Dev, l’artisan-poète du 18ème siècle et la « nāyikā » dans le « Rasavilāsa »: Circulation et échanges, intertextualité et transformations 9783110645705, 9783110645484

This volume looks at the rīti poet Dev’s works and career through the study of the socio-historical context of the first

234 19 1MB

French Pages 228 [230] Year 2019

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Table of contents :
Remerciements
Table des Matières
Note sur la translitération
Liste des abréviations
Illustrations et tableaux
Introduction
1. Biographie d’un poète itinérant
2. L’oeuvre de Dev et sa réception
3. L’artisan-poète dans le contexte socio-politique et littéraire du 18ème siècle
4. Le Rasavilāsa, innovation dans le genre du nāyikābheda
5. Des kāmaśāstras à la poésie rīti à travers la description de la nāyikā
6. Echanges avec la littérature indo-persane et complexification du genre du nāyikābheda
Conclusion générale
Annexes
Annexe 1
Annexe 2
Bibliographie
Index
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Dev, l’artisan-poète du 18ème siècle et la « nāyikā » dans le « Rasavilāsa »: Circulation et échanges, intertextualité et transformations
 9783110645705, 9783110645484

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Nadia Cattoni Dev, l’artisan-poète du 18ème siècle et la nāyikā dans le Rasavilāsa

Welten Süd- und Zentralasiens – Worlds of South and Inner Asia – Mondes de l’Asie du Sud et de l’Asie Centrale

Im Auftrag der Schweizerischen Asiengesellschaft – On behalf of the Swiss Asia Society – Au nom de la Société Suisse-Asie

Edited by Blain Auer Maya Burger Karénina Kollmar-Paulenz Angelika Malinar Ingo Strauch

Volume 10

Nadia Cattoni

Dev, l’artisan-poète ème du 18 siècle et la nāyikā dans le Rasavilāsa Circulation et échanges, intertextualité et transformations

This publication was made possible due to the support of Swiss Academy of Humanities and Social Sciences (SAGW).

ISBN 978-3-11-064548-4 e-ISBN (PDF) 978-3-11-064570-5 e-ISBN (EPUB) 978-3-11-064630-6 ISSN 1661-775X Library of Congress Control Number: 2019946308 Bibliographic information published by the Deutsche Nationalbibliothek The Deutsche Nationalbibliothek lists this publication in the Deutsche Nationalbibliografie; detailed bibliographic data are available on the Internet at http://dnb.dnb.de. © 2020 Walter de Gruyter GmbH, Berlin/Boston Cover image: Ornaments from “L’Ornement Polychrome” published in 1873 by Albert Charles Auguste Racinet (1825–1893). © J. C. Rosemann/Getty Images Typesetting: Integra Software Services Pvt. Ltd. Print and binding: CPI books GmbH, Leck www.degruyter.com

A mes trois nāyakas A la plus estimée des nāyikās

Remerciements Cet ouvrage est basé sur la thèse que j’ai soutenue à la fin 2016 à l’Université de Lausanne Dev, l’artisan-poète et ses nāyikās. Étude du transfert de systèmes de savoirs des traités érotiques sanskrits à la poésie courtoise de langue braj. Durant l’élaboration de la thèse, puis de l’ouvrage, mon travail a évolué et a pu bénéficier de nombreux échanges qui ont eu lieu en diverses occasions et en divers lieux. Je remercie toutes les personnes rencontrées pour l’inspiration et l’enthousiasme qu’elles m’ont insufflés, ainsi que pour leur amitié et leur regard bienveillant. En particulier, je remercie sincèrement ma directrice de thèse, la Professeure Maya Burger de l’Université de Lausanne et le Professeur Imre Bangha de l’University of Oxford, membre de mon jury de thèse. A l’heure où ce volume est mis sous presse, ma profonde gratitude et mes pensées vont à la Professeure Allison Busch de Columbia University, qui nous a malheureusement quittés bien trop tôt. Tous trois m’ont guidée et conseillée avec patience et érudition. Les recherches pour la thèse ont bénéficié du soutien financier de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne, du bureau de l’égalité des chances de l’Université de Lausanne et du Département Interfacultaire d’Histoire et de Sciences des Religions (DIHSR) de l’Université de Lausanne. Les recherches complémentaires à la rédaction de cet ouvrage ont été soutenues par la Fondation pour l’Université de Lausanne, ainsi que par une bourse octroyée par l’Ecole Française d’Extrême-Orient (EFEO) pour le projet « Le visage comme la lune ». La figure de la nāyikā dans le Rasavilāsa de l’artisan-poète Dev. La présente édition quant à elle est soutenue par la Société Suisse-Asie/Schweizerische Asiengesellschaft et l’Académie Suisse des Sciences Humaines et Sociales (ASSH-SAGW). Je remercie également l’Alice Boner Institute à Varanasi pour m’avoir accueillie durant un mois au début du processus de rédaction de la thèse, ainsi que le Rajasthan Oriental Research Institute à Jodhpur pour la mise à disposition de sa riche collection de manuscrits. La réalisation de ce livre n’aurait pas été possible sans le soutien de mes proches et de mes amis. Merci à eux.

https://doi.org/10.1515/9783110645705-202

Table des Matières Remerciements

VII

Note sur la translitération Liste des abréviations Illustrations et tableaux Introduction 1 1.1 1.2 1.2.1 1.2.2 1.2.3

XIII XV XVII

1

Biographie d’un poète itinérant 15 Débats et enjeux autour d’une date de naissance 15 Reconstruction de l’itinéraire de Dev 19 Les mécénats de l’élite moghole 20 Les mécénats de l’élite hindoue 23 Les mécénats de marchands et de membres de la caste kāyastha 28 Conclusion 31

2 L’œuvre de Dev et sa réception 33 2.1 Les ouvrages de Dev 33 2.1.1 Aṣṭajāma 34 2.1.2 Bhavānīvilāsa 35 2.1.3 Bhāvavilāsa 36 2.1.4 Cittacintāharaṇa 37 2.1.5 Devamāyāprapañca 38 2.1.6 Jayasiṃhavinoda 39 2.1.7 Kāvyarasāyana 39 2.1.8 Kṛṣṇacaritra 40 2.1.9 Kuśalavilāsa et Premataraṅga 40 2.1.10 Premacandrikā 41 2.1.11 Rājanīti 42 2.1.12 Sujānavinoda 43 2.1.13 Sukhasāgarataraṅga 44 2.1.14 Sumilavinoda 46 2.1.15 Sūryodayaprakāśa 46 2.1.16 Vairāgyasata 47 2.2 Réception et critique des œuvres de Dev

47

X

2.2.1 2.2.2 2.2.3 2.2.4

3 3.1 3.2 3.2.1 3.2.2

Table des Matières

Editions, collections et commentaires des œuvres originales 48 Réception indienne 51 Réception européenne 53 Réception moderne 54 Conclusion 56 L’artisan-poète dans le contexte socio-politique et littéraire 59 du 18ème siècle Le mécénat en réseau 61 Définir le poète et sa méthode de travail 65 Poète et artisan 66 La pratique du recyclage 70 Conclusion 82

4 4.1 4.2 4.2.1 4.2.2 4.3 4.3.1 4.3.2

Le Rasavilāsa, innovation dans le genre du nāyikābheda Editions du Rasavilāsa et statut du Jātivilāsa 83 Contexte et contenu du Rasavilāsa 87 Mécénat et date de composition 88 Un élan vers la nouveauté 94 Le nāyikābheda 100 La formation d’un genre 100 Le style de Dev 104 Conclusion 106

5

Des kāmaśāstras à la poésie rīti à travers la description de la nāyikā 109 La référence aux kāmaśāstras de la tradition sanskrite Les nāyikābhedas du Rasavilāsa 111 Le prakṛtibheda ou le transfert d’un système de savoirs Le satvabheda : entre transfert, transformation, bhaktification et ironie 122 Le deśabheda ou la création d’une géographie érotique Conclusion 145

5.1 5.2 5.2.1 5.2.2 5.2.3

6 6.1 6.2

83

Echanges avec la littérature indo-persane et complexification du genre du nāyikābheda 147 Le genre du shahrāshūb en dialogue avec la littérature en langues vernaculaires 148 Le jātibheda de Dev 151

110 112

133

Table des Matières

6.2.1

Une structure narrative organisée autour de la figure masculine 151 Un catalogue de professions: entre descriptions ethnographiques et littérature érotique 159 Conclusion 172

6.2.2

Conclusion générale

Annexes Annexe 1

177

Annexe 2

180

Bibliographie Index

209

195

173

XI

Note sur la translitération Plusieurs langues indiennes sont utilisées dans cet ouvrage, elles sont toutes translitérées en alphabet latin suivant le système de translitération utilisé par Ronald S. McGregor dans The Oxford Hindi-English Dictionary. Les termes sanskrits, ainsi que les termes en langue braj conservent le a bref, alors que les termes hindis sont retranscrits sans, lorsque celui-ci n’est pas nécessaire à la prononciation. Ainsi, nous écrivons « aura » lorsque nous retranscrivons le texte braj, mais « aur » lorsque la phrase est en hindi. Les noms propres de personnes, de divinités ou de lieux sont tous orthographiés sans le a bref et sans le système diacritique académique, que ceux-ci soient contemporains ou anciens. Ainsi, nous écrivons « Dev » et non « Deva », « Kamdev » et non « Kāmadeva », « Mishra » et non « Miśra ». Les termes d’origine indienne ayant intégré la langue française sont utilisés selon l’orthographe française. C’est le cas par exemple de « puranique ». Dans le même ordre d’idées, nous utilisons « shastrique », bien que ce dernier ne fasse pas partie des dictionnaires de la langue française. Les termes en langues indiennes sont pluralisés lorsque la grammaire française le demande. Le s marquant le pluriel n’est cependant pas italisé comme le reste du mot. Ainsi, nous écrivons « les nāyikās » et non « les nāyikā ». Lorsque nécessaire, les dates sont indiquées selon le calendrier Vikram Samvat, abrégé V.S. Si rien n’est indiqué, il s’agit du calendrier grégorien.

https://doi.org/10.1515/9783110645705-204

Liste des abréviations AR AJ BHK BV BhniV CCH JV KR KV PC PT RN RR RV SDP SST SujanV SumilaV VS

Anaṅgaraṅga Aṣṭajāma Bṛhat Hindī Koś Bhāvavilāsa Bhavānīvilāsa Cittacintāharaṇa Jayasiṃhavinoda Kāvyarasāyana Kuśalavilāsa Premacandrikā Premataraṅga Rājanīti Ratirahasya Rasavilāsa Sūryodayaprakāśa Sukhasāgarataraṅga Sujānavinoda Sumilavinoda Vairāgyasata

https://doi.org/10.1515/9783110645705-205

Illustrations et tableaux Illustration 1

Carte géographique des lieux dans lesquels Dev a trouvé mécène

Tableau 1

Table des matières du Rasavilāsa

Illustration 2

Division de l’espace selon le jātibheda

https://doi.org/10.1515/9783110645705-206

97 155

32

Introduction Le Rasavilāsa de Dev est un ouvrage dont l’objet est la description de la figure littéraire de la nāyikā traitée dans de brefs poèmes (muktaka), selon des taxinomies élaborées sur un mode érotique. Il a été composé durant la première partie du 18ème siècle pour un mécène de Delhi, dans un genre extensivement exploité par les poètes de la littérature rīti, le nāyikābheda (la classification des héroïnes). Le Rasavilāsa réunit des descriptions originales et innovantes de la nāyikā, perçues aujourd’hui encore comme de petits chefs-d’œuvre d’esthétisme poétique. L’ouvrage, qui réunit presque cinq cents poèmes, a pour objectif, comme son titre l’indique, de procurer à son lecteur ou à son auditeur (si les poèmes sont lus à haute voix), une sensation de ravissement (vilāsa) au travers de l’expérience de śṛṅgāra rasa, le sentiment érotico-amoureux à la base de la poésie rīti. Cet ouvrage est l’une des œuvres majeures du poète Dev et certainement l’œuvre la plus fascinante de la littérature rīti dans le genre du nāyikābheda. Dev y décrit une nāyikā nouvelle, qui s’extrait des descriptions traditionnelles répétées d’un ouvrage à l’autre. D’une part, la nāyikā se voit définie pour elle-même, et non plus en fonction de son bien-aimé (nāyaka), et d’autre part, elle devient le réceptacle de diverses traditions littéraires, les faisant ainsi dialoguer les unes avec les autres. Cependant, et ce malgré la qualité de cet ouvrage, son aspect novateur, son importance dans l’historiographie du nāyikābheda et son rôle dans la circulation entre diverses traditions littéraires, le Rasavilāsa a été exclusivement étudié par la tradition académique indienne, n’a été traduit dans aucune langue (indienne ou occidentale) et n’a bénéficié que récemment d’un commentaire partiel en hindi. Son auteur, le poète Dev, est l’un des poètes les plus importants de la littérature hindie classique. Il fait partie du courant littéraire nommé rīti, qui fait référence à la littérature courtoise pré-moderne. Cette dernière a pour caractéristiques un style extrêmement sophistiqué et le fait d’être composée dans un idiome linguistique spécifique, la brajbhāṣā, la langue braj. Dev était un poète itinérant, il a vécu entre le dernier quart du 17ème siècle et la fin de la première moitié du 18ème siècle. L’œuvre qu’il a laissée derrière lui est volumineuse, elle a été composée grâce au soutien de nombreux mécènes que le poète a trouvés au sein d’un réseau important, prêt à soutenir et financer la production culturelle de l’époque. Dans le cas du poète Dev, ce réseau se révèle particulièrement dense et diversifié, s’étendant géographiquement de la cosmopolite Delhi à la petite ville d’Asothar et socialement, des élites des noblesses mogholes et hindoues aux représentants de classes sociales moins élevées dans la société de l’époque. Si le poète a été largement réceptionné en Inde et étudié par la

https://doi.org/10.1515/9783110645705-001

2

Introduction

critique littéraire indigène dès la fin du 18ème siècle, son œuvre ne s’est malheureusement pas exportée au-delà des frontières du sous-continent indien. Comme souvent dans l’histoire des littératures indiennes, retracer le parcours d’un auteur est une entreprise délicate et souvent lacunaire. Le cas du poète Dev ne fait pas exception, puisque ce dernier, tout comme la plupart de ses contemporains, est avare de renseignements quant à sa propre personne dans les écrits qu’il nous a laissés.1 Dans le cas présent, la tâche est rendue plus ardue encore en raison de l’établissement très tardif de son corpus complet, soit en 2002, avec la publication par Lakshmidhar Malviya de l’édition critique des œuvres complètes de Dev (Dev sampūrṇ granthāvalī).2 Ce délai a créé un déséquilibre dans la façon dont l’auteur a été réceptionné et une analyse incomplète de son parcours ainsi que de son œuvre jusqu’à ce jour. S’ajoute à cela, le fait que Dev lui-même a désarçonné ses lecteurs et ses critiques, qui ont tenté de déchiffrer et d’interpréter le comportement d’un auteur à la trajectoire sinueuse, caractérisée par une vie riche et une curiosité intellectuelle intense qui n’ont pas toujours été comprises. La densité de son œuvre, la variété des thématiques abordées, les changements de mécènes qui se sont démultipliés au cours de sa vie ont suscité l’envie de reconstruire un parcours linéaire pour cet homme qui a brouillé les pistes et mélangé les genres. Ces tentatives se révéleront partiellement infructueuses, teintées parfois d’aprioris négatifs vis-à-vis du poète en particulier et de la littérature rīti en général, dont Dev se fait l’écho de par sa propension à écrire sur les femmes, comme le démontrent les innombrables nāyikābhedas qui composent son œuvre. Le poète a dès lors été jugé comme un auteur frivole, participant à la décadence de la littérature indienne, bien que ses qualités de poète aient par ailleurs été relevées et reconnues. Ce double discours a accru la mécompréhension de cet auteur et de sa carrière. Par cette étude, nous poursuivons différents objectifs et questionnements d’ordres historiques et littéraires. Premièrement, il nous importe de reconstruire l’itinéraire et le contexte historico-littéraire dans lequel Dev a évolué. Cette reconstruction fait l’objet des chapitres 1 à 3, dans lesquels nous proposons de lire l’extrême itinérance du poète, non pas comme un aspect négatif dans sa carrière de poète, mais comme une preuve de son dynamisme et de sa participation

1 Nous discutons d’un exemple dans lequel le poète se met en scène et qu’il est possible d’interpréter, malgré le ton ironique, comme des informations relatives au poète lui-même. Voir chapitre 4.2.1. 2 Pour une discussion détaillée, voir le chapitre 2.2.4 sur la réception moderne de Dev. L’édition critique de Malviya est celle dont nous tirons tous les textes de Dev en langue originale cités et reproduits dans cet ouvrage.

Introduction

3

aux échanges culturels en place au Nord de l’Inde au 18ème siècle, renforcés par un pouvoir moghol centralisé faiblissant et une diffusion de ce pouvoir du centre vers la périphérie (ou des centres vers les périphéries), révélant ainsi un important réseau de mécènes sur lequel Dev a pu s’appuyer. Cette partie intègre dans sa réflexion la place que Dev a occupé en tant que poète de langue braj, son statut de poète et le rôle social attribué à cette fonction. Elle comprend également un questionnement sur le système de production mis en place par Dev, afin de pouvoir répondre à ses nombreuses commandes au travers d’un processus de recyclage de ses poèmes et de ses ouvrages, lui permettant une production plus importante en termes de volume et une distribution plus efficace. Deuxièmement, par le biais d’une analyse littéraire de l’un de ses ouvrages en particulier, le Rasavilāsa, et de sa mise en corrélation avec d’autres traditions littéraires (dans les chapitres 4 à 6), il nous importe d’en souligner sa perspective intertextuelle, afin de démontrer la capacité intégrative et réinterprétative d’un genre, le nāyikābheda, réputé comme clos. La mise en évidence de ces traces d’intertextualité démontrera combien les références à des corpus littéraires externes à une tradition propre peuvent impacter de façons différentes l’œuvre d’un auteur, entre transfert, transformation, réinterprétation, création et réécriture. Les deux parties de l’ouvrage sont traversées et conduites par le qualificatif d’artisan-poète que nous attribuons à la figure de Dev, dans le but de rassembler les aspects qui réunissent aussi bien notre lecture du parcours de l’auteur que son mode de production et sa technique de composition. Dans une perspective d’analyse littéraire du Rasavilāsa et de compréhension des échanges entre traditions littéraires dont témoigne cet ouvrage, nos réflexions se sont nourries des recherches publiées sur la notion d’intertextualité, nous permettant ainsi de définir cette notion si souvent convoquée pour rendre compte des dynamiques à l’œuvre et des références multiples dont les littératures indiennes sont empreintes. Il a été démontré qu’il existe une perméabilité entre les genres littéraires ainsi qu’une circulation des textes et motifs littéraires,3 chaque texte ou chaque tradition n’évoluant pas en vase clos, mais bien en relation avec l’ensemble de la production littéraire, d’où l’intertextualité que

3 La notion d’intertextualité est liée à celle de la circulation des idées, des textes et des motifs littéraires, notions sur lesquelles nous revenons au cours de notre étude avec des références spécifiques. Mais dans un cadre plus général pour la période pré-moderne indienne, deux ouvrages ont réuni des articles autour de ces thématiques. Il s’agit de De Bruijn et Busch 2014 et d’Orsini et Sheikh 2014. Voir aussi Williams, Malhotra et Hawley 2018, ainsi que Burger et Cattoni 2018 pour les études les plus récentes concernant les littératures et langues de l’Inde pré-moderne, qui ne peuvent se comprendre que dans une perspective de circulation et d’échanges des idées, mais aussi au travers de supports variés.

4

Introduction

le lecteur avisé perçoit, quel que soit l’ouvrage qu’il ait entre les mains. Repérer ces traces, les analyser et les contextualiser, telle est la tâche de l’historien-ne des textes qui cherche à comprendre comment une tradition littéraire s’est construite et quelles sont les dynamiques qui la composent. La notion d’intertextualité a été largement étudiée et travaillée, et a fait l’objet de nombreux ouvrages retraçant les différentes acceptions de cette notion selon les auteurs qui s’en sont emparés,4 devenant une « notion ambiguë du discours littéraire ».5 De manière générale, l’intertextualité évoque le fait que tout texte comporte la trace d’autres textes, que toute œuvre littéraire se situe toujours parmi les œuvres qui l’ont précédées, « [qu’elle] porte, de manière plus ou moins visible, la trace et la mémoire d’un héritier et de la tradition ».6 Cette notion, tout comme celles de tissage, collage ou bibliothèque signalent l’échange, le métissage, et le jeu qu’il y a entre un texte en particulier et des textes préexistants. Ainsi elle évoque une relation verticale entre un texte et la tradition qui le précède. Comme le soulève Tiphaine Samoyault, « La littérature s’écrit certes dans une relation avec le monde [relation horizontale], mais tout autant dans une relation avec elle-même, avec son histoire, l’histoire de ses productions, le long cheminement de ses origines. »7 L’intertextualité permet de réfléchir cette relation que la littérature entretient avec elle-même, et la manière dont elle l’entretient, élément essentiel lorsque l’on cherche à insérer un auteur dans une histoire littéraire. La notion d’intertextualité naît dans le contexte épistémique des années 60 et la mouvance structuraliste. Les intellectuels qui pensent la littérature et qui réfléchissent au statut de cette dernière ont la volonté de « créer une « science » du littéraire et de rendre le champ autonome, en le dissociant des domaines auxquels il se liait autrefois (histoire, sociologie, psychologie . . .). Il s’agit d’envisager le texte indépendamment de son contexte, de façon immanente, en s’interdisant toute référence au contenu ou aux déterminations extérieures. »8 Le texte est considéré comme un objet théorique, dont Roland Barthes donne une définition

4 Voir la collection d’articles éditées dans L’intertextualité. Intertexte, autotexte, intratexte 1984, Piégay-Gros 1996, Rabau 2002, Samoyault 2004 [2001], Gignoux 2005, et Adam 2006. 5 Samoyault 2004 [2001], p. 5. Sur l’analyse du discours, voir les travaux du linguiste français Dominique Maingueneau dont une bibliographie complète se trouve sur son site internet : http://dominique.maingueneau.pagesperso-orange.fr/texte01.html (consulté le 25.04.2019). 6 Piégay-Gros 1996, p. 7. 7 Samoyault 2004 [2001], p. 5. 8 Samoyault 2004 [2001], p. 8.

Introduction

5

notamment dans la « Théorie du texte » en 1973,9 en mettant l’accent sur l’image que suggère l’étymologie du mot « texte », c’est-à-dire celle de « tissu ». De ce fait, il en vient également à parler de l’intertextualité10 comme d’une « condition de tout texte, quel qu’il soit ». Selon Barthes, (. . .) tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables ; les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues.11

Néanmoins, c’est Julia Kristeva qui la première introduit ce terme dans deux articles, « Le mot, le dialogue, le roman » (1966) et « Le texte clos » (1967), publiés dans la revue Tel Quel, puis repris et approfondis dans son ouvrage de 1969, Séméiotikè. Recherches pour une sémanalyse. C’est à partir de l’analyse et de la diffusion de l’œuvre de Mikhaïl Bakhtine en France que Julia Kristeva produit cette notion et la définit comme un processus indéfini, une dynamique textuelle, plutôt que comme un objet en tant que tel, aisément identifiable et repérable. Elle utilise les termes de « croisement », « transposition », « absorption », « transformation » pour faire référence à des textes perpétuellement remodelés et imbriqués les uns aux autres. Au lieu de porter l’accent sur le repérage d’un intertexte, elle se focalise sur la multiplicité des discours portée par les mots.12 Philippe Sollers en 1971 reformulera la notion de Kristeva en la précisant : « Tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur. »13 La volonté à ce moment-là est de se distancer de la traditionnelle critique des sources qui étudie les mêmes éléments, soit la présence de traces d’autres textes dans un texte donné, mais d’un point de vue strictement biographique ou psychologique, afin de comprendre les livres contenus dans la bibliothèque d’un écrivain et l’héritage qui est le sien. Cette vision est critiquée et taxée de positivisme, c’est pourquoi l’on propose de lui substituer celle d’intertextualité, comprise comme un système de relations, de mises en réseau, d’entrelacements. Michael Riffaterre dans les années 80 va également s’intéresser à cette notion et la réfléchir plus particulièrement depuis la position du lecteur dans deux

9 Il y reprend notamment la définition du texte élaborée par Julia Kristeva : « Nous définissons le Texte comme un appareil translinguistique qui redistribue l’ordre de la langue en mettant en relation une parole communicative visant l’information directe avec différents énoncés antérieurs ou synchroniques. » (Barthes, dans l’édition de Marty 2002, p. 447). 10 Voir aussi son ouvrage Le Plaisir du texte, publié en 1973. 11 Les trois citations sont de Barthes 1973. 12 Cf. dialogisme de Bakhtine, voir Samoyault 2004 [2001], p. 10–14. 13 Cité par Samoyault 2004 [2001], p. 10.

6

Introduction

ouvrages, La Production du texte en 1979 et Sémiotique de la poésie en 1983. L’intertextualité devient un « concept pour la réception », « un phénomène qui oriente la lecture du texte, qui en gouverne éventuellement l’interprétation, et qui est le contraire de la lecture linéaire »,14 l’intertexte quant à lui, désigne toute trace perçue par le lecteur. Le lecteur continue alors l’œuvre, et il peut le faire de manière anachronique, selon sa mémoire. La définition proposée par Riffaterre est plus restrictive, et d’autres auteurs vont poursuivre dans cette voie, notamment Gérard Genette qui dans Palimpsestes (1982) élabore une typologie des relations transtextuelles, véritable outil de travail pour l’analyse textuelle.15 La formalisation opérée par Genette permet de donner une définition plus étroite, mais aussi plus claire de l’intertextualité, elle insiste également sur sa composante relationnelle plutôt que transformationnelle, contrairement aux conceptions extensives. Laurent Jenny, dans un article intitulé « La stratégie de la forme » (1976), propose quant à lui de ne parler d’intertextualité que « lorsqu’on est en mesure de repérer dans un texte des éléments structurés antérieurement à lui ». Il propose de distinguer « ce phénomène de la présence dans un texte d’une simple allusion ou réminiscence ».16 Il revient également sur la tension qui existe entre la critique des sources et l’intertextualité, telle que cette dualité avait été posée par Julia Kristeva. Il affirme que « contrairement à ce qu’écrit Julia Kristeva, l’intertextualité prise au sens strict n’est pas sans rapport avec la critique « des sources » : l’intertextualité désigne non pas une addition confuse et mystérieuse d’influences, mais le travail de transformation et d’assimilation de plusieurs textes opéré par un texte centreur qui garde le leadership du sens ».17 La notion d’intertextualité a été élaborée durant le 20ème siècle, dans un contexte occidental, par des auteurs issus du formalisme russe ou du structuralisme, avant de subir de nombreuses réinterprétations donnant lieu à de nouvelles définitions. Elle reste encore de nos jours sujette à discussions, évaluations et acceptions diverses. Il est de ce fait difficile de la transposer telle quelle à un contexte indien du 18ème siècle, même si l’on se base sur des définitions plus tardives, repensées et remaniées hors de leur cadre d’origine. Néanmoins, le concept

14 Riffaterre cité par Samoyault 2004 [2001], p. 16. 15 Il y distingue cinq relations transtextuelles : 1. l’intertextualité qu’il définit comme une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes (citation, plagiat, allusion, etc.) ; 2. le paratexte qui désigne la relation d’un texte avec ce qui l’entoure ; 3. la métatextualité qui concerne la relation qu’un texte entretient avec son commentaire ; 4. l’hypertextualité qui désigne la relation par laquelle un texte peut dériver d’un texte antérieur (parodie, pastiche) ; et enfin, 5. l’architextualité qui détermine le statut générique du texte. 16 Jenny cité par Samoyault 2004 [2001], p. 27. 17 Jenny cité par Piégay-Gros 1996, p. 37.

Introduction

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reste utile si de sa première période, c’est-à-dire le moment de sa création par Julia Kristeva puis Roland Barthes, Roland, nous en retenons l’idée de base de transformation, d’adaptation et l’idée que tout texte n’est pas issu de rien, mais bien issu d’un ou d’autres textes.18 Cette première acception de l’intertextualité nous permet de conforter notre postulat de base concernant la production de Dev, soit que son écriture possède d’innombrables allusions et références à d’autres textes de la littérature indienne. Envisager l’emprunt en les confrontant aux transformations et aux adaptations apportées par Dev permet de combler certaines lacunes dans l’histoire de la littérature de langue braj et d’en appréhender plus précisément le contenu. De même, la typologie établie par Gérard Genette permet au concept d’intertextualité de devenir un outil propre à l’analyse textuelle, et non plus uniquement une théorie générale sur le statut du texte. Les divisions établies par Genette nous aident à considérer les différents éléments à prendre en compte dans la construction du texte, et la façon dont ces divers éléments font référence à d’autres textes. Elle permet également d’intégrer la notion de genre, indissociable des discussions liées à l’intertextualité.19 Enfin, l’approche de Laurent Jenny nous paraît également intéressante dans sa vision plus structurée et établie de la recherche de l’intertexte, et également dans sa tentative de renouer avec la critique des sources de manière enrichissante. En effet, il nous semble impossible de faire l’économie de la recherche des sources20 pour situer Dev dans la tradition à laquelle il appartient, et pour cerner les enjeux et le contenu de son esthétique. Dans le cadre de cette étude, la notion d’intertextualité nous laisse envisager l’écriture de Dev en tant que processus dynamique, prise dans un réseau de relations (paratextuelles, transtextuelles, hypertextuelles, etc.) et recourant à un corpus de textes définis. De plus, elle permet d’une part de cerner l’historicité propre aux textes de Dev (par exemple la manière dont il fusionne deux branches distinctes de la tradition littéraire sanskrite dans l’élaboration de ses

18 Sans en conserver l’approche à notre avis excessive, que tout n’est qu’intertexte et que le texte existe par lui-même. 19 Sur la notion de genre liée à celle d’intertextualité, voir l’ouvrage d’Adam et Heidmann 2009. Les auteurs y lient la notion de généricité à celles de textualité et de transtextualité. Ce qu’ils nomment « transtextualité » est l’équivalent de l’intertextualité, car ils la définissent comme « les forces centrifuges qui ouvrent tout texte sur une multitude d’autres textes. » (p. 19). Ils élaborent également, tout comme Genette et sur la base de celui-ci, des outils pour définir le texte et ce qui l’entoure. Ils utilisent notamment le terme de « plan péritextuel » pour définir les frontières du texte (p. 21). 20 Nous entendons par recherche des sources, non pas les textes exacts dont Dev se serait inspiré, mais plutôt la catégorie de textes à laquelle il se réfère. En effet, comme nous le verrons, ceci peut avoir un impact important sur son écriture s’il s’éloigne des références traditionnelles du genre dans lequel il compose.

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nāyikābhedas) et d’autre part de signifier les codes de son esthétique personnelle, puisque l’analyse du recours à une œuvre antérieure se fait du point de vue de l’auteur et de son rapport à l’écriture, ainsi que du point de vue du rapport à la tradition. Cette dernière question est essentielle pour situer l’œuvre de Dev et pour démontrer la manière dont ce genre de littérature était perçu à l’époque de l’auteur, c’est-à-dire quelles étaient les valeurs communes qui la constituaient et inversement quelles en étaient les inflexions nouvelles. Comme le Rasavilāsa est constitué uniquement de nāyikābhedas, outre l’importance des références, il est un deuxième élément qui frappe le lecteur, ce sont les interminables taxinomies qui en découlent, formées de descriptions de la nāyikā dans des poèmes distincts placés les uns à la suite des autres. Dès lors, l’ouvrage est constitué de plusieurs centaines de descriptions de jeunes femmes qui sont cataloguées, définies et décrites dans les moindres détails. Cette manière d’écrire et de classifier fait entièrement partie de l’histoire intellectuelle indienne qui, dans toutes les disciplines de son savoir, crée des systèmes de pensée classificatoires, dans une volonté de tendre vers une compréhension exhaustive du monde. Le nāyikābheda, étant issu de textes traditionnels appartenant au genre des śāstras, a conservé cette forme d’écriture qui repose sur l’énoncé de catégories de nāyikās, définies et développées dans le cadre de typologies complexes. Cependant, avec les auteurs de la littérature rīti qui extraient le nāyikābheda des textes à visée scientifique pour en faire des textes poétiques, se pose la question du maintien de cette forme si particulière et de l’effet qu’elle produit sur le lecteur. Les chercheurs en sciences du langage et en analyse du discours littéraire ont réfléchi au format de la liste en littérature.21 Bien que ces recherches ne traitent pas de la liste en tant que mode narratif unique, comme c’est le cas pour le nāyikābheda, elles amènent néanmoins un éclairage sur la liste considérée comme une suite d’énoncés brefs généralement insérés dans un énoncé narratif cadre, qu’il est possible d’intégrer à notre réflexion. Premièrement, elles présentent les mêmes préoccupations concernant le vocabulaire à utiliser pour rendre compte de ce mode d’écriture. Dans notre cas, il s’agit de traduire le mot

21 Certains de ces chercheurs et leurs travaux sont présentés dans les paragraphes qui suivent. Pour des travaux en-dehors de la littérature moderne et/ou occidentale, voir aussi les articles et ouvrages suivants : sur la liste hétérogène dans la littérature japonaise ancienne, voir Pigeot 1990 ; sur l’usage des listes dans la littérature médiévale, voir l’ouvrage de Jeay 2006, en particulier l’introduction et le chapitre 1, et notamment les paragraphes sur les catalogues de femmes illustres ; pour la littérature en langue braj, voir le chapitre de Hawley 2005, p. 235–247, intitulé « Creative Enumeration in Sur’s Vinaya Poetry » s’intéressant à l’impact de la liste dans certains poèmes de Surdas.

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bheda qui vient de la racine bhid, qui signifie « casser », « fendre » ou « diviser ». Littéralement, nāyikābheda signifie la « division des héroïnes », mais de nombreux autres termes sont utilisés pour rendre compte du contenu de ces nāyikābhedas. Ainsi on parle volontiers de « classification », de « taxinomie », de « nomenclature », de « liste », de « catalogue » ou encore de « typologie » pour traduire nāyikābheda. Alain Rabatel évoque le même type de questionnement lorsqu’il s’agit de définir ce que le terme de « liste » englobe, soulignant qu’il n’est pas possible de « dégager des principes formels clairs, pour dire ce qu’est la liste ? (. . .) la question Qu’est-ce qu’une liste ? est beaucoup trop générale et fait abstraction de la diversité des marques des genres de listes. »22 Philippe Hamon met également en avant ce problème de dénomination et de définition de la liste en posant la question : « Enumération, catalogue, inventaire, collection, nomenclature, dénombrement, taxinomie, description, sont-ils des synonymes, ou des variantes, ou des espèces – ou au contraire des antonymes – de la liste ? ».23 Une réponse partielle est donnée dans l’ouvrage de Robert Belknap, The List. The Uses and Pleasures of Cataloguing, qui distingue certains termes en leur attribuant des fonctions différentes. Par exemple, il distingue le catalogue de la liste, pour la raison que le premier inclut des descriptions, alors que le second ne présente qu’une liste de termes appondus. Selon lui, le catalogue est plus compréhensible, détient plus d’informations et est susceptible de comporter plus de digressions que la liste.24 Plusieurs de ces termes peuvent être utilisés pour recouvrir les nāyikābhedas de Dev en fonction du nāyikābheda en lui-même ou en fonction de là où l’on souhaite faire porter l’attention. Si le terme de catalogue convient très bien pour faire référence à un nāyikābheda de manière générale, celui de typologie convient mieux lorsqu’il s’agit de décrire un nāyikābheda en particulier et de suggérer une classification hiérarchique, particulièrement lorsque celle-ci a été pensée à son origine dans un texte à visée scientifique. Robert Belknap donne également les propriétés de la liste, qui est selon lui un objet flexible, malléable, créée par son auteur : At their most simple, lists are frameworks that hold separate and disparate items together. Lists are plastic, flexible structures in which an array of constituent units coheres through specific relations generated by specific forces of attraction. Writers can build

22 Rabatel 2011, p. 266. 23 Hamon 2013, p. 25. 24 Belknap 2004, p. 2–3. Pour Eco 2009, p. 17, par contre, liste, énumération et catalogue sont des synonymes. Alors que pour Rabatel 2011, p. 271, ils sont tous les trois distincts, la liste étant un « métaterme », l’énumération une opération de listage, et le catalogue « un genre de liste parmi d’autres ».

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these structures so that they appear random or create them so they seem to be organized by some overt principle.25

Si le nāyikābheda est à considérer comme un genre plutôt figé, nous verrons dans le Rasavilāsa des exemples de cette flexibilité de la liste dont parle Robert Belknap, qui permettra à Dev d’amener des changements et des réinterprétations dans l’élaboration de ses nāyikābhedas, démontrant ainsi les possibilités d’adaptation, de transformation et de réécriture qu’offre ce mode d’expression. Au-delà de ce que peut englober ou pas le terme de liste, Belknap s’interroge encore sur l’utilisation que peut en faire un auteur et relève que la liste peut servir à ce dernier à se lier à une tradition. Il en fait la démonstration en prenant l’exemple du catalogue d’arbres du premier chant de The Faerie Queene d’Edmund Spenser, et argumente que cette liste permet au poète de s’affilier à d’autres poètes qui ont composé de célèbres catalogues d’arbres, tels qu’Ovide, Virgile et Chaucer.26 Cette utilisation de la liste, qui devient référentielle27 (on rejoint ici les questions d’intertextualité), trouve un large échos dans la tradition indienne, puisque l’affiliation aux textes prestigieux du passé constitue une donnée de base pour toute composition, et la reprise de certains nāyikābhedas spécifiques deviennent les témoins de la volonté d’un auteur de s’inclure dans une tradition en particulier. Enfin, les chercheurs ayant travaillé sur la liste soutiennent également que cette dernière contient une tension qui lui est inhérente, puisqu’elle peut être à la fois fermée ou ouverte. En effet, la liste peut être exhaustive ou au contraire, elle peut inviter à être complétée,28 elle est « tiraillée entre ce qui est de l’ordre du déjà et ce qui est toujours à venir ».29 On parle alors de deux orientations possibles de la liste : « la liste « re-productive » qui confirme un modèle, et la liste « pro-positionnelle » qui invite à construire un ensemble improbable par un renouvellement créateur. »30 Dans le cas du Rasavilāsa, les deux types de listes sont utilisés. Les listes fermées, proposant un système de pensée élaboré et clos sont reproduites telles quelles par Dev,

25 Belknap 2004, p. 2. 26 Belknap 2004, p. 3–4. 27 Ou, selon Hamon 2013, p. 25, « autoréférentielle » puisque la liste englobe « des fonctions autoréférentielles, dans la mesure où elles sont la concrétisation d’un lexique appris, d’un savoir livresque, d’une mémoire propre à l’auteur (. . .) ». 28 Belknap 2004, p. 31, fait de ce critère une manière de distinguer la liste pratique qui serait extensible à l’infini, et la liste littéraire qui serait fermée en raison de contraintes formelles, telles que le mètre ou la rime, liées à l’œuvre. Eco 2009, p. 116, s’oppose à cet argument. 29 Colas-Blaise 2013, p. 34. 30 Milcent-Lawson, Lecolle et Michel 2013, p. 9.

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alors que des listes qui portent en elles-mêmes une invitation à être complétée, sont modulées et recréées dans le Rasavilāsa. Reste la question de l’impact sur le lecteur. Les poètes de la littérature rīti ont hérité la forme littéraire du nāyikābheda de la tradition. Ils ne l’ont pas questionnée et l’ont appliquée telle quelle. Néanmoins, ils l’ont transformée en la développant encore et encore, créant des ouvrages cumulant des dizaines de listes, dans lesquelles des centaines de nāyikās sont décrites dans un mouvement perpétuel et quasiment sans fin. Les poètes rīti ont choisi de pousser cette forme littéraire, devenue un genre, jusqu’à son paroxysme, jouant avec leur héritage et le développant jusqu’aux limites de ses possibilités, comme le fait Dev dans son Sukhasāgarataraṅga et ses presque mille poèmes. Cependant, cette volonté d’accumulation n’est pas fortuite et peut être analysée comme participante de l’objectif de cette poésie qui est de susciter śṛṅgāra rasa. En effet, l’accumulation des poèmes, la répétition, la présence de certaines constantes d’une description à l’autre, amènent à l’étourdissement du lecteur. Cet effet est produit par la forme de la liste, qui dans le cas du nāyikābheda, renforce les visées de cette poésie. La forme littéraire de la liste ou de la classification de la nāyikā est dès lors bien à comprendre comme un héritage, mais un héritage qui a été conscientisé, et dont les poètes de langue braj comme Dev proposent une seconde lecture, menant même parfois, comme nous le verrons, à un second degré. De la forme stricte et fermée de la liste typologique des traités scientifiques portant sur la poétique, on se déplace vers une forme littéraire et ouverte dans laquelle le poète joue avec les codes et fait de l’accumulation un outil propre à servir le but de sa littérature, créant chez son audience un vertige sonore et visuel.31 Comme mentionné précédemment, le présent ouvrage se sépare en six chapitres, dont les trois premiers sont dédiés à l’œuvre de Dev et à son parcours en tant qu’artisan-poète itinérant et les trois suivants au Rasavilāsa en particulier et à l’analyse des nāyikābhedas les plus innovants de l’ouvrage. Le chapitre 1 est consacré à la biographie de Dev, qu’il est enfin possible de retracer de manière plus complète grâce à l’édition critique de Lakshmidhar Malviya, qui a collecté l’ensemble des ouvrages du poète. Au travers des informations contenues dans chacun des ouvrages attribués à Dev, nous avons pu reconstruire l’itinéraire du poète et mettre en évidence le large réseau qui a été le sien, constitué de mécènes aux statuts très divers et évoluant au sein d’un vaste espace géographique. Les mécènes mentionnés par le poète n’étant de loin pas tous des figures marquantes de l’histoire indienne, nous nous sommes également appuyée sur les chroniques historiques établies durant le règne britannique afin

31 Eco 2009 intitule son ouvrage sur la forme de la liste Vertige de la liste.

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de situer socialement et géographiquement chaque mécène. En regard de ce réseau étendu, témoin de l’influence de Dev en tant que poète, le mécénat incertain qui l’a longtemps lié à l’empereur moghol Azam Shah ne semble plus aussi essentiel pour asseoir son prestige. En début de chapitre, nous revenons sur les débats liés à ce mécénat et à l’établissement de la date de naissance de Dev, puisqu’ils sont révélateurs de la manière dont Dev a été réceptionné par la critique littéraire indienne. Dans le chapitre 2, nous proposons un bref aperçu des dix-sept ouvrages attribués à Dev. Pris dans leur ensemble, ils démontrent la variété des thématiques qui ont été abordées par le poète, ainsi que son ancrage profond dans la littérature rīti. Son œuvre extrêmement importante en termes de volume invite à des recherches futures. La question de sa réception est également abordée, aussi bien à l’époque pré-moderne que moderne, puisqu’elle n’est pas exempte des considérations dépréciatives qui ont accompagné la réception de la poésie rīti en général. Le chapitre traite aussi de la transmission de la poésie de Dev au travers de la tradition orale (parallèlement à sa transmission écrite), preuve supplémentaire de la large diffusion de son travail. Le chapitre 3 est lié aux deux précédents puisqu’il revient sur le parcours de Dev et son réseau de mécènes en les insérant dans le contexte socio-politique et littéraire du début du 18ème siècle, afin de démontrer que l’itinérance de Dev est complètement liée au contexte dans lequel il a évolué. Jointes à la question des multiples mécènes ayant soutenu la poésie de Dev et à leurs positions sociales variées, interviennent des questions de composition et de diffusion de ses ouvrages, auxquelles il est possible de répondre par l’analyse de la méthode de travail de l’artisan-poète, qui recycle ses propres compositions. Nous démontrons dans ce chapitre comment Dev, en réutilisant ses poèmes d’un ouvrage à l’autre, voire en proposant un même ouvrage à divers mécènes, démultiplie sa production et intervient ainsi directement sur le processus de diffusion de ses œuvres. Avec le chapitre 4 débute l’analyse du Rasavilāsa dans lequel Dev affirme vouloir se démarquer de la tradition et proposer des descriptions de la nāyikā « sous une nouvelle forme ». Le premier point présente les différentes éditions du texte et discute le lien entre le Rasavilāsa et un texte du nom de Jātivilāsa, souvent présenté comme une version raccourcie du premier. Le deuxième point présente le contenu de l’ouvrage et propose une analyse du panégyrique (praśasti) que Dev réserve à son mécène Bhogilal. Il est intéressant de voir la manière dont Dev se met lui-même en scène dans ces quelques lignes. Enfin, dans le troisième et dernier point, il est question de l’évolution du genre du nāyikābheda et de la manière dont Dev s’en empare pour y insuffler son propre style et le transformer. Les chapitres 5 et 6 se concentrent sur la nouveauté et l’originalité dont Dev se pourfend en analysant les classifications du Rasavilāsa qui se profilent

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comme inédites dans le genre du nāyikābheda. Le chapitre 5 propose une analyse de trois nāyikābhedas spécifiques que nous avons identifiés comme provenant des kāmaśāstras sanskrits. En les comparant à ces derniers, nous constaterons que Dev les intègre au Rasavilāsa en les réinterprétant de manière différente selon le nāyikābheda, passant du transfert fidèle d’un système de connaissances contenu dans les textes sanskrits pour l’une des typologies à divers procédés de transformations pour les deux autres. Ces réécritures s’élaborent non seulement au travers de la créativité propre au poète, mais aussi au travers des codes de la poésie rīti et des diverses influences auxquelles le poète était soumis, comme par exemple la poésie de la bhakti. Le passage par des textes anciens pour produire de l’innovation pourrait apparaître comme contradictoire, mais ce n’est en fait que le résultat d’un processus inclusif et d’un intense échange autour de la littérature liée à kāma. Ce procédé peut également être interprété comme le reflet d’une attitude décomplexée vis-à-vis de la littérature sanskrite, vers laquelle on se tourne pour s’en inspirer et dans le même temps s’en distancer, selon des processus complexes de transformation et de recréation de la tradition. Les nāyikābhedas que le poète propose dès lors dans son Rasavilāsa sont non seulement innovants, mais se comprennent aussi comme étant le résultat de ces divers mécanismes qui en font des objets hybrides, intermédiaires, des réinterprétations courtoises d’une littérature shastrique sanskrite s’étant elle-même transformée lors de son passage aux langues vernaculaires. Dans le chapitre 6, nous évoquons les échanges possibles entre un long nāyikābheda de Dev décrivant la figure féminine de la nāyikā en fonction de sa caste et le genre du shahrāshūb de la littérature indo-persane, auquel Dev emprunte sa thématique. Nous y traitons non seulement de l’influence vraisemblable du second sur le premier, mais également de la valeur socio-historique du texte de Dev qui énumère un large éventail de professions exercées pour une grande partie, selon ses propres descriptions, par des femmes. Au-delà de ces aspects, nous nous attardons également sur l’impact de ce nāyikābheda sur le genre en lui-même, puisque comme dans le cas du recours à la littérature shastrique, le traitement de cette nouvelle thématique engendre des adaptations importantes de la part du poète. Dans ce cas précis, il permet à Dev d’insérer son nāyikābheda dans un cadre narratif, et ainsi de passer de descriptions linéaires sous forme de classifications et de descriptions de jeunes femmes, à une narration dans laquelle le nāyaka, la figure masculine, retrouve sa place centrale. Au travers de ce nāyaka, ce sont aussi toutes les autres figures masculines, le lecteur, le commanditaire, qui sont ainsi intégrés à la narration. Cette transformation fait de ce nāyikābheda un objet exceptionnel, un trésor de la littérature rīti et de Dev un poète extrêmement créatif.

1 Biographie d’un poète itinérant Lorsque les critiques littéraires se sont intéressés à la vie du poète Dev, ils se sont trouvés face à un dilemme qui les a laissés quelque peu perplexes. D’une part, ils se trouvaient confrontés à une œuvre importante et de qualité qui les poussaient à considérer Dev comme l’un des auteurs les plus importants de la littérature hindie et d’autre part, ils ne savaient que penser du fait que son nom n’ait pas été rattaché à celui d’un mécène prestigieux ayant forgé sa gloire. Cet écart entre l’œuvre majeure qu’il a transmise et le fait qu’aucun mécène prestigieux ne se soit attaché ses services pour une longue durée a posé question. Dans ce chapitre, au travers de l’exploration de la biographie du poète et de la reconstitution de son parcours par les informations qu’il est possible de récolter dans ses ouvrages, nous nous proposons de réfléchir à cette question et d’y apporter certaines réponses. Dans ce cadre, le cercle de bienfaiteurs ayant soutenu le poète Dev sera reconstitué comme une clé de lecture de la compréhension de sa trajectoire. Elle révélera le portrait d’un poète itinérant, largement implanté dans plusieurs villes du Nord de l’Inde, sur un périmètre établi autour de sa ville de naissance Etawah et s’étendant de Delhi à Asothar, et ayant su se créer un vaste réseau de mécènes appartenant à des cercles extrêmement différents. La mise en évidence de ce réseau permettra non seulement de consolider la biographie du poète Dev, mais elle permettra également de sortir de l’impasse mentionnée cidessus et de réfléchir de manière différente à l’itinérance marquée du poète, en substituant au jugement négatif qui en a parfois découlé, une analyse historique neutre liée au contexte socio-politique de l’époque (élément qui sera plus particulièrement développé dans le chapitre 3). Mais auparavant, nous revenons sur les débats ayant eu lieu autour de la fixation de la date de naissance de Dev parmi la critique littéraire. Etant liés à un célèbre mécène, ils se révèlent comme symptomatiques des difficultés auxquelles ont été confrontées les lecteurs de son œuvre, engendrant parfois une analyse biaisée de l’auteur.

1.1 Débats et enjeux autour d’une date de naissance Les débats qui ont eu lieu autour de l’établissement de la date de naissance de Dev constituent le parfait exemple des tentatives de reconstruction de la vie du poète et des difficultés qui en découlent puisqu’ils comportent des enjeux importants. En effet, l’établissement de la date de naissance du poète est lié au mécénat de l’empereur moghol Azam Shah (1653–1707), à la datation de son ouvrage intitulé Bhāvavilāsa et par ricochet, à la datation d’autres ouvrages du https://doi.org/10.1515/9783110645705-002

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1 Biographie d’un poète itinérant

poète. Dès lors, il ne s’agit pas seulement de définir une date de naissance, mais il s’agit également de définir si Dev, considéré comme l’un des plus grands poètes de la littérature hindie, a bénéficié d’un mécénat aussi prestigieux que celui d’un empereur moghol. Cette question est derrière de nombreuses discussions, les critiques littéraires indiens ayant cherché à comprendre la raison pour laquelle Dev a dû si souvent changer de bienfaiteur.1 Ces débats, qui ont duré plus d’un siècle et qui n’ont pas trouvé de solution complètement satisfaisante, démontrent également les problèmes liés à l’établissement du corpus du poète. La première mention de la date de naissance de Dev se trouve dans le Śivsiṃhsaroj (« Le Lotus de Shiv Singh », 1878), un ouvrage dédié à l’histoire de la littérature hindie écrit par Shiv Singh Sengar (1833–1878). Ce dernier fixe la date de naissance de Dev à 1604,2 date réfutée quelques vingt ans plus tard par Baldatt Mishra qui, dans son introduction au Sukhasāgarataraṅga,3 l’œuvre la plus volumineuse de Dev, avance la date de 1673.4 Cette date est celle qui va créer le plus grand consensus, notamment parce qu’elle est reprise et soutenue par l’influent homme de lettres Nagendra (1915–1999).5 Elle repose sur un couplet (dohā), sur lequel Baldatt Mishra et les autres chercheurs à sa suite, se sont appuyés pour fixer l’année de naissance du poète Dev. Ce couplet se trouve dans certains manuscrits du Bhāvavilāsa, célèbre ouvrage de Dev : subha satraha sai chayālisa caḍhata sorahī varṣa / kaḍhī devamuṣa devatā bhāvavilāsa saharṣa //6 Durant l’auspicieuse [année] 1746, à l’aube de ses 16 ans, Dev, d’un flot divin, a composé le Bhāvavilāsa avec ravissement.

Le couplet indique que le Bhāvavilāsa a été écrit en V.S. 1746, ce qui correspond dans notre calendrier à 1689, alors que le poète était âgé de seize ans. Ce qui fait remonter sa naissance à 1673, date évoquée ci-dessus. Cependant, ce qui 1 Nous répondons à cette question au chapitre 3. 2 Mentionné par Nagendra 1949, p. 2. 3 La traduction des titres des ouvrages de Dev est donnée lors de leur présentation au chapitre 1.2. 4 Mishra 1912, p. 1. 5 Sur l’impact de Nagendra concernant la lecture de la vie et de l’œuvre de Dev, voir chapitre 2.2.4. 6 Cette retranscription vient de l’introduction au Bhāvavilāsa de Malviya 2002, Vol. 2, p. 16. Elle n’apparaît pas dans le corps du texte de son édition critique. Ce dohā est cité dans la plupart des introductions aux ouvrages consacrés au poète, mais en comportant des variations. Voir notamment Dindayal 2004a, p. 9, Avasthi [V.S.] 1992, p. 11 ou Tripathi 1965, p. 17.

1.1 Débats et enjeux autour d’une date de naissance

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pourrait apparaître comme une évidence grâce à ce dohā, sera contesté par Lakshmidhar Malviya en 2002, qui débute l’introduction générale aux trois volumes de son édition critique en fixant l’année de naissance de Dev aux environs de 1700.7 En effet, selon lui, ce dohā constitue une interpolation et n’est présent que dans une minorité de manuscrits, qu’il ne considère pas comme étant les plus anciens.8 Il attribue cette interpolation à l’arrière-petit-fils de Dev, Bhogilal, lui-même poète au service du maharaja d’Alwar pour qui il a composé le Bhaktavilāsa (« Le Ravissement du dévot »), et dont les manuscrits ont souvent été conservés avec ceux de Dev.9 Cependant, la proposition de Malviya de fixer la naissance de Dev aux alentours de 1700 est difficile à retenir également, puisqu’un texte de Dev, le Premataraṅga, mentionne la date de sa composition, soit 1701.10 Ce qui signifie que si le poète était déjà actif à cette date, il est forcément nécessaire de reculer dans le temps pour fixer sa date de naissance quelque part dans le dernier quart du 17ème siècle, date finalement pas si éloignée de la proposition de Baldatt Mishra. Enfin, une dernière date est avancée par Ramnath Tripathi dans son introduction à un ouvrage de Dev intitulé Aṣṭajāma. Sur la base du colophon du manuscrit qu’il a utilisé, il estime l’année de naissance de Dev à 1642–1643.11 Bien que l’ouvrage de Tripathi date de 1978, cette proposition n’est pas discutée par Malviya qui déclare que la date de composition et le mécène de l’Aṣṭajāma ne sont pas connus.12 Comme mentionné ci-dessus, la discussion autour de la date de naissance de Dev est d’autant plus importante qu’elle est liée à la mention d’un mécène prestigieux. En effet, le couplet du Bhāvavilāsa est complété dans les manuscrits qui le

7 Malviya 2002, Vol. 1, p. 1. 8 Malviya a consulté neuf manuscrits pour établir le Bhāvavilāsa dans son édition. Ils sont listés et décrits dans Malviya 2002, Vol. 2, p. 1–15. Pour appuyer son argument, il s’est également basé sur des informations récoltées dans le Khoj Report qui signale quatre manuscrits dont trois ne contiennent pas ce dohā (p. 16). 9 Malviya discute ceci plusieurs fois, voir Malviya 2002, Vol. 1, p. 9 et Vol. 2, p. 5 et 15–19 (pour des explications approfondies). Les manuscrits comportant ce dohā sont les manuscrits a-, sa- et bhā-, ainsi qu’un manuscrit ga-. Malviya considère que dans ces quatre manuscrits, le dohā a été intercalé. Par exemple, pour le manuscrit a-, il explique que celui-ci vient de la collection d’Alwar, justement le lieu où l’arrière-petit-fils de Dev se trouvait, d’où une possibilité accrue, selon Malviya, que ce dernier ait ajouté ces quelques lignes. 10 PT 5.40. 11 Tel que le présente Tripathi, il semble que le scribe ait effectué un ajout en mentionnant 1660 comme la date de composition de l’Aṣṭajāma (voir Tripathi 1978, p. 79). Il estime ensuite que Dev avait 17 ou 18 ans au moment de la rédaction de l’ouvrage (p. 19–20). 12 Malviya 2002, Vol. 1, p. 247.

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1 Biographie d’un poète itinérant

contiennent par la mention de son mécène, qui n’est autre qu’Azam Shah, fils aîné de l’empereur moghol Aurangzeb : dillīpati avaraṅga ke ājamasāhi sapūta / sunyo sarāhyo grantha yaha aṣṭajāma sañjūta //13 Ô Azam Shah ! Fils du splendide seigneur de Delhi, Ecoute et approuve cet ouvrage joint à l’Aṣṭajāma.

Dès lors, selon la dédicace complète, Dev se serait trouvé à Delhi à l’âge de seize ans et aurait composé deux ouvrages, Bhāvavilāsa et Aṣṭajāma, pour le fils de l’empereur. Il est difficile d’aller plus loin sur cette question et il est vraisemblablement plus sage de considérer que Dev est né dans le dernier quart du 17ème siècle. Dans un sens, il est possible de suivre l’opinion de Malviya en considérant le dohā du Bhāvavilāsa comme une interpolation, cependant dans un autre sens, il est aussi possible de considérer qu’une interpolation n’implique pas nécessairement que les éléments qui y sont mentionnés, dans notre cas par l’arrière-petitfils de Dev, Bhogilal, soient erronés. Ce qui est plus délicat, c’est cette volonté de vouloir accoler le nom de Dev à celui d’un bienfaiteur puissant, dans une tentative de combler un manque, le manque d’une figure prestigieuse susceptible de donner au poète une plus grande aura. En cela, nous serions tentée de suivre Malviya et de rejeter l’idée du mécénat d’Azam Shah, dont Dev n’a nullement besoin pour être considéré comme un grand poète. La qualité d’un poète ne se mesure pas seulement à l’importance du mécène qu’il a servi. Elle se mesure aussi (et peut-être surtout) à la qualité de sa poésie, au fait qu’il ait trouvé des bienfaiteurs et que ses textes aient été préservés au fil des siècles. Par contre, il est nécessaire de constater que dans le cas de Dev, le fait qu’il ait multiplié les mécènes et que son nom n’ait pas été rattaché à un mécène en particulier durant une longue période a eu certaines conséquences. La première est qu’aucun commentaire d’aucune de ses œuvres ne nous est parvenu, alors que plusieurs d’entre elles en auraient largement mérité. La seconde est qu’aucun manuscrit illustré de sa poésie n’existe, alors qu’il a composé de magnifiques poèmes sur la nāyikā, figure au centre de nombreuses miniatures de l’époque. Les compositions du poète Bihari ont par exemple été largement illustrées, ainsi que celles de Keshavdas. Le fait que ses ouvrages aient été dispersés dans différentes cours du Nord de l’Inde, comme nous le verrons en répertoriant les destinataires d’une partie de ses œuvres, en est certainement à l’origine.

13 Malviya 2002, Vol. 2, p. 16.

1.2 Reconstruction de l’itinéraire de Dev

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La date de la mort du poète ne fait quant à elle pas débat, elle est fixée aux environs de 1767,14 date qui coïncide avec le début du règne d’Ali Akbar Khan, dernier mécène de Dev, pour qui le poète a composé la deuxième version du Sukhasāgarataraṅga.

1.2 Reconstruction de l’itinéraire de Dev Le meilleur moyen pour appréhender la vie du poète et en proposer une lecture historique est de collecter les informations qui sont à notre disposition dans les ouvrages eux-mêmes et de les assembler. Elles sont en nombre suffisant pour permettre de dégager le profil du poète, ainsi que pour éclairer et comprendre son parcours qui l’a mené à se déplacer à travers diverses villes du Nord de l’Inde. La reconstruction de la carte géographique de ses déplacements s’établit en suivant la piste des mécènes auprès desquels il a proposé ses services, en prenant pour centre son lieu d’origine, Etawah,15 ville au bord de la Yamuna, dans l’actuel district de l’Uttar Pradesh. Etawah est décrite comme une petite ville stable, puissante et prospère durant les 16ème et 17ème siècles, reconnue comme un centre dynamique pour le commerce et les banques. Elle est sous domination moghole jusqu’au début du 18ème siècle, période durant laquelle elle connaît plus de difficultés, souffrant des assauts de clans rivaux, jusqu’à son pillage en 1750 par Mulhar Rao Holkar. La ville et la région sont alors sous l’emprise de Gobind Rao Pandit, gouverneur marhate de Jalaun.16 Etawah vit les mêmes bouleversements que d’autres villes de cette époque, certaines profitant de la désagrégation de l’empire moghol, d’autres en souffrant.17 Peut-être est-ce en raison de cette dégradation des conditions de vie à Etawah que le poète Dev cherchera mécène en-dehors de sa ville d’origine ? Quoiqu’il en soit, parmi les dix-huit textes attribués aujourd’hui à Dev,18 douze d’entre eux mentionnent un mécène, reliant le poète à neuf villes du Nord de l’Inde. Celles-ci sont plus ou moins proches d’Etawah, à partir de laquelle le poète va rayonner à la recherche de patronages, la ville la plus à l’ouest étant Delhi et la plus à l’est étant Asothar. Les destinataires des ouvrages de Dev ne sont pas tous de grands personnages de leur époque et les informations qu’il est

14 Nagendra 1949, p. 67. 15 BV 5.81 ; voir aussi JV 7.32. 16 Statistical, Descriptive, and Historical Account of the North-Western Provinces of India, Vol. 4, Agra Division : Part 1, p. 444. 17 Voir chapitre 3. 18 Malviya 2002.

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1 Biographie d’un poète itinérant

possible de réunir à leur sujet sont parfois très maigres. Parmi les douze ouvrages indiquant un destinataire, on décèle des profils de mécènes variés, qui nous renseignent tout autant sur le contexte de production littéraire de l’époque19 que sur la biographie du poète lui-même. Trois profils de mécènes sont identifiables en suivant les pas du poète Dev. Le premier regroupe des personnages ayant appartenu à la noblesse moghole, proche de Delhi et des centres de pouvoir, habitués à la vie multiculturelle intense de la capitale et participant activement à la production culturelle de leur époque. Le second profil englobe des figures gonflant les rangs de l’élite hindoue des villes provinciales, envieuses d’asseoir leur position et de communiquer autour de leur personne. Les mécènes de Dev appartenant à cette catégorie se divisent entre des personnages de puissantes dynasties hindoues, régnant sur des territoires importants et des figures plus modestes, mais usant elles aussi de la littérature comme outil de communication. Enfin, le troisième et dernier profil réunit des mécènes qui sont identifiés par Dev comme venant de familles de marchands ou de scribes, attestant ainsi que la production littéraire n’était pas uniquement destinée à des cercles extrêmement privilégiés ou à une volonté de communication politique, mais qu’elle était aussi un produit qui s’adressait à diverses classes de la société. Une telle variété de profils est éclairante quant au parcours de Dev, mais aussi quant à l’activité du poète, qui n’évolue pas dans un cercle fermé mais au contraire, au sein d’un large réseau constitué de gens appartenant à divers échelons de la société du 18ème siècle.

1.2.1 Les mécénats de l’élite moghole Deux mécènes de Dev sont à répertorier comme appartenant à l’élite moghole.20 Ils viennent tous deux de Delhi ou en sont très proches, sont des connaisseurs de la littérature et des esthètes, supportant activement la production littéraire de leur époque, y compris en langue braj, par leur mécénat. Dans les deux cas, Dev est un poète parmi tant d’autres ayant bénéficié de leur protection.

19 Dans le chapitre 3, nous reprenons le parcours personnel de Dev auprès de ces différents mécènes pour le mettre en parallèle avec le contexte socio-historique et littéraire du début du 18ème siècle. 20 Il pourrait y en avoir un troisième en la personne de Himatulla Khan, mécène mentionné dans le Sumilavinoda. Mais le texte ne délivre que peu d’indices, puisque son nom n’est pas mentionné dans le corps du texte lui-même ni sa lignée décrite, mais celui-ci se trouve uniquement à la fin de certains chapitres du livre, dans les colophons du manuscrit. Aucun lieu n’est non plus rattaché à ce nom pour lequel nous n’avons réussi à trouver aucune information. Il se pourrait aussi que ce soit un exemple qui vienne compléter notre troisième profil de mécènes.

1.2 Reconstruction de l’itinéraire de Dev

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Le premier des deux est un célèbre habitant de Delhi, connu pour son goût de la poésie et le faste des fêtes qu’il organise. Il s’agit d’Amir Khan, pour lequel Dev a écrit Rājanīti, un ouvrage consacré à l’éthique et à la conduite de la politique. Le premier chapitre de l’ouvrage est consacré à la description du commanditaire et de sa famille, tous deux proches du pouvoir moghol. Amir Khan, que l’on désigne aussi sous le nom d’Amir Khan Umdat-ul Mulk, était le petit-fils de Khaliulla Khan de Kaboul et le fils d’Amir Khan,21 gouverneur de Kaboul de 1677 à 1698.22 Il était un proche de l’empereur moghol Muhammad Shah (1702–1748),23 par qui il fut envoyé à Allahabad en tant que gouverneur de 1739 (?)24 à 1743, année de son assassinat à la cour de Delhi.25 Favori de l’empereur, immergé dans les cercles proches du pouvoir, il appartenait à la noblesse de la capitale26 et était très actif dans le milieu culturel. Personnage lettré et raffiné, il organisait chez lui de grandes fêtes dans lesquelles danse, musique et littérature étaient représentées et performées.27 Il offrait son patronage à de nombreux poètes,28 certains documents mentionnant la tenue d’un mushā irah ̒ ayant réunis de célèbres poètes de l’époque tels que Rasikh, Shakir, Shah Hatim et Mir Zahir.29 Non content de soutenir la production culturelle de son époque, Amir Khan y participait lui-même puisqu’il était poète, écrivant en arabe, en persan et en ourdou sous le nom de plume d’Anjam.30 Comme le Rājanīti n’est pas daté, il est difficile de savoir s’il a été composé

21 Voir RN 1.16 et 1.18. 22 Spear 1958, p. 408 et Richards 1993 p. 171 et 246. 23 Voir RN 1.22 dans lequel l’empereur est mentionné. 24 Date mentionnée par H.R. Nevill dans le volume 23 de The Imperial Gazetteer of India (Nevill 1911, p. 174). Comme nous avons eu plusieurs fois recours aux volumes de ce dictionnaire géographique afin de trouver quelques informations concernant les mécènes de Dev, ils seront référencés par le nom de l’auteur et la date de parution. Les volumes sont cités dans les sources primaires en bibliographie. Malviya 2002 Vol. 3, p. 326, citant le Khoj Report, dit qu’Amir Khan a été gouverneur de 1731 à 1743. 25 Sur les circonstances de son envoi à Allahabad alors que Muhammad Shah pensait en faire son ministre et sa mort à la cour royale de Delhi, voir Burn 1937, p. 363 et 371. 26 Voir Malik 2006, p. 172–176. 27 Malik 2006, p. 322 et 334. 28 Malik 2006, p. 322 mentionne le poète de langue ourdoue Mir Abdul Hai Taban (né entre 1718 et 1722), ayant composé Diwan-i Taban, relatant les fêtes données par Amir Khan à l’occasion de divers festivals. 29 Malik 2006, p. 336. Aucune mention de Dev n’apparaît dans l’étude de Malik qui analyse les chroniques et sources mogholes liées au règne de Muhammad Shah. 30 Son nom est mentionné dans l’article consacré à Afsus (fin 18ème s.) dans l’Encyclopaedia Iranica en ligne, rédigé par Baqir (2019). Voir aussi Khan 2006 p. 184 qui précise que son activité littéraire s’est poursuivie à Allahabad et qu’il a construit une grande bibliothèque. Malik 2006, p. 336 mentionne également son activité littéraire.

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1 Biographie d’un poète itinérant

lorsqu’Amir Khan se trouvait à Delhi, en même temps que Dev, ou s’il a été commandé au poète lorsque le gouverneur était en poste à Allahabad. Le sujet de l’œuvre, lié au fait de gouverner et à la charge du pouvoir, pourrait faire penser que la commande ait été passée à Allahabad, mais il se pourrait tout aussi bien qu’Amir Khan ait souhaité posséder un ouvrage considéré comme un classique de la littérature braj. Quoiqu’il en soit, ce mécénat situe Dev proche des plus hautes sphères du pouvoir moghol et des personnages influents de son époque. Il assure également que Dev était en communication avec le réseau de poètes et d’artistes qui évoluait autour de la figure d’Amir Khan. Enfin, il démontre aussi le fait que Dev était un poète de passage puisqu’aucune mention de lui n’apparaît, alors que la vie de cette figure importante de la scène culturelle de la première moitié du 18ème siècle est très bien documentée. Cette absence questionne la place du poète et de la littérature rīti en général et ses difficultés à se maintenir au sein de tels cercles, même si elle parvient à s’y hisser. Le deuxième mécène lié à l’élite moghole nous fait nous déplacer au nordest d’Etawah, dans la petite ville de Pihani, dans l’actuel district de Hardoi. C’est là que le poète a trouvé un commanditaire pour la deuxième version de sa collection de poèmes Sukhasāgarataraṅga. L’ouvrage contient une dédicace à Ali Akbar Khan de Pihani, à la tête de la ville dès 1767,31 dont la généalogie est établie par Dev.32 Il décrit son mécène comme le descendant d’Abdullah Khan, fils de Sayyid Mukaddir, fils de Sayyid Murtaz Khan, lui-même fils de Miran Sadr Jahan Khan, ministre (ṣadr) en charge des affaires religieuses à la cour d’Akbar puis de Jahangir.33 Le mécène de Dev est dès lors le fils de l’un des célèbres frères Sayyid, qui par le pouvoir qu’ils détenaient à la cour moghole ont soufflé le chaud et le froid de 1712 à 1719, installant l’empereur Farrukh Siyar (1685–1719) sur le trône en 1713.34 L’empereur, ainsi que son premier secrétaire Abdullah Khan fournissaient déjà leur soutien à des poètes s’exprimant en braj,35 tradition maintenue par Ali Akbar Khan comme le démontre le mécénat de Dev et celui de Ghulam Mishra, poète ayant officié à la cour de Muhammad Shah (1702–1748) avant de rejoindre celle de Pihani,36 qui a su attirer à elle les poètes de l’époque. Ces deux mécènes se distinguent par le fait qu’eux-mêmes ou leur famille ont travaillé au service d’un ou plusieurs empereurs moghols et qu’ils ont, à un

31 Nagendra 1949, p. 67. 32 Voir SST 5 dans le manuscrit dédié à Ali Akbar Khan, Malviya Vol. 1, p. 243. 33 Ernst 2003, note 3, p. 274. Orsini 2014, p. 227 le mentionne comme ayant été pour un temps tuteur du prince Salim. 34 Voir Malik 2006, p. 29–36 et 54–71. 35 Pauwels 2015, p. 38. 36 McGregor 1984, p. 196 et Pauwels 2015, p. 41.

1.2 Reconstruction de l’itinéraire de Dev

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moment ou à un autre, été éloignés de Delhi. Ils perpétuent cependant une tradition de mécénat et un développement de la production culturelle, y compris en langues vernaculaires, que ce soit à Allahabad ou à Pihani, ce qui a pour conséquence de dynamiser des villes périphériques comme la seconde dans un mouvement de diffusion de pratiques en usage dans la capitale. En ce qui concerne Dev, ces deux mécénats nous indiquent que le poète était bien introduit au sein de la noblesse moghole, connue pour entretenir une vie culturelle riche et variée, et qu’il y trouvait sa place en tant que représentant de la littérature rīti. Si le poète n’a pas bénéficié du soutien direct des empereurs qui se sont succédés sur le trône entre la fin du 17ème et la première moitié du 18ème siècle, il a néanmoins pu s’appuyer sur le deuxième cercle de bienfaiteurs, sans toutefois devenir le poète attitré d’une cour ou d’une personne en particulier.

1.2.2 Les mécénats de l’élite hindoue Les compositions adressées à des commanditaires appartenant aux élites hindoues sont en plus grand nombre que les précédentes, démontrant une implantation plus forte du poète Dev au sein de ce cercle. Cependant, chaque commanditaire se voit attribuer une seule œuvre et aucun d’entre eux ne semble avoir gardé Dev auprès de lui en tant que poète attitré à sa propre cour, alors même que certaines de ces cours sont connues pour avoir entretenu des poètes de manière fixe. Tous ces commanditaires ne sont pas sur un pied d’égalité en termes d’aura politique. Certains sont des personnages célèbres de l’histoire indienne, alors que d’autres sont des dirigeants à la tête de villes ou de régions bien moins importantes, avec un pouvoir politique restreint. Certains de ces mécènes sont bien connus pour leur soutien aux arts, ayant permis le développement d’une vie culturelle dynamique à leur propre cour, alors que d’autres sont l’illustration du fait que la composition littéraire était soutenue jusque dans de petites villes régionales, dont les dirigeants suivaient le modèle de communication du pouvoir par le recours à la littérature, tout en faisant appel aux mêmes poètes que leurs illustres homologues. Mais le soutien de l’un n’empêche pas le mécénat de l’autre, et Dev a offert ses services à des bienfaiteurs dont les positions sociales étaient variées. Un nom important parmi les destinataires des œuvres de Dev est celui du célèbre maharaja Suraj Mal (1707–1763)37 pour lequel le poète a composé le Sūryodayaprakāśa. Le mécénat est très clair puisque les premières strophes du

37 Les noms de Kumar Surajmal, Sujan Singh et Jaswant Singh servent également à le désigner. Voir Singh 2001, p. 43 sur les circonstances de l’attribution du nom de Jaswant Singh.

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1 Biographie d’un poète itinérant

texte mentionnent son nom, son rattachement à la ville de Bharatpur, ainsi que le nom de son oncle Badan Singh (r. 1722–1756), à la tête du royaume de Bharatpur avant lui.38 La famille est issue de la communauté des Jats, qui a établi l’état indépendant de Bharatpur, se révoltant contre le pouvoir moghol et profitant de son déclin pour étendre son emprise.39 Suraj Mal est connu pour avoir participé aux nombreuses batailles du début du 18ème siècle, étendant le pouvoir de sa communauté en acquérant un vaste territoire, incluant la cité impériale d’Agra.40 Il est également connu pour être un grand amateur des arts et des lettres, ce qui l’a amené à prendre de nombreux artistes sous sa protection, parmi lesquels le poète Dev a trouvé sa place.41 C’est notamment grâce aux compositions des poètes soutenus par Suraj Mal que sa vie est aussi bien documentée. La source la plus importante étant le Sujānacaritra (« La Biographie de Sujan »),42 composé par le poète Sudan et relatant les sept premières campagnes de Suraj Mal entre 1745 et 1753.43 Preuve de la vitalité de la vie culturelle à la cour de Bharatpur, on y trouve également le poète Somnath, dont le mécène principal était le frère de Suraj Mal, Pratap Singh, ayant composé de nombreux ouvrages sur des sujets variés entre 1737 et 1752. Pour Suraj Mal, il a composé le Sujānavilāsa (« Le Ravissement de Sujan »)44 et le Brajendravinoda (« Le Plaisir du roi du Braj » ; env. 1750), une adaptation d’une partie du livre 10 du Bhāgavata Purāṇa, ainsi qu’un poème louant les succès sur le champ de bataille des dirigeants des Jats, Badan Singh et Suraj Mal.45 Nous n’avons pas d’indications quant à la date de composition du Sūryodayaprakāśa, mais Malviya suggère la date de 1756, après la composition du Sujānacaritra de Sudan,46 dans lequel Dev est mentionné comme étant l’un des grands poètes s’exprimant en langue vernaculaire (bhāṣā).47 Preuve des échanges entre poètes et de l’activité intellectuelle

38 SDP 1.1–1.8. Voir le chapitre 2 de l’ouvrage de Singh 2001 concernant le rôle de Badan Singh. Voir également l’appendice 2 qui retrace l’arbre généalogique de la famille partiellement élaboré par Dev dans son ouvrage. 39 Sur la communauté des Jats et son développement aux 17ème et 18ème siècles, voir Dwivedi 1989. 40 Voir la carte établie par Singh 2001, p. 3 représentant le royaume tel qu’il a été construit par Suraj Mal en 1763. Voir aussi p. 107. 41 Nous revenons là-dessus au chapitre 3.1. 42 Titre donné d’après son nom de Sujan Singh (voir note ci-dessus). 43 McGregor 1984, p. 197 et Singh 2001, p. 121. 44 Singh 2001, p. 23. 45 McGregor 1984, p. 182. 46 Malviya 2002, Vol. 2, p. 306. 47 Sujānacaritra 1.6.

1.2 Reconstruction de l’itinéraire de Dev

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à la cour de Bharatpur, l’un des manuscrits de Dev a été conservé par la main du poète Somnath, qui en est le scribe.48 Suraj Mal constitue dès lors une figure importante dans le parcours du poète, puisque ce dernier assure que Dev a participé de manière active à la vie intellectuelle des poètes de langue braj, avec qui il a entretenu des relations et qu’il a côtoyé à Bharatpur, site important de production culturelle et d’émulation intellectuelle. Un autre endroit très actif sur la scène culturelle de l’époque est la ville d’Asothar avec son dirigeant Bhagvant Singh (1680–1735). Poète lui-même, grand mécène de la littérature de son temps49 et père de Jay Singh, il va faire composer pour lui le Jayasiṃhavinoda, que Dev termine en 1722.50 Le premier chapitre du livre est dédié à la description de la dynastie à laquelle appartient Jay Singh. On y apprend qu’il est le fils de Bhagvant Rai,51 lui-même fils d’Araru Singh,52 et on y trouve la mention de Ghazipur,53 un village qui se situe dans le district de Fatehpur. Dans les faits, cette famille est liée à deux lieux proches l’un de l’autre que sont Ghazipur et Asothar,54 et leurs environs, et occupe la fonction de zamīndār,55 propriétaire terrien chargé de récupérer les redevances foncières pour le gouvernement moghol. Araru Singh et son fils Bhagvant Rai ont marqué les esprits en se soulevant régulièrement contre l’occupant moghol56 et la région reste des années plus tard un foyer de rébellions comme le 48 Malviya 2002, Vol. 1, p. 248. 49 Plus de détails au chapitre 3.1. 50 JV 1.48. 51 JV 1.40 ; il a un frère du nom de Rup Rai. 52 JV 1.31 et suivants. 53 JV 1.35. 54 Dans son introduction au Jayasiṃhavinoda, Malviya 2002, Vol. 1, p. 354 mentionne un vers que l’on ne retrouve pas ensuite dans le corps du texte et qui lie la famille à Asothar : asothara ke prakhyāta zamīdāra bhagavantarāya khīñcī ke tīna putroṃ meṃ se eka the, jayasiṃha /jay- 1.40. 55 The Golden Book of India, p. 280, publié par Sir Roper Lethbridge en 1893. 56 Les dates entourant les règnes d’Araru et de Bhagvant diffèrent selon les documents. Nevill 1906, p. 156–157 situe le règne d’Araru allant d’aux environs de 1720 jusqu’à 1734, date de sa mort en représailles à l’assassinat de Jan Nisar Khan, frère du vazir Qamr-ud-din. Bhagvant aurait repris le royaume jusqu’en 1745, année de sa mort, tué par le nawab Saddat Khan, gouverneur de l’Awadh et désireux de mâter toute forme de rébellion. Tous deux semblaient régner sur un large territoire et ont laissé des traces dans les esprits et les écrits. Ainsi une légende se raconte autour de la vie d’Araru Singh (voir The Golden Book of India, p. 280) et les exploits de Bhagvant Rai sont relatés par le poète d’Asothar Shambhunath Mishra (1730–1750) dans Bhagavantarāya yaśa varṇana (« Description de la célébrité de Bhagavant Rai ») et Bhagavantarāya rāyasā (« La Geste de Bhagavant Rai », 1740) ; cf. Malviya 2002, Vol. 1, p. 354. On retrouve également le récit de sa vie et du moment de sa mort dans Bhagavantarāya virudāvalī (« L’Eloge de Bhagavant Rai ») de Gopal et Bhagavantarāya rāsā (« Le Chant de Bhagvant Rai ») de Sadanand, ainsi que dans Jaṅganāmā (« Le Récit de la bataille ») du poète musulman Muhammad Jan (McGregor 1984, p. 196).

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1 Biographie d’un poète itinérant

souligne Nevill en 1906 parlant du parganā (unité administrative) de Ghazipur : « The Rajputs of the pargana are the most idle and turbulent in the district, especially in the villages along the Jumna, such as Sankha and Gamhri. »57 Dans le Jayasiṃhavinoda, Dev relève habilement et avec ironie cette lutte contre le pouvoir impérial comme on peut le voir dans ce dohā, faisant référence à la gloire que connaît Bhagvant Singh dans la ville de Ghazipur : vājī jihi nauvati vijai gajarājī saṃyūta / gājī nṛpa bhagivanta bhuva gājīpura purahūta // JV 1.35 Les timbales sonnent la victoire de celui qui est lié à la réussite comme l’archet [à la sāraṅgī]. Le roi Bhagvant est un héros sur terre, dont on fait l’éloge58 à Ghazipur.

Dans cette strophe, Dev emploie consciemment un vocabulaire fortement arabisé, ce qui ne lui arrive que très rarement dans l’ensemble de ses textes. Dans le premier vers, nauvati vient du terme arabe naubata, qui a plusieurs significations dont celle de « timbales ». Gaja est utilisé pour gaza, terme arabe désignant une unité de mesure ou l’archet de la sāraṅgī.59 Enfin, rājī peut être lu comme l’adjectif venant de l’arabe rāzī et signifiant « agréable, content, satisfait » et que nous avons dû rendre dans notre traduction par « réussite ». Dans le second vers, de manière encore plus ironique, Dev qualifie Bhagvant Singh de gājī pour gāzī, qui signifie « héros ». Mais pas n’importe quel héros puisqu’il s’agit d’un terme arabe spécifique servant à désigner un vainqueur face à des croyants non musulmans. Placé à côté du terme sanskrit nṛpa, l’utilisation de ce vocable renforce encore l’effet d’ironie suggéré par le poète. Le texte ne livre pas plus d’informations quant à Jay Singh lui-même, qui doit être très jeune au moment de la rédaction de cet ouvrage en 1722,60 il chante plutôt les louanges de son père comme c’est encore le cas à la fin de l’ouvrage lors de l’exposé des différents rasas (sentiments).61

57 Nevill 1906, p. 217–218. 58 Pour purahūta, signalé par le BHK comme équivalent de puruhūta, que l’on pourrait également traduire par Indra. 59 Cf. BHK. 60 Ce qui fait dire à Malviya que Dev aurait été le précepteur du jeune Jay Singh (Malviya 2002, Vol. 1, p. 354). 61 Voir JV 7.15, 7.18, 7.21, 7.26 et 7.28 dans lesquels le nom de Bhagvant apparaît pour exemplifier respectivement raudra rasa (le sentiment furieux), vīra rasa (le sentiment héroïque), bhayānaka rasa (le sentiment terrifiant), adbhuta rasa (le sentiment miraculeux) et śanta rasa (le sentiment de paix).

1.2 Reconstruction de l’itinéraire de Dev

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Outre ces deux figures importantes, deux autres régnants plus modestes sont cités dans les ouvrages de Dev. Le premier est à la tête de la ville de Phaphund, située à 60 km à l’est d’Etawah et plus petite que cette dernière, mais importante de par son activité marchande.62 Il s’agit du roi Kushal Singh, commanditaire du Kuśalavilāsa, un ouvrage qui a pour sujet l’exposé de nāyikābhedas et qui consacre au début du texte quelques lignes à la description du mécène. Il y est dit que Kushal Singh vient de la ville de Phaphund et qu’il appartient à la dynastie Sengar, il est désigné comme étant le seigneur de Ruru.63 La dynastie Sengar représente l’un des trente-six clans rajpoutes qui s’est installé dans le district d’Etawah au 12ème siècle.64 L’une de ses branches est connue sous le nom de Ruru et règne sur la région environnant la ville de Phaphund. Raja Kushal Singh Ju Deo est le représentant de la lignée au moment de la rédaction du Kuśalavilāsa par le poète Dev,65 il règnera sur la ville de Phaphund jusqu’en 1775.66 Le deuxième mécène ne se situe pas très loin puisqu’il vit à Mainpuri, petite ville à cinquante kilomètres au nord d’Etawah, chef-lieu du district du même nom. Au 18ème siècle, cette dernière était dirigée par le clan rajpoute des Chauhans, dont Jaswant Singh est issu. Dev lui a dédicacé la première version du Sukhasāgarataraṅga. Le mécène est clairement nommé et l’un des manuscrits contient même un passage consacré à la description de la dynastie de Jaswant Singh,67 dans lequel il est désigné comme descendant de la lignée du célèbre Prithviraj

62 Dans Statistical, Descriptive, and Historical Account of the North-Western Provinces of India, Vol. 4, Agra Division : Part 1, p. 461, Atkinson en témoigne ainsi : « Phaphúnd presents all the signs of a place which has once been of importance. Its trade, during the last three quarters of a century, has very rapidly declined. Before the British rule it was the capital of several parganahs, and was as such the residence of an amil or collector of the revenue, who attracted traders and merchants to the place, whereas, now, it is the head-quarters of only one small parganah. » Puis p. 462, sur la production dans le domaine du textile et l’activité marchande : « Formerly excellent dhotís or waist-cloths with silk edgings were made, besides pagrís or turbans of a superior quality, but the demand for these articles has died out with the introduction of British cloths. There were two market-places (ganj), but they have declined (. . .). » 63 KV 1.5–1.8. 64 The Golden Book of India, p. 430. 65 L’ouvrage ne mentionne pas la date à laquelle il a été composé. Malviya 2002, Vol. 2, p. 281 propose la date de 1702 en se basant sur la date de composition du Premataraṅga qui est 1701 (voir PT 5.40). Comme les deux ouvrages sont quasiment identiques, il en déduit qu’ils ont été composés à des dates très proches l’une de l’autre. 66 https://sengars.wordpress.com/category/rulers-of-jalaunetawah-and-auraiya/ (consulté le 18.04.2019). 67 Il s’agit de dix poèmes répertoriés par Malviya à la fin du SST ; voir Malviya 2002, Vol. 1, p. 243–244.

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1 Biographie d’un poète itinérant

(r. 1178–1192),68 fils de Dhalip Singh, dont la famille est rattachée à la ville de Mainpuri. Son règne s’est étendu de 1726 à 1757 et il a été décrit comme ayant redonné prestige à son clan, notamment en agrandissant la ville.69 Au travers de ces quatre mécénats, il est évident que Dev est un poète extrêmement bien introduit dans le cercle des cours royales hindoues du Nord de l’Inde, que ce soit auprès de cours importantes en taille et en prestige, comme celles d’Asothar et de Bharatpur ou auprès de cours plus modestes comme celles de Mainpuri et de Phaphund. Elles constituent toutes un réseau au sein duquel Dev se déplace et rencontre ses pairs, agrandissant ainsi son cercle d’influence et de bienfaiteurs susceptibles de faire appel à ses services. C’est son itinérance qui lui permet de construire un tel réseau et de s’y implanter durablement.

1.2.3 Les mécénats de marchands et de membres de la caste kāyastha Dans l’histoire de la littérature braj, il existe quelques évidences qui attestent que la production littéraire de la période pré-moderne n’était pas uniquement destinée à une élite royale, riche et cultivée, ne servant qu’au divertissement des membres de la cour ou comme instrument de propagande politique. En cheminant sur les traces de Dev, nous avons déjà pu constater que le poète divise son activité entre divers cercles de lettrés occupant des positions variables dans l’échelle sociale et le paysage politique de l’époque. Le cercle s’agrandit encore par la mention de deux marchands et d’un membre de la caste kāyastha comme étant les destinataires de trois ouvrages de Dev. Le poète le déclare explicitement dans ses textes, conjointement à la description de leur position de dirigeants. La première mention se trouve dans le Bhavānīvilāsa. L’ouvrage est dédié à Bhavanidatta,70 fils de Narendra Sitaram, réel commanditaire de l’œuvre, dont la famille est à la tête de Dadri, un village à 35 km à l’est de Delhi. Comme il est d’usage, en guise d’introduction, Dev fait l’éloge de son mécène et de sa famille en usant des louanges appropriées, mais sans oublier de spécifier l’activité marchande qui caractérise cette lignée :

68 Sur l’histoire et la trajectoire de cette figure souvent présentée comme « le dernier empereur hindou », voir Talbot 2016. 69 Statistical, Descriptive, and Historical Account of the North-Western Provinces of India, Vol. 4, Agra Division : Part 1, p. 550 et 552. Atkinson fournit une liste des descendants des Chauhan de la branche de Mainpuri. Jaysaval 1974, note 1 p. 40 mentionne également cette liste. 70 BhniV 1.8 notamment.

1.2 Reconstruction de l’itinéraire de Dev

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śrīpati jihi sampati daī santati sumati sunāma / ādarīka ati dādarīpati nṛpa sītārāma // BhniV 1.3 savalasiṃha suta dharmadhuja sītārāma narindra / tā suta indra kuvera sama vaisya vaṃsa mahindra // BhniV 1.4 Comme Vishnu, il apporte la prospérité et une descendance éclairée et de bonne réputation ; Le roi Sitaram, seigneur de Dadri est très respecté. Fils de Saval Singh, Narendra Sitaram est le porte-drapeau du dharma. Son fils est comme Indra et Kuvera,71 il est le seigneur d’une dynastie de marchands.

Selon Nagendra, Sitaram, qualifié par Dev de nṛpa (roi), a été à la tête de Dadri de 1693 à 1743,72 mais il est difficile de trouver des informations complémentaires concernant l’histoire de cette famille et du lieu auquel elle est rattachée. Cependant, il est clair selon la description de Dev, que si la famille règne sur le village de Dadri, elle a également une activité marchande qui en fait sa richesse. La deuxième mention d’une lignée de marchands apparaît dans la Premacandrikā. Dev dédie son ouvrage à son mécène Udyota Singh, qu’il présente comme le fils de Mardan Singh.73 Nagendra et à sa suite Malviya, lient ces deux noms à Daundia Khera, un village situé au nord-est d’Asothar, sur la rive est du Gange.74 Mardan Singh semble avoir occupé la fonction de zamīndār et a été identifié comme l’un de ces propriétaires fonciers ayant organisé la résistance contre le pouvoir impérial.75 Il est également présenté dans les chroniques historiques sous le nom de Rao Mardan Singh, appartenant au clan rajpoute des Bais,76 et qui exerçait l’activité de marchands de chevaux.77 Dev confirme cette activité marchande en déclarant également que son mécène vient d’une famille de marchands (vaisa vaṃsa).78 Ces deux profils de mécènes sont donc identiques, deux familles à la tête de territoires qui semblent assez restreints, mais qui participent néanmoins de manière active aux changements politiques de leur temps (au moins pour l’une d’entre elles). Deux familles qui, au-delà du pouvoir politique qu’elles détiennent, exercent des professions liées au commerce. Deux familles qui soutiennent

71 72 73 74 75 76 77 78

Sous-entendu, aussi puissant qu’Indra et aussi riche que Kubera. Nagendra 1949, p. 42. PC 1.7. Nagendra 1949, p. 51 et Malviya 2002, Vol. 2, p. 249. Alam 1998, p. 453. Nevill 1903, p. 167 et 171. The Tribes and Castes of the North-Western Provinces and Oudh, Vol. 1, p. 254. PC 1.7.

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1 Biographie d’un poète itinérant

la production littéraire en louant les services de poètes itinérants tels que Dev, adoptant en cela les mêmes pratiques que dans des centres urbains plus importants ou des cours plus élitistes. Enfin, une dernière classe sociale est représentée parmi les bienfaiteurs de Dev, celle appartenant à la caste kāyastha, dont les membres exercent la profession de scribe et de clerc.79 Ceci est clairement identifié dans le Sujanavinoda, un texte dédié à Sujan, fils de Dasharath, lui-même fils de Patiram.80 Nagendra relie cette famille à la ville de Delhi.81 Dev quant à lui fait référence au statut social de Sujan en lui attribuant le titre de rāi,82 sans que l’on puisse savoir si ce titre est uniquement honorifique ou si la famille de Sujan régnait également sur un certain territoire, comme c’était le cas pour les deux familles de marchands présentées ci-dessus. Au vu de l’éloge qu’en fait Dev, construit sur la base de la mythologie hindoue,83 Sujan appartenait vraisemblablement à une famille hindoue dont les membres travaillaient en tant que scribe (kāyastha vaṃsa).84 Cette mention élargit encore le cercle des bienfaiteurs de Dev et de la littérature en général pour l’étendre à des familles elles-mêmes proches de l’écriture et des lettres, acquérant des ouvrages pour leur bibliothèque personnelle. Dans de tels cas, on s’éloigne de l’utilisation de la littérature en tant que medium du pouvoir, moyen de communication politique ou en tant qu’objet de démonstration de sa position sociale. Si jusqu’à un certain point, les agissements des membres de ces classes sociales peuvent être considérés comme étant dans l’imitation de ce qui se fait dans les centres de pouvoir et au sein des élites royales, de tels exemples conduisent également à considérer le fait que la littérature rīti était un bien destiné à une population plus large. L’exemple de Dev interroge et invite à reconsidérer l’étendue de la diffusion des textes littéraires puisque ses compositions, bien qu’extrêmement sophistiquées, semblent s’être diffusées à une échelle plus large que celle du milieu courtois. Dès lors, son exemple pousse à élargir le cadre de la production et de la circulation de la littérature rīti, au-delà du cercle des cours royales du Nord de l’Inde. Un poète qui se met aussi bien au service des élites qu’à celui de

79 De Bruijn 2012, note 11 p. 96, définit le membre de cette caste comme « A member of a professional caste of Hindu clerks and scribes at the Islamic courts in India, who were well versed in Persian legal and juridical idiom and often also had a great knowledge of Persian and Urdu poetry. » 80 SujanV 1.9 et 1.10. 81 Nagendra 1949, p. 55. 82 SujanV 1.10, 1.11 et 1.12. 83 Son éloge est construit sur le même mode que celui fait à Bhogilal (cf. chapitre 4). 84 SujanV 1.4, 1.5 et 1.11.

Conclusion

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commanditaires moins élevés dans l’échelle sociale démontre que la poésie était un art répandu au sein de la société pré-moderne. Les expressions « littérature de cour » ou « littérature courtoise », généralement utilisées pour traduire rīti, font référence, dans le cas de Dev, plus à un style qu’à un lieu.

Conclusion Par la multiplicité et la variété des destinataires des œuvres de Dev, on constate que la poésie faisait partie des habitudes des classes dirigeantes, peu importe leur place au sein de la hiérarchie socio-politique du début du 18ème siècle, ainsi que de celles des classes aisées et éduquées constituant ce que l’on pourrait appeler la classe moyenne.85 La littérature en tant qu’outil de communication et de prestige, mais aussi en tant qu’art et source de savoirs n’était pas uniquement réservée à une élite royale, elle se diffusait au sein de la société dans un mouvement dynamique de distribution auquel des poètes fortement itinérants, tels que Dev, ont participé et qu’ils ont certainement contribué à créer dans le mouvement de balancier qui accompagne toujours de telles dynamiques. Le périmètre au sein duquel Dev s’est déplacé est vaste, avec un rayon d’environ 300 km autour de sa ville d’origine Etawah. Ce périmètre comprend la capitale, Delhi, pour la ville la plus à l’ouest et Asothar (éventuellement Allahabad) pour celle située le plus à l’est. Il comprend un subtil mélange entre centres urbains importants et petites villes régionales, cours royales hindoues et noblesse moghole, riches citadins et dirigeants provinciaux. L’espace géographique et la diversité sociale démontrent l’influence du poète ainsi que la vaste diffusion et circulation de ses œuvres. Les mécènes de Dev appartenaient aussi bien aux cercles proches du pouvoir moghol qu’à des représentants de familles hindoues pour la plupart opposées au pouvoir, à des centres urbains qu’à des villes ou des villages de province. Le rang social de chacun de ces mécènes est également très variable, portant les titres de rāja, rāi, zamīndār, nazim, ṣadr, sultān, exerçant des activités politiques de gouvernance ou appartenant à des castes de marchands (vaisya) ou de scribes (kāyastha). Cette variété dessine une carte des multiples échelons qui divisent la société indienne de l’époque, mais dont tous ont en commun de promouvoir la littérature de langue braj, que ce soit comme un signe extérieur de pouvoir et de richesse, un outil de communication ou par attrait intellectuel.

85 Nous revenons sur cette notion de classe moyenne au point 2.2.1.

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1 Biographie d’un poète itinérant

Illustration 1 : Carte géographique des lieux dans lesquels Dev a trouvé mécène.

Le parcours du poète Dev est représentatif du bouillonnement culturel et poétique qui a lieu aussi bien dans les centres dits cosmopolites que dans des régions généralement présentées comme périphériques, ce qui en fait un cas d’étude parfait pour repenser la dichotomie entre centre et périphérie, ainsi que le rôle du poète itinérant au sein de la société. C’est ce qui sera discuté dans le chapitre 3, en analysant le cas de Dev au travers de son intégration dans le contexte littéraire et socio-politique de la première moitié du 18ème siècle, propice à l’émergence de tels profils.

2 L’œuvre de Dev et sa réception Probablement dû au fait d’avoir servi de nombreux mécènes, Dev a laissé un nombre d’ouvrages important dont le contenu est dédié à des thématiques variées, touchant à différents domaines de la littérature. Chaque ouvrage sera brièvement présenté dans ce chapitre, en mettant en avant les caractéristiques principales de l’ouvrage et en en signalant les spécificités. L’ensemble du corpus du poète, même s’il n’a été constitué dans sa totalité que très tardivement, n’a pas laissé indifférent les contemporains de Dev, ni ses successeurs, qui ont compris l’importance de son œuvre et son caractère de représentativité du style que l’on a désigné par le terme de rīti. C’est pourquoi nous parcourons l’histoire de la réception de l’œuvre de Dev, du 18ème siècle à nos jours, aussi bien au travers des acteurs indiens qu’au travers des acteurs européens présents en Inde. Car si à l’époque contemporaine, Dev est un auteur qui est resté confiné aux frontières du sous-continent indien, n’ayant jamais été traduit dans l’une des langues de l’Occident, son nom et ses écrits ont été remarqués par les orientalistes du 19ème siècle.

2.1 Les ouvrages de Dev Comme entrevu dans le chapitre 1 par le défilé de mécènes nommés dans les ouvrages du poète, Dev a été un auteur extrêmement prolifique, ayant composé de nombreux ouvrages formant une œuvre importante, aussi bien en termes de volume qu’au niveau de la variété des thématiques et des genres abordés (poésie mondaine, poésie religieuse, traités d’esthétique et de poétique, textes liés à la conduite de la politique, textes philosophiques). Le nombre de textes qui lui ont été attribués a varié au fil du temps et ne s’est fixé que très récemment. Les chiffres de septante-deux, puis cinquante-deux, ont été évoqués. Par la suite, le nombre a varié en fonction de la manière de regrouper des textes similaires mais dont le titre est différent, ou de prendre en considération des portions de textes ayant été diffusées de manière indépendante.1 Ces variations sont également dues au fait que plusieurs poètes ont composé sous le nom de Dev.2 Dans son Dev granthāvalī (« Collection des œuvres de Dev »), publié en 1974, Jaysaval liste quatorze ouvrages attribués à Dev dont il reste des manuscrits, alors que Malviya dans son

1 Voir Jaysaval 1974, p. 6, pour un récapitulatif des chiffres (associés aux titres des livres) avancés par les différents chercheurs. 2 Voir Nagendra 1949, p. 12 et 13, pour les différents poètes ayant utilisé le nom de Dev, ainsi que Malviya 2002, Vol. 1, p. 6. https://doi.org/10.1515/9783110645705-003

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2 L’œuvre de Dev et sa réception

Dev sampūrṇ granthāvalī (« Collection des œuvres complètes de Dev ») publié en 2002 en ajoute quatre autres. Ce qui fait un total de dix-huit ouvrages qui nous sont parvenus et réunis, dans l’édition critique de Malviya, sur la base de plusieurs manuscrits. Le nombre total de strophes (formées de deux ou quatre vers mais comportant une majorité de quatrains) est de 6150. Parmi elles 4620 sont originales et 1530 se retrouvent insérées dans plusieurs ouvrages, réutilisées par le poète.3 Les dix-huit textes aujourd’hui attribués au poète Dev sont les suivants : Aṣṭajāma, Bhavānīvilāsa, Bhāvavilāsa, Cittacintāharaṇa, Devamāyāprapañca, Jayasiṃhavinoda, Kāvyarasāyana, Kṛṣṇacaritra, Kuśalavilāsa, Premacandrikā, Premataraṅga, Rājanīti, Rasavilāsa, Sujānavinoda, Sukhasāgarataraṅga, Sumilavinoda, Sūryodayaprakāśa et Vairāgyasata. Comme il est difficile et périlleux de proposer une chronologie pour l’ensemble des textes puisque la majorité de ceux-ci ne sont pas datés (seuls deux le sont),4 ces derniers sont présentés par ordre alphabétique. Le Rasavilāsa, quant à lui, sera présenté de manière exhaustive au chapitre 4 qui lui est dédié.

2.1.1 Aṣṭajāma L’Aṣṭajāma (« Les Huit périodes ») est un ouvrage divisé en huit parties, correspondant à huit yāmas (période de trois heures) et regroupant les mètres favoris de Dev que sont dohā, savaiyā et kavitta.5 Il s’agit d’une adaptation de la description du culte journalier dédié à Krishna et Radha, divisé en périodes selon les activités attribuées à la divinité (le réveil, le bain, le repas, etc.). Dev reprend cette thématique d’adoration à la divinité décrite par les poètes de la bhakti6 pour la traiter de manière séculaire et érotisée en se focalisant, comme il le dit lui-même,7 sur les divers moments de plaisirs érotiques du couple.

3 Chiffres de Malviya 2002, Vol. 1, p. 2. Jaysaval 1974, p. 7, récapitule dans un tableau le nombre de strophes originales et les reprises pour les quatorze œuvres qu’il mentionne. Voir le chapitre 3.2.2. pour des précisions concernant cette pratique de réutilisation d’un poème dans plusieurs ouvrages. 4 Des tentatives de classement chronologique des œuvres de Dev se trouvent chez Nagendra 1949 et Jaysaval 1974. Dans la présentation des œuvres, nous mentionnons à titre indicatif les dates ayant été proposées par les différents chercheurs. Ces dernières sont suivies d’un point d’interrogation lorsqu’elles ne sont pas mentionnées dans les ouvrages eux-mêmes. 5 Dev utilise plusieurs variétés de mètres dont la plupart était largement répandue parmi les poètes de la période pré-moderne. Pour des informations sur la prosodie et les divers systèmes métriques en général et chez différents auteurs de langue braj en particulier, voir Snell 1991, p. 19–28, Bryant 1992, Pauwels 1999, Mizuno 2012, Nagasaki 2012, 2018, 2019 et Bangha 2014, p. 49–50. 6 Voir par exemple Raskhan (n. 1548). 7 AJ 1.2.

2.1 Les ouvrages de Dev

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Ce texte est un ouvrage bien connu de Dev et régulièrement cité. Il a d’ailleurs été préservé par la reproduction de nombreux manuscrits,8 dont plusieurs durant la vie même du poète. Le plus ancien manuscrit mentionné par Malviya date de 1731,9 ce qui renvoie la composition de l’Aṣṭajāma à avant cette date, bien que ce dernier n’en mentionne aucune. Le texte ne comporte pas non plus de dédicace, malgré l’argumentation de Nagendra qui le relie au mécénat d’Azam Shah.10 Contrairement, comme nous le verrons, à de nombreux ouvrages de Dev, les poèmes présentés dans l’Aṣṭajāma ne se retrouvent pas dans d’autres textes,11 attachés qu’ils sont à l’identité particulière de la thématique originale développée par le poète dans cet ouvrage.

2.1.2 Bhavānīvilāsa Le Bhavānīvilāsa (« Le Ravissement de Bhavani », 1698 ?12) est un ouvrage proche du Bhāvavilāsa, construit sur la même base que ce dernier. Il se divise en huit vilāsas, majoritairement consacrés à śṛṅgāra rasa et à la description de la nāyikā, avec une structure quelque peu moins lisible que dans le Bhāvavilāsa. Le chapitre 1 décrit les bhāvas liés à śṛṅgāra rasa, le deuxième est constitué de la description de śṛṅgāra rasa dans l’union (saṃyoga) et dans la séparation (viyoga), ainsi que de deux nāyikābhedas. Le troisième vilāsa poursuit avec des descriptions de la nāyikā, alors que le quatrième est consacré au sentiment amoureux avant que les amants ne se soient rencontrés (pūrvānurāga). Le chapitre 5 revient sur des descriptions de nāyikās particulières, notamment en présence de leur confidente (sakhī), descriptions qui se poursuivent dans les deux chapitres suivants, avec un nāyakabheda à partir de 7.35, avant de terminer avec le huitième vilāsa sur la description des rasas. Le Bhavānīvilāsa est un long texte, constitué de 396 strophes, dont il ne reste que peu de traces dans les collections de manuscrits,13 mais dont l’attribution à

8 Malviya a pris en compte pour son édition six manuscrits préservés à Londres (à la Royal Asiatic Society, dans la Tod Collection of Indian Manuscripts et au Wellcome Institute For The History Of Medicine) et en Inde. Pour la présentation des manuscrits, voir Malviya 2002, Vol. 1, p. 247–251. Jaysaval mentionne seize manuscrits dont certains ont été édités. Voir leur description, Jaysaval 1974, p. 117–122 (2ème partie du livre). 9 Il s’agit de celui conservé dans la collection de Jaipur, Malviya 2002, Vol. 1, p. 250. 10 Nagendra 1949, p. 37 et 40. Voir notre discussion sur le mécénat d’Azam Shah, point 1.1. 11 A l’exception du SST qui, en tant que collection des œuvres du poète, regroupe des strophes de chacun des ouvrages de Dev. 12 Nagendra 1949, p. 42. 13 Malviya mentionne une édition imprimée et un manuscrit qu’il a trouvé dans la collection d’Alwar (voir Malviya 2002, Vol. 2, p. 347).

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2 L’œuvre de Dev et sa réception

Dev ne fait aucun doute étant donné qu’il partage de nombreux poèmes avec plusieurs autres ouvrages du poète.14 Comme nous l’avons mentionné dans le chapitre précédent, le mécène du Bhavānīvilāsa est connu en la personne de Bhavanidatta, alors qu’on ne trouve pas de mention de sa date de composition. Le peu de copies de ce texte peut s’expliquer par le fait que le destinataire de cet ouvrage n’était pas un personnage extrêmement connu, ce qui a pu diminuer l’intérêt des scribes à en perpétuer la copie.

2.1.3 Bhāvavilāsa Le Bhāvavilāsa (« Le Ravissement par les émotions », 1689 ?15) est un ouvrage consacré au développement de śṛṅgāra rasa, le sentiment érotico-amoureux.16 Il est divisé en cinq parties appelées vilāsa (ravissement), traitant respectivement des bhāvas (émotions) et de ses corollaires anubhāvas (réactions physiques) et sāttvika bhāvas (réactions physiques involontaires) dans les deux premiers vilāsas, de saṃyoga (union) et viyoga (séparation) śṛṅgāra dans le troisième vilāsa, de la description du nāyaka (héros) et de la nāyikā (héroïne) dans le quatrième vilāsa et enfin de la présentation des alaṅkāras (figures de style) dans le cinquième et dernier chapitre. C’est un ouvrage construit sous la forme d’un lakṣaṇa grantha (livre de définitions) regroupant les différents éléments nécessaires à la composition poétique en langue braj. Les commentateurs retrouvent dans ce texte un ouvrage reconnu pour avoir été une source d’inspiration majeure pour de nombreux poètes rīti, la Rasataraṅginī (« La Rivière de rasa ») de Bhanudatta (déb. 16ème s.),17 considéré, avec la Rasamañjarī (« Le Bouquet de rasa »), comme délivrant une synthèse des traités

14 SST, CCH, VS, BV, RV, SujanV, JV et SumilaV. Pour les trois derniers, Malviya donne la liste des vers qui sont partagés entre ces œuvres (Malviya 2002, Vol. 2, p. 359–362). 15 Nagendra 1949, p. 36. 16 BV 1.2. 17 Avasthi [V.S.] 1992, p. 96, Nagendra 1949, p. 37, Pollock 2009, note 10 p. xlii. En comparant les deux œuvres, la filiation est visible, néanmoins deux éléments importants diffèrent. Le premier est le traitement des rasas. Alors que Bhanudatta utilise deux chapitres et demi (6, 7 et une partie du 8) pour développer tous les rasas et les exemplifier, Dev ne fait que les mentionner dans un caupāī (3.10) et choisit de développer uniquement śṛṅgāra rasa. Le deuxième élément qui diffère est l’introduction d’un chapitre complet (vilāsa 4) sur la description du nāyaka et de la nāyikā par Dev, qui n’est pas présent chez Bhanudatta. Il s’agit d’ailleurs de la partie la plus longue du BV. Si on en étudie le contenu, on remarque que les catégories proposées sont classiques, dont une grande partie se retrouve d’ailleurs dans la Rasamañjarī du même Bhanudatta.

2.1 Les ouvrages de Dev

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d’esthétique sanskrits. Les travaux de Keshavdas sont également cités comme une source d’inspiration de Dev.18 Si celui-ci ne mentionne pas ces auteurs de manière directe dans son Bhāvavilāsa, alors qu’il cite Bharata,19 cet ouvrage apparaît comme une œuvre classique de la poésie courtoise, d’où les références précédentes. Le poète y affiche sa préférence pour l’exposé de śṛṅgāra rasa et pour le nāyikābheda, deux traits prédominants de l’ensemble des ouvrages de Dev sur le sujet. Le texte n’est pas daté,20 mais il apparaît néanmoins comme plus ancien que le Kāvyarasāyana et le Rasavilāsa, puisqu’il est mentionné dans ces deux ouvrages.21 C’est un texte qui, tout comme l’Aṣṭajāma, a été bien préservé au travers de plusieurs manuscrits22 et partage des strophes avec d’autres ouvrages de l’auteur.23

2.1.4 Cittacintāharaṇa Le Cittacintāharaṇa (« La Capture de la pensée par l’esprit ») est une collection de 279 strophes réparties sur trois chapitres appelés prakāsa (illumination). Le texte est présenté de manière dense, constitué d’une succession de quatrains sans aucune interpolation de dohās explicatifs.24 Les trois chapitres sont dédiés, selon les colophons, à des prières adressées aux divinités pour le premier, à la description de l’univers (saṃsāra) pour le second et à la description de māyā (illusion) et de mana (esprit) pour le troisième. Le tout en faisant référence au mystique vaishnava Chaitanya. Ce texte est une découverte de Malviya qui le relie au poète Dev bien que rien ne l’indique dans le texte lui-même, à l’exception du fait que ce dernier partage certains poèmes avec d’autres ouvrages de l’auteur.25 Aucun mécène ni aucune date ne sont mentionnés.

18 Nagendra 1949, p. 40. 19 BV 2.2 ; Bharata est cité dans le cadre de l’exposé des sāttvika bhāvas. On retrouve son nom à plusieurs reprises au fil de l’ouvrage. 20 Voir notre discussion concernant les propositions de datation du BV au point 1.1. 21 KR 3.21 et RV 4.40. 22 Malviya en a réuni six pour son édition. Voir leur description dans Malviya 2002, Vol. 2, p. 1–14. 23 Notamment avec SST, SujanV et BhniV. 24 Malviya 2002, Vol. 3, p. 137 relève le manque d’harmonie émanant de certains passages semblant traiter de sujets variés. 25 Malviya 2002, Vol. 3, p. 137 mentionne seize poèmes partagés avec BhniV et PC. Une strophe se retrouve également dans RN. Un seul manuscrit de ce texte a été trouvé par Malviya.

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2 L’œuvre de Dev et sa réception

2.1.5 Devamāyāprapañca Le Devamāyāprapañca (« L’Illusion de Māyā par Dev ») est un ouvrage bien mieux connu de Dev. Il s’agit d’un récit allégorique, organisé sur le modèle d’une pièce de théâtre en six parties, mettant en scène un homme Puruṣa et ses deux épouses, Prakṛti et Māyā, l’une produisant buddhi (compréhension) et l’autre mana (esprit).26 Ce texte est parfois présenté comme une traduction du Prabodhacandrodaya (« Le Lever de la lune de l’intellect »),27 drame sanskrit composé par l’auteur du vaishnava Vedanta, Krishna Mishra (fin 11ème s.). Ce texte sanskrit est repris de nombreuses fois en langue braj (ainsi que dans diverses autres langues dont le persan), notamment par Nanddas (16ème s.),28 Keshavdas (1555–1617), Brajvasidas (n. 1733 ?) ou Surati Mishra (18ème s.).29 C’est une œuvre entièrement originale, dont les strophes ne sont pas réutilisées dans les autres ouvrages du poète.30 Au niveau métrique, l’ouvrage présente une grande diversité par rapport aux autres textes qui privilégient généralement l’utilisation de dohās, kavittas et savaiyās. Ici, le choix des mètres est multiple, outre les trois variations métriques mentionnées, Dev utilise par exemple des couplets tels que le rolā,31 ou le soraṭhā,32 ou des mètres composés tels que le chappaya.33 L’ouvrage ne comporte aucune dédicace ni ne mentionne aucune date de composition, mais il a été préservé en plusieurs exemplaires.34

26 Voir Nagendra 1949, p. 63–64, pour une brève description du contenu de l’œuvre. 27 Malviya 2002, Vol. 3, p. 223 ; néanmoins celui-ci nie toute ressemblance entre les deux textes. Nagendra 1949, p. 63 et 65–66, sans présenter le Devamāyāprapañca comme une traduction du Prabodhacandrodaya, relève des similitudes entre les deux textes. 28 Voir l’article de McGregor 1986 sur l’adaptation en braj de cette œuvre par Nanddas. Sur les reprises du Prabodhacandrodaya en hindi, voir Agrawal 1962. 29 McGregor 1984, p. 103–104, 129, 159 et 187. 30 A l’exception d’une strophe partagée avec VS et une avec KR (Nagendra 1949, p. 63). Dans l’index des strophes et de leurs correspondances, répertorié à la fin du troisième volume de Malviya, la correspondance avec KR est confirmée, mais pas celle avec VS. 31 Couplet regroupant 24 syllabes par ligne, avec une pause après 11, 12 ou 13 syllabes et se terminant par une ou deux syllabes longues. 32 Le soraṭhā est un dohā inversé, c’est-à-dire que les 24 mātrās se partagent entre 11 mātrās (6+4+1) avant la césure et 13 (6+4+3) après. La rime se situant ainsi au-milieu du vers. 33 Il s’agit d’un mètre combinant un quatrain (rolā) et un couplet (ullāla). 34 Quatre manuscrits ont été utilisés par Malviya dans son édition, dont un venant de la famille du poète.

2.1 Les ouvrages de Dev

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2.1.6 Jayasiṃhavinoda Le Jayasiṃhavinoda (« La Distraction de Jay Singh », 1722) est un ouvrage divisé en sept vinodas, dont la grande majorité sert à l’exposé de nāyikābhedas (vinoda 3 à 6). Les autres chapitres se partagent entre la description de la dynastie du mécène de l’ouvrage, Jay Singh, et le traitement de śṛṅgāra rasa dans le chapitre 1, l’exposé des bhāvas (émotions) et dasās (situations) dans le chapitre 2 et l’exposé des rasas dans le septième et dernier chapitre. C’est un ouvrage qui ressemble dans sa structure et son contenu au Bhāvavilāsa et au Bhavānīvilāsa présentés ci-dessus. Le Jayasiṃhavinoda, présent uniquement dans l’édition de Malviya sur la base d’un seul manuscrit contient de nombreuses strophes d’autres ouvrages du poète.35 Il fait partie des rares ouvrages mentionnant sa date de composition, soit 1722.36 Il contient également la dédicace à Jay Singh,37 dont nous avons parlée lors de la description des mécènes de Dev.

2.1.7 Kāvyarasāyana Le Kāvyarasāyana (« L’Elixir de la poésie », 1743 ?38), aussi connu sous le nom de Śabdarasāyana39 (« L’Elixir des mots »), est l’un des ouvrages les plus appréciés de Dev, car il démontre l’étendue de sa maîtrise de l’art littéraire, ce qui lui vaut de recevoir le titre d’ācāryā kavi. En effet, cet ouvrage fait appel au développement des connaissances que le poète possède concernant la poésie et la manière d’en composer, et expose son érudition en matière de traités d’esthétique. Il dit lui-même avoir étudié les œuvres des grands poètes de langues sanskrite, prakrite et vernaculaires avant d’avoir rédigé le Kāvyarasāyana,40 et propose par là-même sa propre lecture de la tradition liée à la composition poétique, ce qui constitue la marque des grands auteurs de la littérature rīti. L’ouvrage est divisé en onze chapitres, appelés prakāśa, et couvrant les divers aspects de la composition poétique tels que la signification des mots,

35 Selon Malviya, sur les 289 strophes que contient le JV, 128 se trouvent dans d’autres ouvrages de Dev. Principalement dans SujanV et BhniV (Malviya 2002, Vol. 1, p. 355–356). 36 JV 1.40, 1.48 et 7.32. 37 JV 1.40. 38 Nagendra 1949, p. 56. 39 KR 1.8. 40 bhāṣā prākṛta saṃskṛta deṣi mahākavi panthu / devadatta kavi rasa racyo kāvyarasāina granthu // KR 11.48

40

2 L’œuvre de Dev et sa réception

l’exposé des rasas, des bhāvas et des figures de style, ou l’utilisation de la prosodie.41 Comme il est de coutume dans les lakṣaṇa granthas de la période, les définitions sont suivies de poèmes fournissant un ou plusieurs exemples développant les éléments exposés dans la partie explicative. Etant donné son importance, l’ouvrage a été conservé sous plusieurs exemplaires dans les collections de manuscrits.42 Aucun mécène ni aucune date de composition ne sont mentionnés dans le texte et le contenu de l’ouvrage n’est que peu partagé avec les autres textes de Dev.43

2.1.8 Kṛṣṇacaritra Le Kṛṣṇacaritra (« Le Récit de la vie de Krishna ») a longtemps été appelé Devacaritra (« Le Récit de la vie de dieu »).44 Ce texte est constitué d’un seul tenant, réunissant 152 quatrains qui racontent des histoires liées à la vie de Krishna, toutes bien connues de l’audience de Dev. Elles abordent l’enfance de Krishna, sa jeunesse, ainsi que sa relation aux gopīs (bouvières). Les poèmes de cet ouvrage ne se retrouvent pas ailleurs,45 et rien n’est dit quant au mécène ou à la date de composition du livre. Le texte a été préservé sous plusieurs exemplaires.46

2.1.9 Kuśalavilāsa et Premataraṅga Le Kuśalavilāsa (« Le Ravissement de Kushal », 1702 ?47) et le Premataraṅga (« L’Ondulation d’amour », 1701) sont deux ouvrages quasiment identiques. Ils forment un excellent exemple du recyclage opéré par Dev, dans une perspective pragmatique d’utilisation efficiente de son répertoire.48 Seules quelques dizaines de strophes diffèrent (pour des œuvres qui en contiennent 307 pour une et 291 pour l’autre) ainsi que les titres des ouvrages, qui pour le Kuśalavilāsa, a été 41 Pour une description du contenu chapitre par chapitre, voir Avasthi [V.S.] 1992, p. 107–109. 42 Voir Malviya 2002, Vol. 3, p. 1–6. 43 Nous avons trouvé des correspondances avec le Rasavilāsa (voir Annexe 2). 44 Pour une discussion sur ces deux dénominations, voir Malviya 2002, Vol. 3, p. 291. 45 Nagendra 1949, p. 61 mentionne une dizaine de strophes « anciennes », mais sans les lier à un ouvrage en particulier. 46 Malviya a utilisé trois manuscrits pour son édition (Malviya 2002, Vol. 3, p. 291–292) et Jaysaval cinq (Jaysaval 1974, p. 1–5, 2ème partie). 47 Malviya 2002, Vol. 1, p. 281. 48 Cf. chapitre 3.2.2.

2.1 Les ouvrages de Dev

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donné en fonction du mécène de l’ouvrage, Kushal Singh.49 Le sujet de ces deux ouvrages est śṛṅgāra rasa,50 développé sur neuf chapitres, appelés vilāsa dans un cas et taraṅga dans l’autre. Ainsi le premier chapitre traite de la description des bhāvas propres au sentiment érotique, les chapitres 2 à 5 et le chapitre 7 sont des nāyikābhedas, les chapitres 6 et 8 sont dédiés à la description des dix stades (avasthā) pouvant être suscités par śṛṅgāra rasa et des dix comportements séducteurs (hāva) pouvant être adoptés, et enfin le neuvième et dernier chapitre disserte sur saṃyoga et viyoga śṛṅgāra, le sentiment érotique vécu lors de la présence ou de l’absence de l’être aimé.51 Si le Kuśalavilāsa contient une dédicace,52 il ne contient pas de date de composition, alors que le Premataraṅga ne stipule pas de commanditaire, mais mentionne 1701 (V.S. 1758) comme date de composition.53 Outre leurs strophes communes, certains poèmes du Kuśalavilāsa se retrouvent également dans le Devamāyāprapañca et le Sukhasāgarataraṅga.

2.1.10 Premacandrikā La Premacandrikā54 (« Le Clair de lune de l’amour », 1733 ?55) pourrait être considérée comme le corollaire des deux ouvrages dont on vient de parler, mais afin d’expliciter, non plus śṛṅgāra rasa, mais prema rasa, le sentiment amoureux.56 Alors que le premier représente l’amour érotique et met l’accent sur l’amour physique et sur les aspects de kāma en tant que plaisir des sens, désir sexuel et plaisir érotique, le second est utilisé dans un contexte où l’accent est mis sur l’émotion amoureuse, souvent mise en avant par les poètes de

49 Malviya, qui a trouvé un manuscrit du KV et deux du PT, présente les deux textes en même temps. Il relève que sur les 291 vers que contient le PT, 24 ne sont pas dans le KV (ils sont compilés à la fin du KV, Malviya 2002, Vol. 1, p. 347–350) et que sur les 307 vers du KV, 44 ne se trouvent pas dans le PT (voir p. 298–304 pour une table des correspondances). Il suggère que KV est postérieur à PT (p. 279). 50 KV 1.4 et 1.5. 51 La division des sujets entre les chapitres n’est en fait pas si marquée, les thématiques se chevauchant sur quelques strophes d’un chapitre à l’autre. Des classifications des héroïnes interviennent aussi parfois dans des démonstrations centrées sur un autre sujet. 52 KV 1.5–1.8. 53 PT 5.40. 54 Aussi appelé Premataraṅgacandrikā dans l’un des manuscrits (Malviya 2002, Vol. 2, p. 249). 55 Nagendra 1949, p. 51. 56 Sur prema dans la littérature sanskrite, voir Shah 2009, p. 163–197.

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2 L’œuvre de Dev et sa réception

la bhakti, puisqu’elle est l’un des piliers de la dévotion à la divinité. L’ouvrage se divise en quatre parties (prakāśa) et revient sur des éléments comme les nāyikābhedas (dans le chapitre 3) ou les avasthās (dans le chapitre 2) exposés dans le Kuśalavilāsa/Premataraṅga, mais du point de vue de prema rasa et de ses divisions internes qui vont faire l’objet de l’entier de l’ouvrage.57 Ceci est introduit dans le chapitre 1 par la description de prema, puis se poursuit avec des thématiques telles que la description de la douleur de la séparation (viraha) ressentie par les gopīs qui souffrent de l’éloignement de leur bien-aimé Krishna58 ou des poèmes dédiés à l’amour maternel (vātsalya) de Yashoda pour son petit Krishna.59 Ce texte, composé pour Udyota Singh,60 a été bien conservé61 et partage son contenu avec de nombreuses autres compositions du poète Dev.62 Il ne contient pas de date de composition.

2.1.11 Rājanīti Comme nous l’avons vu, le Rājanīti (« La Conduite politique du roi ») est un ouvrage qui a été composé pour le mondain Amir Khan, poète et homme politique en charge de l’exercice du pouvoir en tant que gouverneur d’Allahabad pour une période de sa vie.63 L’ensemble de l’œuvre de Dev explore les grands domaines abordés par les poètes rīti : l’expression de śṛṅgāra rasa au travers d’une poésie mondaine sensuelle et centrée sur la figure féminine de la nāyikā, le traitement de thématiques philosophiques et religieuses, des textes dissertant sur l’esthétique et la poétique de langue braj ou encore l’expression de l’adoration à Krishna. Avec le Rājanīti, Dev touche à un autre grand thème développé dans la littérature pré-moderne au travers d’un corpus lié à l’exercice

57 Les divisions internes de prema rasa sont au nombre de cinq et Dev les énumère au tout début du chapitre 2 (voir PC 2.1). Il va les expliciter sur les trois chapitres restants, livrant de nombreux exemples, dans un ordre mal défini. 58 PC 4.1 à 4.21. 59 PC 4.55 à 4.58. 60 PC 1.7–1.9. 61 Jaysaval mentionne huit manuscrits (Jaysaval 1974, p. 133–135, 2ème partie) et Malviya a édité son texte à l’aide de trois manuscrits, les plus complets (Malviya 2002, Vol. 2, p. 250–252). 62 RV, SST, CCH, SujanV, SP et VS. 63 Voir le premier chapitre du RN.

2.1 Les ouvrages de Dev

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du pouvoir et qui est identifié sous la terminologie de littérature de genre nīti,64 désignant des ouvrages compilant des poèmes séculiers à valeur morale65 instruisant sur les sujets de la politique. Le texte de Dev, qui est relativement bref par rapport aux autres ouvrages du poète (il comprend un total de 103 strophes) est divisé en quatre chapitres. Le premier est consacré à la description de la dynastie du mécène, le second à la description des qualités et des défauts du bon et du mauvais fils, le troisième à la description du roi et de son royaume et le quatrième, qui ne contient que huit strophes, à la description de l’homme qui agit avec droiture (dharmadhārī puru). Ce texte est pour la première fois attribué à Dev et édité par Malviya.66 Les poèmes qu’il contient ne se retrouvent pas ailleurs, à l’exception d’une strophe partagée avec le Cittacintāharana.67 Bien que ce genre de textes entretienne un fort lien avec la littérature sanskrite et avec la production littéraire centrée sur la chose politique, l’ouvrage de Dev est adapté à son contexte et à son mécène moghol. En effet, et contrairement à la majorité des ouvrages de Dev, celui-ci emploie un registre lexical fortement persianisé, marqué dès le début du texte par le seul poème du corpus de Dev identifié comme un rekhtā.68 Contrairement au premier cas de persianisation que nous avons évoqué lors de l’éloge fait à Bhagvant Singh dans le Jayasiṃhavinoda,69 celui-ci ne possède aucune trace d’ironie, mais au contraire une volonté d’adaptation de la part du poète à son prestigieux mécène moghol.

2.1.12 Sujānavinoda Le Sujānavinoda (« Le Plaisir de Sujan », 1738 ?70), nommé selon son mécène Sujan, est aussi connu sous le nom de Rasānandalaharī (« La Vague de bonheur due à rasa »).71 Il s’agit d’un ouvrage qui, après une introduction dédiée à son

64 Voir l’article de Rao et Subrahmanyam 2008 pour une discussion de ce corpus et de son développement en Inde du Sud au 18ème siècle. Il est relié à la tradition des textes sanskrits dédiés à artha et dharma, tels que l’Arthaśāstra ou la Manusmṛti. 65 A distinguer, selon l’article mentionné ci-dessus de dharma. 66 Dans la collection de manuscrits d’Alwar. 67 Il s’agit de la strophe 4.7 qui se retrouve dans CCH 2.41 (Malviya 2002, Vol. 3, p. 325). 68 RN 1.11 ; un rekthā est un poème dont le registre lexical appartient à la langue persane. 69 Cf. p. 26. 70 Nagendra 1949, p. 55. 71 Voir SV 1.15 pour la mention de Sujānavinoda et SV 1.18 pour Rasānandalaharī. Voir aussi la discussion de Malviya concernant les différents manuscrits et leurs divergences, entre ceux qui contiennent la dédicace à Sujanmakhi et ceux qui ne la contiennent pas (Malviya 2002, Vol. 1, p. 395–404).

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2 L’œuvre de Dev et sa réception

destinataire et à sa famille,72 est consacré à la description du couple (dampati) formé par Radha et Krishna et à l’évocation de prema et śṛṅgāra rasa.73 L’ouvrage est divisé en sept vilāsas,74 il comprend de nombreux nāyikābhedas, mais aussi d’autres thèmes comme la description des saisons (ṛtuvarṇana).75 La structure de l’œuvre n’est pas toujours extrêmement lisible et de nombreux poèmes se retrouvent dans d’autres ouvrages du poète,76 plusieurs poèmes étant même recyclés à l’intérieur de l’ouvrage lui-même.77 Sa date de composition n’est pas connue.

2.1.13 Sukhasāgarataraṅga Le Sukhasāgarataraṅga78 (« Les Ondulations d’un océan de joie », 1767 ?79) est une collection (saṅgraha) des œuvres de Dev, qui nous est parvenue sous deux formes et pour deux mécènes différents.80 Comme nous l’avons déjà mentionné, il est dédié une fois à Jasvant Singh, gouverneur de Mainpuri et une seconde fois à Ali Akbar Khan de Pihani.81 Cet ouvrage est gigantesque, il est composé de 908 poèmes, dont le sujet principal est śṛṅgāra rasa, sur la base duquel sont construits les descriptions de la nāyikā.82 De fait, ce volumineux ouvrage regroupe des dizaines de nāyikābhedas, le transformant en véritable encyclopédie, collectant de multiples poèmes sur la nāyikā et faisant se succéder les diverses typologies qui ont fait la célébrité de Dev. Nombre d’entre elles sont reprises de ses ouvrages précédents, parfois sous la forme de poèmes individuels, parfois en bloc, comme par exemple la longue division de la nāyikā selon sa caste (jāti),

72 SV 1.3.–1.19. Les deux premiers vers et la première partie du troisième vers sont manquants. 73 SV 1.18 et 1.20–1.23. 74 Certains manuscrits ne contiennent pas les deux derniers chapitres. 75 Cf. SV 6.1–6.5 et 7.1–7.40. 76 PC, BV, RV, SP, JV, BhniV et SST. 77 Cf. Malviya 2002, Vol. 1, p. 400–401. 78 Se trouve également sous les noms suivants : Sukhāsāgara, Śṛṅgārasukhasāgara et Śṛṅgārasukhasāgarasaṅgraha. 79 Nagendra 1949, p. 67, fixe le début du règne d’Ali Akbar Khan, mécène du SST, à 1767 et le date de la même année. 80 Précisément, il apparaît sous trois formes. Deux pour le premier mécène et une pour le second (Malviya 2002, Vol. 1, p. 33). Malviya regroupe les trois dans son édition. Sur les différences entres les manuscrits, notamment l’adaptation des poèmes de prières auspicieuses en fonction du mécène, voir Malviya 2002, Vol. 1, p. 33–37. 81 Selon Malviya 2002, Vol. 1, p. 36, le texte dédié à Ali Akbar Khan est postérieur. 82 SST 35.

2.1 Les ouvrages de Dev

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typologie innovante du Rasavilāsa,83 présentée également dans le Sukhasāgarataraṅga, sous une forme quelque peu altérée.84 D’autres thématiques qui ont parcouru la carrière du poète sont également abordées dans cette collection, comme la description des saisons (ṛtuvarnaṇa),85 la division des périodes de la journée (aṣṭajāma),86 ou une description de la nāyikā de la tête aux pieds (nakhasikha).87 Au début de l’ouvrage, parmi les poèmes dédiés aux différentes divinités et à l’explication du contenu du livre, le poète a inséré un poème dans lequel il s’adresse à son audience et l’appelle à goûter aux plaisirs de sa poésie. En cela, il met en scène le contenu de son ouvrage qu’il présente comme la collection de ses meilleurs poèmes concernant le développement et la description de śṛṅgāra rasa. Il invite son lecteur à entrer dans l’érotisme des poèmes qui vont suivre et à se mettre en condition, un peu à la manière d’un recueil de contes qui invite son lecteur à écouter les contes merveilleux qu’il contient. Le lecteur est tenu en haleine, passant d’un poème à l’autre, sur un mode successif de contes enchâssés. Dev joue le jeu de la séduction avec son audience dans ce poème composé spécifiquement pour l’introduction du Sukhasāgarataraṅga : trividhi samīra suṣasāgara lahari yāme mohana vilāsa hāsa bhauhani na aiṭhiyai / navala vasanta dhuni suniye vipañcīnāda pañcamasurani ṭhani oṭha na amaiṭhiyai / deva mahārāja vrajarāja saṅga rājakāja mahārānī mo hiya mahala palu paiṭhiyai / pāṃuḍe palaka dāsī rasanā paloṭai pāi prema ke palaka chiti chema chinu vaiṭhiyai // SST 28 Ondulant sur l’océan de joie88 [portés] par les trois vents durant la nuit, profitant de délices envoûtants, ne froncez pas les sourcils ! Ecoutez le son d’un nouveau raga, le son de la vina qui commence sur la cinquième note. Ne pincez pas les lèvres ! Dev [dit] : « Ô rois, conduisez les affaires royales avec [Krishna] le roi du Braj ! Ô reines, entrez un instant dans le palais de mon cœur ! Goûtez un instant au massage des pieds [effectué] par la servante ; pour un instant d’amour, asseyez-vous confortablement sur le sol ! »

83 84 85 86 87 88

Cf. chapitre 6.2. Voir SST 250–299. SST 133–158. SST 182–215. SST 216–249. Sukhasāgara renvoie également au titre de l’ouvrage dans lequel ce poème est inclus.

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2 L’œuvre de Dev et sa réception

Dev emploie un style proche de l’oralité et s’adresse de manière directe à ses lecteurs. Ceci se marque par l’emploi du verbe écouter à l’impératif (suniye) et par l’utilisation de verbes conjugués à la forme impérative à chaque fin de vers pour la construction de la rime : aiṭhiyai, ameṭhiyai, paiṭhiyai et vaiṭhiyai. Pour le poète, c’est une façon de mettre en scène son propos de manière percutante, usant un langage oral simulé, doublé de la force de l’allitération, à laquelle Dev est toujours attentif, mais qui est particulièrement présente dans ce poème.89 Cette entrée en matière astucieuse permet de préparer le lecteur à l’étourdissement qui l’attend et de le mettre en condition, tout en l’encourageant à poursuivre sa lecture.

2.1.14 Sumilavinoda Le Sumilavinoda (« Le Plaisir de Sumil ») ne comporte pas de date de composition90 et renvoie pour l’une de ses versions à un certain Himatulla Khan, pour lequel il n’a pas été possible de réunir des informations. L’ouvrage se divise en huit vinodas consacrés à la description de śṛṅgāra rasa (livres 1 et 7), à la description de la nāyikā (livres 2–6) et à la description de vīra rasa et śānta rasa (livre 8).

2.1.15 Sūryodayaprakāśa Le Sūryodayaprakāśa (« L’Eclat du Soleil », 1756 ?91) est un ouvrage dédié, comme nous l’avons vu au chapitre 1, au célèbre Suraj Mal de Bharatpur.92 Ce texte a été découvert par Malviya, qui estime sa date de composition à 1756, date de la mort du père de Kumar Surajmal.93 Il s’agit d’un lakṣaṇa grantha classique, élaboré sur le mode du Bhāvavilāsa et de plusieurs autres ouvrages du poète, qui se divise en cinq prakāśas. Le premier contient la description de prema et śṛṅgāra rasa, le second des descriptions de nāyikās, tout comme le troisième et le quatrième, et enfin le dernier chapitre est consacré à la description de śānta et vīra rasa. Les deux premiers chapitres partagent de nombreuses

89 Sur les divers modes d’expression des textes, les traces d’oralité au sein de la littérature indienne pré-moderne et les performances orales, voir la collection d’articles éditée par Orsini et Schofield 2015. 90 Jayasaval 1974, p. 9, l’estime cependant antérieur au BhniV parce que moins abouti. 91 Malviya 2002, Vol. 2, p. 306. 92 SDP 1.1–1.8. 93 Malviya 2002, Vol. 2, p. 306.

2.2 Réception et critique des œuvres de Dev

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strophes avec la Premacandrikā et plusieurs poèmes sont également communs avec le Sujānavinoda.94

2.1.16 Vairāgyasata Le Vairāgyasata (« Les Cent poèmes de l’ascétisme »), que l’on retrouve parfois aussi mentionné sous le nom de Devaśataka (Les Cent poèmes de Dev), se subdivise en quatre parties qui ont parfois circulé de manière séparée : Jagaddarśana pacīsī, Ātmadarśana pacīsī, Tattvadarśana pacīsī et Premadarśana pacīsī. Il s’agit d’une anthologie de 103 poèmes à caractère religieux portant sur la vanité du monde, la connaissance, l’unité des choses en brahman et la qualité de l’amour des gopīs pour Krishna.95 C’est un ouvrage bien connu de Dev et qui a été conservé sous la forme de plusieurs manuscrits,96 bien qu’aucun d’eux ne mentionne un éventuel mécène ou une date de composition. Le texte partage plusieurs de ses strophes avec d’autres ouvrages du poète.97

2.2 Réception et critique des œuvres de Dev Dev est l’un des auteurs les plus importants de la littérature hindie pré-moderne, c’est pourquoi il a largement été réceptionné en territoire indien. Malheureusement, ses textes n’ont été que peu commentés, majoritairement sous la forme de collections d’échantillons de poèmes de l’auteur, et que très peu traduits. Le volume important du corpus du poète en fait un objet difficile pour la recherche, néanmoins, dès le 18ème siècle, le poète Dev est reconnu par ses pairs et le présent chapitre a pour but d’étudier la réception du poète en Inde et au-delà, et d’analyser la manière dont les intellectuels indiens ont étudié son œuvre, y compris dans la période moderne. Nous remarquerons que la compilation très tardive de ses œuvres complètes et la dévalorisation de la littérature rīti en général a quelque peu biaisé l’image que l’on s’est faite du poète et l’analyse de ses œuvres. Cependant, sa large réception confirme l’importance du poète et la circulation de ses ouvrages.

94 Malviya dénombre 41 vers en commun avec PC et 12 avec SujanV. Voir le détail dans Malviya 2002, Vol. 2, p. 306. 95 McGregor 1984, p. 177. 96 Voir Malviya 2002, Vol. 2, p. 413–414 et Jaysaval 1974, p. 28–33, 2ème partie. 97 Nagendra 1949, p. 66–67 mentionne que cette œuvre partage des strophes avec BhniV, RV et PC. Il suppose que ce texte a été composé après le Devamāyāprapañca et qu’il serait le dernier texte de l’auteur avant le Sukhasāgarataraṅga.

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2 L’œuvre de Dev et sa réception

2.2.1 Editions, collections et commentaires des œuvres originales Les ouvrages de Dev sont disponibles sous deux formes, outre les manuscrits détenus dans les archives et bibliothèques en Inde et en Europe. Certains d’entre eux ont été publiés de manière indépendante, c’est le cas par exemple de l’Aṣṭajāma ou du Bhāvavilāsa, publiés chez Bharat Jivan Press,98 alors que d’autres ont été regroupés sous la forme de Dev granthāvalīs, collections des livres de Dev. Tous ne sont pas des éditions critiques.99 Les Dev granthāvalīs sont au nombre de quatre et comportent des variations de l’une à l’autre. La première collection est celle de Ganesh Bihari Mishra chez Nagari Pracharini Sabha en 1912, qui présente Premacandrikā, Rāgaratnākara et Sujānavinoda. La seconde est celle de Lakshmidhar Malviya chez National Publishing House en 1967, qui comprend Bhāvavilāsa, Rasavilāsa et Sumilavinoda. Celle de Pushparani Jaysaval chez Hindustani Academy en 1974 est la troisième et contient Devacaritra, Vairāgyasata, Sukhasāgarataraṅga, Devamāyāprapañca, Aṣṭajāma et Premacandrikā. Et enfin la quatrième et dernière granthāvalī est la deuxième compilation des œuvres de Dev par Malviya. Il s’agit de la plus complète, intitulée Dev sampūrṇ granthāvalī chez Aditya Prakashan en 2002. Elle présente dix-huit œuvres : Sukhāsāgarataraṅga, Devamāyāprapañca, Kṛṣṇacaritra, Vairāgyasata, Premacandrikā, Sūryodayaprakāśa, Bhavānīvilāsa, Jayasiṃhavinoda, Bhāvavilāsa, Rasavilāsa, Sumilavinoda, Kāvyarasāyana, Cittacintāharaṇa, Aṣṭajāma, Rājanīti, Kuśalavilāsa, Premataraṅga et Sujānavinoda. Les trois premières éditions sont complémentaires les unes par rapport aux autres puisqu’elles réunissent des ouvrages différents, cependant certains de ces ouvrages ne sont plus attribués à Dev aujourd’hui. En effet, l’édition de Mishra chez Nagari Pracharini Sabha contient un texte, le Rāgaratnākara (« Un Océan de rāgas »), dont Malviya conteste l’attribution à Dev.100 Un second texte, intitulé Śṛṅgāravilāsinī (« Les Jouisseurs de śṛṅgāra ») et rédigé en sanskrit a également été longtemps considéré comme une œuvre du poète Dev avant d’être également sortie de

98 Voir la liste des ouvrages établie par Kishorilal 1983, p. 18–19 et les bibliographies de Buddhiraj 2002 [1970] et Sharma Rajrani 2012. 99 Notre étude n’a pas été le lieu pour étudier la réception des manuscrits de Dev, cependant, une telle analyse serait certainement un complément significatif à ce que nous mettons en évidence quant à la circulation du poète Dev et de ses compositions, en situant la diffusion et la transmission des manuscrits dans des milieux divers. 100 Il attribue ce texte, aussi connu sous le nom de Rāgamālā (« La Guirlande de rāga ») à un autre poète portant le nom de Dev, argumentant qu’aucun vers de cet ouvrage ne se retrouve dans une autre composition du poète (Malviya 2002, Vol. 1, p. 3).

2.2 Réception et critique des œuvres de Dev

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son corpus.101 La question du corpus à attribuer à kavi Dev est dès lors une question débattue et qui a posé problème durant des décennies.102 Néanmoins, l’édition critique de Malviya de 2002, formée de trois volumes, est la plus complète et la plus récente. Elle est construite sur la base de nombreux manuscrits issus des collections indiennes et européennes, est dotée d’un appareil critique et reflète le corpus attribué à Dev en l’état actuel de la recherche. La présente étude se base sur cette édition. Par son travail, Malviya a apporté un nouvel éclairage sur le poète et son œuvre et en démontre l’ampleur. Il a fait le tri dans le corpus de Dev, en supprimant les ouvrages qui n’étaient pas de lui et en en ajoutant de nouveaux. Ces ajouts sont loin d’être anodins, puisqu’ils comprennent des ouvrages dédiés à des figures importantes de la vie culturelle et politique. En effet, Rājanīti, composé pour Amir Khan, assure que Dev fréquentait les cercles littéraires de Delhi. Alors que le Sūryodayaprakāśa dédié à Suraj Mal le place au sein d’une cour très dynamique et fréquentée par divers poètes de l’époque. Par cette édition et la collecte de manuscrits qui l’a précédée, Malviya nous rend également attentif au fait que les textes de Dev ont largement circulé étant donné les divers lieux dans lesquels l’éditeur a trouvé des manuscrits et les divers scriptes (devanagari, nastaliq, gurmukhī) dans lesquels ces manuscrits ont été préservés.103 La complexité et la difficulté à établir le corpus de Dev, ainsi que la collection très tardive de l’ensemble de ses textes ne facilitent dès lors pas l’étude de cet auteur, déjà difficile à aborder en raison du volume imposant de sa production. Ceci a passablement affecté les recherches qui lui ont été consacrées puisque, comme nous le verrons (chapitre 2.2.4.), aucune d’entre elles ne s’est basée sur l’édition de Malviya. En plus de la publication des granthāvalīs, certains poèmes ont été collectés et publiés, commentés et parfois traduits sous la forme d’anthologies ou de collections de poèmes. Ces recueils, qui ont pour objectif de réunir les poèmes les plus représentatifs de l’œuvre de Dev, ont tendance à mettre l’accent soit sur les compositions à caractère religieux, soit sur celles destinées à la poétique, faisant

101 Voir l’édition de Tripathi V.S. 2039 qui présente cet ouvrage comme ayant été écrit par Dev (p. 38–39). Ceci est réfuté par Malviya 2002, Vol. 1, p. 3–5. 102 La confusion quant à l’attribution ou pas de certains textes à Dev est due au fait que plusieurs poètes ont écrit sous ce pseudonyme (voir Nagendra 1949, p. 11–15 et Malviya 2002, Vol. 1, p. 3–7). Aux deux ouvrages mentionnés, s’ajoutent encore deux textes présentés dans le Khoj Report mais pour lesquels Malviya n’a pas trouvé de manuscrits, il s’agit de Guṇavicāra et Rasaratnākara. Le second aurait été composé pour Sujan Singh (Suraj Mal). Vaidyaka et Indrajāla sont également des textes qui ont été attribués à Dev pour un temps. 103 Voir les différentes introductions écrites par Malviya pour chaque ouvrage, dans lesquelles il indique les manuscrits utilisés et leur provenance.

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2 L’œuvre de Dev et sa réception

une moindre place aux nāyikābhedas qui constituent pourtant une part majeure du corpus du poète. Par exemple, aucun des poèmes du Rasavilāsa ne se trouve présenté dans ces recueils à l’exception d’un poème destiné à la description de Radha et intégré par Dev dans un nāyikābheda.104 Les frères Mishra sont les premiers à avoir réuni 272 poèmes de Dev dans un ouvrage intitulé Devsudhā (« Le Nectar de Dev ») en 1905. Cette collection, précédée d’une brève introduction, regroupe une sélection de poèmes répartis en vingt-neuf chapitres élaborés selon des thématiques telles que prema (l’amour), viraha (la séparation), kāvyāṅga (la composition poétique), etc.105 Ils ont pour ambition de partager une part de l’œuvre gigantesque de Dev, en aidant le lecteur avec un glossaire et selon les cas un commentaire. En 1962, Rajkrishna Dugara et Vrajmohan Javaliya publient Dev kāvya ratnāvalī (« Les Perles de la poésie de Dev ») qui réunit 205 poèmes divisés en cinq chapitres.106 Ils ne proposent pas de traduction, mais une explication des termes qui se trouvent dans chaque poème. Krishnacandra Varma en 1973 publie Mahākavi Dev. Samīkṣā aur kāvyasaṅkalan (« L’Eminent poète Dev. Etude critique et compilation de poèmes »), une recension de 151 poèmes divisée en neuf chapitres107 et comportant chacun un commentaire. Ensuite, deux ouvrages sont publiés en 1983. Celui de Kishorilal, Mahākavi Dev kṛta sundarī sindūr (« La Beauté couleur vermillon décrite par le grand poète Dev ») qui est une collection de 105 poèmes de Dev avec commentaire en hindi et explication des termes et références. Cet ouvrage est construit sur la base d’une compilation effectuée à la fin du 19ème siècle par l’auteur hindi Bharatendu Harishchandra (1850–1885).108 Le fait que cette compilation ait été effectuée par cet écrivain est quelque peu ironique, 104 Voir notre discussion concernant ce poème au chapitre 3.2.2. 105 Voir l’introduction au recueil pour la liste complète, Mishra, Mishra et Mishra V.S. 2020, p. 12. 106 Les trois premiers chapitres regroupent des poèmes présentant des prières auspicieuses (maṅgalā caraṇa), le sentiment érotique (śṛṅgāra rasa) et le sentiment de paix (śānta rasa), alors que les deux derniers abordent des sujets divers tels que des poèmes consacrés à l’adoration de Krishna, à la littérature (kāvya) ou à des figures de style (alaṅkāra). La collection est précédée d’une introduction et comporte un index des strophes à la fin. 107 Les neuf chapitres sont rūpa saundarya (la beauté des formes), praṇaya (l’amour), eśvarya (la grandeur divine), viraha (la séparation), ṛtu aura prakṛti (les saisons et la nature), rīti (poèmes considérés comme représentatifs de ce genre), līlā (les jeux amoureux), uddhav gopī prasaṅga et bhakti (poèmes liés à Uddhav, aux vachères et à la bhakti), vairāgya evaṃ tattvacintana (poèmes sur l’ascétisme et l’essence de toute chose). L’ouvrage comprend également une introduction et un index des strophes à la fin. 108 Selon Kishorilal 1983, p. 20, la date de publication de cette collection n’est pas connue et se situe plusieurs années après la mort d’Harishchandra. Selon lui, ceci serait dû au fait que la période d’Harishchandra n’était pas propice à la publication et au succès d’un tel ouvrage.

2.2 Réception et critique des œuvres de Dev

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puisqu’il fait partie de ces auteurs de la fin du 19ème début du 20ème siècle qui ont ouvertement exprimé leur dédain pour la poésie rīti et ses représentants. Selon eux, cette poésie était trop préoccupée par l’expression de śṛṅgāra rasa et trop centrée sur le corps féminin, c’est pourquoi ils la qualifiaient d’obscène. N’étant pas à une contradiction près, Bharatendu Harishchandra a lui-même composé selon les codes de cette tradition littéraire.109 Le fait que Dev ait été choisi par Harishchandra démontre la place qu’il occupait parmi les auteurs de la tradition rīti, considéré comme tout à fait représentatif de cette période et de ce style littéraire. La plupart des poèmes sélectionnés pour cette collection sont issus de l’ouvrage de référence de Dev concernant la composition poétique en langue braj, le Kāvyarasāyana. Plusieurs poèmes de ce recueil sont communs avec l’ouvrage publié par Vidyanivas Mishra et Shivdatta Caturvedi également en 1983 et intitulé Dev kī dīpaśikhā (« La Couronne de lumière de Dev »). L’ouvrage regroupe une sélection de 121 poèmes commentés en hindi.110 Enfin, deux commentaires récents ont été publiés sur deux œuvres majeures de Dev par Dindayal. Il s’agit de Dev aur unkā Bhāvavilāsa et Dev aur unkā Rasavilāsa, tous deux en 2004. Malheureusement, dans les deux cas, le texte édité par Dindayal sur lequel repose ses commentaires ne provient pas de l’édition critique de Malviya, ce qui entraîne des divergences importantes entre les deux éditions pour le second.111 2.2.2 Réception indienne La collecte des manuscrits de Dev et leur édition, ainsi que la création d’anthologies dédiées au poète que nous avons exposées ci-dessus font intégralement partie de la manière dont le poète a été réceptionné sur le sous-continent indien. Ce sous-chapitre complète le précédent en explorant les traces de la mention du poète parmi les ouvrages de ses contemporains et dans ceux dédiés à l’histoire de la littérature hindie considérés comme les plus importants. Dev est un auteur qui a été immédiatement réceptionné par ses contemporains et intégré au cercle des poètes de langues vernaculaires les plus considérés. La preuve la plus explicite est fournie par le poète Sudan qui, comme nous l’avons mentionné précédemment a bénéficié, tout comme Dev, du mécénat de Suraj Mal de Bharatpur. Pour lui, il a composé le Sujānacaritra, dans lequel il relate les exploits héroïques de son bienfaiteur. Au début de ce texte, Sudan

109 Gupta 2012 [2001], p. 43. 110 Cette sélection ne comporte aucune mise en chapitre par thématique. 111 Cf. chapitre 4.1.

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dresse une liste des poètes de langues vernaculaires (bhāṣā) les plus importants.112 Parmi de nombreux noms tels que Keshavdas, Bhushan, Surati Mishra, etc., Dev est cité en bonne place.113 De même, dans Kāvyanirṇaya (« Critique de la littérature », 1746) de Bhikharidas (début 18ème s.), le nom de Dev apparaît avec celui de plusieurs autres poètes extrêmement célèbres.114 Certains poèmes de Dev ont également été compilés dans des anthologies dédiées à la présentation des plus beaux poèmes de la littérature hindie. Et ce, très rapidement, soit du vivant de Dev. Par exemple, la poésie de Dev est présente dans Alaṅkāra itnākara (env. 1735) de Bamshidhar et Dalpatiray, dans Kāvyavilās (« Le Ravissement de la littérature », 1829) de Pratapsahi, dans Śṛṅgārsaṅgraha (« Une Collection de śṛṅgāra », 1848) de Sardar, dans Digvijaibhūṣaṇ (« Les Ornements qui ont conquis le monde », 1868) de Gokulprasad (1820–1905) et dans Ratnahazārā (« Une Anthologie de joyaux », fin du 18ème siècle) de Kalidas Trivedi.115 Enfin, Dev est bien sûr un auteur qui est considéré comme incontournable dès les premiers ouvrages consacrés à l’histoire de la littérature hindie, comme l’a déjà démontré la discussion autour de la fixation de sa date de naissance. C’est ainsi qu’une entrée lui est consacrée dans le Śivsiṃhsaroj (« Le Lotus de Shiv Singh », 1878) de Shiv Singh Sengar,116 l’un des premiers ouvrages à tenter d’organiser et de penser la littérature de la période pré-moderne. Les frères Mishra quant à eux considèrent Dev comme l’un des auteurs les plus importants de la littérature hindie dans Hindī navratna (« Les Neuf joyaux de la littérature hindie », 1910), et comme l’éminent représentant de sa période dans Miśrabandhuvinod (« Le Plaisir des frères Mishra », 1913).117 Le nom de Dev va ensuite être intégré aux différentes catégories créées pour classer les auteurs de la littérature rīti,118 comme par exemple dans Hindī sahitya kā itihās (« Histoire

112 Sujānacaritra 1.4–1.9. 113 Sujānacaritra 1.6. 114 Kāvyanirṇaya 1.8. La strophe est traduite par Busch 2011, p. 230, pour démontrer la nonvalidité d’ériger une frontière stricte entre poètes de la bhakti et poètes rīti. 115 Nagendra 1949, p. 1–2 et Avasthi [V.S.] 1992, p. 1–8. 116 Śivsiṃhsaroj, p. 124 ss. 117 Les frères Mishra présentent et classent les poètes selon différentes périodes en faisant référence au poète le plus représentatif pour une période donnée. Ainsi pour la période allant de V.S. 1681–1790, se succèdent Senapati (V.S. 1681–1706), Bihari (V.S. 1707–1720), etc. jusqu’à Dev dont la période est intitulée devkāl et partagée en ādim devkāl (V.S. 1751–1770) et mādhyamik devkāl (V.S. 1771–1790). Voir Miśrabandhuvinod, p. 116–119. C’est le chapitre 3 de Hindī navratna qui est consacré à Dev, p. 183–238. 118 Sur l’évolution de ces catégories, voir Bangha 2005, p. 16–19.

2.2 Réception et critique des œuvres de Dev

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de la littérature hindie », 1929) de Ramchandra Shukla, où Dev est classé parmi les poètes produisant des rītigranthas.119 L’intérêt pour le poète Dev et son œuvre s’est développé de manière ininterrompue depuis le 18ème siècle, la haute estime que lui ont portée les frères Mishra au tout début du 20ème siècle assurant sa continuité dans les décennies à suivre.

2.2.3 Réception européenne Même si la recherche scientifique moderne ne s’est que très peu penchée sur la poésie de Dev,120 cela ne signifie pas qu’il n’a pas été repéré par les acteurs occidentaux du 19ème siècle et que son travail n’est pas considéré, que ce soit par le passé ou à l’heure actuelle. Au début du 19ème siècle, une anthologie dédiée à la poésie populaire sous le titre de Selections from the Popular Poetry of the Hindoos est compilée par Thomas Duer Broughton (1778–1835), officier de l’armée britannique féru de littérature, s’étant rendu en Inde en 1795. Il publie en 1814 cette collection de poèmes en langue braj traduits en anglais et lui ayant été transmis par ses soldats. Cet ouvrage est intéressant à bien des égards, mais notamment parce qu’il constitue une représentation des poèmes les plus mémorisés et les plus récités au début du 19ème siècle.121 Parmi les 53 poèmes que compte l’anthologie, cinq proviennent du corpus de Dev et sont présentés sur la base de la tradition orale.122 A ses côtés, deux autres auteurs représentatifs de la poésie rīti sont cités, Biharilal et Keshavdas, ainsi que plusieurs poètes de la bhakti.123 Bien que le nombre de poèmes attribués à Dev soit inférieur à celui des deux autres poètes (24 pour Bihari et 11 pour Keshavdas), cette sélection démontre encore une fois la place qui est faite au poète Dev dans l’histoire de la littérature hindie et le succès qu’il connaît parmi l’audience de l’époque. Une audience constituée dans ce cas de gens du peuple (les soldats de l’officier Broughton) et non pas de courtisans ou de membres de l’intelligentsia. La poésie de Dev est dès lors à considérer comme

119 Hindī sahitya kā itihāsa, p. 145–148. 120 La place très importante que Dev occupe parmi les auteurs de la littérature hindie est tout à fait reconnue bien qu’elle ne fasse l’objet que de brèves analyses. Voir par exemple McGregor 2003, p. 941–942, Bangha 2005 et Busch 2011, p. 158, 224 et 230. 121 Bangha 2000, p. 13. 122 On remarque que les poèmes retranscrits par Broughton sont différents de ceux préservés par la tradition manuscrite. 123 Voir Bangha 2000, p. 16.

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dédiée à une audience large, s’étendant au-delà d’un cercle de lettrés privilégiés, comme ceci a déjà été souligné en référence à la diversité des mécènes recensés en parcourant la tradition écrite. La présence de Dev dans cette anthologie réunissant des poèmes appartenant à la tradition orale prolonge le questionnement sur la transmission des compositions de Dev, sur l’aspect performatif de sa poésie et sur l’audience du poète. Le fait qu’il se retrouve cité comme faisant partie des poètes populaires, dont on se transmettait la poésie oralement, démontre que certaines de ses strophes ont circulé de manière indépendante des ouvrages dans lesquels elles avaient été insérées, qu’elles pouvaient être récitées dans le cadre de performances ou lors de fêtes, permettant leur diffusion, en-dehors des cercles de lettrés pour lesquels elles avaient été composées et en-dehors du cadre conceptuel dans lequel elles avaient été pensées. Cet aspect contrebalance la prédominance de l’écrit, forgée par la tradition textuelle et renforcée par certains des textes du corpus de Dev, comme le Kāvyarasāyana, qui était clairement destinés à l’étude et à une audience d’intellectuels. Outre Broughton, d’autres acteurs occidentaux présents en Inde au 19ème siècle se sont intéressés à la poésie de Dev. En effet, l’orientaliste français Garcin de Tassy le mentionne dans son Histoire de la littérature hindoui et hindoustani (1839) sous le nom de Déva-Raja et cite deux de ses écrits.124 Le linguiste anglais George A. Grierson quant à lui le considère dans The Modern Vernacular Literature of Hindustan (1880) comme « (. . .) the greatest poet of his time and indeed one of the great poets of India », en se basant sur les opinions qu’il a récoltées.125

2.2.4 Réception moderne L’intérêt pour Dev et la reconnaissance de son œuvre comme l’une des plus importantes de la littérature hindie pré-moderne se sont poursuivis durant le 20ème siècle par le biais d’études importantes qui lui ont été dédiées. Sans aucun doute, les ouvrages qui ont le plus marqué l’étude du poète sont ceux de l’intellectuel, critique littéraire et essayiste Nagendra, Rītikāvya kī bhūmikā (« Introduction à la poésie rīti ») et surtout Dev aur unkī kavitā (« Dev et sa poésie »), tous deux publiés en 1949. Le célèbre critique littéraire y offre un aperçu général des œuvres de Dev et de sa réception, il tente de reconstruire sa vie et commente le contenu 124 Il s’agit de « Nakha sikhâ » et « Aschta yâmâ » dont il précise qu’ils sont cités par N. Ward, missionnaire à Serampore, dans son ouvrage sur l’histoire, la littérature et la mythologie des Hindous publié en 1820 (Histoire de la littérature hindoui et hindoustani, p. 157). 125 The Modern Vernacular Literature of Hindustan, p. 60.

2.2 Réception et critique des œuvres de Dev

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des œuvres du poète avec de nombreuses citations. Toutes les recherches postérieures citent Nagendra et se basent sur ses travaux. Plusieurs d’entre elles d’ailleurs ne font que répéter les propositions de celui-ci, même si certaines d’entre elles ne sont ni vérifiées ni vérifiables. C’est là l’un des points problématiques du travail fondateur de Nagendra, qui a fait se perpétuer de nombreuses erreurs au fil des ans, les chercheurs ne cherchant pas à se distancer de ses affirmations. Cet état de fait, doublé à la compilation très tardive des œuvres du poète, comme nous l’avons vu précédemment, a amené une confusion sur de nombreux points, confusion dont il est difficile de se départir. De plus, de manière très ambiguë, si Nagendra consacre un volume entier à Dev, il partage un point de vue dépréciateur de la poésie rīti, comme de nombreux autres intellectuels de la fin du 19ème siècle et du début du 20ème siècle.126 C’est Malviya, avec son énorme travail de collecte de manuscrits qui est l’auteur moderne ayant fourni le plus grand effort, afin de construire une édition critique de l’œuvre du poète et une approche historique de sa vie, en mettant en évidence dans les introductions qu’il consacre à chaque ouvrage dans son Dev sampūrṇ granthāvalī certains éléments et en procédant à une étude comparative des différents manuscrits qu’il a réunis. Malheureusement, et pour une raison qu’il est extrêmement difficile à expliquer, son édition n’a pas été prise en considération, même dans les études les plus récentes consacrées au poète et publiées après 2002. De telles approches globales, essayant d’appréhender l’ensemble des compositions de Dev ont aussi été adoptées par Tivari dans Mahākavi Dev (« Le Grand poète Dev » ; 1952) et Avasthi dans Mahākavi Dev : Jīvan aur kāvya (« Le Grand poète Dev : Vie et œuvre » ; [V.S.] 1992). Dans le deuxième ouvrage, l’accent est mis sur une analyse littéraire des textes du poète,127 que l’on retrouve également dans des ouvrages tels que celui de Buddhiraj, Dev ke kāvya meṃ abhivyakti-vidhān (« Le Mode d’expression dans la poésie de Dev » ; 1970) ou plus récemment dans celui de Sharma, Dev kā alaṅkār vidhān (« Les Figures de style de Dev » ; 2012), qui se concentre sur les figures de style de la littérature sanskrite et l’utilisation qu’en fait le poète Dev.128 Dans un second ouvrage de Sharma intitulé Dev ke nāyikābhed kā śāstrīya vivecan (« Répertoire des nāyikābhedas de Dev selon la tradition » ; 1996), l’analyse littéraire se focalise sur les nāyikābhedas

126 Voir Busch 2011, p. 202–239 « The Fate of Rīti Literature in Colonial India ». Concernant Nagendra, voir en particulier p. 235–236. 127 L’analyse englobe des œuvres qui ne sont plus attribuées à Dev, comme la Śṛṅgāravilāsinī. 128 Buddhiraj s’intéresse au champ lexical présent dans les compositions, aux figures de style, à la présence de dhvani (double-sens), aux métaphores et à la manière dont Dev utilise la langue. Sharma base son analyse sur le granthāvalī de Jaysaval ainsi que sur le premier granthāvalī publié par Malviya.

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2 L’œuvre de Dev et sa réception

de Dev dont l’auteur propose une rétrospective afin de présenter les listes de nāyikās qui apparaissent dans le corpus du poète. Dans le débat qui a occupé la réception moderne des auteurs rīti, une question a intéressé les critiques, à savoir l’évaluation et l’élection du poète le plus talentueux. Concernant Dev, le débat a été ouvert par les frères Mishra lors de la publication de leur Hindī navratna, puisqu’ils ont inclus Dev comme faisant partie des dix poètes les plus importants de la littérature hindie.129 A ses côtés sont mentionnés Tulsidas, Surdas, Bihari, Matiram, Bhushan Tripathi, Keshavdas, Kabir, Chand Bardai et Harishchandra. Krishnabihari Mishra poursuit le débat en opposant les deux poètes rīti Bihari et Dev, afin de définir parmi ces deux éminents représentants de la poésie courtoise, lequel est supérieur par rapport à l’autre. Il prend fait et cause pour Dev en publiant Dev aur Bihārī (« Dev et Bihari ») en 1925. Comme le titre l’indique en plaçant le nom de Dev en premier, Mishra estime qu’il est un poète d’un talent supérieur à celui du célèbre Bihari et donne des exemples de leur poésie respective afin de le démontrer. Une année plus tard, Bhagvandin répond à cet ouvrage en inversant le propos et l’ordre de l’intitulé et publie Bihārī aur Dev (« Bihari et Dev »; 1926), dans lequel il inclut également une comparaison avec Keshavdas. Cette manière d’appréhender les œuvres poétiques est encore appliquée dans la recherche actuelle puisque Ram Kumar Sharma publie en 1992 Dev aur Padmakār (« Dev et Padmakar »), ouvrage dans lequel la poésie de Dev est comparée à celle d’un de ses successeurs immédiats, Padmakar (1753–1833).

Conclusion Le but de ce chapitre était de présenter le poète Dev ainsi que l’étendue et la circulation de son œuvre. Il a été démontré que le poète est considéré comme l’un des représentants les plus importants de la littérature rīti, une réputation qui s’est construite sur la qualité de l’œuvre qu’il a laissée derrière lui. Sa réception, aussi bien au travers de l’étude de ses manuscrits que par sa réception orale, a fait l’objet de beaucoup d’intérêt dans le milieu littéraire hindi, ce qui en fait un poète largement réceptionné dans son bassin culturel, cité, commenté et étudié. A son époque, la littérature rīti est déjà bien établie. Voilà deux siècles que les auteurs, suivant le modèle de Keshavdas, sont entrés de plein pied dans l’élaboration d’une littérature courtoise en langue braj, se libérant des complexes

129 Malgré le titre annonçant neuf joyaux, le nombre de dix poètes est dû au fait que Matiram et son frère Bhushan Tripathi sont considérés comme une seule et même entité (Busch 2011, p. 224).

Conclusion

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vis-à-vis de sa grande sœur, la littérature sanskrite. Néanmoins, il est encore possible pour des auteurs tels que Dev de se faire un nom et d’avoir un impact sur la littérature de leur époque. La variété des sujets qui sont traités par le poète est certainement l’un des éléments importants à retenir lorsqu’il est question de Dev, ainsi que ses qualités d’intellectuel qui font qu’il a participé aux débats qui concernaient les savants et les lettrés de la période pré-moderne. Il n’est pas, comme on l’a trop souvent dit, le poète de la frivolité. Au contraire, il est capable d’être un poète maniant une variété de thématiques, allant de la plus sérieuse à la plus légère, et ce en ne concédant jamais rien ni à la facilité, ni à l’intégrité intellectuelle, ni au manque d’esthétisme. Dans le même temps, il est un poète dont les œuvres ont circulé au travers de différents media, ce qui renforce son implantation au sein de divers milieux et contextes culturels.

3 L’artisan-poète dans le contexte socio-politique et littéraire du 18ème siècle Dev a vraisemblablement vécu la plus grande partie de sa vie durant le 18ème siècle, période de grands bouleversements pour le Nord de l’Inde, puisque le solide empire moghol, installé depuis 1526, commence à ressentir les frémissements du déclin avec la mort d’Aurangzeb en 1707. La période qui s’ouvre alors représente un espace laissé vacant entre les deux géants qui ont marqué la période pré-moderne, l’empire moghol et à sa suite l’empire britannique. Mais cet entre-deux, loin de laisser place au chaos, va au contraire faire émerger de nouvelles opportunités, inviter aux changements et permettre l’émergence de nouveaux centres de pouvoir au sein d’une société organisée selon des modèles régionaux et décentralisés.1 Cette diffusion du pouvoir du centre vers la périphérie se lit à un niveau politique, mais également à un niveau social et économique puisque ce processus, qui a libéré des espaces pour l’éclosion de centres urbains prospères, donne lieu à l’émergence de foyers culturels et économiques, aux mains de diverses castes ou guildes. Ainsi propriétaires fonciers (zamīndār),2 corporations (sabhā) de marchands3 ou acteurs

1 La vision du 18ème siècle comme une période de chaos suite à l’âge d’or moghol a été révisée par les historiens qui lui ont substitué une approche plus nuancée, analysant cette période comme un siècle de transformations et d’ajustements, fait de vigueur politique et économique. Pour une critique de l’analyse selon le modèle de décadence et des exemples régionaux de développements sur les plans politiques et économiques, voir Bayly 1983, la collection d’articles réunis dans les deux volumes de Themes in Indian History d’Oxford University Press : The Mughal State 1526–1750 édité par Alam et Subrahmanyam en 1998 et The Eighteenth Century in Indian History, édité par Marshall en 2003, ainsi que la collection d’articles édités par Alavi en 2002. 2 Cette catégorie regroupe un large éventail de gens comme le dit Marshall 2003a, p. 7 : « a flexible category with an enormous range from great rajas controlling large blocks of territory and people, to village peasant élites. » Marshall mentionne également les communautés de marchands (regroupant diverses activités telles que l’arrangement des étals dans les marchés de village, le marché de gros dans les villes, le marché des banques dans les capitales provinciales ou encore l’import-export), et celles en lien avec les bureaux civils et militaires comme des communautés influentes et jouant un rôle de plus en plus important au fil du 18ème siècle. Voir aussi l’article d’Alam 1998, sur le pouvoir des propriétaires terriens, leurs luttes contre l’empire moghol, mais également les uns contre les autres. Leur dynamisme engendre la prospérité de nouveaux royaumes et de nouvelles villes et voit l’émergence de nombreux bazars très prospères. 3 Voir les articles de Bayly 2003, sur l’action des corporations et Datta 2003, sur les transactions commerciales de l’économie agrarienne du Bengale. Voir aussi Sahai 2005, sur les corporations liées à la production artisanale de Jodhpur au 18ème siècle. https://doi.org/10.1515/9783110645705-004

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3 L’artisan-poète dans le contexte socio-politique et littéraire

du domaine financier (sāhūkār, śarāf, mahājan)4 deviennent les nouvelles forces en place et profitent de ces nouvelles zones de pouvoir afin de prospérer, d’obtenir du travail et de profiter des opportunités qui s’offrent à elles.5 Frank Perlin emploie le terme de « rurbanization » pour décrire ce phénomène par lequel les petites villes et les villages s’urbanisent et se développent en s’appropriant les fonctions des centres urbains : Instead, it could be argued that political decentralization went hand in hand with a broader process of localization in the distribution and organization of power – of its multiplication or complexification. The character of political order, according to this thesis, underwent a transformation together with those changes of society and economy outlined above, that is to say with an increase in the density of economic life. This can be shown on a variety of levels, from the rise of new states in Rajasthan, Maharashtra, and Hyderabad, to name some notable examples, to the dispersal of small lordly courts and ostensibly urban functions – mentioned above – wither the small towns and villages of the countryside. Manufacturing and cash-cropping for distant markets would in some regions have formed part of this “rurban”-type economy. At a first view, “rurbanization” can be observed in the southern Deccan, Bihar, and Bengal, and in Gujarat, as well as in Maharashtra.6

A notre sens, le parcours de Dev illustre exactement ce phénomène, lui qui a servi de nombreux mécènes, que ceux-ci soient installés dans la capitale de l’empire, Delhi, ou au contraire, et ainsi illustrant l’urbanisation de la province, dans de petites villes régionales, que ses mécènes appartiennent à la noblesse et l’intelligentsia, habituée à avoir recours aux services de poètes (y compris des poètes de langue braj), ou au contraire que ses mécènes fassent partie de ces groupes sociaux formant les nouvelles élites provinciales, comme les divers marchands pour lesquels Dev a composé. Cette dynamique de croissance économique et sociale profite également aux activités liées à l’art et au domaine littéraire. Pour les poètes, cela se concrétise sous la forme de nouveaux mécénats car, comme Susan Bayly le mentionne dans Caste, Society and Politics in India from the Eighteenth Century to the Modern Age, les nouveaux régnants avaient besoin d’hommes de lettres afin d’asseoir leur pouvoir et cherchaient parmi les hommes de lettres, ceux les plus à même de participer à leur ascension.7 Dev a sans aucun doute profité de ce mouvement ascensionnel et de ces nouvelles dynamiques, qui l’ont ainsi porté d’un endroit à l’autre du Nord de l’Inde, les occasions se multipliant pour l’homme de lettres qu’il était.

4 Voir l’article de Leonard 1998, sur l’action et l’impact des grandes firmes bancaires dans le déclin de l’empire moghol. 5 Marshall 2003a, p. 8. 6 Perlin 2003, p. 54. 7 Bayly 1999, p. 66.

3.1 Le mécénat en réseau

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En s’appuyant sur le contexte socio-politique que nous venons brièvement d’exposer, ce chapitre va s’articuler en deux parties. La première se focalisera sur le réseau de mécènes qui émerge lorsque l’on retrace le parcours de Dev en l’insérant dans le contexte littéraire de l’époque et parmi la scène culturelle de Delhi et des provinces émergentes. La seconde partie s’interroge sur les compétences qui sont nécessaires pour être un kavi itinérant au 18ème siècle et sur le rôle de médiateur qu’il occupe au sein d’une société au carrefour de diverses cultures et traditions. La réflexion sera complétée par la proposition d’accoler au terme de poète celui d’artisan afin d’une part de l’inclure concrètement dans le tissu économique de son époque et de le considérer comme les autres groupes sociaux à la recherche d’opportunités de travail et d’autre part, afin de rendre compte de la mécanique de son travail, révélatrice d’un véritable savoir-faire propre aux métiers de l’artisanat.

3.1 Le mécénat en réseau Le terme de réseau est certainement le terme le plus important dans le monde professionnel d’aujourd’hui. Il est nécessaire de construire son réseau, d’être visible sur les réseaux socio-professionnels, de réfléchir en réseau. Si les nouvelles technologies de notre époque moderne ont fortement développé cette tendance, en étudiant le parcours de Dev, nous remarquons que le poète du 18ème siècle est également un personnage inséré au sein d’un riche réseau, constitué de mécènes de différents milieux, de poètes s’exprimant en des langues diverses, d’artistes émanant de disciplines variées, le tout formant un environnement dans lequel un poète tel que Dev doit trouver sa place. Malgré la situation politique peu stable du début du 18ème siècle, la scène culturelle reste extrêmement active et riche, et l’attrait pour la littérature et les arts ne faiblit pas. La noblesse moghole ne se prive pas d’organiser des soirées fastueuses durant lesquelles la musique, la danse et la poésie ont une place de choix. Un homme de la bonne société est un homme lettré, qui prouve sa bravoure et son courage par son raffinement et qui est la plupart du temps poète lui-même. Delhi est considérée comme l’épicentre de ce phénomène, elle est la ville dans laquelle ont lieu les plus belles soirées et qui attire les artistes de toutes disciplines.8 Elle est un centre culturel, cosmopolite, dans lequel de multiples langues servent

8 Voir Malik 2006, p. 328–341 et Pauwels 2015, p. 37–49. Sur les différents cercles littéraires de Delhi et les questions de transferts culturels et textuels, voir les cas débattus dans le chapitre 2 de Pellò 2012.

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3 L’artisan-poète dans le contexte socio-politique et littéraire

l’expression littéraire chère aux régnants. Ainsi, la poésie se compose et se déclame en persan (langue officielle de la cour), en ourdou (nouveau medium de l’expression poétique) et dans les différents vernaculaires du Nord de l’Inde, y compris la langue braj. La culture ne se trouve pas seulement parmi les nobles et l’aristocratie de Delhi, mais elle est également dans la rue, dans les marchés, dans les coffee-houses au-milieu desquels les danseurs et les musiciens performent, et les poètes se rencontrent.9 La cour elle-même continue d’entretenir les artistes, puisque ses empereurs, Farrukh Siyar (1683–1719) et surtout Muhammad Shah (1702–1748), grand amateur de musique et de poésie, soutiendront la production artistique contemporaine, y compris celle des poètes de langue braj tels que Nevaz Das Tivari (1682–1762), Surati Mishra (1702–1757) ou Azam Khan.10 Dev peut être ajouté à la liste des poètes rīti soutenus par la noblesse moghole de Delhi et de ses alentours, ayant bénéficié des mécénats d’Amir Khan et d’Ali Akbar Khan de Pihani.11 L’un comme l’autre faisaient partie des cercles proches du pouvoir puisqu’Amir Khan était un membre de l’entourage de Muhammad Shah et que la famille d’Ali Akbar Khan a longtemps influé sur la vie politique au sein de l’empire moghol.12 Le mécénat qui relie Dev à une figure aussi influente et en vogue que celle d’Amir Khan13 est très intéressant pour aider à la compréhension du parcours de Dev, qui était, par des mécénats tels que celui-ci, introduit auprès des plus grandes figures de la vie culturelle de Delhi et de ce fait en connexion avec le large éventail de poètes gravitant autour de cette élite. Le mécénat de Bhogilal, commanditaire du Rasavilāsa, le relie également à Delhi.14 Cependant, Dev n’a pas fréquenté uniquement la bonne société de Delhi et s’est déplacé à la recherche d’autres mécénats. En s’éloignant de la capitale, les mécènes qu’il trouve sont des représentants de l’élite hindoue, à la tête de territoires souvent importants et qui sont l’illustration de l’effet de rurbanization mentionné plus haut. Les deux exemples les plus pertinents parmi les mécènes de Dev sont ceux de Bhagvant Singh d’Asothar et de Suraj Mal de Bharatpur, qui

9 Malik 2006, p. 329 et Pauwels 2015, p. 42–49. 10 Pauwels 2015, p. 38–41. 11 Le nom de Dev avait déjà été relié à la ville de Delhi en raison de son mécénat supposé de la part d’Azam Shah (Nagendra 1949, p. 19, McGregor 1984, p. 177–179, Busch 2010, note 85 p. 297, Pauwels 2015, p. 30). Voir notre discussion au point 1.1., concernant ce mécénat incertain. 12 Pour des précisions sur les différents mécènes de Dev, se référer au chapitre 1.2. 13 Dans sa nouvelle « In Such Meetings and Partings, Ultimately » issue du livre The Sun that Rose from the Earth (2014), Shamsur Rahman Faruqi donne vie au personnage d’Amir Khan et insiste sur sa générosité en tant que mécène des arts. Il le décrit comme un poète accompli et un esthète à l’élégance raffinée. 14 Cf. chapitre 4.2.1.

3.1 Le mécénat en réseau

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bien que se trouvant en périphérie de la grande Delhi, forment un contre-pouvoir de plus en plus fort face à l’empire moghol. Cette lutte se marque sur un plan politique par un gain de pouvoir et de territoires en menant des luttes armées, mais également sur un plan culturel en accordant leur soutien à des poètes, en faisant composer des ouvrages à leur nom, en bâtissant des bibliothèques et en assurant l’existence d’une vie culturelle riche à leurs cours respectives, en concurrence avec la cosmopolite Delhi. Poète lui-même, Bhagvant Singh d’Asothar est l’un de ces zamīndārs indisciplinés luttant contre le pouvoir moghol. Suraj Mal est quant à lui à la tête de la communauté des Jats dont il a largement élargi la domination territoriale. Ils optent tous les deux pour une stratégie de communication autour de leur personne et démontrent l’étendue de leur contre-pouvoir par l’organisation d’une activité littéraire soutenue. Tous deux ont commandité des ouvrages relatant leurs exploits et de nombreux poètes ont pu bénéficier de leur mécénat. Somnath et Sudan ont été les poètes attitrés de la famille de Suraj Mal et sont le reflet du rayonnement de la ville de Bharatpur, Somnath étant un poète reconnu pour son adaptation de textes de la tradition sanskrite et sa volonté d’innovation.15 La cour de Suraj Mal est même devenue le refuge de l’élite culturelle de Delhi lorsque celle-ci a dû fuir les agitations de la capitale.16 Bhagvant Singh quant à lui a soutenu de nombreux poètes : Indra, Kanth, Udaynath Kavindra, Chaturesh, Navaj, Bhudhar, Mall, Shambhunath Mishra, Sarang et Sukhdev Mishra ont bénéficié de ses largesses.17 Parmi eux et à l’image de Dev, Sukhdev Mishra (1633–1703) a servi plusieurs mécènes dans les mêmes villes et pour les mêmes cercles que ce dernier à quelques décennies d’intervalle. Outre Bhagvant Singh d’Asothar, il a été soutenu par Mardan Singh de Daundia Khera (Dev a officié sous le mécénat du fils Udyota Singh), Himmat Singh d’Amethi et Fazil Ali Khan, ministre d’Aurangzeb.18 En suivant les traces de ces deux poètes, il devient évident qu’un réseau de mécènes est en place et que les poètes se déplacent au sein de ce réseau, suivant la même route et les mêmes étapes malgré le changement de génération des régnants et les décennies d’intervalle entre un poète et l’autre. Dans notre exemple, Dev suit les pas de Sukhdev Mishra en se rendant à Asothar, Daundia Khera et auprès des élites de la capitale.

15 McGregor 1984, p. 181–182 et Busch 2011, p. 205. 16 Pauwels 2015, p. 48. 17 McGregor 1984, p. 196. Nevill 1906, p. 100 mentionne Bhudar d’Asothar, Shambhunath Mishra et Shyam Lal de Jahanabad. Voir aussi la liste des poètes soutenus par le fils Bhagavant Rai donnée par McGregor 1984, p. 196. Dev n’est mentionné dans aucune de ces listes. 18 McGregor 1984, p. 187.

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3 L’artisan-poète dans le contexte socio-politique et littéraire

La mobilité des poètes n’est pas un fait nouveau propre au 18ème siècle ou mis en lumière par l’étude du cas de Dev. Les exemples nommés ci-dessus démontrent la mobilité qui se reflète dans les divers parcours. Un autre exemple est celui de Vrind (fin 17ème s. – début 18ème s.), poète rīti de langue braj, qui a eu pour mécène un marchand jaïn de sa ville d’origine, Merta (Rajasthan), la cour moghole d’Ajmer, la cour impériale sous Aurangzeb et la cour hindoue de Kishangarh.19 Il n’était donc pas rare que les poètes se déplacent,20 suivant parfois leur mécène dans leurs déplacements, en quête de nouveaux mécénats, ou fuyant des troubles politiques.21 Néanmoins, le cas de Dev, par le nombre élevé de déplacements qui le caractérise est révélateur de l’extrême fluidité de ces échanges et de l’existence d’un réseau en expansion, renforcé par l’effet de rurbanization. Ce qui a pour conséquence de favoriser les déplacements et d’augmenter les opportunités pour les poètes de travailler en différents lieux, au service de cercles divers et à différents moments de leur carrière. En parallèle à ce réseau de mécènes, se constituait un réseau d’écrivains, amenés à se côtoyer dans les mêmes lieux et fournissant un appui à ses membres lorsque ces derniers l’activaient. Dès lors, la dynamique engendrée par un tel mouvement d’échanges invite à une réflexion englobante et inclusive plutôt qu’à une opposition en termes binaires entre centre(s) et périphérie(s), hindous et musulmans, persan/ourdou et langues vernaculaires, élites et classes moyennes, en envisageant la production culturelle de l’époque comme un ensemble non hiérarchisé au sein duquel les poètes se mouvaient. Certains restaient attachés à la même cour durant la plus grande partie de leur vie, cumulant parfois les fonctions, et d’autres se déplaçaient suivant un circuit ouvert comprenant de multiples étapes faites d’opportunités variées. Parmi les étapes traversées par Dev, les villes dites périphériques d’Asothar, Bharatpur, Pihani ou Daundia Khera se révèlent dans les faits être des carrefours où se croisent les poètes de l’époque. Ils y travaillent, s’y rencontrent et échangent. Dans un article traitant des 15ème et 16ème siècle, Francesca Orsini suggère de modifier et d’élargir le modèle que nous utilisons pour penser la culture littéraire afin d’y introduire une plus grande fluidité en prenant en considération des points de vue multiples. Dans After Timur Left, édité avec Samira Sheikh et réunissant des articles sur le 15ème siècle, il est question de considérer cette période comme « multi-centrée » et faite de changements politiques, de mobilité sociale et d’inter-

19 Pauwels 2015, p. 32–35. 20 Aitken 2010, p. 49, note la même chose pour les peintres qui voyageaient ou se déplaçaient pour servir de nouveaux mécènes. C’était également le cas des mécènes eux-mêmes, de l’audience et des biens culturels, les images étant transportées d’un endroit à un autre. 21 Busch 2011, p. 205.

3.2 Définir le poète et sa méthode de travail

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connexions culturelles.22 Le 18ème siècle, qui correspond à la fin de l’empire moghol peut se lire en résonnance avec le 15ème siècle, qui correspond quant à lui au siècle précédant l’empire moghol. Il s’agit de deux espace-temps ayant souffert des mêmes préjugés, mais qui au final se révèlent être des périodes riches en changements nous permettant de remettre en question nos modèles de pensée. L’examen du parcours du poète Dev est exemplaire en ce sens et nous force à reconsidérer nos schémas traditionnels d’analyse.

3.2 Définir le poète et sa méthode de travail Liées au contexte dans lequel le poète évolue, se trouvent les questions concernant l’activité littéraire elle-même, son organisation, sa distribution et le rôle que la société attribue au poète. Le parcours de Dev démontre que les lieux de production littéraire sont multiples et que le mécénat de l’époque n’est pas représenté uniquement par l’élite, mais qu’il s’opère aussi parmi les classes marchandes qui, par leur pouvoir financier, soutiennent les arts,23 ainsi que parmi les membres de la caste kāyastha.24 Le cumul entre le renforcement des lieux de production littéraire régionaux et une production littéraire ouverte à diverses classes sociales fait que le poète itinérant s’adresse à une audience large constituée de profils multiples. Les attributions et les rôles du poète s’en trouvent dès lors affectés, ainsi que sa méthode de travail, comme le démontre une fois encore le cas de Dev par l’analyse de sa manière de composer et de produire ses ouvrages. En effet, en étudiant le corpus de Dev, il est possible de déceler une méthode de travail que nous considérons comme liée avec et conséquente du contexte de production culturelle pluricentré et étalé géographiquement. Cette méthode amène le poète à utiliser ses compositions comme si elles faisaient partie d’un répertoire et à les réutiliser d’un ouvrage à l’autre ou d’un mécène à l’autre. Nous qualifions cette pratique de méthode de recyclage. Elle permet au poète itinérant de produire des livres partiellement identiques, mais destinés à des mécènes différents. Dès lors, le poète est plus efficient dans sa méthode de production et maîtrise les contingences dues à son itinérance.

22 Voir Orsini 2012 et Orsini et Sheikh 2014. 23 Voir Williams 2014, pour le soutien des classes marchandes à la promotion et à la conservation de textes liés aux traditions religieuses. 24 Orsini 2012, p. 234, mentionne un membre de cette caste comme le commanditaire d’une copie du Kanhāvata de Malik Muhammad Jayasi et souligne l’implication de cette caste dans la production littéraire du 15ème siècle (p. 238).

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3 L’artisan-poète dans le contexte socio-politique et littéraire

Au-delà de l’artiste itinérant qui puise dans son répertoire et qui le renouvelle à chaque étape, comme peut le faire le musicien ou l’artiste de rue, cette pratique particulièrement évidente chez Dev peut être aussi réfléchie comme une manière de « sérialiser » sa production, pratique que se voit imposer le poète par les multiples changements de mécènes auxquels il doit faire face. La méthode de travail d’un poète attitré à une cour de manière pérenne et la méthode de travail d’un poète qui circule d’un commanditaire à l’autre diffèrent certainement en divers points, les demandes auxquelles chacun doit répondre se révélant dissemblables. Ce processus est élaboré par le poète lui-même, c’est pourquoi nous proposons de réfléchir à son statut et à une terminologie qui le définirait dans toutes ses attributions et non pas uniquement dans son aptitude créatrice englobée dans le terme de poète.

3.2.1 Poète et artisan Les qualités requises pour être un bon poète (kavi) sont largement connues et définies depuis des siècles par la tradition sanskrite qui confère au poète un statut particulier, seul à même de transmettre le savoir et de le faire vivre dans le temps. Bhamaha, dans son Kāvyālaṅkāra (7ème s.), explique que rien ne sert de détenir les connaissances contenues dans les śāstras (traités) si l’on n’est pas soi-même poète.25 Le poète est celui qui maîtrise un savoir spécifique nécessaire à l’écriture littéraire, combiné à la maîtrise d’autres disciplines telles que la grammaire, la métrique, l’histoire ou les arts.26 Il est celui qui transmet le savoir contenu dans la littérature shastrique par sa maîtrise de la langue et de l’écriture poétique, réunissant ainsi disciplines dites scientifiques ou savantes et disciplines littéraires.27 Ces caractéristiques définissant le kavi sont encore valables pour les poètes de langue braj, qui sont amenés dans leur pratique à maîtriser des systèmes de pensée complexes, élaborés par leur propre tradition ou d’autres, afin de les transmettre à leur audience en opérant parfois certaines modifications. Ils se situent euxmêmes dans cette filiation en faisant régulièrement référence aux grands poètes

25 Kāvyālaṅkāra 1.3. 26 Kāvyālaṅkāra 1.9. Cette strophe correspond à la définition de kāvya donnée par Bhamaha et qui se poursuit dans les strophes suivantes. Sur les définitions de kāvya, voir Pollock 2003 et 2006, p. 3–5, 90 et 365. 27 Sur la littérature scientifique sanskrite (śāstra), voir les articles réunis sur http://www.co lumbia.edu/itc/mealac/pollock/sks/index.html (consulté le 25.04.2019). Voir aussi l’ouvrage édité par Pollock 2011 et le chapitre 4 de Bronner, Cox et McCrea 2011. Pour les nombreuses publications de Pollock sur le sujet, voir la bibliographie de McCrea 2011, p. 243.

3.2 Définir le poète et sa méthode de travail

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sanskrits et autres, qui les ont précédés. La littérature rīti fournit de nombreux exemples de l’existence de ce lien avec la littérature shastrique, elle qui a repensé les méthodes et théories littéraires de la tradition sanskrite pour les appliquer à sa propre production.28 Dev est un poète qui correspond à cette définition du kavi et qui a participé activement à repenser, intégrer et réinterpréter des systèmes de pensée de sa tradition et de la tradition sanskrite pour les insuffler dans ses ouvrages. C’est par exemple le cas pour le Kāvyarasāyana et le Rasavilāsa, le premier ouvrage étant dédié à la poétique de la littérature rīti et le second intégrant et réinterprétant des systèmes de savoir de la littérature savante shastrique dédiée à kāma.29 Au 18ème siècle encore, le kavi reste un personnage clé entre l’acquisition de savoirs spécifiques et leur transmission à une audience élargie sous une forme poétique. Dans ce cas, le poète est à considérer comme ayant un rôle de médiation, d’interprétation et de transmission. Ce rôle ne se pense pas uniquement en lien avec la littérature braj elle-même ou la littérature sanskrite, mais il se conçoit également comme étant en lien avec les diverses influences littéraires qui peuvent intervenir dans le contexte multiculturel de l’Inde prémoderne. Dans le cas de Dev, cela se traduit concrètement par exemple dans le Rasavilāsa, par une réinterprétation du shahrāshūb indo-persan au travers du prisme du nāyikābheda de la littérature braj.30 Outre leur activité de poète, certains cumulent parfois les professions et occupent des fonctions de conseiller, ministre, précepteur ou scribe.31 Ils sont engagés dans le domaine de l’éducation et participent aux questionnements intellectuels de leur époque.32 Sociologiquement, les poètes pourraient être classés parmi les professions de service, tels que les comptables, les médecins ou les enseignants, rémunérés qu’ils sont pour leurs compétences et leur savoir spécifique,33 eux étant rémunérés pour communiquer sur les mécènes qui les

28 Busch 2011, p. 188–189. Sur le développement de divers systèmes de savoir dans la littérature braj, voir Bangha 2011, Busch 2011a et Mallison 2011. 29 Cf. chapitre 5. 30 Cf. chapitre 6. 31 Un exemple connu est celui du poète braj Rahim (1556–1627) qui a assumé divers rôles dans les affaires politiques et culturelles à la cour d’Akbar (Busch 2011, p. 138). Quelques décennies plus tard, le poète Vrind a officié en tant que précepteur auprès du petit-fils d’Aurangzeb, ʻAzīmush-Shān (1664–1712) (Pauwels 2015, p. 34). Voir aussi Khan 1976, p. 41–42, qui décrit des cumuls de professions ou des changements de professions au sein d’une même classe sociale. 32 Busch 2011, p. 196–199. 33 Voir l’article de Khan 1976, sur ces professions comme constitutives d’une classe moyenne durant l’empire moghol.

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3 L’artisan-poète dans le contexte socio-politique et littéraire

emploient et pour transmettre les connaissances qu’ils possèdent au travers de leurs compositions. Dans une étude sur la figure du scribe (munshī), Muzaffar Alam et Sanjay Subrahmanyam (2012) la présente comme un personnage clé de l’administration moghole, en raison de sa maîtrise de la langue liée au pouvoir, le persan.34 Ils argumentent que le 18ème siècle peut être compris comme le siècle des scribes, qui usent de leur profession pour conquérir de nouveaux horizons.35 En cela, il nous semble possible de tracer un parallèle entre la figure du munshī et celle du kavi, qui saisissent toutes deux les nouvelles opportunités qui s’offrent à elles en fonction des données politiques et économiques du 18ème siècle. Pour le scribe au service de l’empire moghol, il s’agit de devenir l’interlocuteur principal des nouveaux arrivants, soit l’East India Company.36 Pour le poète de langues vernaculaires au service d’un réseau de mécènes varié et en expansion, il s’agit de profiter de la multiplication des lieux de pouvoir en demande de gens de lettres à même de communiquer sur leur réussite sociale dans ce monde en pleins changements et d’offrir ses services aux nouvelles classes sociales qui ont les moyens d’acquérir des œuvres littéraires. Les deux professions, scribe et poète, font appel aux mêmes compétences, qui sont de maîtriser les diverses langues nécessaires à la communication et de connaître les traditions et systèmes de pensée qui se côtoient afin d’être à même de les traduire de manière intelligible. Un rôle de médiateur culturel, de gardien de certains savoirs spécifiques et d’agent de communication et de transmission des savoirs. Les deux figures appartiennent à des groupes professionnels spécifiques ayant leurs propres contingences. Elles sont des acteurs indispensables de la vie culturelle du 18ème siècle. Enfin, en considérant la méthode de travail du poète, le statut de ce dernier se rapproche de celui de l’artisan. Carla Sinopoli, dans son étude de la production artisanale du Sud de l’Inde, propose de considérer les poètes ainsi que les bardes comme des artisans,37 puisque comme les artisans des autres corps de métiers (métal, textile, tissage, pierre, etc.), ils produisent des biens,38 et dans le cas 34 Voir aussi Alam et Subrahmanyam 2011 et 2012, sur les compétences requises pour être munshī. 35 Alam et Subrahmanyam 2012, p. 397. 36 Alam et Subrahmanyam 2012, p. 398, citant les travaux de Frank Perlin et C.A. Bayly. 37 Voir en particulier les chapitres 5 et 6, et plus spécifiquement les pages 160 à 166 (Sinopoli 2003). 38 Sinopoli 2003 relève toutefois trois différences majeures entre les poètes et les autres artisans. La première est que la production littéraire implique des artistes individuels dont on connaît le nom et la biographie. La deuxième, que les poètes pouvaient venir de communautés héréditaires variées, même si le poète idéal était un homme, brahmane, de haut statut, à la fois poète et intellectuel (p. 161). Et la troisième, qu’il n’existait pas de notion d’action

3.2 Définir le poète et sa méthode de travail

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d’un mécénat étatique ou royal, sont en lien avec le pouvoir. C’est dans ce lien mécène-poète, commanditaire-exécutant et dans la production de biens que Sinopoli comprend la production littéraire comme un produit de l’artisanat. Nous ajouterions à ces considérations que le poète peut être considéré comme artisan aussi parce que, comme tout artisan, il maîtrise et applique des techniques qui lui sont propres et qu’il les applique en série. L’utilisation du terme d’artisan permet également de mettre l’accent sur l’aspect concret de l’activité de poète qui, de par sa composante artistique nous éloigne souvent dans notre compréhension de cette figure, des compétences techniques que le poète doit maîtriser et des contingences matérielles auxquelles il est confronté. Si la créativité est nécessaire à la composition littéraire, la technicité ne peut être éludée, surtout pour un poète rīti.39 Dans les faits et en considérant les aspects concrets de cette activité, il est évident que le poète doit faire face à des impératifs clairs, qui sont d’honorer ses commandes dans les temps qui lui sont impartis. Le considérer comme un artisan, au même titre que les autres corps de métier, nous invite à ne pas trop nous en éloigner. Dev démontre par ailleurs par sa méthode de recyclage que nous exposons ci-après (3.2.2.), que sa méthode de travail se rapproche de celle de l’artisan qui fabrique des objets en plusieurs exemplaires, en maintenant certaines constantes d’un objet à l’autre. Dans le cas de Dev, ce sera ses poèmes que l’on retrouve insérés d’un ouvrage à l’autre. Dans cette perspective, l’utilisation du terme d’artisan-poète plutôt que celui de poète seul nous paraît être une forme de langage à même de nous rappeler les différentes caractéristiques que le poète doit posséder, c’est pourquoi nous l’utilisons lorsque que c’est cet aspect que

collective ou de collectivité pour les poètes qui se trouvaient dans une extrême compétition les uns avec les autres afin d’obtenir les mécénats les plus intéressants (p. 166). 39 Nous ne souhaitons cependant pas opposer les deux catégories de l’artiste et de l’artisan que nous considérons comme complémentaires et qui dans notre compréhension ne sont ni hiérarchisées ni exclusives l’une de l’autre. Dans l’histoire occidentale et dans la langue française, l’utilisation de ces deux termes n’a pas toujours été identique, se confondant, s’excluant ou se définissant selon des critères différents en fonction des époques (voir Lapacherie 2004). Notre propre utilisation de ces deux termes n’entre pas dans ces débats qui sont liés à la langue française et à l’histoire occidentale, et qui ne reflètent pas forcément la manière dont un poète était perçu au 18ème siècle en Inde. Notre utilisation du terme d’« artisan » se fait dans le but de mettre en évidence les aspects économiques et techniques de l’activité de poète, qui sont souvent moins perceptibles que l’aspect créatif. En effet, dans notre perception le poète est souvent considéré comme un « artiste inspiré » plutôt que comme un « artisan disposant d’une technique » (voir Tenaguillo y Cortázar 2004 pour une discussion sur ces deux catégories). Par l’utilisation de ce terme, nous accentuons ainsi le fait qu’un poète, pour parvenir à la création, se repose également sur des aspects techniques, comme d’autres artistes-artisans tels que le peintre ou le sculpteur, et nous nous servons de cette catégorisation pour essayer de mieux comprendre le parcours de vie et l’œuvre de Dev.

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3 L’artisan-poète dans le contexte socio-politique et littéraire

nous souhaitons mettre en avant, couplé à la notion de recyclage qui, elle aussi, traduit la réutilisation systématique que Dev fait de son répertoire.

3.2.2 La pratique du recyclage Dev est un auteur connu pour être prolifique, comme le démontre la collection complète de ses œuvres qui ne réunit pas moins de 6150 strophes. Néanmoins, et sans rien enlever à l’importante productivité du poète, une partie de ces strophes sont présentes dans plusieurs ouvrages, ayant été réutilisées selon une pratique de recyclage de son propre corpus. Cette pratique de réutilisation du répertoire d’un poète est connue pour les auteurs de l’époque et ne constitue pas en tant que telle une particularité propre à Dev,40 néanmoins la régularité avec laquelle elle est visible chez notre auteur et son ampleur forcent au questionnement et à l’analyse. La réutilisation de son matériel répond-elle à des contingences pratiques de productivité auxquelles est confronté l’artisan-poète ? Est-ce une manière d’être efficace et de répondre à différentes commandes en même temps ? Est-ce un procédé de diffusion à plus large échelle de son œuvre ? Est-ce simplement une pratique commune à tout artiste de réinjecter une partie de ses créations dans de nouvelles œuvres ? En examinant la méthode de travail de Dev, certainement similaire à celle d’autres poètes de son époque, et en analysant le procédé de recyclage précis et efficace qu’il a mis en place, il est possible d’aborder la manière dont un livre est produit et diffusé au 18ème siècle au sein d’un système fonctionnant sur le mécénat. Le procédé de recyclage mis en place par Dev peut se lire de deux manières. La première se situe à un niveau global et consiste pour l’auteur à construire un nouvel ouvrage en s’appuyant sur un ouvrage déjà existant. Dans ce cas, uniquement de légères modifications interviennent. Comme les auteurs de l’Inde prémoderne fonctionnent sur commande, ce procédé a pour conséquence que différents mécènes possèdent chacun un ouvrage de Dev, dont le contenu est quasiment identique. La deuxième manière de faire de l’auteur se perçoit à un niveau local, c’est-à-dire qu’elle consiste à réutiliser lors de l’élaboration d’une œuvre originale, des poèmes ayant été composés pour un ou des ouvrages antérieurs. Ce procédé est appliqué de manière disparate, mais comme nous aurons l’occasion de le constater, extrêmement à-propos. Cette seconde façon de faire

40 Busch 2015, p. 264–267, donne un exemple tiré du corpus de Keshavdas et trace un parallèle avec les musiciens en parlant de répertoire que se forge le poète, ceci afin d’évoquer également l’aspect performatif lié aux récitations publiques auxquelles les poètes participaient.

3.2 Définir le poète et sa méthode de travail

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est plus proche de ce qui est pratiqué par les autres poètes41 et plus généralement par les artistes itinérants, et est variable en quantité selon les ouvrages. Dans le corpus de Dev, l’exemple le plus explicite de recyclage à un niveau global est fourni par le Sukhasāgarataraṅga. Ce texte est généralement présenté comme une collection des œuvres de Dev, puisqu’il est majoritairement constitué de poèmes de ses ouvrages précédents.42 Il semble qu’il s’agisse du dernier ouvrage de Dev, composé peu avant sa mort. Des passages entiers du Sukhasāgarataraṅga ont été empruntés à des ouvrages antérieurs de l’artisan-poète, même si le terme de saṅgraha ne semble pas être mentionné dans le corps du texte (il se trouve cependant dans les colophons des manuscrits). En effet, comme le démontre la mention de son nom ou de ses poèmes dans des ouvrages et anthologies composés encore de son vivant,43 il est tout à fait plausible de supposer que Dev, vers la fin de sa vie, ait été un auteur connu. Dès lors, un amateur de sa poésie a pu lui passer commande d’un ouvrage rassemblant une partie de ses œuvres. Dans ce cas particulier, la réutilisation de son corpus est justifiée et explicitée, elle sert un but précis : créer une collection des ouvrages majeurs de Dev. Cependant, la collecte et l’analyse des manuscrits du Sukhasāgarataraṅga démontrent que cet ouvrage existe en plusieurs exemplaires, chacun destiné à des mécènes différents. Dans un cas, l’ouvrage porte une dédicace à Ali Akbar Khan, alors que dans un autre cas, il est destiné à Jasvant Singh. Les deux versions ne sont pas tout à fait identiques, par exemple les prières auspicieuses ont été adaptées à la religion du mécène,44 mais néanmoins le fait est que Dev propose le même ouvrage à deux commanditaires différents. Le cas du Sukhasāgarataraṅga pourrait être isolé et justifié par le fait qu’il s’agisse d’une collection des œuvres de l’auteur, cependant la trace de cette pratique invite à considérer la possibilité que d’autres ouvrages de Dev pourraient avoir connu le même sort. Le questionnement, basé sur le cas spécifique du Sukhasāgarataraṅga et développé ci-après est exploratoire et nécessiterait une analyse plus approfondie des manuscrits de Dev, tant à un niveau philologique que contextuel, cependant, dans ce domaine également, le cas de Dev nous livre peut-être une opportunité de repenser nos modèles. Il s’agit ici d’ouvrir le débat. Dans l’édition critique des œuvres de Dev publiée Lakshmidhar Malviya, ce dernier met en évidence que certaines œuvres existent sous différents noms et

41 Voir par exemple Busch 2011, p. 190, qui mentionne un exemple de cette pratique chez le poète Matiram dont certaines strophes sont dédicacées à deux mécènes différents. 42 Jaysaval 1974, p. 7, répertorie 275 poèmes originaux et 582 poèmes réutilisés. 43 Cf. chapitre 2.2.2. 44 Cf. chapitre 2.1.13. Les manuscrits comportent d’autres variations, voir Malviya 2002, Vol. 1, p. 33–244.

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dans plusieurs versions. Le Kāvyarasāyana est aussi appelé Śabdarasāyana, la Premacandrikā est intitulée Premataraṅgacandrikā dans l’un des manuscrits, le Bhāvavilāsa semble avoir été précédé d’un texte appelé Bhāvaprakāśa, il y a confusion entre le Jātivilāsa et le Rasavilāsa, le Sukhasāgarataraṅga se trouve sous trois autres titres qui sont Sukhāsāgara, Śṛṅgārasukhasāgara et Śṛṅgārasukhasāgarasaṅgraha, le Vairāgyasata est aussi appelé Devaśataka et enfin Kṛṣṇacaritra se trouve également sous l’intitulé Devacaritra. Tous ces exemples recouvrent des réalités diverses et les dénominations divergentes n’ont pas dans tous les cas les mêmes causes. Certaines renvoient à des versions différentes d’un texte selon le manuscrit, certaines sont utilisées comme des synonymes par l’auteur dans le cœur d’un texte, enfin d’autres ont été attribuées à certaines œuvres par les historiens de la littérature et repris ainsi.45 Dans certains cas, Malviya défend l’hypothèse que ces changements d’intitulés sont dus au fait que Dev fournissait des instructions orales à des scribes et qu’au fil du travail, le titre de l’ouvrage évoluait jusqu’à une version finale livrée à un commanditaire.46 Dans cette perspective, il cherche à établir quelle version, parmi celles qu’il a réunies pour établir le texte qu’il propose, est la version d’origine (mūl).47 Par exemple, pour le texte intitulé Premacandrikā, Malviya identifie deux versions. L’une, dont il existe une seule copie (nī-), est dédiée à Udyota Singh et est intitulée Premacandrikā. L’autre, dont il existe deux copies (kā- et bī-) n’a pas de dédicace et est intitulée Premataraṅgacandrikā. Malviya suppose que ce titre pouvait être celui de la version originale (mūl saṃskaraṇ), qui s’est trouvé raccourci dans la version délivrée à un commanditaire identifié.48 Ainsi, selon cet argument, la Premataraṅgacandrikā serait une version de travail de la Premacandrikā dédiée à Udyota Singh, l’une et l’autre présentant quelques variations.49 Dans le même ordre d’idée, Malviya argumente qu’il existe une version antérieure du Bhāvavilāsa qui s’intitule Bhāvaprakāśa.50 Dans ces cas précis, on se trouve confronté à des textes pour lesquels il est possible d’affirmer qu’il existe plusieurs versions, dont chacune possède un titre différent et qui, dans le cas de la Premacandrikā, ont la mention d’un mécène dans l’une des versions. Si l’hypothèse de Malviya

45 Chaque cas est discuté séparément lors de la présentation des œuvres dans le chapitre 2.1. Le cas du Rasavilāsa est discuté dans le chapitre 4.1, consacré à la présentation de cet ouvrage. 46 Malviya 2002, Vol. 2, p. 123. 47 De Bruijn 2012, p. 73, relève une telle démarche pour certaines des éditions du Padmāvat, même si dans notre cas, les implications ne sont pas les mêmes. 48 Malviya 2002, Vol. 2, p. 249. 49 Voir Malviya 2002, Vol. 2, p. 250. 50 Malviya 2002, Vol. 2, p. 7 ; pour des précisions, voir l’argumentation qui précède p. 1–6.

3.2 Définir le poète et sa méthode de travail

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d’avoir des traces de l’évolution d’un ouvrage est plausible, il est aussi possible de formuler l’hypothèse que des ouvrages quasiment identiques aient circulé sous des noms différents et aient été attribués à des commanditaires différents. Ainsi, nous savons qu’une version de la Premacandrikā a été écrite pour Udyota Singh, mais il est aussi plausible d’imaginer que l’autre version, intitulée Premataraṅgacandrikā, était le résultat d’une autre commande, sur le même mode que celui présenté pour le Sukhasāgarataraṅga et dont nous connaissons les deux commanditaires. Un autre cas vient alimenter cette perspective. Il concerne le Kuśalavilāsa qui est présenté par Malviya, mais aussi par Nagendra, comme une version retravaillée du Premataraṅga.51 Les deux textes ne diffèrent l’un de l’autre que par quelques dizaines de strophes alors qu’ils en contiennent 307 pour l’un et 291 pour l’autre. Le Premataraṅga est daté (V.S. 1758), mais n’a pas de dédicace, le Kuśalavilāsa quant à lui n’est pas daté, mais est dédicacé à Kushal Singh. Outre la chronologie, la version la plus récente étant celle comportant la dédicace à un mécène, Malviya suggère aussi que le Premataraṅga n’a pas été écrit pour un mécène en particulier, mais avec le but pour le poète de se consacrer à sa propre adoration de dieu.52 Comme dans le cas de la Premacandrikā, si le Premataraṅga peut être considéré comme un premier jet du Kuśalavilāsa, une sorte de brouillon rédigé dans l’attente d’une commande, comme le suggère Malviya, il peut également être considéré comme un ouvrage en soi dont le commanditaire ne nous est simplement pas connu. Dev aurait repris l’un des ouvrages de son corpus afin de l’adapter pour une nouvelle commande, utilisant le même processus de recyclage que pour les deux exemplaires du Sukhasāgarataraṅga. Si parmi ses mécènes, comme il a été démontré, se trouvaient des gens appartenant à des classes sociales moins élitaires que les noblesses moghole et hindoue, pour qui il était indispensable que le nom du commanditaire apparaisse (nécessité tout aussi essentielle pour l’exécutant), il se peut que leurs noms n’aient pas figuré dans les ouvrages ou qu’ils aient disparu au fil du temps puisqu’ils n’étaient familiers à personne. Dès lors, Dev serait peutêtre bien l’auteur aux plus de septante ouvrages dont la tradition se souvient. Pris seul, cet argument, sans une analyse plus approfondie, serait difficile à tenir. Il est évident que la pratique de la transmission des manuscrits engendre

51 Malviya 2002, Vol. 1, p. 279 et 281 et Nagendra 1949, p. 46. Ils sont tellement semblables que Malviya les présente ensemble. 52 Malviya 2002, Vol. 1, p. 279, en se basant sur une strophe du Premataraṅga (5.39) : « [. . .] kavi ne preta- [Premataraṅga] kī racnā kisī vyakti viśeṣ ke nimitt nahīṁ balki apne ārādhya ko samarpit karne ke uddeśya se kī hai – vrajadevī vrajadeva kau sevaka hai kavi deva / cāhata citu hitu kari sadāṁ haricaranani kī seva // ».

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3 L’artisan-poète dans le contexte socio-politique et littéraire

variations et interpolations en tout genre. Cependant, si l’argument est évoqué et considéré en parallèle de la forte mobilité du poète, de la variété de son audience, du cas du Sukhasāgarataraṅga et du processus de recyclage établi et à large échelle, il doit au moins être réfléchi. Cet argument trouve sa place dans le parcours et les pratiques du poète, ainsi que dans le contexte culturel et social de son époque. Ces différents éléments mis côte à côte peuvent être considérés comme des vestiges et des témoins d’une diffusion élargie de la littérature et de l’objet livre (ou manuscrit), dans le sens que non seulement le parcours de Dev nous démontre que cet objet culturel était présent à différents échelons de la société et en des lieux considérés comme excentrés, mais aussi que le poète pouvait intervenir sur la diffusion et l’augmentation de sa propre production. Bien que fragile, le modèle ébauché au travers du cas de Dev est celui d’un réseau de diffusion de la production littéraire qui, parce qu’il peut s’appuyer sur un réseau de mécènes étendu, est plus important qu’on ne le pense. L’arrivée de l’imprimerie est à juste titre considérée comme un moment clé dans l’histoire du livre, ayant grandement modifié les modèles d’organisation entre les acteurs de la littérature, ayant bousculé les pratiques liées à sa production et apporté la diffusion du livre à une échelle de masse.53 On oppose généralement à cette révolution une vision de la diffusion de la littérature avant l’imprimerie comme ayant été uniquement destinée à une élite évoluant en contexte courtois ou concentrée dans des centres religieux. Ce que le parcours et les pratiques de Dev démontrent est que les textes littéraires n’étaient ni uniquement réservés à une élite, ni exclusivement diffusés parmi les cours royales (grandes ou petites), mais également parmi d’autres couches de la société. Si la quantité de textes diffusée avant et après l’émergence des maisons d’édition et des imprimeurs ne peut certainement pas être comparée, il est cependant possible de réviser notre idée du modèle de diffusion pré-imprimerie et de le penser comme largement plus vaste et diversifié, tout comme il est possible de considérer le poète lui-même comme acteur de cette diffusion. Si à cela s’ajoutent la force, la pérennité et le large spectre de la diffusion littéraire au travers de la tradition orale qui est à compter comme un mode à part entière de la transmission de la littérature en Inde, dont la poésie de Dev fait également partie, on remarque alors que la production littéraire circule au sein d’une sphère dynamisée par l’intervention de multiples acteurs. Le second mode de recyclage identifié dans la production de Dev participe à ce même mouvement. Il est plus ciblé et plus classique, et comprend la reprise d’un même poème dans plusieurs ouvrages. Dans ce cas, l’artisan-poète utilise son matériau (le poème) afin de construire des ouvrages dont la thématique, la

53 Sur l’histoire du livre durant l’Inde coloniale, voir Stark 2008.

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structure et le contenu ne sont pas identiques. Ainsi, comme nous le verrons dans les exemples développés ci-dessous, un même poème peut être utilisé pour illustrer une nāyikā, une saison ou un rasa particulier dans un système théorique, sans que le poème ne subisse de modifications. Dev use de cette pratique à large échelle puisque la grande majorité de ses ouvrages comportent un nombre important de poèmes non originaux. Comme il sera démontré au travers des exemples ci-dessous, certains poèmes peuvent être repris plus d’une fois et servir divers propos. Ainsi, un nouvel ouvrage se nourrit des différents ouvrages qui l’ont précédé par une méthode de travail rôdée, qui nécessite de la part du poète expertise et savoir-faire. Par ce procédé, Dev fait circuler certains de ses poèmes très largement, puisqu’ils sont répétés d’une œuvre à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’un commanditaire à l’autre. Ce processus de diffusion atteint son but ultime lorsque les poèmes de Dev passent du support écrit à la tradition orale. En effet, si l’on se réfère aux poèmes de Dev qui ont été transmis sous forme orale, on remarque qu’ils sont tous repris dans plusieurs ouvrages du poète,54 ce qui n’est certainement pas dû au hasard, mais plutôt au fait que le poème devient connu et se retient au travers de la répétition. Deux exemples de recyclage sont développés ci-dessous afin de démontrer la variété des cas dans lesquels un poème est utilisé et de constater l’extrême habileté avec laquelle l’artisan-poète Dev replace ses compositions dans des contextes différents. Ils apparaissent tous deux dans le Rasavilāsa.55 Le premier exemple concerne un quatrain (kavitta) qui apparaît dans quatre ouvrages de Dev qui chronologiquement56 sont Bhavānīvilāsa (3.16), Rasavilāsa (5.108), Kāvyarasāyana (7.21) et Sukhāsāgarataraṅga (16). Le poème ne subit aucune modification, à l’exception de minimes variations orthographiques d’un ouvrage à l’autre : kāma kī kumārī sī parama sukumārī yaha jākī hai kumārī mahābhāga vā janaka ke / salaja susīla salunāī kī salākā saila-57

54 Voir les commentaires de Bangha (2002) dans l’anthologie de Broughton. Pour chaque poème de Dev, il répertorie les ouvrages dans lesquels celui-ci apparaît sous forme écrite. Tous les poèmes de Dev de l’anthologie apparaissent dans plusieurs ouvrages, à l’exception d’un seul dont il n’y a pas de trace écrite. 55 En Annexe 2, se trouve un tableau des poèmes du Rasavilāsa qui apparraissent également dans d’autres ouvrages. 56 Selon ce qui a été présenté au chapitre 1. 57 Le tiret est utilisé pour signifier que l’édition de Malviya, conçue avec une mise en page minimum du texte de Dev, suivant ainsi la tradition manuscrite, retranscrit les termes de la première et de la seconde ligne comme appondus.

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sutā tai salonī vaina vīnā kī bhanaka ke / evī avahī tai vanadevī aisī deṣī deva devī te agana guna gane hai ganaka ke / kanaka vanaka tana tanaka tanaka tana jhanaka manaka kara kaṅkana kanaka ke // Elle est comme la fille de Kamdev,58 elle est la plus belle des jeunes femmes, celle qui est la fille de Janaka est la grande fortune [de son père]. Réservée, vertueuse, elle est une flèche de beauté, plus belle que Parvati59 ; ses paroles sont mélodieuses comme le son léger de la vina. Dev [dit]60 « Hé sakhī,61 maintenant, elle ressemble à une déesse dans la forêt ; les astrologues comptent plus de vertus [en elle] que chez une déesse. » Des vêtements d’or sur un corps très menu, au poignet,62 des bracelets d’or qui tintent.63

Dans le Bhavānīvilāsa, ce poème est inséré dans un nāyikābheda. Il décrit la nāyikā de type deva gandharvī, une catégorie interne à une présentation de la svakiyā (épouse légitime) selon son âge.64 Dev définit cette nāyikā comme une jeune femme joyeuse, curieuse et modeste, dont la limite d’âge est de quatorze ans.65 Il l’illustre par un poème décrivant la belle Sita, incarnation de l’épouse idéale (pativratā), un modèle de svakiyā dont la description correspond à la nāyikā présentée. Dans le Rasavilāsa, le poème est également intégré à un nāyikābheda, mais selon une typologie différente qui présente la nāyikā selon ses dispositions naturelles.66 Ce poème est destiné à illustrer la nāyikā de type devasatva, celle qui a les dispositions naturelles d’une déesse. Comme dans l’ouvrage 58 Plusieurs traductions sont possibles pour kāma kī kumārī. Kumārī peut désigner simplement une jeune fille ou plus spécifiquement une jeune fille non mariée et vierge. Le terme renvoie également à la figure de Sita, dont il est question dans ce poème. Kāma peut être traduit, ou renvoyer à la figure du dieu de l’amour, Kamdev, comme le propose Kishorilal 1983, p. 98. D’autres possibilités sont : « Elle est comme une jeune fille vierge de désirs », « Elle est comme une adolescente en amour ». 59 Dans le texte sailasutā, la « fille de la montagne », qui est une désignation de Parvati. 60 Deva pourrait aussi être traduit en le connectant à devī qui suit, ainsi la traduction serait : « les astrologues comptent plus de qualités en elle que chez les dieux et les déesses ». 61 Evī est une interjection adressée à des femmes. Dans ce contexte, il est d’usage de s’adresser à la sakhī, compagne, amie et confidente de la nāyikā (Kishorilal 1983, p. 98). 62 Littéralement « à la main » (kara). 63 Jhanaka manaka, à comprendre comme jhanajhana kī dhvani, « un son qui résonne » (Kishorilal 1983, p. 98). 64 Voir BhniV 3.1. et 3.12 à 3.27. 65 BhniV 3.25. 66 Voir chapitre 5.2.2.

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précédent, l’utilisation de la figure de Sita est tout à fait appropriée pour représenter cette nāyikā, qui doit posséder les caractéristiques d’une divinité et qui doit éveiller chez son lecteur (auditeur) l’image d’une déesse. Le poème contient également des références explicites au monde divin telles que la comparaison à Parvati ou la qualification de Sita comme étant une déesse de la forêt. Le poème est repris une troisième fois dans le Kāvyarasāyana, un texte qui étudie et discute l’esthétique et la poétique de la littérature de langue braj. L’auteur y expose avec minutie les règles littéraires régissant la composition en langue braj et fournit des exemples aux concepts théoriques qu’il développe. C’est dans ce cadre-là, que notre poème apparaît comme un exemple d’une composition harmonieuse élaborée (nāgara samatā), qui se définit selon Dev comme une composition dont les mots, les vers et les descriptions se font selon l’allitération, et dont les syllabes sont régulières les unes par rapport aux autres.67 Une telle composition se divise en deux catégories, élaborée (nāgara) ou rustique (grāmīna), et notre poème illustre la première de ces deux catégories. A nouveau, le poème de Dev convient de manière exacte à ce qu’il souhaite démontrer puisque la qualité de l’allitération et la régularité des syllabes employées font de ce poème un exemple parfait pour sa démonstration, dont l’apogée se réalise dans le vers final au rythme extrêmement régulier. Enfin, le poème est repris dans un quatrième et dernier texte, le Sukhāsāgarataraṅga. Bien que cet ouvrage regroupe des œuvres précédentes de l’auteur, notre poème n’apparaît pas comme étant intégré aux ouvrages mentionnés ci-dessus, mais il est utilisé pour lui-même, de manière indépendante, au début de l’ouvrage. Il se situe parmi un groupe de poèmes qui adressent des prières auspicieuses (maṅgalācaraṇa) à diverses divinités. Notre poème apparaît bien évidemment comme une prière adressée à Sita. Ce premier exemple illustre la diversité des reprises. Deux fois, le poème est utilisé comme l’illustration d’une nāyikā, au sein de nāyikābhedas différents, une fois, il illustre un modèle de composition basé sur l’allitération, et enfin, une dernière fois, il est utilisé comme une prière auspicieuse au début d’un ouvrage. Dans trois cas, c’est la figure de Sita qui joue un rôle important et, dans le quatrième, c’est la qualité de l’allitération qui est prédominante pour le propos du poète. Mais dans les quatre reprises, l’utilisation du poème se fait fort à propos et le recyclage est tout à fait réussi et abouti, les poèmes correspondant à l’objet qu’ils définissent avec une extrême précision. La démarche de Dev et sa façon de travailler démontre la maîtrise exceptionnelle que l’artisan-poète a de son propre corpus, mais aussi ses vastes connaissances dans le domaine littéraire.

67 KR 7.20.

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3 L’artisan-poète dans le contexte socio-politique et littéraire

Le deuxième exemple de recyclage est encore plus extrême puisqu’il s’agit d’un poème (kavitta) qui a été repris six fois dans cinq ouvrages de Dev : Bhavānīvilāsa (2.27), Rasavilāsa (5.109), Sujānavinoda (7.31), Kāvyarasāyana (4.37) et Sukhāsāgarataraṅga (171 et 359) : āī varasāne te vulāī vṛṣabhānasutā niraṣi prabhāni prabhā bhāna kī athai gaī / caka cakavāna ke cukāe cakacoṭani so caukata cakora cakacaudhī sau cakai gaī / nandajū ke nandajū ke nainani anandamaī nandajū ke mandirani candamaī chai gaī / kañjani kalinamaī kuñjani alinamaī gokula kī galina nalinamaī kai gaī // Invitée, [Radha], la fille de Vrishabhanu vint de Barsana,68 ayant observé [cette] splendeur, le soleil se coucha.69 La femelle et le mâle cakavā70 sont perplexes, avec de la détresse dans les yeux;71 le cakora est très étonné, ébloui par la lumière éclatante.72 Elle est source de joie pour les yeux de [Krishna], fils de Nanda, celle qui est sous la forme de la lune inonde [de sa lumière] le palais de Nanda. Les allées de Gokul s’emplissent de bourgeons de lotus, d’abeilles dans les buissons73 et de lotus.

Ce magnifique poème décrit avec beaucoup de délicatesse et d’inspiration la splendeur de Radha rejoignant son bien-aimé Krishna. Si l’on maintient la chronologie, ce poème aurait été composé pour le Bhavānīvilāsa. Dans ce texte, il est inséré dans un nāyikābheda qui répertorie la nāyikā en padminī – citrinī – śaṅkhinī – 68 Barsana est un village de la région de Gokul, considéré comme le lieu de naissance de Radha. 69 Le soleil se couche de honte, face à l’extrême luminosité dégagée par Radha. 70 Le cakavā est un canard brun-orangé qui se sépare de sa compagne durant la nuit. Ici, le couple se retrouve dans un état de confusion et de perplexité, ne sachant plus si on est le jour ou la nuit. En effet, le soleil s’est couché, mais la lumière dégagée par Radha est si intense, qu’elle inonde le ciel tel le soleil. Dans le même temps, les oiseaux ressentent de la détresse, car la venue de la nuit impliquerait leur séparation. 71 Pour caka, du composé cakacoṭani et venant de cakṣu (Kishorilal 1983, p. 66). 72 Le cakora est une perdrix aux pattes rouges qui est traditionnellement décrite comme vivant sur les rayons de la lune. Dans le poème, elle est éblouie par la lumière de Radha. Parfois, le cakora est aussi comparé aux yeux de Radha. 73 Ali signifie abeille, mais c’est également une métaphore pour le bien-aimé, et kuñja représente le buisson derrière lequel les amants se rencontrent et se cachent pour partager un moment intime. C’est également ce qui est sous-entendu ici puisque Radha et Krishna sont réunis à la fin du poème.

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hastinī (femme-lotus – femme-artiste/image – femme-conque – femme-éléphant). Le poème est un exemple de la deuxième nāyikā, que Dev définit deux strophes plus haut comme possédant la démarche d’un éléphant,74 ayant des paroles et des ornements dont la magnificence est similaire à celle d’un paon, ayant les yeux sans cesse en mouvement et étant avisée.75 La figure de Radha est convoquée par le poète, qui la décrit comme étant aussi belle et resplendissante que la lune, pour représenter cette nāyikā également réputée pour sa grande beauté. Dans le Rasavilāsa, le poème est également cité pour illustrer une nāyikā, mais appartenant à un autre nāyikābheda, élaboré selon les dispositions naturelles de la jeune femme, comme dans le cas de Sita ci-dessus. Ici, Radha illustre la manuṣyasatva, celle qui a les dispositions naturelles d’un être humain. Dev ne définit pas la manuṣyasatva, mais très clairement, ce qui l’intéresse dans la figure de Radha, c’est sa nature humaine, en opposition à la nature divine de Sita dont le poème est positionné juste avant.76 Dans le Sujānavinoda, le poème intervient comme un exemple de la saison d’automne dans une liste de poèmes dédiés à la description des saisons (ṛtuvarnāṇa). Ce qui est important ici pour la démonstration de Dev, c’est le fait que le poème décrive l’éclosion des lotus durant la nuit, comme c’est le cas dans le dernier vers de la strophe : « Les allées de Gokul s’emplissent de bourgeons de lotus, d’abeilles dans les buissons et de lotus ». En effet, l’une des spécificités durant la saison d’automne telle que décrite par Dev plus en amont dans le texte, c’est que les lotus et les bourgeons de lotus sont nombreux, qu’ils sortent de l’eau durant le jour et que leur beauté éclate durant la nuit.77 Dans le poème, Radha, qui est aussi belle et éclatante que la lune, fait venir la nuit et permet aux allées de Gokul de s’emplir de lotus magnifiques. Le poème est aussi repris dans le Kāvyarasāyana, où il est présenté comme un exemple du sentiment d’étonnement (adbhuta rasa) parmi une description des divers rasas. Dev illustre, à travers notre poème, ce sentiment particulier qui s’exprime dans le deuxième vers, lorsque les oiseaux ne comprennent pas ce qui se passe, voyant soudainement arriver la nuit : « La femelle et le mâle cakavā sont perplexes, avec de la détresse dans les yeux; le cakora est très étonné,

74 La démarche de l’éléphant est un signe d’élégance dans la littérature indienne. Elle fait référence au balancement gracieux de l’animal lorsqu’il se déplace. 75 BhniV 2.25. 76 Dev suit les textes mythologiques krishnaïtes qui attribuent à Radha le rôle de la gopī préférée de Krishna. Malgré ce statut, cette dernière reste de nature humaine et n’accède pas au rang de divinité. Ce ne sont que certains mouvements spécifiques tels que les Rādhāvallabhins qui font de Radha la figure centrale de leur dévotion. Sur le Radhavallabha Sampradaya, voir par exemple Williams 2018. 77 SujanV 7.2.

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ébloui par la lumière éclatante ». La nuit ne devrait pas encore être là, c’est pourquoi les oiseaux, et particulièrement le cakora exprime un sentiment d’étonnement face au soleil qui se couche prématurément. Enfin, le poème apparaît deux fois dans le Sukhāsāgarataraṅga en tant que reprises. Une première fois il est cité comme un exemple de la saison d’automne et une seconde fois comme un exemple de la citrinī. L’artisan-poète recycle le même poème six fois, dans cinq ouvrages différents et afin d’illustrer trois situations différentes. Dans chacune de ces situations, le poème convient à la démonstration et est représentatif de ce que Dev souhaite démontrer. Si la forme du poème bref (muktaka) offre une grande souplesse et constitue une donnée de base permettant la réutilisation des poèmes d’une œuvre à l’autre avec fluidité et simplicité, puisqu’il s’agit de prélever le poème dans sa totalité et de le réintégrer à un autre ouvrage, il faut néanmoins que ce dernier contienne en son sein toutes les caractéristiques nécessaires à la démonstration que Dev souhaite faire. Car l’artisan-poète ne souhaite pas, par ce transfert, perdre l’impact auprès de son audience. Il reste très précis dans sa réécriture. Pour parvenir à ses fins, l’artisan-poète ne s’appuie pas toujours sur les mêmes ressorts et développe des stratégies différentes selon ses besoins. Lorsqu’il souhaite utiliser le poème pour représenter une nāyikā dans le cadre d’un nāyikābheda, on remarque que c’est l’image générale générée par le poème qui l’intéresse. Dans nos deux exemples, ce sont les figures de Sita et de Radha, qui transportent avec elles toutes les caractéristiques nécessaires à définir la nāyikā qui est discutée par Dev. Son lecteur doit alors s’attacher au poème dans sa globalité et retenir l’image générale qui se dégage de celui-ci, reflet de la jeune femme dont Dev a entrepris la description. Dans les cas où il s’agit d’illustrer un autre élément, un sentiment ou une saison, Dev ne s’appuie plus sur le poème entier, mais sur une partie de celui-ci, puisque ce ne sont plus les deux figures féminines de Sita et Radha qui importent le plus. C’est alors un vers spécifique qui est mis en exergue, vers qui comporte les éléments nécessaires à la démonstration. Par exemple, le vers qui concernait la fleuraison des lotus durant la nuit, considérée comme un fait typique de la saison d’automne ou lorsque l’un des oiseaux décrits dans le poème exprimait le rasa que Dev est en train de discuter. C’est alors sur cette mention particulière que l’artisan-poète attire l’attention de son lecteur (ou auditeur), plutôt que sur le muktaka dans son ensemble. Enfin, une troisième stratégie consiste à délaisser le contenu du poème pour s’intéresser à la forme. Ceci s’applique lorsque le poète fait la démonstration d’un exemple de composition harmonieuse élaborée, dans lequel le contenu du poème qui décrit Sita importe peu, seule la qualité de l’allitération compte et est nécessaire à la démonstration. Mais malgré l’habileté du poète à mettre l’accent sur l’aspect du poème qui l’intéresse spécialement, il n’en reste pas moins que sa pratique du

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recyclage est extrêmement précise et fonctionne dans tous les cas examinés. Elle dénote une grande maîtrise de son propre corpus qui est constitué de plusieurs centaines de poèmes qu’il sait réutiliser à bon escient dans des œuvres composées à plusieurs dizaines d’années d’intervalle. Cela pose la question de la méthodologie qui est utilisée par Dev pour conserver tous ces poèmes et être à même de les repérer dans son corpus pour l’usage souhaité. Avait-il une sorte de base de données dans laquelle il pouvait puiser ? Avait-il répertorié les caractéristiques que contenaient chacun de ces poèmes ? Est-ce la mémoire orale de ces poèmes qui étaient mise à contribution pour la composition de nouveaux ensembles ? L’image de l’artisan revient ici. Possédait-il une sorte de boîte dans laquelle ses poèmes étaient rangés et dans laquelle il pouvait puiser pour de nouvelles compositions comme le tisserand choisit parmi ses fils de divers couleurs pour composer un nouveau tissu ? Dans certains cas, cette pratique de recyclage est extrême. Par exemple, l’un des poèmes de Dev est utilisé neuf fois dans six ouvrages différents afin d’illustrer quatre éléments spécifiques. Le poème est même réutilisé plusieurs fois dans le même ouvrage.78 Difficile de ne pas voir, dans ces reprises démultipliées d’un livre à l’autre et au sein du même ouvrage, des contingences pratiques rendant ce processus indispensable à l’artisan-poète pour la composition de ses ouvrages et la remise de ses commandes. En plus d’une parfaite maîtrise de son propre corpus et d’une habileté à mettre l’accent là où il est nécessaire, la pratique du recyclage dénote également une parfaite maîtrise des codes littéraires de la littérature en langue braj, que Dev applique lui-même avec précision et raffinement à ses propres compositions. Cette discipline permanente dans son écriture, lui permet d’utiliser des compositions élaborées dans un certain contexte pour servir un autre propos dans un autre contexte. Il met en application les codes littéraires de la poésie de langue braj avec précision et méticulosité. Ainsi, et particulièrement dans le Kāvyarasāyana, il peut expliquer des concepts littéraires spécifiques comme adbhuta rasa, le sentiment d’étonnement, en ayant recours à un poème de son propre corpus qui le contient déjà. Enfin, la pratique de recyclage dénote de la créativité dans son application, comme par exemple dans le fait d’avoir recours à des figures féminines telles que Radha et Sita, extrêmement connues de son audience, pour définir des nāyikās particulières. Ce recours crée pour le lecteur de Dev un effet d’immédiateté, une façon de comprendre extrêmement rapidement ce que le poète veut

78 Le poème en question est utilisé pour illustrer une nāyikā de type proṣitapatikā (celle dont le bien-aimé est parti en voyage) dans BV version nī- 4.100, BhniV 4.49, BhniV 6.30, RV 5.80, SujanV 4.37 et SST 703 ; une virahinī (celle qui souffre de la séparation) dans SST 181 ; une viyoginī (celle qui souffre de la séparation) dans SujanV 7.45 et la figure de style upamā (comparaison) dans KR 9.18.

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3 L’artisan-poète dans le contexte socio-politique et littéraire

décrire. Ainsi, le recyclage est à l’intérieur même de la pratique de recyclage avec la mention de telles références, puisque le poète utilise aussi les références que son lecteur est capable de convoquer lors de la lecture de sa poésie, ce qui constitue un aspect bien connu des pratiques intertextuelles.

Conclusion Le contexte socio-politique du début du 18ème siècle menant à une décentralisation du pouvoir et à un partage des forces politiques est lié au développement et à l’expansion de lieux de production littéraire en-dehors des cours impériales. Comme nous l’avons démontré au travers de l’exemple de Dev, les poètes voyagent et trouvent mécène en-dehors des grands centres et de la cosmopolite Delhi. Sur leur chemin, ils rencontrent d’autres poètes, voyageant eux aussi et cumulant parfois les professions. Par ces déplacements et ces échanges, s’établit un réseau solide sur lequel les poètes peuvent s’appuyer afin de trouver de nouveaux bienfaiteurs. S’il est évident que l’existence de cours royales provinciales fonctionnant comme des centres de contre-pouvoir dans lesquels les arts étaient soutenus existaient déjà durant les siècles précédents, même durant l’âge d’or de l’Empire moghol, et qu’elles employaient elles-mêmes des poètes circulant entre centres impériaux et cours provinciales, le 18ème siècle et les décennies qui le précèdent, de par la multiplication et la solidification des cours provinciales, semble fournir une plus grande solidité à ce réseau que les poètes peuvent activer avec plus de facilité. Ce faisant, il devient moins important pour un poète de trouver un mécène prestigieux pour assurer son activité qu’il peut séparer sur différents sites et pour des mécènes de niveau social varié. Dev est le parfait représentant de cette dynamique puisqu’il s’est déplacé selon un périmètre géographique large et qu’il a fréquenté une grande variété de mécènes, parmi lesquels certains étaient des personnages puissants et connus, mais auprès desquels le poète n’est pas resté plus de quelques années. Comme nous l’avons suggéré, cette nouvelle dynamique a une répercussion sur l’activité d’écriture elle-même, puisqu’elle induit le poète à honorer ses commandes au fil de ses déplacements. Dans cette perspective, il recycle une partie de ses compositions dans de nouveaux ouvrages qu’il présente à ses nouveaux commanditaires, soit pour gagner du temps, soit parce qu’il est considéré comme normal que le poète ait un répertoire et qu’il l’utilise selon son bon vouloir en fonction des commandes auxquelles il doit faire face. A la manière des bardes itinérants qui choisissent dans leur répertoire les morceaux qu’ils vont jouer lorsqu’ils arrivent dans un lieu, le poète utilise son propre matériel dans lequel il va puiser pour composer de nouveaux ouvrages qu’il complète avec des compositions nouvelles et qu’il formate pour son nouveau commanditaire.

4 Le Rasavilāsa, innovation dans le genre du nāyikābheda A bien des égards, le Rasavilāsa (« Le Ravissement par rasa ») peut être considéré comme l’œuvre majeure du poète Dev en ce qui concerne le genre du nāyikābheda. Il peut également être considéré comme un texte de référence sur le sujet dans la littérature de langue braj en général, puisqu’il réunit un nombre important de poèmes de grande facture dédiés à la description de la nāyikā et organisés sous forme de listes. Si nombre de ces listes sont bien connues du genre et généralement déployées dans les ouvrages dédiés à ce thème, Dev fait preuve dans le Rasavilāsa d’originalité et de nouveauté, en proposant de nouvelles descriptions de la nāyikā. Cette nouveauté, comme nous le démontrerons dans les chapitres 5 et 6, provient des références que Dev va puiser en-dehors des limites établies du genre dans lequel son ouvrage s’insère. Par cette intertextualité, Dev démontre que le genre du nāyikābheda est susceptible d’être traversé par de multiples influences, provenant de traditions littéraires variées, composées en différentes langues et à des époques diverses. Il extrait ce mode d’expression de sa cloison rigide, figé dans un carcan traditionnel constitué de règles multiples, pour en faire une poésie vivante, utilisant la figure de la nāyikā comme le réceptacle de références interculturelles. Dans cet ouvrage innovant, composé pour un mécène de Delhi, le poète Dev joue avec ces diverses influences, susceptibles de trouver une résonnance chez son commanditaire. Ce faisant, il renforce le genre du nāyikābheda et démontre toutes les possibilités que cette forme littéraire contient. En puisant son inspiration à l’extérieur de la tradition, il enrichit la poésie rīti d’une part et met en lumière son raffinement éclatant d’autre part. Ce chapitre est consacré à la mise en contexte du Rasavilāsa et à la présentation du genre du nāyikābheda, après avoir exposé quelques éléments importants concernant la réception de ce texte. Le fait que le Rasavilāsa ait été composé pour un mécène hindou de la multiculturelle Delhi n’est sans doute pas étranger à l’originalité de cet ouvrage, qui ne peut être apprécié à sa juste valeur que par un lettré au fait de la littérature de son époque, capable de repérer toutes les références non annoncées du poète et d’évaluer le degré de digression par rapport au genre du nāyikābheda dans sa formulation classique.

4.1 Editions du Rasavilāsa et statut du Jātivilāsa Le Rasavilāsa est l’un des textes de Dev les mieux préservés, comme le démontre le nombre élevé de manuscrits qui nous sont parvenus. Pour son édition critique, https://doi.org/10.1515/9783110645705-005

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4 Le Rasavilāsa, innovation dans le genre du nāyikābheda

Malviya en a réuni douze exemplaires, préservés dans différentes collections en Inde et en Europe.1 Le texte a été édité une première fois par le même auteur dans sa première version du Dev granthāvalī (1967) et par Ramkrishna Varma chez Bharat Jivan Press en 1900. Il est également édité et commenté par Dindayal sous le titre Dev aur unkā Rasavilāsa en 2004 chez Navalok Prakashan. Malheureusement, ce précieux et unique commentaire (bien que contemporain) du Rasavilāsa ne se base pas sur l’édition critique de Malviya de 20022 et s’arrête brusquement à la fin du chapitre quatre, alors que le Rasavilāsa tel qu’il a été établi par Malviya est plus long puisqu’il contient sept chapitres.3 Dans notre chapitre sur le processus de recyclage mis en place par Dev, nous avons mentionné que plusieurs de ses ouvrages possédaient différents titres. C’est aussi le cas pour le Rasavilāsa, auquel on fait référence également sous le titre de Jātivilāsa (« Le Ravissement selon la caste ») et qui est considéré comme une portion du Rasavilāsa qui aurait circulé de manière indépendante. Ce Jātivilāsa correspondrait aux trois premiers chapitres du Rasavilāsa, formés d’un long nāyikābheda qui catégorise la nāyikā selon sa caste (jāti).4 Le Jātivilāsa et ce jātibheda sont dès lors confondus et pris pour un seul et même texte. Cependant, sur la base de ce qui est rapporté par Malviya, ce n’est pas le cas, puisque les trois manuscrits intitulés Jātivilāsa sont bien plus longs que les trois vilāsas qui forment le jātibheda. Ils comportent chacun au moins cinq chapitres, ce qui en fait un texte plus long et plus complet que ce qui est généralement admis.5 Une autre discussion concernant ces deux textes porte sur le fait de les considérer comme deux textes distincts l’un de l’autre, composés à des moments différents et pour des mécènes différents ou de considérer le Jātivilāsa comme une version incomplète et en devenir du Rasavilāsa.

1 Pour des détails, voir Malviya 2002, Vol. 2, p. 115–117. 2 On constate des divergences entre les deux textes et Dindayal ne prend pas en compte les variations d’un manuscrit à l’autre. Vraisemblablement, le manuscrit utilisé par Dindayal n’est pas pris on compte par Malviya, puisque son appareil critique ne mentionne pas les propositions de ce manuscrit lorsque celles-ci sont divergentes. Cependant, nous avons remarqué des similitudes entre le texte de Dindayal et le texte du Rasavilāsa tel qu’il est proposé dans le Sukhasāgarataraṅga. 3 Cependant, Dindayal en est conscient puisqu’il décrit le Rasavilāsa dans son introduction avec ses sept chapitres (cf. Dindayal 2004, p. 21–23). 4 Ce nāyikābheda est analysé dans le chapitre 6. 5 Malviya 2002, Vol. 2, p. 116–121, mentionne trois manuscrits qui portent le titre de Jātivilāsa. Il s’agit des manuscrits ve-, nī- et ā-. Le premier s’arrête à RV 5.35, le deuxième à RV 5.47 et le troisième est complet. Cependant, pour ce dernier, Malviya suppose qu’il s’agit d’une copie faite à partir de deux versions du texte. Celle appartenant au manuscrit ā- s’arrêterait à la fin du sixième chapitre.

4.1 Editions du Rasavilāsa et statut du Jātivilāsa

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Ce débat trouve son origine et se cristallise autour d’une strophe se trouvant dans le Rasavilāsa et dans le Jātivilāsa. Elle introduit un nāyikābheda sous-classificatoire dans le cadre général du jātibheda que nous venons de mentionner :6 devala rāvala rājapura nāgari tīni nivāsa / tāke lacchana bheda sava varanata jāti vilāsa // RV 1.14 La citadine a trois résidences : le temple, le palais royal et la ville du roi. Je décris toutes ces divisions et leurs définitions dans le Jātivilāsa.

Cette strophe se situe au début du premier chapitre du Rasavilāsa, respectivement du Jātivilāsa. Elle fait sens dans les deux cas, même si la signification est différente selon le texte. Dans le Rasavilāsa, elle indique que les divisions de la nāyikā telles que présentées ici se retrouvent également dans un autre ouvrage intitulé Jātivilāsa. Dans le Jātivilāsa, cette mention peut simplement être prise comme une référence au titre de l’ouvrage. Nagendra, s’appuyant sur cette strophe, soutient que Jātivilāsa et Rasavilāsa sont deux œuvres séparées et que la première est antérieure à la seconde. Pour accentuer son propos, il ajoute à son argumentaire le caractère extraordinaire des nāyikābhedas présentés dans ces deux textes et affirme que le Jātivilāsa aurait été composé durant un voyage que Dev aurait effectué à travers l’Inde après avoir dû quitter la cour de Kushal Singh. Le voyage aurait inspiré le poète et lui aurait donné les connaissances nécessaires à la composition de tels nāyikābhedas basés sur la caste et sur la région dans laquelle vivent les nāyikās décrites.7 Nous démontrons dans la suite de notre analyse que l’argumentaire de Nagendra concernant le voyage comme source d’inspiration ne tient pas.8 Malviya repousse également cette argumentation, mentionnant comme source d’inspiration le Nagaraśobhā de Rahim, qui contient des descriptions de la nāyikā selon sa caste, et le Kāmasūtra qui présente un nāyikābheda sur la base de diverses régions d’Inde.9 Concernant le Jātivilāsa et le Rasavilāsa, il argumente en faveur d’une seule et même œuvre, dont les manuscrits révèlent les différents stades de composition selon la thèse qu’il défend de manière générale dans l’ensemble de son édition pour des textes qui nous sont parvenus 6 Si l’on en croit la note 13 p. 163 de Malviya 2002, Vol. 2, donnant les variations des manuscrits concernant ce dohā. Les manuscrits ve- et nī- sont mentionnés comme fournissant une autre proposition dans deux cas. 7 Nagendra 1949, p. 48–49. Il estime la composition du Jātivilāsa à 1723 et celle du Rasavilāsa à 1726. Nous revenons plus bas sur la datation du texte. 8 Cf. chapitres 5 et 6. 9 Malviya 2002, Vol. 2, p. 120.

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4 Le Rasavilāsa, innovation dans le genre du nāyikābheda

sous plusieurs intitulés.10 En effet, selon lui et bien qu’il ne remette pas en cause l’antériorité du Jātivilāsa par rapport au Rasavilāsa, la mention du Jātivilāsa dans la strophe 1.14 serait due à un ajout des scribes qui, ayant mal interprété les paroles du poète, en auraient transformé le sens. Ainsi, selon Malviya, la signification première des paroles du poète est « tāke lacchana bheda, jāti, sava varanata »11 en lecture de « tāke lacchana bheda sava varanata jāti vilāsa », ce qui signifie littéralement « leurs divisions et définitions, selon la caste, je les décris toutes ». Selon cette lecture, la strophe 1.14 du Rasavilāsa (et du Jātivilāsa) ne contiendrait donc pas de référence à un ouvrage intitulé Jātivilāsa. Malviya poursuit son argumentation en avançant un raisonnement quelque peu confus qu’il fait reposer sur un autre dohā qui se trouve lui aussi dans le Jātivilāsa et dans le Rasavilāsa. Ce dohā, dont seule la première ligne nous intéresse ici, suggère que le Rasavilāsa aurait été composé une première fois : rasavilāsa raci grantha so kahata dūsarī vāra / RV 4.41 Je dis avoir composé ce livre, Rasavilāsa, pour la deuxième fois.

Malviya, alors qu’il vient de dire que la strophe 1.14 ne mentionne pas le Jātivilāsa, met maintenant en lien ces deux passages, RV 1.14 et RV 4.41, pour dire que le Rasavilāsa a été composé une première fois, sous-entendu que cette première fois fait référence au Jātivilāsa. Mais il n’utilise ce rapprochement que pour le rendre caduque puisque selon lui, comme les manuscrits du Jātivilāsa contiennent aussi cette strophe,12 le Jātivilāsa ne peut faire référence à lui-même. En conséquence et balayant cette strophe, il en conclut que les manuscrits qui s’intitulent Jātivilāsa sont des versions de travail ou des copies incomplètes du Rasavilāsa qui ont été conservées.13 Sur cette seule base et au vu de la grande circulation de ce texte qui en fait un ouvrage important, il est difficile de suivre Malviya dans son argumentation concernant ce dohā car selon nous, la strophe 4.41 n’est pas à mettre en lien avec la strophe 1.14, mais avec celle qui la précède (voir notre argumentation ci-dessous). Dès lors, la « deuxième fois » ou « autre fois » mentionnée dans ce dohā ne renvoie pas au Jātivilāsa, mais au Bhāvavilāsa, mentionné dans RV 4.40. Comme nous l’avons déjà mentionné, il n’est pas rare que les ouvrages de Dev soient connus sous plusieurs noms. Mais la non-uniformité de ces appellations

10 Voir le chapitre 3.2.2, dans lequel nous explicitons et discutons le point de vue de Malviya concernant d’autres textes qui présentent le même problème et sa recherche du manuscrit original. 11 Malviya 2002, Vol. 2, p. 123, suivi par Dindayal 2004, p. 111. 12 Malviya 2002, Vol. 2 p. 121. 13 Malviya 2002, Vol. 2 p. 124.

4.2 Contexte et contenu du Rasavilāsa

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recouvrent des réalités diverses, allant du simple raccourci d’un titre trop long à un ouvrage écrit pour un mécène différent. Comme nous l’avons mentionné également, Malviya suit le même schéma pour tous les textes de son édition, dans une volonté de trouver le manuscrit original pour chaque ouvrage. Nous avons esquissé un modèle de recyclage dans le chapitre 3.2.2, qui repose partiellement sur ces ouvrages qui nous sont parvenus sous des titres différents. Néanmoins, dans ce cas précis, il est difficile de départager les points de vue et d’assumer pleinement le fait que Jātivilāsa et Rasavilāsa seraient des ouvrages différents composés pour des mécènes différents, chaque argument trouvant son contre-argument. En effet, les deux textes ne sont pas identiques. Le Jātivilāsa est une version écourtée du Rasavilāsa et il comprend des strophes qui ne se trouvent pas dans le Rasavilāsa.14 Cependant, ceci peut simplement être le résultat de la circulation des manuscrits et de leur modification au fil de la transmission. De plus, les manuscrits du Jātivilāsa ne contiennent pas de dédicace, alors que le commanditaire du Rasavilāsa est connu en la personne de Bhogilal. Ceci pourrait amener à conclure à l’existence de deux textes distincts, cependant tous deux mentionnent le dohā 4.41 faisant référence au Rasavilāsa.

4.2 Contexte et contenu du Rasavilāsa Le Rasavilāsa est un ouvrage qui se distingue par son originalité au sein du genre du nāyikābheda qui s’est développé dans la poésie rīti et par la qualité des poèmes qu’il contient, tous dédiés à la description de la nāyikā. Cet état de fait n’a pas échappé aux lecteurs de Dev qui se sont chacun à leur tour demandés quelles ont été les références de cet ouvrage si particulier. Une partie de la réponse se trouve dans le parcours de l’artisan-poète et dans le contexte sociopolitique et littéraire du 18ème siècle que nous avons explicité et qui se déploie de manière exemplaire dans le Rasavilāsa, dont l’analyse va en démontrer la nature composite. Un second élément de réponse se trouve dans l’intention de Dev de vouloir proposer à son commanditaire un ouvrage original et marqué par la nouveauté, ce qui l’a contraint à sortir des descriptions de la nāyikā classiques et à réinterpréter des textes appartenant à d’autres traditions que la poésie courtoise de langue braj.

14 Malviya 2002, Vol. 2, p. 122 ; il s’agit de treize strophes dont cinq sont reprises dans le Sukhasāgarataraṅga.

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4 Le Rasavilāsa, innovation dans le genre du nāyikābheda

4.2.1 Mécénat et date de composition Le Rasavilāsa est l’un des ouvrages de Dev qu’il est possible de relier à un bienfaiteur que le poète nomme directement dans son texte. En préambule, avant de décliner ses descriptions de nāyikās, Dev présente son mécène, la ville d’où il vient et le contexte de production de l’ouvrage. Il délivre également quelques indications quant à son propre rôle de poète et quant à son parcours. Le tout est précédé, comme de coutume dans ce genre d’ouvrage, de deux poèmes de louanges (mangalacarana) appelant protection et bénédiction. Le premier est dédié à Krishna : pāini nūpura mañju vajai kaṭi kiṅkini kī dhuni kī madhurāī / sāṁvare aṅga lasai paṭapīta hiyai hulasai vanamāla suhāī / māthe kirīṭa vaḍe dṛga cañcala manda hasī muṣacanda junhāī / jai jagamandira dīpaka sundara śrīvrajadūlaha deva sahāī // RV 1.1 Aux pieds, [il porte] de charmants bracelets de cheville, à la taille une ceinture de clochettes qui tintent gracieusement. Sur son corps sombre, son vêtement jaune brille ; sur son cœur ravi, une guirlande de fleurs se pame. Une couronne sur la tête, de grands yeux mobiles, son visage aussi délicat que la lune reflète un doux sourire. Celui qui illumine le temple du monde, le beau fiancé lumineux du Braj est le support de Dev.

Cette strophe a été composée explicitement pour introduire cet ouvrage puisqu’elle ne se retrouve pas dans les autres textes de Dev.15 Elle est complétée par un dohā : girā gauri ganapati sumiri guru girīsa ke pāi / rasavilāsa kavi deva yaha racyo sarasa rasarāi // RV 1.2 Ayant convoqué Saraswati, Parvati et Ganesh, ayant salué le maître et Shiva, Moi, le poète Dev, je compose le Rasavilāsa [sur la base du] roi des rasas, le charmant [śṛṅgāra] rasa.

Demandant la protection de divinités hindoues et débutant l’ouvrage par un poème décrivant la beauté de Krishna typique de la poésie de la bhakti krishnaïte, Dev positionne son ouvrage en contexte hindou. Au passage, il indique que le contenu de

15 A l’exception du Sukhasāgarataraṅga, avec le même usage de prière auspicieuse introductive, voir SST 2.

4.2 Contexte et contenu du Rasavilāsa

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l’ouvrage, sur lequel il reviendra un peu plus en avant, se base sur śṛṅgāra rasa, le rasa favori des poètes rīti et qui trouvera son expression dans le Rasavilāsa.16 Le texte se poursuit par un éloge (praśasti) au mécène de l’ouvrage du nom de Bhogilal de Delhi. Le poète vante ses qualités et sa bonté dans le style emphatique standard de l’époque. Mais au-delà de la glorification appuyée du personnage, le texte livre plusieurs informations intéressantes : bhūli gae bhoja vīra vikrama visari gae jāke āge aura tana daurata na dīde hai / rājā rāi rāne umarāu unamāneu bhamāne nija guna ke garava giravī dehai / sujasa vajāra jāke saudāgara sukavi caleī āvai dasahū disāna ke umīde hai / bhogīlāla bhūpa lāṣa pāṣara livaiyā jihi lāṣana ṣaraci raci āṣara ṣarīde hai // RV 1.3 Oublié Bhoja ! Oublié l’héroïque Vikram ! Devant sa richesse17 et son audace, aucun autre ne supporte la comparaison. De l’avis des rājās, rāys, rāṇās [et autres] umarās,18 il donne en gage sa fierté pour souligner les qualités de chacun.19 Le poète va et vient dans toutes les directions comme un marchand dans l’espoir [de rencontrer] celui qui est célèbre dans tout le marché. Le roi Bhogilal a gagné de nombreuses armures20 [sur le champ de bataille] ; il en a constitué [un butin] pour ses dépenses et achète de la poésie.

16 Dev ne mentionne pas śṛṅgāra rasa explicitement, mais y fait référence en le qualifiant de roi des rasas (rasarāi). Il est considéré comme tel par les poètes rīti. Voir par exemple ce que dit Busch 2011, p. 112, concernant Keshavdas. Voir également Bahadur 1990, p. 116, à propos de Bihari et sur les poètes de la période désignés comme des « rītikāla poets », mais aussi comme des « śṛṅgārakāla poets ». Dev en fait clairement le but de plusieurs de ses compositions et définit lui-même śṛṅgāra rasa comme étant à la base des autres rasas. 17 Pour daurata pris comme daulata, « prospérité, richesse ». 18 Les trois premiers sont des titres donnés dans la noblesse hindoue, le dernier est un titre donné pour une personne de haut rang de la noblesse moghole. 19 Ce vers pose quelques problèmes. Le texte de l’édition de Malviya propose unamāneu bhamāne. Nous avons choisi de lire unamāne ubhamāne, en modifiant la césure. Nous traduisons unamāna dans le sens de anumān, « avis, opinion » (BHK) et lisons ubharānā (inciter, souligner) pour ubhamāne. Les autres manuscrits ne proposent pas de meilleures solutions. Dindayal 2004, p. 104–105, propose de lire unmatta (intoxiqué, fou) pour unamāne et le texte sur lequel il se base ne contient pas ubhamāne à sa suite, mais passe immédiatement à nija. 20 Pāṣara (pākhara) est un terme persan pour désigner l’armure des chevaux ou des éléphants. Dindayal 2004, p. 104–105, ne conserve pas le terme de pākhara. Il suggère plutôt de lire parakha (expertise, jugement), suggérant que Bhogilal possédait un tel jugement en matière de poésie qu’il en achetait.

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4 Le Rasavilāsa, innovation dans le genre du nāyikābheda

Le mécène Bhogilal est désigné dans ce poème par le terme sanskrit de bhūpa (roi).21 Dev le situe dans la même lignée que des rois prestigieux de l’histoire indienne tels que Vikram, légendaire empereur de l’Inde ancienne ou Bhoja (1010–1055), célèbre roi de l’Inde centrale, dont Bhogilal, assure Dev, dépasse la magnificence et les exploits guerriers, qui l’ont mené à se constituer une grande fortune. Comme Bhoja avant lui, Bhogilal soutient les arts et la littérature puisqu’il utilise sa richesse accumulée pour acheter (ṣarīde) de la poésie, désignée de manière littérale par le terme āṣara (lettre, mot). L’utilisation du verbe kharīdnā et dans le vers qui précède la référence au marché (vajāra) et au poète qui se compare à un marchand (saudāgar) sont redondants avec la discussion que nous avons développée concernant l’acceptation du poète en tant qu’artisan itinérant, en quête de nouveaux mécénats et en tant qu’acteur de l’économie.22 Même si cette image est utilisée ici pour mettre en avant la célébrité de Bhogilal, personnage dont tout le monde parle dans le bazar, Dev se met en scène dans cette posture du marchand ambulant qui cherche un client. Au-delà de la métaphore, cette indication peut être comprise comme la situation réelle à laquelle est confrontée le poète, qui est de «vendre» sa poésie. Enfin, Dev mentionne divers titres (rājā, rāy, rāṇā, umarā), qui renvoient à divers échelons sociaux des noblesses hindoues et mogholes de la société de l’époque et qui se côtoient dans l’entourage du mécène du Rasavilāsa.23 En quelques lignes, Dev dépeint une société multiculturelle, dans laquelle une pluralité de personnages se fréquente, dominée dans le cadre de ce poème par la figure de son mécène Bhogilal. Dans cette description, deux champs lexicaux se s’entremêlent, comme pour mieux distinguer la grandeur du bienfaiteur de Dev du contexte dans lequel il évolue. D’une part, pour marquer la grandeur de Bhogilal et assurer sa filiation avec un glorieux passé indien et hindou, Dev utilise un lexique appartenant à la langue sanskrite qu’il maintiendra chaque fois qu’il sera question d’évoquer son mécène, alors que d’autre part, pour évoquer des éléments contextuels, Dev utilise une langue composite, en ayant notamment recours à plusieurs termes persans. C’est une manière astucieuse de créer un contraste qui met en avant son mécène dans un contexte donné, mais c’est aussi en miroir de ce que représente

21 Voir aussi p. 155 pour une discussion sur le commanditaire du Rasavilāsa en tant que roi. 22 Cette image est également en adéquation avec le début de l’ouvrage qui mettra en scène des nāyikās et les diverses professions qu’elles exercent au sein du bazar. Voir chapitre 6. 23 Malviya 2002 Vol. 2, p. 129, mentionne rapidement que Bhogilal serait un conseiller de Muhammad Shah, ce qui pourrait expliquer ce vers dans lequel Bhogilal semble être décrit par Dev comme étant en relation avec divers personnages occupant diverses fonctions politiques. Nous n’avons pas été en mesure de trouver plus d’informations concernant le statut social ou les fonctions politiques de Bhogilal.

4.2 Contexte et contenu du Rasavilāsa

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Dev au sein du milieu culturel dans lequel il évolue. Il est le tenant d’une tradition spécifique, la poésie rīti, dans un contexte pluriel et se présente en tant que tel. Il est un marchand, désigné par le terme persan de saudāgar, vendant ses compositions en langue braj qu’il défend sur la scène littéraire de Delhi dominée par la littérature indo-persane. Dans la suite du texte, Dev continue à se mettre en scène en évoquant les divers mécènes qu’il a servis. Il mélange habilement des éléments de sa propre biographie et des considérations sur sa position en tant que poète qu’il traite sur un ton légèrement humoristique, avec les vers élogieux qu’il se doit de dédier à son mécène : pāvasa ghana cātaka tajai cāhi svātijala vindu / kumuda kumudinī nahi mudita jau lau udita na indu // RV 1.4 deva sukavi tāte taje rāi rāna sulatāna / rasavilāsa kari rījhihai bhogīlāla sujāna // RV 1.5 Tout comme l’oiseau cātaka abandonne le nuage de la saison des pluies pour la goutte d’eau du mois svāti24 ; de la même manière, l’excellent poète Dev a abandonné rois, princes et sultans [pour Bhogilal].25 Tout comme le lotus blanc ne se trouve heureux dans l’étang qu’une fois que la lune s’est levée,26 de la même manière, l’expérimenté Bhogilal n’est satisfait qu’une fois le Rasavilāsa composé.

Même si Dev évoque le fait qu’il a changé de mécènes uniquement grâce à l’attrait que représente le mécénat du prestigieux Bhogilal, comme il se doit, il n’en demeure pas moins que ceci correspond à son parcours, alternant son service auprès de divers commanditaires, désignés ici par des termes (rāi, rāna et sulatāna) qui démontrent la diversité de ses mécènes. Dans la strophe suivante, Dev poursuit sur le même ton glorifiant pour Bhogilal, tout en mentionnant que Delhi est le lieu où il réside : 24 Svāti correspond à une période du mois kārttika (cf. note 27 p. 92), durant laquelle la lune est en svāti. Il est dit que l’oiseau cātaka ne survit qu’en buvant des gouttes de pluie, spécialement celles qui tombent durant svāti. C’est aussi à cette période qu’il est dit que les gouttes de pluie qui tombent dans un coquillage deviennent des perles. 25 Il nous semble que ces deux couplets doivent se lire ensemble et qu’ils se répondent. C’est pourquoi dans la traduction française, nous traduisons le premier vers de RV 1.4, suivi du premier vers de RV 1.5 et le deuxième vers de RV 1.4, suivi du deuxième vers de RV 1.5, afin que les comparaisons établies par le poète soient plus lisibles. 26 Kumuda désigne le lotus blanc. Celui-ci s’épanouit durant la nuit, contrairement au lotus bleu qui s’ouvre durant le jour et se referme la nuit. C’est pourquoi il est satisfait une fois que la lune s’est levée, afin de pouvoir s’ouvrir.

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4 Le Rasavilāsa, innovation dans le genre du nāyikābheda

pūrava punyani ko mahimā bhuvi bhikṣuka bhaurani ko makarandu hai / sādhaka moda ko modaka bhogī bhuvāla bhayo ari kañjani kandu hai / dillī hai suddhasudhā ko sarovara tāmai lasai vasudhā ko anandu hai / kīrati kātika pūno kī rāti mai dūno virājata pūno ko candū hai // RV 1.6 Sa grandeur vient de ses actes méritoires précédents, il est un homme saint sur terre, il est le pollen pour les abeilles. Il est donneur de plaisir aux adeptes du plaisir, le roi Bhogi[lal] agit selon le bien, il est le bulbe qui fait naître le lotus.27 A Delhi, il est un lac de pur nectar dans lequel resplendit le bonheur terrestre. Il est deux fois plus célèbre que la nuit de la pleine lune de kārttika28 et deux fois plus majestueux que la lune lorsqu’elle est pleine.

Puis intervient un élément sur sa filiation, puisque Bhogilal est présenté comme faisant la joie de Yogidas (jogīdāsananda)29 : sājha kaiso indu bhora kaiso aravindu svātī vindu kaiso vādaru visāti vasudhāhī kī / madhu kaiso taravaru sarada kaiso saravaru hai garīvaparavaru prīti gunagāhī kī / jogīdāsananda juga jiyo jagavanda canda candana sī kīrati calāī citacāhī kī / dīna ko dayāla deva mūrati visāla bhogīlāla bhūmipāla sobhā so hai pātasāhī kī // RV 1.7 Tu es comme la lune au crépuscule, comme le lotus juste avant l’aube, comme le nuage portant la goutte d’eau du mois svātī ; tu es le trésor de cette terre. Tu es comme l’arbre à miel, comme un lac en automne ; défenseur des pauvres, tu es plein d’amour et de qualités. Ô joie de Yogidas ! Tu traverses les âges, méritant les honneurs du monde ; ta célébrité, [brillante] comme la lune et [parfumée] comme le bois de santal, se répand plaisamment. Dev [dit] : « Ô grand Bhogilal ! Chaque jour, tu es l’image de la compassion ; tu es le gardien de la terre, tu as la splendeur d’un empereur. »

Les louanges se terminent par un dernier poème vantant les mérites de Bhogilal construit sur la base de références puraniques, Bhogilal étant comparé dans sa bravoure à divers rois de la mythologie hindoue.30 27 Ari est pris dans le sens de dharmik vyakti (une personne agissant selon le dharma, BHK). Dindayal 2004, p. 106, propose une lecture différente : ari kañja nikanda hai, « sous la forme du lotus, il est le destructeur des ennemis ». 28 Kārttika correspond au huitième mois du calendrier lunaire hindou, soit octobre-novembre. C’est la période durant laquelle on fête dīpāvalī, dont il est fait référence dans ce vers. 29 Voir aussi RV 7.94 et 7.95. 30 RV 1.8 ; voir le commentaire de Dindayal 2004, p. 108–109.

4.2 Contexte et contenu du Rasavilāsa

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Malgré les efforts de Dev pour en faire un personnage extrêmement important, il semble difficile de collecter des informations concernant Bhogilal de Delhi, fils de Yogidas. Ni lui, ni son père ne sont mentionnés dans les diverses chroniques de l’époque que nous avons consultées. Selon Nagendra, Bhogilal a été oublié « parce qu’il n’était pas un grand roi »,31 selon les frères Mishra parce qu’il est mort prématurément.32 Si nous nous appuyons sur le texte de Dev, nous remarquons que non seulement l’emphase est extrêmement appuyée, Bhogilal étant même décrit comme un empereur, mais aussi qu’aucun titre correspondant à la hiérarchie sociale de l’époque n’est utilisé pour désigner Bhogilal, alors que de tels titres sont mentionnés dans les poèmes. Lorsqu’un terme est associé au statut social présumé de Bhogilal, il s’agit de bhūpa. Mais bhūpa ne désigne pas un rang au sein de la société moghole, ni au sein de la hiérarchie des dirigeants et de la noblesse hindoue, il s’agit d’un terme générique désignant un roi, largement utilisé en littérature. Tout au plus, il peut faire référence à l’idée de posséder une terre,33 ce qui pourrait être le cas de Bhogilal. Ceci nous fait dire que Bhogilal ne devait pas être un personnage politique extrêmement important dont le nom a traversé l’histoire. Le Rasavilāsa doit sa notoriété à la qualité et à l’originalité de son contenu et non pas à la célébrité de son commanditaire, c’est pourquoi il a été recopié et préservé au travers de plusieurs manuscrits. Il s’intègre parfaitement au profil que nous avons dressé de Dev et à l’idée que la poésie et certainement les arts en général s’ouvrent à une part plus large de la société, dans le même mouvement que celui qui fait que la province occupe un rôle important sur la scène culturelle en concurrence avec la centrale et cosmopolite capitale de l’empire moghol. En ce qui concerne la date de composition du Rasavilāsa, le texte tel qu’édité par Malviya en est dépourvu. On ne peut se baser que sur le fait qu’il est postérieur au Bhāvavilāsa, lui-même cité dans le texte.34 Cependant, sur la base d’un dohā présent dans certains manuscrits, certains ont daté le Rasavilāsa comme ayant été composé en 1726.35 Cette datation est contestée par Malviya qui argumente que le couplet servant à dater le texte ne se trouve que dans deux manuscrits, et que pour l’un d’entre eux, le dohā semble avoir été intercalé.36 Néanmoins, dans son

31 Nagendra 1949, p. 22. 32 Cités par Nagendra 1949, p. 22. 33 Sharma 1996 [1959], p. 193. 34 RV 4.40 et 5.98. 35 Nagendra 1949, p. 49 et Jaysaval 1974, p. 8 de l’introduction. Ce dernier cite également le dohā en question. 36 Malviya 2002, Vol. 2, p. 126. Il référence cependant le dohā en question dans son appendice, n° 7.93 sa- da-, p. 245.

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introduction au Jayasiṃhavinoda, il propose une date très proche, soit 1727, argumentant que le poète aurait quitté Asothar, où il se trouvait sous le mécénat de Bhagvant Singh en 1722 (date de la composition du Jayasiṃhavinoda) pour rejoindre Delhi.37

4.2.2 Un élan vers la nouveauté Le Rasavilāsa est un texte presque exclusivement dédié à la description de la nāyikā. Il comporte de fines représentations de la jeune femme dans différentes situations, dont la plupart sont originales pour le genre du nāyikābheda, pourtant fortement établi au début du 18ème siècle et constituant un passage obligé pour tout poète rīti. Cette originalité trouve sa source dans diverses explications qui se juxtaposent. Sans conteste, Dev est un poète particulier. Il a touché à de nombreux sujets, il maîtrise son art, et par la multiplicité de ses compositions, il peut se permettre de créer des œuvres plus provocatrices ou innovantes que d’autres, puisqu’il a par ailleurs eu l’occasion de démontrer ses capacités et sa maîtrise de la tradition dans d’autres ouvrages plus conformes à ce qui est attendu. Il est aussi un poète qui, comme nous l’avons vu, a acquis de l’expérience dans différents milieux, attaché à divers mécènes et fréquentant divers cercles de lettrés dont l’influence peut aussi apparaître dans le processus créatif. Enfin, le Rasavilāsa est dédié à un mécène de Delhi, une ville accueillant différentes traditions et friande de la diversité culturelle qui la compose, dont les habitants sont susceptibles d’accueillir, de comprendre et de déchiffrer un ouvrage novateur. Mais quelles que soient les causes ayant porté à l’émergence du Rasavilāsa, Dev en affirme clairement le caractère novateur et original qui est présenté comme l’un des objectifs de l’ouvrage, comme il le déclare dans le cœur du texte lui-même : kesava ādi mahākavinu varanī so vahu grantha / hauhūṃ varanata tāhi ava sarasa apūrava pantha // RV 4.39 eka vāra jadyapi kahī mata prācīna prakāsa / bhāva sahita siṅgārarasa racikai bhāvavilāsa // RV 4.40 rasavilāsa raci grantha so kahata dūsarī vāra / vahī nāikā bheda sava sunahu navīna prakāra // RV 4.41 Elle, [la nāyikā], a été décrite dans de nombreux livres, par Keshav et les autres grands poètes. Je la décris maintenant d’une manière charmante et sans précédent.

37 Malviya 2002, Vol. 1, p. 354.

4.2 Contexte et contenu du Rasavilāsa

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Même si je l’ai décrite une fois selon la coutume, j’ai décrit les bhāvas ainsi que śṛṅgāra rasa lorsque j’ai composé le Bhāvavilāsa ; je la décris une autre fois en composant ce livre, Rasavilāsa. Écoute ces divisions de la nāyika, elles sont toutes sous une nouvelle forme !

Ce passage est révélateur de la volonté de proposer quelque chose de nouveau avec des descriptions de la jeune femme dont le poète dit qu’elles sont sans précédent (apūrava pantha) et sous une nouvelle forme (navīna prakāra). Dev accentue son propos en mentionnant les autres poètes et Keshavdas, qui se sont déjà attelés à cette tâche, mais dont il souhaite s’éloigner pour être à même de proposer des nāyikābhedas que ces auteurs n’ont pas écrits. Il mentionne également le fait que lui-même a composé selon la tradition des nāyikābhedas plus conventionnels dans son ouvrage Bhāvavilāsa.38 Par-là, il démontre d’une part qu’il est à même de décrire les nāyikās selon les codes traditionnels du genre et d’autre part, il renforce l’effet de nouveauté et de fraîcheur qu’il se propose de livrer à son audience par la composition du Rasavilāsa. Le Bhāvavilāsa est en effet un ouvrage classique dédié à l’exposé des divers éléments propres à śṛṅgāra rasa, comme le souligne le poète, dont le nāyikābheda est l’une des composantes. La forme et le contenu de l’ouvrage sont traditionnels. Le Rasavilāsa est quant à lui visiblement différent, puisqu’il est constitué dans sa grande majorité de nāyikābhedas, laissant de côté les autres aspects pouvant être développés dans la littérature. Dès le début de l’ouvrage, à la suite des poèmes de louange à Bhogilal, Dev justifie ce choix en soulignant l’importance de kāma dans la vie d’un homme, ainsi que le bonheur apporté par la compagnie des femmes : jukti sarāhī mukti hita mukti bhukti ko dhāma / jukti mukti aru bhukti ko mūla su kahiyata kāma // RV 1.9 ramanī rākā sasimuṣī pūrai kāmasamudra / vinā kāma pūrana bhae lagai paramapada chudra // RV 1.10 tāte tribhuvana sura asura nara pasu kīṭa pataṅga / rācchasa jaccha pisāca ahi suṣī savai triya saṅga // RV 1.11 Pour atteindre la maison de mokṣa et la joie bénéfique de mokṣa, [il est dit qu’il faut agir selon] le dharma. Pour atteindre mokṣa et la joie [qu’elle procure], il est dit que son origine est en kāma. Une jeune femme dont le visage est comme la lune [une nuit de] pleine lune, emplit l’océan de kāma.

38 Selon notre compréhension, l’autre fois dont parle Dev dans le vers 4.41 renvoie au Bhāvavilāsa mentionné juste au-dessus et non au Jātivilāsa comme le suggère Malviya (voir notre discussion, chapitre 4.1). Notre traduction est également quelque peu différente dans ce cas afin d’accentuer la différence d’interprétation.

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4 Le Rasavilāsa, innovation dans le genre du nāyikābheda

Si l’on ne prend pas soin de nourrir kāma, même la voie suprême devient insignifiante. Dès lors dans les trois mondes, les dieux, les démons, les hommes, les animaux, les insectes, les animaux volants, les rākṣasas, les yakṣas et les piśācas sont tous très heureux avec leur femme.

Le lecteur est averti, le Rasavilāsa a pour propos kāma, présenté comme le point d’émergence des autres aspirations de l’homme que sont artha, dharma et mokṣa. Le vecteur d’expression de kāma, nous explique Dev, est représenté par les femmes (triya). Dans la tradition littéraire sanskrite, chacun des puruṣārthas (buts de l’homme) a donné lieu à une vaste littérature. Pour kāma, il s’agit des traités de sexologie (kāmaśāstras). Par ces quelques vers sur kāma, le poète annonce d’une part que son ouvrage a pour thématique kāma et d’autre part que ses typologies s’appuieront sur la littérature savante dédiée à kāma, en complément de la poésie rīti dédiée à śṛṅgāra rasa. Nous le constaterons à l’analyse de plusieurs typologies du Rasavilāsa dans le chapitre 5. Dès lors, en affirmant dès l’introduction de son ouvrage la prédominance de kāma, Dev prévient son lecteur que le Rasavilāsa est un ouvrage différent, dont les références ont été élargies. Il s’éloigne ainsi de l’ouvrage traditionnel représenté dans son corpus par le Bhāvavilāsa, qui, en tant que livre ayant pour objet śṛṅgāra rasa,39 développe un contenu propre à son exposé selon les codes de la littérature braj. Ici, bien que Dev fasse référence à śṛṅgāra rasa,40 il annonce aussi l’importance de kāma en accentuant la joie qu’une compagnie féminine apporte à l’homme (et àtous les autres êtres vivants). C’est dès lors la combinaison des deux notions qui devient l’objet du Rasavilāsa, qui se décline sur sept chapitres (vilāsa) au travers de l’énumération et de la description de dizaines de nāyikās. Contrairement à d’autres ouvrages de Dev, le Rasavilāsa suit une structure claire au sein de laquelle chaque nāyikābheda se voit attribuer un nom.41 Les trois premiers vilāsas regroupent un seul nāyikābheda dont les catégories de base sont au nombre de six (nāgarī, puruvāsinī, grāminī, vanyā, senyā et pathikavadhū). Elles forment une liste de nāyikās tout à fait inédites dans laquelle les jeunes femmes sont décrites en fonction de leur caste (jāti).42 Les quatre vilāsas suivants sont constitués de plusieurs nāyikābhedas classiques, parmi lesquels sont insérées des typologies nouvelles que sont le deśabheda (la division selon la région), le prakṛtibheda (la division selon le tempérament) et le satvabheda (la division selon les dispositions naturelles), toutes dans le vilāsa 5.43

39 BV 1.2–1.4. 40 RV 1.2. 41 Pour plus de détails, voir l’annexe 1. 42 L’analyse de ce bheda fait l’objet du chapitre 6. 43 Ces trois bhedas font l’objet du chapitre 5.

4.2 Contexte et contenu du Rasavilāsa

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Tableau 1 : Table des matières du Rasavilāsa. Chapitres

Contenu du chapitre



Description de la nāgarī, premières sous-catégories d’une typologie développée sur les trois premiers chapitres.



Suite de la description de la nāgarī



Suite de la typologie débutée au chapitre  avec la description de puravāsinī, vanyā, sainyā, pathikavadhū et grāminī.



Description des huits constituants (aṣṭāṅga) de la kāminī.



Description de la nāyikā selon les typologies appelées jātibheda (. –.), karmabheda (.–.), guṇabheda (.–.), deśabheda (.–.), kālabheda (.–.), vahikramabheda (.–.), prakṛtibheda (.–.) et satvabheda (.–.).



Description des dix hāvas liés à saṃyoga (.–.) et des dix dasās liés à viyoga (.–.).



Description de la svakīyā (.–.) et de la parakīyā (.–.), alimentée de sous-catégories internes, antarabheda (.–.), présentation d’un nāyakabheda (.–.) et subdivisions de darśana et śravana (.–.).

Le reste de l’ouvrage est plus conventionnel, bien qu’il soit peu fréquent de voir des nāyikābhedas ainsi scrupuleusement nommés et renvoyant à des listes de nāyikās établies par la tradition. Le vilāsa 4 présente les huit éléments (aṣṭāṅga) qui constituent la nāyikā : jovana (la jeunesse), rūpa (la beauté), guṇa (les qualités), sīla (la vertu), prema (l’amour), kula (la famille), vaibhava (la richesse) et bhūṣaṇa (les ornements). Dev définit chacun d’entre eux et donne un ou deux exemples de nāyikās possédant l’élément qui est mentionné. Le vilāsa 5 est un long chapitre constitué de huit nāyikābhedas qui définissent chacun la jeune femme selon une thématique différente. Le jātibheda (les divisions selon la classe)44 présente des jeunes femmes réparties selon une liste qui, avant d’être intégrée à la poésie rīti, a été élaborée dans les traités sanskrits de science amoureuse (kāmaśāstra).45 Cette liste divise la nāyikā en padminī (femme-lotus), citriṇī (femme-artiste/femme-image), śaṅkhinī (femme-conque) et hastinī (femme-éléphant). Le karmabheda (littéralement divisions selon la

44 A ne pas confondre avec celui dont nous venons de parler ci-dessus. 45 Sur cette typologie de nāyikās en particulier, voir les articles de Kapp 1975 et 2003, et Patel 2011.

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4 Le Rasavilāsa, innovation dans le genre du nāyikābheda

fonction) est le nom donné par Dev à la typologie qui divise la nāyikā selon l’homme ou les hommes avec qui la nāyikā est liée et qui se répartit entre svakīyā (la femme qui est à soi), parakīyā (la femme qui est à un autre) et sāmānyā (la femme qui est à tous). Le guṇabheda (les divisions selon les qualités) est une typologie hiérarchisée classant la nāyikā sous trois catégories : uttamā (inférieure), madhyamā (moyenne) et adhamā (supérieure). Le deśabheda (les divisions selon la région) collectionne des poèmes dédiés à la description de jeunes femmes avec pour thématique la région dans laquelle elles vivent. Le kālabheda (les divisions selon le moment) contient des descriptions de la nāyikā selon l’état de la relation qu’elle entretient avec son bien-aimé à un moment donné. Elle se divise en sept catégories : svādhīnapatikā (celle qui soumet son amant), kalahāntaritā (celle qui a quitté son amant sur une querelle), abhisārikā (celle qui va à la rencontre de son amant), vipralabdhā (celle qui est déçue par son amant), khaṇḍitā (celle qui est fâchée contre son amant), utkaṇṭhitā (celle qui s’est préparée pour la venue de son amant), proṣitapatikā (celle dont l’amant est parti en voyage). Le vahikramabheda (les divisions selon le degré de maturité)46 est une typologie qui apparaît normalement comme une sous-division de la svakīyā. Ce n’est pas le cas ici, mais la classification de la nāyikā reste la même. Elle peut être mugdhā (inexpérimentée), madhyā (moyennement expérimentée) ou pragalbhā (expérimentée). Le prakṛtibheda (les divisions selon le tempérament) présente la nāyikā selon trois catégories qui sont kapha (phlegmatique), pitta (bilieux) et vāta (venteux). Enfin, la dernière liste de ce chapitre 5 est mentionnée sous le nom de satvabheda (les divisions selon les dispositions naturelles) et regroupe la nāyikā selon qu’elle appartient au monde divin, démoniaque, animal ou humain sous neuf catégories différentes qui sont deva (divin), manuṣya (humain), gandharva (musicien céleste), yakṣa (esprit de la nature), piśāca (démon), nāga (serpent) khara (mule), kapi (singe) et kāka (corbeau). Après ce long chapitre, le suivant, plus classique, est consacré à la description des dix hāvas (comportements séducteurs) pouvant être adoptés en présence du bien-aimé (saṃyoga) et des dix dasās (situations) liées à l’absence du bien-aimé (viyoga). Enfin, le dernier chapitre, qui n’est pas structuré comme les autres, car il comporte divers ajouts concernant la svakīyā et la parakīyā, la présentation d’un bref nāyakabheda et quelques poèmes sur les différentes manières d’entretenir le souvenir du bien-aimé pour la nāyikā lorsqu’elle ne se trouve pas en sa présence. Au vu des dizaines de poèmes consacrés à la description de la femme et à la structure de l’ouvrage, force est de constater que le Rasavilāsa n’est pas un livre

46 Selon RV 5.85 vāla vahikrama bheda, les divisions selon le niveau [de maturité] une fois que la jeune fille est sortie de l’enfance.

4.2 Contexte et contenu du Rasavilāsa

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classique de la tradition littéraire rīti, mais bien un ouvrage différent, innovant, que Dev positionne lui-même au-delà de l’exposé de śṛṅgāra rasa, cadre conceptuel traditionnel des nāyikābhedas. En mentionnant délibérément kāma comme étant à la source de tout autre accomplissement et comme objet de son livre, il situe ses écrits dans un cadre plus large, englobant l’ensemble de la littérature dédiée à kāma. De ce fait, il agrandit le champ sémantique généralement réservé à la description de la nāyikā et élargit les références intertextualité susceptibles d’être convoquées dans un genre qui ne supporte que peu les nouvelles propositions.47 Cependant, il est nécessaire de pondérer cet effet de nouveauté, car comme les autres ouvrages de Dev, le Rasavilāsa n’échappe pas au phénomène de recyclage que nous avons déjà mis en avant. En effet, sur les 466 strophes que compte le livre, 199 sont reprises dans d’autres ouvrages y compris les reprises du Sukhasāgarataraṅga et 137 si l’on n’en tient pas compte.48 Les ouvrages avec lesquels il partage le plus de contenu sont le Bhavānīvilāsa et le Sujānavinoda avec environ un sixième du Rasavilāsa se retrouvant dans ces deux œuvres, et le Kāvyarasāyana pour un douzième. Comme il n’existe pas de certitude quant à la datation de certains textes, il est difficile de savoir dans quel sens se déroule le recyclage, si c’est du Rasavilāsa aux autres textes ou des autres textes au Rasavilāsa.49 Seul le Bhāvavilāsa qui se trouve mentionné dans le Rasavilāsa le précède de fait et les deux ouvrages partagent seulement dix-sept strophes. De plus, même si le Rasavilāsa est constitué en partie de poèmes rédigés antérieurement, il n’en reste pas moins que pour les chapitres les plus novateurs, c’est-à-dire les chapitres 2 et 3, ainsi que les bhedas inhabituels (deśabheda, satvabheda et prakṛtibheda) du chapitre 5, il n’y a pas de reprises des poèmes, que ce soit antérieurement ou postérieurement au Rasavilāsa.50 Ce qui démontre bien le caractère exceptionnel de la majeure partie de cet ouvrage, comme Dev le met en avant.

47 Chaque poète a tout de même essayé d’apporter sa propre touche, mais les changements restent minimes d’un auteur à l’autre et consistent le plus souvent à développer des souscatégories de catégories de nāyikās existantes. Voir Gupta 1967, p. 142 ss., qui répertorie certaines des nouveautés introduites par les poètes rīti. Parmi eux, Raslin et Dev apparaissent comme les auteurs les plus innovants. 48 Voir le tableau de correspondances en annexe 2. 49 Si l’on suit Nagendra, Bhavānīvilāsa (1698 ?) précède Rasavilāsa (1726 ?), alors que Sujānavinoda (1738 ?) et Kāvyarasāna (1743 ?) lui sont postérieurs. 50 Le chapitre 1 fait partie des chapitres novateurs mais, comme nous le démontrons dans le chapitre 6, si le nāyikābheda tel qu’il est présenté par Dev est tout à fait nouveau, les nāyikās du premier chapitre appartiennent à des figures traditionnelles du genre. Pour le reste, seul le poème 3.18 se retrouve également dans le Kāvyarasāna, ainsi que les poèmes 5.103 et 5.105 (discutés au chapitre 5) qui sont déjà présents dans le Bhavānīvilāsa, et 5.108 et 5.109 (discutés au chapitre 3.2.2.) qui sont repris dans plusieurs ouvrages (RV 5.108 est repris dans Bhavānīvilāsa 3.16,

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4 Le Rasavilāsa, innovation dans le genre du nāyikābheda

4.3 Le nāyikābheda Décrire la figure féminine dans le détail, avec raffinement et dans une tonalité érotique est l’objet du Rasavilāsa de Dev. Cependant, et ce malgré l’originalité revendiquée de son entreprise, le poète s’appuie sur des traditions qui le précèdent et qui ont forgé la manière dont la femme doit être décrite dans un nāyikābheda. La force de Dev est d’élargir les frontières du genre dans lequel il compose en recourant à l’ensemble des traditions littéraires à sa disposition ayant décliné la thématique de la description de la beauté de la femme, faisant ainsi du Rasavilāsa une synthèse des textes qui l’ont précédé au sens large. Il y développe un style qui lui est propre, en supprimant les divers protagonistes qui entourent généralement le couple d’amoureux dans les scénettes d’amour décrites dans les poèmes, pour focaliser l’attention du lecteur sur la nāyikā ellemême. C’est dès lors la description de la figure féminine qui contient toute la tension érotique du poème, plaçant le nāyaka à l’extérieur de la scène.

4.3.1 La formation d’un genre Le nāyikābheda n’a pas toujours été le sujet unique d’une œuvre littéraire.51 Il est important d’en connaître l’origine et le développement afin de comprendre l’usage qu’en fait Dev et où se trouvent les liens intertextualité. A la base, le nāyikābheda et son pendant masculin le nāyakabheda sont un moyen de décrire des figures féminines et masculines, selon des caractéristiques physiques et psycho-émotionnelles, et en fonction de situations amoureuses particulières. Chaque bheda est constitué de catégories et de sous-catégories définissant les protagonistes selon une thématique de départ, dénominateur commun de toutes les subdivisions présentées. La théorisation et le développement de ces catalogues de personnages réels ou imaginaires ont émergé au sein de la littérature savante sanskrite dédiée à kāvya (kāvyaśāstra et alaṅkaraśāstra) d’une part et au sein de la littérature savante dédiée à kāma (kāmaśāstra) d’autre part. Pour les premiers, l’intérêt est de dresser un inventaire des personnages littéraires masculins et féminins à même d’être représentés au sein d’une œuvre

Kāvyarasāyana 7.21 et Sukhāsāgarataraṅga 16 ; RV 5.109 se retrouve également dans Bhavānīvilāsa 2.27, Sujānavinoda 7.31, Kāvyarasāyana 4.37 et Sukhāsāgarataraṅga 171 et 359). 51 Pour plus de précisions concernant cette évolution, et sur le fait de considérer le nāyikābheda comme un genre littéraire à part entière, voir Cattoni 2014.

4.3 Le nāyikābheda

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littéraire en répertoriant tous les scénarios possibles. C’est pourquoi les catalogues de nāyikās et de nāyakas augmentent et se complexifient au fil des traités de poétique incluant ce chapitre à leur exposé, passant ainsi des huit nāyikās (aṣṭanāyikā) décrites par Bharata52 à des ouvrages énumérant des dizaines, voir des centaines,53 de catégories différentes.54 Dans tous les traités, on constate un intérêt plus marqué pour les descriptions de la nāyikā, plus nombreuses et plus détaillées, que pour les descriptions de la figure masculine. Cet attrait pour le nāyikābheda se marque de manière concrète et définitive avec des textes comme la Rasakalikā (« Un Bourgeon de rasa » ; 12ème s.) de Rudrabhatta ou la Rasamañjarī (« Bouquet de rasa » ; 1499–1541) de Bhanudatta qui en sont presque exclusivement constitués. Le second va devenir une référence pour les auteurs rīti de langue braj qui se saisiront de cette thématique pour la développer.55 Dans ce cadre, le nāyikābheda prend sa forme classique, qui s’inscrit dans le cadre du concept théorique littéraire de śṛṅgāra rasa et qui dans son contenu intègre des descriptions de la nāyikā et du nāyaka, mais également des descriptions de la sakhī (confidente) et de la dūtī (messagère), et selon les ouvrages, des descriptions des hāvas (comportements séducteurs), des bhāvas (émotions) et/ou des avasthās (stades successifs suscités par śṛṅgāra rasa). Le Rasavilāsa de Dev se situe totalement dans cette ligne. Le second corpus intégrant des nāyaka- et nāyikābhedas, est constitué des traités de sexologie, les kāmaśāstras, une branche bien définie du savoir brahmanique s’exprimant sur la notion de kāma. Ils y ont recours afin de décrire et classifier les différentes catégories d’hommes et de femmes, et leur compatibilité

52 Nāṭyaśāstra 24.210–24.220. 53 Voir par exemple l’Alaṅkārakaustubha (« Le Joyau de la poétique ») de Kavikarnapura datant du 16ème siècle. 54 Voir la thèse de Rossella 2006, p. 21–35 pour une comparaison de la description de la nāyikā dans le Nāṭyaśāstra (2ème - 4ème s.) de Bharata, le Daśarūpaka (fin du 10ème s.) de Dhananjaya, le Śṛṅgāraprakāśa (milieu du 11ème s.) de Bhoja, le Śṛṅgāratilaka (11ème s.) de Rudrabhatta, et le Sāhityadarpaṇa (14ème s.) de Vishvanatha. Pour une vue plus générale sur le sujet, voir sa thèse complète et ses autres travaux, Rossella 1999 et 2004. Pour mesurer le développement du nāyikābheda dans la littérature savante, voir encore le chapitre 2 de la section 1 de l’étude de Gupta 1967, qui offre un survol des principaux textes sanskrits ayant abordé le thème des nāyikābhedas. Voir également l’appendice A « Scheme of Nāyaka-nāyikā-bheda in Saṁskṛta Works on Dramaturgy and Poetics » dans le même ouvrage. Dans le même ordre d’idées, voir aussi Jyotishi 2009, p. 1–54, Varma 2007, p. 333–334 et l’introduction de Raghavan 1951, p. 5–116. 55 Pour ses développements dans la littérature rīti, voir le chapitre 4 de la section 1 et l’appendice B de Gupta 1967. Voir aussi Abrola 1976, Mital V.S. 2005, Varma 2007, Jyotishi 2009, p. 57–107 et Busch 2011, p. 79–87. Le nāyikābheda se retrouve également chez les poètes de la bhakti. Voir notamment la section 2 de Gupta 1967, Bhattacarya 1979 et Gupta 1987.

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4 Le Rasavilāsa, innovation dans le genre du nāyikābheda

sur le plan sexuel notamment.56 Dans ces textes, les bhedas représentent des typologies de femmes et d’hommes classés sur un mode scientifique et didactique, proche des traités de médecine57 et se basant sur des caractéristiques anatomiques, physiologiques et psychologiques.58 S’ils ne connaissent pas le même développement spectaculaire que dans les textes savants dédiés à kāvya, ils se voient tout de même être perpétués et complétés au fil des traités. On les trouve aussi bien dans les textes anciens tels le Kāmasūtra (2ème-3ème s.) de Vatsyayana, que dans des textes composés durant les périodes médiévales et pré-modernes qui élaborent de nouvelles typologies d’hommes et de femmes.59 Parmi ces derniers, deux d’entre eux ont eu un impact considérable. Il s’agit de l’Anaṅgaraṅga (« Les Modes de l’amour » ; 16ème s.) de Kalyanamalla et surtout du Ratirahasya (« Les Mystères de l’amour » ; 8–12ème s.)60 de Kokkoka, aussi connu sous le titre de Kokaśāstra (« Le Traité de Koka »).61 Parmi les thématiques exposées, ils développent de nombreux nāyikābhedas, accompagnés plus régulièrement que dans les alaṅkaraśāstras, de leur pendant masculin. Le Ratirahasya en particulier semble avoir été un modèle pour les textes plus tardifs en langues vernaculaires qui le citent abondamment, sont intitulés de la même manière et utilisent le terme de koka comme un synonyme de kāma.62 Cependant, tous les textes en langues vernaculaires ne reproduisent pas les nāyikābhedas de leur prédécesseurs, et c’est notamment le cas d’un ouvrage qui, au vu du nombre élevé de manuscrits conservés, est sans doute l’un des textes les plus importants sur le sujet pour la période pré-moderne. Il s’agit du

56 Nous mettons l’accent là-dessus car nous discutons la fonction des bhedas. Il a été démontré que les kāmaśāstras sont des textes qui peuvent être lus et analysés dans une perspective plus large. Voir par exemple Ali 2004 pour une analyse en contexte courtois et Doniger 2016 pour une lecture comparée du Kāmasūtra et de l’Arthaśāstra. 57 Un exemple sera développé au point 5.2.1. 58 Malgré cela, le terme de nāyikā est conservé dans certains cas, voir Kāmasūtra 2.1.1. 59 Zysk 2002, p. 8, dresse une liste des principaux traités durant cette période. Pour une recension plus détaillée, voir l’étude fondatrice de Schmidt, 1922 [1902] ; voir également le rapport de Wojtilla 1998 et l’édition d’une collection de traités de sexologie rares de Shastri 1967. Voir Bhattacharyya 1975, p. 102–122, pour une petite introduction à plusieurs de ces textes (Ratirahasya, Nāgarasarvasva, Jayamaṅgalā, Pañcasāyaka, Ratiratnapradīpikā, Anaṅgaraṅga), De 1969 et Shah 2009, pour des études plus globales. 60 Cette fourchette très large est donnée par Mylius 2009, p. 11. Zysk 2002, p. 8 situe le texte entre 1100 et 1200. 61 « [. . .] the Ratirahasya, Anaṅgaraṅga and other later treatises seem to have circulated very widely and held great influence. » Ali 2011, p. 10. Voir aussi le chapitre 2 de Gupta 2001, p. 30–84. 62 Voir par exemple le Kokaśāstra (1656) de Narbadacarya, intitulé de la même manière que le traité en sanskrit. Il cite le Ratirahasya dans la strophe 1.6 et utilise le terme de koka comme un synonyme de kāma dans la strophe 1.9 (ms 12153, RORI Jodhpur).

4.3 Le nāyikābheda

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Kokasāra (« L’Essence de Koka ») ou Kokamañjarī (« Bouquet de Koka ») du poète de langue braj Anand Kavi (début 17 ème s.). Par l’intitulé de son ouvrage, Anand se propose de livrer en langue braj un abrégé de la littérature dédiée à kāma. Dans sa sélection, il diminue fortement le nombre de nāyikābhedas et plus spécifiquement, il n’inclut pas les trois nāyikābhedas dont Dev s’inspire pour la rédaction de son Rasavilāsa, contrairement à l’Anaṅgaraṅga et au Ratirahasya.63 Ce qui signifie que même si la littérature sur la science amoureuse a continué au travers des langues vernaculaires, il semble qu’elle ne constituait pas une référence pertinente pour le genre du nāyikābheda, s’étant elle-même délestée d’un certain nombre de typologies. C’est dès lors la littérature shastrique sanskrite qui est une référence pertinente pour cette thématique. Le genre du nāyikābheda est si particulier et contient tellement de potentialités qu’il va dépasser le cadre des traditions sanskrite ou braj pour susciter l’intérêt de la tradition indo-persane représentée par la cour moghole ou celui d’auteurs composant dans d’autres idiomes littéraires. Ainsi, Sundardas compose le Sundaraśṛṅgāra (1631) pour l’empereur Shah Jahan,64 alors que les lettrés de la cour d’Akbar s’étaient déjà essayés au genre, notamment le poète Rahim avec une collection de barvais (distiques) sur le sujet.65 Malik Muhammad Jayasi intègre des nāyikābhedas à son Padmāvat (env. 1540) composé en avadhi et

63 Pour une analyse du Kokasāra en comparaison du Ratirahasya, voir Cattoni à paraître. Le fait qu’un texte aussi important dans le domaine des kāmaśāstras en langues vernaculaires que le Kokasāra ne contienne pas les nāyikābhedas qui pour certains d’entre eux, comme le deśabheda, constituent un chapitre entier de l’Anaṅgaraṅga ou du Ratirahasya, soulève des questions quant à la signification et à l’utilisation du nāyikābheda. D’autant plus quand ces mêmes nāyikābhedas sont utilisés dans une œuvre littéraire dont le but est considérablement différent de celui d’un traité sur la science amoureuse. La conjonction de deux mouvements contraires au sein de ces deux corpus est susceptible d’esquisser une dynamique plus globale qui serait l’abandon de certains nāyikābhedas dans les traités de sexologie en langues vernaculaires au profit d’autres éléments. Un mouvement qui serait à lire en parallèle du fait que le genre du nāyikābheda se développe dans la littérature courtoise de langue braj, exploitant elle-même de manière quantitative et exponentielle la figure de la nāyikā pour sa littérature érotique. Avec le Rasavilāsa, Dev termine le processus en récupérant ce qui a été abandonné par la littérature shastrique pour le réinjecter dans la poésie rīti, dans cette idée toujours présente d’offrir de plus en plus de descriptions de la figure féminine et d’être original pour satisfaire son audience. 64 Sur le mécénat de Shah Jahan pour les poètes de langue braj, voir Busch 2011, p. 143–156. 65 Sur Rahim, voir Busch 2011, p. 138–141. Elle mentionne également qu’Abu al-Fazl, grand intellectuel de la cour d’Akbar traite du nāyikābheda dans sa définition de sāhitya lorsqu’il présente en persan « les arts et les sciences des Hindous » à l’empereur moghol dans Āʼīn-i akbarī.

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4 Le Rasavilāsa, innovation dans le genre du nāyikābheda

la Śṛṅgāramañjarī (deuxième moitié du 17ème s.) d’Akbar Shah, composée en telugu et traduite en sanskrit,66 fait de même, le nāyikābheda étant un sujet particulièrement populaire au sein des cours musulmanes du Deccan.67 Le nāyikābheda va également déborder du domaine littéraire et être intégré à d’autres disciplines artistiques dans lesquelles il trouve un écho comme la danse, la musique ou les représentations visuelles.68

4.3.2 Le style de Dev A l’époque de Dev, le genre du nāyikābheda est fortement installé et les compositions appartenant à ce genre circulent et sont bien connues. Non seulement de nombreux textes ont été écrits sur le sujet, mais la nāyikā est aussi devenue l’objet de nombreuses représentations picturales, soit au travers de nāyikābhedas ayant été illustrés, soit au travers de miniatures indépendantes.69 Le genre paraît saturé, les poètes ayant épuisé tous les moyens de représenter cette figure littéraire. Néanmoins, par les références auxquelles Dev va faire appel dans son Rasavilāsa, il trouve un moyen de se distinguer et de surprendre son lecteur en concentrant l’attention de celui-ci sur la figure féminine qu’il place au centre de ses poèmes, devenant l’unique objet de contemplation. En effet, dans la littérature classique des nāyikābhedas, même si la nāyikā représente la protagoniste principale du poème, elle est souvent représentée en interaction avec d’autres personnages qui participent à la construction de la situation dans laquelle le personnage féminin est impliqué et qui mettent en exergue l’état émotionnel de la nāyikā. Il peut s’agir d’une ou de plusieurs

66 Composée sur la base de la Rasamañjarī de Bhanudatta et son commentaire intitulé Āmoda (Raghavan 1951, p. 2). 67 Raghavan 1951, p.8. 68 Pour la traduction des nāyikābhedas en langage corporel au travers de la danse kathak, voir Jyotishi 2009. Pour une comparaison entre le système de classification des nāyakas-nāyikās et celui des rāgas-rāgiṇīs, voir Dikshita 1967 et Jha [1970 ?] ; pour la musique voir encore Delvoye 2010, p. 151, qui traduit deux exemples de chants dhrupad sur cette thématique et Miner 2015 sur les listes de rāgas et rāgiṇīs dans différents corpus ; pour une monographie sur le lien entre la littérature hindie et le genre musical (thumrī), voir Du Perron 2007. Pour les arts visuels et spécifiquement la peinture miniature, voir la collection d’articles éditée par Dehejia 2005 sur la représentation de la nāyikā. 69 Voir par exemple Desai 1995, sur l’évolution des illustrations de la Rasikapriyā de Keshavdas (dans laquelle la nāyikā est largement représentée) ou Garimella 1998 sur les représentations de la sakhī.

4.3 Le nāyikābheda

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confidentes (sakhī), d’une messagère (dūtī) ou du nāyaka lui-même. Dans le Rasavilāsa, comme le poète a recours à d’autres corpus littéraires que celui des nāyikābhedas stricto sensu, ceci a pour conséquence d’impacter son style et sa manière de penser la figure de la nāyikā au cœur du muktaka. Au lieu du traditionnel dialogue qui s’instaure entre les divers personnages de l’intrigue amoureuse, souvent introduit dans les traductions par « l’amie dit à la nāyikā » ou « la nāyikā s’adressant à son bien-aimé », les poèmes du Rasavilāsa sont focalisés sur la description de la nāyikā elle-même et seulement sur elle. Dans cet ouvrage, il est plus rare que dans d’autres de trouver des interjections, afin de prendre à parti d’autres personnages et de les introduire dans la scène70 ou d’avoir des poèmes à plusieurs voix. Au contraire, la majorité des poèmes placent la nāyikā au centre de leur description et sont élaborés autour d’elle. Son apparence, ses attitudes, ses occupations sont alors décrites dans les moindres détails. Comment est-elle ? Que fait-elle ? Quelles sont ses caractéristiques physiques et/ ou psychologiques ? Comment se déplace-t-elle ? Quels vêtements porte-t-elle ? Quelles sont ses préférences dans les jeux amoureux ? Quelle est la tonalité de sa voix ? C’est moins la situation amoureuse qui prévaut que la description de la figure féminine elle-même. Par ce mouvement de zoom et de concentration sur la figure féminine, la nāyikā n’est plus traitée comme un sujet passif dans un lien de dépendance à son homologue masculin,71 mais plutôt comme un sujet érotique actif, agissant selon les caractéristiques qui la définissent et non selon les agissements du nāyaka.72 Dans le Rasavilāsa, ce n’est plus la relation avec le bien-aimé qui définit la description de la nāyikā, mais la caste à laquelle elle appartient, la ville où elle réside ou la nature de son tempérament. Dès lors, la figure masculine est traitée sur le même plan que tous les autres éléments qui définissent une nāyikā en particulier. Par exemple, lorsque la nāyikā est décrite comme aimant se promener en compagnie de son amant, la compagnie de l’amant est mise sur le même plan que la description de la guirlande de fleurs qu’elle porte sur la tête en ornement (RV 5.41). L’amant est un attribut, tout

70 A l’exception de certains poèmes, comme par exemple le RV 5.108. Mais ces poèmes sont de facture plus classique et dépeignent des nāyikās de type traditionnel, et non de nouvelles figures. 71 Rossella 2004, p. 102. 72 Une grande partie des bhedas traditionnels développent une description de la figure féminine en fonction des agissements de la figure masculine. Par exemple, la proṣitapatikā souffre parce que son bien-aimé est parti en voyage, la svakīyā contient dans la façon de la désigner le fait qu’elle appartient à son mari et est décrite en tant que telle ou la madhyā est moyennement expérimentée dans les jeux amoureux qu’elle pourra partager avec son bien-aimé.

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4 Le Rasavilāsa, innovation dans le genre du nāyikābheda

comme la guirlande de fleurs. Dans d’autres cas (majoritaires), la figure masculine est totalement exclue du poème pour être confondue avec celle du lecteur. Dans cette manœuvre, l’objectif du poète reste le même, soit de susciter śṛṅgāra rasa. Cependant, par ce mouvement, l’érotisme se déplace de la situation vécue entre les deux amants sur la figure féminine qui devient le vecteur unique de la transmission du rasa. Dans le même temps, ce déplacement de l’accent érotique crée un espace entre celle qui est désirée, la nāyikā, et celui qui la désire, le nāyaka qui, placé à l’extérieur de la scénette, se confond avec le lecteur. Cette rhétorique particulière développée dans le Rasavilāsa est probablement due au choix de la thématique des bhedas au travers desquels Dev construit ses catalogues de nāyikās, qui l’oblige à aller plus loin que le cadre traditionnel et à se concentrer sur la figure féminine.73

Conclusion Le Rasavilāsa est à considérer comme une œuvre majeure pour le genre du nāyikābheda tel qu’il est constitué au 18ème siècle. Au travers de cet ouvrage, Dev synthétise un ensemble de traditions littéraires qui ont utilisé la figure féminine comme vecteur de concepts littéraires ou de systèmes de savoirs, comme objet de beauté et d’esthétisme ou comme instrument magnifiant l’amour et ses plaisirs. Au travers de l’intertextualité mise en œuvre dans le Rasavilāsa, Dev alimente les connexions entre disciplines scientifiques et traditions littéraires, réunissant poésie, esthétique et sexologie. Il élargit le périmètre dans lequel le genre du nāyikābheda a évolué jusque-là et place son ouvrage au centre du « kāma world » tel que l’appelle Daud Ali, en faisant référence à la variété et à l’interdépendance des textes et disciplines ayant recours à la notion de kāma.74 Le Rasavilāsa peut dès lors se définir comme le produit de la synthétisation de corpus ayant évolué en parallèle et à même de se réunir au travers du nāyikābheda et de la figure féminine de la nāyikā, qui fonctionne comme un élément unificateur parmi la diversité des références. Cette place centrale

73 Pour le Rasavilāsa, il est évident que les typologies que Dev emploie ont un impact direct sur la façon dont il décrit la nāyikā, cependant il serait intéressant d’analyser l’influence que les représentations visuelles de cette même nāyikā ont sur la composition poétique puisque des schémas correspondants ont été relevés (voir Aitken 1997). 74 Ali 2011.

Conclusion

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et réunificatrice, identifiée dans le style du poète, renforce la figure féminine en tant que sujet unique de ses poèmes. Le Rasavilāsa offre également un exemple précis de l’artisan-poète, de sa capacité d’adaptation, de sa prise en considération du contexte dans lequel il évolue et du lien qui l’unit au mécène pour qui il compose. En quelques lignes introductives dédiées à la valorisation de son bienfaiteur, Dev livre un témoignage du monde dans lequel il vit et propose une réflexion fine et humoristique de son propre statut, tout en mettant à profit les divers champs lexicaux que lui offre la culture composite du début du 18ème siècle dans laquelle il évolue avec aisance.

5 Des kāmaśāstras à la poésie rīti à travers la description de la nāyikā Afin d’honorer ses engagements de nouveauté, Dev s’est vu contraint de sortir des standards dans lesquels le genre du nāyikābheda était établi au sein de la poésie rīti du 18ème siècle. En effet, il était difficile pour lui de faire dans l’originalité en reproduisant des descriptions de nāyikās mille et une fois réécrites par les plus grands poètes. C’est pourquoi, il a eu recours à d’autres références littéraires afin d’enrichir le catalogue de nāyikās présenté dans son Rasavilāsa. De manière tout à fait naturelle, il s’est tourné vers un corpus de textes, les kāmaśāstras, qui en son sein contient des descriptions de la femme sous forme de nāyikābhedas et qui a pour sujet principal kāma. En puisant dans ces traités, il trouve de nouvelles listes qui n’ont pas encore été exploitées par les poètes rīti et qui contiennent le potentiel d’innovation qu’il recherche. Cependant, le passage de nāyikābhedas appartenant à des traités de sexologie issus de la tradition sanskrite à un ouvrage poétique de langue braj ne s’opère pas sans conséquence. En effet, même si les nāyikābhedas des kāmaśāstras et les nāyikābhedas littéraires ont des points communs, ils ont aussi des points divergents. Les premiers sont conçus dans une perspective savante d’acquérir des connaissances sur les femmes et sur les hommes afin d’assurer une vie commune optimale, sur un plan sexuel mais aussi social et de constituer un système de pensée en lien avec les relations amoureuses entre hommes et femmes. Les seconds ont pour but unique de transmettre śṛṅgāra rasa en décrivant à l’aide d’un vocable délicat les femmes et leurs atours. Le contenu des premiers ne s’avère pas forcément compatible avec l’objectif des seconds, le passage d’un corpus à l’autre étant susceptible d’impliquer le transfert d’un système de connaissances complexe. Dans cette dynamique, outre l’effet d’originalité recherché par le poète, il sera intéressant de noter quelle est la part de savoir scientifique qui migre des kāmaśāstras aux nāyikābhedas de Dev, ainsi que la façon dont elle migre au travers des éventuelles et inévitables interventions du poète. Dans le Rasavilāsa, Dev se réfère aux nāyikābhedas des kāmaśāstras sanskrits pour trois listes en particulier qui vont faire l’objet de ce chapitre et pour lesquelles nous interrogeons le lien qu’elles ont maintenu avec les listes originales des traités de science amoureuse. Les descriptions des nāyikās de Dev conservent-elles le savoir accumulé et construit dans les traités de la tradition sanskrite ? Si oui, dans quelle mesure et avec quelles conséquences pour sa propre écriture ? Comment le poète utilise-t-il ces textes ? Quels ressorts créatifs met-il en place ? Quel est le degré de rupture avec le genre du nāyikābheda ? Quels processus sont convoqués au travers de ces références, entre transfert, https://doi.org/10.1515/9783110645705-006

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5 Des kāmaśāstras à la poésie rīti

transmission, transformation, création, innovation et recyclage ? Ce sont quelques-unes des questions qui seront abordées. Dans cette analyse, nous constaterons également que, dans certains cas, la compréhension des poèmes de Dev est facilitée par une lecture parallèle des textes shastriques.

5.1 La référence aux kāmaśāstras de la tradition sanskrite La perméabilité entre divers genres littéraires de diverses périodes a déjà été démontrée, chaque texte n’évoluant pas en vase clos mais bien en relation avec l’ensemble de la production littéraire, d’où l’intertextualité que le lecteur avisé perçoit, quel que soit l’ouvrage qu’il ait entre les mains. Repérer ces traces, les analyser et les contextualiser, telle est la tâche qui incombe à l’historien-ne des textes qui cherche à comprendre comment une tradition littéraire s’est construite et quelles sont les dynamiques qui la composent. En ce qui concerne le Rasavilāsa, le premier pas est de repérer les liens que cet ouvrage typique de la poésie rīti entretient avec la littérature shastrique sanskrite.1 Cette référence empruntée au passé, plutôt qu’à la littérature shastrique en langues vernaculaires contemporaine à Dev, nous rappelle l’importance de la tradition sanskrite pour les auteurs rīti, malgré leur volonté de détachement et de réinterprétation. Dans le cas de Dev, elle renvoie également à sa propre éducation, classique et traditionnelle, et à son usage d’un braj fortement sanskritisé2 qui se retrouve aussi dans les choix de ses références et sources d’inspiration. Une fois l’intertextualité repérée, il s’agit de se demander de quoi et comment sont constitués ces liens. Les réponses à ces questions seront apportées par une lecture comparée du Rasavilāsa et de deux kāmaśāstras, le Ratirahasya et l’Anaṅgaraṅga, sélectionnés pour leur représentativité au sein de la tradition

1 Nous mettons en exergue ce lien pour trois nāyikābhedas du Rasavilāsa, alors que le chapitre 6 renvoie à la tradition littéraire indo-persane. L’originalité du Rasavilāsa a interpelé les lecteurs de Dev qui se sont interrogés sur la provenance de ses descriptions. Nous avons déjà mentionné que Nagendra pensait que cette originalité était due à un voyage de Dev qui lui aurait permis d’observer les femmes de divers endroits et leurs coutumes. Avasthi [V.S.] 1992, p. 42 fait référence aux kāmaśāstras comme une source d’inspiration de Dev, aux côtés de Bhanudatta et des kāvyaśāstras sanskrits ; Gupta 1967, p. 141, mentionne les traités de science médicale pour le prakṛtibheda et le Nātyaśāstra pour le satvabheda ; Malviya 2002, Vol. 2, p. 120 renvoie au Kāmasūtra pour le deśabheda et à l’Anaṅgaraṅga dans un commentaire de l’un des poèmes du satvabheda (p. 150). 2 Ceci n’est pas valable pour les parties introductives des livres dans lesquels Dev fait usage de divers registres lexicaux, comme nous l’avons fait remarquer dans plusieurs exemples.

5.2 Les nāyikābhedas du Rasavilāsa

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shastrique sanskrite.3 Il ne s’agira cependant pas de définir ces deux textes comme les sources exactes de Dev, mais plutôt de comprendre et d’analyser l’influence du corpus shastrique sur sa propre création.4 Les similitudes entre un corpus et l’autre permettront d’évaluer la part de connaissances des traités qui est reprise dans la poésie de Dev et de se questionner sur ce tranfert en en repérant les modalités. Les différences quant à elles souligneront la malléabilité de ses sources, ainsi que la part créative de l’auteur, qui oscillera entre réinterprétation, transformation, réécriture et respect des codes littéraires propres à sa tradition. L’ensemble du processus démontrera l’impact de telles références sur le genre du nāyikābheda tel qu’il s’est développé dans la poésie courtoise de langue braj.5

5.2 Les nāyikābhedas du Rasavilāsa Les trois nāyikābhedas qui renvoient à la littérature des kāmaśāstras se trouvent dans le chapitre 5 du Rasavilāsa. Ce dernier est celui qui contient le plus grand nombre de strophes, il est soigneusement structuré et compte huit nāyikābhedas. Parmi ceux-ci, trois ne font pas partie des listes habituelles des poètes rīti, il s’agit du deśabheda, qui subdivise la nāyikā en fonction de la

3 Comme mentionné au point 4.3.1, ces textes ont largement circulé. Ils ont aussi été abondamment traduits, en particulier l’Anaṅgaraṅga, traduit rapidement en arabe, en persan et en urdu (Mylius 2009, p. 99) et par Foster F. Arbuthnot et Sir Richard F. Burton en 1885. 4 Outre le fait que la recherche des sources exactes ne constitue pas notre objectif, elle est rendue impossible par le grand nombre de manuscrits et l’absence d’éditions critiques de ces deux textes. Ainsi, les variations entre une version et l’autre d’un texte, particulièrement pour l’Anaṅgaraṅga, peuvent être importantes. Dans le cadre de cette étude, nous avons consulté pour le Ratirahasya l’édition du texte sanskrit d’Ayurvedacarya 1930 et celle de Sharma 1994. Nous avons également consulté la traduction anglaise de Comfort 1964 (élaborée sur la base des traductions allemandes de Schmidt 1922 [1902] et de Lienhard 1960, ainsi que sur deux éditions de textes sanskrits, celle de Ghildiyal 1923 et la seconde publiée à Bénarès, chez Tara Press, en 1912.), ainsi que les traductions allemandes de Schmidt 1922 [1902], Lienhard 1960 et Mylius 2009. Lorsque nous citons le Ratirahasya, il s’agit du texte tel qu’édité par Sharma 1994. Pour l’Anaṅgaraṅga, nous avons utilisé l’édition du texte sanskrit de Prasad 1983. Nous avons également consulté sa traduction anglaise, ainsi que la traduction française de Papin 1993 et la traduction allemande de Mylius 2009. 5 Dans ce chapitre, nous soulevons certaines de ces correspondances ou dissonances, mais nous mettons surtout l’accent sur les répercussions que la référence ou la non-référence aux kāmaśāstras a sur la poésie de Dev. Pour une étude détaillée du Rasavilāsa et des liens qu’il entretient avec les traités de sexologie sanskrits selon les méthodes de l’analyse textuelle comparative, voir Cattoni 2016.

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5 Des kāmaśāstras à la poésie rīti

région d’où elle vient et qui comprend vingt-six poèmes (le plus long bheda des huit), du prakṛtibheda, qui classe la nāyikā en fonction de son tempérament sur trois poèmes et enfin du satvabheda, qui la présente en fonction de ses dispositions naturelles et qui rassemble neuf poèmes. Si ces trois bhedas empruntés à la littérature shastrique sont effectivement repris par Dev pour décrire la nāyikā, ils ne le sont pas tous de la même manière et font chacun émerger des procédés spécifiques qui sont analysés séparément pour chacun des bhedas.

5.2.1 Le prakṛtibheda ou le transfert d’un système de savoirs L’objectif de Dev lorsqu’il intègre de nouvelles listes de nāyikās à son ouvrage est de surprendre son audience en lui offrant de la nouveauté. Cependant et par ricochet, cette démarche engendre d’autres conséquences. L’une d’entre elles est que les connaissances construites sous forme de systèmes de savoirs complexes contenus dans les kāmaśāstras se voient transférer dans la poésie de Dev. Ceci est le cas pour les trois bhedas que nous avons mentionnés, dans lesquels une lecture parallèle des descriptions des kāmaśāstras et des poèmes de Dev démontre à plusieurs endroits une correspondance entre les deux corpus. Mais le cas le plus explicite est fourni par l’analyse du prakṛtibheda qui est importé par Dev dans sa totalité, tant au niveau de sa structure que de son contenu, restant ainsi fidèle aux kāmaśāstras sanskrits dans le format de la liste « re-productive », servant à confirmer le modèle constituté par les textes shastriques. Si bien que le lecteur du Rasavilāsa se voit quelque peu surpris par des descriptions de nāyikās inhabituelles qui, au lieu d’être présentées comme de belles jeunes femmes dans un cadre érotique, se voient dépeintes selon une typologie basée sur un système issu de la science médicale et menant à la description de jeunes femmes peu avenantes et de mauvais caractère. Ainsi le lecteur du Rasavilāsa reconnaît ou fait connaissance avec un système de savoirs exposé dans les kāmaśāstras depuis les plus anciens textes, puisque certains éléments de cette typologie apparaissent déjà dans le Kāmasūtra lui-même.6 Le prakṛtibheda est une catégorisation de type fermé et hiérarchique, se déclinant de la femme au meilleur tempérament à la femme dont le tempérament est le moins bon. Les femmes y sont répertoriées selon trois catégories construites sur la base de leur tempérament (prakṛti) qui peut être de type kapha (phlegmatique), pitta (bilieux) ou vāta (venteux). Ce système exposé dans les kāmaśāstras

6 Mylius 2009, note 89 p. 32.

5.2 Les nāyikābhedas du Rasavilāsa

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repose sur la théorie des trois humeurs (tridoṣa)7 telle que développée par les traités médicaux d’ayurvéda, qui ont vraisemblablement influencé les traités sur kāma.8 Dans le Rasavilāsa, la description de la femme selon son tempérament intervient dans le chapitre 5, entre une catégorisation de celle-ci selon son degré de maturité (vahikramabheda : mugdhā, peu expérimentée – madhyā, moyennement expérimentée – pragalbhā, expérimentée) et une division selon ses dispositions naturelles (satva). Une position similaire à celle que l’on trouve dans les kāmaśāstras, puisque dans le Ratirahasya et dans l’Anaṅgaraṅga, le prakṛtibheda se situe dans le chapitre 4, entre une typologie établie selon l’âge de la femme (bālā, enfant – tarunī, jeune – prauḍhā, mûre) et une typologie basée sur ses dispositions naturelles (satva). Chaque tempérament regroupe un certain nombre de critères fonctionnant par analogie avec ce dernier. Ainsi, pour chaque type de femme, les kāmaśāstras informent sur la stature, la couleur de la peau, la qualité des dents, des cheveux, des ongles ou des yeux, la température du corps, la texture du vagin et la qualité des sécrétions qui s’en écoulent, ainsi que le tempérament général. Selon ce que disent les kāmaśāstras, il est bon de connaître ces signes distinctifs qui assurent une bonne connaissance de la femme avec qui on souhaite entretenir une relation. Si Dev va importer un bon nombre de ces critères pour décrire chacune des nāyikās de cette liste, il va cependant lui être difficile de les inclure tous dans ses descriptions. Malgré cela, il déclare explicitement reprendre cette typologie décrite par d’autres auteurs avant lui : prakṛti bheda kari nāikā trividhi kahata kavi loi / tāte so kapha pitta aru vāta prakṛti triya hoi // RV 5.99 Il est dit que le poète divise la nāyikā en trois types selon le tempérament. Dès lors, la femme peut être de tempérament phlegmatique, bilieux ou venteux.

Les kāmaśāstras ne sont pas explicitement mentionnés par Dev qui fait usage du terme générique de kavi pour renvoyer à d’autres auteurs avant lui qui ont

7 Pour plus d’informations sur cette doctrine classique des trois humeurs et sur les textes qui la contiennent, voir l’article de Cerulli 2018 dans la Brill’s Encyclopedia of Hinduism intitulé « Āyurveda ». 8 L’origine de cette liste dans les kāmaśāstras et son lien avec les traités médicaux n’est pas très claire. Sharma 1994, p. 56, dans son commentaire du Ratirahasya fait référence à l’ayurvéda. Comfort 1964, note 1 p. 116, dans sa traduction du Ratirahasya identifie le Guṇapatākā, mentionné dans l’introduction à ce bheda comme un traité médical perdu, alors que Mylius 2009, note 87 p. 32, l’identifie comme un traité sur les arts de l’amour. Néanmoins Mylius 2009, note 89 p. 32, s’accorde à dire que cette typologie est élaborée selon la science médicale.

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5 Des kāmaśāstras à la poésie rīti

construit cette typologie qui se divise en trois catégories. Cependant il va la conserver, ainsi que ses trois catégories, en les présentant dans le même ordre hiérarchique que dans les kāmaśāstras. Pour chacune d’entre elle, il prend soin d’introduire le type de nāyikā par une définition (sous la forme d’un dohā), avant de donner un exemple de ladite nāyikā (sous la forme d’un savaiyā). Cette structure précise et soignée, typique d’un lakṣaṇa grantha, n’est pas à l’œuvre dans tous les nāyikābhedas du Rasavilāsa. Certainement que le poète ne voit pas la nécessité de rappeler certaines définitions bien connues de la nāyikā dont il donne l’exemple. Mais pour ce nouveau bheda, une définition est donnée pour chacune des catégories de la liste. Cette alternance entre définition et exemple laisse penser que le lecteur a besoin d’être guidé dans la compréhension de ce bheda. Il a besoin de savoir ce qu’est une nāyikā d’un tempérament donné, avant d’être en mesure d’apprécier le poème qui la décrit. C’est aussi un moyen pour le poète d’avertir son lecteur sur la manière dont la nāyikā sera présentée dans le poème. Comme dans les kāmaśāstras, Dev débute son nāyikābheda par la jeune femme au tempérament phlegmatique (kapha), la plus vertueuse des trois : kapha prakṛti / dohā / so kāmini kapha prakṛti jo rūpa sīla gunamanta / neha cīkane vacana cita naina kesa naṣa danta // RV 5.100 kapha prakṛti yathā / savaiyā / sīla salīla salaunī salajja subhāini sajjanatā sarasātī / neha bhare kaca locana deha sudhā madhu te vatiyāṃ adhikātī / dāmini sī naṣa dantana dīpati deṣata kāmini ko na lajātī / devajū vā suṣadāini kau muṣa deṣatahū aṣiyā na aghātī // RV 5.101 Le tempérament phlegmatique. Dohā : La jeune femme qui est de tempérament phlegmatique est de nature vertueuse et a un esprit fait de qualités. Ses paroles, son esprit, ses yeux, ses cheveux, ses ongles, ses dents [expriment] un amour onctueux.9 Voici un exemple de tempérament phlegmatique. Savaiyā : Elle est de nature vertueuse, joueuse, charmante et réservée ; sa bonté est vivifiante.10

9 Ou : « Son amour, ses paroles, son esprit, ses yeux, ses cheveux, ses ongles, ses dents sont suaves ». L’adjectif utilisé ici est cikanā, qui renvoie à quelque chose de huileux, gras, riche, onctueux, en lien avec l’humeur aqueuse qui s’exprime dans le tempérament phlegmatique. 10 Sarasātī renvoie également à l’élément liquide, à quelque chose qui est fait de rasa, juteux et frais.

5.2 Les nāyikābhedas du Rasavilāsa

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Ses cheveux, son regard et son corps sont brillants,11 il y a plus de nectar dans ses paroles que dans le miel. Voyant ses ongles et ses dents qui scintillent comme un éclair, quelle femme n’éprouve pas de honte [face à elle] ? Dev [dit] : « [Nos] yeux ne sont pas rassasiés de regarder le visage de celle qui procure de la joie. »12

Dev présente la jeune femme au tempérament phlegmatique comme une femme vertueuse, agréable, charmante et éclatante de brillance. Il opère par analogie avec l’humeur aqueuse à laquelle cette nāyikā est associée, aussi bien sur le plan des images évoquées qu’à un niveau lexical. Ainsi, il est particulièrement attentif au choix de son vocabulaire qui renvoie à la nature aqueuse, filante et brillante propre au phlegme, et qui est associée à toutes les caractéristiques de cette jeune femme, que ce soit sur un plan physiologique ou moral. Dès lors, les termes de cīkanā (onctueux), sarasātī (être vivifiante), neha (huile), sudhā (nectar), madhu (miel), dīpati (qui scintille) couvrent l’idée de brillance et d’onctuosité qui se dégagent de cette figure, et correspondent à la définition qu’en donnent les kāmaśāstras.13 En effet, le Ratirahasya relève la douceur de cette jeune femme en affirmant qu’elle est douce comme un lotus (padmamṛdvī, RR 4.5) et en qualifiant ses paroles de douces comme le miel (mṛdumadhuravacāḥ, RR 4.5). L’image est reprise par Dev, qui dit que les paroles de cette nāyikā contiennent plus de nectar que le miel (sudhā madhu te vatiyāṃ adhikātī). Le Ratirahasya relève aussi la brillance des ongles, des yeux et des dents (snigdhanakhanayanadaśanā, RR 4.8) de la femme au tempérament phlegmatique. Cette brillance se retrouve chez Dev dans le regard, les cheveux et le corps de la nāyikā (neha bhare kaca locana deha), et dans la description de ses ongles et de ses dents qui sont présentés comme aussi étincelants qu’un éclair (dāmini sī naṣa dantana dīpati). Le Ratirahasya dit encore d’elle qu’elle a un tempérament facile puisqu’elle agit sans que ses actes ne portent à conséquence, qu’elle est fière et que son affection est stable (niranuśayā māninī sthirasnehā, RR 4.8). Sans reprendre mot à mot, Dev maintient cette description

11 Neha bhare, ce qui signifie « emplis d’amour » ou « emplis d’huile », et par déduction « brillants ». La brillance des cheveux, des yeux et du corps sont des signes de beauté. Les femmes mettent de l’huile dans leurs cheveux et sur leur corps pour les rendre brillants, et du collyre dans leurs yeux pour les rendre plus clairs, perçants et brillants. 12 Les manuscrits sont divergents. Dans l’un d’eux, les vers 3 et 4 sont manquants et ont été remplacés par d’autres. Voir Malviya 2002, Vol. 2, p. 149 et note 258 p. 206. 13 RR 4.5, 4.6 et 4.8 et AR 4.5. et 4.6. Les deux traités sont proches l’un de l’autre, certaines versions de l’AR sont plus concises.

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5 Des kāmaśāstras à la poésie rīti

d’une femme qui se définit par sa fierté et sa stabilité en la qualifiant de vertueuse, modeste, possédant une grande bonté et un esprit fait de qualités.14 D’autres éléments ne sont, par contre, pas conservés par Dev. Dans les traités sanskrits, il est question de la chaleur du corps de cette femme, de l’apparence de ses articulations qui sont qualifiées de non proéminentes, de la couleur de sa peau qui est sombre, de sa préférence pour le printemps pour avoir des relations sexuelles et de la qualité de son vagin qualifié de frais et charnu.15 Dans son transfert, Dev opère donc une sélection dans les caractéristiques définissant chaque nāyikā qu’il maintiendra pour toute la liste, tenant compte du fait que certaines informations comme la description des organes génitaux de la jeune femme sont difficilement transposables dans un texte poétique. Au final, le poème qu’il propose correspond fidèlement aux textes shastriques pour les éléments préalablement sélectionnés et reste dans les codes de la poésie rīti puisqu’il décrit une jeune femme ravissante et éveillant le sentiment érotique. Le même constat s’impose pour le second poème de la typologie qui présente la nāyikā de catégorie moyenne, celle au tempérament bilieux (pitta) : atha pitta prakṛti / dohā / lāla danta naṣa naina tana pṛthu kuca kesa arāla / chimā krodha china mai duvau pitta prakṛti so vāla // RV 5.102 atha pitta prakṛti yathā / savaiyā / lāla lasai naṣa danta kapola pravāla se oṭhani aiṭhi lacāvati / bhauhani bhāi subhāi vatāikai vātanahī sava gāta nacāvati / āucakahī cuṭakīna vajāikai gāikai pyāre ko prema pacāvati / rūsi rahai kavahū risa kai kavahū rasanā rasaraṅga racāvati // RV 5.103 Voici le tempérament bilieux. Dohā : Les dents, les ongles, les yeux et le corps sont rouges, la poitrine est généreuse, les cheveux sont bouclés. Au même moment, elle peut ressentir les deux, le pardon et la colère ; ainsi est la jeune femme de tempérament bilieux. Voici un exemple de tempérament bilieux. Savaiyā :

14 Cf. premier vers de la définition et premier vers de l’exemple. 15 Toutes ces caractéristiques sont citées dans le Ratirahasya, mais seule une d’entre elles (celle concernant le vagin) apparaît dans l’Anaṅgaraṅga, qui ne les remplace pas par d’autres. Le texte spécifie simplement que cette catégorie correspond à la meilleure des trois types de tempérament. Certains manuscrits cependant listent plus de caractéristiques que d’autres.

5.2 Les nāyikābhedas du Rasavilāsa

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Les ongles, les dents et les joues de couleur rouge, elle brille ; ses lèvres sont comme le corail, [rouges],16 ondulées et souples.17 Ses sourcils expressifs18 expriment sa nature, elle parle à travers son corps qui danse.19 Soudainement, en marquant le rythme avec ses doigts,20 elle chante, elle crée21 de l’amour pour son bien-aimé. Parfois elle est offensée, parfois en colère ; elle teinte ses paroles de tonalités savoureuses.

Les caractéristiques principales et singulières de cette nāyikā au tempérament bilieux sont énumérées dans le dohā. Le savaiyā les reprend et complète la description en analogie avec l’humeur bilieuse qui s’appuie sur l’élément feu. Dev joue avec cette image du feu en évoquant la couleur rouge, le corps de la nāyikā qui danse en référence aux flammes du feu qui dansent et en évoquant le corail dont la couleur et la forme font penser à celles du feu. Il se trouve que les caractéristiques avancées par Dev sont aussi présentes dans les kāmaśāstras. En

16 La couleur rouge du corail est aussi sous-entendue ici, tout comme il en est fait mention dans le début de la strophe pour les ongles, les dents et les joues. Les lèvres sont également rouges, de la couleur du corail. 17 La traduction de la deuxième partie de la strophe pose problème, particulièrement pour les deux derniers termes aiṭhi et lacāvati. Nous avons choisi de les appliquer tous deux à la description des lèvres de la nāyikā, comparées au corail. Le verbe aiṁṭhanā signifie « être tordu », « être courbé ». Nous le rendons par le terme « ondulé », qui convient parfaitement à l’image évoquée par le corail. Lacāvati soulève plusieurs problèmes. Lacānā signifie « plier, courber » ou « faire plier, faire courber », sens qui ne convient pas. Mais The Oxford Hindi-English Dictionary (McGregor 1993) donne le sens de « flexibility, elasticity » pour le substantif masculin lacāva, et le Dictionary of Bhakti (Callewaert 2009) renvoie au verbe lacakanā, qui a pour sens, outre celui de « plier », également celui « d’être souple, élastique ». Raison pour laquelle nous avons utilisé l’adjectif « souple ». Selon Malviya 2002, Vol. 2, p.150, lacāvati doit être compris comme qualifiant les lèvres de la nāyikā, mais il relève que le sens de jhukānā (« plier » ou « faire plier ») ne peut pas être utilisé. Un autre manuscrit indique calāvati, au lieu de lacāvati. Malviya propose aussi la solution de remplacer « l » par « r », argumentant que c’est une erreur courante dans les manuscrits. Ainsi lacānā deviendrait racānā, dans le sens de « teindre », « colorer ». Ainsi les lèvres de la nāyikā seraient de la même couleur que le corail. Néanmoins, cette solution pose également problème, car racāvati est déjà utilisé dans le dernier vers du quatrain, et qu’il n’est normalement pas possible d’utiliser deux fois le même mot pour se soumettre à la rime. Malviya semble toutefois accepter ce sens comme le plus probable. 18 Pour vatāikai. 19 Littéralement « elle ne parle pas, elle fait danser tout son corps ». 20 Littéralement « faisant claquer ses doigts ». 21 Pacāvati signifie « elle cuisine ». La nāyikā prépare l’amour comme un bon repas pour son bien-aimé. Un autre manuscrit donne vaḍhāvati, « elle fait grandir » (Malviya 2002, Vol. 2, note 260, p. 207).

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5 Des kāmaśāstras à la poésie rīti

effet, le Ratirahasya, tout comme l’Anaṅgaraṅga,22 mentionnent la couleur rouge en disant que les yeux et les ongles de cette femme sont rouges (raktanakhanayanā, RR 4.9 ; śoṇalocanapāṇijā, AR 4.7). La poitrine généreuse (pṛthu kuca) apparaît également (pīnakucā, RR 4.9 ; pīnaśroṇipayodharā, AR 4.7), tout comme ce trait de caractère si particulier qui est qu’elle peut être au même moment en colère et apaisée (kṣaṇaṃ ca kupitā kṣaṇaṃ prasannā ca, RR 4.10 ; kṣaṇaṃ ruṣṭā prasannā ca, AR 4.7). Dev exprime cette dernière caractéristique de manière légèrement différente dans la définition et dans l’exemple qui en découle. Dans la définition, le poète est fidèle à la description qui est donnée dans les textes shastriques, à savoir que la jeune femme de tempérament bilieux peut ressentir le pardon et la colère au même moment (chimā krodha china mai duvau). Dans l’exemple par contre, il y a une légère nuance, Dev dit que la jeune femme est parfois offensée, parfois en colère (rūsi rahai kavahū risa kai kavahū). Cette légère variation est probablement due au fait que le poème utilisé par Dev pour représenter la nāyikā de cette liste provient d’un processus de recyclage puisqu’il est aussi présent dans le Bhavānīvilāsa. Dans ce dernier, il illustre une nāyikā de type śaṅkhinī, issue de la typologie divisant la nāyikā en padminī – citrinī – śaṅkhinī – hastinī (femme-lotus – femme-artiste/femme-image – femme-conque – femme-éléphant). Avant de devenir un nāyikābheda classique de la poésie courtoise de langue braj, cette typologie a été développée dans les traités de sexologie sanskrits,23 qui présentent la nāyikā selon un ordre hiérarchique allant du meilleur type (padminī) au moins bon (hastinī). La śaṅkhinī est de type moyen, tout comme la nāyikā au tempérament bilieux (pitta). Selon l’Anaṅgaraṅga, elle présente certaines caractéristiques proches de celles énumérées pour une femme de tempérament bilieux, comme par exemple, la présence de la couleur rouge et le fait qu’elle soit de nature colérique et bilieuse (AR 1.15–1.16).24 Dev a donc jugé que le poème qui exemplifiait la śaṅkhinī pouvait tout aussi bien décrire celle dont le tempérament est bilieux, et ceci tout en restant fidèle à la définition de cette jeune femme telle qu’elle est présentée dans les kāmaśāstras. Il a simplement et intelligemment mis à profit le dohā précédant le poème afin de donner plus de détails sur pitta prakṛti nāyikā et de donner à son lecteur une grille de lecture pour le poème. Ainsi, alors que dans le poème la nāyikā est dite « parfois offensée et parfois en colère » (rūsi rahai kavahū risa kai kavahū), ce qui correspond tout à fait à la śaṅkhinī, mais un peu moins au tempérament bilieux, il précise 22 RR 4.9 et 4.10 ; AR 4.7. 23 Cf. Kapp 2003, Patel 2011 et Ali 2011a. 24 En fait, un tempérament colérique va de pair avec un tempérament bilieux, par excès de l’élément feu (agni).

5.2 Les nāyikābhedas du Rasavilāsa

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dans le dohā qui précède qu’elle peut passer de la colère à l’apaisement en un temps très bref (chimā krodha china mai duvau), ce qui correspond plus précisément à la nāyikā de type bilieux. Cette subtilité démontre non seulement la maîtrise et la connaissance des traités de sexologie de la part du poète Dev, mais aussi la capacité que cet auteur possède à réutiliser ses propres textes de manière tout à fait appropriée, en faisant preuve d’une extrême dextérité dans l’agencement de ses listes de nāyikās, tout en essayant de préserver au maximum le savoir et les connaissances qui émanent des kāmaśāstras.25 La troisième et dernière catégorie qui complète le prakṛtibheda présente la nāyikā au tempérament venteux (vāta), le moins bon des trois. Dans les textes shastriques, la femme de cette catégorie est décrite comme possédant un tempérament en adéquation avec l’élément air. Cela a pour conséquence des caractéristiques difficiles, propres à cette humeur. Etonnamment et comme pour le reste de la typologie, Dev conserve la majorité des indications des kāmaśāstras et décrit la nāyikā de type venteux en conservant ses traits de caractère peu avenants. Il la décrit comme une femme agitée, gloutonne, colérique, désagréable et sèche : atha vāta prakṛti / dohā / rūṣe tana mana vacana kaca dhūsara cancala citta / bhūrī vahu bhojana gamana vātala triya ratimitta // RV 5.104 atha vāta prakṛti yathā / savaiyā / roṣa ruṣāī bharī aṣiyāṃ rasa rāṣai nahī saṣiyāṃni sau ḍhīṭhai / bhojana bhūri bharī madanajvara bhūre se vārani vāni anīṭhai / cancala citta chakī mada sau china eka na chātī te chāḍati īṭhai / kāma kī ghāta aghāti nahī dinarāti nahī ratiraṅga uvīṭhai // RV 5.105 Voici le tempérament venteux. Dohā : Son corps, son cœur et ses paroles sont secs, ses cheveux sont gris, et son esprit est capricieux. Elle mange et bouge26 beaucoup, la femme au tempérament venteux est passionnée. Voici un exemple de tempérament venteux. Savaiyā :

25 Cette volonté d’être proche de la littérature shastrique n’est pas propre à tous les poètes rīti. Voir par exemple le poème illustrant la śaṅkhinī dans la Rasikapriyā de Keshavdas qui s’éloigne de la définition qu’en donnent les kāmaśāstras (Rasikapriyā 7.10). 26 Gamana désigne également la relation sexuelle. On peut aussi comprendre qu’elle a des relations sexuelles fréquemment, surtout que le vers se termine en la désignant comme ratimitta, littéralement une « amie de la passion », c’est-à-dire une femme passionnée, qui aime avoir des relations sexuelles.

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5 Des kāmaśāstras à la poésie rīti

Ses yeux sont pleins de colère et de sécheresse, elle est sèche,27 elle est désagréable avec ses amies. Elle mange beaucoup, elle brûle de la fièvre de Madan,28 elle a une vilaine voix.29 L’esprit agité, elle se délecte de passion ; à aucun moment elle ne libère le désir contenu dans sa poitrine.30 Elle n’est pas rassasiée de désir au moment approprié ; la beauté de l’acte amoureux n’émerge31 ni la nuit ni le jour.32

Ce genre de description est extrêmement inhabituel pour un nāyikābheda, dans lequel la jeune femme est généralement décrite de façon charmante et positive, toujours tournée vers l’amour pour son bien-aimé, même si elle peut parfois avoir certains traits de caractère plus difficiles.33 Mais dans cet exemple, c’est l’entier de sa personne qui est dépeint de manière négative. Non seulement son tempérament est peu engageant, mais également son comportement et son physique. Elle est même décrite comme une mauvaise partenaire sexuelle. Comme dans les poèmes précédents, Dev procède par analogie avec l’élément air qui correspond au tempérament venteux qu’il doit décrire, tout en restant également fidèle aux kāmaśāstras qui énumèrent les mêmes caractéristiques :

27 Littéralement « elle ne garde pas le jus ». A comprendre soit dans le sens qu’elle est très maigre, asséchée, au contraire de l’image générée par la jeune femme décrite comme jeune et fraîche, ou plus probablement dans le sens qu’elle ne produit pas de jus, c’est-à-dire que son vagin est sec. En effet, le Ratirahasya et l’Anaṅgaraṅga précisent tous deux que le vagin de la femme de tempérament venteux est aussi rugueux que la langue d’une vache. 28 Madan est une autre épithète de Kamdev, le dieu de l’amour. Madana veut dire « celui qui intoxique », car le dieu de l’amour intoxique ses victimes avec ses flèches, leur causant de nombreux tourments. On le retrouve aussi parfois sous le nom de Maina, qui comporte la même signification d’intoxication, comme dans RV 5.37. 29 Ou « elle a mauvais caractère », ou « elle est d’une vilaine couleur ». Les trois correspondent à la description de la femme au tempérament venteux telle que la décrit Dev et les textes shastriques. Le poète joue sur la polysémie des termes qu’il utilise. Derrière le lexique utilisé pour ce vers, se trouve aussi l’idée qu’elle est de couleur brune, par l’utilisation à deux reprises de bhura et de vāni qui peut faire référence à une sorte de terre jaunâtre utilisée par les potiers. 30 Si la fin de ce vers est lue en parallèle des textes shastriques, on peut comprendre que la femme de tempérament venteux n’atteint que difficilement l’orgasme. Comme cela est également répété dans le vers suivant. 31 Nous relions uvīṭhai au verbe uvanā, donné dans le Brajbhāṣā Sūr-koś (Gupta 1962) avec la signification de utpann honā, « né, produit, émergé ». Un second manuscrit (Malviya 2002, Vol.2, note 262 p. 207) propose udīṭhai, qui va dans le même sens. 32 Cette dernière strophe doit se comprendre dans le sens qu’elle n’atteint pas la jouissance. 33 C’est par exemple le cas de nāyikās présentées dans le cadre de typologies hiérarchisées. Ainsi une jeune femme étant au bas de la hiérarchie se voit attribuer certaines caractéristiques moins agréables, mais qui au final se révèlent propices à l’émergence de śṛṅgāra rasa.

5.2 Les nāyikābhedas du Rasavilāsa

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sécheresse, rudesse, gloutonnerie, agitation perpétuelle, grossièreté, difficulté à atteindre l’orgasme.34 Les cheveux gris (kaca ghūsara) mentionnés par Dev sont décrits dans le Ratirahasya comme étant de la couleur du bois brûlé (daradagdhadrumadhūsaravarṇā, RR 4.12), l’esprit capricieux (cañcala citta), le fait qu’elle mange beaucoup (bhūrī vahu bhojana et bhojana bhūri bharī) et qu’elle bouge sans cesse (vahu . . . gamana) se retrouvent également dans l’Anaṅgaraṅga (cañcalā bahubhojyā ca ; AR 4.9) et dans le Ratirahasya (bhramararatā, RR 4.11 et bahubhojanā, RR 4.12). Enfin, le fait qu’elle soit désagréable (ḍhīṭhai) est aussi mentionné dans le Ratirahasya (kaṭhinatarā, RR 4.12). Comme pour le poème précédent, ce poème est issu d’un processus de recyclage et est également utilisé pour illustrer la nāyikā de type hastinī (femme-éléphant) dans le Bhavānīvilāsa (2.33), qui tout comme la vātaprakṛti nāyikā, est considérée comme la femme possédant le moins de qualités de cette liste hiérarchisant les nāyikās de la figure rassemblant le plus de qualités à celle qui en possède le moins. Dev semble avoir repris en bloc ces deux poèmes du Bhavānīvilāsa (2.30 et 2.33) pour les réinjecter dans le Rasavilāsa sous un autre bheda et avec une grille de lecture différente, fournie par les définitions de chacune des nāyikās en tête de chaque poème. Malgré cette reprise, les descriptions des nāyikās du Rasavilāsa correspondent aux définitions données pour chacune d’entre elles dans les kāmaśāstras, auxquelles le poète reste fidèle. Ces reprises démontrent que la nouveauté annoncée par Dev n’est que partiellement originale et qu’elle émane d’une construction du poète qui intègre des poèmes recyclés dans un cadre qui lui, est nouveau pour le genre du nāyikābheda telle que la poésie rīti le connaît. La description d’une figure négative quant à elle semble être tolérable du moment qu’elle définit une nāyikā appartenant à une typologie structurée selon un modèle hiérarchique (ce qui laisse présager des descriptions de nāyikās moins avenantes au bas de la hiérarchie) et que l’audience de Dev est susceptible de reconnaître comme émanant de textes shastriques. Ainsi, la figure positive habituelle de la nāyikā agréable, sensuelle, dont les qualités physiques, psychologiques et comportementales sont vantées, peut être modifiée en une figure négative et repoussante, la cohérence de la liste prenant le pas sur le maintien des codes littéraires du nāyikābheda. En mettant en lien le Rasavilāsa avec la littérature shastrique sur la base du prakṛtibheda, il est évident que le système théorique qui sous-tend la division des femmes en fonction de leur humeur, élaboré et décrit dans les traités de sexologie se maintient dans la poésie de Dev, qui en conserve la structure hiérarchique et partiellement le contenu. Le poète perpétue même la description négative et

34 RR 4.11 et 4.12 ; AR 4.9.

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5 Des kāmaśāstras à la poésie rīti

peu avantageuse de la nāyikā au tempérament venteux, bousculant ainsi les codes du genre dans lequel les compositions s’inscrivent. Comme nous l’avons mentionné, un certain nombre de connaissances et de particularités concernant les femmes de cette typologie ne sont pas retransmises par Dev, ce qui constitue stricto sensu une déperdition du savoir contenu dans les kāmaśāstras. Par exemple, Dev ne fait aucunement allusion aux saisons durant lesquelles les femmes de chacun des types préfère avoir des relations sexuelles ou ne fournit aucune indication quant à la texture de leurs organes génitaux. Ces omissions ne sont pas uniquement dues au fait que certaines de ces caractéristiques semblent difficiles à reprendre dans un contexte rīti. Elles sont plutôt le résultat d’un choix délibéré du poète, qui dans ses références opère un certain nombre de transformations, tout en maintenant le cadre conceptuel offert par les kāmaśāstras. En effet, il ne faut pas oublier que Dev utilise cette typologie à des fins d’innovation et non pas de transmission. Le transfert d’un système propre au traité shastrique n’est que le résultat secondaire de cette opération. Il a cependant pour conséquence la transposition de la théorie liée aux femmes de différentes humeurs d’un corpus à un autre. Le corpus qui réceptionne ce système de connaissances particulier s’en fait dès lors le relais.

5.2.2 Le satvabheda : entre transfert, transformation, bhaktification et ironie Si l’analyse du premier bheda, que nous avons identifié comme étant en lien avec la littérature shastrique, a démontré le transfert d’une certaine somme de savoirs d’un corpus à l’autre, nous verrons que pour la liste analysée cidessous, l’effet secondaire de la recherche de nouveauté annoncée par Dev n’est pas un transfert de connaissances, mais plutôt une transformation créative des catégories récupérées dans les kāmaśāstras, par l’usage de divers ressorts tels que le recours à l’ironie ou à la littérature de la bhakti. Ce qui fait de ce nāyikābheda un objet hétéroclite qui se situe par rapport aux textes shastriques entre transmission, transformation, recyclage, intertextualité et création. A la suite du prakṛtibheda, le Rasavilāsa présente une nouvelle typologie de la nāyikā nommée satvabheda, la division selon les dispositions naturelles. Cette liste renvoie à la description de nāyikās selon une analogie reposant sur des figures issues des mondes divin, humain, démoniaque et animal. Elle regroupe neuf catégories : deva (dieu), manuṣya/nara (humain), gandharva/kinnara (musicien céleste), yakṣa (esprit de la nature), piśāca (démon), nāga

5.2 Les nāyikābhedas du Rasavilāsa

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(serpent), khara (âne), kapi (singe) et kāka (corbeau).35 Cette typologie se trouve sous la même forme, avec le même nombre de catégories et également à la suite du prakṛtibheda dans le Ratirahasya et l’Anaṅgaraṅga.36 Le Rasavilāsa introduit ce nouveau bheda par deux dohās qui présentent les catégories comprises dans cette typologie : atha satva bheda nāikā varṇana / dohā / sura kinnara aru jakṣa nara kahi pisāca aru nāga / satva bheda nau nāikā varanahu ṣara kapi kāga // RV 5.106 tinake lakṣana bheda sava jānahu nāma samāna / hai prasiddha saṃsāra mai jāti subhāi pramāna // RV 5.107 Voici la description de la nāyikā divisée selon ses dispositions naturelles. Dohā : Tu peux décrire neuf nāyikās dans la typologie selon les dispositions naturelles. [Celle qui a les dispositions naturelles] d’un dieu, d’un musicien céleste, d’un esprit de la nature, d’un humain, d’un démon, d’un serpent, d’un âne, d’un singe et d’un corbeau. Toutes ces divisions et leurs définitions, tu peux les connaître sous des dénominations équivalentes.37 Tout le monde sait que la nature [d’une personne] est définie par sa classe.

35 Même s’il n’est pas focalisé sur la littérature, voir l’ouvrage édité par Dähnhardt et Ferrari 2013 réunissant plusieurs articles sur l’usage des figures animales dans le contexte indien. 36 RR 4.5–4.13 et AR 4.5–4.10 ; cette typologie apparaît également dans le Nāṭyaśāstra de Bharata, mais sous une forme plus longue puisqu’elle répertorie vingt-trois catégories de femmes selon leurs dispositions naturelles. Cette description se trouve dans le chapitre 22 dédié à sāmānya abhinaya, qui est le fait de jouer de telle manière que les mots, les gestes et les émotions soient au même niveau d’expression (22.100–22.148 ; à souligner que le terme qui est utilisé ici n’est pas nāyikā, mais strī). Décrivant kāma comme la source de tous les sentiments, Bharata déclare que les femmes, malgré leurs natures variées, sont source de joie (22.95–22.99). Il enchaîne ensuite avec la description de ces différentes natures. Dans cette liste de vingt-trois femmes, quatre mondes sont représentés : le monde céleste ou divin (deva et gandharva), le monde des démons (asura, rākṣasa, piśāca, yakṣa), le monde des humains (nara), et le monde animal (serpent, tigre, oiseau, singe, éléphant, biche, poisson, dromadaire, crocodile, mule, porc, cheval, buffle, chien, vache, chèvre). Les descriptions sont construites par analogie à la catégorie mentionnée, focalisées sur des caractéristiques physiques en incorporant quelques traits psychologiques. La présence de listes similaires dans des corpus variés nous renvoie une fois de plus à l’extrême perméabilité qui est à l’œuvre entre diverses disciplines et nous invite à penser et à étudier les différents corpus littéraires de manière décloisonnée. Gupta 1967, p. 141, considère le Nāṭyaśāstra comme la source de Dev pour la création de ce bheda. Malviya 2002, Vol. 2, p. 150, renvoie à l’AR 19.4 (en fait il s’agit d’AR 4.19) dans son commentaire sur RV 5.114 concernant l’une des nāyikās de cette liste, la ṣarasatva nāyikā. 37 Il existe plusieurs termes pour une catégorie, par exemple kinnara et gandharva désignent la même catégorie de nāyikās.

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Comme pour le prakṛtibheda, Dev est vague quant à ses références, mais il est clair dans ce qu’il dit qu’il estime ces catégories comme étant bien connues de tout le monde. Elles ont pour objectif de définir la nature ou l’essence d’une personne (ici celle d’une femme) selon sa naissance, qui peut avoir lieu dans l’un des quatre mondes présentés. Dans le Ratirahasya et l’Anaṅgaraṅga, le satvabheda a le même objectif. Dès lors, y sont décrits le comportement social, psychologique et alimentaire des femmes selon la classe à laquelle elles appartiennent. Certaines descriptions sont accompagnées de considérations concernant l’apparence physique (beauté, odeur corporelle, propreté) et les ornements (principalement les vêtements). Les quatre mêmes mondes y sont représentés, avec le même nombre d’exemples pour chaque monde. Seul l’ordre de présentation des catégories est différent du Rasavilāsa (il n’est d’ailleurs pas le même entre le Ratirahasya et l’Anaṅgaraṅga). La fidélité quant aux informations contenues dans les kāmaśāstras n’est pas constante pour l’ensemble des catégories mais se retrouve dans plusieurs poèmes de Dev, notamment pour trois des quatre figures du monde animal que sont la ṣarasatva, la kapisatva et la kāgasatva nāyikā.38 Autant les traités que le Rasavilāsa fonctionnent par analogie avec l’animal évoqué pour décrire les qualités, et dans ce cas précis surtout les défauts, de ces femmes. Dans ses descriptions, Dev va plus loin qu’un simple transfert entre les définitions contenues dans les kāmaśāstras et sa poésie. Il intervient sur ses compositions, non seulement au travers de la reprise de descriptions peu avantageuses de jeunes femmes dont les attitudes sont comparées à celles d’animaux, mais en plus en y ajoutant un ton ironique et moqueur. Il force le trait et le résultat est très surprenant, plutôt éloigné des descriptions de nāyikās conformes à la tradition. Dans cette perspective, le recours aux textes shastriques aide à la traduction et à la compréhension des images employées par le poète. atha ṣarasatva yathā / savaiyā / kāma ke kāja na lāgati lāja vurai sura volati ḍolati daurī / rūṣiye ṣāti nahī anaṣāti bhaṣai dinarāti rahai pari ṭaurī / lātana dātana ghātanahū rati keli kaṭhora karai ika ṭhaurī / deṣī datūsara mūsara se bhuja dhūri bhare tana dhūsara dhaurī // RV 5.114 Voici un exemple de ṣarasatva, celle qui a les dispositions naturelles d’une mule. Savaiyā : Elle n’est pas réservée dans ses relations intimes,

38 RR 4.18 et AR 4.19 pour la kharasatva, RR 4.17 et AR 4.17 pour la kākasatva et RR 4.18 et AR 4.18 pour la kapisatva.

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elle parle d’un ton désagréable, elle vagabonde et court. Elle n’est pas contrariée de manger [une nourriture] insipide,39 elle mange jour et nuit, et reste dans le quartier d’habitations.40 [Donnant] des coups de pied et de poing, elle fait des relations sexuelles un moment peu raffiné. On voit sa large dentition,41 ses bras sont comme des bâtons,42 le corps plein de poussière,43 elle a l’air d’une vache blanche [devenue] grise.

Les kāmaśāstras ne sont pas aussi détaillés dans leurs descriptions que le Rasavilāsa, dans lequel Dev se donne tout l’espace d’un quatrain. Cependant, les caractéristiques présentent dans le Ratirahasya et l’Anaṅgaraṅga sont reprises par Dev, à l’exception de son mauvais caractère (AR 4.19) qui n’est pas explicitement exprimé dans le poème ci-dessus. Sa façon de parler est décrite comme désagréable par Dev (vurai sura volati), tout comme dans les textes shastriques (dṛṣtavipriyavacoracanā ; RR 4.18 et vākyāni vipriyāṇi eva bhāṣate ; AR 4.19). De même, Dev dit qu’elle donne des coups de pied et de poing (lātana dātana ghātanahū), s’ajustant en cela sur le Ratirahasya qui la définit comme frappant son amant (raktā viṭapraharaṇe ; RR 4.18). Enfin, le corps gris et sale de la dernière strophe se retrouve dans l’Anaṅgaraṅga par le fait que cette femme est décrite comme n’aimant pas se laver (apetarāgā snānādau ; AR 4.19).

39 « Insipide » pour rūṣiye que nous lisons comme l’adjectif rūkhā. 40 La dernière portion de ce vers, rahai pari ṭaurī, pose problème, comme le démontre les différentes versions présentes dans les manuscrits : rahī pari ḍhorī, rahī pari ḍaurī, rahī ṣarī ṭhaurī et rahau para ṭhaurī. Malviya 2002, Vol. 2, p. 150, pense néanmoins que la solution proposée dans le texte principal est admissible. Il suggère de lire ṭaurī comme ṭola qui signifie « quartier », dans le sens d’un quartier d’habitations. Il est vrai que les mules errent autour des habitations à la recherche de détritus à avaler. De même, cette interprétation peut s’appliquer à une femme qui reste cloisonnée dans son propre quartier jour et nuit, mangeant sans cesse. Taurī peut également dériver de ṭauriyā, qui signifie « butte », « monticule », ce qui pourrait également correspondre, en développant l’image d’une mule mangeant au sommet d’un monticule constitué par exemple de détritus ménagers. Mais on comprend moins comment appliquer cette interprétation à la nāyikā. Pour les autres versions, ṭhaurī semble moins probable puisque la strophe suivante se termine par ce même mot, et qu’il n’est pas possible de trouver deux fois le même terme à la fin du vers pour compléter la rime. Le sens de ḍaurī quant à lui ne semble pas mener à grand-chose. Enfin, ḍhorī, qui signifie « enthousiasme », « empressement », « excitation », « ardeur » pourrait convenir. La nāyikā mangerait jour et nuit et serait perpétuellement excitée. 41 Malviya 2002, Vol. 2, p. 150, propose de lire datūsara comme dantura, qui signifie « qui a de grandes dents ». Selon lui, la lecture de dalūsara proposée dans trois autres manuscrits n’est pas valide. 42 Le BHK renvoie à mūsala pour le terme mūsara. Ce qui signifie « bâton ». 43 Dhūla pour dhuri (McGregor 1993).

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Les descriptions de la nāyikā dont les dispositions naturelles sont celles d’un singe et de celle qui est proche du corbeau usent des mêmes mécanismes : reprises des textes shastriques et accentuation de l’analogie avec l’animal sur un ton ironique. atha kapisatva yathā / savaiyā : nyāre mai nyāi anyāi karai kahūṃ kyauhūṃ patyāi nahī anukūlaihū / dhīra dhirāti na pīra pirāti thirāti nahī dinarātina ūlaihū / āucaka cauki calai uchalai chalachidrani loka chalai pratikūlaihū / bhūrī sī bhūri bharī ubharāī so rāī bharīyau bharāi na bhūlaihū // RV 5.115 Voici un exemple de kapisatva, celle qui a les dispositions naturelles d’un singe. Savaiyā : Elle est solitaire, elle considère comme injuste ce qui est juste ; elle n’a confiance ni n’est bien disposées envers personne. Elle ne montre pas de constance, ni ne souffre d’aucune peine,44 elle ne reste pas calme, elle est active jour et nuit. Soudainement, elle est vigilante et part d’un bond ; elle trompe les gens hostiles par la ruse. Elle est de couleur beige comme le sable ; même nourrie, elle ne se sent pas rassasiée, il lui semble n’avoir reçu qu’une graine.45

Les reprises concernent l’état agité et inconstant de cette nāyikā, ainsi que sa vigilance, qui constituent quasiment l’entier des descriptions des textes shastriques.46 atha kākasatva yathā / savaiyā / vyākula sī kulasīu umeḍikai hai umaḍī maḍarāi diṣāvai / cancala citta citauti cahū disi ekau gharī ghara caina na pāvai / āucaka caukati vātanihī nija ghātani vātani vāta cukāvai / kāka lau kāka kuvāku sunāikai sādhuna ke guna doṣa vatāvai // RV 5.116 Voici un exemple de la kākasatva, celle qui a les dispositions naturelles d’un corbeau. Savaiyā : Anxieuse, elle se contorsionne de froid,47 elle a l’air affectée et erre alentour.48

44 La négation na est appliquée à ce qui la précède et ce qui la suit. Cette option est motivée par la lecture parallèle des kāmaśāstras qui décrivent cette catégorie de femmes comme inconstante. 45 Le sens exact de ce vers est difficile à déterminer. 46 RR 4.18 et AR 4.18. 47 « Elle se contorsionne de froid » traduit kulasīu ; nous prenons kula dans le sens de « tout », « complet » et sīu, selon BHK renvoie à śīta, dont l’un des sens est « froid », « froideur ». Deux autres manuscrits proposent sīla pour l’un, et kulasīla pour l’autre, ce qui signifie « caractère », « nature ». Avec ce qui précède, la traduction serait : « de nature anxieuse (. . .) ». 48 Maṃḍarānā signifie également « voler alentour » ou « planer alentour », verbe qu’il est difficile d’appliquer à la description de la nāyikā elle-même, mais qui convient très bien pour le corbeau.

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L’esprit agité, elle regarde partout, elle ne prend pas un seul moment de repos à la maison. Soudainement, elle est agitée, elle ne parle plus ; elle a ses propres stratagèmes pour mettre fin aux bavardages. En disant de vilaines et insolentes paroles [avec la voix] d’un corbeau,49 elle décrit les qualités des braves gens comme des défauts.50

Pour ce troisième poème, le caractère agité, le regard qui erre partout, le fait d’être sans cesse sur le qui-vive correspondent aux descriptions des textes shastriques qui ajoutent le fait qu’elle a un grand appétit.51 La satire et l’ironie ne sont pas inconnues de la littérature indienne prémoderne,52 cependant il n’est pas courant d’en user dans la description de nāyikās. Il est certain que Dev est innovant dans ses propositions, que ce soit au niveau des catégories qu’il présente ou que ce soit dans la manière dont il choisit de les traiter. Il semble prendre le pari que cet écart sera compris et accepté par son lecteur, qui est considéré par le poète comme connaissant cette typologie et les catégories qu’elle contient, comme il l’affirme au début de son propos. Dès lors, par ce présupposé, il peut se permettre d’ironiser sur ces nāyikās dont le comportement et l’allure sont ceux d’animaux, trouvant dans cette thématique les éléments propices à un ton humoristique. Le contraste est très marqué avec la description de la quatrième nāyikā appartenant au monde animal, celle dont les dispositions naturelles sont celles d’un serpent (nāga). Alors que le Ratirahasya et l’Anaṅgaraṅga mettent en avant son errance perpétuelle et le fait que la femme possédant cette nature dorme beaucoup,53 Dev fait le choix d’une description très délicate et érotique : atha nāgasatva yathā / savaiyā / kyauhū aghāti nahī ratiraṅgani aṅga anaṅga vilāsa viloī / pātarī sonasaṭī sī saṭī sī naṭī sī nacāvai kaṭī guna goī / āgi sī āṣina tai ugilai kahū gāta milaihu na jātu rahoī / vāta piyai japiyai gurumantrana tyo usasai risa ke visa bhoī // RV 5.113 Voici un exemple de nāgasatva, celle qui a les dispositions naturelles d’un serpent. Savaiyā : Elle n’est jamais rassasiée des relations sexuelles,

49 Ku vāca (vilaines paroles) pour kuvāku. « Insolentes » traduit le second kāka (BHK). Ce dernier pourrait aussi renvoyer à kāku (raillerie, sarcasme), qui signifie aussi « gorge ». Dès lors, ce premier pied pourrait aussi être traduit par : « En faisant une vilaine voix comme celle émanant de la gorge d’un corbeau ». 50 Ou : « elle décrit les qualités et les défauts des braves gens ». 51 RR 4.17 et AR 4.17. 52 Voir Horstmann 2009 et Horstmann et Pauwels 2012. 53 RR 4.15 et AR 4.16.

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ayant adapté54 son corps aux plaisirs d’Anang.55 Fine comme une tige d’or, [de la couleur] du curcuma,56 comme une danseuse, elle fait danser sa taille qui est une partenaire57 de qualité. Avec ses yeux, elle crache du feu58 ; il est impossible de la trouver.59 Même si tu récites de douces paroles comme un charmeur de serpents,60 elle siffle, immergée dans le poison de la colère.

Le poème est finement exécuté, livrant une image sensuelle de cette jeune femme dont le corps est souple, mobile, dansant, à l’image du serpent filant sur le sol. Le poète est déstabilisant en passant si rapidement de poèmes satiriques moquant la condition de jeunes femmes ayant les habitudes d’animaux à un poème érotique, plus proche de ce qui est attendu dans un nāyikābheda. Le fait est que la métaphore du serpent engendre plus facilement un développement des aspects érotiques de la nāyikā que celles du singe ou du corbeau, suscitant plutôt railleries et moqueries. Nous lisons la grande qualité de certains poèmes comme une autre conséquence émanant du recours à de nouvelles typologies pour définir la nāyikā. En effet, comme nous le verrons avec d’autres exemples dans la suite des traductions, ce changement amène une rupture créatrice par rapport au développement ordinaire d’un nāyikābheda classique. On en trouve un parfait exemple dans cette typologie même, avec la description des deux figures mises en corrélation avec le monde des êtres surnaturels, yakṣa et piśāca. Dev opère de la même manière que pour la nāyikā dont les dispositions naturelles sont celles du serpent. Dans ces deux cas, on n’observe aucun transfert des informations contenues dans les

54 Bilonā est compris avec le sens de ḍhālanā, « former », « moduler » (BHK). 55 Anang est une autre épithète de Kamdev, le dieu de l’amour. Littéralement, anaṅga signifie « celui qui n’a pas de corps » et renvoie au mythe selon lequel Shiva l’aurait réduit en cendres après que le dieu de l’amour l’ait dérangé dans son ascèse afin de susciter en lui le désir pour Parvati. Ce terme fait également référence au fait que Kamdev réside dans le cœur des amants et qu’il n’a de ce fait nul besoin d’un corps. 56 Le premier saṭī est traduit avec le sens de saṭiyā, qui désigne une « baguette » ou une « tige ». Le terme peut aussi désigner un petit serpent. Le second saṭī est pris tel quel et désigne la plante du nom de curcuma zedoaria. Elle possède des fleurs jaunes et ses racines sont utilisées sous forme de poudre pour la confection des pâtes de curry. Ici, le poète y fait référence pour la couleur jaune de sa fleur ou la couleur jaune également obtenue lorsque l’on réduit la racine en poudre. 57 Pour goī, qui peut prendre le sens de sakhī ou goiyāṃ/guiyaṃ, renvoyant à une amie ou un(e) partenaire dans un jeu (BHK). Le sens de « paire » (goīṃ) serait aussi une option. 58 Littéralement : « A partir de ses yeux comme le feu, elle crache ». 59 Dans le sens qu’elle disparaît ou qu’elle se cache. Littéralement : « on ne peut trouver son corps nulle part ». 60 Littéralement : « comme les mantras d’un maître ».

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traités de science amoureuse,61 mais plutôt une opportunité saisie par le poète de composer des poèmes en utilisant ce nouveau cadre créatif : atha jakṣasatva yathā / savaiyā / cancala naina vaḍī varunī kuṭilai mṛkuṭī su laṭai saṭakārī / mohanī sī musakāni manohara ceṭaka sī vatiyā suṣakārī / deva sapakṣana vāla vicakṣana aisī na jakṣana nāri nihārī / vāsava lakṣana ke laṣi lakṣana rūpa vilakṣana lakṣanavārī // RV 5.111 Voici un exemple de la jakṣasatva, celle qui a les dispositions naturelles d’un esprit de la nature. Savaiyā : Elle a de grands yeux agités, des cils et des sourcils courbés, des cheveux bouclés et entremêlés. Son sourire charmant est captivant, ses paroles magiques sont source de joie. Elle est si extraordinaire qu’elle peut être considérée comme une divinité ; personne n’a jamais observé une telle femme yakṣa. Ses caractéristiques ressemblent à celles des divinités qui assistent Indra62 ; elle est d’une beauté étonnante et est dévouée. atha pisācasatva yathā / savaiyā / antara ṣolati nāhi akeliyai ḍolati pai nahi volati ṭerai / deṣiyai deva jitai tita ṭhaurahī ṭhāḍhī rahai ghara vāhira gherai / ketika rūpa karai pakarai magu sāmuhai sūjhati sājha saverai / neha bharī navavāma diṣāvati kāma ke kautikadhāma adherai // 5.112 Voici un exemple de pisācasatva, celle qui a les dispositions naturelles d’un démon. Savaiyā : Elle reste à l’intérieur, elle ne sort pas seule, elle ne parle pas fort. Dev [dit] : « Regardez ! Où qu’elle se trouve, elle demeure immobile, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la maison. » Elle peut prendre plusieurs formes ; [pour son mari], elle apparaît devant le chemin matin et soir. La nuit, la jeune femme se montre pleine d’amour, se faisant la demeure des ruses63 de Kamdev.64

61 Pour la yakṣasatva nāyikā, voir RR 4.14 et AR 4.13 et pour la piśācasatva nāyikā, voir RR 4.17 et AR 4.15. 62 Vāsava pour vasu, des divinités assistant Indra. 63 Kautika pour kautuka, dont l’une des significations est « ruse » et plus spéciquement les ruses de Kamdev (BHK). 64 Kamdev est régulièrement convoqué dans ces poèmes dédiés à l’amour. On le rencontre sous les épithètes de Kam, Anang et Madan. D’autres termes le désigne comme kandarpa, smara (souvenir ou amour), manamatha (celui qui brouille l’esprit), manobhava (celui qui est né ou existe dans l’esprit) ou encore hṛcchaya (celui qui réside dans le cœur). Le dieu de l’amour est la

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Enfin, un autre processus mis en place par Dev pour compléter cette liste de nāyikās et illustrer les catégories qu’elle contient est d’avoir recours à des figures féminines bien connues de son audience, car issues de la littérature religieuse (bhakti krishnaïte et ramaïte). En effet, les trois nāyikās, devasatva, narasatva et gandharvasatva, sont respectivement associées par Dev aux figures de Sita, Radha et d’une gopī (bouvière). Pour les deux premières, il s’agit de poèmes recyclés, se trouvant dans plusieurs autres ouvrages de l’artisan-poète et que nous avons présentés dans le chapitre dédié au recyclage.65 Dev sollicite ces deux célèbres figures pour les qualités qui y sont généralement attachées et parce qu’elles sont, selon lui, les meilleures représentantes possibles pour chacun des deux types. Sita, de par sa condition d’épouse fidèle à Ram, représente parfaitement la nāyikā de type divin. Radha, de par sa condition de gopī favorite de Krishna, est un modèle de nāyikā de type humain.66 En comparaison avec les kāmaśāstras, les descriptions de Dev ne reprennent pas méticuleusement les qualités énumérées, mais retranscrivent l’image positive véhiculée dans les textes shastriques qui mettent l’accent sur la beauté de la devasatva nāyikā et la sympathie de la narasatva nāyikā.67 Par les qualités implicites rattachées à chacune de ces deux figures, Dev ne s’éloigne que peu des textes shastriques tout en s’appuyant sur des références hautement compréhensibles pour son audience. Les figures adorées de Sita, Radha ou d’une gopī, afin d’illustrer ces nāyikās inhabituelles, créent une sensation de familiarité pour son lecteur. Comme pour les figures basées sur le monde animal, le poète s’engouffre dans la thématique que lui propose cette nouvelle typologie et la développe en puisant dans le répertoire de la poésie de la bhakti. Les poèmes décrivant Sita et Radha étant déjà traduits au chapitre 3.2.2, examinons la gandharvasatva nāyikā dépeinte par Dev sous les traits d’une jeune femme qui ressemble plus à une gopī essayant de rejoindre Krishna qu’à la traditionnelle figure céleste de la gandharvasatva :

personnification du désir sexuel, son iconographie le représente chevauchant un perroquet, avec un arc fait de cannes à sucre et des flèches faites de fleurs. Il est associé à l’apsarā Rati et introduit le désir chez ses victimes en leur décochant des flèches en plein cœur. Pour plus de détails, voir Johnson 2009 et Killingley 2004, p. 281–284. 65 Cf. chapitre 3.2.2. 66 Voir Cattoni 2015 pour une analyse des représentations picturales de Radha en lien avec les textes dans lesquels elle est représentée et l’usage de cette figure en tant que nāyikā. 67 Voir RR 4.14 et AR 4.11 pour la devasatva nāyikā qui est définie comme une jeune femme belle, aisée, au corps parfumé. Voir RR 4.15 et AR 4.14 pour la narasatva nāyikā, décrite comme droite, compétente, hospitalière et pouvant jeûner dans le Ratirahasya et comme hospitalière, appréciant l’amitié, sympathique, pure, sensible, ne craignant aucune peine pour satisfaire les demandes dans l’Anaṅgaraṅga.

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atha gandharvasatva yathā / savaiyā / sundari mandira tai na kaḍhī kahūṃ nainani tai nahi lāja umācī / kāhū siṣāī na sīṣī kahū saṣiyāni sau sīla subhāini sācī / devajū deṣe sune nahī syāma paḍhai vinu prema kī paddhati vācī / ānada tai anurāga bharī vanakuñja mai jāi akelīyai nācī // RV 5.110 Voici un exemple de gandharvasatva, celle qui a les dispositions naturelles d’un musicien céleste. Savaiyā : La beauté ne quitte pas son corps,68 la modestie ne quitte pas ses yeux. Personne ne le lui a enseigné,69 elle a appris d’une manière ou d’une autre avec ses amies ; sa nature est vraiment vertueuse. Deva [dit] qu’elle n’a jamais vu ni entendu Shyam ; sans étudier elle a compris les voies menant à l’amour. Avec joie, pleine d’amour, elle est allée dans la forêt et danse seule.

Dans les kāmaśāstras, la nāyikā de type gandharva est décrite comme une jeune femme versée dans les arts et la musique, coquette, ayant le goût des beaux vêtements et aimant les parfums et les guirlandes.70 Une description plus proche de ce que l’on attend pour évoquer ces musiciennes célestes qui divertissent les dieux par leur musique et leur danse. Dev a pris l’option de s’éloigner complètement des textes shastriques pour développer une description liée à l’imagerie krishnaïte dans laquelle la description de la nāyikā renvoie à une gopī, dansant seule dans la forêt en attendant son bien-aimé Shyam. Si le poème n’était pas explicitement intégré à cette typologie sous l’intitulé de gandharva nāyikā, la description seule fournie par Dev ne nous permettrait pas de repérer qu’il décrit l’une de ces créatures célestes, versée dans les arts et divertissant les dieux de leur musique envoûtante. Cette « bhaktification », à comprendre comme l’intégration de motifs propres au courant de la bhakti dans une littérature « externe »71 à celui-ci, sont tout à fait communs dans la

68 Ou : « Cette belle femme ne quitte pas la maison ». 69 Sous-entendu, personne ne lui a enseigné la manière de trouver l’amour, en lien avec la strophe suivante. 70 RR 4.16 et AR 4.12. 71 Nous utilisons des guillemets pour notifier que rien n’est vraiment interne ou externe, la production littéraire étant composée d’un faisceau de références actif en permanence, et la séparation entre bhakti et rīti n’ayant pas de frontière nette (voir Busch 2006). Néanmoins, certains textes sont clairement considérés comme appartenant à une poésie dont le but premier est l’expression de l’adoration à une divinité, alors que d’autres pas, et il est possible de voir l’impact de l’un sur l’autre.

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littérature rīti.72 Il est très fréquent de considérer les amants de cette poésie comme les représentants du couple formé par Radha et Krishna, et de reconnaître des motifs appartenant à la littérature religieuse de la bhakti. Certains auteurs rīti composent d’ailleurs leurs ouvrages selon cette perspective.73 Néanmoins, dans les « nouveaux » nāyikābheda du Rasavilāsa, ce procédé n’est que très peu visible, il apparaît principalement dans les poèmes que nous venons de mentionner. Sur l’ensemble de l’ouvrage, qui réunit 501 poèmes, les références sont plus fréquentes mais restent cependant proportionnellement assez faibles, ceci étant très certainement dû aux sources d’inspiration variées du Rasavilāsa.74 Le satvabheda se révèle donc être une liste hétéroclite, peu homogène, composée de poèmes satiriques, de poèmes érotiques et de références religieuses, le tout réuni sous une typologie reprise des kāmaśāstras dans le but d’être innovant. Force est de constater que le lecteur de Dev a de quoi être surpris à la découverte de ces descriptions au style changeant, la recherche d’originalité ayant mené le poète à transformer sa matière, non sans avoir recours à un processus partiel de recyclage. On retrouve ici un phénomène propre à toute reprise, soit l’intervention de l’auteur-créateur qui transforme, module, interprète sa source pour servir ses propres objectifs et nourrir sa propre compréhension. D’autant

72 Busch 2011, p. 87, décrit cette relation entre les poètes de la littérature rīti et le mouvement de la bhakti : « The śāstras, prabhandhas, and muktakas [. . .], the principal genre of the courtly sabhā, had largely been secular matters for the Sanskrit pandits of premodern India. But while rīti poets shared their Sanskrit predecessors’interest in these and the courtly styles of śṛṅgāra, praśasti, and scholasticism, their works were also profoundly informed by more recent bhakti trends. A number of courtly genre may well have originated in Sanskrit but upon being transplanted into Brajbhasha were put to more religious use – or at least subject to simultaneous readings as both courtly and religious. » Ce procédé est également visible chez d’autres auteurs que ceux de la littérature rīti. Voir par exemple les travaux comparatifs de Hess 1987, Bangha 2013 et Zhang 2018 sur le corpus attribué à Kabir, qui mettent en évidence l’influence de la bhakti sur certaines recensions. 73 Voir ce que dit Busch 2011, p. 109–116, sur la Rasikapriyā de Keshavdas. 74 Une brève recherche au niveau lexical sur l’ensemble du Rasavilāsa démontre la faible « bhaktification » de cet ouvrage. Le terme de Rādhā, sous cette forme stricte, se retrouve dix fois (RV 1.18, 1.24, 4.17, 4.22, 4.32, 6.20, 6.21, 6.51, 7.45 et 7.89) ; sous la forme de rādhāju une fois (RV 4.30) ; sous celle de rādhājū une fois (RV 1.23) ; sous la forme de rādhāmaya une fois (RV 4.22) ; sous celle de rādhikā cinq fois (RV 1.45, 4.31, 5.22, 6.71 et 7.38) ; sous la forme de rādhe treize fois (RV 1.44, 1.53, 1.55, 1.57, 1.58, 4.16, 4.28, 6.11, 6.22, 6.47, 6.59, 7.28 et 7.78). Le nom de Syāma est mentionné onze fois (RV 2.10, 5.41, 5.95, 5.110, 6.11, 6.16, 6.37, 6.46, 6.50, 7.21 et 7.90) ; celui de Nanda trois fois (RV 1.46, 7.50 et 7.64) et celui de Vṛndāvana deux fois (RV 6.20 et 7.49). Certains termes se retrouvent dans le même poème.

5.2 Les nāyikābhedas du Rasavilāsa

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plus lorsque l’ouvrage qu’il compose appartient au genre poétique, qui offre un espace élargi pour la créativité.

5.2.3 Le deśabheda ou la création d’une géographie érotique Dans son Rasavilāsa, Dev présente un troisième nāyikābheda dont la thématique est empruntée aux traités de sexologie sanskrits. Dans ce dernier, il s’agit de définir les caractéristiques d’une femme en fonction de la région où elle vit (deśabheda). Décrire les régions de l’Inde et les coutumes de leurs habitants est en soi un topos littéraire largement exploité dans la littérature indienne.75 Les kāmaśāstras y ont également recours pour une typologie définissant des catégories de femmes élaborées sur la base de la région ou de la ville où elles résident. Les textes shastriques ne proposent pas de typologie similaire pour les hommes. Le but est de présenter les particularités régionales des femmes selon différents critères qui varient passablement d’une description à l’autre. Selon les régions qui sont évoquées, il est question des préférences des femmes durant l’union sexuelle (coups, griffures, morsures, pénétration ou non, etc.), de leurs caractéristiques physiques (corps, cheveux, membres, etc.), de leurs vêtements, de leur niveau d’expérience dans les jeux amoureux, de leur manière de s’exprimer, de leurs caractéristiques psychologiques ou de leurs traits de caractère. Les descriptions sont brèves et à caractère pratique et didactique. La carte géographique qui est dessinée dans ces traités n’est pas fidèle à un relevé qui serait conforme à une réalité géographique et historique au moment de la rédaction des traités. De nombreuses régions ou villes mentionnées appartiennent à une géographie de l’Inde ancienne et constituent plutôt une géographie idéale et glorieuse du sous-continent indien, faite de royaumes prestigieux et de villes célèbres pour leur magnificence. Ce

75 A commencer par le Mahābhārata ou le Rāmāyaṇa. Dans le kāvya, la description de régions d’Inde au travers des yeux d’un messager est une thématique appréciée, comme le démontre le magnifique poème de Kalidasa, Meghadūta. Il a pour sujet la description de plusieurs régions traversées par un nuage messager (d’où le titre de l’œuvre) envoyé par un yakṣa, retenu à la cour de Kubera, à sa femme restée chez eux. Pour une discussion sur plusieurs textes de la littérature sanskrite, dont le Kāmasūtra, qui développent un argument sur la base d’indications géoculturelles, se référer à Pollock 2006, p. 189–222. Pour un exemple dans la littérature braj, voir l’article de Horstmann 2009 sur les pérégrinations de Sundardas au travers de diverses régions d’Inde et des impressions qu’il en conserve, délivrées dans son ouvrage Deśāṭana (Randonnée à travers les régions), dans lequel il fait notamment mention de femmes. Voir aussi l’introduction au Rāulavela de Bhayani 1994, p. iv–xxxvi sur ce texte en particulier et des textes classificatoires anciens alliant la description de femmes et la description de régions.

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5 Des kāmaśāstras à la poésie rīti

nāyikābheda est présent aussi bien dans le Ratirahasya que dans l’Anaṅgaraṅga, dans lesquels il forme le chapitre 5, à la suite du prakṛtibheda qui clôt le chapitre 4. L’Anaṅgaraṅga mentionne plus de lieux que le Ratirahasya et opère des regroupements de certains lieux pour ses descriptions. Le contenu peut aussi fortement varier d’un traité à l’autre pour la description de la femme venant d’un même endroit. Dans certains cas, les deux kāmaśāstras dressent un portrait consonant, alors que dans d’autres ils décrivent des femmes très différentes, voire opposées. Dev propose sa propre liste de lieux dont il dit qu’il décrira la nāyikā : atha desabheda nāikā / dohā / sāta dvīpa nava ṣaṇḍa mai kahiyata desa ananta / varani varani thāke jinhe vyāsādika matimanta // RV 5.28 tinamai jaṃvūdīpa ke sune kachū je desa / varanata tinakī nāikā subha lakṣana subha vesa // RV 5.29 madhya magadha kosala kahau pāṭaliputra kaliṅga / kāmarūpa utkala kahau aura vaṣānahu vaṅga // RV 5.30 kahau vindhavana mālavā aru ābhīra virāṭa / kuṅkuna kerala draviḍa aru kahi tilaṅga karanāṭa // RV 5.31 sindhudesa gurjara varani maru kuru aru karavīra / parvata aru sauvīra kahi bhuṭanta aru kasamīra // RV 5.32 gāndhārādika desa vahu suniyata aura ananta / nīrasa nāri nihāri te varanata tāhi na santa // RV 5.33 Voici [la description de] la nāyikā divisée par région.76 Dohā : Dans les neuf parties des sept îles, il y a un nombre infini de régions,77 que Vyasa et les autres sages se sont épuisés à décrire encore et encore. Parmi elles, cette région nommée Jambūdvīpa, l’île de Jambū. J’en décris les nāyikās, leurs belles caractéristiques et leur belle apparence. Je parlerai du Madhyadeśa, du Magadha, du Kosala, de Pāṭaliputra et de Kaliṅga. Je parlerai de Kāmarūpa, d’Utkala, et je décrirai Vaṅga. Je parlerai de Vindhavan, de Mālavā, d’Ābhīra, et de Virāṭa, de Kuṅkuṇa, du Kerala, et de Draviḍa, en ayant mentionné Tilaṅga, et Karanāṭa.

76 Dans la traduction qui suit, les signes diacritiques sont conservés pour la dénomination des lieux, contrairement à ce qui est appliqué ailleurs. 77 Ceci fait référence à la cosmographie puranique dans laquelle le cosmos est divisé en sept îles-continents concentriques (sapta dvīpā vasumatī) que sont Jambū, Plakṣa, Śālmali, Kuśa, Krauñca, Śāka et Puṣkara. Selon cette conception, l’île centrale est Jambū dvīpa, qui a en son centre les monts Meru et Sumeru et qui est entourée par l’océan de sel Lavaṇa. Jambū est divisée en neuf parties, dont il est fait mention dans le vers. Ces neuf parties sont Meru ou Ilāvṛta, Bhārata, Kimpuruṣa, Hari, Ramyaka, Hiraṇmaya, Kuru ou Uttara Kuru, Bhadrāśva et Ketumāla (Sircar 1971, p. 17 et 20–21). Voir aussi Kirfel 1920.

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Après avoir décrit le pays du Sindh, Gurjara, Maru, Kuru et Karavīra, après avoir parlé de [la région des] montagnes, de Sauvīra, de Bhuṭanta et de Kasamīra, d’autres femmes peuvent être décrites sans fin, à commencer par celle du pays de Gāndhāra. Cependant, ayant observé les femmes sans rasa, les sages78 ne les décrivent pas.

Comme pour les deux autres bhedas, Dev renvoie son audience à d’autres auteurs ayant traité ce thème avant lui, ici mentionnés sous le terme de santa (sage), sans pour autant mentionner les kāmaśāstras de manière directe. Cette mention, couplée à l’usage de la liste elle-même, renvoie à ce que Belknap a démontré comme étant l’un des usages de la liste, soit de se lier à une tradition particulière et de s’y englober.79 Dans la dernière strophe, le poète précise que la liste pourrait être allongée en décrivant d’autres femmes, preuve du caractère modulable de ce bheda (contrairement aux précédents), mais qu’il ne sert à rien d’y inclure la description de « femmes sans rasa ». Dès lors, seules des nāyikās dont les qualités et la beauté sont exceptionnelles seront décrites. En effet, il se trouve que le deśabheda de Dev ne contient pas de descriptions négatives de la nāyikā, comme c’était le cas pour le prakṛtibheda et le satvabheda. En ce qui concerne les régions qui sont listées par Dev, tout comme dans les textes shastriques, elles ne correspondent pas à une géographie de l’Inde contemporaine au poète,80 mais sont mentionnées sur la base d’une Inde idéalisée et ancienne, et construite sur la base d’une cosmographie puranique à laquelle Dev se réfère. Il mentionne ainsi vingt-six endroits (royaumes, régions et villes confondus) dont quinze sont présents soit dans le Ratirahasya, soit dans l’Anaṅgaraṅga, soit dans les deux. Les onze autres appartiennent à la même géographie idéale puisque plusieurs d’entre eux représentent de grands royaumes de l’Inde ancienne et médiévale et/ou des régions mentionnées dans les purāṇas.81

78 Le terme utilisé ici est celui de santa, qui normalement s’applique à des saints issus de courants religieux spécifiques. Il est utilisé ici comme un terme générique faisant référence aux autres sages et poètes ayant écrit sur le sujet. 79 Cf. Introduction. 80 Contrairement à ce qui a été suggéré par Nagendra qui impute la composition du Rasavilāsa à un voyage de Dev à travers l’Inde. 81 Il est très difficile de savoir d’où viennent exactement ces listes de régions, puisqu’il existe de nombreux échanges entre les textes les mentionnant. Si une partie des régions sont mentionnées dans les traités de sexologie, d’autres se retrouvent dans les purāṇas (par exemple « parvata », mentionné par Dev, se trouve dans les listes puraniques des gens de différents endroits de l’Inde pour désigner les personnes vivant dans l’Himalaya ; voir Sircar 1971, p. 45–46), ou dans des textes tantriques réunissant la description de nombreuses régions comme dans le Ṣaṭpañcāśaddeśavibhāga (17ème siècle) (Sircar 1971, p. 75–117).

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5 Des kāmaśāstras à la poésie rīti

Ce nāyikābheda n’est pas stable d’un texte à l’autre pour une raison très simple. C’est qu’il s’agit d’une liste ouverte, qui peut être complétée à loisir par l’auteur qui s’en empare, contrairement à une liste fermée telle que le prakṛtibheda, qui ne laisse pas de possibilité d’ajouter d’autres catégories, puisqu’elle est constituée sur la base d’un système clair et déjà constitué, à savoir la théorie des trois humeurs. Dans le cas du deśabheda, puisqu’aucune aire géographique précise, ni aucune période historique ne sont déterminées, tout loisir est donné à l’auteur de la compléter en ajoutant de nouvelles régions. C’est ce que Kallyanamala a fait par rapport à Kokkoka, et c’est ce que fait Dev par rapport à ces deux auteurs, en se donnant comme unique contrainte pour la circonscrire de décrire uniquement les « femmes ayant du rasa ». Comme le contenu de cette typologie est mouvant au sein même de la littérature shastrique, il n’est pas étonnant qu’il soit également fluctuant lorsqu’on compare pour des lieux similaires le contenu du Ratirahasya et de l’Anaṅgaraṅga, et celui du Rasavilāsa. La littérature indienne en général étant elle-même parcourue de ces descriptions thématiques mélangeant coutumes, espaces géographiques et descriptions de leurs habitants, les traces d’intertextualité deviennent difficilement repérables. Rares en effet sont les poèmes du Rasavilāsa qui correspondent à leur pendant shastrique. Seules quelques nāyikās, comme celle venant de Pataliputra présentent des caractéristiques énumérées dans les kāmaśāstras : atha pāṭalaputravadhū yathā / kavitta / cancala dragañcala capala citavati cori citavata cāi caḍhī cārutā pragaṭahī / hausa bharī hasati lasati hulasati hiye vilasati vālama so neha kai nikaṭahī / deva haraṣata varaṣata māno maina sara sarasa vacana racanā so racī raṭahī / moha kī adhyārī mai ujyārī hvai ramati rati pyārī paṭanā kī paṭa lampaṭa nipaṭahī // RV 5.37 Voici un exemple de la femme de Pataliputra. Kavitta : Le regard en coin, l’œil agité et en perpétuel mouvement, ayant captivé [son amant], elle [le] regarde comme une image,82 elle fait grandir le désir, elle révèle son charme. Emplie d’un intense désir, elle sourit, elle resplendit, elle est ravie en son cœur, elle prend plaisir lorsqu’elle est très proche de l’amour de son bien-aimé. Le dieu [de l’amour] Maina [tire tellement de] flèches que l’on dirait83 qu’il pleut,

82 Malviya 2002, p. 143, souligne les nombreuses différences d’un manuscrit à l’autre pour citavati cori citavata et le fait que le poète joue sur les sons produits par ces trois termes à la suite les uns des autres. Il propose comme signification curākar citravat dekh rahī hai. 83 « Que l’on dirait » traduit māno (comme si).

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ravi [qu’il est] des douces paroles prononcées et répétées [par la jeune femme].84 Dans l’obscurité de l’enchantement, elle scintille et prend plaisir à l’amour, le vêtement de la bien-aimée de Patna85 est extrêmement tendancieux.

La correspondance partielle de la description de cette jeune femme n’est valable que dans une comparaison avec l’Anaṅgaraṅga, le Ratirahasya proposant une description différente.86 L’Anaṅgaraṅga, tout comme le Rasavilāsa, offre une image agréable et charmante de cette jeune femme, dont il décrit les vêtements, le charme et le sourire, ainsi que son goût pour les plaisirs de l’amour. Pour l’écrasante majorité des poèmes, au contraire, il n’y a pas de correspondance entre le contenu des deux kāmaśāstras et le texte de Dev. Cependant, s’il est difficile de trouver une correspondance en comparant les poèmes un à un, le deśabheda de Dev dans son ensemble reste proche des préoccupations du deśabheda des traités que nous avons exposées ci-dessus. En effet, dans cette liste, Dev s’exprime sur les préférences des femmes durant l’union sexuelle (majoritairement sur le fait d’aimer les griffures et sur l’intensité de ces dernières, et sur leur manière de se donner à leur amant), sur leurs caractéristiques physiques (beauté en général, cheveux, couleur de la peau, yeux ou regard, nez, sourcils, visage, poitrine, démarche), sur leurs vêtements, sur leur niveau d’expérience dans les jeux amoureux, sur leur manière de s’exprimer (et notamment sur le son que fait leur voix), sur leurs caractéristiques psychologiques et/ou sur leurs traits de caractère. Ces différents aspects mis bout à bout, présentés souvent de manière détaillée par le poète, font que l’on resort avec un sentiment de similitude en lisant un deśabheda au sein d’un ouvrage de sexologie ou le deśabheda du Rasavilāsa (en mettant de côté le style). La géographie érotique élaborée par Dev déroule un catalogue de jeunes femmes répertoriées sous vingt-six poèmes. Le poème typique de cette liste est constitué d’une description d’une jeune femme que l’on dit venir d’une région précise. Elle est présentée selon une partie des éléments énumérés ci-dessus et selon les choix opérés par le poète. Pour plusieurs d’entre eux, c’est l’extrême beauté de la nāyikā qui est mise en avant. Ces poèmes sont particulièrement 84 Ce vers porte quelque peu à confusion, notamment en raison du sujet différent entre la première et la seconde ligne. Malviya 2002, p. 143, propose de garder cette distinction même si certains manuscrits proposent haraṣati varaṣati au lieu de haraṣata varaṣata. Il suggère la traduction suivante : « manobhava devatā harṣita hokara uske sarasa phūla jaise komala vacanoṃ ke rūpa meṃ mānoṃ apane vāṇa barasā rahā hai » (Le dieu Manobhava, comblé par ses paroles tendres comme de belles fleurs fait pleuvoir avec ses propres flèches). 85 Patna est une dénomination contemporaine à Dev pour désigner Pataliputra, utilisée ici pour des questions de métrique. 86 AG 5.7 et RR 5.16. Mis à part le fait qu’elle soit décrite comme habile dans les arts de l’amour, la description du Ratirahasya ne correspond pas à celle de l’Anaṅgaraṅga.

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réussis sur un plan poétique. C’est par exemple le cas des poèmes décrivant les nāyikās qui viennent de Sauvira et du Kerala : atha sauvīravadhū yathā / kavitta / ambhonidhi kī sī sutā sauti ambhojani para dambholi adambhodita duti hai sarīra kī / ārambhita jovana nidambha karai rambhā ruci rambhorū sugambhīra gurāī guna bhīra kī / canda se vadana manda hāsī kī amanda chavi svāsa makaranda vāsa candana se cīra kī / kāmahaya mandarā sī deva kāmakandarā sī indirā ko mandira su sundari suvīra kī // RV 5.59 Voici un exemple de la femme de Sauvira. Kavitta : Elle est un trésor comme la fille de l’océan,87 elle rivalise avec la lune,88 la brillance de son corps est éclatante de pureté comme un diamant.89 A l’orée de sa jeunesse, sa beauté90 laisse [l’apsarā] Rambha91 sans fierté ; elle est d’une profonde beauté,92 le teint clair,93 avec une multitude94 de qualités. Le visage comme la lune, elle rit gentiment, elle est d’une splendeur étincelante, son souffle a l’odeur du nectar, ses vêtement [sont parfumés] comme le bois de santal. Dev [dit que] son cœur [bat] de désir comme un tambour, qu’elle est un abîme de plaisirs sensuels ; la belle de Sauvira est un temple de beauté.95

87 C’est-à-dire Lakshmi. Lakshmi est habillée en blanc, est très belle et irradiante par sa brillance. Ce qui va correspondre à la description de la nāyikā du poème. 88 Ambhoja, littéralement « né de l’eau », a plusieurs significations dont « lune ». Ambhojani renvoie aussi à Brahma, présent lorsque Lakshmi est sortie de l’océan de lait. 89 Cette strophe contient de nombreuses divergences dans les manuscrits. Voir Malviya 2002, Vol. 2, p. 200. 90 Ruci fait également référence à la lumière et la brillance. 91 Rambha est la reine des apsarās, des nymphes célestes. 92 Rambhoru avec « u » bref signifie « beau » (BHK). Les significations de rambhorū ne font pas sens ici. Un manuscrit propose rambhā rūpa gambhīra, « d’une profonde beauté comme Rambha », mais la comparaison est déjà utilisée dans la première partie du vers. Rambhorū est utilisé pour l’allitération qu’il crée avec Rambha. 93 Dans le texte gurāī ; BHK renvoie à gorāī, « teint clair ». 94 Bhīra pour bhīḍa, « la multitude ». 95 Cette dernière strophe pourrait être traduite autrement, comme l’ensemble du poème qui contient de nombreux double-sens. La traduction que nous proposons est envisageable, mais il y a d’autres éléments qui sont suggérés par le poète et que nous n’avons pas rendu. Dans cette dernière strophe, nous traduisons kāmahaya par « [son] cœur [bat] de désir », mais kāmahā renvoie à Vishnu ou Shiva, et un manuscrit propose kāmagraha, « la maison de Kamdev ». Mandarā signifie « tambour » ou « de petite corpulence », mais trois manuscrits proposent mundarā qui

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atha keralavadhū yathā / kavitta / campā ke varana tana candana vasāyau vana canda se vasana vase candana ke vāri hai / ṣaga mṛga mīna jala thala ke adhīna hota guñjarata bhaurapuñja kuñjani visāri hai / ko na karai seva kahi deva tāhi deṣata hī mohi manadevatā karati manuhāri hai / jovana kī jotina so motina ke ralī hāra keralī kuraṅganainī nāri sukumāri hai // RV 5.47 Voici un exemple de la femme du Kerala. Kavitta : Son corps est de la couleur [des fleurs] de l’arbre campā,96 il a surpassé97 la forêt de bois de santal ; elle porte des vêtements [brillants] comme la lune, c’est une jeune femme parfu mée98 de santal. Les oiseaux, les poissons et les animaux terrestres lui sont subordonnés ; les essaims d’abeilles quittent les bosquets et butinent [autour d’elle]. « Qui ne se met pas à son service aussitôt qu’il la voit ? », dit Dev. Ayant charmé Kamdev,99 elle fait ce qui la satisfait.100 Elle a l’éclat de la jeunesse, elle porte un collier de perles ; la jeune et belle femme du Kerala a des yeux de biche.

La beauté est une caractéristique de base de la nāyikā en général, mais elle n’est de loin pas toujours développée avec autant de métaphores et de délicatesse que dans ces deux poèmes. La description de la jeune femme dravidienne poursuit avec la thématique de la beauté, mais la complète en donnant plus d’informations quant à son caractère et à son comportement envers son amant : atha draviḍavadhū yathā / kavitta / devatā darasa patidevatā sarasa deva ihi vidhi aura nahī deva naranāgarī /

désigne « un anneau », et plus spécifiquement les anneaux portés par les ascètes yogis. Shiva porte de tels anneaux. Indirā, au début de la seconde ligne, est également un nom de Lakshmi, et indirā-mandira désigne Vishnu, et secondairement « un lotus bleu ». Dans le Mahābhārata, Lakshmi a émergé d’un lotus qui était sur le front de Vishnu. 96 L’arbre campakā (Michelia campaca) a des fleurs odorantes de couleur jaune-blanc ou orangée. 97 Pour vasāyau (vaśa meṃ lānā) ; ce pourrait être aussi basānā, « parfumer ». 98 Vāri a de nombreuses significations. L’une d’entre elle est sugandhabālā, « une jeune femme parfumée ». En tant que substantif féminin, vāri désigne également Saraswati (BHK). 99 Pour manadevatā, la divinité du cœur. 100 Malviya 2002, Vol. 2, p. 144, suggère d’utiliser manuhāri dans ce sens et fait une comparaison avec le Padmāvat en citant un vers où le terme est utilisé dans le même sens.

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sahaja subhāi sañci suci ruci sīlamanta komala vimala mana sobhā suṣasāgarī / cāhai sanamāna ko sarāhai sadā prītamahi prīti ko nivāhai rati rīti ati āgarī / devī desa draviḍa kī sundarī niviḍa neha gunani anūpa rūpaopana ujāgarī // RV 5.48 Voici un exemple de la femme de la région dravidienne. Kavitta : Elle jette un regard à son mari qui est à l’image de dieu, charmant et amoureux101 ; il n’y a pas d’autres femmes comme elle, ni parmi les dieux, ni parmi les hommes.102 Elle cumule un tempérament simple, une beauté pure, un esprit modeste,103 un cœur doux et tendre ; elle est un océan de joie et de beauté. Elle souhaite être respectée,104 elle fait toujours l’éloge de son bien-aimé ; par amour, elle se comporte de manière excellente105 durant les relations intimes. [Cette] belle femme à l’amour intense, aux qualités sans parallèle, dont la beauté et l’éclat sont manifestes est la déesse du pays dravidien.

D’autres poèmes vont encore plus loin sur le comportement de la jeune femme lors des relations charnelles avec l’amant et se concentrent uniquement sur l’ardeur sexuelle de la jeune femme décrite. C’est notamment le cas pour la nāyikā qui vient de Kalinga : atha kaliṅgavadhū yathā / kavitta / madana ke mada matavārīna vadanu jhākai sadana thirāti na sirāti ratiraṅga nā / prītama ke rūpa kī mayā sī acavati taū pyāsīyai rahati jo lahati suṣasaṅga nā / premarasa vasa pyāvai pyāra so adhararasa lāgata naṣachata karati bhuva bhaṅga nā / aṅga aṅga umagi anaṅga upajāvati aliṅgana aghāti na kaliṅga kī kulaṅganā // RV 5.39 Voici un exemple de la femme de Kalinga. Kavitta : Intoxiquée de la passion de Madan [le dieu de l’amour], sa bouche se complaint ;

101 L’un des sens donnés pour deva (BHK). 102 Ou : « Il n’y a pas d’autres femmes comme elle parmi le genre humain, [dit] Dev ». 103 Pour sañci suci ruci, les manuscrits divergent les uns par rapport aux autres. Malviya 2002, Vol. 2 p. 145, confirme la signification proposée ici et discute ces divergences. 104 Cāhai sanamāna ko représente l’un des rares cas où ko désigne un accusatif. 105 De l’adjectif āgara, accordé ici au substantif féminin rīti. Le substantif āgara veut également dire « sel », ce qui va dans le même sens. La nāyikā ajoute du sel aux relations intimes.

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dans la chambre elle ne se calme pas, les couleurs de la passion ne se dissipent pas. Elle boit à petites gorgées la beauté de son amant comme si c’était du nectar106 ; mais même ainsi,107 elle reste assoiffée si elle ne peut pas en prendre [encore] avec délectation. Prenant le contrôle, elle abreuve son bien-aimé du rasa de l’amour par le goût de ses lèvres et par des griffures ; enflammée,108 elle ne s’arrête pas. Exultant de tous ses membres, elle crée Anang [le dieu de l’amour], la jeune femme109 de Kalinga n’est pas rassasiée des étreintes amoureuses.

Visiblement, Dev a pour objectif avec ce poème de mettre en avant la nature passionnée de cette jeune femme, qui s’exprime dès le premier pied où elle est dite « intoxiquée de la passion de Madan » (madana ke mada matavārīna). Elle se décline ensuite dans le poème entier, pour finir sur le fait qu’elle ne peut être rassasiée (aliṅgana aghāti na) tellement sa passion est intense. Les mouvements de son corps, qui « ne se calme pas » (thirāti na), « ne s’arrête pas » (bhaṅga nā), « exulte » (aṅga aṅga umagi), renvoient également aux états provoqués par cette passion. Le poème décrivant la jeune femme venant de Malwa110 est similaire à celui que nous venons de présenter. Bien que plus mesuré, il met l’accent sur l’érotisme de la nāyikā de cette région qui « fait doubler l’amour de jour en jour » (dinahī dina dūguna neha vaḍhāvai), dont « le corps entier ondule des vagues d’Anang » (aṅgahī aṅga anaṅga taraṅgani), qui « offre

106 Le Dictionary of Bhakti (Callewaert 2009) renvoie à māyā pour mayā et donne les significations de « love », « affection », « compassion ». L’un des manuscrits donne également māyā, alors que deux autres donnent sudhā (nectar, liqueur). Nous choisissons cette dernière solution qui convient beaucoup mieux dans le vers que le terme « amour », avec pyāsīyai qui suit. Surtout que l’ensemble du vers comprend l’idée d’amour. 107 Quatre manuscrits donnent tana (corps), mais nous conservons taū (mais même ainsi). Sur ce vers, voir Malviya 2002, p. 143 qui commente les divergences entre les manuscrits. 108 Bhuva signifie « terre », « sol », mais également agni (feu), c’est pourquoi nous qualifions la nāyikā d’enflammée. Les manuscrits comportent des variations : bhūṣa deux fois et une fois bhūṣana, que l’on traduirait alors par « affamée » ou « désireuse ». 109 Pour kulaṅganā, qui désigne un oiseau ou plus spéciquement une grue et que le poète utilise pour l’allitération, mais peut-être aussi pour une analogie au lieu où la nāyikā réside. En effet, le royaume de Kalinga, qui représente l’actuel état d’Odisha (Orissa), possède un grand lac au bord duquel de nombreux oiseaux font halte, dont des grues. 110 RV 5.43. Dans un autre contexte, voir l’article de Lenz 1999 qui discute le poème consacré à la femme de Malwa dans le Rāulavela de Roḍa comme une métaphore du pouvoir militaire du commanditaire de ce texte, le roi du Malwa, vraisemblablement Bhoja.

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5 Des kāmaśāstras à la poésie rīti

à boire avec ses lèvres » (oṭhani pyāvai), et qui « offre du plaisir de différentes manières » (bhāntini bhāntini bhoga karāvai). Dans plusieurs poèmes, l’intérêt du poète se porte sur des détails du visage ou du corps de la nāyikā et sur la sonorité de sa voix. Bien que cela ne se retrouve pas spécialement dans la description des femmes des différentes régions dans les textes shastriques, cet intérêt pour décrire méticuleusement le physique des femmes en y incorporant des indications concernant leur voix est propre aux kāmaśāstras, spécialement dans les chapitres dédiés aux diverses classes de femmes, ces aspects servant à les différencier les unes des autres.111 Ainsi, dans le Rasavilāsa, on trouve mention de ces aspects afin de définir les nāyikās de certaines régions. C’est le cas pour la jeune femme de Muradeśa (RV 5.53) pour laquelle Dev dit qu’elle a une voix de coucou et des yeux de biche (pikavainī mṛganainī). Celle de Karavīra (RV 5.55) a un nez qui ressemble à un bec de perroquet (nāsikā kīra lakīra sī), une voix de coucou (pikavainī), un visage de la couleur du lait (chīraja se muṣa) et des yeux en forme de lotus (nīrajanainī). Ou encore la nāyikā de Bhuṭaṅta (RV 5.57) a une voix de mainate (sāro sī) et des dents brillantes (duti danta kī). Finalement, la plus grande innovation apportée par Dev dans ce bheda consiste à utiliser la thématique de cette typologie, les régions d’Inde, pour composer de magnifiques poèmes. Dans les kāmaśāstras, cette géographie de l’Inde est utilisée pour mettre en avant les spécificités propres à chaque femme selon l’endroit où elle habite avec l’énumération des caractéristiques que nous avons détaillées ci-dessus. Mais on ne trouve pas de correspondances entre la région et la femme qui est décrite. A l’inverse, Dev va utiliser la mention de ces régions pour développer des images poétiques qui mettent en lien la nāyikā avec la région d’où elle vient ou faire référence dans son poème à des spécificités de la région dont il est question. Cela donne lieu à la création de poèmes qui sont parmi les plus réussis de ce deśabheda, dans un mouvement créatif renouvelé. C’est par exemple le cas pour le poème décrivant la femme venant de la région du Sindh, dans lequel cette partie de l’Inde et ses caractéristiques géographiques sont utilisées par le poète comme support métaphorique pour développer la beauté de la nāyikā : atha sindhuvadhū yathā / kavitta / vasudhā kau sodhikai sudhārī vasudhārani sau saravasu dhārani sudhārani suresa kī /

111 Voir par exemple AR 3.20–3.26. Les femmes sont décrites dans le détail sous de nombreux aspects, dont des indications concernant leur visage, leur corps et leur voix.

5.2 Les nāyikābhedas du Rasavilāsa

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dharama kī dharanī dharā sī dhāmadhara nīkī dharani kī dhāranī sī dhanyatā dhanesa kī / siddhana kī siddhi sī asiddhi sī asiddhanu kī sādhutā kī sādhaka sudhāī sudhā vesa kī / sudhānidhivadanī sudhāini kī suddha vidhi sindhuragamani gunasindhu sindhu desa kī // RV 5.51 Voici un exemple de la femme de la région du Sindh. Kavitta : Elle purifie la terre, elle purifie à l’aide des torrents d’eau des dieux, elle est celle qui purifie absolument tout par les torrents d’Indra.112 Elle est comme le serpent Śeṣa,113 elle soutient le dharma, son corps est radieux114 ; elle est comme un sillon dans la terre, elle est la bonne fortune comme Kubera.115 Elle est comme un sage parmi les sages, non accomplie parmi ceux qui sont inaccomplis, elle est une adepte116 de la vertu et de l’honnêteté, elle a l’apparence du nectar. Le visage comme la lune, elle a une attitude pure et honnête, [la femme] du pays de Sindh est le joyau d’un bras de l’Indus, elle est un océan de qualités.117

Ce poème est un exemple typique de l’esthétique de Dev dans ce qu’elle a de plus réussi. Sur le plan des allitérations d’abord qui portent l’auditeur sur un flot de sifflantes saccadé par des notes plus lourdes amenées par les sons « dha » et « dhā ». Sur le plan littéraire ensuite, lorsque Dev se concentre dans sa description sur l’analogie qu’il crée entre la nāyikā et la rivière Indus.118 Chaque strophe participe à créer cette image fondée sur une correspondance entre l’eau et le corps de la jeune femme. Ce qui fait de ce poème un parfait exemple d’un

112 Dans le texte suresa, qui désigne Indra. 113 Dharaṇī-dharā signifie « celui qui porte la terre » ; c’est un titre de Sheshnag, ainsi que de Vishnu dans ses incarnations en tant que tortue et sanglier. Ici, l’image du serpent est la plus appropriée en raison de la métaphore du poème qui compare la jeune femme à une rivière. 114 Pour dhāmadhara nīkī. 115 Kubera est le dieu de la richesse et de la direction du nord, appelé ici dhanesa pour la rime avec suresa dans la strophe précédente. 116 Sādhaka donne aussi l’idée de magicien ou de quelqu’un qui a des pouvoirs. Dans cette strophe, il y a un jeu autour du fait que son apparence lui permet de prendre toutes les formes comme l’eau qui épouse les endroits dans lesquels elle se faufile. 117 En raison des nombreuses allitérations, les manuscrits varient passablement de l’un à l’autre, surtout concernant les voyelles. Voir Malviya 2002, Vol. 2, p. 198. 118 Voir le livre de Holredge 2015 consacré au lien entre le corps et la bhakti, qui évoque le lien qu’il peut y avoir entre une figure divine et une région. Elle consacre un chapitre (chapitre 5) à la région du Braj comme étant identifiée au corps de Krishna. Dans notre exemple, c’est le corps de la nāyikā qui est identifié à la région où elle habite.

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5 Des kāmaśāstras à la poésie rīti

poème de la poésie rīti, élégant, raffiné, imagé et riche, capable de donner à la nāyikā sa pleine dimension et susceptible d’éveiller śṛṅgāra rasa avec une extrême finesse. Dans le deśabheda, d’autres poèmes intègrent des références à la région d’origine de la nāyikā dans le cadre de sa description, bien qu’elles soient plus dispersées et atténuées que pour la jeune femme venant du Sindh. C’est par exemple le cas pour le poème qui présente la jeune femme habitant la région du Cachemire (RV 5.58), dont la description du visage (ligne 3) est une référence explicite au visage des femmes des régions des montagnes du Nord de l’Inde : gulagule gore gola komala kapola sudhāvindu vola indumuṣī nāsikā jyo kīra kī / Ses joues sont tendres, rondes et claires comme des gulagulās,119 ses paroles sont comme des gouttes de nectar, son visage est comme la lune, son nez [est comme [le bec] d’un perroquet.

Dev y ajoute également une référence au safran (ligne 4), une plante que l’on cultive spécialement au Cachemire : deva duti laharāti chūṭe chaharāta kesa korī jaisī kesari kisorī kāsamīra kī // Dev [dit que] la jeune fille du Cachemire fait onduler la brillance, ses cheveux sont défaits, éparpillés, et non huilés, ils ressemblent aux [filaments de] safran.

De même, une référence à l’orfèvrerie est glissée dans la première strophe du poème présentant la femme du Gujarat (RV 5.52), région connue pour sa production de bijoux en or sertis de pierres précieuses et portés dans les cours royales indiennes : chita kī sī chonī rūparāsi sī ikonī gaḍhi kāḍhī vidhi sonī gorī kundana se gāta kī / Elle est l’emblème de la royauté sur terre,120 Brahma le créateur l’a créée comme une beauté unique, comme un orfèvre, il a extrait à partir de l’or fin le corps de [cette] belle femme.

119 La gulagulā est une douceur ronde et épicée faite de farine et de sucre et frite dans du ghī. Elle est ronde et tendre, claire à l’intérieur et un peu plus foncée à l’extérieur. Elle ressemble à la rasgullā. 120 Pour chita, qui renvoie à chāta (BHK), l’ombrelle en tant que symbole de la royauté.

Conclusion

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Même si cette métaphore du corps de la nāyikā, comparé à un bijou est un classique parmi les comparaisons utilisées dans la poésie rīti en général, ici elle trouve tout son sens et crée un lien avec le cadre dans lequel cette nāyikā particulière évolue.121 Et c’est une des qualités de Dev dans sa création, soit d’utiliser des tournures poétiques traditionnelles et de les réinjecter dans ce cadre nouveau avec pertinence et créant ainsi une résonance entre la poésie rīti classique et ce nouveau bheda proposé par l’auteur. Dès lors, le processus en action dans cette liste est majoritairement un processus créatif qui repose sur deux éléments. Le premier est, comme nous venons de le mentionner le répertoire de la littérature rīti et le second est le répertoire des kāmaśāstras. En combinant des éléments de ces deux répertoire, en les mettant en lien, en les faisant se répondre l’un à l’autre, Dev fait éclore son propre deśabheda, à la fois innovant et traditionnel, à la fois emprunt de la littérature shastrique et de la poésie rīti, afin de composer un objet hybride. En s’emparant de cette typologie des kāmaśāstras, Dev construit la sienne en se plaçant dans la lignée des sants, qui avant lui, ont décrit les femmes qui avaient du rasa (selon ses mots) et par cette affirmation, se donne l’autorité pour créer sa propre liste de nāyikās sur la thématique des régions. Par cette appropriation, il construit son propre système et livre son interprétation et sa propre géographie érotique.

Conclusion Dans ce chapitre, nous avons voulu démontrer que pour proposer de la nouveauté dans un genre littéraire déjà fortement établi au 18ème siècle et dans une tradition dans laquelle la nouveauté n’est que peu valorisée, Dev a eu recours à la littérature shastrique relative à la science amoureuse. Par ce recours, il a transféré des nāyikābhedas rédigés comme des systèmes de savoirs clos au sein de la poésie rīti, en les ouvrant et en les transformant lorsque cela lui a paru possible et judicieux. Dans ce processus de transfert, ont été mis à l’œuvre des mécanismes de transmission, de transformation, de création, d’innovation, tout en ayant aussi recours dans une moindre mesure à un processus de recyclage. Les nāyikābhedas que le poète propose dès lors dans son Rasavilāsa sont non seulement innovants, mais ils sont aussi le résultat de ces divers mécanismes qui en font des objets hybrides, intermédiaires, des réinterprétations courtoises d’une littérature shastrique sanskrite, s’étant elle-

121 Dans la même idée, voir notre analyse au chapitre 6.2.2 de la femme de l’orfèvre.

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5 Des kāmaśāstras à la poésie rīti

même transformée lors de son passage aux langues vernaculaires. En effet, si certains nāyikābhedas, dont ceux dont nous avons parlé dans ce chapitre, ont déserté les textes définis comme shastriques, comme c’est le cas pour le Kokasāra d’Anand Kavi, n’est-il pas naturel qu’ils aient été récupérés par les poètes rīti, qui ont fait du nāyikābheda leur fonds de commerce ? Ne faut-il pas s’étonner que cette récupération n’ait eu lieu que si tardivement ? Deux siècles après les premiers représentants de ce courant poétique. Plusieurs raisons peuvent être la cause de ce décalage. Premièrement, avant de devenir classique et traditionnel, un courant littéraire a besoin de temps pour se construire en tant que tel et pour s’installer durablement. Il a également besoin de répétitions et d’accumulations. Deuxièmement, en littérature comme dans d’autres disciplines artistiques, la nouveauté n’était pas encouragée dans ce contexte. Elle ne constituait pas la marque d’un grand auteur qui devait au contraire s’insérer dans une tradition et démontrer ses capacités en reproduisant ce qui avait été fait avant lui. De plus, si la tradition elle-même ne poussait pas à l’innovation, il est probable que les mécènes, commanditaires des ouvrages, ne la soutenaient pas non plus. Dans la multiplicité des courants littéraires de l’Inde pré-moderne, on faisait appel à un auteur d’un courant en particulier pour qu’il produise un ouvrage selon les codes de la littérature qu’il représentait. Enfin troisièmement, comme il le dit lui-même dans le Rasavilāsa, Dev, de par ses nombreux ouvrages consacrés au sujet de la description de la nāyikā, a eu l’occasion à plusieurs reprises de composer des nāyikābhedas en respectant les modalités de la poésie rīti et du genre du nāyikābheda. C’est aussi le nombre d’ouvrages composés sur le sujet qui lui a permis de sortir du cadre traditionnel et de proposer un texte innovant tel que le Rasavilāsa. Sa position lui a permis de jouer avec les frontières du genre, de modeler la tradition tout en s’y inscrivant, pour aller vers l’innovation qu’il recherchait.

6 Echanges avec la littérature indo-persane et complexification du genre du nāyikābheda Comme nous avons pu le constater, le Rasavilāsa est à l’image de son auteur et de son époque, c’est-à-dire marqué par un contexte multiculturel et une dynamique intensive d’échanges. Si Dev est allé puiser dans le réservoir infini de la littérature sanskrite pour la description de ses nāyikās, nous allons constater qu’il s’est également tourné vers la littérature indo-persane, fleurissante durant la période moghole, afin d’offrir un éventail de descriptions encore plus large et d’enrichir le catalogue de nāyikās, déjà riche, des poètes rīti. Le nāyikābheda est un mode spécifique d’expression appartenant à la littérature sanskrite, puis à la littérature braj. Cependant, ce moyen si particulier de composer de la poésie amoureuse va susciter l’intérêt des auteurs indo-persans, curieux de ce mode d’expression du sentiment amoureux. Comme nous l’avons brièvement mentionné,1 la cour moghole s’intéresse au nāyikābheda et plusieurs traces de transpositions de la littérature indienne à la littérature indo-persane existent. C’est également le cas pour le 18ème siècle, avec par exemple la récupération de ce genre par un contemporain de Dev, le poète Azad Bilgrami (m. 1785).2 Avec le Rasavilāsa, nous assistons à un renversement des positions, soit l’appropriation par un poète de langue braj d’un trope littéraire indo-persan ajusté à la forme et au style du nāyikābheda. Il ne s’agit plus d’un auteur composant en persan à la manière du poète sanskrit ou de langue braj, mais du poète de langue vernaculaire qui, s’étant approprié ce qui est apparu comme une spécificité propre à la littérature sanskrite (le nāyikābheda), le fait ensuite passer par le prisme de la poésie indo-persane pour en tirer un nāyikābheda de langue braj dont le but premier est d’être original et innovant. Les traces de telles reprises sont suffisamment rares pour être signalées et étudiées.3

1 Cf. chapitre 4.3.1. 2 Sur cet auteur et son utilisation du nāyikābheda, voir Sharma 2009, Ernst 2013 et Dudney 2015. 3 Busch 2011, p. 100, relève le fait que les motifs de la littérature persane ne se sont que peu introduits chez les auteurs rīti : « Indeed, despite the close contact of a significant number or early rīti writers with Indo-Muslim court culture, it remains surprising how few Persian genres, motifs, and verse forms made it into the Braj repertoire. » Elle cite plus loin les quelques auteurs s’étant vraisemblablement inspirés de la littérature persane pour certaines de leurs compositions, soit Rahim (1556–1627), Rasnidhi (fin 17ème s. ?) et Bodha (env. 1760 ?). Pour une analyse de tels échanges entre la cour de Kishangarh et Delhi au 18ème siècle, voir Pauwels 2015. Pour une analyse du mouvement inverse (exploitation de thématiques krishnaïtes par la littérature persane), toujours dans le contexte du 18ème siècle, voir Pellò 2018. https://doi.org/10.1515/9783110645705-007

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6 Echanges avec la littérature indo-persane et complexification

Cette référence concerne les trois premiers chapitres du Rasavilāsa qui déroulent un long nāyikābheda dont la thématique est la jāti, la caste à laquelle appartient la figure féminine décrite. Comme le terme de jāti l’indique, ceci comprend à la fois le rang social de la jeune femme, mais également l’activité ou la profession qu’elle exerce. Développer un nāyikābheda sur la base de cette thématique sous cette forme ne fait pas partie de la tradition rīti,4 alors que la littérature indopersane développe de courts poèmes d’amour sur la base de la description de jeunes artisans du bazar dans un genre appelé shahrāshūb (qui bouleverse la ville). Nous suggérons que, pour faire évoluer ses nāyikābhedas, le poète Dev s’est saisi des thématiques développées dans ce genre littéraire propre à la poésie indopersane pour l’injecter dans ses propres compositions. Le résultat est un nāyikābheda saisissant, mélangeant de nouvelles descriptions de la nāyikā, l’excellence poétique et une potentielle description de la société contemporaine à Dev. La première partie de ce chapitre est consacrée à la description du shahrāshūb et à son propre développement au sein de la littérature persane afin d’être à même d’évaluer la manière dont Dev s’approprie le genre. Nous verrons que l’interaction entre nāyikābheda et shahrāshūb a lieu dans les deux sens, certains textes appartenant au second ayant vraisemblablement intégré des motifs venant du nāyikābheda. La seconde partie du chapitre sera quant à elle consacrée à l’analyse de ce long nāyikābheda s’étendant sur les trois premiers chapitres du Rasavilāsa. Elle comprend la présentation du jātibheda, dans laquelle nous examinerons l’habileté avec laquelle Dev a développé un nāyikābheda absolument extraordinaire, amenant à une complexification du genre, en en faisant bien plus qu’une simple typologie. Elle comprend également une étude de chaque catégorie de nāyikā afin de situer le texte de Dev entre descriptions ethnographiques à valeur socio-historique et descriptions littéraires.

6.1 Le genre du shahrāshūb en dialogue avec la littérature en langues vernaculaires Le nāyikābheda, formé sur la base de la jāti de la nāyikā et proposé par Dev dans le Rasavilāsa dresse à la fois un catalogue de femmes répertoriées selon leur caste et une liste des professions exercées par ces femmes. Il est également

4 A l’exception du poète Rahim, sur lequel nous revenons plus bas. Par ailleurs, des catégorisations de la sakhī basées sur son activité se trouvent dans la Rasikapriyā de Keshavdas ou dans Navarasataraṅga de Beni Pravin, mais ces quelques poèmes sont sans commune mesure avec le nāyikābheda proposé par Dev, qui construit un catalogue de nāyikās ordonné selon une hiérarchie basée sur divers groupes sociaux.

6.1 Le genre du shahrāshūb

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construit dans un espace géographique clos, qui n’est pas identifiable à un lieu précis, mais qui correspond à un espace dont le point central est représenté par la position du roi (rāja) et de son palais. Si la forme générale de ce nāyikābheda est en tous points commune avec les nāyikābhedas standards, c’est-à-dire qu’il se construit sur la base d’un classement des nāyikās par catégories et sous-catégorieségories, la manière dont Dev l’organise autour de la figure centrale du roi, d’un espace géographique donné et du motif de la jāti est quant à elle peu commune. Cependant, le fait de décrire une ville et plus particulièrement de dresser une liste des professions exercées dans un endroit donné, souvent le bazar de cette ville, dans un contexte de poésie amoureuse, est un trope qui s’est développé dans la littérature persane et indo-persane, et que l’on trouve sous la dénomination de shahrāshūb. Ce genre s’exprime en plusieurs langues et traverse les littératures persanes, indo-persanes, ottomanes (sous le terme de shahrangīz) et ourdoues (sous le terme de shahrāshob), en comportant des variations dans sa forme et/ou son contenu.5 Sous sa forme classique persane, le genre contient trois éléments majeurs : le thème du bouleversement provoqué dans une ville, la présence d’un bien-aimé défini par sa profession (généralement un artisan ou un artiste), son type ethnique et/ou sa communauté religieuse, et enfin la représentation, dans un panégyrique ou une satire, d’un groupe de gens appartenant à la même cour ou à la même ville.6 Ce mode d’expression littéraire est repris par les auteurs de la poésie indo-persane, même s’il se transforme plus en un trope repris dans le contexte d’un ouvrage au contenu plus étendu, qu’il n’est un genre à part entière.7 Néanmoins, la référence à des listes de professions et la description d’artisans exerçant leur activité au sein d’un bazar reste.8 Elle se poursuit lorsque le shahrāshūb sera repris par les poètes de langue ourdoue, même si son usage premier sera de démontrer la décadence de l’empire moghol, en listant et moquant des professions sur le déclin9 ou en énumérant des professions réservées à des gens de basse condition.10 De manière extrêmement intéressante pour notre propos et dans un 5 Pour une vue d’ensemble, voir l’entrée « shahrangīz » dans Encyclopaedia of Islam (2012) rédigée par de Bruijn pour le persan, Halman pour le turc et Rahman pour l’ourdou. Concernant le shahrāshob, voir aussi Petievich, 1990 qui développe les exemples de deux poètes moghols majeurs, Mirza Rafi ‘Sauda’ (1713–1781) et Mir Taqi ‘Mir’ (1724–1810). 6 De Bruijn, Halman et Rahman 2012. 7 Sharma 2004, p. 74. A noter que c’est le phénomène inverse qui se passe pour le nāyikābheda qui, d’une thématique abordée dans le cadre d’ouvrages généraux composés en sanskrit se transforme en un genre lors de son appropriation par la littérature en langue braj. Voir Cattoni 2014. 8 Voir les exemples développés par Sharma 2004, p. 74–77. 9 Sharma 2004, p. 78. 10 Pritchett 1984, p. 38.

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6 Echanges avec la littérature indo-persane et complexification

mouvement de balancier avec la littérature en langues vernaculaires, certains auteurs opèrent des modifications supplémentaires en inversant le genre des personnages qui sont décrits, c’est-à-dire en offrant, en parallèle des descriptions des artisans, des descriptions de femmes travaillant dans le bazar, alors que traditionnellement, le shahrāshūb et le shahrāshob décrivent de jeunes hommes sur un mode érotique ou homo-érotique.11 De telles occurrences, si elles ne sont pas légion, apparaissent tout de même aussi bien dans les textes en persan que chez les poètes ourdous,12 avec une emphase portée sur la description physique des commerçantes et sur leur activité.13 Sunil Sharma l’interprète comme une influence de la littérature en langues vernaculaires, qui positionne le sujet féminin au centre de ses compositions et qui a insufflé sa manière de faire à certains poètes indo-persans.14 En se plaçant de l’autre côté de l’échiquier, c’est-à-dire du côté des poètes rīti, il est un auteur qui, avant Dev, a réuni le genre du nāyikābheda avec celui du shahrāshūb. Il s’agit d’Abdur Rahim Khan-i-Khanan (1556–1627) ou plus simplement Rahim, poète et ministre à la cour d’Akbar. A l’aise dans plusieurs langues, grande figure littéraire de son temps,15 il compose plusieurs ouvrages dont un nāyikābheda en barvais (couplets) et un texte intitulé Nagaraśobhā (« Les Splendeurs de la ville ») qui compile une collection de dohās répertoriant des femmes de différentes castes et communautés, ayant beaucoup en commun avec le genre du shahrāshūb.16 Ce genre propre à la littérature persane puis indo-persane s’est donc diffusé, au contact des littératures du sous-continent indien et a créé un dialogue avec ces dernières, comme le démontrent les traces d’intertextualité dans les différentes traditions. Le fait qu’il contienne en son sein des éléments trouvant une résonnance dans le contexte indien, comme le format de la liste ou la poésie d’amour, a permis l’éclosion d’un échange fertile et mutuel qui se poursuit dans le Rasavilāsa de Dev.

11 Sharma 2011, p. 242. 12 Sharma 2004, p. 76 et 77 donne en exemples le texte indo-persan Mina Bazar qui inclut une description des femmes du bazar et de neuf belles et jeunes commerçantes, le poète ourdou Vali (m. 1720) qui inclut un catalogue de personnages féminins dans sa description de la ville de Surat ou plus tardivement les poètes ourdous Mir Taqi Mir (m. 1810) et Fa’iz Dihlavi (m. 1738). 13 Sharma 2004, p. 76. 14 Sharma 2004, p. 77, fait d’ailleurs remarquer que Vali rencontre un plus grand succès une fois qu’il s’est conformé aux codes des lettrés de Delhi, en supprimant de ses écrits les éléments empruntés au registre littéraire en langues vernaculaires, notamment le fait d’inclure la description de femmes. 15 Cf. McGregor 1984, p. 120–121. Voir l’article de Lefèvre 2014 sur cet auteur et sur son rôle dans les échanges entre les traditions indiennes et persanes. 16 Busch 2011, p. 94 et 2014, p. 196.

6.2 Le jātibheda de Dev

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6.2 Le jātibheda de Dev Selon ce que nous venons de présenter ci-dessus, nous estimons que Dev, dans sa recherche d’innovation pour la composition de son Rasavilāsa, s’est tourné vers la littérature indo-persane afin d’y puiser de la fraîcheur. Ainsi, il emprunte au shahrāshūb ses descriptions du monde artisanal pour les transposer à son nāyikābheda, qu’il construit sur la base de la caste (jāti) de chaque nāyikā. Il emprunte également au shahrāshūb le fait de décrire un groupe de gens (ici uniquement des femmes) appartenant à un même endroit, même si dans le cas du Rasavilāsa, il ne s’agit pas d’une ville en particulier, mais de résidents évoluant autour d’une figure centrale, le roi. En effet, bien que le mécène du Rasavilāsa soit un habitant de Delhi, Dev ne présente pas son nāyikābheda comme un catalogue des citoyennes de la capitale, la ville de Delhi n’étant mentionnée nulle part. De plus, si l’on peut imaginer que derrière le roi mentionné dans ce nāyikābheda se cache le mécène de l’ouvrage, la référence reste à un niveau littéraire puisque Bhogilal ne règne vraisemblablement sur aucun territoire.17 Par contre, un nāyikābheda développant une telle thématique est particulièrement approprié pour un lettré de la capitale, dominée par la littérature indo-persane. Ce jātibheda, à ne pas confondre avec la catégorisation de la nāyikā en padminī, etc. qui porte le même nom, se développe sur les trois premiers chapitres de l’ouvrage.18 Il offre des poèmes très réussis, et parfois réalistes, des femmes peuplant le royaume imaginé par Dev. Il pose plusieurs questions quant au traitement de la nāyikā et à l’évolution du genre du nāyikābheda tel qu’il est proposé par Dev.

6.2.1 Une structure narrative organisée autour de la figure masculine Le nāyikābheda que propose Dev dans les trois premiers chapitres du Rasavilāsa est constitué d’une présentation de la nāyikā organisée en cascade, comme il est d’usage. Il regroupe six catégories de femmes, elles-mêmes divisées en sous-cat égories, qui sont à leur tour divisées en sous-sous-catégories, avec pour thématique les diverses activités qu’une femme peut exercer en fonction du groupe

17 Cette affirmation est encore renforcée si l’on se réfère au fait qu’une première version du Rasavilāsa a existé, contenant le nāyikābheda dont nous parlons (cf. chapitre 4.1.). Celui-ci a donc été créé soit pour un autre mécène de Dev, soit en vue d’un futur mécène, ce qui prouve que la composition du texte ne dépend pas de la personne à qui il était destiné. 18 Ce nāyikābheda est repris de manière moins systématisée dans SST 250–299.

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social (jāti) auquel elle appartient. Cependant, dans ce nāyikābheda, Dev propose une nouvelle lecture et fait évoluer le genre, non seulement au niveau de son contenu, emprunté à un corpus littéraire d’une autre tradition, mais également au niveau de sa forme. En effet, au lieu de développer une typologie de la nāyikā de manière linéaire, Dev complexifie son approche et organise ses diverses catégories de nāyikās représentant divers groupes sociaux selon un périmètre géographique dédié à chacune d’entre elles et organisé autour d’un centre. Ce centre est représenté par le roi, autour duquel Dev fait évoluer ses six catégories de nāyikās de base. Cette organisation de l’espace occupé par des personnages féminins autour d’une figure centrale masculine donne une dimension particulière à ce nāyikābheda. Et pour que son lecteur la saisisse bien, Dev prend la peine d’inclure dans sa composition des dohās explicatifs, dans lesquels il explique la structure de ses divisions et sous-divisions, en donnant également parfois des précisions sur ce qu’il entend par telle ou telle catégorie. La présence de ces dohās démontre l’importance de la structure du nāyikābheda, qui ne prend tout son sens que si elle est perçue et bien comprise. Pour commencer, Dev sépare la nāyikā en six catégories en fonction de l’espace géographique dans lequel elle vit, chaque espace s’éloignant toujours plus de l’endroit où réside le roi. La première catégorie est représentée par la nāgarī,19 la citadine lettrée, qui désigne ici spécifiquement les femmes qui résident dans la ville du roi. La deuxième catégorie regroupe les puruvāsinīs, qui sont également des citadines, mais qui résident dans un espace géographique se trouvant aux frontières de l’espace considéré comme la ville du roi. Viennent ensuite les catégories de la grāminī, la villageoise, de la vanyā, la femme vivant dans la forêt, de la senyā, la femme vivant auprès de l’armée et enfin de la pathika, la femme vivant sur les chemins.20 Chaque catégorie regroupe un certain nombre de divisions et de professions, qui parfois sont elles-mêmes regroupées dans un espace donné. Pour la première catégorie, celle de la nāgarī, Dev dit qu’elle peut résider en trois lieux spécifiques : le temple (devala), le palais du roi (rāvala) et la ville du roi (rājapura).21 Celle qui réside dans un temple (devala nāgarī) se subdivise en trois catégories que sont la devī (déesse), la pūjanahāri (dévote) et la dvārapālikā (gardienne).22 Celle qui réside dans le palais du roi (rāvala nāgarī) se répartit en cinq types que sont la rājakumārī (jeune fille du roi) et les femmes qui l’accompagnent, soit la dhāya (nourrice), la dūtī

19 L’orthographe des termes est celle utilisée dans le texte original. Elle peut varier pour un même terme. 20 RV 1.13. 21 RV 1.14. 22 RV 1.15.

6.2 Le jātibheda de Dev

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(messagère), la sakhī (confidente) et la dāsī (servante).23 Enfin la troisième, celle qui réside dans la ville du roi (rājapura nāgarī) est séparée en deux catégories, la haṭavaī kī vadhū (femme du commerçant) et la ganikā (courtisane).24 Parmi la catégorie réunissant les femmes des commerçants, on retrouve la liste des artisans telle qu’elle peut se présenter dans la littérature indo-persane.25 Ainsi, Dev énumère dix professions qui sont déclinées au féminin, mais en précisant bien qu’il décrit les « femmes des hommes » (manuṣyatiya),26 sousentendu les femmes des hommes qui pratiquent cette activité. Font donc partie de cette catégorie, la jauharinī (vendeuse de bijoux), la chīpani (celle qui imprime et colore les vêtements), la paṭavani (celle qui fait des cordes), la sunāri (orfèvre), la gandhani (vendeuse de parfums), la telani (vendeuse d’huile), la tamorini (vendeuse de feuilles de bétel), la kanduni (vendeuse de douceurs), la vanini (épicière) et la kumhāri (potière).27 Auxquelles il ajoute encore deux castes qu’il qualifie de moins élevées (laghujāti), la darajani (tailleur) et la cūharī (celle qui nettoie les sols).28 Il place ensuite aux portes de la ville la ganikā (courtisane), dont il précise qu’elle désire des hommes qui ont de l’argent.29 Le jātibheda se termine dans le troisième vilāsa avec les cinq autres catégories de la liste. Le poète débute par la description des résidentes de la ville (puravāsinī) qui sont définies comme les femmes qui habitent une petite ville à la bordure de la ville du roi, subdivisées en quatre classes (cāri varana), établies selon le dharma propre à chacune.30 Il s’agit des quatre classes traditionnelles qui divisent la société indienne que sont la classe des brahmanes (vipra), celle des kṣatriyas (chatrī), celle des vaiśyas (vanija) et celle des śūdras (sūda), auxquelles Dev ajoute la caste des scribes (kāiatha), qu’il joint vraisemblablement à celle des commerçants pour avoir le nombre de quatre. Il précise que vivent également là les barbiers (nāī), les jardiniers (mālī) et les lavandiers (dhobī),31 et qu’il propose de décrire la conduite des femmes de ces résidents de la ville.32 Dans son développement, il subdivise encore les femmes de la classe

23 RV 1.21. 24 RV 2.1 ; ces deux catégories sont développées dans le deuxième chapitre du Rasavilāsa. 25 Pour comparaison, Sharma 2004, p. 76, donne la liste de neuf jeunes femmes décrites dans un texte du nom de Mina Bazar : « jeweler, cloth seller, flower seller, sweet seller, druggist, fruit seller, tobacconist, pan seller ». 26 RV 2.4. 27 RV 2.5. 28 RV 2.6. 29 RV 2.6. 30 RV 3.1. 31 RV 3.2. 32 RV 3.3.

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des kṣatriyas en deux catégories, celles qui vivent à l’est et que l’on nomme rajapūtānī et celles qui vivent à l’ouest et qui sont appelées ṣatrānī.33 Enfin, Dev ajoute encore la description d’une caste qu’il n’a pas citée, entre la description de la femme du scribe et celle de la femme du barbier, soit la femme de la caste kirāra.34 La catégorie suivante regroupe les villageoises (grāmīnī), des femmes qui vivent dans un village (gāu), qualifié de petite ville dans la forêt.35 Elles se subdivisent en cinq sous-catégories que sont la ahīri (gardienne de troupeaux), la kāchani (maraîchère), la kalāri (vendeuse de liqueur), la kahāri (vendeuse de poisson)36 et la nuneri (paludière).37 Viennent ensuite les femmes qui vivent dans la forêt (vanavāsini vadhū) qui sont au nombre de trois, la femme du sage (munitriya), la femme du chasseur (vyādhatriya) et la femme de la communauté des Bhils (bhīlini).38 Dev poursuit avec les femmes qui vivent auprès d’un régiment armé. Elles sont aussi au nombre de trois et font références, pour deux d’entre elles, à l’activité de courtisane. Il s’agit de la vṛṣalī, de la vesyā et de la mukerini.39 Enfin, la dernière catégorie de ce long bheda regroupe les femmes vivant sur les routes (pathikavadhū) et que Dev subdivise en trois catégories, la vanijārini (marchande ambulante), la jogini (yogi) et la naṭī (artiste ambulante). C’est ainsi que se clôt l’énumération et la présentation des nāyikās présentées selon leur caste. Comme dit plus haut, cette liste est pensée, construite et présentée par le poète, qui y consacre des strophes explicatives (mentionnées en notes de bas de page ci-dessus), selon un espace géographique ayant en son centre le roi et son palais. A partir de ce centre, se développent des cercles concentriques qui délimitent chacun leur propre espace géographique (la ville du roi, la ville, le village, la forêt, etc.), en s’éloignant physiquement toujours un peu plus du point central. Le centre est représenté par la figure masculine

33 RV 3.6 et 3.8–3.9 pour les descriptions. 34 Cf. RV 3.12. Le BHK dit qu’il s’agit du nom d’une caste, sans préciser plus avant. Dindayal 2004, p. 171, renvoie à la caste des Bhils, une communauté du centre de l’Inde, ce qui semble un peu étrange ici, surtout que la description de la femme appartenant à cette communauté apparaît plus bas, parmi la description des femmes vivant dans la forêt (cf. RV 3.26). 35 RV 3.16. 36 La caste des kahār fait généralement référence à des gens dont l’activité est de porter, par exemple de l’eau. Dindayal 2004, p. 179, suggère la vendeuse de poisson. Ceci est plus en accord avec le contenu du poème (RV 3.21), qui décrit la nāyikā comme vendant des poissons qui s’agitent (sapharī pharapharātī vecati), sapharī étant une espèce de poisson. 37 RV 3.17. 38 RV 3.23. 39 RV 3.27.

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du roi, autour de laquelle gravitent de nombreuses figures féminines, qui peuplent ces différents espaces.

Illustration 2 : Division de l’espace selon le jātibheda.

D’un point de vue littéraire, cette mise en scène est extrêmement habile pour le propos que le poète cherche à développer, puisqu’elle place le lecteur dans la position du roi, autrement dit dans la position de celui qui a accès à toutes ces femmes, pour ne pas dire qui « possède » toutes ces femmes, puisqu’elles sont situées sur un territoire considéré comme étant le sien. Les descriptions se focalisant essentiellement sur la figure féminine, le nāyaka est souvent absent du poème, il se situe parmi ceux qui regardent et admirent la nāyikā.40 Il se confond dès lors lui aussi avec le roi-lecteur, le roi-lecteur se confondant à son tour avec le commanditaire de l’ouvrage, Bhogilal. Ce dernier est d’ailleurs explicitement sollicité en étant nommé à la fin de chaque chapitre,41 dans un poème l’invitant à prendre conscience de la beauté des femmes qui peuplent son royaume imaginaire : jauharinī harinī jyau bhulānī chakī chavi chīpani choha pachārī / rūpa madandhini mohita gandhini vyākula vaina sunai na sunārī /

40 Dans le même processus que nous avons déjà remarqué et explicité au chapitre 5. 41 RV 1.65, 2.20 et 3.37. C’est aussi le cas pour la fin du chapitre 4, qui développe d’autres nāyikābhedas (cf. RV 4.42).

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hūka uṭhī halavāina ke hiya tīche kaṭācha tamorini mārī / veli vanī na ganai ganikā guna bhāika bhogī bhuvāla nihārī // RV 2.20 La vendeuse de bijoux est comme une biche dorée, elle est fascinante ; la teinturière est d’une beauté saisissante,42 elle domine l’amour.43 La vendeuse de parfum est éprise de beauté et de passion ; la femme de l’orfèvre n’écoute pas les bavardages confus. La vendeuse de douceurs soulève des tourments dans les cœurs ; la vendeuse de feuilles de bétel abat [quiconque] d’un regard de côté perçant.44 La courtisane n’a pas besoin de compter les qualités des femmes qui l’entourent. Regarde, Ô cher roi Bhogilal !

Dans les représentations de la nāyikā que propose Dev, le poète souligne en plusieurs endroits qu’il décrit les femmes des hommes qui appartiennent à telle ou telle caste. Il utilise d’ailleurs régulièrement les termes de strī ou de vadhū plutôt que celui de nāyikā. En braj, les termes sont féminisés et peuvent être traduits soit par le féminin du métier en question, soit en maintenant l’accent sur le fait qu’il s’agit de « l’épouse de » celui qui pratique telle ou telle activité ou qui est de telle ou telle caste. Il est nécessaire de lire chaque poème pour savoir comment le poète décrit la nāyikā et où il a voulu mettre l’accent, et pour savoir si la jeune femme est présentée comme un sujet actif (exerçant une profession) ou un sujet passif (femme de celui qui exerce une profession). Le jātibheda n’est pas uniforme sur ce plan. Par exemple, lorsque Dev décrit la sunārī, il est évident à la lecture du poème qu’il cherche à jouer avec l’image de l’or et du bijou créé par l’orfèvre, et à l’appliquer à la représentation de la jeune femme dans le but de sublimer sa beauté et d’ajouter à l’atmosphère érotique du poème. Le métier auquel le poète fait référence n’est alors qu’un faire-valoir pour développer l’érotisme contenu dans cette figure féminine particulière. Il est le cadre dans lequel s’insère la description imaginée par Dev et avec lequel il joue dans sa composition. Dans de tels cas, il y a une mise à distance entre la profession évoquée et la jeune femme qui peut se marquer au travers de la traduction en traduisant sunārī par « la femme de l’orfèvre » plutôt que par « l’orfèvre » ou « la femme orfèvre ». La traduction permet ainsi de mettre en avant les intentions du poète : deva diṣāvati kañcana so tana aurana ko mana tāvai agonī / sundari sāñce mai dai bhari kāḍhī sī āpane hātha gaḍhī vidhi sonī /

42 Pour chakī chavi. 43 Dindayal 2004, p. 163, propose de lire choha comme la colère. La qualité de la teinturière serait alors de mettre la colère à distance. 44 Pour tīche, assimilé à tīkhā.

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sohati cūnarī syāma kisorī kī gorī gumāna bharī gajagonī / kundana līka kasauṭī mai leṣī sī deṣī su nāri sunāri salonī // RV 2.10 Dev [dit] qu’elle montre son corps qui est comme de l’or et qu’elle réchauffe le cœur des autres comme le feu de l’orfèvre.45 Elle est aussi belle que si elle avait été extraite du moule créé par les propres mains de l’orfèvre.46 La jeune femme au teint clair resplendit dans des vêtements teintés de noir ; celle qui a la démarche d’un éléphant est emplie de fierté.47 La charmante femme de l’orfèvre est perçue comme la marque de l’or sur la pierre de touche.48

Il est évident que le poète utilise la profession dont il est question pour mettre en avant la beauté et l’érotisme de la nāyikā de sa typologie, et non pas pour décrire une femme orfèvre exerçant sa profession. Dans ces quelques strophes, la sunārī est représentée comme la femme de l’orfèvre et comparée aux bijoux que crée son mari. La profession évoquée sert de cadre narratif à la description érotique, dans laquelle le corps de la sunārī est comparé à l’or travaillé par son mari et sa beauté à celle du bijou extrait du moule de l’orfèvre. Le poème se termine sur l’image du corps clair de la sunārī entouré d’un vêtement noir et comparé à la trace laissée par l’or sur la pierre de touche, aussi de couleur noire. La comparaison est menée avec beaucoup de raffinement et la vignette créée par Dev autour de la profession d’orfèvre est d’une grande qualité littéraire. Le choix dans la traduction permet de coller au plus près des intentions de l’auteur en présentant un sujet féminin passif et érotisé. Cependant, la liste contient aussi des poèmes dans lesquels la femme est décrite comme participant activement à la profession dont il est question. Dans ces cas-là, l’érotisme de la scène est toujours présent, la nāyikā reste l’objet central du poème, mais la figure féminine est représentée comme sujet actif. Cela se rend en traduction par l’utilisation du féminin de la profession en question, comme dans le poème décrivant la dhobī, la lavandière :

45 Agonī ou agaunī renvoie à agavānī (BHK), « celle qui vient au-devant de quelqu’un pour l’accueillir ». Cependant, avec le verbe tāv- (chauffer), agonī peut aussi renvoyer à agni (feu). Dindayal 2004, p. 154, renvoie lui à aṅgīṭhī, qui désigne spécifiquement le feu qu’utilise l’orfèvre. 46 La traduction de ce vers rend l’idée contenue dans la phrase mais ne respecte pas l’ordre des mots. 47 Avoir la démarche d’un éléphant est un signe de beauté et de grâce car elle fait référence au dodelinement de l’animal lorsqu’il avance. 48 Su nāri pourrait aussi être considéré comme sunārī (le travail de l’orfèvre) afin de poursuivre la comparaison entre la nāyikā et les bijoux créés par l’orfèvre.

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ghāṭa para ṭhāḍhī vāṭa pārati vaṭohina kī ceṭaka sī ḍīṭhi mana kāko na harati hai / laṭaki paṭaki maṭakāi deva chiyo kahi kāḍhe bhujamūla hāsī phūla se jharati hai / jovana kī aiṭha aṭhilāta se uṭhohai kuca oṭhani amaiṭhi paṭu aiṭhikai dharati hai / dhovani anoṣī yaha dhovati kahā dhau kara sūdha muṣa rāṣati na ūdhamu karati hai // RV 3.15 Se tenant sur le ghat, elle regarde les gens passés sur le chemin. Qui ne [voit] pas son cœur emporté par son regard magique ? D’avant en arrière,49 frappant contre le sol, faisant des mouvements suggestifs, Dev [dit] qu’elle exprime son mécontentement. Lorsqu’elle essore [le linge], c’est comme si [une pluie de] fleurs tombaient de ses bras.50 Elle est fière de sa jeunesse, elle feint d’ignorer51 que sa poitrine émerge, elle saisit le vêtement entortillé comme ses lèvres. La lavandière, [d’une beauté] peu commune, lave. Qui ne serait pas choqué en voyant des mains et un visage si purs ?

Comme dans la majorité des poèmes du Rasavilāsa, l’attention est portée sur la figure féminine. Elle est décrite pour elle-même et son mari n’apparaît pas dans la vignette que Dev propose pour décrire cette profession. Il se confond avec le lecteur, qui est en-dehors de la scène et qui profite de la description de cette jeune femme extrêmement charmante. Bien que, tout comme dans le poème dédié à la sunārī, une forte connotation érotique se dégage du poème, la nāyikā n’est pas ici décrite comme la femme du lavandier, mais comme la lavandière en train d’exercer son activité. Le jātibheda de Dev n’est donc pas homogène sur ce plan. Vraisemblablement, le poète suit ce qui est le plus proche de la réalité. Laver les vêtements est une profession partagée par les hommes et les femmes, alors que le travail des métaux précieux pour la confection de bijoux semble plutôt être une profession réservée aux hommes. A partir du 18ème siècle, sont produites des collections d’images représentant les habitants de diverses régions de l’Inde, dans un souci de répertorier

49 Laṭakanā signifie « pendre » ou « être suspendu ». Le verbe peut aussi faire référence au balancement de ce qui est suspendu, à un mouvement de balancier, sens choisi ici. 50 Ce vers contient beaucoup de variations selon les manuscrits. Voir Malviya 2002, Vol. 2, p. 135–136 et 178. 51 Pour aṭhilāta, de iṭhalānā dont l’un des sens est « feindre l’ignorance ».

6.2 Le jātibheda de Dev

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leurs professions ou la communauté ethnique ou religieuse à laquelle ils appartiennent. Bien que celles-ci ne revêtent pas de caractère érotique, on y retrouve la même ambiguïté concernant la représentation de la femme en tant que sujet passif ou actif. C’est par exemple le cas dans une collection de vingt-deux peintures représentant divers métiers et castes de l’Inde du Sud par un artiste de Tanjore et datant de 1797.52 Pour chaque caste ou profession, ces peintures ne représentent pas un seul personnage, mais des couples. Dans ces représentations de couples, le rôle de la femme varie. Parfois elle semble assister son mari en lui tendant les instruments dont il a besoin pour exercer son métier, comme dans l’image représentant le barbier et sa femme (Add Or 192), alors que parfois elle semble exercer le métier avec son époux, comme le représente la peinture du couple de lavandiers (Add Or 209).53 Cette collection n’est pas liée à l’illustration d’un texte littéraire. Elle a pour objectif de dépeindre la réalité des diverses castes et professions qui sont exercées dans certaines régions de l’Inde. Dès lors, la distinction maintenue par Dev, qui correspond à celle faite par des descriptions à vocation non littéraires, pousse à s’interroger sur la réalité historique des descriptions du jātibheda, objet du sous-chapitre suivant. 6.2.2 Un catalogue de professions: entre descriptions ethnographiques et littérature érotique Dans son ensemble, ce nāyikābheda présente des dizaines de poèmes qui font émerger une structure sociale recensant de manière descriptive et quasi ethnographique les professions exercées par les femmes (avec la restriction que nous avons mentionnée ci-dessus). Face à une telle liste, il est difficile de rester uniquement dans une perspective littéraire et de ne pas s’interroger sur sa valeur historique.54 Est-ce que la société telle qu’elle est décrite par Dev correspond à 52 Voir le site internet de la British Library (Add Or 188–209). 53 La collection comprend également des images qui ne représentent pas une profession, mais un groupe ethnique, comme sur la peinture intitulée « Arab and wife » (Add Or 204). Ce qui est aussi le cas dans notre nāyikābheda. 54 Sur le lien entre poésie et histoire dans le cadre spécifique de la production littéraire en langues vernaculaires, voir le chapitre 3 de Williams, Malhotra et Hawley 2018, réunissant plusieurs articles sur le sujet. Les chercheurs ayant travaillé sur le shahrāshūb, confrontés au recensement de divers corps de métiers dans les textes qu’ils étudiaient, à la description de villes et de certains événements s’y étant déroulés, se sont posés les mêmes questions. Certains revendiquent la valeur historique du genre (Pietievich 1990), alors que d’autres réfutent le caractère sociologique de tels textes (Pritchett 1984). Concernant spécifiquement la description d’artisans et de bazars, Sharma 2011 et 2012 défend une approche « proto-ethnographique ».

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celle dans laquelle le poète évolue ? Peut-on trouver dans ce texte des informations quant aux activités qu’exerçaient les femmes au 18ème siècle ? Est-il possible d’utiliser ce catalogue poétique, littéraire et érotique comme un recensement de type ethnographique ? La question est délicate et les frontières ne sont pas clairement démarquées dans la production littéraire de l’époque, qui voit se côtoyer ce genre de descriptions dans différents types de textes et sous diverses formes.55 Nous avons vu que les descriptions de la vie quotidienne et des castes peuplant le territoire indien ont fait l’objet de représentations picturales. Elles ont aussi fait l’objet de chroniques historiques. Toutes deux ont été produites par le pouvoir moghol, puis par le pouvoir colonial britannique. Des études, menées notamment sur ces sources, ont tenté d’établir la place des femmes dans le secteur économique de l’Inde pré-moderne.56 En les mettant en parallèle avec le nāyikābheda de Dev, est-il possible de trouver des correspondances entre l’image développée par Dev et le rôle attribué aux femmes dans la société indienne prémoderne ? Par exemple en connectant les nāyikās que le poète décrit comme actives avec les professions réellement exercées par les femmes de cette époque. En explorant les divers groupes de femmes créés par Dev dans ce nāyikābheda, nous essaierons de voir s’il est possible d’y déceler un lien à la réalité, c’est-à-dire s’il est possible de considérer les descriptions de professions exercées par les femmes telles qu’établies par Dev comme un témoignage historique et ce, malgré la mise en scène spatiale de ce bheda, que nous avons déjà qualifiée de prouesse littéraire. A l’issue de l’analyse des six catégories de nāyikās (nāgarī, puruvāsinī, grāminī, vanyā, senyā et pathika), nous serons à même de juger si le jātibheda du Rasavilāsa doit être considéré comme une typologie ethnographique à valeur socio-historique ou comme une collection de descriptions érotico-littéraires. Nous pourrons surtout apprécier la manière dont le poète navigue entre ces différentes catégories. Pour commencer, et comme nous l’avons déjà vu avec les deux poèmes cidessus, il est impossible de renier l’objectif littéraire de ce catalogue qui est l’émergence de śṛṅgāra rasa. Certaines compositions sont entièrement et exclusivement tournées vers cet objectif comme le démontre la description de la

55 Pour des références littéraires concernant la description des villes et de leurs habitants, voir Ramanujan 1970. 56 Voir Moosvi 2008, p. 135–158, sur le rôle économique des femmes durant la période prémoderne et le rôle qu’elles ont joué dans les domaines agraires, du textile, de la construction et dans les cours royales en s’appuyant sur de telles sources. Voir aussi Misra 1967 et Habib 2009, ainsi que Sahai 2006, p. 89–97, sur la place des femmes dans l’artisanat du Rajasthan pré-moderne.

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femme appartenant à la communauté des Bhils, classée par Dev dans la catégorie des femmes qui vivent dans la forêt (vanyā) : syāmaghana aise tana saghana jaghana kuca ghane ghugharāre vāra jovana jakī phirai / morapacha bhūṣana virājai guñjamāla garai mada bhare nainani kī ṭāre na ṭakī phirai / kilaki kilaki pulakati kāmavikala hvai sītala salila avagāhati thakī phirai / urajhati jhārani mai murajhi pahārana mai gāḍhī gūḍha gaila chaila bhīlini chakī phirai // RV 3.26 Le corps comme un nuage noir, les hanches et la poitrine généreuses, les cheveux bouclés et épais, étourdie par sa jeunesse, elle flâne. Avec des ornements faits de plumes de paons et une guirlande de graines autour du cou, elle resplendit ; ses yeux sont emplis de passion, son regard est fixe et ne se détourne pas. Agitée de désir, elle sent un frisson et crie de plaisir ; étourdie de fatigue, elle se baigne dans l’eau fraîche. Elle se faufile dans les buissons et disparaît dans les montagnes ; sur des chemins enfouis et secrets, la superbe femme Bhil, ravie, se promène.

Contrairement aux autres nāyikās de la catégorie des femmes vivant dans la forêt, la femme de la communauté des Bhils n’est pas mentionnée pour l’activité qu’elle exerce ou celle exercée par son mari, mais pour son appartenance ethnique. C’est cette appartenance qui fait que son lieu de résidence est la forêt. La polysémie du terme jāti, qui renvoie à une catégorie sociale aussi bien qu’à la profession généralement attribuée à cette catégorie sociale, l’autorise.57 Le poème n’a aucune visée ethnographique. Il ne décrit nullement la vie de cette communauté, ni les activités dévouées à ses membres féminins. Il se concentre au contraire sur la beauté de la femme Bhil et met en scène la nature comme l’écrin dans lequel l’érotisme de cette jeune femme peut être développé. Et c’est bien ce qui intéresse Dev dans cette catégorie des femmes qui vivent dans la forêt, soit faire jouer l’imaginaire relatif à la nature, un grand thème de la poésie sanskrite classique.58 La place prépondérante de la nature est visible de la même manière dans le poème dédié à la femme du chasseur (vyādhatriya), appartenant à la même catégorie : 57 Nous avons vu qu’il en allait de même pour les illustrations picturales qui mélangent professions et groupes ethniques. 58 Sur l’utilisation de la nature dans la poésie en hindi, voir Ritter 2011, spécialement le chapitre 4 sur la reprise et la réinterprétation du modèle sanskrit.

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hai kara vīna liye paravīna vajāvati gāvati mohanī tānani / mohi liye ṣaga au mṛga mānuṣa gāna sunai samuhai kari kānani / sora paryau sigare vana vīca na koī rahyo tapasī thira thānani / vaṅka vilokani vedhi hiyo su kiyo vadhu vyādhavadhū vina vānani // RV 3.25 Elle prend la vīna à la main, c’est une virtuose, elle joue et chante des mélodies charmantes. Elle charme les oiseaux, les biches et les hommes ; tendant l’oreille, ils écoutent les chants. Le son se répand dans toute la forêt, personne ne parvient à rester concentré dans son ascèse. La femme du chasseur peut tuer sans flèche, elle perce le cœur de son bien-aimé par un regard.

Dev joue avec le cadre naturel dans lequel il imagine cette nāyikā, sans aucune référence concrète à la vie en forêt. Il mobilise plutôt des images poétiques bien connues, comme le fait que cette jeune femme joue de la musique avec virtuosité ou comme le fait de décrire la forêt comme le lieu de l’ascèse. Il profite également de la profession du mari sous laquelle est catégorisée cette nāyikā, pour utiliser la métaphore bien connue du regard perçant comme une flèche. Dans ce poème, elle prend tout son sens et renvoie à l’activité de chasseur exercée par l’époux de la nāyikā. Ces deux descriptions, accompagnées de la description de la femme du sage (munitriya), participent à une construction de ce groupe dans un cadre littéraire uniquement. Elles développent d’ailleurs des images appartenant au répertoire classique de la poésie rīti. Dans le groupe les villageoises (grāmīnī) par contre,59 les catégories citées correspondent toutes à un métier. Si le registre érotique reste inchangé et que l’aspect bucolique est maintenu (voir spécifiquement la description de la maraîchère, RV 3.19), les nāyikās sont cependant toutes décrites dans l’accomplissement de leur activité. De plus, les professions qui sont listées par Dev (gardienne de troupeaux, maraîchère, vendeuse de liqueur, vendeuse de poisson et paludière) sont des activités qui semblent typiquement être exercées par les femmes,60 bien que certaines d’entre elles se retrouvent également dans des textes littéraires.61 Dev s’emploie dans ce groupe de nāyikās à maintenir un équilibre entre la description de la profession évoquée (il indique par exemple

59 RV 3.16–3.22. 60 Toutes ces professions sont répertoriées par Moosvi 2008, p. 148–150. 61 Par exemple chez Rahim. Voir Nagaraśobhā 31 pour une description de la vendeuse de liqueur (kalavārī) et Nagaraśobhā 35 pour la maraîchère (kāchini). A noter que Rahim et Dev utilisent les mêmes termes pour désigner ces professions.

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les divers produits que la gardienne de troupeaux peut produire avec le lait de ses bêtes, RV 3.18) et la description de la beauté et de l’érotisme qui se dégage de chaque jeune femme. A noter que la part dédiée à la seconde reste la plus importante. Dans le groupe des nāgarīs, qui constitue un bheda long et complexe, les descriptions de Dev ne sont pas uniformes pour l’ensemble des sous-catégories. Pour certaines, l’auteur se calque sur le modèle mis en place pour les villageoises, c’est-à-dire la description de jeunes femmes dans l’élaboration de leur activité professionnelle. Alors que pour d’autres, il présente des catégories littéraires propres au genre du nāyikābheda, faisant preuve de classicisme et de traditionalisme. Pour rappel, Dev répertorie la nāgarī en fonction de l’endroit où elle vit. Pour les nāyikās qui vivent dans la ville du roi (rājapura),62 Dev énumère les diverses activités commerçantes que l’on peut trouver dans un marché. Le cadre dans lequel le poème est inséré est clairement celui de la profession de la nāyikā, même si Dev présente ces femmes comme haṭavaī kī vadhū, les femmes des commerçants. Dans la majorité des poèmes (nous avons vu que ce n’était pas le cas pour la sunāri par exemple), elles sont décrites comme accomplissant l’activité elles-mêmes. C’est par exemple le cas pour la chīpani, la femme qui imprime et colore les vêtements : sone se sohane gātani sohai suhāgina kī ati sūhī suhāī / devajū āvai lagī aṣiyāni maiṁ deṣatahī muṣa kī arunāī / jyo jyo raṅge paṭa raṅga nicorati tyo nicurai aṅga aṅga nikāī / dai chavi chāpai karai manu chīṭa su chīpani vāla chipai na chipāī // RV 2.8 Le corps brillant comme de l’or, elle resplendit, ravie de son statut d’épouse [qu’elle affiche avec une marque] rouge [sur le front]. Dev [dit que] celui qui passe ne peut que poser les yeux sur sa bouche rouge. Lorsqu’elle teinte les vêtements de couleur, dans le même temps elle donne de sa beauté.63

62 RV 2.7–2.18. 63 La traduction n’est pas littérale. Ce vers contient une double image qu’il est très difficile de rendre en traduction. D’une part il y a une comparaison entre le corps de la jeune femme qui est teinté de beauté tout comme le vêtement est teinté de couleur et d’autre part il y a cette idée, exprimée également dans le vers suivant, qu’une part de cette beauté est transmise dans son activité de teinturière. La couleur de ses vêtements est belle car la nāyikā donne une part de sa propre beauté. La répétition du mot raṅga, qui signifie couleur mais aussi beauté accentue aussi cette idée. De plus, ce vers contient l’idée du bain de couleur ou du bain de beauté, dans lequel le vêtement et parallèlement le corps de la nāyikā sont trempés pour être imprégnés de la couleur, respectivement de la beauté avant d’en être sortis et essorés. Ceci se marque par l’utilisation des verbes nicoḍanā, « presser », « essorer », « déteindre » et nicuḍanā, « égoutter », « suinter », « être pressé ».

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Avec une goutte de sa beauté elle imprime les esprits, la teinturière bien que discrète ne peut pas rester cachée.

Comme tous les poèmes de ce nāyikābheda, ce poème est une petite merveille littéraire dans lequel Dev exploite habilement l’activité exercée par la jeune femme pour mettre en avant sa beauté et son caractère érotique. La couleur, matière première utilisée par la teinturière, est au centre du poème et est déclinée dans chaque strophe. Le lecteur a l’impression de voir devant ses yeux cette jeune femme en train de teindre des vêtements et est en même temps happé par tant de beauté. Dev use habilement de motifs littéraires bien connus de la poésie rīti, comme le fait que la chīpani est tellement belle que cette beauté s’étale partout autour d’elle, pour les mêler à la thématique de sa liste. Dans cet exemple, c’est en teignant les vêtements que la nāyikā répand sa splendeur qui se transmet jusque dans les vêtements qu’elle teint. Une beauté qui envahit tout et tout le monde, dans le cadre du poème lui-même et pour celui qui le lit. Comme pour les professions mentionnées dans le groupe des villageoises, l’activité d’impression et de teinture des vêtements est une profession qui était exercée aussi bien par les hommes que par les femmes, parmi d’autres professions dans le domaine du textile.64 Il semble donc que lorsqu’une activité est connue comme étant pratiquée par les femmes, Dev décrit sa nāyikā en tenant compte de cette activité et qu’il couple cette dernière au mode érotique, cadre général de son nāyikābheda. A la limite de la frontière que le poète crée entre la catégorie des nāgarīs et celle des puruvāsinis, Dev place une figure particulière qui est celle de la ganikā, la courtisane. Il la distingue sciemment de toutes les autres en lui conférant un statut particulier, dû à la manière dont cette figure est perçue dans la tradition littéraire et qui est reproduite par Dev dans la construction de son bheda. En effet, la ganikā constitue l’exemple même de la nāgarī. Elle est parfois appelée nāgaravadhū,65 l’épouse de la ville, et est définie comme une femme lettrée et raffinée, qualités comprises dans le terme de nāgarī. La figure de la ganikā a une longue histoire et est référencée dans différents corpus. Elle est repérable aussi bien au travers de références littéraires qu’historiques et englobe différentes significations.66 Enfin, la ganikā, aussi appelée sāmānyā (la femme qui est à tous) correspond à une classification de base des nāyikābhedas traditionnels, dans laquelle elle est opposée à la svakiyā (la femme qui

64 Moosvi 2008, p. 145–146. 65 Chatterjee 2008, p. 286. 66 Voir Sternbach 1953, Chandra 1973, Bhattacharji 1987, Trivedi 2002, Saxena 2006 et Chatterjee 2008.

6.2 Le jātibheda de Dev

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est à soi) et la parakiyā (la femme d’un autre). En la juxtaposant aux catégories des femmes des commerçants (haṭavaī kī vadhū), Dev reproduit ce classique. De même, la description qu’il en fait est conventionnelle et basée sur les qualités généralement admises pour la figure de la ganikā. Dev dit qu’elle est intéressée par les hommes qui ont de l’argent67 et insiste sur sa grande beauté et sur sa capacité à charmer tous les hommes.68 Toujours dans la catégorie des nāgarīs, un autre groupe de nāyikās est construit sur la même forme qu’un nāyikābheda classique. Il s’agit des nāyikās qui vivent dans le palais du roi (rāvala)69 et qui sont divisées en kumārī, dhāya, dūtī, sakhī et dāsī. Toutes ces catégories de nāyikās appartiennent au genre du nāyikābheda et y renvoient. Dev énumère même les sous-divisions de ces différentes catégories. Par exemple, pour la sakhī, il présente les sous-catégories et rappelle son rôle important auprès de la nāyikā et du nāyaka.70 Ailleurs, dans la description de la kumārī, il renvoie à une division de base des nāyakabhedas,71 en mentionnant que la kumārī a pour époux un homme de type anukūla (fidèle).72 Ailleurs encore, il fait référence au couple formé par Radha et Krishna, dans deux exemples de la rājakumārī, dans lesquels il décrit la beauté de Radha et l’amour qu’elle porte à son bien-aimé Krishna,73 usant par là des traditionnels référents pour représenter le nāyaka et la nāyikā dans la poésie rīti. Enfin, dans cette même catégorie de la nāgarī, Dev y insère encore la catégorie des femmes qui vivent au temple. Ici aussi, les références littéraires sont dominantes puisque le poète ne décrit pas des femmes appartenant au monde des hommes, mais opte pour des références au monde divin. Ainsi, la dévote, qui pourrait décrire une femme se rendant au temple, décrit Rukmini.74 Dev intègre même dans cette catégorie la divinité elle-même (devī), qui ici est représentée par trois poèmes dont deux sont dédiés à Durga et un à Radha.75 Dev brouille les pistes dans ce long nāyikābheda et opère un va-et-vient entre des références proches d’un certain réalisme (par la description de professions typiquement exercées par les femmes) et des références littéraires (par 67 RV 2.6. 68 RV 2.19. 69 RV 1.21–1.65. 70 RV 1.34–1.59. 71 Ce bheda divise le héros masculin en quatre catégories : anukūla (fidèle), dhṛṣṭa (effronté), śaṭha (infidèle, habile), dakṣiṇa (honnête, sincère). Voir par exemple RV 7.72–7.75 pour une présentation de ces quatre catégories. 72 RV 1.22. 73 RV 1.23 et 1.24. 74 RV 1.19. 75 RV 1.16–1.18.

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6 Echanges avec la littérature indo-persane et complexification

des références à des classiques de la littérature rīti). Il mélange les registres, tout comme il le fait dans l’ensemble du jātibheda. Cette diversité se retrouve dans sa description de la catégorie des résidentes de la ville (puruvāsinī), dans laquelle il intègre les quatre varṇas (classes) traditionnelles divisant la société hindoue, ainsi que quelques professions.76 Pour la classe des kṣatriyas, il ajoute une sous-division qui n’appartient pas à la division ancienne en quatre classes. Il y différencie les femmes appartenant à des royaumes rajpoutes de l’est (rajapūtānī) des femmes des royaumes de l’ouest (ṣatrānī).77 Cependant, il ne donne pas plus de détails sur ces différents royaumes, leurs occupants ou la fonction occupée par ces différentes femmes. Il utilise les poèmes dans une large mesure pour mettre en avant leur beauté extraordinaire sur un mode érotique. Mais c’est dans cette catégorie tout de même qu’est intégrée la lavandière (présentée plus haut), décrite dans l’accomplissement de son activité. Dans la catégorie des femmes qui vivent sur les chemins (pathika), les trois professions qui sont évoquées par Dev ne font pas référence à des catégories littéraires de nāyikās, mais bien à des professions liées à la vie itinérante, dont les femmes faisaient partie. Il y mentionne la vanijārini (marchande ambulante), la jogini (yogi) et la naṭī (artiste ambulante), auxquelles il ajoute sans l’avoir mentionné lors de sa présentation du jātibheda, la kañjarini, membre de la communauté marchande et itinérante kañjar.78 Bien que les poèmes se focalisent surtout sur la beauté particulière et l’érotisme qui se dégage de ces femmes, Dev les décrit comme des sujets actifs en reliant leurs qualités à la profession qu’elles exercent. Par exemple, la description de la vanijārini se focalise sur ses vêtements et ses ornements, deux éléments importants pour une marchande ambulante qui arrivant dans un village souhaite attirer l’attention pour vendre sa marchandise. La description de la naṭī se concentre sur les parties de son corps. Chose peu étonnante pour une femme artiste, acrobate ou danseuse, qui fait voir son corps lors de ses performances. La kañjarini est mentionnée pour sa beauté, qui lui sert durant ses transactions de vente et enfin la 76 RV 3.1–3.15. 77 RV 3.8 et 3.9. 78 RV 3.31–3.34 et 3.35. Le terme de kañjar renvoie à différentes castes, notamment à des communautés de musiciens ou de danseurs (voir Trivedi 2002, Butler Schofield 2012 et Morcom 2013). Moosvi 2008, p. 148, mentionne des hommes et des femmes de la caste « Kunjra » qui vendent des légumes. Dev l’utilise pour faire référence à une communauté itinérante vendant des cordes comme il le mentionne dans le dernier vers de son poème (jevarī vecati ḍaulai). Sherring dans Hindu Tribes and Castes, as Represented in Benares (1872), p. 389 fait également référence à cette caste ainsi en la situant à Bénarès. Merci à Richard Williams pour certaines des références ci-dessus concernant cette communauté.

6.2 Le jātibheda de Dev

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jogini est décrite de la même façon que la femme du chasseur, envoûtant tous les êtres de la forêt, y compris les sages qui y résident, son statut de yogi ayant un impact sur son environnement.79 Enfin, la dernière classification présentée par Dev dans ce jātibheda répertorie les femmes qui vivent auprès de l’armée (senyā). Elle est constituée de trois catégories de nāyikās, qui sont la vṛṣalī, la vesyā et la mukerini. Ces trois termes ne renvoient pas à un nāyikābheda traditionnel, mais à trois professions que Dev lie à l’armée. Ces professions et le statut social lié à chacune d’entre elles ne sont pas aisés à établir. Selon Malviya, Dev fait référence à trois catégories de femmes exerçant la profession de prostituée, la vṛṣalī faisant spécialement référence à une personne de basse condition sociale.80 Cependant, ce n’est pas ainsi que Dev décrit ces trois nāyikās. De plus, la terminologie utilisée par le poète pour les désigner n’est pas univoque et peut recouvrir différents profils. En effet, la plupart des termes utilisés pour désigner des prostituées ou des courtisanes sont polysémiques. Ils renvoient non seulement à la catégorie générale de prostituée, mais comprennent également différents échelons allant de la courtisane éduquée et admirée à la prostituée de basse caste, tout en charriant également de nombreuses professions artistiques. La vṛṣalī, comme Malviya l’indique, désigne normalement une femme de basse caste. Mais le terme est aussi utilisé pour définir une prostituée de manière générale.81 Dev ne dénote rien de sa basse condition et décrit une très belle femme, sûre d’elle et de son effet sur les hommes. : vṛṣalī / kavitta / lahalahyau jovanu hasatu ḍahaḍahyau muṣa gahagahyau kajarā caṣani caṭakāyo hai / kānani karanaphūla sohata jarī dukūla natha mai athaka laṭakanu laṭakāyo hai / lāla cala veḍhī ṭeḍhī citavani manda cāli cīkane kapola gola ko na bhaṭakāyo hai / bhauhani marori muri muri mori gore gāta vātanahī sigaro kaṭaka aṭakāyo hai // RV 3.28 La vṛṣalī. Kavitta : Sa jeunesse s’épanouit, son visage irradie lorsqu’elle rit,

79 Ce poème est traduit et analysé en lien avec les représentations visuelles de la jogini dans Cattoni 2019. 80 Malviya 2002, Vol. 2, p. 136. 81 Bhattacharji 1987, p. 37.

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ses yeux sont sublimés par le khôl qui les rend provocateurs.82 [Portant] des boucles-d’oreilles, de fins vêtements brocardés d’or, un large pendentif au nez qui se balance infatigablement, elle resplendit. Son regard en biais est passionné et mobile, il est englobant83 et profond ; Ses joues sont brillantes et rondes. Qui ne perdrait pas ses repères [en la voyant] ? Les sourcils courbés, elle se retourne, se penche, son corps est séduisant ; sans parler, elle est capable d’arrêter une armée entière.

La description de Dev est classique pour un nāyikābheda. L’accent se porte sur la beauté extrême de la jeune femme. Rien n’est dit concernant son activité et habilement, la référence à l’armée, qui constitue le cadre de cette classification, apparaît dans la dernière strophe, dans une tournure très littéraire. Là encore, c’est la beauté de la nāyikā qui a le pouvoir de faire rempart à toute une armée. Le terme de vesyā ou vesyā, utilisé pour désigner la seconde nāyikā de ce groupe est moins connoté négativement que celui de vṛṣalī. C’est un terme générique, utilisé pour désigner aussi bien une courtisane lettrée et éduquée dans les arts qu’une prostituée bénéficiant d’un statut social moins élevé. Il semble cependant que ce terme soit plus utilisé pour renvoyer à une figure littéraire que pour désigner une courtisane, une artiste itinérante ou une artiste performant au sein des cours royales.84 Dans son poème, Dev la décrit pour son extrême beauté, joyau parmi les joyaux85 : vesyā yathā / ujjala ujyārī sī jhalamalāti jhīnī sārī jhāī sī diṣāī deti dīpati visāla sī / jovana kī jotina sau hīrā lāla motina sau

82 Le verbe caṭakānā fait reference à quelque chose que l’on casse en faisant du bruit. On y trouve aussi les sens de « séparer », « ruiner », « tuer ». Le BHK renvoie également à ciḍhānā qui signifie « offenser », « provoquer », « susciter ». 83 Malviya 2002, Vol. 2, p. 137, suggère de lire veḍhī comme « quelque chose qui entoure, qui encercle », du sanskrit veṣṭa. Dindayal 2004, p. 184, propose un texte différent. 84 Cf. Trivedi 2002, p. 156 et 161, et Chatterjee 2008, p. 280. Un autre terme générique est celui de pātura, utilisé également dans la littérature de langue braj. Sur l’utilisation de ce terme afin de désigner des artistes-esclaves, voir Sreenivasan 2006, p. 141–142 et Butler Schofield 2012, p. 155–156 et note 52 p. 163. Il est très difficile de marquer une frontière stricte entre un lexique qui serait uniquement littéraire et un lexique se référant à des groupes de personnes ayant occupé un statut particulier. 85 Dans son commentaire, Dindayal 2004, p. 185, décrit la veśyā comme une femme assise dans le bazar et attirant les clients par sa beauté, voulant vraisemblablement faire référence à une prostituée.

6.2 Le jātibheda de Dev

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naṣa te siṣā lau mili eka hvai mahā lasī / volani hasani manda calani citauni cārutāī caturāī cita corive kī cāla sī / saṅga mai sahelī sonavelī so navelī vāla ragamage aṅga jagamagati masāla sī // RV 3.29 Voici la vesyā : Elle est comme une lumière éclatante, avec un sari fin qui scintille ; elle brille tellement qu’elle est comme un miroitement.86 Sa jeunesse a le même éclat qu’un diamant ou qu’un rubis ; des ongles des pieds à la pointe des cheveux, elle est d’une grande beauté. Ses paroles et son rire sont charmants, son regard mobile est élégant, elle possède un esprit vif comme un voleur. Comme une jeune épouse, elle est en compagnie de ses amies ; son corps est de la couleur de l’or comme une pomme à coque,87 il brille comme la lumière d’une flamme.

La veśyā, selon la description de Dev, est donc une femme élégante, éduquée, possédant de la conversation et un esprit affuté, bien loin de la prostituée de bas étage louant ses services aux soldats. Dans ces circonstances, soit le poète fait référence à une figure purement littéraire, proche de la ganikā, soit il décrit une catégorie de femmes éduquées, qui accompagnaient l’armée et ses dirigeants dans leurs déplacements, comme cela a déjà été relevé ailleurs.88 La dernière nāyikā de ce groupe est désignée par le terme de mukerini. Contrairement aux deux premières catégories, nous n’avons pas trouvé d’informations concernant ce terme le reliant au statut de courtisane, de prostituée ou d’artiste. Par contre, nous avons trouvé le terme de mukera, qui signifie « vendeur de farine ».89 Si Dev n’est pas extrêmement précis dans sa description, il situe néanmoins sa nāyikā dans un marché ou une échoppe (hāṭa pai, troisième vers) et dans le dernier vers du poème, évoque des clients et le fait qu’elle leur donne des marchandises (ce qui peut aussi être compris au second degré) :

86 Plusieurs manuscrits ajoutent le mot deha dans la seconde partie du vers, voir Malviya 2002, Vol. 2, note 113 p. 180. 87 Pour sonavelī, en anglais wood-apple. La couleur de l’écorce est jaune-blanche et l’intérieur du fruit est de couleur jaune-orange. 88 Voir Leucci 2005, p. 29–31, pour une référence à de telles courtisanes de haut rang accompagnant le roi sur le champ de bataille dans le contexte du début du 16ème siècle. 89 Platts 2000.

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6 Echanges avec la littérature indo-persane et complexification

mukerini yathā / rācī kara mihadī mahāvara sau bhīje paga ghāghare kī ghūma mati ghūmati ghanerini kī / raṅga bhare gore aṅga aṅgiyā lasati līlī lāla oḍhanī mai ḍīṭhi ḍolai citacerini kī / hāṭakavuṭī sī vāḍhī hāṭa pai hasati ṭhāḍhī vāṭa vina toli vāṭa pārai vahuterini kī / gāhaka vulāi saina karai daina karai saudā naina mukarāi jāi mukari mukerini kī // RV 3.30 Voici la mukerini : Elle a les mains et les pieds teints très finement au henné, avec sa longue jupe ample,90 elle fait tourner les pensées de tous. Sur son corps de couleur claire, un corsage bleu et un châle rouge resplendissent ; avec son regard alerte, elle vole les cœurs. Dans le marché, elle est immobile comme une statue d’or dans un jardin, elle rit ; sans parler, elle a plus de poids que tous ceux qui parlent.91 En faisant un signe, elle invite les clients et donne les marchandises ; puis se rétracte avec les yeux. La mukerini est fourbe.92

Par cette intégration de la mukerini au sein d’un marché, il est plus difficile ici de comprendre le lien que cette nāyikā entretient avec l’armée, néanmoins le fait de mentionner cette caste nous informe sur une activité pouvant être exercée par les femmes et fait référence à un groupe social de l’époque de Dev. Cependant, tout comme pour les deux nāyikās précédentes, l’attention se porte surtout sur les attributs physiques et vestimentaires de la jeune femme. Ce qui fait de cette description et du nāyikābheda entier lié à l’armée, une classification très littéraire, voire classique. C’est de lier la description de ces jeunes femmes à un espace géographique appartenant à une armée qui en fait son originalité.

90 Pour ghūma ; en tant qu’adverbe, il signifie « autour », suivi de ghumelā, cela peut signifier « ample », spécifiquement pour une jupe ou une robe (Platts 2000). Dindayal 2004, p. 186 suggère de lire isne apnī kamar par jo ghāghrā pahnā hai, « sur sa taille elle porte une jupe », mais le texte n’est pas exactement le même que chez Malviya pour la suite du vers. 91 Pour vāṭa pārai, Dindayal 2004, p. 186, propose de le lire comme ḍākā ḍālnā, « commettre un vol ». La nāyikā serait dès lors comprise comme pesant dans la conversation, malgré qu’elle ne parle pas et volerait le cœur de ceux qui sont autour d’elle. 92 Pour mukari, venant de mukaranā, « revenir sur sa parole ». Le terme de mukarī est utilisé pour un type de poème en langue braj dans lequel la nāyikā se montre fourbe (McGregor 1993).

6.2 Le jātibheda de Dev

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Au début de ce sous-chapitre, il était question de savoir s’il était possible de considérer le jātibheda de Dev comme un témoignage historique des professions exercées par les femmes au 18ème siècle, indépendamment du mode érotique assumé. Nous avons constaté que certaines catégories de nāyikās ne sont constituées que de figures féminines appartenant au registre littéraire et plus spécifiquement au genre du nāyikābheda (par exemple dans certaines souscatégories de la nagarī). D’autres sont construites sur des divisions sociales traditionnelles et anciennes (comme la division en quatre varṇas de la puruvāsinī) ou sont représentées par des figures de la poésie religieuse régulièrement convoquées pour illustrer la nāyikā (par exemple Radha comme représentante de la rājakumārī). Enfin, certaines descriptions sont basées sur des catégories socio-professionnelles, sur le modèle du shārhāshūb. Sur l’ensemble du bheda, Dev mêle différents registres qu’il unifie par un traitement identique et un objectif commun, l’émergence de śṛṅgāra rasa. Chacune de ces nāyikās est dès lors décrite de manière sensuelle et érotique. Cependant, force est de constater que parmi les listes énumérant des professions, plusieurs catégories de nāyikās ne renvoient pas à des personnages de la littérature, mais bien à des activités réelles. C’est le cas d’un certain nombre de professions attribuées aux villageoises, à certaines citadines (nagarī et puruvāsinī), aux femmes itinérantes et partiellement aux femmes liées à l’armée. Si l’intention première de Dev n’était certainement pas de dresser un catalogue des professions exercées par les femmes au 18ème siècle, il est néanmoins intéressant de constater que son énumération correspond aux recherches qui ont été menées sur le sujet. Par exemple, il dépeint les femmes comme très actives dans le domaine du commerce.93 Dev fait preuve de réalisme, qui se voit accentué par la distinction qu’il fait entre les descriptions dans lesquelles la nāyikā est présentée dans d’exercice de l’activité propre à sa caste et les descriptions dans lesquelles elle est présentée comme un soutien au mari dans l’exercice de son métier ou comme un objet érotique uniquement. Dev ne décrit des femmes au travail que dans les professions dans lesquelles une activité féminine est attestée. Dans l’ensemble du jātibheda, Dev joue habilement avec les différents registres, usant de catégories socio-professionnelles comme de catégories littéraires, le tout mis au service d’un imaginaire sur les femmes et leur beauté, servant ainsi le but ultime de son nāyikābheda.

93 Cependant, plusieurs domaines dans lesquels les femmes étaient actives ont été laissés de côté par Dev, comme par exemple le domaine de la construction (cf. Moosvi 2008, p. 146–148).

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6 Echanges avec la littérature indo-persane et complexification

Conclusion Les divisions de la nāyikā selon sa caste constituent un objet littéraire riche et innovant. Il est riche de par la multiplicité de ses références, à la littérature indopersane d’une part, mais également grâce aux croisements entre les multiples registres convoqués par Dev. Il est innovant, non seulement parce qu’il propose une thématique inédite pour le genre du nāyikābheda, mais parce qu’il le pousse plus loin en le complexifiant et en créant un cadre narratif dans lequel insérer les divisions de la nāyikā. Dès lors, le recours à un trope littéraire extérieur à la tradition rīti modifie non seulement le contenu du nāyikābheda, c’est-à-dire les thématiques selon lesquelles le système de classification des figures féminines littéraires est traditionnellement établi, mais également sa structure narrative. Dans les nāyikābhedas traditionnels, seule la thématique de base (par exemple l’âge de la nāyikā) réunit les multiples figures qui sont exposées. Dans le cas du jātibheda, les nāyikās sont unies par le fait qu’elles sont toutes décrites selon leur caste, mais également par le fait qu’elles appartiennent toutes à un espace spécifique, celui construit par Dev autour de la figure du roi. Cette organisation de la liste qui n’est plus linéaire et énumérative mais concentrique et englobante forme une narration qui n’est pas présente dans un nāyikābheda classique qui s’apparente beaucoup plus à une énumération. Comme dans le cas de l’échange avec la littérature shastrique, l’analyse du jātibheda démontre que le nāyikābheda n’est pas un genre littéraire rigide, qu’il est capable d’absorber d’autres traditions et de se rendre plus souple, aussi bien dans les thématiques abordées que dans la forme de ses énoncés. Mais il semble bien que la condition pour le faire évoluer soit le passage par l’intertextualité et l’échange.

Conclusion générale Les échanges, la circulation des textes et des idées sont au centre du parcours de Dev et imprègnent le Rasavilāsa. Malgré le classicisme apparent dans le choix du poète d’écrire des nāyikābhedas, genre profondément établi dans la tradition rīti, nous avons pu voir l’originalité qu’il a su insuffler dans sa manière de décrire la nāyikā, originalité pour laquelle il est resté célèbre. Dans le jātibheda, au-delà de la thématique nouvelle, c’est les codes du genre lui-même que Dev bouscule en l’enrichissant d’un cadre narratif inexistant pour ces taxinomies héritées des disciplines savantes liées à la composition littéraire et à la sexologie. Codes qui, comme nous l’avons vu, avaient déjà été bousculés par l’artisan-poète lors de ses compositions calquées sur la littérature shastrique dédiée à kāma. La contribution de Dev à la littérature rīti peut être qualifiée à la fois de traditionnelle et d’innovante. L’œuvre de Dev est traditionnelle parce qu’elle traite des thématiques propres à sa tradition, parce qu’elle met fortement l’accent sur l’ornementation, parce que le champ lexical utilisé est très peu mélangé, la plupart du temps fortement sanskritisé. Au contraire, son œuvre est originale parce qu’il crée du nouveau avec de l’ancien, parce qu’il n’hésite pas à aller chercher de l’inspiration dans des traditions proches de par les thématiques qu’elles abordent, parce qu’il transforme et bouscule les codes de la poésie rīti, parce qu’il se crée un espace de liberté au sein des limites dans lesquelles il doit évoluer. La force de l’écriture de Dev, outre son esthétique très poussée et sa maîtrise exceptionnelle de tous les constituants de la poésie qu’il représente, est dans l’apport de cette fraîcheur maîtrisée, qui lui évite d’être censuré ou mal réceptionné et qui lui assure de trouver un financement pour continuer à composer. Le modèle que nous avons dessiné pour expliquer le parcours de Dev, volontairement lié à des aspects pragmatiques dus à son itinérance et à un contexte socio-historique permettant de créer un parallèle entre le parcours individuel de Dev et le développement de la société à cette époque, n’est pas à comprendre comme un modèle unique, représentatif de tous les poètes ayant évolué durant la première moitié du 18ème siècle. Les parcours sont différents d’un poète à l’autre et les informations dont nous disposons pour les étudier ne sont pas toujours équivalentes. Cependant il est possible d’émettre l’hypothèse que d’autres poètes, au profil et au parcours similaires à celui de Dev, puissent être analysés selon le même modèle reposant principalement sur l’itinérance, l’activité littéraire comme principal moyen de subsistance, le recyclage du corpus et l’intertextualité. Ce modèle est emprunt de dynamisme, met l’accent sur les échanges et la circulation des gens et des idées, phénomènes qui ont déjà été démontrés dans d’autres études et qui sont confirmés dans le cas de Dev, aussi bien dans son https://doi.org/10.1515/9783110645705-008

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Conclusion générale

histoire personnelle qu’au travers de ses textes, dans lesquels ces échanges peuvent être tracés, comme nous avons tenté de le démontrer. Afin de discuter ce modèle et de le compléter, il serait nécessaire de se pencher sur les autres ouvrages du poète, d’en étudier leur contenu, d’établir les éventuels liens avec d’autres auteurs ou d’autres textes et de quantifier leurs apports. L’œuvre de Dev est volumineuse et il nous est impossible de prétendre avoir tout lu et de proposer une analyse définitive des apports de Dev dans l’histoire des littératures indiennes. Cette étude n’est à percevoir que comme une porte d’entrée menant à « un océan de plaisirs » infinis.

Annexes

Annexe 1 Table des matières du Rasavilāsa [1.1] à [1.65] 1er vilāsa : guṇa nāgarī pūrana [1.1] à [1.11] introduction [1.12] à [1.13] kāminī (exposé des différents types, pas d’exemple) : nāgarī - puruvāsini grāmīna - vanyā - senyā - pathika [1.14] à [1.65] nāgarī bheda [1.14] définition : devala - rāvala - rājapura [1.15] à [1.20] devala nāgarī bheda (définition et un ou plusieurs exemples pour chaque type) : devī - pūjakina - dvārapālikā [1.21] à [1.65] rāvala nāgarī bheda (définition et un ou plusieurs exemples pour chaque type, ainsi que des sous-divisions pour les devoirs liés à la sakhī, dhāi, dūtī et dāsī) : rājakumārī - dhāi - dūtī - saṣī - dāsī [2.1.] à [2.20] 2ème vilāsa : nagara nagarī varṇanaṃ [2.1.] à [2.5] rājapura nāgarī varṇana (définitions et divisions en) : haṭavaī kī vadhū - ganikā [2.6.] à [2.18] un exemple pour chaque type : jauharanī - chīpani - paṭavani - sunāri gandhani - telani - tamorini - kanduni - vanaini - kumhāri - darajani - cūharī [2.19.] à [2.20] deux exemples : ganikā [3.1.] à [3.37] 3ème vilāsa : pura vana senyā mārgavadhū [3.1.] à [3.15] puravāsinī (définitions et un exemple par type avec pour les deux premiers une définition) : brāhmaṇī - kṣatriya (rajapūtānī) - ṣatrānī - vaisyavadhū - kāithanī - kirārani nāini - mālini - dhovani [3.16.] à [3.22] grāminī (définition et un exemple pour chaque type) : ahīri - kāchani - kalāri kahāri - nuneri [3.23.] à [3.26] vanyā (définition et un exemple pour chaque type) : munitriya - vyādhatriyā bhīlini [3.27.] à [3.30] sainyā (définition et un exemple pour chaque type) : vṛṣalī - vesyā - mukerini [3.31.] à [3.37] pathikavadhū (définition et un exemple pour chaque type) : vanajārī - jogini naṭī - kanjarini [4.1] à [4.42] 4ème vilāsa : aṅga nāikā [4.1] à [4.5] nāikā kathana (définitions et un exemple) [4.6] à [4.42] aṣṭāṅgavatī (définitions et plusieurs exemples par type, ainsi que des sousdivisions pour certaines catégories) : jovana - rūpa - guṇa - sīla - prema - kula - vaibhava - bhūṣaṇa [5.1] à [5.117] 5ème vilāsa : nāikā [5.1] à [5.2] définitions de divisions et sous-divisions de nāyikā [5.3] à [5.11] jātibheda (définition et définition et un exemple pour chaque type) : padmini citriṇī - saṅṣinī - hastini [5.12] à [5.18] karmabheda (définition et un exemple pour chaque type) : svakīyā - parakīyā sāmānyā [5.13] à [5.27] gunabheda (définition et plusieurs exemples pour chaque type) : uttamā madhyamā - adhamā [5.28] à [5.59] desabheda (définitions et un exemple par type) : madhyadeśavadhū magadhavadhū - kausalavadhū - pātalaputravadhū - utkalavadhū - kaliṅgavadhū kāmarūpavadhū - vaṅgavadhū - viṅdhavanavadhū - mālavavadhū - ābhīravadhū https://doi.org/10.1515/9783110645705-009

178

Annexe 1

virāṭavadhū - koṅkaṇavadhū - keralavadhū - draviḍavadhū - tilaṅgavadhū karanāṭavadhū - siṅdhuvadhū - gujarātavadhū - muradeśavadhū - kurudeśavadhū karavīravadhū - parvatavadhū - bhuṭaṅtavadhū - kāsamīravadhū - sauvīravadhū [5.60] à [5.84] kālabheda / āṭha avasthā (définitions, puis une définition et un exemple par type) : svādhīnapatikā - kalahantaritā - abhisārikā - vipralabdhā - khaṇḍita - utkaṇṭhitā vāsakasajjā - proṣitapatikā - pravatsyatabhartikā - āgatpatikā [5.85] à [5.98] vahikrama bheda (définitions, puis une définition et plusieurs exemples par type) : mugdhā - madhyā - pragalbhā [5.99] à [5.105] prakṛti bheda (définitions, puis une définition et un exemple par type) : kapha - pitta- vāta [5.106] à [5.117] satva bheda (définitions et un exemple pour chaque type) : devasatva manuṣyasatva - gandharvasatva - jakṣasatva - pisācasatva - nāgasatva - ṣarasatva kapisatva - kākasatva [6.1] à [6.90] 6ème vilāsa : saṃyoga aru viyoga [6.1] à [6.3] samyoga viyoga dasā nirūpanaṃ (définitions) [6.4] à [6.22] samyoga dasa hāva (définitions et un exemple par type) : līlā - vilāsa - vichitta vibhrama - kilakincita - moṭṭāyita - vivvoka - kuṭṭamita - vihṛta - lalita [6.23] à [6.90] viyoga dasa dasā (définitions) [6.32] à [6.37] abhilāṣa bheda (définition et un exemple pour chaque sous-catégorie) : śravaṇābhilāṣa - utkanṭhābhilāṣa - darśanābhilāṣa - lajjābhilāṣa - premābhilāṣa [6.38] à [6.42] cintā bheda (définition et un exemple pour chaque sous-catégorie) : gupta cintā - agupta cintā - saṅkalpa cintā - vikalpa cintā [6.43] à [6.53] smaraṇa bheda (définition et un exemple pour chaque sous-catégorie) : sveda smaraṇa - staṅbha smaraṇa - romāṅca smaraṇa - surabhaṅga smaraṇa - kaṅpa smaraṇa vaivarṇa smaraṇa - aśru smaraṇa - pralaya smaraṇa - sādhāraṇa smaraṇa [6.54] à [6.59] guṇakathana bheda (définition et un exemple pour chaque sous-catégorie) : harṣa guṇakathana - īrṣyā guṇakathana - vimoha guṇakathana - apasmāra guṇakathana [6.59] à [6.64] udvega bheda (définition et un exemple pour chaque sous-catégorie) : vastu udvega - desa udvega - kālodvega [6.65] à [6.74] pralāpa bheda (définition et un ou plusieurs exemples pour chaque sous-cat égorie) : gyāna pralāpa - vairāgya pralāpa - upadeśa pralāpa - prema pralāpa - saṅśaya pralāpa - vibhrama pralāpa - niścaya pralāpa [6.75] à [6.81] unmāda bheda (définition et un exemple pour chaque sous-catégorie) : mada unmāda - moha unmāda - vismaraṇa unmāda - vikṣeponmāda - vichoha unmāda [6.82] à [6.86] vyādhi bheda (définition et un exemple pour chaque sous-catégorie) : saṅtāpa vyādhi - ati vyādhi - paścāttāpa vyādhi [6.87] à [6.88] jaḍatā (définition et un exemple) [6.89] à [6.90] maraṇa (définition et un exemple) [7.1] à [7.95] 7ème vilāsa : nāikā aru nāika [7.1] à [7.7] bhedāntara (définitions) [7.8] à [7.42] svakīyā [7.8] à [7.18] mugdhā [7.8] à [7.13] mugdhā pañca prakāra (un exemple pour chaque type) : vayaḥsaṅdhi - navalā navala tarunī - navalanaṅgā - salajjarati [7.14] śikṣā [7.15] à [7.18] un ou plusieurs exemples pour chaque type : mugdhā kau surata - suratānta mugdhā māna

Annexe 1

179

[7.19] à [7.25] madhyā [7.19] à [7.24] un ou plusieurs exemples pour chaque type : ārūḍhayauvanā pragalbhavacanā - pragaṭamadanā - surativicitrā [7.25] suratānta [7.26] à [7.31] prauḍhā [7.26] à [7.29] un exemple pour chaque type : cittaprakāsā - ratikovidā - vaśavallabhā savibhramā [7.30] à [7.31] un exemple pour chaque type : surata - suratānta [7.32] à [7.40] madhyā prauḍhā dhīrādi bheda [7.32] à [7.34] définitions [7.35] à [7.37] madhyā (un exemple pour chaque type) : dhīrā - adhīrā - dhīrādhīra [7.38] à [7.40] prauḍhā (un exemple pour chaque type) : dhīrā - adhīrā - dhīrādhīra [7.41] à [7.42] jyeṣṭhā kaniṣṭhā (définition et un exemple) [7.43] à [7.54] parakīyā [7.43] à [7.44] parakīyā bheda (définitions) [7.45] à [7.46] un exemple pour chaque type : anūḍhā - ūḍhā [7.47] à [7.54] un exemple pour chaque type : guptā - vidagdhā (divisée en vākavidagdhā et kriyāvidagdhā) - lakṣitā - kulaṭā -muditā - anuśayanā [7.55] à [7.67] antarabheda [7.55] à [7.59] définitions et un exemple : anyasambhogaduḥṣitā [7.60] à [7.67] garvitā āṭha vidhi (un exemple pour chaque type) : yauvanagarvitā rūpagarvitā - premagarvitā - guṇagarvitā - kulagarvitā - sīlagarvitā - vaibhavagarvitā bhūṣanagarvitā [7.68] à [7.95] nāyakabheda

 / 

.

.

.

.

SumilaV

KV

SDP

BV

.

.

JV

.

.

.

.

SujanV

.



.

BhniV

.

.



.





.



SST

 / 

RV reprises

.

.

RV

Tableau des poèmes du Rasavilāsa repris dans d’autres ouvrages de Dev

Annexe 2

.

.

KR

AJ

PT

.  /  / 







 / 

.

.

.

.

.



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

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.

.

.

.

.

 /  . / .

.

.

.



.

.

 / 

.

.



.

. / . / .

. / .

.

. / .

.

.



. .

.

.

(suite )

.

Annexe 2

181



















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

.

.

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.

.

.

.

.

.

.

.

SST



RV reprises

.

RV

(suite ) BhniV

SujanV

JV

SumilaV

KV

SDP

BV

KR

AJ

PT

182 Annexe 2





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

















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

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.

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.

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.

.

.

.

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.

.

.

.

.

.

(suite )

Annexe 2

183









 / 

.

.

.

.

.

.

.



.





.

.



.

SujanV

.



.

BhniV

.



.

SST



RV reprises

.

RV

(suite ) JV

SumilaV

KV

SDP

BV

.

. / .

KR

AJ

.

PT

184 Annexe 2

.

.

/ 

.



.

.

.

.

.

.



 /  / 

.

.

 / 

.

.

.

.

. / .

.

.

.

.

.

.

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. .



.

.

.



.

.

.

.

.

.

.

(suite )

. / .

.

Annexe 2

185



 / 



.

.

.

.

.





.

.



.

.

.

.

.

.

.

.

.

.

.

 / 

.

BhniV

.

SST

.

RV reprises

.

RV

(suite )

.

.

. / .

.

.

SujanV

JV

.

.

SumilaV

KV

SDP

.

BV

.

.

KR

AJ

PT

186 Annexe 2

 / 



.

.

.

.

.

.

.



.

.

.

.

.

.

.

.

. / .

.



 / 

.

. / .



.

.

. / .



.

.

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.

.

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.

.

.



. .

.

.

.

.

.

.

.

.

.

(suite )

Annexe 2

187

.



 / 

.

.

. . . . . .

.

.

.

.

.

.

.

.

.

 / 

.

.

.

.

.

BhniV

.



.

SST



RV reprises

.

RV

(suite )

.

.

.

.

.

.

.

.

.

SujanV

.

.

.

.

.

.

.

JV

.

.

.

.

.

.

.

SumilaV

.

.

.

.

.

KV

.

.

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.

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BV

.

.

.

.

KR

AJ

PT

188 Annexe 2









.

.

.

.

.

.

.

.

.

.



 /

.

.



.

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.

.



.

.

.

.

.

.

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.



. / .

.

.

.

.

. / .

(suite )

Annexe 2

189





 / 

.

.

.

KV

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BV

.

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KR

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.

.

.

SumilaV

.

. / .

.

.

.

JV

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190 Annexe 2

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Annexe 2

191

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192 Annexe 2

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193

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194 Annexe 2

Bibliographie SOURCES PRIMAIRES Anaṅgaraṅga de Kalyanamalla. In The Hindu Art of Love (Ars amoris Indica) or Ananga-ranga (Stage of the Bodiless One), traduit par Foster F. Arbuthnot et Richard F. Burton, Paris : Libr. Astra, 1926 [1885]. In Illustrated Kalyāṇamalla’s Anaṅgaraṅga. An Indian Erotic, édité et traduit par S.N. Prasad, Varanasi/Delhi : Chaukhambha Orientalia, 1983. [Chaukhambha Oriental Research Studies 24]. In L’Anaṅgaraṅga. Le théâtre de l’amour, traduit par Jean Papin, Cadeilhan : Zulma, 1993. In Das Ratirahasya des Kokkoka und der Anaṅgaraṅga des Kalyāṇamalla. Zwei Indische Lehrbücher der Liebeskunst, traduit par Klaus Mylius, Wiesbaden : Harrassowitz Verlag, 2009. [Beträge zur Kenntnis südasiatischer Sprachen und Literaturen, 19, Herausgegeben von Dieter B. Kapp]. Aṣṭajāma de Dev. In Dev sampūrṇ granthāvalī : tīn khaṇḍoṁ meṁ, Vol. 1, édité par Lakshmidhar Malviya, New Delhi : Aditya Prakashan, 2002, p. 256–275. Bhavānīvilāsa de Dev. In Dev sampūrṇ granthāvalī : tīn khaṇḍoṁ meṁ, Vol. 2, édité par Lakshmidhar Malviya, New Delhi : Aditya Prakashan, 2002, p. 363–410. Bhāvavilāsa de Dev. In Dev sampūrṇ granthāvalī : tīn khaṇḍoṁ meṁ, Vol. 2, édité par Lakshmidhar Malviya, New Delhi : Aditya Prakashan, 2002, p. 45–112. Cittacintāharaṇa de Dev. In Dev sampūrṇ granthāvalī : tīn khaṇḍoṁ meṁ, Vol. 3, édité par Lakshmidhar Malviya, New Delhi : Aditya Prakashan, 2002, p. 142–175. Devamāyāprapañca de Dev. In Dev sampūrṇ granthāvalī : tīn khaṇḍoṁ meṁ, Vol. 3, édité par Lakshmidhar Malviya, New Delhi : Aditya Prakashan, 2002, p. 234–288. Dev granthāvalī, édité par Ganesh Bihari Mishra, Kashi : Nagari Pracharini Sabha, 1912. Dev granthāvalī, édité par Lakshmidhar Malviya, Delhi : National Publishing House, 1967. Dev granthāvalī. Bhāg 1, édité par Pushparani Jaysaval, Ilahabad : Hindustani Academy, 1974. Dev sampūrṇ granthāvalī : tīn khaṇḍoṁ meṁ, édité par Lakshmidhar Malviya, 3 Vol., New Delhi : Aditya Prakashan, 2002. Hindī navratna de Ganeshbihari et Shukdevbihari Mishra, Hyderabad : Ganga Granthagar, 1975 [1910]. Hindī sahitya kā itihās de Ramchandra Shukla, Prayag : Indian Press, 1929. Jayasiṃhavinoda de Dev. In Dev sampūrṇ granthāvalī : tīn khaṇḍoṁ meṁ, Vol. 1, édité par Lakshmidhar Malviya, New Delhi : Aditya Prakashan, 2002, p. 362–392. Hindu Tribes and Castes, as Represented in Benares de Matthew Atmore Sherring, Vol. 1, Calcutta : Thacker, Spink/London : Trubner, 1872. Histoire de la littérature hindoui et hindoustani de Garcin de Tassy, Tome I, Paris : The Oriental Translation Committee of Great Britain and Ireland, 1839. Kāmasūtra de Vatsyayana. http://gretil.sub.uni-goettingen.de/ (consulté le 25.04.2019). Kāvyanirṇaya de Bhikharidas. In Bikhārīdāsgranthāvalī, édité par Vishvanathprasad Mishra, Vol. 2, Varanasi : Nagari Pracharini Sabha, 1957. Kāvyarasāyana de Dev. In Dev sampūrṇ granthāvalī : tīn khaṇḍoṁ meṁ, Vol. 3, édité par Lakshmidhar Malviya, New Delhi : Aditya Prakashan, 2002, p. 45–134.

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Index Ali Akbar Khan 19, 22, 44, 62, 71 Amir Khan 21, 22, 42, 49, 62 analogie 113, 115, 117, 120, 122–124, 126, 141, 143 Anand Kavi 103, 146 Anjam 21 artisan-poète 3, 11, 12, 70, 71, 75, 77, 80, 81, 87, 107, 130, 173 Asothar 1, 15, 19, 25, 28, 29, 31, 63, 64, 94 Aurangzeb 18, 59, 63, 64, 67 Azam Shah 12, 15, 18, 35, 62 Bakhtine, Mikhaïl 5 Barthes, Roland 4, 5, 7 Bhagvant Singh 25, 26, 43, 63, 94 bhakti 13, 34, 42, 50, 52, 53, 88, 101, 122, 130–132, 143 bhaktification 131, 132 Bhanudatta 36, 101, 104, 110 Bharatpur 24, 25, 28, 46, 51, 63, 64 Bhavanidatta 28, 36 Bhikharidas 52 Bhogilal (arrière-petit-fils de Dev) 17, 18 Bhogilal (mécène du Rasavilāsa) 12, 30, 62, 87, 89–93, 95, 151, 155, 156 Bhushan 52, 56 Bihari 18, 53, 56, 89 Biharilal 53 voir aussi Bihari Bilgrami, Azad 147 biographie 11, 15, 20, 24, 68, 91 braj 22, 38, 110, 156 – Braj 24, 45, 88, 143 – brajbhāṣā 1 – Brajbhasha 132 – langue braj 1, 3, 7, 8, 11, 20, 25, 31, 34, 36, 38, 42, 51, 53, 56, 60, 62, 64, 66, 77, 81, 83, 87, 91, 101, 103, 109, 111, 118, 147, 149, 168, 170 – littérature braj 22, 28, 67, 96, 133, 147 – poète braj 67 – traditions sanskrite ou braj 103 Brajvasidas 38

https://doi.org/10.1515/9783110645705-011

Broughton, Thomas Duer 53, 54, 75 Chaitanya 37 courtisane 153, 154, 156, 164, 167–169 Dadri 28, 29 Daundia Khera 29, 63, 64 érotico-amoureux 1, 36 esthétique 7, 8, 33, 37, 39, 42, 77, 106, 143, 173 Etawah 15, 19, 22, 27, 31 Farrukh Siyar 22, 62 Genette, Gérard 6, 7 géographie 133, 135, 137, 142, 145 Grierson, George A. 54 Harishchandra, Bharatendu 50, 51, 56 intertexte 5–7 intertextualité 3–7, 10, 83, 106, 110, 122, 136, 150, 172, 173 ironie 26, 43, 122, 127 ironique 2, 26, 50, 124, 126 voir aussi ironie Jaswant Singh (mécène du Sukhasāgarataraṅga) 27 Jaswant Singh (Suraj Mal) 23 jāti 44, 84–86, 96, 123, 148, 149, 151, 152, 161 Jay Singh 25, 26, 39 Jayasi, Malik Muhammad 103 Kallyanamala 136 kāma 13, 41, 67, 76, 95, 96, 99–103, 106, 109, 113, 119, 123, 124, 129, 173 Kāmasūtra 85, 102, 110, 112, 133 Kamdev 76, 120, 128, 129, 138, 139 kavi 39, 49, 61, 66–68, 73, 88, 113 kāyastha 28, 30, 31, 65

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Index

Keshav 94 voir aussi Keshavdas Keshavdas 18, 37, 38, 52, 53, 56, 70, 89, 95, 104, 119, 132, 148 koka 102 Koka 102, 103 Kokkoka 102, 136 Krishna 34, 40, 42, 44, 45, 47, 50, 78, 79, 88, 130, 132, 143, 165 krishnaïte 79, 88, 130, 131, 147 Kristeva, Julia 5–7 Kushal Singh 27, 41, 73, 85 langage oral 46 voir aussi oralité liens intertextuels 100 voir aussi intertextualité littérature courtoise 1, 31, 56, 103 littérature hindie 1, 15, 16, 47, 51–54, 56, 104 littérature indo-persane 13, 91, 147, 148, 151, 153, 171 littérature sanskrite 13, 41, 43, 55, 57, 67, 133, 147 littérature shastrique en langues vernaculaires 110 littérature shastrique sanskrite 13, 103, 110, 145 Mainpuri 27, 28, 44 Malviya, Lakshmidhar 2, 11, 17, 48, 71 mémoire orale 81 voir aussi oralité Mishra, Krishna 38 Mishra, Sukhdev 63 Mishra, Surati 38, 52, 62 Muhammad Shah 21, 22, 62, 90 muktaka 1, 80, 105, 132 munshī 68 Nagaraśobhā 85, 150, 162 Nagendra 16, 29, 30, 35, 54, 55, 73, 85, 93, 110, 135 Nanddas 38 Nātyaśāstra 110 nāyaka 1, 13, 36, 100, 105, 106, 155, 165 nāyakabheda 35, 97, 98, 100, 101, 165 nāyakas 101, 104 voir aussi nāyaka nīti 64

oralité 46 – tradition orale 12, 53, 54, 74, 75 – mémoire orale 81 – langage oral 46 orientalistes 33 Padmāvat 103 perspective intertextuelle 3 voir aussi intertextualité Phaphund 27, 28 Pihani 22, 23, 44, 62, 64 Prabodhacandrodaya 38 pratiques intertextuelles 82 voir aussi intertextualité prema 41, 42, 44–46, 50, 97, 116, 131 purāṇa 135 Radha 34, 44, 50, 78–81, 130, 132, 165, 171 Rahim 67, 85, 103, 147, 148, 150, 162 ramaïte 130 réception 2, 6, 12, 33, 47, 55, 56, 83 recyclage 3, 40, 65, 69–71, 73–75, 77, 78, 81,82, 84, 87, 99, 110, 118, 121, 122, 130, 132, 145, 173 références intertextuelles 99 voir aussi intertextualité rekhtā 43 répertoire 40, 55, 65, 66, 70, 82, 130, 145, 147, 162 réseau 1, 5, 11, 12, 15, 20, 28, 61, 63, 82 – réseau d’écrivains 64 – réseau de diffusion 74 – réseau de mécènes 3, 12, 15, 61, 63, 64, 68, 74 – réseau de poètes et d’artistes 22 – réseau de relations 7 – réseau en expansion 64 rurbanization 60, 62, 64 mouvance structuraliste 4 voir aussi structuralisme sexologie 96, 101–103, 106, 109, 111, 118, 119, 121, 133, 135, 137, 173 shahrāshūb 13, 67, 148–151, 159 Sita 76, 77, 79–81, 130 Somnath 24, 25, 63

Index

śṛṅgāra rasa 1, 11, 35–37, 39, 41, 42, 44–46, 50, 51, 88, 89, 95, 96, 99, 101, 106, 109, 120, 144, 160, 171 structuralisme 6 Sudan 24, 51, 52, 63 Sujan 30, 43 Sundardas 103, 133 Suraj Mal 23–25, 46, 49, 51, 63 Surdas 8, 56 système de savoirs 106, 112, 145 Tassy, Garcin de 54 taxinomie 1, 8, 9, 173

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tradition orale 12, 53, 54, 74, 75 voir aussi oralité tridoṣa 113 typologie 6–8, 13, 44, 45, 76, 96–98, 102, 103, 106, 112–114, 116, 118–123, 127, 128, 130–133, 136, 142, 145, 148, 152, 157, 160 Udyota Singh 29, 42, 63, 72, 73 Vatsyayana 102 Vrind 64, 67