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DIEUX ET HOMMES MODÈLES ET HÉRITAGES ANTIQUES
Agrégé des facultés de droit et docteur en histoire médiévale, Jacques Bouineau a été successivement professeur aux universités de Poitiers, Paris-X – Nanterre, et La Rochelle ; il a aussi été chargé de cours à l’université de Paris-V, professeur associé aux Écoles de CoëtquidantSaint-Cyr, professeur invité aux universités de Séville, Piémont oriental et
!" (Le Caire). Il est également président de l’association Méditerranées, de l’association Antiquité-Avenir. Réseau des associations liées à l’Antiquité, directeur du Centre d’études internationales sur la romanité (CEIR) et professeur d’histoire du droit.
24,50 € ISBN : 978-2-343-15427-5
Sous la direction de
Jacques Bouineau
Jacques Bouineau
Dans l’océan des publications qui traitent des rapports entre les hommes, le pouvoir et les dieux, notre groupe de recherche veut apporter une contribution à partir de l’éclairage qui est le sien : la romanité. Dans sa forme la plus simple, l’union des trônes et des autels assujettit la population qui ne peut, au mieux, que souhaiter se vêtir d’un manteau juridique à même de protéger l’essentiel : sa vie et sa liberté d’action. Si l’union entre les deux pouvoirs se fait non plus au nom d’un dieu, mais d’une idée devenue dieu, le manteau changera simplement de forme. Mais cette mèchanè humain qui monte des hommes, qui ne sont pas simplement des sujets ou des personae. La théorie peut aider ; la violence n’est jamais loin. Ce second volume regroupe des articles qui mettent en scène des rapports plutôt intimes entre des approches de soi liées à une croyance et un dialogue qui s’exaspère jusqu’à la violence.
DIEUX ET HOMMES Modèles et héritages antiques DIEUX ET HOMMES MODÈLES ET HÉRITAGES ANTIQUES - Volume II Communauté et egomet
Volume II
Communauté et egomet
Sous la direction de
Volume II Communauté et egomet
Textes préparés et mis en pages par Didier Colus et Burt Kasparian
MEDITERRANÉES
DIEUX ET HOMMES Volume II
Méditerranées Collection dirigée par Jacques Bouineau La nouvelle collection « Méditerranées » a pour objectif de s’intéresser au dialogue nord-sud en mettant en avant les racines culturelles méditerranéennes qui portent vers un réel rapprochement des deux rives. Les études se feront dans deux directions : d’une part la notion de romanité, d’autre part celle de culture méditerranéenne. La romanité est constituée par la formation des modèles juridiques, politiques, sociaux et artistiques qui composent les assises de l’empire romain, ainsi que par les créations issues de cet empire. Ce double mouvement, antérieur et postérieur à Rome, qui a uni autour du mare nostrum l’ensemble des terres méditerranéennes, exprime une des originalités de la Méditerranée et permet de rapprocher des cultures qui, dans le monde contemporain, oublient souvent ce qu’elles portent en commun. Par ailleurs une réflexion en ce sens pousse à considérer sous un nouvel angle les assises de la construction européenne. L’Europe est en effet radicalement différente dans les terres méridionales pétries de romanité et dans les terres septentrionales qui en furent moins imprégnées. Dernières parutions Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Dieux et hommes. Modèles et héritages antiques. Volume I. Pouvoir et persona, 2018. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Hommage à Marie-Luce Pavia, l’homme méditerranéen face à son destin, 2016 Jacques BOUINEAU, Antiquité, arts et politique, 2016. Oueded SENNOUNE, Alexandrie dans les récits de voyage, Ve – XVIIIe siècle. Documents pour l’histoire ou sources historiques ?, 2015. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Le droit international. Aspects politiques, (2 vol.), 2014. Philippe STURMEL (sous la dir.), Les échanges maritimes et commerciaux de l’Antiquité à nos jours, (2 vol.), 2014. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), La Laïcité, 2013. Nasser SULEIMAN GABRYEL, Sociologie politique du Maroc, 2013. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), La Laïcité et la construction de l’Europe, 2012 Laurent REVERSO (sous la dir.), Constitutions, Républiques, Mémoires. 1849 entre Rome et la France, 2011. Jacques BOUINEAU (sous la dir.), Pouvoir civil et pouvoir religieux entre conjonction et opposition, 2010.
Sous la direction de Jacques BOUINEAU
DIEUX ET HOMMES Modèles et héritages antiques Volume II Communauté et egomet
Du même auteur, publié en parallèle Dieux et hommes. Modèles et héritages antiques. Volume I. Pouvoir et persona, 2018.
Textes préparés et mis en pages par Didier Colus et Burt Kasparian.
© L’Harmattan, 2018 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-15427-5 EAN : 9782343154275
Sommaire Volume II Olivier Debat L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain : approche typologique et foyers de contestation 9 Ahmed Djelida La diversité religieuse dans le royaume siculo-normand
45
Jean-Marie Demaldent Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens dans l’empire ottoman 65 Lahcen Oulhaj Des dieux et des hommes en Afrique du Nord ou le divin composite des Berbères 101 Edward Farrugia Véhémence et violence chez saint Jean Chrysostome Philippe Luisier Tolérance et (IVe-VIIe siècle)
intolérance
religieuse
en
Égypte
141 chrétienne 155
Nathalie Cros Mal absolu et négation du divin dans la Médée de Sénèque
167
Jacques Bouineau L’Antiquité chez Bonaventure des Périers
181
Dominique Hocquellet Rapport de synthèse du colloque de Méditerranées (Blagoevgrad – 2 et 3 novembre 2017) 205
Varia Dominique Hocquellet Compte rendu : Andrea Marcolongo, La langue géniale. 9 raisons d’aimer le grec, Paris, Les Belles Lettres, 2018 (trad. Béatrice RobertBoissier), XV + 197 p. 219
L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain : approche typologique et foyers de contestation « En vérité je vous le dis », lorsqu’il est question d’impôt pour religion mieux vaut chuchoter... L’étude est effectivement fort délicate. Elle mêle deux thématiques qui, sociologiquement, sont extrêmement sensibles : la fiscalité et la religion. Fondamentalement, elle présente des intérêts non négligeables. Elle amène des interrogations sur la notion même d’impôt. Dans une vision générale, « l’objectif de l’impôt est de réaliser un prélèvement autoritaire de ressources permettant à l’État et aux collectivité publiques de faire face à leurs charges. Il peut, par ailleurs, avoir des buts annexes, notamment l’exercice d’une action sur l’économie et la correction des inégalités sociales » 1 . Selon la définition classique du doyen Georges Vedel, à partir des travaux de Gaston Jèze2, « l’impôt est une prestation pécuniaire requise des particuliers par voie d’autorité, à titre définitif et sans contrepartie, en vue de la couverture des charges publiques »3. La question centrale est alors de savoir si la religion doit participer des charges publiques, ce qui met en évidence l’aspect politique de l’impôt. Il s’agit d’une couverture des dépenses dites d’intérêt général, à raison du fait que les individus qui doivent les payer sont membres d’une communauté politique organisée 4 . La présence d’un impôt de religion instruit ainsi sur la structure politique d’un État. Elle apporte un éclairage d’autant plus intéressant que la neutralité du rôle étatique a progressivement laissé la place à des visions plus
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Larousse encyclopédique en couleurs, éd. France Loisirs, 1985, p. 4749, à l’entrée « imposer ». 2 G. JEZE, Cours de finances publiques, 1936-1937, Paris, LGDJ, 1937, p. 38. 3 O. NEGRIN, « Une légende fiscale : la définition de l’impôt de Gaston Jèze », Revue de droit public 2008, no 1, p. 139. La définition figure notamment dans G. VEDEL, Cours de législation financière 1952-1953, Paris, Les Cours de droit, 1953, p. 326. 4 G. JEZE, loc. cit.
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Olivier Debat interventionnistes de l’impôt : il sert à conduire une politique5. Cette fonction instrumentale permet de suggérer qu’une étude de l’impôt pour religion fournit des éléments de représentation de l’état d’une société donnée, dans une approche à la fois politique, sociologique et ethnographique. L’impôt pour religion conduit à revenir sur les assises de tout système fiscal et, plus techniquement, sur la terminologie. Ainsi, en est-il du consentement à l’impôt, de l’utilisation de celui-ci et des retours qu’il engendre pour les individus. Il interroge la notion et ses fondements, que ce soit à partir de la césure entre l’impôt subi ou consenti, entre l’impôt non affecté ou affecté (évoquant la terminologie de taxe) ou entre l’impôt sans contrepartie ou avec contrepartie (sorte de redevance). L’étude introduit un autre type de questionnement, sur les ressorts sousjacents de l’impôt pour religion. S’agit-il de traiter de finances ou de pouvoir ? D’un côté, apparaît un besoin de financement des religions. D’un autre côté, est mise sur le devant de la scène la question de leur influence, l’impôt étant un vecteur de puissance publique, une expression des prérogatives régaliennes. De toute évidence, les deux aspects coexistent. Une grande part des religions en Europe paraît vivre grâce à l’impôt, c’est-àdire sur financement de l’État, directement (via l’attribution d’une partie des recettes fiscales) ou indirectement (par la prise en compte fiscale des dons faits par les fidèles ou des régimes d’exonération des institutions religieuses)6. Tel est le cas de l’Église catholique 7 . Il s’agit d’un aspect essentiel dans le monde contemporain. La majorité des religions ne pourraient subvenir à leurs besoins sans cette aide « publique ». Mais l’impôt est aussi révélateur du pouvoir exercé par les institutions religieuses. L’analyse historique met en exergue la permanence de leur rôle politique. Le rapport de l’Église à l’État (ou du moins ce qui le deviendra) et
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Parmi d’autres lectures, M.-L. DUSSART, « Les choix de politiques fiscales du législateur, l’égalité devant les charges publiques et le pouvoir d’appréciation du juge constitutionnel », Revue du droit public 2010, no 4, p. 1003. 6 Voir notamment, A.-B. HOFFNER et L. BESMOND DE SENNEVILLE, « Le financement des Églises en Europe », La Croix, 29 juin 2012. 7 A.-B. HOFFNER, « En Europe, l’Église catholique est le plus souvent financée par l’impôt », La Croix, 30 mars 2011.
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain l’intensité de ce rapport se dévoilent à travers le régime fiscal. Ainsi, les phénomènes d’exonération d’impôt, de perception de l’impôt (dîme 8 ) et de récupération de l’impôt par le pouvoir, donnent une idée de l’influence et du rôle politique ou social de l’institution religieuse. S’agissant tout d’abord des exonérations, peut être pris l’exemple, à partir du règne de Clovis (Ve-VIe s.) de l’obtention par l’Église de privilèges, en particulier des exemptions d’impôts9. En échange de l’intervention royale destinée à investir les évêques par l’auctoritas du roi, les évêques des Gaules participent au gouvernement royal en tant que ministres ou du moins que conseillers10. S’agissant ensuite de la perception de l’impôt par l’Église, le lien avec son rôle politique peut être illustré sous Charlemagne (VIIIe-IXe s.), époque où l’Église séculière constitue un rouage administratif mais aussi social. Charlemagne ayant généralisé la dîme qui avait été introduite par Pépin (son père) en 756, les terres (y compris celles du roi) doivent acquitter le dixième de leur production auprès des églises11. Puis, au fil du temps, les rois de France, pour satisfaire le clergé sur lequel ils s’appuient pour gouverner plus facilement la nation, lui feront la concession de la dîme de tout ce qu’ils consomment (pain, vin, poisson...)12. Un quart de la dîme revient aux évêchés13. Cet élément dénote que l’impôt n’est pas seulement un révélateur de la structure du pouvoir au sein de la société ; il l’est
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La dîme (du latin decima, dixième) est une contribution généralement du dixième sur les récoltes ou le revenu, que l’on paie comme impôt. Elle est présentée comme la forme la plus ancienne d’impôt. Elle était connue dès la Haute Antiquité, en Inde, Perse, Égypte, Grèce, Rome, notamment. Il en résulta la dîme ecclésiastique qui semble avoir été d’abord conçue comme un don provenant de la générosité des fidèles, sans obligation, avant d’être imposée. Il existe plusieurs sortes de dîmes (ancienne, de droit, ecclésiastique) et leur régime a beaucoup varié, de sorte qu’il n’est pas anormal de constater des divergences entre les analyses qui en sont faites quant à son caractère obligatoire. C’est un impôt qui a été fortement contesté sous l’Ancien Régime et au moment de la Révolution française. Pour des éléments historiques, P. L AROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, tome sixième, Paris, Administration du grand dictionnaire universel, 1870, p. 859 s. ; O. VERNIER, « Dîme », in Finances publiques. Dictionnaire encyclopédique, op. cit., p. 322. 9 Sur ces points, J. BOUINEAU, Traité d’histoire européenne des institutions, Paris, LexisNexis, t. 1, no 337, p. 227. 10 Cette question est toutefois soumise à controverse. V. J. BOUINEAU, loc. cit. 11 J. BOUINEAU, op. cit, no 404, p. 272. 12 P. LAROUSSE, op. cit., p. 859. 13 J. BOUINEAU, loc. cit.
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Olivier Debat aussi à l’intérieur de l’institution ecclésiastique. La réforme grégorienne (XIe s.) qui a conduit à fortifier les institutions ecclésiastiques14, fournit une illustration nette de cette possible lecture externe et interne de l’institution au moyen de l’impôt. Alors que l’Église exerce à cette période un rôle social de premier plan, en particulier grâce au contrôle de l’enseignement, l’évêque devient le pivot de l’organisation ecclésiastique. L’importance croissante de son pouvoir se traduit à travers le développement de sa justice et de la part d’impôt qui lui revient. « Sa fiscalité s’appesantit : il lève des taxes sur les prêtres de paroisse, perçoit une part des dîmes et exerce un droit de gîte dans les monastères et prieurés »15. S’agissant enfin de la récupération de l’impôt par le pouvoir, la réduction des avantages ou des bénéfices tirés de la fiscalité par l’institution ecclésiastique est aussi symptomatique de ce jeu de pouvoir. Elle peut correspondre à un affaiblissement de son rôle politique. Ainsi au XIIe siècle, alors même que la guerre sainte vise à reconquérir les terres sous contrôle musulman, l’Église n’a pas en Espagne la même prééminence que dans d’autres royaumes européens ; le roi la domine. L’administration au service du roi se constitue à partir du XIIIe siècle et l’on peut constater que les finances publiques s’enrichissent de plusieurs taxes, dont les tercias (2/9e de la dîme ecclésiastique), avec l’autorisation du pape16. Pour autant, l’impôt pour religion a traversé les siècles et se dévoile aujourd’hui sous des formes diverses. La présente étude se propose de les exposer avant de s’intéresser à sa légitimité. Il s’agit là effectivement du second élément marquant : la permanence historique de la contestation dont il fait l’objet. Après une présentation typologique de l’impôt pour religion (I), sera mise en exergue la pluralité de foyers de contestation auxquels il est confronté dans les droits contemporains (II).
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IDEM, op. cit, no 567, p. 391. Sur ces éléments, IDEM, no 580, p. 400. 16 IDEM, no 708, p. 487. 15
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain I.
La présence de l’impôt pour religion dans certains droits contemporains
Il serait erroné de croire que le financement direct des religions par l’impôt est systématique dans les sociétés d’aujourd’hui. L’Église anglicane (anglicanisme) fournit un contre-exemple probant. Bien qu’Église établie, elle ne bénéficie d’aucun financement direct. Ses ressources proviennent des collectes, des dons et de son patrimoine 17 . La France ne prévoit pas non plus d’impôt religieux, eu égard au principe de laïcité. Il en est de même dans d’autres États18. Le cas de la Suisse est intéressant car il révèle le possible traitement hétérogène de la question au sein d’un État. Le financement éventuel des religions y est variable selon les cantons, avec une grande hétérogénéité en Suisse romande19. En revanche, dans certains États, l’impôt contribue de façon directe au financement des cultes. Pour essayer de classer les systèmes, une césure peut être faite selon que l’impôt agit en faveur d’une ou de plusieurs religions. Dans le premier cas, l’impôt pour religion pourrait être qualifié d’impôt à vocation moniste (A), tandis que dans le second cas il sera à vocation pluraliste (B). A.
L’impôt pour religion à vocation moniste
Cet impôt se rencontre en particulier lorsqu’un État possède une religion officielle (1) ou lorsqu’il se déploie dans l’ordre juridique religieux, comme c’est potentiellement le cas dans le système musulman (2). 1. Sa présence dans les systèmes juridiques étatiques pratiquant la religion d’État Dans cette situation, il peut être constaté que l’impôt participe généralement au financement de la religion officielle de l’État. Il ne faut pas en déduire que celui-ci serait opposé au multiculturalisme confessionnel. Le fait qu’un État possède une religion officielle n’interdit pas de ce chef la présence d’autres religions sur son sol ni la reconnaissance de la liberté de culte. Le système pratiqué est souvent celui de l’impôt sur budget de l’État (a). Mais parfois le financement prend la forme d’un impôt cultuel (b). a) L’impôt sur budget de l’État Dans cette hypothèse, l’État affecte une partie de ses ressources au financement du culte. Le système se rencontre notamment dans la Principauté de Monaco et en Grèce. 13
Olivier Debat S’agissant de l’exemple monégasque, l’article 9 de la constitution de la principauté prévoit que la religion catholique, apostolique et romaine est religion d’État20. On constate que plus de 90 % de la population en font partie, les 10 % restants étant composés pour 6 % de juifs et pour 4 % de protestants et anglicans21. Il n’en demeure pas moins que la constitution garantit la liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toutes matières, sauf la répression des délits commis à l’occasion de l’usage de ces libertés22 . Il n’existe pas d’impôt cultuel à Monaco ; l’Église est financée sur budget de l’État. Il « entretient les églises, paie les membres du clergé et diffuse le catéchisme »23. S’agissant de la Grèce, la constitution fait référence à une religion dominante. La Constitution grecque du 9 juin 1975 prévoit que « la religion dominante en Grèce est celle de l’Église orthodoxe orientale du Christ. L’Église orthodoxe de Grèce » reconnaît « pour chef Notre Seigneur Jésus-Christ » 24 . S’il n’est pas certain qu’il soit possible de parler ici formellement de religion d’État, compte tenu de la terminologie peu explicite employée, à tout le moins il peut être admis que la situation s’en approche. La population grecque est d’ailleurs à 98 % chrétienne orthodoxe. Les traitements des ecclésiastiques séculiers de Grèce sont payés par l’État hellénique 25 , c’est-à-dire sur budget de l’État. Pour autant,
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Constitution de la Principauté du 17 décembre 1962 (modifiée par la loi no 1.249 du 2 avril 2002), art. 9. 21 Il n’existe pas d’église orthodoxe ni de mosquée dans la principauté. Sur ces points, F. CANARELLI, « La religion dans tous ses états », monacohebdo.mc, 23 février 2011 V. DE BONNAFOS, « Quelques questions religieuses de droit monégasque », Annuaire droit et religion, vol. 7, année 2013-2014, PUAM, 2014, p. 67-78. 22 Constitution de la Principauté, précitée, art. 23. Le texte ajoute que « Nul ne peut être contraint de concourir aux actes et aux cérémonies d’un culte ni d’en observer les jours de repos ». 23 J.-C. GARDETTO, in F. CANARELLI, article précité. 24 Constitution de la Grèce du 9 juin 1975, art. 3. Le texte précise que l’Église orthodoxe de Grèce « est indissolublement unie, quant au dogme, à la Grande Église de Constantinople et à toute autre Église chrétienne du même dogme, observant immuablement, comme celles-ci, les saints canons apostoliques et synodiques ainsi que les saintes traditions. Elle est autocéphale et administrée par le Saint-Synode, qui est composé des évêques en fonction, et par le Saint-Synode permanent » émanant de celuici. 25 « Clerics’ salaries made public », ekathimerini.com 7 septembre 2012. En 2012, selon le Secrétariat général aux affaires religieuses du gouvernement grec, un prêtre touche : en
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain comme dans l’exemple précédent, la constitution grecque consacre la liberté de religion26. Le constat qui paraît ressortir de ces exemples est que la religion d’État correspond à celle de l’immense majorité de sa population. L’adéquation qui existe entre la fiscalité et la réalité sociologique permet de comprendre que l’impôt pour religion sur budget de l’État n’y soit pas contesté dans sa légitimité comme il le serait vraisemblablement dans d’autres États s’il y était implanté. b) L’impôt cultuel Dans cette situation, un impôt est spécifiquement destiné au financement de la religion d’État. Il se rencontre par exemple au Danemark27. L’Église nationale (c’est-à-dire l’Église danoise) est l’Église évangélique luthérienne, à laquelle doit appartenir le monarque. La constitution précise qu’elle est l’Église du peuple danois. La majorité (environ 80 %) de la population en fait partie28 . C’est le baptême qui marque l’entrée dans l’Église danoise. S’il est possible de s’en retirer, la pratique révèle toutefois que 90 % des baptisés restent dans l’Église. Cette dernière se voit attribuer un rôle administratif important puisqu’elle remplit la fonction de l’état civil, y compris donc pour ceux qui n’en sont pas membres. L’État finance la religion. Les pasteurs reçoivent un salaire de ce dernier et le ministre de l’Église est responsable des églises et des pasteurs. Par ailleurs, les membres de l’Église paient un impôt cultuel qui varie selon les communes ; il est calculé en fonction du revenu imposable29 . Il permet d’assurer l’essentiel des
début de carrière 770 € (1 092 € avant impôt) ; avec dix ans d’ancienneté 1 032 € (1 381 € avant impôt) ; un évêque métropolite avec trente ans d’ancienneté 1 750 € (2 543 € avant impôt) ; l’archevêque ? d’Athènes 2 217 € (2 978 € avant impôt). 26 Constitution de la Grèce du 9 juin 1975, art. 13 : « 1. La liberté de la conscience religieuse est inviolable. La jouissance des libertés publiques et des droits civiques ne dépend pas des convictions religieuses de chacun » et « 2. Toute religion connue est libre, et les pratiques de son culte s’exercent sans entrave sous la protection des lois (...) ». 27 Sénat, document de travail précité, p. 3. 28 Le reste de la population appartient le plus souvent aux autres églises catholiques ou à la religion musulmane. 29 L’étude précitée du sénat de 2001 donne un ordre de grandeur. Son taux se situait à l’époque entre 0,39 et 1,5 % du revenu imposable.
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Olivier Debat dépenses de l’Église, l’État versant par ailleurs une subvention pour compléter le budget de l’Église30. Ici encore, l’adéquation de cette fiscalité à vocation religieuse avec la réalité sociologique explique sans nul doute le peu de contestation de sa légitimité. 2. Sa présence dans l’ordre juridique religieux musulman Troisième pilier de l’islam, la zakat est l’aumône dont doit s’acquitter le musulman auprès des plus pauvres. Il est loin d’être certain qu’il s’agisse d’un impôt. La question de sa nature est controversée et ne paraît pas devoir appeler une réponse tranchée. Tout dépend des époques et des lieux (a). Elle se prolonge sur le point de savoir si le financement des sociétés musulmanes doit se limiter à la zakat (b). a) La zakat, un impôt ? Il n’existe pas d’accord au sein du monde musulman sur le point de savoir si la zakat correspond à un impôt. Certains musulmans insistent sur le fait qu’il s’agit d’une démarche spontanée et personnelle. Elle traduirait un lien direct entre le musulman et le pauvre qui bénéficie de sa charité. À considérer l’ordre juridique religieux, il n’est pas non plus exclu de la percevoir différemment, comme un impôt, au motif qu’elle est une obligation pour le musulman. Il est vrai que, dans une conception large, l’impôt peut emprunter de multiples formes (paiement en argent mais aussi en nature ou sujétion, tel que service militaire...). On rejoint ici l’interrogation sur ce qu’est un impôt. Envisageant une possible nature fiscale de la zakat, le lien peut alors être fait avec le plurijuridisme, tel que développé par Santi Romano 31 , qui conduit à envisager la question de la relevance, c’est-à-dire en définitive à l’éventuelle prise en compte d’une règle d’un ordre juridique (la zakat, issue de l’ordre religieux) par un autre ordre juridique (l’ordre étatique). Le constat est que la plupart des systèmes juridiques ne semblent pas la considérer comme un impôt. Cette non-
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Selon l’étude précitée du sénat, l’impôt pour religion permet de financer 80 % du budget de l’Église et la subvention représente environ 10 % de ce même budget. 31 SANTI ROMANO, L’ordre juridique, traduction française de la 2e édition [italienne] par L. François, P. Gothot, introduction de Ph. Francescakis, 2e éd. présentée par P. Mayer, Paris, Dalloz, 2002.
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain relevance est intéressante car elle conduit à ne pas permettre la déduction de la zakat pour le calcul des impôts étatiques ; elle n’aboutit pas à réduire ces derniers, sauf le cas échéant de façon indirecte32. En revanche, il existe chez une partie au moins de la population musulmane une sorte de relevance en sens inverse, à savoir qu’elle considère que le fait d’acquitter les impôts étatiques vaut accomplissement du devoir religieux lié à la zakat. Des pays qui organisent, via l’impôt et les aides sociales, l’assistance aux plus démunis, comme c’est le cas en France, sont considérés comme respectueux des principes de la foi musulmane par bien des musulmans. Toutefois, allant au-delà de ce constat d’ensemble, il est permis de relever que la zakat est parfois reconnue comme une forme d’impôt par le système juridique étatique. Par exemple, à certaines époques, en Arabie saoudite, les sujets ont bien été soumis à une taxation, la zakat (impôt islamique), perçue par l’État33. De multiples raisons peuvent expliquer un tel choix sociétal. Ainsi, la zakat a pu être présentée comme la contrepartie de la protection34. Dans l’Arabie du XIXe siècle, le droit de se placer sous la protection de l’autre (dit dakhalah dans la partie nord du Golfe et zabana dans le sud du Golfe) était un système dans lequel le protégé était responsable devant son protecteur, qui, à son tour, l’était devant le public pour les actions de son protégé35. Les protégés des dirigeants (qu’ils soient des individus, des tribus ou d’autres dirigeants) acquittaient normalement un tribut à leur protecteur et devenaient comme les propres sujets du dirigeant, dont il percevait les impôts tels que la zakat36. Dans les deux cas, le
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Certains dons peuvent donner droit à un avantage fiscal. Ainsi en France, les dons à des œuvres peuvent donner droit à une réduction d’impôt sur le revenu : associations reconnues d’utilité publique, associations cultuelles et de bienfaisance, œuvres ou organismes d’intérêt général ayant un caractère philanthropique, éducatif, scientifique, social, humanitaire... La réduction d’impôt est de 66 % des dons pris dans la limite de 20 % du revenu imposable (CGI, art. 200). 33 A. LE RENARD, « Pauvreté et charité en Arabie saoudite : la famille royale, le secteur privé et l’État providence », Critique internationale 2008/4 (no 41), p. 137-156. L’auteur renvoie à A. VASSILIEV, A history of Saudi Arabia, Londres, Saqi books, 2000, p. 303306. 34 On rejoint ici le questionnement sur la notion d’impôt présenté en introduction, à savoir est-ce que l’impôt doit être qualifié comme tel au vu de l’existence de contreparties ? 35 J. ONLEY, A. SCHOPFER, « La politique de protection. Les dirigeants du Golfe et la Pax Britannica au XIXe siècle », Maghreb - Machrek 2012/2 (no 204), p. 7-32, spéc. p. 21-22. 36 Ibid., p. 22.
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Olivier Debat payeur avait droit à la protection du bénéficiaire37. Plus généralement, le tribut payé par le protégé au protecteur pouvait prendre plusieurs formes (chameaux et chevaux, mise à disposition d’hommes pour le service militaire, part des produits agricoles, principalement des dattes, zakat...)38. Par ailleurs, il est notable que la zakat a tendance à être perçue comme un impôt quand se développe un islamisme radical. Ainsi, pendant la période de guerre civile en Algérie dans les années 1990, occasionnant de violents affrontements armés entre les islamistes radicaux et l’armée algérienne, le Front islamique du salut (FIS) avait exigé de la population qu’elle se soumette, à peine de mort, à son autorité39 . Il avait intimé l’ordre aux commerçants de ne plus acquitter les impôts d’État mais de payer la zakat entre les mains des représentants de l’État islamique40. Ainsi, il existe manifestement une partie de la pensée musulmane qui rattache l’impôt à la religion41 . Le cas du Califat de Sokoto au XIXe siècle permet de constater l’ancienneté de cette idée au sein de l’islam. Les impôts y avaient été perçus comme une obligation religieuse : l’établissement de ce califat avait eu « pour effet d’islamiser tous les impôts, désormais assimilés à une obligation religieuse », dont « la dîme religieuse, la zakat »42. Au final, il peut être constaté que différentes perceptions de la nature de la zakat existent. Elles sont d’une grande variété et constituent un sujet de désaccord au sein du monde musulman. L’exemple du Pakistan dans les années 1970-1980 permet de résumer les tensions doctrinales autour de la nature de la zakat. À cette époque, ayant renforcé son pouvoir grâce à l’appui des partis religieux, le général
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Op. loc. cit. Ibid., p. 18. 39 N. SEMMOUD, « Marginalisation et informalité : d’une domination à une autre. Cherarba au Sud-Est de la périphérie d’Alger », Annales de géographie 2014/5 (no 699), p. 1146-1167. L’auteur cite H. BELALLOUFI, La démocratie en Algérie, Réforme ou révolution ? Sur la crise algérienne et les moyens d’en sortir, préface de A. SAMIR, postface de S. HADJERES, Alger, Lazhari Labter Editions/Les Editions Apic, 2012, p. 240. 40 N. SEMMOUD, article précité. 41 Plus généralement, sur les racines religieuses du devoir fiscal, lire F. BIN, L’influence de la pensée chrétienne sur les systèmes fiscaux d’Europe occidentale, préface P. Beltrame, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 40 s. 42 M.-A. PEROUSE DE MONCLOS, « Le djihad sahélien à l’épreuve de l’histoire », Etudes 2017/6 (juin), p. 19-30, spéc. p. 25-26. 38
18
L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain Zia ul-Haq devenu président (1977-1988) s’était fait le promoteur d’une islamisation partielle des institutions43. Loin de renforcer la cohésion nationale, il en avait résulté une stimulation des « rivalités entre sunnites et chiites (15 % à 20 % de la population), car les règles de la charia varient entre les deux confessions. L’aumône, ou zakat, est un impôt obligatoire pour les premiers et non pour les seconds », ce qui généra « entre eux une vive opposition » 44. b) Le financement de la société par la zakat ? La discussion sur le point de savoir s’il doit exister une limitation de l’impôt à la seule zakat coranique n’est pas non plus une source de consensus dans le monde musulman. La situation n’est pas surprenante, dès lors que l’islam n’ayant pas donné lieu à une organisation structurée et hiérarchique contrairement par exemple au christianisme, il en résulte que les pôles émetteurs du droit islamique sont divers, chaque imam (et peut-être même chaque musulman) pouvant développer sa propre doctrine à partir des textes sacrés, au moins dans une certaine mesure. De fait, la plupart des pays musulmans connaissent un système fiscal similaire à celui des autres pays du monde (impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés, taxe sur la valeur ajoutée...). Toutefois, à certaines périodes et dans certains pays, la zakat a été mise en avant comme devant être la source de financement de la société globale musulmane. Ainsi, après le premier choc pétrolier au début des années 1970, les États du Golfe s’étaient employés à centraliser la distribution des revenus pour éviter que les « réseaux clientélaires » ne soient mobilisés à des fins politiques45 . Les États, dont l’Arabie saoudite, avaient été amenés à composer avec la part conservatrice de leur opinion opposée à la perception d’intérêt par les banques et des impôts par l’État46 . L’un des
43
G. ETIENNE, « Pakistan : la démocratie entre militaires et islamistes », Politique étrangère 2008/2 (Eté), p. 321-334, spéc. p. 325. 44 IDEM. L’auteur précise que « les revendications chiites seront finalement acceptées, ce qui n’a pas ravi les sunnites ». 45 M.-L. DE LUXEMBOURG, « La finance islamique en France : que valent ces paroles ? », Archives de sciences sociales des religions, 175, juillet-septembre 2016, p. 159-180, spéc. p. 160 et p. 162. 46 Ibid.
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Olivier Debat moyens de cette centralisation avait alors été la constitution d’une administration fiscale de la zakat47. Sous l’angle contemporain, la thématique du financement par la zakat conduit à la conclusion que cette source financière ne peut suffire pour remplir les nombreuses fonctions sociales de l’État. C’est ce qui ressort de l’expérience de gouvernement par les Frères musulmans en Égypte48. Prônant un modèle économique libéral et une conception anti-étatique de la société, ils étaient adeptes d’un État réduit au contrôle social et moral des individus49. Il a été relevé que « leur conception de la question sociale se limitait à la charité prescrite canoniquement : l’impôt redistributif de la zakat et la pratique des sadaqat, les aumônes rituelles. Rien qui puisse répondre aux nécessités d’une économie moderne, et aux attentes des ouvriers en grève, contre les licenciements, les fermetures ou les ventes d’usine à des capitaux étrangers... »50. B.
L’impôt pour religion à vocation pluraliste
Après avoir mis en exergue l’originalité du système de l’impôt pour religion à vocation pluraliste (1), seront envisagées les principales difficultés qu’il soulève (2). 1. Les originalités du régime juridique de l’impôt pour religion Le système qui se rencontre le plus souvent est celui de l’impôt cultuel (a). L’originalité du système tient essentiellement au déclenchement et à l’affectation du produit de l’impôt. Tantôt l’impôt est payé par tous, avec un simple choix individuel portant sur son affectation. Tantôt, il pèse sur les membres de la religion, en fonction de certains critères. Exceptionnellement, se retrouve dans certains États le système de l’impôt sur budget de l’État précédemment envisagé (b).
47
Ibid. Voir M. LAVERGNE, « L’économie égyptienne après la tourmente : les défis sont toujours là... », Confluences Méditerranée 2017/2 (no 101), p. 143-154, spéc. p. 151-152. 49 Ibid. 50 Ibid. 48
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain a)
L’impôt cultuel
Il est présent dans de nombreux États (Allemagne, Italie, Espagne, Hongrie...). Il se décline en deux sous-catégories. On peut distinguer l’impôt ecclésiastique et l’impôt dit de mandat. L’impôt ecclésiastique est fixé par l’Église et encaissé via l’État ou avec l’aide de l’État. Il pèse sur les membres d’une religion. Généralement, il représente la part la plus significative des revenus des confessions religieuses concernées51. C’est le cas en Allemagne, avec un recouvrement qui est opéré par l’État. Les membres des Églises catholiques et protestantes notamment52 y paient effectivement un impôt sur la religion (la Kirchensteuer) 53 qui constitue la première ressource de ces Églises 54 . Son existence est prévue constitutionnellement. En effet, les communautés religieuses reconnues constituent des collectivités de droit public et ont le droit de lever des impôts, dans les conditions fixées par les Länder55. Partant, ces derniers ont adopté des lois sur l’impôt cultuel56. Son taux est de 9 % de l’impôt sur le revenu (8 % dans certaines régions)57. Les personnes modestes ne paient donc pas l’impôt58. Il sert à régler les salaires des membres du clergé, les services de bienfaisance et autres dépenses 59 . Effectivement, « les Églises, catholiques et protestantes, gèrent souvent les crèches, orphelinats, institutions caritatives... Ces activités sont également financées par l’impôt sur la religion »60. En Autriche, le système est un peu différent. La loi prévoit un financement par une contribution obligatoire des fidèles 61 . Elle n’est pas levée par l’État comme en Allemagne, mais par l’Église elle-même62. Malgré tout l’État assiste les Églises pour contraindre au paiement63. La taxe s’élève à environ 1 % du revenu64. L’impôt de mandat est un pourcentage de l’impôt étatique qui est affecté en fonction du choix exprimé par les contribuables65 . C’est le cas en Italie66 , en
51 Environ 60 à 80 %. En ce sens, F. MESSNER, « Le financement public des religions en Europe : statuts actuels et pratiques émergentes », in Le financement public des cultes dans une société sécularisée, Revue du droit des religions 2016, no 1, p. 23-37, à la p. 29. 52 C’est aussi le cas notamment pour les membres de la religion juive. Voir, D. NERBOLLIER, « En Allemagne, un impôt religieux qui ne passe pas », La Croix 26 septembre 2016 - N. VERSIEUX, « Allemagne : un impôt religieux particulièrement salé pour un couple de Français », Libération, 22 septembre 2016. 53 F. MESSNER, article précité, p. 28 - A. BLONDEL, « En Allemagne, on renonce à sa religion pour des raisons fiscales ! », votreargent.lexpress.fr, 3 mars 2015.
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Olivier Debat Espagne67, en Hongrie68 par exemple. Ainsi, en Italie, existe l’impôt du 8 pour mille. Le contribuable indique sur sa déclaration d’impôt l’affectation qu’il
54 Son rendement est de dix milliards d’euros environ. Voir, C. GUMMER, « In Germany, Many Believers Balk at Tweak to Church Tax », The Wall Street Journal, 2 septembre 2014 - A. BLONDEL, article précité - C. LE TALLEC, « En Allemagne, l’impôt religieux en question », La Croix, 21 avril 2015 (« L’impôt est de loin la première source de revenu des Églises catholique et protestante. Il leur a rapporté respectivement 5,5 et 5 milliards d’euros en 2013 »). 55 Sénat, document de travail précité, p. 9 – T. RAMBAUD, « La séparation des Églises et de l’État en Allemagne et en France : regards croisés », Société, droit et religion 2012/1 (Numéro 2), p. 113-141, au no 46. 56 « Lois-cadres, leur application requiert des décisions des communautés bénéficiaires » ; « les communautés religieuses qui sont reconnues (...) peuvent lever l’impôt, entretenir des aumôneries dans les hôpitaux, les prisons et les casernes, et jouissent du droit d’autodétermination, qui leur permet de s’administrer librement et qui exclut toute ingérence de l’État, qu’il s’agisse ou non de questions en relation directe avec le culte » (Sénat, document de travail précité, p. 9). 57 C. LE TALLEC, article précité, La Croix, 21 avril 2015 - T. RAMBAUD, article précité, au no 51. L’impôt est de 8 % par exemple en Bavière et Bade Würtemberg (T. RAMBAUD, article précité, au no 51 – Le Guide MFC, Impôt sur la religion, url : https://guide.mfc.bayern/ Impôt_sur_la_religion). 58 C. LE TALLEC, article précité. 59 T. HENEGHAN, « Capital gains mean church losses in new German tax twist », reuters.com, 29 août 2014. 60 Le Guide MFC, précité. 61 A.-B. HOFFNER, article précité. Adde A.-B. HOFFNER et L. BESMOND DE SENNEVILLE, article précité. 62 A.-B. HOFFNER, article précité. 63 A.-B. HOFFNER, article précité. Adde A.-B. HOFFNER et L. BESMOND DE SENNEVILLE, article précité. 64 Le taux est de 1,1 %. THE TABLET, « Autriche - Impôt catholique », La-croix.com, 16 avril 2013 (URL : https://www.la-croix.com/Urbi-et-Orbi/Archives/Documentationcatholique-n-2384/Autriche-Impot-catholique-2013-04-16-946874) ; F. MESSNER, article précité, p. 29. 65 Selon Anne-Bénédicte Hoffner, « l’État est “mandaté” par les contribuables pour répartir selon leurs désirs une fraction de leur impôt dont le montant est décidé par l’État » (A.-B. HOFFNER, article précité). 66 On note que la religion catholique n’est plus religion d’État en Italie depuis 1984 (cf. Sénat, document de travail précité, p. 37). 67 J. PALARD, « Religion et politique dans l’Europe du Sud : Permanence et changement », in Religion et politique, dir. D. Hanley et J. Loughlin, Pôle Sud no 17, 2002, p. 23-44, p. 28. 68 A.-B. HOFFNER, article précité.
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain entend consacrer à 0,8 % de son impôt sur le revenu, cette portion pouvant bénéficier soit à des communautés religieuses, soit à l’État qui l’utilise pour des actions sociales ou humanitaires ou pour l’entretien du patrimoine historique69. Si le contribuable ne procède à aucun choix, alors sa contribution est répartie entre les communautés religieuses et l’État en proportion des choix qui ont été effectués par les autres contribuables 70 . En Espagne, le système est un peu différent car il ne joue pas en faveur de plusieurs confessions71 ; il ne profite qu’à l’Église catholique ou à des organisations non gouvernementales72. Le taux est de 0,7 % de l’impôt sur le revenu73. b)
L’impôt sur budget de l’État
Le cas se rencontre notamment en Belgique. Selon la Constitution belge, les traitements et pensions des ministres des cultes sont à la charge de l’État, de sorte que les sommes nécessaires pour y faire face sont annuellement portées au budget74. Au titre de la mise en œuvre de ce système de financement, la Belgique reconnaît plusieurs religions et organisations non confessionnelles, tels les cultes catholique, protestant, israélite, anglican, musulman et orthodoxe 75 . Les établissements publics chargés de la gestion des biens d´une communauté religieuse locale (appelées fabriques d’églises s’agissant du culte catholique et conseil d’administration pour les autres cultes) sont financés par les communes ou les provinces76. Il en est de même de l’indemnité de logement des ministres des cultes, lorsque le logement n’est pas fourni en nature77. À l’opposé, les cultes
69
Ibid. ; A. MORELLI, « Le système italien de financement des cultes constitue-t-il un “modèle” ? », Observatoire des religions et de la laïcité (o-re-la.org) 12 juin 2012 ; F. MESSNER, article précité. 70 A.-B. HOFFNER, article précité ; A. MORELLI, article précité. 71 On note que la religion catholique n’est pas une religion d’État. Cf. Sénat, document de travail précité, p. 31. 72 Sénat, document de travail précité, p. 4 ; F. MESSNER, article précité, p. 29-30. 73 X. VIDAL-FOLCH, « Groupes de pression dans l’Espagne actuelle », Pouvoirs 2008/1 (no 124), p. 63-84, spéc. p. 83. 74 Constitution belge, art. 181. 75 C. TORREKENS, « Le pluralisme religieux en Belgique », Diversité Canadienne, vol. 4 : 3, automne 2005, p 56-58. 76 Loi communale, art. 255, 9°. Sur les fabriques d’église, P. DEFOSSE (dir.), Dictionnaire historique de la laïcité en Belgique, Bruxelles, Fondation rationaliste et les Éditions Luc Pire, 2005, p. 119. 77 Loi communale, art. 255, 12°.
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Olivier Debat non reconnus (les mormons, les bouddhistes...) n’ont pas accès au financement public et sont, le plus souvent, constitués en associations sans but lucratif 78. 2. Difficultés soulevées Le système de l’impôt pour religion à vocation pluraliste soulève des questions majeures, deux en particulier. Il s’agit de celles de l’identification des religions (a) et de l’affectation de l’impôt entre les religions, avec en prolongement la question de la laïcité (b). a)
L’identification des religions
À partir du moment où l’impôt sert à financer une confession, il convient de définir les bénéficiaires. D’où le problème de la définition exacte de ce qu’est une confession. Sur ce point, les réponses varient d’un pays à un autre, mais la possibilité d’obtenir le financement par l’impôt implique nécessairement une reconnaissance par l’État, ce qui peut passer par un accord avec lui, comme en Italie. Le sujet de la classification d’une communauté comme confession religieuse y a été particulièrement étudié. La théorie de l’auto-qualification a été écartée par la Cour constitutionnelle italienne. Elle estime que la classification doit être fondée sur la prise en compte d’un ensemble d’éléments, et en particulier « de la présence éventuelle d’un accord conclu avec l’État conformément à l’article 8, troisième alinéa de la constitution ; l’existence d’une reconnaissance publique antérieure, telle que l’attribution de la personnalité juridique à son organe représentatif ; l’existence d’une loi reconnaissant clairement les caractéristiques d’une confession religieuse selon le sens commun »79. D’une façon générale, les difficultés autour de la reconnaissance d’une religion sont patentes. En Belgique, l’État reconnaît un culte selon son utilité sociale, à partir de certains critères. Il doit regrouper un nombre relativement élevé de membres (plusieurs dizaines de milliers), être structuré et établi sur le
78
C. TORREKENS, article précité. Cour constitutionnelle italienne, décisions no 467 de 1992, no 195 de 1993 et no 346 de 2002. Voir C. SACCHETTO, A. DAGNINI, F. SANTAGATA, « Considérations fiscales et financières à propos du subventionnement public des confessions religieuses en Italie », Société, droit et religion 2013-1 (no 3), p. 25-66, spéc. p. 27-28. 79
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain territoire depuis plusieurs années80. Leur mise en œuvre a posé des difficultés pour permettre la reconnaissance de certains cultes (comme l’islam et le culte protestant-évangélique) compte tenu de l’absence d’une hiérarchie ecclésiale et la diversité qui s’exprime en leur sein (dans leur composition, sur le plan de la théologie...)81. De même, en Allemagne, pour accéder au système de financement par l’impôt de religion, une entité doit disposer d’un nombre suffisant de membres, avoir une certaine diffusion sur le territoire national et être inscrite dans la durée (trente ans d’existence minimum)82. De ce fait, la structure décentralisée de l’islam sunnite empêche cette communauté d’y obtenir une reconnaissance officielle, de sorte qu’elle est obligée de se financer sur fonds privés83. La définition des critères d’accès aux avantages fiscaux est un point majeur, d’autant plus qu’il conditionne l’égalité entre groupes religieux 84 . En toute hypothèse, il demeure que la Cour EDH reconnaît le droit des communautés religieuses à la personnalité morale 85 . Les États ont l’obligation positive de conférer un statut juridique aux cultes afin que les communautés soient autonomes et puissent fonctionner paisiblement86. De ce fait, quand bien même elles ne bénéficieraient pas d’une reconnaissance étatique du point de vue des critères leur donnant le droit d’avoir une part de l’impôt collecté par l’État ou de percevoir un impôt, elles peuvent exister en tant qu’entité juridique. En pratique, cela permet à certaines organisations de « collecter » des sommes auprès de leurs fidèles, c’est-à-dire de les inciter à payer une sorte d’impôt dans l’ordre interne
80
C. TORREKENS, article précité. C. SÄGESSER, « Le financement public des cultes à l’épreuve du pluralisme en Belgique », in Le financement public des cultes dans une société sécularisée, Revue du droit des religions 2016, no 1, p. 85-99, spéc. p. 89. 82 L. ANDRE, « En Allemagne, même sans laïcité, l’islam dépend de fonds privés », lopinion.fr 22 janvier 2015. 83 Ces fonds sont issus notamment des fidèles ou de pays étrangers. Voir, L. ANDRE, article précité. L’auteur souligne que la structure très décentralisée de l’islam sunnite joue comme un handicap. 84 Sur ce dernier point, F. CURTIT, « La fiscalité des cultes en Europe : vers la fin de la singularité religieuse ? », in Le financement public des cultes dans une société sécularisée, Revue du droit des religions 2016, no 1, p. 39-54, à la p. 51. 85 Cour EDH 17 juillet 2012, no 22218/06. 86 G. GONZALEZ, « Le financement des cultes et la Convention européenne des droits de l’homme », in Le financement public des cultes dans une société sécularisée, Revue du droit des religions 2016, no 1, p. 9-21, spéc. p. 16 s. 81
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Olivier Debat religieux, telle la dîme chez les Mormons87. Il peut être noté qu’il arrive aussi que certaines organisations religieuses décident de ne pas participer au système mis en place par l’État, au nom du principe d’autonomie88. b)
L’affectation de l’impôt entre les religions et la laïcité
Le système d’impôt pour religion à vocation pluraliste doit prévoir des règles de détermination et d’affectation de l’impôt et il est amené à traiter la question de la laïcité. Dans le cas de l’impôt cultuel, à partir du moment où il est lié à une appartenance religieuse, il est nécessaire de fixer l’élément qui en assure le déclenchement. En Allemagne, il s’agit du baptême. L’impôt est dû indépendamment de la croyance réelle des intéressés89. Comme il n’est pas fondé sur la nationalité mais sur la religion, un étranger installé en Allemagne le paie également s’il est catholique ou protestant par exemple90. Les personnes doivent officiellement quitter l’Église si elles ne veulent pas acquitter l’impôt. Pour cela, elles sont tenues d’effectuer une formalité administrative auprès du bureau de l’état civil ou du tribunal d’instance, selon la région, afin d’être rayées des registres des croyants91. Il est également possible de faire une déclaration écrite authentifiée chez un notaire92.
87 Il semble qu’au moins la moitié des fidèles de l’Église mormone versent la dîme, c’està-dire 10 % de leurs revenus. Voir N. BA., « Les secrets de l’argent des saints des derniers jours », lesechos.fr 8 février 2002. 88 Ainsi, en Italie, où existe l’impôt du 8 pour mille (voir supra), « l’Union des communautés juives et l’Union chrétienne évangélique baptiste ont décidé de ne pas participer à ce système, qui contredit le principe d’autonomie », v. Sénat, document de travail précité, p. 4. 89 « Under German law, anyone who was baptised as a child is automatically a member of the church and obliged to pay the tax, charged as a percentage of their income, regardless of their beliefs or whether they attend church services », cf. J. HUGGLER, « Compulsory income tax on Christians drives Germans away from Protestant and Catholic churches », The Telegraph, 30 janvier 2015. 90 Le Guide MFC, précité. 91 C. LE TALLEC, article précité ; T. RAMBAUD, article précité, au no 55. On parle de Kirchenauschritt ou « sortie d’Église », cf. A.-B. HOFFNER et L. BESMOND DE SENNEVILLE, « Le financement des Églises en Europe », La Croix, 29 juin 2012. 92 T. RAMBAUD, article précité, au no 55.
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain Dans le cas de l’impôt de mandat ou de l’impôt sur budget de l’État, il convient aussi de définir les organisations bénéficiaires et, le cas échéant, de poser des règles de répartition du produit de l’impôt entre elles, tout en devant concilier le système avec l’idée de société sécularisée. Ainsi, en Belgique, ne sont pas seulement financées les religions. L’État rémunère aussi les délégués des organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle 93 . Cela fait suite à une revendication dans les années 1970 du mouvement laïque qui a exigé l’accès au financement public au même titre que les cultes 94 . La reconnaissance officielle d’une confession par l’État entraîne des avantages financiers conséquents : la prise en charge par l’État des traitements et des pensions des ministres du culte, des aumôniers et des professeurs de religion, l’organisation des cours de religion dans l’enseignement officiel, l’octroi de financements publics pour les travaux d’entretien et de rénovation 95 . Mais la répartition entre les cultes a été critiquée, comme n’étant pas en adéquation avec la réalité sociale et religieuse du pays96. En Espagne, l’affectation par les contribuables de l’impôt pour religion existe, mais est relativement limitée. En effet, elle peut se faire seulement au profit de l’Église catholique ou d’organisations non gouvernementales. Lorsqu’un contribuable n’exprime pas le souhait explicite de voir l’Église catholique profiter de l’impôt, les fonds afférents sont attribués par défaut aux organisations non gouvernementales 97. En Italie, les contribuables italiens déclarent eux aussi l’affectation qu’ils souhaitent donner à l’impôt du 8 pour mille. Comme il a été précédemment exposé, ils peuvent l’affecter à l’État lui-même pour financer certaines dépenses,
93
Constitution belge, art. 181 §2. C. SÄGESSER, article précité, p. 90. 95 C. TORREKENS, article précité. 96 Selon Corinne Torrekens, « en effet, si globalement, les dépenses publiques consacrées aux cultes atteignent environ un peu plus d’un demi milliard d’euros, le culte catholique perçoit traditionnellement environ 80 % de cette somme, le mouvement laïque 13 %, les autres cultes ne dépassant pas les 0,6 % chacun. Cette répartition des finances publiques est largement critiquée comme ne correspondant plus à la réalité sociale et religieuse du pays » (C. TORREKENS, article précité). Dans le même sens, Sénat, document de travail précité, p. 24. 97 Sénat, document de travail précité, p. 4. 94
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Olivier Debat à l’Église catholique ou à l’une des communautés religieuses qui ont signé un accord avec l’État 98 . Les contribuables n’ont pas l’obligation de désigner un bénéficiaire. S’ils ne le font pas, la loi dispose que le montant déclaré est réparti entre les bénéficiaires potentiels en proportion des choix faits par les autres contribuables 99 . Ici encore, des critiques sur les résultats du système sont apparues, en particulier au début des années 2010 car dans les faits l’Église catholique reçoit l’essentiel du produit de l’impôt grâce à d’importantes campagnes de publicité100. Par ailleurs, elle bénéficie d’un traitement privilégié, à travers la prise en charge par l’État de la rémunération des aumôniers et des enseignants de religion des écoles, collèges et lycées publics101. On mesure ainsi combien il est difficile de mettre en place un système d’impôt pour religion qui soit consensuel. Les foyers de contestation de cet impôt sont nombreux.
II.
Les foyers de contestation de l’impôt pour religion dans le monde contemporain
L’impôt pour religion est confronté à diverses réticences (politiques, sociologiques...) (A) et son existence se heurte, dans une certaine mesure, à la question des droits et libertés dans les sociétés contemporaines (B). A.
L’impôt pour religion confronté à une variété de réticences
L’un des caractères du droit fiscal est d’être un champ de tension. Il « porte en lui-même témoignage des contradictions, des aspirations et de la complexité de la société » 102. Dans le cas présent, les réticences à l’impôt de religion sont
98
Op. loc. cit., qui précise que six communautés religieuses ont signé un accord avec l’État. On y trouve notamment les luthériens, les adventistes, les juifs, l’Assemblée de Dieu et l’Église vaudoise (A. MORELLI, article précité). Des systèmes comparables qui permettent aux contribuables de choisir l’affectation du produit de l’impôt destiné au financement des religions (affectation à des communautés religieuses ou des œuvres caritatives) se retrouvent dans d’autres États (Sénat, op. loc. cit., qui cite l’exemple du Portugal). 99 Op. loc. cit. 100 A. MORELLI, article précité. 101 F. MESSNER, article précité, p. 33. 102 J.-P. MAUBLANC, « Droit fiscal (Caractères généraux du) », in Finances publiques. Dictionnaire encyclopédique, dir. G. Orsoni, Paris, Economica, 2017 (2e éd.), p. 376.
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain notables. Elles sont issues, du point de vue politique, du refus idéologique lié à une conception de la laïcité dans certains États (1), et proviennent par ailleurs de réticences rationnelles et psychosociologiques (2). 1. Le refus idéologique politique dans des systèmes juridiques pratiquant la laïcité Le refus politique de financer directement les religions par l’impôt s’exprime dans certains systèmes juridiques étatiques pratiquant la laïcité. Celle-ci peut être comprise de plusieurs manières, même si d’une façon générale elle renvoie à un principe de séparation dans l’État de la société civile et de la société religieuse. C’est la portée de cette séparation qui conditionne la vision sociétale de la laïcité ; elle peut aller de la simple neutralité à une séparation forte, selon la conception qui se déploie de la logique de l’État. Ainsi, des États vont privilégier une séparation souple de l’Église et de l’État (Allemagne, Belgique, Italie, Espagne...) 103 , ce qui les amène à accepter le financement direct des religions. Certains pays, comme la Belgique, le justifient d’ailleurs en se présentant comme des pays neutres et non pas laïcs104. Toutefois, cette césure possible entre la laïcité et la neutralité dépend évidemment de la conception que l’on s’en fait. Dans d’autres États, comme en France, le sujet de la laïcité est fort sensible et régulièrement l’objet de discussions nourries à la faveur des questions d’actualité (prières dans la rue, questions vestimentaires...). Si la notion de laïcité est périlleuse à manier, tant elle n’est pas univoque, et tant elle est subjective105 et traversée par des courants antagonistes106, c’est une séparation forte qui est
103
Voir par exemple, J.-P. WILLAIME, Europe et religions. Les enjeux du XXe siècle, Paris, Fayard, 2004, p. 279. 104 C. TORREKENS, article précité. L’auteur écrit que « La Belgique est un État neutre et non laïc comme l’est un pays comme la France. Cette neutralité de l’État belge lui interdit d’intervenir dans la nomination des ministres d’un culte quelconque mais lui permet, dans le même temps, de financer les cultes reconnus ». 105 Voir d’ailleurs, sur la variété des profils chez les laïques en France, M. BARTHELEMY et G. MICHELAT, « Les représentations de la laïcité chez les français », in Politiques de la laïcité au XXe siècle, dir. P. Weil, Paris, PUF, 2007, p. 603-629 ; M. BARTHELEMY et G. MICHELAT, « Dimensions de la laïcité dans la France d’aujourd’hui », Revue française de science politique, Presses de Sciences Po, 2007/5, vol. 57, p. 649-698. 106 Sur ces constats, J.-M. SAUVE, « Laïcité et République », Intervention lors de la Conférence Olivaint, Hôtel de l’Industrie, 6 décembre 2016.
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Olivier Debat largement promue. Selon la conception française de la laïcité, brossée à grands traits, celle-ci doit conduire au rejet de la sphère religieuse hors de la vie publique, sans que l’État puisse toutefois ignorer l’existence des phénomènes religieux. Ainsi que l’exprime Daniel-Louis Seiler, la logique et la structure des rapports Église/État en France conduisent à refouler la religion dans la sphère privée tout en ne restant pas indifférent à son exercice107. Dès lors, la foi étant une affaire qui relève de la seule vie privée, il n’y a pas lieu de financer les cultes au moyen de l’impôt. Au contraire, la laïcité s’oppose à l’impôt pour religion du fait que l’État par hypothèse doit être tenu séparé des religions. Il lui revient simplement de respecter les croyances. C’est ainsi que depuis 1946, la Constitution française dispose que la France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale, qu’elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion, et qu’elle respecte toutes les croyances108. En vertu du célèbre article 2 de la loi du 9 décembre 1905 relative à la séparation des Églises et de l’État, « la république ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte. » 2. Les réticences rationnelles et psychosociologiques Les réticences face à l’impôt pour religion peuvent être d’ordre rationnel. Il n’est pas illégitime de s’interroger sur le point de savoir si la foi s’accommode réellement avec l’impôt religieux. Dans une certaine mesure, il est permis d’en douter car la foi est un fait brut, une évidence qui s’impose à ceux qui la vivent, indépendamment de ses manifestations. « Puisque Dieu est incroyable, les conditions de la foi nous dépassent. Insoumise à la raison (...) la foi relève de la catégorie du don » 109 . Il faut admettre qu’il existe ainsi une impossibilité technique à donner une sanction juridique à un impôt qui est fondé sur la croyance, au-delà de la simple considération envers une déclaration formelle ou un événement considéré comme enclenchant le lien fiscal (par exemple le baptême, une déclaration administrative d’appartenance à une communauté religieuse) ou supprimant ce lien (par exemple la déclaration de sortie d’Église) entre une personne et un culte financé par l’impôt. Autrement dit, l’impôt religieux étant lié à l’expression matérielle d’un culte à travers une organisation humaine et non pas à ses fondements, il est impossible de prévoir un système
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D.-L. SEILER, « Logique et structure des rapports Église/État en France », in Religion et politique, Pôle Sud, 2002, no 17, p. 45-61, aux p. 46-47. 108 Art. 1er du Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958. 109 R. PICON, Dieu en procès, Les éditions de l’atelier, 2009, p. 92.
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain fiscal fondé sur la foi elle-même puisqu’il ne sera jamais possible d’interdire à un individu de croire, de se revendiquer chrétien, musulman ou juif par exemple, quand bien même il serait hors de toute organisation cultuelle. L’impôt afférent n’est en réalité pas tant pour religion que pour organisation religieuse. D’ailleurs, certains pasteurs eux-mêmes s’interrogent sur la légitimité de l’impôt ecclésiastique 110 , ce qui montre qu’une telle discussion n’est pas seulement intellectuelle mais également doctrinale. Au-delà de ces réflexions, il peut être constaté qu’existent des réticences psychosociologiques au paiement de l’impôt pour religion. D’un point de vue statistique, elles peuvent être constatées depuis plusieurs années en Allemagne. Les communautés catholiques et orthodoxes sont en perte de vitesse111. En 2014, 400 000 personnes environ (200 000 catholiques, 200 000 protestants) ont déclaré ne plus être membre des Églises orthodoxes ou catholique, ce qui est plus que les années antérieures112. En 2012, les chiffres étaient de 138 000 protestants et 118 000 catholiques113. Le lien avec la taxation au titre de l’impôt pour religion paraît établi. L’augmentation des sorties d’Église à partir de 2014 a été expliqué comme correspondant à une modification, à compter de 2015, de la procédure de recouvrement de l’impôt ecclésiastique. A été introduit un recouvrement automatique auprès des banques (lesquelles ont, dès lors, demandé à leurs clients leur religion) de l’impôt religieux sur les revenus du capital 114 , que peu de contribuables payaient, tandis que l’impôt était prélevé directement sur les salaires. La nouveauté a été qu’auparavant c’étaient plutôt les jeunes qui renonçaient à la religion de leurs parents, tandis qu’à compter de 2014 les renonciations sont venues aussi de retraités 115 . Qu’en découle-t-il pour les intéressés ? « Les conséquences d’une “sortie” de l’Église catholique sont
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En Allemagne, un pasteur luthérien (Jochen Teuffel) le « juge incompatible avec l’Évangile ». « Dieu accueille tout le monde, souligne-t-il. L’accès à la communion ne peut être conditionné au paiement d’une cotisation. » Il estime aussi qu’« une contribution obligatoire met à mal la relation fraternelle ». Voir C. LE TALLEC, article précité. 111 C. LE TALLEC, article précité. 112 J. HUGGLER, article précité ; A. BLONDEL, « En Allemagne, on renonce à sa religion pour des raisons fiscales ! », votreargent.lexpress.fr, 3 mars 2015. 113 A. BLONDEL, article précité. 114 Au-delà d’un certain montant, fixé alors à 801 euros de revenus. 115 A. BLONDEL, article précité - T. HENEGHAN, « Capital gains mean church losses in new German tax twist », reuters.com, 29 août 2014.
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Olivier Debat inscrites dans un “décret général” de la DBK, entré en vigueur le 24 septembre 2012 et approuvé par la Congrégation pour la doctrine de la foi à Rome : exclusion des sacrements, de toute fonction au sein de l’Église, du statut de parrain ou de marraine, pas d’accès à une cérémonie funéraire, droit restreint à une cérémonie de mariage » 116 . Mais, virgule dans les faits, virgule certaines personnes se tournent vers d’autres organisations non financées par l’État, par exemple l’Église méthodiste 117 . On voit ici combien le système fiscal a une influence sur la religion. Si les explications données aux résistances psychosociologiques à l’impôt pour religion peuvent être variées, trois éléments paraissent essentiels, étant précisé que les aspects culturels peuvent également jouer, comme pour des Français imprégnés d’une certaine vision de la laïcité qui peut les pousser à rejeter toute forme d’impôt pour religion et, à tout le moins, à susciter leur incompréhension118. Tout d’abord, ces résistances révèlent une distorsion entre la croyance religieuse elle-même et ses manifestations. Chez beaucoup de croyants, il existe un manque d’adéquation entre leur conviction religieuse et leur comportement, c’est-à-dire qu’existe une différence entre la foi ressentie et l’attitude qui l’exprime. Par ailleurs, s’agissant de sociétés globales qui ont fait des libertés fondamentales le cœur du système juridique, et spécialement qui ont encensé la liberté individuelle, il n’est guère étonnant que l’impôt pour religion soit vécu comme une forme de sujétion qui porte atteinte à la liberté de croire. S’exprime ainsi l’idée d’une distorsion entre la foi et la religion institutionnalisée119, une résistance tirée de ce que cet impôt ne saurait être un impôt pour Dieu. On pourrait y voir la preuve d’individus « peu préoccupés par les règles de la noncontradiction et de la consistance logique, qui ne vont pas jusqu’au bout des
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C. LE TALLEC, article précité. Op. loc. cit. 118 Voir le cas révélateur d’un couple français de confession juive refusant l’impôt pour religion allemand, et dont l’avocat a pu déclarer : « Mes clients viennent de France, pays de la laïcité. Ils ne comprennent rien à cette histoire » (D. NERBOLLIER, article précité). 119 Rapprocher, sur l’existence d’une « distinction fondamentale, celle entre le besoin de religion dans la nature humaine et la religion institutionnalisée et dogmatisée », G. CORM, La question religieuse au XXIe siècle, Paris, La découverte, 2006, p. 43. L’auteur va jusqu’à parler de « gouffre » séparant la foi individuelle et « les religions instituées, dogmatisées et ritualisées de façon complexe et envahissante » (G. CORM, op. cit., p. 82). 117
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain implications pratiques de leurs croyances »120. Somme toute, une telle résistance n’est pas sans rappeler, de façon sécularisée, la foi directe qui a été, avec Martin Luther (XVIe s.), l’un des pivots de la doctrine protestante121. Elle révèle en tout cas un questionnement sur le dogme et sur le lien de l’homme à Dieu. Sans récuser le rôle des institutions religieuses en tant que pourvoyeuses de rites, il existerait dans les pays européens une prise de distance des individus avec elles, tant en termes de fréquentation que de respect de leurs normes122. La discussion transparaît, de façon sous-jacente, à travers un conflit en 2010 entre l’Église allemande et le Vatican. La première avait considéré que la sortie d’Église entraînait l’excommunication, cet acte étant perçu comme exprimant un reniement de la foi. Mais un catholique bavarois excommunié en raison de sa sortie d’Église, considérait toujours celle-ci comme la communauté des croyants à laquelle il appartenait puisqu’il n’avait remis en cause aucun dogme de l’Église. Il fit appel à Rome qui lui donna raison, estimant que la sortie d’Église n’entraînait pas son excommunication. Rome a, dès lors, suggéré le remplacement du système actuel allemand par un système comparable à l’italien123. Ensuite, peuvent être avancées, dans le prolongement du lien distendu des fidèles avec les institutions religieuses, les contestations envers les prises de positions ou l’attitude de l’Église. Une enquête menée par le diocèse d’Essen en Allemagne a mis en exergue que l’éloignement et le manque de lien avec l’Église sont les deux raisons principales motivant les sorties124. S’y ajoutent des raisons
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Cette citation est tirée de A. PIETTE, Le fait religieux. Une théorie de la religion ordinaire, Paris, Economica, Coll. Etudes sociologiques, 2003, p. 77. 121 Voir par exemple, G. CORM, op. cit., p. 143-145, pour un rappel de l’idée que le protestantisme institue la relation directe de l’homme à Dieu. 122 En ce sens, J.-P. WILLAIME, op. cit., p. 216-219. Ainsi, la situation religieuse dans l’Europe occidentale se caractériserait par une « mise en réseaux des religiosités individuelles sur fond de désinstitutionnalisation et d’individualisation » et « par la place reconnue aux Églises dans le système institutionnel et dans la sphère publique ». D’autre part, selon l’auteur, deux figures de Dieu coexisteraient dans la situation socio-religieuse de l’ultramodernité : un Dieu de proximité, au niveau des religiosités individuelles, et un Dieu lointain, au niveau sociétal. 123 M. VERRIER, « Le Vatican intervient contre l’Église allemande sur la question de l’impôt religieux », La Croix, 19 octobre 2010. 124 A.-B. HOFFNER, « En Allemagne, toujours autant de catholiques quittent l’Église », La Croix, 24 juillet 2017.
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Olivier Debat plus concrètes, comme le montant de l’impôt religieux ou de mauvaises expériences personnelles, ainsi que des éléments démontrant l’altération de l’image de l’Église, comme ses prises de position sur le célibat des prêtres, la place de la femme, l’homosexualité ou encore les scandales de pédophilie125. Enfin, les résistances sociologiques sont révélatrices de la contestation de l’absence de contrôle de l’utilisation des fonds issus de l’impôt. La critique s’est manifestée en Italie par exemple. Bien que l’impôt pour religion soit réparti en fonction des choix des contribuables, ce dont découle un certain caractère volontaire, il n’en demeure pas moins un financement public qui paraît impliquer un contrôle dans son utilisation. Or « les cultes choisissent ensuite librement comment utiliser ces fonds – parmi un éventail de destinations possibles -, pratiquement sans aucun contrôle », et la pratique révèle qu’il finance minoritairement l’assistance et la solidarité sociale126. B. L’impôt pour religion confronté aux droits et libertés La rencontre entre l’impôt pour religion et les droits et libertés fondamentaux aboutit à des résultats multiples. Ces derniers paraissent tantôt poser des obstacles à l’impôt, tantôt obliger l’État à prendre en charge les dépenses liées à la religion, tantôt interdire l’impôt confiscatoire pour religion. Ces effets découlent des ambiguïtés du régime juridique de la laïcité (1) et des obstacles tirés des droits et libertés des individus (2).
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A.-B. HOFFNER, article précité. A. MORELLI, article précité. L’auteur met en avant que, « selon les chiffres de la conférence épiscopale italienne, l’Église catholique a encaissé pour 2011 la somme de 1.118 millions d’euros dont 42 % (467 millions) ont été consacrés aux “exigences du culte et de la pastorale”, 32 % (361 millions) pour le clergé et seulement 21 % à l’assistance et à la solidarité sociale, généralement via les diocèses, alors que c’est cet aspect qui est mis en avant principalement dans ses messages publicitaires ». Au contraire, elle présente la « concurrente » la plus sérieuse de l’Église catholique, l’Église vaudoise (Chiesa Valdese), qui est cependant un outsider et réunit en théorie des chrétiens non catholiques, comme un point de ralliement progressiste : « Les 10.248.000 euros qu’elle a touchés de l’État italien ont été investis pour 2/3 dans des programmes sociaux, sanitaires et culturels en Italie et pour 1/3 dans des programmes semblables à l’étranger – dont un programme contesté avec le Centre Peres de Tel Aviv. » 126
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain 1. Les ambiguïtés du régime juridique de la laïcité Ainsi qu’il a été précédemment analysé, la conception de la laïcité qui préconise une séparation forte entre la religion et l’État, comme c’est le cas en France, paraît interdire l’impôt pour religion, c’est-à-dire le financement direct des cultes. La loi de 1905 pose que « la République ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte ». En réalité, comme l’a montré une étude du Sénat, si la séparation qu’exprime cette laïcité à la française 127 implique théoriquement l’interdiction de toute subvention, directe ou indirecte, en faveur d’une communauté religieuse, ce régime de séparation est loin d’être absolu128. D’abord, les édifices servant à l’exercice du culte sont généralement la propriété de l’État et des collectivités territoriales qui peuvent engager les dépenses nécessaires pour leur entretien et leur conservation129. Ensuite, le Code de l’éduction prévoit de nombreuses dispositions sur la question de l’instruction religieuse. L’État doit prendre toutes dispositions utiles pour assurer aux élèves de l’enseignement public la liberté des cultes et de l’instruction religieuse 130 . Selon les cas, cette instruction est faite à l’extérieur des établissements publics d’enseignement mais parfois peut l’être dans les établissements131. Par ailleurs,
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L’expression « laïcité à la française » est empruntée à l’historien Jean-Paul Scot. Voir, J.-P. SCOT, « La loi de 1905 et la “laïcité à la française” », in La laïcité, ce précieux concept, dir. N. El-Haggar, Paris, l’Harmattan, 2008, p. 35-49. 128 Sénat, document de travail précité, p. 1. 129 Art. 12 et 13 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État (tels que modifiés par la loi no 98-546 du 2 juillet 1998, art. 94 et par l’ordonnance no 2015-904 du 23 juillet 2015, art. 13). 130 Code de l’éducation, art. L141-2. 131 Notamment, les écoles élémentaires publiques vaquent un jour par semaine outre le dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s’ils le désirent, à leurs enfants l’instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires ; l’enseignement religieux est facultatif dans les écoles privées (Code de l’éducation, art. L141-3). L’enseignement religieux ne peut être donné aux enfants inscrits dans les écoles publiques qu’en dehors des heures de classe (Code de l’éducation, art. L141-4). Dans les écoles élémentaires publiques, il n’est pas prévu d’aumônerie. L’instruction religieuse est donnée, si les parents le désirent, à l’extérieur des locaux et en dehors des heures de classe (Code de l’éducation, art. R141-1). Sur certains territoires français, dans les écoles maternelles et élémentaires publiques, l’organisation de la semaine scolaire ne doit pas faire obstacle à la possibilité pour les parents de faire donner, s’ils le désirent, à leurs enfants l’instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires et en dehors des heures de classe (Code de
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Olivier Debat le régime de droit commun défini par la loi du 9 décembre 1905 ne s’applique pas à la totalité du territoire français. En particulier, dans les trois départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, qui faisaient partie de l’empire allemand lors de l’adoption de la loi de séparation, le régime concordataire continue de s’appliquer : « les quatre cultes catholique, luthérien, réformé et israélite sont reconnus, leurs ministres du culte sont rémunérés par l’État et des cours d’enseignement religieux correspondant à ces quatre cultes sont dispensés dans les écoles publiques »132. Ainsi, des « ilots de non laïcité » existent133 ; ils aboutissent, comme en Belgique, à un financement sur budget de l’État pour la zone géographique correspondante134. Plus généralement, du point de vue normatif, l’interdiction de financement des cultes prévu par l’article 2 de la loi de 1905 ne fait pas partie du bloc de constitutionnalité135, ce qui peut s’expliquer par le fait que ce texte est au départ « une loi de séparation budgétaire » 136. Il demeure que le principe d’interdiction
l’éducation, art. L163-4, pour la Polynésie française, art. L164-3 pour la NouvelleCalédonie, art. L161-3 pour les îles Wallis et Futuna et art. L162-4 pour Mayotte). Dans les établissements publics d’enseignement comportant un internat, une aumônerie est instituée à la demande de parents d’élèves et l’instruction religieuse est alors donnée par les aumôniers et ministres des différents cultes à l’intérieur des établissements (Code de l’éducation, art. R141-2 et R141-3). Les établissements publics d’enseignement du niveau du second degré sans internat peuvent être dotés d’un service d’aumônerie et, si la sécurité ou la santé des élèves le justifie, le recteur peut, après avis du chef d’établissement, autoriser les aumôniers à donner l’enseignement religieux à l’intérieur des établissements (Code de l’éducation, art. R141-4). Les aumôniers sont proposés à l’agrément du recteur par les autorités des différents cultes et le recteur peut autoriser l’aumônier à se faire aider par des adjoints si le nombre ou la répartition des heures d’instruction religieuse le rend nécessaire (Code de l’éducation, art. R141-6). 132 Sénat, document de travail précité, p. 1-2. Adde A.-B. HOFFNER et L. BESMOND DE SENNEVILLE, article précité. 133 F. DIEU, « Laïcité constitutionnelle : définition d’un principe, affirmation d’une exception », Annuaire droit et religion, vol. 7, année 2013-2014, PUAM, 2014, p. 179192, spéc. p. 187. 134 Voir aussi par exemple le dispositif de financement des rémunérations des ministres du culte en Guyane, dont la conformité à la Constitution française a été reconnue (Cons. constit. 2 juin 2017, no 2017-633 QPC). Sur cette décision, L. FERMAUD, « Le Conseil constitutionnel face à la rémunération publique des ministres du culte en Guyane », AJDA 2017, p. 1779. 135 Cons. constit. 21 février 2013, no 2012-297 QPC, Association pour la promotion et l’expression de la laïcité. 136 F. DIEU, article précité.
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain ayant valeur législative, il s’impose à l’autorité réglementaire et en particulier fait obstacle au financement par les collectivités territoriales des associations ayant des activités cultuelles 137 . Par ailleurs, cet article prévoit une dérogation importante en précisant que peuvent toutefois être inscrites au budget les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. Le juge administratif reconnaît que l’État a même des obligations positives, les autorités préposées à la gestion de ces établissements étant tenues non seulement de ne pas mettre obstacle à l’exercice de leur culte par les malades ou les vieillards pensionnaires desdits établissements, mais encore de prendre les mesures indispensables pour permettre à ceux-ci de vaquer, dans leur enceinte, aux pratiques de leur culte, lorsque, en raison de leur état de santé ou des prescriptions des règlements en vigueur, ils sont hors d’état de sortir138. Cela conduit l’État à prendre en charge des ministres du culte et à mettre à leur disposition des salles au sein des services, c’est-à-dire à reconnaître que les aumôneries constituent un service public du culte139. 2. Les obstacles liés aux droits des individus Si de nombreuses interrogations peuvent naître sur la thématique de l’impôt pour religion au regard des droits et libertés fondamentaux des individus, trois considérations semblent primordiales : la liberté de circulation au sein de l’Union européenne (a), ainsi que le droit individuel au respect de ses convictions religieuses et le droit au respect de ses biens issus du droit du Conseil de l’Europe (b).
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Conseil d’État 9 octobre 1992, Section, no 94455, Commune de Saint-Louis c/ Association Siva Soupramanien de Saint-Louis, Rec., p. 358 - Conseil d’État 4 mai 2012, 3e et 8e sous-sections, no 336462, Fédération de la libre pensée et de l’action sociale du Rhône. Voir notamment, F. LAFARGUE, « VII. Finances et fiscalité », in Droit et gestion des collectivités territoriales, t. 33, Collectivités territoriales et énergie : ambitions et contradictions, 2013, p. 389-411, au no 19. 138 Conseil d’État 28 janvier 1955, Section, Sieurs Aubrun et Villechenoux, Rec., p. 50. Rappr., dans le domaine de l’enseignement, Conseil d’État 28 janvier 1955, Section, Association professionnelle des aumôniers de l’enseignement public, Rec., p. 51. 139 R. SCHWARTZ, « La jurisprudence de la loi de 1905 », in Politiques de la laïcité au XXe siècle, dir. P. Weil, puf, 2007, p. 147-180, spéc. p. 171.
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Olivier Debat a)
Les droits issus du droit de l’Union européenne
En droit de l’Union européenne, les avantages accordés aux institutions religieuses sont susceptibles d’entrer dans le champ de la réglementation des aides d’État, si peut être caractérisée une activité économique140. L’argument a pu être avancé pour critiquer des systèmes d’exonération, mais il n’est pas exclu qu’il le soit un jour pour critiquer l’impôt pour religion. Il n’est pas non plus évident de conclure sur le fait que l’impôt pour religion porterait atteinte au principe fondamental de la libre circulation des personnes tiré du droit de l’Union européenne. Le principe ne paraît pas mis à mal dans le cas d’un impôt de mandat lorsque, comme c’est le cas en Italie, le système en place prévoit une affectation partielle de l’impôt sur le revenu qui est fonction des choix des contribuables et profite à des œuvres d’intérêt général. En effet, le contribuable acquitte l’impôt en vue du financement des dépenses d’intérêt général. Il a simplement la possibilité s’il le souhaite, de l’affecter à une institution religieuse, mais sans obligation de sa part, puisqu’il peut l’affecter aussi bien à des œuvres non cultuelles. La question est en revanche plus délicate en présence d’un impôt ecclésiastique comme c’est le cas en Allemagne. L’impôt ne pèse pas sur tous mais seulement sur certains contribuables, en fonction d’un acte religieux, tel le baptême. Il n’existe pas, à notre connaissance, de réponse du juge européen à la question. Néanmoins, il peut être constaté que l’impôt semble être dissuasif pour certains ressortissants européens dans la mesure où son montant peut s’avérer conséquent 141 . L’un des moyens d’admettre la conventionnalité d’un tel impôt est de reconnaître que la sortie d’Église a une nature purement administrative et marque seulement un refus du lien entre l’individu et la communauté du pays d’installation, au profit du maintien du lien avec la communauté du pays d’origine ; cela suppose que, du point de vue de l’ordre juridique religieux, l’individu ne soit pas considéré comme ayant
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CJUE 27 juin 2017, grande chambre, aff. C-74/16, Congregación de Escuelas Pías Provincia Betania c/ Ayuntamiento de Getafe. Pour un commentaire de la décision, J.F. BOUDET, « La CJUE ouvre-t-elle une nouvelle “boîte de pandore” dans les relations entre les Églises et les États européens ? », JCP 2017, éd. A, no 36, comm. 2219. 141 Sur le cas d’un couple de français, de confession juive, installé en Allemagne, auquel la communauté juive de Francfort réclamait un arriéré d’impôts de 114 000 euros pour un peu moins d’un an d’affiliation, lire D. NERBOLLIER, article précité – N. VERSIEUX, article précité.
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain abandonné par cet acte administratif sa religion142 . Ainsi, la réponse pourrait dépendre du choix laissé au ressortissant de choisir sa communauté d’affiliation. Dès lors, elle peut être mise en lien avec la thématique générale du pluralisme objectif centré sur la compénétration des ordres normatifs 143 , ici les ordres juridiques étatique et religieux. Peut-on aller au-delà et refuser à la personne un tel choix ? Cela est loin d’être évident. Il serait possible, en ce sens, de faire le lien avec le contentieux sur la question de l’affiliation obligatoire à un régime de sécurité sociale au sein de l’Union européenne144. Le juge européen estime que les organismes publics de sécurité sociale n’ont pas d’activité économique et ne sont donc pas des entreprises. Il juge qu’ils remplissent une fonction de caractère exclusivement social, leur activité étant fondée sur un principe de solidarité nationale et dépourvue de tout but lucratif. Partant, le système d’affiliation obligatoire est jugé indispensable à l’application du principe de la solidarité ainsi qu’à l’équilibre financier de ces régimes145. Il serait envisageable de soutenir que le raisonnement est transposable à des institutions religieuses, à ceci près que la solidarité se limite
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La solution est celle qui a été donnée par Rome s’agissant de la religion catholique, la sortie d’Église n’entraînant pas l’excommunication de celui qui se considère comme appartenant à la communauté des croyants (voir supra). 143 Sur la question de la compénétration, A. SARIS, « La gestion de l’hétérogénéité normative par le droit étatique », in Appartenances religieuses, appartenance citoyenne. Un équilibre en tension, dir. P. AID, P. BOSSET, M. MILOT et S. LEBEL-GRENIER, Québec, Presses de l’université Laval, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2009, p. 141-178, spéc. p. 150 s. Rappr. supra, la question du plurijuridisme (envisagée à propos de la zakat). 144 Pour un rappel de l’affiliation obligatoire d’après la loi française, sans possibilité pour une personne exerçant son activité en France de préférer une autre assurance sociale européenne, Rép. min. à Amélie de Montchalin, no 6928, JOAN 3 avril 2018, p. 2839. 145 CJCE 17 février 1993, aff. jointes C-159/91 et C-160/91, Christian Poucet c/ Assurance générale de France (AGF) et Caisse mutuelle régionale du LanguedocRoussillon (Camulrac) et Daniel Pistre c/ Caisse autonome nationale de compensation de l’assurance vieillesse des artisans (Cancava). Malgré tout, un organisme de droit public en charge d’une mission d’intérêt général, telle que la gestion d’un régime légal d’assurance maladie, est dans le champ des directives européennes sur la question des pratiques commerciales déloyales des entreprises à l’égard des consommateurs (CJUE 3 octobre 2013, 1e ch., aff. C-59/12, BKK Mobil Oil Körperschaft des öffentlichen Rechts c/ Zentrale zur Bekämpfung unlauteren Wettbewerbs eV). Adde P. MAVRIDIS, « Les juridictions européennes et leurs interventions dans le domaine de la Protection sociale », Regards, vol. no 47, no 1, 2015, p. 71-95.
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Olivier Debat alors à celle entre les membres d’une confession et ne relève pas à proprement parler de la solidarité nationale. Toutefois, la situation n’est probablement pas la même car existent des directives européennes sur la coordination des régimes de sécurité sociale. Leur objectif est en définitive d’assurer la libre circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne tout en laissant à chaque État le soin d’organiser son système. Autrement dit, les États ont, ensemble, mis en place un système commun qui a réalisé un équilibre entre les différentes exigences. Rien de tel n’existe pour l’impôt ecclésiastique. Il est donc permis de douter. En revanche, il est pertinent de croire que le raisonnement développé par le juge peut être plus aisément transposé dans le cas d’un impôt de mandat avec possibilité de financer aussi bien des organisations d’intérêt général religieuses que non religieuses, car la référence à la solidarité nationale a alors tout son sens. b)
Les droits issus du droit du Conseil de l’Europe
Le chef de contestation généralement avancé par certaines personnes pour critiquer l’impôt ecclésiastique est le droit au respect de ses convictions religieuses. La Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales garantit la liberté de pensée, de conscience et de religion146 et prévoit l’interdiction des discriminations religieuses147. En particulier, l’impôt a été contesté par des personnes refusant leur rattachement à une communauté dont ils ne partagent pas la ligne de pensée. Il suffit de rappeler l’exemple de ce couple de français de confession juive, s’étant installé en Allemagne et ayant refusé de payer l’impôt religieux, jugeant la communauté locale trop orthodoxe et considérant être restés membres de leur communauté en France148. En 2010, la cour administrative fédérale de Leipzig leur avait donné satisfaction, au nom de la liberté religieuse, qui leur permettait selon les juges de ne pas avoir à devenir membre d’une communauté dont ils ne partageaient pas la ligne. La décision a été censurée par la Cour constitutionnelle en 2014, et par suite, en 2016, la cour administrative fédérale de Leipzig leur a donné tort. Plus généralement, la Cour européenne des droits de l’homme a été amenée à se prononcer, en chambre ordinaire toutefois, sur le cas de l’impôt ecclésiastique allemand, sur les fondements textuels précités mais encore sur le droit au respect de la vie privée
146
Conv. EDH, art. 9. Conv. EDH, art. 14. 148 D. NERBOLLIER, article précité - N. VERSIEUX, article précité. 147
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain et familiale149 et le droit au mariage150, à propos notamment d’un couple dont l’épouse était protestante alors que l’époux n’était pas membre de cette Église151. La Cour européenne a conclu que l’impôt ecclésiastique allemand n’est pas contraire à la Convention européenne, considérant notamment que l’impôt est prélevé par l’Église (dans ces affaires, l’Église protestante) et non par l’État et dans la mesure où il est possible de ne pas acquitter l’impôt, grâce à une formalité administrative, même si celle-ci est lourde de conséquences (suppression de l’accès aux sacrements...) 152 . Également, à propos du régime allemand, il est permis de noter que l’obligation pour une personne de déclarer à son employeur son absence d’appartenance à une Église n’a pas non plus été considérée comme aboutissant à la violation de la liberté de religion153. Voici qui rejoint un autre motif de contestation, celui de la protection des données personnelles, parfois invoqué lui aussi par ceux qui contestent l’impôt ecclésiastique154. Sous un angle différent, la question de la protection des droits fondamentaux a été posée à propos de ce que l’on pourrait appeler l’impôt confiscatoire pour
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Conv. EDH, art. 8. Conv. EDH, art. 12. 151 CEDH 6 avril 2017, 5e section, no 10138/11, no 16687/11, no 25359/11 et no 28919/11, Klein et autres c/ Allemagne. 152 Sur la formalité administrative, voir supra la « sortie d’Église ». CEDH 6 avril 2017, précité, spéc. au no 113 (« Having regard to its general principles (see paragraphs 77-79 above) the Court reiterates its case-law that a church tax does not, as such, interfere with the right to freedom of religion, as long as State legislation provides for the possibility to leave the church (compare E. and G.R. v. Austria, cited above; and Gottesmann, cited above). ») et no 115 (« The Court observes that the second and fifth applicants’ obligation to pay a special church fee and the way it was calculated did not arise directly under the State’s legislation, which only authorised churches to levy church taxes, but derived from a decision taken independently by the Protestant Church of the Land of Bavaria to levy a special church fee on its members and the manner in which it was to be calculated. As such, it thus cannot be attributed to the respondent State. The fact that churches are subject to State control on this issue does not change the nature of the levying of contributions as an autonomous church activity (compare E. and G.R. v. Austria, cited above). »). 153 CEDH 17 février 2011, 5e section, no 12884/03, Wasmuth c/ Allemagne. 154 C. CHAZAL, « En Allemagne, un catholique français se plaint de l’impôt d’Église », La Croix 19 février 2015 (à propos d’un ingénieur français s’expatriant en Allemagne, en s’y déclarant sans confession et non baptisé dans le questionnaire rempli à son arrivée, puis taxé au titre de l’impôt ecclésiastique après transmission de son certificat de baptême par l’Église catholique française à l’Église allemande). On notera l’entrée en vigueur au niveau européen le 25 mai 2018 d’un Règlement (UE) no 2016/679 du Parlement 150
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Olivier Debat religion. Les États utilisaient en effet l’arme de la fiscalité pour lutter contre les sectes, en réclamant l’impôt sur les donations consenties à ces dernières. Sans entrer dans le débat épineux de la qualification - entre une secte et une religion155 -, constatons que la Cour européenne des droits de l’homme a pu sanctionner ici les États156, au nom du droit au respect de ses biens157, de la liberté de pensée, de conscience et de religion158 et de l’interdiction des discriminations159. Les critiques émises à l’encontre de l’impôt pour religion sont peut-être révélatrices d’une « double crise religieuse et politique dans les sociétés monothéistes contemporaines », qui serait caractérisée par une « absence de
européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données - RGPD), JOUE L119, 4 mai 2016, p. 1 sq. Il aborde différents aspects en lien avec la religion, comme la question de l’interdiction du traitement des données à caractère personnel (dont les convictions religieuses) et ses dérogations (consentement, droit du travail et de la sécurité sociale, organismes à finalité religieuse...). Cf. Règlement (UE) no 2016/679, précité, art. 9. 155 Pour des éléments de réflexion sur le concept de secte, D. URVOY, « Le concept de “secte” dans le discours du pouvoir », in Islam et christianisme : éthique et politique, dir. M.-T. URVOY, Studia arabica XIV, éditions de Paris, 2010, p. 93-101 ; J.-P. CHANTIN, « Les sectes en France. Quel questionnement sur la laïcité », in Politiques de la laïcité au XXe siècle, dir. P. WEIL, Paris, PUF, 2007, p. 552-569. Cet auteur souligne notamment la recomposition du religieux et l’existence d’un mouvement de multiplication des tendances spirituelles (J.-P. CHANTIN, article précité, p. 568). 156 Voir notamment, Cour EDH 29 septembre 2010, no 8916/05, Association les Témoins de Jéhovah c/ France ; Cour EDH 30 juin 2011, 5e section, no 8916/05, Association les Témoins de Jéhovah c/ France ; Cour EDH 5 juillet 2012, 5e section, no 8916/05, Association les Témoins de Jéhovah c/ France ; Cour EDH 25 septembre 2012, 1e section, no 27540/05, Témoins de Jéhovah c. Autriche ; Cour EDH 31 janvier 2013, 5e section, no 50471/07, Association cultuelle du temple pyramide c/ France, no 50615/07, Association des Chevaliers du lotus d’or c/ France, no 25502/07, Église Evangélique missionnaire et Salaûn c/ France. Voir toutefois, dans une affaire où la taxation n’avait pas eu pour effet de priver l’association de ses ressources vitales ni d’entraver son activité religieuse, Cour EDH 8 janvier 2013, 5e section, no 41729/09, Sukyo Mahikari France c/ France. Adde F. BIN, « Chronique de jurisprudence fiscale », Annuaire droit et religion, vol. 7 (t. II), année 2013-2014, PUAM, 2014, p. 575-583 ; L.-L. CHRISTIANS, « Charge fiscale excessive et liberté de religion », Annuaire droit et religion, vol. 7 (t. II), année 2013-2014, PUAM, 2014, p. 738-739. 157 Art. premier du protocole additionnel no 1 à la Conv. EDH. 158 Art. 9 de la Conv. EDH. 159 Art. 14 de la Conv. EDH.
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L’impôt pour religion en question dans le monde méditerranéen contemporain consensus sur un système de valeurs politiques susceptibles d’organiser les rapports entre sociétés et individus, entre le collectif et l’individuel » 160 . L’élargissement de la thématique, au-delà de l’impôt pour religion proprement dit, conduit à s’intéresser au financement du patrimoine et des activités religieuses dans les sociétés contemporaines. Sur la question de savoir si le financement public est légitime, il pourra être avancé par les uns l’idée que la religion serait un facteur de tranquillité publique 161 , tandis qu’une telle proposition sera contestée par les autres. Ecartant toute polémique de cet ordre, il est permis de constater la présence indirecte de l’impôt pour religion dans les sociétés contemporaines, sous des aspects divers qui ne soulèvent pas nécessairement des controverses 162 . Ainsi est-il possible d’objectiver la participation de l’impôt au financement religieux, à travers des aspects liés à la culture, par le financement de la protection du patrimoine religieux architectural et artistique (monuments historiques...)163 , ou encore par des financements ou avantages fiscaux attribués à des organismes sans but lucratif ou par des subventions pour service public, indépendamment du caractère ou non religieux des bénéficiaires. Également, peut être constatée bien souvent dans les systèmes fiscaux la prise en compte fiscale de la participation volontaire des individus au financement des religions par des systèmes de réduction d’impôt ou de crédit d’impôt, par exemple pour des dons à des organismes d’intérêt général, dont
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G. CORM, op. cit., p. 135. S. BLOQUET, « La liberté de religion selon le Conseiller d’État et le Ministre des cultes Portalis », Annuaire droit et religion, vol. 7, année 2013-2014, PUAM, 2014, p. 122-155. Rappr., P. J. LOWE GNINTEDEM et M. D. KODJO GNINTEDEM, « Le droit et la liberté de religion au Cameroun », Annuaire droit et religion, vol. 7, année 2013-2014, PUAM, p. 393-409, spéc. p. 402 (« à l’inverse de la secte, la religion serait saine, porteuse de libération et au service de l’épanouissement collectif et individuel »). 162 Il est rappelé aussi que, bien souvent, les organismes religieux, de même que des organismes sans but lucratif et non cultuels considérés comme étant d’intérêt général (fondation reconnue d’utilité publique...), bénéficient de régimes fiscaux favorables, à travers des exonérations d’impôt. Voir toutefois supra la question des aides d’État en droit de l’Union européenne s’ils ont une activité économique. 163 Sur le thème du patrimoine culturel religieux, A. FORNEROD (dir), Les enjeux contemporains du patrimoine culturel religieux, Revue du droit des religions, 2017, no 3, abordant notamment la question de savoir si le patrimoine cultuel immobilier est en péril, ainsi que les défis liés à sa conservation, à sa protection et le financement étatique. Adde A. PERRIN, « Le financement public des églises catholiques. Des relations complexes autour des édifices cultuels », in Politiques de la laïcité au XXe siècle, dir. P. WEIL, op. cit., p. 533-552. 161
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Olivier Debat certains peuvent fort bien avoir une activité cultuelle164. Enfin, l’impôt participe aussi bien souvent au financement de l’éducation (reconnaissance de l’instruction sur les religions à l’école, financement d’écoles privées dont certaines ont des origines confessionnelles165). Ces considérations ramènent à des éléments dont chacun, quelles que soient ses croyances, admettra le caractère essentiel dans les sociétés globales, ce qui légitime le financement par l’impôt : l’éducation, le patrimoine, la culture.
Olivier Debat Agrégé des facultés de droit Professeur de droit privé – Université Toulouse Capitole
164
En France, voir par exemple la réduction d’impôt de 66 % des dons, pris dans la limite de 20 % du revenu imposable, faits par les particuliers à certains organismes (CGI, art. 200, précité). 165 Lire par exemple, sur le financement public des écoles confessionnelles par les pouvoirs publics en Angleterre, C. SINCLAIR, « État, religion et éducation en Angleterre. Les limites du compromis », Journal des anthropologues 2005, 100-101, p. 75-95.
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La diversité religieuse dans le royaume siculonormand
Dans les années 1180, lors du retour de son premier pèlerinage à la Mecque, ibn Jubayr fait escale à Palerme alors aux mains des Normands depuis près d’un siècle. La diversité culturelle – et plus encore, la condition des musulmans – au sein de la capitale siculo-normande étonne visiblement le voyageur andalou, pourtant accoutumé aux zones-frontières méditerranéennes. Bien que sous obédience « infidèle », les musulmans sont encore très nombreux. Ils possèdent « des faubourgs où ils demeurent avec leurs familles et les marchés sont tenus et fréquentés par eux ». Enfin, malgré quelques restrictions, ils continuent de pratiquer « un reste de foi1 ». La présence musulmane en territoire siculo-normand n’est qu’une facette de la variété culturelle extrêmement complexe existant dans le royaume. La saisir pleinement implique de revenir au début du XIe siècle, lorsqu’une poignée d’aventuriers normands pénètre en Italie méridionale. La région est alors le point de contact des trois aires culturelles qui se partagent le pourtour méditerranéen : l’Occident post-carolingien, l’empire byzantin et le monde musulman. Cette situation particulière se traduit sur le plan territorial par une mosaïque de populations et de dominations qu’il convient d’exposer brièvement2. La moitié sud de la péninsule oscille entre les aires culturelles latine et grecque. Le nord-ouest du Midi continental est constitué des trois principautés lombardes issues du partage de Bénévent de 849 : Bénévent, Capoue et Salerne. Naples, Amalfi, Gaète, Sorrente sur la côte tyrrhénienne, ainsi que la Longobardie et la Calabre au sud de la péninsule, sont byzantines à des degrés différents. Au VIe siècle, un duc est placé à la tête de Naples par l’exarque de Ravenne, alors chargé de maintenir les positions byzantines face aux invasions
1
Ibn JUBAYR, « Relation de voyage », in Voyageur arabes, trad. P. Charles-Dominique, Paris, Gallimard, 1995, p. 353. La prière du vendredi leur était interdite en raison de la portée politique du prêche. 2 Sur l’Italie pré-normande, v. l’excellente synthèse de B.M. KREUTZ, Before the Normans: Southern Italy in the Ninth and Tenth Centuries, Philadelphia, Univ. of Pennsylvania Press, 1991, 228 p.
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Ahmed Djelida lombardes3. La chute de l’exarchat au milieu du VIIIe siècle affecte directement le lien entre l’empire et le duché livré à lui-même. Le duc, choisi au sein de l’aristocratie locale de façon héréditaire, acquiert une autonomie de fait bien qu’il continue à dater formellement ses actes selon les années de règne du basileus. L’unité du duché de Naples est néanmoins fragile. Dès le IXe siècle, les duchés d’Amalfi et de Gaète s’en détachent, puis celui de Sorrente au XIe. Plus ferme est l’emprise de l’empire sur la Longobardie et la Calabre. Ces deux territoires deviennent vers la fin du IXe siècle deux thèmes byzantins solidement administrés par des agents nommés directement par le basileus. La différence essentielle entre les deux ensembles tient à leur population. La Calabre est peuplée principalement de Grecs alors que la Longobardie reste majoritairement lombarde. Plus au sud, depuis le IXe siècle, la Sicile se compose de trois émirats kalbites tous soumis nominalement au califat fatimide, mais jouissant en réalité d’une large autonomie. L’île est pleinement intégrée dans le dār al-islām et bénéficie à ce titre d’une longue tradition de diversité culturelle. Si les musulmans sont majoritaires, ils cohabitent non seulement avec des chrétiens de rite grec dont l’installation remonte à la période byzantine de l’île, mais également avec des chrétiens et des juifs arabophones. La conquête normande, extrêmement lente4, n’a pas pour effet de gommer la diversité. Bien au contraire, tout au long de l’extension de leurs possessions, les conquérants s’attachent la fidélité des populations locales en agissant systématiquement dans le respect des traditions de chacune. Cette stratégie est parachevée par Roger II qui, en 1130, unifie la Sicile et la péninsule au sein d’un même royaume rassemblant ainsi sous une même bannière des populations multiculturelles.
3
Sur l’exarchat de Ravenne, v. A. GUILLOU, Régionalisme et indépendance dans l’empire byzantin au VIIe siècle. L’exemple de l’Exarchat et de la Pentapole d’Italie, Rome, Palazzo Borromini, 1969, p. 145-227. 4 En 1059, Robert Guiscard est fait par le pape Nicolas II duc de Pouille de Calabre et de Sicile encore à conquérir. Assez rapidement, le nouveau duc décide de faire correspondre les faits à sa titulature et dès 1061 il se lance avec son frère Roger à la conquête de l’île. Celle-ci s’achèvera avec la prise de Noto en 1091.
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La diversité religieuse dans le royaume siculo-normand La cohabitation d’individus de langues, de religions et de traditions juridiques différentes ne constitue pas en soi une originalité dans la Méditerranée du XIIe siècle. Au contraire, comme le remarque justement Annliese Nef, il s’agit de « la situation la plus commune (…), dans le monde islamique en particulier 5 ». L’Occident chrétien, qui n’est pas en reste, connaît également des expériences de cohabitation dans le Levant et en Espagne. Le cas siculo-normand se démarque toutefois de ces derniers exemples par une coexistence plus franche que l’historiographie n’a pas manqué de souligner. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, la Méditerranée n’est définitivement plus, aux yeux des médiévistes, « la barrière » dépeinte par Henri Pirenne, isolant l’Orient et l’Occident 6 . Les zones-frontières font l’objet d’études stimulantes mettant en avant les interactions entre les différentes cultures méditerranéennes. Mais alors que les constructions latines d’Orient sont présentées, notamment par Joshua Prawer 7 , comme les prémices de l’expansionnisme occidental et de la colonisation, le royaume siculo-normand est érigé par Francesco Giunta et Umberto Rizzitano en modèle « di convivenza di uomini di razza e di religione diverse8 ». Selon eux, cette situation résulterait d’un dessein politique et d’une tolérance particulière des monarques siciliens. Le royaume est devenu dès lors un exemple de coexistence pacifique et volontaire entre Latins, Grecs, musulmans et juifs, à l’heure des croisades. Le « mythe de la cohabitation » a depuis sensiblement été remis en cause par des historiens tel Jeremy Johns. Pointant les tensions persistantes entre les différents groupes culturels du royaume9 ainsi que l’anachronisme de la notion
5
A. NEF, Conquérir et gouverner la Sicile islamique au XIe et XIIe siècles, Rome, École française de Rome, 2011, p. 2. 6 H. PIRENNE, « Mahomet et Charlemagne », in Revue belge de Philologie et d’Histoire, 1922, p. 85. 7 J. PRAWER, The Crusaders’ Kingdom: European Colonialism in the Middle Ages, New York, Praeger, 1972, 587 p. 8 F. GIUNTA et U. RIZZITANO, Terra senza crociati, Palerme, Flaccovio, 1967, p. 9. 9 J. JOHNS, « Monreale Survey. Insediamento nell’alto Belice dall’età paleolitica al 1250 d.C. », in Giornate internazionali di studi sull’ area elima, Pisa-Gibellina, 1992, p. 407-421.
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Ahmed Djelida de tolérance 10 , ils ont renouvelé profondément l’approche de la diversité culturelle au sein du royaume. Pour autant, toutes ces réflexions ne laissent guère de place au bagage juridique et politique que les Normands importent. Or, à y regarder de plus près, l’acceptation relative de la diversité est-elle autre chose qu’une manifestation de la méthode caractéristique des constructions institutionnelles normandes des XIe et XIIe siècles ? Cette méthode résulte d’une conception politique typique du nord de l’Europe mise en évidence par le professeur Jacques Bouineau11. Alors qu’au sud de l’Europe le lien politique « se fait par l’observation d’un modèle théorique issu de Rome », au nord il résulte essentiellement « d’une concertation des hommes entre eux », d’un common wealth12. Il découle de cette logique une méthode de construction institutionnelle essentiellement pragmatique et empirique que l’on observe avec quelques variations tant dans le duché de Normandie que dans le royaume anglo-normand et dans le royaume siculonormand. L’attitude des Normands à l’égard de la diversité est caractéristique de cette logique. Comprenant que leur maintien sera largement déterminé par l’acceptation des populations locales, ils n’ont d’autre choix que de composer. La complexité culturelle du sud de l’Italie contraint les conquérants à s’attacher les populations locales selon des méthodes plurielles (I) et à agir dans le respect des pratiques juridiques antérieures tant que celles-ci n’affectent pas la vigueur monarchique (II). I.
Les méthodes plurielles d’attachement des populations
La conquête est le fait d’une poignée d’hommes13 qui savent profiter des faiblesses politiques locales. Pour autant, les Normands comprennent très vite
10
V. notamment A. NEF, op. cit., p. 10. J. BOUINEAU, Traité d’histoire européenne des institutions. Ier-XVe siècle, t. 1, Paris, Litec, 2004, passim. 12 Id., « Autour de la notion de res publica », in Historia et ius, 5 (2014), p. 11 disponible sur http://www.historiaetius.eu/uploads/5/9/4/8/5948821/bouineau_5_respublica5.pdf, consulté le 12/03/18. 13 En Sicile, où vivent environ 250 000 habitants selon les estimations de David Abulafia, la conquête est menée par quelques centaines d’hommes (150 selon Geoffroi Malaterra 11
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La diversité religieuse dans le royaume siculo-normand que leur installation ne sera pérenne qu’avec l’acceptation des populations indigènes. Les modalités de la pénétration normande en Calabre et en Sicile14 attestent d’une parfaite compréhension de cet enjeu. L’avancée, par étapes, est rythmée par la reddition des villes, unité politique de base de la zone15. Chaque prise16 est sécurisée par la construction d’un château et l’installation d’une garnison17. Une fois la zone complètement soumise, la progression militaire se poursuit selon le même procédé. Les étapes de la conquête ne sont jamais suivies de massacres ou d’expulsion de population18. Peu enclins aux rudesses de la guerre, aux dires du
et 700 selon Ibn Khaldūn), « The End of Muslim Sicily », in J.M. POWELL (éd.), Muslims under Latin Rule 1100-1300, Princeton, Princeton University Press, 1990, p. 104. 14 Au XIe siècle, l’île se compose d’une multitude de principautés indépendantes que l’historien égyptien al-Nuwayrī († 1332) rapproche des ṭāʾifa, petits royaumes espagnols issus de la désagrégation du califat de Cordoue. L’un des potentats locaux, le qāʾid de Syracuse Muḥammad ibn Ibrāhīm ibn al-Thumna exhorte Robert Guiscard et Roger à intervenir en Sicile contre ses rivaux, al-Nuwayrī, BAS, II, p. 142. V. également C. D. STANTON, « Roger de Hauteville, Emir of Sicily », in Mediterranean Historical Review, Vol. 25, No. 2 (Dec. 2010), p. 115. 15 En Calabre, la faillite du pouvoir central et les nécessités militaires du XIe siècle ont provoqué un repli au sein des villes accompagné d’une activité municipale dense, v. F. CHALANDON, Histoire de la domination normande en Italie et en Sicile, t. 1, Paris, A. Picard et fils, 1907, p. 33. En Sicile, c’est une conséquence de la culture profondément urbaine de la société arabe, v. N. LAFI, « Aspects du gouvernement urbain dans la Sicile musulmane », in Cahiers de la Méditerranée, vol. 68 (printemps 2005), p. 1-16. 16 Avec Catherine Hervé-Commereuc, remarquons que les villes de Calabre « sont entourées d’un plat-pays assez précisément délimité, et sont séparées les unes des autres par des zones quasi-désertes. La prise d’une ville entraîne la possession de son plat-pays, donc une seule lutte (quand il y a lutte) », « La Calabre dans l’État normand d’Italie du Sud (XIe-XIIe siècle) », in Annales de Normandie, 45, 1995, p. 5. 17 V. par exemple, G. NOYE, « Féodalité et habitat fortifié en Calabre dans la deuxième moitié du XIe siècle et le premier tiers du XIIe siècle », in Structures féodales et féodalisme dans l’Occident méditerranéen (Xe-XIIIe siècle). Bilan et perspectives de recherches, Rome, École Française de Rome, 1980, p. 615-619. 18 En l’espace de cinquante ans, environ 50 000 musulmans quittent la Sicile pour le nord de l’Afrique. Comme le souligne Abdel-Magid Turki, « l’émigration ne s’est pas faite brutalement et en catastrophe mais s’est plutôt échelonnée sur une très longue période », dans « Consultation juridique d’Al-Imām Al-Māzarī sur les cas des musulmans vivant en Sicile », in Mélanges de l’université Saint-Joseph, no 44 (1984), p. 693.
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Ahmed Djelida chroniqueur Geoffroi Malatera, Grecs et musulmans19 cherchent le plus souvent à éviter les combats20. Des intimidations21, voire de courtes escarmouches contre les milices locales, suffisent à calmer les ardeurs des plus virulents. Le passage à la phase de négociation s’en trouve facilité. À partir de là, l’intelligence diplomatique supplante l’adresse militaire. Pour mener les tractations, les Normands s’entourent de conseillers rodés aux pratiques locales, maîtrisant parfaitement la langue des populations conquises 22 . Ainsi, Geoffroi Malaterra évoque les services rendus au duc par un certain Philippe et par ses hommes, tous parlant aussi bien le grec que l’arabe23. De même, Aimé du Mont-Cassin rapporte que pour négocier avec l’« Ammirail de Palerme », Robert Guiscard a recours au « dyacone Pierre, liquel entendoit et parloit molt bien coment li Sarrazin24 ». On dispose de peu d’informations sur ces conseillers polyglottes. Leur participation donne toutefois aux redditions un caractère singulier. Si les
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La population musulmane de Sicile se compose d’Arabes et de Berbères venus du nord de l’Afrique et d’Andalousie. C’est pourquoi nous préférons employer le terme plus englobant de « musulmans ». 20 En Calabre, seules deux villes contraignent les Normands à un siège d’ampleur : Reggio et Squillace. 21 Vers 1057, les habitants de Bivona, terrifiés par Roger à la tête d’une soixantaine de chevaliers, lui offrent sans résistance leur soumission (Geoffroi MALATERRA, De Rebus Gestis Rogerii Calabriae et Siciliae Comitis, éd. E. PONTIERI, Bologna, 1927-8, I, 19). De même, en 1090, l’arrivée du comte à Malte provoque l’effroi des insulaires qui demandent pitié (« Kyrie Eleison », translittération latine du grec Κύριε έλέησον, « Seigneur, aie pitié ») en brandissant des croix constituées à partir de branches (id., IV, 15). 22 J. JOHNS, Arabic Administration in Norman Sicily, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 33 sq. 23 Geoffroi MALATERRA, IV, 2. Il n’est pas impossible que Robert Guiscard ait recruté ces hommes après la prise de Reggio, ville peuplée à la fois d’Arabes et de Grecs, v. Aimé DU MONT-CASSIN, Ystoire de li Normant, éd. M. GUERET-LAFERTE, Paris, Champion, 2011, V, 11 : « Et pour ce que en la cité de Rege habitoient Sarrazin et Chrestien, se volirent mostrer que estoient fidel à lo Duc. Et pour non faire soi suspect, tant li Chrestien quant li Sarrazin qui ilec habitoient, armerent soi contre li Pagan de Sycille ». 24 Aimé DU MONT-CASSIN, V, 24.
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La diversité religieuse dans le royaume siculo-normand obligations incombant à chaque cité sont, dans une large mesure, récurrentes25, les techniques employées pour les imposer varient en fonction des traditions juridiques locales. Pour la Calabre, les influences byzantines sont probables. Elles sont néanmoins diluées dans la culture juridique normande de Geoffroi Malaterra. Le chroniqueur rapporte que chaque ville marque sa soumission en concluant un foedus26 qu’il définit comme un pacte (pactus)27 en vertu duquel les habitants obtiennent la paix en échange de la remise de leur forteresse entre les mains du duc, du paiement d’un tribut et du service militaire28. Plus intéressant est le cas de la Sicile où les détails des tractations entre Normands et musulmans sont mieux connus. Redoutant l’avancée normande, les habitants de Rometta envoient une ambassade menée par « lo Caite de celle cité29 » auprès des conquérants afin de négocier les modalités de leur soumission. Comme leurs voisins de Calabre, ils obtiennent la paix en échange du paiement d’un tribut et d’un serment de fidélité. Ce serment comporte toutefois une originalité : il est prêté sur le Coran30. Les relations de la prise de Palerme confirment le procédé. Après une vaine défense, les habitants font part de leur soumission au duc par l’intermédiaire des élites de la ville31. Selon Guillaume de Pouille, le duc « leur promit la vie et sa
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Dans tous les cas, trois éléments sont réunis : la prestation de serment de fidélité au duc, le paiement d’un tribut, la fourniture du service militaire, v. C. HERVE-COMMEREUC, loc. cit. 26 Le foedus tel qu’il était conçu à Rome n’a pas subsisté dans l’empire byzantin. 27 L’association des termes pactus et feodus apparaît sous la plume de Dudon de SaintQuentin, v. G. DAVY, « Autour du pactus legis Normannorum », in Cahiers historiques des Annales de droit, no 2 (2016), p. 100. 28 « …tali videlicet pacto, ut, castra sua retinentes, servitium tantummodo et tributa persolverent », Geoffroi MALATERRA, I, 17. 29 « Le caïd de cette cité », Aimé du MONT-CASSIN, V, 20. 30 Geoffroi MALATERRA, II, 13 : « (…) libris superstitionis legis suae coram positis, juramento fidelitatem firmant ». 31 Alex Metcalfe remarque très justement que ces élites, qui mènent les combats et gèrent la résolution du conflit sont, dans la plupart des cas, maintenues dans leur position par les Normands, in The Muslims of medieval Italy, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2009, p. 106.
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Ahmed Djelida bienveillance. Il ne proscrivit personne et, fidèle à sa promesse, n’essaya de nuire à aucun d’entre eux, bien qu’ils fussent païens. Il traita tous ses sujets avec équité32 ». En plus de la garantie de leur vie, les Panormitains obtiennent la conservation de leur religion et de leurs lois, mais également l’assurance de n’être pas opprimés par des lois nouvelles et injustes. Ce pacte (foedus) est confirmé par un serment « tiré de leur propre loi33 » par lequel ils s’engagent à un service fidèle au duc34 et au paiement d’un tribut en reconnaissance de cette soumission35. Protection de la vie, tolérance religieuse relative, le chroniqueur fait référence à une pratique très répandue dans le dār al-islām : la ḏimma. Connue depuis le VIIe siècle36, la ḏimma est un pacte créant un lien de nature contractuelle entre l’autorité musulmane et une personne ou une communauté non musulmane37 . Celle-là s’engage à protéger celle-ci dans sa vie, sa religion 38 et ses lois. En contrepartie, les ḏimmī-s (« personnes protégées ») reconnaissent la domination musulmane et s’acquittent d’une taxe de capitation, la ǧizya39. Ainsi, en matière
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Guillaume DE POUILLE, La Geste de Robert Guiscard, éd. et trad. M. MATHIEU, Palermo, Istituto siciliano di studi bizantini e neoellenici, 1961, III, 328-331. 33 Geoffroi MALATERRA, II, 45 : « et hoc iuramento legis suae firmare spopondunt ». 34 Ce service est certainement militaire. Contrairement au roi d’Espagne et au roi de Jérusalem, les Normands de Sicile ont recours à des contingents musulmans qui se révélèrent particulièrement efficaces durant la pacification de la péninsule. Les soldats musulmans, se caractérisant par leur tunique blanche, étaient principalement des archers et des constructeurs de machines de sièges, v. particulièrement J.C. BIRK, « Saracen Soldiers: Muslim Participation in Norman Military Expeditions », in id., Norman Kings of Sicily and the Rise of the Anti-Islamic Critique, Cham, Palgrave Macmillan, 2016, p. 33-66. 35 Geoffroi MALATERRA, II, 45. La prise de l’île de Malte suit les mêmes modalités. 36 La tradition musulmane fait remonter cette pratique au règne de Umar ibn Khattāb (634–644), deuxième Calife de l’islam qui passe un pacte avec les chrétiens de Syrie. Elle est toutefois diffusée par Umar II (717–720). A. FATTAL, Le statut légal des nonmusulmans en pays d’islam, Beirut, Dar El-Machreq Sarl, 1995, p. 60-63. 37 Ibid., p. 74. Précisons que cette protection ne concerne que les « gens du livre » (ahl al-Kitāb), c’est-à-dire les juifs et les chrétiens. Ainsi, à l’époque normande, les musulmans se voient dotés du même statut que les juifs. 38 Quelques limitations d’ordre pratique sont toutefois imposées. 39 Les Byzantins connaissaient un impôt similaire, le καπνικόν, v. N. OIKONOMIDES, Fiscalité et exemption fiscale à Byzance (IXe-XIe s.), Athènes, Fondation Nationale de la Recherche Scientifique, 1996, p. 30-31. Il demeure toutefois impossible de déterminer si
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La diversité religieuse dans le royaume siculo-normand civile et religieuse, les ḏimmī-s bénéficient d’un statut légal dérogatoire au droit musulman. Cette transposition de la pratique islamique est d’ailleurs, à peu de chose près, la méthode que les chrétiens appliqueront en Espagne aux mudejares à partir de 108540. Mais là où les juristes espagnols acceptent difficilement la reconnaissance de l’emprunt islamique41, les Normands l’affichent clairement, ce dont Geoffroy Malaterra ne s’étonne guère. Dans tous les cas, la démarche ne répond à aucune conception idéologique. Jamais les conquérants ne mettent la coexistence au centre de leur discours politique. D’ailleurs, dans le discours officiel, les Normands ne cessent de se présenter comme les « destructeurs intrépides des ennemis du nom chrétien ». Mais, politiquement, la tolérance religieuse est une nécessité et doit être comprise comme une stratégie pragmatique de conquête. Pour se maintenir, les Normands ont besoin de l’appui politique et militaire des populations locales. Le chroniqueur Guillaume de Pouille ne s’y trompe d’ailleurs pas, en laissant les ennemis d’hier impunis, Robert Guiscard cherche à s’en faire des amis42 voire des soutiens. Si la coexistence constitue un moyen de gouvernement, la reprise de la ḏimma doit être perçue comme une réponse visant à l’institutionnaliser43. Pour autant,
les Arabes prolongent cette pratique ou bien s’ils plaquent le système importé, v. A. NEF, « Le statut des ḏimmī-s dans la Sicile aghlabide (212/827-297-910) », in M. FIERRO et J. TOLAN (éds.), The legal status of ḏimmī-s in the Islamic West, Madrid, Brepols, 2013, p. 125. 40 M. BUENO et J. TOLAN, « Une étude en miroir : la place des musulmans dans le droit hispanique chrétien (XIe-XVe siècles), in D. AVON (éd.), Sujet, fidèle, citoyen. Espace européen (XIe-XXIe siècle), Bern, Peter Lang, 2014, p. 18. 41 Ibid., p. 21-27. 42 « Sic impunitos quia dux placidissimus hostes, Dimittebat, eis ut amantibus ipse placebat ». Guillaume DE POUILLE, III, 350. 43 Il faudra attendre le quatrième concile de Latran pour que l’Église tienne compte expressément de la présence de musulmans en territoire chrétien dans sa législation. V.J. TOLAN, « Jews and Muslims in Christian Law and History », in A. SILVERSTEIN et G. STROUMSA (éds.), The Oxford handbook of Abrahamic religions, Oxford, Oxford University Press, 2015, p. 166-188.
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Ahmed Djelida les Normands n’y ont pas recours systématiquement, ce qui démontre le caractère purement pragmatique de la mesure. Par exemple, lorsqu’il tourne son regard vers les côtes africaines, Roger II comprend que la stratégie mise en œuvre en Sicile n’entraînerait pas ici la soumission des peuples44. Peuplé quasi exclusivement de musulmans, l’Ifriqiya, dans l’esprit du roi, ne doit pas être assimilée au royaume. Le but de la conquête est avant tout commercial45. Il s’agit de sécuriser des points d’entrée pour les navires siciliens. Georges d’Antioche est le principal artisan de la politique africaine du roi. Bien au fait des pratiques locales, l’émir des émirs de Roger II installe singulièrement une domination lointaine et respectueuse des particularismes locaux. Lorsqu’il s’empare de Tripoli en 1146, Georges d’Antioche prend soin de nommer à la tête de la cité un notable local, le šayẖ Abu al-Tamimi46. Dans le même sens, le chef de Gabès, Yusuf, propose sa soumission en échange de la conservation de son gouvernement sur la ville et du titre de lieutenant (nāʾīb) du roi47. Dans cette configuration, il n’est pas question de l’instauration de la ǧizya. Pour favoriser le retour des habitants ayant fui les zones de combat, le roi accorde aux vaincus un amān (sécurité) général 48 . Celui-ci constitue un amendement doctrinal à la rigidité du droit musulman qui interdit l’entrée et la résidence de tout infidèle dans le dār al-islām. Deux éléments le distinguent de la ḏimma.
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Ferdinand Chalandon voit en Ifriqiya, de la même manière qu’en Sicile, l’introduction de la ḏimma (op. cit., II, p. 161). L’affirmation qui se fonde sur la chronique d’at-Tiğānī, tardive (XIVe s.) et hostile à la domination normande, nous paraît difficilement acceptable. At-Tiğānī, in BAS, t. II, p. 60. 45 Tout en reconnaissant l’anachronisme de l’expression, Hady R. Idris parle de « protectorat économique », La Berbérie orientale sous les Zirides (Xe-XIIe siècle), I, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1962, p. 348. 46 Contrairement à Robert Guiscard qui place à la tête de Palerme un chevalier « de sa nation » dans la fonction préexistante d’émir. Guillaume de POUILLE, III, 340. 47 J. JOHNS, op. cit., p. 34 et H. R. IDRIS, La Berbérie orientale sous les Zirides (XeXIIe siècles), I, Paris, Adrien-Maisonneuve, 1962, p. 353. 48 Ibn al-Athīr, al-Kāmil fī l-taʾrīkh, vol. XI, éd. C. J. TORNBERG, Leipzig, 1851–76, p. 66, 70–71 et 79–85.
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La diversité religieuse dans le royaume siculo-normand D’une part, il se fonde sur un acte unilatéral de l’autorité musulmane49, d’autre part, il n’entraîne pas d’obligations particulières pour qui en bénéficie. La précarité de l’assise normande comme la mobilité de la population ifriqiyienne laissent entrevoir les raisons du choix de la technique. Il s’agit de prévenir les fuites et les rébellions qu’entraînerait une domination par trop étouffante et humiliante50 . Cette politique fut un succès, puisque « les musulmans habitant Mahdia jouirent d’une certaine aisance et furent très heureux de vivre sous la domination chrétienne ; la ville se repeupla et reprit son importance passée51 ».
II.
Le respect mesuré des particularités juridiques locales
En plaçant la péninsule et la Sicile sous une seule autorité, Roger II se confronte à la « difficulté excessive », soulignée par Machiavel, que suppose l’unification de contrées composées de populations radicalement différentes52 . Une difficulté que seules la fortuna et une grande habileté peuvent permettre de surmonter. L’action du roi laisse entrevoir une appréhension extrêmement fine des données juridiques et culturelles locales. Au niveau central, la domination implique la reconnaissance préalable du pouvoir. Il s’agit de projeter une image compréhensible de la royauté à des populations accoutumées à une « dépendance
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Selon Ibn al-Athīr, l’amān est proclamé sous forme de lettres que Roger II fait distribuer aux vaincus. 50 Dans sa lettre, le calife fatimide al-Ḥāfiz reconnaît la légitimité de la prise de Djerba par Roger car ses habitants, ne reconnaissant aucune autorité, « s’étaient détournés des voies et des sentiers du bien », M. CANARD, « Une lettre du calife fāṭimide al-Ḥāfiẓ (524544/1130-1149) à Roger II », in Atti del Convegno Internazionale di Studi Ruggeriani, Palerme, 1955, vol. I, p. 130. 51 At-Tiğānī, « Riḥla » in Biblioteca arabo-sicula, p. 253. Dans le même sens, v. Ibn Abī Dīnār al-Qayrawānī, Al-mu’nis fī ahbār Ifrīqiya wa-Tūnis, éd. M. CHAMMAN, Tunis, 1967, p. 92. 52 N. MACHIAVELLI, Il Principe, éd. Luigi FIRPO, Torino, Einaudi, 1961, p. 6 : « Quando si acquista stati in una provincia disforme di lingua, di costumi e di ordini, qui sono le difficultà ; e qui bisogna avere gran fortuna e grande industria a tenerli ».
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Ahmed Djelida extérieure de l’une ou l’autre de trois civilisations, la lombarde, la byzantine et la musulmane53 ». La représentation du pouvoir royal siculo-normand a été analysée par Annliese Nef. L’historienne démontre méthodiquement que le choix dans la représentation artistique et littéraire de la royauté traduit une conception universelle du pouvoir54. Rien de tel ne semble toutefois apparaître dans le champ juridique. À cet égard, l’étude de la forme interne des diplômes royaux, qui constituent autant d’occasions de légitimation du pouvoir royal 55 , se révèle particulièrement suggestive. Le roi s’entoure d’une chancellerie trilingue56, au sein de laquelle coexistent des scribes arabes, grecs et latins, formés aux pratiques diplomatiques des puissances qui se partageaient l’Italie prénormande 57 . Les termes empruntés à ces traditions sont toutefois soigneusement choisis en vue de ne jamais empiéter sur les prétentions de ces puissances, pour la plupart universalistes. Outre le titre de rex, Roger II choisit de se présenter en grec comme ρήξ58. Littéralement, rex se traduit en grec par βασιλεύς. Cependant, une distinction est établie au Ve siècle entre ρήξ et βασιλεύς par les auteurs byzantins afin de différencier les rois barbares de l’empereur, seul apte à prétendre à la domination
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C. CAHEN, La Syrie du Nord à l’époque des croisades et la principauté franque d’Antioche, Paris, Paul Geuthner, 1940, p. 21. 54 C’est l’objet de la première partie de l’ouvrage d’A. NEF, op cit. 55 M.-J. GASSE-GRANDJEAN et B.-M. TOCK (éds.), Les actes comme expression du pouvoir au Haut Moyen Age, Turnhout, Brepols, 2003, p. 13. 56 H. ENZENSBERGER, « Chanceries, Charters and Administration in Norman Italy », in G.A. LOUD et A. METCALFE (éd.), The Society of Norman Italy, Leiden, Brill, 2002, p. 117-150 et G.A. LOUD, « The Chancery and Charters of the Kings of Sicily (11301212) », in The English Historical Review, vol. 124 (2009), p. 779-810. 57 Pour les actes grecs, v. V. VON FALKENHAUSEN, « I diplomi dei re normanni in lingua greca », in G. DE GREGORIO et O. KRESTEN (éd.) Documenti medievali greci e latini. Studi comparativi, Spoleto, Centro Italiano di Studi sull’Alto Medioevo, 1998, p. 253308 ; pour les actes arabes v. A. NOTH, « Die arabischen Dokumente Roger II », in C.R. BRÜHL, Urkunden und Kanzlei König Rogers II von Sicilien. Mit einem Beitrag: Die arabischen Dokumente Rogers II, Cologne/Vienne, Böhlau, 1978, p. 217-261. 58 La titulature grecque est la suivante : έν Χριστῶ τῶ Θεῶ ευσεβής κραταιὸς ρήξ (« En Christ-Dieu, pieux et puissant roi »), v. par exemple I Diplomi greci ed arabi di Sicilia, éd. S. CUSA, Palermo, 1868-1882, p. 292.
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La diversité religieuse dans le royaume siculo-normand universelle59. Cette habitude intègre la pratique diplomatique byzantine au VIe siècle lorsque Héraclius Ier prend officiellement le titre de βασιλεύς. Le Livre des cérémonies, rédigé au Xe siècle à l’instigation de Constantin VII Porphyrogénète nous fournit la liste des adresses utilisées par les empereurs dans leurs rapports avec les autres princes60. Trois titres sont réservés aux différents chefs politiques de l’Occident latin selon leur importance hiérarchique : au premier rang le ρήξ, puis le πρίγκιψ, et enfin le δούξ61. Le caractère occidental du ρήξ est par ailleurs confirmé dans la Suidas, encyclopédie byzantine de la même époque, dans laquelle le titre est défini « ό τῶν Φράγκων αρχηγὸς62 » (« le chef des Francs »). Ainsi, l’utilisation de ce titre réservé par la chancellerie byzantine aux rois occidentaux est significative du respect protocolaire de la monarchie sicilienne. Roger II agit avec une plus grande prudence dans l’utilisation de l’arabe. Les actes rédigés entièrement dans cette langue sont rares et ne concernent que la Sicile63. Le plus souvent, l’arabe est associé au grec et utilisé à des fins purement techniques : la délimitation des terres et le recensement des vilains. Nous ne trouvons toutefois pas de titulature officielle dans les diplômes arabes de Roger II 64 . Un acte de 1143 émis par le premier ministre Georges
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L. BREHIER, « Les origines des titres impériaux à Byzance », in Byzantinische Zeitschrift, XV (1906), p. 161-178. 60 P. KOMATINA, « Traduction des titres de règne dans le monde byzantin au Xe siècle - la forme et l’essence », in B. FLUSIN et S. MARJANOVIC-DUSANIC (éds.), Remanier, métaphraser : fonctions et techniques de la réécriture dans le monde byzantin, Belgrade, 2011, p. 131-148. 61 De Cerimoniis aulae byzantinae, éd. J. J. REISKE, Bonn, Impensis ed. Weberi, 1829, t. 1, p. 679. Ces titres ne sont en réalité que les translittérations des titres latins rex, princeps et dux. V. également, J.-M. MARTIN, « L’Occident chrétien dans le Livre des Cérémonies, II, 48 », in Travaux et Mémoires du Centre d’Histoire et de Civilisation de Byzance, 13 (2000), p. 617–646. 62 Suidae Lexicon, éd. A. ADLER, IV, Leipzig, 1935, p. 291. 63 Pour les actes concernant la Sicile, Annliese Nef a établi la proportion des langues utilisées. Seulement 4% des actes émis par Roger II sont rédigés en arabe, 16% en latin, 54% en grec. Le reste est bilingue. Conquérir…, op. cit., p. 78. 64 Dans trois actes émis en 1145, des qualificatifs de ‘amr (l’ordre, le commandement) sont utilisés pour faire référence au roi : « l-malakīyu l-muʿaẓẓamīyu l-qaddīsīyu lrujārīyu » (le royal, le vénérable, le saint, le « Rogérien »), v. S. CUSA, op. cit., p. 127, 472 et 563. V. A. NEF, op. cit., p. 104.
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Ahmed Djelida d’Antioche donne toutefois quelques éclaircissements 65 . L’émir des émirs de Roger II y évoque une demande faite à mawlā-nā l-malika l-muʿaẓẓama l-qadīsa (« notre maître, le vénérable et saint roi »). L’utilisation du titre malik est confirmée par la lettre du calife fatimide al-Ḥāfiz à Roger II66 dans laquelle il qualifie le Normand d’al-malik bi-jazīra ṣiqilliyya wa-ankūriya wa-anṭaliya waqalawriyya wa-satarlū wa-malf wa-mā inḍāfa ilā dhālika (« roi de l’île de Sicile, de Lombardie, d’Italie, de Calabre, de Salerne, d’Amalfi et de toutes [les terres] qui s’y ajoutent »). Il faudra cependant attendre le règne de Guillaume II (11661189), petit-fils de Roger II, et le renforcement de la légitimité de la royauté sicilienne, pour qu’une titulature officielle apparaisse en tête des actes en arabe67. Dans les premières années de l’islam, le terme malik prend une connotation péjorative. Il renvoie à la royauté sans droit, par opposition au pouvoir du calife qui s’exerce selon la loi de Dieu. Les Abbassides (750-1258) qui succèdent aux Omeyyades (661-750) accusent d’ailleurs leurs prédécesseurs d’avoir transformé le califat en mulk68 (« royauté »), se posant ainsi en restaurateurs du califat. Le terme évolue au contact des traditions sassanides, avant d’être adopté par les Bouyides au Xe siècle pour marquer leur indépendance vis-à-vis de l’autorité califale. Au sens littéral, le malik est le propriétaire d’une chose. Les chancelleries islamiques utilisent ce terme dans le sens de possesseur temporel d’un territoire69. Le pouvoir du malik, à l’inverse de celui du calife, est limité territorialement, ce qui explique le zèle d’al-Ḥāfiz dans l’énumération des territoires de Roger II. Par
65
S. CUSA, op. cit., p. 68-70. Lettre recopiée par Ahmad al-Qalqashandī, Ṣubḥ al-Aʿshá fī Ṣināʿat al-Inshāʾ, vol. VI, Le Caire, Dār al-kutub alkhidīwiyya, 1913-1919, p. 458-463 ; v. M. CANARD, art. cit., p. 125-146 ; J. JOHNS, op. cit., p. 259-265 et A. NEF, op. cit., p. 91-93. 67 « Al-malik al-muʿaẓẓam al-qadīs Ghulyālim al-mustaʿizz bi-llāh al-muʿtaḍid biqudrati-hi al-mustanṣir biquwati-hi malik iṭāliya wa-nkabardha wa-qalawriyya waṣiqilliya muʿizz imām rūmīya an-nāṣir li-l-milla annaṣrānīya » (« Le roi vénérable et saint, Guillaume, puissant par Dieu, soutenu par Sa force et victorieux par Son pouvoir, roi d’Italie, de Lombardie, de Calabre et de Sicile, le défenseur de l’imam de Rome, le protecteur de la religion chrétienne »), v. par exemple S. CUSA, op. cit., p. 37. 68 A.K.S. LAMBTON, State and Government in Medieval Islam, Oxford, Oxford University Press, 1981, p. 45. 69 Sur la signification d’al-malik v. M. ABBES, Islam et politique à l’âge classique, Paris, PUF, 2009, p. 26-28. 66
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La diversité religieuse dans le royaume siculo-normand ailleurs, le vocable est utilisé dans le Coran pour désigner des dirigeants non musulmans de l’époque préislamique. C’est pourquoi les chancelleries musulmanes l’attribuent également aux rois étrangers70 (muluk al-kuffr « les rois mécréants »). Sans connotation religieuse, ce titre est le plus adapté à un pouvoir limité tant dans son contenu que dans l’espace. Ainsi, Roger II n’empiète pas sur les prétentions du calife, « ombre de Dieu sur terre », chargé de la propagation de l’islam à travers le monde. Les similitudes que présentent les protocoles byzantin et musulman ont simplifié la tâche de la chancellerie siculo-normande. Dans les deux cas, le schéma est binaire : d’un côté le maître du monde, de l’autre les rois qui lui sont théoriquement soumis. Le choix des titres ρήξ et malik, qui renvoient dans les deux cas à la royauté dans son sens occidental est particulièrement significatif. S’il reflète d’évidentes raisons diplomatiques, il n’en laisse pas moins transparaître le parti pris du roi71.
Au niveau local, Roger II tolère la diversité tant qu’elle ne porte pas atteinte au pouvoir royal. Léon-Robert Ménager 72 a montré la place centrale de la coutume qui demeure, sous la domination normande, comme partout ailleurs en Occident, la « grande régulatrice de la vie intérieure des groupes sociaux73 ». Dès les premières lignes des Assises d’Ariano, est posée la garantie que « les usages, coutumes et lois ayant existé (…) jusqu’à aujourd’hui ne [seront] pas abrogés74 ».
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A. AYALON, « Malik in Modern Middle Eastern Titulature », in Die Welt des Islams, XXIII (1985), p. 306-319. 71 Rappelons ici le cas des rois d’Espagne qui, aux XIe et XIIe siècles, s’intitulent imperator totius Hispaniae. Sur la portée de ce titre, v. J. BOUINEAU, op. cit., p. 483-484 ; cf. H. SIRANTOINE, Imperator Hispaniae : Les idéologies impériales dans le royaume de León (IXe-XIIe siècles), Madrid, Casa de Velazquez, 2013, p. 233. 72 L.-R. MENAGER, « La législation sud-italienne sous la domination normande », in id., Hommes et institutions de l’Italie normande, London, Variorum, 1981, III, p. 450-461. 73 F. OLIVIER-MARTIN, « Le roi de France et les mauvaises coutumes au moyen âge », in Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte: Germanistische Abteilung, vol. 58 (1938), p. 108. 74 Art. 1 des Assises d’Ariano : « moribus, consuetudinibus, legibus non cassatis, pro varietate populorum nostro regno subiectorum » ; Le Assise di Ariano : testo critico,
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Ahmed Djelida La mesure est justifiée par la variété des peuples assujettis au pouvoir royal. En soi, une telle reconnaissance n’est pas une singularité. La conservation des bonnes coutumes par le roi est un lieu commun dans l’Occident du XIIe siècle. Ce qui rend l’expérience siculo-normande particulière, c’est la façon dont elle est appliquée. Dans la péninsule, l’éclatement féodal prolongeant l’anarchie post-normande a favorisé le développement de coutumes dans « le cadre d’une classe, d’une ville ou d’une contrée75 ». La configuration s’impose à Roger II dès 1127 lorsqu’il s’empare du duché. Systématiquement, l’acceptation de sa domination ne se produit qu’en échange de la reconnaissance des coutumes du lieu. Ainsi, à Salerne, les habitants n’acceptent-ils d’ouvrir les portes de la ville au nouveau duc qu’en échange de la confirmation des « antiquae consuetudines76 ». Puis, vient le tour d’Amalfi qui s’incline devant le nouveau duc dans des conditions similaires77 . À Bari78 , dont la charte de franchise est disponible, l’autonomie juridique repose sur une double concession : d’une part, la reconnaissance des coutumes locales qui désormais font office de loi79, et d’autre part, la garantie du recrutement des juges exclusivement au sein de la ville80. Jean-François Lemarignier écrit qu’« une législation uniforme sur un territoire, c’est le signe d’une population fondue ayant à peu près le même niveau mental, ou tout au moins, peu de différences81 ». Davantage que la péninsule, la
éd. O. ZECCHINO, Cava dei Tirreni, Di Mauro, 1984. Les coutumes ne sont pas abrogées tant qu’elles n’entrent pas en contradiction avec les assises. 75 L.-R. MÉNAGER, art. cit., p. 451. 76 Romuald DE SALERNE, Romualdi Salernitani Chronicon, éd. C.A. GARUFI, Citta` di Castello, S. Lapi 1935, p. 214. 77 Alexandre DE TELESE, Alexandri Telesini Abbatis Ystoria Rogerii Regis Sicilie, Calabrie atque Apulie, éd. L. DE NAVA, Roma, Fonti per la storia d’Italia, 1991, I, 7. 78 Robert Guiscard avait déjà confirmé les coutumes de la ville en 1071, Guillaume DE POUILLE, III, 149-166. 79 Rogerii II Regis Diplomata Latina, éd. C.-R. Brühl, Cologne, Böhlau, 1987, no 20, art. 10 : « De lege vestra et consuetudinibus vestris, quas iam quasi per legem tenetis, vos non eiciet nisi vestra voluntate ». 80 Art. 15 : « Iudicem vobis extraneum non ponet, sed de vestris civibus ». Le diptyque se retrouve dans la charte concédée à Trani en 1137 ; v. ibid, appendice 1, p. 237-238. 81 J.-F. LEMARIGNIER, La France médiévale, Paris, Armand Colin, 1970 (réimp. 2010), p. 48.
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La diversité religieuse dans le royaume siculo-normand Sicile se caractérise au contraire par la coexistence de nombreuses populations. La configuration contraint les Normands à reconnaître le système archaïque de la personnalité des lois. Ainsi, en 1168 à Catane, « Latini, Greci, Iudei et Saraceni unusquisque iuxta suam legem iudicetur82 ». C’est au sujet de ces derniers que nous sommes le mieux renseignés. Robert Guiscard et Roger Ier ont très tôt compris l’impossible uniformisation juridique. Aussi, lorsqu’ils prennent Palerme, promettent-ils aux habitants de la ville le respect de leur religion, la conservation de leurs lois, mais également l’assurance de n’être pas opprimés par des lois nouvelles et injustes83. D’autres villes comme Catane, Trapani, Syracuse ou Noto bénéficient du même traitement, avant que le système ne soit étendu à tous les musulmans de l’île. Ces derniers se voient ainsi reconnaître sur le plan civil seulement une certaine autonomie juridique, en fonction de leur confession religieuse. La concession ne reste pas lettre morte puisque l’application du droit musulman est bien attestée dans des actes juridiques rédigés tout au long du XIIe siècle. En 1137, une vente immobilière est réalisée à Palerme84. Le bien concerné est une maison que trois enfants, deux garçons et une fille, ont reçue en héritage. Nous découvrons que la succession est réalisée selon le droit musulman. L’immeuble est divisé en cinq parts. Chaque garçon en obtient deux et leur sœur une85. Nous apprenons alors qu’en plus de sa part, la sœur reçoit le tiers de l’ensemble que l’aîné a constitué pour elle en dot86. Cela est d’autant plus intéressant qu’en droit musulman, la dot n’incombe pas à la famille de la mariée, mais au marié, et son montant n’est pas fixé. La mesure semble résulter d’une acculturation juridique originale. À la charge du frère en l’absence de père et fixée à hauteur du tiers de l’héritage, la mesure évoquée dans l’acte présente de fortes similitudes avec les
82
Acte de l’évêque de Catane, Jean, en date du 22 décembre 1168, éd. G.B. DE GROSSIS, Catana sacra, Catane, 1654, p. 88-89. 83 Geoffroi MALATERRA, II, 45 : « legem suam nullatenus se violari vel relinquere velle dicentes, scilicet, si certi sint, quod non cogantur, vel injustis et novis legibus non atterantur ». 84 S. CUSA, p. 61-77. 85 Coran, IV, 11. 86 La somme résultant de la vente est répartie de la manière suivante : 1/15 va à l’aîné, 8/15 à la fille, 6/15 au cadet.
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Ahmed Djelida caractères de la dot telle que fixée en Normandie, à laquelle nous savons que les conquérants recouraient87. Par ailleurs, la minorité de deux des enfants de la fratrie implique la présence du cadi de Palerme, Abū l-Qāsim88. L’existence même de ce juge, doté d’une compétence judiciaire et morale, est une conséquence institutionnelle du système de la personnalité des lois 89 . Sa présence garantit une certaine autonomie juridique à la population musulmane. Toutefois, il offre également au roi une forme d’emprise indirecte. En effet, se comportant comme un prince musulman, le roi nomme et destitue personnellement les cadis qu’il choisit au sein d’une famille proche du pouvoir90. Les juges se trouvent ainsi placés dans une situation de dépendance extrêmement étroite. D’ailleurs, l’emprise paraît ressentie puisqu’un groupe de Siciliens en vient à interroger le juriste malikite al-Māzarī sur la légitimité d’un tel cadi et de ses décisions91.
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A. DJELIDA, Définition de l’institution monarchique dans le royaume siculo-normand, dactyl, 2017, p. 112. 88 En droit malikite, en l’absence de disposition testamentaire du père, le cadi est chargé de la tutelle des mineurs. Si un tuteur est désigné, il reste par ailleurs sous sa surveillance. V. notamment L. MILLIOT, Introduction à l’étude du droit musulman, Paris, Dalloz, 2005 (1re éd. 1953), p. 417-419. 89 L’autonomie juridique de la communauté grecque est induite par exemple à Messine par la présence de κριταὶ τῶν γραικῶν (juges des Grecs). S. CUSA, op. cit., no 55, 1137 : « Μηχαήλ κριτής τῶν γραικῶν ». 90 Jeremy Johns remarque de façon pertinente qu’à partir des Abbassides, se dessine au niveau local une distinction entre le gouvernement temporel, détenu par les gouverneurs, et les affaires sacrées et civiles, laissées entre les mains du cadi. Un tel schéma a, semblet-il, facilité la substitution des rois normands à l’autorité musulmane, op. cit., p. 292-297. V.C. CAHEN, L’islam. Des origines au début de l’Empire ottoman, Paris, Hachette, 1997, p. 123-127. 91 La réponse du juriste est surprenante. Recourant à l’analogie (qiyās), l’un des fondements de la méthodologie juridique musulmane, il constate dans un premier temps la légitimité de tout agent accomplissant temporairement sa fonction dans un lieu quelconque en l’absence de prince, pour déduire dans un second temps la légitimité des cadis siciliens (qui eux sont nommés par un prince chrétien). Ainsi, l’état de nécessité implique de reconnaître le caractère exécutoire de leurs jugements. Éd. et trad. A.M. TURKI, art. cit., p. 697-700 ; A. NEF, « Pluralisme religieux et État monarchique dans la Sicile des XIIe et XIIIe siècles », in H. BRESC, G. DAGHER, et C. VEAUVY (dirs.), Politique et Religion en Méditerranée, Paris, Éditions Bouchène, 2008, p. 240 sq.
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La diversité religieuse dans le royaume siculo-normand L’acceptation de la diversité dont fait preuve le roi n’exprime finalement pas une idée d’universalisme, qu’il soit stoïcien ou chrétien. Elle révèle un certain pragmatisme exigé par la conquête et l’installation, qui se distingue à deux niveaux. D’abord, bien que la royauté soit purement occidentale, elle doit être reconnue par tous. Ensuite, le pluralisme n’est toléré au niveau local que dans la mesure où il n’affecte ni l’autorité royale ni l’administration générale du royaume. Ahmed Djelida Docteur en droit CEIR – Université de La Rochelle
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens dans l’empire ottoman Le « nestorianisme » a été condamné lors des conciles d’Éphèse et de Chalcédoine parce qu’il mettait l’accent sur la dualité des deux natures humaine et divine du Christ. Surprise. Les intéressés récusent la qualification de « nestoriens » par laquelle on les désigne le plus souvent. Ils se disent « Assyriens » ; ou « Chaldéens » pour ceux qui se sont rattachés à Rome au XIVe siècle ; ou encore « Assyro-Chaldéens ». Leur histoire impose une critique radicale de notre mémoire occidentale. Ils se réclament de « l’Église de Perse » ou « syriaque orientale » qui est née et a grandi à l’est de l’Euphrate pendant la même période que celle de l’implantation et du développement du christianisme dans le monde gréco-romain (dont témoignent les « Actes des Apôtres »). Minoritaire au sein d’empires non chrétiens, ce christianisme s’est étendu en Perse sassanide, en Asie centrale et jusqu’en Chine ; histoire que le stigmate de l’hérésie et la géopolitique nous ont conduits à rejeter dans les ténèbres extérieures (I). Ravagés par les carnages de Tamerlan et, à peu près au même moment, par la dynastie Ming qui avait succédé à la dynastie mongole Yuan, les AssyroChaldéens ont été réduits à ne plus constituer au Proche-Orient qu’une petite minorité de réfugiés incrustés pour l’essentiel dans les montagnes du Hakkari de Turquie ou la région mitoyenne du lac Ourmiah et de Salamas en Perse, au milieu de tribus kurdes plus nombreuses. Ailleurs, en ville, en petit nombre, les Assyriens ont subi le statut juridique inférieur et surtaxé des « dhimmi »1 non
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« Dhimmi » ne signifie pas « infidèle », mais « protégé », protection payante, surtaxation. Certains ouvrages parlent à tort de « reaya ». Les musulmans étaient aussi « reaya », c’est-à-dire sujets (divers également par leurs appartenances sunnites ou chiites, mais aussi par leurs appartenances confrériques soufies très diverses) distincts des « osmanlïlar » (« ottomans »), c’est-à-dire des proches ou serviteurs de la Maison d’Osman dont les « dhimmi » étaient exclus. Les sommets les plus élevés de l’appareil impérial (vizirs, beylerbeys, beys) et de l’armée de cet empire militaire, les janissaires, étaient recrutés parmi les « kapï kullarï », les « esclaves de la Porte », butins de guerre ou
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Jean-Marie Demaldent musulmans dans l’empire ottoman, sans disposer d’une organisation communautaire propre, à la différence des orthodoxes, des juifs et des Arméniens, comme sous-groupe sous la juridiction du patriarche arménien. Les montagnards bénéficiaient de conditions différentes : celles des « ashiret », des tribus très autonomes des confins montagnards kurdes et incontrôlés de l’empire. Au XIVe siècle, une partie des Assyriens s’est rattachée à Rome et a formé une « Église chaldéenne ». La scission n’a pas concerné la théologie, mais seulement le refus de la succession héréditaire du patriarche dans la famille Mar Shimoun, d’oncle à neveu. Cette division produira cependant des effets considérables. La concurrence entre la France et l’Angleterre va s’engouffrer dans cette brèche, via l’Église anglicane du côté assyrien et via l’Église catholique du côté chaldéen. Loin d’être protecteurs, ces liens avec les grandes puissances occidentales vont aggraver les problèmes de la coexistence avec l’empire et avec les tribus kurdes à l’heure de la centralisation impériale, des réformes modernisatrices des « Tanzimats » 2 et du dépeçage de l’empire ottoman. Des Assyro-Chaldéens seront massacrés lors de la révolte kurde dite « de Bohtan » dans les années 1840, puis victimes des massacres des Arméniens de 1895-1896 ; et ils subiront dans les mêmes proportions que les Arméniens le génocide de 1915-1916, pendant la guerre (II). À la fin de celle-ci, les survivants étaient dispersés entre réfugiés au Caucase et ceux de Bakouba en Irak, divisés entre les deux Églises aux protecteurs rivaux, mais aussi selon qu’ils étaient sujets persans ou sujets ottomans. Les espoirs soulevés par les « XIV points » du président Woodrow Wilson promettant le démantèlement de l’empire ottoman, le droit des peuples à disposer d’eux– mêmes, et par le régime des « mandats » de la SDN ont suscité onze mémorandums différents d’Assyro-Chaldéens adressés à la Conférence de la Paix
levés périodiquement (« devshirme ») parmi les jeunes gens chrétiens des campagnes, puis formés et islamisés. 2 « Tanzimat » signifie à peu près « restructuration ». Les réformes modernisatrices des « Tanzimats » ont commencé en 1826 quand Mamhoud II a liquidé les janissaires (« vekayi hariye » « le jour bienheureux ») dans le sang, brisant ainsi les résistances qui avaient bloqué les réformes de Selim III (« Nizam i-Djedid »).
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens revendiquant soit un État sous mandat, soit un territoire autonome, soit des garanties juridiques sous la protection d’une Puissance. La division principale concernera ceux qui poursuivront le rêve d’une « Grande Syrie » avec la France, des catholiques, mais pas uniquement ; et les Assyriens et leur patriarche proches des Anglais. La perspective de la « Grande Syrie » sera vite dissipée. Pour obtenir les mains libres en Syrie dont les côtes étaient occupées par les Anglais et l’intérieur où Faycal, le fils du chérif de La Mecque (auquel les Anglais avaient promis un royaume arabe) avait établi un gouvernement, la France avait besoin de conclure un accord avec l’Angleterre. Donc de renoncer en échange au vilayet de Mossoul aux riches ressources pétrolières que lui promettaient les accords Sykes-Picot de 1916, que les Anglais occupaient et n’avaient pas l’intention de céder. Pire. Les Français ont concédé à la Turquie l’évacuation de la partie entre la frontière actuelle de la Syrie et la ligne allant de Ayintab (aujourd’hui Gaziantep) à Cizre en passant par Urfa, Mardin, Midyat et le Tur Abdin. La participation des Kurdes à l’offensive kémaliste vers l’Arménie et à la « guerre de libération nationale » contre les Grecs en Asie Mineure conduira finalement à l’abandon, lors du traité de Lausanne, de l’idée du traité de Sèvres : créer une autonomie kurde dans l’État ottoman, pouvant devenir une indépendance, sur un petit territoire allant du sud de la Grande Arménie qui n’avait plus aucune chance d’exister jusqu’aux régions occupées par la France et l’Angleterre, au sein de laquelle les Assyro-Chaldéens recevraient des garanties, condition du retour des réfugiés dans le Hakkari. En Irak, les Assyriens fidèles à leur patriarche, sous protection du mandat anglais, rêvaient encore de garanties juridiques et constitutionnelles dans le futur Irak indépendant. Ils seront immédiatement déçus et leur révolte sera réprimée (III). I.
« Nestorianisme » ou « Église de Perse » ? A.
La face visible romano-byzantine : l’hérésie nestorienne dyophysite. Lutte pour l’hégémonie entre Alexandrie et Antioche
Vue d’Occident, l’histoire des Assyro-Chaldéens présente une face visible et une face cachée. La face visible se réduit à la « querelle christologique » du « nestorianisme » condamné aux conciles d’Éphèse I (431), puis II (449) et celui de Chalcédoine (451). 67
Jean-Marie Demaldent Cette querelle a opposé Nestorius d’Antioche, archevêque de Constantinople, à Cyrille, évêque d’Alexandrie ; donc deux grandes métropoles précocement christianisées, prospères et intellectuellement brillantes, aux solides traditions théologiques ; Antioche et Alexandrie en lutte pour exercer l’hégémonie doctrinale dans l’Église et l’empire chrétien. À cette époque, Constantinople qui n’a été fondée qu’en 330 et Rome tardivement christianisée, l’une et l’autre sans tradition théologique, ne pouvaient prétendre jouer ce rôle. Avec le soutien de Rome, Alexandrie s’était imposée concernant la querelle de la « consubstantialité »3 des Trois Personnes de la Trinité contre « l’arianisme » au Concile de Nicée (325). Mais la bataille avait été beaucoup plus longue et tortueuse. Constance avait suivi la thèse de la nature « semblable »4 des Trois Personnes, reprise par Valens et Maxence. Théodose 5 avait clos la discussion au Concile de Constantinople (381). Depuis sa conquête par Alaric (410), la prééminence de Rome était très fragilisée et des Antiochiens, dont Nestorius, se succédaient au siège de Constantinople, devenue la seule capitale de l’empire. Antioche disposait d’une solide tradition théologique (Lucien) plutôt aristotélicienne, différente de celle d’Alexandrie plus néo-platonicienne (Origène) ; donc l’hégémonie d’Alexandrie était menacée. Au Concile d’Éphèse (431), Cyrille, son évêque, a fait condamner Nestorius qui avait eu l’imprudence, lors d’un sermon de Noël (428), de critiquer la désignation de la Vierge, « Théotokos », « Mère de Dieu », pour lui substituer « Théochristos », « Mère du Christ » ; affirmant ainsi de façon spectaculaire la dualité de nature-divine et humaine du Christ. À la veille de la mort respective de Jean d’Antioche et de Cyrille, le compromis était à portée de la main. Les dyophysites antiochiens mettaient l’accent sur la dualité des natures de la Personne unique du Christ ; Cyrille, sur l’union des deux natures de la Personne unique du Christ. Et la plupart des évêques ne comprenaient guère les termes du débat (Personne, nature et surtout hypostase). Cyrille pouvait se satisfaire de l’élimination définitive de
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Les arianistes pensaient que le Christ ayant été « engendré » était moins « divin » que le Père tout en étant « éternel ». Nombre de peuples dits barbares (mais pas les Francs) étaient arianistes. 2 Les deux thèses ne varient que d’un iota (origine de l’expression) : « homooussios », consubstantiel ; « homoioussios », semblable. 3 L’empire ne s’est proclamé exclusivement chrétien qu’avec les décrets de Théodose de 380 et 381.
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens Nestorius 6 et Jean d’Antioche n’exigeait pas la condamnation des « 12 anathémismes » prononcés à Ephèse. La querelle a rebondi quand un moine influent à la cour impériale, Eutychès, qui se prononçait plus nettement pour le monophysisme, a été condamné par un synode. Eutychès a fait appel au pape qui a soutenu au contraire son adversaire dans sa « Lettre à Flavien », archevêque de Constantinople. Dioscore d’Alexandrie a soutenu Eutychès et réuni un concile à Éphèse (449, Éphèse II) au cours duquel il a empêché les légats du pape de lire la « Lettre à Flavien » (le « brigandage d’Ephèse ») 7 . Le Concile de Chalcédoine (451) réuni par Marcien aurait dû clore le débat en condamnant le « nestorianisme » et le monophysisme 8 . Il n’en a rien été, les provinces orientales demeurant monophysites ; les empereurs tenteront diverses conciliations : « l’hénotikon » de Zénon9, la protection accordée aux monophysites par Théodora, l’épouse de Justinien, qui, rétablissement de l’unité impériale avec l’Occident oblige, professait le chalcédonisme10 ; puis le « monoénergisme » et le « monothélisme » de Serge sous Héraclius 11 . En vain. C’est la conquête arabo-musulmane de
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Nestorius avait été exilé à Pétra, puis en Libye. Le concile a réhabilité Eutychès, exilé Flavien et Domnus, l’évêque d’Antioche, condamné Théodoret de Cyr, le meilleur théologien d’Antioche à l’époque. La formule du « brigandage » est celle qu’a employée le pape Léon le Grand. 8 Convoqué par l’empereur Marcien, ce concile a adopté cette formule : « un seul Fils reconnu en deux natures, sans confusion, sans changement, sans séparation, la différence des natures n’étant aucunement supprimée par l’union, mais la propriété de chaque nature étant bien plutôt sauvegardée et concourant en une seule personne et une seule hypostase ». 9 « L’hénotikon » est un édit « d’union » promulgué sur les conseils d’Acace de Constantinople condamnant ceux qui introduisent soit la confusion, soit la division des deux natures du Christ. Ayant rétabli l’unité impériale avec l’Occident, Justinien ne pouvait professer que le chalcédonisme, mais il a aussi recherché la conciliation. Son épouse, Théodora, protégeait les monophysites et Justinien a voulu faire condamner « les Trois Chapitres ». 10 Justinien a aussi retenu le pape Vigile à Constantinople pour faire condamner par un Concile de Constantinople (553) les « Trois chapitres » dyophysites (Thédore de Mopsueste, Théodoret de Cyr et Ibas d’Edesse). 11 Monoénergisme : une seule opération à la fois humaine et divine. Monothélisme : une seule volonté. Héraclius a fait afficher en ce sens « l’ekthèsis », mais s’est heurté à l’opposition de Rome et de Maxime le Confesseur. 5
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Jean-Marie Demaldent l’Orient qui mettra fin à la crise du chalcédonisme (Concile de Constantinople III, 681) B. La face cachée : origine araméenne en Osroène et développement de « l’Église de Perse » jusqu’en Chine Les Assyro-Chaldéens ne se revendiquent pas de Nestorius, mais de Théodore de Mopsueste 12 , évêque d’une petite cité proche de la ville turque actuelle d’Adana. Il défendait la thèse de la « conjonction » (« sunapheia ») des deux natures du Christ13 . On doit surtout noter que depuis très longtemps les Assyro-Chaldéens ne se réfèrent plus au dyophysisme pour s’identifier ; de la même façon que les adversaires de Nestorius, les jacobites syriaques ou les coptes égyptiens ne s’identifient plus monophysites. L’hérésie et la géopolitique ont rejeté l’histoire du christianisme assyrien dans les ténèbres extérieures. Le christianisme s’est développé à l’est de l’Euphrate, en partant d’Antioche, selon le même processus qu’en Occident14, à partir des communautés juives de la diaspora. Elles étaient nombreuses et souvent très anciennes, remontant aux déportés par Babylone qui avaient fait souche15. Laissons de côté les nombreuses légendes concernant les origines 16 . Le
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Théodore de Mopsueste a été nommé évêque en 392 et il est mort en 428. Il sera condamné bien après sa mort, en 553, par le Concile de Constantinople organisé par Justinien contre les « Trois chapitres », en forçant la main du pape. Il a été formé à l’École d’Antioche. Mopsuesta, ex Misis (Marmista des croisés) s’appelle aujourd’hui Yakapïnar, proche d’Adana. 13 Théodore de Mopsueste explique que quand le Christ dit « Moi et le Père » qui sont deux, « ils sont deux et pourtant un ». « Arrêtez de me contester en disant que je fais deux si j’ajoute Dieu et homme ». Il parlait aussi « d’inhabitation » pour dire qu’en l’homme Jésus, la divinité et l’humanité sont conjointes. 14 Processus que nous connaissons par les « Actes des apôtres ». 15 C’est dans la boucle de l’Euphrate que se constituera le « Talmud de Babylone » considéré par les juifs comme le plus important monument de leur religion. 16 Les légendes sont nombreuses et manifestement « légendaires » comme l’invraisemblable demande du roi Abgar faite à Jésus de venir le voir pour le guérir. Il n’est pas impossible que l’apôtre Thadée (Addaï) ait été envoyé à Édesse. Les « Actes de Thomas », texte apocryphe de la fin du IIIe siècle, prétend que Thomas serait parti d’Édesse vers l’Inde pour la gagner au christianisme quand Paul est arrivé en Macédoine. On sort de la légende quand il s’agit de saint Ephren de Nisibe, auteur de « madrassa »
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens christianisme s’est développé en Osroène, petit royaume tampon entre l’empire romain et l’empire parthe, à Nisibé (aujourd’hui Nusaybin) et Édesse (aujourd’hui Urfa), foyers du christianisme araméen, dans la langue qui était celle du Christ. Il s’est aussi développé dans l’empire parthe qui n’imposait pas de religion officielle, à la différence de son successeur Sassanide mazdéen et de ses mages. Les chrétiens connaîtront par intermittences des périodes de persécution, en particulier sous Chapur II (310-379) et Yezdegerd II (438-457). Mais on sait qu’avant 313, l’empire romain avait aussi pratiqué des persécutions. En 410, au cours d’une période de trêve des hostilités entre Sassanides et Byzantins, une mission diplomatique envoyée en Perse avait obtenu que puisse s’organiser une Église dans l’empire persan. En 424, pour se prémunir de l’accusation de servir l’empire byzantin, l’Église de Perse a coupé les ponts avec le patriarcat d’Antioche. Cette séparation s’aggrave en 484, quand l’Église de Perse rejette les conciles. Du côté byzantin, à Édesse, foyer de l’École araméenne, une scission s’opère. Condamnés, l’évêque dyophysite Ibas17 et ses disciples passent du côté des Sassanides. La frontière séparera longtemps deux mondes : le monde occidental byzantin, la Perse et l’Asie ; ainsi que les deux Églises araméennes : l’Église « jacobite » ou syriaque (monophysite), fondée par Joseph Baradé18 et l’Église assyrienne de Perse. L’Église assyrienne se développera dans l’immense empire sassanide, essaimera en Asie centrale et jusqu’en Chine, centralisée autour de son « catholicos » à Séleucie-Ctésiphon, comme un christianisme minoritaire dans des empires non chrétiens. L’Église syriaque était une Église dissidente et clandestine dans l’empire chrétien byzantin. Après la conquête arabe, sous le califat abbasside, les Assyriens comme les Syriaques partageront la condition des « dhimmi » non musulmans, juridiquement inférieurs et exclus des fonctions gouvernementales et administratives. Mais les califes se méfieront moins des
(« commentaires ») et traducteur du « Diatessaron » de Tatien (les quatre Évangiles en un seul), passé à Édesse quand les Sassanides se sont emparés de Nisibe. 17 Ibas a été aussi condamné au Concile de Constantinople de 553. Sous les Sassanides, Nisibe a rassemblé une grande école théologique dyophysite sous la direction de Narsaï (mort vers 507). 18 Le théologien monophysite le plus éminent, un ancien élève de l’École d’Édesse qui deviendra évêque de Maboug est Philoxène (mort en 523). L’Église jacobite de Joseph Baradé est plus tardive et sera clandestine. Baradé est mort en 578.
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Jean-Marie Demaldent Assyriens que des Syriaques issus à leurs yeux du monde byzantin ennemi. Les Assyriens joueront un rôle culturel capital quand l’empire arabe puisera dans l’héritage antique. Ce sont des Assyriens qui ont traduit du grec et du syriaque Euclide, Ptolémée, Hippocrate, Galien et surtout Aristote. Hunaïm Ibn Ishaq et ses enfants seront placés à la tête de la « Maison de la sagesse » par le calife AlMamun à la grande époque du « mutazilisme » qui sera aussi celle des échanges commerciaux avec l’empire chinois, via les oasis d’Asie centrale19. Les Assyriens disposaient de relais en Asie centrale à l’époque sassanide et ils resteront très vivants en Transoxiane samanide musulmane20. Comme l’indique la stèle de Xi’an (781), le christianisme assyrien a touché la Chine très tôt, sous l’empire T’ang ; en particulier sous Xuangzong le Grand qui lui était très favorable (il a régné de 626 à 649). Vers la fin du règne de cette dynastie, le christianisme disparaîtra de Chine, victime comme le bouddhisme et d’autres religions d’une réaction violente contre les « cultes étrangers » qui caractérisera la dynastie Song néo-confucianiste successeur des T’ang. Le christianisme assyrien est resté très vivant en Asie centrale qu’il avait déjà largement touchée sous les Sassanides, notamment les Hephtalites (ou Huns Blancs), frontaliers de l’empire persan, en Bactriane. Il s’est implanté dans les aristocraties de grandes ethnies nomades (et parfois leurs khans), en particulier les Öngüts, voisins de la muraille de Chine, les Kereyits et leur roi (Ong Khan), les Naîmans (dont Kutchlüg, leur chef ; mais il n’est pas resté chrétien) et des Tatars21. L’apogée est atteint sous la domination mongole. Gengis Khan et surtout Khoubilaï le Grand (empire Yuan), né d’une mère chrétienne, ont été favorables aux Assyriens. Mongka dont la mère était une princesse Kéreyite chrétienne avait confié à Guillaume de Rubrouk, missionnaire français envoyé par Louis IX, qu’il croyait en un seul Dieu ; mais que, comme la main possède cinq doigts, il existe plusieurs voies. Les empereurs mongols s’intéressaient aux religions et organisaient des
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Des spécialistes datent l’apogée de l’Église assyrienne à l’époque où le siège du patriarcat a été transféré de Séleucie-Ctésiphon à Bagdad (781), sous le patriarche Thimotée I. 20 Dynastie de Transoxiane au sein du califat abasside. 21 Entre 1089 et 1100, deux chefs tatars, Marc et Jean ont été chrétiens.
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens colloques pour les connaître. Gengis Khan a dispensé d’impôts le clergé, et les chrétiens ont bénéficié de « l’édit de tolérance » de 1220 accordé d’abord aux taoïstes. Les épouses des empereurs étaient souvent des princesses chrétiennes, surtout des Öngüts. Les empereurs s’entouraient volontiers de chrétiens, comme Tchinqai, le chancelier d’Ogodei. Lors du partage en quatre de l’empire mongol, le premier Ilkhan de Perse, Hülagü, qui s’est emparé de Bagdad et a mis fin au califat (1258), avait une épouse chrétienne, Dokuz Katun, lui-même étant bouddhiste. Quand il est reparti en Mongolie, à l’occasion d’une succession impériale, c’est un général chrétien, Kitbuga qui commandait les troupes mongoles en Syrie et subira la défaite à Aïn Djalout face aux Mamlouks. Le successeur d’Abaga, Teküdar, converti à l’islam, sera renversé, accusé notamment d’avoir voulu substituer la charia à la yasaq, la loi traditionnelle mongole. Son successeur, Arghun mettra fin à l’islamisation et confiera l’Administration à des chrétiens et les finances à des juifs. Yahballaha III, moine assyrien öngüt de langue chinoise deviendra patriarche à Bagdad (1280). Arghun expédiera Rabban Sauma, évêque de Tangout et de souche ouighoure auprès des représentants du pape et des rois de France et d’Angleterre (1287-1288) en ambassade à Maragha (Azerbaïdjan). Petit-fils de Hülagü, Baïdu ne put régner que quelques mois, accusé d’être trop proche du christianisme. Son successeur, Ghazan, était musulman et n’est pas resté tolérant très longtemps. Né chrétien, son successeur, Oldjatu ne pourra pas empêcher les progrès de l’islam dans l’Ilkhanat. En Chine, la dynastie Ming (1368-1644) qui succédera aux Mongols Yuan liquidera les « cultes étrangers », dont le christianisme. Les carnages et les ravages de Tamerlan ont achevé la dévastation de l’Église de Perse déjà détruite par Ghazan et ses successeurs. Au Proche-Orient, il ne subsistera plus que quelques îlots assyriens, incrustés en particulier dans les montagnes du Hakkari ou près du lac Ourmiah (Perse). II.
Les Assyro-Chaldéens dans l’empire ottoman A. L’exception tribale à la « dhimmitude » au Hakkari
Mal connue, la situation des Assyro-Chaldéens dans l’empire ottoman avant la modernisation des « Tanzimats » était diversifiée. Dans cet empire, pas de lois ni de statuts uniformes ; et absence de corps intermédiaires entre le centre 73
Jean-Marie Demaldent impérial militaire et tributaire et des communautés multiples de diverses natures dont dépendaient pour l’essentiel la condition et la vie des sujets. Bigarrure, inextricable mosaïque de communautés enchevêtrées aux vêtements, couvrechefs et couleurs différents, de langues diverses. On met en général l’accent sur le communautarisme confessionnel qui déterminait le statut personnel largement conçu des sujets, leurs juges, l’éducation etc. et sur l’infériorité juridique et la sur-taxation des non musulmans exclus des fonctions gouvernementales et administratives (les « dhimmi »). Mais il faut préciser que le multi-communautarisme était aussi linguistique, ethnique, tribal, corporatif etc. On a tendance aussi à tort de parler du communautarisme confessionnel en s’inspirant du « système des millets »22 qui s’institutionnalisera progressivement au cours de la modernisation. Celle-ci conduira à cette contradiction : égale protection des lois, des biens, égalité fiscale entre tous les sujets ; mais l’institutionnalisation et la démocratisation en leur sein des communautés non musulmanes, loin de les faire disparaître, renforceront leurs particularismes. Avant les « Tanzimats », le communautarisme confessionnel était plus flou et plus local, parce que « traditionnel » au sens weberien et non « légal-rationnel ». Le terme « millet » existait, mais on parlait plus volontiers de « cemaat » ou de « tai’fa » locaux. Les chrétiens non chalcédoniens, dont les Assyro-Chaldéens et les syriaques étaient placés sous la juridiction du patriarche arménien, sans disposer d’une communauté de type « millet » à part entière (comme en disposaient les orthodoxes, les juifs et les Arméniens)23. Les « Arméniens catholiques » ont été émancipés dès 1830 et les Chaldéens sont alors passés sous la tutelle du patriarche « arménien catholique ». Le concordat de 1844 concernera les « trois églises catholiques d’Orient » : arménienne, chaldéenne et syriaque. Leurs patriarches disposeront d’un « berat » et leurs églises d’un « firman ». L’Église assyrienne connaîtra aussi un processus graduel d’émancipation, après la reconnaissance d’une Église bulgare séparée (1870). Difficile de décrire ce processus. Ce que
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« Millet » signifie en turc moderne « nation ». « Cemmat » ou « tai’fa » signifiaient communauté associative. « Millet » désignait plutôt l’organisation « mondaine » des communautés. 23 Aux XVIIe et XVIIIe siècles, dans l’empire ottoman, on parlait de « millet et mezhepdash », c’est-à-dire, à peu près de « même secte ».
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens nous appelons « système des millets » est un peu un abus de langage : malgré l’institutionnalisation, les termes demeuraient fluctuants. En principe, les « suryani » ne disposeront d’un « millet » de plein régime qu’en 1914 ; mais cela ne faisait que couronner un processus d’émancipation antérieur. Très peu nombreux et dispersés dans les villes 24 et dans les plaines, les Assyro-Chaldéens ont subi la condition de « dhimmi ». Mais dans les montagnes du Hakkari où ils étaient en nombre, en coexistence avec des Kurdes, le communautarisme le plus déterminant n’était pas confessionnel mais tribal25 . Comme les tribus kurdes, les Assyro-Chaldéens du Hakkari bénéficiaient du régime de quasi autonomie des « ashiret »26. La région était complexe. Il existait des « hükümet », des principautés héréditaires kurdes indépendantes à la condition de ne pas nuire à l’empire et de ne pas s’affronter entre elles27 ; des sandjaks kurdes 28 également héréditaires, très autonomes, mais avec des obligations militaires vis-à-vis de l’empire ; et des « sandjaks » ordinaires. Pour quelles raisons ? La conquête de l’est anatolien par Selim I Yavuz menée contre Chah Ismaïl de Perse et des rebelles à la fois nomades et religieux, les « Kizïlbash », a été tardive. Après la victoire de Tchaldiran (1514), sur les conseils d’Idris Bitlisi, Selim a conservé les autonomies princières et tribales kurdes, pour sécuriser les montagnes incontrôlables, garder la frontière avec la Perse chiite et les rebelles turkmènes et alides. Des tribus assyriennes coexistaient avec les tribus kurdes avant l’exode des Assyriens des plaines de Mossoul vers ces zones de montagne pour y trouver
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Istanbul, mais surtout Diyarbakïr, Van, Bitlis, Siirt, Mardin, Urfa, Nisibe, Cizre, Mossoul, etc. 25 Selon Pierre Rondot, le tribal effacerait le religieux dans les montagnes du Hakkari. Ànotre sens, ce n’est pas juste ; les tribus étaient musulmanes et kurdes ou assyrochaldéennes, mais elles n’étaient pas mixtes, même si elles pouvaient regrouper quelques individus d’une autre religion. Ce qui est vrai, c’est que la vie dépendait essentiellement de l’appartenance tribale et non de l’appartenance confessionnelle. P. RONDOT, Origine et caractère de la vie tribale », Bulletin des Études Orientales, Damas, Institut français, XLI-XLII, 1989-1990. 26 Voir l’article « Tribu » in F. GEORGEON et G. WEINSTEIN (dir.) « Dictionnaire de l’empire ottoman », Paris, Fayard, 2016, p. 1165-1168. 27 Hakkari et Cizre (Bohtan) étaient des « hükümet ». 28 Le « sandjak » est une circonscription administrative à l’intérieur des « vilayet » (provinces). Le régime des « sandjaks » kurdes était tout à fait exceptionnel.
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Jean-Marie Demaldent refuge, en fuyant les ravages de Tamerlan. La famille du patriarche a suivi cet exode et s’est adaptée au système tribal. C’est à ce moment-là et pour cette raison que le patriarcat a adopté la succession héréditaire d’oncle à neveu ou cousin29. Les tribus kurdes fidèles à leur émir et les Assyriens avaient fait face ensemble, avant la conquête ottomane, à d’autres Kurdes alliés aux Ak Koyunlu30. Le principe était l’égalité entre les tribus et leur autonomie. Egalité en ce sens que les Assyriens n’étaient soumis à aucune infériorité juridique ou surtaxation 31 , à aucune des discriminations vexatoires qui étaient le lot de la « dhimmitude », comme l’obligation de céder le passage, de porter ou de ne pas porter tel vêtement, tel couvre-chef, telle couleur, l’interdiction de circuler à cheval32 etc. Les chefs de tribu étaient à la fois élus et héréditaires. Selon les cas (« tribus à autorité stable »), les chefs de village élisaient à vie le chef de tribu, mais toujours au sein d’une même famille. Leur autorité était plutôt de type patriarcal et exercée en conseil. L’autorité des chefs de tribu à « autorité mouvante » était plus importante. Ils étaient élus pour deux ans parmi plusieurs familles déterminées qui se succédaient alternativement. L’élection devait être approuvée par le patriarche qui ne s’y opposait jamais. Mais ce dernier pouvait révoquer ou excommunier le chef (rare). Le patriarche était entouré d’un conseil au sein duquel sa famille pesait d’un poids très lourd33. Il servait de modérateur
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Les patriarches n’avaient pas le droit de se marier. Les Ak Koyunlu ou « Ceux du Mouton Blanc » étaient des Turkmènes. Cette confédération était arrivée en Anatolie au moment de la bataille de Mantzikert (1071), victoire des Seldjoukides sur Byzance. En 1389, elle a été attaquée par la confédération rivale des Kara Koyunlu ou « ceux du Mouton Noir ». Les Ak Koyunlu étaient les alliés de Tamerlan qui était intervenu contre le sultan Beyazïd Yïldïrim qu’il a défait à la bataille d’Ankara (1402), ce qui a compromis gravement l’existence du sultanat pendant toute une période. Kara Osman, le Khan des « Moutons Blancs » s’est installé à Diyarbakïr. Les Ak Koyunlu atteindront leur apogée sous Huzum Hassan en 1457. Défaits par le sultan Mehmed II Fathi, ils domineront le nord de la Perse jusqu’à la fondation de l’empire Safavide par Chah Ismaïl. 31 Dans l’empire ottoman, hors du système tribal, les « dhimmi » devaient acquitter un impôt de capitation, la « djizye », beaucoup plus lourde que la « zekat » musulmane. 32 D’après P. RONDOT (op.cit.), les Assyriens montagnards portaient les mêmes vêtements que les Kurdes, mais des cheveux nattés, alors que les Kurdes se rasaient le crâne. Selon Agha Petros, chef militaire à la fin de la Grande Guerre, la « différence d’un cheveu avec les Kurdes était beaucoup plus faible qu’avec les Arméniens ». 33 On verra que c’est la fille du patriarche, Surma Khanum, qui le représentait dans les négociations après la Grande Guerre. 30
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens dans les conflits intertribaux, mais n’exerçait sa juridiction que lorsqu’il s’agissait du statut personnel. L’autonomie n’était pas seulement un principe, elle était fondée sur un relief très compartimenté rendant les intercommunications entre les vallées extrêmement difficiles. Les tribus assyriennes étaient associées à des tribus kurdes dans un système d’alliances composant deux « ailes » mixtes, « l’aile droite et l’aile gauche ». Une « aile » devait soutenir une de ses tribus au cas où elle serait agressée par une tribu appartenant à l’autre « aile ». Les chefs tribaux participaient à l’élection de l’émir et aux délibérations de son conseil. Même s’il avait en principe la primauté sur le patriarche, les deux étaient quasi associés : le Patriarche suppléait parfois l’émir quand il était absent ou empêché. Les exigences financières de l’émir étaient très légères et plus ou moins volontaires, comme un « régal ». Les Assyro-chaldéens du Hakkari disposaient donc d’un régime très favorable (plutôt comparable à celui des maronites du mont Liban à la même époque), même si le Hakkari tribal devait être assez éloigné du paradis idyllique dont parle Pierre Rondot. Les « équilibres » intertribaux fondant l’égalité, l’autonomie et la solidarité résultaient, comme dans toutes les sociétés tribales, de tensions contradictoires et de rapports de force qui ne pouvaient se reproduire en s’aménageant qu’à condition de se manifester périodiquement. B. Fin de l’idylle ottomane au Kurdistan, modernisation ottomane, dépeçage par les impérialismes et prémisses du génocide Le Hakkari traditionnel est totalement bouleversé au cours des années 1840 marquées par la grande rébellion kurde dirigée par l’émir de Bohtan (Cizre), Bedir Khan allié au Hakkari, mais aussi à Kars et Ardelan (en Iran). Au cours de cette rébellion se déchaînent des massacres de masse d’Assyro-Chaldéens, prémisses du futur génocide : assassinat des hommes, viol des femmes, enlèvement des filles, incendies de villages etc. spécialement ceux des Haut et Bas Tyari (1843) et des Tkhouma (1846). Pourquoi cette rébellion ? La politique de centralisation impériale a commencé bien avant le « Hatt i-sharif de Gülhane » (juin 1839), le premier 77
Jean-Marie Demaldent grand document des « Tanzimats ».34 Elle avait déjà conduit à la liquidation des « pachalïks » des Balkans et les chefs kurdes n’ignoraient pas l’aggravation des pressions centralisatrices. En même temps, l’empire manifestait sa très grande fragilité. Pas seulement en raison de la guerre d’indépendance grecque ou des soulèvements serbes. La région kurde s’est trouvée aux premières loges des soulèvements de Memhed Ali, le gouverneur de l’Égypte et de son fils Ibrahim qui avait établi son pouvoir en Syrie, en Palestine, mais aussi en Cilicie. L’offensive d’Ibrahim n’avait été arrêtée que grâce à l’intervention diplomatique des Puissances alors qu’elle avait déjà atteint Küthaya (1833) proche de la façade égéenne. Plus encore. Quand l’empire a tenté de réagir, il a été vaincu à la bataille de Nisibe, aux portes de la région kurde et du Hakkari, avant que les Puissances n’interviennent en sa faveur. Cela avait déjà conduit à la grande rébellion kurde de Mîr Mohammed de Soran35 (Irak) à laquelle Bedir Khan, son rival, n’avait pas participé. Des révoltes avaient ébranlé tout l’est anatolien. L’empire a réagi de façon impitoyable, en partant de Sivas vers le sud. Bedir Khan n’avait pas vraiment le choix. Pour faire face aux forces impériales d’Osman le Boiteux, cet émir réputé « équitable » par les Assyro-Chaldéens a exigé des tribus assyriennes du Hakkari la participation aux combats et des prélèvements considérables que les tribus ne pouvaient pas payer. Et les missionnaires étrangers 36 , anglais surtout, à la demande du sultan, ont préconisé de ne pas combattre37. L’idylle, si elle existait, a basculé dans la tragédie ; la religion a permis la transgression de
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Prononcé juste après la mort du sultan réformateur Mamhoud II, ce document préconisait toute une série de réformes radicales, dont l’égale protection des droits et des biens des « dhimmi ». Programme destiné à moderniser l’empire, mais aussi à satisfaire les Puissances sans lesquelles l’empire n’aurait pas pu arrêter l’offensive d’Ibrahim, le fils de Mehmed Ali, le gouverneur d’Égypte. Une seconde charte plus radicale encore sera adoptée en 1856 (Hatt i-cherif i-hümayun), marquée par la même ambiguïté : moderniser, mais aussi satisfaire les exigences de la France et de l’Angleterre après la guerre de Crimée contre le tsar. 35 Les rivalités entre les chefs traditionnels kurdes n’ont pas permis que se forme un mouvement national. La rébellion s’est désagrégée quand le mollah Khati a décrété une « fetva » proclamant infidèles (« kafir ») ceux qui combattent les troupes du calife. Aux divisions entre les chefs s’ajoutaient les divisions confrériques. 36 On peut se demander la raison d’être de ces missions auprès de populations déjà chrétiennes. Elles suscitaient des réactions hostiles dans la mesure où elles en profitaient en matière d’éducation, de santé… 37 Les Anglais ne souhaitaient pas un affaiblissement ottoman qui auraient profité aussitôt aux Russes.
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens toutes les règles traditionnelles et a recouvert les horreurs criminelles d’un parfum sacré. L’entente « ottomane » au Kurdistan instaurée sous le règne de Selim avait pris fin, et avec elle les autonomies du système tribal et le régime fiscal avantageux, sans pour autant en finir avec les ferments de rébellion. Le neveu de Bedir Khan, Yezdan Sher (« Le Lion ») qui n’avait pas soutenu son oncle et que la Porte avait installé gouverneur de Hakkari, profitera de la guerre de Crimée entre l’empire et la Russie pour lancer un nouveau soulèvement à Bitlis en 1855 et marcher vers Mossoul. Les interférences anglo-françaises se révéleront à nouveau très négatives pour les Kurdes. L’émissaire britannique à Mossoul s’est présenté en médiateur, a distribué cadeaux et argent aux chefs tribaux et encouragé Yezdan Sher à se rendre à Istanbul pour négocier un accord concernant le Kurdistan avec un soutien anglais. Dès son arrivée à Istanbul, Yezdan Sher sera emprisonné sans aucune réaction anglaise. Pour mettre fin au cycle des rébellions, Abdül-Hamid II a accueilli nombre d’enfants de chefs tribaux kurdes dans les grandes écoles 38 d’Istanbul et il a fortement coloré de « panislamisme » l’ottomanisme ou « l’union des éléments »39, ce qui se révélera plus tard catastrophique pour les chrétiens. Après le traité de Berlin de 1878, la question arménienne deviendra obsessionnelle. L’empire venait de perdre l’essentiel des provinces balkaniques 40 et il commençait aussi à être dépecé dans l’est de l’Anatolie : le tsar avait acquis la région arménienne de Kars et Ardahan. La crainte d’un dépeçage complet de toute l’Arménie ottomane avec la complicité des Arméniens ou seulement leur passivité face aux troupes russes chrétiennes (dans lesquelles combattraient les Arméniens de l’empire tsariste) était d’autant plus explosive qu’on installait massivement en Arménie les réfugiés musulmans venus des Balkans (qu’on appelait « muhadjir » 41 ). Au même moment, des partis révolutionnaires
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Paradoxe. Le théoricien futur du « panturquisme », Ziya Gökalp était un Kurde qui avait bénéficié de cette formation. 39 Dans la modernisation ottomane, « L’ottomanisme » ou « union des éléments » devait se substituer à la nation des États-Nations occidentaux. 40 En 1878, l’empire a perdu la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie et concédé l’indépendance de la Serbie. 41 « Muhadjir » était le terme pour désigner les Compagnons de Mahomet ayant émigré avec lui de La Mecque à Yatrib (Médine).
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Jean-Marie Demaldent arméniens multipliaient les démonstrations spectaculaires : la manifestation du Hentchak à Istanbul devant la Sublime Porte ou l’occupation de la Banque Ottomane par le Dachnak Soutioum42. Cette obsession avait suscité la création d’une cavalerie légère sur un modèle cosaque recrutée parmi les Kurdes (1892), la « hamidiye » contre la menace arménienne. Toutes les minorités chrétiennes étaient concernées par cette angoisse existentielle de l’empire, y compris les Assyro-Chaldéens et les Syriaques ; même si la question arménienne était la plus obsédante, étant donné la dimension de l’Arménie ottomane, le nombre des Arméniens et la menace tsariste. Dans la population de l’Arménie, surtout parmi les réfugiés des Balkans, « l’union des éléments » n’était plus crédible après les dépeçages antérieurs ; l’identité musulmane effaçait « l’ottomanisme ». Le « panislamisme » renforçait l’empire à l’est, parce qu’il convenait aux Kurdes. Ce qu’Abdül- Hamid II avait très bien saisi. Dans les montagnes de Sassun, au sud-est de Mush (vilayet de Bitlis), un incident a opposé des Arméniens et des Kurdes concernant le paiement d’une redevance due pour l’utilisation de pâturages. Les tribunaux d’Istanbul ont donné raison aux Arméniens, mais le gouverneur local a soutenu les violences kurdes exercées contre eux. Infiltrées par quelques révolutionnaires, des bandes armées arméniennes ont réagi violemment. Suspectant dans ces événements les prémisses d’un soulèvement général comparable aux événements qui avaient ouvert les crises bosniaque et bulgare dans les années 1870, le sultan a décidé d’agir avec « rapidité et fermeté », en utilisant la « hamidiye »43. Il en résultera des pillages et massacres de masse fin 1895-1896, d’abord dans les régions de
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Ces partis étaient des partis nationalistes arméniens et se réclamaient d’idéologies proches de celles des « populistes » russes de l’époque. Le Dachnak Soutioum ou Fédération Révolutionnaire Arménienne (FRA) se réclamait d’un fédéralisme internationaliste à l’intérieur duquel existerait une Arménie unifiée. Ce parti existe encore aujourd’hui et organise de façon très rigoureuse la diaspora arménienne sur tous les continents et au Proche-Orient (Liban et Iran principalement). Il est puissant au HautKarabakh. Le Hentchak était pour une grande Arménie indépendante regroupant l’Arménie ottomane, tsariste et iranienne. 43 Lors de la crise des Balkans, l’empire avait également utilisé des « forces irrégulières » comparables, les fameux « bachi bouzouks » qui ont provoqué des massacres affreux (« les horreurs bulgares ») avant de devenir une injure du capitaine Haddock. De leur côté, les « tchetas » serbes (des bandes armées) ont pratiqué ce qu’on appelle encore aujourd’hui la « purification ou nettoyage ethnique » dans l’ex-Yougoslavie.
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens Van et de Diyarbakïr, puis dans les villes du sud, Mardin, Urfa, le Tur Abdin… Ces massacres ont frappé tous les chrétiens : les Arméniens surtout, mais aussi les Assyro-Chaldéens et les Syriaques. Les Anglo-Saxons ont imaginé d’imposer des réformes à l’empire dans les régions arméniennes : des gouverneurs chrétiens et une commission mixte de contrôle. Méfiants à l’égard de ses populations arméniennes auxquelles elle infligeait une politique de russification, la Russie n’a pas soutenu les velléités d’intervention britanniques, et Salisbury a renoncé, « faute de pouvoir expédier sa flotte sur le mont Ararat ». C. La guerre mondiale, les Assyro-Chaldéens et le génocide arménien. Résistance en Perse Les Assyro-Chaldéens seront victimes du génocide des Arméniens, dans les mêmes proportions, comme les autres chrétiens d’Orient d’Anatolie orientale. La Turquie actuelle confesse des massacres sans reconnaître le génocide44. Le critère de « l’intentionnalité » est difficile à établir. Le génocide résulte d’une accumulation de mesures et d’actes, non de quelques décisions clairement identifiables et il est aussi le produit de débordements collectifs sauvages. La disparition de plus de 50% des Arméniens et des chrétiens d’Orient d’Anatolie (1915-1916)45 a été certes le résultat de tueries pratiquées sur les hommes de 13 à 60 ans triés à part, qu’elles soient le fait de l’Organisation spéciale46 ou de l’armée, mais aussi celui d’agressions de bandes armées (kurdes ou non) sur les
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Le crime imprescriptible de génocide a été défini par l’ONU : convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, Assemblée générale, le 09-12-1948, en vigueur le 12-01-1949. 45 On en restera à cette statistique vague sur laquelle à peu près tout le monde s’accorde plutôt que de spéculer sur des chiffrages contradictoires (800 000 ; 1,2 ou 1,5 millions ou plus… ?) qui ont été produits et qui sont encore plus incertains concernant les AssyroChaldéens. 46 L’Organisation spéciale (« Techkilat Mahsura ») a été créée par Enver Pacha pour l’espionnage et la propagande (30 000 agents). Elle sera chargée de toute sorte d’opérations armées contre les ennemis extérieurs et intérieurs du régime unioniste. L’Organisation utilisait volontiers des criminels et prisonniers de droit commun ou de bandes kurdes en jouant sur la solidarité islamique ou l’appât du gain (pillages). Financée par le ministère de la Défense, elle était essentiellement au service du CUP (Comité Union et Progrès), le parti au pouvoir.
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Jean-Marie Demaldent caravanes de déportés 47 , ou des morts dues à la faim, la soif, le typhus, les épidémies, l’épuisement des enfants, des femmes et des vieillards abandonnés à eux-mêmes dans les déserts de Syrie. Certains datent « l’intention » d’avant la guerre, d’autres de mai 1915 et de la « loi de déportation » (tehcir) de Talat Pacha48, d’autres encore de la « guerre totale ». Le 24 avril 1915, la date retenue pour fixer l’anniversaire du génocide est celle de l’arrestation, suivie de déportations et d’assassinats des élites politiques et intellectuelles arméniennes d’Istanbul ; mais les massacres systématiques, y compris en Anatolie centrale (Kayseri, Konya, Ankara, Kastamonu…) ou en Thrace et non plus seulement dans les régions arméniennes de Van, Bitlis, Diyarbakïr, Sivas, Harput (Elazïg) et de Cilicie se sont poursuivis jusqu’en 1916. En tout cas, Talat Pacha a parlé de « l’extermination de tous les Arméniens »49. « Intentionnalité ». Après le dépeçage quasi total des Balkans (guerres balkaniques de 1912-1913) dont la plupart des leaders du CUP « jeunes Turcs »50 au pouvoir étaient originaires, la menace principale d’amputation se situait en Anatolie même, dans la région arménienne de l’empire déjà entamée (Kars, Ardahan) par la Russie depuis 187851 . Après l’assassinat du général Chevket Pacha52, le gouvernement « unioniste » est devenu une dictature sans dictateur,
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Il n’est pas possible de distinguer les agressions spontanées de celles fomentées par l’OS. 48 Talat Pacha était le ministre de l’Intérieur du gouvernement du CUP. 49 Télégramme de Talat Pacha du 15-09-1915 retrouvé par Aran Adonian, dont l’authenticité est néanmoins discutée. Voir aussi le télégramme de Henri Morgenthau, ambassadeur américain à Istanbul du 16-01-1915 adressé au secrétaire d’État américain. Et A. J. TOYNBY, Le massacre des Arméniens. Le meurtre d’une nation, Paris, Payot, 1964. Le même auteur a publié avec James Bryce le « Livre Bleu » sur la question (1916) destiné au gouvernement britannique. 50 CUP, Comité Union et Progrès, fusion de l’Union et Progrès dirigé à Paris par Ahmed Rïza et du Comité de Salonique (1907). Il a provoqué et dirigé les révolutions de 1908 et 1909. Chassé du pouvoir au printemps 1912 par un coup d’État militaire conservateur, il a repris le pouvoir par le putsch du 23-01-1913 d’Enver Pacha. 51 Au début de l’année 1914, les Puissances ont négocié à Yeniköy (Bosphore, Istanbul) un accord imposant la division administrative de l’Arménie ottomane en deux, chacune avec un commissaire étranger tout puissant pour imposer des réformes. La guerre empêchera le processus d’aller à son terme. 52 Le général Chevket Pacha était à la tête de l’Armée de Macédoine (« Armée d’Action ») qui a marché sur Istanbul le 20 avril 1909, réagissant à « l’incident du
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens dirigé par le « triumvirat »53 Enver Pacha, Talat Pacha, Cemal Pacha, sans rapport avec les grands espoirs de liberté soulevés par les révolutions « Jeunes turcs » (1908-1909)54. « L’union des éléments », « l’ottomanisme » ont été quasiment abandonnés et remplacés par une perspective « pantouranienne »55 en direction des régions turcophones d’Asie centrale. Donc les Arméniens, ceux d’Anatolie ou ceux de l’empire tsariste devenaient les obstacles à éliminer. Le « panislamisme » demeurait tout à fait adéquat ; la proclamation du « djihad » par le sultan56 aussi, ce qui a évidemment hystérisé le processus de mobilisation. Le déchaînement du génocide survient après la défaite de Sarïkamish en Arménie anatolienne face à l’armée russe, au cours de laquelle deux corps d’armée ont été anéantis (janvier 1915). La rumeur propageait que les Arméniens ottomans désertaient ou trahissaient 57 . Alors que l’empire avait résisté à l’offensive maritime des Puissances alliées aux Dardanelles, à peu près en même temps que la défaite en Anatolie, il est menacé dans son existence même par le débarquement allié dans la presqu’île de Gallipoli, en Thrace, à proximité d’Istanbul. La décision est prise de désarmer les soldats d’origine arménienne et de procéder à la déportation58. Dans la réalité, le processus tourne aux massacres, incendies, pillages, viols, enlèvements, mutilations…
31 mars » contre la révolution de 1908. La révolution de 1909 conduira à l’abdication d’Abdül Hamid II. Dans le gouvernement CUP de 1913, il était ministre de la Guerre. 53 Le terme « triumvirat » a été forgé par la presse occidentale ; il est très réducteur de l’aspect beaucoup plus collectif du CUP à l’époque. 54 Les minorités avaient accueilli les révolutions avec joie et le Dachnak arménien est resté longtemps encore l’allié du CUP. 55 Le « pantouranisme » désigne l’empire des « steppes », c’est-à-dire toute l’Asie centrale jusqu’à la Mantchourie ; ce terme a aussi été utilisé par des Hongrois (Magyars). Il convenait davantage que le terme « panturquisme », son synonyme, au principal idéologue de cette perspective au sein du CUP, Ziya Gökalp, qui était d’origine kurde. 56 Le 27 août 1914, l’empire ottoman a bombardé les ports russes de la mer Noire avec les deux croiseurs cédés par les Allemands (le Grœben et le Breslau). Le 2 novembre, la Russie a déclaré la guerre à l’empire ottoman ; le 11 novembre, le sultan déclare la guerre à la Russie, le 23, il proclame le djihad, déclaration confirmée par le cheikh ül-islam, le chef de l’« ilmiye » (« institution du savoir islamique »). 57 Il est vrai que des Arméniens de Van en révolte ont massacré des musulmans dans le sillage de l’avancée russe. 58 Sur l’instant, cette décision n’a pas forcément semblé si grave. Dans la période de sa construction, l’empire avait souvent déplacé des nomades (« surgun ») vers les Balkans.
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Jean-Marie Demaldent Dès le mois d’octobre 1914, avant la déclaration de guerre, l’empire ottoman vise l’objectif stratégique de l’Azerbaïdjan persan, dont la région du lac Ourmiah et de Salamas peuplée en partie de minorités assyro-chaldéennes, cette région étant occupée par des troupes russes depuis 1911. Largement turcophone, peuplée de minorités arméniennes et kurdes importantes, véritable poudrière dans le chaos des contradictions générées par la révolution de 1906 inachevée dont Tabriz a été le cœur, cette région relevait de la zone de contrôle russe depuis le traité de SaintPétersbourg (1907) entre l’Angleterre (qui contrôlait le sud de l’Iran) et la Russie, conclu grâce à la diplomatie française, pour sceller l’alliance contre les empires centraux (mettant fin ainsi aux antagonismes de ce qu’on appelle « le Grand Jeu » qui a concerné aussi la Perse et pas seulement l’Afghanistan) et rentrait naturellement dans les objectifs stratégiques immédiats des « Jeunes Turcs ». D’après David Gaunt, Talat Pacha aurait envoyé au gouverneur de Van un décret ordonnant la déportation des Assyro-Chaldéens de Van et du Hakkari vers l’ouest, en Anatolie centrale, pour les disperser en milieu musulman ; condition pour préparer et mener l’offensive contre les Russes en Perse59. L’empire mène l’offensive en Perse dès la déclaration de guerre et des violences ont lieu dans le Hakkari. Le 2 janvier 1915, les Russes font retraite. Les Ottomans s’emparent de la région du lac Ourmiah et avancent jusqu’à Tabriz. De janvier à mai 1915, les trois quarts des villages assyro-chaldéens de la région d’Ourmiah ont été pillés et brûlés, plusieurs milliers d’habitants sont morts assassinés ou de maladies. Une grande majorité des chrétiens de la ville d’Ourmiah s’est réfugiée dans les établissements des missions occidentales américaines et françaises, dans des conditions telles que près d’un tiers ont péri de maladie ou de famine60. 25 000 Assyriens ont suivi la retraite russe vers le Caucase61.
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D. GAUNT, Massacres, resistances, protectors: muslim-christian relations in Eastern Anatolia during World War I », Georgia Press, 2006. 60 C. WEIBEL YAKOUB, Le rêve brisé des Assyro-Chaldéens. L’introuvable autonomie, Paris, Cerf, 2011. C. Weibel Yakoub parle de « 15 000 Assyriens confinés dans la mission américaine » et 3 500 dans la mission lazariste française. Voir aussi, J. YAKOUB, The assyrian Question, Chicago, Alpha Graphic, 1993. 61 Voir B. NIKITINE (à l’époque, vice-consul de Russie à Ourmiah), « Le problème assyrien », Bulletin de l’Académie Diplomatique Internationale, Paris, 1933, no 4.
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens Les Russes ont repris l’offensive en Azerbaïdjan persan le 24 mai 1915 et infligé la défaite aux troupes ottomanes. C’est sur le chemin du retour des forces ottomanes au Hakkari que les plus grands massacres d’Assyro-Chaldéens ont été perpétrés et que Kotchanès, le siège du patriarcat, a été détruit. Il est vrai que le patriarche et le gouverneur de Van auraient en vain négocié et que le patriarche aurait signifié au gouverneur l’entrée en guerre des Assyriens. Après avoir tenté de résister sur les hauteurs, à l’approche de l’hiver et à l’appel du patriarche les Assyro-Chaldéens ont fui en Perse, principalement à Salamas. Au même moment, toute l’Anatolie a été le théâtre de l’exode forcé, des massacres, incendies, viols etc. au Hakkari, mais aussi dans le vilayet de Van, de Bitlis, à Diyarbakïr (« la citadelle de sang62 ») ou Harput (Elazïg). Des massacres de même ampleur ont frappé les régions surtout syriaques : Urfa, Mardin, Nusaybin, Midyat et le Tur Abdin. Après la révolution bolchévique, avant même la paix de Brest Litovsk, l’armée russe a effectué une retraite désordonnée vers Tiflis (Géorgie). Basile Nikitine, consul de Russie à Ourmiah, à la demande du général Lebedinsky (Caucase) hostile aux bolchéviques, tente d’organiser la résistance contre l’offensive turque vers l’Azerbaïdjan et Bakou. Le patriarche a rencontré le général Simonov et se sont constitués des bataillons assyro-chaldéens et arméniens, encadrés par le lieutenant français Nicolas Gasfield, le capitaine anglais Gracey et la fameuse « ambulance » de Paul Caujole63. La résistance a tenu sept mois. Les corps assyro-chaldéens (6 000 à 7 000 hommes) tenteront de réinvestir le Hakkari. Avec Agha Petros64 et Malek Khoshaba à leur tête, Ils vaincront les
62 Le gouverneur, le docteur Rechid Bey, a été qualifié de « Néron », « grand chef des exterminateurs ». Voir I. ARMALE, Al-Qousara fi nakabat Annasara (Les calamités des chrétiens), Beyrouth, 1919. 63 Paul Caujole dirigeait ce qu’on a appelé « l’ambulance » d’Ourmiah. Voir P. CAUJOLE, Les tribulations d’une ambulance française en Perse, Les Gémeaux, 1921, et N. GASFIELD, « Au front de Perse pendant la Grande Guerre. Souvenirs d’un officier français », Revue d’histoire de la Guerre Mondiale, no 3, Alfred Coste, juillet 1924. 64 Agha Petros est originaire de Taftia dans la région de Baz (Taftia est un village yezidi). Né en 1880, il a fait des études européennes à Ourmiah, puis a enseigné. Il est parti un an en Colombie britannique (Canada) afin de collecter des fonds pour des œuvres charitables
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Jean-Marie Demaldent Kurdes d’Oramar et de Nerva. Mais l’unité n’était pas parfaite. Le patriarche croyait pouvoir négocier le ralliement du chef kurde (de Perse) Simko, qui l’a fait assassiner en mars 1918. Des affrontements armés ont opposé les chrétiens, les Kurdes et des nationalistes iraniens. Les alliés ont abandonné la région d’Ourmiah et privé les Assyro-Chaldéens de leur encadrement. Face à une offensive turque venant du nord, les Assyro-Chaldéens de Salamas se replient sur Oumiah, puis ils partent pour Hamadan rejoindre les forces anglaises. De nouveaux massacres marqueront la reconquête de la région d’Ourmiah par les Turcs. III.
Désillusion A.
Les Puissances, les promesses de la Conférence de la Paix et les réalités sur le terrain
Pré-négocié par les accords Sykes-Picot65 en 1916, le partage des dépouilles de l’empire ottoman après la guerre prévoyait d’attribuer à la France la Cilicie, la Haute Djézireh, les Côtes syriennes et libanaises (contrôle), la Haute Mésopotamie, l’intérieur de la Syrie et du Liban et le vilayet de Mossoul en Irak (influence) ; à l’Angleterre, la Basse Mésopotamie (Irak), la Jordanie, la Palestine. La Russie qui s’était jointe à cet accord devait contrôler une vaste Arménie allant de Trébizonde (mer Noire) au nord au sud de Diyarbakïr, de Van à l’est à Erzurum à l’ouest66 qui pourrait s’ajouter à l’Arménie tsariste. À l’issue de la guerre, les réalités militaires sur le terrain ont compliqué la question. Les Russes avaient quitté l’Arménie ottomane, vidée de sa population arménienne par le génocide ; et des Kurdes y avaient développé leurs implantations. Après la signature de l’armistice de Moudros avec les Ottomans 67 , les Anglais s’étaient emparé du vilayet de Mossoul riche en pétrole et on pouvait penser qu’ils entendraient le garder ; ils occupaient les côtes syriennes et libanaises. Le fils du cherif de La Mecque (auquel les Anglais avaient plus ou
et éducatives, puis il a travaillé comme secrétaire du consul ottoman, avant de devenir marchand de tapis. C’est une figure légendaire de l’épopée assyro-chaldéenne. 65 On devrait plutôt parler d’un accord Grey-Cambon, mais cela ne change rien à l’affaire. 66 L’Arménie comprendrait Bitlis, Siirt et Mush. 67 Moudros, 30-10-1918. Les Anglais se sont emparés après l’armistice du vilayet de Mossoul, promis à l’influence française.
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens moins promis un royaume arabe) Fayçal, était arrivé avant les Anglais à Damas avec des forces arabes. Avant l’ouverture du Congrès de Versailles, Clemenceau a cédé la région de Mossoul aux Anglais en échange de parts de l’exploitation du pétrole (décembre 1918), mais manifesté sa fermeté concernant la présence française en Syrie et au Liban. La Grande-Bretagne n’a décidé de retirer ses troupes de Syrie que plus tard ; ébranlée par des troubles en Irlande et en Inde, elle a alors incité Fayçal à s’entendre avec la France. Tout cela sera confirmé par la conférence de San Remo (février-mars 1920). À l’ouverture du Congrès de Versailles, les minorités chrétiennes, dont les Assyro-Chaldéens, nourrissaient de grands espoirs fondés sur les « 14 points » du président Woodrow Wilson qui promettaient l’autonomie ou l’indépendance aux nationalités non turques de l’empire ottoman et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il a été très vite admis de séparer de l’empire l’Arménie, la Syrie, la Palestine, la Mésopotamie, l’Arabie. Et l’article 2 du Pacte de la SDN a imaginé le régime des mandats. La situation des Assyro-Chaldéens était néanmoins défavorable parce qu’ils étaient dispersés : une partie était réfugiée au Caucase, ayant suivi les retraites des Russes ; une autre avait été regroupée par les Anglais à Bakouba (près de Bagdad), dont le patriarche assyrien et sa famille. Ils étaient divisés entre sujets persans et sujets ottomans. Il n’y avait pas de raison de changer le statut des territoires et des sujets persans68 (Salamas et Ourmiah) ; et les Anglais voulaient ménager la Perse où ils comptaient des intérêts pétroliers et parce qu’ils se souciaient de la sécurité de la route des Indes. Les divisions confessionnelles demeuraient : Chaldéens catholiques autrefois liés aux Français, Assyriens liés aux Anglais. Des personnalités stambouliotes et des diasporas (américaine et caucasienne) s’exprimaient, mais elles étaient complètement coupées des AssyroChaldéens montagnards et de Mésopotamie. Enfin les Assyro-Chaldéens n’étaient majoritaires nulle part et toujours concurrencés par d’autres minorités souvent plus importantes (Arabes, Kurdes, Turkmènes, Yezidis. Syriaques…). Là où ils avaient été nombreux, dans le sud du Hakkari, ils avaient fui en Perse, puis au Caucase ou à Bakouba.
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La Perse est restée neutre pendant la guerre.
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Jean-Marie Demaldent Empêchés par l’opposition du sénat, les États-Unis n’ont pas adhéré à la SDN et Wilson a retiré son soutien à la grande Arménie dont il se voulait le protecteur. S’étant largement implantés dans les régions vidées d’Arméniens par le génocide et s’étant emparés de leurs terres et de leurs biens, les Kurdes seront logiquement nombreux et actifs au Congrès de la Défense des Droits des Provinces Orientales réuni en juillet 1919 à Erzurum, au cours duquel Mustafa Kemal a semé l’idée d’une « Assemblée nationale » et lancé le mouvement qui conduira à la « guerre d’indépendance » et à la République 69 . Les Kurdes participeront à la « guerre d’indépendance » et à l’offensive de Kazim Karabekir vers l’Arménie ex-tsariste (28-09-1920). Sortie de la Transcaucasie, gouvernée par le Dachnak, l’Arménie ex-tsariste s’est retrouvée prise en étau entre les Turcs et les Azeri. Le gouvernement a fait appel à Moscou. Les bolchéviques ont pris le pouvoir. Ces derniers avaient engagé des négociations avec Mustafa Kemal considéré comme un leader anti-impérialiste et « antiféodal » (dès août 1920). Par le traité d’amitié de mars 1921, ils reconnaîtront les frontières actuelles et apporteront l’aide en or et en armes dont les Turcs avaient besoin pour gagner la « guerre d’indépendance » contre les Grecs débarqués à Smyrne70, mais passés ensuite à l’offensive en Anatolie. L’engagement des Kurdes dans cette guerre videra de leur sens les dispositions adoptées par le traité de Sèvres (août 1920) concernant le Kurdistan : une « autonomie » dans l’État ottoman sur un territoire minuscule et pauvre entre le sud de l’Arménie et les zones attribuées à la France (de Aïntab, aujourd’hui Gaziantep, à Cizre, en passant par Urfa, Mardin, Midyat et Nusaybin) et à l’Angleterre (vilayet de Mossoul aux limites imprécises avec le Hakkari) ; autonomie conditionnée par des garanties accordées aux minorités ethniques et religieuses. Après un an, le traité précisait que si une majorité dans la région le demandait, « l’indépendance » pourrait être examinée par le Conseil de la SDN et accordée si celui-ci considérait que la région était capable de l’assumer. Cette perspective n’était plus à l’ordre du jour dès lors que les Kurdes participaient activement à la « guerre d’indépendance » de la Turquie.
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À l’époque, Mustafa Kemal parlait de deux peuples, turc et kurde ; et non comme plus tard d’un seul peuple turc, les Kurdes étant considérés comme des Turcs d’Anatolie (installés là depuis la nuit des temps), qui, isolés dans leurs montagnes, auraient oublié leur langue. À son sens, les Hittites et les Sumériens auraient été des Turcs. 70 Les Grecs devaient en principe s’en tenir à une zone d’occupation autour de Smyrne.
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens B.
France et Angleterre ; le Conseil national (catholique) et le patriarche assyrien
Peu de temps après l’armistice (30-10-1918), l’arrivée de la flotte alliée et celle de Franchet d’Espèrey (23-11) à Istanbul, un « Conseil national assyrochaldéen » 71 , formé à l’initiative de bourgeois stambouliotes a adressé un document (20-12) au contre-amiral Webb. Objectif : « construire l’unité nationale des Assyro-Chaldéens » 72 . Ces personnalités étaient toutes chaldéennes ; et leur discours « à l’occidentale » reposait sur des critères sans aucune référence confessionnelle. L’unité aurait été brisée depuis la moitié du Ve siècle, mais elle resterait fondée sur « une même race, une même langue et des mêmes traditions » après la succession de « deux empires antiques » ; tous « descendants » d’une « civilisation majeure » dont la « civilisation occidentale » est « l’héritière ». Le document revendique un territoire « sur le sol ancestral » très/trop largement dessiné73, mais affirme pouvoir se contenter d’une « autonomie » sous la protection d’une Puissance de l’Entente « dans une partie de la mère patrie ». Le 4 janvier 1919, un appel de personnalités syriaques stambouliotes mentionne sa similitude avec celui du Conseil national ; et, le 15 février, un texte identique a été adressé à Lloyd George signé par des Chaldéens, des syriaques catholiques et des jacobites stambouliotes. En poste à Istanbul, le contre-amiral Webb fait remarquer à Londres que ces appels ne représentaient en rien les Assyriens en tant que tels. Consulté comme expert, Arnold J. Toynbee souligne que ce Conseil national émanant de personnalités citadines stambouliotes ne représentait pas les populations assyro-chaldéennes de Mossoul et du Hakkari. Il suggère la création « d’un canton assyrien autonome » au sein d’une « confédération du sud du Kurdistan », d’une autonomie territoriale pour les Jacobites dans la province de Mossoul, l’égalité en droit sans autonomie politique organisée pour les autres communautés chrétiennes (protestants, chaldéens, Syriaques catholiques, etc.).
71
Cette dénomination était revendiquée comme telle. Citations reprises de C. WEIBEL YAKOUB, op.cit., p. 115-116. 73 Territoire revendiqué : vilayet de Mossoul, Diyarbakïr, Van, Siirt, Hakkari, Ourmiah, Deir-Ez-Zor, Urfa. 72
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Jean-Marie Demaldent L’unité du Conseil national a vite éclaté. Dès février 1919, lorsqu’une délégation de ce Conseil s’est rendue à Beyrouth pour rencontrer Louis Mallet, le représentant anglais, le document n’était plus signé que par des catholiques ; et Louis Mallet l’a jugé trop proche de la France. Pas moins de onze mémorandums différents ont été adressés à la Conférence de la paix. On ne retiendra en détail que les deux principaux : celui du Conseil national déjà cité, manifestement tourné vers la France et celui du patriarche assyrien tourné vers l’Angleterre. En juillet 1919, restreint à des catholiques, le Conseil national a adressé un mémorandum à la Conférence de la Paix, de même facture que dans ses textes précédents, se réclamant aussi de la vaillance militaire des combattants Djélo pendant la guerre. Ce document demande un « État » d’abord « autonome », mais devant devenir « indépendant », y compris en territoire persan (Ourmiah, Salamas). Sans référence confessionnelle, ce mémorandum présenté par des catholiques s’adresse particulièrement à la France et proteste contre la menace d’un grand royaume arabe. Les Anglais ont considéré que ce texte n’était pas sérieux et qu’il n’existait aucune « entité ayant l’étiquette nationale assyro-chaldéenne ». Le Conseil National a envoyé à Stéphen Pichon, le ministre français, un second mémorandum pressant la France d’occuper au plus vite les régions de la Haute Mésopotamie, du Kurdistan et syro-libanaise qui lui avaient été promises par les accords Sykes-Picot, mais en laissant aux Anglais les trois sandjaks du vilayet de Mossoul riches en pétrole (Mossoul, Kirkouk, Souleimanieh). Ce dispositif permettrait aux Français d’écarter la perspective du royaume arabe musulman et de protéger les Assyro-Chaldéens des Turcs et des Kurdes. Ce texte manifeste son opposition explicite à l’orientation pro-anglaise des patriarches syriaque et « nestorien »74, tout en précisant que celle-ci était aussi contestée par Agha Petros et Malek Khosahaba, les chefs militaires assyriens de la Grande Guerre. Le patriarche syriaque catholique, Mgr Rahmani s’est rendu à Paris pour demander à la France de relever au plus vite les forces britanniques dans sa zone
74
Le terme « nestorien » utilisé plutôt que celui d’assyrien a été choisi pour stigmatiser l’aspect confessionnel et non national des positions que critique le texte.
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens d’influence et de remplacer le gouvernement de Fayçal en Syrie. Mgr Emmanuel II Thomas, patriarche chaldéen, a prié les Français de se montrer plus ambitieux sur la question du vilayet de Mossoul, sans formuler la revendication d’une autonomie territoriale ; son texte ne s’intéressait qu’à la protection française. Le patriarche assyrien Mar Paulus Shimoun, réfugié à Bakouba avec sa famille, a adressé à la délégation britannique, le 21 février 1919, un mémorandum dont il précisera, le 6 mars, les points « non négociables », en tant que « chef du millet assyrien »75. De facture plus confessionnelle et se plaçant clairement sous l’égide britannique, le texte parle néanmoins d’une « nation unifiée » devant retrouver sa « terre natale » dans la région Mossoul-Cizre-Bachkele-Ourmiah et disposer d’une force armée. Il réclame un territoire séparé destiné à devenir indépendant, en soulignant la différence entre les Assyriens et les Arméniens. Concernant les régions persanes, il préconise l’envoi d’un consul britannique et d’une « gendarmerie spéciale » commandée par des Anglais. Dans sa lettre de mars, il s’insurge contre le refus anglais de la présence d’un délégué assyrien à la Conférence de la Paix, alors qu’une délégation avait été accordée aux Arméniens, aux Kurdes et aux Arabes. Le patriarche s’engage à ne pas interférer sur la question des droits des Kurdes dès lors qu’un protectorat britannique garantirait la sauvegarde de son peuple. Jean Gorek de Kerboran, originaire du Tur Abdin a appelé ses compatriotes à plus de lucidité. À ses yeux, il était absurde de revendiquer une « AssyroChaldée » auprès de puissances protectrices rivalisant entre elles pour mettre la main sur son territoire. L’objectif devrait être « l’unification des montagnes » sans immixtion de la religion dans les affaires de l’État, avec les Kurdes, les Assyro-Chaldéens et les Yézidi, en comptant sur leurs propres forces76. Une délégation assyrienne du Caucase (Tiflis) proche du patriarche assyrien a mis l’accent sur la région d’Ourmiah, mais aussi sur Midyat, Mardin etc. Une délégation assyrienne des États-Unis, proche aussi du patriarche, proposait plutôt
75
Le patriarche exige d’être reconnu « chef du millet assyrien » par la Conférence de la Paix. 76 Mémorandum de la « confédération assyro-chaldéo-ouradienne ». Voir « Réflexions de J. De Kerboran sur la constitution de l’Etat assyro-chaldéen », L’action assyrochaldéenne, no10, octobre 1920, p. 202-204.
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Jean-Marie Demaldent un mandataire américain. Une délégation assyrienne de Perse, sans préférence apparente pour l’une ou l’autre des Puissances comme protectrice, a demandé l’autodétermination pour établir ses institutions nationales, sans aborder la question du retour au Hakkari. D’une façon générale, les Anglais ont exprimé leur fin de non-recevoir concernant toutes les exigences au sujet des régions persanes. C.
De Charybde en Scylla
En zone occupée par les Britanniques, le camp de Bakouba rassemblait 25 000 montagnards assyro-chaldéens de Turquie, 10 000 Assyriens de Perse et 15 000 Arméniens du vilayet de Van, dont Mar Paulus Shimoun, le patriarche et sa famille. Lord Balfour, le représentant anglais à la Conférence de Paris, malgré les pressions du représentant anglais à Bagdad, Henri Wilson, a refusé la venue à Paris ou à Londres d’une délégation assyrienne. Puis le Foreign Office a accepté la présence à Londres de Surma Khamun, la sœur du patriarche et le leadership de ce dernier. Confronté à des résistances kurdes dans le nord de l’Irak et partisan de la répression, le Haut-commissaire Wilson a défendu la perspective de la création d’une enclave assyrienne sous protectorat britannique au sein du Kurdistan irakien, destinée à recueillir tous les montagnards dans une zone sécurisée, puis de les déplacer dans la zone prévue en principe pour la future autonomie kurde dans l’État ottoman (Sèvres). Il a formé à Bakouba un bataillon bien entraîné. Si le Foreign Office s’est montré favorable à la participation des Assyriens à la sécurité des frontières et à l’ordre dans sa zone, il s’est opposé au transfert dans la future autonomie kurde, tant que les négociations à ce sujet et concernant le vilayet de Mossoul n’auraient pas été conclues. Les Arabes et les Kurdes d’Irak se souviendront malheureusement plus tard du rôle auxiliaire des Assyriens dans la répression anglaise. Après avoir constaté le silence complet de la Conférence de San Remo sur la question, depuis Londres, Surma Khamun a exposé son point de vue à ses compatriotes. La pire des solutions, « fatale » selon elle, serait la souveraineté turque. L’établissement dans un district du Hakkari sous protection anglaise serait la meilleure, mais serait malheureusement un objectif à son avis inatteignable. La 92
Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens coexistence tribale dans un Kurdistan indépendant serait envisageable, à la condition de recevoir de l’armement de la part des Puissances. Sinon, le mieux serait de rassembler toute la nation sous mandat britannique en Irak, près d’Altum Kupri, sur le cours du Petit Zab, au nord de Kirkouk. De son côté, le général Gouraud a lancé, au nom de la France, un appel auprès de la communauté assyro-chaldéenne allant dans le sens d’une « Grande Syrie ». Avec quel objectif ? Mobiliser pour se donner les moyens de contrôler l’axe reliant la côte méditerranéenne à Urfa et Mossoul ; en s’appuyant sur le patriarche chaldéen Emmanuel II Thomas, mais aussi en s’adressant aux Assyriens rivaux ou en conflit avec leur patriarche : dont Malek Cambar, le leader tribal Djelo ayant combattu pendant la guerre, qui s’était réfugié en Géorgie, puis avait pris contact avec le Conseil national d’Istanbul. En juillet 1920, le général Gouraud décide de recruter un bataillon assyro-chaldéen, de le rassembler à Alexandrette pour le disposer ensuite sur la ligne allant d’Urfa à Cizre, puis sur la diagonale allant de Cizre à Deir Ez-Zor (Syrie). Il préconise la constitution d’un « home national » assyro-chaldéen. Malek Cambar et Victor Yonnan partent au Caucase pour y recruter des volontaires. Conclu le 10 août 1920, le traité de Sèvres prévoyait des « garanties complètes » devant protéger les Assyro-Chaldéens et autres minorités ethniques ou religieuses dans un Kurdistan autonome au sein de l’État ottoman (article 62) qui pourrait demander son indépendance au bout d’un an. « Fragile comme les porcelaines de Sèvres », ce traité a vite fait figure de « mort-né ». À commencer par le fait qu’il avait été signé par le sultan, mais pas par les kémalistes d’Anatolie. Avant la signature du traité, les Français étaient déjà confrontés à de sérieuses difficultés avec les forces nationalistes turques qui les harcelaient avec succès en Cilicie, à Marash, Antep (Gaziantep aujourd’hui) et Urfa. Et l’opinion française ne voulait plus entendre parler de guerre. Les Anglais faisaient face à une offensive arabe, en particulier de la part de bédouins Shammar qui avaient même menacé Bakouba ; et ils avaient mobilisé les Assyriens pour maintenir l’ordre, ce qui laissera un mauvais souvenir aux Arabes. Fin 1919, le sultan avait convoqué des élections et la majorité élue avait adopté un « Pacte National » dans les mêmes termes que ceux que Mustafa Kemal avait définis. Les Anglais ont réagi
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Jean-Marie Demaldent par la force : occupation des ministères et arrestations. Les députés ont autodissous le parlement et tenté de rejoindre Ankara où Mustafa Kemal avait établi son état-major. La première réunion de la « Grande Assemblée Nationale » (GANT) se tient à Ankara le 23 avril 1920. L’offensive grecque en Anatolie vers Eskishehir et Bursa subit une première défaite à Inönü77 (janvier 1921) et Kazim Karabekir lance l’offensive en direction de l’Arménie qui débouche dès janvier 1921 sur la récupération de Kars, Ardahan et Artvin. Avec la participation d’un représentant d’Ankara (Bechir Sami Bey) dans la délégation ottomane, une conférence internationale se réunit à Londres, en février 1921. Désillusion pour les Assyro-Chaldéens. Sous l’impulsion du gouvernement d’Aristide Briand, la France manifeste le souhait de quitter la Cilicie et de déplacer la frontière entre l’État ottoman et la Syrie sous mandat au sud de la ligne entre Antep et Cizre (accord du 11 avril 1921), la ligne frontière actuelle entre la Turquie et la Syrie, tout en prévoyant des garanties pour les minorités. Cette conférence s’achève néanmoins par un échec, alors que les troupes de Karabekir progressent vers Batoum (Géorgie), que le « traité d’amitié et de fraternité » turco-soviétique (16 mars) est signé et que l’accord syro-ottoman est refusé par Ankara. La situation évolue de mal en pis pour les Assyro-Chaldéens comme pour les jacobites : par l’intermédiaire de son représentant en Anatolie Henri FranklinBouillon, la France poursuit ses négociations avec Ankara. La grande offensive grecque en Anatolie est arrêtée et défaite sur les rives du fleuve Sakarya. Les Français signent l’accord frontalier concernant la Syrie ; dans sa nouvelle rédaction, il ne comporte plus les garanties pour les minorités religieuses et ethniques. Les forces turques contre-attaquent et atteignent Smyrne. En novembre, la GANT abolit le sultanat et Mehmed VI s’enfuit d’Istanbul avant l’ouverture de la Conférence de Lausanne.
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Les forces turques étaient commandées par Ismet Pacha qui prendra le nom d’Ismet Inönü sous la République. Il succédera à Mustafa Kemal. Battu aux élections en 1950, il sera à nouveau Premier Ministre au début des années 60.
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens Les Occidentaux se heurtent à la fermeté et à l’habileté du négociateur turc, Ismet Pacha (Ismet Inönü) qui conclut un accord avec Elefter Venizelos revenu au pouvoir en Grèce sur les frontières et l’échange de populations. Un compromis est trouvé concernant la souveraineté turque sur les Détroits et une commission internationale de contrôle de la libre circulation des navires. Aucun accord n’est trouvé au sujet du vilayet de Mossoul, mais Inönü accepte qu’il soit remis à plus tard ou, à défaut, passé neuf mois, laissé à l’arbitrage de la SDN. Mais il n’était plus question « d’autonomie » pour les non musulmans. Malek Cambar n’a pas réussi à mobiliser des forces significatives au Caucase et il n’était plus à l’ordre du jour de disposer des forces assyro-chaldéennes sur la ligne Antep-Cizre abandonnée. Le bataillon s’est installé à Deir Ez-Zor (Syrie), puis il a progressé vers le nord. De nombreuses familles se sont regroupées à Hassetché. La grande majorité des Assyro-Chaldéens d’Ourmiah réfugiés à Bakouba est retournée sur ses terres. Des Assyro-Chaldéens autrefois dominés par des Kurdes (500 familles environ) se sont installés dans des districts situés en zone irakienne. Certaines familles du Hakkari (Haut et Bas Tyari) sont retournées sur leurs terres, sans opposition. D’autres Assyro-Chaldéens se sont engagés dans le corps des « Assyrian levies » du côté anglais. La conférence d’Istanbul de juin 1924 n’a abouti à rien et la Turquie a envahi le Hakkari, saccagé et incendié les villages des chrétiens récemment revenus de Bakouba. Les forces turques ont même entrepris une marche vers Mossoul. Ce sont les forces armées assyro-chaldéennes d’Irak qui les ont arrêtées. Les montagnards espéraient encore que l’Angleterre demeure ferme concernant le vilayet de Mossoul et quelques petites parties frontalières de ce vilayet au Hakkari occupées par les Anglais. Faute d’un accord anglo-turc, la SDN a désigné une commission d’enquête qui a élaboré un énorme rapport complété par d’autres textes, dont celui de Paulus Bedar, prêtre chaldéen de Zakho et du général estonien Laidoner. Surma Khamun s’est rendue à Genève. En définitive, le vilayet de Mossoul est revenu à l’Irak sous mandat anglais, mais sans rectification de la frontière du Hakkari (16 décembre 1925).
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Jean-Marie Demaldent En 1928, les Assyro-Chaldéens seront admis à bénéficier du passeport Nansen en tant que réfugiés. En 1932, l’État d’Irak est entré à la SDN comme État souverain, sans qu’il soit question de garanties constitutionnelles (députés, juges…) pour les Assyro-Chaldéens. Des notables assyriens (1931) et une pétition pour le regroupement et l’autonomie de la communauté se heurtant au refus des autorités irakiennes, les « Assyrian Levies » se sont soulevés (été 1932) et leur révolte a été matée avec l’aide des Anglais. Mar Shimoun a été placé en résidence surveillée à Bagdad, dans le but de lui faire renoncer à son autorité politique. Les notables ont été regroupés à Mossoul et on leur a demandé soit d’accepter leur condition, soit de quitter le territoire irakien. Certains assyriens tribaux ont passé la frontière syrienne, mais les Français ont refusé de leur accorder une autonomie sur un territoire. De retour en Irak, ils ont été massacrés par l’armée irakienne commandée par le colonel Bachir Sidqi. Puis les Assyriens qui ne les avaient pas suivis et étaient restés en Irak seront l’objet de massacres de la part de l’armée, des Kurdes, de Yezidi et de bédouins. L’Angleterre n’a pas bougé. Devenu général et très populaire, Bachir Sidqi prendra le pouvoir, en réalisant un putsch (1936). Le patriarche a été déchu de la nationalité irakienne ; il s’est réfugié à Nicosie, puis aux États-Unis. Conclusion Ignorée et rejetée dans les ténèbres extérieures de notre conception occidentale de l’histoire sous prétexte d’hérésie à la suite d’obscures querelles christologiques du Ve siècle auxquelles plus personne, même parmi les protagonistes, n’est aujourd’hui réellement sensible, « l’Église de Perse », en tant qu’Église et non comme peuple, a connu un développement en Asie, jusqu’en Chine. Exclus de Chine par le néo-confucianisme des Ming, ravagés en Asie centrale, en Iran et au Proche-Orient par Tamerlan, les Assyro-Chaldéens, comme d’autres minorités l’ont fait dans d’autres circonstances au Caucase ou au mont Liban, se sont réfugiés et enkystés dans les confins montagneux des empires ottoman et persan. Trop loin géographiquement et historiquement de la
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens Méditerranée pour connaître un avenir brillant comparable à celui des maronites du mont Liban78. Leurs contacts avec les Occidentaux ont entraÎné des effets plutôt catastrophiques. Les rivalités entre les Anglais et les Français se sont engouffrées dans les divisions confessionnelles entre Chaldéens et Assyriens, générées par un conflit organisationnel concernant le mode de désignation du patriarche adopté au cours du processus d’adaptation à la société tribale du Hakkari. Ces Puissances ont instrumentalisé les Assyro-Chaldéens au moment où l’idylle ottomane au Kurdistan prenait fin (révolte de Bohtan) pour contenir l’expansion tsariste, comme elles le faisaient aussi dans les Balkans. Les AssyroChaldéens se sont retrouvés isolés et exposés aux menaces ottomanes comme aux menaces kurdes. Visés comme chrétiens proches de l’Arménie et dans la zone du contrôle puis de l’occupation russe de l’Azerbaïdjan iranien (lui-même travaillé par le nationalisme, le problème kurde, les turbulences contradictoires de la révolution de 1906 et des réactions chiites), au moment où le dépeçage final de l’empire ottoman suscite une obsession existentielle ottomane concernant l’Arménie, les Assyro-Chaldéens connaîtront l’horreur du génocide arménien pendant la Grande Guerre. Sur le plan des idées, l’occidentalisation et les promesses de la Conférence de la paix ont produit le rêve impossible de la constitution d’un futur État-nation territorial à l’occidentale, surtout parmi les élites urbanisées chaldéennes d’Istanbul, conçu sur le passé antique assyrien et sa civilisation majeure dont l’Occident est l’héritier (qui convenait si peu aux communautés montagnardes tribales) ; référence inauthentique qui sonnait faux aux oreilles occidentales auxquelles ce discours s’adressait, beaucoup plus sensibles à l’appartenance au christianisme (mais pas à la légitimité du patriarche en tant que chef du « millet » assyrien). Rêve d’autant plus impossible que les Assyro-Chaldéens étaient
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Les Druzes ont opéré un tournant vertigineux, eux aussi, quand ils se sont réfugiés au mont Liban. Issus d’une dissidence chiite ismaélienne sous le règne d’Al-Hakim, calife fatimide, alors qu’ils étaient initialement très prosélytes, ils se sont transformés en secte fermée : peuple élu, les âmes des morts druzes transmigrent sur d’autres druzes ; si bien qu’on ne peut pas devenir druze et que la dissimulation (taqia) et le secret sont recommandés dans les contacts avec les non druzes.
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Jean-Marie Demaldent dispersés au Caucase ou en Irak, absents du territoire revendiqué dont ils avaient été chassés et divisés entre anciens sujets ottomans et persans. Français et Anglais ont joué à la fois sur ces espoirs et sur les divisions confessionnelles pour tenter de réaliser leurs objectifs de « Grande Syrie » ou de contrôle du vilayet de Mossoul en promettant une illusoire protection face au nationalisme turc qu’ils n’étaient pas prêts à affronter. Et ils se sont servis des Assyro-Chaldéens comme auxiliaires répressifs pour se défendre des soubresauts autochtones dans les territoires sous leur mandat. À l’occasion de colloques antérieurs du CEIR, j’ai déjà eu l’occasion de souligner que la généralisation de l’organisation politique du monde en Étatsnations territoriaux ne va pas de soi. L’État-nation est le produit contingent d’un processus de genèse nullement universel (dont le point de départ initial est d’avoir connu l’empire romain et ses cités, de l’avoir détruit, en en conservant le souvenir) : les monarchies féodales en formation d’une petite partie de l’Europe occidentale, à l’époque nullement supérieures aux diverses formes impériales, qu’elles soient multicommunautaires à prétention universelle comme l’empire ottoman ou uniformes et se croyant le centre de La Civilisation comme l’empire chinois. En se transformant, cette forme a favorisé et porté le développement du capitalisme à l’échelle mondiale qui a lui-même conduit à la mondialisation de la forme État-nation. La colonisation, la destruction des grands empires traditionnels après la Grande Guerre ont érigé la forme de l’État-nation en norme qui s’est imposée au cours de la décolonisation. La construction de l’État-nation en Europe occidentale ne s’est pas accomplie sans tragédies. Elle est manifestement très difficile à réaliser en partant de structures sociales et politiques très différentes, ce qui exige d’autres voies combinant des traditions triées et transformées avec des emprunts importés, eux-mêmes aussi triés et transformés, tris et transformations qui passent par des expériences, des échecs et des crises ; particulièrement en partant de la mosaïque multicommunautaire des pays issus de l’empire ottoman qualifiés par le général De Gaulle « d’Orient compliqué ». L’expérience montre qu’on ne peut pas « simplifier » le problème par la force, comme l’ont essayé par exemple les États-Unis en Irak, en poursuivant des objectifs principalement pétroliers et de grande puissance. Elle devrait nous faire
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Christ, Dieu, homme et la tragédie des Assyro-Chaldéens comprendre que les Occidentaux n’ont pas cessé à travers l’histoire de contribuer à « compliquer » davantage la région. Le cas des Assyro-Chaldéens est particulièrement emblématique. Personne ne peut croire à leur intégration individuelle rapide et sans trop de heurts dans les États issus du partage des mandats qui deviendraient rapidement démocratiques et sécularisés. On ne peut pas imaginer non plus la persistance à long terme de sortes de « réserves d’Indiens » protégées dans les coins montagneux les plus reculés comme les villages Yezidi du Sinjar. La forme État-nation n’a pas existé de tout temps et elle n’existera pas toujours ; la mondialisation capitaliste qui l’a érigée en principe porte déjà les germes de son dépassement, y compris dans ses régions d’origine. Mais la remise en cause du partage des États issus des mandats en affrontements barbares entre chiites et sunnites semble la pire des impasses. Cela ne signifie pas pourtant qu’il faille soutenir un gouvernement de bourreaux prétendument laïcs, mais qui ne lutte pas contre Daech, aidé par les Russes et les chiites d’Iran et du Liban, au nom d’une compassion (à la fois électoraliste et identitaire en France) à l’égard des « chrétiens d’Orient » dont l’équation est elle-même aussi compliquée que la région et qui risquent de le payer très cher quand les circonstances auront changé.
Jean-Marie Demaldent Professeur émérite – Université Paris-Nanterre Institut des Sciences Sociales du Politique (ISP) Associé au CEIR – Université de La Rochelle
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord ou le divin composite des Berbères Résumé Une théologie c’est d’abord un outil intellectuel développé pour répondre aux contraintes physiques et socio-culturelles du peuple qui l’élabore, et, surtout, pour servir les desseins de ses prophètes promoteurs. Cette théologie est nécessairement révisée lorsqu’elle s’impose à un peuple étranger, surtout lorsque ce dernier est culturellement distant du peuple qui en a été à l’origine. Les peuples amazighes (ou berbères) d’Afrique du Nord, qui n’ont pas produit de religion propre « exportable » ont eu à adapter à leurs besoins toutes les théologies qu’ils ont subies. Le résultat en a été une théologie particulière complexe qui constitue, par certains côtés, un obstacle au progrès. Elle n’en est pas moins capable d’évoluer vers une théologie du pluralisme affirmant qu’aucune religion n’a le monopole de la vérité de Dieu. Elle offre ainsi une fenêtre à élargir et à exploiter pour permettre à ces peuples de s’émanciper et d’avancer fermement vers la modernité, la démocratie, l’égalité et les droits humains. Le présent article essaie de montrer la complexité de la conception contemporaine du divin berbère et la crise théologique en Afrique du Nord. Il tente de trouver les voies d’émancipation offertes par cette conception et montre comment sortir de la crise religieuse provoquée par l’intrusion salafiste dans la pensée religieuse nord-africaine, les voies en direction d’un avenir meilleur.
Introduction Vu le contexte, dans notre région méditerranéenne, il n’est pas du tout difficile de deviner qu’un papier sur le theos, venu, en ce début de 2018, d’un Marocain profondément laïc, ne peut viser qu’à contribuer, un tant soit peu, à éloigner notre jeunesse nord-africaine des démons qui ont fait d’une partie de ses éléments des bombes de destruction massive, extrêmement préjudiciables pour l’image internationale du Maroc et destructrices, à plus ou moins long terme, pour le progrès de son économie et la cohésion de sa société. Ces jeunes vivant aux marges de la modernité en sont désespérés et la tiennent en grande horreur. Ils sont à la fois dedans et dehors, d’où leur attitude
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Lahcen Oulhadj paradoxale à son égard. D’un côté, comme les Modernes, ils font de l’accès aux moyens du bonheur la fin ultime de la politique. De l’autre, ils ont définitivement, pour ce qui les concerne, expulsé le paradis de la terre et l’ont renvoyé vers leurs fantasmes concernant l’au-delà. Mais, à n’en pas douter et à ne pas perdre de vue, c’est pour permettre à leurs commanditaires, politiques et/ou idéologiques, de dominer le monde une fois « purifié » des valeurs universelles de liberté et d’égalité et de ceux qui les portent et chérissent. Cette triste réalité nous rappelle de manière extrêmement douloureuse que les idées, en l’occurrence religieuses, exercent un immense pouvoir réel dans l’histoire. Elle nous incite à remettre sérieusement en question la thèse marxiste selon laquelle les idées religieuses ne sont que le reflet des conditions socioéconomiques. La conception qu’on a du divin importe beaucoup, à notre sens. C’est pour cela qu’il est urgent de réfléchir sur la question et de tenter de réinsérer dans la modernité les éléments non encore perdus de notre jeunesse et, surtout, assurer l’intégration des générations futures dans le monde réellement existant, car le mal nous semble profond et se situe tant dans l’éducation que dans la politique religieuse de l’État. L’urgence vient de ce qu’il est impossible pour notre pays, le Maroc, de continuer indéfiniment à recevoir des touristes et des investissements directs étrangers s’il n’opère pas une mutation culturelle salutaire et s’il ne révise pas de fond en comble son système éducatif et toute l’action de l’État en matière religieuse. Il est temps, à notre avis, que l’État renoue avec son rôle de vecteur de modernisation de la société des années 1960 et qu’il abandonne son rôle actuel de « traditionalisation » qu’il a adopté, dans un premier temps, pour contrer les mouvements protestataires de gauche des années 1960-1970 et, dans un second, pour soi-disant doubler la vague islamiste qui déferle, depuis les années 1980, à partir du Moyen-Orient, à la faveur du renchérissement des hydrocarbures.
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord Pour le grand penseur américain, d’origine allemande, Eric Voegelin1 (19011985), qui a écrit à la fin des années 1950, son immense Order and History, le développement des totalitarismes communiste, fasciste et surtout nazi et l’holaucauste ne pouvait signifier que la crise de la modernité, laquelle s’enracine, pour lui, « dans la tentative politique violente de faire descendre le paradis sur terre et de faire de l’accès au bonheur sur terre la fin ultime de toute politique ». Ceci est compréhensible dans le contexte de l’époque et, surtout, pour quelqu’un qui a échappé de peu, à Vienne, à l’arrestation par la Gestapo. Mais, ce qui est incompréhensible, de la part d’un penseur juif de grande culture, c’est de proposer, comme solution à la crise, de renvoyer à nouveau le paradis au ciel pour retrouver la spiritualité faisant défaut. Ceci est incompréhensible, dans la mesure où les juifs justement ont toujours essayé d’améliorer leur sort terrestre et celui de leur prochain, de se conformer aux commandements et de vivre heureux ici-bas. Renaud Fabbri 2 va plus loin, croyant interpréter Voegelin, en proposant à l’« Occident » de faire « aussi justice au sens de la transcendance que l’islam incarne aussi à sa manière et sans lequel toute forme d’éthique contemporaine manque de fondement véritable ». Eh bien, non ! Cette transcendance-là a engendré une « éthique » qu’il s’agit justement de combattre. Elle ne peut pas constituer un fondement pour l’éthique qui, soi-disant, nous manque aujourd’hui. Mais, la question de la transcendance et du theos demeure cruciale pour le traitement des maux qui rongent présentement nos sociétés. Évidemment, le sort des dieux nous intéresse beaucoup moins que celui des êtres humains. En vérité, il ne nous intéresse que dans la mesure où il est déterminant pour la vie de notre prochain. Ce qui nous concerne donc directement
1 Cf. E. VOEGELIN, Order and History, (Edited and Intro by Ellis Sandoz), University of Missouri Press, USA, 1956, 5 volumes. Le premier volume est consacré à Israel and Revelation, le IIe à The World of the Polis, le IIIe à Plato and Aristotle, le IVe à The Ecumenic Age et le Ve à In Search of Order. Seuls les 3 premiers volumes ont été publiés par l’auteur de son vivant et par ses soins. 2 Voir R. FABBRI, « Du djihadisme comme ‘maladie spirituelle’ », Causeur.fr, 22 janvier 2016. Voir aussi son livre Eric Voegelin et l’Orient : Millénarisme et religions politiques de l’Antiquité à Daech, Paris, L’Harmattan, 2016. Renaud Fabbri est docteur en science politique de l’université de Versailles, spécialisé en philosophie politique et en philosophie des religions.
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Lahcen Oulhadj dans ce papier, c’est bien l’amélioration du sort des êtres humains, partout et, notamment, en Afrique du Nord. Ce sort est, nous semble-t-il, étroitement lié à l’image que se font les Nord-Africains du divin. Avant de nous pencher sur la crise théologique profonde qui secoue depuis les années 1980 nos sociétés du sud de la Méditerranée, et de nous interroger sur ce qu’il convient d’entreprendre pour en sortir, il nous faut d’abord présenter, ne serait-ce que de façon succincte, le divin berbère dans sa complexité. Complexité du theos berbère Dans notre région, le divin est fort complexe. Des traces de l’animisme originel sont toujours palpables. Le vieux culte d’Isis parti de chez nos cousins et voisins, les anciens Égyptiens, pour régner dans tout le bassin méditerranéen à partir du IIIe siècle av. J.-C., n’a pas moins laissé une empreinte indélébile. La théologie grecque, des pythagoriciens à Platon et Aristote, s’est à maintes reprises recyclée dans le catholicisme, ouvertement néo-platonicien, dans l’islam des Mu’atazilites et surtout dans celui des Berbères Fatimides et aussi dans le Judaïsme de Maïmonide grandement influencé par l’aristotélisme et par le néoplatonisme chrétien ambiants. Et, par-dessus tout, cette joie de vivre des Berbères, qui se manifeste, au Maroc central, à travers des danses collectives et, surtout, mixtes, ahidus qui durent chaque jour, en été, du coucher du soleil jusqu’au milieu de la nuit, sans autre raison que celle de vouloir vivre et passer des moments agréables ; ces coutumes, ne sont-elles pas un signe tangible de la préférence qu’ont les Berbères pour la sanctification de la vie présente, dans ce monde-ci, par rapport aux promesses eschatologiques des religions égyptienne, chrétienne et musulmane ? N’y a-t-il pas là quelque chose de profondément humaniste ou de judaïque au sens pré-maïmonidien ? Le divin nord-africain, ou, plutôt, l’image que se font les Nord-Africains du theos, c’est donc à la fois Elohim, Yahvé, Platon, Allah, Akkouch et beaucoup d’autres divinités. « Dieu » ne figure pas dans cette liste, car nous considérons que ce nom est générique depuis Zeus et Ammon. On peut toutefois s’étonner que nous ayons ici mis Platon en avant. À cela, au moins trois raisons. D’abord, Platon était, lui-même, considéré par ses concitoyens comme, au moins, un demi104
Des dieux et des hommes en Afrique du Nord dieu. Ensuite, Platon et Socrate sont parfois associés à la grande figure du patriarche Abraham, dans le judaïsme biblique3. Platon a aussi exercé, à travers les grands Pères de l’Église catholique, dont surtout saint Augustin, une immense influence sur la doctrine de celle-ci. Platon, à travers Plotin, a été au centre des discussions philosophiques au sein de l’islam, du VIIIe au Xe siècles. Enfin, la pensée de Platon est celle qui représente le mieux, avec la théorie des formes et l’allégorie de la caverne, développée dans le livre La République, la conception sémitique ou « abrahamique » du divin transcendant. Platon, c’est donc toute la philosophie et la théologie antiques qui n’ont pas cessé d’exercer leur influence, dans le bassin méditerranéen, sur la théologie révélée, c’est-à-dire sur la pensée de l’invisible, donc de l’intelligible, selon cette théorie platonicienne 4 . Platon mérite donc grandement sa place au panthéon méditerranéen. Dieu de l’islam, Allah, figure bien entendu dans ce panthéon. Sa place, aujourd’hui, plus ou moins prépondérante dans le theos berbère n’est que trop évidente pour nécessiter quelque justification de sa présence. Et Akkouch, alors ? Que vient-il faire dans ce panthéon berbère ? À vrai dire, nous utilisons ce nom, faute de mieux, pour représenter les composantes, étages ou aspects du divin berbère, autres que ceux constitués par Yahvé, Elohim, Dieu du Christ, Allah ou Platon. Cette utilisation n’est pas totalement illégitime, car le mouvement amazigh (berbère) laïc contemporain désigne souvent le divin par ce nom. Dans le royaume « hérétique » berbère des Iberghwaten du Tamesna (7441058), Dieu était désigné par ce nom, lequel avait remplacé « Allah » dans toutes les formules religieuses et dans le texte sacré de leur religion, dérivée, semble-t-
3 Les kabbalistes pensent que leur pensée remonte aux débuts des temps et que leur livre, la Genèse, est vieux de 4000 ans. Ils considèrent que les grands philosophes grecs, comme Platon, ont été influencés par la Kaballah qu’ils ont étudiée et dont le principal ouvrage, le Zohar, a été écrit 2000 ans auparavant. La vérité est que c’est plutôt le néoplatonisme qui a beaucoup influencé la Kabbalah. C’est que la Genèse ne date que du IIe ou IIIe siècle av. J.-C., soit durant la période du platonisme moyen avec notamment Philon d’Alexandrie, et que le Zohar n’a été écrit (par Moïse de León), qu’au XIIIe siècle, en Espagne. 4 Pour Platon, le monde visible et apparent est chaotique. Il est inintelligible. C’est ce qui est invisible, les concepts ou les idées, qui sont intelligibles.
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Lahcen Oulhadj il, du kharidjisme. Au delà des Iberghwaten, les Almoravides « sunnites » ont donné pour nom à leur capitale fondée par leur chef militaire Youssef Ben Tachfine, vers 1062, « Amour [ou Mour] n Akkouch », légèrement déformé en Mourakkouch, Marrakech, Marruecos(h)... signifiant « terre, pays ou cité de dieu Akkouch ». Un aspect important de notre présent papier est précisément constitué par « Akkouch » ou la conception qu’ont les Berbères du divin. L’image qu’avaient les Iberghwaten d’Akkouch n’est pas très claire. Nous n’en disposons pas d’écrit direct, mais seulement de ce qui en a été rapporté par Ibn Idhari et Ibn Khaldoun. Cela en a fait une copie plus ou moins conforme du Dieu de l’islam, Allah, à la différence près que le messager de ce Dieu était berbère. C’est pour cela qu’il faut chercher ailleurs cette conception qu’avaient les Berbères du theos. Précisons de prime abord, comme une sorte d’avertissement au lecteur, que, dans notre article, il ne sera à aucun moment question de Dieu absolu sur lequel nous n’avons absolument rien à dire de pertinent et d’intéressant 5 . Il ne sera question ici que des images que les humains se font et se racontent 6 de cet inaccessible Dieu. L’image que les sociétés développent de leur dieu reflète largement leurs cultures respectives. Mais, cette image n’est point un reflet passif des structures culturelles de la société qui l’a engendrée. Au contraire, cette image fige ces structures et entrave le changement. Les sociétés n’ayant pas engendré une image élaborée comme doctrine absolue et exportable et qui reçoivent de l’extérieur une telle image, à la faveur
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Abou Al-Ala Al Maarri (973-1057), poète et philosophe ascète, va plus loin, en disant dans un poème que tout ce qui se dit à propos du Dieu suprême n’est que mensonge. وﻣﺎ درى ﺑﺸﺆون ﷲ إﻧﺴﺎن ﯾﺨﺒﺮوﻧﻚ ﻋﻦ رب اﻟﻊ ﻛﺬﺑﺎ .... ﯾﺨﺒﺮوﻧﻚ ﻋﻦ رب اﻟﻊ،أﻧﻈﺮ دﯾﻮان اﻟﻤﻌﺮي 6 Voir cette belle formule du penseur juif allemand Franz Rosenzweig (1886-1929) : « Le bon Dieu n’a pas créé la religion, il a créé le monde ». Cf. E. LEVINAS, « Franz Rosenzweig : une pensée juive moderne », in Revue de théologie et de philosophie, Zurich, 1965.
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord de contacts pacifiques ou de conquêtes violentes, procèdent nécessairement à une révision et à une adaptation à leur culture de cette image subie ou importée7. La culture d’une société, c’est l’ensemble des croyances, attitudes et pratiques culturelles (chants, danses, fêtes, sports, cérémonies, jeux...) communes aux membres de cette société. Ces croyances, attitudes et pratiques sont déterminées par ce qu’on appelle les valeurs de la société. Porter des valeurs, c’est, en quelque sorte, penser le monde et le comportement humain de façon manichéenne, ou en mode de contradictions entre deux termes dont l’un est perçu positivement et l’autre négativement. Selon l’anthropologue de la culture Geert Hofstede, une culture nationale est un espace des valeurs à quatre ou cinq dimensions (déterminantes). La première dimension est notre rapport au pouvoir et aux inégalités. Certaines sociétés considèrent que les inégalités et le pouvoir qu’ont certains sur les autres sont tout à fait naturels, alors que d’autres sociétés chérissent l’égalité et abhorrent le pouvoir. La deuxième dimension a trait aux rapports qu’entretient l’individu avec le groupe ou la collectivité. Certaines sociétés mettent la collectivité au-dessus de l’individu. Elles sont collectivistes. D’autres sociétés considèrent que l’individu est roi et que le groupe n’a aucun droit sur lui. Ces sociétés sont plutôt individualistes. La troisième dimension concerne la conception qu’a une société de la masculinité et de la féminité. Certaines sociétés sont plutôt masculinistes, tandis
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Cf. M. E. MICHAUX-BELLAIRE, Conférences, Archives Marocaines, Vol. XXVII, Paris, 1927. Au début de sa conférence sur « l’islam marocain », de 1924, (p. 115), il écrit ce qui suit : « Si les religions modifient les peuples, les peuples modifient les religions, si ce n’est dans leurs dogmes, au moins dans leurs conséquences : il arrive même souvent que la conversion de certains peuples n’est, au fond, pas autre chose qu’une sorte d’adaptation parfois superficielle de la religion nouvelle, aux mœurs et aux coutumes locales, sans que ces mœurs et ces coutumes soient d’ailleurs sensiblement modifiées. La religion n’est certainement pas le seul facteur de l’éducation des peuples, la seule cause du niveau de leur civilisation : elle est elle-même comprise et pratiquée selon ce niveau de civilisation, auquel elle peut sans doute contribuer dans une certaine mesure et dont il ne faudrait pas, je crois exagérer l’importance. »
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Lahcen Oulhadj que d’autres sont fermement féministes, ou pour une franche égalité entre les sexes. Dans les sociétés traditionnelles archaïques, le masculin et la virilité correspondent au terme positif de la contradiction et, en revanche, le féminin y est négatif. La quatrième dimension est relative à l’attitude qu’on adopte face aux conflits, à l’incertitude ou à l’agression et à l’expression des émotions. En résumé, certaines sociétés sont à l’aise face au risque et à l’incertain, alors que d’autres les ont en aversion et les assimilent au mal. Une cinquième dimension a été ajoutée par la suite par Hofstede. Elle concerne ce qu’on peut appeler l’horizon dans lequel les sociétés se projettent, ou l’horizon considéré par ces sociétés lorsqu’elles planifient leurs actions ou considèrent leur avenir. C’est ainsi que les sociétés de culture confucéenne considèrent le long terme alors que les sociétés de capitalisme développé reprennent comme un leitmotiv la célèbre formule de Keynes, selon laquelle « à long terme, nous serons tous morts ». On peut penser que ces quatre ou cinq dimensions ne donnent pas une conception complète de la culture d’un peuple et qu’il y en a d’autres plus ou moins décisives, telles que le rapport qu’on a au temps ou le rapport qu’entretiennent les hommes avec Dieu ou encore la place ou le statut de l’homme dans le monde ou dans l’univers... La question du rapport au temps est contenue dans la quatrième dimension de Hofstede. Elle renvoie au rapport à l’incertain. Par contre, les deux dernières questions relèvent de la religion et non de la culture, selon l’opposition classique entre les deux sphères. Cependant, cette opposition culture/religion est elle-même religieuse et culturelle. Dans les sociétés musulmanes, la religion est totalitaire et se conçoit comme à la fois religion, culture, organisation politique, économique, juridique... Il n’y a rien qui soit en dehors de la religion et qui ne soit régi par elle. Et c’est là précisément où se situe le problème de ces sociétés. De même, le judaïsme biblique n’était-il pas davantage une culture qu’une religion, en ce sens que la vie dans l’au-delà y est absente, alors qu’elle constitue, pour les adeptes des autres croyances « abrahamiques », une dimension essentielle de la religion. En tout cas, cette distinction est purement intellectuelle. Toute religion porte bien une culture, celle du peuple en ayant été le berceau. Évidemment, les cultures
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord des différents peuples aujourd’hui musulmans ne correspondent pas entièrement à la culture musulmane d’origine. Cette dernière était, pour l’essentiel, celle du peuple arabe mecquois. Nous verrons par la suite quelles en étaient les principales caractéristiques eu égard aux dimensions précitées de la culture. On peut également considérer que la culture englobe la religion et que le statut de l’homme dans l’univers, le rapport de l’homme à Dieu et la cosmologie sont des questions traitées par la religion dans le cadre d’une culture. Cette dernière est plus globale et a été, en tout cas à l’origine, déterminante pour la religion, bien entendu dans les sociétés ayant engendré des religions élaborées et « exportables ». L’hypothèse qui constitue le fil d’Ariane du présent papier est que la gnoséologie, en tant que « théorie générale de la connaissance, de ses sources, de ses moyens, de ses formes et de ses résultats », constitue, qu’elle soit implicite ou explicite, l’élément essentiel d’une culture et d’une religion et détermine tout le reste de cette culture et de cette religion. Tout le reste signifie les dimensions de la culture dont il a été question. Évidemment, toute gnoséologie implique une ontologie et surtout une théologie, au point qu’il est parfois difficile de séparer les trois éléments. C’est pour cela qu’un va-et-vient entre ces trois constituants se fait constamment dans cet article, sans pour autant perdre de vue que l’objet, au moins implicite, de ce dernier est l’image de Dieu que fournit, bien évidemment, la théologie. La difficulté de notre hypothèse est qu’elle sous-entend que toutes les sociétés ont opéré la mutation décisive du passage de la pensée mythique à la philosophie. Cette mutation historique a été, bien entendu, le fait de la Grèce antique et évidemment, par la suite, des penseurs européens ayant revendiqué la Renaissance de sa culture. Mais, les pensées des élites méditerranéennes et perses ont subi une immense influence de la pensée grecque. Les formations du christianisme et de l’islam en ont été marquées. Les judaïsmes alexandrin et espagnol (médiéval) n’y ont pas échappé. Nous pouvons donc, au risque de nous limiter aux pensées des élites, dérouler notre fil d’Ariane constitué par l’hypothèse sus-indiquée pour essayer de retrouver notre chemin et dégager ainsi la conception que les Nord-Africains ont construite du divin au terme du long processus de traitement des conceptions
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Lahcen Oulhadj étrangères successives, lesquelles correspondent un peu à notre monstre, le Minotaure à « abattre ». Il ne nous appartient pas ici de traiter du long processus de formation du theos berbère contemporain. L’étude de cette genèse nécessiterait des dizaines d’articles, voire des livres. Contentons-nous ici de rendre compte de l’état présent du divin en Afrique du Nord. Ce divin contemporain comporte plusieurs couches qui s’enchevêtrent : le divin des Anciens Berbères et les apports des « Phéniciens », la théologie biblique, le christianisme nord-africain, la prépondérance et la diversité de la théologie musulmane. Le divin des Anciens Berbères Le grand spécialiste des langues berbère et arabe, René Basset (1855-1924), directeur de l’École supérieure des lettres d’Alger, a publié en 1910, dans la Revue de l’histoire des religions (dirigée par René Dussaud et Paul Alphandéry), un article (long d’une cinquantaine de pages) intitulé « Recherches sur la religion des Berbères ». Cet article a été numérisé et mis en téléchargement gracieux sur http:/www.algérieancienne.com, puis il a été publié sous forme de livre par Belles-Lettres à Alger, en 20118. Cet important article commence par la phrase suivante que je me permets de reproduire, in extenso, pour son importance dans le contexte : « Quelle que soit l’opinion sur l’origine complexe des populations qui sous le nom général de Berbères ont occupé et occupent encore tout le nord de l’Afrique septentrionale, de la Méditerranée au Soudan et de l’Atlantique à l’Égypte, elles forment une unité linguistique et c’est en se plaçant à ce point de vue qu’on peut essayer de reconstituer leur religion dans le passé. » Pour cette reconstitution, Basset s’appuie, d’un côté, sur les « maigres renseignements » fournis par les étrangers, antiques tels Hérodote (Ve siècle av. J.-C.), Pline l’Ancien (au tournant du Ier siècle), Strabon (idem), Maxime de Tyr (IIe) et Caïus Julius Solin (IIIe ou IVe) ou médiévaux pour les Iles Canaries restées à l’écart des religions abrahamiques jusqu’à la conquête espagnole au XVe siècle, comme Martianus Capella (XVe) et Juan de Abreu Galindo (XVIIe), et, de
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Cf. R. BASSET, La religion des Berbères, de l’antiquité jusqu’à l’islam, Alger, BellesLettres, 2011.
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord l’autre côté, sur les inscriptions libyques, difficilement déchiffrables, fournies par les fouilles archéologiques. Il ressort de son analyse que : « À côté des montagnes, des rochers, des grottes et des rivières, les Berbères adoraient aussi les astres, et en première ligne, le soleil. » La divinisation du soleil est loin d’être propre aux Anciens Berbères. Pratiquement tous les anciens peuples pour lesquels on dispose de données, en Europe, en Afrique, en Inde, au Moyen et en Extrême-Orient, ont édifié des monuments mégalithiques en direction du soleil. C’est dire qu’ils vouaient un culte au soleil. Les nombreuses divinités solaires vont ainsi du Râ égyptien, au Mithra indien, du Shamash babylonien à l’Amaterasu japonaise, du Kinich Ahau des Mayas à Xihe la Chinoise, du Huitzilipotchli l’Aztèque au Hélios grec. En Mésopotamie, l’ancienne civilisation sumérienne, vieille de six mille ans, le Dieu du soleil Utu ou Hutu intervient pour apporter une fin heureuse à l’épopée du héros Gilgamesh9 parti à la recherche des cèdres au « pays des vivants » (au Liban ou en Afrique du Nord ?) pour vaincre la mort. A la fin, il s’avoue vaincu, se résigne et rentre chez lui à Uruk. Il se tourne vers le Dieu soleil et accomplit l’acte rituel funèbre. Le peuple en larmes jure alors de le célébrer pour les siècles des siècles. Toujours en Mésopotamie, après Sumer10, il y a eu les Assyriens au nord et les Babyloniens au sud. Ces derniers adoraient après le Dieu du ciel, Marduk, le Dieu du soleil Shamash qui a donné son nom à l’astre chez les Hébreux, comme chez les Arabes. Le célèbre roi législateur Hammourabi est représenté en position d’adoration de ce Dieu. Plus près de nous, en Égypte, l’importance des dieux solaires, il y a cinq mille ans, était générale dans la vallée du Nil et au-delà. Le Dieu du Soleil, Râ11
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Cf. Gilgamesh, adaptation de Léo Scheer, Paris, Librio, Editions Léo Scheer, 2006. Rappelons que le mot amazigh « asammer », l’opposé de « amalou » (ombre) signifie ensoleillement, comme le mot « arabe » « asmer » veut dire bruni ou bronzé (par le soleil !). 11 Ou « ragh » qui veut dire en amazigh « se chauffer », chaleur du soleil. L’ouverture centrale dans le toit des maisons par lequel passent les rayons solaires s’appelle toujours, au Maroc du moins, « aragh ». Seulement, les Hébreux n’ont pas le son « gh » qu’ils remplacent souvent par le son hébreu עcorrespondant au son عarabe. 10
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Lahcen Oulhadj apparaît le matin et prend le nom de Khépri. Il prend le nom de Râ-Horakhty une fois au zénith, puis il descend pour se coucher sous le nom d’Atoum. Il effectue ainsi perpétuellement son cycle de naissance, de plénitude et de mort, puis de résurrection. Pour rendre immortels le pharaon, les prêtres et enfin tout le peuple, il faut s’associer à ce cycle et s’adonner au culte du soleil, dans la ville du soleil, Héliopolis et à Memphis, et partout en Égypte. Le roi des dieux, le Dieu Amon, était le Dieu Amon-Râ adoré comme un Dieu suprême. C’est surtout le pharaon Aménophis IV qui prend le nom d’Akhenaton12, qui va imposer au XIVe siècle av. J.-C., à toute l’Égypte, le culte du Dieu unique, le soleil, pour en faire une religion d’État13. La philosophie égyptienne rapportait, ainsi, que Râ, en se posant sur la « colline primitive », avait créé le monde visible. Sur les résultats des récents travaux archéologiques en Afrique du Nord concernant la théologie des Anciens Berbères, une synthèse lumineuse de Marcel Le Glay a été publiée en 200614 La théologie des Anciens Berbères n’est pas qu’ancienne. Elle a laissé des traces manifestes importantes dans la pensée religieuse des Nord-Africains d’aujourd’hui. Cette théologie-là, qui est toujours vivace, comporte des aspects relevant de l’animisme et des aspects qui se rattachent sûrement à la pensée égyptienne ancienne. Pour ce qui est de l’animisme, il n’échappe à personne que le rôle joué par les esprits, rebaptisés « djinns » ou « jnoun » depuis l’arrivée de
12 En fait c’est Akhe-n-Aton, « akh » signifie en égyptien ancien, comme en amazigh « aghe » « celui qui ressemble à », donc « frère » en hébreu et aussi en arabe d’aujourd’hui. La préposition « n » correspond en amazigh comme en ancien égyptien à « de » en français. Aton ou Adon, don, dona, signifie toujours « seigneur » en hébreu : Adonaï signifie « monseigneur ». Akhenaton signifie donc celui qui ressemble à Aton, celui qui l’aime, son frère... 13 On trouve dans le Livre des Morts le bel hymne suivant au Dieu Soleil Aton : « Tu apparais en beauté, à l’horizon du ciel, Disque vivant, qui as inauguré la vie... Tes rayons nourrissent la campagne, Dès que tu brilles, les plantes vivent et poussent par toi. Tu fais les saisons pour développer ce que tu as créé. » Platon fera plus tard, au IVe siècle av. J.-C, écho à ce premier monothéisme, en disant : « le démiurge de tout ce qui a été fait, c’est le grand géomètre et arithmètre de l’Univers, le soleil. » 14 Cf. M. Le Glay, « Le paganisme en Numidie et dans les Maurétanies sous l’Empire romain », Antiquités africaines, t. 42, 2006, p. 57-86.
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord l’islam, dans la vie et la pensée nord-africaines ne correspond absolument pas au statut du « djinn » dans le Coran. Ce rôle souvent maléfique ou qui correspond parfois à l’instrument de réalisation du bonheur, ne peut être mis que sur le compte des anciennes croyances africaines, abusivement qualifiées d’animistes. L’omniprésence de ces êtres, les précautions prises la nuit pour éviter de les blesser avec de l’eau chaude, par exemple, la peur qu’inspire le cimetière, les histoires des Aicha Kandicha... tout cela ne relève pas de l’islam originel15, mais bien de la pensée africaine primitive. Le culte des arbres, des amas de pierres (akerkour), des sources... relève du même registre. Quant à la pensée égyptienne ancienne, nous l’appelons ainsi parce que c’est en Égypte ancienne que cette pensée a été consignée dans des manuscrits, il y a bien des millénaires pour les plus vieux d’entre eux, pour être conservés dans les pyramides, dans les sarcophages et dans les cercueils, pour être redécouverts aujourd’hui. Autrement, on pourrait l’appeler pensée nord-africaine, au sens large, dans la mesure où beaucoup de ses aspects font partie de la pensée religieuse contemporaine des Nord-Africains (au sens strict). Il est difficile de savoir si cette pensée était exclusivement égyptienne avant d’être exportée vers l’ouest nord-africain (et vers la Grèce) ou si elle était commune aux deux peuples « frères », égyptien et berbère. Ce qui complique la question des origines de cette pensée, c’est que la littérature islamique postérieure au Coran et à la Sounna, reprend beaucoup d’aspects de la pensée égyptienne ancienne, notamment tout ce qui concerne la vie après la mort et le rôle de l’ange de la mort, dont le nom « Azraïl » est, comme par hasard, commun aux traditions juive, musulmane, sikhe et égyptienne ancienne. Cet ange « Azraïl » a été rapproché du prêtre Esdras. Il n’est pas difficile d’y voir aussi un lien avec « Osiris ». Cette pensée égyptienne relative à la vie dans le monde souterrain d’en bas, appelé alors « Duat » et toujours « dduyt » en amazigh (langue berbère), crève les yeux dans la religion populaire nord-africaine. Les rôles d’Isis, Horus et Maât n’y sont point étrangers. Le rôle de manuel du mort joué par les formules du Livre
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Ces aspects de la pensée nord-africaine, souvent appelés superstitions, ont été vigoureusement combattus et condamnés par l’islam salafiste, né avec Mohammad Abd Aalwahhab au XVIIIe siècle à Najd et introduit au Maroc par le sultan Moulay Slimane.
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Lahcen Oulhadj des Morts16 pouvant le guider dans son comportement pour échapper à l’enfer et revoir ainsi le jour, est un aspect toujours vivace dans la pensée populaire. Judaïsme et culture nord-africaine La Constitution marocaine de 2011 retient, dans son préambule qui fait partie intégrante de la constitution, la dimension hébraïque comme affluent de notre identité plurielle. Il en est ainsi parce que le judaïsme17 fait partie de notre culture et de notre histoire et que les Juifs ont joué un rôle qui est loin d’être négligeable dans notre histoire, avant et sous l’islam. Les Juifs, qui étaient si nombreux au Maroc et continuent à avoir un rôle politique important, étaient-ils des Hébreux, venus de Palestine ou d’Égypte, ou des Berbères judaïsés ? Il est certain que la « réponse du Normand » (les deux) est encore plus valable ici qu’ailleurs. Il y avait des Berbères juifs qui portaient pour la plupart des noms berbères et il y avait des Hébreux qui avaient accompagné les conquérants successifs, mais aussi des Hébreux chassés de leurs terres par différents envahisseurs au Moyen-Orient. Le plus probable est que la première composante était dominante. À quelle date le judaïme a-t-il été introduit en Afrique du Nord ? Ce qui est certain, c’est que cette religion-culture se trouvait dans cette région au moins depuis que la civilisation grecque s’y était installée. Les frères Sabbah18, des juifs marocains, racontent que lorsque les Hébreux ont été chassés d’Egypte au XIVe siècle av. J.-C., une partie de ces Hébreux s’était dirigée vers l’ouest.
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Cf. Le Livre des Morts des Anciens Egyptiens, traduit et annoté par Paul Pierret, Paris, Ed. Ernest Leroux, 1882. 17 Si les rédacteurs de la constitution, dont l’auteur était membre, ont préféré la dimension hébraïque à celle du judaïsme, c’est parce qu’ils se situaient sur le plan culturel et non sur le plan religieux. On sait, bien évidemment, qu’il est difficile de séparer les deux aspects dans le cas qui nous intéresse ici. 18 Cf. M. et R. SABBAH, Les secrets de l’exode, l’origine égyptienne des Hébreux, Paris, édit. Jean-Cyrille de Godfroy, 2000.
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord En tout cas, les juifs, Hébreux ou pas, se sont trouvés depuis bien longtemps en Afrique du Nord où ils ont joué un rôle important dans son histoire19 et ont marqué la culture des Berbères. Avant d’évoquer ce rôle et cette influence sur la culture amazighe, nous pensons qu’il convient de présenter brièvement la théologie juive. Les sémites Hébreux, qu’ils soient de Syrie ou venus de Mésopotamie, ont adopté, en arrivant au pays de Canaan (Palestine), les mœurs des nomades locaux, la langue cananéenne (l’hébreu) et le dieu local El ou, au pluriel, Elohim. Un siècle plus tard, au XVIIe av. J.-C., ils entrent en Egypte et s’installent dans le delta du Nil, à la suite de l’invasion des Hyksos. Yahvé qui serait une divinité du Sinaï liée à l’aventure de Moïse, autour du XIVe siècle av. J.-C., remplacera donc El dans la Torah. C’est ce qui explique que l’on trouve, dans le judaïsme, et l’élohisme et le yahvisme. Le dieu de Canaan était une divinité tribale parmi de nombreuses autres, tandis que le dieu de l’Égypte était suprême et créateur. Lorsqu’on parcourt la Torah, on est frappé par le grand nombre de fois où l’on rencontre le terme au pluriel « dieux »20. Ces dieux existent et leur existence est bien reconnue par la Bible. Mais, aux termes de cette dernière, les autres dieux que Yahvé sont étrangers aux Hébreux et ces derniers ne doivent adorer que Yahvé : « Jacob dit à sa maison et à tous ceux qui étaient avec lui : Otez les dieux étrangers qui sont au milieu de vous, purifiez-vous, et changez de vêtements » (Genèse 35:2). L’unicité de dieu pour les juifs ne s’applique qu’aux juifs. Les autres peuples ont nécessairement leurs dieux respectifs21. C’est à la cité nord-africaine, Alexandrie, « que revient le mérite d’avoir opéré la jonction, plus encore la synthèse de la raison grecque et de la justice hébraïque, pour aboutir à un syncrétisme indispensable au devenir de la pensée humaine »22. Concernant la présence millénaire du judaïsme en Afrique du Nord et, particulièrement au Maroc, on peut se référer à Nahum Slousch pour les
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Sur l’histoire des juifs et du judaïsme au Maroc, voir, entre autres l’étude de Nahum Slouschz dans Archives Marocaines, Publication de la Mission scientifique du Maroc, 1908, vol. 14 et 16. 20 Le terme « dieux », au pluriel, est mentionné dans 204 des versets de la bible. 21 Cf. J. RIFFLET, Les mondes du sacré, Etude comparée des voies du sacré en Occident et en Orient, Bierges, Belgique, Edit. Mols, 2000. 22 E. GUERNIER, L’apport de l’Afrique à la pensée humaine, Paris, Payot, 1952, p. 171.
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Lahcen Oulhadj aspects historiques et à Haïm Zafrani23 pour une histoire beaucoup plus riche sur la culture, la religion, la magie, l’économie, la société et la vie intellectuelle et rituelle. Cette longue présence juive en Afrique du Nord a beaucoup influencé la culture et la pensée des autres Nord-Africains, comme ces derniers ont influencé la vie sociale, culturelle et même religieuse des juifs. Concernant l’influence dans le premier sens, c’est-à-dire des juifs sur les non juifs, nous pouvons citer des éléments qui risquent de paraître anecdotiques, mais qui ont leur importance à nos yeux. Il va sans dire que cette influence mutuelle n’aurait pas eu lieu si la communauté juive n’était pas importante numériquement. Rappelons un seul chiffre à ce sujet, celui de 300 000 israélites au Maroc, en 1956, lorsque la population totale comptait près de 8 millions. Cette communauté a subi une grande érosion à travers les siècles, du fait des conversions plus ou moins forcées et de tueries, massives parfois, comme avec l’avènement des Almoravides et des Almohades et pas seulement. Il est aussi vrai qu’il y a eu des apports ayant accompagné la conquête omeyyade ou ayant résulté des expulsions de la Reconquista. Le premier élément frappant est que le Dieu de l’islam est davantage appelé Rabbi qu’Allah en Afrique du Nord. Le nom d’Allah est beaucoup moins usité par la population. Non pas que Rabbi soit inconnu de l’arabe, il figure même dans le Coran, mais au sens de maître ou seigneur et non de la déité suprême, Allah. Ce dernier ne peut pas avoir d’associé, mais rabbi est toujours rabbi de quelqu’un ou de quelque chose, « rabbou al-bayt », le maître de la Ka’aba. Allah est trop transcendant aux yeux des Berbères, alors que Rabbi est concret et presque humain. Le deuxième élément est que les prénoms bibliques (masculins) sont très répandus, surtout au Maroc : Brahim, Moussa, Daoud, Slimane, Yacob, Ishaq, Yechchou, Yahya... Plusieurs tribus portent ces noms, notamment dans le Moyen et Haut Atlas. Comment expliquer cela ? Est-ce simplement un héritage sans conséquence du passé juif de certaines tribus berbères désormais musulmanes ?
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Cf. H. ZAFRANI, Deux mille ans de vie juive au Maroc, Casablanca, Editions Eddif, 1998.
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord Comment expliquer alors que dans certaines tribus du Moyen Atlas, le travail de la laine est toujours socialement proscrit le samed ? Comment expliquer que le chant « tamawayt » en appelle toujours à Ishaq et Yacob ? Est-ce un vestige ou une nostalgie ? Comment expliquer que la fête du nouvel an amazigh (13 janvier) soit appelée, dans certaines régions du Maroc « ha gouza », l’amande en hébreu, du fait que la fève de la galette des rois est parfois remplacée, dans ces régions, par une amande dans le couscous ? Le troisième élément est la connaissance populaire de la Bible et de ses récits. Le récit biblique de Nabi Joseph est souvent raconté dans les familles, comme dans les traditionnelles scènes publiques en cercle (halqa) des grandes villes impériales du Maroc, bien au-delà des détails rapportés par le Coran. Comment expliquer cette culture commune des fquihs musulmans nord-africains et des rabbi, haxam et hazan juifs, relative à la numérologie (ou symbolisme des chiffres et des lettres), laquelle a des origines lointaines tant berbères et grecques, avec l’astrologie répandue chez les premiers et l’arithmancie pythagoricienne, que juive à travers la guématrie et la kabbale ? Tout cela est normal tant il y avait une coexistence tantôt pacifique et paisible, tantôt mouvementée et trouble entre juifs et musulmans. Ils parlaient les mêmes langues (berbère et darija)24, écrivaient la même langue arabe, se nourrissaient des mêmes produits de la même terre et s’habillaient de la même façon (burnous et jellaba pour les hommes et kaftan pour les femmes). Notons aussi que le lévirat, dont l’origine est difficile à fixer même s’il est mentionné dans la Torah, était pratique commune aux deux communautés juive et musulmane. En outre, beaucoup d’éléments de la bible ont été repris par le Coran. Pour ce qui est maintenant de l’influence dans l’autre sens, l’influence nordafricaine sur le judaïsme, disons pour aller vite et sans tomber dans la caricature, que le judaïsme développé par Moïse Ben Maymoune (Maïmonide) est le produit de l’époque et de la culture almohades. Cette théologie maïmonidienne s’écarte de la doctrine qui se dégage de la Bible sur plusieurs aspects, lesquels vont d’ailleurs faire l’objet de la critique de dévoiement adressée par Baruch Spinoza (1632-1677) au judaïsme importé d’Espagne par les rabbins. Cette théologie
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Des fragments de la Haggada en langue amazighe ont été découverts à Tinghir, au sudest du Maroc.
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Lahcen Oulhadj adopte la vie dans l’au-delà (étrangère à la Bible), telle qu’elle figure chez les anciens Égyptiens, les Grecs, dans le christianisme et dans l’islam. Cette théologie de Maïmonide élabore une sorte de profession de foi du juif, comme si le judaïsme était une religion à laquelle on pouvait se convertir, alors qu’on naît juif et qu’on ne le devient pas. Et si on est né juif, on le reste, même lorsqu’on devient laïc ou athée. L’influence mutuelle, entre judaïsme et autres confessions d’Afrique du Nord était donc profonde et à la mesure de la longue coexistence et de l’ampleur des échanges interculturels. Du christianisme en Afrique du Nord antique Ce titre de section suggère que le theos chrétien s’est d’abord formé à l’extérieur et qu’il a été introduit par la suite dans la Berbérie. Cela ne correspond pas tout à fait à la manière dont les choses se sont déroulées. On peut en effet penser que le christianisme s’est entièrement formé en Palestine avant qu’il ne s’exporte vers l’extérieur et, en l’occurrence, vers l’Afrique du Nord. La vérité est que la Palestine, et plus largement la Syrie ou le Levant, comme l’Égypte et la Berbérie faisaient à l’époque parties intégrantes du même Empire romain et que les échanges humains et culturels étaient denses entre les différentes parties de l’Empire. De plus, les judaïsmes et la pensée hellène ayant « engendré » la nouvelle religion se trouvaient bel et bien, à travers la diaspora juive, dans toutes ses parties, d’autant plus que l’autonomisation du christianisme par rapport au judaïsme a été un long processus, auquel Alexandrie, Carthage et toute la Numidie, en Afrique du Nord, ont pris une part active. En réalité, l’Égypte, et surtout sa partie nord, ou Basse-Egypte, et la Berbérie, forment un ensemble uni anthropologiquement, linguistiquement et culturellement. Les anciens Égyptiens ont écrit dans leur Livre des Morts qu’ils venaient de l’ouest, c’est-à-dire de la Berbérie, et ils y retournaient pour la vie éternelle, après la mort. Et les justes parmi eux, reposaient dans l’au-delà, selon les Anciens Grecs et les Phéniciens, plus à l’ouest encore, dans les « Iles fortunées », c’est-à-dire dans les Iles Canaries. 118
Des dieux et des hommes en Afrique du Nord Par ailleurs, la langue la plus proche du copte est précisément le berbère25. C’est pour cela que les linguistes regroupent les deux langues dans la même famille chamitique, distincte et séparée des langues sémitiques qui constituent néanmoins la famille la plus proche. Culturellement, les archéologues trouvent de plus en plus les origines de la civilisation égyptienne dans le Sahara, c’est-àdire dans le territoire des Sanhaja aujourd’hui appelés Touaregs, Ayt Targua, c’est-à-dire dans la Berbérie. Ces choses-là sont désormais assez connues pour qu’on ne s’y attarde pas. En outre, depuis la victoire berbère sur l’armée du pharaon et l’avènement, en Égypte, de la dynastie libyenne des Chechonq (Shishak dans la Bible), la XXIIe, au milieu du Xe siècle av. J.-C., un rapprochement de l’Égypte et de la Berbérie s’est produit sur les plans culturel, linguistique et de l’organisation sociale. L’invasion perse de l’Égypte conduite par le roi Cambyse II au VIe siècle, et surtout la conquête du roi de Macédoine, Alexandre le Grand, en 332 av. J.-C. et l’installation de la dynastie des Ptolémées comme pharaons d’Égypte, ne changeront pas grand chose à cette proximité. Le passage de l’Égypte sous la domination romaine en l’an 30 n’apportera pas non plus de bouleversement, même sur le plan linguistique. A l’aube du christianisme, Alexandrie, fondée par Alexandre le Grand en 331 av. J.-C., était devenue le plus grand centre de rayonnement de la pensée hellène dans l’empire romain. Toutefois, Cyrène, Shehhat en Libye d’aujourd’hui, était un centre de culture et de pensée hellènes depuis le VIe siècle av. J.-C. Et, au moment de la fondation d’Alexandrie, Cyrène comptait quelque cent mille âmes et son école de philosophie était célèbre dans toute la région. « Cyrène brillait alors de tout son éclat, non seulement en raison de son poids démographique, mais surtout à cause de la qualité et de la diversité des activités qu’elle abritait.26 »
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Cf. G. LEFEBVRE, Grammaire de l’égyptien classique, Le Caire, IFAO, 1955 (2e éd.). Cf. A. LARONDE, « Alexandrie et Cyrène », dans : Alexandrie : une mégapole cosmopolite. Actes du 9e colloque de la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-Mer les 2 et 3 octobre 1998, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (Cahiers de la Villa Kérylos, 9), 1999. p. 91-112. 26
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Lahcen Oulhadj Faut-il rappeler, par exemple, que Platon qui a vécu aux Ve et IVe siècles, s’était rendu à Cyrène, au moins une fois, en 399, pour y rencontrer son ami, mathématicien, Théodore ? Faut-il rappeler aussi qu’Alexandre le Grand, lui même, a fait le pèlerinage de l’oasis berbère de Siwa, à 600 km, au sud-ouest d’Alexandrie, pour y consulter les oracles du Dieu Ammon ? Platon aurait demeuré treize ans en Afrique du Nord 27 . Les liens profonds entre la Grèce antique et la Berbérie sont trop évidents pour nécessiter une démonstration. Revenons donc à la formation du christianisme et au rôle que les Berbères y ont joué. Quelques mois avant de conquérir l’Égypte, Alexandre le Grand (356-323) a bien entendu conquis Jérusalem, en 332. A partir de l’an 167 av. J.-C., « après la tentative de l’hellénisation des juifs par (le Séleucide) Antiochus Epiphane », dans le contexte de la résistance juive, représentée notamment par le mouvement des Maccabées (Makabim en hébreu), « l’idée de la venue possible d’un ‘roi’28, dans la lignée de David, pour sauver la Judée de l’oppression étrangère » s’est renforcée. C’est dans ce cadre d’un judaïsme pluriel qu’a émergé le christianisme, comme secte parmi les nombreuses sectes du judaïsme. C’est que l’occupation et l’oppression romaines de la Judée ont entraîné beaucoup de divisions au sein du judaïsme. Les quatre courants les plus importants étaient alors les pharisiens, les saducéens, les zélotes et esséniens. Au début donc, c’était davantage d’un judéo-christianisme parmi d’autres qu’il s’agissait. Ensuite, ce judéo-christianisme autour de Jésus va être diffusé sous forme d’Églises persécutées en direction d’Alexandrie, Antioche et de Rome, mais aussi de Carthage. Il rencontre ce qu’on appelle, dans la pensée hellène, le platonisme moyen à Alexandrie et à Carthage. Par la suite, le néoplatonisme se développe au sein du christianisme et aboutit à la doctrine catholique qui va constituer la doctrine canonique du christianisme (occidental et
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Cf. J.-P. DUMONT, La philosophie antique, Paris, PUF, Collection « Que sais-je ? », 1962, chapitre 3. 28 Cf. L. COULOUBARITSIS, Aux origines de la philosophie européenne, Bruxelles, De Boeck, 2003, chapitre 8, p. 629 sq.
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord oriental) 29 durant près d’un millénaire. Dans toutes ces phases d’émergence, d’hellénisation et d’affirmation, les Nord-Africains ont joué un rôle important. Bien que cela ne soit pas valorisant aux yeux des fidèles, ne faut-il pas rappeler que c’était Simon de Cyrène qui portait la croix lors de la Passion du Christ ? En revanche, une chose qui est bien valorisante est que l’évangéliste saint Marc, fondateur de l’Église d’Alexandrie, était un apôtre africain, originaire, lui aussi, de Cyrène. On peut également citer Clément d’Alexandrie et son rôle et, surtout, Philon d’Alexandrie (20 av. J.-C.-54 apr. J.-C.), ce philosophe juif hellénisé qui tenta de démontrer la parfaite adéquation entre la philosophie grecque et la théologie juive. Mais, cette cité même d’Alexandrie, n’est-elle pas africaine et, surtout, ne doit-elle pas beaucoup à Cyrène et à la Berbérie hellénisée ? « C’est à Alexandrie que reviendra l’honneur de jeter, par les Pères de l’Église, les assises du dogme nouveau, la conception de la Trinité et du Verbe »30. De même, on ne peut pas ne pas évoquer un autre Africain, actif à Alexandrie, et également originaire de la même Cyrène, le prêtre Arius (256-336), et le rôle important qu’il a joué dans l’évolution du christianisme primitif et de sa christologie. Arius avait lancé son grand mouvement chrétien, la doctrine arienne ou l’arianisme31, en 312. Sa doctrine s’est répandue dans toute l’Afrique du Nord
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À l’époque, le schisme ne s’était pas encore produit. Le christianisme était uni autour des conclusions du Concile de Nicée. C’est beaucoup plus tard, en 1054, qu’a eu lieu la première rupture entre les deux Églises de Rome et de Constantinople, suite à des querelles théologiques, comme celle du Filioque (Pour Rome, le Saint-Esprit procède du Père et du Fils, tandis que pour les Orthodoxes, il procède du seul Père). 30 Cf. E. GUERNIER, op. cit. La partie III y est consacrée à l’apport de la Berbérie. 31 La doctrine d’Arius, qui préfigure l’islam, se résume en ces quatre propositions : i) Dieu est unique et non engendré. Tout ce qui est en dehors de lui est créé ex nihilo par sa volonté ; ii) Le Logos est un intermédiaire entre Dieu et le monde, antérieur au monde mais non éternel : il fut un temps où le Logos n’existait pas ; iii) Le Logos est donc créé, il est engendré mais cet engendrement doit s’entendre comme une filiation adoptive (Dieu inspire le Logos, le Christ, le Fils de l’Homme mais il est une créature naturelle et mortelle que Dieu a « pris sous son aile » ; iv) Le Logos est alors faillible par sa nature, mais sa droiture morale l’a gardé de toute chute. Il est inférieur à Dieu, mais il est une créature si parfaite qu’il n’en peut être créée qui lui soit supérieure.
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Lahcen Oulhadj et en Espagne. Comme l’évêque Alexandre d’Alexandrie et d’autres théologiens avaient développé une doctrine adoptant la Trinité et, donc, le caractère divin du Christ, l’arianisme a été à l’origine d’une grande querelle qui a opposé les évêques ariens aux disciples d’Alexandre32 et d’Athanase (son secrétaire et fils spirituel) avec leur doctrine du Fils éternel, immuable et de même nature que le Père. Le conflit n’a officiellement pris fin qu’au Concile de Nicée, convoqué, en 325, par l’empereur Constantin le Grand, spécialement pour traiter la question d’Arius. Le Concile de Nicée l’a sévèrement condamné. Mais, cela n’a pas mis un terme à son mouvement qui a continué à exister des siècles durant, puisqu’aux VIe et VIIe siècles, la population du royaume visigothique d’Espagne était encore largement arienne et avait même imposé la doctrine arienne aux contrées dominées au sud du sud de la France, par exemple, bien que le trône visigothique se fût converti de cette doctrine au catholicisme en 586. Cette doctrine arienne du royaume d’Espagne l’opposa inévitablement à l’Empire romain de Constantinople devenu trinitaire catholique, depuis le Concile de Nicée. Cela provoqua des guerres et des troubles au sein de la dynastie et des guerres civiles. Ainsi, en 710, Roderic renverse son cousin Wittisa et s’empare du pouvoir en en écartant le fils de ce dernier, Agila, lequel se réfugia à Septa Magna (Sebta) auprès du comte Julien, lequel comte, arien, semble-t-il, a prêté ses barques au gouverneur de Tanger, Tariq Ibn Zyad, pour franchir le détroit qui porte son nom et aller en conquérant, tuer le nouveau roi Roderic dans une célèbre bataille, dans la vallée de Guadalete, dans la province de Cadiz. Dans le même ordre d’idées, il faut aussi évoquer le mouvement chrétien autour de la doctrine de l’évêque de Cellae Migrae, en Numidie (l’est de l’Algérie actuelle), Donat le Grand, le donatisme, qui prit son essor aux IVe et Ve siècles. Le principal désaccord entre l’Église catholique et le donatisme concerne précisément la question de la validité des sacrements des évêques qui avaient
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La doctrine d’Alexandre est à la base de la doctrine catholique trinitaire. Elle peut se résumer par les principes suivants qui figurent dans la profession de foi préparée par Ossius de Cordoue à l’attention d’Arius afin que celui-ci renie sa doctrine et qu’il rallie celle de ses adversaires, au Concile d’Antioche, en 325 : i) Il reconnaît un seul Seigneur Jésus-Christ (en quoi la seigneurie se déplace du Père vers le Fils), qui est fils unique engendré et non créé ; ii) Le Fils existe depuis toujours (on reconnaît l’influence de la théologie de Jean) ; iii) Il est immuable et inaltérable (en quoi on reconnaît l’influence du néo-aristotélisme) ; iv) Il est l’image non de la volonté mais de l’existence réelle du Père. Arius avait refusé cette profession.
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord failli lors des persécutions. C’est cette même question qui va diviser les partisans et opposants de Moawiyya, les partisans d’Ali et ses opposants, les Kharidjites. C’est la question de l’éthique du dirigeant qui va rester récurrente dans les religions d’Afrique du Nord. On sait que saint Augustin, évêque d’Hippone, est entré au Ve siècle en combat théologique contre le donatisme. Cela ne fit pas disparaître le schisme, qui réapparaît à chaque fois sous de nouvelles formes, même en Berbérie islamisée33. En traitant, même brièvement, du christianisme nord-africain, on ne peut pas, non plus, ne pas évoquer le grand théologien berbère Tertullien de Carthage (155220) et son Apologétique ainsi que d’autres grands Pères berbères de l’Église comme Aristippe de Cyrène, saint Cyprien et beaucoup d’autres34. Évidemment, le plus grand d’entre eux demeure Aurélius Augutinus, saint Augustin (354-430), trop célèbre pour que l’on s’attarde sur son immense rôle théologicophilosophique. Il suffit de dire que c’est lui qui a construit la doctrine catholique qui va être considérée canonique pendant des siècles. Elle restera la théologie catholique exclusive, au moins 35 jusqu’à la Somme de saint Thomas d’Aquin (1224-1274). Saint Augustin s’est converti (du manichéisme) au christianisme (nicéen) à Milan, en 386, peut-être pour retrouver sa mère, sainte Monique, et sa religion. Saint Augustin se convertit aussi à Milan au néo-platonisme dont le fondateur est un autre africain, Plotin (205-270) et se réfère, en cela, à son concitoyen, le berbère Apulée (123-170) qui avait, auparavant, écrit sur les doctrines de Platon
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Faute de place, nous ne pourrons pas parler du mouvement berbère des circoncellions et de Firmin qui relèvent de la même tentation de schisme, pour résoudre une question sociale à travers la théologie. C’est dire que le principal pour les Berbères n’est pas la religion, mais le social. 34 Cf. Abbé V. SERRALDA et A. HUARD, Le Berbère... Lumière de l’Occident, Paris, Nouvelles Editions Latines, 1989. Voir aussi Collectif, PREVOT et al., L’Afrique romaine, 69-439, Atlande, 2006. 35 Rappelons que Martin Luther avait appartenu à l’ordre des Ermites Augustiniens, de 1505 à 1521, avant de lancer la Réforme en 1521, sur la question des Indulgences, une question d’éthique, un peu comme une revanche des donatistes sur les augustiniens, une revanche de l’unification de l’Église et de l’État sur leur séparation.
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Lahcen Oulhadj et de Socrate qu’il considérait comme aïeuls intellectuels s’entend. Saint Augustin élabore alors, en sa terre natale, la théologie catholique dont on peut dire qu’elle est une unification de la théologie trinitaire de Nicée et de la théologie de Platon36. Cette théologie augustinienne retient la vieille séparation égyptienne entre le corps et l’âme et accorde la prééminence de cette dernière sur le premier. Cette prééminence va, comme chez Platon, jusqu’au mépris du corps, lequel n’est qu’une prison pour l’âme, c’est-à-dire au mépris de la chair et de ses plaisirs et à la valorisation de la pauvreté « Heureux sont les pauvres ! ». Saint Augustin formule la doctrine du péché originel et, surtout, la doctrine de la grâce. Cette dernière doctrine résout la question de la justice divine et celle de l’omnipotence de Dieu et du libre arbitre de l’être humain. Platon considère, en effet, que la troisième source d’impiété est dans la prière qui vise à tenter d’infléchir la volonté de Dieu. C’est pour cela que la prière pieuse ne peut être que remerciement et non requête ou supplication. Dieu accorde la grâce à qui il veut. En somme, la Berbérie a fait un grand apport à la pensée politique. Elle a également contribué à la pensée philosophique. Son rôle dans le développement de la théologie chrétienne n’est plus à démontrer. « C’est bien Plotin (né à Assiout) qui, plus qu’Aristote, plus même que Platon, par Augustin comme par Proclus, allait fournir à la théologie des premiers âges comme à tout un secteur central de la spiritualité chrétienne leurs cadres et leurs formes d’expression. » « Si la pensée philosophique est née en Grèce, on peut affirmer qu’en Berbérie (Alexandrie, Leptis Magna, Carthage romaine), elle a donné naissance à des concepts nouveaux tant sur le plan métaphysique que sur le plan de la raison pure.37 » Que reste-t-il de tout cela dans la pensée théologique des Nord-Africains, sachant que le christianisme aurait disparu de l’Afrique du Nord, probablement vers les XVe-XVIe siècles 38 et que, selon Léon l’Africain, l’essentiel des
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Notons que la Trinité n’est pas étrangère à Platon dont la philosophie accorde une place particulière au chiffre 3. Pour lui, comme la condition humaine (on naît, on vit, puis on meurt, toujours en trois phases), presque tout, âme, corps, société... se divise en trois composantes. Ce caractère sacré du chiffre 3 va être repris par l’islam. 37 Cf. E. GUERNIER, op. cit. 38 Ibn Khaldoun parle au XIVe siècle de petit royaume chrétien dans le Tafilalt. D’un autre côté, une tribu zénète de confession semi chrétienne, semi kharidjite, en tout cas antimusulmane, les Zkara, a été découverte au Maroc, dans la région d’Oujda, en 1904. Voir
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord intellectuels de l’époque se sont enfuis vers l’Italie actuelle et l’Espagne, devant les conquérants omeyyades à partir du milieu du VIIe siècle ? Ce qui reste de cela, c’est d’abord ce qui caractérise l’âme berbère39, au-delà de la théologie, mais aussi une tendance à toujours vouloir faire descendre le paradis sur terre, à humaniser Dieu et à décentraliser la religion. Le développement du maraboutisme à partir du XVIe siècle, comme on va le voir, participe bel et bien de cet esprit. Les développements du chiisme et du kharidjisme en Afrique du Nord, dès le VIIIe siècle, ne relèvent pas moins de la même attitude. L’islam composite de la Berbérie L’islam est né au Hijaz et a vu sa doctrine parachevée dans la péninsule arabique, notamment dans le Levant. Ce n’est que par la suite qu’il a dépassé l’Égypte en direction de l’ouest de l’Afrique du Nord, sous la dynastie des Bani Oumayya de Damas (Dimashq). Peut-être que quelques contacts sans importance40 entre la Berbérie et l’islam ont précédé la conquête musulmane41.
Auguste MOULIERAS, Une tribu zénète anti-musulmane au Maroc, les Zkara, Paris, Ed. Augustin Challamel, 1905. 39 Voir pour cela E. GUERNIER, op. cit. 40 Mohammed ben Jaafar El Kettani rapporte, dans sa Selwat Al-Anfas, la légende des sept hommes Ragraga qui se seraient rendus à la Mecque et qui se seraient entretenus avec le prophète de l’islam en langue berbère et qui seraient revenus au Maroc pour répandre la nouvelle foi. Cette légende est répandue et présente plus d’une version. Michaux-Bellaire, op. cit., dans sa conférence, sur « l’islam marocain », émet l’hypothèse vraisemblable que les sept Regraga se seraient rendus plutôt à Azemmour, capitale des Berghwata, pour rencontrer le prophète de ces derniers qui leur aurait effectivement parlé berbère. Évidemment, après la victoire définitive de l’islam des Almohades sur les Berghwata, la Mecque devait remplacer Azemmour. D’un autre côté, Michaux-Bellaire, op. cit., écrit dans la conférence citée ce qui suit (p. 121) : « En 628, le Prophète s’était emparé du territoire des juifs de Khaïbar, dans le Yémen, et il en avait chassé les habitants, les obligeant même à quitter l’Arabie. Les uns se retirèrent dans l’Iraq et dans la Syrie, les autres passèrent en Afrique, et après avoir traversé le désert où quelques-uns d’entre eux s’établirent, ils finirent par arriver au Maghreb El-Aqça (le Maroc). » 41 Cf. EL-KETTANI, en arabe : ، ث ﺛﺔ اﺟﺰاٍء،ﺗﺤﻘﯿﻖ ﻣﺤﻤﺪ ﺑﻦ ﻋﻠﻲ اﻟﻜﺘﺎﻧﻲ... ﺳﻠﻮة ا ﻧﻔﺎس وﻣﺤﺎدﺛﺔ ا ﻛﯿﺎس،ﻣﺤﻤﺪ ﺑﻦ ﺟﻌﻔﺮ اﻟﻜﺘﺎﻧﻲ 2005 ﻧﺸﺮ ﺑﺎﻟﺮﺑﺎط ﻓﻲ
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Lahcen Oulhadj En tout cas, nous ne disposons d’aucun témoignage direct, ni des événements antérieurs, ni de cette conquête elle-même. Avant d’évoquer cette conquête musulmane dans ses grands traits, il convient de commencer par présenter la théologie musulmane et son évolution avant d’arriver en Afrique du Nord. Le Dieu musulman, Allah, « est un Dieu unique, certes, non un Dieu de colère comme celui des juifs, non un Dieu de bonté comme celui des chrétiens, mais un Dieu de puissance omnipotente » 42 . Cette théologie, confrontée à la pensée chrétienne à Damas, a été amenée à se défendre et, par conséquent, à évoluer considérablement 43 . Le Coran ne s’est pas contenté d’exposer la théologie musulmane, il a également jugé les théologies des religions précédentes (judaïsme, christianisme et mazdéïsme). En installant sa capitale à Damas et en entamant l’arabisation des populations syriennes, l’islam ne pouvait pas manquer d’entrer dans d’âpres discussions entre ses théologiens et ceux de l’Église. Les théologiens musulmans avaient, en fait, besoin de consulter les théologiens chrétiens comme les rabbins sur plusieurs sujets évoqués dans le Coran et que les textes sacrés des religions précédentes ont traités, d’autant plus que le texte coranique ne comportait pas de signes diacritiques, ni de voyelles. Le Coran affirme que Jésus n’est pas le fils de Dieu, mais son messager. Jésus n’est pas divin et éternel. Il n’est pas Dieu. Dans le même temps, le Coran qualifie Jésus de verbe et d’âme, de souffle ou d’esprit de Dieu44. L’argument des théologiens chrétiens est que si Jésus est le verbe et l’âme de Dieu, c’est qu’il est divin et éternel. Les théologiens musulmans répondent que souffle et esprit ne sont que des termes utilisés au sens figuré pour signifier la place élevée que Dieu accorde à Jésus. En outre, ils retournent l’argument en leur faveur pour tirer de leur thèse, selon laquelle le Coran est la parole de Dieu, son caractère incréé et éternel.
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E. GUERNIER, La Berbérie, l’Islam et la France, Paris, Éditions de l’Union Française, 1950, 2 tomes. 43 Cf. L. GARDET et M.-M. ANAWATI, Introduction à la théologie musulmane, essai de théologie comparée, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1948. 44 ﺑﺴﻢ ﷲ اﻟﺮﺣﻤﻦ اﻟﺮﺣﯿﻢ إﻧﻤﺎ اﻟﻤﺴﯿﺢ ﻋﯿﺴﻲ اﺑﻦ ﻣﺮﯾﻢ رﺳﻮل ﷲ وﻛﻠﻤﺘﮫ أﻟﻘﺎھﺎ إﻟﻰ ﻣﺮﯾﻢ وروح ﻣﻨﮫ
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord Un autre problème qui se posait aux théologiens musulmans était celui du statut du pécheur ou du rapport entre les actions d’une personne et sa foi. Ce problème s’est posé avec acuité avec l’avènement du califat de Mou’awiyya. Devait-on lui obéir en dépit de ce qu’il avait fait d’Ali ibn Abi Taleb et de ses enfants ? On a vu que la même question a été posée, dans le cadre du christianisme, par Donat à Carthage, au sujet des prêtres ayant mal agi lors des persécutions des chrétiens et que cela a débouché sur l’émergence et le développement du mouvement des donatistes. Dans le cadre de l’islam, cette question, à la fois pratique et théologique, a continué à être débattue tout au long des trois premiers siècles de l’islam. La division école rationaliste versus école tradionaliste a précisément vu le jour sur cette question du croyant pécheur. Est-il toujours croyant ? Les rationalistes Mou’tazilites répondent par ni-ni : le pécheur n’est ni croyant, ni impie (il est entre les deux : « manzila bayna al manzilatayn »). Les tradionalistes Ach’arites réagissent surtout aux premiers en subordonnant la raison au texte. Pour revenir à la conquête musulmane, notons qu’elle a commencé sous le calife Omar, en 641, et s’est heurtée à une grande résistance armée et a enregistré de nombreuses batailles rangées, tantôt remportées par les Arabes, tantôt par les Berbères (sous commandement byzantin, au début et, surtout, dans la Berbérie orientale). Cela explique, en grande partie, que cette conquête n’a été complètement achevée que vers 709, lorsque l’ensemble de l’Afrique du Nord, à l’exception de la ville de Sebta (Ceuta, en espagnol), se trouve sous le contrôle, plus ou moins réel, du califat omeyyade. Aussitôt la résistance armée écrasée, commence une longue résistance faite de révoltes, d’hérésies et d’autres formes de résistance culturelle et politique même. On peut considérer que c’est la montée, en 1120, des Almohades, qui a mis un terme définitif à cette première période de choc de l’islam et de la Berbérie, pour ouvrir une période de théisme intransigeant qui, somme toute, n’a été que le fait du Mahdi Mohamed Ibn Tumart et de son lieutenant et successeur, Abdelmoumen. En 1215, déjà, de nouvelles révoltes locales et tribales amènent au pouvoir le troisième groupe berbère, les Mérinides Zénata. Ainsi s’ouvre la période de développement d’un islam marocain, officiel sous les Mérinides, et populaire par la suite, et notamment, avec l’ascension des Saadiens (en 1549),
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Lahcen Oulhadj sous forme de zaouiyas et de chérifisme, une sorte d’hénothéisme. Cet islam nord-africain populaire va régner dans les tribus, à l’abri des événements internationaux, pratiquement jusqu’aux années 1970. A partir de ces années s’ouvre une période trouble avec une réislamisation violente, ou une « wahhabisation », entamée à coup de millions de pétrodollars, en direction de la diaspora nord-africaine en Europe occidentale et renforcée, par la suite, par les médias, la télévision satellitaire, Internet et les réseaux sociaux pour affecter une grande partie des populations nord-africaines. Nous pouvons donc distinguer dans la longue évolution de l’islam en Afrique du Nord, de son introduction en Égypte en 641 jusqu’à aujourd’hui, quatre périodes, en plus de la période de crise, ouverte depuis les années 1980. Donner des détails sur chacune de ces périodes nécessiterait plusieurs volumes et des années de travail. Cela n’est d’ailleurs pas l’objet du présent papier, ni de la présente soussection. Nous nous contentons ici de quelques indications bibliographiques. Notre objectif est de donner quelques éléments historiques susceptibles d’expliquer la spécificité et la complexité de l’islam qui a résulté de sa longue évolution sur la terre nord-africaine. La première période va de 641 aux alentours de 709. C’est la période de la résistance berbère à la conquête islamique conduite par les Omeyyades. Cette période a été marquée tant par un grand nombre de batailles, des avancées islamiques et des retraites ou reculs, que par Koceila et par la reine Dihya (appelée Kahina par les historiographes arabes). La période a été décrite au IXe siècle par Al Baladhuri (823)45, Ibn Abd Al Hakam46 (849), Ibn Khayyat (777-854)47. Une nouvelle version de la conquête est développée à partir du XIIe siècle avec Ibrahim Ar-Raqiq Al Qayrawani (mort en 1027)48 , Al Maliki49 , Ibn Idhari Al
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ﻣﺆﺳﺴﺔ اﻟﻤﻌﺎرف،ﻓﺘﻮح اﻟﺒﻠﺪان L’histoire de la conquête de l’Egypte, de l’Afrique du Nord et de l’Espagne. 47 ﻛﺘﺎب اﻟﺘﺎرﯾﺦ 48 Tarikh Ifriqiyya wal-Maghrib. 49 أﺑﻮ ﺑﻜﺮ ﻋﺒﺪ ﷲ ﺑﻦ ﻣﺤﻤﺪ اﻟﻤﺎﻟﻜﻲ- ﻛﺘﺎب رﯾﺎض اﻟﻨﻔﻮس ﻓﻲ طﺒﻘﺎت ﻋﻠﻤﺎء اﻟﻘﯿﺮوان وإﻓﺮﯾﻘﯿﺔ 46
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord Murrakuchi (XIIIe-XIVe siècles)50, Abderrahmane Ibn Khaldoun (1332-1406)51 et Al Nuwayri (1279-1332)52. La deuxième période va de 709 à 1120. Cette période est celle de la résistance intellectuelle et de révoltes plus ou moins locales et plus ou moins violentes. La résistance intellectuelle est incarnée par le développement des mouvements d’opposition, plus ou moins radicale, à la théologie officielle des Omayyades. C’est ainsi que le kharidjisme a connu un essor partout en Afrique du Nord. Jusqu’à aujourd’hui, les populations berbérophones de Ghardayïa, en Algérie, des oasis et de Jerba en Tunisie tout comme ceux de la Tripolitaine, sont kharidjites (de rite ibadhite). Cette résistance intellectuelle a été encore plus radicale au Maroc, puisque ce pays a connu l’émergence de prophètes et de livres sacrés berbères, comme le prophète Hamim et son oracle, sa tante Tanguit, chez les Ghomara dans la région de Tétouan-Tanger, et, surtout, le prophète Salih fils de Tarif qui a écrit un Coran de 80 sourates en berbère et qui a fondé un royaume dans le Tamesna, dont la capitale était Azemmour, près de Mazagan (Al Jadida d’aujourd’hui). Ce royaume a duré des siècles, du VIIIe au XIIe, et avait des ambassades à Cordoue et en Angleterre. Cette résistance intellectuelle a également pris la forme de l’intronisation, en 788, d’un chi’ite (zaydite) qui fuyait les persécutions d’Orient et qui était donc opposé aux dynasties de Damas et de Baghdad, Idriss ben Abdallah, et, donc, à la fondation d’un royaume chi’ite, les Idrissides, surtout dans la partie nord du Maroc, mais pas seulement. Le mouvement chi’ite Fatimide, parti de chez les Senhaja-Ktama de l’Algérie actuelle, puis de sa capitale Mahdiya en Tunisie, pour toucher ensuite l’ensemble de la région et au-delà, participe de la même résistance intellectuelle. On sait que les Fatimides ont par la suite fondé Le Caire et qu’à partir de là ils ont régné sur
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Al Bayan Al Mughrib. Kitab Al Ibar. 52 Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique Septentrionale. 51
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Lahcen Oulhadj un grand empire allant de l’Afrique du Nord à la Syrie. Au Caire, ils ont fondé Al-Azhar et ont laissé des monuments historiques de grande importance. Sur le plan intellectuel, les Fatimides étaient proches des Mou’tazilites rationalistes. Sur le plan religieux, ils étaient ismaïlites (ils reconnaissaient 7 imams, au lieu des 12 pour les imamites duo-décimaux du chi’isme iranien officiel d’aujourd’hui, ou de 4 seulement pour les Zaydites, restés au Yémen, les Houthi d’aujourd’hui). Sur le plan religieux, on peut dire qu’ils ont bouleversé la théologie musulmane en ce sens qu’ils l’ont pratiquement christianisée avec leur invention de la nativité et du culte du prophète, le culte de Fatima, d’où leur nom, pour en faire une sorte de Sainte Vierge, et leur vénération de Ali ibn Abi Taleb. Tous ces éléments sont restés en Afrique du Nord et marquent de manière indélébile l’islam dans cette région. Evidemment, l’ismaïlisme existe toujours aujourd’hui au Pakistan et en Inde (les Agha Khan), mais il a beaucoup évolué sur le plan doctrinal. Ils se présentent comme les musulmans les plus sécularisés et les plus modernes. Un autre aspect de la doctrine secrète des Fatimides est que, justement, elle était secrète. Cela renvoyait au mysticisme et à l’hermétisme qui constituent, on le sait, une dimension de la doctrine de Platon, mais c’était aussi une révélation d’Hermès Trismégiste ou une forme d’ésotérisme égyptien remontant à Thot. On sait que tous ces courants se sont prolongés, au Moyen Âge, dans l’alchimie et la Kabbale chrétienne. Cette doctrine fatimide prônait le soufisme, assez souvent lié au mysticisme. On sait que ce soufisme a connu un grand essor dans le maraboutisme à partir du XIIe siècle. Concernant les révoltes, il semble que la plus importante, et qui a touché l’ensemble des deux anciennes Maurétanies (Césarienne, avec Cherchell comme capitale, et Tingitane, avec Tanger et Volubilis comme capitales) a été conduite, au départ, par un porteur d’eau, Maysara Mdaghri. Elle a débouché sur une bataille sanglante, vers 741-44, appelée par les historiographes arabes, « bataille des nobles », dans la mesure où la noblesse omeyyade y a été massacrée53. A vrai dire, l’histoire de l’islam chez les Berbères n’a pas été faite que d’hérésies, de
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Ces événements sont directement liés à l’émergence du royaume des Berghwata. Ils ont aussi un rapport avec l’effondrement de la dynastie des Omeyyades à Damas et la montée des Abbassides à Baghdad, vers l’est et plus loin de l’Afrique du Nord, en 750.
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord révoltes et de résistance. Il faut aussi noter que le développement de l’une des plus orthodoxes écoles du Sunnisme, le Malikisme, a été le fait des musulmans d’Afrique du Nord et d’Espagne. Ainsi, l’ouvrage de référence de cette école, Al Muwatta, a été écrit, à Cordoue, par le masmoudi Yahya ibn Yahya Allaythi Alwisllanen 54 (mort en 848). De même, le second livre de référence du malikisme, Al Mudawwana Al Koubra, a été écrit à Zaytouna, en Tunisie, par Sahnoun Ibn Habib Attanukhi. C’est ainsi qu’en dehors des Kharidjites, les musulmans de l’Afrique du Nord, les Oulemas surtout, se réfèrent à l’imam de Médine, Malik Ibn Anas (711-795), alors que les pays du Moyen-Orient se réfèrent à d’autres rites sunnites (Chafi’i en Egypte, Hanbali en Arabie et Hanafi en Irak). Toujours pour éviter de heurter les Berbères sunnites musulmans, le kharidjisme, le chi’isme et les hérésies musulmanes n’ont pas été le propre des Berbères. Aujourd’hui encore, le kharidjisme ibadhite est la religion du sultanat d’Oman. Le chi’isme duodécimal est au pouvoir en Irak et en Iran. Il est majoritaire à Bahrayne avec un pouvoir sunnite minoritaire. Il est présent en Arabie et dans les autres États du Golfe. Le chi’isme zaydite est fort au Yémen. L’alaouisme, assez proche, est au pouvoir en Syrie... D’ailleurs, le kharidjisme, comme le chi’isme sont nés dans l’Irak actuel, durant le premier siècle de l’islam. La troisième période dans l’évolution de l’islam en Afrique du Nord va de 1120 à 1269. C’est la période des Almohades (unificateurs de Dieu, monothéistes) rigoristes. Les Almohades étaient un mouvement réformiste religieux, lancé dans les tribus Masmouda, dans la région de l’Anti-Atlas, par le Mahdi Mohamed Ibn Tumart, disciple du grand théologien persan Al Ghazali (1058-1111). Ce dernier avait pris position pour la foi musulmane contre la philosophie rationaliste aristotélicienne, contribuant ainsi à la défaite des Mou’tazilites (perses en majorité) au profit des traditionalistes Ach’arites. Le titre d’Ibn Tumart, le Mahdi, est toutefois un concept chi’ite, utilisé auparavant par les Fatimides ismaïlites, avec la fondation de Mahdiyya, en Tunisie, et qui a d’ailleurs, comme on a vu, une origine juive, au IIe siècle av. Jésus Christ.
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Cf. la thèse de doctorat de Dar Al Hadith de Mohamed Ben Hassan Chourhabili, 1978 : ١٩٩٥ ﺣﺴﻦ ﺷﺮﺣﺒﯿﻠﻲ، ﯾﺤﻲ اﺑﻦ ﯾﺤﻲ اﻟﻠﯿﺜﻲ و رواﯾﺘﮫ ﻟﻠﻤﻮطﺎٔ ﺟﺎﻣﻌﺔ اﻟﻘﺮوﯾﯿﻦ أﻛﺎدﯾﺮ،ﻣﺤﻤﺪ ﺑﻦ طﺒﻌﺔ
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Lahcen Oulhadj Cette troisième période est celle de l’islam intransigeant. Toutefois, dès le règne d’Abou Yacoub Youssouf (mort en 1184), le fils et successeur du premier calife Abdelmoumen Algoumi55 , on assiste à une rupture d’avec l’orthodoxie islamique. On sait que ce calife intellectuel avait reçu, à Marrakech, le philosophe musulman espagnol Averroès (Ibn Ruchd) à qui il avait demandé d’écrire pour lui un commentaire de la Logique d’Aristote. Ce qu’il a fait. C’est Abou Yaacoub Yusuf qui a construit la Giralda à Séville, comme la tour Hassan de Rabat. La quatrième période va de 1269 à la fin des années 1970, c’est-à-dire de l’effondrement de l’empire almohade jusqu’à l’émergence de l’islam wahhabite à la faveur de la hausse vertigineuse des cours du pétrole, au milieu des années 1970. Cette longue période de sept siècles se caractérise par un islam autonome par rapport au Moyen-Orient, du moins pour la population, et par un Maroc isolé de l’Espagne depuis la Reconquête catholique et du reste du monde depuis l’installation des Turcs 56 en Algérie, en 1512. Cette période est celle du maraboutisme et du chérifisme57. Pendant cette quatrième période, l’islam populaire a connu une grande décentralisation et un redéploiement des théories chi’ites et mystiques. Dans cet islam, plusieurs couches se sont superposées, chacune provenant d’une phase donnée de la longue histoire, plus ou moins continue, de l’Afrique du Nord, dans la mesure où les Berbères ont souvent essayé d’éviter les ruptures. Pour s’en convaincre, il suffit de voir comment Dihya, se sachant condamnée, a ordonné à son fils de rejoindre l’ennemi, ou plus près de nous, comment Mouha Ouhammou Izzeyyi et Assou ou Baslam sont passés de la période précoloniale au Protectorat ou encore comment El Glaoui est passé de ce dernier au Maroc indépendant. Crise religieuse d’aujourd’hui La crise religieuse en Afrique du Nord vient de ce que l’enrichissement des monarchies pétrolières du golfe Arabo-Persique leur a permis, dès la fin des
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En réalité, le premier calife almohade était le chef religieux Mohamed Ibn Toumart, décédé en 1128-1130 et dont la mort aurait, selon Ibn Khaldoun, été cachée durant deux ans, pour que l’étranger à la tribu, Abdelmoumen, ne lui succède pas. 56 Notons que les Turcs ont introduit le rite Hanafite au Maghreb central et oriental. 57 Voir les travaux de Michaux-Bellaire, Archives Marocaines, op. cit.
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord années 1970, de financer à coup de millions de pétrodollars, l’exportation de leur islam rigoriste vers l’Afrique du Nord et vers la diaspora de cette dernière en Europe ; le tout avec la bénédiction de certains États européens. Cette extension de l’islam salafiste s’est faite aussi, en partie, pour réagir à l’offensive de l’islam khomeïnite à partir de 1979. Cet islam salafiste était radicalement différent de l’islam populaire de l’Afrique du Nord. Nous avons vu que ce dernier était composite et complexe. Et, surtout, les histoires respectives des deux régions étaient pratiquement opposées. Les deux cultures respectives par conséquent, avaient complètement divergé. Dès le départ, l’islam a été fortement marqué par la culture arabe de son berceau. En Afrique du Nord, il a été plaqué sur une réalité sociale et une culture radicalement différentes. Puis, l’évolution historique a accentué les différences. En effet, les conquêtes islamiques faciles et rapides au Moyen-Orient dans l’empire romain d’Orient, puis en Iran, et au-delà, ont donné un sentiment d’invincibilité aux musulmans d’Orient. Puis l’état de pauvreté des croisés, à partir de la fin du XIe siècle, et la défaite de ces derniers devant Saladin, moins d’un siècle plus tard, donna à ces musulmans un sentiment de supériorité par rapport aux Européens. La conquête encore plus facile de l’Égypte par Bonaparte en 1798 ne put pas changer ce sentiment, en tout cas, pas en Arabie. En Afrique du Nord, si la conquête musulmane de l’Espagne par Tarik en 711, puis sa nouvelle occupation par le premier calife almoravide Youssef ben Tachfine58 (1009-1106), en 1086, ont donné aux Marocains quelque sentiment de supériorité, la Reconquista a complètement annihilé cet éventuel sentiment. Au contraire, la Reconquista a instauré en Afrique du Nord, et, notamment au Maroc, chez le musulman, un sentiment d’infériorité par rapport à l’Européen. Cette culture arabe qui a marqué l’islam du Moyen-Orient et qui a été renforcée par les victoires remportées par l’islam sur les deux empires byzantin et sassanide, a été bien analysée par plusieurs anthropologues contemporains dont
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Youssef Ou Talakatin serait le huitième imam, dans le cadre de la doctrine ismaïlite fatimide, dominante à l’époque.
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Lahcen Oulhadj Bernard Lewis et Raphael Patai, mais aussi par un homme d’affaires égyptien, Tarek Heggy. L’analyse de Patai me semble particulièrement juste et objective. Elle relève tant les faiblesses que les forces de cette culture. Parmi les aspects négatifs figurent le romantisme incurable, la tendance à la rhétorique et au refus de toute critique extérieure, la propension au conflit interne et aux dissensions entre pays arabes, le rejet de toute responsabilité de leurs maux sur les autres (impérialisme, sionisme, Amérique...), rejet des valeurs de l’« Occident » et recherche de sa technologie (ils veulent la technologie de la télévision, mais pas les programmes de TV de l’Occident). Le savoir ne se construit pas pour eux, il se transmet. C’est qu’il avait été donné une fois pour toute. Les Arabes magnifient leur passé imaginé. Ils ont tendance à substituer leurs désirs à la réalité. À côté de ces défauts, il existe bien sûr des vertus telles que la générosité, le courage, l’hospitalité et la cohésion familiale. Un aspect qu’il est difficile d’apprécier, mais qui constitue, à coup sûr, un facteur de blocage, est le sens de l’honneur et l’hyper sensibilité à l’humiliation sexuelle. Tout cela est lié à la vision qu’ont les Arabes du monde, qu’ils divisent en deux parties, eux-mêmes et les autres (ce qu’ils appellent l’Occident), le bien et le mal. Cette vision est également liée à la désastreuse eschatologie musulmane, laquelle semble avoir connu une rupture avec la disparition du prophète dont la mort paraissait devoir coïncider avec la fin du monde ou « L’Heure »59. Toute cette culture-religion du Moyen-Orient était étrangère à l’Afrique du Nord, jusqu’en 1979. A partir de cette date, les choses vont commencer à changer. Ainsi, tant que l’Afrique du Nord était isolée du Proche-Orient et de l’Arabie, tout se passait à peu près sans problème, du moins pour l’islam populaire. Ce dernier était spécifique et avait cessé d’être conquérant, au moins, depuis le XVIe siècle. Il était assez pluriel, divisé en plusieurs confréries et théologiquement peu homogène. Dans l’islam populaire, on pouvait trouver des ingrédients de toutes
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Cf. P. CASANOVA, Mohamed et la fin du monde, étude critique sur l’islam primitif, Paris, Librairie Paul Geuthner, 1911.
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord sortes. Il y avait de la pensée et des rites chi’ites. Il y avait du kharedjisme. Il y avait du malékisme adapté. Il y avait des croyances et une connaissance de la Bible, au-delà de ce qu’on pouvait trouver dans le Coran. Cet islam populaire était paisible dans la mesure où il ne prétendait aucunement s’imposer aux nonmusulmans. On peut même dire que la vie dans les campagnes, largement dominantes sur le plan démographique, était une vie plutôt sécularisée, en ce sens que ce n’était pas le « fquih » ou le pouvoir religieux local, « zaouiya » ou mosquée, qui régissait la vie, mais plutôt la « jmaa » ou le conseil profane du village ou de la tribu qui dominait. Même dans les villes, c’étaient les « amines » profanes qui organisaient la vie des différents métiers. Toutefois, les citadins étaient plus proches que les ruraux du pouvoir religieux et des oulémas. A côté de cet islam des masses, existait un islam des « lettrés » beaucoup plus perméable aux enseignements et prescriptions des sources et des fondements et de leurs tenants au Moyen-Orient. Pour la plupart de ces oulémas, les références religieuses se trouvaient toujours au Moyen-Orient et à la Sublime Porte, depuis le XVIe siècle, même si l’empire ottoman n’a jamais pu occuper le Maroc, lequel a su conserver son indépendance politique par rapport au calife. L’émergence de la pensée fondamentaliste des Frères musulmans en Égypte, à partir de 1928, n’a pas pu se développer à l’extérieur de ce pays, avant les années 1980, sauf peutêtre en Algérie à cause de sa politique d’éducation qui consistait à arabiser l’enseignement dès les années 1960 en recourant massivement aux enseignants égyptiens. La répression de ce mouvement islamiste par Nasser a poussé certains de ses idéologues à s’installer, dès les années 1950, au Qatar où ils ont accompagné la formation même de l’État. Ce qui s’est passé en Algérie explique largement la montée du FIS et la guerre civile des années 1990. Ce qui s’est passé au Qatar, explique ses orientations politiques et la crise entre ce pays et le reste des États du golfe Persique. Au Maroc moderne, l’Égypte n’a jamais été une référence, ni pour le pouvoir monarchique qui se sentait menacé par le « républicanisme » de Nasser, ni pour la population qui en majorité avait d’autres références. Le pouvoir religieux ne pouvait pas être Al Azhar qui est d’obédience chafi’ite, alors que les oulemas marocains suivent le rite malékite, d’autant plus que le pouvoir religieux n’était pas au centre de la vie des Marocains.
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Lahcen Oulhadj Ce qui explique donc la crise islamique d’aujourd’hui, c’est le renchérissement du pétrole et l’enrichissement des États du Golfe. Cet enrichissement a aussi quelque chose à voir avec la « révolution » iranienne. L’enrichissement des deux côtés du golfe Persique exacerbe les deux nationalismes perse et arabe et entraîne une rivalité meurtrière entre les deux parties, chacune essayant de fortifier sa base, d’autant plus que depuis le XVIe siècle, le nationalisme persan a adopté le chi’isme comme confession officielle pour se distinguer de l’empire ottoman sunnite. Ainsi, le nationalisme iranien chi’ite commence dès le milieu des années 1970 et avant même la révolution khomeinite à consolider les rangs de son camp au Liban. En 1979, il tente un coup de force à Médine. Le nationalisme arabe, lui, s’empare de l’islam sunnite hanbalite et finance à coup de millions de dollars la salafisation des petites bourgeoisies de l’Afrique du Nord. A partir du moment où le système éducatif lui a été offert sur un plateau d’argent, avec la politique d’arabisation, la partie a été gagnée dans la région. Les jeunes Nord-Africains scolarisés en arabe et endoctrinés au fondamentalisme pouvaient désormais être lancés dans la guerre globale contre la démocratie, les droits humains et la liberté en Europe et en Amérique, d’autant plus que leur connaissance des langues et codes européens n’était pas tout à fait nulle. Comment sortir de la crise ? Pour les pays de l’Afrique du Nord et, plus particulièrement pour le Maroc, nous avons déjà fait des propositions60 de voies pour sortir de la crise théologique présente. Ces propositions consistent à : (i) (ii) (iii) (iv)
Amener la jeunesse marocaine à considérer que l’islam est une religion et non la religion ; Libérer l’islam du nationalisme arabe ; S’attacher à l’esprit de l’islam et se départir de sa lettre qui est datée et localisée ; Réinsérer l’islam dans l’histoire ;
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Cf. L. OULHAJ, « Propositions pour séculariser la société et normaliser l’islam au Maroc », dans Abouddahab et Reifeld, Pauvreté, religion et identité nationale, les voies marocaine et indienne vers la démocratie, Rabat, Ed. Konrad Adenauer Stiftung et Université Mohamed V, 2016.
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord (v) (vi)
Résoudre la question du mal et de la justice divine, laissée entière dans l’islam ; Séparer définitivement le politique du religieux.
Ces propositions qui valent pour les pays « musulmans » ne sauraient s’appliquer aux pays européens. De manière générale, pour les pays sécularisés, la solution de la crise théologique qui les frappe à travers le terrorisme, ne saurait être locale ou nationale. Une solution globale s’impose, puisque le terrorisme islamiste agit globalement, conformément à une stratégie globale qui vise l’assujettissement de l’ensemble des pays civilisés. Les islamistes, comme les arabo-islamistes désignent l’Europe et l’Amérique par « Occident », terme plus que négatif dans leurs discours et littérature. L’Occident, pour eux, est le mal à extirper. Eux sont le bien qui a pour mission d’y parvenir. L’Occident n’est pas pour eux une entité géographique. C’est l’ensemble des valeurs qu’ils abhorrent : la liberté, l’égalité et l’humanisme qui les a permises. Pourtant, géographiquement, le Moyen-Orient se situe bel et bien dans cet Occident. Culturellement et sur le plan religieux, il appartient à cet ensemble dont les racines sont égypto-gréco-romaines61. La théologie musulmane se situe bien évidemment dans le prolongement de celle de Platon et, surtout, dans celle des Hébreux. On est, avec elle, dans ce qu’on appelait les religions occidentales, par opposition aux religions orientales élaborées dans le sous-continent indien et dans ses environs. Toutefois, c’est uniquement la civilisation chrétienne qui a permis le tournant de la Renaissance et le développement, en son sein, de l’humanisme et du prométhéisme62. C’est parce que la théologie chrétienne, par sa distinction entre la cité de Dieu et la cité humaine terrestre, avait une prédisposition à accepter le mouvement, bien que l’Église s’y fût opposée au départ.
61
Peut-être, pour être plus juste, faudrait-il remplacer ici l’élément égyptien par l’africain, au moins au sens de l’Afrique du Nord. 62 Système de pensée qui se réclame de l’ambition prométhéenne de dominer le monde et la nature.
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Lahcen Oulhadj Si le monde musulman refuse cette évolution vers l’humanisme et les valeurs d’égalité et de liberté qu’il induit, ce n’est pas pour des raisons théologiques. C’est pour des raisons nationalistes arabes, bien masquées par un discours religieux qui a pour but d’entraîner les musulmans non arabes et d’en faire de la chair à canons. Le theos musulman est le Dieu suprême et créateur des anciens Égyptiens et des Libyens, ainsi que des Hébreux. Il est unique, omniscient et omnipotent. Il est, en plus, universel et exclusif dans le cas musulman. Evidemment, les anciens nationalistes arabes ont nationalisé ou tribalisé ce Dieu tout en prétendant maintenir son universalité et son exclusivité. De plus, son omnipotence est pour le moins ambiguë. D’un côté, il détermine tout. De l’autre, le mal échappe à sa volonté et il a besoin d’être épaulé par les plus fidèles d’entre les fidèles. Les commanditaires du terrorisme ne refusent pas le prométhéisme. Mais, ils veulent dominer Prométhée lui-même. Ils font semblant de le vilipender pour que leurs premières victimes, les jeunes Nord-Africains, consentent à troquer la vie « détestable » qu’ils ont pour l’heureuse éternité qui leur est promise, à condition qu’ils contribuent à extirper le « mal ». Face à cela, deux stratégies doivent, à notre sens, être menées de front, par le monde libre : (1) La première est la lutte anti-terroriste sécuritaire et militaire ; (2) La seconde est la lutte idéologique, tant au sein des pays développés que dans les pays musulmans. Un enseignement de l’histoire des religions et des religions comparées doit être imposé à ces derniers et le respect de la liberté de religion devrait être une condition sine qua non à l’admission des pays dans le concert des nations. Cette seconde stratégie vise davantage l’islamisme officiel que le terrorisme islamiste. À n’en pas douter, les deux vases sont communicants. Le premier est le lit du second. Il n’y a plus un islam modéré et un islam extrémiste. L’islam est désormais un et un seul63. Il y a les islamistes qui veulent assurer la domination
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Mis à part l’islam chi’ite, capable d’évolution, puisqu’il dispose d’un clergé.
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Des dieux et des hommes en Afrique du Nord par le prêche et le contrôle ou l’interdiction des libertés religieuses et il y a les islamistes qui veulent l’assurer par des moyens violents. À ces derniers, on ne peut opposer que la violence publique légitime et aux seconds, qui se confondent souvent avec des États, les États du monde libre doivent imposer des réformes draconiennes des contenus de l’éducation et du discours des médias ainsi que l’instauration de l’égalité des sexes et la nondiscrimination, tout comme la liberté religieuse. Par ailleurs, les États qui ont le plus diffusé, dans le monde, l’islamisme de la haine et du jihad, sont les États pétroliers de l’Arabie, depuis surtout les années 1973-74 avec la hausse spectaculaire des prix. Face à cela, les Américains ont bien compris l’enjeu, depuis 2001. La stratégie mise en place d’indépendance à l’égard du pétrole du Moyen-Orient a largement porté ses fruits, depuis 2014. L’Europe a une autre stratégie à appliquer. Il s’agira d’accélérer la transition énergétique pour sortir le plus vite possible de l’ère des énergies fossiles et priver ainsi le terrorisme islamiste de ses moyens de financement, tout en préservant l’environnement.
Lahcen Oulhaj Professeur de sciences économiques Université Mohammed V (Rabat)
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Véhémence et violence chez saint Jean Chrysostome Véhémence et violence sont voisines et l’on sait que les voisins sont souvent en bagarre les uns contre les autres : « Le meilleur des hommes ne saurait vivre en paix, si son méchant voisin ne le lui permet pas »1. Mais comme les extrémités se touchent, les deux concepts aussi peuvent se rencontrer, voire coïncider : la violence n’est-elle d’ailleurs pas une des significations de la véhémence ? Pour illustrer ce que je veux dire, nous pouvons comprendre ici « véhémence » comme impétuosité du discours, alors que la violence impose avec force son discours à l’autre. Toutes les deux puisent à la même source, au « chaudron bouillant de la colère de Dieu », pour reprendre une expression biblique, mais elles vont dans des directions opposées. L’Ancien Testament est rempli de la colère de Dieu2, une sainte colère, à la fois menaçante et pleine de promesse. La colère maligne, en revanche, risque de tout faire éclater en petits morceaux. Encore plus profondément, on voit que le Christ a tenu des discours véhéments contre les pharisiens, mais quand il a chassé avec un fouet les vendeurs du Temple, a-t-il accompli un acte de violence et si oui, était-ce une bonne ou une mauvaise violence3 ? Jean Chrysostome devenait facilement véhément quand il défendait les droits de l’Église et embrassait la cause des pauvres, mais la violence a tenu un très grand rôle dans sa vie. Wendy Mayer, doyenne des études contemporaines sur Chrysostome, a observé que si nous sommes très sensibles aujourd’hui à la
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« Es kann der frömmste nicht in Frieden bleiben, wenn es dem bösen Nachbarn nicht gefällt » est un aphorisme de Friedrich von Schiller († 1805). 2 La colère de Dieu, « der Zorn Gottes », est un grand thème du théologien contemporain H.U. von Balthasar († 1988), voir « Handlung im Pathos Gottes », dans Theodramatik III. Die Handlung, Einsiedeln 1980, p. 189-395, qui offre des perspectives importantes pour une étude plus poussée de notre sujet. On verra par exemple p. 276-291, sa discussion de René GIRARD, La violence et le sacré, Paris, 1972. 3 L’évangile de saint Jean parle de la purification du Temple au début du ministère du Christ (Jn 2,13-22), alors que les synoptiques la situent vers la fin (Mt 21, 12-13//). Jean Chrysostome, dans son commentaire à Jn 2,13, écrit : « He cleansed the Temple twice. ... employing very vehement words on the latter occasion, He used the term ‘den’ [Mt 21, 13], whereas at the beginning of His miracles He did not do so, but preferred to use a mild rebuke », cf. SAINT JOHN CHRYSOSTOM, Commentary on Saint John the Apostle and Evangelist. Homilies 1-47, T.A. GOGGIN (éd.), The Fathers of the Church. A New Translation 33, Washington DC, 1957, p. 225.
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Edward Farrugia manipulation des nouvelles, vu l’abondance qu’on en reçoit et la possibilité de les comparer entre elles, nous avons peur au contraire, quand il s’agit de l’Antiquité, vu la pauvreté des sources, de réduire le peu que nous connaissons au risque de finir sans avoir plus rien dans les mains. Mayer elle-même a montré que les expressions les plus véhémentes utilisées par Jean dans ses discours contre l’impératrice Eudoxie, comme lorqu’il la compare à Jézabel ou à Hérodiade qui, après avoir dansé, demande la tête de Jean-Baptiste, viennent en fait d’homélies inauthentiques4. Derrière la diabolisation d’Eudoxie et l’autorité compromise de Jean à cause de ses abus de langage, il y a en fait toute une campagne des partis adverses, les uns contre l’impératrice et les autres contre Jean5. Pallade († avant 432), un de ses partisans les plus fervents et qui écrit une année après les faits, est beaucoup plus réservé, ce qui nous indique que Chrysostome et Eudoxie ont été victimes d’une campagne de diffamation de la part de leurs opposants respectifs6. Dans ce qui suit, nous analyserons d’abord la thématique de la violence et de la véhémence à la lumière de la vie de Jean Chrysostome, ensuite la place prise par la véhémence et la violence, et enfin, nous tirerons des conclusions sur la véhémence et la violence à la lumière de son art de la prédication. I.
Quelle lumière la vie de Chrysostome jette-t-elle sur la véhémence et la violence ?
Jean naît à Antioche probablement en 3497 et c’est le jour de Pâques de l’an 368 qu’il reçoit le baptême, abandonnant du coup, pour devenir moine, la vie
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W. MAYER, « Media Manipulation as a Tool in Religious Conflict. Controlling the Narrative Surrounding the Deposition of John Chrysostom », dans W. MAYER, B. NEIL (éd.), Religious Conflict from Early Christianity to the Rise of Islam, Boston, 2013, p. 161. 5 EAD., p. 160. 6 EAD., p. 161 : « As for the empress, Eudoxia, it is likely that her role in these events was less hostile than the sources portray ». Voir aussi W. MAYER, « John Chrysostom », dans E.G. FARRUGIA (éd.), Encyclopedic Dictionary of the Christian East, Rome, 2015, p. 1042. 7 Cf. J.N.D. KELLY, Golden Mouth. The Story of John Chrysostom: Ascetic, Preacher, Bishop, London, 1996, p. 4. Dans cette section, nous sommes débiteur de Kelly, bien qu’il ne semble pas avoir accepté la distinction fondamentale de W. Mayer entre les œuvres authentiques et les œuvres inauthentiques du Chrysostome. De son côté, J. PELIKAN, Divine Rhetoric. The Sermon on the Mount as Message and as Model in Augustine,
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Véhémence et violence chez saint Jean Chrysostome qu’il avait menée jusqu’alors. Peu après sa conversion, il compose un petit traité, Comparaison du roi et du moine, qui révèle déjà la tendance polémique de sa formation ascétique et l’on peut dire que ce fut comme un cadeau de baptême qui l’accompagna toute sa vie dans ses efforts de réforme8. La formation ascétique sera un trait dominant dans sa vie et il faut en tenir compte pour comprendre sa parrhesia, c’est-à-dire sa liberté de parole digne d’un apôtre qui dit ce qu’il pense sans ménagement. Si Jean s’adonne à la polémique, c’est de cette façon. Ses homélies exégétiques sont toutes des modèles de savoir-faire et d’équilibre9 et pourtant, il arrive qu’il se laisse distraire par son auditoire qui l’applaudit ou, au lieu de l’écouter, prête attention au sacristain. Quand le vacarme et la musique le troublent alors qu’on érige une statue pour Eudoxie, on croit qu’il se met à faire des commentaires désobligeants sur l’impératrice et cela va lui procurer bien des déboires. À plusieurs reprises, il perd son sang-froid et il doit même s’en excuser un jour publiquement, après avoir critiqué les dépenses des riches pour leurs ustensiles de toilette 10 . Sa conversion à l’ascétisme constitue certes une « violence » exercée sur lui-même, mais c’est une violence positive – bien qu’elle ait compromis sa santé – qui lui rendra de notables services quand il devra faire front à l’opposition acharnée des évêques qu’il cherche à réformer et quand il aura à supporter les épreuves de l’exil. Chrysostome n’était pas seulement un homme de paix11, mais il jouait aussi volontiers le rôle de médiateur et même avec succès, comme dans le cas de Gainas, chef des Goths, qui ne voulait apparemment entrer en négociation qu’avec Chrysostome12. Les deux fois que Jean fut arrêté, l’archevêque fit de son mieux pour éviter toute manifestation en sa faveur qui risquait de s’achever dans un bain de sang. La première fois, sans cesser de proclamer sa loyauté envers l’empereur Arcadius, il se glissa hors de
Chrysostom and Luther, Crestwood NY, 2001, p. 67, situe la naissance de Chrysostome en 354, ce qui en ferait le contemporain d’Augustin. 8 Cf. KELLY, Golden Mouth, p. 20-21, avec n. 22 sur la question de l’authenticité de l’œuvre. 9 Voir pour les Homélies baptismales de Jean Chrysostome, E. YARNOLD, The AweInspiring Rites of Initiation, Edinburgh, 1994, p. 150-164. 10 KELLY, Golden Mouth, p. 135-136. 11 Pour le style de vie de Jean Chrysostome, voir PALLADIOS, Dialogue sur la vie de Jean Chrysostome, A.-M. MALINGREY, P. LECLERCQ (éd.), I, SC 341, Paris, 1988, p. 351-393 (chapitres 18-19), où l’on voit qu’il n’était jamais ni orgueilleux ni étroit d’esprit. 12 Cf. KELLY, Golden Mouth, p. 160-161. Gainas fit assassiner le chambellan Rufin, puis il s’en prit à Eutrope (p. 145).
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Edward Farrugia l’église en silence au beau milieu du jour et dans la plus grande chaleur, convaincu qu’il n’y aurait alors personne dans les rues13. Lors du second exil, dont il ne reviendra pas, Chrysostome rusa pour empêcher les émeutes de soutien : il plaça une mule là d’où il avait l’habitude de partir en voyage, alors qu’il se livrait aux gardes à la porte de derrière14. Dans ses lettres d’exil, les cinq qu’il envoya à sa fidèle amie, la diaconesse Olympias († 410), s’il décrit en détail ce qu’il endure, c’est pour donner à celle qui était persécutée à cause de lui l’exemple de ses souffrances, pour qu’elle ne cède pas à la dépression15. Rien de ce qu’il dit ne trahit le moindre manque de fidélité envers l’empereur et, quand il apprendra la mort d’Eudoxie peu de temps après son second exil, il ne se prêtera à aucun commentaire négatif. Jamais il ne prend plaisir à se plaindre de son sort16. Au contraire, comme il avait dit avec empressement aux évêques qui lui étaient restés proches, il voulait qu’ils reconnussent son successeur, quel qu’il fût. II.
Véhémence et violence dans les discours du Chrysostome
Deux exemples suffiront pour illustrer dans ses discours le thème qui nous occupe. Au sujet de la véhémence qui ne déborde pas en violence, nous pouvons
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Jean demanda d’être entendu par une cour impartiale plutôt que par un tribunal rempli d’ennemis déclarés – il avait lui-même refusé de juger Théophile, parce qu’ils étaient en conflit, et maintenant c’est Théophile qui le jugeait –, mais la dernière chose qu’il voulait, c’était d’être le motif de manifestations violentes et de sédition populaire, cf. KELLY, Golden Mouth, p. 213. 14 Malgré son désir d’empêcher toute révolte populaire, l’église de Sainte-Sophie fut complètement incendiée, peut-être par des agents de ses ennemis payés pour cela, cf. KELLY, Golden Mouth, p. 251. Quand les partisans de Jean furent accusés, Olympias, appelée comme témoin, répliqua qu’elle avait l’habitude de faire construire des églises, non de les incendier, ID., p. 253. 15 JEAN CHRYSOSTOME, Lettre d’exil à Olympias et à tous les fidèles (Quod nemo laeditur), A.-M. MALINGREY (éd.), SC 103, Paris, 1964, p. 139-145. 16 JEAN CHRYSOSTOME, Lettre d’exil, p. 9 de l’Introduction : « Si accablé qu’il soit par les épreuves morales ou les souffrances physiques, Jean reste ce qu’il a toujours été : un homme prodigieusement doué pour la parole et dont la formation littéraire n’a fait qu’épanouir les talents naturels. Sans doute trouve-t-on dans la correspondance des passages dépourvus de toute recherche. Quand il n’a pas pu se baigner, quand il a froid ou qu’il a peur de brigands, quand il a mal à l’estomac, il le dit dans un langage simple et direct ; mais il retrouve spontanément le ton de l’orateur, dès qu’il veut réconforter, encourager, exhorter. » Il écrit : « La vengeance est un mal si grand qu’elle repousse l’amour de Dieu et qu’elle rend désormais inutile le pardon de fautes innombrables », Lettre d’exil, p. 107 (§ 10).
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Véhémence et violence chez saint Jean Chrysostome prendre les Homélies sur les statues, lorsqu’il critique vertement les gens d’Antioche, ses concitoyens d’alors, pour avoir créé une tension politique en renversant les statues impériales17 . Il les appelle à redevenir raisonnables et à retrouver la sobriété typique de la pénitence – les homélies furent prononcées pendant le carême18. Il s’adresse avec un ton humble à l’empereur pour implorer la clémence. Le second exemple, nous le tirons des deux Homélies sur Eutrope19 : il paraît humilier ce personnage, mais c’est en fait une tentative pour le sauver, d’autant plus sincère que le grand chambellan autrefois tout-puissant qui cherche asile dans l’église de Sainte-Sophie en juillet 39920, s’était lui-même opposé au droit de l’Église à donner asile aux poursuivis. Ceux qui veulent taxer Chrysostome de violent démagogue se précipiteront avec enthousiasme sur les huit sermons que l’on nomme souvent Homélies contre les Juifs. On les a condamnés comme « les dénonciations les plus horribles et violentes du judaïsme qui se trouvent dans les écrits d’un théologien chrétien »21. Plus exactement, il s’agit en fait d’Homélies contre les judaïsants au sein de la communauté chrétienne qui est encore en phase de croissance. Chrysostome incite à ne pas fréquenter les cérémonies juives et s’en prend à ceux qui ont fêté Pâques avec les Juifs, reliquat des anciens Quartodécimans condamnés au Concile de Nicée I (325). Kelly parle de ces homélies comme d’un flot de paroles où Chrysostome se révèle « un maître sans scrupule à l’invective souvent rude »22. Wilken nous aide en revanche à distinguer entre les offenses contre les Juifs chez les auteurs byzantins tardifs, une fois que le christianisme sera devenu la religion dominante et les Juifs une minorité persécutée, et les accusations de Chrysostome qui vivait à une époque où le christianisme, bien que soutenu per la
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Pour un résumé des Homélies, cf. F. van de PAVERD, St John Chrysostom, The Homilies on the Statues. An Introduction, OCA 239, Roma, 1991, p. 3-13 ; pour une reconstruction du contexte historique, voir p. 15-159 ; pour l’ordre chronologique des textes, voir p. 205364. 18 Cf. VAN DE PAVERD, St John Chrysostom, p. 161-201. 19 Cf. W. MAYER, The Homilies of St John Chrysostom – Provenance. Reshaping the Foundations, OCA 273, Roma, 2004, p. 170. 20 Cf. KELLY, Golden Mouth, p. 147. 21 J. PARKES, Prelude to Dialogue. Jewish-Christian relationships, London, 1969, p. 153. 22 KELLY, Golden Mouth, p. 63 : « a master of unscrupulous, often coarse invective ».
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Edward Farrugia législation impériale dès le temps de Théodose I23, luttait pour faire entendre sa voix dans une population païenne encore nombreuse. Le genre qu’on employait était celui de la rhétorique du psogos, qui consiste à couvrir d’insultes son rival24. Quand il a les prononcées, Chrysostome était jeune et pas encore prêtre : même si nous prenons distance de ces homélies et de leur genre, alors pratiqué par tous, Wilken a raison de dire qu’il est anachronique de traiter Chrysostome d’antisémite25. Rappelons-nous que dans une lettre adressée au pape Innocent, Chrysostome pourra écrire un jour qu’il n’a trouvé soutien qu’auprès de la communauté juive de Constantinople, au moment où on l’attaquait de toute part26.
Nous rencontrons quelque chose de cette attitude ambivalente envers ceux qu’il considérait dans l’erreur si nous prenons le cas des Anoméens (« Sansressemblance »), ces ariens radicaux qui furent ainsi appelés parce qu’ils niaient toute ressemblance entre Dieu le Père et le Fils. Ils furent condamnés comme hérétiques au Concile de Constantinople I (381), canon 1. Jean leur tend la main
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Le 28 février 380, Théodose I décrète (cod. 16, 1, 2): « Nous voulons que tous les peuples régis par le gouvernement de Notre Clémence pratiquent la religion transmise aux Romains par le divin apôtre Pierre, telle que se manifeste jusqu’à maintenant la religion qu’il a enseignée. Il est clair que c’est celle que suivent le pontife Damase et Pierre, évêque d’Alexandrie », cf. Code Théodosien. Livre XVI, R. DELMAIRE, F. RICHARD (éd.), SC 497, Paris, 2005, p. 115. Eusèbe de Césarée, h.e. 7, 30, 19, nous apprend qu’en 272 déjà, l’empereur Aurélien, interpellé par les chrétiens d’Antioche, avait ordonné que la maison appartenant à l’Église fût donnée à qui avait la même doctrine que les évêques d’Italie et de Rome (texte cité par P. L’HUILLIER, The Church of the Ancient Councils. The Disciplinary Work of the First Four Ecumenical Council, Creswood NY, 1996, p. 80). 24 Cf. R.L. WILKEN, John Chrysostom and the Jews. Rhetoric and Reality in the Late 4th Century, Berkeley – Los Angeles – London, 1983, p. 112-116. 25 ID., p. 162-163. 26 KELLY, Golden Mouth, p. 66 : « After all the abuse he had heaped upon them, it is ironical that many years later, when his own career lay in ruins, John was to acknowledge that the Jews of Constantinople counted among his sympathizers. » JEAN CHRYSOSTOME, Epistula I ad Innocentium, dans PALLADIOS, Dialogue, II, SC 342, Paris, 1988, p. 87 : « L’excès dans l’illégalité eut ce résultat de faire partager nos souffrances non seulement par ceux qui en étaient les victimes, mais aussi par ceux qui n’avaient rien subi de tel, non seulement nos frères dans la foi, mais des hérétiques, des Juifs et des païens. »
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Véhémence et violence chez saint Jean Chrysostome dans l’espoir d’entamer une discussion sérieuse 27 qu’on ne saurait nommer « dialogue » sans commettre encore une fois un anachronisme. Dans sa façon d’agir habituelle, Chrysostome pouvait fulminer contre les riches en faveur des pauvres et même s’il n’épargnait pas ses mots et parlait avec passion, il ne se laissait pas aller à l’insulte28. Nous pouvons aussi choisir un thème moins controversé, comme les homélies qui traitent du Sermon sur la montagne, pour voir comment Chrysostome l’interprète29. Pour commencer, Jean montre le contraste qui existe entre l’âge apostolique et l’époque où l’on vit alors. Cette dernière se caractérise par les intrigues de palais et par la décadence des mœurs, ce qui est tout-à-fait éloigné des temps apostoliques30 . Jean est un des premiers à déplorer que l’entrée en masse des païens dans l’Église en détruise la morale. En particulier, il critique ceux qui viennent à la liturgie comme pour voir un spectacle, ou pour entendre un prédicateur de renom comme lui-même. Pelikan remarque qu’il n’était pas du genre à supporter les excentriques avec plaisir31. Quand il menace d’expulsion les intrus, il veut faire comprendre que l’Église célèbre ses mystères derrière les portes fermées. Jean s’irrite tout particulièrement de ceux qui ne témoignent aucun respect envers les mystères. Contre les systèmes dualistes comme la gnose et le manichéisme, Jean explique que la différence entre la loi mosaïque et les commandements du Sermon sur la montagne est une question de degré32. Si nous nous tournons maintenant vers Chrysostome comme exégète, le ton qui domine, c’est la sobriété et cette mesure qui est caractéristique de l’école
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KELLY, Golden Mouth, p. 60 : Chrysostome « had been meditating an onslaught on the Anomaeans for some time, but postponed it because he had noticed the enjoyment they took in his sermons », ce qui le conduisit à accepter la discussion avec eux. 28 Dans un passage des Homélies sur les statues sur le jeûne de carême (stat. 18, 1), on voit comment Chrysostome savait piquer son audience avec ironie : « I have observed many persons rejoicing and saying to one another : “We have conquered, we have prevailed, the half of the fast is spent”. But I exhort such persons not to rejoice on this account that the half of the fast is gone, but to consider whether the half of their sins is gone, and if so, then to exalt », cf. VAN DE PAVERD, St John Chrysosotom, p. 356-357. 29 Pour tout ce passage, voir PELIKAN, Divine Rhetoric. 30 Voir aussi le commentaire de Jean à la Première lettre aux Corinthiens, où la virginité est exaltée parce qu’elle procure l’absence de soucis. 31 PELIKAN, Divine Rhetoric, p. 68. 32 KELLY, Golden Mouth, p. 71-72.
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Edward Farrugia antiochienne 33 . Plus intéressé à expliquer les textes bibliques dans leur sens historique que dogmatique, Jean devient peut-être terre-à-terre, mais son message semble fait expressément pour nous, les Modernes. S’il a pu y avoir de nombreux commentateurs du sens littéral, comme l’écrit Newman, « il n’y a eu qu’un Chrysostome. C’est saint Chrysostome qui fait le charme de la méthode, non la méthode qui fait le charme de Chrysostome »34 . L’inclination vers la sobriété davantage que vers l’imagination se fait sentir de manière particulière dans les homélies sur le Sermon sur la montagne. Par exemple, dans la terre que les doux vont hériter (Mt 5 ,5), Jean reconnaît un sens littéral, mais quand il faut se faire rapidement l’ami de l’accusateur (Mt 5, 25), il rejette l’idée qu’il s’agisse ici du démon, alors que le juge est l’accusateur le plus évident. Si Origène regardait le pain « super-essentiel » du Notre Père comme l’Eucharistie, Jean le comprend dans le sens de nos besoins matériels35. Il insiste pour que le prédicateur écoute les louanges qu’on lui adresse, car elles lui disent s’il fait bien ce qu’il fait : pasteur et prédicateur doivent aller main dans la main. Le véritable applaudissement, nous dit-il, c’est d’accomplir ce que celui qui prêche nous dit de faire. La seule solution, dit-il, serait qu’on interdise d’applaudir – un bon mot qui fait trembler l’église d’applaudissements36 ! Selon l’analyse de Pelikan, ce qui s’ajoute à l’explication du texte, c’est le caractère et l’autorité de celui qui parle, son ethos. Pour Chrysostome, seul le Christ est le vrai prédicateur en tant que vertu personnifiée, comme on le voit dans le Sermon sur la montagne. Le Christ est l’Orateur suprême37. Il est impossible de reconstruire à partir des textes de Chrysostome les débats autour de l’arianisme et du semi-arianisme, ou bien sur Apollinaire († ca. 390)38. Cette distance des sermons par rapport aux controverses dogmatiques garantit leur caractère irénique. Comme Louis Duchesne le disait, un prédicateur aussi « difficile » que Chrysostome a échappé à toute condamnation de l’Église, parce
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B. DE MARGERIE, Introduction à l’histoire de l’exégèse, I, Paris, 1980, p. 214-239, caractérise l’exégèse de Chrysostome comme « condescendance » et appelle Jean « docteur de la condescendance biblique », pour sa capacité à présenter au peuple la Parole de Dieu, tout en s’adaptant à son auditoire. 34 Cité par PELIKAN, Divine Rhetoric, p. 73, n. 28. 35 Cf. PELIKAN, Divine Rhetoric, p. 76. 36 ID., p. 80. 37 ID., p. 106. 38 Ibid.
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Véhémence et violence chez saint Jean Chrysostome qu’il s’est appuyé sur la partie sûre de la morale, alors que Nestorius s’est aventuré sur la partie glissante du dogme. Dans les homélies sur le Sermon sur la montagne, Chrysostome dit que la vie et la mort du Christ nous entraînent à devenir des faiseurs de paix. Pelikan se tourne alors vers la mentalité du public, son pathos : le Christ lui a demandé d’accepter le prix pour être ses disciples39. « La vie n’est pas un jeu, mais une affaire très sérieuse »40. Ce que Chrysostome veut dire par là, c’est que nous devons devenir comme Dieu, c’est la promesse de la divinisation, dans laquelle le Royaume est « déjà … et pas encore » ; si nous prions, « Que ton Règne vienne ! », cela signifie que « le Christ nous a ordonné de faire de cette vie un paradis »41. III.
Comment Chrysostome nous aide à comprendre la véhémence et la violence
À considérer les normes actuelles du politiquement correct, force est de constater que Jean Chrysostome ne les a guère suivies – mais est-il correct de le juger de façon anachronique ? De plus, si on le juge ainsi, on ignore qu’il était profondément convaincu d’avoir une mission spéciale, dont il prit conscience dans un sens prophétique, qui est l’analyse de là où le présent est en train d’aller à la lumière de la volonté de Dieu. Le terme « prophétique », devenu particulièrement populaire dans l’analyse théologique spécialement après Vatican II, a une signification propre. Il renvoie, en premier lieu, à ce mouvement qui a commencé à peu près au VIIe siècle avant Jésus-Christ et est arrivé à son point culminant avec Jésus-Christ lui-même. L’idée est de récupérer la signification originale de la religion en tant que spirituelle, de l’Esprit, loin de toute compréhension trop littérale des préceptes qui émanent d’elle 42 . Cette licentia prophetica caractérise un prophète comme Élie, même si elle ne signifie pas que le prophète soit infaillible. Il peut se tromper. Ainsi, après qu’Élie a fait tuer les cinq cents pseudo-prophètes (1 R 18, 39), Dieu lui donne une leçon quand Il se fait connaître non dans le tremblement de terre, ou le feu ou le vent qui fend les rochers, mais dans la douce brise (1 R 19, 9-12). Par là, Dieu enseigne à Élie
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PELIKAN, Divine Rhetoric, p. 125. ID., p. 128. 41 ID., p. 139-140. 42 O. DE LA BROSSE, et al. (éd.), Dictionnaire de la foi chrétienne. Les mots, Paris, 1968, p. 100. 40
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Edward Farrugia que le massacre allait ultra vires ! La grâce construit sur la nature et puisque Chrysostome était un prédicateur pur-sang, il n’y a pas de quoi s’émerveiller que la polarité de l’équilibre doctrinal ou moral et l’ivresse qui vient des circonstances soient chez lui en tension permanente, contenues toutefois par son amour de Dieu, de l’Église et de sa communauté. A.
Pour repenser la véhémence et la violence
Le mot véhémence vient du latin « vehemens », qui dérive du verbe vehere, « porter ». Dans sa forme passive, vehi, ce verbe peut signifier « se promener à cheval » et, en poésie, « être porté sur les ailes, voler »43 , donnant finalement l’impression de quelqu’un « qui est porté au loin ». Ici, le terme suggère quelqu’un qui, dans son discours, est entraîné au-delà de son intention et de son texte. Non seulement celui qui parle, mais une chose aussi, par exemple un désir, peut être véhémente. Quelqu’un peut être entraîné quand il perd son autocontrôle en parlant, mais il peut l’être également par une vision, par une intuition où sont supprimées certaines facettes de son autocontrôle. Si nous prenons en considération que tous les deux, Chrysostome et Eudoxie, ont été l’objet de diffamation, nous devons justement relativiser les épisodes où Jean semble avoir agi contre la bonne mesure de la prudence. En même temps, il existe une sainte violence – le terme sonne comme un oxymore, l’exaspération de deux termes accouplés, qui paraissent contradictoires, mais ne le sont pas du tout –, une sorte d’iconoclasme contre les images fausses ou illusoires, ce qui a conduit des saints comme Benoît († 547) à détruire les temples païens. L’Évangile ne dit-il pas : « Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à maintenant, le royaume du ciel a subi violence, et seulement les violents l’arrachent par force » (Mt 11, 12)44 ? L’iconoclasme est la destruction des icônes qui sont reconnues par l’Église et, en tant que tel, le fait de les détruire a été condamné comme hérésie au Concile de Nicée II (787) et au synode de Constantinople de 843 sous l’impératrice Théodora († après 867), mais non s’il s’agit de fausses images et pas de vraies icônes. Chrysostome était tout autre qu’un prélat de cour. La fausse image qu’il
43
P.G.W. GLARE (éd.), Oxford Latin Dictionary, Oxford, 1982, p. 2021b. Les exégètes sont d’accord pour dire que ce verset est difficile à interpréter. La New Revised and Standard Version de la Bible, Oxford, 1989, p. 11, suggère même des traductions alternatives : « has suffered violence », « has been coming violently ». 44
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Véhémence et violence chez saint Jean Chrysostome a perçue en face de lui, c’était l’idée d’un christianisme royal, un christianisme qui, pour se faire reconnaître publiquement, se rend anodin, ayant affaibli sa puissance innovatrice et compromis sa capacité de stimuler les gens. Aimant la pompe et le luxe, ce christianisme ne promouvait que la décadence. B.
La véhémence est colère apprise
Mais comment avons-nous compris la véhémence, au moins dans le sens restreint que nous lui avons donné au début, c’est-à-dire dans le sens de parler avec force sans perdre l’autocontrôle ? Ainsi définie, nous ferions mieux de jeter un regard sur le travail de l’orateur. Oratori irasci non minime decet, simulare non dedecet, « un orateur ne doit pas se fâcher, mais il peut faire semblant de l’être » 45. Si avec « faire semblant », « simuler », on veut dire « feindre », on se réfère alors aux tentatives de gens malhonnêtes pour exprimer leur prétendue indignation contre un crime auquel ils ont participé. Mais si par « simuler » on entend ici la capacité de revivre la situation au niveau d’un discours, sans perdre le contrôle, ce sera alors une qualité dont l’acquisition requiert un apprentissage intensif. C’est comme l’inoculation d’un anti-virus : le patient vit en isolement un danger, sous des conditions particulières de protection, pour être capable ensuite d’y faire face en public. On peut vivre loin de la frustration aussi longtemps qu’on « imite » (simulare), vivant dans le passé. Pouvons-nous dire que Chrysostome imitait seulement ? Dans ce que Chrysostome dit au cinquième livre du traité Sur le sacerdoce, nous pouvons voir un certain équilibre quant à la polarité. Il se fâchait pour laisser libre cours à la vraie colère contre l’injustice sociale, mais cela était seulement une partie du problème. Il se fâchait, en premier lieu, parce que les gens, les pauvres, souffraient, eux qui en tenaient responsable le système qui aurait dû les aider. On ne peut pas nier, pourtant, qu’en tant que prédicateur, Jean était un bon acteur. Comme a dit Henri Bergson : « dans le bon liseur il y a le commencement d’un comédien »46. Pour un prédicateur, faire l’acteur est encore plus fort ; Jean avait le sens du drame, mais il ne l’a pas employé pour terroriser les autres, et surtout pas les faibles. Il était toujours prêt à attaquer les riches et les forts
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Cicero, Tusculanae disputationes 4, 25, 55. H. BERGSON, Le rire. Essai sur la signification du comique, dans Œuvres, Paris, 1970, p. 437 (Chapitre II, § II, « Le comique de mots »).
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Edward Farrugia injustes, ce qui l’a rendu très populaire dans les masses. C’est précisément cette simulation qui a rendu l’art de parler en public si difficile – la colère est une réaction naturelle et spontanée, alors que sa simulation est un procédé très laborieux. Une réflexion de Chrysostome peut nous aider à mieux le comprendre (sac. 5, 5.8). « En effet, lorsqu’on a un grand talent de parole – on pourrait le trouver chez un petit nombre –, on n’est pas pour autant dispensé de travailler constamment ; car savoir parler n’est pas le fruit de la nature mais de l’étude et, même si l’on arrive au plus haut degré de cet art, on le laisse tel quel si l’on n’entretient pas ce talent avec un soin constant et par l’exercice... En effet, s’il s’est laissé prendre par le désir des louanges que lui accordent les gens déraisonnables, ses nombreux efforts ne lui seront d’aucune utilité, pas plus que son talent oratoire. »47
On serait tenté de dire que la véhémence est l’une des acquisitions ascétiques les plus importantes du véritable orateur. Puisque Sur le sacerdoce est l’une des premières œuvres du Chrysostome, on présume qu’il a pratiqué l’art oratoire déjà pendant sa jeunesse et si on l’accuse avec frivolité de perdre patience, cela signifie qu’on ne connaît bien ni lui ni ses œuvres. Ici Chrysostome et Cicéron se rencontrent. Tous les deux insistent sur le fait que l’art véritable de parler en public requiert un apprentissage énorme. C’est pourquoi la véhémence en bonne rhétorique n’est d’habitude pas une erreur, une explosion sans contrôle des émotions, mais plutôt une éruption étudiée et contrôlée contre de faux idéaux. Conclusion Nous ne pouvons pas comprendre Chrysostome si nous ne le considérons pas comme un réformateur inspiré par Dieu. Dans ce sens, sa propre violence est comme celle des prophètes, comme celle du prophète Élie. Il pouvait flageller les maux qu’il voyait parce que, à côté de toute sa véhémence, il était profondément enraciné dans la tradition de son Église, raison pour laquelle on n’a pas pu l’expulser de son trône par un simple coup de vent. Comme une statue équestre, il pouvait tendre son bras pour atteindre l’autre, parce que ses jambes étaient
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JEAN CHRYSOSTOME, Sur le sacerdoce (Dialogue et Homélie), A.-M. MALINGREY (éd.), SC 272, Paris, 1980, p. 291 et 299. On peut comparer ici Chrysostome à Cicéron qui, dans le De oratore 1, met l’accent sur le fait que parler en public est l’art le plus difficile et requiert beaucoup de culture, c’est-à-dire de pratique et de discipline.
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Véhémence et violence chez saint Jean Chrysostome fermement posées sur les fondations qui le portaient. Il a évité la violence qui détruit, comme nous l’avons appris de Wendy Mayer, à qui nous devons d’avoir démasqué comme fausses les homélies qui prétendent prouver le contraire. En revanche, il a utilisé la véhémence comme une vertu apprise avec grande difficulté et longue pratique, la vertu morale de la force, amour pour le bien difficile. Cela ne veut pas dire qu’il ne se soit pas trompé de temps à autre, qu’il n’ait pas perdu patience à l’occasion, mais rarement. De manière générale, nous pouvons affirmer qu’en ce qui concerne les accusations lancées contre lui pour obtenir son exil, Jean Chrysostome fut « une victime de la presse », comme nous le dirions aujourd’hui. Edward Farrugia SJ Professeur ordinaire de dogme et de patrologie orientale – Pontificium Institutum Orientalium Studiorum – Rome
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Tolérance et intolérance religieuse en Égypte chrétienne (IVe-VIIe siècle) Dans cette section du colloque intitulée « Religion et pouvoir », un des thèmes proposés tournait autour de la tolérance et l’intolérance. À vrai dire, ces deux termes n’ont pris le sens qu’ils ont aujourd’hui que très tardivement, à partir du XVIe siècle, et les polémiques suscitées en milieu réformé par la condamnation de Michel Servet, mort sur le bûcher à Genève le 27 octobre 1553. Il vaudrait la peine de discuter les idées de Sébastien Castellion1 pour nous en rendre compte. Dans l’Antiquité, en revanche, tolerare équivaut au grec ὑποµονεῖν : il s’agit de la patience qu’il faut exercer pour supporter ce qui est contraire à notre façon de voir2. Dans le parcours des événements que nous allons entreprendre, il faut que nous nous en souvenions pour ne pas émettre des jugements anachroniques. Bref panorama historique Le début du IVe siècle est encore marqué en Égypte par les persécutions que Dioclétien avait lancées contre les manichéens d’abord, puis contre les chrétiens. Le 25 novembre 311, l’évêque Pierre d’Alexandrie est décapité et il deviendra dans la tradition copte le « sceau des martyrs », car il sera la dernière victime. Avec Constantin et ce qu’on appelle l’édit de Milan en 313, le christianisme peut librement se développer dans l’empire, bien qu’en Égypte, l’Église se trouve déjà divisée par un schisme, celui de l’évêque Mélèce de Lycopolis/Assiut, et bientôt plus encore par ce qui est considéré comme une hérésie du point de vue de l’orthodoxie théologique, à savoir l’enseignement sur le Christ tenu par le prêtre
1
Il publie en mars 1554 le De haereticis an sint persequendi, où il expose sa thèse que l’on doit, comme le dit la parabole de la zizanie et du bon grain (Mt 13,24-28), laisser à Dieu le jugement définitif et que la tolérance envers les hérétiques est un exemple d’amour du prochain. À travers ses écrits, Castellion exercera une influence certaine qui s’étendra avec Pierre Bayle à toute la République des lettres. 2 Voir G. SCHLÜTER, R. GRÖTKER, « Toleranz », in J. RITTER, K. GRÜNDER (éd.), Historisches Wörterbuch der Philosophie, 10, St-T, Basel, 1998, p. 1252a-1262b, à p. 1252b, qui renvoie entre autres à Augustin, un. eccl. 5, 9 : « intus et foris mali tolerandi sunt, ne pacis compago soluatur », « il faut supporter les méchants au dedans et au dehors pour ne pas défaire l’assemblage de la paix » (traduction G. FINAERT, dans Œuvres de saint Augustin, 28, quatrième série, Traités anti-donatistes, I, Paris, 1963, p. 525).
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Philippe Luisier Arius d’Alexandrie. Constantin va réunir le premier concile de l’Église à Nicée en 325, où l’arianisme sera condamné. Mais Constantin et son fils Constance – dès 337 – restent à vrai dire favorables à la doctrine d’Arius, alors que l’évêque Athanase qui tient le siège d’Alexandrie de 328 à 373, défend avec acharnement la christologie de Nicée. Cela lui vaudra cinq exils, dont un le conduira à Trèves et un autre en Italie. À la mort de Constance (361), c’est Julien qui devient empereur, celui que les chrétiens vont appeler l’Apostat, à cause de son retour au paganisme. Lui non plus ne supporte pas Athanase et il écrit dans une lettre au préfet d’Égypte (Ep. 112) : Non, par tous les dieux, tu ne peux rien faire que je voie, ou plutôt que j’apprenne avec plus de plaisir, que de chasser Athanase de tous les lieux de l’Égypte, l’infâme qui a osé baptiser des femmes grecques de condition3. Ce n’est donc plus l’arianisme qui oppose l’empereur à l’évêque d’Alexandrie, exilé alors dans son propre pays, mais le prosélytisme chrétien. Athanase avait fui hors de la ville en février 356, l’intrus arien Georges était installé par Constance une année après et Athanase ne rentrera à Alexandrie qu’en février 362, après que Georges aura été assassiné par la foule, mais il devra repartir pour son quatrième exil. La politique de Valens, élu empereur pour l’Orient après le court règne de Jovien qui a succédé à Julien mort en 363, contraint Athanase à son cinquième exil, mais l’évêque réintégrera son siège à peine quatre mois après, car Valens a besoin de la paix en Égypte4. Pour l’Église, c’est à nouveau l’expansion puis une espèce de victoire, avec les édits contre le paganisme de Théodose, en particulier celui adressé au préfet augustal Évagrius et au comte d’Égypte Romanus du 16 juin 391, à l’époque du bouillant archevêque Théophile, qui interdit tout sacrifice et tout accès aux temples5. Le fameux Sérapéum va tout de suite en faire les frais. L’épisode le plus célèbre de la lutte entre paganisme et christianisme à Alexandrie reste l’assassinat
3
Texte cité par A. MARTIN, Athanase d’Alexandrie et l’Église d’Égypte au IVe siècle (328373), CEFR 216, Rome, 1996, p. 570. 4 Sur les exils d’Athanase, on verra la « Chronologie » dans MARTIN, Athanase d’Alexandrie, 828-830, avec les renvois à l’exposé. 5 Code Théodosien. Livre XVI, J. ROUGÉ †, R. DELMAIRE, F. RICHARD (éd.), SC 497, Paris, 2005, p. 440-441 (cod. 16, 10, 11).
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Tolérance et intolérance religieuse en Égypte chrétienne (IVe-VIIe s.) de la philosophe et astronome Hypathie en 415, durant la troisième année d’épiscopat de Cyrille, neveu de Théophile. Dans la chora, l’archimandrite Chénouté d’Atripé s’adonne lui aussi à la destruction des rites païens6. Le siège d’Alexandrie triomphe au concile d’Éphèse en 431, quand la théologie de Cyrille s’impose contre celle de Nestorius, un Antiochien devenu évêque de Constantinople. Mais vingt ans plus tard, le successeur de Cyrille, Dioscore, doit quitter son siège pour partir en exil, car à Chalcédoine en 451, c’est la théologie de Léon de Rome qui l’emporte. Dès lors, l’Égypte va connaître des luttes interminables entre partisans et opposants de Chalcédoine, jusqu’à la formation d’une double hiérarchie ecclésiastique, c’est-à-dire deux évêques sur le siège d’Alexandrie à partir de 536. Il faut dire que la politique des empereurs de Constantinople, tantôt favorables, tantôt hostiles aux non-chalcédoniens, n’aidait guère à la solution du problème. Le rôle des patriarches chalcédoniens, nommés par l’empereur, n’est plus seulement spirituel, mais ils reçoivent un pouvoir direct dans les affaires de l’État, ayant la possibilité de dire leur mot même sur la nomination de chefs de l’armée. Ils participent aussi à l’administration municipale et leur sentence en matière de justice est reconnue7. Leur action contre les non-chalcédoniens peut devenir terrible et le patriarche Apollinaire (551-570) lance un vrai régime de « terreur catholique »8 contre ses opposants. Héraclius, après sa victoire sur les Perses en 630, nomme comme patriarche Cyrus, avec les pouvoirs de préfet augustalis, de vice-roi9. C’est un proche de l’empereur, dont il soutient la théologie du monothélisme et du monoénergisme exposée dans l’Ekthesis. Les non-chalcédoniens garderont de lui un souvenir
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On pourra voir, sur différents sujets, les articles réunis dans J. HAHN, S. EMMEL, U. GOTTER (éd.), From Temple to Church. Destruction and Renewal of Local Cultic Topography in Late Antiquity, RGRW 163, Leiden – Boston, 2008. 7 Cf. A.M. DEMICHELI, « La politica religiosa di Giustiniano in Egitto. Riflessi sulla chiesa egiziana della legislazione ecclesiastica giustinianea », Aeg. 63, 1983, p. 217-257, spécialement p. 246-250. 8 Nous empruntons l’expression à J. MASPERO, Histoire des patriarches d’Alexandrie depuis la mort de l’empereur Anastase jusqu’à la réconciliation des Églises jacobites (518-616), BEHE.H 237, A. FORTESCUE, G. WIET (éd.), Paris, 1923, qui intitule ainsi son chapitre V, p. 135-181. 9 Cf. A.J. BUTLER, The Arab Conquest of Egypt and the Last Thirty Years of the Roman Dominion. Containing also The Treaty of Miṣr in Ṭabarī (1913) and Babylon of Egypt (1914), P.M. FRASER (éd.), Oxford, 1902, 19782, p. 517.
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Philippe Luisier exécrable comme vrai persécuteur de leur Église et en arabe, on le connaîtra sous le nom d’al-Mūqawqis, probablement parce qu’il venait du Caucase. Quand les Arabes entrent en Égypte en 640, Héraclius dépose Cyrus qui sera remis sur son siège par Héraclonas l’année suivante et conclura l’armistice : l’Égypte paiera tribut aux vainqueurs et tous les Byzantins, l’armée comme le patriarche, devront quitter le pays. Cyrus meurt en 642. Le patriarche non-chalcédonien Benjamin, rentré à Alexandrie en 644, est désormais le chef de l’Église que les Arabes vont appeler « copte ». Quant aux « melkites » chalcédoniens, leur patriarche sera pendant quelques siècles nommé à Constantinople et y restera, sans rejoindre son siège à Alexandrie. Une tentative byzantine pour reprendre la ville en 645 échoue et dès 646, l’Égypte est sous la complète tutelle des musulmans. Épisodes de violence : des martyrs des grandes persécutions aux autres L’Église copte utilise encore aujourd’hui dans son calendrier l’ère de Dioclétien qui commence en 284 et les journaux égyptiens, comme al-Ahram, mentionnent cette date à côté de l’hégire musulmane et des années après JésusChrist. Mais depuis des siècles, les coptes n’appellent plus cette ère « de Dioclétien », mais « des martyrs » et ils se présentent souvent comme l’Église des martyrs. Ce ne sont pas seulement les souvenirs historiques ou légendaires de la grande persécution, jusqu’à la mort de Pierre en 311, qui justifient à leurs yeux cette dénomination10, mais tout aussi bien les persécutions subies de la part des chalcédoniens, puis du pouvoir musulman, car les néo-martyrs ne manquent pas, jusqu’au récent massacre de Libye, avec les quinze coptes tués sur la plage de Syrte le 15 février 2015.
Dans la Vie d’Antoine attribuée à Athanase d’Alexandrie, on peut lire un long discours fait par le moine à des philosophes païens. Il remarque à un certain moment (v. Anton. 79, 3-4) :
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Eusèbe parle de nombreux martyrs égyptiens dans son Histoire ecclésiastique, mais la tradition les a multipliés et le long du Nil, beaucoup de lieux honorent leur mémoire encore de nos jours.
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Tolérance et intolérance religieuse en Égypte chrétienne (IVe-VIIe s.) Ceci encore est étonnant : votre religion (τὰ µὲν ὑµέτερα) n’a jamais été persécutée, mais au contraire elle est en honneur parmi les hommes dans chaque ville ; les adeptes du Christ eux sont persécutés, et pourtant notre religion (τὰ παρ’ ἡµῖν ὑµέτερα) croît et se répand plus que la vôtre. Votre religion, bien que célébrée et protégée de tous côtés, périclite ; la foi et la doctrine (πίστις καὶ διδακαλία) du Christ au contraire, bien que vous vous en moquiez et qu’elles aient été souvent persécutées par les empereurs, ont rempli la terre habitée11. Antoine est mort en 356, sa Vie a été rédigée peu après12. Dans ce passage, il relève la décadence du paganisme et l’essor du christianisme. C’est de la propagande, mais il vaut la peine de noter la constatation suivante : pour les chrétiens dans les premières décennies de la seconde moitié du IVe siècle, le monde païen a déjà fait son temps13. En revanche, l’affirmation sur le paganisme franc de toute persécution perd déjà sa validité à Alexandrie en 361 lors du meurtre de l’évêque intrus Georges. Comme nous le raconte Ammien Marcellin (22, 11, 7) alors qu’il passait devant le temple de l’Agathodémon, l’évêque s’écria : « Combien de temps... ce sépulcre se dressera-t-il encore ? »14 C’est la goutte qui fait déborder le vase, après les nombreuses vexations de Georges à l’égard des païens 15 et leur violente réaction va culminer avec l’assassinat de l’évêque le 24 décembre 361 16 . Ils crucifièrent même des chrétiens, nous dit Socrate (h.e. 3, 2, 8), lors des émeutes qui avaient éclaté après que la foule chrétienne se fut moquée d’un lieu de culte mithriaque. Le cadavre de Georges, qui meurt par écartèlement, est mis en pièce puis, porté sur un
11 ATHANASE D’ALEXANDRIE, Vie d’Antoine, G.J.M. BARTELINK (éd.), SC 400, Paris, 1994,
p. 337. On en connaît déjà une traduction latine vers 375, cf. l’Introduction dans ATHANASE, Vie d’Antoine, p. 38. 13 Ce sera très net chez Rufin d’Aquilée qui écrit au début du Ve siècle, cf. F. THELAMON, Païens et chrétiens au IVe siècle. L’apport de l’« Histoire ecclésiastique » de Rufin d’Aquilée, Collection des études augustiniennes. Série Antiquité 86, Paris, 1981, p. 163. La deuxième partie de louvrage s’intitule du reste « Le Paganisme révolu ». 14 AMMIEN MARCELLIN, Histoires, III, Livres XX –XXII, J. FONTAINE, E. FRÉZOULS. J.D. BERGER (éd.), CUFr, Paris, 2002, p. 125. 15 Il n’a pas épargné non plus les partisans de Nicée, cf. les renvois de MARTIN, Athanase, p. 899b, dans son index sous « Georges de Cappadoce ». 16 La date est donnée par l’Histoire acéphale, 2, 10, cf. A. MARTIN, M. ALBERT (éd.), Histoire « acéphale » et Index syriaque des Lettres festales d’Athanase d’Alexandrie, SC 317, Paris, 1985, p. 148. 12
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Philippe Luisier chameau, est amené sur le rivage où on le brûle et dont on jette les cendres à la mer, selon Ammien Marcellin (22, 11, 8.10). Les détails sont repris, d’une façon ou d’une autre, par les autres sources. Il convient ici de rappeler qu’Alexandrie était célèbre dans l’Antiquité pour les conflits qui divisaient ses habitants et finissaient parfois dans une mare de sang. Une lettre de l’évêque Denys (247-265c.) décrit les luttes qui divisent les chrétiens entre eux, prenant parti pour l’une ou pour l’autre faction, et le sang qui coule devient comme la mer Rouge dans les rues de la ville, comme on peut le lire dans Eusèbe de Césarée, h.e. 7, 20, 4. L’Expositio totius mundi, texte païen qui doit dater de 359 A.D.17, parle ainsi d’Alexandrie (§ 37) : Tu trouveras enfin que c’est une ville qui impose ses volontés à ses gouverneurs ; comme le peuple d’Alexandrie et lui seul < se met facilement > en rébellion, les gouverneurs font leur entrée dans cette ville avec crainte et tremblement, car ils ont peur de la justice du peuple : chez eux en effet on ne tarde pas à jeter des torches et des pierres contre les gouverneurs coupables de fautes. Et ce sont en tout une ville et un pays insaisissables18. Ammien Marcellin l’a aussi noté : Alexandrie, dit-il, est une « cité où, spontanément et sans motif valable, éclatent de fréquentes révoltes et des troubles » (22, 11, 4)19. Et l’historien Socrate abonde dans ce sens (h.e. 7, 13, 2) : Le peuple des Alexandrins, plus que tous les autres peuples, se plaît aux émeutes, et lorsqu’il se saisit d’un prétexte, il le transforme plutôt en des maux intolérables ; il ne met pas un terme à son ardeur si le sang ne coule pas20. Même s’il s’agit d’un topos littéraire21, la réalité des faits reste indéniable et plutôt déconcertante. Du côté païen, nous venons de voir l’assassinat de Georges
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Cf. Expositio totius mundi et gentium, J. ROUGÉ (éd.), SC 124, Paris, 1966, dans l’introduction, p. 19. 18 Expositio totius mundi, p. 175. 19 AMMIEN MARCELLIN, Histoires, p. 124. 20 SOCRATE DE CONSTANTINOPLE, Histoire ecclésiastique. Livre VII, † P. PÉRICHON, P. MARAVAL (éd.), SC 506, Paris, 2007, p. 49-51. 21 Cf. la note de ROUGÉ dans Expositio totius mundi, p. 268, pour 27, 4-5, qui renvoie à l’Histoire Auguste (trig. tyr, Aem. 22, 1-2) : « Il est coutumier au peuple des Égyptiens
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Tolérance et intolérance religieuse en Égypte chrétienne (IVe-VIIe s.) et le massacre d’autres chrétiens. Lors des événements qui aboutiront à la destruction du Sérapéum sous l’archevêque Théophile en 391, la résistance païenne s’organise et la lutte sera sanglante. L’historien Socrate, dans sa jeunesse, étudia la philosophie à Constantinople auprès d’Helladios qui s’y était réfugié après avoir lutté en vain contre les chrétiens prêts à détruire le fameux temple. Son ancien étudiant rapporte à ce sujet (h.e. 5, 16, 14) : « Helladios se vantait auprès de certains d’avoir tué neuf hommes dans ces affrontements »22. La violence verbale des païens peut être tout aussi forte. Eunape de Sardes, dans ses Vies des philosophes, s’étend sur la destruction du Sérapéum qui aurait été annoncée d’avance par le philosophe Antonin, fils de Sopatra. Il s’en prend au culte des martyrs avec des mots peu agréables23, alors qu’il a déjà écrit : Ils (sc. les chrétiens) introduisirent dans ces lieux sacrés des hommes appelés moines, qui avaient l’apparence d’hommes mais menaient une vie de pourceau, supportant et accomplissant au grand jour toutes sortes de crimes indicibles. Mais la piété, à leurs yeux, consistait à mépriser la divinité24. On sait le rôle joué par les moines que Théophile pouvait rameuter pour accomplir de terribles coups de main et qui seront utilisés aussi plus tard par Cyrille. Le Code Théodosien contient une loi du 2 septembre 390 (cod. 16, 3, 1) qui leur imposait de rester dans leurs solitudes, loi supprimée le 17 avril 392 (cod.
de se laisser emporter comme des enragés et des fous pour tous les motifs les plus futiles jusqu’à mettre très gravement en péril l’État. Souvent dans ce pays, pour une salutation omise, pour n’avoir pas cédé une place aux bains, pour le vol d’un morceau de viande, de légumes, de chaussures d’esclave et de tout autre objet de cette sorte, des séditions sont arrivées à une mise en danger extrême de l’État, au point qu’on équipât contre eux des armées », cf. Histoire Auguste, IV.3, Vies des Trente Tyrans et de Claude, F. PASCHOUD (éd.), CUFr, Paris, 2011, p. 29. On verra aussi la bibliographie de la n. 932 dans AMMIEN MARCELLIN, Histoires, p. 317-318. Le topos se retrouve chez Évagre (h.e. 2, 8), en introduction au récit du meurtre sauvage de Protère. 22 SOCRATE DE CONSTANTINOPLE, Histoire ecclésiastique. Livres IV-VI, † P. PÉRICHON, P. MARAVAL (éd.), SC 505, Paris, 2006, p. 199. 23 Cf. PHILOSTRATUS and EUNAPIUS, The Lives of the Sophists, W.C. WRIGHT (éd.), Loeb Classical Library 134, London – Cambridge, 1921, p. 424-425. Traduction française du passage dans THELAMON, Païens et chrétiens, p. 264-265. 24 Cf. EUNAPIUS, The Lives of the Sophists, p. 422-423. Traduction de THELAMON, Païens et chrétiens, p. 258, n. 39.
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Philippe Luisier 16, 3, 2) 25 ; le Concile de Chalcédoine émanera des canons contre les indisciplinés 26 . Les mots d’Eunape n’en restent pas moins offensants et trop généraux. S’il y a une violence païenne à Alexandrie, il y en a une aussi de la part de la communauté juive qui, à l’époque du préfet Oreste et de l’archevêque Cyrille, organise un massacre de chrétiens après avoir été excitée par des partisans de l’évêque, qui en profite pour faire expulser les juifs de la ville. Racontée par Socrate (h.e. 7, 13), cette triste affaire doit se situer quelque temps avant l’horrible meurtre d’Hypatie en mars 41527. On connaît ce dernier par une courte allusion de Philostorge (h.e. 8, 9), historien partisan de Nestorius 28 , par un récit circonstancié de Socrate (h.e. 7, 15) 29 et par d’autres moins sûres 30 . Contrairement à l’image qui hante peut-être nos esprits, la mathématicienne et philosophe néoplatonicienne n’était plus une jeune femme à l’époque des faits, elle pouvait même arriver à soixante ans, si on veut suivre les analyses d’une biographie parmi les plus autorisées31. Voici comment Socrate raconte le meurtre (h.e. 7, 15, 5) :
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Code Théodosien, p. 217 et p. 219. Ce sont les canons 4 et 23, cf. ACO II, 1, 2 (p. 159, 162). 27 Cf. M. DZIELSKA, Hypatia of Alexandria, Revealing Antiquity 8, Cambridge MA – London, 1995, p. 93. H.D. SAFFREY, « Hypatie d’Alexandrie », dans R. GOULET (éd.), Dictionnaire des philosophes antiques, III, d’Eccélos à Juvénal, Paris 2000, 2005, p. 814817, écrit à p. 817 : « En 415 ou 416, elle fut assassinée par les moines fanatiques ». En fait, Socrate parle seulement d’« hommes à l’esprit échauffé », comme on va le lire bientôt. S. RONCHEY, Ipazia. La vera storia, Milano, 2010, p. 58, ajoute même aux moines les parabalani, qui apparaissent pour la première fois dans deux édits, le premier du 5 octobre 416 (?) et le second du 3 février 418, cf. Code Théodosien, p. 205-207 (cod. 16, 2, 42) et p. 209 (cod. 16, 2, 43). 28 Voir PHILOSTORGE, Histoire ecclésiastique, É. DES PLACES, al. (éd.), SC 564, Paris, 2013, p. 445-447. 29 Selon C. LACOMBRADE, « Hypatia », RAC 16, Stuttgart, 1994, col. 956-967, à col. 959 : « Vertrauen verdienen allein die Ausführungen des Sokrates ». 30 Cf. SAFFREY, « Hypatie d’Alexandrie », p. 814 (Damascius et Jean de Nikiou). 31 Cf. DZIELSKA, Hypatia of Alexandria, p. 68 et p. 102 : « We have established that Hypatia was born around A.D. 355 ». Voir aussi SAFFREY, « Hypatie d’Alexandrie », p. 814-815. En revanche, selon RONCHEY, Ipazia, p. 144, pour la « maggioranza degli studiosi », elle aurait été alors âgée de quarante-cinq ans. 26
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Tolérance et intolérance religieuse en Égypte chrétienne (IVe-VIIe s.) Des hommes à l’esprit échauffé dirigés par un certain Pierre, lecteur, après s’être entendus entre eux, guettent la femme qui rentrait chez elle de quelque part ; l’ayant tirée de son char, ils la traînent à l’église qu’on appelle Kaisarion, et après l’avoir dépouillée de ses vêtements, ils la tuèrent avec des tessons. Puis après l’avoir mise en pièces, ils détruisirent par le feu ses membres, qu’ils avaient emportés à l’endroit qu’on appelle le Kinaron32. L’horreur du crime est évidente, mais si l’on connaît les macabres habitudes des Alexandrins, ce n’est qu’un épisode de plus dans leurs terribles excès. La scène se répètera quarante-six ans plus tard et en sera victime le patriarche chalcédonien Protère, assassiné par des non-chalcédoniens le Jeudi saint 28 mars 457, dont le cadavre sera épouvantablement traité33. Pierre est un lecteur, donc un clerc, ce qui implique directement, selon certains auteurs modernes, ou indirectement la responsabilité de l’archevêque Cyrille. Socrate, qui n’aime guère les prélats alexandrins, a de toute façon bien raison de dire (h.e. 7, 15, 6): « Cela valut un blâme considérable à Cyrille et à l’Église des Alexandrins, car meurtres, combats et pratiques semblables sont tout à fait étrangers à ceux qui sont du parti du Christ »34. La destruction des temples en Égypte, commencée de manière grandiose par celui du Sérapéum, va se poursuivre au Ve et au VIe siècle, en tout cas dans la chora, comme l’autorise d’ailleurs l’édit du 10 juillet 399 (cod. 16, 10, 16) : « S’il se trouve quelques temples dans les campagnes (in agris), qu’ils soient détruits sans attroupement ni désordre. En les jetant bas et en les supprimant, on ôtera
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SOCRATE, Histoire ecclésiastique. Livre VII, p. 59-61. Voir l’Histoire ecclésiastique d’Évagre (2, 8), où l’on trouve raconté deux fois l’épouvantable meurtre, d’abord par l’historien, puis dans la lettre de quelques évêques égyptiens à l’empereur Léon, où la description est encore pire. Cf. ÉVAGRE LE SCHOLASTIQUE, Histoire ecclésiastique. Livres I-III, G. SABBAH, al. (éd.), SC 542, Paris, 2011, p. 283-285 : « (ils) font périr l’innocent, l’égorgent cruellement avec six autres. Et ils promenèrent partout ses restes transpercés de toutes parts, le traînèrent sauvagement presque en tout lieu de la ville, se répandirent cruellement en injures et ils maltraitaient sans pitié ce corps qui ne sentait pas les coups, le découpant membre par membre en ne s’abstenant pas même de goûter, à la manière des fauves, les entrailles de cet homme qu’à l’instant ils avaient regardé comme un médiateur entre Dieu et les hommes. Ils livrèrent au feu ce qui restait de son corps et en jetaient la cendre aux vents, dépassant les fauves en toute espèce de sauvagerie. » 34 SOCRATE, Histoire ecclésiastique. Livre VII, p. 61. 33
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Philippe Luisier toute base à la superstition »35. Celui de Canope est détruit sous Théophile, le culte plus ou moins clandestin dans le faubourg de Ménouthis sera balayé en 48636. L’archimandrite Chénouté d’Atripé est connu pour son action contre les temples37. Au début du VIe siècle, le moine Moïse renverse celui d’Abydos qui, en s’écroulant, tue vingt-trois prêtres-ouēēb et sept prêtres-hont, comme nous dit sa biographie38 : ce sont les « prêtres-purs » et les « prophètes » de l’ancien culte pharaonique. Le dernier temple transformé en église sera celui de Philae : on l’aura laissé plus longtemps en place afin que les Blemmyes et les Nubiens, qu’il convenait de traiter avec quelque égard, puissent adorer la déesse Isis. À ces actes de violence contre les édifices païens qui n’épargnent pas leur clergé que l’on assassine encore au début du VIe siècle répondent les persécutions que les Chrétiens déchaînent les uns contre les autres. Nous avons déjà évoqué le meurtre de Protère, archevêque chalcédonien, perpétré par le parti adverse. Les Plérophories de Jean Rufus, qui illustrent la « grande apostasie » de Chalcédoine avec de nombreuses histoires merveilleuses39, seront imitées dans la littérature copte qui fourmille d’interventions violentes de la part des Chalcédoniens40. La « terreur catholique » sous le Chalcédonien Agathon qui s’en prend violemment aux non-Chalcédoniens se situe dans la seconde moitié du VIe siècle, le moine Samuel de Qalamūn, alors qu’il était encore à Scété, fut tellement battu par un soldat de la troupe envoyée par le patriarche Cyrus qu’il en perdit l’œil droit,
35
Code Théodosien, p. 453. Cf. P. CHUVIN, Chronique des derniers païens. La disparition du paganisme dans l’Empire romain, du règne de Constantin à celui de Justinien, Paris 20042, p. 112. 37 Voir J. HAHN, « Shenute von Atripe, die kaiserliche Religionspolitik und der Kampf gegen das Heidentum in Oberägypten », dans F. FEDER, A. LOHWASSER (éd.), Ägypten und sein Umfeld in der Spätantike. Vom Regierungsantritt Diokletians 284/285 bis zur arabischen Eroberung des Vorderen Orients um 635-646. Akten der Tagung vom 7.9.7.2011 in Münster, Philippika 61, Wiesbaden 2013, p. 81-108 (avec bibliographie). 38 W. TILL, Koptische Heiligen- und Martyrerlegenden, II, OCA 108, Roma 1936, p. 49 (texte) et 68 (traduction). 39 Voir JEAN RUFUS, Plérophories. Témoignages et révélations contre le concile de Chalcédoine, F. NAU (éd.), PO 36 (8.1), Paris – Fribourg-en-Brisgau 1911. 40 Cf. l’article de D.W. JOHNSON, « Anti-Chalcedonian Polemics in Coptic Texts, 451641 », dans B.A. PEARSON – J.E. GOEHRING (éd.), The Roots of Egyptian Christianity, Studies in Antiquity and Christianity, Philadelphia 1986, p. 216-234, spécialement p. 220-225. 36
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Tolérance et intolérance religieuse en Égypte chrétienne (IVe-VIIe s.) bientôt guéri 41 , mais sur les icônes coptes, on représente borgne le fameux confesseur42. Heureusement, on peut au moins citer un prélat chalcédonien qui fut homme de paix, à savoir le patriarche Jean l’Aumônier (610-619), resté célèbre pour ses actes de charité et vénéré comme saint dans l’Église byzantine le 12 novembre, puis aussi dans l’Église latine43. Le calendrier du Copte Abū ‘lBarakāt Ibn Kabar, qui écrit au XIVe siècle, le mentionne au 14 bāba, c’est-à-dire le 11 octobre julien44. C’est un tableau plutôt sinistre que nous venons de contempler à partir des sources contemporaines ou presque des événements, de Constantin à l’invasion arabe. Il est bien sûr trop noir et la figure d’Antoine évoquée au début, celui qui reste le Père des moines pour presque toutes les Églises chrétiennes, modèle d’humilité et de paix intérieure, y met déjà des couleurs plus tendres. Pour qui connaît l’Égypte remplie de soleil et les Égyptiens, un peuple si joyeux et chaleureux, il ne sera pas difficile de trouver le juste équilibre. Ce qui doit en revanche rester fixé dans nos esprits, c’est que nous ne pouvons pas lire les sources antiques avec nos idées modernes. Laissons le mot de la fin à Claude Lepelley : Des historiens modernes ont estimé que les persécutions des chrétiens étaient difficilement explicables parce que l’État romain était tolérant en matière de religion. Il faut se garder ici de projeter sur ce lointain passé les idées modernes de tolérance et de liberté de conscience45.
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Voir ISAAC THE PRESBYTER, The Life of Samuel of Kalamun, A. ALCOCK (éd.), Warminster 1983, p. 81 (§§ 7-8). 42 On notera que le Synaxaire, au 8 Kiahk, 4 décembre julien, ne mentionne pas la guérison, cf. e.g. R. BASSET (éd.), Le Synaxaire arabe jacobite (rédaction copte). II. Les mois de Hatour et de Kihak, PO 13 (3.3), Paris 1907, p. 406. 43 Cf. J.-M. SAUGET, « Giovanni l’Elemosiniere, patriarca di Alessandria, santo », Bibliotheca Sanctorum 6, Roma 1965, col. 750-756, ainsi que [R. AUBERT], « Jean l’Aumônier », DHGE 26, Paris 1997, col. 1255. 44 E. TISSERANT, Martyrologes et ménologes orientaux. Le Calendrier d’Abou ‘l-Barakât, PO 48 (10.3), Paris – Fribourg-en-Brisgau 1913, p. 256. 45 C. LEPELLEY, « Les chrétiens et l’Empire romain », dans L. PIETRI (éd.), Histoire du christianisme (Des origines à 250). I. Le nouveau peuple (des origines à 250), « Deuxième partie. L’Église souffrante et militante. Chapitre premier », p. 227-266, à p. 232.
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Philippe Luisier Ce qui vaut pour l’État romain païen qui persécute les chrétiens vaut aussi pour les empereurs chrétiens qui persécutent non seulement les païens ou les juifs, mais aussi les chrétiens qui ne veulent pas confesser le crédo officiel, comme les Nicéens sous Constant ou bien, en Orient, tantôt les Chalcédoniens tantôt les nonChalcédoniens après 451. Lisons nos sources avec le plus d’objectivité possible ! Philippe Luisier SJ Professeur de langue et de littérature copte – Pontificium Institutum Orientalium Studiorum – Rome
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Mal absolu et négation du divin dans la Médée de Sénèque La question du mal est l’un des défis les plus ardus qui se présentent à la philosophie et à la religion. Les poètes eux aussi se sont emparés de cette énigme : ainsi Sénèque, dans le dénouement de sa Médée, pose la question du mal et de l’absence des dieux. Médée est l’une des neuf tragédies de Sénèque, dont on connaît aussi l’œuvre philosophique et l’activité politique jusqu’à sa mort en 65, ordonnée par Néron à la suite d’une conjuration de sénateurs. La tragédie qui nous occupe a pu être composée dans les années 61-62, au moment où Sénèque prend ses distances avec le cercle du pouvoir1. Le sujet en est une légende qui a particulièrement inspiré les poètes grecs et latins. La tragédie d’Euripide est la première qui nous ait été intégralement transmise, celle de Sénèque la seconde. Entre-temps, le poète latin Ennius avait fait de l’épisode le plus terrible de la légende le sujet d’une tragédie, et Ovide lui avait consacré, non seulement une tragédie que nous avons presque totalement perdue 2 , mais aussi une de ses Héroïdes et un passage du chant VII des Métamorphoses3. La fable est bien connue : Médée, fille du roi de Colchide Eètès et petite-fille du Soleil, est une princesse barbare et une puissante magicienne. C’est grâce à ses pouvoirs qu’elle vient en aide à Jason et lui permet de devenir le héros conquérant de la toison d’or. Ayant ainsi trahi son père, elle s’enfuit avec Jason et ses compagnons les Argonautes, et assure sa fuite par le premier d’une série de crimes : pour ralentir son père lancé à leur poursuite, elle tue et dépèce son jeune frère Absyrtos et disperse ses membres que le roi doit recueillir. Après un passage à Iolcos, où Médée cause la mort atroce du roi Pélias, découpé et bouilli par ses
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Sur la question de la datation des tragédies de Sénèque, on peut se référer par exemple à la mise au point de P. GRIMAL, Sénèque ou la conscience de l’Empire, Paris, Fayard, 1991, p. 424-427. 2 A. ARCHELLASCHI, Médée dans le théâtre latin d’Ennius à Sénèque, Rome, École Française de Rome, no 132, 1990. 3 v. 1-452.
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Nathalie Cros filles qui pensaient ainsi le faire rajeunir, les deux amants fugitifs se réfugient à Corinthe, chez le roi Créon qui leur donne asile. Comme Euripide, Sénèque fait commencer sa tragédie au moment où Médée, trahie par Jason à qui Créon a donné sa fille, conçoit et accomplit la plus terrible des vengeances : elle machine la mort du roi et de sa fille, en leur faisant offrir des présents maléfiques par ses propres enfants, qu’elle tue à leur tour avant de s’enfuir dans les airs sur un char ailé, abandonnant Jason au désespoir. C’est donc une vengeance complète, qui ne laisse que cendre et mort, et consacre le triomphe sans égal de Médée. La Colchidienne incarne une force dangereuse de destruction. Femme, barbare et magicienne, elle constitue une menace pour l’ordre du monde et un défi aux dieux. Sénèque dans son traitement du mythe met justement en évidence la logique destructrice de la passion qui entraîne avec elle le monde dans la ruine. Médée s’exclame ainsi, juste après avoir envoyé ses enfants accomplir leur funeste mission : « Ira, qua ducis, sequor. »4 En ce sens la progression dramatique de Médée peut être lue comme une marche au chaos : il s’agit d’aller au bout de la vengeance, du crime, de la douleur, comme le dit Médée à sa nourrice dans les vers 426-428 : Sola est quies mecum ruina cuncta si uideo obruta : mecum omnia abeant. Trahere, cum pereas, libet. 5 Chez Sénèque cette marche au chaos est à la fois la conquête ou la reconquête progressive pour l’héroïne de son identité, consacrée par le fameux « Medea nunc sum » du vers 910, et un mouvement vers le néant. La reconquête, en effet, est fortement marquée par le motif de l’inversion, sur lequel l’héroïne elle-même insiste, et qui tient à son pouvoir de sorcière : le crime inouï lui permet de revenir à son état de vierge, d’annuler l’accompli et d’inverser la marche du monde. Ce même mouvement de régression et d’annulation mène à l’abîme du néant. Alors
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Médée, v. 953 : « Ma rage, où tu me mènes, je te suis. » Sauf indication contraire, les traductions sont celles de la Collection des universités de France (F.-R. CHAUMARTIN, Sénèque. Tragédies, I, Paris, Les Belles Lettres, 1996). 5 « Mon seul repos sera de voir l’univers écrasé avec moi dans ma ruine : que tout s’en aille avec moi. Il est doux de tout entraîner avec soi lorsqu’on périt. »
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Mal absolu et négation du divin dans la Médée de Sénèque que, chez Euripide, Médée s’envole pour le royaume d’Égée, la « terre d’Érechtée », c’est-à-dire Athènes, où elle trouvera à nouveau asile, chez Sénèque c’est un vol sans destination. L’ouverture finale, qui déploie les espaces célestes, « inter auras », débouche sur un ciel vide. Médée est seule, figure triomphante du mal absolu, et le ciel est déserté par les dieux. La question, dans le cadre de la réflexion sur les idées et les représentations, peut donc se formuler de la manière suivante : que nous dit ce ciel vide de la représentation du rapport entre les hommes et les dieux ? Pour tenter d’y répondre, je proposerai tout d’abord une lecture des tout derniers vers de la tragédie, dont le dénouement est marqué par l’ambiguïté. Nous verrons alors que le crime de Médée fait advenir une forme absolue du mal, au sens étymologique du terme, puisqu’il s’agit de rompre tous les liens, et que le vide laissé par les dieux est la condition ou la conséquence de cette rupture radicale. I.
Lecture du dénouement de la tragédie (vers 1019-1027) : ouverture et déplacement du questionnement.
Suivant l’exemple de notre héroïne maléfique, commençons par la toute fin, les neuf derniers vers. Une courte réplique de Jason répond aux derniers mots de Médée. MED. Bene est ; peractum est. Plura non habui, dolor, Quae tibi litarem. Lumina huc tumida alleua, Ingrate Iason. Coniugem agnoscis tuam? Sic fugere soleo. Patuit in caelum uia : Squamosa gemini colla serpentes iugo Summissa praebent. Recipe iam gnatos, parens : Ego inter auras aliti curru uehar. IAS. Per alta uade spatia sublimi aetheris testare nullos esse, qua ueheris, deos. 6
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Médée, v. 1019-1027 : « MÉDÉE. – C’est bon, c’est fini. Je n’avais pas davantage à te sacrifier, ma rancœur. Lève ici tes yeux gonflés d’arrogance, ingrat Jason. Reconnais-tu ton épouse? Ainsi j’ai coutume de fuir. La route vers le ciel s’est ouverte : deux serpents
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Nathalie Cros Le triomphe de Médée est total, elle le consacre en une double formule conclusive : « Bene est, peractum est ». Le présent et le parfait figent sa victoire dans l’éternité, et la réplique de Médée concentre, en sept vers d’un récapitulatif saisissant, toute l’action de la tragédie et l’essence du mythe : le dolor initial, causé par l’ingratitude de Jason, la souffrance qui peut seule réparer le tort qui lui a été fait, les instruments et victimes de sa vengeance, nouvelle épouse et enfants mis à mort, le départ en majesté de la magicienne toute-puissante7. Médée l’a dit juste avant 8 , c’est son jour – « meus dies est » – et tout s’est accompli ainsi qu’elle l’avait annoncé dès sa première apparition. L’impression de clôture est renforcée par ce que l’on pourrait appeler le fond ou l’arrière-plan de la scène finale : ainsi qu’un messager l’a rapporté, le palais est la proie des flammes, le roi Créon et sa fille Créüse sont morts, les corps des deux enfants, tués sous les yeux de Jason et, rompant avec le principe horatien, coram populo, gisent sur la scène. Le coup de grâce, pour Jason, est de survivre à ce carnage malgré l’ultime supplication qu’il a adressée à Médée. Le laisser vivre est dans la perspective de la vengeance l’accomplissement suprême, qui place les deux ennemis chacun à une extrémité de l’échelle du malheur. Le face à face, terrible, est manifeste dans l’articulation des vers 1024-1025, qui confronte et oppose parens, terme désormais réservé à Jason9, à un ego qui consacre le triomphe de Médée. Clôture donc pour une vengeance complète et totale, qui fait de Médée ce qu’elle est, qui lui donne toute la substance de son identité mythique. Mais dans ce dénouement la clôture se double d’une ouverture, parce que Médée part, et que ce départ est une élévation : « patuit in caelum uia ». Elle s’envole dans les airs, « inter auras », sur un char ailé, « aliti curru ». L’envol dit, bien sûr, l’impunité qui rend la victoire indiscutable, mais aussi une forme de divinisation de Médée. Petite-fille du Soleil10, elle aspirait à monter sur son char et même à le conduire :
sont là avec leurs cous écailleux placés sous le joug. Tiens, voici maintenant tes enfants, père ; moi, je vais aller parmi les airs portée par un char ailé. JASON. – Va parmi les espaces du ciel tout là-haut, porte témoignage qu’il n’y a pas de dieux là où tu te rendras. » 7 Sur le dolor et le scénario tragique, voir F. DUPONT, Les monstres de Sénèque. Pour une dramaturgie de la tragédie romaine, Paris, Belin, L’Antiquité au présent, 1997, p. 55-84. 8 Au vers 1017. 9 Le nom latin parens peut désigner le père ou la mère. 10 Médée, v. 210 : auoque clarum Sole deduxi genus.
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Mal absolu et négation du divin dans la Médée de Sénèque Da, da per auras curribus patriis uehi, committe habenas, genitor, et flagrantibus ignifera loris tribue moderari iuga. 11 Tel était le souhait de Médée, alors que le mariage de Jason et de Créüse lui promettait une vie d’exilée déchue. La reprise du motif du char constitue aussi, sur le plan structurel, un élément de clôture, tout en introduisant le thème de l’ouverture. Il n’est plus question du Soleil, mais les deux monstres attelés au joug offrent une image spectaculaire des pouvoirs de Médée, et l’isolent en une figure de divinité maléfique. Le ciel est en effet le domaine des dieux, et c’est à eux que Médée s’égale, réalisant ainsi la parole en forme de prophétie adressée à sa nourrice au cours de leur premier dialogue : Medea superest, hic mare et terras uides ferrumque et ignes et deos et fulmina.12 Les deux motifs, opposés et associés, de l’ouverture et de la clôture, expriment ainsi la victoire totale d’une héroïne maléfique et fascinante. Pourtant c’est à Jason que sont laissés les derniers mots, qui viennent miner cette victoire ou du moins faire porter sur elle un doute, et qui constituent la véritable fin de la tragédie. Si le premier de ces deux vers reprend avec insistance le thème de l’élévation et de l’envol, développant « inter auras » de la réplique précédente, le dernier vers accuse une opposition frappante, en affirmant l’absence des dieux : « nullos esse deos ». Ainsi Médée s’envole, mais dans un ciel vide, le seul qu’elle puisse atteindre, et s’il y a une ouverture, c’est sur le néant seulement. Ce serait donc, à première vue, une manière de ne pas laisser le dernier mot à Médée, en laissant entendre que son triomphe a quelque chose d’illusoire et de faux, et ainsi de ne pas laisser le lecteur ou le spectateur en proie
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Ibid. v. 32-34 : « Donne-moi, donne-moi d’être portée parmi les airs sur le char de mes aïeux, confie-moi les rênes, père, et accorde-moi de conduire avec les flamboyantes guides l’attelage qui porte le feu. » 12 Médée, v. 166-167 : « Médée subsiste : en elle tu vois la mer, la terre, le feu, les dieux, la foudre. »
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Nathalie Cros à l’horreur qui excède l’émotion tragique telle qu’Aristote la définit dans la Poétique13. II.
Médée, témoin du mal
Il faut à présent regarder ces deux vers de plus près, pour comprendre comment ils déplacent la question. Il ne s’agit plus alors tellement de savoir qui l’emporte. Plus encore, l’interrogation s’inscrit dans une temporalité qui n’est pas celle que les paroles de Médée s’efforçaient d’installer, en figeant le moment de l’envol comme manifestation de sa toute-puissance, tandis que Jason serait prisonnier d’un deuil éternel. Jason, lui, envisage un temps qui succède à celui de l’envol, et considère ce qui se passe après. C’est dans un ciel vide que la criminelle est conduite. Par son refus d’en rester là, Jason met en cause la victoire de Médée, mais non pas, comme on aurait pu l’attendre, en invoquant le courroux des dieux ni en appelant au châtiment. S’il y a un jugement, les dieux n’en sont ni les garants ni les arbitres, et Médée est appelée comme témoin. Le verbe testare introduit en effet dans le dénouement une référence au droit qui est très importante dans l’œuvre de Sénèque. Et non seulement Médée, mais aussi l’ensemble des tragédies de Sénèque, ainsi que son œuvre philosophique, dialogues et Lettres à Lucilius, sont profondément nourries de notions et de vocabulaire juridique. Rappelons que Sénèque avait commencé sa carrière en tant qu’avocat, et avait remporté des succès sous les règnes de Tibère et de Caligula14. M. Ducos a ainsi étudié le vocabulaire du droit qui imprègne la réflexion philosophique, à laquelle elle fournit comparaisons et métaphores15. L’innutrition philosophique des tragédies, sur laquelle nous allons revenir, explique pour une part la permanence de ce lexique dans l’œuvre poétique. Pour une autre part, on peut y voir une conséquence directe de la formation juridique de Sénèque, semblable à celle des jeunes orateurs de son temps, et pour laquelle il avait eu, en la personne de son père Sénèque le Rhéteur, un exemple de choix. Les exercices proposés dans les écoles de rhétorique consistaient à mener des débats contradictoires sur des sujets complexes, mobilisant des considérations juridiques
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ARISTOTE, Poétique 13, 1452b-1453a. SUETONE, Caligula, 53, 3. 15 M. DUCOS, « La réflexion sur le droit pénal dans l’œuvre de Sénèque », Helmantica 44, 1993, p. 443-456. 14
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Mal absolu et négation du divin dans la Médée de Sénèque et morales, ou à imaginer des discours délibératifs pour exhorter un personnage historique ou mythologique à prendre tel ou tel parti. L’influence de ces pratiques apparaît à la lecture des tragédies, et c’est même une des raisons qui ont expliqué le mépris relatif dans lequel le théâtre de Sénèque a longtemps été tenu, comme trop rhétorique justement. Or, les études de Florence Dupont sur le furor l’ont bien montré, envisager les mythes à travers le prisme de notions juridiques romaines contemporaines ne revient pas à les ravaler à un exercice d’école, mais les enrichit d’une signification supplémentaire et particulière16 . Ainsi, Médée, drame de la vengeance, pose la question de la responsabilité et de la culpabilité, l’argument central de Médée étant que, si elle est coupable de nombreux crimes, Jason, qui en est le destinataire, est le véritable responsable. On trouve ainsi dans une réplique de Médée une quasi citation de l’adage juridique : « cui prodest scelus/is fecit », v. 500-501. Jason le reconnaît lui-même au vers 1004 : « si quod est crimen, meum est » (s’il y a crime, c’est moi qui l’ai commis). Pourtant, ses toutes dernières paroles orientent le débat dans une autre direction. Médée n’est plus envisagée en tant que criminelle, ou plus seulement, elle devient témoin, ou preuve, selon le sens que l’on donne au verbe. La question se déplace, et sa formulation constitue la véritable ouverture du dénouement. Per alta uade spatia sublimi aetheris testare nullos esse qua ueheris deos. Notons tout d’abord la place donnée au verbe testare au début du vers. Tel est l’enjeu. Si Médée est, comme témoin, la « voix de la vérité », pour reprendre la formule de Cicéron, la révélation est de taille : nullos esse deos, il n’y a pas de dieux. Testari peut également signifier « prouver, démontrer » sans référence au témoignage ; son envol et sa survie font-ils de Médée la preuve de l’inexistence des dieux ? Ou peut-on comprendre, en conservant l’épaisseur du sens, qu’à la fois elle en est la preuve et en porte témoignage ? Cette dernière réplique, et plus précisément le dernier vers, comporte en outre une ambiguïté, qui tient à l’incidence de la proposition qua ueheris, « là où tu t’élèves ». L’autonomie du complément circonstanciel permet en effet deux
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F. DUPONT, op. cit. p. 71.
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Nathalie Cros interprétations, selon que l’on intègre ou pas la proposition qua ueheris, « là où tu t’élèves », à l’infinitive nullos esse deos, « qu’il n’y a pas de dieux ». On comprend donc dans un cas : « Va à travers les espaces du haut du ciel, témoigne là où tu es transportée qu’il n’y a pas de dieux » ; dans l’autre cas : « Va à travers les espaces du haut du ciel, témoigne qu’il n’y a pas de dieux là où tu es transportée. » Voici quelques traductions en français de ces deux vers, dans diverses éditions des tragédies. E. Greslou tout d’abord : « Oui, parcours les hautes régions de l’espace, et atteste, partout où tu passeras, qu’il n’y a point de dieux. »17
Olivier Sers fait un choix comparable : « Oui, va-t’en tout en haut des éthers témoigner là où tu te rendras, qu’il n’existe nul dieu. »18
François-Régis Chaumartin maintient l’ambiguïté : « Va parmi les espaces du ciel tout là-haut, porte témoignage qu’il n’y a pas de dieux là où tu te rendras. »19
Pierre Miscevic, dans son édition des deux Médée (d’Euripide et de Sénèque), traduit ainsi : « Va, traverse les airs, monte jusqu’au haut des cieux, et atteste que là où tu t’élèves il n’y a pas de dieux. »20
Dans la même perspective, Charles Guittard associe dans sa traduction le passage de Médée et l’absence des dieux :
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E. GRESLOU, Tragédies de L. A. Sénèque, Paris, Panckoucke, 1834. O. SERS, Sénèque. Tragédies, Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 2011. 19 F.-R. CHAUMARTIN, op. cit. 20 P. MISCEVIC, Médée/Euripide, Sénèque, Paris, Rivages, 1997. 18
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Mal absolu et négation du divin dans la Médée de Sénèque « Parcours les hautes régions éthérées du ciel, porte témoignage que, là où tu passes, il n’y a point de dieux. »21
Enfin, la traduction de Florence Dupont affirme la vacuité du ciel tout en l’associant, par le jeu de l’assonance, à la présence de Médée : « Va / Parcours le ciel et les espaces légers de l’éther / Va témoigner partout où tu iras / Que les dieux n’existent pas »22
La traduction, comme bien souvent, porte une interprétation, dont deux orientations se détachent assez nettement. Premièrement, Médée s’enfuit dans un ciel qui se vide, c’est elle, ce sont ses crimes qui font fuir les dieux. L’idée n’est pas nouvelle dans l’univers mythologique, que les dieux s’effacent et s’enfuient quand le mal accompli par les hommes est trop grand. N’est-ce pas le sens du départ des dieux de la terre, qui marque la fin de l’âge d’or ? Dans les tragédies de Sénèque, le retrait des dieux accompagne souvent l’accomplissement du crime à son degré le plus atroce : ainsi le soleil se cache et inverse son cours pour ne pas éclairer le sacrifice monstrueux perpétré par Atrée et les préparatifs du festin de Thyeste23. Le motif est, ironie tragique, repris par Médée elle-même au début de la tragédie. Face à l’ingratitude criminelle de Jason, elle s’indigne que le Soleil, ancêtre de sa race, puisse conserver son cours habituel et ne retourne pas vers le Levant. Il faut également rattacher, plus spécifiquement, ce pouvoir sur les astres aux attributions traditionnelles des sorcières, capables de faire descendre la lune (d’où l’invocation à Hécate, par exemple, dans le prologue) ou d’inverser la course du soleil. La fuite des dieux serait, dans ce cas, une extension du domaine de la sorcellerie, une victoire absolue de la magie maléfique sur l’ordre du monde instauré et garanti par les dieux. Médée triomphante instaure par ses crimes le chaos universel, et sa toute-puissance clôt la tragédie sur une note particulièrement inquiétante, laissant l’auditeur désemparé par le triomphe incontesté du mal. Et pourtant, il y a pire, si l’on ose dire, et la seconde interprétation se révèle plus pessimiste encore, puisqu’elle implique qu’il n’y a pas de dieux du tout, et
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Ch. GUITTARD, Sénèque. Médée, Paris, GF Flammarion, 2014. F. DUPONT, Sénèque. Théâtre complet, Paris, Actes Sud, 2012. 23 Thyeste, v. 776-788. 22
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Nathalie Cros que Médée en est la preuve. Une telle lecture, qui est la plus répandue dans les traductions françaises, met en valeur le désespoir de Jason, tout en décentrant légèrement le propos, qui insiste moins sur la responsabilité de Médée, au moins à première vue. S’il n’y a pas de dieux, il n’y a pas de providence, pas de principe ordonnateur du cosmos. L’existence même de Médée, après son crime, témoigne que le ciel est vide et que rien n’a de sens. Cette affirmation fait de Jason le contraire du sage stoïcien, mais nulle figure de sage ne vient sauver la tragédie. Dans cette perspective, il est intéressant de mettre en rapport le ciel vide de Jason et les multiples invocations aux dieux faites par Médée. Dès le prologue, celle-ci s’adresse en effet aux dieux, notamment du mariage (« Di coniugales », ce sont les premiers mots de la tragédie) et aux dieux infernaux, « que Médée invoque à meilleur droit » (« quosque Medeae magis / fas est precari »). Quand son crime est accompli, elle évoque les « puissances divines enfin apaisées » (« placida tandem numina »). C’est que, pour Médée comme pour Jason, et comme pour les hommes qui assistent au drame, les dieux sont garants d’un ordre. Mais l’ordre pour Médée est chaos pour Jason, et inversement, au début de la tragédie, l’ordre de Jason, son mariage et son inscription nouvelle dans la cité de Corinthe, était pour Médée un désordre insupportable. À l’opposé le chœur, qui intervient immédiatement après, convoque les dieux pour assister aux noces. Donc, du point de vue de Médée, le crime est une manière de rétablir l’ordre, la justice divine, fas, et le cours normal des choses, symbolisé par la course du soleil sur son char. Mais ce qui est ordre pour la commune humanité est chaos pour Médée, qui apparaît comme une formidable puissance d’inversion. L’image de la torche dans la tragédie est à cet égard significative : par l’action vengeresse de la sorcière, le flambeau nuptial se fait torche funèbre, et le feu de la fête incendie destructeur. A la faveur de son crime, Médée retrouve, dit-elle, dignité et honneur, et même sa virginité. Autrement dit, elle est parvenue à inverser le cours du temps et à annuler ce qui était accompli, y compris la mise au monde de ses enfants. Et pour Médée, les dieux président à cet ordre, à ce retour à l’ordre auquel elle aspire. Ainsi Jason, affirmant l’absence ou l’inexistence des dieux, refuse l’ordre instauré par Médée, et choisit le vide. L’absence des dieux entraîne ainsi la nullité des valeurs. 176
Mal absolu et négation du divin dans la Médée de Sénèque Alors entre ces deux interprétations, laquelle choisir ? Ni l’une ni l’autre, ou plus exactement les deux à mon avis, parce que l’ambiguïté est elle-même porteuse de signification. Sur le plan dramatique on voit bien qu’il n’y a pas de résolution définitive, l’envol de Médée le dit bien : à cette suspension dans les airs correspond une suspension du sens. III.
Peut-on penser une harmonie garantie par les dieux ?
L’enjeu de l’interrogation finale ouverte par le cri désespéré de Jason est souligné, dans la structure de la tragédie, par un élément supplémentaire, qui apparaît lorsque l’on compare les premiers vers et les derniers : les premiers vers sont prononcés par Médée, les derniers par Jason. Dans les deux cas, la parole est au vaincu, c’est un cri de révolte, qui mentionne les dieux. Plus encore, le mot « dieux » est le premier et le dernier à être prononcé : Di et deos. Cet encadrement dit quelque chose de l’enjeu de la tragédie, et de l’affrontement entre Jason et Médée : dans cette tragédie de la responsabilité et de la culpabilité, chacun revendique pour lui le droit et la justice, et ces valeurs ont traditionnellement les dieux pour garants. Pourtant la symétrie est imparfaite, car Jason n’en appelle pas à la justice divine, et s’il mentionne les dieux, c’est pour dire leur absence, qui permet ou consacre la victoire de Médée. Or la religion romaine, tout comme les principes de la philosophie stoïcienne qui imprègnent la pensée de Sénèque, postule que le rapport entre les hommes et les dieux est lié à l’ordre des choses. Cette conception du divin est commune à la religion traditionnelle, qui se manifeste par les rites et les cérémonies de la vie publique et politique, et à la spéculation philosophique qui regarde davantage l’individu en tant que tel. Dans ses œuvres philosophiques, Sénèque nourrit largement sa pensée de la doctrine stoïcienne, sans s’interdire de puiser à d’autres sources. L’enjeu de l’entretien ou de la correspondance philosophique est de progresser et de faire progresser le destinataire sur la voie de la sagesse, et donc de contribuer à établir l’harmonie d’une âme affranchie des passions et de la crainte de la mort. Le sage, dit Sénèque, travaille à reconnaître l’ordre du monde, la Raison en acte qui régit toute chose, et à s’y conformer, en établissant dans son âme l’harmonie de l’Être universel. Si le sage sait triompher des épreuves, c’est qu’il reconnaît que ces épreuves n’en sont qu’en apparence, qu’elles sont dépourvues de valeur en elles-mêmes et entrent dans la composition d’un tout 177
Nathalie Cros plus vaste qui seul prend sens. La souffrance, les échecs, la mort ne sont des malheurs que pour qui les considère comme tels. Le déisme stoïcien fait de la divinité l’équivalent de la Nature et de la Raison, en tant que principe ordonnateur du cosmos, auquel le sage s’efforce de se conformer. On trouve ainsi, dans la pratique religieuse traditionnelle de Rome comme dans le système philosophique de Sénèque, l’idée que l’accord de la divinité signifie et garantit une forme d’harmonie. Mais dans la tragédie, non seulement l’attitude du héros est diamétralement opposée aux préceptes de la philosophie (Jason hurle sa révolte et son désespoir en affirmant l’impossibilité de concevoir quelque raison à l’œuvre), mais, ironiquement, c’est une criminelle qui a imposé son ordre et sa logique à un monde dévasté. Le carnage entraîne un désordre général, politique et familial. Le feu détruit le palais et provoque la mort du roi et de sa fille, réduisant tout, hommes et choses, à un tas indistinct de cendres, au chaos en somme. Dans ce cadre, l’existence d’un garant divin est problématique. L’absence des dieux résout donc en un sens l’opposition radicale entre l’ordre auquel aspire Médée et celui qu’elle détruit pour y parvenir. Mais surtout, en affirmant la possibilité de la négation des dieux elle permet de formuler l’énigme du mal sur fond d’annulation des valeurs. Plus que les traités philosophiques, prescriptifs, et soucieux d’application pratique, la tragédie ouvre un espace pour le doute, le vertige et l’angoisse. Il s’agit de l’angoisse que provoque le spectacle du mal absolu, au sens étymologique : détaché, sans autre référent que lui-même, sans garant même maléfique. À la place du système de liens qui garantit et entretient l’harmonie du monde et les communautés humaines, Médée impose une succession d’arrachements, elle rompt, violemment, avec tout ce qui pouvait la rattacher à l’humanité. Elle avait déjà quitté son père et sa patrie, tué son frère, mais c’était alors pour nouer un lien plus fort, plus essentiel, avec Jason. L’exil a désormais changé de sens. Il s’agit pour Médée de trancher tous les liens, politiques, familiaux, et, rupture suprême, les liens entre les dieux et les hommes, pour se retrouver seule, figure du mal absolu, et conquérir son identité tragique. Après le double infanticide, acmé de la progression des crimes et de la transgression des tabous, le désir d’arrachement de Médée n’est pas encore assouvi :
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Mal absolu et négation du divin dans la Médée de Sénèque In matre si quod pignus etiamnunc latet, scrutabor ense uiscera et ferro extraham.24 L’envol sur le char fantastique, tiré par des serpents monstrueux, offre une image spectaculaire de ce mouvement d’arrachement. Le spectateur/auditeur de Médée est donc, à l’issue du dénouement, abandonné au vertige du vide, dans une suspension angoissante de toute signification. Ce n’est pas le seul exemple dans le théâtre de Sénèque. Certaines tragédies, comme Hercule Furieux, ouvrent sur la possibilité d’une rédemption, manifestant ainsi une confiance dans des valeurs, morales ou politiques. D’autres, plus radicalement pessimistes, insistent sur ce même sentiment de vide et d’abandon. Telle peut être, par exemple, la signification de la description spectaculaire des orbites vides d’Œdipe, après qu’il s’est arraché les yeux. Voilà pourquoi peut-être l’Œdipe de Sénèque s’arrache les yeux, quand celui de Sophocle les crève. Tel peut être, aussi, le sens des derniers vers de Thyeste, laissés au criminel Atrée qui livre son frère à ses enfants qu’il vient de dévorer. Dans Médée le néant créé par l’absence des dieux, conjugué au motif de l’arrachement, permet à Sénèque, poète et philosophe, de trouver dans la tragédie une forme adaptée pour dire l’énigme du mal. Nathalie Cros Agrégée de lettres classiques Professeur en classes préparatoires
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Médée, v. 1012-1013 : « Si quelque gage d’amour se cache maintenant encore dans mon sein maternel, j’explorerai mes entrailles et je l’arracherai au moyen de ce fer ».
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Nathalie Cros Bibliographie A. ARCHELLASCHI, Médée dans le théâtre latin d’Ennius à Sénèque, Rome, École Française de Rome, no 132, 1990. F.-R. CHAUMARTIN, Sénèque. Tragédies, I, Paris, Les Belles Lettres, 1996. M. DUCOS, « Sénèque et le monde du droit », dans R. Chevalier et R. Poignault (éd.), Présence de Sénèque, Paris, Touzot, Caesarodunum XXIV bis, 1991, p. 109-126. IDEM, « La réflexion sur le droit pénal dans l’œuvre de Sénèque », Helmantica 44, 1993, p. 443-456. F. DUPONT, L’Acteur-roi ou le théâtre dans la Rome antique, Paris, Les Belles Lettres, Realia, 1985. EADEM, Les Monstres de Sénèque. Pour une dramaturgie de la tragédie romaine, Paris, Belin, 1995. EADEM, Sénèque. Théâtre complet, Paris, Actes Sud, 2012. E. GRESLOU, Tragédies de L. A. Sénèque, Paris, Panckoucke, 1834. P. GRIMAL, Sénèque ou la conscience de l’Empire, Paris, Fayard, 1991. Ch. GUITTARD, Sénèque. Médée, Paris, GF Flammarion, 2014. P. MISCEVIC, Médée/Euripide, Sénèque, Paris, Rivages, 1997. G. PICONE, « La Medea di Seneca come fabula dell’inversione », Pan, IX 1989, p. 53-63. J. SCHEID, La Religion des Romains, Paris, Armand Colin, 1998. O. SERS, Sénèque. Tragédies, Paris, Les Belles Lettres, « Classiques en poche », 2011.
180
L’Antiquité chez Bonaventure des Périers « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » disait Montaigne à la fin de ce siècle où Bonaventure des Périers vécut trente-trois ans. Entre ces deux hommes, si les différences sont nombreuses, le regard converge vers la même fin, celle du sens de l’action et de la compréhension que nous en avons. L’un des grands débats des années 30 de ce siècle bouillonnant met en exergue les controverses rationalistes, qui entraînent nécessairement les questions de l’immortalité de l’âme et de la liberté1 . La réputation qui s’attache à Bonaventure des Périers portant des relents de scandale et le parfum qui monte du Cymbalum Mundi exhalant des vapeurs de soufre, il convient tout d’abord de présenter l’un2 et l’autre3. Né en Bourgogne, valet de chambre de Marguerite d’Angoulême – la célèbre sœur de François Ier, future reine de Navarre, auteur de l’Heptaméron et protectrice des arts –, Bonaventure des Périers (v. 1510-1543) est longtemps protégé par elle, mais elle finira par le renvoyer. Claude de l’Estoile écrira sur son exemplaire du Cymbalum Mundi : « L’aucteur, Bonaventure des Périers, homme meschant et athée, comme il apparaît par ce détestable livre » ; Mersenne4 voit en lui « … un monstre et un fripon d’une impiété achevée » et Guillaume Postel suggère qu’il pourrait bien être l’auteur du Traité des trois imposteurs5, mais Visagier6, qui égratigne tant de monde, ne dit rien contre Bonaventure des Périers, qui pourtant prend parti pour ceux que Visagier attaque7. Et certains vont
1
L. FEBVRE, « Origène et Des Périers ou l’énigme du Cymbalum Mundi », in BHR 2 (1942), p. 123. 2 On trouve une notice sur l’auteur dans le texte numérisé par gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64410596/f25.item.r=Le%20Cymbalum%20mundi %20%20de%20Bonaventure%20Des%20Périers (consulté le 20 XII 17). 3 La présentation de l’œuvre se trouve à cette URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64410596/f60.item.r=Le%20Cymbalum%20mundi %20%20de%20Bonaventure%20Des%20Périers (consulté le 20 XII 17). 4 Marin Mersenne (1588-1648), dit Marinus Mersenius, est un moine Minime. 5 G. MINOIS, Dictionnaire des athées, agnostiques, sceptiques et autres mécréants, Paris, Albin Michel, 2012, p. 150. 6 Jean Visagier (1510-1542), dit Vulteius. 7 L. FEBVRE, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle. La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, 2003 (rééd.), p. 94.
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Jacques Bouineau jusqu’à douter que le Cymbalum Mundi soit de Bonaventure des Périers8 : c’est Henri Estienne qui le lui attribue en racontant son suicide (qui est daté d’avant le début de 1544)9. Adversaire résolu des vices de l’Église et de la stupidité des théologiens, Bonaventure des Périers ne conçoit qu’un guide à l’homme – la raison – et qu’une manière de se comporter – la vertu épicurienne. Telle est du moins l’opinion de certains10. D’autres, comme Lucien Febvre11, voient en lui un inconnu adepte de la pensée platonicienne, même si le même Lucien Febvre le dépeint aussi comme un « militant de la courageuse équipe qui dota la Réforme française de sa première Bible en “vulgaire” ; collaborateur d’Etienne Dolet, prince des libertins, pour les Commentaires de la Langue latine ; auteur certain de poèmes pessimistes, auteur probable de Contes alertes et gaulois, auteur mystérieux d’un Cymbalum Mundi dont, pendant quatre siècles, l’inspiration et l’origine sont restées des énigmes12 » pour finir par s’interroger sur la personnalité réelle du personnage : réformé, libre penseur, mystique, gaulois ? Bonaventure des Périers est-il un libertin ? Le sens du mot et son évolution ont été scrupuleusement étudiés par Jean Wirth 13 et Jean-Claude Margolin 14 , lequel rappelle combien Calvin associe athéisme et péché15.
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Tel est le cas de Michael A. Screech, préfacier de : Cymbalum Mundi (éd. P.H. NURSE), Genève, Droz, 1983, p. 15. 9 « Je n’oublieray pas Bonaventure Des periers, l’auteur du detestable livre intitulé cymbalum mundi qui, nonbstant la peine qu’on prenoit à le garder (à cause qu’on le voyoit desesperé, et en deliberation de se deffaire), fut trouvé s’estant tellement enferré de son espee sur laquelle il s’estoit jetté, l’ayant appuyee le pommeau contre terre, que la pointe entree par l’estomach sortoit par l’eschine », Cymbalum Mundi (éd. P.H. Nurse), op. cit., p. VIII. 10 G. MINOIS, op. cit., p. 151. 11 L. FEBVRE, Le problème…, op. cit., p. 13. 12 Ibid., p. 14. 13 J. WIRTH, « “Libertins » et « Epicuriens » ; aspects de l’irréligion au XVIe siècle », Bibliothèque d’humanisme et de Renaissance, 1977, p. 601-627. 14 J.-C. MARGOLIN, « Réflexions sur l’emploi du terme libertin au XVIe siècle », in Aspects du libertinisme au XVIe siècle : actes du colloque international de Sommières, Paris, Vrin, 1974, p. 1-33. 15 V. les références qu’il fait aux textes de Calvin, op. cit., p. 13.
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L’Antiquité chez Bonaventure des Périers On connaît l’a priori de Lucien Febvre : les hommes du XVIe siècle ne peuvent pas être incroyants16 car il leur manque « l’outillage conceptuel » ad hoc17. Cette position a été largement critiquée18, critique confortée par des sources de l’époque, comme ce procès à Nuremberg de peintres « athées » qui « refusent la divinité du Christ, la Révélation et l’autorité civile19 », même si Léon Saulnier, par exemple, rejette l’athéisme de Bonaventure des Périers20, même si Claude A. Meyer – qui considère au demeurant le Cymbalum Mundi comme l’« ouvrage est le plus lucianique et le plus antichrétien du XVIe siècle21 » – l’explique par de mauvaises fréquentations 22 , même si Peter H. Nurse n’y voit pas un ouvrage impie et si Michael A. Screech23, qui le préface, y décèle une attaque contre un des théologiens préférés de François Ier. « Le Cymbalum Mundi, mis à l’Index, condamné par la Sorbonne, est un divertissement poétique à l’antique, inspiré de Lucien, Celse et Ovide24 », mais
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Même s’il écrit bien que la question que pose Bonaventure des Périers sans ambages et sans atténuateur, c’est celle de la divinité de Jésus, L. FEBVRE, « Origène et Des Périers… », op. cit, p. 123. 17 Ce qui le conduit à écrire que « … les hommes qui prenaient au XVIe siècle des libertés – et même de fort grandes libertés – avec les miracles n’étaient pas nécessairement des rationalistes de provenance philosophique, si l’on peut dire, mais des réformés libéraux… », L. FEBVRE, Le problème de l’incroyance au XVIe siècle…, op. cit., p. 206. 18 Notamment lors du colloque de Sommières de 1974. 19 T. KOLBE, « Zum prozes des Johann Denck und der “drei gottlosen Maler” in Nûrnberg », in : Kirchengeschichtliche Studien H. Reuter zum 70. Geburstag gewidmet, Leipzig, 1888, p. 228-250, cité par Jean Wirth, op. cit., p. 621. 20 L. SAULNIER, « Le sens du Cymbalum Mundi », in : Bibliothèque d’humanisme et Renaissance, t. 13 (1951), p. 43-69 et p. 137-171 ; cf. aussi : « Saint Paul et Des Périers », in : id., t. 15 (1953), p. 209-212. 21 C.A. MAYER, Lucien de Samosate et la Renaissance française, Genève, Slatkine, 1984, p. 189. 22 « … il est parfaitement loisible de supposer qu’après avoir rompu avec l’église orthodoxe et opté pour le protestantisme dans sa collaboration avec Olivétan, il en ait été mécontent et ait adhéré au mysticisme de Marguerite, et, déçu une fois de plus, soit devenu sous l’influence d’Etienne Dolet et surtout de ses lectures de Celse et de Lucien, un athée antichrétien », C.A. MAYER, op. cit., p. 183. 23 Cymbalum Mundi (éd. Peter H. NURSE), op. cit., p. 4. 24 G. MINOIS, op. cit., p. 150.
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Jacques Bouineau pour Max Gauna, l’inspiration viendrait des « libertins spirituels25 », Yves Delège rappelle tout ce qu’il doit à Érasme, et aux œuvres de son temps, qu’il y soit fidèle ou s’en écarte26… Comme souvent sur les sujets qui font débat, il existe presque autant de Cymbalum Mundi27 que d’analystes28, mais la position de Claude A. Mayer est évidemment très solide : « S’il y avait le moindre sens chrétien au lieu d’antichrétien dans le Cymbalum, l’ouvrage serait le comble de la maladresse. Si d’autre part le Cymbalum Mundi n’était qu’un livre amusant sans la moindre portée anti-religieuse, on s’explique mal pourquoi Bonaventure des Périers l’a fait publier sous l’anonymat, et pourquoi les autorités prirent des mesures pour en arrêter l’impression. Enfin, plus spécifiquement pour ce qui est de la thèse de Saulnier, le paradoxe est énorme d’un homme ayant décidé que le silence est la seule voie possible et se voyant forcé pour ce faire de publier un livre dangereux. Celse, Lucien et Bonaventure des Périers se montrent tous les trois ennemis non pas seulement de la notion d’un fils de dieu, mais encore et surtout de la personne de Jésus qu’ils nous représentent comme un pur charlatan de bas étage29. »
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M. GAUNA, Upwellings. First Expressions of Unbelief in the Printed Literature of the French Renaissance, Cranbury-Londres-Mississauga, Associated University Presses, 1992, p. 201. 26 Y. DELEGE (introduction et notes), Bonaventure Des Périers, Le Cymbalum Mundi, avec un dossier et des textes d’accompagnement, Paris, Champion, 1995, p. 121-145. 27 Pour avoir la bibliographie de tous les exemplaires du Cymbalum Mundi, v. W. BŒRNER, Das Cymbalum Mundi des Bonaventure des Périers. Eine Satire auf die Redepraxis im Zeitalter der Glaubensspaltung, München, Fink, 1980, p. 384-412. 28 « Mais le risque de se fourvoyer dans l’interprétation est inhérent à l’adoption des procédures d’expression biaisées, obliques, dissimulées, au sens où il est prévu par le dispositif lui-même, qui instaure un clivage entre ceux qui seront capables de lire correctement et ceux qui se laisseront conduire sur une fausse piste ménagée à leur intention, pour les éloigner des propositions périlleuses. De sorte que le lecteur est contraint, par le dispositif lui-même, à décider de sa lecture, et par là même à décider du lecteur qu’il veut être : par exemple, il lira le Cymbalum Mundi de Des Périers comme un pur divertissement inoffensif, ou bien comme l’expression d’un programme évangélique, proche ou non du libertinage spirituel, ou encore comme une profession d’irréligion pure et simple, voire même de simple catholicisme orthodoxe », J.-P. CAVAILLE, Les déniaisés. Irréligion et libertinage au début de l’époque moderne, Paris, Garnier, 2013, p. 499. 29 C.A. MAYER, op. cit., p. 174.
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L’Antiquité chez Bonaventure des Périers Trois raisons contribuent à la méconnaissance du Cymbalum mundi : une langue difficile, la réprobation que suscite l’œuvre (la Revue philosophique a été interdite en 1858 par le procureur impérial pour en avoir publié des extraits), les divergences sur le sens à donner au texte30. Au moment de sa parution31, le livre est condamné par le roi, le Parlement et la Sorbonne 32 comme « subversif », l’éditeur poursuivi, Jehan Morin (l’imprimeur) est retenu prisonnier – mais pas brûlé, contrairement à Jehan de la Garde, libraire, à qui il avait vendu quatre livres hérétiques ; celui-ci donne le nom de l’auteur, mais cela n’est retranscrit nulle part - et condamné par le Parlement et l’auteur aussi… mais le livret est anonyme. Le livre a été immédiatement détruit : il reste un seul exemplaire de l’édition de 1537 (à la bibliothèque de Versailles) et deux de celle de 1538 (BnF et Musée Condé). En 1711, Prosper Marchand réédite l’ouvrage. Le titre de Cymbalum Mundi a été délibérément choisi pour égarer le lecteur 33 . Il y est question de bruit, celui qui est fait tout au long des quatre dialogues par les mots. Le langage est présenté comme un outil qui ne doute pas, qu’il charrie le vrai ou le faux. La question centrale du premier dialogue porte sur le défaut de communication, de la part des dieux et entre les hommes. Le deuxième dialogue tourne autour du logos, c’est-à-dire la pierre philosophale : trois chefs de sectes – Rhetulus, Cuberus et Drarig [Luther, Bucer, Erasme ou Girard34] –, prétendent chacun avoir trouvé la pierre philosophale, c’est-à-dire le Vrai Évangile ; la conclusion logique de la querelle, c’est que la Pierre philosophale [l’Évangile] n’existe pas. Dans le troisième dialogue, la servante fait l’éloge de l’amour. Mais Mercure doit rapporter aux dieux une nouvelle
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M. Gauna utilise une expression fort juste au sujet de cet ouvrage : « The Cymbalum is indeed a unique work of art », M. GAUNA, op. cit., p. 203. 31 « On sait que ces quatre dialogues à la manière de Lucien furent publiés d’abord à Paris par Jean Morin vers la fin de l’année 1537 (n.s.), et qu’une seconde édition sortit des presses de Benoît Bonnyn au début de 1538 », P.H. NURSE, « Le Cymbalum Mundi en Angleterre », in BHR 21 (1959), p. 205. 32 Le 19 juillet 1537 [et non pas 1538, comme l’écrit Michael A. Screech dans sa préface – Cymbalum Mundi (éd. P. H. Nurse), op. cit., p. 19] ; le 19 mai 1538 est la date de l’arrêt du Parlement de Paris ordonnant la saisie du livre pour la raison qu’il « contient de grands abus et hérésies », cité par C.A. MAYER, op. cit., p. 177. 33 F. WEINBERG, « “La Parolle faict le jeu » : Mercury in the Cymbalum Mundi, in : L’Esprit Créateur XVI, 4, p. 48 (The French Renaissance Mind. Studies presented to W.G. Moore, ed. B. C. BOWEN, 1976, 156 p.). 34 Girard Roussel, évêque d’Oloron, aumônier de la reine de Navarre.
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Jacques Bouineau d’importance, or il y a peu de choses aussi banales qu’une fille amoureuse. Donc il décide de doter de la parole un cheval (Phlégon), lequel commence par dire que si les hommes méprisent les animaux c’est parce qu’ils ne parlent pas. Tout le texte tourne en effet autour de Mercure, sauf dans le quatrième dialogue ; mais son absence n’est qu’apparente, dès lors que la langue est l’attribut de Mercure et que les chiens ont mangé la langue d’Actéon. Ceci conduit Christopher Robinson à avancer l’idée que le quatrième dialogue est très lucianesque – tandis que Claude A. Meyer pense qu’il s’agit du moins lucianesque des quatre35 –, et à faire remarquer que ce n’est pas spécifiquement français évidemment : l’Espagne, par exemple, connaît aussi une forte influence de Lucien, avec El Crótalon, de Christophoro Gnophoso, pseudonyme derrière lequel se cache peut-être Cristóbal de Villalón36. Selon nous, il faut donc analyser le livre non pas sous l’angle religieux, mais sous l’angle politique. L’auteur (acceptons que ce soit Bonaventure des Périers) se moque de ceux qui critiquent une réalité dogmatique et politique, mais il propose de substituer une autre réalité dogmatique et politique à celle qu’il stigmatise. L’orientation du livre est en fait plus anarchisante 37 qu’hérétique. C’est une critique manichéenne inégalitaire constitutive du premier temps de l’idéologie - par opposition symétrique à ce qu’elle cherche à détruire vraisemblablement athée – l’auteur se suicide -, et hostile au roi et à la cour. Catholiques et protestants condamnent le Cymbalum Mundi, ce qui établit clairement que la critique n’est pas simplement athée. Nous sommes ici en
35
C.A. MAYER, op. cit., p. 38. D’après lui, le deuxième dialogue est le plus proche de Lucien. 36 C. ROBINSON, Lucian and His Influence in Europe, London, Gerald Duckworth & Company Limited The Old Piano Factory, 1979, p. 120. 37 Peter H. Nurse voit dans le Cymbalum Mundi un écrit dans la veine de l’Imitation de Jésus-Christ – Cymbalum Mundi (éd. P. H. NURSE), op. cit., p. XIII –, et même un texte paulinien – et naturellement 1 Co 13 (1 et 4) : « Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit… La charité est longanime ; la charité est serviable : elle n’est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas », op. cit., p. XXXII. Toutefois, ces vaines querelles des hommes qui parcourent le texte sont spécialement pessimistes, et c’est à ce titre-là notamment qu’elles annoncent à nos yeux le courant anarchiste, qui réfute tout gouvernement parce que le pouvoir d’un homme sur un autre est toujours mauvais.
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L’Antiquité chez Bonaventure des Périers présence de ce que nous appelons un courant minoritaire majoritaire38 c’est-àdire conformiste dans l’anti-conformisme ; proche de la tradition rabelaisienne truculente, le texte de Bonaventure des Périers se distingue des adeptes de la relation platonicienne, nombreux à son époque. Dès lors, on peut bien parler d’un comportement « majoritaire » en mineure – les liens platoniciens cesseront d’être valorisés après le Concile de Trente –, mais « minoritaire » en majeure, car il n’opte pas pour un des deux grands courants du moment (catholique ou protestant). Il est également éloigné du courant antiquisant et donc de la krasis que l’art du début du XVIe traduit très souvent. Il est donc doublement minoritaire : par rapport aux engagements politico-religieux et par rapport à la sensibilité. L’est-il aussi dans sa référence à l’Antiquité ? Et d’abord de quelle Antiquité s’agit-il ? Pour Wolfgang Bœrner, « mythologie et théologie semblent interchangeables dans les textes littéraires de la première partie du XVIe siècle39 » et il va jusqu’à dire que la mythologie constitue un « discours distancié40 », que la référence à l’Antiquité possède une « fonction décorative41 ». Par ailleurs, il avance l’idée selon laquelle la participation de Bonaventure des Périers à la traduction de la Bible en français « était au fond une tentative d’approfondir l’identité chrétienne42 ». En tout cas, l’Antiquité dont il s’agit pour Wolfgang Bœrner est évidemment l’Antiquité gréco-latine, pas les mythes gaulois43. Tout cela mérite d’être repris, et ce sera précisément l’objet principal de cette contribution de voir tout d’abord la place que l’Antiquité occupe dans le rapport à la divinité (I) et ensuite la portée de l’Antiquité sur un plan plus proprement politique (II).
38
P. Nurse, qui fait une tout autre lecture du Cymbalum Mundi, dit cependant de Bonaventure des Périers qu’il n’est pas rationaliste, mais un libertin spirituel, qu’il définit par : « “conformisme” au dehors et Charité au dedans », op. cit., p. XLI. 39 W. BŒRNER, « La mythologie antique dans l’œuvre de Bonaventure Des Périers » (p. 95-116), in M.-M. DE LA GARANDERIE (dir.), Mercure à la Renaissance, Actes des Journées d’Etude des 4-5 octobre 1984, Lille, Paris, Société française des seiziémistes, 1988, p. 100. 40 IDEM, p. 98. 41 IDEM, p. 107. 42 IDEM, p. 104. 43 IDEM, p. 97.
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Jacques Bouineau
I.
Antiquité, dieux et Dieu
Comme à toutes les époques où l’on recourt à l’Antiquité, on cherche à lui faire dire quelque chose : en dépit de ce qu’écrit Wolgang Bœrner, le temps n’est plus où l’on considérait ces emprunts comme des souvenirs de collège ou comme une simple marque d’érudition à la mode44. Chez Bonaventure des Périers, on constate que ces citations sont peut-être moins nombreuses que chez d’autres auteurs de son siècle. Mais parallèlement, l’Antiquité irrigue le Cymbalum Mundi également de manière implicite de façon indubitable et continue. Nous allons donc présenter les citations explicites dans un premier temps (A), puis les emprunts implicites dans un second temps (B). A.
Citations explicites
L’édition du Cymbalum Mundi proposée sur Internet par gallica commence à la p. 29745 du volume édité par Eloi Johanneau ; le premier dialogue s’ouvre à la p. 30346 et le quatrième dialogue s’achève à la p. 35347. De ces cinquante pages, trois48 seulement ne contiennent aucune référence à l’Antiquité. On peut donc dire que Bonaventure des Périers, en homme de son temps, en contradiction
44 Il faut cependant distinguer entre les références muettes et les références éloquentes : pour le sens des notions, v. J. Bouineau, 1789-1799 : Les Toges du Pouvoir ou la Révolution de Droit Antique, Toulouse, Association des Publications de l’université de Toulouse-le-Mirail et éditions Eché, 1986, p. 137. 45 Qui commence à cette URL : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64410596/f377.item.r=Le%20Cymbalum%20mun di%20%20de%20Bonaventure%20Des%20P%25C3%25A9riers (consulté le 20 XII 17). 46
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64410596/f383.item.r=Le%20Cymbalum%20mun di%20%20de%20Bonaventure%20Des%20P%25C3%25A9riers (consulté le 20 XII 17). 47
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64410596/f433.item.r=Le%20Cymbalum%20mun di%20%20de%20Bonaventure%20Des%20P%25C3%25A9riers (consulté le 20 XII 17). 48 307 (1er dialogue), 319 (2e dialogue) et 334 (3e dialogue).
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L’Antiquité chez Bonaventure des Périers apparente avec ce que nous avancions en introduction, cite l’Antiquité en permanence. Il convient cependant d’affiner la présentation. Pour ce faire nous aborderons l’observation sous trois angles : le nombre de références49 antiques, les différences de citations entre les quatre dialogues et la nature de ces références. Le relevé de références par noms propres donne les résultats suivants : Mercure 28, Hylactor 50 13, Pamphagus 51 10, Jupiter 9, Cupidon 6, Diane 5, Phlégon52 5, Athènes 4, Junon 4, Statius53 4, Actéon 3, Anubis 3, vestales 3, Cerbère 2, Charon 2, Grèce 2, Pallas54 2, Vénus 2. Une seule occurrence enfin pour les mots suivants : Académie 55 , Alcmena 56 , Amphytrion, Apelles, Art d’aimer d’Ovide, bacchanales, champs élisiens57, Cléopâtre, Code de Justinien, Crésus, Danaë58, Destinées, Digeste, Dodone59, druides, Egypte, Erus60, Europe, Galien, Ganymède, Gargilius 61 , Hercule, Hippocrate, Iliade d’Homère, Léda, Lycaon 62 , Lycisca 63 , Melanchetes 64 , Minerve 65 , Muses, Oresitrophus 66 ,
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Nous ne comptons qu’une référence par page quand bien même le même personnage y apparaît plusieurs fois. 50 L’un des deux chiens d’Actéon à l’avoir dévoré après sa transformation en cerf. 51 L’autre chien d’Actéon à l’avoir dévoré après sa transformation en cerf. 52 Auteur des Olympiades ; IIe siècle de N. E. 53 Caecilius Statius (v. 230 – v. 168 av. N. E.) ; écrivain latin. 54 Il s’agit sans doute ici du précepteur d’Athéna. 55 « La célèbre école attachée au nom de Platon était devenue le haut lieu du scepticisme. Mercure en a fait le lieu habituel de ses fréquentations et l’on peut voir là le signe de son appartenance philosophique : il vient au monde pour le questionner et le remettre en cause », Yves DELEGE (introduction et notes), op. cit, p. 95, n.8. 56 Mère d’Iphiclès et épouse d’Amphytrion. 57 « Allusion possible au mythe platonicien des cigales (Phèdre 259b), ou encore à la métamorphose de Tithonos en cigale, figure, d’après le mythologue Natalis Conti, de la vieillesse bavarde. Cf. aussi Eloge de la folie, XIV », Ibid., p. 91, n. 8. 58 Fécondée par Zeus sous forme d’une pluie d’or, dont elle accoucha de Persée. 59 Sanctuaire de Zeus. 60 Fils de Zoroastre. 61 Nom d’un chasseur dans les poésies d’Horace. 62 Roi d’Arcadie, foudroyé par Zeus à qui il avait offert un repas de chair humaine. 63 Personnage imaginaire, dont le nom dérive du grec : petite louve, chienne de chasse. 64 Chien d’Actéon. 65 C’est-à-dire Marguerite d’Angoulême, dont Bonaventure des Périers était le secrétaire, Ibid., p. 96, n. 17. 66 Chien d’Actéon.
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Jacques Bouineau Pandectes67, Pâris, Parrasius68, Pindare, Plutus, Prométhée, Protée69, Ptolémée, Pycargus 70 , Saphon71 , saturnales, Somnus72 , temple d’Apollon, Theridamas73 , Tyrésias, Vulcain, Zeuxis74. Sont cités dans le premier dialogue : Mercure 5, Athènes 3, Jupiter 3, Charon 2, Pallas 2, Destinées 1, druides 1, Ganymède 1, Junon 1, Vénus 1, vestales 1 ; dans le deuxième dialogue : Mercure 12, champs élisiens 1, code [de Justinien] 1, Digeste 1, Galien 1, Grèce 1, Hippocrate 1, Jupiter 1, Protée 1, temple d’Apollon 1, vestales 1 ; dans le troisième dialogue : Mercure 10, Cupidon 6, Jupiter 5, Phlégon 5, Statius 4, Junon 3 ; une seule occurrence enfin pour les mots suivants : Académie, Alcmena, Amphytrion, Apelles, Art d’aimer d’Ovide, Athènes, bacchanales, Cléopâtre, Crésus, Danaë, Diane, Dodonne, Europe, Iliade d’Homère, Léda, Lycaon, Minerve, Muses, Parrasius, Pindare, Plutus, Ptolémée, Somnus, Tyrésias, Vénus, vestales, Vulcain, Zeuxis et dans le quatrième dialogue : Hylactor 13, Pamphagus 10, Diane 4, Actéon 3, Anubis 3, Cerbère 2 ; une seule occurrence enfin pour les mots suivants : Egypte, Erus, Gargilius, Grèce, Hercule, Lycisca, Melanchetes, Mercure, Oresitrophus, Pâris, Prométhée, Pycargus, Saphon, saturnales, Theridamas. C’est-à-dire qu’il est en fait surtout question de Mercure – que l’on retrouve tout du long, mais de manière explicite dans les trois premiers dialogues – et de Jupiter, qui est lui aussi cité dans les trois premiers dialogues. Tous les autres sont cités dans un seul dialogue – sauf Diane qui l’est 4 fois dans le quatrième et une fois dans le troisième, Athènes : 3 fois dans le premier et une fois dans le troisième, Junon : une fois dans le premier et 3 fois dans le troisième, les vestales une fois dans chacun des trois premiers, Vénus une fois dans le premier et une
67 Bonaventure des Périers cite Digeste et Pandectes dans une énumération comme s’il s’agissait de deux choses différentes. 68 Peintre grec. 69 « … dieu marin, qui changeait de forme à volonté et avait un don prophétique. Maistre Gonin était une figure légendaire et populaire de l’illusionniste. », Ibid., p. 91, n.12. 70 Nom grec d’un oiseau de proie qui ravage les basses-cours. 71 Baal-Saphon, sans cesse vaincu et sans cesse renaissant sous la forme d’un taureau. 72 Dieu du sommeil. 73 Chien d’Actéon. 74 Peintre grec.
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L’Antiquité chez Bonaventure des Périers fois dans le troisième et la Grèce une fois dans le deuxième et une fois dans le quatrième. Par conséquent, le Cymbalum Mundi raconte donc bien l’histoire de Mercure, le fils de Jupiter, si l’on s’en tient aux références explicites et à la manière dont elles sont faites. Nous sommes donc en présence de deux références éloquentes et d’un ensemble de références muettes, lesquelles peuvent s’apparenter à la manière d’écrire du temps. Dès lors, deux citations véritables, voilà qui est fort peu et il faut donc bien en conclure que Bonaventure des Périers cite décidément rarement l’Antiquité de manière explicite, mais en revanche qu’il veut vraiment signifier quelque chose à partir de Mercure75 et de Jupiter. Dans le premier dialogue, il dépeint Mercure comme un menteur. Est-ce une attaque dissimulée contre la religion chrétienne, par assimilation entre Mercure et Jésus ? Les avis sont partagés : pour les uns76, Mercure est une allégorie du Christ, pour les autres77 non. En fait, Mercure est à la fois messager des dieux et un dieu exploité78, psychopompe et voleur79… À notre sens il faut voir Mercure non pas à travers des qualités particulières, mais tenter de lui donner une dimension politique. On sait, par exemple, que François Ier est associé à Mercure 80 , et, derrière Mercure, Florence Weinberg distingue Hermès Trismégiste81, avec tout ce que cela comporte de tricherie et de duperies.
75
« …Mercure, problème clé pour l’interprétation du Cymbalum Mundi », écrit W. Bœrner, « La mythologie antique… », op. cit., p. 113. 76 C.A. MAYER, op. cit., p. 59. 77 F. WEINBERG, op. cit., p. 61; Yves DELEGE (introduction et notes), op. cit., p. 88, n. 1. 78 W. BŒRNER, op. cit., p. 114. 79 IDEM, p. 115. 80 N. LOMBART, « L’éloge de l’habileté mercurienne dans les Nouvelles récréations et joyeux devis : Bonaventure des Périers face aux “coupeurs de bourses” (nouvelles 79, 80, 81) », in D. BERTRAND (dir. ; avec la collaboration de B. BOUDOU), Lire les Nouvelles Récréations et joyeux devis de feu Bonaventure Des Périers, Clermont-Ferrand, PU Blaise Pascal, 2009, p. 116 ; mais Bonaventure des Périers compare également le roi à Phébus (Wolfgang BŒRNER, op. cit., p. 106). 81 Florence WEINBERG, op. cit., p. 54.
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Jacques Bouineau A côté de ces références explicites à certains personnages antiques, on peut noter des références transparentes – à défaut d’être explicites – à des passages de la Bible82. B.
Emprunts implicites
Références explicites, oublis surprenants, allusions plus ou moins transparentes, le texte de Bonaventure des Périers est constitué d’une mosaïque comme on les affectionnait à son époque, surtout quand, comme c’est évidemment le cas ici, ce que l’on veut dire risque de tomber sous le coup de la condamnation. Il faut donc essayer de découvrir ce qui est caché. Mais jusqu’où peut-on aller et à quel point les interprétations deviennent-elles une sorte de glose indépendante ? Commençons par remarquer que si Mercure n’est pas explicitement cité dans le quatrième dialogue, il est toutefois évoqué implicitement : « Anubis, le dieu égyptien à tête de chien, est normalement invoqué par Hylactor. Les Romains l’avaient assimilé à Mercure, lequel, bien qu’il soit absent de ce dernier dialogue, y figure ainsi en filigrane.83 » Ceci dit, la première référence implicite est assurément constituée par Lucien de Samosate, fort bien mise en lumière par Claude A. Meyer, d’abord à travers le cheval qui parle (3e dialogue), qui rappelle le coq du Somnium sive Gallus, lui aussi doté de la parole ; ensuite la descente de Mercure (1er et 2e dialogues) ; mais aussi le dialogue de Mercure et Cupidon (3e dialogue) (repris du Deorum Dialogi) ; la conduite des âmes à Charon (repris du Cataplus de Lucien) ; les courses qu’il doit faire pour Junon (dans Mortuorum Dialogi) ; le fait que Mercure soit chargé de faire une proclamation (Jupiter tragoedus, et Bis Accusatus) ; l’allusion à Ganymède vient aussi de Lucien (Icaromenippus)84. De manière plus générale, la satire religieuse contenue dans l’ouvrage est manifestement due à la lecture de Lucien, spécialement en ce qui concerne le
82
V. C.A. MAYER, op. cit., p. 77-78 avec le salut par la foi promis à la servante de l’auberge si elle croit en Mercure, ou la damnation dans le sang tous les mois si elle n’y croit pas. 83 Y. DELEGE (introduction et notes), op. cit., p. 99, n. 2. 84 C.A. MAYER, « The Lucianism of Des Périers », in BHR 12 (1950), p. 190-193.
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L’Antiquité chez Bonaventure des Périers rationalisme opposé à la superstition : Lucien dit bien que les hommes crédules ne sont pas seulement les vieilles femmes ou les simples d’esprit, mais aussi les philosophes, les docteurs et les vénérables vieillards réputés pour leur sagesse85. Lucien est encore présent à la fin du premier dialogue : l’idée que Jupiter ne peut pas décider de la vie et de la mort, car ce sont les Destinées qui, seules, y pourvoient, vient en effet de lui86 ; mais on le retrouve aussi dans le deuxième dialogue, dont la structure d’ensemble provient de l’Hermotimus de Lucien87, et où plus précisément le dialogue entre Mercure et Rhetulus à propos de la pierre philosophale88 ou les soi-disant miracles de Jésus, comme le fait que la pluie succède au beau temps ou qu’il fait froid en hiver et chaud en été89, ne sont que des variations sur des thèmes de Lucien, tout comme de manière générale les contradictions stupides sur les manières de se vêtir ou sur les règles alimentaires90 qui ne démontrent qu’une chose : la vanité de chercher ce qui a été mis en poudre à travers le monde et qui n’y est peut-être pas91. Claude A. Meyer est d’ailleurs définitif : « La première œuvre française à consister entièrement en dialogues lucianiques est le Cymbalum Mundi de Bonaventure des Périers92 ». Pourtant « … les voyages et les travaux de Mercure sur terre, ses rapports différents avec les humains ne sont ni exactement ceux du dieu de la mythologie, ni ceux du personnage de Lucien [de Samosate]93 ».
85
IDEM, p. 197. IDEM, p. 202. 87 IDEM, p. 204. 88 IDEM, p. 203. 89 Cymbalum Mundi, p. 331 (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64410596/f411.item.r=Le%20Cymbalum%20mun di%20%20de%20Bonaventure%20Des%20P%25C3%25A9riers (consulté le 2 II 18). 90 IDEM, p. 333 (HTTP://GALLICA.BNF.FR/ARK:/12148/BPT6K64410596/F413.ITEM.R=LE%20CYMBALUM %20MUNDI%20%20DE%20BONAVENTURE%20DES%20P%25C3%25A9RIERS (consulté le 2 II 18). 91 C.A. MAYER, op. cit., p. 207. 92 IDEM, Lucien de Samosate…, op. cit., p. 37. 93 W. BŒRNER, op. cit., p. 113. 86
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Jacques Bouineau La deuxième référence implicite renvoie à Origène : c’est l’idée centrale du premier dialogue : Jupiter envoyant son fils aux Athéniens pour leur faire une bonne farce94. La troisième référence est représentée par Celse : « Il estime, avec Celse, et avant Bodin, bien avant Bodin, que l’idée est inacceptable d’un Dieu éternel demeurant immuable pendant des milliers d’années, dans son éternité » et qui s’incarne, meurt et ressuscite : « Fable pour les enfants et pour les ignorants… En somme, une application directe à Jésus des vieilles doctrines d’Evhémère95 ». En fait, Bonaventure des Périers a transformé le Contra Celsum d’Origène, en un Pro Celso : « Le jour qu’il apprit, dans le Contra Celsum, l’histoire et le nom du soldat Pantère, le jour qu’il apprit comment Jésus, en Egypte, apprit à faire les tours de sorcellerie propres à mystifier les chalans (sic) – ce jour-là, dans son ingénuité de lecteur et d’admirateur, Des Périers dut connaître une joie, un contentement, une satisfaction d’une incomparable plénitude. Le sentiment d’une initiation à la plus haute, à la plus secrète, à la plus vraie des vérités. Un éblouissement. Il en reste assez de traces, dans le Cymbalum Mundi, pour faire de lui une petite merveille96 ». La quatrième référence est à chercher chez plusieurs écrivains antiques : Aulu-Gelle97, Ovide98, Epictète99. D’autres ont vu une allusion sexuelle à l’architecture du troisième dialogue du Cymbalum Mundi : « … la mythologie antique… ouvre la porte à un discours érotique. C’est ainsi qu’on peut lire la description d’un corps féminin par Cupido dans le III. dialogue du Cybalum Mundi. Le Dieu de l’amour s’amuse en se promenant dans une architecture de parc faisant fortement référence au corps d’une femme100 ».
94
C.A. MAYER, « The Lucianism… » op. cit., p. 201. L. FEBVRE, « Origène et Des Périers… », op. cit., p. 126. 96 IDEM, p. 130. 97 L’expression « Des parleurs légers et importuns », est le titre d’un chapitre des Nuits attiques d’Aulu-Gelle, Y. DELEGE, op. cit., p. 99, n. 5. 98 Dans les Métamorphoses, IDEM, p. 99, n. 9. 99 Dans ses Entretiens ou dans son Manuel, IDEM, p. 100-101, n. 16. 100 L. FEBVRE, op. cit., p. 107. 95
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L’Antiquité chez Bonaventure des Périers
II.
Antiquité revisitée
Cette Antiquité qui parcourt le texte, à découvert ou en tenue de camouflage, que nous dit-elle ? « Presque sans exception les contemporains ont considéré Rabelais et Bonaventure des Périers comme athées101 » ; Max Gauna voit en lui un « fieffé dénégateur » de la divinité du Christ102, tandis que Jean-Pierre Cavaillé voit autant de regards que de lecteurs103. La référence de notre auteur se limite-telle donc à saper une foi bien malmenée par son époque, comme nous l’avons déjà remarqué, ou nous dit-elle plus que cela ? Si on procède à une lecture politique du Cymbalum Mundi, deux éléments ressortent : Bonaventure des Périers y mène une critique politique et religieuse (A) en profondeur, qui débouche sur une nouvelle vision, sur un nouveau système (B), tête de file de tout un courant intellectuel ultérieur. A.
Critique politique et religieuse
Selon la formulation de Lucien Febvre, Calvin « colloque les Lucianistes épicuriens » aux « portes de l’Enfer », qu’il ouvre à Rabelais, Des Périers, Antonio de Gouvea104 et « à nombre d’anonymes105 » et Max Gauna rappelle que Tahureau106 est favorable au contrôle du sot et inconstant vulgaire [en français dans le texte] par la religion, quant aux autres, il leur fournit le nécessaire pour s’affranchir de leurs liens107. Mais derrière la croyance ou la non-croyance se dissimule un autre débat : celui de la convenance et de l’indicible108.
101
C.A. MAYER, Lucien de Samosate…, op. cit., p. 10. M. GAUNA, op. cit., p. 20. 103 Cf. supra, n. 28. 104 Juriste et philologue du XVIe siècle, né à Beja. 105 L. FEBVRE, Le problème de l’incroyance…, op. cit., p. 64. 106 Poète contemporain de Bonaventure des Périers. 107 Op. cit., p. 294. 108 « Dès le milieu du XIXe siècle l’Église est arrivée à faire croire que l’incroyance est stupide et surtout de mauvais ton. Cette contrainte sociale persiste encore aujourd’hui, résultant chez beaucoup de libre-penseurs (sic) en un sentiment de culpabilité. Rien n’éclaircit mieux ce sentiment que la mentalité que déploie Febvre dans Le Problème de l’Incroyance au XVIe siècle. Lui-même athée, l’incroyance pure et simple, voire 102
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Jacques Bouineau Les hommes de la Renaissance manquent-ils de l’« outillage mental » pour penser l’athéisme, comme l’écrivait Lucien Febvre ? De l’Antiquité en passant par l’« école de Padoue », comme la qualifiera Ernest Renan, bien des plumes grincent contre le christianisme et bavent contre le rapprochement entre les Anciens (Aristote notamment) et les soi-disant vérités du christianisme. Bien plus, Épicure, Pline, Pyrrhon, mais surtout Lucien jouissent des faveurs de beaucoup d’« esprits forts ». Mais les sanctions sont telles et la chape si épaisse que les discours sont souvent des contre-discours : Pomponazzi109, par exemple, affectionne de stigmatiser Diagoras de Melos (considéré comme l’archétype de l’athée antique) tout en s’étendant largement sur ses propos110. Les hommes de la Renaissance ont donc bien l’outillage intellectuel pour se débarrasser « du postulat de la transcendance religieuse ». S’il nous en reste si peu de traces, cela peut aussi venir de la prudence des contemporains111 qui ont préféré garder pour « des méditations solitaires et inavouées ou réservées à des conversations complices dans des cénacles privés » des tentatives qui « disparurent avec leurs auteurs112 ». En homme de son temps, Bonaventure des Périers, qui « fréquente à Lyon des milieux sceptiques, et se fait une réputation d’athée113 » peut donc sans peine mériter le qualificatif. Et ce ne serait pas l’Antiquité qu’il cite de manière explicite qui traduirait cette option philosophique, mais l’imprégnation de la pensée des auteurs de l’Antiquité qu’il ne cite pas. Rien d’étonnant à cela : la répression contre l’athéisme et le matérialisme a été telle que beaucoup se sont dissimulés, ce qui porte certains savants à dire qu’il faut lire les sources entre les
populaire, le choque visiblement », Claude A. MAYER, Lucien de Samosate…, op. cit., p. 10. 109 Humaniste mort en 1525, connu aussi sous le nom de Pierre de Mantoue. 110 D. FOUCAULT, « Le legs de l’irréligion antique aux “esprits forts » de l’Époque Moderne : un ‘outillage mental’ négligeable ? », in D. FOUCAULT et J.-P. CAVAILLE (éd.), Sources antiques de l’irréligion moderne : le relais italien XVe–XVIIe siècles. Actes des journées d’études E.R.A.S.M.E. (Toulouse-Le Mirail – 3 et 4 décembre 1999), Toulouse, Impr. de l’université de Toulouse-Le Mirail, 2001, p. 29. 111 Bien mise en lumière par Wolfgang Bœrner, op. cit., p. 109. 112 IDEM, p. 31-32. 113 Georges MINOIS, op. cit., p. 150.
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L’Antiquité chez Bonaventure des Périers lignes ; c’est la thèse de l’« athéisme masqué 114 », qui reprend du reste ce qu’avançait Cicéron 115 . Démarche de prudence, donc, bien plus qu’une « difficulté d’être » 116 liée au matérialisme ; en effet, toute personne qui appartient à un groupe minoritaire ou qui, sans appartenir à un groupe, possède des idées en rupture avec celles de la majorité dominante, adoptera ce qui peut paraître un double discours et qui n’est en vérité qu’une protection, une défiance ou une condamnation muette d’un système réprouvé. Lorsque les positions se seront renforcées au siècle suivant entre un absolutisme qui ne peut désormais subsister sans la religion et un désir d’exister hors de la normativité tentaculaire, lorsque, pour le dire autrement, en viendront à s’opposer de manière beaucoup plus frontale la persona induite par l’absolutisme et un egomet qui ne veut pas disparaître, l’athéisme sera nommément stigmatisé117, aisément susceptible d’être rattaché à la Renaissance118 et assimilé au rejet de la norme119. Cette vision est à la fois fausse et vraie : fausse parce que les athées sont décrits par ceux qui ne le sont pas et qui les condamnent120 ; ils vont donc les présenter comme l’antithèse
114
P. DALED, « Rhétorique masquée et ambivalence dans l’historiographie de l’athéisme », in A. STAQUET (dir.), Athéisme dévoilé aux temps modernes, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2013, p. 55. 115 « Il est difficile de nier l’existence des dieux, si cela nous est demandé en public, mais il est très facile de le faire en conversation ou entre amis », comme il l’écrivait dans son De natura deorum, que cite Pierre P. Daled, op. cit., p. 56. 116 IDEM, p. 58. 117 Même si le rejet n’est évidemment pas universel : « Dans le Theophrastus apparaît la possibilité d’être athée à part entière et néanmoins bon citoyen », N. GENGOUX, Un athéisme philosophique à l’âge classique : le Theophrastus redivivus, 1659, Paris, Champion, 2014, p. 15. 118 « … on pouvait rencontrer dans la seconde partie du dix-septième siècle de véritables athées, dont l’athéisme était bâti sur des matériaux philosophiques et érudits provenant de la culture de la Renaissance », G. PAGANINI, « Un athéisme d’Ancien Régime ? Pour une histoire de l’athéisme à part entière : l’héritage de la pensée de la Renaissance et l’incrédulité moderne », in P. LURBE et S. TAUSSIG (dir.), La question de l’athéisme au XVIIe siècle, Turnhout, Brepols, 2004, p. 128. 119 Sous la plume du Père Garasse (La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou prétendus tels – 1624), « Terme extrême de l’immoralité, l’athée n’a plus d’esprit et n’obéit qu’à ses instincts : il se situe aux confins de la bestialité », N. GENGOUX, op. cit., p. 16 120 « Il y en a d’autres, qui outre cela sont si malings & peruers, qu’ils voudroyent non seulement que leurs ames ne fussent immortelles, mais aussi qu’il ne fust point de Dieu, afin qu’ils n’eussent point de iuge », P. DE LA PRIMAUDAYE, Suite de l’Académie Françoise, 1580, p. 288.
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Jacques Bouineau de la vertu, c’est-à-dire d’eux-mêmes 121 . Mais le constat est cependant vrai : l’athéisme consiste dans une nouvelle manière de voir et de sentir, dans laquelle la norme morale repose sur d’autres bases : soit celles de l’egomet et non celles de la persona, soit celles d’une autre persona que la persona chrétienne. Serait-ce à dire qu’au XVIe siècle « il n’y avait probablement pas de vrais athées au sens contemporain du terme, car aucun penseur n’a produit un système athée cohérent à cette époque122 » ? L’hypothèse ne peut pas se soutenir car d’une part on se souvient des propos de Montaigne : il convient de lire son livre entre les lignes, d’autre part « … l’athéisme représente justement une idée dont les présuppositions sont extrêmement peu nombreuses, sa conception ne requérant que l’idée d’un dieu et de sa négation, des conditions si élémentaires qu’elles ont vraisemblablement été réalisées à presque toutes les époques historiques et dans toutes les cultures, à part celles, hypothétiques, qui n’auraient eu aucune notion de dieux123 ». Le véritable débat doit être posé en termes d’opinion majoritaire ou d’opinion minoritaire, et non pas en termes de possibilité ou d’impossibilité : « Disons très clairement qu’il est illogique et irraisonnable de déclarer de façon dogmatique – et sans la moindre démonstration – que tous les hommes d’une certaine époque devaient être ceci ou cela du point de vue de la religion… Par conséquent, parler du moyen âge chrétien, c’est non seulement généraliser et simplifier, mais encore mentir 124 ». Et donc l’œuvre considérée ici, incontestablement facétieuse, autorise de multiples regards, non seulement sur la
121
« Nous sommes maintenant venus en vn temps, lequel nous descouure, non seulement des fausses religions, mais aussi vn Atheysme, qui est beaucoup pire. Car ceux qui sont du tout sans religion, sont encor plus esloignez de la vraye pieté, que ceux qui en suiuent vne fausse. Neantmoins, il s’en descouure auiourd’hui tant & plus, qu’on a tenus pour Chrestiens, qui se manifestent assez ouuertement Atheistes & Epicuriens. Que si en apparence ils font quelque exercice de religion, ce n’est que pour se couurir du voile d’icelle, afin qu’on ne les tienne pour tels qu’ils sont, à la verité. Mais en leur cœur & auec leurs compagnons, ils ne se font que mocquer des sainctes Escritures, & de tous les tesmoignages que nous auons en icelles, d’vne autre vie que ceste-ci, de paradis & enfer, de l’immortalité bienheureuse, & de la mort eternelle de l’ame », IDEM, p. 287. 122 M. WEIS, « La religion de Rabelais ou de l’“athéisme” au XVIe siècle. Retour sur une controverse », in A. STAQUET (dir.), op. cit., p. 80. 123 G. BOSS, « L’athéisme de Montaigne », in Anne STAQUET (dir.), op. cit., p. 87. 124 C.A. MAYER, op. cit., p. 148.
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L’Antiquité chez Bonaventure des Périers religion comme nous venons de le voir, mais aussi de manière plus large sur la politique125. Le rapprochement entre Bonaventure des Périers et Montaigne n’est au demeurant pas une simple hypothèse : la manière dont Montaigne, un demi-siècle après des Périers, utilise Lucien est la même que celle à laquelle ce dernier avait eu recours126. Et pourtant, l’époque n’est plus la même. Montaigne écrit après le Concile de Trente, à un moment où l’incroyance est plus forte qu’au début du siècle127, mais il a su conserver la fraîcheur de la Renaissance, celle qui a vu éclore l’egomet ; Bonaventure des Périers est le précurseur d’une voie qui va s’amplifier à partir de la fin du siècle où l’incroyance devient une option philosophique hostile à la croyance, un dogme qui se trouve à l’origine de l’opinion rationaliste, établissant un lien entre la lutte sociale et les revendications philosophiques que l’on retrouvera dans bien des familles de pensée par la suite128 ; et tandis qu’elle est jubilatoire du temps de l’egomet elle devient austère après Trente. Hormis en Mai 68, la pensée révolutionnaire n’est pas encline à la jouissance qu’elle stigmatise au contraire comme une dépravation. La formule de Gabriel Audisio peut donc être comprise de bien des manières : « je crois volontiers que le XVIe siècle constitue la période de gestation de l’athéisme dans sa formulation moderne129 ». B.
Nouveau système
Critique religieuse et critique politique sont donc liées, parce que non seulement dans l’esprit de Bonaventure des Périers, mais dans celui de tout un chacun et donc sous la plume de tout auteur, monde politique et monde religieux sont liés. Le non est potestas nisi a Deo de saint Paul n’en finit pas de résonner : peut-on en effet concevoir une puissance et une puissance légitime sans passer par Dieu ? Depuis quand ? « Il y a donc un lourd héritage passionnel autour de
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« Le Cymbalum Mundi dénonce l’ennui dans une société de cour… », écrit Wolfgang Bœrner, op. cit., p. 108. 126 Ibid., p. 65-66. 127 G. AUDISIO, « Quelle incroyance au XVIe ? Ou Lucien Febvre revisité », in G. DORIVAL et D. PRALON (dir.), Nier les Dieux, nier Dieu, Aix-en-Provence, PU, 2002, p. 367. 128 Franc-maçonnerie, libre pensée, anarchie… 129 IDEM, p. 370.
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Jacques Bouineau l’athéisme, notion chargée d’agressivité, autant pour ses partisans que pour ses adversaires, car il s’agit de la négation par excellence, la négation de Dieu. Comment faire l’histoire d’une attitude négative ? L’histoire de “ceux qui s’opposent à…” est le plus souvent prise en main par le camp adverse, et traitée avec tous les préjugés d’usage130 ». Pour mieux comprendre, déplaçons le regard. On se souvient que le neveu de Michel-Ange, qui fut le premier éditeur des poèmes écrits par son oncle à Tommaso Cavalieri, a remplacé le dédicataire des poèmes par une femme. Qu’un homme puisse écrire de tels poèmes d’amour à un autre homme était inconcevable pour le neveu, tout comme pour bien des érudits qui s’accommodèrent d’autant mieux pendant longtemps de la supercherie qu’ils pensaient pour beaucoup d’entre eux qu’un tel génie n’avait pas pu ou n’aurait pas dû être amoureux des garçons. Le génie incarne le bien absolu et l’amour entre personnes du même sexe a longtemps été le mal absolu. Il était donc impossible d’être l’un et l’autre à la fois, tout comme il était impossible d’être homme de bien tout en étant athée, parce que l’athéisme relevait du matérialisme et de la trivialité131. Pour envisager l’athéisme, il convient donc naturellement de se débarrasser de tous les discours religieux132 qui le stigmatisent et d’envisager simplement que, pour ce qui concerne l’irrationnel, la croyance ou l’absence de croyance ne sont que les deux faces d’une même médaille. Aussi, quand bien même serait-il athée, Bonaventure des Périers n’en serait pas moins respectable. Faut-il ensuite assimiler absence de croyance en Dieu et immoralité ? C’est là présupposé de croyant, qu’il s’agisse des catholiques naturellement, surtout après le Concile de Trente, ou des protestants qui tous voient dans l’absence de croyance en Dieu un des crimes les plus graves. Et l’on rencontre naturellement
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Georges MINOIS, op. cit., p. 12. Marcel Conche dénie même toute autonomie à l’athéisme, en démontrant que l’athéisme conduit au matérialisme et le matérialisme au marxisme, et qu’en fait « idéalisme et matérialisme ont donc une base commune. Ils s’affrontent sur un même terrain. Peut-il en être autrement ? », Orientation philosophique. Essai de déconstruction, Paris, PUF, 2011 (éd. revue et augmentée), p. 206. 132 Au demeurant bien plus récents que l’absence de croyance, comme le rappelle Georges Minois : « Deux mille cinq cents ans avant Jésus-Christ, des sages indiens avaient déjà proclamé que le ciel était vide. Pour s’en tenir à la civilisation occidentale, dès le VIe siècle avant notre ère, Parménide, Héraclite, Xénophane de Colophon professaient l’éternité de la matière, et, peu après, Théodore l’Athée annonçait la mort de Dieu », op. cit., p. 13. 131
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L’Antiquité chez Bonaventure des Périers des athées qui possèdent une morale très rigoureuse. N’est-ce pas là le cas de Bonaventure des Périers ? Le Cymbalum Mundi peut certes être lu comme un ouvrage impie, mais assurément pas licencieux. Au demeurant, le titre ne signifie pas la vanité du monde 133 , mais son apparence trompeuse et erronée ; loin de ne croire en rien, Bonaventure des Périers croit à l’homme comme homme, pas à l’homme comme opposé aux dieux. Il est à la source (avec Rabelais et d’autres) d’une pensée critique et alternative : pour un homme de son temps, il cite peu l’Antiquité et ce qu’il cite le plus, mais sans le nommer, c’est Lucien de Samosate, on l’a vu. L’utilisation ad nauseam de l’Antiquité par les humanistes commence à la discréditer au XVIe siècle en tant que fondement culturel ; elle est en passe de devenir un refuge passéiste et ceux qui se veulent radicalement critiques – comme Bonaventure des Périers vont la rejeter. Il faudra attendre les Lumières et la Révolution française pour qu’elle retrouve une dimension novatrice. Il y a donc bien sous sa plume une critique politique opposée à l’idée de Dieu, ce qui permet de le ranger dans une catégorie intellectuelle, celle des « libertins », « lucianiques » ou « athées », comme on voudra. Mais Bonaventure des Périers se caractérise aussi par une autre tournure d’esprit : dans un temps où l’Antiquité sert chez beaucoup à dépasser la persona pour, grâce à la krasis, atteindre l’egomet, voire l’homme total (chez Montaigne, par exemple), cette même Antiquité – explicite ou implicite - sert chez Bonaventure des Périers de simple argument rhétorique, dans la mesure où elle lui permet de s’opposer à la mode du temps qui en rajoute dans l’enrobage à l’antique 134 . Mais elle le coupe par là-même de cette approche sensible qui triomphe par exemple chez Léonard de Vinci. Moins qu’un héritier de Marsile Ficin, comme pouvaient l’être Vinci et Michel-Ange, Bonaventure des Périers se
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« Ce titre a donné lieu, comme de juste, à des interprétations divergentes. Je renvoie à la juste mise au point de M.A. Screech (B34) : la “cymbale du monde”, c’est, repris aux sources mêlées de saint Paul et d’Erasme, la parole qui remplit l’univers de son vide. À son tour Montaigne dira plus tard que “le monde n’est que babil” », Y. DELEGE (introduction et notes), op. cit., p. 30. 134 Ce qui explique la manière dont il cite l’Antiquité : assez peu de références explicites et une très forte imprégnation implicite d’auteurs qui lui permettent de saper l’ordonnancement du monde auquel il n’adhère pas.
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Jacques Bouineau présente comme le précurseur de courants intellectuels qui feront prévaloir l’abstraction sur la sensibilité et dont l’acmé se rencontrera dans l’anarchie. On se trouve là dans une construction symétrique mais opposée à celle de Marcel Mauss : pour lui, de la persona dérive l’individu doté d’une conscience morale, qui trouvera sa base métaphysique dans le christianisme135. Si l’on répond à la question posée par Marcel Conche 136 , il ne peut bien sûr pas en aller autrement : idéalisme et matérialisme sont tous deux des manichéismes inégalitaires, dont le second est issu du premier en forme d’idéologie. Chez Bonaventure des Périers, l’athéisme se présente comme la réponse symétriquement inverse de la croyance et donc l’individu athée possède la même persona que le croyant : seuls ceux qui se reconnaissent dans l’une ou l’autre catégorie - et s’ils s’attachent à la simple lettre des différences au lieu de se hisser au niveau des concepts - mettront en avant des divergences. Affirmer que Jésus est le fils de Dieu ou de Pantère place sur le même plan ; en revanche percevoir par le raisonnement ou par intuition (krasis) scelle la différence qui oppose Bonaventure des Périers à Montaigne. Car au rebours de ce qu’écrit Marcel Mauss137, la personne morale ne transmute l’individu que pour celui qui adhère au système de valeurs du christianisme, sinon il n’existe pas de solution de continuité : dans toutes les étapes que rappelle l’auteur, on définit l’être vivant par rapport à un étalon, ce qui lui interdit d’abandonner la dimension de persona. Or ce qu’ont trouvé les hommes de la Renaissance et ce que le Concile de Trente a mis à l’écart, c’est tout autre chose : la perception par krasis que nous révèle l’art.
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M. MAUSS, « Le sujet : la personne », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 2013 (13e éd.), p. 335-357. 136 Cf. supra, n. 108. 137 « Kant avait déjà fait de la conscience individuelle, du caractère sacré de la personne humaine, la condition de la Raison Pratique. C’est Fichte qui en fit de plus la catégorie du “moi », condition de la conscience et de la science, de la Raison Pure. Depuis ce temps, la révolution des mentalités est faite, nous avons chacun notre “moi”, écho des Déclarations des Droits, qui avaient précédé Kant et Fichte… D’une simple mascarade au masque, d’un personnage à une personne, à un nom, à un individu, de celui-ci à un être d’une valeur métaphysique et morale, d’une conscience morale à un être sacré, de celuici à une forme fondamentale de la pensée et de l’action, le parcours est accompli », op. cit., p. 361-362.
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L’Antiquité chez Bonaventure des Périers Dans le deuxième dialogue, par rouerie, Mercure « réduit en poudre la “pierre philosophale” qui servait d’étalon à la Vérité 138 ». Il n’y a plus de Vérité, et Luther, Bucer et Erasme (auquel Drarig est le plus souvent assimilé139) sont aussi ridicules les uns que les autres. En fait, tout cela n’est qu’un jeu de pouvoir et de domination sociale : quel que soit le discours, l’enjeu reste le même. « La parole est d’essence conservatrice140 », et c’est pour cela qu’il n’utilise pas vraiment de références à l’Antiquité ; mais dans ce cas, l’Antiquité ne peut pas libérer et faire advenir l’egomet. Ce sont les deux chiens (fidélité à la vraie leçon reçue de l’Antiquité, celle qui sort des profondeurs – c’est-à-dire celle qu’on porte en soi et qui structure, et non pas celle, visible, du verbe) qui font évoluer l’histoire, parce qu’ils sont désormais dotés de la parole ayant dévoré la langue d’Actéon, tout comme Bonaventure des Périers est doté de la « vraie » parole, celle issue des leçons de l’Antiquité et non du christianisme, qui l’irrigue mais qui ne se voit pas puisque c’est une référence implicite. A la fin du troisième dialogue, passe le cheval Phlegon, monté par Statius ; « cette fois, il donne la parole aux prolétaires, esquissant la future lutte des classes141 ». Critique sociale. Au quatrième dialogue, Hylactor se plaint d’être seul, et surtout unique en son genre ; son désir est de « trouver un semblable avec qui échanger, non des “nouvelles” ou des “nouveautés”, mais la chaleur mutuelle de deux présences… on ne cherche son semblable que pour se trouver soi-même, pour se reconnaître dans la forme externée de soi qu’est l’autre… Le bavardage le plus insipide révèle la soif d’amour ; l’homme ne parle que pour s’assurer qu’il est bien deux, ne serait-ce qu’avec lui-même142 ». Alors que tout le siècle pousse à l’expression de l’egomet, Bonaventure des Périers ouvre la voie à la rencontre entre deux êtres qui ne cherchent pas la fusion de l’homme total, mais le couple intime. En double rupture avec l’esprit de son époque (il n’est pas un adepte de la krasis, car il est trop cynique pour s’y abandonner) et avec le discours officiel parallèle (enté sur le couple persona-personula), il ouvre une troisième voie, qui s’épanouira avec le courant intimiste du XVIIIe siècle et triomphera dans le romantisme du XIXe : l’abandon limité de soi, c’est-à-dire la constitution d’un vinculum amoris qui unit deux personnes dans la douceur de l’intimité quand leur union est acceptable, ou
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Y. DELEGE (introduction et notes), op. cit., p. 18. Cf. supra. 140 IDEM, p. 21. 141 IDEM, p. 25. 142 IDEM, p. 28. 139
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Jacques Bouineau dans le drame des contradictions quand elle ne l’est pas143. Cela se voit dès le troisième dialogue par le distinguo qui est fait à juste titre entre le pouvoir mâle jupitérien et le pouvoir sensible de Vénus. Moins qu’une krasis unissant sans les fondre deux egomet (comme tel fut le cas d’Henri II et de Diane de Poitiers, ou de Léonard de Vinci et de Salaï144), il s’agit de deux partenaires licites et genrés. « Faut-il comprendre que cette brèche ouverte sur la différence de l’autre et de l’ailleurs, à une époque où surgissaient tant de nouveaux mondes, mêlait la ferveur à l’angoisse ? Ce goût du nouveau était-il l’envers d’un irrépressible ennui de soi, qui frappait la conscience individuelle au moment même de son éclosion ? Le “sujet” qui se découvrait à lui-même dans le temps qu’il découvrait son Autre, a-t-il été pris du sentiment de sa propre déréliction dans l’état où il se percevait ? ». Déréliction d’être seul : la première issue proposée par le siècle (Vinci, Montaigne, Henri II145) l’homme total – qui se présente comme la krasis de deux êtres, c’est-à-dire l’union par osmose –, est ici complétée par une seconde – l’union de deux êtres par juxtaposition – qui sera la voie majoritairement choisie par l’homme moderne. En cela, Bonaventure des Périers ouvre bien une voie nouvelle, et l’Antiquité lui a servi de truchement. Jacques Bouineau Agrégé des facultés de droit CEIR – Universirté de La Rochelle
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J. BOUINEAU, « De l’homme total à l’homme éclaté », in J. BOUINEAU (dir.), Hommage à Marie-Luce Pavia. L’homme méditerranéen face à son destin, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 189-226. 144 IDEM, « Les ambiguïtés de l’art officiel au XVIe siècle : l’exemple de la Sainte Anne de Léonard de Vinci » (en collaboration avec Loïc Charpentier), in J. BOUINEAU, Antiquité, art et politique, Paris, L’Harmattan, 2016, p. 179-209. 145 IDEM, « De l’homme total… », op. loc. cit.
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Dieux et Hommes : Modèles et héritages antiques Mesdames, Messieurs, chers amis de Méditerranées, Au terme de ces deux journées de retrouvailles, d’échanges et de dialogues, je viens, fidèle auditrice des colloques de Méditerranées, m’efforcer maintenant de dégager quelques lignes directrices de vos exposés. La question de la relation entre les hommes et les dieux rejoint l’un des ambitieux principes initiaux affirmé par notre cher Président, Jacques Bouineau, au fondement de notre association. Méditerranées a en effet été conçue comme « destinée à favoriser le dialogue entre chrétiens, musulmans, juifs et athées, tous héritiers de la romanité au sens large », elle-même vectrice de bien des réalités antérieures, celles-là mêmes que vous venez de nous présenter, grâce à la diligence de notre hôte Ivan Biliarsky, grâce à l’accueil à Blagoevgrad de Konstantin Tanev, grâce à la présence de Léonid Kofanov, venu de Moscou, à celle du professeur Akova et de tous nos amis bulgares, c’est la Bulgarie, au centre de la péninsule balkanique, traversée au cours des âges de tant de migrations de peuples divers, véhiculant chacun leur culture et l’univers religieux qui en est l’émanation, oui, c’est la Bulgarie qui accueille aujourd’hui vos interrogations et réflexions, la Bulgarie, terre des Thraces et de l’orphisme, que nous avions déjà croisés au nord de la Grèce, à Komotini en 1999 pour évoquer « Cosmopolitisme et Antiquité ». Or ces Thraces, bien des Européens les ont vraiment découverts en 2006, grâce à une superbe exposition des pièces archéologiques conservées dans les grands musées de Bulgarie, au musée Jacquemart-André de Paris. Cette exposition, « L’or des Thraces », exhumait de la pénombre des tumulus la magnificence des souverains thraces inhumés avec leurs trésors et les témoignages de leur mythologie. Cette manifestation précédait de manière éclatante l’entrée de la Bulgarie (2007) au sein de l’UE, Union européenne qui est un système de valeurs, certes, mais un système aussi qui proclame la liberté des individus de choisir leur religion ou leur refus de toute religion. Et pendant ces deux jours vous avez amplement pratiqué la parrhèsia des Grecs, cette liberté de la parole qui permet le dialogue et la démocratie.
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Dominique Hocquellet Venons-en donc au phénomène religieux. (Rappelons pour mémoire qu’un problème connexe à la religion avait été abordé au colloque de Bari en 2010, consacré à la laïcité, non sans provoquer quelques remous dans l’assemblée. Nous l’avons retrouvée tout à l’heure, cette laïcité, au cours des communications concernant le monde contemporain). Dieux et Hommes : la religion présente donc deux facettes, celle qui nous relie à un ou des dieux, une transcendance d’une part, et celle qui relie une communauté humaine à travers des pratiques collectives plus ou moins ritualisées. Comment donc envisager cette réalité immémoriale de la culture humaine qui a précédé l’Histoire proprement dite ? Au cours du siècle dernier Mircea Eliade (1907-1986), né dans un pays très proche de la Bulgarie, fondant, sur les pas de Georges Dumézil, une Histoire comparée des religions, s’est attaché à établir des parallèles et des convergences entre les mythologies et l’organisation sociale d’un certain nombre de peuples (indo-européens). Pour lui, le phénomène religieux n’existe pas à l’état pur, il se situe dans un contexte culturel et socio-économique déterminé et il est un événement de l’histoire humaine. Pour lors ce n’est pas tant la mythologie, la théologie ou la spiritualité qui ont fait l’objet de vos travaux, mais bien plutôt la manière dont les hommes ont fait de la religion une pratique sociale, une arme politique, un instrument de liberté, de pouvoir ou de soumission… Quelles sont donc les questions qui se posent à l’humanité à travers les religions ? Quels aspects sont mis en scène à travers leurs manifestations et leurs conflits ? Et comment, avec l’émergence, à mesure que l’Histoire se déroule, de la conscience individuelle, de l’esprit critique, la prédominance du rationalisme et l’effacement de la pensée magique dans le monde occidental, sont redistribuées, voire abolies les relations entre les dieux et les hommes ? Nous envisagerons donc successivement la perception que les hommes ont du divin, avant de nous intéresser à l’interaction entre pouvoir et religion, enfin de nous demander si la sécularisation est bien un mouvement qui s’inscrit dans le sens de l’histoire. 206
Dieux et Hommes : Modèles et héritages antiques Examinons donc tout d’abord la perception du divin et les voies d’accès vers le divin. Dans les civilisations antiques qui constituent une forme de protohistoire, affirment de conserve Sophie Démare-Lafont et Burt Kasparian, il n’y a pas de distinction entre sacré et profane, entre loi des hommes et loi des dieux. Et nous avons d’abord rencontré des monarchies divines et sacrées où le roi est celui qui est choisi par les dieux. Sophie Démare-Lafont, analysant avec beaucoup de maestria les images, notamment celles de sceaux mésopotamiens, nous montre qu’au second millénaire avant J.C. c’est la volonté divine qui accorde le pouvoir et, hors de tout principe dynastique, transfère la royauté d’une ville à une autre à travers des divinités poliades diverses. Des rois-prêtres, puis des rois déifiés assurent le pouvoir et les relations des hommes avec les dieux. Cependant le pouvoir politique, d’abord absorbé par la sphère religieuse, s’en détachera progressivement. Puis, à travers une très riche documentation iconographique dont il a le secret, Burt Kasparian nous entraîne dans l’Égypte pharaonique pour réinterpréter les rituels de la fête-sed. Si là aussi les dieux sont bien, à travers le pharaon, les garants de la pérennité du pouvoir et de l’harmonie cosmique, le pouvoir royal n’a pas besoin d’être fondé à nouveau. La fête célèbre en effet un système envisagé comme parfait. On regarde trop la religion, dit Burt Kasparian, et pas assez la fonction éternelle qui passe de pharaon en pharaon, car le corps du roi est double, à la fois mystique et politique. Chez les Hittites deux orateurs se répondent dans la mouvance de Georges Dumézil et de l’histoire comparée des religions pour établir des parallèles éclairants entre civilisations hittite, grecque, celtique ou nordique. Le roi hittite, nous déclare Michel Mazoyer, se plie aux règles édictées par les dieux, règles dont la sévérité s’assouplit au fil du temps, mais impitoyables lorsqu’il s’agit d’inceste ou de zoophilie. En effet ces dernières lois, prévoyant la peine de mort, visent à empêcher l’homme de tomber dans une forme d’animalité et à préserver la civilisation. Michel Mazoyer relève également des traces de la référence constante au divin dans la tragédie grecque, voire dans la Bible, où une législation de droit divin vise à canaliser les instincts pour les mener vers les hauteurs stoïciennes.
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Dominique Hocquellet Cependant son disciple, Raphaël Nicolle, posant ses pas dans ceux de J.G Frazer et de Mircea Eliade et fondant sa recherche sur une étude linguistique, décèle des parallèles entre Jupiter, le Taranis celtique et le dieu de l’orage hittite Taruna. Etudiant la manière dont les divers panthéons se structurent, et à travers des particularités locales, il veut nous montrer que nous avons en fait affaire à des divinités universelles. Enfin, dans une perspective stoïcienne, Nathalie Cros dresse magnifiquement la figure saisissante d’une héroïne tragique, Médée, née d’ailleurs non loin d’ici, en Colchide, sur les bords de la mer Noire. A partir des diverses interprétations possibles du dernier vers de la tragédie éponyme comportant la formule « nullos esse deos », placée par Sénèque dans la bouche de Jason, elle révèle que c’est Médée, la magicienne en sympathie avec une nature chaotique bouleversée par l’entreprise de Jason et des Argonautes, Médée en proie au dolor, puis au furor, qui, témoignant d’un monde privé de dieux, devient elle-même la cause de leur non-existence. Et, si le sage stoïcien accepte complètement son rôle dans la nature, son destin, Médée, elle, échappe à la constantia stoïcienne par le crime d’infanticide. Il est particulièrement à noter, dans un pont de plusieurs siècles, la parenté avec L’Homme révolté de Camus, qui n’accepte pas sa condition dans un monde indifférent et étranger. En proie au vertige du doute, il clame son angoisse face à un ciel vide qui offre l’énigme du mal. Entre Dii, premier mot de la tragédie de Sénèque et deos, le dernier, le lien avec les dieux a été perdu, nous dit Nathalie Cros. Il est donc à souligner que les civilisations polythéistes présentent de nombreuses parentés dans leur perception de la divinité, les rituels différant évidemment dans chaque civilisation envisagée. Cependant, à mesure que nous descendons le cours de l’histoire, nous apercevons à chaque moment des interférences entre pouvoir et religion. À Rome Charles Guittard souligne l’étroite relation entre les institutions de la Ville, créées par le second roi Numa et les fonctions religieuses qui les animent. Il étudie les mutations du titre de rex dans le passage entre la Rome royale, gouvernée depuis Romulus par la triade Zeus-Mars-Quirinus, où le rex est doté des pouvoirs religieux, exécutif et militaire, et la Rome républicaine après 509 avant J.C. où apparaît le rex sacrorum, doté d’une fonction sacerdotale, certes, mais aussi
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Dieux et Hommes : Modèles et héritages antiques active sur le plan de la cité. Ainsi lorsqu’il contribue dans le cadre des comices curiates à voter la loi qui confie l’imperium aux magistrats supérieurs. Archéologue et polyglotte, Charles Guittard déchiffre un document boustrophedon qui établit un parallèle avec l’archonte-roi d’Athènes qui a le titre de hierôn basileus, ce qui correspond à rex sacrorum. Le rex sacrorum détermine les jours fastes, ouverts aux réunions politiques selon la formule « Quando rex comitavit fas » et fixe des dates comme le redifugium, commémorant soit l’expulsion des Tarquins, soit plutôt la fin de l’année. Il détermine donc un calendrier qui rythme aussi bien le cours du temps que la vie religieuse et politique de la cité. Les fonctions de rex sacrorum assurent ainsi la pax deorum, c’est-à-dire la continuité de la concordia ordinum, une forme d’harmonie sociale, exempte de réelle transcendance. Puis nous sommes allés du côté de Byzance en suivant nos amis bulgares, trois éminents professeurs de Sofia, Varna et Blagoevgrad, sur des territoires plus proches de l’univers biblique que de l’Antiquité gréco-latine, si familière à l’ouest de l’Europe. Ainsi, avec une grande netteté d’analyse, Maryana Tsibranska-Kostova a évoqué le second empire bulgare ou « siècle d’argent » (1371) en étudiant les paradigmes de l’Ancien Testament dans les recueils de droit slave. Variant les registres politiques, elle a montré avec une grande rigueur, comment le Lévitique, le Décalogue et le Deutéronome deviennent dans la langue slavone des garants de la loi de Moïse et ce jusque dans l’Église orthodoxe d’aujourd’hui, cinq siècles plus tard. Que ce soit dans les domaines régissant la sexualité (adultère, inceste, zoophilie), les relations entre parents et enfants, la différenciation entre aliments purs et impurs ou la pureté rituelle, elle a pu affirmer que, si la Bulgarie était fille des Grecs et petite-fille du judaïsme, elle avait également une production originale. Ivan Biliarsky, notre hôte attentionné, a mené une analyse à la fois politique et juridique à travers un manuscrit moldave de 1557, un recueil anti-hérétique dont on ignore le modèle. Ce document visait, nous dit Ivan Biliarsky, à instaurer l’orthodoxie face à la menace du pouvoir ottoman, à la proximité des pays catholiques, voire plus tard face au protestantisme. Il a évoqué les polémiques contre l’iconoclasme, la latinité, et même les Arméniens en plongeant ses
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Dominique Hocquellet analyses dans une histoire mouvementée et violente, parcourant des chroniques anti-latines et anti-hérétiques. Il a ainsi démontré comment, dans la continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament, une histoire apocryphe d’Abraham revisitant la Bible pouvait confirmer la miséricorde de Dieu et lier le jugement des hommes et le jugement de Dieu. Quant à Konstantin Tanev, grand orchestrateur de notre rencontre à Blagoevgrad, il a, à partir de la formule « Utriusque juris scribimus », établi une comparaison diachronique entre le profanum et le sacrum, le jus et le fas, rappelant que le calendrier romain fixait une norme à la fois juridique et sacrale, faisant ainsi écho aux analyses de Charles Guittard en ce qui concerne la religion romaine. Enfin, opposant le nomos au kanôn, le droit laïque au droit canonique, il a relevé combien le droit byzantin a influencé le monde slave, même s’il n’y avait pas de pratique profonde dans les faits. C’est véritablement, selon Konstantin Tanev, l’empereur bulgare qui a concilié les deux codes juridiques « utraque jura ». Dans un tout autre registre Olivier Debat traite également de la relation entre pouvoir et religion à travers l’impôt, symbole des prérogatives de la puissance publique, en l’occurrence du pouvoir d’une Église, qui est une institution dans une société donnée. Dans une orchestration cartésienne épurée, notre spécialiste du droit fiscal a mené un parcours analytique et diachronique des diverses modalités de perception de cet impôt. Avec rectitude et clarté, distinguant foi et exercice de la foi, État laïc et État neutre, il a évoqué les diverses solutions choisies par les religions et les fluctuations du rapport entre l’ordre religieux et l’ordre étatique. C’est ainsi que se sont dessinées à nos yeux les évolutions issues de la nature des institutions, dépendant non d’un héritage antique (les systèmes d’offrandes et autres dans les religions polythéistes étant laissés de côté) mais d’un héritage lié à la fondation et à l’insertion dans la société des hommes, tant du catholicisme que de l’islam ou plus tard du protestantisme, et ce jusqu’à l’époque contemporaine où se multiplient les foyers de l’impôt pour religion. Pouvoir et religion encore, ou plutôt violence et passion pour reprendre le titre de Visconti, car souvent en matière religieuse l’héritage se passe mal et les conflits surviennent entre factions animées par des idéologies différentes, notamment dans les premiers siècles du christianisme. Un exemple éclatant nous
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Dieux et Hommes : Modèles et héritages antiques a été présenté par Philippe Luisier qui, avec une élégance imperturbable et une érudition sans faille, a fait dévaler des fleuves de sang sur notre assemblée en nous emmenant dans l’Égypte chrétienne, du règne de Constantin à l’invasion arabe. Auparavant l’État romain était tolérant à condition qu’on respecte son panthéon, si l’on définit la tolérance comme la patience pour supporter ce qui est contraire à notre façon de voir. À l’inverse, le christianisme, dans une ville comme Alexandrie, célèbre pour les conflits qui déchiraient ses habitants en factions, fournit le paradigme de l’intolérance dans ses déchaînements les plus extrêmes. « Les lois ne sont jamais en colère », disait la veille Marina TsibranskaKostova. Eh bien, la « loi » chrétienne dans sa violence pour détruire le paganisme en ce temps-là le fut. On comprend comment la laïcité comme utopie peut permettre de dépasser ces violences. Un excellent exemple de contrôle de la violence apparaît en la personne d’un prédicateur chrétien, saint Jean Chrysostome, dans son usage de la parole. Cette parole, Edward Farrugia la présente dans la lutte du christianisme au IVe siècle pour faire entendre sa voix dans une population encore grandement païenne malgré le ralliement de Constantin au christianisme. « Bouche d’or », présenté par ses détracteurs comme « un maître sans scrupules à l’invective souvent rude », pratique une violence positive, d’abord sur lui-même dans sa conversion de « playboy » (sic) en homme de foi, puis dans ses homélies. Son discours est véhément, mais cette véhémence est voulue, acquise, maîtrisée, c’est un travail d’acteur sur soi-même. Le talent oratoire ainsi conçu permet à l’idéologie de s’imposer peu à peu sur des foules païennes houleuses dans des homélies contre tous les obstacles à l’instauration de la foi nouvelle : arianisme, gnose, manichéisme, et aussi sur un plan plus moral, richesse et décadence des mœurs… En simulant la violence par la maîtrise du verbe l’orateur stimule le passage au christianisme. Efficacité de la véhémence ! Notre éminent politologue, Jean-Marie Demaldent, nous a parlé, lui, du point de vue des minorités, en retraçant la tragédie des Assyro-Chaldéens, groupe chrétien se présentant comme un avatar du nestorianisme, hérésie condamnée pour avoir affirmé la double nature du Christ, à la fois Dieu et homme. Otages d’enjeux politiques qui les dépassent, minoritaires dans des empires non chrétiens, et cela du Proche-Orient jusqu’en Chine, leur aventure nous révèle que la religion est un ingrédient majeur certes, mais relatif dans les conflits qui 211
Dominique Hocquellet opposent les peuples. À travers les incessantes tribulations des Assyro-Chaldéens qu’il nous relate avec la précision d’un historien et d’un conteur, il se demande si la religion musulmane, agent majeur de leur persécution, par sa transcendance absolue qui isole un Dieu radicalement étranger à l’humain, ne serait pas moins favorable à la tolérance que le christianisme où l’incarnation permet au moins au plan théorique, à travers la personne du Christ, une forme de fraternité entre tous les hommes. En opposition avec cette histoire de l’intolérance Ahmed Djelida nous apporte le sourire d’une expérience beaucoup moins conflictuelle qui offre encore l’exemple d’une instrumentalisation du religieux par le pouvoir. Au début du second millénaire le royaume siculo-normand remet en question la notion de tolérance. Face à une diversité extrême de religions, de langues et d’ethnies, les Normands - qui dans la seconde moitié du XIe siècle soumettent le sud de l’Italie et la Sicile alors qu’ils sont relativement peu nombreux - favorisent la négociation car ils ont besoin de l’acceptation des populations à conquérir. Habile, le roi normand, chrétien, se comporte en prince musulman et crée de la sorte une dépendance étroite. La tolérance devient ainsi, déclare Ahmed Djelida, une stratégie et une méthode de soumission. Les Normands, en chevaliers pragmatiques, utilisent les idéologies étrangères au service de leur propre foi. Se présentant toujours comme des destructeurs intrépides des non chrétiens, comme des croisés, ils nous fournissent en fait un exemple d’empirisme et de respect de la diversité dans cette situation particulière au moment même où ils n’hésitent pas, sur une autre terre, à massacrer d’autres musulmans pour aller délivrer le tombeau du Christ. Plis et replis des idéologies, violence et domination. Peut-on déchiffrer dans ces relations tourmentées entre les dieux et les hommes un sens de l’histoire ? Et la sécularisation serait-elle bien ce mouvement ? Avec Giovanni Lobrano, dont nous n’oublierons jamais l’extraordinaire accueil réservé à l’association Méditerranées au colloque de Sassari en 1995, nous assistons à l’émergence et à l’épanouissement de la notion de laïcité au cours de l’histoire occidentale. Définissant la laïcité comme la séparation entre culte à Dieu et gouvernement des hommes, il s’attache au rôle des fonctionnaires, des agents du religieux. Ce qui, rappelons-nous, semblait également capital à Sophie
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Dieux et Hommes : Modèles et héritages antiques Démare-Lafont dans le cas de la Mésopotamie ou à Charles Guittard dans le cas de Rome dans la mutation du rex au rex sacrorum. Ainsi dès 1100 avant J.C on assiste dans la théologie judaïque à la création du premier roi qui n’est pas un prêtre. Déroulant le fil de l’histoire Giovanni Lobrano s’attache à la théorie des « deux glaives », puis à la symphonia entre les sacerdotes et l’imperium sous l’empereur Justinien, enfin, au XIVe siècle, à la distinction des deux soleils, chez Dante Alighieri, séparant glaive du prince et bâton pastoral du prêtre. C’est, selon Giovanni Lobrano, avec l’Angleterre d’Henri VIII que surgit une rupture : désormais le gouvernement de l’Église et celui des hommes sont regroupés sur la tête du souverain, chef de l’Église anglicane. Dans cette perspective Thomas Hobbes dans son Léviathan proclamera une nature divine de l’État fondé sur la force et inventera l’État-Dieu. Voici, selon Giovanni Lobrano, par quels sinueux chemins la laïcité serait parvenue à établir une conciliation possible entre les idéologues, tant politiques que religieux, dans un mouvement vers la laïcité. Une manifestation de la sécularisation à l’œuvre dans l’histoire européenne apparaît évidemment à la Renaissance où la culture chrétienne, par l’intermédiaire de ses humanistes, renoue avec la culture antique et le contenu de ses savoirs. C’est ainsi, nous dit Jacques Bouineau, que le plaisant Bonaventure des Périers dans le Cymbalum Mundi emboîte, sans le dire expressément, le pas de Lucien de Samosate. Appartenant au cercle de Marguerite de Navarre, la sœur du roi, qui flirtait avec la Réforme, il s’avance prudemment sous le masque de la dérision en mettant en scène des dieux de l’Olympe présentés de manière pour le moins irrévérencieuse ou des personnages fantaisistes dont les noms pour la plupart, comme il était d’usage chez les écrivains de ce temps, sont des anagrammes passablement transparentes. On y lit en filigrane les querelles théologiques qui opposent Luther à Calvin, l’incrédule au croyant, Erasme… Tout est à deviner et le texte les renvoie dos à dos dans un esprit rabelaisien. L’auteur met en pièces sans merci les autorités, des institutions, de la Sorbonne encore neuve jusqu’aux Églises, menant des querelles à perte de vue. On a souvent considéré que, sous la satire, ces dialogues poétiques, joyeux et facétieux tendaient à réhabiliter un épicurisme qui revendique les droits du corps et le plaisir. Jacques Bouineau s’inscrit en faux contre cette interprétation, il y détecte une absence d’empathie, aux antipodes de l’attitude d’un Montaigne par exemple, il y déchiffre une nouvelle manière de réfléchir, désabusée, voire désespérée, rappelant au passage le suicide violent de Bonaventure des Périers. Il va jusqu’à 213
Dominique Hocquellet évoquer, sinon une forme d’athéisme, du moins un certain type d’anarchie, voire de nihilisme avant la lettre. Peut-on également parler de sécularisation du religieux à travers la figure d’un acteur de la Révolution française ? Il s’agit d’un personnage que nous présente notre grand argentier, Philippe Sturmel : François Lamarque, mort en 1839, qui a donc survécu à la Révolution et laissé, outre les discours concernant la religion, des mémoires inédits. Dans la tourmente révolutionnaire on tente de mettre le catholicisme à bas et il s’agit de remplacer une religion par une autre, d’établir ce que Philippe Sturmel appelle une « religion laïque ». Mais s’agit-il vraiment d’une religion ou seulement d’une sacralisation de la constitution et des lois ? En se référant à l’ouvrage de Mircea Eliade, Le sacré et le profane, Philippe Sturmel déclare qu’en jetant l’anathème sur la monarchie de droit divin, la Révolution éprouve le besoin de fixer un nouveau centre, d’instaurer en quelque sorte une nouvelle transcendance. Mais alors, passé la radicalité du renversement, de quel héritage est-il question ? La foi dans la révolution jaillit-elle ex nihilo ? Quoi qu’il en soit la Révolution française reste encore empêtrée dans la métaphysique. Il semble que l’Occident soit en route vers la laïcité mais le chemin n’est sans doute pas irréversible et apparaissent dans vos communications deux exemples révélateurs du danger de retour à la suprématie du religieux. Ainsi aujourd’hui en Israël, État dépourvu de constitution mais doté de lois fondamentales excluant toute religion d’État, Magali Florès-Lonjou nous entraîne dans le judaïsme contemporain. On y assiste à un retour du religieux qui nous éloigne de la sécularisation. Après la guerre des Six Jours en 1967, se produirait au sein de quelques communautés, comme celle des Hassidims, avec la crise des valeurs un repli vers le religieux conçu comme un refuge. Pour étayer ses affirmations Magali Florès-Lonjou s’appuie sur des extraits de quatre films, de 1999 à 2014, qui mettent en scène des personnages, filmés dans leur vie quotidienne et emprisonnés dans le fondamentalisme religieux. Les préceptes de la Torah, en total décalage avec le reste de la société israélienne, y sont montrés en action dans toute leur rigidité. On s’autorise du Livre pour faire régner un totalitarisme qui opprime la vie de famille, les personnes, notamment les femmes, soumises à une domination absolue, on surveille la pureté des mœurs au mépris
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Dieux et Hommes : Modèles et héritages antiques de la vie privée, on exclut tout ce qui ne se soumet pas à cette dure loi : pêle-mêle les juifs de la diaspora, les séfarades, les femmes, les homosexuels, les Palestiniens. Le point de vue adopté dans les quatre films, très descriptifs et pleins d’humanité, est celui d’un combat contre un univers sans joie, sans sourire et sans amour. Les cinéastes se font les porte-parole des opprimés condamnés sans rémission au silence, à l’étude pour les hommes, aux tâches domestiques pour les femmes. Un autre danger d’un reflux dans le mouvement théorique de sécularisation apparaît en terre d’islam, à travers la communication de Lahcen Oulaj, économiste tout autant que brillant linguiste. En Afrique du Nord, la terre des Amazighs, autrement appelés Berbères, a acclimaté, assimilé toutes sortes de nuances du religieux, animisme, judaïsme, christianisme… et puis à partir du VIIe siècle l’islam, en le « berbérisant ». Notre savant subordonne l’analyse des religions successives ayant marqué le peuple berbère à un projet d’émancipation, pour l’instant encore utopique, vers le progrès, la démocratie, la paix. Ce n’est pas le Dieu absolu qui l’intéresse, mais les images de Dieu en tant que miroirs d’une culture. Il parcourt le dédale des transmissions successives, notamment du christianisme à l’islam, il met en relief la figure du berbère Augustin, il dégage des exemples trop rares de doute et de tolérance. Il dénonce enfin un islamisme aujourd’hui instillé au Maroc par des communautés étrangères, qui condamnent tout ce qui n’est pas elles et excluent même les représentants de l’humanité. On reconnaît là les mêmes phénomènes que dans le fondamentalisme juif décrit par les cinéastes israéliens. Le discours de Lahcen Oulaj pourrait alors sembler un appel de détresse, mais, dépassant le cri d’alarme qu’il adresse à la jeunesse marocaine, susceptible de succomber à la double séduction de l’argent et de l’intégrisme islamiste, il envisage une thérapie contre cette volonté de domination et il la trouve dans les valeurs que les islamistes abhorrent comme occidentales, celles de l’humanisme et de la liberté. Mais quittons ces deux cas particuliers de régression vers une religion surinterprétée et avançons dans le processus de la sécularisation des religions avec le philosophe Alexandre Viala qui, jonglant avec les concepts et les auteurs, nous conduit sur des sommets d’abstraction à travers les étapes de la déconstruction de la souveraineté et de la représentation. Le monde, ayant perdu son centre de gravité, serait rongé par un hyperrelativisme dans un univers post215
Dominique Hocquellet métaphysique. En effet le droit post-moderne constitue selon lui une sécularisation « au carré ». Première étape, celle que décrit Philippe Sturmel à l’époque de la Révolution française, sécularisation du concept théologique de souveraineté : la charge de ce qui doit être ne relève plus de Dieu mais de l’État. Seconde étape, ou passage « au carré », éradication de tout concept de souveraineté, fût-ce l’État, on se référera désormais non à des concepts métaphysiques comme liberté ou égalité, mais à des normes. Autre mythe, après celui de la souveraineté celui de la représentation. Les juristes objectivistes ont décidé de désenchanter le monde au marteau et la considèrent comme une fadaise. Non, la volonté des représentants n’est pas égale à celle des représentés et la volonté générale est un mythe qui ne fait que relayer celui de l’infaillibilité du prince. Que reste-t-il alors dans notre État de droit, sinon une société du vide et une crise générale des valeurs ? À moins que, retournant ce pessimisme de mauvais aloi, on ne considère que cette tabula rasa est la condition préalable d’une conception vraiment libérée de l’État. En conclusion, je dirai merci à « l’intelligence cordiale », selon la formule initiale de Jacques Bouineau, qui a présidé à ces deux jours de colloque. Confrontant vos travaux, tous, que vous soyez français, bulgares, italiens, suisse ou marocain, que vous soyez juriste, latiniste, helléniste, politologue, linguiste ou philosophe, vous avez dispensé vos savoirs et votre intelligence et, confrontant vos travaux, virgule vous avez éclairé cette rencontre au cœur des Balkans. À tous merci. Dominique Hocquellet Agrégée de lettres classiques
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Compte rendu
Andrea Marcolongo, La langue géniale. 9 raisons d’aimer le grec, Paris, Les Belles Lettres, 2018 (trad. Béatrice Robert-Boissier), XV + 197 p. Comment, et pourquoi, accéder au plaisir de « penser en grec ancien » ? Et comment en ranimer la mémoire ? C’est à ce défi que s’attelle le présent ouvrage. En ces temps où la civilisation occidentale semble parfois se poser des questions sur son identité, en particulier sur les racines gréco-latines qui la nourrissent, où certains technocrates voudraient les éliminer du champ de la transmission comme élitistes ou inutiles, on a pu entreprendre, face à la politique « culturelle » du gouvernement d’un Silvio Berlusconi, il y a quelques années, sur les places publiques d’Italie, une lecture ininterrompue de l’Iliade et de l’Odyssée, on a pu l’an passé encore avec la compagnie de la jeune Pauline Bayle sur la scène française monter un spectacle faisant revivre avec succès les deux épopées attribuées à Homère, on a pu en 2017 sur un ton décalé saupoudré d’ironie, revisiter la grammaire du grec ancien dans la collection « Pour les Nuls »… Simple nostalgie d’un passé prestigieux ? Pas seulement. Au miroir des mots et des mythes grecs se mire encore notre monde occidental. Mais s’est-on assez souvent intéressé à la substance même de la langue qui porte ces œuvres, qui porte cette civilisation ? Le nom d’Andrea Marcolongo, jeune helléniste et journaliste, diplômée de l’université de Milan, élève dans l’atelier d’écriture d’Alessandro Baricco, plume de politiques tels que Matteo Renzi, a retenti récemment dans le ciel des Lettres grâce à la publication d’un ouvrage singulier qui revenait à la matière linguistique dans sa relation avec la perception du réel. « La langue géniale » n’est ni un livre de grammaire, ni un manuel académique, ni un ouvrage de vulgarisation, mais bien plutôt le journal intime d’une helléniste passionnée, une déclaration d’amour à la langue grecque, un discours qui se veut à la fois libérateur et déculpabilisant. Le succès fut immédiatement au rendez-vous, le livre a atteint une vente de plus de 200 000 exemplaires dans la péninsule italienne et a ensuite été traduit en une dizaine de langues. Pari donc réussi pour l’auteur qui veut établir un rapport vivant du public d’aujourd’hui avec une langue fondatrice de notre passé et donc de ce que nous sommes. Elle nous déclare que « la langue est avant tout une pensée, une façon
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de voir », la grammaire n’en étant que le code. Fidèle à son prénom Andrea qui en grec désigne la bravoure et l’énergie, combattant quelques idées reçues, elle aborde de manière pragmatique le rapport des mots grecs au corps, à l’espace, au temps… Ne nous laissons pas rebuter a priori par un apprentissage aride, « jouons d’abord à penser comme un Grec ancien », nous dit-elle. Et la linguistique redevient alors une science véritablement humaine où la distance et la différence d’une langue à l’autre font apparaître le sens pur, cristallin, d’un mot, d’une conception, d’une idée. Et c’est dans cette prise de conscience de l’écart créateur entre le lieu d’où nous parlons et pensons, notre langue maternelle, et l’autre langue, venue du lointain des temps, que se dessine une appréhension véritable du grec. La langue, qui s’occupe de la position de l’homme dans le monde et de sa manière de l’éprouver et de le décrire, apparaît bien alors comme un phénomène politique. Et c’est à travers la langue que se déchiffrent les idées de liberté ou de démocratie. On comprend ainsi mieux le triple sens du titre : langue « géniale » car liée à la genèse d’une conception de l’humain, langue habitée d’un esprit qui nous accompagne à l’instar du genius des latins, langue enfin « géniale » dans le sens trivial du français contemporain : qui me plaît et que j’aime. Ce dernier sens aurait pu faire craindre des relents de démagogie, et il est vrai que l’auteur s’écarte délibérément de la rigueur grammaticale des spécialistes pour suggérer, à travers des émotions et des expériences personnelles revendiquées, les qualités singulières d’une « langue féconde et puissante », créant ainsi une connivence sensible avec le lecteur contemporain. Condamnant de manière un peu caricaturale l’apprentissage mécanique, insoucieux du sens, qu’elle connut quand elle était elle-même « aux prises avec la fureur de vivre qui marque la jeunesse », elle veut véritablement guider le néophyte, comme celui qui a déjà des lueurs de connaissances dans les arcanes de la langue, vers un dialogue vivant avec l’espace-temps du passé. Elle insiste notamment sur l’aspect des verbes chez les Grecs : se refusant à adopter la traditionnelle opposition grammaticale entre perfectum et imperfectum, elle la formule de façon concrète et sensible, elle prétend réfléchir sur la façon dont l’usage des mots transpose la perception et déclare que la manière dont se déroulait une action, le « comment », importait plus que le « quand », le moment où survenait cette action.
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Comme Virgile accompagnait Dante, le grec a accompagné l’auteur sur son chemin personnel dans le « métier de vivre » (Cesare Pavese), et de la même manière Andrea Marcolongo accompagne le lecteur dans le labyrinthe de la langue pour nous en faire éprouver les beautés. Apprendre le grec n’est plus une question d’utilité mais d’esthétique et de rapport au monde. Le lyrisme de la déclaration d’amour se fait profession de foi : « Ce dont je suis sûre, c’est que l’étude du grec contribue à développer l’aptitude à vivre, à aimer et au goût de l’effort, à choisir et assumer la responsabilité de ses succès et de ses échecs ». Et l’on peut comprendre que ce bel enthousiasme, qui récuse l’enseignement académique, qu’elle a subi elle-même, qu’elle brocarde au passage et qui fait quelquefois fi de l’exactitude des grammairiens, ait emporté les réticences de l’Université. En outre le livre reste d’autant plus vivant et accessible qu’il opère grâce à des encarts disséminés çà et là des ouvertures sur l’alphabet, la grammaire, l’histoire, tel ou tel fait de civilisation. Au fil d’un discours narratif il réhabilite la poésie, apparemment délaissée dans le cursus italien. Plus didactique aussi, il donne des conseils de traduction aux novices. Il tisse par ailleurs des liens entre la Grèce antique et des aspects sociaux et politiques contemporains. Sera-t-on plus libre si l’on comprend la pensée à travers la substance des mots et leur place dans la constellation des sens et des significations ? Oui, l’auteur veut le croire et en redéployant la richesse, la prodigalité et la profondeur de la langue elle fait renaître encore une fois les humanités. Il s’agit alors véritablement d’une « Défense et Illustration de la langue grecque ». Dominique Hocquellet Agrégée de lettres classiques
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HISTOIRE, ANTIQUITÉ AUX ÉDITIONS L'HARMATTAN Dernières parutions LE VOYAGE INSENSÉ Pour fuir la mort, l'homme a imaginé les dieux Gilbert Andrieu Pour fuir la mort, l'homme a imaginé les dieux. Il a imaginé qu'il pouvait monter au ciel. Mais il a oublié qu'il était de la matière et que pour redevenir immortel, comme elle, il devait sortir de l'espace-temps. Dominé par la raison, empêtré dans les idées, l'homme est un croyant à la recherche d'un pouvoir impossible. Tant qu'il sera dirigé par l'illusion de la puissance il souffrira. Pour échapper à la mort il faut échapper au temps. Or le temps est une construction de l'esprit. Il suffit donc de vivre sans penser. (276 p., 27,5 euros) ISBN : 978-2-343-14942-4, EAN EBOOK : 9782140090578
POSÉIDON Ébranleur de la terre et maître de la mer Gilbert Andrieu En étudiant Poséidon, on s'aperçoit que les légendes ont surtout servi à imposer un état d'esprit tout en écartant ce qui pouvait contredire l'ordre nouveau que les aèdes voulaient imposer. Les dieux servent surtout à justifier un art de vivre. Ainsi, cerner la personnalité de Poséidon ne consiste pas à en faire un portrait saisissant, mais à comprendre les mortels qui lui ont donné des fonctions particulières. (212 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-12088-1, EAN EBOOK : 9782140039379
DICTIONNAIRE AMOUREUX DES DIEUX DE L'OLYMPE Gilbert Andrieu Si les dieux sont amoureux, il ne faut pas oublier qu'ils ne sont que le produit des poètes et que leurs amours sont imaginées par des hommes. C'est donc en observant comment les dieux vivent leur passion, comment ils se comportent, que nous pouvons imaginer comment vivaient nos ancêtres du temps d'Homère et d'Hésiode. En regroupant les amours divines, l'auteur nous offre un délassement agréable et instructif. (242 p., 24,5 euros) ISBN : 978-2-343-10839-1, EAN EBOOK : 9782140036712
TRADITIONS INDO-EUROPÉENNES ET PATRIMOINES FOLKLORIQUES Mélanges offerts à Bernard Sergent Textes réunis et édités par Alain Meurant Spécialiste unanimement reconnu de la lecture des mythes et des légendes, Bernard Sergent a consacré sa carrière de chercheur au CNRS à un examen aussi fin qu'approfondi des traditions issues du patrimoine indo-européen, tout en s'intéressant à celles du monde amérindien et à la mythologie populaire des différents terroirs français. C'est à ce savant de haute stature que ses collègues ont voulu adresser un témoignage de reconnaissance en lui offrant ce volume d'hommages. (Coll. Kubaba, 756 p., 59 euros) ISBN : 978-2-343-10655-7, EAN EBOOK : 9782140034404
ARÈS, LE DIEU MAL AIMÉ Gilbert Andrieu Gilbert Andrieu continue à cerner les caratéristiques des dieux de l'Olympe. Les légendes ne sont pas seulement le fruit de l'imagination. Au-delà du politique, il ne faut pas oublier la dimension spirituelle qui se cache sous les images. Pour se reconstruire, l'homme ne doit-il pas d'abord se détruire ? (170 p., 18 euros) ISBN : 978-2-343-09288-1, EAN EBOOK : 9782140029622
L'ART RUPESTRE D'AFRIQUE Actualité de la recherche Actes du Colloque International (Paris, 15-16-17 janvier 2014) Manuel Gutierrez, Emmanuelle Honoré Voici la représentation des recherches récentes et des données nouvelles sur la création artistique ancienne sur parois et dalles rocheuses du continent Africain. Cette publication couvre en premier lieu le nord du continent notamment la Tunisie. Pour l'Algérie et le Maroc, ce sont des données nouvelles qui sont présentées. Pour l'est, une vaste synthèse sur la Corne de l'Afrique, montre l'état de la recherche et présente des sites nouveaux à Djibouti. L'Angola, le Zimbabwe et la Namibie ne sont pas de restes ainsi que l'Afrique du Sud. (326 p., 39 euros) ISBN : 978-2-343-10671-7, EAN EBOOK : 9782842807894
IMAGES RUPESTRES DU MAROC Etude thématique Alain Rodrigue Ce livre présente les aspects principaux de l'art rupestre marocain, depuis les images anthropomorphes, le plus souvent discrètes, jusqu'aux panoplies des âges des métaux, en passant par un bestiaire d'une richesse et d'une variété insoupçonnées. Privilégiant le sujet gravé plutôt que les aires rupestres, l'ouvrage s'appuie sur un panorama de 95 planches de dessins, regroupant plus de 900 images, pour présenter et analyser les thèmes. (200 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-10420-1, EAN EBOOK : 9782140024603
LES JEUX ATHLÉTIQUES EN GRÈCE Prémices, excellence, démesure Gilbert Andrieu L'étude de la mythologie et les avancées archéologiques montrent que les jeux athlétiques remontent bien avant Homère. Qu'ils soient d'Olympie, de Delphes, de Corinthe ou de Némée, de tels jeux ont des origines lointaines. Loin de vouloir prendre le contrepied des Jeux olympiques, rénovés par Pierre de Coubertin, l'auteur de cet ouvrage cherche dans la mythologie ce que fut leur origine. Avec le souci de comprendre les comportements humains qui sont à l'origine de l'athlétisme. (228 p., 23,5 euros) ISBN : 978-2-343-09513-4, EAN EBOOK : 9782140023668
LES GRANDS PROCÈS CRIMINELS DE L'ANTIQUITÉ GRECQUE Eric Gilardeau Les grands procès criminels de l'Antiquité grecque nous plongent au coeur d'une société à la fois lointaine et proche de la nôtre. En ce sens, si la procédure pénale grecque peut apparaître archaïque en certains de ses aspects, elle est aussi d'une extrême modernité, par la recherche minutieuse de l'intention criminelle, le respect du contradictoire, des droits de la défense et de la présomption d'innocence. Cet ouvrage se propose de remettre en cause les interprétations données par les historiens et conduit à de nouvelles conclusions sur le sens et la portée de ces affaires.
(206 p., 20,5 euros) ISBN : 978-2-343-10287-0, EAN EBOOK : 9782140020599
LA POÉTIQUE DE L'ESPACE DANS LES OPERA MINORA DE TACITE José Mambwini Kivuila-Kiaku Préface de Rémy Poignault Les faits relatés dans les opera minora de Tacite - Agricola et la Germania - se passent dans deux espaces géographiques précis : la Bretagne, pour la première oeuvre, et la Germanie, pour la seconde. Comment et avec quels "artifices" littéraires Tacite élabore-t-il ces espaces ? Que symbolisent-ils au regard des faits rapportés et de la pensée historique de Tacite ? C'est à ces questions de poétique que cet ouvrage tente de répondre. (206 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-10193-4, EAN EBOOK : 9782140020094
ANTIQUITÉ, ART ET POLITIQUE Jacques Bouineau Le lien entre ces différentes contributions se trouve dans l'utilisation de l'oeuvre d'art comme vecteur politique, l'Antiquité sert de fil directeur et de multiples domaines artistiques sont concernés. Les domaines couverts sont les mondes anciens, l'Antiquité classique, le monde musulman, le monde slave et la culture européenne de l'époque moderne et contemporaine. (Coll. Méditerranées, 318 p., 33 euros) ISBN : 978-2-343-09346-8, EAN EBOOK : 9782140014079
L'EMPIRE DES SABLES Ou Atlantide, la véritable histoire Patrice Féraud Omar allait longtemps se souvenir de cette rencontre... Il avait recueilli la confidence stupéfiante d'un vieux professeur au soir de sa vie. Ce dernier lui fit entrevoir comment, il y a des milliers d'années des hommes connus sous l'appellation d' « Atlantes », avaient indéniablement porté leur excellence au-dessus des autres peuples, avant de sombrer dans l'oubli... S'appuyant sur un décryptage sans précédent des textes anciens et l'étude des évolutions géologiques du Sahara, l'exposé du vieil homme lui avait permis de rassembler les pièces d'un puzzle levant le voile sur un des plus grands mystères de l'histoires des hommes. (252 p., 27 euros) ISBN : 978-2-343-09096-2, EAN EBOOK : 9782140013195
LE ROC & LE SIGNE Essai Pierre Minvielle L'exploration, l'écriture et l'archéologie, sont les trois passions de Pierre Minvielle, et la matière de toute son oeuvre. En exposant avec humour différentes aventures vécues aux quatre coins du globe, l'auteur nous rapproche de ces paysages lointains que sont l'Himalaya, les Andes, l'Aragon, Pétra... Mêlant entretiens avec des chercheurs et réflexions personnelles sur les civilisations, nous voyons s'agencer une riche étude sur l'invention de l'écriture alphabétique. (126 p., 14,5 euros) ISBN : 978-2-343-09276-8, EAN EBOOK : 9782140013065
FLORILÈGE IMAGINAIRE Nouvelles François Le Boiteux L'imaginaire, qu'il soit tableau de la vie divine ou de la vie humaine, qu'il soit mystique ou simplement anecdotique, constitue une des faces incontournables de la vie. Cet aspect du monde et de ses nombreuses représentations, qui dépassent l'homme et le marquent d'une empreinte
angoissante, ne disparaîtra pas, car cette même évolution se poursuivra en un autre point de l'univers. Au cours de ces nouvelles brèves, s'effectueront sous nos yeux quelques scènes du grand combat, tant celui des hommes que celui des dieux. (Coll. Les Impliqués, 124 p., 14 euros) ISBN : 978-2-343-08975-1, EAN EBOOK : 9782140007248
HERMÈS Pasteur de vie Gilbert Andrieu Hermès est un dieu à part, un dieu qui se situe à l'entrecroisement des chemins que nous pouvons prendre lorsque nous méditons sur le sens de la vie. Il est insaisissable et pourrait bien être la divinité qui nous invite à revenir sur nos pas, à pénétrer dans la nuit où notre volonté est inutile. Il nous aide à oublier le temps et l'espace, à voir ce qui ne dépend pas de l'idée, à pénétrer dans le domaine des ombres. Parce qu'il était différent, il est resté incompris. (154 p., 16,5 euros) ISBN : 978-2-343-08976-8, EAN EBOOK : 9782140007651
APOLLON L'HYPERBORÉEN Gilbert Andrieu Parmi les Olympiens, Apollon est un dieu dont l'originalité peut surprendre même si elle trouve une explication dans une origine lointaine. S'il est responsable de la musique, il est aussi celui qui combat la démesure et juge sans avoir besoin de raisonner comme Athéna. S'il est associé à Dionysos, il l'est aussi à Hermès et peut alors nous aider à comprendre que la mort n'est pas le contraire de la vie, que le Ciel et l'Enfer ne sont pas deux mondes isolés. (182 p., 19 euros) ISBN : 978-2-343-08348-3, EAN EBOOK : 9782140006753
LES DEUX APHRODITES Gilbert Andrieu Existe-t-il deux Aphrodites ? Les légendes nous le font penser, mais ne cachent-elles pas une complémentarité qui échapperait à notre entendement ? Si la mythologie nous parle de deux Aphrodites, n'est-ce pas pour mieux appréhender l'amour qui ne saurait se limiter à un plaisir nocturne, chez les hommes comme chez les dieux ? Quel enseignement cachent les légendes ? C'est ce que cette étude s'efforce de trouver. (176 p., 18,5 euros) ISBN : 978-2-343-08349-0, EAN EBOOK : 9782140006692
PROBLÈMES D'ARCHÉOLOGIE DÉVELOPPEMENTALE EN AFRIQUE Alain Marliac Puisant dans sa longue expérience de terrain, de formation et d'organisation sur trois continents, l'auteur s'interroge sur la production des connaissances archéologiques du passé, profond et récent, et sur les modes de réception des résultats par des sociétés en mutation profonde. Il dresse un tableau vivant de la dynamique interculturelle qu'a connu l'archéologie en Afrique : née dans un cadre colonial, l'archéologie est aujourd'hui un acteur plus qu'un outil dans la construction d'identités nationales en évolution rapide. (210 p., 21,5 euros) ISBN : 978-2-343-08733-7, EAN EBOOK : 9782140005398
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DIEUX ET HOMMES MODÈLES ET HÉRITAGES ANTIQUES
Agrégé des facultés de droit et docteur en histoire médiévale, Jacques Bouineau a été successivement professeur aux universités de Poitiers, Paris-X – Nanterre, et La Rochelle ; il a aussi été chargé de cours à l’université de Paris-V, professeur associé aux Écoles de CoëtquidantSaint-Cyr, professeur invité aux universités de Séville, Piémont oriental et
!" (Le Caire). Il est également président de l’association Méditerranées, de l’association Antiquité-Avenir. Réseau des associations liées à l’Antiquité, directeur du Centre d’études internationales sur la romanité (CEIR) et professeur d’histoire du droit.
24,50 € ISBN : 978-2-343-15427-5
Sous la direction de
Jacques Bouineau
Jacques Bouineau
Dans l’océan des publications qui traitent des rapports entre les hommes, le pouvoir et les dieux, notre groupe de recherche veut apporter une contribution à partir de l’éclairage qui est le sien : la romanité. Dans sa forme la plus simple, l’union des trônes et des autels assujettit la population qui ne peut, au mieux, que souhaiter se vêtir d’un manteau juridique à même de protéger l’essentiel : sa vie et sa liberté d’action. Si l’union entre les deux pouvoirs se fait non plus au nom d’un dieu, mais d’une idée devenue dieu, le manteau changera simplement de forme. Mais cette mèchanè humain qui monte des hommes, qui ne sont pas simplement des sujets ou des personae. La théorie peut aider ; la violence n’est jamais loin. Ce second volume regroupe des articles qui mettent en scène des rapports plutôt intimes entre des approches de soi liées à une croyance et un dialogue qui s’exaspère jusqu’à la violence.
DIEUX ET HOMMES Modèles et héritages antiques DIEUX ET HOMMES MODÈLES ET HÉRITAGES ANTIQUES - Volume II Communauté et egomet
Volume II
Communauté et egomet
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Volume II Communauté et egomet
Textes préparés et mis en pages par Didier Colus et Burt Kasparian
MEDITERRANÉES