Du socialisme ottoman à l’internationalisme anatolien 9781463233549

This collection of articles offers a comprehensive study of the roots of Socialism in the Ottoman Empire. It emphasizes

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French Pages 504 [503] Year 2011

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Du socialisme ottoman à l’internationalisme anatolien
 9781463233549

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Du socialisme ottoman à l'internationalisme anatolien

Analecta Isisiana: Ottoman and Turkish Studies

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A co-publication with The Isis Press, Istanbul, the series consists of collections of thematic essays focused on specific themes

of

Ottoman and Turkish studies. These scholarly volumes address important issues throughout Turkish history, offering in a single volume the accumulated insights of a single author over a career of research on the subject.

Du socialisme ottoman à l'internationalisme anatolien

Paul Dumont

The Isis Press, Istanbul

ptS*

2011

Gorgias Press IXC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright© 2011 by The Isis Press, Istanbul Originally published in 1997 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of The Isis Press, Istanbul. 2011

ISBN 978-1-61143-740-9

Reprinted from the 1997 Istanbul edition.

Printed in the United States of America

Paul Dumont est né en 1945 à Beyrouth et a passé la plus grande partie de son enfance d'abord au Liban, puis en Turquie. Après sa scolarité au lycée français d'Istanbul, il a fait des études d'histoire à l'Université de Paris-Sorbonne. Soutenue en 1971, sa thèse de doctorat de 3 e cycle portait sur La littérature à thème villageois dans l'Empire ottoman et la Turquie contemporaine. Depuis cette date, il a publié plusieurs ouvrages et plus de 120 articles concernant aussi bien la littérature que l'histoire politique et sociale de la Turquie. Son livre intitulé Mustafa Kemal invente la Turquie moderne (1983) a obtenu en 1984 le prix Prix EugèneColas décerné par l'Académie Française. Ses travaux sur l'évolution sociale, culturelle et politique de la Turquie depuis les dernières décennies du XIX e siècle lui ont valu, en 1987, le grade de docteur d'État ès lettres. Paul Dumont a commencé sa carrière académique comme chercheur au Centre National de la Recherche Scientifique. Depuis 1989, il est professeur de langue, littérature et civilisation turques à l'Université des Sciences Humaines de Strasbourg et directeur du département d'études turques de cette même Université. Il dirige aussi l'unité de recherche "Mondes Turcs et Iraniens" associée au CNRS. À côté de travaux historiques portant sur des thèmes aussi divers que la francmaçonnerie, le socialisme, les communautés juives, la vie urbaine dans l'Empire ottoman et dans la Turquie du XX e siècle, Paul Dumont compte à son actif plusieurs traductions, dont les Cinq Villes de Ahmed Hamdi Tanpinar. Il a également organisé plusieurs expositions et de nombreux colloques scientifiques. 11 a dirigé plusieurs ouvrages collectif, parmi lesquels on peut citer notamment Radicalismes islamiques (en collaboration avec O. Carré, 2 volumes, Paris, 1986), La Turquie au seuil de l'Europe (en collaboration avec F. Georgeon, Paris, 1991), Villes ottomanes à la fin de l'Empire (en collaboration avec F. Georgeon, Paris, 1992).

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Ce volume regroupe treize articles publiés entre 1975 et 1992 ainsi que quatre textes inédits. Articles ? En réalité, il s'agit principalement — le lecteur ne tardera pas à s'en rendre compte— des chapitres successifs d'un ouvrage qui n'a jamais été achevé. D'un tempérament impatient, l'auteur a commis l'imprudence de publier ses textes, avec le projet de les remanier ultérieurement, au fur et à mesure qu'ils étaient rédigés. Les remaniements prévus n'ont jamais été réalisés. Et peu à peu s'est estompé le désir de combler les lacunes d'un travail déjà soumis au regard de la communauté scientifique. Manquent en particulier à l'appel les chapitres qui auraient retracé l'histoire des divers courants socialistes apparus dans l'Empire ottoman dans les années allant de la fin du XIXe siècle à la veille de la Grande Guerre. Le texte n° II (" Sources inédites pour l'histoire du mouvement ouvrier... ") peut donner une idée des thèmes et des matériaux dont l'exploration était envisagée. Manquent aussi une introduction et une conclusion générales qui auraient donné du liant à l'ensemble de l'ouvrage. Certains articles reprennent, sous une forme différente, des sujets déjà abordés auparavant. C'est ainsi, en particulier, que les textes IV (" Une organisation socialiste ottomane... ") et V ("Naissance d'un socialisme ottoman "), IX (" Les organisations socialistes et la propagande communiste à Istanbul... ") et XIII (" Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à Istanbul... "), X ( " A u x origines du mouvement communiste turc... ") et XVI (" Socialisme et mouvement ouvrier en Turquie au lendemain de l'armistice de Mudanya "), XI (" Bolchevisme et O r i e n t . . . " ) et XII (" Bakou, carrefour révolutionnaire... ") se présentent, en partie, comme des doublets. L'auteur reconnaît assez volontiers qu'il lui est arrivé parfois, pour répondre à une demande, de pratiquer ce qu'un illustre orientaliste avait un jour comparé, au cours d'une conversation à bâtons rompus, à la préparation de l'omelette : la cuisson des mêmes ingrédients, dans une même poêle, sur une face, avant d'être retournés sur l'autre. Si, après des hésitations, ces doublets ont été conservés, c'est que la répétition s'y accompagne toujours de variations souvent notables : mise à jour de nouveaux documents, changements de perspective, éclairages différents... A cet égard, l'exemple le plus net est celui formé par les textes IV et V. D'un côté, le tout premier travail publié par un jeune chercheur encore en plein apprentissage, de l'autre un article de

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vulgarisation paru, près de vingt ans plus tard, dans une revue destinée à un lectorat cultivé. De part et d'autre, les données de base sont les mêmes. Dans l'intervalle, c'est surtout le ton qui a changé. En 1975, l'auteur accordait une pleine confiance aux témoignages écrits dont il disposait ; au début des années 90, les mêmes documents sont relus avec une évidente pointe d'incrédulité et d'ironie. En prenant de l'âge, l'historien devient-il de plus en plus méfiant ? Ou bien s'agit-il là d'un penchant naturel qui, avec le temps, s'est aiguisé ? Rappelons-nous aussi que l'humanité a assisté, au cours de ces dernières années, à la désintégration d'une fascinante utopie. De quoi, assurément, éveiller une certaine suspicion à l'endroit des proclamations et des professions de foi dont les chapelles idéologiques ont, de tout temps, fait leur miel quotidien. Cette remarque faite, il convient cependant de préciser que la plupart des textes rassemblés dans ce volume, y compris les inédits, ont été écrits entre 1974 et 1984. Ils sont donc relativement anciens et même, faudrait-il probablement ajouter, quelque peu datés. Une des questions qui s'est très vite posée, lors de la préparation de cette réédition, était de savoir s'il fallait tirer profit des circonstances pour remettre l'ouvrage sur le métier. Bien des retouches semblaient s'imposer : unification des systèmes de transcription utilisés pour rendre les noms propres et les termes techniques turcs ainsi que les titres en langues étrangères, suppression des redites, actualisation des références bibliographiques ou même, plus fondamentalement, réaménagement de certains passages à la lumière des données fournies par des publications ultérieures. Réflexion faite, rien de tout cela n'a été entrepris. Et pour cause. Les changements à apporter auraient été si nombreux qu'il se serait agi, en réalité, de récrire une bonne partie des textes. Dans ces conditions, les corrections effectuées —il y en a eu, malgré tout, quelques-unes — correspondent à ce qui a paru le minimum indispensable : allégements stylistiques, chasse aux erreurs typographiques (dans l'espoir, assez vain, d'en avoir évité de nouvelles), suppression des bévues les plus notables. Les puristes seront agacés, c'est certain, de constater que rien n'a été fait pour uniformiser, d'un article à l'autre, ne serait-ce que la graphie des noms des différentes personnalités mentionnées. Il faut y voir le reflet d'une volonté délibérée de ne pas toucher au texte de départ. Une autre précision s'impose encore. Les travaux regroupés dans ce volume concernent un domaine de recherche déjà largement exploré. Il s'est donc surtout agi, pour l'auteur, non pas de défricher un terrain vierge mais d'apporter sa contribution à la connaissance des organisations politiques et des mouvements d'idées pris en compte. Il l'a fait en s'appuyant, chaque fois qu'il l'a pu, sur les publications disponibles. Au début des années 70, lorsqu'était rédigé le premier en date des articles rassemblés dans ce volume, ceux qui s'intéressaient à l'histoire des courants socialistes et communistes en Turquie

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avaient à leur disposition, à côté d'autres titres de moindre portée, deux ouvrages qui avaient surtout le mérite de viser à l'exhaustivité. L'un, en langue anglaise, était dû à George Harris (The Origins of Communism in Turkey, Stanford, 1967) et puisait sa matière, pour l'essentiel, dans les travaux des spécialistes soviétiques. L'autre, en turc, portait la signature de Mete Tunçay (Türkiye'de Sol Akimlar, 1908-1925, 2 e éd., Ankara, 1967) et offrait l'intérêt de prendre appui non seulement sur la presse militante du début du siècle, mais aussi sur un certain nombre de documents inédits tirés des archives turques. Pour le jeune chercheur qui était en train de s'aventurer sur un terrain encore inconnu, ces deux livres ont joué, chacun à sa manière, le rôle de pelote d'Ariane. Le premier conduisait à la prolifique production scientifique d'au-delà le rideau de fer. Le deuxième démontrait avec brio qu'il existait des moyens de contourner l'historiographie officielle turque pour exhumer des textes qui auraient dû, en toute logique, rester à jamais enfouis dans le secret des bibliothèques. Vers la même époque, les librairies d'Istanbul et d'Ankara exhibaient aussi en vitrine, assez volontiers, une virulente littérature anticommuniste. Des auteurs comme Fethi Tevetoglu (Türkiye'de Sosyalist ve Komünist Faaliyetler, Ankara, 1967) ou Aclan Sayilgan (Türkiye'de Sol Hareketler, 1870-1972, Istanbul, 1972) s'étaient spécialisés dans la chasse aux sorcières, version turque. Mieux valait, dans ces années du guerre froide, ne pas avoir son nom imprimé dans de tels pamphlets. Cependant, à la lumière de ces mises en accusation, l'historien avait la possibilité de retrouver la trace de quelque document inédit et parfois même de reconstituer, ne serait-ce que partiellement, la trame des faits. A l'autre extrémité de l'échiquier idéologique, il y avait aussi les opuscules de Kerim Sadi, alias A. Cerrahoglu (brochures regroupées ultérieurement dans Türkiye'de Sosyalizmin Tarihine Katki, Istanbul, 1974). Sous prétexte de sonder les origines du mouvement socialiste en Turquie, il s'agissait de faire du prosélytisme en faveur de la cause. N'empêche que de brochure en brochure refaisait peu à peu surface la parole de précurseurs totalement oubliés. Parmi les ouvrages dont la fréquentation était indispensable à tous ceux qui s'intéressaient à l'histoire des mouvements de gauche en Turquie, il convient de mentionner encore les mémoires de différentes personnalités ayant participé, aux côtés de Mustafa Kemal, à la conduite de la guerre d'Indépendance. Avec le discours-fleuve prononcé en 1927 par le fondateur de la République (Nutuk, maintes fois réédité), l'historiographie turque avait disposé pendant longtemps d'une vulgate que l'on disait intangible. A partir du début des années 50, à la faveur d'une certain assouplissement du climat politique, des voix comme celles d'Ali Fuat Cebesoy et Kâzim Karabekir étaient venues apporter la contradiction, corrigeant certaines affirmations du chef du mouvement national, comblant les silences de son récit, s'efforçant de

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démontrer qu'il y avait eu, à côté du grand homme auquel le peuple turc devait la victoire, d'autres patriotes qui avaient combattu, d'autres forces politiques qui s'étaient exprimées, des alliances parfois peu avouables dont le gouvernement anatolien avait su tirer profit. Dans les premiers temps de la guerre d'Indépendance, le général Karabekir commandait l'armée turque sur le front oriental. Son témoignage (istiklâl Harbimiz, 2e éd., Istanbul, 1962 et îstiklâl Harbimizde Enver Pa§a ve Ittihat Terakki Erkâni, Istanbul, 1967) était celui d'un militaire qui, de par ses fonctions, était fort bien informé de toutes les tractations entre l'Anatolie révolutionnaire et le gouvernement des Soviets. Il en allait de même pour le général Cebesoy qui, après avoir combattu face aux Grecs, avait représenté le mouvement kémaliste, avec rang d'ambassadeur, à Moscou (Milli Mucadele Hatiralari, Istanbul, 1953 ; Moskova Hatiralari, Istanbul, 1955). Ces mémoires —auxquels d'autres témoignages de figures de moindre envergure n'avaient pas tardé à s'ajouter— ne se rangeaient certes pas dans la catégorie des chefs-d'œuvre littéraires ; mais ils présentaient l'intérêt, entre autres, de livrer à la curiosité du lecteur une impressionnante masse de documents inédits. Etait-il possible, en présence d'une telle accumulation de publications de toutes sortes —travaux universitaires, mémoires, recueils de documents, brochures, articles de propagande—, d'apporter du neuf, d'ajouter quelques cailloux de plus à l'édifice du savoir ? En toute simplicité, il convient d'avouer que le néophyte, fraîchement titulaire d'un doctorat de 3e cycle, qui s'était assigné en 1972, comme nouvel objectif, d'étudier l'émergence des " idées de gauche " en Turquie, ne s'est à aucun moment posé la question. S'il avait eu plus d'expérience, et si le vent de mai 68 avait soufflé de quelque autre côté au lieu que de le frapper en pleine poitrine, il est probable qu'il y aurait regardé à deux fois avant de se lancer dans l'entreprise. Mais à une époque où tout semblait réalisable, il eût été assurément malséant de nourrir des doutes quant à la réussite d'un projet qui, au demeurant, avait le mérite d'être, comme on dirait aujourd'hui, " politiquement correct ". Il n'appartient pas au signataire de ces lignes de formuler un jugement sur le résultat atteint. Il lui semble cependant que sa candeur a été, dans une certaine mesure, récompensée. Certes, ses travaux n'ont fait, pour l'essentiel, que prolonger le sillon préalablement tracé. Mais, au passage, de nouveaux fonds d'archives ont été explorés et, relus attentivement, des matériaux déjà connus ont livré quelques données supplémentaires. Parmi les gisements documentaires mis à jour, le plus important est incontestablement la correspondance de la Fédération ouvrière de Salonique avec le Bureau Socialiste International. C'est Georges Haupt qui, le premier, avait eu la chance de découvrir ce lot de lettres (une centaine de textes couvrant la période 1909-1914). Contrairement à la plupart des amateurs de vieux papiers, cet éminent maître à penser officiant à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, VI e

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section, aimait à partager ses trouvailles avec d'autres. Un étudiant venu de Salonique, Kostis Moskof, avait déjà bénéficié de cette générosité et utilisé les missives de la Fédération pour en tirer un mémoire (inédit) et en intégrer les enseignements dans plusieurs ouvrages en langue grecque. Mais Georges Haupt estimait que les documents qu'il avait exhumés méritaient d'être livrés à la communauté scientifique dans leur intégralité. En attendant une publication française, toujours en projet (!), une traduction turque fut préparée qui, accompagnée d'études introductives, de matériaux annexes et d'un substantiel appareil de notes, constitua, lors de sa parution, un singulier best seller dont la première édition fut épuisée en l'espace de quelques semaines (G. Haupt et P. Dumont, Osmanli împaratorlugunda Sosyalist Hareketler, Istanbul, 1977). Autre gisement fertile : les archives du " corps d'occupation de Constantinople " et des autres structures militaires et diplomatiques de l'Entente installées en Turquie au lendemain du désastreux armistice de Moudros (octobre 1918). Plusieurs des textes rassemblés ici s'appuient, en particulier, sur les papiers du ministère français de la Guerre conservés au Château de Vincennes. Ici, ce n'était pas seulement la quantité des matériaux disponibles qui était impressionnante, mais aussi leur diversité : simples rapports d'informateurs collectés au jour le jour, notes de synthèse, procèsverbaux de réunions, revues de presse, analyses politiques, télégrammes, traductions, listes d'individus suspects, etc. A travers ces séries, il devenait possible de cerner, à côté des organisations politiques ayant pignon sur rue, des groupuscules éphémères dont aucune autre source n'avait conservé la trace. En émergeait également la subversion au quotidien, celle des colleurs d'affiches, des distributeurs de tracts, des orateurs de café, des agitateurs, des journalistes en mal de copie, des mouchards, des exilés de tout poil... Enfin, ce qui s'y laissait surtout lire, c'était la hantise obsessionnelle —propre à tous les services de renseignements— du complot, de la fermentation révolutionnaire, de la contagion souterraine des idéologies. Dans les années précédant la Grande Guerre, chancelleries et Deuxièmes Bureaux avaient focalisé leur attention sur le risque d'un embrasement panislamiste ; avec la révolution bolcheviste, un nouveau thème s'était rapidement emparé des imaginations, celui du péril rouge. Dans une époque où la guerre froide battait son plein, il était bien entendu fascinant de retrouver, à un demi-siècle d'intervalle, des fantasmes et des frayeurs encore d'actualité.

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Parallèlement à l'excitation de rouvrir des cartons d'archives qui semblaient avoir été fermés à jamais, il y a eu aussi, pour l'auteur, la satisfaction de pouvoir parcourir à son propre pas des matériaux que d'autres, avant lui, avaient exploré différemment. Ont été relus, en particulier, les premiers périodiques socialistes publiés, avant la Première Guerre mondiale, par Hiiseyin Hilmi, zélote assez peu enclin aux débats idéologiques mais ayant réussi, dit-on, à faire du socialisme une denrée suffisamment commerciale pour en tirer sa subsistance. Ont été relus aussi les organes révolutionnaires de l'après-guerre, qu'il s'agisse de Yldrak sorti des mains du même Hiiseyin Hilmi, du Kurtuluç publié par un groupe d'étudiants revenus de Berlin, de VAydinhk, revue " sociale, scientifique et littéraire " due à §efik Hiisnii et à son entourage, ou, plus modestes d'apparence mais certainement plus sulfureuses, des diverses feuilles parues en Anatolie dans le contexte difficile de la Guerre d'Indépendance nationale. Enfin, ont été passés au peigne fin la presse socialiste d'Europe —dont l'Humanité qui comptait après-guerre bon nombre de collaborateurs attentifs aux affaires turques— ainsi que quelques-uns des principaux périodiques de la Russie bolcheviste, Pravda en tête. Toutes ces mettre en lumière retenu l'attention " idées de gauche

lectures, tous ces dépouillements d'archives ont permis de des phénomènes qui, jusque-là, n'avaient pas véritablement de ceux qui s'étaient déjà interrogés sur les origines des " en Turquie.

Premier constat : pour cerner les débuts du socialisme en terre ottomane, il fallait passer par les " minorités ". Plusieurs des articles réunis dans ce volume soulignent le rôle joué dans la genèse du socialisme ottoman par les intellectuels juifs de Salonique, relayés par les ouvriers, juif eux aussi, des manufactures de tabac et des autres industries de la ville. Cette idée avait également été développée, avec insistance, dans l'ouvrage en langue turque, déjà mentionné, publié en collaboration avec G. Haupt. Belle aubaine pour certains idéologues de l'extrême-droite turque, prompts à dénoncer, en toute chose, l'intervention maléfique du sionisme. Allait venir un jour où, dans une série d'articles publiés par le quotidien Tercuman, un journaliste détournerait au profit de ses fantasmes la correspondance de la Fédération ouvrière de Salonique avec le Bureau Socialiste International, clamant bien haut que les Juifs étaient bien responsables —les documents étaient là pour le prouver— de l'inoculation du socialisme en Turquie, comme ils l'avaient fait ailleurs. De quelle rage n'aurait-il pas été pris, ce zélé défenseur de l'identité nationale, s'il avait réalisé qu'à côté des Juifs, il y avait aussi les Arméniens, les Grecs, les Bulgares, les Macédoniens, et même des Arabes ! Reste à savoir, au-delà des

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polémiques, si les divers socialismes qui, au début de ce siècle, étaient en train d'émerger dans l'Empire ottoman communiquaient effectivement entre eux. A la lumière des correspondances et des articles parus dans la presse de l'époque, certains des articles repris ici laissent entendre, entre les lignes, que les militants ottomans, quelles que fussent leurs appartenances nationales, se réclamaient tous des mêmes idéaux et étaient disposés à se ranger sous une même bannière. Avec le recul, cette " t h è s e " apparaît cependant bien contestable. Pour s'en convaincre, il suffit de prendre acte de tous les fiascos qu'ont connus, dans l'Empire, les diverses tentatives de fraternisation entre nations. Un exemple, parmi bon nombre d'autres : à Salonique, la Fédération, tout en gardant son appellation, n'a réussi à conserver son caractère " fédératif " que pendant quelques mois ; dans la même région, l'idée de confédération balkanique, si fréquemment exaltée, allait être mise entre parenthèses dès les premiers coups de canon de la guerre des Balkans. Un autre élément qui s'est imposé peu à peu comme un fait fondamental : l'hétérodoxie du socialisme turc d'après-guerre. A une époque où le Komintern, à Moscou, s'efforçait d'imposer à toutes les organisations un catéchisme passe-partout, Istanbul, l'Anatolie et, au-delà de celle-ci, les peuples musulmans de l'ex-Empire russe ont vu fleurir toutes sortes de projets sulfureux. Ici, était exaltée la convergence du communisme et de l'islam ; là, le système des soviets était présenté comme un des avatars du corporatisme ; ailleurs, la révolution passait par l'unité des peuples turcs, lorsqu'il ne s'agissait pas de la réunification de l'Asie tout entière. S'est-il simplement agi, chez ceux qui butinaient ainsi les idéologies, d'atteindre l'objectif politique qu'ils s'étaient assigné en faisant flèche de tout bois ? Vus à travers les lunettes du Komintern, un Cheikh Servet présentant le préceptes du bolchevisme comme un retour à l'âge d'or de l'islam (tout en précisant que le communisme n'était qu'un moyen, le but suprême étant la restauration des valeurs musulmanes), un Enver Pacha faisant du gouvernement par des soviets un des piliers du futur État turc, un Mahmud Esad considérant le communisme islamique comme une étape obligée dans la voie menant, après un crochet par la IIIe Internationale, à la "pomme rouge" de l'irrédentisme panturc, ne pouvaient être que des manipulateurs. Soit. Mais pourquoi ne pas imaginer aussi que la roublardise pût s'accompagner, chez nos révolutionnaires, d'une certaine dose d'inventivité doctrinale ? Ce n'est assurément pas parce que les marxistes turcs se sont signalés, jusque dans les années 70, par leur inébranlable fidélité au dogme qu'il faut supposer à leurs précurseurs la même soumission aux convenances idéologiques.

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Enfin, il s'est avéré que l'étude des courants socialistes et communistes débouchait —ce qui n'avait guère été prévu— sur une réévaluation de certains credos de l'historiographie kémaliste. Non, contrairement à ce qu'avait affirmé Mustafa Kemal dans son " Discours " de 1927, la Turquie ne devait pas la victoire aux seuls dirigeants d'Ankara. Non, les idées de la révolution française n'étaient pas les seules à avoir inspiré le mouvement de résistance anatolien. Non, la voie suivie par les nationalistes turcs, de quelque chapelle qu'ils fussent, n'avait pas été aussi droite que les récits officiels le donnaient à croire. Dans la mémoire nationale, telle qu'elle s'exprimait à travers le " Discours ", les choses étaient simples et limpides. Il y avait un héros, des adversaires, des traîtres, un projet politique et social clairement défini... Les archives, les vieux journaux, les mémoires donnaient à voir, eux, tout autre chose : l'ambiguïté des objectifs, le flou des discours, la multiplicité des acteurs. Emergeait en particulier de l'oubli le tissu complexe des relations que le gouvernement d'Ankara avait réussi à tisser avec la République des Soviets et, parallèlement, avec un certain nombre de groupes islamiques. Refaisaient aussi surface les hommes qui, ayant dirigé la Turquie pendant la guerre sous la bannière du Comité Union et Progrès, avaient pensé pouvoir monnayer leur expérience et leur prestige d'antan pour revenir à la tête des affaires. Comme d'autres historiens de la Turquie contemporaine, l'auteur a notamment été intrigué par la figure trouble d'Enver Pacha, un des principaux rivaux de Mustafa Kemal. Aventurier ? Héros visionnaire d'un tiers-monde en gestation ? Simple pantin manipulé par les Bolcheviks ? Que l'exgénéralissime des armées ottomanes ait été, pendant longtemps, un des fantômes les plus occultés de l'historiographie turque ne pouvait qu'éperonner l'imagination. Et que penser de personnalités de moindre envergure, mais tout aussi équivoques, telles que Halil Pacha ou, dans un autre registre, Mustafa Suphi ? Tous deux ont apporté leur contribution au rapprochement entre le gouvernement d'Ankara et la République des Soviets, le premier en tant que négociateur officieux, le second dans son rôle de leader du parti communiste turc. Bien que venus d'horizons très différents, il semble qu'ils aient partagé au moins un trait : la sinuosité de leurs trajectoires respectives, tant dans le domaine de l'action politique que dans celui des choix idéologiques. Après s'être fait un nom, pendant la guerre, en assurant la défense de l'Irak, Halil Pacha devait, après l'armistice, se tailler une réputation de mercenaire prêt à toutes les compromissions. Mort assassiné, Mustafa Suphi a pour sa part toujours été représenté, dans les hagiographies marxistes, comme un martyr irréprochable. A y regarder de plus près, il y a pourtant lieu de penser qu'il aurait pu lui aussi, dans d'autres circonstances, être taxé de déviationnisme.

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Avant de clore ces remarques liminaires, il importe de souligner que depuis la fin des années 70, époque à laquelle la plupart des textes réunis dans ce volume étaient déjà rédigés, les thèmes abordés dans ceux-ci ont fait l'objet de nombreux autres travaux. 11 faut surtout rendre hommage, ici, à Mete Tunçay, un des pionniers de la recherche sur les courants " de gauche " en Turquie, dont le Tiirkiye'de Sol Akimlar, à chaque réédition, n'a cessé de s'enrichir de retouches et d'ajouts. La première édition de cet ouvrage comptait 218 pages. La dernière en date, celle de 1991, comporte deux gros volumes qui totalisent plus de mille pages. A noter que Mete Tunçay ne s'est pas contenté, au cours de toutes ces années, de remettre constamment en chantier un ouvrage qui lui avait valu d'être considéré, dès le milieu des années 60, comme un des meilleurs spécialistes de l'histoire des courants socialistes en Turquie. On lui doit aussi plusieurs autres livres, complémentaires du premier, ainsi que des dizaines d'articles. Autre contribution majeure, dans un domaine connexe, à la connaissance de la vie politique turque de l'immédiate après-guerre : la belle thèse qu'Erik Ziircher a consacrée aux activités des anciens leaders du Comité Union et Progrès au lendemain de l'écroulement de l'Empire ottoman (The Unionist Factor. The rôle of the Committee of Union and Progress in the Turkish National Movement. 1905-1926, Leiden, 1994). Le même Erik Ziircher, associé à Mete Tunçay, a aussi été le maître d'œuvre d'un récent travail collectif dont l'ambition première semble avoir été de faire un bilan des recherches sur les socialismes ottomans (Socialism and Nationalism in the Ottoman Empire. 1876-1923, London, 1994). Ce dernier ouvrage présente notamment l'intérêt de proposer un survol des travaux consacrés à l'émergence des idées socialistes parmi les diverses communautés non-musulmanes de l'Empire. 11 souligne, au passage, l'importance des écoles " nationales " dans l'étude des sociétés qui, en d'autres temps, avaient fait partie de la grande famille des populations soumises au Sultan. Aujourd'hui, pour cerner avec le plus de précision possible les multiples organisations et groupuscules qui, en terre ottomane, s'employaient à propager les nouvelles doctrines, il faut, à côté du turc, savoir lire le grec, l'arménien, le bulgare, le macédonien, l'hébreu moderne. Naturellement, sans compter l'anglais, indispensable koinè. La destruction du mur de Berlin et les désillusions nées de l'effondrement des régimes communistes ont certes eu pour conséquence un certain ralentissement de la production scientifique consacrée aux mouvements ouvriers et aux socialismes de toute espèce ; mais la quantité est souvent compensée, désormais, par la qualité.

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En Turquie, un avancée importante a même été réalisée, il y a quelques années, avec la création de la " Fondation d'histoire économique et sociale " (Türkiye Ekonomik ve Toplumsal Tarih Vakfi). Créée à l'initiative d'Orhan Silier, de Mete Tunçay et de quelques autres spécialistes du domaine, cette structure d'archivage et de recherche abrite de substantielles collections de matériaux susceptibles d'intéresser l'historien : périodiques, dossiers, papiers divers, archives orales. La revue populaire Toplumsal Tarih qu'elle publie rend compte, à intervalles réguliers, de nouvelles trouvailles. " Travail de mineur de fond ", se plaignait certes un des lecteurs de ce magazine, estimant qu'il ne fallait pas se contenter de déterrer des documents inédits mais aussi tirer quelque enseignement de tous ces matériaux rapportés à la surface. " Indispensable accumulation " devait laisser entendre M. Tunçay, personnellement interpellé. Même démarche à VInstitut International d'Histoire Sociale d'Amsterdam où Orhan Silier, relayé ultérieurement par Erik Zürcher, a créé une " section turque " qui mérite le détour. Reste, in fine, à tenter de justifier la réalisation du présent recueil. Impossible de ne pas mettre en avant l'inclusion, dans le volume, de plusieurs textes inédits. Grâce à ceux-ci, l'ouvrage couvre l'histoire des courants socialistes et commmunistes en Turquie jusqu'aux arrestations de 1925, début d'une longue période de clandestinité. Autre argument, assez classique : la nécessité de pallier à la difficulté d'accès de certains publications. Bon nombre de revues spécialisées sont peu diffusées et ne figurent que dans quelques rares bibliothèques. Il faut reconnaître qu'il est bien commode d'avoir sous une même reliure des textes dont quelques-uns ne peuvent être retrouvés qu'à la suite d'un véritable jeu de piste. Cependant, au-delà de telles justifications, il convient aussi, probablement, de faire la part de motivations plus subjectives. Le projet de recherche dont ce volume est un des principaux résultats a été élaboré, cela a été déjà souligné, au début des années 70, alors que résonnait encore l'écho des envolées soixante-huitardes. Pourquoi ne pas l'avouer : revenir sur tous ces textes, s'indigner de la maladresse de certaines formulations, d'autres fois s'étonner de partager encore des points de vue expimés il y a vingt ans, ce fut une façon comme une autre de prendre le risque d'une relecture ressemblant fort à un examen de conscience.

À PROPOS DE LA «CLASSE OUVRIÈRE» OTTOMANE À LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION JEUNE-TURQUE

Dans les mois qui ont suivi la révolution de 1908, les principales villes de l'Empire ottoman ont connu, on le sait, une intense agitation ouvrière. À Salonique, à Constantinople, à Smyrne, dans d'autres villes encore, des associations de travailleurs font leur apparition, des grèves éclatent. Les dockers des ports de Constantinople et de Smyrne, les ouvriers de la fabrique de verre de Pachabahtché, les ouvriers de la Régie des tabacs, les wattmans et les conducteurs des tramways de Constantinople, les cheminots des divers réseaux ferroviaires de l'Empire, les mineurs d'Héraclée, les ouvriers de bien d'autres entreprises encore 1 , débrayent, réclamant des augmentations de salaire ou l'amélioration des conditions de travail. D'août à octobre 1908, on recense une trentaine de grèves importantes. Par la suite, les arrêts de travail seront beaucoup moins fréquents, mais les masses ouvrières continueront de bouger. De 1909 à 1912, la Fédération ouvrière de Salonique organisera plusieurs grands meetings, publiera des journaux socialistes, créera des coopératives et œuvrera au "relèvement de l'état moral et intellectuel" des travailleurs 2 . Au cours des mêmes années, les sociaux-démocrates bulgares, sous la direction de Vasil Glavinov, tenteront d'organiser le prolétariat des principales villes de Macédoine 3 . À Constantinople, les socialistes arméniens renforceront leurs positions ; les Pour un aperçu d'ensemble sur ces grèves, cf. l'ouvrage d'Oya Sencer, Tiirkiye'de iççi Sinifl. Dogu§u ve Yapisi (La classe ouvrière en Turquie. Ses origines et sa structure), Istanbul, 1969. Voir également Hiiseyin Avni Çanda, Tiirkiye'de 54 Yil Ônceki t$çi Hareketleri (Les mouvements ouvriers d'il y a 54 ans en Turquie), Istanbul, 1962, et les nombreux travaux de Kemal Sulker, notamment 100 Soruda Tiirkiye'de i§çi Hareketleri (Les mouvements ouvriers en Turquie en 100 questions), 2 e éd., Istanbul, 1973. Il existe par ailleurs une importante bibliographie en langue russe dont on aura un aperçu dans l'ouvrage de George S. Harris, The Origins of Communism in Turkey, Stanford, 1967. En français, voir l'article de Stefan Velikov, "Sur le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie après la révolution jeune-turque de 1908", Études Balkaniques (Sofia), I, 1964, pp. 29-48, et celui de Paul Dumont, "Une organisation socialiste ottomane : la fédération ouvrière de Salonique (1908-1912)", Études Balkaniques (Sofia), I, 1975, pp. 76-88. 2 Cf. le rapport adressé par la Fédération au Bureau Socialiste Internationale (-BSI) en 1910. Ce rapport a été publié par Georges Haupt dans "Le début du mouvement socialiste en Turquie", Le mouvement social, n°45, oct.-déc. 1968, pp. 121-137. 3 Voir à ce propos le rapport de Glavinov au BSI publié par G. Haupt, op. cit., p. 124-128.

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Turcs et les Grecs s'efforceront de créer leurs propres organisations : Hiiseyin Hilmi réussira à fonder un Parti socialiste ottoman et à diffuser divers journaux 1 , H. Vezestenis éditera un petit journal en langue grecque, YErgatis, et s'inspirera des conseils de Parvus pour mettre en place un "Groupe d'études sociales" rassemblant divers "syndicats" d'ouvriers grecs 2 . Certains indices nous permettent de penser que des embryons de groupements furent également créés dans d'autres villes, à Brousse et à Smyrne notamment 3 . Sur quoi venait donc prendre appui cette effervescence des années 19081912 ? Certains historiens 4 ont affirmé qu'il y avait à cette époque, dans l'Empire ottoman, une véritable classe ouvrière. S'appuyant sur une multitude de données tirées de la presse du XIX e siècle, Oya Sencer s'est employée à démontrer qu'après une période de gestation (couvrant, en gros, la première moitié du XIX e siècle), les prolétaires ottomans avaient progressivement constitué une "classe" vers les années 1870-1900. Une telle classe a-t-elle réellement existé à cette époque ? Telle est la question à laquelle nous tenterons de répondre dans les pages qui suivent.

I. ARTISANAT, MANUFACTURE DISPERSÉE, INDUSTRIE Avant de chercher à définir les contours du prolétariat ottoman, nous nous efforcerons de cerner les diverses formes de production qui caractérisent l'économie ottomane de la fin du XIX e siècle. Nous envisagerons ici trois secteurs principaux : l'artisanat, la "manufacture dispersée", et, dans un sens très large, l'industrie.

' À ce propos, cf. notamment le livre de Mete Tunçay, Tiirkiye'de Sol Akimlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-1925), 2 e éd., Ankara, 1967, pp. 26-42. 2 E n ce qui concerne ce groupe d'étude sociales, nous disposons de certains documents inédits, découverts dans les archives du BSI. Voir également le livre de G. S. Harris, op. cit., p. 20, qui confond cette organisation avec la Parti social-démocrate de Hasan Riza. 3 L e journal de Hiiseyin Hilmi, Ichtirak, accorde une place relativement importante aux revendications des ouvriers de Brousse (voir par exemple la lettre des fileuses employées dans les filatures de soie, "Hiikumetimizin nazar-i dikkatine" (À l'attention de notre gouvernement), Ichtirak, n" 2, 25 ¡ubat 1325/10 mars 1910, pp. 23-26). Il y a tout lieu de croire que ces ouvriers avaient réussi, dans une certaine mesure, à s'organiser. À Smyrne, on sait qu'un certain Mehmed Medjded avait fondé un journal ouvrier, l'Irgat, qui fut sans doute le premier organe socialiste paraissant en langue turque (L'Humanité, 2.9.1908, p. 2). Témoignent également de l'effervescence ouvrière dans cette région les grèves des cheminots des lignes de Smyrne à Aidin et de Smyrne à Kassaba (L'Humanité, loc. cit.). ^Notamment deux des meilleurs spécialistes de l'histoire des mouvements ouvriers turcs, Oya Sencer et Kemal Siilker. Mete Tunçay, auteur d'une excellente étude sur les courants de gauche en Turquie (op. cit.), est plus prudent : il se contente de distinguer au sein de la société ottomane une "couche inférieure" dans laquelle il place les paysans, les petits artisans, les ouvriers, etc. (op. cit., p. 13).

LA « C L A S S E

OUVRIÈRE»

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L'artisanat À l'époque qui nous occupe, l'artisanat continue indéniablement de jouer un rôle important dans l'économie de l'Empire ottoman. Même si certaines villes (Constantinople, Brousse, Smyrne, Erzéroum, etc.) sont mieux loties que d'autres, on rencontre des artisans un peu partout. Parmi les métiers les mieux représentés, nous devons citer la fabrication des tapis, le tissage (coton, laine, soie), la chaudronnerie, la tannerie, la coutellerie. En 1890, il y avait dans le seule ville d'Ouchak un millier de métiers à tapis en activité 1 . Vers 1910, l'Anatolie comptait sans doute, au total, près de 20.000 métiers qui mobilisaient quelque 60.000 ouvrières 2 . La fabrication artisanale des tissus, sur des métiers à main, était encore très largement répandue dans les dernières décennies du XIX e siècle. À titre d'exemple, on peut noter qu'il y avait à Amassia, un des hauts lieux de la tisseranderie, 2.500 métiers, et 3.000 dans la ville voisine de Merzifon 3 . Au début du XX e siècle, malgré l'irruption massive des tissus industriels, près de 20% des étoffes utilisées en Turquie viennent de l'artisanat 4 . Quant à la chaudronnerie, elle représentait vraisemblablement une consommation de cuivre oscillant, selon les années, entre 1.000 et 1.500 tonnes 5 . Vers 1890, les artisans de Diyarbekir produisaient 65.000 ocques d'objets en cuivre, dont 43.000 ocques étaient vendues à l'extérieur du vilayet6. La tannerie et la fabrication de chaussures étaient, elles aussi, très largement répandues. D'après des statistiques de 1913, plus de 7.000 petites entreprises (environ 13.000 artisans) étaient concernées, sur le territoire de l'actuelle Turquie, par le travail du cuir. À la même époque, la production annuelle de chaussures se montait à environ dix millions de paires 7 . La coutellerie (y compris la fabrication des armes blanches) prospérait notamment à Erzéroum et à Brousse. Dans la première de ces villes, on constate, à la fin du XIX e siècle, un certain déclin 8 ; mais à Brousse on fabriquait encore, vers 1910, plus d'un million d'objets tranchants par an 9 .

' K Rougon, Smyrne. Situation commerciale et économique des pays compris dans la conscription du Consulat général de France, Paris, 1892, p. 248. ^D'après Vedat Eidem, Osmanli ìmparatorlugunun îktisadi Çartlari Hakkinda Bir Tetkik (Une recherche sur les conditions économiques de l'Empire ottoman), Ankara, 1970, pp. 142-143. ^Cf. Vital Cuinet, La Turquie d'Asie. Géographie administrative, statistique, descriptive et raisonnée de chaque province de l'Asie Mineure, vol. I, Paris, 1890, p. 749. 4 V . Eldem, op. cit., p. 144. Les 80% restants sont en grande partie importés d'Europe. En 1913, d'après V. Eldem, les "fabriques" turques n'ont tissé que 1272 tonnes de fil de coton, tandis que la consommation des métiers à main atteignait 14.753 tonnes. Les pays d'Europe, pour leur part, ont fourni plus de 48.300 tonnes de tissus. 5 V . Eldem, op. cit., p. 145. 6 V . Cuinet, op. cit., vol. II (1891), p. 403. 7 V . Eldem, op. cit., p. 147. 8 V . Cuinet, op. cit., vol. 1, p. 173. Voir également la Revue Commerciale du Levant, n° 242, mai 1907, p. 810. 9 V . Eldem op. cit., p. 147.

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Ceci dit, même s'il conserve une place importante dans l'économie ottomane, il est incontestable que l'artisanat s'étiole. Les corporations sont en pleine déconfiture. Les petits métiers ont de plus en plus de mal à soutenir la concurrence des produits manufacturés (qui viennent, pour une grande part, d'Europe). Vital Cuinet, qui a publié dans les années 1890 quatre gros volumes sur la Turquie d'Asie, ne manque pas de constater le déclin de certaines productions : les toiles de coton, en particulier, connaissent un net recul ; la chaudronnerie, la coutellerie, la poterie, la tannerie sont, elles aussi, touchées. Vingt ans plus tard, en 1907, la décadence apparaît encore plus marquée. Les réponses envoyées à une enquête lancée par la Revue Commerciale du Levant témoignent de la dégradation de la situation. A Erzéroum, par exemple, la production annuelle des matioussa, cotonnades en couleurs, est passée en une dizaine d'années de 150.000 pièces à 25.000 pièces ; la fabrication des cuirs et des peaux, des armes, des couteaux, des objets en cuivre a considérablement diminué 1 . A Giressoun, le tissage des pechtemal n'occupe plus qu'une vingtaine de métiers : pour la fabrication de ce tissu, on emploie des cotons filés provenant d'Italie, d'Angleterre et de Belgique 2 . Les métiers traditionnels sont remplacés soit par des importations d'Europe, soit, plus rarement, par des entreprises à caractère industriel. C'est ansi par exemple qu'en Cilicie, une région cotonnière qui ne possédait, vers 1890, à en croire V. Cuinet, aucune industrie, de nombreuses fabriques ont poussé après L900. Les Trypani père et fils notamment avaient créé une importante filature et une fabrique de tissage de 120 métiers produisant 160 pièces par jour 3 . L'artisanat se laisse progressivement supplanter, mais, répétons-le, il fait encore assez bonne figure. Vers 1900, les masses laborieuses — et c'est là que nous voulions en venir — sont encore, en grande partie, constituées d'artisans, d'apprentis, d'ouvrières en chambre (fileuses, tisserandes), etc. Il est bien entendu difficile de faire de tous ces travailleurs des prolétaires, même si leur niveau de vie est souvent très bas. Il est certain, toutefois, qu'un certain nombre d'entre eux peuvent être considérés, dans une certaine mesure, comme appartenant à l'univers ouvrier. Tel est le cas, notamment, des femmes employées au tissage des étoffes et des tapis. La fabrication des tapis et des tissus représente, certes, pour l'essentiel, une activité domestique, mais les femmes rassemblées autour des métiers sont, dans la plupart de cas, des salariées, vigoureusement exploitées par les propriétaires des métiers et les négociants. Ces ouvrières payées à la tâche offrent en outre la particularité d'être concentrées dans certaines villes (Brousse, Ouchak, Koula, Guerdès, etc.) où elles constituent une véritable couche prolétarienne.

1

Revue Commerciale du Levant, loc. cit. Revue Commerciale du Levant, n° 242, mai 1907, p. 839. 3 Revue Commerciale du Levant, n° 242, mai 1907, pp. 763 et sv. 2

LA

«CLASSE

La manufacture

OUVRIÈRE»

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dispersée

Avec les tapis et les tissus, nous nous trouvons à vrai dire en présence d'un secteur un peu particulier, celui de la manufacture dispersée. Cette forme de production a déjà suscité de nombreuse études. En ce qui concerne les Balkans, nous renvoyons notamment aux travaux de N. Todorov, qui a décrit dans La ville balkanique l'importante manufacture des Gumuchguerdan dans la région de Plovdiv 1 . Inutile donc de donner ici une analyse détaillée des mécanismes mis en jeu dans les divers centres textiles de l'Empire ottoman. Nous nous contenterons de cerner brièvement deux cas particulièrement significatifs : celui des soieries de Brousse et celui des tapis de Smyrne. À Brousse, l'industrie de la soie mobilise une partie importante de la population. Au milieu du XIX e siècle, la production avait brutalement chuté en raison de la maladie des vers à soie (pébrine). Mais l'introduction du système Pasteur, vers la fin des années soixante, avait permis d'obtenir des graines saines, et les magnaneries, les filatures, les ateliers de tissage, les teintureries avaient progressivement repris le travail. Dans les années 18901900, la province de Brousse compte près de 100 filatures 2 et un nombre considérable de tours à main dans les maisons. En 1907, on recensera 165 filatures, employant au total quelque 20.000 fileuses 3 . Dans ces filatures, les conditions de travail sont terribles : la journée dure quatorze heures, dans les ateliers il règne généralement une humidité torride, les salaires sont ridiculement bas 4 . Comparées aux fileuses, les tisseuses sont relativement mieux loties. Elles tissent à la main, sur des métiers traditionnels (les premiers métiers mécaniques ne feront leur apparition à Brousse qu'après 1910), et touchent pour chaque pièce (100 à 120 mètres de tissu) un assez bon salaire. Ce sont, pour la plupart, des Grecques ou des Arméniennes travaillant soit à domicile soit dans des ateliers aux alentours du grand bazar. À la veille de la révolution jeune-turque, on recense dans la ville de Brousse environ 700 métiers

1 Nikolai Todorov, Balkanskiyat Grad. XV-XIX vek (La ville balkanique. X V e - X I X e siècles) Sofia, 1972, pp. 229 et sv. 2 V . Cuinet, op cit., vol. IV (1894), p. 58, donne le chiffre de 85 "usines" pour l'ensemble du vilayet. Le nombre de ces usines ne cessera d'augmenter au fil des ans. 3 Revue Commerciale du Levant, n° 242, mai 1907, pp. 846 et sv. 4 Sur les conditions de travail dans les filatures de Brousse, cf. les articles parus dans le journal Ichtirak (n" 2,25 ¡ubai 1325/10 mars 1910, pp. 23-26 ; n" 6 , 2 0 mart 1326/2 avril 1910. pp. 81-84 ; n° 7, 27 mart 1326/9 avril 1910, p. 110 ; n" 12, 1 mayis 1326/14 mai 1910, pp. 183-184). Voir également la nouvelle de Refik Halid Karay, "Hakk-i Sukut" (Le droit au silence) dans Memleket Hikâyeleri (Les histoires du pays).

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produisant chacun 80 pièces par an 1 . Ce qu'on doit surtout noter, c'est que les ouvrières sont à l'entière merci des négociants : c'est eux qui fournissent la soie et qui décident de l'embauche. Lorsque les affaires vont mal — le marché de la soie est à l'époque qui nous occupe assez fluctuant — ils n'hésitent pas à "licencier" une partie de leurs tisseuses et à diminuer les salaires 2 . Nous sommes en présence d'une véritable industrie à domicile, où les femmes sont tout aussi dépendantes et exploitées que les ouvrières des fabriques. La situation est la même chez les ouvrières employées à la fabrication des tapis. À Ouchak, à Koula, à Guerdès, et dans bien d'autres centres encore, on recense des centaines de métiers appartenant soit à de modestes entrepreneurs soit à quelques grosses firmes de Smyrne. L'empire de ces maisons de commerce dépasse largement les limites du vilayet de Smyrne. Les maisons Aliotti et Andréa, par exemple, avaient installé plusieurs milliers de métiers dans les villages de la région de Sivas : les ouvrières, des fillettes de 8 à 17 ans, payées à la tâche, travaillaient en moyenne dix heures et gagnaient (en 1907) de 10 paras à 4 piastres par jour 3 . Les grands métiers d'Ouchak mobilisent jusqu'à dix ouvrières, appartenant généralement à une même famille. Agenouillées sur une planche, dans des cours souvent mal éclairées, elles tissent pour le compte d'entrepreneurs qui revendent la marchandise, lorsqu'ils ne l'exportent pas eux-mêmes, aux négociants levantins 4 . Les gros entrepreneurs n'hésitent pas à conclure des ententes en vue de maintenir le coût de la main-d'œuvre au plus bas niveau possible. À Sivas, les ouvrières profitaient un peu de la concurrence existant entre Aliotti et Andréa ; ces deux maisons avaient fini par créer une société anonyme, ce qui leur avait permis d'uniformiser et, bien entendu, de diminuer les salaires 5 . En 1907, les principaux négociants de tapis de la place de Smyrne (Takvor Spartali et cie., Andréa et cie., Sidney La Fontaine, Habib et Blako, Giraud, Lykes et cie.) avaient fondé un important trust, «The Amalgamated Oriental Carpet Manufactures» 6 . Dans les années 1910, cette société contrôle la production de plusieurs milliers de métiers. Elle dispose de succursales et d'ateliers dans les principaux centres de fabrication de tapis (Smyrne, Sivas, Burdur, Isparta,

' Cf. Hüdavendigar Vilayeti Salname-i Resmiyesi (Annuaire du Vilayet de Hudavendigâr), Brousse, 1324/1908-1909, p. 279. 2 Archives de l'Alliance Israélite Universelle, Turquie X V E, lettre de l'instituteur Albala, 6 juillet 1902. 3 Revue Commerciale du Levant, n° 242, mai 1907, pp. 885-886. 4

F . Rougon, op. cit., pp. 248-249.

5

Commerciale

6

du Monde Musulman,

Revue Revue

du Levant, loc. cit. vol. III, 1907, pp. 279-281.

LA

« C L A S S E

O U V R I È R E »

O T T O M A N E

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Marach, etc.) et emploie plus de 15.000 ouvrières1. C'est, on le voit, de la manufacture dispersée à l'échelle de la révolution industrielle.

L'industrie

Tournons-nous à présent vers l'industrie. Nous distinguerons, dans ce secteur, quatre groupes d'entreprises : les entreprises d'État, les sociétés minières, les grandes compagnies à capitaux étrangers, enfin l'ensemble des autres entreprises industrielles. Les entreprises d'État étaient, pour la plupart, tournées vers l'approvisionnement de l'armée : approvisionnement en armes, en chaussures, en vêtements. La production des armes et des munitions était assurées par diverses fabriques concentrées à Constantinople et dans ses alentours. Au début du XX e siècle, ces fabriques ne regroupaient au total qu'environ 2.500 ouvriers et étaient loin de pouvoir faire face à l'ensemble des besoins de l'armée. La tannerie et la fabrique de chaussures de Beykoz (fondées respectivement en 1812 et en 1884) étaient, elles aussi, fort modestes : elles ne comptaient qu'une centaine d'ouvriers. La bure et les cotonnades destinées à la confection des uniformes étaient tissées dans de petites fabriques d'Ismidt, d'Islimiye et de Macrikeuy. L'État possédait par ailleurs plusieurs manufactures de soieries (Brousse, Hereke), un atelier de fabrication de tapis (Hereke), des fabriques de fez (Constantinople, Ismidt), une manufacture de céramique (Yildiz), des chantiers navals, etc. L'ensemble des entreprises d'État employaient, dans les années 1900, environ 10.000 ouvriers2. Cela représente évidemment un chiffre dérisoire. Il importe de souligner que ces ouvriers étaient en général assez mal payés, et surtout de façon très irrégulière : il n'était pas rare de voir les difficultés de trésorerie de tel ou tel ministère entraîner un retard de plusieurs mois — voire d'une année entière — dans le versement des salaires3. Partant, les rapports entre le personnel et l'administration étaient souvent assez tendus. À cet égard, X

V. Eldem, op. cit., pp. 142-143. V . Eldem, op. cit., p. 120, estime que les entreprises d'État employaient environ 5.000 ouvriers vers 1913. Oya Sencer, op. cit., p. 129, avance le chiffre de 10.000 ouvriers d'État pour la seule ville de Constantinople (vers 1890-1900). Les diverses estimations dont nous disposons ne reposent sur aucune statistique précise. Le chiffre que nous proposons n'est donné qu'à titre d'hypothèse. Il se rapproche de l'évaluation d'Oya Sencer. 3 La grève des chantiers navals de janvier 1873 fut provoquée par un retard de onze mois dans le versement des salaires. Cf. Oya Sencer, op. cit., p. 135, qui cite le journal La Turquie du 24 janvier 1873. 2

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on doit noter que ce sont des travailleurs de la fabrique de munitions (tophane) qui fondèrent, en 1894-95, une des premières associations ouvrières de Turquie 1 . Par ailleurs, il est frappant de constater que sur les 23 grèves recensées par O. Sencer entre 1872 et 1907, dix eurent lieu dans des entreprises d'État, en particulier dans les chantiers navals 2 . Le second groupe d'entreprises que nous avons distingué est celui des sociétés minières. Les mines de Turquie, on le sait, étaient presque toutes passées, vers les années 1880-1890, entre les mains du capital étranger 3 . Le capital français venait largement en tête. Il était suivi du capital anglais, allemand, italien et hellène. Les Français étaient présents en particulier à Balia (plomb) et à Héraclée (charbon). Les Anglais avaient réussi à monopoliser l'ensemble des mines de borax ("Borax Consolidated Ltd."). D'après des chiffres de 1910, la "Société ottomane d'Héraclée" employait environ 5.000 ouvriers. Mais le bassin houiller était également exploité par d'autres entreprises et par un certain nombre de petits concessionnaires. On peut donc supposer qu'il y avait au total, dans la région d'Héraclée, plus de 10.000 personnes employées dans les mines et dans les activités de surface. Les autres domaines miniers de Turquie mobilisaient des effectifs beaucoup plus modestes : un millier d'individus à Balia-Karaaydin, près de 400 à Ergani (cuivre), 500 à Kesendere (manganèse), 700 dans la région de Panderma (mines de borax) 4 . Il y avait en outre, en divers points du territoire, de nombreux entrepreneurs qui n'utilisaient qu'une dizaine d'ouvriers. Le cas le plus caractéristique est celui des mines d'écume de mer de la région d'Eskichéhir où l'on recensait, vers 1890, environ 1.800 puits et quelque 5.000 mineurs 5 . Les travailleurs des principaux centres miniers du pays, ceux d'Héraclée notamment, constituaient une couche de prolétaires durement exploitée. Les mineurs recevaient un salaire supérieur à celui des ouvriers des autres industries, mais ils travaillaient dans de très mauvaises conditions. Le ravitaillement et l'hébergement étaient médiocres. Les équipements de santé, là x

a . Aydinhk, n° 3, 1. IX.1921, p. 75. 0 . Sencer, op. cit., pp. 147-149. 3 Dans les quatre volumes de sa Turquie d'Asie, Paris, 1890-1894, V. Cuinet dresse un inventaire très précis des richesses minières de la Turquie. Cf. par ailleurs le livre de A. Ôzeken, Eregli Kômiir Havzasi Tarihi, 1848-1940 (Histoire des charbonnages d'Eregli. 1848-1940), Istanbul, 1944. 4 L e s différents chiffres que nous donnons sont tirés de l'ouvrage de V. Eldem, op. cit., pp. 98107. 5 V . Cuinet, op. cit., vol. IV, p. 21. 2

LA

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où ils existaient, étaient insuffisants. La réglementation sur les mines 1 avait prévu un certain nombre de mesures sociales en faveur des ouvriers, mais celles-ci n'étaient pratiquement jamais appliquées. Les choses se présentaient à peu près de la même manière dans les autres grandes entreprises à capitaux étrangers, la «Régie co-intéressée des tabacs» et les diverses compagnies de chemin de fer 2 . Ces sociétés comptaient parmi les plus importantes de l'Empire ottoman. La Régie possédait plusieurs fabriques regroupant chacune plus d'un millier d'ouvriers 3 . Les "Chemins de fer orientaux" employaient, à en croire des chiffres de 1911, près de 4.000 personnes, les «Chemins de fer ottomans d'Anatolie» environ 3.000 personnes, le «Chemin de fer d'Aidin» 1.600 et la ligne Izmir-Cassaba 2.000 personnes 4 . De telles concentrations ouvrières étaient évidemment propices au développement d'actions revendicatrices. Sur un total de 23 grèves recensées en Turquie entre 1872 et 1906, il y en eut sept dans les entreprises à capitaux étrangers 5 . Les revendications des ouvriers portaient non seulement sur les salaires mais aussi sur les relations avec les cadres administratifs et techniques venus d'Europe : la morgue, la brutalité bureaucratique des directeurs, des ingénieurs et des contremaîtres européens étaient mal supportées par la maind'œuvre turque. On peut penser, d'une manière générale, que l'emprise du capital étranger heurtait violemment l'orgueil national des Turcs. L'omniprésente Régie, qui constituait, avec ses milliers d'agents, un des symboles les plus criants de l'oppression étrangère, était profondément détestée.

' Cf. A. Ozeken, op. cit. 2 La pénétration des capitaux étrangers en Turquie a donné lieu à de nombreuses études. Citons pour mémoire l'ouvrage de D. C. Blaisdell, European Financial Control on the Ottoman Empire. A Study on the Establishment, Activities and Significance of the Administration of the Public Debt, New York, 1929, qui constitue une sorte de classique. La thèse de Jacques Thobie, Les Intérêts économiques, financiers et politiques français en Turquie d'Asie, texte dactylographié, 5 volumes, Université de Paris 1, 1973, propose une étude exhaustive des entreprises à capitaux français implantées dans l'Empire. 3 C f . Osmanli Sanayii. 1913, 1915 Yillari Sanayi Istatistiki (L'industrie ottomane. Statistique industrielle des années 1913 et 1915), Ankara, 1970, pp. 71-73. V. Glavinov, dans son rapport au BSI (cf. G. Haupt, op. cit., p. 124), compte 6.000 ouvriers dans l'industrie du tabac à Skétcha, 5.000 ouvriers à Drama et 16.000 ouvriers à Kavala. Ces chiffres sont, selon toute vraisemblance, considérablement exagérés. À Smyrne et à Constantinople, en tout cas, les implantations de la Régie ne comptaient qu'un millier d'ouvriers. V Eldem, op. cit., p. 208. 5 0 . Sencer, op. cit., pp. 147-149.

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DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

En dehors des grands établissements que nous avons mentionnés dans les pages précédentes, le secteur industriel était représenté, vers la fin du XIX e et le début du XIX e siècle, par quelques centaines de petites entreprises appartenant pour la plupart à des Levantins ou à des hommes d'affaires étrangers. À en croire le recensement industriel de 1913 (qui ne couvrait que les vilayet de Constantinople, de Brousse et de Smyrne), la plus grande partie des capitaux s'était dirigée vers les textiles et les industries alimentaires (en particulier, les minoteries). Les autres industries — menuiseries, tanneries, tuileries, imprimeries, savonneries, etc. — ne constituaient, au total, qu'un tout petit nombre d'entreprises 1 . Ce qu'il importe surtout de noter, c'est la faiblesse des effectifs ouvriers dans les diverses "fabriques". Les entreprises textiles employaient un personnel assez nombreux (400 ouvriers en moyenne dans les laineries et les filatures de coton, plus de 100 ouvriers dans les filatures de soie), mais ailleurs le nombre d'ouvriers dépassait rarement la centaine : dans les industries alimentaires, la moyenne se situait aux alentours de 30 ouvriers (à l'exception des brasseries qui comptaient près de cent employés) ; les tuileries, les savonneries, les menuiseries, etc. se contentaient généralement d'une trentaine ou, au maximum, d'une cinquantaine d'ouvriers 2 . En ce qui concerne les salaires, remarquons que certains secteurs étaient nettement défavorisés. Les industries textiles, les conserveries, qui employaient surtout des femmes, n'hésitaient pas à offrir des salaires de misère (quelques piastres par jour). Les ouvriers les mieux payés étaient ceux qui travaillaient dans les minoteries, les menuiseries, les tuileries, les huileries 3 . Que représente donc, au total, l'industrie ottomane à la veille de la révolution jeune-turque ? On est tout d'abord frappé, bien entendu, par l'extraordinaire emprise du capital étranger sur les secteurs de pointe de l'économie (mines, transports, tabac, etc.). On constate, en second lieu, que les activités industrielles n'occupent qu'une place secondaire par rapport à l'ensemble des activités économiques du pays. Vers 1907, les industries de transformation ne fournissent qu'environ 10%, les transports 3% et les mines 0,8% du PNB 4 . La part du lion va à l'agriculture, avec plus de 50% du PNB. 'Osmanli Sanayii... op. cit., notamment le tableau Osmanli Sanayii... op. cit., tableau VI, p. 18. 3 Osmanh Sanayii... op. cit., tableau VIII, p. 21.

2

4

IX, p. 22.

V . Eldem, op. cit., p. 302. D'après cet auteur, le P N B de l'Empire ottoman atteignait en 1907 un total de 21.920 millions de piastres. Sur ce total, 11.385 millions de piastres revenaient au secteur agricole, 165 aux mines, 2.230 aux industries de transformation, 616 au bâtiment, 687 aux transports, 1.984 au commerce, 223 aux activités financières, 1.374 aux services d'État, 7 4 3 aux revenus fonciers et 1.020 aux revenus des activités libérales.

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Ce que l'on remarque, enfin, c'est que l'industrie (y compris les transports) se contente d'effectifs très réduits. Le nombre total des ouvriers dans l'Empire ottoman a donné lieu à diverses évaluations. L'historien bulgare Stefan Velikov a proposé le chiffre de deux millions d'individus, Oya Sencer s'en est tenue à un million 1 . La réalité se situe sans doute encore plus bas. Les statistiques industrielles de 1913, qui portent sur trois des provinces les plus riches de l'Empire (Constantinople, Brousse et Smyrne), estiment le nombre total des ouvriers d'industrie dans ces trois vilayet à environ 17.000 individus 2 . Ce chiffre, qui n'inclut ni les mines, ni les transports, ni les entreprises d'État, est évidemment fort incomplet, mais il donne néanmoins une certaine idée de ce que représentait réellement le prolétariat ottoman à cette époque. Pour notre part, nous serions tenté de penser que la Turquie ne comptait pas plus de 200 à 250.000 ouvriers d'industrie au début du XX e siècle3.

II. CARACTÈRES PROPRES DU «PROLÉTARIAT» OTTOMAN Faute de données concrètes, il apparaît assez difficile de cerner cette maigre couche ouvrière avec précision. Néanmoins, certains de ses traits spécifiques sautent aux yeux.

Une couche ouvrière fragmentée Le "prolétariat" ottoman est indéniablement caractérisé, en premier lieu, par son extrême fragmentation. Nous avons vu, dans les pages qui précèdent, que les grandes entreprises étaient fort rares et que la plupart des "fabriques" ne comptaient que quelques dizaines d'ouvriers. À cette fragmentation des lieux de travail venait s'ajouter toute une série de morcellements ethniques et géographiques. Il n'y avait pas dans l'Empire de prolétariat à l'échelle nationale, mais une multitude de noyaux ouvriers, dispersés dans les différents centres industriels du pays.

'S. Velikov, op. cit., p. 31. O. Sencer, op. cit., p. 129. K. Siilker, op. cit., p. 14, évalue la population ouvrière des trois principaux centres industriels du pays — Constantinople, Salonique et Smyrne — à plus de 100.000 individus en 1908, mais ne propose pas de chiffre global pour l'ensemble de l'Empire. 2

Osmanli Sanayii..., op. cit., tableau VII, p. 19. ~V'e chiffre est donné à titre de simple hypothèse. En réalité, ce qui complique le problème de l'évaluation des effectifs ouvriers dans l'Empire ottoman, c'est qu'on ne distingue pas toujours très bien le secteur industriel du secteur artisanal. Au demeurant, il est indéniable qu'un certain nombre d'individus travaillant dans l'artisanat doivent être considérés comme des prolétaires. V. Eldem, op. cit., p. 287, qui se base sur des sources disparates, évalue à environ 400.000 individus, vers 1910, l'ensemble des travailleurs de l'artisanat et des industries de transformation. Ce total couvre les provinces européennes de l'Empire, l'Anatolie, la Syrie, le Liban, la Palestine et l'Irak.

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DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

La fragmentation ethnique du prolétariat ottoman a sans doute largement contribué à freiner le développement des luttes ouvrières en Turquie. La concurrence entre les diverses nationalités supplantait, dans bien des cas, les intérêts de "classe" des ouvriers. Nous savons par exemple qu'à Brousse les ouvrières des différentes ethnies faisaient tout ce qui était en leur pouvoir pour conserver le monopole de certains secteurs de la production des soieries. Les tisseuses grecques allaient jusqu'à saboter le travail des tisseuses juives pour empêcher celles-ci de s'implanter dans le métier 1 . Nous savons également que dans certaines grandes entreprises — nous pouvons citer notamment le cas des «Chemins de fer ottomans d'Anatolie» — la Direction jouait des mésententes entre les "indigènes» et les autres ethnies pour faire obstacle aux velléités revendicatrices du personnel2. D'une manière générale, nous constatons que les travailleurs avaient tendance à se regrouper au sein des entreprises par nationalités. Il convient de remarquer, à cet égard, que la plupart des associations qui furent créées en Turquie au lendemain de la révolution de 1908 prenaient appui sur l'appartenance nationale de leurs membres. À Salonique, à Constantinople, à Smyrne aussi sans doute, chaque métier était morcelé en trois ou quatre organisations nationales. À Salonique, par exemple, la manifestation du 19 juin 1909 contre le projet de loi sur les syndicats et le droit de grève avait rassemblé près de 6.000 ouvriers appartenant aux organisations suivantes : ouvriers hellènes des papiers à cigarette ; id., ouvriers israélites ; savonniers hellènes ; savonniers israélites ; commis et employés hellènes ; id., israélites ; typographes hellènes ; id., bulgares ; menuisiers israélites ; id., hellènes ; cordonniers hellènes ; portefaix israélites ; ouvriers manipulateurs de tabac ; ouvriers de la Régie ; ouvriers des Chemins de fer orientaux ; ouvriers de la compagnie des tramways ; association des ouvriers de la compagnie du gaz ; ouvriers-tailleurs hellènes ; id., israélites 3 . Dans ces conditions, même si l'on se regroupait le temps d'une manifestation, il était, bien entendu, pratiquement impossible d'opposer au patronat un front uni. Dans bien des cas, on observe des phénomènes de cloisonnement encore plus poussés. Il est certain, en particulier, que les solidarités régionales jouaient un grand rôle dans le recrutement de certains métiers. À Constantinople, les originaires de Safranbolou et de Castamonou 1

Archives de l'Alliance Israélite Universelle, Turquie XV E, cf. les lettres d'Albala des années 1900 à 1904. 2 C f . A. Gabriel, Les dessous de l'administration des chemins de fer ottomans d'Anatolie, Constantinople, 1911, pp. 162 et sv. ^Journal de Salonique, 20.VI. 1909, p. 2.

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monopolisaient, semble-t-il, les 3/5 de la boulangerie 1 ; les étameurs venaient de Trébizonde ; les portefaix des régions de l'Est de l'Anatolie ; la plupart des spécialistes de l'industrie du bâtiment se recrutaient dans la région de Kayseri 2 . Au-delà de ces solidarités régionales, nous sommes en droit de penser que jouaient également des solidarités villageoises, et même familiales. Dans les mines d'Héraclée, par exemple, même après la suppression du régime du travail obligatoire, c'est par villages entiers que se faisait le recrutement 3 . Les liens de parenté, ou le fait d'appartenir à un même «pays» ( m e m l e k e t ) , représentaient une filière courante pour l'obtention d'un emploi. Dans certains cas, le recrutement était assuré par un chef d'équipe (ustabachi, kahya, etc.) qui puisait de préférence, bien entendu, parmi ses "compatriotes". On doit constater, dans un ordre d'idées un peu différent, que les travailleurs de Salonique, de Constantinople, de Smyrne, de Brousse, d'Héraclée, etc. n'avaient nullement le sentiment de participer à une même force collective. Les divers centres industriels de l'Empire constituaient des «ilôts» totalement coupés les uns des autres. Pour le prolétariat ottoman, cette fragmentation géographique représentait un handicap sérieux. Lorsque, au lendemain de la révolution jeune-turque, l'occasion fut donnée aux travailleurs de s'organiser, ils se montrèrent incapables d'envisager un autre cadre que celui de la vie locale. Aucun «parti», aucun «syndicat» ne parvint à déborder les limites de la ville où il avait ses assises : l'influence (au demeurant quasiment nulle) du Parti socialiste ottoman ne s'exerça que sur les travailleurs de Constantinople ; la Fédération ouvrière de Salonique, l'organisation la plus puissante de l'Empire, ne toucha que les Saloniciens.

Des travailleurs

inorganisés

À côté de ces diverses formes de fragmentation, ce qui nous frappe, chez les travailleurs ottomans, c'est l'absence presque totale, à l'époque qui nous occupe, d'organisations orientées vers l'action collective : caisses de secours, syndicats, partis. La vingtaine de grèves que l'on recense pour les années 18721906 — grève des employés du télégraphe (1872), multiples grèves de cheminots (1872,1876,1880), grèves des ouvriers des chantiers navals (1873, 1875,1876, 1879), grève des portefaix (1875), grève des ouvriers tailleurs ^Cf. Ahmed Baha, istanbul Etnografyasi. Safranbolulular, Bartinhlar (Ethnographie d'Istanbul, les gens de Safranbolu et de Bartin), Istanbul, 1934. Cette spécialisation des gens de la région de Kayseri est bien connue. Cf. Xavier de Planbol, «Les migrations de travail en Turquie», Revue de Géographie Alpine, 1952, p. 597. A. Ôzeken, op. cit. 2

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DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

(1878), grève des ouvriers du bâtiment (1878, 1879), grèves des employés des compagnies de navigation (1879, 1880), grève des ouvriers de la Régie (1906) — semblent être toutes des grèves spontanées : nulle trace d'initiatives syndicales. C'est à peine si l'on voit des comités de grève se constituer (par exemple, lors de la grève des chantiers navals, en mai 1876). Pourtant, le gouvernement est sur ses gardes : dès 1845, il avait chargé la police de surveiller les agissements des ouvriers, de manière à empêcher la création de groupements à caractère révolutionnaire 1 . Mais ce n'est, semble-til, que dans les années 1890 que seront fondées les premières associations ouvrières 2 . Il s'agit, pour l'essentiel, de caisses de secours calqués sur celles qui existaient dans les différents corps de métiers artisanaux. De telles caisses sont mises en place par le patronat dans les charbonnages d'Héraclée, dans certaines entreprises d'État ( F e s h a n e , tissages d'Hereke, etc.), et, vraisemblablement, dans la plupart des grandes sociétés. Les travailleurs de la compagnie de navigation «Chirket-i Hayriye» disposent d'une caisse de secours à partir de 1893 et moyennant un prélèvement de 4% sur les salaires, ils bénéficient, au bout de 25 ans de travail dans l'entreprise, d'allocations de retraite 3 . La caisse de secours de la "Société du chemin de fer ottoman d'Anatolie» date de 1895 4 . Par ailleurs, à côté de ces caisses, nous voyons apparaître un certain nombre d'organisations spécifiquement ouvrières, en état de résistance à l'ordre établi. En 1894-1895 fut créée une «Association ouvrière ottomane» (Amele-i Osmani Djemiyetï) qui prenait appui, semble-t-il, sur les ouvriers des fabriques d'armement. Cette association fut dissoute en 1896, mais refit surface au début du XX e siècle 5 . Vers les mêmes années, d'autres groupements — d'inspiration socialiste — apparaissent dans les villes des provinces européennes de l'Empire 6 . Mentionnons aussi, pour mémoire, les mouvements révolutionnaires arméniens (le Hentchakian date de 1887, le Dachnaksoutioun de 1890).

• k . Siilker, op. cit., p. 7; O. Sencer, op. cit., pp. 97-99. K . Siilker mentionne dans son ouvrage intitulé Turkiye'de Sendikacihk (Le syndicalisme en Turquie), Istanbul, 1955, p. 7, une organisation portant le nom de Ameleperver Cemiyeti (Association de protection des ouvriers) qui aurait été fondée en 1871. Mais O. Sencer, op. cit., pp. 155-157, a démontré qu'il s'agissait d'une simple association de bienfaisance, n'ayant aucun caractère syndical. Sencer, op. cit., p. 160. ^A. Gabriel, op. cit., pp. 153-155. S Aydinlik, n° 3,1.IX.1921, pp. 75 et sv. ®En ce qui concerne les organisation socialistes des villes de Macédoine, cf. en particulier D. Zografski, Za rabotnickoto dvizene vo Makedonija do balkanskata vojna, Skopje, 1950. 2

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Qu'il s'agisse des caisses de secours, de l'«Association ouvrière ottomane» ou des groupements socialistes, il apparaît évident que ces diverses organisations ne représentent pas grand chose, au total, sur le plan de l'émancipation ouvrière. Face à son destin, le travailleur de Constantinople, de Brousse, d'Héraclée n'est certes pas seul, mais les mécanismes de solidarité qui jouent en sa faveur n'appartiennent que très rarement à son univers professionnel : c'est au niveau des liens de parenté, des relations de voisinage, de la fraternité religieuse que s'exprime la solidarité de ses semblables. En cas d'accident, de maladie ou de chômage, l'homme compte plus sur l'amitié de ses "compatriotes» (ceux qui viennent du même memlekef) ou sur la charité de ses coreligionnaires que sur une éventuelle caisse de secours. Notons, en tout état de cause, que la conjoncture politique était peu propice à la mise en place d'organisations soupçonnées d'être susceptibles de troubler l'ordre public. L'«Association ouvrière ottomane», qui était en relation avec les Jeunes Turcs exilés en Europe, ne parvint à résister à l'oppression hamidienne que durant quelques mois. Maintenue dans l'infantilisme politique et social, la couche ouvrière ottomane était indubitablement condamnée à se contenter des structures (au demeurant fort efficaces) qui lui étaient proposées par la société traditionnelle.

Un critère essentiel : la conscience de classe Les ouvriers de l'Empire ottoman avaient-ils une "conscience de classe"? Telle est, en définitive, la question qui se pose. Compte tenu de tout en ce que nous venons de dire, nous sommes tentés d'opter pour une réponse négative. Nulle part, nous l'avons vu, ne se manifeste une réelle solidarité ouvrière. Les travailleurs ont conscience d'appartenir à une ethnie, à un groupe familial, à une région, à une ville, mais non à une même classe sociale. En ville, l'ouvrier venu du village se sent sans doute plus proche de son agha, qui le guide et le soutient, que de ses compagnons d'usine. On peut évidemment se demander si les grandes grèves des années 1872-1906 (dans les chantiers navals, dans les chemins de fer, à la Régie) n'ont pas pris appui, chez les grévistes, sur une certaine conscience de classe. Mais tout compte fait, cela paraît peu probable. Ces grèves poursuivaient des objectifs strictement économiques et n'avaient trait qu'aux intérêts immédiats des grévistes : nous ne rencontrons aucun débrayage de solidarité, aucune revendication susceptible de concerner l'ensemble de la masse ouvrière. Constatons par ailleurs que les organisations de classe qui furent créées en

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Turquie au lendemain de la révolution de 1908 ne rencontrèrent qu'un maigre succès auprès des travailleurs. Le Parti socialiste ottoman de Huseyin Hilmi tenta en vain de s'assurer une base ouvrière. Il dut se résoudre à ne travailler que dans le "domaine théorique"1. Le Parti social-démocrate de Hasan Riza ne réussit à recruter qu'une demi-douzaine de militants 2 . Le Groupe d'études sociales de H. Vezestenis 3 ne rassembla, semble-t-il, qu'une poignée d'artisans (des tailleurs, des ouvriers en parapluie, des confiseurs, des tapissiers, des relieurs). La Fédération ouvrière de Salonique fut la seule organisation ottomane à bénéficier d'une vaste clientèle de prolétaires, mais elle ne cessera de se plaindre du «fatalisme de l'ouvrier», de "l'indifférence des masses populaires pour les questions économiques et sociales" 4 .

Une classe ouvrière en voie de formation Il apparaît difficile, au total, d'admettre l'existence d'une véritable classe ouvrière 5 en Turquie à la veille de la révolution de 1908. Une masse d'environ 200.000 ouvriers, fragmentée en une multitude de petits groupes, dépourvue d'organisations de classe (syndicats, partis), n'ayant aucune conscience collective, ne peut guère constituer, à notre sens, une classe ouvrière. Toutefois, il est certain que le dernier tiers du XIX e siècle représente, pour l'Empire ottoman, une période de mutation ; les effets de la révolution industrielle s'y font déjà nettement sentir. Les prolétaires se dégagent peu à ' De l'aveu de Huseyin Hilmi lui-même. Voir à ce propos son rapport au Congrès International de Berne, publié par G. Haupt, op. cit., p. 136. 2 S u r ce parti social-démocrate, cf. T. Z. Tunaya, Turkiye'de Siyasi Partiler (Les partis politiques en Turquie), Istanbul, 1952, pp. 423-424, qui date cette organisation de 1918. En réalité, ainsi qu'il ressort des documents conservés dans les archives du BSI, le parti de Hasan Riza fut sans doute fondé dans les années précédant la première guerre mondiale. 3Les archives du BSI conservent un certain nombre de documents concernant cette organisation. 4

C f . le rapport de la Fédération au BSI publié par G. Haupt, op. cit., pp. 131-132. L e concept de "classe" a donné lieu à tant d'exégèses qu'il nous a paru inutile de revenir ici sur cette question. Rappelons, par exemple, la définition proposée par G. Gurvitch : «Les classes sociales sont des groupements particuliers de fait et à distance caractérisés par leur suprafonctionnalité, leur tendance vers une structuration poussée, leur résistance à la pénétration par la société globale et leur incompatibilité avec les autres classes» (Vocation actuelle de la Sociologie, tome I, Paris, p. 384). Dans cette définition de G. Gurvitch, le critère de structuration poussée comprend implicitement celui de conscience de classe. La définition proposée par Maurice Halbwachs dans l'introduction de son livre sur La Classe ouvrière et les niveaux de vie, Paris, 1913, a le mérite d'insister sur un autre critère, le «style de vie». D'une manière générale, on doit admettre qu'une classe se définit par le rôle économique et politique qu'elle joue dans la société, par un «style de vie» et par l'existence, chez ses membres, d'un sentiment d'appartenance à une même force collective. Il convient de noter que la plupart des sociologues qui se sont penchés sur l'étude des classes sociales ont mis l'accent sur le fait qu'il ne pouvait y avoir de classe sans conscience de classe. Le débat sur la nature des classes sociales est, bien entendu, loin d'être clos (pour une discussion récente de la question, voir, par exemple, N. Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, Paris, 1968) ; néanmoins, les quelques critères que nous venons d'énumérer nous paraissent essentiels. 5

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peu de leur gangue artisanale pour s'orienter vers l'industrie. Il se constitue progressivement une couche de travailleurs entièrement subordonnés au capital. Ces hommes, qui se trouvent sous la dépendance permanente de leur employeur, appartiennent désormais à la foule anonyme des villes, même s'ils conservent encore des attaches terriennes. Ils se caractérisent par un "style de vie" prolétarien — journées de travail harassantes, salaires de famine 1 , logements insalubres, etc. — et commencent à subir les lois implacables du capitalisme industriel : ils se laissent entasser dans des fabriques, ils connaissent l'esclavage des horaires, ils apprennent à travailler au rythme des machines. On peut donc admettre, dans une certaine mesure, qu'il existe à cette époque, dans l'Empire ottoman, une classe ouvrière virtuelle, un nouveau corps social à l'état naissant. Les industries d'État — fabriques d'armes et de munitions, chantiers navals, tissages, etc. — et les sociétés à capitaux étrangers — compagnies de chemin de fer, charbonnages d'Héraclée, Régie des tabacs — ont sans conteste largement contribué à jeter les bases d'un prolétariat "moderne" en Turquie. Ces grandes entreprises ont facilité la pénétration du machinisme dans l'Empire ottoman et favorisé les concentrations de main-d'œuvre. Il est indéniable, par ailleurs, qu'elles ont offert un terrain particulièrement propice au développement d'actions de masse. La plupart des grèves recensées entre 1872 et 1906 ont eu lieu dans le secteur d'État et dans celui des gros monopoles étrangers (grèves des chantiers navals, grèves des différents réseaux de chemin de fer, grèves des compagnies de navigation, grève de la Régie, etc.). Il est intéressant de constater, dans un même ordre d'idées, qu'une des premières organisations ouvrières de l'Empire ottoman, YAmele-i Osmani Djemiyeti, fut créée par des ouvriers des fabriques d'armement appartenant à l'État (tophane). Tout compte fait, c'est essentiellement à travers son hostilité à l'égard des entreprises étrangères que la couche ouvrière ottomane se fait reconnaître en tant que classe en voie des formation. À l'époque qui nous occupe, les ouvriers ottomans (l'élément turc tout au moins) ressentent, nous l'avons déjà souligné, une réelle aversion pour ces entreprises qui se disputent les

D'après Osmanli Sanayii... op. cit., p. 21, les salaires des travailleurs oscillent, vers 1913, entre un minimum de 4 piastres par jour (filatures de soie) et un maximum de 17,5 piastres (fabrication d'emballages en bois). La moyenne se situe aux alentours de 12-13 piastres par jour. À la même époque, un kilo de pain coûte 1,46 piastres, un kilo de viande de mouton 5,47 piastres. V. Eldem, op. cit., pp. 214-215, a calculé que les dépenses d'une famille moyennement aisée (consommant 15 kg de viande par mois !) se chiffraient, à cette époque, à 945 piastres par mois. Avec un revenu mensuel d'environ 350 piastres, l'ouvrier moyen était donc loin de pouvoir assurer à sa famille un niveau de vie convenable.

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ressources et les marchés de l'Empire. Cette aversion se concrétisera dans les multiples grèves qui éclateront un peu partout au lendemain de la révolution jeune-turque. Simple réaction de chauvinisme? Nullement. Ce qui est en cause, c'est la domination économique que fait peser le capital occidental sur les masses laborieuses de l'Empire. Le rôle d'oppresseur joué dans d'autres pays par la classe bourgeoise est tenu ici, faute d'une véritable bourgeoisie nationale, par la finance cosmopolite et les industries de traite. Ce n'est pas seulement contre le giaour que l'ouvrier turc s'insurge, mais aussi (et peut-être surtout) contre l'impérialiste qui saigne son pays à blanc. Nous sommes en présence, croyons-nous, des prémices d'une véritable lutte des classes. Jusqu'en 1908, il est vrai, l'ordre hamidien réussira, dans une certaine mesure, à juguler l'animosité des travailleurs ottomans à l'égard du capital étranger ; mais après cette date, les choses se préciseront : face à l'impérialisme économique des grandes puissances, nous verrons s'affirmer un prolétariat dont l'indocilité se manifestera au grand jour, frisant la rébellion. * *

*

L'après 1908 sort du cadre de cette étude. Nous voudrions néanmoins, en guise de conclusion, mettre succinctement l'accent sur l'importance de ces années dans la genèse de la classe ouvrière turque. 1. - On doit constater, en premier lieu, que la révolution jeune-turque a amené un dégel de la vie politique dont les masses laborieuses n'ont pas manqué de tirer profit. À partir de 1908, à côté des partis "socialistes" sans grande influence (sauf en ce qui concerne la Fédération ouvrière de Salonique), une multitude d'organisations à caractère syndical verront le jour 1 , qui lutteront pour l'émancipation des travailleurs. À la faveur des luttes politiques, nous assistons, à cette époque, à une indéniable libération des antagonismes sociaux. Les couches dominantes prennent nettement conscience du danger que représente l'agitation ouvrière 2 . Les travailleurs, de leur côté, multiplient les

'Cf. à ce propos S. Velikov, op. cit.; 0. Sencer, op. cit., pp. 205 et sv.; K. Siilker, op. cit., pp. 15 et sv. 2 À cet égard, le discours prononcé par le ministre des Finances, Djavid bey, en avril 1912 à Salonique apparaît particulièrement significatif. L'orateur déclare que la bourgeoisie turque naissante ne peut tolérer l'existence d'organisations ouvrières. Il est avant tout nécessaire, dit-il, de protéger les intérêts des capitalistes, car l'industrie turque doit avoir les mains libres. Il promet donc que ceux qui troublent l'ordre public et menacent la vie économique du pays seront punis (ce discours a été reproduit par de nombreux journaux ; cf. par exemple La Solidaredad Obradera du 12.IV.1912).

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offensives : grèves, boycottages, manifestations 1 . Ils réussiront même à se faire entendre au Parlement, où le député de Salonique Dimitar Vlahov et un certain nombre d'élus arméniens s'emploieront, dans une perspective plus ou moins socialiste, à défendre les intérêts des couches laborieuses 2 . 2. - Il importe d'autre part de reconnaître que les Unionistes, en dépit de leurs tendances conservatrices, ont largement contribué au déclenchement de la lutte sociale contre le capital étranger. Ils étaient en effet, pour la plupart, sincèrement désireux de débarrasser le pays de l'ingérence occidentale et on est en droit de penser qu'ils n'ont pas fait grand chose pour décourager les sentiments anti-impérialistes des ouvriers ottomans. Au cours des grèves de 1908, il est frappant de constater que c'est généralement un Unioniste qui est désigné par les ouvriers pour négocier avec la direction de l'entreprise 3 . Le négociateur apparaît certes, presque toujours, à la recherche d'un compromis, mais il n'en défend pas moins les intérêts des travailleurs, s'efforçant d'arracher des concessions au patronat. Il est vrai que les milieux d'affaires 4 ont réussi à imposer un certain nombre de lois anti-ouvrières, mais il n'est pas certain que ces lois aient été aussi intransigeantes qu'on l'a dit. La loi sur les grèves 5 qui fait obstacle aux arrêts de travail dans les services publics prévoit néanmoins le recours à l'arbitrage des autorités en cas de conflit entre les ouvriers et la direction des entreprises 6 . La loi sur les associations est, elle aussi, assez souple : lorsqu'en 1910 la direction des «Chemins de fer ottomans d'Anatolie» tentera de faire interdire l'association fondée par son personnel, le Conseil d'Etat décidera que cette association «est du genre de celles que tous les citoyens ont le droit de fonder» 7 . Ric-n qu'orchestrés par l'Union et Progrès, les boycottages contre l'Autriche, la Grèce et l'Italie peuvent être considérés, dans une certaine mesure, comme des actions ouvrières. Ce sont, en effet, certaines catégories de travailleurs — les portefaix, les dockers, les mahonniers, etc. — qui furent, pour l'essentiel, chargées d'appliquer les mesures de mise en quarantaine. Quant aux manifestations, les données dont nous disposons ne concernent que Salonique. Dans cette ville, les grandes manifestations organisées par la Fédération ouvrière (manifestation contre la loi sur les grèves, en juin 1909 ; manifestation du I e r mai 1910 ; manifestation du 1 e r mai 1911 ; manifestations contre l'agression italienne en Tripolitaine, en octobre et novembre 1911) ont rassemblé, chaque fois, à en croire les documents conservés dans les archives du BSI. de 6.000 à 10.000 travailleurs. En ce qui concerne les actions entreprises par les députés «socialistes» au Parlement de Constantinople, cf. les mémoires de D. Vlahov, Memoari, Skopje, 1970, pp. 114-135. 3 À Salonique, lors de la grève des «Chemins de fer orientaux» (septembre 1908), c'est un certain Adil bey, membre du comité Union et Progrès, qui joue le rôle de négociateur (Journal de Salonique, 6.IX.1908, p. 1). Quelques jours plus tard, quand la grève éclate à la «Jonction», c'est à nouveau un Unioniste, Riza bey, qui est mandaté par les ouvriers pour négocier (Journal de Salonique, 10.IX. 1908, p. 1). On pourrait multiplier de tels exemples. 4 I1 semble, par exemple, que le directeur de la «Société des chemins de fer ottomans d'Anatolie» ait été un des principaux artisans de la loi sur les grèves de juillet 1909 (H. A. Sanda, op. cit., p. 26). On trouvera le texte de cette loi publiée le 27 juillet 1909 dans l'ouvrage de A. Biliotti et A. Sedad, Législation ottomane depuis le rétablissement de la Constitution, tome I, Paris 1912 pp 275-278. 6 7

Loi du 3 août 1909. Cf. A Biliotti et A. Sedad, op. cit., pp. 295-299. A. Gabriel, op. cit., p. 169.

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3. - Enfin, on peut se demander si les options nationalistes de l'Union et Progrès n'ont pas aidé à l'apparition d'un certain sentiment de classe chez les travailleurs turcs. Ceux-ci, grâce à la propagande «turquiste», on pris conscience du rôle éminent qu'ils avaient à jouer (à l'instar des autres éléments de la société) dans l'édification d'une nation libérée des séquelles du passé ; il y a tout lieu de croire qu'à travers cette prise de conscience nationale ils ont également appris à reconnaître leurs adversaires de classe. Dans un autre ordre d'idées, il importe de souligner que le nationalisme turc a amené un début de restructuration du prolétariat. L'élément turc apparaît désormais plus soudé, tandis que les autres ethnies sont menacées de turquification. Mais les problèmes posés par la fragmentation ethnique des masses laborieuses ne seront définitivement résolus qu'au lendemain de la guerre d'Indépendance, avec la création d'une République turque dotée d'une population relativement homogène. Est-ce donc à dire, en définitive, que c'est de la révolution jeune-turque que l'on doit dater la naissance de la classe ouvrière en Turquie ? En réalité, on s'en doute, les choses ne se sont guère passées du jour au lendemain. 11 faudra attendre d'être au cœur du XX e siècle pour constater en Turquie, au-delà de la persistance des stratifications traditionnelles, l'existence d'une véritable classe ouvrière. Pour le prolétariat turc, les années d'après 1908 n'ont constitué, croyons-nous, qu'une ultime période de gestation. C'est, en fait, la modernisation kémaliste, marquée par la pénétration en Turquie d'un vaste flux de valeurs, de techniques et de structures importées d'Occident, qui représentera le tournant décisif.

SOURCES INÉDITES POUR L'HISTOIRE DU MOUVEMENT OUVRIER ET DES COURANTS SOCIALISTES DANS L'EMPIRE OTTOMAN AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE

C'est dans les dernières décennies du XIX e siècle que la pensée socialiste s'implante progressivement dans l'Empire ottoman. Les "minorités" — Arméniens, Israélites, Grecs, Serbes, Bulgares — sont particulièrement sensibles aux idées "subversives". Le parti arménien Hentchak est fondé à Genève en août 1887, le Dachnaksoutioun date de 1890 '. Vers la même époque, le socialisme fait également son apparition en Macédoine. Venus de Bulgarie, les militants révolutionnaires pénètrent en Turquie d'Europe dès l'année 1895 et diffusent des brochures socialistes (généralement en langue bulgare) dans les grandes cités "industrielles" de la région : Salonique, Andrinople, Skopje, Bitola, Skétcha, etc 2 . Quelques années plus tard, avec la seconde vague d'immigration juive en Palestine, les discours et les écrits sur la mission historique de la classe ouvrière et sur la nécessité de la lutte des classes commenceront à être propagés au cœur même du Proche-Orient 3 . Seul l'élément turc semble échapper, dans l'immédiat, à la contagion des idées socialistes. Jusqu'à la révolution jeune-turque de 1908, le socialisme ne semble avoir séduit, parmi les musulmans, qu'une poignée d'intellectuels 4 . Ce n'est qu'en septembre 1910 que sera créée à Istanbul la première organisation spécifiquement turque, YOsmanli Sosyalist Firkasi de Hüseyin Hilmi 5 . ' En ce qui concerne le mouvement révolutionnaire arménien, nous renvoyons, par exemple, à l'ouvrage de Louise Nalbandian, The Armenian Revolutionary Movement, Berkeley and Los Angeles : Un. of California Press, 1967. 2 S u r le développement des courants socialistes en Macédoine, voir Danco Zografski, Za rabotnickoto dvizene vo Makedonija do Balkanskata vojna, Skopje, 1950. 3 E n ce qui concerne le socialisme sioniste, nous renvoyons à la synthèse de Walter Laqueur, Histoire du Sionisme, traduit de l'anglais, Paris : Calmann - Lévy, 1973. 4 V o i r à ce propos les diverses études de A. Cerrahoglu rassemblées dans Tiirkiye'de Sosyalizmin Tarihine Katki (Contribution à l'histoire du socialisme en Turquie), Istanbul : May Yay., 1974. Parmi les autres travaux consacrés à la pénétration du socialisme chez l'élément musulman, cf. notamment Esmeralda Gasanova, "Iz Istorii rasprostranenija marksistskikh idei v Tvrtsii (konetz XIX - nacalo XX v)", dans Marksim istrani vostoka, Moscou, 1970. ^Le meilleur travail d'ensemble consacré à cette organisation est celui de Mete Tunçay, Tiirkiye'de Sol Akimlar, 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie, 1908-1925), 2ème éd., Ankara : Bilgi Yay., 1967.

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1908 marque incontestablement un tournant essentiel dans l'histoire du mouvement ouvrier et du socialisme ottomans. Les grandes grèves qui ont éclaté au lendemain de la révolution jeune-turque 1 , dirigées pour la plupart contre le capital étranger, ont montré qu'il existait en Turquie, ne serait-ce qu'à l'état embryonnaire, une véritable question ouvrière. Forts de cette certitude, les groupuscules socialistes intensifieront leur propagande et s'efforceront de mettre sur pied des organisations de masse. Le nouveau régime, bien que tenté par l'autoritarisme (surtout après l'essai de contre-révolution d'avril 1909), s'avère relativement perméable à la propagation des idées révolutionnaires à travers l'Empire. Le socialisme parviendra même à pénétrer, dès le mois de décembre 1908, dans l'enceinte du Parlement ottoman. Au nombre d'une demi-douzaine, les députés "socialistes" participeront à tous les débats importants de l'époque et ne cesseront de dénoncer les insuffisances de la politique économique et sociale du comité "Union et Progrès" 2 . Dans les années 1908-1912 (qui constituent, en quelque sorte, l'âge d'or du socialisme ottoman), nous distinguons en Turquie deux grands centres de propagande socialiste : Istanbul et Salonique. Des noyaux de militants existaient également, bien entendu, dans d'autres villes turques (Andrinople, Smyrne, Brousse, etc.), mais les données dont nous disposons ne nous permettent guère de nous faire une idée précise quant au rôle joué par ces groupes. À Istanbul, la pensée socialiste était essentiellement diffusée par les partis révolutionnaires arméniens et par un certain nombre d'organisations beaucoup plus modestes telles que le Parti socialiste ottoman de Hiiseyin Hilmi et le "Groupe d'Études Sociales", une organisation grecque dirigée par H. Vezestenis. À Salonique, les militants les plus actifs appartenaient soit à la communauté bulgare, soit à la communauté israélite. Avec la Bulgarie toute proche, grande exportatrice de littérature marxiste, Salonique s'affirme à cette époque, plus encore qu'Istanbul, comme la véritable capitale du socialisme ottoman. Les deux tendances de la social-démocratie bulgare — les "larges" de Sakasoff et les "étroits" de Blagoev — y perpétuent leurs querelles à coups de pamphlets et de journaux antagonistes. Les Juifs, de leur côté, qui représentent la communauté la plus importante de la ville, y disposent depuis 1909 d'une importante organisation, la "Fédération ouvrière socialiste", rassemblant plusieurs milliers de sympathisants. ^ Ces grèves ont déjà suscité une abondante littérature. Nous renvoyons à la synthèse d'Oya Sencer, Tiirkiye'de Ij:çi Sinifi, Doguçu ve Yapisi (La classe ouvrière en Turquie. Sa naissance et sa structure), Istanbul : Habora Kitabevi, 1969. 2 N o u s renvoyons à ce propos au témoignage de l'un de ces députés "socialistes", Dimitar Vlahov. Celui-ci consacre dans ses mémoires de nombreuses pages à son activité parlementaire. D. Vlahov, Memoari, Skopje, 1970.

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Ces divers groupements ont suscité depuis une vingtaine d'années une multitude de recherches. Après un certain nombre d'études pionnières dues à des historiens balkaniques (D. Zografski, S. Velikov) ou soviétiques (A. Novicev, R Kornienko), les travaux récents de M. Tunçay, de G. S. Harris, de O. Sencer et de quelques autres ont largement contribué à défricher le terrain 1 . Aujourd'hui, grâce aux efforts de ces spécialistes, les mouvements ouvriers et socialistes de l'Empire ottoman apparaissent définitivement sauvés de l'oubli. Mais en dépit des nombreux matériaux qui ont été exhumés au fil des ans, le sujet présente encore de grandes zones d'obscurité. C'est la raison pour laquelle il nous a paru intéressant de présenter ici des sources inédites susceptibles de renouveler et d'enrichir notre connaissance sur certains points mal éclairés. Nous ne cherchons certes pas, dans le cadre restreint de cet exposé, à donner un inventaire exhaustif des matériaux actuellement disponibles. Il nous a paru plus utile de concentrer notre attention sur certaines sources particulièrement intéressantes qui semblent avoir échappé jusqu'ici à l'investigation des historiens. La plupart des dossiers que nous présenterons sont axés sur la ville de Salonique. Il ne s'est nullement agi, dans notre esprit, de réduire le socialisme ottoman à sa seule composante salonicienne. Mais il importait néanmoins de souligner l'importance particulière de celle-ci. Jusqu'en 1912, en effet, la "Fédération ouvrière socialiste" de Salonique f u t , parmi toutes les organisations de l'Empire, la seule à disposer d'une réelle base populaire ; elle fut également la seule, à côté des socialistes arméniens, à être reconnue par la Deuxième Internationale comme un interlocuteur valable. La première partie de notre étude sera consacrée à la correspondance de la "Fédération" avec le Bureau Socialiste International (BSI) dont le siège se trouvait à Bruxelles. Nous examinerons ensuite la presse socialiste de Salonique, et en particulier les journaux publiés par les militants bulgares et juifs de l'organisation salonicienne. En dernier lieu, nous nous tournerons vers les organes socialistes occidentaux, et nous soulignerons notamment l'intérêt, pour notre sujet, du Bulletin périodique du BSI.

D. Zografski, op. cit.; Stefan Velikov, "Sur le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie après la révolution jeune-turque de 1908", Etudes Balkaniques (Sofia), n° 1,1964, pp. 29-48 ; A.. Novicev, "Zarozhdenie rabochego i sotsialisticheskogo dvizheniia v Turtsii", Uchenye zapiski Leningradskogo Azii i Afriki, n° 1, 1964, pp. 98-105 ; M. Tunçay, op. cit. ; G. S. Harris, The Origins of Communism in Turkey, Stanford, 1967 ; 0 . Sencer, op. cit.

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DU

SOCIALISME

/ . La correspondance

À

L'INTERNATIONALISME

de la "Fédération ouvrière socialiste" avec le BSI

Créée en mai-juin 1909 par un groupe de militants juifs sephardites (A. Benaroya, A. J. Arditti, D. Recanati, J. Hazan) et par un certain nombre de Bulgares et Macédoniens (A. Tomov et D. Vlahov notamment), la Fédération ouvrière socialiste (FOS) de Salonique 1 avait demandé son affiliation à l'Internationale en juin 1909. Elle désirait constituer, avec le groupe socialiste bulgare de Salonique, le "Parti ouvrier de Turquie", section ottomane de l'Internationale 2 . Cette demande fut examinée lors de la réunion du BSI du 7 novembre 1909. Au cours de cette réunion, Camille Huysmans, le secrétaire du BSI, rappela qu'en 1907 l'Internationale avait admis une "sous-section de l'Arménie turque". Il avait été décidé de n'affilier une "section ottomane" que si celle-ci comprenait toutes les nationalités habitant la Turquie. Sur la proposition de Vaillant, la FOS fut donc admise non pas en tant que "section ottomane", mais en tant que "sous-section des Ouvriers de Salonique" avec une force de représentation d'une voix au BSI 3 . À la suite de cette affiliation, une vaste correspondance s'engagea entre la FOS et le secrétariat du BSI. Nous disposons à l'heure actuelle d'une centaine de lettres qui couvrent les années 1909-1914. Découvertes par Georges Haupt dans les archives de BSI, ces documents nous permettent de suivre l'activité de la Fédération presque au jour le jour et nous donnent de précieuses indications sur la manière dont les socialistes de Salonique ont réussi à surmonter les obstacles accumulés devant eux par le pouvoir jeune-turc. La plupart des lettres adressées par la FOS à Camille Huysmans étaient signées soit par J. Hazan, soit par Saul Nahum. J. Hazan était un des secrétaires de la Fédération. C'est lui qui dirigea l'organisation à partir de 1911, lorsque A. Benaroya, le secrétaire général de la FOS, fut exilé en Serbie par le gouvernement ottoman 4 . Saul Nahum était le représentant de la FOS à Paris.

' Nous ne pouvons pas, dans le cadre de cet exposé, retracer en détail l'histoire de cette organisation. Nous renvoyons au travail de Georges Haupt, "Introduzione alla storia della Federazione operaia socialista di Salonicco", Movimento operaio et socialista, XVIII/1, janv.mars 1972, pp. 99-112. Voir aussi Paul Dumont, "Une organisation socialiste ottomane : la Fédération ouvrière de Salonique (1908-1912)", Études Balkaniques (Sofia), n° 1, 1975, pp. 76 88. ^D'après le Bulletin périodique du BSI, n° 1, 1909, p. 13. ^D'après le Bulletin périodique du BSI, n° 2,1909, p. 43. 4 N é en 1887 à Vidin, A. Benaroya adhéra au socialisme alors qu'il était encore adolescent. En 1905, il émigra en Bulgarie et y milita dans les rangs des "anarcho-libéraux" de Nikolaj Harlakov. À. Salonique, où il se rendit au début de la révolution jeune-turque, il fut le principal animateur d'un cercle socialiste juif qui devait donner naissance à la FOS. Il conserva la fonction de secrétaire de la FOS jsuqu'en 1924, date à laquelle il quitta le Parti communiste grec auquel son organisation avait adhéré. Ses mémoires, publiés dans le Tahidromos de Salonique en mars 1931, ont été réédités en un volume (Abraham Benaroya, I Proti stadiodromia tou ellinikou proletariatou, Athènes, 1975).

SOURCES

INÉDITES

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En octobre 1910, il avait été désigné officiellement pour représenter la Fédération auprès du BSI. Militant actif de l'Internationale, il s'était empressé d'entrer en contact avec Camille Huysmans et certains dirigeants socialistes français et il s'employait à les tenir au courant de la situation politique dans l'Empire ottoman. Parmi les autres signataires des lettres de la FOS, nous rencontrons les noms de A. Benaroya, A. Hasson et D. Recanati. Ce dernier, qui était un des fondateurs de la Fédération, écrivait des articles dans la presse judéo-espagnole de Salonique sous le pseudonyme de Rod. Quant à A. Hasson, il s'agissait d'un transfuge de la tendance "étroite" de la social-démocratie bulgare. Très profondément marqué par les théories de Plekhanov, il représentait, semble-t-il, un des éléments les plus radicaux de la Fédération. Les lettres émanant du BSI portent, pour la plupart, la signature de Camille Huysmans. Nous n'en avons malheureusement retrouvé qu'une dizaine. Certaines d'entre elles offrent un grand intérêt, car elles nous renseignent avec précision sur les diverses actions entreprises ou conseillées par l'Internationale en vue de faire obstacle au démantèlement du socialisme ottoman par les Jeunes Turcs. Le premier document dont nous disposons date du 20 juin 1909. Il s'agit d'un compte rendu de la manifestation qui avait été organisée la veille, à l'initiative de la FOS, pour protester contre les lois anti-ouvrières mises à l'ordre du jour de la Chambre par le gouvernement ottoman. 23 organisations ouvrières de Salonique avaient accepté de prendre part à ce meeting et plus de six mille travailleurs, sans distinction de race ni de religion, avaient répondu à leur appel. Parmi les documents qui font suite à ce premier texte, soulignons surtout l'intérêt de deux rapports adressés au BSI à l'occasion du Congrès de Copenhague (août 1910), l'un par A. Benaroya, l'autre par Vasil Glavinov, un membre éminent du Parti social-démocrate de Bulgarie (tendance "étroite") qui avait créé en Macédoine diverses organisations hostiles à la ligne "modérée" de la Fédération 1 . Ces rapports nous fournissent de larges aperçus sur l'histoire des premières organisations socialistes de l'Empire ottoman 2 . Ils nous Vasil Glavinov (1869-1929), un des principaux animateurs du socialisme macédonien, appartenait à la tendance de gauche des sociaux-démocrates bulgares. En 1908-1909, il réussit à mettre sur pied diverses organisations ouvrières en Macédoine. Celles-ci, formées exclusivement de Bulgares, avaient pour organe le Rabotniâeska Iskra (Étincelle ouvrière), dont le premier numéro parut à Sofia en janvier 1909. C'est surtout au moyen de ce journal que Glavinov combattit la FOS. o Ces deux documents ont été publiés par Georges Haupt, "Le début du mouvement socialiste en Turquie", Le mouvement social, n° 45, oct.-déc. 1963, pp. 121-137.

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renseignent également sur une question essentielle, celle des liens entretenus par la Fédération avec le Comité "Union et Progrès". Nous sommes, à cet égard, en présence de deux témoignages totalement contradictoires. Aux yeux de Glavinov, la FOS, accusée de faire le jeu de la bourgeoisie, représentait non pas une organisation socialiste mais une simple "succursale du parti gouvernemental Jeune Turc". Benaroya, quant à lui, souligne au contraire le caractère "orthodoxe" de son organisation et met l'accent sur la lente détérioration des rapports entre la FOS et les Unionistes au cours des années 1908-1909. C'est, semble-t-il, le témoignage de Benaroya qui reflète le mieux la réalité des faits. Les lettres qui suivent ce document sont en effet pleines de nouvelles alarmantes. Dès le 3 décembre 1910, Saul Nahum écrit à C. Huysmans pour l'informer que les Unionistes ont ordonné la fermeture du local de la Fédération à Salonique. Par la suite, le Comité "Union et Progrès" ne cessera de multiplier les tracasseries à rencontre des socialistes. Toutefois, malgré l'acharnement des Unionistes à détruire les organisations socialistes, celles-ci réussiront à survivre. Elles tenteront même d'opposer aux persécutions gouvernementales un front uni. La correspondance de la FOS ne nous apprend malheureusement pas grand chose sur la conférence des principales organisations socialistes et ouvrières de Turquie qui se tint à Salonique au début du mois de janvier 1911. La presse socialiste de Salonique fut sur ce point, nous le verrons, beaucoup plus explicite. Les quelques documents dont nous disposons ne laissent cependant aucun doute quant à l'objet de cette réunion : au cours de celle-ci, il s'agit essentiellement, pour les organisations en présence, de parvenir à une alliance en vue de faire obstacle aux mesures "anti-ouvrières" et "antisocialistes" décidées par l'Union et Progrès. Le 3 mai 1911, J. Hazan écrit de Salonique à C. Huysmans une lettre pour lui annoncer la réussite de la manifestation du Premier Mai : celle-ci a rassemblé près de 7 000 travailleurs. Mais au cours de l'été et de l'automne 1911, la répression s'aggrave. Un certain nombre de militants de Salonique (A. Benaroya notamment) et d'Istanbul (Ismail Faik, Hasan Namik, Hüseyin Hilmi, etc.) sont arrêtés et envoyés en exil. Alerté par J. Hazan et S. Nahum, le BSI entreprendra plusieurs démarches auprès d'Ahmed Riza, le président du Parlement ottoman, et s'efforcera même de faire intervenir la franc-maçonnerie, mais en vain.

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Il est cependant intéressant de noter qu'en dépit de ces vexations, les socialistes ottomans s'empresseront de manifester leur appui aux Unionistes dès qu'éclatera la crise tripolitaine. À partir d'octobre 1911, la guerre italoturque se trouve au centre des préoccupations de la FOS et des autres organisations ottomanes. La FOS cherchera notamment, par le canal du BSI, à faire pression sur les socialistes italiens pour qu'ils interviennent auprès de leur gouvernement et de l'opinion publique italienne. Après les documents relatifs à la crise tripolitaine, nous nous trouvons en présence d'une série de lettres qui nous renseignent sur les relations établies à Paris entre S. Nahum et le représentant du "Parti socialiste ottoman", le Dr. Nevzad Refik 1 . Ces documents viennent démontrer que la Fédération de Salonique avait réussi à nouer des liens avec l'organisation de Hiiseyin Hilmi. Il y a tout lieu de penser qu'à la fin de l'année 1911, les divers groupes socialistes de l'Empire ottoman s'orientaient vers la constitution d'une organisation unitaire, ou peut-être d'une "fédération" où toutes les "nationalités" seraient représentées. Il se peut qu'Israël Helphand "Parvus", l'illustre "marchand de révolution" 2 , qui se trouvait alors en Turquie et dont le nom revient à plusieurs reprises dans la correspondance de la FOS, ait été un des principaux artisans d'un tel rapprochement. À partir de février 1912, l'attention des socialistes ottomans semble entièrement accaparée par les élections législatives. Les Unionistes avaient provoqué ces élections dans le but de consolider leur majorité au Parlement. Les documents dont nous disposons nous donnent de précieuses indications sur les combinaisons électorales envisagées par l'opposition 3 . Ils nous renseignent également sur les méthodes employées par "l'Union et Progrès" pour s'assurer la victoire : menaces, arrestations, brutalités.

Le Dr. Refik Nevzad était arrive' à Paris en 1894 et avait, pendant de nombreuses années, milité au sein de l'organisation jeune-turque. En 1909, toujours à Paris, il était passé dans l'opposition aux Unionistes et avait participé à la fondation du Parti radical ottoman, une organisation animée par Chérif Pacha. Parallèlement, il s'était mis à diffuser de la littérature socialiste, et notamment son journal, le Becheriette, qu'il calligraphiait et litographiait lui-même. Etant entré en relation avec le groupe de Huseyin Hilmi, il fonda en 1912, à Paris, une section du Parti socialiste ottoman dont nous possédons le programme. Considéré comme un des pionniers du socialisme turc, Refik Nevzad vécut en France jusqu'en 1960 et ne revint en Turquie que quelques mois avant sa mort. o En ce qui concerne ce personnage, nous renvoyons au livre de Z.A.B. Zeman et W.B. Scharlau, The Merchant of Revolution. The Life of Alexander Israel Helphand (Parvus), Londres, 1965. La FOS, les Hentchak et certains groupes nationalistes avaient formé une coalition électorale avec l'Entente libérale en vue de présenter des candidats contre ceux de l'Union et Progrès. D. Vlahov consacre dans ses mémoires plusieurs pages au récit de cette campagne électorale.

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Menée à la hussarde, la campagne devait s'achever, bien entendu, par le triomphe des Unionistes. D'avril à juillet 1912, la répression contre les mouvements ouvriers et socialistes reprendra de plus belle. La FOS n'est pas la seule à protester contre l'arbitraire des mesures gouvernementales. À la fin du mois d'avril, le "Groupe d'Études Sociales", une organisation d'Istanbul qui recrutait la plupart de ses militants parmi les artisans grecs de la ville, joindra sa voix à celle de la Fédération pour dénoncer le "terrorisme du gouvernement Jeune Turc". Mais à partir d'août, le pouvoir étant passé aux mains de "l'Entente libérale", la FOS, le Hentchakian et le Parti socialiste ottoman, qui avaient soutenu cette organisation lors des élections, bénéficieront d'une certaine détente. Dans les derniers mois de 1912, c'est un nouveau chapitre qui s'ouvre : celui des Guerres Balkaniques. La correspondance de la FOS témoigne de manière particulièrement éloquente de l'attitude des socialistes saloniciens face à la crise : la Fédération dénonce la "barbarie" des voisins de la Turquie et plaide avec obstination en faveur de la formation d'une confédération balkanique. Après la prise de Salonique par les Grecs, le 9 novembre 1912, elle protestera contre les "actes horribles" commis par les soldats grecs et, d'une manière générale, manifestera son opposition à toute modification de la carte politique des Balkans. Le "Groupe d'études sociales" d'Istanbul, pourtant composé de militants grecs, adoptera une position comparable. À partir de novembre 1912, Salonique se trouve en territoire grec. Les lettres de la FOS conservées dans les archives du BSI ne concernent donc plus l'histoire du socialisme ottoman. Il convient toutefois de signaler que la rupture du statu quo balkanique fut, pour les militants de la Fédération, un choc terrible. La correspondance des premiers mois de 1913 témoigne très nettement d'une attitude de refus face au fait accompli. La domination grecque est dépeinte sous des couleurs excessivement sombres ; la solution grecque du problème macédonien est présentée comme quelque chose de non viable. Ce n'est que progressivement, vers la fin de l'année 1913, que la Fédération se résignera à son intégration dans le cadre de l'État hellénique.

2. La presse socialiste de Salonique Les lettres adressées par la Fédération au BSI constituent indéniablement, nous l'avons vu, une source de premier plan en ce qui concerne l'histoire interne de l'organisation salonicienne. Mais cette

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INÉDITES

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correspondance présente toutefois d'évidentes lacunes ; elle ne nous fournit presque aucun renseignement sur la vie ouvrière dans la région de Salonique et elle passe sous silence les options "théoriques" de la FOS. Fort heureusement, pour combler ces lacunes, nous disposons d'une autre source fondamentale : les périodiques publiés par les socialistes saloniciens au cours des années 1909-1914. Nous n'avons pas retrouvé tous les périodiques de cette époque. C'est ainsi par exemple que Dimitar Vlahov cite dans ses mémoires 1 un certain nombre d'organes — le Socialisticeska Federacia paru au début de l'été 1909, le Mucadele publié en langue turque à l'occasion des élections de 1912, le Rabotnicka Solidarnost en bulgare — que nous n'avons guère réussi à dépister. Par contre, nous avons eu la chance de pouvoir consulter des collections assez complètes — retrouvées par Georges Haupt — d'autres publications de la FOS, qui suffisent à nous donner une certaine idée de ce que furent les préoccupations et les choix théoriques des militants socialistes de Salonique. Le premier organe de la Fédération dont nous disposons couvre la période allant du 15 août 1909 au 16 octobre de la même année. Il s'agit d'un hebdomadaire publié en quatre langues différentes : l'Amele Gazetesi en turc, VEfimeris tou Ergatou en grec, le Rabotniceski Vestnik en bulgare et le Gornal del Laborador en j udéo-espagnol. Chacune de ces éditions avait sa physionomie propre. D'une langue à l'autre, nous constatons de grandes différences dans le texte publié. Les éditions en grec et en turc étaient beaucoup plus succinctes que les éditions en bulgare et en judéo-espagnol. Le Rabotniceski Vestnik, dirigé par Angel Tomov, était le plus fourni et le plus "théorique" des quatre hebdomadaires. Faute de lecteurs, la publication de l'Amele Gazetesi et de VEfimeris tou Ergatou fut interrompue au bout de quatre numéros. Seul le Gornal del Laborador et le Rabotniceski Vestnik réussirent à tenir jusqu'au numéro 9, daté du 16 octobre 1909. À en croire la correspondance de la FOS avec Camille Huysmans, la publication de ces deux organes fut suspendue pour des raisons financières 2 . Mais il y a tout lieu de croire que d'autres facteurs jouèrent également. Il convient en effet de noter que l'arrêt du journal coincida

Vlahov, op. cit., pp. 161-172.

2

Arch. du BSI, lettre de Benaroya du 18 mai 1910.

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DU

SOCIALISME

À

L'INTERNATIONALISME

avec une grave crise au sein de la FOS, crise qui se solda par le départ de la plupart des militants bulgares 1 . Ce premier organe ne semble avoir été remplacé par un autre hebdomadaire, la Solidaridad Obradera, qu'au début de l'année 1911. Il se peut que ce nouveau titre ait été doublé, pendant quelque temps tout au moins, d'une édition en langue bulgare 2 . Le premier numéro de la Solidaridad Obradera date du 17 février 1911 ; le dernier, du 16 février 1912. C'est sans doute à cette époque, en pleine campagne électorale, que la Solidaridad Obradera céda la place à un organe en langue turque, le MUcadele, dont nous n'avons malheureusement pas retrouvé la trace3. Après le rattachement de Salonique à la Grèce, la Fédération lancera un nouveau journal, l'Avanti, qui paraîtra (si les données dont nous disposons sont exactes) jusqu'au milieu de l'année 1914. Cet organe ne concerne pas notre propos, mais il mérite d'être signalé, car sa parution, dans une conjoncture très difficile, vient témoigner de l'indéniable esprit de suite dont surent faire preuve les militants de la FOS tout au long des années 1909-1914. À quelle clientèle s'adressait la presse de la Fédération ? Théoriquement, tous les travailleurs étaient concernés, sans distinction de race ni de religion. Dans la pratique, cependant, nous savons que les ouvriers grecs et turcs demeurèrent, dans leur grande majorité, totalement insensibles à l'argumentation de la FOS. L'Amele Gazetesi et l'Efimeris tou Ergatou durent cesser de paraître, nous l'avons vu, par manque de lecteurs. La propagande socialiste avait surtout pénétré les Bulgares, mais ceux-ci étaient relativement peu nombreux à Salonique et ils se montraient, pour la plupart, hostiles aux thèses modérées de la Fédération. Après quelques vaines tentatives en direction des diverses nationalités qui peuplaient la ville, la Fédération dut donc se contenter de ne toucher que l'élément israélite, un élément actif, dynamique, mais imperméable aux positions extrémistes, et très attaché à l'État ottoman. ' Dans les deux derniers numéros du Rabotniceski Vestnik, A. Tomov tente de se défendre contre les accusations des socialistes bulgares de gauche qui lui reprochaient de collaborer avec les organisations bourgeoises et en particulier d'écrire dans le Narodnaia Volia, l'organe du Parti fédératif populaire de Macédoine. A. Tomov fut en définitive désavoué par ses camarades bulgares et la plupart de ceux-ci quittèrent la FOS. On trouvera une allusion à cette querelle dans le rapport de Benaroya adressé au BSI à l'occasion du Congrès de Copenhague. Cf. G. Haupt, "Le début du mouvement socialiste en Turquie", op. cit., p. 132. 2 C'est du moins ce qui ressort des indications données par D. Vlahov, op. cit., p. 170. Toutefois, il se peut que Vlahov ait été trahi par sa mémoire. 3 L e MUcadele est mentionné par D. Vlahov (op. cit., pp. 148-149) qui était le rédacteur de cet organe. Nous ne savons pas à quelle date la Solidaridad Obradera cessa de paraître ; mais le dernier numéro que nous ayons pu consulter date du 16 février 1912.

SOURCES

INÉDITES

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Du point de vue socio-professionnel, il semble que la presse de la Fédération recrutait la plupart de ses lecteurs — la Solidaridad Obradera comptait 2 000 abonnés en août 19111 — parmi les employés, les apprentis, les artisans et les ouvriers de petites entreprises manufacturières. C'était là, à vrai dire, l'essentiel du "prolétariat" salonicien. Il est frappant de constater que les articles du Rabotniceski Vestnik ou de la Solidaridad Obradera consacrés à la vie ouvrière ne concernaient, bien souvent, que des métiers artisanaux : grève des tailleurs, lock-out dans un atelier de ferblanterie, création d'un syndicat de forgerons, etc 2 . Les grandes concentrations prolétariennes des chemins de fer, des docks, des mines de l'hinterland salonicien ne faisaient guère partie, semble-t-il, de la clientèle de la Fédération. Les ouvriers du tabac, très nombreux à Salonique et dans les villes du voisinage, faisaient peut-être exception : ils constituent les seuls représentants de la grande industrie manufacturière qui soient régulièrement mentionnés dans les journaux de la FOS. Que donnait-on à lire à ces employés et à ces ouvriers dispersés dans les multiples ateliers de Salonique ? Une analyse sommaire du contenu des périodiques publiés par le FOS met surtout en évidence l'importance de la place accordée par ces périodiques aux informations ouvrières : grèves, congrès, nouvelles syndicales, etc. Sous des dehors relativement inoffensifs, ces informations constituaient bien entendu une véritable pédagogie de la lutte ouvrière. A travers un certain nombre d'exemples concrets, les travailleurs saloniciens étaient appelés à s'organiser et à faire l'apprentissage de la solidarité de classe. À côté de ces articles relatifs à la vie ouvrière locale, nous trouvons également, dans le Rabotniceski Vestnik comme dans la Solidaridad Obradera, de vastes éditoriaux consacrés aux problèmes importants du moment. Il ne fait aucun doute que ces éditoriaux avaient pour but de former la conscience politique de la clientèle de la FOS. À notre connaissance, les organes de la Fédération furent les seuls périodiques publiés dans l'Empire ottoman à poser ainsi, sans le moindre complexe, un regard socialiste sur l'actualité.

1 D'après la Solidaridad Obradera du 18 août 1911. Voir en particulier le Rabotniceski Vestnik des 28 août, 2 octobre et 9 octobre 1909.

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Les autres organes de la gauche ottomane — nous pensons en particulier aux divers journaux publiés à Istanbul par Hiiseyin Hilmi et ses camarades 1 — ne reculaient certes pas devant le langage polémique, mais les analyses qu'ils proposaient de l'actualité économique, politique et sociale n'avaient en général rien de socialiste. Cela s'explique peut-être par le fait que la censure unioniste était plus sévère envers la presse en langue turque qu'envers la presse en bulgare ou en judéo-espagnol. Certains des écrits publiés dans les journaux de la Fédération revêtaient un aspect nettement "théorique". Angel Tomov et Abraham Benaroya en particulier n'hésitaient pas à aborder dans leurs éditoriaux, surtout à l'époque du Rabotniceski Vestnik, les grands problèmes du socialisme balkanique. Au centre de leurs préoccupations : la question nationale. Comment empêcher l'exploitation des masses prolétariennes par la bourgeoisie au nom du "drapeau national" ? Comment faire échec aux divisions ethniques et religieuses qui oblitéraient la conscience de classe des ouvriers ? Pour Salonique, qui se trouvait au cœur de la tourmente balkanique, il s'agissait là d'une interrogation capitale. Ni Benaroya, ni Tomov ne sous-estimaient le rôle du facteur national. Ils savaient que la lutte pour la langue nationale ou pour les cloches d'église était beaucoup plus mobilisatrice que la lutte pour le pain. Mais comme bien d'autres dirigeants socialistes de l'époque, ils croyaient que le socialisme finirait par venir à bout des antagonismes nationaux. Ils étaient persuadés de disposer d'une arme irrésistible : le principe fédératif. C'est par le biais d'une fédération de syndicats et d'organisations politiques qu'ils entendaient mettre fin à la discorde qui régnait entre les divers groupes nationaux constitutifs du prolétariat ottoman. Cette option fédéraliste, maintes fois affirmée dans les colonnes du Rabotniceski Vestnik, fut une des principales causes de la rupture entre la FOS et les sociaux-démocrates bulgares de gauche. Ces derniers estimaient que l'idée de fédération entretenait chez les ouvriers des préjugés nationalistes et faisait, par là même, le jeu de la bourgeoisie 2 .

Mentionnons en particulier l'if tirak qui parut de février à juin 1910, puis de nouveau en septembre 1910, enfin, après une longue interruption, de juin à octobre 1912. Parmi les autres organes socialistes de la capitale, nous devons encore citer l'Insaniyet (août et décembre 1910), le Sosyalist (novembre 1910) et le Medeniyet (décembre 1910). 2 Cf. le Rabotniceski Iskra de Vasil Glavinov, n° 18 du 15 septembre 1909 et n° 24 du 18 décembre 1909, cités par S. Velikov, op. cit., pp. 37-38.

SOURCES

INÉDITES

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À leurs yeux, les aspirations nationales devaient être strictement subordonnées au principe de la lutte des classes. Par ailleurs, avec une certaine inconséquence, ils étaient favorables aux luttes nationales qui se déroulaient en Turquie, car ils considéraient que le pouvoir ottoman ne pouvait qu'étouffer l'élan naturel des minorités vers la démocratie et le progrès social. Dans la mesure où il visait à maintenir le statu quo multinational au sein de l'Empire ottoman, le projet fédératif de la FOS leur semblait préjudiciable aux intérêts des peuples opprimés. I2l querelle avec les "étroits" occupe une grande partie des deux derniers numéros du Rabotniceski Vestnik. Nous savons que ce débat sur la question nationale finit par provoquer une rupture définitive entre les deux principaux groupes qui composaient la FOS, le groupe bulgare et le groupe juif. Désormais, restés seuls maîtres à bord, les militants israélites, en dépit d'un certain nombre de débats internes, feront du principe fédératif leur grand cheval de bataille. Loin d'abandonner l'idée de fédérer tous les groupes socialistes de Turquie en un parti socialiste ottoman, ils chercheront, tout au long de l'année 1910, à réunir une conférence des diverses organisations de l'Empire en vue de parvenir à un front unitaire. Cette conférence aura finalement lieu à Salonique au début du mois de janvier 1911 et réunira 29 délégués venus de la FOS, du groupe social-démocrate bulgare, du Parti socialiste ottoman, du Groupe d'Études Sociales d'Istanbul et de diverses organisations socialistes des Balkans. C'est grâce à la Solidaridad Obradera (25 février, 3, 19 et 17 mars 1911) que nous sommes renseignés sur l'ordre du jour de cette conférence. Nous apprenons dans l'organe de la FOS que les militants réunis à Salonique discutèrent de la situation politique du pays et qu'ils tentèrent de jeter les bases d'une organisation fédérative réunissant tous les groupements socialistes de l'Empire. Nous apprenons également qu'il fut question, lors des débats, des rapports entre les syndicats et le mouvement socialiste ainsi que de l'organisation de la presse militante en Turquie. Les résolutions de la conférence, publiées in extenso dans la Solidaridad Obradera, constituent des documents d'un grand intérêt qui mettent en lumière à la fois la vitalité et les faiblesses du socialisme ottoman. Le simple fait d'avoir réussi à rassembler, en dépit des pressions gouvernementales, 29 délégués socialistes à Salonique représentait indéniablement un grand succès pour les parties en présence dans la conjoncture de l'époque. Par contre, la mise en veilleuse (à travers les atermoiements de la seconde résolution) du projet fédératif proposé par la FOS soulignait l'incapacité des organisations ottomanes à surmonter leurs querelles de chapelle et les rivalités nationales sous-jacentes.

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Les matériaux relatifs à la conférence de janvier 1911 constituent, nous semble-t-il, un bon exemple de ce que le chercheur peut "découvrir " dans les organes de la FOS. Le Rabotniceski Vestnik, la Solidaridad Obradera et les autres titres que nous avons cités abondent en informations "inédites" susceptibles d'éclairer l'histoire sociale de l'Empire ottoman au début du XX e siècle. La multiplicité des données qui nous sont ainsi proposées souligne l'importance de la presse en tant que source. Les historiens l'ont du reste bien des fois noté : pour l'étude des mouvements ouvriers, l'imprimé (journaux, tracts, brochures, etc.) est irremplaçable.

3. La presse socialiste

européenne

La révolution jeune-turque de 1908 avait éveillé, dans les milieux socialistes d'Europe, un grand intérêt pour les problèmes de l'Empire ottoman. Dans les premiers mois qui suivirent la révolution, l'action du comité "Union et Progrès" fut présentée, par tous les journaux socialistes occidentaux, avec beaucoup de sympathie. Dans l'Humanité du 15 juillet 1908, avant même que le soulèvement des Jeunes Turcs n'eût abouti en Macédoine au rétablissement de la Constitution de 1876, Jean Jaurès écrivait : "... Si l'Europe a gardé un peu de prudence, un peu de bon sens, si elle veut éviter les complications, les périls, les alarmes que lui réserve la question balkanique, elle appelera de tous ses vœux l'avènement d'un grand parti turc, national et réformateur, qui prépare en Turquie la justice pour tous, chrétiens et musulmans, et qui dispense les puissances européennes d'interventions souvent discordantes et dont les plus généreuses ont une tare". Par la suite, cet enthousiasme pour la révolution jeune-turque devait céder progressivement la place à la déception. Le Comité "Union et Progrès" fut dénoncé pour son autoritarisme et son incapacité à introduire de véritables réformes. Mais l'Empire ottoman, secoué de crises multiples, demeura jusqu'en 1914 au premier plan des préoccupations du mouvement socialiste international. Cette attention portée aux affaires ottomanes provoqua, on s'en doute, dans la presse socialiste de l'époque une avalanche d'articles consacrés à la Turquie et à ses problèmes politiques, économiques et sociaux. On connaît les articles de Lénine publiés dans le Proletaria. Les analyses de Jean Jaurès et de Jean Longuet, le petit-fils de Karl Marx, parus dans l'Humanité, sont à nos yeux d'un intérêt comparable. ' Nous renvoyons aux nombreux articles regroupés dans le tome XV des Oeuvres de Lénine, Paris : éd. sociales, 1967. Ce volume couvre la période allant de mars 1908 à août 1909.

S O U R C E S

I N É D I T E S

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Il suffit d'un simple sondage dans les principaux journaux socialistes d'Europe — l'Humanité (Paris), le Peuple (Bruxelles), Vorwärts (Berlin), etc. — pour prendre la mesure de leur importance en tant que source documentaire. Bien souvent, certes, nous n'y rencontrons, touchant la Turquie, que des commentaires sur les grands problèmes du moment : le boycott anti-autrichien de 1908, la crise italo-turque de 1911, les élections de février 1912, les guerres balkaniques. Mais d'autres fois, nous nous trouvons en présence d'informations moins "banales". C'est ainsi, par exemple, que l'Humanité nous fournit d'intéressants dossiers sur les grandes grèves qui secouèrent la Turquie tout au long de l'été 1908 : grève des chemins de fer, grève des typographes d'Istanbul, grève des boulangers, etc 1 . C'est ainsi, de même, que nous découvrons, toujours dans l'Humanité, un portrait d'une des figures les plus énigmatiques du socialisme turc, Mehmed Medjdet. Les historiens qui se sont penchés sur les origines du mouvement socialiste en Turquie n'ont guère réussi, jusqu'à présent, à identifier ce personnage 2 . À en croire Jean Longuet, cependant, il s'agissait d'un "socialiste acharné" qui avait été pendant plusieurs années chef du comité jeune-turc à Smyrne et chef du bureau des affaires politiques du vilayet. Fondateur de l'irgat, le premier journal socialiste en langue turque de l'Empire ottoman, il était considéré par l'Humanité comme un des leaders les plus prometteurs du socialisme ottoman3. Il convient de souligner que les périodiques socialistes européens tiraient leur documentation d'informateurs généralement bien renseignés. Nous savons par exemple que l'Humanité était redevable d'une grande partie de ses informations aux militants socialistes arméniens. Parmi les autres gros fournisseurs de "bulletins" concernant la Turquie, nous devons mentionner également Saul Nahum, le représentant de la FOS à Paris, et le Dr. Nevzad Refik, le promoteur de la section parisienne du Parti socialiste ottoman. Mais ces divers informateurs ne se signalaient pas toujours par leur impartialité. Les membres du Dachnaksoutioun et du Parti Hentchak, en particulier, avaient incontestablement tendance à présenter la situation en Turquie sous des couleurs exagérément sombres. Au cours de nos sondages, nous avons relevé, dans l'Humanité notamment, un nombre non négligeable d'affirmations discutables. Les données fournies par cette presse militante ne peuvent donc être utilisées qu'à la condition d'être soumises à une sérieuse critique historique. Mais la chose va à vrai dire de soi, et ce n'est pas les quelques incongruités que nous avons notées ici ou là qui déjoueront la sagacité des historiens.

' c f . notamment l'Humanité des 23 août, 27 août, 2 septembre et 21 septembre 1908. C f . S. Velikov, op. cit., p. 39 ; M. Tunçay, op. cit., p. 57 ; G. S. Harris, op. cit., p. 160. 3 Voir l'article de J. Longuet dans l'Humanité du 2 septembre 1908, p. 2.

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Parmi les nombreux périodiques du mouvement socialiste, il en existe un qui mérite, à notre sens, une attention particulière : le Bulletin périodique du BSI. Édité à partir de 1909 par le Comité exécutif de l'Internationale siégeant à Bruxelles, le Bulletin jouait en quelque sorte le rôle d'organe de liaison entre les multiples partis nationaux affiliés à l'Internationale. Il s'agissait essentiellement d'un recueil de documents (comptes rendus de conférences, résolutions, circulaires etc.) qui reflétait l'évolution du mouvement socialiste dans les divers pays représentés au sein de l'Internationale. Les documents relatifs à l'Empire ottoman et aux Balkans étaient particulièrement nombreux. Cela n'a rien de surprenant. À cette époque, en effet, la "question d'Orient" constituait, on le sait, un des principaux pivots de la vie politique internationale. Nous avons déjà signalé plus haut 1 les données du Bulletin périodique concernant l'adhésion de la FOS à l'Internationale. Mais bien d'autres matériaux méritent encore d'être pris en considération 2 . Si nous suivons l'ordre chronologique, nous devons commencer par souligner l'intérêt que présente pour notre propos le compte rendu de la première conférence social-démocrate des Balkans qui s'était tenue à Belgrade les 7, 8 et 9 janvier 1910 3 . Étaient représentés à cette conférence les partis sociaux-démocrates de Serbie, de Bulgarie et de Roumanie, certains groupes socialistes de Macédoine et de Turquie et, en outre, les partis sociaux-démocrates sud-slaves d'AutricheHongrie. Ni la FOS, ni les "larges" de Bulgarie n'avaient été invités. C'est, on s'en doute, la "question nationale" qui s'était trouvée d'emblée au centre des débats. Les partis présents, confrontés au puzzle inextricable des nationalités balkaniques, avaient mis l'accent sur la nécessité de supprimer les frontières entre les États et d'œuvrer à la réalisation d'une confédération des républiques balkaniques. Mais les rédacteurs de la résolution finale n'avaient pas hésité par ailleurs à affirmer que "les mouvements et les luttes des nations de l'Europe du Sud-Est et des Balkans sont l'expression d'une aspiration inévitable pour l'affranchissement économique et politique". En dépit d'une articulation dialectique passablement confuse, le texte élaboré à Belgrade constituait donc une prise de position sans ambiguité à la fois contre l'impérialisme austrohongrois et contre le maintien de la domination ottomane dans les régions qui n'avaient pas encore été "libérées" 4 .

'Cf. supra, notes 10 et 11. ^Plusieurs historiens ont déjà souligné l'intérêt des matériaux publiés dans le Bulletin périodique du BSI. Georges Haupt s'est signalé incontestablement comme le meilleur spécialiste en ce qui concerne les archives et les publications du BSI. Son ouvrage intitulé Socialism and the Great War. The Collapse of the Second International, Oxford : Clarendon press, 1973, propose une excellente synthèse de ces diverses sources, notamment pour ce qui touche les Balkans. 3 Bul.pér. du BSI, n° 2, 1910, pp. 64-66. 4 Pour un aperçu d'ensemble sur le problème de la confédération balkanique, nous renvoyons bien entendu à l'ouvrage "classique" de L. F. Stavrianos, Balkan Federation, a History of the Movement towards Balkan Unity in Modern Times, Hamden : Archon Books, 1964, pp. 182-190. Voir aussi le chapitre 3 (pp. 56-82) de l'ouvrage de Georges Haupt, Socialism and the Great War, déjà cité.

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INÉDITES

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Pourtant, paradoxalement, dès que le statu quo se trouvera réellement menacé — lors de la guerre italo-turque — les socialistes du monde entier voleront au secours de la Turquie. Les multiples documents rassemblés dans le Bulletin périodique du BSI1 témoignent d'une véritable mobilisation socialiste en faveur de la cause turque. Tous les partis socialistes d'Europe flétriront l'agression italienne et organiseront des manifestations massives contre la politique des "impérialistes", accusés de "troubler le repos de l'Europe". Dans les Balkans, une conférence socialiste réunie à Belgrade le 18 octobre 1911 à l'appel du Parti social-démocrate serbe invitera les organisations de la Péninsule à organiser, le 5 novembre, des manifestations contre la guerre dans tous les États balkaniques. En Turquie, plus de 10.000 ouvriers participeront au "meeting monstre" organisé à Salonique par la FOS 2 . Le Bulletin périodique ne fait état que d'une seule voix discordante : celle de Yanko Sakasoff, le leader du Parti socialiste "unifié" de Bulgarie, qui, tout en stigmatisant l'action de l'Italie, protestera contre la politique jeune-turque "tendant, par les méthodes de l'ancien régime hamidien, à étouffer les aspirations naturelles vers la démocratie et la culture chez les nationalités peuplant l'Empire ottoman, et rendant de la sorte impossible la Fédération générale, l'unique solution pour les Etats balkaniques" 3 . Les manifestations organisées par les partis socialistes, leurs multiples proclamations pacifistes, s'avéreront totalement inutiles. La tension montera encore d'un cran dans les Balkans, au début de l'année 1912, avec le rapprochement bulgaro-serbe. En août, tous les pays du sud-est de l'Europe mobiliseront. Dans le Bulletin périodique du BSI, c'est à nouveau un déluge de manifestes, de démonstrations, de circulaires, etc. Les socialistes bulgares, serbes, roumains seront unamimes à condamner la guerre, tout en proclamant le droit des nationalités à une vie autonome, dans le cadre d'une confédération balkanique4. Parmi les documents les plus intéressants de cette période, nous devons mentionner le manifeste des socialistes de Turquie et des Balkans, adressé aux travailleurs de la péninsule balkanique et de l'Asie Mineure à la veille de la guerre. Ce manifeste fut élaboré par Christian Rakovski au début du mois de

l

9Bul.pér.duBSI,

n° 8,1912.

En ce qui concerne la "Conférence préliminaire des Social-démocrates des Balkans", voir le Bul. pér. du BSI, n" 8, 1912, pp. 67-68. Dans le même numéro, pp. 46-47, on trouvera également la résolution du "meeting monstre" de Salonique. 3 Bul. pér. du BSI, n° 8, 1912, p. 48. 4 L e s documents concernant les guerres balkaniques sont regroupés dans les n o s 9 et 10 du Bul. pér. du BSI.

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septembre 1912. Le leader socialiste roumain se trouvait alors à Istanbul et s'était entendu avec les organisations de Turquie (essentiellement les deux partis socialistes arméniens et la FOS) pour la publication d'une proclamation commune qui reçut par la suite l'adhésion des partis socialistes de tous les pays balkaniques 1 . De même que les autres "manifestes" publiés vers la même époque dans les Balkans, ce texte — une des analyses les plus cohérentes que nous ayons du probème balkanique — reconnaissait le droit des nationalités à une vie autonome, "conséquence directe de l'égalité politique et sociale et de la suppression de tout privilège de caste, de race ou de religion demandées par l'Internationale ouvrière". Mais il condamnait par ailleurs catégoriquement l'expansionnisme économique et territorial des voisins de la Turquie et soulignait qu'une modification de la carte politique des Balkans, compte tenu de la dispersion ethnique dans cette partie du monde, ne ferait que "changer le nom des maîtres et les degrés de l'oppression". En conséquence, les rédacteurs du manifeste se prononçaient pour le maintien du statu quo territorial dans l'Empire ottoman, mais, s'inspirant peut-être de la doctrine de "décentralisation administrative" prônée par le Prince Sabahattin 2 , ils réclamaient une autonomie complète des nationalités sur le plan culturel — écoles, églises, etc. — et un self-government local par régions, cantons et communes, avec une représentation proportionnelle des éléments ethniques et des partis 3 . Ce manifeste de caractère "ottomaniste" fut cautionné, nous l'avons dit, par tous les socialistes des Balkans. Mais en réalité, personne ne croyait plus au maintien du statu quo. Le Parti social-démocrate unifié (tendance "large" de Yanko Sakasoff) en particulier, dans un rapport du 14 septembre 1912, plaidait déjà, avant même que les combats n'aient commencé, pour une Macédoine autonome, avec Salonique pour capitale 4 . Désormais, le problème du sort de la Macédoine constituera la principale pierre d'achoppement au sein de la socialdémocratie bulgare. Les "étroits" s'éléveront en effet avec vigueur contre la thèse autonomiste défendue par Yanko Sakasoff. Accusant les "larges" de vouloir favoriser la conquête de la Macédoine et du vilayet d'Andrinople par la bourgeoisie bulgare, D. Blagoeff, le leader des "étroits", prendra position dans un long rapport publié dans le Bulletin périodique du BSI en faveur d'une confédération balkanique englobant la Turquie. "On ne peut guère parler",

1 D'après le rapport du Parti social-démocrate de Roumanie, Bul. pér. du BSI, n° 10, 1913, p. 77. e Prince Sabahattin (1879-1948), le leader de l'aile "décentralisatrice" du mouvement jeuneturc, était un personnage bien connu des socialistes. Jean Longuet lui avait consacré un article en première page de l'Humanité, le 4 septembre 1908. ^Cf. le texte de cette proclamation dans le Bul. pér. du BSI, n° 9, 1912, pp. 5-7. 4 Bul.pér. du BSI, n° 9, 1912, pp. 13-16.

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soulignera-t-il, "d'une union des peuples balkaniques réelle et définitive si l'on écarte, en tant que nation indépendante, les Turcs qui forment une population de 4 à 5 millions d'habitants dans la péninsule balkanique" 1 . Ce projet de confédération, auquel les divers partis sociaux-démocrates ne cessaient de se référer depuis la Conférence de Belgrade de janvier 1910, était évidemment totalement utopique. Les socialistes ottomans et balkaniques ne représentaient dans les années 1910 qu'une bien maigre force et les masses populaires n'étaient guère disposées à les suivre. Le désir d'indépendance nationale constituait dans tous les pays du sud-est européen un idéal impérieux face auquel le célèbre mot d'ordre des socialistes, "guerre à la guerre", n'avait aucun poids. Les documents du BSI que nous avons présentés dans les pages précédentes nous permettent donc surtout de retracer l'histoire d'un échec. Ils nous ouvrent également des perspectives sur l'histoire d'une espérance. C'est ce qui fait, à nos yeux, leur principal intérêt. * *

*

Nous nous sommes efforcé, dans cette étude, de présenter un certain nombre de sources susceptibles de nous éclairer sur les origines du mouvement ouvrier et socialiste dans l'Empire ottoman. Mais, axés sur Salonique et sur l'imbroglio macédonien, ces matériaux ne nous donnent, il convient de le souligner, qu'une vision partielle des choses. Bien des problèmes demeurent en suspens. Quel fut, par exemple, l'impact du socialisme en dehors des villes de Salonique et d'Istanbul ? Quel fut le rôle assigné aux musulmans dans les diverses organisations que nous avons mentionnées ? Quel fut au juste le poids des préoccupations nationales dans les partis créés par des militants nonturcs ? Pour pouvoir répondre à ces questions, de vastes dépouillements d'archives sont encore nécessaires. Les rapports consulaires français et britanniques conservés dans les archives du Public Record Office et dans celles du ministère français des Affaires étrangères nous fournissent quelques éléments de réponse, mais nous n'avons malheureusement pas rencontré dans ces dépôts de séries continues consacrées aux problèmes de la vie ouvrière dans l'Empire ottoman. Les recherches doivent donc s'orienter vers des archives encore peu explorées. Nous songeons par exemple aux archives du Dachnaksoutiouti conservées à Boston 2 ou à celles de l'Alliance Israélite

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Bul. pér. du BSI, 2ème supplément, p. 5. C e s archives ont déjà été utilisées par des historiens tels que L. Nalbandian et R. G. Hovanissian. 2

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Universelle, qui représentent une source de premier plan en ce qui concerne la vie des communautés juives dans l'Empire ottoman aux XIX e -XX e siècles 1 . Les sources turques sont, elles aussi, insuffisamment connues. En dépit du "boom" des recherches historiques en Turquie au cours de ces dernières années, les archives du Ba§bakanlik n'ont pas encore livré leurs secrets. Ceci dit, la question des sources ne constitue pas le seule difficulté à laquelle se heurtent les historiens. Il ne suffit pas de disposer de sources, il faut aussi, c'est une évidence, les interroger d'une manière pertinente. Or, la problématique des chercheurs qui se sont penchés sur l'histoire du mouvement ouvrier et des courants socialistes dans l'Empire ottoman n'apparaît pas toujours irréprochable. Prisonniers de l'histoire nationale, certains spécialistes ont, par exemple, totalement négligé la dimension multi-ethnique de la société ottomane, escamotant par là même le problème du rôle joué par les diverses communautés dans la diffusion des idées "subversives" à travers l'Empire. D'autres ont plaqué sur la Turquie de la fin du XIX e et du début du XX e siècle des concepts marxistes élaborés en fonction des réalités de la société occidentale et qui, au départ, n'étaient nullement destinés à l'univers oriental. En fait, une étude des origines du mouvement ouvrier et socialiste en Turquie ne peut se concevoir que si l'on tient compte des données concrètes de la vie sociale dans les dernières décennies de l'Empire ottoman. Prise encore dans le réseau des relations sociales traditionnelles, mais engagée déjà dans la voie de la révolution industrielle, la société ottomane du début du XX e siècle ne se laisse guère cerner d'un trait de plume. Face à cet univers en pleine mutation, on doit se résigner à abandonner la commodité des idées toutes faites. Mais il y a tout lieu d'être optimiste : les historiens qui se plaisent dans l'inconfort des hypothèses et des approches nouvelles se font de plus en plus nombreux.

' Les archives de l'Alliance organisation.

Israélite

Universelle

sont conservées à Paris, au siège de cette

UN ÉCONOMISTE SOCIAL-DÉMOCRATE AU SERVICE DE LA JEUNE TURQUIE

"Parvus Efendi". C'est ainsi qu'on l'appelait à Istanbul. Il avait débarqué dans la capitale ottomane vers le début du mois de novembre 1910. Arrivé quasiment sans un sou en poche, il avait vécu pendant quelque temps très pauvrement, prenant ses repas dans les gargotes de Galata et "marchant avec précaution afin qu'on ne vît pas ses semelles trouées". Mais il s'en était progressivement tiré. D'abord, il avait gagné son pain en écrivant des articles sur la Turquie pour divers journaux d'Autriche et d'Allemagne. Puis, fort de ses connaissances en matière de finance, il s'était lancé dans les affaires. Parallèlement, il avait aussi fait son chemin dans les milieux politiques jeunes-turcs. Bien qu'étant étranger, il était parvenu à se faufiler dans divers clubs nationalistes et à acquérir une certaine notoriété en tant qu'ami de la Turquie. Au début de l'année 1912, il avait commencé à écrire dans la revue Ttirk Yurdu (La patrie turque) un des principaux organes de la doctrine panturquiste. Consacrés aux problèmes de l'économie ottomane, ses articles avaient fait sensation et lui avaient valu l'estime d'un grand nombre d'intellectuels constantinopolitains. Il avait su manœuvrer avec tant d'habileté qu'à la veille des guerres balkaniques il pouvait déjà se poser, dans une certaine mesure, en maître à penser financier et économique de la Jeune Turquie. * *

*

Grâce aux efforts conjugués de Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau 1 , nous connaissons assez bien sa biographie. Alexander Israël Helphand, alias Parvus, est né en 1867 (d'aucuns disent en 1869) dans un ghetto de la province de Minsk, en Russie Blanche. Fils d'un modeste artisan juif, il a passé l'essentiel de son enfance à Odessa, et c'est aussi dans cette ville qu'il a fait, vers l'âge de seize ans, ses premières armes de militant révolutionnaire. En ^The Merchant of Révolution. The Life of Alexander Israël Helphand (Parvus). 1867-1924, Londres : Oxford Un. Press, 1965. On trouvera également une bonne biographie de Helphand dans le livre de B. D. Wolfe, Three Who Mode a Révolution, Londres : Oxford Un. Press, 1948. En ce qui concerne le rôle joué par Helphand en Turquie, cf. les quelques indications données par N. Berkes, The Development of Secularism in Turkey, Montréal : Me Gill Un. Press, 1964, pp. 335-337.

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1886, comme nombre de ses camarades de combat, il s'est rendu en Suisse "pour tenter de résoudre ses doutes politiques". Voyage décisif : durant son séjour sur le territoire de la confédération helvétique, le jeune Helphand a découvert le groupe "Émancipation du travail" de Plekhanov et ses nombreuses lectures ont fait de lui en quelques mois un marxiste convaincu. En 1887, après un interlude à Odessa, nous le retrouvons à nouveau en Suisse. Pendant quatre ans il suivra les cours d'économie politique de l'Université de Bâle. Un apprentissage qui aboutira au début de l'été 1891 à la soutenance d'une thèse de doctorat sur le problème de la division du travail. Au cours de ses études, Helphand a pu lire Marx à loisir et se familiariser avec l'abondante production théorique de la social-démocratie allemande. Armé de son titre de docteur en philosophie, il est désormais prêt à se lancer dans la carrière de publiciste socialiste à laquelle il se destine. Quelques semaines après avoir soutenu sa thèse, il a quitté Bâle pour Stuttgart où Karl Kautsky et Clara Zetkin, deux des figures les plus marquantes du parti social-démocrate allemand, tiennent leurs assises. Ici, on l'a accueilli avec sympathie. Bientôt, ses articles paraîtront dans les principaux organes socialistes d'Allemagne, en particulier dans le Neue Zeit de Kautsky et dans le quotidien berlinois Vorwärts dirigé par Wilhelm Liebknecht. C'est en 1894 qu'il s'est servi pour la première fois du pseudonyme de Parvus. Ce nom allait lui rester jusqu'à la fin de sa vie. À cette époque, Helphand — qui pourtant n'a pas encore trente ans — est déjà un écrivain politique célèbre. Il s'intéresse à tous les problèmes du moment et son opinion est de celles qui comptent dans la social-démocratie allemande. Sa grande facilité d'écriture, soutenue par une remarquable résistance physique (certains de ses amis l'appellent Dr. Eléphant), lui permit d'inonder d'articles la presse du parti. À partir de 18%, après un bref stage au Volkszeitung de Leipzig, il aura même son propre journal, le Sächsische Arbeiterzeitung, dont il fera en peu de temps une des premières feuilles socialistes d'Allemagne. Vers la fin du siècle, Helphand est incontestablement un des membres les plus en vue de Y establishment social-démocrate allemand. Mais bien qu'il se soit germanisé avec une stupéfiante facilité, il n'a pas totalement rompu avec ses origines russes. Il est resté en contact avec le groupe de Plekhanov et a noué des liens avec un certain nombre de "jeunes" : Lénine, Trotsky, Martov... En 1899, il s'est rendu incognito à Saint-Petersbourg et a rapporté de son voyage un livre au titre significatif : Das hungernde Russland. A la

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suite de cette odyssée, ses liens avec les révolutionnaires russes se sont encore resserrés. En 1905, lorsque le régime tsariste semblera sur le point de s'écrouler, il n'hésitera pas à retourner en Russie afin de prendre, en compagnie de Trotsky et de quelques autres, la tête du mouvement insurrectionnel. La révolution ayant échoué, il sera arrêté au début de l'année 1906 et envoyé en Sibérie. Comme nombre de ses camarades, il s'évadera avant même que d'avoir atteint le lieu de résidence qui lui avait été assigné. Revenu en Allemagne, Helphand a aussitôt repris ses anciennes activités. Il écrit sans relâche : des chroniques, des études théoriques, des pamphlets... Il édite un bulletin hebdomadaire d'informations. Il publie coup sur coup trois grands livres. Mais pour le héros de la révolution de 1905, l'heure est désormais — après quelques mois d'euphorie — au reflux. À partir de 1907, les revers de fortune ne cesseront de s'accumuler dans son existence. Ce sera d'abord un grand scandale financier : après d'inefficaces marchandages en coulisse, les Bolcheviks accuseront publiquement Helphand d'avoir détourné à son profit les droits d'auteur d'une pièce de Gorki. Quelque 130 000 marks qui auraient dû normalement revenir à la caisse du parti social-démocrate russe. Tout en se débattant contre les bruits propagés par Lénine et les siens, Helphand doit faire face à la progressive désaffection de ses camarades allemands. L'homme qui, en 1905, s'est chargé de subvertir les ouvriers de Saint-Petersbourg fait à présent figure de redoutable extrémiste et la socialdémocratie allemande, de plus en plus dominée par la droite du parti (surtout après le congrès de Stuttgart de 1907), se méfie de lui. L'un après l'autre, les périodiques socialistes d'outre-Rhin se ferment à ses contributions. Ses livres, en particulier Der Staat, die Industrie und der Sozialismus, une œuvre à laquelle il attache beaucoup d'importance, sont mal accueillis. Son bulletin hebdomadaire d'informations, A us der Weltpolitik, manque de clients. Enfin, la police allemande se met elle aussi de la partie. Helphand, dont les articles incendiaires ne sont guère appréciés des autorités, est interdit de séjour dans plusieurs villes d'Allemagne, il ne peut plus se déplacer que sous des noms d'emprunt, il est obligé de se tenir constamment sur le qui-vive. Vers le milieu de l'été 1910, c'est le découragement. Helphand décide de quitter l'Allemagne, sa patrie spirituelle. Dans un premier temps, il opte pour Vienne, une ville où il compte quelques camarades et où il ne devrait pas se sentir en terre véritablement étrangère. Mais il change bientôt d'avis. Quelque temps après son arrivée en Autriche, il écrit à une de ses amies intimes, Rosa Luxemburg, qu'il est sur le point de se rendre en Turquie pour y effectuer un séjour de deux ou trois mois. En fait, il restera à Istanbul près de cinq ans.

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Pourquoi ce voyage en Turquie ? Il apparaît difficile d'apporter à cette question une réponse bien tranchée. Ne s'agissait-il pas tout simplement pour Helphand de "changer d'air", de faire une cure d'exotisme ? Peut-être. Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau soulignent quant à eux la signification "politique" du périple entrepris par leur héros. Us laissent entendre qu'un des objectifs de Helphand était de voir par ses propres yeux comment se présentait la "poudrière des Balkans" afin de pouvoir jouer, le cas échéant, à l'artificier. L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable. Mais les mêmes auteurs mettent également l'accent, fort justement, sur l'aspect financier des choses. Depuis son retour de Russie, Helphand avait connu de nombreuses difficultés d'argent. Ses livres s'étaient mal vendus, son bulletin périodique n'avait rien rapporté, les revenus qu'il tirait de son activité journalistique étaient devenus au fil des mois de plus en plus insignifiants. Dans ces conditions, il semble logique de penser que son voyage en Turquie ait été surtout destiné à lui permettre — pour peu que la chance voulût bien lui sourire — de regarnir sa bourse. Mais, faute de témoignages précis, nous sommes, là encore, dans le domaine des conjectures. Dans tout ce brouillard, une seule certitude : l'homme qui débarque à Istanbul en novembre 1910 appartient encore, indiscutablement, au mouvement socialiste international. A son arrivée dans la capitale ottomane, le premier souci de Helphand sera de se mettre en rapport avec les révolutionnaires locaux. Cela faisait déjà un certain temps qu'il connaissait Christo Rakovsky, une des figures les plus remarquables du socialisme balkanique. Sujet roumain — mais Bulgare de naissance —, Rakovsky était persona non grata dans son pays et passait le plus clair de son temps à voyager dans les Balkans. Il était par ailleurs fort bien introduit dans les milieux sociaux-démocrates d'Istanbul. Grâce à lui, Helphand aura ses entrées partout : chez les Bulgares, chez les Arméniens du Dachnaksoutioun, chez les socialistes grecs, chez les juifs de la Fédération ouvrière de Salonique, peutêtre même chez les militants musulmans rassemblés autour de Hiiseyin Hilmi 1 . Il ne semble pas cependant que "Parvus Efendi" ait souhaité jouer un rôle véritablement actif au sein du socialisme ottoman. Les quelques documents dont nous disposons sur ses relations avec les groupes socialistes de Turquie donnent de lui l'image d'un simple conseiller, d'un "ancien" prêt à faire bénéficier ses jeunes camarades de sa sagesse et de son expérience, mais nullement disposé pour autant à s'attirer des démêlés avec les autorités 2 .

'Pour un aperçu d'ensemble sur le socialisme ottoman à l'époque des Jeunes Turcs, je renvoie à l'ouvrage de M. Tunçay, Tiirkiye'de Sol Akimlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-1925), 3 e éd., Ankara : Bilgi yay., 1978. Cf. aussi le travail plus cursif de G. S. Harris, The Origins of Communism in Turkey, Stanford : Stanford Un., 1967. 2 À ce propos, cf. par exemple le rapport du "Groupe d'Études Sociales de Constantinople" adressé vers la fin du mois d'avril 1912 au bureau socialiste international. Ce document figure dans l'ouvrage de G. Haupt et P. Dumont, Osmanli imparatorlugunda Sosyalist Hareketler (Les mouvements socialistes dans l'Empire ottoman), Istanbul : Gözlem yay., 1977, pp. 158-160.

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Si Helphand continue de faire figure durant son séjour en Turquie de coryphée socialiste, il n'en est pas moins vrai que son socialisme se présente à cette époque comme un socialisme revu et corrigé, un socialisme "à l'allemande". Débonnaire, indulgent, accommodant. Ses convictions n'empêcheront pas Helphand, le moment venu, de flirter avec le grand capital et de se lancer dans toutes sortes d'opérations suspectes. On ne sait malheureusement pas grand-chose sur les diverses affaires montées par Helphand en Turquie. Il semble que dans les premiers temps de son séjour à Istanbul il ait fait flèche de tout bois : journalisme, prospection pour le compte de grandes firmes étrangères, études de marché, etc. Certaines mauvaises langues l'accusent même d'avoir trempé dans une ténébreuse histoire de proxénétisme. Un bruit dû peut-être au fait qu'il aimait à s'entourer de femmes. A partir de 1912, les choses sont plus claires. Helphand dirige à cette époque une importante agence commerciale et représente en Turquie diverses entreprises occidentales de tout premier plan : notamment, selon toute apparence, Krupp. Il s'intéresse également au commerce des grains, s'occupe d'import-export, spécule peut-être en Bourse. La véritable fortune viendra au moment des guerres balkaniques : fourniture d'armes aux troupes turques, trafic sur les denrées alimentaires, opérations diverses d'accaparement. Helphand ne se fera aucun scrupule d'agir en banal profiteur de guerre. C'est ce singulier personnage, mi-politicien social-démocrate, mibusinessman, un homme manifestement décidé à profiter au maximum des circonstances, qui, vers le début de l'année 1912, s'est soudain mis à jouer les mentors dans la presse locale. Comment Helphand est-il entré en contact avec les milieux nationalistes turcs ? Une question qui doit demeurer, comme bien d'autres, sans réponse. Mais les faits sont là : au moment des guerres balkaniques, le nom de Parvus est déjà familier aux lecteurs de plusieurs périodiques constantinopolitains. Helphand écrit à cette époque dans le JeuneTurc — un journal de tendance "gouvernementale" en langue française —, dans le Tanin (L'Écho), l'organe officieux du comité "Union et Progrès", dans le Tasvir-i Ejkâr (L'image de l'opinion), dans la revue panturquiste Tiirk Yurdu (La Patrie turque), dans Bilgi Mecmuasi (La revue de la science), le mensuel de la "Société savante turque" (Tiirk Bilgi Dernegi), dans YÎçtihad (Doctrine). Sa production est abondante et diverse. Il a d'emblée trouvé le ton juste. Il s'adresse aux Turcs comme s'il était depuis toujours des leurs. Il enfonce le clou avec application. L'un après l'autre, tous ses articles

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dénoncent, chacun à sa manière, l'insupportable mainmise des grandes puissances d'Occident sur les rouages-clés de l'économie ottomane. Dans l'ambiance fiévreuse de l'époque, son argumentation ferme et vindicative, solidement documentée, fait infailliblement mouche 1 . Vers la fin de l'année 1914, Helphand publie à Istanbul un livre au titre passablement accrocheur : Tiirkiye'nin Can Daman : Devlet-i Osmaniyenin Borçlari ve Islâhi (L'artère vitale de la Turquie. Les dettes de l'État ottoman et leur réforme). Cet ouvrage de 246 pages in-octavo, édité par les soins de la "bibliothèque de Ttirk Yurdu", se présente comme une sorte de bilan de son activité de publiciste en Turquie. Helphand y a repris quelques-uns de ses meilleurs articles — publiés au cours des mois précédents dans Ttirk Yurdu, Bilgi Mecmuasi et le Tasvir-i Ejkâr — et les a reliés entre eux au moyen de pièces et morceaux de manière à faire de l'ensemble un texte plus ou moins suivi. Un succès de librairie. En dépit de la technicité de certains de ses chapitres, YArtère vitale de la Turquie se vendra bien et devra même être réédité plusieurs fois. Le livre de Helphand fera tant de bruit qu'en 1923, soit près de dix ans après sa première publication, les services de renseignements

'Durant son séjour en Turquie, Helphand a probablement publié une cinquantaine d'articles dans la presse locale. Nous devons à N. Ôzden, "Bir Sosyalist" (Une figure socialiste), Tiirkiye Defteri, n° 19, mai 1975, pp. 5-14, un inventaire des écrits de Helphand parus dans Turk Yurdu et Bilgi Mecmuasi. Pour ces deux revues, N. Ôzden énumère les titres suivants : A) Dans Turk Yurdu : 1) "Kôylûler ve Devlet" (Les paysans et l'État), vol. I, n ° 9 , 9 mart 1328/22 mars 1912, pp. 262-268 ; 2) "1327 senesinin ahvâl-i maliyesine bir nazar" (Un regard sur la situation financière de l'année 1911), vol. I, n' 13, 3 mayis 1328/16 mai 1912, pp. 394-402 ; 3) "Tiirkiye Avrupanin maliye boyundurugu altindadir" (La Turquie se trouve sous le joug financier de l'Europe), vol. I, n o s 16 et 17, 14-29 haziran 1328/27 juin et 12 juillet 1912, pp. 476-484 et 523530 ; 4) "tktisada dair" (Au sujet de l'économie), vol. I, n° 18, 12 temmuz 1328/25 juillet 1912, pp. 564-567 ; 5) "Esaret-i maliyeden kurtulmamn yolu" (Comment se libérer de l'asservissement financier), vol. I, n° 19, 26 temmuz 1328/8 août 1912, pp. 587-591 ; 6) "Turklerin ôdiinç almaya hakli olduklan bir akçe" (De l'argent que les Turcs ont le droit d'emprunter), vol. Il, n° 1, 18 teçriniewel 1328/21 octobre 1912, pp. 16-24 ; 7) "Devlet ve Millet" (L'État et la Nation), vol. II, n° 3, 15 teçrinisâni 1328/28 novembre 1912, pp. 83-86 ; 8) "Mâli tehlikeler" (Les dangers financiers), vol. II, n° 5, 13 kânunuevvel 1328/26 décembre 1912, pp. 148-153 ; 9) i§ten geçmeden gôzunuzii açimz !" (Ouvrez les yeux avant qu'il ne soit trop tard !), vol. II, n° 12, mart 1329/mars 1913, pp. 360-367 ; 10) "Ttirk ili, maliyeni gôzet" (Peuple turc, surveille tes finances), vol. II, n" 15 (39), 2 mayis 1329/15 mai 1913, pp. 485-490 ; 11) "Turk gençlerine mektup" (Lettre aux jeunes gens turcs), vol. II, n o s 17 (41) et 21 (45), 30 mayis et 25 temmuz 1329/12 juin et 7 août 1913, pp. 571-574 et 723-727 ; 12) "Tiirkiye'de zirâatin istikbali" (L'avenir de l'agriculture en Turquie), vol. Ill, n' 1 (49), 19 eylul 1329/2 octobre 1913, pp. 859-867 ; 13) "Kôylii ve Devlet" (Le paysan et l'État), vol. III, n° s 9 (57) - 10 (58), 7-21 kânunusâni 1329/20 janvier et 3 février 1914, pp. 1124-1129 et 1158-1162. B) Dans Bilgi Mecmuasi : 1) "Tiirkiyenin mali esareti" (L'asservissement financier de la Turquie), n° 3, kânunusâni 1329/janvier 1914, pp. 225-253 ; 2) "Bir aylik iktisadi hadiseler" (Les événements économiques du mois), n° 3, kânunusâni 1329/janvier 1914, pp. 324-338 ; 3) "Tiirkiye için mali esaretten kurtuluç yollari" (Les moyens pour la Turquie de se libérer de l'asservissement financier), n° 5, ¡ubat 1329/février 1914, pp. 437-477.

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du corps d'occupation français estimeront utile de le traduire in extenso afin que Paris puisse s'en faire une idée 1 . Comme Helphand l'écrit lui-même dans sa préface, VArtère vitale de la Turquie est pour l'essentiel un "recueil d'études économiques et financières". C'est dire que les données chiffrées, les pourcentages, les tableaux statistiques y occupent une place de choix. C'est dire aussi qu'en dépit de son titre quelque peu obscur mais bien fait pour retenir l'attention, le livre ne s'avale pas comme un roman. Toutefois, il saute d'emblée aux yeux qu'il ne s'agissait nullement pour Helphand de fournir à ses lecteurs un travail "académique". Dès la première phrase de l'ouvrage, le ton est donné : "L'asservissement financier de la Turquie date d'avant la guerre de Crimée." Les chapelets de chiffres sont là parce qu'économie et finances sont affaire de chiffres. Mais Parvus Efendi manie la statistique comme un instrument de combat : sous sa plume, chaque nombre est une pierre lancée contre l'impérialisme ; chaque tableau, chaque graphique un réquisitoire. Ce qui frappe le plus, lorsqu'on parcourt YArtère vitale de la Turquie, c'est de n'y trouver aucune référence à des auteurs ou à des concepts spécifiquement marxistes. Pas une seule fois le nom de Marx n'est mentionné. Ni celui d'Engels. Ni celui d'aucun autre théoricien marxiste. Helphand a également soigneusement gommé de son vocabulaire les termes dont les marxistes de son temps se servent habituellement : classe, prolétariat, société bourgeoise, etc. Par contre, le mots-clés du vocabulaire jeune-turc reviennent fréquemment tout au long de l'ouvrage : nation, peuple, État, civilisation, force (matérielle, morale)... Faut-il penser que Helphand a totalement renié, à l'époque qui nous occupe, son passé marxiste et socialdémocrate ? Il semble plutôt qu'en manœuvrier habile — ou, lâchons le mot, en opportuniste accompli — il ait tout simplement cherché à s'adapter à sa clientèle. On peut aussi avancer une autre hypothèse : celle de la censure imposée par ses commanditaires — en l'occurrence les ultra-nationalistes de Tiirk Yurdu et de Bilgi Mecmuasi.

Archives du service historique de Varmée de terre (Vincennes), 7 N 1648. Il semble que le livre de Helphand n'ait pas été très apprécié par les services du ministère de la Guerre. En marge du manuscrit de la traduction envoyée à Paris figure en effet le commentaire suivant : "Plaidoyer tendancieux contre la Dette publique ottomane et la Régie des Tabacs. Les chiffres donnés sont pour la plupart incontrôlables et les conclusions inapplicables, car elles visent à la suppression de toutes les garanties dans un pays qui n'a jamais eu ni administration sérieuse ni crédit indiscuté."

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Élaboré à partir d'un agrégat d'articles, YArtère vitale de la Turquie est incontestablement un livre désordonné, confus. On peut néanmoins y distinguer, à condition d'y mettre un peu du sien, quatre grandes parties 1 . D'abord, une sorte d'introduction historique : le premier chapitre, le plus long de l'ouvrage, retrace en une cinquantaine de pages les principales étapes de l'endettement de l'Empire ottoman dans la seconde moitié du XIX e siècle. Viennent ensuite (chapitres II à VII) toute une série d'études sur la situation financière de la Turquie au moment des guerres balkaniques. Les chapitres VIII et IX, qui reprennent des articles parus dans la revue Tiirk Yurdu, sont consacrés à l'analyse des institutions fiscales de l'Empire ottoman. Enfin, Helphand a regroupé à la fin de l'ouvrage (chapitre X à XII) ses vues sur la question des monopoles. Il ne faut évidemment pas s'attendre à trouver dans l'Artère vitale de la Turquie beaucoup de données inédites sur les finances de l'Empire ottoman à la fin du XIX e et au début du XX e siècles. Le livre de Helphand constitue un honnête travail de vulgarisation, sans plus. Depuis la date de sa publication, bien d'autres ouvrages ont été consacrés à l'étude de l'économie et des finances ottomanes, certainement plus complets et mieux documentés 2 . Mais qu'on se mette un instant à la place du lecteur turc des années 1912-1914. Pour cet homme qui lit dans son journal que les caisses de l'État sont vides, que le pays court à la faillite, que tel ou tel ministre est sur le point d'entamer une tournée des capitales européennes dans l'espoir de fléchir les créanciers de l'Empire ottoman, les articles qui composent VArtère vitale de la Turquie sont comme autant d'appels à la révolte. En s'appuyant sur tout un appareil "scientifique" de chiffres et de tableaux statistiques, Parvus lui fait en effet découvrir que l'Empire ottoman est totalement asservi au capitalisme occidental ; que les milieux d'affaires européens ont mis la main sur les principaux secteurs de l'économie turque : voies de communication, finances, commerce, douanes, impôts, services publics municipaux, richesses naturelles, etc.; que la plupart des administrations étrangères — en particulier l'Administration de la dette publique ottomane — échappent au contrôle de l'État ; que les conditions imposées à la Turquie par ses créanciers sont telles que jamais le pays ne pourra se débarrasser de ses dettes et sortir du sous-développement.

'•Le livre de Helphand a été réédité en caractères latins par M. Sencer. Cf. Parvus Efendi, Tiirkiye'nin Malî Tutsakligi (L'asservissement financier de la Turquie), Istanbul : May yay., 1977. C'est à cette réédition que je me réfère dans les pages qui suivent. 2 I1 convient notamment de signaler la magistrale thèse de Jacques Thobie, Intérêts et impérialisme français dans l'Empire ottoman (1895-1914), Paris : Publ. de la Sorbonne, 1977, qui propose une remarquable analyse de la pénétration française en Turquie au début du XX e siècle.

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Ces analyses débouchent bien entendu sur toute une série de recommandations. Après le diagnostic, la médication. Helphand n'hésite pas à prôner des mesures radicales : il faut abolir l'Administration de la dette publique ottomane, modifier le système bancaire, supprimer les privilèges accordés aux grands établissements étrangers, procéder à une révision générale des emprunts contractés par la Turquie. En bon financier, Helphand suggère par ailleurs au gouvernement ottoman diverses combines boursières susceptibles de contribuer à l'allégement des créances pesant sur le pays. Mais il laisse aussi entendre que la Turquie, qui a déjà versé aux consortiums européens, sous forme d'intérêts et d'agios de toutes sortes, plusieurs fois le montant total de ses dettes, pourrait tout simplement mettre fin à ses remboursements. À côté de ces propositions éminemment subversives, quelques conseils plus banaux : le gouvernement ottoman doit s'efforcer de mettre en place une politique d'équilibre du budget de l'État, il doit faire des économies (en procédant notamment à des coupes sombres dans la masse des personnels de la fonction publique), il doit enfin trouver de nouvelles ressources et réformer ses habitudes fiscales. Helphand préconise en particulier un relèvement substantiel des droits de douane sur les produits importés, une refonte de l'impôt sur les bénéfices (temettii) et, surtout, une multiplication des impôts indirects. D'autre part, il plaide pour une taxation massive des couches aisées : "Jusqu'à présent seuls les paysans, les artisans, les petits commerçants et les ouvriers payaient des impôts en Turquie. Dorénavant, il faudra taxer fortement les grands fermiers, les propriétaires d'immeubles dans les villes et les compagnes, les grands industriels et les grands commerçants." 1 C'est le publiciste social-démocrate qui montre légèrement le bout de l'oreille. Il ne s'agit cependant pas, dans l'esprit de Helphand, de brimer les possédants. L'auteur de VArtère vitale de la Turquie connaît ses classiques. À ses yeux, la création d'une classe d'entrepreneurs riche et puissante représente une des conditions essentielles du développement économique de la Turquie : "Il faut susciter des entrepreneurs dans le pays et ne pas leur opposer des obstacles. Il faut encourager et protéger l'initiative privée et ne pas l'étouffer. Il faut laisser le champ libre à l'industrie et au commerce et ne pas entraver leur liberté." 2 Cet encensement de l'initiative privée aboutit à une condamnation sans équivoque des monopoles d'État : "Un entrepreneur dont les intérêts personnels sont liés directement au développement du commerce et de Iparvus Efendi (M. Sencer ed), op. cit., p. 150. 2

Ibid„ p. 188.

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l'industrie consacre toute sa pensée et toute sa force au progrès de la branche dont il s'occupe. Bien évidemment, on ne peut attendre tant d'efforts de la part des fonctionnaires de l'État. Si l'État se trouvait, comme en Europe occidentale, en présence d'une immense industrie déjà perfectionnée et en relation avec tous les marchés de l'univers, l'initiative privée pourrait alors passer au second plan et le gouvernement serait en droit d'envisager la création de monopoles. Mais la Turquie n'en est pas là et pour le moment tout dépend encore de l'esprit d'entreprise des individus."1 À la question de savoir quel doit être le fer de lance de l'économie turque, Helphand, qui parie pour une augmentation prochaine des prix mondiaux des produits agricoles, répond sans la moindre hésitation : l'agriculture. En pensant peut-être à ses propres succès en la matière, il souligne l'intérêt que présente pour la Turquie le commerce du tabac, du coton, des fruits secs, des céréales et de divers autres produits de la terre. Et, naturellement, il énumère tout un attirail de mesures susceptibles d'aider à l'essor du secteur agricole : investissements massifs en faveur des cultures les plus rentables, construction de routes et de voies ferrées afin de rattacher les régions vouées à l'agriculture aux centres de consommation et de commercialisation, mise en place d'une politique de modernisation des techniques agricoles, création de coopératives de vente, développement des institutions bancaires spécialisées dans le financement des activités rurales, etc. En somme, c'est tout un plan de redressement économique et financier que propose Helphand. Celui-ci vient malheureusement trop tard. Au moment où paraît YArtère vitale de la Turquie, le gouvernement d'Istanbul est sur le point de s'engager, aux côtés des puissances centrales, dans l'aventure de la grande guerre. Une façon comme une autre de trancher le nœud gordien. A partir d'août 1914, il ne peut plus être question pour la Turquie de se lancer dans un programme de réformes. L'heure est désormais aux expédients, aux improvisations. Mais, tout au long des années de guerre, les idées rassemblées dans le livre de Helphand continueront néanmoins de circuler dans les milieux nationalistes turcs. Elles finiront par s'intégrer si bien dans la façon de voir des élites dirigeantes qu'au début des années vingt, lorsque le gouvernement républicain commencera à les mettre en pratique, personne ne se rappellera plus de celui qui, quelques années plus tôt, avait été le premier à les populariser.

1Loc. cit.

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Le 28 juin 1914, l'archiduc héritier d'Autriche, François-Ferdinand, et sa femme, la duchesse de Hohenberg, sont assassinés à Sarajevo. Un mois plus tard, c'est la guerre générale. Pour Helphand, qui observe le déroulement des événements depuis Istanbul, s'ouvre désormais une période d'intense activité. Dès le début de la crise, il a choisi son camp. Il est résolu à faire tout ce qui est en son pouvoir pour contribuer à l'écrasement du tsarisme contre lequel il lutte depuis sa jeunesse. Partant, il est prêt à se vouer corps et âme au soutien de la cause des États centraux. En un rien de temps, le businessman, le militant social-démocrate, l'ami des panturquistes s'est doublé d'un nouveau personnage. Il s'est transformé en agent du militarisme allemand. À l'heure de l'épreuve, Helphand, comme la plupart de ses camarades socialistes, n'a pas hésité un seul instant à jeter par-dessus bord ses idéaux internationalistes. Il ne tardera pas à afficher publiquement sa germanophilie militante. En ce milieu de l'année 1914, il s'agit de persuader les Turcs d'entrer en guerre aux côtés de l'Autriche-Hongrie et de l'Allemagne. Le 4 août, le jour même où l'ultimatum anglais est remis à Berlin, Helphand publiera dans le Tasvir-i Ejkâr une déclaration fracassante dans laquelle il s'efforcera de démontrer que seule une victoire des puissances centrales pourrait permettre à la Turquie de se soustraire au joug des pays de l'Entente. Dans la même foulée, il invitera le gouvernement turc à prendre des mesures contre le tyrannie économique de l'Occident et lui suggérera d'emblée un bon coup à faire : l'abolition des capitulations 1 . Une recommandation à laquelle les hommes au pouvoir ne tarderont pas à se conformer. Le ton est donné. Dans les semaines qui suivent, Helphand, infatigable, multipliera les prises de position, les conseils, les exhortations. Sa formation de journaliste l'a accoutumé à réagir aux événements avec promptitude. La guerre vient à peine d'être déclarée qu'il est déjà en mesure de publier, coup sur coup, deux brochures de propagande pro-allemande : Umumi Harp Neticelerinden : Almanya Galip Gelirse (Les conséquences de la guerre générale : si l'Allemagne l'emporte) et Umumi Harp Neticelerinden : ingiltere Galip Gelirse (Les conséquences de la guerre générale : si l'Angleterre l'emporte). Vers la même époque, des écrits signés " Parvus" paraissent également à Bucarest et à Sofia. Pour vanter les charmes de l'Autriche-Hongrie et, surtout de l'Allemagne, Helphand a retrouvé la pugnacité de ses vingt ans. Il apparaît décidé à mener le combat sur tous les fronts.

1

"Tedâbir-i zarûriyye-i maliye" (Des mesures financières indispensables), Tasvir-i Efkâr, 22

temmuz 1330/4 août 1914.

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Son argumentation est simple. D'un article à l'autre, d'une brochure à l'autre, il use constamment des mêmes ficelles, grosses à souhait. La Turquie, explique-t-il (par exemple dans Si l'Angleterre l'emporte), doit faire face à deux ennemis héréditaires : la Russie et le Royaume-Uni. Ce que les Russes veulent, depuis toujours, c'est mettre la main sur Istanbul et les Détroits. L'Angleterre, de son côté, ne songe qu'à trouver de nouveaux débouchés pour ses produits manufacturés et n'a jamais fait mystère de son intention d'imposer son hégémonie à l'Empire ottoman. Par contre, les Turcs n'ont rien à craindre de l'Allemagne. De toutes les grandes puissances, l'Allemagne est la seule à avoir systématiquement défendu les intérêts de l'Islam et de l'Empire ottoman au cours du dernier demi-siècle. La Turquie doit savoir tirer profit des circonstances et intervenir dans la guerre à côté des États centraux afin de faire échec aux visées impérialistes de l'Angleterre et de la Russie. Dotée d'une technologie et d'un potentiel économique supérieurs à ceux de l'Angleterre, l'Allemagne ne peut que sortir victorieuse du conflit. Et, bien entendu, au jour de la victoire, la Turquie sera récompensée. Elle pourra récupérer les territoires concédés à la Russie au moment du Congrès de Berlin, s'étendre dans le Caucase et en Asie centrale, s'implanter à nouveau dans ses anciennes possessions d'Afrique. Ses créanciers — essentiellement la France et l'Angleterre — se verront obligés de renoncer à leurs avoirs. L'Allemagne l'aidera à s'industrialiser et à développer son économie 1 . Propagande peu subtile, mais d'une indéniable efficacité. Aux socialistes des Balkans, qu'il s'emploie également à travailler, Helphand tient à peu près le même langage. L'absolutisme tsariste, écrit-il dans le Rabotnichesky Vestnik de Sofia quelques jours après la déclaration de la guerre, est le pire ennemi de la social-démocratie. L'Allemagne, à l'inverse, avec ses puissantes organisations ouvrières, constitue la véritable patrie du socialisme. Les masses laborieuses des Balkans doivent donc se rallier au combat mené par les États centraux, combat dont le but ultime n'est autre que d'assurer la liberté et l'indépendance des peuples soumis aux dures lois de l'expansion impérialiste des puissances de l'Entente 2 . Tout en se consacrant à la propagande en faveur de l'Allemagne, Helphand, en homme d'affaires avisé, s'efforce aussi, bien entendu, de tirer personnellement profit des événements. Dès le début du mois d'août 1914, 1 Umurni Harp Neticelerinden : ingiltere Galip Gelirse, Istanbul : Türk Yurdu Kütüphanesi, 1330/1914. Une version condensée de ce texte figure dans l'ouvrage de M. Sencer déjà cité. 2 Z . A. B. Zeman et W. B. Scharlau, op. cit., pp. 130-131, donnent un bon résumé de l'article paru dans le Rabotnichesky Vestnik. En 1915, Helphand a repris ce texte, intitulé en allemand "Für die Demokratie - Gegen den Zarismus", dans son bi-mensuel Die Glocke.

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c'est le même scénario qu'à l'époque des guerres balkaniques : trafic sur les grains (il s'agit pour la Turquie de constituer des stocks en vue d'éventuelles difficultés d'approvisionnement), importation de matériel ferroviaire et de pièces de rechange pour l'armée turque, etc. Une façon comme une autre de contribuer aux préparatifs de guerre du gouvernement ottoman. Lorsque, à la fin des hostilités, Helphand sera amené à donner des explications à certains de ses détracteurs sur ses activités financières et commerciales en Turquie, il n'hésitera pas à les parer de justifications politiques 1 . À côté du publiciste à la solde de l'Allemagne et du commerçant soucieux d'arrondir sa fortune, le comploteur. Dans les premiers jours de l'automne 1914, alors que les diplomates allemands, l'ambassadeur von Wangenheim en tête, pressent le gouvernement de Said Halim pacha d'intervenir dans la guerre, Helphand, de son côté, échafaude toutes sortes de plans. Il conseille aux socialistes arméniens de fomenter des troubles en Transcaucasie. Il s'abouche avec un certain nombre de militants géorgiens et les incite à déclarer l'indépendance de leur pays. Il entre en contact avec les dirigeants de l'Union pour la libération de l'Ukraine, les soutient dans leur projet de révolte armée contre le Tsar, recrute même pour leur compte, en compagnie d'un certain Dr. Zimmer, une petite armée de volontaires dans les Balkans et à Istanbul 2 . Cette "armée" de quelques centaines d'hommes, dont le commandement devait être confié à deux Ukrainiens de passage en Turquie, Marian BasokMelenevski et Léon Hankiewicz, ne quittera jamais la capitale ottomane. Le ministère de la Guerre turc commencera par demander aux Allemands et aux Autrichiens d'attendre que la Turquie ait établi sa suprématie navale en mer Noire pour donner le feu vert aux révolutionnaires ukrainiens. Par la suite, le projet sera tout bonnement jugé trop irréaliste et les diplomates des puissances centrales cesseront de le soutenir. Mais Helphand ne se laissera pas décourager par cet échec. Vers la fin de l'année 1914, il fait plus que jamais figure de comploteur. Il apparaît dès cette époque comme obsédé par une grande idée. Il est persuadé que l'Allemagne ne parviendra à la victoire qu'en pariant sur le pourrissement interne de l'Empire tsariste. Les canons prussiens, pense-t-il, ne peuvent suffire à abattre la Russie. Le gouvernement allemand doit faire cause commune avec tous les ennemis du tsarisme et encourager en particulier les menées subversives des sociaux-démocrates russes. ^Cf. par ex. Parvus, "Meine Entfernung aus der Schweiz", Die Glocke, 1919, p. 1488. cité par Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, op. cit., p. 132. 2 Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, op. cit., pp. 132-136, s'étendent longuement sur cette affaire.

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Au début du mois de janvier 1915, Helphand se rendra chez l'ambassadeur von Wangenheim pour lui exposer son plan. La socialdémocratie russe, dira-t-il à son interlocuteur, poursuit le même but que l'Allemagne : la destruction de l'Empire tsariste. Si des troubles éclataient en territoire ennemi, cela ne pourrait que servir les intérêts des puissances centrales. Il faut donc que le gouvernement de Berlin fasse tout ce qui est en son pouvoir pour aider les révolutionnaires russes, encore faibles et insuffisamment organisés. Helphand nourrit un projet ambitieux : il veut réconcilier entre eux les Bolcheviks et les Mencheviks, créer un grand parti socialiste unifié et, le plus rapidement possible, organiser en Russie un soulèvement de masse. Pour mener à bien ce programme, il a évidemment besoin d'argent, de beaucoup d'argent. Mais pourvu que les Allemands acceptent de fournir les fonds nécessaires, il est sûr de réussir dans sa tâche. Von Wangenheim, enthousiasmé, transmettra ces propositions au ministère des Affaires étrangères du Reich dès le lendemain de sa conversation avec Helphand. Dans sa missive, l'ambassadeur présentera son visiteur comme un "éminent publiciste social-démocrate russe connu pour sa germanophilie" et mettra l'accent sur les "nombreux services" rendus par Helphand à la cause allemande, surtout depuis la guerre. Il indiquera également à ses supérieurs que Helphand souhaite être autorisé à venir présenter en personne son plan aux autorités de Berlin. Von Wangenheim assortira cette demande d'un avis on ne peut plus bienveillant 1 . Helphand n'allait cependant pas avoir la patience d'attendre la réponse des services de la Wilhelmstrasse. Il sait déjà, sans doute parce que von Wangenheim le lui a fait sentir, que sa requête sera favorablement accueillie. Il se mettra en route pour l'Allemagne avant même que le rapport de l'ambassadeur ne parvienne à Berlin. * *

*

La suite de l'histoire ? Elle a déjà fait couler tant d'encre qu'il suffit d'en donner ici un résumé sommaire.

A. B. Zeman, Germany and the Revolution in Russia. 1915-1918. Documents from the Archives of the German Foreign Ministry, Londres : Oxford Un. Press, 1958, doc. n° 1.

UN

ÉCONOMISTE

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Au début de l'année 1915, au moment où il quitte la Turquie, Helphand a encore devant lui une belle carrière. Tout au long de la guerre, il continuera à brasser des affaires, à tramer des intrigues, à ourdir des complots. Considéré par les Allemands, en raison de son passé révolutionnaire, comme un spécialiste des affaires russes, il élaborera pour leur compte toutes sortes de projets subversifs. C'est ainsi par exemple qu'il leur conseillera, dès le mois de mars 1915, de soutenir financièrement les Bolcheviks, d'organiser une campagne de presse internationale contre le tsarisme et d'aider les agitateurs russes en leur fournissant, par le canal de la Finlande, des armes et des explosifs. Tout cela, évidemment, moyennant une petite commission pour lui. Par la suite, il plaidera en faveur d'une grève générale en Russie et en fixera même la date : le jour J devait être le 22 janvier 1916, l'anniversaire du "dimanche rouge" de 1905 1 . Au début de l'année 1917, enfin, lorsque ses prévisions concernant la Russie commenceront à se réaliser, il poussera le gouvernement allemand à hâter l'agonie de l'Empire tsariste en autorisant les leaders bolcheviks installés en Suisse à passer par l'Allemagne pour rentrer dans leur pays 2 . Ces contacts — éminemment lucratifs — avec les milieux dirigeants de l'Allemagne en guerre vaudront bien entendu à Helphand de nombreuses inimitiés. Dès le début de l'année 1915, Trotsky, un de ses camarades les plus chers, le traitera, dans une "Notice nécrologique pour un ami vivant", de social-patriote" et de "Falstaff politique" 3 . D'autres l'accuseront d'être un agent provocateur à la solde du militarisme allemand. Clara Zetkin verra en lui un "souteneur de l'impérialisme" 4 . Mais ces attaques n'empêcheront pas Helphand de continuer sur sa lancée. Pendant toute la durée de la guerre, il persistera à se comporter à la fois en champion de la cause germanique et en apôtre de la révolution socialiste en Russie, apparemment sans trop se soucier des diverses méchancetés lancées contre lui par ses adversaires. À force de jouer sur plusieurs tableaux, de manier l'équivoque et de multiplier les combines louches, Helphand se retrouvera cependant de plus en plus isolé. Lorsqu'il demandera aux Bolcheviks, au lendemain de la Révolution *De fait, on sait qu'un certain nombre de grèves éclatèrent en Russie dans les premiers jours de l'année 1916. Mais elles ne conduisirent pas au soulèvement général escompté par Helphand. 2 C'est la fameuse histoire du wagon scellé de Lénine. En ce qui concerne le rôle joué par Helphand dans cette affaire, je renvoie au livre de Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau ou à celui de B. D. Wolfe. a •'L'article de Trotsky parut dans le Nashe Slovo du 14 février 1915. Cf. à ce propos I. Deutscher, Trotsky. Le prophète armé (1879-1921), vol. I, Paris : U.G.E., 1972 [première éd française, Julliard, 1962], pp. 388-391. « Z . A . B. Zeman et W. B. Scharlau, op. cit., p. 154.

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d'Octobre, l'autorisation de rentrer en Russie, Lénine, qu'il avait pourtant considérablement aidé au cours des années précédentes, lui répondra par l'entremise de Radek que les "Soviets n'ont pas besoin de mains sales" 1 . Bientôt ses protecteurs allemands commenceront eux aussi à le considérer avec suspicion. À Berlin, nul n'ignorait qu'il était sensible à l'argent et à toutes les bonnes choses de la vie. À partir du début de l'année 1918, ses interlocuteurs habituels auront de plus en plus tendance à ne voir en lui qu'un simple profiteur de guerre, un filou prêt à escroquer tout le monde. Helphand avait bâti toute sa stratégie sur l'idée que les puissances centrales gagneraient la guerre. L'effondrement de l'Allemagne en octobre 1918 représentera pour lui un cruel revers de fortune. Dans les derniers mois de la guerre, il tentera de se forger une nouvelle image de marque en se présentant à sl'opinion publique comme un pacifiste convaincu. Mais en vain. Il ne parviendra pas à se débarrasser de sa réputation de suppôt du militarisme allemand et il lui faudra se résoudre à renoncer, ne serait-ce que pour quelque temps, à ses activités politiques. Les millions qu'il avait amassés pendant la guerre lui permettront de se retirer provisoirement en Suisse, dans une coquette demeure située sur les rives du lac de Zurich. Cependant, il reviendra en Allemagne dès 1920. Installé à Schwanenderer, non loin de Berlin, il passera les dernières années de sa vie à dispenser des conseils au gouvernement de la République de Weimar, à catéchiser les militants socialistes de la nouvelle génération et à organiser, dans les salons de sa résidence, des orgies fastueuses. Il mourra le 12 décembre 1924. Peu de temps avant sa mort, il avait pris le soin de détruire toutes ses archives personnelles.

h . Deutscher, op. cit., p. 391. Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, op. cit., p. 246.

UNE ORGANISATION SOCIALISTE OTTOMANE LA FÉDÉRATION OUVRIÈRE DE SALONIQUE (1908-1912)

Dans un article consacré au mouvement ouvrier et socialiste en Turquie après la révolution jeune-turque de 1908, paru dans Études Balkaniques en 1964, Stefan Velikov donnait de la Fédération ouvrière de Salonique l'image d'un modeste groupuscule réformiste qui aurait "vraisemblablement cessé d'exister au bout d'un an ou deux" 1 . Ce jugement prenait appui sur les déclarations du socialiste bulgare Vasil Glavinov 2 qui, en son temps, avait accusé les militants saloniciens de mener une "politique anti-ouvrière, aventurière et petite bourgeoise" 3 . Mais à la lumière des documents dont nous disposons aujourd'hui, la Fédération apparaît sous un tout autre jour, et nous nous efforcerons ici, dans une certaine mesure, de la "réhabiliter". Notre propos est surtout de montrer qu'elle fut — de juillet 1909, date officielle de sa créationjusqu'à la prise de Salonique par les Grecs, en novembre 1912 — une des plus puissantes organisations ouvrières et socialistes de l'Empire Ottoman. Nous le ferons en nous appuyant, pour l'essentiel, sur d'importants matériaux inédits découverts dans les archives du BSI par Georges Haupt 4 . Il s'agit de la correspondance échangée entre les dirigeants de la FOS (c'est par ce sigle que nous désignerons parfois la Fédération dans la suite de notre texte) et le secrétariat de l'Internationale à Bruxelles. Une centaine de lettres, couvrant la période 1909-1914. Ces documents permettent de suivre l'activité de la FOS presque au jour le jour, et donnent de précieuses indications sur la manière ^S. Velikov, "Sur le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie après la révolution jeuneturque de 1908", Études Balkaniques, Sofia, 1,1964, p. 38. 2 Vasil Glavinov (1869-1929), un des principaux animateurs du socialisme macédonien, appartenait à la tendance de gauche des sociaux-démocrates bulgares. En 1908-1909, il réussit à mettre sur pied diverses organisations ouvrières en Macédoine. Celles-ci, formées exclusivement de Bulgares, avaient pour organe le Rabotniceska iskra (Etincelle ouvrière), dont le premier numéro parut à Sofia en janvier 1909. C'est à travers ce journal que Glavinov lança la plupart de ses accusations contre la FOS. 3

Rabotniceska iskra, rr 24,18. XII. 1909, cité par S. Velikov, op. cit., p. 38. N o u s remercions vivement Georges Haupt d'avoir bien voulu nous ouvrir l'accès à ses dossiers. Nous devons beaucoup, par ailleurs, aux deux articles qu'il a déjà consacrés à ces archives : "Le début du mouvement socialiste en Turquie", Le mouvement social, n"45, oct.déc. 1963, pp. 121-137, et "Introduzione alla storia della Federazione operaia socialista di Salonicco", Movimento operaio e socialista, XVIII, n° 1, janv.-mars 1972, pp. 99-112. 4

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dont les socialistes de Salonique ont réussi à surmonter les obstacles accumulés devant eux par le pouvoir jeune-turc. À côté de cette source essentielle, nous puiserons dans les mémoires de Dimitar Vlahov, récemment parus à Skopje 1 : témoignage capital d'un homme qui était à l'époque député socialiste de Salonique, et qui s'était imposé, dès l'été 1909, comme un des principaux animateurs de la Fédération. Accessoirement, nous interrogerons quelques-uns des multiples journaux de Salonique 2 , et nous nous tournerons vers les archives diplomatiques françaises et britanniques. De ces divers documents, il ne faut pas s'attendre à tirer dès à présent une histoire exhaustive du socialisme salonicien. Une telle entreprise, qui nécessiterait au préalable la publication intégrale des dossiers du BSI, devrait s'étayer d'un dépouillement attentif des journaux et brochures publiés par la FOS en judéo-espagnol. Nous n'en sommes pas là. Du reste, le cadre restreint de cet exposé ne s'y prêterait guère. Pour l'instant, il ne peut donc s'agir que de tenter une première approche, de livrer quelques réflexions que des recherches futures devront vérifier et compléter. * *

*

Pour parvenir à une juste évaluation de la FOS, il convient au premier chef d'observer le milieu où cette organisation a pris racine. En 1910, avec cent cinquante mille habitants, Salonique est une des premières villes de l'Empire Ottoman. Elle constitue le nœud d'un important réseau de voies ferrées qui la relie non seulement à Constantinople, mais aussi aux principaux axes européens, par l'entremise des réseaux serbe et bosniaque. Le port, dont les derniers aménagements datent de 1902, assure à lui seul près du septième du commerce extérieur global de l'Empire ottoman. Son trafic porte, à l'exportation, sur toute une gamme de céréales et de produits miniers, 1 Memoari, Skopje 1970. D. Vlahov (1878-1954), originaire de Kukus (Kilkis) en Macédoine, milita jusqu'en 1908 au sein de l'ORIM et fut, en 1909, un des fondateurs du Parti fédératif national, issu de l'aile gauche de l'ORIM. Lorsque cette organisation fut dissoute par le gouvernement jeune-turc, il rejoignit la Fédération ouvrière de Salonique. Député au Parlement de Constantinople de 1908 à 1912, il s'y signala par de nombreux et importants discours politiques, et aussi par des propositions de lois. Jusqu'en 1912, il joua le rôle de médiateur entre la FOS et le comité Union et Progrès. Après la prise de Salonique par les Grecs, il émigra en Bulgarie et se trouva mêlé, au lendemain de 1917, aux événements révolutionnaires en Ukraine. Par la suite, il participa à l'édification de la République populaire de Macédoine dont il devint un des dignitaires.

N O U S avons surtout utilisé le Journal de Salonique, proche des éléments conservateurs de la bourgeoisie juive de Salonique. Nous avons retrouvé également quelques numéros du Progrès de Salonique, libéral et ouvert aux idées des socialistes. 2

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SALONIQUE

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sur le tabac, le coton, l'opium, les peaux, les cocons de ver à soie, et, à l'importation, sur les articles manufacturés, les textiles, les denrées coloniales et certains produits agricoles 1 . Dans ses pages de publicité, le Journal de Salonique va jusqu'à proposer... de l'eau de Vittel. Cette importante activité commerciale stimule, à Salonique même et dans ses alentours, de nombreuses industries qui viennent relayer le petit artisanat ruiné. D'après P. Risal, la ville compte au début du XX e siècle deux filatures, une minoterie modèle, une briqueterie, deux brasseries, une dizaine de savonneries, des magnaneries, des "fabriques" de tapis et de chaussures, et, surtout, d'importants ateliers de manipulation de tabac 2 . Ces industries font vivre près de vingt mille ouvriers qui constituent, renforcés de quelque cinq mille employés des transports, un substantiel prolétariat. Celui-ci a pour caractère essentiel l'hétérogénéité de sa composition ethnique. À côté des Juifs et des Deunmeh (Juifs islamisés), on y rencontre d'assez fortes proportions de Grecs et de Bulgares, et aussi des Turcs, des Serbes, des Albanais, des Arméniens, etc. C'est de cette multiplicité, précisément, que se réclameront les militants de la FOS lorsqu'il lanceront en 1909 leur projet fédéraliste. Dans le contexte inflationniste des années 1900, alors que les prix subissent dans certains secteurs un triplement en l'espace de quelques années 3 , cette masse de travailleurs apparaît vigoureusement exploitée. La journée de travail atteint couramment quatorze ou seize heures, tandis que les salaires se maintiennent autour de quelques piastres dont le pouvoir d'achat s'effrite de jour en jour. Aussi bien, dès les premières années du siècle, le malaise social est nettement perceptible. Loin de constituer une masse passive, les ouvriers de Salonique témoignent déjà d'une pugnacité exemplaire. En dépit de la police d'Abd-ul-Hamid, ils créent des groupements à caractère syndical — distincts des associations de secours mutuel animées par les patrons — et des grèves sporadiques éclatent : en 1904, grève des employés de la Régie et grève des cordonniers ; en 1905, grève des ouvriers du textile ; en 1906, grève des ouvriers en céramique des ateliers Allatini 4 . À travers ces grèves, on assiste à l'élaboration d'une prise de conscience politique dont la Fédération ne tardera pas à bénéficier. 'Sur l'économie salonicienne au début du X X e siècle, cf. l'ouvrage très suggestif de P. Risal, La ville convoitée : Salonique, Paris, 1914. Voir par ailleurs les nombreux tableaux statistiques de A. Theodossi Robeff, Die Verkehrs- und Handelsbedeutung von Saloniki, Leipzig, 1926, et les rapports de la Revue Commerciale du Levant. 2 Op. cit., p. 274. 3 P. Risal, op. cit., p. 277 ets^. Cf. également le rapport du Consul anglais de Salonique, arch. du Foreign Office, FO, 371/541, f. 386-391, faisant état, en avril-mai 1908, d'une augmentation du coût de la vie de 50% par rapport à 1903. 4 C f . le rapport de V. Glavinov au BSI publié par G. Haupt, "Le début du mouvement socialiste en Turquie", op. cit., p. 125.

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Cette prise de conscience tire sans doute une partie de sa sève de l'impressionnante infrastructure scolaire que les différentes communautés de Salonique ont progressivement mise en place. Les Juifs — la communauté la plus importante de la ville — entretiennent une cinquantaine d'écoles, où quelque neuf mille élèves reçoivent une instruction de base parfois excellente. Les sept établissements de l'Alliance Israélite Universelle 1 , dont l'école des garçons dirigée par Josef Nehama 2 , donnent, en français, un enseignement de très grande qualité. La communauté musulmane dispose, pour sa part, de trente-deux écoles et de plusieurs institutions d'enseignement secondaire. Les Grecs, les Bulgares, les Serbes, les Roumains ont, eux aussi, leurs propres établissements. En outre, la Mission laïque française a installé en 1905 un lycée français, un cours secondaire de jeunes filles et une école de commerce. On recense également plusieurs écoles allemandes, dont la plus ancienne, créée en 1887, vit des subventions de la Compagnie des Chemins de fer orientaux. En 1907, la ville prendra même l'allure d'un centre universitaire. On y instituera une école de droit, et on lancera le projet d'une faculté de médecine 3 . Cette scolarisation intensive s'accompagne corollairement d'une vie publique fort animée. La riche métropole commerçante est en particulier le centre d'une importante presse locale. Elle compte en permanence, depuis 1895, deux ou trois journaux en français, cinq ou six en judéo-espagnol, trois ou quatre en grec, trois ou quatre en turc, au moins deux en bulgare, un en roumain. Il s'agit dans la plupart des cas de feuilles quotidiennes, ou paraissant plusieurs fois par semaine. Vers 1910, l'Asr ("Le siècle") est sans doute le journal turc de province le plus lu dans l'Empire. Salonique possède en outre des salles de théâtre et de cinéma (déjà !), une multitude de clubs, plusieurs loges de francs-maçons, une dizaine de grandes brasseries, etc... Dès avant 1908, on assiste, dans ces divers lieux, à une prolifération des réunions et des conférences. À en croire P. Risai, c'est une "épidémie" qui s'abat sur la ville. Annonciatrice de grands bouleversements, cette épidémie connaîtra son apogée au lendemain de la révolution jeune-turque.

' Nous renvoyons, en ce qui concerne cette importante organisation juive, à l'article qui lui a été consacré dans VEncyclopaedia Judaica. Cf. également l'ouvrage de A. Chouraqui, L'Alliance Israélite Universelle et la renaissance juive contemporaine (1860-1960), Paris, 1965. 2

J . Nehama fut à Salonique un des principaux introducteurs du socialisme humanitaire d'inspiration jauressienne. On lui doit une importante Histoire des Israélites de Salonique, 4 vol., Paris — Salonique, 1935-1936, et divers autres travaux dont certains furent publiés sous le pseudonyme de P. Risal. 3 O n trouvera de nombreux détails sur les institutions scolaires de Salonique dans le Journal de Salonique, 6-20. VII. 1908. Cf. aussi P. Risal, op. cit., p. 348 sq. En ce qui concerne les écoles allemandes, cf. le rapport du Consul de France à Salonique, en date du 24. IV. 1911, AMAEF, Turquie, NS 61, f. 38-39.

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Bien entendu, les revendications nationales des divers groupements qui se disputent la Macédoine — Grecs, Bulgares, Serbes, et militants de l'Organisation révolutionnaire intérieure (ORIM) — occupent dans ces débats une place de choix. Mais ceci dit, Salonique n'en apparaît pas moins, en ces premières années du siècle, comme une ville essentiellement juive. Les soixante mille Juifs sephardites et les quelque vingt mille Deunmeh (Juifs islamisés) qu'elle compte en 1910 constituent une formidable masse humaine qui impose son empreinte non seulement à la vie économique de la ville, mais aussi à sa vie culturelle, sociale et politique. La communauté juive détient l'essentiel du secteur commercial et la plupart des industries. Les Israélites constituent également une partie importante du prolétariat : on les rencontre en particulier dans les ateliers de manipulation de tabac, dans les transports, dans la petite industrie (menuiserie, textiles, tailleurs, etc) et chez les typographes. En ville, la langue la plus couramment parlée est le judéo-espagnol, et il existe en cette langue une littérature et une presse dont le rôle est loin d'être négligeable. La communauté, qui gère un important budget, fait vivre une multitude d'écoles, trente synagogues, un grand hôpital, un dispensaire, un asile d'aliénés, un orphelinat. Dans les affaires municipales, les Juifs, et surtout les Deunmeh, ont un pouvoir réel. Mais leur influence se fait surtout sentir à travers les loges maçonniques et les nombreux clubs qu'ils noyautent. Ils disposent de la sorte d'une autorité occulte et diffuse qui leur confère, en définitive, le contrôle de la ville 1 . Face aux troubles qui se multiplient en Macédoine, cette communauté se distingue surtout par sa fidélité au statu quo balkanique. Il n'est pas question pour elle, dans l'éventualité d'une percée grecque vers Salonique, de renoncer à Vhinterland macédonien dont dépendent son commerce et ses industries. Il n'est pas question non plus, dans l'hypothèse de la constitution d'une grande Bulgarie, d'être éventuellement coupée des grands axes commerciaux du Proche-Orient 2 . Ce qu'elle veut, c'est le maintien de l'Empire ottoman dans ses frontières hamidiennes. A côté de ces considérations d'ordre économique, intervient également le facteur "sécurité". Les Juifs de Salonique sont dans l'ensemble satisfaits de la paix relative dont ils jouissent dans le cadre ottoman ; ils craignent, à changer de maîtres, d'être soumis aux pogroms, aux tracasseries les plus diverses. Dans ces conditions, ils demeurent

'Cette communauté juive est fort bien décrite dans l'ouvrage de P. Risal, op. cit., p. 346 sq. Cf. par ailleurs le volume publié par le Centre de recherches sur le judaïsme de Salonique, Salonique, ville mère en Israël (texte hébreu, introduction en français), Tel-Aviv. 2 O n retrouve cette argumentation dans de nombreux articles du Journal de Salonique. Cf. cependant, pour un point de vue favorable à la Bulgarie, la brochure de propagande de A. Guéron, Salonique et son avenir, Sofia, 1913.

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foncièrement imperméables aux argumentations des mouvements nationaux. Ils se méfient même du sionisme. En dépit d'une propagande très active, ce mouvement n'aura suscité qu'un intérêt mineur : un milier d'émigrants de 1905 à 1912. Sephardites et Deunmeh se tournent au contraire massivement vers l'ottomanisme. De cette doctrine mise au point par les Jeunes Turcs, ils retiennent l'idée de l'inviolabilité des frontières ottomanes, et la promesse pour les minorités ethniques et religieuses de bénéficier des mêmes droits que les Musulmans. Une manière élégante, en somme, de conserver le statu quo impérial, tout en lâchant du lest à l'égard des nationalités. C'est cet attachement inconditionnel à l'Empire qui explique sans doute l'adhésion de la communauté salonicienne aux Jeunes Turcs, dès avant le coup d'État. Dans la conjoncture de l'époque, l'Union et Progrès semblait en effet une promesse de remise en ordre des affaires ottomanes (même si dans la réalité il en fut tout autrement). Face aux ingérences des puissances occidentales, face à l'entrée ininterrompue des capitaux étrangers, face aussi à la menace de rupture de l'équilibre balkanique, les Juifs ne pouvaient que se rallier en masse au Comité 1 : c'était, pour eux, une manière de défendre leur propre espace vital. Cette attitude loyaliste de la communauté juive de Salonique constitue à nos yeux un trait essentiel, dont il est indispensable de tenir compte si l'on veut bien comprendre les options politiques de la Fédération. Bien entendu, il ne s'agit pas de réduire la FOS à sa seule composante juive. Organisation socialiste, elle ne s'adressera pas uniquement aux Juifs, mais à l'ensemble du prolétariat salonicien. Elle cherchera notamment à atteindre les Grecs, les Bulgares et les Turcs, largement représentés parmi les travailleurs de la ville. Certains de ses principaux leaders — Angel Tomov et Dimitar Vlahov par exemple — seront du reste des militants non-juifs. Mais on ne doit pas ignorer pour autant le poids politique que représente en son sein la prépondérance numérique de l'élément israélite. Regroupant des adhérents pour la plupart juifs, la Fédération sera en effet contrainte, dans une certaine mesure, d'épouser les aspirations de sa "base". Elle ne pourra ignorer les dangers qui guettent la Macédoine. Elle ne pourra s'empêcher de craindre l'écroulement de l'édifice balkanique. Elle sera donc, elle aussi, ottomaniste. Mais cette doctrine sera perçue à travers le socialisme, et la FOS ne prendra appui sur elle que pour mieux étayer le combat mené en vue de l'unification des forces prolétariennes de l'Empire. Dans le contexte des extraordinaires démonstrations de fraternisation qui marquèrent l'arrivée au pouvoir des Jeunes Turcs, ce recours à l'ottomanisme — qui nous semble aujourd'hui passablement utopique — paraissait sans doute viable.

' Cf. à ce propos le long rapport de Sir G. Lowther, ambassadeur de Grande-Bretagne à Constantinople, en date du 29. III. 1910. Arch, du Foreign Office, FO, 371/1010.

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Les convictions ottomanistes des dirigeants de la Fédération auront pour conséquence essentielle l'aménagement de l'organisation salonicienne selon une formule fédéraliste. Ce choix tient compte du cloisonnement du prolétariat de Salonique (mais cela est également vrai de l'ensemble du prolétariat ottoman) en de multiples groupements nationaux, entre lesquels subsistent d'importantes barrières ethniques, culturelles, religieuses, etc. Réalistes, les animateurs de la FOS renonceront à combler ces divisions, et opteront pour "une organisation où toutes les nationalités puissent adhérer sans que chacune fît abandon de sa langue et de sa culture" 1 . À l'origine, leur mouvement ne représente qu'un minuscule cercle sephardite d'études socialistes 2 . Créé en septembre 1908 sous l'impulsion d'un militant socialiste venu de Bulgarie, Abraham Benaroya 3 , ce premier noyau réussira à s'adjoindre au fil des mois divers groupements ouvriers de Salonique, et finira par constituer, après avoir englobé l'aile gauche du Parti Fédératif National menée par D. Vlahov 4 , l'organisation socialiste la plus importante de Macédoine. Vers la fin de 1909, la FOS contrôle non seulement la plupart des syndicats juifs de la ville, mais aussi un certain nombre d'éléments grecs, bulgares et arméniens. Dans les grandes manifestations qu'elle organise de temps à autre, elle mobilise plus de six mille travailleurs, venus de tous les

1 Rapport annuel de la FOS, publié par G. Haupt, op. cit., p. 132. Nous ne pouvons pas, dans le cadre restreint de cet exposé, nous étendre sur les origines de la FOS. Nous renvoyons aux articles de G. Haupt déjà cités et au livre de G. Kordatos, '¡UTopia TOV cXkqviKOÎi 'epyariKov Ktirfuaroa (Histoire du mouvement ouvrier grec), Athènes 1956, pp. 115-128. Voir aussi J. Starr, "The socialist Fédération of Saloniki", Jewish Social Studies, VII, 1945, pp. 323-336, et A. Benaroya, "A note on the Socialist Fédération of Saloniki", Jewish Social Studies, XI, 1949. On trouvera quelques éléments inédits dans le travail de K. Moskof, La Fédération ouvrière de Salonique. Naissance d'un mouvement socialiste, thèse pour le diplôme de l'EPHE, VI e section, Paris (texte dactylographié). 3

N é en 1887 à Vidin, A. Benaroya adhéra au socialisme alors qu'il était encore adolescent. En 1905, il émigra en Bulgarie et y milita dans les rangs des "anarcho-libéraux" de Nikolaj Harlakov. À Salonique, où il se rendit au début de la révolution jeune-turque, il fut le principal animateur du cercle socialiste juif qui devait donner naissance à la FOS. Parmi les autres militants de ce groupe nous trouvons Angel Tomov, Alberto Judas Arditti, Abraham Hasson, Josef Hazan, David Recanati et Saul Nahum (de courtes notices biographiques de ces personnages figurent dans le travail de K. Moskof déjà cité). Benaroya conserva la fonction de secrétaire de la FOS jusqu'en 1924, date à laquelle il quitta le Parti communiste grec auquel son organisation avait adhéré. Ses mémoires, publiés dans le Tahidromos de Salonique en mars 1931 — et largement repris dans l'ouvrage de G. Kordatos — constituent une source fondamentale pour l'histoire du socialisme salonicien. Le Parti Fédératif National, rassemblant les éléments de gauche de l'ORlM, tint son premier congrès en août 1909 à Salonique. Cf. à ce propos les Mémoires de D. Vlahov, op. cit., p. 104 et sq. V. aussi arch. dipl, Turquie, NS 60, f. 86-95. Peu après, cependant, fut mise en application la "loi sur les associations" interdisant les organisations à base ethnique ou nationale, et le Parti Fédératif National dut (à en croire Vlahov) se saborder, tandis que son aile socialiste rejoignait la FOS.

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secteurs de l'industrie salonicienne 1 . Elle anime une section de jeunesse, organise des cours du soir sur les socialisme, propose des conférences publiques qui rencontrent un vif succès parmi les ouvriers. Elle diffuse de nombreuses brochures en judéo-espagnol et publie un journal, le Gornal del Laborador, qui paraît en quatre langues (judéo-espagnol, bulgare, turc et grec). En 1911, le Gornal del Laborador ayant cessé de paraître, sa Solidar edad Obradera connaîtra un tirage tri-hebdomadaire de trois mille exemplaires. Nous sommes loin, on le voit, de l'organisation agonisante décrite par S. Velikov. Son incontestable réussite, la FOS la doit sans nul doute à la modération de sa position ottomaniste et fédéraliste : les Juifs de Salonique, et aussi tous les éléments modérés du prolétariat salonicien, s'y sentent en pays connu. Mais pour le groupe socialiste dirigé par Vasil Glavinov, c'est précisément ici que la bât blesse. Rattaché à la tendance de Blagoev, ce groupe avait pendant quelques mois fait cause commune avec la Fédération ; en novembre 1909, la question natonale provoque une rupture définitive. Aux yeux des Bulgares — qui se disent partisans d'une organisation révolutionnaire de classe, et qui veulent éviter la dispersion des forces prolétariennes — l'entreprise de Benaroya trahit les intérêts de la classe ouvrière. La plus grosse erreur de la FOS est d'avoir introduit dans son organisation le principe fédératif, qui "entretient chez les ouvriers des préjugés nationalistes" 2 . Le Rabotniceska Iskra, journal de Glavinov, accumule les attaques, les calomnies : le "comité juif" de Salonique néglige l'éducation socialiste, fait le jeu de la bourgeoisie, organise les syndicats sur une base petite-bourgeoise, transforme les locaux de la Fédération en "cabaret où la conscience des ouvriers, déjà défaillante, sombre totalement"3. Glavinov ira jusqu'à faire de la FOS une création des Jeunes Turcs: "Vous admettez à l'Internationale", écrirat-il dans son rapport de 1910 au BSI, "non pas un parti socialiste quelconque

À titre d'exemple, on peut citer la manifestation du 19 juin 1909 contre le projet de loi sur les syndicats et le droit de grève. Celle-ci a rassemblé, d'après le Journal de Salonique, six mille ouvriers appartenant aux organisations suivantes : ouvriers hellènes des papiers à cigarette ; id., ouvriers israélites ; savonniers hellènes ; savonniers israélites ; commis et employés hellènes ; id., israélites ; typographes hellènes ; id., bulgares ; menuisiers israélites ; id., hellènes ; cordonniers hellènes ; portefaix israélites ; ouvriers manipulateurs de tabac ; ouvriers de la Régie ; ouvriers des Chemins de Fer orientaux ; ouvriers de la Campagnie des tramways ; association des ouvriers de la Compagnie du gaz; ouvriers-tailleurs hellènes ; id., israélites. La correspondance de la FOS avec le BSI fait état, pour chacune des manifestations saloniciennes, d'un nombre de participants oscillant entre six mille et dix mille ouvriers. Ces chiffres ne semblent pas avoir été amplifiés. Le Journal de Salonique du 15 août 1909 nous confirme en e f f e t que plus de six mille billets ont été vendus pour la "Grande kermesse ouvrière internationale" organisée par la FOS pour le financement de son Gornal del Laborador (cf. également le rapport annuel de la FOS publié par G. Haupt, op. cit., p. 133). 2 Rabotni£eska Iskra, n 18, 15. IX. 1909, cité par S. Velikov, op. cit., p. 37. 3 N o . 24, 18. XII. 1909, cité par S. Velikov, op. cit., p. 38.

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ou une simple organisation ouvrière, mais, au contraire, sous l'enseigne de Fédération socialiste, qui n'existe pas en réalité, vous y admettez une succursale du parti gouvernemental Jeune Turc, ou, pour le moins, ses hommes les plus dévoués comme Vlahov et tutti quanti Bien entendu, ces accusations ne résistent guère à un examen sérieux des choses. Sur le plan théorique, les critiques de Glavinov à l'égard de l'option fédéraliste de la FOS sont à vrai dire passablement justifiées, mais on doit reconnaître que les militants saloniciens avaient, quant à eux, le mérite de s'appuyer sur une analyse concrète de la réalité ottomane. À l'approche idéologique des socialistes de gauche bulgares, il opposaient en quelque sorte une approche politique, dont le postulat de base était le maintien de l'Empire dans ses structures multinationales. Pour eux, il n'était nullement question de reléguer l'antagonisme des classes au second plan ; il s'agissait simplement de formuler les conditions de la lutte sociale en tenant compte d'un facteur inéluctable, particulièrement sensible dans la cadre macédonien, le fait national. Il était donc abusif, de la part de Glavinov, de considérer la stratégie fédéraliste de Benaroya et de ses camarades comme une déviation antiprolétarienne. En réalité, ainsi qu'il ressort des documents dont nous disposons aujourd'hui, la FOS n'était ni un parti petit-bourgeois, ni un instrument à la solde du comité Union et Progrès, mais une organisation ouvrière et socialiste pleinement digne de ce nom. Son socialisme, qui porte l'influence de Jaurès et des socialistes allemands et russes (Marx et Engels, bien sûr !, mais aussi Kautsky, Rosa Luxemburg, Plekhanov, Lénine, etc.), est, pour l'époque, d'excellent aloi. Son action vis-à-vis du prolétariat salonicien ne porte aucune trace de compromission ; la Fédération semble au contraire avoir conduit une guerre acharnée contre les "unions mutuelles" animées par le patronat 2 . Quant à sa prétendue connivence avec le parti au pouvoir, cette accusation est tout bonnement ridicule. Les seules connivences que l'on décèle dans l'histoire de la FOS sont celles qu'elle a entretenues avec des organisations socialistes telles que le BSI, le parti arménien Hentchak, le mouvement juif Poale-Sion. Pour elle, il n'a jamais été question de s'ériger en "succursale" des Jeunes Turcs.

1 2

Rapport publié par G. Haupt, op. cit., p. 128. Cf. le rapport annuel de la FOS, G. Haupt, op. cit., pp. 134-135.

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Toutefois, il reste bien vrai que pendant les quelques mois de "liberté" qui suivirent la révolution du 23 juillet 1908 — période que certains qualifient de "lune de miel" du pouvoir jeune-turc — l'organisation ouvrière de Salonique n'a guère hésité à marquer sa sympathie envers le comité Union et Progrès. Quelques exemples : c'est sur une liste comprenant des Jeunes Turcs que D. Vlahov est élu au Parlement ottoman 1 ; Benaroya participe avec enthousiasme à l'expédition jeune-turque partie de Salonique pour enrayer la contrerévolution cléricale d'avril 1909 2 ; lors du premier anniversaire de la révolution, les ouvriers de Salonique, qui défilent au son des fanfares derrière des bannières rouges (au grand étonnement du Consul de France), viennent en foule manifester leur soutien aux Unionistes 3 . Mais ces prises de position en faveur des Jeunes Turcs n'ont, à notre sens, rien de suspect. Elles trouvent leur justification dans deux facteurs décisifs. Premier facteur : le Comité donne l'impression — dans les premiers temps de son accession au pouvoir tout au moins — d'une organisation véritablement progressiste. Durant leurs années d'exil, ses dirigeants avaient recherché la collaboration des socialistes 4 ; aujourd'hui, ils autorisent les grèves et négocient auprès des patrons de substantielles mesures en faveur des ouvriers ; demain, grâce à eux, des voix de gauche (Vlahov et quelques autres) se feront entendre dans l'enceinte du Parlement. Cette politique conciliante leur confère aux yeux de la Fédération un prestige certain. Second facteur : le programme ottomaniste des Jeunes Turcs — que les formations nationalistes de Macédoine semblent provisoirement cautionner (mais l'illusion, on le sait, sera de courte durée) — apparaît comme la garantie du statu quo balkanique. Pour les socialistes sephardites de Salonique, marqués par l'ottomanisme ambiant de leur communauté, cela constitue, ainsi que nous l'avons déjà souligné, un attrait majeur. Ceci dit, il ne faut pas voir dans la bienveillance que manifeste l'organisation de Benaroya à l'égard des Jeunes Turcs un soutien inconditionnel de leur politique. Si la FOS se félicite des acquis positifs de la révolution de 1908, elle n'en conserve pas moins son sens critique. En fait, elle ne tardera pas à se rendre compte du caractère réel du pouvoir jeune-turc. Les premiers nuages se manifestent dès l'été 1909. Le 19 juin, l'Association des ouvriers de Salonique organise un grand meeting contre le projet de loi sur les syndicats et

1 Vlahov s'en explique dans ses Mémoires, op. cit., pp. 86-88. ^Plusieurs "anarcho-libéraux" bulgares participèrent également à cette expédition. Cf. Vlahov, op. cit., p. 163. 3 AMAEF, Turquie, NS 60, rapport du 24. VII. 1909, f. 62-63. 4 G. Haupt, op. cit., p. 123.

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le droit de grève déposé au Parlement par les Unionistes 1 . Dans les mois qui suivent, les relations entre la FOS et le pouvoir ne feront que s'envenimer davantage. Peu à peu on s'oriente vers une rupture irréversible. La "lune de miel" de la révolution n'aura guère duré. * *

*

La première session du Parlement ottoman prend fin le 27 août 1909. Pour les organisations socialistes, le bilan des débats apparaît nettement négatif. Le nouveau gouvernement n'a pas pardonné aux ouvriers les grèves qui ont éclaté dans tout le pays au lendemain de la révolution. Il n'a guère apprécié le franc-parler de certains journaux. Il a été effrayé, enfin, par la prolifération des partis politiques. Il a donc fait voter, de juin à août, toute une série de lois répressives : la "loi sur les réunions publiques" réglemente strictement l'organisation des manifestations populaires ; la "loi sur les institutions de presse et d'édition" instaure une sorte de censure ; la "loi sur les associations" empêche la constitution d'organisations politiques sur la base ethnique ou nationale ; la "loi sur les grèves" (qui reprend pour l'essentiel le texte de la loi "provisoire" édictée le 15 octobre 1908 par le Conseil des Ministres afin d'enrayer la vague de grèves qui avait suivi la révolution de juillet) interdit la grève aux travailleurs des entreprises à caractère public. Par touches successives, on assiste à la mise en place d'un pouvoir véritablement autoritaire. Il n'est plus question de laisser les revendications populaires s'exprimer librement ; il s'agit au premier chef de juguler le "désordre" et d'assurer la bonne marche des affaires. Parallèlement, en proie à de nombreuses crises extérieures (proclamation de l'indépendance bulgare, annexion de la Bosnie-Herzégovine par l'Autriche, mainmise des Grecs sur la Crète) et intérieures (massacres d'Arméniens en Anatolie, reprise des hostilités en Macédoine), les Jeunes Turcs se tournent vers le nationalisme. À Salonique, des hommes proches des instances supérieures du Comité — Ziya Gôkalp, Ômer Seyfeddin, Ali Canip et quelques autres — critiquent violemment le cosmopolitisme ambiant et prêchent le "turquisme". Dès le début de 1909, le Tiirk Dernegi ("Association turque") entre en activité. Bientôt, la revue Tiirk Yurdu ("La patrie turque") diffusera la nouvelle doctrine à grands flots. Au congrès de 1910 de l'Union et Progrès, les "turquistes" ont réussi à faire adopter une partie de leur programme: le gouvernement encouragera la turquification des cadres ^Cf. supra, note 21.

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politiques, implantera des émigrés turcs dans les régions à peuplement chrétien, mettra en œuvre une nouvelle politique culturelle en vue d'étendre l'usage de la langue turque. L'ottomanisme n'est plus qu'une façade destinée à rassurer les puissances occidentales. Vers la fin de 1910, le nationalisme turc semble déjà solidement implanté. L'essor du turquisme et les mesures anti-ouvrières de 1909 représentent bien entendu une grave menace pour le socialisme ottoman. Dans ces conditions, il ne reste à la FOS qu'à s'éloigner du Comité. La rupture date sans doute des derniers mois de 1909. Dans son rapport de juillet 1910 au BS1, l'organisation de Salonique dénonce avec véhémence la politique autocrate, nationaliste et anti-ouvrière du pouvoir 1 . Le gouvernement, de son côté, multiplie les tracasseries et, s'autorisant de l'état de siège promulgué à la suite de l'écrasement de la contre-révolution d'avril 1909, n'hésite pas à sévir. Il tente tout d'abord d'interdire le syndicat des ouvriers manipulateurs de tabac 2 , puis, fin novembre, ferme le local de la FOS et envoie Benaroya en prison 3 . Grâce à l'intervention énergique de Vlahov, ces mesures seront reportées, mais les Jeunes Turcs ne désarmeront pas pour autant. À Constantinople, la presse socialiste turque, animée par Htiseyin Hilmi, est déjà étouffée 4 . A Salonique, l'Union et Progrès semble vouloir en finir avec la Fédération et multiplie les poursuites à l'égard de ses militants. En juin 1911 — tandis que la FOS vient de manifester sa puissance à l'occasion du Premier Mai — Benaroya est à nouveau arrêté et exilé en Serbie. Désormais, la chasse aux socialistes bat son plein. Cependant, jusqu'à la fin de l'année 1911, la FOS conservera l'espoir de négocier un modus vivendi. Le BSI, qui veut éviter l'épreuve de force, lui conseille d'engager des pourparlers par l'intermédiaire de diverses personnalités et de la franc-maçonnerie 5 . Il s'agit, par la douceur, de faire obstacle au démantèlement du socialisme ottoman. On s'adressera donc non seulement à Jaurès, mais aussi à de Préssencé — président de la Ligue des droits de l'Homme —, à M. Baxton — président du Balcan Committee de Londres — et

' Cf. le texte publié par G. Haupt, op. cit., p. 130. 2

C f . à ce propos la lettre de Benaroya à C. Huysmans, en date du 11. VIII. 1910. Arch, du BSI. Arch. du BSI, lettre du représentant de la FOS à Paris, Saul Nahum, à C. Huysmans (3. XII. 1910). Cf. également, sur le même sujet, les lettres de S. Nahum des 3 et 9.1. 1911. 4 C f . M. Tunçay, Tiirkiye'de Sol Akimlar. ¡90S 1925 (Les courants de gauche en Turquie. 19081925), 2ème éd., Ankara 1967, pp. 25-38. Sur les mouvements socialistes dans la capitale ottomane, v. également G. Harris, The Origins of Communism in Turkey, Stanford 1967, p. 20 sq., et du même auteur, l'article "Ichtirak" dans l'Encyclopédie de l'Islam (nouvelle édition). Cf. ar ailleurs l'importante bibliographie soviétique. Arch, du BSI, lettre de C. Huysmans à S Nahum, 27.1.1911. 3

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à Marcel Sembat. Ce dernier se chargera de transmettre un mémoire à la francmaçonerie 1 . De son côté, Camille Huysmans engagera une démarche auprès d'Ahmed Riza, président de la Chambre à Constantinople2. Mais en vain : les Unionistes continuent de traquer les socialistes. Dans les derniers mois de l'année, ils s'attaquent surtout aux militants musulmans : Ismail Faik, ancien directeur de Vlnsaniyet (L'Humanité") est exilé à Angora ; le fondateur du Parti Socialiste Ottoman, Hiiseyin Hilmi, et Ziya §evki, ancien directeur du Jeune Turc, sont envoyés à Kastamonu ; Hasan Namik, Pertev Tevfik, Hilmi §ehbenderzade, et quelques autres, figurent également parmi les victimes3. Ces persécutions, toutefois, ne semblent guère avoir intimidé la Fédération. Celle-ci conserve à Salonique le contrôle des masses ouvrières. J. Hazan 4 , qui assure l'intérim en l'absence de Benaroya, garde l'organisation intacte. La Solidaredad Obradera continue de paraître. Vlahov siège toujours au Parlement. La FOS est donc bien vivante. À l'occasion de la crise tripolitaine, elle réussira même à organiser deux grandes manifestations. La première, le 10 octobre, réunira six mille personnes ; la seconde, le 4 novembre, dix mille 5 . Au cours de ces manifestations, les dirigeants de l'organisation flétriront la politique impérialiste des puissances européennes et réaffirmeront leur idéal ottomaniste. Dans la résolution publiée à l'issue du meeting du 4 novembre, ils proclameront — sous l'impulsion de Rakovski, venu exprès de Sofia — la nécessité d'œuvrer à la constitution d'une confédération balkanique, afin de maintenir la paix dans les Balkans6. Bien entendu, à cette époque, il n'est plus du tout question de soutenir la politique de l'Union et Progrès. C'est désormais vers l'Entente libérale — cartel des mécontents — que la FOS se tourne. Le Parti Socialiste Ottoman

'Arch. du BSI, lettres de S. Nahum à C. Huysmans, 3. III et 10. VII. 1911. Arch. du BSI, lettre de C. Huysmans à la FOS, 9. VI. 1911. 3 Arch. du BSI, lettre du Dr. Nevzad Refik (représentant du Parti Socialiste Ottoman à Paris) à C. Huysmans, 18. XI. 1911. Voir aussi le témoignage de M. S. Çapanoglu, Tiirkiye'de Sosyalist Partiler ve Sosyalist Hilmi (Les partis socialistes en Turquie et Hilmi le socialiste), Istanbul, 1964, p. 55, et le rapport de H. Hilmi au Congrès de Berne, document publié par G. Haupt, op. cit., p. 136. 2

%osef Hazan (1890-1944) était le secrétaire-adjoint de la FOS. À partir d'octobre 1910, c'est lui qui signe les lettres adressées par l'organisation salonicienne au BSI. Arch. du BSI, lettre de D. Recanati à C. Huysmans, 19. X. 1911, et, en ce qui concerne le meeting du 4. XI, lettre de J. Hazan du 5. XI. Cf. par ailleurs D. Vlahov, op. cit., pp. 141-142. 6 C f . la "Résolution du meeting organisé par la Fédération Socialiste Ouvrière" et le manifeste de la FOS publié en supplément de la Solidaridad Obradera. Ces deux documents figurent dans les arch. du BSI.

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de Huseyin Hilmi et les Arméniens Hentchak ont choisi la même voie 1 . Ce n'est évidemment pas de gaieté de cœur que ces diverses organisations ont accepté de collaborer avec des adversaires de classe. D'autant que certains éléments de l'Entente apparaissent plus réactionnaires encore que les hommes au pouvoir. Mais il y a urgence. Devant l'effritement de leur majorité au Parlement, les Unionistes ont en effet décidé, le 17 janvier 1912, de recourir à des élections anticipées en vue de retrouver la maîtrise de la Chambre. Il s'agit de leur barrer la route et d'assurer la victoire de l'opposition. Cette considération prime toutes les autres. * *

*

La FOS se lancera dans la bataille dès les derniers jours de janvier. Pour battre l'Union et Progrès elle se met d'accord non seulement avec l'Entente libérale, mais aussi avec les groupes nationaux grecs et bulgares 2 . Pendant la campagne, elle suscite d'énormes manifestations et publie en turc un journal électoral, Miïcadele ("Combat"), diffusé à plusieurs milliers d'exemplaires. Vlahov, candidat désigné du bloc d'opposition, entrepend en Macédoine une tournée triomphale 3 . Mais les Unionistes, qui n'ont pas l'intention de perdre ces élections, auront recours à la politique du bâton. Benaroya, revenu de Serbie, est arrêté le 22 février. En mars, la plupart des militants de la FOS subissent le même sort. Vlahov, pour sa part, doit renoncer à poursuivre ses réunions électorales 4 . Dans ces conditions, la défaite est bien entendu inéluctable : Vlahov ne sera pas réélu ; la nouvelle Chambre, inaugurée le 18 avril, ne comptera plus qu'une poignée d'opposants ; la FOS demeurera à la merci du pouvoir. Désormais, la férule jeune-turque devient insoutenable. Certes, les militants de la Fédération ont été relâchés dès la fin des élections, mais d'un autre côté, le Comité n'hésite guère à faire usage de l'appareil répressif dont il dispose. Il disperse les manifestations, interdit la presse socialiste, impose aux

1 Bn ce qui concerne l'attitude du Parti de Huseyin Hilmi, cf. T. Z. Tunaya, Turkiye'de Siyasi Partiler (Les partis politiques en Turquie), Istanbul, 1952, p. 304, et M. Tunçay, op. cit., p. 38. Pour ce qui est des Hentchak, v. les arch, du BSI, lettre de J. Hazan à C. Huysmans, 12.111.1912. 2 Arch. du BSI, loc. cit. ^Vlahov, op. cit., p. 146 sq. 4 S u r les divers incidents qui marquèrent la campagne électorale, cf. les arch, du BSI (lettres de J. Hazan à C. Huysmans, 12. Ill ; 6 et 16. IV. 1912 ; télégramme du 22. II) et aussi les mémoires de Vlahov, op. cit., pp. 148-152.

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syndicats des administrateurs unionistes 1 . C'est la guerre à outrance. En avril 1912, le discours que Djavid bey prononce à Salonique, à l'occasion de la pose de la première pierre de la gare centrale, laisse présager, à rencontre des socialistes, des mesures décisives. Le ministre des Finances y déclare que la bourgeoisie turque naissante ne peut tolérer l'existence d'organisations ouvrières. Il est avant tout nécessaire, dit-il, de protéger les intérêts des capitalistes, qui sont en réalité "les véritables protecteurs de la classe ouvrière". Plus tard, on pourra penser aux syndicats et aux partis, mais pour l'instant l'industrie turque doit avoir les mains libres. Il promet donc que ceux qui troublent l'ordre public et menacent la vie économique du pays seront punis, et annonce que le Comité soumettra au Parlement un projet de loi en vue de mettre fin à la subversion socialiste 2 . Cette menace, les Unionistes n'auront cependant guère le temps de la mettre à exécution. Dès juillet, en effet, le pouvoir leur échappe — à la suite de l'intervention d'un groupe d'officiers — et passe aux mains de l'Entente libérale. Pour la FOS, après des mois de persécutions, c'est l'heure du triomphe. Le nouveau gouvernement lui rend ses archives confisquées par les Unionistes et paraît devoir la laisser tranquille. Les autres organisations de l'Empire bénéficient de la même bienveillance. À Constantinople, le Parti de Hùseyin Hilmi renaît, une fois encore, de ses cendres, et se livre, dans Ylqtirak, à une propagande acharnée. Les militants arméniens et grecs reprennent eux aussi leur activités. Durant quelques mois, le socialisme ottoman connaît une période de prospérité inespérée. Mais cette prospérité, qui correspond à une période de crise et d'affaiblissement du pouvoir, a quelque chose de factice. Elle ne marque en réalité aucun changement dans les relations entre la classe dirigeante et les masses ouvrières. Celles-ci continuent d'être écrasées comme par le passé. Les quelques grèves que l'on signale au cours de l'été 1912 se terminent, pour les travailleurs, en désastre 3 . De toute évidence, VEntente libérale n'a nullement l'intention de desserrer l'étau dans lequel le prolétariat ottoman se trouve pris. Au reste, les guerres balkaniques ne tarderont pas à juguler définitivement l'agitation ouvrière. En octobre 1912, Vlçtirak de Htiseyin Hilmi est contraint de se taire. En juin 1913, les principaux militants de Constantinople sont

^Arch. du BSI, lettres de J. Hazan à C. Huysmans, 29. IV et 2. V. 1912. L e texte de ce long discours figure dans les arch. du BSI. Cf. également la Obradera du 12.IV.1912. 2

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Solidaridad

Cf. O. Sencer, Türkiye'de I¡gi Sinifi. Dogu§u ve Yapisi (La classe ouvrière en Turquie. Sa naissance et sa structure), Istanbul, 1969, pp. 220-221.

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exilés dans la forteresse de Sinop 1 . Quant à la FOS, elle se trouve depuis le 8 novembre 1912 en territoire grec : elle n'est plus en mesure d'animer la lutte des socialistes ottomans 2 . L'immense effort entrepris depuis 1908 se termine en queue de poisson. Les forces de gauche dispersées en 1913 ne manifesteront à nouveau leur présence, dans ce qui reste de l'Empire ottoman, qu'à la fin de 1918. Mais c'est désormais dans un cadre strictement national que se développera l'action des militants turcs : le socialisme "ottoman" a terminé sa carrière avec le début des guerres balkaniques. Nous voici donc, déjà, à l'heure du bilan. La débandade de 1912-1913 ne doit pas nous empêcher d'évaluer les réussites. De 1908 à 1912, en dépit des mesures répressives mises en œuvre par le gouvernement, plusieurs groupes socialistes ont réussi à se créer dans l'Empire et à s'y maintenir ; les syndicats se sont multipliés ; d'importantes grèves ont éclaté 3 . En outre, cette période a vu l'effort fédérateur de la FOS en partie récompensé. Entre les multiples organisations du pays, des liens ont été tissés grâce à Vlahov et au célèbre publiciste Alexander Israël Helphand, alias Parvus, qui se trouvait dans ces années à Constantinople 4 . En janvier 1911, une conférence unitaire s'est tenue à Salonique, réunissant vingt-neuf délégués venus de la Fédération, du Parti socialiste ottoman, du Parti social-démocrate serbe et de divers groupements de Macédoine 5 . En 1912, un certain nombre de syndicats ont réussi à s'entendre sur une plate-forme commune et à constituer une "Union Générale" comptant quelque cinq mille adhérents 6 . En somme, le mouvement ouvrier et socialiste ottoman aura fait preuve, au cours des quatre années qui séparent la révolution jeune-turque de la débâcle balkanique, d'une indénible vitalité.

1

M. Tunçay, op. cit., p. 45 ; M. S. Çapanoglu, op. cit., pp. 82-83. Mai s l'histoire de la FOS ne s'achève pas en novembre 1912. La correspondance avec le BSI, qui se poursuit jusqu'en 1914, témoigne au contraire de l'endurance de l'organisation salonicienne. Celle-ci parviendra même à franchir la tourmente de la Première Guerre Mondiale et rejoindra en 1918 les rangs du Parti communiste grec. \ t . O. Sencer, op. cit., p. 172 sq.; v. aussi K. Siilker, Turkiye'de Sendikacilik (Le syndicalisme en Turquie), Istanbul, 1955, pp. 13-21, et, idem, Tiirkiye'de l$çi Hareketleri (Les mouvements ouvriers en Turquie), 2ème éd., Istanbul, 1973, pp. 15-20. 4 C f . Z. A. B. Zeman et W. B. Scharlau, The Merchant of Revolution. The Life of Alexander Israel Helphand (Parvus), Londres, 1965. Le rôle joué par Parvus est mis en évidence dans les arch, du BSI, lettre de J. Hazan à C. Huysmans, 12. III. 1912, et rapport de H. Vezestenis, secrétaire du "Groupe d'Études Sociales" de Constantinople, avril 1912. -'Cf. arch, du BSI, télégramme du bureau de la conférence à C. Huysmans, 10. I. 1911. ^D'après R. P. Kornienko, Haïano paôoiera nBHweHKfl b TypnHH. Hapoflbi A3HH h AcJphkh n° 1, 1964, p. 105, qui cite L'Humanité du 1.X.1924. 2

LA F É D É R A T I O N O U V R I È R E DE S A L O N I Q U E

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Toutefois, les différentes organisations de l'Empire, FOS en tête, n'ont guère réussi à instituer, face au pouvoir, une force réelle, irréductible. Elles en ont été empêchées par la faiblesse numérique du prolétariat, par l'agressivité du comité Union et Progrès, et aussi, dans une large mesure, par la fragilité de la situation économique de l'Empire ottoman. La finance cosmopolite qui contrôlait l'essentiel du marché turc n'avait nullement l'intention de renoncer aux super-bénéfices que lui procuraient, dans l'Empire, une main-d'œuvre quasi gratuite. Quant au patronat "national", en position de faiblesse vis-à-vis de la concurrence étrangère, il n'avait certes par les moyens de s'offrir un prolétariat prospère. Dans une telle conjoncture, le socialisme ottoman s'est donc vu contraint de poursuivre des objectifs limités : il s'est contenté de susciter des grèves sectorielles, sans véritable lendemain, et de constituer des chapelles idéologiques. Il n'a jamais été en mesure de faire obstacle à l'arbitraire des Unionistes et de leur imposer une politique sociale libérale. Pour y arriver, il aurait fallu, au préalable, éliminer l'impérialisme occidental et ses contraintes. Mais une telle perspective ne s'entrouvrira à la Turquie qu'au lendemain de l'armistice de Moudros, dans le cadre de la lutte pour l'indépendance menée par Mustafa Kemal. Nous devons souligner enfin l'échec total du socialisme ottoman en ce qui concerne la question balkanique. Cet échec a été surtout ressenti par la FOS. Pour elle, le maintien du statu quo constituait, ainsi que nous l'avons déjà souligné, une question vitale. Mais elle s'est trouvée, bien évidemment, incapable de s'opposer à l'éruption des nationalismes. Le combat qu'elle a mené presque seule — au milieu de l'indifférence, voire de l'hostilité, des socialistes des pays voisins de l'Empire — en faveur de la stabilité et de l'entente dans les Balkans n'a constitué, face à la gravité de la crise, qu'un geste symbolique. Les grandes manifestations saloniciennes n'ont eu aucune influence sur la marche des événements. Benaroya, Vlahov, tant d'autres avaient beau faire entendre leurs protestations, il ne leur appartenait guère d'enrayer la désagrégation de l'Empire ottoman.

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Les lunes de miel sont souvent de courte durée. À Salonique, l'ivresse collective provoquée par la révolution jeune-turque ne va pas tarder à retomber. Les grandes embrassades et les fraternisations exaltées des derniers jours de juillet 1908 cèdent la place, dès la première semaine d'août, à un climat de lutte sociale. C'est qu'après les discours, les émouvantes déclarations des notables, les défilés et les parades, le menu peuple veut des actes. On lui a promis la paix et la prospérité, il demande une diminution de la durée des journées dans les ateliers et les fabriques. On lui a fait miroiter un avenir placé sous le signe du bonheur universel, il exige une hausse des salaires. On lui a vanté les vertus de l'union et du progrès, il réclame de meilleures conditions de travail et le droit d'association. Ce n'est pas seulement dans la capitale de la Macédoine que les couches laborieuses s'agitent. La fièvre monte aussi à Istanbul, à Smyrae, à Beyrouth, dans les ports de la mer Noire, et souvent la grogne y débouche sur des grèves. Toutefois, à Salonique, berceau de la révolution jeune-turque, la fermentation prend plus d'ampleur qu'ailleurs, la contestation ouvrière fait tache d'huile. Surtout, des agitateurs sont là, formés à l'école du turbulent socialisme bulgare, qui semblent résolus à tirer profit des circonstances pour organiser "les masses" et fournir aux mouvements de révolte spontanés une base doctrinale.

1. Un terrain favorable Les choses ont commencé par une grève des dockers qui, durant quelques jours, a totalement paralysé les activités portuaires. Puis, très vite, tout le monde s'est mis de la partie : les télégraphistes, les ouvriers des ateliers de manipulation de tabac, les imprimeurs, les menuisiers, les tailleurs, les boulangers, les cordonniers, les traminots, les briquetiers et les tuiliers de la grande usine Allatini, les 120 employés de la brasserie Olympos, les ouvriers des savonneries, les pâtissiers et les commis du grand magasin "Orosdi-Back", les ferblantiers de l'atelier Benforado... En l'espace de quelques semaines, tes journaux de Salonique vont recenser plus d'une vingtaine de débrayages. Ceux-

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ci sont d'une intensité variable. Ils ne sont que 22, chez Benforado, à quitter le travail dans l'espoir d'une augmentation de salaire ; par contre, les grévistes de la ligne de chemin de fer "Salonique-Dedeagatch" et ceux des entreprises d'Allatini se comptent par milliers. Mais le mouvement le plus spectaculaire est peut-être celui des garçons de café et de restaurant. Lorsque ceux-ci se mettent en grève, le 10 septembre 1908, c'est comme si le cœur de la ville s'était arrêté de battre. Privée de ses centaines de gargotes, de cafés, de cabarets, de débits de boissons, Salonique n'est plus Salonique. Les rideaux baissés de ses tavernes sont comme autant de drapeaux en berne. Si Salonique fait grève, c'est que la grève apparaît, du moins dans un premier temps, payante. Pour obtenir gain de cause, les travailleurs ne se contentent pas de cesser le travail et d'organiser des défilés en ville, musique et banderoles en tête de cortège. Ils prennent contact avec les membres du Comité Union et Progrès, marchandent avec ténacité, entremêlent menaces et concessions. Ce n'est pas la première fois que les patrons saloniciens se trouvent confrontés à des revendications ouvrières. La ville a connu des troubles sporadiques dès les dernières années du XIX e siècle. Mais cette fois, la griserie de la révolution aidant, les contestataires font preuve d'une pugnacité exceptionnelle. Aussi, n'y a-t-il pas grand chose d'autre à faire, devant un tel raz-de-marée, que de jeter du lest. Les augmentations de salaire concédées vont atteindre jusqu'à 25% dans certaines entreprises. Les promesses vont pleuvoir : journées de grève payées, deux semaines de congés par an, versement d'indemnités de dédommagement en cas de licenciement, diminution de la durée du travail journalier... Cela ne pouvait pas durer. Très vite, les chefs d'entreprise, criant à la ruine, ont commencé à agiter le spectre de l'effondrement du marché salonicien. D'abord favorable aux ouvriers, le Comité Union et Progrès s'est bientôt mis à dénoncer leurs excès et à les appeler à la modération. Les premiers mouvements revendicatifs avaient abouti à des triomphes. A partir de la fin septembre, les échecs succèdent aux échecs et de plus en plus nombreux sont les grévistes qui apprennent à connaître le goût amer de la défaite et de l'humiliation. Benoîtement, les journaux de la bourgeoisie locale et les dirigeants jeunes-turcs s'emploient à mettre du baume sur les blessures des travailleurs : " prenez vos affaires en main ", leur dit-on, "créez des caisses de secours mutuel, collectez de l'argent, votre avenir ne dépend que de vos capacités d'entraide." Les conférenciers du C.U.P., les journalistes et les innombrables philanthropes qui font la tournée des cafés, des jardins publics, des réunions d'ateliers, n'ont guère d'autres paroles à la bouche.

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C'est dans ce climat que le socialisme va progressivement s'installer à Salonique. Comment, en effet, les adeptes de cette doctrine, de plus en plus nombreux dans les Balkans, auraient-ils pu ne pas chercher à tirer profit de la situation ? Pourquoi se seraient-ils privés de pousser la porte ainsi entrouverte ? Dès la fin août 1908, les ouvriers des manufactures de tabac créent un syndicat que le Rabotniceski Vestnlk (le journal des travailleurs) de Sofia s'empresse de présenter comme une organisation vouée à la propagation des idées révolutionnaires. Quelques jours plus tard, des militants du Parti ouvrier social-démocrate bulgare prennent l'initiative de fonder un "syndicat mixte" assorti d'un groupe de réflexion dont les membres — parmi lesquels on relève notamment les noms de Nikola Rusev, Emerich Fiala, Dimitar Tochev, Ivan Pockov et Nikola Kasabov — appartiennent presque tous à la remuante profession des typographes. Le travail ne manque pas. À peine mis sur pied, ce noyau s'est lancé dans un ambitieux programme de conférences publiques. Parallèlement, ses militants se sont voués à la diffusion de la littérature socialiste. Un best seller : le "calendrier rouge du peuple", imprimé à Sofia et dont des centaines d'exemplaires sont vendus en l'espace de quelques mois en Macédoine. Mais, dans les Balkans de cette époque, comment une organisation socialiste pourrait-elle voir le jour sans qu'aussitôt n'apparaisse une faction rivale ? A Sofia, deux grandes tendances — les "larges" et les "étroits" — se disputent les voix des prolétaires, à côté d'autres groupuscules. Salonique ne peut guère demeurer en reste. N. Rusev et ses camarades sont, dans la capitale de la Macédoine, les porte-parole du socialisme "étroit", de coloration marxiste orthodoxe. Presque simultanément, un autre groupe va se former, issu, lui, de l'anarcho-libéralisme. Les Bulgares y sont majoritaires comme en témoigne la liste de ses leaders où figurent, entre autres, les noms de Nikola Harlakov, Pavel Delidarev et Angel Tomov. Mais la nouvelle organisation rassemble aussi quelques juifs, réunis en un cercle sépharade d'études socialistes dirigé par un jeune typographe — ancien maître d'école — natif de Vidin, Abraham Benaroya. Arrivé à Salonique au lendemain de la révolution jeune-turque, ce dernier n'a eu besoin que de quelques semaines pour rassembler autour de lui un premier noyau de sympathisants. Fait singulier, les "anarcho-libéraux" et les "étroits" ont commencé par jouer la carte de l'entente, créant dans les premiers jours d'octobre un groupe unifié avec N. Rusev comme secrétaire. Très vite, cependant, la presse socialiste bulgare sera en mesure de prédire l'orage : "De sombres nuages apparaissent à l'horizon et annoncent une violente tempête. L'attitude de P.

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Delidarev, A. Benaroya et consorts est devenue intolérable. Nos camarades savent parfaitement que le terrain de l'union se fait de plus en plus glissant". Vers la mi-mars, la rupture est consommée. La chronique du socialisme balkanique s'enrichit d'une dissension de plus. La cause du conflit ? Les explications données à ce propos par le Rabotniceska Iskra (l'Étincelle ouvrière), un journal publié à Sofia par un adepte du parti "étroit", Vasil Glavinov, sont bien vagues : le groupe aurait été désorganisé par des individus désireux "d'utiliser les ouvriers au profit de leurs intérêts personnels". Plus concrètement, il semble que ce soit la création d'un "club des ouvriers" à clientèle presqu'exclusivement juive qui ait mis le feu aux poudres. De ce club, Abraham Benaroya dira plus tard dans ses Mémoires qu'il était situé au-dessus d'un restaurant albanais de la rue Egnatia et qu'il comptait, à ses débuts, une trentaine de membres : quelques typographes, cinq ou six ouvriers des ateliers de manipulation de tabac, des employés de magasin et une demi-douzaine de tailleurs venus dans le sillage de l'un des leurs, Abraham Hasson. Bien que modeste, la nouvelle organisation disposait déjà d'un emblème, fièrement apposé sur tous les documents du groupe : une main ouvrière tenant un marteau. Cette main au marteau, la population de Salonique va apprendre à la connaître dès le 1 e r mai 1909. Ce jour-là, les Saloniciens assisteront, médusés, à la première manifestation ouvrière de masse dans l'histoire de la ville. Drapeaux rouges, banderoles, fanfare... Le spectacle est d'autant plus saisissant que les socialistes ont réussi, pour l'occasion, à faire taire leurs divergences et à mobiliser les militants de tous bords. Dans la foule, il y a des Bulgares, des Grecs, des Turcs et, surtout, beaucoup de Juifs. De toute évidence, Benaroya et les siens ne cessent de gagner du terrain. Toutefois, même si la fête est réussie, il ne s'agit que d'une répétition générale. Un mois et demi plus tard, le 19 juin, ce sont plus de six mille personnes qui vont défiler, à l'appel de l'Association des Ouvriers de Salonique — c'est ainsi que se nomme provisoirement le groupe de Benaroya — et de diverses autres organisations. Après avoir parcouru de bout en bout, bannières multicolores au vent, les quais et la rue Egnatia, les colonnes de manifestants se sont massées sur l'avenue Selimiye, devant les grands immeubles du port. Leur but : protester contre un projet de loi du gouvernement ottoman visant à limiter le droit de grève et les libertés syndicales. D'après le Journal de Salonique du 20 juin, le meeting a rassemblé les ouvriers des fabriques de papier à cigarette, les savonniers, les commis et

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employés de magasin, les typographes, les menuisiers, les cordonniers, les portefaix, les ouvriers manipulateurs de tabac, les employés des chemins de fer orientaux, ceux de la compagnie des tramways, les gaziers, les tailleurs, soit au total une bonne partie du prolétariat salonicien. C'est un tel succès que, dès le lendemain de la manifestation, Benaroya et son adjoint, A. Hasson, prendront leur plus belle plume pour faire savoir au Bureau de la Deuxième Internationale, sis à Bruxelles, qu'un événement sans précédent venait de se produire à Salonique et que l'Association des Ouvriers de cette ville souhaitait s'ériger, en liaison avec le groupe socialiste bulgare, en section ottomane de l'Internationale.

2. La fédération ouvrière socialiste Cette première lettre constitue le point de départ d'une longue correspondance qui donnera la possibilité au secrétaire général du Bureau Socialiste International, Camille Huysmans, de se tenir au courant de la marche des choses à Salonique. Et Dieu sait que la situation y évolue vite ! Dès la mi-août, l'Association des ouvriers se présente sous une nouvelle étiquette, celle de Fédération ouvrière socialiste. Vers la même époque, une "grande kermesse ouvrière internationale" organisée dans les jardins de BechTchinar permet de rassembler, grâce à la vente de 6 000 billets d'entrée, 100 livres-or qui vont servir à la publication d'un organe quadrilingue (en judéoespagnol, grec, turc et bulgare), le Gornal del Laborador, alias Efimeris tou Ergatou, alias Amele Gazetesi, alias Rabotniceski Vestnik, quatre façons différentes de dire "Journal du travailleur". Benaroya et ses camarades ont le vent en poupe : les ouvriers de Salonique manifestent leur combativité en lançant grève sur grève ; de nouveaux syndicats se créent qui proclament leur attachement aux principes du socialisme ; déjà il est question d'entrer en contact avec les autres groupes de militants qui sont en train de se constituer à Istanbul et à Smyrne en vue d'élaborer avec eux une plate-forme commune. Le terme de fédération qui désigne désormais l'organisation n'a pas été choisi au hasard. En effet, ce que les dirigeants du mouvement ont en vue, tout en se fixant pour but ultime de créer un parti unifié, c'est surtout de donner la possibilité à des groupes épars, généralement organisés sur une base "nationale", de voisiner et de collaborer au sein d'une sorte de ligue. C'est ce qu'expliquera Benaroya au Bureau Socialiste International dans un long rapport daté de juillet 1910 : "... La nation ottomane est composée de nombreuses nationalités vivant dans un même territoire et ayant chacune une langue, une

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culture, une littérature, des mœurs et des caractères différents. Pour ces raisons ethniques, philologiques ( sic !) nous avons estimé qu'il était préférable de former une organisation à laquelle toutes les nationalités pussent adhérer sans que chacune fît abandon de sa langue et de sa culture. Mieux encore, chacune pourra développer sa culture et son individualité en toute indépendance tout en travaillant pour un même idéal : l'idéal socialiste..." L'idée semble bonne et la Fédération ne tarde pas à en recueillir les bénéfices. À l'élément juif, dorénavant largement majoritaire au sein de l'organisation, et à l'élément bulgare, moins nombreux mais très actif, s'est agrégé, dès août 1909, un petit noyau musulman dirigé par le rédacteur en chef de VAmele Gazetesi, Rasim Hikmet, et un groupuscule grec dont un des animateurs, I. Gazis, publie VEfimeris tou Ergatou. Bientôt, viendra aussi prendre place dans les rangs de la nébuleuse salonicienne l'aile gauche du Parti Fédératif National, une formation issue de l'Organisation Révolutionnaire Intérieure de Macédoine (ORIM) et représentée au parlement ottoman par Dimitar Vlahov, un des porte-parole les plus en vue du socialisme balkanique. Par ailleurs, la Fédération va se doter progressivement d'un réseau de "correspondants" et on la verra entretenir des relations amicales avec le parti socialiste serbe, le centre socialiste grec d'Istanbul, le Poale-Sion de Palestine et les deux principaux mouvements révolutionnaires arméniens présents sur le sol ottoman, le Dachnaksoutioun et le Hentchakian. Mais si la base de l'organisation de Benaroya ne cesse de s'élargir, ses dirigeants doivent aussi faire face, à intervalles réguliers, à cette maladie chronique du socialisme balkanique qu'est le scissionisme. À cet égard, la crise la plus sérieuse est celle qui, en novembre 1909, se soldera par le départ massif des militants bulgares. Une première rupture avait déjà eu lieu à l'automne de l'année précédente, alors que la Fédération n'était pas encore fondée. À présent, c'est d'un vrai divorce qu'il s'agit. Une fois de plus, l'origine du conflit apparaît difficile à cerner. Certes, il y a les vitupérations du Rabotniceska Iskra, signées Vasil Glavinov, qui peuvent servir d'indice : "...De concert avec certains socialistes bulgares carriéristes, le comité juif local mène une politique anti-ouvrière et petitebourgeoise qui pousse l'organisation vers nos ennemis de la bourgeoisie... La Fédération néglige l'éducation socialiste et transforme ses locaux en cabaret où la conscience des ouvriers, déjà défaillante, sombre totalement..." Mais tout cela reste bien flou. Dans ses Mémoires, Benaroya racontera que la scission s'était produite à la suite d'une grande manifestation publique organisée à la

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mémoire du révolutionnaire catalan Francisco Ferrer que la justice espagnole avait condamné à mort et exécuté en octobre 1909. Selon toute apparence, ce que les sociaux-démocrates bulgares n'avaient pas réussi à digérer c'était de voir, à cette occasion, les syndicats ouvriers juifs défiler dans les rues de Salonique aux côtés des "représentants de la bourgeoisie", en particulier des francs-maçons. Désertée par les militants bulgares, la Fédération présente désormais une coloration bien nette. Elle est juive. Juive à cent pour cent, même si elle continue de compter en son sein des sympathisants grecs et turcs, même si le Parti Fédératif National de Dimitar Vlahov lui a injecté un peu de sang slave. L'expérience d'une presse quadrilingue n'a duré que quelques mois. Bientôt, Benaroya ne publiera plus ses journaux et ses brochures qu'en judéo-espagnol. Tous ses lieutenants — Alberto Arditti, Abraham Hasson, David Recanati, Joseph Hazan, Saul Nahum — appartiennent à la communauté israélite. Enfin, c'est aux seuls syndicats juifs, notamment à celui des manipulateurs de tabac, que l'organisation doit sa force de frappe. Tout en soulignant l'attachement de celle-ci à l'idée fédérale, Benaroya ne manquera du reste pas de reconnaître, dans ses lettres au Bureau Socialiste International, que le prolétariat juif de Salonique constituait l'essentiel de son vivier. 3. La réaction Bien que réduite en pratique à sa seule composante juive, la Fédération se targue d'avoir quelque cinq à six mille supporters. En face d'elle, le groupe social-démocrate bulgare ne rassemble qu'une trentaine de membres, mais il s'agit de militants pleins d'ardeur qui diffusent leur "catéchisme ouvrier", traduit en grec et en judéo-espagnol, à des milliers d'exemplaires. Sur le papier, cela fait très bien. Cependant, la vérité est que, depuis la fin de 1909, ni les uns ni les autres ne sont en très bonne posture. Par touches successives, le gouvernement jeune-turc, durement secoué en avril par une tentative de contre-révolution, a mis sur pied un appareil répressif qui ne laisse aucune marge de manœuvre aux organisations ouvrières. La liberté de la presse promise avec tant d'enthousiasme dans les premiers moments d'ivresse du nouveau régime ? Gommée par la "loi sur les institutions de presse et d'édition" promulguée en juillet 1909. Le droit de grève ? Sensiblement limité par une loi interdisant les arrêts de travail aux salariés des entreprises publiques. Le droit d'association ? Rogné sous prétexte de préserver l'intégrité de la nation ottomane. Dans ces conditions, les socialistes n'ont qu'à courber le dos et à attendre des jours meilleurs.

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Dans l'intervalle, il leur faut encaisser les coups. Malgré le vent de réaction qui souffle sur le pays, il y a encore à Salonique des ouvriers assez hardis pour entamer des grèves. Hardiesse mal placée. Avec la caution des autorités ottomanes, les lock-out, les licenciements collectifs se succèdent. Le syndicat juif des manipulateurs de tabac s'entête, continue de s'agiter. Ses locaux sont fermés, ses dirigeants sont traînés devant les tribunaux et Benaroya, jugé responsable de tout ce remue-ménage, est jeté pour quelques jours en prison. Il sera bien triste, le 1 e r mai 1910! Les "étroits" bulgares, de plus en plus hostiles au "comité juif", célébreront la fête dans le huis-clos de leur bureau. Quant à la Fédération, bien qu'elle eût pris la peine de publier pour l'occasion un journal tout entier imprimé à l'encre rouge, elle ne parviendra pas à faire entendre son appel à la grève générale. Seule consolation du jour, l'illustre Christian Rakovski, un des grands maîtres à penser du socialisme balkanique, a accepté de faire le voyage de Salonique. D'abord sur la Place de la Liberté, puis dans l'enceinte du Café Cristal, il a donné en français et en bulgare une émouvante conférence sur la confédération balkanique et la classe ouvrière. S'il faut en croire Benaroya, l'événement aurait eu un retentissement considérable, redorant le blason de la Fédération qui en avait bien besoin. Vers la fin de l'année 1910, les nouvelles en provenance de Salonique au Bureau Socialiste International seront encore plus alarmantes. "Le mouvement jeune-turc se livre à une persécution hypocrite et sournoise", liton sous la plume de Saul Nahum, représentant de la Fédération à Paris. Les locaux de l'organisation salonicienne ont été fermés par décision administrative, Benaroya a été jeté une fois de plus en prison, les militants ont fait l'objet de diverses pressions. À Istanbul, les choses ne se présentent guère mieux. Le Parti socialiste ottoman, créé peu de mois auparavant par un groupe de publicistes, a dû y interrompre ses activités et son journal, VIchtirak (Socialisme), a cessé de paraître. Singulièrement, c'est dans cette période extrêmement difficile que, réconciliés pour l'occasion, les sociaux-démocrates bulgares et les dirigeants de la Fédération vont prendre l'initiative de convoquer à Salonique une "Conférence des organisations socialistes de Turquie" en vue de créer un parti unifié. Dans les premiers jours de janvier 1911, ils seront une trentaine à se réunir pour discuter de l'avenir du socialisme ottoman. La plupart des délégués sont des Saloniciens ou des militants venus de l'arrière-pays macédonien. Il y a néanmoins parmi eux deux outsiders : St. Papadopoulos, représentant du cercle

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socialiste grec d'Istanbul, et A. Pavlovitch, venu au nom du Parti socialdémocrate serbe. En guise de préambule, les participants à la réunion lanceront un vibrant appel à l'Internationale Socialiste pour solliciter son appui "dans la lutte du prolétariat ottoman contre la réaction". Lors de la clôture, de même, les rédacteurs des diverses motions finales sauront trouver les mots adéquats pour dénoncer la "politique coloniale de conquête menée par les capitalistes européens" et appeler la classe ouvrière à l'union, sous la houlette de l'Internationale. Il semble cependant qu'en dehors de ces moments d'unanimité, le congrès se soit assez mal passé, les deux organisations rivales de Salonique n'ayant pas manqué de faire étalage, une fois de plus, de leurs divergences. Le résultat? Presque nul. Suffisamment maigre, en tout cas, pour que les responsables de la Fédération aient estimé qu'il valait mieux ne pas revenir sur la question dans leur correspondance avec le Bureau Socialiste International. Le Parti socialiste unifié de Turquie ne sera pas créé. Le gouvernement ottoman ne se laissera pas intimider par les appels à la solidarité internationale des troublions saloniciens. Les querelles de chapelle reprendront de plus belle. Qu'à cela ne tienne. Malgré les échecs successifs enregistrés par le socialisme ottoman naissant, la Fédération n'hésitera pas, le 1 e r mai 1911, à organiser, en liaison avec le groupe socialiste bulgare, une manifestation de masse comme Salonique n'en avait jamais connu. "Plus de 14 syndicats ont répondu à l'appel de notre Fédération", lisons-nous dans le compte rendu enthousiaste adressé à Camille Huysmans quelques jours plus tard, "un grand nombre d'ouvriers non-syndiqués ont également pris part au mouvement. Par suite du chômage de tous les hommes de peine — charretiers, mahonniers, débardeurs et ouvriers du port — tout mouvement a été arrêté dans notre ville, ce qui obligea la plupart de nos patrons à fermer leurs magasins et à prendre part à la fête, ne fût-ce que comme spectateurs. Le matin, nous avons tenu un meeting dans un grand café de notre ville... L'après-midi, il y avait une grande manifestation. Environ mille ouvriers âgés de sept à huit ans, musique en tête, ouvraient la marche d'un cortège immense composé de tous les travailleurs syndiqués et d'un grand nombre de non-syndiqués. Les diverses nationalités dont se compose notre population étaient représentées, ce qui causa une grande impression. Le cortège traversa les rues principales de notre ville, s'arrêtant dans les endroits les plus fréquentés... Notre camarade, le député Vlahoff, a prononcé un remarquable discours sur la Place de la Liberté, devant une audience de 20 000 personnes."

98

DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

20 000 manifestants sur la Place de la Liberté ! Trois fois plus de monde que lors des grands défilés de 1909 ! A la réception de ce récit exaltant, le secrétaire général du Bureau Socialiste International a dû se dire que Salonique, décidément, était gagnée à la cause prolétarienne. La Fédération est d'autant plus en droit de faire étalage de satisfaction qu'elle publie depuis quelques mois un nouveau journal, la Solidaridad obradera (la Solidarité ouvrière), et que celui-ci tire déjà à 3 000 exemplaires. N'est-ce pas là une preuve suffisante du bon accueil fait aux idéaux socialistes par la population salonicienne ? Cependant, si les dirigeants du mouvement multiplient les missives pleines d'optimisme, ils ne cessent aussi de donner de mauvaises nouvelles. Leur correspondance avec le Bureau Socialiste International oscille constamment entre l'euphorie et l'affliction. 3 juin 1911 : Benaroya, qui venait d'être relâché, a été de nouveau arrêté et, sans jugement préalable, exilé en Serbie ; quatre autres militants ont subi le même sort que lui. 10 juillet 1911 : les démarches faites auprès du gouvernement ottoman pour obtenir la levée des mesures prises à rencontre des camarades de Salonique n'ont rien donné ; peut-être faudrait-il faire intervenir la franc-maçonnerie ? 18 août 1911 : un congrès des ouvriers du tabac s'est tenu pendant huit jours à Kavala ; il y a été décidé de créer un "comité central des syndicats ottomans du tabac" et Dimitar Vlahov y a prononcé un discours devant une foule de 4 000 personnes. 5 octobre 1911 : une manifestation avait été prévue à Salonique pour protester contre le coup de force de l'Italie sur la Tripolitaine, mais la Fédération a dû renoncer à ce projet. 4 novembre 1911 : un grandiose meeting contre la guerre s'est déroulé à Salonique ; 8 000 manifestants y ont condamné la politique impérialiste des puissances européennes et proclamé la nécessité d'une confédération balkanique. 18 novembre 1911 : les dirigeants socialistes musulmans d'Istanbul ont tous été arrêtés et envoyés en exil. 22 février 1912 : revenu de Serbie pour participer aux élections législatives, Benaroya a été aussitôt arrêté. 12 mars 1912 : la Fédération a conclu un accord avec les partis révolutionnaires arméniens en vue de se présenter aux élections avec un programme commun. 31 mars 1912 : les sympathisants de la Fédération font l'objet d'arrestations massives et les autorités s'efforcent d'empêcher la parution de la Solidaridad obradera. 3 mai 1912 : malgré les persécutions dont les socialistes continuent de pâtir, plus de 7 000 ouvriers ont cessé le travail à l'occasion du 1 er mai.

dans l'histoire turque. 1839-1965), Istanbul 1966, p. 67 ; M. Tunçay, op. cit., p. 136 ; G. S. Harris, op. cit., p. 114.

NAISSANCE

D'UN

SOCIALISME

OTTOMAN

99

Vers le milieu de l'été 1912, après cette longue période d'alternance de succès et de coups durs, les militants de Salonique vont croire enfin venu le moment de crier victoire pour de bon. C'est qu'à Istanbul, un groupe d'officiers a renversé le gouvernement du Comité Union et Progrès et a porté au pouvoir l'Entente libérale, sorte de cartel des opposants (17 juillet). La nouvelle équipe dirigeante, sans être véritablement favorable aux socialistes, semble vouloir leur laisser la bride sur le cou. Un de ses premiers actes a été de rendre à la Fédération ses archives, confisquées par le précédent gouvernement. I x s autres organisations ont elles aussi bénéficié de gestes de bienveillance. En divers points de l'Empire — en Macédoine, à Smyrne, à Istanbul — le socialisme s'est mis à refleurir. Et si l'on profitait des circonstances pour relancer le projet d'un parti social-démocrate ottoman unifié ? En ces jours où flotte déjà dans l'air, nettement perceptible, la menace d'une conflagration généralisée dans les Balkans, telle est encore une des idées fixes de la Fédération. En mars 1913, alors que la guerre battait son plein et que Salonique, prise par les Grecs dès le début des hostilités, ne faisait plus partie de l'Empire ottoman depuis plusieurs mois, Joseph Hazan, un des plus fidèles lieutenants de Benaroya, allait encore, dans un Appel aux socialistes de tous les pays, présenter son organisation comme l'avant garde du mouvement ouvrier de Turquie. Autre idée fixe, la confédération balkanique, cette confédération que Christian Rakovski avait su exalter avec tant de conviction dans sa mémorable conférence du Café Cristal. Les militants de Salonique traverseront les années 1913 et 1914, pourtant marquées par deux conflits armés successifs au cours desquels les nations de la région avaient amplement fait la preuve de leur incapacité à s'entendre, sans jamais cesser de proclamer leur confiance en la fraternité des peuples balkaniques. Relisons cet acte de foi, qui s'insère dans une longue série de textes similaires et dont la publication, dans l'organe de la Fédération, ne précède que de quelques jours le début de la seconde guerre balkanique : "Nous voulons que tous les pays des Balkans se développent pour se soustraire au joug des puissances européennes. Et nous pensons que ce développement ne peut et ne doit s'effectuer que par l'adoption d'une politique de paix et de confiance réciproque, et par la formation d'une confédération des Peuples des Balkans..." Les utopies ont la vie dure.

100

DU S O C I A L I S M E

À

L'INTERNATIONALISME

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LA FÉDÉRATION SOCIALISTE OUVRIÈRE DE SALONIQUE À L'ÉPOQUE DES GUERRES BALKANIQUES

Créée en mai-juin 1909 par un groupe de militants juifs sephardites (A. Benaroya, A. J. Arditti, D. Recanati, J. Hazan) et par un certain nombre de Bulgares et Macédoniens (A. Tomov et D. Vlahov notamment), la Fédération socialiste ouvrière de Salonique était, à la veille des guerres balkaniques, la plus importante des organisations socialistes de l'Empire ottoman1. En juin 1909, elle avait demandé son affiliation à la Deuxième Internationale. Sa candidature ayant été agréée, elle était considérée depuis novembre 1909 comme la "sous-section des ouvriers de Salonique" d'une section ottomane encore inexistante, et disposait d'une force de représentation d'une voix au Bureau Socialiste International. Ses fondateurs avaient réussi à accomplir en très peu de temps un travail considérable. Lors du Congrès organisé à Copenhague par l'Internationale en juillet 1910, la Fédération pouvait déjà se targuer d'un bilan triomphal. Elle regroupait à cette époque quatorze organisations à caractère syndical, ses sympathisants se chiffraient par plusieurs milliers, elle possédait un journal qui pendant quelques mois était même paru en quatre langues, les cours du soir qu'elle avait mis sur pied étaient suivis par un grand nombre d'élèves réguliers, elle espérait enfin pouvoir dans un proche avenir créer tout un réseau de coopératives de consommation2. Par la suite, elle n'avait fait que se renforcer. À l'automne 1912, son journal, YAvanti, tirait à plus de 5 000 exemplaires 3 . Sept à huit mille travailleurs suivaient ses mots d'ordre. Sa "maison des ouvriers", sa bibliothèque, ses conférences, ses coopératives attiraient une clientèle nombreuse et fidèle.

' O n trouvera un aperçu succinct de l'histoire du socialisme salonicien entre 1908 et 1912 dans Paul Dumont, "Une organisation socialiste ottomane : la Fédération ouvrière de Salonique (1908-1912)", Etudes Balkaniques (Sofia), 1975, n° 1, pp. 76-88. ' G e o r g e s Haupt a publié in extenso le rapport adressé par la Fédération au Congrès International de Copenhague dans son article intitulé "Le début du mouvement socialiste en Turquie", Le mouvement social, oct.-déc. 1963, n°45, pp. 121-137. ^D'après un rapport adressé au BSI le 31 mai 1913 (document n° 9 infra).

102

DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

La Fédération s'adressait en principe à tous les éléments de la population salonicienne, sans distinction de race ni de religion. Elle regroupait en son sein des Juifs, des Bulgares, des Macédoniens, des Turcs et même quelques Grecs. Mais ses sympathisants israélites étaient de loin les plus nombreux. Dans les grandes manifestations, ils affluaient par milliers, alors que les autres composantes de l'organisation ne fournissaient que des groupes restreints de quelques dizaines de militants. La Fédération était particulièrement bien implantée parmi les ouvriers juifs des fabriques de tabac. Une partie importante de ses militants venaient par ailleurs du secteur artisanal : forgerons, chaisiers, tailleurs, cordonniers, typographes, menuisiers, etc. Enfin, elle touchait aussi les employés des grandes sociétés étrangères, les travailleurs des chemins de fer, les débardeurs, ainsi que les ouvriers des filatures et de diverses autres entreprises industrielles de la ville. Ses dirigeants se réclamaient pour la plupart d'un socialisme modéré, issu en droite ligne de la pensée jauressienne. Ils considéraient leur organisation essentiellement comme un agrégat de groupements ouvriers et la défense des intérêts de leur clientèle figurait au premier plan de leurs préoccupations. Ils n'étaient cependant pas fermés aux grands problèmes qui se posaient au mouvement socialiste international. Ils étaient en particulier obsédés par la question nationale et, comme tous les autres leaders sociauxdémocrates de la péninsule balkanique, ils avaient leurs propres idées en la matière. Dès 1909, encouragés par Christian Rakovski, ils avaient misé sur le fédéralisme. Leur propre organisation était conçue comme une "formation à laquelle toutes les nationalités pouvaient adhérer sans qu'aucune fit abandon de sa langue et de sa culture" 1 . À une toute autre échelle, ils prétendaient de même œuvrer à la mise sur pied d'une confédération des États balkaniques. Ils considéraient une telle union comme la seule issue possible à la crise permanente qui depuis plusieurs décennies déchirait les Balkans. Au début de l'automne 1912, lorsqu'il fut patent qu'un nouveau conflit était sur le point de ravager la Turquie d'Europe, la Fédération avait, sans la moindre ambiguïté, pris position en faveur de la préservation du statu quo dans la région. Tout en condamnant les méfaits du pouvoir ottoman, elle s'était élevée avec vigueur contre les convoitises des voisins de la Turquie et avait plaidé pour le maintien d'une Roumélie ottomane. Son argumentation prenait évidemment racine dans les doctrines pacifistes défendues par la Deuxième Internationale. Mais il s'agissait aussi, pour les leaders de la ' c f . le document publié par G. Haupt, op. cit., p. 132.

LA

FÉDÉRATION

SOCIALISTE

OUVRIÈRE

103

Fédération, d'exprimer les préférences de nombreux ouvriers juifs qui militaient au sein de leur formation. A l'époque, les Israélites de Salonique étaient unanimement opposés au démembrement de la Turquie d'Europe. Satisfaits de la paix et de la prospérité relatives dont ils jouissaient sous le "joug ottoman", ils craignaient, en se trouvant face à de nouveaux maîtres, de perdre au change. Ils redoutaient en particulier — à fort juste titre du reste — que la modification de la géographie politique des Balkans n'amenât la ruine de l'économie salonicienne et, partant, l'anéantissement de leurs propres positions économiques. Organisation à dominante juive, la Fédération était obligée de tenir compte de telles appréhensions. La plupart de ses militants étaient "turcophiles" et plutôt hostiles aux diverses nations chrétiennes qui se disputaient la Macédoine. Il était naturel, dès alors, qu'elle optât pour la fidélité à l'Empire ottoman. La prise de Salonique par les Grecs, le 9 novembre 1912, allait constituer une césure marquante dans l'histoire de la Fédération. Pendant plusieurs années, les socialistes saloniciens s'étaient ardemment battus pour la cause turque en Macédoine et n'avaient cessé d'œuvrer en faveur du maintien de leur ville dans le giron ottoman. C'était à présent le pavillon hellène qui flottait sur Salonique. Devant le fait accompli, il ne leur restait qu'à tenter de s'adapter à la nouvelle situation. La Fédération s'était jusqu'en 1912 voulue résolument ottomane. Il lui faudra désormais, au prix de nombreuses épreuves, s'habituer progressivement à se dire grecque. *

*

*

L'histoire du mouvement socialiste salonicien à l'époque des guerres balkaniques est, dans l'ensemble, fort mal connue. Quelques travaux récents ont contribué à défricher le terrain 1 , mais faute de sources nouvelles, le sujet présente encore de grandes zones d'obscurité.

Joshua Starr, "The Socialist Fédération of Saloniki," Jewish Social Studies, 1945, vol. VII, pp. 323-336 est, à ma connaissance, le premier à avoir posé un regard d'historien sur l'organisation salonicienne. Plus récent, l'article de G. Haupt, "Introduzione alla storia della Federazione operaia socialista di Salonicco, "Movimento operaio e socialista, janv.-mars 1972, n° 1, pp. 99112, bénéficie de l'utilisation des archives du BSI. Bien que basé sur ces mêmes archives, mon propre travail cité plus haut envisage l'étude de la Fédération sous un angle différent. Pour une traduction en langue turque des principaux documents du BSI relatifs à la période des années 1909-1912, je renvoie à G. Haupt et P. Dumont, Osmanli Împaratorlugunda sosyalist hareketler, Istanbul : Gôzlem Yay., 1977, 311 p.

104

DU S O C I A L I S M E

À

L'INTERNATIONALISME

L'objet du travail qu'on va lire est de remédier, dans une certaine mesure, à cette carence documentaire. J'ai déjà eu l'occasion de souligner ailleurs 1 l'intérêt que présentaient, pour l'étude de la Fédération ouvrière de Salonique, les archives du Bureau Socialiste International dont le siège était à Bruxelles. C'est, une fois de plus, dans ces archives que je me propose de puiser 2 . Mon exposé ne vise nullement à être un travail de synthèse. Dans le cadre restreint d'un article, il ne pouvait s'agir que de procéder à un premier dégrossissage de la documentation disponible. Pour la période allant de la prise de Salonique par les Grecs à la fin du mois de juillet 1914, les archives du BSI conservent au total 36 documents touchant le mouvement socialiste salonicien. C'est ce dossier relativement copieux, qui donne de précieuses indications sur la manière dont les militants de Salonique réagirent à l'installation du pouvoir hellène dans leur ville, que je m'efforcerai pour l'essentiel de présenter ici, quitte, le cas échéant, à faire appel à quelques matériaux annexes. Le tableau ci-dessous donne une idée d'ensemble des archives que j'ai utilisées : N°

Nature du document

Date

d'ordre

Numéro Caractéristiques entrée

de l'original

1

Lettre de la Fédération au BSI

12/11/1912

10 416

Mss., 3 ff.

2

Lettre de la Fédération au BSI

1/2/1913

10 574

Mss., 12 ff.

3

Lettre de la Fédération au BSI

1/3/1913

10 611

Mss., 2 ff.

Appel aux socialistes de tous les pays

1/3/1913

10 611

Dact., 7 ff.

10 669

Mss., 1 f.

4

Lettre de la Fédération au BSI

16/4/1913

6

Lettre de la Fédération au BSI

26/4/1913

10 696

Mss., 2 ff.

7

Télégramme de la Fédération au BSI

1/5/1913

10 690

Mss., 1 f.

8

Lettre de la Fédération au BSI

2/5/1913

10 708

Mss., 3 ff.

9

Lettre de la Fédération au BSI

31/5/1913

10 744

Mss., 2 ff.

24/6/1913

10 744

Dact., 4 ff.

5

10 Déclaration de l'Avanti, journal socialiste 11 Lettre de la Fédération au BSI

3/8/1913

10 883

Mss., 11 ff.

12 Lettre de la Fédération au BSI

12/8/1913

10 887

Mss., 2 f.

10/8/1913(7)

10 887

Dact.

13 La solution du problème balkanique

' p . Dumont, "Sources inédites pour l'histoire du mouvement ouvrier et des courants socialistes dans l'Empire ottoman au début du X X è m e siècle", Études Balkaniques (Sofia), 1978, n° 3, pp. 16-34. 2 C'est à mon regretté maître, Georges Haupt, que j e dois la découverte des archives du BSI. Que ce travail, qui aurait pu s'inerire dans le cadre d'un projet commun, lui soit dédié.

LA N°

FÉDÉRATION

SOCIALISTE

Nature du document

Date

d'ordre

OUVRIÈRE

105

Numéro Caractéristiques entrée

de l'original

14 Lettre de la Fédération au BSI

22/10/1913

11 009

Mss., 1 f.

15 Lettre de la Fédération au BSI

4/5/1913

11 551

Mss., 3 ff.

16 Lettre de C. Huysmans au Peuple, accompagnée d'un projet d'article ("Le régime politique de Mr. Venizelos") 17 Lettre de la Fédération au BSI

26/5/1914

11 611

Mss., 4 ff.

1 8 Lettre de la Fédération au BSI

9/6/1914

11 683

Mss., 3 ff. Mss., 1 f.

19 Lettre de la Fédération au BSI

13/6/1914

11 703

2 0 Un entrefilet de journal

13/6/1914

11 703

Dact., 1 f.

21 Lettre de C. Huysmans au Peuple

15/6/1914

11 683

Dact., 1 f.

23 Projet de lettre adressée à Vénizelos

17/6/1914

11 708

Dact., 1 f.

2 4 Lettre de C. Huysmans à l'Humanité

18/6/1914

11 703

Dact., 1 f.

25 Lettre de la Fédération au BSI

20/6/1914

11 754

Mss., 4 ff.

2 6 Lettre de la Fédération

24/6/1914

11 758

Mss., 1 f.

2 7 Lettre de la Fédération au BSI

4/7/1914

11 836

Mss., 4 ff.

28 Lettre de C. Huysmans à Anderson

8/7/1914

11 853

Dact., 1 f.

2 2 Les persécutions contre les socialistes continuent en Grèce (projet d'article)

Dact., 2 ff.

2 9 Lettre de C. Huysmans à Jaurès, Vaillant, Sembat

8/7/1914

11 836

Dact., 1 f.

8/7/1914

11 836

Dact., 1 f.

31 Lettre de C. Huysmans à Joseph Hazan 8 / 7 / 1 9 1 4

11 836

Dact., 1 f.

32 Lettre de la Fédération au BSI

15/7/1914

12 049

Mss., 4 ff.

3 3 Lettre de la Fédération au BSI

21/7/1914

12 009

Mss., 2 ff.

3 4 Lettre de Platon Drakoulis au BSI

30 Lettre de C. Huysmans à Keir Hardie

21/7/1914

12 009

Mss., 1 f.

35 Télégramme de Dimitratos à Huysmans25/7/1914

12 008

Mss., 1 f.

36 Lettre de S. Nahum à C. Huysmans

12 060

Mss., 2 ff.

28/7/1914

Les 3 6 d o c u m e n t s qui f i g u r e n t sur la liste précédente se répartissent c o m m e suit : 18 lettres de la Fédération adressées au BSI ; 8 lettres de Camille H u y s m a n s , secrétaire général d u BSI ; 3 t é l é g r a m m e s ; 2 m a n i f e s t e s d e la Fédération ; 2 projets d'articles destinés à la presse socialiste européenne ; 1 lettre du comité de rédaction de YAvanti

; 1 lettre de Platon Drakoulis, leader

du m o u v e m e n t socialiste grec ; 1 lettre de Saul N a h u m , le représentant de la F é d é r a t i o n à P a r i s . On voit d ' e m b l é e q u e les d o c u m e n t s é m a n a n t de la Fédération constituent la partie la plus importante d u dossier. L e s

\ettics

envoyées par l'organisation salonicienne au BSI se présentent pour la plupart

106

DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

comme des textes assez longs et relativement circonstanciés. Elles portent toutes la signature d'un des secrétaires de la Fédération, Joseph Hazan. Ce dernier était, semble-t-il, un personnage beaucoup plus effacé qu'Abraham Benaroya 1 , le véritable timonier de l'organisation. Mais sa bonne connaissance de la langue française l'avait amené à jouer le rôle d'interlocuteur privilégié du BSI. Les huit lettres de Camille Huysmans ne donnent malheureusement qu'une très maigre idée de l'accueil réservé par l'Internationale aux missives de la Fédération. Elles sont pour la plupart adressées à divers journaux ou dirigeants socialistes européens et visent à obtenir une intervention en faveur des militants de Salonique. Il n'y en a qu'une seule qui soit une réponse à une lettre de Hazan. On peut scinder l'ensemble des matériaux disponsibles en trois lots inégaux. Les dix premiers documents couvrent l'espace de temps allant du 12 novembre 1912 au 24 mai 1913 et concernent donc, grosso modo, la période de la première guerre balkanique. Un deuxième lot, constitué de quatre documents, se rapporte à la période de la deuxième guerre balkanique. Les documents 15 à 36 enfin, datés de mai, juin et juillet 1914, nous renseignent sur les mois qui précédèrent le début de la première guerre mondiale. Ce sont ces subdivisions quasi naturelles du dossier qui m'ont dicté le plan des pages qui suivent.

/ . Les premiers mois de l'occupation

grecque

L'occupation de Salonique par les troupes hellènes débuta, on le sait, sous de fâcheux auspices. Près de la moitié de la population de la ville — peut-être davantage — était de confession israélite. Or, bon nombre de Grecs nourrissaient à cette époque une certaine antipathie à l'égard des Juifs. Les musulmans n'étaient guère mieux lotis. Ils représentaient l'ennemi héréditaire, l'oppresseur contre lequel la race hellène avait mené, depuis toujours, ses plus durs combats. Il y eut donc, pour reprendre un euphémisme de Max Nordau, des "frictions" : les soldats grecs pillèrent les boutiques des Israélites et des Turcs, molestèrent ceux qui tentaient de leur résister, donnèrent libre cours à 'Né en 1887 à Vidin, A. Benaroya adhéra au socialisme alors qu'il était encore adolescent. En 1907, il émigra à Plovdiv et y milita dans les rangs des "anarcho-libéraux" de Nikolai Harlakov. À Salonique, où il se rendit au début de la révolution jeune-turque, il fut le principal animateur d'un cercle socialiste juif qui devait donner naissance à la Fédération. Parmi les autres militants de ce groupe figuraient Angel Tomov, Alberto Judas Arditti, Abraham Hasson, Josef Hazan, David Recanati et Saul Nahum. Benaroya allait conserver la fonction de secrétaire de la Fédération jusqu'en 1924, date à laquelle il quitta le parti communiste grec auquel son organisation avait adhéré. Ses mémoires, publiés dans le Tahildromos de Salonique en mars 1931, constituent une source fondamentale pour l'histoire du socialisme salonicien.

LA

FÉDÉRATION

SOCIALISTE

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leurs instincts, se conduisirent en un mot comme en pays conquis. La population locale de son côté, en particulier les Juifs, accueillit fort mal ses "libérateurs". Certes, on pavoisa et le drapeau hellène pendit aux fenêtres de nombreuses maisons. Mais nul n'ignorait qu'avec les nouveaux partages qui se dessinaient en Macédoine, il fallait se préparer à subir maintes souffrances et à affronter une période de vaches maigres dont l'économie salonicienne aurait du mal à se relever. C'est dans ce climat trouble, alors qu'une partie de la population se trouvait au bord de la panique, que fut adressé au BSI le premier document dont nous disposons. Il s'agit d'une assez longue lettre de Joseph Hazan datée du 12 novembre 1912. D'emblée, le ton est donné : ... Après la reddition de la ville, faite le 9 au soir, les armées grecques sont entrées dans notre ville le 10 à midi. Dès le lendemain, des actes horribles, dignes du Moyen-Âge, ont commencé à être commis... Suit un long catalogue des atrocités perpétrées par les forces d'occupation. La lettre s'achève sur un appel à l'Internationale, lui demandant de "protester énergiquement contre ces actes de lèse-humanité". Il ressort clairement de ce texte que les militants de la Fédération envisageaient l'entrée des troupes helléniques dans Salonique avec autant de déplaisir que la plupart des autres habitants de la ville. À vrai dire, les relations n'avaient jamais été très bonnes entre l'organisation d'Abraham Benaroya et les Grecs. Dès 1910, dans un rapport adressé au BSI, les dirigeants de la Fédération avaient eu à se plaindre de l'attitude malveillante de la population grecque vis-à-vis de leur formation. Au fil des mois, le fossé entre les militants juifs et les "pêcheurs en eau trouble" de l'autre bord s'était tellement creusé que la mainmise hellénique sur Salonique ne pouvait être perçue par l'organisation socialiste que comme une effroyable catastrophe. Datée du 1 e r février 1913, la seconde lettre adressé par Hazan à C. Huysmans après la reddition de Salonique ne fait que prolonger le catalogue des atrocités amorcé dans le document précédent. Cependant, cette fois ce ne sont pas seulement les Grecs qui sont mis en cause. Le secrétaire de la Fédération dresse également la liste des méfaits commis par les troupes serbes et bulgares, soit à Salonique même, soit dans les localités environnantes. Par ailleurs, sa lettre témoigne sans ambiguïté de l'amertume ressentie par les militants saloniciens face à l'inefficacité de l'Internationale et à la mollesse des protestations des sociaux-démocrates balkaniques.

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DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E Pendant que les socialistes d'Europe discutaient des mesures à prendre contre la guerre, le prolétariat des Balkans assistait impuissant à la plus atroce et la plus féroce des guerres que la civilisation moderne ait jamais connue... Malgré la faiblesse de notre organisation, nous, les socialistes de Turquie, nous n'avons cessé de protester par la voie de notre presse contre la guerre qui se préparait et avons été, avec le parti roumain, les initiateurs du manifeste que vous connaissez bien 1 . Nous avons fait notre devoir avec les faibles moyens que nous prossédons, en dépit du régime d'exception auquel nous étions confrontés. La protestation des socialistes des Balkans, si elle ne pouvait conjurer la guerre, pouvait au moins être plus imposante et plus impressionnante. Malheureusement, cela n'a pas été fait, à cause des divergences qui existaient entre les divers partis, divergences que vous connaissez parfaitement. Que cette terrible leçon serve pour l'avenir.

Ces reproches n'étaient pas sans fondement. Mais ils témoignaient néanmoins d'une certaine tendance à minimiser les efforts dépensés par les autres partis sociaux-démocrates des Balkans. En octobre 1912, la Fédération socialiste de Salonique et le parti social-démocrate roumain n'avaient pas été les seuls à élever leur protestation contre les événements qui se préparaient dans les Balkans. Les militants serbes — ceux du moins qui ne se trouvaient pas sous les armes — et les militants des deux factions socialistes bulgares s'étaient eux aussi mobilisés contre la guerre. Mais leur manifestes antimilitaristes, largement diffusés dans la presse socialiste, s'étaient avérés aussi inutiles que les nombreux discours qui avaient été prononcés un mois plus tard, au Congrès International de Bâle 2 . Les socialistes, qui depuis de nombreuses années discutaient de la stratégie à adopter en cas de guerre, avaient de toute évidence surestimé l'importance du rôle qui pouvait leur être dévolu dans l'hypothèse d'un conflit généralisé. Les deux documents suivants (n o s 3 et 4) sont tous deux datés du 1 e r mars 1913. L'un est une lettre de J. Hazan à C. Huysmans, l'autre un "appel aux socialistes de tous les pays" envoyé au BSI pour être transmis aux diverses sections de l'Internationale. L'un et l'autre visent à fournir une première évaluation des conséquences économiques et sociales de trois mois de pouvoir grec à Salonique. La lettre de Hazan met surtout l'accent sur les démêlés que certains ouvriers typographes semblent avoir eu, en février 1913, avec les autorités helléniques. "L'appel" propose une analyse plus générale de la situation :

h l s'agit du "Manifeste des socialistes de Turquie et des Balkans" dont le texte avait été rédigé par Christian Rakovski et que le BSI avait publié dans son Bulletin Périodique, 1912, n" 9, pp. 57. 2 p 0 u r un compte rendu intégral du Congrès de Bâle, je renvoie au Bulletin Périodique du BSI, n° 10. Voir par ailleurs G. Haupt, Socialism and the Great War. The Collapse of the Second International, Oxford : Clarendon Press, 1973, pp. 83-104.

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... Dès le début de la guerre ... des dizaines de milliers d'habitants de toutes les provinces envahies par l'ennemi se sont réfugiés chez nous, déguenillés, affamés, sans soutien et sans le moindre abri. Ils avaient abandonné tout ce qu'ils possédaient et leur arrivée ici a provoqué une augmentation considérable du prix des denrées alimentaires et un renchérissement de la vie catastrophique pour les ouvriers de notre ville ... Sept mille ouvriers organisés sont aujourd'hui sans travail, en chômage forcé, ainsi que des milliers d'autres que notre propagande n'a pas encore touchés ... Les caisses de tous les syndicats sont complètement vides ; la misère est grande dans les familles ouvrières et nous sommes dans l'impossibilité d'y remédier. La leçon qui vient d'être infligée au prolétariat ottoman est très dure, très cruelle. Il n'était pas nécessaire que nous fussions frappés de tant de maux pour comprendre que derrière la lutte barbare entre nations se cache l'éternel combat pour ou contre l'exploitation ... Comme nous nous trouvons en pays conquis, nous sommes privés des libertés les plus élémentaires, nous sommes soumis à un régime d'exception et toute possibilité d'action nous est refusée... Au terme de cette description excessivement pessimiste de la conjoncture, la Fédération sollicitait une aide matérielle de l'Internationale et des partis affiliés afin de pouvoir venir en aide aux ouvriers frappés par le malheur. On est évidemment en droit de se demander, dans ces conditions, si le tableau n'avait pas été quelque peu poussé au noir dans le but de stimuler la générosité du prolétariat européen. Mais en réalité, de nombreux témoignages viennent confirmer le bilan établi par la Fédération. L'augmentation du prix des denrées alimentaires signalée dans le rapport semble, en particulier, avoir été effectivement très forte. C'est ainsi, par exemple, que quelques jours après l'entrée des Grecs dans Salonique, le prix de la farine de blé avait augmenté de 150 % et celui du pain de 200 %. La plupart des autres produits de consommation courante avaient connu une hausse comparable. Ces hausses découlaient bien entendu du fait que Salonique était désormais coupée de ses fournisseurs de l'hinterland. Mais elles étaient également provoquées par les spéculations des accapareurs 1 . La crise avait été aggravée par les antagonismes confessionnels qui avaient éclaté dans la ville au lendemain de l'entrée des forces d'occupation. De nombreux patrons chrétiens avaient profité des circonstances pour se débarrasser de leurs employés juifs ou musulmans, jetant ainsi sur le pavé des milliers de travailleurs. La main-d'œuvre israélite des magasins de tabac, notamment, avait été très fortement touchée par ces licenciements 2 . C'est sans doute à cette dernière catégorie de travailleurs qu'appartenaient les 7 000 "ouvriers organisés" mis au chômage mentionnés dans "l'Appel". 'La presse salonieienne donne quelques indications à ce propos. Cf. par ailleurs l'article consacré à "la question du pain" dans YAvanti du 9 déc. 1912. 2 "Le lock-out du tabac". Avanti, 26 décembre 1912.

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La demande de secours formulée par la Fédération ne rencontra, semblet-il, aucun écho parmi les partis frères. Dans la conjoncture de l'époque, le mécanisme de la solidarité internationale des travailleurs était déjà passablement rouillé. J. Hazan allait donc être obligé, un mois et demi plus tard, de revenir à la charge. Sa lettre du 16 avril 1913 (document n° 5) évoque sans ambages les difficultés financières de la Fédération. Elle a également pour but d'inviter C. Huysmans à "venir étudier sur place" la situation du prolétariat salonicien. Le document n° 6, daté du 26 avril 1913, vient une fois de plus témoigner des réticences que la Fédération nourrissait vis-à-vis de l'élément grec. Cette fois, ce n'était pas les forces occupantes qui étaient mises en cause, mais "l'Union des corporations professionnelles et ouvrières de Salonique" qui regroupait la plupart des corporations grecques de la ville. Le 8 avril, cette union avait rendu public un manifeste adressé aux syndicats ouvriers d'Italie, les invitant à faire pression sur le gouvernement italien pour que celui-ci modifie le cours antihellénique de sa politique dans les questions de l'Épire et de la mer Égée 1 . Dans sa lettre, J. Hazan n'abordait pas le fond du problème. Mais il mettait en garde le BSI contre l'organisation grecque, en soulignant que celle-ci n'avait "rien de commun avec les syndicats ouvriers internationaux groupés autour de la Fédération". L'union des corporations était clouée au pilori en tant que formation nationaliste. J. Hazan lui reprochait aussi d'être à la solde du patronat et l'accusait de trahir les intérêts de la classe ouvrière. Peu après cette algarade avec les corporations grecques, les militants de la Fédération célébrèrent la fête du 1 e r mai. Les années précédentes, les manifestations publiques organisées par Abraham Benaroya et ses camarades à cette occasion avaient connu un très grand succès. En 1911, en particulier, les grévistes avaient réussi à paralyser toute l'activité de la ville et plus de 5 000 manifestants avaient participé au grand meeting de la Fédération tenu dans un café 2 . Mais désormais la situation n'était plus du tout la même. Bien que le conflit balkanique semblât depuis la mi-avril sur le point d'être réglé, les autorités helléniques demeuraient vigilantes et ne toléraient aucun "désordre" dans les localités qu'elles contrôlaient. Le télégramme et la lettre adressés par J. Hazan au BSI lors du 1 e r mai 1913 (documents n o s 7 et 8) ne tentent pas de cacher le relatif échec essuyé par la Fédération.

' A u cours des pourparlers relatifs à la question balkanique, le gouvernement italien avait formulé des prétentions sur l'Albanie et sur les îles de la mer Égée. 2

Arch. du BSI, lettre de J. Hazan en date du 3 mai 1911.

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En 1911 et 1912, sept à huit mille ouvriers avaient cessé le travail pour marquer leur solidarité avec le prolétariat international. Ils n'étaient plus que 5 000 en 1913. Par ailleurs, les autorités helléniques s'étaient opposées à la tenue de manifestations publiques et seules avaient été autorisées les réjouissances prévues à l'intérieur du local de la Fédération. La seule concession que les militants socialistes semblent avoir réussi à arracher fut de pouvoir distribuer librement leurs tracts, bien que ceux-ci fussent imprimés à l'encre rouge. Le document n° 9 daté du 31 mai 1913 est une réponse à une circulaire du BSI. Dans cette circulaire, il était probablement demandé aux partis affiliés de fournir au siège de l'Internationale un compte rendu de leurs activités de propagande. La lettre de J. Hazan donne un bref aperçu du travail réalisé dans ce domaine par la Fédération : En réponse à votre circulaire n° 4, nous vous envoyons par le même courrier deux exemplaires de toutes les brochures publiées par notre organisation depuis sa création jusqu'à ce jour. La population de notre ville étant composée en majorité d'Israélites, notre organisation ainsi que les syndicats professionnels de Salonique sont composés en majorité de Juifs. C'est la raison pour laquelle sur douze brochures publiées par la Fédération, onze sont en judéoespagnol. Celles-ci sont pour la plupart traduites du français, du russe et du bulgare. Il est à remarquer que la littérature socialiste judéo-espagnole étant inexistante, nos efforts pour la créer peuvent être considérés comme insuffisants. Les nombreuses crises que nous avons traversées depuis la fondation de notre parti et la précarité de notre situation financière expliquent cet état de choses... D'ailleurs, nous épuisons tous nos efforts pour notre journal Avanti — rédigé également en judéo-espagnol — qui paraît trois fois par semaine. En ce temps de crise aiguë et de léthargie complète de notre mouvement, léthargie due à l'état de siège rigoureux qui sévit dans notre ville, notre organe constitue plus que jamais l'unique défenseur de la classe ouvrière. Mais notre journal qui atteignait jadis un tirage de 5 600 exemplaires ne tire plus maintenant qu'à 1 500 ou 1 800 exemplaires à cause de la censure appliquée par le gouvernement hellénique. Il résulte de là une perte hebdomadaire considérable qui a déjà absorbé non seulement les fonds du journal, mais encore les sommes que divers syndicats ont bien voulu nous prêter...

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On aurait évidemment aimé avoir quelques informations supplémentaires sur la presse de la Fédération 1 . Mais le peu qui nous est dit est déjà intéressant. Les indications concernant la nature des brochures soulignent, s'il en était besoin, les attaches de la Fédération avec la communauté israélite de Salonique. Quant aux données relatives au tirage de VAvanti, elles viennent témoigner de l'importance du mouvement socialiste salonicien. Les quelque 1 500 à 1 800 exemplaires dont fait état J. Hazan représentent incontestablement un chiffre considérable pour l'époque, surtout si l'on songe à la crise qui sévissait à Salonique en ces premiers mois de 1913. Daté du 24 juin 1913, le document n° 10 ne précède que de quelques jours le début de la seconde guerre balkanique. Il s'agit d'un "démenti" élaboré par le comité de rédaction de VAvanti pour protester contre les "mensonges" de la Liberté, un journal de Salonique connu pour sa grécophilie. Rédigé en un français très approximatif, ce texte se présente comme un exemple typique de rhétorique salonicienne ; un mélange verbeux d'injures et d'insinuations acides, accessible aux seuls initiés. Au passage toutefois, on peut reconnaître, perdu au milieu des invectives, un thème cher aux militants de la Fédération : Nous voulons que tous les pays des Balkans se développent pour se soustraire au joug des puissances européennes. Et nous pensons que ce développement ne peut et ne doit s'effectuer que par l'adoption d'une politique de paix et de confiance réciproque, et par la formation d'une confédération des peuples des Balkans... Cette exaltation du pacifisme et de l'idée confédérale, à un moment où les Balkans avaient déjà derrière eux huit mois de guerre, a de quoi rendre perplexe. Mais les socialistes de Salonique n'étaient pas les seuls, à cette époque, à chercher le réconfort dans les formules toutes faites. La Deuxième Internationale toute entière en était au même point.

D'après une annonce parue dans VAvanti, la "bibliothèque socialiste" de la Fédération comptait en 1914 dix-sept titres de brochures : 1) La lutte pour la vie ; 2) La lutte des ouvriers belges pour la liberté ; 3) Les syndicats ouvriers ; 4) Le socialisme en Turquie ; 5) Le procès des ouvriers du tabac ; 6) La guerre sociale ; 7) Socialisme et judaisme ; 8) La Confédération balkanique (en français, brochure de Chr. Rakovski) ; 9) Chants socialistes ; 10) La bourse du travail ; 11)/.« droit de vote dans la communauté ; 12) Le lock-out du tabac ; 13) La mère (roman de M. Gor'kii) ; 14) Auguste Bebel ; 15) Le socialisme ; 16) Le catéchisme du travailleur ; 17) La troisième année de l'Avanti. Cette liste n'indique pas les noms d'auteur des diverses brochures.

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2. Au lendemain de la seconde guerre

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balkanique

Le sort de la seconde guerre balkanique fut vite réglé. Jugeant injustes les décisions prises lors des pourparlers de paix de Londres, la Bulgarie était passée à l'attaque à la fin du mois de juin. Aussitôt, les Serbes, les Grecs, les Turcs, les Roumains s'étaient jetés dans la mêlée. Dans les derniers jours de juillet, l'armée bulgare, aux prises avec l'offensive convergente de ses divers adversaires, devait s'avouer vaincue. Signé le 10 août 1913, le traité de Bucarest mettait sur pied un équilibre balkanique fragile mais qui allait s'avérer durable. Pour la Fédération socialiste de Salonique, qui assistait aux événements avec un sentiment de plus en plus aigu d'impuissance, le moment était venu de faire le bilan des dix mois douloureux qui s'étaient écoulés depuis le début des hostilités. Dès le 12 août 1913, c'est-à-dire deux jours à peine après la signature de la paix de Bucarest, elle était en mesure d'envoyer au BSI un long rapport (document n° 11) sur les difficultés que le socialisme salonicien avait eu à affronter au lendemain de la mainmise grecque sur Salonique. Ce rapport très circonstancié, et résolument anti-hellène, fut publié dans le n° 10 du Bulletin périodique du BSI. On y retrouve pour l'essentiel un résumé succint des diverses informations contenues dans les précédentes lettres de la Fédération. Mais une lecture attentive du texte permet toutefois d'y découvrir quelques données inédites. Ainsi, ces renseignements sur la répression que durent affronter les militants de la Fédération dans les semaines qui suivirent l'entrée des Grecs dans la ville : ... Ce f u t tout d'abord la déclaration d'un état de siège des plus rigoureux : point de réunions, point d'assemblées, point de séances, point de discussions, par conséquent la fin de toute action. C'était en quelque sorte la mort de notre mouvement... Le gouvernement hellène a eu la très généreuse amabilité de constituer une censure beaucoup plus dure pour notre journal Avanti [que pour tous les autres journaux]. On nous défendit d'écrire quoi que ce soit sur la situation, et on est même allé jusqu'à défendre d'insérer des informations concernant les conflits entre ouvriers et patrons ou concernant la propagande socialiste à l'étranger... Dans les conflits entre patrons et ouvriers, le gouvernement, malgré l'hypocrisie qui le caractérise et qui lui faisait adopter des allures de grand protecteur de la classe ouvrière, a pris nettement position en faveur des patrons. Il s'ensuivit des persécutions contre les ouvriers en conflit. Les gendarmes du roi de Grèce ont été d'habiles et fidèles

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DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E instruments. 76 ouvriers ont été arrêtés sans aucun motif, détenus pendant un ou deux jours et relâchés ensuite, parce qu'aucune charge ne pouvait être relevée contre eux. Un ouvrier a même été arrêté à sept reprises consécutives. 29 syndiqués ont été odieusement maltraités, battus jusqu'au sang dans les postes de police. Trois seulement d'entre eux ont pu obtenir un certificat médical....

Le passage le plus intéressant du rapport est sans doute celui qui concerne les rapports entretenus par la Fédération avec les autres organisations socialistes des Balkans. Il mérite d'être largement cité : ... Nous avons tenu à entreprendre une action commune de tous les partis socialistes des Balkans pour la réalisation de la Confédération balkanique. Nous avons adressé à ce sujet, dès le mois d'avril, à tous les partis socialistes des Balkans affiliés à l'Internationale une lettre pour leur demander leur opinion sur l'action commune à entreprendre pour l'établissement de l'Union douanière entre tous les pays balkaniques, pour l'établissement de relations plus intimes et pour la création d'un comité pour la lutte à engager en faveur de la Confédération balkanique. Nous n'avons reçu que deux réponses provenant des deux fractions socialistes de Bulgarie. Ces réponses étaient favorables, mais elles étaient toutes deux d'accord que toute action était impossible avant la démobilisation générale. [Avec la nouvelle guerre] l'état de siège devint beaucoup plus rigoureux, le nombre des espions augmenta et toutes nos démarches furent épiées. Ce qui fut pis encore, c'est que nous fûmes soupçonnés de travailler en faveur de l'autonomie de la Macédoine. Nous fûmes alors menacés de représailles terribles. Notre fédération, composée en grande majorité d'israélites, d'une petite section bulgare et d'une infime minorité de Grecs et de musulmans, traversa alors une crise des plus aiguës. La section bulgare fut complètement dissoute. La plupart de nos camarades étaient déjà enrôlés dans l'armée dès le commencement de la guerre. Les autres furent saisis et emprisonnés tout comme des comitadjis. Pourtant, en réponse à nos réclamations réitérées, le gouvernement ne pouvait faire valoir aucun sujet d'accusation sauf celui-ci : "Nous l'avons arrêté par mesure de précaution." L'un de nos camarades, Tomoff, a même été expulsé.... Il ressort clairement de ce texte que les militants socialistes de Salonique avaient réussi, en dépit des hostilités, à maintenir le contact avec leurs camarades des autres pays balkaniques. Reste à savoir, ceci dit, pourquoi ni les Roumains, ni les Serbes n'avaient répondu à leurs propositions relatives

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à la Confédération balkanique. Ce silence doit peut-être s'expliquer simplement par la désorganisation qui touchait à cette époque les partis sociaux-démocrates de Serbie et de Roumanie. Mais une autre hypothèse mérite également d'être envisagée : celle d'une certaine méfiance des militants serbes et roumains visà-vis des velléités "autonomistes" de la Fédération. L'idée d'une autonomie de la Macédoine était en effet loin de faire l'unanimité parmi les socialistes des Balkans et il est possible que les dirigeants de Belgrade et de Bucarest aient estimé qu'il valait mieux, momentanément, ne pas s'embarquer dans des complications aux conséquences incalculables en donnant l'impression de cautionner les positions du groupe de Salonique. Ce n'est que tardivement que la Fédération avait été gagnée aux thèses autonomistes. La phrase, au demeurant ambiguë, qui figure dans le texte cidessus — nous fûmes soupçonnés de travailler en faveur de l'autonomie de la Macédoine — constitue le premier indice à ce propos dans la correspondance avec le BSI. Jusque-là, les socialistes saloniciens s'étaient au contraire montrés farouchement hostiles à toute modification du statu quo dans les Balkans et avaient catégoriquement refusé d'admettre que la Macédoine pût un jour se détacher de l'Empire ottoman. Comme nombre de leurs camarades des Balkans et, en particulier, comme les "étroits" de D. Blagoeff 1 — ils s'étaient rangés à l'idée qu'une Macédoine autonome serait trop faible pour pouvoir résister aux appétits des "bourgeoisies nationales" des États environnants. Il y a tout lieu de penser que c'est le cours pris par les événements qui les avait amenés à modifier leur position. Les pourparlers de paix qui s'étaient déroulés à Londres à partir de la mi-avril 1913 avaient en effet consacré le démembrement du territoire macédonien. Le gouvernement d'Istanbul ne semblait plus en mesure de rétablir, dans un avenir proche, son autorité sur la région. Dans ces conditions, une Macédoine autonome constituait un pis-aller. Seul un statut d'autonomie pouvait permettre aux divers groupes confessionnels et ethniques qui peuplaient la province de se développer en dehors de toute pression d'une nation dominante. Un statut d'autonomie représentait également la seule issue qui pût éviter à la Macédoine la mort économique. Avant la guerre, presque toutes les importations et exportations de la région se faisaient par le port de Salonique. Le partage du territoire macédonien entre les diverses puissances qui le convoitaient était doublement nuisible : il privait Salonique de son hinterland et, partant, entraînait le ',Cf. par exemple, en ce qui concerne les vues de Blagoeff, le "Rapport de Bulgarie (Parti Etroit)", paru dans le Deuxième Supplément au Bulletin Périodique du BSI, pp. 3-6.

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dépérissement des divers commerces et industries qui faisaient la richesse de la ville ; il gênait de même les producteurs et négociants de l'intérieur en les dépossédant de leur débouché naturel sur la mer. Destiné à être publié, le rapport du 3 août ne faisait état des préférences autonomistes de la Fédération que de manière détournée. Quelques jours plus tard, cependant, l'équipe d'Abraham Benaroya allait envoyer au BSI un document autrement plus subversif. Ce texte, intitulé "La solution du problème balkanique", était un vibrant plaidoyer en faveur de l'autonomie macédonienne. Par prudence, les dirigeants de la Fédération avaient omis d'y faire figurer leur signature (document n° 13). On pouvait y lire notamment, au terme d'une analyse rétrospective de la situation ethnique et économique de la Macédoine : ... Donc, toute solution de la question de la Macédoine qui tendrait à partager cette province entre les anciens ou les nouveaux alliés balkaniques, c'est-à-dire entre la Bulgarie, la Grèce, la Serbie et le Monténégro, ou seulement entre ces trois derniers, au lieu d'apporter l'apaisement, au lieu de soulager le sort des populations tant éprouvées, constituerait une nouvelle ère de vexation pour ces populations et le pays resterait à l'avenir, plus qu'il ne l'a été jusqu'à présent, un foyer de désordre et d'anarchie. Les Balkans, une fois les provinces de l'ancienne Turquie d'Europe partagées, constitueront un perpétuel danger pour la paix européenne.... D'après la Fédération, ni la Serbie, ni la Bulgarie, ni la Grèce, engagées chacune à leur manière dans une politique impitoyable de "dénationalisation" des minorités confessionnelles et ethniques, ne pouvaient assurer à la Macédoine une existence harmonieuse. Dans ces conditions, il n'y avait pas d'autre issue que de faire bénéficier les anciennes provinces de la Turquie d'Europe d'un régime d'autonomie : ... Dans l'intérêt des populations indigènes, à quelque nationalité qu'elles appartiennent, dans l'intérêt du développement général de ces provinces, dans l'intérêt de la démocratie en Bulgarie, en Serbie et en Grèce, dans l'intérêt de la paix des Balkans, ainsi que dans l'intérêt de la démocratie européenne et de la paix universelle, ces provinces doivent être érigées en un ou deux organismes politiques autonomes. Il faut y créer un régime complètement indépendant des pays voisins, régime garanti par un acte international. Mais bien entendu, l'autonomie macédonienne n'était nullement incompatible avec les idées fédéralistes défendues jusque-là par l'organisation

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salonicienne. En guise de péroraison, les auteurs du rapport proposaient d'inclure la Macédoine autonome dans la Confédération balkanique et affirmaient que seule la mise en place d'une telle Confédération permettrait aux peuples des Balkans d'échapper à la tutelle de l'Autriche et de la Russie et d'avancer dans la voie du progrès économique, politique et social. Prise d'une soudaine ferveur pour l'idée d'une Macédoine autonome, la Fédération espérait pouvoir gagner sans difficulté le BSI à ses thèses. Dans sa lettre du 12 août 1913 (document n° 12) — lettre jointe au texte intitulé "La solution du problème balkanique" — J. Hazan demandait à C. Huysmans de donner la plus ample publicité au document élaboré par la Fédération et d'engager tous les efforts nécessaires "en vue de la réalisation de la solution proposée." Il suggérait en particulier l'envoi d'une circulaire aux journaux et aux groupes parlementaires des partis affiliés, de manière à provoquer une levée de boucliers générale des forces socialistes en faveur de l'autonomie macédonienne. Mais, bien que le BSI eût manifesté dans le passé de la sympathie pour le principe de l'autonomie des minorités opprimées de l'Empire ottoman 1 , son adhésion à la solution défendue par la Fédération ne constituait nullement un fait acquis. La crise qui venait de secouer les Balkans avait fait ressortir les nombreuses divergences doctrinales qui divisaient le mouvement socialiste international. Tandis que dans les pays du champ de bataille les divers partis sociaux-démocrates s'étaient mobilisés pour concilier leur foi socialiste avec les exigences de leur appartenance nationale, en Europe occidentale, les leaders de l'Internationale, qui avaient dans bien des cas leurs propres problèmes à régler, avaient tenté de se tirer du guêpier balkanique en se contentant de dépenser des torrents d'éloquence en faveur d'un hypothétique statu quo. Ce refus des socialistes occidentaux de regarder les réalités de la "question d'Orient" bien en face n'avait fait que stimuler les désaccords qui depuis plusieurs années troublaient la vie de l'Internationale. À présent que le traité de Bucarest avait — provisoirement tout au moins — résolu l'imbroglio balkanique, le BSI pouvait enfin respirer. Dans ces conditions, relancer le débat en réclamant l'autonomie de la Macédoine ne pouvait constituer qu'une grave bévue. Les arguments de la Fédération en faveur de l'autonomie macédonienne n'avaient, certes, rien d'absurde. Mais, dans l'immédiat, l'Internationale avait avantage à faire la sourde oreille.

^Cf. a ce propos G. Haupt, Socialism and the Great War, op. cit., pp. 56 et sv.

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C'est ce qu'elle fit. En dépit des recommandations de J. Hazan, le rapport de la Fédération fut "classé" dans les dossiers du BSI et l'affaire fut ainsi enterrée. Dans l'état actuel de la documentation, nous ne savons pas si les militants de Salonique estimèrent devoir revenir à la charge. La lettre du 12 août 1913 représente le dernier texte que nous ayons sur la question de l'autonomie macédonienne. Il y a lieu de penser cependant que la Fédération ne renonça pas de sitôt à l'espoir d'un nouveau redécoupage de la carte politique des Balkans. La lettre que J. Hazan allait envoyer au BSI le 22 octobre 1913 (document n° 14), constitue à cet égard un indice particulièrement significatif. Bien que par le Traité de Bucarest la Grèce se fût fait attribuer Salonique (en même temps que diverses autres localités), le secrétaire de la Fédération écrivait en effet à C. Huysmans : Le statut de notre ville étant encore indéterminé et la situation politique générale étant encore indécise, nous trouvons que la question de la nationalité de notre section ne peut être posée avant la promulgation définitive de l'annexion de la ville de Salonique. Cependant nous tâchons depuis longtemps de nous mettre en contact avec tous les groupes vraiment socialistes existant en Grèce afin de nous entendre pour tracer un plan d'action commun pour l'avenir. Le premier paragraphe de cette lettre montre clairement que la Fédération se refusait encore, en octobre 1913, à admettre que Salonique pût être définitivement grecque. Entre les lignes du document transparaît l'espoir d'un revirement de la situation. Il est vrai qu'à cette époque l'Empire ottoman n'avait pas encore officiellement reconnu ses nouvelles frontières avec la Grèce. Cette formalité n'allait être accomplie que le 14 mars 1914. Le second paragraphe — plus ambigu — semble néanmoins indiquer que la Fédération commençait à s'accoutumer à l'idée de devoir, un jour ou l'autre, changer de "nationalité". C'est selon toute apparence dans cette perspective qu'elle avait entrepris de se rapprocher des militants grecs. Ce rapprochement, à vrai dire, ne datait pas d'hier. La Fédération avait toujours eu quelques Grecs parmi ses membres. Par ailleurs, au début de l'année 1912, Abraham Benaroya, expulsé de Turquie par les autorités ottomanes, avait pendant quelque temps trouvé refuge à Athènes et y avait fait la connaissance de plusieurs leaders socialistes. Jusque-là, la Fédération n'avait guère mis en avant ces relations, préférant continuer à se réclamer du prolétariat ottoman. Mais à présent qu'un retour à la situation d'avant la guerre paraissait de plus en plus hypothétique, elle avait probablement estimé qu'il était prudent pour elle de resserrer ses liens avec le socialisme grec.

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Les archives du BSI ne conservent aucun document relatif à la Fédération socialiste de Salonique pour la période allant du 22 octobre 1913 au 4 mai 1914. Pendant plus de six mois c'est le black-out total. Il est possible qu'un certain nombre de lettres de la Fédération aient échappé à l'archivage. Mais il se peut aussi que les militants de Salonique n'aient tout simplement eu aucune raison particulière, durant cette période, d'écrire à C. Huysmans. D'après les indications fournies par les quelques numéros de YAvanti que j'ai pu consulter, il semble en effet que les deux derniers mois de l'année 1913 et l'hiver 1914 aient constitué une phase de relative tranquilité dans l'histoire de la Fédération. Abraham Benaroya et ses camarades eurent au cours de ces quelques mois tout loisir d'organiser des réunions, de s'exprimer — avec prudence — sur les principaux problèmes du moment, de faire des conférences, de mettre sur pied des représentations théâtrales, de collecter de l'argent pour leur organisation, etc. Il n'y a rien d'invraisemblable, dans ces conditions, à ce qu'ils aient estimé qu'ils n'avaient rien à faire savoir au BSI. À partir du mois de mai 1914, la situation changera totalement. Après avoir, pendant tout l'hiver, fait preuve de compréhension vis-à-vis des militants socialistes, les autorités helléniques avaient soudain modifié leur attitude. La Fédération allait une fois de plus devoir faire face aux brutalités policières, aux mesures d'intimidation, à la répression. Ce brusque renversement de la conjoncture fut sans doute provoqué, en partie tout au moins, par l'effervescence sociale que les militants de la Fédération avaient contribué à entretenir dans la communauté juive de Salonique pendant les premiers mois de l'année. En janvier, la corporation des cordonniers avait menacé de faire grève pour obtenir un aménagement du système douanier, jugé trop favorable aux marchandises étrangères. Vers la même époque, les charretiers (arabadji) et divers autres corps de métier avaient également commencé à s'agiter, se plaignant de la lourdeur des impôts. Au début du printemps, enfin, les ouvriers du tabac avaient cessé le travail, ce qui avait désorganisé une grande partie de la production. On est en droit de penser que toute cette agitation avait fini par irriter et inquiéter les autorités helléniques. Le pouvoir fut d'autant plus prompt à sévir qu'il avait à faire face à une grave crise politique. Les relations turco-grecques passaient en effet, depuis quelque temps, par une phase de refroidissement. Confronté aux

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"provocations" de la Turquie — "provocations" qui allaient déboucher, en juin 1914, sur l'expulsion de 150 000 Grecs hors du territoire ottoman — Vénizelos songeait déjà à recourir, une fois de plus, à la guerre. Dans un tel climat, tout ce qui ressemblait à de l'opposition était forcément suspect et ne pouvait qu'appeler la vindicte des autorités. Le premier texte que nous ayons sur les "persécutions" du printemps 1914 date du 4 mai (document n° 15). Il s'agit de la lettre quasi protocolaire que la Fédération avait coutume d'envoyer chaque année au BSI à l'occasion de la fête du travail. Le ton est donné d'emblée : Nous traversons à Salonique des jours pires que ceux que nous avons vécus au moment de la réaction jeune-turque. Le mot "socialisme" fait plus peur aux dirigeants de la Grèce actuelle qu'aux continuateurs d'Abdul-Hamid. Les autorités continuent à prendre des mesures d'exception contre nous. Dans la grève des ouvriers du tabac de Macédoine, la police et la gendarmerie ont pris ouvertement parti en faveur des patrons, poursuivant les grévistes avec la dernière brutalité ... Plusieurs grévistes furent blessés et un grand nombre emprisonnés. Les libertés les plus élémentaires furent violées et les militants de la Fédération furent menacés. On dit même qu'on prépare l'expulsion de certains militants du Parti. Ces persécutions envers le mouvement socialiste ont pris un caractère tout à fait particulier à l'occasion de la fête du Premier Mai. Pour diverses raisons d'ordre local, le Comité Central de la Fédération a renvoyé exceptionnellement la manifestation du Premier Mai au 3 1 . Les autorités se sont fait un devoir de confisquer les manifestes, de faire déchirer par les gendarmes les affiches invitant le peuple à chômer le 3 mai et d'empêcher toute manifestation. Elles ont fait distribuer des ordonnances spéciales défendant tout meeting, toute manifestation, toute réunion. Les contrevenants étaient menacés d'être déférés devant la Cour Martiale. La police a emprisonné toutes les commissions chargées de la distribution de notre journal Avanti, probablement parce qu'il était imprimé à l'encre rouge. Car les autorités locales sont atteintes de "rougeophobie». Elles arrêtent ceux qui portent des cravates rouges, des cocardes rouges, des épingles du Premier Mai, etc. Elles sévissent rigoureusement contre tout ce qui est rouge et qui a un caractère ouvrier et socialiste.... I s i je ne me suis pas trompé dans mes calculs, le 1 e r mai tombait en 1914 un vendredi. Veille du chabbat, le vendredi, était un jour particulièrement actif à Salonique et l'on peut supposer que les dirigeants de la Fédération avaient renvoyé la manifestation du 1 e r mai au 3 mai pour éviter d'importuner leurs coreligionnaires.

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Au terme de ce tableau alarmant, J. Hazan indiquait néanmoins que 8 000 ouvriers avaient chômé le jour du 1 e r mai à Salonique et que, malgré les tracasseries policières, la Fédération avait réussi à tenir une réunion politique dans son local. En mai 1913, mis en présence d'informations comparables, C. Huysmans avait préféré, semble-t-il, ne pas donner suite à la lettre de la Fédération. À l'époque, les Balkans étaient en pleine crise et l'Internationale, gravement secouée par les débats internes auxquels elle avait eu à faire face au début de la guerre, avait estimé qu'il était préférable pour elle de demeurer sur la réserve. Mais la situation était désormais différente. Au fil des mois, l'Internationale avait progressivement retrouvé son assurance, les blessures dues au conflit balkanique s'étaient cicatrisées, la plupart des partis affiliés — stimulés par un certain nombre de victoires sur le front intérieur — étaient à nouveau pleins de combativité. Il n'y avait, dans ces conditions, plus aucune raison pour que le BSI fasse le silence sur les nouvelles qui lui parvenaient de Salonique. Dès que la lettre de J. Hazan parvint à Bruxelles, C. Huysmans décida de prendre l'affaire en mains. Le 15 mai, par une brève note, il demandait au directeur du quotidien socialiste belge Le Peuple de publier les informations envoyées par J. Hazan sans rien en omettre (document n° 16). Ainsi, l'Internationale, qui depuis plus d'un an avait laissé la Fédération se débrouiller toute seule au milieu des difficultés, se décidait enfin à lui prêter main-forte. Se sentant soutenus, les militants de Salonique n'allaient pas tarder à solliciter de nouveau l'aide du BSI. Le 26 mai, J. Hazan adressait à C. Huysmans une lettre encore plus alarmante que celle qui avait suivi les événements du 1 e r mai (document n° 17) : ... Les persécutions envers le mouvement socialiste prennent un caractère beaucoup plus grave. Certaine presse grecque mène une campagne systématique contre la Fédération, l'accusant d'être un repaire de comitadjis bulgares et d'être composée de gens vendus à l'étranger et demandant des mesures rigoureuses et exceptionnelles contre les militants socialistes de Salonique. Il paraît que le Gouvernement n'est pas étranger à cette campagne et qu'il veut faire croire qu'il prend en sérieuse considération les accusations qu'on porte contre nous. Hier soir, il y avait Assemblée Générale du Syndicat des Tabacs au local de la Fédération. Tout à coup un juge d'instruction, un chef de section de police et un grand nombre de gendarmes pénètrent dans notre local, mettent des sentinelles dans

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DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E toutes les pièces, dans la cour, dans le jardin, sans compter la garde des portes d'entrée. Personne ne pouvait entrer ou sortir du local. Aucun membre ne pouvait passer d'une pièce au corridor, de la cour au jardin sans autorisation et vice versa. Immédiatement après, sans vouloir donner aucune explication, les autorités judiciaires et policières se mirent à perquisitionner. Ils commencèrent par la cave, les fosses d'aisance, etc. Ils cherchaient, paraît-il, des bombes. Malheureusement pour eux, leurs recherches furent infructueuses. Puis les représentants du gouvernement perquisitionnèrent dans les autres étages. Ils s'emparèrent des clefs et fouillèrent armoires et pupitres. Ils emportèrent tout ce qu'ils trouvèrent, remplissant deux sacs pleins d'archives de la Fédération et de divers syndicats. Nous ne connaissons pas encore les motifs qui donnèrent lieu à cette perquisition, mais nous entrevoyons le but du gouvernement. Ce dernier veut déraciner tout mouvement socialiste et ouvrier de Grèce. Il voit en nous le seul parti d'opposition sérieux et organisé. Les élections approchent, il est temps qu'on se débarrasse de nous. Le Gouvernement pense nous donner le plus grand coup en nous faisant passer comme des gens travaillant pour des causes étrangères. D'ailleurs, on nous accuse de recevoir des ordres de Sofia. Cette perquisition n'est que le prélude d'une série de mesures énergiques et coercitives contre nous.

Il ressort de ce texte que la Fédération considérait les "persécutions" dont elle faisait l'objet comme une manœuvre d'intimidation visant, dans la perspective des élections, à l'écarter — ne serait-ce que provisoirement — de la vie politique grecque. Il n'est pas sans intérêt de noter, par ailleurs, que la presse et les autorités helléniques voyaient dans le Fédération un redoutable repaire de "comitadjis bulgares" travaillant pour le compte de Sofia. Qu'en était-il exactement de ces accusations ? J. Hazan semble les présenter comme de la pure fantaisie. Mais il n'est pas certain qu'il faille prendre ses dénégations — au demeurant équivoques — au pied de la lettre. Dès sa création, en effet, la Fédération avait abrité un noyau assez important de militants bulgares et macédoniens. Plusieurs des leaders israélites du mouvement, en particuler Abraham Benaroya, étaient originaires de Bulgarie. Bien qu'elle ait eu, au cours de sa brève histoire, à faire face à de nombreuses crises intérieures, la Fédération n'avait jamais cessé d'entretenir des relations avec les socialistes des différents centres de Macédoine et de Bulgarie. Par l'entremise de D. Vlahov, elle était en contact avec les révolutionnaires macédoniens. Elle avait également noué des liens avec les deux fractions de la social-démocratie bulgare et il lui arrivait assez souvent de défendre des thèses assez proches de celles de l'une ou l'autre tendance. Dans ces conditions, les accusations portées

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contre elle par les autorités grecques apparaissaient s o m m e toute vraisemblables. La question qui se pose néanmoins est de savoir si elle travaillait effectivement "pour le compte de Sofia". On peut penser qu'elle continuait plutôt d'œuvrer en faveur de l'autonomie de la Macédoine et qu'elle travaillait, jusqu'à un certain point, en relation avec l'aile gauche de l'ORIM. Les mesures antisocialistes du mois de mai ne représentaient qu'un début. La crise rebondit au début du mois de juin avec l'arrestation de A. J. Arditti, le gérant de VAvanti1. Dès le 9 juin, J. Hazan avertissait le BSI de l'évolution de la situation (document n° 18) : Le gouvernement continue à persécuter les socialistes avec de plus en plus de rigueur. Les archives emportées ont été traduites dans l'espoir d'y trouver des documents compromettants. Toute la presse demande l'expulsion des socialistes de Salonique. Nous sommes accusés d'être des faux socialistes et des comitadjis.... Aujourd'hui on veut asséner le dernier coup à notre mouvement. Nous avons publié dans notre journal Avanti un entrefilet à propos de la fête onomastique du roi de Grèce. Cet article critiquait la police qui avait obligé les ateliers et fabriques à fermer pour une fête qui n'est même pas nationale. Le gouvernement vient d'arrêter le gérant responsable de notre journal, qui remplit en même temps les fonctions de rédacteur permanent. On l'accuse de crime de lèse-majesté.... Cette lettre se terminait sur un pressant appel à l'aide. J. Hazan demandait au BSI d'alerter la presse socialiste sur ce qui se passait en Grèce et lui suggérait d'organiser une protestation massive des divers partis affiliés contre les agissements du gouvernement de Vénizelos. Quelques jours plus tard, la Fédération revenait à la charge. Dans une lettre datée du 13 juin (document n° 19), à laquelle était joint l'entrefilet qui avait provoqué l'arrestation d'Arditti (document n° 20), Hazan faisait savoir à C. Huysmans que la mesure prise à rencontre du gérant de YAvanti n'était toujours pas levée. Il lui apprenait également que de "faux documents" circulaient en ville, tendant à démontrer que les dirigeants de la Fédération étaient payés par Sofia. Mais le secrétaire de l'organisation salonicienne se montrait surtout préoccupé par le fait que les autorités grecques s'étaient 1 Alberto Judas Arditti (1891-1943) était un des fondateurs de la Fédération. C'est lui qui dirigeait la presse de l'organisation salonicienne ; il s'occupait également de la question des coopératives ouvrières.

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emparées du texte intitulé "La solution du problème balkanique" que la Fédération avait fait parvenir au Bureau International près d'un an auparavant. Passablement paniqué, il indiquait à C. Huysmans que le gouvernement hellénique s'apprêtait à utiliser ce document pour accuser les militants socialistes de Salonique de haute-trahison et le priait d'engager instamment toute la presse socialiste à "faire une campagne intense démasquant les menées des autorités grecques." À Bruxelles, la réaction fut immédiate. Huysmans était désormais décidé à agir avec célérité. Dès le 15 juin, un projet d'article fut élaboré sur la base des rapports de la Fédération. Intitulé "Les persécutions contre les socialistes continuent en Grèce" (document n° 22), ce texte était aussitôt transmis au Peuple (document n° 21) ainsi qu'à ['Humanité (document n° 24) et aussi, probablement, à d'autres organes socialistes. Dans le même temps, C. Huysmans s'empressait d'envoyer, au nom du Comité exécutif du BSI, une lettre de protestations à Vénizelos. Par ce message, daté du 17 juin (document n° 23), le BSI manifestait son indignation contre la "politique liberticide" que poursuivaient "certaines autorités" et demandait au Premier Ministre grec que fin soit mise aux abus de pouvoir dont avait eu à pâtir l'organisation saloni cienne. Pendant qu'à Bruxelles C. Huysmans faisait de son mieux pour venir en aide aux militants de la Fédération, sur place la situation ne cessait d'empirer. Le 20 juin (document n° 25), J. Hazan faisait savoir au BSI que la presse "vendue et réactionnaire" de Salonique continuait "d'empoisonner l'opinion publique en lui débitant les plus abominables calomnies" et que deux des leaders de la Fédération, A. Benaroya et S. Yona, secrétaire du syndicat des tabacs, venaient d'être arrêtés par les autorités helléniques. À la fin de sa lettre, le secrétaire de la Fédération demandait, une fois de plus, l'intervention immédiate des partis affiliés à l'Internationale : ... Examinez la question au BSI et tâchez de voir s'il y a possibilité, par l'entremise des députés belges, français ou allemands, d'intervenir auprès du gouvernement central de la Grèce. Là réside en grande partie la solution. L'intervention de Jaurès, dont l'influence en Orient est considérable, serait d'une efficacité certaine. Nous comptons sur vous pour faire toutes les démarches nécessaires. Il y va de la vie du socialisme non seulement à Salonique mais dans toute la Grèce et même dans toute la Macédoine...

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Huysmans ne répondit pas tout de suite à cet appel. Il attendait sans doute de voir quels seraient les effets de la lettre expédiée quelques jours plus tôt à Vénizelos. Au début du mois de juillet, cependant, le gouvernement d'Athènes n'avait toujours pas réagi. À Salonique, les autorités semblaient totalement imperméables aux protestations qui étaient déjà parues dans la presse socialiste européenne et s'apprêtaient à traduire les militants de la Fédération en jugement. Le 4 juillet, J. Hazan envoyait au BSI un rapport on ne peut plus inquiétant (document n° 27) : ... Le procès de nos camarades Benaroya et Yona a eu lieu le 2 courant. On ne pourrait pas imaginer quelque chose de plus monstrueux. Les inculpés qui avaient été envoyés d'ici à Athènes ne purent assister au procès. Plus encore, on ne communiqua pas aux avocats le dossier de l'accusation, sous prétexte qu'il contenait des secrets d'État. Devant ces monstrueuses illégalités, les avocats, le jour du jugement, après avoir démontré l'illégalité de cette procédure, se retirèrent et refusèrent d'assister au procès en signe de protestation. Ceci n'arrêta pas le tribunal qui continua la séance. Nos témoins à décharge firent aussi grève. Et alors, après avoir entendu trois témoins à charge qui dirent contre nous des monstruosités, le tribunal ratifia la décision de la police de déporter nos amis. À noter que les trois témoins à charge étaient : 1) le directeur de la Sûreté Publique lui-même ; 2) le directeur du journal Néa Alithia furieusement antisocialiste et antisémite ; 3) un ancien agent de police sous le régime turc, actuellement homme de la police secrète... Ils ont tour à tour déclaré que Benaroya est un comitadji, que la Fédération socialiste est un nid de révolutionnaires bulgares, que nous servons des États étrangers, etc.... Dans la même lettre, J. Hazan écrivait qu'une délégation de socialistes d'Athènes s'était présentée chez Vénizelos pour protester contre les persécutions dont l'organisation salonicienne était victime. À ses visiteurs, le premier ministre grec avait répondu que le gouvernement n'en avait qu'après les "faux socialistes". Il leur avait également laissé entendre qu'il ne tolérerait plus, à l'avenir, les désordres dont les syndicats se rendraient coupables. À Bruxelles, ce message allait provoquer une profonde émotion. Les archives du BSI conservent plusieurs lettres de Camille Huysmans datées du 8 juillet et adressées à divers leaders du mouvement socialiste international : A n d e r s o n ( d o c u m e n t n° 28) ; Jaurès, Vaillant et Sembat (document n° 29) ; Keir Hardie (document n° 30). Le secrétaire du BSI

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fournissait à ses correspondants un résumé de l'évolution de la situation à Salonique et leur demandait d'engager sans plus tarder une campagne en faveur de la Fédération. Le même jour, J. Hazan était avisé de tout ce qui avait été fait jusque-là pour l'organisation salonicienne (document n° 31) : J'ai bien reçu votre lettre du 4 juillet. Nous nous sommes naturellement préoccupés de votre situation. Le Comité Exécutif a écrit directement à Vénizelos. Il a ensuite communiqué le contenu de vos informations à tous les grands journaux socialistes. Il s'est mis en relation avec les camarades français et anglais dont le Gouvernement peut exercer une influence. Aujourd'hui, j'ai convoqué le rédacteur du Peuple pour l'étranger afin de commencer une campagne de presse. Je communiquerai la note à Paris et j'écris une lettre à Jaurès et Keir Hardie pour une nouvelle intervention. Le gouvernement hellénique semblait toutefois résolu à ne pas se laisser intimider. Vers la mi-juillet, rien n'avait encore changé à Salonique. Le gérant de VAvanti, Arditti, demeurait en prison ; Yona et Benaroya avaient été exilés à Naxos et il était peu probable qu'on les libérât de sitôt. Par une lettre datée du 15 juillet (document n° 32), J. Hazan faisait d'autre part savoir au BSI que la presse salonicienne continuait à accuser les leaders de la Fédération de "travailler pour l'étranger". Les journaux nationalistes laissaient en particulier entendre que les exilés de Naxos avaient été incarcérés pour avoir entretenu des rapports avec deux des plus redoutables comitadjis macédoniens, Sandanski et Panitsa. Bien que les protestations (un peu molles il est vrai) de la presse socialiste européenne eussent déjà fait la preuve de leur inutilité, la Fédération persistait à penser que seule une intervention massive des partis frères et de leurs organes pourrait la sauver du mauvais pas dans lequel elle se trouvait. Le 21 juillet, J. Hazan s'adressait une fois de plus à C. Huysmans, en lui suggérant une nouvelle forme d'action (document n° 33) : Monsieur Vénizelos sera ces jours-ci à Bruxelles pour y rencontrer le Grand-Vizir. Nous vous prions par conséquent de bien vouloir profiter de l'occasion pour envoyer une délégation du BSI s'entretenir avec lui au sujet des poursuites dont nous sommes l'objet. Nous vous prions d'aller protester auprès de lui et de lui arracher non pas de vagues promesses qu'il n'exécuterait jamais, mais des déclarations formelles qui seront publiées comme gage de leur mise en exécution. Cela faisait déjà un certain temps que les journaux titraient sur le voyage de Vénizelos en Belgique. Il s'agissait pour le premier ministre grec de

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chercher un terrain d'entente avec son homologue turc, Said Halim Pacha, au sujet du problème des transferts de population qui, depuis le début du mois de juin, opposait la Grèce à la Turquie. Les circonstances étaient bien entendu extrêmement favorables à une tentative de pression de la part de l'Internationale. Singulièrement, le jour même où J. Hazan annonçait à C. Huysmans l'arrivée imminente de Vénizelos à Bruxelles, un des principaux leaders du socialisme grec, Platon Drakoulis, écrivait lui aussi au BSI (document n° 34). Comme Hazan, il se plaignait des agissements du gouvernement d'Athènes et demandait à Huysmans d'organiser un meeting de protestation à l'occasion du passage de Vénizelos dans la capitale belge. Ce n'est sans doute pas simple coïncidence si les deux lettres, celle de Hazan et celle de Drakoulis, envoyées le même jour, contenaient, à peu de chose près, les mêmes demandes. Il est probable que les deux hommes s'étaient concertés avant d'envoyer leurs missives et qu'ils espéraient, par ce double envoi, faire impression sur le BSI. La lettre de Drakoulis au BSI vient témoigner de la solidarité des liens qui s'étaient progressivement créés — surtout à partir de l'automne 1913 — entre la Fédération et les autres groupements socialistes de Grèce. Divers indices donnent à penser que l'organisation salonicienne avait, à la veille de la Première Guerre mondiale, déjà pleinement réussi à s'insérer dans le socialisme hellénique. Elle entretenait des relations suivies non seulement avec le groupe d'Athènes mais encore, selon toute apparence, avec divers autres groupes socialistes dispersés à travers le pays 1 . Dans sa détermination à voler au secours des camarades de Salonique, Drakoulis ne s'était pas contenté d'écrire au BSI. Dès le début de la crise, il avait publiquement pris position dans son journal, VOrganossis, en faveur de la Fédération. Son attitude lui avait valu, de la part des journaux vénizelistes, une volée d'injures homériques. On l'avait taxé d'antipatriotisme, certains l'avaient accusé d'être vendu à l'étranger. Reproche suprême : on l'avait dit athée. Cette violente campagne de presse allait finalement porter ses fruits. À en croire un télégramme de Dimitratos, secrétaire général de l'organisation athénienne, le bruit courait à Athènes, dans les derniers jours du mois de juillet, que Drakoulis était sur le point d'être arrêté (document n° 35, daté du 25 juillet 1914).

' Les lettres adressées au BSI fournissent quelques indices dispersés à ce propos.

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Dans de telles conditions, une intervention énergique du BSI devenait de plus en plus indispensable. Bien que nous n'ayons aucun indice à ce propos, nous sommes en droit de penser que C. Huysmans et ses camarades avaient pris les mesures nécessaires pour faire comprendre à Vénizelos, lors de son séjour en Belgique, que sa politique n'était guère appréciée de l'Internationale. Mais les circonstances allaient en décider autrement. Alors qu'il se trouvait déjà en route pour Bruxelles, Vénizelos fut en effet mis au courant de l'ultimatum que l'Autriche-Hongrie avait adressé, le 23 juillet 1914, à la Serbie. Le conflit serbo-autrichien prenait manifestement mauvaise tournure. Devant l'imminence de la guerre, le chef du gouvernement grec se vit contraint de renoncer à son rendez-vous avec Saïd Halim pacha et de rentrer au plus vite à Athènes. L'intervention qu'avait probablement préparée la BSI ne put donc avoir lieu. Le dernier texte dont nous disposons (document n° 36) date du 28 juillet 1914. Il s'agit d'une lettre adressée au BSI par S. Nahum, le représentant à Paris de la Fédération. Cette lettre ne concerne pas directement l'histoire de l'organisation salonicienne. Elle se présente comme un simple exercice de style anti-guerre. Mais à quelques jours du début de la conflagration générale, elle reflète assez bien l'état d'esprit des socialistes de Salonique face à la nouvelle menace qui planait sur la paix de l'univers : ... Hélas ! Nous les avons vus ces libérateurs, s'entr'égorger pour la plus inqualifiable des causes ; hélas, ils sont venus ces libérateurs ! ils ont souillé le seuil de nos demeures, saccagé nos foyers, outragé nos sœurs et, chose impardonnable ! ils ont enfoncé au cœur des malheureuses populations balkaniques une haine qui n'est pas près de diminuer ! Et c'est pour cela que toute guerre, de quelque prétexte qu'elle se couvre, est criminelle et doit être condamnée. Puissent l'entente et l'action de nos camarades épargner à l'Empire les spectacles d'horreur dont nos frères de Macédoine furent les témoins. C'est sur ces lignes que s'achève le dossier du BSI relatif à la Fédération socialiste ouvrière de Salonique. Mais, bien entendu, la date du 28 juillet 1914 ne constitue pas le point final de l'histoire de l'organisation salonicienne. Bien qu'ils fussent passablement mal vus par les autorités grecques, les militants de Salonique surent résister au laminage des événements et, au lendemain de la guerre, reprirent plus ou moins normalement leurs activités. En novembre 1918, la Fédération — avec à sa tête à peu près la même équipe qu'avant la

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guerre — allait devenir une des principales composantes du tout jeune Parti ouvrier hellénique. Grâce, notamment, aux mémoires d'Abraham Benaroya 1 , nous sommes assez bien renseignés sur la suite des événements. Mais il s'agit là d'une toute autre phase dans l'évolution mouvementée de la Fédération, et il ne nous appartient pas de l'envisager ici.

*

*

L'objet de cette étude était de présenter, aussi fidèlement que possible, un dossier d'archives. Dans les pages qui précèdent, je me suis essentiellement attaché à donner une idée du contenu des 36 documents conservés dans les archives du BSI pour la période allant du 12 novembre 1912 au 28 juillet 1914, en suivant strictement l'ordre chronologique. Chemin faisant, toutefois, j'ai aussi tenté de définir quelle fut, dans ces années, l'attitude de la Fédération socialiste de Salonique face au principal problème du moment, le conflit armé dans les Balkans. Lorsque, à l'automne 1912, il s'était avéré que la poudrière balkanique était sur le point d'exploser, la Deuxième Internationale avait été, on le sait, incapable d'imposer à ses adhérents une stratégie véritablement unitaire vis-àvis du péril qui menaçait l'équilibre mondial. Il y avait eu des conférences, des échanges de lettres, des circulaires, mais, en définitive, l'accord ne s'était fait que sur quelques vagues slogans pacifistes et antimilitaristes clamés dans l'enthousiasme général au Congrès de Bâle, à un moment où, sur le terrain, les combats étaient déjà engagés depuis plusieurs semaines. Au-delà de ce consensus purement verbal, les divers partis affiliés s'étaient prononcés en faveur de thèses qui, de toute évidence, visaient essentiellement à trouver dans le socialisme la justification des intérêts de leur propre communauté nationale. Dans les pays d'Europe occidentale, les leaders sociaux-démocrates avaient, dans leur grande majorité, opté pour la préservation du statu quo balkanique moyennant la mise en œuvre de certaines réformes. C'était, pour eux, la façon la plus simple d'esquiver le débat de fond sur la légitimité des revendications nationales des populations opprimées de l'Empire ottoman. Dans les Balkans, au contraire, en Serbie et en Bulgarie notamment, les socialistes s'étaient efforcés de justifier la guerre. C'est ainsi,

Les mémoires de Benaroya ont paru en 1931 dans un journal de Salonique, le Tahidromos. Us ont été récemment réédités par A. Elefantis sous le titre 1 proti stadiodromia tou ellinikou proletariatou, Athènes : Ekdoseis Olkos, 1975.

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par exemple, que dans une note confidentielle envoyée au BSI, le secrétaire général du parti socialiste serbe, Douchan Popovitch avait, dès le mois d'août 1912, souligné que la guerre était inévitable et qu'elle allait permettre de "détruire la barbarie" et de "préparer la transformation des relations sociales dans les Balkans."1 C'est ainsi, de même, qu'en octobre 1912, D. Blagoeff, le leader des "étroits" de Bulgarie, avait affirmé que "la guerre victorieuse des États balkaniques", allait jouer un rôle révolutionnaire, en ce sens qu'elle était dirigée contre la "classe féodale" et le "régime absolutiste" turc2. Ce socialisme "pragmatique", plein d'indulgence vis-à-vis des réalités et des nécessités locales, nous le retrouvons également dans les choix stratégiques de la Fédération socialiste de Salonique. Les documents du BSI témoignent de façon assez nette des divers "réajustements" auxquels se livrèrent les dirigeants de l'organisation salonicienne de novembre 1912 à juillet 1914, en fonction de l'évolution de la conjoncture. Jusque vers la fin de la première guerre balkanique, la Fédération, espérant que les forces turques réussiraient à se ressaisir, fut, à l'instar de la plupart des partis sociaux-démocrates des pays occidentaux, favorable au maintien du statu quo. Cette attitude s'explique en grande partie par le fait qu'il s'agissait d'une organisation principalement juive et que, contrairement aux autres partis balkaniques, elle n'avait pas de revendications nationales à défendre. L'essentiel, pour elle, était que Salonique, ville riche et active, conservât sa prospérité. Nous avons vu que ses militants avaient deux raisons principales de souhaiter un retour à la situation d'avant la guerre. D'abord, une raison d'ordre économique : ils estimaient que le commerce et les industries de Salonique étaient trop étroitement dépendants de l'hinterland macédonien et du marché ottoman pour pouvoir s'accommoder sans dommage de la nouvelle conjoncture dans les Balkans. La seconde raison était qu'ils craignaient, en tant que juifs, de tomber sous la coupe d'un pouvoir "chrétien" intolérant. Le "joug turc" que leur communauté avait subi pendant des siècles n'était pas particulièrement léger. Mais la paix relative dont ils avaient bénéficié jusque-là constituait néanmoins un bien précieux qu'ils risquaient fort de perdre s'ils changeaient de maîtres.

' c f . à ce propos, G. Haupt, Socialism and the Great War, pp. 72-73. En ce qui concerne les vues de Blagoev, cf. le "Rapport de Bulgarie" paru dans le Deuxième supplément au Bulletin périodique du BSI, pp. 3-6. 2

LA

FÉDÉRATION

SOCIALISTE

OUVRIÈRE

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En dépit de son attachement à l'idée du maintien de la Turquie d'Europe dans ses anciennes frontières, la Fédération se vit finalement contrainte de changer de cap. Il ressort des documents que nous avons passés en revue qu'elle milita ardemment, à partir du printemps, 1913, en faveur de l'autonomie de la Macédoine, dans le cadre d'une hypothétique Confédération balkanique. Cette nouvelle formule — que de nombreux publicistes sociaux-démocrates avaient déjà préconisée dès la fin du XIX e siècle — constituait à ses yeux un pis-aller. Elle permettait à Salonique de conserver une position économique assez semblable à celle qui aurait été la sienne dans l'éventualité d'un retour au statu quo. Par ailleurs, elle avait le mérite d'éviter à la Macédoine les déchirements ethniques et confessionnels dont la politique de partage mise en œuvre par les puissances balkaniques était porteuse. Vers la fin de l'année 1913, il semble que la Fédération ait commencé à s'orienter vers une ultime rectification de sa position. Désormais, il était hautement improbable que la Macédoine pût un jour retrouver son unité, sous quelque forme que ce soit. Les militants saloniciens devaient donc accepter le fait accompli et s'adapter au pouvoir grec. À la veille de la Première Guerre mondiale, la Fédération avait encore — si l'on en croit les accusations portées contre elle par les autorités grecques — le regard tourné vers les Balkans. Mais nous l'avons vu, cela ne l'empêchait pas de s'intéresser de plus en plus à ce qui se passait à Athènes, et de nombreux liens la rapprochaient déjà des divers groupes socialistes qui s'étaient constitués en territoire grec. Les préoccupations qui guidèrent les choix successifs effectués par la Fédération ne transparaissent pas toujours clairement au travers des documents que nous avons analysés. Les militants de Salonique usaient, en effet, dans leurs lettres au BSI, de toute une phraséologie dont la signification réelle ne peut bien souvent être perçue qu'au prix d'un patient décryptage. Mais il convient de souligner à cet égard qu'ils n'étaient pas les seuls à savoir user avec brio des subtilités de la rhétorique socialiste. A l'époque qui nous occupe, les leaders des divers partis sociaux-démocrates d'Europe étaient presque tous de remarquables alchimistes du verbe, capables de noyer n'importe quel poisson dans le flux de leurs ingénieux raisonnements. C'est ce qui explique, peut-être, la facilité avec laquelle l'Internationale, après s'être accommodée des guerres balkaniques, s'accommoda également de la Première Guerre mondiale. Ses ténors étaient de trop habiles argumentateurs. Il leur suffisait de quelques formules bien tournées pour que, sous leur plume ou dans leur bouche, l'inévitable se métamorphosât insensiblement en nécessité.

LA FASCINATION DU BOLCHEVISME : ENVER PACHA ET LE PARTI DES SOVIETS POPULAIRES 1919-1922

Le 30 octobre 1918, les plénipotentaires ottomans signent l'armistice de Moudros. Devant l'ampleur du désastre 1 , les dirigeants du comité Union et Progrès, qui portent la responsabilité de la politique suivie par l'Empire ottoman depuis 1908 et qui redoutent d'avoir à répondre de leur incompétence, décident de fuir à l'étranger : dans la nuit du 1 er au 2 novembre, l'ex-Grand Vizir Tal'at pacha 2 , l'ex-ministre de la Marine Djemal pacha 3 et l'ex-ministre de la Guerre Enver pacha 4 montent, en compagnie de quelques Unionistes de

La convention d'armistice stipulait la démobilisation immédiate de l'armée turque, l'internement de tous les navires de guerre, la reddition des garnisons ottomanes en Syrie, en Tripolitaine et en Mésopotamie ; par ailleurs, elle autorisait les Alliés à prendre le contrôle des voies ferrées et à occuper les Dardanelles et le Bosphore, ainsi qu'un certain nombre de points stratégiques, dont Batoum et Bakou. j Tal'at pacha (1874-1921), un des principaux animateurs du comité Union et Progrès, fut, après la révolution de 1908, plusieurs fois ministre de l'Intérieur et devint Grand Vizir en 1917. Il démissionna avec son cabinet unioniste le 14 octobre 1918, afin de faciliter les négociations d'armistice. Ce personnage a suscité une importante bibliographie, résumée dans Y Encyclopédie de l'Islam (citée infra : El). Cf. également M. K. Inal, Son Sadriazamlar (Les derniers Grands Vizirs), Istanbul, 4 e éd., s.d., pp. 1933 sq. ^Djemal pacha (1872-1922) faisait partie, avec Enver et Tal'at pacha, du triumvirat officieux qui, depuis 1913, gouvernait l'Empire ottoman. Membre du comité exécutif du comité Union et Progrès, il avait été nommé en 1911 gouverneur de Bagdad, puis, en 1913, gouverneur militaire et vali d'Istanbul. Peu après, il entrait au cabinet comme ministre des Travaux publics et, à partir de février 1914, ministre de la Marine. Cumulant cette fonction avec le commandement de la IV e armée à Damas, il tenta en 1915 et 1916 de soulever l'Égypte contre les Britanniques ; mais sa politique dans cette partie du monde arabe s'avéra totalement irréaliste. Cf. la notice biographique que lui a consacrée D. A. Rustow dans El. 4

H c r o s de la révolution de 1908, Enver pacha (1881-1922) avait été promu au grade de général de brigade et nommé ministre de la Guerre dans le cabinet de Sa'id Halim pacha en janvier 1914. En mars de la même année, il épousait Nadjiye Sultan, une nièce du sultan, ce qui lui vaudra, dans les mois et les années à venir, un avancement rapide. On sait qu'il fut, du côté turc, le véritable artisan de l'alliance germano-ottomane, et qu'il plaida avec insistance en faveur de l'entrée en guerre de l'Empire ottoman. Cela eut pour conséquence qu'il fut considéré, au lendemain de l'armistice de Moudros, comme le principal responsable du naufrage ottoman. On trouvera une biographie circonstanciée d'Enver, due à D. A. Rustow, dans El. Cf. aussi, pour la période antérieure à 1914, F. Ahmad, The Young Turks. The Committee of Union and Progress in Turkish politics. 1908-1914, Londres, 1969. D. A. Rustow donne les principaux titres en langue turque parus avant 1960. Parmi les ouvrages postérieurs à cette date, il faut surtout retenir l'Enver paga de §. S. Aydemir, Istanbul, 1970-1972, 3 vols.

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DU

SOCIALISME

À

L'INTERNATIONALISME

choc 1 , à bord d'un navire allemand qui les conduit à Odessa. De là, ils se rendront à Berlin 2 , où ils passeront l'hiver de 1918-1919 dans une semiclandestinité, en attendant que l'Allemagne se prononce sur la demande d'extradition formulée à leur égard par le gouvernement de Constantinople 3 . Condamnes à mort par contumace, le 5 juillet 1919, les fuyards ne remettront plus les pieds en Turquie. Mais cela ne les empêchera pas, durant les quelques années qu'il leur reste à vivre 4 , de continuer à jouer un certain rôle politique. Du loin de leur exil, ils multiplieront les initiatives pour tenter de desserer l'étau impérialiste qui vient de se refermer sur la Turquie : Tal'at, à Berlin, prendra contact avec des agents anglais dans l'espoir d'aboutir à une révision partielle des exigences occidentales ; Djemal, au contraire, mettra au net un programme de soulèvements populaires dans les possessions britanniques d'Orient et entrera au service de l'Émir Amanullah d'Afghanistan ; Enver, enfin, se tournera vers les Bolcheviks, s'efforçant de promouvoir, sous le patronage des autorités soviétiques, une Union des sociétés révolutionnaires islamiques et le "parti des soviets populaires" dont il sera question dans cet article. Partisan d'une politique de rapprochement avec l'Angleterre, Tal'at se verra très vite réduit, en son séjour berlinois, à une situation de comparse. Dès 1920, au contraire, Enver s'imposera comme le véritable chef des Unionistes en exil. Ceux-ci, sous son impulsion, se déclareront pour la lutte à outrance contre l'impérialisme occidental. Dans le contexte de l'époque, cette lutte devait obligatoirement passer par l'alliance avec les Bolcheviks. Mais alors que les Kémalistes, contraints de choisir la même voie 5 , sauront faire preuve d'une prudence exemplaire dans leurs accords avec Moscou, Enver ne pourra, lui, que se livrer pieds et poings liés à la merci des communistes. ! § . S. Aydemir (ibid., III, p. 497) mentionne, à côté des trois pachas, le Dr Nazim, le Dr Bahaeddin Chakir, l'ancien gouverneur de Konya Mehmed Djemal Azmi, et le préfet de police de Constantinople, Bedri. D'autres Unionistes partiront peu après, formant des noyaux d'émigrés en Italie, en Suisse, en Allemagne, et, dans une direction opposée, en Azerbaïdjan. ^Enver pacha s'attardera quelque peu en Crimée, cherchant à s'embarquer pour le Caucase. Mais les tempêtes en mer Noire lui feront rebrousser chemin. Cependant, la rumeur de sa résence au Caucase sera, fin 1918, largement répandue dans les milieux "bien informés". L'Allemagne refusera l'extradition, le 30 avril 1919. A ce sujet, cf. Y. H. Bayur, Tiirk inkilâbi tarihi (Histoire de la révolution turque), Ankara, 1967, III (4), pp. 781-783. ^Tal'at pacha sera assassiné le 15 mars 1921 à Berlin ; Djemal connaîtra le même sort à Tiflis en juillet 1922 ; Enver sera tué par une balle de mitrailleuse soviétique, le 4 août de la même année. 5 L a première mission officielle des Kémalistes partira pour Moscou en mai 1920, mais le pacte d'amitié turco-soviétique ne sera signé que le 16 mars 1921, donnant à la Turquie toutes les garanties souhaitables en vue de son indépendance. Ces longues tractations provoqueront bien évidemment de sérieuses inquiétudes dans le camp des Alliés. Voir à ce sujet les Archives du ministère français des Affaires étrangères (cité infra : AMAEF), série E, Levant 1918-1929, Turquie, dossier 278.

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De la part d'un pacha ottoman, cela a évidemment de quoi surprendre. Un certain nombre de facteurs, toutefois, permettent d'expliquer son attitude. Tout d'abord, il est possible qu'Enver ait été en quelque sorte "fasciné" par l'essor du bolchevisme. Les Jeunes-Turcs, on le sait, se disaient volontiers progressistes, et on peut fort bien postuler, au moins pour quelques-uns d'entre eux, dans le désarroi des années vingt, une certaine sympathie envers les Soviets. Mais bien entendu, il faut tenir compte à cet égard de leur évidente candeur en matière idéologique. Derrière une phraséologie inspirée du jargon du Komintern, Enver développera en réalité — comme nous aurons l'occasion de le constater en étudiant les programmes de son "parti des soviets populaires" — une doctrine sui generis, faite d'emprunts hétéroclites à divers courants de pensée, et notamment au corporatisme. Ensuite, et à titre d'hypothèse, on peut estimer qu'une certaine confusion a pu se créer dans l'esprit d'Enver entre "révolution socialiste" et "révolution islamique". Chez les révolutionnaires d'Orient 1 , l'idée était courante, à cette époque, d'une concordance partielle entre les enseignements respectifs de l'islam et du socialisme. Comme la plupart d'entre eux, Enver pensait sans doute (certains textes sont là pour confirmer notre hypothèse) que le socialisme pouvait aider le monde musulman à sortir de l'impasse. Enfin, et par-dessus tout, on doit envisager les calculs personnels de l'ex-commandant en chef de l'armée ottomane. En se ralliant aux communistes, Enver espérait indéniablement que ces derniers l'aideraient à revenir en Turquie en triomphateur. Un pacha bolchevik en Anatolie : voilà ce qu'Enver semblera offrir aux Russes tout au long de l'année 1921, en échange d'une soutien financier et militaire susceptible de l'aider à reconquérir le pouvoir, face à Mustafa Kemal. Une telle éventualité, il faut le souligner, était prise très au sérieux par les chancelleries de l'Entente. De 1919 à 1921, la soviétisation de l'Anatolie au moyen des dirigeants unionistes fut considérée, au Quai d'Orsay et au Foreign Office, comme un danger imminent. * *

*

l.e cas le plus typique est celui de Sultan Galiev qui, bien qu'athée, soulignait les aspects "démocratiques" et "progressistes" de l'islam, et envisageait une coopération durable entre les socialistes et les musulmans. À son propos, cf. A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, Les mouvements nationaux chez les Musulmans de Russie, Paris-La Haye, Mouton, 1960.

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En dépit de l'abondante littérature consacrée à Enver pacha, ses initiatives d'après Moudros constituent, aujourd'hui encore, un dossier passablement neuf. Pendant longtemps on s'est contenté, là où l'on était le mieux placé pour s'occuper du personnage — en Turquie et en Union Soviétique —, d'une vision expurgée des événements. Prudence politique sans doute. De part et d'autre, l'enverisme devait sentir le fagot. Mais depuis quelques années les choses ont changé. D'importants matériaux nouveaux — lots d'archives et mémoires — exhumés en Turquie permettent désormais de se faire une opinion relativement précise et circonstanciée sur ce que furent les dernières années de la vie du leader unioniste. On doit mentionner en premier lieu les mémoires du général Kazim K a r a b e k i r 1 qui fut pendant quatre ans, d'avril 1919 à octobre 1922, commandant de l'armée turque sur le front oriental. De par ses fontions, Karabekir était chargé de surveiller les activités des Unionistes en Russie. Il semble l'avoir fait avec beaucoup de zèle, par le biais, notamment, de ses agents à Trébizonde, Batoum et Bakou. Nous nous trouvons ici, de toute évidence, en présence d'un témoin fort bien informé et qui n'hésite pas à citer in extenso, dans ses mémoires, les lettres, rapports et documents divers dont il a eu à connaître. Ali Fuand [Cebesoy] 2 , ambassadeur des Kémalistes à Moscou en 192122, apparaît lui aussi fort bien placé pour nous renseigner sur les manœuvres d'Enver pacha et de ses partisans. Ses Souvenirs de Moscou3, qui rassemblent un grand nombre de lettres émanant des Unionistes en exil, constituent une mine documentaire de tout premier plan. On doit regretter, cependant, la désinvolture du mémoraliste à l'égard des matériaux cités. Ici, le texte est tronqué, là modernisé, ailleurs modifié ; ces altérations ne semblent jamais bien graves, mais elles suffisent à jeter un sérieux discrédit sur l'ensemble de l'ouvrage. Fort heureusement, la plupart des documents cités par Cebesoy ont déjà été publiés en 1944-45 par le journaliste Hiiseyin Cahit Yalçin dans le

K. Karabekir, istiklâl harbimiz (Notre guerre d'indépendance), Istanbul, Tùrkiye Yay., 2 e éd., 1962, et aussi Istiklâl harbimizde Enver Pa}a ve ittihat Terakki Erkâni (Enver pacha et les dirigeants d'Union et Progrès dans notre guerre d'indépendance), Istanbul, Mente§, 1967. ^Militaire de carrière, Ali Fuad (Cebesoy) devait jouer un rôle important au cours de la lutte pour l'indépendance en tant que commandant des forces anatoliennes du front occidental. On lui doit notamment la prise d'Eskichéhir en mars 1920. C'est, semble-t-il, à la demande du gouvernement de Constantinople qu'il fut, en novembre 1920, éloigné du front et chargé des négociations avec les Bolcheviks. C'est durant son ambassade à Moscou (février 1921-1922) que fut signé le pacte d'amitié turco-soviétique du 16 mars 1921. A. F. Cebesoy, Mosknva hatiralan, Istanbul, Vatan ncç.. 1955.

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quotidien Tanin1. Il nous est donc possible de confronter les deux séries de textes et de déterminer avec sûreté les suppressions et "rectifications" dues à l'ancien ambassadeur 2 . En retrait de ces témoignages essentiels, on dispose encore des mémoires de l'oncle d'Enver, Halil pacha 3 , qui fut, semble-t-il, l'un des principaux animateurs du "parti des soviets populaires". Dans ce récit très romancé, les approximations fourmillent ; les repères chronologiques, en particulier, font totalement défaut. Mais les quelques données sûres que l'on rencontre ici et là permettent tout au moins de vérifier l'exactitude des assertions de Karabekir et de Cebesoy. Il faut citer enfin, parmi les "trésors" documentaires les plus importants (et à côté de nombreuses contributions d'une portée plus limitée), la volumineuse biographie d'Enver pacha par §evket Sureyya Aydemir et l'étude de Mete Tunçay consacrée au programme du "parti des soviets populaires" 4 . Grâce à ces deux ouvrages, nous disposons aujourd'hui de plusieurs éléments nouveaux concernant notre héros. Aydemir, qui a eu accès aux archives de Djemal pacha conservées par la Société turque d'histoire, et sans doute aussi à certaines archives privées, nous propose, à travers les trois tomes de son livre, une passionnante incursion dans les papiers intimes d'Enver pacha. Mete Tunçay nous révèle, quant à lui, un document inédit et divers textes peu connus qui nous renseignent avec précision sur les objectifs politiques des Unionistes "ralliés au bolchevisme".

'"Tarihi mektuplar" (Lettres historiques), Tanin, 15.10.1944-1.4.1945. Cela dit, il convient de noter que les "Lettres historiques" publiées dans Tanin sont, elles aussi, sujettes à caution. H. C. Yalçin avoue en effet quelques coupures, effectuées en vue de ménager la susceptibilité de certaines personnalités encore en vie en 1944. En dernier ressort, on peut se reporter aux mémoires de S. S. Karaman, Îstiklâl mucadelesi ve Enver paça (La lutte our l'indépendance et Enver pacha), Izmit, 1949, qui font état de textes comparables. Bitmeyen sava}. Kiitûlamare kahramani Halil Pa§a'nm anilan (Le combat ininterrompu. Les mémoires du héros de Kut al'amara, Halil paga), rédaction de M. T. Sorgun, Istanbul, Yedi Gtin Yay., 1972. Halil pacha (1881-1957) était un bon officier, passablement hâbleur cependant, qui eut son heure de gloire en 1916, lorsqu'il captura à Kut al'amara, en Irak, le général Townshend avec une armée de 13 000 hommes. Par la suite, il devait commander l'armée de l'Est qui occupa Bakou en septembre 1918. Interné à Batoum, puis à Istanbul, au lendemain de l'armistice de Moudros, il réussit à s'évader (août 1919) et, passant en Anatolie, proposa ses services à Mustafa Kemal. Celui-ci, soucieux d'éloigner cet Unioniste compromettant, l'enverra au-delà du Caucase, en mission auprès des Bolcheviks. Au cours de ses années d'exil, Halil servira, ainsi que nous aurons l'occasion de le voir, plus la politique d'Enver pacha que celle de Mustafa Kemal. Cela lui vaudra, à son retour en Turquie en 1923, d'être définitivement exclu des affaires militaires et politiques, par l'artifice d'une mise à la retraite anticipée. S. Aydemir, op. cit.; M. Tunçay, Mesaî. Halk ¡uralar ftrkasi programi. 1920 (Travail. Le programme du parti des soviets populaires. 1920), Ankara, 1972, publication de la Faculté des Sciences politiques. 2

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C'est à l'aide de ces divers matériaux, et aussi de quelques sondages pratiqués dans les archives diplomatiques françaises et anglaises 1 , que nous avons tenté, dans cet article, de cerner les agissements d'Enver entre 1919 et 1922. Pour notre exposé, nous avons adopté un plan chronologique distinguant, à l'intérieur de l'espace de temps envisagé, cinq phases principales. D'abord une phase préliminaire, de janvier 1919 à août 1920. Au cours de cette période, les Unionistes en exil entrent en contact avec les Bolcheviks et font, l'un après l'autre, leur pèlerinage de Moscou : l'oncle d'Enver, Halil pacha, débarque dans la capitale soviétique en mai 1920 ; Djemal le rejoint peu après ; Enver, retardé, n'arrivera que le 14 août. La phase suivante (août-septembre 1920) est celle des premières négociations directes entre Enver et les dirigeants bolcheviks. Le Congrès des peuples de l'Orient, qui tient ses assises à Bakou début septembre, représente le point culminant de cette période. Au cours de la troisième phase (octobre 1920-février 1921), Enver s'occupe de mettre sur pied, à l'occasion d'un voyage en Italie et en Allemagne, une Union des sociétés révolutionnaires islamiques. Parallèlement, il demande avec insistance aux Bolcheviks des troupes pour "aller à la rescousse" du mouvement de résistance anatolien. Dans les mois qui suivent (mars-septembre 1921), il organise sa reconquête de l'Anatolie. Fin juillet, croyant son heure venue (les troupes kémalistes se sont repliées au-delà de la Sakarya ; l'armée grecque gagne du terrain), il se rend à Batoum, d'où il compte rentrer en Turquie. Mais la victoire des Anatoliens dans la première quinzaine de septembre ruine tous ses projets. La dernière phase (d'octobre 1921 à la mort d'Enver en août 1922) est marquée par la volte-face d'Enver à l'égard des Bolcheviks. Abandonné par les dirigeants soviétiques, qui évitent désormais de se compromettre avec ce rival malchanceux de Mustafa Kemal, le leader unioniste change radicalement de jeu. On assiste à partir d'octobre 1921 au reniement de l'alliance avec les communistes et, par contrecoup, à l'adhésion à la cause des Basmadji de Bukhara en lutte contre le pouvoir soviétique. * *

*

1 Du côté français, nous avons utilisé les dossiers de la série E, Levant 1918-1929, Turquie. En ce qui concerne les Archives britanniques, Foreign Office Archives (cité infra : FO), nous renvoyons à la série 371, dos. 4141 sq. En raison de l'absence de relations diplomatiques directes, pour la période qui nous intéresse, entre les capitales de l'Entente et les deux capitales principalement concernées par notre étude, Moscou et Ankara, ces Archives présentent bien entendu de nombreuses lacunes ; mais elles comportent par ailleurs des données très utiles, qu'il faut cependant bien distinguer des racontars des informateurs trop zélés.

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Les premiers contacts entre les Unionistes et les Bolcheviks datent probablement du début de 19191. Mais nous manquons d'informations sur ces premières tentatives de rapprochement. Par contre, nous disposons de quelques indices sur les négociations engagées dans les derniers mois de l'année, d'août 1919 à janvier 1920. Durant cette période, Enver pacha fait à Berlin la connaissance de Karl Radek, qui se trouve alors en prison 2 ; à Istanbul, les membres de la société secrète Karakol rencontrent l'envoyé des Bolcheviks, Shal'va Eliava 3 ; à Bakou, enfin, les militants unionistes créent un parti communiste turc et entrent en relation avec les représentants locaux de la Russie soviétique. Les entretiens Enver-Radek constituent très certainement le point de départ de ces diverses négociations. On sait, par une lettre de Tal'at pacha 4 , que Radek proposait un important soutien soviétique à la résistance anatolienne, en échange de quoi les dirigeants unionistes devaient s'engager à servir la propagande bolchevique à travers le monde musulman. Enver, qui rêvait de jouer un grand rôle à la tête de ses coreligionnaires, fut sans doute immédiatement séduit par cette offre. En tout état de cause, il apparaît, à la fin de l'année 1919, totalement gagné à l'idée d'une collaboration étroite avec les communistes. Il faut citer à cet égard une lettre de décembre 1919 adressée à Djemal pacha et qui résume fort bien sa position du moment :

Dès le 25 mars 1919, en effet, un diplomate français en poste à Berne écrivait au ministère des Affaires étrangères : «Il me revient d'une très bonne source qu'Enver pacha et son parti auraient actuellement à leur disposition une somme de trente-six millions de livres sterling [! 7| qu'ils ont l'intention d'employer à la propagande bolchevique" (AMAEF, sér. E, Levant 19181929, Turquie, dos. 278, f. 35). On sait par ailleurs que dès avril 1919, Enver cherchait à gagner Moscou par avion. Cf. §. S. Aydemir, op. cit., III, p. 521. Cf. l'autobiographie, de K. Radek, dans G. Haupt et J.-J. Marie, Les Bolcheviks par euxmêmes, Paris, Maspero, 1969, p. 338 ; voir également O. E. Schiiddekopf, "Karl Radek in Berlin", Archiv fur Sozialgeschichte, II, 1962, pp. 87-166. Le nom de Radek revient fréquemment, par ailleurs, dans la correspondance unioniste de cette période : cf. les "Lettres historiques" publiées dans Tanin. La société secrète Karakol fut créée peu de temps après l'armistice de Moudros et représente une des premières manifestations de la résistance nationale vis-à-vis de l'ennemi. Anciens Unionistes, les membres de Karakol restaient en contact permanent avec les pachas en exil, et notamment avec Enver. Au sujet de cette société, cf. T. Z. Tunaya, Turkiye'de siyasi partiler. 1859-1952 (Les partis politiques en Turquie. 1859-1952), Istanbul, 1952, pp. 520-523. La présence des Bolcheviks à Istanbul est attestée, d'après un document du Foreign Office, dès septembre 1919 (voir à ce sujet Dr S. R. Sonyel, "Orgeneral Kâzim Ôzalp'in amlan ile ilgili bir açiklama" / Note au sujet des mémoires du général Kâzim Ôzalp, Belleten, XXXVII, 146, avr. 1973, pp. 231-234). Le chef de cette mission, Shal'va Eliava (1885-1937), était un militant de vieille date du parti bolchevik, écrivant dans la Pravda et s'occupant d'agitation dans les milieux estudiantins de Saint-Pétersbourg. Ces activités lui avaient valu, sous le régime tsariste, de multiples peines de prison et d'exil. Après la révolution d'Octobre, il présida le soviet de Vologda et fut élu délégué au II e Congrès des Soviets de Russie. De 1919 à 1921, il fit partie des Conseils révolutionnaires de l'Armée Rouge sur le front oriental et au Turkestan. Par la suite, il occupera divers postes dans les rangs supérieurs du parti. Victime des purges staliniennes, il mourra en prison en 1937. En ce qui concerne ses relations avec la société Karakol, cf. A. F. Cebesoy, op. cit., p. 60. 4

A . F. Cebesoy, Milli mucadele hatiralari (Souvenirs de la lutte nationale), Istanbul, Vatan nés., 1953, p. 42.

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"... Notre ami bolchevik est sorti de prison. Nous devions prendre l'avion ensemble. Mais ayant reçu l'autorisation de passer par la Pologne, il a finalement opté pour cette route. Moi, je prendrai l'avion en compagnie du docteur 1 . Ici, nos amis bolcheviks acceptent de nous aider dans le cadre des idées débattues au cours de nos entretiens. Pour l'instant, voici ma position dans ses grandes lignes : 1. Libérer les nations musulmanes. 2. Étant donné que le capitalisme impérialiste constitue notre ennemi commun, collaborer avec les socialistes. 3. Adhérer au socialisme, à condition de l'adapter aux doctrines religieuses qui régissent le fonctionnement interne des pays musulmans. 4. Pour la libération de l'Islam, employer tous les moyens possibles de pression, y compris la révolution. 5. En cette matière, collaborer aussi avec les nations asservies non musulmanes. 6. Permettre, à l'intérieur de la communauté islamique, l'essor de toutes les couches sociales. C'est tout pour l'instant. Par la suite, il faudra agir en fonction de l'évolution de la situation..." 2 . Ce texte appelle, bien entendu, quelques remarques. Nous sommes tout d'abord frappé par l'islamisme d'Enver. C'est de toute évidence au nom de l'islam qu'il compte conduire la lutte contre l'impérialisme européen. Mais il faut souligner, par ailleurs, l'importance du troisième point, qui prévoit l'adhésion "au socialisme, à condition de l'adapter aux doctrines religieuses qui régissent le fonctionnement interne des pays musulmans". Par cette clause, Enver envisage plus qu'une simple alliance tactique avec les communistes ; il va jusqu'à concevoir une sorte de "socialisme islamique" dont il serait le champion. Cela peut être interprété comme un premier pas en direction des Bolcheviks.

h l s'agit du Dr Nazim (1870-1926), ancien membre du comité central du parti Union et Progrès et ministre de l'Instruction publique en 1918. Après Moudros, il avait accompagné les pachas dans leur fuite. Il sera pendu en 1926 pour avoir "comploté" contre Mustafa Kemal. 2 Tanin, 16.10.1944 ; le même texte, avec des variantes négligeables, dans §. S. Aydemir, op. cit., III, p. 520.

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Un second pas sera franchi à Istanbul, en octobre ou novembre 1919, au cours des négociations entre Shal'va Eliava et les membres de l'organisation unioniste Karakol. On est mal renseigné sur ces tractations, mais certains indices 1 nous laissent supposer que Shal'va Eliava réussit à convaincre les dirigeants de Karakol de signer un accord d'assistance mutuelle avec les Soviétiques. C'est en tout cas pour mettre au point le texte d'un tel accord que Baha Sait 2 se rendra à Bakou à la fin de l'année 1919. De la part des Unionistes de Karakol, cet empressement à saisir la perche tendue par les Russes n'avait, au demeurant, rien d'étonnant : en effet, le projet d'une entente avec "les socialistes et la classe ouvrière internationale" constituait, dès la fin de 1918, une des clauses essentielles de leur programme 3 . Le document élaboré à Bakou et signé par Baha Sait le 11 janvier 1920 4 prévoyait, entre les parties contractantes 5 , une alliance offensive et défensive visant non seulement à renforcer la lutte contre l'impérialisme européen mais aussi à soutenir l'effort révolutionnaire à l'intérieur des pays concernés par l'accord. Les Unionistes s'engageaient à soulever le monde musulman contre les puissances occidentales et à promouvoir le communisme dans leur zone d'influence. En échange, les Russes proposaient des armes, des munitions et de l'argent. Ils garantissaient, par ailleurs, l'indépendance politique et idéologique des nations islamiques ralliées au combat antiimpérialiste, mais réclamaient la reconnaissance des soviets établis au Turkestan et au Daghestan ; les Unionistes réfugiés à Bakou devaient promettre, en outre, d'aider à l'instauration du pouvoir soviétique en Géorgie, en Azerbaïdjan et en Arménie. Par rapport à la lettre d'En ver citée plus haut, cet accord de Bakou représente — c'est évident — une nette radicalisation de la position unioniste. Désormais, en effet, il ne s'agit plus seulement de socialiser l'islam ; il s'agit

^Cf. K. Karabekir, Istlklâl harbimiz, op. cit., pp. 581-582, lettres de Karabekir à Mustafa Kemal des 13 et 14.4.1920. Toutefois, il convient de noter que les premiers contacts turco-soviétiques apparaissent encore entourés d'un certain mystère. Cf. à ce propos M. Tunçay, TUrkiye'de sol akimlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-1925), Ankara, Bilgi 2 e éd 1967, p. 68, n. 6. 2

Officier en retraite, Baha Sait (mort en 1936) était un des principaux animateurs de Karakol. Au cours de son séjour à Bakou, il participa à l'organisation du parti communiste turc, dont il sera question plus loin, et prépara le terrain pour des négociations directes entre Ankara et Moscou. Cf. K. Karabekir, istiklâl harbimiz, op. cit., pp. 579-581. 3 Cf. T. Z. Tunaya, op. cit., pp. 522-523. ^K. Karabekir, istiklâl harbimiz, op. cit., pp. 591-592, donne le texte intégral de cet accord. 5 Les parties contractantes prévues par l'accord étaient d'une part le représentant du Comité central du parti communiste caucasien (agissant au nom de Moscou) et, d'autre part, Baha Sait, mandataire de la société Karakol et du comité exécutif du Congrès d'Uchak (? !!!). Le gouvernement anatolien démentira catégoriquement avoir eu l'intention de signer un tel accord, signifiant sans ambages sa désapprobation à Kara Vassif, président de Karakol. Voir à ce' propos les lettres de Mustafa Kemal à Rauf (Orbay) et à Kara Vassif, dans K. Karabekir, ibid. pp. 593-594.

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tout bonnement d'adhérer au bolchevisme. Les Unionistes sont chargés de promouvoir le régime des Soviets à travers les pays musulmans ; ils doivent consentir à la mainmise des communistes sur le Turkestan et l'ensemble du Caucase et de la Transcaucasie ; certains articles (notamment les deux premiers) semblent même envisager la soviétisation de l'Anatolie. Nous sommes loin, on le voit, des formules volontairement floues de la lettre à Djemal pacha. Mais cela ne signifie pas que les dirigeants de Karakol aient outrepassé la pensée d'Enver ; nous pensons, au contraire, que les propositions énoncées à Berlin contenaient déjà, virtuellement, les choix extrêmes de l'accord de Bakou. Troisième pas en direction des Bolcheviks : la création, à Bakou, du parti communiste turc, au début de 1920 1 . Les principaux animateurs de cette formation sont des Unionistes notoires, réfugiés en Azerbaïdjan : l'oncle d'Enver, Halil pacha ; Kutchuk Tal'at, Tal'at le petit, que les Unionistes surnommaient ainsi pour les distinguer de Tal'at pacha 2 ; Baha Sait ; Fuad Sabit 3 ; et quelques autres, officiers dans l'armée ottomane pour la plupart. L'objectif de ces hommes est de mettre en exécution les dispositions de l'accord signé le 11 janvier par Baha Sait. Dans l'immédiat, il s'agit d'assurer la victoire des communistes en Azerbaïdjan 4 . À plus long terme, ils veulent obtenir la soviétisation de la Géorgie et de l'Arménie en vue de faciliter le

l Ibid„ pp. 573-578. Cf. d'autre part G. Jaschke, "Le rôle du communisme dans les relations russo-turques de 1919 à 1922", Orient, 26, 1963, pp. 31-44. 2 Ancien membre du comité exécutif du comité Union et Progrès, Kutchuk Tal'at s'était évadé d'Istanbul en même temps que Halil pacha. Il jouera un rôle de premier plan au sein du parti communiste turc de Bakou, animant notamment les activités de propagande de cette organisation (traduction de brochures bolcheviques et publication de Yeni Yol!La Voie nouvelle, un des journaux du parti). Durant les années 1920-1921, il sera l'un des collaborateurs les plus actifs d'Enver pacha, et œuvrera, tant à Bakou qu'à Trabzon et à Batoum, à la réalisation d'une "révolution sanglante" en Turquie (cf. sa lettre du 16.5.1921 adressée à Halil pacha, citce par §. S. Aydemir, op. cit., III, p. 603). 3 L e Dr Fuad Sabit était un ancien panturquiste des Foyers turcs. Expédié au Caucase au lendemain du Congrès d'Erzurum (juillet 1919) par Mustafa Kemal, il réussit à rentrer en contact avec les Bolcheviks et participa à la mise en place du parti communiste turc de Bakou. On le retrouve à Moscou en mai 1920, en compagnie de Halil pacha (K. Karabekir, istiklâl harbimiz, op. cit., p. 739). À partir de cette date, séduit par le bolchevisme, il s'éloignera des nationalistes turcs et finira par se rallier au leader bolchevik Mustafa Suphi. 4 L a mainmise anglaise sur le gouvernement nationaliste de Bakou constituait une menace évidente pour l'Anatolie kémaliste. D'autre part, il paraissait de toute façon difficile d'éviter la prise de Bakou par l'Armée Rouge qui, victorieuse des troupes du général Denikin, avançait vers le Caucase. Il ne restait donc plus aux Unionistes qu'à essayer d'exploiter la situation au profit de la Turquie. La soviétisation de l'Azerbaïdjan ne représenterait pas seulement un coup porté à la politique anglaise dans cette partie du monde ; elle pouvait être encore la première étape d'un rapprochement entre Mustafa Kemal et les Bolcheviks. Les dirigeants unionistes, qui jouissaient d'un indéniable prestige en Azerbaïdjan, s'étaient donc assigné pour tâche de gagner les notables azéris à la cause soviétique (vaine entreprise, bien entendu !) et, par ailleurs, de négocier les modalités de l'occupation de Bakou, dans l'espoir que ces "services" vaudraient à la Turquie, dans ses futures tractations avec Moscou, des conditions d'alliance avantageuses. Les mémoires de K. Karabekir (ibid.) et ceux de Halil pacha (op. cit., pp. 318 sq.) fournissent d'intéressantes données sur ce chapitre. Voir également S. A. Zenkovsky, Pan-Turkism and Islam in Russia, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1967, pp. 264-267, et le Rapport du 15.7.1920 sur la situation en Transcaucasie, FO 3716/4944, f. 137.

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contact entre l'Armée Rouge et les troupes anatoliennes 1 . À cette fin, Halil pacha et ses compagnons multiplient, au cours des premiers mois de l'année, les tractations avec les comités bolcheviks locaux. Ils posent d'autre part, au nom de la Turquie kémaliste, les premiers jalons pour des négociations directes avec Moscou. Sur le plan idéologique, le parti créé à Bakou semble être assez favorable au communisme. Nous ne croyons pas qu'il s'agisse là d'une institution de façade destinée à tromper les Russes. Nous pensons plutôt que, dans leur naïveté doctrinale, les Unionistes de Bakou étaient sincèrement persuadés de la possibilité d'importer le bolchevisme en Turquie 2 . Il est du reste révélateur que le leader bolchevik turc, Mustafa Suphi 3 , au lieu de

Pour l'Anatolie, la soviétisation de la Géorgie et de l'Arménie présentait, comme celle de l'Azerbaïdjan, l'avantage de contrecarrer les menées anglaises en Transcaucasie. En outre, assurant aux Bolcheviks le contrôle de la voie de chemin de fer Bakou-Batoum, elle pouvait faciliter l'acheminement d'une éventuelle aide militaire à travers le Caucase. Notons que sur ce point les Unionistes de Bakou appliquaient les consignes du gouvernement anatolien : l'établissement d'une frontière commune aux Bolcheviks et à la Turquie constituait, en effet, une des idées maîtresses de la stratégie kémaliste dans cette région. Rappelons à cet égard que lorsque Karabekir lancera ses troupes contre Kars, en octobre 1920, il le fera non seulement pour récupérer le territoire des "trois sandjak" (Kars, Ardahan, Artvin), mais aussi pour accélérer l'accession des Bolcheviks au pouvoir en Géorgie et en Arménie. Cf. K. Karabekir, istiklâl harbimiz, op. cit., p. 762 et passim ; les historiens soviétiques, cependant, ne partagent pas cette interprétation des faits : cf. par exemple S. I. Kuznecova, "Krah tureckoj intervencii v Zakavkaz'e v 1920-1921 godah" (L'échec de l'intervention turque en Transcaucasie en 19201921), Voprosy istorii, 9,1951, pp. 143-156. 2

Ils n'étaient pas les seuls à envisager une telle éventualité. Les dirigeants nationalistes — Mustafa Kemal et Kâzim Karabekir en tête — semblaient eux aussi prêts, en 1920, à se convertir au bolchevisme en cas de nécessité. Voir à ce propos les textes rassemblés par R. N. Îleri, Atatürk ve komünizm (Atattirk et le communisme), Istanbul, May Yay., 1970. Mais bien entendu, pour les Kémalistes, il ne s'agissait essentiellement que d'effrayer les Alliés ; ce qui, du reste, ne manqua pas de se produire (cf. AMAEF, sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, dos. 162 et 278, les rapports épouvantés de Defrance, haut-commissaire de la République française à Constantinople, mettant Paris en garde contre la soviétisation imminente de l'Anatolie). Mustafa Suphi (1883-1921) avait, comme beaucoup d'idéologues orientaux, suivi la filière parisienne (université, contacts divers), avant de se lancer, à son retour en Turquie, dans la vie politique. Pour opposition au régime instauré par le comité Union et Progrès, il avait été, en 1913, interné à Sinop, mais s'était évadé et avait trouvé refuge en Russie. Ici, il subit un second internement, après la déclaration de la guerre, en tant que sujet ottoman. C'est sans doute à cette occasion qu'il entra en contact avec les Bolcheviks. Après la révolution d'Octobre, on le retrouve à Moscou, rédacteur en chef du Yeni Diinya (Le Monde nouveau), organe des communistes turcs de Russie, et à la tête de la section turque du Bureau central des peuples de l'Orient, dépendant du commissariat aux Nationalités de Staline. En mars 1919, il représente la Turquie au I er Congrès de la III e Internationale. Au cours des années 1919 et 1920, il sillonne la Crimée et le Turkestan dans le but d'établir le contrôle de Moscou sur les sections musulmanes du parti. Arrivé à Bakou le 27 mai 1920, il s'empare de la formation créée ici par les Unionistes et la réorganise en lui adjoignant — à en croire certains témoins — une section para-militaire. A la fin de l'année 1920, il se rendra en Turquie. Son projet est d'aller à Ankara et de négocier avec Mustafa Kemal l'installation de son parti en Anatolie. Mais les nationalistes des provinces orientales, Karabekir notamment, accueilleront fort mal cette initiative et provoqueront sur sa route des "manifestations populaires" anticommunistes qui aboutiront, fin janvier, à son assassinat (en même temps que celui de quatorze de ses compagnons), au large de Trabzon, dans des circonstances mal éclaircies. Ce "martyr" du communisme a bien entendu retenu l'attention de nombreux chercheurs. Cf. par exemple G. S. Harris, The origins of communism in Turkey, Stanford, Hoover Institute, 1967. Voir encore H. Bayur, "Mustafa Suphi ve milli mücadeleye el koymaya çalijan bazi dijarda akimlar" (Mustafa Suphi et certains courants extérieurs cherchant à mettre la main sur la lutte pour l'indépendance), Belleten, 140, oct. 1971, pp. 587-654.

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dissoudre le parti à son arrivée à Bakou (fin mai 1920), se soit contenté d'une simple purge 1 : si le parti de Halil pacha avait été considéré par les Russes comme une imposture, il est certain qu'il y aurait eu, carrément, destruction de l'ancienne organisation et reconstruction sur des bases toutes neuves. Au lieu de cela, seuls les plus hérétiques furent mis à l'écart, tandis que des "anciens" comme Fuad Sabit et l'ex-gouverneur de Zor, Salih Zeki, conservaient une place importante dans la nouvelle direction. Il est intéressant de noter que même Kutchuk Tal'at — Unioniste endurci pourtant — réussit à garder sa fonction de responsable des publications, "bien que ne partageant pas les convictions de Mustafa Suphi en ce qui concerne la révolution sociale" 2 . Cette mansuétude de Mustafa Suphi à l'égard des Unionistes démontre donc que ceux-ci se situaient, en 1920, passablement à gauche. Aussi, leur parti peut-il être considéré comme l'ébauche du "parti des soviets populaires" qu'Enver lancera quelques mois plus tard. Nous pensons même, pour notre part, qu'il y a eu, d'une institution à l'autre, filiation directe. C'est en effet, selon toute vraisemblance, en compagnie des Unionistes réfugiés en Azerbaïdjan qu'Enver rédigera à Bakou, en septembre 1920, le texte connu sous le nom de Mesaî(Travail), première esquisse du programme du "parti des soviets populaires". Nous sommes, par conséquent, tout à fait en droit de présumer que les expériences accumulées au sein du parti communiste turc d'avant Mustafa Suphi ont joué un rôle déterminant dans la mise en route de la nouvelle formation. À la suite des contacts dont il vient d'être question, les Unionistes entreprennent, à partir de mai 1920, une nouvelle série de négociations avec les Bolcheviks. Celles-ci se déroulent cette fois "au sommet", à Moscou même. Partent successivement pour la capitale soviétique Halil pacha, Djemal pacha, et enfin Enver. Ce dernier, retenu à Berlin par d'ultimes tractations avec les Anglais 3 — et aussi par l'absence de bonnes communications entre l'Allemagne et la Russie —, n'arrivera qu'à la mi-août, juste à temps pour assister au Congrès des peuples de l'Orient qui doit se tenir à Bakou du I e r au 8 septembre. Ses compagnons, venus avant lui, ont déjà engagé d'importants

' G . S. Harris, op. cit., pp. 58-59. Mustafa Suphi, pour sa part, devait présenter la chose comme une dissolution (cf. H. Bayur, art. cit., p. 610), mais à suivre le témoignage de Kutchuk Tal'at (lettre du 8.9.1920 à Djemal pacha, dans Tanin, 22.2.1945), le terme de "purge" nous semble beaucoup plus adéquat. ^Lettre à Djemal pacha, loc. cit. 3 L e s Anglais promettaient de rendre Constantinople aux Turcs. Ils se déclaraient prêts, en outre, à émanciper les Républiques caucasiennes. Mais ils refusaient de s'engager par écrit. Voir à ce propos §. S. Aydemir, op. cit., III, pp. 527-529, qui cite une lettre d'Enver à Djemal pacha sur ce sujet, en date du 25.1.1920 (le même texte dans Tanin, 16.10.1944).

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pourparlers avec les dirigeants soviétiques : Halil, agissant au nom de la résistance kémaliste, a obtenu pour celle-ci une aide substantielle en armes, munitions et pièces d'or 1 ; Djemal, pour sa part, a reçu des assurances de sympathie et de soutien quant à sa mission de modernisation de l'armée afghane 2 . Enver poursuivra ces pourparlers dans une perspective plus vaste : il proposera aux Bolcheviks la création d'une Union des sociétés révolutionnaires islamiques chargée d'appuyer à travers le monde musulman les thèses antiimpérialistes des communistes, et demandera en contre-partie un apport militaire et financier, capable d'assurer non seulement la victoire des Anatoliens sur l'envahisseur étranger mais encore la "révolution interne" dont la Turquie a besoin. Pour éclairer quelque peu les projets d'Enver en cette seconde quinzaine d'août 1920, nous disposons de deux lettres importantes : l'une, du 20 août, est adressée à Djemal pacha ; l'autre, du 26, à Mustafa Kemal. À Djemal pacha, Enver écrit en substance : "... Je vais mettre sur pied l'organisation des sociétés révolutionnaires islamiques. Je vais faire venir les représentants de l'organisation qui se trouvent actuellement à Berlin. Je compte donner à la chose une tournure militaire. C'est-à-dire que je voudrais constituer des bataillons musulmans qui pourraient, au printemps, venir à notre secours sur les fronts anatoliens..." 3 On retrouve le même propos dans la lettre à Mustafa Kemal, mais il n'est plus question, cette fois, de bataillons musulmans destinés à voler au secours de l'Anatolie. S'adressant à un rival, Enver estime sans doute qu'il vaut mieux ne pas éveiller en lui des inquiétudes quant à une éventuelle reprise en main des affaires par les Unionistes : "... Je suis venu ici [à Moscou] en vue de créer une organisation islamique susceptible de venir en aide à notre pays. Les dirigeants soviétiques que j'ai rencontrés approuvent mes projets. En principe, les Russes acceptent de soutenir les mouvements révolutionnaires dirigés contre l'Angleterre, même si ces mouvements se situent en dehors du communisme [...] Alors que nous nous trouvions à Berlin, nous avions remarqué parmi les musulmans certains mouvements hostiles à

A. F. Cebesoy, Moskova hatiralari, op. cit., pp. 136-137 ; K. Karabekir, /stiklâl harbimiz, op. cit., pp. 749-750. Malgré la réussite de sa mission, Halil pacha, considéré comme douteux, sera "remercié" par Mustafa Kemal et remplacé dans les pourparlers avec les dirigeants bolcheviks par deux ministres du gouvernement d'Ankara, Bekir Sami et Yusuf Kemal. Ibid., pp. 798-799 ; A. F. Cebesoy, Moskova hatiralari, op. cit., p. 49. Tanin, 18.10.1944.

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DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E l'Entente. Ces mouvements étant inorganisés et manquant de soutien financier, nous avons décidé, après en avoir parlé entre amis, de les rassembler. Nous sommes entrés en contact avec les représentants de divers pays musulmans, et notamment avec le représentant de l'Inde, Mehmed Ali. À la suite de ces entretiens, il a été admis que la direction du mouvement se ferait à partir d'un centre unique, et nous avons créé une association composée de délégués de tous les pays. Par la suite, j'ai pensé que le travail serait plus fructueux s'il était conduit depuis la Russie. À mon arrivée à Moscou j'en ai donc parlé au commissaire aux Affaires étrangères, qui a accepté ma proposition. En conséquence, j'ai écrit aux membres de l'association de se transporter ici..." 1

Cette lettre fournit de nombreux détails sur l'organisation de Berlin. On peut se demander toutefois si Enver n'a pas cherché à enjoliver les choses, dans le but de se faire valoir auprès de Mustafa Kemal. En effet, les témoignages 2 dont on dispose par ailleurs sur cette organisation donnent de celle-ci une image passablement différente : il s'agissait, semble-t-il, plus d'un "cercle d'Orient", avec palabres et café, que d'une véritable association révolutionnaire ; en outre, les membres actifs du mouvement — baptisés "délégués" par Enver — ne dépassaient sans doute pas la demi-douzaine 3 . Dans un autre ordre d'idées, remarquons l'allusion à l'acceptation des Russes de "soutenir les mouvements révolutionnaires dirigés contre l'Angleterre, même si ces mouvements se situent en dehors du communisme". Replacée dans son contexte, cette phrase veut, sans nul doute, accréditer l'idée que l'entreprise d'Enver fait précisément partie de ces mouvements "en dehors du communisme". Elle constitue, en quelque sorte, un reniement des démarches engagées auprès des Bolcheviks depuis le milieu de l'année 1919 (par le biais notamment du parti "communiste" de Bakou). Mais là encore, l'astuce est évidente : il s'agit tout bonnement de rassurer Kemal, de gagner sa confiance, ou tout au moins de le persuader qu'avec les Unionistes il ne court pas le risque d'être emporté à gauche. Mais dans la réalité, les choses se présentent tout autrement. Loin de prendre ses distances par rapport aux Bolcheviks, Enver multiplie au contraire les gestes d'allégeance à leur égard. Sur ce point, sa déclaration à la quatrième

^A. F. Cebesoy, Moskova hatiralari, op. cit., pp. 50-52. C f . notamment Arif Cemil Bey, "ittihad ve terakki ruesasimn diyar-i gurbet maceralan" (Les aventures des dirigeants unionistes en exil), Tevhid-i EJkâr, 22.5.1922. 3 I1 s'agissait, pour l'essentiel, d'anciens membres de l'Organisation spéciale (Techkilat-i Mahsousa), service secret créé par Enver en 1914. 2

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séance du Congrès des peuples de l'Orient 1 apparaît particulièrement significative. Après avoir assigné à la III e Internationale le premier rôle dans la lutte contre l'impérialisme et le capitalisme mondiaux, il affirmera, en effet, s'aventurant à traiter des questions doctrinales : "...Ce n'est pas seulement le désir de trouver un appui qui nous entraîne vers la III e Internationale, mais aussi les liens étroits qui unissent ses principes aux nôtres. C'est dans le peuple, chez les éléments opprimés du peuple, c'est-à-dire dans la classe paysanne que nous avons puisé de tout temps notre force révolutionnaire. Si nos ouvriers des fabriques représentaient une force, j'en aurais fait mention en premier lieu, car ils étaient, eux aussi, avec nous. Ils ont collaboré à notre action avec abnégation et dévouement [...] Camarades, nous insistons, au nom du peuple, sur le droit de ce dernier à disposer lui-même de son avenir politique. Nous nous croyons liés étroitement, pour toute la vie, à tous ceux qui veulent vivre avec nous ; et nous voulons laisser s'organiser eux-mêmes tous ceux qui ne veulent pas vivre avec nous. Tel est notre point de vue sur la question nationale. Camarades, nous sommes contre la guerre t...] Et pour établir enfin le règne de la paix sur la terre, nous nous rangeons du côté de la III e Internationale [...) Camarades, nous voulons le bonheur des travailleurs. Nous voulons que nul homme, indigène ou étranger, ne jouisse des fruits du travail d'autrui. À cet égard, il convient d'agir sans ménagements. Nous voulons que notre pays jouisse des fruits du travail commun, en développant largement son agriculture et son industrie. Telle est notre opinion sur la question économique. Camarades, nous sommes persuadés que seul un peuple conscient peut conquérir la liberté et le bonheur. Nous voulons qu'un savoir véritable, uni au travail, pour nous assurer une vraie liberté, éclaire et instruise notre pays... " 2 Prépondérance des "éléments opprimés du peuple", droit des nations soumises à disposer de leur propre sort politique 3 , pacifisme, distribution Nous renvoyons, en ce qui concerne ce Congrès (organisé sous les auspices de la IIIe Internationale), aux très nombreux ouvrages qui en traitent. Cf. notamment (mais il s'agit là d'une vision très partiale des choses) I. Spector, The Soviet Union and the Muslim world. 19171958, Seattle, University of Washington Press, 2 e éd., 1967, chap. III. A. Rosmer, qui participa au rassemblement de Bakou, l'évoque rapidement dans ses mémoires (Moscou sous Lénine, Paris, Maspero, 1970,1, chap. 16). ^Le premier congrès des peuples de l'Orient, compte rendu sténographique, Petrograd, éd. de l'Internationale communiste, 1921 (rééd. en fac-similé, Paris, Maspero, 1971), p. 108. 3 Cette promesse concernait essentiellement les Arméniens, pour lesquels les Russes revendiquaient d'importants territoires en Anatolie. Notons cependant que dans la mesure où les Bolcheviks n'accordaient, dans leurs propres affaires, aucune sympathie aux "survivances du sentiment national" (en dépit de certaines déclarations ambiguës destinées à servir leur propagande), il était quelque peu incongru de parler devant eux, à Bakou, du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.

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équitable du bien-être économique, large diffusion de l'instruction : Enver, on le voit, imite fort bien le ton de la propagande bolchevique. Bien entendu, tout n'est pas parfaitement clair dans sa déclaration, et les opinions qu'il avance restent assez vagues. La référence au "peuple opprimé", notamment, est bien ambiguë, de même que les propositions relatives à la question économique. Ici, on a le sentiment d'être passablement loin du socialisme, et très près au contraire du populisme cher aux nationalistes turcs. Dans l'ensemble, toutefois, le glissement à gauche se manifeste avec évidence. En fait, comme nous l'avons dit plus haut, Enver n'hésitera guère, à Bakou, à franchir le pas. Se départissant de la relative prudence dont il avait su faire preuve jusque-là, il s'orientera — sous l'influence des Unionistes du parti communiste turc de Mustafa Suphi et peut-être aussi de Sultan Galiev qu'il avait eu l'occasion de rencontrer durant le Congrès des peuples de l'Orient 1 — vers la création d'un nouveau parti dont le programme s'inspirera largement des doctrines communistes 2 . Il n'est malheureusement pas certain que le texte intitulé Mesaî (Travail) et publié par Mete Tunçay 3 soit ce programme mis au point par Enver à Bakou. Tout ce que l'on peut affirmer, c'est que Mesaî fut rédigé dans les derniers mois de l'année 1920 et qu'il émanait très certainement des milieux unionistes 4 . Mais cela dit, nous pensons pour notre part que c'est bien à Enver et aux Unionistes de Bakou qu'il faut attribuer la paternité de ce texte. Il existe, en effet, entre celui-ci et le programme du "parti des soviets populaires" rédigé en 1921 par Enver, trop de similitudes pour que celles-ci soient dues à une simple coïncidence. Il convient de noter, au demeurant, que le procèsverbal du "congrès" unioniste réuni à Batoum en septembre 19215 établit entre les deux programmes une relation qui ne laisse aucun doute, nous semble-t-il, quant au rôle joué par Enver dans la rédaction de Mesafi.

'Cf. la correspondance d'Enver, Tanin, 19.10.1944. Dans une lettre du 27.5.1921 adressée à Djavid Bey (Tanin, 1.11.1944), Enver n'hésitera pas à qualifier ce programme de "communiste". Le Dr. Nazim, pour sa part, en fera "une copie modérée du programme bolchevik" (lettre à Djavid Bey, 26.4.1921, dans Tanin, 15.11.1944). 3 Mesaî... op. cit., pp. 41-82. 4 NOUS renvoyons à ce propos à la démonstration de M. Tunçay, ibid., p. 2. ^En ce qui concerne ce "congrès", cf. supra, pp. 156-157. ^Le texte publié par K. Karabekir dans istiklâl harbimizde Enver pa§a... (op. cit., pp. 153-154) précise en effet que "[Les congressistes] ont examiné le programme élaboré lors du rassemblement de 1920 [? !] sous le titre provisoire de 'Travail' avec une introduction intitulée 'Doctrine et objectifs', et, l'ayant comparé au programme du 'parti des soviets populaires' rédigé et adopté postérieurement, ont constaté que les deux textes défendaient à peu de chose près les mêmes idées..." Ce passage ne laisse, on le voit, aucun doute quant à l'origine enveriste de Mesaî. 2

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Cette première plate-forme enveriste comprend, dans le texte publié par Mete Tunçay, deux grandes parties. La première, intitulée. "Meslek ve gaye" (Doctrine et objectifs), traite des questions doctrinales. La seconde propose, à l'usage de la Turquie, un projet de constitution et un programme complet de gouvernement, regroupant diverses rubriques (organisation administrative du pays, ordre public, économie, finances, politique sociale, instruction, justice, santé, armée, régime des vakf, mesures relatives à l'émigration). De ce texte assez long, il nous faut retenir surtout la première partie qui, d'emblée, met les points sur les i. Les auteurs du programme 1 se réfèrent au bolchevisme dès la seconde page ; le socialisme est exalté tout au long des pages qui suivent. Certes, du point de vue de la théorie socialiste, certaines appréciations sont discutables. Par exemple, la division de la société ottomane en deux classes, l'une englobant tout le "peuple" et l'autre la "bureaucratie" 2 , paraîtrait sans doute peu orthodoxe à un marxiste de bon aloi. De même, la conception d'une société prolétarienne fondée sur les corps de métier : le corporatisme de Mesaî évoque davantage une organisation d'ancien régime qu'un modèle socialré volutionnaire-5. Mais ces naïvetés doctrinales ne changent rien à l'orientation générale d'un texte qui demeure, en tout état de cause, un évident appel du pied en direction des communistes. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que les thèses communistes y soient acceptées globalement et sans discussion. Les auteurs de Mesaî semblent, au contraire, vouloir définir une ligne spécifiquement turque, tenant compte du fait national comme du fait religieux. L'indépendance nationale est présentée comme une étape indispensable dans la voie de l'internationalisme 4 . L'enseignement de l'Islam est assimilé au socialisme 5 : partant, le khalifat est maintenu, ainsi que la souveraineté du sultan 6 . Toutefois, ces bizarreries mises à part, le modèle communiste n'apparaît jamais sérieusement contesté. À cet égard, il suffit de noter, par exemple, l'importance qui est accordée dans Mesaî à l'institution des Soviets. Le mot turc ¡¡ura, employé depuis la révolution ' Si Mesaî fut, comme nous le pensons, rédigé à Bakou, il est probable que la plupart des Unionistes présents dans cette ville mirent la main à la pâte, et notamment Kutchuk Tal'at, dont on sait par ailleurs qu'il collabora ici à la rédaction d'un programme qui fut imprimé à Trabzon (cf. la lettre du Dr Nazim à Djavid Bey, mentionnée supra, n. 50), et qu'il faut sans doute identifier à Mesaî. Tunçay, Mesaî, op. cit., p. 43. Notons à ce propos que les théoriciens actuels du "mode de production asiatique" esquissent depuis une dizaine d'années, dans les universités turques, une description de la société ottomane assez proche de celle de Mesaî. Cf. par exemple S. Divitçioglu, Asya iiretim tarzi ve osmanli toplumu (Le mode de production asiatique et la société ottomane), Istanbul, 1967. ^M. Tunçay, Mesaî, op. cit., p. 68 et passim. 4 Ibid„ p. 46. 5 Ibid„ pp. 47-48. 6 Ibid„ pp. 47 et 55.

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d'octobre pour traduire la notion de soviet, est un des vocables qui reviennent le plus souvent dans le texte 1 . Avec Mesaî, Enver et ses partisans poursuivent, croyons-nous, deux objectifs distincts. Tout d'abord, ils cherchent à marquer, moyennant quelques réserves et certaines approximations idéologiques, leur ralliement à la cause bolchevique. Évidemment, répétons-le, ils ne prétendent pas embrasser le communisme dans toutes ses implications ; ils insistent, au contraire, sur la nécessité de constituer une doctrine adaptée à la réalité turque et islamique. Ils espèrent, en somme, pouvoir ménager et la chèvre et le chou : ils voudraient gagner la confiance des Bolcheviks, certes, mais aussi conserver celle des courants nationalistes. Leur second objectif est de constituer une plate-forme d'opposition à Mustafa Kemal. À cet égard, aucun doute n'est permis. On retrouve, en effet, dans Mesaî les principaux thèmes développés, au sein de l'assemblée d'Ankara, par le groupe d'opposition Halk ziimresi (Groupe du peuple). On sait que ce groupe était constitué d'ex-membres du comité Union et Progrès, et qu'il entretenait des relations suivies avec les Unionistes réfugiés à l'étranger 2 . La rédaction de Mesaî en septembre 1920 (selon notre hypothèse) coïncide précisément avec une période d'intense activité parlementaire à Ankara, durant laquelle d'importantes réformes constitutionnelles furent adoptées 3 . On peut supposer que Mesaî était destiné à fournir un soutien doctrinal aux thèses défendues par le Halk ziimresi, dans le cadre des débats suscités par l'imminence de ces réformes. Mais au-delà de cet objectif immédiat, le texte élaboré par Enver et / ou ses partisans envisage incontestablement un dessein beaucoup plus ambitieux : l'établissement, à gauche, d'une alternative au pouvoir kémaliste. * *

*

I o n rencontre les ¡ura à tous les niveaux de l'organisation sociale et politique du pays : ils nommeront les fonctionnaires, dirigeront les banques, organiseront les milices populaires, participeront au choix des ministres, etc. Cf. ibid., pp. 57 sq. Cf. S. Selek, Anadolu ihtilâli (La révolution anatolienne), Istanbul, Burçak Yay., 4 e éd., 1968, pp. 575-579. Le Halk ziimresi disposait d'un programme politique en vingt-huit articles, rendu public le 8.9.1920, et où l'on retrouve la plupart des idées développées dans Mesaî (cf. M. Tunçay, op. cit., pp. 107-110). 3 U n premier projet de constitution fut soumis à la Grande Assemblée nationale le 18.9.1920 ; mais le texte définitif, qui officialisait les principaux acquis du kémalisme, ne fut adopté que le 20.1.1921, après que la victoire d'Inônii eut renforcé les positions du gouvernement d'Ankara.

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En dépit de ses nombreuses déclarations en faveur du bolchevisme, Enver ne semble pas avoir réussi, à Bakou, à dissiper la méfiance des Russes. Bien au contraire : Zinov'ev, qui présidait la séance du 4 septembre 1920, fera voter une motion de censure très sévère à l'égard des dirigeants unionistes : "... Le Congrès estime qu'une très grande circonspection est nécessaire à l'égard des chefs de ce mouvement qui ont naguère conduit à la tuerie les paysans et les ouvriers turcs dans l'intérêt d'un groupe de puissances impérialistes et ont ainsi amené les masses laborieuses de Turquie à un double péril, au nom des intérêts d'une oligarchie de ploutocrates et d'officiers supérieurs. Le Congrès leur propose de prouver par leurs actes qu'ils sont prêts à servir le peuple et à effacer leurs anciennes fautes..." 1 Mais Enver ne se laissera pas démonter. Dans les mois qui suivent le Congrès des peuples de l'Orient, il poursuivra ses tractations avec les Bolcheviks par le biais de Halil pacha 2 et se consacrera, avec leur accord et leur soutien financier 3 , à la mise en place de l'Union des sociétés révolutionnaires islamiques et de sa branche turque, le "parti des soviets populaires". La période qui va d'octobre 1920 à février 1921 est marquée par un long séjour en Allemagne, entrecoupé de brefs déplacements en Italie et en Suisse. C'est à l'occasion de cette tournée européenne — entreprise en vue d'établir des contacts avec d'éventuels fournisseurs d'armes, en Italie et en Allemagne notamment 4 — qu'il réunira, à Rome et à Berlin, en compagnie de quelques fidèles, le premier "congrès" de l'Union des sociétés révolutionnaires islamiques. Les choix arrêtés au cours de ces retrouvailles recoupent des préoccupations que nous avons déjà rencontrées. Le protocole final du "congrès"5 mettra l'accent sur la nécessité de continuer la lutte contre 1Le premier congrès des peuples de l'Orient, op. cit., p. 112. C f . les mémoires de Halil pacha, op. cit., pp. 350 sq. Voir aussi la correspondance entre Enver et Halil pacha, dans A. F. Cebesoy, Moskova hatiralan, op. cit., pp. 163-172, et S. S. Karaman, op. cit., pp. 100 sq. Les Russes enverront à Enver, pour couvrir ses diverses dépenses, 500 000 marks (vraisemblablement en papier-monnaie). Cf. la lettre dp Halil pacha du 16.1.1921, dans A. F. Cebesoy Moskova hatiralan, op. cit., p. 169, et H. Bayur, art. cit., pp. 636-637. 4 C f . sa lettre du 28.9.1920 à K. Karabekir, citée par ce dernier, op. cit., p. 48. Voir aussi A. F. Cebesoy, Moskova hatiralan, op. cit., p. 164. -'ibid., pp. 224-225. Les renseignements dont on dispose concernant ce "congrès" semblent assez confus. On peut se demander notamment si la réunion de Rome eut vraiment lieu. On sait en effet que le Congrès nationaliste turc qui se tint ici en janvier 1921 (AMAEF, sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, dos. 162, ff. 51-123) était présidé par un francophile avéré, Ahmed Rrza, et que celui-ci fit tout ce qui était en son pouvoir pour exclure de la réunion les Unionistes par trop compromettants. Il est possible cependant qu'Ênver soit venu à Rome incognito, et qu'il ait profité de la présence dans cette ville des délégués du gouvernement d'Ankara et d'un certain nombre de Turcs réfugiés en Europe pour tenir son propre "congrès", avant ou après celui d'Ahmed Riza. 2

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l'impérialisme et préconisera, dans cette perspective, l'alliance avec d'autres organisations poursuivant le même but, quelle que soit leur appartenance politique et religieuse. Le soutien à la résistance anatolienne demeure, bien entendu, l'objectif primordial ; mais le "congrès" s'engagera aussi à appuyer les mouvements révolutionnaires des autres pays musulmans. Sous ce rapport, l'Union des sociétés révolutionnaires islamiques proclamera du reste le leadership du Gouvernement soviétique et de la III e Internationale et décidera, en conséquence, de transférer le siège de l'association à Moscou. Ce qu'il faut surtout retenir de ce "congrès", c'est la timidité de son argumentation panislamique. Certes, il est bien envisagé de promouvoir des soulèvements à travers le monde musulman, mais ceux-ci sont présentés d'un point de vue exclusivement anti-impérialiste ; les aspirations proprement islamiques sont passées sous silence. La raison d'un tel silence est évidente : il s'agit de ne pas aiguillonner la suspicion des Bolcheviks dont les thèses, depuis le II e Congrès de l'Internationale communiste 1 , apparaissent fondamentalement hostiles au panislamisme 2 . Au demeurant, il n'est pas impossible qu'Enver se soit effectivement désintéressé, dans les premiers mois de 1921, de la question panislamique. À cette époque, en effet, son regard semble tout entier tourné vers la Turquie. L'Union des sociétés révolutionnaires islamiques ne lui importe que dans la mesure où elle peut l'aider à ressaisir le pouvoir "usurpé" par Mustafa Kemal. Sa correspondance, fin 1920-début 1921, revient sans cesse sur la même idée : retourner en Turquie. À cette fin, il harcèle les Soviétiques de demandes : argent, armes, troupes. Il œuvre par ailleurs à la consolidation de l'organisation unioniste à l'intérieur du pays, de manière à protéger ses arrières sur le plan politique. En ce qui concerne ses projets militaires, citons par exemple cette lettre du 4 novembre 1920, adressée à Halil pacha. Elle est particulièrement explicite :

' c f . les "Thèses et additions sur les questions nationale et coloniale" du IIe Congrès de l'IC, dans Les quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale communiste. 1919-1923, Bibliothèque communiste, 1934 (réimpr. en fac-similé, Paris, Maspero, 1971), p. 58. ^Remarquons à ce propos que Mustafa Kemal avait, par une lettre du 4.10.1920 (A. F. Cebesoy, Moskova hatiralan, op. cit., pp. 55-57), mis en garde Enver contre le panislamisme, arguant de la méfiance des Russes vis-à-vis de ce courant. Bien que venant d'un adversaire, cet avertissement a pu, dans une certaine mesure, contribuer à modeler la stratégie adoptée par les Unionistes en cette matière lors de leur congrès.

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"... L'ancien Empire ottoman doit être maintenu sous la forme d'une confédération [...] Pour obtenir la réalisation de ce désir, il sera nécessaire, au printemps, de passer en Anatolie avec des troupes. Les Russes voudront-ils placer sous mon commandement exclusif quelques divisions de cavalerie, prêtes pour le printemps ? Ou bien accepterontils que nous les formions nous-mêmes ? Bien entendu, ces divisions doivent être constituées de musulmans. Si je suis autorisé à passer en Anatolie avec de telles troupes, je me rendrai à Moscou en personne, et c'est de là que je prendrai mon départ. Mais si cela s'avère impossible comme par le passé, ou s'ils sont d'avis d'envoyer des forces sous commandement russe, je me rendrai en Anatolie à partir d'ici [Berlin | et je me mêlerai aux compagnons qui seraient prêts à travailler sous mes ordres..." 1 Notons que pour justifier son projet d'intervention, Enver met en avant la nécessité de défendre les ancienes limites de l'Empire ottoman (au prix, il est vrai, d'une sérieuse concession aux courants autonomistes). C'est là une critique non déguisée de la politique poursuivie par Mustafa Kemal, visant à constituer un État turc anatolien. Mais dans la conjoncture de l'époque, les revendications territoriales d'Enver — telles qu'elles apparaissent dans ce texte — sont, bien entendu, totalement impraticables. Par la suite, il se contentera du reste d'invoquer à titre justificatif les "nombreux appels venus de l'intérieur" 2 ; la confédération ottomane, quant à elle, ira aux oubliettes. En tout état de cause, du côté russe, l'idée de confier des forces à Enver est loin de recueillir l'enthousiasme. Les dirigeants soviétiques craignent sans doute de porter atteinte aux négociations en cours avec l'Angleterre. Par ailleurs, ils hésitent à mettre en péril leurs relations avec Mustafa Kemal. Halil pacha se fait pourtant insistant : "... Je lui ai dit |à Karakhan, adjoint au commissaire aux Affaires étrangères], — écrit-il à Enver —, que la confiance dont [les Soviétiques] feraient preuve à votre égard serait, en raisons de votre loyauté, d'une grande importance pour l'avenir. Je lui ai dit aussi que, dans la mesure où votre prestige demeurait intact, le pouvoir vous serait probablement transféré même si vous rentriez en Turquie sans troupes. En conclusion, j'ai estimé utile d'ajouter que Mustafa Kemal ne pouvait guère se montrer favorable à la discorde, et qu'il était accoutumé à vous obéir...

' S. S. Karaman, op. cit., pp. 100-101 ; A. F. Cebesoy, Moskova hatiralari, op. cit., p. 163. Lettre du 8.2.1921, à Halil pacha, citée par S. S. Karaman, op. cit., p. 106. •^Lettre du 4.1.1921, A. F. Cebesoy, Moskova hatiralari, op. cit., p. 165. 2

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Mais de démarche en démarche, les tractations entre Enver et les Soviétiques traîneront jusqu'en septembre 1921. Diverses solutions seront envisagées, puis abandonnées. Un moment, il sera question, semble-t-il, de remettre à Enver l'armée de Wrangel, réfugiée à Istanbul, et que les Bolcheviks espéraient pouvoir gagner à leur cause 1 ; mais le désarmement de ces troupes par les forces alliées, dans les premiers mois de 1921, réduira ce projet à néant. Après la victoire des Kémalistes sur la Sakarya (première quinzaine de septembre 1921 ), les Russes abandonneront définitivement (à supposer qu'ils y aient jamais souscrit) l'idée d'une incursion armée en Anatolie. Dans ces conditions, on comprend qu'Enver ait recherché, dès septembre 1920, une issue "politique" à ses ambitions. Le projet d'un parti d'opposition à Mustafa Kemal avait germé, nous l'avons vu, à Bakou, sous la forme d'un programme résolument à gauche. Après Bakou, l'idée poursuit son chemin. Entretenant des relations constantes avec ses partisans de l'intérieur, Enver multiplie les directives et s'emploie, par tous les moyens, à mettre en place son nouveau parti. Cette lettre du 28 janvier 1921 donne le ton : "... J'ai écrit à Chukru 2 qu'il fallait organiser à l'intérieur du pays un parti regroupant tous ceux qui nous sont directement attachés, et que cette organisation devait être conçue de façon qu'elle puisse, le cas échéant, dominer la situation. Même si je continue à travailler avec Tal'at pacha, je ne suis pas de ceux qui reçoivent des ordres de leur entourage. Mon avis est qu'il faut nous préparer à prendre éventuellement la direction des affaires. C'est pour cela que je garde en personne le contrôle de l'Union des sociétés révolutionnaires islamiques. Nous avons créé une organisation à Istanbul également. Dans tous les cas, je préférerais encore travailler avec Mustafa Kemal, plutôt que d'avoir affaire à notre pantouflard [TaPat pacha !]. Mais nous n'en sommes qu'à la période des préparatifs. Pour l'instant je n'ai l'intention de déclarer la guerre ni à l'un ni à l'autre..." 3 Il ne s'agit pas de prendre à la légère ces machinations d'Enver. Cellesci — on doit le souligner — représentaient, dans la conjoncture de l'époque, 1 Ibid., pp. 185-187. Les Alliés surveillaient de près les soldats de cette armée qui constituaient, à leurs yeux, "un terrain merveilleux préparé pour devenir des émissaires de la propagande bolcheviste" ( A M A E F , sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, dos. 279, f. 75). Un rapport du 2.6.1922 (ibid.) explique en effet que «démoralisés par les vicissitudes inouïes auxquelles ils ont été en butte, désespérés de jamais revoir et leur patrie et leurs familles, ils sacrifient avec joie le peu de conscience qui leur reste pour jouir de la vie dorée que leur offrent leurs émissaires de Moscou [!]». Mais en réalité ces conversions au bolchévisme furent peu nombreuses, et les soldats de Wrangel, relogés dans les Balkans par leur général, n'eurent pour la plupart aucune difficulté à s'intégrer dans la vie active de leurs pays d'accueil. 2 Ancien aide de camp d'Enver pacha. S. Karaman, op. cit., p. 26 ; A. F. Cebesoy, Moskova hatiralari, op. cit., pp. 171-172 ; §. S. Aydemir op. cit., III, pp. 556-557.

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une menace sérieuse pour le régime kémaliste. En effet, les cadres du parti unioniste 1 et de nombreux officiers de l'armée 2 demeuraient fidèles à l'excommandant en chef adjoint (sous l'autorité nominale du sultan) de l'armée ottomane ; malgré les désastres de la guerre, celui-ci jouissait par ailleurs d'un prestige incontestable auprès du peuple. Face à lui, Mustafa Kemal faisait, en dépit de ses succès militaires et politiques, figure de subalterne ; en outre, les parlementaires rassemblés à Ankara avaient du mal à supporter ses manières dictatoriales. Il se trouvait, par conséquent, dans une position éminemment vulnérable. Dès le mois de mai 1920, Kazim Karabekir signalait le danger dans un long rapport adressé à la présidence de la Grande Assemblée nationale 3 . Dans une telle conjoncture, l'allergie à l'unionisme devient, à partir de l'automne de cette même année, un des facteurs déterminants de la politique intérieure de Kemal : les bastions unionistes (la ville de Trabzon notamment) et les groupements politiques d'opposition sont progressivement investis 4 , tandis que les dirigeants en exil se voient définitivement interdire l'accès de la Turquie. Ces derniers sont par ailleurs surveillés de près par les membres des missions diplomatiques turques à l'étranger, qui envoient à Ankara de copieux rapports où sont consignés leurs moindres faits et gestes 5 . En dépit de ces mesures rigoureuses, le plan d'Enver connaîtra tout de même un début d'exécution. Fin février 1921, en effet, Halil pacha se rendra à Trabzon, avec des papiers subversifs plein les poches. Aussitôt arrivé, il se met au travail 6 : il réorganise la milice créée par Kutchuk Tal'at et

D i s p e r s é s à travers la T u r q u i e , les U n i o n i s t e s contrôlaient de n o m b r e u s e s organisations patriotiques. Ils disposaient en outre, à Ankara, d'un important groupe parlementaire (cf. supra) rassemblant près de quarante personnalités. C e groupe pratiquait une politique d'obstruction qui constituait une gêne considérable pour le g o u v e r n e m e n t kémaliste. Voir à ce propos R. N. Ileri, op. cit., p. 193 etpassim ; S. Selek, loc. cit. ; S. S. Karaman, op. cit., pp. 38 sq. 2 C f . K. Karabekir, Istiklâl harbimiz, op. cit., passim, et S. S. Karaman, op. cit., p. 26. 3 K . Karabekir, istiklâl harbimiz., op. cit., pp. 659-661. 4

E n ce qui c o n c e r n e la difficile m a i n m i s e des K é m a l i s t e s sur T r a b z o n , cf. les rapports du consul français de cette ville, AMAEF, sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, dos. 23. Pour ce qui est de l'action entreprise vis-à-vis des g r o u p e m e n t s d'opposition, cf. "Yegil Ordu Cemiyeti" (L'association de l'Armée Verte), Yakin Tarihimiz, 3.10.1962. Cette organisation clandestine constituait un des principaux centres de ralliement des mécontents. Elle f u t dissoute dans les derniers mois de 1920, et les Unionistes c o m p r o m i s dans l'affaire f u r e n t traînés devant les tribunaux et condamnés à de lourdes peines de prison. ^ P a r m i les i n f o r m a t e u r s d'Ankara, il y avait é g a l e m e n t un certain n o m b r e d'Unionistes. O n connaît notamment le cas du propre neveu de Tal'at pacha, Hayrettîn B e y , qui f u t un mouchard remarquable. 6

À propos du séjour de Halil p a c h a à T r a b z o n , cf. S. S. K a r a m a n , op. cit., ainsi q u e les m é m o i r e s de A . F. C e b e s o r y et de K. Karabekir. Pour un autre son de cloche, on peut se reporter aux m é m o i r e s de Halil pacha {op. cit., pp. 351 sq.) qui tentent d'accréditer la version d'un simple séjour de convalescence qui aurait été mésinterprété par les autorités kémalistes.

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Yahya 1 — le syndic des bateliers de Trabzon —, établit le contact avec des notables de la région, entreprend de regrouper les partisans d'Enver au sein d'une organisation politique clandestine. Mais, bien entendu, la riposte d'Ankara ne se fera pas attendre. À la mi-avril, un certain nombre d'Unionistes indésirables seront expulsés du pays 2 . Après avoir tenté de temporiser, Halil pacha devra, lui aussi, s'en aller (il quittera Trabzon en mai, mais demeurera posté à Batoum). Le péril semble temporairement écarté. Enver a regagné Moscou en février 1921. Dans l'attente d'une conjoncture favorable, il accumule les démarches auprès des dirigeants soviétiques, entame des pourparlers3 avec le représentant du gouvernement kémaliste auprès de la République des Soviets, Ali Fuad Cebesoy, envoie des agents sur les côtes turques (mais ceux-ci seront interceptés par la police de Mustafa Kemal), met, en un mot, tout en œuvre pour reconquérir l'Anatolie. L'essentiel de ses soins va à l'organisation du "parti des soviets populaires". En effet, les dérobades soviétiques rendent, ainsi que nous l'avons dit, bien improbable l'éventualité d'une expédition militaire en territoire turc ; dans ces conditions, le recours à l'action politique apparaît comme la seule arme sérieuse face à Kemal. Dès le début d'avril, et peut-être même bien avant 4 , le programme du parti est mis définitivement au point. Les quatrevingt-cinq articles du texte reprennent, en substance, l'argumentation du Mesaî ; toutefois, la plupart des références directes au bolchevisme sont soigneusement gommées.

'Yahya était un des notables les plus en vue de Trabzon. Il disposait, grâce à sa corporation de bateliers, d'un pouvoir considérable, et il était notamment en mesure d'interdire l'accès du port de Trabzon à certains navires (cf. les rapports du consul de France de Trébizonde, AMAEF, sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, dos. 23, f. 110). En janvier 1921, ses hommes se vanteront d'avoir massacré la délégation communiste conduite par Mustafa Suphi (cf. supra, n. 36). Unioniste convaincu, il avait organisé une milice qui était destinée non seulement à faire obstacle à un éventuel débarquement allié sur les côtes de la mer Noire, mais aussi à appuyer le retour d'Enver en Anatolie. Ce projet ayant échoué, il sera, début 1922, arrêté par les Kémalistes et traduit en justice. Le tribunal conclura à un non-lieu. Mais Yahya était, dit-on, déterminé à "causer". C'est sans doute pour cela qu'il fut assassiné, quelque temps après son élargissement. On accusa du crime des soldats de la caserne de Trabzon ; mais il y a tout lieu de croire que les tueurs avaient agi à l'instigation de personnalités compromises dans le complot unioniste de 1921. 2 K . Karabekir, istiklâl harbimiz, op. cit., p. 893 ; A. F. Cebesoy (Moskava hatiralan, op. cit., p. 187) situe pour sa part cette expulsion vers la mi-mai. 3 C f . ibid, pp. 173-185 et passim. 4 C'est dans une lettre du 12.4.1921 adressée à Halil pacha qu'Enver mentionne pour la première fois le programme du "parti des soviets populaires" (S. S. Karaman, op. cit., pp. 139-141). Mais il est possible que ce document ait été rédigé au cours de l'hiver 1921, alors qu'Enver se trouvait à Berlin. En tout état de cause, il semble qu'il ne fut diffusé en Anatolie qu'à partir du mois de mai (K. Karabekir, istiklâl harbimiz, op. cit., p. 894).

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Aux yeux d'Enver, ces modifications ont pour objet de "donner au programme d'esprit communiste improvisé à Bakou une apparence populiste, mieux adaptée aux circonstances" 1 . Mais en réalité, le nouveau programme ne fait de concessions que sur les mots. Dans les détails de mesures envisagées, il est encore plus radical que Mesaî2. Faisant le procès du capitalisme, il condamne formellement les "parasites sociaux" — usuriers, accapareurs, fainéants fortunés — et les exclut de la vie civique. Dans le domaine administratif et politique, il exalte le système des soviets et charge les §ura de réformer la bureaucratie (par le biais de l'élection et du contrôle des agents publics). En ce qui concerne l'économie, il accorde, comme Mesaî, une place importante aux corps de métiers, mais insiste aussi sur la collectivisation des moyens de production. Les relations avec l'étranger sont, elles aussi, nettement "orientées" : les pays ayant adopté le régime des soviets doivent maintenir entre eux des relations particulières, et s'épauler chaque fois que les circonstances le permettent. Enfin, une des clauses les plus radicales du programme concerne la collectivisation de l'agriculture. Celle-ci, déjà conseillée par Mesaî, est désormais institutionnalisée sous la forme de "domaines soviétiques" gérés par les §ura villageois. En somme, loin de tourner le dos aux Bolcheviks, Enver s'enlise dans la surenchère révolutionnaire. C'est qu'il compte encore sur l'appui soviétique. C'est aussi qu'il tient à marquer la différence entre ses options et celles de Mustafa Kemal. En agissant ainsi, il espère pouvoir rallier non seulement ses partisans unionistes, mais encore tous ceux qui professent, en Turquie, des "idées de gauche". À cet égard il convient de noter que la plupart des organisations communisantes d'Anatolie sont déjà noyautées, à cette époque, par d'anciens membres du parti Union et Progrès 3 . C'est là, pour le mouvement enveriste, un atout appréciable. Vers la mi-juillet, le moment propice, tant attendu par Enver, semble enfin se présenter. Le gouvernement kémaliste connaît en effet de sérieuses difficultés sur le plan militaire. L'armée grecque est passée à l'attaque le 10 juillet ; des combats violents se déroulent dans la région de KiitahyaEskichehir ; le 25, les troupes turques sont défaites et doivent se retirer au-delà de la Sakarya. La victoire définitive des Grecs apparaît inéluctable. Enver, dont les tentatives d'infiltration ont jusqu'ici échoué, peut donc profiter de cette défaite du gouvernement anatolien pour se présenter en sauveur. 1 Lettre d'Enver à Djavid Bey, 27.5.1921 (Tanin, 1.11.1944 ; §. S. Aydemir, op. cit., III, p. 592). ^Le texte intégral de ce programme figure dans M. Tunçay, Mesaî, op. cit., pp. 85-104. 3 C f . à ce propos les interrogatoires des membres des l'Armée Verte et du parti socialiste populaire de Turquie arrêtés en 1921, ms la revue Yakin Tarihimiz, 3.10.1962.

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En conséquence, dès le 16 juillet — avant même que la débâcle des Turcs ne soit confirmée —, il écrit à Mustafa Kemal une longue lettre où se mêlent les justifications, les reproches et les menaces non déguisées. Il y annonce son intention de réunir prochainement un congrès unioniste et conclut sur sa décision de revenir en Turquie dès que la situation l'exigera 1 . Le 28 juillet, trois jours après la retraite des Kémalistes, Enver sollicite un entretien de Ciëerin, commissaire soviétique aux Affaires étrangères. Le 30, il quitte Moscou à destination de Batoum 2 . D'ici, tout au long du mois d'août, il guettera l'évolution de la crise, attendant, pour passer la frontière, que la défaite des Kémalistes soit totale. Autour de lui, un véritable état-major. Halil pacha, le docteur Nazim, Kutchuk Tal'at, Hadji Sami 3 et quelques autres se sont retrouvés à Batoum. Le bruit court que les Russes, reconsidérant leur position, viennent d'expédier au Caucase une force musulmane de dix à quinze mille hommes dont le commandement serait confié à Enver. A Batoum, c'est l'effervescence : on dresse des plans, on multiplie les contacts avec Trabzon, on envisage de passer en Anatolie sans délai. Mais les affaires ne prennent pas tout à fait la tournure escomptée. Au cours du mois d'août, en effet, on assiste au redressement de l'armée anatolienne. Nommé commandant en chef le 5 août, et pourvu de pouvoirs dictatoriaux par la Grande Assemblée nationale, Mustafa Kemal, dans l'espace de quelques semaines, réorganise l'intendance, prend les mesures nécessaires pour reconstituer les stocks de matériel militaire, remonte le moral des troupes et modifie de fond en comble la stratégie 4 . Les hostilités reprendront le 23 août dans des conditions très dures. Grecs et Turcs se battent avec acharnement. Mais les chances sont désormais équitablement partagées entre les deux camps : la défaite des Kémalistes apparaît encore probable, mais elle n'est plus certaine. Les comploteurs de Batoum doivent donc se munir de patience et attendre que la situation se clarifie. Leur destin politique dépend de

1 2

A. F. Cebesoy, Moskova hatiralari,

op. cit., pp. 231-235.

F . Kesim, qui était à l'époque consul de Turquie à Batoum, prétend qu'Enver fut logé ici dans une maison appartenant à Zinov'ev (Yakin Tarihimiz, 18, 28.6.1962, p. 117), ce qui laisserait supposer qu'il disposait, à cette époque, du plein appui des Bolcheviks. Mais il semble que l'ancien consul fasse erreur et qu'Enver vécut en réalité dans un wagon désaffecté, pour éviter d'être dépisté par quelque komitadji arménien (§. S. Aydemir op. cit., III, pp. 604-606). ^Ce personnage assez louche était un des meilleurs éléments du Techkilat-i Mahsousa (cf. supra, n. 45). Pendant la guerre, il fut envoyé en Asie centrale et en Extrême-Orient, et y vécut toutes sortes d'aventures. Il n'en revint qu'à la fin des hostilités, rejoignant le groupe unioniste de Moscou. A u lendemain du fiasco de Batoum, c'est lui qui persuadera Enver de se rendre au Turkestan ; mais il l'abandonnera dès que les choses tourneront à l'aigre. 4 C f . son grand discours d'octobre 1927, Nutuk, Istanbul, MEB, 12 e éd., 1972, pp. 609-618.

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l'issue de la bataille de la Sakarya (c'est du moins ce qu'ils croient). Kemal vaincu, ils sont là pour assurer la relève ; s'il réussit au contraire à repousser l'ennemi, ils n'auront plus qu'à s'accommoder de leur sort d'émigrés. C'est dans ce climat d'incertitude que se réunira à Batoum, du 5 au 8 septembre, le congrès du "parti des soviets populaires" 1 . Pour la circonstance, Enver a exhumé l'étiquette Union et Progrès. C'est au nom de cette illustre formation qu'il rameute les Unionistes présents à Batoum et ses fidèles des provinces turques avoisinantes. Les documents du congrès soulignent 2 , une fois de plus, le relatif extrémisme des positions enveristes. On y trouve en particulier une virulente autocritique de la politique unioniste d'avant-guerre, assortie de déclarations favorables aux doctrines de la III e Internationale. Le programme du "parti des soviets populaires" est adopté sans amendement. La révolution socialiste (tempérée de nationalisme et d'Islam) est donnée — aux cris de «vive la Turquie des Soviets ! » — comme l'unique issue à la misère du pays. Parallèlement, bien entendu, le gouvernement kémaliste est assailli de reproches : les congressistes l'accusent d'entretenir la désunion parmi les citoyens, de poursuivre les dirigeants de leur mouvement d'une vindicte arbitraire et injuste, de multiplier les mesures illégales vis-à-vis de l'opposition. Ils somment donc Mustafa Kemal d'ouvrir les frontières de la Turquie aux Unionistes en exil et de les réintégrer dans leurs droits politiques, afin de restaurer l'unanimité nationale. Objurgations et revendications bien inutiles. Le 13 septembre, en effet, la bataille de la Sakarya s'achèvera, après vingt-deux jours de combats, par la victoire de l'armée turque, et ce succès de Kemal marquera la première étape du reflux des Grecs à travers l'Anatolie. Dans ces conditions, le projet d'intervention élaboré par Enver n'a plus aucune chance d'aboutir. Par ailleurs, l'attribution par la Grande Assemblée nationale de pouvoirs dictatoriaux à Mustafa Kemal 3 réduit à néant la possibilité d'implanter le "parti des soviets populaires" en Turquie. De leur côté, les Soviétiques, craignant sans doute de

Au sujet de ce congrès, cf. K. Kabekir, Istiklâl harbimizde Enver paça..., op. cit., pp. 151 sq. et A. F. Cebesoy, op. cit., pp. 237-238 ; mais Halil pacha nie catégoriquement dans ses mémoires (op. cit., p. 361) qu'un tel congrès ait jamais eu lieu. Karabekir, loc. cit., donne les sections A et C du document ; A. F. Cebesoy, loc. cit., la section B. La loi votée le 4 août 1921, accordant des pouvoirs spéciaux au Président de la Grande Assemblée nationale pour une durée de trois mois, fut reconduite à plusieurs reprises (31.10.1921, 4.2.1922, 6.5.1922) et finit par être prorogée sans fixation d'échéance, le 20.7.1922.

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compromettre leurs relations avec le gouvernement kémaliste — qui représente depuis la victoire de la Sakarya une force avec laquelle il faut incontestablement compter —, ne semblent plus disposés à soutenir les Unionistes. L'enverisme fait donc eau de toutes parts. Mi-septembre, à Batoum, personne ne s'en cache : c'est un fiasco irrémédiable. * *

*

On connaît la suite des événements 1 . Au lieu de se résoudre à une paisible existence d'émigré quelque part en Europe, Enver quittera secrètement Batoum, en compagnie de Hadji Sami, et se rendra à Bukhara où il arrivera vers la mi-octobre. Ici, il rencontrera notamment le leader bachkir Zeki Velidi Togan 2 qui tentera de le persuader de passer en Afghanistan. Mais sa décision est déjà prise. Prétextant une chasse en montagne, il rejoindra le 8 novembre 1921 les Basmadji turkestanais 3 , en pleine révolte contre l'ordre soviétique, et prendra la direction du mouvement, sommant les Russes de retirer leurs troupes de la région. L'ancien animateur du "parti des soviets populaires" verse à présent dans le pantouranisme. Le combat qu'il mène contre les Bolcheviks transcende largement les préoccupations locales des Basmadji. Il se voit déjà à la tête d'un vaste empire asiatique et musulman, et signe ses ordres du titre de "commandant en chef des armées révolutionnaires du Grand Touran", tandis que ses fidèles l'encensent d'une kyrielle d'épithètes qui dépassent en splendeur celles même accordées au sultan. Mais ce mirage touranien ne résistera guère, on le sait, à la pression des événements. Après quelques succès dus à l'effet de surprise, Enver, trahi par certaines tribus restées fidèles à l'ancien Émir de Bukhara, ne connaîtra que des défaites. L'Armée Rouge, de son côté, réussira à dresser la population contre les Basmadji, et entreprendra, en juin 1922, une manœuvre d'encerclement qui 'Nous renvoyons aux travaux de J. Castagne publiés dans les années vingt, et à l'ouvrage de H. Carrère d'Encausse, Réforme et révolution chez les musulmans de l'Empire russe, Paris, A. Colin, 1966, pp. 263-266 ; cf. par ailleurs les articles touchant cette question dans la revue soviétique Novyj Vostok, et notamment l'article de D. Solovejcik, "Revoljucionnaja Buhara", Novyj Vostok, 2, 1922, pp. 272-289. 2 Celui-ci a évoqué cette rencontre dans son ouvrage sur l'histoire du Turkestan, Bugunkii Tiirkili (Turkistan) ve yakin tarihi (Le Turkestan d'aujourd'hui et son histoire récente), Istanbul, 1942-1947, pp. 434 sq. 3 E n ce qui concerne l'histoire du mouvement des Basmadji, cf. par exemple J. Castagné, Les Basmatchis. Le mouvement national des indigènes d'Asie Centrale, Paris, 1925, ou encore la récente synthèse de H. Carrère d'Encausse, op. cit., pp. 261 sq.

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ne tardera pas à porter ses fruits : retranché dans la région de Beldjuwan avec une poignée d'hommes, Enver sera tué le 4 août, au cours d'une charge de cavalerie menée sabre au clair contre un détachement de mitrailleurs soviétiques. Ce dernier épisode de la vie d'Enver reste bien entendu difficile à interpréter. D'emblée, on pense à des facteurs d'ordre psychologique : déception d'Enver au lendemain de l'échec de Batoum, besoin de revanche, mégalomanie. Mais il est possible également qu'Enver ait été la victime de quelque agent provocateur. À cet égard, il conviendrait de déterminer le rôle exact joué par Hadji Sami, dont on sait qu'il fut le principal instigateur de l'expédition au Turkestan 1 . Par ailleurs, on ne peut pas totalement exclure l'hypothèse d'un Enver apparaissant enfin sous son vrai jour, après deux années de flirt infructueux avec les Soviétiques. L'ambiguïté de certaines de ses déclarations pourrait accréditer une telle éventualité. Mais ces diverses conjectures présupposent une nette rupture dans l'attitude du leader unioniste à partir d'octobre 1921. Or, nous ne sommes pas persuadé, pour notre part, qu'il y ait eu — aux yeux d'Enver tout au moins — incompatibilité radicale entre l'aventure des "soviets populaires" et celles des Basmadji. De l'une à l'autre, au contraire, on entrevoit une sorte de continuité. Celle-ci tient à la place essentielle qui est accordée, dans les deux cas, à la spécificité turque et islamique. C'est incontestablement le même activisme révolutionnaire et le même sentiment d'appartenance raciale et religieuse qui imprègnent et l'expérience "socialiste" de 1920-21 et l'expédition au Turkestan. Seul diffère, en somme, le contexte "affectif". Jusqu'au complot de Batoum, le bolchevisme, allié naturel des nations asservies, est présenté comme étant porteur d'espoir ; après la "trahison" des Soviétiques, en septembre 1921, il est au contraire assimilé à l'ancien impérialisme russe et redevient, en conséquence, l'ennemi héréditaire numéro un des Turcs. Cela dit, cette continuité turco-islamique, dont on peut, au-delà de la rupture de Batoum, faire état, ne doit pas nous induire à minimiser les incohérences de l'entreprise enveriste. Tout au long de cet article, nous avons au contraire souligné le caractère éminemment opportuniste des initiatives prises depuis Moudros. Mettons les points sur les i : il ne s'agit ni de grandir Enver, ni d'en faire un leader perspicace et scrupuleux. Jouant avec les Bolcheviks au jeu du chat et de la souris, il en fut très certainement la souris, 'Cf. à ce propos la correspondance d'Enver avec son épouse, et en particulier les lettres d'octobre 1921 (S. S. Karaman, op. cit., pp. 97-98).

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dans un jeu qui le dépassait. Mais est-ce à dire pour autant que les idées développées jusqu'à Batoum ne furent que simple roublardise ? Qu'on nous permette d'en douter. Nous pensons, pour notre part, qu'elles recouvraient, dans la descendance des idées progressistes élaborées par le mouvement jeuneturc — quoique sous une formulation totalement inadéquate —, une volonté réelle de changement. Mais bien entendu, nous ne sommes pas en mesure de savoir, à supposer que le complot de Batoum ait réussi, si les Unionistes auraient effectivement cherché à les appliquer. Il est probable, en fait, que la question ne se serait pas posée. Car l'intervention d'Enver, entraînant dans son sillage l'irruption des troupes bolcheviques en Anatolie, aurait sans doute provoqué, chez les Alliés, une contre-offensive immédiate qui n'aurait pas laissé au régime enveriste le temps de faire ses preuves.

L'AXE MOSCOU-ANKARA Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922

Face aux menées des "puissances impérialistes" en Asie Mineure et dans le Caucase, l'alliance avec la République des Soviets fut, on le sait, une des idées maîtresses de la stratégie kémaliste. Les liens qui s'établirent entre la Russie et la Turquie nationaliste au cours de la guerre d'Indépendance furent si étroits que les chancelleries de l'Entente redoutèrent sérieusement — jusque vers la fin de l'année 1920 tout au moins — que l'Anatolie ne finît par embrasser le bolchevisme. Qu'en fut-il au juste de ce "péril rouge" qui causa tant de sueurs froides aux diplomates français et anglais ? Telle est la question à laquelle nous nous efforcerons de répondre dans les pages qui suivent. Pourquoi rouvrir ce dossier ? Tout simplement parce qu'en dépit des nombreux travaux qui ont déjà été consacrés au sujet 1 , l'histoire des relations turco-russes demeure aujourd'hui encore fort mal connue. Pour quelques études pertinentes, mais hélas vieillies (nous pensons notamment aux articles de G. Jàschke 2 et aux ouvrages de synthèse de W. Z. liqueur 3 ), que d'aperçus hâtifs et erronés ! Face aux fluctuations de l'historiographie soviétique, face aux silences ou aux amplifications de l'historiographie turque, face aux contresens de l'historiographie occidentale, il nous a semblé qu'une tentative de mise au point ne serait nullement inutile. l a bibliographie russe est particulièrement abondante. Citons notamment les travaux de S. I. Kuznecova, Ustanovlenie sovetsko-tureckih otnosenij (Établissement des relations soviétoturques), Moscou, 1961, et de P. P. Moiseev et I. Rozalev, K istorii sovetsko-tureckih otnosenij (Contribution à l'histoire des relations soviéto-turques), Moscou, 1958, qui donnent une fort bonne idée des positions de l'historiographie soviétique. Du côté turc, le travail le plus complet est celui de R. N. Ileri, Atatürk ve Komiinizm (Atatürk et le communisme), Istanbul, 1970. L'article de H. Bayur, "Mustafa Suphi ve milli mücadeleye el koymaya çahçan bazi diçarda akimlar" (Mustafa Suphi et certains courants étrangers ayant cherché à s'emparer de la lutte nationale), Belleten, 140, 1971, pp. 587-654, propose également de nombreux éléments. Hors de l'Union Soviétique et de la Turquie, le meilleur exposé d'ensemble est sans doute celui de G. S. Harris, The origins of communism in Turkey, Stanford, 1967. ^G. Jäschke, "Der Weg zur russisch-türkischen Freundschaft", Die Welt des Islams, 16, 1934, pp. 23-38 ; "Kommunismus und Islam im türkischen Befreiungskriege", ibid., 20, 1938, pp. 110117 ; "Neues zur russisch-turkischen Freundschaft von 1919-1939", ibid., nouv. sér., V. 6 (3-4), 1961), pp. 203-222 ; "Le rôle du communisme dans les relations russo-turques", Orient 26 1963, pp. 31-44. 3

W . Z. Laqueur, Communism and nationalism in the Middle East, New York, 1956 ; The Soviet Union and the Middle East, Londres, 1959.

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Bien entendu, nous ne pouvions guère, dans le cadre restreint de cet exposé, prétendre à épuiser l'ensemble des problèmes qui se posent. Nous n'avons cherché qu'à parer au plus pressé. L'essentiel, dans un premier temps, était d'établir ou de rétablir la chaîne des faits. Nous nous sommes efforcé, par ailleurs, de restituer le climat dans lequel se déroulèrent les principaux événements. Le sujet, dans ses multiples dimensions, se prêtait à une diversité d'approches. Nous avons opté, en ce qui nous concerne, pour une problématique "turque" : quelle fut l'attitude du mouvement national anatolien face au bolchevisme ? Nous aurions pu, bien évidemment, adopter la perspective inverse et prendre pour fil conducteur le point de vue des Bolcheviks. Il nous a semblé toutefois qu'à aborder la question par ce bout, nous n'aurions pas eu grand-chose à ajouter à l'abondante historiographie soviétique. Le problème de la politique "orientale" des Bolcheviks et du Komintern constitue un sujet passionnant. Mais était-il nécessaire de paraphraser ici les multiples travaux qui y ont déjà été consacrés ? Il nous a paru préférable de renvoyer, en ce qui concerne cette question, aux analyses de quelques "spécialistes" particulièrement éminents : W. Z. Laqueur, D. Boersner, X. J. Eudin et R. C. North, A. Bennigsen et C. Quelquejay, H. Carrère d'Encausse1. Pour faire échec aux multiples inexactitudes véhiculées par un demisiècle d'historiographie partisane, un "retour aux sources" s'imposait. Du côté russe, nous avons utilise pour l'essentiel les Dokumenty vnesnej politiki SSSR (Documents de politique étrangère de l'URSS) publiés à partir de 1957 par le ministère des Affaires étrangères de l'URSS. Il ne s'agit, bien entendu, que d'un choix de documents, mais ce choix, bien que fort précautionneux, suffit à rectifier bien des données de l'historiographie soviétique traditionnelle. Accessoirement, nous avons eu recours à divers périodiques russes des années 1919-1922, et notamment à la Pravda2. Comme tous les journaux de l'époque, l'organe du Comité central du parti communiste contient un grand nombre d'informations fantaisistes. Cependant, par-delà ces canards, nous pouvons espérer appréhender les diverses fluctuations de l'amitié turcosoviétique au cours de la période envisagée. ' W. Z. Laqueur, ouvrages cités ; D. Boersner, The Bolsheviks and the national and colonial question (1917-1928), Genève, 1957 ; X. J. Eudin et R. C. North, Soviet Russia and the East, 1920-1927 : A documentary survey, Stanford, 1957 ; A. Bennigsen et C. Quelquejay, Les mouvements nationaux chez les musulmans de Russie, Paris-La Haye, 1960 ; H. Carrère d'Encausse et S. Schram, Le marxisme et l'Asie, 1853-1964, Paris 1965. Parmi les autres périodiques russes que nous avons utilisés, nous devons mentionner en particulier Novyj Vostok, organe de l'Association des Orientalistes dont le premier numéro parut en 1922, et Zizn' nacional'nostej, organe du commissariat aux Nationalités de Staline. Mais c'est bien entendu dans les Izvestija qu'il convient de rechercher les déclarations et les documents officiels.

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MOSCOU-ANKARA

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Du côté turc, nous avons largement puisé dans les mémoires de deux des principaux protagonistes de la guerre d'Indépendance, le général Kâzim Karabekir, commandant de l'armée turque sur le front oriental, et Ali Fuad pacha, ambassadeur des Kémalistes à Moscou en 1922. Les ouvrages publiés par ces deux personnalités de premier plan se présentent en réalité comme des recueils de documents 1 . Les "discours et déclarations" de Mustafa Kemal 2 constituent également une source importante, de même que les procès-verbaux de la Grande Assemblée Nationale 3 et les documents publiés par le ministère de la Guerre4. Il était tentant de confronter ces divers matériaux aux documents conservés dans les dépôts d'archives occidentaux. Les archives du ministère des Affaires étrangères en France, celles du Foreign Office en Grande-Bretagne, nous ont permis de combler quelques lacunes dans l'information d'origine turque ou soviétique et, dans un certain nombre de cas litigieux, de trancher entre les différentes thèses en présence. En dépit de la diversité de nos sources, certains problèmes demeurent entiers. De quand date la première prise de contact entre les Kémalistes et les Bolcheviks ? Quel fut au juste le rôle assigné à Mustafa Suphi, le leader du parti communiste turc, dans les relations entre Moscou et Ankara ? Les Bolcheviks entretinrent-ils avec les "communistes" anatoliens des liens aussi étroits qu'on a bien voulu le dire ? Est-il vrai que les dirigeants soviétiques, mécontents de Mustafa Kemal, tentèrent, à la fin de l'été 1921, de le remplacer par Enver pacha ? Autant de questions auxquelles il ne sera possible de répondre que lorsque l'accès aux archives turques et aux archives soviétiques sera pleinement libéralisé. * *

*

^Ali Fuad Cebesoy, Milli mucadele hatiralari (Souvenirs de la lutte nationale), Istanbul, 1953 ; Moskova hatiralari (Souvenirs de Moscou), Istanbul, 1955 ; Kâzim Karabekir, istiklâl harbimiz (Notre guerre d'indépendance), Istanbul, 2 e éd. 1969. Ataturk'Un sôylev ve demeçleri (Discours et déclarations d'Atatiirk), Ankara, 3 vols parus, 1959-1961. Nous avons utilisé également le célèbre Nutuk, dont une traduction est parue en français sous le titre Discours du Ghazi Moustafa Kemal, Président de la République turque, octobre 1927, Leipzig, 1929. a TBMM zabit ceridesi (Procès-verbaux des séances de la Grande Assemblée nationale de Turquie), Ankara, 2 e éd. 1940-1960. 4 Harp tarihi vesikalari dergisl (Revue des documents de l'histoire de la guerre), Ankara, 19521969.

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DU

SOCIALISME

À

L'INTERNATIONALISME

On ne sait pas quand commença à prendre corps, chez Mustafa Kemal, le projet d'un rapprochement avec les Soviets. Certains historiens ont supposé qu'il avait eu des contacts avec des émissaires bolcheviks alors qu'il se trouvait encore à Istanbul, au début de l'année 1919 1 . Cette hypothèse n'a rien d'invraisemblable, car à cette époque l'idée d'un front commun turco-soviétique était déjà solidement implantée dans les milieux nationalistes turcs 2 . D'après une autre version, les premières tractations entre le futur chef du Gouvernement anatolien et les Bolcheviks auraient été engagées vers la fin du mois de mai 1919 3 . Nommé inspecteur de la 3 e armée par le sultan, Mustafa Kemal se trouvait alors à Havza, une petite bourgade située à une centaine de kilomètres au sud de Samsun, et venait de prendre toute une série de mesures en vue d'organiser la résistance anatolienne 4 . C'est ici qu'il aurait rencontré une mission soviétique menée par le colonel Budennyj 5 . On est fort mal renseigné sur la teneur de ces tractations. A en croire Husameddin bey, un des responsables des services secrets turcs, Budennyj aurait promis à Mustafa Kemal des armes, des munitions et de l'argent, mais lui aurait demandé s'il était prêt à admettre pour l'Anatolie un régime selon les principes du bolchevisme. Mustafa Kemal lui aurait répondu qu'il envisageait de créer un type de gouvernement comparable à celui de la République des Soviets et qu'il souhaitait mettre en place un "socialisme d'État"6.

^Cf. notamment R. N. îleri, op. cit., p. 30. C e sont les leaders du Comité Union et Progrès qui furent les premiers à être séduits par cette idée. Dès le début de l'année 1919, les agents britanniques signalent au Foreign Office le rapprochement entre les Jeunes Turcs et les Bolcheviks (FO 371/4141). A la fin du mois de mars, les Unionistes de Constantinople allaient jusqu'à distribuer dans les tramways de la ville des tracts appelant le peuple à "ouvrir les yeux" et à lutter contre les "puissances bourgeoises de l'Entente". "Nos commissaires", pouvait-on lire dans les tracts en question, "s'inclinent aujourd'hui vers vos saints foyers, ils vous sauveront bientôt, inchallah, de vos patrons qui vous ayant lié pieds et mains vous emploient comme des ânes. Camarades, nous sollicitons votre sincère ferveur. Vive le Saint Grand Bolchevisme !" (FO 371/4141, dossier 55064.) V'ette information, donnée par S. N. Tansu, Iki devrin perde arkasi (Les coulisses de deux époques), Istanbul, 1957, pp. 338 sq„ a été reprise par de nombreux historiens. Cf. notamment G. S. Harris, op. cit., p. 47, et S. R. Sonyel, Tiirk Kurtulu§ savaçi ve dig politika (La guerre d'Indépendance turque et la politique extérieure), Ankara, 1973,1, p. 83. 2

4

NOUS ne pouvons pas, dans le cadre de cette étude, nous appesantir sur les divers épisodes de l'histoire du mouvement national turc. Pour un exposé succinct des principaux événements, nous renvoyons à l'ouvrage de J. Deny et R. Marchand, Petit manuel de la Turquie nouvelle, Paris, 1933. On trouvera une analyse plus détaillée dans le livre de Lord Kinross, Ataturk. The rebirth ofa nation, Londres, 1964. ^ [] s'agit, selon toute vraisemblance, de Semen MihajloviC Budennyj (1883-1973), futur maréchal de l'URSS. Membre du soviet de son régiment depuis 1917, il avait adhéré au parti communiste en 1919. Lors de la guerre civile, il était devenu le chef de la première armée de cavalerie et il avait combattu Denikin et Wrangel. En 1922, il sera nommé commandant en chef de la cavalerie de l'Armée Rouge. Par la suite, il ne cessera de s'élever dans la hiérarchie militaire soviétique. Après la Deuxième Guerre mondiale, il siégera au présidium du Soviet suprême. ^D'après S. N. Tansu, op. cit., p. 339.

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L'anecdote est plausible. Elle est révélatrice, en tout cas, de l'état d'esprit des dirigeants nationalistes à cette époque. Ceux-ci croyaient fermement qu'ils ne pourraient obtenir une aide des Soviets qu'à la condition de se convertir au bolchevisme. Il est intéressant de citer à cet égard une lettre envoyée le 7 juin 1919 par un des acolytes de Mustafa Kemal, Hiisrev bey 1 , au général Kâzim Karabekir, le commandant du 15e corps d'armée sur le front oriental 2 . Après avoir noté qu'il était urgent d'entrer en contact avec les Soviets, l'auteur de la lettre demandait des renseignements sur les Bolcheviks. Il s'agissait de savoir si ces principes étaient compatibles avec les traditions turques et islamiques et s'ils n'excluaient pas l'institution du khalifat. Hiisrev bey était persuadé que l'aide soviétique passait par la bolchevisation du Caucase et la mise en place, en Anatolie, d'un régime favorable aux Soviets 3 . Cette lettre reflète-t-elle ce qui se disait alors dans l'entourage de Mustafa Kemal ? Rien ne nous permet de l'affirmer avec certitude. Toutefois, nous savons que la question du soutien russe à l'Anatolie y était envisagée avec attention. Les problèmes posés par une éventuelle entente avec les Bolcheviks donnèrent notamment lieu à un important débat lors d'une conférence des principaux leaders nationalistes à Amasya, vers la mi-juin. Le 17 juin 4 , Kâzim Karabekir télégraphiait d'Erzurum pour engager Mustafa Kemal à la prudence. Le commandant de l'armée de l'Est, qui craignait que les Bolcheviks ne mettent en péril la "neutralité de la Turquie", conseillait à ses camarades réunis à Amasya de se renseigner sur les principes et les objectifs du bolchevisme avant d'entamer des pourparlers avec les Soviets 5 . Ce télégramme ne semble pas avoir pleinement convaincu Mustafa Kemal. Dans sa réponse, ce dernier faisait remarquer à Kâzim Karabekir que les musulmans de Russie, ceux de Kazan, d'Orenburg et de Crimée, s'accommodaient fort bien du bolchevisme et que, par conséquent, la Turquie s'en accommoderait également. ' Le commandant Hiisrev Gerede (1886-1962) était un des huit officiers qui avaient débarqué à Samsun en même temps que Mustafa Kemal. Membre du parlement d'Ankara à partir d'avril 1920, il fut un des plus fidèles serviteurs du mouvement kémaliste. Au début de la guerre d'Indépendance, il s'illustra notamment par de nombreux articles publiés dans le Hakimiyet-i Milliye, l'organe du Gouvernement d'Ankara. F. Tevetoglu lui a consacré une notice biographique dans son ouvrage Atatiïrk'le Samsun'a çikanlar (Ceux qui ont débarqué avec Ataturk à Samsun), Ankara, 1971, pp. 185-196. ^Kâzim Karabekir (1882-1948), une des personnalités les plus marquantes de la guerre d'Indépendance, prit place, après 1923, parmi les opposants au régime instauré par Mustafa Kemal. Fondateur du "parti républicain progressiste", il sera en 1926 accusé d'avoir fomenté un complot contre le Président de la République. Bien qu'il ait joué un rôle de premier plan pendant la guerre, Mustafa Kemal s'efforcera, dans son célèbre discours de 1927, de le présenter comme un simple exécutant de ses ordres. 3 K . Karabekir, op. cit., pp. 59-61. ce propos, cf. S. R. Sonyel, op. cit., pp. 84-87 ; également F. Kandemir, Atattirk'iin Kurdugu Turkiye Komiinist partisi (Le parti communiste de Turquie fondé par Ataturk), Istanbul, s.d., p. 22. 5 K . Karabekir, op. cit., p. 50.

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Bien entendu, il n'était pas question d'autoriser l'Armée Rouge à pénétrer dans le pays. Les Russes devraient se contenter d'envoyer quelques émissaires, avec des armes, des munitions et de l'argent. C'est sur cette base qu'il fallait envisager les négociations. Contrairement à Kâzim Karabekir, Mustafa Kemal estimait qu'il ne fallait pas tarder à s'entendre avec les Bolcheviks et souhaitait que des hommes de confiance fussent aussitôt expédiés à cet effet au-delà du Caucase 1 . Les premiers émissaires turcs — le Dr. Ômer Liitfi et le Dr. Fuad Sabit 2 — partirent sans doute vers la fin du mois de juillet. Ils étaient chargés de s'enquérir du prix que les Bolcheviks demandaient pour leur aide. À cette époque, Mustafa Kemal se trouvait à Erzurum où il avait réuni le "Congrès des Provinces de l'Est" (23 juillet - 6 août 1919). Il se peut que ce congrès ait bénéficié de la participation d'un certain nombre de représentants se réclamant du bolchevisme. C'est du moins ce qui ressort d'un rapport adressé au Foreign Office par un officier anglais en poste à Samsun 3 . À en croire Kâzim Karabekir, un de ces "Bolcheviks" aurait même réclamé la dissolution de l'armée et la création de milices — ce qui consterna, bien entendu, les délégués nationalistes 4 . Les dirigeants soviétiques, étaient, semble-t-il, tout aussi pressés que Mustafa Kemal d'établir le contact. De toute évidence, ils comptaient sur la résistance anatolienne pour les aider à lutter contre les Anglais, notamment sur le front transcaucasien 5 . Ils espéraient aussi qu'un accord avec les nationalistes turcs renflouerait leur prestige auprès des musulmans de l'ancien Empire tsariste. Mais les agents bolcheviks signalés ici et là en Turquie 6 , à partir de l'été 1919, étaient-ils porteurs de propositions concrètes? Nous n'en savons 1

Ibid., pp. 55-57. Ce télégramme est daté du 23 juin 1919. bid., p. 73. Nous n'avons pas réussi à identifier le premier de ces personnages. Quant à Fuad Sabit, il s'agit d'un ancien panturquiste des Foyers turcs. C'était un membre du Te§kilat-i Mahsusa, sorte de service secret créé par Enver pacha. Nous savons qu'il participa à la mise en place du parti communiste turc de Bakou. On le retrouve à Moscou en mai 1920, en compagnie de Halil pacha. A partir de cette date, à en croire K. Karabekir, il s'éloignera progressivement des nationalistes turcs et finira par se rallier au leader bolchevik Mustafa Suphi. V o 4158/118399. Ce document est cité par S. R. Sonyel, op. cit., pp. 106-107. Karabekir, op. cit., p. 75. 5 L e s troupes anglaises ne commenceront à se retirer de la région que vers la fin de l'année 1919. Après le départ de ses soldats, la Grande-Bretagne continuera néanmoins de soutenir les Dachnaks à Erivan, les Mencheviks à Tiflis et le parti Musavat à Bakou. Il faudra attendre le milieu de l'année 1920 pour voir l'influence britannique s'estomper réellement en Transcaucasie. (Cf., par exemple, les pages consacrées à cette question par E. H. Carr, The Bolshevik Révolution, Harmondsworth, Penguin Books, 1969,1, pp. 347 sq.) ce sujet, cf. S. R. Sonyel "Orgeneral Kâzim Ôzalp'in anilari ile ilgili bir açiklama" (Note au sujet des mémoires du général Kâzim Ôzalp), Belleten, XXXVII, 146, 1973, pp. 231-234. Les archives du Foreign Office signalent la présence des Bolcheviks à Constantinople dès septembre 1919.

L'AXE

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rien. Il y a tout lieu de croire cependant qu'ils n'avaient pour mission que d'effectuer de simples sondages, car il n'y avait encore, à cette époque, en dehors du Gourvernement de Constantinople, aucun pouvoir officiellement constitué en Turquie. Ce n'est qu'au lendemain du Congrès de Sivas (4-11 septembre 1919) que Mustafa Kemal s'imposera comme le véritable leader de la lutte nationale. Il est possible qu'à partir de cette date de nouvelles initiatives aient été prises, tant du côté russe que du côté turc. C'est en septembre, en tout cas, que Mustafa Kemal envoya à Bakou un de ses émissaires les plus actifs, Halil pacha 1 . C'est en septembre également que Ciccrin lança son célèbre appel aux "travailleurs et paysans de Turquie", les exhortant à poursuivre la lutte 2 . Pour Mustafa Kemal, cependant, le moment n'était pas encore venu de se mettre d'accord avec les Bolcheviks. Bien que partisan d'un rapprochement turco-soviétique, il devait manœuvrer avec circonspection. Les Alliés n'accepteraient jamais l'installation d'un pouvoir pro-soviétique en Anatolie. Il fallait veiller à ne pas trop effrayer l'opinion occidentale. C'est la raison pour laquelle, le 24 septembre 1919, il envoya au général américain Harbord, qui se trouvait alors en Anatolie à la tête d'une mission d'études, une longue lettre pour démentir toute collusion entre le mouvement nationaliste et les Bolcheviks. Dans ce document, destiné à rassurer l'Europe et les États-Unis, on voit apparaître des arguments qui seront repris maintes fois par la suite : "...Quant au bolchevisme, il n'y a dans notre pays aucune place pour cette doctrine. Notre religion, nos traditions, notre structure sociale ne sont guère propices à l'implantation d'une telle idéologie. Il n'y a en Turquie ni des capitalistes, ni des millions d'artisans et d'ouvriers. En outre, nous n'avons pas de problème agricole. 3 "

Oncle d'Enver pacha, Halil pacha (1881-1957) est surtout connu pour avoir capturé en 1916, à Kut al'amara en Irak, le général Townshend et son armée. Par la suite, il devait commander l'armée de l'Est qui occupa Bakou en septembre 1918. Interné à Batoum, puis à Constantinople, au lendemain de l'armistice de Moudros, il réussit à s'évader (août 1919) et, passant en Anatolie, proposa ses services à Mustafa Kemal. Envoyé à Bakou par ce dernier, il y servira davantage la cause des Unionistes que celle du mouvement nationaliste turc (voir à ce sujet mon article, "La fascination du bolchevisme : Enver pacha et le parti des soviets populaires. 1919-1922", CMRS, XVI (2), 1975, pp. 141-166. Halil pacha s'est expliqué* sur ses activités au cours de la guerre d'Indépendance dans ses mémoires, Bitmeyen sava$. Kutûlamare kahramam Halil Paça'mn anilari (Le combat ininterrompu. Les mémoires de héros du Kut al'amara, Halil pacha), rééd. M. T. Sorgun, Istanbul, 1972. On trouvera une traduction anglaise de ce document dans l'ouvrage de X. J. Eudin et R. C. North, op. cit., pp. 184-186. 3 C e texte est cité par R. N. Îleri, op. cit., pp. 63-64.

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Ce que Mustafa Kemal ne disait pas au général Harbord, c'est qu'on pouvait fort bien récuser le bolchevisme et fraterniser néanmoins avec la République des Soviets. Mustafa Kcmal et la plupart de ses camarades étaient persuadés que seule une alliance avec la Russie leur permettrait de faire échec aux diktats des Alliés. À en croire un certain nombre de documents datant du début de l'année 1920, la stratégie nationaliste avait dès cette époque comme axe principal la création d'une frontière commune avec les Bolcheviks afin de faciliter l'arrivée de l'aide escomptée. Il s'agissait en somme, en échange d'un soutien soviétique à la cause anatolienne, d'aider à la bolchevisation de l'Azerbaïdjan, de la Géorgie et de l'Arménie 1 . Mais, dans la foulée, l'Anatolie ne s'exposait-elle pas à être elle aussi bolchevisée ? Telle était la préoccupation majeure des dirigeants nationalistes. Depuis juillet 1919, plusieurs émissaires turcs avaient été en Transcaucasie. Certains d'entre eux — le Dr. Fuad Sabit, Halil pacha, Baha Sait et quelques autres — avaient même participé à la création à Bakou d'un parti communiste turc 2 . Issus pour la plupart de l'ancien parti unioniste, ces hommes, dont l'allégeance au mouvement nationaliste n'allait pas sans arrière-pensées, risquaient d'accepter des engagements nuisibles aux intérêts de l'Anatolie. De fait, Baha Sait avait signé le 11 janvier 1920, avec le représentant du Comité central du parti communiste caucasien agissant au nom de la République des Soviets, une sorte de "traité d'alliance", sans même prendre la peine d'en aviser Mustafa Kemal 3 . Pour parer au danger que représentait pour l'Anatolie la signature de tels accords, Mustafa Kemal n'hésitera pas à mettre les points sur les i : dans sa lettre du 3 mars 1920 à Kâzim Karabekir, il soulignera avec netteté que seul le "comité exécutif" 4 était habilité à prendre des engagements, car c'était lui seul qui était responsable, devant le pays et devant le monde, de la conduite des affaires politiques et sociales5. ' L e 5 février 1920, Mustafa Kemal avait envoyé une longue note à tous les officiers supérieurs impliqués dans le mouvement de libération nationale afin de leur faire connaître ses vues sur la stratégie à adopter face aux Alliés. La plupart de ses interlocuteurs étaient d'accord avec lui pour constater que la seule issue qui s'offrait à la résistance anatolienne était de s'entendre avec les Bolcheviks. Cette correspondance entre Mustafa Kemal et ses camarades a été publiée dans le Harp tarihi vesikalan dergisi, docs 388 sq. 2À ce propos, cf. P. Dumont, art. cit., p. 146. On trouvera également quelques indications sur cette organisation chez G. S. Harris, op. cit., p. 58. 3

O n trouvera le texte intégral de cet accord dans K. Karabekir, op. cit., pp. 5 9 1 - 5 9 2 . Le signataire turc de l'accord, Baha Sait (mort en 1936), était un officier en retraite, membre de l'organisation secrète unioniste Karukol. 4 L e "comité exécutif" (Heyet-i temsiliye) avait été désigné en septembre 1919 par les congressistes réunis à Sivas. Cet organisme présidé par Mustafa Kemal regroupait une vingtaine de membres. Il fera figure, jusqu'en avril 1920, de gouvernement occulte de l'Anatolie. À partir du mois de mai, il sera remplacé par le Conseil des Ministres désigné par la Grande Assemblée Nationale d'Ankara. À propos du Heyet-i temsiliye, cf. U. Igdemir, Heyet-i temsiliye tutanaklan (Les procès-verbaux du "comité exécutif"), Ankara, 1975. 5 K . Karabekir, op. cit., p. 482.

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À l'époque où cette lettre fut écrite, les Anglais étaient sur le point d'obtenir du §eyh iïl-islam une "sentence" hostile au bolchevisme 1 . Le mouvement national devait donc se montrer particulièrement vigilant dans ses relations avec les Bolcheviks afin de ne pas heurter l'opinion. Ce n'est qu'après "l'occupation" de Constantinople par les Alliés 2 , le 16 mars 1920, que les nationalistes pourront envisager de se tourner ouvertement vers la République des Soviets. Désormais, en effet, nul ne pouvait faire reproche à l'Anatolie de recourir à des "mesures désespérées". À dire vrai, le coup de force des Alliés créait une conjoncture si favorable à un rapprochement avec les Soviets que dès le 16 mars Mustafa Kemal demandait à Kâzim Karabekir d'œuvrer sans délai à la bolchevisation de Batoum, des "trois provinces" (Kars, Ardahan et Artvin), de la Géorgie et de l'Azerbaïdjan. L'opération avait pour but d'empêcher d'éventuels mouvements de troupes anglaises en Transcaucasie et, surtout, de faciliter l'arrivée de l'Armée Rouge 3 . Kâzim Karabekir devait veiller cependant à ce que l'Anatolie, Trabzon notamment, ne fût pas contaminée par le bolchevisme 4 . Le 29 mars, Mustafa Kemal lui demandait en outre de faire avancer l'armée turque, d'occuper les "trois provinces" et tous les territoires situés entre l'ancienne frontière et l'Arax, de manière à ce que les Nationalistes soient en position de force face aux Soviets lorsque ceux-ci arriveraient 5 . Ainsi, à la fin du mois de mars, toutes les dispositions étaient prises, du côté turc, pour entrer en liaison avec les Russes sur un pied d'égalité. Kâzim Karabekir annonçait la prise par les Bolcheviks de Derbent, Petrovsk, Vladikavkaz et Novorossijsk. Il pensait que l'Armée Rouge ne mettrait pas plus d'un mois à traverser le Caucase 6 . Il devenait urgent de discuter des modalités concrètes de l'aide soviétique à la Turquie. Deux jours après l'occupation de Constantinople par les Alliés, le Parlement ottoman avait décidé, en guise de protestation, sa propre dissolution. Un mois plus tard, le 23 avril 1920, s'ouvrait à Ankara, sous la ' R. N. Ileri, op. cit., pp. 77-79 ; G. Jaeschke, Tiirk Kurtuluç savaçi kronolojisi (Chronologie de la guerre d'Indépendance turque), Ankara, 1970, pp. 90-91. En fait, Constantinople était occupée depuis la fin du mois de novembre 1918. Le 16 mars 1920, les Alliés ne firent qu'accentuer leur présence en occupant les ministères de la Guerre et de la Marine, les directions de la Police, des Postes et Télégraphes, et un certain nombre de corps de garde. Ce déploiement de forces constitua néanmoins la goutte qui fit déborder le vase. 3

R. N. tleri, op. cit., pp. 83-84. K . Karabekir, op. cit., pp. 505-506. -'Harp tarihi vesikalari dergisi, doc. 685. 6 lbid„ doc. 684. 4

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présidence de Mustafa Kemal, la Grande Assemblée Nationale de Turquie. Désormais, le chef de la résistance anatolienne apparaissait investi d'un pouvoir légitime. Un des premiers actes de Mustafa Kemal en tant que président de la Grande Assemblée fut d'envoyer une mission à Bakou, en vue de négocier avec les Soviets 1 . Le parti communiste turc de Bakou, animé par un groupe d'anciens Unionistes (Halil pacha et le Dr. Fuad Sabit notamment), était chargé pour sa part d'établir le contact 2 . Le 26 avril, Mustafa Kemal précisait dans un télégramme adressé à Kâzim Karabekir les bases sur lesquelles la Turquie était prête à discuter. Le Gouvernement d'Ankara, reconnaissant que l'objectif primordial des Bolcheviks était de lutter contre les États impérialistes, acceptait de collaborer avec eux. L'Armée Rouge devait prendre à son compte la bolchevisation de la Géorgie. Les Turcs, quant à eux, s'engageaient à entreprendre une action militaire contre le "gouvernement impérialiste de l'Arménie" et à faire rentrer l'Azerbaïdjan dans le giron soviétique. L'entente turco-russe impliquait, bien entendu, un soutien matériel à la cause nationaliste. Mustafa Kemal demandait aux Bolcheviks un "acompte" de cinq millions de livres or, des munitions, des armes modernes, du matériel sanitaire et des vivres pour l'armée de l'Est. Cette aide devait servir à "chasser les forces impérialistes du territoire national" et, ultérieurement, à "mener une lutte commune contre l'impérialisme" 3 . Mustafa Kemal a choisi, on le voit, de mettre l'accent sur le combat anti-impérialiste. Il est à remarquer que son télégramme exclut tout autre accommodement doctrinal avec les Bolcheviks. C'est, tout compte fait, sur un certain nombre de concessions en Transcaucasie que devra reposer l'accord entre la Turquie et la République des soviets. La Turquie s'engage à livrer l'Azerbaïdjan et à faciliter la bolchevisation de la Géorgie ; en échange elle réclame du matériel de combat et de l'argent et se réserve la reconquête d'une partie des territoires de la République d'Arménie. A priori, l'affaire semblait avantageuse pour les deux parties. Toutefois, l'atout essentiel de Mustafa Kemal, l'Azerbaïdjan, lui fera très vite défaut. L'entrée de l'Armée Rouge à Bakou, le 27 avril 1920, résoudra définitivement l'imbroglio azéri au profit des Bolcheviks. Par ailleurs, l'idée 'C'est le commandant Ali Riza bey qui fut chargé de ces négociations (K. Karabekir, op. cit., pp. 629-630). Mais, à Moscou, les pourparlers furent menés par Halil pacha et le Dr. Fuad Sabit. Vers la fin du mois de mai, deux autres émissaires kémalistes arriveront à Moscou, Ibrahim Tali et Hulûsi bey, porteurs d'une lettre de Mustafa Kemal à l'adresse de Lénine (ibid., pp. 739-740).

¿Ibid., p. 630. 3 Ibid., p. 626. Ataturk'iin tamim, telgraf ve beyannameleri déclarations d'Atatiirk), Ankara, 1964, pp. 304-305.

(Circulaires, télégrammes et

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d'une intervention militaire turque en Arménie sera fort mal accueillie par Moscou. Mustafa Kemal pensait que les Bolcheviks feraient preuve d'une certaine compréhension à l'égard des thèses turques. Il ignorait sans doute que le Conseil des commissaires du peuple avait garanti aux Arméniens de l'Arménie turque, par un décret du 11 janvier 1918, le droit à l'autodétermination et à l'indépendance 1 . Loin de constituer un facteur d'entente, l'action envisagée par Mustafa Kemal contre les Dachnaks (qualifiés, pour l'occasion, d'impérialistes) constituera, tout au long de l'année 1920, le principal obstacle dans la voie d'un accord turco-soviétique. Vers la fin du mois de mai plusieurs émissaires arrivèrent à Moscou, porteurs des propositions de Mustafa Kemal 2 . Venus de Bakou, Halil pacha et le Dr. Fuad Sabit engagèrent aussitôt des négociations avec les dirigeants soviétiques. Le Dr. Fuad Sabit, qui se présentait comme le délégué du parti communiste turc de Bakou, s'efforcera d'impressionner les Bolcheviks en tenant des propos révolutionnaires au Théâtre Bolchoï, à l'occasion d'une réunion des représentants des syndicats ouvriers 3 . Halil pacha, pour sa part, entreprendra divers marchandages avec Kamenev, Cicerin et l'adjoint de ce dernier, Karahan. L'ancien baroudeur unioniste, bien que non officiellement mandaté par Mustafa Kemal, sut indéniablement se montrer persuasif. Le 4 juin, il devait annoncer triomphalement à Mustafa Kemal que les Russes acceptaient de livrer deux millions de livres or, soixante mille fusils, une centaine de canons ainsi qu'une grande quantité de cartouches et d'obus 4 . Toutefois, en ce qui concerne l'Arménie, les dirigeants soviétiques demeureront intraitables. Dans sa lettre du 4 juin, Halil pacha précisera que les Bolcheviks désapprouvent l'idée d'une intervention turque en Arménie et qu'ils "comptent envoyer des troupes russes sur notre ancienne frontière" 5 . Répondant le 3 juin aux propositions de Mustafa Kemal, Ciéerin insistera

^On trouvera le texte de ce décret dans les Dokumenty vnesnej politiki SSSR (Documents de politique étrangère de l'URSS) (cité infra : Documenty), Moscou, 1957,1, doc. 43, pp. 74-75. Cf. supra, n° 41. 3 L e texte de ce discours est résumé dans la Pravda du 19 mai 1920, p. 4, col. 4. Kamenev, qui présidait la séance, avait présenté le Dr. Fuad Sabit comme le "représentant de l'armée et des masses paysannes insurgées". Dans son discours, Fuad Sabit avait vilipendé "l'ennemi le plus effrayant du prolétariat, le capitalisme impérialiste, source de tous les malheurs de l'humanité" et avait salué les leaders de la révolution mondiale "au nom du prolétariat turc insurgé". On trouvera le texte intégral de ce discours chez K. Karabekir, op. cit., pp. 743-744. 4 Ibid„ pp. 749-750. 5 I1 s'agit de la frontière d'avant 1914, dont le tracé avait été déterminé par le traité de San Stefano en 1878. A San Stefano, l'Empire ottoman avait été obligé de céder à la Russie les provinces de Kars, Ardahan, Batum et Beyazid. En mars 1918, à Brest-Litovsk, les Bolcheviks avaient fini par accepter le principe de la rétrocession de ces terres à la Turquie, mais n'avaient formulé leur accord que du bout des lèvres. 2

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pour sa part sur le droit des populations à disposer d'elles-mêmes et réclamera un plébiscite non seulement pour l'Arménie turque mais aussi pour le Kurdistan, le Lazistan, la région de Batoum, la Thracc orientale et les localités habitées par des Turco-Arabes. "Il va sans dire", spécifiera le chef de la diplomatie soviétique, "que les réfugiés et les émigrants qui avaient été obligés de quitter leur pays par suite de circonstances indépendantes de leur volonté pourront participer à la consultation et c'est pourquoi ils devront être autorisés à revenir dans leurs pays respectifs." 1 La note de Cicerin fit l'effet, en Turquie, d'une véritable douche froide. Kâzim Karabekir y vit aussitôt un acte de brigandage : les Bolcheviks tentaient de faire main basse sur toutes les provinces orientales de la Turquie 2 ! Plus circonspect, Mustafa Kemal devait décider, après mûre réflexion, de retarder l'intervention militaire contre les Dachnaks et de tenter de résoudre le différend turco-soviétique par la voie diplomatique. Le 20 juin, tout en dénonçant les "actes de barbarie" des Arméniens, il faisait savoir à Ciëerin que le Gouvernement d'Ankara espérait résoudre le problème des territoires frontaliers grâce à la médiation de la République des Soviets et qu'il avait, en conséquence, ajourné l'occupation des "trois provinces". Dans la même lettre, il annonçait l'envoi de plénipotentiaires — le ministre des Affaires étrangères Bekir Sami et le ministre de l'Économie Yusuf Kemal — chargés de "nouer des liens politiques réguliers et d'établir les bases des relations futures" 3 . À l'époque de cet échange de lettres, les Bolcheviks apparaissaient incontestablement en position de force. Fin avril, ils avaient pris Bakou et bolchevisé l'Azerbaïdjan. Ils ne tarderaient pas, semblait-il, à s'emparer de l'ensemble de la Transcaucasie. Les Turcs, de leur côté, dans leur lutte contre les Alliés, ne pouvaient compter que sur le soutien du monde musulman et sur celui, plus immédiat et sans doute plus efficace, de la République des

l

Dokumenty, Moscou, 1958, II, doc. 372, p. 554 ; X. J. Eudin et R. C. North, op. cit., pp. 186187 ; ce texte fut, semble-t-il, largement diffusé dans la presse de l'époque : cf. p. ex. La Cause commune du 26 juin 1920. 2 "Stupéfaction !", s'écrie le commandant du front de l'Est, "tandis que l'Entente fait main basse sur nos territoires occidentaux, les Bolcheviks poussent les populations de l'Arménie, du Kurdistan, du Lazistan, et comme si cela ne suffisait pas, de la Thrace orientale, à se séparer de nous, dans l'idée sans doute de les avaler eux-mêmes [...] À mon avis [...] il faut s'empresser d'occuper la région d'Alexandropol et si possible toute l'Arménie, de manière à ce que nos négociateurs à Moscou apparaissent comme les envoyés d'une armée victorieuse. Sans quoi, ces types vont s'efforcer de nous arracher notre territoire !..." (K. Karabekir, op. cit., p. 736). N. Ileri, op. cit., pp. 113-115 ; Ataturk'tin tamim..., op. cit., pp. 338-339. Nous n'avons pas retrouvé ce texte dans les Dokumenty.

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Soviets 1 . De là, les ménagements de Mustafa Kemal et la fermeté de Cicerin. Aux yeux des dirigeants bolcheviks, il ne pouvait guère être question, dans la conjoncture du début de l'été 1920, de concessions territoriales au profit de la Turquie. Bien au contraire, il est possible qu'ils aient songé à cette époque à tirer avantage de leur situation dominante pour tenter de bolcheviser l'Anatolie, ou tout au moins ses provinces orientales. Nous disposons à cet égard d'un indice particulièrement significatif. Le 15 juin, en effet, Mustafa Suphi 2 , un des plus brillants poulains du commissariat aux Nationalités, qui venait de prendre la direction du parti communiste turc de Bakou après en avoir écarté les éléments par trop suspects, avait envoyé en Anatolie un de ses camarades, Süleyman Sami 3 , afin de sonder Mustafa Kemal sur ses vues concernant le bolchevisme. Il s'agissait notamment de savoir si le Président de la Grande Assemblée autoriserait la création d'une organisation communiste en Anatolie et si une telle organisation pourrait subsister sans trop d'accommodements doctrinaux. L'émissaire de Mustafa Suphi était par ailleurs chargé d'annoncer au Gouvernement d'Ankara que l'aide soviétique transiterait désormais par le parti communiste turc de Bakou et que cette organisation tenait, dans un premier ' L e 1 e r juin 1920, dans une longue note adressée à K. Karabekir, Mustafa Kemal soulignait avec insistance que l'avenir du pays dépendait entièrement de l'alliance avec les Russes et avec le monde musulman. K. Karabekir, op. cit., pp. 716-718. ^Mustafa Suphi (1883-1921) avait, comme beaucoup d'idéologues orientaux, suivi la filière parisienne (université, contacts divers), avant de se lancer, à son retour en Turquie, dans la vie politique. Pour opposition au régime instauré par le comité Union et Progrès, il avait été, en 1913, interné à Sinop, mais s'était évadé et avait trouvé refuge en Russie. Ici, il subit un second internement, après la déclaration de la guerre, en tant que sujet ottoman. C'est sans doute à cette occasion qu'il entra en contact avec les Bolcheviks. Après la révolution d'Octobre, on le retrouve à Moscou, rédacteur en chef de Yeni Diinya (Le Monde nouveau), organe des communistes turcs de Russie, et à la tête de la section turque du Bureau central des peuples de l'Orient, dépendant du commissariat aux Nationalités de Staline. En mars 1919, il représente la Turquie au I e r congrès de la III e Internationale. Au cours des années 1919 et 1920, il sillonne la Crimée et le Turkestan dans le but d'établir le contrôle de Moscou sur les sections musulmanes du parti. Arrivé à Bakou le 27 mai 1920, il s'empare de la formation créée ici par les Unionistes et la réorganise en lui adjoignant — à en croire certains témoins — une section para-militaire. A la fin de l'année 1920, il se rendra en Turquie. Son projet est d'aller à Ankara et de négocier avec Mustafa Kemal l'installation de son parti en Anatolie. Mais les nationalistes des provinces orientales, Karabekir notamment, accueilleront fort mal cette initiative et provoqueront sur sa route des "manifestations populaires" anticommunistes qui aboutiront, fin janvier, à son assassinat (en même temps qu'à celui de quatorze de ses compagnons), au large de Trabzon, dans des circonstances mal éclaircies. Ce personnage a retenu l'attention de nombreux chercheurs. Cf. p. ex. W. Z. Laqueur, The Soviet Union... op. cit., chap. I ; G. S. Harris, op. cit.; H. Bayur, art. cit. 3 Süleyman Sami était membre du Comité central du parti communiste turc de Bakou. Pendant la guerre, il avait combattu en tant que lieutenant dans l'armée ottomane. Capturé par les Russes, puis libéré au moment de la prise du pouvoir par les Bolcheviks, il n'avait pas tardé, comme bien d'autres militants turcs, à rejoindre l'organisation créée par Mustafa Suphi. Il semble qu'il ait joué au sein du parti un rôle d'agent double et de provocateur. Lorsque, au début de l'année 1921, Mustafa Suphi décidera de se rendre en Turquie, Süleyman Sami fera partie de l'expédition. Mais il évitera le sort tragique réservé au leader du parti et à une quinzaine de ses camarades en se séparant d'eux à Erzurum. Coup monté ? C'est possible. C'est en tout cas l'interprétation donnée par l'historiographie turque actuelle.

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temps, à la disposition de la Turquie cinquante canons, soixante-dix mitrailleuses et dix-sept mille fusils 1 . Compte tenu de cette dernière clause, il y a tout lieu de croire que la démarche de Suleyman Sami avait été commanditée par Moscou. En imposant la médiation de Mustafa Suphi et de son équipe, les dirigeants soviétiques cherchaient sans doute à faciliter la propagation du bolchevisme en Anatolie et peut-être même à jeter les bases d'un changement de régime à Ankara. Au moment où l'envoyé du parti communiste turc de Bakou faisait connaître ses desiderata à Mustafa Kemal — vers la mi-juillet —, l'hypothèse d'une éventuelle bolchevisation de l'Anatolie n'avait, il faut bien le dire, rien de particulièrement extravagant. Les discussions diplomatiques qui devaient conduire à la signature du traité de Sèvres avaient entraîné, dès le début de l'été 1920, une nette radicalisation de la résistance anatolienne. Dans les milieux nationalistes, le nombre des partisans d'une entente avec la République des Soviets ne cessait d'augmenter et les journaux kémalistes multipliaient les articles favorables au bolchevisme. Dans un manifeste publié dans la seconde moitié du mois de juillet, Mustafa Kemal appellera les musulmans à faire bloc avec les communistes pour lutter contre l'injustice des Grandes Puissances 2 . Kâzim Karabekir, pour sa part, envisageait la possibilité d'acclimater en Anatolie les théories bolcheviques, quitte à y apporter un certain nombre de modifications. Il faisait remarquer que le panislamisme et le panturquisme étaient "démodés" et qu'un bolchevisme "à la turque" représentait, pour l'Anatolie, la seule issue possible 3 . La bolchevisation de la Turquie apparaissait d'autant plus plausible que le 1 e r août Turcs et Russes avaient réussi à faire leur jonction à Nakhitchevan. L'aide soviétique tant attendue allait enfin arriver. De fait, dès le début du mois d'août, les premières caisses d'or russe, convoyées par Halil Pacha, avaient atteint la frontière turque. Cet événement avait donné lieu à diverses manifestations de fraternisation et les officiers de l'armée de l'Est s'étaient mis à arborer l'étoile rouge 4 .

Ce document a été publié par F. Tevetoglu, Tiirkiye'de sosyalist ve komunist faâliyetler (Les activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967, pp. 221-223. A. F. Cebesoy (Moskova hatiralari, op. cit., pp. 36-37) en donne un résumé. Pour le texte de ce manifeste, cf. Le Temps, 24 juil. 1920. 3 4

K . Karabekir, op. cit., pp. 779-780.

À ce propos, cf. le petit livre du général Veysel Ûniivar, Istiklâl harbinde bol§eviklerle sekiz ay. 1920-1921 (Huit mois avec les Bolcheviks pendant le guerre d'Indépendance. 1920-1921), Istanbul, 1948. Voir également la lettre de K. Karabekir du 27 août 1920 à la présidence de l'état-major à Ankara (K. Karabekir, op. cit., pp. 807-808). Le commandant de l'armée de l'Est y explique comment il a tenté de faire échec à l'étoile rouge en obligeant ses officiers à coudre, à côté de l'étoile, un croissant, reconstituant ainsi l'étendard turc.

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Le 14 août, quatre jours après la signature du traité de Sèvres, Mustafa Kemal soulignera en pleine Assemblée les similitudes entre l'esprit communautaire de l'Islam et le bolchevisme 1 . Ces déclarations fracassantes n'avaient cependant rien de commun avec les naïfs entichements de Kâzim Karabekir. Pour Mustafa Kemal, il s'agissait essentiellement d'inspirer confiance aux Bolcheviks et, corrélativement, d'effrayer les Grandes Puissances. En réalité, aux yeux du leader du mouvement nationaliste, le bolchevisme, au-delà duquel se profilait l'expansionnisme russe, n'avait guère sa place en Turquie. La République des Soviets représentait certes un allié de choix dans la lutte contre "l'impérialisme", mais il n'était pas question d'embrasser le bolchevisme, ni même d'en faciliter la propagation. Cela dit, la démarche du parti communiste turc de Bakou plaçait Mustafa Kemal dans une situation difficile. En refusant d'autoriser la création d'une organisation communiste en Anatolie, ne risquait-il pas de s'attirer les foudres de Moscou ? Dans la conjoncture délicate où se trouvait la Turquie, il fallait à tout prix éviter de heurter de front les Soviets. Une seule solution s'offrait à Mustafa Kemal : temporiser. C'est la raison pour laquelle il devait choisir de ne donner dans l'immédiat aucune réponse aux questions et aux propositions de Süleyman Sami. Le problème de la propagande communiste en Anatolie étant mis en veilleuse, il s'agissait néanmoins de poursuivre les négociations avec Moscou. Les plénipotentiaires kémalistes, Bekir Sami et Yusuf Kemal, étaient arrivés dans la capitale soviétique le 19 juillet. Ils étaient porteurs d'offres séduisantes. Mustafa Kemal proposait notamment aux Russes des facilités de circulation dans les détroits et leur faisait savoir que la Turquie userait de son influence auprès des "éléments turcs et islamiques" (de Russie ?) afin de les "faire participer à la réussite de la lutte commune" 2 . En échange, tout au long du mois d'août, Bekir Sami et Yusuf Kemal espéreront obtenir des dirigeants soviétiques des concessions territoriales en Transcaucasie. À cette époque, cependant, les Russes, nous l'avons dit, n'étaient guère disposés à transiger. Face aux Turcs qui entendaient récupérer les "trois provinces", les Dachnaks demandaient Erzurum, Trabzon et plusieurs autres provinces de l'Anatolie orientale 3 . Ci ¿crin apportant son soutien à la thèse des Dachnaks, réclamera l'établissement d'une "frontière ethnique» 4 . Il s'agissait en somme d'obliger le

' R. N. lleri, op. cit., p. 140, qui cite les procès-verbaux de la Grande Assemblée. Kandemir, op. cit., p. 45. À ce propos, cf. Dokumenty..., III, doc. 173, p. 325, n. 50. 4 Ibid.; cf. également A. F. Cebesoy, Moskova hattralan, op. cit., p. 70. 3

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Gouvernement d'Ankara à souscrire aux dispositions du traité de Sèvres. Dans ces conditions, les pourparlers de Moscou ne pouvaient aboutir qu'à une impasse. Un accord fut tout de même paraphé, le 24 août 1920 1 . Mais le 28, Cicerin signifiait à Bekir Sami que le texte élaboré quelques jours auparavant n'entrerait en vigueur que si la Turquie acceptait de céder aux Arméniens une partie des provinces de Van et de Bitlis 2 . Formulées à un moment où les troupes soviétiques venaient de subir un grave échec en Pologne 3 , ces exigences n'avaient, bien entendu, aucune chance d'être accueillies favorablement par le Gouvernement d'Ankara. Elles ne pouvaient que l'irriter et l'acculer à la rébellion. La riposte de Mustafa Kemal sera immédiate. Dès le début du mois de septembre, nous assistons à un net durcissement de l'attitude de la Turquie face aux Soviets. Dans un premier temps, il s'agira de faire échec aux tentatives de pénétration communiste en Anatolie. Le fiasco de l'Armée Rouge devant Varsovie avait mis en lumière la vulnérabilité des Bolcheviks. Mustafa Kemal était persuadé que le moment était venu de les rembarrer. Au début de l'été, le parti communiste turc de Bakou, agissant selon toute vraisemblance pour le compte de Moscou, avait demandé l'autorisation d'implanter une organisation bolchevique en Turquie. Le 13 septembre, le Président de la Grande Assemblée fit savoir à Mustafa Suphi que son "parti" ne pouvait avoir d'autre interlocuteur en Turquie que le Gouvernement d'Ankara 4 . C'était, en termes polis et fleuris, une fin de non-recevoir catégorique. Mustafa Kemal devait préciser sa pensée le lendemain, dans une lettre adressée au commandant du front occidental, Ali Fuad pacha : "... La mise en place d'une organisation communiste à l'intérieur du pays est totalement contraire à nos intérêts, car qui dit organisation communiste dit entière soumission à la Russie. Il faut empêcher à tout prix l'implantation d'une organisation communiste clandestine [...] Certaines personnes, qui y trouvent avantage, prétendent que je suis favorable au communisme, mais c'est faux. Tant que la situation ne se sera pas clarifiée, à l'Est comme à l'Ouest, nous devons nous garder des révolutions, et, ainsi que je l'ai écrit au camarade Mustafa Suphi, rien ne doit être fait sans l'accord du mouvement. Bien entendu, il convient, de ne pas s'opposer ouvertement au communisme et au bolchevisme. 5 "

' O n trouvera le texte du projet paraphé, ibid., pp. 80-81. Ibid„ pp. 82-83 ; voir également la note de l'état-major général en date du 14 octobre 1920, publiée dans Harp tarihi vesikalari dergisi (doc. 1264). propos de la guerre russo-polonaise, cf. p. ex. E. H. Carr, op. cit., III, pp. 212 sq. 4 F . Tevetoglu, op. cit., pp. 223-225. F. Cebesoy, Milli mucadele..., op. cit., p. 475. 2

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Mais il ne suffisait pas d'éconduire Mustafa Suphi. 11 fallait également faire pièce à l'opposition qui se manifestait au sein même de la Grande Assemblée. Cette opposition — le Halk zumresi (Groupe du peuple) — était sur le point d'échapper au contrôle du Gouvernement. Elle risquait, par là, de favoriser les menées bolcheviques en Anatolie 1 . Mustafa Kemal choisit de conduire l'offensive sur le plan doctrinal. Dès la mi-septembre, il proposait à l'Assemblée un "programme populiste" qui reprenait à son compte les principales revendications du Halk zumresi. Par ce programme, le Gouvernement s'engageait notamment à "assurer le bonheur et la prospérité du peuple" et à introduire toutes les réformes sociales nécessaires, en accord avec les exigences du siècle. Ainsi récupérée, l'opposition perdait sa raison d'être. Le programme "populiste" avait par ailleurs l'avantage de consolider les bases idéologiques du mouvement kémaliste. Aux "extrémistes" de gauche, Mustafa Kemal pouvait désormais opposer un populisme de bon aloi, tenant compte de "l'esprit national" et des "vraies nécessités de la nation" 2 . Il restait à régler le problème des territoires revendiqués par l'Arménie. Mustafa Kemal pensait que les Russes ne s'exposeraient jamais à un conflit ouvert avec la Turquie et qu'ils finiraient, tôt ou tard, par composer. C'est donc en termes passablement rudes qu'il fera connaître à Ciôerin, le 16 octobre, la réponse de la Grande Assemblée à ses exigences : "Toutes les statistiques relatives aux provinces de Van et de Bitlis, qu'il s'agisse de statistiques anciennes ou récentes, montrent que les Arméniens ont toujours été dans ces provinces proportionnellement moins nombreux que les musulmans. Dans ces conditions, demander l'abandon d'une portion de territoire à une minorité constitue un acte typiquement impérialiste. Créé pour lutter contre l'impérialisme, le Gouvernement national d'Ankara se trouve dans l'obligation de repousser cette demande... " 3 À vrai dire, au moment où ce télégramme fut rédigé, les dés étaient déjà jetés. À la fin du mois de septembre, Kâzim Karabekir avait lancé ses ' Le Halk zumresi était animé, pour l'essentiel, par d'anciens membres du comité Union et Progrès (à ce propos cf. P. Dumont, art. cit., p. 151). Mais il y avait aussi dans ce groupe, selon toute vraisemblance, des éléments "extrémistes". Nous savons par exemple que le député de Tokat, Nazim, qui créa par la suite le "parti communiste populaire de Turquie" (Turkiye halk i§tirakiyun firkasi), était un des membres les plus actifs du Halk zumresi. On trouvera des indications sur ce groupement dans l'ouvrage de M. Tunçay, Mesaî. 1920 (Programme. 1920), Ankara, 1972. Le programme "populiste" proposé par Mustafa Kemal figure dans les procès-verbaux de la Grande Assemblée à la date du 18 septembre 1920. Ce texte a été repris dans l'ouvrage de R. N. Ileri, op. cit., pp. 189-192 ; voir également I. Arar, Atatiirk'iin halkçilik programi (Programme populiste d'Atatùrk), Istanbul, 1963. A. F. Cebesoy, Moskova hatiralari, op. cit., p. 90.

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troupes contre l'Arménie. Les Turcs occupaient déjà Oltu et Sarikami§. Bientôt, ce sera la grande offensive en direction de Kars. Las de marchander, le Gouvernement d'Ankara avait finalement opté pour une démonstration de force. * *

*

L'intervention militaire turque ne pouvait pas ne pas émouvoir les Bolcheviks. Ceux-ci s'empressèrent de "lâcher" les Dachnaks (qu'ils accusaient du reste de servir les intérêts de l'impérialisme occidental en Transcaucasie) afin d'être libres d'intervenir à leur tour. Dès le 13 octobre, ils avaient adressé à l'Arménie un ultimatum impitoyable : le Gouvernement arménien devait accorder la libre disposition de ses chemins de fer aux troupes russes, azéries et turques ; il devait dénoncer le traité de Sèvres et rompre les négociations diplomatiques avec les puissances de l'Entente ; il était sommé enfin de soumettre son différend territorial avec la Turquie à l'arbitrage du Gouvernement de la Russie soviétique 1 . Tandis que les troupes de Kâzim Karabekir attaquaient à l'ouest, les Russes, secondés par les irréguliers azéris et turcs (parmi ces derniers il y avait un certain nombre d'anciens prisonniers de guerre armés par le "parti communiste" de Mustafa Suphi), pénétraient par le nord. Le coup de force kémaliste prenait ainsi l'allure d'une expédition turcosoviétique contre les "valets de l'impérialisme" 2 . Momentanément, le risque d'un affrontement direct entre la Turquie et la République des Soviets apparaissait circonscrit. En attaquant l'Arménie, Mustafa Kemal avait voulu placer les dirigeants soviétiques devant le fait accompli et les obliger à lâcher du lest. Pour les Russes, il s'agissait à présent d'empêcher les Turcs de pénétrer trop avant en Transcaucasie. Mais il fallait aussi, à tout prix, éviter d'en venir ouvertement aux mains, car une guerre avec la Turquie, qui priverait la République des Soviets d'un précieux allié au sein du monde musulman, ne pouvait profiter qu'aux Grandes Puissances. Convaincue de la nécessité de défendre l'Arménie, la Géorgie et l'Azerbaïdjan contre les convoitises des Turcs, mais acculée à un comportement conciliant, la Russie se trouvait indéniablement dans une position inconfortable. Woir à ce propos l'article de W. [Weltman ?], "Les relations russo-turques depuis l'avènement du bolchevisme", Revue du Monde musulman, 52, 1922, pp. 181-217. ^C'est ainsi que les choses sont généralement présentées dans l'historiographie soviétique. Voir par exemple l'article de S. I. Kuznecova, "Krah tureckoj intervencii v Zakavkazii v 1920-1921 godah" (L'échec de l'intervention turque en Transcaucasie en 1920-1921), Voprosy istorii, 9, 1951, pp. 143-156.

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La prise de Kars, le 30 octobre, et d'Alexandropol (Gümrü), le 7 novembre, avait suffi à démontrer la puissance de la force de frappe turque. Dans l'immédiat, la seule solution qui s'offrait aux Bolcheviks, empêtrés en Crimée dans une ultime offensive contre les troupes de Wrangel, était de tenter d'amadouer le Gouvernement d'Ankara. Dès le début du mois de novembre, ils multiplieront les manifestations de bonne volonté à l'égard de la Turquie dans l'espoir de parvenir à un dénouement rapide de la crise. Staline, qui se trouvait alors à Bakou, fera dire à Mustafa Kemal, par l'entremise de Mustafa Suphi, que la République des Soviets "considère le mouvement de résistance nationale en Anatolie comme un modèle pour tous les peuples d'Orient et qu'elle est prête à faire tous les sacrifices nécessaires pour le soutenir" 1 . Mustafa Suphi ajoutera à ce message, pour son propre compte, que le parti communiste turc appuie pleinement l'action des Kémalistes et qu'il s'engage, tant que durera le combat du Gouvernement de la Grande Assemblée nationale contre les impérialistes, à "éviter toute initiative de caractère extrémiste" 2 . Dans la foulée des ces propos d'apaisement, CiCerin enverra vers la mi-novembre dans la région des opérations militaires un plénipotentiaire de choc, Budu Mdivani 3 , chargé de négocier un modus vivendi entre les diverses parties en présence 4 . Les Turcs, toutefois, et en particulier Kâzim Karabekir, n'avaient nullement l'intention de se laisser circonvenir. Le 2 décembre, ils obligèrent les Dachnaks à signer à Alexandropol un traité de paix désastreux. L'Arménie, réduite à la région d'Erivan et du lac Sevan, reconnaissait le traité de BrestLitovsk, acceptait de désarmer ses forces et accordait à la Turquie un droit de contrôle sur son réseau ferré et autres voies de communications. Pour la Russie, ce quasi-protectorat turc sur l'Arménie était, bien entendu, inacceptable. Fort heureusement, les révolutionnaires arméniens avaient réussi, quelques jours avant la signature du traité d'Alexandropol, à proclamer les soviets à Kasah. Les Russes pouvaient donc faire valoir la non-représentativité de la délégation qui avait négocié avec les Turcs. Le 10 ^On trouvera le texte de la lettre de M. Suphi dans l'ouvrage de R. N. Ileri, op. cit., pp. 202-206. 2

Ibid„ p. 206.

3

B u d u Mdivani ( 1 8 7 7 - 1 9 3 7 ) était un des principaux animateurs du parti communiste en Transcaucasie. Au moment de l'affrontement turco-soviétique à propos de l'Arménie, il faisait partie du conseil révolutionnaire de la II e Armée. En 1922, il participera aux travaux de la conférence de Gênes. D'origine géorgienne, il se distinguera, au lendemain de la création de la République de Géorgie, par son hostilité à l'égard de la fédération transcaucasienne, plaidant pour le maintien de l'individualité nationale de chacune des Républiques de Transcaucasie. Exclu du parti en 1928, il y sera réintégré en 1931 et siégera jusqu'en 1936 au sein du Sovnarkhoz (Sovetskoe narodnoe hozjajstvo/Économie soviétique du peuple). À nouveau exclu en 1936, il mourra l'année d'après, victime des purges staliniennes. 4

C f . Dokumenty, III, radiogramme de Ciierin à Mustafa Kemal et à S. Vratzjan, président du Conseil des Ministres de l'Arménie, en date du 11 nov. 1920, doc. 173, p. 325.

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décembre, T. Bekzadian, le commissaire des Affaires étrangères de l'Arménie soviétique, demandera au Gouvernement d'Ankara de "reconnaître solennellement la non-validité du traité signé par les Dachnaks" et proposera l'élaboration d'un nouvel accord tenant compte des "conditions nouvelles créées par la soviétisation de l'Arménie". Bekzadian, supposant que la Grande Assemblée avait "accueilli avec joie" la nouvelle des bouleversements révolutionnaires en Arménie, faisait remarquer à son homologue turc que le sombre passé devait désormais "céder la place à la collaboration fraternelle des peuples" 1 . Ciéerin, de son côté, réclamera avec insistance la reprise des négociations de Moscou. Selon lui, les Turcs et les Russes n'étaient venus en Arménie que pour "manifester leur amitié envers le peuple arménien". À présent, il convenait de se retrouver entre diplomates et de régler à l'amiable toutes les questions en litige 2 . Au fil des jours, les dirigeants soviétiques adoptèrent un ton de plus en plus conciliant. Le 11 décembre, Ordjonikidze 3 , qui faisait à cette époque partie du Comité militaire révolutionnaire du front caucasien, recevait l'ordre de reprendre les livraisons d'armes et d'argent en direction de la Turquie. Ciccrin précisait néanmoins qu'il fallait demander l'évacuation du district d'Alexandropol et ne donner l'or que "petit à petit" 4 . Le 19 décembre, le Gouvernement soviétique ira jusqu'à reconnaître le bien-fondé de l'intervention turque (celle-ci avait été justifiée par la nécessité de mettre fin aux "atrocités" commises par les Dachnaks), mais arguera de la bonne foi de l'Arménie soviétique pour demander des négociations immédiates5. Bien entendu, le Gouvernement d'Ankara ne pouvait pas refuser de négocier, car le succès de la lutte nationale dépendait en grande partie de l'aide soviétique. Mais l'occupation des territoires arméniens représentait un atout de premier ordre qui donnait à la Turquie, bien qu'étant en position de solliciteuse, la possibilité d'affirmer son indocilité face aux exigences de la République des Soviets.

l

Dokumenty, III, doc. 217, pp. 378-379. ^Dokumenty, III, note du Gouvernement soviétique au Gouvernement de la Grande Assemblée, 9 déc. 1920, doc. 210, p. 371. 3 G . K. Ordjonikidze (1886-1936), ami de Staline, était un des principaux animateurs de la fraction stalinienne du parti bolchevik. A son sujet, cf. G. Haupt et J.-J. Marie, Les Bolcheviks par eux-mêmes, Paris, 1969, pp. 168-173. 4 Dokumenty, III, doc. 218, p. 380. Voir également, sur le même sujet, le télégramme de CiCerin au représentant plénipotentiaire de la RSS de Géorgie (Dokumenty, III, doc. 213, p. 374). 5 Dokumenty, III, notes de CiÈerin au ministre des Affaires étrangères du Gouvernement de la Grande Assemblée nationale, docs 228 et 229, pp. 391-398.

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Désormais, Mustafa Kemal pouvait s'opposer notamment avec fermeté à la pénétration du bolchevisme en Asie Mineure, risque qui avait sous-tendu jusque-là l'ensemble des rapports turco-soviétiques. Dès octobre 1920, il avait demandé à certains députés de "gauche" (Tevfik Rii§tu, Mahmud Esad, Hakki Behiç et quelques autres) de créer un "parti communiste officiel", dans l'espoir de pouvoir regrouper au sein de cette organisation tous les éléments incontrôlés qui militaient en Anatolie en faveur du bolchevisme. Présenté comme le seul parti autorisé, le "parti communiste officiel" était censé combler toutes les aspirations de la gauche anatolienne. Cependant, personne n'avait manqué de voir la ficelle, et les "vrais" communistes avaient refusé de se laisser faire, continuant d'agir dans la clandestinité. À partir de décembre 1920, le Gouvernement d'Ankara multipliera les mesures d'intimidation à l'encontre des "extrémistes", dans l'espoir de mettre fin aux tentatives de pénétration communiste en Anatolie. Dès le mois de janvier 1921, la plupart des organisations de gauche d'Anatolie avaient disparu. Les deux principaux leaders du "parti communiste" clandestin, le commandant Salih et le publiciste Ziynetullah Nu§irevan, avaient été arrêtés et déférés devant les tribunaux 1 . Le 28 janvier, Mustafa Suphi et une quinzaine de ses compagnons qui s'étaient malencontreusement aventurés à venir porter la bonne parole en Turquie, étaient assassinés au large de Trabzon 2 . Le commandant Salih Hacioglu (1880 7-1950 ?), directeur de l'hôpital vétérinaire d'Ankara, fut, semble-t-il, un des militants les plus actifs du mouvement communiste anatolien. Condamné en mai 1921 à quinze ans de travaux forcés, il sera amnistié en septembre de la même année. Dès le mois de mars 1922. nous le retrouvons à la tête du "parti communiste populaire de Turquie." Lorsque, en octobre 1922, les communistes turcs seront à nouveau traqués par le Gouvernement d'Ankara, Salih, qui se trouvait alors à Moscou comme délégué au IV e Congrès du Komintern, échappera à l'arrestation. De retour en Turquie, il continuera de militer au sein du parti communiste turc dirigé par §efik Hiisnti et sera condamné en 1927 à trois mois de prison. La même année, exclu du parti par §efik Husnii, il semble qu'il ait décidé de se réfugier en Russie. A en croire A. Sayilgan (Tiirkiye'de sol hareketler [Les mouvements de gauche en Turquie], Istanbul, 1972, p. 160), il aurait été arrêté à Moscou en 1949, pour avoir entretenu des rapports avec l'ambassade de Turquie, et condamné à quinze ans de réclusion. Il serait mort peu après son arrestation. F. Tevetoglu (op. cit., p. 147) donne à son sujet à peu près les mêmes informations que A. Sayilgan, mais pense qu'il aurait été arrêté au début des années 30. Ziynetullah Nugirevan (Navshirvanov dans l'historiographie soviétique) était un "Tatar de Russie", vraisemblablement un Azerbaïdjanais. On rencontre son nom (ou son pseudonyme Zenun) dans la presse marxiste de Constantinople dès 1919. En 1920, traducteur de russe à la direction de la Presse et de l'Information à Ankara, il rejoignit le parti communiste turc clandestin organisé par le commandant Salih. Arrêté en janvier 1921, il sera relâché en septembre, en même temps que les autres "communistes" anatoliens. En 1922, il sera contraint de quitter la Turquie, mais poursuivra son activité de propagandiste à partir du territoire soviétique. ^Cet assassinat a donné lieu à une abondante littérature. La source principale est un ouvrage collectif publié à Moscou en 1923 : 28-29 Kânunusani 1921. Karadeniz. kiyilarinda parçalanan Mustafa Suphi ve yolda$larinin ikinci yildonumu (28-29 janvier 1921. Deuxième anniversaire de la mort de Mustafa Suphi et de ses camarades sur les bords de la mer Noire).

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Même si ce meurtre ne fut pas directement commandité par le Gouvernement d'Ankara 1 , il est indéniable que les assassins n'avaient fait que tirer profit de la conjoncture. Le 1 er février, le "parti communiste populaire de Turquie" ( Türkiye Halk i§tirakiyun firkasi) était contraint de se saborder 2 , ses dirigeants (parmi lesquels on doit mentionner en particulier le député de Tokat, Nazim bey), accusés d'espionnage au profit d'une "puissance étrangère", seront condamnés par la suite à de lourdes peines de prison 3 . Nous ne devons pas déduire de ces diverses "persécutions" que Mustafa Kemal était un ennemi acharné du bolchevisme. Le chef de la résistance anatolienne affichait au contraire, au début des années 20, une certaine sympathie à l'égard des idées propagées par Moscou 4 . Il se peut même qu'il ait considéré sans rire son propre populisme comme une version amendée du socialisme. Mais il pensait que le combat mené par l'Anatolie pour son indépendance était inconciliable avec l'internationalisme dont se réclamaient les Bolcheviks 5 . Derrière cet internationalisme, il voyait se profiler un danger considérable : l'impérialisme russe et ses visées traditionnelles sur la Turquie. Ce n'est pas pour des raisons doctrinales qu'il convenait d'empêcher la propagation du communisme et du bolchevisme en Turquie, mais pour parer à une éventuelle intrusion soviétique dans les affaires du pays. Accessoirement, il s'agissait aussi de rassurer les Alliés quant aux préférences politiques de l'Anatolie. Depuis quelque temps, les Français, les Italiens et même les Anglais multipliaient les amabilités à l'adresse du mouvement nationaliste. Mustafa Kemal pensait que des négociations ne tarderaient pas à s'engager. Le moment semblait donc venu de donner aux chancelleries occidentales des gages de bonne volonté et de souligner avec netteté dans quel camp la Turquie entendait se placer. Mustafa Kemal ne voulait plus être considéré comme un "bandit" à la solde des Bolcheviks. Il tenait à prouver aux Grandes Puissances qu'il était, lui aussi, un "gentleman".

1 Les historiens turcs (p. ex. H. Bayur, art. cit., ou R. N. Ileri, op. cit.) pensent aujourd'hui que le meurtre de Mustafa Suphi fut commandité par les leaders unionistes. Il est possible aussi que Kâzim Karabekir ait trempé dans l'affaire. 2 L e "parti communiste populaire de Turquie" avait été fondé le 7 décembre de 1920. Il constituait le prolongement "officiel" du parti clandestin dont il a été question plus haut. L'équipe dirigeante du parti comprenait un certain nombre de députés (Nazim, Servet, Mehmet §ûkrïi), le commandant Salih et Ziynetullah Nuçirevan. 3 L e procès des "communistes" anatoliens s'achèvera le 9 mai 1921. Nazim bey, Salih et Ziynetullah Nuçirevan seront condamnés à quinze ans de travaux forcés. Leurs complices bénéficieront de la mansuétude du tribunal et seront relâchés. 4 L e s historiens turcs de gauche s'efforcent aujourd'hui de montrer que Mustafa Kemal n'était pas hostile au communisme. C'est le cas notamment de R. N. Ileri (op. cit., ) qui s'appuie sur un grand nombre de textes. Mais les documents qu'il cite doivent être replacés dans leur contexte. De toute évidence, Mustafa Kemal ne cherchait qu'à "séduire" les Russes, afin de s'assurer leur soutien. "'Cette idée est très nettement exprimée dans une intervention que Mustafa Kemal fit le 3 janvier 1921 devant les députés de la Grande Assemblée. Cf. R. N. Ileri, op. cit., pp. 212-216.

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Les mesures répressives de janvier 1921 furent accueillies par Moscou sans le moindre murmure. Ce n'est que beaucoup plus tard que la Pravda fera état des "crimes" perpétrés en 1920 et 1921 par le Gouvernement d'Ankara 1 . Dans l'immédiat, l'accent était mis, au contraire, sur les progrès de l'amitié turco-russe 2 . Il fallait éviter d'envenimer la discorde, de manière à parvenir le plus rapidement possible à une entente entre les deux pays. A trop laisser traîner les choses, la Russie risquait de compromettre toute sa politique méridionale. Le conflit turco-arménien pouvait à tout moment dégénérer et embraser l'ensemble de la Transcaucasie. Par ailleurs, à en croire certaines rumeurs, le danger était grand de voir la Turquie basculer dans le camp des Alliés. Bien entendu, le Gouvernement d'Ankara, qui venait de manifester son opposition au développement du mouvement prolétarien en Turquie, n'était pas, pour la Russie des Soviets, un partenaire particulièrement recommandable, mais il fallait savoir fermer les yeux sur les tares du régime anatolien. Lors du II e Congrès de l'Internationale, en juillet 1920, Lénine avait insisté, dans ses thèses sur les questions nationale et coloniale, sur la nécessité de "conclure des ententes temporaires, voire des alliances, avec la démocratie bourgeoise des colonies et des pays arriérés" 3 . Au Congrès des peuples de l'Orient 4 c'est avec le même réalisme que Zinov'ev avait abordé le problème des relations turco-soviétiques : "... la politique du gouvernement populaire turc n'est pas celle de l'Internationale communiste, n'est pas la nôtre. Et néanmoins, nous sommes prêts à soutenir toute lutte révolutionnaire contre le Gouvernement britannique." 5 Pragmatiques, les dirigeants soviétiques n'envisageaient que le but à atteindre : la victoire sur l'impérialisme. Dans une telle perspective, l'entente avec le Gouvernement "bourgeois" d'Ankara n'avait rien de répréhensible.

Le premier article hostile au Gouvernement d'Ankara que nous ayons relevé dans ce journal date du 26 octobre 1922. Il s'agit d'un texte de A. Djevat intitulé "Kommunisticeskoe dvizenie v Turcii" (Le mouvement communiste en Turquie). Une quinzaine de jours auparavant, la Turquie avait signé l'armistice de Mudanya avec les Alliés. Désormais, les Bolcheviks multiplieront les attaques contre le gouvernement kémaliste. Le 15 novembre, par exemple, G. Safarov écrira dans la Pravda, à propos des arrestations de communistes en Turquie : "C'est plus qu'un crime : c'est une bêtise [...] Tant d'imbécillité confine à la trahison des intérêts nationaux mêmes de la Turquie nouvelle." 2

Voir par exemple le long article consacré par la Pravda, le 22 février 1921, à l'arrivée à Moscou de l'ambassadeur du Gouvernement d'Ankara. Vers la même époque, la Pravda ne cesse de mettre l'accent sur l'essor du communisme en Turquie. 3 On trouvera le texte de Lénine et des extraits du débat qu'il suscita au sein du Komintern dans H. Carrère d'Encausse et Stuart Schram, op. cit., pp. 195-222. 4 C e Congrès, organisé par le Komintern, s'était tenu à Bakou du 1 er au 8 septembre 1920. 5 Le premier congrès des peuples de l'Orient, Petrograd, 1921 ; rééd. en facsimilé, Paris 1971 p. 41.

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Les plénipotentiaires turcs — Ali Fuad pacha, Yusuf Kemal bey et le Dr. Riza Nur — étaient arrivés à Moscou le 17 février 1921. En dépit des chaleureuses déclarations officielles, c'est dans un climat excessivement tendu que se dérouleront les nouvelles négociations. Le problème arménien était bien évidemment au centre du débat. Le Gouvernement d'Erivan multipliait les protestations contre les "exigences insoutenables" de la Turquie. Forts de leur supériorité sur le terrain, les Turcs ne voulaient faire aucune concession et entendaient, quant à eux, s'en tenir au traité d'Alexandropol 1 . La situation apparaissait d'autant plus inextricable que depuis la mi-février Turcs et Russes s'opposaient également à propos de la Géorgie. Le 14 février, l'Armée Rouge avait fait une percée en territoire géorgien. S'appuyant sur un accord signé avec le Gouvernement menchevik de Tiflis 2 , les Turcs avaient aussitôt répliqué en s'emparant des provinces d'Ardahan et d'Artvin. Une fois de plus, la Turquie et la Russie semblaient au bord de la guerre. Le chef de la mission turque, Ali Fuad pacha, avait beau essayer de calmer les Russes en leur expliquant que l'armée de Kâzim Karabekir était intervenue "pour venir en aide aux ouvriers géorgiens qui luttaient contre le Gouvernement menchevik" 3 , il était évident que les Turcs cherchaient tout bonnement à récupérer les provinces perdues en 1878. Était-il possible, dans une conjoncture aussi explosive, de trouver néanmoins un modus vivendi ? Tel était le casse-tête qu'avaient à résoudre les négociateurs réunis à Moscou. La République des Soviets se trouvait devant une alternative simple : elle devait soit déclarer la guerre à la Turquie, soit se résoudre à des concessions territoriales en Transcaucasie. Manifestement, la seconde solution était la seule susceptible de cadrer avec les exigences de la lutte contre "l'impérialisme mondial". Les dirigeants soviétiques étaient harcelés par les événements. Vers la mi-février, le ministre des Affaires étrangères du Gouvernement d'Ankara, Bekir Sami, avait entamé une campagne d'explications en Europe. Il se trouvait à présent à Londres où avait été convoquée une conférence en vue du règlement de la Question d'Orient. Si les Turcs parvenaient à s'entendre avec les Grandes Puissances, cela pouvait entraîner pour la Russie des conséquences incalculables. Les propos anticommunistes que multipliait Bekir Sami dans les capitales européennes 4 étaient particulièrement inquiétants. Ils semblaient annoncer un renversement des alliances. Il fallait à tout prix se mettre d'accord avec la Turquie, avant qu'il ne soit trop tard. ' C f . Dokumenty, III, annexe au doc. 270, pp. 484-488, note adressée par B. Sami au commissaire des Affaires étrangères de la RSS d'Arménie le 5 févr. 1821. Voir également les mémoires de A. F. Cebesoy, Moskova hatiralari, op. cit., p. 138. 2 C f . K. Karabekir, op. cit., p. 866. 3 Cf. Dokumenty, III, doc. 314, p. 556, lettre d'Ali Fuad pacha à CiCcriri. en date du 3 mars 1921. ce propos cf. dans Dokumenty (III, doc. 333, p. 589) les protestations adressées par Ciéerin à Ali Fuad pacha, le 12 mars 1921.

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Dès la mi-janvier, le représentant des Soviets en Turquie, Budu Mdivani, avait fait savoir aux plénipotentiaires que l'affaire des territoires revendiqués par Ciôerin pour le compte de l'Arménie n'avait été qu'un malheureux malentendu 1 . Début mars, les Arméniens seront invités à "faire des sacrifices" dans l'intérêt du communisme 2 . Le 16 du même mois, le "traité d'amitié et fraternité" entre la République des Soviets et le Gouvernement de la Grande Assemblée nationale était enfin signé. Argument massue, la prise de Batoum par les Turcs quelques jours auparavant avait sans nul doute contribué à accélérer les choses. "C'est l'occupation de la Géorgie et de Batoum", écrira un mois plus tard Mustafa Kemal à Kâzim Karabekir, "qui a permis l'aboutissement de la conférence de Moscou le 16 mars." 3 Par le traité du 16 mars 1921 4 , qui reprenait la plupart des dispositions de l'accord paraphé en août 1920 5 , la Turquie obtenait — partiellement tout au moins — gain de cause. Le Gouvernement d'Ankara était certes contraint de rétrocéder Batoum à la Géorgie (art. II), mais il conservait les provinces de Kars, d'Ardahan et d'Artvin (art. I). En outre, la République des Soviets proclamait solennellement l'abrogation des Capitulations (art. VI) et s'engageait à reconnaître l'entière souveraineté de la Turquie sur les Détroits et sur Constantinople (art. V). Dans un autre ordre d'idées, les dirigeants soviétiques acceptaient de garantir aux mouvements nationaux des peuples d'Orient le droit de choisir librement leur régime politique (art. IV). L'amitié et la fraternité exaltées dans le préambule du traité devaient être matérialisées par la reprise des relations économiques et consulaires entre les deux pays (art. XIV), par la mise en œuvre de mesures susceptibles de faciliter la circulation des hommes et des marchandises (art. IX) et par le rapatriement des prisonniers de guerre et des civils internés en 1914 (art. XIII). Destiné à sceller la bonne entente entre le Gouvernement de la Grande Assemblée Nationale et la République des Soviets, l'accord de Moscou ne fut cependant pas totalement efficace. Les documents dont nous disposons aujourd'hui, en particulier les documents issus des archives soviétiques, montrent que l'ère "d'amitié et de fraternité" inaugurée par le traité de mars 1

D'après A. K Cebesoy, Moskova hatiralari, op. cit., pp. 118-119. CI. A. Skaíko, "Armenija : Turcija na predstojaséej konferencii" (Arménie : la Turquie à la conférence préliminaire), Zizn' nacional'nostej, 6 (104), 1921, p. 2. Karabekir, op. cit., p. 883. ^Le texte du traité figure dans de nombreux recueils de documents. Cf. p. ex. J. C. Hurewitz, Diplomacy in the Near and Middle East. A documentary record, II : 1914-1956, New York 3 e éd. 1972, pp. 95-97. 5 I1 s'agit de l'accord élaboré par Yusuf Kemal et Bekir Sami. Ce texte a été publié dans le Harp tarihi vesikalari dergisi (doc. 1264). 2

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DU

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1921 fut en réalité placée sous le signe de la nervosité et de la méfiance réciproques. À Moscou, les diplomates turcs et soviétiques étaient parvenus à régler un certain nombre de points litigieux, mais ils n'avaient pas réussi à établir entre les deux pays un climat de réelle concorde. Du côté russe, nous observons des manifestations de mauvaise humeur dès le lendemain de la signature du traité. C'est que les Turcs faisaient des difficultés pour évacuer les territoires qu'ils s'étaient engagés à rendre à la Géorgie et à l'Arménie. Le 23 mars, Ciéerin exigera en termes comminatoires l'évacuation immédiate de la Géorgie par les troupes turques 1 . Début avril, la tension entre les deux pays montera encore d'un cran, mais cette fois à propos de l'Arménie. Prétextant la contre-révolution dachnakiste qui avait éclaté le 18 février, Kâzim Karabekir avait refusé, jusque-là, de rendre aux Arméniens la région d'Alexandropol et d'Erivan. Mais le 2 avril, les communistes avaient finalement réussi à écraser les Dachnaks et à reprendre Erivan. Dès que cette nouvelle fut connue à Moscou, CiCerin s'empressa d'indiquer à l'ambassadeur de Turquie, Ali Fuad pacha, que "le temps était venu pour l'armée turque de se retirer au-delà de la frontière établie par le traité de Moscou" 2 . Le même jour, dans un télégramme adressé à G. K. Ordjonikidze, il s'en prenait à la "crapulerie" de Kâzim Karabekir et évoquait la possibilité d'une guerre entre la Turquie et la Russie soviétique 3 . Ce n'est qu'au début du mois de mai que Kâzim Karabekir accepta d'évacuer la région d'Alexandropol. Mais à peine ce dossier était-il clos qu'un autre sujet de discorde s'élevait entre les deux pays. Karabekir — toujours lui — était à présent accusé de menées hostiles à rencontre des paysans russes établis dans la région de Kars. Ces paysans qui appartenaient à la secte des Molokane 4 faisaient l'objet d'arrestations arbitraires et d'incessantes 1

Dokumenty, IV, doc. 8, pp. 15-16. Dokumenty, IV, doc. 34, p. 49, note du 6 avr. 1921. 3 Dokumenty, IV, doc. 35, p. 50. 4 L e terme Molokan (du russe, Molokane "buveurs de lait") désigne les adeptes d'une secte religieuse qui semble s'être constituée en Russie au XVII e siècle. L'origine du terme Molokan est controversée. D'après certains, les Molokane se distinguaient des autres orthodoxes par le fait qu'ils buvaient du lait lors du carême. Ces "opposants" mal vus du pouvoir central furent contraints, à partir du début du XIX e siècle, de s'installer dans la périphérie du territoire russe, en particulier en Transcaucasie. Au lendemain de la guerre russo-turque de 1877, un grand nombre d'entre eux vinrent se fixer dans la province de Kars. En 1921-1922, Kâzim Karabekir obligea la plupart des Molokane de Kars à repartir en Russie. Mais quelques communautés rurales parvinrent à se maintenir sur place jusqu'en 1962. A cette date, on note un dernier reflux en direction de la Russie. Les Molokane furent de grands voyageurs. On a signalé des communautés se réclamant de cette secte au Caucase, en Sibérie orientale, en Iran. Actuellement, il existe une importante colonie de Molokane en Californie. Au sujet de ces Molokane "américains", cf. p. ex. le livre de P. V. Young, The pilgrims ofRussian towns, 1932. O. Tiirkdogan a consacré aux Molokane de Kars une intéressante monographie : Malakanlar'in toplumsal yapisi. Kars ilinin iiç koyunde bir rus etnik grubunun sosyo-ekonomik araçtirmasi. 1877-1962 (La structure sociale des Molokane. Recherche socio-économique sur trois villages russes de la province de Kars. 1877-1962), Erzurum, 1971. 2

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tracasseries. Le commandant de l'armée de l'Est les considérait comme des "espions" à la solde des Bolcheviks et entendait les contraindre à repartir pour la Russie. Le 18 mai, Ciécrin faisait savoir à Ali Fuad pacha que si le Gouvernement de la Grande Assemblée Nationale continuait de persécuter les Molokane, la Russie soviétique se trouverait dans l'obligation de retarder le rapatriement des prisonniers de guerre et d'interrompre ses livraisons d'armes et d'argent 1 . Ces menaces, mises partiellement à exécution notamment en ce qui concerne le rapatriement des prisonniers, semblent avoir amené les Turcs à plus de souplesse. Mais le problème des Molokane ne sera définitivement résolu qu'à l'automne de l'année 1922, lorsque, au terme de longues tractations 2 , la plupart d'entre eux seront rapatriés par trains entiers en Russie. L'arrivée du diplomate français Franklin-Bouillon à Ankara, le 9 juin, vint encore accroître le mécontentement des dirigeants soviétiques. À leurs yeux, les discussions franco-turques ne pouvaient représenter qu'une "trahison" du traité d'amitié et de fraternité signé peu de temps auparavant à Moscou. Le 10 octobre, quelques jours avant la signature de l'accord entre la France et le Gouvernement de la Grande Assemblée, Cicerin se plaindra amèrement auprès de l'ambassadeur de Turquie à Moscou de ne pas avoir été mis au courant de la teneur des pourparlers 3 . Les ouvertures faites à Mustafa Kemal, vers le début du mois de juillet, par le commandant en chef des Forces alliées à Constantinople, le général Harington, contribuèrent sans nul doute à donner aux dirigeants soviétiques l'impression que quelque chose se tramait entre la Turquie et les Grandes Puissances. Vers la fin de l'été 1921, ce sera au tour du Gouvernement d'Ankara de se montrer mécontent. En effet, tandis que les troupes kémalistes s'apprêtaient à livrer un dur combat contre les Grecs, Enver pacha était venu se poster à Batoum et avait manifesté sans ambiguïté son intention de reprendre le pouvoir en Turquie 4 . Il ne faisait aucun doute que l'ex-ministre de la Guerre agissait avec la complicité des dirigeants soviétiques. Le bruit courait même que ceux-ci avaient mis à sa disposition une armée de dix à quinze mille

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Dokumenty, IV, doc. 88, pp. 128-129. Cf. Dokumenty, IV, docs 91, 114 et 303 ; V, doc. 246. Il semble que les Bolcheviks étaient désireux de retarder le rapatriement des Molokane en raison de la famine qui sévissait à cette époque en Russie. 3 Dokumenty, IV, doc. 255, pp. 400 sq. 4 Voir à ce propos P. Dumont, art. cit. 2

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hommes prête à envahir l'Anatolie 1 . Dès le 4 août, Yusuf Kemal s'était plaint auprès de CiCerin du soutien accordé par Moscou à "certains aventuriers désireux de rentrer en vainqueurs dans le pays" 2 . La victoire des Turcs, le 13 septembre, allait faire échouer le complot d'Enver. Mais l'alerte avait été chaude. Aussi Ali Fuad pacha n'hésitera-t-il pas à faire d'amères remontrances à CiCerin. Ce dernier ne pouvait bien entendu que désavouer catégoriquement la tentative de putsch de Batoum. Dans une longue note en date du 10 octobre, il s'efforcera de persuader l'ambassadeur de Turquie à Moscou que les autorités soviétiques n'avaient jamais accordé le moindre soutien aux "personnalités politiques turques hostiles au Gouvernement de la Grande Assemblée nationale" 3 . Bien que leurs relations fussent "difficiles", la République des Soviets et le Gouvernement d'Ankara étaient néanmoins décidés à poursuivre leur lutte commune contre les Grandes Puissances. Pour les Russes, cela impliquait d'importants sacrifices financiers au profit de la Turquie. Lors de la signature du traité de Moscou, les dirigeants soviétiques avaient promis aux plénipotentiaires turcs dix millions de roubles or, ainsi que d'importantes quantités d'armes et de munitions. Nonobstant les multiples "actes de banditisme" de Karabekir en Arménie et dans la région de Kars, un premier envoi de quatre millions de roubles parviendra en Turquie dès le mois de mai 1921. Le restant de la somme promise sera livré par petits lots entre juin 1921 et mai 1922. Le Russes fourniront en outre, au cours de l'année 1921, deux destroyers, plus de trente mille fusils, des masques à gaz, des canons, des mitrailleuses et même, pour faire bonne mesure, quelque 1 500 sabres 4 .

1 Dès le 29 juin, le général Pellé télégraphiait aux autorités françaises : "D'importants mouvements de troupes rouges ont été constatés fin mai et au début de juin de Tiflis vers le sud. Renseignements concordants de différentes sources indiquent qu'une masse de 130 000 à 150 000 hommes serait concentrée en Arménie russe [...] La présence de ces troupes constitue pour négociateurs bolcheviks et pour leurs alliés extrémistes et unionistes un sérieux moyen de pression. Bolcheviks sont en mesure de donner à Mustapha Kemal Pacha choix entre deux solutions : accepter leur alliance ou combattre sur deux fronts..." (Archives du ministère français des Affaires étrangères, Levant 1918 1929, Turquie, 96) (cité infra : AMAEF). Des informations similaires à celles contenues dans ce télégramme circuleront tout au long de l'été 1921. ^Dokumenty, IV, annexe au doc. 255, pp. 400 sq. 3 Dokumenty, IV, doc. 255, pp. 400 sq. 4A ce propos, cf. Dokumenty, III, doc. 213, n. 54. On trouvera également des indications sur l'aide soviétique à la Turquie dans l'ouvrage de A. Miiderrisoglu, Kurtuluç sava§imn malî kaynaklari (Les bases économiques de la guerre de libération), Ankara, 1974, pp. 520 sq. Cet auteur évalue l'ensemble de l'aide soviétique à onze millions de roubles or, 37 812 fusils, 324 mitrailleuses, 44 587 caisses de munitions et 66 canons.

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C'est cette aide, généreusement dispensée malgré d'incessantes frictions, qui avait permis à l'armée turque de battre les Grecs le 13 septembre. Au début de l'automne 1921, le Gouvernement de la Grande Assemblée se trouvera de toute évidence acculé à une certaine gratitude. De là, sans doute, la détente que nous observons vers cette époque dans les relations entre Moscou et Ankara. Cette détente se traduira notamment, le 13 octobre, par la signature à Kars d'un nouveau traité turco-soviétique, traité ayant pour objet d'élargir aux Républiques transcaucasiennes les effets du traité de Moscou 1 . Mais ce n'est que vers la mi-décembre, avec l'arrivée à Ankara de l'ambassadeur extraordinaire de la République soviétique d'Ukraine, M. V. Frunze 2 , que nous assisterons à une véritable décrispation des rapports entre les deux pays. Le commandant en chef des armées d'Ukraine, dont le voyage était prévu depuis le mois d'août, était une des personnalités les plus en vue du parti bolchevik. Sa désignation à la tête d'une mission chargée de conclure un traité entre la République d'Ukraine et le Gouvernement d'Ankara ne pouvait que souligner l'importance que les Soviets accordaient à l'amitié turco-russe. Extrêmement touché par ce geste, Mustafa Kemal éprouva par ailleurs, semble-t-il, une réelle sympathie pour le "héros" du front ukrainien. Les nombreux entretiens qu'eurent les deux hommes se déroulèrent dans un climat de parfaite confiance et Frunze fut même convié à prendre connaissance des projets militaires du Gouvernement turc 3 . Le 20 décembre, les parlementaires d'Ankara faisaient à l'ambassadeur extraordinaire de la République d'LIkraine une ovation comme il ne s'en était jamais vu dans les annales de la Grande Assemblée 4 . Pendant toute la durée du séjour de Frunze en Turquie, la capitale anatolienne vivra à l'heure de la bonne entente turco-soviétique. Le 2 janvier, au cours d'une allocution prononcée à l'occasion de la signature du traité d'amitié avec l'Ukraine, Mustafa Kemal ira même jusqu'à envisager la possibilité d'un rapprochement idéologique entre le populisme turc et le bolchevisme 5 .

' On trouvera le texte de ce traité dans les Dokumenty, IV, doc. 264, pp. 420-429. Pour le texte en langue turque, cf. p. ex. K. Karabekir, op. cit., pp. 953-958. 2 On trouvera une biographie de Frunze dans G. Haupt et J.-J. Marie, op. cit., pp. 127-134. Pour ce qui est du rôle joué par Frunze en Turquie, nous renvoyons à l'excellent article de A. N. Hejfic, "Roi' missii M. V. Frunze v ukreplenii druïestvennyh sovetsko-tureckih otnosenij" ( L e rôle de la mission de M. V. Frunze dans le renforcement des relations amicales soviétoturques), Voprosy istorii, 5, 1962, pp. 90-104. Voir également les nombreux matériaux rassemblés dans les Dokumenty, IV et V. 3 A. N. Hejfic, art. cit., p. 102. N. tleri, op. cit., pp. 253 sq. S Hakimiyet-i milliye, 4 janv. 1922, cité par R. N. Ileri, op. cit., pp. 261-265. On trouvera le texte de l'accord signé avec l'Ukraine dans les Dokumenty, V, doc. I, pp. 9 sq.

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À 1 / I NT ER N AT I ON A LI S M E

Cette flambée de cordialité à l'égard des Soviets aurait pu n'être qu'un feu de paille. Mais Frunze parti, le relais fut pris par le nouvel ambassadeur de Russie à Ankara, S. I. Aralov 1 . Ses prédécesseurs — Upmal-Angarskij, Budu Mdivani et tout dernièrement Nazarenus 2 — avaient été assez mal accueillis par le Gouvernement turc. Accusés d'être venus en Anatolie pour y organiser la propagande bolchevique, Upmal-Angarskij et Budu Mdivani avaient même été priés de repartir au plus vite 3 . Aralov au contraire, diplomate habile et chaleureux, devint d'emblée une des personnalités politiques les plus choyées d'Ankara. Arrivé dans la capitale anatolienne vers la fin du mois de janvier 1922, il s'était mis tout de suite à l'œuvre, multipliant les visites protocolaires, les banquets, les déclarations publiques, etc. Grâce à son incessante activité, il parvint à s'attirer l'estime de Mustafa Kemal et à colmater, pour un temps tout au moins, les fissures qui menaçaient l'alliance turco-soviétique. Le resserrement des liens avec la République des Soviets allait entraîner dans les premiers mois de 1922, une certaine résurgence de la gauche anatolienne. Pour le Gouvernement d'Ankara il s'agissait simplement de jeter un peu de lest afin de s'assurer le plein soutien des Bolcheviks, à un moment où il s'apprêtait à porter un dernier coup de boutoir contre l'envahisseur grec. Les "extrémistes", qui avaient été condamnés au début de l'année 1921 à diverses peines de prison, avaient bénéficié d'une amnistie dès la fin du mois de septembre 1921 4 . En mars 1922, l'ex-député de Tokat, Nazim, et le commandant Salih seront autorisés à reconstituer le "parti communiste populaire de Turquie". À l'occasion de l'anniversaire de la Commune, cette organisation parviendra même à lancer un hebdomadaire, le Yeni Hayat (La

S. I. Aralov a consacré à son séjour en Turquie un livre de mémoires, Vospominanija sovetskogo diplomata (Souvenirs d'un diplomate soviétique), Moscou, 1960, qui constitue une source de premier plan pour l'histoire des relations turco-soviétiques en 1922-1923. Une traduction abrégée de ces mémoires, "Diplomats look back : In the Turkey of Atatiirk", a paru dans International Ajfairs (Moscou), 8, 1960, pp. 81-87 ; 10, 1960, pp. 97-103 ; II, i 9 6 0 , pp. 96102. ^ N o m m é représentant de la République des Soviets auprès du gouvernement de la Grande A s s e m b l é e en remplacement de Shal'va Eliava (cf. supra, n. 26), qui n'avait pu occuper ce poste en raison d'ennuis de santé, Upmal-Angarskij était arrivé à Ankara le 4 octobre 1920. Il sera remplacé par Budu Mdivani à la fin du mois de janvier 1921, mais la présence de ce dernier sur le territoire turc s'avérera très vite indésirable. A en croire S. I. Aralov (op. cit., p. 32), Moscou aurait accepté de le rappeler dès le 28 mars. Le nouvel ambassadeur, Nazarenus, ne parvint à se maintenir à Ankara que pendant six mois (juin-novembre 1921). Il fut obligé de s'en aller pour raisons de santé (Dokumenty, IV, p. 710, rapport annuel). 3

A en croire certaines sources françaises, Budu Mdivani aurait même trempé dans un complot bolchevik visant à renverser le Gouvernement d'Ankara (cf. p. ex. AMAEF, Levant 1918-1929, Turquie, 278, f. 198). ^G. S. Harris op. cit., p. 107 ; M. Tunçay, Tiirkiye'de sol akimlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-1925), Ankara, 2 e éd. 1967, p. 133.

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Nouvelle Vie), qui assurera pendant quelques mois la diffusion de la pensée "marxiste" en Anatolic 1 . Nazim et Salih, qui se réclamaient de la III e Internationale, ne faisaient aucun mystère de leurs relations avec l'ambassade russe à Ankara. Aralov, cependant, sut se montrer loyal envers le Gouvernement kémaliste. Lorsque Nazim vint en juillet lui proposer d'installer un pouvoir pro-soviétique à Ankara, il n'hésita pas à avertir Mustafa Kemal de ce qui se tramait 2 . Les Bolcheviks, de toute évidence, ne couraient plus derrière de vaines chimères. Ils savaient que le temps était passé où ils pouvaient espérer soviétiser l'Asie Mineure. S'ils ne renonçaient pas, dans la perspective d'une stratégie à long terme, à œuvrer au développement du mouvement prolétarien en Turquie, ils étaient néanmoins pleinement conscients de la nécessité, pour l'immédiat, de ne rien faire qui pût compromettre la réussite du combat anti-impérialiste mené par le Gouvernement d'Ankara. Le reconstitution du "parti communiste populaire de Turquie", en mars 1922, marque le zénith de la bonne entente turco-soviétique. À partir de cette date, les relations entre les deux pays se dégraderont à vue d'œil. Dès la fin du mois d'avril, nous retrouvons l'atmosphère de méfiance et d'incompréhension qui avait régné pendant la plus grande partie de l'année 1921. Le premier accroc sérieux fut provoqué par les Russes : le 21 avril, des agents de la Tchéka opérèrent une descente dans les bureaux de l'attaché militaire turc à Moscou et, à la suite de cette perquisition, certains collaborateurs d'Ali Fuad pacha furent accusés d'espionnage militaire au profit de la Turquie 3 . Du côté turc, la réaction fut immédiate. Le 10 mai, Ali Fuad pacha quittait Moscou, rappelé par son gouvernement. Évidemment, il ne pouvait être question, pour une simple affaire de papiers compromettants, de renoncer à l'amitié turco-russe. De part et d'autre, on s'efforça de minimiser l'incident ; mais la Turquie tint néanmoins à manifester son mécontentement en refusant, pour un temps, de désigner un nouvel ambassadeur auprès du Gouvernement soviétique.

^À en croire W. Kord-Ruwish, "Die Arbeiterpresse in der Türkei", Zeitungswissenschaft, 4, 1926, le Yenì Hayat aurait été suspendu au bout de 26 numéros. On est donc en droit de penser que cet hebdomadaire continua de paraître jusque vers le milieu du mois de septembre 1922. S. Harris, op. cit., p. 111. 3 Sur cette affaire, cf. A. F. Cebesoy, Moskova hatiralari, op. cit., pp. 329 sq. Cf. également Dokumenty, V, doc. 138, pp. 274-276, note de Karakhan à Ali Fuad pacha, en date du 27 avr. 1922.

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DU

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Vers la même époque, la guérilla menée par Enver pacha au Turkestan 1 vint constituer un second facteur de tension entre les deux pays. Les Bolcheviks, qui souhaitaient discréditer la révolte des Basmaci auprès des masses musulmanes, comptaient sur Mustafa Kemal pour faire un geste en leur faveur. Le 11 mai, Aralov fut chargé de demander au Gouvernement d'Ankara de condamner publiquement l'entreprise d'Enver 2 . Mais en dépit des multiples démarches effectuées par l'ambassadeur soviétique, Mustafa Kemal refusa catégoriquement de prendre position. Il ne voulait pas, disait-il, avoir l'air de se venger de son ancien rival 3 . À Moscou, ce fut bien entendu la consternation. En s'abstenant de se prononcer, le Président de la Grande Assemblée ne faisait que proclamer son soutien tacite à la cause des Basmaci. C'était là, pour la République des Soviets, un outrage de taille, et difficile à encaisser. En juillet, le colonel Mougin, qui représentait la France à Ankara, exulte : "Les relations entre Angora et les Russes", télégraphie-t-il au quai d'Orsay, "continuent à être peu cordiales." 4 Aralov avait beau multiplier les banquets, il ne parvenait pas à enrayer le refroidissement de l'amitié turcosoviétique. Mais il faudra attendre l'écrasement définitif des troupes grecques, au début de septembre, pour que la mésentente entre la Turquie et la République des Soviets se manifeste au grand jour. La fermeture de l'hebdomadaire Yeni Hayat en septembre, l'inter-diction du "parti communiste populaire de Turquie" en octobre, les tracasseries infligées à la mission commerciale russe à Ankara vers le début du mois de novembre 5 : autant d'indices qui viendront témoigner de la gravité de la crise. Pourquoi cette progressive désaffection du Gouvernement d'Ankara pour la Russie soviétique ? Tout simplement, semble-t-il, parce que Mustafa Kemal souhaitait améliorer l'image de marque de la Turquie nationaliste avant de se lancer dans des négociations avec les Alliés. Il s'agissait, comme à l'époque de 'À ce propos, cf. P. Dumont, art. cit. Pour plus de détails sur la question, voir l'ouvrage de H. Carrère d'Encausse, Réforme et révolution chez les musulmans de l'Empire russe, Paris, 1966. 2 Dokumenty, V, doc. 154, p. 379. 3 lbid„ n 83. 4 AMAEF, Levant 1918-1929, Turquie, 279, f. 144, télégramme du 15 juil. 1922. 5 Les autorités turques voulaient empêcher cette mission de poursuivre son activité tant que ne serait pas signé un accord commercial en bonne et due forme entre la République des Soviets et la Turquie. Les Russes, cependant, avaient déjà mis en place, à Ankara et dans d'autres villes turques, un important personnel commercial et menaçaient de rompre leurs relations économiques avec le Gouvernement d'Ankara si celui-ci persistait à demander la fermeture des représentations du Vnestorg (commissariat au Commerce extérieur) en Turquie. A ce propos, cf. Dokumenty, V, doc. 291, pp. 634-636, note d'Aralov au ministère des Affaires étrangères de la Grande Assemblée, 26 oct. 1922 ; cf. aussi doc. 316, pp. 681-683, note du 14 nov. 1922 ; doc. 320, pp. 685-687, note du 18 nov. 1922.

L'AXE

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la Conférence de Londres (au début de l'année 1921), de signifier clairement au monde capitaliste que la Turquie était fermée au communisme et qu'elle ne tolérerait jamais une immixtion bolchevique dans ses affaires. Une telle mise au point ne pouvait que faciliter les pourparlers de paix qui allaient s'engager à Lausanne. * *

*

S'orientait-on vers une rupture définitive entre la Turquie et la République des Soviets ? À la veille de la Conférence de Lausanne, le Komintern avait laissé croire que, la guerre finie, la classe ouvrière turque engagerait la lutte contre le "gouvernement de caste" 1 de la Grande Assemblée. Mais les dirigeants soviétiques ne firent rien pour encourager une telle éventualité lorsque la paix fut en vue. Tout en dénonçant la politique réactionnaire et les "zigzags" des Kémalistes, Karl Radek exhortera au contraire, en novembre 1922, les ouvriers turcs à continuer de soutenir les "justes revendications" du mouvement de libération nationale. "Vous devez comprendre", leur dira-t-il, "que le temps n'est pas venu pour la lutte finale et que vous avez encore un long chemin à faire de concert avec les éléments bourgeois..." 2 Les Bolcheviks, somme toute, entendaient poursuivre leur politique d'alliance avec la Turquie. Les dirigeants anatoliens, de leur côté, bien que l'amitié et la fraternité proclamées en mars 1921 leur parussent passablement encombrantes, semblaient décidés à maintenir avec la Russie des relations de "bon voisinage". Quatre années de lutte contre un même ennemi avaient fini par créer entre Ankara et Moscou une certaine communauté d'intérêts.

^Cf. l'appel de l'exécutif de l'Internationale communiste du 25 septembre 1922, «Travailleurs, opposez-vous à une nouvelle guerre d'Orient !", La Correspondance internationale 14 30 sect' v 1922, p. 574. ' 2 Cité par H. Carrère d'Encausse et S. Schram, op. cit., p. 265.

LES ORGANISATIONS SOCIALISTES ET LA PROPAGANDE COMMUNISTE À ISTANBUL PENDANT L'OCCUPATION ALLIÉE 1918-1922

Au cours de ces dernières années, plusieurs travaux remarquable ont été consacrés, tant en Turquie que dans d'autres pays, à l'étude des origines du mouvement ouvrier et du socialisme turcs. De forts intéressants articles et ouvrages de synthèse sur la question ont été publiés en particulier en URSS 1 . S'appuyant sur ces matériaux soviétiques, G. S. Harris a publié en 1967 un livre intitulé The Origins of Communism in Turkey qui constitue une bonne présentation d'ensemble du problème. Quant au livre de Mete T'unçay, Turkiye'de Sol Akimlar (Les courants de gauche en Turquie), dont une nouvelle édition, très enrichie, est parue récemment, il est considéré en Turquie quasiment comme un classique 2 . Ces divers travaux, toutefois, n'ont fait que défricher le terrain. De nombreuses questions demeurent encore sans réponse, car les sources font souvent défaut. L'essentiel donc, dans l'état actuel du dossier, est de combler les lacunes, au fur et à mesure de la découverte de nouveaux matériaux. Ma communication a pour objet de contribuer à cette tâche. Je tenterai en effet de présenter ici quelques documents inédits qui peuvent concourir à renouveler et enrichir l'approche de certains problèmes. J'ai puisé pour l'essentiel dans les papiers du corps d'occupation français d'Istanbul, conservés dans les archives de la Guerre, au château de Vincennes. Beaucoup moins connu que les diverses séries rassemblées au Quai d'Orsay, ce fonds a été assez peu utilisé jusqu'à présent par les historiens de la Turquie contemporaine. Pour ma part, je n'y ai effectué que quelques sondages,

Il convient de citer notamment le travail déjà relativement ancien de P. KopHHeHKO, Pa6oiee N B H M E H I I E B Typqmi 1918-1963. Moscou, 1965, ainsi que celui de A. M. MAMCYTFJHHOB, HAUNOHAJIBHO-OCBO6OANTEJIIIHAH 6opb6a B Typimn 1918-1923 rr, Moscou, 1966.

7

La troisième édition de cet ouvrage est parue à Ankara en 1978. Elle comporte de nombreuses et fort intéressantes annexes.

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mais les matériaux mis à la disposition des chercheurs — notes d'information, extraits et comptes rendus de presse, rapports, télégrammes, etc. — constituent un gisement considérable qui mériterait à n'en pas douter d'être systématiquement exploré. Les matériaux qui ont retenu mon attention concernent principalement le Parti socialiste turc, une organisation créée par Hûseyin Hilmi en 1910 et remise sur pied au début de l'année 1919 avec l'aval de la Deuxième Internationale. Les dépôts de Vincennes conservent par ailleurs un grand nombre de documents ayant trait à divers groupuscules, plus ou moins soumis aux mots d'ordre du Komintern. À l'aide de quelques échantillons particulièrement significatifs, je m'efforcerai, dans les pages qui suivent, de donner un aperçu du contenu de ces divers papiers. Toutefois, avant d'aborder l'étude des courants socialistes et communistes à Istanbul pendant l'occupation alliée tels qu'ils se laissent cerner à travers les documents de Vincennes, il me paraît utile de donner ici un aperçu global de la sous-série 20 N, le principal fonds d'archives auquel j'ai eu recours.

1. La Sous-Série 20 N La sous-série 20 N rassemble les archives de diverses unités françaises ayant servi sur le front oriental entre 1915 et 1923, à l'exception notable des archives des forces du Levant qui ont fait l'objet d'un versement dans une série différente et dont, pour cette raison, il ne sera pas question ici. En premier lieu viennent les papiers du Corps expéditionnaire d'Orient rebaptisé ultérieurement "Corps expéditionnaire des Dardanelles" (cartons 20 N 1 à 20 N 57). Le second lot d'archives (20 N 58 à 20 N 109) concerne l'Armée d'Orient commandée par le Général Sarrail et dont le principal point d'ancrage était Salonique. La troisième section de la sous-série est constituée par les cartons (20 N 110 à 20 N 421) du commandement des armées alliées en Orient institué en août 1916 et qui devait subsister jusqu'en septembre 1920, d'abord sous la direction du Général Sarrail (août 1916 - décembre 1917), puis sous celle du Général Guillaummat (décembre 1917 - juin 1918) et enfin sous celle du Général Franchet d'Esperey qui eut le mémorable privilège d'entrer triomphalement à Istanbul le 23 novembre 1918. Les cartons suivants (20 N 422 à 20 N 1064) sont relatifs à diverses unités qui servirent dans les Balkans et sur le littoral occidental de la mer Noire : armée française d'Orient, groupe d'armées de

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Hongrie, armée du Danube, unités diverses. Enfin, viennent les archives (cartons 20 N 1065 à 20 N 1248) du corps d'occupation français de Constantinople constitué en avril 1919 et placé, après un bref intérim du Général Nayral de Bourgon, sous le commandement du Général Charpy. Avec un total de 1248 cartons, la sous-série 20 N constitue un des ensembles les plus importants des archives de Vincennes. En ce qui concerne mon étude, ce sont les dossiers du commandement des armées alliées en Orient et ceux du Corps d'occupation de Constantinople qui offrent les matériaux les plus intéressants. Comme la plupart des autres fonds de la sous-série, les archives du commandement des armées alliées en Orient sont divisées en plusieurs sousgroupes, conformément à l'organisation habituelle de la bureacratie militaire. Les cartons du premier bureau (20 N 110 à 138) regroupent les matériaux relatifs aux effectifs et au fonctionnement des divers services de l'armée. Ceux du deuxième bureau (20 N 139 à 220) sont dédiés aux documents des services de renseignements. Les archives du troisième bureau (20 N 221 à 283) concernent pour l'essentiel les opérations militaires. Les dossiers du quatrième bureau (20 N 287 à 343), enfin, traitent en principe des transports, des communications et de l'intendance. En ce qui concerne la Turquie, c'est incontestablement dans les cartons classés sous la rubrique "deuxième bureau" qu'il faut chercher les matériaux les plus significatifs. Les Français avaient mis en place de nombreux services de renseignements, tant à Istanbul qu'en province. Dans l'ancienne capitale de l'Empire ottoman, plusieurs services se faisaient concurrence : celui de l'armée de terre, celui de la marine et celui mis en place au titre de la police interalliée. Dirigé par le lieutenant de vaisseau Rollin, le département de renseignements de la marine semble avoir été particulièrement efficace (cartons 20 N 166 à 170). Outre ces trois grands organismes, il existait apparemment diverses autres officines de moindre importance qui étaient également chargées de collecter des renseignements. La plus intéressante de celles-ci est probablement la "liaison française près le ministère de la guerre ottoman", dont le chef était le lieutenant-colonel Mougin, un officier de grand talent qui devait jouer un rôle important, à partir de 1921, dans le rapprochement entre la France et le gouvernement d'Ankara. En dehors d'Istanbul, les sections de renseignements abondaient également. Plusieurs d'entre elles fonctionnaient en Turquie

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d'Europe (Gallipoli, Edirne, etc.). Mais, pour l'époque qui nous intéresse, ce sont les bureaux d'Anatolie qui étaient les plus actifs. Le chef de bataillon Labonne dirigeait à Afyon-Karahisar (jusqu'au début de l'année 1920) un service très bien organisé qui rassemblait des renseignements sur tout ce qui pouvait concerner l'Anatolie occidentale (20 N 200). À Smyrne, c'était les gens de la marine qui étaient d'attaque. Dans les premiers temps de l'occupation, d'autres services existaient également à Izmit, Brousse, Zonguldak et même Ankara. Par ailleurs, les unités de la marine qui sillonnaient la mer Noire faisaient également de leur mieux pour collecter des informations. Ces divers services de province étaient chargés d'alimenter les départements centraux qui se trouvaient à Istanbul. Ici, les renseignements étaient regroupés par catégories, triés, éventuellement vérifiés, puis réexpédiés vers d'autres lieux — en particulier vers les divers bureaux de l'administration militaire à Paris — sous la forme de télégrammes, de missives ou plus habituellement de bulletins à périodicité variable. Plusieurs séries de bulletins se présentent sous la forme de comptes rendus quotidiens. Ils sont en général très difficiles à utiliser en raison de leur masse même et de l'extrême dispersion des informations qu'ils fournissent. Mais les renseignements qui affluaient chaque jour faisaient également l'objet de synthèses hebdomadaires. D'autres rapports étaient aussi élaborés toutes les deux semaines ou tous les mois (20 N 141 à 143). Ce sont sans doute les bilans hebdomadaires qui s'avèrent les plus utiles pour les chercheurs : effectuée au niveau de la semaine, la synthèse permet de coller au plus près à l'événement, tout en évitant l'éparpillement du quotidien. Les synthèses bi-mensuelles ou mensuelles fournissent une information mieux repensée, mais qui a généralement perdu une grande partie de sa précision. Le travail des services de renseignements consistait principalement à dépouiller la presse locale — journaux d'Istanbul et d'Ankara, petites feuilles de province, organes des minorités, périodiques publiés par les émigrés russes — et à les diffuser au moyen d'extraits et des comptes rendus de presse. Ces matériaux, il convient de le souligner, peuvent s'avérer assez utiles. Ils sont en général le fruit d'un labeur accompli avec sérieux et peuvent dès lors épargner aux chercheurs, le cas échéant, de fastidieuses quêtes dans les collections de presse de l'époque. À côté des journaux, les services de renseignements disposaient, par ailleurs, des différentes données qui leur étaient transmises par leurs nombreux informateurs. Ces informateurs étaient recrutés dans toutes les couches de la société et appartenaient à toutes les nationalités. Beaucoup

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d'entre eux étaient, semble-t-il, des marchands qui rassemblaient des renseignements au gré de leurs pérégrinations en province. Il y avait également parmi eux des fonctionnaires de l'administration ottomane, des employés, des notables, de simples indicateurs recrutés dans le menu peuple, des hommes politiques haut placés, etc. Il y avait probablement, dans le nombre de ces informateurs, des individus qui travaillaient bénévolement. Mais beaucoup se faisaient rémunérer leurs services. Certaines feuilles de frais conservées dans les cartons de Vincennes donnent une assez bonne idée de l'extrême variété de gens qui émargeaient ainsi au budget de l'armée française. Une autre façon de se procurer des renseignements était aussi d'interroger des suspects, des prisonniers ou des déserteurs. C'est à cette catégorie d'informations qu'appartiennent les matériaux regroupés dans les cartons 20 N 159 à 162. Enfin, les officiers des divers services de l'armée française avaient aussi, tout simplement, la ressource d'emprunter des renseignements à leurs collègues des autres nationalités. Les Anglais en particulier, fort bien dotés en cette matière, se montraient habituellement assez généreux (voir en particulier 20 N 173 à 175), mais l'obligeance dont ils faisaient preuve impliquait bien entendu une certaine réciprocité. Au milieu de l'été 1921, le gouvernement français décida — pour diverses raisons qu'il ne m'appartient pas d'évoquer ici — de modifier l'organisation des forces occupantes. Le haut commandement des forces alliées fut mis en veilleuse et remplacé, du côté français, par le "Corps d'occupation de Constantinople". Ce changement s'accompagna, à brève échéance, d'une nette diminution des effectifs français stationnés en Turquie. Cet amenuisement des effectifs n'eut cependant aucune répercussion notable sur les services de renseignements. Seuls disparurent quelques officines en des points que les Français avaient été obligés d'évacuer : Afyon-Karahisar par exemple. Mais dans l'ensemble, le réseau mis en place en 1919 demeura quasiment intact. Outre les services centraux d'Istanbul, diverses sections continuèrent de fonctionner en Thrace et à Gallipoli. En Anatolie, le service de renseignements de Zonguldak avait pris le relai de celui d'Afyon-Karahisar. Lorsqu'en juin 1921 les troupes françaises furent obligées d'évacuer le bassin minier sur la pression des forces nationalistes, elles obtinrent que ce service soit maintenu sur place. La marine, qui avait ses propres sources d'approvisionnement en informations, persévéra elle aussi dans ses activités.

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Grâce à cette remarquable stabilité des organismes de renseignements, nous disposons aujourd'hui, pour la période allant de novembre 1918 à octobre 1923, d'un lot d'archives tout à fait remarquable. Ce n'est guère le lieu, ici, de présenter en détail les divers thèmes dont les hommes du second bureau traitaient dans leurs rapports. En ce qui nous concerne, l'essentiel est de constater que l'agitation ouvrière et, parallèlement, les "menées bolchevistes", constituaient une des principales préoccupations des services de renseignements français. Dans la masse des rapports de Vincennes, on rencontre, bien entendu, beaucoup d'autres amplifications de ce type. Les simples bobards souvent difficiles à déceler sont tout aussi nombreux. À cet égard, on peut citer, à titre d'exemple, le cas d'une curieuse information concernant Hamdullah Suphi, un des animateurs les plus en vue de l'organisation nationaliste Tiirk Ocaklari (les Foyers turcs). Celui-ci fut pendant un certain temps considéré comme un dangereux bolcheviste par les services de renseignements, tout simplement, semble-t-il, parce qu'on l'avait confondu avec Mustafa Suphi, le leader du Parti communiste turc. Mais on rencontre des exagérations et des inventions d'indicateurs trop zélés dans toutes les documentations du même genre. L'intérêt principal des papiers de Vincennes vient du fait qu'ils constituent un amas massif et relativement cohérent. Même s'ils comportent des informations sujettes à caution, ils n'en constituent pas moins, par leur massivité même, une source de tout premier plan pour l'étude des mouvements "extrémistes" turcs à l'époque où ils étaient à l'apogée de leur activité.

2. Le parti socialiste de Hiiseyin Hilmi Les archives des forces d'occupation françaises sont très riches en matériaux relatifs au "Parti socialiste de Turquie" 1 . Ressuscité par Hiiseyin Hilmi peu de temps après l'armistice de Moudros, ce parti comptait des milliers de supporters recrutés surtout parmi les employés de la Société des Tramways. En raison de l'audience dont il jouissait dans les milieux ouvriers, il représentait une importante source de soucis pour les autorités françaises d'Istanbul et c'est ce qui explique sans doute que ses activités étaient particulièrement bien surveillées par les agents du deuxième bureau. ' Ce parti avait été créé en septembre 1910 par un journaliste originaire de Smyrne, Hiiseyin Hilmi. Au lendemain de l'assassinat du grand-vizir Mahmut Çevket Pacha, en juin 1913, Hiiseyin Hilmi et la plupart des dirigeants de l'organisation avaient été envoyés en exil, en même temps que des centaines d'autres suspects. Cet exil anatolien avait duré plus de cinq ans. De retour à Istanbul après la signature de l'armistice de Moudros, Hilmi et ses camarades s'étaient empressés de remettre sur pied leur organisation.

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L'histoire de l'organisation de Hüseyin Hilmi est, dans l'ensemble, assez bien connue, notamment grâce au travail de M. Tunçay 1 . Certains documents conservés à Vincennes fournissent néanmoins à son propos des données inédites qui ne manquent pas d'intérêt. Singulièrement, un des premiers dossiers que j'ai retrouvé concerne non pas les activités de Hüseyin Hilmi lui-même, mais celles d'une des branches provinciales de son organisation. Il y a tout lieu de croire que le Parti socialiste de Turquie disposait en 1919 de plusieurs sections locales en divers points du territoire turc, notamment à Izmit, Eski§ehir, Ankara et Konya 2 . La mise en place d'une branche à Edirne semble avoir spécialement inquiété les autorités françaises d'occupation. S'il faut en croire un rapport daté du 13 septembre 1919, l'inauguration de cette succursale avait eu lieu en grande pompe, devant une assistance nombreuse. Les militants d'Edirne s'étaient réunis dans une salle décorée de drapeaux turcs et avaient écouté un discours sur le socialisme et ses buts. Ensuite un hodja avait récité des prières "avec une éloquence remarquable." La cérémonie s'était terminée par une distribution de douceurs et de cigarettes3. Le même dossier contient également la traduction d'un tract publié par le comité d'Edirne lors de sa fondation. Ce texte frappe surtout par le caractère éminemment concret des objectifs proposés : amélioration du ravitaillement et des conditions de logement, augmentation des salaires, suppression de l'accaparement, etc. On y retrouve par ailleurs une des idées fondamentales du socialisme turc de l'aprèsguerre : la convergence de l'enseignement de l'Islam et des principes socialistes. Qu'un hodja eût participé à l'inauguration de la section d'Edirne n'avait rien d'étonnant. À cette époque, les hommes de religion musulmans qui pensaient pouvoir faire découler de l'Islam les fondements essentiels du socialisme étaient, semble-t-il, assez nombreux.

Tunçay, Turkiye'cle Sol Akimlar, Ankara, 1979, pp. 39-60. " ^D'après un rapport adressé par Hilmi à la II e Internationale. Cf. G. Haupt, "Le début du mouvement socialiste en Turquie," Le mouvement social, n°45, oct.-déc. 1963, p. 137. On ne dispose que de fort peu de données sur ces comités socialistes d'Anatolie. Les archives de Vincennes (désignées infra sous le sigle AG = Archives de la Guerre) conservent un document mentionnant des arrestations de militants socialistes à Konya (20 N 168, dossier 9 pièce 25 en date du 13.IX.1919). 3

A G , 20 N 200, rapport daté du 13.IX.1919.

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Au moment de la création du comité d'Edirne, les activités du Parti socialiste de Turquie commençaient déjà à alarmer sérieusement les autorités alliées. En septembre 1919, l'officier chargé du service de renseignements de la marine écrivait que l'intention du Parti était "de préparer dès à présent les esprits à un mouvement bolchevique" 1 . Cependant, en dépit des nombreuses adhésions qu'elle avait enregistrées depuis sa fondation, l'organisation de Hiiseyin Hilmi était encore loin de constituer un parti de masse. Ce n'est qu'au printemps de l'année 1920 que le parti socialiste de Turquie pourra réellement se flatter d'être la plus importante des formations ouvrières du pays. Il suffira de quelques grèves réussies — la grève des tanneries de Kazhçe§me, celle des chantiers navals de la Corne d'Or — pour que des milliers de travailleurs se mettent à affluer sous la bannière de Hiiseyin Hilmi. Les archives de Vincennes conservent un grand nombre de documents relatifs aux arrêts de travail organisés par le Parti socialiste à partir de mai 1920. Le premier de ces documents, daté du 19 mai 1920, concerne la grève de la Société des Tramways d'Istanbul qui avait eu lieu une dizaine de jours plus tôt. Il s'agit d'un long rapport intitulé, curieusement, "Le premier son de cloche bolchevik à Constantinople". Le déroulement de la grève y est décrit avec une certaine précision. Au lendemain de cette grève, le Parti socialiste de Turquie regroupait — si l'on en croit du moins un bilan triomphal dressé par Hilmi à l'intention de la II e Internationale 2 — près de 5 000 adhérents. Plusieurs grandes entreprises d'Istanbul se trouvaient sous sa coupe : la Société des Tramways, la Compagnie d'Électricité, la Société du Chemin de fer ottoman d'Anatolie, ainsi que les deux principales compagnies de navigation de la ville, le §irket-i Hayriye et le Seyr-ii Sefain. À la tête de cet empire, Hiiseyin Hilmi, qui s'était considérablement enrichi grâce aux contributions ouvrières, menait une vie fastueuse. Il disposait de trois demeures et il avait même fait l'acquisition d'une automobile ornée d'un fanion rouge. Les sociétés étrangères que son organisation contrôlait, sans cesse menacées de grève, étaient obligées de verser d'importantes "cotisations" aux syndicats. Vers la fin de l'année 1920, Hilmi passait aux yeux des autorités françaises pour être un des hommes les plus dangereux d'Istanbul.

^AG, 20 N 166, S. R. marine, dossier 3, pièce 43, rapport du I5.IX.1919. G . Haupt, op. cit., p. 138.

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Le 31 octobre 1920, Huseyin Hilmi avait réuni à Istanbul le deuxième congrès du Parti socialiste de Turquie 1 . Après ce congrès, son organisation se tournera de façon encore plus résolue vers l'activisme. Au cours des premiers mois de l'année 1921, les troubles ne cesseront de se multiplier : menaces de grève générale en janvier, agitation chez les ouvriers de la Compagnie d'Électricité en février, pétition des travailleurs du §irket-i Hayriye en mars. À la fin de ce même mois, les ouvriers de la Compagnie de Gaz, une des nouvelles "acquisitions" de Hilmi, présenteront une longue liste de revendications : journée de huit heures, augmentation des salaires de 50 %, un kilogramme de pain par jour, distribution régulière de vêtements, du charbon pour l'hiver comme autrefois, etc. Le 16 avril, les syndicats contrôlés par le Parti socialiste menaceront d'entamer une grève collective si leurs revendications n'étaient pas satisfaites dans les huit jours 2 . Toute cette agitation sera couronnée, le premier mai 1921, par une manifestation comme Istanbul n'en avait jamais vu. Dès huit heures du matin, la circulation des bateaux à vapeur et des tramways s'arrêtera complètement, au grand désarroi des petits fonctionnaires de la rive asiatique du Bosphore, empêchés de se rendre à leur travail. Devant le siège du Parti socialiste, un orchestre jouera l'Internationale pendant plusieurs heures d'affilée. Des milliers d'ouvriers, cravatés de rouge, manifesteront dans les rues de la ville, "sans causer le moindre dégât, car on leur avait interdit de boire" 3 . On verra même défiler les corps d'esnaf, organisations corporatives traditionnelles qui n'avaient pourtant pas grand chose à voir avec le mouvement syndical et dont certaines s'entendaient du reste fort mal avec Hilmi. Il serait fastidieux, dans le cadre restreint de cet exposé, de passer en revue tous les documents relatifs aux activités du Parti socialiste de Turquie que le château de Vincennes conserve. D'un coup de force à l'autre, on retrouve constamment les mêmes revendications, les mêmes formes d'action. Il me paraît intéressant toutefois de donner ici une idée du copieux dossier que le deuxième bureau français avait rassemblé lors de la dernière grève organisée par Huseyin Hilmi, à la fin du mois de janvier 1922. Ce dossier est un des plus complets qui soit conservé à Vincennes et permet de suivre le déroulement de la grève quasiment au jour le jour.

1 D'après une brochure intitulée Statut et programme Constantinople, 1921, p. 2. 2

modifiés du Parti socialiste de Turquie,

S u r ces diverses affaires, cf. notamment Oya Sencer, Ttirkiye'de isçi Simfi, Istanbul 1969 pp. 252-253. D'après le journal ikdam du 2.V.1921, cité par O. Sencer, loc. cit. Cf. également le Bulletin périodique de la presse turque, r 14, 10.VI.1921, p. 11.

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Le signal de départ de la grève avait été donné par un discours de Hiiseyin Hilmi prononcé le 25 janvier au club des travailleurs des tramways, situé près du dépôt de §i§li. Ce discours avait, si l'on en croit l'agent des services de renseignements, soulevé l'enthousiasme des travailleurs. Après avoir appelé les ouvriers à faire grève, Hiiseyin Hilmi leur avait exposé les principes du socialisme et la réunion s'était terminée sur la présentation d'un drapeau rouge à l'assemblée. La grève devait éclater le lendemain, 26 janvier. Les employés de la Société réclamaient la journée de huit heures, une indemnité de 150 000 livres pour non exécution des précédents accords, l'octroi d'une gratification annuelle et le réengagement des employés licenciés lors des précédents conflits. Cette fois, Hiiseyin Hilmi était décidé à ne pas fléchir et à lutter jusqu'à l'épuisement. Préparé par une active campagne de propagande, cet ultime combat dura près de deux semaines. Pendant tout ce temps, le président du Parti socialiste et ses acolytes ne cessèrent de parcourir les clubs ouvriers, exhortant les travailleurs à tenir bon, multipliant les propos anticapitalistes et xénophobes. Mais la Société des Tramways, forte de l'appui des autorités alliées, demeura intraitable. Dès le deuxième jour du conflit, elle annonçait son intention de renvoyer les grévistes et d'engager de nouveaux employés. Aussitôt, de longues queues de chômeurs se formèrent devant ses bureaux d'embauche. La pression du chômage était telle que les grévistes allaient de toute évidence à l'échec. Pour éviter un fiasco total, les dirigeants du Parti socialiste allaient, le 1 er février, s'efforcer de ranimer l'enthousiasme de leurs troupes en organisant un grand meeting à leur siège. D'après le compte rendu de l'agent de la sûreté française, ce fut cette fois un certain Eftim Alexandropoulos qui harangua les travailleurs. Ce discours allait s'avérer totalement inefficace. Dans les jours qui suivirent, les principaux meneurs furent arrêtés, accusés de sabotage. Le 6 février, la Compagnie faisait savoir à son personnel que tous ceux qui ne reprendraient pas leur service le lendemain à midi seraient licenciés. À l'expiration de cet ultimatum, la grève était terminée.

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Cet échec devait marquer la fin de la carrière politique de Htiseyin Hilmi. Dès le dénouement de la grève, il avait été arrêté par la police française pour "incitation au sabotage dans le secteur français de Stamboul" et mis en prison. Il était à présent totalement déconsidéré auprès de ses militants. Ses anciens lieutenants, dont certains n'avaient jamais apprécié son comportement dictatorial, ne tardèrent pas à tirer profit de son absence. Le 14 mars, ils élirent un nouveau "comité d'administration" et §akir Rasim, un des principaux animateurs des troubles du début de l'année, s'empara de la présidence du Parti. Il semble que cette nouvelle équipe ait réussi à enrayer, pendant quelque temps, la désagrégation de l'organisation. Le dernier texte qu'il me paraît intéressant de citer ici concerne la grande manifestation que §akir Rasim, à la tête de ses troupes, parvint à organiser le 1 e r mai 1922 à Kagithane, dans la banlieue d'Istanbul. Il s'agit d'un rapport adressé au bureau de la II e Internationale et dont une copie fut transmise au Haut-Commissaire français à Istanbul, le Général Charpy 1 . Dans ce texte, le nouveau président du Parti Socialiste rendait compte à l'Internationale du déroulement de la manifestation et indiquait notamment que plus de 400 travailleurs "de toutes les nationalités et des deux sexes" avaient répondu à l'appel de son organisation. La partie la plus curieuse est celle où l'on peut lire les résolution adoptées au cours du meeting. "... Les assistants décident à l'unanimité ce qui suit: 1. Étant donné que le maximum de bonheur de la classe des salariés, qui constitue au sein de chaque nation l'écrasante majorité, n'est possible que dans une société sans classes où tous les moyens de production et de richesse sont reconnus comme propriété de la collectivité ; nous protestons énergiquement, et avec une conviction plus forte que jamais, contre les institutions actuelles basées sur la propriété privée, mère de toutes les misères et de toutes les souffrances de l'Humanité. 2. Jusqu'à ce que la révolution à laquelle nous conduira infailliblement le développement de l'économie mondiale devienne un fait accompli, comme il n'est pas possible aux ouvriers de continuer de vivre dans les souffrances des terribles privations qu'ils subissent actuellement, les salaires doivent être majorés dans les mêmes proportions que le renchérissement de l'existence. 1

AG, 20 N 1105, lettre de Chakir datée du 16.V.1922.

DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E 3. Les principaux États capitalistes ont officiellement adopté peu de mois après l'armistice la journée de huit heures que le patronat est encore loin de se soucier d'appliquer en Turquie. Les partis socialistes et les associations ouvrières doivent veiller et mettre à l'œuvre tous les moyens dont ils peuvent disposer pour qu'aucun groupe de travailleurs ne soit obligé de travailler plus que huit heures. 4. Les émigrés russes qui constituent des éléments de désordre augmentant les difficultés de l'existence et provoquant le chômage, doivent sans délai être expulsés de notre territoire. 5. Dans l'intérêt des masses de paysans et d'ouvriers et sans que ces derniers constituent l'enjeu des marchandages de divers groupes capitalistes, la guerre d'Anatolie doit incessamment prendre fin. 6. Quoique la ville de Constantinople se trouve placée sous des conditions économiques particulièrement défavorables, il n'ent reste pas moins que la reconstruction des quartiers incendiés, le développement des fabriques de manufactures et les travaux si négligés de voierie et un grand nombre d'entreprises similaires d'utilité publique pourraient ouvrir un vaste champ d'activité à des milliers de chômeurs qui se consument dans les transes d'inanition et de misère et qui ne demanderaient pas mieux que de travailler. Nous demandons que les autorités compétentes prennent au plus vite les mesures indispensables pour contraindre les spéculateurs qui gardent dans les banques de grands capitaux disponibles de les utiliser au mieux des intérêts de tout le monde. 7. Nous protestons de toute notre force et avec une grande indignation contre l'attitude inqualifiable des sociétés d'électricité, de tunnel et des tramways qui pour se venger de leur participation à la dernière grève congédient des centaines d'ouvriers et refusent d'exécuter les engagements qu'elles avaient contractés à l'égard de leurs salariés. Nous protestons aussi contre l'incapacité et la mauvaise volonté de la Direction générale des fabriques du gouvernement qui, imbue d'une mentalité bourgeoise surannée, paye ponctuellement ses fonctionnaires administratifs tandis que les salaires des ouvriers restent des mois entiers impayés et réduits à la faim. 8. La loi sur les Associations ne cadrant pas avec les nécessités de l'économie contemporaine doit être remplacée par une loi syndicale reconnaissant aux ouvriers le droit de former des syndicats professionnels autorisés à s'occuper des questions de grève. Le règlement sur les corporations doit être supprimé.

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9. Comme les lenteurs dans l'organisation des travailleurs est due presque exclusivement à leur ignorance et que celle-ci en dernière analyse est une nécessité imposée par leur entière pauvreté, nous demandons la gratuité de l'instruction primaire obligatoire et la création des cours de nuit. 10. Les maisons dont le loyer annuel était au-dessous de trente livres Tqs. avant la guerre doivent faire l'objet d'un amendement à la loi sur le loyer qui accepterait pour cette catégorie de locataire pauvre une augmentation ne dépassant pas le loyer d'une année. 11. Nous envoyons aux prolétaires de tous les pays et à leur organisation internationale nos meilleurs saluts et l'expression de nos sentiments de solidarité et de notre ferme résolution de hâter et de faire d'un commun accord avec eux la révolution mondiale." La manifestation du 1 e r mai 1922 fut le chant du cygne de la formation de §akir Rasim. À partir de cette date, les services de renseignements français semblent avoir commencé à se désintéresser du Parti socialiste de Turquie. Les archives de Vincennes ne conservent qu'un nombre très restreint de documents pour les quelques mois que cette organisation avait encore à vivre. Ces documents ne font que reprendre les informations que la presse d'Istanbul consacrait de temps à autre à l'évolution de la situation dans les milieux ouvriers. Les raisons de l'effondrement du Parti socialiste ne sont pas très claires. Mais il semble qu'il faille mettre en cause, à cet égard, une simple querelle de personnes entre Hiiseyin Hilmi et les nouveaux dirigeants de l'organisation. Si l'on doit en croire les archives de Vincennes, la crise éclata à l'improviste vers le début du mois de juin 1922. Elle fut provoquée par Hiiseyin Hilmi qui, libéré par les autorités françaises, entendait reprendre la direction du Parti. Comme §akir Rasim, appuyé par une grande partie des militants, refusait de se démettre, l'ancien président avait fini par porter l'affaire devant le ministère de l'Intérieur, alléguant que les élections faites lors de sa détention avaient été illégales. Le 12 juin, fort du soutien de la direction générale de la police, il put reprendre possession de son poste de leader. Mais le conseil d'administration élu en mars était décidé à ne pas céder. Le jour même de la réintégration de son prédécesseur, §akir Rasim annonça la création d'une nouvelle organisation, le "Parti socialiste indépendant" (Mustakil Sosyalist Firkasi)1. Cette scission entraîna aussitôt la désintégration du Parti. Les travailleurs de la Société des ' lin ce qui concerne cette organisation, cf. M. Tunçay, op. cit., pp. 82-83 et 91-92.

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Tramways adhérèrent en masse à l'organisation de Çakir Rasim. Une partie des employés des compagnies maritimes se regroupèrent au sein du "Parti socialiste ouvrier de Turquie" (Tiirkiye I§çi Sosyalist Firkasi), une organisation réformiste nouvellement créée par un maître tailleur, un certain Namik, qui avait réussi, semble-t-il, à se faire cautionner par la II e Internationale 1 . Les autres corps de métier se dispersèrent, retrouvant leur indépendance ou rejoignant les autres associations ouvrières d'Istanbul. Personne ne voulait continuer à subir la dictature de Hiiseyin Hilmi. Ce dernier chercha-t-il à remonter la pente ? Continua-t-il d'œuvrer en faveur de la II e Internationale? S'efforça-t-il de regagner la confiance des groupements ouvriers ? Nous ne savons rien des derniers mois de son existence. Les journaux d'Istanbul ne reparlerons de lui que le 18 novembre 1922, pour annoncer qu'il avait été assassiné la veille, dans des circonstances obscures 2 .

3. Les autres organisations socialistes

d'Istanbul

L'organisation de Hiiseyin Hilmi n'était pas la seule formation socialiste d'Istanbul. Durant les années d'occupation, plusieurs autres partis se réclamant du socialisme existaient dans l'ancienne capitale de l'Empire ottoman. Créé en 1912 par le Dr. Hazan Riza, le Parti Social-Démocrate (Sosyal Demokrat Firkasi) avait été ressuscité peu de temps après l'armistice de Moudros 3 . À en croire une proclamation de H. Riza publiée en février 1919, l'objectif essentiel de cette organisation était de créer des "syndicats agricoles, industriels et économiques" et d'aider les ouvriers à faire face aux diverses difficultés de leur vie professionnelle 4 . Plusieurs indices donnent à penser que ce programme séduisit un grand nombre de travailleurs 5 . Au printemps 1922, le parti social-démocrate existait encore. Mais il semble qu'à cette époque un grand nombre de ses militants l'avait quitté pour rejoindre l'organisation de Hiiseyin Hilmi.

' On sait fort peu de chose de cette organisation. Voir à son propos M. Tunçay, op. cit., p. 91 et pp. 321-322. L'assassinat de Hilmi fut signalé par plusieurs journaux d'Istanbul et notamment par le "Bosphore". •^Certains documents relatifs à cette organisation ont été publiés par G. Haupt et P. Dumont. Osmanli imparatorlugunda Sosyalist Hareketler. Istanbul, 1977, pp. 60-67. Cf. par ailleurs M. Tunçay, op. cit., pp. 84-89. Tunçay, op. cit., p. 87. On retrouve les mêmes thèmes dans le programme du parti, cité a r T . Z. Tunaya, Turkiye'de Siyasi Partiler, Istanbul, 1952, p. 423. D'après un document cité par M. Tunçay, op. cit., p. 86, près de 2 000 personnes étaient inscrites sur les registres du parti dans les années d'après-guerre.

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J'ai déjà mentionné plus haut deux autres partis à étiquette socialiste : le Parti socialiste indépendant (Miistakil Sosyalist Firkasi) et le Parti socialiste ouvrier de Turquie (Tiirkiye iççi Sosyalist Firkasi). Ces deux organisations étaient nées sur les cendres de l'organisation de Htiseyin Hilmi. Elles appartenaient au courant réformiste et, selon toute apparence, bénéficiaient l'une et l'autre de la caution de la II e Internationale 1 . Le Parti ottoman du Travail {Osmanli Mesai Firkasi), fondé en décembre 1919 par un contremaître de la cartoucherie de Zeytinburnu, Numan Usta, se disait lui aussi socialiste. Il semble avoir recruté la plupart de ses sympathisants dans les entreprises d'État (usines d'armement, arsenaux, fabriques textiles, etc.) Le 16 mars 1920, Numan Usta, qui avait à la fin de l'année 1919 réussi à se faire élire au Parlement ottoman, allait être arrêté par les Anglais en pleine Chambre, en même temps qu'un certain nombre d'autres députés, et expédité à Malte. On peut supposer qu'à la suite de cet événement, le Parti ottoman du Travail, décapité, avait cessé d'exister 2 . Il convient de citer, enfin, parmi les organisations turques (il existait également à Istanbul des organisation socialistes regroupant des membres des minorités ethniques et confessionnelles, mais de celles-ci il sera question plus loin), le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs de Turquie (Tiirkiye î§çi ve Çiftçi Sosyalist Firkasi). Ce parti avait vu le jour vers la fin de l'année 1919 et devait son existence à un groupe de militants nettement plus à "gauche" que ceux des autres formations. §efik Hiïsnii, la cheville ouvrière du groupe, avait pour objectif de créer, face au socialisme "ignare" de Htiseyin Hilmi, un authentique courant marxiste, capable de transposer les revendications du prolétariat au niveau de l'action politique. Assez vite, semble-t-il, son parti avait rejoint les forces de la III e Internationale et constitué, à Istanbul, la façade "légale" du mouvement communiste turc 3 . Singulièrement, je n'ai rencontré au cours de mes recherches au Château de Vincennes qu'un petit nombre de documents concernant les diverses organisations que je viens d'énumérer. Face aux copipux dossiers rassemblés par les hommes du deuxième bureau à propos du Parti de Hiiseyin Hilmi, les quelques notes d'information éparses relatives aux autres partis socialistes d'Istanbul font piètre figure. ' En ce qui concerne ces deux organisations, je renvoie à l'ouvrage de M. Tunçay op cit np 90-94. v 1•'A son retour de Malte, Numan Usta allait cependant siéger à la Grande Assemblée Nationale d'Ankara et continuer à se définir lui-même comme le "représentant des travailleurs". 3 Je renvoie, une fois de plus, à propos de cette organisation, à l'ouvrage de M. Tunçay, op. cit., pp. 293 et sv.

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Cette carence documentaire (compensée fort heureusement par un certain nombre de matériaux conservés au Quai d'Orsay, mais il ne m'appartient pas d'en faire état ici) doit probablement s'expliquer par le fait que les militants de ces organisations n'étaient ni assez nombreux ni assez actifs pour attirer l'attention des services de renseignements français. Hilmi et ses acolytes inquiétaient le deuxième bureau parce que leurs sympathisants ne cessaient de harceler les grandes entreprises placées sous la protection des forces d'occupation. Les autres organisations socialistes paraissaient beaucoup moins redoutables. Bien que comptant un nombre non négligeable d'adhérents, le parti social-démocrate de Hasan Riza manquait, semble-t-il, totalement d'audace et ne vivotait que grâce à des représentations théâtrales et à des quêtes1. Le Parti ottoman du travail, de même, était loin de se signaler par son activisme. Quant à l'organisation de §efik Hiisnii, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs de Turquie, elle était si résolument tournée vers la propagande dans les milieux intellectuels qu'elle ne pouvait être considérée, au mieux, que comme un danger potentiel. Le seul dossier un tant soit peu nourri que j'ai retrouvé à Vincennes concerne les activités de ces divers partis au cours de la campagne électorale de l'automne 19192. Dans les premiers jours de cette campagne, tous ceux qui à Istanbul se réclamaient du socialisme avaient tenté de s'entendre sur une plate-forme commune afin de présenter un front uni face aux "partis bourgeois". Le 24 octobre, le parti socialiste de Turquie, le parti social-démocrate et le parti socialiste des ouvriers et agriculteurs avaient même organisé un meeting unitaire dans un des théâtres d'Istanbul. Mais l'entente n'avait pas pu se faire et, en définitive, chaque formation avait dû se résoudre à ne se battre que pour son propre compte. La mise sur pied, à la veille des élections, du Parti ottoman du travail, devait encore contribuer à l'éparpillement des forces socialistes. Certains journaux d'Istanbul, Vifhatn et le Yeni Giin notamment, avaient accordé une grande place aux débats qui opposaient les unes aux autres les diverses organisations se réclamant du socialisme. Il ne restait plus aux hommes du deuxième bureau — toujours avides de coupures de presse — qu'à jouer des ciseaux et du pot de colle. Constitué essentiellement d'extraits de 1 D'après un rapport conservé dans les archives du ministère français des Affaires étrangères, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 94, note d'information en date du 13. XI. 1920, f. 157. 2 A G , 20 N 167, dossiers 1 et 2, datés de nov. et déc. 1919.

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journaux (traduits en français), le dossier qu'on leur doit sur les élections de 1919 ne manque cependant pas d'intérêt. Il a en effet le mérite de regrouper les principales prises de position des divers leaders socialistes et de donner un bon aperçu de la manière dont se déroula la campagne électorale. Le rapport conservé à Vincennes reproduit in extenso la profession de foi de Sadik Ahi : "... D'aucuns parmi nous prétendent qu'il n'y a pas en Turquie de différences de classes et que, par conséquence, l'existence d'un parti socialiste n'est point necéssaire. Or, nous soutenons le contraire. La différence de classe existe chez nous; c'est elle qui a justement donné naissance parmi nous au socialisme. C'est même un mal qui existe depuis la fondation de notre État et qui l'a jeté de précipice en précipice. Notre programme est conforme aux programmes des partis socialistes les plus réputés ; nous y avons pourtant introduit de nombreuses modifications suivant les exigences locales du moment. Pour ce qui est des questions économiques, la durée maximum du travail doit être de huit heures par jour, le repos hebdomadaire doit être admis et un salaire minimum fixé ; les enfants ne doivent pas travailler ; des assurances doivent être établies contre les maladies, les accidents et la vieillesse des ouvriers ; le système de la dîme, qui est pour les paysans plus pernicieux que les maladies et la guerre, doit être aboli ; des coopératives doivent être constituées dans les villages ; toutes les sources de richesse, c'est-à-dire les moyens de production tels que moyens de transport, mines, forêts, fleuves doivent être nationalisées ou pour mieux dire affectées à la collectivité. l'État seul doit avoir le droit du monopole. L'État doit aussi se charger d'une façon gratuite de toutes les charges se rapportant à l'état sanitaire de la population. (...) Nous n'avons actuellement ici qu'une ébauche de parti. Nous avons pourtant réussi à établir des relations étroites entre les ouvriers de toutes les fabriques de Constantinople et les diverses corporations. Nous allons aussi fonder très prochainement l'Union Générale du travail qui représentera tout le prolétariat turc. (...) Nous allons combattre l'impérialisme grec et arménien. Il n'y a pas à proprement parler de parti socialiste grec à Constantinople. Les associations qui existent ne sont que des "syndicats jaunes" comme on les appelle en Europe et auxquels les socialistes s'opposent plus qu'aux bourgeois. Si ces Associations servent d'instrument aux aspirations grecques, elles commettent le plus grand crime contre le socialisme. (...) Je puis vous assurer que même parmi les membres du parti National turc, il n'existe pas de défenseurs plus fervents du nationalisme turc que nous."

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Pour une organisation qui se disait être le seul parti authentiquement socialiste de Turquie, ce programme peut sembler bien modéré. À la même époque, le parti de Huseyin Hilmi formulait des revendications comparables, mais sur un ton autrement agressif. Le plus surprenant est l'insistance avec laquelle Sadik Ahi soulignait le caractère "national" de son organisation. Cette modération et cette propension au chauvinisme doivent sans doute s'expliquer comme une simple manœuvre électorale visant à attirer le plus de voix possible vers le candidat du parti. Mais il se peut également qu'elles reflétaient la véritable position des militants rassemblés autour de §efik Hiisnii. Il n'est pas sûr en effet qu'en cette fin de l'année 1919 le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs était déjà gagné aux idées propagées par le Komintern. Il semble au contraire que la plupart des dirigeants de l'organisation regardaient encore du côté de l'Occident et qu'ils continuaient à subir — comme Huseyin Hilmi, comme le Dr. Hasan Riza, comme bien d'autres encore — l'influence des socialistes de bonne compagnie de la II e Internationale. Les divers partis socialistes qui se trouvaient en lice pour les élections connurent un échec lamentable. Dans le scrutin à deux tours qui avait été organisé, les candidats du Parti social-démocrate n'obtinrent aucune voix ; Refik Nevzad, le candidat de l'organisation de Huseyin Hilmi, dut se contenter de sept voix ; quant à Mehmed Vehbi, le candidat du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, son score fut à peine meilleur : 14 voix se portèrent sur son nom. Parmi les postulants "socialistes", le seul à être élu fut Numan Usta, présenté par le Parti ottoman du Travail. Une information parue dans le Peyam et reprise par le service de renseignements de la marine 1 nous aide à comprendre les causes de son succès : "...Parmi les nouveaux députés de Constantinople se trouve le contre-maître de l'usine de Zeitin-burnu, Nouman efendi (Nouman "ousta", comme dit le Tasvir). Cet élu était inconnu la veille des élections et sa candidature n'avait pas été préalablement posée. Voici, à ce sujet, ce que dit le Peyam, organe turc anti-nationaliste et anglophile de ce premier député socialiste ottoman : "Personne à Constantinople ne connaissait jusqu'à hier cet ousta, mais le Comité Union et Progrès le connaissait. Après l'armistice, ce Monsieur se trouvait à Berlin et comme le déclarent certains témoins, il s'y rencontrait souvent avec Talaat pacha. Il va de soi qu'il en a reçu des instructions. De retour à Constantinople, il a participé aux délibérations du Siège Central du Comité. Le jour de l'élection, sur le coup de midi, sa candidature fut posée au moyen d'une dépêche et aussitôt un ordre secret fut donné aux électeurs de l'auguste Comité. C'est ainsi que Nouman Reis fut élu député." ' a G , 20 N 167, dossier 2, pièce 84, rapport en date du 23. XII. 1919.

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Le Yeni Gune, porte-parole de l'Organisation Nationale des Unionistes, donne une biographie de cet individu.» Après ces quelques indications sur le personnage et ses attaches avec le mouvement unioniste, le même rapport du S. R. marine fournit d'intéressantes données sur la doctrine dont se réclamait Numan Usta : «... Ceux qui connaissent les sympathies que la classe ouvrière nourrissait à l'égard de Nouman effendi affirmaient qu'il serait élu au cas où il poserait sa candidature, car il s'était également attiré les sympathies des partisans des idées démocratiques. Le Vakit a bien mis Nouman ousta en demeure de démissionner au nom des intérêts de la patrie. Mais le nouvel élu a énergiquement déclaré qu'il n'en ferait rien.» L'élection de Numan Usta constitua pour les divers autres partis socialistes qui se disputaient les faveurs de l'électorat un choc dont ils s'accommodèrent diversement. Le Parti socialiste de Hüseyin Hilmi prit fort mal les choses. Dès que le résultat des élections fut connu, il publia un manifeste — reproduit dans le dossier conservé à Vincennes — par lequel il répudiait toute attache avec le vainqueur : "L'élection de Numan Usta ne saurait nullement être considéré comme un succès socialiste. La force qui a assuré cette élection est celle de la bande de l'Union et Progrès qui a poussé ce pays à l'abîme, de cette bande odieuse qui est l'ennemie acharnée du socialisme."1 L'organisation du Dr. Hasan Riza eut une attitude comparable. Il semble que le parti socialiste des ouvriers et agriculteurs se soit montré plus fair-play. D'après une note des services de renseignements français, un responsable de ce parti avait salué publiquement l'élection de Numan Usta "comme un remarquable événement." On doit peut-être voir dans cette appréciation positive une tentative de "récupération" du succès de Numan Usta. Mais il se peut aussi que les dirigeants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs aient sincèrement estimé que le succès enregistré par le parti rival méritait d'être mis à l'actif du mouvement socialiste tout entier. En dehors de ce dossier relatif aux élections de 1919, les archives de Vincennes semblent ne contenir, je l'ai déjà souligné, qu'un nombre assez restreint de documents touchant les divers partis qui tentaient de faire ^ G , 20 N 167, dossier 2, pièce 97, rapport daté du 27.XII.1919.

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concurrence à l'organisation de Hiiseyin Hilmi. Au cours de mes recherches, je n'ai rencontré que quelques notes d'information isolées, nettement moins éloquentes que les comptes rendus adressés par ailleurs au Quai d'Orsay. Toutefois, de nouvelles "découvertes" sont encore possibles, tant la paperasse accumulée par les forces françaises au cours des quatre années d'occupation est abondante. J'en n'ai pour ma part dépouillé que les dossiers qui paraissaient les plus prometteurs. Mais les quelque 1250 cartons bourrés de papiers de toutes sortes qui constituent la sous-série 20 N réservent sans doute bien des surprises aux chercheurs qui auraient la curiosité — et le courage — de les feuilleter systématiquement.

4. Les groupuscules

"bolchevistes"

Les organisations dont il a été question dans les pages précédentes étaient des partis légaux, dûment homologués par le ministère de l'Intérieur. Mais à côté de ces organisations, il y avait également à Istanbul, durant les années d'occupation, une multitude de groupes clandestins. Les services de renseignements français exerçaient sur ces groupes une surveillance attentive. Les archives de Vincennes conservent à leur propos de nombreux documents, mais ceux-ci sont dispersés, incontrôlables et fournissent des renseignements souvent suspects. Hantés par la crainte du "péril rouge", les agents du deuxième bureau avaient, semble-t-il, tendance à exagérer l'importance de la pénétration communiste à Istanbul. Toutefois, faute de disposer de moyens de vérification, nous sommes, dans la plupart des cas, obligés de prendre leurs allégations pour argent comptant. À en croire leurs rapports, la plupart des propagandistes bolcheviks étaient issus de l'émigration russe. Cela n'a rien d'invraisemblable. Vers la fin de l'année 1920, au lendemain de la débâcle de l'armée de Wrangel, il y avait plus de 300 000 Russes "blancs" réfugiés à Istanbul et dans ses environs, et il n'est pas impossible que quelques dizaines ou même quelques centaines d'éléments subversifs aient réussi à s'infiltrer parmi eux. La tâche des agitateurs — des matelots bien souvent — consistait à subvertir les "basses classes" qui fréquentaient les petits cafés russes de Galata. On est en droit de penser que la misère, la faim et les conditions d'hygiène déplorables qui régnaient dans les camps de la banlieue constantinopolitaine, où les émigrés étaient entassés par dizaines de milliers, ne pouvaient que faciliter la diffusion des idées révolutionnaires. Dès le début de l'année 1921, les services de renseignements français dresseront, par vagues successives, de longues listes de suspects et, chaque fois, plusieurs dizaines d'individus seront écroués, en attendant de comparaître devant le tribunal interallié.

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À titre d'exemple, voici une de ces listes — une parmi des dizaines d'autres — dressée en octobre 1921 : "Les renseignements suivants ont été obtenus concernant l'organisation bolcheviste des noyaux communistes à Harbié-Chichli. Ledit noyau communiste s'est formé en février a.c. et a existé pendant 7 mois. Il compte dans ses rangs 150 hommes environ, dont 120 composèrent "le détachement actif", tandis que les autres appartenaient à la section de propagande. Deux mois après l'organisation a été liquidée, mais 15 hommes ont évité la poursuite. Ils formèrent le Comité Exécutif du noyau et revinrent à l'activité, après avoir constitué le présidium qui est composé de la façon suivante : président — Glavanoff ; chef de la Section de Propagande, le même ; président-adjoint — Travine ; secrétaire — Chenevski ; chef du Bureau de Renseignement — Kipnis ; commandant du détachement actif — Brander, vieux communiste. Le Bureau de Renseignement est composé de 7-8 personnes. Il s'occupe de l'information politique et surveille actuellement d'une façon intense l'activité du groupe monarchique "Kozan Minine." Le détachement actif est composé actuellement de 60 personnes et est divisé en trois pelotons, qui sont commandés par les nommés Gonkine, instructeur militaire, Vinitski et Golzberg, commissaires politiques. Les pelotons se divisent en unités plus petites. Les instructeurs sont Kravtchenko et Azaroff. Les agents principaux de la section de Propagande se nomment Modylevski et Paul Naoumoff. Une partie de la Section de Propagande s'occupe exclusivement de la propagande parmi les musulmans. Cette propagande est dirigée par un nommé Sorokine. Les agents principaux sont Bourdanoff et Rosanoff, ainsi que les propagandistes Solovjeff, Ounanoff et Kreuzberg. La section de Propagande déploie une activité intense parmi les corps d'occupation, les régiments musulmans et la population turque 1 .» De telles informations sont évidemment difficiles à utiliser. On est en droit de penser que la plupart des individus mentionnés étaient considérés comme "suspects" simplement parce qu'ils étaient russes. Mais la multiplicité des rapports du même type témoigne néanmoins d'une incontestable effervescence dans les milieux émigrés d'Istanbul 2 .

U g , 20 N 1106, note du 18.X.1921. Le carton 20 N 1106 contient un grand nombre de listes de suspects. Certaines de ces listes concernent des centaines d'individus.

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Autre milieu à surveiller, les Juifs. Il y avait sans doute dans les nombreuses accusations de bolchevisme lancées contre les Juifs par les agents du deuxième bureau une part non négligeable d'antisémitisme. Mais il ne fait aucun doute cependant que certains éléments de la communauté juive d'Istanbul furent réellement sensibles à l'idéologie communiste. Les Juifs de Bulgarie semblent avoir largement contribué à propager les idées révolutionnaires parmi leurs coreligionnaires de Turquie. Vers la fin de l'année 1919, le gouverneur d'Edirne dut même interdire aux Israélites de sa province de se rendre à Istanbul, car il les soupçonnait d'être d'intelligence avec les "bolchevistes bulgares" 1 . L'implantation du communisme parmi les Juifs d'Istanbul fut également liée, selon toute vraisemblance, à l'évolution interne du mouvement sioniste dont certains éléments tendaient à se rapprocher du Komintern. À partir de 1920, la police interalliée interceptera à plusieurs reprises des documents émanant de la fraction extrémiste du "Poale Sion" russe, le Jiddische Kommunistische Partei. Il est difficile de se faire une idée précise de l'influence exercée par ce groupement sur les sionistes d'Istanbul, mais il y tout lieu de penser qu'il comptait un nombre relativement important de sympathisants. Dans leurs rapports, les agents du deuxième bureau ne manquaient jamais de noter l'appartenance de tel ou tel agitateur à la communauté juive. D'après un document de novembre 19212, il y avait à cette époque à Istanbul plusieurs groupes sionistes. Ils étaient censés collaborer avec le "centre communiste de Constantinople", en liaison avec tous les groupes opposés aux autorités légalement constituées. À l'inverse des Israélites, les Arméniens se trouvaient quasiment à l'abri de tout soupçon. De fait, il semble que les militants arméniens, qui n'avaient aucune raison de se montrer insatisfaits de la mainmise occidentale sur Istanbul, aient fait preuve d'une inertie remarquable. Les bulletins du deuxième bureau consacrés à la propagande bolcheviste ne mentionnent que très rarement des noms à consonnance arménienne. Face aux Grecs, les services de renseignements français furent, selon toute apparence, plus soupçonneux. Dès le mois d'août 1920, ils allaient rendre compte à Paris des activités du leader syndicaliste Serafim Máximos et signaler la parution de l'organe communiste Neos Anthropos. Mais, singulièrement, cette agitation dans les milieux grecs ne semble pas les avoir 1 2

AG, 20 N 166, S. R. marine, dossier 3, pièce 79, rapport daté du 20.IX.1919. A G , 20 N 1106, rapport du chef du service de sûreté daté du 17.XI.1921.

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COMMUNISTE

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véritablement inquiétés. Les rapports consacrés au Neos Anthropos font état de la publication de cet organe avec une placidité déconcertante. Quant à "l'Union Internationale des Travailleurs" que Serafim Máximos devait créer vers la fin de 1920, c'est à peine, apparemment, si le deuxième bureau remarqua son existence1. Tandis que les Grecs et les Arméniens bénéficiaient d'un préjugé favorable, les Turcs, au contraire, faisaient bien évidemment l'objet d'une suspicion redoublée. Dès le début de l'année 1919, les services de renseignements français signaleront quelque cas de propagande dans les milieux musulmans. Par la suite, les informations concernant l'implantation du bolchevisme parmi les Turcs se feront de plus en plus fréquentes. Toutefois, on ne peut manquer d'être frappé par le fait que les arrestations d'agitateurs turcs furent, dans l'ensemble, beaucoup moins nombreuses que celles d'agitateurs russes ou israélites. Cela nous permet de supposer que le communisme turc était malgré tout considéré comme relativement peu dangereux. Les agents du deuxième bureau surveillaient surtout les activités des propagandistes musulmans envoyés de Russie par Mustapha Suphi. Ce dernier, encouragé par les autorités soviétiques, avait créé en 1918, à Moscou, un Parti communiste turc dont la tâche principale était de former des agitateurs destinés à être expédiés en Turquie 2 . Un des documents les plus intéressants que j'aie rencontré à propos de ces agitateurs est un copieux rapport du 29 septembre 1919 3 . Ce rapport — trop long pour pouvoir être cité ici — décrit par le menu comment les activités du parti communiste turc étaient financées et donne d'intéressants détails sur la façon dont ses propagandistes parvenaient à s'introduire en Turquie. La partie la plus surprenante de ce rapport est constituée par la copie d'une lettre adressée par Cevdet Ali, un des compagnons de Mustafa Suphi, à Riza Tevfik, ministre de l'instruction publique dans le cabinet de Tevfik Pacha et délégué à la conférence de la paix. 'C'est le SR marine qui signale la parution du Neos Anthropos en août 1920 (AG, 20 N 168, dossier 7, pièce 10, en date du 4. VIII. 1920). L'Union Internationale des Travailleurs ne sera mentionnée par la suite que très épisodiquement. Les sources soviétiques sont plus loquaces. Cf. en particulier l'ouvrage de P. II. KopHHeHKo, op. cit., p. 35, qui se base sur les rapports adressés par l'organisation de Serafim Máximos au Profintern. D'après ces rapports, l'Union Internationale des Travailleurs regroupait 8 000 adhérents (chiffre peu vraisemblable) et avait pour principal objectif de gagner au bolchevisme les autres'organisations ouvrières d'Istanbul. Elle diffusait à cet effet diverses brochures et organisait, deux fois par semaine, des réunions publiques dans les locaux dont elle disposait à Péra. En ce qui concerne cette organisation, je renvoie à P. Dumont. "Bolchevisme et Orient. Le parti communiste turc de Mustafa Suphi. 1918-1921", Cahiers du Monde russe et soviétique XVIII (4), oct.- déc. 1977, pp. 377-409. 3 AG, 20 N 168, SR marine, dossier 9, pièce 98, rapport daté du 29. IX. 1919.

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DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E "J'écris cette lettre à la hâte de Yalta, en sortant du meeting. Je ne veux rien dire au sujet de la situation mondiale actuelle. Je juge également superflu de donner des explications sur la révolution russe. (...) La situation actuelle de la Turquie est très attristante. Mes camarades qui maudissent les unionistes comme ayant donné lieu à ce lamentable état de choses, et qui avaient de tout temps prévu le malheur du pauvre peuple opprimé par ce parti, vous envoient à vous et aux vôtres leur salut respectueux, afin que les liens entre vous et nous soient renforcés. Donnez nous une réponse nette, car la population est très excitée. Cependant la révolution mondiale gagne partout. Les ouvriers et les prolétaires du monde entier se sont réunis et travaillent de concert. Il n'est plus possible d'arrêter une telle révolution. C'est pourquoi il ne faut plus perdre de temps. Je ne veux pas vous importuner davantage, les journaux exposeront toutes nos pensées. J'attends de vous une longue réponse. Vive la révolution internationale, vive l'union des ouvriers du monde entier, vivent les camarades qui accourent à cette révolution."

Ce qui est le plus étrange dans ce texte, c'est son destinataire. Il n'y avait en effet aucune raison pour que les communistes turcs voient en Riza Tevfik un sympathisant. Membre du cabinet ottoman, Riza Tevfik était un représentant typique de la bourgeoisie libérale turque. Il n'allait pas hésiter, en août 1920, à apposer sa signature au bas du traité de Sèvres. Le groupe de Mustafa Suphi avait-il cherché à le compromettre en lui expédiant cette lettre ? C'est possible. Mais il se peut aussi que Cevdet Ali espérait réellement pouvoir attirer dans le camp communiste son illustre correspondant. Jointes au rapport du 29 septembre 1919, plusieurs annexes fournissent d'intéressants spécimens de tracts et brochures de propagande imprimés en Crimée et introduits clandestinement en Turquie. Voici par exemple les premières phrases d'une proclamation intitulée "Au soldat turc, à l'ouvrier, au paysan turc à l'occasion du désarmement en Turquie" : "Attends, camarade ! Ne lâche pas ton fusil ! Cher compatriote, Turc opprimé, pourquoi te presses-tu ? Où vas-tu ? En remettant tes armes, ton épée au dépôt, tu livres ta personne et ton honneur à l'ennemi qui demain te fusillera, qui mettra ton corps en pièces, aux monstres français, anglais, américains. Sache, cher camarade, ô paysan turc, ouvrier turc, jeune homme turc, professeur turc, que tous ces beys, ces agas, ces pachas, ces sultans aux pieds desquels tu as travaillé toute ta vie pour servir à leur

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gloire, à leur fierté et à leurs honneurs te vendent aujourd'hui aux monstres civilisés d'Europe et d'Amérique. Ils vendent tout ce que tu possèdes, ta terre, ton foyer et même ta personne, la force de tes bras qui est ton dernier capital. Toutes les pertes éprouvées durant cinq années de guerre par les Anglais, les Français, les Italiens, les Américains, c'est par toi qu'ils veulent les faire payer. Ils te feront travailler comme une bête, ils exploiteront comme leur propre ferme ta terre si fertile et semblable à un paradis, il en emploieront les gains pour leur luxe, leurs plaisirs et leurs voluptés. Les armées franques débarquées à Constantinople, à Smyrne, à Trébizonde, les flottes franques qui parcourent l'Archipel et la mer Noire poursuivent ce but." Les archives de Vincennes abondent en documents de ce type. Ceux-ci, s'ils ne nous éclairent pas beaucoup sur les possibilités réelles du communisme turc, nous donnent du moins d'intéressantes indications sur ses objectifs et ses choix doctrinaux. À côté de ces matériaux relatifs aux groupuscules "indigènes", il convient de signaler enfin les documents concernant l'implantation du communisme au sein même des forces d'occupation. "À Galata, dans divers cafés et boutiques, on voit souvent des soldats français et anglais causer avec des individus connus comme bolchevistes." 1 Des informations de ce type reviennent fréquemment dans les rapports des services de renseignements. 11 y a tout lieu de penser que les militaires favorables aux idées de la révolution d'octobre étaient passablement nombreux, surtout dans les troupes françaises. C'est, il faut le souligner, d'Istanbul qu'appareilla vers la fin de l'année 1918 le torpilleur Protêt dont les marins, sous la conduite d'André Marty, devaient donner, quelques semaines plus tard, le signal de la célèbre révolte de la mer Noire 2 . En 1921, le deuxième bureau devait intercepter une note du Comité Exécutif de la III e Internationale qui donne un bon aperçu de la nature du travail effectué par les agitateurs "bolchevistes" parmi les forces d'occupation de l'Entente : "L'attention des agents propagandistes doit être attirée sur la nécessité d'utiliser les mille petits incidents de la vie quotidienne du soldat afin de détruire en lui son habitude invétérée d'obéissance à ses chefs et à la discipline bourgeoise et sa soumission passive à ses fonctions de gardien du repos des bourgeois. En même temps, une propagande sur une vaste échelle des idées pacifistes et de désarmement devra être menée3. 2' A G ,

20 N 1106, note d'information du 3 août 1921.

Cf. A. Marty. La révolte de la Mer Noire, rééd. en fac-similé. Paris, 1970. La mutinerie des marins de la flotte française avait permis aux Bolcheviks, au début de l'année 1919, de s'emparer d'Odessa et, ultérieurement, de la presqu'île criméenne. AG, 20 N 1106. Ce document intercepté par les services de renseignements français date du 8. XII. 1921 et semble avoir été rédigé par Zinoviev.

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DU

SOCIALISME

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En dépit de l'abondance des matériaux, il apparaît assez difficile, je l'ai déjà souligné, de se faire une idée précise du rôle que joua la propagande communiste à Istanbul. Combien y eut-il de cellules communistes à Istanbul durant les années d'occupation ? Ces cellules réussirent-elles à se regrouper en un véritable réseau ? Quelle fut la part des militants communistes dans les coups de main qui, par intervalles, furent lancés contre les forces alliées ? Les soldats français et anglais participèrent-ils activement à l'organisation des groupes subversifs indigènes ? Autant de questions auxquelles on ne peut donner, dans l'état actuel de nos connaissances, que des réponses floues. Les documents des archives de Vincennes — combinés le cas échéant à des matériaux puisés ailleurs — permettent néanmoins d'appréhender le problème de la propagande communiste sinon dans le détail, du moins dans ses grandes lignes. Mises bout à bout, les diverses notes expédiées à Paris par les agents des services de renseignements finissent par constituer un ensemble plus ou moins cohérent. A suivre les diverses données disponibles, c'est, semble-t-il, en octobre 1918 que se constitua le premier noyau communiste d'Istanbul. Ce groupe, qui comprenait surtout des émigrés russes et des Juifs, mais aussi quelques Musulmans et quelques Grecs, était dirigé par un certain Gensberg, un Juif originaire de Roumanie. Celui-ci avait fait graver un cachet portant l'inscription "Parti communiste turc" et avait réussi à entrer en contact avec un certain nombre d'employés des grandes entreprises étrangères (chemins de fer ; tramways). Spécialisé dans la diffusion de tracts anti-impérialistes et dans l'agitation parmi les militaires français, le groupe fut découvert en février 1919. Les documents conservés à Vincennes ne disent pas ce qu'il advint de Gensberg et de ses camarades, mais on peut penser que leur organisation ne fut pas totalement démantelée1. Dès la fin du mois de mars, en effet, la propagande en faveur du bolchevisme reprendra de plus belle. C'est ainsi, par exemple, que la police anglaise, horrifiée, trouvera dans un tramway d'Istanbul un tract appelant les masses musulmanes à se soulever, au nom du "saint grand bolchevisme", contre les puissances impérialistes et les patrons 2 . Vers la même époque, par ailleurs, on verra affluer vers Istanbul les premiers agitateurs musulmans en provenance de Crimée. Mandatés par le Parti communiste de Mustafa Suphi 1 Plusieurs travaux soviétiques mentionnent l'organisation de Gensberg. Cf. notamment P. II.

KopHHeHKo, op. cit., p. 16.

^D'après un rapport adressé au Foreign Office (FO, 371/4141, 9. IV. 1919).

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qui venait de prendre pied à Simferopol, ces agitateurs auront pour tâche essentielle d'assurer le contact avec les militants locaux et de les aider à développer leurs activités subversives. À en croire le service de renseignements de la marine, Mustafa Suphi aurait réussi à envoyer à Istanbul, entre la miavril et le début du mois d'août 1919, près d'une dizaine d'émissaires. A côté de ces militants musulmans, la Crimée, et plus encore Odessa où le Komintern avait installé un très actif "Comité de propagande", semble également avoir fourni à Istanbul, au début de l'été 1919, plusieurs agitateurs israélites. Bien que l'occupation de la presqu'île criméenne et du sud de l'Ukraine par les forces blanches n'ait pas tardé à provoquer l'étiolement de ce flux de propagandistes, la capitale ottomane demeurera perméable à la pénétration bolchevique tout au long de l'année 1919. Ce n'est qu'au lendemain de "l'occupation provisoire et disciplinaire" d'Istanbul par les Alliés (en fait, l'officialisation et le resserrement de l'occupation de facto à laquelle était soumise la capitale ottomane depuis l'armistice de Moudros), en mars 1920, qu'on assistera à une réelle diminution de l'effervescence pro-communiste. Mais cette pause fut, selon toute apparence, de courte durée. Dans les derniers mois de l'année, l'effondrement des forces blanches en Crimée allait ouvrir la voie à un nouvel afflux d'agitateurs. Ceux-ci, mêlés aux quelque 130 000 rescapés de l'armée de Wrangel, n'auront aucun mal à déjouer la surveillance de la police inter-alliée. Aussi, est-ce avec stupéfaction que la police inter-alliée découvrit en janvier 1921 l'existence d'un important centre de propagande aux portes mêmes d'Istanbul, à Beykoz. Ce centre, dont la plupart des membres étaient des Juifs venus de Russie, mais qui regroupait également quelques musulmans, entretenait d'étroites relations avec les communistes juifs d'Odessa et de Crimée. Sa tâche principale consistait, semble-t-il, à imprimer des tracts en diverses langues et à les distribuer. Simultanément, les rapports des services de renseignements signalent l'existence, en divers points de la ville, de plusieurs autres organisations subversives. La police inter-alliée procéda à des centaines d'arrestations. Mais en vain : démantelées, la plupart des cellules ne firent qu'essaimer, se scindant en groupuscules insaisissables qui reprendront aussitôt leur travail d'agitation 1 .

' AG, 20 N 1106 contient de nombreux documents à ce propos.

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Les archives de Vincennes, comme celles du Quai d'Orsay et du Foreign Office, contiennent plusieurs documents sur une autre vague d'arrestations qui eut lieu en juin 1921. Cette fois, la cible principale était la "Délégation commerciale russe", un organisme qui s'était constitué à Istanbul aussitôt après la signature de l'accord commercial anglo-soviétique (16 mars 1921) et qui était dirigé par Bronislav Koudich, un émissaire bolchevik arrivé à Istanbul vers le début de l'année. Les attributions de cette délégation débordaient largement, semble-t-il, le cadre des questions économiques. Le commandant en chef des forces d'occupation, le général Harrington, était persuadé que les nombreux employés qu'elle comptait n'étaient en fait que des agitateurs et des terroristes chargés de coordonner les activités des multiples groupes communistes de la ville. Le 29 juin, profitant de l'absence de Koudich qui s'était rendu à Londres pour conférer avec Krassine, les autorités britanniques d'Istanbul entreprirent une vaste opération de police qui se solda par une cinquantaine d'arrestations et l'expulsion d'une trentaine de suspects1. En dépit de la détermination dont la police britannique avait fait preuve, il semble que les arrestations de juin 1921 se soient averées, en définitive, tout aussi inefficaces que les précédents coups de filet. Dès le mois de septembre, le général Harrington découvrira un nouveau "complot" (que personne, à vrai dire, ne prendra réellement au sérieux). Par la suite, bien que les Alliés eussent progressivement réussi à résorber une partie de l'émigration russe — les États balkaniques et la Roumanie ayant accepté de recevoir les soldats de l'armée de Wrangel — les rumeurs alarmantes se feront de plus en plus nombreuses et les officiers du deuxième bureau dresseront inlassablement de nouvelles listes de suspects. À en croire certains informateurs, Istanbul constituait désormais une des principales bases d'opérations du mouvement communiste international. Vers la fin de l'année 1921, les diverses organisations de la capitale ottomane — les Sionistes de gauche, le groupe des Lazes (?), les militants grecs rassemblés autour de Serafim Máximos, les groupuscules russes — seront soupçonnés d'avoir réussi à mettre en place un comité de coordination et d'avoir entamé des pourparlers avec le groupe communiste turc "en vue d'une future action commune" 2 . De telles informations, annonciatrices d'une apocalypse imminente, continueront de s'accumuler tout au long de l'année 1922. C'est ainsi par exemple que le jour même de l'armistice de Mudanya, le 11 octobre 1922, une note de renseignements signalera que les agents bolchevistes, "par infiltration dans la ville d'une centaine d'hommes journellement," se préparaient, une fois de plus, à "provoquer une insurrection armée de la population turque contre les Alliés" 3 .

' Les archives du Foreign Office (FO, 371/6902, ff. 24 à 183) donnent sur cette affaire plus de détails ques les documents conservés à Vincennes. 2 A G , 20 N 1106, rapport du chef de service de sûreté en date du 17. XI. 1921. 3 Archives du ministère des Affaires étrangères, série F,. Levant, 1918-1929, vol. 280, f. 31.

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Cette accumulation de données alarmantes laisse évidemment perplexe. Les masses populaires d'Istanbul risquaient-elles véritablement de se laisser entraîner dans l'aventure d'un "soulèvement bolcheviste" contre les forces d'occupation ? La chose paraît totalement invraisemblable, car l'influence des groupuscules communistes ne s'exerçait de toute évidence (en dépit des évaluations inquiétantes fournies à ce propos par les services de renseignements) que sur une toute petite fraction de la population constantinopolitaine. Mais il ne semble pas pour autant qu'il faille taxer les autorités françaises de mythomanie. On doit souligner en particulier que la présence à Istanbul et dans ses environs immédiats — jusque vers le milieu de l'année 1921 tout au moins — de quelque 100 000 réfugiés russes, dénués pour la plupart de toutes ressources, constituait une réelle menace pour l'ordre public. D'autre part, il convient de remarquer que même si les musulmans et les autres composantes de la population locale étaient peu sensibles à la propagande communiste, les troupes d'occupation, elles, n'y étaient nullement indifférentes. Les officiers supérieurs de l'Armée d'Orient avaient eu l'occasion de s'en rendre compte dès le début de l'année 1919, lors des mémorables mutineries de la mer Noire. * *

*

Dans les pages qui précèdent, je me suis efforcé de donner un aperçu des divers matériaux que les archives de Vincennes proposent à ceux qui s'intéressent à l'histoire des organisations socialistes et communistes en Turquie à l'époque de la guerre d'Indépendance. L'occupation alliée que dut subir Istanbul et une partie du territoire turc entre la fin de l'année 1918 et les premiers jours d'octobre 1923 constitue à n'en pas douter une des pages les plus sombres de l'histoire de la Turquie contemporaine. Mais, pour l'historien, quelle aubaine ! Les Alliés étaient en principe venus à Istanbul à titre provisoire. Cependant, persuadés qu'ils étaient là pour défendre leurs "droits historiques", ils espéraient pouvoir y rester. Ils avaient, dans cette perspective, mis sur pied une bureaucratie foisonnante et un réseau de policiers et d'informateurs constamment à l'affût. Pendant près de cinq ans, les forces occupantes accumulèrent, faute d'avoir à se battre, un tel amas de dossiers qu'il est aujourd'hui quasiment impossible, pour un chercheur isolé, de prétendre en faire à lui seul le tour complet.

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J'ai néanmoins souligné à plusieurs reprises dans cette étude les limites des dossiers conservés au château de Vincennes : les lacunes sont nombreuses et la documentation disponible souffre souvent d'une certaine dispersion. Autre handicap, majeur celui-là : la plupart des documents constituent de Yintelligence à l'état brut ; les renseignements véhiculés ne bénéficient qu'exceptionnellement d'un semblant de contrôle et paraissent provenir d'agents douteux qui avaient pécuniairement avantage à fournir le plus d'informations possible, quitte à puiser le cas échéant dans leur imagination. Dans ces conditions, il apparaît évident que les papiers de Vincennes ne doivent être utilisés que concuremment avec d'autres sources. Les archives diplomatiques françaises et anglaises, pourtant abondamment sollicitées, n'ont pas encore livré toutes leurs richesses. Certains journaux turcs, divers organes socialistes d'Europe, certains journaux soviétiques méritent eux aussi d'être feuilletés attentivement. Plus difficilement accessibles, les archives privées de tel ou tel ancien militant fourniront peut-être, à l'avenir, réponse à bon nombre de questions. Fragmentaires, insuffisants, contestables, les dossiers conservés au Château de Vincennes sont pourtant, il convient de le reconnaître, indispensables à l'historien. C'est qu'ils représentent un témoignage éminement instructif sur les préjugés et les peurs de l'Occident conquérant face à la révolte des peuples.

AUX ORIGINES DU MOUVEMENT COMMUNISTE TURC LE GROUPE «CLARTÉ» D'ISTANBUL

Il y avait le pan-islamisme. Depuis la fin du XIX e siècle, obsédées par la crainte d'un soulèvement général du monde musulman contre le colonialisme européen, les chancelleries occidentales ne cessaient d'accumuler les dossiers sur cette idéologie considérée comme éminemment subversive. À partir de 1918, il y aura aussi le communisme. Au péril vert s'ajoute désormais le péril rouge. Et la grande peur de la plupart des observateurs, c'est de voir l'Islam tendre la main aux idées de la révolution d'Octobre. En Turquie, les «agents bolchevistes» ont fait leur apparition dès la fin de l'année 1918. C'est-à-dire dès que les forces alliées, qui ont commencé à occuper le pays au mois de novembre, ont disposé de services de renseignements suffisamment efficaces. À cette époque, les éléments subversifs sont déjà partout : à Istanbul, la capitale de l'Empire ottoman, dans les villages du Bosphore, en divers points du littoral pontique, et même dans les villes de l'intérieur de l'Anatolie. L'intelligence service de l'armée anglaise, le deuxième bureau français n'ont pas tardé à dresser de longues listes de suspects, ouvrant la voie, dans les zones d'occupation, à des arrestations massives. La formation, vers le milieu de l'année 1919, d'un mouvement de résistance nationale sous la conduite de Mustafa Kemal ne fera que stimuler cette effervescence. Très vite, les nationalistes ont décidé de faire, face à l'Entente, flèche de tout bois et de jouer notamment la carte de l'alliance avec les soviets. Les bolcheviks, de leur côté, estimaient qu'à entretenir de bonnes relations avec le mouvement kémaliste, ils avaient tout à gagner 1 . Dans un tel climat, le communisme turc ne pouvait que prospérer.

Pour un aperçu d'ensemble sur les relations entre les Kémalistes et la République des Soviets, cf. par exemple P. Dumont, "L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922", Cahiers du Monde russe et soviétique, XVIII (3), juillet-septembre 1977, pp. 165-193.

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Lorsque Mustafa Kemal installe à Ankara, en avril 1920, le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale, en révolte ouverte contre le gouvernement du sultan resté à Istanbul, le mouvement communiste est représenté en Turquie par toute une série de groupuscules et par deux organisations relativement plus voyantes : le Parti Socialiste des Ouvriers et Agriculteurs de Turquie, créé à Istanbul par un groupe d'intellectuels rassemblés autour de §efik Htisnti, et le Parti Communiste Turc, mis sur pied à l'initiative du Komintern par Mustafa Suphi et dépendant d'instances centrales basées à Bakou. Bientôt, plusieurs autres organisations verront également le jour, parmi lesquelles il convient de mentionner en particulier l'Armée Verte — une formation passablement communisante, malgré son nom, et constituée à la fois de cellules urbaines et de bandes de francs-tireurs —, le Parti Communiste Populaire formé à Ankara vers le milieu de l'année 1920 par un certain nombre d'ex-militants de l'Armée Verte, et enfin un curieux Parti Communiste officiel organisé en octobre 1920, sur l'ordre de Mustafa Kemal en personne, dans le but, semble-t-il, de mettre un terme à la prolifération des groupes subversifs en Anatolie et d'imposer aux noyaux existants la tutelle d'une formation contrôlée par le gouvernement nationaliste 1 . Dans cet article, il ne sera question que de la première de ces diverses organisations, le Parti Socialiste des Ouvriers et Agriculteurs de Turquie. Cette formation est également désignée, parfois, sous le nom de groupe Clarté, car elle s'est exprimée, à partir de l'automne 1920, à travers un périodique baptisé Aydinlik — traduction turque de "clarté" — dont le titre faisait directement référence au mouvement organisé peu auparavant par Henri Barbusse. Mis sur pied en 1919, ce groupe a réussi à se maintenir jusqu'en 1925, donnant alors naissance au Parti communiste turc clandestin. Avec plus de cinq années d'existence ce fut, en ces années où la Turquie nouvelle cherchait sa voie, la seule organisation communiste à avoir pu exercer son action sur un espace de temps relativement long. Ce fut aussi la seule organisation à avoir produit, et en abondance, autre chose que de la "littérature". §efik Hiisnii, le principal animateur du groupe, et ses collaborateurs furent les premiers théoriciens du communisme turc. C'est à ce titre surtout que leur organisation mérite de retenir ici notre attention.

1 Sur ces divers groupes, voir P. Dumont, "Bolchevisme et Orient. Le Parti communiste turc de Mustafa Suphi. 1918-1921", Cahiers du Monde russe et soviétique, XVIII (4), octobredécembre 1977, pp. 377-409 et, du même auteur, "La révolution impossible. Les courants d'opposition en Anatolie. 1920-1921 ", Cahiers du Monde russe et soviétique, XIX (1-2), janvierjuin 1978, pp. 143-174.

LE

G R O U P E

« C L A R T É »

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1. Les débuts du Parti Socialiste des Ouvriers et des Agriculteurs C'est en Allemagne, à l'initiative d'un groupe d'étudiants turcs, qu'a pris naissance, vers le début de 1919, le Parti des Ouvriers et Agriculteurs de Turquie (Turkiye ïççi ve Çiftçi Firkasï). Nous ne savons pas grand chose des activités de cette organisation, si ce n'est qu'un de ses animateurs, Sadik Ahi, aurait réussi à implanter parmi les travailleurs turcs, employés pour la plupart dans les usines d'armement, une union ouvrière 1 . Mais le Parti lui-même, dont le siège se trouvait à Berlin, ne fut sans doute jamais qu'une sorte de club politique rassemblant une poignée de jeunes intellectuels en fin d'études. En mai 1919, ce groupe parvint à publier à Berlin le premier numéro d'une revue intitulée Kurtuluç (Libération). Outre un "Appel au prolétariat du monde entier", il y avait là un texte d'Anatole France consacré à Jaurès, une biographie de Karl Marx, une étude de Vedat Nedim 2 relative aux aspects économiques de la lutte des classes et le début d'un récit symboliste dû à Lemi Nihat. Pas un mot des problèmes concrets qui se posaient au prolétariat turc. Pas un mot des grands débats qui déchiraient le mouvement socialiste international. De toute évidence, les "spartakistes turcs" — c'est ainsi qu'on les désignera par la suite — en étaient encore à l'exploration des principes généraux du marxisme. Ce numéro de Kurtuluf a été le seul à paraître hors de Turquie. En effet, dès le milieu de 1919, le groupe allait transporter ses activités à Istanbul où, sous l'influence d'un nouveau venu, le Dr §efik Hiisnu, il devait décider de travailler à ciel ouvert et d'entreprendre les formalités requises pour obtenir la légalisation du Parti. Celui-ci prit le le nom de Parti Socialiste des Ouvriers et Agriculteurs de Turquie (Turkiye ï§çi ve Çiftçi Sosyalist Firkasï). L'objectif de §efik Hiisnti était de mettre en échec la principale organisation ouvrière de la ville, le Parti socialiste de Turquie rattaché au courant réformiste issu de la II e Internationale 3 , et de créer, face au "socialisme 1 D'après le rapport de Hilmioglu Hakki publié dans les protocoles du premier congrès du Parti communiste turc réuni à Bakou (Turkiye Komunist Firkasmin Birinci Kongresi, Bakou, 1920, p. 90). C'est un rapport du service de renseignements de la marine française qui nous apprend que cette union était dirigée par Sadik Ahi (Archives de la Guerre,- 20 N 167, rapport du lieutenant Rollin en date du 19.XI.1919, dossier 1, pièce 67).

^Vedat Nedim Tôr (1897-1983) fut pendant plusieurs années un des principaux animateurs du mouvement communiste turc. Mais lorsque le Parti fut interdit, en 1925, il se rangea sous la houlette kémaliste et devint un des idéologues du régime. 3

Sur ce Parti, créé en 1910 et dirigé par Hiiseyin Hilmi, cf. notamment George S. Harris, The Origins of Communism in Turkey, The Hoover Institution on War, Révolution and Peace, Stanford University, 1967 et Mete Tunçay, Tiirkiye'de Sol Akimlar (Les courants de gauche en Turquie), Ankara : Bilgi Yay., 3e éd., 1978.

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ignare" de ce redoutable groupe rival, un authentique mouvement marxiste. Mais il s'agissait là d'une ambition démesurée. Organisation d'intellectuels, le Parti Socialiste des Ouvriers et Agriculteurs avait encore un bon bout de chemin à parcourir avant de pouvoir rivaliser avec l'activisme pragmatique de son rival. En septembre 1919, le groupe reçut l'autorisation de faire reparaître le Kurtulu§. La nouvelle équipe rédactionnelle, nettement moins doctrinaire que celle de Berlin, était dominée par deux des figures les plus marquantes du socialisme turc de cette période, Ethem Nejat et §efik Husnti. Ancien militant du mouvement jeune-turc, Ethem Nejat avait été gagné au marxisme vers le fin de la premiere guerre mondiale, alors qu'il se trouvait en Allemagne en vue de parfaire ses études de pédagogie. §efik Hiisnii, lui, était de formation française. Issu d'une riche famille deunmeh1 de Salonique, il avait suivi l'enseignement de la faculté de médecine de Paris et, durant son séjour en France, avait subi l'influence de la S.F.I.O. Plus doué qu'Ethem Nejat pour les débats théoriques, il s'efforcera d'élaborer dans Kurtulu§ une analyse marxiste de la société turque, soulignant l'importance du rôle politique imparti au "prolétariat", pris dans un sens très large : non seulement les ouvriers d'industrie, mais aussi les employés, les médecins, les écrivains, etc., dans la perspective de la révolution économique et sociale qui était, croyait-il, sur le point d'éclater en Turquie 2 . Ethem Nejat, pour sa part, manifestera surtout des préoccupations de pédagogue : il mettra l'accent sur les insuffisances et l'iniquité du système scolaire ottoman, s'en prendra aux modes de pensée individualistes importés des pays anglo-saxons, prônera la mise en place d'une pédagogie socialiste, seule forme d'éducation capable à ses yeux de faire échec à l'ignorance, à la misère et à l'exploitation 3 . Bien que la plupart des militants rassemblés autour d'Ethem Nejat et de §efik Htisnii eussent fait leurs premières armes en Allemagne, c'est l'influence française, celle en particulier d'Henri Barbusse, qui transparaît surtout dans Kurtulu§. Barbusse, qui venait de lancer le mouvement "Clarté", affirmait que les intellectuels — "inventeurs spirituels qui ordonnent le progrès" — avaient

'I.e terme deunmeh, qui signifie à peu près "renégat", désigne de manière assez méprisante les Juifs convertis à l'Islam, sectateurs de Sabbatai Sevi. 2 "Yarinki Proleiarya" (Le prolétariat de demain), Kurtuluj, No 2, 20 octobre 1919, pp. 17-21 ; "Bugtinku proletarya ve Sinif Çuuru" (Le prolétariat d'aujourd'hui et la conscience de classe), Kurtuluç, n° 3, 20 novembre 1919, pp. 45-47. ^"Bugunkii Ibridai Mekteblerimiz" (Nos écoles primaires d'aujourd'hui), Kurtuluç, n° 2, 20 octobre 1919, pp. 32-34 ; "Sosyalizm ve ferdiyetçiler" (Le socialisme et les individualistes), Kurtuluç, No 3, 20 novembre 1919, pp. 48-51 ; "Serseriler, Terbiye, Sermaye" (Les vagabonds, l'éducation, le capital), Kurtuluj n" 5. février 1920, pp. 87-91.

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un rôle capital à jouer dans la conduite du combat socialiste. §efik Hiisnii et ses camarades feront de cette thèse élitiste, qui justifiait leur entreprise, un des éléments essentiels de leur doctrine. "C'est aux intellectuels et aux idéalistes", proclamera sans ambiguïté §efik Hiisnii, "qu'il incombe d'organiser notre jeune prolétariat, de lui fournir des moyens de lutte et de le guider vers sa libération". Pour mener à bien ce programme, les "spartakistes" s'efforceront, faute de pouvoir créer leur propre organisation de masse, de noyauter les autres groupes socialistes d'Istanbul, politique qui dès 1919 s'avérera inefficace : lors des élections législatives organisées en décembre 1919 par le gouvernement du sultan, le candidat du Parti, Mehmet Vehbi, n'obtiendra que 14 voix, un score très en deçà de celui réalisé par les représentants des autres groupes "ouvriers". Peu après ces élections, la vie du Parti fut troublée par de violents débats internes. Les militants, qui avaient jusque-là admis les mots d'ordre élitistes, commencèrent à envisager la possibilité d'une modification de la stratégie du Parti. Certains d'entre eux plaidaient pour un rapprochement avec les cellules communistes qui ne cessaient de se multiplier. D'autres proposaient de transférer l'organisation en Anatolie, dans l'espoir d'une entente avec le mouvement de libération nationale. Les éléments modérés, enfin, étaient favorables à une révision des options doctrinales du Parti, de manière à toucher une clientèle moins restreinte. Ces mésententes ne devaient pas tarder à provoquer une grave scission. Dès le mois de février 1920, la publication du Kurtulu§ fut interrompue. En mars, la conjoncture politique contribua à accentuer les tensions qui se manifestaient depuis le début de l'année. Le renforcement de l'occupation d'Istanbul par les Alliés, la dissolution de la Chambre, la constitution du cabinet anglophile de Damad Ferid pacha semblaient donner raison aux éléments extrémistes qui s'étaient prononcés pour le transfert du Parti en Anatolie. Vers la fin du mois, le schisme apparaissait inévitable. Décidés à poursuivre leur action en territoire anatolien, de nombreux militants partirent pour Ankara où Mustafa Kemal était en train de mettre sur pied le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale. D'autres, et notamment §efik Hiisnii, restèrent à Istanbul, mais, de plus en plus tentés par une inféodation au Komintern, ils se consacrèrent à des activités souterraines, abandonnant la direction du Parti à la fraction modérée 1 . P. Kornienko, Rabochee dvizhenie v Turtsii 1918-1963 gg„ Moscou, 1965, pp. 22-23 ; Magdeleine Marx-Paz, "L'Humanité en Orient", L'Humanité, 30.XI.1921, p. 2.

232 2. Aydinlik

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Clarté

L'organisation d'Istanbul, réduite pendant quelques mois à la dimension d'un simple groupuscule, abordera vers la fin de 1920 la deuxième phase de son existence. C'est qu'entre temps avait eu lieu à Bakou, au mois de septembre, un congrès des communistes turcs qui s'était soldé par la victoire des partisans d'une application stricte des mots d'ordre et des thèses de la III e Internationale1. Ainsi reprise en mains, sous la conduite de Çefik Hiisnii et d'un transfuge du Parti Socialiste de Turquie, Sadrettin Celâl, l'organisation consacrera une bonne partie de ses efforts à construire une confédération syndicale capable de former le noyau d'un vaste rassemblement prolétarien. Baptisée Association ouvrière de Turquie (Turkiye îççiler Dernegi), elle vit le jour en juin 1921 et reçut l'aval de l'Internationale Syndicale rouge qui venait d'être créée à Moscou. Toutefois, il ne semble pas que ses adhérents, essentiellement des travailleurs des entreprises d'État, aient fourni des preuves tangibles de leur combativité. Paradoxalement, c'est pendant longtemps encore la clientèle du Parti socialiste de Turquie, pourtant affiliée à l'Internationale syndicale "jaune" d'Amsterdam, qui continuera de représenter la fraction la plus dynamique du prolétariat d'Istanbul2. Peu chanceux dans ses tentatives de mobilisation des travailleurs — l'Association ouvrière de Turquie ne vivotera que jusqu'en octobre 1922 — , le Parti de §efik Hiisnii allait réussir beaucoup mieux dans le seul domaine qui fût véritablement le sien : celui des mots. En effet, en même temps qu'il lançait son projet de confédération syndicale, il se dotait d'un nouvel organe, YAydinlik — traduction turque de "Clarté" — qui ne devait pas tarder à devenir le phare idéologique des communistes turcs. Par sa tenue, par sa manière toute théorique d'aborder les problèmes sociaux, cette revue "sociale, scientifique et littéraire" s'adressait surtout aux intellectuels. Mais ses rédacteurs entendaient également contribuer à l'éducation des masses. De là, sans doute, le caractère parfois un peu simpliste de leurs écrits. Ils éprouvaient pour l'orthodoxie marxiste un respect tel qu'il était hors de question qu'ils osassent s'en écarter. ! c f . P. Dumont, "Bolchevisme et Orient...", op. cit. C'est elle notamment qui organisa la plupart des grèves qui eurent lieu à Istanbul pendant l'occupation alliée. Cf. à ce propos P. Dumont, "Les organisations socialistes et la propagande communiste à Istanbul pendant l'occupation alliée, 1918-1922», Etudes balkaniques, n° 4, 1979, pp. 31-51.

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Dès le premier numéro de la revue, §efik Hiisnti s'était employé à démontrer que l'on retrouvait en Turquie les mêmes classes sociales que dans les pays industrialisés d'Occident : la grande bourgeoisie, issue de l'armée, de l'administration et de la couche des grands propriétaires terriens ; la petite bougeoisie, artisans, boutiquiers, "ronds-de-cuirs", etc.; enfin, la classe la plus importante numériquement, celle des ouvriers et des agriculteurs 1 . Cette analyse, qui impliquait l'existence d'une lutte des classes sur le modèle occidental, ne s'affinera que progressivement. À partir de 1923, tout en continuant à affirmer que les germes d'une véritable révolution prolétarienne existaient en Turquie, §efik Hiisnti mettra l'accent sur l'inconsistance économique et sociale de la grande bourgeoisie capitaliste et aura tendance à se montrer moins optimiste dans son évaluation des capacités révolutionnaires de la classe ouvrière et paysanne 2 . Singulièrement, la mythologie soviétique était presque totalement absente des colonnes de la revue. Bien qu'étant désormais étroitement soumis aux directives du Komintern, le groupe de §efik Hiisnti puisait l'essentiel de son inspiration dans les écrits des théoriciens socialistes du XIX e siècle. Par ailleurs, il continuait d'éprouver, comme à l'époque du Kurtulu§, une grande vénération pour Barbusse et les autres militants du mouvement "Clarté". Vers le milieu de l'année 1921, une figure notable du socialisme français, Magdeleine Marx-Paz, la petite-fille de Karl Marx, avait fait un bref séjour dans la capitale ottomane — séjour qui devait lui fournir la matière d'un grand reportage publié dans L'Humanité* — et les liens chaleureux qu'elle avait noués à cette occasion avec les dirigeants de l'organisation d'Istanbul n'avaient fait qu'affermir ces derniers dans leur francophilie. Quel était au juste, à cette époque, l'impact de VAydinlik ? Difficile de répondre. Constatons cependant que les rapports des services de renseignements alliés ne donnent dans l'ensemble que fort peu d'informations sur les activités du parti de §efik Hiisnii. C'est dire que les administrations de l'Entente accordaient sans doute assez peu d'importance à cette organisation. Cela tient probablement au fait que les militants rassemblés autour d'Aydinlik, voués pour l'essentiel à la diffusion de la pensée marxiste, ne semblaient guère capables de perturber véritablement l'ordre public et que d'autres groupements, davantage tournés vers l'agitation en milieu ouvrier, paraissaient aux Alliés plus dignes d'attention.

^"Turkiye'de Içtimai Siniflar" (Les classes sociales en Turquie), Aydmlik, No 1, juin 1921 pp. 9-13. Cf. notamment "Tiirkiye'de igçi sinifinin dururau" (La situation de la classe ouvrière en Turquie), Aydinlik, n° 13, 10 février 1923 et "Sosyalist akimlar ve Turkiye" (Les courants socialistes et la Turquie), Aydinlik, n" 16, juin 1923. ^"L'Humanité en Orient", L'Hunumité, 3.XI.1921 - 10.XI1.1921.

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Il convient cependant de souligner que cette organisation, en dépit de ses tendances élitistes, constituait, depuis qu'elle avait choisi de se placer sous la tutelle de l'Internationale communiste, la seule formation d'Istanbul qui fût porteuse de réelles potentialités révolutionnaires. Les autorités kémalites, elles, ne s'y tromperont pas. Lorsque l'administration civile d'Istanbul sera transférée au gouvernement d'Istanbul — au lendemain de l'armistice de Mudanya qui mettait fin au conflit entre le gouvernement d'Ankara et les puissances occupantes (11 octobre 1922) — le parti de §efik Hiisnti abordera un nouveau chapitre de son histoire. Un chapitre nettement plus mouvementé que le précédent.

3. Les aléas de la cohabitation À plusieurs reprises déjà dans le passé, les Kémalistes ont sévi contre les groupuscules communistes. Soufflant alternativement le chaud et le froid, au gré des fluctuations de leurs relations avec la République des Soviets, ils ont depuis plus de deux ans soumis les organisations d'Anatolie à un régime fort éprouvant de valse-hésitation. Marqués par la préparation d'une vaste offensive militaire, les premiers mois de 1922 ont constitué une période de flirt intense entre le Gouvernement d'Ankara et les Russes, principaux fournisseurs d'armes du mouvement national. En octobre, le changement de climat est total : victorieux sur le terrain militaire, les Kémalistes songent à présent à un rapprochement avec l'Entente et, dans cette perspective, ne seraient pas mécontents de faire oublier leur alliance avec Moscou. Les choses se sont déroulées selon un scénario désormais bien rodé : le refroidissement turco-soviétique a été suivi, presque immédiatement, d'une grande vague de répression visant à décapiter le mouvement communiste turc. Les rafles d'octobre 1922 n'ont atteint que l'Anatolie, car à cette époque l'administration kémaliste n'avait pas encore pris possession d'Istanbul, toujours sous le contrôle des Alliés. Toutefois, il semble que les milieux extrémistes de l'ancienne capitale ottomane se soient laissés impressionner par cette soudaine bourrasque puisqu'on assiste sur les rives du Bosphore à une curieuse débandade. Les propagandistes à la solde de la délégation soviétique se volatilisent, les divers groupuscules disséminés à travers la ville se taisent, les éditeurs d'Aydinlik préfèrent cesser provisoirement leur publication. Le gouvernement du sultan a contribué à semer le désarroi en prenant la décision, avant de passer la main aux Kémalistes, d'interdire l'Association ouvrière de Turquie et un certain nombre d'autres unions professionnelles. La panique est telle que les principaux dirigeants de ces organisations, ainsi que le rédacteur en chef d'Aydinlik Sadrettin Celâl, et quelques autres, ont jugé nécessaire de se réfugier à l'étranger.

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Ce reflux sera cependant de courte durée. Sadrettin Celâl et les autres leaders communistes — qui ont profité des circonstances pour se rendre au IV e Congrès du Komintern — sont de nouveau à Istanbul dès la fin de l'année. Désormais, jusque vers la mi-mars, les autorités kémalistes laisseront faire les agitateurs sans broncher. C'est que la Turquie vit désormais à l'heure des pourparlers de paix de Lausanne 1 . Dans cette nouvelle conjoncture, il a fallu, une fois de plus, jouer la carte de l'amitié turco-soviétique. A Lausanne, en effet, les négociations se déroulent dans un climat tendu et les diplomates de l'Entente, lord Curzon en tête, entendent contraindre le gouvernement d'Ankara à faire d'importantes concessions et à accepter la tutelle des Puissances alliées. Pour ne pas se retrouver isolée, la Turquie s'est vue dans l'obligation de se rapprocher de la République des Soviets. Comme par le passé, cette amélioration des relations entre les deux pays a aussitôt entraîné un spectaculaire revirement dans l'attitude du pouvoir à l'égard des communistes. Le deuxième bureau du corps d'occupation français et l'intelligence service feront état d'une nette reprise de l'agitation révolutionnaire à Istanbul dès les premiers jours de 1923. A partir de ce moment, et pour quelques mois encore, les notes d'information alarmantes ne cesseront de s'accumuler. À présent, cependant, le communisme turc est nettement plus sage que par le passé, car à Moscou, l'Internationale vient de prendre acte des multiples échecs essuyés par les militants des pays d'Orient et a élaboré à leur intention toute une série de nouvelles directives. Ce sont ces consignes qui vont servir de base, tout au long de l'année 1923, à l'action de revification du Parti — désormais promu au rang de seul dépositaire de l'idéal internationaliste en Turquie. Une idée fondamentale, clef de voûte des thèses sur la question d'Orient : les communistes doivent se résigner — momentanément tout au moins — à apporter leur soutien aux Kémalistes, bien que ces derniers ne songeassent qu'à défendre les intérêts de la bourgeoisie nationale turque. Mais il leur incombe aussi, parallèlement, de jeter les bases de la révolution future et d'œuvrer, dans cette perspective, à la graduelle consolidation de leur Parti. Pour pouvoir progresser sur la voie difficile qui mène à la conquête du socialisme, ils sont tenus, en premier lieu, de veiller au maintien et au renforcement de l'unité du mouvement communiste turc. La prise en main du monde ouvrier par le biais des syndicats constitue un autre objectif important. Enfin, au nombre des priorités doit également figurer le développement de l'éducation marxiste des militants 2 . 'Les négociations de paix entre la Turquie et les Puissances avaient commencé le 20 novembre 1922. Elles devaient prendre fin le 24 juillet 1923. -Almoukamcdov, "Le mouvement communiste en Turquie", L'internationale communiste, 25 juin 1923, pp. 121-122, donne un bon exemple des consignes élaborées par le Komintern.

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C'est sur ce dernier point que l'équipe de §efik Hiisnii fera porter pour l'immédiat l'essentiel de ses efforts. En raison de la conjoncture, YAydinlik n'avait pas paru en octobre 1922. Dès le mois de novembre, il reparaît. La formule de la revue n'a pas changé : articles de fond dûs à la plume de §efik Hiisnii, chroniques, poèmes révolutionnaires, études diverses. Bien que les articles de simple vulgarisation y soient nombreux, YAydinlik continue d'être un mensuel de réflexion, surtout destiné à l'intelligentsia. L'organisation d'Istanbul dispose par ailleurs d'une collection de petites brochures — dont la première était parue en 1921 — visant à inculquer aux militants ou à d'éventuels sympathisants quelques notions de base sur l'histoire du socialisme et sur diverses questions. Elles sont rédigées soit par Ali Cevdet, un des collaborateurs les plus assidus d'Aydinlik, soit par Sadrettin Celâl 1 . Aydinlik demeure fidèle à ses liens avec le mouvement "Clarté" mais puise désormais une partie non négligeable de son inspiration dans les mots d'ordre du Komintern. À la fin de l'année 1922, dans la foulée des discussions qui venaient de se dérouler à Moscou, plusieurs articles de la revue abordent le problème du soutien des communistes au mouvement national de libération. Depuis que le Komintern avait tranché, la cause était entendue. Pas la moindre trace d'hérésie. C'est tout juste si §efik Hùsnù, dans un texte intitulé "Vers la vraie révolution" 2 , se permet de rêver d'une Turquie différente, sans capitalisme et sans classes, qui aurait eu, à côté des républiques du Caucase, sa place dans le bloc des nations révolutionnaires d'Orient. Mais il rejoint aussitôt l'orthodoxie en soulignant qu'il ne s'agissait là que d'une hypothèse d'école. Le même §efik Hiisnii, décidément encore mal habitué au respect des tabous doctrinaux, s'interroge vers la même époque sur les potentialités collectivistes de l'Islam. Cependant, son analyse ne débouche que sur quelques remarques savantes, dénuées de toute signification pratique. Si la publication de YAydinlik constituait la principale affaire du moment, le Parti ne pouvait oublier qu'il devait aussi aller à la conquête des masses laborieuses. §efik Hiisnii et ses camarades auraient pu tout bonnement reconstituer l'Association ouvrière de Turquie. Mais instruits par l'expérience, ils savaient que les travailleurs turcs s'en tiendraient à l'écart. Ils préférèrent donc opter pour une stratégie de noyautage des organisations ouvrières

' L e premier ouvrage de la série fut une petite brochure d'Ali Cevdet, Sermayedarlik Nizam-i içtimaisi (la structure sociale du capitalisme). De Sadrettin Celâl on peut citer les titres suivants : Burjuva Demokrasisi ve Sosyalizm (La démocratie bourgeoise et le socialisme) ; Sosyalizm ve Tekâmiilu (le socialisme et son évolution) ; Sendika Meseleleri (A propos des syndicats) ; içtimai Mesele ve Islahatçilar (La question sociale et les réformistes). Gerçek Devrime Dogru", Aydinlik, rr 11, 15 décembre 1922.

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modérées, ce qui leur avait sans doute été soufflé par le Komintern. Lors de son IV e congrès, l'Internationale s'était en effet prononcée en faveur d'une ligne de conduite résolument "entriste". Dans de nombreux pays, la plupart des unions ouvrières se trouvaient depuis quelques années aux mains des éléments modérés qui s'efforçaient d'éliminer les militants communistes de la vie syndicale. Il était grand temps de réagir. Mais les communistes étaient encore trop faibles pour pouvoir jouer avec efficacité la carte de la scission. Il leur fallait, au contraire, recourir à la stratégie de la taupe. Ils devaient mettre l'accent sur l'unité syndicale, combattre les offensives séparatistes et maintenir coûte que coûte une présence révolutionnaire au sein des syndicats "réformistes". À Istanbul, cependant, une fois de plus les choses se solderont par un échec. §efik Hûsnû et les siens avaient en effet misé sur une personnalité proche des cercles jeunes-turcs, Numan Usta, qui avait lancé vers la fin de 1922 l'idée d'une grande union ouvrière qui rassemblerait tous les syndicats et corps de métiers de la ville. Mais, très vite il devait s'avérer que les communistes avaient mal choisi leur partenaire. Les divers responsables rassemblés autour du projet n'arrivaient pas à se mettre d'accord, les défections se multipliaient. Bientôt, seules trois ou quatre organisations continuèrent à s'intéresser aux discussions. Finalement, le projet n'aboutit à rien de tangible alors même qu'un dirigeant du Parti socialiste de Turquie, §akir Rasim, parvenait à créer une vaste Union générale des ouvriers d'Istanbul (Istanbul Umum Amele Birligï), si résolument fermée à toute idée de contestation sociale que collaborer, sous quelque forme que ce soit, avec une telle organisation était naturellement impossible. Malgré cet échec, les communistes sont en droit, dans les premiers mois de 1923, d'envisager l'avenir avec un certain optimisme. Ils peuvent distribuer librement leurs tracts et brochures, on les laisse flirter avec les organisations ouvrières, le pouvoir tolère leurs déclarations publiques et leurs réunions. En février, ils ont même eu la possibilité de présenter leurs thèses au congrès économique organisé à Smyrne par le gouvernement d'Ankara et au cours duquel toutes les composantes de la société avaient été invitées à faire connaître leurs vues sur la reconstruction du pays. Pourtant, alors que tout semble aller si bien, le retour de pendule est déjà amorcé. Le revirement que l'on observe au printemps 1923 dans l'attitude des autorités vis-à-vis des communistes ne fait, comme à l'accoutumée, que refléter un changement de climat dans les relations turco-soviétiques. À partir

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du début de février, les deux pays sont à nouveau sur des voies divergentes. Les diverses concessions faites aux Alliés par Ismet Pacha — notamment en ce qui concerne le passage des navires de guerre étrangers dans les Détroits — ont contrarié sérieusement les dirigeants soviétiques. Et sous le vernis de la bonne entente, affluèrent une fois de plus la méfiance et le soupçon. Ce sont les Russes qui, les premiers, ont manifesté leur nervosité. Tout au long du mois de février, les journaux soviétiques, en particulier la Pravda, ont savamment entrelacé les couplets en l'honneur de l'amitié turco-russe et les attaques contre les velléités ententophiles du gouvernement d'Ankara. À ces attaques, les Kémalistes ont répondu, par le biais de l'officieux Hakimiyet-i Milliye et de divers autres organes, en dénonçant l'attitude inamicale de la presse soviétique. Dans les premiers jours de mars, les choses ont continué à se gâter. Du côté turc, tracasseries à rencontre des agences commerciales soviétiques du Vnechtorg. Du côté russe, ostentatoires mouvements de troupes dans le Caucase. Certains dirigeants soviétiques sont allés jusqu'à stigmatiser publiquement le "comportement hypocrite" des délégués du gouvernement d'Ankara dans les négociations de paix à Lausanne. Les communistes turcs n'ont pas tardé à subir le contrecoup de cette désaffection mutuelle. Dès la mi-mars, les autorités kémalistes montent une opération de police contre les militants d'Istanbul. Sous prétexte de vérifier la propreté des lieux, des "inspecteurs du service sanitaire" perquisitionnent dans les locaux du Parti, y saisissent quelques papiers et procèdent à l'arrestation d'un des dirigeants de l'organisation, Salih Hacioglu, qui n'a pu s'éclipser à temps 1 . Fin avril et début mai, les autorités frapperont à nouveau. Au total, plus d'une vingtaine de personnes seront appréhendées : plusieurs étudiants, des typographes, un pharmacien, un conducteur de tramways et, surtout, les principaux dirigeants du Parti, §efik Hiisnii et Sadrettin Celâl. La police a également mis la main sur le leader des militants grecs, Serafim Máximos, et sur Roland Gunsberg, un des agents les plus actifs de la Troisième Internationale en Turquie 2 . Lorsque l'enquête aura progressé, les autorités s'en prendront aussi à la délégation consulaire de la République des Soviets à Istanbul 3 .

1 Henri Paulmier, "Le coup du complot", La Vie ouvrière, 23 mars 1923, p. 3. D'après un rapport du service de renseignements de Constantinople (Archives de la Guerre, 20 N 1094, fin mars 1923), Salih Hacioglu aurait été arrêté dans la propre maison de Henri Paulmier. 2 Fethi Tevetoglu, Turkiye'de Sosyalist ve Komiinist Faaliyetler (Les activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967, pp. 94-96, transcrit in extenso l'acte d'accusation. Ce document fournit la liste complète des individus arrêtés et énumère, bien entendu, divers délits reprochés aux comploteurs. •^Plusieurs membres de cette délégation seront déclarés persona non grata et devront quitter le pays. Archives de la Guerre, 20 N 1084, bulletin de renseignements du 30 juin au 7 juillet 1923.

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À Moscou, la presse ne tarde pas à réagir. Dès le 11 mai, en première page, la Pravda dramatise : "Terreur blanche en Turquie". L'information est reprise par divers autres organes. La Vie ouvrière suit l'affaire de près ; un militant révolutionnaire français, Henri Paulmier, qui anime à Istanbul une cellule "d'extrémistes étrangers" et qui entretient d'étroits contacts avec le groupe de §efik Hiisnti, envoie à Paris missive sur missive 1 . Mais, tout de même, singulière "terreur blanche". §efik Htisnii et les autres "comploteurs" comparaîtront en justice le 29 mai 1923. Le 6 juin, ils seront relaxés. Après la bourrasque donc, l'accalmie. Au lendemain de ce procès-éclair, les membres du Parti reprennent sans hésitation leur train-train, comme si la brève incarcération qu'ils venaient de subir n'avait été qu'une insignifiante parenthèse. UAydinlik continue de paraître — à intervalles assez espacés il est vrai — et ses rédacteurs y développent les mêmes thèmes que par le passé. Dans un article publié dès sa libération, §efik Hiisnti, fort du non-lieu si aisément remporté par ses avocats, ira même jusqu'à se réclamer ouvertement du communisme, alors que les arrestations d'avril-mai avaient été précisément provoquées par un tract de propagande communiste. Dans la perspective des élections qui sont en train de se dérouler dans le pays, il fait l'apologie des doctrines révolutionnaires et, récupérant avec une certaine habileté le vocabulaire politique des Kémalistes, il demande pour la Turquie la mise en place d'un véritable "gouvernement populaire", un gouvernement à la fois national et prolétarien. À cette subite détente du côté des militants communistes vient faire pendant, au cours de l'été 1923, une lente mais sûre amélioration dans les relations entre la Turquie et la République des Soviets 2 . Cette amélioration est cependant très précaire. Les communistes savent que les autorités veillent et qu'elles sont prêtes à sévir. Depuis le mois de mars, les choses ont bien changé. Les arrestations du 1 er mai, assorties de toutes sortes de calomnies (une partie de la presse notamment accuse les militants inculpés d'être payés par les Grecs), ont considérablement refroidi l'ardeur des sympathisants du Parti. Il s'agit à présent, avec prudence, d'essayer de remonter le courant.

On trouve des indications éparses sur les activités de Henri Paulmier à Istanbul dans les rapports du deuxième bureau du corps d'occupation français. Cf. notamment le bulletin de renseignements du 25 mars 1923, Archives de la Guerre, 20 N 1084. 2 "Sosyalizm Cereyanlan ve Tiirkiye" (Les courants socialistes et la Turquie), Aydinlik, 16 juin 1923, pp. 410-415. Il n'est pas sans intérêt de souligner que certains observateurs soviétiques avaient eux aussi tendance, vers la même époque, à faire l'amalgame entre le populisme kémaliste et les doctrines marxistes. C'était peut-être pour eux une façon de garder l'espoir qu'un jour ou l'autre la Turquie finirait par basculer dans le camp sovétique.

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4. Une organisation en sursis Le 29 octobre 1923, Mustafa Kemal proclame la République. L'Empire ottoman est définitivement enterré. Salué comme un événement majeur, ce changement de régime n'a cependant aucune incidence immédiate sur le mouvement communiste turc. Ixs premiers mois de 1924 apparaissent comme un simple prolongement de la période précédente. Ce n'est qu'au bout d'un certain temps que les communistes se rendront compte que les temps ont réellement changé. Au moment de la proclamation de la République, VAydinhk avait déjà derrière soi plus de deux ans d'existence au cours desquels dix-huit numéros avaient paru, totalisant 480 pages. Les derniers numéros de VAydinlik (treize entre octobre 1923 et février 1925) ressemblent beaucoup à ceux parus avant la mise en place de la République. On y trouve les mêmes préoccupations, le même éclectisme dans le choix des sujets traités, la même propension à l'intellectualisme. Toutefois, l'orientation pro-soviétique s'y manifeste de façon nettement plus marquée que par le passé. Le numéro de novembre 1923 est ainsi entièrement consacré à la célébration du cinquième anniversaire de la révolution d'Octobre. Le numéro suivant de février 1924 est consacré à la mort de Lénine. Les autres numéros de 1924 contiennent de nombreux articles touchant l'expérience soviétique. La référence à Barbusse et au mouvement Clarté demeure présente, mais sérieusement estompée : désormais Paris est de toute évidence largement éclipsé par Moscou. Cependant, même si la Russie des Soviets y occupe une part grandissante, la revue ne néglige pas pour autant les problèmes spécifiques de la Turquie. On recense dans ses derniers numéros autant d'articles consacrés à des questions d'intérêt local que dans les livraisons antérieures à octobre 1923 : éditoriaux politiques, chroniques de la vie ouvrière, études économiques, dissertations sur des sujets littéraires, etc. Les rédacteurs n'avaient pas renoncé à l'objectif qu'ils s'étaient fixé à l'époque du lancement de Kurtuluç. Ils continuaient d'élaborer pierre à pierre, au gré des thèmes proposés par l'actualité, une analyse marxiste de la société turque. Il est curieux, ceci dit, de constater que le principal événement de la période, la proclamation de la République, a été très peu commenté dans la revue. Il s'agissait d'un sujet épineux, compte tenu du caractère éminemment autoritaire du nouveau régime, et mieux valait ne pas s'y frotter. Par contre, les rédacteurs de VAydinlik étaient fort attentifs aux problèmes d'ordre

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économique. Depuis le congrès de Smyrne, la reconstruction de l'économie nationale constituait un des principaux sujets de préoccupation de l'intelligentsia turque. De nombreux publicistes continuaient d'agiter les thèmes mis à l'ordre du jour par les responsables kémalistes de l'économie. VAydinlik ne pouvait naturellement pas demeurer à l'écart d'un tel débat. Parmi les nombreux écrits concernant les problèmes économiques parus dans la revue, il convient de mentionner tout particulièrement un article de §efik Hiisnti intitulé "La question de la réforme sociale", publié dans le numéro de février 19241. L'auteur s'y prenait violemment aux "novateurs" qui prétendaient transformer la société à coups de réformes ponctuelles et y dénonçait l'inconsistance de leurs propositions en les taxant d'utopisme. Les "novateurs" cloués de la sorte au pilori étaient ceux qui, dans le camp nationaliste, se réclamaient d'une conception libérale de l'organisation économique et sociale ; ces hommes (parmi lesquels figuraient de nombreux anciens compagnons de Mustafa Kemal) critiquaient de façon de plus en plus ouverte la rigidité des instances kémalistes et étaient déjà en train de jeter les bases du Parti d'opposition "progressiste" qui allait voir le jour en novembre 1924. §efik Hüsnü les considérait comme les principaux adversaires de la "ligne révolutionnaire" qu'il aurait aimé voir appliquée par le Parti républicain. Il mettait, lui, l'accent sur la nécessité de commencer par des réformes d'infrastructure et notait que la "première chose à faire était d'accroître la production nationale et d'accumuler les capitaux". Ces conseils on ne peut plus classiques débouchaient sur un fervent plaidoyer en faveur d'une politique étatiste : "Le seul moyen de faire beaucoup en peu de temps c'est que l'État prenne lui-même en main la direction de l'effort national et fixe un objectif clair et commun à tous. En d'autres termes, nous devons nous orienter sans perdre de temps vers un capitalisme d'État. Telle est la seule issue possible...". 11 fallait notamment développer les secteurs dans lesquels l'État était déjà implanté — les transports, les voies de communication, la production d'énergie, l'industrie lourde, etc. — et procéder à une nationalisation de l'ensemble du commerce extérieur. Pourtant, les hommes rassemblés autour de VAydinlik étaient conscients du fait que la Turquie se présentait pour l'essentiel comme un pays agricole et qu'il était nécessaire, par conséquent, de se pencher en priorité sur les problèmes de l'économie rurale. Dans les derniers mois de 1924, ils allaient y consacrer plusieurs articles, en reprenant à leur compte les thèses élaborées par le II e Congrès du Komintern. Un slogan lapidaire, paru dans le numéro d'octobre 1924, résume leur pensée : "expropriation forcée et nationalisation des grandes propriétés, distribution gratuite des terres aux paysans pauvres". 1

"Içtimai Islahat meselesi", Aydinhk, n° 20, février 1924, pp. 529-532.

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Ces mots d'ordre étaient censés s'adresser aux masses. Nous avons cependant déjà souligné que la clientèle â'Aydinlik se recrutait essentiellement dans les milieux "éclairés" d'Istanbul. Combien étaient-ils, ces intellectuels perméables à la ligne qui leur était proposée par la revue communiste ? Il est impossible de le dire. Mais il semble, en tout état de cause, que leur nombre ait eu tendance à croître 1 . Cet accroissement s'était accompagné d'un net développement de l'équipe rédactionnelle de la revue. A u noyau initial, constitué de §efik Hüsnü, Sadrettin Celai et quelques autres, étaient venus s'ajouter, à partir du milieu de l'année 1923, une demi-douzaine de noms nouveaux parmi lesquels Vedat Nedim, §evket Siireyya, Burhan Asaf et, surtout, le jeune Nâzim Hikmet dont le talent de poète commençait déjà à s'affirmer 2 . Pour VAydinlik, cependant, le problème n'était pas tellement d'accroître sa clientèle que de parvenir à toucher ceux pour qui la revue était en principe faite, les travailleurs. Or, de ce point de vue, il semble qu'aucun progrès notable n'ait été enregistré ; ceci s'explique essentiellement par le fait que les couches prolétariennes demeuraient, dans leurs grandes masses, parfaitement imperméables à l'argumentation communiste. Et ni les exposés doctrinaux de §efik Hüsnü, ni les poèmes d'allure futuriste de Nâzim Hikmet n'étaient susceptibles de séduire les gens du commun. Les hommes rassemblés autour de VAydinlik faisaient un incontestable effort de vulgarisation, mais le langage qu'ils parlaient, bien que relativement simple, n'était pas celui du peuple.

D'après Will Kord-Ruwisch, "Die Arbeiterpresse in der Türkei", Zeitungswissenschaft, n° 4, 1926, p. 55, les derniers numéros de VAydinlik étaient diffusés, chacun, à plus de 2 000 exemplaires. 2 Avec le recul du temps, Nâzim Hikmet apparaît incontestablement comme la figure la plus importante du groupe. En 1924, à l'époque de ses premières contributions à VAydinlik, il n'avait encore que vingt-trois ans. Mais déjà sous l'originalité un peu forcée de ses vers perçait son exceptionnel génie. Issu d'une famille de grands serviteurs de l'État ottoman, il avait pendant un temps, comme bon nombre de jeunes gens de son milieu, songé à une carrière militaire. Dès 1919 cependant, il avait quitté l'École navale où ses parents l'avaient placé. C'est vers le début de l'année 1921, alors qu'il se trouvait en Anatolie comme instituteur, qu'il avait commencé à s'intéresser aux idées de la révolution d'Octobre, sous l'influence de quelques étudiants rentrés d'Allemagne. Quelques mois plus tard, il se rendait à Batoum, et de là à Moscou. Admis à l'Université communiste des travailleurs de l'Orient, il n'avait pas tardé à maîtriser toutes les finesses de la doctrine communiste. Mais ce qui l'intéressait le plus, c'était la poésie. Subjugué par l'art de Maïakovski, il s'était très vite orienté vers une écriture très personnelle, puisant largement dans les infinies possibilités du vers libre. Ses premiers poèmes dans VAydinlik avaient fait sensation. On pouvait y trouver des onomatopées, des vers monosyllabiques, des bouts de phrases allègrement disloqués. Dans les cercles conservateurs, ces "singeries" avaient provoqué d'impitoyables ricanements, mais parmi les jeunes intellectuels à qui ces textes s'adressaient, nombreux étaient ceux qui considéraient déjà Nâzim Hikmet comme le plus grand poète turc du siècle.

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Ils étaient conscients des insuffisances de leur revue. Ils s'efforçaient d'y remédier en tâchant d'être, par compensation, irréprochables sur le plan idéologique. Leurs écrits reflétaient de façon aussi fidèle que possible les consignes élaborées à Moscou. Curieusement, ce strict respect de l'orthodoxie n'allait pas suffire à leur éviter, lors du V e Congrès du Komintern (17 juin-8 juillet 1924) de sévères critiques. C'est le délégué ukrainien, D. Z. Manouilsky, que la direction de l'Internationale avait chargé de prononcer le réquisitoire. Le 30 juin 1924, au cours du traditionnel débat sur les questions nationale et coloniale, les mandataires turcs présents au Congrès — parmi lesquels figurait, sous le nom de guerre de Faruk, le Dr. §efik Htisnii — eurent la désagréable surprise de voir leur groupe accusé de déviation idéologique. Manouilsky leur reprochait notamment d'avoir œuvré dans leur pays en faveur de la collaboration de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie et de s'être laissés entraîner dans la voie des sociaux-patriotes de la II e Internationale. L'organisation turque n'était pas seule en cause. Les critiques du délégué ukrainien concernaient également d'autres partis communistes d'Orient. Mais, d'après Manouilsky, c'était les militants turcs qui offraient l'exemple le plus typique de conduite hérétique 1 . Ces reproches ne devaient pas demeurer sans effet. Dès le mois d'août 1924, VAydinlik se mit à afficher vis-à-vis du gouvernement d'Ankara une attitude beaucoup plus intransigeante, taxant les hommes au pouvoir d'immobilisme et allant même jusqu'à les accuser de ne songer qu'à "servir les intérêts d'une minorité de brigands" 2 . Jusqu'au V e Congrès, la tendance de la revue avait plutôt été à l'accommodement. Désormais, le ton était tout autre. Les critiques, les revendications, les menaces l'emportaient largement sur les appréciations obligeantes. A Moscou, §efik Hiisnü avait affirmé que le Parti communiste turc était prêt à engager la lutte contre la bourgeoisie dès que les circonstances le permettraient. L'Aydinlik nouvelle manière visait à montrer que le groupe d'Istanbul ne manquerait pas à sa promesse.

1 C f . Xenia Joukoff Eudin et Robert C. North, Soviet Russia and the East, 1920-1927. A Documentary Survey, 2 e éd., Stanford, 1964, pp. 326-328. Le texte de l'intervention de Manouilski figure dans les versions russe ou allemande des protocoles du V e Congrès. Pour la réponse de §efik Hiisnii, alias Faruk, cf. Fünfter Kongress der Kommunistischen Internationale. Protokoll der Verhandlungen vom 17 Juni bis 8 Juli in Moskau, 2e vol., Hamburg 1924 pp 708-712. Yikici Halkçihktan Yapici Halkçihga" (Du populisme destructeur au populisme constructeur), Aydinlik, n° 24, août 1924, pp. 67 et sv.

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Les critiques de l'Internationale eurent aussi une autre conséquence : elles poussèrent les communistes turcs à accentuer leur effort de propagande et à porter une attention plus grande au problème de l'action en milieu ouvrier. Dans les derniers mois de 1924, ils multiplièrent les initiatives : noyautage des organisations ouvrières réformistes — cette fois-ci avec, semble-t-il, un certain succès 1 —, publication de numéros hors série de la revue spécialement destinés aux ouvriers, lancement d'un nouvel organe, VOrak Çekiç (la faucille et le marteau), rédigé dans la langue du peuple et ambitionnant de devenir une feuille hebdomadaire de grande diffusion 2 . Dans les jours où le premier numéro de VOrak Çekiç était mis en vente, un autre événement marquant se produisait. Le Parti tenait clandestinement un congrès à Istanbul. On ne dispose malheureusement que de fort peu de données sur cette réunion dont on sait seulement qu'elle eut lieu dans la maison de §efik Hiisnii, et qu'une vingtaine de délégués y prirent part. Après les critiques adressées aux communistes turcs par le Komintern, un sérieux examen de conscience s'imposait. La réunion d'Istanbul eut apparemment pour objet de jeter les bases d'une révision en profondeur de l'activité du Parti. Durant les débats, Çefik Hiisnii fut, dit-on, passablement malmené et contraint de faire son autocritique. Quelques-uns de ses hôtes lui auraient reproché en particulier d'avoir passé outre à certaines des recommandations du programme élaboré quelque années auparavant à Bakou 3 . Il semble qu'on l'ait également considéré comme responsable de la médiocrité des résultats enregistrés du côté des masses laborieuses. À l'issue du congrès, il fut néanmoins confirmé dans ses fonctions de secrétaire généra) du Parti. Mais toutes ces initiatives venaient fort mal à propos. En effet, depuis la fin de 1924, la Turquie était secouée de graves troubles qui touchaient en particulier les provinces à population kurde où une grande insurrection allait bientôt éclater. Certains observateurs prédisaient déjà la chute du nouveau

' Il semble qu'ils aient réussi notamment, au début de l'automne 1924, à noyauter efficacement une organisation réformiste, l'Association pour le relèvement des travailleurs, qui venait de voir le jour. C'est du moins ce qui ressort d'un rapport adressé au Quai d'Orsay par un informateur apparemment bien renseigné. Archives du ministère des relations extérieures, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, rapport daté du 21 avril 1925, ff. 320 et sv. ^D'après un informateur des services de renseignements français, VOrak Çekiç, c o m m e du reste VAydinlik, était subventionné par le Consulat soviétique d'Istanbul à raison de 130 dollars par mois ; le tirage du journal était faible et son influence à peu près nulle ( A r c h i v e s du ministère des relations extérieures, loc. cit.). 3 D'après Ibrahim Topçuoglu, Neden iki Sosyalist Parti 1946 T.K.P. Kuruluçu ve Miicadelesinin Tarihi 1914-1960 (Pourquoi deux Partis socialistes, 1946, Histoire de la fondation et du combat du Parti communiste turc, 1914-1960), vol. I, Istanbul, 1976, pp. 99-100. Le témoignage d'Ibrahim Topçuoglu est cependant suspect car il est empreint d'une évidente antipathie à l'égard de §efik Hiisnii.

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régime. Face au péril, la réaction des hommes au pouvoir fut très vigoureuse. Le 4 mars, la Grande Assemblée Nationale entérinait une "loi sur la sauvegarde de l'ordre" qui donnait au gouvernement la possibilité de sévir à sa guise contre tous ceux qui, sous une forme ou une autre, étaient susceptibles de troubler l'ordre public ; les Kémalistes disposaient désormais du moyen de faire taire toute forme d'opposition. Immédiatement, la presse fut muselée et les Partis politiques contraints de cesser leurs activités. Le gouvernement s'acharna surtout contre le Parti républicain progressiste, la principale formation d'opposition. Mais les communistes n'échappèrent pas davantage à la répression. L'Aydinlik et VOrak Çekiç furent parmi les premiers journaux interdits ; en avril commencèrent les arrestations : parmi les personnes appréhendées figuraient en particulier une quinzaine d'étudiants de l'école militaire de médecine qui, sous couvert de prendre le thé "discutaient de Robespierre, Danton et Lénine dans un local aux murs couverts de peinture rouge" 1 . Cette première fournée fut suivie, quelques semaines plus tard, d'une autre, beaucoup plus importante. La police avait fait son travail avec une particulière minutie. L'organisation d'Istanbul était presque entièrement décapitée à l'exception de quelques dirigeants. Voyant que les choses étaient en train de mal tourner, §efik Hiisnii avait quitté Istanbul fin avril pour l'Allemagne. Hasan Ali, une des jeunes recrues de l'école militaire de médecine, avait gagné la Russie. Nâzim Hikmet s'était enfui à Smyrne avec l'intention d'y organiser une imprimerie clandestine. Mais les rescapés étaient trop peu nombreux pour pouvoir faire efficacement face à l'offensive kémaliste. Il avait suffi d'une opération de police bien montée pour que la débandade fût générale. Sept à quinze ans de travaux forcés : c'est dans cette gamme de peines que le "tribunal d'indépendance" chargé de juger les militants arrêtés ou en fuite puisera ses verdicts. Les dirigeants du Parti espéraient sans doute que, comme dans le passé, les choses s'arrangeraient rapidement. Mais la situation n'était plus la même qu'en 1921 ou en 1922. Sortis victorieux de la lutte contre la rebellion kurde, Mustafa Kemal et ses partisans se sentaient plus forts que jamais. Craignant une nouvelle offensive des forces réactionnaires, ils s'étaient décidés à recourir à l'autoritarisme et à ne tolérer aucune opposition dans le pays. Les arrestations d'avril et de mai 1925 allaient donc représenter, en définitive, un tournant beaucoup plus marquant dans l'histoire du Parti que les précédentes vagues de répression. Jusque-là, les groupes communistes de 'D'après un document cité par F. Tevetoglu, op. cit.

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Turquie avaient pu travailler de façon plus ou moins légale, dans le cadre d'un régime qui n'avait pas encore trouvé sa voie. À partir de 1925, il en ira tout autrement : face à la dictature kémaliste, la seule issue possible sera celle de la clandestinité. Une clandestinité dont les communistes turcs ne sortiront vraiment que dans les années 60. À la veille de la purge de 1925, le Parti communiste turc ne comptait, dans la meilleure des hypothèses, que cinq à six cents membres. C'est dire qu'il s'agissait d'une des composantes les plus modestes de la III e Internationale. S'il faut en croire les protocoles du Komintern, les hommes rassemblés autour de l'Aydinlik n'avaient cependant pas travaillé en vain. Entre le IV e et le V e congrès de l'Internationale, le Parti avait recruté près de trois cents membres nouveaux et s'était constitué une réserve de trois cent cinquante "aspirants". Que se serait-il passé si les autorités kémalistes n'avaient pas mis prématurément fin aux activités du groupe d'Istanbul. §efik Hiisnii et ses camarades auraient-ils réussi à élargir véritablement leur clientèle ? Leur prosélytisme aurait-il fini par déboucher sur la création d'une organisation de masse ? À vrai dire, cela paraît assez peu probable. Il y a tout lieu de penser, en effet, que le communisme, du moins tel qu'il était présenté par les dirigeants de l'organisation d'Istanbul, aurait eu du mal à s'ajuster aux traditions religieuses et culturelles des masses laborieuses turques. En particulier, nul n'ignorait en Turquie — la contre-propagande avait bien fait son travail — que la doctrine communiste prônait l'athéisme. De telles abominations n'étaient bonnes que pour les ... mécréants. Le communisme souffrait, par ailleurs d'un autre grand handicap : il était perçu par la plupart des Turcs comme un nouvel avatar de l'impérialisme russe. Bien que la République des Soviets eût fait preuve de bienveillance à l'égard de la Turquie au moment de la lutte pour l'indépendance, nombreux étaient ceux qui continuaient de voir en la Russie l'ennemie héréditaire du peuple turc. Tout ce qui venait de là-bas était forcément suspect. §efik Hiisnii et les hommes de son entourage auraient pu renier les aspects anti-religieux de la doctrine communiste. Ils auraient pu tenter de se démarquer par rapport à l'expérience russe de la révolution sociale. Ils auraient pu s'efforcer d'ouvrir plus encore qu'ils ne l'avaient fait leur organisation aux réalités de la société turque. Mais c'eût été faire peu de cas des mots d'ordre du Komintern. Ils étaient trop attachés au mouvement communiste international pour pouvoir se permettre de telles déviations. La fidélité à l'orthodoxie l'emportait, chez eux, sur le souci d'efficacité.

BOLCHEVISME ET ORIENT Le parti communiste turc de Mustafa Suphi 1918-1921

À la fin de la Première Guerre mondiale, il y avait sur le territoire de l'ancien Empire russe environ 60 000 prisonniers de guerre turcs. Dans les camps où ces prisonniers étaient internés, la propagande communiste avait fait son apparition dès 1915. Le zèle des militants n'avait pas tardé à être récompensé. Au moment de la révolution d'Octobre, on recensait, disséminés à travers la Russie, plusieurs noyaux de prosélytes turcs qui s'employaient à leur tour à gagner leurs compatriotes aux idées révolutionnaires. Ce sont ces divers noyaux qui, cherchant à s'unir, allaient donner naissance, peu après, au parti communiste turc. Bien que cette organisation ait joué un rôle non négligeable dans la diffusion du bolchevisme à travers l'Orient musulman, son histoire est assez mal connue. Les multiples recherches soviétiques 1 consacrées au cours de ces dernières années aux «internationalistes turcs» ont quelque peu clarifié les choses, mais de nombreuses pièces du puzzle continuent de manquer. Il est en particulier excessivement difficile de cerner avec précision les cadres du mouvement. Une seule figure se détache véritablement de l'anonymat : celle de Mustafa Suphi. Figure équivoque, au demeurant. Derrière le communiste Depuis une vingtaine d'années, les historiens soviétiques ont consacré de nombreuses études à l'histoire du parti communiste turc. Certaines de ces études présentent un grand intérêt, car elles s'appuient sur des sources inédites ou d'accès difficile. En ce qui nous concerne, nous avons surtout utilisé les travaux suivants : A. M. Samsutdinov, "Pervyj s'ezd kommunistiéeskoj partii Turcii" (Le premier Congrès du parti communiste' turc), Kratkie soobscenija instituta narodov Azii, 30, 1961, pp. 227-237 ; du même, Nacional'no-osvoboditel'naja bor'ba v Turcii. 1918-1923 gg. (La lutte nationale de libération en Turquie. 1918-1923), Moscou, 1966 ; R. P. Kornenko, Rabocee dvizenie v Turcii. 1918-1963 gg. (Le mouvement ouvrier en Turquie. 1918-1963), Moscou, 1965 ; E. F. Ludsuvejt, "Konferencija levyh tureckih socialistov v Moskve letom 1918 goda" (La conférence des socialistes de gauche turcs à Moscou pendant l'été 1918), in Akademija nauk armjanskoj SSR, Vostokoveddeskij sbornik (Recueil d'études orientales), Erivan, 1964, 2, pp. 174-192 ; R. Nafigov, "Dejatel'nost' central'nogo musul'manskogo komissariata pri narodnom Komissariate po delam nacional'nostej v 1918 godu" (L'activité du Commissariat central musulman auprès du commissariat du peuple aux Nationalités en 1918, Sovetskoe vostokovedenie, 5, 1958, pp. 116-120 ; M. A. Persic, "Tureckie internacionalisty v Rossii" (Les internationalistes turcs en Russie), Narody Azii i Afriki, 5 1967, pp. 59-67 ; N. Subaev et F. Hamidullin, "Mustafa Subhi v Tatarii. 1918-1919" (Mustafa Suphi en Tatarie. 1918-1919), ibid., 2, 1969, pp. 72-77 ; N. Subaev, "Organ tureckih internacionalistov 'Yeni Dunya' kak istoriieskij istocnik. 1918-1919" (L'organe des internationalistes turcs, Yeni Diinya, en tant que source historique 1918-1919), ibid., 2, 1975, pp. 62-71.

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DU

SOCIALISM H À

L'INTERNATIONALISME

convaincu des biographies officielles 1 , certaines sources laissent entrevoir le politicien avide de pouvoir, l'homme des compromis, et parfois même celui des compromissions. Dans l'état actuel de la documentation, l'histoire des origines du parti communiste turc se confond, dans une large mesure, avec le récit de la vie de Mustafa Suphi. Les autres militants du mouvement donnent l'impression d'avoir été des comparses. Leur rôle fut-il réellement négligeable ? Il semble, en tout état de cause, qu'aucun d'entre eux n'ait eu la carrure d'un véritable meneur d'hommes 2 . Mustafa Suphi n'était pour sa part ni un penseur original ni un grand politique, mais il avait le génie de l'organisation. C'est en tant qu'organisateur qu'il sut se rendre indispensable aux dirigeants bolcheviks qui cautionnèrent son action. Qui était Mustafa Suphi ? Telle est donc la question qui se pose d'emblée. Dans un second temps, nous nous efforcerons de cerner les diverses phases de la formation du parti communiste turc, depuis la publication à Moscou, le 27 avril 1918, du premier numéro du Yeni Diinya (Le Nouveau Monde) jusqu'à l'assassinat de Mustafa Suphi et d'une quinzaine de ses camarades au large de Trabzon, dans la nuit du 28 au 29 janvier 1921.

1. Mustafa Suphi avant la révolution

d'Octobre

Mustafa Suphi est né en 1883 à Giresun, un petit port de la mer Noire. Fils d'un haut fonctionnaire ottoman, il eut une enfance vagabonde. A en

' Nous pensons en particulier à l'ouvrage collectif qui fut consacré à la mémoire de Mustafa Suphi et de ses camarades à l'occasion du deuxième anniversaire de sa mort, 28-29 Kânûn-i sani 1921. Karadeniz kiyilarinda parçalanan Mustafa Suphi ve yoldaçlarmm ikinci yil dönemleri (28-29 janvier 1921. Deuxième anniversaire de la mort de Mustafa Suphi et de ses camarades sur les bords de la mer Noire), Moscou, 1923. Cet ouvrage a été récemment réédité sous le titre 28-29 ocak 1921'i unutma. Mustafa Suphi ve yolda§lan (N'oublie pas le 28-29 janvier 1921. Mustafa Suphi et ses camarades), Bruxelles, 1975. Parmi les autres biographies "officielles" de Mustafa Suphi, nous devons mentionner l'article que lui consacra Sultan Galiev après sa mort, "Mustafa Subhi i ego rabota" (Mustafa Suphi et son œuvre), Zizn' national'nostej, 14 (112), 1921, et, plus près de nous, l'étude de J. N. Rosalev, "Ubeïdennyj internacionalist" (Un internationaliste convaincu), parue dans un ouvrage consacré aux divers "héros" du mouvement communiste international, Zizn' otdannaja bor'be (Une vie de dévouement à la lutte), Moscou 1964. 2

L e s diverses sources dont nous disposons mentionnent les noms de nombreux militants, une quarantaine au total, mais nous ne savons presque rien d'eux. Quelques individus, cependant, semblent avoir joué, à côté de Mustafa Suphi, un rôle important au sein du parti. C'est le cas notamment de Hilmioglu Hakki, qui prit une part active à l'animation du premier Congrès du parti communiste turc (Bakou, septembre 1920), et d'Ethem Nejat (1887-1921), un pédagogue de talent, qui fut un des principaux animateurs du groupe communiste d'Istanbul.

B O L C H E V I S M E

ET

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croire un de ses premiers biographes 1 , il accompagna son père à Jérusalem et à Damas, fit ses études secondaires à Erzurum, puis s'inscrivit à l'Ecole de droit d'Istanbul. Au lendemain de la révolution jeune-turque, nous le retrouvons, comme bien d'autres intellectuels ottomans, à Paris où il suit l'enseignement de l'École libre des Sciences politiques. Il semble qu'il était à cette époque très proche des milieux unionistes. Correspondant du journal gouvernemental Tanin (L'Écho), il dirigeait par ailleurs l'Association des étudiants ottomans qui était subventionnée par l'ambassade turque. D'après un rapport du préfet de police de Paris, certains membres de cette association avaient notamment pour tâche de surveiller les divers opposants au comité Union et Progrès qui vivaient dans la capitale française 2 . En 1910, Mustafa Suphi soutint une thèse consacrée à l'organisation du crédit agricole en Turquie. Le résumé qui en fut publié dans le Bulletin du Bureau des Institutions économiques et sociales3 soulignait l'importance de l'agriculture pour l'économie turque et mettait l'accent sur la nécessité d'encourager l'initiative individuelle dans le secteur paysan. Imprégné de nationalisme, ce texte dénonçait par ailleurs la pénétration du capital européen dans les campagnes turques. Aux yeux de Mustafa Suphi, il était urgent de faire face à la mainmise étrangère sur l'agriculture de l'Empire ottoman. Le crédit agricole devait précisément avoir pour mission de permettre à la paysannerie de se ressaisir et de susciter la création d'exploitations compétitives.

^Ali Yazidji, "Mustafa Subhi yoldaçin tercume-i hali ve siyasi §ahsiyeti" (La biographie de Mustafa Suphi et sa personnalité politique), in 28-29 Kânûn-i sani 1921, op. cit., pp. 3-7. La première biographie que nous ayons de Mustafa Suphi date de 1914. Ce texte, extrait d'un ouvrage intitulé Nevsâl-i milli, a été publié dans Tùrkiye defteri, 20, 1975, p. 86. 2 Archives du ministère français des Affaires étrangères (cité infra : AMAEF), nouvelle série, Turquie, 7, f. 91, copie d'un rapport de M. le Préfet de Police en date du 29 juillet 1910 : "Le général Cherif pacha m'a récemment adressé une lettre dans laquelle il me fait connaître qu'il croit sa vie menacée par des émissaires de ses ennemis politiques f...l Sur la lettre de Cherif pacha, j'ai fait procéder à une enquête. J'ai pu me rendre compte que si sa vie ne paraît pas menacée, du moins des intrigues diverses étaient menées autour du général [...] J'ai acquis la conviction qu'un service de police dont les agents prennent la qualité d'étudiants et qui paraît avoir l'un de ses sièges 51, rue Monsieur le Prince, à 'l'Association d'Étudiants ottomans', fonctionne à Paris. L'un des individus dont le nom m'a été révélé par cette enquête est un nommé Danisch, albanais, admis comme auditeur, avec plusieurs de ses compatriotes à l'Institut National Agronomique sur la demande du gouvernement ottoman. L'Association d'Étudiants ottomans est dirigée par un sieur Soubhy Mustapha, 43, rue des Écoles, correspondant à Paris du journal gouvernemental 'Le Tanine'. L'association occupe un appartemental dont la location, pour un loyer de 1 000 francs, lui a été consentie sur des références fournies par l'Ambassade ottomane." •^Mchmcd Moustafa Soubhy, "L'organisation du crédit agricole en Turquie", Institut International d'Agriculture, Bulletin du Bureau des Institutions économiques et sociales, 2, 1910, pp. 59-76.

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À son retour en Turquie, vers la fin de l'année 1910, Mustafa Suphi fut chargé d'enseigner le droit, l'économie et la sociologie dans diverses écoles supérieures d'Istanbul. Parallèlement, il poursuivit sa carrière de publiciste. Bien que certains de ses biographes 1 aient prétendu qu'il avait, lors de son séjour à Paris, subi l'influence des socialistes français, on ne trouve aucune trace de socialisme dans les écrits qu'il fait paraître à cette époque. La guerre italo-turque de 1911 éveille en lui de virulents sentiments anticolonialistes, mais la brochure qu'il consacre à l'exploitation coloniale des Grandes Puissances, truffée de références aux idéologues "bourgeois", ignore résolument les thèses de l'Internationale 2 . En réalité, il se présente dans ces années comme un intellectuel préoccupé par la question nationale. Dans sa préface à la traduction turque d'un ouvrage de Célestin Bouglé, Qu'est-ce que la sociologie ?, il plaide en faveur d'une étude scientifique du problème des nationalités et semble opter pour l'octroi d'une certaine autonomie culturelle aux diverses minorités de l'Empire 3 . En octobre 1911, Mustafa Suphi avait participé au III e Congrès du comité Union et Progrès à Salonique. Il semble qu'il y intrigua pour obtenir le portefeuille de l'Économie 4 . Éconduit, c'est peut-être à ce moment qu'il se retourne contre ses anciens protecteurs. Les données sur les circonstances exactes de sa brouille avec les Unionistes font défaut, mais on peut supposer que des paroles très vives furent échangées, car on le verra bientôt militer à l'extérieur du mouvement. La rupture est consommée en août 1912. À partir de cette date, en effet, Mustafa Suphi agit au sein du parti constitutionnel national (Milli me§rutiyet firkasi) créé par un ex-député, Ferit Tek, et par un éminent idéologue d'origine

1 Cf. notamment A. Sultan Galiev, art. cit. J. N. Rosalev, de même [art. cit., p. 509), écrit que Suphi entretenait des relations suivies avec Jean Jaurès. Mais il n'existe à notre connaissance aucun document qui puisse étayer de telles affirmations. Les multiples données que fournit Rosalev dans son étude ne sont vraisemblablement que des conjectures visant à enjoliver la légende de Suphi. 2 C f . Vazife-i temdin (La mission civilisatrice), Istanbul, 1328/1912. Cette brochure a été rééditée récemment dans Türkiye defteri, 20, 1975, pp. 87-108. 3Cette introduction au livre de C. Bouglé (en turc, ílm-i içtimai nedir ?, Istanbul, 1327/1911) a été rééditée dans Türkiye defteri, 9, juil. 1974, pp. 2-5. 4 D'après une lettre adressée le 15 avril 1921 par le Dr. Nazim, une des principales personnalités du mouvement unioniste, à l'ex-ministre des Finances Djavid bey. Le texte de cette lettre a été publié par H. C. Yalçin dans le journal Tanin, 15 nov. 1944. Cf. également Hikmet Bayur, "Mustafa Suphi ve milli miicadeleye el koymaya çaliçan bazi di^arda akimlar" (Mustafa Suphi et les courants extérieurs cherchant à mettre la main sur la lutte pour l'indépendance), Belleten, 140, oct. 1971, p. 588.

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tatare, Yusuf Akçura 1 . Cette organisation avait pour but principal de déborder le comité Union et Progrès sur son "aile nationaliste" en promouvant sur le terrain politique, économique et social les doctrines élaborées par les cercles panturquistes 2 . Mustafa Suphi participait notamment à la rédaction de son organe, YÎfham (Commentaire). Face au comité Union et Progrès, le parti constitutionnel national ne représentait, bien entendu, qu'une force politique mineure. Mais les dirigeants unionistes ne toléraient guère la contestation. L'assassinat, le 11 juin 1913, du Premier Ministre Mahmoud Chevket pacha leur donna l'occasion d'éliminer tous les opposants au régime. Plus de deux cents personnalités furent envoyées en exil. Dans le lot, il y avait en particulier un certain nombre de militants socialistes. Mais la répression frappa également les milieux panturcs et Mustafa Suphi ne put échapper au bannissement. À en croire un de ses compagnons d'exil, il aurait projeté, pour se venger, de créer une franc-maçonnerie islamique et nationale susceptible de faire pièce à la franc-maçonnerie «internationale» des Jeunes Turcs 3 . C'est peut-être pour mener à bien ce projet qu'il s'évada, vers le début de l'année 1914, de Sinop, le petit port de la mer Noire où il était en résidence surveillée 4 .

Yusuf Akçura (1876-1933), une des personnalités les plus marquantes du mouvement panturquiste, s'était fixé à Istanbul en 1908. Ici, il avait fondé plusieurs associations tataroturques et avait lancé, en 1911, la revue Ttirk Yurdu, consacrée à la propagation des idées panturquistes. Yusuf Akçura avait créé le parti constitutionnel national alors que l'Union et Progrès se trouvait, momentanément, écarté du pouvoir. Cette organisation n'avait donc pas, au départ, un caractère spécifiquement anti-unioniste, mais le fossé entre les deux formations ne tardera pas à se creuser, en raison notamment du ton excessivement critique des articles que Mustafa Suphi publiait dans YIfham. Cf. à ce propos T a n k Zafer Tunaya, Tiirkiye'de siyasi partiler. 1859-1952 (Les partis politiques en Turquie. 1859-1952), Istanbul, 1952, pp. 358-368. On trouvera notamment dans cet ouvrage le programme du parti, dont le chapitre "économique", qui accorde une grande place aux problèmes agricoles, semble avoir été rédigé par Mustafa Suphi. Pour un aperçu de l'idéologie panturquiste, cf. P. Dumont, "La revue Tiirk Yurdu et les musulmans de l'Empire russe. 1911-1914", CMRS, XV (3-4), 1974, pp. 315-331. Cet article souligne le caractère "progressiste" de certaines thèses défendues par les militants panturquistes. Dans le domaine économique, l'accent était mis, sous l'impulsion du socialiste Israël Helfand "Parvus", qui se trouvait alors en Turquie, sur la nécessité de la lutte contre l'impérialisme occidental. Dans le domaine social, les idéologues du mouvement prônaient un retour aux traditions ancestrales, mais insistaient sur les aspects positifs des emprunts à la civilisation européenne. Dans le domaine politique, enfin, les panturquistes entendaient réaliser l'union de tous les peuples de race turque et s'opposaient à la stratégie "ottomaniste" des Jeunes Turcs qui cherchaient, eux, à conserver la structure multiethnique de l'Empire ottoman. 3 C f . Ahmed Bedevi Kuran, Osmanli imparatorlugunda inkilap hareketleri ve milli mucadele (Les mouvements de réforme dans l'Empire ottoman et la lutte nationale), Istanbul, 1959, p. 622. La franc-maçonnerie des Jeunes Turcs était-elle réellement "internationale" ? En fait, nous savons que de nombreuses loges créées en Turquie après la révolution de 1908 n'étaient guère reconnues par les obédiences européennes. Ces loges constituaient précisément cette francmaçonnerie "turque" que Suphi aurait voulu créer. 4 L e s évadés (ils étaient douze) avaient quitté Sinop en barque. Pour pouvoir se rendre en Crimée ils durent, se conduisant en véritables pirates, s'emparer d'un voilier en haute mer. Cf. A. B. Kuran, op. cit.. pp. 623-626.

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Il s'était réfugié en Russie. Mal lui en prit. Lorsque la Première Guerre mondiale éclata, les autorités tsaristes le dirigèrent, en même temps qu'un certain nombre d'autres civils de citoyenneté ottomane, vers le camp de Kaluga, puis, lorsque les Allemands avancèrent à travers la Pologne et qu'il fallut se replier, vers celui d'Ural'sk 1 . Comment l'intellectuel "bourgeois" de 1914 se retrouva-t-il, quatre ans plus tard, à la tête des organisations communistes turques de Russie ? Dans un rapport (1920), Mustafa Suphi laissera entendre qu'il fut sensible à l'argumentation des propagandistes bolcheviks dès 1915 et qu'il ne tarda pas à participer lui-même à la diffusion des idées révolutionnaires 2 . Cette conversion soudaine apparaît évidemment surprenante. On peut supposer que Mustafa Suphi fut surtout attiré par les slogans anti-impérialistes des Bolcheviks. Mais il est possible également, comme l'ont prétendu certains de ses détracteurs, qu'il se soit orienté vers le communisme par simple opportunisme 3 . Sous le couvert de communisme, ne s'employait-il pas en réalité, dans les camps d'internement tsaristes, à mettre en place cette "franc-maçonnerie nationale" qui devait un jour renverser les Jeunes Turcs ? Il s'agit d'une hypothèse plausible. Si l'on en croit le récit de Mustafa Suphi, ses années d'internement furent pour l'essentiel consacrées à la traduction des brochures bolcheviques. Parallèlement, il semble qu'il ait mené une active campagne de propagande contre les dirigeants d'Union et Progrès, accusés d'avoir conduit à la tuerie les paysans et les ouvriers turcs. Ces activités, menées à ciel ouvert à partir de février 1917, lui permirent de se forger progressivement une réputation d'authentique révolu-tionnaire. Les événements d'Octobre ne tarderont pas à montrer qu'il avait misé sur la bonne carte. Libéré par les Bolcheviks au 'Ali Yazidji, art. cit., p. 4. C e rapport a été repris dans 28-29 Kânûn-i sani 1921, op. cit., pp. 52-65. Il s'agit d'un texte capital qui nous éclaire sur les diverses phases de la formation du parti communiste turc. Il en existe plusieurs éditions en caractères latins, parues récemment. Cf. par exemple Mustafa Suphi, kavgasi ve du§unceleri (Mustafa Suphi, son combat et ses idées), Bruxelles, 1974, pp. 6383, ou encore un recueil de textes de M. Suphi, Turkiye'nin mazlum amele ve rençberlerine (Aux ouvriers et aux paysans opprimés de Turquie), Istanbul, 1976, pp. 29-42.

2

Un rapport en date du 6 janvier 1921, adressé au ministère français des Affaires étrangères, donne de M. Suphi une image fort peu flatteuse : "Le camarade Moustafa Soubhi est un politicien du genre de Said Molla, Riza Tevfik, Ali Kemal. Sans aucun autre principe politique que la haine pour 'l'Union et Progrès' qui a eu le tort de les évincer, ces politiciens ont eu toujours pour ligne de conduite de dire noir lorsque, l'Union et Progrès disait blanc et vice versa. Or, à cette époque, l'Union et Progrès était hostile au bolchevisme et Moustafa Soubhi trouva auprès des bolcheviks l'occasion de déployer une activité désagréable à l'Union et Progrès et en même temps très lucrative." (AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, 95, f. 69.) A. K. Vannca, "Mustafa Subhi'nin macerasi" /L'aventure de Mustafa Suphi (Meydan, 55, 1966, pp. 16 sq.). exprime une opinion comparable. Quant à Ahmed Cevad Emre, un ancien militant du parti communiste turc, il va jusqu'à écrire dans ses souvenirs : "Mustafa Suphi était un camarade qui ne comprenait rien au marxisme." Cf. "1920 Moskovasinda Tiirk Komiinistleri" (Les communistes turcs à Moscou en 1920), Tarih Dunyasi, 2, 1965, p. 149.

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moment des pourparlers de Brest-Litovsk, en même temps qu'un certain nombre d'autres prisonniers ottomans, c'est sous l'étiquette du militant convaincu qu'il viendra à Moscou, vers le début du mois de mars 1918, proposer ses services au Commissariat central musulman.

2. Mustafa Suphi au commissariat central musulman Créé le 1 e r février 1918, le Commissariat central musulman pour la Russie intérieure avait pour mission essentielle d'éveiller les populations musulmanes à la vie politique et de les faire participer à l'œuvre révolutionnaire entreprise par les Bolcheviks. Cette organisation, placée sous la tutelle du commissariat du peuple aux Nationalités, comprenait treize sections ayant chacune des attributions particulières (travail, industrie, éducation, etc.). Elle disposait, quelques mois après sa création, de filiales dans 26 villes de Russie 1 . Ses principaux dirigeants, Mulla-Nur Vahitov et Sultan Galiev 2 , étaient des marxistes sincères, membres du parti bolchevik. Mais ils étaient restés fidèles à l'Islam et ils espéraient que l'établissement du socialisme en Russie entraînerait la libération nationale des peuples musulmans. Originaires l'un et l'autre du Tatarstan, ils souhaitaient en particulier l'établissement d'un État national tataro-bachkir sur la Moyenne-Volga, État qui devait jouer, à en croire Sultan Galiev, "un rôle énorme dans la propagation de la révolution

De nombreuses études ont été consacrées aux activités du Commissariat central musulman. Nous renvoyons en particulier à R. Nafigov, art. cit., et à l'ouvrage d'Alexandre Bennigsen et Chantai Quelquejay, Les mouvements nationaux chez les Musulmans de Russie. Le "sultangalievisme" au Tatarstan, Paris-La Haye, 1960, pp. III sq. 2 Mulla-Nur Vahitov (1885-1918) était un Tatar originaire de la région d'Ufa. Après des études au gymnase russe de Kazan', il avait suivi l'enseignement de l'Institut polytechnique de SaintPétersbourg, puis, lorsqu'il en avait été expulsé pour ses opinions politiques, celui de l'Institut psycho-neurologique. Dès 1910, nous le voyons militer au sein des cercles marxistes de la capitale russe. Socialiste convaincu, il fonda en 1917 le Comité socialiste musulman et, après la révolution d'Octobre, fit partie du comité révolutionnaire de Kazan'. Porté à la tête du Commissariat central musulman par Staline, il réussit en quelques mois à créer un important appareil administratif et militaire destiné à encadrer les masses musulmanes de Russie. Au cours de l'été 1918, il prendra part à la défense de Kazan' contre les légions tchécoslovaques, mais, fait prisonnier, il sera condamné à mort et fusillé le 18 août. Sultan Galiev (né vers 1880) était un des plus proches collaborateurs de Vahitov. Il avait figuré au nombre des dirigeants du Comité socialiste musulman de Kazan' et avait adhéré au parti communiste en novembre 1917. Président du collège central militaire musulman, il remplacera Vahitov à la tête du Commissariat central musulman après la mort de ce dernier. Cependant, son "règne" sera de courte durée, car des questions de doctrine l'opposeront à Staline, son supérieur direct. Écarté progressivement des organes de commande du parti, il sera arrêté en 1923 pour déviation nationaliste et action contre-révolutionnaire. Cette première arrestation sera suivie, en 1928, d'une nouvelle condamnation à dix ans de prison. Sur Mulla-Nur Vahitov et Sultan Galiev, nous renvoyons à l'ouvrage de A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit.,

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socialiste en Orient" 1 . Entre leurs mains, le Commissariat central musulman devint très rapidement la clé de voûte de la lutte pour l'autonomie administrative et territoriale des peuples musulmans. Dès le printemps 1918, ils avaient réussi à mettre sur pied tout un réseau de commissariats locaux chargés d'administrer les communautés musulmanes. Parallèlement, ils s'étaient employés à créer une organisation c o m m u n i s t e musulmane indépendante du parti bolchevik russe 2 . Vers la même époque, ils avaient également réussi à obtenir du commissariat du peuple aux Nationalités, en dépit de l'opposition des organisations locales russes, un décret sur "La République tataro-bachkire de la Fédération socialiste soviétique russe" qui promettait formellement la création d'une République nationale musulmane 3 . Il y a tout lieu de penser que Mustafa Suphi partageait sans réserve les sentiments "nationalistes" et islamiques de Mulla-Nur Vahitov et Sultan Galiev. Ses activités de l'année 1918 se situent très rigoureusement dans la ligne définie par le Commissariat central musulman : il appuiera la création de la République tataro-bachkire, participera à la mise en place d'organisations musulmanes autonomes, se consacrera activement au relèvement culturel du Tatarstan et des autres régions musulmanes de Russie. Selon toute vraisemblance, le militant bolchevik de 1918 ne se sentait nullement en contradiction avec le militant panturc d'avant 1914. Le but, en effet, n'avait guère changé : la revanche sur les oppresseurs étrangers et leurs agents indigènes. Introduit au Commissariat central musulman par Cherif Manatov 4 , Mustafa Suphi fut d'emblée chargé de publier un périodique destiné aux prisonniers de guerre ottomans et, de manière plus hypothétique, aux masses laborieuses de Turquie. Le premier numéro du Yeni Diinya parut le 27 avril 1918. Il était rédigé en turc osmanli, fortement mâtiné de tatar. Publié tout ^Sultan Galiev, "Tatary i Oktjabr'skaja revoljucija" (Les Tatars et la révolution d'Octobre), ¿izn ' nacional'nostej, 21 (122), 1921, cité par A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit., p. 120. 2

L e 8 mars 1918, Mulla-Nur Vahitov avait convoqué à Moscou une Conférence des ouvriers musulmans de Russie qui décida de créer un parti socialiste-communiste musulman autonome, bien qu'acceptant le programme du parti communiste (bolchevik) russe. Cette première conférence sera suivie, en juin 1918, d'une autre réunion, qui se contentera de modifier l'étiquette du parti. Celui-ci, devenu parti russe des communistes (bolcheviks) musulmans, aura pour principale préoccupation, malgré son appellation, de maintenir l'indépendance des militants musulmans vis-à-vis du parti russe. Cf. à ce propos A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit., pp. 113 sq. 3 Ibid„ p. 121. ^Jusqu'à la fin de l'année 1917, Cherif Manatov s'était illustré comme un des principaux animateurs de l'aile droite du mouvement national bachkir. En février 1918, il devint l'adjoint de Mulla-Nur Vahitov au Commissariat central musulman. Par la suite, il poursuivra une carrière d'agitateur, notamment en Turquie où il participera à la création des deux organisations communistes les plus importantes d'Anatolie, celles d'Ankara et d'Eskigehir.

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d'abord en tant qu'organe du Commissariat central musulman, il se présenta, au bout de quelques numéros, comme l'organe des communistes turcs 1 . Les documents officiels émanant du Gouvernement soviétique et du Commissariat central musulman y occupaient une place importante. Mais Mustafa Suphi et ses collaborateurs 2 l'alimentaient également en articles de propagande et en informations d'actualité. Le courrier des lecteurs et la poésie révolutionnaire venaient ajouter à cette prose aride une note souvent pittoresque et touchante. Dès le premier numéro du Yeni Diinya, nous retrouvons l'ancienne inimitié de Mustafa Suphi pour les Unionistes. Les dirigeants du comité Union et Progrès, taxés d'immoralité et de faiblesse, étaient en outre accusés d'avoir délibérément livré la Turquie au "poing d'acier de l'industrie allemande" 3 . Les critiques de Mustafa Suphi, lancées à un moment où les armées turques venaient d'entreprendre une grande offensive en direction du Caucase, avaient de toute évidence pour objectif principal d'ébranler le prestige dont jouissaient les leaders unionistes auprès des populations musulmanes de Russie. Face à cette propagande qui ne cessa de s'amplifier au fil des numéros, l'ambassadeur du Gouvernement ottoman à Moscou, Galip Kemali Bey, tenta de faire jouer l'article 2 du traité de Brest-Litovsk qui visait à interdire aux propagandistes bolcheviks toute agitation contre les institutions politiques et militaires des États signataires. Mais il lui fut répondu qu'en Russie la presse était libre et que les autorités soviétiques n'étaient pas en mesure de "changer les vues des socialistes musulmans"4. ' Les diverses dénominations du journal permettent de suivre, dans une certaine mesure, les multiples phases du travail d'organisation accompli par Mustafa Suphi. Présenté d'abord comme l'organe du Commissariat central musulman (n o s 1 à 7), le Yeni Diinya devint ensuite l'organe des socialistes-communistes turcs (n° 8-9), des communistes turcs (n° 10), de l'organisation turque du PC(b) russe (n° 11), de la section turque du Bureau central des Organisations musulmanes du PC(b) russe (n os 12 à 25) et, enfin, de la section turque du Bureau central des Organisations communistes des peuples d'Orient (n° 26). Cf. à ce propos N. A. Subaev, art. cit., pp. 63-64. Ces métamorphoses successives correspondent, bien entendu, aux diverses transformations que Staline fit subir au Commissariat central musulman à partir du mois de novembre 1918. Il s'agissait, de la part du commissaire aux Nationalités, de faire échec aux velléités autonomistes de l'équipe mise en place par Mulla-Nur Vahitov et de contraindre les musulmans à rejoindre le PC(b) russe. Au printemps 1919, Staline avait définitivement gagné. La création d'un Bureau central des Organisations communistes des peuples d'Orient, en remplacement du Bureau central des Organisations musulmanes, permettait d'éviter toute référence à l'Islam dans la dénomination de l'appareil dont dépendaient les musulmans de Russie. On trouvera une étude détaillée de cette reprise en main stalinienne dans l'ouvrage de A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit., pp. 126 sq. 2 Le Yeni Diinya accordait une place importante aux écrits des dirigeants tatars du Commissariat central musulman. On y relève notamment les signatures de Mulla-Nur Vahitov et de Galimdjan Ibrahimov, un des intellectuels les plus féconds du Tatarstan. Parmi les collaborateurs turcs du journal, N. A. Subaev (art. cit., p. 64) mentionne notamment H. Hiisnii, L. ismet, M. Nazmi et S Vali. 'î Yeni Diinya, 1, 1918, cité par Akdes Nimet Kurat, Tiirkiye ve Rusya. XVIII. yiizytl sonundan Kurtuluj savaçina kadar tiirk-rus iliçkileri. ¡798-1919 (La Turquie et la Russie. Les relations turco-soviétiques depuis la fin du XVIII e siècle jusqu'à la guerre de libération. 1798-1919) Ankara, 1970, p. 433. A Ibid„ p. 678, qui cite in extenso la lettre adressée par Karahan, l'adjoint de Ciéerin, à Galip Kemali bey, en date du 23 mai 1918.

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Mustafa Suphi avait la plume virulente, surtout lorsqu'il s'agissait de pourfendre les "pachas et les beys d'Istanbul". Mais il n'était guère doué pour les débats doctrinaux. Dans ses articles du Yeni Diinya, consacrés pour la plupart à la dénonciation des méfaits du capitalisme et de l'impérialisme, il se contentait d'exposer sommairement les thèses du Commissariat central musulman. Cette prose rudimentaire avait toutefois le mérite d'être adaptée aux lecteurs auxquels elle s'adressait : les prisonniers de guerre turcs, analphabètes pour la plupart. En tout état de cause, l'activité de Mustafa Suphi était appréciée par ses supérieurs du commissariat, qui ne tardèrent pas à le porter à la tête de la section de propagande extérieure. Cette section, constituée au printemps 1918 sur l'initiative de Mulla-Nur Vahitov, était chargée de la formation d'agitateurs musulmans et de la publication de brochures, tracts et appels en langues turque, arabe et persane. En quelques mois, Mustafa Suphi accomplit un travail considérable. C'est ainsi notamment qu'un certain nombre de textes importants, dont le Manifeste du parti communiste, furent traduits et diffusés à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires 1 . En août ou septembre 1918, la note de frais présentée par Suphi au Commissariat central musulman s'élevait déjà à 225 000 roubles, sans compter les frais d'impression du Yeni Diinya dont le tirage, à cette époque, atteignait 10 000 exemplaires 2 . Parallèlement à cette activité de publiciste, Mustafa Suphi ne devait pas tarder à entreprendre d'organiser le mouvement communiste turc. Il s'agissait, dans un premier temps, de regrouper les divers militants dispersés à travers la Russie et de leur faire accepter la tutelle du Commissariat central musulman. C'est à Kazan', dans la seconde moitié de juin 1918, que les choses commencèrent à se concrétiser. Du 17 au 23 juin, les dirigeants du Commissariat central musulman avaient réuni dans la capitale intellectuelle du pays tatar la première Conférence des communistes musulmans. Cette conférence avait pour objectif essentiel de mettre sur pied une organisation communiste musulmane indépendante du parti bolchevik russe. Présent à Kazan', Mustafa Suphi en

1 Parmi les autres textes traduits et diffusés par la section de propagande extérieure, on doit mentionner les célèbres "documents secrets au sujet du partage de la Turquie et de l'Iran" (tirés à 10 0 0 0 exemplaires), une brochure de propagande, Les tâches du prolétariat dans notre révolution (30 0 0 0 exemplaires) et un recueil de matériaux relatifs au programme du PC(b) russe (40 000 exemplaires). Cf. à ce propos M. A. Persic, art. cit., p. 67. 2 lbid.

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profita pour rassembler, avec l'accord des dirigeants tatars, une dizaine d'anciens prisonniers de guerre qui se trouvaient dans la région. Au cours de cette première réunion des communistes turcs, qui se déroula dans une atmosphère enfiévrée, il fut décidé de convoquer à Moscou un "congrès" destiné à jeter les bases d'un parti ouvrier et paysan turc. Lors de la dernière séance, le 25 juin, quatre agitateurs — Asim, Nihat, §evket et Ibrahim — furent chargés de parcourir les camps de prisonniers et d'y recruter des délégués, de préférence parmi les individus sachant lire1. Ainsi, dès la fin du mois de juin 1918, Mustafa Suphi avait réussi à mobiliser autour de lui un certain nombre de militants. Bien que la quête de ses émissaires dans les camps se fût avérée, dans l'ensemble, peu fructueuse, la conférence de Moscou fut maintenue. Celle-ci, largement ouverte à toutes les tendances révolutionnaires (socialistes, S-R de gauche, Bolcheviks, etc.) et baptisée pour cette raison Première Conférence des socialistes-communistes turcs 2 , s'ouvrit le 22 juillet 1918 et réunit vingt délégués venus de diverses régions de Russie 3 . Mustafa Suphi avait également obtenu la participation d'un certain nombre de représentants du Commissariat central musulman, du parti bolchevik russe ainsi que des partis allemand, hongrois et roumain. Cette première manifestation officielle du communisme turc naissant ne fut qu'un demi-succès. Avant même l'ouverture de la conférence, Mustafa Suphi s'était heurté à une certaine opposition au sein de son groupe. Le 17 juillet, au cours d'une séance de travail, Hiiseyin Hiisnii, un des rédacteurs du ' Ibid., p. 60. Ces agitateurs avaient pour consigne de ne pas heurter les sentiments religieux de leurs recrues et de s'adresser à eux en un langage simple et direct. L e s "socialistes-communistes" turcs avaient emprunté leur étiquette aux musulmans tatars qui avaient créé à Kazan', en janvier 1918, un comité central des socialistes-communistes musulmans. Cette dénomination permettait d'inclure tous ceux qui se réclamaient du socialisme, ourvu qu'ils fussent prêts à collaborer avec les Bolcheviks. Cf. les travaux de E. F. Ludsuvejt, art. cit., et M. A. Persic, art. cit. Ce dernier donne les noms des divers délégués qui participèrent à la conférence. Il y avait là Asim Necati (en provenance d'Ivanovo), §evket Mustafa (Rybinsk), Cevdet (Kazan'), Nusret Nihad (Kostroma), Huseyin Hiisnii (Nereht), Ibrahim Ahmed (Jur'evsk), Halid Cevad (Ufa), Mehmed Cemil (Orel), Edhem Necati (Moscou), §evki Ahmed (Rjazan'), Ahmed Musa (Kazan'), Mustafa Suphi (qui représentait Ural'sk), Abbas Halil (Caucase), Osman Hatat (Kazan'), Hasan Hiisnii (Astrakhan), Arslan Tevfik (Moscou), Osifulah Kerim (Moscou). 11 y a tout lieu de croire que la plupart de ces individus continuèrent à militer par la suite au sein du parti communiste turc. On sait, par exemple, qu'Asim Necati fut élu membre du comité central du parti en septembre 1920. Cf. à ce propos Dr. Samih Çoruhlu (pseud. de A. N. Kurat), "Istiklal savaçmda komunizm faaliyeti" (L'activité communiste pendant la guerre d'Indépendance), Yeni Istanbul, 11 juil. 1966. Huseyin Hiisnii, qui était un des rédacteurs du Yeni Diïnya, a peut-être représenté l'organisation de M. Suphi au II e Congrès du Komintern (juillet 1920). M. A. Persic (art. cit., p. 66) suppose par ailleurs que le militant de Moscou dont le nom est orthographié dans' le protocole de la conférence "Ethem Nedjati" était en réalité Ethem Nejat, un des éléments les plus brillants du parti après 1919, mais il s'agit là vraisemblablement d'une erreur. Les divers lieux de provenance que nous avons indiqués entre parenthèses correspondent, bien entendu, à la dispersion géographique des camps d'internement des prisonniers turcs en Rusie. 2

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DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E

Yeni Diinya, l'avait violemment attaqué pour avoir donné son appui à la création d'une Armée rouge musulmane. Lors de la conférence, les critiques se multiplièrent. Certains délégués, dont un provocateur à la solde de l'ambassade ottomane, taxèrent Suphi d'opportunisme, d'autres lui reprochèrent de sacrifier la rigueur doctrinale aux nécessités de l'action. Chacun prétendait imposer sa propre conception du travail révolutionnaire. Dans ces conditions, il était difficile d'aboutir à des choix concrets. La discussion sur le programme du futur parti constituait un des points essentiels de l'ordre du jour. Les délégués durent se contenter de proclamer leur accord de principe avec le programme du parti communiste (bolchevik) russe, repoussant l'élaboration de leur propre plate-forme à une réunion ultérieure. Cette réunion, prévue pour le mois de novembre 1918, n'aura pas lieu et ce n'est qu'en septembre 1920, à Bakou, que le programme du parti sera finalement adopté. Ils parvinrent cependant à fonder, sur le papier tout au moins, un parti des socialistes-communistes turcs et à désigner un comité central de cinq membres placé sous la présidence de Mustafa Suphi. Ce comité fut chargé, en collaboration avec un Comité d'agitation et de propagande qui lui fut adjoint, de coordonner l'action des différents groupes dispersés à travers la Russie et de convoquer une nouvelle conférence 1 . Parmi les questions litigieuses débattues au cours de la réunion, figurait le problème de la création de détachements militaires turcs en vue de "défendre le pouvoir soviétique et de soutenir la révolution mondiale." Mustafa Suphi tenait beaucoup à cette idée, car il pensait, à l'instar de Sultan Galiev, que l'armée représentait le principal moteur de la révolution. Le Commissariat central musulman avait, pour sa part, constitué un bataillon tataro-bachkir dès le mois d'avril 1918. En juin, un second bataillon avait été formé, comprenant des Tatars, des Bachkirs, des Turkmènes et des Uzbeks. Aux yeux de Mustafa Suphi, il s'agissait à présent de réunir des volontaires turcs et, éventuellement, de les intégrer dans les bataillons musulmans existants. À vrai dire, des groupes de prisonniers turcs combattaient déjà dans les rangs de l'Armée rouge contre les légionnaires tchécoslovaques qui avançaient dans le Tatarstan 2 . Ces groupes avaient participé, en juin et juillet 1918, à la défense de Samara, d'Orenburg et d'Ufa. Bien que les délégués rassemblés à la conférence de Moscou n'eussent qu'à ratifier le fait accompli, il semble que quelques-uns d'entre eux n'hésitèrent pas à mettre en cause l'activisme "nuisible et dangereux" de Mustafa Suphi. Mais en définitive, ce dernier obtint gain de cause et la conférence se prononça en faveur de la création de détachements socialistes turcs.

' M . A. Persic (art. cit.) donne un bon résumé des débats de juillet 1918, mais il tend à gommer divers antagonismes qui se manifestèrent au cours de la conférence. Pour un aperçu relativement plus nuancé, cf. le travail de E. F. Ludsuvejt, art. cit. 2 C f . à ce propos N. Subaev et F. Hamidullin, art. cit., p. 73.

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Le premier de ces détachements, dirigé par îhsan Saduli 1 , fut incorporé dans le bataillon tataro-bachkir qui défendait Kazan' contre les forces blanches. Par la suite, d'autres détachements seront créés en Crimée, au Turkestan et en Azerbaïdjan. Lors du I e r Congrès de l'Internationale communiste, en mars 1919, Mustafa Suphi sera en mesure d'affirmer, sans doute avec quelque exagération, que "des milliers de Turcs luttent actuellement aux côtés de l'Armée rouge pour la défense du pouvoir des soviets 2 . A côté de ces détachements militaires, nous voyons se former, dans la même foulée, des "sections" locales du parti des socialistes-communistes turcs 3 . La plus importante de ces sections fut, selon toute vraisemblance, celle de Kazan', créée par Mustafa Suphi lui-même, le 25 septembre 1918 4 . Le groupe de Kazan' était constitué d'une quarantaine de militants particulièrement actifs qui avaient mis en place un comité d'aide aux prisonniers de guerre et qui régissaient les activités du détachement militaire turc. Leur section se spécialisa, semble-t-il, dans l'agitation et la propagande. C'est ainsi, par exemple, qu'en décembre 1918 îhsan Saduli fut envoyé à Saratov, sur la Volga, où se trouvait un des camps de prisonniers les plus importants de Russie. D'autres agitateurs furent dirigés vers le Caucase. En avril 1919, la section sera quasiment démantelée, 35 de ses membres s'étant mis à la disposition du Bureau central des Organisations communistes des peuples d'Orient5. À l'époque où fut créée la section de Kazan', Mustafa Suphi s'employait par ailleurs à réorganiser le Collège central scientifique musulman, organisme "culturel" mis en place en mai 1918 par le Congrès pan-russe des enseignants musulmans, et dont les activités avaient été interrompues par le déclenchement de la guerre civile au Tatarstan. L'objectif essentiel assigné à cette institution (dont Mustafa Suphi assumait la présidence en sa qualité d'ancien professeur) était de relever le niveau de D'après N. Subaev et F. Hamidullin, ibid., p. 74, Ihsan Saduli était un des membre de l'organisation communiste turque de Kazan'. Spécialisé dans l'agitation et la propagande, il fut notamment chargé, en décembre 1918, de bolcheviser les prisonniers de guerre turcs internés à Saratov.

2

Cf. P. Broué, éd.. Premier Congrès de l'Internationale communiste, Paris, 1974, p. 268. Ali Yazidji (op. cit., p. 5) mentionne les "sections" de Moscou, Kazan', Samara, Saratov, Rjazan', et Astrakhan, mais laisse entendre que des groupes de communistes turcs se constituèrent également dans d'autres villes. ^N. Subaev et F. Hamidullin, art. cit., p. 74. D'après ces auteurs, la section de Kazan' était présidée par Osman Hatat, un des délégués à la Conférence de Moscou. Le secrétariat était assuré par Riza Bckiroglu. Mustafa Suphi, pour sa part, aurait été nommé "commissaire" du détachement militaire turc. 3

^D'après N. Subaev et F. Hamidullin, ibid., p. 75. Ces agitateurs furent envoyés d'abord en Ukraine, puis en Crimée où Mustafa Suphi venait d'installer son état-major.

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l'instruction publique dans les régions musulmanes. Dès la mi-septembre, les membres du collège, parmi lesquels figuraient un certain nombre d'intellectuels tatars non inscrits au parti, avaient repris leurs travaux. Dans un court espace de temps, divers projets furent élaborés : le collège envisagea notamment de créer à Kazan' une Université musulmane ainsi qu'un Musée oriental et une Bibliothèque musulmane centrale. Toutefois, en dépit de l'importance accordée par les dirigeants du Commissariat central musulman aux problèmes de l'éducation, ces projets ne purent être immédiatement réalisés. Ce n'est que dans le domaine de la réforme de l'orthographe tatare que furent enregistrés des résultats réellement tangibles 1 . Pris par ses responsabilités au sein du collège scientifique et désireux de consolider l'emprise de son "parti" parmi les prisonniers de guerre internés en pays tatar, Mustafa Suphi passa la fin de l'année 1918 à Kazan' 2 . C'est en tant que délégué de la section de Kazan' de l'organisation socialiste-communiste turque qu'il participa au I er Congrès des communistes musulmans convoqué à Moscou au début du mois de novembre 1918 3 . Ce congrès, dominé par la personnalité de Staline, alait être, pour les dirigeants tatars du Commissariat central musulman, le congrès de l'échec. Le problème essentiel qui se posait aux délégués était celui de l'aménagement des relations entre les communistes musulmans et le parti bolchevik russe. Staline parvint à faire échec aux revendications autonomistes des "communistes nationaux" et imposa le rattachement des organisations musulmanes au parti bolchevik russe. D'autre part, sur son initiative, le Congrès invita le Bureau central des Organisations musulmanes à réformer le Commissariat central musulman. Cela signifiait le démantèlement à brève échéance de tout l'appareil civil et militaire mis en place par Mulla-Nur Vahitov et Sultan Galiev 4 . Nous ne savons pas grand-chose des répercussions de ce congrès sur les activités de Mustafa Suphi. Taxé par certains délégués d'anarchisme 5 , il se peut que le leader des communistes turcs ait traversé momentanément une période de disgrâce, mais ses biographes n'en disent rien. Même s'il dut 1 C f . ibid., pp. 75-77. Le Collège scientifique fut démantelé au début de l'année 1919 par Staline, en même temps que la plupart des autres organismes créés par Vahitov. Ceux de ses dirigeants qui n'appartenaient pas au parti communiste furent contraints de fuir en Sibérie. ^C'est ce qui ressort ibid. Cf. également A. Sultan-Galiev, "Mustafa Subhi i ego rabota", art. cit.

Subaev et F. Hamidullin, art. cit., p. 75. 4

C f . à ce propos A. Bennigsen et Ch. Quelquejay, op. cit., pp. 126 sq. ^C'est du moins ce qui ressort du résumé de son intervention à ce congrès que donne N. Subaev, art. cit., pp. 68-69. Mustafa Suphi fut notamment critiqué pour avoir baptisé son organisation «parti des socialistes-communistes turcs». Il se trouva dans l'obligation de désavouer la politique de large ouverture à toutes les nuances du socialisme que les révolutionnaires turcs avaient suivie jusque-là et dut proclamer son attachement à la plate-forme du PC(b) russe. On peut supposer que les attaques lancées contre Mustafa Suphi et les autres militants turcs qui participaient au congrès furent surtout m o t i v é e s par le fait que c e s h o m m e s avaient vigoureusement appuyé, au cours des mois précédents, les initiatives autonomistes de MullaNur Vahitov et Sultan Galiev.

B O L C H E V I S M E

ET

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2.61

accepter, pendant quelque temps, de s'effacer (lors de la réorganisation du Commissariat central musulman, la section de propagande extérieure qu'il dirigeait fut une des premières à être supprimée), il semble, en tout état de cause, qu'il n'eut aucune difficulté à remonter le courant. Dès le début de l'année 1919, il sera aux avant-postes du combat révolutionnaire, avec l'appui manifeste de Staline.

3. Les premières tentatives de pénétration en Turquie En mars 1919, Mustafa Suphi participa au I e r Congrès de l'Internationale communiste en tant que représentant de la section turque du Bureau central des Organisations communistes des peuples d'Orient. Il y disposa d'une voix consultative, mais il ne semble pas qu'il ait participé activement aux débats. Du reste, le temps de parole des congressistes avait été, dès la deuxième journée, très strictement minuté. Son intervention, conservée dans les actes du congrès 1 , est d'une insignifiance frappante. Mais, au passage, on retient tout de même une formule : «Il est tout à fait clair que si la tête du capitalisme franco-anglais se trouve en Europe, c'est dans les fertiles champs d'Asie que se trouve son ventre." Mustafa Suphi entendait souligner ainsi que le sort de la révolution mondiale se jouait dans les "colonies", au sens large du terme. Avant lui, Staline avait soutenu cette même thèse, mais de façon plus nuancée, dans un article intitulé «N'oublions pas l'Orient" 2 . Au lendemain du congrès, le leader des communistes turcs, de toute évidence plus à l'aise dans l'agit-prop que dans les débats doctrinaux, fut dirigé vers un nouveau terrain d'action. Au début de mois d'avril, en effet, les troupes soviétiques venues d'Ukraine avaient pénétré en Crimée et en avaient chassé le gouvernement des K-D, au pouvoir depuis novembre 1918. Il s'agissait à présent d'y organiser la propagande bolchevique, de manière à consolider le nouveau régime. La tâche s'avérait délicate, car lors d'une première occupation de la Crimée, de janvier à avril 1918, les Bolcheviks avaient multiplié les maladresses3. ' c f . P. Broué, ed., op. cit., pp. 266-268. "Ne zabyvajte vostoka". Cet article célèbre, paru dans Zizn' nacional'nostej, e'té repris dans le volume IV des Œuvres de Staline. 2

24 nov. 1918, a

Le 26 novembre 1917, les Tatars de Crimée avaient réuni à Bahtchesaray une Assemblée constituante (Kurultay) qui mit en place, de facto, un Gouvernement autonome tatar. Mais vers la fin du mois de janvier 1918, le comité révolutionnaire bolchevik de Sébastopol fit marcher les marins de la mer Noire contre les forces du Kurultay dont le président, Celebev, fut assassiné alors que les autres dirigeants tatars étaient contraints de se disperser. En mars 1918, les Bolcheviks constituèrent un Gouvernement criméen qui ne comprenait qu'un seul Tatar, chargé du commissariat aux Affaires musulmanes. Ce premier Gouvernement soviétique fut renversé en avril 1918, à la suite de l'occupation de la Crimée par l'armée allemande. Pour un aperçu d'ensemble de l'histoire criméenne à cette époque, cf. E. Kinmal, Der nationale Kampf der Krimtürken mit besonderer Berüksichtigung der Jahre 1917-1918, Emsdetten, 1952.

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Il se peut que des agitateurs turcs aient réussi à s'infiltrer dans la presqu'île dès le début de l'année 19191. À partir du mois d'avril, cependant, nous assistons à une véritable mobilisation générale des partisans de Mustafa Suphi. Presque tous les militants de Kazan' sont envoyés en Crimée 2 ; le matériel servant à imprimer le Yeni Diinya quitte Moscou ; le comité central de l'Organisation communiste turque s'installe à Simferopol', la capitale du mouvement national criméen. C'est dans cette ville que sera publié, le 20 avril 1919, le numéro 14 du Yeni Diinya. L'organe des communistes turcs paraîtra en Crimée jusque vers le début du mois de juin, d'abord à intervalles irréguliers, puis, à partir du 13 mai, en tant que quotidien. Au cours de cette période, Mustafa Suphi s'efforcera de respecter les consignes d'apaisement données par les dirigeants soviétiques et adoptera dans ses éditoriaux un ton conciliant vis-à-vis des progressistes criméens. Parallèlement, cependant, le Yeni Diinya continuera de diffuser une masse impressionnante de littérature révolutionnaire. Parmi les documents les plus intéressants dont la traduction fut publiée à cette époque, on doit surtout mentionner deux textes relatifs au I e r Congrès de l'Internationale communiste : le célèbre "Manifeste" rédigé par Trotski et la "Plate-forme" due à Buharin3. Cette littérature n'était pas seulement destinée aux populations locales. À présent qu'il se trouvait en Crimée, tout près des côtes turques, Mustafa Suphi avait également la possibilité de toucher, selon ses propres termes, "la jeunesse éclairée et peut-être même les ouvriers et les paysans d'Anatolie"4. Bien que le trafic maritime fût gêné par les désordres qui ne cessaient de se succéder sur le pourtour de la mer Noire, la Crimée avait conservé ses relations avec les ports turcs. Pour introduire le Yeni Diinya et les brochures 1 C'est du moins ce qui ressort du rapport présenté par M. Suphi au premier Congrès du parti communiste turc tenu à Bakou en septembre 1920. Cf. "Tiirkiye komiinist tegkilati merkezi heyetinin faaliyeti hakkinda..." (Au sujet des activités du comité central de l'organisation communiste de Turquie...), in 28-29 Kânûn-i sani 1921, op. cit., p. 56. Toutefois, les repères chronologiques qui figurent dans ce texte apparaissent, d'une façon générale, peu fiables. C'est ainsi, par exemple, que Mustafa Suphi situe sa présence en Crimée entre le 22 janvier et le 23 avril 1919 alors qu'en réalité les Bolcheviks n'avaient atteint Simferopol' que le 10 avril et que le premier numéro du Yeni Diinya dans cette ville n'avait paru qu le 20 du même mois. Il semble que Mustafa Suphi (ou le rédacteur du rapport ?) ait confondu l'occupation bolchevique de 1919 avec celle de 1918 qui, effectivement, ayant commencé vers le 20 janvier 1918 s'était terminée à la fin du mois d'avril. 2 lbid„ p. 56. Les indications données par M. Suphi sont confirmées par les documents d'archives dont font état N. Subaev et F. Hamidullin, art. cit., p. 75. 3 L e "Manifeste" fut publié dans les numéros 14 à 18 (20 avr. 1919 au 14 mai 1919) du Yeni Diinya ; la "plate-forme" dans le n' 26 du 25 mai 1919. Cf. à ce propos N. Subaev, art. cit., p. 69. 4 C f . M. Suphi, "Ikinci devir" (Deuxième période), éditorial du premier numéro criméen du Yeni Diinya repris dans 28-29 Kânûn i sani 1921, op. cit., p. 43.

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communistes en Turquie, Mustafa Suphi pouvait compter non seulement sur les marins d'Istanbul de passage à Yalta ou ailleurs, mais encore sur les innombrables contrebandiers qui approvisionnaient le littoral pontique en armes et en marchandises diverses. Il y a tout lieu de penser qu'en mai 1919, certains ports d'Anatolie tels que Samsun et Trabzon constituèrent de véritables plaques tournantes pour la production subversive criméenne 1 . A cette époque, la République des Soviets pouvait craindre plus que jamais une offensive généralisée des Alliés car ceux-ci, après l'armistice de Moudros (30 octobre 1918), avaient réussi à mettre la main sur les Détroits et une grande partie de l'Anatolie. La tâche assignée à Mustafa Suphi était donc de harceler les forces ennemies en multipliant les foyers d'agitation dans les territoires qu'elles contrôlaient. Alors que l'étau impérialiste se reserrait chaque jour davantage autour de l'Empire moribond, l'alternative proposée par les Bolcheviks ne pouvait, il convient de le souligner, que susciter l'intérêt des couches agissantes en Turquie. C'est, semble-t-il, avec le titre de président de la section musulmane de de Crimée que Mustafa Suphi avait été dépêché à Simferopol' 3 . Le résultat du travail d'agitation qu'il accomplit ici s'avéra, sinon spectaculaire, du moins prometteur. En quelques semaines, il réussit à organiser, au sein des communautés turques installées le long du littoral, plusieurs petits "soviets" et il gagna au bolchevisme environ 400 Tatars parmi lesquels figuraient un certain nombre d'éléments venus de la fraction de gauche du parti national criméen (Millî jïrka). Un congrès ne tarda pas à être convoqué, où furent représentées 17 localités de la presqu'île. Par ailleurs, pour consolider les positions du communisme en Crimée, les autorités soviétiques créèrent une école du parti qui forma, dans un premier temps, 27 agitateurs 4 . Yobkom2

Mais la présence bolchevique en Crimée fut de courte durée. Dès le début du mois de juin, l'armée du général Denikin, appuyée par les flottes alliées, était passée à l'attaque. Le 24 juin, toute la Crimée était occupée. À cette époque, la plupart des militants turcs avaient déjà quitté la presqu'île. Il semble qu'un certain nombre d'entre eux avaient réussi à rejoindre les ports turcs du littoral pontique. D'autres s'étaient repliés vers Odessa, aux mains des Bolcheviks depuis le début du mois d'avril 5 .

^Cf. M. Suphi, "Tiirkiye komiinist tegkilati...", art. cit., p. 56. ^Obkom : Comité régional (oblast') du parti communiste. D'après N. Subaev, art. cit., p. 69. Suphi, "Tiirkiye komiinist teçkilati...", art. cit., p. 56. 5 L a prise d'Odessa par les Bolcheviks avait été facilitée par la célèbre mutinerie des marins français de la mer Noire. Cf. André Marty, La révolte de la mer Noire, rééd. fac-similé, Paris, 1970.

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Pendant quelque temps, c'est dans cette ville, sous la tutelle de la section locale du Komintern, que Mustafa Suphi installera son quartier général. L'imprimerie du Yeni Diinya, une fois de plus déménagée, fut remise en service. Un stock de tracts et de manifestes fut constitué. Ce matériel de propagande était destiné, pour l'essentiel, à la Turquie. Parmi les nombreux agitateurs qui quittèrent Odessa au début de l'été 1919 pour se rendre à Istanbul ou en Anatolie figuraient, à en croire un rapport de Mustafa Suphi 1 , deux membres éminents du comité central de l'Organisation communiste turque. Mustafa Suphi cependant préféra rester en Russie. S'il était rentré en Turquie, il n'aurait pas tardé à être arrêté par les services de police alliés. Lorsque Odessa fut à son tour menacée, il rejoignit, à la tête du détachement de volontaires qu'il avait créé durant son séjour en Crimée, la 12e A r m é e soviétique qui, à travers les forces blanches, se frayait un chemin vers le nord. Pour les Bolcheviks, l'équipée criméenne se terminait en déroute. Mais Mustafa Suphi pouvait se prévaloir, pour sa part, d'un bilan positif. Pour la première fois depuis la création du parti communiste turc, celui-ci avait réussi à établir un réel contact avec la Turquie. De nombreux prisonniers de guerre avaient été clandestinement rapatriés ; des représentants du parti avaient été envoyés à Istanbul ; des tracts, des journaux, des brochures avaient été diffusés à travers l'Anatolie. De retour à Moscou, en septembre 1919, Mustafa Suphi put goûter pendant quelque temps à un repos bien mérité. Mais il fut bientôt chargé d'une nouvelle mission : il devait se rendre au Turkestan afin d'établir la liaison, à travers la mer Caspienne et le Caucase, avec le mouvement de résistance nationale qui, sous l'impulsion de Mustafa Kemal, commençait à s'organiser en Anatolie. CiCerin, le commissaire du peuple aux Affaires étrangères, avait, dès le 13 septembre, dans un message radio-diffusé, tendu une "main fraternelle" aux travailleurs et aux paysans de Turquie 2 . Il s'agissait à présent de matérialiser ce geste et de se tenir prêt à intervenir aux côtés des forces nationales. Pourquoi la route de l'Anatolie devait-elle passer par le Turkestan ? Sans doute parce que, depuis la perte de l'Ukraine, les dirigeants soviétiques ' M. Suphi, "Tiirkiye komiinist tejkilati...", art. cit., p. 57. Husein Seyd, arrêté par les Anglais alors qu'il se rendait d'Odessa à Istanbul, était peut-être un de ces émissaires. Cf. Archives du Foreign Office, FO 371/5171, Rapport du SIS en date du 16 sept. 1920, ff. 122 sq. 2 C f . le texte de cet appel dans l'ouvrage de X. J. Eudin et R. C. North, Soviet Russia and the East. 1920-1927. A documentary survey, Stanford, 1957, pp. 184-186.

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avaient assigné au Turkestan, en raison de sa position stratégique, un rôle de carrefour dans la lutte contre les Puissances impérialistes 1 . Il ressort d'un article paru dans la Zizn' nacional'nostej du 21 septembre 1919 que le Turkestan était appelé à héberger non seulement un important centre de propagande mais encore des bataillons de volontaires musulmans, chargés de prêter main-forte aux soulèvements des peuples d'Orient. C'est vraisemblablement vers le début de l'année 1920 que Mustafa Suphi arrivera à Taskent. Il avait projeté de se diriger aussitôt vers la frontière turque, mais il dut retarder son voyage à la demande des autorités locales. Sur place, en effet, la conjoncture politique était passablement confuse et l'aide du leader des communistes turcs pouvait s'avérer précieuse. De quoi s'agissait-il ? Durant près de deux ans, le régime soviétique de Taskent 2 était resté totalement coupé du reste de la Russie en raison de la guerre civile. Pendant cette période, les communistes russes avaient multiplié les maladresses. Dans un premier temps, ils s'étaient efforcés de tenir les musulmans à l'écart du pouvoir, puis, par un revirement tardif, ils avaient laissé au contraire les djadicP turkestanais noyauter le parti. À présent que les relations avec la Russie étaient rétablies, les dirigeants bolcheviks entendaient réparer les erreurs commises dans le passé et réorganiser l'administration du Turkestan. La situation, cependant, apparaissait bien compromise. Malgré la présence à Taskent, depuis le mois de novembre, d'une commission spéciale, la Turkestanskaja komissija, dépêchée par Moscou, les djadid étaient en train de se rendre maîtres de tout le pouvoir. Sous leur impulsion, la troisième Conférence des communistes musulmans réunie en janvier 1920 avait même décidé de transformer le Turkestan en une République turque communiste et l'organisation communiste turkestanaise en un parti communiste turc indépendant du parti bolchevik. En outre, tous les musulmans de Russie avaient été conviés à renoncer à leurs particularismes et à s'unir au Turkestan, dans le cadre d'une vaste République panturque.

^Cf. à ce propos les documents présentés ibid., pp. 160-161. Un soviet des ouvriers, soldats et paysans avait été créé à TaSkent dès la révolution de Février. Après la révolution d'Octobre, les Mencheviks et les S-R de droite en furent éliminés, au profit des Bolcheviks et des S-R de gauche. Au lendemain du IIIe Congrès régional des soviets, un Conseil des commissaires du peuple du Turkestan (Turksovnarkom) fut mis en place dont les 15 membres étaient tous russes. En dépit du mécontentement suscité par cette attitude "colonialiste" des révolutionnaires russes, le régime soviétique de Taskent parvint à se maintenir jusqu'au rétablissement des communications avec Moscou. Cf. à ce propos l'ouvrage d'Hélène Carrère d'Encausse, Réforme et révolution chez les Musulmans de l'Empire Russe, Paris, 1966, pp. 190 sq. et aussi le chapitre consacré au Turkestan par S. A. Zenkovsky, Pan-Turkism and Islam in Russia, Cambridge, Mass., 1967. 2

~*Mot arabe signifiant "nouveau" et désignant les modernistes, partisans de la réforme. C'est vers la fin du XIX e siècle que le mouvement réformiste commença à s'implanter au Turkestan, animé par des éléments issus de la "bourgeoisie" indigène. Après 1905, les djadid s'étaient orientés vers un programme de revendications nationales et un certain nombre d'entre eux s'étaient laissé séduire par le panturquisme.

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Quel fut au juste, dans ce contexte, le rôle joué par Mustafa Suphi ? Envoyé à Taskent par le pouvoir central, réquisitionné par la Turkestanskaja komissija, il était censé lutter contre les "forces réactionnaires" et contre les "parasites déguisés en communistes" 1 . Mais l'ancien militant panturquiste, l'ancien collaborateur de Mulla-Nur Vahitov et de Sultan Galiev au sein du Commissariat central musulman pouvait-il réellement considérer les autonomistes turkestanais comme des ennemis ? Sa position était sans conteste inconfortable. Il y a néanmoins tout lieu de penser que, profitant de l'indécision dans laquelle flottaient les autorités locales, il appuya discrètement les communistes indigènes. Nous disposons à cet égard d'un indice significatif : dans ses mémoires, le leader du mouvement national bachkir, Zeki Velidi Togan, qui avait été chargé par les djadid de plaider la cause turkestanaise auprès de Lénine, présente à plusieurs reprises Mustafa Suphi sinon comme un ami, du moins comme une "personne sûre" en qui les musulmans pouvaient avoir pleine confiance 2 . Le leader des communistes turcs passa près de quatre mois à Taskent, quatre mois qui furent consacrés, pour l'essentiel, aux affaires du Turkestan. Durant cette période, il semble même qu'il ait fait partie du comité exécutif central élu par les communistes turkestanais lors de leur congrès de janvier 19203. Mais dans le même temps, il fut également préposé par Shal'va Eliava, le président de la Turkestanskaja komissija, à l'animation d'un centre de propagande internationale chargé de diffuser les idées révolutionnaires dans les pays situés à la périphérie du Turkestan. Les cibles principales étaient l'Iran, l'Afghanistan et l'Inde 4 . Les dirigeants de Moscou, qui attachaient beaucoup d'importance à cette entreprise, avaient envoyé à Taskent, vers la fin du mois de janvier, un "train rouge" rempli d'agitateurs et de littérature subversive 5 . Au bout de quelques semaines, Mustafa Suphi et ses collaborateurs avaient réussi à mettre en place tout un réseau de "bureaux de liaison" situés à l'extérieur des frontières turkestanaises.

' M . Suphi, "Turkiye komiinist te§kilati...", art. cit., p. 58. Il est à noter que ces expressions sont assez vagues. Elles peuvent désigner aussi bien les djadid que les communistes russes qui avaient mis en place au Turkestan, aux dires mêmes d'un des membres de la Turkestanskaja komissija, un régime "d'exploitation féodale des larges masses de la population indigène par les soldats russes de l'Armée Rouge, les colons et les fonctionnaires". (G. Safarov, cité par A. Bennigsen et Ch. Lemercier-Quelquejay, La presse et le mouvement national chez les musulmans de Russie avant 1920, Paris-La Haye, 1964, p. 269). 2 Z . V. Togan, Hattralar (Souvenirs), Istanbul, 1969, pp. 333 sq. ^M. Suphi, "Turkiye komiinist te§kilati...", art. cit., loc. cit. M. Suphi emploie une expression ambiguë : "Nous avons participé aux activités du Comité Central..." Faut-il entendre par là qu'il en fit partie ? Ou bien se contenta-t-il de conseiller ses camarades turkestanais ? 4 C f . les textes cités par X. J. Eudin et R. C. North, op. cit., pp. 160-161. 5 Z/zn' nacional'nostej, 4 (61), 1920, cité par E. H. Carr, The Bolshevik Révolution. 1917-1923, Harmondsworth, Penguin Books, 1969,1, p. 340. Il se peut que ce soit précisément par ce train que Mustafa Suphi soit arrivé à Taskent, dans la première quinzaine du mois de février 1920.

BOLCHEVISME

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Il convenait par ailleurs de jeter les bases d'une éventuelle intervention militaire en Turquie. Peu après l'arrivée du "train rouge", des prisonniers de guerre turcs internés en Sibérie commencèrent à affluer vers Taskent. Ils furent regroupés dans les vieux quartiers de la ville et soumis à un apprentissage idéologique. Le "détachement rouge" qu'ils formèrent fut placé sous les ordres de Frunze qui commandait les troupes russes de la région. On peut supposer que la plupart de ces prisonniers ne voyaient dans l'entreprise de Mustafa Suphi qu'un hypothétique moyen de rentrer enfin au pays. Mais un certain nombre d'entre eux, une quarantaine au total, furent, semble-t-il, réellement séduits par le communisme. Pendant son séjour à Taskent, Mustafa Suphi réussit-il à maintenir le contact avec la Turquie? Nous n'avons aucun indice à ce propos. Nous savons seulement qu'il avait hâte de se rapprocher du territoire turc. Mais la route était semée de dangers. La mer Caspienne, contrôlée par les Anglais et la flotte de Denikin, demeurait impraticable. Ce n'est que lorsque le commandant de la flottille soviétique, Raskolnikov, se fut emparé des navires de Denikin et qu'il eut obligé les forces britanniques à se retirer d'Enzeli et de Recht, le 18 mai 1920, que Mustafa Suphi put envisager de quitter le Turkestan. Il se mit en route dès que la nouvelle du débarquement de Raskolnikov à Enzeli fut connue. Il arriva à Bakou le 27 mai 1920, accompagné de 23 camarades. Depuis un mois, jour pour jour, la capitale de l'Azerbaïdjan se trouvait aux mains des Bolcheviks.

4. Vétape

décisive

Lorsque Mustafa Suphi fut à Bakou, il se trouva confronté aussitôt à un problème délicat : quel sort devait-il réserver à l'organisation qui, au printemps 1920, s'était érigée ici, à son insu, en parti communiste turc ? Cette organisation avait été créée par d'éminentes personnalités unionistes — Halil pacha, Salih Zeki, Fuat Sabit et quelques autres 1 — qui

Halil pacha (1881-1957) était l'oncle d'Enver pacha. Il s'était rendu célèbre en capturant à Kut al'amara, en Irak, le général Townshend avec une armée de 13 000 hommes. Interné par les Anglais à Istanbul au lendemain de l'armistice de Moudros, il avait réussi à s'évader (août 1919) et avait proposé ses services à Mustafa Kemal. Ce dernier l'avait chargé d'entrer en contact avec les Bolcheviks pour le compte du mouvement national. Salih Zeki, ex-moutassarif de Zor, est surtout connu pour avoir organisé, en 1916, l'extermination des populations arméniennes regroupées dans sa circonscription. Quant au Dr. Fuat Sabit, il s'agissait d'un ancien militant des "Foyers turcs" (ttirk ocagi). Expédié en Azerbaïdjan au lendemain du Congrès d'Erzurum (juillet 1919) par Mustafa Kemal, il ne devait pas tarder à se rapprocher des Bolcheviks. D'après un rapport adressé au Foreign Office (FO 371/5178, en date du 7 sept. 1920, ff. 190204), il avait été nommé en juin ou juillet 1920 à une "fonction officielle" à Kazan'.

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étaient arrivées en Azerbaïdjan vers la fin de l'année 1919. Dans un premier temps, ces hommes avaient travaillé dans le cadre de la Représentation populaire de Turquie (Tiirkiye halk murahhasligi), un organisme de type c o n s u l a i r e 1 mis en place à Bakou par Nuri pacha, le "libérateur" de l'Azerbaïdjan, en septembre 1918. Par la suite, chargés par Mustafa Kemal d'assurer la liaison entre le mouvement national turc et la République des Soviets, ils avaient estimé nécessaire de constituer un "groupe communiste turc" qu'ils avaient transformé, vers la fin du mois de mars 1920, en parti communiste turc 2 . Pourquoi avaient-ils pris une telle initiative ? Sans doute pour apparaître plus crédibles aux yeux de leurs interlocuteurs russes. On peut également penser qu'ils avaient voulu — impressionnés par la portée politique des idées propagées par les Bolcheviks — jeter les bases d'une sorte de socialisme islamique susceptible, le cas échéant, de servir d'alibi idéologique à un mouvement d'opposition à Mustafa Kemal. En effet, bien qu'ils eussent accepté, dans l'immédiat, d'appuyer le gouvernement kémaliste, ils ne faisaient aucun mystère de leur intention de revenir, un jour ou l'autre, au pouvoir 3 . Ne fallait-il pas démanteler cette organisation qui, sous le couvert de communisme, ne défendait en réalité que les intérêts de quelques aventuriers ? Certes. Mais Mustafa Suphi savait que les dirigeants bolcheviks étaient pour le moment désireux de conserver de bonnes relations avec les Unionistes. Ceux-ci jouissaient d'un prestige considérable parmi les masses musulmanes et leur appui pouvait constituer, pour la République des Soviets, un atout essentiel dans le cadre de sa stratégie orientale. Il convenait donc d'agir avec prudence. 11 se peut par ailleurs que Mustafa Suphi ait jugé utile de donner des gages de bonne volonté à ces hommes qui contrôlaient encore, de façon occulte, une grande partie de l'appareil administratif et militaire turc. Toujours est-il qu'il s'orienta vers une solution de compromis. Après de longs marchandages avec les dirigeants unionistes, il décida de maintenir leur organisation, mais celle-ci fut transformée en "section de

' Cette Représentation populaire de Turquie semble avoir eu pour objectif essentiel le noyautage de l'administration azérie par les membres de l'Union et Progrès. Cf. à ce propos FO 371/5171, ff. 96 sq. D'après un autre rapport (FO 371/5178, loc. cit.), le programme des Unionistes rassemblés autour de Nuri pacha "incluait secrètement la formation d'un parti communiste turc à Bakou". 2 L e s mémoires du général Kazim Karabekir, istiklâl harbimiz / Notre guerre d'Indépendance (Istanbul, 2 e éd., 1969) contiennent de nombreux documents concernant cette organisation. Cf. en particulier le rapport de Riiçtii, commandant de la 3 e division basée à Trabzon, en date du 10 avr. 1920, pp. 573-576. Voir également les documents du Foreign Office déjà cités. 3 C f . à ce propos P. Dumont, "La fascination du bolchevisme : Enver pacha et le parti des soviets populaires. 1919-1922", CMRS, XVI (2), 1975, pp. 141-166.

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Bakou" du parti communiste turc. Ne furent touchés par l'épuration que quelques personnages par trop compromettants : en particulier Halil pacha. Les autres animateurs du groupe unioniste furent autorisés à demeurer dans le parti. Certains d'entre eux obtinrent même des postes importants au sein de la nouvelle organisation. Kuçiik Tal'at — l'une des figures les plus troubles de la précédente équipe 1 — fut porté à la tête de la "commission des traductions", Salih Zeki et le capitaine Yakub 2 furent admis à siéger au comité central du parti. Pour sceller sa réconciliation avec ses ennemis d'hier, Mustafa Suphi les aurait même invités (à en croire un rapport du "Secret Intelligence Service") à son mariage. Surprenante mansuétude. Mais chacune des deux parties en présence y gagnait. Mustafa Suphi s'emparait à peu de frais d'une organisation rivale. Quant aux Unionistes, leur infiltration dans le parti communiste turc était en quelque sorte légalisée. Lorsque ce problème fut réglé, Mustafa Suphi put s'employer à relancer l'activité de son organisation qui, depuis l'expédition criméenne, avait vécu au ralenti. Les quelque deux cents militants dont il disposait à Bakou lui permettaient de voir grand. Il créa un secrétariat et adjoignit au comité central plusieurs "sections" ayant chacune des attributions particulières. La plus importante de ces "sections" était celle chargée de l'organisation des nouvelles cellules du parti. Elle semble avoir fonctionné dès le début du mois de juin 1920. Nous savons qu'à cette époque une trentaine de propagandistes furent dépêchés en Anatolie et sur le pourtour de la mer Noire dans le but de susciter des adhésions 3 . Il s'agissait selon toute apparence d'assurer une présence communiste en certains points stratégiques du territoire, de manière à faciliter une éventuelle pénétration d'éléments révolutionnaires en Turquie. Mustafa Suphi, qui avait déjà eu l'occasion d'utiliser les services des contrebandiers de la mer Noire, attachait une importance particulière aux ports du littoral pontique. Vers le milieu du mois de juillet, plusieurs cellules, qui entretenaient des relations suivies avec les ports russes de Touapse et de Novorossijsk, existaient déjà le long de la côte anatolienne (Trabzon, Rize, ' Kuçiik Tal'at, Tal'at le petit, que l'on surnommait ainsi pour le distinguer de Tal'at pacha, l'ex-Grand Vizir, avait fait partie du comité central de l'Union et Progrès. Arrêté par les Anglais en 1918, en même temps qu'un certain nombre d'autres Unionistes, il avait réussi à s'évader en août 1919. Il ne nourrissait aucune sympathie pour le communisme, mais il projetait néanmoins de susciter une "révolution sanglante" en Anatolie, dirigée aussi bien contre le sultan ue contre le pouvoir kémaliste. Cf. à ce propos H. Bayur, art. cit., p. 634. Au début de l'année 1920, le capitaine Yakup avait assuré la direction de la Représentation populaire de Turquie (FO 371/5178, f. 197). Par la suite, il avait fait partie du comité central de l'organisation "communiste" créée par les Unionistes. En septembre 1920, lors du Congrès du parti communiste turc (cf. infra), il apparaîtra comme un des principaux opposants à la ligne définie par Mustafa Suphi. 3

Cf. M. Suphi, "Tiirkiye komiinist teçkilati...", art. cit., pp. 59-61.

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Zonguldak, Eregli). Ce réseau "maritime" fut doublé peu après d'un réseau situé à l'intérieur des terres (Nakhitchevan, qui contrôlait la vallée de l'Arax, une des principales voies de communication entre l'Anatolie et l'Azerbaïdjan, Erzurum, Sivas, et, finalement, Ankara). Il était évidemment plus difficile de toucher Istanbul qui se trouvait aux mains des Alliés. Mais le contact avec les militants de cette ville put néanmoins être établi grâce au savoir-faire du "groupe communiste juif" de Bakou qui disposait de quelques "correspondants" en Turquie 1 . Autre section mise en place par Mustafa Suphi, la "section de propagande", elle aussi très active. C'est de celle-ci que dépendait en particulier la publication du Yeni Diinya. Tiré à 4 000 exemplaires, l'organe du parti était diffusé en Turquie, en Azerbaïdjan, en Russie et au Turkestan. Cette section avait par ailleurs sous sa tutelle une "école du parti" affectée à la formation d'agitateurs et une "commission des traductions". Curieuse commission, qui avait la particularité d'être dirigée par un Unioniste notoire, Kùçiik Tal'at. Bien qu'il fût résolument hostile au communisme, ce dernier s'acquittait de sa tâche avec zèle : en quelques mois, il publia une dizaine de brochures de propagande (Les vues de Lénine sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat ; Qu'est-ce que le pouvoir des Soviets ? ; etc.) et quelques titres de base tels que le Manifeste du parti communiste et Y ABC du communisme de Buharin et Preobrazenskij. Parallèlement à cette "section de propagande", l'organisation de Bakou comprenait également une sorte de service d'espionnage baptisé "section de liaison et d'information". Ce service, qui travaillait, semble-t-il, en collaboration avec le Centre de propagande internationale installé à Taskent, avait pour tâche essentielle de recueillir des informations sur "l'état d'esprit" des masses populaires et des personnalités dirigeantes en Turquie. L'édifice administratif élaboré par Mustafa Suphi était complété, bien entendu, par une importante "section militaire". L'objectif de celle-ci était de créer une force armée de quelque 20 000 hommes en vue d'une éventuelle intervention en Anatolie. Dans l'immédiat, 700 volontaires avaient déjà été recrutés. Ces anciens prisonniers de guerre avaient évidemment hâte de rentrer en Turquie, mais les pourparlers qui furent engagés à cet effet avec le Gouvernement d'Ankara aboutirent à une fin de non-recevoir catégorique. Les nationalistes turcs se méfiaient de ces "détachements rouges" car leur "soutien" pouvait ouvrir la voie à une intrusion des forces soviétiques en territoire ^ O 371/5171, sept. 1920, f. III.

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anatolien. Ibrahim Tali bey, le représentant du pouvoir kémaliste à Moscou, avait reçu à ce propos des consignes strictes : il pouvait accepter les armes et les munitions, mais il devait s'opposer à tout ce qui était susceptible d'entraîner une intervention directe de l'Armée rouge dans les régions revendiquées par la Grande Assemblée nationale1. Vers la fin du mois de juin, les diverses sections de l'organisation de Bakou étaient déjà en pleine activité. À présent, Mustafa Suphi pouvait envisager de recueillir les fruits du travail d'agitation et de propagande accompli depuis plus de deux ans. La convocation d'un congrès de toutes les cellules de Turquie et de Russie constitua la grande affaire de l'été 1920. Ce congrès devait permettre aux animateurs du parti de définir une fois pour toutes les bases doctrinales de leur organisation et d'élaborer un programme d'action pour les mois à venir. Il s'agissait en somme de résoudre les multiples problèmes qui avaient été laissés en suspens lors de la précédente Conférence des communistes turcs, celle de Moscou, réunie en juillet 1918. Mustafa Suphi avait également un autre objectif en vue. Il entendait en effet solliciter l'adhésion de son parti à la III e Internationale et il devait par conséquent, conformément aux décisions du II e Congrès du Komintern qui venait de se réunir à Moscou (juillet 1920), convoquer le plus rapidement possible un "congrès extraordinaire" afin de faire entériner cette décision2. Dans un premier temps, il avait été décidé que le congrès se tiendrait à Bakou à partir du 1 e r septembre 3 . Par la suite, le comité central du parti décida d'en retarder l'ouverture de quelques jours, de manière à laisser aux délégués la possibilité de participer à l'important Congrès des peuples de l'Orient, organisé par le Komintern, qui devait occuper toute la première semaine du mois 4 . À Moscou, en juillet 1918, Mustafa Suphi n'avait réussi qu'une vingtaine de délégués. Le congrès qui s'ouvrit à Bakou le 10 1920 rassembla, lui, 74 délégués. Ce chiffre permettait d'emblée de mesure du chemin parcouru en deux ans. Il y avait là, bien entendu,

à recruter septembre prendre la un grand

^M. Suphi, "Tiirkiye komùnist te§kilati...", art. cit., p. 63. "Cf. la dix-neuvième condition d'admission des partis dans l'Internationale communiste, Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale communiste. 1919-1923, Paris 1934 (réimpr. fac-similé, Maspero, 1971), p. 41. ^D'après une annonce parue dans le Yeni Diinya du 22 juillet 1920 et reprise par FO 371/5171, sept. 1920, f. 104. 4 D e nombreux commentaires ont été consacrés au Congrès des peuples de l'Orient. Ce congrès était destiné à "populariser" devant un vaste auditoire (1891 délégués, dont plus de 600 qui n'appartenaient pas au parti communiste) les "thèses" adoptées en juillet à Moscou au II e Congrès du Komintern.

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nombre d'anciens prisonniers de guerre attachés au comité central, mais, pour la première fois dans l'histoire du parti, une quarantaine de militants étaient également venus de Turquie. Les groupes d'Istanbul, Ankara et Er/.urum étaient particulièrement bien représentés, de même que le réseau pontique 1 . Tous ces délégués étaient-ils d'authentiques communistes ? Il semble que Mustafa Suphi soit parvenu à écarter du congrès les éléments unionistes qui avaient noyauté l'organisation de Bakou ; mais il y a tout lieu de croire, par ailleurs, que de nombreux participants ne voyaient dans le communisme qu'une variante extrémiste de l'enseignement proposé par l'Islam 2 . Les délégués disposant d'une base doctrinale un tant soit peu sérieuse ne dépassaient sans doute pas la dizaine. Mis à part Mustafa Suphi, les éléments les plus remarquables du congrès étaient Ethem Nejat, un enseignant mandaté par le groupe d'Istanbul, Hilmioglu Hakki qui représentait, lui aussi, les militants de la capitale, et enfin Ahmed Cevad, un intellectuel originaire de Crète, sensible aux femmes et à l'argent, qui sera accusé par la suite d'avoir trahi ses camarades3. Les membres du congrès eurent notamment à élire un nouveau comité central. Mustafa Suphi conservait bien entendu la présidence du parti, mais certains membres du précédent comité, en particulier les Unionistes, furent éliminés au profit de militants plus sûrs : Ethem Nejat, Hilmioglu Hakki, Siileyman Nuri et quelques autres 4 . L'équipe ainsi constituée avait le mérite d'être relativement homogène, mais elle restait dominée par la personnalité de Mustafa Suphi.

*Cf. A. M. Samsutdinov, art. cit., p. 232. Sur les 74 délégués présents, 32 seulement disposaient d'une voix délibérative. 2 C f . à ce propos le témoignage de §evket Sureyya Aydemir, Suyu arayan adam (L'homme à la recherche de la source), Istanbul, 1965, pp. 207-208. 3 E n ce qui concerne la personnalité d'Ahmet Cevad Emre (1887-1961), qui sera par la suite un des fondateurs de la linguistique "kémaliste", cf. ses propres souvenirs dans la revue ï'arih Diinyasi en 1964-1965, où il se définit lui-même comme un "spéculateur" (il gagnait sa vie en vendant des tapis). Cf. également N. A. Tepedelenlioglu, "Ahmet Cevat Emre'nin Moskova hatiralan dolayisiyla" (A propos des souvenirs de Moscou de Ahmet Cevat Emre), Tarih Diinyasi, 4-7, 1965. 4 L e comité central se composait comme suit : Mustafa Suphi, Mehmed Emin, Nazmi, Hilmioglu Hakki, le commandant ismail Hakki (celui-ci dirigeait l'organisation communiste turque de Batoum ; il avait représenté le parti au II e Congrès du Komintern), Ethem Nejat, Siileyman Nuri (qui représentera le parti au III e Congrès du Komintern). Les délégués avaient en outre désigné un certain nombre de "candidats" et de "remplaçants" : Hilseyin Said (un des deux émissaires que M. Suphi avait envoyés en Turquie au printemps 1919, cf. supra, n. 57), Asjm Necati (un militant de vieille date : il avait participé à la conférence de juillet 1918 à Moscou), Selim Mehmedoglu, Siileyman Sami (un des principaux agitateurs du parti ; en juin 1920, il avait été chargé d'entrer en contact avec les organisations communistes d'Ankara et d'Eski§ehir), Lutfii Necdet et ismail Çitoglu. Cf. Tiirkiye komttnist firkasimn birinci kongresi (Le premier Congrès du parti communiste de Turquie), Bakou, 1920, p. 107.

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L'ordre du jour de la réunion avait été fixé dès le mois de juillet 1 . Le comité central devait présenter un rapport général, un rapport sur le programme du parti et une "déclaration" au sujet de la question nationale et coloniale. Les organisateurs avaient prévu en outre un débat sur le mouvement révolutionnaire russe et un rapport sur les organisations ouvrières et les coopératives. Enfin, les différentes sections locales avaient été chargées de préparer un bref exposé sur la situation dans leurs zones d'action respectives. Lors du congrès, cet ordre du jour fut intégralement maintenu, mais les délégués abordèrent également un certain nombre d'autres problèmes. La question paysanne notamment revint à plusieurs reprises sur le tapis. Quel rôle convenait-il d'assigner aux masses rurales dans la stratégie communiste ? Certains militants du parti, reprenant une idée longuement développée par Lénine lors du II e Congrès du Komintern, mettaient l'accent sur les potentialités révolutionnaires de la paysannerie et proposaient d'implanter des soviets villageois partout où cela était possible 2 . Autre sujet épineux et difficile à éluder, la question religieuse. La plupart des délégués (peut-être Mustafa Suphi lui-même) attachaient une grande importance au maintien des traditions islamiques. Certains d'entre eux s'opposèrent vigoureusement à la politique de laïcisation de l'appareil administratif et judiciaire proposée par le programme du parti. Bien qu'il eût adopté pour l'occasion un ton éminemment conciliant, Mustafa Suphi eut du mal, semble-t-il, à les persuader de l'innocuité des mesures envisagées 3 . Fait significatif, à l'exception d'un alinéa réclamant l'abolition du khalifat, tout ce qui pouvait choquer les esprits religieux fut soigneusement gommé des divers textes qui furent soumis à la ratification des délégués pendant le congrès.

Il avait été annoncé dans le Yeni Diinya du 22 juillet 1920. Nous retrouvons approximativement le même plan dans les protocoles du Congrès, Turkiye komunist firkasimn birinci kongresi, op. cit. Ces protocoles constituent une source de premier plan qui nous permet de suivre d'assez près le déroulement des débats. Il est utile d'en donner ici un bref sommaire (a) Première séance : discours d'ouverture (Mustafa Suphi, Neriman Nerimanof, Mehmed Emin, tsmail Hakki) ; rapport d'Abid Alimov "sur la situation présente" (pp. 12-14) ; rapport du délégué d'Erzurum, Cevad [Dursunoglul sur la situation en Anatolie (pp. 14-17). (b) Deuxième séance : rapport de Mustafa Suphi sur les activités du comité central de l'organisation communiste turque (pp. 17-35) ; rapport de la commission financière (p. 38). (c) Troisième séance : discours de Hilmioglu Hakki sur la question coloniale (pp. 38-46) ; discours de Nazmi sur la question nationale (pp. 46-50) ; rapport d'Ahmed Cevad sur la coopération (pp. 50-60) ; exposé de Ziynetullah [Na§irvanov?] au sujet des associations et des unions ouvrières (pp. 6061). (d) Quatrième, cinquième et sixième séances, consacrées à la discussion du programme : exposé introductif de Mustafa Suphi (pp. 62-68) ; préambule du programme rédigé par M. Suphi (pp. 69-76) ; discussion du programme (prennent part à la discussion Mehmed Cevad, Abid Alim, Yakub, Hilmioglu Hakki, pp. 77-86). (e) Sixième séance : rapports de Lutfu Necdet, de Hilmioglu Hakki et d'Ethem Nejat sur les organisations communistes et le mouvement ouvrier à Istanbul (pp. 98-99) ; résolutions concernant la jeunesse (pp. 99-102) ; proposition d'Ethem Nejat et de Hilmioglu Hakki au sujet du regroupement des organisations communistes de Turquie (pp. 102-103) ; exposé de la camarade Naciye au sujet du mouvement féministe en Turquie (pp. 103-107). ( f j Septième séance : élection du comité central (p. 107) ; propositions d'Ismail Hakki concernant le travail d'agitation et de propagande en milieu rural (pp. 107-114) ; discours de clôture (Mustafa Suphi, PavloviÈ). 2 Ibid., pp. 107 sq. 3

Ibid.., cf. notamment la discussion au sujet des tribunaux religieux, pp. 85-86.

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Au cours des débats, une place importante fut accordée à la question "nationale et coloniale" qui venait d'être portée au premier plan de l'actualité par le II e Congrès du Komintem. Dans un long rapport consacré à l'historique de la question, Hilmioglu Hakki dénonça les positions "révisionnistes" de la II e Internationale et résuma sommairement les thèses défendues par Lénine. Mustafa Suphi, pour sa part, s'employa à faire adopter par les délégués une résolution conforme aux décisions du Komintern : les masses laborieuses des colonies et des nations opprimées devaient poursuivre la lutte révolutionnaire mais, dans l'intérêt même de la cause communiste, avaient par ailleurs le devoir de soutenir les mouvements de libération nationale, bien qu'ils fussent animés par des éléments bourgeois 1 . Dans le contexte turc, cela signifiait en clair que les militants communistes devaient, dans l'immédiat, mettre en veilleuse leurs activités subversives et soutenir le mouvement kémaliste dont les objectifs coïncidaient momentanément avec ceux de la République des Soviets. Il semble que personne ne s'opposa à cette résolution. Mustafa Suphi et ses compagnons étaient de toute évidence bien décidés à respecter, et le cas échéant à faire respecter, la ligne définie par le Komintern. Du reste, ils ne pouvaient guère faire autrement : pour pouvoir adhérer à la III e Internationale, ils étaient obligés de souscrire aux 21 conditions d'admission énumérées par celle-ci lors de son II e Congrès. La principale tâche assignée aux délégués réunis à Bakou était précisément de se prononcer sur ces 21 conditions et d'élaborer un programme qui fût conforme aux "normes" de la nouvelle stratégie communiste. Cela dit, les militants du parti communiste turc ne pouvaient guère totalement ignorer les réalités culturelles et socio-économiques de leur pays. Bien qu'ils eussent adopté, afin de satisfaire au règlement de la III e Interantionale, une plate-forme très nettement inspirée du programme du parti bolchevik russe 2 , ils savaient qu'ils devaient tenir compte des traditions du peuple turc et de son attachement à l'Islam. C'est ce qui explique le ton relativement modéré de "l'Appel aux travailleurs de Turquie" qu'ils publièrent à l'issue du Congrès de Bakou 3 . Les diverses revendications avancées dans cet appel — reconnaissance du droit de grève, instauration du suffrage universel, 1/bid., pp. 38-46 en ce qui concerne le discours de Hilmioglu Hakki. Le texte de la résolution proposée par M. Suphi figure dans 28-29 Kânûn-i sani 1921, op. cit., pp. 37-38. À notre connaissance, ce programme n'a pas été publié. Cependant les discussions qu'il suscita au cours du Congrès nous éclairent largement sur son contenu. Ibrahim Topçuoglu, Neden 2 sosyalist partisi. 1946 (Pourquoi 2 partis socialistes. 1946), Istanbul, 1977, III, pp. 450-458, propose un texte qui semble passablement fantaisiste. A. M. Samsutdinov, art. cit., p. 235.

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suppression de l'armée régulière au profit des milices populaires, réforme du système fiscal, instruction primaire obligatoire et gratuite, distribution des terres aux paysans pauvres, amélioration du sort des travailleurs — étaient certes destinées à porter atteinte aux privilèges des couches dominantes, mais n'impliquaient pas pour autant un bouleversement radical des structures sociales du pays. Il est vrai que Mustafa Suphi et ses compagnons réclamaient également, nous l'avons déjà noté, l'abolition du sultanat et du khalifat : aux yeux des masses anatoliennes, un véritable sacrilège. Mais à l'automne 1920, les communistes n'étaient pas les seuls à exiger le départ du sultan, les milieux nationalistes d'Ankara commençaient eux aussi à s'accoutumer à une telle idée 1 . Lorsqu'au terme de plusieurs jours de débats le Congrès de Bakou prit fin, Mustafa Suphi avait tout lieu d'être satisfait. Le parti disposait désormais d'une solide assise doctrinale. En outre, les divers groupes de militants, qui jusque-là étaient restés totalement autonomes, avaient accepté de se plier au principe de la "centralisation démocratique", une des vingt et une conditions d'admission à la III e Internationale. Malgré la faiblesse de leurs effectifs — quelques centaines d'individus dans la plus favorable des hypothèses 2 — les communistes turcs pouvaient à présent envisager de participer réellement à la politique anatolienne. Toutefois, une question importante se posait : le comité central du parti devait-il continuer à diriger l'action révolutionnaire en Turquie à partir du territoire soviétique ? Quitte à faire des concessions au Gouvernement de la Grande Assemblée nationale, n'était-il pas préférable de rentrer au pays ? En fait, la décision de Mustafa Suphi était prise depuis longtemps. Dès son arrivée à Bakou, à la fin du mois de mai 1920, il n'avait considéré cette ville située à la lisière des frontières turques que comme une ultime étape sur le chemin du retour. À l'automne 1920, la conjoncture n'était certes pas tout à fait favorable, en particulier le litige turco-soviétique à propos des territoires transcaucasiens était loin d'être réglé, mais la République des Soviets et le pouvoir national turc se trouvaient déjà irrémédiablement engagés dans la voie de la collaboration. Mustafa Suphi était donc en droit de penser que le Gouvernement d'Ankara l'accueillerait sinon avec cordialité, du moins avec une certaine tolérance.

A l'époque qui nous occupe, Mustafa Kemal continuait de proclamer son attachement au sultan-khalife. Mais l'aile gauche de la Grande Assemblée avait élaboré en septembre 1920 un projet de constitution qui ignorait résolument et le sultanat et le khalifat. 2

L e Yetii Diinya du 22 juillet 1920 avait annoncé qu'il y aurait au Congrès de Bakou un délégué pour 25 militants. Si l'on retient ce chiffre, on est obligé d'admettre — en tenant compte seulement des 32 délégués disposant d'une voix délibérative — que le mouvement comportait quelque 800 militants. Mais il y a tout lieu de supposer que le nombre réel de membres du parti était de beaucoup inférieur à cette évaluation optimale.

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5. Le retour en Turquie C'est dans la seconde moitié du mois de juillet 1920 que fut établi le premier contact entre l'organisation de Bakou et le Gouvernement d'Ankara. Le 19 juillet, Mustafa Kemal était avisé de l'arrivée à Trabzon de Siileyman Sami, un des proches compagnons de Mustafa Suphi. Celui-ci était porteur d'un bref message adressé au président de la Grande Assemblée nationale et il avait pour mission de poser au Gouvernement d'Ankara les trois questions suivantes : a) Les Bolcheviks seront-ils autorisés à créer en Anatolie une organisation légale ; b) Quels sont les changements qu'il conviendra d'apporter au programme bolchevik actuel pour pouvoir l'appliquer en Anatolie ; c) Quelles sont les vues de la Grande Assemblée nationale en ce qui concerne l'application du programme bolchevik ? Par ailleurs, l'émissaire de Mustafa Suphi était chargé de faire savoir aux autorités anatoliennes que l'aide soviétique à la Turquie se ferait désormais par l'intermédiaire de l'organisation de Bakou qui disposait, dans l'immédiat, de 50 canons, 70 mitrailleuses et 17 000 fusils 1 . Ainsi, Mustafa Suphi, sans doute avec l'accord des dirigeants de Moscou, jouait d'emblée cartes sur table : des armes, des munitions et de l'argent en échange d'une promesse formelle de tolérance à l'égard des activités du parti. Toutefois, le leader communiste était prêt à faire des concessions. Il laissait entendre, très clairement, qu'il ne se refuserait pas à un aménagement des principes bolcheviks si le Gouvernement d'Ankara le jugeait nécessaire. Une quinzaine de jours plus tard, un autre représentant de l'organisation de Bakou, Salih Zeki, tenait en présence de Kâzim Karabekir, le commandant de l'armée de l'Est, à peu près les mêmes propos que Siileyman Sami. Karabekir, qui était favorable à une alliance tactique avec les Bolcheviks, recommandera à Mustafa Kemal, dans un télégramme daté du 3 août 1920, de "s'entendre avec ces messieurs en les nommant à des postes honorifiques" 2 . Il craignait, en effet, que Mustafa Suphi et ses compagnons, s'ils étaient éconduits, ne voulussent "se venger" en fomentant des troubles à travers le pays. Il estimait que le Gouvernement d'Ankara devait s'efforcer de neutraliser le mouvement communiste, car une agitation incontrôlée ne pouvait profiter qu'aux Anglais qui ne manqueraient pas d'exploiter les sentiments anticommunistes des forces fidèles au khalife. ^Ce document a été publié par F. Tevetoglu, Turkiye'de sosyalist ve komiinist activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967, pp. 221-223. 2 K . Karabekir, op. cit., pp. 780-781.

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L'initiative de Suphi mettait incontestablement les dirigeants du mouvement national dans une situation embarrassante. Bien qu'il eût appelé, vers la mi-juillet, les musulmans à soutenir les Bolcheviks 1 , Mustafa Kemal était fermement décidé à faire échec à tout ce qui pouvait ouvrir la voie à une ingérence soviétique dans les affaires anatoliennes. Mais il devait manœuvrer avec prudence, car l'aide de la République des Soviets était indispensable à la Turquie. Au moment où le message de Mustafa Suphi parvenait à Ankara, les représentants du Gouvernement de la Grande Assemblée à Moscou s'efforçaient de mener à bien de difficiles négociations avec le commissariat du peuple aux Affaires étrangères. Rien ne devait être fait qui pût mettre en péril ces pourparlers dont dépendait le sort du mouvement national. En dépit des recommandations de Kâzim Karabekir, Mustafa Kemal s'orienta donc en définitive vers une solution dilatoire : au lieu de "s'entendre avec ces messieurs", il décida d'ignorer pour l'immédiat les propositions de l'organisation de Bakou, d'autant plus que l'aide soviétique, malgré que Mustafa Suphi eût laissé entendre qu'elle dépendait de lui, venait d'arriver en Anatolie. Ce n'est que vers le milieu du mois de septembre que le président de la Grande Assemblée répondra au message de Mustafa Suphi : entre-temps, les négociations turco-soviétiques avaient abouti à une impasse en raison des prétentions russes sur les territoires transcaucasiens 2 . Mais la conjoncture apparaissait néanmoins favorable au Gouvernement d'Ankara, car la République des Soviets, menacée à l'ouest par l'armée polonaise et au sud par les forces de Wrangel, ne pouvait en aucune façon envisager d'entrer en conflit avec la Turquie. Mustafa Kemal pouvait donc se permettre de réagir avec fermeté aux propositions du leader communiste. La lettre qu'il adressa le 13 septembre au comité central de Bakou, bien que fort aimable, mettait très nettement les points sur les i : "Nous devons nous abstenir des initiatives intempestives et inutiles, car celles-ci peuvent constituer un facteur de désunion et provoquer de la sorte l'échec de la lutte nationale pour l'indépendance." 3 Mustafa Suphi et ses compagnons n'étaient certes pas exclus de la vie politique turque, mais il leur était demandé de ne rien entreprendre à l'insu du Gouvernement de la Grande Assemblée. En d'autres termes, cela signifiait qu'ils n'étaient guère autorisés à créer en Turquie des organisations ^Le manifeste de M. Kemal a été publié dans Le Temps du 2 4 juillet 1920. 2

C i i e r i n réclamait l'établissement d'une "frontière ethnique" en Transcaucasie. En clair, cela signifiait que les Turcs devaient céder aux Arméniens une grande partie de l'Anatolie de l'est. En ce qui concerne les pourparlers turco-soviétiques durant cette période, cf. P. Dumont, "L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922" CMRS XVIII CV\' a1977, pp. 165-193. Cette lettre a été publiée par F. Tevetoglu, op. cit., pp. 223-225.

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communistes indépendantes du pouvoir national. Toutefois, soucieux d'éviter à tout prix une agitation clandestine, Mustafa Kemal laissait entrevoir une possibilité d'entente. Après avoir souligné que les militants communistes et le Gouvernement d'Ankara poursuivaient le même objectif — libérer le pays du joug du capitalisme occidental —, il terminait sa lettre en priant le comité central de Bakou d'envoyer à Ankara un représentant dûment accrédité, "pour que l'organisation communiste turque et le pouvoir national puissent collaborer pleinement". Cette missive du 13 septembre constituait une fin de non-recevoir patente. Mustafa Suphi préféra n'y voir qu'une invitation à rentrer en Turquie. Cependant, les circonstances étaient pour l'instant peu favorables à un tel voyage. A la fin du mois de septembre, en effet, le Gouvernement d'Ankara avait autorisé Kâzim Karabekir à attaquer l'Arménie. Les relations turcosoviétiques, qui depuis le mois d'août étaient déjà passablement tendues, semblaient à présent sur le point de dégénérer en un conflit ouvert. De toute évidence, en dépit de la décision prise au Congrès de Bakou de transporter le siège de l'organisation en territoire anatolien dans les plus brefs délais, il valait mieux attendre que la situation se clarifiât. Ce n'est qu'au lendemain de la prise de Kars par les forces de Kâzim Karabekir, le 30 octobre 1920, que les Bolcheviks arrêteront définitivement leur position vis-à-vis de l'agression turque. Faute de pouvoir s'opposer par les armes à la progression rapide de l'armée de l'Est, ils s'efforceront de limiter l'emprise turque sur l'Arménie en multipliant les manifestations de bonne volonté à l'égard du Gouvernement d'Ankara. Des le début du mois de novembre, Mustafa Suphi sera donc en mesure d'annoncer au président de la Grande Assemblée nationale que, "conformément à sa proposition", une "mission dûment accréditée" s'apprêtait à se rendre à Ankara'. Dans cette même lettre, le leader des communistes turcs prendra cependant la précaution de préciser que son parti s'engageait à soutenir de toutes ses forces le gouvernement national et qu'il ne ferait rien qui pût affaiblir ou diviser les forces combattantes. Cette promesse se situait, bien entendu, dans la droite ligne des décisions prises par le II e Congrès du Komintern. Mustafa Suphi ^Cf. le texte de cette lettre dans l'ouvrage de R. N. Ileri, Ataturk ve komunizm (Atatiirk et le communisme), Istanbul, 1970, pp. 202-206. Il y a tout lieu de penser que Mustafa Suphi envoya durant cette période plusieurs messages au président de la Grande Assemblée, mais ces documents n'ont pas été retrouvés. Un rapport du Secret Intelligence Service (FO 371/5178, f. 234), en date du 28 oct. 1920, fait cependant état d'un télégramme adressé par Suphi à Mustafa Kemal. Dans ce télégramme, le leader du parti communiste turc propose "l'établissement de communications directes entre l'Anatolie et les forces bolcheviques du Caucase." Il annonce en outre qu'un général soviétique (peut-être le général Cebysev) a été chargé d'envoyer en Anatolie une "mission de liaison", munie d'un "crédit" de 80 millions de roubles.

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n'envisageait nullement de "trahir" la cause prolétarienne, il proposait simplement, comme l'y autorisaient les thèses de Lénine sur les questions nationale et coloniale, une alliance provisoire pour le temps que durerait la lutte contre les Puissances impérialistes. Comment Mustafa Kemal réagit-il à cette lettre ? Encouragea-t-il Suphi à mettre son projet à exécution ? Ou bien se désintéressa-t-il de la chose ? Les documents qui nous permettraient de répondre à ces questions font malheureusement défaut. Toujours est-il que dès que la route transcaucasienne fut à nouveau praticable, après la signature du traité turco-arménien d'Alexandropol (2 décembre 1920), Mustafa Suphi et une vingtaine de ses compagnons se mirent en route pour la Turquie, en dépit de l'hostilité que les autorités anatoliennes nourrissaient envers eux. Étaient-ils conscients de l'importance du risque qu'ils prenaient ? Il ne semble pas. Il y a tout lieu de penser, au contraire, qu'abusés par le ton relativement compréhensif de la lettre que Mustafa Kemal leur avait adressée le 13 septembre, ils se croyaient à l'abri du danger. Jusqu'à Kars, où ils arrivèrent le 28 décembre 1920 1 , leur voyage se déroula sans encombre. Le général Kâzim Karabekir qui avait installé ses quartiers d'hiver dans cette ville les reçut avec courtoisie. Derrière cet accueil poli se dissimulait toutefois une profonde animosité à l'égard de la mission communiste, car celle-ci était soupçonnée de vouloir provoquer des désordres dans le pays. À vrai dire, Mustafa Suphi et ses compagnons avaient fort mal choisi leur date de retour en Turquie. Au moment même, en effet, où ils parvenaient à Kars, les troupes kémalistes livraient de violents combats contre les bandes de Çerkes Edhem, un ancien partisan du Gouvernement d'Ankara qui s'était retourné contre lui et qui se réclamait à présent du "bolchevisme" dans l'espoir de regrouper autour de lui tous les éléments "extrémistes" opposés à Mustafa Kemal 2 . Les démêlés avec Çerkes Edhem venaient démontrer, s'il en était besoin, que le "bolchevisme" — pris dans un sens très large — était susceptible de constituer un dangereux facteur de désunion. Le pouvoir national pouvait-il tolérer, dans ces conditions, un accroissement de l'implantation communiste en Anatolie ? Certes non. Tandis qu'à Kars Mustafa Suphi s'entretenait cordialement avec Kâzim Karabekir, la décision ' K. Karabekir, op. cit., p. 852. Pour plus de détails sur la révolte de Çerkes Edhem, cf. P. Dumont, "La révolution impossible. La pénétration du bolchevisme en Anatolie. 1920-1921", CMRS, XIX (1-2), jan.-juin 1978, pp. 143-174. 2

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des dirigeants turcs était déjà prise : il fallait à tout prix contraindre le groupe à rebrousser chemin 1 . La tâche s'avérait difficile cependant, car le Gouvernement d'Ankara voulait éviter de se présenter aux yeux de son principal allié, la République des Soviets, comme un adversaire du communisme. Il tenait au contraire, dans la mesure du possible, à donner l'impression d'être favorable aux idées défendues par Moscou. I x s autorités locales chargées de l'affaire devaient donc agir avec tact et circonspection. C'est Kâzim Karabekir, semble-t-il, qui décida de la marche à suivre. N'était-il pas possible de susciter sur la route des communistes turcs des "manifestations populaires" qui, devenant de plus en plus violentes, finiraient par les obliger à rentrer à Bakou ? Une telle manœuvre ne compromettrait en rien les dirigeants du mouvement national et ceux-ci pourraient même tenter de "protéger" les voyageurs en mettant quelques gendarmes à leur disposition 2 . En raison de la présence à Kars de Budu Mdivani, le représentant de la République des Soviets auprès du Gouvernement anatolien, Karabekir ne pouvait pas se charger personnellement de la conduite des opérations, mais d'ores et déjà, dans un télégramme daté du 3 janvier 1921, le gouverneur d'Erzurum, Hamit bey, lui avait proposé de prendre l'affaire en main 3 . Dès la réception de ce télégramme, le commandant de l'armée de l'Est s'empressa de donner des directives précises à son correspondant. Hamit bey fut chargé d'organiser contre Mustafa Suphi et ses camarades une vigoureuse campagne de presse et des "démonstrations appropriées", de manière à ce qu'ils fussent convaincu qu'ils ne pourraient ni travailler en Turquie ni poursuivre leur voyage sans mettre leur vie en danger. Mais toute cette agitation devait donner l'impression d'être dirigée "contre les individus eux-mêmes et non contre le bolchevisme en général" 4 . Karabekir espérait que les Russes, ne se sentant pas directement visés, fermeraient plus facilement les yeux sur les déboires de leurs protégés.

' D a n s un télégramme daté du 2 janvier 1921, Kâzim Karabekir faisait savoir au gouverneur d'Erzurum, Hamit bey, que le président de la Grande Assemblée et le ministre des Affaires étrangères lui avaient demandé d'empêcher Mustafa Suphi et ses camarades de se rendre à Ankara. Ce télégramme a été publié par H. Bayur, art. cit., p. 642. ^D'après un télégramme de K. Karabekir à Hamit bey, en date du 3-4 janv. 1921. Cf. ibid., pp. 643-644. hbid., pp. 643-644. 4 Ibid„ pp. 642-643.

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Il y a tout lieu de croire que Mustafa Suphi fut averti de ce qui se tramait. Le 11 janvier, alors qu'il se trouvait encore à Kars, il se rendit en compagnie d'Ethem Nejat chez Kâzim Karabekir et lui fit savoir que, craignant des actes d'agression, il souhaitait éviter de passer par Erzurum. Certains de ses camarades étaient prêts à suivre l'itinéraire prévu, mais il préférait pour sa part faire un crochet par Tiflis afin d'emprunter la voie maritime. Cette proposition contrariait les plans de Karabekir. Ce dernier refusa de se prêter à un tel arrangement et, intransigeant, mit ses visiteurs en demeure de choisir entre deux possibilités : ou bien les communistes turcs poursuivaient tous ensemble leur route via Erzurum et acceptaient de se faire ainsi une idée des sentiments que le peuple nourrissait envers eux, ou bien, renonçant à se rendre à Ankara, ils rebroussaient chemin. Placé devant cette alternative qui semblait n'admettre aucune discussion, Mustafa Suphi dut se résigner à affronter les manifestations d'Erzurum 1 . Dès que la décision du leader communiste fut prise, Karabekir en avisa Hamit bey. Tout se déroulerait comme prévu. Toutefois, le gouverneur d'Erzurum devait veiller à ce que les voyageurs ne fussent pas malmenés. Il fallait notamment empêcher la population de les faire monter sur des ânes ou de leur faire subir d'autres humiliations du même genre. L'opinion publique devait manifester ses sentiments avec modération et politesse 2 . Désormais, Mustafa Suphi et ses compagnons sont saisis dans un engrenage irrévocable. Quelques-uns des membres de la mission ont certes préféré fausser compagnie à leurs camarades 3 , mais les autres — une quinzaine au total — sont décidés à tenir jusqu'au bout. À Erzurum, une "Association pour la défense de la religion et des institutions", créée pour l'occasion, s'est chargée du travail d'agitation. Le 22 janvier, lorsque les voyageurs parviennent à cette ville, une foule hurlante les empêche de quitter la gare. Ils doivent repartir aussitôt et, ainsi que l'avait prescrit Kâzim Karabekir, les autorités locales les obligent à se diriger vers le littoral. Tout le long du parcours, les brimades, les insultes, les slogans anticommunistes ne cessent de pleuvoir. Aucune localité n'accepte de les héberger, les boulangeries refusent de leur

]

K . Karabekir, op. cit., pp. 852-853. ~H. Bayur, art. cit., p. 645, télégramme de K. Karabekir en date du II janv. 1921. 3 O n ne sait pas grand-chose de ces diverses "trahisons". Dr. Samih Çoruhlu (pseud. de A. N. Kurat) indique que deux des membres de la mission, Mehmed Emin et Suleyman Sami, se firent porter malades à leur arrivée à Erzurum (cf. "Istiklâl savaçinda komunizm faaliyeti" / L'activité communiste pendant la guerre d'Indépendance, Yeni Istanbul, 14 juil. 1966). Il semble que deux autres voyageurs, les capitaines Nedim Agâh et Yakub, aient "filé à l'anglaise" à Bayburt, localité située à mi-chemin entre Erzurum et le littoral (Mahmut Gologlu, Cumhuriyete dogru. 1921-1922 / Vers la république. 1921-1922, Ankara, 1971, p. 43).

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vendre du pain, des manifestants lancent des pierres. Le 28 janvier, exténués et abattus, ils arrivent enfin à Trabzon. Le dénouement est proche. Yahya, le chef de la corporation des bateliers, leur suggère de s'embarquer aussitôt et leur propose une chaloupe à moteur. Mustafa Suphi et ses camarades n'hésitent pas à accepter : ils comptent peut-être se rendre à Inebolu, un des ports de la mer Noire les plus proches d'Ankara. Mais alors que leur chaloupe se trouve déjà loin de la côté, un canot les rattrape, occupé, dit-on, par Yahya et ses hommes. Mustafa Suphi et tous ceux qui avaient accepté de l'accompagner, notamment Ethem Nejat et Hilmioglu Hakki, sont tués et jetés à l'eau 1 . Kâzim Karabekir et son "complice", Hamit bey, avaient-ils prévu le drame de Trabzon ? Avaient-ils réglé à l'avance l'atroce mise en scène ? Il ne semble pas. Les télégrammes adressés par Karabekir au gouverneur d'Erzurum stipulaient au contraire qu'aucune violence ne devait être exercée sur les militants communistes. Comment expliquer, dans ces conditions, l'initiative prise à Trabzon par Yahya ? Cet individu connu sur toute la côte pour sa férocité prit-il seul la décision d'assassiner Mustafa Suphi et ses quinze camarades ? Une telle hypothèse n'a rien d'invraisemblable. Il se peut en particulier que Yahya ait été alléché par le "trésor" destiné au financement des activités communistes en Anatolie que Suphi transportait avec lui. Mais si l'on retient l'hypothèse du "crime crapuleux", on comprend mal que Yahya ait été à son tour assassiné lorsque, traduit devant la justice, il eut menacé de "vider son sac"2. De toute évidence, certaines personnes avaient lieu de craindre ses révélations. Qui pouvait-il donc compromettre ? Les Unionistes dont il était l'homme de main à Trabzon ? Certains notables locaux ? Tel ou tel agent du Gouvernement d'Ankara ? Les Unionistes avaient bien des raisons d'en vouloir à Mustafa Suphi, et de nombreux auteurs, en particulier Kâzim Karabekir 3 , ont soutenu que Yahya avait agi à leur instigation. Mais cette accusation, ainsi que toutes les autres qui ont été portées contre divers milieux politiques, n'a jamais reposé que sur des conjectures.

' La mort de M. Suphi et de ces camarades a été maintes fois contée. Cf. notamment la lettre d'Ahmed Cevad à M. Pavlovic publiée par ce dernier dans Revoljucionnaja Turcija (La Turquie révolutionnaire), Moscou, 1921, pp. 119-121. Voir également les divers textes rassemblées dans 28-29 Kânûn-i sani ¡921, op. cit., Nâzim Hikmet en a donné une version romancée dans Les romantiques, Paris, 1964, pp. 120-121. Outre Mustafa Suphi, Ethem Nejat et Hilmioglu Hakki, ces diverses sources mentionnent, parmi les personnes assassinées au large de Trabzon. le commandant Ismail Hakki, Kâzim Ali et §efik. On ne connaît pas le nom des autres victimes. Karabekir, op. cit., p. 1075 ; F. Kandemir, Atatürk'iin kurdugu Tiirkiye komünist partisi (Le parti communiste turc créé par Atatiirk), Istanbul, 1966, pp. 184-186 ; F. Tevetoglu, op. cit., p. 255. Karabekir, loc. cit. Cf. également Sami Sabit Karaman, istiklâl mücadelesi ve Enver pa§a. Trabzon ve Kars hatiralari. 1921-1922 (La lutte d'Indépendance et Enver pacha. Souvenirs de Trabzon et de Kars. 1921-1922), Izmit, 1949, p. 19.

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L'assassinat de Mustafa Suphi et de ses camarades aurait pu constituer pour le parti communiste turc un coup fatal. Mais depuis le congrès de septembre 1920, la relève était prête. Au moment du drame de Trabzon, il y avait en Turquie plusieurs organisations communistes susceptibles de reprendre à leur compte le travail amorcé par l'équipe de Bakou. En outre, un certain nombre de militants étaient restés en Azerbaïdjan et en Russie. Ces hommes, auxquels viendront bientôt se joindre des "nouveaux" tels que Nazim Hikmet et son camarade Vâlâ Nureddin, continuèrent à représenter la Turquie au sein du mouvement communiste international. Momentanément, toutefois, les activités du parti en territoire turc connurent un temps d'arrêt. La mort de ses dirigeants au large du littoral pontique coïncida en effet avec une vague d'arrestations, ordonnée par le Gouvernement de la Grande Assemblée, qui décapita les deux principales organisations d'Anatolie, celles d'Ankara et d'Eskigehir1. Durant cette période, l'organisation d'Istanbul fut la seule, semble-t-il, à poursuivre un certain travail d'agitation. Malgré la surveillance exercée par les forces d'occupation, le groupe de §efik Hüsnü sera même en mesure de lancer, en juin 1921, une revue "sociologique, éducative et littéraire", Aydinlik (Clarté), qui jouera un rôle considérable dans la diffusion de la pensée marxiste-léniniste en Turquie. Ainsi que l'avait espéré le Gouvernement d'Ankara, la République des Soviets assista au démantèlement du réseau anatolien sans trop oser réagir. La presse russe attendit plusieurs mois pour annoncer la mort de Mustafa Suphi et les arrestations de janvier 1921 2 . Dans l'immédiat, rien ne devait venir troubler la bonne marche des pourparlers turco-soviétiques qui se poursuivaient à Moscou et dont dépendait, en grande partie, la stabilisation de la situation dans les territoires transcaucasiens. Ciôerin fit certes des remontrances au chef de la délégation turque, Ali Fuad pacha, mais ce dernier n'eut aucun mal à convaincre son interlocuteur soviétique de l'innocence de son gouvernement. La mort de Suphi et de ses camarades n'était qu'un accident, probablement un naufrage. Quant aux arrestations d'Ankara et d'Eskigehir, elles résultaient des "erreurs tactiques" commises par les militants communistes : ceux-ci avaient prématurément tenté de susciter une "révolution sociale" en Anatolie, alors que

^Cf. à ce propos P. Dumont, "La révolution impossible...", art. cit. I1 est curieux de constater, par exemple, que l'article consacré à Mustafa Suphi par Sultan Galiev dans Zizn' national'nostej, 16 juil. 1921, mentionne à peine les circonstances tragiques de sa mort. Ce n'est que le 26 octobre 1922 que la Pravda dénoncera les agissements anticommunistes du Gouvernement d'Ankara. 2

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toutes les forces de la nation auraient dû être engagées dans la lutte contre l'ennemi extérieur 1 . À vrai dire, les explications fournies par Ali Fuad pacha n'étaient peutêtre pas totalement dénuées de fondement. En dépit des recommandations du IIe Congrès du Komintern, la "première génération" des communistes turcs avait effectivement péché, de temps à autre, par excès d'activisme. Certains militants anatoliens avaient notamment trempé dans la révolte de Çerkes Edhem, une révolte qui avait considérablement génê les forces kémalistes vers la fin de l'année 1920. La "seconde génération", dominée par le groupe communiste d'Istanbul, respectera beaucoup mieux les consignes de Moscou. Appliquant à la lettre les thèses de Lénine sur les questions nationale et coloniale, §efik Hiisnti, un des principaux continuateurs de l'œuvre de Mustafa Suphi, mettra constamment l'accent sur la nécessité de soutenir le mouvement de libération nationale. Mais le parti communiste turc se trouvera dès lors condamné à vivre dans l'expectative, n'osant prendre aucune initiative qui pût mettre réellement en cause l'autorité du Gouvernement d'Ankara. Si Mustafa Suphi et ses camarades avaient été épargnés à Trabzon, leur organisation se serait-elle pareillement enlisée dans la prudence et l'attentisme ? C'est selon toute vraisemblance par l'affirmative qu'il faudrait répondre, car, depuis le Congrès de Bakou, les "internationalistes" turcs n'avaient plus la possibilité de décider librement de la stratégie à suivre. Étroitement soumis au Komintern, ils n'étaient désormais, en réalité, que de simples exécutants.

' À propos des dénégations d'Ali Fuad pacha, cf. W. Z. Laqueur, Communism and nationalism in the Middle East, New York, 1956, p. 211. Voir aussi G. S. Harris, The origins of communism in Turkey, Stanford, 1967, p. 94.

BAKOU, CARREFOUR RÉVOLUTIONNAIRE 1919-1920

Peu après la soviétisation de l'Azerbaïdjan, en avril 1920, un dirigeant communiste musulman soulignait l'importance de cet événement de la manière suivante: "La soviétisation de l'Azerbaïdjan est un pas extrêmement important dans le développement du communisme au Proche-Orient. De même que le Turkestan rouge joue un rôle de phare révolutionnaire pour le Turkestan chinois, le Thibet, l'Afghanistan, l'Inde, Bukhara et Khiva, de même l'Azerbaïdjan soviétique, avec son prolétariat ancien et expérimenté et son parti communiste déjà passablement solide — le parti Hiïmmet — deviendra le phare rouge de la Perse, l'Arabie et la Turquie... Le fait que la langue azérie est comprise aussi bien par les Turcs d'Istanbul que par les Persans de Tabriz, les Kurdes, les peuples turcs de Transcaucasie, les Géorgiens et les Arméniens va accroître le rôle politique international de l'Azerbaïdjan soviétique. À partir de l'Azerbaïdjan nous pouvons frapper les Britanniques en Perse, tendre la main à l'Arabie et conduire le mouvement révolutionnaire en Turquie jusqu'à ce que celui-ci devienne une lutte de classes plus ou moins indépendante."1 En quelques phrases, l'auteur de ce jugement — il s'agit du révolutionnaire tatar, Sultan Galiev, qui occupait à l'époque des fonctions importantes dans les instances bolcheviques — explique fort bien pourquoi l'Azerbaïdjan, et plus particulièrement la ville de Bakou, pouvaient et devaient jouer un rôle de premier plan dans la stratégie révolutionnaire du mouvement communiste international. Il note d'abord que l'Azerbaïdjan disposait d'un "prolétariat ancien et expérimenté" qui — Sultan Galiev ne le précise pas, car tous ses lecteurs le savaient — avait fait la preuve de sa combativité de nombreuses fois au cours des deux premières décennies du siècle, et notamment lors des troubles de 1904-1907. Il insiste ensuite sur le fait qu'il y avait en Azerbaïdjan un parti communiste musulman relativement puissant, le

1 Sultan Galiev, "K ob' javleniju Azcrbajdzfanskoj Sovetskoj Respubliki" (À propos de la déclaration de la République soviétique d'Azerbaïdjan), Zizn' nacional'nostej, 18,70, 1920, cité par Alexandre A. Bennigsen, S. Enders Wimbush, Muslim national Communism in the Soviet Union, Chicago-Londrcs, The University of Chicago Press, 1979, p. 55.

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Hiimmet, ce qui constituait un phénomène assez exceptionnel dans cette partie du monde. I JC troisième argument qu'il avance, pour donner à l'Azerbaïdjan une place de choix dans la lutte révolutionnaire, est un argument linguistique : la langue azérie, dit-il, est comprise aussi bien par les Turcs d'Istanbul que par les Persans de Tabriz, les Kurdes, les peuples turcs de Transcaucasie, les Géorgiens ou les Arméniens. En dernier lieu, il semble mettre l'accent sur la situation géographique privilégiée de l'Azerbaïdjan : carrefour des peuples et des langues, l'Azerbaïdjan est aussi, laisse-t-il entendre, une plaque tournante de voies de communications grâce auxquelles la révolution peut atteindre aussi bien la Perse ou les anciennes provinces arabes de l'Empire ottoman, que la Turquie. À vrai dire, il n'était guère nécessaire d'être un observateur particulièrement perspicace pour proposer une telle analyse de la place de l'Azerbaïdjan dans la géographie de la révolution. En effet, avant même que les idées d'Octobre ne triomphent en Azerbaïdjan, il était déjà patent que cette région constituait un des principaux carrefours révolutionnaires du ProcheOrient. Alors que le parti Musavat était encore au pouvoir, il s'était constitué à Bakou divers centres de propagande et d'agitation qui, malgré la présence britannique dans la mer Caspienne et en mer Noire, entretenaient des relations constantes non seulement avec les bases bolcheviques d'Asie Centrale, mais aussi avec une multitude de mouvements dispersés dans tout le Proche-Orient, notamment en Turquie, en Perse et dans les républiques de Transcaucasie. Ce n'est pas par hasard si c'est à Bakou que se tint en septembre 1920, à l'initiative de la III e Internationale, le Premier Congrès des peuples de l'Orient. La capitale de l'Azerbaïdjan faisait incontestablement figure à cette époque, pour les révolutionnaires musulmans, de Mecque de la lutte anti-impérialiste. Il ne peut être question, dans le cadre restreint de cet article, d'examiner l'ensemble des activités révolutionnaires qui avaient Bakou pour centre ou point de passage. Les procès-verbaux du Premier Congrès des peuples de l'Orient mentionnent près d'une quarantaine de peuples ou nations impliqués dans de telles activités. À vouloir tout embrasser, nous n'aurions pas tardé à nous perdre dans le labyrinthe des divers groupes révolutionnaires et de leurs histoires respectives. Les pages qui suivent ne porteront que sur une seule des organisations basées à Bakou, celle que, par commodité, l'on désigne habituellement sous le nom de parti communiste de Turquie 1 .

^De nobreux travaux ont déjà été consacrés à cette organisation. Cf. notamment Mete Tunçay, Turkiye'de sol akimlar (Les courants de gauche en Turquie), 3 e éd., Ankara, Bilgi yay., 1978, pp. 192-241 ; id., Eski sol Ustiine yeni bilgiler (De nouvelles informations sur l'ancienne gauche), Istanbul, Belge yay., 1982 ; Paul Dumont, "Bolchevisme et Orient : le parti communiste turc de Mustafa Suphi. 1918-1921", Cahiers du Monde russe et soviétique (cité infra CMRS), XVIII, 4, oct-déc. 1977, pp. 377-409.

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Au reste, l'histoire de cette organisation est particulièrement exemplaire. D'abord parce que la Turquie, dans la conjoncture de l'époque, constituait un maillon essentiel dans la lutte que livrait l'Orient contre les puissances de l'Entente. Ensuite, parce qu'à travers les divers événements qui marquèrent la vie de ce parti, au cours de la très courte période que nous envisageons ici — fin 1919-fin 1920 —, il apparaît de façon très claire que faire la révolution est une chose nettement plus tortueuse et complexe qu'on ne pourrait le penser. Nous verrons, en effet, que, pendant plusieurs mois, ce "parti communiste de Turquie" n'eut de communiste que son nom et qu'il fut essentiellement un instrument entre les mains d'anciens membres du comité Union et Progrès, mis à l'index en Turquie, et des Kémalistes qui cherchaient, par l'entremise de cette organisation, à entrer en contact avec les dirigeants soviétiques. Nous verrons aussi que lorsque le parti fut repris en main, au cours de l'été 1920, par un authentique communiste, Mustafa Suphi, les choses demeurèrent, pendant longtemps encore, assez confuses et que diverses tendances et diverses idéologies y coexistèrent, fraternisant les unes avec les autres de manière assez surprenante.

1. La représentation populaire de Turquie S'il faut en croire les rapports des services de renseignements alliés, le parti communiste turc de Bakou a eu pour origine un organisme créé en 1919 par un des leaders du comité Union et Progrès, Nuri Pacha, le demi-frère d'Enver Pacha. Baptisé "représentation populaire de Turquie", cet organisme, qui bénéficiait de l'appui moral et financier des musavatistes au pouvoir en Azerbaïdjan, était censé jouer le rôle d'une institution de type consulaire. Mais un des principaux points de son programme était de mettre sur pied à Bakou un parti communiste orienté vers la Turquie. Tous les documents dont nous disposons concernant cette étrange organisation mettent l'accent sur son double j e u 1 . De toute évidence, l'objectif essentiel de Nuri Pacha et de ses collaborateurs était de noyauter les instances administratives et politiques de l'Azerbaïdjan musavatiste en vue d'une éventuelle incorporation de cette jeune république à la Turquie ou peut-être même à un hypothétique État panturc, s'étendant de la Méditerranée aux limites orientales de l'Asie Centrale. Dans le même temps, de façon beaucoup plus réaliste, sinon Nuri Pacha lui-même qui était profondément hostile aux bolcheviks, du moins certaines personnalités

1 C f . en particulier Public Record Office, FO 371/5171, ff. 96 sq., ainsi que FO 371/5178 rapport en date du 7 sept. 1920, ff. 190-204.

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associées à son action, entendaient œuvrer en faveur d'une alliance entre le mouvement national turc et la République des Soviets qui, tous deux, se trouvaient en présence d'un même adversaire. C'est dans cette perspective qu'ils devaient entreprendre de créer à Bakou un "parti communiste". Ici, les guillemets naturellement s'imposent. Ils espéraient, semble-t-il, que faire mine d'adhérer au communisme — ou du moins à ce qu'ils appelaient le communisme : un curieux mélange de nationalisme, de panturquisme et, surtout, d'idées panislamiques — leur simplifierait les relations avec Moscou. À vrai dire, cette façon de voir n'était pas propre au groupe de Bakou. Vers la même époque, En ver Pacha, qui se trouvait en exil à Berlin et qui tentait de rassembler tout le mouvement unioniste autour de lui, nourrissait des idées identiques. Son programme, résumé dans une lettre adressée en décembre 1919 à Djemal Pacha, un autre dignitaire du mouvement, ne laisse aucun doute quant à ses projets: "1. Libérer les nations musulmanes. 2. Étant donné que le capitalisme impérialiste constitue notre ennemi commun, collaborer avec les communistes. 3. Adhérer au communisme, à condition de l'adapter aux doctrines religieuses qui régissent le fonctionnement interne des pays musulmans. 4. Pour la libération de l'Islam, employer tous les moyens possibles de pression, y compris la révolution. 5. En cette matière, collaborer aussi avec les nations asservies non musulmanes. 6. Permettre, à l'intérieur de la communauté islamique, l'essor de toutes les couches sociales..." 1 . Enver ne tardera du reste pas à tenter de mettre ses idées en pratique. Il se rendra à Moscou pour y entamer de délicates négociations avec les dirigeants bolcheviks après avoir, au préalable, jeté les bases d'une société révolutionnaire islamique qui devait, ultérieurement, donner naissance à une organisation au nom fort significatif de "parti des soviets populaires" 2 .

I c i t é par Çevket Sureyya Aydemir, Enver Pa§a, Istanbul, Remzi kitabevi, 1972, III, p. 520. Pour un aperçu d'ensemble sur l'histoire de cette organisation, cf. Paul Dumont, "La fascination du bolchevisme : Enver Pacha et le parti des soviets populaires, 1919-1922", CMRS, XVI, 2, avr.-juin 1975, pp. 141-166. 2

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En Turquie kémaliste, pareillement, la tendance était non seulement à une entente avec les Soviets, mais même, en cas de besoin, à une acceptation partielle des principes bolcheviks, pour peu que cela pût servir la cause de la résistance anatolienne. Le principal dirigeant du mouvement national, Mustafa Kemal, était lui-même assez hostile à l'idée d'une bolchevisation de l'Anatolie, bien qu'à certains moments il n'hésitât pas à tenter d'effrayer les Alliés en agitant un tel épouvantail ; mais il y avait parmi ses proches collaborateurs des hommes qui étaient prêts à aller beaucoup plus loin que lui dans la collaboration avec les Soviets. Tel était le cas, par exemple, du général Kâzim Karabekir, une personnalité obsédée par la crainte du péril rouge mais qui, au milieu de l'été 1920, au moment de la signature du traité de Sèvres, n'hésita pas à déclarer que la seule issue pour l'Anatolie était d'embrasser le bolchevisme, à la condition que celui-ci fût adapté aux besoins et particularités de l'Anatolie 1 . On le voit, les diverses composantes de la résistance nationale turque étaient prêtes, vers la fin de 1919 et dans les premiers mois de 1920 tout au moins, à aller assez loin dans la voie d'une collaboration avec les Soviets. C'est donc dans un climat bien particulier que furent prises les initiatives qui devaient conduire à la création, sous le patronage de la représentation populaire de Turquie, du parti communiste turc de Bakou. Parmi les principaux promoteurs de cette organisation figurait un officier en retraite, Baha Sait, qui était l'un des dirigeants d'une association secrète d'Istanbul, Karakol — un terme qui signifie aussi bien le "bras noir" que "patrouille" ou "sentinelle" —, dont la plupart des membres étaient d'anciens unionistes. Ce personnage s'était rendu à Bakou vers la fin de l'année 1919 et était aussitôt entré en contact avec les bolcheviks. Très rapidement ces négociations avaient abouti à la signature d'un accord dont les parties contractantes étaient, d'une part, le représentant du comité central du parti communiste caucasien et, de l'autre, Baha Sait prétendant agir au nom de l'organisation nationaliste de la région d'U§ak. Il s'agissait là d'un document comprenant 15 articles et qui prévoyait une alliance offensive et défensive visant non seulement à renforcer la lutte contre l'impérialisme européen, mais aussi à soutenir l'effort révolutionnaire à l'intérieur des pays concernés par cet

Sur l'attitude des Kémalistes face aux Soviets au début de la guerre d'Indépendance, cf. Paul Dumont, "L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922"! CMRS XVIII, 3, juil.-sept. 1977, pp. 165-193 ; Stefanos Yerasimos, TUrk-sovyet iliçkileri (Les'relations turco-soviétiques), Istanbul, Gôzlem yay., 1979.

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accord 1 . Les nationalistes turcs, par la voix de Baha Sait, s'engageaient à soulever le monde musulman contre les puissances occidentales et à promouvoir le communisme dans leur zone d'influence. En échange, les bolcheviks proposaient des armes, des munitions et de l'argent. Ils garantissaient par ailleurs l'indépendance politique et idéologique des nations islamiques ralliées au combat anti-impérialiste, mais réclamaient la reconnaissance des soviets établis au Turkestan et au Daghestan ; les Turcs réfugiés à Bakou devaient promettre, en outre, d'aider à l'instauration du pouvoir soviétique en Géorgie, en Azerbaïdjan et en Arménie. Cet accord assez fantaisiste, signé par des hommes qui, selon toute apparence, n'étaient mandatés que par eux-mêmes, ne devait aboutir à rien de concret. C'est là néanmoins un document fort intéressant dans la mesure où il témoigne de l'état d'esprit qui régnait à cette époque dans certains cercles nationalistes. À l'instar d'Enver Pacha et de ses partisans, Baha Sait était de toute évidence prêt à faire beaucoup de concessions aux Soviets. En effet, dans le texte qu'il avait signé, il ne s'agissait pas seulement de "socialiser" l'Islam, il s'agissait tout bonnement d'adhérer, dans une certaine mesure, au communisme. Les dirigeants turcs étaient chargés de promouvoir le régime des soviets à travers les pays musulmans ; ils devaient consentir à la soviétisation du Turkestan ainsi que de l'ensemble du Caucase et de la Transcaucasie ; certains articles (notamment les deux premiers) semblaient même envisager la soviétisation de l'Anatolie. Il y avait là assurément de quoi inquiéter les éléments les plus prudents du mouvement national turc. Mustafa Kemal en particulier, lorsqu'il apprit qu'un tel accord avait été signé, mit vigoureusement en cause la représentation de Baha Sait 2 . Cela ne devait cependant pas empêcher ses propres émissaires, parmi lesquels il convient de mentionner surtout le Dr Fuad Sabit et l'oncle d'Enver, le général Halil Pacha, de s'orienter dans une direction assez comparable à celle pour laquelle avait opté le représentant de l'association Karakol.

Le Dr Fuad Sabit était arrivé à Bakou probablement vers le milieu de l'été 1919. Halil Pacha, lui, s'y était rendu quelques semaines plus tard, en septembre 3 . L'un et l'autre avaient appartenu jusqu'à la fin de la guerre au

' On trouvera le texte intégral de cet accord dans K â z i m Karabekir, Istiklâl harbimiz guerre d'Indépendance), 2 e éd., Istanbul, 1969, pp. 591-592. 2Dans un télégramme du 3 mars 1920 adressé à K â z i m Karabekir. Cf. ibid., p. 482. \ ' f . Paul Dumont, "L'axe M o s c o u - A n k a r a . . . " , art. cit., p. 168.

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comité Union et Progrès, mais tout en restant en rapport avec les dirigeants unionistes en exil, ils s'étaient dans une large mesure ralliés au mouvement kémaliste. Dès leur arrivée à Bakou, conformément sans doute aux directives qui leur avaient été données par Mustafa Kemal, ils s'étaient employés à entrer en contact avec les bolcheviks. Leurs propositions étaient nettement moins spectaculaires que celles des unionistes dont Baha Sait s'était fait le porteparole. Alors que ces derniers laissaient entendre qu'ils pourraient œuvrer à la soviétisation générale du monde islamique, il semble qu'ils se soient contentés, quant à eux, de promettre, au nom du mouvement national turc, de reconnaître les soviets installés dans les différentes régions de l'ancien Empire tsariste et d'apporter un appui à la soviétisation de la Transcaucasie, en échange d'une substantielle aide morale et financière de la République des Soviets. Dans l'optique kémaliste, il convient de le souligner, la soviétisation des territoires transcaucasiens était loin de constituer un "cadeau" fait aux Soviets. En fait, il s'agissait d'empêcher de la sorte l'encerclement de l'Anatolie nationaliste par des forces hostiles et de créer une frontière commune aux républiques soviétiques et au mouvement anatolien, de manière à faciliter la lutte menée par ces deux nouveaux pouvoirs contre les puissances impérialistes. Dans leurs propositions aux Soviets, les émissaires de Mustafa Kemal se distinguaient donc assez nettement de ceux qui, à Bakou, représentaient le courant unioniste à proprement parler. Curieusement, cependant, les uns et les autres ne devaient pas tarder à tomber d'accord pour mettre sur pied un "groupe communiste turc" auquel ils allaient donner, vers la fin du mois de mars, l'étiquette de parti. La question qui se pose, naturellement, est de savoir pourquoi ces hommes, dont l'objectif primordial était de sauver la patrie et, dans un second temps, de créer une vaste confédération d'États turcs, avaient jugé nécessaire de fonder une organisation de ce type. Une réponse partielle à cette question se trouve dans leur abondante correspondance 1 : plusieurs fois nous trouvons dans leurs lettres l'idée que la création d'un tel parti faciliterait les relations avec les Soviets et les rendrait plus crédibles à leur yeux. Les unionistes n'étaient pas seuls à penser ainsi. Il n'est pas sans intérêt de noter à cet égard que, vers la fin

Cf. "Tari/li mefctuplar" (Lettres historiques), Tanin, 15 oct. 1944-1 avi. 1945. Voir aussi Kâzim Karabekir, Istiklâl harbimizde Enver Pa$a ve Ittihat terakki erkâm (Enver Pacha et les personnalités d'Union et Progrès dans notre guerre d'Indépendance), Istanbul, 1967.

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de 1920, les dirigeants kémalistes eux-mêmes iront jusqu'à fonder, à Ankara, un parti communiste turc officiel regroupant les plus hauts dignitaires du nouveau régime et chargé de représenter la Turquie auprès du Kominterri 1 . Mais il est probable que pour les hommes de Bakou il ne s'agissait pas seulement de créer une institution de façade destinée à tromper les Russes. On peut penser en effet que, dans leur naïveté doctrinale, ils pensaient réellement pouvoir, avec leur parti, jeter les bases d'une sorte de communisme islamique, adapté aux besoins de la Turquie et de l'Islam insurgé.

2. Le parti communiste de Turquie Avec la mise en place, au début du printemps 1920, du parti communiste de Turquie, le groupe de Bakou aborde la seconde phase de son histoire. Malheureusement, nous sommes assez mal renseignés sur les activités poursuivies par cette organisation dans les premières semaines de son existence. Nous savons cependant qu'elle comportait, en principe, trois sections, dotées chacune d'une fonction particulière 2 . Baha Sait et deux autres officiers turcs étaient chargés, en compagnie de trois bolcheviks russes dont nous ne connaissons pas le noms, de diriger la "section des opérations" (harekât çubesï). Ils avaient pour but en particulier de constituer des milices turques dont la mission devait être aussi bien de contribuer à la soviétisation de la Transcaucasie que de servir de force d'appoint au mouvement national turc. Halil Pacha, qui faisait partie de l'équipe dirigeante de l'organisation espérait même, semble-t-il, que les bolcheviks mettraient à sa disposition une véritable armée pour aller à la rescousse de l'Anatolie. La seconde section était celle des publications et avait à sa tête le Dr Fuad Sabit. Elle s'était notamment assigné pour objectif de publier un journal. La troisième section dont nous avons connaissance était spécialisée dans la propagande. Elle était dirigée par Salih Zeki bey, ancien sous-gouverneur de Zor, et sa mission était surtout d'organiser l'agitation en milieu musulman. Si nous sommes assez mal renseignés sur les activités de l'organisation de Bakou à cette époque, nous disposons par contre d'un certain nombre d'indications sur les initiatives prises par deux de ses animateurs les plus éminents, le Dr Fuad Sabit et le général Halil Pacha. 1 Sur ce parti officiel, cf. par ex. P. Dumont, "La révolution impossible. Les courants d'opposition en Anatolie. 1920-1921", CMRS, XIX, 1-2, janv.-juin 1978, pp. 143-174. Karabekir, op. cit., pp. 573-576.

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Peu de temps après l'entrée de l'Armée rouge dans la capitale de l'Azerbaïdjan, en avril 1920, les deux hommes s'étaient rendus à Moscou et y avaient entamé des négociations au sommet avec les dirigeants soviétiques 1 . Le Dr Fuad Sabit, qui se présentait comme le délégué du parti communiste turc de Bakou, s'était même efforcé d'impressionner les bolcheviks en tenant des propos révolutionnaires au Théâtre Bolchoï, à l'occasion d'une réunion des représentants des syndicats ouvriers. Grâce aux diverses lettres échangées entre Moscou et Ankara, nous pouvons nous faire une idée assez précise de la teneur des pourparlers ainsi engagés. Du côté turc, on voulait des armes et, surtout, de l'argent, beaucoup d'argent : cinq millions de livres-or. Du côté russe, à présent que l'Azerbaïdjan avait rejoint le camp soviétique et que le danger d'une inféodation de cette région à la Turquie nationaliste n'existait plus, les exigences étaient nettement plus considérables que celles auxquelles les nationalistes s'attendaient. Ciôerin demandait que les Arméniens de l'Arménie turque se vissent reconnaître le droit à l'autodétermination et à l'indépendance. Par une note du 3 juin, il devait exiger aussi un plébiscite pour le Kurdistan, le Lazistan, la région de Batoum, la Thrace orientale et les localités habitées par des Turco-Arabes. Il s'agissait là de demandes assez semblables à celles que, vers la même époque, les Alliés tentaient d'imposer à la Turquie et, naturellement, il était hors de question que les nationalistes pussent s'y plier. Les négociations de Moscou traînèrent donc en longueur et aucun accord ne se fit. Il fallait cependant, de part et d'autre, être réaliste. Les Turcs savaient qu'il leur faudrait, tôt ou tard, faire des concessions sur leurs frontières orientales. Les dirigeants bolcheviks, de leur côté, savaient que, dans la lutte qui les opposait aux puissances de l'Entente, mieux valait avoir le mouvement national turc de leur côté que contre eux. Dans ces conditions, en attendant qu'une entente définitive pût être réalisée, il leur fallait faire un geste de bonne volonté. Dès le 4 juin, Halil Pacha était en mesure de faire savoir triomphalement à Mustafa Kemal que la République des Soviets acceptait de livrer à l'Anatolie insurgée deux millions de livres-or, soixante mille fusils, une centaine de canons ainsi qu'une grande quantité de cartouches et d'obus. Il ne s'agissait évidemment pas d'un don sans contrepartie. En filigrane, il y avait pour le moins l'instauration des soviets en Transcaucasie. Il y avait aussi l'ouverture de l'Anatolie aux idées communistes.

'Pour un aperçu cursif sur ces négociations, cf. P. Dumont, "L'axe Moscou-Ankara...", art. cit., pp. 170-171. Cf. également Stefanos Yerasimos, op. cit.

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DU

SOCIALISME

À

L'INTERNATIONALISME

De cette conquête doctrinale du territoire anatolien, ce fut précisément le parti communiste turc de Bakou qui fut chargé. Mais à l'époque où se déroulaient les négociations de Moscou, cette organisation n'était plus la même que celle que Halil Pacha et Fuad Sabit avaient quittée quelques semaines auparavant. En effet, le 27 mai 1920 était arrivé à Bakou, accompagné de 23 camarades, le dirigeant le plus en vue du communisme turc, Mustafa Suphi 1 . Celui-ci avait été le premier à créer, au début de l'année 1918, alors qu'il se trouvait à Moscou, une organisation spécifiquement destinée à la diffusion du communisme parmi les Turcs. Quelque temps après, cette organisation s'était transformée en un parti qui s'était doté de sections locales dans diverses régions de l'ancien Empire tsariste. En mars 1919, Mustafa Suphi avait participé au I e r Congrès de l'Internationale communiste en tant que représentant de la section turque du bureau central des Organisations communistes des peuples de l'Orient. Par la suite, il s'était rendu en Crimée, puis au Turkestan et avait animé, dans ces territoires, de nombreuses actions de propagande et d'agitation. C'est dire qu'au regard des autorités de Moscou il s'agissait d'un homme sûr, auquel on pouvait confier sans hésiter la direction du communisme anatolien. Lorsque Mustafa Suphi était arrivé à Bakou, il s'était vu d'emblée confronté à un problème délicat. Quel sort devait-il réserver à l'organisation qui, au printemps 1920, s'était érigée ici, à son insu, en parti communiste turc ? Ne fallait-il pas démanteler cette organisation qui, sous le couvert de communisme, ne songeait en réalité qu'à défendre les intérêts du nationalisme, et même de l'ultranationalisme turc ? Telle eût été, en apparence, la démarche la plus logique. Mais Mustafa Suphi savait que les dirigeants soviétiques étaient pour le moment désireux de conserver de bonnes relations avec les nationalistes turcs, quelle que fût leur tendance. Il savait aussi que les hommes qui avaient créé l'organisation de Bakou contrôlaient encore, de façon occulte, une grande partie de l'appareil administratif et militaire turc. Dans de telles conditions, la seule solution qui s'offrait était celle du compromis. Aussi, après de longs marchandages avec les membres du noyau de Bakou, les nouveaux venus avaient-ils décidé de maintenir l'ancienne organisation, mais après l'avoir transformée en simple section locale d'un parti regroupant, théoriquement, toutes les cellules déjà créées. En outre, ils avaient procédé à une certaine épuration et s'étaient en particulier débarrassés de Halil ' Sur M. Suphi et ses activités avant son arrivée à Bakou, voir P. Dumont, "Bolchevisme et Orient...", art. cit.

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Pacha. Cependant, la plupart des anciens animateurs du groupe avaient été autorisés à demeurer dans le parti et certains d'entre eux avaient même obtenu des postes importants au sein de l'organisation épurée. C'est ainsi que Kiiçiik Tal'at — l'une des figures les plus troubles de la précédente équipe — avait été porté à la tête de la "commission des traductions" et que Salih Zeki et le capitaine Yakub avaient été admis à siéger au comité central du parti 1 . La manière dont Mustafa Suphi avait réglé le problème de l'organisation de Bakou était assurément surprenante. Mais en fait, chacune des parties en présence y gagnait. Suphi s'emparait à peu de frais d'un groupe rival. Quant aux nationalistes, qu'ils fussent partisans de Kemal ou d'Enver, leur infiltration dans le parti communiste turc était, en quelque sorte, légalisée. Ainsi reprise en main, l'organisation de Bakou était composée, comme auparavant, de plusieurs sections ayant chacune des attributions particulières 2 . La plus importante était celle chargée de la mise en place des nouvelles cellules du parti. Très active, cette section semble avoir envoyé, dès le début du mois de juin 1920, de nombreux agitateurs en Anatolie et sur le pourtour de la mer Noire dans le but de susciter des adhésions. Vers le milieu de juillet, grâce à l'activité déployée par ces propagandistes, plusieurs cellules qui entretenaient des relations suivies avec les ports russes de Tuapse et de Novorossijsk existaient déjà le long de la côte anatolienne, parallèlement à un autre réseau qui s'était constitué à l'intérieur des terres. Une autre section, chargée plus spécifiquement de la préparation du matériel de propagande, était elle aussi très active. Peu après l'arrivée de Mustafa Suphi à Bakou, cette section se lança dans la traduction en turc de divers "classiques" du communisme et prit à son compte la publication du journal du parti, le Yeni Dtinya (Le nouveau Monde) qui, tiré à 4 000 exemplaires, était diffusé en Turquie, en Azerbaïdjan, en Russie et au Turkestan. L'organisation de Mustafa Suphi, qui comprenait aussi une "section de liaison et d'information" dont la tâche essentielle était de recueillir des informations sur l'état d'esprit des masses populaires et des personnalités dirigeantes de Turquie, comprenait enfin une importante "section militaire" ; cette dernière ambitionnait de créer une force armée de quelque 20 000 hommes — on pensait à les recruter parmi les anciens prisonniers de guerre turcs — en vue d'une éventuelle intervention en Anatolie.

Mustafa Suphi, "Ttirkiye komiinist te§kilati raerkezi heyetinin faaliyeti hakkinda" (Au sujet des activités du comité central de l'organisation communiste de Turquie), in 28-29 Kânun-i sani 1921 Karadeniz kiyilarinda parçalanan Mustafa Subhi ve yolda§larimn ikinci yil dönümleri (2829 janvier 1921. Deuxième anniversaire de la mort de Mustafa Suphi et de ses camarades sur les bords de la mer Noire), Moscou, 1923. 2 Ibid„ pp. 59-61.

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DU S O C I A L I S M E

À

L'INTERNATIONALISME

Bien qu'ayant conservé, à peu de chose près, la structure qui avait été mise en place par ses anciens dirigeants, l'organisation de Bakou se présentait désormais sous des traits beaucoup plus sérieux que par le passé. La confiance que lui accordaient les dirigeants soviétiques y était certainement pour beaucoup. Mustafa Suphi jouissait d'un tel crédit qu'il allait même bientôt être en mesure de faire savoir à Mustafa Kemal que c'est par son organisation que transiterait l'aide de la République des Soviets au gouvernement anatolien 1 . Toutefois, il convient de reconnaître que les choses demeuraient passablement ambiguës. En théorie, l'organisation de Bakou était devenue communiste pour de bon. Mais elle conservait en son sein un nombre considérable de brebis galeuses. La section militaire n'était pas la seule à compter dans ses rangs de nombreux unionistes fraîchement convertis au communisme. Même la "commission des traductions", chargée de donner la version turque des principaux ouvrages de propagande, était dirigée, nous l'avons déjà noté, par un unioniste notoire qui ne faisait pas mystère de son hostilité au communisme. Il y avait là, de toute évidence, de quoi alimenter bien de subtiles manœuvres.

3. La

clarification La situation finira cependant par se clarifier. Mais cela prendra du

temps. Vers le milieu de l'été 1920, les rapports des services de renseignements alliés font encore état de relations bien étranges entre les militants de Bakou et certains cercles qui n'avaient rien à voir avec le communisme. C'est ainsi par exemple que, s'il faut en croire un document du Foreign Office, se serait tenue dans la capitale de ['Azerbaïdjan, dans la seconde quinzaine d'août, une réunion à laquelle auraient participé, sous la présidence de Halil Pacha, un délégué du parti bolchevik de Russie et des personnalités venues de Turquie, d'Afghanistan et de l'Inde 2 . L'objet essentiel de cette conférence, à supposer qu'elle ait eu réellement lieu, semble avoir été d'essayer de trouver un terrain d'entente entre les principes du bolchevisme et ceux de l'Islam. Par ailleurs, il y aurait été longuement question de la forme que pourraient prendre à l'avenir l'institution du khalifat et la création, sous l'égide de la Turquie, d'une grande confédération islamique au sein de laquelle tous les privilèges de classe seraient abolis.

^D'après un document datant de juillet 1920, cité par Fethi Tevetoglu, Turkiye'de sosyalist ve komiinist faaliyetler (Les activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967, pp. 221-223. 2 F O 370/5171, ff. 146-150.

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Nous ignorons si les rapports de l'Intelligence Service britannique rendent compte de cette réunion de manière exacte. Mais, en tout état de cause, les données dont nous disposons à son propos cadrent bien avec ce que nous savons du climat de l'époque. En effet, pour les diverses parties en présence — les bolcheviks, les panislamistes et les nationalistes de tout poil qui luttaient contre les grandes puissances coloniales — l'heure n'était guère aux débats doctrinaux. Il s'agissait de profiter au mieux d'une conjoncture révolutionnaire éminemment favorable aux grands bouleversements et, dans cette perspective, de faire flèche de tout bois. Là où cela pouvait s'avérer nécessaire, les bolcheviks étaient prêts à jouer la carte du nationalisme, ou même celle de l'Islam. Pareillement, leurs partenaires, de manière fort pragmatique, ne voyaient aucune raison pour se priver, dans les moments de besoin, de l'atout soviétique. Cette réaliste cohabitation des idéologies et des stratégies révolutionnaires, nous la retrouvons même dans le spectaculaire Congrès des peuples de l'Orient qui se tint à Bakou du 31 août au 7 septembre 1920. Ce congrès avait été organisé à l'initiative du Komintern et regroupait pour l'essentiel, à en croire les procès-verbaux publiés par l'Internationale, des délégués communistes. Toutefois, étaient aussi venus à Bakou pour l'occasion des mollahs enturbannés et de grands leaders nationalistes tels qu'Enver Pacha. Il suffit de parcourir les procès-verbaux du congrès pour se rendre compte à quel point les thèses du Komintern, exprimées surtout par les voix de Zinov'ev et de Radek, dominèrent les débats. Cependant, on ne peut manquer d'être frappé par la tonalité surprenante de certains discours prononcés à Bakou. Ainsi, dès la première séance du congrès, cet appel de Zinov'ev à la guerre sainte — djihad — mérite assurément d'être cité : "Camarades ! On a beaucoup parlé ces dernières années de guerre sainte. Les capitalistes, au cours de la maudite guerre impérialiste, ont tenté de représenter ce massacre comme une guerre sainte et ils ont quelquefois réussi. Parler de guerre sainte en 1914-1916, c'était faire preuve de la plus odieuse impudence. Mais aujourd'hui camarades, c'est à vous qui êtes venus à ce Congrès des peuples de l'Orient, de proclamer la véritable guerre sainte contre les forbans capitalistes anglo-français [...] Camarades ! Frères ! Le jour est venu où vous pouvez commencer l'organisation de la véritable guerre sainte contre vos oppresseurs. L'Internationale communiste s'adresse aujourd'hui aux peuples de l'Orient et leur crie : Frères ! Nous vous appelons à la guerre sainte, à la guerre sainte tout d'abord contre l'impérialisme anglais!" 1 1 Le premier Congrès des peuples de l'Orient, rééd, en facsimile, Paris, François Maspero, 1971, pp. 45-76.

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Le texte du compte rendu précise ici : "tonnerre d'applaudissements. Tumulte. Hourras prolongés. Les assistants se lèvent en brandissant leurs armes. Pendant un assez long moment l'orateur ne peut pas continuer son discours. Les délégués, debout, applaudissent. Cris : 'nous le jurons !' 1,1 Zinov'ev avait peut-être utilisé le terme de "guerre sainte" dans un autres sens que celui qu'on lui donnait habituellement. Mais assurément, il n'ignorait pas quel serait l'effet de cette péroraison sur son auditoire. Ce n'est du reste pas la seule fois au cours de ce congrès qu'il fit appel aux sentiment islamiques des congressistes. À plusieurs reprises on allait par exemple l'entendre citer le Coran, l'invoquant il est vrai pour vilipender certains membres du clergé qui avaient été "les premiers à enfreindre la loi fondamentale de la religion musulmane" en accaparant les terres et en menant une "vie oisive d'exploiteurs". À un Zinov'ev devenu islamiste devait répondre un Enver Pacha converti, lui, à l'internationalisme : "... Ce n'est pas seulement le désir de trouver un appui qui nous entraîne vers la III e Internationale, mais aussi les liens étroits qui unissent ses principes aux nôtres. C'est dans le peuple, chez les éléments opprimés du peuple [...] que nous avons puisé de tout temps notre force révolution-naire [...] Camarades, nous sommes contre la guerre [...] Et pour établir enfin le règne de la paix sur la terre, nous nous rangeons du côté de la III e Internationale... " 2 . Même son de cloche de la part d'une autre personnalité turque, Ibrahim Tali Bey, qui représentait, lui, le gouvernement kémaliste : "...Camarades, les paysans et révolutionnaires anatoliens, dupés par ces criminels et ces pillards [les capitalistes et leurs complices], se sont adressés avec enthousiasme à la révolution internationale qui, ils en sont convaincus, est appelée à libérer l'humanité entière ; ils considèrent que leur sort est lié à celui de la III e Internationale [...] Le gouvernement révolutionnaire turc est prêt à tirer parti des enseignements moraux et sociaux de la révolution d'Octobre dont il considère les principes comme seuls capables de sauver l'humanité. Camarades [...], il ressort clairement que l'Anatolie [...] acceptera très franchement la main que lui tend la Russie soviétiste. Vive la Russie révolutionnaire et son allié fidèle — l'Orient révolutionnaire!" 3

l lbid„ p. 46. hbid., p. 108

%id„ p. 111.

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On le voit, en ce mois de septembre 1920, ni les porte-parole du Komintern ni les représentants des différents mouvements islamiques ou nationaux ne tenaient véritablement à mettre les points sur les i. Ici, on exaltait les principes de la révolution communiste tout en évoquant la guerre sainte et en citant le Coran ; là, on expliquait qu'on était en train de faire une révolution nationale qui, dans ses principes, était la sœur de celle qui se déroulait en Russie. De part et d'autre, on cultivait le flou, l'ambiguïté, le jeu sur les mots. C'est qu'il s'agissait de realpolitik : la victoire — politique et militaire — à laquelle chacune des parties en présence visait, valait bien quelques concessions verbales. Toutefois, les dirigeants bolcheviks étaient malgré tout soucieux de parvenir à une certaine cohérence doctrinale. Lors de son II e Congrès, tenu à Moscou en juillet 1920, le Komintern avait élaboré des thèses sur la question nationale et coloniale qui légitimaient l'appui fourni par les communistes aux mouvements bourgeois de libération nationale tout en mettant l'accent sur la nécessité de créer, dans les pays concernés par ces luttes, des organisations susceptibles d'animer une véritable lutte de classes. En d'autres termes, les communistes devaient à la fois soutenir certains mouvements et se préparer à lutter contre eux. Ces thèses furent reprises à Bakou, en réponse, précisément, aux propositions de fraternisation d'Enver Pacha et d'íbrahim Tali Bey. C'était là une façon, quelque peu contournée certes, de clarifier les choses. Cette clarification en demi-teintes interviendra aussi, très peu de temps après le Congrès des peuples de l'Orient, à l'intérieur même du parti communiste turc. Jusque-là, nous l'avons dit, malgré la reprise en main à laquelle les authentiques communistes avaient procédé en mai-juin 1920, l'organisation de Bakou avait été soumise à des influences diverses. Profitant de la présence dans la capitale azerbaïdjanaise de nombreux militants, venus aussi bien de Turquie que de tous les coins de l'ancien Empire russe, Mustafa Suphi allait, quelques jours après la fin du congrès, réunir les assises de son propre parti, dans le but, notamment, de le purger de tout ce qui sentait par trop le fagot. L'ordre du jour de cette réunion avait été fixé, en fait, dès le mois de juillet 1 . Le comité central devait présenter un rapport général, un rapport sur le programme du parti et une "déclaration" au sujet de la question nationale et coloniale. Les organisateurs avaient prévu en outre un débat sur le mouvement révolutionnaire russe et un rapport sur les organisations ouvrières et les coopératives. Enfin, les différentes sections locales avaient été chargées de préparer un bref exposé sur la situation de leurs zones respectives.

' Il avait été annoncé dans le Yeni Diinya du 22 juillet 1920.

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Lors du congrès, cet ordre du jour fut intégralement maintenu, mais les délégués abordèrent également un certain nombre d'autres problèmes 1 . La question religieuse, en particulier, revint à plusieurs reprises sur le tapis. La plupart des délégués attachaient une grande importance au maintien des traditions islamiques. Certains d'entre eux s'opposèrent vigoureusement à la politique de laïcisation de l'appareil administratif et judiciaire proposée par le programme du parti. Bien qu'il eût adopté pour l'occasion un ton éminemment conciliant, Mustafa Suphi eut du mal, semble-t-il, à les persuader de l'innocuité des mesures envisagées. Fait significatif, à l'exception d'un alinéa réclamant l'abolition du khalifat, tout ce qui pouvait choquer les esprits religieux fut soigneusement gommé des divers textes qui furent soumis à la ratification des délégués pendant le congrès. Au cours des débats, une place importante fut également accordée à la question nationale et coloniale qui venait d'être portée au premier plan de l'actualité par le II e Congrès du Komintern. Dans un long texte consacré à l'historique de la question, le rapporteur, Hilmioglu Hakki, dénonça les positions révisionnistes de la II e Internationale et résuma sommairement les thèses défendues par Lénine. Suphi, pour sa part, s'employa à faire adopter par les délégués une résolution conforme aux décisions du Komintern : les masses laborieuses des colonies et des nations opprimées devaient poursuivre la lutte révolutionnaire, mais, dans l'intérêt même de la cause communiste, elles avaient par ailleurs le devoir de soutenir les mouvements de libération nationale, bien qu'ils fussent animés par les éléments bourgeois 2 . Dans le contexte turc, cela signifiait en clair que les militants communistes devaient, dans l'immédiat, mettre en veilleuse leurs activités subversives et soutenir le mouvement kémaliste dont les objectifs coïncidaient momentanément avec ceux de la République des Soviets. Il semble que personne ne s'opposa à cette résolution. Mustafa Suphi et ses compagnons étaient de toute évidence bien décidés à respecter et à faire respecter la ligne définie par le Komintern. Du reste, ils ne pouvaient pas faire autrement : pour pouvoir adhérer à la III e Internationale, ils étaient obligés de souscrire aux 21 conditions d'admission énumérées par celle-ci lors de son II e Congrès. La principale tâche assignée aux délégués réunis à Bakou était précisément de se prononcer sur ces 21 conditions et d'élaborer un programme qui fût conforme aux règles de la nouvelle stratégie communiste. ' Nous sommes assez bien renseignés sur le déroulement de cette réunion, grâce aux protocoles qui en ont été publiés sous le titre Turkiye komiinist firkasinin birinci kongresi (Le premier Congrès du parti communiste de Turquie), Bakou, 1920. 2

Ibid., pp. 38-46 en ce qui concerne le discours de Hilmioglu Hakki. Le texte de la résolution proposée par M. Suphi figure dans 28-29 Kânûn-i sani 1921, op. cit., pp. 37-38.

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Lorsque, au terme de plusieurs jours de débats, le Congrès de Bakou prit fin, Mustafa Suphi avait en somme tout lieu d'être satisfait. Le parti disposait d'une base doctrinale relativement cohérente et qui ne risquait guère d'être prise en défaut par les dirigeants de l'Internationale. En outre, les divers groupes de militants, qui jusque-là étaient restés totalement autonomes, avaient accepté de se plier au principe de la "centralisation démocratique", une des 21 conditions d'admission à la III e Internationale. Enfin, et c'était là le plus important, les éléments les plus douteux du parti, et en particulier Kiiçiik Tal'at, l'homme de la clique unioniste, s'étaient éclipsés. Ainsi, quelque huit mois après sa création, l'organisation de Bakou avait fini par se résoudre pour de bon à s'accommoder des normes du communisme international. * *

*

Une des grandes questions qui se posaient à Mustafa Suphi et à ses compagnons, au moment du Congrès de Bakou, était de savoir s'ils pouvaient continuer à diriger l'action révolutionnaire en Turquie à partir du territoire soviétique ou s'ils devaient envisager de se transporter en Anatolie. En fait, dès son arrivée dans la capitale de l'Azerbaïdjan, en mai 1920, Suphi n'avait considéré cette ville, située à la lisière des frontières turques, que comme une étape sur le chemin de retour au pays. De ce retour, il dut être souvent question pendant le congrès. A l'issue de celui-ci, en tout cas, la décision était prise : l'organisation serait rapatriée en Turquie dès que les circonstances le permettraient. La guerre turco-arménienne qui éclata à la fin du mois de septembre 1920 empêcha pendant quelque temps la réalisation de ce plan. Mais aussitôt que les hostilités prirent fin et que les routes transcaucasiennes furent à nouveau praticables, Mustafa Suphi, accompagné d'une vingtaine de ses camarades, quitta l'Azerbaïdjan. Avec ce départ s'ouvre un nouveau chapitre de l'histoire du communisme turc. Un chapitre dont il ne nous appartient pas de traiter ici 1 . Qu'il nous suffise de dire que les choses commencèrent mal. Le 28 janvier 1921, Mustafa Suphi et tous ses compagnons furent tués au large de Trabzon, alors qu'ils venaient de s'embarquer sur une chaloupe pour se rendre à inebolu, un des ports de la mer Noire les plus proches d'Ankara. Les circonstances exactes de ce massacre demeurent aujourd'hui encore assez mystérieuses, mais ^Voir à ce propos P. Dumont, "Bolchevisme et Orient...", art. cit., pp. 394 sq.

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on peut supposer que ceux qui servirent d'instrument agirent soit pour le compte des kémalistes, soit, plus vraisemblablement, pour celui de quelque organisation unioniste. En tout état de cause, la disparition du groupe de Bakou n'empêcha pas le communisme de s'enraciner en Turquie. Des groupes de militants s'étaient constitués en divers points du pays dès 1918. Au moment où Mustafa Suphi tentait de pénétrer en territoire anatolien, la Turquie disposait déjà, au moins, de deux partis communistes : l'un était basé à Istanbul ; l'autre, qui possédait plusieurs branches en Anatolie occidentale et sur le littoral pontique, avait pour siège central Ankara. Ces deux organisations, malgré des accrochages parfois très graves avec le pouvoir kémaliste, parvinrent à se maintenir jusqu'en 1925, date à laquelle le communisme turc se vit contraint d'opter pour la clandestinité. Il nous reste à dire ce qu'il advint de Kùçiik Tal'at et des autres éléments douteux exclus du parti à l'époque du congrès ou dans les semaines qui le précédèrent. Car, pour eux non plus, l'histoire ne s'arrête pas en septembre 1920. De Kiiçtik Tal'at, nous possédons un rapport daté d'octobre 1920 qui nous donne une assez bonne idée de sa position à cette époque 1 . Dans ce texte adressé à Mustafa Kemal, l'ex-responsable de la commission des traductions du parti communiste turc de Bakou critiquait sévèrement le régime des Soviets et affirmait que celui-ci était totalement inadapté aux conditions de la Turquie. Mais, dans le même temps, il mettait l'accent sur la nécessité de créer un parti de gauche capable de reprendre à son compte certaines des idées mises en avant par la révolution bolchevique, tout en restant fidèle à l'enseignement de l'Islam. Ce n'est que si elle acceptait de s'orienter dans une telle direction, laissait-il entendre, que l'Anatolie insurgée pourrait véritablement compter sur l'appui du monde musulman. En fait, à l'époque où ce rapport partait pour Ankara, l'équipe unioniste de Bakou avait déjà jeté sur le papier le programme de ce futur parti de gauche 2 . Ce texte ne cessait de se référer au modèle bolchevik, proposant un système d'organisation politique assez nettement calqué sur celui des Soviets. Cependant, ses auteurs s'étaient employés parallèlement à définir une ligne 1

Rapport reproduit dans Kâzim Karabekir, istiklâl Harbimizde Enver Paga, op. cit., pp. 41-47. Ce programme est reproduit dans Mete Tunçay, ed., Mesaï. 1920 Halk juralar firkasi program (Travail. 1920. Programme du parti des soviets populaires), Ankara, 1972. 2

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doctrinale qui fût spécifiquement turque et qui tînt compte du fait national comme du fait religieux. C'est ainsi qu'ils assimilaient sans hésitation l'enseignement de l'Islam au socialisme, qu'ils présentaient l'indépendance nationale comme une étape indispensable dans la voie de l'internationalisme et qu'ils spéculaient sur l'absence des classes sociales en Turquie, décrivant une société idéale basée sur la collaboration entre les différents corps de métier. Quelque temps après la publication de ce programme, Enver Pacha, qui en était probablement le véritable inspirateur, organisera, avec l'accord et le soutien des bolcheviks, un parti des soviets populaires qui reprendra presque intégralement les propositions et les spéculations du groupe de Bakou 1 . Pourquoi avoir créé cet étrange parti, dont la phraséologie ressemblait tellement à celles des innombrables brochures dont les bolcheviks inondaient le monde musulman ? Un des objectifs poursuivis par Enver et les siens était de toute évidence de gagner la confiance des dirigeants soviétiques, d'apparaître à leurs yeux politiquement fréquentables et de les amener ainsi — c'était probablement ce qui leur importait le plus — à desserrer les cordons de la bourse. Mais la création du parti des soviets populaires répondait également à un autre objectif : pour les unionistes qui avaient été contraints à la fin de la Première Guerre mondiale de saborder leur organisation, il s'agissait en effet de mettre sur pied une nouvelle formation politique qui pût faire échec à l'inexorable montée de Mustafa Kemal. Une bonne partie des opposants au pouvoir kémaliste occupaient la droite de l'échiquier politique. Enver Pacha et ses partisans avaient préféré tabler, eux, sur un mélange confus d'idées de gauche, de panislamisme et de panturquisme, espérant sans doute qu'à bonnes doses cette mixture saurait faire sauter le régime d'Ankara. Mais la suite de l'histoire, on la connaît 2 . En septembre 1921, Mustafa Kemal remportera une victoire décisive sur les Grecs et profitera des circonstances pour se faire attribuer des pouvoirs dictatoriaux par la Grande Assemblée Nationale de Turquie. La conjoncture est telle que les unionistes ne peuvent plus songer, désormais, à implanter le parti des soviets populaires en Turquie. Ils se trouvent dans une situation d'autant plus désastreuse que les Soviets, craignant de compromettre leurs relations avec le gouvernement kémaliste, n'ont pas tardé à se détourner d'eux, coupant soutien moral et subsides. C'est la fin d'un mirage. Aucune des personnalités impliquées dans la création du parti des soviets populaires n'acceptera cependant de quitter la scène 'r-.n ce qui concerne l'histoire de ce parti, cf. P. Dumont, "La fascination du bolchevisme...",

art.

2

cit.

Cf. notamment l'ouvrage de J. Castagné, Les Basmatchis. Le mouvement national des indigènes d'Asie Centrale, Paris, 1925.

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de l'histoire sur la pointe des pieds. Certains se rallieront à Mustafa Kemal, espérant quelque récompense ; d'autres continueront à comploter dans l'ombre. Enver, lui, ira rejoindre les Basmadjis turkestanais, en pleine révolte contre l'ordre soviétique, et se fera tuer, le 4 août 1922, au cours d'une charge de cavalerie menée contre un détachement de mitrailleurs de l'Armée rouge. La question qui se pose, en définitive, est de savoir comment des hommes aux convictions si dissemblables et qui, à partir de septembre 1920, devaient s'engager dans des voies si divergentes, ont pu, ne serait-ce que pendant quelques semaines, cohabiter au sein d'une même organisation. Que pouvaient avoir en commun un Mustafa Suphi, un Baha Sait, un Kiiçiik Tal'at, un Fuad Sabit ? Le fait que les nationalistes turcs, de quelque tendance qu'ils fussent, étaient encore, à cette époque, à la recherche d'une stratégie et d'une doctrine révolutionnaires explique assurément en grande partie la fascination qu'ils éprouvaient pour le bolchevisme et l'aisance avec laquelle ils s'inspirèrent de ses thèmes et de sa phraséologie. Il ne fait aucun doute, par ailleurs, que les diverses parties en présence jouèrent délibérément, pendant un temps, la carte de l'ambiguïté parce que cela leur paraissait politiquement opportun. Reste à se demander, enfin, si tous ceux qui firent partie de l'organisation de Bakou ne se sentaient pas tout simplement liés, malgré la diversité de leurs opinions, par une même volonté de sauver la patrie, à quelque coût que ce soit. Naturellement, il n'est pas indifférent que ce soit à Bakou qu'ait pris naissance le parti dont il a été question dans cet article. Grand carrefour des peuples d'Orient, la capitale de l'Azerbaïdjan était aussi, en cette année 1920, par la force des choses, un carrefour majeur d'idées et de manières de voir. Par ailleurs, de toutes les républiques musulmanes nées sur les cendres de l'Empire russe, l'Azerbaïdjan était sans doute, de par sa position géographique et de par les diverses convoitises qu'il suscitait, celle dont l'avenir était le plus imprévisible, et ce bien que les bolcheviks y fussent particulièrement bien implantés. Il n'est en somme pas étonnant que des patriotes turcs y aient créé une organisation à idéologie variable, capable de s'adapter aisément à l'évolution des événements.

SOCIALISME, COMMUNISME ET MOUVEMENT OUVRIER À ISTANBUL PENDANT L'OCCUPATION (1919-1922)

Le 13 novembre 1918, tirant prétexte de ce que la Turquie ne mettait pas assez de diligence à exécuter les clauses de l'armistice de Moudros, les Alliés envoyaient leurs escadres dans le Bosphore. Quelques jours après, le général Franchet d'Esperey entrait triomphalement dans Istanbul, accueilli par l'enthousiasme des chrétiens. Pendant quatre ans, jusqu'à l'armistice de Mudanya (22 octobre 1922), Anglais, Français et Italiens administreront la capitale ottomane conjointement avec le gouvernement du sultan. Durant cette période, les Hauts-Commissaires, détenteurs du pouvoir civil, et les commandants des forces d'occupation ne cesseront de se heurter à des difficultés et craindront à tout moment de perdre le contrôle de la situation. Dès la fin de l'année 1918, la résistance nationale s'organise. Des partis, des clubs, des journaux se créent qui nécessitent de la part des Alliés une vigilance constante. Vers le même moment, les "agents bolchevistes" font leur apparition. Il semble qu'ils soient partout : dans les villages du Bosphore, sur la Corne d'Or, au cœur même de la ville. intelligence service de l'armée anglaise, le deuxième bureau français dressent de longues listes de suspects et la police alliée procède de temps à autre à des arrestations massives. Les autorités civiles et militaires vivent dans la hantise des mutineries, des attentats, des désordres sociaux. De fait, des troubles sporadiques éclatent : manifestations, coups de main contre des dépôts d'armes, etc. Cette agitation est stimulée par la dégradation de la conjoncture économique et sociale. Le gouvernement ottoman, dépossédé d'une grande partie de ses revenus par le mouvement de libération nationale, ne peut plus subvenir aux besoins de ses innombrables fonctionnaires. Entourée d'une ceinture de camps où s'entassent des dizaines de milliers d'émigrés russes, l'agglomération constantinopolitaine est surpeuplée. Depuis peu, les relations avec l'Anatolie sont interrompues, les affaires stagnent et le chômage sévit, aggravé par l'afflux constant de nouveaux groupes de réfugiés de diverses origines.

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Il y a là, de toute évidence, un climat propice au développement des courants subversifs. Au socialisme étique des années d'avant-guerre succède soudain, en dépit du régime d'exception instauré par les Alliés, un socialisme de masse, encore candide certes, mais non dénué d'efficacité. Trois grandes organisations se font concurrence. Formation à dominante ouvrière, le Parti socialiste de Turquie ne cesse de harceler les grandes entreprises étrangères placées sous la protection des forces d'occupation. Le Parti social-démocrate — une organisation que les historiens soviétiques qualifieront de "bourgeoise" — se consacre surtout à des activités de propagande. Le Parti socialiste des ouvriers et des agriculteurs, enfin, une des futures composantes du Parti communiste turc, s'emploie avec ténacité à jeter les bases d'un authentique mouvement marxiste. Parallèlement, nous assistons à une véritable prolifération de groupuscules clandestins voués à la diffusion du communisme. Ce ne sont pas seulement les "agents bolchevistes" venus de l'extérieur qui sont en cause. La révolution russe, parce qu'elle a aboli le tsarisme et dénoncé l'impérialisme des Puissances d'Occident, exerce une indéniable fascination sur les peuples d'Orient : le premier noyau communiste signalé à Istanbul, à l'automne 1918, regroupe des Juifs, des Grecs, des Turcs... Singulière unanimité. Cette implantation communiste demeure relativement modeste. Mais aux yeux des autorités alliées, le travail souterrain des groupuscules semble plus redoutable encore que l'agitation entretenue par les organisations œuvrant à ciel ouvert. C'est que la subversion communiste s'infiltre également dans les casernes.

1. Une organisation à dominante ouvrière : le Parti socialiste de Turquie Au lendemain de l'assassinat du grand-vizir Mahmut §evket pacha, en juin 1913, Huseyin Hilmi et la plupart des dirigeants du Parti socialiste ottoman avaient été envoyés en exil, en même temps que des centaines d'autres suspects 1 . Cet exil anatolien devait durer plus de cinq ans. Huseyin Hilmi et ses camarades ne purent retourner à Istanbul qu'après la signature de l'armistice de Moudros. La modeste organisation socialiste d'avant-guerre avait été totalement démantelée. Ainsi que l'écrira par la suite H. Hilmi dans un rapport adressée à la II e Internationale, les militants qui "avaient conservé en eux le feu sacré du socialisme" étaient réduits à la misère : "pas un sou dans la caisse, pas une chambre pour les réunions" 2 . Tout était à réconstruire. 'Cf. à ce propos M. Tunçay, Tiirkiye'de Sol Akimlar (Le mouvement de gauche en Turquie), 2 e éd., Ankara, Bilgi yay., 1967, p. 45. 2 Le texte intégral de ce rapport a été publié pa G. Haupt, "Le début du mouvement socialiste en Turquie", Le mouvement social, n° 45, oct.-déc. 1963, pp. 136-137.

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Le parti fut ressuscité en février 1919, à l'occasion du Congrès de Berne de la II e Internationale. I x s deux délégués turcs qui participèrent à ce Congrès, Hasan Sadi et le Dr. Refile Nevzad, ne pouvaient de toute évidence représenter qu'une organisation officiellement constituée. Fait significatif, la nouvelle organisation fut baptisée "Parti socialiste de Turquie". En supprimant toute référence à l'Empire ottoman, Hiiseyin Hilmi mettait implicitement l'accent sur l'orientation "nationale" qu'il entendait donner à son parti. Désormais, l'ère du socialisme "ottoman", marquée par l'exaltation du fédéralisme, était définitivement close. Élaboré sans doute à la veille du Congrès de Berne, le programme du parti ne fut publié en turc que le 10 mars 1919 1 . Ce texte comprenait trois grands chapitres consacrés respectivement aux questions politiques, aux questions économiques et à la protection des classes non-capitalistes. Le premier chapitre réclamait pour l'essentiel la mise en place d'une démocratie laïque, basée sur le suffrage universel. Dans le second chapitre, il était stipulé que les taxes perçues sur les articles de première nécessité et les impôts prélevés sur les classes laborieuses seraient supprimés. L'article 11 prévoyait par ailleurs la "socialisation" des chemins de fer, des mines, des banques et des institutions économiques similaires, ainsi que de "tous les moyens de production et de travail". Le dernier chapitre, enfin, énumérait toute une série de mesures destinées à améliorer le sort des "classes pauvres" : repos hebdomadaire, réduction du temps de travail à huit heures par jour, fixation des salaires minima, droit de grève, etc. La plupart de ces revendications, différemment formulées, figuraient déjà dans le programme du Parti socialiste ottoman publié en septembre 1910 2 . Mais alors qu'à l'époque les exigences de Hiiseyin Hilmi n'avaient réussi à mobiliser qu'une poignée de sympathisants, dans la conjoncture de l'après-guerre la clientèle du Parti socialiste de Turquie ne cessera de grossir au fil des mois. C'est qu'à présent la lutte sociale se doublait, de façon beaucoup plus évidente qu'au lendemain de la révolution jeune-turque, d'une lutte nationale. Théoriquement, Hiiseyin Hilmi et ses camarades combattaient la classe capitaliste toute entière. Mais aux yeux de la plupart des militants du parti, il ne faisait aucun doute que seules étaient visées, en réalité, les grandes entreprises étrangères. ' Dans le journal Siiz (La parole). Ce document est reproduit par Tank Z. Tunaya, Turkiye'de Siyasi Partiler. 1859-1952 (Les partis politiques en Turquie. 1859-1952), Istanbul, 1952, pp. 465-467. L'organe du Parti socialiste en Turquie, l'idrak (La compréhension) publiera dans son premier numéro en date du 28 avril 1919 un texte légèrement différent. Cf. à ce propos Fethi Tevetoglu, Turkiye'de Sosyalist ve Komunist Faâliyeller. 1910-1960 (Les activités socialistes et communistes en Turquie. 1910-1960), Ankara, 1967, pp. 73 et sv. 2 Cf. M. Tunçay, op. cit., p. 30.

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Du reste, le nouveau journal de Hiiseyin Hilmi, Vldrak (La compréhension) désignera clairement l'adversaire : les compagnies de navigation, la Régie des tabacs, les chemins de fer et, d'une manière générale, toutes les sociétés anonymes à capitaux occidentaux 1 . Après le débarquement des troupes grecques à Smyrne (15 mai 1919), la part de la xénophobie et du nationalisme ne fera que croître dans les colonnes de l'organe socialiste2. Nous ne disposons pas de données précises sur le recrutement du parti dans les premiers mois de son existence. Mais il y a tout lieu de croire que les adhésions furent d'emblée assez nombreuses. Vers le milieu de l'année 1919, plusieurs associations ouvrières avaient déjà rallié l'organisation et celle-ci avait même réussi à créer des comités socialistes en province, à izmit, Eski§ehir, Ankara et Konya 3 . Dès le 20 juillet 1919, Hiiseyin Hilmi fût en mesure de réunir à Istanbul le premier congrès du Parti socialiste de Turquie. Au cours de cette réunion, dont nous ne savons pas grand chose 4 , les délégués ratifièrent le programme du parti et eurent à se prononcer sur les statuts de leur organisation. Quelque peu mégalomane, Hiiseyin Hilmi avait tout prévu : le montant des cotisations, les "devoirs" des sections, l'aménagement des divers comités du siège central, etc. Cette machinerie complexe avait pour clef de voûte l'équipe dirigeante du parti — Huseyin Hilmi, Mustafa Fazil, Hasan Namik et quelques autres5 — qui se réservait, pour une durée de cinq années, le droit "d'assumer toutes les responsabilités" au sein de l'organisation. Quant à Hiiseyin Hilmi, il faisait désormais figure de véritable dictateur : l'article premier du "statut organique" stipulait que le fondateur du Parti socialiste de Turquie était son "président inamovible" 6 . 'C'est ainsi, par exemple, que Vldrak du 1 e r juillet 1919 dénoncera vigoureusement un projet visant à augmenter l'emprise du capital étranger sur la compagnie de navigation Seyri Sefain. 2 L e s numéros de juillet 1919, les seuls que nous ayons pu consulter, abondent en élans nationalistes. On ne peut manquer d'être frappé, en particulier, par l'outrance cocardière d'une série d'articles intitulée "izmir'i Unutmadik" (Nous n'avons pas oublié Smyrne). ^D'après un rapport adressé par H. Hilmi à la II e Internationale, cf. G. Haupt, op. cit., p. 137. Nous ne disposons que de fort peu de données sur ces comités socialistes d'Anatolie. N o u s savons cependant que le 2 6 juin 1919, le mutassarif d'Eskigehir avait fait arrêter une trentaine d'agitateurs "bolcheviks". On peut supposer que ces individus étaient en réalité des militants du Parti socialiste de Turquie (FC), 3 7 1 / 4 1 4 2 , rapport en date du 2 8 . V I . 1 9 1 9 , f f . 2 3 1 - 2 3 2 ) . Quelques temps après, en septembre 1919, d'autres arrestations eurent lieu à Konya ( S e r v i c e historique de l'armée de terre, dorénavant SHAT, 2 0 N 168, dossier 9, pièce 25, en date du 13.IX.1919). 4 C'est grâce à une note figurant en tête d'une brochure intitulée Statut et programme modifiés du Parti Socialiste de la Turquie, Constantinople, 1921, que nous connaissons la date de ce premier congrès. Cf. par ailleurs Zeki Cemal "Memleketimizde Amele Hareketleri Tarihi" (Histoire des mouvements ouvriers dans notre pays), Meslek, n°22, 12.V.1925, pp. 14-15. ^Citons encore les noms de Çevket Mehmet Ali (Bilgisin) et de Hasan Sadi (Birkôk), qui venaient l'un et l'autre de rentrer de Suisse, où ils avaient fait leurs études et qui représentaient, semble-t-il, en compagnie de leur camarade Mustafa Fazil, l'aile "doctrinale" du Parti. Cf. à ce propos M. S. Çapanoglu, Turkiye'de Sosyalizm Hareketleri ve Sosyalist Hilmi (Les mouvements socialistes en Turquie et Hilmi le socialiste), Istanbul, 1964, p. 61. 6 Statut et programme modifiés.... op. cit., p. 2.

SOCIALISME, COMMUNISME ET MOUVEMENT OUVRIER

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Aussitôt après ce congrès, Vidrak fut suspendu par les autorités turques pour avoir publié une proclamation demandant la démission du gouvernement de Damad Ferid pacha 1 . Bien que Hiiseyin Hilmi se fût empressé de solliciter la permission de faire reparaître son journal, il ne put obtenir gain de cause et dut se résigner à se passer d'organe de presse 2 . Mais cela n'empêcha pas son Parti de faire de nouvelles recrues et d'accroître son emprise parmi les travailleurs. En septembre 1919, les services de renseignements français signaleront avec quelque inquiétude la création d'une succursale de l'organisation de Hiiseyin Hilmi à Andrinople. Les militants de cette ville s'étaient réunis dans une salle décorée de drapeaux turcs et avaient écouté un discours sur le socialisme et ses buts. Ensuite un hodja avait récité des prières "avec une éloquence remarquable". La cérémonie s'était terminée par une distribution de douceurs et de cigarettes 3 . Le tract publié par le comité d'Andrinople lors de sa fondation donne une bonne idée des thèmes exploités par le Parti socialiste de Turquie à cette époque : "... Établir une véritable égalité parmi les hommes, procurer aux pauvres le bonheur et la prospérité, telles sont les nobles visées qui inspirent notre doctrine, laquelle est en même temps un guide moral et politique. La religion musulmane a proclamé ouvertement des principes socialistes et les coutumes turques sont pour la plupart des applications d'idées socialistes. Cette proclamation, publiée dans Vidrak du 22 juillet 1919, était signée non seulement par le Parti socialiste de Turquie mais encore par une dizaine d'autres partis d'opposition. Il est cependant curieux de constater que l'organe de Hiiseyin Hilmi fut, parmi tous les journaux d'Istanbul, le seul à prendre le risque de s'en prendre ouvertement au gouvernement. Dans le même numéro de Vidrak, occupant toute la première page, nous trouvons une violente diatribe contre Damad Ferid pacha. 2 Les tribulations de Vidrak font l'objet d'une longue lettre en date du 7 décembre 1921 adressée par le Haut-commissaire britannique H. Rumbold au Commandant en chef des forces d'occupation. À en croire ce document, FO, 371/6577, ff. 190 et sv., il semble que Hiiseyin Hilmi ait réussi à obtenir des autorités alliées la permission de publier à nouveau son journal. Mais le gouvernement ottoman aurait fait échec à cette décision en traduisant le leader socialiste devant la Cour martiale. Après avoir purgé une brève peine de prison (au début de l'année 1920 ?), le leader socialiste tenta à plusieurs reprises d'ébranler la sévérité de ses censeurs (en mai et en septembre 1920, en mars 1921), mais ni les autorités ottomanes, ni la censure inter-alliée ne se laissèrent apitoyer. Il ressort néanmoins de la lettre de Rumbold que Vidrak, bien qu'interdit, reparut par intermittence jusque vers la fin de l'année 1919 ; mais ces numéros semi-clandestins n'ont apparemment laissé aucune trace dans les bibliothèques et les dépôts d'archives de Turquie. 3 SHAT; 20 N 200, SR de Constantinople en date du 13 septembre 1919. L'auteur de cette note d'information cite un article paru dans le journal Ehali (Le peuple), publié à Andrinople. À en croire cet article, le président du club socialiste d'Andrinople était un certain Mehmed Ragib bey.

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DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E (...) Avant tout, il faut tâcher de supprimer l'accaparement et les injustices concernant les bénéfices en les remplaçant par la justice et la droiture et veiller à ce que les auteurs de tous les maux provenant de l'oppression et de la contrainte ne restent pas impunis. (...) Notre parti, prenant en considération les intérêts des ouvriers et des pauvres, s'emploie à assurer les mesures les plus rapides et les plus propres à résoudre les questions de ravitaillement et de logement qui ont pris une forme des plus inquiétantes ; à faire augmenter les salaires des ouvriers ; à préparer les moyens qui leur permettront de vivre avec plus de confort, et dorénavant, il se dressera de toutes ses forces contre les oppressions et les abus de toutes sortes. 1 "

Ce texte frappe surtout par le caractère éminemment concret des objectifs proposés : amélioration du ravitaillement et des conditions de logement, augmentation des salaires, suppression de l'accaparement, etc. On y retrouve par ailleurs une des idées fondamentales du socialisme turc de l'aprèsguerre : la convergence de l'enseignement de l'Islam et des principes socialistes. Qu'un hodja eût participé à l'inauguration de la section d'Andrinople n'avait rien d'étonnant. À cette époque, les hommes de religion musulmans qui pensaient pouvoir faire découler de l'Islam les fondements essentiels du socialisme étaient, semble-t-il, assez nombreux. Bientôt, on verra l'Armée verte anatolienne, sous l'influence de quelques dévots, fonder toute sa doctrine sur l'analogie entre le bolchevisme et les préceptes du Coran 2 . Au moment de la création du comité d'Andrinople, les activités du Parti socialiste de Turquie commençaient déjà à alarmer sérieusement les autorités alliées. En septembre 1919, l'officier chargé du service de renseignements de la marine écrivait que l'intention du Parti était "de préparer dès à présent les esprits à un mouvement bolchevique" 3 . Cependant, en dépit des nombreuses adhésions qu'elle avait enregistrées depuis sa fondation, l'organisation de Huseyin Hilmi était encore loin de constituer un parti de masse. Lors des élections législatives de décembre 1919, ses candidats — le Dr. Refik Nevzad et Sadrettin Celâl, un des éléments les plus radicaux du Parti — subiront un cuisant échec. Parmi les candidats "ouvriers", seul un certain Numan Usta fut élu. Ce dernier était présenté par le "Parti ottoman du travail" (Osmanli Mesai Firkasi), une organisation créée par les Unionistes peu de temps avant les

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SHAT, 20 N 166, SR marine, dossier 3, pièce 43, rapport du 15.IX.1919. C r . dans ce même volume, notre article intitulé "La révolution impossible. Les courants d'opposition en Anatolie 1920-1921". 3 SHAT, 20 N 166, loc. cit. 2

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élections et dont l'objectif était, semble-t-il, de regrouper les voix ouvrières autour d'un "socialisme patriotique" 1 . Ce n'est qu'au printemps de l'année 1920 que le Parti socialiste de Turquie pourra réellement se flatter d'être la plus importante des formations ouvrières du pays. Il suffira de quelques grèves réussies — la grève des tanneries de Kazliçe§me, celle des chantiers navals de la Corne d'Or — pour que des milliers de travailleurs se mettent à affluer sous la bannière de Huseyin Hilmi. Lors de la grève des tanneries, le Président du Parti socialiste avait réussi, disait-on, à se procurer 800 livres-or avec lesquelles les 90 grévistes avaient fait bombance pendant dix jours dans une des prairies de la banlieue. Cette rumeur avait, sans nul doute, largement contribué à consolider la popularité dont Huseyin Hilmi jouissait auprès des syndicats ouvriers 2 . A partir de mai 1920, Hilmi, considéré désormais par les Français comme un redoutable agitateur, s'en prendra essentiellement à la Société des Tramways de Constantinople, une compagnie franco-belge qui détenait le monopole des transports urbains. Sous son influence, le 10 mai, les wattmans, musulmans pour la plupart, déclaraient la grève, réclamant la journée de huit heures, le doublement des salaires et la participation des ouvriers aux conseils de discipline de la société. Ces revendications paraîtront Le service de renseignements de la marine a rassemblé de nombreux extraits de presse consacrés à l'élection de Numan Usta, Cf. SHAT, 20 N 167, dossier 2, pièce 84, en date du 23.XII.1919. Voici notamment ce qu'écrivait à propos de cette affaire le journal Yeni Giin (Le jour nouveau), porte-parole de l'organisation nationale des Unionistes : "... L'élection de Nouman effendi constitue pour notre pays un remarquable événement. Il se produisait bien certains mouvements autour des idées du socialisme, mais les promoteurs de ces idées représentaient les courants les plus divers. Parmi eux il y en avait qui ne comprenaient pas la véritable signification du socialisme et d'autres qui n'avaient aucun rapport avec cette doctrine (...) Nouman effendi possède des convictions très solides et très arrêtées sur la classe ouvrière de Turquie et sur les théories socialistes. Il considère l'internationalisme comme étant actuellement incompatible avec la manifestation du socialisme dans notre pays. À ce point de vue, Nouman effendi est un socialiste-nationaliste ou, autrement dit, un socialiste turc. Il envisage son élection comme un grand pas vers la réalisation de ses tendances visant à la formation d'une véritable Assemblée Nationale représentant toutes les classes de la nation..." Le "Parti ottoman du travail" (Osmanli Mesai Firkasi), fondé en décembre 1919, semble avoir recruté la plupart de ses militants dans les entreprises d'État (usines d'armement, arsenaux, fabriques textiles, etc.). Il est curieux de constater que l'élection de Numan Usta, fort mal accueillie par le parti de Huseyin Hilmi, fut au contraire considérée par l'organisation la plus radicale de cette période, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, comme un "remarquable événement" {SHAT, 20 W 167, SR marine, 27.XI1.1919, dossier 2, pièce 97). Il s'agissait là, sans doute, d'une tentative de "récupération" motivée par le fait que la clientèle de Numan Usta était, en gros, la même que celle du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs. Nous n'avons pas de données précises sur l'évolution de l'Osmanli Mesai Firkasi dans les mois qui suivirent sa création, mais nous savons que ses activités, qui visaient à consolider le noyautage unioniste dans les industries d'État, constituèrent pour les Alliés un grand sujet de préoccupation. Le 16 mars 1920, Numan Usta fut arrêté par les Anglais, en pleine Chambre, en même temps qu'un certain nombre d'autres députés, et expédié à Malte. On peut supposer qu'à la suite de cet événement, le Parti ottoman du travail, décapité, cessa d'exister. 2 Zeki Cemal, op. cit., Meslek, n° 24, 26.V. 1925, pp. 9-10.

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si exorbitantes que le lieutenant Rollin, chef du S. R. Marine, intitulera son rapport "Le premier son de cloche bolchevik à Constantinople" 1 . Les dirigeants de la Société des Tramways commenceront par refuser de discuter et se contenteront d'offrir à Hiiseyin Hilmi de l'argent. Mais, singulièrement, cette proposition de "bakchich" demeurera sans effet : les grévistes tiendront bon, leurs épouses se coucheront sur les rails "avec un fanatisme tout oriental" pour empêcher les jaunes de reprendre le service, et la Compagnie sera en définitive obligée de faire des concessions. Grâce à la médiation du grand-vizir en personne, les salaires seront augmentés et la journée de travail réduite à neuf heures 2 . Ce qui, dans cette affaire, devait surtout retenir l'attention des autorités françaises, c'est que le commandant de la police interalliée, le Colonel Maxwell, avait refusé d'intervenir pour "protéger la liberté de travail" des nongrévistes. Le deuxième bureau ne tarda pas à en déduire que les autorités anglaises étaient de connivence avec Hilmi. Ce dernier avait-il réellement reçu des subsides du Gouvernement de Sa Majesté pour fomenter des troubles contre les intérêts français en Turquie ? Cette accusation revient constamment dans les rapports des agents de renseignements français. La chose n'a rien d'invraisemblable car, on le sait, les puissances occupantes étaient loin de s'entendre et n'hésitaient pas, le cas échéant, à se livrer à des machinations hostiles les unes contre les autres 3 . Mais on peut également avancer une autre hypothèse. II y a tout lieu de penser, en effet, que les relations que le leader socialiste entretenait avec un certain nombre d'officiers britanniques étaient tout simplement basées sur une communauté de convictions politiques. Nous disposons à cet égard d'un document significatif, qui mérite d'être largement cité. Il s'agit d'une lettre adressée par Hilmi, vers la fin du mois de mars 1921, au capitaine Benett, chef du service de renseignements anglais de Péra (un des quartiers d'Istanbul) : "... Tu ne peux pas t'imaginer comment j'ai été blessé au cœur avec ton départ soudain ; mes regrets augmentent de ce que n'ayant pas été avisé je n'ai pas eu l'honneur de t'embrasser fraternellement le jour de l SHAT, 2 0 N 168, dossier 4 , p i è c e 4 4 en date du 19 mai 1 9 2 0 . Cf. é g a l e m e n t 2 0 N 1 4 0 ( B u l l e t i n s de renseignements des armées alliées en Orient), note d'information du 2 2 mai 1 9 2 0 . 2 SHAT, 2 0 W 168, toc. cit. N o t o n s au p a s s a g e q u e le lieutenant R o l l i n avait une a s s e z haute o p i n i o n du leader du Parti s o c i a l i s t e : "Hilmi b e y n'est pas pas un i n d i v i d u qui m a r c h e par a m b i t i o n o u par appât du gain. S o n d é par la c o m p a g n i e , il s'est m o n t r é r e b e l l e à t o u t e transaction. Il paraît vraiment c o n v a i n c u et rentre dans la c l a s s e de théoriciens dangereux." 3 C f . e n particulier les d o c u m e n t s du SHAT déjà cités. C f . é g a l e m e n t 2 0 N 6 9 d o s s i e r 4 , p i è c e 18, note d'information du 5 septembre 1 9 2 0 . L e s autorités britanniques ne m a n q u e r o n t pas d e d é m e n t i r c e s bruits. N o u s d i s p o s o n s à c e t égard de plusieurs lettres a d r e s s é e s e n s e p t e m b r e 1921 par le général Harington au H a u t - C o m m i s s a i r e H. R u m b o l d (FO, 3 7 1 / 6 5 7 7 , f f . 1 3 8 et s v . )

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ton départ (...)• main protectrice et humanitaire qui guidait consciencieusement et habilement la classe ouvrière parmi les différents courants existant dans notre pays, oui cette main qui était la tienne n'y est plus et la susdite classe est presque orpheline. (...) Je sais bien que tu dois être curieux de savoir où en est l'œuvre que tu as produite. J'ai pris tous les ouvriers des bateaux du Bosphore de Chirket-i Hairié, ceux des bateaux de la Corne d'Or ainsi que les ouvriers de la Société du Gaz de l'air de Kadi-keuy avec tous ceux de l'usine de Silahtar de la Société d'Electricité ottomane. Tu ne sais pas comment nous sommes torturés par les Sociétés des Tramways et d'Electricité qui ne veulent pas appliquer promptement et intégralement nos derniers accords malgré leur engagement officiel et par écrit. Je me verrai obligé, après une courte attente, de déclencher une grève générale pour faire plier les Sociétés (...). Je te prie de me donner de tes nouvelles et si c'est possible de m'envoyer la musique de notre "Internationale" parce que je suis en train de préparer une manifestation pour le premier mai prochain..." 1 Peu importent les surprenantes figures de style prodiguées par le leader du Parti socialiste. Il ressort clairement de cette lettre, retrouvée dans les archives de la II e Internationale, que Hilmi considérait le capitaine Benett comme son mentor en matière de socialisme. L'officier anglais avait selon toute vraisemblance été chargé par le Labour Party d'assurer la liaison entre le Parti socialiste de Turquie et le bureau central de la II e Internationale installé à Londres. Nous savons que le Labour Party, qui représentait à cette époque une force politique considérable, intervint à plusieurs reprises en faveur du mouvement socialiste turc 2 . Ce sont peut-être ces interventions qui incitèrent les autorités anglaises de Constantinople à faire preuve d'une certaine passivité vis-à-vis des agissements de Hiiseyin Hilmi. Au lendemain de la grève des wattmans de mai 1920, le Parti socialiste de Turquie regroupait — si l'on en croit du moins le bilan triomphal dressé par Hilmi à l'intention de la II e Internationale — près de 5 000 adhérents. ' Ce document — non daté — nous a été communiqué par Georges Haupt. Une autre lettre, datée du 30 mars 1921, semble avoir été envoyée vers le même moment, mais H. Hilmi y adopte un ton nettement plus officiel : "Monsieur Benett, capitaine de l'armée anglaise. Le Parti socialiste de Turquie qui avait trouvé en vous son plus grand protecteur et ressuscitateur (sic !) considère comme un devoir noble et consciencieux de vous exprimer sa reconnaissance sincère et de vous présenter ses remerciements chaleureux en souhaitant votre prompt retour." ^À partir de l'automne 1921, le Foreign Office sera harcelé de "questions parlementaires". C'est ainsi, par exemple, que le Colonel Wedgewood accusera la police inter alliée de favoriser le capital au détriment des masses laborieuses (FO, 37116511, question parlementaire du 31 octobre 1921). À chaque fois, les autorités britanniques de Constantinople s'efforceront de se disculper en mettant l'accent sur leur totale impartialité.

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Plusieurs grandes entreprises de Constantinople se trouvaient sous sa coupe : la Société des Tramways, la Compagnie d'Electricité, le Société du Chemin de fer ottoman d'Anatolie, ainsi que les deux principales compagnies de navigation de la ville, le §irket-i Hayriye et le Seyr-U Sefain. A la tête de cet empire, Hliseyin Hilmi, qui s'était considérablement enrichi grâce aux contributions ouvrières, menait une vie fastueuse. Il disposait de trois demeures et il avait même fait l'acquisition d'une automobile ornée d'un fanion rouge 1 . Les sociétés étrangères que son organisation contrôlait, sans cesse menacées de grève, étaient obligées de verser d'importantes "cotisations" aux syndicats. Vers la fin de l'année 1920, Hilmi passait aux yeux des autorités françaises pour être un des hommes les plus dangereux d'Istanbul. Une note d'information du 19 novembre 1920 n'hésitait pas à prévoir un cataclysme imminent : "Hilmi décrétera la grève générale et organisera un meeting de tous les travailleurs de Constantinople. Il espère déclencher par la suite un mouvement révolutionnaire. Hilmi est un homme dangereux, intelligent et rusé. Il est en relation avec les principales fédérations ouvrières d'Europe. (...) Il a certainement des attaches avec le Parti communiste." 2 Cette accusation de communisme, lancée contre Hüseyin Hilmi dès 1919, reviendra constamment sous la plume des informateurs du deuxième bureau. Certains d'entre ces derniers le taxeront également de panturquisme 3 . Mais il ne s'agissait là que de conjectures. En réalité, Hilmi avait opté sans ambiguïté pour la II e Internationale et il y avait fort peu d'éléments "extrémistes" dans son entourage. Des hommes comme Ziynettulah Naçirvanov et Sadrettin Celâl, qui devaient par la suite participer à la fondation du Parti communiste turc, n'avaient pas tardé à se détacher du Parti socialiste. Au reste, les militants rassemblés autour de Hilmi, animateurs d'associations ouvrières pour la plupart, n'accordaient que fort peu d'attention aux questions doctrinales. L'action syndicale leur tenait lieu d'idéologie. L'essentiel, pour eux, était de mettre les entreprises étrangères dans l'embarras et, chemin faisant, d'obtenir des augmentations de salaire ainsi que de meilleures conditions de travail. Il y a tout lieu de croire que Hilmi lui-même n'avait qu'une idée assez sommaire de ce qu'était le socialisme. Il ignorait en tout cas les "statuts, règlements ou prescriptions en vigueur" de l'Internationale. En mars 1921, il demandera instamment au capitaine Benett de lui envoyer ces documents 4 . l AMAE, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 94, ff. 155 et sv., note d'information en date du 13.XI.1920. Cf. également M. S. Çapanoglu, op. cit., pp. 70 et sv. 2 AMAE, Série E, Levant, 1918-1929, Turquie, vol. 94, loc. cit. 3 AMAE, Série E, Levant 1918-1929, vol. 94, ff. 231-232, note d'information du 5.XI.1920. 4 D a n s un autre passage de la lettre citée supra.

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Le 31 octobre 1920, Hiiseyin Hilmi avait réuni à Istanbul le deuxième congrès du Parti socialiste de Turquie 1 . Après ce congrès, son organisation se tournera de façon encore plus résolue vers l'activisme. Au cours des premiers mois de l'année 1921, les troubles ne cesseront de se multiplier : menaces de grève générale en janvier, agitation chez les ouvriers de la Compagnie d'Electricité en février, pétition des travailleurs du §irket-i Hayriye en mars 2 . A la fin de ce même mois, les ouvriers de la Compagnie du Gaz, une des nouvelles "acquisitions" de Hilmi, présenteront une longue liste de revendications : journée de huit heures, augmentation des salaires de 50 %, un kilogramme de pain par jour, distribution régulière de vêtements, du charbon pour l'hiver comme autrefois, etc. Le 16 avril, les syndicats contrôlés par le Parti socialiste menaceront d'entamer une grève collective si leurs revendications n'étaient pas satisfaites dans les huit jours 3 . Toute cette agitation sera couronnée, le premier mai 1921, par une manifestation comme Istanbul n'en avait jamais vu. Dès huit heures du matin, la circulation des bateaux à vapeur et des tramways s'arrêtera complètement, au grand désarroi des petits fonctionnaires de la rive asiatique du Bosphore empêchés de se rendre à leur travail. Devant le siège du Parti socialiste, un orchestre jouera l'Internationale pendant plusieurs heures d'affilée. Des milliers d'ouvriers, cravatés de rouge, manifesteront dans les rues de la ville, "sans causer le moindre dégât, car on leur avait interdit de boire" 4 . On verra même défiler les corps d'esnaf, organisations corporatives traditionnelles qui n'avaient pourtant pas grand chose à voir avec le mouvement syndical et dont certaines s'entendaient du reste fort mal avec Hilmi 5 .

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D'après les Statut et programme modifiés..., op. cit., p. 2. La presse d'Istanbul ne manquait pas de consacrer de nombreux commentaires à toute cette agitation. Cf. à ce propos Oya Sencer, Turkiye'de isçi Sinifl (La classe ouvrière en Turquie) Istanbul, 1969, pp. 252-253. ^O. Sencer, loc. cit. 2

^D'après le journal Ikdam du 2.V.1921, cité par O. Sencer, loc. cit. Cf. également le Bulletin périodique de la presse turque, n° 14, 10.VI. 1921, p. 11. 5 L a plupart de ces "corporations" avaient été noyautées par des éléments appartenant au mouvement unioniste. Les Unionistes avaient pris conscience de l'importance du rôle que les esnaf étaient susceptibles de jouer, aussi bien dans le domaine politique et social que dans le domaine économique, dès le lendemain de la révolution jeune-turque. Au moment de l'armistice de Moudros, ils se trouvaient à la tête d'un vaste empire qui comprenait notamment, à Istanbul, la puissante corporation des portefaix (plus de 7 000 hommes), celle des canotiers (2 000' hommes), celle des mahonniers (un millier d'hommes) et plusieurs autres corporations toutes aussi turbulentes que les précédentes (voituriers, charretiers, boulangers, etc.). En mai 1919, Hiiseyin Hilmi avait lancé dans Yidrak de violentes attaques contre le chef des canotiers, Ali Osman agha, l'accusant d'exploiter les membres de sa corporation. Par la suite, cependant, il semble que le leader du Parti socialiste ait cherché à se rapprocher des esnaf. D'après M. S., Çapanoglu, op. cit., p. 64, le kahya des portefaix, Salih agha, aurait été un de ses principaux supporters.

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Cette manifestation mémorable allait constituer le point culminant de l'histoire du Parti socialiste. À partir de cette date, l'organisation de Hiiseyin Hilmi commença à subir ses premiers revers et, insensiblement, à péricliter. Aussitôt après la fête du Premier Mai, la lutte contre les entreprises étrangères d'Istanbul avait repris. Les ouvriers accusaient les compagnies de ne pas respecter les divers accords qui avaient été signés lors des précédents conflits et laissaient entendre qu'ils étaient prêts, une fois de plus, à se mettre en grève. Mais la puissante Société des "Tramways et Electricité de Constantinople", qui détenait le capital des différentes affaires menacées par Hilmi (tramways, funiculaire, électricité et gaz), était à présent décidée à ne pas faiblir. Il fallait profiter de la conjoncture. Les Anglais, soupçonnés d'être favorables à Hilmi, ne régissaient plus tout seuls la police interalliée : ils avaient été contraints d'abandonner une partie de leurs prérogatives aux Français et aux Italiens. Par ailleurs, le général Harington, qui avait à maintes reprises fait preuve d'irrésolution vis-à-vis du Parti socialiste, allait bientôt quitter le haut commandement des forces d'occupation et céder son poste au général italien Mombelli dont c'était le tour d'assurer l'administration militaire de Constantinople. Il y avait tout lieu d'espérer que les intérêts français seraient désormais mieux défendus. Ponctuées de brefs débrayages, les négociations entre l'organisation de Hiiseyin Hilmi et les compagnies se poursuivirent pendant tout l'été 1921. Le Parti socialiste avait dressé une liste de 47 revendications et exigeait notamment la démission de quatre directeurs de la Société des Tramways. Cette dernière avait répliqué par le congédiement d'une vingtaine de syndicalistes. En août, le conflit sera sur le point de dégénérer en grève générale. Mais Hiiseyin Hilmi, abandonné par une partie de ses militants qui avaient rejoint une "Association pour la protection des travailleurs" (îççileri Siyaset Cemiyeti) créée par les compagnies en vue de contrebalancer l'influence du Parti socialiste, dut renoncer à ce projet. Sans cesse sollicitées d'intervenir en faveur des ouvriers, les autorités alliées se montraient de moins en moins compréhensives. Le général Harington et le Haut- Commissaire britannique Horace Rumbold, en particulier, qui avaient fait l'objet de plaintes de la part des compagnies, ne voulaient plus entendre parler de Hilmi 1 . Quant au général

'Les plaintes adressées par la Société des 'Tramways et Electricité de Constantinople" au Foreign Office constituent un dossier passablement volumineux (FO, 371/6577, ff. 121 à 195) qui nous éclaire sur les divers épisodes de l'histoire du Parti socialiste de Turquie dans la seconde moitié de l'année 1921. Nous disposons également, à ce propos, d'un important dossier conservé à Vincennes, SHAT, 20 N 1106 (rapports de la Prévôté du Contrôle Interallié, comptes rendus des réunions hebdomadaires des Hauts Commissaires, notes d'information, etc.)

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Mombelli, il s'efforçait d'être "impartial", mais il n'en était pas moins excédé par les continuelles exigences de Hiiseyin Hilmi 1 . A la fin du mois de septembre, le leader du Parti socialiste se résolut à frapper un grand coup. Mais les rebuffades essuyées par les ouvriers depuis le début de l'été avaient considérablement affaibli son organisation. La plupart des syndicats ne versaient plus leurs cotisations et seuls les ouvriers de la Société des Tramways, conduits par §akir Rasim (un Turc originaire de Crête, "homme fanatique et dangereux" à en croire les services de renseignements), continuaient à accorder véritablement leur confiance au Parti. À vrai dire, même ces derniers, menacés de licenciement, hésitaient à suivre les consignes de leurs chefs. Commencée le 29 septembre, la grève des wattmans dut être interrompue au bout de deux jours. La grève des employés de la Compagnie Seyr-u Sefain qui suivit se solda par un simple débrayage de quelques heures 2 . Ce fiasco fut suivi d'une période d'accalmie. Mais le 26 janvier 1922, une nouvelle grève des tramways éclatait. Les employés de la Société réclamaient la journée de huit heures, une indemnité de 150 000 livres pour non exécution des précédents accords, l'octroi d'une gratification annuelle et le réengagement des employés licenciés lors des précédents conflits. Cette fois, Hiiseyin Hilmi était décidé à ne pas fléchir et à lutter jusqu'à l'épuisement. Préparé par une active campagne de propagande, cet ultime combat dura près de deux semaines. Pendant tout ce temps, le président du Parti socialiste et ses acolytes ne cessèrent de parcourir les clubs ouvriers, exhortant les travailleurs à tenir bon, multipliant les propos anti-capitalistes et xénophobes. Mais la Société des Tramways, forte de l'appui des autorités alliées, demeura intraitable. Dès le deuxième jour du conflit, elle annonçait son intention de renvoyer les grévistes et d'engager de nouveaux employés. Aussitôt, de longues queues de chômeurs se formaient devant ses bureaux d'embauche. La pression du chômage était telle que les grévistes allaient de toute évidence à l'échec. Dans les jours qui suivirent, les principaux meneurs furent arrêtés, accusés de sabotage. Le 6 février, la Compagnie faisait savoir à son personnel

C'est ainsi, par exemple, qu'il fit savoir aux Hauts-Commissaires Alliés, le 3.X.1921, qu'il avait mis Hilmi en demeure "d'obéir à la loi" et de renoncer aux diverses grèves que son parti projetait d'organiser (SHAT, 20 N 1106). D'après les dossiers du FO et du SHAT cités supra, note 33. Cf. également O. Sencer, op. cit., p. 255. La grève des wattmans du 29 septembre fut provoquée, semble-t-il, par l'embauché d'une vingtaine d'élèves-wattmen et le refus de la Société de réengager les anciens wattmen qui avaient dû quitter leur service à la suite d'obligations diverses. Nous ne connaissons pas les motifs du débrayage des employés de la Compagnie Seyr-U Sefain. Ce fut peut-être une grève de solidarité.

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DU

SOCIALISME

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L'INTERNATIONALISME

que tous ceux qui ne reprendraient pas leur service le lendemain à midi seraient licenciés. À l'expiration de cet ultimatum, la grève était terminée 1 . Cet échec devait marquer la fin de la carrière politique de Hiiseyin Hilmi. Dès le dénouement de la grève, il avait été arrêté par la police française pour "incitation au sabotage dans le secteur français de Stamboul" et mis en prison 2 . Il était à présent totalement déconsidéré auprès de ses militants. Ses anciens lieutenants, dont certains n'avaient jamais beaucoup apprécié son comportement dictatorial, ne tardèrent pas à tirer profit de son absence. Le 14 mars, ils élirent un nouveau "comité d'administration" et §akir Rasim, un des principaux instigateurs des troubles du début de l'année, s'empara de la présidence du Parti 3 . Il semble que cette nouvelle équipe ait réussi à enrayer, pendant quelque temps, la désagrégation de l'organisation. A en croire un rapport adressé par §akir Rasim au Général Charpy, commandant des troupes d'occupation française, vers le milieu du mois de mai 1922 4 , le Parti socialiste regroupait encore à cette époque plusieurs corps de métiers : ouvriers des tramways, du funiculaire et de l'électricité ; mahonniers ; employés des bateaux de la Corne d'Or ; typographes ; ouvriers de la fabrique de chaussures de Beykoz ; ouvriers du Feshane (manufacture d'État spécialisée dans la fabrication des fez). Cette clientèle, évaluée à plus de 3 000 adhérents — chiffre discutable assurément — avait participé à la manifestation du Premier Mai (organisée cette fois à l'extérieur de la ville) en réclamant du pain et les "trois huit" : huit heures de travail, huit heures de repos et huit heures de sommeil. Mais le Parti socialiste ne régnait plus sans partage sur le prolétariat constantinopolitain. De n o m b r e u x t r a n s f u g e s avaient rejoint les autres organisations ouvrières de la ville : le Parti socialiste des ouvriers et des ' Cette longue grève a fait couler beaucoup d'encre. L'épais dossier conservé à Vincennes (SHAT, 20 N 1106) permet de suivre le déroulement du conflit au jour le jour, et presque heure par heure. La presse d'Istanbul nous fournit, elle aussi, de nombreuses données. Le Bosphore notamment, un organe francophile, consacra de nombreux articles au conflit. Voici, par exemple, puisée dans le numéro du 4.II.1922, une information intéressante : "Des milliers de personnes sans travail s'étaient rassemblées hier dans les rues avoisinant le local de la Société des Tramways à Galata. Celle-ci a enregistré deux à trois mille employés..." Même son de cloche dans le numéro du lendemain : "Le nombre des grévistes qui demandent à reprendre le travail augmente journellement. D'autre part une foule considérable, parmi lesquels des fonctionnaires, des militaires, des étudiants, etc., entoure les bureaux de la Société. Tout le monde demande à être engagé. La Société a dû installer un second bureau d'inscription à Bechiktache." ^D'après une lettre du Colonel Gribbon à l'Attaché militaire auprès du Haut-Commissariat britannique en date du 6.IV.1922, !•'(), 371/7921, ff. 18-19. 3 i e Bosphore, 15.111.1922, p. 3. col. 3. 4 SHAT, 20 N 1105, lettre datée du 16.V.1922.

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agriculteurs, l'Association ouvrière de Turquie et l'organisation grecque Pan Ergatikon (Union Internationale des Travailleurs). Lors de la manifestation du Premier Mai, ces divers groupements avaient mobilisé un millier de militants et avaient réussi à faire adopter par les assistants une résolution d'inspiration "communiste" qui n'avait pas manqué de scandaliser §akir Rasim : "Étant donné que le maximum de bonheur de la classe des salariés, qui constitue au sein de chaque nation l'écrasante majorité, n'est possible que dans une société sans classes où tous les moyens de production et de richesse sont reconnus comme propriété de la collectivité, nous protestons énergiquement et avec une conviction plus forte que jamais contre les institutions actuelles basées sur la propriété privée, mère de toutes les misères et de toutes les souffrances de l'Humanité."1 Cette déclaration de portée générale, proposée selon toute vraisemblance par le Parti socialiste des ouvriers et des agriculteurs, tranchait nettement sur les revendications terre-à-terre votées à l'instigation du Parti socialiste : majoration des salaires dans les mêmes proportions que le renchérissement du coût de la vie ; réduction de la journée de travail ; expulsion des émigrés russes "qui constituent des éléments de désordre, augmentent les difficultés de l'existence et provoquent le chômage" ; mise en place d'une politique de grands travaux (reconstruction des quartiers incendiés, développement de l'infrastructure industrielle, entretien de la voirie, etc.) afin de résorber le nombre des indigents ; révision de l'ancienne "loi sur les Associations" de manière à faciliter la création de syndicats ouvriers ; etc.2. De toute évidence, le putsch de §akir Rasim n'avait entraîné aucun changement dans la stratégie du Parti. Indifférent aux questions idéologiques, le successeur de Htiseyin Hilmi continuait de consacrer l'essentiel de ses efforts à l'animation de la vie syndicale. De là, vraisemblablement, la relative stabilité de ses effectifs, en dépit des nombreuses erreurs accumulées depuis le milieu de l'année 1921. Mais de là aussi les désertions qui ne cessaient de se multiplier autour de lui. Les militants les plus "conscients" commençaient à comprendre que l'action ouvrière ne passait pas seulement par la lutte syndicale et qu'elle devait reposer également sur l'élaboration d'une infrastructure politique propre au prolétariat. Privé de ses forces vives, le Parti socialiste de Turquie s'acheminait inéluctablement vers sa fin. La crise éclata à l'improviste, vers le début du ' SUA7, 20 N 1105, bc. cit. SHAT, 20 N 1105, loc. cit.

2

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mois de juin 1922. Elle fut provoquée par Huseyin Hilmi qui, libéré par les autorités françaises, entendait reprendre la direction du Parti. Comme §akir Rasim, appuyé par une grande partie des militants, refusait de se démettre, l'ancien président avait fini par porter l'affaire devant le ministère de l'Intérieur, alléguant que les élections faites lors de sa détention avaient été illégales. Le 12 juin, fort du soutien de la direction générale de la police, il put reprendre possession de son poste de leader. Mais le conseil d'administration élu en mars était décidé à ne pas céder. Le j o u r m ê m e de la réintégration de son prédécesseur, §akir Rasim annonça la création d'une nouvelle organisation, le "Parti socialiste indépendant" (Mustakil Sosyalist Firkasî)1. Cette scission entraîna aussitôt la désintégration du Parti. Les travailleurs de la Société des Tramways adhérèrent en masse à l'organisation de §akir Rasim. Une partie des employés des compagnies maritimes se regroupèrent au sein du "Parti socialiste ouvrier de Turquie" (Tiirkiye iççi Sosyalist Firkasî), une organisation réformiste nouvellement créée par un maître tailleur, un certain Namik, qui avait réussi, semble-t-il, à se faire cautionner par la II e Internationale 2 . Les autres corps de métier se dispersèrent, retrouvant leur indépendance ou rejoignant les autres associations ouvrières d'Istanbul. Personne ne voulait continuer à subir la dictature de Huseyin Hilmi. Abattu par les médisances, les grèves ratées, les difficultés financières, le pionnier du socialisme turc se retrouva seul, avec "pas un sou dans la caisse", comme au lendemain de l'armistice de Moudros. À en croire un document datant du mois d'août 1922, le Parti socialiste de Turquie ne consistait plus à cette époque, "qu'en une table et une chaise" 3 . Hiiseyin Hilmi chercha-t-il à remonter la pente ? Continua-t-il d'œuvrer en faveur de la II e Internationale ? S'efforça-t-il de regagner la confiance des groupements ouvriers ? Nous ne savons rien des derniers mois de son existence. Les journaux d'Istanbul ne reparleront de lui que le 18 novembre 1922, pour annoncer qu'il avait été assassiné la veille, dans des circonstances obscures 4 .

ï

Le Bosphore, 13.VI.1922, p. 2, col. 4. Tunçay, op. cit., p. 62. Tunçay, op. cit., p. 57. 4 C f . M. S. Çapanoglu, op. cit., pp. 74-75. L'assassinat de Hilmi fut annoncé notamment par le Bosphore.

SOCIALISME, COMMUNISME ET MOUVEMENT OUVRIER 2. Le Parti

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social-démocrate

Les matériaux dont nous disposons à propos du Parti social-démocrate (.Sosyal Demokrat Firkasi) se réduisent à fort peu de chose : quelques lettres adressées par son fondateur, le docteur Hasan Riza, au Bureau socialiste international à la veille de la première guerre mondiale ; quelques entrefilets insérés dans les journaux d'Istanbul ; deux ou trois brefs rapports de police ; une brochure publiée par Hasan Riza en 1920, consacrée à l'exposé des principes du socialisme 1 . Il est extrêmement difficile, dans ces conditions, de cerner ce Parti avec précision. Il ressort cependant de nos diverses sources que l'organisation de Hasan Riza ressemblait beaucoup à celle de Hiiseyin Hilmi. Toutes deux rattachées à la II e Internationale, elles se réclamaient l'une et l'autre du même socialisme humanitaire — socialisme d'origine essentiellement française — et ne se préoccupaient que d'arracher au pouvoir quelques réformes au profit des masses ouvrières. Toutefois, alors que le Parti socialiste de Turquie ne cessa de faire preuve de combativité, l'organisation de Hasan Riza semble s'être surtout illustrée par sa totale inertie. Créé en 1912, à un moment où la conjoncture politique était défavorable à l'implantation de groupes socialistes en Turquie, le Parti socialdémocrate fut, au lendemain de l'armistice de Moudros, la première formation se réclamant du socialisme à déposer une demande d'homologation auprès du Ministère de l'Intérieur (23 décembre 1918). L'équipe dirigeante du Parti comprenait, outre le Dr. Hasan Riza, des hauts fonctionnaires, notamment le directeur général du Crédit foncier (Emlâk bankasi), Cemil Arif, des officiers supérieurs en retraite et, à en croire les historiens soviétiques, un certain nombre de "valets de la grande bourgeoisie" 2 . Singulièrement, toutefois, peutêtre parce qu'il n'existait pas à l'époque d'autre parti socialiste (ce n'est qu'au début de l'année 1919 que Hiiseyin Hilmi ressuscitera son organisation), Hasan Riza avait également réussi à recruter d'authentiques "révolutionnaires". Le cas le plus frappant est celui de Ziynettulah Na§irvanov, un Tatar de Russie venu à Istanbul à l'époque des guerres balkaniques et qui, après avoir activement milité au sein du mouvement panturquiste, s'était soudain tourné vers le socialisme. Na§irvanov allait se signaler dans les années 1918-1920 comme un des éléments les plus radicaux de la gauche constantinopolitaine. 1 Sosyalizm. En miihim ve herkes için mtitalâasi elzem bir mesele-i hayatiyedir (Le socialisme. Une question vitale qui doit retenir l'attention de tout le monde), Istanbul, 1920. ^Cf. par exemple A. D. Novichev, "Rabochee i sotsialisticheskoe dvizhenie v Stanbule v godi natsional'no osvoboditel'noy bor'bî (1918-1923 gg)", Problemi' istoriì natsìonal'no osvobodìtel'nogo dvizhenia v stranakh Azii, Leningrad, 1963, pp. 119-120.

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Son but, en adhérant à l'organisation de Hasan Riza, semble avoir été de "conquérir le Parti de l'intérieur" 1 . Par la suite, il tentera également de subvertir l'entourage de Hiiseyin Hilmi. Mais ces deux tentatives se soldèrent par un échec. Vers le début de l'année 1920, il s'éloignera définitivement des "réformistes" — dont l'imperméabilité à l'internationalisme révolutionnaire était décidément irréductible — et se consacrera à la propagande communiste, d'abord à Istanbul, puis en Anatolie. À en croire une "proclamation" du Parti social-démocrate publiée en février 1919, l'objectif essentiel de l'organisation de Hasan Riza était de créer des "syndicats agricoles, industriels et économiques" et d'aider les ouvriers à faire face aux diverses difficultés de leur vie professionnelle 2 . Plusieurs indices nous permettent de penser que ce programme séduisit un grand nombre de travailleurs. A l o r s

qu'en

1914 le Parti

social-démocrate, voué

à la

clandestinité, ne regroupait qu'une poignée de sympathisants, près de 2 000 personnes étaient, dit-on, inscrites sur ses registres dans les années d'aprèsguerre3. Vers la fin de l'année 1919, l'organisation de Hasan Riza constituait, selon toute vraisemblance, malgré les progrès considérables enregistrés par le Parti socialiste de Turquie, la plus importante des formations "ouvrières" d'Istanbul. Mais ses effectifs représentaient néanmoins peu de chose en regard de l'immense masse des travailleurs "inorganisés" dont la préférence allait de toute évidence aux multiples partis nationalistes issus du Comité Union et Progrès. Aux élections législatives de décembre, élections qui suscitèrent une intense rivalité entre les diverses organisations socialistes d'Istanbul, les candidats du Parti social-démocrate, Hasan Riza en tête, essuyèrent un fiasco total de même que tous leurs rivaux. Seul fut élu, nous l'avons vu, le candidat du Parti ottoman du travail — une organisation unioniste —, Numan Usta. Il semble que cet échec ait valu au leader des sociaux-démocrates de vives critiques de la part de certains de ses militants. Hasan Riza dut même, momentanément, renoncer à la présidence de son organisation4. Mais celle-ci,

1 C'est du moins ce qu'il prétendra lui-même par la suite, peut-être pour se justifier. C f . à ce propos son article intitulé "Edhem Nejad Arkadag" ( L e camarade Edhem Nejad), dans 28 29 Kanim u sani 1921. Karadeniz kiyilarinda parçalanan Mustafa Subhi ve yolda^larinm ikinci yit dôniimleri (28-29 Janvier 1921. Deuxième anniversaire de la mort de Mustafa Suphi et de ses camarades assassinés sur les bordes de la Mer Noire), Moscou, 1923, p. 73. 2 M . Tunçay, op. cit., p. 59. On retrouve les mêmes thèmes dans le programme du parti, cité par T . Z . Tunaya, op. cit., p. 423.

•^D'après un document cité par M. Tunçay, op. cit., p. 59. ^T. Z . Tunaya, op. cit., p. 424 ; F. Tevetoglu, op. cit., p. 68.

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bien qu'affaiblie, survécut à cette crise. Ce n'est que vers le milieu de l'année 1920 qu'elle commença à dépérir réellement. D'après un rapport des services de renseignements français, le Parti social-démocrate ne représentait plus, en novembre 1920, qu'une "institution à caractère commercial" qui vivotait grâce à des représentations théâtrales et à des quêtes. Les services du ministère des Finances venaient de découvrir un "trou" de 800 livres dans sa caisse et une enquête avait été ouverte 1 . De toute évidence, la philanthropie inefficace et apathique de Hasan Riza avait fini par lasser ses partisans. On peut supposer que ceux-ci s'étaient dirigés en masse vers le Parti socialiste de Turquie, séduits par l'activisme de Hiiseyin Hilmi qui venait de remporter ses premières grandes victoires. Pour arrêter cette hémorragie, Hasan Riza aura recours aux grands moyens : en janvier 1921, il annoncera par voie de presse qu'il avait été mis fin aux "agissements arbitraires de certains adhérents" (allusion probable aux détournements de fonds découverts peu de temps auparavant) et s'engagera à "appliquer intégralement le programme du parti" 2 . Nous ne savons pas si cette reprise en main permit au Parti social-démocrate de combler quelque peu ses pertes, mais il est certain, en tout cas, que rien ne fut changé dans la stratégie attentiste de l'organisation. Au printemps 1922, le Parti de Hasan Riza existait encore : son nom figure sur la liste des six organisations qui participèrent à la manifestation du Premier Mai 3 . Cependant, il y a tout lieu de penser qu'à cette époque la plupart de ses militants ouvriers l'avaient quitté depuis longtemps. Il semble que les autres partis aient mené une campagne de recrutement auprès des sympathisants de Hasan Riza en dénonçant l'appartenance de leur maître à penser à la franc-maçonnerie. Peu après la fête du Premier Mai, les cadres du Parti — les hauts fonctionnaires, les officiers supérieurs en retraite, les "valets de la grande bourgeoisie" — déserteront à leur tour 4 . On peut supposer qu'au moment où les Alliés transférèrent l'administration civile d'Istanbul aux autorités kémalistes (octobre 1922), le Parti social-démocrate avait déjà cessé d'exister.

1 AMAE, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 94, note d'information en date du 13.XI.1920 f. 157. D'après F. Tevetoglu, loc. cit., qui transcrit une information parue dans YAlemdar du 24.1.1921. ^Cette liste figure en annexe d'une lettre adressée par §akir Rasim au Général Charpy le 16.V.1922 ( S H A T , 20 N 1105). D'après ce document, la manifestation du Premier Mai avait été dominée, comme l'année précédente, par le Parti socialiste de Turquie. Mais §akir Rasim mentionne par ailleurs la participation des organisations suivantes : le Parti social-démocrate, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, l'Association ouvrière de Turquie, l'Union Internationale des travailleurs et les Hentchak arméniens. 4 D'après un document conservé dans les archives de l'Institut d'histoire de la révolution turque (Ttirk inkilap Tarihi Enstitiisii, Ankara), cité par M. Tunçay, op. cit., p. 60.

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3. Le Parti socialiste des ouvriers et des agriculteurs Il y avait en Allemagne, à la fin de la guerre, plusieurs milliers de citoyens ottomans : des étudiants et, surtout, des ouvriers, employés pour la plupart dans les usines d'armement. C'est dans ce milieu d'expatriés que prit naissance, vers le début de l'année 1919, le "Parti des ouvriers et agriculteurs de Turquie" (Turkiye i§çi ve çiftçi jïrkasi). Nous ne savons pas grand chose des activités de cette organisation. À en croire certaines sources, un de ses animateurs les plus dynamiques, Sadik Ahi, aurait réussi à implanter parmi les travailleurs turcs une importante "Union ouvrière" 1 . Mais le parti lui-même, dont le siège se trouvait à Berlin, ne fut sans doute qu'une sorte de club politique rassemblant quelques dizaines de jeunes intellectuels en fin d'études. En mai 1919, ce groupe d'étudiants 2 parvint à publier à Berlin le premier numéro d'une revue intitulée Kurtulu§ (Libération). Outre un "Appel au prolétariat du monde entier", il y avait là un bref texte d'Anatole France consacré à Jaurès, une biographie de Karl Marx, une étude de Vedat Nedim relative aux aspects économiques de la lutte des classes et le début d'un récit symboliste, "Le spectre" ( H o r t l a k ) dû à Lemi Nihat. Pas un mot des problèmes concrets qui se posaient au prolétariat turc. Pas un mot des grands débats qui déchiraient le mouvement socialiste international. De toute évidence, les"spartakistes turcs" — c'est ainsi qu'on les désignera par la suite, simplement parce qu'ils avaient fait leurs études en Allemagne — en étaient encore à l'exploration des principes généraux du marxisme. Ce numéro de Kurtuluç fut le seul à paraître hors de Turquie. En effet, vers le début du mois de mai, alors même que la revue était encore sous presse, un vapeur turc, YAkdeniz, fit escale à Hambourg, événement qui se produisait pour la première fois depuis la fin de la guerre, et la plupart des membres du parti en profitèrent pour rentrer au pays. Dès qu'ils furent à Istanbul, ils reconstituèrent leur groupe. Chaque semaine, ils se réunissaient 'Cf. par exemple le rapport de Hilmioglu Hakki publié dans les protocoles du premier congrès du Parti communiste turc réuni à Bakou, Turkiye Komunist firkasimn birinci kongresi, Bakou, 1920, p. 90. C'est un document du SR marine qui nous apprend que cette union était dirigée par Sadik Ahi (SHAT, 20 N 167. rapport du Lieutenant Rollin en date du 19.XI.1919, dossier 1, pièce 67). L'organisation berlinoise était animée notamment par Ethem Nejat et Ismail Hakki, tous deux étudiants en pédagogie, futurs fondateurs, l'un et l'autre, du Parti communiste turc. Les autres éléments du groupe allaient par la suite s'éloigner du socialisme : Miimtaz Fazli (Taylan) deviendra un des plus gros industriels des années d'après-guerre ; Mehmet Vehbi (Saridal) et Ali Nizami (Nizamettin Ali Sav) s'orienteront vers l'enseignement supérieur et militeront au sein du Parti républicain ; Vedat Nedim (Tôr), après avoir participé aux activités du Parti communiste turc jusqu'en 1927, fera une brillante carrière dans l'administration kémaliste ; le peintre Namik ismail sera porté à la présidence de l'Académie des Beaux-Arts d'Istanbul ; Ilhami Nafiz (Pamir) deviendra directeur général d'une importante banque d'Etat ; Nurullah Esat (Siimer), enfin, détiendra pendant un temps le portefeuille de l'Économie et des Finances et sera le premier directeur général de la Siimerbank créée en 1933 en vue de stimuler le développement économique de la Turquie nouvelle.

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chez l'un d'entre eux, le peintre Namik Ismail. Bientôt, sous l'influence d'un nouveau venu, le Dr. §efik Hiisnii, ils décidèrent de travailler à ciel ouvert et entreprirent les formalités requises pour obtenir la légalisation de leur organisation. Celle-ci prit le nom de "Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs de Turquie" (Tiirkiye îççi ve Çiftçi sosyalist flrkasi). L'adjonction du terme "socialiste" à l'ancienne étiquette du groupe visait sans doute à éviter toute confusion avec les diverses associations professionnelles d'agriculteurs et d'ouvriers qui ne cessaient, vers la même époque, de proliférer à Istanbul. L'objectif de §efik Hiisnii était de créer, face au socialisme "ignare" de Htiseyin Hilmi, un authentique courant marxiste, capable de transposer les revendications du prolétariat au niveau de l'action politique. Mais il s'agissait là, à vrai dire, d'une ambition démesurée. Organisation d'intellectuels, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs ne réussira que très progressivement à prendre pied au sein des masses laborieuses d'Istanbul. Au moment des grandes festivités du Premier Mai 1921, il ne pourra se prévaloir que de quelques centaines de manifestants, alors que des milliers de travailleurs défileront sous la bannière de Htiseyin Hilmi 1 . Pourtant son programme semblait a priori tout aussi attrayant que celui du Parti socialiste de Turquie : la journée de huit heures, la fixation d'un salaire minimum, l'interdiction du travail des enfants, l'octroi d'un jour de repos par semaine, l'abolition de la dîme, la création de coopératives dans les villages, la "nationalisation" des moyens de transport, des mines, des forêts et, d'une manière générale, de toutes les sources de richesse, etc 2 . Mais, à plate-

La participation des militants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs à la manifestation du Premier Mai 1921 est mentionnée par R. P. Kornienko, Rabochee dvizhenie v Turtsii 19181963 gg., Moscou, 1965, p. 36, qui cite une brochure de propagande intitulée TKP dogu§u, kuruluçu, gelarne yollari. Tiirkiye Komunist partisi tarihinden sayfalar (Naissance, fondation et développement du PCT. Pages tirées de l'histoire du Parti communiste turc). 2 L e programme du parti fit, en novembre 1919, l'objet d'un long exposé dans les colonnes du quotidien ìfham. Voici notamment ce que déclarait Sadik Ahi au journaliste qui l'interrogeait : "... D'aucuns parmi nous prétendent qu'il n'y a pas en Turquie de différence de classes et que, par conséquent, l'existence d'un parti socialiste n'est point nécessaire. Or, nous soutenons le contraire. La différence de classes existe chez nous ; c'est elle qui a justement donné naissance parmi nous au socialisme (...) Notre programme est conforme aux programmes des partis socialistes les plus réputés ; nous y avons pourtant introduit de nombreuses modifications suivant les exigences locales du moment (...) Pour ce qui est des questions économiques, la durée maximum du travail doit être de huit heures par jour, le repos hebdomadaire doit être admis et un salaire minimum fixé ; les enfants ne doivent pas travailler ; des assurances doivent être établies contre les maladies, les accidents et la vieillesse des ouvriers ; le système de la dîme qui est pour les paysans plus pernicieux que les maladies et la guerre doit être aboli ; des coopératives doivent être constituées dans les villages ; toutes les sources de richesses, c'est-àdire les moyens de production tels que moyens de transport, mines, forêts, fleuves doivent être nationalisées ou pour mieux dire affectées à la collectivité. L'État seul doit avoir le droit du monopole. L'État doit aussi se charger d'une façon gratuite de toutes les charges se rapportant à l'état sanitaire de la population..." Nous citons ce texte d'après la traduction du service de renseignements de la Marine ( S H A T , 20 N 167, dossier 1, pièce 67, rapport en date du 19.XI.1919).

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forme égale, les travailleurs constantinopolitains préféraient, de toute évidence, le pragmatisme et la roublardise de Hûseyin Hilmi. Dans l'immédiat, la seule voie réaliste qui s'ouvrait aux "spartakistes" était d'œuvrer à la diffusion de la pensée marxiste en Turquie. En septembre 1919, ils reçurent l'autorisation de faire reparaître le Kurtulu§. La nouvelle équipe de rédaction, nettement moins doctrinaire que celle de Berlin, était dominée par deux des figures les plus marquantes du socialisme turc de cette période, Ethem Nejat et Çefik Hiisnii. Ancien militant du mouvement jeuneturc, Ethem Nejat avait été gagné au marxisme vers la fin de la première guerre mondiale, alors qu'il se trouvait en Allemagne en vue de parfaire ses études de pédagogie. §efik Hiisnii, lui, était de formation française. Issu d'une riche famille donme de Salonique, il avait suivi l'enseignement de la faculté de médecine de Paris et, durant son séjour en France, avait subi l'influence de la S.F.I.O. de Jean Jaurès. Plus doué qu'Ethem Nejat pour les débats théoriques, il s'efforcera d'élaborer dans Kurtulu§ une analyse marxiste de la société turque, soulignant l'importance du rôle politique imparti au "prolétariat" — pris dans un sens très large : non seulement les ouvriers d'industrie, mais aussi les employés, les médecins, les écrivains, etc. — dans la perspective de la révolution économique et sociale qui était, croyait-il, sur le point d'éclater en Turquie 1 . Ethem Nejat, pour sa part, manifestera surtout des préoccupations de pédagogue, mettra l'accent sur les insuffisances et l'iniquité du système scolaire ottoman, s'en prendra aux modes de pensée individualistes importés des pays anglo-saxons, prônera la mise en place d'une pédagogie socialiste, seule forme d'éducation capable de faire échec à l'ignorance, à la misère et à l'exploitation de l'homme par l'homme 2 . Bien que la plupart des militants rassemblés autour d'Ethem Nejat et de Çefik Hiisnii eussent fait leurs premières armes en Allemagne, c'est l'influence française, celle en particulier d'Henri Barbusse, qui transparaîtra surtout dans

"Yannki Proletarya" (Le prolétariat de demain), Kurtulu§, n°2, 2 0 octobre 1919, pp. 17-21; "Bugunkii Proletarya ve Sinif Çuuru" (Le prolétariat d'aujourd'hui et la conscience de classe),

Kurtulu§, n° 3, 20 novembre 1919, pp. 45-47. ^''Bugiinku ìbtidai mekteblerimiz" (Nos écoles primaires d'aujourd'hui), Kurlulus, n° 2, 2 0 octobre 1919, pp. 3 2 - 3 4 ; "Sosyalizm ve ferdiyetçiler" (Le socialisme et les individualistes), Kurtuluç, n° 3, 20 novembre 1919, pp. 48-51 ; "Serseriler, Terbiye, Sermaye" (Les vagabonds, l'éducation, le capital), n° 5, février 1920, pp. 87-91.

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Kurtuluç. Barbusse, qui venait de lancer le mouvement "Clarté"1, affirmait que les intellectuels — "inventeurs spirituels qui ordonnent le progrès" — avaient un rôle capital à jouer dans la conduite du combat socialiste. §efik Hiisnu et ses camarades feront de cette thèse élitiste, qui justifiait leur entreprise, un des éléments essentiels de leur doctrine. "C'est aux intellectuels et aux idéalistes", proclamera sans ambiguïté §efik Hiisnu, "qu'il incombe d'organiser notre jeune prolétariat, de lui fournir des moyens de lutte et de le guider vers la libération." 2 Pour mener à bien ce programme, les "spartakistes" s'efforceront, faute de pouvoir créer leur propre organisation de masse, de noyauter les autres partis socialistes d'Istanbul. C'est ainsi par exemple qu'ils gagneront à leur cause Ziynetullah Na§irvanov qui militait à cette époque au sein du Parti social-démocrate de Hasan Riza. C'est ainsi de même qu'ils parviendront à s'assurer la collaboration de Sadrettin Celâl, un des éléments les plus en vue du Parti socialiste de Turquie. Mais ce noyautage s'avérera dans l'immédiat peu efficace. Le parti socialiste des ouvriers et agriculteurs n'y gagnera qu'une poignée de transfuges, des intellectuels pour la plupart, tandis que les éléments prolétariens continueront d'affluer vers l'organisation de Huseyin Hilmi. Un mois apès la parution du premier numéro de Kurtulug, §efik Htisnii et ses camarades sembleront pourtant sur le point de réussir leur percée en direction des ouvriers. En octobre 1919, ils parviendront à s'entendre avec le Parti social-démocrate et le Parti socialiste de Turquie, et convoqueront un grand meeting en vue de la préparation des élections législatives. Cette réunion qui eut lieu le 24 octobre dans un des théâtres de la ville, rassembla près de 2 000 travailleurs. Pour la première fois depuis sa création, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs eut ainsi la possibilité de toucher un grand nombre d'individus. §efik Hûsnu en profita pour jeter les bases d'une "Union ouvrière" et pour suggérer aux représentants des autres partis la fondation d'un front socialiste unitaire. Ces diverses propositions furent accueillies dans

Organisé vers le milieu de l'année 1919, le mouvement "Clarté" mobilisa aussitôt un grand nombre d'intellectuels, aussi bien en France (citons notamment Anatole France, Georges Duhamel, Victor Cyril, Paul Vaillant-Couturier, Magdeleine Marx-Paz, Victor Margueritte) qu'à l'étranger (Stefan Zweig, Upton Sinclair, Vicente Blasco-Ibanez, H. G. Wells, etc.). Un des objectifs du mouvement était de créer une "Internationale de la Pensée" qui devait avoir pour mission de "reconstruire le monde", de "prévenir les injustices" et d'oeuvrer à la "réalisation harmonieuse d'un avenir meilleur". Dès la fin de l'année 1919, le groupe animé par Henri Barbusse disposa d'un organe, Clarté, qui, jusqu'à sa disparition en 1926, exerça une influence considérable sur de nombreux cercles d'intellectuels. Des noyaux de "clartistes" se formèrent en Belgique, en Suisse, en Angleterre, aux États-Unis, en Italie, en Espagne, au Portugal, ainsi que dans de nombreux autres pays d'Amérique Latine, d'Orient et d'Europe. Pour une étude d'ensemble du mouvement "Clarté", nous renvoyons à l'ouvrage de Vladimir Brett, Henri Barbusse. Sa marche vers la clarté. Son mouvement Clarté, Prague, 1963. ^"Yarinki Proletarya", op. cit., p. 21.

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l'enthousiasme, mais demeurèrent sans lendemain. Ni l'organisation de Hasan Riza, ni celle de Hüseyin Hilmi n'étaient prêtes à renoncer à leur indépendance. Quant au projet "d'Union ouvrière", il arrivait beaucoup trop tôt. La confédération syndicale mise sur pied par §efik Hiisnii, bien que regroupant quelque 1 600 adhérents sur le papier, ne rencontra en réalité aucun succès auprès des travailleurs1. Dans la mesure où il permit à l'organisation de §efik Hiisnii de se signaler à l'attention de l'opinion publique, le meeting du 24 octobre ne fut cependant pas totalement infructueux. À partir de cette date, les journaux d'Istanbul mentionneront à plusieurs reprises l'existence du parti et vers la minovembre Vifham publiera même une longue profession de foi de Sadik Ahi, l'ancien président de l'union ouvrière turque de Berlin 2 . Mais cette flambée de sympathie ne suffira pas à consolider la position des "spartakistes". L'année 1919 s'achèvera sur un échec : lors des élections législatives (décembre 1919), leur candidat, Mehmet Vehbi, un des éléments les plus modérés du groupe, n'obtiendra que 14 voix, un score très en deçà de celui réalisé par le représentant des Unionistes, Numan Usta. Peu après ces élections, la vie du parti fut troublée par de violents débats internes. Nous ne savons pas quelles furent les causes exactes de cette crise, mais il semble que les déboires accumulés depuis quelques mois aient constitué un facteur non négligeable d'insatisfaction et de dissentiment. Les militants, qui avaient jusque-là admis sans sourciller les mots d'ordre élitistes proposés par les rédacteurs de Kurtulu§, commencèrent à envisager, vers le début de l'année 1920, la possibilité d'une modification de la stratégie du Parti. Certains d'entre eux plaidaient pour un rapprochement avec les cellules communistes clandestines qui ne cessaient de se multiplier. D'autres proposaient de transférer l'organisation en Anatolie, dans l'espoir d'une entente avec le mouvement de libération nationale. Les éléments modérés, enfin, étaient favorables à une révision des options doctrinales du parti, de manière à toucher une clientèle moins restreinte. ^ L a réunion du 24 octobre 1919 f u t a b o n d a m m e n t commentée par la presse constantinopolitaine. Signalons d'autre part le récit très circonstancié qu'en donne Tayyib Gòkbilgin, Milli Miicâdele Baçlarken (Le début de la lutte nationale), vol. II, Ankara, 1965, pp. 136-140. La résolution votée à l'issue du meeting a été publiée dans Kurtulu§, n° 3, 20 novembre 1919, p. 3 de couverture. La création de "l'Union ouvrière" est mentionnée par de nombreuses sources. Il convient de citer notamment à ce propos les déclarations de Sadik Ahi parues dans le journal ifham : "Nous avons réussi à établir des relations étroites entre les ouvriers de toutes les fabriques de Constantinople et les diverses corporations. Nous allons aussi fonder très prochainement l'Union générale du travail qui représentera tout le prolétariat turc." ( S H A T , 20 N 167, loc. cit.). C'est Magdeleine Marx-Paz qui donne le chiffre de 1 600 adhérents ("L'Humanité en Orient", L'Humanité, 30.XI.1921, p. 2). Mais il ressort clairement d'un article publié dans VAydinhk, n° 3, 1.IX.1921, p. 85 et sv., que cette entreprise fut un échec. Pour un aperçu des déclarations faites par Sadik Ahi, cf. supra, notes 59 et 64.

SOCIALISME, COMMUNISME ET MOUVEMENT OUVRIER

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Ces mésententes ne devaient pas tarder à provoquer une grave scission au sein du parti. Dès le mois de février 1920, la publication du Kurtuluç fut interrompue. En mars, la conjoncture politique contribua à accentuer les tensions qui se manifestaient depuis le début de l'année. Le renforcement de l'occupation d'Istanbul par les Alliés, la dissolution de la Chambre, la constitution du cabinet anglophile de Damad Ferid pacha semblaient donner raison aux éléments "extrémistes" qui s'étaient prononcés pour le transfert du parti en Anatolie. Vers la fin du mois, le schisme apparaissait inévitable. Décidés à poursuivre leur action en territoire kémaliste, de nombreux militants partirent pour Ankara. D'autres, comme §efik Hiisnii, Ethem Nejat et Sadrettin Celâl, restèrent provisoirement à Istanbul mais, gagnés au communisme, ils se consacrèrent à des activités souterraines, abandonnant la direction du Parti à la fraction modérée 1 . Au lendemain de cette débâcle, il semble que la nouvelle équipe dirigeante (qualifiée par les historiens soviétiques "d'opportuniste") se soit empressée de modifier l'orientation politique du parti. Le programme de 1919, dont certaines revendications paraissaient par trop chimériques (la journée de huit heures, la distribution gratuite des terres aux agriculteurs), fut remanié et les militants furent invités à se contenter de réformes raisonnables 2 . Mais ce changement de cap s'avéra totalement inefficace. Au moment même où l'organisation de Hiiseyin Hilmi connaissait ses premiers grands succès, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs se trouva réduit aux dimensions d'un simple groupuscule. Ce n'est que vers la fin de l'année 1920 qu'il commença à remonter la pente, repris en main par §efik Hiisnii et Sadrettin Celâl. Ces derniers appliquaient les consignes du Komintern qui venait de se prononcer de façon très nette en faveur du travail dans la légalité 3 . C'est vraisemblablement en

R. P. Kornienko, op. cit., pp. 2 2 - 2 3 ; Magdeleine Marx-Paz, loc. cit. Cf. également E.F. Ludshuveit, "Posleoktiabr'skii revolutsionnyi pod'em v Turtsii", Vestnik moskowskogo universiteta, n° 7, 1949, p. 48. 2 R. P. Kornienko, op. cit., p. 23. D'après cet auteur, qui cite E. F. Ludshuveit, loc. cit., l'aile "opportuniste" du parti était dirigée par Mehmed Vehbi et Nizameddin Ali. Toutefois, d'après Vâlâ Nureddin, Bu DUnyadan Nâzim Geçti (Nâzim [Hikmet] est passé par ce monde), Istanbul, 2ème éd., 1969, pp. 64 et sv„ Mehmed Vehbi ne se trouvait pas à Istanbul à cette époque. Il se peut que Nizameddin Ali, lui, soit resté dans la capitale ottomane, mais nous n'avons aucun indice à ce propos. 3 C f . à ce propos les thèses et résolutions du deuxième Congrès de l'Internationale Communiste, et en particulier les thèses relatives au parlementarisme : "... Le parti dirigeant du prolétariat doit, en règle générale, fortifier toutes ses positions légales, en faire des points d'appui secondaires de son action révolutionnaire et les subordonner au plan de la campagne principale, c'est-à-dire à la lutte des masses. La tribune du Parlement bourgeois est un de ces points d'appui secondaires..." Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale communiste. 1919-1923, réimpression en fac-similé, Paris : Maspero, 1971, p. 67.

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septembre 1920, lors du premier congrès du Parti communiste turc organisé à Bakou par Mustafa Suphi, congrès auquel participèrent plusieurs délégués de l'organisation d'Istanbul 1 , que fut prise la décision de ranimer le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs. Il convient de remarquer à cet égard que c'est à la suite de ce même congrès que Mustafa Suphi allait consacrer tous ses efforts à la mise en place d'une organisation officiellement reconnue en Anatolie 2 . Il se peut que la chute du cabinet anglophile de Damad Ferid pacha en octobre 1920, aussitôt suivie d'un certain relâchement de la censure, ait facilité la tâche de §efik Hiisnii et de Sadrettin Celâl. Mais la lente progression de leur parti fut surtout liée à la désaffection croissante des travailleurs pour l'organisation de Hiiseyin Hilmi, désaffection qui commença à se manifester, nous l'avons vu, vers le milieu de l'année 1921. Tandis que le Parti socialiste de Turquie s'embourbait dans d'interminables démêlés avec la Compagnie des Tramways, le groupe de §efik Hiisnii, éclairé par les directives de la III e Internationale et fort de l'expérience accumulée au cours de deux années de lutte, préparait l'avenir. Dès le mois de juin, un pas capital fut franchi. Reprenant son ancien projet de confédération syndicale, §efik Hiisnii réussit à regrouper quelques centaines de travailleurs au sein d'une "Association ouvrière de Turquie" (Turkiye ïççiler Dernegl) qui entreprit aussitôt une intense campagne de recrutement auprès des partisans de Hiiseyin Hilmi. Dans le même temps, le parti fut doté d'une précieux outil de propagande, VAydinlik (Clarté), revue "sociale, scientifique et littéraire" dont le nom témoignait de la permanence de l'influence exercée par le socialisme français sur §efik Hiisnii et son entourage. Nous ne disposons malheureusement que de fort peu de données sur les activités de l'Association ouvrière de Turquie. Il ressort d'un article paru dans VAydinlik que celle-ci s'adressait surtout aux travailleurs des entreprises d'État (usines d'armement, fabrique de chaussures de Beykoz, ateliers de tissage, etc.). Elle regroupait également, semble-t-il, un certain nombre de corporations artisanales ainsi qu'une partie des employés de la compagnie de navigation Seyr-ti Sefaiti3. Le 5 août 1921, les délégués de ces divers corps de métiers se réunirent en congrès et adoptèrent une résolution condamnant la société capitaliste et appelant les travailleurs de Turquie à constituer un "front unique

^L'organisation d'Istanbul fut représentée notamment par Edhem Nejat et Hilmioglu Hakki. Cf. à ce propos le chapitre que nous consacrons à Mustafa Suphi et à son parti. 3"l§çi Dernekleri Kongresi" (Le Congrès des Associations ouvrières), Aydinlik, n° 3, 1.IX.1921, p. 85. 2

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contre les forces coalisées de la bourgeoisie" 1 . Aussitôt après, l'Association ouvrière de Turquie décida de rejoindre l'Internationale syndicale rouge qui venait d'être créée à Moscou. Toutefois, en dépit de ce parrainage éminemment révolutionnaire, il ne semble pas que ses adhérents aient fourni des preuves tangibles de leur combativité. Paradoxalement, jusque vers le milieu de l'année 1922, c'est la clientèle du Parti socialiste de Turquie — pourtant affiliée à l'Internationale syndicale "jaune" d'Amsterdam — qui continuera de représenter la fraction la plus dynamique du prolétariat constantinopolitain. À vrai dire, la conjoncture était peu favorable à l'agitation ouvrière. Ayant fini par s'entendre sur une stratégie commune, les Alliés avaient considérablement durci leur attitude vis-à-vis des syndicats. Malgré son audace et sa pugnacité, l'organisation de Hiiseyin Hilmi allait de défaite en défaite et les arrestations de militants se multipliaient. C'est ce qui explique sans doute la relative prudence manifestée par l'Association ouvrière de Turquie. Celle-ci ne voulait pas risquer ses modestes effectifs 2 dans un combat qui paraissait perdu d'avance. Dans l'immédiat, la seule perspective qui s'offrait à ses dirigeants était de construire pierre à pierre, avec opiniâtreté, une organisation syndicale modèle, capable de constituer, le moment venu, le noyau d'un vaste rassemblement prolétarien. Un objectif réaliste ? Il y a tout lieu de penser que §efik Hiisnü et ses camarades ne mesuraient pas très bien l'étendue du chemin qu'il leur faudrait parcourir avant de parvenir au but. Moins d'un an après la tenue de son premier congrès, l'Association ouvrière de Turquie se croyait déjà au terme de ses peines. Mettant à profit la récente désagrégation du Parti socialiste de Turquie, elle convoqua en juillet 1922 une conférence des principales organisations ouvrières d'Istanbul et leur proposa de s'unir au sein d'une même confédération. Prirent part à cette réunion la Société des typographes ottomans, le Parti socialiste indépendant, le Parti social-démocrate arménien (Hentchak) et diverses organisations grecques rattachées à l'Union Internationale des Travailleurs, un important cartel syndical dirigé par un homme qui affichait

^ "ï§çi Dernekleri Kongresi", op. cit., p. 87. M. Marx-Paz donne dans l'Humanité du 30.XI.1921, p. 2, une traduction intégrale de cette résolution. 2 §akir Rasim, dans une lettre adressée au général Charpy le 16 mai 1922 ( S H A T , 20 N 1105), évalue la clientèle de l'association ouvrière de Turquie à quelque 500 individus. On peut penser qu'il a volontairement indiqué un chiffre inférieur à la réalité, afin de faire ressortir l'importance des effectifs de sa propre organisation. On retrouve toutefois ce nombre de 500 adhérents dans une brochure de Sadrettin Celâl, Sendika Meseleleri (Les questions syndicales), Istanbul, 1922, p. 8.

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L'INTERNATIONALISME

des sympathies pro-communistes, Serafim Máximos 1 . Mais il s'agissait là d'une initiative prématurée. Ni la puissante Société des typographes ottomans, ni le Parti socialiste indépendant de §akir Rasim, qui avaient pourtant accepté de participer à la conférence, n'étaient prêts à renoncer à leur autonomie. L'Union Internationale des Travailleurs et ses satellites (l'Union des travailleurs du bâtiment, l'Union des travailleurs de la mer, l'Union des menuisiers), affiliés comme l'Association ouvrière de Turquie à l'Internationale syndicale rouge, se montrèrent moins catégoriques dans leur refus, mais n'en œuvrèrent pas moins à l'échec des pourparlers, alléguant que la classe ouvrière n'était pas préparée à accepter la constitution d'un front unique 2 . Cette objection d'allure générale masquait en réalité d'insurmontables antagonismes ethniques et religieux. En effet, l'Union Internationale des Travailleurs regroupait pour l'essentiel, nous l'avons dit, des prolétaires d'origine grecque. Il était inconcevable, dans la conjoncture de l'époque, que ceux-ci pussent abandonner leur indépendance pour se soumettre à un leadership musulman. L'insuccès de la conférence de juillet 1922 ne semble pas avoir brisé l'élan du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs. Au moment même où l'Association ouvrière de Turquie tentait en vain d'imposer sa suprématie aux autres organisations d'Istanbul, VAydinlik, dont la publication avait été interrompue à la fin de l'année 1921 sur ordre des autorités alliées, réapparaissait dans les kiosques et ses rédacteurs, plus optimistes que jamais, reprenaient leur travail de propagande.

1 L'organisation Pan Ergatikon (Union Internationale des Travailleurs) était conçue, semble-t-il, sur le modèle de YIndustrial Workers ofthe World américain. Toutefois, les militants rassemblés autour de Serafim Máximos étaient loin de partager l'agressivité des 1WW. Leur journal, le Neos Anthropos, était certes passablement radical, mais sur le plan de l'action ouvrière ils se montrèrent, d'une manière générale, beaucoup plus timides que les adhérents du Parti socialiste de Turquie. Selon toute apparence, la seule grève importante à laquelle ils participèrent au cours des années d'occupation fut celle des chantiers navals d'jstinye, en septembre 1920 (SHAT, 20 N 69, dossier 4, pièce 64). Le représentant du Parti communiste turc au quatrième congrès du Komintern, le camarade Orhan, n'hésitera pas à dénoncer, en janvier 1923, le "sabotage" par l'organisation de Serafim Máximos du projet unitaire de l'Association ouvrière de Turquie : "[Le groupe communiste de Constant! nopic] avait convoqué en juillet les organisations ouvrières les plus importantes de Constantinople pour réaliser le front unique prolétarien contre l'offensive générale du capitel. Mais "l'Union Internationale des Travailleurs" que nous considérions jusqu'alors comme l'organisation ouvrière la plus consciente a saboté cette initiative du front unique. Ces camarades ont prétendu que la classe ouvrière n'était pas préparée et qu'avant tout il fallait l'éclairer. Mais nous disons que les chefs s'y opposaient, que l'union se ferait par l'action et dans l'action et que si nous ne réussissions pas aujourd'hui à réaliser cette union, la bourgeoisie écraserait une à une toutes les organisations ouvrières qui n'ont aucun lien entre elles." La Correspondance Internationale, supplément, 10 janvier 1923, p. 9.

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Par sa tenue littéraire, par sa manière toute théorique d'aborder les problèmes sociaux, l'organe du Parti s'adressait surtout aux intellectuels. Mais §efik Htisnii et ses collaborateurs entendaient également contribuer à l'éducation des masses. De là, sans doute, le caractère parfois simpliste de leurs écrits. Ils éprouvaient pour l'orthodoxie marxiste un respect tel qu'il était hors de question qu'ils osassent s'en écarter. Dès le premier numéro de la revue, §efik Hiisnii, le principal "théoricien" du groupe, s'était employé à démontrer que l'on retrouvait en Turquie les mêmes classes sociales que dans les pays industrialisés d'Occident : la grande bourgeoisie, issue de l'armée, de l'administration et de la couche des grands propriétaires terriens ; la petite bourgeoisie — artisans, boutiquiers, "ronds de cuir", etc.; enfin, la classe la plus importante numériquement, celle des ouvriers et des agriculteurs 1 . Cette analyse, qui impliquait bien entendu l'existence d'une lutte des classes sur le modèle occidental, ne s'affinera que progressivement. À partir de 1923, tout en continuant à affirmer que les germes d'une véritable révolution prolétarienne existaient en Turquie, §efik Hiisnii mettra l'accent sur l'inconsistance économique et sociale de la grande bourgeoisie capitaliste et aura tendance à se montrer moins optimiste dans son évaluation des capacités révolutionnaires de la classe ouvrière et paysanne 2 . Singulièrement, la mythologie soviétique était presque totalement absente des colonnes de la revue. Bien qu'étant étroitement soumis aux directives du Komintern, le groupe de §efik Hiisnii puisait l'essentiel de son inspiration dans les écrits des théoriciens socialistes du XIX e siècle. Par ailleurs, il continuait d'éprouver, comme à l'époque de Kurtuluç, une grande vénération pour Barbusse et les autres militants du mouvement "Clarté". Vers le milieu de l'année 1921, une éminente figure du socialisme français, Magdeleine Marx-Paz, la petite fille de Karl Marx, avait fait un bref séjour à Istanbul — séjour qui devait lui fournir la matière d'un grand reportage publié dans l'Humanité3 — et les liens chaleureux qu'elle avait noués à cette occasion avec les dirigeants du Parti socialiste des ouvriers et des agriculteurs n'avaient fait qu'affermir ces derniers dans leur "francophilie".

Tiirkiye'de Içtimai Similar" (Les Classes sociales en Turquie), Aydinlik, n° 1, juin 1921, pp. 913. La plupart des articles publiés par §efik Hiisnii dans Aydinlik ont été réédités en caractères latins {Tiirkiye'de Smiflar/ Les classes en Turquie, Ankara, 1975). 2 C f . notamment "Tiirkiye'de i§çi simfimn durumu" (La situation de la classe ouvrière en Turquie), Aydmlik, n° 13, 10 févr. 1923, et "Sosyalist Akimlar ve Tiirkiye" (Les courants socialistes et la Turquie), Aydinlik, n° 16, juin 1923. Ces deux articles ont été repris dans Tiirkiye'de Smiflar, op. cit., pp. 136-148 et 181-192. "^L'Humanité en Orient", L'Humanité, 3.XI.1921 - 10.XII.1921.

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Quel fut au juste l'impact de VAydinlik ? Combien de lecteurs réussitil à toucher ? Combien de militants ou de sympathisants gagna-t-il au Parti ? Autant de questions auxquelles, dans l'état actuel de la documentation, nous ne pouvons pas répondre. Il est cependant curieux de constater que dans un rapport relatif à la presse socialiste et ouvrière de Constantinople, adressé par le HautCommissaire britannique, Horace Rumbold, au commandant en chef des forces d'occupation en décembre 1921, VAydinlik n'était même pas mentionné, alors que toute une page était consacrée à VÏdrak, l'organe de Hiiseyin Hilmi, suspendu depuis plus de deux ans. Les autres périodiques "socialistes" signalés par Horace Rumbold étaient le Neos Anthropos, l'organe de l'Union Internationale des Travailleurs, le quotidien arménien Yerguir, l'hebdomadaire grec Kiryx et Vifham, quotidien turc qui avait cessé de paraître en 1920 après avoir tenté de survivre sous le nom de Tiirk Dunyasi (Le monde turc) 1 . Devons-nous en déduire qu'aux yeux de la censure alliée VAydinlik était, sinon inexistant, du moins totalement inoffensif ? Il est difficile d'apporter à cette question une réponse tranchée. Il semble néanmoins ressortir de la documentation conservée dans les archives françaises et anglaises que les puissances occupantes attachaient beaucoup moins d'importance aux menées de l'organisation de §efik Husnii qu'à celles du Parti socialiste de Turquie. Cela tient sans doute au fait que les militants rassemblés autour d'Aydinlik, voués pour l'essentiel à la diffusion de la pensée marxiste, n'apparaissaient guère capables de perturber véritablement l'ordre public, alors que les partisans de Hùseyin Hilmi, trublions impénitents, se trouvaient au contraire constamment sur la brèche. Ceci dit, quelle qu'ait été l'opinion nourrie par les Alliés à l'égard du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, il convient de souligner que cette organisation, en dépit de ses tendances élitistes, constituait, depuis qu'elle avait choisi de se placer sous la tutelle de l'Internationale communiste, la seule formation musulmane d'Istanbul qui fût porteuse de réelles potentialités révolutionnaires. Les autorités kémalistes, elles, ne s'y tromperont pas. Au lendemain de l'armistice de Mudanya, lorsque l'administration civile d'Istanbul sera transférée au gouvernement d'Ankara, le groupe de §efik Hiisnu abordera un nouveau chapitre de son histoire. Dans un premier temps, les militants constantinopolitains sembleront entretenir d'assez bonnes relations avec le pouvoir national 2 . §efik Hiisnu aura même tendance à voir dans le régime ï

FO, 371/6577, ff. 190-192. C'est du moins ce qui ressort d'un télégramme qu'il adressa le 18 novembre 1922 à la Grande Assemblée Nationale pour féliciter le gouvernement d'avoir aboli le sultanat. Cf. T. Z. Tunaya, op. cit., p. 439. 2

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kémaliste, qui venait d'abolir le sultanat, les prémisses d'une "révolution sociale, basée sur la collectivisation de la production et de la propriété". Mais cette lune de miel sera de courte durée. Les soupçons, puis les tracasseries et les sanctions, ne tarderont pas à s'abattre sur le Parti. 4. Les groupes communistes clandestins Les organisation sur lesquelles nous nous sommes penchés dans les pages précédentes étaient des partis légaux, dûment homologués par le ministère de l'Intérieur. Mais à côté de ces organisations, il y avait également à Istanbul, durant les années d'occupation, une multitude de groupes clandestins dont nous ne savons presque rien. Les archives françaises et anglaises, qui constituent à ce propos l'essentiel de notre documentation, fournissent de nombreuses données, mais celles-ci sont dispersées, incontrôlables et souvent suspectes. Hantés par la crainte du "péril rouge", les agents des services de renseignements avaient, semble-t-il, tendance à exagérer l'importance de la pénétration communiste à Istanbul. Toutefois, faute de disposer de moyens de vérification, nous sommes, dans la plupart des cas, obligés de prendre leurs allégations pour argent comptant. A en croire les rapports du deuxième bureau et du secret intelligence service, la plupart des propagandistes bolcheviks étaient issus de l'émigration russe. Cela n'a rien d'invraisemblable. Vers la fin de l'année 1920, au lendemain, de la débâcle de l'armée de Wrangel, il y avait plus de 300 000 Russes "blancs" réfugiés à Istanbul et dans ses environs, et il n'est pas impossible que quelques dizaines, ou même quelques centaines d'éléments subversifs aient réussi à s'infiltrer parmi eux. La tâche des agitateurs — des matelots pour la plupart — consistait à subvertir les "basses classes" qui fréquentaient les petits cafés russes de Galata. On est en droit de penser que la misère, la faim et les conditions d'hygiène déplorables qui régnaient dans les camps de la banlieue constantinopolitaine, où les émigrés étaient entassés par dizaines de milliers, ne pouvaient que faciliter la diffusion des idées révolutionnaires. Dès le début de l'année 1921, les services de renseignements français dresseront, par vagues successives, de longues listes de suspects et, à chaque fois, plusieurs dizaines d'individus seront écroués, en attendant de comparaître devant le tribunal interallié1. Autre milieu à surveiller, les Juifs. Il y avait sans doute dans les nombreuses accusations de bolchevisme lancées contre les Juifs par les agents du deuxième bureau et, surtout, par ceux du secret intelligence service une ^Ces listes sont conservées dans les archives militaires de Vincennes, S HAT. 20 N 1106.

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part non négligeable d'antisémitisme. Mais il ne fait aucun doute cependant que certains éléments de la communauté juive d'Istanbul furent réellement sensibles à l'idéologie communiste. Les Juifs de Bulgarie semblent avoir largement contribué à propager les idées révolutionnaires parmi leurs coreligionnaires de Turquie. Vers la fin de l'année 1919, le gouverneur d'Andrinople dut même interdire aux Israélites de sa province de se rendre à Istanbul, car il les soupçonnait d'être d'intelligence avec les "bolchevistes b u l g a r e s " 1 . L'implantation du c o m m u n i s m e parmi les Juifs constantinopolitains fut également liée, selon toute vraisemblance, à l'évolution interne du mouvement sioniste dont certains éléments tendaient à se rapprocher du Komintern. A partir de 1920, la police inter-alliée interceptera à plusieurs reprises des documents émanant de la fraction extrémiste du "Poale Sion" russe, le Jiddische Kommunistische Partefl. Il est difficile de se faire une idée précise de l'influence exercée par ce groupement sur les sionistes d'Istanbul, mais il y a tout lieu de penser qu'il comptait un nombre relativement important de sympathisants. D'après un correspondant de l'Alliance Israélite Universelle, les éléments sionistes radicaux semblaient même, au printemps 1920, sur le point d'obtenir la majorité aux élections pour le renouvellement de "l'Assemblée nationale" et du "Conseil laïque" de la communauté juive : "La Fédération sioniste d'Orient, qui a des ramifications dans tous les quartiers de la ville, travaille fiévreusement à faire triompher ses candidats. Elle a lancé à la population un manifeste que signeraient des deux mains les bandes bolchevistes de Lénine et de Trotsky. C'est du communisme pur, on y fait appel à la haine des riches, on y montre que le peuple a été exploité jusqu'ici par une catégorie de notables, tous hypocrites, qui l'ont humilié en lui servant des aumônes. On fait miroiter à ses yeux la création de coopératives, des asiles pour les vieillards, des hôpitaux, la vie à bon marché (...) Malheureusement, les élections qui ont eu lieu à Balat, Ortakeuy, Sirkedji et deux autres quartiers ont donné les résultats escomptés par ces pêcheurs en eau trouble..." 3 Les inquiétudes manifestées par l'auteur de cette lettre n'étaient guère fondées. Les candidats modérés n'eurent en réalité aucun mal à conserver la X SHAT, 20 N 166, dossier 3, pièce 79, interview du vali d'Andrinople en date du 20.IX.1919. ^D'abord indépendant de la III e Internationale, le Jiddische Kommunistische Partei devait finir par renoncer complètement au sionisme et adhérer au Parti bolchevik russe. L'existence d'une branche constantinopolitaine du J.K.P. est signalée par le secret intelligence service de l'armée anglaise en septembre 1920. FO, 371/5171, f. 111. 3 Arch. de l'AIU, Turquie, II C 8-13, rapport de Benveniste en date du 30.111.1920.

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majorité au sein des instances dirigeantes de la communauté juive. Mais, à la lumière d'un tel témoignage, on ne peut manquer d'être frappé néanmoins par l'évidente efficacité de la propagande des sionistes de gauche parmi les Juifs d'Istanbul. À l'inverse des Juifs, les Arméniens se trouvaient quasiment à l'abri de tout soupçon. De fait, les militants constantinopolitains des organisations socialistes arméniennes, qui n'avaient aucune raison de se montrer insatisfaits de la mainmise occidentale sur Istanbul, firent preuve durant les années d'occupation d'une inertie remarquable, se contentant de participer aux manifestations du Premier Mai 1 . Les rapports des Alliés avec les Grecs furent un peu moins sereins. Très vite, une fraction de l'intelligentsia grecque, pressentant le drame qui se préparait en Anatolie, commença à en vouloir aux Anglais d'avoir encouragé la politique de conquête de Vénizelos. Parallèlement, une certaine agitation se fit jour parmi les travailleurs. En août 1920, les "extrémistes" grecs disposeront d'un organe, O Neos Anthropos, et vers la fin de la même année, Serafim Máximos, un communiste convaincu, parviendra à créer une importante "Union Internationale des Travailleurs". Mais, singulièrement, ces remous ne semblent pas avoir véritablement inquiété les représentants de l'Entente. Ceux-ci accueillirent la parution du Neos Anthropos avec placidité. Quant à l'Union Internationale des Travailleurs, qui regroupait pourtant, à en croire les sources soviétiques, plusieurs milliers d'adhérents, c'est à peine si le deuxième bureau et le secret intelligence service remarquèrent son existence 2 . Tandis que les Grecs et les Arméniens bénéficiaient d'un préjugé favorable, les Turcs, au contraire, faisaient bien évidemment l'objet d'une suspicion redoublée. Dès le début de l'année 1919, les services de renseignements français et anglais signaleront quelques cas de propagande dans les milieux musulmans. Par la suite, les informations concernant l'implantation du bolchevisme parmi les Turcs se feront de plus en plus S H AT, 20 N 1105, lettre de Çakir Rasim au Général Charpy en date du 16.V.1922. Nous savons également que le Parti social-démocrate arménien (Hentchak) collabora, par intervalles, avec le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, mais il ne semble pas que cette collaboration ait été fructueuse. C'est le SR marine qui signale la parution du Neos Anthropos en août 1920 ( S H A T 2 0 N 168, dossier 7, pièce 10, en date du 4.VIII. 1920). L'Union Internationale des Travailleurs ne sera mentionnée par la suite que très épisodiquement. Les sources soviétiques sont plus loquaces. Cf. en particulier l'ouvrage de R. P. Koraienko, op. cit., p. 35, qui se base sur les rapports adressés par l'organisation de Serafim Máximos au Profintern. D'après ces rapports, l'Union Internationale des Travailleurs regroupait 8 000 adhérents (chiffre peu vraisemblable) et avait pour principal objectif de gagner au bolchevisme les autres organisations ouvrières d'Istanbul. Elle diffusait à cet effet diverses brochures subversives et organisait, deux fois par semaine, des réunions publiques dans les locaux dont elle disposait à Péra.

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fréquentes. Toutefois, on ne peut manquer d'être frappé par le fait que les arrestations d'agitateurs musulmans furent, dans l'ensemble, beaucoup moins nombreuses que celles d'agitateurs russes ou juifs. Cela nous permet de supposer que le communisme turc était encore, à cette époque, passablement inconsistant. Il convient de souligner, par ailleurs, que les groupuscules indigènes n'étaient pas seuls en cause. Le communisme faisait également des ravages dans les casernes des forces d'occupation. "À Galata, dans divers cafés et boutiques, on voit souvent des soldats français et anglais causer avec des individus connus comme bolchevistes." 1 Des informations de ce type reviennent fréquemment dans les rapports des services de renseignements. Il y a tout lieu de penser que les militaires favorables aux idées de la révolution d'Octobre étaient passablement nombreux, surtout dans les troupes françaises. C'est, rappelons-le, de Constantinople qu'appareilla vers la fin de l'année 1918 le torpilleur Protêt dont les marins, sous la conduite d'André Marty, devaient donner, quelques semaines plus tard, le signal de la célèbre révolte de la mer Noire 2 . En 1921, le Comité Exécutif de la III e Internationale, dans une lettre adressée au bureau du secrétariat de propagande pour l'Europe occidentale, demandera à ses agitateurs d'intensifier leur travail parmi les forces d'occupation de l'Entente : "L'attention des agents propagandistes doit être attirée sur la nécessité d'utiliser les mille petits incidents de la vie quotidienne du soldat afin de détruire en lui son habitude invétérée d'obéissance à ses chefs et à la discipline bourgeoise et sa soumission passive à ses fonctions de gardien du repos des bourgeois. En même temps, une propagande sur une vaste échelle des idées pacifistes et de désarmement devra être menée." 3 Il apparaît assez difficile d'introduire quelque cohérence dans les données fragmentaires dont nous disposons. Combien y eut-il de cellules communistes à Istanbul durant les années d'occupation ? Ces cellules réussirent-elles à se regrouper en un véritable réseau ? Quelle fut la part des militants communistes dans les coups de main qui, par intervalles, furent lancés contre les forces alliées ? Les soldats français et anglais participèrent-ils activement à l'organisation des groupes subversifs indigènes ? Autant de questions auxquelles nous ne pouvons donner, dans l'état actuel de nos connaissances, que des réponses imprécises.

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SHAT, 2 0 N 1106, note d'information du 3 août 1921. C r . A. Marty, La révolte de la Mer Noire, reéd, en fac-similé, Paris : Maspero, 1970. La mutinerie des marins de la flotte française avait permis aux Bolcheviks, au début de l'année 1919, de s'emparer d'Odessa et, ultérieurement, de la presqu'île criméenne. 3 SHAT, 20 N 1106. Ce document intercepté par les services de renseignements français date du 8.XII.1921 et semble avoir été rédigé par Zinoviev. 2

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C'est, semble-t-il, en octobre 1918 que se constitua le premier noyau communiste d'Istanbul. Ce groupe, qui comprenait surtout des émigrés russes et des Juifs mais aussi quelques Turcs et quelques Grecs (notamment Serafim Máximos, le futur leader de l'Union Internationale des Travailleurs), était dirigé par un certain Gensberg, un Juif originaire de Roumanie, moniteur à l'école d'Agriculture. Celui-ci avait fait graver un cachet portant l'inscription "Parti communiste turc" et avait réussi à entrer en contact avec un certain nombre d'employés des grandes entreprises étrangères (chemins de fer, tramways). Spécialisé dans la diffusion de tracts anti-impérialistes et dans l'agitation parmi les militaires français, le groupe fut découvert en février 1919. Nous ne savons pas ce qu'il advint de Gensberg et de ses camarades, mais on peut penser que leur organisation ne fut pas totalement démantelée 1 . Dès la fin du mois de mars, en effet, la propagande en faveur du bolchevisme reprendra de plus belle. C'est ainsi, par exemple, que la police anglaise, horrifiée, trouvera dans un tramway d'Istanbul un tract appelant les masses musulmanes à se soulever, au nom du "saint grand bolchevisme", contre les puissances impérialistes et les patrons 2 . Vers la même époque, par ailleurs, on verra affluer vers Istanbul les premiers agitateurs musulmans en provenance de Crimée. Mandatés par le Parti communiste de Mustafa Suphi qui venait de prendre pied à Simferopol 3 , ces agitateurs auront pour tâche essentielle d'assurer le contact avec les militants locaux et de les aider à développer leurs activités subversives. À en croire un rapport du service de renseignements de la Marine, Mustafa Suphi aurait réussi à envoyer à Istanbul, entre la mi-avril et le début du mois d'août 1919, près d'une dizaine d'émissaires. Certains d'entre eux, Ali Cevdet notamment, un des plus proches compagnons de Mustafa Suphi, figureront par la suite parmi les principaux animateurs du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs 4 . À côté de ces militants musulmans, la Crimée, et plus encore Odessa où le Komintern avait installé un très actif "Comité de propagande", fourniront également à Istanbul, au début de l'été 1919, plusieurs agitateurs ^E. F. Ludshuveit, op. cit., p. 47 ; R. P. Kornienko, op. cit., p. 16. FO, 371/4141, 9.IV.1919. En ce qui concerne les activités de M. Suphi à Simferopol, cf. l'article que nous avons consacré à ce personnage et à son parti. 4 SHAT. 20 N 168, dossier 9, pièce 98, rapport du 29.IX.1919. D'après ce rapport, Suphi avait commencé par envoyer à Istanbul deux Tatares de Crimée, Husnu et Kaisserly. Après l'évacuation de la presqu'île criméenne, une nouvelle expédition fut organisée, et le 28 juillet six agitateurs nommés Sabir, Redjeb, Ayvasian, Husnu, Kaisserly et Ibrahim s'embarquèrent sur un voilier à destination de Constantinople, munis d'un important stock de littérature bolcheviste. Un dernier groupe, composé de Djevdet Ali, Ismet Lutfi et Ali Nedim, fut expédié vers le début du mois d'août. 2

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juifs 1 . Bien que l'occupation de la presqu'île criméenne et du sud de l'Ukraine par les forces blanches n'ait pas tardé à provoquer l'étiolement de ce flux de propagandistes, la capitale ottomane demeurera perméable à la pénétration bolchevique tout au long de l'année 1919. D'après certaines sources, le gouvernement soviétique aurait même envoyé à Istanbul, vers la fin de l'année, un personnage de haut rang, Shal'va Eliava 2 . Cela paraît peu vraisemblable, car nous savons que Shal'va Eliava se préparait, vers la même époque, à se rendre au Turkestan 3 , mais il est significatif qu'un tel bruit ait pu courir. L'extension de l'agitation pro-soviétique à Istanbul allait provoquer, en février 1920, d'intenses polémiques entre les éléments hostiles au bolchevisme et ceux qui étaient, au contraire, favorables à un rapprochement entre la Turquie et la République des Soviets. Attisé par les Anglais, le débat prendra très vite l'allure d'une querelle religieuse. Les musulmans conservateurs, regroupés au sein de la "Société pour le relèvement de l'Islam" (Taali islam Cemiyeti) exigeront une condamnation formelle du communisme. C'est la guerre des fetva : "Si un individu ou une société ne reconnaît pas les usages légitimes découlant du Chéri, tels que le mariage, la donation, le droit d'hériter et de tester, etc., tue, torture et spolie ceux qui entendent suivre ces usages et principes légitimes et veut vicier l'ordre social à l'aide d'une religion nouvelle dénommée bolchevisme, qu'ordonne en pareil cas le Chéri ?" 4 Trois jours de suite, VAlemdar,

un journal résolument anglophile,

posera dans un encadrement spécial cette question corrosive au Cheikh-ulIslam, Haydar-zade Ibrahim efendi.

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SHAT, 20 N 168, loc. cit. Shal'va Eliava (1885-1937) était un militant de vieille date du parti bolchevik. Ses activités lui avaient valu, sous le régime tzariste, de multiples peines de prison et d'exil. Après la révolution d'Octobre, il présida le soviet de Vologda et fut élu délégué au II e Congrès des Soviets de Russie. De 1919 à 1921, il fit partie des Conseils révolutionnaires de l'Armée Rouge sur le front oriental et au Turkestan. Par la suite, il occupera divers postes dans les rangs supérieurs du parti. Victime des purges staliniennes, il mourra en prison en 1937. Sa présence à Istanbul vers la fin de l'année 1919 est signalée notamment par A. F. Cebesoy, Moskova Hatiralari (Souvenirs de Moscou), Istanbul, 1955, p. 60. Mais d'après un document publié par Kâzim Karabekir, istiklal Harbimiz (Notre guerre d'Indépendance), 2ème éd., Istanbul, 1969, p. 593, l'émissaire envoyé par le gouvernement soviétique à Istanbul était le colonel Iliacev. Il se peut qu'on ait confondu ce personnage avec Shal'va Eliava en raison de la vague ressemblance des deux noms. 3 | , e s dirigeants soviétiques l'avaient placé à la tête de la Turkestanskaja Kommissija chargée de mettre de l'ordre dans les affaires du Parti communiste turkestanais. 4 SHAT, 20 N 168, dossier 9, pièce 106, rapport du SR marine daté du 27 février 1920. 2

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Un certain nombre d'éléments "progressistes" — tel l'Afghan Mahmud Tarzi 1 — lui demanderont au contraire un fetva en faveur de "la fusion du bolchevisme et de l'Islam" 2 . Mais celui-ci, prudent, refusera de se prononcer. Les Alliés, qui avaient nourri l'espoir de voir les autorités religieuses s'engager à fond dans la lutte anti-communiste, devront se contenter des virulentes prises de position du leader des "intégristes", Mustafa Sabri Efendi, un ancien cheikhul-Islam connu pour son anglophilie 3 . Ce n'est qu'au lendemain de "l'occupation provisoire et disciplinaire" d'Istanbul par les Alliés (en fait l'officialisation et le resserrement de l'occupation de facto à laquelle était soumise la capitale ottomane depuis l'armistice de Moudros), en mars 1920, que nous assistons à une réelle diminution de l'effervescence communiste. Mais cette pause fut de courte durée. Nous avons déjà vu plus haut que certains membres de l'aile radicale du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, plutôt que de fuir comme la plupart de leurs camarades le régime d'exception instauré par le haut commandement britannique, avaient choisi de rester à Istanbul afin de continuer à y militer dans la clandestinité. Ce groupe, dominé par §efik Hiisnii, parvint à entrer en contact avec le Parti communiste turc de Bakou dès le début de l'été 1920 4 . C'est sans doute vers la même époque que les militants grecs, regroupés autour du Neos Anthropos, commencèrent à s'organiser. Dans les derniers mois de l'année, l'effondrement des forces blanches en Crimée ouvrira la voie à un nouvel afflux d'agitateurs. Ceux-ci, mêlés aux quelque 130 000 rescapés de l'armée de Wrangel, n'auront aucun mal à déjouer la surveillance de la police inter-alliée. Aussi, est-ce avec stupéfaction que les Anglais découvriront, en janvier 1921, l'existence d'un important centre de propagande bolchevique aux portes mêmes d'Istanbul, à Beykoz 5 . Ce centre, Mahmud Tarzi (1866-1935) fut un des principaux promoteurs du nationalisme afghan. Journaliste, écrivain et homme politique, il joua, à partir du début des années 1910, un rôle considérable, en œuvrant notamment à la modernisation des structures administratives, éducatives et culturelles de son pays. Conseiller du roi Amanullah, il contribua activement au rapprochement soviéto-afghan qui devait garantir l'indépendance de l'Afghanistan face aux pressions britanniques. Cf. Vartan Gregorian, The Emergence of Modem Afghanistan, Stanford, 1969, pp. 62 et sv. La présence de Mahmud Tarzi à Istanbul en février 1920 a fait l'objet de multiples rapports. Cf. par exemple FO, 371/5178, note d'information du 17.111.1920, pp. 75-76 Voire également FO, 371/5166, f. 120. 2 FO, 371/5166, f. 120. 3 SHAT, 20 N 168, dossier 1, pièce 111, et dossier 9, pièce 106, en date des 27 et 28 février 1920. 4 P a r l'entremise, semble-t-il, des militants constantinopolitains du Jiddische Kommunistische Partei. 5 F O , 371/6464, ff. 198 et sv. rapport daté du 14 janv. 1921. À en croire ce document, le groupe de Beykoz, animé par D. Y. Zilberstein (connu également sous le nom de Viktoroff), était cautionné par le Grand Rabbin de Constantinople, mais cela paraît peu vraisemblable.

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dont la plupart des membres étaient des Juifs venus de Russie, mais qui regroupait également quelques musulmans, entretenait d'étroites relations avec les communistes juifs d'Odessa et de Crimée. Sa tâche principale consistait, semble-t-il, à imprimer des tracts en diverses langues et à les distribuer. Simultanément, les rapports des services de renseignements signaleront l'existence, en divers points de la ville, de plusieurs autres organisations subversives et la police inter-alliée procédera à des centaines d'arrestations. Mais en vain : démantelées, la plupart des cellules ne feront qu'essaimer, se scindant en groupuscules insaisissables qui reprendront aussitôt leur travail d'agitation 1 . En juin 1921, les Anglais, décidés à mettre définitivement fin aux activités des "agents bolchevistes", tenteront de frapper un grand coup. Cette fois, leur cible principale sera la "Délégation commerciale russe", un organisme qui s'était constitué à Istanbul aussitôt après la signature de l'accord commercial anglo-soviétique (16 mars 1921) et qui était dirigé par Bronislav Koudich, un émissaire bolchevik arrivé à Istanbul vers le début de l'année 2 . Les attributions de cette délégation débordaient largement, semble-t-il, le cadre des questions économiques. Le commandant en chef des forces d'occupation, le général Harrington, était persuadé que les nombreux employés qu'elle comptait n'étaient en fait que des agitateurs et des terroristes chargés de coordonner les activités des multiples groupes communistes de la ville. Le 29 juin, profitant de l'absence de Koudich qui s'était rendu à Londres pour conférer avec Krassine, les autorités britanniques d'Istanbul entreprirent une vaste opération de police qui se solda par une cinquantaine d'arrestations et l'expulsion d'une trentaine de suspects 3 . L'affaire provoqua de vigoureuses protestations de la part du gouvernement soviétique. Mais, sommé par certains parlementaires et par une partie de la presse anglaise de fournir des explications, le général Harrington n'aura aucun mal à se défendre : il soutiendra que les individus appréhendés

C'est ainsi par exemple que les services de renseignements français signaleront une reprise de l'agitation bolcheviste dès le début de l'année 1921. Cf. AMAE, série E, Levant 1918-192.9, Turquie, vol. 95, ff. 110-111, en date du 12 janvier 1921. 2 FO, 371/7947, Annual Report, 1921, p. 31. V o , 371/6902, ff. 24 à 183. La plupart des personnes expulsées appartenaient à la mission commerciale russe. Mais il y avait également parmi les suspects un certain nombre de dames dont la tâche consistait à entretenir de "bonnes relations" avec les officiers des forces d'occupation. Le cas le plus curieux est celui d'Odette Kuhn, une journaliste et romancière juive, fille d'un ancien consul-général des Pays-Bas à Istanbul, fort belle paraît-il, munie d'un passeport hollandais et mariée à un Géorgien. Embarquée de force sur un navire en partance pour Batoum, elle enverra d'innombrables lettres aux autorités françaises et anglaises, dénonçant l'illégalité des mesures prises à son encontre par la police inter-alliée et demandant à être autorisée à regagner Istanbul. Son séjour forcé en République des Soviets ne fut cependant pas totalement infructueux. Elle en tira la matière d'un livre, Sous Lénine, violemment anticommuniste.

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étaient tous de dangereux conspirateurs qui préparaient un soulèvement armé des réfugiés russes et de la population musulmane contre les troupes alliées 1 . En dépit de la détermination dont la police britannique avait fait preuve, il semble que les arrestations de juin 1921 se soient avérées, en définitive, tout aussi inefficaces que les précédents coups de filets. Dès le mois de septembre, le général Harrington découvrira un nouveau "complot" (que personne, à vrai dire, ne prendra réellement au sérieux) 2 . Par la suite, bien que les Alliés eussent progressivement réussi à résorber une partie de l'émigration russe — les États balkaniques et la Roumanie ayant accepté de recevoir les soldats de l'armée de Wrangel — les rumeurs alarmantes se feront de plus en plus nombreuses et les officiers du deuxième bureau dresseront inlassablement de nouvelles listes de suspects. À en croire certains informateurs, Istanbul constituait désormais une des principales bases d'opérations du mouvement communiste international. Vers la fin de l'année 1921, les diverses organisations de la capitale ottomane — les Sionistes de gauche, le groupe des Lazes (?), les militants grecs rassemblés autour de Serafim Máximos, les groupuscules russes — seront soupçonnés d'avoir réussi à mettre en place un comité de coordination et d'avoir entamé des pourparlers avec le groupe communiste turc "en vue d'une future action commune" 3 . De telles informations, annonciatrices d'une apocalypse imminente, continueront de s'accumuler tout au long de l'année 1922. C'est ainsi par exemple que le jour même de l'armistice de Mudanya, le 11 octobre 1922, une note de renseignements signalera que les agents bolchevistes, "par infiltration dans la ville d'une centaine d'hommes journellement" se préparaient, une fois de plus, à "provoquer une insurrection armée de la population turque contre les Alliés" 4 . Il est, nous l'avons déjà souligné, excessivement difficile de s'orienter à travers le foisonnement de ce type de données. Les masses populaires d'Istanbul risquaient-elles véritablement de se laisser entraîner dans l'aventure d'un soulèvement bolcheviste contre les forces d'occupation ? La chose paraît V o , 371/6902, lettre du général Harrington au War Office en date du 19.VII.1921, ff. 140-142. Telle fut également la thèse défendue par une partie de la presse britannique. Cf. par exemple le Daily Telegraph du 7 juillet, titrant "Amazing conspiracy". 2

Bulletin périodique de la presse turque, n° 18, 10.XI.1921, p. 5. Le communiqué officiel publié par le Général Harrington assurait que le "complot" découvert avait pour but : a) de provoquer une révolution à Constantinople ; b) de capturer et distribuer le matériel de guerre turc qui avait été et qui est actuellement sous la garde des autorités militaires alliées ; c) de provoquer le mécontentement parmi les troupes royales de S. M. Britannique, Empereur-Roi des Indes ; d) d'assassiner certains officiers des forces alliées remplissant des fonctions importantes. ^SHAT, 20 N 1106, rapport daté du 17 novembre 1921. 4 AMAE, série E, Levant 1918-1929, vol. 280, f. 31.

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totalement invraisemblable, car l'influence des groupuscules communistes ne s'exerçait de toute évidence (en dépit des évaluations inquiétantes fournies à ce propos par les services de renseignements) que sur une toute petite fraction de la population constantinopolitaine. Mais il ne semble pas pour autant qu'il faille taxer les autorités alliées de mythomanie. On doit souligner en particulier que la présence à Istanbul et dans ses environs immédiats — jusque vers le milieu de l'année 1921 tout au moins — de quelque 100 000 réfugiés russes, dénués pour la plupart de toutes ressources, constituait une réelle menace pour l'ordre public. D'autre part, il convient de remarquer que même si les musulmans et les autres composantes de la population locale étaient peu sensibles à la propagande communiste, les troupes d'occupation, elles, n'y étaient nullement indifférentes. Les officiers supérieurs de l'Armée d'Orient avaient eu l'occasion de s'en rendre compte dès le début de l'année 1919, lors des mémorables mutineries de la mer Noire. * *

*

Où en sont le socialisme et le communisme constantinopolitains au moment de la signature de l'armistice de Mudanya ? Remarquons d'emblée qu'au terme de plusieurs années d'escarmouches les autorités alliées ont finalement eu raison de l'organisation la plus importante de l'époque, le Parti socialiste de Turquie. La formation du Dr. Hasan Riza — le Parti socialdémocrate — a elle aussi disparu, victime sans doute de l'inertie de ses dirigeants. Cependant, le socialisme "opportuniste" n'est pas mort. Le leader du Parti socialiste indépendant, §akir Rasim, a réussi à conserver autour de lui un millier de militants. Bientôt nous le verrons reconstituer un empire ouvrier plus vaste encore que celui de Hûseyin Hilmi. Soulignons en second lieu que l'émanation légale du mouvement communiste turc, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, apparaît en pleine expansion. Mais le socialisme intransigeant dont se réclament ses dirigeants, §efik Hiisnii et Sadrettin Celâl en tête, se trouve de toute évidence en porte-à-faux par rapport aux réalités politiques de la Turquie nouvelle. Le gouvernement d'Ankara, nous l'avons indiqué, sera prompt à sévir. Quant aux groupuscules communistes clandestins, ils demeurent selon toute apparence passablement nombreux. L'acharnement avec lequel les "agents bolchevistes" continuent d'œuvrer à la mise en place de noyaux d'agitateurs tient sans doute au fait qu'Istanbul apparaît encore, à l'automne 1922, comme la principale tête de pont de l'impérialisme occidental au Proche-Orient. Mais combien de temps ces groupuscules réussiront-ils à survivre à la "normalisation" kémaliste ? Telle est, en ce qui les concerne, la principale question qui se pose.

LA RÉVOLUTION IMPOSSIBLE Les courants d'opposition en Anatolie 1920-1921

11 est difficile de se faire une idée précise de l'impact du communisme en Anatolie à l'orée de la lutte pour l'Indépendance. Les seule chose que nous sachions, grâce à la presse et aux rapports des agents diplomatiques, c'est que les événements de Russie et les idées de la révolution d'Octobre étaient accueillis à cette époque par certains secteurs de l'opinion anatolienne avec une réelle sympathie. Les ports de la mer Noire — Trabzon, Samsun, Rize, Hopa — et certaines villes "industrielles" de l'intérieur comme Bursa et Eski§ehir semblent avoir été particulièrement favorables à la République des Soviets et aux orientations doctrinales que celle-ci proposait 1 . Le 1 e r mai 1920 fut fêté dans de nombreuses villes de la côte pontique et à Trabzon plusieurs centaines d'individus "de basse classe" parcoururent la ville en cortège, "acclamant Lénine et Enver pacha et injuriant les Anglais et les Grecs" 2 . À Bursa, vers la même époque, le journal Millet Yolu (La Voie du Peuple) expliquait à la population les principes du bolchevisme et encourageait les paysans à s'emparer des biens des grands propriétaires afin de les exploiter en commun 3 . Existait-il en Anatolie, parallèlement à ce mouvement de sympathie pour les Bolcheviks et pour les idées qu'on leur attribuait, une implantation tangible de militants communistes ? Les données dont nous disposons à cet égard sont malheureusement fort imprécises. Les informations des chancelleries occidentales, qui avaient tendance à exagérer le danger bolchevik, voyaient des agents à la solde de Moscou partout. Les rapports diplomatiques de l'année 1920 signalent des organisations à caractère soviétique dans tous les

Foreign Office Archives (cité infra : FO) 371/5171, ff. 108-109. Ce rapport, daté du mois d'août 1920, analyse un article d'un certain Dr. Rumni paru dans le Yeni Diinya de Bakou. D'après le Dr. Rumni, des organisations pro-communistes existaient tout le long de la mer Noire, ainsi qu'à Bayburt et à Giimûçhane. En ce qui concerne Bursa et Eskifehir, les données les plus intéressantes sont fournies par FO 371/5170, juil. 1920, ff. 7 4 sa. et FO 371/5178, rapport du 12 août 1920, ff. 123 sq. ^D'après un télégramme du consul de France à Trabzon, Lépissier, en date du 4 mai 1920, Archives du ministère français des Affaires étrangères (cité infra : AMAEF), série E Levant 1918-1929, Turquie, 91. 3 FO 371/5170, f. 96.

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ports de la mer Noire 1 . À en croire certains documents, les propagandistes communistes pullulaient non seulement à Ankara (le centre de la résistance anatolienne depuis que Mustafa Kemal s'y était fixé à la fin de l'année 1919), mais aussi à Eski§ehir et dans une multitude d'agglomérations de moindre importance telles que Bandirma 2 , Bayburt ou Giimiïghane3. D'après Mustafa Suphi, le leader du parti communiste turc de Bakou, son organisation avait en 1920 des sections à Zonguldak, Trabzon, et Rize et un certain nombre de sympathisants en Anatolic orientale, notamment à Erzurum et à Si vas 4 . Mais combien étaient-ils en tout, ces "extrémistes" disséminés à travers tout le pays ? Nous n'avons à ce propos que de bien minces indices. Des organisations prestigieuses comme l'Armée verte n'ont jamais compté, semble-t-il, qu'une petite poignée de militants actifs. L'ensemble de ces tendances, toutes options confondues, ne regroupait probablement que quelques centaines d'individus5. Par exemple, A. Chevalley, haut commissaire de la République française au Caucase, écrit le 17 décembre 1920 au Quai d'Orsay : "J'ai eu l'occasion de constater, en venant par le "Tadla" de Constantinople à Batoum avec escales à Zongouldak (près Héraclée), Samsoun, Ordou, Kerasounde, Trébizonde, combien, malgré les dénégations des Jeunes-Turcs présents à Tiflis, l'esprit soviétique a déjà gagné tous ces ports de la mer Noire. Partout, l'autorité réelle est aux mains du chef d'un syndicat de barcassiers, mahonniers, débardeurs ou marins, c'est-à-dire de l'élément le plus rude, le plus turbulent..." (AMAEF, sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, 95). Ce que dit Chevalley de l'autorité du chef des barcassiers n'a rien d'imaginaire. Mais ces "syndicats", contrairement à ce que pense le haut commissaire de la République au Caucase, ne sont nullement des "soviets". Il s'agit en réalité de corporations ( e s n a f ) traditionnelles, effectivement très puissantes. Ceci dit, il est possible que certaines de ces corporations, spécialisées dans le trafic d'armes avec la côte russe, aient été superficiellement pénétrées "d'esprit soviétique". On ne doit pas oublier, par ailleurs, que Trabzon et d'autres points de la côte anatolienne furent occupés par l'armée russe au cours de la Première Guerre mondiale. Les soviets que constituèrent ces troupes en 1917 ont peut-être contribué à propager les idées subversives au sein de la population locale. Cf. à ce propos A. M. Samsutdinov, "Oktjabr'skaja revoljucija i n a c i o n a r n o - o s v o b o d i t e r n o e dvi2enie v Turcii. 1919-1922" (La révolution d'Octobre et le mouvement national de libération en Turquie. 1919-1922), in A. A. Gruber, éd., Velikij Oktjabr' i narody Vustoka (Le grand Octobre et les peuples d'Orient), Moscou, 1957, p. 385. Voir également Ahmed Refik, Kafkas yollarinda (Sur les routes du Caucase) Istanbul, 1919, p. 21, qui raconte comment les propagandistes bolcheviks distribuaient des rubans rouges aux habitants de Trabzon. 2

FO 371/5178, mai 1920, f. 78. L'organisation de Bandirma avait été mise en place par Affan Hikmet, sans doute au début de l'année 1919. Affan Hikmet rejoindra par la suite le parti communiste populaire de Turquie (Turkiye halk l'jtirakiyyûn firkasi) et sera un des fondateurs de l'Union ouvrière de Cilicie. À propos de ce personnage, cf. D. Çiçmanof, Turkiye'de i§çi ve sosyalist hareketi (Le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie), Sofia, 1965, p. 84. FO 371/5171, f. 109, qui cite l'article du Dr. Rumni paru dans le Yeni Diinya de Bakou (cf. supra, n. 1). 4 C f . Mustafa Suphi, "Faaliyetin dort cephesi" (Les quatre axes de notre activité), dans un recueil de textes de Suphi, Turkiyenin mazium amele ve rencberlerine (Aux ouvriers et aux aysans opprimés de Turquie), Istanbul, 1976, pp. 35-36. Nous ne disposons d'aucune donnée chiffrée. Nous savons cependant que le premier Congrès du parti communiste turc de Bakou, qui s'était tenu dans cette ville en septembre 1920, avait rassemblé 45 délégués, dont 13 venus de Turquie. Ces 13 délégués étaient mandatés par 41 militants. À ce propos, cf. Ibrahim Topçuoglu, Neden 2 sosyalist partisi 1946. TKP Kuruluçu ve miicadelesinin tarihi. 1914-1960 (Pourquoi deux partis socialistes. 1946. L'histoire de la fondation du parti communiste turc et de son combat. 1914-1960), Istanbul, 1976,1, p. 74. Bien entendu, on doit également tenir compte des militants de l'Armée verte et de ceux du parti communiste officiel d'Ankara. Le journal de l'Armée verte, le Seyyare-i Yeni Diinya, tirait à 3 000 exemplaires. Mais cela ne veut pas dire que ses lecteurs étaient tous membres de l'Armée verte. En réalité, nous le verrons plus loin, il s'agissait d'un banal journal d'information qui s'adressait davantage aux masses populaires qu'aux Bolcheviks convaincus. Il n'est pas inutile de noter que la "grande purge" anticommuniste de janvier 1921 ne concernera au total qu'une quinzaine de personnes.

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Parmi les propagateurs des idées subversives, il y avait un grand nombre de prisonniers de guerre relâchés par les Bolcheviks, ainsi que des étudiants et des ouvriers turcs qui avaient assisté à la révolte spartakiste en A l l e m a g n e 1 . Mais l'essentiel des effectifs était constitué par d'anciens membres du parti Union et Progrès et par des intellectuels de diverses obédiences. Ces hommes, qui n'avaient qu'une très vague idée de ce qu'était le socialisme ou le communisme, n'envisageaient le recours à ces doctrines que dans la perspective du combat anti-impérialiste mené par la Turquie. Nombre d'entre eux excluaient totalement l'idée d'une implantation bolchevique en Anatolie. Ils se réclamaient d'un socialisme "à la turque" expurgé de tout ce qui était contraire à l'Islam et à l'esprit national et ne songeaient au fond qu'à effrayer les Alliés. Une des idées maîtresses des "extrémistes", tout au long de l'année 1920, sera de constituer un bloc des pays d'Orient, sous le leadership conjoint de la Turquie et de la République des Soviets, en vue de faire échec aux menées impérialistes des Grandes Puissances. Pour un certain nombre de personnalités politiques, il s'agissait aussi, tout simplement, de se démarquer de Mustafa Kemal et de tenter de le déborder sur sa gauche. C'est ainsi par exemple que le Halk zumresi (groupe populaire), expression parlementaire de l'aile extrémiste, n'était, tout compte fait, qu'un cartel des mécontents, sans aucune cohésion doctrinale. Il y avait là des pantouranistes, des députés qui se disaient socialistes, des nationalistes opposés au pouvoir personnel de Mustafa Kemal, etc. Ce qui fit la force de la gauche anatolienne à cette époque, c'est précisément son aptitude à faire feu de tout bois. L'histoire des diverses organisations "communistes" d'Anatolie demeure, aujourd'hui encore, fort mal connue. Les nombreux travaux consacrés à la question et les recherches publiées au cours de ces dernières années en Turquie et aux États-Unis 2 sont loin d'avoir épuisé les multiples problèmes qui se posent. La confusion est partout : dans la chronologie comme dans la

En septembre 1920, Mustafa Suphi annoncera à ses camarades réunis à Bakou que 349 anciens prisonniers de guerre avaient déjà été rapatriés en Turquie après avoir été dûment endoctrinés. Cf. M. Suphi, art. cit., p. 41. En ce qui concerne les Spartakistes, cf. notamment G. S. Harris, The origins of communism in Turkey, Stanford, 1967, p. 36. S. Harris (ibid.) propose un aperçu d'ensemble sérieux et bien documenté. Du côté russe, nous devons essentiellement citer les travaux de A. D. Noviiev, S. I. Kuznecova, R. P. Kornenko et A. M. Samsutdinov. La bibliographie en langue turque ne cesse de s'enrichir depuis une dizaine d'années. Les recherches les plus intéressantes sont celles de Mete Tunçay, Turkiye'de sol akimlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-1925), Ankara, 2e éd., 1967 ; de Fethi Tevetoglu, Turkiye'de sosyalist ve komiïnist faaliyetler (Les activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967 ; de A. Cerrahoglu, Turkiye'de sosyalizmin tarihine katki (Contribution à l'histoire du socialisme en Turquie), Istanbul, 1975.

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caractérisation des groupements recensés. C'est que les sources de première main font cruellement défaut. Nous ne disposons que d'épaves : quelques tracts, des bribes de journaux, deux ou trois proclamations fracassantes 1 . Que savons-nous aujourd'hui des organisations de Trabzon, de Rize ou de Bandirma ? Presque rien. Nous ne pouvons que les mentionner au passage. La plupart de nos sources ne nous renseignent que sur ce qui se passait au "sommet", à Ankara et à Eskiçehir. Par la force des choses, c'est aux organisations qui furent créées dans ces villes — l'Armée verte, le groupe populaire, le parti communiste turc, le parti communiste populaire — que nous consacrerons l'essentiel des pages qui suivent.

1. L'Armée

verte

L'Armée verte fut créée à Ankara peu de temps après l'instauration de la Grande Assemblée Nationale, probablement en mai 1920 2 . À l'époque, nombreux étaient ceux qui croyaient qu'il s'agissait d'une véritable armée, qui viendrait à la rescousse de la résistance anatolienne. Au lendemain de la révolution d'Octobre, le vert, couleur de l'Islam, avait été choisi comme symbole par de nombreux groupements musulmans de l'ancien Empire russe. Des milices "vertes" avaient notamment combattu en Transcaucasie sous le commandement de Nuri pacha, le demi-frère d'Enver, et avaient participé en septembre 1918 à la prise de Bakou 3 . Le bruit courait à présent que ces éléments musulmans, armés par les Bolcheviks et placés sous les ordres d'un général turc (on murmurait le nom d'Enver pacha), pénétreraient bientôt en Anatolie 4 .

1 Parmi les sources les plus intéressantes, nous devons mentionner en premier lieu les actes du procès des dirigeants de l'Armée verte qui eut lieu à Ankara en mai 1921. Publiés en 1962 dans une revue historique turque de vulgarisation, Yakin Tarihimiz, ces textes nous éclairent sur la structure et les objectifs des diverses organisations de gauche qui furent créées à Ankara en 1920. Nous disposons par ailleurs de quelques numéros du Seyyare-i Yeni Dünya (Le Nouveau Monde des Forces mobiles) et d'un numéro de l'Emek (Travail). Le premier de ces journaux était l'organe du parti communiste populaire. A côté de ces matériaux de premier plan, mais dont il ne nous reste que des fragments, les séries continues du Hakimiyet-i Milliye ( L a Souveraineté nationale) et de l'Anadolu'da Yeni Giïn (Le Jour nouveau en Anatolie) représentent une source d'appoint non négligeable. Le Hakimiyet-i Milliye était l'organe officieux du Gouvernement d'Ankara. Publié par Yunus Nadi, une des plus grandes figures du journalisme turc, YAnadolu'da Yeni Giin fut pendant quelque temps le porte-parole de la gauche arlementaire (Halk zümresi).

C'est la date proposée par Gotthard Jäschke, "Kommunismus und Islam im türkischen Befreiungskriege", Die Welt des Islams, 20, 1938, p. 112. 3 Sur le rôle joué par Nuri pacha en Transcaucasie, cf. Yusuf Hikmet Bayur, Türk inkilâbi tarihi (Histoire de la révolution turque), Ankara, 1967, III (4), pp. 209 sq. ; W. E. D. Allen et P. Muratoff, Caucasian battlefields, Cambridge, 1953, pp. 478-480. 4 D è s le 28 janvier 1920, un rapport adressé au Foreign Office annonçait la création au Daghestan d'une armée de volontaires, baptisée "Armée verte". Nuri pacha et Enver pacha étaient présentés comme les principaux promoteurs de cette entreprise (FO 371/5165, f. 102). Nous savons cependant qu'à cette époque Enver se trouvait en Allemagne.

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Les dirigeants nationalistes, qui avaient besoin de remonter le moral de leurs troupes, ne faisaient rien pour démentir de telles fables. Bien au contraire, ils participaient eux-mêmes au conditionnement de l'opinion. En mai 1920, le commandant de l'armée de l'Est, Kâzim Karabekir, avait même envoyé à Ankara, sous le nom d'Armée verte, un détachement de cavalerie constitué d'une quarantaine de jeunes gaillards d'Erzurum. Muni d'un grand étendard vert, ce détachement avait été chargé d'annoncer à travers tout le pays l'arrivée imminente des forces salvatrices1. L'Armée verte d'Ankara n'avait cependant rien à voir avec ces troupes musulmanes qui étaient censées voler au secours de la Turquie. Il s'agissait, beaucoup plus modestement, d'une petite organisation secrète dont l'objectif premier semble avoir été d'organiser la lutte contre les forces "réactionnaires" et défaitistes qui s'opposaient, en Anatolie, au mouvement nationaliste 2 . Mustafa Kemal, consulté par les fondateurs de l'organisation, les avait encouragés dans leur entreprise et leur avait plus ou moins donné carte blanche 3 . Le comité central de l'Armée verte comptait quatorze membres que Mustafa Kemal présentera dans son célèbre "discours" de 1927 comme des "camarades intimes" 4 . Il y avait là le ministre des Finances, Hakki Behiç, le ministre de la Santé, Adnan, et tout un groupe de parlementaires parmi lesquels nous devons surtout mentionner le député d'Eski§ehir, Eyûp Sabri, le député de Tokat, Nazim, le député de Mugla, Yunus Nadi, et le député de Bursa, Servet 5 . Outre ce comité central, l'organisation fut dotée, au début de l'été 1920, d'une section à Eskiçehir et, selon toute vraisemblance, de comités locaux dans d'autres villes de Turquie, notamment à Bursa 6 .

' Voir à ce propos les mémoires de Kâzim Karabekir, istiklâl harbimiz (Notre guerre d'Indépendance), 2 e éd., Istanbul, 1969, p. 683. Cette "Armée verte" ne parvint à Ankara qu'au début du mois d'août. Son arrivée dans cette ville fut annoncée par le Hakimiyet-i Millive du 2 août 1920. 7 L'offensive antibolchevique des milieux cléricaux, orchestrée par le Teali-i Îslâm Cemiyeti (Association pour le développement de l'Islam), avait commencé au début de l'année 1920. Nous renvoyons à ce propos aux remarques de M. Tunçay, op. cit., p. 77. 3 M u s t a f a Kemal, Discours du Ghazi Moustafa Kemal Président de la République turque. Octobre 1927, Leipzig, 1929, pp. 375-376. On trouve dans ce récit de nombreuses précisions sur les origines de l'Armée verte. Mais Mustafa Kemal ne donne, bien entendu, que la version "officielle" des événements. 4 Ibid., loc. cit. -*Les autres membres du "comité central" de l'Armée verte étaient Hiisrev Sami (député d'Eski§ehir), Ibrahim Siireyya (Eski§ehir), Reçit (Saruhan), Sirn (Îzmit), Mustafa (Dersim), Hamdi Namik (Izmit), Muhittin Baha (Bursa) et sans doute aussi Mahmut Celai (Bayar), le futur Président de la République turque. M. Tunçay, op. cit., p. 77. 6 C'est du moins ce qui ressort des déclarations faites par le député de Tokat, Nazim bey, lors du procès de l'Armée verte en mai 1921. Plusieurs ouvrages reproduisent ces déclarations. Cf. p. ex. F. Tevetoglu, op. cit., pp. 156-157.

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L'Armée verte avait été instituée, nous l'avons dit, pour lutter contre la propagande antinationaliste orchestrée par le Gouvernement de Constantinople 1 . Depuis le début de l'année 1920, cette propagande était essentiellement fondée sur une argumentation religieuse : le mouvement nationaliste était accusé d'impiété en raison de ses relations avec les Bolcheviks. L'Armée verte semble s'être très vite assigné pour mission de démontrer à l'opinion publique que l'alliance avec les Bolcheviks n'était nullement incompatible avec les préceptes de l'Islam. De là, sans nul doute, la coloration pro-bolchevique et musulmane affichée par l'organisation dès sa création. Nul n'ignorait que le secrétaire général de l'Armée verte, Hakki Behiç, avait un penchant pour le socialisme. Le député de Tokat, Nazim bey, était lui aussi attiré par cette doctrine. Il y a tout lieu de croire que ce sont ces deux hommes qui donnèrent au groupement sa tournure communisante. Ils furent secondés dans leur tâche par le député de Bursa, le cheikh Servet, qui prétendait faire découler le socialisme de l'enseignement du Coran, et par un ancien kaymakam, Vakkas Ferid, qui était entré en contact avec la pensée marxiste alors qu'il était étudiant à Constantinople. Les autres membres de l'Armée verte étaient soit d'anciens Unionistes, soit des nationalistes de bon aloi. Mais ils étaient de toute évidence prêts à entrer dans le jeu de Hakki Behiç et de Nazim. Un Unioniste notoire comme Eyiip Sabri, ami intime de Tal'at pacha, ira même jusqu'à plaider en août 1920 pour l'adoption immédiate du bolchevisme 2 . Vers le milieu de mois de juin, les membres de l'Armée verte commencèrent à diffuser un certain nombre de documents en vue d'accroître leur audience 3 . Les dirigeants de l'organisation avaient mis au point une 'Mustafa Kemal explique la création de l'Armée verte de la façon suivante : "... Il était très difficile de mener à bonne fin la révolution avec des troupes qui n'avaient pas été instruites dans l'esprit de cette révolution, troupes fatiguées, dégoûtées à l'époque en question et dont on peut dire qu'elles étaient les déchets de l'armée ottomane. On commit l'erreur de croire qu'il serait très difficile, dans les conditions où l'on se trouvait en ces temps-là, de doter l'armée d'une conscience en harmonie avec l'état d'esprit nouveau. Par conséquent, certaines personnes commencèrent à être travaillées par l'idée de créer des organisations d'élite composées d'hommes conscients, réunissant les qualités voulues, et sur lesquelles la révolution pût compter... (Discours du Ghazi Mouslafa Kemal, loc. cit.). Il ressort de ce texte que l'Armée verte se présentait à l'origine comme l'avant-garde de la révolution kémaliste. ^D'après un rapport du Secret Intelligence Service du 19 août 1920, FO 371/5171, f. 49. 3

La datation découle des déclarations faites par le vétérinaire Salih devant le tribunal d'Indépendance d'Ankara. Cf. F. Tevetoglu, op. cit., p. 175. Le beyannâme, le talimatnâme et le nizamnâme de l'Armée verte sont reproduits dans plusieurs ouvrages. Cf. par exemple F. Kandemir, Ataturk'un kurdugu Tiirkiye komiinist partisi (Le parti communiste turc créé par Atatiirk), Istanbul, s.d., pp. 148-151, 155-157 ; "Ye§il Ordu Cemiyeti" (L'Association de l'Année verte), Yakin Tarihimiz, 3, 1962, p. 71 ; 4, 1962, p. 104 ; 8, 1962, pp. 234-235 ; F. Tevetoglu, op. cit., pp. 148-153.

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"proclamation" (beyannâme), des "instructions" (talimatnâme) et des "statuts" (.nizamnâme). À travers ces textes destinés à l'endoctrinement des nouvelles recrues, l'Armée verte prenait formellement position en faveur d'un socialisme islamique. La "proclamation" appelait le monde du travail (les laboureurs, les vignerons, les jardiniers, les cordonniers, les maçons, les menuisiers, etc.) à la révolte contre les exploiteurs (la bureaucratie, les grands propriétaires, et, d'une manière générale, les riches). Elle donnait en exemple les événements qui étaient en train de se dérouler en Russie. Elle annonçait la naissance d'un "monde nouveau" où régneraient l'égalité et la fraternité. La révolution qui était en cours allait non seulement abolir la propriété mais encore le vol, le mensonge, le parasitisme, la corruption et l'escroquerie. Nous retrouvons ces mêmes thèmes dans les "instructions" {talimatnâme). Mais ce deuxième document se caractérise surtout par sa tonalité panasiatique. "L'objectif ultime de l'Armée verte", proclamait le talimatnâme, "est de parvenir à une union sincère des peuples d'Asie. L'Asie aux Asiatiques. Telle est la devise brodée sur la bannière de l'Armée verte 1 ". N'y avait-il pas, dans ce panasiatisme prétendument dirigé contre l'impérialisme occidental, des relents de nationalisme pantouranien ? Compte tenu de ce que nous savons du recrutement de l'Armée verte, la question n'apparaît nullement oiseuse. Un fait significatif : lors du II e Congrès du Komintern, en juillet 1920, Lénine condamnera catégoriquement "le mouvement panasiatique et les autres courants analogues", les soupçonnant de servir les intérêts de "l'impérialisme turc et japonais" 2 . A en croire les "instructions", l'Armée verte n'était ouverte qu'aux travailleurs (manuels et intellectuels). Les propriétaires fonciers, les gros négociants, les usuriers, les commissionnaires en étaient inflexiblement exclus. Les nouvelles recrues devaient jurer fidélité et obéissance et s'engager à ne rien divulguer des secrets dont elles pourraient avoir connaissance. Les renégats, les contrevenants à la discipline de l'organisation étaient menacés de mort. Bien qu'elle honnît la violence, l'Armée verte était censée être constituée sur une base para-militaire, avec des sections, des escadrons et des bataillons. Chaque "combattant" devait posséder un fusil et trois cents cartouches. Mais ce n'était là que pure fiction et ce projet ne fut jamais réalisé. Une des tâches 1

Article 2 du talimatnâme. Cf. F. Tevetoglu, op. cit., p. 149. 'Thèses sur les questions nationale et coloniale, citées par H. Carrère d'Encausse et S. Schtam. Le marxisme et VAsie. 1853-1964, 2 e éd., Paris, 1970, p. 202. En ce qui concerne le nationalisme japonais, cf. p. ex. Delmer Brown, Nationalism in Japon, Berkeley, 1955. 2

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essentielles de l'organisation était de combattre la propagande antibolchevique. Pour lutter contre l'avidité et la rapacité de la bourgeoisie, il convenait non seulement de faire appel au socialisme mais encore d'appliquer les préceptes de l'Islam. Les membres de l'Armée verte étaient chargés en particulier de collecter les aumônes et les offrandes religieuses et de les distribuer à "ceux qui ne disposaient plus de leur force de travail". Le troisième texte diffusé par l'Armée verte — ses "statuts" — donnait un certain nombre de précisions sur les options socialistes de l'organisation. L'Armée verte y affirmait son opposition à l'accumulation du capital entre les mains de la bourgeoisie et se prononçait pour la suppression de la propriété privée. Il fallait néanmoins rassurer le peuple : les femmes ne seraient pas mises en commun. L'Armée verte proclamait son "respect de la vie familiale" et son "attachement à tous les principes sociaux de l'Islam". C'est au nom de l'Islam qu'il convenait de bouter hors d'Asie les impérialistes occidentaux. Le bonheur de l'humanité, idéal suprême de l'organisation, passait par l'union du drapeau rouge et du drapeau vert de la fraternité islamique. Les membres de l'Armée verte prenaient-ils au sérieux ce jargon islamo-communiste ? Peut-être, quelques-uns d'entre eux : Hakki Behiç, Nazim bey, Vakkas Ferid, le cheikh Servet... Mais la plupart des autres promoteurs de l'organisation ne prétendaient pas à tant d'ingénuité. Leur objectif affiché était tout simplement, nous l'avons déjà souligné, de faire échec aux invectives antibolcheviques des milieux cléricaux et de préparer l'opinion anatolienne à un rapprochement avec la Russie. Pour certaines personnalités politiques, l'Armée verte constituait, par ailleurs, le point de départ d'une sorte de conspiration visant à créer une opposition prétendument "de gauche" face à Mustafa Kemal. Au moment de la création de l'Armée verte, le leader de la résistance anatolienne n'avait guère pressenti la manœuvre et avait cautionné Hakki Behiç et ses camarades. Il ne se rendra compte de sa bévue que vers le milieu de l'été 1920, lorsque le caractère insidieux des activités de l'Armée verte se manifestera au grand jour. C'est l'adhésion de Çerkes Edhem à l'organisation qui semble avoir constitué le principal facteur de rupture entre Mustafa Kemal et l'Armée verte. Çerkes Edhem était le chef d'importantes troupes de francs-tireurs dans la région de Salihli, en Anatolie occidentale. Il avait rendu de nombreux services au Gouvernement d'Ankara, notamment en éliminant les bandes antinationalistes d'Anzavur et en étouffant les soulèvements de Diizce et de

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Balikesir 1 . En juin 1920, il avait été chargé par Mustafa Kemal d'aller écraser la révolte des Çapanoglu dans leur "fief" de Yozgat 2 . Considéré par les milieux nationalistes comme un véritable héros de la résistance anatolienne, il avait commencé à adopter à cette époque une attitude hautaine et agressive vis-à-vis du Gouvernement d'Ankara. Après l'écrasement du premier soulèvement de Yozgat (fin juin 1920), Çerkes Edhem deviendra pour Mustafa Kemal un dangereux rival dont l'influence ne cessera de croître au sein de la Grande Assemblée nationale. C'est vraisemblablement vers la fin du mois de juin ou au début du mois de juillet 1920, lors d'un de ses passages à Ankara 3 , qu'il avait adhéré à l'Armée verte. Entre ses mains et entre celles de ses frères, le député de Saruhan Re§id bey et le capitaine Tevfik bey, la société secrète prit l'allure d'une redoutable machine de guerre visant à saper les fondements du pouvoir kémaliste. Devant le péril, Mustafa Kemal ne tarda pas à réagir. Dès qu'il eut la conviction que certains éléments de l'Armée verte complotaient contre lui, il convoqua Hakki Behiç et lui demanda de dissoudre l'organisation4. En dépit des protestations de Hakki Behiç, les membres du comité central d'Ankara semblent avoir accepté de s'incliner. Les activités de l'organisation furent mises provisoirement en veilleuse. Mais le relais fut pris par la section d'Eskiçehir qui avait été créée peu de temps auparavant 5 . Cette section était animée par un certain Behram Lutfi, directeur de l'école secondaire de Sivrihisar, et par Mustafa Nuri, un instituteur qui se prétendait également journaliste 6 . Ce Mustafa Nuri, qui semble avoir eu un faible pour la boisson, affichait dans ses moments d'ivresse une grande 1 Les travaux consacrés à l'histoire de la révolution kémaliste sont généralement assez discrets en ce qui concerne les mouvements de résistance au Gouvernement d'Ankara. Un des exposés les plus clairs, en langue turque, est celui du général K. Esengin, Milli miicadelede hiyanet yari§i (La course à la trahison pendant la lutte nationale), Ankara 1969. Le soulèvement d'Anzavur fut écrasé par Edhem en avril 1920. Les soulèvements de Diizce et de Balikesir se l'à la fin du mois de mai. l c s yapaiiugiu étaient les anciens "seigneurs" de la province de Yozgat. Leurs hommes passèrent à l'action au milieu du mois de mai 1920. Le calme ne sera définitivement rétabli dans cette région que vers la fin de l'année. 'ï Discours du Ghazi Mouslafa Kemal, op. cit., p. 376. Edhem quitta Ankara le 20 juin 1920. Il repassa par cette ville le 12 juillet 1920. Cf. K. Esengin, op. cit., pp. 142-146. 4 Discours du Ghazi Moustafa Kemal, op. cit., p. 378. Voir également les actes du procès de l'Armée verte, notamment la déposition de Yunus Nadi (F. Tevetoglu, op. cit., p. 162). 5 L a section d'Eskiçehir semble avoir été créée à la fin du mois de juin 1920. C'est du moins ce qui ressort des propos tenus par Vakkas Ferid devant le tribunal d'Indépendance d'Ankara. Lors de son procès, Vakkas Ferid déclara en effet que les militants d'Eski§ehir avaient été contactés au moment des fêtes de ramadan (29 juin 1920). Cf. le texte cité par F. Tevetoglu, ibid., p. 173. ''D'après les actes du procès de l'Armée verte. Cf. notamment les déclarations de Nazim bey citées ibid., p. 157.

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sympathie pour le bolchevisme. L'organisation mise en place par les deux hommes prenait appui sur les troupes d'Edhem (qui comptaient notamment un bataillon "bolchevik" commandé par un certain ismail Hakki) et aussi, selon toute vraisemblance, sur quelques éléments du prolétariat d'Eski§ehir. Cette ville, un des centres essentiels de l'industrie militaire kémaliste, était depuis le printemps de l'année 1920 le quartier général de §erif Manatov, le représentant de la République bachkire en Anatolie 1 . Manatov y avait donné des conférences sur le socialisme et y avait constitué, à en croire un rapport du Foreign Office, une "petite bande d'extrémistes" comprenant un certain nombre de notables de la ville 2 . Il y a tout lieu de penser que c'est parmi les disciples du propagandiste bolchevik que l'Armée verte d'Eski§ehir avait recruté l'essentiel de sa clientèle. Bientôt, Eski§ehir devint un actif foyer d'agitation. Çerkes Edhem y disposait d'une imprimerie, une des plus modernes d'Anatolie. Il ne tarda pas à avoir son propre journal. Un premier organe, VArkada§ (L'Ami) fut fondé par Mustafa Nuri vers la fin du mois d'août 3 . Ce journal fut remplacé dès le 13 septembre par le Seyyare-i Yeni DUnya (Le Nouveau Monde des Forces mobiles) dirigé par Mustafa Nuri et Arif Oruç. Ce dernier, un journaliste imprégné d'idées socialistes, prétendait donner au Yeni DUnya une coloration islamo-bolchevique. Mais en réalité, le journal semble avoir été surtout consacré à la propagande personnelle d'Edhem 4 . A côté du Seyyare-i Yeni DUnya, dont le tirage était de 3 000 exemplaires (chiffre important pour l'époque), la section d'Eski§ehir de l'Armée verte propageait également toutes sortes de tracts et de brochures. C'est à Eskiçehir que fut publié notamment un ouvrage du cheikh Servet, intitulé Asr-u saadetten bir yaprak (Une page de l'âge d'or). L'objet du livre, destiné à fournir des arguments aux militants de l'Armée verte, était de démontrer, moyennant maintes subtilités théologiques, que les préceptes du bolchevisme étaient identiques à ceux de l'Islam 5 . Mustafa Kemal ne pouvait guère demeurer indifférent à toute cette effervescence. Ce n'était pas tant les fracassantes prises de position probolcheviques de Çerkes Edhem et de ses acolytes qui l'inquiétaient que le caractère séditieux de ce qui se tramait à Eskigehir. Les troupes irrégulières ^En ce qui concerne ce personnage, cf. infra, p. 162. V o 371/5170, juil, 1920, f. 75. 3

G . S. Harris, op. cit., p. 7 8 ; A. D. Novifiev, Krest'janstvo Turcii v novejsee vremja ( L a paysannerie turque aux temps modernes), Moscou, 1959, p. 35. 4 L a Bibliothèque Nationale, d'Ankara ne conserve qu'un seul numéro du Seyyare-i Yeni Diinya (n- 32, paru à Eskiçehir le 11 oct. 1920). Dans cet unique numéro, nulle trace de socialisme ou de communisme. 5 FO 371/5178, rapport du 12 août 1920 déjà cité, f. 127.

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d'Edhem — une quinzaine de détachements comptant au total près de trois mille hommes — pouvaient à tout moment se retourner contre le pouvoir kémaliste et le mettre en péril. Par ailleurs, le Seyyare-i Yeni Dünya, qui était imprimé dans de bien meilleures conditions que le Hakimiyet-i Milliye (La Souveraineté nationale), l'organe officieux du Gouvernement d'Ankara, constituait aux mains d'Edhem une arme redoutable. Mustafa Kemal n'avait pas encore réussi à s'imposer pleinement à l'opinion anatolienne (les révoltes antinationalistes de l'année 1920 montraient, bien au contraire, qu'il y avait un énorme travail à accomplir dans ce domaine). La propagande du Seyyare-i Yeni Dünya en faveur d'Edhem et de ses troupes ne pouvait que porter atteinte à son crédit. Il convenait donc d'agir avec célérité et détermination. Dès le début du mois de septembre, des mesures législatives avaient été prises, prévoyant des peines de prison et de bannissement pour les fauteurs de troubles 1 . Vers la fin du même mois, Mustafa Kemal convoqua les responsables de l'Armée verte qui avaient, depuis quelque temps, repris leurs activités à Ankara et leur ordonna de dissoudre sans délai l'organisation 2 . Le 4 octobre, la loi sur les Associations fut amendée de manière à donner au Gouvernement le droit d'interdire les organisations dangereuses pour la sûreté de l'État 3 . Il fallait veiller toutefois à ne pas vexer les Bolcheviks qui, par le biais de §erif Manatov, cautionnaient l'Armée verte. La suppression pure et simple de l'organisation, à un moment où le Gouvernement d'Ankara abordait une phase particulièrement délicate de ses relations avec la République des Soviets 4 , risquait de porter une grave atteinte au rapprochement turco-russe. Au demeurant, il ne faisait aucun doute que les militants bolchevisants de l'Armée verte, sûrs de l'appui soviétique, refuseraient une telle suppression et continueraient à poursuivre clandestinement leurs activités. De là, sans nul doute, l'idée de créer un parti communiste dûment reconnu, qui regrouperait tous les éléments subversifs et dont la mise en place constituerait un évident témoignage de bonne volonté vis-à-vis de la Russie soviétique.

' g . S. Harris, op. cit., p. 80. ^D'après la déposition de Nazim bey devant le tribunal d'Indépendance (F. Tevetoelu, op. cit p. 158). G. S. Harris, loc. cit. 4

L a République des Soviets et le Gouvernement d'Ankara ne parvenaient pas à s'entendre sur les modalités du partage des territoires transcaucasiens. À la fin du mois de septembre 1920, les troupes de Kâzim Karabekir avaient commencé leur offensive contre l'Arménie. La situation pouvait à tout moment déboucher sur un conflit turco-soviétique.

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Le parti communiste turc fut officiellement constitué le 18 octobre 1920, avec à sa tête quelque-uns des anciens dirigeants de l'Armée verte, notamment Hakki Behiç. Le moment était à présent venu de tenter de neutraliser Edhem et ses supporters d'Eski§ehir. Peu de temps après la création de la nouvelle organisation, Mustafa Kemal somma Edhem en termes aimables mais résolus de s'y rallier et de transférer son journal, le Seyyare-i Yeni Diinya, à Ankara. Bien entendu, ce déménagement concernait également l'imprimerie 1 . Nous ne savons pas comment Edhem réagit à cette demande. Mais une chose est certaine : vers la mi-novembre, l'imprimerie d'Eski§ehir était déjà démontée et transportée à Ankara 2 . Une fraction de l'équipe du Seyyare-i Yeni Diinya, Arif Oruç notamment, avait accepté de rejoindre le parti communiste. Il semble qu'Edhem, qui se croyait et se disait l'homme de Moscou, se soit lui aussi résolu à entrer dans l'organisation officielle, tout en continuant à comploter de concert avec un certain nombre d'éléments clandestins. Après son transfert à Ankara, le Seyyare-i Yeni Diinya fut placé sous la direction de Hakki Behiç et joua, pendant quelque temps, le rôle d'organe du parti communiste officiel. Il paraissait tous les jours sauf le samedi (à la différence du Hakimiyet-i Milliye qui ne paraissait que trois fois par semaine) et était sous-titré "Journal communiste de Turquie". Les quelques numéros épars dont nous disposons (à partir du 22 novembre 1920) continuent d'accorder une grande place aux exploits des troupes d'Edhem. La tendance probolchevique du journal était illustrée par un certain nombre d'informations relatives à la Russie soviétique : situation politique et sociale, communiqués des opérations de guerre, etc. Les éditoriaux, signés soit par Hakki Behiç, soit par Arif Oruç, étaient généralement consacrés à l'actualité politique. Au total, un journal bien peu subversif, mais qui de toute évidence était demeuré fidèle au "camarade" Edhem. Prudent, Mustafa Kemal avait procédé par étapes, car il devait compter avec une importante opposition parlementaire. Dans un premier temps, il avait obtenu la dissolution de l'Armée verte. Il avait ensuite réussi à attirer Edhem dans le parti communiste officiel et à faire transférer le Seyyare-i Yeni Diinya à Ankara. Il y a tout lieu de croire qu'Edhem avait considéré ce déménagement comme un fait positif, susceptible d'accroître son prestige 1

Çerkes

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Ethem'in hatiralari

(Les souvenirs de Çerkes Edhem), Istanbul, 1962, pp. 108-109.

A . E. Giiran a retrouvé un certain nombre de numéros du Seyyare-i Yeni Diinya imprimés à Ankara et les a publiés. Cf. Kuvvay-i seyyare'den kuvvay-i milliye'ye Yeni Diinya (Le Yeni Diinya, des forces mobiles aux forces nationales), Istanbul, 1976. Sur le Yeni Diinya, voir également l'ouvrage de Ò. S. Coçar, Milli mücadele basini (La presse de la lutte nationale), Istanbul, s.d., pp. 127-129.

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auprès de l'opinion anatolienne. Il ne restait plus, pour le chef du pouvoir national, qu'à détruire les "forces mobiles" qui faisaient la puissance de son rival. Dès la fin du mois de novembre, il prit un certain nombre de mesures pour contraindre les troupes d'Edhem à s'incorporer dans l'armée régulière 1 . Edhem et ses frères, le député de Saruhan Re§it bey et le capitaine Tevfik bey, sans aller jusqu'à la révolte ouverte, étaient cependant décidés à ne pas céder. Les pourparlers, les échanges de menaces, les discussions devant la Grande Assemblée — où Edhem disposait de nombreux supporters (près du quart des députés, semble-t-il) — se prolongèrent pendant tout le mois de décembre. Mais autour des rebelles, l'étau ne cessait de se resserrer. Bientôt Edhem n'eut d'autre ressource que de tenter de provoquer, par l'entremise du neveu d'Arif Oruç, Nizamettin Nazif, un soulèvement "bolchevik" dans la région d'Eski§ehir 2 . De façon plus réaliste, il s'efforça également de fomenter une grève des cheminots, de manière à paralyser les transports de troupes kémalistes 3 . Parallèlement, son frère Re§it bey fit appel à des provocateurs qu'il chargea de corrompre les officiers et les soldats de l'armée régulière 4 . Mais ces diverses mesures s'avérèrent totalement inefficaces. De toute évidence, les troupes kémalistes, reprises en main et restructurées par ismet pacha, étaient les plus fortes. Le 26 décembre, Mustafa Kemal publia un communiqué officiel interdisant à quiconque de recruter des bandes de francs-tireurs, sous quelque prétexte que ce soit. Le texte précisait que les contrevenants seraient poursuivis pour atteinte à la sûreté du Gouvernement de la Grande Assemblée. Ce communiqué parut le 29 décembre dans le Seyyare-i Yeni Diinya. Le lendemain, le journal changeait de nom : le terme seyyare disparaissait du titre. Le Yeni Diinya n'était plus l'organe des "forces mobiles". Désormais, plus un mot à propos d'Edhem. Arif Oruç et Hakki Behiç, qui conservaient la direction du journal, multipliaient par contre les articles concernant "l'univers communiste". Bien que la situation fût sans issue, Edhem refusera de se soumettre à l'ultimatum de Mustafa Kemal. Jusqu'au dernier moment, il semble avoir esperé un soulèvement populaire en sa faveur. Il comptait également — selon ^On trouvera un récit détaillé des événements dans le Discours du Ghazi Moustafa Kemal cit., pp. 408-435. ^F. Kandemir, op. cit., p. 181 ; G. S. Harris, op. cit., p. 87. 3 Ibid., loc. cit. 4 Discours du Ghazi Mustafa Kemal, op. cit., p. 425.

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toute vraisemblance — sur une intervention de la mission bolchevique qui s'était installée à Ankara au début du mois d'octobre 1 . Mais le soulèvement populaire n'eut pas lieu et les Russes ne firent rien pour venir en aide aux rebelles. Au début du mois de janvier, les troupes d'Edhem, cernées de toutes parts, se débandèrent. Certains détachements rejoignirent l'armée régulière. D'ultimes combats se déroulèrent à Gediz le 5 janvier. Définitivement vaincus, Edhem et ses frères réussirent à prendre la fuite accompagnés de quelques-uns de leurs partisans et trouvèrent refuge chez les Grecs, pour lesquels cette trahison constituait une extraordinaire aubaine. Mustafa Kemal avait gagné. Désormais, il pouvait réaliser un de ses projets les plus chers : mettre la main sur l'imprimerie du Yeni Diinya et l'utiliser pour son propre journal, le Hakimiyet-i Milliye. Vers la fin du mois de janvier, le Yeni Diinya cessa de paraître et les machines furent transportées dans un immeuble voisin. La publication du Hakimiyet-i Milliye fut également interrompue pendant quelques jours. Mais le 6 février 1921, l'organe officieux du Gouvernement d'Ankara était à nouveau en vente. Jusquelà, il n'avait paru que trois fois par semaine, tiré sur une presse à bras. C'était à présent un quotidien. Le moteur à pétrole de la nouvelle presse faisait merveille 2 .

2. Le groupe populaire Nous avons vu plus haut que Mustafa Kemal avait demandé aux dirigeants de l'Armée verte, vers le milieu du mois de juillet 1920, de suspendre leurs activités. C'est alors que fut créé, au sein de la Grande Assemblée Nationale, le Halk jirkasi (parti populaire), qui allait prendre par la suite le nom de Halk ziimresi (groupe populaire). Il s'agissait en quelque sorte, pour l'Armée verte, de sortir de la clandestinité et de constituer une opposition parlementaire en bonne et due forme. Un certain nombre d'éléments de l'organisation refuseront cependant cette légalisation forcée et se replieront, nous l'avons vu, sur Eski§ehir, regroupés autour de Çerkes Edhem et de son journal Seyyare-i Yeni Diinya. Au début du mois d'août, le parti populaire, groupe parlementaire informel, comptait de quatre-vingts à cent membres, soit plus du quart de ' Cette mission dirigée par Upmal-Angarskij était arrivée à Ankara le 4 octobre. Cf. G. Jaeshke, (Chronologie de la guerre de libération turque), Ankara, 1970, I , p . 123.

Tiirk kurtuluç savagi kronulojisi

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Ô . S. Co§ar, op. cit., pp. 129-130.

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l'ensemble des députés 1 . C'était, mis à part les partisans de Mustafa Kemal, le plus important des groupes de la Grande Assemblée 2 . Il était constitué, pour l'essentiel, d'anciens Unionistes — secrètement fidèles à Enver pacha et à Tal'at pacha — et d'un certain nombre d'éléments radicaux opposés aux options centristes de Mustafa Kemal. Le leadership du groupe était assuré par les députés qui avaient participé, deux mois auparavant, à la mise en place de l'Armée verte : Eyiip Sabri, le Dr. Adnan, le cheikh Servet, Yunus Nadi, Hakki Behiç, Nazim bey et quelques autres. Dès sa création, le Halk firkasi s'était présenté, sans la moindre équivoque possible, comme la continuation de l'Armée verte. Dans le courant du mois d'août, Eyiip Sabri avait remis à un informateur du Secret Intelligence Service le programme imprimé du groupe. Il s'agissait tout bonnement du programme de l'Armée verte surchargé à la main d'un certain nombre de rectifications. Le député d'Eski§ehir avait notamment biffé le terme "Armée verte" et l'avait remplacé par celui de "parti populaire" 3 . Sur le plan doctrinal, le groupe parlementaire se réclamait, comme l'Armée verte, à la fois du bolchevisme, de l'Islam et du panasiatisme. Eyiip Sabri se disait même partisan de l'adoption immédiate du bolchevisme, "avec toutes ses conséquences" 4 . Dans la conjoncture de l'époque, ces démonstrations de sympathie vis-à-vis du bolchevisme n'avaient, à vrai dire, rien de particulièrement surprenant. Le Gouvernement de Constantinople venait en effet de signer le traité de Sèvres et, face à ce désastre national, nombreux étaient ceux qui croyaient que le recours au bolchevisme — dont on savait tout juste qu'il s'agissait d'un grand chambardement populaire dirigé contre les Puissances impérialistes — constituait la seule issue possible. À la vogue des fez et des cocardes rouges dans la rue faisaient écho, au sein de la Grande Assemblée, de vibrants plaidoyers en faveur d'une alliance avec la République des Soviets. Le cheikh Servet, une des principales têtes pensantes du groupe populaire, n'avait aucune peine à persuader les députés qu'une "vie nouvelle" était née à l'Est et qu'il convenait de s'unir aux Bolcheviks en vue d'une Guerre sainte (djihad) contre le monde occidental. Sans vouloir entrer dans le détail de la doctrine bolchevique, il faisait remarquer à ses collègues qu'on retrouvait ^FO 371/5171, rapport du 19 août 1920 déjà cité. D'après ce rapport, le Halkfirkasiregroupait 105 députés de la Grande Assemblée sur un total de 390. ^Dans son Discours (cité), p. 471, Mustafa Kemal mentionne les groupes suivants : le groupe de la solidarité ; le groupe de l'indépendance ; le groupe de l'Association pour la Défense des droits : le groupe populaire ; le groupe de réforme. La Grande Assemblée était donc loin de constituer un bloc homogène ; le Gouvernement pouvait à tout moment être mis en minorité. 3 F O 371/5171, rapport du 19 août 1920 déjà cité. 4 Ibid.

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dans le bolchevisme deux des principes fondamentaux de l'Islam, la charité et la générosité. De même que Siddik, le plus riche des Quraïchites, avait légué toute sa fortune à la nation, de même les Bolcheviks ne songeaient qu'à tirer de la misère les classes les plus défavorisées de l'humanité 1 . Nous retrouvons une thématique comparable dans l'organe du groupe populaire, VAnadolu'da Yeni Giin (Le Jour nouveau en Anatolie). Publié par le député de Smyrne Yunus Nadi, ce journal, jadis installé à Constantinople, avait commencé à paraître à Ankara le 10 août 1920 2 . Dès les premiers numéros, le ton est donné. Yunus Nadi, qui avait la plume pléthorique, y multipliait les articles en faveur de la révolution mondiale et ne cessait d'appeler les Turcs d'Asie et les musulmans à s'unir sous la bannière du bolchevisme 3 . A partir du 15 août, un "envoyé bolchevik" entreprit d'écrire pour les lecteurs du Yeni Giin une histoire du bolchevisme. Vers la même époque, mais en termes passablement ambigus, Yunus Nadi mettait l'accent sur la nécessité d'établir en Anatolie un "gouvernement populaire". Celui-ci était chargé d'élaborer une "révolution sociale", mais devait tenir compte de la spécificité nationale. Le groupe populaire se présentait, nous l'avons dit, comme une opposition parlementaire dirigée contre Mustafa Kemal. Il s'agissait, pour les membres du groupe, non seulement de faire obstacle aux options politiques du président de la Grande Assemblée mais aussi, et peut-être surtout, de freiner ses velléités dictatoriales. Le premier choc sérieux entre Mustafa Kemal et le Halk zümresi eut lieu au début du mois de septembre, à l'occasion de l'élection du ministre de l'Intérieur4. Le précédent ministre (on disait à l'époque "commissaire"), Hakki Behiç, était un des principaux dirigeants du groupe populaire. Il avait dû démissionner vers le milieu du mois d'août, faute d'avoir pu gagner la l FO 371/5178, août 1920, ff. 210-213. Ce discours fut prononcé le 14 août 1920 à l'occasion d'un grand débat consacré aux relations turco-soviétiques. Une partie du groupe populaire poussait à une entente immédiate avec la République des Soviets. Dans une longue intervention, Mustafa Kemal répliqua qu'il était hors de question d'envisager une éventuelle bolchevisation de l'Asie Mineure et que l'entente avec la Russie passait en tout état de cause par le respect de l'indépendance nationale. Cf. R. N. Ileri, Atatürk ve komünizm (Atatiirk et le communisme), Istanbul, 1970, pp. 130-143. ^O. S. Cofar, op. cit., pp. 178 sq. ^Certains des articles de Yunus Nadi sont reproduits dans l'ouvrage d'A. Cerrahoglu, op. cit. Voir également les Archives du Foreign Office, notamment FO 371/5171, sept. 1920, et FO 371/6497, oct. 1920. 4 Les ministres étaient directement et individuellement élus par la Grande Assemblée. À partir de novembre, c'est le président de la Grande Assemblée qui désignera son candidat et les députés ne pourront que ratifier ce choix (loi n° 47 du 4 nov. 1920).

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confiance de l'Assemblée. Le groupe populaire ne voulait cependant pas laisser échapper ce poste essentiel dont dépendait, notamment, la surveillance de l'ensemble des activités politiques à travers le pays. À la succession de Hakki Behiç, il présenta donc la candidature d'un autre de ses dirigeants, Nazim bey. La Grande Assemblée était à cette époque tellement divisée que le candidat kémaliste, Refet bey (un des officiers qui avaient débarqué en mai 1919 à Samsun en même temps que Mustafa Kemal), fut battu. L'éléction de Nazim bey, le 4 septembre 1920, vint démontrer la puissance du groupe populaire. Mustafa Kemal accueillit fort mal la chose. Ne pouvant admettre la prise en mains du ministère de l'Intérieur par un de ses opposants les plus acharnés, il refusa de recevoir Nazim bey et d'entériner sa nomination. Convoquée en séance secrète, l'Assemblée apprit que celui-ci était un personnage louche, soupçonné de faire de l'espionnage pour le compte de "milieux étrangers", et qu'il était, par conséquent, hors de question de le mettre à la tête de tout le mécanisme de l'administration du pays 1 . Çerkes Edhem qui se trouvait alors à Ankara fut chargé d'obtenir la démission du nouveau ministre. D'assez mauvais gré, semble-t-il, le chef des forces mobiles accepta "d'envoyer son salut" à Nazim bey 2 . Le lendemain, 6 septembre, celui-ci démissionnait pour raison de santé. Vers la même époque, l'affrontement entre Mustafa Kemal et le groupe populaire prendra l'allure d'une controverse doctrinale autour de la Constitution. Le texte en vigueur (celui de la Constitution de 1876, quelque peu replâtré après la révolution jeune-turque de 1908) était totalement en porte à faux par rapport aux réalités politiques de 1920. De toute évidence, sa révision s'imposait. En révolte contre le pouvoir de Constantinople, l'exécutif de la Grande Assemblée avait besoin de s'affirmer en tant que gouvernement à part entière, avec ses propres fondements idéologiques, ses propres structures administratives, sa propre physionomie juridique. La discussion constitutionnelle avait été amorcée dès le mois de mai 1920 par un certain nombre de propositions de lois 3 . Vers le début du mois de septembre, nous assistons à une nouvelle floraison de projets et de suggestions. D'emblée, le Halk ziimresi apparaîtra comme le principal 'Discours du Ghazi Moustafa Kemal, op. cit., pp. 400-402. Çerkes Ethem'in hatiralan, op. cit., pp. 103-105. 3 La "loi sur la nomination des membres du conseil exécutif' du 2 mai 1920 ; proposition de loi du 13 mai 1920 visant à limiter les pouvoirs du sultan-khalife ; proposition de loi du 6 juillet 1920 sur le même sujet. À propos de la genèse de la Constitution de 1921, cf. Sabahattin Selek, Anadolu ihtilâli (La révolution anatolienne), 4 e éd., Istanbul, 1968, pp. 493-502. 2

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animateur du débat. Le 8 septembre, les dirigeants du groupe iront jusqu'à publier dans YAnadolu'da Yeni Gtin de Yunus Nadi un programme complet de réformes, posant ainsi sans ambages la question de la nature du futur État anatolien. Au postulat du pouvoir monarchique, qui demeurait une des bases essentielles de l'ancienne constitution, ce programme 1 opposait dès l'abord le principe de la souveraineté populaire. Les travailleurs manuels et intellectuels, "serviteurs de l'humanité", étaient présentés comme les véritables détenteurs du pouvoir. Les rédacteurs du document se réclamaient par ailleurs des "préceptes sacrés de l'Islam" pour affirmer que la lutte contre la rapacité et les vices de l'Occident se situait dans la juste voie de la volonté divine. La nouvelle organisation sociale du pays devait tenir compte des "nécessités du siècle" et prendre appui sur un idéal de fraternité. Chemin faisant, le Halk zumresi dénonçait les monopoles et les privilèges concédés aux capitalistes étrangers et laissait prévoir leur abrogation. Un certain nombre d'articles étaient consacrés à l'organisation des divers secteurs du pouvoir. En ce qui concerne l'administration du pays, le programme préconisait un vaste système d'assemblées démocratiques instituées à tous les échelons de la vie publique. Une place importante était accordée aux réformes sociales. Le Halk zumresi plaidait notamment pour la lutte contre l'alcoolisme et la criminalité, pour l'instruction obligatoire et gratuite, pour la distribution des terres aux agriculteurs nécessiteux, pour l'allégement de la fiscalité, etc. Ce texte de vingt-huit articles avait été de toute évidence rédigé en vue d'être soumis à l'approbation de la Grande Assemblée. Or, pour Mustafa Kemal, il ne faisait aucun doute qu'un débat public autour d'options aussi "révolutionnaires" ne pourrait que discréditer le mouvement nationaliste aux yeux de l'opinion anatolienne. Il fallait à tout prix empêcher les dirigeants du groupe populaire de persévérer dans leur initiative. Mais l'affaire demandait un certain doigté. Le gouvernement devait veiller à ne pas se mettre à dos la gauche de la Grande Assemblée, car celle-ci avait montré — à l'occasion de l'élection de Nazim bey — qu'elle était en mesure de le mettre en minorité.

' On trouvera le texte de ce programme dans l'ouvrage de M. Tunçay, Mesaî. Halk çuralar firkasi programi 1920 (Travail. Programme du parti des soviets populaires, 1920), Ankara, 1972, pp. 107-110. Cf. également A. Cerrahoglu, op. cit., pp. 373-376.

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La riposte de Mustafa Kemal fut on ne peut plus habile. Le 18 septembre 1920, avant que le programme du Halk zumresi ne fût soumis à la discussion des députés, il présenta à l'Assemblée son propre programme 1 . Ce texte reprenait la plupart des idées contenues dans le projet du groupe populaire, mais en termes beaucoup moins provocants. Ainsi, la notion "d'assemblée" était rendue non plus par le mot §ura — terme généralement utilisé pour désigner les "soviets" — mais par le mot meclis, qui ne comportait aucune connotation subversive. De même, la notion de souveraineté populaire cédait la place à celle de souveraineté nationale, plus abstraite et mieux implantée dans le vocabulaire politique de l'époque. Par ailleurs, alors que le programme du groupe populaire éludait entièrement le problème de la monarchie ottomane, celui de Mustafa Kemal proclamait au contraire que le principal objectif de la Grande Assemblée était de "délivrer" le sultan-khalife (considéré comme "prisonnier" des Alliés) et promettait, une fois ce but atteint, de maintenir l'institution sacrée du sultanat et du khalifat — dans le cadre, il est vrai, des lois constitutionnelles. Gagnés de vitesse, les députés du groupe populaire furent contraints de se montrer conciliants. Ils n'avaient aucune raison de s'opposer à un programme dont ils apparaissaient, somme toute, comme les inspirateurs. La forme et la terminologie imposées par Mustafa Kemal ne suffisaient guère à constituer un motif de désaccord. Quant aux clauses concernant le sultankhalife, il était hors de question de les mettre ouvertement en cause. Du reste, de nombreux membres du groupe étaient profondément attachés à la monarchie ottomane. Le projet de Mustafa Kemal fut donc agréé et renvoyé à une commission chargée d'établir le texte définitif de la Constitution 2 . Quelques jours à peine après l'élection manquée de Nazim bey au ministère de l'Intérieur, c'était la deuxième bataille que perdait le Halk zumresi. Ces échecs successifs semblent avoir incité certains dirigeants du groupe à la prudence. Tandis que Nazim bey, le cheikh Servet et quelques autres optaient pour une attitude de défi, des hommes comme Hakki Behiç et Yunus Nadi décidaient au contraire de renverser la vapeur, ou tout au moins de nuancer leur position.

^Cf. Ismail Arar, Atatürk'ün halkçilik programi (Le programme populiste d'Atatiirk), Istanbul 1963, pp. 33-38. M . Tunçay, Mesaî..., op. cit., pp. 25-26. Yunus Nadi, un des membres les plus éminents du groupe populaire, fut désigné comme président de cette commission. Il joua un rôle essentiel dans l'élaboration du texte définitif de la Constitution. 2

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Yunus Nadi, en particulier, tout en continuant d'afficher des sympathies pro-soviétiques, plaidera désormais pour un "socialisme turc" axé sur les réalités sociales du pays. A la fin du mois de septembre, il entamera même dans VAnadolu'da Yeni Giin une violente polémique contre le Seyyare-i Yeni Dtinyci d'Eski§ehir, reprochant à celui-ci son acceptation inconditionnelle du bolchevisme. Le journal d'Arif Oruç s'était indigné de ce que VAnadolu'da Yeni Giin avait tronqué le texte d'une proclamation du Komintern. Dans un article intitulé "La troisième Internationale et nous"1, Yunus Nadi répondit que VAnadolu'da Yeni Giin n'était pas l'organe du Komintern et que son seul objectif était de servir le peuple turc. Les "jeunes camarades" d'Hskisehir étaient accusés de "faire joujou" avec la révolution mondiale et de se gorger d'un torrent de vains mots. Le bolchevisme, assurait le rédacteur en chef de VAnadolu'da Yeni Giin, ne pouvait se comprendre que dans le contexte russe. Les Turcs devaient se garder des contrefaçons. Du reste, l'expérience de la Russie révolutionnaire montrait qu'il était totalement utopique de vouloir changer du jour au lendemain la vie d'une nation. Russes et Turcs étaient engagés dans une même lutte contre le capitalisme et l'impérialisme, mais la Turquie avait ses propres problèmes auxquels elle ne pouvait appliquer que ses propres remèdes. Au début du mois d'octobre, VAnadolu'da Yeni Giin intensifiera encore ses attaques contre le Seyyare-i Yeni Dtinya. Ce dernier sera traité de "chiffon de journal" et son rédacteur en chef, Arif Oruç, de charlatan et de bien d'autres noms 2 . Avalanche d'injures éminemment significative : au sein du groupe populaire, l'heure était de toute évidence à la "débolchevisation". Cette mise au pas doctrinale n'impliquait, empressons-nous de le souligner, aucun antibolchevisme (à ciel ouvert tout au moins). À travers les diatribes de VAnadolu'da Yeni Giin, Yunus Nadi et ses compagnons ne cherchaient qu'à mettre l'accent sur le caractère spécifiquement turc de leur mouvement et à affirmer leur totale autonomie par rapport à la République des Soviets. Il restait néanmoins à expliquer ce qu'était au juste ce "socialisme turc" dont se réclamait VAnadolu'da Yeni Giin. Cette tâche sera assumée par un ancien député unioniste de Constantinople, Ali îhsan bey, qui exposera sa doctrine dans les colonnes du journal à partir du 12 octobre3. L'idée essentielle du "Karl Marx turc" (c'est ainsi qu'Ali Ihsan bey était présenté aux lecteurs de

1

Anadolu'da Yeni Giin, 27 sept. 1920. Cf. également A. Cerrahoglu, op. cit., pp. 386-390. Anadolu'da Yeni Giin, 3 oct. 1920, cité par A. Cerrahoglu, op. cit., pp. 390-391. 3 L e s thèses d'Ali thsan bey sont résumées ibid., pp. 398-413. Cf. également M. Pavlov i£. Revoljucionnaja Turcija (La Turquie révolutionnaire), Moscou, 1921, p. 113. 2

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YAnadolu'da Yeni Giin) était que les structures de la société turque ne pouvaient être comparées à celles de la société occidentale et, en particulier, que les classes sociales propres aux pays capitalistes ne se retrouvaient guère en Turquie. Au cours de son histoire, le peuple turc avait subi une double exploitation : celle de la bureaucratie et des cadres militaires ottomans, celle du capitalisme et de l'impérialisme des Grandes Puissances occidentales. C'est contre ces deux types d'exploitation complices l'un de l'autre qu'il convenait à présent de se battre. Pour éliminer la "classe dirigeante" — c'est-à-dire la bureaucratie — Ali íhsan bey proposait de confier le pouvoir directement aux travailleurs. En l'absence d'une classe ouvrière susceptible de prendre en main les affaires du pays, il préconisait la mise en place d'un système représentatif fondé sur les corps de métiers. Cette organisation de la vie politique et sociale sur une base professionnelle devait s'accompagner d'un réformisme modéré, ouvert à l'accumulation du capital au sein du secteur privé. Par la suite, Ali íhsan bey envisageait une nationalisation et une "socialisation" des ressources, par le biais notamment des coopératives de production. Ce programme, qualifié par YAnadolu'da Yeni Giin de "communiste", semble avoir considérablement impressionné les hommes politiques de l'époque. Les idées d'Ali íhsan Bey seront même reprises par le Hakimiyet-i Milliye, l'organe du Gouvernement d'Ankara. Il ressort d'un article paru dans ce journal le 23 octobre 1 que le Gouvernement envisageait de rassembler les travailleurs en neuf grands groupements professionnels (les paysans, les marchands, les marins, les mineurs, les travailleurs du bâtiment, les professions libérales, les banquiers, les fonctionnaires, les militaires) en vue de leur confier la gestion de la vie politique et sociale du pays. L'auteur de l'article affirmait qu'il s'agissait là d'un premier pas en direction du bolchevisme. Ces velléités corporatistes se doublaient, chez de nombreux membres du groupe populaire, d'une évidente propension au panturquisme. C'est ainsi par exemple que Mahmud Esad, un des principaux collaborateurs de YAnadolu'da Yeni Giin, soutenait que le "communisme turc" avait pour but essentiel l'unification de la nation turque. Il consacrera à cette thèse un long article intitulé "La pomme verte" publié dans le numéro du 20 octobre 19202. Le titre de l'article faisait référence au vieux mythe de la "pomme rouge", nom

! r Kandemir, op. cit., pp. 119-120 ; FO 371/5172, rapport du 16 déc. 1920, f. 55. ^M. Pavloviê {op. cit., pp. 110 sq.) donne de larges extraits de cet article.

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donné par les Turcs à l'objectif ultime vers lequel ils étaient censés se diriger 1 . Il ressortait des explications confuses de Mahmud Esad que la "pomme verte" constituait une sorte de première étape : le regroupement des peuples d'Asie sous le double signe du communisme et de l'Islam. Cependant, le recours au communisme ne constituait qu'un moyen, non un idéal. "L'idéal des Turcs", écrivait Mahmud Esad, "c'est la pomme rouge : l'unité de la nation turque." Curieuse rhétorique où nous retrouvons le vocabulaire et les tournures de style de Ziya Gôkalp, un des plus éminents porte-parole du panturquisme 2 . La publication des articles d'Ali íhsan bey et de Mahmud Esad coïncidait avec la création, à Ankara, du parti communiste turc "officiel". C'est désormais au sein de cette organisation, surnommée par certains observateurs soviétiques 3 le "parti de la pomme verte" (par référence au texte de Mahmud Esad), que se regrouperont la plupart des éléments "extrémistes" du Halk zümresi. En tant que groupe parlementaire d'opposition, le Halk zümresi se maintiendra cependant jusque vers le milieu du mois de janvier 1921. Le soutien accordé par certains députés à la rébellion de Çerkes Edhem fut, semble-t-il, une des principales causes de la désagrégation du groupe. Le 8 janvier, après l'écrasement définitif des détachements de francs-tireurs par l'armée régulière, Mustafa Kemal prononcera devant la Grande Assemblée un violent réquisitoire contre Edhem et les "propagateurs du communisme" en Anatolie 4 . Cet avertissement ne pouvait manquer d'émouvoir ceux qui se sentaient coupables. De toute évidence, le vent de répression qui avait commencé à souffler ne tarderait pas à les atteindre. Les députés qui avaient jadis participé au mouvement de l'Armée verte, ceux qui avaient professé des opinions favorables au bolchevisme, ceux qui avaient défendu l'idée d'un "communisme turc" ne songeront plus qu'à se terrer dans l'espoir d'échapper à la tourmente. Mais la liquidation du groupe populaire ne suffira pas à réduire la Grande Assemblée à l'obéissance. Dès la promulgation de la nouvelle loi constitutionnelle (20 janvier 1921), nous assisterons à une restructuration de l'opposition, cette fois autour d'options conservatrices (fidélité à la personne du sultan-khalife, fidélité à l'Islam, fidélité aux institutions de la monarchie ottomane).

' a l'origine, la "pomme rouge" désignait la coupole de cuivre de Saint-Pierre de Rome. À partir de la fin du XIII e siècle, les pulsions guerrières du peuple turc s'orienteront vers d'autres objectifs. Au début du XX e siècle, les pantouranistes situeront la "pomme rouge" en Asie Centrale. 2 E n 1913, Ziya Gôkalp avait publié dans la revue Tiirk Yurdu un poème intitulé "Kizil elma" (La omme rouge). Le titre de l'article de Mahmud Esad s'inspire de toute évidence de ce poème. Cf. notamment M. Pavlovii, op. cit. p. 110. Cette expression de "parti de la pomme verte" a été reprise par W. Z. Laqueur, Communism and nationalism in the Middle East, New York, 1956, p. 209. 4 C f . R. N. Îleri, op. cit., pp. 218-219.

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3. Le parti communiste turc Issu de l'Armée verte, le groupe populaire avait, nous l'avons déjà noté, bourgeonné à son tour et donné naissance, le 18 octobre 1920, au parti communiste turc. Cette organisation, créée avec l'accord et même, semble-t-il, sur l'ordre de Mustafa Kemal, était animée par un comité central d'une trentaine de membres venus pour la plupart du groupe populaire. Dans la liste des dirigeants du parti, nous retrouvons des personnalités dont le nom nous est familier : Eyùp Sabri, Yunus Nadi, Ali ihsan, Mahmud Esad. Mustafa Kemal avait par ailleurs imposé l'adhésion d'un certain nombre d'officiers de haut rang : Ali Fuad Pacha, Fevzi pacha, le colonel ismet et quelques autres 1 . Il y a tout lieu de croire que Çerkes Edhem fit lui aussi partie de l'organisation (pendant quelque temps tout au moins). Nous avons vu plus haut que Mustafa Kemal lui avait demandé, vers la fin du mois d'octobre, de transférer son journal, le Seyyare-i Yeni Dtinya, à Ankara et de rejoindre le parti communiste qui venait d'être institué. Nous ne savons pas dans quelles conditions s'effectua le ralliement d'Edhem à la nouvelle formation. Fut-il contraint de céder à la force ? Ou bien estima-t-il qu'une réponse favorable à la sommation de Mustafa Kemal était susceptible de servir ses propres projets ? C'est cette seconde hypothèse qui nous paraît la plus vraisemblable. Toujours est-il que dès la mi-novembre, le Seyyare-i Yeni Diinya était installé à Ankara et prenait le rôle d'organe du parti. Le ton chaleureux des articles consacrés à Edhem nous donne à penser que celui-ci avait réussi à conserver le contrôle du journal. Le secrétaire général du parti, Hakki Behiç, avait été, au cours des mois précédents, une des figures centrales de l'Armée verte. Cet ancien fonctionnaire de l'administration provinciale, qui avait déjà détenu plusieurs portefeuilles ministériels au sein du Gouvernement de la Grande Assemblée, avait une solide réputation "d'homme de gauche". Proche compagnon de Mustafa Kemal, il avait, dès l'ouverture de la Grande Assemblée, pris en charge l'aile "révolutionnaire" du mouvement nationaliste et s'était efforcé de la doter d'une doctrine. Il se réclamait d'un socialisme modéré, adapté aux besoins de la Turquie, mais il était également très attaché à l'idée nationale et, dans une moindre mesure, à l'Islam. Hostile au dogme marxiste de la lutte des classes, ^Cf. à ce propos les mémoires d'Ali Fuad Cebesoy, Milli mucadele hatiralan (Souvenirs de la lutte nationale), Istanbul, 1953, p. 509 ; F. Tevetoglu, op. cit., p. 313 ; M. Tunçay, Mesaî..., op. cit., p. 84. Outre les personnalités déjà citées, nous devons encore mentionner, parmi les membres du parti, Mahmud Celai (le futur président de la République Celai Bayar), le Dr. Tevfik Ru§tii (ministre des Affaires étrangères de 1925 à 1938), Çiikrii Kaya (ministre de l'Intérieur de 1927 à 1938) et Refik Koraltan (président de l'Assemblée de 1950 à 1960).

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il pensait que la Turquie pouvait accéder à la justice sociale par le biais d'un certain nombre de réformes ponctuelles : étatisation des secteurs clefs de l'économie, protection de l'artisanat et de la petite industrie contre la concurrence des grandes entreprises capitalistes, mise à l'index des productions de luxe, création de coopératives de consommation, etc. Comme bon nombre de ses contemporains, il manifestait une grande admiration pour la révolution d'Octobre mais cela ne l'empêchait pas de proclamer que le modèle bolchevik du socialisme n'était guère fait pour la Turquie. Bizarrement, cependant, il tenait à se situer dans le sillage de la III e Internationale 1 . Bien que regroupant quelques éléments hostiles à Mustafa Kemal, venus là par calcul (Çerkes Edhem, Eyiip Sabri et quelques autres), le parti communiste de Hakki Behiç n'était pas une organisation d'opposition. Il avait été créé, bien au contraire, pour épauler la stratégie du Gouvernement national. C'est dans une perspective identique qu'avait été mise sur pied, quelques mois auparavant, l'Armée verte. Toutefois, alors que cette dernière n'avait pas tardé à basculer dans la subversion, le parti communiste demeurera, lui, fidèle au pouvoir kémaliste. Cela s'explique sans doute par le fait que les éléments les plus contestataires du groupe populaire — Nazim bey et le cheikh Servet notamment — avaient refusé de rejoindre la nouvelle organisation. Les principaux animateurs de celle-ci (Hakki Behiç, Yunus Nadi, Mahmud Esad) appartenaient en fait à l'aile loyaliste du groupe populaire. Politiciens perspicaces, ils n'avaient pas tardé à constater que le Halk zümresi courait à l'impasse. Dès les premières escarmouches parle-mentaires de l'automne 1920, ils s'étaient empressés de modifier leur attitude vis-à-vis du pouvoir national et avaient manifesté leur attachement à Mustafa Kemal. Le principal objectif du parti mis en place le 18 octobre était d'enrayer le développement du communisme clandestin, en particulier dans l'entourage éminemment suspect de Çerkes Edhem. Dès la fin du mois d'octobre, un arrêté du ministre de l'Intérieur mettra les groupes communistes non agréés en demeure de cesser leurs activités ou de rejoindre la nouvelle formation 2 . Dans une lettre adressée à Ali Fuad pacha le 26 octobre 1920, Hakki Behiç précisait que désormais seuls auraient le droit de se réclamer du bolchevisme et du communisme les individus munis d'un document officiel du parti 3 .

' F.n ce qui concerne les "théories" de Hakki Behiç, nous renvoyons principalement à ses articles parus dans le Hakimiyet-i Milliye et YAnadolu da Yeni Giin. Cf. aussi A. Cerrahoglu, op. cit., pp. 175-179. 2 AMAEF, sér. E, Levant 1918-1929, Turquie, 95, rapport du 6 janv. 1921, f. 71. 3 A . F. Cebesoy, op. cit., p. 507.

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C'est au nom du "communisme anatolien" que les militants de gauche étaient conviés à renoncer à leurs particularismes. À en croire le journal de Mustafa Kemal, le Hakimiyet-i Milliye, qui appuyait chaleureusement l'entreprise de Hakki Behiç, cette forme spécifique de communisme constituait la seule doctrine qui fût susceptible de convenir à la Turquie. Il ne pouvait être question d'établir en Anatolie une dictature du prolétariat comme l'avaient fait les Bolcheviks en Russie. Toutes les couches de la société turque étaient, en réalité, soumises à une même oppression : celle de l'impérialisme occidental. Il s'agissait donc non pas de chercher à bouleverser les structures sociales du pays mais de réaliser l'unanimité populaire face à la rapacité des capitalistes étrangers 1 . Le Hakimiyet-i Milliye soulignait par ailleurs que le communisme anatolien devait être dirigé par les "couches supérieures de la nation", car les masses turques n'étaient guère préparées à prendre en charge leur propre destin 2 . Nous retrouvons cette même idée, mais assortie d'une motivation différente, dans un télégramme adressé à la fin du mois d'octobre par Mustafa Kemal à Ali Fuad pacha 3 . L'objet du télégramme était d'informer le commandant du front occidental qu'il avait été désigné pour faire partie du comité central de l'organisation de Hakki Behiç. Le président de la Grande Assemblée spécifiait à ce propos qu'il souhaitait voir le courant communiste "rester entre les mains des plus grands commandants de l'armée". La manœuvre avait manifestement pour but d'éviter la création de soviets de soldats et d'empêcher la propagation des idées subversives parmi les troupes. D'une façon plus générale, Mustafa Kemal expliquait la mise en place du parti communiste par la nécessité de faire échec aux "divers courants venus de l'extérieur", porteurs d'anarchie et de désunion. Il ne considérait pourtant pas l'organisation qui venait d'être créée comme une simple entreprise de mystification. C'est en toute loyauté que Hakki Behiç et ses camarades étaient censés prendre en main la diffusion des idées "communistes" en Turquie. Mais dans son télégramme à Ali Fuad pacha, Mustafa Kemal précisait que les choix idéologiques du mouvement seraient conditionnés, en dernière analyse, par la manière dont réagirait la nation à la propagande qui allait être faite. Pourquoi Hakki Behiç et son équipe tenaient-ils tant à l'étiquette communiste ? Leur réformisme modéré se serait sans doute mieux accommodé ' "iki komiinizm" (Les deux communismes), Hakimiyet-i Milliye, 12 oct. 1920. Cet éditorial fut, selon toute vraisemblance, rédigé par Hakki Behiç lui-même. "Rus boljevizmi, Tiirk komiinizmi" (Le bolchevisme russe, le communisme turc), ibid 16 oct 1920.

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^Télégramme du 31 octobre 1920, A. F. Cebesoy, op. cit., p. 509.

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d'une simple référence au socialisme. Naïveté doctrinale ? Indifférence aux questions de terminologie ? Peut-être. Mais nous sommes en droit de penser qu'il s'agissait surtout de couper l'herbe sous les pieds des "extrémistes", d'éviter la création d'un parti rival susceptible de constituer une menace pour l'indépendance nationale. Il y avait aussi autre chose. Au début du mois d'octobre, une importante mission soviétique était arrivée à Ankara, dirigée par Upmal-Angarskij. Ce dernier, alors qu'il se trouvait encore à Erzurum, auprès de Kâzim Karabekir, avait conseillé aux autorités anatoliennes de ne pas faire obstacle à la propagande communiste en Turquie 1 . Ne convenait-il pas à présent de satisfaire aux suggestions du représentant de Moscou ? La création du parti communiste turc doit être interprétée, dans une certaine mesure, comme une manœuvre conjoncturelle visant à faire bonne impression sur la mission diplomatique de la République des Soviets. Il est certain, en tout cas, que la multiplication des articles favorables au communisme dans la presse nationaliste à partir du début du mois d'octobre fut étroitement liée à la venue d'Upmal-Angarskij à Ankara 2 . C'est vraisemblablement dans la première quinzaine de novembre que furent mis au point les statuts du parti 3 . Il est intéressant de noter que ce document s'inspirait largement du programme du groupe populaire publié au début du mois de septembre. Nous retrouvons de part et d'autre bon nombre de propositions comparables, notamment en ce qui concerne l'aménagement de la vie économique, sociale et culturelle du pays. Une seule nouveauté : un vaste préambule, consacré au fonctionnement interne du mouvement (mode de recrutement, structure des cellules, gestion du budget, etc.) Une place importante était accordée à l'organisation du comité central. Celui-ci, constitué de trente membres, était subdivisé en cinq sections. La première, consacrée aux affaires rurales, avait pour tâche d'œuvrer au "bonheur du paysan" et à la "nationalisation" des terres arables. La seconde section était chargée des questions industrielles et ouvrières. Venaient ensuite une section spécialisée dans les problèmes d'organisation et une autre vouée à la propagande. Le rôle assigné à la dernière section — celle des affaires militaires — était de s'occuper de la réforme et de la "nationalisation" de l'armée.

' c f . le télégramme adressé par K. Karabekir à Mustafa Kemal le 14 septembre 1920 : K. Karabekir, op. cit., pp. 828-829. L e s journaux anatoliens consacrèrent plusieurs articles à cet événement. Cf. notamment l'article de Yunus Nadi, "Ilk bolgevik heyeti Ankara'da" (La première mission soviétique est arrivée à Ankara), Anadolu'da Yeni Gun, 6 oct. 1920. 3 C f . A. Cerrahoglu, op. cit., pp. 414-420. 2

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Cette minutieuse répartition des tâches entre les membres du comité central laissait supposer l'existence d'un vaste réseau de militants, couvrant l'ensemble du territoire national. Mais en réalité, combien étaient-ils, les adeptes du "communisme anatolien" ? Bien peu nombreux sans doute : une poignée de parlementaires, quelques publicistes, des officiers, des fonctionnaires. Il est possible que Hakki Behiç ait également réussi à toucher pendant quelque temps par le biais du Seyyare-i Yeni Diinya les partisans de Çerkes Edhem. Mais il est à gager que ces derniers ne se souciaient guère des subtilités doctrinales qui leur étaient proposées par les théoriciens d'Ankara. Les statuts du parti furent assortis, le 17 novembre, d'un long manifeste de Hakki Behiç publié dans VAnadolu'da Yeni Gün1. Rédigée en un style confus et dans une langue difficile à comprendre, même pour un lettré, ce document pléthorique avait pour ambition de faire connaître aux masses populaires les principales options du communisme anatolien. L'accent était mis, une fois de plus, sur la nécessité d'adapter la doctrine communiste aux réalités sociales du pays. Hostiles aux mesures révolutionnaires, les communistes turcs proclamaient notamment, par la bouche de Hakki Behiç, leur respect de la propriété privée et des privilèges de classe. "Ceux qui veulent faire croire", précisait le manifeste, "que le communisme est un système barbare qui tend à la suppression de la propriété, à la spoliation et au partage des biens détenus par des particuliers, ou à la persécution et la destruction de la classe aisée, sont des partisans de l'impérialisme et du capitalisme." Hakki Behiç soulignait par ailleurs (reprenant un vieux leitmotiv de l'Armée verte) qu'il n'y avait aucune contradiction entre les préceptes de l'Islam et les principes communistes. C'était du reste, selon lui, grâce à l'égalitarisme de l'Islam que le capitalisme ne s'était guère développé dans les pays musulmans. Le manifeste insistait enfin, lourdement, sur le caractère national du parti communiste turc. Celui-ci était totalement indépendant de Moscou et n'avait en vue que les intérêts et les besoins propres de la nation. "Dans ce siècle d'exacerbation du sentiment national" écrivait Hakki Behiç, "il est indispensable de ne pas donner lieu à des soupçons au sujet de la possibilité d'un nouvel impérialisme masqué par le drapeau communiste. C'est en vertu de cette nécessité que notre parti tient à ce que notre indépendance soit respectée avant tout par les pays communistes et plus particulièrement par la République soviétique de Russie." 2

] Ce document est reproduit ibid., pp. 421-428. Cf. également le rapport du 6 janv. L921, déià cité. 2 Nous citons d'après le rapport du 6 janv. 1921, mentionné supra.

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La publication de ce manifeste dans YAnadolu'da Yetii Giin coïncida avec le transfert du Seyyare-i Yeni Diinya entre les mains de Hakki Behiç. Pour autant qu'on puisse en juger d'après les quelques numéros du journal qui ont été conservés, son contenu semble avoir été parfaitement anodin : éditoriaux consacrés à l'actualité politique et militaire, informations d'agence, communiqués officiels, etc. Les seuls articles "engagés" étaient ceux qui faisaient l'apologie de Çerkes Edhem et de ses bandes de francs-tireurs. C'est qu'Edhem, nous l'avons déjà souligné, tenait encore le Seyyare-i Yeni Diinya sous sa férule, malgré le changement de direction imposé par Mustafa Kemal. Signalons cependant un texte curieux — un poème intitulé "La révolution turque" publié dans le numéro du 31 décembre 1920. Après s'en être pris à "l'Occident venimeux", l'auteur du poème, un certain §evki Celâl, exaltait la race d'Attila et le siècle d'Oghouz Khan, puis évoquait la splendeur du "vert Touran". Les deux derniers vers célébraient le triomphe du Coran. Ce texte, totalement insignifiant sur le plan littéraire, constitue néanmoins un document intéressant, car il met en évidence la dimension pantouraniste du parti communiste turc. Il n'est pas inutile de rappeler à cet égard que Mahmud Esad, le théoricien de la "pomme verte", était un des principaux animateurs de l'organisation. Nous sommes en droit de penser qu'il n'était pas le seul, parmi les camarades de Hakki Behiç, à considérer le "communisme" comme un instrument d'unification de la nation turque. Le Seyyare-i Yeni Diinya cessa de paraître vers la fin du mois de janvier 1921. Nous avons vu plus haut que Mustafa Kemal avait saisi l'occasion de la trahison de Çerkes Edhem pour mettre la main sur l'imprimerie du journal. Mais qu'advint-il du parti communiste après cette date ? Début janvier, Mustafa Kemal avait décidé d'éliminer les groupements de gauche de la scène politique anatolienne. Il poursuivait un double objectif : mettre fin à toute velléité de soulèvement armé de la part des "extrémistes" qui avaient gravité autour de Çerkes Edhem ; donner des gages de bonne volonté aux chancelleries des Grandes Puissances avec lesquelles le Gouvernement d'Ankara était sur le point d'entamer d'importantes négociations. Dans la foulée des mesures qui frappèrent la gauche anatolienne, le parti communiste officiel fut-il, lui aussi, contraint de suspendre ses activités ? Il ne semble pas. Mais, privé d'organe, il y a tout lieu de croire qu'il se trouva réduit à vivoter, sans la moindre emprise sur l'opinion publique. Il ne sortira de cette hibernation forcée que pour demander, à la veille du III e Congrès de l'Internationale communiste (juin 1921), son affiliation à cette organisation. Le principe d'une telle candidature avait fait l'objet de discussions

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à Ankara dès la fin du mois de novembre 1920 1 . Il avait été décidé, à cette époque, d'envoyer en Russie une mission de quatre membres chargée d'étudier le fonctionnement du régime soviétique et de discuter des conditions d'admission du parti communiste turc à l'Internationale. Cette mission, dirigée par le Dr. Tevfik Riï§tu, arriva à Moscou en février 1921, en même temps que le représentant plénipotentiaire du Gouvernement de la Grande Assemblée auprès de la République des Soviets, Ali Fuad pacha. Nous ne savons pas grand-chose des démarches entreprises par Tevfik Riiçtù et ses camarades. Nous pouvons supposer toutefois qu'au cours de leur séjour de plusieurs mois dans la capitale soviétique ils eurent maintes fois l'occasion de plaider la cause de leur parti 2 . Mais, bien entendu, l'Internationale communiste refusa catégoriquement d'inclure en son sein l'organisation de Hakki Behiç. À cela, rien de surprenant. Par sa structure comme par son idéologie, le parti communiste turc "officiel" se trouvait en totale contradiction avec les 21 conditions d'admission des partis qui avaient été élaborées lors du II e Congrès de l'Internationale communiste. En juillet 1921, Siileyman Nuri, un des rescapés de l'organisation communiste "orthodoxe" de Bakou, dénoncera avec vigueur, devant les délégués du III e Congrès de l'Internationale, le caractère fallacieux et provocateur du parti "fondé sur ordre de Mustafa Kemal" 3 . C'est vers cette époque sans doute que Hakki Behiç et ses camarades décidèrent de mettre définitivement fin à leurs activités. Réduits au désœuvrement depuis plusieurs mois, rejetés au ban du mouvement communiste international, ils avaient perdu toute crédibilité et ne pouvaient désormais que desservir les intérêts du mouvement kémaliste.

4. Le parti communiste

populaire

L'Armée verte et le parti communiste "officiel" avaient tenté de mettre en place un "communisme" turc : en réalité, une sorte de populisme progressiste, fortement teinté d'idées pantouranistes. Nous nous tournerons à présent vers une organisation un peu moins éloignée du communisme orthodoxe, le parti communiste "clandestin", qui devait donner naissance en décembre 1920 au parti communiste populaire de Turquie (Tiïrkiye halk içtirakiyyûn firkasi). Nous ne disposons malheureusement sur la genèse de

' I,a question avait même été évoquée devant la Grande Assemblée. Cf. R. N. Îleri op cit pp 176-180. •'Cf. à ce propos le témoignage de Tevfik Riiçtii publié en 1964 dans l'hebdomadaire Yon ("Ataturk'un Dj§i§leri Bakam Anlatiyor" / Le ministre des Affaires étrangères d'Atatiirk raconte Yôn, 83, 30 oct. 1964).

^Bjulleten ' III go Kongressa, 23, 20 juil. 1921, p. 485.

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cette organisation que de données fragmentaires. Quand fut-elle créée et par qui ? Où réussit-elle à s'implanter ? Quelles furent ses principales orientations doctrinales ? Autant de questions auxquelles nous ne pouvons donner que des réponses approximatives. C'est vraisemblablement au début de l'été 1920 que furent jetées les bases d'un parti communiste anatolien rattaché à la III e Internationale. Avant cette date, nos sources ne signalent que quelques groupuscules sans envergure, éparpillés en divers points de l'Asie Mineure 1 . À partir du mois de juin 1920, par contre, nous voyons se constituer tout un réseau de propagandistes, centré sur Ankara, Eski§ehir et les ports de la mer Noire. À l'origine de cet essor du "communisme" d'obédience "bolchevique" en Anatolie, nous discernons deux groupes distincts de militants : d'une part, le groupe de Bakou dirigé par Mustafa Suphi ; de l'autre, celui d'Ankara-Eskigehir rassemblé autour de §erif Manatov, Vakkas Ferid, Ziynetullah Na§irvanov et le vétérinaire Sallih Hacioglu. C'est ce second groupe qui mit sur pied le parti communiste "clandestin". Mais de nombreux indices nous permettent de penser qu'il avait réussi à entrer en contact avec l'organisation de Mustafa Suphi et que cette dernière lui envoyait subsides et directives. Un personnage clef : §erif Manatov. Celui-ci, fils d'un imam de Bachkirie, avait commencé sa carrière politique en tant que militant de l'aile extrême-droite de l'Assemblée bachkire. Par la suite, il s'était rapproché des Bolcheviks et Staline lui avait confié en 1918 la vice-présidence du Commissariat central musulman. En juillet 1918, il était passé dans le camp nationaliste bachkir, mais n'avait guère réussi, semble-t-il, à gagner la confiance de Zeki Velidi, le leader du Gouvernement national installé à Orenburg. Dès novembre 1918, Zeki Velidi s'était débarrassé de lui en l'envoyant à Bakou auprès du gouvernement du Musawat. De là, au début de l'été 1919, il s'était rendu en Turquie, mais avait été arrêté par les Français. Après une évasion réussie, le 15 août 1919, nous perdons sa trace jusqu'au printemps de l'année suivante, époque où nous le retrouvons à Ankara en tant que représentant de la Bachkirie auprès du Gouvernement de la Grande Assemblée. Désormais il va apparaître comme un des propagandistes les plus actifs du bolchevisme en Anatolie. Dès son arrivée à Ankara, vers la fin du mois d'avril 1920, il donnera dans le jardin public de la ville, en compagnie de ' Les ports de la mer Noire et certaines villes de l'Est anatolien (Erzurum, Bayburt, Gumiighane) semblent avoir abrité des noyaux "communistes" particulièrement actifs. Cf. FO 371/5171, août 1920, ff. 108-109. À en croire un rapport du 14 janvier 1920 (FO 371/5165, ff. 7 8 sq.) c'est le petit bourg de Bandirma qui était la capitale du bolchevisme anatolien à cette époque. Le groupe de Bandirma était animé, nous l'avons déjà noté, par Affan Hikmet (cf. supra, n. 5).

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Vakkas Ferid, un fonctionnaire de l'administration provinciale, des conférences destinées à faire connaître les idées de la révolution d'Octobre. Par la suite, il ira endoctriner les ouvriers et les notables d'Eskiçehir et parviendra à faire de cette ville le principal bastion du "communisme" anatolien 1 . A Ankara, §erif Manatov était entré en contact avec de nombreux sympathisants, et notamment avec Ziynetullah Na§irvanov, un Tatar de Russie qui s'était déjà signalé au sein du mouvement socialiste de Constantinople 2 . Arrivé en Anatolie sans doute vers la même époque que Manatov, Na§irvanov avait été engagé comme traducteur de russe par la Direction de la Presse et de l'Information du Gouvernement kémaliste. Auprès de Manatov, il semble avoir joué le rôle d'agent recruteur. Nous savons en tout cas que plusieurs réunions du parti communiste "clandestin" eurent lieu dans sa maison, et qui plus est en présence de sa femme et de sa belle-sœur, ce qui choquait considérablement les éléments puritains de l'organisation 3 . Parmi les autres propagateurs du communisme en Anatolie, nous devons mentionner un certain Verbov (Verlof, Derbov ?), ancien commissaire du peuple du district de Kharkov, qui faisait figure de représentant officieux de la République des Soviets à Ankara 4 . Secondé par Na§i rvanov et Vakkas Ferid, et peut-être aussi par Verbov, §erif Manatov avait réussi à constituer en fort peu de temps un solide noyau de militants. Celui-ci, implanté au sein de l'Armée verte, comprenait notamment le vétérinaire Salih, le publiciste Mustafa Nuri et un groupe de parlementaires mené par le député de Tokat, Nazim bey 5 . C'est cette aile extrémiste de l'Armée verte qui édifiera (en juillet 1920) le parti communiste "clandestin". Dès le mois de juin, cependant, des "statuts" du parti

§erif Manatov est un personnage difficile à cerner. Les renseignements biographiques que nous donnons sont tirés, pour l'essentiel, de l'ouvrage d'Alexandre Bennigsen, La presse et le mouvement national chez les musulmans de Russie avant 1920, Paris-La Haye, 1964, pp. 222223. Cf. également Abdullah Taymas, Rus ihtilalinden hatiralar (Souvenirs de la révolution russe), 2 e éd., Istanbul, 1968, pp. 108 etpassim ; F. Tevetoglu, op. cit., pp. 187-188. Nous avons trouvé un certain nombre de données intéressantes dans les Archives du Foreign Office, notamment dans le rapport politique du 12 août 1920, déjà cité, f. 132. ^À propos de ce personnage, cf. G. S. Harris, op. cit., p. 37. Cf. la déposition du député de Bursa, le cheikh Servet, devant le tribunal d'Indépendance, dans l'ouvrage de F. Tevetoglu, op. cit., p. 172. 4

O n ne sait pas grand-chose sur ce personnage. Cependant, Halide Edip lui attribue une certaine importance dans ses mémoires, Türk'Un ate§le imtihani (Le Turc face à l'épreuve du feu), Istanbul, 1971, pp. 136-137. Cf. également FO 371/5171, rapport du 19 août 1920 déià cité, ff. 49 sq. ^Cf. les actes du procès de l'Armée verte, par exemple dans l'ouvrage de F. Tevetoglu, op. cit., pp. 156-177. Cf. aussi M. Tunçay, Mesaî..., op. cit., pp. 90-91.

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communiste turc circuleront en Anatolie 1 . Ce document avait-il été élaboré par le groupe de Manatov ? Impossible de l'affirmer avec certitude. Mais nous ne pouvons manquer d'être frappés par l'existence d'un indéniable air de parenté entre ces statuts et ceux de l'Armée verte. Nous retrouvons de part et d'autre les mêmes idées, le même programme : abolition de la propriété privée, étatisation des grandes entreprises capitalistes, confiscation des objets de luxe, mise en place d'un système d'instruction obligatoire, etc. Une seule différence majeure entre les deux textes : tandis que l'Armée verte attribuait à l'Islam un rôle de premier plan, le parti communiste mettait l'accent sur la séparation de la religion et de l'État et se contentait de garantir la liberté du culte. En dépit de cette différence, nous avons le sentiment d'être en présence de deux documents issus du même atelier. On peut se demander si les hommes qui furent à l'origine de ces statuts n'eurent pas en vue la création d'une organisation gigogne : d'une part, l'Armée verte, islamique et nationaliste, destinée au vulgum pecus ; d'autre part, le parti communiste, noyau "laïc" destiné aux militants affranchis. Le 14 juillet 1920, une proclamation imprimée à Eski§ehir et diffusée par les acolytes de §erif Manatov annoncera aux "paysans et ouvriers" d'Anatolie la création d'un parti communiste turc rattaché à la III e Internationale 2 . Nous savons que c'est vers cette même époque que l'Armée verte dut momentanément suspendre ses activités, à la demande de M us ta.fa Kemal. Il est possible que ce soit l'annonce de la fondation du parti communiste qui ait provoqué l'intervention du chef du pouvoir national. A moins que — autre hypothèse non moins vraisemblable — la proclamation d'Eski§ehir n'ait été conçue, précisément, comme une réplique à la mise en veilleuse de l'Armée verte. C'est sans doute dans le courant du mois d'août que les militants du parti clandestin entrèrent en contact avec l'envoyé de Mustafa Suphi en Anatolie, Stileyman Sami. Celui-ci était arrivé à Trabzon vers la mijuillet, porteur d'une lettre de l'organisation communiste de Bakou adressée à Mustafa Kemal 3 . Retenu pendant quelque temps à Trabzon, il avait été finalement autorisé à poursuivre son voyage et à se rendre à Ankara. Nous savons qu'il rencontra ici les principaux responsables du parti clandestin, et notamment le vétérinaire Salih. Lors de son procès, en mai 1921, ce dernier reconnaîtra avoir remis à Süleyman Sami une demande d'aide financière, sous

' C e s statuts ont été traduits en anglais par G. S. Harris, op. cit., pp. 149-152. C e document a été publié le 28 juillet 1931 dans le quotidien Cumhuriyet. F. Tevetoglu (pp. cit., pp. 190-191) en donne quelques extraits. Il a déjà été question de cette lettre dans P. Dumont, "L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922", CMRS, XVIII (3), 1977, pp. 165-193. 2

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la forme d'un projet de budget 1 . L'aide sollicitée devait servir en particulier à acheter une imprimerie, à financer la publication d'un ou plusieurs journaux et à rémunérer les permanents du parti. Il était également question d'ouvrir des écoles destinées aux enfants indigents. Ce projet de budget fut-il agréé par l'organisation de Bakou ? Transmis à Karl Radek et à Elena Dmitrievna Stasova, la secrétaire du comité d'action et de propagande mis en place par le Congrès des peuples d'Orient, il semble qu'il ait donné lieu à de sérieux marchandages 2 . Mais certains indices nous permettent de penser que les Bolcheviks finirent par accepter d'aider leurs "jeunes camarades" d'Anatolie. Selon toutes les apparences, une partie de la somme promise parvint à Ankara au début du mois d'octobre, dans les bagages de la mission d'UpmalAngarskij 3 . Mustafa Kemal avait-il eu vent de ces liens qui avaient été noués avec une organisation située hors des frontières nationales ? Il n'allait pas tarder, en tout cas, à partir en guerre contre les militants du parti communiste clandestin. Son arme principale : le parti communiste "officiel" auquel le ministère de l'Intérieur accordera vers la fin du mois d'octobre le monopole du communisme en Turquie. C'est peut-être vers cette époque également que fut prise une autre mesure importante : l'expulsion d'un des principaux leaders du "bolchevisme" anatolien, §erif Manatov 4 . Bien qu'habile, la manœuvre de Mustafa Kemal ne rencontra qu'un succès mitigé. L'organisation de Hakki Behiç parvint certes à regrouper un certain nombre d'éléments modérés et à désorganiser certaines sections de l'Armée verte, en particulier celle d'Eskiçehir, mais la plupart des membres du parti communiste clandestin refusèrent de se soumettre. Ils prépareront leur contre-attaque dans la seconde quinzaine du mois de novembre, peu après la publication dans VAnadolu'da Yeni Giin de la proclamation de Hakki Behiç annonçant la création du parti communiste turc. Bien entendu, il ne pouvait être question de fonder un "parti communiste" rival, puisque l'étiquette "communiste" était réservée, par ordre ^F. Tevetoglu, op. cit., pp. 175-176. lbid., p. 162. En ce qui concerne le rôle joué par E. D. Stasova, cf. ses Vospominanija (Souvenirs), Moscou, 1969, pp. 177-181. C'est du moins ce qui ressort des accusations portées contre les dirigeants du parti communiste clandestin par le procureur du tribunal d'Indépendance. Cf. F. Tevctoglu, op. cit., p. 162. Jaschke, art. cit., p. III. Nous ne connaissons pas la date précise de l'expulsion de Manatov, mais il a lui-même écrit qu'à l'automne 1920 il se trouvait à Bakou. Cf. 28-29 Kanun-u sani 1921. Karadeniz kiyilarinda parçalanan Mustafa Suphi ve Yolda$larimn ikinci yil dônumleri (28-29 janvier 1921. Deuxième anniversaire de la mort de Mustafa Suphi et de ses camarades assassinés sur les bords de la mer Noire), Moscou, 1923, p. 11. 2

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du Gouvernement, à l'organisation officielle. Mais il n'était pas interdit de se regrouper sous une autre appellation. Vers la fin du mois de novembre, les animateurs du parti communiste clandestin (Ziynetullah Naçirvanov et le vétérinaire Salih notamment) parviendront à s'entendre avec un certain nombre de députés de l'aile gauche du groupe populaire et la conjonction de ces deux tendances donnera naissance au Turkiye halk içtirakiyyûn firkasi1. Le terme d'origine arabe ipirakiyyûn, où l'on retrouvait la notion de collaboration et de partage, permettait d'éviter l'emploi de l'adjectif "communiste" monopolisé par le parti de Hakki Behiç, tout en constituant une évidente référence au communisme. Quant au terme halk (peuple), il était destiné à rappeler l'orientation populiste d'une partie des fondateurs de l'organisation. La direction du Turkiye halk ipirakiyyûn firkasi était assurée notamment par le vétérinaire Salih Hacioglu et le député de Tokat Nazim b e y 2 . Parmi les autres animateurs du parti, nous devons mentionner Ziynetullah Naçirvanov, le cheikh Servet, et le député de Karahisar, Mehmet §ukrii. Ce dernier était le propriétaire d'un petit journal local, Vikaz (L'Avertissement). Fin novembre, l'imprimerie de ce journal fut transférée à Ankara et mise à la disposition du parti. Grâce à cet important apport, le Halk ipirakiyyûn firkasi pouvait espérer être bientôt en mesure de faire échec au Seyyare-i Yeni Dunya, l'organe du parti communiste officiel 3 . La première tâche qui s'imposait au vétérinaire Salih et à ses compagnons était de dénoncer le caractère factice de l'organisation mise en place par Hakki Behiç. Fin novembre ou début décembre, une circulaire sera adressée à cet effet aux divers groupes dispersés en Anatolie 4 . Cette circulaire annonçait la création du parti communiste populaire et précisait que celui-ci était le seul parti habilité à se réclamer de l'ex-Armée verte. Les signataires du document, Salih et Nazim bey, mettaient en particulier l'accent sur leur attachement au programme de l'Armée verte, laissant sous-entendre qu'il avait été dénaturé et trahi par le camp adverse. À travers ces propos, il s'agissait de ' Cf. notamment le témoignage de Mehmed §ukrii, cité par F. Tevetoglu, op. cit., pp. 168-171. Dans leurs proclamations les dirigeants du Turkiye halk Lpirakiyyûn firkasi ne manqueront pas de mettre l'accent sur cette double filiation. 2

Salih Hacioglu et Nazim bey semblent avoir joué tous deux le rôle de secrétaire de l'organisation. 3 F. Tevetoglu, op. cit., p. 169. 4 C e document est reproduit dans l'ouvrage de F. Kandemir, op. cit., pp. 128-129 ; cf. également F. Tevetoglu, op. cit., p. 178. À en croire ces deux auteurs, les signataires de la circulaire étaient Salih Hacioglu et Çerkes Edhem. Mais il s'agit là d'une erreur de lecture due à F. Kandemir. En réalité, la signature qui figurait à côté de celle de Salih Hacioglu était celle du député de Tokat, Nazim bey. La transcription correcte est donnée dans un ouvrage publié par l'état-major de l'Armée, Tiirk istiklâl harbi (La guerre d'Indépendance turque), Ankara, 1966, II-3, pp. 599-600.

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toute évidence de récupérer les militants modérés qui s'étaient laissé séduire par le "communisme turc" de Hakki Behiç. Mais le parti communiste populaire n'hésitait pas, par ailleurs, à se placer sous l'étendard de la III e Internationale et à se présenter, face au socialisme réformiste du parti communiste officiel, comme le champion du bolchevisme révolutionnaire. Peu après l'envoi de cette circulaire, les statuts et le programme de la nouvelle organisation seront soumis à l'entérinement du ministère de l'Intérieur. Le 27 décembre 1920, le parti sera officiellement reconnu par la direction de la Sûreté 1 . Bien que les documents présentés au ministère n'aient pas été retrouvés, nous savons qu'ils étaient calqués, pour l'essentiel, sur le programme du parti communiste clandestin (sans doute celui de juin 1920, mentionné plus haut) et sur celui de l'Armée verte 2 . Les dirigeants "populistes" du parti — Nazim, Servet, Mehmed §iikru — avaient obtenu en particulier le maintien de toutes les dispositions du programme de l'Armée verte relatives au respect des préceptes de la cheriat. Ils tenaient de toute évidence à souligner que leur "communisme" n'était nullement impie et qu'il s'inscrivait au contraire dans le cadre des traditions de l'Islam. Le moment, ceci dit, était fort mal choisi pour sortir de la clandestinité. Au début du mois de décembre, le Gouvernement d'Ankara avait décidé de réduire les bandes de Çerkes Edhem à l'obéissance. Bientôt Mustafa Kemal allait profiter de la tournure prise par les événements pour tenter de liquider l'ensemble de la gauche anatolienne. Le parti communiste populaire, qui se vantait d'avoir recueilli l'héritage de l'Armée verte, sera bien entendu le premier à pâtir de l'évolution de la conjoncture. Les dirigeants du parti réussiront cependant à tenir tête au pouvoir jusqu'à la fin de janvier 1921. Ils se hasarderont même, le 16 janvier, alors que la répression battait son plein, à lancer un "quotidien communiste populaire", YEmek (Travail), qui paraîtra pendant toute une semaine avant d'être interdit 3 . Beaucoup plus à gauche que le Seyyare-i Yeni Dunya ou YAnadolu'da Yeni Gtin, ce journal fut, en dépit de certaines compromissions doctrinales, le premier organe véritablement "communiste" d'Anatolie. ^Cf. le témoignage de Mehmed §ukrii, cité par F. Tevetoglu, op. cit., p. 169 ; voir également le heyannâme (avis) paru dans Emek, 16 janv. 1921, p. 2. 2 C'est ce qui ressort des diverses déclarations faites par les dirigeants du parti devant le tribunal d'Indépendance. Le numéro I d'Emek, le seul qui ait été retrouvé, a été récemment publié in extenso par Ali Ergin Giiran. Cf. Turkiye halk içtirakiyyûn firkasi yayin organlan (Organes du parti communiste populaire de Turquie), Istanbul, 1975, pp. 4-17. S. Vol'tman, "Novaja Turcija v otraienijah anatolijskoj pressy" (La nouvelle Turquie telle qu'elle apparaît à travers la presse d'Anatolie), Novyj vostok, 2, 1922, pp. 642-644, nous donne un aperçu des autres numéros d'Emek.

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Le premier numéro, imprimé à l'encre rouge, semble avoir fait beaucoup de bruit dans les milieux politiques d'Ankara. Certains parlementaires suggérèrent de pendre l'auteur de l'éditorial : celui-ci s'était efforcé de démontrer que le Coran était hostile à la propriété privée et au capitalisme 1 . Au fil des numéros, la tonalité subversive du journal ne cessera de s'affirmer. Nulle trace, dans ses colonnes, de "communisme turc". Par contre, une évidente sympathie pour le régime soviétique et le communisme internationaliste. C'est, semble-t-il, dans VEmek que parut la première traduction intégrale en langue turque de "L'Internationale". Signalons également la traduction d'une brochure de V. Karpinskij : "Qu'est-ce que le pouvoir soviétique ?". Mais bien entendu, il était hors de question de proposer au peuple d'Anatolie un communisme athée ; le principal souci de VEmek, au cours de sa brève existence, sera de concilier le bolchevisme avec la tradition islamique 2 . C'est un article repris de Ziya (La Lumière), l'organe en langue turque du parti communiste bulgare, qui provoqua la suspension du journal. L'auteur de l'article s'était permis de critiquer le caractère dictatorial du pouvoir kémaliste et avait laissé entendre qu'une guerre civile ne tarderait pas à éclater en Anatolie 3 . Cette interdiction était en vérité prévisible. Depuis le violent discours anticommuniste prononcé par Mustafa Kemal devant la Grande Assemblée, le 8 janvier 19214, il ne faisait aucun doute que les jours du parti communiste populaire étaient comptés. Dès le 11 janvier, le vétérinaire Salih, accusé d'avoir participé au complot d'Edhem, avait été arrêté, en même temps que d'autres suspects 5 . Dans la seconde quinzaine de janvier, les milieux cléricaux avaient entamé une violente campagne contre les falsificateurs du Coran et le ministre des Affaires religieuses du Gouvernement avait même publié, semble-t-il, une fetva exhortant les croyants à se tenir à l'écart du mouvement communiste 6 . Peu après la fermeture de VEmek, le pouvoir sévira à nouveau : les 27 et 28 janvier, la plupart des dirigeants du parti seront arrêtés et mis en prison. Dans l'immédiat, Nazim bey, Mehmed §iikrii et le cheikh Servet, protégés par leur immunité parlementaire, seront les seuls à en réchapper. 1

D'après ibid., p. 643. L e 22 décembre 1920, Mehmed §ukrii avait donné une conférence sur cette question. Le texte de cette conférence fut publié dans les cinq premiers numéros d'Emek. Vol'tman, art. cit., p. 643, donne un extrait de l'article en question ; cf. aussi G. S. Harris, op. cit., p. 92. 4 C f . supra, pp. 156-157. ^D'après l'arrêt du tribunal d'Indépendance cité par F. Tevetoglu, op. cit., p. 180 ; cf. également l'article de Z. Na§irvanov, "Mustafa Suphi yoldaç ve Anadolu komunistleri" (Le camarade Mustafa Suphi et les communistes anatoliens), in 28-29 Kanun-u sani 1921... op. cit., p. 13. 6 S . Vol'tman, art. cit., p. 643. 2

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Totalement démantelé, le parti communiste populaire était condamné à disparaître. Dès le 2 février, les rescapés du comité central, pressés de se blanchir aux yeux du Gouvernement, annonceront sa dissolution dans le Hakimiyet-i Milliye.1. Mustafa Kemal, cependant, n'était guère disposé à passer l'éponge. En avril 1921, il obtiendra la levée de l'immunité parlementaire de Nazim, Servet et Mehmet §iikru, et tous les suspects seront traduits devant le tribunal d'Indépendance d'Ankara. Accusés d'avoir voulu renverser le Gouvernement de la Grande Assemblée Nationale, les principaux dirigeants du parti — le vétérinaire Salih, Nazim bey et Ziynetullah Naçirvanov — seront condamnés à quinze ans de travaux forcés. Le directeur de VEmek, Abd'ul-Kadir, et un certain nombre d'autres "conspirateurs" (le commerçant Hilmi, l'épicier Ahmed, le publiciste Mustafa Nuri, le directeur d'école Behram Lutfi, le journaliste Nizameddin Nazif) s'en tireront à meilleur compte : trois à huit ans de prison. Seuls le député de Karahisar, Mehmed §iirkii, et le député de Bursa, Servet, parviendront à convaincre le tribunal de leur innocence 2 . * *

*

La dissolution du parti communiste populaire, au début du mois de février 1921, marque un tournant important dans l'histoire de la "gauche" turque. Pendant près d'un an, les divers noyaux de militants disséminés à travers l'Anatolie seront contraints de faire relâche. Au cours de cette période, le mouvement nationaliste s'imposera progressivement comme la seule force réelle du pays. Lorsque le parti communiste populaire renaîtra de ses cendres, en mars 1922, il aura perdu une grande partie de sa vitalité et de sa spontanéité. Nous nous trouverons en présence d'un mouvement doctrinaire, coupé de la vie politique active et totalement domestiqué par l'Internationale communiste. Face à cette gauche sage et terne de la période suivante, celle de 1920 se caractérise, tout compte fait, par sa combativité, sa candeur en matière doctrinale et aussi sa roublardise. Au reste, une constatation s'impose : ce n'est pas d'une gauche qu'il convient de parler, mais de plusieurs, qui s'interpénétrent inextri-cablement. À travers la multiplicité des positions individuelles, nous parvenons à distinguer, à condition d'y mettre un peu de bonne volonté, trois grands courants. Un courant nationaliste, et même ultranationaliste, dont l'idée maîtresse semble avoir été d'exploiter l'effervescence ÏM.Tunçay, Turkiye'de sol akimlar..., op. cit., p. 126, donne le texte de l'avis publié dans le Hakimiyet-i Milliye. 2 F. Kandemir, op. cit., p. 183 ; F. Tevetoglu, op. cit., p. 180.

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communiste en vue de créer une grande Turquie touranienne s'étendant de Constantinople à Boukhara. Un courant modéré, représenté par Hakki Behiç, soucieux avant tout d'éviter un bouleverse-ment social, et partisan de réformes octroyées et gérées par l'État. Un courant "extrémiste" enfin, subjugué par les idées de la révolution d'Octobre, mais nulle-ment prêt à jeter par-dessus bord les traditions culturelles et sociales du pays. Ce qui nous frappe, dans ces trois courants, c'est le rôle capital qu'ils assignent à l'Islam. Tournés vers l'Occident, les socialistes ottomans d'avant la Première Guerre mondiale négligeaient allègrement le phénomène islamique. Pour la gauche turque de 1920, implantée au cœur de l'Anatolie, le regard fixé sur l'Orient, l'Islam constitue au contraire une permanente obsession. Plus perspicaces, indéniablement, que bon nombre de doctrinaires chevronnés, des hommes comme le cheikh Servet ou Nazim bey ne cherchent guère à éluder le problème religieux. Mais plutôt que de braver la tradition islamique, ils s'efforcent de l'utiliser. Démarche banale aujourd'hui, où les socialismes islamiques fleurissent, mais passablement originale dans la Turquie de 1920. Chose remarquable, dès que la IIIe Internationale aura réussi à récupérer le mouvement communiste anatolien, ce souci de justification par l'Islam disparaîtra totalement du bagage idéologique des militants turcs. A partir de 1922, nous verrons s'installer en Turquie un marxisme passe-partout, convaincant certes, mais quelque peu oublieux des réalités économiques, culturelles et sociales du pays. Cette transformation des idées sera accompagnée d'une modification du recrutement. L'Armée verte, le groupe populaire, le parti communiste officiel, le parti communiste populaire avaient été noyautés par une multitude d'anciens membres du comité Union et Progrès. Après l'échec, en septembre 1921, du putsch projeté par Enver pacha contre le Gouvernement de Mustafa Kemal, ces Unionistes se détourneront définitivement des idées de gauche, celles-ci s'étant révélées inopérantes face au nationalisme kémaliste. Les "extrémistes" se trouveront dès lors livrés à euxmêmes, sans trop savoir que faire de la doctrine mise à leur disposition par le Komintern, conscients d'avoir manqué le coche de la Révolution.

LE MOUVEMENT COMMUNISTE ANATOLIEN EN 1922

Le 29 septembre 1921, deux semaines après la brillante victoire remportée par les troupes kémalistes sur les rives du Sakarya, le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale décidait d'accorder le pardon aux dirigeants du Parti communiste populaire arrêtés au début de l'année. Dès la publication de la loi d'amnistie, le député de Tokat Nazim bey (entre-temps déchu de son mandat), le commandant Salih Hacioglu, Ziynetullah Nagirvanov et leurs principaux "complices" — le directeur de VEmek Abd-iil-Kadir, les journalistes Mustafa Nuri et Nizameddin Nazif, l'épicier Ahmed, etc. — furent remis en liberté apparemment sans condition. La prison n'avait fait que les fortifier dans leurs convictions révolutionnaires. Quelques mois après leur élargissement, nous les retrouvons, fidèles au poste, à la tête d'une organisation méthodiquement reconstruite, tout aussi subversive que par le passé (mais dans une tonalité différente) et plus que jamais liée au Komintern. Pourquoi avoir libéré ces hommes qui, peu de temps auparavant, étaient encore considérés comme de dangereux comploteurs ? Tout simplement, semble-t-il, parce qu'il s'agissait d'amadouer Moscou. Depuis quelques mois, malgré le traité d'amitié et de fraternité signé en mars 1921, les relations entre le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale et la République des Soviets laissaient beaucoup à désirer. Or, les durs combats qui venaient de se dérouler dans la région du Sakarya (23 août - 13 septembre 1921) avaient sérieusement entamé le potentiel militaire et les finances du mouvement kémaliste. Il était de toute évidence urgent pour la Turquie de pouvoir faire à nouveau appel à la manne et, dans une moindre mesure, au soutien moral russes. De là, la nécessité de jeter du lest et d'accomplir un geste qui fût susceptible d'ouvrir la voie à la détente. La libération des dirigeants communistes ne constitua qu'une manifestation parmi d'autres du revirement turc. Vers la même époque le gouvernement d'Ankara fit également la preuve de ses bonnes dispositions à l'égard des Bolcheviks en acceptant de passer l'éponge sur l'affaire d'Envei pacha, en désavouant certaines des mesures anti-russes édictées par le général

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Kazim Karabekir dans l'est du pays, en venant à l'aide des victimes de la famine en Russie et, surtout, en se décidant à signer, le 13 octobre, le traité de Kars qui réglait définitivement le contentieux caucasien. Toutes ces prévenances furent incontestablement payantes. Les rapports entre les deux pays s'améliorèrent rapidement et, des le mois de novembre, avec un premier envoi de 1,1 millions de roubles, la République des Soviets reprit ses livraisons d'or. Cette période de rapprochement, dont un des épisodes les plus marquants fut la visite à Ankara du général Frunze à la tête d'une mission chargée de conclure un traité entre la République d'Ukraine et la Turquie, allait durer jusque vers le milieu de l'année 1922. Ensuite, dans la foulée des tractations franco-turques du début de l'été, ce sera une fois de plus la crise. Les relations entre le gouvernement et le mouvement communiste anatolien suivront bien entendu une évolution strictement parallèle. D'abord, tant qu'il s'agira de ménager la République des Soviets, les militants turcs bénéficieront d'une sorte de bienveillante indifférence. Dans un second temps, lorsque la paix avec l'Entente sera en vue, il leur faudra au contraire affronter les tracasseries, les réprimandes, et, finalement, la représsion. Somme toute, le même scénario qu'en 1920-1921. L'étonnant — quand on regarde les choses rétrospectivement — est que les dirigeants du Parti communiste populaire n'aient pas hésité à reprendre leurs activités dès que le gouvernement leur eût lâché la bride : leurs déboires passés auraient pourtant dû les mettre en garde contre les palinodies kémalistes.

1. La résurgence du Parti communiste

populaire

Le 10 septembre 1921, alors que les dirigeants du Tiirkiye halk ipirakiyyûn firkasi se trouvaient encore en prison, un entrefilet de la Pravda annonçait que le Comité exécutif du Komintern avait décidé de réorganiser le Parti communiste turc et avait nommé à cet effet une commission spéciale chargée, entre autres, du contrôle du recrutement 1 . Une telle décision s'imposait. Au cours du troisième congrès de l'Internationale communiste (juin-juillet 1921), les représentants de la Turquie avaient eux-mêmes mis 1 "Kommunisticeskij Internacional. Dejatel'nost' ispolkoma posle III kongressa" (L'Internationale communiste. L'activité du comité exécutif après le III e congrès), Pravda, 10.IX.1921, p. 3, col. 8. Le 4 mars 1922, le Comité Exécutif du Komintern annoncera à nouveau son intention de réorganiser le mouvement communiste en Turquie et confiera cette tâche à la Fédération communiste des Balkans. Il faut peut-être en déduire que les mesures prises en 1921 furent inefficaces. Cf. Jane Degras (ed.) The Communist International, vol. I, Londres 1956, pp. 32.6327.

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l'accent sur les insuffisances doctrinales et l'hétérogénéité du mouvement communiste dans leur pays. Suleyman Nuri, un des rescapés de l'organisation de Mustafa Suphi, s'en était pris en particulier au parti "officiel", le seul qui fût agréé par le gouvernement anatolien et dont les délégués venaient de faire antichambre à Moscou dans l'espoir d'obtenir l'admission de leur organisation au sein du Komintern 1 . De toute évidence, il était urgent d'agir. Il importait non seulement de purger les groupements d'Anatolie de tous les éléments indésirables — les "provocateurs" à la solde du gouvernement d'Ankara, les partisans d'Enver pacha, les pantouranistes de l'ex-Armée Verte —, mais encore de mettre les militants turcs sur les rails d'une idéologie "normalisée", respectueuse des mots d'ordre du Komintern. Ce sont, semble-t-il, des membres de la Fédération communiste balkanique qui furent préposés à la réorganisation du parti. Jusque-là, le mouvement communiste turc, constitué de noyaux quasiment autonomes dont certains ne se souciaient que fort peu des directives élaborées à Moscou, s'était développé dans l'anarchie. Une première tentative de réunification — et par là même de nivellement — avait été faite par Mustafa Suphi, lors du premier congrès du Parti communiste turc réuni à Bakou en septembre 1920, mais les résolutions adoptées à cette occasion n'avaient pas suffi à clarifier totalement la situation. II s'agissait à présent de perséverer dans la même voie et d'imposer, une fois pour toutes, aux militants d'Istanbul et d'Anatolie la discipline internationale. Les matériaux dont nous disposons ne nous apprennent malheureusement presque rien sur le rôle exact joué par les communistes des Balkans dans la mise au pas de leurs camarades turcs. Mais, en tout état de cause, nous sommes en droit de penser qu'ils n'exercèrent qu'une influence relativement modeste. Il est difficile d'imaginer en effet, compte tenu de la situation excessivement troublée dans laquelle se trouvait encore la Turquie à l'époque, que les membres de la commission ad hoc instituée par le Komintern aient pris le risque de se déplacer en personne afin de conduire leur action sur place. Selon toute vraisemblance, les choses durent se solder par l'envoi d'un certain nombre de directives (par le biais des courriers qui faisaient la navette entre la Russie et le territoire turc) et aussi, dans un autre ordre d'idées, par une accentuation de la propagande internationaliste dans les organes destinés aux militants turcophones. L'hebdomadaire en langue turque du parti communiste bulgare, Ziya (Lumière), semble avoir été particulièrement actif. ÏLe discours prononcé par Suleyman Nuri à cette occasion est reproduit dans le Bjullelen' Kongressa (Bulletin du troisième congrès), n° 23, Moscou, 20 juillet 1921, p. 485.

III

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Les articles de fond de ce périodique — qui s'efforçait de toucher tout autant les Turcs de Thrace et d'Asie Mineure que ceux de Bulgarie — ne manquaient jamais d'exalter les divers mots d'ordre proposés par le Komintern. Par ailleurs, dans les derniers mois de l'année 1921, les lecteurs du journal purent voir se multiplier dans ses colonnes les informations et les commentaires concernant la situation en Anatolie 1 . Face à ces pressions venues de l'extérieur, quel fût au juste le comportement du mouvement communiste turc ? Certains indices nous permettent de penser que le changement de cap fut difficile à réaliser. Il semble en particulier que les organisations locales n'aient mis aucun empressement à se débarrasser des éléments "hétérodoxes" — partisans d'Enver pacha et membres du parti communiste "officiel" — dont l'élimination était réclamée par le Comité exécutif du Komintern. Tout au long de l'année 1922, les effectifs du communisme anatolien demeureront encombrés de figures équivoques. En fait, il faudra encore plusieurs interventions des partis frères pour que les organisations de Turquie parviennent à présenter, au prix de plusieurs purges, un profil plus ou moins conforme aux normes fixées par l'Internationale. Toutefois, même si les exigences du Komintern se heurtèrent à une certaine résistance au sein des groupuscules anatoliens, les derniers mois de l'année 1921 n'en apparaissent pas moins comme une articulation décisive dans l'histoire du communisme turc. Désormais, en effet, les divagations doctrinales qui avaient fait jusque-là la principale originalité de la gauche anatolienne allaient progressivement céder la place, sous l'effet des exhortations des instances dirigeantes de la III e Internationale, à des prises de position nettement plus orthodoxes, quasi respectueuses des consignes élaborées à Moscou. Par ailleurs, il semble que les organisations turques se soient également orientées, dans cette nouvelle étape de leur évolution, vers un certain réajustement en matière de recrutement. En juillet 1921, à la suite des multiples échecs enregistrés par les militants communistes à travers le monde (notamment en Allemagne, en Italie et en Tchécoslovaquie), le troisième congrès du Komintern s'était trouvé dans l'obligation de rectifier le tir et avait fait de la conquête des masses — paysans, ouvriers agricoles, ouvriers et employés de l'industrie, employés du commerce, fonctionnaires, intellectuels, etc. — un des axes principaux de la nouvelle tactique assignée aux partis.

Certains numéros du Ziya ont été récemment réédités par A. E. Giiran, Bulgaristan Komiinist (Dar Sosyalist) Partisi'nin ttirkçe gazetesi Ziya. Ôrnekler (Ziya, le journal du parti communiste /socialistes étroits/ bulgare. Quelques échantillons), Istanbul, 1976.

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Dans le cas de la Turquie, il eût été bien entendu utopique de compter sur des résultats spectaculaires, mais l'apparition de quelques groupuscules subversifs en milieu ouvrier vers la fin de l'année 1921 ou le début de 1922 donne néanmoins à penser que les propagandistes anatoliens prirent les recommandations du Komintern au sérieux. Ce sont, selon toute apparence, les ouvriers des ateliers d'armement d'Ankara — et peut-être aussi ceux de Konya — qui se montrèrent les plus perméables à l'agitation communiste. Des petits noyaux de prosélytes se constituèrent également, toujours à Ankara, parmi les cheminots et les typographes. On peut supposer que le communisme prit (ou reprit) aussi racine vers cette époque dans les centres miniers de la mer Noire ainsi que dans certaines villes de Cilicie — Adana, Mersin — spécialisées dans la production des textiles 1 . En novembre 1922, lors du quatrième congrès du Komintern, les dirigeants du Halk içtirakiyyûn firkasi pourront se targuer d'être à la tête d'un parti comprenant 300 m e m b r e s 2 . Nous ne disposons malheureusement d'aucun indice qui nous permette d'évaluer la part de l'élément ouvrier dans ce total. Il y a tout lieu de croire cependant qu'au moment où ce bilan était dressé un pas non négligeable avait été déjà accompli dans la voie de la "prolétarisation" du parti. Si nos sources sont quasiment muettes quant au rôle joué par les agents du Komintern dans la réorganisation des groupes communistes d'Anatolie, elles apparaissent par contre nettement plus loquaces lorsqu'il s'agit de mettre en cause les représentants officiels de la République des Soviets auprès du gouvernement de la Grande Assemblée. Les archives françaises et anglaises abondent en rapports alarmants destinés à attirer l'attention des chancelleries de l'Entente sur le caractère pernicieux des activités de l'ambassade soviétique à Ankara. La délégation bolcheviste qui s'était installée dans la capitale de la Turquie kémaliste vers la fin du mois de janvier 1922 avait de toute évidence pour mission principale d'organiser la propagande communiste en Anatolie. Son chef, Semen Ivanovich Aralov, était venu accompagné d'un important état-major — environ quatre-vingts personnes d'après un télégramme de Mougin 3 — au sein duquel seuls quelques individus semblaient avoir des attributions ressortissant plus ou moins du domaine de la diplomatie. Les autres se trouvaient à Ankara soit pour réaliser des "études économiques", soit en tant que conseillers militaires, soit encore (toujours d'après Mougin) tout

'En ce qui concerne le mouvement communiste cilicien, cf. infra, troisième section. C e chiffre est celui qui figure dans les protocoles officiels du congrès. Cf. à ce propos Mete Tunçay, Turkiye'de sol akimlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 1908-Ï925) Ankara, 2ème éd., 1967, p. 139. Archives du ministère français des Affaires Etrangères (citées infra : AMAEF), série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 279, pp. 106-112, télégramme en date du 19.VI.1922. 2

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bonnement en tant que simples "camarades ouvriers" expédiés là sans la moindre raison apparente. À partir du printemps 1922, aux activités de cette délégation pléthorique viendront s'ajouter, dans diverses autres villes d'Anatolie, celles des représentations locales du Commissariat du Peuple au Commerce Extérieur ( V n e c h t o r g ) . Ces représentations, dont certaines employaient du personnel indigène, étaient censées s'occuper de la distribution à travers le territoire turc de produits pétroliers et d'un certain nombre d'autres marchandises de provenance soviétique. Mais, en l'absence de relations commerciales un tant soit peu suivies entre la Turquie et la République des Soviets, il semble que les agents du Vnechtorg se soient surtout spécialisés dans la diffusion des idées subversives 1 . Pour autant que nous puissions en juger d'après les données dont nous disposons, ces centres de propagande se trouvaient en contact permanent avec les divers groupuscules qui, à travers l'Anatolie, se réclamaient du communisme. L'ambassade soviétique d'Ankara, en particulier, déployait des efforts considérables pour attirer à elle militants et sympathisants. Aralov et ses acolytes maniaient l'art de l'hospitalité avec brio et, chaque fois que l'occasion se présentait, organisaient des soirées, des réceptions, des banquets. Dans une ville aussi puritaine et austère qu'Ankara, de telles réjouissances, au cours desquelles l'alcool coulait à flots, représentaient assurément une aubaine appréciable. Malgré les inévitables harangues dont elles étaient agrémentées, elles ne pouvaient manquer de faire recette 2 . Grâce à la presse de l'époque, nous connaissons le programme "officiel" de certaines de ces réceptions. À titre d'exemple, nous pouvons citer le cas de la soirée du 18 mars 1922, consacrée à la commémoration du cinquantedeuxième anniversaire de la Commune de Paris. La réunion, à laquelle étaient conviés tous les socialistes et communistes d'Orient présents à Ankara, avait commencé, à en croire le compte rendu donné par l'hebdomadaire Yeni Hayat, par l'exécution d'une "marche funèbre" en souvenir d'un crime commis par la bourgeoisie française. Après cette mise en condition musicale, l'ambassadeur de la République d'Azerbaïdjan, le camarade Ibrahim Abilof, avait présenté un exposé sur la situation économique et sociale dans le monde et en France à la ' Les documents dont nous disposons (AMAEF en particulier) nous permettent de nous faire une assez bonne idée des activités de l'agence du Vnechtorg installée en Cilicie. En ce qui concerne les représentations soviétiques mises en place dans d'autres régions d'Anatolie, nos sources ne rocèdent malheureusement que par allusions. Les festivités de l'Ambassade soviétique, ainsi que celles organisées par Ibrahim Abilof à l'Ambassade d'Azerbaïdjan, ne manquaient jamais d'impressionner les observateurs étrangers de passage à Ankara. Mustafa Kemal lui-même y participait volontiers et l'on dit qu'il n'était pas insensible au charme de telle ou telle épouse de diplomate. A ce propos, cf. p. ex. Lord Kinross, Ataturk. The Rebirth ofa Nation, Londres, 5ème éd., 1971, p. 304.

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veille de la Commune. Ensuite, c'est un des conseillers économiques de la délégation russe, le professeur Gollmann, qui avait pris la parole. Dans son discours, il s'était employé à analyser le rôle joué par la Commune et les communards au sein du mouvement ouvrier international. Ces deux exposés avaient été suivis par un copieux programme artistique : le personnel de l'ambassade avait chanté la marche des anarchistes, le camarade Ridel — un Français employé à la délégation commerciale — avait entonné l'Internationale, les Tchirkassov avaient récité des poèmes de Verhaeren et d'Arthur Arnaud, Madame Aralova avait joué au piano la marche funèbre de Chopin, une chorale ad hoc avait interprété la Marseillaise ... Finalement, tout le monde avait repris en choeur l'Internationale — en russe et en turc — et la soirée s'était conclue sur une brève allocution de Nazim bey 1 . Le chroniqueur du Yetii Hayat grâce auquel nous savons comment se déroula cette réunion du 18 mars 1922 mentionne également, dans la suite de son article, les noms de quelques-uns des invités turcs qui avaient pris part à la commémoration. Une vingtaine de "personnalités" socialistes ou communistes sont ainsi énumérées. Cette liste présente un certain intérêt, car elle nous permet, bien qu'elle soit incomplète, de nous faire une assez bonne idée de la "clientèle" dont la délégation bolchevique d'Ankara avait réussi à s'entourer. Nous y retrouvons d'emblée quelques noms familiers : Nazim bey, Ziynettulah Na§irvanov (venu accompagné de Cernile, son épouse), le député d'Afyon-Karahisar Mehmed §iikrii, Salih Hacioglu, Abd-ul-Kadir, le négociant Hilmi, l'épicier A h m e d . . . Aralov avait invité en somme toute l'équipe dirigeante du Halk içtirakiyyûn firkasi. Seul manquait à l'appel le Cheikh Servet. A l'époque qui nous occupe, celui-ci professait encore des idées subversives — il lui était même arrivé de se mettre en garde-à-vous devant le portrait de K. Marx en présence d'Aralov 2 — mais il avait préféré, après son passage devant la justice kémaliste, s'éloigner de ses anciens camarades. À côté des leaders du parti, participaient également à la soirée un certain nombre de militants qui avaient déjà fait leurs preuves dans les luttes de l'année 1920 : Ismail Hakki (un "ancien" de l'Armée verte), Bahaeddin, Affan Hikmet (un vétérinaire — comme Salih Hacioglu — qui s'était spécialisé dans l'agitation en milieu ouvrier), Kenan, F. Bektiire. Deux "transfuges" issus de l'organisation d'Istanbul, Mehmed Vehbi et Nizameddin Ali, formés l'un et l'autre en Allemagne, représentaient en quelque sorte l'aile intellectuelle du 1 "Paris Kommunasi hatirasimn tes'idi" (La commémoration de la Commune de Paris) Y e ni Hayat, n° 2, 25. III. 1922, p. 14. 2 C / . S. I. Aralov, Vospominanija sovetskogo diplomata 1922-1923 gg. (Les souvenirs d'un diplomate soviétique. 1922-1923), Moscou, 1960.

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mouvement. Mais ce qui est le plus frappant, c'est de constater que figuraient aussi parmi les invités d'Aralov le député d'Istanbul Numan Usta — un personnage dont les relations avec le comité Union et Progrès n'étaient ignorées de personne — , ainsi qu'un des animateurs les plus éminents du parti communiste "officiel", le Dr. Tevfik Ru§tii, celui-là même qui, quelques mois auparavant, avait sollicité en vain l'admission de son organisation au sein du Komintern. La présence de ces deux hérésiarques dans l'enceinte de l'Ambassade soviétique donne évidemment à réfléchir. Doit-on supposer qu'Aralov espérait pouvoir les convertir au bolchevisme ? L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable. Mais il se peut aussi qu'il ait tout simplement estimé, conformément aux directives élaborées par le troisième Congrès du Komintern, que le combat pour la révolution prolétarienne devait passer, en Turquie comme ailleurs, par un certain nombre de compromis. Tandis que le représentant de la République des Soviets et ses divers collaborateurs multipliaient les actes de propagande, les dirigeants du Halk i^tirakiyyûn jïrkasi faisaient, de leur côté, tout ce qui était en leur pouvoir pour renforcer leur organisation. Dans la conjoncture du début de l'année 1922, alors que le gouvernement kémaliste venait de faire sur le front la démonstration de sa force, il eût été bien entendu utopique de leur part de compter sur un retournement rapide de la situation en leur faveur. Mais ils étaient cependant en droit d'espérer que, par un patient travail d'agitation, leur mouvement finirait par gagner quelque consistance. Ils avaient repris leurs activités à ciel ouvert dès qu'ils avaient jugé qu'ils pouvaient sortir de la clandestinité sans risquer de se retrouver aux prises avec la police. A l'orée de cette nouvelle période d'effervescence, il semble qu'une de leurs principales préoccupations ait été de remettre sur pied un organe du parti. Par une coïncidence nullement fortuite, c'est le 18 mars 1922, le jour même où la délégation bolchevique commémorait le cinquante-deuxième anniversaire de la Commune de Paris, que parut le premier numéro du Yeni Hayat (La vie nouvelle), hebdomadaire "scientifique, social, économique et politique" qui succédait, après plus d'un an de silence, au journal Emek. C o m m e l'Emek, le Yeni Hayat était fabriqué grâce aux machines de l'imprimerie de YÏkaz que Mehmed ijiikru avait fait venir d'Afyon-Karahisar. Son équipe rédactionnelle, pareillement, était à peu près la même que celle qui, au début de l'année 1921, avait lancé le premier véritable journal communiste d'Anatolie. Et pourtant, le nouvel interprète des opinions du parti ne ressemblait que fort peu à l'organe qui l'avait précédé.

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Imprimé sur une seule feuille de grand format — à l'instar de la plupart des autres journaux d'Anatolie à cette époque — VEmek avait été conçu comme un quotidien populaire. Pendant les quelques jours où il avait paru, il avait accordé une place importante aux commentaires sur l'actualité et ses rédacteurs s'étaient efforcés de décrire le communisme sous des couleurs rassurantes, en mettant l'accent notamment sur les similitudes entre le bolchevisme et la tradition islamique. Avec le Yeni Hayat, Nazim Bey — qui assumait désormais en personne la direction de la publication — et ses compagnons s'orientaient au contraire vers une formule comparable à celle qui avait été adoptée par §efik Hiisnii, à Istanbul, pour l'Aydinhk. Toutefois, alors que la revue de la capitale ottomane s'adressait résolument à un public d'intellectuels, celle des communistes d'Ankara semblait indécise quant au parti à prendre. Par sa présentation comme par sa thématique, le Yeni Hayat faisait indéniablement "sérieux". Mais ses rédacteurs avaient opté pour une certaine simplicité d'écriture et s'étaient efforcés de conserver un ton pragmatique, dans l'espoir sans doute d'annexer à leur clientèle de lettrés quelques authentiques "prolétaires". Facile à lire et à comprendre, même pour un néophyte, le Yeni Hayat représentait indéniablement un meilleur outil de propagande que VAydinlik. Il est frappant cependant de constater que les traductions de brochures russes ou allemandes y occupaient une place nettement plus importante que les textes expressément écrits pour les militants d'Anatolie. Si l'on en juge d'après les quelques numéros de la revue qui ont été conservés, la production propre des collaborateurs de Nazim Bey dut se réduire au total à assez peu de chose : des informations relatives à la vie du parti, des réponses à des lettres de lecteurs, quelques brèves études "sociales"... Apparemment, nul ne se souciait plus, à Ankara, de mettre sur pied une véritable réflexion marxiste autochtone. Ces mêmes hommes qui, à l'époque de l'Armée verte, avaient redoublé d'ardeur tant qu'il s'était agi de combattre pour un communisme "musulman" ancré dans les traditions du pays, donnaient à présent l'impression d'être comme vidés de leur sève. Parmi les divers textes parus dans l'organe du Halk igtirakiyyûn firkasi, le seul qui retienne réellement l'attention est une longue "Déclaration au gouvernement de la Grande Assemblée Nationale" publiée au début du mois d'avril 1922, dans le numéro trois de la revue 1 . Rien d'inattendu dans ce i'Tiirkiye Halk Ijtirakiyyûn Firkasinm Biiyuk Millet Meclisi Hiikiimetine Beyannamesi" (Déclaration du Parti communiste populaire de Turquie au gouvernement de la Grande Assemblée Nationale), Yeni Hayat, n° 3, I.IV.1922, pp. 1-4. On trouvera une traduction in extenso de ce document dans l'ouvrage de G. S. Harris, The Origins of Communism in Turkey, Stanford (Calif.) 1967, pp. 153-159.

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document, mais une présentation particulièrement explicite des thèses du parti. Dès les premières lignes du manifeste, le ton était donné : les communistes anatoliens annonçaient la reconstitution de leur organisation et proclamaient leur fidélité à la "plate-forme marxiste", mais, dans la même foulée, soulignaient leur attachement au "Pacte national" (Misaki Milli) élaboré au début de l'année 1920 par les partisans de Mustafa Kemal 1 . De toute évidence, les dirigeants du Halk içtirakiyyûn firkasi tenaient à entrer dans les bonnes grâces du gouvernement d'Ankara. Dans la suite de leur "déclaration", ils promettaient de faire tout ce qui était en leur pouvoir en vue de soutenir la lutte pour l'Indépendance. Ils s'engageaient en particulier à mobiliser en faveur de la Turquie les travailleurs et les communistes du monde entier et faisaient savoir qu'ils étaient sur le point de publier un manifeste demandant aux militants grecs d'intensifier leur entreprise de démoralisation au sein de l'armée du roi Constantin 2 . Une telle attitude n'était nullement en contradiction, il convient de le souligner, avec les mots d'ordre du Komintern. En fait, en offrant leur appui au gouvernement "bourgeois" de la Grande Assemblée (ainsi que l'avait déjà fait Mustafa Suphi vers la fin de l'année 1920), les communistes anatoliens ne faisaient qu'appliquer les décisions prises par les stratèges de la III e Internationale. Dans leur manifeste, Nazim bey et ses compagnons insistaient également, dans un autre ordre d'idées, sur la vocation "paysanne" de leur organisation. Là encore, nous retrouvons une des grandes options du Komintern. Dès le congrès de 1920, l'accent avait été mis à Moscou sur la nécessité qu'il y avait, pour les partis des pays non-industrialisés, à se tourner

' On rencontre cette référence au "Pacte national" dans de nombreux documents communistes de cette époque. Ce "Pacte", qui avait été voté le 28 janvier 1920 par les députés de la Chambre ottomane, visait, rappelons-le, à définir les territoires revendiqués par les nationalistes turcs. Ces derniers réclamaient notamment la Thrace et les trois sancak de Kars, Ardahan et Batum. Par le traité de Moscou du 16 mars 1921, les Bolcheviks avaient solennellement proclamé leur acceptation des exigences turques, mais ils avaient néanmoins réussi à obtenir du gouvernement d'Ankara la cession de la ville de Batum, sous la forme d'un "transfert de souveraineté". 2

L e s communistes grecs s'élevèrent contre la guerre en Asie mineure dès le milieu de l'année 1920. Il semble qu'ils aient largement contribué par leur active propagande antimilitariste à la désagrégation des troupes expédiées en Anatolie. A partir de la fin de l'année 1920, les désertions dans l'armée hellène se multiplièrent et il y eut même, selon toute apparence, un certain nombre de mutineries dans les casernes de la région de Smyrne. D'après N. Dimitratos, le délégué du Parti communiste grec au troisième congrès du Komintern, plus de 100 000 "ouvriers et paysans" auraient déserté au cours des deux premières années de la guerre. Ce chiffre paraît quelque peu homérique, mais il donne néanmoins une certaine idée de l'ampleur du phénomène. Voir à ce propos A. D. Novichev, "Vlijanie velikoj oktj'abr'skoj revolucii na sud'bu Turtsii" (L'influence de la grande révolution socialiste d'Octobre sur les destinées de la Turquie), Vestnik Leningradskogo Universiteta, n" 20, 1957, p. 104.

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vers les masses rurales 1 . Les dirigeants du parti communiste populaire obéissaient à la consigne. Comme par habitude, ils continuaient à se réclamer du prolétariat industriel, mais l'essentiel de leur "déclaration" concernait la paysannerie. Ils s'apitoyaient sur la misère villageoise, dénonçaient la rapacité des grands propriétaires et la lourdeur de l'impôt, exaltaient le courage manifesté par la population des campagnes dans la lutte contre l'envahisseur et promettaient de s'employer, dès la fin de la guerre, à la mise en œuvre d'une réforme radicale des structures économiques de l'agriculture anatolienne. A côté de ces considérations sur le monde rural, le manifeste contenait enfin un certain nombre de conseils et de mises en garde. Ses rédacteurs exhortaient en particulier le gouvernement de la Grande Assemblée à continuer le combat contre les puissances impérialistes et lui demandaient de faire preuve de prudence face aux propositions des diverses sociétés financières qui tentaient de s'implanter en Turquie 2 . Reprenant une vieille idée du Komintern, ils plaidaient par ailleurs pour la constitution d'un front unique de toutes les forces révolutionnaires d'Orient. Pour l'immédiat, ils réclamaient la convocation d'une conférence des pays musulmans afin de faire pièce à la conférence de Gênes dont la Turquie avait été écartée. À plus long terme, ils espéraient que les deshérités du monde entier ne tarderaient pas à s'unir pour venir à la rescousse des millions de paysans qui, à travers l'Orient, luttaient contre l'oppression occidentale. Peu après la publication de ce document — auquel il ne semble pas que les autorités aient jugé nécessaire de répondre —, les dirigeants du parti entamèrent une active campagne de recrutement. Du côté du pouvoir, l'heure était au "laissez-faire". Il s'agissait donc de mettre les bouchées doubles. Dès le milieu du mois de mars 1922, Mehmed §iikrii, Salih Hacioglu et quelques autres avaient mis sur pied une "société coopérative", dans l'espoir d'attirer de la sorte vers leur organisation les ouvriers des diverses entreprises installées à

Cf. les "thèses sur la question agraire", Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès mondiaux de l'Internationale Communiste. 1919-1923, Paris, 1934 (Réimpression en fac-similé, Paris, F. Maspéro, 1971), pp. 61-65. Ces thèses précisaient notamment que "Les difficultés énormes que présentent l'organisation et la préparation à la lutte révolutionnaire de la masse des travailleurs ruraux que le régime capitaliste avait abrutis, éparpillés et asservis, à peu près autant qu'au moyen-âge, exigent de la part des partis communistes la plus grande attention envers le mouvement gréviste rural, l'appui vigoureux et le développement intense des grèves de masse de prolétaires et de demi-prolétaires ruraux." La question agraire — question capitale et passablement mal résolue dans les premières années de la Révolution — allait être à nouveau abordée lors des troisième et quatrième congrès. 2

Peu de temps avant la publication du manifeste du Parti communiste populaire, diverses entreprises occidentales avaient proposé au gouvernement d'Ankara de participer au relèvement économique de l'Anatolie. C'est à ces propositions, émanant surtout de la France, de la Belgique et des États-Unis, que fait allusion la "déclaration" parue dans le Yeni Hayat.

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Ankara 1 . Dans le courant du mois d'avril, profitant de ce que le gouvernement fermait les yeux sur leurs activités, les militants se hasardèrent jusqu'à faire circuler un tract qui appelait sans détour à la mobilisation 2 . Les sources dont nous disposons ne nous permettent pas de nous faire une idée précise quant à la rentabilité de toute cette agitation. Mais les efforts dépensés par les propagandistes du parti ne furent sans doute pas inutiles. À cet égard, l'inquiétude manifestée par les services de renseignements alliés à partir de la fin du printemps 1922 représente un indice que l'on ne peut guère négliger. Le Premier Mai fut fêté dans l'allégresse. D'après une information parue dans le Hakimiyet-i Milliye, le journal officiel du gouvernement, la population d'Ankara eut même la possibilité d'assister, à cette occasion, à une cérémonie en plein air. Avaient pris part aux festivités les ouvriers des ateliers d'armement, les cheminots et les typographes, ainsi qu'un certain nombre de personnalités connues pour leur sympathie envers les idées de gauche — le député de Smyrne Yunus Nadi, le député d'Istanbul Numan Usta, le Dr. Tevfik Rii§tù ... Le même jour, une importante délégation s'était rendue à l'Ambassade soviétique et des télégrammes de congratulations avaient été expédiées aux ouvriers du monde entier 3 . C'était l'euphorie. L'atmosphère n'allait cependant pas tarder à se charger de nuages. Depuis quelque temps, en effet, une certaine agitation régnait dans les milieux politiques. Le "second groupe" qui s'était constitué au sein de la Grande Assemblée vers la fin de l'année 1921, après que les Anglais eurent libéré les parlementaires turcs qu'ils détenaient à Malte 4 , avait de plus en plus de mal à supporter l'autoritarisme de Mustafa Kemal et, bien que les circonstances fussent peu propices aux querelles politiques, commençait à verser dans la contestation ouverte. Au début du mois de juillet, un vif débat s'instaura à Ankara. L'opposition, dont la mauvaise humeur s'était déjà plusieurs fois manifestée au cours des semaines précédentes à l'occasion de diverses ' Les statuts de cette société coopérative figurent en annexe du Yeni Hayat, n° 3, I.IV.1922. "Tiirkiye Kooperatif Çirketi Nizamname-i Dahilisi" (Règlement intérieur de la Société coopérative de Turquie), 8 p. ^D'après G. S. Harris, op. cit., p. 178, note 19. 3 "Amelenin Bayrami" (La fête des travailleurs), Hakimiyet-i Milliye, 3.V.1922, p. 2, cité par M. Tunçay, op. cit., p. 133. 4 L e 16 mars 1920, à la suite de "l'occupation provisoire et disciplinaire" d'Istanbul décrétée par les Alliés, le commandement britannique avait procédé à l'arrestation d'une quinzaine de députés dans l'enceinte même de la Chambre ottomane. Expédiés à Malte, ces députés avaient fait l'objet un an plus tard — jour pour jour — d'un accord anglo-turc qui prévoyait leur libération en échange d'un certain nombre de militaires britanniques (dont le colonel Rawlinson) détenus par les Kémalistes. Un premier groupe de prisonniers fut relâché par les Anglais le 2 8 avril 1921. Mais les opérations d'échange ne prirent définitivement fin qu'en novembre de la même année.

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discussions parlementaires, entendait à présent obliger Mustafa Kemal — qui jouissait depuis près d'un an de prérogatives quasi dictatoriales — à renoncer au droit de nommer lui-même ses ministres. Les dirigeants du parti communiste populaire auraient pu se désintéresser de la question. Ils choisirent, au contraire, de s'engager aux côtés de ceux qui réclamaient le retour à l'ancien mode de désignation des membres du gouvernement — l'élection par l'Assemblée. Dans l'hypothèse d'un vote hostile au maintien du système introduit par Mustafa Kemal, Nazim Bey et ses compagnons, parmi lesquels figuraient quelques députés en exercice, pouvaient espérer parvenir à manipuler les diverses factions qui composaient l'Assemblée, comme ils l'avaient déjà fait par le passé, et s'emparer de la sorte de certains postes-clés au sein du cabinet. Incontestablement, le jeu en valait la chandelle. L'équipe dirigeante du parti aggrava encore son cas en mêlant à l'affaire l'ambassade soviétique. Quelques jours avant le vote qui devait trancher du mode de désignation des ministres, Nazim bey avait jugé bon, au cours d'un entretien avec Aralov, d'indiquer à ce dernier qu'il était en mesure d'installer un gouvernement pro-bolchevik à Ankara, à condition que la République des Soviets acceptât de l'appuyer. Pour donner plus de poids à sa requête, il s'était vanté de pouvoir disposer du soutien de 120 députés. Dans ses mémoires, Aralov raconte que, plutôt que de se réjouir de l'aubaine, il s'était empressé d'aller avertir les autorités de ce qui se tramait 1 . Singulière réaction. On peut penser que le représentant de Moscou craignait d'être accusé — s'il gardait le silence — d'avoir favorisé le "complot". Les Bolcheviks tenaient trop à la bonne entente avec Ankara pour se laisser entraîner dans une telle aventure. L'affaire d'Enver pacha, qui leur avait attiré de sérieuses réprimandes de la part du gouvernement anatolien, les avait déjà passablement échaudés. Lorsque, le 8 juillet 1922, les députés eurent, par un vote massif, décidé que les ministres seraient désormais élus directement par l'Assemblée, Nazim bey dut se sentir à deux doigts de la victoire. Mais les choses ne se déroulèrent pas comme prévu. De manière totalement irréaliste, les dirigeants du parti communiste populaire avaient spéculé sur une orientation "russophile" de l'Assemblée. Bien qu'il fût depuis quelque temps de plus en plus manifeste que les relations entre Moscou et Ankara étaient en train de se détériorer, ils avaient cru pouvoir amener les députés à désigner un gouvernement favorable aux options proposées par la République des Soviets. Le 12 juillet, les membres de la Grande Assemblée, qui étaient en réalité dans leur grande majorité partisans d'un accord avec les Alliés, élurent au contraire au poste de Premier Ministre une personnalité connue pour ses sympathies pro-occidentales, Rauf bey. ^S. I. Aralov, op. cit., p. 160.

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Annoncée par l'excellent accueil qui avait été réservé quelques semaines auparavant par les milieux politiques d'Ankara au représentant officieux de la France, le lieutenant-colonel Mougin, cette victoire des "ententophiles" était prévisible. Nazim et ses compagnons avaient perdu leur pari. A partir du milieu du mois de juillet, ils commenceront à subir les conséquences de leur imprévoyance. Le nouveau Premier Ministre n'était pas seulement un "occidentaliste" convaincu. Il avait également une solide réputation d'anticommuniste et il lui était arrivé à plusieurs reprises de prendre ouvertement position contre la politique — à son avis trop pro-soviétique — de Mustafa Kemal. À présent qu'il était à la tête du gouvernement, cautionné par l'Assemblée, il entendait remettre les choses dans l'ordre. Ainsi, les Alliés sauraient une fois pour toutes dans quel camp la Turquie souhaitait se ranger. Dès le 21 juillet, semble-t-il, les organisations communistes d'Anatolie furent sommées de mettre leurs activités en sourdine 1 . Quelques jours auparavant, le parti communiste populaire avait annoncé dans certains journaux de province que le 15 août devait se tenir à Ankara son premier congrès. Lorsque les autorités apprirent que devaient participer à cette réunion des délégués venus de l'étranger, elles décidèrent de frapper à nouveau. Le congrès fut interdit. Par touches successives, la répression s'installait.

2. Le congrès

clandestin

Malgré l'interdiction qui leur avait été signifiée par le gouvernement de Rauf bey, les dirigeants du parti communiste populaire décidèrent de ne pas renoncer à leur projet de congrès. Il était, à vrai dire, trop tard pour faire machine arrière. La délégation expédiée par le Komintern était déjà en route et devait arriver à Ankara d'un jour à l'autre. Les organisations de province, de leur côté, avaient accueilli l'idée de l'organisation d'Ankara avec enthousiasme. Dans ces conditions, se plier aux ordres des autorités, c'eût été perdre la face. Il fut résolu, peut-être sur les conseils d'Aralov 2 , que le congrès se tiendrait clandestinement.

'D'après T. Z. Tunaya, Turkiye'de Siyasi Partiler. 1859-1952 (Les Partis politiques en Turquie. 1859-1952), Istanbul, 1952, p. 532. Toutefois, nous n'avons retrouvé aucun document officiel à ce propos. Il arrive à Tunaya de se tromper. Il n'en demeure pas moins que l'arrivée de Rauf bey au pouvoir constitua effectivement le point de départ d'une période de répression pour le mouvement communiste anatolien. 2 Simple hypothèse. Le fait que le congrès se soit déroulé dans des locaux appartenant à l'Ambassade soviétique (cf. itifra) donne cependant à réfléchir.

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La délégation du Komintern avait à sa tête Sergei Zorine, un jeune propagandiste de trente-deux ans. Mais la figure la plus sulfureuse du groupe était le capitaine Jacques Sadoul, ancien chargé de mission du ministère français de l'Armement en Russie, qui, au moment de la Révolution d'Octobre, était passé du côté des Bolcheviks, ce qui lui avait valu, en France, une condamnation à mort par contumace 1 . Sadoul avait réussi à recruter pour le voyage en Anatolie deux éminents représentants du parti communiste français de passage à Moscou, Magdeleine Marx, considérée comme une spécialiste de l'Orient depuis son bref séjour à Istanbul en 1921, et son compagnon Maurice Paz. Enfin, la délégation comprenait également un militant turc, Ahmed Cevad, un des rares survivants de l'équipe de Mustafa Suphi, qu'on avait probablement mis là pour aider ses camarades à déjouer les embûches anatoliennes. Grâce à Sergei Zorine et à Magdeleine Marx, nous sommes assez bien renseignés sur la manière dont se déroula le voyage du groupe en Turquie. Zorine publia ses "notes d'un voyageur" dans la Pravda dès son retour à Moscou, au début du mois d'octobre 1922 2 . Plus prolixe que son camarade russe, Magdeleine Marx sut, pour sa part, tirer de son séjour en Asie mineure la matière d'un ouvrage de près de 250 pages, La Perfide, qui parut chez Flammarion en 1925 et qui connut à l'époque un certain succès. En ce qui concerne les faits, ces deux témoignages se recoupent parfaitement. Mais il est frappant néanmoins de constater à quel point ils diffèrent par leur optique. Le texte de Zorine, rédigé avant l'aigrissement des relations turco-soviétiques, donne, dans l'ensemble, une image favorable de l'Anatolie. Chez Magdeleine Marx, au contraire, c'est l'horreur et le dégoût permanents. Au moment où La Perfide fut publié, il n'était plus de bon ton, dans la gauche française, d'exalter les vertus de la Turquie kémaliste. La petite-fille de Karl Marx pouvait donc sans hésitation accumuler les remarques désobligeantes : ici la misère répugnante des gens du peuple ; là, l'obséquiosité et la vénalité des fonctionnaires ; ailleurs, l'inconsistance des élites dirigeantes... Pas la moindre sympathie pour le pays, pour ses hommes. C'est tout juste si quelques militants communistes sont jugés dignes, au passage, d'un semblant de satisfecit. Jacques Sadoul (1881-1956) avait été, en 1917, un des premiers officiels français en poste en Russie à pressentir la Révolution d'Octobre. Rappelé en France à la demande de l'ambassadeur Noulens peu après la prise du pouvoir par les Bolcheviks, il avait refusé d'obtempérer et avait "déserté". Les dirigeants soviétiques l'avaient alors nommé inspecteur de l'Armée rouge et lui avaient confié diverses missions en Italie et en Allemagne. En novembre 1919, un tribunal militaire français allait le condamner à mort par contumace pour "désertion à l'étranger" et "intelligence avec l'ennemi". Ce n'est qu'au lendemain des élections de 1924 qu'il rentrera en France, comptant sur la mansuétude du gouvernement Herriot. Traduit à nouveau en justice, il sera définitivement acquitté au début de l'année 1925. Ses Notes sur la Révolution Bolchévique, publiées en 1919, constituent un témoignage de tout premier plan sur les hommes qui firent la Révolution d'Octobre. 2

S . Zorine, "Putevye zametki" (Notes de voyage), Pravda, 8 et 12.X.1922, p. 2.

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Les cinq émissaires du Komintern avaient débarqué à inebolu, un petit port de la mer Noire, vers le début du mois d'août. Par crainte des navires de guerre de l'Entente, la traversée de Sebastopol à la côte turque s'était faite en sous-marin. Si l'on en croit le récit de Magdeleine Marx — corroboré dans une toute autre tonalité par celui de Zorine — le voyage jusqu'à Ankara fut infernal. Il fallut d'abord vaincre la méfiance des autorités locales qui voulaient contraindre le groupe à rebrousser chemin. Ensuite, ce furent les cahots de la route et l'inconfort des auberges anatoliennes. Enfin, les voyageurs durent affronter les bandes de brigands qui, profitant de l'inefficacité de la gendarmerie kémaliste, infestaient la région. Mais vers le 20 août, quelques jours après la date prévue pour le début du congrès, ils finirent tout de même par arriver dans la capitale de la nouvelle Turquie 1 . C'est alors seulement qu'ils apprirent que le congrès était interdit. Magdeleine Marx et le capitaine Sadoul (qui avait jugé nécessaire de voyager sous le nom de Tcherkoff) crurent qu'il était possible de fléchir la rigueur des autorités. Ils se rendirent chez Ali Fuad pacha, l'ancien représentant du gouvernement d'Ankara à Moscou, et le prièrent d'intervenir en faveur du parti communiste populaire. Mais en vain. Ali Fuad pacha, qui venait de quitter son poste à la suite de démêlés désagréables avec la Tchéka, n'avait évidemment aucune raison de se faire l'avocat des communistes. En tout état de cause, depuis l'accession de Rauf bey au poste de Premier Ministre, le vent avait définitivement tourné. La décision des autorités était irrévocable. Tandis que leur requête se heurtait à une fin de non-recevoir catégorique, les délégués du Komintern découvraient, dans la même foulée, qu'il leur était fait défense de quitter Ankara. En cette fin d'août 1922, l'armée kémaliste venait d'engager un ultime assaut contre les forces ennemies et, jusqu'à l'issue des combats, il ne pouvait être question, pour des étrangers, de circuler librement dans le pays, l^e prétexte invoqué semblait plausible, mais cela ressemblait néanmoins fort à un piège. Puisque le gouvernement se montrait intraitable, les communistes anatoliens durent se résoudre à s'accommoder d'un congrès au rabais. Aralov avait mis à leur disposition, dans les environs d'Ankara, un local appartenant à l'ambassade soviétique. Une première séance de travail put y être organisée dès la fin du mois d'août. Il y avait là, au total, une trentaine de délégués. Les émissaires du Komintern tenaient bien entendu la vedette. À côté d'eux, et

L'arrivée de la délégation du Komintern en Anatolie ne fut signalée au Quai d'Orsay, par un "commerçant français récemment revenu d'Angora", que le 6 octobre 1922. Cf. AMAEF, série E, Levant, 1918-1929, Turquie, vol. 280, f. 18.

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quelque peu en retrait, Aralov jouait le rôle de porte-parole de la République des Soviets. Son alter ego, l'ambassadeur d'Azerbaïdjan Ibrahim Abilov, représentait la fédération des États caucasiens. Les dirigeants du parti communiste populaire avaient invité en outre un spécialiste des questions syndicales attaché à l'ambassade soviétique, le professeur Gollmann, deux correspondants du Rote Fahne de passage à Ankara, Leonid et A. Friedrich, et enfin un Noir originaire d'Afrique qui avait la particularité de savoir parler neuf langues 1 . Du côté turc, les militants d'Ankara — en particulier, l'équipe du Yeni Hayat — constituaient l'essentiel de l'assistance. Mais quelques délégués étaient également venus de province, certains d'entre eux à pied. D'après un rapport d'Ahmed Cevad publié dans la Pravda, il semble que plus de la moitié des individus convoqués aient réussi, en définitive, à tromper la vigilance des autorités, malgré les divers obstacles dressés sur leur chemin 2 . L'ordre du jour du congrès avait été rendu public plus d'un mois auparavant. En guise de préambule, les organisateurs de la réunion avaient prévu, comme il se doit, une discussion sur le programme et les statuts du parti. Mais les militants étaient surtout appelés à se prononcer sur le principal problème du moment, celui de l'attitude à adopter face au mouvement kémaliste. Figuraient également à l'ordre du jour un rapport sur la question des syndicats et un débat sur les formes d'action et de propagande susceptibles de favoriser l'implantation du parti en milieu rural. Les dirigeants du parti n'avaient pas oublié, par ailleurs, qu'ils avaient au début du mois d'avril promis au gouvernement un manifeste invitant les soldats grecs à la révolte. Le congrès était censé donner son aval au texte entre-temps mis au point. Enfin, les délégués devaient élire un nouveau Comité Central et désigner leurs représentants au quatrième congrès du Komintern, convoqué à Moscou pour le début du mois de novembre 3 . Selon toute apparence, cet ordre du jour fut intégralement maintenu. Depuis que le gouvernement de Rauf bey avait décidé d'obliger les communistes à mettre un frein à leurs activités, la question des relations entre Léonid et Friedrich ont raconté leurs aventures anatoliennes dans Angora : Freiheitskrieg des Tiirkei, Berlin, 1923. Cet ouvrage constitue une source essentielle pour tout ce qui touche au déroulement du congrès. Singulièrement, cet épisode pourtant crucial est totalement omis dans La Perfide. Magdeleine Marx mentionne les pourparlers avec Ali Fuad pacha, après quoi c'est le "black-out". Peut-être s'agissait-il de ne pas porter tort aux camarades turcs qui, au moment de la parution du livre, avaient à nouveau maille à partir avec le gouvernement d'Ankara. ^"Kommunistiéeskoe dviZenie v Turtsii" (Le mouvement communiste en Turquie), Pravda 26.X.1922, p. 3, coi. 7-8. Cet ordre du jour avait été publié notamment par le Dogru Oz de Mersin (17.VII.1922). M. Tunçay, op. cit., pp. 136-137, reproduit pour sa part le texte paru dans le Bolu du 18.VII.1922, p. 2.

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le parti et le pouvoir se posait avec plus d'acuité que jamais. Devant la nouvelle attitude adoptée par les autorités, ne fallait-il pas se résoudre à cesser de soutenir le mouvement kémaliste ? Il y a tout lieu de penser que la discussion fut animée. Mais Zorine et les autres délégués du Komintern étaient là pour veiller à ce que les consignes de l'Internationale fussent respectées. En dépit du climat de répression qui commençait à s'installer, le congrès décida que le Halk içtirakiyyûn jïrkasi continuerait d'appuyer l'action du gouvernement. Cependant, il ne s'agissait pas pour autant de tourner le dos à la révolution prolétarienne. Les délégués accordaient à la "bourgeoisie turque" une trêve — jusqu'à la fin de la lutte pour l'Indépendance —, non la paix. Plusieurs séances du congrès furent consacrées à la mise au point de "thèses" qui pussent guider les militants dans leur combat révolutionnaire. Une fois de plus, l'accent fut mis sur la vocation paysanne du parti. La paysannerie anatolienne venait de faire la preuve de sa pugnacité. Elle avait réussi à mettre en échec les puissances impérialistes et, grâce à son dévouement à la patrie, les Kémalistes avaient pu jeter les bases de la Turquie nouvelle. Les délégués étaient persuadés qu'il suffirait de peu pour faire d'elle un véritable élément révolutionnaire. Il était urgent tout d'abord de lui fournir les moyens de se libérer de l'emprise de la religion, source de fatalisme et d'obéissance aveugle. Il fallait, en second lieu, l'aider a lutter contre l'oppression de l'État et de propriétaires terriens, tout en lui montrant la voie du progrès économique et social 1 . S'étant réuni avec une quinzaine de jours de retard par rapport à la date initialement prévue, le congrès ne prit fin, semble-t-il, que dans la première semaine du mois de septembre. Avant de se disperser, les délégués avaient procédé à la reconduction des instances dirigeantes du parti 2 . Ils avaient également mandaté Salih Hacioglu, Ziynetullah Na§irvanov, Nizamettin Nazif et trois autres militants, notamment un jeune étudiant en économie, Ismail Hiisrev, pour représenter leur mouvement au quatrième congrès du Komintern 3 . Au terme de ce premier rassemblement des communistes anatoliens, les leaders du Halk ipirakiyyûn jïrkasi avaient tout lieu d'être satisfaits. Certes, le congrès s'était déroulé dans la clandestinité et certains ^S. Zorine, "Putevye zametki", Pravda, 12.X.1922, p. 2 Leonid et Friedrich, op. cit., pp. 56-68. ^D'après D. §i§manof, Tiirkiyede i§çi ve Sosyalist Hareketi (Le mouvement ouvrier et socialiste en Turquie), Sofia, 1965, p. 84, le nouveau Comité Central avait à sa tête un "exécutif' composé de huit personnes (Salih Hacioglu, Nazim, Affan Hikmet, Ahmed Hilmi, Edip, Mehmed Ali, Ata Çelebi et Behram Liitfu). Il comprenait en outre treize "membres ordinaires" et huit "suppléants". S. Harris, op. cit., p. 113 ; M. Tunçay, op. cit., p. 138.

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délégués de province n'avaient pu y assister. Mais les militants présents avaient néanmoins approuvé sans réserve les options doctrinales du parti et sa stratégie. D'un bout à l'autre des débats, les thèses de la III e Internationale avaient triomphé sans peine. Ni les populistes, ni les partisans d'un compromis avec l'Islam n'avaient osé élever la voix. Malgré les incertitudes de la conjoncture, l'avenir semblait désormais assis sur des bases saines et solides. Zorine et ses compagnons pouvaient donc s'en retourner à Moscou avec le sentiment de n'avoir point failli à leur mission. Mais la question qui se posait à présent était — précisément — de savoir si on les autoriserait à quitter la capitale anatolienne. Depuis la fin du mois d'août, l'offensive kémaliste battait son plein. Le 27, la ville d'Afyon avait été libérée. Le 30, les Grecs avaient essuyé une sévère défaite dans la région de Dumlupinar. Le 2 septembre, les généraux Trikoupis et Dighenis étaient faits prisonniers. L'armée turque allait de victoire en victoire. À Ankara, cependant, les délégués du Komintern n'avaient toujours pas le droit de bouger. On leur demandait d'attendre la fin des hostilités. Le prétexte invoqué leur semblait si fallacieux qu'ils s'étaient persuadés qu'on leur voulait du mal. Ils soupçonnaient les autorités d'être manipulées par le colonel Mougin, le représentant officieux de la République française auprès de Mustafa Kemal. Ils échafaudaient déjà des projets d'évasion. Pourtant, à force de démarches et de tractations, ils finirent par obtenir gain de cause. Le 7 septembre, bien que l'on se battît encore du côté de Smyrne et que les routes fussent encombrées de convois qui se dirigeaient vers le front, ils furent avisés que plus rien ne s'opposait à leur départ. Si l'on en croit Magdeleine Marx, le retour fut tout aussi pénible que l'aller. Toutefois, vers le 20 septembre, le groupe débarquait sain et sauf à Batoum, en territoire ami. Pour le capitaine Sadoul, le moment était enfin venu de se décharger de toute l'exaspération qui s'était accumulée en lui au cours de quelques semaines passées en Turquie. Dans une interview publiée le 22 septembre par le Zarla Vostoka de Tiflis 1 , il s'en prendra à l'attitude anti-

I.e 22 septembre 1922, J. Sadoul fera à un journal de Tiflis, le Zaria Vostoka, la déclaration suivante : "J'ai réussi à anéantir le complot ourdi contre moi en Anatolie par des adversaires qui étaient prêts à employer tous les moyens. Un soir, une balle m'a même effleuré l'oreille. Tout naturellement et sans hésiter j'ai dit au colonel Mougin, qui était à mes côtés, et qui était l'instigateur de ces plaisanteries, que si un de mes camarades ou moi étions victimes d'un attentat, lui-même serait supprimé dans les huit jours." Dans un télégramme du 29 octobre adressé au Quai d'Orsay, Mougin allait pour sa part répondre à ces allégations : "Sadoul qui passe ici pour être intelligent a menti pour se donner de l'importance ; il a tout fait pour que je le reçoive ; le directeur des Affaires politiques, des députés sont intervenus auprès de moi, j'ai refusé. Je ne l'ai jamais vu et ne sais même pas comment il est fait." AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 280, f. 68. Dans ses "Notes de voyage", S. Zorine accusa quant à lui Mougin d'être, avec les "cléricaux", le principal responsable de l'interdiction du congrès du Parti communiste populaire.

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prolétarienne des autorités kémalistes, accusera le colonel Mougin d'avoir tenté de le faire assassiner, dénoncera les visées du gouvernement d'Ankara sur les territoires russes de Transcaucasie, taxera les dirigeants turcs de collusion avec les impérialistes et, pour finir, plaidera en faveur du renforcement de l'Armée rouge, seul appui de la politique des Soviets, en Orient comme en Occident 1 . Singulier son de cloche, à une époque où l'on ne parlait encore, de part et d'autre, que d'amitié et de fraternité. De toute évidence, Sadoul n'avait guère mesuré la portée de ses propos. Lui en fit-on reproche ? Il n'allait pas tarder, en tout état de cause, à faire machine arrière. Dans un long "Appel" publié dans l'Humanité au début du mois d'octobre, il retrouvera les fastes de la rhétorique officielle. Il exaltera le courage des travailleurs turcs luttant pour la liberté, vantera les vertus de l'alliance turco-soviétique et invitera les ouvriers de France et de Grande-Bretagne à appuyer de toutes leurs forces le combat mené par le gouvernement d'Ankara contre l'impérialisme 2 . Les désagréments du voyage en Turquie semblaient définitivement oubliés. C'est qu'à Moscou on ne parvenait pas à se faire à l'idée d'un renversement des alliances. À cause des Détroits, à cause aussi de la relative instabilité de la situation dans les territoires transcaucasiens et dans les autres régions musulmanes d'obédience soviétique, il fallait à tout prix conserver la bonne entente avec Ankara. Line fois de plus, l'Internationale devait se résoudre à passer l'éponge.

3. Le mouvement communiste en Cilicie Ankara ne détenait pas le monopole du communisme. Nous avons vu plus haut qu'avaient participé au congrès du Halk içtirakiyyûn firkasi plusieurs délégués mandatés par des groupes de province. Des noyaux de militants existaient à Hskisehir, Kayseri, Adana, Mersin et aussi, selon toute vraisemblance, dans l'est du pays et dans certaines villes du littoral pontique 3 . Mais, dans l'état actuel de la documentation, la plupart de ces organisations de la "périphérie" échappent totalement à notre investigation. Seul émerge quelque peu de l'ombre le groupe communiste de Cilicie. Nous en sommes redevables, pour l'essentiel, aux télégrammes et aux rapports adressés au Quai d'Orsay, à partir de la fin du mois d'avril 1922, par le consul de France à Adana, Osmin Laporte.

' Cette interview est résumée par Mougin dans un télégramme en date du 29.X.1922 adressé au Quai d'Orsay. AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, Turquie, vol. 280, ff. 66-67. 2"La victoire des Turcs est une défaite de l'Impérialisme", L'Humanité, 13.X.1922, p. 1. ^D'après D. §i§manof, op. cit., il y avait en Anatolie, à l'époque qui nous occupe, douze organisations communistes, disséminées dans des villes telles que Ankara, Sivas, Eskigehir, Kastamonu, Samsun, Konya, Bolu, etc. Il se peut que certaines de ces organisations n'aient jamais e x i s t é que sur le papier. S e u l e une étude approfondie de la presse l o c a l e (malheureusement très difficile à réaliser, car le dépôt légal n'était pas encore institué en Turquie au moment de la lutte pour l'Indépendance) pourrait — à défaut d'archives nouvelles — nous permettre de clarifier un tant soit peu les choses.

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À quel moment les idées subversives commencèrent-elles à s'implanter en territoire cilicien ? Nous n'en savons rien. La seule chose dont nous soyons à peu près sûrs c'est qu'une organisation communiste existait dans cette région au début de l'année 1922. Occupée par les Français au lendemain de l'armistice de Moudros, la Cilicie s'était trouvée pendant près de trois ans — jusqu'à l'accord franco-turc d'Ankara du 20 octobre 1921 — aux avant-postes de la lutte contre l'impérialisme occidental 1 . Le communisme constituait-il ici un reliquat de cette période troublée ? Peut-être. Il n'est pas impossible notamment que les "brebis galeuses" des forces d'occupation aient contribué à diffuser les mots d'ordre révolutionnaires dans les couches éclairées de la population locale. Mais nous ne disposons d'aucun indice qui nous permette d'étayer une telle hypothèse. D'après Osmin Laporte, il y avait en Cilicie deux groupes de militants qui entretenaient entre eux des relations étroites. L'un était basé à Mersin, le principal port de la région, l'autre à Adana 2 . Le groupe de Mersin était, semble-t-il, relativement modeste, mais il disposait d'un sérieux atout. Un de ses principaux animateurs, un certain Ata Çelebi, possédait en effet un "journal populaire", le Dogru Ôz (La Vérité), qui, à mots plus ou moins couverts, défendait des opinions avancées. À Adana, la capitale administrative de la province, les militants avaient surtout l'avantage du nombre. Us étaient une trentaine et avaient réussi, en outre, à noyauter diverses organisations ouvrières, en particulier la "société des mécaniciens". Selon toute apparence, il s'agissait d'un groupe passablement hétérogène au sein duquel (comme très probablement dans la plupart des autres organisations communistes d'Anatolie à cette époque) figuraient côte à côte d'authentiques partisans du bolchevisme et toutes sortes "d'opportunistes" — pour l'essentiel d'anciens membres du Comité "Union et Progrès". Il avait à sa tête un riche négociant, unioniste notoire, Tevfik bey. Celui-ci était secondé par plusieurs publicistes (peut-être des collaborateurs d'Ata Çelebi), un avocat, Tahsin bey, et enfin un jeune ingénieur formé en Allemagne pendant la guerre, Celaleddin bey, directeur dans une des principales entreprises textiles de la région. Ce Celaleddin bey était sans doute un de ces nombreux "spartakistes" qui avaient regagné la Turquie au début de l'été 1919. Certains d'entre eux, nous l'avons vu, avaient fondé à Istanbul le "Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs de Turquie". D'autres s'étaient rendus en Anatolie et avaient participé, ici et là, à la diffusion des doctrines révolutionnaires.

' Il ne nous appartient pas de nous étendre ici sur les événements de Cilicie. Nous renvoyons par exemple à l'ouvrage — très partial mais circonstancié — de P. du Véou, La Passion de la Cilicie, 1919-1922, nouvelle éd., Paris, 1954. 2 AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 279, ff. 70 et sv„ rapport en date du 2.VI.1922.

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Pendant plusieurs mois, aucun des deux groupes ne semble avoir attiré l'attention des autorités. À Mersin comme à Adana, les militants étaient demeurés dans l'ombre, se contentant apparemment "d'échanger des idées" entre eux. Ce n'est que vers la mi-mai 1922 que le Quai d'Orsay sera avisé de l'existence de Tevfik bey et de celle de ses camarades. Quelques semaines auparavant, dans les derniers jours du mois d'avril, une mission soviétique était arrivée à Adana. D'après le consul Laporte, c'est de ce côté là qu'il fallait chercher la véritable origine du mal 1 . En principe, les envoyés de la République des Soviets étaient venus pour "étudier les ressources économiques de la province". Dès leur arrivée, ils étaient entrés en contact avec les différents organismes locaux chargés de l'agriculture, du commerce, des mines et forêts, de l'instruction, etc. Mais nul n'ignorait que leur tâche essentielle était en réalité de jeter les bases d'un centre de propagande. Ce n'était pas seulement la Cilicie qui était visée, mais aussi, selon toute apparence, le Kurdistan, la Mésopotamie et, surtout, la Syrie sous mandat français. La mission, qui n'était en fait qu'une avant-garde (on attendait encore une quinzaine d'auxiliaires) se composait de quatre personnes. Il y avait là le professeur Gollmann, qualifié pour l'occasion de "recteur d'Université", un musulman d'Azerbaïdjan Ahmed Nur Ismailof, son épouse Fatima Nimet Hanim — qui faisait sensation à Adana, car elle se promenait dans les rues de la ville sans çar§af —, et enfin un jeune secrétaire de 29 ans, Jacques Raewski. Bien que présenté comme une figure subalterne, ce dernier était peutêtre le véritable patron de la mission. Originaire de Nijni-Novgorod, il avait milité dès l'âge de seize ans au sein de la section locale du parti socialdémocrate russe. Condamné en 1910 à une lourde peine de prison, il avait réussi à s'évader, était passé à l'étranger et, durant ses années d'exil, avait fait la connaissance de Boukharine et de Trotski. Après la Révolution d'Octobre, il avait été nommé président du tribunal révolutionnaire de Samara, puis commissaire politique auprès d'une division sur le front contre Denikine. Au cours de la guerre civile, il avait perdu successivement deux femmes, avait condamné à mort un de ses beaux-frères et, dans l'exercice de ses fonctions, s'était trouvé dans l'obligation de prononcer la socialisation des biens de sa propre famille. C'est apparemment pour le consoler de tous ces malheurs qu'on l'avait envoyé changer d'air en Asie mineure 2 .

1 L'arrivée de la mission soviétique à Adana fut signalée au Quai d'Orsay dès le 29 avril (AMAEF, ibid., f. 27). Mais Laporte attendit encore quelques jours avant de présenter un rapport détaillé à ses supérieurs. 2Ibid., lettre de Laporte en date du 2 mai 1922, ff. 28-29 et note d'information du 2 juin, ff. 6769.

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Peu de temps après l'arrivée de la mission soviétique à Adana, le général Gouraud, Haut-commissaire de la République française en Syrie, avait demandé à Laporte d'intervenir auprès du gouverneur de la province, Hamid bey, pour que des mesures soient prises contre la propagande bolchevique en Cilicie. Les Français étaient inquiets. Il semblait peu probable que le bolchevisme pût faire de réels ravages dans la région, mais les agitateurs à la solde de Moscou étaient capables de s'infiltrer dans les territoires avoisinants, ils pouvaient arroser de subsides les mécontents de tous bords, encourager les menées révolutionnaires des "mauvais éléments", provoquer en un mot toutes sortes de désordres. Face à ces observations, Hamid bey s'était montré rassurant. Il avait certifié à Laporte que "ces gens ne tarderaient pas à connaître la véritable opinion de la population à leur égard" 1 . Il en avait vu d'autres et savait comment s'y prendre avec les communistes. C'est lui qui avait été chargé, alors qu'il se trouvait en poste à Erzurum, d'empêcher Mustafa Suphi et ses camarades de se rendre à Ankara 2 . Si cela s'avérait nécessaire, on utiliserait la même méthode. Du reste, ses hommes étaient déjà à l'œuvre. Cependant, malgré les assurances données par le gouverneur, la mission soviétique avait persisté dans ses agissements. Les militants autochtones, de leur côté, avaient continué à s'organiser. À partir de la fin du mois de mai, les missives adressées au Quai d'Orsay se feront de plus en plus alarmantes. Désormais, plusieurs fois par semaine, Raewski et les siens réunissaient dans les locaux de la mission une vingtaine de personnes gagnées à leur cause. Quant au groupe de Tevfik bey, il ne cessait de prendre de l'importance. Il recrutait notamment dans les milieux ouvriers et s'efforçait d'organiser divers syndicats afin que les travailleurs de Cilicie pussent agir de manière efficace "pour l'indépendance économique de la Turquie" 3 . Singulièrement, alors qu'il eût été de bonne politique de ne rien faire ou dire qui pût heurter les sentiments religieux de la population, la propagande du groupe était placée, pour une bonne part, sous le signe de la lutte contre le fanatisme islamique. D'après Laporte, une des revendications essentielles de Tevfik bey et de ses acolytes était de pouvoir manger et boire à leur guise dans les établissements publics pendant le mois de ramazan. Il leur semblait inadmissible que la police eût le droit d'intervenir dans les restaurants et les cafés pour empêcher de servir les libre-penseurs4.

l Ibid„ lettre du 2 mai, f. 29. o A En ce qui concerne le rôle joué par Hamid bey au moment de l'assassinat de Mustafa Suphi, cf. supra notre article sur Mustafa Suphi. ^AMAEF, ibid., note d'information du 2 juin, f. 70. 4 AMAEF, Inc. cit.

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Mais, tout compte fait, ce n'était là que vétilles. Ce qui tracassait surtout le consul de France à Adana et ses supérieurs du Haut-commissariat, c'était les diverses calomnies qui, depuis quelque temps, circulaient dans la région sur le compte des troupes françaises de Syrie. Celles-ci, disait-on, avaient reçu l'ordre d'inoculer la syphilis aux populations indigènes. Chaque fois qu'une opération de répression était engagée, l'élément masculin devait être systématiquement exterminé, les femmes violées. Le but poursuivi par la France était de briser l'ancienne Syrie et de faire de ce pays une colonie de peuplement. Et autres allégations du même genre. Aux yeux de Laporte, l'origine de toutes ces abominations ne faisait aucun doute : la mission soviétique et son appendice naturel, l'organisation communiste de Cilicie 1 . Il y avait dans les bataillons de la Légion étrangère cantonnés en Syrie de nombreux officiers et soldats russes ayant appartenu jadis aux forces de Denikin ou de Wrangel. Démoralisés par les diverses vicissitudes auxquelles ils avaient été exposés, ces légionnaires ne risquaient-ils pas de constituer une proie particulièrement facile pour les propagandistes venus de Cilicie ? Déjà un certain nombre de désertions avaient été enregistrées. Le danger était grand de voir les transfuges se muer à leur tour en agitateurs et "nantis de sommes rondelettes, aller conquérir au bolchevisme les colonies russes de Sofia et de Belgrade"2. Heureusement qu'en Cilicie la "mafia" anti-soviétique veillait. Les "russes blancs" établis dans la région avaient mis sur pied une équipe de dixsept "frères exécuteurs". Ceux-ci étaient chargés de châtier les traîtres et s'étaient déjà signalés par plusieurs exploits 3 .

1

AMAEF, ibid., note d'information du 2 juin, ff. 72-74. AMAEF, ibid., note d'information du 2 juin, f. 75. 3 AMAEF série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, lettres de M. Barthe de Sanfort, consul de France, en date du 29.X.1923, ff. 34-38, et du 11.XII.192 ff. 72-73. La lettre du 11 décembre nous laisse quelque peu perplexe : "Dans mon rapport n° 49 du 29 octobre dernier au sujet des menées bolcheviques en Cilicie, je mentionnais qu'un propagandiste extrêmement habile et dangereux, résidant à Tarsous, Isaac Beyli, était sur le point de passer en Syrie. "Grâce aux dispositions prises par les agents de la "mafia" anti-soviétique qui opèrent ici, cet individu a été supprimé au moment où il allait franchir la frontière, accompagné d'un affidé turc, Moustapha Ali, connu dans les milieux bolcheviques sous le surnom de "Koutchka". L'un et l'autre ont été poignardés pendant leur sommeil au sud de Deurt-Yol, par un nommé Sopronoff, ancien colonel de la Garde Impériale Russe, qui est un des 17 "frères exécuteurs" du "Comité de la Croix Russe". "Cette association secrète travaille en Cilicie depuis le mois de mai 1922. Elle a réussi à faire disparaître 25 agents des Soviets et à s'emparer de sommes et de documents importants, qui ont été envoyés à Belgrade, via Ismidt et Constantinople. "L'année dernière elle a provoqué l'assassinat, dans la région de Trébizonde, d'une mission bolchévique composée de 63 persones qui, sous prétexte d'étudier un projet de route entre Samsoun et Trébizonde, était destinée à la propagande. Des bandes de Tcherkesses, postées sur le trajet des voyageurs, ont successivement fusillé tous les membres de la Mission. "Le but immédiat de cette propagande serait de fomenter des troubles intérieurs en exploitant les divisions créées dans le pays par la mégalomanie de Moustapha Kemal."

2

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Ce n'est que vers le milieu de l'été que les Français commenceront à se rasséréner. Depuis que Rauf bey avait été désigné comme Premier Ministre par la Grande Assemblée Nationale, il n'y avait plus rien à craindre du côté d'Ankara. Les télégrammes que le colonel Mougin envoyait de la capitale de la nouvelle Turquie se faisaient de plus en plus rassurants. Le gouvernement anatolien avait de toute évidence tourné le dos aux Bolcheviks et ne songeait désormais qu'à trouver un terrain d'entente avec l'Occident. Sur place, en Cilicie, les représentants de la République des Soviets semblaient, de leur côté, avoir mis de l'eau dans leur vin. La propagande anti-française avait progressivement faibli et Raewski était allé jusqu'à soutenir que la Russie et la France visaient en Orient, par des voies différentes, à un même objectif : refaire une Turquie viable 1 . Cependant, ni la mission soviétique, ni l'organisation turque ne donnaient l'impression de vouloir véritablement décrocher. Au fil des mois, les Russes s'étaient faits au contraire de plus en plus envahissants, un nombreux personnel était venu s'adjoindre au petit noyau initial, une agence du Vnechtorg, puis un consulat avaient été installés à Mersin. Quant aux militants turcs, ils faisaient mine d'ignorer les avertissements dispensés par le gouvernement de Rauf bey et persévéraient dans leur prosélytisme. Au cours du mois d'août, ils avaient eu l'occasion de manifester leur indocilité d'une manière éclatante. Alors que les autorités venaient d'interdire le congrès organisé par les dirigeants du parti communiste populaire, ils n'avaient pas hésité à dépêcher plusieurs délégués vers Ankara, passant outre aux injonctions de la police locale. Au demeurant, bien leur en avait pris, car un de leurs représentants, Ata Çelebi, s'était imposé comme une des figures dominantes du congrès et avait été élu au Comité Central du parti 2 . C'est au début du mois d'octobre que l'organisation cilicienne allait connaître les moments les plus marquants de son histoire. À cette époque, le groupe d'Ankara se trouvait déjà dans une situation extrêmement précaire. Depuis que les forces turques étaient entrées dans Smyrne (9 septembre 1922), l'intransigeance du gouvernement à l'égard des protégés de la République des Soviets s'était accentuée. Vers la mi-septembre, Nazim bey avait été contraint de mettre fin à la parution du Yeni Hayat3. De toute évidence, l'orage n'allait l AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 279, ff. 202-205, télégramme de Laporte en date du 8.IX.1922. D. §i§manof, op. cit., p. 84. •'c'est, semble-t-il, un article injurieux à l'égard de Rauf bey, "Ba§ vekilin ensesine bir tokat". (Une claque sur la nuque du Premier Ministre) dû peut-être à la plume de Nizameddin Nazif, qui avait provoqué l'interdiction du journal. F. H. Tokin, Tiirk Tarihinde Siyasî Partiler ve Siyasî Duçûncenin Geliçmesi. 1839-1965 (Les partis politiques et l'évolution de la ponsée politique

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pas tarder à éclater. En Cilicie, par contre, en raison peut-être de l'éloignement du pouvoir central, les choses se présentaient sous un jour nettement plus favorable. Ainsi, le journal d'Ata Çelebi, le Dogru Ôz, continuait de paraître. Par ailleurs, les efforts dépensés depuis plusieurs mois dans le domaine syndical venaient de porter leurs fruits. Avec l'aide d'un camarade venu d'Ankara, Affan Hikmet, les militants ciliciens avaient réussi à jeter les bases d'une importante confédération régionale du travail. Le 6 octobre, cette toute jeune organisation tint à Mersin son premier congrès. Ce fut un indéniable s u c c è s 1 . Il y avait là, au grand complet, le Comité Central du parti communiste populaire et une quarantaine de représentants du prolétariat anatolien. On réclama la journée de huit heures, le salaire minimum garanti, les congés payés, l'institution de contrats de travail collectifs et toute une série d'autres mesures économiques et sociales. D'autre part, comme lors du congrès d'Ankara, les délégués se préoccupèrent surtout de déterminer quelle devait être l'attitude de leur mouvement face au pouvoir. Au cours de la précédente réunion, les responsables du parti avaient opté pour la concorde. Mais à présent que la situation tournait de plus en plus à l'aigre, il était difficile de continuer à encaisser. Le congrès élabora une résolution comminatoire : le gouvernement de Rauf bey était sommé de renoncer à sa politique antiprolétarienne, sans quoi "la classe ouvrière qui avait perdu tant de fils dans la lutte contre l'impérialisme occidental (...) se trouverait dans l'obligation de ne plus lui apporter son soutien" 2 . C'était une menace non voilée de sédition. Simple bluff ? Très probablement. Mais il se peut aussi que les communistes de Cilicie aient réellement cru qu'il leur était possible de faire fléchir les autorités. N'avaient-ils pas derrière eux le prolétariat du monde entier ? Ils durent bientôt reconnaître, quoi qu'il en soit, qu'il n'était pas aisé d'effaroucher le gouvernement d'Ankara. Pendant près d'un an, celui-ci s'était vu contraint de tolérer l'existence de groupuscules subversifs dans les territoires qu'il contrôlait. A présent que la guerre était finie, que le sort du pays ne dépendait plus de l'arrivée des armes et de l'or russes, il avait les mains libres. Rien ne pouvait plus l'empêcher de sévir.

' [,. D., "Pervaja konferencija predstavitelej fabrik i zavodov Kilikii" (La première conférence des représentants des fabriques et usines de Cilicie), Krasnyj Internacional Profsojuzov, n* 12, 1922, pp. 1145-1147 ; R. P. Kornienko, Rabocee dviienie v Turcii 1918-1963 gg. (Le mouvement ouvrier en Turquie. 1918-1963), Moscou, 1965, pp. 41-42. ^"Pervaja konferencija..." loc. cit.

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L'épilogue

Le 11 octobre 1922, ismet pacha du côté turc, les généraux Harrington, Charpy et Monbelli du côté de l'Entente signaient, au terme de négociations difficiles, l'armistice de Mudanya. L'armée grecque s'était déjà retirée d'Anatolie. Sous la pression des Alliés, elle devait désormais évacuer la Thrace dans les quinze jours. Le gouvernement d'Ankara se voyait autorisé à assurer l'ordre dans cette province en y envoyant un contingent de gendarmerie de 8 000 hommes. Jusqu'à la conclusion de la paix, la France, l'Angleterre et l'Italie se réservaient le droit de conserver des troupes le long du Bosphore et des Dardanelles, mais l'administration civile de ces régions revenait aux Turcs. Le 13 octobre, le gouvernement hellénique, dont le représentant à Mudanya, le général Mazarakis, s'était aupavant rebellé contre les décisions prises par les délégués de l'Entente, acceptait de ratifier le traité sans condition. Le 19, un des plus proches collaborateurs de Mustafa Kemal, Refet pacha, arrivait à Istanbul à bord du vapeur Gulnihal et prenait possession de la ville. La longue lutte menée par les Kémalistes pour l'indépendance de la Turquie touchait enfin à son dénouement. Ce sont ces jours de triomphe et d'allégresse que les autorités choisirent pour donner l'assaut aux "éléments indésirables". Vers le 15 octobre, alors qu'à travers tout le pays on célébrait l'armistice, le Halk içtirakiyyûn firkasi fut dissout. Dans le même temps, la presse annonçait que ses dirigeants étaient accusés de haute-trahison et d'espionnage au profit de la République des Soviets. À Ankara, les premières rafles eurent lieu le 20 octobre. En quelques heures, une soixantaine de personnes furent arrêtées. Parmi les prévenus, il y avait un grand nombre d'ouvriers qui n'appartenaient pas officiellement au parti mais qui étaient connus pour leurs sympathies pro-bolchéviques. A la cartoucherie (c'est là que le coup de filet fut le plus rentable), les interventions de la police furent accompagnées de brutalités et la journée se termina par de violentes bagarres. Moins d'une semaine après — les 24 et 25 octobre — les arrestations s'étendirent au reste du pays. Partout, à en croire le témoignage d'un rescapé, on marquait les suspects d'un coup de rasoir au visage pour qu'on puisse les reconnaître facilement. Toutes les organisations de province furent démantelées. Dans la foulée, les autorités décidèrent également de dissoudre un certain nombre d'associations ouvrières, en particulier la "Confédération des travailleurs de Cilicie" qui venait d'être créée. Au total, plus de 200 militants ou sympathisants auraient été mis sous les verrous. Il y avait dans le lot la plupart des dirigeants du parti. Seuls Salih Hacioglu, Nizameddin Nazif, Ziynettulah Naçirvanov et deux ou trois autres personnes échappèrent à la

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purge. Désignés pour représenter le parti au quatrième congrès du Komintern, ils se trouvaient au moment des événements en route pour Moscou 1 . Les communistes turcs comptaient sans doute sur une massive levée de boucliers en leur faveur. Les partis frères disséminés de par le monde ne manqueraient pas d'intervenir. Pour l'immédiat, ce fut le silence. À Paris, l'Humanité titrait à propos de l'imminente ouverture des négociations de paix et appelait la classe ouvrière à se rassembler autour du slogan "Hands off Turkey". À Moscou, les Izvestiia et la Pravda continuaient d'exalter l'amitié turco-soviétique et se préoccupaient surtout de savoir si la République des Soviets serait admise à participer à la Conférence de Lausanne. Bien qu'il fût marqué du sceau de la "bourgeoisie", le mouvement kémaliste qui pendant tant d'années avait su faire front à l'impérialisme occidental se voyait comblé de témoignages de sympathie. Le 1 e r novembre 1922, la Grande Assemblée Nationale avait décrété à l'unanimité — il avait fallu que Mustafa Kemal fasse allusion aux têtes qui ne manqueraient pas de tomber en cas de vote défavorable — l'abolition du sultanat. L'événement était de taille et suscita dans la presse communiste d'innombrables commentaires. Face aux multiples succès remportés par la Turquie kémaliste, face aux promesses dont elle s'avérait porteuse, les quelques poignées de camarades incarcérés ne faisaient décidément pas le poids. Ce n'est que vers la mi-novembre que la presse soviétique — aussitôt suivie par divers organes de partis européens — commencera à faire état des persécutions anti-communistes en Turquie. Les choses auraient pu se solder, comme lors des arrestations de 1921, par un simple entrefilet. Ce furent de longs articles en première page de la Pravda et des izvestiia. On s'explique mal un tel revirement. Pourquoi, après plus de trois semaines de silence, le "crime" perpétré par les autorités turques était-il soudain dévoilé ? On peut supposer que c'était pour la Russie des Soviets une façon de manifester sa mauvaise humeur devant l'évidente désobligeance dont depuis quelque temps le gouvernement de la Grande Assemblée Nationale faisait preuve à son égard. À la fin du mois d'octobre, les Turcs avaient réclamé l'arrêt immédiat des activités du Vnechtorg en Anatolie 2 . Vers la même époque, un courrier venu

'Notre principale source en ce qui concerne les arrestations d'octobre 1922 est un article paru en première page de la Pravda, le 15.XI.1922 : "Za granicej. Reakcija v Turcii pered Lozannskoj konferenciej" (A l'étranger. La réaction en Turquie à la veille de la conférence de Lausanne). I. Aralov, op. cit., pp. 159-162 ; cf. également la note d'Aralov au ministère des Affaires étrangères de la Grande Assemblée Nationale, en date du 26.X.1922, Dokumenty vneshnej politiki SSSR (Documents de politique étrangère de l'U.R.S.S.), vol, V, Moscou, doc. 291, pp. 634-636.

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de Moscou avait été arrêté dans l'est du pays, à Beyazit, et avait été sommé de livrer la valise diplomatique 1 . Dans les premiers jours de novembre, l'ambassade soviétique à Ankara s'était trouvée dans l'obligation de fermer momentanément son service commercial 2 . Toutes ces tracasseries — auxquelles s'entremêlaient curieusement des échanges de télégrammes de félicitations et autres civilités — donnaient à penser que la Turquie, à l'heure de Lausanne, s'apprêtait à s'écarter de la voie tracée par le traité d'amitié et de fraternité du 16 mars 1921. En soulevant le problème de la répression en Anatolie, les Bolcheviks entendaient sans doute montrer qu'ils n'hésiteraient pas, si cela s'avérait nécessaire, à procéder eux aussi à une révision de leur politique et à prendre leurs distances par rapport à Ankara. Les premières accusations partirent des Izvestiia, l'organe du Comité exécutif central des Soviets. Dans le numéro du 15 novembre, un article de Yuri Steklov intitulé "Politique aveugle" constituait un réquisitoire en règle contre les agissements du gouvernement anatolien 3 . D'emblée, Steklov, un des collaborateurs les plus éminents du journal, rappelait la mort tragique de Mustafa Suphi et de ses camarades et laissait entendre que les "Cent-noirs turcs" préparaient de "nouvelles exécutions sommaires". Il accusait ensuite les Kémalistes d'avoir liquidé le mouvement communiste turc pour ne pas être gêné dans leurs tractations avec l'impérialisme international. Il soutenait également qu'en s'en prenant aux représentants des masses laborieuses le gouvernement d'Ankara visait à "reconquérir les bonnes grâces des éléments réactionnaires extrêmes" qui venaient, de leur côté, d'encaisser cette "demimesure" qu'était l'abolition du sultanat. Enfin, dans une longue péroraison — visiblement dictée par les milieux autorisés — il donnait son verdict : "Cette politique des nationalistes d'Ankara ne peut mener à rien de bon. Tant dans le domaine de la politique intérieure que dans celui de la politique extérieure, la tactique adoptée par eux ne peut que leur causer le plus grand mal. En l'employant, ils risquent de perdre la sympathie des masses laborieuses et celle de l'avant-garde consciente du prolétariat, à savoir le parti communiste organisé et ses sympathisants. (...) Le ' Noie d'Aralov au ministère des Affaires étrangères de la Grande Assemblée Nationale, 1 .XI. 1922, Dokumenty, vol. V, doc. 300, p. 650. 2 Note d'Aralov au ministère des Affaires étrangères du Gouvernement de la Grande Assemblée Nationale, 14.XI.1922, Dokumenty, vol. V, doc. 316, pp. 681-683. 3 Une traduction de cet article figure dans les dossiers du Quai d'Orsay. Cf. AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 280, ff. 112-115. Le publiciste et historien Yuri Steklov (18731941), militant de vieille date du Parti social-démocrate russe, occupait au début des années vingt une place relativement importante dans la hiérarchie soviétique. Il faisait partie de divers organismes politiques et notamment du Comité exécutif central élu par le congrès des Soviets. Après l'arrivée de Staline au pouvoir, il allait se consacrer exclusivement à des travaux "scientifiques", mais il ne put échapper aux grandes purges de 1937-1938.

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DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E gouvernement d'Ankara s'appuie pour l'essentiel sur les ouvriers et les paysans qui composent la majorité de ses troupes. En poursuivant sans pitié les défenseurs de ces masses, les Kémalistes ne feront qu'affaiblir l'enthousiasme national et révolutionnaire du peuple turc et ouvriront: la voie à la victoire de la réaction. Au point de vue extérieur, la politique des Kémalistes n'est pas moins insensée. En brisant par ses poursuites le courage du prolétariat et des masses laborieuses turques, en tuant en eux l'esprit révolutionnaire, le gouvernement d'Ankara détruit lui-même les fondements de l'édifice qu'il a élevé et se prépare une défaite inévitable dans la guerre avec l'Entente. Par ailleurs, en mettant hors la loi le parti communiste, il détruit ses bonnes relations avec la Russie soviétique qui est le seul ami fidèle et désintéressé du peuple turc. (...) Le prolétariat russe ne peut pas regarder d'un œil froid les persécutions révoltantes qui viennent s'abattre sur ses camarades dans un pays que jusqu'à présent il soutenait et qu'il est encore prêt à soutenir dans la lutte avec les rapaces mondiaux. Ce n'est pas seulement le parti communiste russe, mais encore tous les ouvriers et tous les paysans russes qui protestent vivement contre la situation impossible qui est faite par la bourgeoisie turque aux communistes et aux prolétaires turcs. Aussi, dans l'intérêt de l'amitié qui s'est créée entre les deux peuples, le gouvernement d'Ankara doit-il une bonne fois pour toutes briser avec cette politique d'anéantissement systématique des communistes turcs, politique avec laquelle jamais la conscience du peuple russe ne saurait trouver d'accommodement."

Pour donner plus de poids à cette condamnation, le même numéro des Izvestiia publiait une déclaration du camarade Orhan, présenté comme le secrétaire de la délégation du Parti communiste turc au quatrième congrès du Komintern, et une interview de Salih Hacioglu. L'un et l'autre vilipendaient le gouvernement de la Grande Assemblée, dénonçaient la collusion des Kémalistes avec l'Entente et, bien entendu, donnaient force détails sur les tortures que la police turque faisait subir aux militants communistes 1 . Le lendemain, c'était la Pravda qui ouvrait le feu. En première page, et sur quatre colonnes, un certain R. — sans doute un des membres de la délégation turque au congrès de l'Internationale — racontait par le menu les événements de la fin d'octobre 2 . Par ailleurs, Georgii Ivanovich Safarov, un spécialiste des questions d'Asie qui se trouvait à cette époque à la tête du département oriental du Komintern, signait, toujours en première page, un éditorial plein de fiel : "Une bêtise criminelle". Pour le fond, c'était le même son de cloche que dans les Izvestiia. Mais dans la forme, Safarov se montrait plus catégorique encore que Yuri Steklov. "C'est plus qu'un crime", écrivait-il l

AMAEF, ibid., note de renseignements du 25.XI.1922, ff. 136-137. Cf. supra, note 52.

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à propos de l'attitude des Kémalistes face aux communistes turcs, "c'est une bêtise (...)• Malgré l'assassinat perfide de Mustafa Suphi, malgré la création par le gouvernement d'Ankara d'un faux parti communiste policier, malgré bien d'autres vilénies, les militants turcs ont rempli leur devoir dans la lutte contre l'impérialisme conquérant. Et c'est au moment où (...) le peuple turc risque de perdre tous les fruits de sa victoire que Mustafa Kemal s'attelle à l'extirpation du communisme ! Tant d'imbécillité confine à la trahison des intérêts nationaux de la Turquie nouvelle.1" Peu après la parution de ces articles, le débat fut porté devant les délégués rassemblés à Moscou pour le quatrième congrès de l'Internationale communiste. Le 20 novembre, le porte-parole du groupe turc, le camarade Orhan intervint pour dénoncer les cruelles machinations de la bourgeoisie kémaliste et pour proposer qu'une lettre ouverte fût envoyée au peuple de Turquie qui gémissait "sous la dictature de l'impérialisme et du gouvernement de trahison nationale" ainsi qu'aux camarades emprisonnés qui, à l'en croire, attendaient courageusement l'arrivée imminente du grand jour 2 . Cette proposition fut aussitôt adoptée. Dans un vibrant manifeste adressé aux militants anatoliens, le congrès couvrit d'opprobre les valets de l'impérialisme, exalta les sacrifices consentis par le parti communiste turc dans la lutte pour l'indépendance nationale. Par ailleurs, les camarades incarcérés furent gratifiés, au nom du prolétariat mondial, du cordial salut du Komintern 3 . Le discours d'Orhan avait été tellement apprécié qu'il fut jugé digne d'être reproduit dans la Pravdcâ. Ce fut également le cas d'un autre réquisitoire de la même veine, celui prononcé par Ahmed Cevad à la tribune de l'Internationale Syndicale Rouge qui se tenait à Moscou en même temps que le congrès du Komintern. Dans ce dernier texte, il était question de 300 arrestations. Cent de plus que dans tous les articles, déclarations et discours précédents. Ahmed Cevad avait apparemment un faible pour les superlatifs. Il n'hésitait pas, dans la même foulée, à soutenir qu'il y avait en Turquie 22 000 ouvriers membres de syndicats affiliés au Profintern 5 .

'"Prestupnaja glupost'", Pravda, 15.XI.1922, p. 1, col. 1-2. Nous citons d'après la traduction française parue dans La Correspondance Internationale, n° 93, 4.XII.1922, p. 713. 2 La Correspondance Internationale, supplément n° 40, 10.1.1923, p. 9. 3 Pour une traduction en anglais de ce manifeste, cf. J. Degras (éd.) op. cit.. pp. 380-381. 4 "IV Kongress Kominterna" (4ème congrès du Komintern), Pravda, 22.XI.1922, p. 3, col. 7-8. 5 "II Kongress Profinterna" (2ème Congrès du Profintern), Pravda, 25 .XI. 1922, p. 2, col. 7-8.

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Mais au bout d'une dizaine de jours, ces véhéments témoignages de réprobation avaient cessé. De toute évidence, les dirigeants soviétiques, après avoir proféré les avertissements qui s'imposaient, souhaitaient revenir à de bonnes relations avec Ankara. Le 20 novembre avaient commencé les pourparlers de paix de Lausanne. La Russie des Soviets, dont les relations avec les puissances de l'Entente continuaient d'être passablement tendues et qui avait bien failli ne pas être admise à participer aux travaux de la Conférence, devait veiller à ne pas se retrouver totalement isolée face aux autres délégations. La possession des Détroits conférait au demeurant à la Turquie un sérieux charme. Mieux valait sans conteste jouir de son amitié que de son antipathie. Pour dire l'émotion provoquée en Russie par les agissements anticommunistes du gouvernement d'Ankara, les dirigeants soviétiques avaient eu recours à la plume de militants bénéficiant d'une notoriété certaine, mais somme toute de rang mineur : Yuri Steklov, Georgii Safarov... Lorsqu'il s'agit de ramener le calme dans les esprits, c'est au contraire une personnalité de tout premier plan qui intervint, Karl Radek, un des représentants de la Russie aux pourparlers de Brest-Litovsk, membre depuis 1921 de la "petite commission" (futur Praesidium) du Comité Exécutif de la III e Internationale. C'est, une fois de plus, par le biais de la presse que les choses furent réglées. Quelques jours après l'ouverture de la Conférence de Lausanne, alors que les Alliés continuaient à faire la petite bouche devant la participation soviétique aux discussions, Radek publia un copieux article dans la Pravda — article immédiatement repris par divers autres organes communistes — pour justifier le maintien coûte que coûte de l'alliance turco-soviétique. "La Russie Soviétiste", pouvait-on lire au terme d'une véhémente diatribe contre les intrigues de la Grande-Bretagne et de la France en Asie mineure, "a soutenu et continue de soutenir la Turquie, non pas pour les beaux yeux de son gouvernement, mais parce qu'elle considère la victoire de la Turquie comme un facteur important de la révolution en Orient et, par là-même, du renforcement du prolétariat mondial et de la révolution russe. C'est pourquoi elle soutiendra à Lausanne les réclamations légitimes de la Turquie. Les crétins des Internationales. 2 et 2.1/2 qui, avec toute la presse capitaliste, crient à la volte-face de la Russie Soviétiste, ne comprennent pas que, dans l'essentiel, notre position est absolument indépendante des manœuvres tactiques ou de la politique intérieure du gouvernement turc. Nous nous élevons contre la politique réactionnaire du gouvernement d'Angora parce qu'elle est nuisible au peuple turc. Mais en dépit de toutes les déviations, de tous les zigzags, la Russie Soviétiste suit la grande voie historique où le prolétariat industriel international peut marcher de conserve avec les

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mouvements de libération des peuples de l'Orient dans la lutte contre le capital mondial." 1 C'était, en contrepoids au réalisme politique du gouvernement d'Ankara, la raison d'État soviétique. Il ne restait plus aux rescapés des "persécutions" kémalistes qu'à s'accommoder de la situation. Le Komintern n'allait pas tarder à les y contraindre. Au terme de longues discussions sur la "question d'Orient" — discussions animées par le délégué indonésien Tan Malaka et l'indien M. N. Roy du côté asiatique, Radek et Safarov du côté russe — le quatrième congrès de l'Internationale Communiste décida en effet, à la fin du mois de novembre, de proroger la stratégie élaborée lors des précédents congrès. Les partis communistes des pays coloniaux ou semi-coloniaux furent invités à collaborer, partout où cela s'avérait nécessaire, avec la "démocratie bourgeoise", pour peu que la révolution prolétarienne mondiale — et plus précisément la Russie des Soviets — pût y trouver son compte. Diverses tactiques étaient prévues en fonction des nécessités locales, mais en dernière analyse toutes les compromissions étaient autorisées. S'il le fallait, les communistes pouvaient même collaborer avec les pan-islamistes (alors qu'en 1920 Lénine avait catégoriquement condamné de tels accommodements). En ce qui concerne la Turquie, il ne faisait aucun doute que l'intérêt des masses laborieuses anatoliennes et, dans un autre ordre d'idées, celui de la République des Soviets, premier bastion de la révolution mondiale, passait par la victoire du mouvement de libération nationale. Pour les militants turcs, cela signifiait qu'ils devaient, en dépit de toutes les avanies qu'ils venaient de subir, continuer à appuyer le gouvernement kémaliste. Ce verdict du Komintern — énoncé sous la forme de vastes "thèses générales sur la question d'Orient" — était sans appel 2 . Bien entendu, il ne s'agissait pas pour autant de renoncer au combat révolutionnaire. Les communistes des pays d'Orient, et notamment les communistes turcs, devaient s'efforcer d'accroître leur influence sur les masses, mener une lutte intransigeante contre l'impérialisme, s'opposer aux éléments socialement et politiquement les plus réactionnaires et enfin faire tout ce qui était en leur pouvoir pour défendre les intérêts de classe des travailleurs 3 . Mais

' "Konferencija v Lozanne" (La conférence de Lausanne), Pravda, 22.XI.1922, p. 1, col. 1 à 4. Nous citons d'après la traduction française parue dans La Correspondance Internationale, 93 4.XII.1922, pp. 708-709. 2 Cf. Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès..., op. cit., pp. 174-178. 3 Ibid., p. 177 (thèse sur le front anti-impérialiste unique).

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il leur fallait s'armer de patience et de persévérance. La voie qui menait à la lutte finale était longue et semée d'embûches. Lors des débats sur la question d'Orient, Radek, un des principaux promoteurs, avec Tan Malaka, de la ligne modérée adoptée par le Congrès, n'avait pas hésité à manifester son scepticisme quant à leurs chances réelles de succès : "It's a long way to Tipperary. 1 " Derrière ce désabusement paré de désinvolture, c'était déjà le "socialisme dans un seul pays" qui se profilait. * *

*

L'histoire du Halk ipirakiyyûn jïrkasi s'achève en octobre 1922. Bien que cette organisation eût pu, comme elle l'avait fait par le passé, attendre des jours meilleurs pour refaire surface, ses dirigeants préférèrent mettre définitivement fin à ses activités. Désormais, il n'y avait plus en Turquie qu'un seul parti affilié à l'Internationale, le "Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs" dont le siège se trouvait à Istanbul. Cette simplification de l'ossature du mouvement communiste turc n'était sans doute pas pour déplaire au Komintern. Dès les "21 conditions d'admission des Partis dans l'Internationale Communiste", conditions élaborées lors du Deuxième Congrès, l'accent avait été mis à Moscou sur la nécessité d'appliquer avec rigueur le principe de la centralisation démocratique. Fractionnés en plusieurs groupes plus ou moins autonomes, les militants turcs avaient été plusieurs fois rappelés à l'ordre — notamment par le biais de Mustafa Suphi en septembre 1920 — mais n'avaient guère réussi jusque-là à mettre sur pied une organisation unique. À présent que par le traité de Mudanya les deux Turquie, celle de Mustafa Kemal et celle du gouvernement d'Istanbul, se trouvaient enfin en passe d'être réunies, rien ne justifiait plus le maintien d'un mouvement pluricéphale. Les rafles d'octobre avaient sévèrement frappé le communisme anatolien. Parce qu'il se trouvait en territoire "privilégié", le groupe d'Istanbul était demeuré intact. C'était, dès lors, tout naturellement à lui que devait revenir la charge de recueillir l'héritage. Les circonstances avaient tranché.

H. Carrère d'Encausse et S. Schram, Le marxisme et l'Asie. 1853-1964, Paris, 1965, p. 266. Les auteurs se réfèrent au Bulletin du IVème Congrès de l'Internationale Communiste. Pour une version quelque peu "expurgée" de l'intervention de Radek, cf. La Correspondance Internationale, supplément n° 41, 12-1.1923, pp. 11-12.

SOCIALISME ET MOUVEMENT OUVRIER EN TURQUIE AU LENDEMAIN DE L'ARMISTICE DE MUDANYA

Au lendemain de l'armistice de Mudanya, la Turquie kémaliste aborde un moment capital de son histoire. Les succès militaires remportés par les troupes anatoliennes au cours de l'été 1922 ont obligé les Alliés à mettre fin à la guerre. Il s'agit à présent pour le gouvernement d'Ankara de gagner la paix. Pendant plusieurs mois, de novembre 1922 à juillet 1923, le pays vivra à l'heure des pourparlers de Lausanne. Face aux exigences de l'Entente, Ismet pacha, le président de la délégation turque à la Conférence de la paix, devra faire preuve, pour sauvegarder les intérêts de la Turquie, d'une inébranlable obstination. Il finira par avoir les diplomates alliés à l'usure. Le document signé à Lausanne le 24 juillet 1923 constitue l'acte de naissance d'une Turquie nouvelle, pleine de vigueur, débarrassée des multiples servitudes que les Puissances avaient prétendu lui imposer par le traité de Sèvres. Désormais, au prix de quelques concessions, le pays pourra se targuer de disposer de sa pleine souveraineté, à l'intérieur de frontières sûres. Les capitulations sont abolies, les troupes de l'Entente doivent incessamment évacuer Constantinople et les Détroits, la question des dettes est partiellement résolue 1 . Pendant qu'à Lausanne les représentants des puissances belligérantes édifient pierre à pierre les fondements d'une paix durable, le gouvernement de la Grande Assemblée s'aventure, parallèlement, sur le chemin des réformes économiques et politiques. 1923 se présente à cet égard comme une année décisive. Dès le mois de janvier, Mustafa Kemal et certains de ses proches collaborateurs appellent à la mobilisation économique et annoncent la tenue imminente d'un grand congrès chargé de définir les lignes directrices de la nouvelle politique financière, commerciale, et industrielle du pays. Vers la même époque, le groupe kémaliste au sein de la Grande Assemblée s'efforce de consolider ses positions en jetant les bases d'une vaste organisation de masse — le futur Parti du Peuple (Halk Firkasi). Dans les mois qui suivent, les ' I .es pourparlers de Lausanne ont suscité une abondante littérature. Pour un bref aperçu d'ensemble, cf. J. Deny et R. Marchand, Petit Manuel de la Turquie nouvelle, Paris, 1933, pp. 128-134.

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projets, les initiatives se multiplient. La dissolution de l'Assemblée, en avril, et les opérations électorales qui débutent peu après laissent présager, à plus ou moins brève échéance, des transformations fondamentales dans la vie politique de la Turquie naissante. Le 29 octobre 1923, les jeux sont faits : forçant la main de la Grande Assemblée Nationale, Mustafa Kemal fait proclamer la République. Durement touchée par les mesures répressives d'octobre 1922, les groupuscules de gauche sont encore, au début de 1923, en pleine période de convalescence. Ils vont néanmoins s'efforcer de tirer profit de la nouvelle conjoncture. Désormais, dûment morigénés par le Komintern, les communistes turcs ont pris conscience de leur faiblesse. Ils se réorganisent, ils font de leur mieux pour restaurer leurs réseaux de propagande, mais, par ailleurs, ils ne cessent de proclamer leur soutien au programme de reconstruction nationale élaboré par le gouvernement "bourgeois" d'Ankara. C'est surtout du côté du monde ouvrier que se succèdent, tout au long de l'année 1923, les événements marquants. Il semble que le projet de congrès économique lancé par les autorités kémalistes ait servi de catalyseur. Dès l'annonce de cette manifestation, les organisations ouvrières et artisanales sortent de leur torpeur, cherchent à se regrouper, établissent des listes de revendications, s'insurgent contre l'ancien ordre des choses. Cette effervescence débouchera, à partir du début de l'été 1923, sur un vaste mouvement de grèves conduit contre les entreprises étrangères, présentées comme les principales responsables de la détresse du prolétariat turc. Depuis le sévère coup de semonce adressé par le gouvernement d'Ankara aux milieux extrémistes d'Anatolie, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs installé à Istanbul représente la seule organisation de gauche officiellement tolérée par les autorités. Certes, bon nombre de groupuscules anatoliens ont réussi tant bien que mal à échapper au naufrage. Dans les mois qui suivent les arrestations d'octobre 1922, plusieurs noyaux subversifs se signalent encore, en divers points de l'Asie mineure, à l'attention des services de renseignements alliés. Mais, désormais, c'est bien l'ancienne capitale de l'Empire ottoman qui constitue, conformément aux directives du Komintern, le centre de gravité du mouvement communiste turc. Il s'agit là d'une situation on ne peut plus logique. En effet, malgré la progressive émergence, au cœur de l'Anatolie, d'une nouvelle métropole, Constantinople — qu'il faudra bientôt s'habituer à ne désigner que sous le nom d'Istanbul — demeure au début des années vingt, et pour longtemps encore, le principal centre intellectuel du pays. C'est aussi, avec ses innombrables boutiques d'artisans, ses industries

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alimentaires, ses tanneries, ses ateliers de manipulation de tabac, ses entreprises textiles, ses savonneries, ses chantiers navals, ses installations portuaires et ferroviaires, la plus importante des agglomérations "prolétariennes" du Proche-Orient. Ici, la greffe a assurément quelques chances de réussir, alors que partout ailleurs, dans la conjoncture de l'époque, le communisme ne peut postuler tout compte fait qu'à une présence symbolique. L'espace de temps qui va de l'ouverture de la conférence de Lausanne à la proclamation de la République 1 s'inscrit dans les annales de la gauche turque comme une période de relative tranquillité. La question qui se pose, au moment où l'administration civile kémaliste s'installe à Istanbul, est évidemment de savoir quelle sera la durée du sursis accordé par le gouvernement aux militants rassemblés autour de §efik Hüsnti. Une première fois, vers la mi-mars, puis à nouveau, à l'occasion du 1 e r mai 1923, les autorités estimeront devoir procéder à des arrestations. La presse soviétique, toujours prompte à dramatiser, parlera de "terreur blanche". Il ne s'agira pourtant que d'une fausse alerte. Les choses se termineront par un non-lieu. Selon toute apparence, personne à Ankara ne prend véritablement au sérieux cette poignée d'intellectuels dont les exercices de style ne touchent qu'une infime partie de la population. Pour l'heure, le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs est toléré. *

*

1. Un nouveau

*

départ

Les rafles d'octobre 1922 n'ont atteint, nous l'avons déjà souligné, que l'Anatolie. Toutefois, il semble que les milieux extrémistes d'Istanbul se soient laissés impressionner par cette soudaine bourrasque. Au moment même où la répression bat son plein en territoire anatolien, on assiste sur les rives du Bosphore à une curieuse débandade. Les propagandistes à la solde de la délégation commerciale russe se volatilisent, les divers groupuscules disséminés à travers la ville font le mort, les éditeurs d'Aydinlik préfèrent mettre provisoirement fin à la parution de leur revue. Le gouvernement du sultan a contribué à semer le désarroi en prenant la décision, avant de passer la main aux Kémalistes, d'interdire l'Union Internationale des Travailleurs de Serafim Máximos et l'Association ouvrière de Turquie, coupables d'avoir manifesté trop ouvertement leur enthousiasme pour la victoire remportée par ' Pour un aperçu d'ensemble sur les événements de l'année 1923, cf. par exemple Lord Kinross, Atatiirk. The Rebirth ofa Nation, Londres, 5ème éd., 1971, pp. 240-383.

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le front anti-impérialiste 1 . Les principaux dirigeants de ces deux organisations rattachées à l'Internationale Syndicale Rouge sont en fuite. Serafim Maximos s'est réfugié en Grèce. Gunsberg, un des pionniers du communisme constantinopolitain, a opté pour la Russie. Le rédacteur en chef d'Aydinlik, Sadrettin Celâl, et quelques autres ont battu en retraite vers la Crimée 2 . Ce reflux allait cependant être de courte durée. Serafim Maximos, Gunsberg et les autres leaders communistes — qui ont profité des circonstances pour se rendre au IV e congrès du Komintern — ne supporteront l'exil que pendant quelques semaines. Dès la fin de l'année, ils sont à nouveau à Istanbul. Désormais, jusque vers la mi-mars, les autorités kémalistes — qui venaient pourtant de donner libre cours aux préventions qu'elles éprouvaient vis-à-vis du communisme — laisseront faire les trublions sans broncher. C'est que, au lendemain de l'ouverture de la conférence de Lausanne, il a fallu, une fois de plus, se résoudre à jouer la carte de l'amitié turco-soviétique. À Lausanne, les négociations de paix ont commencé dans un climat tendu. Les diplomates de l'Entente, lord Curzon en tête, le prenaient de haut. Ils entendaient contraindre le gouvernement d'Ankara à reconnaître certaines clauses du traité de Sèvres et à accepter la tutelle des Puissances alliées. Pour ne pas se retrouver isolée, la Turquie s'est vue dans l'obligation de se rapprocher de la République des Soviets. Comme par le passé, cette amélioration des relations entre les deux pays a aussitôt entraîné un spectaculaire revirement dans l'attitude du pouvoir à l'égard des agitateurs et des militants communistes. Le deuxième bureau du corps d'occupation français et Yintelligence service feront état d'une nette reprise de l'agitation révolutionnaire à Istanbul dès les premiers jours de 1923. À partir de ce moment, et pour quelques mois encore, les notes d'information alarmantes ne cesseront pas de s'accumuler. Comme par le passé, une hantise : les "agents bolchevistes". Les Alliés se méfiaient surtout de la Délégation commerciale russe, qui depuis près de deux ans représentait la République des Soviets dans la capitale ottomane. En juin 1921, une opération de police montée par les Anglais avait révélé que cette délégation était en réalité un important centre d'agitation et qu'elle jouait

'G. S. Harris, The Origins of Communism in Turkey, Stanford, 1967, p. 119. ^D'après un rapport du gouverneur d'Istanbul au ministère de l'Intérieur, cité par Fethi Tevetoglu, Tiïrkiye'de Sosyalist ve Komunist faaliyetler (Les activités socialistes et communistes en Turquie), Ankara, 1967, p. 387.

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un rôle primordial dans la diffusion des mots d'ordre venus de Russie 1 . À la suite du coup de filet britannique, Bronislav Koudish, le chef de la mission, avait été contraint de quitter son poste. Mais il n'avait pas tardé à être remplacé par un certain Zolotareff, un homme du Parti connu pour ses talents de propagandiste 2 . Au début du mois de février 1923, une autre implantation soviétique commencera également à retenir l'attention des services de renseignements de l'Entente. Il s'agira cette fois d'une sorte de représentation consulaire conduite par un ancien collaborateur de Raewski en Cilicie, J. Salkind 3 . Si l'on en croit les documents dont nous disposons 4 , la propagande menée par ces deux délégations était essentiellement destinée aux Russes blancs encore nombreux à Istanbul. Les acolytes de Salkind et de Zolotareff avaient, semble-t-il, pour principale mission de se mêler aux émigrés et de les inciter à rentrer en Russie. Un des buts de l'opération était de démanteler les officines d'agitation anti-soviétique qui pullulaient dans tous les pays où les émigrés avaient trouvé accueil. Il s'agissait aussi, peut-être, de récupérer tous ceux qui, par leur savoir-faire, pouvaient aider le jeune gouvernement des Soviets à mettre fin à la désorganisation des cadres administratifs, scientifiques et techniques qu'avait entraînée en Russie la guerre civile. Mais, bien entendu, les "agents bolchevistes" ne s'intéressaient pas seulement à leurs compatriotes de l'autre bord. À l'occasion, il leur arrivait également de collaborer avec les groupuscules locaux, et notamment avec l'organisation de Çefik Hiisnû qui, depuis le quatrième congrès du Komintern, jouait le rôle d'unique dépositaire de la légitimité communiste en Turquie. Faute de données circonstanciées, il est difficile de se faire une idée précise des rapports qu'entretenaient la délégation commerciale russe et l'équipe de Salkind ' Les archives britanniques conservent un volumineux dossier à ce propos : FO, 371/6902 ff 24 à 183. ^D'après FO, 371/6902, f. 180, Zolotareff était, en juin 1921, le chef de la "section de propagande" de la délégation commerciale soviétique à Istanbul. Les Anglais lui reprochaient d'avoir dit, au cours d'une conversation privée : "Je suis un communiste et en tant que tel je dois faire tout ce qui est en mon pouvoir pour diffuser les doctrines communistes." ^D'après un rapport des services de renseignement français, le Docteur J. Salkind était un représentant du G.P.U., détaché officiellement auprès de la représentation diplomatique d'Angora. Le rapport ajoute : "D'origine juive, âgé d'une trentaine d'années environ, de taille moyenne, visage maigre et pâle." ( A M A E F , Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 280, f. 215, note de renseignements du 2 mars 1923). Pendant toute la durée de son séjour à Istanbul, il fera l'objet d'une étroite surveillance de la part des Français qui ne manqueront pas de se réjouir chaque fois qu'il lui arrivera quelque malheur (en particulier chaque fois que tel ou tel groupe de réfugiés lui donnera la bastonnade). 4

L e s bulletins de renseignements hebdomadaires du corps d'occupation français d'Istanbul (SHAT, 20 N 1084) donnent pour la période allant de l'armistice de Mudanya à la signature du traité de Lausanne de nombreuses informations sur la propagande russe en Turquie.

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avec les militants turcs. Nous savons cependant qu'une des tâches du personnel soviétique installé à Istanbul était, entre autres, d'aider les agitateurs du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs à introduire à Istanbul et en territoire anatolien les multiples tracts et brochures imprimés en Crimée à l'intention des masses laborieuses de Turquie. Le procès des individus arrêtés à l'occasion du 1 e r mai 1923 allait également faire apparaître l'existence d'une étroite collaboration entre les services de Salkind et une organisation affiliée au groupe de §efik Hiisnii, l'Union des jeunesses communistes de Turquie {Turkiye Komiinist Gençler Birligi Tandis que les délégations soviétiques s'en donnaient à cœur joie, et pas seulement à Istanbul (les services de renseignements des forces alliées continuent à signaler à cette époque des agissements suspects en Cilicie et dans certaines villes du littoral pontique), le Parti socialiste des ouvriers et des agriculteurs s'efforçait, de son côté, de reprendre progressivement en main les destinées du communisme turc. Ceux qui, vers la fin du mois d'octobre, avaient fui en Russie étaient revenus dès les premiers signes d'accalmie. L'équipe dirigeante du parti n'avait pas tardé à se reconstituer. À l'ancien noyau, dont le Dr. §efik Hiisnii continuait d'être la figure la plus éminente, s'étaient agrégés un certain nombre de militants du Parti communiste populaire. Salih Hacioglu notamment avait réussi, après avoir assisté au quatrième congrès du Komintern, à regagner la Turquie. Désormais, il vivait à Istanbul dans une semi-clandestinité et représentait au sein de l'organisation de §efik Hiisnii l'aile anatolienne du mouvement communiste turc unifié. À Moscou, l'Internationale venait de prendre acte des multiples échecs essuyés par les militants des pays d'Orient et avait élaboré à leur intention toute une série de nouvelles directives. Ce sont ces consignes qui allaient servir de base, tout au long de l'année 1923, à l'action de revification du parti entreprise par §efik Hiisnii et ses camarades. Une idée fondamentale, clef de voûte des thèses sur la question d'Orient : les communistes devaient se résigner — momentanément tout au moins — à apporter tout leur soutien aux Kémalistes, bien que ces derniers ne songeassent qu'à défendre les intérêts de la bourgeoisie nationale turque. Mais il leur incombait aussi, parallèlement, de jeter les bases de la révolution future et d'œuvrer, dans cette perspective, à la graduelle consolidation de leur parti. Pour pouvoir progresser sur la voie difficile qui menait à la conquête du socialisme, ils étaient tenus, en premier

Sur les relations entre les "agents bolchevistes" et le groupe de §efik Hiisnii, cf. F. Tevetoglu, op. cit., pp. 384-385. On trouve également quelques indications à ce propos dans les "bulletins de renseignements hebdomadaires" du corps d'occupation français mentionnés supra.

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lieu, de veiller au maintien et au renforcement de l'unité du communiste turc. La prise en main du monde ouvrier par syndicats constituait un autre objectif important. Enfin, au priorités devait également figurer le développement de l'éducation militants 1 .

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mouvement le biais des nombre des marxiste des

C'est sur ce dernier point que l'équipe de §efik Htisnii allait faire porter pour l'immédiat l'essentiel de ses efforts. En raison de la conjoncture, VAydinlik n'avait pas paru en octobre 1922. Dès le mois de novembre, l'organe officieux du parti était à nouveau en vente dans les kiosques. La formule de la revue n'avait pas changé : articles de fond dus à la plume de §efik Htisnii, chroniques, poèmes révolutionnaires, études diverses. Bien que les articles de simple vulgarisation y fussent nombreux, VAydinlik continuait d'être un mensuel de réflexion, surtout destiné à l'intelligentsia. A côté de cet outil de propagande sérieux, mais peut-être pas très efficace, l'organisation d'Istanbul disposait par ailleurs d'une collection de petites brochures. Ces opuscules — dont le premier était paru en 1921 — visaient à inculquer aux militants ou à d'éventuels sympathisants quelques notions de base sur l'histoire du socialisme et sur diverses autres questions chères aux révolutionnaires de l'époque. Ils étaient rédigés pour la plupart soit par Ali Cevdet, un des collaborateurs les plus assidus d'Aydinlik, soit par Sadrettin Celâl 2 . Lorsque le groupe reprit ses activités, le premier titre qui vint enrichir cette série fut le Manifeste du Parti communiste, dans une traduction de ijelik Htisnii. Dans l'ensemble, VAydinlik demeurait fidèle à ses liens avec le mouvement "Clarté". Mais désormais §efik Htisnii et ses collaborateurs puisaient également une partie non négligeable de leur inspiration dans les mots d'ordre du Komintern. C'est ainsi, par exemple, qu'à la fin de l'année 1922, dans la foulée des discussions qui venaient de se dérouler à Moscou, plusieurs articles de la revue abordèrent le problème du soutien des communistes au mouvement national de libération. Depuis que le Komintern avait tranché, la cause était entendue. Pas la moindre trace d'hérésie. C'est tout

' Almoukarncdov, "Le mouvement communiste en Turquie", L'Internationale communiste, 25, juin 1923, pp. 121-122, donne un bon résumé des consignes élaborées par le Komintern. 2 L e premier ouvrage de la série fut une petite brochure d'Ali Cevdet, Sermayedarlik Nizam-i içtimaisi (La structure sociale du capitalisme). De Sadrettin Celâl, on peut citer les titres suivants : Burjuva Demokrasisi ve Sosyalizm (La démocratie bourgeoise et le socialisme) ; Sosyalizm ve Tekâmiilu (Le socialisme et son évolution) ; Sendika Meseleleri (À propos des Syndicats) ; Içtimai Mesele ve lslahatçilar (La question sociale et les réformistes).

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juste si §efik Hiisnii, dans un texte intitulé "Vers la vraie révolution" 1 , se permettait de rêver d'une Turquie différente, sans capitalisme et sans classes, qui aurait eu, à côté des républiques du Caucase, sa place dans le bloc des nations révolutionnaires d'Orient. Mais il rejoignait aussitôt l'orthodoxie en soulignant qu'il ne s'agissait là que d'une hypothèse d'école. Le même §efik Hiisnii, décidément encore mal habitué au respect des tabous doctrinaux, s'interrogeait vers la même époque sur les potentialités collectivistes de l'Islam. Cependant, alors que deux années auparavant les militants de l'Armée verte avaient su exploiter à fond les connotations subversives de la religion musulmane, l'analyse proposée par le leader de l'organisation constantinopolitaine ne débouchait désormais que sur quelques remarques savantes, dénuées de toute signification pratique 2 . Pour les hommes rassemblés autour de §efik Hiisnii, la publication de VAydinlik constituait, nous l'avons dit, la principale affaire du moment. Mais, bien entendu, le parti ne pouvait oublier qu'il devait aussi, conformément aux directives du Komintern, aller à la conquête des masses laborieuses. Une première tentative de percée en direction du monde ouvrier avait eu lieu dès la fin de l'année 1919. Sans grand résultat. Par la suite, un groupe de militants avait réussi à créer une petite "Association ouvrière de Turquie" (Tiirkiye iççi Dernegi) regroupant quelques-uns des corps de métier d'Istanbul. Bien que le gouvernement du sultan eût ordonné, au moment de l'armistice de Mudanya, la dissolution de cette organisation, la brèche pouvait être considérée comme faite. Il s'agissait à présent de l'agrandir. §efik Hiisnii et ses camarades auraient pu tout bonnement reconstituer — au besoin sous un autre nom — l'Association ouvrière de Turquie et à partir de celle-ci essayer de mettre progressivement sur pied une vaste confédération syndicale orientée vers l'action révolutionnaire. Mais, instruits par l'expérience, ils savaient que les travailleurs turcs se tiendraient dans leurs grandes masses à l'écart d'une telle organisation. Ils préférèrent donc changer radicalement de cap. Au lieu de relancer leur propre groupement, subversif à souhait mais pauvre en effectifs, ils optèrent pour une stratégie de noyautage des organisations ouvrières modérées. L'idée leur en avait été sans doute soufflée par le Komintern. Lors de son dernier congrès, l'Internationale s'était en effet prononcée, en matière de lutte syndicale, en faveur d'une ligne de conduite résolument "entriste". Dans de nombreux pays, la plupart des unions ouvrières se trouvaient depuis 1

"Gerçek Devrime Dogru", Aydinlik, 11, 15 déc. 1922. "lslam Aleminde içtiraai Inkilabm Mençe'leri" (Les origines du mouvement révolutionnaire dans le monde musulman), Aydinlik, 10, novembre 1922, pp. 260-263. 2

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quelques années aux mains des éléments modérés. Un peu partout on s'efforçait d'éliminer les militants communistes de la vie syndicale. Il était grand temps de réagir. Mais les communistes étaient encore trop faibles pour pouvoir jouer avec efficacité la carte de la scission. Il leur fallait, au contraire, recourir à la stratégie de la taupe. Ils devaient mettre l'accent sur l'unité syndicale, combattre les offensives séparatistes et maintenir coûte que coûte une présence révolutionnaire au sein des syndicats réformistes. Ces recommandations du Komintern étaient surtout destinées aux partis d'Europe qui avaient à faire face aux exclusions prononcées par les "gens d'Amsterdam". Mais elles valaient également, bien entendu, pour tous les pays où les "Jaunes" étaient susceptibles, d'une manière ou d'une autre, de dominer le mouvement ouvrier 1 . À Istanbul, Numan Usta, l'unique membre de la Grande Assemblée Nationale à pouvoir prétendre avoir été élu sur un programme "socialiste", venait de lancer, en cette fin d'année 1922, l'idée d'une grande union ouvrière qui rassemblerait tous les syndicats et corps de métiers de la ville. Le projet semblait viable, tant était grand à l'heure de la victoire l'élan des travailleurs. Bien que Numan Usta fût un personnage équivoque, encore solidement enraciné dans ce qui restait du mouvement unioniste, §efik Hüsnü et les hommes de son entourage s'empressèrent de saisir l'occasion qui s'offrait à eux. Soutenant à fond l'initiative du député d'Istanbul, ils entamèrent une active campagne en faveur de la future confédération. Ils croyaient avoir trouvé la couverture dont ils avaient besoin pour s'implanter dans les masses 2 . Une quinzaine d'organisations avaient répondu à l'appel de Numan Usta. C'était l'enthousiasme. Toutefois, il s'avéra assez vite que le groupe de §efik Hüsnü avait misé de travers. Les divers responsables qui s'étaient rassemblés autour du projet n'arrivaient pas à se mettre d'accord. La rédaction des statuts de l'association traînait. Les défections se multipliaient. Bientôt, seules trois ou quatre organisations — les typographes, les maçons, les menuisiers, les ouvriers des arsenaux, peut-être les tailleurs — continuèrent à s'intéresser aux discussions. L'Aydinlik avait beau exalter l'union, celle-ci ne se faisait pas. Selon toute apparence, le prolétariat turc n'était pas encore mûr pour l'unité syndicale.

Cf. à ce propos les "Thèses sur l'action communiste dans le mouvement syndical" du 4 e Congrès de l'Internationale Communiste, Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès de l'Internationale Communiste. 1919-1923, Paris, 1934 (réimpression en îac-simi\é. Paris, F. Maspéro, 1971), pp. 170-173. 2

§ e f i k Hiisnii, "Tiirkiye'de Dernek Birliklerinin Tcjekkulii" (La formation des unions professionnelles en Turquie), Aydmlik, 15 mai 1923, pp. 390-393.

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Pourquoi ce ratage ? Peut-être (il s'agit là d'une simple hypothèse) parce que certains des partenaires de Numan Usta hésitaient à s'associer à des hommes trop résolument marqués à gauche. Mais surtout, sans nul doute, parce que le député d'Istanbul et ses coéquipiers avaient été pris de vitesse par un autre groupe de militants ouvriers, celui de §akir Rasim, l'ancien bras doit de Hiiseyin Hilmi 1 . §akir Rasim avait derrière lui une longue expérience des luttes syndicales. Un des dirigeants les plus actifs du Parti socialiste de Turquie, il n'avait cessé, depuis le milieu de l'année 1920, de donner du fil à retordre à la Compagnie des Tramways et aux autres sociétés étrangères d'Istanbul. Lorsque, à la suite d'un certain nombre de grèves manquées, l'organisation de Hiiseyin Hilmi avait commencé à se désagréger, il avait su ressaisir les rênes et regrouper autour de lui une grande partie de ceux qui, par cohortes entières, fuyaient le naufrage. Il disposait de l'appui massif des employés des tramways. Il pouvait également compter, semble-t-il, sur les ouvriers de la tannerie de Beykoz, sur ceux de la manufacture de fez et de drap de la Corne d'Or (Feshane), sur un certain nombre d'employés des compagnies maritimes, sur les ouvriers de la brasserie "Bomonti" et, enfin, sur quelques corps de métiers tels que celui des mahonniers ou celui des débardeurs 2 . Dans les premiers jours de janvier 1923, alors que du côté de Numan Usta on en était encore au stade des préliminaires, le groupe de §akir Rasim annonçait la création d'une "Union générale des ouvriers d'Istanbul" (Istanbul Umum Amele Birligï). La présidence de la nouvelle association était confiée à une personnalité bien pensante, un certain Mehmed bey, membre d'une société philanthropique de lutte contre le chômage 3 . Dans le cercle de §efik Hiisnii, ce fut aussitôt la consternation. L'union se faisait, mais sans les éléments révolutionnaires, et probablement contre eux. Dès son numéro de février, YAydinlik passa à l'attaque. Les dirigeants de l'Union générale n'étaient que des coquins. Ils ne songeaient qu'à tromper et à endormir la classe ouvrière. Ils faisaient le jeu de l'impérialisme et du grand capital 4 . D'une plume trempée 1 Cf. supra, article intitulé "Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à Istanbul pendant l'occupation (1919-1922)". 2 Le S effectifs de l'organisation de Çakir Rasim semblent avoir été assez fluctuants. À la fin du mois de janvier 1923, les corps des métiers suivants faisaient partie de l'Union générale : employés des tramways, électriciens, terrassiers, paveurs, jardiniers, calfateurs, chaudronniers, mahonniers, porteurs. Cf. à ce propos un document reproduit par A. Gtinduz Okçiin, Tiirkiye iktisat kongresi. 1923 - Izmir, Ankara : 1971, pp. 164-165. Par la suite, d'autres groupes d'ouvriers viendront rejoindre l'organisation, en particulier une partie des mineurs d'Héraclée. 3 A. Gundiiz Ôkçtin, op. cit., p. 160. ^Selim Necati, "Istanbul Umum Amele Birligi" (L'Union générale des ouvriers d'Istanbul), Aydinlik, 13, février 1923, pp. 330-332.

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dans l'acide, §efik Htisnu soutenait que l'organisation de §akir Rasim était une organisation mort-née et que les travailleurs ne tarderaient pas à voir où se trouvaient leurs véritables défenseurs 1 . Mais ces vitupérations, pour violentes qu'elles fussent, ne constituaient qu'un flot de paroles. Ni §efik Hiisnii, ni la poignée de partisans dont il disposait ne pouvaient empêcher les ouvriers d'Istanbul d'affluer vers le groupe d'hommes qui, à leurs yeux, symbolisait l'efficacité. A l'heure où VAydinlik annonçait la disparition prochaine de l'association mise en place par les "valets du patronat", celle-ci allait en fait de succès en succès et songeait déjà, probablement, à étendre ses activités à l'Anatolie. Les promoteurs de l'Union générale des ouvriers d'Istanbul — §akir Rasim en tête — étaient d'habiles manœuvriers. Quelques mois auparavant, à l'occasion du Premier Mai 1922, ces mêmes individus avaient réussi à semer l'inquiétude parmi les bureaucrates des forces d'occupation en réclamant l'abolition de la propriété privée, en dénonçant "les contradictions, les injustices et les monstruosités inhérentes à la société capitaliste contemporaine" et en envoyant aux prolétaires de tous les pays, au terme de toute une liste de revendications, l'expression de leurs impérissables sentiments révolutionnaires 2 . Mais à présent que la conjoncture avait changé et qu'ils se trouvaient en face non plus des Hauts-Commissaires de l'Entente mais du pouvoir kémaliste, c'était un tout autre son de cloche. La lutte des classes, la révolution mondiale : ces mots d'ordre étaient totalement oubliés. Le prolétariat face au capital ? Certes. Mais seul le capital étranger était mis en cause. Dans le conflit qui l'opposait aux Puissances impérialistes, la Turquie l'avait emporté. Il s'agissait désormais de poursuivre le combat sur le terrain économique et de lutter pour que cesse l'exploitation de la force de travail turque par les multiples sociétés étrangères implantées dans le pays. Le patronat indigène, lui, n'avait pas lieu de s'inquiéter. Dans une résolution adressée à la présidence de l'Union nationale du commerce turc (Millî Tiirk Ticaret Birligi), une organisation qui venait de voir le jour, §akir Rasim et les siens soulignaient qu'il ne pouvait y avoir en Turquie de conflit de classes, car, contrairement aux capitalistes des autres pays dont le cœur était fait de fer, de pétrole ou de charbon, les patrons turcs demeuraient encore fidèles à leur nation, à leur Dieu et à leurs prophètes et conservaient un cœur accessible à la compassion. Les travailleurs rassemblés au sein de la fédération n'avaient qu'un seul désir : celui de pouvoir bénéficier de la paternelle protection de leurs 1 "Turkiye'de ïfçi Simfinin Durumu" (La situation de la classe ouvrière en Turquie), Aydmhk, 13, février 1923. 1 §akir Rasim avait pris le soin d'adresser aux autorités alliées une copie des résolutions adoptées lors du meeting du Premier Mai. Cf. SHAT, 20 N 1105, envoi en date du 16 mai 1922.

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employeurs. Chemin faisant, ils se permettaient de demander très humblement une diminution des impôts pesant sur les masses laborieuses, l'amélioration des conditions de travail, la journée de huit heures, la mise en place d'une médecine sociale et, enfin, un réajustement des salaires1. Cet appel au paternalisme des chefs d'entreprise témoignait d'un indéniable savoir-faire. Les patrons ne pouvaient qu'être satisfaits. Les autorités kémalistes également. Quant aux travailleurs, ils avaient manifestement trouvé chaussure à leur pied. Les dirigeants de l'Union se montraient respectueux envers la nation et les valeurs de l'Islam. Ils maniaient avec brio le langage de la servilité, le seul qui se fût avéré jusque-là efficace. Enfin, ils étaient xénophobes à souhait. Ils avaient tout pour plaire. Face à ces modérés d'un autre âge, mais dont les mots d'ordre cadraient redoutablement avec les aspirations réelles du monde ouvrier, le groupe de §efik Hiisnii faisait triste figure. Les proses véhémentes de VAydinhk dissimulaient mal le désappointement ressenti par leurs auteurs. Toutefois, la situation n'avait rien de désesperé. L'année qui s'ouvrait s'annonçait au contraire prometteuse. Dans les premiers jours du mois de janvier, le gouvernement avait annoncé son intention de réunir dans les plus brefs délais un grand congrès économique où toutes les catégories socio-professionnelles seraient invitées à présenter leurs doléances et à donner leur avis sur les perspectives de redressement qui s'offraient à la Turquie. Bientôt, le pays tout entier allait vivre à l'heure des préoccupations économiques et sociales. Pour les militants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, ce pouvait être l'occasion de faire connaître leur programme et d'attirer à eux de nouvelles recrues. Les travailleurs ne manqueraient pas de reconnaître la justesse de leurs thèses. Les opportunistes seraient démasqués.

2. Le congrès économique de Smyrne Il avait été décidé que le congrès se réunirait vers le milieu du mois de février, à Smyrne. Occupée par les Grecs, cette ville avait pendant quatre ans symbolisé le martyre du peuple turc. À présent, réduite en cendres dans les jours qui avaient suivi sa reconquête, elle allait donner le signal de la reconstruction nationale.

' A. Gundiiz Ôkçiin, op. cit., pp. 161-163.

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L'idée du congrès avait été lancée par un des promoteurs du Parti communiste turc officiel, Mahmut Esat bey, devenu entre-temps ministre de l'Économie 1 . Vigoureusement soutenu par Mustafa Kemal qui s'était d'emblée intéressé au projet, l'ancien champion de la "Pomme verte" avait conçu la réunion de Smyrne comme un vaste rassemblement des représentants des diverses forces productives du pays. Agriculteurs, commerçants, ouvriers, industriels, artisans... Tout le monde devait être de la partie. Les délégués, recrutés sur l'ensemble du territoire, seraient désignés soit par les autorités locales, soit par leurs organismes professionnels respectifs (chambres de métiers, syndicats, corporations, etc.). On leur demanderait d'éclairer le gouvernement sur les difficultés et les besoins de leurs divers secteurs d'activité. Ils auraient également pour mission de réfléchir à un certain nombre de grandes réformes et, ce faisant, de définir les bases d'un nouvel ordre économique et social. Un objectif primordial : la mise en place d'une stratégie de redressement capable de faire pièce à l'insupportable mainmise du capital étranger sur la vie financière, commerciale et industrielle de la Turquie. Dès que le projet de Mahmut Esat fut rendu public — vers le début du mois de janvier 1923 —, ce fut aussitôt, dans tous les milieux concernés, l'effervescence. Le délai consenti pour la préparation du congrès était extrêmement court : à peine plus d'un mois. Il fallait mettre les bouchées doubles. Les autorités locales, dûment talonnées par le gouvernement, durent se hâter de dénicher les hommes qui leur semblaient aptes à jouer le rôle de délégué. Les organisations professionnelles — celles qui existaient déjà ou celles qui se créèrent pour l'occasion —, prises de fièvre, se mirent à élaborer de vastes rapports, des programmes de réformes, des listes de représentants. Dans la presse, les éditorialistes, les chroniqueurs, les échotiers, les courriéristes se bousculaient pour rendre compte des préparatifs du congrès 2 . Du côté des associations ouvrières, c'était bien entendu le même bouillonnement que partout ailleurs. À Istanbul, mais aussi à Smyrne, à Zonguldak, à Mersin et dans de nombreuses autres villes de province, les corps de métiers, les organisations syndicales, les comités d'entraide tenaient réunion sur réunion, s'efforçaient de coucher par écrit leurs doléances, désignaient leurs porte-parole. 1 Mahmut Esat avait accédé au poste de ministre de l'Économie en juillet 1922. Il était à cette époque un fervent partisan du corporatisme et espérait, semble-t-il, pouvoir amener les organisations professionnelles à jouer un rôle axial dans l'animation de la vie économique et sociale du pays. ^L'ouvrage déjà cité de A. Giindûz Ôkçiïn relatif au congrès économique de Smyrne comprend un copieux dossier de presse. Ce n'est pas seulement en Turquie que l'événement fut commenté. La nouvelle du congrès se répandit également à l'étranger et la presse soviétique en particulier consacra, dès le mois de janvier 1923, de nombreux articles à la question.

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Dans un tel climat, le groupe de §efik Hiisnii ne pouvait qu'être transporté d'espérance. Le projet de congrès avait, était-on en droit de croire, soudain aiguisé la réceptivité du prolétariat, avait éveillé en lui une vigoureuse aspiration au changement. Les travailleurs avaient pris collectivement conscience de leurs besoins et semblaient prêts à réclamer des réformes. Il fallait tirer profit de la conjoncture. Pour les militants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, le moment était apparemment venu où le grain généreusement semé aurait enfin des chances de lever. Dans un premier temps, il s'agissait d'amener les masses laborieuses à présenter au gouvernement un cahier de revendications clair et précis. Les quelques organisations qui continuaient de s'intéresser au projet d'union mis en route par Numan Usta s'attelèrent aussitôt à la tâche. Une "commission confédérale" (Birlik Komisyonu) fut créée, qui fut chargée de dresser une liste des desiderata du prolétariat. §efik Hiisnii qui jouait, semble-t-il, le rôle de cheville ouvrière du groupe, rédigea un document en vingt-quatre points auquel les autres membres de la commission s'empressèrent d'adhérer. Calquant ses doléances sur celles des syndicats d'Occident, le leader du mouvement communiste turc réclamait — entre autres choses — la journée de huit heures, l'interdiction absolue d'utiliser de la main-d'œuvre enfantine, le droit pour les femmes de s'absenter trois jours par mois, l'institution d'un congé de maternité de seize semaines, le repos hebdomadaire, l'abrogation des lois limitant le droit de grève et de coalition, la mise en place d'un système d'assurance-maladie. Au nombre des demandes les plus hardies de §efik Hiisnii figurait également la création de "comités d'entreprise". Ces comités étaient conçus comme des organismes de liaison entre le patronat et les salariés et devaient pouvoir exercer un droit de contrôle sur la gestion des entreprises. Ce lot de revendications fut présenté aux travailleurs, par le biais de YAydinlik, dans les premiers jours de février 1 . Mais ce n'était là qu'une minime partie des réformes que le groupe de §efik Hiisnii avait à suggérer. Bientôt, au nom de la classe ouvrière, un autre texte fut élaboré, beaucoup plus ambitieux. Dans ce nouveau document, il ne s'agissait plus des seuls problèmes du prolétariat. C'était désormais l'organisation de l'économie turque tout entière qui était en cause 2 . Un secteur jusque-là là passablement négligé par l'équipe d'Istanbul, le secteur agricole, occupait la vedette. L'auteur du "Amelenin Sermayedar Nizami Altinda Kabul Ettirmeksizin Idame-i Mevcudiyet Edilecegi Mevat" (Les revendications de la classe ouvrière, sans lesquelles il ne pourrait y avoir d'entente avec l'ordre bourgeois), Aydinlik, 13, février 1923, pp. 335-336. ^"iktisat Kongresi için Amele Sinifinin Teklif Ettigi Esaslar" (Projet présenté par la classe ouvrière au Congrès économique de Smyrne), Aydinlik, 14, avril 1923, pp. 360-363.

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texte, probablement §efik Hùsnii, mettait l'accent sur la nécessité absolue qu'il y avait pour la Turquie, pays essentiellement rural, de moderniser son agriculture et proposait toute une série de mesures visant à améliorer le sort de la paysannerie anatolienne. Il fallait, en premier lieu, procéder à une redistribution générale des terres en expropriant les grands propriétaires au profit des paysans pauvres. Il fallait supprimer les diverses formes de fermage et de métayage qui existaient dans le pays, car de telles pratiques ne faisaient que favoriser l'exploitation de l'homme par l'homme. Il fallait créer des écoles villageoises, modifier le système d'imposition de la paysannerie, refuser aux étrangers le droit de fonder des exploitations agricoles sur le territoire national. Enfin, une véritable panacée : la coopération. Le monde rural devait se doter de coopératives d'achat et de vente pour se débarrasser des intermédiaires, de coopératives de crédit pour échapper à l'impitoyable emprise des usuriers. Le programme de réformes proposé par le Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs traitait aussi de l'industrie, du commerce et du secteur des transports, mais de manière plus cursive. Singulièrement, la domination du capital étranger sur la grande et moyenne industrie était admise comme un fait irrémédiable. D'après l'auteur du document, une seule solution s'offrait au pays, dans l'attente de jours meilleurs : s'efforcer d'obtenir des capitalistes occidentaux des conditions avantageuses et mettre à jamais fin au système des monopoles qui s'était avéré si nuisible par le passé. Les concessions accordées aux entreprises étrangères devaient l'être pour une période limitée. Il fallait contraindre les sociétés à n'utiliser, dans la mesure du possible, que de la maind'œuvre autochtone. En ce qui concerne les activités commerciales, le problème essentiel qui se posait était, là encore, celui de la suprématie des éléments étrangers. Le commerce turc se trouvait en grande partie entre les mains des non-Turcs. Pour mettre fin à cette situation anormale due à l'absence d'un capitalisme indigène un tant soit peu consistant, l'État devait favoriser la création de coopératives chargées de desservir le marché intérieur et prendre lui-même en charge la totalité du commerce extérieur. Dans le domaine des transports, enfin, le plus urgent était de nationaliser les compagnies de chemin de fer ou, du moins, d'engager le processus de la nationalisation en rachetant une partie des actions émises par les sociétés concessionnaires. Dans un second temps, il faudrait songer à développer le réseau, relier entre elles les diverses lignes, créer un véritable service public voué au désenclavement de l'Anatolie. Il y avait dans ce lot de revendications beaucoup d'idées déjà dans l'air. En particulier, tout ce qui touchait à la lutte contre le capital étranger cadrait parfaitement avec ce que l'on pouvait lire, quotidiennement, dans la plupart des

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journaux turcs. Mais dans l'ensemble, §efik Hiisnù et ses camarades se situaient incontestablement dans une perspective révolutionnaire. Il ne s'agissait pas pour eux d'amender les structures socio-économiques de la Turquie, mais de les bouleverser. Bien entendu, il en allait tout autrement du côté de l'Union générale des ouvriers d'Istanbul. Le 28 janvier, réunis en "assemblée consultative", les représentants des divers corps de métiers faisant partie de cette organisation avaient mis la dernière main à leur liste de doléances. Une fois de plus, ils avaient opté pour la carte de la modération. À Smyrne, ils allaient prier le patronat et le gouvernement de leur accorder la journée de huit heures, le droit de grève et diverses autres satisfactions. Mais ils tenaient néanmoins à souligner qu'il ne fallait pas voir en eux des ennemis du capital. Les conflits de classes n'existaient qu'en Occident, parce que le développement de l'industrie et du commerce y avait accentué les clivages sociaux. En Turquie, les diverses couches de la société, encore peu différenciées, vivaient au contraire en harmonie les unes avec les autres. Cette bonne entente constituait du reste une nécessité. Au moment où le pays s'apprêtait à livrer une nouvelle bataille, celle du relèvement économique, seule une étroite collaboration entre tous les éléments de la population pouvait assurer la victoire 1 . A la veille du congrès de Smyrne, le groupe de §efik Husnti et celui de §akir Rasim se retrouvaient donc, plus que jamais, face à face. D'un côté, une stratégie faite de circonspection et de servilité, qui n'hésitait pas à se parer de tonalités populistes. De l'autre, l'écho à peine atténué des thèses mises au point par l'Internationale. Pour l'immédiat, bien que le projet défendu par les militants communistes fût plus cohérent, les travailleurs d'Istanbul continuaient de manifester une nette préférence pour les positions modérées de l'Union générale. Mais les jeux n'étaient pas encore faits. De part et d'autre, on attendait avec impatience le rendez-vous de Smyrne. C'est là que le prolétariat turc, par la bouche de ses représentants, allait faire connaître ses véritables aspirations. Le congrès fut inauguré en grande pompe le 17 février 1923. Bien entendu, toute la presse turque et de nombreuses personnalités s'étaient déplacées pour l'occasion. Il y avait là Mustafa Kemal en personne, le ministre de l'Économie Mahmut Esat, un certain nombre de généraux, des députés, des

"Tiirkiye Iktisat Kongresi Ba§kanligina Sunulan Istanbul Umum Amele Birligi Raporu" (Rapport de l'Union générale des ouvriers d'Istanbul présenté à la présidence du Congrès économique de Turquie), cité par A. GiindUz Okçtin, op. cit., pp. 163-167.

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hauts fonctionnaires et, venus de tous les coins du pays, près d'un millier de délégués. Les diplomates occidentaux en poste à Istanbul ou Ankara avaient préféré ne pas se manifester, car le congrès était de toute évidence dirigé contre les intérêts de l'Entente en Turquie. Par contre, le camp anti-impérialiste était brillamment représenté par l'ambassadeur de la République des Soviets, le camarade Aralov, et par Ibrahim Abilov, l'ambassadeur d'Azerbaïdjan. Ils étaient tous deux arrivés à Smyrne par le même train que Mustafa Kemal et leur présence à la tribune d'honneur du congrès avait fait sensation 1 . Le congrès devait durer une dizaine de jours. La première journée fut consacrée aux discours d'ouverture et aux mondanités. Ensuite, les délégués se mirent au travail. Par souci d'efficacité, il avait été décidé que les agriculteurs, les commerçants, les industriels et les ouvriers formeraient quatre "groupes" distincts. Chaque groupe était chargé d'élaborer un cahier de revendications qui serait soumis, en séance plénière, à l'approbation des autres délégués. La présidence du congrès était assurée par le général Kazim Karabekir, une des personnalités les plus en vue du régime. L'ex-commandant de l'armée de l'Est n'avait aucune compétence particulière dans le domaine de l'économie. Mais il était friand de fonctions honorifiques et l'on avait pensé à Ankara que cet homme qui se piquait d'avoir des idées sur tout et qui aimait à parader dans les assemblées, la poitrine bardée de médailles, ferait un bon meneur de jeu. Le groupe des ouvriers comprenait 187 délégués. Une bonne partie d'entre eux n'avaient rien à voir avec le prolétariat. Les autorités locales chargées de désigner les congressistes avaient préféré bien souvent puiser parmi les notables. Mais, à en croire un témoin soviétique, il y avait tout de même, dans le lot, un certain nombre d'authentiques mandataires des masses laborieuses2. Les cheminots, les ouvriers des ateliers de manipulation de tabac, les typographes étaient relativement bien représentés. Quelques-uns des métiers traditionnels également. Par contre, les ouvriers de la cartoucherie d'Ankara, ceux des diverses entreprises d'Eski§ehir, avaient été volontairement oubliés. Tout au long de la guerre d'Indépendance, les ateliers d'Ankara et d'Eski§ehir avaient constitué un terrain particulièrement favorable au développement des idées subversives. À présent que la Turquie abordait une nouvelle phase de son histoire, il s'agissait de prendre contre la contagion toutes les précautions qui s'imposaient. Parmi les 187 délégués du groupe, il y

1"V Turcii : Torjestvennaia vstreca tov. Aralova v Smirne" (En Turquie : Le camarade Aralov accueilli en grande cérémonie à Smyrne), Pravda, 20 février 1923, p. 2, col. 7-8. ^G. Asthakov, Ot Sultanata k demokraticheskoi Turtsii, Moscou, 1926, pp. 142, et sv. D'après la Pravda du 22 février 1923, p. 2, col. 8, il y avait à Smyrne 87 ouvriers, 99 artisans, 302 "koulaks", 28 banquiers et 203 marchands et grands capitalistes. Par ailleurs, un certain nombre de délégués étaient issus, semble-t-il, du clergé.

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avait quatre femmes, des ouvrières de la manufacture de tabac de Smyrne, dont la présence, au milieu de tous ces hommes, n'avait pas manqué de frapper l'opinion publique. Nous ne disposons malheureusement d'aucun indice sur la manière dont se déroulèrent les débats à l'intérieur du groupe. Il y avait là des délégués venus d'horizons très divers et dont les préoccupations ne pouvaient que diverger. Pour la plupart d'entre eux, seules comptaient véritablement quelques revendications d'ordre sectoriel. Ceux qui étaient capables de voir grand et de concevoir un projet d'ensemble étaient probablement peu nombreux. On peut penser que tout se joua entre quelques individus. Il ne semble pas que §efik Hüsnü ait personnellement participé au congrès. Mais, malgré le soin apporté par les autorités à écarter les brebis galeuses, un certain nombre d'éléments "extrémistes" avaient néanmoins réussi à s'infiltrer parmi les délégués. Tel était le cas, par exemple, du journaliste Ata Çelebi, venu à Smyrne en tant que représentant des ouvriers de Cilicie. Tel était le cas également du président de l'Association des typographes turcs (:Türk Miirettibin Cemiyetï), Hayrullah Hayri bey. Au nombre des autres congressistes favorables aux options défendues par le groupe de §efik Hüsnü figuraient notamment les ouvriers du tabac — très hostiles à la Régie, symbole de la mainmise occidentale sur l'économie turque, et par voie de conséquence passablement jusqu'au-boutistes —, une partie des cheminots et quelques mineurs. Face à la foule des opportunistes, ces partisans d'une ligne radicale, peu nombreux, n'avaient théoriquement aucune chance de pouvoir imposer leurs conceptions. Mais ils surent selon toute apparence manœuvrer avec habilité. Tel qu'il était composé, le groupe ouvrier n'aurait dû proposer au terme de ses travaux qu'un amas de revendications ponctuelles, peu susceptibles de mettre véritablement en cause les routines héritées du passé. Singulièrement, il en fut tout autrement. Poussés sans doute par les "extrémistes", les délégués mirent sur pied un authentique programme de réformes, quelque peu timide par comparaison avec le projet publié dans VAydinlik à la veille du congrès, mais néanmoins nullement dérisoire. Le document élaboré par le groupe ouvrier comprenait trente-quatre articles 1 . Les représentants du prolétariat réclamaient la journée de huit heures, les congés payés, l'abolition des lois limitant le droit de grève et de coalition, 1 "iççi Grubunun íktisat Esaslari" (Les principes économiques proposés par le groupe ouvrier), A. Gíindüz Ôkçiin, op. cit., pp. 430-435. Cf. également B. Potskheveriia et Yuriy Rozaliev, "Trebovaniia rabochei gruppy na Izmirskom ekonomicheskom kongresse 1923 g." (Les revendications du groupe ouvrier au congrès économique de Smyrne en 1923), Kratkie soobshcheniia instituía vostokovedeniia, 22, 1956, pp. 82-87.

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l'interdiction du travail des enfants, l'institution d'un système d'assurance maladie et d'assurance invalidité-vieillesse, la création de dispensaires et d'hôpitaux dans les zones industrielles et toute une série de mesures en faveur des femmes. Plus modestement, ils demandaient aussi le paiement régulier des salaires et l'octroi d'un jour de congé par semaine. Il n'était évidemment pas question d'exiger, comme l'avait fait §efik Hiisnii, l'instauration d'un contrôle ouvrier au sein des entreprises. Mais le groupe suggérait néanmoins la mise en place de diverses instances d'arbitrage — instances mixtes fonctionnant notamment dans le cadre des municipalités — qui seraient chargées de régler les éventuels conflits entre le patronat et les salariés. Soumise à l'approbation des trois autres groupes, cette liste de revendications fut assez froidement accueillie. Les industriels et les commerçants opposèrent leur véto à plusieurs demandes jugées inapplicables : les congés payés, le doublement du salaire pour les heures de travail effectuées de nuit, le versement de l'intégralité du salaire pendant trois mois en cas de maladie ou d'accident. La plupart des autres doléances furent assorties de réserves ou de restrictions. Mais le groupe ouvrier obtint néanmoins que son projet fût présenté tel quel au gouvernement. Il espérait sans doute que les hommes d'Ankara — qui donnaient l'impression d'être attirés par l'aventure du progressisme — se montreraient plus compréhensifs que les notables recrutés pour le congrès. En dépit du peu d'enthousiasme manifesté par les représentants du patronat vis-à-vis des revendications ouvrières, §efik Hiisnii et ses camarades avaient tout lieu d'être satisfaits. L'essentiel était que les délégués venus à ' Smyrne au nom du prolétariat aient opté pour des positions proches de celles qui avaient été suggérées dans YAydinlik. Les opportunistes, tous ceux qui avaient milité en faveur d'une stratégie d'accommodements, venaient d'être formellement désavoués par les mandataires des masses laborieuses. À la veille du congrès, il avait semblé que les modérés, et en particulier les hommes de §akir Rasim, allaient l'emporter. Mais le revirement de Smyrne donnait à penser que le prolétariat turc, pour peu qu'il se laissât guider, était capable de discerner la bonne voie. Dans YAydinlik, §efik Hiisnii pavoisait : "Nos travailleurs ont brillamment réussi à l'examen. Le comportement à la fois audacieux et équilibré du groupe ouvrier lors du congrès économique témoigne à n'en plus douter de la maturité du prolétariat. Celui-ci a montré qu'il était digne de respect, tout autant que les autres classes du pays." 1

' "Îktisat Kongresinden Sonra" (Après le congrès économique de Smyrne), Aydmlik, 1923.

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En marge du congrès, un autre événement s'était produit à Smyrne qui constituait lui aussi, pour §efik Hüsnü, un sujet de satisfaction. Un certain nombre de délégués avaient profité des circonstances pour se réunir en dehors des séances afin d'examiner le projet d'union confédérale de Numan Usta. Au terme des discussions, il avait été décidé de créer — dans un premier temps — des unions syndicales au niveau des divers centres industriels du pays. Par la suite, ces unions devaient se rassembler pour former une vaste confédération nationale. Parmi les groupes qui semblaient prêts à se lancer dans l'aventure figuraient notamment les cheminots et les manipulateurs de tabac de la région de Smyrne, une partie des ouvriers des charbonnages de Zonguldak, les ouvriers de la cartoucherie d'Adapazan et les divers corps de métiers qui, en octobre 1922, avaient constitué l'union ouvrière de Cilicie 1 . Pour l'immédiat, les choses demeuraient à l'état de projet. À Smyrne, les délégués n'étaient parvenus qu'à un accord de principe et avaient demandé un délai de réflexion avant de s'engager définitivement dans l'engrenage de la fédération. Mais, après tant de semaines d'agitation stérile, c'était tout de même, apparemment, un pas important qui venait d'être accompli. Désormais, les militants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs pouvaient croire que le moment était venu pour eux de participer de façon plus active à la vie politique et sociale du pays. Mais la question qui se posait, bien entendu, était de savoir si le gouvernement les laisserait développer leurs activités. Ils n'allaient pas tarder à être fixés sur ce point.

3. La terreur blanche Pendant quelques mois, les autorités kémalistes n'avaient opposé aux agissements des "extrémistes" qu'indifférence et relâchement. Sous le couvert des agences du Vnechtorg et de diverses autres missions, les propagandistes soviétiques avaient pu reprendre sans encombre leurs activités. Autour de §efik Hüsnü, le parti communiste turc — dont la portion visible se réduisait désormais au parti socialiste des ouvriers et agriculteurs — s'était progressivement réorganisé. Vers le début du mois de mars 1923, au moment où s'achève le congrès économique de Smyrne, les éléments révolutionnaires sont en droit d'envisager l'avenir avec un certain optimisme. Ils peuvent distribuer librement leurs tracts et brochures, on les laisse flirter avec les organisations ouvrières, le pouvoir tolère leurs déclarations publiques et leurs réunions. Pourtant, alors que tout semble aller si bien, le retour du pendule est déjà amorcé. Le gouvernement d'Ankara n'a pas changé de tactique : après le chaud, le froid, au gré de la conjoncture et des nécessités du moment.

' Çefik Hüsnü, "Türkiye'de Dernek Birliklerinin Teçekkulii" (La formation des Unions syndicales en Turquie), Aydinhk, 15, mai 1923, pp. 390-393.

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Le revirement que l'on observe à l'époque du congrès de Smyrne dans l'attitude des autorités vis-à-vis des communistes ne fait, c o m m e à l'accoutumée, que refléter un changement de climat dans les relations turcosoviétiques. Jusque dans les premiers jours de février 1923, Ankara et Moscou avaient vécu, malgré quelques petits accrocs, sous le signe de l'amitié retrouvée. De part et d'autre, on s'était efforcé, en considération des difficiles négociations qui se déroulaient à Lausanne, d'oublier les différends, les coups d'épingles, les tracasseries qui s'étaient amoncelées dans la seconde moitié de l'année 1922. Mais à partir du début du mois de février, la République des Soviets et la Turquie se retrouvent à nouveau sur des voies divergentes. C'est que les diverses concessions faites aux Alliés par ismet pacha au cours des pourparlers de paix — notamment en ce qui concerne le passage des navires de guerre étrangers dans les Détroits — ont fini par contrarier sérieusement les dirigeants soviétiques. Extérieurement, les relations entre les deux pays demeurent cordiales. Ce n'est ni la rupture, ni même une véritable brouille. Mais du côté turc comme du côté russe, les accès de susceptibilité, les bouderies, les subites sautes d'humeur se réinstallent progressivement. Sous le vernis de la bonne entente, affleurent une fois de plus la méfiance et le soupçon. Ce sont les Russes qui, les premiers, ont manifesté leur nervosité. Tout au long du mois de février, les journaux soviétiques, en particulier la Pravda, ont savamment entrelacé les couplets en l'honneur de l'amitié turcorusse et les attaques contre les velléités ententophiles du gouvernement d ' A n k a r a 1 . À ces attaques, les Kémalistes ont répondu, par le biais de l'officieux Hakimiyet-i Milliye et de divers autres organes, en dénonçant l'attitude inamicale de la presse soviétique 2 . Dans les premiers jours de mars, les choses ont continué de se gâter. Du côté turc, tracasseries à l'encontre des

Ainsi, le 4 février 1923, Em. Yaroslavski écrivait en première page de la Pravda : "Sous la pression de la France et de lAngleterre, le gouvernement de Kemal Pacha s'oriente de plus en plus vers une politique réactionnaire à l'intérieur du pays. Ankara espère sans doute que les rapaces européens se laisseront fléchir. Vain espoir ! Ce qui se passe actuellement à Lausanne obligera tôt ou tard la Turquie à reprendre la lutte. Mais alors le gouvernement kémaliste aura contre lui les masses laborieuses qui ne lui auront pas pardonné d'avoir cherché à étrangler les défenseurs du prolétariat dans le seul but de complaire aux impérialistes." 2 D u côté turc, les attaques contre la Russie débuteront par un simple entrefilet dans le Hakimiyet-i Milliye du 8 mars 1923 : "Depuis quelque temps, nous constatons que la presse de Moscou comme celle de Tiflis tiennent à notre égard des propos malveillants. La presse russe, personne ne l'ignore, est une presse gouvernementale. Au cas où il ne serait pas mis un terme à la publication de ces propos mensongers et malveillants, nous nous verrons dans l'obligation de riposter." (Cité par le bulletin de renseignements hebdomadaire du 25 au 31 mars 1923, SHAT, 20 N 1084). Par la suite, le ton se fera de plus en plus menaçant et certains journaux "indépendants", en particulier \'Ak§am d'Istanbul, profiteront même de la conjoncture pour faire un procès en règle à la République des Soviets et au bolchevisme.

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agences du Vnechtorg^. Du côté russe, ostentatoires mouvements de troupes dans le Caucase 2 . Certains dirigeants soviétiques — Kalinine, Ordjonikidze, Rakovski et quelques autres — sont allés jusqu'à stigmatiser publiquement le "comportement hypocrite" des délégués du gouvernement d'Ankara dans les négociations de paix de Lausanne 3 . Les communistes turcs ne tarderont pas à subir le contrecoup de cette désaffection mutuelle. Dès la mi-mars, les autorités kémalistes monteront une opération de police contre les militants d'Istanbul. Pour l'immédiat, il ne s'agit que d'un simple avertissement : sous prétexte de vérifier la propreté des lieux, des "inspecteurs du service sanitaire" perquisitionnent dans les locaux du parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, y saisissent quelques papiers et procèdent à l'arrestation de Salih Hacioglu qui n'a pu s'éclipser à temps 4 . Un scénario de vaudeville. Mais §efik Hiisnii et les siens savent désormais qu'ils ne doivent plus compter sur la compréhension du gouvernement. Moins d'une semaine après la capture de Salih Hacioglu, un pas de plus sera franchi dans le processus de l'intimidation. Le 17 mars débutera à Ankara, devant un de ces tribunaux ad hoc dont les Kémalistes ont le secret, le procès des militants arrêtés en octobre 1922. Les autorités qui bénéficient déjà d'une certaine expérience en la matière ont bien fait les choses. Toute la fine fleur du communisme anatolien se trouve dans le box des accusés : l'ex-député de Tokat Nazim Bey, le rédacteur en chef du Yeni Hayat Nizamettin Nazif, le directeur de l'imprimerie de Vlkaz Abd-iil-Kadir, Salih Hacioglu et bien d'autres. Une quarantaine de personnes au total : des cheminots, des ouvriers de la cartoucherie d'Ankara, quelques officiers appartenant comme Salih au service vétérinaire de l'armée, des typographes, des publicistes, un ou deux enseignants 5 . Pendant des mois, les Russes n'ont cessé de faire des pieds et des mains pour obtenir la libération sans condition des prévenus. Le grand spectacle judiciaire qui s'ouvre à Ankara, précédé d'une publicité tapageuse, met une fois de plus en évidence l'inefficacité de la protection soviétique.

1SHAT, 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 11 au 17 mars 1923. SHAT, 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 1 er au 7 avril 1923. Cf. aussi le rapport du secret intelligence service de Constantinople en date du 24.4.1523, FO, 371/9130, f. 151. 3 SHAT, 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 25 au 31 mars 1923. D'après le rapport du secret intelligence service du 24.4.1923 déjà cité, Ordjonikidzé aurait, lors d'une conférence extraordinaire du Parti communistre transcaucasien, violemment attaqué le régime turc, appelant ses camarades à lutter contre la propagande pan-touranienne orchestrée en territoire soviétique par les Kémalistes. 4 Henri Paulmier, "Le coup du complot", La vie ouvrière, 23 mars 1923, p. 3. D'après un rapport du service de renseignements de Constantinople (SHAT, 20 N 1094, fin mars 1923), Salih Hacioglu aurait été arrêté dans la propre maison de Henri Paulmier. 5 Mete Tunçay, Tiirkiye'de Sol Akimlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 19081925), 3ème éd., 1978, pp. 510-514, transcrit in-extenso le jugement du tribunal d'Ankara qui donne la liste complète des prévenus.

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Dans une telle ambiance, il ne peut évidemment pas être question pour l'organisation de §efik Hiisnii, malgré les succès enregistrés à Smyrne, de chercher à se faire remarquer. L'heure est au contraire, plus que jamais, à l'humilité, à l'effacement. Les militants communistes se sentent tellement menacés qu'ils n'oseront même pas prendre part aux joutes électorales organisées, juste à ce moment, par Mustafa Kemal. Les nouvelles élections, officiellement annoncées le 1 e r avril 1923, aussitôt après que la Grande Assemblée Nationale eut décrété sa propre dissolution, ont pour but de débarrasser le gouvernement des multiples opposants — Unionistes et conservateurs partisans du rétablissement du sultanat — qui depuis plusieurs mois guettent toutes les occasions favorables pour critiquer la manière dont les affaires du pays sont conduites. Dans les milieux politiques nul n'ignore que Mustafa Kemal entend sortir vainqueur du scrutin. Mais les candidats de l'opposition, soutenus par une bonne partie de la presse, surtout à Istanbul, sont décidés à se battre jusqu'au bout pour conserver leurs sièges. Dès les premiers jours de la campagne électorale, celle-ci s'annonce animée. Pour le parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, c'eût pu être l'occasion d'essayer de marquer quelques points. Mais §efik Hiisnii et ses compagnons sauront resister à cette tentation. Pendant toute la durée de la campagne, ils se tiendront résolument à l'écart des opérations. Alors qu'en décembre 1919 le parti avait présenté — totalement en vain il est vrai — des candidats dans plusieurs provinces, il se gardera bien cette fois-ci d'en faire autant. C'est tout juste si YAydinlik publiera, dans son numéro de mai 1923, un vague "programme minimum" destiné à tester le degré de progressisme des candidats "bourgeois" 1 . Un programme tellement aseptisé que les commentateurs soviétiques eux-mêmes tendront à n'y voir qu'un simple reflet des "neuf principes" élaborés par le mouvement kémaliste en vue des élections 2 . Dans les deux ou trois articles qu'il consacrera aux questions électorales au cours du printemps, §efik Hiisnii se satisfaira, quant à lui, d'inviter ses lecteurs à voter pour les candidats du mouvement de libération nationale 3 . Faute d'être en mesure de promouvoir leur propre plate-forme, les militants communistes ne s'autorisent en somme qu'un seul objectif : celui d'aider, dans la faible mesure de leurs moyens, les Kémalistes à barrer la voie aux gens du "second groupe" qui symbolisent à leurs yeux la réaction.

Turkiye î§çi ve Çiftçi Sosyalist Partisinin Beyannâmesi" (Le manifeste du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs de Turquie), Aydinlik, 15, mai 1923, pp. 4 0 5 - 4 0 6 . Cf. aussi A . Cerrahoglu, Turkiye 'de Sosyalizmin Tarihine Katki (Contribution à l'histoire du socialisme en Turquie), Istanbul, 1975, pp. 187-191. 2

C f . par exemple G. Astakhov, op. cit., pp. 81-82, qui reprend un article paru dans la Pravda du 7 juillet 1923 sous le pseudonyme de Gast ("Znacenie Konstantinopol'skogo processa pis'mo iz Anatolii" / La signification du procès de Constantinople, p. 3, col. 1-2). ^"intihabat ve Yoksul ve Ortak Halli Simflar" (Les élections et les classes pauvres et moyennes), Aydinlik, 15 mai 1923, pp. 383-385.

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Au moment où s'ouvre la campagne électorale, c'est plus que jamais le froid qui domine dans les rapports entre Moscou et Ankara. Dans les premiers jours du mois d'avril, Aralov et quelques-uns de ses proches collaborateurs, accusés de "manquer de tact", ont dû se résigner à "prendre des vacances"1. Vers la même époque, les dirigeants soviétiques ont soudain réalisé qu'il leur fallait se préoccuper du repeuplement des territoires arméniens 2 . De part et d'autre, la presse s'en donne à cœur joie. A Ankara, l'officieux Hakimiyet-i Milliye dénonce les "mesures extraordinaires" prises par les Bolcheviks dans le Caucase et en Transcaucasie et prend le soin de préciser que "la Turquie ne servira en aucun cas de terrain pour les expériences révolutionnaires de la Russie des Soviets" 3 . La Pravda, de son côté, tire à boulets rouges sur la bourgeoisie turque, persécutrice de la classe ouvrière, et stigmatise — on est en pleine "affaire Chester" 4 — ceux qui, en Turquie, voudraient faire de leur pays une simple colonie de l'Occident 5 . Cette persistance de la mésentente entre le gouvernement d'Ankara et la République des Soviets (alors que Turcs et Russes — mais ni les uns ni les autres n'en sont pas à un paradoxe près — viennent de célébrer en grande pompe le deuxième anniversaire du traité d'amitié et de fraternité signé à Moscou le 16 mars 1921), n'est évidemment guère faite pour rasséréner les militants du mouvement communiste turc. Elle ne peut que les conforter dans leur prudente inertie. Inertie qui aurait dû leur assurer l'indulgence du gouvernement. Mais qui, en définitive, s'avérera totalement inopérante. Il leur suffira d'un seul faux pas — en l'occurence, un tract rédigé d'une plume un peu trop vigoureuse et destiné à être diffusé à l'occasion du Premier Mai — pour qu'aussitôt les autorités estiment devoir sévir. Les choses se dérouleront en plusieurs épisodes. D'abord un simple coup de semonce : le 21 avril, un certain Stavridès, un militant d'origine grecque, est arrêté alors qu'il s'apprête à pénétrer dans les locaux de l

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20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 1 er au 7 avril 1923.

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SHAT, 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 22 au 28 avril 1923.

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Cité par le bulletin de renseignements hebdomadaire du 1 e r au 7 avril 1923, SHAT, 2 0 N 1084.

^L'amiral américain Arthur Chester avait dès 1911 tenté d'obtenir une concession ferroviaire en Turquie. Ce projet fut ressuscité au début de l'année 1923. Il s'agissait d'une convention grandiose conclue entre Feyzi bey, ministre turc des Travaux Publics et le groupe "K.A. Quennedy and Arthur Chester". Elle prévoyait la construction d'un vaste réseau de lignes de chemins de fer, d'une longueur totale de 4 385 kilomètres, et l'octroi à la compagnie américaine de diverses concessions de part et d'autre de la voie ferrée. La France qui s'estimait lésée dans l'affaire éleva une protestation solennelle contre le projet. Le gouvernement d'Ankara continua cependant de faire croire aux Alliés — en particulier aux Français — qu'il prenait les propositions de l'amiral Chester au sérieux, dans le but de les amener, devant ce danger de concurrence américaine, à renoncer à une partie des exigences dont ils harcelaient la Turquie à la conférence de Lausanne. 5 C f . par exemple la Pravda du 3 mai 1923, "Vokrug koncessii Cestera" (À propos du projet Chester), p. 1, col. 7-8.

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l'Association des menuisiers et des ouvriers du bâtiment avec un paquet de tracts sous les bras 1 . Prétendument imprimés à Sofia, ces tracts vouent aux gémonies la bourgeoisie turque et exaltent le communisme. Quelques jours plus tard, la police s'empare de deux autres propagandistes : Kâzim, un des "anciens" de l'organisation d'Istanbul, et Bedros, un colleur d'affiches pris sur le fait 2 . §efik Hiisnii et ses camarades ne se laisseront pas démonter par ces diverses arrestations. Le numéro de mai de l'Aydinlik, agrémenté d'une couverture écarlate, paraîtra à la date prévue. Le programme des manifestations organisées à l'occasion de la fête du travail ne sera pas modifié. Les dirigeants du parti espèrent sans doute pouvoir passer à travers les mailles du filet. Singulière candeur. Dès les premiers jours du mois de mai, les autorités frapperont à nouveau. Au total, plus d'une vingtaine de personnes seront appréhendées. Dans le lot, plusieurs étudiants, des typographes, un pharmacien, un conducteur de tramways et, surtout, les principaux dirigeants du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs : §efik Hiisnii, Sadreddin Celâl, Ali Cevdet, Hasan Ali. Pour faire bonne mesure la police a également mis la main sur le leader des militants grecs, Serafim Máximos, et sur Roland Gunsberg, un des agents les plus actifs de la Troisième Internationale en Turquie 3 . Par la suite, lorsque l'enquête aura fait des progrès, les autorités s'en prendront aussi à la délégation consulaire de la République des Soviets à Istanbul. Plusieurs collaborateurs de J. Salkind, en particulier Basile Navikoff, chef du service de renseignements soviétique, seront déclarés persona non grata et devront quitter le pays 4 . À Moscou, la presse ne tardera pas à réagir. Dès le 11 mai, en première page, la Pravda dramatise : "Terreur blanche en Turquie". Dans les mêmes jours, l'information est reprise par divers autres organes. La Vie Ouvrière suit l'affaire de particulièrement près. Un militant révolutionnaire français, Henri Paulmier, qui anime à Istanbul une cellule "d'extrémistes étrangers" et qui entretient d'étroits contacts avec le groupe de §efik Hiisnii, envoie à Paris

^A. Sayilgan, Tiirkiye'de Sol Hareketler. 1871-1972 (Les 1871-1972), Istanbul, 1972, p. 110. 2 Ibid. Cf. également M. Tunçay, op. cit., p. 328. H. Constantinople", La vie ouvrière, 18 mai 1923, p. 3. 3 F. Teyetoglu, op. cit., pp. 94-96, transcrit in extenso l'acte d'instruction. Ce document fournit la liste complète des entendu, divers délits reprochés aux comploteurs. 4

mouvements de gauche en Turquie. Paulmier, "Un complot souffle à d'accusation mis au point par le juge individus arrêtés et énumère, bien

SHAT, 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 30 juin au 7 juillet 1923.

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missive sur missive 1 . Se sentant lui-même menacé, il n'hésite pas à verser dans l'alarmisme : "Le gouvernement nationaliste, à la veille des élections, veut être libre de ses mouvements. Pour cela, mettant ses sbires en compagne, il arrête de-ci, de-là et soudain l'on apprend avec stupéfaction la découverte d'un grand complot bolchéviste à Pera. (...) La police est sur les dents. Les mouches sont sur les talons des camarades militants. Même d'inoffensifs passants sont dévisagés et suivis si, par malheur, ils ont parlé avec un communiste." 2 Mais, tout de même, singulière "terreur blanche". Poursuivis pour avoir incité le prolétariat à ouvrir la lutte contre le gouvernement kémaliste, §efik Hiisnii et les autres "comploteurs" de la fête du Travail comparaîtront en justice — au terme d'une période de détention provisoire étonnamment courte — le 29 mai 1923. A peine plus d'une semaine après, le 6 juin, ils seront relaxés. Un procès expéditif, donc, qui s'est déroulé en deux temps. D'abord, la cour martiale. Celle-ci, après avoir étudié le dossier, s'est tout bonnement déclarée incompétente — bien que les prévenus fussent accusés de haute trahison — et a renvoyé l'affaire devant le tribunal correctionnel. Ainsi, d'entrée de jeu, le "complot contre la sûreté de l'État" s'est réduit à un délit de droit commun mineur. Deuxième épisode, le tribunal correctionnel (à partir du 3 juin). Devant cette nouvelle juridiction, la défense — constituée de neuf avocats experts en matière de procédure, notamment un certain Musliheddin Adil bey — n'a pas tardé à trouver l'argument choc : la loi de haute trahison ne peut pas être appliquée à Istanbul, car sa promulgation n'a pas eu lieu selon les règles établies. Elle a été publiée dans les journaux, mais, contrairement aux stipulations expresses du législateur, n'a pas été notifiée aux habitants de la cité par les crieurs publics. Malgré les protestations du procureur, c'est le nonlieu pur et simple. Les juges n'ont même pas eu à se pencher sur le fond 3 .

On trouve quelques indications dispersées sur les activités de Henri Paulmier à Istanbul dans les rapports du deuxième bureau du corps d'occupation français. Cf. notamment le bulletin de renseignements du 25 mars 1923, S H AT, 20 N 1084. ^Henri Paulmier, "Un complot bouffe à Constantinople", La vie ouvrière, 18 mai 1923, p. 3. ^Henri Paulmier, "Le complot de Constantinople se termine par un non-lieu", La vie ouvrière, 29 juin 1923, p. 3. F. Tevetoglu, op. cit., pp. 94-97. M. Tunçay, op. cit., pp. 325-330.

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Deux mois plus tard, le procès des militants arrêtés en octobre 1922, bien qu'ayant duré plus longtemps que celui des "comploteurs" du 1 e r Mai, s'achèvera lui aussi par une décision surprenante : trois mois de prison pour chacun des inculpés et cinq livres d'amende. On est bien loin de la peine capitale ou des travaux forcés prévus par la loi. Les bénéficiaires de ce geste de clémence, dont la plupart comptent déjà à leur actif près de dix mois de détention préventive, seront relâchés dès que le tribunal aura rendu son verdict1. Cette mansuétude de la justice kémaliste est difficile à expliquer. Doiton supposer que le gouvernement d'Ankara, encore empêtré dans les pourparlers de paix avec les Alliés, n'a pas osé prendre le risque de heurter de front la République des Soviets et les multiples forces révolutionnaires disséminées de par le monde qui, depuis tant d'années, n'avaient cessé de soutenir la lutte du peuple turc contre l'impérialisme occidental ? Peut-être. Mais alors, pourquoi avoir organisé ces procès successifs ? S'agissait-il seulement "d'impressionner" les militants communistes, dans l'espoir de les voir, dans l'avenir, renoncer par eux-mêmes à leurs activités ? Nous en sommes réduits aux hypothèses. Au demeurant, est-il certain, tout bien considéré, que les sentences prononcées à Istanbul et à Ankara aient été "suggérées" à la justice par les autorités ? Il ne semble pas totalement absurde de penser que les magistrats aient pu, tout simplement, se laisser guider par leur probité professionnelle. Après la bourrasque, l'accalmie. Au lendemain du procès éclair de juin 1923, les membres du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs allaient sans hésitation reprendre leur train-train, comme si la brève incarcération qu'ils venaient de subir n'avait été qu'une insignifiante parenthèse. UAydinlik continuera de paraître — à intervalles assez espacés il est vrai — et ses rédacteurs y développeront les mêmes thèmes que par le passé. Dans un article publié dès sa libération, §efik Hiisnii, fort du non-lieu si aisément remporté par ses avocats, ira même jusqu'à se réclamer ouvertement du communisme (alors que les arrestations d'avril-mai avaient été précisément provoquées par un tract de propagande communiste). Dans la perspective des élections qui sont en train de se dérouler dans le pays, il fera l'apologie des doctrines révolutionnaires et, récupérant avec une certaine habileté le vocabulaire politique des Kémalistes, il demandera pour la Turquie la mise en place d'un

'm. Tunçay, op. cit., pp. 510-514.

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véritable "gouvernement populaire", un gouvernement à la fois national et prolétarien1. À cette subite détente du côté des militants communistes viendra faire pendant, au cours de l'été 1923, une lente mais sûre amélioration dans les relations entre la Turquie et la République des Soviets. Jusque vers le début de l'automne, Turcs et Russes continueront de se contrarier mutuellement par un subtil va-et-vient de petites misères : cargos immobilisés à Istanbul ou Odessa, marchandises non débarquées, expulsions d'individus considérés comme suspects, tracasseries diverses à rencontre des missions consulaires installées en territoire soviétique ou en Turquie, etc 2 . Mais, dans l'ensemble, la balance tendra néanmoins à pencher du côté du rapprochement. Quelques semaines après le départ d'Araloff, la République des Soviets a envoyé un nouvel ambassadeur à Ankara. La mission essentielle assignée à Jacob Z. Souritz, diplomate de carrière, ancien représentant de la Russie à Christiania (Oslo), sera "d'affirmer" et de "développer" l'amitié turco-russe, de manière à ce que soient oubliés les "malentendus mineurs" surgis entre les deux pays dans les premiers mois de l'année 3 . Les Russes marqueront d'autre part leur désir de revenir à de meilleurs rapports avec la Turquie en se résignant à signer, le 14 août, la convention sur les Détroits élaborée à Lausanne et qui, depuis le mois de février, constituait la principale source de discorde entre Moscou et Ankara 4 . Les Turcs, de leur côté, multiplieront les amabilités protocolaires à l'égard des dirigeants bolcheviks et, surtout, s'orienteront progressivement vers uoe relance de leurs contacts économiques avec la République des Soviets. Bloquées depuis près d'un an, les négociations en vue d'un traité de commerce turco-russe reprendront à Ankara dans les premiers jours du mois d'août. Vers la même époque, et dans la même foulée, les représentants des deux parties s'efforceront également d'aboutir à une convention consulaire entre la Turquie et la Russie — convention prévue par le traité d'alliance du 16 mars 1921 mais qui n'avait pu être mise sur pied jusque-là — et le gouvernement

' "Sosyalizm Cereyanlan ve Tiirkiye" (Les courants socialistes et la Turquie), Aydmhk, 16, juin 1923, pp. 410-415. Il n'est pas sans intérêt de souligner que certains observateurs soviétiques avaient eux aussi tendance, vers la même époque, à faire l'amalgame entre le populisme kémaliste et les doctrines marxistes. C'était peut-être pour eux une façon de garder l'espoir qu'un jour ou l'autre la Turquie finirait par basculer dans le camp soviétique. SHAT, 20 N 1084, bulletins de renseignements hebdomadaires du 20 mai au 4 août 1923. Ces bulletins signalent des incidents toutes les semaines mais, dans le même temps, mettent l'accent sur la lente amélioration des rapports entre la Turquie et la République des Soviets. 3 SHAT, 20 N 1084, bulletin de renseignements hebdomadaire du 9 juin 1923, qui reprend une interview de Souritz parue dans la presse constantinopolitaine. 4 L a convention fut signée à Rome par le chef de la délégation soviétique en Italie, N. I. Jordonski. Elle ne fut cependant jamais ratifiée.

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d'Ankara acceptera de rouvrir le délicat dossier du rapatriement des réfugiés wrangelistes et des prisonniers de guerre se trouvant encore en Turquie 1 . Cette amélioration des relations turco-soviétiques est cependant trop précaire pour que §efik Hiisnii et ses camarades puissent songer à se précipiter tête baissée dans la turbulence révolutionnaire. Ils savent que les autorités veillent et qu'elles sont prêtes à sévir. Ils ne peuvent qu'essayer de reconstruire pierre à pierre l'édifice miraculeusement échafaudé au moment du congrès économique de Smyrne. Chimérique entreprise. Depuis le mois de mars, les choses ont bien changé. Les arrestations du 1 e r mai, assorties de toutes sortes de calomnies (une partie de la presse avait notamment accusé les militants inculpés d'être payés par les Grecs), ont considérabelement refroidi l'ardeur des sympathisants du parti. Par contre, les "opportunistes" rassemblés au sein de l'Union générale des ouvriers d'Istanbul ont su mettre à profit la situation pour gagner du terrain. Vers le début de l'été 1923, l'organisation de §efik Hiisnii n'a quasiment plus aucune prise sur les masses laborieuses. Aux yeux des travailleurs d'Istanbul et d'Anatolie, seuls jouissent désormais d'un certain prestige §akir Rasim et les hommes de son entourage. Ce sont ces "abjects jaunes", que l'Aydinlik donnait en mars pour totalement déconfits, qui seront appelés à assumer, à partir du mois de juillet, le leadership des grandes grèves de l'après - Lausanne.

4. L'agitation ouvrière au lendemain de Lausanne En février 1922, à la suite d'une ultime grève des employés de la Compagnie des Tramways de Constantinople, les administrateurs des grandes entreprises étrangères et les Hauts-Commissaires alliés avaient fini par avoir raison de l'agaçante fermentation entretenue à Istanbul par le parti socialiste de Huseyin Hilmi 2 . Depuis cette date, aucun incident notable n'est venu troubler la bonne marche des sociétés implantées en Turquie. Pendant près de dix-huit mois, la fraction "consciente et organisée" du prolétariat a vécu dans l'expectative. Les leaders des diverses organisations ouvrières d'Istanbul et d'Anatolie se sont contentés de faire de l'agit - prop, d'organiser des réunions, d'élaborer des thèses, d'échafauder toutes sortes de projets. Juste de quoi tenir leurs troupes en haleine. Ils ont patiemment attendu que les temps soient à nouveau mûrs pour l'action.

Les discussions sur le traité de commerce n'aboutiront qu'en avril 1932, soit plus de 10 ans après les premiers pourparlers. La convention consulaire ne sera, pour sa part, jamais signée. Quant aux négociations relatives au rapatriement des prisonniers de guerre et des réfugiés russes, elles traîneront jusqu'au jour où le gouvernement d'Ankara tranchera le nœud gordien en proposant aux Russes blancs désireux de rester en Turquie la naturalisation, ce qui les mettra à l'abri des démarches effectuées par les Soviétiques en vue d'obtenir leur rapatriement forcé. 2 C'f. supra, "Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à Istanbul pendant l'occupation 1919-1922".

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Quelques débrayages spontanés se sont produits au début de l'été 1923. En juin, une journée d'agitation à Istanbul parmi les employés de la Société des Tramways (encore eux). Dans les premiers jours de juillet, grève éclair des mineurs d'Asma, dans le bassin houiller d'Héraclée 1 . Mais c'est la signature — tant attendue et sans cesse remise — du traité de paix de Lausanne, le 24 juillet 1923, qui marquera le véritable point de départ de la vague de grèves dont les entreprises étrangères installées en Turquie auront à pâtir jusque vers la fin de l'année. Les nuages avaient commencé à s'amonceler dès le lendemain de l'armistice de Mudanya. La victoire avait exacerbé les sentiments xénophobes de la population turque et certaines organisations de travailleurs — en particulier, nous l'avons vu, l'Union générale des ouvriers d'Istanbul — s'étaient empressées d'attiser cette haine de l'étranger. Au congrès économique de Smyrne, les représentants des diverses forces productives du pays, manifestement encouragés par le gouvernement, avaient été unanimes pour crier haro sur les méfaits commis en Turquie par le grand capital européen et ses serviteurs indigènes 2 . Cependant, les autorités avaient su brider toute cette effervescence. Tant que les négociations de paix demeuraient en cours, tant que duraient à Lausanne les marchandages sur les capitulations et la liquidation des dettes contractées par l'ancien Empire ottoman, il ne pouvait être question pour la Turquie d'aviver l'inquiétude de ses créanciers en versant dans les actes de provocation. Mais, aussitôt le traité signé, la bonde a lâché. Dès la fin du mois de juillet, alors que les journaux sont encore pleins du succès remporté par ismet pacha à Lausanne, les travailleurs commencent à montrer les griffes. Partout où le capital étranger se trouve en force — à Istanbul, dans le bassin d'Héraclée, à Smyrne, en Cilicie — les revendications fusent : augmentation des salaires, diminution du temps de travail, repos hebdomadaire obligatoire, paiement des jours de maladie, etc. Par ailleurs, les salariés musulmans des entreprises exigent le licenciement des ouvriers et cols blancs chrétiens et, plus encore, le départ immédiat des cadres supérieurs ou moyens venus Ahmet Naim, Zonguldak Havzasi. Uzun Mehmet'ten Bugiine (Le bassin houiller de Zonguldak. De Mehmet le long à nos jours), Istanbul, 1934, p. 126. Sina Çiladir, Zonguldak Havzasmda ¡¡çi Hareketlerinin Tarihi. 1848-1940 (L'histoire des mouvements ouvriers dans le bassin houiller de Zonguldak. 1848-1940), Ankara, 1977, pp. 130-131. 2 Très significatives à cet égard sont les diverses résolutions votées au terme du congrès. Cf. A. Giindiiz Ôkçtin, op. cit., pp. 390-437. C'est ainsi par exemple que les délégués rassemblés à Smyrne avaient demandé, entre autres, la nationalisation des voies ferrées, le démantèlement de la Régie co-intéressée des Tabacs, la suppression du système des monopoles, la mise sous tutelle turque des compagnies étrangères. Il est à noter que toutes ces revendications, et bien d'autres du même genre, allaient être progressivement satisfaites.

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d'Europe qui, depuis tant d'années, n'ont cessé de les écraser de leur mépris. Le gouvernement ne se contente pas de fermer les yeux sur cette agitation. De manière plus ou moins ouverte, il la soutient. En mars, au lendemain du congrès de Smyrne, le bruit avait couru qu'Ankara était favorable à une mise à pied massive du personnel non-musulman employé par les grandes sociétés étrangères. La nouvelle avait même donné un sérieux coup de fouet à l'exode des Grecs et des Arméniens traumatisés par la victoire kémaliste 1 . À partir des derniers jours de juillet, la menace se fera de plus en plus précise, de plus en plus crédible. Un certain nombre d'hommes politiques, en particulier le ministre de l'Économie, Mahmut Esat, n'hésiteront pas à afficher publiquement leur compréhension et leur sympathie à l'endroit des revendications à la fois sociales et nationales de leurs compatriotes. Ce sont les ouvriers du bassin houiller d'Héraclée, pourtant considérés par §efik Hiisnii comme particulièrement apathiques 2 , qui ouvriront le feu les premiers. Moins d'une semaine après la signature du traité de Lausanne, la grève éclate dans la région de Zonguldak. Une grève prototype qui vise la puissante "Société anonyme ottomane d'Héraclée", une entreprise dont le capital est pour l'essentiel d'origine française 3 . Dans la foulée de quelques débrayages sans gravité qui se sont succédés tout au long du mois de juillet, le mouvement, cette fois sérieux, a été lancé par les conducteurs de bennes et autres employés du réseau ferré de surface. Les grévistes, dont l'action paralyse le travail dans tout le bassin, avancent deux revendications principales. D'abord, ils réclament la mise en application du "Statut des ouvriers d'Héraclée", une loi votée par la Grande Assemblée Nationale en septembre 1921. Ce texte extrêmement ambitieux — sans doute surtout destiné à incommoder les concessionnaires européens installés dans le bassin — prévoyait notamment la journée de huit heures, la suppression des corvées 4 , la gratuité des soins, la participation des exploitants au financement

FO, 371/9114, f. 34 à 38, rapport du secrétaire commercial auprès du Haut-Commissariat britannique, en date du 28 mars 1923. D'après ce rapport, près de 400 000 non-musulmans — Grecs et Arméniens pour l'essentiel — avaient déjà quitté la province d'Istanbul au moment du congrès de Smyrne. Ces départs "spontanés", obtenus au moyen de diverses brimades habilement dispensées, céderont la place à partir d'août 1923 à une politique d'échanges massifs de populations, conformément au protocole gréco-turc élaboré à Lausanne au début de l'année. ^"Turkiye'de Dernek Birliklerinin Tegekkulii" (La formation des unions syndicales en Turquie), AydinhK 15 mai 1925, p. 393. 3 E n ce qui concerne l'histoire de cette société, cf. l'ouvrage de Jacques Thobie, Intérêts et impérialisme français dans l'Empire ottoman (1895-1914), Paris, 1977, pp. 406-415. 4 A u x termes d'une réglementation édictée en 1867, les villages situés sur le bassin houiller d'Héraclée ou à proximité de celui-ci étaient astreints d'envoyer chaque année un certain nombre d'hommes travailler dans les mines. Très mal rémunérées, ces "corvées" n'étaient pas toujours du goût des paysans, car elles gênaient considérablement les travaux agricoles. Supprimé dans les premières années de la République, le système des corvées obligatoires sera réintroduit dans la région d'Héraclée en 1940 et demeurera en vigueur jusqu'en 1948.

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des caisses de secours mutuel des ouvriers, l'interdiction d'utiliser pour les travaux à l'intérieur des mines des enfants de moins de seize ans 1 . Comme il se doit, aucun des concessionnaires n'avait pris ces prescriptions au sérieux et la loi était tout simplement demeurée lettre morte. En second lieu, les ouvriers somment la Société d'Héraclée (mais aussi, de manière sous-entendue, les autres exploitants du bassin) de renvoyer tous ses salariés non-musulmans. Cette exigence vise tout autant les cadres français, belges et italiens, nombreux dans la région, que la main-d'œuvre grecque et arménienne qui a réussi à se maintenir en dépit des événements 2 . Dès que la nouvelle de la grève parviendra à Istanbul, le groupe de §akir Rasim s'empressera de prendre fait et cause pour les grévistes. Dans les premiers jours d'août, §akir Rasim se rendra en personne à Zonguldak pour une "mission d'études". Ici, il entre en contact avec les meneurs, harangue les ouvriers, transforme la caisse de secours des travailleurs en une sorte de syndicat 3 . La grève s'étend et touche désormais plusieurs milliers de salariés, en particulier l'abondante main-d'œuvre des laveries4. Les autorités locales sont, dans l'ensemble, visiblement favorables aux grévistes. Le gouverneur de la province suit l'affaire de près et se montre paternel ; le conseil municipal de Zonguldak plaide la cause des travailleurs auprès de la Société ; de passage dans la région, un haut fonctionnaire du ministère de l'Économie réclame, comme les ouvriers, l'application de la loi. Dans ces conditions, il ne reste plus au représentant de la société, un certain Monsieur Duroi, qu'à s'incliner. Le 6 août, au terme d'une ultime confrontation entre les mandataires des travailleurs et la direction des charbonnages, toutes les demandes des grévistes, y compris celle touchant le renvoi du personnel non-turc, seront acceptées. Sur le papier tout au moins. Vers la même époque (fin juillet - début août), une autre grève sollicite également l'attention de l'opinion publique. À Istanbul, les trois cents ouvriers de la brasserie "Bomonti" — une entreprise dont le siège social se trouve à

' j e résume d'après FO, 371/9115, ff. 53 à 56, texte de loi transmis au Foreign Office par le secrétaire commercial auprès du Haut-Commissariat britannique à Constantinople, en date du 14 mai 1923. Naim. op. cit., pp. 127-128 ; S. Çiladir, op. cit., p. 133 ; Turgut Etingii, Kômiir Havzasinda tlk Grev (La première grève dans le bassin houiller), Istanbul, 1976, pp. 85-86. 3 S . Çiladir, op. cit., pp. 136-141. 4

I1 n'est pas sûr que les ouvriers des laveries aient eu des revendications précises à formuler. D'après A. Naim, op. cit., p. 132, les grévistes n'avaient rien à demander et ne songeaient qu'à causer du désordre.

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Genève 1 — présentent des revendications comparables à celles des mineurs de Zonguldak : la journée de huit heures, la gratuité des soins médicaux, le repos hebdomadaire, le versement d'un pécule aux familles des ouvriers décédés, la création d'une caisse de secours mutuel alimentée à la fois par les cotisations ouvrières et l'entrepreneur, l'allocation d'une paire de socques en bois par an, etc. Comme dans le cas de la grève du bassin d'Héraelée, l'organisation de §akir Rasim, l'Union générale des ouvriers d'Istanbul, monte sur la brèche dès le début des événements. C'est elle qui négocie avec la direction de la brasserie, c'est elle qui représente les ouvriers auprès des autorités. Les grévistes bénéficient au demeurant de la sympathie des édiles et de la population. La plupart des journaux couvrent d'opprobre le directeur de l'entreprise dont le principal tort est d'être grec. La grève ne durera pas trois jours et, grâce à l'intervention du ministre de l'Économie en personne, débouchera sur une victoire quasi totale des ouvriers. Seules quelques exigences "inconsidérées" telles que la journée de huit heures et l'institution d'un tarif spécial pour les heures de travail supplémentaires demeureront insatisfaites 2 . À partir de la mi-août, la vague gréviste s'installera pour de bon. Le 16 août, les 600 ouvriers de la "Société anonyme des textiles orientaux", une entreprise belge, cessent le travail à Smyrne. Le lendemain, à Istanbul, les employés de la Société des Tramways débrayent pendant quelques heures pour protester contre le maintien des salariés non-musulmans au sein de l'entreprise. Plus de 4 000 grévistes, vers la fin du mois d'août, dans l'industrie des figues sèches, une spécialité de la région de Smyrne. Dix jours de paralysie totale sur le Smyrna-Aïdin Railway, au début de septembre. Grève des ouvriers du secteur textile, à Istanbul, dans la deuxième moitié du même mois. En octobre, ce seront à nouveau les wattmen et autres employés de la Société des Tramways de Constantinople qui cesseront le travail, puis, toujours à Istanbul, les salariés de la Compagnie des Eaux (société française, comme la plupart des autres sociétés concessionnaires des services publics de la ville), les électriciens, les gaziers, le personnel des bateaux de la Corne d'Or 3 .

D'après A. Giindiiz Ôkçiin (éd.), Osmanli Sanayii. 1913, 1915 yillari sanayi istatistiki (L'industrie ottomane. Les statistiques industrielles des années 1913 et 1915), Ankara, 1970, p. 66. La même société possédait au moins deux autres brasseries en Turquie, l'une située sur le Bosphore, l'autre à Smyrne. 2 Spravochnik Profinterna, tome III, Moscou, 1926, p. 345 ; §efik Hiisnii, "l§çilerimizde Uyaniklik" (Le réveil de nos travailleurs), Aydinlik, 18, oct. 1923. •î Spravochnik Profinterna, op. cit., pp. 345 et sv.; G. Asthakov, op. cit., pp. 148-152; R.P. Kornienko, Rabochee dvizhenie v Turtsii 1918-1963 g g. (Le mouvement ouvrier en Turquie 1918-1963), Moscou, 1965, pp. 58 et sv.

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Toutes ces grèves se déroulent grosso modo selon le même scénario. Les salariés ne s'attaquent qu'à des sociétés étrangères ou appartenant à des minoritaires (figues de Smyrne, tissages d'Istanbul) et exigent une révision radicale des conditions d'emploi. Ils veulent la journée de huit heures, le repos hebdomadaire, de meilleurs salaires — les augmentations réclamées oscillent généralement entre 25 et 35 %, mais vont parfois jusqu'à 100 % comme dans le cas des matelots des bateaux de la Corne d'Or —, des caisses de secours mutuel alimentées en partie par le patronat, la gratuité des soins médicaux en cas de maladie, le paiement des heures supplémentaires au tarif double, etc. Parallèlement, ils demandent avec insistance le départ des employés chrétiens, de ces "traîtres" qui pendant tant d'années ont fait le jeu de Vénizelos et des Puissances alliées, et entendent être débarrassés dans les plus brefs délais des cadres européens. La grève est conduite avec détermination et, le cas échéant, les grévistes font même preuve, de l'avis de certains observateurs étrangers, d'une "hystérie toute orientale". Ils sabotent leurs instruments de travail, ils défilent dans les rues, ils se battent contre la gendarmerie anglaise (grève de la brasserie "Bomonti"), ils envoient leurs femmes et enfants se coucher sur les rails des voies ferrées. Les autorités laissent faire. Mieux, elles prennent dans la plupart des cas ouvertement le parti des travailleurs. Quant aux chefs d'entreprise, qui depuis le traité de Lausanne se sentent abandonnés et floués, ils réagissent habituellement par la résignation. Dans un tel climat, la victoire des grévistes est inéluctable. Le patronat ne résiste en général que quelques jours. Il est rare qu'une grève se prolonge plus d'une semaine. La seule grève qui finira par un échec sera celle du Smyrna-Aïdin Railway. Au départ, les autorités et l'opinion publique turque ont, comme dans le cas des autres arrêts de travail de cette période, soutenu sans réserve les ouvriers. Les marchands musulmans de Smyrne ont même versé 300 livres à la caisse des grévistes. Unanimité payante. Dès le début de la grève, les administrateurs anglais de la Compagnie se sont empressés de faire acte de soumission. Mais, lorsque, après avoir obtenu une première fois satisfaction, les cheminots ont fait monter les enchères — en demandant outre le renvoi des employés chrétiens, une augmentation substantielle des salaires pour les musulmans embauchés à leur place — les choses se sont gâtées. La direction a refusé de payer plus cher une main-d'œuvre moins qualifiée que celle dont elle venait de se séparer, et les hostilités se sont prolongées. Au bout du dixième jour de grève, les négociants et les horticulteurs turcs, dont les figues en attente dans les gares commençaient à pourrir, n'ont pas hésité à changer de camp. I iichés alors qu'ils croyaient être sur le point de l'emporter, sommés par

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le ministère de l'Économie — dûment avisé de la situation — de renoncer à leurs exigences, les travailleurs n'ont eu d'autre ressource que de s'incliner 1 . Bien entendu, l'épidémie de xénophobie qui s'est abattue sur les masses laborieuses (comme sur le reste de la population turque) ne se manifeste pas seulement à travers des grèves. Les ouvriers, ou du moins leurs porte-paroles, expriment tout autant leur hostilité à l'égard des non-musulmans par des discours, des prises de position publiques, des résolutions votées à l'issue de meetings, par toute une agitation verbale qui contribue à accroître la panique dans le camp des minorités. Dans les cercles politiques, on souffle sur le feu. Vers le milieu du mois d'août, Mahmut Esat — probablement un des hommes clés de cette campagne contre les Européens et les chrétiens indigènes — ira jusqu'à convoquer personnellement, à Eski§ehir, une assemblée des employés de la Société du Chemin de fer d'Anatolie, dans le but manifeste d'activer les choses au sein de l'entreprise 2 . Dans les premiers jours d'octobre, après plusieurs semaines de déclarations et de rumeurs alarmantes, les journaux annonceront tout un train de mesures dirigées contre les non-musulmans : désormais, les affiches publicitaires, les prospectus, les programmes de théâtre, les sous-titres de films doivent être obligatoirement rédigés en turc ; il est interdit aux maisons de commerce de conserver leurs enseignes et panonceaux en langues étrangères ; seul l'usage de la langue turque est autorisé dans la comptabilité et la correspondance commerciale des entreprises ; les grandes compagnies concessionnaires doivent renvoyer immédiatement la totalité de leur personnel non-musulman ; enfin, dans un autre ordre d'idées, la consommation de boissons alcoolisées est strictement interdite dans les cafés, restaurants et autres lieux publics 3 . Du côté des minorités, ce sera évidemment la consternation. Une consternation mêlée d'incrédulité. La plupart des entreprises visées par cette réglementation feront la sourde oreille ou tenteront de ne céder que sur le papier. Mais, dès la mi-octobre, les autorités reviendront à la charge. Le 19 octobre, dans une déclaration à la presse, le ministre des Travaux Publics, Feyzi bey, répétera sans détour : "Conformément aux arrangements conclus avec les compagnies étrangères, celles-ci ne doivent engager que des employés turcs. Cela ne signifie pas qu'elles peuvent embaucher tous les sujets du Gouvernement de la Grande Assemblée Nationale de Turquie sans distinction. Elles ne doivent employer que des Turcs musulmans. Au cas où les compagnies étrangères ne licencieraient pas dans les plus brefs délais leur personnel grec, arménien et juif, je me trouverais dans l'obligation d'annuler les privilèges qui leur permettent d'opérer en Turquie. Cette décision est irrévocable." 4 1Spravochnik Profinterna, op. cit., pp. 345-346, G. Asthakov, op. cit., p. 149. R. P. Kornienko, op. cit., p. 59. 3 TO, 371/9116, ff. 128-129, 4 FO, 371/9116, f. 131, lettre du Haut-Commissaire N. Henderson en date du 23 oct. 1923. 2

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À

L'INTERNATIONALISME

Pour l'Union générale des ouvriers d'Istanbul, qui a dès le début de l'année misé sur la carte du nationalisme et de la xénophobie, c'est là un climat on ne peut plus favorable. En quelques semaines, l'organisation de §akir Rasim est devenue le centre de gravité du mouvement ouvrier turc. Elle a généreusement prodigué ses conseils aux grévistes d'Istanbul, d'Héraclée et de Smyrne, elle a noué des liens avec de nombreux groupes de province, elle s'est imposée aux autorités comme une interlocutrice digne de considération. Vers la fin du mois d'octobre, à la suite d'une visite à Istanbul de James Ramsay Macdonald, président du groupe travailliste aux Communes et futur Premier ministre de Sa Majesté, elle pourra même se flatter, avec une certaine jactance, d'être la seule organisation turque officiellement patronnée par le Labour Party et la Deuxième Internationale 1 . Du côté du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs, par contre, c'est la morosité. Les succès enregistrés par l'organisation de §akir Rasim ont contribué à repousser le groupe de §efik Htisnii à la périphérie du mouvement ouvrier turc. Bien qu'il leur fût déjà arrivé dans le passé de flirter avec les tenants du coup de balai intégral, §efik Hiisnti et les siens n'ont pas su cette fois, ou n'ont pas voulu, transiger avec leurs idéaux internationalistes. Ils ont laissé les gens de l'Union générale monopoliser les slogans xénophobes et recueillir tous les fruits de la conjoncture. Au cours de ces mois de fièvre ouvrière, les militants communistes se contenteront de compter les points marqués par leurs rivaux. Non sans quelque dépit. Dans VAydinlik d'octobre, §efik Hiisnti fera de son mieux pour minimiser la portée des grèves de l'aprèsLausanne. Il mettra l'accent sur les incohérences du mouvement gréviste et, tout en exaltant les initiatives prises par la classe ouvrière, appelera sans ambages les travailleurs à se débarrasser de leurs leaders "louches" et "incapables"2. Rejetée vers l'arrière du front, l'organisation de §efik Hûsnti n'aura en définitive réussi, durant cette période, à voir le feu de près que dans une seule affaire : une grève organisée au début du mois de septembre, à Istanbul, par l'Association des typographes turcs. Commencée le 7 septembre, cette grève — dirigée, contrairement aux autres débrayages de l'époque, non pas contre le capital étranger mais contre les patrons turcs — a pendant deux semaines pleines paralysé la sortie des huit principaux quotidiens de l'ancienne capitale ottomane. Durant ces quinze jours, les grévistes ont publié leur propre ' r . P. Kornienko, op. cit., p. 63 ; FO, 371/9176, ff. 51-52, lettre de Henderson en date du 24 oct. 1923. I§çilerimizde Uyaniklik" (Le réveil de nos travailleurs), Aydinhk, 18, oct. 1923.

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journal, Haber (Les Nouvelles), subversif à souhait. Le patronat de son côté, grâce à des "renards" fournis par §akir Rasim, a mis sur pied un "journal commun" (Miiçterek Gazete) paraissant deux fois par jour. De part et d'autre, on a multiplié les calomnies, les menaces, les propos acides. Mais finalement, frappés aux yeux de l'opinion publique du sceau infamant du communisme et déchirés par des mésententes internes, les typographes ont dû se résoudre à abandonner toutes leurs revendications (portant essentiellement sur le réaménagement de leurs conditions de travail) contre quelques piastres d'augmentation. Une défaite travestie en compromis et qui allait permettre aux patrons de justifier une importante majoration du prix de vente des journaux 1 . Après cet échec — particulièrement marquant en raison de tout le bruit fait autour de l'affaire —, le groupe de §efik Hiisnii s'est bien gardé de récidiver. Il est revenu à sa stratégie coutumière : repli, prudence, expectative. En octobre 1923, à l'heure où le gouvernement s'apprête à proclamer la République, c'est donc incontestablement du côté de §akir Rasim et de ses cohortes en pleine crue que semble se situer l'avenir. Les militants communistes apparaissent, quant à eux, plus que jamais coupés des masses laborieuses. Ils ont pourtant fait tout ce qu'ils pouvaient pour séduire. Conformément aux directives du Komintern, ils ont soigneusement évité les prises de position par trop radicales ; ils ont tout au long de l'année multiplié les paroles conciliantes à l'égard du pouvoir kémaliste ; ils ont évité de heurter les sentiments religieux de la population et se sont montrés respectueux envers la nation. Mais ils n'ont pas su céder sur l'essentiel : leur attachement au mouvement communiste international. * *

*

En novembre 1922, lorsqu'il s'était agi d'amener la Grande Assemblée Nationale à abolir le sultanat, Mustafa Kemal avait dû user de menaces : "Messieurs, ce n'est pas par des discussions plus ou moins académiques qu'on peut s'assurer le pouvoir et la souveraineté. Les sultans se sont emparés du pouvoir par la force et ont mis la Nation en face du fait accompli. Si la Nation veut la souveraineté, elle doit faire de même. D'ailleurs, cette situation de fait existe déjà. Ceux qui dans cette salle ne pensent pas comme moi ne pourront rien empêcher. Mais il y a tout lieu de penser que certaines têtes seront tranchées." 2 1 Spravochnik Profinterna, op. cit., p. 345 ; G. Asthakov, op. cit., p. 151 ; M. Tunçay, op. cit., pp. 334-335. 2 Mustafa Kemal Atatiirk, Nutuk (Discours), 12ème éd., vol. II, Istanbul, 1972, pp. 690-691.

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Rien de semblable le 29 octobre 1923. Grâce aux élections de l'été, Mustafa Kemal était désormais assuré d'une majorité confortable à l'Assemblée. La loi constitutionnelle qui instaurait la République fut votée à mains levées et adoptée à l'unanimité des 158 députés ayant pris part au scrutin. Lors de la lecture du texte, il y avait eu quelques murmures. Mais personne n'avait osé s'élever contre la volonté du Président de la Grande Assemblée. Singulièrement, il semble que la proclamation de la République n'ait suscité chez les communistes turcs qu'indifférence. Entièrement consacré à l'anniversaire de la Révolution d'octobre, VAydinlik de novembre 1923 passera l'événement totalement sous silence. Ce n'est qu'en mai 1924 que §efik Hiisnii estimera devoir consacrer un bref article à la question 1 . Une indifférence due peut-être au fait que la proclamation de la République était déjà attendue depuis un certain temps et que la décision du 29 octobre ne faisait que s'inscrire dans le cours naturel des choses. Le changement de régime n'aura au demeurant aucune incidence immédiate sur le mouvement ouvrier turc. Les premiers mois de la République apparaîtront comme un simple prolongement de la période que nous venons d'étudier : mêmes revendications, mêmes rivalités, mêmes problèmes. Une manière de statu quo. En dépit de toutes leurs déconvenues, les animateurs du Parti socialiste des ouvriers et agriculteurs persisteront dans leur soutien au gouvernement d'Ankara. Mieux, ils continueront de parier (à l'instar de certains observateurs soviétiques) sur une hypothétique transmutation du populisme kémaliste en socialisme. Jusqu'au jour où ils devront à nouveau faire face à la répression.

1

"l§çi Simfi Cumhuriyet Ustiine ne Duçùniiyor" (Ce que pense la classe ouvrière à propos de la

République), Aydinlik, 21, mai 1924.

DIX-HUIT MOIS DE RÉPUBLIQUE (29 octobre 1923 - 1« mai 1925)

La proclamation de la République turque, le 29 octobre 1923, marque un aboutissement : le processus engagé en avril 1920 par la mise en place à Ankara d'un gouvernement de salut national opposé aux instances collaborationnistes d'Istanbul est désormais achevé. Mais si la question du régime politique est résolue, bien d'autres problèmes continuent néanmoins, en cette fin de l'année 1923, de se poser à la Turquie nouvelle. Déclenchée en 1922, la lutte pour la reconstruction des finances et de l'économie nationales ne fait que démarrer. Dans le domaine social et culturel, tout reste à accomplir. La révolution kémaliste n'en est encore, en somme, qu'à ses premiers balbutiements. L'année 1924 sera ponctuée par toute une série de mesures décisives. Le 3 mars, le Khalifat est aboli. Ainsi, la Turquie rompt définitivement avec son passé ottoman. Dans la même foulée, la Grande Assemblée Nationale se prononce en faveur de la laïcisation de l'enseignement et de la suppression du ministère des Affaires religieuses et des Fondations pieuses. Les lois votées impliquent la fermeture des écoles d'enseignement religieux (medrese) et l'abolition des tribunaux de droit divin. Après ce premier train de changements, les choses s'accélèrent : le Gouvernement républicain s'efforce de réorganiser la vie rurale, dote le pays de nouvelles structures administratives, lance un vaste programme de travaux publics (chemins de fer, routes, ports, etc.), jette les bases d'une réforme radicale de la justice, s'emploie à mettre sur pied un nouveau système scolaire. Certaines des réformes kémalistes, les plus spectaculaires — la loi interdisant le port du fez, l'adoption du code civil suisse, le rejet des caractères arabes au profit de l'alphabet latin — ne viendront qu'un peu plus tard, lorsque le régime se sentira véritablement sûr de lui. Mais dès la fin de 1924, le bilan est sans conteste déjà remarquable. Le monde ouvrier, toutefois, échappe singulièrement à la sollicitude des Kémalistes. Le gouvernement d'Ankara, qui s'intéresse pourtant à l'industrie et qui entend pourvoir la Turquie de structures économiques calquées sur celles de

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l'Occident, semble vouloir prendre son temps pour régler les problèmes du prolétariat. Les revendications avancées par le groupe ouvrier au Congrès économique de Smyrne n'ont servi qu'à alimenter les dossiers des ministres. Au début de l'année 1925, un projet de loi ouvrière en 122 articles sera certes présenté à la Grande Assemblée Nationale. Mais, jugé "insuffisant", il sera rejeté par les députés sans autre forme de procès. En fait, les milieux dirigeants sont dans leurs grandes masses persuadés que la Turquie nouvelle ne peut s'offrir le luxe, pour l'immédiat tout au moins, d'un prolétariat rénové, jouissant de mesures de protection et doté de moyens de défense. Dans de telles conditions, les groupes ouvriers de pointe et les militants de gauche sont donc voués à ressasser constamment les mêmes exigences et les mêmes mots d'ordre que par le passé. Et comme par le passé, les maigres réserves d'agressivité dont disposent les éléments subversifs noyés dans la masse des bien pensants ou des indifférents ne peuvent que continuer à venir se briser contre l'indéniable savoir-faire des hommes au pouvoir. La période qui s'ouvre avec la proclamation de la République n'est cependant pas pour le mouvement ouvrier turc et les militants rassemblés autour de §efik Hiisnii une période de total sur-place. En dépit des tracasseries multipliées par les autorités, il semble que 1924 ait été plutôt une bonne année pour la syndicalisation du prolétariat industriel de Turquie. Du côté de VAydinlik, pareillement, ce n'est nullement la sclérose. Vers le milieu de l'année, §efik Hiisnii et ses compagnons, après avoir été quelque peu "secoués" par les instances dirigeantes du Komintern, redoubleront d'activité et, selon toute apparence, parviendront même pour un temps à reprendre pied dans les milieux ouvriers. Mais à Ankara, les méthodes du gouvernement n'ont guère changé. Laissez-faire et répression continuent de se mêler, au gré des nécessités du moment. À l'instar des années précédentes, 1924 sera riche en alertes. Incorrigibles, les militants communistes et les leaders du mouvement ouvrier conserveront leur stoïcisme. Lorsque le pouvoir, tirant prétexte des désordres survenus au Kurdistan, décidera, au début de 1925, de réduire l'opposition au silence, ils feront mine de ne pas se sentir concernés. Ils tablent sans doute sur l'apparente inconstance de la politique gouvernementale. Cette fois, pourtant, c'est bien d'une estocade qu'il s'agit. C'est que, depuis la fin de la lutte pour l'indépendance, la conjoncture a considérablement évolué. Grâce au traité de Lausanne, les dangers extérieurs semblent définitivement circonscrits. À l'intérieur, de même, le régime kémaliste s'oriente vers une évidente stabilisation. L'heure n'est plus, dès lors, aux adroits louvoiements. Solidement appuyé sur ses succès militaires et politiques, le gouvernement peut se permettre désormais de se montrer intraitable.

D I X - H U I T

1. L'évolution du mouvement

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ouvrier

Les semaines qui suivent la proclamation de la République voient se maintenir en Turquie un climat d'agitation ouvrière. Il s'agit des dernières secousses du grand déferlement gréviste de l'après-Lausanne. Avec la bénédiction tacite des autorités, les travailleurs turcs continuent de harceler les entreprises étrangères. Les mots d'ordre n'ont pas changé. Agitant l'épouvantail de la grève, les contestataires réclament l'amélioration de leurs conditions de travail, une augmentation substantielle des salaires et, surtout, le départ de tous les employés et cadres non-musulmans. C'est à Istanbul que la turbulence est la plus manifeste. Comme à l'accoutumée, les salariés de la Société des Tramways sont en première ligne. Ils ont déjà, derrière eux, toute une tradition de guérilla anti-patronale et les constantes palinodies des dirigeants de l'entreprise les obligent à revenir sans cesse à la charge. Ils avaient débrayé en juin 1923, puis à nouveau au début du mois d'octobre, pour obtenir le renvoi des employés appartenant aux minorités non-musulmanes. Dans les premiers jours de novembre, ils se trouveront une fois de plus dans l'obligation de relancer leur action. Pour l'essentiel, ils demandent à la Société d'obtempérer aux injonctions gouvernementales concernant le licenciement des salariés non-turcs. Mais leurs revendications portent également sur divers litiges en suspens depuis un certain temps. Ils réclament l'établissement d'un nouveau règlement intérieur, la modification des statuts de leur caisse de secours mutuel, le doublement de la paie pour le travail effectué les jours fériés, le regroupement des heures de repos, enfin la mise en circulation de tramways réservés aux travailleurs 1 . Dans la conjoncture de l'époque, la direction de la Société ne peut, face à de telles exigences, que recourir à sa tactique habituelle : faire mine de céder, quitte ensuite à se rétracter et à "s'arranger" avec les autorités locales pour se faire pardonner sa mauvaise foi. Aussitôt après les employés de la Société des Tramways, ce sera au tour des ouvriers de la Compagnie des Eaux de Constantinople — une autre entreprise étrangère — de s'agiter. Leurs doléances sont calquées sur celles de leurs camarades des tramways. Mais ils demandent en outre que les voitures de distribution d'eau soient à l'avenir tirées non plus par des hommes mais par ' Scdat Toydemir, "Tiirkiye'de i§ îhtilâflarinm Tarihçesi ve Bugünkii Durumu" (Historique des conflits du travail en Turquie et leur situation actuelle), Içtimai Siyaset Konferanslari (Conférences de politique sociale), vol. 4, Istanbul, 1951, pp. 54-55, reproduit in extenso la liste des revendications du personnel des tramways ; cf. également Oya Sencer, Tiirkiye'de i§çi Sinifi. Doguçu ve Yapisi (La classe ouvrière en Turquie. Sa naissance et sa structure), Istanbul, 1969, pp. 263-264.

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des bêtes de trait 1 . Enfin, dans la même foulée, le flambeau de la contestation sera repris par les ouvriers de la Société du Gaz. Ces derniers, passablement exigeants, iront jusqu'à réclamer au patronat la gratuité des soins en cas de maladie et l'allocation d'une indemnité pour "frais de maire" aux familles des ouvriers décédés, tout en avançant un certain nombre de revendications plus classiques telles que la réduction de la journée de travail, l'accroissement des salaires, la distribution de primes annuelles, etc 2 . Il semble que l'Union ouvrière de §akir Rasim — principale promotrice, nous l'avons vu, des débrayages de l'été 1923 — ait largement contribué à animer toute cette effervescence. Si l'on en croit un rapport adressé au Foreign Office par le Haut-Commissariat britannique à Constantinople, c'est également cette organisation qui fut à la tête de la plus importante des grèves de l'après-Lausanne, celle des Chemins de fer Orientaux 3 . Ici, une certaine tension avait commencé à se manifester dès le début de l'automne 1923. Comme partout ailleurs, les cheminots entendaient amener la direction de la Compagnie à renvoyer les employés non-turcs, particulièrement nombreux dans l'entreprise. Ils avaient par ailleurs à se plaindre de la mise en place d'un nouveau système de calcul des salaires qui avait eu pour conséquence d'entraîner une nette diminution de leurs revenus. Un premier conflit avait opposé les ouvriers au patronat dans les premiers jours du mois d'octobre. Il s'était agi à cette époque, pour les salariés musulmans de la Compagnie, d'obtenir la réintégration d'un de leurs coreligionnaires licencié à la suite d'une prise de bec avec un chef de train israélite et d'obliger l'administration à chasser quelques-uns de ses agents appartenant à la minorité juive. Devant le refus de la Compagnie, la situation s'était peu à peu envenimée. Vers la mi-octobre, l'Association de secours mutuel des cheminots, apparemment guidée par l'Union ouvrière de §akir Rasim, avait dressé toute une liste de revendications et s'était déclarée prête à appeler à la grève si ses exigences devaient ne pas être satisfaites. Mis au pied du mur, les dirigeants de la Compagnie avaient tenté de transiger. Ils avaient accepté de réduire la durée du travail à neuf heures par jour et d'améliorer la rémunération des heures supplémentaires. Ils avaient accepté également, moyennant certaines réserves, de licencier une partie de leur personnel non-musulman. Par

^S. Toydemir, op. cit., p. 54. Toydemir, op. cit., p. 55. 3 F O , 371/9176, ff. 134-137, rapport daté du 28 novembre 1923. O. Sencer, op. cit., pp. 259-263 fournit, en s'appuyant sur la presse de l'époque, d'intéressants compléments d'information sur le déroulement de cette grève. Cf. aussi G. Astakhov, Ot Sultanato k demokraticheskoi Turisti, Moscou, 1926, pp. 150-151.

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ailleurs, ils s'étaient montrés disposés à s'accommoder d'une politique de mesures sociales (paiement d'allocations aux ouvriers temporairement empêchés de travailler, indemnités aux familles en cas de mort accidentelle durant le service, etc.), à condition toutefois qu'un texte de loi ad hoc fût voté par la Grande Assemblée. Mais ils avaient, en revanche, catégoriquement refusé d'accorder aux ouvriers une augmentation de salaire ainsi que la prime annuelle qu'ils réclamaient. Ils avaient également repoussé leurs demandes relatives à l'octroi de quinze jours de congés payés et au versement d'une somme de 5 000 livres turques à la caisse de l'Association de secours mutuel de l'entreprise. Les choses en étaient là lorsque la grève éclata. Le 18 novembre, après d'ultimes tractations, plus de 1 200 ouvriers cessèrent le travail paralysant totalement le trafic sur le réseau ferroviaire de Turquie d'Europe. Du côté de la direction des chemins de fer, ce fut aussitôt la consternation. Près des gares, les murs étaient couverts d'affiches dénonçant l'attitude anti-turque des cadres étrangers de la Compagnie. L'administration répliqua en laissant entendre à la presse et au public que les grévistes étaient manipulés par les communistes. Par ailleurs, elle fit savoir qu'il était hors de question pour elle de céder. Dès le début de la grève, le gouvernement d'Ankara avait été prié d'intervenir. Bientôt, les pressions se multiplièrent. La Compagnie fit même appel aux bons offices de la Société des Nations. Picard, le représentant de l'organisation préposée à la surveillance de la frontière gréco-turque, fut chargé de contacter le Premier ministre ismet pacha et de l'informer des retombées néfastes de la grève sur le trafic international. Finalement, les autorités kémalistes acceptèrent de nommer un médiateur : Saadeddin bey, le préfet de police d'Istanbul. Pour le gouvernement d'Ankara, l'action menée par les cheminots commençait à constituer une sérieuse source de tracas, car la grève gênait les transports de troupes vers la Thrace. Saadeddin bey eut donc pour mission de liquider l'affaire dans les meilleures conditions possibles. Sommés d'accepter un compromis qui leur accordait notamment une augmentation de salaire de 14% (au lieu des 30 % exigés) et une journée de repos payée par semaine, les cheminots commencèrent par faire la fine bouche. Mais le 28 novembre, dix jours après le début du conflit, lorsque le gouvernement les eut menacés de réquisition, ils jugèrent préférable de s'accommoder des offres qui leur étaient faites. La grève du personnel des Chemins de fer Orientaux fut la dernière des grandes actions ouvrières de l'année 1923. À partir de la fin du mois de novembre, les autorités, tout en conservant une certaine rigidité à l'égard des

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entreprises à capitaux étrangers, s'orienteront vers une politique de raccommodement avec celles-ci, de manière à ne pas trop contrarier les milieux d'affaires occidentaux. Il semble qu'une partie des hommes au pouvoir — notamment certains représentants de l'aile "libérale" du mouvement kémaliste tels que le président de la Grande Assemblée Nationale, Fethi bey (Okyar) — aient soudain été effrayés par les dimensions prises par la vague de grèves et, craignant de voir l'agitation échapper au contrôle du gouvernement, aient milité en faveur d'une attitude moins coulante vis-à-vis des revendications des travailleurs. Le fait qu'un des supporters les plus résolus du prolétariat national, le ministre de l'Économie Mahmud Esad, ait été exclu du nouveau cabinet formé le jour de la proclamation de la République constitua également, selon toute apparence, une des causes de l'extinction — à retardement — du mouvement gréviste. Tandis que les travailleurs turcs étaient invités par le gouvernement, sur un ton relativement sec, à se calmer, l'Union ouvrière de §akir Rasim s'efforçait, quant à elle, de ne pas perdre les fruits de cinq mois d'agitation. Dès les premières grèves qui avaient suivi la signature du traité de paix de Lausanne, §akir Rasim et les siens s'étaient dépensés sans compter, prenant la tête du combat. Il s'agissait à présent pour eux de consolider leurs positions et de faire le bilan des points marqués. Le 26 novembre 1923, alors que l'issue de la grève des cheminots demeurait encore incertaine, §akir Rasim parvint à organiser à Istanbul un grand congrès qui rassembla, si l'on en croit les informations parues dans la presse soviétique 1 , quelque 250 délégués. Étaient représentés notamment trente-deux corps de métiers de l'ancienne capitale ottomane dont la clientèle s'élevait, d'après les comptes rendus de la réunion, à plus de 19 000 artisans et travailleurs d'industrie. §akir Rasim avait également fait venir des représentants des mineurs de la région d'Héraclée — une région où il s'était rendu en personne quelque temps auparavant pour y attiser l'agitation ouvrière — ainsi qu'un certain nombre de délégués de BaliaKaraaydin, un vaste gisement de plomb argentifère situé non loin de Balikesir. Le congrès avait confédération ouvrière à faire accepter son projet. créée au début de l'année

essentiellement pour but de mettre sur pied une l'échelle nationale. §akir Rasim n'eut aucun mal à L'Union générale des ouvriers d'Istanbul qu'il avait 1923 s'était considérablement renforcée au fil des

' p. Kitaigorodski, "Rabochee dvizhenie v Turtsii", Kommunisticheskij lnternatsional, n° 11 (48), 1925, pp. 165-174. Cf. également les diverses données rassemblées dans la presse turque par Mete Tunçay, Tiirkiye'de Sol Akimlar. 1908-1925 (Les courants de gauche en Turquie. 19081925), 3ème éd., Ankara, 1978, pp. 340-342. Voir par ailleurs "Congrès des ouvriers turcs", La Vie ouvrière, 14 mars 1924, p. 4.

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mois et avait réussi, à l'occasion des grèves de l'été, à prendre pied dans diverses villes de province. Il suffisait donc d'un changement d'étiquette pour transformer l'organisation existante en une formation confédérale. D'un simple coup de plume, l'Union générale des ouvriers d'Istanbul se mua en Union générale des ouvriers de Turquie (Turkiye Umum Amele Birligï). §akir Rasim s'attribua bien entendu la présidence et le secrétariat général de la nouvelle organisation. Mais, recourant à un stratagème qu'il avait déjà utilisé lors de la création de son premier groupement, il veilla d'autre part à se placer sous la protection d'un homme proche du pouvoir. La vice-présidence de l'Union fut confiée au docteur Refik ismail, secrétaire de la section d'Istanbul du Parti du Peuple, la formation politique des Kémalistes 1 . Ce témoignage de bonne volonté allait être suivi de plusieurs autres manifestations d'ostentatoire déférence vis-à-vis de l'ordre établi : télégrammes de sympathie adressés à Mustafa Kemal et à certains membres du gouvernement, banquets en l'honneur de divers généraux de passage à Istanbul, déclarations publiques de dévouement aux intérêts nationaux, etc. Pour mieux convaincre le gouvernement de l'innocuité de son organisation, §akir Rasim prit également le soin de multiplier les professions de foi anti-communistes et de souligner que les travailleurs rassemblés à l'intérieur de l'Union ne "poursuivaient que des buts économiques" 2 . Le ton, en somme, était le même que celui qui avait déjà si bien réussi à l'organisation à la veille du Congrès économique de Smyrne, lorsqu'il s'était agi pour §akir Rasim et ses adjoints de rassurer à la fois leur clientèle ouvrière et le patronat. Mais à présent les autorités commençaient à se méfier de la formation mise sur pied par §akir Rasim. Celle-ci demeurait de toute évidence liée au mouvement socialiste international — ainsi qu'en témoignait l'accueil chaleureux qu'elle avait réservé quelque temps auparavant au leader travailliste James Ramsay Macdonald — et cela suffisait à la rendre suspecte. Par ailleurs, le dynamisme dont elle avait fait preuve lors des dernières grèves montrait suffisamment qu'elle pouvait, si on la laissait libre de se développer, se muer le cas échéant en redoutable outil de subversion. Trois semaines après la création de l'Union générale des Ouvriers de Turquie, les autorités se décidèrent donc à étouffer le serpent dans l'œuf : le 18 décembre 1923, par ordre du ministère de l'Intérieur, la nouvelle organisation fut sommée de se saborder.

' M. Tunçay, op. cit., p. 340. Kitaigorodskii, op. cit., p. 170.

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§akir Rasim avait toutefois plus d'un tour dans son sac. Au lieu de se soumettre, i! fit intervenir auprès du gouvernement les amis qu'il comptait dans les milieux kémalistes et notamment le vice-président de l'Union, le docteur Refik ismail. Ce dernier, jouant habilement des rivalités et des divergences d'opinion qui existaient entre les divers services ministériels d'Ankara, parvint à obtenir un contre-ordre du ministère de l'Economie. L'organisation continuait cependant à être interdite par le ministère de l'Intérieur. §akir Rasim dut se contenter d'un sursis bancal, tablant sur la nonchalance et les embrouillements de la bureaucratie pour arranger les choses 1 . Aux yeux des hommes regroupés autour de Çakir Rasim, la grande affaire du moment était d'obtenir du gouvernement la promulgation d'une loi générale sur le travail. Bien qu'ils se prétendissent totalement soumis aux volontés du pouvoir, ils entendaient ne pas renoncer pour autant à défendre les droits des masses laborieuses. Cela faisait déjà près d'un an que les autorités promettaient de prendre des mesures en faveur des ouvriers. À l'époque du Congrès économique de Smyrne, Mahmud Esad avait indiqué qu'un projet de loi ouvrière était à l'étude et que les désirs des travailleurs ne tarderaient pas à être exaucés. Mais les promesses gouvernementales étaient demeurées lettre morte. Il s'agissait donc de revenir à la charge et de faire pression sur les dirigeants d'Ankara pour qu'ils respectent leurs engagements. Au début de l'année 1924, en l'absence de §akir Rasim, parti évangéliser les ouvriers de la région de Zonguldak, Refik ismail décidait d'organiser un congrès extraordinaire de l'Union ouvrière afin, selon toute apparence, de ramener le calme dans les esprits des militants. La réunion eut lieu le 20 janvier, avec la participation d'une soixantaine de délégués représentant vingt-neuf corps de métiers. Les débats furent passablement orageux. Pour autant qu'on puisse en juger d'après les comptes rendus parus dans la presse de l'époque, il semble qu'une partie des présents aient reproché aux leaders de l'Union — et en particulier à Refik ismail, l'homme du Parti du Peuple — leur inefficacité face aux atermoiements du gouvernement. Ce n'est qu'après le retour précipité de §akir Rasim que les choses rentrèrent plus ou mois dans l'ordre. Il y a tout lieu de croire que le président de l'Union — qui venait de subir un sérieux camouflet à Zonguldak où les autorités locales l'avaient accablé de tracasseries de toutes sortes — parvint à apaiser les l U n entrefilet paru dans le Cumhuriyet du 20 mai 1924 donne quelques indications sur les difficultés rencontrées par l'organisation de Çakir Rasim. Le Vakit (21 et 23 janvier, 7 février 1924) fournit également un certain nombre d'informations. Cf. par ailleurs le dossier rassemblé par M. Tunçay, op. cit., pp. 340-342.

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contestataires en prenant leur parti et en s'engageant à faire une démarche auprès du gouvernement 1 . Une quinzaine de jours plus tard, le 6 février, une nouvelle réunion fut organisée. Cette fois, §akir Rasim avait en poche un atout important : une lettre de Mustafa Kemal datée du 2 février. Dans cette lettre, le Président de la République turque annonçait qu'un projet de loi avait été mis en chantier par le ministère de l'Économie et qu'il était sur le point d'être soumis à la Grande Assemblée Nationale. Il indiquait également qu'un autre texte allait être bientôt consacré à l'organisation de la vie syndicale. Ces promesses apparaissaient d'autant plus crédibles que le gouvernement venait de prendre quelques mesures en faveur des ouvriers. À la fin de l'année 1923, il avait décidé que la loi de septembre relative aux mineurs du bassin houiller de Zonguldak et d'Heraclée serait applicable à tout le personnel des mines sans distinction (ouvriers de fond, de surface, des transports de minerai, etc.). I £ 2 janvier, il avait fait voter une loi — assez discutable il est vrai — organisant le repos hebdomadaire au sein de certaines professions 2 . Présidée par §akir Rasim, l'assemblée du 6 février se déroula dans un climat d'euphorie. Les délégués des divers corps de métiers eurent notamment droit à une "vibrante allocution" du député de Zonguldak, Tunali Hilmi bey, venu rassurer les ouvriers au nom du gouvernement, et lecture fut donnée de la lettre de Mustafa Kemal. Au terme des débats, l'Union ouvrière apparaissait plus solide au poste que jamais 3 . Mais en réalité l'heure du dénouement était proche. Depuis qu'elle avait été interdite par le ministère de l'Intérieur, l'organisation de §akir Rasim se trouvait sur la corde raide. Menacée de devoir disparaître pour de bon, elle était obligée de se tenir sur ses gardes et ne pouvait plus envisager de s'illustrer par quelque coup d'éclat. En fait, les réunions de janvier et février 1924 constituaient déjà plus que n'en pouvaient supporter les autorités locales. Quelque temps après la tenue de la seconde assemblée, les dirigeants de l'Union, accusés d'avoir violé la loi sur les associations, furent priés de venir Sina Çiladir, Zonguldak Havzasmda I§çi Hareketlerinin Tarihi. 1848-1940 (Histoire des mouvements ouvriers dans le bassin de Zonguldak, 1848-1940), Ankara, 1977, pp. 136-144, fournit quelques indications sur les agissements de §akir Rasim à cette époque. Cf. aussi Turgut Etingii, Komur Havzasmda ilk Grev (La première grève dans le bassin charbonnier), Istanbul, 1975, pp. 102 et sv. Voir par ailleurs "La situation en Turquie", La Vie ouvrière, 16 mai 1924, p. 3. La lettre de Mustafa Kemal a paru dans le Vakit du 7 février 1924. En ce qui concerne les divers avatars de la loi sur le travail, cf. Nedjidé Hanum, "La législation ouvrière de la Turquie contemporaine", traduit du russe par J. Castagné, Revue des Etudes Islamiques, cahier II, 1928, pp. 231-254. Voir aussi N.A.O., "Turquie", La vie ouvrière, 4 janvier 1924, p. 5. M. Tunçay, op. cit., p. 341.

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s'expliquer devant la chambre correctionnelle d'Istanbul. Ce fut un de ces procès dont la justice, dans bien des pays, a le secret : il traîna en longueur, nourri de multiples irrégularités et de subtilités avocassières. Les divers corps de métier faisant partie de l'Union commencèrent toutefois à s'inquiéter. Craignant sans doute d'être entraînés par §akir Rasim dans la voie de la subversion, ils se mirent l'un après l'autre à quitter l'organisation. C'était la débandade1. Le 1 e r mai 1924 fut néanmoins fêté avec un certain faste. Abandonné par les éléments les plus modérés de sa formation, §akir Rasim s'était, semble-t-il, rapproché à cette époque des éléments extrémistes rassemblés autour de §efik Hiisnii2. Lors de la réunion qui eut lieu dans les locaux de l'Union ouvrière, il prononça un discours résolument anti-gouvernemental au cours duquel il proclama que les travailleurs combattraient jusqu'à l'avènement en Turquie d'un gouvernement ouvrier. A la suite de cette veillée d'armes, un groupe de quelque 150 personnes, parmi lesquelles figuraient notamment un certain nombre d'employés de la mission commerciale soviétique, firent une promenade sur le Bosphore, à bord d'un vapeur spécialement affrété pour l'occasion. La journée se termina, dit-on, dans les jardins de la propriété d'été que l'ambassade russe possédait à Buyilkdere, une charmante localité située à une vingtaine de kilomètres d'Istanbul 3 . Mais quelques jours plus tard, l'Union ouvrière sombrait définitivement. On peut penser que la radicalisation des positions adoptées par son président — radicalisation dont on perçoit mal les tenants et les aboutissants, mais qui constituait peut-être un acte de provocation dicté par le pouvoir et destiné à tromper la vigilance des éléments communistes 4 — ne fît que hâter les choses. Vers la mi-mai, alors que le tribunal ne s'était toujours pas prononcé sur le sort qu'il convenait de réserver à l'organisation de §akir Rasim, celle-ci était invitée à cesser sur le champ toute forme d'action. Il rie restait aux militants qu'à s'incliner. Le 19 du même mois, l'Union ouvrière remettait son cachet officiel à l'administration provinciale et, par voie de presse, annonçait publiquement qu'elle mettait fin à ses activités 5 . 1

Cumhuriyet, 20 mai 1924 ; P. Kitaigorodskij, op. cit., p. 171. C'est du moins ce qui ressort d'un rapport adressé au Quai d'Orsay en avril 1925, AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, ff. 323 et sv. 3 A c l a n Sayilgan, Turkiye'de Sol Hareketler. ¡870-1972 (Les mouvements de gauche en Turquie. 1870-1972), Istanbul, 1972, p. 189. ^Les historiens soviétiques présentent presque toujours §akir Rasim comme un "agent à la solde de la police" ou un "escroc". Mais il est possible que son seul crime ait été d'avoir un faible pour le réformisme. Tunçay, op. cit., p. 340. 2

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Certains groupes de travailleurs — en particulier les cheminots et les employés des services publics qui, à force de s'agiter, avaient fini par prendre le pli de la turbulence — n'étaient cependant pas disposés à se laisser réduire au silence sans régimber. En l'absence d'une organisation confédérale susceptible de défendre leurs intérêts, ils étaient résolus à se battre par leurs propres moyens. Bien que le gouvernement eût nettement manifesté son désir de voir les fauteurs de troubles rentrer dans les rangs, divers désordres éclateront au cours de l'été 1924, apparemment de manière spontanée. Une fois de plus, ce sont pour l'essentiel de grandes sociétés étrangères qui se trouveront visées. Mais l'agitation tendra également à déborder en direction du secteur public national et de quelques petites entreprises privées, jusque-là demeurées à l'abri de l'effervescence ouvrière. Toujours d'attaque, les employés turcs de la Société des Tramways de Constantinople seront les premiers à passer à l'action. Ils déclarent la grève au début du mois de juillet pour protester contre le licenciement injustifié d'un de leurs camarades, un wattman qui avait eu maille à partir avec un contrôleur. L'affaire ne tardera pas à s'envenimer. Le climat, en effet, n'est plus le même que celui qui régnait en Turquie un an plus tôt, au moment de la signature du traité de Lausanne. Engagé dans la voie de la normalisation de ses rapports avec l'Occident, le gouvernement kémaliste souhaite conserver la confiance du capital étranger et entend juguler l'agitation dans les milieux ouvriers. Pour pacifier le personnel des tramways, les autorités locales auront recours à la gendarmerie. Les affrontements entre la troupe et les travailleurs en colère feront plusieurs blessés. Le calme ne sera rétabli qu'après l'arrestation d'une trentaine de meneurs 1 . Deux ou trois jours après la grève des tramways, un autre débrayage important aura lieu à Istanbul : celui des facteurs des postes. Là encore, les choses tourneront mal pour les grévistes. Ceux-ci réclament essentiellement une augmentation de salaire et, de manière accessoire, de meilleures conditions de travail. Soutenue par une grande partie de la presse, la Direction de Postes ripostera par un lock-out massif et l'embauchage de 250 nouveaux employés recrutés parmi les innombrables chômeurs venus en ville depuis la fin de la première guerre mondiale 2 .

Aydinlik. Fevkalâde Amele Nushasi (Numéro spécial de VAydmhk consacré aux questions ouvrières), n° 1, août 1924, pp. 2 et sv. Fac-similé et transcription en caractères latins publiés par A. E. Guran, Aydmhk Fevkalâde Amele Nïtshalari, Istanbul, 1975. C'est, selon toute apparence, la grève des tramways qui a donné aux rédacteurs l'idée de publier des numéros spéciaux sur les problèmes des travailleurs. Aydinlik. Fevkalâde Amele Nushasi, n° 1, août 1924, pp. 4-5.

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Nonobstant ces deux échecs successifs, l'agitation ouvrière aura tendance à progresser et, à partir du mois d'août, à gagner même l'Anatolie. Ici et là, on voit au cours de l'été 1924 des groupes de travailleurs s'organiser, créer des associations à caractère syndical, ressusciter d'anciennes caisses de secours mutuel en sommeil, se lancer dans de brèves actions anti-patronales. A Istanbul, c'est chez les ouvriers des tramways que la propension à l'effervescence demeure la mieux implantée. Mais les cheminots, le personnel des minoteries, les ouvriers des tanneries et des ateliers d'armement bougent également. En province, le mécontentement ouvrier se propage surtout le long des voies ferrées. Les employés des chemins de fer s'agitent en Thrace, à Eskiçehir (une ville qui a déjà derrière elle tout un passé d'agissements subversifs), à Ankara, dans la région de Smyrne... Au début du mois d'août, une brusque flambée gréviste, survenue à la suite d'un tragique accident de travail, paralysera le trafic sur la ligne d'Ankara à Sivas. Mais désormais les temps sont décidemment bien changés : avec l'appui du gouvernement, la direction des chemins de fer d'Anatolie fera intervenir des chrétiens (recrutés, semble-t-il, parmi les employés français, grecs et bulgares de la ligne) et n'aura aucun mal à écraser la grève 1 . C'est dans ce climat de fermentation larvée que l'Union des ouvriers de Turquie, rebaptisée "Association pour le relèvement des travailleurs" ( A m e l e Teali Cemiyeti), allait, le 12 septembre 1924, renaître de ses cendres. Cette fois, l'organisation, qui avait pris le soin de se présenter comme une société d'assistance mutuelle, était munie d'une autorisation en bonne et due forme et bénéficiait même d'une certaine sympathie de la part des autorités. Elle était présidée par le docteur Refik ismail, l'ancien vice-président de l'Union ouvrière. En apparence, il s'agissait d'une association d'obédience strictement kémaliste et il semble que le gouvernement d'Ankara espérait pouvoir, grâce à elle, imposer son contrôle aux agités qu cherchaient à pousser le prolétariat dans la voie de la revendication sociale. Mais ni l'équipe de §akir Rasim, ni celle de §efik Husnti n'avaient accepté de se laisser déposséder de leurs charges d'âmes. Faisant cause commune, socialistes et communistes s'étaient au contraire empressés de noyauter la nouvelle organisation et, tout en la maintenant sous la tutelle gouvernementale, n'avaient pas tardé à la transformer en un instrument de propagation de leurs propres conceptions 2 .

Les numéros spéciaux de YAydinlik constituent la source essentielle en ce qui concerne ces divers accès de fièvre. La Vie ouvrière en France rend également compte, de temps à autre, des événements de Turquie. 2 C f . AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, ff. 323 et sv.

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§akir Rasim ne figurait plus officiellement parmi les dirigeants de l'Association. Il y a tout lieu de croire cependant qu'il continuait à jouer, en coulisse, un rôle important au sein de celle-ci. Il faisait désormais figure d'extrémiste. Au fil des mois, il s'était progressivement rapproché du groupe de §efik Hiisnii et désormais il maniait le vocabulaire révolutionnaire avec autant d'aisance et de générosité que les collaborateurs Aydmlik. Au début de l'année 1925, on verra même sa signature apparaître dans le Mezhdunarodnoe rabochee dvizhenie (Le mouvement ouvrier international), un des organes de l'Internationale syndicale rouge 1 . Les militants communistes, pour leur part, étaient représentés au sein de l'organisation par divers éléments ouvriers — l'électricien Nuri, l'ajusteur Galip, les employés des tramways Mehmed et Osman, etc. — ainsi que par §efik Hiisnii en personne qui semblait vouloir à présent délaisser les sphères intellectuelles au profit du prosélytisme à l'intérieur des masses laborieuses 2 . La création de l'Association pour le relèvement des travailleurs fut suivie d'un certain regain de l'agitation, aussi bien à Istanbul qu'en province. On peut supposer qu'il s'agissait pour les groupements ouvriers d'essayer de tirer profit, tant qu'il en était encore temps, de l'apparent radoucissement des autorités. Les protagonistes n'avaient guère changé : cheminots, employés des tramways, gaziers, électriciens... Les mots d'ordre non plus. Les fauteurs de désordre espéraient pouvoir, à force d'insistance, amener les dirigeants des entreprises à tenir les promesses qu'ils avaient faites lors des troubles de l'année précédente. Mais partout les choses se soldèrent par un fiasco total. Il y eut quelques grèves au cours de l'automne. Les ouvriers des Chemins de fer Orientaux, en particulier, s'illustrèrent vers la fin du mois d'octobre en reprenant intégralement le scénario de novembre 1923. Ce fut un échec sans rémission. Comme leurs camarades des tramways quelques mois auparavant, ils se heurtèrent à la gendarmerie et durent reprendre leur travail sans rien obtenir 3 . Un bref débrayage des métallurgistes à Adana, une grève un peu plus soutenue des ouvriers du secteur textile à Istanbul débouchèrent de même sur une incontestable défaite 4 . Le seul mouvement revendicatif qui faillit réussir fut celui qui éclata aux minoteries d'Ayvansaray, dans la banlieue d'Istanbul. Pendant tout le mois de novembre, les ouvriers musulmans de cette entreprise,

^Shakir Rasim, "Assotsiatsiia Rabochikh Turtsii", Mezhdunarodnoe rabochee dvizhenie, 9 avril 1925, n° 3, pp. 1-2. 2 AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, ff. 320-322, note de renseignements en date du 21 avril 1925, rapport du commissariat spécial d'Annemasse du 25 mai 1925. 'i Aydmlik. Fevkalâde Amele Niishasi, n° 5, 17 novembre 1924, pp. 2 et 3 ; P. Kitaigorodskij, op. cit., p. 171. 4 Aydmlik. Fevkalâde Amele Niishasi, n° 5, 17 novembre 1924, p. 4 ; P. Kitaigorodskij, loc. cit.

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guidés par l'Association pour le relèvement des travailleurs, avaient harcelé leur patron, un Grec répondant au nom de Kozmeto, de diverses exigences. Priées d'intervenir, les autorités locales — et notamment le gouverneur d'Istanbul — semblaient plutôt favorables aux thèses du personnel. Mais les choses se gâtèrent lorsque, las d'attendre une solution négociée par voie d'arbitrage, les ouvriers décrétèrent la grève au début du mois de décembre. Désormais, le ravitaillement d'Istanbul en farine risquait d'être perturbé. I ,es autorités changèrent donc aussitôt de cap et ordonnèrent à la police de procéder à l'arrestation des principaux meneurs. Cela suffit à éteindre la combativité des mutins 1 . Singulièrement, les déboires qu'accumulaient de la sorte les masses laborieuses n'eurent aucune incidence fâcheuse sur l'Association pour le relèvement des travailleurs. Créée en principe dans le but de permettre aux autorités d'orienter à leur guise le mouvement ouvrier turc, l'organisation du docteur Refik îsmail était momentanément préservée des foudres du pouvoir. La protection dont elle jouissait lui permit de s'étoffer progressivement et d'exercer une influence de plus en plus marquée sur certaines couches du prolétariat. Vers la fin de l'année 1924, elle avait déjà réussi à rassembler autour d'elle près d'une vingtaine de corps de métiers. Les ouvriers des services publics — chemins de fer, tramways, transports maritimes, gaz, électricité — avaient été les premiers à accepter de se placer sous sa tutelle. Au fil des semaines, plusieurs autres groupes de travailleurs étaient venus s'agréger à ce noyau initial : les manipulateurs de tabac, les ouvriers des tanneries, les typographes, les rameurs, les ouvriers de la poudrerie et des ateliers de fabrication d'armes, ceux des minoteries, le personnel des arsenaux, etc. Certains de ces groupes étaient organiquement liés à l'Association. La plupart cependant ne faisaient, semble-t-il, que bénéficier de ses conseils et de ses directives2. 1 Aydinlik. Fevkalâde Amele Niïshasi, n° 5, 17 novembre 1924, p. 5 ; n° 6, 13 décembre 1924, pp. 6-7. 2 I1 sera question plus loin du congrès convoqué par l'Association en février 1925. A en croire VOrak Çekiç (Le marteau et la faucille) du 26 février 1925, cette réunion rassembla les délégués des organisations suivantes : 1) ouvriers du chemin de fer d'Anatolie ; 2) ouvriers des chemins de fer Orientaux ; 3) employés des tramways ; 4) employés et commis de la Compagnie de navigation §irket-i Hayriye ; 5) manipulateurs de tabac ; 6) dockers ; 7) ouvriers des arsenaux maritimes ; 8) ouvriers de l'usine d'armements ; 9) ouvriers de l'usine de Zeytinburnu ; 10) cartoucherie ; 11) ouvriers de la fabrique de fez (feshane) ; 12) employés du champ d'aviation de San-Stefano ; 13) gaziers de Dolmabahçe ; 15) gaziers de Beykoz ; 16) tanneurs de Beykoz ; 17) tanneurs de Kinah ; 18) ouvriers des minoteries d'Ayvan Saray ; 19) ouvriers des minoteries de Haskôy ; 20) ouvriers des minoteries de Balat ; 21) matelots et chauffeurs ; 22) typographes ; 23) ouvriers des chantiers d'Istinye ; 24) rameurs ; 2,5) électriciens de Silâhtar. On n'est pas renseigné avec précision sur la nature des liens que ces divers groupes entretenaient avec l'organisation de §akir Rasim, mais il y a tout lieu de penser que l'Association pour le relèvement des travailleurs jouait le rôle d'outil confédéral.

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À partir du début 1925, la nouvelle union ouvrière allait se signaler de plus en plus souvent à l'attention des autorités en lançant des manifestes aux travailleurs et en intervenant dans les problèmes internes de diverses entreprises. C'est ainsi, par exemple, que le 21 janvier elle fera afficher et distribuer aux employés de la Compagnie des Tramways une liste de trentedeux revendications imprimée et mise en circulation sans l'autorisation de la police, ce qui lui vaudra un blâme de la part des magistrats municipaux 1 . À cette époque, elle possédait par ailleurs son propre journal, VEmekçi (le travailleur), résolument pro-kémaliste, et était en train de mettre sur pied une troupe théâtrale ayant pour objectif d'éduquer les masses 2 . Bien qu'ils eussent à leur tête une personnalité proche des sphères gouvernementales, la plupart des éléments réunis au sein de l'organisation de Refik ismail n'hésitaient pas à faire preuve d'un esprit critique vis-à-vis du pouvoir. Dans les premiers jours de janvier, cette aile contestataire profita de ce qu'un projet de loi sur le travail était enfin amené devant la Grande Assemblée Nationale pour relancer une campagne de propagande contre les carences de la politique ouvrière du gouvernement. Élaboré par une commission ad hoc placée sous la présidence du ministre du Commerce Ali Cenani bey, le texte soumis à l'approbation des députés représentait le fruit d'un louable effort de synthèse. Il comptait 122 articles et visait à réglementer par le menu toute une série de questions : durée de la journée de travail, organisation du travail de nuit, modalités d'embauche des femmes et des enfants, fixation des jours fériés, contrôle du travail effectué à domicile, normes à respecter pour le paiement des salaires, etc. Mais, toutes les mesures énumérées avaient le défaut de ne s'appliquer qu'aux entreprises employant plus de dix salariés. En outre, sur bien des points, le projet gouvernemental demeurait très en-deçà des exigences avancées par les organisations ouvrières lors du Congrès économique de Smyrne : il fixait à dix heures la durée de la journée de travail (sauf dans les mines où le principe des huit heures semblait acquis), admettait le travail des enfants (pourvu qu'ils aient plus de douze ans), passait allègrement sous silence tout ce qui pouvait concerner la vieillesse, l'invalidité, les accidents, les assurances, etc. Il négligeait de même totalement le problème, pourtant primordial, du droit de grève et de coalition 3 .

1

AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, note de renseignement du 21 avril 1925, f. 322. D'après le Cumhuriyet du 20 janvier 1925, cité par M. Tunçay, op. cit., p. 364. ^Nedjide Hanum, op. cit., pp. 241 et siv. Cf. aussi A. Le Genissel, YOuvrier d'industrie en Turquie, Beyrouth, 1948, pp. 58 et sv. A l'heure actuelle, le meilleur aperçu d'ensemble sur la genèse de la loi sur le travail est fourni par Selim Ilkin, "Devletçilik Dôneminin Ilk Yillarinda Igçi Sorununa Yakla§im ve 1932 I§ Kanunu Tasansi" (L'approche de la question ouvrière dans les premières années de la période étatiste et le projet de loi sur le travail de 1932), Geli§me DergisUStudies in Development, n° spécial, 1978, pp. 251-348.

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Dès que ce texte fut rendu public, l'Association pour le relèvement des travailleurs entra en effervescence. Elle jugeait le projet bancal et trop encombré de palliatifs insuffisants. Une grande partie de la presse partageait du reste le sentiment des militants ouvriers. Même le journal conservateur Tevhid-i Efkâr écrivait à propos du projet de loi, dans son numéro du 27 janvier 1925 : "S'il s'agissait vraiment du texte dont le pays a besoin en ce moment, il commencerait par les paroles suivantes : à compter de la publication de la présente loi, la loi sur les grèves est supprimée. La formation des organisations et des unions ouvrières est libre." 1 Dans la foulée des débats suscités par le document présenté aux députés, l'Association pour le relèvement des travailleurs réunit le 13 février, dans ses locaux de Galata, les représentants de diverses organisations ouvrières d'Istanbul afin de discuter des suites à donner au projet gouvernemental. Il y avait là 150 délégués appartenant à quatorze corps de métiers différents. Au cours de cette réunion, il fut décidé de désigner une commission chargée de préparer un contre-projet. Celui-ci devait s'inspirer de la plate-forme sur la question ouvrière mise au point lors du Congrès économique de Smyrne 2 . Quelques jours plus tard, le 20 février, une nouvelle assemblée générale était convoquée. Cette fois, près d'une trentaine d'associations avaient répondu à l'appel. L'exaltation était à son comble. Les délégués présents se targuaient de représenter plus de 30 000 travailleurs 3 . Le contre-projet élaboré par la commission fut approuvé à l'unanimité. Au nom du prolétariat turc, les rédacteurs du texte réclamaient la journée de huit heures, des mesures de protection pour les femmes et les enfants, l'obligation pour les patrons de n'embaucher qu'avec l'accord des organisations ouvrières et, surtout, l'abrogation de toutes les dispositions en vigueur visant à entraver le droit de grève et de coalition. En outre, ils mettaient l'accent sur la nécessité de prévoir des sanctions pour les entreprises qui violeraient la loi 4 . Après avoir donné son aval à ces revendications, l'assemblée — qui s'était pour l'occasion érigée en "grand congrès ouvrier" — décida d'envoyer à Ankara une délégation de trois hommes chargée de présenter les desiderata des ouvriers au gouvernement. Forte de ses 30 000 supporters, l'Association pour le relèvement des travailleurs espérait sans doute pouvoir faire accepter ses vues sans trop de difficulté. Son initiative paraissait d'autant plus justifiée que •cite par Nedjidé Hanum, op. cit., p. 243. ^Nedjidé Hanum, op. cit., cf. aussi "Turtsiia i s'ezd rabochego obshchestva "Amele Teaii", Mezhdunarodnoe rabochee dvizhenie, n°44 (85), 1926, pp. 14-15. •'D'après VOrak Çekiç du 26 février 1925, cité par M. Tunçay, op. cit., p. 365. ^Nedjidé Hanum, op. cit. p. 244.

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les membres de la Grande Assemblée Nationale eux-mêmes venaient de repousser le projet d'Ali Cenani bey, l'ayant estimé insuffisant et "mal rédigé" 1 . Il est peu probable cependant que les délégués choisis par le congrès se soient effectivement rendus auprès des dirigeants kémalistes. C'est qu'en réalité la mission qui leur était assignée tombait très mal à propos. Quelques jours plus tôt, en effet, un vaste mouvement de révolte s'était déclaré dans l'est de la Turquie, en territoire kurde. Conduite par Cheikh Saîd, l'insurrection embrasait déjà plusieurs provinces et était en train de se transformer en soulèvement général. Dans une telle conjoncture, les demandes des travailleurs n'avaient aucune chance d'être accueillies avec sympathie. Tout ce qui ressemblait à de l'opposition ne pouvait que paraître suspect aux yeux des autorités. Bientôt la gravité de la situation allait contraindre le gouvernement à instaurer dans le pays un véritable régime d'exception. Le 4 mars, la Grande Assemblée Nationale votait une "loi sur la sauvegarde de l'ordre" qui donnait aux hommes au pouvoir toute latitude dans l'organisation de la répression. Manifestement, l'ère des revendications et des marchandages était désormais close. Vu les circonstances, il ne restait plus aux militants du mouvement ouvrier turc qu'une seule chose à faire : se tenir cois.

2. La propagande

bolchevique

Dans leurs rapports consacrés aux turbulences du mouvement ouvrier turc, les informateurs du Quai d'Orsay et du Foreign Office m e t t e n t constamment l'accent, au lendemain de la proclamation de la République, sur le rôle joué en la matière par les propagandistes à la solde de Moscou. La Compagnie des Tramways traverse une mauvaise passe ? Ce sont les agents du Komintern qui excitent les employés. Un nouvel organe ouvrier paraît à Istanbul ? C'est la mission soviétique qui le finance. Des désordres éclatent à la compagnie des Chemins de fer Orientaux ? Les instigateurs du mouvement reçoivent leurs mots d'ordre de l'agence locale du Vnechtorg. Il est difficile, dans l'état actuel de la documentation, de se faire une idée exacte de la part du crédible dans ces informations. Nous avons déjà eu l'occasion de souligner que les observateurs de l'Entente en poste en Turquie avaient bien souvent tendance à surestimer l'importance du "péril rouge". Cependant, même si leurs dépêches ne témoignent pas toujours d'un sens ^Nedjidé Hanum, loc. cit.

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critique très aiguisé, il n'y a aucune raison de les considérer comme de simples fabulateurs. Que l'effervescence ouvrière à Istanbul et en Anatolie ait été entièrement téléguidée, à l'époque qui nous occupe, par Moscou, cela paraît assez peu vraisemblable. Mais il ne semble pas pour autant qu'il faille tenir pour négligeable le travail de sape effectué en territoire turc par les agitateurs communistes. S'il faut en croire les correspondants du Quai d'Orsay, il existait en Turquie, au début de l'automne 1923, trois grands centres de propagande soviétique : Ankara, Istanbul et Mersin. A Ankara, la représentation plénipotentiaire de l'URSS, dotée d'un important personnel, servait de plaque tournante pour la diffusion des mots d'ordre venus de Russie et avait également pour mission de regrouper les rapports des divers agents consulaires ou commerciaux disséminés en Anatolie. L'Ambassadeur Jacob Z. Souritz, qui avait succédé à Aralov en juin, s'était trouvé dans l'obligation de mettre de l'eau dans son vin pour apaiser quelque peu les inquiétudes du gouvernement turc. Mais il avait néanmoins réussi à conserver le réseau de prosélytes et d'informateurs que son prédécesseur lui avait légué 1 . À Istanbul, les activités de propagande étaient placées sous la double égide de la mission commerciale et du consulat russes. Vers la mi-octobre 1923, le consul, J. Salkind, avait dû quitter son poste en raison de "son manque de tact à l'égard des autorités locales", mais il avait passé le relais à une "commission Potemkine" récemment arrivée dans l'ancienne capitale de la Turquie et qui avait pour mission officielle de s'occuper du rapatriement des émigrés désirant rentrer en Russie 2 . À Mersin, enfin, c'était pareillement du consulat que relevaient les "menées bolchevistes". Ce consulat avait été créé vers la fin de l'année 1922 pour pallier à la suppression de la mission soviétique d'Adana. Dirigé par Vladislas Platt, un ancien professeur de l'Université de Moscou, il disposait d'un personnel relativement important et en particulier de "deux agents destinés aux missions spéciales", Richter et Razoumiroff. Ces derniers assuraient la liaison avec les sympathisants locaux de la Russie des Soviets et, avec l'aide de leurs affidés, s'occupaient de stimuler l'agitation contre la présence française au Levant 3 . ' En témoigne notamment un rapport du 31 octobre 1923 adressé au Quai d'Orsay. AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 280, ff. 39-41. C f . le document cité à la note précédente. Sur les activités de Potemkine à Istanbul, voir aussi Dokumenty Vneshnei politiki SSSR, Moscou, 1962, vol. VI, p. 553, doc. n° 330, note du ministère des Affaires étrangères soviétique en date de 22 décembre 1923, et vol. VII, pp. 16-17, doc. n° 6, note du 8 janvier 1924. 3 AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, lettre de Mr. Barthe de Sandfort, consul de France, chef de la mission française en Cilicie, en date du 29 octobre 1923, ff. 34-38. Cette longue missive donne d'intéressants détails sur l'organisation de la propagande soviétique en Cilicie. 2

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Des foyers de propagande de moindre importance existaient également en d'autres points du territoire turc. C'est ainsi par exemple qu'en octobre 1923 les autorités kémalistes découvrirent que Rize, un petit port de la mer Noire, servait de lieu d'accueil pour un certain nombre d'agitateurs qui traversaient clandestinement la frontière. La ville abritait un consulat russe très actif. La police turque y opéra une descente et mit la main sur plusieurs milliers d'exemplaires d'une brochure subversive en langue turque imprimée à Bakou. En outre, tous les individus suspects d'œuvrer à la diffusion du communisme furent arrêtés. Il y avait dans le lot deux "agents bolchevistes" appréhendés dans l'enceinte du consulat, un ingénieur italien, plusieurs bateliers et débardeurs, un officier turc, et même le maire de Rize en personne, Mustafa Reis 1 . Rize n'était pas le seul port de la mer Noire à faire bonne mine aux propagandistes de la Russie des Soviets. Malgré la surveillance accrue qu'exerçaient sur le littoral les autorités kémalistes, Samsun, Trabzon et sans doute d'autres petites localités de la côte continuaient, à l'époque qui nous occupe, à se montrer perméables à l'infiltration bolchevique 2 . À l'intérieur du pays, les consulats soviétiques de Kars, Artvin et Erzurum versaient eux aussi, selon toute apparence, dans les activités de propagande. Enfin, il semble que les mots d'ordre bolcheviques arrivaient également en Turquie par la voie des pays balkaniques, et notamment de la Bulgarie. De petits noyaux de militants existaient dans diverses localités de la Thrace orientale. Ces milieux diffusaient le Ziya, l'organe en langue turque du Parti communiste bulgare, et servaient de relais aux propagandistes venus à travers la frontière turco-bulgare 3 . Naturellement, on note au lendemain de la proclamation de la République, comme par le passé, une assez étroite corrélation entre l'intensité des efforts dépensés par les "agents bolchevistes" et l'état général des relations entre Ankara et Moscou. La première partie de l'année 1923 avait constitué à cet égard une période particulièrement agitée, faite de continuels retournements d'humeur. Les diverses missions soviétiques installées en territoire turc avaient connu un véritable régime de douche écossaise : libres par moments d'agir à leur guise, elles s'étaient trouvées à plusieurs reprises contraintes de s'accommoder de soudaines vagues de répression et avaient dû faire face à un nombre non négligeable d'arrestations. Ces zigzags de la conjoncture se l AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 31-32, note de renseignements datée du 18 octobre 1923. 2 AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 76-77, note de renseignements du 14 décembre 1923. Le document cité à la note précédente donne quelques indications sur l'activité des agitateurs bolcheviks en Turquie d'Europe. En ce qui concerne le Ziya, cf. A. E. Giiran, Bulgaristan Komunist Dar Sosyalìst Partisinin Tiirkçe Gazetesi - Ziya (Ziya. Le journal en langue turque du Parti communiste - socialiste étroit de Bulgarie), Istanbul, 1976.

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retrouvent également dans les mois qui suivent la proclamation de la République. Mais les contrastes entre périodes de froid et périodes de redoux allaient être désormais moins violents. Tout au long de l'année 1924, la correspondance diplomatique turco-soviétique s'alimentera d'une infinité d'incidents : actes de brigandage de part et d'autre de la frontière transcaucasienne, démêlés à propos des anciennes propriétés de la Russie tsariste à Istanbul, marchandages au sujet des droits de visa applicables aux voyageurs se rendant d'un pays dans l'autre, etc 1 . Mais ces heurts viennent dorénavant buter sur une volonté réciproque de banalisation des rapports entre l'URSS et le gouvernement kémaliste. Souritz, l'ambassadeur soviétique à Ankara, Ahmed Muhtar, son homologue turc à Moscou, savent agir en souplesse et excellent dans l'art d'arrondir les angles. L'heure n'est plus ni aux grands élans de fraternité, ni aux désaccords fracassants. Dans un tel climat, la propagande bolchevique, tout en demeurant active, donne incontestablement l'impression de s'assagir. Du côté turc, de même, les réactions seront plus mesurées, plus ternes qu'auparavant : aux grandes rafles des années précédentes, théâtrales à souhait, succèdent à partir d'octobre 1923 les opérations de police au coup par coup, menées dans la discrétion, avec une efficacité routinière. Vers le milieu de l'été 1924, les services de renseignements français feront état de quelque 120 arrestations et expulsions "au cours des trois derniers mois" 2 . Les propagandistes arrêtés sont pour la plupart soit des spécialistes venus de l'extérieur, soit des individus recrutés sur place, souvent au sein des minorités ou parmi les Russes blancs. Les autorités kémalistes reprochent à bon nombre d'entre eux d'avoir introduit et diffusé en Turquie de la littérature subversive. Quelques-uns sont accusés d'espionnage économique. A d'autres, enfin, il est fait grief "d'avoir créé et entretenu dans les masses ouvrières et dans les milieux militaires une atmosphère de mécontentement contre le Gouvernement, susceptible de provoquer des mouvements de grève et des désordres."3. De temps à autre, la presse turque est informée d'un coup de filet particulièrement réussi et les noms des personnes mises sous les verrous s'étalent en première page des journaux. Ainsi, en décembre 1923, c'est un 'Cf. à ce propos les divers matériaux relatifs à la Turquie rassemblés dans Dokumenty..., vol. VI, VII et VIII. Stefanos Yerasimos, Tiirk-Sovyet iliçkileri. Ekim Devriminden Milli Mucadeleye (Les relations turco-soviétiques. De la révolution d'Octobre à la lutte nationale), Istanbul, 1979, a rassemblé ces documents épars et en a donné une version en langue turque. 2 AMAEF, série E, Levant 1918-1919, Turquie, vol. 100, rapport du commissariat spécial d'Annemasse en date du 6 août 1924, f. 100. 3 AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, f. 41, note de renseignements du 31 octobre 1923.

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certain Vladimirof qui tient la vedette. Dessinateur de son métier, il s'était semble-t-il spécialisé dans la fabrication de faux passeports. Il travaillait pour le compte de la représentation soviétique à Istanbul qui destinait sa production aux propagandistes entrés clandestinement en Turquie 1 . En février 1924, le Vakit, un des quotidiens les plus lus d'Istanbul, livre au public les noms de trois autres agents soviétiques, Kalinine Davidovitch, Mikhail et Grigor Yobello, qui entretenaient des contacts avec les milieux ouvriers 2 . Au début de l'été, la prise des policiers turcs est encore plus remarquable : un Russe blanc, le général Tannenberg, suspect d'avoir fait de la propagande communiste en Turquie d'Europe. Une perquisition à son domicile avait permis d'y découvrir des documents relatifs à l'organisation de l'agitation pro-soviétique en Orient ainsi qu'un certain nombre de papiers éminemment compromettants concernant le mouvement communiste égyptien 3 . Le fait qu'un grand nombre de consulats russes et d'agences de Vnechtorg se fussent installés en Turquie dans les années 1921-1922 ne pouvait évidemment que favoriser l'activité des propagandistes. Dès le milieu de 1922, les autorités kémalistes s'étaient efforcées d'enrayer la progression des officines soviétiques en multipliant les tracasseries à rencontre de celles qui étaient déjà implantées en territoire turc. Des pourparlers avaient été entamés en vue de mettre sur pied un accord commercial et une convention consulaire acceptables pour les deux parties. Au début de l'année 1924, ces discussions demeuraient encore à l'état embryonnaire et les prétentions du gouvernement soviétique — qui faisaient du reste pendant à des prétentions équivalentes du gouvernement d'Ankara, soucieux de conserver une certaine emprise sur les musulmans de Russie — continuaient de gêner et d'inquiéter les kémalistes. Bientôt, toutefois, Turcs et Russes allaient parvenir à une sorte de modus vivendi. Par un échange de notes en date du 7 février 1924, l'on s'entendit de part et d'autre pour limiter le nombre des consulats autorisés à fonctionner et pour supprimer quelques postes jugés inutiles. La Turquie se vit reconnaître le droit de se faire représenter à Moscou, Tiflis, Bakou, Erivan, Batoum, Novorossiisk et Alexandropol. L'URSS, de son côté, obtint d'être présente à Ankara, Istanbul, Smyrne, Kars, Artvin, Erzurum et Trabzon. Dans un souci de strict équilibre numérique, chacun des deux pays se voyait réduit à sept consulats, au moins temporairement. La Turquie s'en sortait sans la

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AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, ff. 76 et sv., note de renseignements du

914 décembre 1923.

M. Tunçay, op. cit., p. 357. AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, f. 100, note du 6 août 1924.

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moindre perte. L'URSS, par contre, devait renoncer à divers postes non mentionnés dans l'accord — en particulier à son poste de Rize, fermé depuis l'affaire d'octobre 1923 — et, surtout, à ses représentations de Samsun et de Mersin 1 . La suppression du consulat de Samsun était probablement due au fait que, peu de temps après la proclamation de la République, les autorités kémalistes avaient découvert dans cette ville un groupe de treize militants soupçonnés d'entretenir d'étroites relations avec le personnel consulaire russe 2 . En ce qui concerne le consulat de Mersin, on est en droit de penser, pareillement, qu'il s'était agi pour le gouvernement d'Ankara de sanctionner — peut-être à la demande des Français — la continuelle agitation, parfois assortie de violences, que ses propagandistes entretenaient en Cilicie et dans la Syrie voisine 3 . Le consul soviétique, Vladislas Plat, et ses collaborateurs quittèrent Mersin le 10 avril 1924. C'est sans doute vers la même époque que le consulat de Samsun ferma aussi ses portes. Dès le 15 avril, le chef de la mission française en Cilicie, Barthe de Sandfort, informait le Quai d'Orsay, avec une évidente satisfaction, des conséquences inespérées de l'accord turco-soviétique. Mais, dans la même dépêche, il annonçait également que les Soviets se préparaient à une intensification de la propagande communiste en Turquie 4 . De fait, même si la fermeture de quelques-unes de leurs représentations constitua une gêne certaine pour les Russes, il ne semble pas pour autant que ces derniers se soient tenus pour vaincus. À partir de juillet 1923, au lendemain du cinquième Congrès du Komintern, on allait au contraire assister à une recrudescence des activités de propagande en Turquie d'Europe et en Anatolie, 1Dokumenty..., vol. VII, pp. 92-94, doc. n° 42. Il est à noter que cet échange de notes prévoyait la mise en place imminente d'une convention consulaire. Cette convention ne fut cependant jamais signée. ^AMAEF, série E, Levant 1918 1929, Turquie, vol. 100, f. 77, renseignements du 14 décembre 1923. 3 AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 34 et sv. Le 29 octobre 1923, le consul de France Barthe de Sandfort écrivait notamment : "M. Platt [qui dirige le consulat soviétique à Mersine] dispose de fonds considérables, grâce auxquels il s'est assuré des intelligences dans tout le pays et même dans les sphères officielles. Le commissaire en chef de la police d'Adana, Hamdi bey, ex-aide de camp du célèbre bandit Osman agha, est notamment à la solde des Bolcheviks et touche 45 Ltqs. par mois (...) Des tracts de propagande communiste sont répandus ici par les soins d'un office composé de quatre israélites, deux hommes et deux femmes ; un cinquième assure la liaison entre Mersine et Adana. Les tracts sont distribués sous le manteau parmi la population besogneuse, boutiquiers, employés de commerce, petits fonctionnaires, instituteurs, etc. Mais l'activité du Consulat soviétique semble surtout s'exercer contre la France en Syrie. Des foyers de propagande auraient été créés à Alep et à Beyrouth. Les fonds seraient envoyés à un nommé Halil Moussa, plus connu sous le nom de Ak-djan..." 4 AMAEF, loc. cit. ff. 88-89.

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conformément aux résolutions qui venaient d'être élaborées à Moscou. Peu de temps après l'arrestation du général Tannenberg, les informations du même type commencèrent à se multiplier dans les journaux. Mais les autorités kémalistes avaient beau intervenir, elles ne parvenaient pas à intimider réellement les agitateurs. Dans les dernières semaines de 1924, le Quai d'Orsay se mit à recevoir des nouvelles de plus en plus alarmantes. Les masses laborieuses turques, certes, continuaient de se montrer peu accessibles au communisme et il n'y avait, selon les agents des services de renseignement français, pas grand chose à craindre de ce côté. Mais les propagandistes bolcheviks, eux, redoublaient d'activité. C'est ainsi, par exemple, qu'en novembre un certain nombre d'intellectuels turcs, dont Arif Oruç, un des pionniers de l'extrémisme anatolien du temps de l'Armée verte, avaient été commandités par les Russes, à raison de 500 livres par mois, pour le lancement d'un nouveau périodique communiste, le Yeni Alem (Le nouveau monde). Ce projet avait échoué, mais d'autres organes bénéficiaient à présent de la manne soviétique : VOrak Çekiç (Le marteau et la faucille), un hebdomadaire populaire dont le premier numéro devait paraître incessamment et, surtout, VAydmlik de §efik Hüsnü. Les Russes manifestaient leur activité également sous d'autres formes. Ainsi, il y avait à Istanbul des individus qui, chaque jour, faisaient la navette entre la librairie Aydinhk, un des lieux de rassemblement des militants locaux, et le Vnechtorg ou le consulat soviétique. Certains agents, en particulier le Bulgare Hadji Nikonof, s'employaient d'autre part à travailler les milieux ouvriers 1 . La question qui se pose, bien entendu, est de savoir pourquoi les autorités kémalistes ne prenaient pas des mesures pour mettre fin à un tel état de choses. Il ne semble pas qu'il faille incriminer les méthodes de la police et de l'administration turques, encore qu'il ne soit pas impossible d'imaginer que celles-ci aient pu, le cas échéant, se montrer sensibles à certaines libéralités des missions soviétiques. En réalité, la relative modération dont témoignait le gouvernement d'Ankara est assez facile à comprendre. Elle s'explique tout simplement par le fait que la Turquie ne pouvait pas se permettre, dans la conjoncture de l'époque, de s'aliéner l'URSS. En effet, depuis plusieurs mois, le pouvoir républicain se sentait sérieusement menacé par l'évolution de la situation le long des frontières orientales du pays. Dans les provinces kurdes, 1 AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, rapport du 21 avril 1925, ff. 323 et sv. La question des subsides versés par le consulat soviétique sera évoquée lors de la comparution des militants turcs devant le "Tribunal d'Indépendance" d'Ankara en août 1925. Cf. à ce propos A. Sayilgan, op. cit., p. 191. L'équipe de l'Aydinhk recevait semble-t-il, 1 000 dollars par trimestre. C'est P. Kitaigorodskij, alors secrétaire du consulat soviétique d'Istanbul, qui était chargé d'effectuer ces versements.

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la révolte mûrissait et la moindre étincelle pouvait mettre le feu aux poudres. En Iran, Reza Khan était en train de jouer une partie dont les tenants et aboutissants n'apparaissaient pas très clairs. Il avait, en octobre 1924, décrété la mobilisation générale et le sentiment qui prévalait à Ankara était que, manipulé par l'Angleterre, le nouveau despote persan risquait par ses initiatives de nuire à la Turquie. Du côté de la Mésopotamie, les prétentions britanniques relatives aux pétroles de Mossoul continuaient de constituer un grand sujet de préoccupation. Bien que la SDN se fût prononcée au début de l'automne en faveur de la thèse anglaise et eût décidé de rattacher la région de Mossoul à l'Irak, le gouvernement d'Ankara espérait encore pouvoir conserver cette province. Dans une toute autre direction enfin, les divers projets d'entente qui florissaient à travers la péninsule balkanique représentaient eux aussi une source d'inquiétude. Le climat n'était de toute évidence guère favorable à l'adoption d'une attitude dure vis-à-vis de Moscou. Entourée de dangers, pleine de défiance à l'égard des puissances occidentales, la Turquie avait, dans l'immédiat, encore besoin de l'URSS. Il était d'autant plus nécessaire pour elle de maintenir des relations correctes avec son alliée des mauvais jours que certaines sources faisaient état de mouvements de troupes soviétiques en Transcaucasie. Cette concentration de forces armées aux frontières pouvait préluder à une éventuelle intervention de la Russie dans les désordres qui menaçaient la région. Il fallait à tout prix détourner le gouvernement soviétique d'une telle tentation, ou, tout au moins, s'assurer qu'en cas d'intervention celle-ci ne nuirait pas aux intérêts de la Turquie. L'incendie qui couvait dans les provinces orientales allait finalement éclater en février 1925. Nous avons vu plus haut que l'insurrection kurde amena dans son sillage une vague de mesures répressives à laquelle le mouvement ouvrier turc ne put échapper. Dans la nouvelle conjoncture, les propagandistes communistes étaient naturellement condamnés à un certain désœuvrement. Quelques-uns d'entre eux jouissaient de l'immunité diplomatique et ne risquaient par conséquent, au pis aller, que l'extradition. Mais les menaces qui pesaient sur leur clientèle locale suffisaient à les rendre circonspects. À partir de la révolte du Cheikh Saîd, les informations concernant les activités des agents bolchevistes se feront très rares dans les dépêches des services de renseignements occidentaux. Une obscure affaire de haute trahison à Smyrne, mettant en cause Vladislav Platt, l'ancien consul de Mersine, quelques incidents vite étouffés à Istanbul, tels sont à peu près les seuls éléments qui viennent témoigner de la persistance, malgré tout, d'un semblant d'activité chez les spécialistes de l'agit-prop 1 .

' Les démêlés de V. Platt avec les autorités kémalistes sont signalés au Quai d'Orsay par le consul général de France à Smyrne dans une lettre datée du 30 avril 1925. AMAEF, série E, Levant 1918-1919, Turquie, vol. 281, f. 110.

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Cet affaissement soudain du prosélytisme communiste n'eut, semble-til, aucune retombée marquante sur le cours des rapports turco-soviétiques. Les mois qui suivirent l'insurrection kurde furent marqués par la même volonté de bonne entente que celle qui avait régné tout au long de l'année 1924. La mise au point d'un nouveau traité d'alliance entre la Turquie et l'URSS constituait la grande affaire du moment. Les pourparlers furent longs et ponctués de diverses difficultés, mais ils se déroulèrent néanmoins dans un climat de tolérance m u t u e l l e 1 . C'est que ni Moscou, ni Ankara n'avaient intérêt à jouer les mauvais esprits. Face aux manœuvres britanniques en Irak et en Perse, face à l'extension de l'influence occidentale dans les Balkans, face aussi à la précarité des arrangements internationaux relatifs au passage des navires de guerre à travers les Détroits, Turcs et Soviétiques se retrouvaient à peu près dans la même situation qu'en 1920 : ils étaient condamnés à s'entendre. Leur stratégie s'avéra du reste payante. Devant le risque qu'il y avait à jeter la Turquie dans les bras de la Russie, les Grandes Puissances ne pouvaient, en effet, que se sentir obligées de faire preuve d'une certaine modération dans leurs appétits. Vers la fin de l'année 1925, l'ambassadeur de France en Turquie, Albert Sarrault, allait évoquer, à propos du rapprochement turco-soviétique, la possibilité d'une "croisade asiatique contre la race blanche" 2 . Il n'était pas seul à nourrir de telles craintes. Bien que les événements des années précédentes eussent montré que la Turquie nouvelle était plutôt bien disposée envers ses adversaires d'hier, bon nombre de diplomates continuaient encore, deux ans après la proclamation de la République, de considérer l'amitié entre Moscou et Ankara comme une redoutable menace pour l'Occident.

3. Le groupe de la revue Aydinlik Tandis que les propagandistes venus de Russie ou d'ailleurs s'employaient à mettre en échec la vigilance des autorités kémalistes, les hommes rassemblés autour de §efik Husnii, de leur côté, faisaient de leur mieux pour propager l'idéologie nouvelle parmi les intellectuels et, dans une moindre mesure, parmi les travailleurs. Au moment de la proclamation de la République, VAydinlik avait déjà derrière lui plus de deux ans d'existence. Au cours de cette période, dix-huit numéros avaient paru, totalisant 480 pages de

De nombreux matériaux rassemblés dans le vol. VIII des Dokumenty... permettent de suivre dans le détail les diverses phases de l'élaboration du nouveau traité d'alliance turco-soviétique Ce traite'fut signé — à Paris - le 17 décembre 1925 et ratifié au début de l'année 1926 Cf Dokumenty..., vol. VIII, pp. 739-741, doc. n° 418. 2 AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 281, ff. 134 et sv. dépêche datée du 18 novembre 1925.

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texte. §efik Hiisnii et les autres rédacteurs de la revue, en particulier Sadrettin Celâl, avaient progressivement acquis une solide expérience dans le domaine de la vulgarisation des idées dont ils se réclamaient. En dépit des diverses bourrasques qu'ils avaient eu à affronter, ils n'étaient nullement prêts à abandonner le combat. Ils allaient poursuivre la publication de leur organe jusqu'en février 1925, époque à laquelle le gouvernement mettra définitivement fin à la vie de la revue en faisant jouer la "loi sur la sauvegarde de l'ordre" votée à l'occasion des troubles dans le pays kurde. Les derniers numéros de l'Aydinhk — il y en a eu au total treize entre octobre 1923 et février 1925 — ressemblent beaucoup à ceux parus avant la mise en place de la République. On y retrouve les mêmes préoccupations, le même éclectisme dans le choix des sujets traités, la même propension à l'intellectualisme. Toutefois, l'orientation pro-soviétique du groupe de §efik Hiisnii s'y manifeste de façon nettement plus marquée que par le passé. C'est ainsi par exemple que le numéro de novembre 1923 est entièrement consacré à la célébration du cinquième anniversaire de la révolution d'Octobre. Le numéro suivant — qui ne put paraître qu'en février 1924 — a pour principal sujet la mort de Lénine. Les autres numéros de l'année 1924 contiennent eux aussi de nombreux articles touchant l'expérience soviétique. La référence à Barbusse et au mouvement Clarté demeure présente, mais sérieusement estompée : désormais Paris est éclipsé par Moscou. Cependant, même si la Russie des Soviets occupait une part grandissante dans leur revue, §efik Hiisnii et ses collaborateurs ne négligeaient pas les problèmes spécifiques de la Turquie. On recense dans les derniers numéros de YAydinhk autant d'articles consacrés à des questions d'intérêt local que dans les livraisons antérieures à octobre 1923 : éditoriaux politiques, chroniques de la vie ouvrière, études économiques, dissertations sur des sujets littéraires, etc. Les rédacteurs de la revue n'avaient pas renoncé à l'objectif qu'ils s'étaient fixé à l'époque du lancement de Kurtuluç. Ils continuaient d'élaborer pierre à pierre, au gré des thèmes proposés par l'actualité, une analyse marxiste de la société turque. Il est curieux, ceci dit, de constater que le principal événement de la période, la proclamation de la République, fut sur le moment totalement passé sous silence par les chroniqueurs de YAydmlik. Ce n'est, nous l'avons déjà noté ailleurs, qu'en mai 1924, soit sept mois après la mise en place du nouveau régime, que §efik Hiisnù allait prendre acte du fait républicain, dans un article intitulé "Ce que pense la classe ouvrière à propos de la

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République" 1 . Ce mutisme prolongé ne faisait qu'exprimer la profonde méfiance que les hommes rassemblés autour de l'Aydinhk nourrissaient vis-àvis des initiatives de Mustafa Kemal. En fait, dans un éditorial paru au début du mois d'octobre 1923, §efik Hiisnii avait jeté à l'avance l'anathème sur la république kémaliste. On pouvait lire notamment dans ce texte : "Il ressort des débats en cours et des nouvelles parues dans les journaux qu'on projette de faire de la Turquie une république pareille à ces républiques d'Europe et d'Amérique qui ne sont rien d'autre que des monarchies sans monarque. Comme on le sait, ce type de républiques représente la forme de gouvernement la plus propre à l'installation du pouvoir de la classe bourgeoise." 2 Dans la suite de son article, §efik Hiisnii soulignait le caractère "bourgeois" des structures gouvernementales élaborées par le mouvement kémaliste et faisait reproche au gouvernement d'Ankara d'avoir dépouillé la Grande Assemblée Nationale, seule expression de la volonté populaire, d'une partie de ses prérogatives au profit de l'oligarchie bourgeoise représentée par le conseil des ministres. Dans "Ce que pense la classe ouvrière à propos de la République", on retrouve une argumentation comparable. Au bout de sept mois de régime républicain, §efik Hiisnii faisait sans ambages état de sa déception. Il accusait les Kémalistes d'avoir mis la révolution populaire au service de la bourgeoisie, leur reprochait de mener une politique hostile à la classe ouvrière et affirmait que le changement de régime n'était qu'un leurre destiné à faire passer la pilule de l'oppression capitaliste. Au terme de cette diatribe, il n'hésitait pas toutefois à demander aux travailleurs de continuer à soutenir le parti de Mustafa Kemal. C'est qu'à ses yeux le régime en place était, malgré tout, porteur de progrès : "C'est grâce au parti républicain que nous ne sommes plus les esclaves du passé. Le parti républicain a également détruit un certain nombre d'institutions qui n'étaient plus compatibles avec les besoins du temps présent. En raison de ses appartenances de classe, ce parti a tendance à stagner, à reculer devant l'action, à ne prendre des mesures sérieuses que s'il s'y trouve forcé. À l'heure actuelle, le devoir essentiel de la classe ouvrière est de faire échec à cette pusillanimité et d'encourager le ^"Iççi Sinifi Cumhuriyet Ûstiine ne Duçunilyor", Aydmlik, n° 21, mai 1924. "inkilap Esasatinin Tadili" (L'adoucissement des principes révolutionnaires) Aydinhk, oct. 1923, pp. 458-460. 2

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gouvernement de la République à se jeter de l'avant... Ces temps derniers, l'Assemblée Nationale a aboli le Khalifat, chassé la dynastie ottomane hors du pays et écarté la religion des affaires de l'État. Il s'agit là de réformes qui revêtent du point de vue révolutionnaire une importance capitale... Les adversaires du parti républicain, serviteurs du capital étranger, sont favorables au maintien du khalifat et du sultanat et se réclament du programme de la contre-révolution. Fermement opposée à un retour aux désastres et à l'oppression du passé, la classe ouvrière doit déclarer solennellement qu'elle est prête à défendre la République contre toutes les formes d'agression mises en œuvre par les forces réactionnaires..." 1 §efik Hiisnü s'en tenait, en somme, à la vieille stratégie de soutien au mouvement "bourgeois-démocratique" de Mustafa Kemal prônée par le Komintern dès son deuxième Congrès. Bien que les temps eussent changé, le raisonnement demeurait le même : le gouvernement d'Ankara était certes un gouvernement de classe, défendant les intérêts de la bourgeoisie, mais la classe ouvrière se devait néanmoins de l'appuyer dans la mesure où il constituait la seule force qui pût faire véritablement obstacle aux menées des puissances impérialistes et des suppôts de la réaction. Viendrait un jour où les travailleurs seraient en mesure de mener la lutte pour leur propre compte. Dans l'immédiat, toutefois, il importait de demeurer aux côtés du mouvement kémaliste — en dépit du peu de sympathie que ce dernier manifestait à l'égard des communistes — et de faire en sorte que les acquis de la révolution nationale fussent préservés. Si la question du régime politique de la Turquie nouvelle fut relativement peu discutée dans VAydinlik, il est frappant par contre de constater à quel point §efik Hiisnii et ses collaborateurs étaient attentifs aux problèmes d'ordre économique. Depuis le Congrès de Smyrne, la reconstruction de l'économie nationale constituait un des principaux sujets de préoccupation de l'intelligentsia turque. Au moment de la proclamation de la République, le débat était loin d'être clos. Dans des revues spécialisées comme dans la grande presse, de nombreux publicistes continuaient d'agiter les thèmes mis à l'ordre du jour quelques mois auparavant par les responsables kémalistes de l'économie. Les rédacteurs de VAydinlik ne pouvaient naturellement pas demeurer à l'écart d'un tel débat.

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"I§çi Sinifi Cumhuriyet Üstiine ne Diiçiiniiyor", Aydinlik, n° 21, mai 1924.

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Parmi les nombreux écrits concernant les problèmes économiques parus dans YAydinlik, il convient de mentionner tout particulièrement un article de §efik Hiisnii intitulé "La question de la réforme sociale", publié dans le numéro de février 1924 1 . Dans ce texte, le leader des communistes constantinopolitains s'en prenait violemment aux "novateurs" qui prétendaient transformer la société à coups de réformes ponctuelles et dénonçait l'inconsistance de leurs propositions en les taxant d'utopisme. Il écrivait notamment : "Ceux qui ont pris sur eux de nous mener vers les rives de la libération ont la prétention de réformer notre société au moyen de mesures ad hoc sans pour autant tenir compte des conditions économiques dans lesquelles nous nous trouvons. Mais, ainsi que cela se produit souvent, les "conséquences" sont présentées comme des "causes". Les gens croient que pour faire échec à la maladie il suffit d'en soigner les symptômes. Le raisonnement qu'ils font est le suivant : les choses vont mal, notre économie ne se développe pas et nous ne parvenons pas à accroître notre production... Tout cela provient de la défaillance de nos institutions sociales ! Dotons la nation turque d'une structure sociale sans défaut, faisons de nouvelles lois, développons l'instruction des citoyens, renforçons la religion. Alors, tout s'arrangera tout seul et notre indépendance économique sera assurée... Mais il va sans dire qu'il s'agit là de vues superficielles qui vont à rencontre du cours de l'histoire. Si nous les prenions au sérieux, dans soixante ans nous serions encore dans le précipice au fond duquel nous nous trouvons actuellement..." Les "novateurs" cloués de la sorte au pilori étaient selon toute apparence ceux qui, dans le camp nationaliste, se réclamaient d'une conception libérale de l'organisation économique et sociale. À l'époque où l'article de §efik Hiisnii fut publié, ces hommes (parmi lesquels figuraient de nombreux anciens compagnons de Mustafa Kemal) critiquaient de façon de plus en plus ouverte la rigidité des instances kémalistes et étaient déjà en train de jeter les bases du parti d'opposition "progressiste" qui allait voir le jour en novembre 1924. §efik Hiisnii les considérait comme les principaux adversaires de la ligne "révolutionnaire" qu'il aurait aimé voir appliquée par le parti républicain. Dans la suite de son article, il condamnait sans appel leurs choix doctrinaux, en les accusant de vouloir "construire la maison à partir du toit." En marxiste de bon aloi, il mettait l'accent sur la nécessité de commencer par des réformes d'infrastructure et notait que "la première chose à faire était d'accroître la production nationale et d'accumuler les capitaux". Ces conseils on ne peut

1 "Içtimai Islahat Meselesi", Aydinlik, n' 20, février 1924, pp. 529-532.

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plus classiques débouchaient sur un fervent plaidoyer en faveur d'une politique étatiste : "Que devons-nous faire pour progresser sur le plan économique ? Il y a deux solutions. On peut se contenter, comme cela se faisait dans le passé, d'encourager et de soutenir l'entreprise privée, l'État se cantonnant dans une attitude d'observateur bienveillant. Et attendre, en s'appuyant sur des lois économiques éculées, que le capitalisme se développe tout seul comme en Europe ou en Amérique. Dans une telle hypothèse, il y a tout lieu de penser que nos maigres forces ne résisteront pas longtemps à la concurrence du vigoureux capital étranger. Les trusts occidentaux pénétreront librement dans notre pays, le transformeront en colonie et dépouilleront notre peuple de son indépendance. L'autre solution serait, puisque nous sommes engagés dans la voie d'une féconde révolution, de nous lancer sans crainte dans une action en profondeur. Les tentatives dispersées du capitalisme indigène ne peuvent pas nous permettre de progresser rapidement. Dans le domaine de la production, le seul moyen de faire beaucoup en peu de temps c'est que l'État prenne lui même en main la direction de l'effort national et fixe un objectif clair et commun à tous. En d'autres termes, nous devons nous orienter sans perdre de temps vers un capitalisme d'État. Telle est la seule issue possible..." Il fallait notamment développer les secteurs dans lesquels l'État était déjà implanté — les transports, les voies de communication, la production d'énergie, l'industrie lourde, etc. — et procéder à une nationalisation de l'ensemble du commerce extérieur. Dans un autre article, publié quelques mois plus tard, §efik Hüsnü allait poursuivre son apologie de l'étatisme en défendant avec insistance la cause des monopoles d'État 1 . La discussion sur les monopoles avait été allumée par l'annonce, vers le milieu de l'année 1924, de l'imminente suppression de l'une des institutions les plus détestées de l'ancien régime, la Régie co-intéressée des Tabacs, entreprise contrôlée par le capital étranger. Dans le camp libéral, l'opinion dominante était qu'il convenait de profiter des circonstances pour abolir tous les monopoles, quels qu'ils soient. À l'intérieur du parti républicain, au contraire, c'était la thèse d'un transfert de certains monopoles — tabac, alcool, allumettes etc. — vers le secteur public qui l'emportait. La Turquie nouvelle ne pouvait pas accepter le maintien de monopoles asservis aux intérêts de la haute finance occidentale. Mais, transférés à l'État, ces mêmes monopoles étaient susceptibles de jouer un rôle 1 "Devlet Inhisarina Niçin Taraftariz ?" (Pourquoi sommes-nous favorables aux monopoles d'État?), Aydinhk, n° 25, septembre 1924, pp. 642-644.

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capital dans le renflouement des caisses de la nation. §efik Hiisnii, pour sa part, estimait qu'il fallait aller encore plus loin et appliquer le principe du monopole à toutes les ressources du pays. De façon assez curieuse, il laissait entendre que la mainmise de l'État sur les divers secteurs de l'économie aurait le mérite d'empêcher la création d'une classe capitaliste tout en stimulant la formation d'une bourgeoisie indigène "constituée d'éléments tenant entre leurs mains l'économie de l'État." Ces conceptions dirigistes, que l'on retrouve également sous la plume de plusieurs autres collaborateurs de VAydinlik, concernaient principalement l'industrie, le commerce extérieur, les voies de communication et diverses activités du secteur tertiaire. Mais les hommes rassemblés autour de VAydinlik étaient bien entendu conscients du fait que la Turquie se présentait pour l'essentiel comme un pays agricole et qu'il était nécessaire, par conséquent, de se pencher en priorité sur les problèmes de l'économie rurale. Dans les derniers mois de 1924, §efik Hiisnii et ses compagnons allaient consacrer plusieurs articles à la question agraire, en reprenant à leur compte les thèses élaborées sur ce sujet par le deuxième Congrès du Komintern. Un slogan lapidaire, paru dans le numéro d'octobre 1924, résume leur pensée : "expropriation forcée et nationalisation des grandes propriétés, distribution gratuite des terres aux paysans pauvres." 1 Dans la même foulée, §efik Hiisnii pressait la paysannerie anatolienne de tendre la main au prolétariat des villes et l'engageait à lutter pour sa libération économique et sociale sous le leadership des organisations ouvrières 2 . Ces mots d'ordre révolutionnaires, et d'autres du même type, étaient censés s'adresser aux masses. Nous avons cependant déjà souligné que la clientèle de VAydinlik se recrutait essentiellement, en réalité, dans les milieux "éclairés" d'Istanbul. Combien étaient-ils ces intellectuels perméables à la ligne qui leur était proposée par la revue communiste ? Il est impossible de le dire. Mais il semble, en tout état de cause, que leur nombre ait eu tendance à croître. D'après une enquête sur la presse ouvrière turque parue en 1926, les derniers numéros de VAydinlik étaient diffusés chacun à plus de 2 000 exemplaires 3 . Il s'agissait là d'un chiffre considérable pour l'époque. Bien entendu, tous les lecteurs de la revue n'appartenaient pas forcément au mouvement communiste turc. Mais on est en droit de supposer que, pour le moins, ils éprouvaient une certaine sympathie à l'égard de celui-ci. ' C e slogan allait être repris par §efik Hiisnii en janvier 1925 dans "Tiirk Kôylusiinun Kurtulugu" (La libération du paysan turc), Aydinhk, n° 29, janvier 1925, pp. 775-777. 2 § . Hiisnii, op. cit., p. 777. 3 Will Kord-Ruwisch, "Die Arbeiterpresse in der Tiirkei", Zeitungswissenschaft, n° 4, 1926, p. 55.

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Cet accroissement probable de la clientèle de VAydinlik s'était accompagné d'un net développement de l'équipe rédactionnelle de la revue. Au noyau initial, constitué de §efik Hiisnii, Sadrettin Celâl, §evket Aziz, Ali Cevdet, Nizamettin Ali et quelques autres, étaient venus s'ajouter, à partir du milieu de l'année 1923, une demi-douzaine de noms nouveaux. Parmi ces nouvelles recrues figuraient notamment Vedat Nedim, §evket Siireyya, Burhan Asaf et, surtout, le jeune Nâzim Hikmet dont le talent de poète commençait déjà à s'affirmer. Vedat Nedim venait de terminer ses études d'économie à l'université de Berlin 1 . Cela faisait déjà plusieurs années qu'il entretenait des relations avec le groupe de militants rassemblés autour de §efik Hiisnii. Il avait été, en 1919, un des fondateurs de la revue Kurtulu§, ancêtre de VAydinlik. Alors qu'il se trouvait encore à Berlin, il avait, à la demande de §efik Hiisnii, représenté l'organisation communiste d'Istanbul au quatrième Congrès du Komintern, en compagnie de Celâl (Yalniz) et de Sadrettin Celâl, venus pour leur part directement de la capitale ottomane. Issu d'une famille de grands bureaucrates, il était âgé de vingt-six ans au moment de la proclamation de la République. Dès son premier article dans VAydinlik paru en août 1923, il s'était imposé comme un spécialiste des questions économiques 2 . Comme §efik Hiisnii, il estimait que l'avenir de la Turquie passait essentiellement par une réforme radicale de ses structures économiques. À ses yeux, l'objectif primordial du nouveau régime devait être de moderniser les campagnes et de transformer la Turquie en un véritable pays agricole, capable de faire face à ses importations de produits finis grâce aux excédents de son agriculture. §evket Siireyya avait lui aussi une formation d'économiste 3 . Mais il avait fait ses études à Moscou. Il était un de ceux qui avaient bénéficié ici des cours de l'Université communiste des travailleurs de l'Orient, une institution placée sous la tutelle du Commissariat aux Nationalités de Staline et dont le but principal était de former des propagandistes adéquatement armés pour le combat politique. Comme bon nombre d'autres militants du mouvement communiste turc, il avait suivi une trajectoire compliquée. À l'époque de ses études secondaires et durant son service militaire, effectué pendant la première 1 Vedat Nedim (Tôr) a publié son autobiographie : Yillar Bôyle Geçti (Ainsi sont passées les années), Istanbul, 1976. 2 "Tiirkiye Ziraat Memleketi midir ? Neden Degildir ? Nasil Olabilir ?" (La Turquie est-elle un pays agricole ? Pourquoi ne l'est-elle pas ? Comment peut-elle le devenir ?), Aydinhk, n° 17, août 1923, pp. 442-448. ^L'autobiographie de Çevket Siireyya (Aydemir), Suyu Arayan Adam (L'homme à la recherche de l'eau), 2ème éd., Istanbul, 1965, est un gros ouvrage qui fournit d'intéressantes données sur l'histoire du mouvement communiste turc.

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guerre mondiale, il avait très fortement subi l'influence des idéologies panturquistes. Dès la fin de la guerre, persuadé que le moment était venu de se lancer dans la lutte pour l'unité du monde turc, il s'était rendu en Azerbaidjan où il avait, pendant quelque temps, travaillé comme instituteur dans une école de village. C'est ici qu'il était entré en contact avec le communisme. Séduit par les idées que propageait le groupe de Mustafa Suphi, il n'avait pas tardé à rejoindre l'organisation communiste turque de Bakou. Ses remarquables dons de propagandiste lui avaient valu d'être sélectionné en 1921 pour faire partie de la première fournée d'étudiants turcs envoyés à l'Université des travailleurs de l'Orient. À Istanbul, où il était rentré vers la fin de l'année 1923, il avait d'emblée trouvé sa place parmi les rédacteurs de VAydinlik. Un de ses premiers articles avait été un hommage à Lénine qui venait de mourir. Par la suite, il devait se spécialiser dans la vulgarisation de la doctrine marxiste, s'attaquant à des sujets tels que "le matérialisme historique" ou "Karl Marx par lui-même." Moins passionné que §evket Siireyya, Burhan Asaf (Belge) appartenait au groupe de collaborateurs de VAydinlik formé en Allemagne. Il avait fait des études d'architecture et, à l'époque de son insertion dans l'équipe de §efik Hiisnu, manifestait déjà un réel talent pour le journalisme. Il ne fut jamais, semble-t-il, un militant très fervent. Au lendemain de la grande purge de 1925, il fut parmi les premiers à s'éloigner de l'organisation communiste d'Istanbul. Mais, marqué par son passage à VAydinlik, il allait se signaler dans les années trente, comme un des principaux supporters de la politique étatiste — souvent comparée par ses détracteurs à celle qui avait cours en URSS — mise en œuvre par le parti républicain. Avec le recul du temps, Nâzim Hikmet apparaît incontestablement comme la figure la plus importante du groupe 1 . En 1924, à l'époque de ses premières contributions à VAydinlik, il n'avait encore que vingt-trois ans. Mais déjà sous l'originalité un peu forcée de ses vers perçait son exceptionnel génie. Issu d'une famille de grands serviteurs de l'État ottoman, il avait pendant un temps, comme bon nombre de jeunes gens de son milieu, songé à une carrière militaire. Dès 1919, cependant, il avait quitté l'École navale où ses parents l'avaient placé. C'est vers le début de l'année 1921, alors qu'il se trouvait en Anatolie comme instituteur, qu'il avait commencé à s'intéresser aux idées de la révolution d'Octobre, sous l'influence d'étudiants rentrés ' De très nombreux travaux ont été consacrés à Nâzim Hikmet. Le livre d'Akper Babaev, Nazym Hikmet, Moscou, 1957, donne un bon aperçu de la vie du célèbre poète turc. En langue turque, l'ouvrage de Vâlâ Nureddin Vâ - Nû, Bu Diinyadan Nâzim Geçti (Nâzim est passé par ce monde), Istanbul, 1965 constitue un précieux témoignage. Parmi les travaux plus récents, le livre de Kemal Sulker, Nâzim Hikmet'in Gerçek Ya§ami. 1: 1901-1926 (La vraie vie de Nâzim Hikmet. Vol. 1: 1901-1928), Istanbul, 1976, ne manque pas d'intérêt.

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d'Allemagne. Quelques mois plus tard, il se rendait à Batoum, et de là à Moscou. Admis à l'Université communiste des travailleurs de l'Orient, il n'avait pas tardé à maîtriser toutes les finesses de la doctrine communiste. Mais ce qui l'intéressait le plus, c'était la poésie. Subjugué par l'art de Maïakovski, il s'était très vite orienté vers une écriture très personnelle, puisant largement dans les infinies possibilités du vers libre. Ses premiers poèmes dans VAydinhk avaient fait sensation. On pouvait y trouver des onomatopées, des vers monosyllabiques, des bouts de phrases allègrement disloqués. Dans les cercles conservateurs, ces "singeries" avaient provoqué d'impitoyables ricanements. Mais parmi les jeunes intellectuels à qui ces textes s'adressaient, nombreux étaient ceux qui considéraient déjà Nâzim Hikmet comme le plus grand poète turc du siècle 1 . On est en droit de penser que le talent manifesté par les nouveaux collaborateurs de §efik Hüsnü n'était pas étranger au succès grandissant de VAydinlik. Fraîchement débarqués d'Allemagne ou de Russie, des hommes comme Vedat Nedim, Burhan Asaf, §evket Süreyya et, dans un autre registre, Nâzim Hikmet avaient tant à dire, tant à faire partager, que leur enthousiasme ne pouvait être que communicatif. Pour les rédacteurs de VAydinhk, cependant, le problème n'était pas tellement d'accroître leur clientèle que de parvenir à toucher ceux pour qui la revue était en principe faite, les travailleurs. Or, de ce point de vue, aucun progrès notable n'avait été enregistré. Ce manque d'intérêt des milieux ouvriers pour VAydinlik s'explique essentiellement par le fait que les couches prolétariennes demeuraient, dans leurs grandes masses, parfaitement imperméables à l'argumentation communiste. D'autre part, on est bien obligé de reconnaître, que ni les exposés "théoriques" de §efik Hüsnü et de ses collaborateurs, ni les poèmes d'allure futuriste de Nâzim Hikmet n'étaient réellement susceptibles de séduire les gens du commun. Les hommes rassemblés autour de VAydinlik faisaient un incontestable effort de vulgarisation, mais le langage qu'ils parlaient, bien que relativement simple, n'était pas celui du peuple. §efik Hüsnü et ses compagnons étaient conscients des insuffisances de leur revue. Ils s'efforçaient d'y remédier en tâchant d'être, par compensation, irréprochables sur le plan doctrinal. Leurs écrits dans VAydinlik reflétaient de façon aussi fidèle que possible les consignes élaborées à Moscou et ils ne se permettaient aucun écart. Curieusement, ce strict respect de l'orthodoxie n'allait pas suffire à leur éviter, lors du cinquième Congrès du Komintern ( 17 juin - 8 juillet 1924) de sévères critiques quant à leur orientation idéologique. ' Les poèmes de Nâzim Hikmet parus dans VAydinlik ont été récemment réédités. Cf. Metin Ilkin, Aydinlikçi §air, Aydinlikçi Yazar Nâzim Hikmet (Nâzim Hikmet, poète et écrivain de l'Aydinhk), Istanbul, 1976.

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C'est le délégué ukrainien D. Z. Manuilsky que la direction de l'Internationale avait chargé de prononcer le réquisitoire. Le 30 juin 1924, au cours du traditionnel débat sur les questions nationale et coloniale, les mandataires turcs présents au Congrès — parmi lesquels figurait, sous le nom de guerre de Faruk, le Dr. §efik Hiisnti — eurent la désagréable surprise de voir leur groupe accusé de déviation doctrinale. Manuilsky reprochait notamment aux communistes turcs d'avoir œuvré dans leur pays en faveur de la collaboration de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie et de s'être laissés entraîner, de la sorte, dans la voie des sociaux-patriotes de la II e Internationale. L'organisation turque n'était pas seule en cause. Les critiques du délégué ukrainien concernaient également d'autres partis communistes d'Orient. Mais, d'après Manuilsky, c'était les militants turcs qui offraient l'exemple le plus typique de conduite hérétique. Les délégués du groupe d'Istanbul ne pouvaient évidemment pas laisser passer ces accusation sans réagir. Les réprimandes de Manuilsky étaient d'autant plus injustes que YAydinlik s'en était strictement tenu, dans ses prises de position doctrinales, à la stratégie recommandée par le Komintern. Les communistes turcs avaient certes exhorté le prolétariat à soutenir le "gouvernement bourgeois" de Mustafa Kemal, mais ils n'avaient fait que suivre, en la matière, les thèses de l'Internationale. Le lendemain de l'intervention de Manuilsky, §efik Hüsnii (alias Faruk, et même, étrangement, Fapluk d'après les protocoles du Congrès) prit à son tour la parole. Dans un long discours, il s'employa à justifier le soutien que les militants turcs accordaient aux Kémalistes. Habilement construit, son exposé se présentait comme un acte d'accusation. Le gouvernement d'Ankara était vilipendé pour avoir refusé d'accorder le droit de grève à la classe ouvrière, étouffé progressivement la démocratie, asservi la justice à ses caprices, écrasé la population de nouveaux impôts et négligé de s'occuper des problèmes de la paysannerie. Mais la diatribe débouchait sur une énumération des acquis positifs de la révolution kémaliste : l'abrogation des capitulations, la suppression du khalifat et du sultanat, la fermeture des medrese et des écoles religieuses, la mise en déroute des puissances impérialistes, l'abolition de la Dette publique ottomane, etc. En face d'un tel bilan, somme toute positif, il ne pouvait être question, pour le prolétariat, de tourner inconsidérément le dos aux nationalistes. Le parti communiste turc avait sans conteste le devoir d'organiser au nom de masses laborieuses la lutte contre la bourgeoisie, mais il était également tenu de collaborer avec cette même bourgeoisie dès lors que celle-ci apparaissait porteuse de progrès et qu'elle servait, par son action antiimpérialiste, certains de ses propres objectifs.

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§efik Hüsnü s'appuyait bien entendu sur les thèses de Lénine relatives à la question nationale et coloniale. Mais ces thèses concernaient la collaboration des partis communistes avec les forces bourgeoises qui se trouvaient encore sur le chemin de la libération nationale. La question soulevée par Manuilsky était de savoir quelle devait être l'attitude des militants face à la bourgeoisie une fois celle-ci au pouvoir. Aux yeux de §efik Hüsnü, s'agissant de la Turquie, le problème ne se posait tout simplement pas. D'après lui, en effet, la signature de la paix de Lausanne ou l'abolition du sultanat et du khalifat ne marquaient nullement la fin de la lutte contre l'impérialisme et la réaction. La bourgeoisie turque n'en était qu'au premier stade du processus de la libération nationale et avait encore un long chemin à parcourir avant que l'on puisse considérer qu'elle avait accompli son rôle historique. Les communistes qui continuaient à la soutenir n'avaient donc rien à se reprocher1. Le débat provoqué par le rapport de Manuilsky n'entraîna aucun changement substantiel dans l'attitude de l'Internationale. Dans le camp des délégués orientaux (M. N. Roy, Katayama, §efik Hüsnü et d'autres), la balance penchait lourdement en faveur d'une tactique souple, adaptée à chaque situation particulière. En définitive, le Congrès se contenta de proroger les décisions arrêtées lors des précédents congrès. Les délégués turcs étaient en droit de se réjouir ; face aux critiques de Manuilsky, ils avaient réussi à tenir le coup. Les reproches qu'on leur avait adressés n'allaient cependant pas demeurer sans effet. Dès le mois d'août 1924, VAydinlik se mit à afficher vis-à-vis du gouvernement d'Ankara une attitude beaucoup plus intransigeante que par le passé, taxant les hommes au pouvoir d'immobilisme et allant même jusqu'à les accuser, de manière détournée il est vrai, de ne songer qu'à "servir les intérêts d'une minorité de brigands" 2 . Jusqu'au cinquième Congrès, la tendance de la revue avait plutôt été, en dépit de certains grincements de dents, à l'accommodement. Désormais le ton était tout autre. Les critiques, les revendications, les menaces l'emportaient largement sur les appréciations

' En ce qui concerne le discours de D. Z. Manuilsky, cf. Xenia Joukoff Eudin et Robert C. North, Soviet Russia and the East. 1920-1927. A Documentary Survey, 2ème éd., Stanford (Calif.), 1964, pp. 326-328. Le texte intégral de cette intervention figure dans les versions russe ou allemande des protocoles du V e Congrès. Pour la réponse de §efik Hüsnü, alias Faruk, cf. Fünfter Kongress der Kommunistischen Internationale. Protokoll der Verhandlungen vom ¡7. Juni bis 8. Juli im Moskau, 2ème vol. Hamburg, 1924, pp. 708-712. Voir aussi M. Tunçay, op. cit., pp. 349-354. 2"Yikici Halkçiliktan Y apici Halkçih|a" (Du populisme destructeur au populisme constructeur), Aydinhk, n° 24, août 1924, pp. 67 et sv.

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obligeantes. À Moscou, §efik Hiisnti avait affirmé que le parti communiste turc était prêt à engager la lutte contre la bourgeoisie dès que les circonstances le permettraient. L'Aydinlik nouvelle manière visait à montrer que le groupe d'Istanbul ne manquerait pas à sa promesse. Les critiques formulées à l'endroit des communistes turcs par le porteparole du comité exécutif du Komintern eurent aussi une autre conséquence. Elles poussèrent §efik Hiisnii et ses compagnons à accentuer leur effort de propagande et à porter une attention plus grande au problème de l'action en milieu ouvrier. Cela faisait déjà un certain temps, nous l'avons vu ailleurs, que les hommes rassemblés autour de VAydinlik tentaient de s'implanter parmi les travailleurs. Il semble qu'ils aient réussi, au début de l'automne 1924, à noyauter efficacement "l'Association pour le relèvement des travailleurs" qui venait de voir le jour. C'est du moins ce qui ressort d'un rapport adressé au Quai d'Orsay par un informateur apparemment bien renseigné 1 . Vers la même époque, les rédacteurs de VAydinlik s'efforcèrent également de pallier aux insuffisances de leur organe en lançant un supplément spécialement destiné aux ouvriers. Intitulé Aydinlik Fevkalâde Amele Niïshasi (Clarté. Numéro spécial pour les travailleurs), ce supplément était conçu comme une petite revue de huit à seize pages et était vendu indépendamment de VAydinlik. Sadrettin Celâl jouait le rôle de directeur responsable de la publication. §efik Hiisnii rédigeait les éditoriaux. La nouvelle revue accordait une place importante aux informations ouvrières, aux lettres de lecteurs, aux courts textes de propagande. Des dessins satiriques égayaient certains articles. Dans l'ensemble, le ton était agressif, les divers rédacteurs du supplément avaient pris des noms de guerre qui témoignaient suffisamment, à eux seuls, de la volonté d'en découdre qui les animait : Çekiç (le marteau), Torpil (la torpille), Kivilcim (l'étincelle), Kizil Destanci (le barde rouge), etc. Huit numéros parurent, à intervalles irréguliers, entre le début du mois d'août 1924 et janvier 1925. Mais il ne s'agissait là que d'un ballon d'essai. En fait, l'ambition de l'organisation communiste d'Istanbul était de lancer un organe de grande diffusion paraissant au moins une fois par semaine. Il semble qu'une première tentative ait été faite dans ce sens en novembre 1924. Certains journaux avaient alors annoncé la parution imminente d'une feuille ouvrière éditée par Arif Oruç et intitulée Yeni Alem (Le nouveau monde). Mais la chose n'avait eu aucune suite 2 . Ce n'est que trois mois plus tard que le groupe X AMAEF, Série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100, rapport daté du 21 avril 1925, ff. 320 et sv. 2 AMAEF, loc. cit.

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de §efik Hiisnii parvint à réaliser son projet. Présenté comme un "hebdomadaire politique, ouvrier et paysan", YOrak Çekiç (Le marteau et la faucille) commença à paraître le 21 janvier 1925. C'était, comme le supplément de VAydinlik, un journal rédigé dans la langue du peuple et destiné aux travailleurs. Il ne comportait que quatre pages, mais bien remplies. La "une" était consacrée à l'actualité politique. On y trouvait également l'éditorial. Celui-ci, non signé, sortait probablement de la plume de §efik Hiisnii. Les trois autres pages étaient occupées pour l'essentiel par diverses informations relatives au mouvement ouvrier en Turquie et dans le monde. Elles accordaient aussi une certaine place aux questions rurales et proposaient d'autre part des anecdotes, des récits satiriques, des reportages, des textes moralisateurs, etc. S'il faut en croire un informateur des services de renseignements français, YOrak Çekiç, comme du reste VAydinlik, était subventionné par le consulat soviétique d'Istanbul à raison de 130 dollars par mois. D'après ce même informateur, le tirage du journal était faible et son influence à peu près nulle 1 . Qu'en était-il exactement ? Dans l'état actuel de la documentation, il apparaît impossible de répondre à une telle question. L'essentiel est de noter que la parution de YOrak Çekiç venait témoigner, en tout état de cause, de la mutation qui était en cours au sein du parti communiste turc. Le nouvel organe s'adressait davantage aux prolétaires qu'aux gens éclairés. Par rapport à la stratégie suivie jusque-là, c'était un changement de cap notable. Dans les jours où le premier numéro de YOrak Çekiç était mis en vente, un autre événement marquant se produisait. L'organisation de §efik Hiisnii tint clandestinement un congrès à Istanbul. C'était, après le rassemblement organisé par Mustafa Suphi à Bakou en septembre 1920 et les conciliabules d'août 1922 à Ankara, le troisième congrès du parti communiste turc. On ne dispose malheureusement que de fort peu de données sur cette réunion. La seule chose qu'on sache de façon à peu près sûre c'est qu'elle eut lieu dans la maison de §efik Husnii et qu'une vingtaine de délégués y prirent part. Parmi ces délégués figuraient notamment Sadrettin Celâl, Ali Riza — un rescapé de l'équipe de Mustafa Suphi — et, selon toute apparence, Salih Hacioglu, fraîchement sorti de prison. Nâzim Hikmet, Çevket Siircyya et quelques autres incarnaient la nouvelle génération formée à l'Université 'AMAEF, loc. cit. A. Sayilgan. op. cit., p. 191, parle, en s'appuyant sur de mystérieuses "archives privées", d'une subvention globale de 200 dollars à laquelle s'ajoutait chaque trimestre une somme de 1 000 dollars. Ces informations avaient circulé dans la presse de l'époque à la suite de certaines "fuites".

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communiste des travailleurs d'Orient. L'organisation de jeunesse du parti était représentée par Hasan Âli (Ediz) et Huseyin Hikmet (Kivilcimh), l'un et l'autre membres de la rédaction de VAydinlik. Étaient également présents, enfin, Vedat Nedim, Ali Cevdet et Mehmet Vehbi, ainsi qu'un certain nombre de militants venus du secteur ouvrier 1 . Après les critiques adressées aux communistes turcs lors du V e Congrès du Komintern, un sérieux examen de conscience s'imposait. La réunion d'Istanbul eut apparemment pour objet de jeter les bases d'une révision en profondeur de l'activité du parti. Durant les débats, §efik Husnii fut, dit-on, passablement malmené et contraint de faire son autocritique. Quelques-uns de ses hôtes lui auraient reproché en particulier d'avoir passé outre à certaines des recommandations du programme élaboré quelques années auparavant à Bakou 2 . Il semble qu'on l'ait également considéré comme responsable de la médiocrité des résultats enregistrés du côté des masses laborieuses. À l'issue du congrès, il fut néanmoins confirmé dans ses fonctions de secrétaire général du parti. En dépit des insuffisances de sa gestion, il était respecté et estimé. Mais on lui adjoignit une sorte de béquille, Vedat Nedim, promu secrétaire du comité exécutif. Ce comité comprenait six autres membres : Sadrettin Celâl et §evket Sureyya (chargés tous deux de la presse), Hamdi §amilov (trésorerie), Huseyin Hikmet (jeunesse), l'électricien Nuri et Ali Cevdet (organisation). La direction du parti était constituée au total d'une vingtaine de membres. C'est dire que presque tous les délégués avaient été mobilisés. Cette nouvelle équipe où plusieurs des éléments les plus jeunes du parti avaient trouvé leur place, était pleine de bonnes résolutions. Les deux premiers mois de l'année 1925 constituèrent pour l'organisation d'Istanbul une période de grande activité. Il s'agissait tout d'abord d'assurer la parution régulière de l'Orak Çekiç. Les rédacteurs du journal n'hésitèrent pas à fournir l'effort nécessaire. Les militants parvinrent par ailleurs à mettre sur pied une librairie spécialisée dans la vente des brochures de propagande. Baptisée Aydinlik, cette librairie était aussi conçue, cela va sans dire, comme un lieu de réunion 3 . Divers ouvrages fournissent quelques indications dispersées sur ce congrès : M. Tunçay, op. cit., pp. 362-363 ; Ibrahim Topçuoglu, Neden lki Sosyalist Parti 1946-T.K.P. Kurulûj'u ve Miicadelesinin Tarihi 1914-1960 (Pourquoi deux partis socialistes 1946 — Histoire de la fondation et du combat du parti communiste turc. 1914-1960), vol. I, Istanbul, 1976, pp. 96-104 ; Rasih Nuri ileri, Tiirkiye Komunist Partisi Gerçegi ve Bilimsellik. Quo Vadis Ibrahim Topçuoglu ? (La vérité sur le Parti communiste turc et l'esprit scientifique. Quo Vadis Ibrahim Topçuoglu ?), Istanbul, 1976, pp. 47 et sv. ; A. Sayilgan, op. cit., p. 189. ^D'après I. Topçuoglu, op. cit., pp. 99-100. Le témoignage d'I. Topçuoglu est cependant suspect. Il est empreint d'une évidente antipathie à l'égard de §efik Hiisnu. 3 Un document cité par Fetbi Tevetoglu, Tiirkiye'de Sosyalist ve Komunist Faâliyetler (19101960) (Les activités communistes et socialistes en Turquie. 1910-1960), Ankara, 1967, pp. 389 et sv., fournit quelques indications sur cette librairie. Celle-ci est également mentionnée dans un rapport adressé au Quai d'Orsay : AMAEF, série E, Levant 1918-1929, Turquie, vol. 100 f 324, en date du 21 avril 1925.

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Enfin, des contacts de plus en plus étroits furent noués avec l'Association pour le relèvement des travailleurs. Il semble notamment que §efik Hiisnu et certains de ses acolytes aient activement participé à l'organisation du congrès de cette association qui se tint à Istanbul dans les derniers jours de février. Mais toutes ces initiatives venaient mal à propos. Face à l'agitation qui grandissait dans le pays, mettant en danger le régime républicain, le gouvernement d'Ankara n'allait pas tarder à recourir à des mesures de répression. Au début du mois de mars, VAydinlik et VOrak Çekiç furent interdits, en même temps que divers autres organes d'opposition. Ce n'était là qu'un premier avertissement.

4. La répression L'opinion turque n'avait jamais été unanime dans son soutien au pouvoir kémaliste. Mustafa Kemal et ses partisans s'étaient heurtés à cle multiples oppositions dès les premiers temps de la lutte pour l'Indépendance. L'abolition du sultanat, en novembre 1922, et la proclamation de la République, un an plus tard, n'avaient guère arrangé les choses. Nombreux étaient ceux qui ne pardonnaient pas au gouvernement d'Ankara d'avoir mis fin à la monarchie ottomane. La laïcisation de l'enseignement et la suppression du Khalifat, décidées le 3 mars 1924, s'étaient, elles aussi, soldées par un accroissement de la masse des mécontents. Depuis les élections habilement truquées de l'été 1923, Mustafa Kemal disposait d'une majorité confortable à la Grande Assemblée Nationale. Mais cela n'avait pas suffi à faire taire ses adversaires. Les intégristes musulmans, les conservateurs demeurés fidèles au sultanat, un certain nombre d'anciens membres du Comité "Union et Progrès", les libéraux partisans d'une démocratisation accélérée de la Turquie, en un mot tous ceux qui se sentaient lésés par la révolution kémaliste, s'étaient obstinés dans leur hostilité vis-à-vis du régime. À l'automne 1924, un nouveau parti politique avait vu le jour. Créé par d'anciens compagnons de Mustafa Kemal, le Terakkiperver Cumhuriyet Firkasi (Parti républicain progressiste) se réclamait d'un programme qui ressemblait beaucoup à celui du parti républicain du peuple. La seule différence marquante entre les deux organisations était que les progressistes se disaient libéraux et souhaitaient la mise en place d'un système parlementaire basé sur une "séparation modérée des pouvoirs" tandis que le parti du peuple mettait l'accent sur "l'unité des forces" et admettait sans peine l'autoritarisme de Mustafa Kemal.

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Malgré le peu d'originalité de ses choix doctrinaux, la nouvelle formation avait connu un succès fulgurant. Elle s'était dite opposée aux "tendances despotiques de certaines personnes" et cela avait suffi à attirer vers elle une bonne partie des mécontents. Devenue le principal point de ralliement des opposants au régime, elle avait commencé à constituer, dès la fin de l'année 1924, une sérieuse menace pour le pouvoir kémaliste. Mais ce n'est qu'en février 1925, au moment de la révolte de Cheikh Saîd dans les provinces orientales du pays, que le gouvernement d'Ankara allait se rendre réellement compte de la fragilité de sa position. L'insurrection des tribus kurdes, placée sous le drapeau de la restauration islamique, pouvait à tout moment dégénérer en guerre civile. Le danger était grand, dès lors, de voir les adversaires du régime profiter des circonstances pour tenter de mettre un terme à l'expérience kémaliste. Face au péril, la réaction des hommes au pouvoir fut on ne peut plus vigoureuse : dès les derniers jours de février, des mesures étaient prises pour que la révolte de Cheikh Saîd fût écrasée dans le sang. Le 3 mars 1925, Mustafa Kemal confiait la présidence du conseil des ministres à l'un de ses compagnons les plus fidèles et les plus résolus, îsmet pacha. Le lendemain, la Grande Assemblée Nationale acceptait d'entériner la "loi sur la sauvegarde de l'ordre". Ce texte d'exception donnait au gouvernement la possibilité de sévir à sa guise contre tous ceux qui — sous une forme ou une autre — étaient susceptibles de "troubler l'ordre public". Pour les diverses composantes de l'opposition, il s'agissait d'un sérieux coup de massue. Les communistes d'Istanbul avaient au cours des mois précédents manifesté à plusieurs reprises leur hostilité à l'égard des adversaires du régime. En décembre 1924, VAydinlik s'en était pris vivement aux "progressistes" qui venaient de fonder le Terrakkiperver Cumhuriyet Firkasi. Quelques semaines plus tard, VOrak Çekiç avait condamné sans la moindre ambiguïté l'insurrection de Cheikh Saîd 1 . Mais §efik Hiisnii et les hommes de son entourage ne pouvaient guère se targuer pour autant d'être des inconditionnels du mouvement kémaliste. À leur manière, ils faisaient eux aussi partie de l'opposition. Devant les mesures répressives mises en œuvre par le gouvernement, ils se retrouvèrent dans le même sac que les "fanatiques" et les "réactionnaires" qu'ils n'avaient pourtant jamais cessé de combattre.

'Ainsi, le numéro 6 de VOrak Çekiç, daté du 26 février 1925, portait en manchette : "Face à la réaction, le peuple est avec le gouvernement" et "Mort à la réaction". Le n* 7, du 5 mars 1925, proclamait de même : "Les turbans des bigots doivent devenir suaires."

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Décidée aussitôt après le vote de la "loi sur la sauvegarde de l'ordre", l'interdiction de VAydinhk et de VOrak Çekiç aurait dû constituer un signal d'alarme. Mais les communistes turcs avaient une singulière propension à l'optimisme. En cette fin de l'hiver 1925, ils ne se sentaient pas encore, semble-t-il, véritablement concernés par la répression. Ils croyaient sans doute avoir affaire à une de ces sautes d'humeur dont le pouvoir kémaliste était coutumier. Au lieu de se soumettre et de chercher à se faire oublier, ils s'efforcèrent de poursuivre leurs activités comme si de rien n'était. Un journal de Bursa au nom prédestiné, le Yolda§ (Camarade), fut chargé de prendre la relève des deux organes interdits. Sous la direction de Ibrahim Hilmi, un militant chevronné, cette feuille qui n'avait jusque-là manifeste qu'un nationalisme bon teint devint provisoirement l'organe du parti 1 . Parallèlement, les membres de l'organisation d'Istanbul intensifièrent leur propagande dans les milieux ouvriers et estudiantins. Persuadés de n'avoir rien à s'imputer à faute, ils espéraient que le vent ne tarderait pas à tourner. Dès le début d'avril, cependant, il fut évident que la répression s'aggravait. La presse était muselée; diverses tracasseries s'accumulaient sur l'opposition progressiste ; dans l'est du pays, les forces kurdes commençaient à subir leurs premières défaites. Pour le gouvernement d'Ankara, le danger essentiel se situait du côté des "fanatiques" rassemblés autour de Cheikh Saîd. Toutefois, les autorités ne manifestaient nullement l'intention d'épargner les communistes. Dans les premiers jours du mois, la police d'Istanbul réalisa un beau coup de filet : une quinzaine d'étudiants de l'école militaire de médecine furent arrêtés alors que, sous couvert de prendre le thé, ils "discutaient de Robespierre, Danton et Lénine dans un local aux murs couverts de peinture rouge." 2 L'école militaire de médecine constituait à cette époque un des principaux "bastions" du communisme turc. Parmi les jeunes gens appréhendés figuraient quelques-uns des meilleurs éléments du parti. L'optimisme dont l'organisation de §efik Hiisnii avait témoigné jusque-là n'était manifestement plus de mise. Quelque temps après cette première vague d'arrestations, le pouvoir décida de sévir à nouveau. Le prétexte était tout trouvé. A l'occasion du Premier Mai, les dirigeants du parti avaient jugé bon de publier une brochure de propagande et d'organiser une cérémonie dans les locaux de "l'Association Le rôle joué par le Yoldaj est mentionné dans divers ouvrages, mais les quelques numéros de cette feuille qui ont été conservés ne font aucune place à la propaganda communiste. Il est vrai qu'ils ne concernent pas la période ici envisagée. On doit supposer que le journal a changé d'orientation en cours de route. ^D'après un document cité par F. Tevetoglu, op. cit., p. 391.

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pour le relèvement des travailleurs". Ce fut à peu près le même scénario que lors du 1 e r Mai 1923. Les réjouissances programmées pour la fête du travail furent considérées comme une grave atteinte à l'autorité de l'État. Quant à la brochure distribuée par les militants, elle servit de principale pièce à conviction. La presse turque annonça les premières arrestations dès le 8 mai. Vers le milieu du mois, près d'une quarantaine de personnes étaient déjà sous les verrous 1 . La police avait fait son travail avec une particulière minutie. L'organisation d'Istanbul était presque entièrement décapitée. Seuls quelquesuns de ses dirigeants avaient réussi à ne pas se laisser prendre. Voyant que les choses étaient en train de mal tourner, Çefik Hiisnii avait quitté Istanbul dans les derniers jours du mois d'avril et s'était mis à l'abri en Allemagne. Hasan Ali, une des jeunes recrues de l'école militaire de médecine, avait gagné la Russie. Nâzim Hikmet s'était enfui à Smyrne avec l'intention d'y organiser une imprimerie clandestine. Mais les rescapés étaient trop peu nombreux pour pouvoir faire efficacement face à l'offensive kémaliste. Il avait suffi d'une opération de police bien montée pour que la débandade fût générale. Depuis la mi-avril, les "tribunaux d'Indépendance", ranimés conformément à la loi sur la sauvegarde de l'ordre, siégeaient sans désemparer. Au moment des arrestations d'Istanbul, plusieurs dizaines de notables kurdes avaient été déjà jugés et pendus. Les prisons étaient pleines à craquer. Les magistrats kémalistes avaient tant à faire que le procès des communistes ne put s'ouvrir que dans la deuxième semaine d'août. Pour la circonstance, les prévenus avaient été transférés à Ankara. À cette époque, la rébellion kurde était totalement écrasée. La République ne semblait plus menacée. C'est ce qui explique, peut-être, la relative modération du réquisitoire prononcé par le représentant du ministère public. Les membres de l'organisation d'Istanbul furent accusés d'avoir créé des cellules clandestines et d'avoir cherché à propager le communisme dans le pays. Le procureur leur fit également reproche des liens qu'ils entretenaient avec la III e Internationale. Mais, en comparaison de celles infligées aux rebelles kurdes, les peines qu'il réclama étaient assez légères. Sadrettin Celâl, l'électricien Nuri, le directeur responsable du Yoldaç — Ibrahim Hilmi — et quelques autres furent condamnés à sept ans de travaux forcés. Les militants les plus "redoutables", 'En ce qui concerne ces arrestations, cf. le dossier rassemblé par M. Tunçay. op. cit., pp. 367374. Voir aussi F. Tevetoglu, op. cit., pp. 388-394. Ce dernier ouvrage donne de larges extraits de l'interrogatoire auquel furent soumis les prévenus en août 1925 devant le Tribunal d'indépendance d'Ankara.

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parmi lesquels figuraient §evket Sureyya et le jeune Hùseyin Hikmet, écopèrent de dix ans. En ce qui concerne §efik Hiisnii, Nâzim Hikmet, Hasan Ali et un quatrième fuyard, Ali Cevdet, le tribunal eut la main quelque peu plus lourde. Jugés par défaut, ils se virent octroyer quinze ans de travaux forcés. Dans l'ensemble, les communistes s'en étaient tirés beaucoup mieux que les chefs de la révolte kurde. Mais le résultat recherché par le pouvoir élait atteint. L'organisation que §efik Hiisnii et ses camarades avaient eu tant de mal à mettre sur pied était démantelée. Ses dirigeants avaient fui ou se trouvaient sous les verrous. UAydinlik et YOrak Çekiç étaient réduits au silence. Ceux qui avaient échappé aux poursuites n'osaient plus se montrer. Ce n'était pas la première fois que les communistes turcs tâtaient de la répression kémaliste. Des événements semblables s'étaient déjà produits à plusieurs reprises dans le passé. Les dirigeants du parti espéraient sans doute que, comme dans le passé, les choses s'arrangeraient rapidement. Mais, en réalité, la situation n'était plus la même qu'en 1921 ou 1922. Sortis victorieux de la lutte contre la rébellion kurde, Mustafa Kemal et ses partisans se sentaient plus forts que jamais. Craignant une nouvelle offensive des forces réactionnaires, ils s'étaient décidés à recourir à l'autoritarisme et à ne tolérer aucune opposition dans le pays. Les arrestations d'avril et mai 1925 allaient donc représenter, en définitive, un tournant beaucoup plus marquant dans l'histoire du parti que les précédentes vagues de répression. Jusque-là, les groupes communistes de Turquie avaient pu travailler de façon plus ou moins légale, dans le cadre d'un régime qui n'avait pas encore trouvé sa voie. A partir de 1925, il en ira tout autrement : face à la dictature kémaliste, la seule issue possible sera celle de la clandestinité. À la veille de la purge de 1925, le parti communiste turc ne comptait, dans la meilleure des hypothèses, que cinq à six cents membres. C'est dire qu'il s'agissait d'une des composantes les plus modestes de la III e Internationale. S'il faut en croire les protocoles du Komintern, les hommes rassemblés autour de VAydinhk n'avaient cependant pas travaillé en vain. Entre le quatrième et le cinquième congrès de l'Internationale, le parti avait recruté près de trois cents membres nouveaux et s'était constitué une réserve de trois cent cinquante "aspirants". La question qui se pose, évidemment, est de savoir ce qui se serait passé si les autorités kémalistes n'avaient pas mis prématurément fin aux activités du groupe d'Istanbul. §efik Hiisnii et ses camarades auraient-ils réussi à élargir véritablement leur clientèle ? Leur prosélytisme aurait-il fini par déboucher sur la création d'une organisation de masse ?

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Il est sans conteste difficile d'imaginer comment les choses auraient évolué si la Turquie, au lieu de se soumettre à la poigne du parti républicain, s'était dotée d'un régime un tant soit peu démocratique. On peut légitimement supposer que les communistes auraient continué de marquer des points. Mais seraient-ils parvenus à mettre sur pied un parti capable de constituer une force politique réelle ? À vrai dire, cela paraît assez peu probable. Il y a tout lieu de penser, en effet, que le communisme, du moins tel qu'il était présenté par les dirigeants de l'organisation d'Istanbul, aurait eu du mal à s'ajuster aux traditions religieuses et culturelles des masses laborieuses turques. En particulier, nul n'ignorait en Turquie — la contre-propagande avait bien fait son travail — que la doctrine communiste prônait l'athéisme. De telles abominations n'étaient bonnes que pour les ... mécréants. Le communisme souffrait, par ailleurs, d'un autre grand handicap : il était perçu par la plupart des Turcs comme un nouvel avatar de l'impérialisme russe. Bien que la République des Soviets eût fait preuve de bienveillance à l'égard de la Turquie au moment de la lutte pour l'indépendance, nombreux étaient ceux qui continuaient de voir en la Russie l'ennemie héréditaire du peuple turc. Tout ce qui venait de là-bas était forcément suspect. Bien entendu, §efik Hiisnii et les hommes de son entourage auraient pu renier les aspects antireligieux de la doctrine communiste. Ils auraient pu tenter de se démarquer par rapport à l'expérience russe de la révolution sociale. Ils auraient pu s'efforcer d'ouvrir plus encore qu'ils ne l'avaient fait leur organisation aux réalités de la société turque. Mais c'eût été faire peu de cas des mots d'ordre du Komintern. Ils étaient trop attachés au mouvent communiste international pour pouvoir se permettre de telles déviations. La fidélité à l'orthodoxie l'emportait, chez eux, sur le souci d'efficacité.

TABLE DES MATIÈRES

Remarques liminaires I.

II.

III.

IV.

V.

VI.

VII.

VIII.

5

A propos de la "classe ouvrière" ottomane à la veille de la révolution jeune-turque Turcica, IX/1, 1977, pp. 229-251

15

Sources inédites pour l'histoire du mouvement ouvrier et des courants socialistes dans l'Empire ottoman au début du XXe siècle Etudes balkaniques (Sofia), 1978/3, pp. 16-34

35

Un économiste social-démocrate au service de la Jeune Turquie Mémorial Ômer Lûtfi Barkan (sous la direction de Robert Mantran), Paris: Librairie d'Amérique et d'Orient Adrien Maisonneuve, 1980, pp. 75-86

55

Une organisation socialiste ottomane. La fédération ouvrière de Salonique (1908-1912) Etudes balkaniques (Sofia), 1975/1, pp. 76-88

71

Naissance d'un socialisme ottoman Salonique 1850-1918, Paris: Autrement, série Mémoires, n° 12, 1992, pp. 208-225.

89

La fédération socialiste ouvrière de Salonique à l'époque des guerres balkaniques East European Quarterly, XIV/4, 1980, pp. 383-410

101

La fascination du bolchévisme. Enver pacha et le parti des soviets populaires Cahiers du monde russe et soviétique, oct.-déc. 1975, pp. 141-166

133

L'axe Moscou-Ankara. Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922 Cahiers du monde russe et soviétique, XVIII/3, 1977, pp. 165-193

163

502 IX.

DU S O C I A L I S M E À L ' I N T E R N A T I O N A L I S M E Les organisations socialistes et la propagande communiste à Istanbul pendant l'occupation alliée. 1918-1922 (à la lumière des archives du Château de Vincennes) Etudes Balkaniques (Sofia), 1979/4, pp. 31 -51

197

Aux origines du mouvement communiste turc. Le groupe "Clarté" d'Istanbul (1919-1925) Communisme, 6, 1984, pp. 129-151

227

Bolchevisme et Orient. Le parti communiste turc de Mustafa Suphi. 1918-1921 Cahiers du monde russe et soviétique, XVIII/4, 1977, pp. 377-409

247

Bakou, carrefour révolutionnaire. 1919-1920 Ch. LemercierQuelquejay, G. Veinstein et S. E. Wimbush (eds.), Passé turco-tatar, présent soviétique, mélanges offerts à Alexandre Bennigsen, Paris: EHESS, 1986, pp. 413-434

285

Socialisme, communisme et mouvement ouvrier à Istanbul pendant l'occupation (1919-1922) Texte inédit

305

La révolution impossible. Les courants d'opposition en Anatolie. 1920-1921 Cahiers du monde russe et soviétique, XIX/1-2, 1978, pp. 143-174

345

XV.

Le mouvement communiste anatolien en 1922 Texte inédit

..

383

XVI.

Socialisme et mouvement ouvrier en Turquie au lendemain de l'armistice de Mudanya Texte inédit

417

Dix-huit mois de République. 29 octobre 1923-l er mai 1925 Texte inédit

455

X.

XI.

XII.

XIII.

XIV.

XVII.