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L’héritage grec est plus moderne que jamais à un moment où les formes contemporaines de la démocratie sont en crise et alors que des mouvements radicaux américains réclament la suppression des études classiques accusées d’être un instrument de l’esclavagisme et des théories de la suprématie blanche. Les mythes, la philosophie, les institutions grecques peuvent encore nous apprendre beaucoup, même sur Donald Trump, les Gilets jaunes ou le « déficit démocratique » de l’Union européenne.
Yves Mény, politologue, a publié de nombreux ouvrages sur les institutions démocratiques, la corruption et le populisme dans une perspective comparative. Son dernier ouvrage (Démocraties imparfaites, Presses de SciencesPo, 2019) a été traduit en italien, portugais et anglais.
Photo de couverture : Harmodius and Aristogiton known as the Tyrannicides, Roman copy after a Greek bronze (Italie, Naples, Musée archéologique national). © Photo SCALA, Florence, Dist. RMN-Grand-Palais / image Scala.
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DÉMOCRATIE : L’HÉRITAGE POLITIQUE GREC Mythes - Pouvoir - Institutions
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ISBN : 978-2-343-22823-5
25,50 €
Yves Mény
Il n’est guère de thème de la politique moderne qui n’ait été discuté, vécu et affronté par le premier système démocratique inventé dans une cité de taille modeste aux 4e et 5e siècles avant notre ère. Trois mille ans après l’émergence de cette prodigieuse utopie, la grammaire du « bon gouvernement » est celle qu’ont utilisée Solon ou Clisthène, Périclès, Platon, Aristote ou Plutarque. Les Grecs ont créé et imaginé les concepts pour lesquels nous combattons et ferraillons encore aujourd’hui : participation, délibération, égalité devant la loi, assemblée, démocratie directe, contrôle démocratique, citoyenneté, autochtonie, etc.
Yves Mény
DÉMOCRATIE : L’HÉRITAGE POLITIQUE GREC
DÉMOCRATIE : L’HÉRITAGE POLITIQUE GREC
9 782343 228235
PHILOSOPHIQUE bibliothèque
DÉMOCRATIE : L’HÉRITAGE POLITIQUE GREC
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques. Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu’elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n’y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou… polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Pie-Aubin MABIKA, Esthétique de la culture et du sens, 2021. Marc DURAND, Théâtre et coup de théâtre chez Eschyle, 2021 N’dré Sam BEUGRÉ, Le soi et la singularité de la présence, 2021. Nizar MOUAKHAR, Art et interférence, 2021. Bertrand DOSNE, Platonisme mathématique et naturalisme, 2021. Paul VANCASSEL, Une histoire des regards photographiques, 2021 Paul VANCASSEL, Penser les regards photographiques, 2021 Frédéric BOVAGNE, De la mort de Dieu à la guerre des dieux, L’ordre politique à l’épreuve du nihilisme, I, 2021 Frédéric BOVAGNE, De la mort de Dieu à la guerre des dieux, L’ordre politique à l’épreuve du nihilisme, II, 2021 Thomas Balivet, Mathématisation et philosophie de la connaissance de Galilée à Euler, 2021. Issoufou Soulé MOUCHILI NJIMOM, Sciences et politique. Réflexions sur des fondements de la dynamique culturelle contemporaine, 2020. Geoffroy DE CLISSON, Les Anti-Humanistes, 2020. Gilles R. CADRIN, L’être humain face à lui-même. L’animal autoréférent. Nouvelle édition, 2020. Alexandra IBANES, La philo à l’école primaire, Témoignage d’une enseignante, 2020 Jonathan DAUDEY, Nietzsche et la question des temporalités. Lecture en trois temps, 2020. Seyedvahid YAGHOUBI, L’esthétique de la courbe dans la poésie surréaliste, 2020. Raymond MATAND MAKASHING, Michel Serres, Hans Jonas, Edgar Morin et l’écologie profonde, 2020.
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DÉMOCRATIE : L’HÉRITAGE POLITIQUE GREC Mythes - Pouvoir – Institutions
Du même auteur
Démocraties imparfaites, Frustrations populaires et vagues populistes, Presses de SciencesPo, Paris 2019 (trad. italienne, Il Mulino, Bologna, 2019 ; portugaise, ICS, Lisbonne, 2020; anglaise, Rowman and Littlefield, New-York, 2021). Le système politique français, 1991/2020, Montchrestien, Paris (trad. anglaise et espagnole) Democracies and the Populist Challenge (co-edit. with Yves Surel, Palgrave, London, 2005 (trad. polonaise) Challenges to Consensual Politics, Democracy, Identity and Populist protest (with Daniele Caramani), PIE, Peter Lang, Brussels Par le peuple, pour le peuple, Démocraties et populisme, (avec Yves Surel), Fayard, Paris, 2002 (trad. italienne, Il Mulino) The Future of the European Welfare State : A New Social contract ? (with Martin Rhodes), MacMillan, London, 1998 Démocratie et Corruption en Europe (avec Donatella della Porta, La Découverte, Paris, 1996, trad. italienne, Liguori ; portugaise, Inquérito ; anglaise, Cassel) La riforma amministrativa in Europa (sous la dir. De Y. Mény and Vincent Wright), Il Mulino, Bologna, 1994 Politiques publiques en Europe (sous la direction de Y. Mény, Jean-Louis Qermonne et Pierre Muller), L’Harmattan, Paris, 1995. Trad anglaise, Adjusting to Europe, Routledge, London, 1996) La corruption de la République, Fayard, Paris, 1992 (trad. japonaise) Dictionnaire constitutionnel (sous la direction de O. Duhamel et Y.Mény), PUF, Paris, 1992
© L’Harmattan, 2021 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-22825 EAN : 9782343228235
Ulysse à Nausicaa : « J’embrasse tes genoux, Reine, que tu sois déesse ou mortelle ! Car si tu es l’une des déesses qui possèdent le vaste ciel , Tu dois être, je pense, Artémis, la fille du grand Zeus, Tu en as la beauté, la grandeur et l’allure ; Et si tu es des mortels qui habitent la terre, Que soient trois fois heureux tes frères ! Car tu dois toujours faire Les délices et la joie de leur cœur, quand ils voient Entrer dans le chœur de la danse une si belle fleur ! Et plus heureux que tous les autres en son âme Celui qui t’emmènera chez lui, fort de ses présents ! Car mes yeux n’ont jamais vu de mortel, homme ou femme, Qui te ressemble; quand je te vois le respect me saisit » Odyssée, VI
Te souviens-tu ? Nauplie, juillet 1966
Sommaire
Introduction, 11 I L’homme dans la cité, 31 II Pouvoir et Domination, 95 III Institutions, 161 Conclusion, 229 Bibliographie, 233
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Introduction
La Grèce du IIe siècle soumise par les Romains réussit à conquérir et séduire ses vainqueurs. La séduction se perpétue… Alors même que ses héritiers contemporains sont terrassés par une crise financière et économique sans précédent, le « modèle grec » antique exerce encore son pouvoir de fascination. Certes, c’est d’abord son patrimoine artistique et littéraire qui séduit non seulement les lettrés mais aussi la culture populaire à travers le cinéma, les bandes dessinées ou la littérature pour enfants. La mythologie n’a pas pris une ride depuis 2500 ans… Non seulement poésie et tragédies grecques poursuivent une carrière de best-sellers universels, mais l’invention politique la plus radicale et révolutionnaire qui soit, la démocratie, reste un objet d’intérêt, d’étude et de référence à un moment où les démocraties représentatives modernes ont perdu de leur lustre et de leur capacité d’attraction. Au milieu de l’incertitude et du désenchantement contemporains, les thématiques de renouvellement et de réforme se tournent vers ceux qui, les premiers, ont recouru au principe d’autogouvernement il y a 2500 ans. Même le traité de Lisbonne, tout en affirmant la primauté de la démocratie représentative, s’est cru obligé de saluer la démocratie participative ou délibérative, sans toutefois leur donner beaucoup de substance. Le songe grec de l’agora, malgré ses limites, conserve sa capacité de séduction en raison des désillusions actuelles de la médiation politique. Depuis un siècle et jusqu’à il y a peu, la démocratie représentative était la seule forme de gouvernement considérée comme légitime. Elle qui s’était constituée à petits pas et non sans tensions dans quelques rares pays fut imposée aux pays européens à l’issue de la première guerre mondiale par les pays vainqueurs. Avec beaucoup de revers dans les années 30 et de nouvelles tentatives après 1945, l’Occident autoproclama la démocratie comme norme universelle absolue du « bon gouvernement » et arriva à ses fins après l’effondrement de l’Union soviétique. La fin de l’Histoire, disait-on…
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Illusions ! Trente ans après la chute du mur de Berlin, les démocraties sont partout en crise1 et même les modèles de référence les plus admirés (Grande-Bretagne, USA) ne semblent plus que les caricatures de l’idéal offert au reste du monde. On découvre sous l’effet des crises leurs faiblesses et leurs vices cachés. En parallèle, des alternatives autoritaires et/ou illibérales émergent partout, non seulement dans les pays qui n’avaient fait que singer les systèmes démocratiques sans en absorber la substance, mais aussi au cœur même des démocraties les mieux consolidées. La maison brûle… La critique féroce des limites de la représentation n’est plus seulement affaire de spécialistes et d’experts. Elle s’exprime d’abord et avant tout au niveau du peuple, du demos comme l’on dit désormais en reprenant la terminologie de l’Athènes de Solon. La panacée semble être de revenir à la participation directe ou au tirage au sort et les réseaux sociaux se sont emparés, sans vergogne et pour le pire, de la pratique de l’ostracisme qu’en revanche les Athéniens avaient prudemment encadrée. Le mouvement des gilets jaunes qui s’est distingué à la fois par son refus de la représentation, celle officielle, et plus radicalement encore, celle de leur propre « organisation » n’a pratiquement rien su proposer de cohérent et de crédible sauf deux revendications « grecques»: le référendum d’initiative populaire, version moderne de l’agora politique et le tirage au sort des citoyens. - Les attraits changeants de la Grèce au cours de l’histoire Il faut toutefois souligner que l’influence de la philosophie, des écrits, des pratiques et des institutions de la Grèce antique ont connu des fortunes diverses au cours de l’histoire. La fin de l’Empire romain ouvre une première éclipse que l’on peut symboliquement dater de la fermeture de l’École d’Athènes par l’empereur Justinien en 529 car elle est accusée d’être un foyer de propagation du paganisme. Mais il y aura durant le Moyen-âge des ‘petites renaissances’ chaque fois que des manuscrits oubliés ou perdus réapparaissent, traduits en latin, voire en langue vulgaire. Le fleuve est enfoui mais les résurgences sont nombreuses (certaines récentes telle la découverte à la fin du XIXe siècle du texte d’Aristote désormais dénommé la Constitution des Athéniens ). Se manifeste dès l’origine un phénomène qui se répètera au cours des 15 siècles suivants : les textes grecs, qu’ils soient mythologiques, philosophiques ou religieux font l’objet de récupérations, d’interprétations intéressées et donc de polémiques parfois acerbes à 1 Y. Mény, Imparfaites démocraties, Frustrations populaires et vagues populistes, Presses de SciencesPo, Paris, 2019
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propos de la ‘juste’ lecture de textes qui ne sont pas sacrés mais qui apportent de si grandes lumières pour affronter les questions existentielles du moment. Les polémiques liées à ces lectures et relectures sont consubstantielles à l’analyse de textes qui sont souvent fragmentaires et qui ne sont parvenus à la connaissance des lettrés que grâce au relais des traductions postérieures, pour la plupart, à la chute de l’Empire romain d’Orient. Pour mesurer combien les interprétations ont donné lieu, au cours des siècles, à des polémiques récurrentes, il suffit de mentionner l’une des dernières en date (en 2008 !) lors de la parution de l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim2 (Aristote au Mont-SaintMichel), mettant en relief l’apport essentiel des traductions de Jacques de Venise, un moine venu de l’Orient qui travailla au Mont de 1127 à 1150. En mettant l’accent sur cette contribution, l’auteur minore fortement celle des traducteurs et lettrés arabes3 à qui l’on attribue généralement un rôle décisif dans la transmission de la pensée grecque. On entend encore le déchainement des passions4 ! Même si le Moyenâge est une période d’éclipse de l’influence grecque, les pères de l’Église (St Augustin, St Ambroise, St Thomas d’Aquin) se réapproprient sur le plan religieux le précieux capital de Platon et d’Aristote. Bien entendu, ils récusent tout ce qui ne peut convenir au christianisme mais ils donnent à celui-ci l’épaisseur philosophique que n’offraient pas les Écritures. À partir de la Renaissance, le retour en force de la pensée grecque, l’éblouissement devant les copies ou les originaux de la statuaire antique retrouvés à Rome ou dans le palais d’Hadrien à Tivoli, mettent la mythologie et ses personnages au centre de l’attention et des passions. Le néo-platonicisme s’épanouit à Florence et en Italie et exercera une profonde influence sur l’art : Botticelli, Donatello, Tiziano en sont quelques-uns des représentants les plus célèbres. À Rome, Rafaello représente Platon et l’Académie dans l’une de ses fresques les plus célèbres pour le pape Jules II. Ce mouvement initialement encouragé et soutenu par Cosme de Médicis exercera une grande influence en Europe et jusqu’en Grande-Bretagne5. À Fontainebleau, S. Gouguenheim, Aristote au Mont St Michel, L’univers historique, éd. du Seuil, Paris, 2008 3 S. Mansouri, Religion et institutions des cités grecques dans les sources arabes, Annuaire de l’École pratique des Hautes Études (EHSS), Section des sciences religieuses, 116, 2009, pp. 153-159 4 L. Florian, L’affaire Aristote : Retour sur un emballement historiographicomédiatique, Acta fabula, mai 2008, vol. 9, No 5 5 S. Jayne, Ficino and the Platonism of the English Renaissance, Comparative Literature, vol. 4, No 3, 1952, pp. 214-238 2
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François 1er fait dessiner à Primatice les cartons de la galerie d’Ulysse qui met en scène les péripéties du protagoniste central de l’Odyssée. À compter du Rinascimento et jusqu’au XXe siècle l’étude des classiques du monde romain et grec devient le passage obligé de la formation de tout honnête homme. Jean Starobinsky, observe dans son étude du mythe au XVIIIe siècle que « les mythes voués aux anathèmes de l’église auraient bien pu sombrer dans l’oubli. S’il n’en est rien, c’est que la mythologie païenne entra dès la Renaissance, comme trésor patrimonial dans les programmes d’éducation et, parallèlement dans le domaine profane de l’esthétique et du divertissement6. » La Re-naissance, c’est la redécouverte du patrimoine génétique de l’homme occidental, partiellement oublié et soudain visible à nouveau dans toute sa splendeur. Même au sein du christianisme monothéiste, l’homme revient au centre des choses et on n’oublie pas pour justifier cette révolution humaniste que « le Christ s’est fait homme ». - La politique et le modèle grec : impasse ou solution ? L‘influence de la Grèce antique est bien moindre en politique. Comme le souligne Francesco Gregorio « de 1550 à 1800 ou presque, la science politique s’est faite sans Aristote »7. La périodicité évoquée est sans doute contestable car Montesquieu écrit son Esprit des lois, Aristote à la main (tout en le critiquant souvent), mais il est indéniable que les théories contractualistes du XVIe et XVIIe siècle (Locke, Hobbes) poursuivies au XVIIIe (Rousseau) sont aux antipodes des postulats aristotéliciens. Les révolutions américaine et française vont changer profondément la donne lorsqu’il s’agira d’imaginer une alternative aux régimes monarchiques, de donner consistance à l’idéal républicain, puis, ultérieurement, à sa démocratisation. Car philosophes et politiques grecs ont imaginé, célébré, discuté comme on ne l’avait jamais fait et avec autant de liberté d’esprit, du gouvernement des hommes, de sa justification, de la « meilleure constitution », des institutions les mieux à même d’atteindre le beau, le bien, le juste. La fascination pour les « inventions » politiques et sociales grecques sera certes moins unanime ou enthousiaste que la célébration idolâtre de l’art grec et son imitation,
J. Starobinski, Le mythe au XVIIIe siècle, Critique, No 366, Paris, éd. de Minuit, 1977, p.1976 et s. 7 F. Gregorio, « Les Politiques » au XIXe siècle in D. Thouard, Aristote au XIXe siècle, Presses universitaires du Septentrion, Lille, 2004, pp. 125-140 6
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mais son apport n’en reste pas moins essentiel à partir de la fin du XVIIIe. Les Grecs ont été les premiers à débattre et à discuter de concepts appelés à un avenir central dans les sociétés modernes telles que les notions de liberté, d’égalité devant la loi, de citoyen, de délibération, de constitution ou de formes de gouvernement. Notre vocabulaire politique est tout entier tributaire de leurs disputes et de leurs catégories : gouvernement constitutionnel, oligarchie, tyrannie, vote populaire, tirage au sort, ostracisme, etc. Même les termes plus savants, ploutocratie, ochlocratie, épistocratie sont nés dans le berceau hellénique. Et par-dessus tout, au sommet de cet édifice conceptuel, la démocratie qui place la souveraineté dans le demos. Certes, le peuple d’Athènes ou de Mégare ne correspond guère au sens que nous retenons aujourd’hui mais les déclinaisons historiques du sens qui lui a été donné ne doivent pas faire oublier que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, était acté le principe que le pouvoir pouvait n’être pas simplement domination mais « auto-gouvernement » ; que l’objet du gouvernement ne doit pas être celui de magnifier les intérêts d’un seul ou d’une aristocratie mais, comme le dira deux mille ans plus tard SaintJust, de faire le bonheur du peuple. Ce qu’Aristote avait déjà affirmé en soulignant qu’une cité est une « communauté de la vie heureuse 8» fondée sur l’amitié (la philia) définie elle-même comme « le choix réfléchi de vivre ensemble ». Une amitié source de réciprocité et donc de solidarité. « La fin d’une cité, c’est donc la vie heureuse9 » . Alors que les conquérants romains se laisseront à leur tour conquérir par la mythologie, la pensée, et même la langue grecque, et séduire par l’art hellénique à son apogée, ils resteront rétifs à la contribution politique d’Athènes et de ses consœurs. Un empire au faîte de sa puissance et de sa gloire a sans doute bien compris que le modèle démocratique de la cité, l’orgueil d’Athènes et de nombreuses autres cités hellènes affirmant leur singularité, a été aussi leur talon d’Achille, que ce soit face à Alexandre ou aux généraux romains. Pour de nombreux siècles et jusqu’à la Renaissance, la cité et ses institutions disparaîtront de l’horizon politique et leur ré-émergence dans les villes européennes au Moyen-Age sera davantage le résultat des changements économiques, sociaux et politiques de la féodalité finissante que d’une redécouverte de la tradition grecque d’auto-gouvernement10. Le Aristote, Politiques, III, 1980b Ibid. 10 Voir A. Molho, J. Emlen, K. Raaflaub, (eds.), City-States in Classical Antiquity and Medieval Italy, Univ. of Michigan Press, Ann Arbor, 1992 8 9
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gouvernement politique des citoyens est remplacé par la domination oligarchique de la classe des marchands. Et, comme en Grèce, l’efflorescence des cités marchandes finira par être balayée par les empires et, davantage encore, par l’apparition d’un nouveau venu à l’avenir florissant, l’État-nation. Les philosophes du XVIIIe, Montesquieu et Rousseau notamment, retrouvent le chemin de la Grèce mais ne se font guère d’illusion sur la possibilité de recréer la démocratie à la grecque du fait de ses exigences territoriales (la cité) et morales (la vertu). Ils n’en retiennent pas moins des leçons : la sagesse de Solon dans l’établissement d’un gouvernement constitutionnel mixte (Montesquieu), la simplicité austère des mœurs spartiates et le rôle éminent du législateur éclairé (Rousseau). Toutefois, la résurgence du flot souterrain, enseveli par presque deux millénaires de pouvoirs monarchiques ou dictatoriaux, se manifeste brutalement à l’occasion des deux révolutions jumelles américaine et française. Ces deux révolutions ont un point commun : se débarrasser de la monarchie absolue, qu’elle fût externe et coloniale, ou interne et inégalitaire. La guerre d’indépendance comme la guerre civile contraignent les révolutionnaires « à faire du passé table rase » du moins du passé « historique ». Par intérêt comme par éducation, les révolutionnaires se tournent vers le passé le plus lointain, celui de leur formation intellectuelle, tout entière construite sur l’étude des grands textes de l’Antiquité gréco-romaine. Ils cherchent des leçons et des modèles pour l’institution d’un gouvernement constitutionnel puis de la république et puisent abondamment dans le patrimoine romain et accessoirement grec. Les Founding Fathers11 de la Constitution américaine éduqués en Nouvelle-Angleterre ont tous été formés par l’étude des grands classiques, ce qui fera dire à John Adams notamment, qu’il trouva « la connaissance des principes et la construction des gouvernements libres (…) dans les cénacles anciens de la liberté, les Républiques de Grèce et de Rome 12». Adams et Jefferson lisent le grec pour le plaisir (Jefferson parle d’un « sublime luxury ») et Madison
11B.Baylin,
The Ideological Origins of the American Revolution, Harvard University Press, Cambridge MA, 1992; D.J. Bederman, The Classic Foundations of the American Constitution: Prevailing Wisdom, Harvard University Press, Cambridge MA, 2008 ; S. K. Padover, The World of the Founding Fathers, Social Research, vol. 25, No 2, 1958, P.197 12 J. Adams, Papers, Massachussets Historical Society, 1977, p. 117
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maîtrise aussi bien le grec que le latin. Dès 1763, Adams13 discutant la situation politique de son temps, paraphrase Aristote en rappelant que le gouvernement monarchique conduit à la tyrannie, l’aristocratie à l’oligarchie et la démocratie à l’anarchie. Il faut donc un gouvernement mixte. Carl J. Richard14 souligne par exemple que les Founders tirèrent d’abord et avant tout la leçon que des petites cités confédérées pouvaient vaincre un pouvoir monarchique centralisé, de même que les cités grecques étaient venues à bout de l’Empire perse. Mais ils retinrent aussi l’importance d’une constitution écrite (alors qu’ils héritaient d’une tradition anglaise opposée), le caractère éminent du principe de selfgovernment et de la séparation des pouvoirs. Plus tard, le mouvement populiste de la fin du XIXe siècle réintroduira le songe de la démocratie directe en adoptant le référendum et le recall dans de nombreux États mais pas au niveau fédéral. Car les constituants américains redoutaient les écarts et la passion des foules, de la populace, à la manière d’un Platon soulignant que sans respect de la loi, « les hommes ne sont que des animaux sauvages »15. Les enseignements d’Aristote et notamment sa préférence pour un gouvernement mixte, sa méfiance à l’égard des masses (« certaines foules diffèrent-elles pour ainsi dire des bêtes sauvages ?16 », s’interroge-t-il lui aussi ) exerceront aussi une grande influence notamment chez Madison dont on connaît la hantise d’une « tyrannie de la majorité » et sa recherche d’un système équilibré et modéré de checks and balances 17… Plus généralement, pour des esprits formés par l’esprit des Lumières, aux États-Unis comme en France, l’expérience grecque porte en elle une valeur essentielle : elle privilégie la raison, l’argumentation, dans le processus de décision politique et judiciaire. L’historien britannique Oswyn Murray a pu parler à propos des cités grecques de « cities of reason »18
Voir W. Nippel, Liberté antique, Liberté moderne in Les fondements de la démocratie, de l’Antiquité à nos jours, Presses universitaires du Midi, Toulouse, 2010 14 C. J. Richard, The Founders and the Classics: Greece, Rome and the American Enlightenment, Harvard University Press, 1995 15 Platon, Les Lois, Livre IV, 715b 16 Aristote, Les Politiques, Flammarion, Paris, 2015, III, 11, 1181b 17 Sh. Brice, A Classy Constitution: Classical Influence on the United States Constitution From Ancien Greek and Roman History and Political Thought, Senior Honors Projects, John Caroll University, 85, 2015 18 O. Murray, Cities of Reason, in Oswyn Murray and S.R.F. Price (eds.), The Greek City :From Homer to Alexander, Clarendon Press, Oxford/New-York, 1990 13
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En France aussi, le recours aux expériences grecque et romaine devient un point de passage obligé de la réflexion et des débats d’autant que les exemples de « républiques » démocratiques ou « populaires » ne sont pas légion. Condorcet observe dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain 19: « On trouverait à peine dans les républiques modernes, et même dans les plans tracés par les philosophes, une institution dont les républiques grecques n’aient offert le modèle ou donné l’exemple ». Mais à chacun sa Grèce ! Alors que Mably, Saint-Just ou Robespierre s’enflamment pour Sparte, son législateur éclairé, Lycurgue et son austère vertu (« Sparte brille comme un éclair dans des ténèbres immenses », s’exclame Robespierre !), les modérés, les Girondins rejettent avec horreur un régime qui égalise la société par le bas. Camille Desmoulins par exemple dénonce Lycurgue, « un médecin qui vous tient en santé avec la diète et l’eau éternellement. Ce n’est point cette égalité que nous envions ! » Chateaubriand, lui, utilise la Grèce de Sparte et d’Athènes pour y lire et dénoncer la Révolution française de même que Platon avait construit le mythe de l’Atlantide pour mieux critiquer la démocratie athénienne qu’il avait sous les yeux. Mais comme l’a souligné Claude Nicolet dans son étude de L’idée républicaine en France20, le souvenir des républiques grecque et romaine est plus un objet d’admiration (voir par exemple la mode des prénoms antiques donnés aux nouveau-nés) ou parfois de rejet, qu’une source d’inspiration pratique. Il n’y eut guère que la constitution de l’an III qui évoque les réminiscences de l’antique avec son Conseil des CinqCents et son Conseil des Anciens. Thuriféraires et critiques se rejoignent en effet sur un point : les sociétés antiques et modernes sont trop différentes pour espérer y trouver des « recettes pratiques » institutionnelles. Le XIXe siècle britannique est bien loin de ces effervescences révolutionnaires, mais comme l’a montré F.M. Turner21, quelques personnages de premier plan de la sphère politique se passionnent pour la mythologie grecque ou l’histoire et s’en inspirent pour recommander l’évolution des institutions et des pratiques britanniques. Gladstone, qui a laissé une trace profonde notamment en passant du parti conservateur au parti libéral, qui fut de longues années le Premier ministre de la reine N. de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Garnier-Flammarion, Paris 1988, p.133 20 Cl. Nicolet, L’idée républicaine en France, Essai d’histoire critique (1789-1924), Gallimard, Paris, 1995 21 F. M. Turner, The Greek Heritage in Victorian Society, Yale University Press, Yale and Newhaven, 1981 19
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Victoria après avoir été chancelier de l’Échiquier, est aussi un distingué spécialiste d’Homère (il publie en trois volumes en 1848 ses « Studies on Homeric Age »). George Grote, à qui son père a refusé l’inscription à l’université et qui deviendra banquier avant de militer chez les radicaux libéraux, se console de sa frustration académique en écrivant ce qui est considéré comme la somme sur l’histoire grecque au XIXe (An History of Greece), un tour de force en 10 volumes publiés entre 1846 et 1856 ! Il faut dire que la Grèce, depuis son indépendance reconquise à partir de 1830 avec l’appui des puissances européennes pour une fois unies sur le dos de l’Empire ottoman, est au cœur des passions et des emballements intellectuels et politiques du continent. Au-delà de son talent d’historien amateur, Grote aura une influence sur l’un des penseurs les plus affirmés de la démocratie représentative en Grand-Bretagne, John Stuart Mill qui commente et débat par textes interposés avec Tocqueville sur la démocratie. Grote avait mis en valeur dans son analyse de la démocratie athénienne, l’engagement émotionnel, le sens du devoir et l’éthique de la participation du citoyen engagé. À son tour Stuart Mill recourt au concept « d’active citizen22 » comme élément essentiel de la vie démocratique. Le même engouement explose chez les artistes. De Byron à Chateaubriand, les intellectuels s’enthousiasment et s’enflamment. Les architectes, peintres ou sculpteurs, emboîtent le pas… Partout en Europe, les aspirations nationales nouvelles autorisent ce qu’Habermas a qualifié « d’usages publics du passé ». La mythologie comme l’histoire offrent suffisamment de plasticité et de diversité pour permettre de multiples interprétations, relectures, mobilisations au service d’un projet, d’un idéal ou d’une stratégie politiques. Comme l’a magnifiquement écrit Marguerite Yourcenar à propos des mythes et de la poésie – mais sa formulation peut s’appliquer aussi bien aux autres formes artistiques qu’à la politique –, la mythologie constitue « un admirable chèque en blanc sur lequel chaque poète peut se permettre d’inscrire le chiffre qui lui convient23 ». Il est intéressant de confronter à cet égard les voies divergentes utilisées par Italiens et Allemands pour conforter, en se référant au passé antique, les transformations induites sur leurs territoires respectifs par la Révolution française. L’Allemagne traumatisée par Napoléon se tourne vers la Grèce antique plutôt que vers Rome qu’ont privilégié les révolutionnaires parisiens, et ne fait qu’accentuer son philhellénisme tout au long du XIXe. Là encore, 22 J. S. Mill, Considerations on Representative Government, 1862, trad. française, Gallimard, Paris, 2009 23 M. Yourcenar, Électre ou la chute des masques, Théâtre II, Gallimard, Paris, 1971, p. 19
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à chacun sa Grèce: en 1830, c’est le fils mineur de Louis Ier de Bavière, Othon, qui devient roi du nouvel État indépendant et c’est l’architecte officiel de la cour bavaroise qui édifie le palais du Parlement à Athènes. Tandis que bien plus tard, en 1874, le Parlement de Vienne sur la RingStrasse se prend pour le Panthéon d’Athènes, l’Acropole en moins. Après 1848, l’intérêt se tourne vers Olympie grâce aux fouilles des archéologues allemands qui mettent en relief les facteurs de rassemblement que les jeux offrent à une « nation » éclatée en mille cités fragiles (comme en Allemagne…). Ultérieurement, les nationalistes qui rêvent d’unification germanique auront un faible pour la période hellénistique qui voit la civilisation grecque rassemblée grâce aux victoires et sous l’égide des Macédoniens Philippe II et Alexandre, dont la splendeur se révèle au travers de l’autel de Pergame, découvert en 1871 par un ingénieur allemand et transporté à Berlin en 1886. Nietzsche, rejoignant en cela Platon, reste isolé dans sa préférence pour la Grèce archaïque. Sur le plan académique, l’école allemande s’impose par de nouvelles méthodes dans l’analyse philologique et dans le caractère à la fois systématique et scientifique de ses publications aussi rigoureuses que complètes, à la grande fureur de Nietzsche qui tempête du haut de sa chaire à Bâle. Il publie en 1871-1872 son cours sur Platon, son meilleur « adversaire » et annonce la couleur « Platon est un ami, mais… ». Au contraire, en France prédomine encore l’analyse en forme d’essai à la Fustel de Coulanges, brillante, quasi-tocquevillienne dans le style, d’où jaillissent parfois des intuitions lumineuses mais jonchées d’affirmations approximatives souvent non étayées. À cela s’ajoute le contexte de découvertes fabuleuses menées par des passionnés/aventuriers à la recherche de la confirmation de leurs hypothèses ou préjugés. Heinrich Schliemann finira par trouver le site de Troie, puis le « trésor d’Agamemnon » à Mycènes en 187424 ! La voie italienne du philhellénisme est bien différente en dépit d’une marche parallèle dans la construction de l’État national. Pas besoin de référent grec si ce n’est celui de l’épopée d’Énée fuyant Troie en flammes et débarquant dans le Latium dans un pays qui, au demeurant, a participé, grâce à la Magna Grecia, à la civilisation grecque à son apogée. Certains, tel l’écrivain Vincenzo Cuoco, au tout début du XIXe siècle (rejoignant en cela Piranèse s’opposant à Winckelmann), affirment la préséance de la civilisation étrusque et son antériorité sur H. Brunhs, Grecs, Romains et Germains : quelle antiquité pour l’État national allemand ? Anabases, Traditions et réceptions de l’Antiquité, 1005, pp.17-43
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l’héritage hellène (ce n’est que plus tardivement que sera démontrée l’origine grecque des vases trouvés en abondance dans les tombes étrusques). La thèse prendra la forme d’un récit en forme épistolaire basé sur un faux, un prétendu document grec relatant les échanges entre Platon et un de ses disciples de la Magna Grecia, un certain Cléobule. Le « fake » sert à démontrer que, contrairement à la version reçue, Rome ne s’est pas inclinée devant la supériorité grecque mais que c’est la civilisation étrusque qui était déjà porteuse de ce que l’on considérera comme l’apport de la Grèce. En réalité, la Grèce a laissé une empreinte profonde sur l’Italie dans tous les domaines et en particulier dans la Magna Grecia. Il reste davantage de ruines grecques qui ont nourri l’imaginaire des Européens du Grand tour qu’en Grèce elle-même… Sans oublier l’influence profonde de la philosophie grecque sur la pensée et le débat ultérieurs dans la péninsule. - Mythe et Raison Et comment ne pas faire le parallèle dans le domaine littéraire ? Les Grecs ont inventé l’épopée poétique, la tragédie, l’alliance de la poésie et de la musique, le chant choral, la philosophie et l’argumentation raisonnée, le muthos et le logos, la raison que Platon préférait au mythe. Mais devons-nous choisir ? Ne pouvons-nous pas jouir à la fois de la raison, discipline et force de l’esprit et du mythe qui sonde l’insondable, qui exprime les pulsions portées à leur plus haut degré d’incandescence, qui nous met au cœur de nos tensions internes, de nos contradictions, de nos passions ? La mythologie n’est pas faite pour les demi-mesures et ne distille pas l’eau tiède. Elle est rage, haine, violence, vengeance, amour passionnel, amour sous toutes ses formes. Qu’on l’accepte ou qu’on la condamne, la mythologie traduit les rapports de force et les tensions entre le divin et l’humain, l’homme et la femme, l’homme et la nature, l’homme et le monstre, qu’il soit extérieur ou à l’intérieur de l’homme. Huit siècles avant Jésus-Christ, les plus beaux poèmes jamais conçus sont des miroirs à la fois cruels et véridiques de l’humanité en son éternité. Ils nous renvoient aussi, sans fard et sans pitié, à notre condition de mortels, envieux des dieux, aspirant à leurs privilèges, assez audacieux parfois pour les narguer mais au risque d’en être punis. L’hubris, la démesure, que condamnent les auteurs grecs a été le pain quotidien de l’humanité depuis sa dénonciation par Homère dans l’Iliade. Pas de jour, pas de siècle sans que la folie des hommes et en particulier des hommes de pouvoir ne s’exprime comme au temps d’Achille et d’Agamemnon. Avec cet adjuvant terrible que la technologie offre de manière exponentielle au fil du temps…
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À vrai dire, il est excessif d’opposer le mythe et la raison, le mythe « inventé » et l’histoire vécue, réelle. Mythe et raison, mythe et histoire sont profondément imbriqués, l’un soutenant l’autre. La prétendue irréductible opposition entre l’œuvre de l’imagination et la solide réalité des faits et la discipline rationnelle est une illusion. Les deux éléments sont entremêlés dans un corps à corps souvent inextricable et qui n’est pas propre aux temps anciens. Athènes, comme toutes les autres cités se donne du prestige en se mettant sous la protection d’une déesse ou d’un dieu mais les Américains ont leurs Founding Fathers comme les Français ont leurs Clovis ou leurs Charles Martel. Des personnages réels mais magnifiés, célébrés, sanctifiés au point de devenir un double imaginaire de leur trace historique. Le mythe est partout aujourd’hui comme hier quoique dans des formes diverses. Mais il n’y a guère de différence entre une monnaie athénienne représentant Athéna et une monnaie républicaine faisant figurer Marianne. À chacun sa mythologie… Comment ne pas rappeler ici les mots de Pierre Nora qui, à propos des « lieux de mémoire », parle de « mythologie nationale25 » ? Le « miracle grec » pour reprendre l’expression controversée de Renan en 188326, réside dans cette capacité à nous parler, à comprendre le monde, à l’interpréter, à le vivre en dépit (ou peut-être à cause) de l’imaginaire poétique, fantastique, invraisemblable qui l’entoure. De cette gangue merveilleuse émergent les leçons éternelles qui peuvent encore nous éclairer et nous guider aujourd’hui. Ce sont nos « futurs antérieurs » et comme l’écrit Sylvain Tesson dans son Été avec Homère « Changez les casques, changez les tuniques, mettez des chars à chenille au lieu des chevaux, des sous-marins à la place des nefs, remplacez les remparts de la ville par des tours en verre. Le reste est similaire. L’amour et la haine, le pouvoir et la soumission, l’envie de rentrer chez soi, l’affirmation et l’oubli, la tentation et la constance, la curiosité et le courage. Rien ne varie sur notre terre.27 » Dans son Anthropologie structurale, Claude Lévi-Strauss va plus loin dans le refus de l’opposition entre logos et muthos dont l’origine P. Nora, Lieux de mémoire, Gallimard, coll. Quarto, Paris, 1997, p.7 Renan utilise l’expression en se référant notamment à la majesté et à la beauté du Parthénon en particulier. Il écrit de manière emphatique dans son autobiographie (Souvenirs d’enfance et de jeunesse, 1883) et en réminiscence de ce qu’il avait qualifié de « miracle juif » : « Le miracle grec, une chose qui n’a existé qu’une fois, qui ne s’était jamais vue, qui ne se reverra plus, mais dont l’effet durera éternellement, je veux dire un type de beauté éternelle, sans nulle tache locale ou nationale ». 27 S. Tesson, Un été avec Homère, Équateurs, France Inter, Paris, 2018, p.118 25 26
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remonte à Platon. Dans la conclusion du chapitre où il opère l’analyse structurale du mythe d’Œdipe et de mythes d’Indiens américains du Brésil, il affirme : « La logique de la pensée mythique nous a semblé aussi exigeante que celle sur quoi repose la pensée positive et, dans le fond, peu différente. Car la différence tient moins à la qualité des opérations intellectuelles qu’à la nature des choses sur lesquelles portent ces opérations ».28 On comprend dès lors l’attraction, la séduction et la capacité interprétative éternelle du mythe grec. Sous une forme superficielle (la bande dessinée, le film fantastique, le roman d’aventures) ou savante (la mythologie, la psychanalyse, l’anthropologie, l’histoire de l’art, l’ethnographie, la sémiologie, etc.), le mythe se perpétue grâce à sa capacité à se redéfinir indéfiniment à travers ses réinterprétations (plus ou moins fidèles), ses réincarnations, ses relectures plurielles. Deux questions cruciales se posent dès lors : comment expliquer la permanence d’une telle influence 2500 ans après le jaillissement de la source grecque alors même que, déjà deux siècles avant notre ère, la Grèce avait perdu son autonomie politique après avoir été successivement vaincue par l’empire macédonien puis conquise par les Romains ? Après presque trois millénaires, par quels chemins, par quelles influences sommes-nous encore les héritiers de ce patrimoine ? L’autre question touche à l’objet même de ce livre centré sur l’héritage politique. On le sait bien, comme dans tous les héritages, il y a l’actif et le passif. Qu’avons-nous conservé, retenu ? Qu’avons-nous compris, déformé, manipulé ? Comment percevons-nous les valeurs, les principes, les critiques qui ont présidé à la construction intellectuelle aujourd’hui triomphante mais fragile de la démocratie ? La Grèce a-t-elle encore quelque chose à nous dire, à nous enseigner à l’aube du XXIe siècle ? - Les cheminements de la séduction grecque L’héritage grec qui nous a été transmis est à la conjonction de l’histoire et du mythe comme l’était l’invention démocratique elle-même à Athènes et dans tant d’autres cités qui avaient plus ou moins imité son modèle. Les inventions sociales et politiques ont besoin pour s’ancrer, se légitimer, d’invoquer des mythes fondateurs : les dieux, les héros imaginaires, des récits fantastiques, des monstres ou des caractères exceptionnels. Nous avons bénéficié des conquêtes grecques tels la citoyenneté, l’autochtonie, le vote, la délibération, la démocratie directe et nous les avons adoptées à la fois au travers de l’histoire, de la 28
Cl Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Le Seuil Paris, 1958, p.249
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pratique politique et de la réflexion philosophique mais les avons aussi mythifiées au point d’en faire parfois des modèles idéaux, rêvés, teintés de nostalgie comme si elles constituaient un horizon indépassable de l’humanité. Nous avons aussi fait des mythes, qu’ils fussent politiques ou non, notre pain quotidien, l’incarnation littéraire et artistique de notre imaginaire. Car la mythologie grecque nous renvoie à une humanité à la fois sublimée, exacerbée, poussée aux limites extrêmes de ses possibilités. Chaque personnage des mythes incarne une passion humaine. Certaines relèvent de l’ordre de l’intime ou des simples relations humaines. Mais beaucoup sont au cœur de la politique ellemême: la ruse et la force dont Machiavel fera des qualités essentielles du Prince, l’hubris, la vengeance, la domination que Max Weber considérera comme la caractéristique fondamentale du pouvoir politique, la territorialité comme fondement et base d’organisation du politique mais aussi la loi supérieure à celle des hommes d’Antigone, etc. Et comme dans tout héritage, nous devons prendre et avons pris le pire et le meilleur! La folie vengeresse d’Achille ou de Médée, la cruauté du Minotaure, la misogynie du mythe de Pandore, le viol et l’esclavagisme sexuel des vainqueurs, l’ostracisme démultiplié des réseaux sociaux… On peut toutefois se demander pourquoi l’héritage grec a laissé en Occident et au-delà une telle empreinte et a réussi à survivre et prospérer jusqu’à nous. Tenter de l’expliquer relève de la gageure tant les facteurs sont nombreux et insaisissables. En premier lieu, la supériorité grecque des origines s’exerce dans l’ignorance du reste du monde. Le monde connu et civilisé est essentiellement méditerranéen et ses différentes composantes (Mésopotamie, Égypte) se fécondent d’ailleurs mutuellement. Certes les Grecs ont connaissance de la Perse ce sont des ennemis redoutables - et aussi de l’Inde mais pas de leur philosophie. Plus tard l’incursion de Marco Polo en Chine ou des navigateurs portugais au Japon sera seulement source d’émerveillement et d’étonnement. Il faudra atteindre les récits du jésuite Ricci et de ses compagnons au XVIe siècle29 pour que se diffuse dans quelques cercles étroits une meilleure compréhension du confucianisme. Dans les Amériques, la rencontre avec l’Occident sera génocidaire. Partout dominent le commerce des marchandises, la curiosité (la porcelaine ou les feux d’artifice chinois, les épices) voire l’indifférence ou le mépris. Voltaire sanctionnera la perte des possessions françaises en Amérique du Nord par une formule lapidaire : « Quelques arpents de neige... » Voir la remarquable biographie de Ricci par Michela Fontana, traduite en français en 2010 : Matteo Ricci, Un jésuite à la cour des Ming (1552-1610), Salvator, Texto, 2010
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Dans ce « vide » relatif – Rome est le seul concurrent sérieux et finalement vainqueur – le fameux « miracle grec » s’impose par son exceptionnalité. Les quelques dizaines de milliers de citoyens éduqués ont réussi à créer et imaginer plusieurs siècles avant notre ère une des civilisations les plus brillantes de l’humanité et dans tous les domaines. Les savants et les philosophes grecs anticipent l’homme « total » de la Renaissance : Platon est un amateur de géométrie comme de poésie ; Pythagore est aussi un philosophe; Aristote se passionne pour l’éthique et la politique mais également la biologie; Périclés est un général mais c’est lui qui rend Athènes immortelle avec l’aménagement de l’Acropole. Athènes occupe tout l’espace: philosophique avec sa pléthore de penseurs et ses chapelles qui débattent et se disputent; littéraire avec ses remarquables tragédiens, musiciens et poètes, sa musique et son chant choral; artistique, car l’architecture et la sculpture atteignent des sommets de perfection inégalés; éducatif avec les choix opposés de Sparte et d’Athènes et la méthode socratique; sportif et compétitif avec le culte du corps et les Jeux Olympiques; et enfin politique, avec l’invention de la démocratie et la réflexion sur les formes de gouvernement . Chaque époque sera tentée de se pencher sur tel ou tel aspect de l’héritage grec quitte à ce qu’il y ait des éclipses de telle ou telle dimension. L’influence grecque en politique n’émerge guère qu’au XVIIIe lorsque les monarchies entrent en crise mais la philosophie reste presque toujours vivante et l’art, depuis sa redécouverte à la Renaissance n’a jamais cessé de fasciner. En matière d’architecture, le XVIIIe et le XIXe portent à l’apogée l’imitation du style néo-grec : Soufflot et le Panthéon, le face à face en miroir de la Madeleine et du Palais Bourbon, deux temples grecs à Paris, en sont des illustrations de même que le Capitole à Washington ou Wall Street à New York qui donnent le la pour de multiples imitations dans les États américains. Le style « Beaux-Arts » s’impose en Europe et aux États-Unis et ce pastiche des temples gréco-romains se poursuit jusqu’à la première guerre mondiale (et même jusqu’aux années 30, par exemple le parlement de Brisbane). Paradoxalement, alors que l’assemblée des citoyens à Athènes se tenait en plein air, les parlements modernes se sont installés dans des « temples » ou du moins leur copie. Seule la salle de la Chambre des communes britannique reprend la forme rectangulaire en fer à cheval du Bouleutérion où se réunissait la Boulè. Bref, même les éclipses de telle ou telle dimension de l’héritage grec n’empêchent pas l’émergence ou la survivance d’autres dimensions ici ou là, produisant ensuite des phénomènes de diffusion et de contamination. On a évoqué l’influence du néo-platonicisme florentin sur la Renaissance anglaise
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mais on peut observer comment le mouvement des romantiques d’Iéna (Schelling, Novalis) influencés par Platon et regroupés autour de la revue Athenaeum passe en France grâce à Mme de Staël et son ouvrage De l’Allemagne. Quelques décennies plus tard, entre 1822 et 1840, Victor Cousin entreprend de traduire l’œuvre intégrale de Platon dont seules quelques oeuvres comme Le Banquet étaient accessibles en français. 150 ans plus tard, Michel Foucault fera une nouvelle « lecture » du Banquet dans la vague des revendications homosexuelles du moment qui y trouveront une caution philosophique prestigieuse et ouvrira la voie à un nouveau filon de recherche, les « gender studies ». En 18921894, une autre manifestation de philo-hellénisme s’ouvre avec le lancement par Pierre de Coubertin des jeux olympiques organisés tous les 4 ans, comme dans l‘antiquité. L’imitation va loin : jusque dans l’exclusion initiale des femmes et l’idée que le sport constitue aussi une excellente préparation militaire… Bref, la fascination pour la Grèce est multiforme et malléable. Elle peut inspirer en leur temps Fénelon ou Rousseau dans leurs réflexions sur l’éducation comme les Colleges britanniques qui pratiquent la méthode socratique dans l’enseignement, exercer une profonde influence sur la philosophie allemande, mais aussi sur l’esthétique nazie au point qu’Heidegger déclarera que la philosophie ne peut être étudiée qu’en grec et en allemand. Un fellow de Cambridge, E.M. Butler publiera en 1935 une étude dont le titre est à lui seul un programme « The tyranny of Greece over Germany30 ». Les mythes grecs sont par ailleurs une source inépuisable et chaque fois renouvelée d’inspiration artistique depuis la Renaissance jusqu’à nos jours. Les héros et les mythes grecs sont éternels et chaque génération peut les lire, les relire avec les yeux, les biais et les intérêts propres à son temps. Il n’y a pas grand-chose de commun entre les silhouettes élégiaques de Puvis de Chavannes et le corps d’un Minotaure observant sa proie de Picasso. Pourtant c’est la Grèce qui est toujours là. Il en est de même avec l’idée de démocratie qui, elle aussi, est si polymorphe, changeante et variable que le référent grec demeure toujours le port d’attache. C’est la source incontestable des mille ruisseaux par lesquels la démocratie contemporaine s’est formée au cours du temps. Elle est devenue un fleuve apparemment impossible à endiguer et comme tous les fleuves, un cours qui charrie tout sur son passage, y compris pas mal de scories.
E.M. Butler, The Tyranny of Greece over Germany: A Study of the Influence Exercised by Greek Art and Poetry over the Great German Writers of the 18,19, 20 th Century, Cambridge University Press, Cambridge, 1935
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- De Périclès à Trump. Relire les Grecs aujourd’hui Cet héritage grec est appréhendé par chaque génération par le prisme de ses questionnements et de ses intérêts. En ce qui me concerne, l’élément déclencheur fut le choix sémantique de Giuliano Amato, l’ancien président du Conseil italien et vice-président de la Convention pour l’institution d’une constitution européenne, dans son analyse de la nature du Traité constitutionnel soumis aux Européens en 2005. Il aurait pu utiliser un langage juridique sec et précis, parler de « document mixte » ou de structure sui generis, etc. Il préféra qualifier la nouvelle créature « d‘hermaphrodite », une créature ambiguë, hybride, difficile à définir, à la fois traité et constitution. La collision entre le mythe antique, une œuvre d’art du IIe siècle, copie d’un original grec et une réalité bien contemporaine, celle d’une institution cherchant à établir « une union sans cesse plus étroite » entre ses membres fut comme un coup de tonnerre dans un ciel serein ! Plus tard, la crise de la démocratie représentative et la recherche d’alternatives ou d’amodiations au modèle dominant ont permis un retour aux sources de l’idée de peuple, de démocratie, de participation, de délibération. RogerPol Droit, dans son introduction à l’Éthique à Nicomaque, écrit à propos d’Aristote « Voilà pourquoi il nous parle encore de notre avenir 31». C’est un jugement qui peut s’appliquer à beaucoup d’autres contributions de la Grèce antique À partir de là, je n’eus de cesse de me replonger dans la mythologie grecque abandonnée sur les bancs de l’école 60 ans plus tôt, et de la relire avec les yeux du politologue à la retraite… Émerveillements renouvelés au cœur de l’Iliade et de l’Odyssée, les plus beaux poèmes peut-être jamais conçus depuis trois mille ans ; évocations mémorielles des merveilles des musées d’Athènes, de Rome, de Naples mais aussi de Paris, de Berlin, de Londres et de tant d’autres collections d’art outreAtlantique; réminiscences des œuvres d’art qui n’ont jamais cessé, jusqu’à l’aube du XXIe siècle, de relire, revivre, commenter, illustrer, réenchanter ce trésor de l’humanité; re-visitation des concepts fondamentaux des systèmes politiques à la lumière de ces fulgurances originelles et de leur réinvention et réinterprétation continue hier et aujourd’hui. Comment résister à ce flot de textes, d’images, de représentations qui meublent, consciemment ou inconsciemment, l’esprit de l’homme occidental et au-delà ? Comment résister à la recherche des origines trop souvent oubliées alors que le legs grec, Aristote, Éthique à Nicomaque, introduction par R-P Droit, Flammarion-Le Monde, Paris, 2020, p. XVIII.
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mythologique ou non, est incommensurable ? Cet ouvrage qui ne peut et ne veut rivaliser avec les contributions savantes des mythologues cherche seulement à examiner comment nous sommes encore imprégnés au niveau politique des intuitions et fulgurances de la Grèce archaïque ou classique. Que reste-t-il, de manière consciente ou inconsciente, des concepts fondamentaux tels que la citoyenneté, la cité, la démocratie ou l’oligarchie ? Qu’avons-nous retenu, modifié, rejeté de cet immense héritage ? Avons-nous, en les améliorant, conservé les piliers de la construction hellène, le demos, le citoyen, l’égalité devant la loi, la philia ou la règle de l’hospitalité ? Qu’avons-nous fait de mythes aussi imaginatifs que lourds de dangers tels le mythe de Pandore ou celui de l’autochtonie ? Que pouvons-nous faire des vieilles technologies institutionnelles telles que le tirage au sort ou l’ostracisme ? La participation active et la délibération sont-elles de vieilles lunes historiques ou devons-nous (pouvons-nous ?) les réinventer à l’ère des masses et des réseaux sociaux ? Ce sont les questions que je me suis posées avant de les présenter au lecteur J’ai bénéficié dans cette entreprise des études et analyses extraordinaires des mythologues européens. Impossible de les mentionner tous, mais comment ne pas souligner les contributions fondamentales de Robert Graves, Oswyn Murray, James Redfield et Moses Finley, de Jean-Pierre Vernant, Nicole Loraux, Marcel Détienne, Pierre Vidal-Naquet , Jacques Lacarrière, Paul Veyne, Vincent Azoulay, Paulin Ismard, Luciano Canfora, Eva Cantarella, Giulio Guidorizzi, Maurizio Bettini et tant d’autres ? C’est grâce à leur immense savoir que j’ai pu faire le pont avec l’époque contemporaine qui était mon domaine d’élection jusqu’alors. Ces invasions aventureuses n’ont d’autre excuse que la liaison intime entre la mythologie, l’histoire, les arts et la politique sous toutes ses formes et depuis les origines. L’ouvrage ne se présente pas comme un livre organisé autour d’une thèse ou d’un thème, mais plutôt comme une lecture des représentations (mythiques, artistiques, littéraires, politiques) et des institutions jusque dans leur retentissement présent, en usant du droit que chaque génération possède de lire avec ses yeux et les questionnements de son temps les textes éternels reçus en héritage. Comme l’a écrit le grand critique et spécialiste de littérature comparée, George Steiner, « Le texte classique est un texte dont la naissance première, existentielle, nous est peut-être perdue (…) mais son autorité inhérente est telle qu’il peut absorber, sans perdre son identité, les incursions dont il est victime depuis des siècles, ainsi que l’accumulation des commentaires, des traductions et des variations qui s’accrochent à
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lui.32 » C’est aussi ce qu’à sa manière, Jean-Pierre Vernant revendique dans un entretien accordé à l’Express en 2004, trois ans avant sa mort : « J’ai toujours maintenu que, si l’on regarde le passé, c’est pour lui poser les questions que le présent fait naître 33». De manière plus poétique, Albert Camus en 1946, dans son bref essai « Prométhée aux enfers » proclame « Les mythes n’ont pas de vie par eux-mêmes. Ils attendent que nous les incarnions 34». Comment résister à si prestigieux vademecum et sauf-conduits ? L’ouvrage est structuré autour de trois parties. La première est centrée sur l’homme, individu et citoyen au sein de la cité. La seconde traite du pouvoir et des luttes pour son exercice, une question aussi vieille que l’humanité comme l’illustre le mythe de Cronos et de la castration du père. Enfin la troisième partie examine les institutions léguées par la Grèce antique et la source d’inspiration qu’elles ont constituée pour les penseurs et réformateurs depuis le XVIIIe siècle, avec des périodes de reflux et de revival comme l’illustre le moment présent. La Grèce antique est plus moderne que jamais35 !
G. Steiner, Les Antigones, Gallimard, Paris, 1986 L’Express, 1er décembre 2004 34 A. Camus, Noces, Folio, Gallimard, Paris, 1959, p.123 35 Pour les citations de l’Iliade, je me suis appuyé sur la version traduite par Philippe Brunet (Éditions du Seuil, Paris, 2010), pour celles de L’Odyssée sur la traduction de Philippe Jaccottet (Éditions La Découverte, Paris, 2004), pour celles des Métamorphoses d’Ovide sur l’édition de Jean Pierre Néraudeau et la traduction de Georges Lafaye (Folio Classique, Gallimard, Paris, 1992), pour les Hymnes homériques sur la traduction de Jean Humbert dans l’ouvrage « Tout Homère », sous la direction d’Hélène Monsacré, Albin Michel/Les Belles Lettres, Paris, 2019. 32 33
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I – L’HOMME DANS LA CITÉ
Parlant des Cyclopes et de leur vie barbare, Homère dans l’Odyssée souligne : « Chacun fait la loi pour ses enfants et ses femmes36». Autrement dit, leur monde est barbare, car il n’existe ni communauté, ni cité, ni législateur. Sévit encore la jungle d’un état primitif qui ne connaît pas encore les progrès de la civilisation, tel l’art de l’agriculture par exemple. Au contraire, dans une communauté rassemblant diverses familles et villages, émerge la cité « dès lors qu’elle atteint le terme de l’autarcie pour ainsi dire complète 37» nous dit Aristote. Ce processus est naturel souligne encore Aristote et « bien que se constituant en vue de vivre, elle existe, en vue de la vie heureuse38». Cette naturalité est essentielle car le même raisonnement va s’appliquer à d’autres distinctions sociales fondamentales pour justifier la structure de la cité composée d’hommes, de femmes, d’enfants, de métèques, d’esclaves. Or certains sont faits pour commander par nature tandis que d’autres sont faits pour être commandés, pour être soumis à l’autorité du chef de famille, du maître. Les relations au sein de la cellule familiale, l’oikos, constituée autour du maître et composée de l’épouse, des enfants et des esclaves, sont caractérisées par l’autorité de celui-ci sur l’esclave, sur l’épouse et sur les enfants. Pour Aristote, il n’y a pas matière à débat : c’est un fait de nature d’où découle l’organisation de la cité puisque n’en font partie en tant que citoyens que les hommes, les hommes libres. Ces considérations d’Aristote sur le caractère « naturel » de l’esclavage sont d’autant plus surprenantes qu’il n’ignore pas que les esclaves sont souvent des prises de guerre qui transforment les citoyens de la cité vaincue en esclaves de la cité victorieuse… La liberté qui appartient en propre aux citoyens et les distingue des autres habitants soumis, femmes, enfants, étrangers, esclaves va Homère, Odyssée, op.cit. , IX, 114 Aristote, Les Politiques, op.cit. , I, 2,1252b 38 Ibid. 36 37
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entraîner d’autres conséquences, car la caractéristique fondamentale de l’homme est d’être « un animal politique », l’homme de la Polis. Or il est manifeste que ces hommes libres seront parfois commandés par ceux qui gouvernent la cité. D’où la conséquence logique et nécessaire que tous participent à l’exercice du pouvoir et que tous alternent successivement dans les positions de commandement et d’obéissance. Cette naturalité qui s’impose comme un dogme est donc conforme à l’ordre des choses et pour l’avantage de chaque catégorie. Seront citoyens de la cité, les autochtones, ceux nés de deux parents, citoyen et fille de citoyen, et comme il faut bien justifier la citoyenneté des premiers hommes, seront citoyens ceux qui sont nés de la terre même, créatures façonnées par la divinité. Zeus, rappelle Homère, est le « père des dieux et des hommes39 ». L’homme diffère des dieux qui possèdent le privilège de l’immortalité mais ils partagent ensemble les sacrifices. Les dieux et les hommes de la mythologie s’interrogent plusieurs siècles avant notre ère, comme nous nous interrogeons aujourd’hui, sur les grandes questions qui interpellent l’individu : la vie, la mort, l’immortalité, la liberté, l’égalité ou l’inégalité des sexes et des statuts, toutes questions dont les réponses qu’on y apporte conditionnent la citoyenneté, le type de cité et de gouvernement qui auront à statuer sur la place de l’individu, de la famille et du groupe social. La naturalité invoquée par Aristote s’étend aussi à la cité qui, au-delà de l’individu puis de la famille, en constitue l’expression supérieure. Individu, autochtonie, citoyenneté, misogynie, cité, loi : six concepts essentiels transmis par les grecs et en particulier Athènes, réalités historiques réinterprétées au cours des siècles et marquées du sceau de l’orgueil hier comme aujourd’hui. De même que les Athéniens avaient une conscience aigüe de leur suprématie « naturelle » sur les autres cités comme sur les barbares, les démocrates contemporains n’ont aucun doute sur la supériorité « essentielle » de leur système politique en dépit de ses faiblesses et turpitudes.
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Homère, L’Iliade, op.cit. , I, 544
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1 – L’individu : hommes et héros…
L’homme en tant qu’individu existe à peine dans la mythologie grecque. D’abord parce que « la moitié du ciel » n’existe pas en tant que citoyenne à Athènes, voire en tant que personne libre ailleurs, même si à Sparte les femmes reçoivent, comme les hommes, une éducation « à la dure ». Car, souligne Nicole Loraux, « Il n’y a pas de première Athénienne, il n’y a pas, il n’y a jamais eu d’Athénienne : la pratique politique ne connaît pas de citoyenne. La langue n’a pas de nom pour la femme d’Athènes 40». L’homme citoyen est le « padre padrone » qu’il restera pendant des millénaires. La philosophie elle-même ne pense pas l’individualisme et l’absorbe au sein d’entités collectives, la famille, la tribu, la cité. Pire encore, chez Platon, la cité idéale est organisée pour nier l’individualité par la communauté des biens, des femmes et des enfants. Comme il le fait dire à Socrate dans la République, « c’est l’expression individuelle des sentiments qui divise41 ». Aristote se montre féroce à l’encontre de cette mise en commun totale et de cette réduction dangereuse à l’unité car la cité insiste-t-il est nécessairement plurielle. Mais l’individualité qu’il reconnaît n’existe que sous la forme de l’autorité du maître. L’homme-citoyen est le maître absolu qu’il restera pendant des millénaires et dont l’individualité s’identifie par la domination complète sur femme, enfants et esclaves de l’oikos. En outre, les mythes, qui sont d’abord véhiculés par de grands récits épiques oraux puis écrits, se prêtent mal à se pencher sur « l’homme sans qualité ». La nature même du genre exige des exploits, de grands évènements, des batailles, des passions exacerbées, des pressions externes, des conflits intérieurs poussés à leurs limites. C’est une donnée constitutive de l’épopée. Elle exige des personnages, des temps ou des circonstances exceptionnels. Il n’y a point place pour la mesure, la médiocrité, les moyennes tièdes. L’homme grec, tel que nous le connaissons, apparaît le plus souvent comme un atome d’ensembles plus vastes : la foule, l’assemblée, les guerriers, un groupe social.
40 N. Loraux, Les enfants d’Athèna, Idées athéniennes sur la citoyenneté et la division des sexes, Essais, Points, éd. du Seuil, Paris, 1990, p.11 41 Platon, La République, op. cit. V, 462b
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Plus qu’une réalité sociologique, l’homme grec est d’abord celui qu’ont perçu, en l’idéalisant ou en se trompant, les contemporains d’abord, les observateurs antiques ou modernes ensuite. Au travers de l’analyse des récits, des représentations visuelles, telles que poteries, frises ou peintures, on peut recréer une image de l’homme grec plus ou moins exacte, scientifique ou au contraire imaginaire. Nos projections deviennent à leur tour des mythes plus ou moins savants que les arts visuels se chargent de traduire et reproduire ultérieurement. L’histoire de ce miroir grec que chaque époque se tend à elle-même est sans fin. Au XXe siècle la fascination, mêlée à l’inconnu qui laisse place à l’imagination créatrice, se poursuit : du musée Getty à Los Angeles aux créations littéraires ou cinématographiques hollywoodiennes, la veine est inépuisable. Le musée de Toulouse (Age of Classics, L’Antiquité dans la culture pop, Musée Saint-Raymond, Toulouse, 2019) y a même consacré une exposition en 2019 entièrement dédiée à l’appropriation de l’imaginaire grec par les cinéastes et dessinateurs contemporains. Un univers et un homme grec ‘pop’, de comics, de carton-pâte et de celluloïd se déploient avec une vigueur renouvelée. Y prévaut une imagerie sans grand lien avec ce que nous pouvons savoir de la réalité de ce monde à la fascination infinie. Mais, à vrai dire, ce sont les Grecs eux-mêmes qui nous y invitent. S’il y a peu de place pour l’individu ordinaire, il y en a beaucoup pour ceux qui se meuvent dans l’épopée : les héros, situés en deçà des dieux mais au-delà du simple mortel. Participant des uns et des autres, ils sont en quelque sorte les surhommes dont la littérature populaire et le cinéma sont si friands, projetant l’univers grec (ou antique en général) bien au-delà de ses terres d’origine et en faisant des caractères et des modèles universels. L’attraction persistante du modèle grec tient en quelques traits qui, à certains égards, le rendent distant de notre propre vision et lui donnent la fascination de ce que nous ne possédons pas parce qu’inaccessible ou que, après des siècles de divergence, nous essayons de retrouver. Il y a d’abord l’idée de dépassement, de surhomme qui propose une vision aristocratique pour ceux qui ne contentent pas d’une vie paisible mais plate ; il y a ensuite la fascination esthétique d’un monde où la beauté est perçue comme l’expression la plus haute du bien ; il y a enfin l’harmonie, aujourd’hui rompue et pleurée, entre l’homme et l’univers. Les premières divinités cosmiques incarnaient en quelque sorte le chaos de l’univers, ses dangers, ses menaces, ses inconnues. Les dieux olympiens qui leur succèdent sont moins terrifiants mais omniprésents et détenteurs d’un attribut qui n’appartient qu’à eux, l’immortalité,
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privilège à eux seuls réservés. Au-dessous, les humains, la masse indistincte, la foule. Les distinctions entre humains sont à trouver dans l’éloignement : les Éthiopiens, les Perses, les Égyptiens, à la fois partenaires commerciaux et surtout envahisseurs potentiels ; ou bien encore, au sein du monde grec, dans l’opposition entre cités, source infinie de guerres et de conflits ; ou à l’intérieur de la cité où prévalent les grandes divisions sociales qui la structurent : masculin contre féminin, citoyens en devenir et citoyens accomplis, autochtones contre étrangers, aristocratie citoyenne contre tous les autres. Comme le souligne le grand mythologue, Jean-Pierre Vernant, « Cet individu n’apparaît jamais ni comme incarnant des droits universels inaliénables, ni comme une personne, au sens moderne du terme, avec sa vie intérieure singulière, le monde secret de sa subjectivité, l’originalité foncière de son moi. C’est une forme essentiellement sociale de l’individu marquée par le désir de s’illustrer… 42» Le seul qui pourrait s’approcher d’une vision moderne de l’individu est Ulysse dont l’Odyssée nous narre les exploits, les défaillances, les émotions et les états d’âme. Les mythes, en revanche, font peu de cas des individualités « normales ». On y trouve bien sûr des rois et Homère en fait la longue liste lorsqu’il passe en revue les troupes liguées contre Troie. Toutefois, il faut le bien le dire, ils ne sont guère représentatifs du commun des mortels… On y trouve aussi mention ici ou là de quelque artisan habile ou un peu plus souvent de femmes au foyer ou de pâtres dont la seule individualité se résume à devenir des proies pour les divinités supérieures. Les personnages communs qui ne soient ni des dieux ni des surhommes sont rarissimes : Andromaque dont le destin sera de devenir esclave comme Briséis, « le lot » que se disputent Achille et Agamemnon ; la vieille servante qui reconnaît Ulysse à la cicatrice de son pied ou au contraire les servantes qui l’ont trahi ; Nausicaa, la fraîche jeune fille qui découvre Ulysse abandonné par les flots… Et faut-il le souligner, leur personnalité est réduite à quelques traits sommaires, la jeunesse ou la vieillesse, la beauté, la reconnaissance. Parfois, des hommes ou femmes ordinaires n’apparaissent que parce que les dieux ont emprunté une identité passe-partout pour mieux tromper encore les humains et dissimuler leurs manigances. Mais souvent les dieux préfèrent les travestissements animaliers ou végétaux… Ces travestissements divins indifférenciés, entre l’humain, le végétal et l’animal soulignent une autre dimension fondamentale qui oppose 42
JP. Vernant, L’homme grec, Points Histoire, Le Seuil, Paris, p.31
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l’homme moderne à l’homme grec. Alors que tout l’effort millénaire de l’homme occidental a consisté à se dissocier, à se distinguer de l’animal, du végétal, à se prétendre le centre de l’univers pour mieux le dominer et le mettre à son service exclusif, l’homme grec est partie intégrale du cosmos dont il ne se dissocie pas et dont il ne constitue qu’un élément minuscule au sein de forces incommensurables. Le Cosmos ne lui est pas extérieur, il en est une composante comme le sont les autres éléments, à dignité égale. Il n’y a pas de distinction, de fossé entre le physique et le psychique, entre l’humain et les autres êtres vivants. Ils sont un tout harmonieux caractérisé par la beauté qui n’est pas extérieure à l’humain mais dont l’humain participe en étroite communauté avec les éléments qui l’englobent. D’où la circulation, apparemment si simple, entre les composantes du cosmos : les dieux sont des éléments de l’univers comme l’homme, les animaux et les végétaux. Les dieux peuvent passer d’un état à l’autre et, grâce à leur pouvoir, transformer aussi bien les humains pour les séduire ou les punir que pour leur donner une existence différente. On comprend mieux dans ce contexte la naissance de cultes et de doctrines qui, tels l’orphisme ou le pythagorisme sont adeptes de la palingénésie (le retour à la vie) ou de la métempsycose et, par voie de conséquence, bannissent la consommation de la viande animale ou prônent une fusion harmonique avec la nature. Platon luimême rappelle ce mythe dans le dernier chapitre de la République. L’être passe par des phases successives de mort et de vie selon des formes qui peuvent être humaines, animales ou végétales. Le divin, l’humain, le physique ne sont pas des catégories isolées et séparées. Il y a des continuités et des chevauchements qui donnent à la philosophie grecque une fascination particulière et sans cesse renouvelée. Qui chez les hommes résisterait à cette parcelle de divinité qui lui est reconnue ? L’harmonie et la beauté participent de cette parenté divine dont Platon fera l’expression du bien et du désir d’immortalité. Dans le dialogue du Banquet43 entre Diotime, l’étrangère, et Socrate, celle-ci souligne combien la recherche de la beauté est liée au désir d’immortalité que les mortels atteignent à la fois par la procréation et la recherche d’une vie digne d’admiration, une vie considérée comme belle par les autres hommes du présent et du futur. L’homme ne peut bénéficier comme les dieux de l’immortalité car eux seuls jouissent de ce privilège. Mais ils peuvent compenser leur sort de mortels par l’acquisition d’une réputation immortelle grâce à une vie remarquable, exceptionnelle. Même pour le plus modeste, écrit Platon dans la conclusion de la Platon, Le Banquet, traduction et présentation par Luc Brisson, GF Flammarion, 6e édition, 2016, Paris
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République, « il existe une vie satisfaisante plutôt qu’une vie médiocre, pour peu qu’il en fasse le choix de manière réfléchie et qu’il la vive en y mettant tous ses efforts 44». La perspective d’autres vies possibles est une incitation à œuvrer déjà pour une vie belle. C’est dire si le héros devient une sorte de modèle idéal pour tous. Ce n’est certes pas nécessairement un modèle de vertu à la manière dont le catholicisme exalte les vertus des Saints pour inciter les fidèles à la sainteté évangélique. Car le héros grec se distingue par la difficulté des défis auxquels il est soumis, l’ampleur des tâches qui lui sont proposées, les exigences radicales qu’il doit affronter. Les héros grecs doivent faire face à des aventures auxquelles les plus courageux, les plus téméraires, les plus combatifs oseraient à peine se confronter. Ulysse doit errer pendant des années, renoncer aux séductions multiples, souffrir la perte de ses hommes, de ses bateaux, de son butin, faire preuve de cruauté et d’injustice, être balloté par les vents furieux et les vagues mortelles, défier Polyphème et se déguiser en miséreux pour rentrer dans son palais et retrouver Pénélope après avoir assassiné les prétendants. Il lui faudra subir tout cela pour obtenir une « gloire immortelle ». Sa ruse légendaire lui sera indispensable à tout moment et on n’a aucun doute sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une « vertu » au sens que donneront les chrétiens à ces attributs de l’être qui souhaite accéder lui aussi à l’éternité. Le chrétien attend la résurrection et la vie éternelle grâce à l’exemplarité de ses actions terrestres en harmonie avec les exigences divines. Les Grecs n’ont pas cet espoir mais ils ont une parade : atteindre l’immortalité dans la mémoire des hommes grâce à des actions exceptionnelles qui procurent la gloire éternelle. C’est pourquoi un héros comme Hercule, courageux mais sanguinaire qui massacre certes les monstres mais aussi les humains et même dans un accès de folie sa femme et ses propres enfants n’en est pas moins le héros grec le mieux reconnu, célébré, représenté depuis des millénaires par tout ce que la peinture, la statuaire et la littérature occidentales comptent de chefs d’œuvre. Et au XXIe siècle, ce sont les romans pour la jeunesse, les films blockbusters ou les vidéos qui renouvellent sans fin soit à travers le personnage d’Hercule, soit à travers ses nombreux avatars modernes (de Batman à Spiderman et autres) sa légende perpétuelle. Hercule, grâce aux fameux travaux qui lui ont été imposés a bien gagné sa gloire éternelle comme l’ont conquise Thésée terrassant le Minotaure, Jason conquérant la toison d’or, Persée venant à bout des Gorgones et en particulier de la Méduse au regard mortel. Certes il y a 44
Platon, La République, op.cit., X, 169b
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des figures héroïques plus consonantes à l’esprit contemporain telles Antigone devenue l’icône de la loi supérieure aux édits terrestres ou la malheureuse Eurydice qu’Orphée ne cessera de pleurer mais ces quelques exemples sont l’exception au sein d’une galerie de monstres, telle Médée, folle amoureuse de Thésée et n’hésitant pas à démembrer son jeune frère pour échapper aux poursuites de son mari délaissé. Le personnage criminel devient un héros par la grandeur et l’horreur même de son crime… Et à ce titre deviendra éternel lui aussi dans la mémoire des hommes. La monstruosité peut devenir titre de noblesse. Il faut dire que ces héros qui sont à la fois mortels mais resteront immortalisés ne sont pas des hommes ou des femmes comme les autres. Tous ou presque ont quelque ascendance divine même s’ils ont un père ou plus souvent une mère de l’espèce humaine. Achille est né d’un père terrestre mais sa mère Thétis est déesse. La plupart des autres sont nés de quelque aventure (relevant plus du viol que de l’amourette épisodique) d’un dieu avec une mortelle. Zeus a beaucoup donné de sa personne en la matière mais il n’a pas le monopole du cœur. Ses confrères divins ne sont pas en reste… Ce sont donc ces personnages bien humains mais détenteurs de quelques gènes divins qui vont le plus souvent devenir les protagonistes de l’héroïsme à la grecque pour le bien et pour le mal, pour le meilleur et pour le pire. La pensée occidentale récuse en principe le qualificatif de héros à ces êtres remarquables aussi bien dans le vice que dans la débauche. Mais en eston bien sûr ? Déjà Machiavel a disculpé le prince de ses fautes s’il s’agit pour lui de conquérir et conserver le pouvoir. Il lui faut la force du lion (celle d’Hercule) et la ruse du renard (celle d’Ulysse), la fameuse « métis » que possède Zeus au plus haut degré. N’est-il pas symbolique que l’école du pouvoir par excellence en France, SciencesPo, ait choisi précisément ces deux animaux symbole pour encadrer son écusson ? L’histoire abonde en illustrations éloquentes : de Cesare Borgia qui aurait servi de modèle à Machiavel à Henri VIII ou Louis XIV, de Frédéric II à Pierre Le Grand, de Catherine II à ses confrères et successeurs tsaristes, de Napoléon au Churchill des Dardanelles, de Staline à Hitler, de Mao-Tse-Toung à Pol Pot, le panthéon de l’histoire n’est pas moins riche de monstruosités dont les « héros » sont dans toutes les mémoires et pour toujours… Certes ils sont bien condamnés ici ou là, critiqués pour la part sombre de leur action mais pardonnés pour le reste et célébrés par le noyau irréductible de leurs zélotes et admirateurs. Comment ne pas être sidéré au sens premier du terme par l’admiration qu’un Hitler suscite encore un peu partout dans le monde de l’extrême – droite en dépit du fait que jamais le crime n’a atteint une telle horreur et avec une telle intensité ?
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Faut-il voir dans le dévoilement que réalisent les mythes des héros grecs la fascination pour la découverte de l’ambiguïté fondamentale de l’être humain capable du meilleur mais dont la « part d’ombre « semble irréductible ? Ou pour le dire comme Marguerite Yourcenar « Qui n’a pas son Minotaure ? », elle qui fait du « héros » Thésée, un être lâche et veule qui pénètre dans son propre moi - le labyrinthe - sans être en mesure de se débarrasser par ses seules forces des puissances noires qui peuplent son âme… Écrit comme un divertissement en 1932, le texte plusieurs fois modifié devient plus noir lors de sa publication définitive en 1963. Entre temps, 30 ans d’horreurs et de guerre avaient inspiré des visions plus sombres à la grande admiratrice des mythes grecs. Les Grecs avaient sans doute raison d’exposer avant quiconque les deux faces contrastées de l’être humain, celui dont la philosophie des Lumières fera l’être rationnel et bon seulement corrompu par la société et le pouvoir. Se questo è un uomo…. L’homme grec est donc bien éloigné de l’homme moderne, en particulier occidental. Un citoyen défini par ses devoirs civils et militaires plus que par ses droits alors que l’homme moderne qui s’est placé au centre de l’univers en tant qu’être pensant exacerbe au fil du temps sa revendication de Droits inaliénables et sacrés et son individualité irréductible. « Youniverse » proclamait une publicité italienne en 2009, témoignant du détachement progressif de l’individu à l’égard de tout lien social contraint ou des devoirs qui l’obligent vis-à-vis de la communauté. Pourtant, le fossé entre la conception grecque et celle héritée du christianisme, de la Renaissance et des Lumières n’est pas aussi profond qu’on pourrait le penser. Quelques ponts malgré tout les relient. Le premier, hérité d’une longue tradition, a trait au culte des héros revu et corrigé par le catholicisme puis les révolutions américaine et française. L’Église d’abord qui a tant emprunté au monde grec et qui a érigé en modèle le « Saint », substitut chrétien du héros. Certes le saint catholique est bien distinct du héros grec puisque toute son action est tournée – en principe - vers une vie exemplaire au service de Dieu et du prochain. Mais le mécanisme psychologique et social est identique : proposer des modèles de comportement en vue d’une récompense future, le salut pour le saint, la gloire pour le héros. Même si tout un chacun ne peut arriver à des destinées si hautes, le chemin est tracé, l’objectif souligné. Les mythes offrent à l’admiration des foules l’image du héros, la « Vie des Saints » la voie à suivre pour l’édification des fidèles. Depuis toujours, Rome la catholique a mis en place des procédures (les enquêtes), des hiérarchies (la béatification puis la
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canonisation), des cérémonies grandioses, des représentations picturales éloquentes, des invocations qui créent entre le croyant de base et le Dieu unique, une multitude de modèles plus ou moins folkloriques, plus ou moins spécialisés, plus ou moins vertueux au reste ! Les moines irlandais ont multiplié les saints au cours de leur évangélisation. La Bretagne, par exemple, connaît autant de saints que de villages et leur histoire relève autant de la légende que du fait vérifié. Leurs « miracles » ne sont pas moins merveilleux que les exploits mythiques des héros grecs. Il n’y a pas moins de monstres, de bestiaire fantastique au Moyen-Âge chrétien qu’il n’en existait dans la mythologie hellénique. Et parfois les Saints catholiques ne furent pas moins sanguinaires ou immoraux que les héros sortis de l’imagination des poètes : combien de massacres ou d’expéditions sanguinaires, combien de bûchers menés par des « saints » au nom de la croix et de la Sainte Église catholique et romaine ? Les églises protestantes n’ont pas emboîté le pas mais le culte du héros a pris ensuite une direction plus républicaine et laïque. Les Révolutions américaine et française qui renversaient l’ordre établi ont vite ressenti le besoin de créer leur propre panthéon. Dès 1794, David, le peintre de la Révolution entreprend d’illustrer la mort du jeune Bara (un tambour de l’armée républicaine tué par les Vendéens). Le tableau (inachevé) fait partie d’une série de représentation des « martyrs » de la Révolution au même titre que par exemple « La mort de Marat » et traduit la volonté des révolutionnaires de se saisir des traditions religieuses pour les mettre au service de leur cause (culte de l’Être suprême, processions, fête de la Liberté, Marianne se substituant à Marie, chants révolutionnaires, « martyrs » de la Révolution, etc.). De son côté la Révolution américaine qui ne tombera pas dans les mêmes excès érigera tout de même en icônes les héros de la guerre d’Indépendance, Washington et La Fayette en tête puis ensuite les Founding Fathers, pères de la constitution américaine, puis Lincoln, qui abolit l’esclavage au prix d’une guerre civile. L’une et l’autre révolution inauguraient la saison des héros modernes, le plus souvent militaires. Les Confédérés feront aussi de leurs généraux vaincus les héros des Sudistes jusqu’à ce que ces hommages statuaires soient contestés par les Noirs et militants des droits au début du XXIe siècle. Les États-Unis ont leur champ sacré, le cimetière militaire d’Arlington, reproduit un peu partout dans le monde, là où les Américains ont combattu, en particulier depuis la première guerre mondiale. Les lieux sont conçus pour conserver la mémoire des héros et inciter au recueillement devant les milliers de tombes parfaitement alignées et identiques. Et signe
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suprême de reconnaissance, le territoire des morts est partout soumis à la juridiction américaine. La France Républicaine a poursuivi la politique inaugurée par la Révolution et continuée pour son propre avantage par l’Empire. L’ancienne église de Sainte Geneviève à Paris est devenue Panthéon national pour honorer les « Grands Hommes », les squares ont été inondés de bustes et de statues en pied, les écoles, les rues, les aéroports sont devenus les porte-flambeaux de grands hommes en tous genres. À partir de 1981, Jack Lang a donné une impulsion nouvelle à la débauche – souvent de qualité médiocre – de statues et de stèles. La guerre de 1914 a transformé en héros anonymes des millions de morts au combat et leur célébration a donné lieu à l’érection d’un monument aux morts dans chaque commune de France. La guerre de 39-45 puis les guerres coloniales ne firent qu’allonger les listes… À Paris, sous l’Arc de Triomphe, la flamme persiste à brûler pour un inconnu dont les restes symbolisent tous les corps non identifiés ou jamais retrouvés et la même tradition s’est imposée dans de nombreux pays. La mort, que ce fût au combat ou par accident, courageuse ou apeurée devient par ellemême manifestation d’héroïsme. Ce n’est plus l’acte individuel éclatant qui est reconnu mais simplement la mort en masse de millions de soldats qui, pour la plupart, n’en demandaient pas tant. Le héros/martyr des « révolutions » modernes quelles que fussent leurs inclinations idéologiques a fait florès : les fascismes, les marxismes, les caudillismes, les régimes tiers-mondistes ont tous sacrifié avec emphase au culte et à la célébration du « héros » mort ou…vivant ! Le marbre et le bronze abondent partout et représentent dans des poses stéréotypées Lénine montrant la direction, Mao placide, Mussolini, le menton volontaire, Saddam Hussein ou Lumumba triomphants. Reproduits à des centaines ou milliers d’exemplaires pour l’édification des masses, ces célébrations du héros national révolutionnaire sont appelées à une obsolescence aussi rapide que leur soudaine prolifération. Les pays libérés de cet encombrant héritage font alors table rase, quitte à passer aux oubliettes tout un pan de leur histoire politique ou artistique. Difficile par exemple de trouver les signes de l’héroïsation soviétique dans les pays baltes. Même en Russie, les multiples statues de Lénine et Staline attendent dans des dépôts la fonte de leur bronze. À Bagdad, le premier mouvement lors de la prise de la ville fut de renverser physiquement la statue du dictateur. Aux États-Unis, dans les états du Sud, les contestations s’élèvent et l’opinion demande de retirer les effigies des généraux esclavagistes. En Grande-Bretagne les manifestants antiracistes ont abattu la statue du mécène Colston, le
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« bienfaiteur de Bristol » qui avait fait fortune grâce au trafic d’esclaves au XVIIe siècle. En France, dans les Antilles françaises, les statues de Joséphine de Beauharnais et – plus étonnant – de Schœlcher le promoteur de l’abolition de l’esclavage en 1849, ont été mises à terre. Il n’y a guère que l’Italie qui ait maintenu l’art de l’époque fasciste en place. Mais il faut reconnaître qu’une partie de cette production artistique, « fasciste » par sa période de production n’était pas nécessairement l’expression du fascisme politique ambiant. C’est donc le destin de beaucoup de « héros » d’être remis en cause. À la différence des héros inventés de la mythologie grecque qui restent éternels et en quelque sorte sans cesse réadaptés à l’évolution du monde, leurs successeurs ultérieurs ne font pas l’objet de la même unanimité ! D’éternelle, leur gloire est devenue précaire. Aujourd’hui, le héros est souvent défini tel en tant que représentant d’une catégorie que l’on veut honorer dans des circonstances particulières. Significatif est le fait que le Prix Nobel de la Paix est de plus en plus attribué à des organisations ou, lorsqu’il l’est à des individus, ceux-ci sont présentés comme les icônes d’un groupe ou d’une catégorie qui se serait particulièrement distinguée. Médias et réseaux sociaux jouent un rôle de plus en plus actif dans le processus ‘d’héroïsation’ d’individus ou de groupes. Les émotions collectives partagées poussent à définir « héros » des hommes ou des femmes négligés hier et oubliés demain. Comment ne pas être frappé par l’inconstance des foules applaudissant les policiers au lendemain des attentats contre les journalistes de CharlieHebdo ou les spectateurs du Bataclan et les vouant aux gémonies durant l’année de protestation des Gilets Jaunes ? Ou la précipitation dans la proclamation de l’héroïsme ou de la sainteté : « Santo subito » réclamaient les fidèles convaincus de la sainteté du pape Jean-Paul II. Ou la découverte des « sans-grade » durant la pandémie du Coronavirus pour en faire des « héros du quotidien », pourtant « invisibles » jusquelà ? Un deuxième lien, bien plus fragile et récent s’est constitué ces dernières années avec la montée de la prise de conscience écologique. Loin d’être perçu comme le sujet dominant d’un univers à son service, l’homme est de plus en plus considéré comme un prédateur inconséquent, égoïste, indifférent aux transformations (négatives) qu’il déclenche et aux perturbations qu’il apporte aux équilibres de l’univers physique et du vivant. Loin de respecter la beauté et l’harmonie du monde dont il est partie, il contribue à sa destruction, à son épuisement par un usage abusif, égoïste, irrespectueux des organismes vivants qu’ils soient animaux ou végétaux. Du même coup, la conception de ces mouvements
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de protection de la nature, de défense de la cause animale, du climat, des ressources naturelles retrouve une approche plus proche de celle des Grecs anciens que de l’homme moderne et surtout contemporain. La panique saisit soudain les hommes de la rue comme les scientifiques face à ce qui semble une catastrophe annoncée, celle d’une destruction massive du vivant : l’Amérique du Nord aurait perdu 3 milliards d’oiseaux (30% du total), l’Allemagne, 80% des insectes selon une étude menée dans ce pays. La mort d’un milliard d’animaux, petits, minuscules ou grands durant les incendies de l’hiver 2019-20 en Australie a eu plus d’écho que la perte d’une trentaine d’humains. Bref, selon le biologiste E.O. Wilson, nous entrerions dans « l’ère de l’Érémocène », l’âge de la solitude (The Âge of Loneliness), l’homme ayant imprudemment fait le vide autour de lui. Ce changement radical de perspective, même s’il ne constitue encore qu’une position minoritaire entraîne des conséquences éthiques, juridiques et politiques notables. Animaux et végétaux ne sont plus des objets à la disposition discrétionnaire de l’homme qui ne possède nul droit à leur encontre alors qu’eux-mêmes devraient disposer de « droits » protecteurs. Les manifestations de ce changement d’attitude autant philosophique et politique que scientifique et juridique se multiplient : en décembre 2018, les conseillers locaux de la cité de Toledo aux États-Unis adoptent un « Emergency Bill of Rights » qui attribue la personnalité juridique au lac Érié et lui reconnaît le droit « to exist, flourish and naturally evolve ». Un même mouvement s’est fait jour en Inde où certains ont voulu reconnaître le Gange et le fleuve Yamina comme des personnes mais la Cour Suprême a rejeté cette prétention. En Nouvelle-Zélande, une déclaration du Parlement a reconnu que la rivière Wanganui constitue « un tout vivant et indivisible ». En 2008, la constitution de l’Équateur a consacré les droits de Pachamama (Mère Nature). Ces mouvements encore marginaux (mais pour combien de temps ?), appellent à considérer comme des personnes végétaux et animaux que depuis des millénaires nous considérons comme des biens à la disposition de l’homme. Encore que cette « objectivation » ait connu des éclipses, comme par exemple au Moyen-Âge où des animaux pouvaient être jugés responsables de leurs actes et, comme tels, condamnés à mort par exemple, mais après un procès en bonne et due forme. Récemment, un philosophe franco-italien, Emanuele Coccia a publié un ouvrage dont le titre est déjà un emblème Métamorphoses45 . Il affirme « Nous sommes tous une seule et même vie, qui ne cesse de
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E. Coccia, Métamorphoses, Rivages, Paris, 2019
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produire des formes différentes sans changer sa substance. Face à cette identité, toute propriété, toute frontière perd sa signification46 ». Ces évocations qui, à beaucoup, peuvent sembler folkloriques tant nous avons intériorisé l’homo-centrisme et la domination incontestée de l’homme sur l’univers qu’il se doit de maîtriser et contrôler ne sont pourtant plus affaire de farfelus. Des neuroscientifiques de Cambridge ont publié en 2012 un manifeste de « l’animal non-humain » soulignant qu’il est doté d’une conscience analogue à celle de l’homme. En 2011 les sociologues Will Kimlika et Sue Donaldson publient chez Oxford University Press un ouvrage traduit en français en 2016, Zoopolis, une théorie politique des droits des animaux47. Ils revendiquent au profit de ces derniers des droits négatifs : le droit de ne pas être torturés, possédés, réduits en esclavage ou à l’état de sujets d’expérimentation, enfermés ou tués. En 2006, un célèbre et très sérieux professeur de l’Université de Francfort, philosophe et sociologue du droit, Gunther Teubner s’interroge sur les droits des non-humains48. Il faut souligner ici que Teubner s’interroge également sur un acteur jusqu’ici inconnu, le robot, l’intelligence artificielle qui soulève des questions de responsabilité civile et pénale radicalement nouvelles ! Bref, les réflexions actuelles sur la nature et le monde habité par les humains nous éloignent de plus en plus du modèle prédateur qui a prévalu au cours des derniers siècles et surtout depuis la révolution industrielle pour nous rapprocher d’une vision grecque où l’homme est partie intégrante de l’harmonie naturelle en même temps que l’expression passagère d’un état qui, antérieurement à la vie humaine ou postérieurement à la mort, est susceptible d’avoir été ou de devenir matière, végétation, animalité.
Le Monde, 7 août 2020 Alma éditeur, Paris, 2016 48 G. Teubner, Rights of Non-Humans ? Electronic Agents and Animals as New Actors in Politics and Law, Journal of Law and Society, 2006 46 47
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2 – Autochtonie
La Grèce nous a légué beaucoup et cet héritage est généralement considéré comme positif. Des traditions, des concepts à conserver pieusement, à cultiver et faire fructifier. L’idée de démocratie en est probablement l’exemple le plus éclatant. Ce n’est pas vrai cependant de tous les mythes, croyances ou concepts dont certains ont fait des ravages depuis la lointaine antiquité jusqu’à nos jours. Le mot et le concept « d’autochtonie » en est la plus éclatante – et souvent tragique – illustration. Autochtonie : Auto, Cthonè : même terre. Nicole Loraux, qui a analysé dans sous ses aspects ce mythe grec propose la définition suivante de l’autochtone : « Né du sol même de la patrie 49». Tout part d’un mythe auquel Homère fait une rapide illusion dans le chant II de l’Iliade lorsqu’il fait le long catalogue des vaisseaux des Grecs coalisés. Lorsqu’il évoque Athènes, il fait référence comme pour les autres cités à sa généalogie : « Ceux qui peuplaient Athènes, la ville à l’assise solide, fils d’Érechthée au grand cœur, qui sortit d’un champ donne l’orge et que la fille de Zeus, Athéna, éleva dans l’enfance pour l’établir dans Athènes, la ville à l’assise solide50 » Érechthée (ou Erechtonios), le roi homme-serpent est, selon le mythe, le fondateur d’Athènes. Sa naissance relève, comme le souligne Marcel Detienne avec brio et humour, de « l’Immaculée conception ». Sa procréation ne manque pas de sel en effet… Le mythe met en scène deux dieux. Athéna d’abord, la vierge éternelle qui se refuse à tous les mâles qu’ils fussent hommes ou dieux. Elle a fière allure armée de son casque, de son bouclier et de sa lance. Dans sa compétition avec Poséidon pour le « patronage » de la ville, elle l’a 49 N. Loraux, L’autochtonie : une topique athénienne. Le mythe dans l’espace civique, Annales, 1979, Paris, pp. 3-26 50 Homère, Iliade, op. cit. II, 546-549
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emporté en faisant don d’un olivier alors que son concurrent Poséidon offrait une source. Poséidon aura du mal à digérer cette défaite… Ultérieurement, Héphaïstos, le divin forgeron, boiteux et fort laid est approché durant la guerre de Troie par Athéna qui désire se faire forger de nouvelles armes. Héphaïstos, malgré ses handicaps physiques tombe amoureux de la fière déesse et il est encouragé dans ses vues par la perfidie de Poséidon qui lui souffle qu’Athéna le désire fortement. La plaisanterie est de mauvais goût mais la vengeance est un plat qui se mange froid… Quand Athéna vient chercher ses armes toutes neuves, elle échappe de peu à un viol en règle. Elle se débat et réussit à se libérer mais dans la bataille, Héphaïstos éjacule et du sperme tombe sur la cuisse d’Athéna qui, dégoûtée, s’en débarrasse avec un morceau de laine qui tombe sur le sol près d’Athènes. De même qu’Aphrodite naquit du sperme de Cronos tombé dans la mer après sa castration par Zeus, émerge de la terre un enfant-serpent, Érechthonios. La déesse-terre Gé a engendré un fils fécondé par le sperme de l’amant repoussé. Le nom de l’enfant combine les mots grecs « laine » (erion) et « terre » (chtonos). Cette créature mi-homme, miserpent (car le serpent est l’animal qui fait le plus corps avec la terre dont il est issu) est rejetée par la déesse-terre qui est révulsée qu’il soit le produit d’un viol manqué de la déesse. Elle le remet donc à Athéna qui le prend sous sa protection mais le cache dans un panier et le confie à l’épouse du roi d’Athènes Cécrops. Celle-ci est prise d’épouvante en ouvrant le panier et en découvrant cet être qui, au lieu de jambes, est pourvu d’une queue de reptile. Athéna, faisant fi de possibles rumeurs sur sa virginité proclamée, décide alors de s’en occuper elle-même et fait preuve de tant d’amour qu’on la soupçonne d’en être la mère. Voilà donc l’immaculée–conception de Marcel Detienne… Devenu adulte, Érechthonios devient le quatrième roi d’Athènes (les multiples versions du mythe sont confuses et mêlent parfois son destin avec celui de son petit-fils Érechthée comme c’est le cas chez Homère). Le récit est aussi fantastique que peu crédible mais il va constituer la base et le ferment d’une des idées les mieux enracinées et diffusées dans le temps comme dans l’espace. De ce mythe, naîtra d’abord ce que Detienne qualifie de « mythidéologie », une vision du monde profondément idéologique et greffée sur un mythe fondateur, celui de l’origine de la cité d’Athéna. Les citoyens athéniens ne viennent pas de nulle part, ils sont issus de la terre, ils sont « autochtones ». La citoyenneté leur est exclusivement réservée. Certes il existait quelques amodiations possibles lorsque nécessité faisait loi (le manque de guerriers pouvait opportunément assouplir les règles) ou pour intégrer
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des « métèques » particulièrement généreux ou importants pour la cité. Encore qu’en 451, Périclès pousse à l’adoption d’une législation plus restrictive en exigeant du futur citoyen qu’il soit né d’un citoyen grec et d’une mère fille de citoyen grec également, ce qui n’était pas le cas auparavant. Paradoxe, puisque pour permettre à Périclès d’avoir une postérité après que ses deux fils légitimes aient été victimes de la peste, il fallut revenir en arrière pour donner le statut de citoyen au seul fils survivant issu de sa concubine métèque, Aptasie… Le mot et le concept d’autochtonie sont nés désormais et ne vont pas cesser de faire florès. Comme l’écrit Sonia Darthou dans sa magnifique histoire d’Athènes « le mythe d’autochtonie s’avère lui aussi très polysémique. Il va servir de racine et de socle pour ancrer, glorifier, revendiquer, mais également différencier et exclure 51». Le terme d’autochtone va devenir à partir du Vème siècle une sorte de passepartout idéologique pour justifier la spécificité et l’antériorité des Athéniens. Eux sont purs, ils ne sont pas de sang mêlé. Leur statut de citoyens d’Athènes est un donné, un brevet d’identité incontestable qui inclut et exclut à la fois. Ils peuvent donc manifester un sentiment de supériorité naturel et spontané que la seule référence à l’autochtonie permet d’affirmer sans besoin d’autre justification. Démosthène dans l’oraison funèbre qu’il prononce en 338 AC après la défaite face aux Perses et la mort de nombreux soldats à Chéronée reprend la rhétorique bien rôdée de la mythologie nationale. Selon les mots de Jules Girard, « l’oraison funèbre athénienne était avant tout l’éloge d’Athènes à propos des Athéniens ». Elle est à Athènes ce que nos historiens du XIXe en France sont à la constitution de la nation et de l’identité nationale. L’oraison funèbre, à l’occasion de la célébration des morts ou d’un héros est l’occasion de revivifier les mythes, de les réintroduire dans l’histoire, de reporter sur le tout l’éloge dithyrambique que l’on fait de quelquesuns. « De tous les peuples, affirmait Démosthène, les Athéniens sont les seuls qui aient habité et laissé à leurs descendants la terre qui leur a donné naissance de sorte que ceux qui s’établissent dans des villes étrangères et qui sont appelés citoyens, ne peuvent être regardés que comme des enfants adoptifs de cette ville, en comparaison de nous qui sommes les enfants naturels et légitimes de la nôtre 52». Cette affirmation réitère le caractère unique des Athéniens non seulement visà-vis de barbares mais aussi des autres grecs. Une identité particulière 51 S. Dartou, Athènes, Histoire d’une cité entre mythe et politique, Passés/Composés, Paris, 2020, p. 127 52 Démosthène, Oraison funèbre des guerriers morts à Chéronée, Auguste Delalain, Paris, 1834, p. 9
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dont un siècle auparavant Périclès avait tracé les contours en soulignant tous les traits positifs qui opposaient les Athéniens au reste de la Grèce et dont tous les chantres futurs de la nation reprendront l’antienne. Le discours patriotique des origines, de la singularité, de la mission de la patrie obéit à des codes dont la structure se répète jusqu’à nos jours, du « Great country » de Johnson au « Promised land » d’Obama jusqu’aux discours de Macron vantant l’unité des Français alors même que la nation est profondément éclatée et divisée. La récurrence des mêmes thèmes sans cesse recyclés devient un instrument de pédagogie et de martèlement discursif pour que le mythe devienne réalité ou comme l’écrivait Nicole Loraux, « Rien ne ressemble plus à l’idéologie que le mythe lorsqu’il devient politique 53». À Athènes, la politique élitiste de sélection et d’exclusion trouve sa légitimité dans un mythe que l’histoire littéraire, politique et philosophique pourra reprendre sans autre besoin de justification. L’autochtonie devient un dogme qui ne sera violé que marginalement en raison de circonstances exceptionnelles après des guerres externes ou civiles. Elle anticipe notre absurde « Nos ancêtres les Gaulois… », le jus sanguinis, la marginalisation ou le rejet de l’autre, qu’il soit émigré ou différent. Pire encore, les théories racistes ou les opérations « d’ethnic cleansing » contemporaines y trouvent de trop commodes (et historiquement sans fondement) référents idéologiques. L’autochtonie est encore au centre d’un débat nauséabond sur les différences à faire par exemple entre « citoyens de souche » et les autres, les étrangers, les sans-papiers, les émigrés, les sans-grade… De Maurice Barrés aux thèses du « grand remplacement » de Renaud Camus, « l’autochtonie » n’a cessé de faire des ravages. Après la défaite de 1870 qui a permis l’annexion de l’Alsace en s’appuyant sur la définition ethnolinguistique de la nation par l’Allemagne, Renan oppose au contraire une conception « volontariste » de la nation, « la volonté de vivre ensemble ». Il y a certes beaucoup d’opportunisme de part et d’autre du Rhin. Mais alors que la France où se sont pourtant épanouies les thèses racistes et antisémites au XIXe siècle réussira à éviter la tragédie d’Outre-Rhin, l’Allemagne porte la théorie à son point le plus radical et immonde : après avoir revendiqué l’ethnicité de la nation, elle tombera avec Hitler dans l’idéologie de la pureté raciale et de la supériorité des aryens.
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N. Loraux, Né de la terre, Mythe et politique à Athènes, Le Seuil, Paris, 1996
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En France, les courants nationalistes de droite s’opposent aux vues de Renan et Maurice Barrès sera le porte-parole le plus flamboyant de ce courant de pensée nostalgique, réactionnaire et revanchard. Il veut, ditil, « nous relier à notre terre et à nos morts 54» et définit la nation par « la possession d’un antique cimetière et la volonté de faire valoir cet héritage indivis ». Les morts qu’il invoque à la manière d’une obsession morbide répondront à cet appel funeste : quelques années après commence l’hécatombe qui mettra la France à genoux. À cette obsession des morts comme fondement de l’identité et de la nation répond le rejet de ceux qu’il appelle « Les Déracinés » (1897) et le mépris qu’il témoigne à Zola, l’homme des dreyfusards et du « J’accuse ». « Qu’est-ce que M. Émile Zola ? Je le regarde à ses racines : cet homme n’est pas un Français 55». Le fils d’émigrés vénitiens ne peut être un bon français de même qu’aujourd’hui la droite radicale oppose les « Français de souche » aux immigrés et fils d’immigrés en oubliant que beaucoup d’entre eux reposent dans l’ossuaire de Douaumont, dans les cimetières en Indochine ou Algérie et dans ceux qui jalonnent la libération de la France de 1943 à 1945. La question de l’identité et de sa définition par l’origine est devenue obsessionnelle aujourd’hui comme elle le fut dans les moments de grand traumatisme, notamment après la première guerre mondiale. En 1917, en France, apparaît la carte d’identité pour les étrangers et après la seconde guerre mondiale la carte nationale d’identité bientôt reprise partout. Une identité racornie, ratatinée, repliée sur elle-même, négative puisqu’elle s’alimente du rejet de l’autre, de la différence, qu’elle soit ethnique, linguistique, religieuse, raciale ou sexuelle. Une identité encartée qui se veut exclusive dans son principe et qui sert de rempart à tous ceux qui contestent la pluralité identitaire qu’elle soit régionale, européenne ou autre. Comme le souligne Stefan Zweig dans sa biographie de Nietzsche, ce dernier fut l’esprit le plus clairvoyant dans la perception de cette dérive « Le prurit nationaliste des cœurs et l’empoisonnement du sang qui font que les peuples en Europe s’isolent maintenant des peuples, comme s’ils se mettaient en quarantaine56 ». Une identité qui s’oppose au « cosmopolitisme » disait-on dans les années 20 (Voir le roman de Paul Bourget, Cosmopolis,1920) pratiqué par des élites dont Stefan Zweig a représenté probablement l’exemple le plus achevé en même temps que tragique jusqu’à son suicide désespéré en 1943. M. Barrès, Scènes et doctrines du nationalisme, Juven éditeur, Paris, 1902 Ibid., p. 40 56 S. Zweig, Nietzsche, Stock, Paris, 2004, p.148 54 55
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Le même cycle s’est amorcé depuis 15-20 ans en réaction à la globalisation. Aux élites de « nowhere », à l’aise sur la scène globale s’oppose l’armée des enracinés, les gens de « somewhere ». Le même cycle infernal semble s’amorcer un siècle après celui qui entraîna le monde dans la catastrophe la plus terrible qu’ait jamais connue l’humanité. Au nom de l’autochtonie, de la pureté de la race, des morts qui appellent les morts....Toutefois, l’autochtonie a été mobilisée récemment à rebours des théories racistes et du suprématisme blanc dans les pays colonisés par les Européens (du Canada à l’Australie, de la Nouvelle-Zélande à la Nouvelle-Calédonie) pour la défense et la protection des peuples « indigènes » marginalisés, isolés, exclus par les envahisseurs. Reste à savoir si la revendication légitime des populations chassées par les envahisseurs ne dérivera pas à son tour vers un racisme anti-blanc qui se manifeste déjà au sein des groupuscules les plus extrémistes. Au départ, le mythe et l’idéologie de la citoyenneté définie par l’origine sont bien commodes pour construire un système politique fondé sur l’exclusion de l’immense majorité des habitants. Le terme demos s’applique aux citoyens du dème, la plus petite unité territoriale de la cité et originairement aux citoyens les plus modestes, les plus pauvres par opposition à l’aristocratie foncière. Par extension, Demos prend une signification abstraite en désignant l’ensemble des citoyens issus de ces circonscriptions territoriales. Le vrai citoyen n’est pas choisi ou autodéterminé, il est « inné ». Les dégâts de cette conception de la citoyenneté et de la démocratie seront immenses. Nous en sommes encore les héritiers, tributaires d’une idéologie qui n’a pas plus de légitimité que son contraire c’est-à-dire la citoyenneté fondée sur le choix, la cooptation, le désir. De ce moment, il sera dit que le pouvoir sera d’abord territorial, qu’il s’organisera sur un espace, que cet espace deviendra de plus en plus clos par des frontières, lignes absurdes justifiant la recherche de limites « naturelles » (!), justifiant toutes les conquêtes, les guerres de tranchées, les exclusions, les excommunications. L’homme reste un animal qui, comme le lion, le loup ou l’éléphant, délimite « son » territoire contre l’invasion des mâles concurrents. Être ou ne pas être membre de la horde, du groupe, de la bande. Pas de place pour les intrus… On aurait pu penser qu’en trois millénaires la pensée et l’organisation politique eussent pu faire quelque progrès. Il n’en est rien malgré les efforts effectués par exemple par les penseurs du fédéralisme ou par un théoricien socialiste comme l’Autrichien Otto Bauer aux prises avec les grands dilemmes conjugués de la révolution socialiste et des
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nationalités au sein de l’empire austro-hongrois finissant. Il est symptomatique que ni les empires « fluides » comme le Saint-Empire romain germanique, ni l’Église catholique et sa prétention à l’universalité inscrite dans son nom même, ni l’internationalisme socialisme n’ont réussi à se débarrasser de cette tunique de Nessus. La démocratie moderne qui s’est développée dans le cadre de l’ÉtatNation et donc d’un territoire défini et circonscrit est elle-même prisonnière de ce piège conceptuel. La cour constitutionnelle de Karlsruhe, dans sa décision sur le traité de Maastricht ne va pas –t-elle pas jusqu’à affirmer que l’Union européenne ne peut être une démocratie car il n’existe pas de demos européen ? La conception de la nation comme ultime frontière de l’aspiration démocratique ressemble à l’impasse des penseurs et philosophes qui, jusqu’au XVIIIe siècle, s’avèrent incapables de penser la démocratie autrement qu’en référence à la démocratie athénienne. Tous butent sur le changement d’échelle qui rend inapplicable la démocratie de l’agora aux grandes nations. Il fallut les révolutions anglaise, américaine et française, puis un long siècle de tâtonnements pour parvenir à des systèmes utilisant le même vocabulaire mais en lui donnant une signification profondément différente. La démocratie par delà le territoire national où elle s’est développée semble relever encore du rêve éveillé ou du cauchemar. Pourtant la crise que traversent les démocraties à l’aube du XXIe siècle en raison de l’absence de contrôle démocratique au niveau supranational met bien en lumière le cul-de-sac intellectuel et idéologique dans lequel nous a conduits « l’autochtonie ». Faute de visions alternatives, le moule territorial de l’État-Nation s’est imposé partout au mépris des réalités les plus évidentes et au prix de guerres incessantes, internes ou externes. On a eu recours au concept et à l’effroyable réalité d’individus « apatrides », on a mis dans des ghettos le peuple juif avant qu’Israël n’en crée un lui-même pour les Palestiniens. On a l’obsession de sédentariser les peuples nomades, de leur assigner un territoire, une réserve comme les Indiens d’Amérique qui n’ont conquis la pleine citoyenneté américaine qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale. L’autochtonie, cette idée qui a été et reste à la mode, produit l’enfermement, la ségrégation, souligne les différences, distingue entre « vrais » citoyens et les autres et introduit la discrimination là où elle n’a pas lieu d’être. Au sein du patrimoine mythique, idéologique, conceptuel que le monde grec nous a légué, il y a un poison mortel qui s’adapte a tout et à toutes les saisons : « autochtone ». L’admonestation de Kant dans son « Projet de paix perpétuelle » n’a pas été entendue « Personne
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n’a originairement le droit de se trouver à un endroit de la terre plutôt qu’à un autre…57». Belle formulation restée lettre morte.
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E. Kant, Projet de paix perpétuelle, XIII, 358, Hatier, Paris, 1988, p. 36
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3 – Citoyen
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la Grèce imagine un individu qui ne soit pas sujet, un être fait pour l’obéissance et la soumission mais un membre déterminant de l’organisation politique de la cité dont il est un élément constitutif, participant et acteur. Cette invention philosophique, sociale et politique est d’une telle modernité que, non seulement elle a survécu jusqu’à nous mais qu’après plusieurs siècles d’éclipse, elle est devenue la norme universelle, y compris dans les régimes non démocratiques. Certes cette remarquable innovation fut incomplète, imparfaite, sélective. On le sait trop bien, les femmes sont exclues de la citoyenneté mais comment jeter la première pierre, nous démocrates contemporains qui avons reconnu ce statut si tardivement, avec tant de réticences, de réserve, de limites ? Les étrangers sont aussi exclus de l’appartenance à la cité mais c’est encore le cas quasiment partout aujourd’hui. Les métèques, ces étrangers résidents ne sont guère mieux traités et rares sont les exceptions modernes qui manifestent quelque progrès. Le plus souvent ce sont des résidus de l’histoire, de la colonisation qui permettent d’accorder un statut particulier à d’anciens « protégés », telles les exceptions faites au profit des Irlandais ou citoyens de l’ancien empire britannique en Grande-Bretagne. L’avancée la plus notable, encore que modeste, concerne les « citoyens » de l’Union européenne hors de leur pays d’origine. Mais il y a pire dans la cité grecque : l’esclavage qui rassemble dans un statut de marchandise l’immense majorité des habitants de la cité. Il est désormais officiellement banni partout mais la situation des immigrés dans beaucoup de pays y ressemble (à commencer par les Émirats Arabes Unis où les citoyens ne sont qu’une infime minorité). Et comment qualifier celle des ‘sanspapiers’ qui témoigne que la dignité et l’identité de l’individu sont déterminées d’abord et avant tout par un chiffon de papier, une carte d’identité ? La citoyenneté antique qui exclut de manière massive est toutefois un stimulant rappel des contradictions de la citoyenneté moderne : Dans l’Athènes du IVe siècle tout comme dans les démocraties les plus avancées du XXIe siècle la citoyenneté est à la fois inclusive en même temps qu’elle exclut tous ceux qui ne sont pas admis dans le cénacle. Massimo La Torre écrit justement « Citizenship is by
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nature essentially exclusionary58 ». Schmidt et Gutmann59, dans la même ligne, affirment que cette capacité à exclure est le dernier vestige d’un privilège féodal et d’une forme pré-moderne de la légalité contemporaine. Alors que les Droits fondamentaux sont proclamés universels, la citoyenneté reste nationale. Les imperfections – soulignées à l’envi - de la citoyenneté dans les cités grecques et avant tout à Athènes ne sont pas l’élément le plus important. L’essentiel réside dans l’affirmation révolutionnaire que le citoyen s’autogouverne. La modernité du principe, anticipatrice du futur démocratique, est fulgurante, irréversible. À partir de là les progrès seront possibles même si les résistances à sa pleine application en limiteront, aujourd’hui comme hier la portée. Thucydide prête aux Corinthiens, alliés de Sparte, un jugement (qui est sans doute d’abord le sien) pour expliquer cette formidable capacité à entreprendre et innover des Athéniens : « Ils sont novateurs, prompts à concevoir, prompts à réaliser ce qu’ils ont décidé (…) La rapidité avec lesquels ils entreprennent ce qu’ils ont décidé fait de ce peuple un cas unique : chaque fois qu’ils forment un dessein, l’espérance et la possession pour eux ne font qu’un 60». Mais il y a plus encore. Les Athéniens, souligne Thucydide, savent concilier leur engagement collectif pour la défense de la patrie avec l’autonomie individuelle de jugement « Si l’Athénien sait, plus que tout autre, faire don de sa personne à la patrie, nul ne sait aussi bien que lui conserver, en se dépensant pour elle, toutes les ressources de son jugement propre 61». Certes les potentialités de l’invention de la citoyenneté ne se développent pas d’un seul coup ni de manière complète. Mais comme l’a souligné Pierre Vidal-Naquet, l’invention athénienne est une bombe à fragmentation dont la déflagration se diffusera dans l’espace d’abord, dans le temps ensuite. Même si la citoyenneté telle que nous la concevons aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec ses modalités originelles, elle constitue le principe fondamental dont tout découle au sein des systèmes démocratiques. À Athènes ou dans les autres cités grecques démocratiques, la position du citoyen des sociétés préLa Torre M. Justice for Foxes: Desiring to Migrate, Seeking Citizenship, Unpublished paper, 2021 59 Schmidt V. H. and Gutmann Th. National Citizenship and Categorical Inequality, Philosophical and Sociological Perspectives, Rechtstheorie, 2020, forthcoming. 60 Thucydide, La guerre du Péloponnèse, Préface de Pierre Vidal-Naquet, édition de Denis Roussel, Gallimard, Folio, Paris, 2000, I, 70, p. 78 61 Ibid. 58
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modernes est, comme le rappelle Massimo La Torre62, davantage celle de détenteur d’un statut que celle d’une personne titulaire de droits. Condorcet dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain63, le soulignera avec force, le statut de citoyen de l’Antiquité est avant tout affaire d’hérédité. Cet individu-citoyen est au centre des valeurs, des principes et des institutions politiques. Plus tard en tant que valeur cardinale de la démocratie, la citoyenneté va pouvoir se déployer et tendre vers l’universalité : inclusion croissante de la population par vagues successives ; accroissement ininterrompu de ses droits et prérogatives ; reconnaissance de ce statut, au moins formellement, même dans les systèmes non démocratiques. Mais il restera toujours une frange plus ou moins importante d’exclus. L’identité de l’homme grec (dans les cités démocratiques) est à rechercher dans son rôle politique de citoyen qui doit se réunir, délibérer, décider, participer au financement et/ou à la mise en œuvre de la politique de la cité, que ce soit à l’intérieur pour assurer sa prospérité ou à l’extérieur pour combattre adversaires et ennemis. Dans l’Iliade, le vieux cocher d’Achille, Phoenix, qui fut chargé de son éducation, résume bien ce que l’on attend des hommes de la cité. Ma mission, rappelle-t-il à Achille « était que je t’enseigne à devenir orateur dans tes mots, guerrier dans tes actes ». Ce bréviaire de la cité mythologique le restera dans la cité démocratique : la parole et le glaive, les deux attributs exclusifs du citoyen. À Athènes, le citoyen se définit par sa liberté de parole, son droit à parler dans les assemblées du peuple, à prendre parti et à participer aux décisions. Les autres en sont interdits. Aristote insiste beaucoup sur cette dimension du langage, de la prise de parole : « Que l’être humain soit un animal politique plutôt que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire, c’est évident. Car comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux, l’être humain a un langage (…). Il n’y a en effet une chose propre aux humains par rapport aux animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille et une cité.64 » Aristote précisera encore davantage sa définition en affirmant qu’à ses yeux, un citoyen « au sens plein du terme ne peut pas être mieux défini que par la participation à une fonction judiciaire et à une M. La Torre, Cittadinanza e titolarità del diritto, Giappichelli, Torino, 2004. Op.cit, Paris, 1988, p. 132-133 64 Aristote, Les Politiques, op.cit. , I, 2, 1253b 62 63
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magistrature 65». Cette définition ‘colle’ à la réalité de la plupart des cités grecques démocratiques : la participation y est à la fois restrictive (c’est le privilège réservé à une minorité sociologique) et fondée sur un strict principe d’égalité puisque quasiment chacun aura la possibilité d’exercer des fonctions politiques, administratives ou judiciaires au cours de sa vie. Ce n’est pas seulement un privilège réservé à quelquesuns. C’est, proclame Périclès, dans l’Oraison funèbre qu’il prononce en l’honneur des citoyens tombés au combat, un devoir. Le discours est rapporté par Thucydide dans ‘La guerre du Péloponnèse’ et, à vrai dire, nul ne peut attester que les propos du grand dirigeant aient été prononcés tels qu’ils sont énoncés. Sont-ils vraiment de lui ? Exprimentils d’abord l’opinion de l’historien ? Nul ne pourra le dire mais d’une part, Thucydide qui s’est donné une charte de véracité et de vérité objective, tout en embellissant éventuellement le discours, ne peut l’avoir inventé de toute pièce. D’autre part, Thucydide en mettant ces propos dans la bouche de Périclès, reflète la conception qui prédomine à Athènes parmi les élites : participer n’est pas une faculté, c’est une obligation civique. Abordant la question de l’égalité des citoyens en dépit de leurs différences sociales et de richesse, Périclès proclame avec orgueil en parlant des Athéniens : « Nous sommes en effet les seuls à penser qu’un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile. Nous intervenons tous personnellement dans le gouvernement de la cité au moins par notre vote ou même en présentant nos suggestions. Car nous ne sommes pas de ceux qui pensent que les paroles nuisent à l’action. Nous estimons qu’il est dangereux de passer aux actes, avant que la discussion nous ait éclairés sur ce qu’il y a à faire. »66 Ce principe de participation active aux affaires de la cité servira de base, deux millénaires plus tard à Benjamin Constant pour opposer la liberté des Anciens à celle des Modernes : « La liberté des temps anciens était tout ce qui assurait aux citoyens la plus grande part dans l’exercice du pouvoir social ». Toutefois, ce sont les lois de Solon qui ont ancré la citoyenneté civique à Athènes en interdisant à un Athénien d’asservir un autre Athénien au nom de l’égalité entre tous les citoyens d’Athènes, indépendamment de leur statut ou de leur fortune67. Il ne s’agit pas d’un droit fondamental puisque l’esclavage sévit mais l’affirmation qu’un homme de la cité Ibid., III, 1, 1275a Thucydide, op.cit., II, 39, p.155 67 Ph. Brook Manville, The Origins of Citizenship in Ancient Athens, Princeton University Press, Princeton, 1990 65 66
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possédant la qualité de citoyen ne peut être un objet de propriété. Solon fit libérer les Athéniens réduits en esclavage et il fut même prévu de rapatrier, en les rachetant, les citoyens qui avaient été vendus à l’étranger. L’égalité de principe entre citoyens entraînait de ce fait la liberté de circulation sur tout le territoire de la cité et ce n’était pas un mince privilège si l’on se souvient que la restriction à la circulation des personnes fut la règle presque partout et jusqu’à une époque récente. De 1803 à 1890, les ouvriers français devaient détenir un «livret d’ouvrier » notant leurs déplacements et le passeport russe indispensable pour les déplacements internes n’a été supprimé qu’en 2015. La citoyenneté permettait encore de porter devant la justice toute personne ayant abusé de son pouvoir. Être citoyen requérait en principe d’être autochtone, c’est-à-dire né à Athènes de parents athéniens. Après qu’un certain laxisme se fut établi (notamment pour augmenter le contingent des citoyens mobilisables pour la guerre), Périclès renforça la règle en exigeant que les deux parents fussent athéniens. Paradoxalement, la mère athénienne dont l’origine conditionne la transmission de la citoyenneté n’est pas ellemême reconnue comme citoyenne mais seulement comme fille de citoyen. En remettant au peuple assemblé le droit de décider et de juger, les lois de Solon opéraient une révolution mais une révolution modérée puisque les charges suprêmes n’étaient pas ouvertes à tous les citoyens et en particulier les plus pauvres. C’est cette modération qu’appréciait Montesquieu dans son Esprit des lois (Livre II, chap.2): « Conduit par l’esprit de démocratie, écrit-il de Solon qui avait divisé les citoyens en quatre classes, il ne le fit pas pour fixer ceux qui devaient élire, mais ceux qui devaient être élus ; et laissant à chaque citoyen le droit d’élection, il voulut que de chacune de ces quatre classes on pût élire des juges, mais que ce ne fût que dans les trois premières où étaient les citoyens aisés, qu’on pût prendre les magistrats 68». Ce premier distinguo entre droit de vote et éligibilité sera l’un de ceux dont on usera et abusera au cours des siècles pour tenter de contrôler les impulsions peu contrôlables du peuple. Il n’a pas cessé depuis 2500 ans d’introduire dans le principe général (l’égalité citoyenne) les nombreuses exceptions qui en limitent et vicient la portée. 68 Cité par Claude Mossé, in L’Antiquité dans la Révolution française, Albin Michel, Paris 1969 et J. Trabulsi, Liberté, Égalité, Antiquité, La Révolution française et le monde classique, Coll. de l’Institut des sciences et techniques de l’Antiquité, Paris, 2009, 1135, pp. 207-248
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L’autre dimension de la citoyenneté grecque est militaire et la division par Solon des citoyens en quatre classes répond en partie aux besoins de la défense d’Athènes. La répartition des citoyens entre ces quatre classes fondée sur la richesse déterminait en quelque sorte leur faculté contributive en matière d’équipement : les plus riches pouvaient financer une monture et devenir cavaliers, tandis que les autres se répartissaient entre les hoplites pour l’infanterie et les rameurs, les plus pauvres, qui ne donnaient que la force de leurs bras dans l’imposante flotte d’Athènes ; la défense de la cité est donc réservée aux seuls citoyens ce qui suscitera l’admiration et l’émulation des Conventionnels français, décidant la levée en masse du peuple contre l’ennemi. Que la défense de la cité soit réservée aux seuls citoyens est un atout majeur comme le relèvera Lysias, mais ce sera aussi le talon d’Achille des cités grecques et notamment de Sparte comme d’Athènes. Même si la mobilisation générale des citoyens adultes à Sparte permet de constituer une redoutable armée d’hoplites qui comptera jusqu’à 9.000 hommes mobilisés et entraînés, le strict contrôle sur l’accès à la citoyenneté combiné avec les pertes humaines au cours de conflits incessants conduiront inéluctablement la cité vers son déclin. Le monopole citoyen de la guerre n’est pas qu’affaire de principe. C’est aussi sage prudence… Il faut éviter d’armer les esclaves d’Athènes ou les hilotes à Sparte. Un comportement qui perdurera : en 1870, on se méfie des recrues bretonnes et aux États-Unis, les noirs mobilisés, jusqu’à la seconde guerre mondiale, seront cantonnés dans les services d’intendance. On ne prend jamais assez de précautions… À Athènes où pourtant le comportement est plus pragmatique et opportuniste (les besoins en rameurs pour les trirèmes de la flotte sont énormes et requièrent de la flexibilité dans l’octroi de la citoyenneté pour garantir son usage…), l’armée des citoyens ne suffit pas à couvrir les besoins d’une cité en guerre deux années sur trois ! Un épisode polémique en 403 est particulièrement représentatif de ces tensions : les Trente tyrans soutenus par Sparte après leur victoire dans la guerre du Péloponnèse ont procédé à des épurations massives, y compris physiques, dans le corps des citoyens. Une partie des démocrates fuient, combattent les tyrans et s’installent au Pirée où ils résistent et défient l’oligarchie athénienne qu’ils réussiront finalement à abattre grâce à l’intégration dans leurs rangs de métèques, voire d’esclaves. Après la victoire, leur chef Trasybule proposa d’accorder à ces compagnons de lutte dépourvus de la citoyenneté le statut qu’ils avaient en quelque sorte acquis sur le champ de bataille. Une anticipation de notre Légion étrangère ou de la pratique américaine de mobilisation des étrangers vivant sur son sol. Mais les purs et durs de la citoyenneté se
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mobilisèrent derrière le drapeau d’Archinos, refusant que la piétaille non citoyenne qui avait mis les hoplites des oligarques en déroute puisse entrer dans le Saint des Saints citoyen. Le décret de naturalisation fut annulé pour illégalité grâce à la mobilisation d’Archinos, partisan de la tradition. Autrement dit, ne peut être citoyen que celui né d’un couple d’autochtones. Même l’héroïsme ne peut justifier une exception à la norme fondamentale en ce domaine. L’homme grec, le citoyen, passe donc beaucoup de temps à guerroyer, contre ses voisins souvent, et épisodiquement à résister à l’envahisseur étranger venu de Perse, de Macédoine puis de Rome. À la fin de l’éphébie et après un rite de passage qui se situe vers 19-20 ans, les jeunes hommes deviennent citoyens. Autrement dit, ils ont plein accès à la participation politique et peuvent désormais défendre la patrie. Les nouveaux droits sont strictement accompagnés par le devoir, une liaison indissoluble qui fut aussi celle des démocraties modernes avant que la transformation de la guerre n’en fasse essentiellement une affaire de militaires professionnels voire de firmes privées dont les mercenaires ne combattent plus que pour la solde. Le découplage du civique et du militaire est désormais un phénomène presque accompli dans la plupart des démocraties matures et les tentatives de créer des succédanés (service civique sous différentes formes) a échoué à instaurer ou renforcer le lien social et civique comme dans le cadre du service militaire obligatoire pour tous. Mais, même dans la Grèce antique, la beauté de l’alliage traditionnel du civique et du militaire résiste mal à la tension entre ces hautes exigences morales et physiques et l’étroitesse, la fermeture de la citoyenneté. L’écart ne cessera de se creuser entre des besoins croissants de soldats citoyens (du fait des guerres incessantes et des pertes humaines afférentes). Comme on l’a déjà souligné, à Athènes, le développement d’une puissante flotte maritime réclame de plus en plus de bras et l’équation soldat = citoyen devient de plus en plus irréaliste sauf à accepter des entorses à la définition « autochtone » de la citoyenneté. Le déclin de Sparte, pourtant un État garnison, est en partie démographique alors même que les hilotes – des paysans grecs asservis et tyrannisés par l’élite spartiate – constituent une menace interne bien qu’écrasés par la terreur. Le passage à l’âge adulte du jeune spartiate s’effectue par une initiation terrifiante au cours de laquelle il doit survivre seul, muni d’un seul couteau, à charge de tuer animaux et hilotes pour survivre dans une campagne hostile. Tout est permis dans ce « stage de survie », vols, violences, viols, assassinats dont les hilotes sont les victimes désignées. Xénophon dans sa Constitution de Sparte
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fait un éloge si excessif du système de gouvernement de Sparte, y compris de l’éducation des enfants, marquée par la crainte, l’enseignement de la dissimulation, les châtiments corporels et l’apprentissage du vol que, comme le philosophe Léo Strauss, on peut s’interroger sur la signification du texte. Doit-il être lu au premier degré ou être analysé comme une satire féroce camouflée sous des éloges peu crédibles ? Thucydide, lui, qui ne cache pas sa répulsion pour ce type d’entraînement, parle de « dressage ». L’embrigadement concerne aussi les jeunes filles qui subissent le même entraînement avant de devenir les génitrices des futurs citoyens sans pour autant bénéficier de l’accès à la citoyenneté. Leur condition féminine l’interdit. Xénophon écrit : « Lycurgue a pensé (...) que le rôle essentiel des femmes libres consistait à enfanter ; aussi a-t-il d’abord prescrit des exercices corporels pour le sexe féminin non moins que pour l’autre. Il a ensuite décidé que les filles, tout comme les garçons, lutteraient entre elles de vitesse ou de force 69» Le citoyen de Sparte70 est avant tout un citoyen en armes, ce qui n’est pas le cas à Athènes où la culture, le débat démocratique, la philosophie et les arts occupent une grande partie des activités des citoyens de la ville (ce qui n’est pas le cas évidemment des citoyens pauvres, les paysans notamment). La place donnée à la guerre dans les deux cités rivales aboutira à un duopole sur le monde grec, les cités mineures se fédérant de gré ou de force sous l’égide des deux principaux antagonistes. Sparte finira par l’emporter militairement mais comme on le sait la victoire d’Athènes sera éclatante et éternelle dans tous les domaines de l’esprit. Tandis que Sparte ne nous a pratiquement rien légué sur le plan politique si ce n’est un modèle repoussoir de cité militarisée et d’égalité dans la pauvreté dont l’équivalent moderne pourrait être trouvé en Corée du Nord. Athènes nous a transmis, par contraste, les bases fondamentales de nos systèmes démocratiques à commencer par l’idée de citoyenneté. Mais il y a un caveat : Athènes et les cités démocratiques grecques sont aussi mortes de n’avoir pas su élargir la base sociale de la citoyenneté, un combat incessant que les démocraties à partir du XIXe siècle affronteront elles aussi avec réticence et mauvaise grâce. Les élites au pouvoir, partout et quelle qu’ait été leur composition, ont toujours résisté au partage du pouvoir avec le demos. L’histoire de la construction 69 Xénophon, Constitution de Sparte, Présentation de Dominique Colas, Tel, Gallimard, Paris, 1985, I, 4 70 Xénophon, Ibid.
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démocratique n’est qu’un long cheminement pour faire coïncider l’insatisfaisante situation du statut de citoyen avec l’idéal programmatique de la démocratie. Beaucoup de progrès ont été accomplis au cours des deux derniers siècles, à commencer par la reconnaissance des femmes comme citoyennes à part entière. Mais il reste toujours un fossé entre les promesses radieuses et une réalité bien plus médiocre pour les femmes, les immigrés, les plus démunis, les moins éduqués. Nos sociétés sont encore pleines de citoyens refoulés aux portes du palais et les réponses politiques ou institutionnelles pour satisfaire ces revendications légitimes sont loin d’être simples. Personne n’a encore trouvé de remèdes pour affronter et résoudre l’absentéisme, la frustration, le désenchantement qui minent les démocraties d’aujourd’hui. Le citoyen moderne ne parle plus en public ou si peu. Il s’exprime anonymement sur les réseaux sociaux. L’échange est devenu narcissisme, le débat monologue, l’écoute de l’autre, haine ou insultes. Ne restent que les droits ou ce qui est considéré comme tels, le plus souvent, une liste sans fin de revendications égoïstes, une shopping list de droits de tirage sur l’État sans obligations mutuelles ou réciproques. Le citoyen moderne est à réinventer.
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4 – Misogynie
Faut-il rechercher les origines de la misogynie occidentale dans la mythologie grecque ? Sans dénier le fait que la misogynie est un phénomène quasi universel, c’est la thèse que soutient Eva Cantarella dans un petit ouvrage passionnant publié en Italie sous le titre « L’ambiguo malanno » (Le mal ambigu). Elle y écrit à propos des femmes dans l’Iliade et l’Odyssée : « Les racines de la misogynie occidentale trouvent leur origine à une époque plus lointaine que celle que l’on veut bien reconnaître et sont déjà bien affirmées dans le document le plus ancien de la littérature européenne 71». Dans la Grèce archaïque comme ultérieurement, on ne fera qu’enfoncer le clou avec les contributions essentielles d’Hésiode et Sémonide notamment. Leur misogynie s’exprime alors en toute clarté pour ne pas dire brutalité. Ovide et ses métamorphoses parachèveront plus tard le « frame of reference » en popularisant le mythe de Pandore dans le monde romain. La misogynie se lit d’abord dans les attributs que doit posséder la femme idéale telle qu’elle apparaît dans l’Iliade et l’Odyssée : elle doit être belle, aimante et fidèle à son époux ; elle est confinée dans la maison et s’occupe des tâches domestiques ; elle n’est pas citoyenne et ne s’occupe pas des affaires publiques. Enfin et surtout elle est génitrice, en charge de la continuité de la lignée. Mais ce rôle ultime n’est même pas exclusif, elle le partage avec les concubines et autres compagnes sans parler des esclaves. Bref une définition qui a perduré jusqu’au XXe siècle dans toute l’Europe. « Kinder, Küche, Kirche » (les enfants, la cuisine, l’église), la vision germanique de la femme selon Guillaume II pourrait s’écrire en grec ancien. La beauté est un premier attribut fondamental que la femme soit déesse ou mortelle. C’est une constante chez Homère, les femmes sont célébrées pour leurs attraits physiques, leur teint, leur corps, leurs yeux. Elles ont été faites pour plaire, d’Aphrodite à Perséphone, de la « belle Hélène » à toutes les jolies mortelles que les dieux observent du haut de l’Olympe ou que les héros se choisissent parmi les filles de roi ou les 71 E. Cantarella, L’ambiguo malanno, Condizione e immagine della donna nell’antichità greca e romana, Feltrinelli, Saggi, Milano, 2010/2017, p. 56
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esclaves de guerre. Mais si elles ont séduisantes, elles ne doivent pas être séductrices. Ou si elles le sont, elles sont vierges comme Athéna ou Artémis dont d’ailleurs la féminité est sujette à caution compte tenu de leur caractère guerrier. Qu’un homme soit comparé à une femme, c’est le mépris ou l’injure qui affleurent. L’homosexualité est courante et admise pour les hommes adultes mais ils doivent être « actifs » et non passifs comme la femme est supposée l’être. Le guerrier doit être vaillant et courageux et Hector injurie Diomède qui, en position de faiblesse, pourrait être tenté de se retirer du combat : « Tu n’étais en fait qu’une femme Fuis, mauviette…72 » La principale exception est Aphrodite, la séductrice par excellence, qui possède une célèbre « ceinture », non pas de chasteté, mais d’amour qui la rend irrésistible auprès des hommes et des dieux. Il faut y ajouter des êtres hybrides comme les nymphes et les sirènes mais elles ne constituent pas des modèles de référence pour les femmes ordinaires. Médée ne l’est pas davantage, qui ne recule devant rien, pas même le crime pour séduire et épouser Jason, mais c’est une sorcière tout comme l’est Circé la ‘tombeuse’ d’Ulysse sur le chemin du retour. Le soldat rusé peut bien passer une année dans la couche de la déesse. Pénélope, fidèle, tisse et attend… Au fond, la beauté, cet attribut de la femme qui pourrait être perçu comme positif, n’est en réalité conçu que pour le plaisir de l’homme et sa satisfaction esthétique et érotique. « Sois belle et tais-toi » pourrait résumer le sort de la femme grecque sauf rares exceptions. Ou pour le dire comme Aristote citant Sophocle, « Pour une femme, sa parure est son silence 73». Elle n’est pas citoyenne et ne participe pas à la vie publique. Ou rarement, au cours des processions lors des fêtes honorant l’une des divinités protectrices de la ville ou encore lors des obsèques mais avec des fonctions de plus en plus perçues comme purement féminines : elles doivent exprimer la douleur, bruyamment, fortement. C’est peu et c’est tout… Leur rôle est essentiellement de gérer la maisonnée, l’oikos, avec l’aide des esclaves : tisser comme Pénélope, faire le pain, assurer le repas des hommes. Mais les banquets et autres « symposiums » sont affaire d’hommes servis par des femmes-esclaves, des prostituées ou des échansons. Les poèmes homériques ne consacrent qu’une part limitée aux femmes car ce sont les guerriers et les héros qui, avec les dieux, occupent pratiquement tout 72 73
Homére, Iliade, op.cit, VIII, 183-184 Aristote, Les Politiques, op. cit., I, 13, 1260b
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l’espace de l’action et du chant. Quelques notations ici ou là donnent le ton : Télémaque, le fils de Pénélope qui devient un homme et s’inquiète du sort de son père s’adresse à sa mère non pas en tant que fils soumis et aimant mais comme un « macho » qui se sait le maître du royaume en l’absence de son père. Il lui dit abruptement : « Retourne donc chez toi, retourne à tes travaux, toile et quenouille, et donne l’ordre à tes suivantes de se mettre à l’ouvrage : la parole est affaire d’hommes et d’abord mon affaire : car la force m’appartient ; et commande aux esclaves de s’occuper de leurs tâches. Tous les hommes s’occuperont des arcs, et moi par-dessus tout qui, à la maison, suis le maître74 ». Agamemnon (ou plutôt son ombre) qu’Ulysse a rencontré brièvement lors de sa descente aux enfers lui conseille de se méfier des femmes, de ne rien leur confier, peut-être de leur dire quelque chose mais d’en cacher une autre. Avec les femmes, dit-il, il ne faut jamais être tendre. Pour sa défense, Agamemnon a quelques excuses : c’est sa propre femme et son amant qui l’ont tué à son retour de l’expédition de Troie… Mais il étend l’opprobre à toute la gent féminine : « Mais cette très perverse, dit-il, s’est couverte de honte, et en a couvert pour toujours les faibles femmes, même les plus vertueuses75 ». Les femmes sont faites pour être soumises et fidèles au mari, comme le rappelle Hector à Andromaque, alors même que c’est le seul couple de l’Odyssée qui semble avoir des relations plus douces et aimantes. Après avoir évoqué la possible prise de Troie et la mort d’Hector, l’un et l’autre sont émus mais Hector se reprend vite et ordonne : « Va retrouver la maison et tous les travaux qui t’incombent, Le métier à tisser, la quenouille, et invite tes femmes À travailler ; la guerre sera l’affaire des hommes76 » Femme au foyer mais surtout génitrice car l’épouse légitime doit assurer la prolongation de la lignée et assurer la continuité de la cité. Seuls les enfants de l’épouse bénéficieront de droits d’héritage pleins mais le père peut aussi faire des libéralités aux enfants nés hors mariage ; car l’homme grec, à l’époque classique, selon Démosthène, pouvait disposer de trois femmes : l’épouse, qui lui donnait des enfants légitimes, la concubine qui prenait soin du corps et la compagne pour le plaisir. Sans compter la possession des esclaves, le recours aux prostituées voire une Homère, Odyssée, op.cit., I, 356-359 Homère, Odyssée, op.cit., XI, 432-434 76 Homère, Iliade, op.cit., VI, 490-492 74 75
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relation homosexuelle parallèle. C’est aussi l’homme grec, le père de famille qui décide des fiançailles et des épousailles de ses filles qu’il doit doter et qui possède le privilège extravagant d’interrompre le mariage de sa fille tant qu’un enfant n’est pas né de l’union et, ce faisant, de récupérer la dot. À vrai dire les lois sur la transmission de l’héritage montrent bien que le mariage est affaire de gros sous, ce qu’il restera pour l’essentiel pendant des siècles et explique que le recours aux maîtresses ou aux amant(e)s devient une nécessité ou en tout cas une excuse. Mille autres détails sur le statut de la femme mariée (en matière d’adultère, de répudiation, de mariage avec le parent le plus proche en cas d’absence d’héritiers mâles) témoignent de ce que la femme est une occasion d’accroître ou de maintenir le patrimoine, un instrument qui n’a jamais pour finalité la création de liens entre égaux ou la consolidation juridique de liens amoureux. La convenance sociale et patrimoniale est l’objectif primordial comme l’illustre la possibilité du mariage entre frères et sœurs pourvu qu’ils ne soient pas issus de la même mère. Rien n’empêchait un père de marier sa fille avec un fils d’une autre femme ce qui empêchait ainsi la dilution du patrimoine. La seule concession d’importance accordée à la femme athénienne est liée à la citoyenneté qui ne peut être transmise aux enfants que si les deux parents sont athéniens de souche. Mais cette concession ne fait que mieux mettre en relief l’inégalité et la misogynie dominantes : l’origine athénienne de la mère est la condition de la transmission de la citoyenneté mais elle-même est totalement exclue de ce droit et rien ne viendra ébranler ou atténuer ce dogme. Quelques rares femmes (dont la compagne métèque de Périclès) pourront avoir de l’influence ; Platon, dans le Banquet pourra mettre en scène Diotime, une femme brillante et intelligente (et étrangère), mais cela ne change rien à leur statut inférieur. Même chose à Sparte où les jeunes filles qui subissent le même dressage que leurs homologues masculins ne bénéficieront que du « privilège » de devenir mères des futurs citoyens. Le discrédit à l’égard des filles et par conséquent la misogynie à l’égard des femmes s’exprime dans toute sa cruauté et sa hiérarchie viciée des valeurs dans « l’exposition » des filles, c’est-à-dire leur abandon à la naissance. Certes l’abandon des enfants mâles était aussi pratiqué (Œdipe en est un exemple célèbre) mais en bien moindre mesure. Les mâles pouvaient donner une contribution positive à la famille grâce à leur travail et à la dot que leur épouse apporterait alors que les filles étaient à inscrire dans la colonne du passif. Elles deviendraient une charge quand elles seraient devenues nubiles puisqu’il faudrait les doter. L’exposition était donc une forme de régulation sociale pratiquée
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aussi bien par les pauvres que par les riches. Au nom du respect de la vie, le christianisme interdira ces pratiques mais faute de pouvoir les empêcher, l’église organisera l’accueil des enfants abandonnés. En définitive, depuis les origines, la femme est à l’origine de tous les maux. Les chrétiens savent bien que si l’humanité a été chassée du paradis, c’est la faute d’Ève la tentatrice. Tout le monde connaît aussi le mythe de la « boîte de Pandore » mais moins nombreux sont ceux qui sont conscients de la misogynie qui imprègne le récit. L’ouverture de la boîte (du vase en réalité), dans le récit, ne se fait pas par étourderie ou par inadvertance mais par curiosité. C’est la faute de Pandore qui devient la mère de tous les maux. Tout part de Prométhée (resté célèbre) et de son frère Épiméthée (qui l’est moins). Le nom « Prométhée » signifie, « celui qui pense avant », qui anticipe, tandis qu’Épiméthée est son contraire, « celui qui pense après », celui qui ne prévoit pas les conséquences de ses actions. Zeus, comme on le sait, s’est déchaîné contre Prométhée qui a dérobé le feu divin pour le donner aux hommes et il est aussi furieux du comportement des mortels. Pour les punir, il décide de créer avec de l’eau et de l’argile une nouvelle créature « Et Dieu créa la femme… » qui enchanta d’abord les humains par sa beauté et les talents que chaque dieu y avait insufflé : la ceinture d’Aphrodite, les pensées d’Athéna, l’astuce et l’éloquence d’Hermès, etc.. Mais Pandore se voit aussi confier un vase dont nul ne sait très bien ce qu’il contient. Et c’est là qu’intervient Épiméthée, le stupide de l’histoire qui, selon certaines versions du mythe, ouvre le vase d’où s’échappent tous les maux et maladies qu’il contenait…. Mais dans la version dominante, celle qui a traversé les siècles, c’est Pandore elle-même qui aurait ouvert le vase. Depuis ce moment les hommes doivent souffrir toutes sortes de malheurs et l’unique responsable de cette fatalité à laquelle ils ne peuvent échapper est la femme dont Hésiode dans sa Théogonie énumère complaisamment tous les vices et tares. « Oui, c’est d’elle que proviennent, pernicieuses, la race et les tributs des femmes grand fléau pour les mortels : elles habitent avec les hommes et de Pauvreté maudite ne sont pas les compagnes – il leur faut plus qu’Assez (…)
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C’est exactement ainsi que, pour les hommes mortels, les femmes sont un mal77 » Sémonide, un piètre poète du VIIe siècle A.C. est encore plus exécrable dans l’injure : selon lui à côté des femmes pétries dans l’argile ou venues de la mer, qui ont bien des défauts, il y a pire, celles qui descendent des animaux (truie, chienne, ânesse, chatte, jument, singe) et qui possèdent tous les vices et défauts prêtés à ces animaux. Le message est clair : les femmes relèvent plus de l’animalité que de l’humanité… Et le poème de conclure : « C’est donc le plus grand mal que Zeus nous ait donné, l’entrave indestructible dans laquelle il nous a enchaînés78 ». Dans le vase de Pandore, seul est resté dans le fond un élément qui n’a pu s’échapper : l’espoir. Comment interpréter ce point ? On peut y voir la petite lueur qui permettrait aux humains de ne pas trop désespérer de la vie malgré tous les maux libérés par la femme. Mais il est plus logique, compte tenu de la croyance en une fatalité absolue s’imposant à l’humanité, de penser qu’il n’y a pas d’espérance possible : Elle est bien enfermée dans sa boîte et comme le dit l’inscription à la porte des enfers de la dantesque Divine Comédie (Chant III): « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance », constat amer si magnifiquement illustré par Botticelli, Gustave Doré et tant d’autres et inscrit dans le bronze par Rodin dans sa porte des enfers. Il n’y a pas de paradis chez les Grecs, sauf pour les dieux et il faudra attendre le christianisme, Saint Augustin et les pères de l’Église (qui en feront une vertu « cardinale »), puis la religion musulmane et son paradis pour retrouver l’espérance d’un monde meilleur. Mais dans l’au-delà. La Grèce archaïque (mais aussi classique), comme tant d’autres civilisations patriarcales, est misogyne, fondamentalement et sans états d’âme. Cette misogynie est fondée sur une supposée nature différente de l’homme et de la femme. Et lorsque Platon, dans la « République », suggère que les femmes qui en possèdent les qualités puissent faire partie des guerriers et partager leur entraînement, leur éducation, à l’égal des hommes, il est bien conscient du caractère scandaleux de sa proposition qui sera vivement critiquée ultérieurement par Aristote
77 Hésiode, Théogonie, introd. par Annie Bonnafé, Rivages Poche, Flammarion, Paris, 1980, 590-600 78 Sémonide, fr 7, v.1-95. Voir Alain Blanchard, Pourquoi les femmes ne ressemblent-elles pas davantage aux hommes ! Publications de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2003, p. 77
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dans ses « Politiques 79». D’ailleurs dans ‘Les Lois ‘ Platon revient à une conception plus traditionnelle, celle de la femme soumise à l’homme. Il y a unanimité dans la pensée grecque pour souligner la différence de nature et donc de statut de l’homme et de la femme. Par exemple, lors de sa fameuse oraison funèbre à l’occasion de la célébration des héros morts pour la patrie, Périclès qui a consacré l’essentiel de son discours à célébrer la démocratie athénienne et ses citoyens ajoute trois mots de circonstance en conclusion à l’intention des veuves de guerre. Le discours, dans sa brièveté est éloquent : « S’il me faut rappeler à celles qui vivront désormais dans le veuvage, j’exprimerai en une brève exhortation tout ce que j’ai à dire : on vous tiendra en haute estime si vous ne vous montrez pas inférieures à votre nature de femme et si vous vous conduisez de telle sorte que les hommes parlent de vous le moins possible, soit pour vous louer, soit pour vous critiquer 80». Difficile d’être plus clair dans l’expression de la misogynie ordinaire…Aristote, dans sa comparaison des animaux et des humains ne l’est pas moins : « Le mâle est par nature à la femelle ce que le supérieur est à l’inférieur, c’est-àdire ce que le commandant est au commandé. Il en est nécessairement de même chez tous les humains » 81. Et Aristote de synthétiser en une phrase la légitimité de la discrimination « L’esclave est totalement dépourvu de la faculté de délibérer, la femme la possède mais sans autorité, l’enfant la possède mais inachevée 82». Même les sirènes sont pernicieuses et les Amazones redoutables. Le mal vient de la femme. Les trois grands monothéismes ne se démarquent pas de l’héritage grec et se disputent la palme de qui sera plus misogyne que l’autre. Même les quelques amodiations modernes pour limer les extravagances de la Révélation n’arrivent pas à effacer, en dépit de tous les discours lénifiants, un fait indéniable : aujourd’hui encore, la femme n’est pas l’égale de l’homme ni dans l’enseignement ni dans la pratique des religions révélées. En février 2021, des femmes catholiques allemandes ont joué la provocation contre la hiérarchie ecclésiastique en affichant sur les portes de la cathédrale de Berlin 7 « thèses » qui rappellent celles de Luther à Wittemberg en 1517… C’est dire si la misogynie occidentale s’est développée dans un terreau fertile. Ailleurs, dans les cultes hindouistes ou shintoïstes par exemple, la situation n’est guère différente. Seraient-ce les régurgitations de l’âge de pierre où la faiblesse physiologique relative de la femme par rapport à l’homme Aristote, Politiques, op.cit., II, 3 et 4 Thucydide, op.cit. II, 46 81 Aristote, Politiques, op. cit. I, 5, 1260a 82 Ibid. 79 80
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chasseur et guerrier s’imposerait encore en dépit des progrès accomplis depuis un siècle ? Il est significatif que les hommes des monothéismes se soient réservé le monopole de l’intermédiation entre Dieu et les fidèles. Même les Grecs anciens n’allaient pas si loin puisque de nombreux temples étaient confiés à des prêtresses. L’une des races concessions que l’on puisse trouver dans la philosophie grecque en faveur des femmes se trouve chez Aristote plaidant pour que femmes et enfants reçoivent une bonne éducation, une éducation qui les rende vertueux en vue de constituer une cité harmonieuse : « Il est nécessaire que ce soit en prenant en compte la constitution qu’on éduque les enfants et les femmes, si du moins il importe, pour que la cité soit vertueuse, que les enfants soient vertueux et les femmes vertueuses. Et nécessairement cela importe car les femmes constituent la moitié de la population libre, et des enfants deviennent les membres de la communauté politique 83». On trouve aussi chez Euripide une vision plus positive à travers la mise en valeur de figures de femmes exceptionnelles. La plupart de ses tragédies sont centrées autour de figures féminines dramatiques qui le plus souvent se sacrifient ou sont sacrifiées: Alceste, Médée, Hécube, Iphigénie, Hélène, Andromaque. La place de la femme devient essentielle puisque les tragédies tournent toutes autour d’amours contrariées, trahies, victimes de la guerre et de ses lois si dures pour les femmes. Mais ces héroïnes d’exception, pour le bien et pour le mal, ne sont nullement représentatives de la condition féminine. Pandore est toujours bien vivante et on ne s’étonnera pas que, comme Ève, elle soit restée une des icônes de la peinture depuis les vases grecs jusqu’à Rosso Fiorentino, Odilon Redon ou le préraphaélite Gabriel Rossetti. Et Mozart, dans les Noces de Figaro, même s’il n’épargne pas le machisme cynique et débauché du comte Almaviva, reprend l’antienne d’Hésiode à peu de choses près. Dans l’acte IV où Figaro craint que Susanna, qu’il a épousée le jour même, n’ait un rendez-vous galant avec le Comte sous les frondaisons du jardin, il exhale sa rancœur et entonne un morceau d’anthologie misogyne : « Ce sont des sorcières qui envoûtent pour nous faire souffrir ; des sirènes qui chantent pour nous faire noyer ; des coquettes qui s’amusent à nous arracher les plumes ;
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Ibid., I, 13, 1260b
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des comètes qui brillent pour nous plonger dans l’ombre ; ce sont des roses épineuses, des renardes flatteuses, des ourses bonasses, de malignes colombes, des maîtresses rouées qui aiment faire mal, qui trompent, qui mentent et qui ne ressentent ni amour ni pitié, non, non, non, non ! Le reste je n’en parle pas, Tout le monde le sait ! » La badinerie mozartienne peut faire sourire tant il y a du jeu et des stratégies réciproques de séduction et de tromperie à une époque galante où les femmes, du moins certaines d’entre elles, commencent à reprendre du pouvoir en ce XVIIIe siècle finissant. Mais c’est un intermède fugace et fragile entre la période noire qui voit l’Église catholique faire de la femme le symbole du péché, l’incarnation du mal, du diable et la période bourgeoise du XIXe qui, comme dans l’antiquité, exclut la femme de l’espace public et réduit l’épouse à un pion dans des stratégies économiques et sociales et à une fonction de génitrice. L’historien Robert Muchembled estime que 40.000 femmes furent livrées au bûcher entre 1560 et la fin du XVIIe siècle dont 25.000 dans le seul Saint Empire Romain Germanique, terre d’affrontement par excellence du protestantisme et du catholicisme84. Il fallut attendre l’aube du XXe siècle pour que soient concédés au compte-gouttes, et dans de rares pays, les droits et libertés attribués aux hommes. Même si d’énormes progrès ont été accomplis au cours du XXe siècle et en particulier depuis la seconde guerre mondiale, les améliorations apportées au statut de la femme ont été pour l’essentiel le résultat des luttes féminines, en particulier après les deux grandes guerres. Ayant fait la preuve que le « sexe faible » pouvait se substituer aux hommes dans à peu près tous les postes de la société, il devint difficile de 84 R. Muchembled, Le roi et la sorcière.L’Europe des bûchers, XVI-XVIIIes siècles, Desclée de Brouwer, Paris, 1993.
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continuer à leur refuser des droits économiques, sociaux, politiques égaux à ceux des hommes, une dénégation que rien ne pouvait justifier si ce n’est le machisme des sociétés modernes, si peu différent à cet égard des sociétés primitives. Beaucoup a été accompli mais beaucoup reste à faire sur le plan de l’égalité des droits, économiques notamment mais aussi dans la sphère intime en matière de partage du travail domestique et de gestion familiale. C’est un fait sociologique avéré : toutes les positions politiques, économiques et sociales les plus élevées sont le quasi-monopole des hommes et il a fallu souvent imposer de sévères régimes de quotas ou des mécanismes « d’affirmative action » pour atténuer – mais pas supprimer – le différentiel entre les deux sexes. Triste constatation : lorsque les femmes réussissent à devenir majoritaires dans un secteur, c’est trop souvent un indicateur pertinent de prédiction de la paupérisation en cours ou à venir de la profession concernée. Les femmes prennent le pouvoir mais trop souvent sur un terrain abandonné par les hommes…
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5 – Cité
La cité constitue le modèle paradigmatique d’organisation de l’espace politique en Grèce, depuis la période archaïque jusqu’à la période hellénistique, même après la conquête romaine. Elle est si répandue que selon les recensements effectués par une équipe internationale de chercheurs sous la direction des historiens danois Hansen85 et Nielsen, on compte, entre cités originaires, cités de la rive asiatique et colonies en Italie, plus de 1000 cités dont les plus petites comptent au mieux quelques milliers d’habitants et les plus grandes, Athènes, par exemple, à son apogée, atteint près d’un demi-million d’habitants distribués entre la ville, le port du Pirée et la campagne environnante. C’est dire si le modèle privilégié par le monde hellène comporte de grandes variations résultant des contraintes spatiales, de la démographie, de l’époque de fondation. Les considérations d’Aristote dans « Les Politiques » nous donnent une idée de l’importance que les Grecs donnaient au choix du site de la ville pour son bon développement : la question primordiale est, souligne Aristote, celle de l’autarcie, de l’autosuffisance dirions-nous aujourd’hui. Le territoire doit donc être assez riche et suffisamment vaste « pour que ceux qui l’habitent puissent mener une vie de loisir avec libéralité et en même temps tempérance 86». Le territoire, ajoute-til, doit être difficile à envahir par les ennemis mais facile à évacuer par ses habitants. De plus, de même que le nombre des habitants doit pouvoir se saisir d’un coup d’œil, de même en est-il pour le territoire, un territoire qu’on peut saisir d’un seul coup d’œil étant facile à défendre. Quant à la ville, il faut l’établir « correctement » par rapport à la mer et à la campagne environnante 87». La proximité de la mer est comme on le sait fondamentale, notamment pour Athènes et ses activités commerciales et d’échanges. Socrate dans Phédon, le dialogue de Platon, aura recours à l’image fameuse des Grecs, installés « comme des fourmis ou des grenouilles autour d’un étang88 ».
Mogens H. Hansen and Thomas H. Nielsen, (eds), An inventory of Archaic and Classical Poleis, Oxford University Press, Oxford, 2004 86 Aristote, Politiques, op.cit. VII, 1327a 87 Ibid. 88 Platon, Phédon, 109b, GF Flammarion, Paris, 1999, 109b 85
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La définition de la cité « idéale » selon Aristote qui reflète là le sentiment dominant (et en se fondant, comme à l’accoutumée, sur une méthode comparative), détermine par conséquent une communauté politique nécessairement de taille réduite. « Small is beautiful », et ce présupposé sera à la fois un principe de vitalité extraordinaire en même temps qu’une jauge mortifère dans un monde où des puissances étatiques ou impériales commencent à émerger. Dans le modèle politique grec, en théorie comme en pratique, tout se tient : la gouvernabilité, dirions-nous aujourd’hui, impose des contraintes spatiales et démographiques telles que, seule la « cité » est en mesure d’en constituer la réponse optimale : les politiques comme la politique ne peuvent se développer de manière harmonieuse que si ces conditions sont réunies, dans la paix comme dans la guerre. On peut encore constater de nos jours combien les Grecs ont été soucieux de l’urbanisme de leurs cités en contemplant leur héritage architectural et artistique : urbanisme « moderne » comme le dit Aristote en évoquant l’art de construire la ville et choix judicieux et approprié des espaces publics : l’agora pour les réunions et les délibérations, les temples pour honorer les dieux, les amphithéâtres pour la poésie ou la tragédie. Qui n’a pas été saisi par l’harmonie qui préside à ces choix en visitant des sites tels qu’Épidaure, Olympie, Ségeste, Taormine, Syracuse ou Agrigente ? La défense est une autre préoccupation : Athènes non seulement se dote de murailles pour se protéger mais les prolonge par les fameux « longs murs » jusqu’au Pirée, son formidable port naturel qui servira son impérialisme maritime. Megara Hyblaea, colonie sicilienne du 8e siècle non loin de Syracuse, établie sur une plaine côtière et sans heurts avec les occupants d’origine en est dépourvue tandis que Syracuse, sur la presqu’île d’Ortigia bénéficie d’une protection naturelle. Aristote s’oppose sur ce point à Platon en insistant sur l’importance des fortifications qui doivent faire craindre à un assaillant potentiel le coût en temps, hommes et ressources de l’assaut à une cité bien défendue, « car on n’entreprend pas d’attaquer ceux qui se sont bien préparés 89». Toutes les cités associent un centre urbain et une zone rurale plus ou moins étendue. Mais au-delà des caractères physiques, environnementaux ou démographiques, la cité possède des caractères structurels que l’on peut retrouver dans presque toutes les cités grecques éparpillées sur trois
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Aristote, Politiques, op.cit. 1331a
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continents autour de la Méditerranée et qui en constituent en quelque sorte la lymphe : une division entre les espaces privés et publics, les seconds organisés pour l’essentiel au sein d’une enceinte sacrée qui, dans les colonies, l’a été par le fondateur qui a choisi le site en suivant les instructions de l’oracle d’Apollon90. Le fondateur, non seulement définit l’emplacement des temples mais aussi les voies, l’emplacement des monuments publics et distribue la terre entre les colons. On trouve déjà une référence à ces pratiques dans l’Odyssée lorsque Homère fait référence à l’acte de fondation de Schéria par Nausithoos, le chef des Phéaciens : « Il avait entouré la ville d’un rempart, élevé des maisons, créé les sanctuaires et partagé les champs91 ». Dans « Les Lois », Platon évoque le même processus à propos de la création d’une colonie où le fondateur choisit le lieu « en réservant d’abord pour Hestia, Zeus et Athéna une enceinte qu’il nommera Acropole et l’entourera d’une clôture 92». Le fondateur dans cette cité imaginaire de Platon poursuit la division en quartiers au nombre de 12, placés chacun sous la protection d’un dieu olympien. Dans l’histoire des cités, le mythe apporte une contribution fondamentale. En effet, chaque cité rivalise avec ses concurrentes pour se donner une origine prestigieuse (« un mythe de fondation ») et ainsi proclamer sa force grâce à la protection d’un dieu ou d’un héros supposé être le fondateur de la cité. De surcroît, les rois de la période archaïque puis les familles qui se sont approprié le pouvoir invoqueront leur descendance divine ou héroïque pour légitimer leur autorité, une pratique qui ne cessera de s’alimenter sous d’autres formes dans les monarchies de droit divin et au sein des systèmes aristocratiques revendiquant une autorité remontant à la nuit des temps et/ou à un ancêtre fameux. Toutes les cités grecques, archaïques, récentes ou colonies sont placées sous la protection de ce dieu ou héros. Sparte revendique le patronage d’Héraclès et des Dioscures (les jumeaux Castor et Pollux, nés de l’union entre Zeus et Léda), des personnages bien en phase avec son image de force physique et morale, de puissance invincible ; Athènes s’identifie avec Athéna à la fois guerrière et symbole de la raison et des arts, Erechtée, le premier « autochtone » et plus tard Thésée ; Argos s’est approprié Persée, etc. Posséder des « reliques » d’un grand personnage renforce encore l’identification de la cité avec un héros. Hérodote raconte par exemple comment les Spartiates G. Vallet, Espace privé, espace public dans une cité coloniale d’Occident, in M.I. Finley, Problèmes de la terre en Grèce ancienne, Paris, 1973, pp. 83-94 91 Homère, Odyssée, op.cit., VI, 9-10 92 Platon, Les lois, op.cit., 702d 90
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s’emparèrent des ossements d’Oreste et les Athéniens firent de même avec Thésée enterré dans l’île de Scyros. Une pratique qui fera florès pendant des siècles avec les reliques de saints (St Marc à Venise notamment) ou de manière plus symbolique dans les empires coloniaux avec la reprise des noms de la métropole (New York, New-Zealand), du monarque régnant (Georgetown, Louisiane) ou encore inspirés de l’antiquité (Ithaca, Athens, Philadelphia et des centaines d’autres aux États-Unis) ). Fustel de Coulanges dans la « cité antique » publiée en 1864 met l’accent sur cette dimension essentielle de la constitution/création de la cité. « Le fondateur, écrit-il, était l’homme qui accomplissait l’acte religieux sans lequel une ville ne pouvait pas être. C’était lui qui posait le foyer où devait brûler éternellement le feu sacré ; c’était lui qui, par ses prières et ses rites, appelait les dieux et les fixait pour toujours dans la ville nouvelle (…) De son vivant, les hommes voyaient en lui l’auteur du culte et le père de la cité ; mort, il devenait un ancêtre commun pour toutes les générations qui se succédaient (…) On lui vouait un culte, on le croyait dieu et la ville l’adorait comme la providence 93». Pour lui, le fait religieux est le facteur constitutif de l’organisation sociale et donc de la cité. Les fêtes en l’honneur du dieu protecteur et/ou du roi fondateur ponctuent l’année et constituent à la fois un moment festif, religieux et civique qui associent le sacré (les sacrifices) au profane (la viande et le vin consommés par les humains), un moment de fusion citoyenne qui fera rêver les révolutionnaires français à la recherche d’alternatives au sacré monarchique. L’acte de fondation était essentiel car il posait les jalons futurs sur le plan religieux (dieux domestiques et de la cité), sociologique (les familles), économique (les activités marchandes), politique (l’agora). Les modèles de gouvernement de la cité sont multiples et mêlent de façon inégale les traditions monarchiques et oligarchiques avec les composantes démocratiques, un mixte qui évolue dans l’espace et dans le temps, un composé qui sera source de réflexion et de diatribes sur le meilleur équilibre possible ou désirable pour atteindre la « cité idéale ». La cité est le modèle politique qui permet d’atteindre l’excellence en n’étant ni trop grande ni trop petite et seuls les Grecs ont atteint cette perfection en réalisant selon Aristote, l’objet même de la cité, la recherche du bonheur et de la justice. Cette justice sera assurée par une constitution excellente et des lois qui visent à assurer cet objectif. Point de contrat social ici car la cité est « naturelle » et la finalité des hommes 93
Fustel de Coulanges, La cité antique, Champs, Flammarion, Paris, 1984, p. 205
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comme des familles est de réaliser cet objectif. La cité est par conséquent antérieure (par sa finalité) et supérieure à ses éléments constitutifs. La fonction de la cité, ajoute-t-il n’est pas de faire vivre des gens ensemble, elle est de faire « des choses belles ». Une vocation que reprendront les artistes de la Renaissance en concevant et peignant des « cités idéales », ce que tentera même de réaliser un pape, Pie II. Il ambitionne de faire du village toscan où il est né, une cité idéale, Pienza. Les rêves perdurent à toutes les époques, cités utopiques, villes ouvrières à la Claude-Nicolas Ledoux ou villes connectées et « carbon-free » du XXe siècle… Aristote se fonde sur la méthode comparative passant en revue les différents types de cité en prenant en compte l’adéquation des « superstructures » constitutionnelles avec les conditions économiques et sociales propres à chaque cité. Le monde hellénique est bien informé de la variété et des différences de régimes des différentes cités qui peuvent servir de modèles et d’exemples potentiels. Mais, pour Aristote, il n’y a pas un modèle meilleur dans l’absolu et valable pour toutes les cités car, soutient-il, « les constitutions diffèrent selon la richesse et d’autres critères94 ». Le point fondamental est l’adéquation de la constitution aux conditions spécifiques de la cité et c’est en cela que la « constitution idéale » proposée par Platon est erronée selon lui car elle vise à maximiser l’unité alors que « la cité a dans sa nature d’être une sorte de multiplicité95 » Toutefois, au-delà des aspects formels, les régimes peuvent être classés en fonction de leur finalité quelle que soit la structure du gouvernement monarchique, aristocratique, démocratique. Il s’agit de la recherche du bien commun au profit de la cité tout entière : « Il est donc manifeste que toutes les constitutions qui visent l’avantage commun se trouvent être des formes droites selon le juste au sens absolu, toutes celles, au contraire, qui ne visent que le seul intérêt des gouvernants sont défectueuses, c’est-à-dire qu’elles sont toutes des déviations des constitutions droites 96». À partir de cette distinction entre formes droites et erronées, Aristote pourra dédoubler la classification des constitutions selon leur objet : satisfaire le tout ou seulement une minorité. Les régimes déviés deviennent tyrannie, oligarchie, démagogie. Il introduit ainsi sans en employer le vocabulaire le concept de légitimité par opposition à celui de légalité. Certaines institutions peuvent bien être juridiquement en place mais illégitimes (déviées) Aristote, Politiques, IV, 3, 1290a Ibid., II, 1,1261a 96 Ibid. III, 6, 1279a 94 95
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puisqu’elles fonctionnent au profit d’une minorité de citoyens ou n’englobent pas la totalité de la cité. Et sa conclusion est sans appel : « ces constitutions sont despotiques, or la cité est une communauté d’hommes libres97 ». À l’opposé de la méthode aristotélicienne fondée sur la comparaison et l’empirisme, celle de Platon est abstraite et idéale. Le philosophe élabore un idéal-type, une cité idéale dont les caractères, les structures et les institutions de la vie économique, sociale et politique sont dessinés par la raison. La cité idéale de Platon est caractérisée par un « communisme » économique et social dans lequel la catégorie des gardiens de la cité bénéficie d’une situation privilégiée pour se consacrer complètement à la défense de la cité. Propriétés, femmes et enfants sont mis en commun et Platon s’efforce de convaincre des bénéfices qui résulteront de la dissolution des liens du mariage et de la filiation, ce à quoi Aristote ripostera vertement en soulignant les incohérences et les dangers d’incestes potentiels à l’insu des membres d’une communauté de quelques milliers de personnes. Et de souligner en outre que si Socrate dans La République, s’étend longuement sur la classe des guerriers et leur « communisme », il n’évoque guère la « masse des citoyens » qui constitue l’essentiel de la cité. Enfin Aristote dénonce « l’excès d’unité » qu’implique le système platonicien de communisme économique et sociétal. Cet éloge du ‘pluralisme’ caractéristique de la cité comme ensemble composite dont les éléments constitutifs se complètent est une observation non seulement pertinente mais extrêmement moderne qui anticipe les débats sur l’équilibre et les tensions entre l’acceptation des différences et les forces poussant à l’unification : une tension idéologique que l’on retrouve sous des formes diverses dans toutes les révolutions politiques et sociales. Mais en même temps, ce qui va constituer la cité en tant que communauté selon Aristote, c’est sa constitution. Si la constitution change, la cité devient autre. Dans cette approche, la constitution reprend son sens originel : elle « constitue » la communauté. Dans un ouvrage récent98, « Athènes 403 », Vincent Azoulay et Paulin Ismard revisitent l’histoire d’Athènes après la chute de la tyrannie des 30 en l’organisant autour du fil conducteur de la choralité dans l’opération de reconstruction de la démocratie blessée par l’intermède oligarchique. Les citoyens sont dissemblables mais chacun atteint l’excellence dans un Aristote, Politiques, ibid. V. Azoulay et P. Ismard, Athènes 403, Une histoire chorale, Flammarion, Paris, 2020
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domaine donné comme dans un chœur qui harmonise des différences qui se complètent. La cité peut, elle aussi, atteindre l’excellence collective grâce à la combinaison de ces excellences particulières. La cité, idéalement ou en pratique, va donc pouvoir être gouvernée selon des formes de gouvernement qui vont de la monarchie à l’oligarchie ou à la démocratie, chacune de ces formes pouvant être « droite » ou déviée. Mais pour Aristote, l’idéal est à rechercher dans ce qu’il appelle un « gouvernement constitutionnel », c’est-à-dire un gouvernement mixte empruntant des éléments à chaque idéal-type en fonction du génie propre de chaque cité. Cette préférence pour un « gouvernement mixte » ne cessera de hanter la pensée politique à compter du XVIIIe siècle et en particulier chez Montesquieu qui reprendra, modernisera et amplifiera les intuitions aristotéliciennes. Depuis lors, la pensée constitutionnelle occidentale aussi bien que les pères fondateurs des constitutions à l’œuvre ne cesseront de rechercher le juste équilibre entre les composantes inhérentes à un certain type de régime : poids et contrepoids, checks and balances, séparation et équilibre des pouvoirs, etc., la pensée d’Aristote a tracé un chemin que nous n’avons pas fini d’explorer. Les temps, les circonstances, les exigences changent, le vocabulaire évolue mais le cadre intellectuel reste presque immuable dans sa structure de base. Ceci dit, les constitutions modernes se sont diffusées selon des modèles au sein de « zones d’influence » géographiques, linguistiques ou culturelles et souvent de manière artificielle. La constitution « réelle » diffère souvent considérablement de la lettre importée de la loi fondamentale. Sur le plan empirique, les modèles opposés de Sparte et d’Athènes constituent presque jusqu’à la caricature les types idéaux opposés de deux formes de systèmes politiques dont nous avons les héritiers sous les yeux.99 D’un côté Athènes, la cité du commerce marchand et intellectuel, des philosophes, des savants, des artistes et des échanges. Sûre d’elle-même et de sa force, impérialiste avant l’heure en soumettant à son alliance, à ses impôts et à son impérium idéologique les multiples cités de l’Attique et de l’Asie mineure, voire de la Sicile. Combinant son soft power intellectuel et artistique qui réussit à séduire même après sa chute, au big stick de sa force navale capable d’intervenir partout en Méditerranée et de faire face à Sparte et même au redoutable Empire perse.
D. Colas (présentation de) Xénophon, Constitution de Sparte, Aristote, Constitution d’Athènes, Tel, Gallimard, Paris, 1985 et 1996
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De l’autre Sparte, la cité-garnison, l’incarnation de la violence instituée, toute entière tournée vers la domination de ses populations internes (les hilotes) et la mainmise sur les régions voisines jusqu’à contrôler l’ensemble du Péloponnèse. Une cité où plus qu’ailleurs la citoyenneté s’incarne dans la guerre interne contre les ennemis de l’intérieur, une cité de « purs et durs » où la déchéance de citoyenneté est pratique normale, une cité d’égalitarisme économique, de communautarisme social où les femmes deviennent guerrières et génitrices au service du salut de la cité, où les enfants et adolescents sont domestiqués en commun pour le combat, où le pouvoir personnel est en principe banni et asservi à la loi abstraite résumée dans un législateur quasi parfait, mais d’existence incertaine, Lycurgue. Bref, une cité réglementée, surtout soucieuse de sa sécurité, restreignant le commerce, indifférente aux arts, ignorante des grands débats intellectuels dans laquelle Athènes se complaisait et nous avec elle ensuite, interdisant la monnaie qui aurait pu favoriser la thésaurisation, l’enrichissement et accentuer les inégalités. Mais au final, Sparte mettant à genoux Athènes au terme des longues guerres du Péloponnèse. On a pu prétendre depuis Thucydide que Sparte fut l’ennemie d’Athènes moins par volonté intrinsèque de domination que par crainte d’être asservie par la puissante dominante voisine, celle qui dans le monde de l’époque était comme le sera la Grande-Bretagne du XIXe : « Ruling the Waves ». L’auteur de la guerre du Péloponnèse, dans la recherche des causes de ce conflit observe en effet que « la cause la plus vraie, celle aussi qui fut la moins mise en avant, se trouve selon moi dans l’expansion athénienne, qui inspira des inquiétudes aux Lacédémoniens et ainsi les contraignit à se battre »100. Athènes surtout, mais Sparte également vont ainsi devenir les nécessaires alternatives modélisées des choix politiques possibles. Elles seront les symboles d’idéaux contrastés : Athènes séduit par son modèle politique, son prestige intellectuel et artistique mais l’esclavage et sa domination sur les cités grecques lui attire les foudres de ceux qui, comme les conventionnels de 1793 en France sont attirés par le législateur lacédémone, par la vertu supposée de ses élites, l’égalitarisme entre citoyens, sa capacité à résister aux menaces extérieures. Deux thèses s’affrontent quant aux leçons que l’expérience grecque de la cité et de la politique grecque peuvent nous offrir. La première, bien représentée par Fustel de Coulanges à la fin du XIXe siècle affirme que tirer des leçons de l’Antiquité est une illusion. Une illusion qui a fait commettre beaucoup d’erreurs en raison d’interprétations erronées ou fallacieuses, car « c’est presque toujours 100
Thucydide, op.cit., I, 23
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nous que nous voyons en eux 101». Or, poursuit Fustel de Coulanges, nous devons les étudier sans penser à nous et « ainsi observées, la Grèce et Rome se présentent à nous avec un caractère absolument inimitable. Rien dans les temps modernes ne leur ressemble. Rien dans l’avenir ne pourra leur ressembler 102». À l’opposé de cette thèse radicale s’oppose celle, non moins affirmée d’un chercheur américain, Josiah Ober arguant que la « thèse historiciste (à la Fustel de Coulanges) s’arrête en chemin si on admet que les modèles des comportements humains dans différentes sociétés séparées par le temps et l’espace sont fondamentalement les mêmes 103». À cet argument que je partage et qui a été soutenu depuis longtemps par sociologues, historiens et anthropologues, on pourra ajouter que le recours au « modèle » grec, qu’il ait été fait de manière correcte, biaisée ou erronée dans le passé a introduit dans nos mentalités, nos croyances ou nos institutions un capital qui est devenu nôtre et qu’il est désormais impossible d’ignorer quel que soit le jugement de valeur qu’on puisse porter. Nous sommes tous grecs en quelque sorte ! Et ceci, en dépit du fait que la « cité-état » établie pour offrir une vie heureuse à ses citoyens et se défendre contre les agressions extérieures ne suscitera pas le même enthousiasme que, par exemple, le principe démocratique dans les siècles ultérieurs. La cité grecque quand elle s’effondre sous les coups de Philippe et d’Alexandre puis définitivement sous ceux de l’Empire romain n’existe plus que comme réminiscence du passé. Elle n’a plus d’avenir politique comme telle. Certes, après la chute de l’Empire romain et la période féodale apparaissent des cités autogouvernées par les bourgeois commerçants qui se détachent des aristocraties seigneuriales en développant activités artisanales, commerciales et bancaires mais alors que le « marché » était une activité subsidiaire de la plupart des cités grecques, les cités italiennes, allemandes, bourguignonnes, des Pays-Bas ou de la Ligue hanséatique ont pour vocation première de produire, échanger, vendre. Leur inspiration ou modèle ne sont pas grecs. Il existe certes des parallèles indéniables : l’auto-défense (dont La Ronde de Nuit de Fustel de Coulanges, op.cit., p.33 Ibid., p.34 103 J.Ober, L’énigme grecque, Histoire d’un miracle économique et démocratique (VIème-IIIème siècle avant J.-C.) , Préface de P. Ismard, La Découverte, Poche, Paris, 2017 (publié en 2015 par Princeton University Press sous le titre The Rise and Fall of Classical Greece) p. 23 101 102
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Rembrandt est une saisissante illustration mais les gras bourgeois d’Anvers n’ont rien des fantassins hoplites de la Grèce antique !), les luttes intestines, les antagonismes virulents entre cités, le maintien de formes de servage, la menace des cités les plus belliqueuses ou des États plus puissants… Mais les similitudes sont davantage le résultat de la structuration urbaine du pouvoir par opposition à la féodalité que d’une résurgence consciente ou non du modèle politique grec. Dans sa magistrale étude sur le rôle de la cité dans le développement de l’économie capitaliste, Max Weber souligne les énormes différences entre la cité grecque et la cité du Haut Moyen-Age et de la Renaissance même s’il reconnaît qu’il existe certains points communs structurels « A number of features are discernible in the beginnings of the medieval city which we have already observed in the early days of the ancient city-state. In both, the basic requirements for citizenship is the combination of landownership and participation in the market; there is a tendency towards the accumulation of landholdings though the investment of trading profits: the landless are treated as « resident aliens » (or metics) ; public service to the city is imposed as an obligation on the Lords of the city ; the citizen body is organised along military lines, specially the members of those trades which are of military importance ; and there is a social division between those who fight on horseback and those who fight on foot104 » S’il y avait une convergence à souligner c’est celle de l’urbanisation au sein de la société hellénique (la plus élevée qu’on ait connue jusque là) et la renaissance de la ville, une fois surmontés les soubresauts de la chute de l’Empire romain et les désordres des invasions barbares. Mais si la cité s’épanouit dans la ville, cette dernière ne constitue pas forcément une « cité » au sens politique du terme. Les villes dans les siècles ultérieurs seront, pour la plupart, intégrées dans les systèmes d’État-Nations ou d’empires qui imposeront leurs lois, leur pouvoir de domination et de taxation en rognant puis supprimant libertés et franchises locales. La ville deviendra le lieu privilégié du capitalisme marchand puis industriel mais les derniers bastions des « villes libres » seront emportés au XIXe siècle au profit, par exemple des nouveaux États belge, italien, allemand. Rares sont les exemples de Cité-État qui, tout en perdant leur souveraineté ont réussi à maintenir des formes modernes d’autonomie : Brême, Hambourg, sont devenues des länder intégrés dans l’État fédéral allemand, la City de Londres s’autogouverne mais au profit de l’État britannique, Riga, Tallin et Vilnius sont devenues 104 W.G. Runciman, Max Weber, Selections in Translation, Cambridge University Press, Cambridge, 1978
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des capitales certes mais au sein de la forme classique de l’État-Nation moderne. Bien plus nombreuses sont celles qui sont restées figées dans les restes de leur gloire passée en ayant perdu toute autonomie politique : Mayence, Bruges, Florence, Pise ou Venise survivent mais en exploitant la rente touristique de leur capital passé. Paradoxalement, c’est peut-être aux États-Unis qu’il faut rechercher les traces de l’esprit qui présida au développement des cités grecques. Outre le fréquent usage de dénominations d’origine grecque, survit une puissante idéologie de l’autonomie à la fois vindicative pour la défense des libertés ou particularismes et collaborative au sein de réseaux urbains et pratiquant en même temps l’exclusion. C’est là qu’on observe avec le plus d’acuité la dissociation entre la ville et la cité tant sont nombreux les exemples de capitales d’États dont la taille est restée minuscule par rapport au développement urbain des autres métropoles de l’État. Nous connaissons les grandes villes américaines. Bien des capitales d’États fédérés nous sont inconnues. Tout le monde connaît New York. Qui connaît Albany ? Du XVIe au XIXe, les cités créées au fur et à mesure de la colonisation rappellent les processus antiques, la démocratie en moins. Un « héros » crée une base qui deviendra cité avec son espace civil (la place centrale), religieux (églises et couvents), judiciaire (le tribunal), intellectuel (l’université). On peut en trouver des exemples remarquables par exemple en Amérique latine et notamment à Oaxaca, la ville dont Cortès est le fondateur. Plus remarquable encore, aux États-Unis, les cités fondées par les premiers colons rebelles aux oukases politiques ou religieux de leurs pays d’origine retrouvent en s’en inspirant les traditions de la démocratie grecque : la délibération dans le « Town hall », les procédures de démocratie directe, la justice exercée par les citoyens, la brièveté des mandats. Certes, il ne peut être question d’autochtonie s’agissant de colons qui ont écarté les populations indigènes mais la composante esclavagiste de la cité n’est pas moindre que celle qui prévaut dans les cités grecques. Comme en Grèce, le combat pour l’élargissement du peuple citoyen sera long, difficile et inachevé. De même que Spartiates et Athéniens, saignés par les guerres sont contraints d’élargir la base citoyenne de la cité, les États-Unis étendent la citoyenneté aux étrangers enrôlés volontaires sous les drapeaux, puis avec les réserves que l’on sait les femmes, puis les Amérindiens et, enfin, les noirs. Une intégration encore inachevée après deux siècles de luttes et revendications. Aujourd’hui, les cités modernes sorties du désert, Dubaï, Abu-Dhabi, le Quatar ont conservé la structure inégalitaire des cités antiques : une poignée de citoyens, de nombreux étrangers commerçants et
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businessmen aux droits restreints et enfin les esclaves modernes du tiers-monde au service de l’oligarchie régnante, privés de droit et expulsés selon le bon plaisir du prince pour éviter des revendications citoyennes. Mais la démocratie y reste un leurre…
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6 – État de nature, état de droit
Déjà dans la Grèce archaïque, les Grecs par la voix d’Homère se définissent par contraste aux barbares qui ne sont pas régis par la loi. Les premiers sont soumis à l’arbitraire, les seconds à la norme. Un bref fragment attribué à Critias, l’oncle de Platon mais dont, en réalité, on sait peu de choses, fait lui aussi état de ce passage de l’état sauvage à celui réglé par la loi : « Il fut un temps où la vie des hommes était sans règles. Ils vivaient comme des bêtes, et seule régnait la force. Il n’y avait plus de récompenses pour les hommes bons, Et pour les méchants, non plus de punition. Plus tard, je pense, les hommes pour punir Firent des lois, afin que la justice fût reine Et qu’elle maintint asservie l’insolence. Et l’on était châtié pour le mal qu’on faisait105 » . À l’époque de la Grèce classique, étant donné la myriade de cités et la variété de leurs formes de gouvernement, il n’existe pas un système juridique unifié du monde hellène106 et le droit grec n’aura jamais l’influence décisive exercée par le droit romain sur les systèmes occidentaux. Le droit romain est encore enseigné à travers le monde dans de nombreuses universités et, plus important encore que l’étude de ses spécificités, restent vivants et influents les principes juridiques utilisés par les Romains et transmis jusqu’à nous par les générations successives de juristes. Le droit de propriété, le droit civil, le droit de la famille ont été jusqu’il y a peu profondément imprégnés de cet héritage. En ce domaine, la supériorité de Rome et de son empire est sans conteste. 105 Critias, Sisyphe, cité in L. Plazenet, Anthologie de la littérature grecque, de Troie à Byzance, Folio classique, Gallimard, Paris, 2020 106 D. D. Philips, The Law of Ancient Greece, University of Michican, Ann Harbor, 2013
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Toutefois, la tradition grecque et en particulier athénienne prend sa revanche au niveau de ce qu’on pourrait qualifier, en reprenant une vieille tradition juridique, de « droit politique ». Ce n’est pas dans les détails ou dans les institutions spécifiques que la Grèce antique manifeste son empreinte durable, c’est dans les principes qu’elle affirme et qu’elle défend. Elle instaure, pour reprendre les mots de Dominique Colas, « La grammaire politique de l’Occident 107». L’opposition entre état de nature et état de droit est mise en scène par Platon qui fait dialoguer Socrate, dont on sait qu’il est en faveur de l’obéissance à la loi même lorsqu’elle est injuste, avec des interlocuteurs qui critiquent la loi et défendent l’état de nature. Les positions des critiques de la loi sont souvent exposées de manière excessive ce qui permet à Socrate de mieux souligner les contradictions de leur raisonnement. Les sophistes en particulier sont visés car ils soutiennent que les lois ne sont que des textes adoptés au profit des puissants ou sous l’influence de la foule. Dans le Protagoras, c’est Hippias qui est en quelque sorte le porte-parole de ces sophistes et il énonce sans nuances que « la loi, tyran des hommes, fait souvent violence à la nature108 ». Dans un autre dialogue, le Gorgias, le protagoniste de Socrate, Calliclès affirme que « le plus souvent, la nature et la loi s’opposent l’une l’autre » puis se lance dans un violent réquisitoire contre la loi : « Selon moi, déclare-t-il, les lois sont faites pour les faibles et pour le grand nombre. C’est pour eux et dans leur intérêt qu’ils les font et qu’ils distribuent les éloges ou les blâmes109 ». Enfin, Calliclès délivre un péan en faveur de l’état de nature qui « proclame qu’il est juste que le meilleur ait plus que le pire et le plus puissant que le plus faible ( … ). Qu’il paraisse un homme d’une nature assez forte pour secouer et briser ces entraves et s’en échapper, je suis sûr que, foulant aux pieds nos écrits, nos prestiges, nos incantations et toutes les lois contraires à la nature, il se révoltera, et nous verrons apparaître notre maître dans cet homme qui était notre esclave ; et alors le droit de la nature brillera dans tout son éclat110 » . Ce vigoureux plaidoyer pour l’état de nature met en scène, au terme d’un long échange, entre les protagonistes, la primauté de la loi. C’est la loi en effet qui permet d’accéder à la justice111 et tant La République que Les D. Colas (Introduction par) Xénophon, Constitution de Sparte, Aristote, Constitution d’Athènes, Tel/Gallimard, 19985 et 1996, p. 9 108 Platon, Protagoras, Gorgias, trad. et présentation par É. Chambry, G-F Flammarion, Paris, 2016, 337a, XXIV, p.68 109 Platon, Protagoras, Gorgias, op.cit., XXXVIII , 483a, p.224 110 Platon, Protagoras, Gorgias,op. cit. , XXXVIII, 483a , p. 225 111 R.E. Stalley, La justice dans Les Lois de Platon, Rev. Fr. d’histoire des Idées Politiques, 2002, 2, No 16, pp. 229-246 107
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Lois offrent une longue réflexion, grâce aux dialogues, sur la manière d’atteindre la cité idéalement juste. Avec Platon, nous sommes loin d’une analyse juridique et positiviste dont on pourrait tirer une connaissance des systèmes juridiques antiques ou des leçons pour le futur. On ne peut que souscrire à l’observation de Georges Leroux lorsqu’il écrit « L’État moderne n’est pas la cité, le droit moderne a peu en commun avec la loi grecque et cependant les formulations modernes de ces questions de fondement sont coulées dans le moule même qu’avait forgé Platon 112». La philosophie grecque a posé les termes d’un débat qui perdure. Le premier élément fondamental, essentiel, est la recherche de la meilleure constitution, la constitution idéale. Platon y parvient par la philosophie politique et la métaphysique, Aristote par l’empirisme et l’identification, à l’opposé de Platon, non d’une constitution idéale en soi mais de celle qui sera le mieux adaptée aux conditions économiques et sociales de la cité. Il n’y a pas de bonne constitution dans l’absolu si ce n’est que, au delà des modèles possibles, la meilleure option pour Aristote est celle d’un gouvernement constitutionnel empruntant aux principes de la démocratie et de l’oligarchie, un compromis entre le nombre et la compétence. Étrangement, par des voies fort différentes Platon113 arrivera pratiquement aux mêmes conclusions : le gouvernement constitutionnel, le mixte entre aristocratie et démocratie constitue finalement la solution optimale à défaut d’être parfaite. La loi dans cette perspective devient l’instrument essentiel pour atteindre le bien et le juste et éliminer les errements causés par les passions et l’égoïsme des hommes. Le législateur devient en quelque sorte l’instrument du bien et du bonheur et c’est pourquoi Platon suggère que les gouvernants soient des philosophes. Ils doivent être éclairés. Ce qui vaudra à Platon, en compagnie de Hegel et Marx d’être considéré par Popper comme le chantre de la tyrannie du bien et l’un des pères du totalitarisme114. Même si Aristote n’évoque jamais l’idée de démocratie représentative qui est aux antipodes de la conception que les Grecs en général et Aristote en particulier se font de la citoyenneté, son plaidoyer en faveur du gouvernement constitutionnel pourra ultérieurement servir de base G. Leroux, Introduction, La République, GF -Flammarion, Paris, 2002, p. 51 S. Vergnières, Éthique et politique chez Aristote, Physis, Ethos, Nomos ( en particulier chap.. 3, Le statut de la loi chez Platon), PUF, Paris, 1995 114 K. Popper, La société ouverte et ses ennemis, t.1, L’ascendant de Platon, trad. fr. Le Seuil, Paris, 1975 112 113
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à la théorie du gouvernement représentatif. En Grèce, la citoyenneté est déjà suffisamment réduite pour ne pas ajouter trop de filtres supplémentaires. Mais la théorie du gouvernement représentatif, pour ne pas accorder le pouvoir aux masses y trouvera une légitimation du suffrage censitaire : la représentation, oui, mais le vote réservé « à la richesse et aux lumières » soulignera Benjamin Constant. On n’avait rien fait d’autre à Athènes en distinguant vote et éligibilité. Tous les citoyens sont égaux dans le vote mais pas dans l’éligibilité aux fonctions les plus hautes. La supériorité des lois constitutionnelles s’affirmera progressivement par deux moyens, la transparence et la publicité. Tous les citoyens doivent connaître les lois fondamentales, ce qui implique à la fois de recourir à l’écrit et à des techniques de diffusion à destination de tous. Les lois de la cité seront gravées dans le marbre ce qui leur assurera en outre la pérennité car le support offre plus de continuité qu’un simple parchemin… Grâce à ces inscriptions, les archéologues pourront reconstituer en partie le puzzle de lois et décrets qui autrement auraient été perdus. Ce sera aussi, avant la lettre, une forme de sécurité juridique puisqu’on ne pourra modifier la loi fondamentale à la légère ou en la violant par des lois successives adoptées sous l’influence rhétorique et irréfléchie des démagogues. Cette exigence perdura dans le temps. À partir du XVIIIe siècle, le principe de constitutions écrites, adoptées par le « peuple », « inscrites dans la pierre » deviendra l’exigence des révolutionnaires américains et français suivis dans la foulée par l’ensemble des systèmes politiques démocratiques (ou non). Certaines toutefois – les françaises – sont d’un matériau fragile tandis que l’Américaine résiste au temps et aux injures, parfois, de ses dirigeants eux-mêmes. Le XIXe siècle sera le siècle des constitutions arrachées par les citoyens et non plus octroyées par le souverain qui d’absolu devient constitutionnel avant de disparaître ou d’être réduit à un symbole. De ce point de vue, l’invention grecque de la constitution et en particulier de celles établies par le peuple est l’une des innovations politiques les plus déterminantes de l’humanité. Après une parenthèse pluri-millénaire, ne pas disposer d’une constitution est devenu inconcevable comme en témoigne la floraison des constitutions au cours du XXe siècle, y compris la tentative ratée de l’Union européenne de se doter d’une loi fondamentale. Cependant, pour beaucoup, cette tentative était destinée à l’échec car il y avait une faille dans l’armure, le refus de la faire approuver par un « peuple » européen dont on déniait la réalité. L’adoption de la constitution était soumise au vote de chaque « dème »,
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de chaque État et non pas au peuple européen tout entier. Il n’y eut pas, à l’image de Philadelphie de constitutional moment Le précédent hellène en terme temporel et historique est d’autant plus remarquable qu’il faudra plus de vingt siècles pour retrouver l’activisme constitutionnel des cités grecques. Une entreprise comme celle d’Aristote, faisant collecter quelque 158 constitutions par ses élèves pour les analyser et les comparer ne trouve un premier timide écho qu’après l’indépendance des États-Unis et à l’aube de l’agitation révolutionnaire en France. Les Américains n’avaient guère que le monde ancien comme référence et modèle tandis que les Français purent élargir la palette des choix en se hâtant de traduire les 13 constitutions des États confédérés de 1776, puis la constitution fédérale de 1787. Inconcevable désormais qu’une société politique soit dépourvue de constitution. Comme le proclamera la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, « Toute société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ». Précisément et c’est là un autre héritage précieux de la tradition grecque ou plus spécifiquement athénienne, tout est fait pour appliquer ante litteram, le « principe de précaution constitutionnel115 ». Autrement dit, éviter par des mécanismes appropriés que démagogues et apprentis tyrans ne se saisissent du pouvoir ou n’abusent de la foule des citoyens assemblés. On ne parle ni de séparation des pouvoirs ni de « faculté d’empêcher » : le vocabulaire n’existe pas mais l’esprit et les techniques mises en œuvre y sont. Athènes, en tous domaines, recherche l’harmonie et la beauté, que ce soit en architecture, sculpture, poésie, éthique ou politique. Elle veut éviter excès et hubris. Pour ce faire, la constitution d’Athènes au cours de son évolution adoptera des instruments de contrôle dont on retrouve l’esprit sous des formes diverses dans les systèmes politiques à partir des constitutions issues des révolutions américaine et française. D’abord la différentiation institutionnelle des rôles et des fonctions : des organes législatifs distincts et « bicaméraux », des autorités exécutives nombreuses et fragmentées, des institutions judiciaires séparées alors qu’à la même époque et pour de nombreux siècles la justice sera rendue par le monarque, le prêtre ou le seigneur. Il faudra même attendre 1870 en France pour que la justice administrative s’autonomise de l’exécutif et plus d’un siècle supplémentaire pour que le Parquet devienne plus indépendant du 115 A. Larri and A. Vermeule, Precautionary constitutionalism in Ancient Greece, SSRN, Electronic Library, Harvard Law School, 2011
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Ministère de la Justice. La séparation des pouvoirs dont Montesquieu et les Founding Fathers feront le pilier d’un régime constitutionnel et représentatif est mieux assurée dans l’Athènes des IVe et Ve siècles qu’à la veille des révolutions mettant à bas l’Ancien Régime. À Athènes la fragmentation du pouvoir n’est compensée que par l’unicité citoyenne puisque tous les citoyens sont théoriquement appelés à être associés à ces trois fonctions distinctes, législative, exécutive et judiciaire. Mais à tour de rôle, par tirage au sort et pour des durées très brèves. Les risques d’abus de pouvoir sont limités par cette obsession de ce qu’on appellerait aujourd’hui la limitation du pouvoir ou les « checks and balances ». Les révolutionnaires français les imitent et de manière désordonnée dans leur décennie de frénésie constitutionnelle, mais autant pour se protéger des passions populaires que pour restreindre les abus du pouvoir. Ce que Rosanvallon appellera « la contre-démocratie ou la politique à l’âge de la défiance116 ». Les États-Unis n’avaient pas été en reste et pour les mêmes raisons : la crainte madisonienne de la foule, « the fear of the mob » ou de la tyrannie de la majorité. Des précautions, il faut le reconnaître efficaces puisque Trump fut limité dans ses excès et pulsions et qu’il faut attendre 2021 et l’invasion du Capitole pour que la « populace » pénètre dans le temple de la loi. Les États-Unis sont le pays qui a le mieux conservé avec ses techniques propres l’esprit du principe de précaution : impeachment, brièveté des mandats (2 ans pour la Chambre des représentants, 4 ans pour le Président), juges et policiers souvent élus par le peuple, tandis que la France n’a guère conservé l’usage du tirage au sort que pour les jurys d’assises et depuis peu pour la constitution d’assemblées consultatives de citoyens. Crainte de la démagogie encore avec l’institution au Véme siècle de l’ostracisme qui permet d’écarter les démagogues et les candidats tyrans. Certes l’instrument fut parfois détourné de son objectif en permettant d’éliminer pacifiquement les adversaires politiques trop dangereux mais c’est sans doute une déviation inévitable (dont l’usage du second impeachement contre Trump nous donne quelque aperçu contemporain…). Il y a enfin une troisième illustration de la capacité des Grecs à anticiper des principes juridiques que les sociétés occidentales prédémocratiques n’ont réussi qu’à introduire lentement et à perfectionner au cours des siècles. Ce que nous appelons, « état de droit », rule of law » 116 P. Rosanvallon, La contre-démocratie, la politique à l’âge de la défiance, Le Seuil, Paris, 2006
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et dont les prémisses appararaissent en Grèce quelques siècles avant notre ère. Le respect qu’éprouvent les Grecs pour la règle, le nomos, et à Athènes pour l’isonomie, c’est-à-dire l’égalité devant la loi se manifeste dans plusieurs dimensions et restera un modèle pour le futur. L’admiration pour l’auteur réel ou supposé des lois fondatrices de la cité d’abord, le « législateur » devient un mythe. Deux ou trois noms émergent en particulier, Solon et Clisthène à Athènes, Lycurgue à Sparte dont on ne sait trop s’il a existé ou s’il n’est que la matérialisation légendaire d’une œuvre législatrice admirée. Le législateur n’est pas seulement célébré par Platon, Aristote ou Xénophon. Leur souvenir traverse les siècles : la Révolution française fait placer les statues de Solon et de Lycurgue dans la salle des débats de la Convention. Le producteur des lois, le « législateur » qui vote les textes en fonction de l’intérêt national et sur la base de la raison, se substitue au bon plaisir du prince ou à la tyrannie des intérêts particuliers. Le légi-centrisme est né et s’enracine dans la culture juridique et politique du continent européen, en particulier en France où s’est épanoui le mythe. Il perdure encore dans la croyance et l’illusion que tout problème doit être résolu par la loi. La loi et son auteur, le parlement, deviennent le pivot du système. Du moins en théorie… Si l’on en croit Thucydide rapportant l’oraison de Périclés célébrant Athènes, les citoyens s’enorgueillissent de respecter la loi : « Si nous sommes tolérants dans les relations particulières, lui fait dire Thucydide, dans la vie publique, nous évitons très scrupuleusement d’enfreindre les règles établies. Nous obéissons aux magistrats qui se succèdent à la tête de la cité, comme nous obéissons aux lois, à celles surtout qui assurent la protection des victimes de l’injustice et à ces lois non écrites qui attirent sur ceux qui les transgressent le mépris général117 ». Ce respect des lois est inculqué aux citoyens et les éphèbes, avant de rentrer dans le corps des citoyens doivent prononcer un serment dans lequel ils s’engagent à obéir aux lois en vigueur et de ne pas prêter allégeance à qui voudrait les détruire. Aristote le souligne avec vigueur : « La loi est une raison sans désir 118». Point de place pour les passions dans l’application de la loi. Xénophon qui, dans la Constitution de Sparte, rapporte les vertus et la formation des citoyens est peu explicite sur le fonctionnement des institutions mais il insiste souvent – de façon quasi caricaturale de parti-pris et de flagornerie – sur le respect absolu que les citoyens lacédémoniens ont 117 118
Thucydide, op. cit., II, 37 Aristote, Politiques, op.cit., 1287,30
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pour la loi, le nomos. Leo Strauss qui a été l’un des traducteurs du texte de Xénophon a pu prétendre que cette célébration sans nuances de Sparte par un ancien élève de Socrate est en réalité un artifice littéraire et qu’il faut comprendre le texte à rebours de sa lecture première. Ainsi, les commentaires de Xénophon peuvent se lire comme une critique cinglante. À l’appui de cette thèse audacieuse, le dernier chapitre conclusif peut en effet servir de caution : Après avoir tressé les louanges de Sparte tout au long de son commentaire sur la Constitution, Xénophon conclut de manière inattendue que les mœurs spartiates se sont dégradées et donc « on ne doit pas s’étonner que la conduite des Lacédémoniens suscite ainsi le blâme, puisqu’il est évident qu’ils n’obéissent plus ni à la divinité ni aux lois (nomoi) de Lycurgue119 » Comme le souligne la citation de Thucydide en rapportant le discours de Périclès, l’attachement des Grecs pour la règle écrite, la seule qui soit légitime car adoptée par le souverain dans les formes requises, n’empêche pas d’envisager une « Higher Law », une loi supérieure qui dépasse le positivisme juridique et reconnaît la suprématie de principes fondamentaux. C’est à la fois Antigone hier et les Cours suprêmes aujourd’hui s’appuyant sur des normes supra-législatives ou constitutionnelles. Reçues de la divinité et de la tradition dans le premier cas, des principes immanents dégagés par l’humanité au cours de son évolution dans l’autre. La modernité d’Antigone s’est mille fois réactivée au cours des siècles, ouvrant le droit à la rébellion contre l’arbitraire, le droit de résistance à la norme injuste qui viole les principes fondamentaux, la désobéissance civile contre le gouvernement illégitime Les principes juridiques qui servent de base au législateur sont, à Athènes, d’une grande modernité et anticipent sur les principes fondamentaux que l’Occident retrouvera lentement au cours des siècles. La règle de droit, telle qu’entendue par les Athéniens, intègre aussi bien la substance de la norme que la procédure et les juges ont l’interdiction de se baser sur des normes non écrites. Si dans la matière d’un procès, il n’existe pas de règles écrites, le juge a fait le serment de choisir le meilleur argument juridique plutôt que toute autre considération. La hiérarchie des normes s’impose également ce qui interdit de faire prévaloir un décret sur une loi adoptée par le peuple. La loi doit être générale et ne peut viser un cas singulier, elle ne peut être rétroactive et la loi postérieure prévaut sur la loi antérieure pour éviter confusion et contradiction entre normes. Tout citoyen riche ou pauvre est, en vertu 119
Xénophon, Constitution de Sparte, présentée par D. Lucas, op.cit., XV, 7, P. 82
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du principe d’isonomie, égal devant la loi. Bref, les grands principes qui garantissent la sécurité juridique et l’état de droit ont déjà été mis en place à Athènes. L’adage « Car tel est mon bon plaisir » ne peut avoir place dans un régime « droit », un régime juste. Bien entendu, le respect des normes et procédures ne sont pas l’équivalent des états de droit de la démocratie moderne, en particulier parce que l’individu n’est pas titulaire de droits, mais il est remarquable et rappelons-le unique, de trouver cinq siècles avant notre ère les principes qui sont au cœur des démocraties et pourtant encore si mal appliqués, voire ignorés au XXIe siècle dans de nombreux pays. L’état de droit qui prévalait dans les cités grecques en dépit de leurs nombreuses différences institutionnelles devint un « marqueur » de la civilisation grecque en opposition aux barbares et en premier lieu les Perses. C’était donc un facteur d’identité hellène et un ciment idéologique pour illustrer l’unité des Grecs face à l’ennemi commun. Mais comme le souligne Miko Canevaro120, la farouche opposition entre Sparte et ses alliés oligarchiques d’une part et Athènes et ligue démocratique placée sous son aile, transforma le débat en faisant de « l’état de droit » un standard de légitimité entre les deux formes de gouvernement. La critique de l’oligarchie à Athènes et de la tyrannie des Trente qui ont fait régner la terreur au mépris de la loi (et qui sont les alliés de Sparte) permet de légitimiser la démocratie (où prime la loi comme le soulignait Périclès) et de considérer l’oligarchie (à Athènes, mais pensez Sparte) comme illégitime car c’est un régime peu respectueux de la loi. Le respect de la loi, du « nomos », dépasse le cadre strict du régime démocratique. Thucydide observe par exemple que les tyrans de la famille de Pisistrate furent assez respectueux des normes passées, se contentant d’exercer le pouvoir à leur profit. Et Aristote comme Platon qui sont d’ardents défenseurs de la loi, de la norme n’ont que des sympathies modérées pour le régime démocratique. Mais l’un et l’autre, le premier dans ses études constitutionnelles comparées, le second dans les Lois ou la République sont des ardents défenseurs de la règle comme condition d’une constitution « droite » et juste. Ne pas les respecter, c’est aller au désastre, à la corruption des mœurs, et à la décadence de la cité. Platon pour bien se faire comprendre imagine même le mythe de l’Atlantide pour mieux critiquer ce qu’il considère comme la dérive d’Athènes et, nous l’avons vu, Xénophon lui-même conclut son analyse 120 M. Canevaro, The Rule of Law as the Measure of Political Legitimacy in the Greek City States, Hague Journal on the Rule of Law, 9, 211-236, 2017
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de la Constitution de Sparte en faisant le même constat. Point de constitution, point de loi et c’est le pouvoir brut, les passions humaines incontrôlées qui se libèrent et détruisent. Aristote insiste lui aussi sur le respect de la loi mais souligne avec force dans les Politiques que le respect de la norme dépend de leur bonne adaptation aux conditions économiques et sociales de la cité. Dans le chapitre IX des Politiques, Aristote, en discutant de la Constitution de Sparte, mène une analyse quasi-sociologique en insistant sur le rôle des femmes dans la décadence et les déboires de la cité. Le législateur lacédémonien « voulant endurcir la cité tout entière y est, manifestement, parvenu en ce qui concerne les hommes mais il a négligé la question des femmes, car elles vivent sans règle, dans un dérèglement total et dans la mollesse.121 » La conclusion est sans appel « Dans les constitutions qui adoptent de mauvaises dispositions concernant les femmes, il faut considérer que la moitié de la cité vit hors la loi 122». Et l’estimation est généreuse. Les citoyens diminuent et les veuves augmentent… Au fil du temps, les restrictions concernant la citoyenneté, la pratique de l’eugénisme et les pertes humaines dues aux guerres incessantes ont fait de Sparte une cité assiégée : menacée par les hilotes et affaiblie par la suprématie numérique des femmes qui ne combattent pas, à l’intérieur ; haïe de ses voisins et en lutte constante avec sa rivale séculaire, Athènes et ses alliés à l’extérieur. Les Macédoniens puis les Romains n’auront qu’à recueillir les fruits de ces erreurs pour y imposer leur loi.
121 122
Aristote, Politiques, II, 1269, 19-20 Ibid.
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II – POUVOIR ET DOMINATION
Pouvoir et domination sont au cœur de la mythologie grecque mais aussi de la littérature (les tragédies en particulier), de la philosophie comme des pratiques politiques. Les institutions elles-mêmes sont au centre de débats sur leur caractère « droit » ou « dévié » et ce sont les modes de domination qui assurent l’arbitrage entre ces deux formes. La discussion sur le pouvoir d’un seul, de quelques-uns ou de tous, si vive en Grèce, n’est que l’amorce d’une réflexion qui n’a jamais cessé d’agiter les hommes depuis lors. La mythologie est l’épicentre archaïque de ces réflexions sur le pouvoir des chefs. Les deux poèmes magistraux d’Homére sont d’abord la mise en scène épique des luttes pour le pouvoir à tous les niveaux : suprématie incontestée des mâles guerriers, autorité du chef militaire ou des rois des cités, luttes symboliques pour les attributs ou bénéfices du pouvoir, conflits de succession au sein des lignées aristocratiques, vengeances et ruses, toute la gamme des passions qui s’expriment à vif dans la lutte pour la domination est présente dans l’Iliade ou l’Odysssée. La seule limite à cette recherche effrénée de domination qui va jusqu’à l’hubris dévastatrice se trouve dans le pouvoir suprême des dieux et en particulier des Olympiens. Tout commence par la lutte entre le détenteur du pouvoir et sa descendance qui ne peut se réaliser à son tour qu’en tuant le père ou plutôt en l’éliminant par un acte à la fois physique et symbolique, la castration. En cela, les dieux sont le fidèle reflet des passions humaines à l’œuvre mais portées à l’apogée dans leurs manifestations comme dans leurs conséquences. Les dieux se chamaillent, prennent des positions antagonistes, défendent leurs prérogatives, se révoltent parfois contre le dieu des dieux, Zeus qui n’en peut mais… Les autres épisodes mythologiques grecs dont un poète romain, Ovide, a fait la synthèse la plus complète et plaisante au temps de l’empereur Auguste a offert aux lettrés pratiquement sans interruption depuis le 1er siècle de notre ère le spectacle de dieux qui observent et surveillent les hommes à tout moment, une sorte
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d’anticipation céleste et divine de la surveillance généralisée dont les sociétés contemporaines sont les complices et les victimes. Ce n’est plus le soleil ou Zeus , Hermès ou Poseidon qui contrôlent et se jouent des hommes. Les dieux contemporains s’appellent Google, Facebook ou Amazon. Comme le couple clandestin d’Arès et Aphrodite surpris par le mari jaloux Vulcain qui les emprisonne dans un rets d’acier pour les exposer au lit à la vue de tous, les dieux du troisième millénaire sont partout, contrôlent tout, voient et analysent tout au risque que les humains comme dans la mythologie ne deviennent les marionnettes de forces incontrôlables. De ce point de vue, la mythologie grecque, si pédagogique et lumineuse pour les Grecs d’il y a trois mille ans est aussi fraîche aujourd’hui malgré ou à cause de son langage poétique, imagé et apparemment, seulement apparemment, invraisemblable. Cette pédagogie est si efficace qu’on ne compte plus les ouvrages pour enfants et adolescents qui reprennent la trame des grands mythes en les adaptant au goût du jour ou qui les illustrent par des bandes dessinées. Les Grecs avaient mieux. Leurs frises, leur statuaire, les milliers de vases de la période archaïque jusqu’à la période hellénistique ont enseigné les mythes et porté leur message à l’intérieur de chaque foyer, devant chaque temple, au milieu de chaque cité et nous enchantent encore. Plus que jamais sans aucun doute puisque, dans l’art, même pour exprimer les sentiments les plus violents, les situations les plus horribles ou tragiques, les Grecs ont poussé au zénith la recherche de l’harmonie et de la beauté, réconciliant, grâce à l’art, l’horreur de la substance et la fascination de l’esthétique.
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7 – Castration et mort du père
La conquête du pouvoir n’a pas de limites, pas même celle qu’imposent en principe le respect et la bienveillance à l’égard des géniteurs. Pour s’imposer physiquement et symboliquement à l’égard du père, le lien qui les unit par la filiation doit être tranché. Consommer la rupture, prendre la place du père s’opère en castrant celui qui a transmis la vie et détient l’autorité de ce fait même. Symboliquement l’individualisation du nouvel être s’effectue à l’égard de la mère en parlant de la rupture du cordon ombilical. Avec le père, la castration, dramatique dans ses conséquences, réalise et symbolise le passage des générations. Il faut tuer le père. La mythologie grecque narre au moins deux castrations célèbres, celle d’Ouranos et celle de Cronos. Dans les deux cas, les mythes primitifs imités en cela par les mythes olympiens successifs mettent en scène des situations analogues tant dans leur structure que dans leur déroulement et leurs conséquences : une épouse marginalisée et lassée de subir le joug de son dieu de compagnon, un époux tyrannique et cruel qui craint par-dessus tout d’être renversé par un de ses enfants et qui pense régler le problème en les éliminant au fur et à mesure de leur naissance. L’épouse frustrée est aussi une mère révoltée qui va s’associer au complot pour liquider l’époux insupportable et le père infanticide. Le premier récit met en scène Ouranos, l‘époux de Gaia (la déesse-terre) qui avait jeté ses premiers enfants révoltés, les Cyclopes, dans le Tartare, lieu aussi loin de la terre que la terre l’est du ciel. Les Anglais diraient « in the middle of nowhere » ! Viennent ensuite au monde les Titans que Gaia, animée de l’esprit de vengeance mobilise contre ce père indigne. Cronos, le plus jeune prend la tête de la révolte, armé d’une faucille en silex que lui a remis sa mère. Les Titans surprennent Ouranos dans son sommeil et Cronos le châtre en saisissant les organes génitaux de son père de la main gauche (et de ce détail date la réputation négative de la main gauche, « sinistra » en latin et en italien par exemple). Il les coupe avec la faucille et les jette à la mer. Mais quelques gouttes de sang tombent sur la terre-mère et engendrent trois furies, les
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Érinyes ainsi que les nymphes des frênes123. D’autres versions du mythe relient la naissance d’Aphrodite à cet épisode: elle serait née de la rencontre de l’écume de mer et des organes sexuels d’Ouranos. Parce que le parricide, quelles qu’en soient les raisons, reste un crime infâme, les furies sont chargées de venger parjures et parricides. Cronos, cynique, rejette à nouveau les Cyclopes dans le Tartare et pour faire bonne mesure, prend pour épouse sa sœur Rhéa. Une menace pèse toutefois sur Cronos (qui deviendra plus tard Chronos, le Temps inéluctable, représenté avec sa faux). Tant Gaia qu’Ouranos moribond avaient prédit à Cronos qu’il serait détrôné par l’un de ses fils. Qu’à cela ne tienne, Cronos dévore tous les enfants que Rhéa met au monde : Hestia, Déméter, Héra, Poséidon… (Le Titien et surtout Goya en feront de saisissantes représentations que l’on peut admirer et comparer à Madrid au musée du Prado). Rhéa n’en peut plus et lorsqu’elle met au monde son troisième fils, Zeus, elle le remet à la Terre-mère qui le confie à des nymphes. Elles le cacheront et le nourriront de miel et de lait de chèvre avec son frère de lait, le bouc Pan. Rhéa avait mis au point un stratagème : elle avait remis à son anthropophage d’époux une grosse pierre enveloppée de langes, puis lui avait fait boire une potion préparée par Métis qui le fit vomir et rejeter non seulement la pierre mais tous les enfants précédemment engloutis qui entrèrent en guerre contre les Titans. Gaia promit alors à Zeus son petit-fils qu’il sortirait vainqueur à condition de libérer les Cyclopes relégués dans le Tartare. Ceux-ci remirent à Zeus la foudre, à Hadès le casque de l’invisibilité et à Poséidon le trident. Ainsi armés, les frères défont les Titans avec l’aide des Géants et l’estocade finale de Pan qui, grâce à un cri strident, les épouvante. La « panique » est née de ce jourlà. Zeus expédie les Titans en exil (du côté des îles britanniques !), sauf Atlas condamné à porter les cieux sur son dos. Comme on le voit, la division trinitaire du travail et du pouvoir (une tradition déjà présente à Sumer qui se répète sans cesse dans la mythologie grecque : les trois Grâces, les trois Parques, les trois Furies, les trois Gorgones, etc.) affecte un domaine privilégié à chaque dieu : les océans à Poséidon, les enfers à Hadès et le ciel olympien à Zeus. La même hantise du fils parricide ou à tout le moins des héritiers aspirants au pouvoir du père traverse de nombreux épisodes : Zeus craint la prophétie selon laquelle la progéniture née de sa liaison extra123Les nymphes des frênes sont moins terrifiantes. Le frêne se développant dans les lieux humides, les nymphes deviennent le symbole de la pluie qu’on attend soulignant le rôle des femmes comme « faiseuses de pluie « .
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conjugale avec Métis pourrait le renverser. À ce défi, Zeus trouve une parade rapide : il avale Métis et de ce fait même absorbe l’intelligence rusée qui la caractérisait… Et le drame œdipien se noue lorsque Laïos, le père d’Œdipe décide d’exposer l’enfant en le livrant aux bêtes sauvages de la montagne dès lors qu’a été annoncé qu’il serait tué par son fils. Le fils survivra et la prophétie se réalisera. L’histoire du pouvoir, partout et toujours, est encombrée de ces crimes contre-nature pour obtenir le pouvoir à tout prix. À l’époque moderne, les crimes de sang ou les morts violentes sont moins nombreux, mais les détenteurs du pouvoir ont su pratiquer l’élimination des adversaires potentiels, de la grande Élisabeth à Philippe-Égalité, de Staline à Mao, de Ceausescu à Pinochet, de Pierre le Grand à Poutine. Mais si les méthodes ont changé, le principe demeure : se méfier des concurrents potentiels. L’homme politique qui en est un doit être un « tueur » et ne pas avoir d’états d’âme. Tuer ou être tué. Liquider avant de l’être soi-même. Tous les César ont en bouche le « Tu quoque filii… ». Même en démocratie, la tentation d’éliminer le rival (sans effusion de sang toutefois !) perpétue la tradition. L’histoire politique française récente est riche de ces assassinats feutrés : Chirac « tuant » Chaban-Delmas au profit de Giscard d’Estaing avant de contribuer à son élimination en 1981, puis « assassinant » Balladur son ami de trente ans, Sarkozy éliminé par une partie des siens au nom de haines recuites, Macron écartant Hollande, Marine Le Pen « dégageant » papa… Les « morts » ne sont plus physiques mais symboliques…
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8 – Surveiller et punir…
Les termes foucaldiens s’appliquent pleinement à certaines dimensions de la mythologie, notamment lorsqu’il s’agit de sanctionner des comportements déviants, mais pas seulement. Dans l’univers des dieux et des mortels, la surveillance est partout en raison même des pouvoirs des dieux qui, de leur Olympe, voient tout, observent chaque comportement, sondent les reins et les cœurs. Rien n’échappe à leur vigilance et seraient-ils distraits un instant, il existe toujours quelque vigile pour alerter sur le danger qui vient ou le risque en cours. Bien entendu, c’est Zeus en premier qui surveille et punit. Dès le début de l’humanité, il envoie à la mort tous les hommes et femmes de l’univers pour les punir de leur comportement, à l’exception d’un couple pieux, en déchaînant le déluge. C’est grâce à cette capacité universelle de contrôle qu’il procèdera aux châtiments des humains, voire de certains dieux ou héros, qu’il saisira les opportunités de conquêtes féminines, qu’il viendra au secours d’humains qu’il protège et qui sont soudainement en difficulté. Cette surveillance à la fois générale et partagée par les divinités ne va pas sans conflits entre les dieux de l’Olympe qui défendent leurs protégés respectifs et tentent d’éviter ou amoindrir les châtiments infligés par leurs collègues et concurrents en divinité. Les dieux, qui sont les espions et les vigies suprêmes, n’échappent pas eux-mêmes à la règle. La surveillance s’exerce plus particulièrement dans les jeux de l’amour et de la mort. Durant la guerre de Troie, la présence de dieux qui scrutent la situation pour la contrôler comme la surveillance croisée des dieux entre eux pour se neutraliser est une constante. Quand Zeus constate que son fils aimé Sarpédon qu’il a eu d’une liaison avec Laodamie (fille de Bellérophon, roi de Lycie) est en difficulté, il aimerait intervenir. Mais Héra se déchaîne à l’idée que son mari fasse une faveur au fils d’une favorite. Sarpédon doit donc mourir. Zeus se résout à laisser parler le destin et se contente d’envoyer une rosée de sang pour honorer sa fin funeste. Aphrodite dissimule Pâris son protégé lorsqu’il est en difficulté face à Hector et le transporte du champ de bataille
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jusque… dans la couche d’Hélène ! Apollon et Athéna qui apportent leurs concours à chacun des adversaires du champ de bataille sous les murailles de Troie sont en observation constante pour évaluer l’évolution du rapport de forces. Ce qui donne d’ailleurs l’occasion aux dieux d’intervenir tels des « Deus ex machina » pour sortir leurs protégés du pétrin. À plusieurs reprises, Athéna à l’œil perçant n’hésite pas à dissimuler un combattant en difficulté par un nuage propice qui permet à son protégé d’échapper à une mort quasi certaine. « Lorsqu’Athéna les vit, la déesse aux yeux de chouette, massacrant les Argiens à travers l’affreuse bataille, elle bondit , s’élançant du haut des sommets de l’Olympe, Vers la sainte Ilios ; Apollon jaillit devant celle Qu’il avait vue de Pergame 124» Les dieux soutiennent des camps opposés mais ils s’entendent comme larrons en foire pour exciter la vindicte de leurs protégés et assister, incognito, à un « beau combat ». Chacun de son côté joue les va-t’en guerre puis, se choisit une position de premier plan pour observer : « Athéna Pallas, Apollon à l’arc magnifique Les pressaient : de deux vautours revêtant l’apparence, Ils trônaient sur le chêne de Zeus qui porte l’égide125 » Plus avant, c’est Héra qui manigance une entreprise de séduction pour retenir Zeus au lit et l’empêcher d’observer l’offensive des Grecs dopés par le soutien de Poséidon. Même chose dans l’Odyssée où Athéna veille au grain quand Ulysse est en trop grande difficulté. Travestie sous l’apparence de différents personnages, selon les circonstances, elle conseille le naufragé, l’incite à la prudence ou l’encourage à surmonter son découragement. Ce qui vaut pour la guerre est également vrai pour l’amour. La surveillance se transforme alors en voyeurisme… La scène la plus tragicomique est celle où le dieu boiteux, Héphaïstos, à qui Zeus a concédé la belle Aphrodite, est averti par l’astre solaire que son épouse le trompe 124 125
Homère, L’Iliade, op.cit., VII, 17-21 Ibid. VII, 58-60
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avec le dieu de la guerre Arès. Au couple légitime mal assorti, se substitue un couple beau …comme des dieux ! Mais Héphaïstos, le « divin forgeron » tisse une toile d’acier invisible qui enferme les amants sur la couche adultère. Le dieu cocu les offre en spectacle à ses confrères et les injurie : « Considérez plutôt où ce couple vient se coucher ! Jusqu‘en mon propre lit ! Ce spectacle m’accable ! (…) Mais mon réseau de ruse les tiendra Tant que le père ne m’aura rendu tous les cadeaux Dont je l’ai gratifié pour sa fille à la face de chienne : Car si la fille est belle, elle manque de retenue ! À la maison de bronze, à ces mots les dieux accoururent Poséidon, maître de la terre, l’obligeant Hermès et Apollon qui éloigne le mal. Par pudeur, les déesses étaient restées chez elles. Les dieux, nos donateurs, se tinrent dans l’entrée; Un rire inextinguible envahit ces dieux bienheureux126 » La scène a marqué les esprits. Mozart fait dire à Figaro, jaloux et soupçonneux alors qu’il guette dans les jardins le rendez-vous de sa femme Susanna et du Comte Almaviva : « Tout est calme et tranquille ! La belle Vénus est entrée là ; Pour la première fois avec son Mars, Je vais, nouveau Vulcain, Tendre mes filets127 »
126 127
Homère, Odyssée, op. cit. VIII, 313-326 W. A. Mozart, Les noces de Figaro, Acte IV
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Il y a bien d’autres scènes de voyeurisme dans la mythologie grecque qui, en général, se terminent mal : Actéon qui, au cours d’une chasse, a surpris Artémis au bain est transformé par la déesse vierge en cerf et livré à ses propres chiens qui le mettent en pièce. Le bel Hippolyte dont Phèdre, sa belle-mère, est amoureuse est l’objet de ses assiduités, déclenchées par Aphrodite. La déesse est en effet furieuse que le beau jeune homme soit un dévot d’Artémis, autrement dit qu’il se destine à la virginité. On comprend la rage de la déesse de la séduction et de l’amour. Elle fait naître des sentiments passionnés et coupables dans le cœur de Phèdre. Du temple d’Aphrodite qu’elle avait fait ériger, Phèdre surveille chaque jour les exercices de l’éphèbe qui s’entraîne au stade entièrement nu. Elle veut le séduire, en vain. Furieuse que celui-ci résiste à ses avances incestueuses, elle le dénonce dans un message à son mari en prétendant que c’est lui qui tente de la séduire, puis elle se pend ! Thésée bannit son fils et demande à Poséidon de le faire mourir sur le champ. Ce qui arrive en effet : un monstre épouvante les chevaux de son char qui heurte un rocher et Hippolyte est précipité dans la mer… Une autre scène de voyeurisme …éternel et chaste met en scène Séléné la déesse de la lune (autre dénomination d’Artémis et Diane), la chaste vierge chasseresse qui s’éprend d’Endimyon, le pâtre endormi d’une stupéfiante beauté. La déesse-lune vient lui rendre visite chaque nuit. Elle a obtenu de Zeus qu’il devienne immortel mais il reste figé dans sa beauté endormie pour l’éternité. Le voyeurisme se meut en contemplation. Un voyeurisme que les peintres de la Renaissance et de l’âge baroque exploiteront à leur tour en retournant le voyeurisme pour transformer en voyeurs ceux qui regardent le tableau. Car, bien entendu le beau pâtre comme la chaste - mais dénudée - déesse-lune deviennent des icônes offertes aux regards comme le sera son équivalent biblique de Suzanne et les vieillards, deux thèmes voyeuristes qui donnent l’occasion de le devenir soi-même. De Luca Giordano, à Naples, à Caracci au Palais Farnèse, de Girodet au peintre symboliste russe Kalmakov, le thème fera florès. Paradoxe plus incroyable encore, Zeus lui-même est surveillé… par sa femme Héra qui, à défaut de pouvoir se venger de son infidèle époux, retourne son courroux sur les femmes « séduites et abandonnées » par le dieu suprême. Il y a parfois du Feydeau dans ces péripéties mais on ne peut s’empêcher de se souvenir de Kennedy espionné par les services secrets américains et Hoover pour lesquels aucune des frasques du Président américain n’avait de secret. L’homme prêt à déclencher la foudre nucléaire pour empêcher le déploiement des missiles russes à
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Cuba était, à son insu, poursuivi par ses espions jusque dans le lit de Marilyn… Avec Zeus, c’est Héra, l’épouse légitime qui est à la manœuvre, furieuse que Zeus se soit entiché une fois de plus d’une jolie femme, en l’occurrence Io. Comme Zeus se méfie de sa femme et veut protéger sa nouvelle conquête, Zeus la transforme en génisse à la robe blanche immaculée… Héra soupçonneuse exige que Zeus lui donne l’animal et la place sous la surveillance d’Argos, un géant d’une force colossale, doté de 100 yeux éparpillés sur tout le corps qu’Hermès, mandaté par Zeus, réussira à éliminer. Formidable anticipation des satellites (Argos ou autres…) capables de percevoir même les plus petits détails à quelques milliers de kms de distance, de caméras saisissant de jour comme de nuit tout mouvement suspect ou simplement incivil : au nom de la lutte contre la criminalité ou le terrorisme, allées et venues sont sous contrôle; au nom de la lutte contre les incivilités, la ville de Hyères a ajouté un dispositif audio qui permet aux agents de la commune qui surveillent les lieux 24 heures sur 24 d’admonester les contrevenants en direct; au nom de la santé publique, les autorités chinoises (et pas seulement…), à l’occasion de l’épidémie du coronavirus, ont dépêché des drones qui surveillent les passants dans les villes contaminées ; s’ils ne portent pas de masques, le drone leur donne des ordres comminatoires de se conformer aux règles édictées… ; au nom du voyeurisme et au profit du chantage, de placer des caméras dans les chambres d’hôtel en Corée du Sud (ou ailleurs) ; au nom de l’État soviétique de pratiquer le même sport pour faire chanter personnalités politiques ou espions potentiels ; au nom du scandale moralisateur et des bonnes affaires de presse, de surveiller les sorties nocturnes d’un président français en goguette. La surveillance dans ce dernier cas n’était pas ordonnée par la déesse Héra ou son succédané contemporain mais la volonté de vengeance (froide), pas moindre que dans le mythe. « Merci pour ce moment »… Il y a pire : la surveillance et la punition de tous par tous. Ce n’est plus seulement le puissant, l’autorité, le policier qui sévissent. L’informatique, Internet et les réseaux sociaux ont complètement « démocratisé » la pratique. Naming and shaming sont devenus pratiques courantes et systématiques. Les bonnes causes et la vertu ont légitimé le recours universel aux traditions des sociétés primitives, la mise au pilori, la lapidation, la mise au ban de la société, la dénonciation et la délation. Qui ne trouverait pas d’excuses à la dénonciation des violeurs, des négriers, des pollueurs, des maîtres chanteurs en leur infligeant une sanction aussi immatérielle que radicalement efficace : la
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honte ? Mais il est facile de passer de la dénonciation des « Me-too » à la délation des « Balance ton porc » et autres catégories infâmes ou supposées telles. L’exposition de photos intimes par vengeance, la mise en ligne de photos volées ou les dénonciations, sans droit de défense ou souvent de réponse, visent à annihiler l’individu dans ce qu’il a de plus secret et plus précieux, son intimité soudainement exposée, violée, soumise à vindicte. Qui ne se souvient de ces Chinois éperdus comme des bêtes traquées durant la Révolution culturelle chinoise quand tout le monde dénonçait tout le monde, y compris les enfants leurs parents ? Lorsque les révolutionnaires français pour mieux condamner MarieAntoinette faisaient écrire des lettres ignobles au jeune dauphin, la délation n’était l’œuvre que d’un nombre restreint d’individus que l’histoire s’est chargée de mettre à la poubelle. Aujourd’hui le pilori est universel et la condamnation immédiate et souvent irréversible. Le philosophe utilitariste Jeremy Bentham fut avec son frère (qui en avait eu l’idée première), l’inventeur de la prison « panoptique », un modèle de surveillance combinant efficacité et coûts limités : d’une tour centrale, quelques surveillants (que les prisonniers ne pouvaient voir) pouvaient contrôler l’ensemble des cellules. Cette structure permettait une économie maximale de personnel puisque, les prisonniers se sachant observés à tout moment mais incapables de voir les gardiens, il était même possible de suspendre la surveillance sans que les détenus puissent d’en douter. Utilitarisme et rationalité poussés à leurs limites extrêmes… C’est ce que Bentham analysait comme la maîtrise « du pouvoir de l’esprit sur l’esprit » (power of mind over mind). Le panoptique ne fut jamais construit en Angleterre mais il inspira non seulement la construction de geôles dans de nombreux pays mais aussi d’ateliers ou de bureaux conçus pour faciliter le maximum de contrôle avec le minimum de moyens. On a fait toutefois d’énormes « progrès » depuis la conception de cette utopie carcérale. Même le télé-travail peut être surveillé et contrôlé à distance. La liberté est illusoire, Big Brother veille… Les nouvelles technologies sont en train de réaliser le rêve benthamien et de le transformer en cauchemar universel. En premier lieu, le contrôle est aujourd’hui généralisé et diversifié : caméras dans tous les lieux publics, suivi systématique des déplacements grâce aux « traces » laissées par cartes de crédit, appels téléphoniques et péages autoroutiers ; grâce aussi à l’exploitation, légale ou non des données informatiques par les opérateurs privés ou les autorités publiques. Vous achetez un livre sur Amazon ? La firme vous conseillera ensuite les livres correspondant à votre profil… Vous achetez un billet d’avion ?
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Google ou TripAdvisor vous suggéreront des hôtels… Rien n’échappe à ce que David Lyon appelle « l’œil électronique128 ». Le contrôle par les empreintes digitales semble presque de vieilles lunes par rapport à ceux de la pupille de l’œil ou encore davantage grâce aux progrès de la reconnaissance faciale où les Chinois sont passés maîtres. L’Occident fait la moue mais commence à mettre le doigt dans l’engrenage, comme en témoigne l’adoption de cette technologie par la Police métropolitaine de Londres. Avec des minauderies de midinette, mais soyons-en certains, sans renoncer un jour ou l’autre à en faire usage lorsque des circonstances « exceptionnelles » le permettront. Déjà à Londres, selon une fuite de documents, une dizaine d’autres organisations publiques étudient la possibilité d’y avoir recours. Et la crise du coronavirus offre le scénario idéal pour rendre légitimes et acceptables des pratiques qui, hors de ce contexte, auraient été perçues comme un déni de démocratie. Il y a toutefois de grandes nuances – et assez paradoxales – entre la capacité de surveillance mythique des dieux grecs ou des séides de Bentham et la situation présente et future : la place et le rôle du « contrôlé ». Dans les mythes comme chez Bentham, le surveillé s’autocontrôle car il sait qu’il est en permanence sous surveillance. Même si c’est faux en pratique (les dieux sont distraits et les surveillants pas toujours vigilants), la conviction d’être toujours contrôlé produit les comportements espérés. Comme l’écrit Deleuze « la formule abstraite du Panoptisme n’est plus « voir sans être vu », mais imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque 129». Aujourd’hui la perception n’est plus la même. Certes les individus se savent parfois filmés ou contrôlés (« Souriez, vous êtes filmé »); ils savent « abstraitement » qu’une opération par carte bancaire ou un appel téléphonique laisse des traces exploitables à des fins plus ou moins honnêtes mais, d’une part ces yeux et ces oreilles invisibles sont bien discrets, d’autre part à moins de se priver des facilités offertes par ces nouvelles technologies, que faire ? Les hommes finissent inconsciemment par « oublier » les contrôles généralisés qui pèsent sur eux ou à les justifier par d’autres arguments plus prégnants (la commodité, la sécurité ou la santé notamment). Pire encore, les observations de La Boétie sur la servitude volontaire n’ont pas perdu une ride 500 ans après. Non seulement les individus ne se rebellent pas, mais ils vont à leur tour devenir contrôleurs et 128 D. Lyon, The Electronic Eye – The Rise of Surveillance Society:: Computers and Social Control in Context, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1994 129 G. Deleuze, Foucault, Editions de Minuit, Paris, 2004, p. 41
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surveillants ou s’offrir en victime consentante aux dieux contemporains. L’observation de Foucault130 selon laquelle l’individu est devenu un objet d’information et non plus un sujet communicant s’est matérialisée dans les réseaux sociaux : c’est l’individu lui-même qui s’offre à la surveillance et au contrôle social de ses « followers » et de l’opinion en général. Alors que le moi était et peut encore être l’ultime refuge de l’individualité, de l’intimité, du secret, de la confidentialité, le « moi technologique » (notre téléphone, notre ordinateur) contient et peut offrir à quiconque, potentiellement à l’ensemble de la planète, nos sentiments, joies, craintes, passions, échanges pourvu que nous y consentions (outre bien sûr l’hypothèse de violation des données). On pourrait penser que tout devrait porter à se protéger, à se prémunir des voyeurs qui ont « fenêtre sur cour ». Il y a une faille toutefois : le désir irrépressible de se montrer, de se faire voir, de s’exposer. Les réseaux sociaux sont la mise en partage électronique, sans face à face, sans échange véritable, de tout ce qui peut faire la richesse, la noirceur ou l’abîme des passions humaines. L’homme électronique n’est pas seulement potentiellement nu, dépouillé de ses oripeaux vestimentaires mais dévoilé dans son être le plus intime et cela avec l’assentiment du surveillé. Fallait-il que l’Église apostolique et romaine ait une connaissance fine de l’âme humaine pour ériger, après le Concile de Trente, la confession en sacrement pour les catholiques ! Là du moins, le confesseur/contrôleur, dans l’ombre propice au dévoilement de l’âme et aux confessions/confidences, était-il soumis à l’obligation du secret. Aujourd’hui la combinaison du besoin de se confier ou de se dévoiler avec le narcissisme exacerbé de notre époque pousse des millions d’internautes à s’offrir à la surveillance et au contrôle de leurs followers et surtout des grandes sociétés avides d’exploiter leurs données en en faisant un usage commercial le plus souvent, politique parfois (voir le scandale de la société Cambridge Analytica lors des élections américaines de 2016). S’y installe la dictature du goût, des opinions correctes ou incorrectes, la mise au pilori planétaire, la surveillance de tous par tous, la dictature en réseau. La domination n’est plus seulement celle verticale du pouvoir sur les individus, mais plus encore et en complément, celle horizontale de l’ensemble des internautes. Les réflexes deviennent pavloviens. On en sourit quand une internaute naïve invite tous ses « amis » à son anniversaire et voit débarquer à milliers des followers inconnus. On s’en réjouit quand un simple appel peut mobiliser des milliers/millions d’internautes pour la bonne cause que ce soit pour sauver les éléphants ou s’opposer à Salvini. On rit « jaune » 130
M. Foucault, Surveiller et punir: Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975
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lorsque les gilets du même nom n’arrivent plus à contrôler leurs troupes. On ne peut enfin qu’être effrayé par ces « flash-mobs » qui comme leur nom l’indique mobilisent instantanément la « populace » pour tout et rien, pour le meilleur mais le plus souvent pour le pire. Comme le dit justement Macron « Je n’aime pas quand le peuple se met à ressembler à la foule qui lapide131 ». Le dernier et spectaculaire exemple en date s’est déroulé le 6 janvier 2021 lors de l’assaut du Capitole par les partisans de Trump, de surcroît avec sa bénédiction et ses encouragements. Nous n’en sommes peut-être qu’au début d’une époque qui nous fera penser que le 1984 d’Orwell n’était que le hors-d’œuvre d’une transformation totale des rapports entre les humains, le pouvoir et la technologie. Le développement de l’intelligence artificielle, riche de potentialités mais aussi de démultiplication des capacités en est un premier exemple. La prolifération prochaine d’objets connectés installera les espions à domicile pour le meilleur (la gestion de l’habitation par la domotique) et le pire (les « maîtres » seront dénoncés par les « esclaves »). L’impossibilité de voir la nuit sans être vu était l’une des failles du système de Bentham tandis que les dieux grecs n’avaient pas cette difficulté : eh ! bien nous sommes revenus aux temps des dieux de l’Olympe. Les lunettes à infrarouge combinées avec les techniques laser fournissent aux armées ou aux forces de l’ordre tout ce qui peut remédier aux limitations humaines et dans certains pays ces instruments intrusifs sont en vente libre. L’élimination du général iranien Soleimani par un drone américain sur un ordre venu en direct de Washington n’est qu’un exemple de ce qui nous attend : Zeus/Ubu gronde et fulmine, réduisant en cendres sa victime. La punition est exemplaire, sans avertissement préalable ni jugement et la leçon est claire : nul n’échappe à la surveillance et à la vindicte où que ce soit. Rien n’arrête le progrès. La sécurité devient plus précieuse que la liberté et souvent, au nom de fantasmes exagérant les risques qui nous entourent ou d’un confort qui, sous prétexte d’offrir plus de temps libre, enchaîne les individus avec leur consentement. Les hommes se sont emparés du privilège des dieux. Pour le pire…
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E. Macron, Le Figaro, 16 janvier 2020
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9 – La ruse et la force
Simone Weil dans un petit opuscule consacré à l’Iliade et publié dans les Cahiers du Sud en 1941, définit le poème homérique comme « le poème de la force 132»… Il est vrai que les 24 chants qui composent l’épopée constituent la mise en scène de formidables combattants qui s’opposent. Les Achéens conduits par Agamemnon et Ménélas veulent se venger de l’enlèvement d’Hélène, punir Pâris et les Troyens, prendre la ville et la détruire. En face, les Troyens résistent, attaquent, repoussent, reculent, reprennent l’avantage. Dix ans durant, les combattants se font face et s’affrontent sous le contrôle des dieux, eux-mêmes divisés dans leur soutien à l’un et l’autre camp. L’épopée homérique commence à un moment de découragement des Grecs coalisés car Apollon pour se venger d’une injure faite à l’un de ses prêtres a envoyé la peste qui décime les guerriers. Agamemnon, le généralissime de la troupe, « sûr de lui et dominateur » doit en rabattre et accepter de passer sous les fourches caudines et divines : restituer une esclave une prise de guerre dont le père est prêtre d’Apollon, puis offrir des sacrifices au dieu pour se réconcilier et pouvoir reprendre le combat. Une fois le prix payé à la divinité, le poème est en effet entièrement centré sur la force des troupes en présence, sur la qualité des armes, la vaillance des combattants mais aussi la force d’âme et de caractère des héros. Homère organise d’abord une sorte de passage en revue des coalisés, à la façon d’un travelling cinématographique, fait pour impressionner l’auditeur d’abord, le lecteur ensuite. Se déploie une longue litanie de chaque élément de la coalition propre à susciter admiration, crainte et fierté mêlées dans toutes les cités grecques pour une fois réunies pour la défense d’une même cause : venger l’honneur de l’un d’entre eux bafoué par une cité lointaine, sur l’autre rive de la Méditerranée. Comme dans « Le jour le plus long » où soudain le metteur en scène montre la mer immense et tempétueuse couverte de navires et survolée par des escadrilles d’avions invincibles, Homère ne renonce à aucune précision sur l’état des forces. Pas un chef, pas une cité, pas une région n’est oubliée dans cette évocation guerrière. Ce qui 132 S. Weil, L’Iliade ou le poème de la force, préface de Cl. Le Manchec, Éditions de l’Éclat, 2014
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est aussi une garantie de succès, puisque chaque cité, chaque commandant sont mentionnés comme dans un long communiqué où personne ne doit être oublié. Toute la Grèce éclatée en 1000 cités peut s’y reconnaître. Le poème met en scène ensuite, dans chaque chant, un épisode spécifique du combat. Le plus souvent il s’agit de combats où les protagonistes, deux héros qui se font face, sont conscients que l’issue sera la victoire ou la mort. Et gare à ceux qui semblent hésiter : traités de femmelettes, couverts de quolibets, poussés dans leurs derniers retranchements, ils n’ont d’autre choix que d’aller de l’avant. Reculer n’est pas une option. La force des armes est la pré-condition d’une victoire possible mais la force d’âme n’est pas moins nécessaire. Les hésitations ou le découragement passager de quelques-uns ne sont là que pour mieux mettre en relief, pour rehausser la valeur et la force des héros dont Achille est l’incarnation et le symbole par excellence. Cette force de caractère n’est pas l’apanage d’un camp ni d’un seul héros même si Achille en est l’archétype. Tous les coalisés qui se mesurent aux Troyens en combats singuliers ou à la tête de leurs troupes montrent un courage et une force d’âme indéniables : Diomède comme Ulysse, Mélénas ou Agamemnon peuvent avoir des doutes sur l’issue des combats, ils n’en ont pas quant à la volonté d’être à la hauteur des devoirs d’un guerrier. Sarpédon, fils de Zeus meurt au combat et son divin père renonce à l’épargner. Par contraste, Pâris, le ravisseur d’Hélène échappe à la mort grâce à Athéna qui, à un moment délicat de la bataille, le dissimule dans une nuée et le transporte dans la chambre nuptiale de la belle Hélène. Le bellâtre est sauvé mais n’en sort pas grandi. En revanche Hector, conscient de sa mort prochaine résiste aux suppliques de son épouse Andromaque et à la tendresse de son enfant. C’est le devoir du guerrier d’affronter l’ennemi quoiqu’il en coûte. La même impulsion guerrière pousse Patrocle, le compagnon d’Achille à aller au combat en dépit de la « bouderie » de son ami qui s’est replié sous sa tente, furieux qu’il est du comportement du commandant en chef, Agamemnon. Ce n’est pas de la couardise mais un honneur froissé. Du coup Patrocle veut redoubler de force en empruntant les armes d’Achille et semer, à la seule vue de ces attributs guerriers, la panique chez l’adversaire. Fureur des armes, fureur des hommes, combats à la loyale mais sans pitié, la force est en effet partout, tout au long de l’épopée. On croit y entendre le cliquetis des armes, les cris des combattants, le roulement des chars, le hennissement des chevaux dans un tumulte général sauf quand les combats opposent, comme dans un spectacle ou un tournoi, deux héros
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face à face. Les soldats de chaque camp, d’ailleurs, assistent en connaisseurs et supporters les hérauts qui les représentent. Les uns sur la grève devant leurs bateaux au mouillage, les autres du haut des remparts de la ville. Rarement des combats auront été décrits, montrés, magnifiés avec une telle puissance à la fois évocatrice, poétique et riche en émotions. Mais ne voir que la force et notamment celle incarnée par Achille ne donne qu’un aperçu partiel de la situation. Certes Achille est le héros qui force le trait, qui est l’incarnation même de cette force qui deviendra légendaire comme le sera plus tard l’Orlando furioso ou la « furia francese ». Mais il n’est que l’un des « caractères » qui, de manière rhétorique, peuplent l’épopée et symbolisent en quelque sorte une passion, un comportement, un trait de la personnalité humaine. Nestor est le sage, Priam, le souverain et père digne, Agamemnon, désinvolte, autoritaire et « prepotente ». Surtout, Ulysse, le brillant orateur et stratège incarne une autre dimension de l’action politique et militaire : la ruse. Contrairement à Achille dont la force est abîmée par l’impulsivité (brouillé avec Agamemnon, il se retire sous sa tente et refuse de combattre alors même que les Grecs sont en difficulté et quasiment repoussés à la mer ; puis après la mort de son ami Patrocle, il se liquéfie en pleurs, ne rêve que de vengeance, se déchaîne et met à mort Hector qu’il n’hésite pas à traîner derrière son char au mépris des règles les plus sacrées), Ulysse mesure ses actions, et agit stratégiquement. Il « est » la ruse même au service de sa force. Car il est tout aussi fort qu’Achille mais avec une dimension supplémentaire, celle de l’action réfléchie et pensée. La rapidité et la réactivité ne sont pas dans l’action mais dans la réflexion sur le meilleur parti à tirer, la meilleure solution à trouver, dans l’argument le meilleur pour convaincre. De ce point de vue Achille est un solitaire, un kamikaze qui peut entraîner des troupes par sa folie déchaînée mais pas un meneur d’hommes ou un leader alors qu’Ulysse est toujours mis en scène au milieu de ses pairs, des troupes, de ses compagnons de voyage et d’aventures, celui qui trouvera des solutions aux situations les plus improbables et les plus périlleuses. Les épisodes qui montrent le « rusé » Ulysse aux prises avec les évènements, les ennemis, les monstres, les séductrices ou les sirènes enchanteresses sont innombrables. À commencer par la plus célèbre ruse passée à la postérité, celle du fameux cheval de Troie où il s’est enfermé avec les guerriers les plus vaillants. Mais avant cet épisode qui fera sa gloire, il a déjà démontré ses capacités de diplomate et négociateur fin et rusé. C’est lui qui convainc Agamemnon et les chefs coalisés de ne pas se
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décourager et de poursuivre le siège, c’est lui qui tente – en vain – de convaincre Achille de reprendre le combat en se faisant le porte-parole de ses pairs. C’est lui encore qui, avec Diomède, s’aventure de nuit pour inspecter et surveiller les lignes ennemies en s’infiltrant au-delà du front des Achéens. À vrai dire, son esprit rusé avait été pris en flagrant délit de désertion lorsque la coalition s’était mise en branle. Opposé à cette mobilisation, il avait feint la folie mais confondu par Palamède, il rejoint les autres guerriers et se comporte en combattant sans reproche, acquérant la réputation qui désormais l’accompagnera toute son existence et au-delà. Homère qui attribue à chaque personnage des qualificatifs souvent colorés et toujours signifiants le dénomme ‘l’avisé’, le ‘rusé’, l’homme aux mille tours’, ou ‘aux mille ruses’. Toutefois, même si la prise de Troie se conclut grâce à l’astucieux stratagème imaginé par Ulysse, l’Iliade n’en fait pas mention. C’est dans l’Odyssée, à l’occasion de son errance sur la voie du retour à Ithaque, qu’une brève narration de l’exploit apparaît de manière indirecte. Alors qu’Ulysse est accueilli chaleureusement à la cour du roi Alcinoos, l’aède chante les exploits de la guerre de Troie, évoque la ruse du cheval et des guerriers qui y sont cachés. Ulysse ne peut cacher son émotion en entendant la célébration de ses mérites et de sa gloire. Ce sera bien plus tard, sous la plume de Virgile dans le livre II de l’Énéide que sera raconté par le menu le stratagème d’Ulysse. C’est donc dans l’Odyssée, le poème tout entier centré sur le difficile retour du héros à Ithaque, que se multiplient les illustrations de ses ruses tactiques et stratégiques au cours d’un voyage long et périlleux. L’un des épisodes les plus marquants est celui du débarquement dans l’île des Cyclopes où Ulysse et ses compagnons sont prisonniers dans la bergerie du cyclope Polyphème : d’abord pour éviter d’attirer les soupçons du cyclope qui lui demande son nom il répond qu’il se dénomme « Outis, personne »: le héros célèbre devient Mr Nobody ! Puis il imagine ensuite de profiter du sommeil du cyclope enivré pour enfoncer un pieu enflammé dans l’œil du monstre qui a commencé à déguster un à un ses compagnons. Enfin, lorsqu’au matin Polyphème entreprend, même aveugle, de contrôler la sortie en passant la main sur la toison des moutons qu’il libère, Ulysse suggère aux matelots de s’accrocher sous les animaux pour échapper à la vigilance du cyclope. Il fera une autre démonstration de son intelligence rusée en convainquant Circé de rendre apparence humaine à ses compagnons qu’elle avait transformés en cochons. Face aux sirènes qu’il veut voir et connaître sans se laisser séduire par leurs chants, il demande à être attaché au mât tandis qu’il a pris soin de boucher les oreilles des
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rameurs avec de la cire. Arrivé finalement à Ithaque, il se garde bien de se présenter sous son identité, ce qui lui permet d’observer les prétendants, de contrôler la fidélité ou la trahison des servantes puis finalement d’éliminer un à un les prétendants avec l’aide de Télémaque son fils. Pénélope elle-même avait pris de la graine en s’inspirant de son époux évanoui depuis deux décennies : de jour elle tisse la toile dont l’achèvement marquera sa promesse de choisir l’un des prétendants, de nuit elle défait l’ouvrage et repousse l’échéance… Tandis qu’Achille était l’image de la force brutale et sans contrôle dont Hercule constituera un autre exemple, Ulysse est le symbole de l’intelligence rusée, un vrai don divin puisque Zeus lui-même est la représentation la plus haute de cette qualité supérieure. Zeus, comme on le sait, est le souverain suprême dont la puissance s’exprime par les éclairs et le tonnerre. Il foudroie les hommes comme les héros qui se rebellent à son autorité. Mais Zeus qui avait épousé Métis, la déesse de l’intelligence et de la ruse, s’était empressé de l’engloutir lorsqu’avait été prédit que le fils qu’elle mettrait au monde renverserait son père. Zeus n’a pas besoin d’un second avertissement lui qui a émasculé son père Cronos et pris sa place ! Il sait ce que « tuer le père » veut dire… Illico presto, il avale sa douce épouse enceinte, ce qui lui causera quelques désagréments pour mettre au monde l’enfant qu’elle portait : de fortes migraines qu’Héphaïstos traitera à sa façon en lui fendant le crâne. Miracle, sort toute armée du cerveau de Zeus, Athéna, déesse de la guerre mais aussi de la raison, de l’intelligence pratique. Voilà donc un dieu, le plus grand, Zeus qui non seulement est maître de la puissance mais qui a aussi littéralement fait sienne la ruse en engloutissant Métis. Et leur fille Athéna cumule en quelque sorte les qualités du père (elle est armée) et de la mère (ruse et intelligence pratique). Elle sera la protectrice d’Athènes (unique exemple de ville portant le nom de sa déesse protectrice) et deviendra synonyme de savoir, de science et de recherche. Un peu partout dans le monde occidental, les Universités ou cercles érudits se mettront sous sa protection et choisiront son nom comme dénomination (Ateneo, Athenéum, Athénée). Même un mouvement aussi radical que la Sécession viennoise choisira son patronage pour l’affiche de sa première manifestation, dessinée par Klimt. Héra elle-même, la sœur-épouse de Zeus, n’est pas en reste : pour détourner Zeus de l’observation des combats devant Troie alors que Poséidon vient donner un appui décisif aux Grecs, Héra monte un stratagème irrésistible. Elle se fait belle, emprunte la ceinture
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d’Aphrodite qui suscite le désir et embarque Zeus pour une rencontre amoureuse sur l’herbe fraîche. Pour ce faire, elle manigance, trompe, ruse, suscitant après coup la colère et la fureur de Zeus. Mais Héra s’en moque, sa manœuvre a pleinement réussi ! Il est assez plaisant d’observer que le dieu souverain qui incarne l’intelligence rusée peut lui-même être la victime de plus rusé que lui. C’est le cas avec Héra mais on peut faire l’hypothèse que l’intelligence de Zeus a été occultée par la passion. Comme il le sera dans une autre circonstance où il se fait abuser par Prométhée, celui « qui pense avant », qui anticipe. Prométhée est le héros qui se fait l’intercesseur entre le souverain de l’Olympe et les simples mortels. Zeus est irrité par leur comportement mais Prométhée cherche à concilier les exigences divines et les aspirations humaines. Zeus veut des sacrifices mais les humains veulent satisfaire leur faim. Prométhée va mettre sur pied un artifice à même de satisfaire les revendications légitimes des deux parties. Il sépare les parties de l’animal sacrifié en deux tas. Le premier est composé des os de la bête cachés sous une masse de graisse appétissante. Le second contient les cuisses et les beaux morceaux recouverts de la peau de la bête. Prométhée invite Zeus à choisir : il prend le premier tas apparemment le meilleur. Les hommes prennent le second tas. Tandis que les dieux jouissent du fumet des os du premier bûcher, les hommes se repaissent des meilleurs morceaux. Quand il découvre la supercherie, Zeus est furieux. Il n’est pas dupe mais ne fait pas de scandale. Il sait que le fumet suffit aux dieux tandis que les hommes ont besoin de chair fraîche pour reprendre des forces. Plus tard, Zeus sera encore victime de la ruse de Prométhée. Alors que le roi de l’Olympe a repris aux hommes le feu qu’il leur avait prêté pour les punir de leur inconstance et de leurs infidélités, Prométhée ne peut se résoudre à ce retour vers l’animalité. Cuire la viande est déjà un signe de civilité. Prométhée décide alors de retourner sur terre en emportant avec lui quelques braises camouflées dans une canne de bambou creuse. Les hommes, grâce à ce détournement rusé, pourront partager la civilisation et la parcelle divine dont le feu est l’instrument et le vecteur. Prométhée sera cruellement puni : Zeus l’attache sur l’Atlas et un aigle vient lui manger le foie qui, jour après jour, se reconstitue, permettant un supplice éternel. Mais grâce à la ruse de Prométhée, l’homme peut bénéficier d‘un fragment de divinité, au nez et à la barbe du dieu de l’Olympe si l’on peut dire. Sans se prononcer explicitement, Homère ne cache pas toutefois que, dans sa hiérarchie des valeurs, la combinaison de la force et de la ruse est bien supérieure à la seule force, si brutale soit-elle. Souvent elle ne suffit pas à garantir la victoire et, même dans la meilleure des
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hypothèses, elle risque de faire des dégâts collatéraux déplorables. Achille peut bien triompher et tuer Hector dont, injure suprême, il traîne le corps derrière son char en lui refusant de prime abord les honneurs dus aux morts, mais il n’assure pas la victoire de son camp. C’est l’astucieux Ulysse qui permettra la prise de Troie. Homère est le premier à avoir associé étroitement les deux éléments contrastés de la ruse et de la force dans l’art de la guerre mais aussi dans les nombreuses situations où le héros doit se tirer d’un mauvais pas. Après lui, innombrables seront ceux qui feront de ces deux « vertus » les atouts dont les hommes au pouvoir, qu’il fût civil ou militaire, doivent se doter pour régner et gouverner. Machiavel est sans aucun doute le nom le plus constamment associé à la combinaison de la ruse et de la force dans l’art de gouverner. Car, à la différence de Homère, la vision du monde offerte par le Florentin est sans illusion. Chez le poète grec, les malheurs, les avanies, les catastrophes sont d’abord le résultat du destin et de l’intervention des dieux. Le mal est en quelque sorte extérieur et déterminé même si dans la mythologie grecque il est fait état de l’irritation des dieux devant le comportement désordonné des humains. Mais chez Machiavel, le doute n’est pas permis. Les vices de l’humanité sont incontestables, indéniables, (les lois, écrit-il dans les Discours doivent présupposer que « tous les hommes sont mauvais 133 »), et le Prince, non seulement peut, mais doit recourir à la force et à la ruse pour gouverner. Les codes moraux n’ont rien à voir avec la dure nécessité qui s’impose à lui. Cesare Borgia dans cette analyse froide et sans concession apparaît à Machiavel comme celui qui a le mieux incarné la combinaison de ces deux composantes nécessaires du pouvoir, de tout pouvoir, qu’il soit celui du Prince ou celui de la République. C’est dans Le Prince que Machiavel a recours à l’image du lion et du renard pour illustrer ces deux facettes. À vrai dire dans la représentation du pouvoir, au Moyen-Âge et durant la Renaissance, la figure du lion est omniprésente : le lion, une patte posée sur un globe ou le chef ceint d’une couronne est partout, dans la sculpture, les écussons, les blasons insérés dans les murs des palais, les peintures allégoriques. Quand les blasons sont encadrés de deux animaux, le lion en est un élément presque nécessaire et son pendant est fréquemment une licorne ou un animal fantasmagorique. Le renard, en revanche, n’est que rarement représenté, comme si la force du roi des animaux était noble N. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, NRF Gallimard, Paris, 2004, I, 3
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tandis que la rouerie du renard serait indigne d’être sublimée par l’art. Il a fallu que L’École libre des Sciences Politiques fasse sien dans les années 30 le logo de son association sportive pour trouver une illustration de la force et de la ruse sur un écusson de vaste dimension. Rénové en 1988, l’écusson de SciencesPo a conservé les deux animaux, représentés toutefois dans une forme plus épurée et moderne. Le message est à vrai dire ambigu. S’agit-il de présenter l’école de formation des élites françaises comme celle qui les prépare à exercer la force et la ruse ? S’agit-il d’un ralliement sans condition à l’analyse machiavélienne/machiavélique ? Probablement pas. Mais si une image est censée transmettre un message, force est de dire qu’elle est susceptible de plusieurs lectures, pas nécessairement positives en dépit de l’ajout en 1988 d’un livre ouvert au centre du blason. En tout cas, le binôme de Machiavel bouleverse la dichotomie antique (le lion fort mais droit ; le renard fourbe et retors) et met les deux animaux, les deux faces du pouvoir sur pied d’égalité. Dans le Prince, Machiavel écrit : « Vous devez donc savoir qu’il y a deux manières de combattre, l’une par les lois, l’autre par la force. La première est le propre de l’homme, la seconde des bêtes. Mais comme, souvent la première ne suffit pas, il faut recourir à la seconde : de ce fait, il est nécessaire à un prince de savoir utiliser de la bête et de l’homme (…) il doit parmi celles-ci prendre le renard et le lion, car le lion ne sait pas se défendre des rets et le renard ne sait pas se défendre des loups ; il faut donc être renard pour connaître les rets et lion pour effrayer les loups :ceux qui se contentent de faire le lion n’y entendent pas 134». Ruse et force sont donc des éléments constitutifs de la vertu du Prince. Dans une étude fine et documentée de l’histoire de la stratégie, JeanVincent Holeindre montre bien la place centrale du couple, désormais définitivement associé, de la ruse et de la force, dans l’exercice du pouvoir. Par son analyse clinique des ressorts de la puissance et de son exercice, Machiavel se rattache à la fois à la tradition grecque de la Métis comme forme suprême de l’intelligence du pouvoir qui ne renonce pas à la force mais l’utilise de manière pensée, réfléchie, adaptée au moment et aux circonstances. Il ouvre la voie à la politique moderne, débarrassée du divin et indifférente à la morale, à tout le moins dans l’analyse. Cette ambivalence de l’exercice du pouvoir est identifiée de manière si aigüe, si pertinente dans l’analyse des ressorts de la politique que rien n’est venu démentir ce constat glacial. Certes de multiples exemples et
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N. Machiavel, Le prince, Folio, Gallimard, Paris, 2012, chap.18
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tentatives aussi généreuses qu’utopiques ont tenté de ramener en politique la générosité, la douceur, la bonté d’âme et l’idéalisme de principes moraux, éthiques ou religieux. Mais soyons aussi cliniques que Machiavel le fut en son temps : ce ne sont qu’exceptions fugaces ou interludes pour après-guerres sanglants. Gandhi peut bien demeurer un remarquable militant pacifiste tout comme Martin Luther King mais tous les deux sont assassinés et sont impuissants à éradiquer la violence. Lincoln ou Wilson ou Roosevelt peuvent bien se vouloir des hommes de paix et de principes, ils ne sont pas moins conduits à recourir à la force tout comme à la ruse. Certains, au contraire, sont sans illusions tant ils sont convaincus que l’homme est un loup pour l’homme et qu’il convient de s’imprégner des leçons du Prince. Tel Mitterrand, affublé du titre de « Florentin » ou Kissinger apôtre de la realpolitik au service d’un « renard » dissimulateur, Nixon. D’autres furent des machiavéliques au petit pied, tel Georges W. Bush dont le malheureux exécutant, Colin Powell, ne sut jamais dissimuler la mauvaise foi d’un militaire aux ordres dans le mensonge d’État sur les « armes de destruction massive ». Car aujourd’hui, la ruse n’est plus celle d’un homme, fût-il tout-puissant, mais celle de systèmes dont la raison d’être est d’induire en erreur, de tromper non seulement l’ennemi mais peut-être et surtout dans les démocraties, les opinions publiques. Les exemples sont innombrables en temps de guerre comme en temps de paix. Les Britanniques, et en particulier Winston Churchill, jouèrent merveilleusement de cette partition en faisant croire que le débarquement allié se ferait dans le Pas-de-Calais. Mais cette ruse célèbre ne fut que l’un des nombreux épisodes des multiples « intoxications » imaginées par les services secrets de Sa Majesté. Avant eux, Hitler avait épuisé toutes les armes de la ruse en envahissant la Pologne, en signant un pacte contre nature avec l’Union soviétique, en contournant la ligne Maginot et en envahissant la France par les Ardennes… Les Soviétiques ne furent pas en reste durant et après la guerre. Car en temps de paix, les mêmes moyens d’intoxication ne peuvent pas rester inemployés. Les services secrets risqueraient de se rouiller… Les guerres invisibles produisent peu d’effusions de sang et le recours à la force reste exceptionnel mais la composante « ruse » est démultipliée : « preuves » truquées comme dans le cas du Maccarthysme, espionnage systématique des ennemis comme des alliés, fausses informations, recherche des « faiblesses » intimes des dirigeants, « leurres » politiques telle que la « guerre des étoiles » lancée par Reagan pour épuiser les ressources soviétiques, bluff diplomatique à la Trump, etc.
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De nos jours, on assiste à une sorte de banalisation/diffusion de la légitimité du recours à la ruse comme arme du pauvre lorsque l’acteur politique est dépourvu de l’autre dimension, la force. Toutes les ruses, toutes les tromperies, fourberies et autres trahisons de la confiance deviennent légitimes avec l’excuse que cela reste l’unique moyen de défense ou d’action. Ce fut déjà le cas en matière militaire avec les guerres coloniales dans des conflits opposant une puissance occupante généralement suréquipée et armée et des mouvements nationalistes contraints à la clandestinité. Un pas de plus fut franchi avec les prises d’otages et les attentats qui atteignirent un sommet de ruse maléfique le 11 septembre 1999 à New York. Des kamikazes purent détruire le World Trade Center, faire des milliers de victimes en direct sur les télévisions du monde entier grâce à la ruse de militants islamistes qui avaient appris à piloter des avions comme d’innocents amateurs passionnés d’aviation… Plus tard, les mêmes mouvements, profitant de l’affaissement de l’État irakien et des troubles en Syrien, tentèrent de créer dans ce ventre mou de la puissance étatique un pseudo-État afin de recouvrer l’autre dimension manquante, celle de la force organisée sur un territoire. Pire encore, les nouvelles technologies offrent un levier nouveau et d’une puissance exponentielle pour le recours systématique à la ruse dans la gestion des conflits, à la fois internationaux et interpersonnels. Le recours à des hackers difficilement identifiables pour détruire ou violer des systèmes informatiques réputés inviolables se fait avec l’excuse du « bien » (Assange) ou de la guerre continuée par d’autres moyens (Corée du Nord, Russie mais aussi services occidentaux). Ce procédé est devenu monnaie courante tout autant que la diffusion des fake news qui servent à délégitimer ou détruire hommes et institutions. La ruse est partout et contribue à réduire à néant ce qui constitue pourtant l’essence des relations humaines et aussi la légitimité des régimes démocratiques : la confiance. Dans la conclusion de son étude mentionnée plus haut, Jean-Vincent Holeindre constate à propos du terrorisme contemporain : « Là réside sa ruse sur le plan stratégique : contourner les formes coutumières de la guerre, transgresser l’ordre militaire jusque-là dominant, pour toucher un ennemi qui est d’autant plus vulnérable qu’il se croyait intouchable135 ».
135 J. V. Holeindre, La ruse et la force, Une autre histoire de la stratégie, Perrin, Paris, 2017p.386
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10 – Enfermements et labyrinthes
Le mythe du Minotaure enfermé dans le labyrinthe construit par Dédale, le nom de l’architecte crétois devenu un nom commun, est l’un des plus extraordinaires, riches et complexes de l’ensemble pourtant foisonnant et luxuriant de la mythologie grecque. De ce fait, il n’a jamais cessé d’être activé et interprété au cours des âges, pratiquement sans interruption et ce jusqu’à nos jours. Le mythe, en effet, est au croisement d’autres récits où se mêlent des personnages aussi puissants ou célèbres que Zeus, Europe, Thésée, Dédale, Pasiphaé, Ariane, etc. pour ne citer que quelques noms parmi beaucoup d’autres. En effet comme tant d’autres mythes, mais sans doute plus que d’autres, les variantes et les méandres des récits relatifs à Minos sont innombrables. Robert Graves dans son magistral ouvrage sur les mythes grecs en précise les multiples variations et interprétations, parfois complémentaires, souvent contradictoires. On s’en tiendra donc essentiellement à ce qui a survécu et marqué les périodes postérieures et en particulier le mythe du labyrinthe et du Minotaure sans s’attarder sur les voies de traverse qui constituent un véritable labyrinthe textuel où il est difficile de s’y retrouver… sans un fil d’Ariane ! Zeus que sa mère avait mis à l’abri de son père Cronos après que celui-ci ait absorbé une pierre emmaillotée au lieu de l’enfant, est élevé en Crète. Plus tard, Zeus, établi sur l’Olympe, après avoir enlevé Europe en se transformant en taureau, traverse la mer et débarque en Crète où il s’unit à la jeune femme. Comme on le sait, le « ravissement » d’Europe est un mythe qui multiplie les ambiguïtés : séduction ou rapt, plaisir ou violence, force et ruse au profit d’aventures amoureuses. C’est en tout cas la première manifestation d’une union entre un dieu-taureau et une femme avant que métaphoriquement, elle ne devienne la source de nombreux épisodes fantasmagoriques. Après que Zeus eût abandonné Europe pour se dédier à d’autres activités divines ou amoureuses, celle-ci aurait épousé le roi de Crète Astérios et lui aurait donné trois fils : Minos, Rhadamanthe et Sarpédon. Une dispute serait survenue entre les 3 frères à propos de Miletos, un beau jeune homme issu des amours d’Ariane et Apollon dont ils se disputaient les faveurs… Celui-ci ayant exprimé une préférence pour
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Sarpédon, Miletos est chassé et part fonder en Asie mineure le royaume de Milet. Minos s’empare alors du trône et règne sur la Crète tout en multipliant les aventures amoureuses. Pour l’emporter sur ses frères, Minos invoque Poséidon, lui demande un signe éclatant : surgit alors un taureau superbe d’un blanc éclatant qui permet à Minos de déclarer que la divinité l’a exaucé. Il promet de sacrifier le taureau au dieu mais finalement y renonce : l’animal est trop magnifique. Minos sacrifie à sa place un autre taureau de ses troupeaux, ce que Poséidon ne lui pardonnera pas. Pour se venger, le dieu déclenche chez Pasiphaé, l’épouse du roi, un amour fou et contre-nature pour le taureau. À vrai dire, Minos comme Pasiphaé ont des amours assez libres. Minos ne résiste pas à séduire et Pasiphaé qui donna six enfants à Minos (dont Ariane et Phèdre) enfanta également des enfants nés de Zeus et d’Hermès…sans compter le Minotaure. Tout commence donc par une situation des plus scabreuses. Pasiphaé est follement éprise du taureau avec lequel elle s’accouple. De cette alliance improbable, naît un monstre effrayant et redoutable, mihomme, mi- taureau. Que faire de ce monstre, témoin vivant de l’accouplement monstrueux imposé par la vengeance du dieu ? Minos veut dissimuler la honte et l’horreur qui désormais pèsent sur toute la famille et sollicite Dédale, le brillant architecte d’Athènes banni pour avoir tué son apprenti Talos, jaloux qu’il était de son brio et de ses talents. Celui-ci conçut un palais étrange, si plein de pièces, de couloirs, de portes qu’il est presque impossible d’en trouver l’issue. Minos et Pasiphaé s’y réfugient et le monstre est enfermé dans la pièce centrale, la plus inaccessible. Un autre chapitre de la relation entre Minos et les Athéniens s’ouvre avec le mythe de Thésée. Après que Minos ait attaqué Athènes, coupable d’avoir tué son fils Androgée, il exige pour qu’Athènes ne soit pas détruite, une rançon : tous les 9 ans Athènes devra livrer 7 jeunes gens et 7 jeunes filles qui seront sacrifiés au Minotaure… Lors de la troisième consigne de chair fraîche au monstre, Thésée décide de se porter candidat avec la ferme intention d’en finir. Grâce à Ariane, la demi-sœur du monstre qui s’est éprise du bel homme, Thésée réussira à se mouvoir à l’intérieur du labyrinthe. Il suivra le fil rouge, viendra à bout du Minotaure et rentrera triomphant à Athènes dont il deviendra roi. Détail amusant : il s’est embarqué avec deux voiles, l’une blanche, l’autre noire pour qu’au retour il puisse informer la bonne nouvelle (blanche) ou mauvaise (noire). Un signal qui se perpétue jusqu’à nos jours au Vatican lors de l’élection du pape, si ce n’est que la fumée blanche indique « Habemus papam ! »
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Voilà donc un mythe riche de significations multiples mais nous nous contenterons de n’en retenir que deux aspects : le labyrinthe et le Minotaure. Le labyrinthe n’a cessé de hanter depuis plus de deux millénaires l’architecture, la peinture, la littérature et les arts en général, y compris l’art des jardins. C’est en quelque sorte la dimension extérieure qui s’impose à l’homme, le labyrinthe comme objet de fascination et de curiosité, d’inquiétude face à la difficulté à résoudre le problème de l’enfermement. Mais il y a aussi une dimension interne à l’être humain aux prises avec ses contradictions et ses propres enfermements. Comment les dépasser et les surmonter ? Le même dualisme interprétatif se présente avec le Minotaure : c’est à la fois le monstre menaçant qu’il faut combattre et en même temps la part maudite, animale, monstrueuse qui gît potentiellement dans les tréfonds de l’âme humaine. Là encore écrivains et artistes ne se sont pas privés d’exploiter ces ambivalences. La fascination du labyrinthe d’abord : elle est d’abord esthétique car l’entrelacs des lignes (généralement droites, parfois courbes) est en soi d’une grande beauté abstraite, tel que le dessin a été ultérieurement repris et reproduit dans de multiples contextes d’architecture civile, militaire, religieuse ou dans les arts décoratifs. Mais ces lignes sont en même temps un défi à l’esprit puisque le mystère de l’organisation et la complexité de la construction forcent l’esprit à s’interroger sur la stratégie ou les méthodes les meilleures pour « sortir du dédale », pour se libérer de l’enfermement. Il y a une dimension énigmatique, anxiogène, angoissante. Le labyrinthe est donc source de sentiments mêlés : plaisir de la contemplation, crainte de l’emprisonnement. C’est l’art des jardins qui a probablement le mieux exploité cette dualité. Le labyrinthe de verdure est une merveille de l’art topiaire qui concilie la confusion (l’enfer vert où tout est semblable) avec les digressions (fenêtres, aperçus imprévus, différences de hauteur des plantes). On s’y perd, on s’égaille, on se retrouve, on se fait peur, on ménage la surprise. Des jardins à l’italienne de la Renaissance maniériste (celui, circulaire, extraordinaire de Villa Pisani près de Venise inspira D’Annunzio dans son roman Il Fuoco, publié en 1900) jusqu’au labyrinthe de Versailles (créé sur la suggestion de Charles Perrault pour l’éducation du dauphin, agrémenté de 39 fables et des personnages les illustrant mais détruit ultérieurement), des « mazes » dont les Britanniques sont les grands experts (et pour lesquels ils ont créé toute une terminologie témoignant de l’étonnement: amaze, amazing etc.) aux frustes labyrinthes
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éphémères créés dans les champs pour l’amusement des enfants, l’architecture végétale du dédale n’a jamais disparu. Il en est de même d’ailleurs de sa représentation dans les arts décoratifs qui apprécient en particulier sa rigueur et son aspect géométrique. L’helléniste et savant richissime, Théodore Reinach en fit dessiner un dans sa somptueuse villa Kérylos, aujourd’hui propriété de l’Institut de France, sur la Côte d’Azur. Au musée de la Pilotta à Parme, on peut admirer notamment les cartons d’un projet de service de table fastueux à finalité diplomatique : une alliance matrimoniale espérée, planifiée mais qui ne prit jamais place entre les familles Farnèse et Barberini en 1639. Les dessins préalables reprennent la thématique du labyrinthe dans certains éléments de cette somptueuse vaisselle qui ne vit jamais le jour… Même constat en ce qui concerne l’architecture où on observe d’assez fréquentes reproductions de labyrinthes … dans des églises ! En effet, le mythe a été connu des clercs par l’étude des Métamorphoses d’Ovide et par les gloses diffusées dès le haut Moyen-Âge. On trouve ces représentations dans quelques églises italiennes du 11e et 12e siècle par exemple à Lucca sur un pilier ou encore à Ravenne mais les plus spectaculaires se trouvent sous forme de pavement dans les cathédrales de Chartres (12 m de diamètre) et sous forme d’octogone de dimension comparable à Amiens. Le service des monuments historiques a choisi le labyrinthe disparu de Reims comme logo de l’établissement (détruit en 1779 par les chanoines, on en connaît la dimension – un carré d’environ 10m – la structure et les illustrations). La chaîne historique entre Antiquité et Renaissance n’a pas été complètement rompue même si c’est à partir du XVIe siècle que le mythe retrouve son lustre antique. Le thème du labyrinthe est également privilégié par la littérature et notamment les plus grands écrivains. Albert Camus notamment dans son recueil de nouvelles « Noces », insère une nouvelle intitulée « Le Minotaure ou la halte d’Oran ». La ville, sa ville dont il dit « il faut d’autres déserts, d’autres lieux sans âme et sans recours. Oran est l’un de ceux-là 136». Et il ajoute : « Oran est un grand mur circulaire et jaune, recouvert d’un ciel dur. Au début, on erre dans le labyrinthe, on cherche la mer comme le signe d’Ariane. Mais on tourne en rond dans les rues fauves et oppressantes et, à la fin, le Minotaure dévore les Oranais : c’est l’ennui. Depuis longtemps, les Oranais n’errent plus. Ils ont accepté d’être mangés 137». Cette ville écrasée de pierre, de poussière et de 136 137
A. Camus, Noces, Folio, Gallimard, 1959, p.77 Ibid. P. 85-86
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chaleur distille l’ennui et on s’y perd en tournant en rond sans savoir bien pourquoi se poursuit cette déambulation. Peut-être le plaisir de s’y perdre, de se retrouver, de se perdre à nouveau comme Joyce dans Dublin qui, tel un Ulysse moderne, va d’écueil en écueil en poursuivant sa navigation aveugle et solitaire. Ou encore Borges qui, fort justement voyait en Venise, le labyrinthe incarné, Venise où, en hommage posthume, la Fondation Cini a construit un labyrinthe de verdure fait d‘arbrisseaux verts taillés courts dans l’ancien potager. Le Minotaure ici est bureaucratique : sa plantation en a été autorisée par les dictateurs de la conservation, les sovvritendenti alle Belle Arti qui ne l’ont accepté qu’à condition qu’il soit temporaire et destructible. La ville de pierre et d’eau ne tolère pas la verdure si ce n’est cachée ou temporaire… Un peu comme dans la demeure d’Astérion, une nouvelle de Borges : « Je méditais sur ma demeure, écrit-il. Toutes les parties de celle-ci sont répétées plusieurs fois. Chaque endroit est un autre endroit. Il n’y a pas un puits, une cour, un abreuvoir, une mangeoire ; les mangeoires, les abreuvoirs, les cours, les puits sont quatorze (sont en nombre infini). La demeure à l’échelle du monde, ou plutôt elle est le monde (…) Tous les neuf ans, neuf êtres humains pénètrent dans la maison pour que je les délivre de toute souffrance (…). Ils tombent l’un après l’autre, sans même que mes mains soient tachées de sang. (…) Mais je sais que l’un deux, au moment de mourir, annonça qu’un jour viendrait mon rédempteur (…) Le soleil du matin resplendissait sur l’épée de bronze, où il n’y avait déjà plus trace de sang. Le croiras-tu Ariane ? dit Thésée, le Minotaure s’est à peine défendu 138». L’écrivain Roger Caillois qui fut le traducteur de quelques nouvelles de Borges en 1953 proposa de les publier sous le titre « Labyrinthes » et 10 ans plus tard, en introduction à un recueil plus vaste, il s’explique sur le choix de ce titre qui éclaire bien le génie de Borges : « Le thème du labyrinthe n’y est pas toujours explicitement évoqué. En revanche, plusieurs autres contes du même recueil, que pourtant je n’ai pas cru devoir retenir se passent dans les labyrinthes réels, où s’égare cette fois le corps, non la pensée du héros. Au contraire, les présents récits placent dans des situations abstraites presque vertigineuses, des images à la fois antinomiques et interchangeables de la mort et de l’immortalité, de la barbarie et de la civilisation, du Tout et de la partie. (…) Ces couloirs qui bifurquent et qui ne mènent à rien qu’à des salles identiques aux premières et d’où rayonnent ces couleurs homologues, ces répétitions oiseuses, ces
138 J. L. Borges, La demeure d’Aspérion, in El Aleph, Nouvelles, Gallimard, Paris, 1962, p. 89-90
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duplications épuisantes enferment l’auteur dans un labyrinthe qu’il identifie volontiers avec l’Univers 139». Umberto Eco140 recourt lui aussi au thème du labyrinthe qui joue un rôle central dans l’accès à la fameuse bibliothèque d’ « Au nom de la Rose ». Il ne cache pas qu’il se situe dans la ligne de Borges tout en reprenant à Deleuze et Guattari le concept de rhizome pour l’appliquer au labyrinthe. Contrairement au labyrinthe classique où, quel que soit la difficulté du parcours, il n’y a qu’une unique issue, un centre où convergent toutes les voies possibles, le labyrinthe rhizomal, comme la plante, est polymorphe, aléatoire, changeant. La complexité y est donc encore plus grande et les chances de se perdre dans le labyrinthe, accrues. Eco ne s’est pas contenté de recourir à la métaphore comme tant d’autres. Il s’en est fait aussi le théoricien dans ses études de sémiologie. La fascination pour le labyrinthe n’a jamais cessé, Julio Cortázar, Italo Calvino141, Alain Robbe-Grillet y recourent de même que Lewis Carroll ou Charles Perrault dans son « Petit Poucet », les cailloux se substituant au fil d’Ariane pour retrouver son chemin. Ou encore Arrabal, André Suarès, Georges Bataille, Perec… Au milieu des années 30, des intellectuels et artistes fondent une revue du mouvement surréaliste « Le Minotaure » qui cherche à se dégager de la rationalité pour se mettre à l’écoute des pulsions premières, des élans dionysiaques, des arts primitifs, de la part d’animalité humaine. Les fondateurs et collaborateurs de la Revue sont à l’époque loin d’avoir acquis la célébrité pour la plupart mais ils font partie désormais du panthéon poétique, littéraire et artistique. Dans le creuset parisien bouillonnent les apports de tant d’étrangers attirés par l’effervescence parisienne de l’époque : Alberto Giacometti, Roberto Matta, Paul Delvaux, Salvador Dali, Tristan Tzara. André Breton, Max Ernst, Paul Éluard, Marcel Duchamp, Paul Éluard, Pablo Picasso y collaborent. Le titre de la revue est à lui seul un manifeste… Dans toutes ces illustrations littéraires le mythe est à la fois physique et intérieur. Les deux sont indissociables en réalité car si l’enfermement peut résulter d’une architecture conçue à cet effet pour susciter la peur et l’angoisse, ces émotions peuvent aussi être le fruit de l’imaginaire. R. Gallois, Préface in J-L Borges, La demeure d’Aptérion, op.cit., p. 8 Voir G. Lovito, Le mythe du labyrinthe revisité par Eco, Cahier d’études romanes, 27, 2013, pp. 345-357 ; Voir également U. Eco, De l’arbre au labyrinthe, études historiques sur le signe et l’interprétation, Grasset, Paris, 2007 141 I. Calvino, La sfida al labirinto, Saggi I, Mondadori, Milano, 1995 139 140
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Quel enfant n’a pas craint de se perdre dans la nuit, dans une forêt, dans une campagne sans point de repère ? Quel adulte n’a pas eu quelque effroi de ne pas retrouver son chemin dans une ville où rien ne « parle »: pas de signes de reconnaissance, pas d’indications compréhensibles parce qu’écrites dans une langue inconnue, pas d’êtres humains avec lesquels on puisse communiquer dans une langue commune, pas de sortie identifiable des mailles du filet invisible. Qui n’a pas ressenti cette émotion dans les ruelles sombres ou les passages mal éclairés des quartiers non touristiques de Venise l’hiver ? Pas âme qui vive, pas de passants pour quémander son chemin, pas de bars ouverts, une numérotation aussi folle que le mélange des chiffres d’un jeu de hasard. Venise est bien le labyrinthe par excellence. La technologie du présent et du futur semble avoir débarrassé les individus de ces préoccupations : Grâce au GPS, non seulement on ne se perd plus mais on est guidé par ce fil d’Ariane invisible vers la destination désirée. Grâce aux applications du genre CityMapper, on ne marche plus nez au vent à la recherche de l’inconnu, de l’imprévu, de la surprise. Les touristes, désormais, ne regardent plus la ville, les gens, la nature, n’espèrent plus le choc de l’inattendu, le plaisir du non programmé. Le nez sur le plan offert par leur portable, ils ne voient, n’entendent, ne perçoivent plus rien … Mais la certitude gagnée sur ce front n’enlève rien à l’incertitude sur les accidents de parcours et les mystères de la destination. En effet, les algorithmes qui conditionnent de plus en plus la vie quotidienne restent non seulement incompréhensibles à la majorité des gens mais, plus grave, les éléments qui ont servi à leur construction sont souvent tenus secrets. Alors qu’ils apparaissent comme des instruments neutres et impartiaux, ils ont en réalité plein de choix subjectifs cachés (voir par exemple la sélection des étudiants par les Universités) … Le problème reste donc entier : des labyrinthes apparemment disparaissent mais en font naître d’autres. Et de surcroît, tapi au fond du labyrinthe, demeure le Minotaure. Comme l’a puissamment souligné Marguerite Yourcenar, « Qui n’a pas son Minotaure ? » La représentation du Minotaure a varié beaucoup, des origines à l’époque contemporaine. Ovide, l’a imaginé mi-homme, mi-taureau et beaucoup d’artistes postérieurs ont repris cette représentation initiale. Toutefois, André Lapeyrie, dans son étude du « Mythe de Thésée pendant le Moyen-Âge latin142», souligne que la représentation du A. Lapeyrie, Le mythe de Thésée pendant le Moyen-âge latin (500-1150), Médiévales, 1997, pp. 119-133
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Minotaure à cette époque n’a pas toujours respecté les règles canoniques. Les illustrateurs du Moyen-Âge (on compte une soixantaine de représentations selon Penelope Reed Doole143) assimilent le Minotaure aux centaures et le représentent avec un buste d’homme et un corps de cheval. Dans les églises, il a pu prendre l’apparence d’un diable. Les artistes postérieurs ont répondu de la manière à la fois la plus subjective et suggestive. Quand Picasso se représente en Minotaure tantôt avec un regard lubrique, tantôt comme assouvi après un assaut sexuel, quand André Masson donne à voir la violence et le chaos de l’union entre Pasiphaé et le taureau, l’un comme l’autre révèlent crûment la violence et la noirceur qui peuvent surgir du tréfonds de l’âme humaine. Passions parfois civilisées, le plus souvent contrôlées mais qui, soudainement, peuvent exploser sans retenue : haines anonymes des réseaux sociaux ; ethnic cleansing, de la Yougoslavie au Burundi ; racisme ; viols individuels ou de groupes ; féminicides, incestes, la liste des horreurs est sans fin. Thésée a tué le Minotaure. De son sang en sont nés des milliers, des milliards d’autres, partout, sans fin… Georges Bataille et André Masson ont été les plus explicites sur la traduction en image de ces noires pulsions intérieures lorsqu’ils évoquent la création de la revue « Acéphale », un brûlot surréaliste, lancé en 1936. Bataille a sollicité Masson pour le dessin de couverture et s’en explique dans le premier numéro de la revue. Il évoque la signification de l’homme acéphale qui y figure : « Il n’est pas homme. Il n’est pas non plus un dieu. Il n’est pas moi, mais il est plus que moi : son ventre est le dédale dans lequel il s’est égaré lui-même, m’égare avec lui et dans lequel je me retrouve étant lui, c’est à dire, monstre 144». Bien plus tard, Masson sera un peu plus explicite mais la convergence de vues est totale. À la demande de Bataille de créer cet être acéphale, Masson explique « Je le vois tout de suite sans tête, comme il sied, mais où emporter cette encombrante et douteuse tête ? Irrésistiblement elle trouve sa place à l’endroit du sexe (en le masquant) avec une tête de mort. Mais que faire de ses bras ? Automatiquement, d’une main (la gauche), il brandit un poignard ; de l’autre il pétrit un cœur enflammé (ce cœur, non pas celui du crucifié mais celui de notre maître Dionysos). Cette tête (j’y reviens) chez les hommes se prolonge toujours dans le cœur et jusqu’aux génitoires, cœur et testicules, formes jumelles. Ils ne savent pas quel bon tour leur jouer ! Les pectoraux s’étoilent au gré de 143 P. Reed Doole, The idea of Labyrinth from Classical Antiquity Through the Middle-Âges, Cornell University Press, Ithaca and London, 1990. 144 G. Bataille, La conjuration sacrée, Acéphale, No 1, 1936
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ma fantaisie. Bien tout cela, mais que faire du ventre ? Qu’à cela ne tienne, il sera le réceptacle du Labyrinthe devenu d’ailleurs notre signe de ralliement 145». La fascination de Bataille et Masson pour le sexe, la mort, l’érotisme trouve son expression dans les cinq numéros de la revue publiés de 1936 à 1939 et restitue le climat de monstruosité – Bataille l’avouera lui-même- que le mythe du Dédale et du Minotaure suscite. Ce qui n’était que jeu intellectuel, esthétique à mi-chemin entre mysticisme et ésotérisme (en parallèle avait été fondée une société secrète constituée de quelques adeptes) se termine tragiquement en 1939 avec l’explosion de la plus vaste entreprise de mort que le monde n’ait jamais connue…
145 F. Will-Levaillant (éd.), André Masson, le rebelle du surréalisme, Hermann, Paris, 1976
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11 – Hydre et autres monstres…
L’hydre de Lerne fait partie du bestiaire fantastique que nous a légué la mythologie grecque avec tant d’autres créatures, toutes aussi invraisemblables que menaçantes… On s’étonne parfois de la crédulité des anciens Grecs et de l’irrationalité qui caractérise les créatures imaginaires au cœur des récits héroïques. On devrait toutefois adopter une attitude plus modeste si l’on songe que des créatures non moins inquiétantes ont vu le jour à l’époque moderne et ont été à la fois perçues comme crédibles et/ou redoutées par une large partie de la population, tels le « monstre du Gévaudan » ou plus récemment encore le Yéti, « l’abominable homme des neiges » ou le « monstre du Loch Ness » pour lesquels on organisa même des recherches pour tenter de le débusquer. Enfin le succès des « blockbusters » américains construits sur l’imaginaire et la fantaisie déchaînée souligne combien est fort l’attrait pour les créatures horribles, monstrueuses et menaçantes. Le frisson de peur, par le récit ou l’image, est recherché de tout temps. L’hydre de Lerne est célèbre d’abord parce qu’elle est la cible de l’un des travaux imposés à Hercule et que celui-ci fut et reste l’un des héros les plus populaires de la mythologie grecque. Depuis près de 3000 ans il reste l’incarnation de la force, d’une force indomptable et quasi-divine mise au service du bien commun : débarrasser la terre et les hommes des maux qui l’affligent. Ce « bon » qui élimine les créatures monstrueuses, par la simplicité même de son combat contre les bêtes malfaisantes, reste une figure éternellement disponible pour les artistes, les écrivains, les peintres comme les auteurs de bande dessinée. Le cinéma et ses artifices de plus en plus sophistiqués qui permettent un déluge de formes, de couleurs, de mouvements et d’accompagnement musical accroissent et démultiplient la possibilité de mettre en scène le « sauveur » qui affronte mille difficultés plus terribles les unes que les autres pour, finalement, l’emporter. La victoire du bien sur le mal est une trame narrative dont le succès est inépuisable. L’autre raison du succès ad infinitum de l’hydre résulte également du caractère particulièrement redoutable du monstre inventé par l’imagination des poètes anciens. On peut entrevoir l’effet des chants de l’aède sur un auditoire qui, sans doute, y croit sans y croire, mais qui est
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partagé entre la terreur qu’inspire le monstre et le bonheur de savoir que l’histoire se termine bien. L’hydre, une sorte de serpent colossal à 9 têtes (comme dans toute histoire épique, le nombre des têtes est variable, généralement 9 mais parfois jusqu’à 50 !) qui ont une caractéristique redoutable : les têtes repoussent à mesure qu’on les coupe. Tuer le monstre est difficile, voire impossible et ses tentacules monstrueux s’emparent des victimes qui auraient tenté cette entreprise folle. Bref une tâche titanesque qui constitue le second « travail » dans la « to do list » assignée à Hercule. En fait, l’hydre fait partie d’une famille dont chaque représentant se compare avantageusement dans l’horreur avec ses frères et sœurs et dont Hésiode dans sa Théogonie fait une description aussi fantastique que terrifiante: elle est la sœur d’Orthos (le chien bicéphale liquidé lui aussi par Hercule), de la Chimère « qui souffle le feu invincible », « lion par-devant, dragon par derrière, chevrette au milieu146 », de Cerbère, le chien d’Hadès, gardien des enfers et du lion de Némée, ce dernier ayant déjà été éliminé par Hercule dont c’était le premier « travail ». Plaisante famille…Hercule réussira à tuer l’hydre, la bête immonde, avec l’aide de son neveu : il coupe toutes les têtes avec sa serpe d’or et dans la foulée son neveu plonge un pieu enflammé dans la plaie, empêchant sa régénérescence. L’hydre est finalement éradiquée. Tous ces animaux fantastiques font partie du patrimoine monstrueux qui s’est transmis jusqu’à nous sous forme de représentations peintes ou sculptées et dont les noms singuliers sont devenus noms communs : le cerbère, l’hydre, la chimère sont devenus si familiers que souvent leur origine mythologique a été perdue de vue. Nous ne croyons plus à ces monstres mais nous avons intégré dans notre langage la nocivité qui leur était attribuée. De créatures imaginaires mais dotées de représentation, elles sont devenues concepts abstraits non moins porteurs de drames et malheurs. Pourtant, dans l’Antiquité, les travaux d’Hercule qui se prêtent si bien à l’illustration, sont le thème le plus fréquent des célèbres vases attiques à figure noire et ce succès « populaire » ne se démentira pas par la suite soit qu’Hercule en reste le héros principal, soit que des personnages christianisés reprennent la lutte éternelle du bien contre le mal, de l’ange contre la bête dont témoignent les milliers d’archanges et de Saint Georges de l’iconographie religieuse. Mais l’hydre, au-delà de son apparence première, a pris également une signification symbolique plus extensive. Elle est devenue synonyme de toute situation inextricable, menaçante dont on ne parvient pas à se 146
Hésiode, Théogonie, op.cit. p. 85
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débarrasser. Il faut la force d’un héros ou la mobilisation d’un groupe, d’un peuple pour couper toutes les têtes et en finir avec le tourment, le mal absolu. C’est en ce sens que Macron, après l’assassinat de plusieurs policiers par l’un de leurs collègues radicalisé à la Préfecture de Police de Paris en octobre 2019, a appelé tout le peuple français à se mobiliser contre « l’hydre islamiste ». On a parlé aussi de « l’hydre communiste » au temps de l’Union soviétique et de la guerre froide. Au début du siècle l’antisémitisme antidreyfusard virulent eut recours à la référence mythologique et donna lieu à la publication d’affiches ignominieuses dans une série qualifiée de « Musée des horreurs ». Le capitaine Dreyfus, injustement soupçonné et condamné, y était caricaturé en hydre, incarnation de la menace juive multiforme invoquée par les antisémites, dans une propagande d’une violence inouïe. Heureusement, le mythe du second travail d’Hercule a donné lieu à des illustrations de meilleur goût, de Cranach à Gustave Moreau en passant par Guido Reni ou Zurbaran. Mais le plus beau tableau de cette galerie de monstres à 9 têtes reste sans doute le chef d’œuvre d’Antonio del Pollaiolo que l’on peut admirer au musée des Offices à Florence. La beauté du dessin, la qualité de la composition, la richesse des coloris rendraient la bête presque séduisante !
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12 – Hubris
Le mot grec a acquis une célébrité tardive en France sous l’influence de Bourdieu qui en a fait un usage polémique. Originairement, le terme est lié à un faisceau de signifiés qui tentent de cerner la complexité du phénomène : démesure, outrance, orgueil, arrogance. Hubris désigne une sorte de précipité psychologique dont un seul terme peine à donner la pleine signification. Partons d’abord des situations mythologiques dont Hésiode ou Homère rendent compte pour tenter d’en cerner la signification. Dans sa Théogonie, Hésiode relate les quatre phases qu’a traversée l’humanité et qui toutes se caractérisent par une succession de dégradations du sort des humains. Le premier stade, l’âge d’or, est une période de paix, de bonheur, de jouissance qui fait des hommes des quasi-dieux. Lui succèdent l’âge d’argent, l’âge d’airain et enfin l’âge de fer, celle que vit Hésiode, caractérisée par le malheur, la souffrance et la mort. À chaque étape, ce sont les humains qui ont été responsables de la dégradation de leur sort. La cause d’une telle déchéance ? La démesure. Les hommes se veulent les égaux des dieux, ils font preuve d’orgueil et d’arrogance et par là même portent outrage à la divinité. Car comme le souligne Platon, « Pour nous, la divinité doit être la mesure de toutes choses, au degré suprême, et beaucoup plus, je pense, que ne l’est, prétend-on, l’homme 147». Et Platon d’insister dans son Gorgias « Considère par exemple les peintres, les architectes, les constructeurs de navire et tous les autres artisans, tu verras avec quel ordre rigoureux chacun dispose les divers éléments de son œuvre les forçant à s’ajuster harmonieusement les uns aux autres, jusqu’à ce qu’enfin tout l’ensemble se tienne et s’ordonne avec beauté148 ». C’est pourquoi la géométrie occupe une place tellement importante dans sa pensée en tant que discipline de la mesure qui dépasse la relativité des opinions et qu’il se montre critique à l’égard des mythes car il se refuse à cautionner les modèles qu’ils proposent, le plus souvent expression de la démesure et réfractaires à la notion d’ordre
Platon, Lois, IV, 715-716b Platon, Gorgias, trad., notices et notes par É. Chambry, GF Flammarion, 2016, LIX, 503e-504a, p.255 147 148
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L’idée de mesure est fondamentale dans la pensée grecque. Le concept est d’abord technique et sert d’instrument de référence par exemple en matière architecturale, d’unité de base, dont le Romain Vitruve puis Alberti, durant le Rinascimento, jusqu’à Le Corbusier et son nombre d’or feront un principe d’équilibre et d’harmonie. Les révolutionnaires français y auront recours en faisant du « metrion/mètre » l’unité de mesure de la distance. Mais la valeur intrinsèque qui lui est attribuée en tant qu’unité s’accompagne de valeurs esthétiques (le beau est produit par le respect et la bonne application de la norme), morales ou éthiques. L’homme civilisé, l’homme grec se caractérise par la mesure, une sorte de modération du comportement, des passions, des sentiments, voire même de l’aspect physique. Le temple d’Apollon porte deux inscriptions : « Connais-toi toi-même » et « Rien de trop ». Tout un programme existentiel. La beauté du corps comme de l’âme est fixée par le canon de l’équilibre et de la mesure. Un être humain est « beau » si son visage est régulier, si son nez (le fameux nez grec !) n’est ni aquilin, ni excessif, ni torve, si son corps travaillé à la palestre, ne donne pas dans l’excès. Apollon en est en quelque sorte la représentation idéale. Il est beau également sur le plan moral s’il applique la mesure en toutes choses, s’il ne sombre pas dans l’hubris. Homère fait souvent référence à cette démesure pour souligner la folie incontrôlée des hommes et, au premier chef, des héros. Dès l’ouverture de l’Iliade, il met en scène deux chefs saisis par l’hubris, Agamemnon et Achille qui s’opposent en se traitant de noms d’oiseaux. Nul ne veut accepter les injonctions de l’autre et l’excès des injures réciproques est tel qu’Athéna elle-même intervient pour calmer les ardeurs du Péléide et l’empêcher de dégainer son glaive. C’est cette même démesure qui en réalité sous-tend toute la trame de l’Iliade. L’action y est conditionnée par l’attitude d’Achille qui s’est retiré sous sa tente et refuse de combattre quitte à permettre la victoire des Troyens. Il faudra la mort de son ami Patrocle pour qu’il rejoigne à nouveau les rangs mais l’hubris le saisit de nouveau après qu’il ait tué Hector. Refusant le respect dû aux morts, Achille attache le cadavre à son char et, crime odieux, le traîne autour des murailles de Troie. Ce mépris, qu’il soit à l’égard des vivants ou des morts est un élément clef de l’hubris. L’outrage gratuit, sans nécessité, l’indifférence à la souffrance du plus faible sont un élément de la démesure. Aristote en fait une composante essentielle de l’hubris qui, écrit-il « consiste en des actes ou des paroles qui suscitent la honte de la victime, sans autre but que celui-ci et par plaisir (…). La cause du plaisir chez ceux qui outragent est la pensée qu’ils affirment leur supériorité par leurs
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mauvais traitements. C’est pourquoi les jeunes et les riches sont enclins à l’outrage : ils croient être supérieurs en outrageant 149». Homère nous offre aussi d’autres illustrations d’hubris, en particulier dans l’Odyssée. Il y narre la faute impardonnable des compagnons d’Ulysse qui, pris d’hubris lors de leur étape égyptienne, abandonnent leurs bateaux sans garde pour aller piller les récoltes et ravir les femmes150. Cette même hubris saisit Ulysse lui-même lorsqu’il fuit l’île des Cyclopes et qu’il ne résiste pas à provoquer Polyphème. Au risque d’être occis avec ses marins par le jet d’un énorme rocher qui manque d’atteindre le navire et provoque un énorme tsunami… Ou encore l’hubris des prétendants qui s’installent sans vergogne dans le palais d’Ulysse, courtisent sa femme et font des banquets en puisant dans ses victuailles et ses réserves de vin. Enfin, Ulysse, à nouveau, fait preuve d’hubris en n’épargnant ni les prétendants ni les servantes qui se sont mises à leur côté. Homère le présente comme un sauvage ivre de vengeance et de sang : « Il était tout souillé de poussière et de sang. On eut dit un lion qui vient de dévorer quelque bœuf à l’enclos : son poitrail et ses deux bajoues ensanglantées en font une épouvante. Des pieds au haut des bras, c’est ainsi que le corps d’Ulysse était souillé151 ». L’hubris est si peu conforme aux normes qui régissent les rapports entre les dieux et les hommes que c’est une tare que l’on attribue souvent aux héros ou aux non-Grecs qui ne font pas de la mesure la boussole de leurs comportements. Chaque fois qu’Ulysse approche d’une escale inconnue, il s’interroge sur quel pourrait bien être la peuplade barbare qui va l’accueillir. Par exemple dans le chant VI, sur le point d’aborder chez les Phéaciens, il s’exclame « Malheur sur moi ! Quels sont les mortels dont j’aborde le pays ? Est-ce que ce sont des êtres de démesure, sauvages et ignorants de la justice, ou bien sont-ils respectueux de l’hospitalité et leur esprit vénère-t-il les dieux ? 152». Même réaction de Ménélas dans l’Iliade qui traite les Troyens « d’hommes de l’hubris », eux qui n’ont pas hésité, au mépris de toutes les règles, à enlever Hélène son épouse153. Homère n’est pas le seul à stigmatiser l’hubris. Mais comme le souligne Sébastien Bassu154, il y a une certaine ambivalence dans le regard que portent poètes, dramaturges ou philosophes sur cette attitude arrogante Aristote, Rhétorique, 1378b, 23-29 Homère, Odyssée, op.cit., XIV, 262 151 Ibid., XXII, 401-406 152 Homère, Odyssée, VI, 120 153 Homère, Iliade, XIII, 633 154 S. Bassu, La critique platonicienne de la poésie, de la tragédie et de la sophistique in S. Alexandre et E. Rogan (dir.), Avoir plus : une figure de l’excès, Zetesis, Actes des colloques de l’association, No 3, 2013 149 150
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qui mêle orgueil, narcissisme, violence gratuite et mépris de la victime. L’hubris se définit « en soi » mais aussi à travers le regard de celui qui en est la victime, qui la subit. Certes l’hubris est condamnée comme un outrage aux dieux mais en même temps, la démesure du héros, que ce soit celle d’Œdipe, d’Icare ou de Prométhée est la condition de réalisation d’un nouvel ordre résultant de la violation de l’ordre antérieur. Prométhée est la figure exemplaire de cette hubris qui viole la règle régissant les rapports entre les dieux et les hommes mais qui en même temps change radicalement la donne. Certes le malheureux est condamné pour avoir volé une parcelle de divinité en dérobant le feu jupitérien et en l’offrant aux hommes. Attaché, ligoté par Zeus qui ne lui pardonne pas ce forfait, il sera condamné à ce que son foie soit dévoré sans cesse par des oiseaux de proie. Le crime est insupportable au maître de l’Olympe et Prométhée en se croyant l’égal des dieux a fait preuve de démesure, d’hubris. Mais à compter de ce moment l’espèce humaine commence un nouveau parcours qui lui permet de passer de l’obscurité à la lumière, du cru au cuit, de la sauvagerie à la civilisation. Un nouveau monde, un nouvel ordre sont nés, fruit de la démesure d’un mortel. Au fond, l’hubris exprime d’abord un rapport de pouvoir, de domination et ne se manifeste jamais davantage que dans le gouvernement des hommes et la volonté des chefs d’exercer leur pouvoir sans partage et sans limites. La première législation connue sanctionnant l’Hubris est la loi de Solon punissant le crime d’Hubris155. Toutefois, la connaissance très fragmentaire de ces dispositions à la fois morales et juridiques n’a pas permis d’en donner une interprétation univoque. Alors que certains en donnent une lecture large qui protège tout l’oikos des débordements de violence du maître, femmes, enfants et même esclaves, d’autres, tel Murray, en offrent une portée beaucoup plus restreinte la cantonnant à ce qu’il qualifie de « drunken violence in the context of symposium156 ». L’histoire déborde d’exemples de cette hubris qui saisit les détenteurs du pouvoir qu’il soit domestique ou politique. C’est Alcibiade, à Athènes condamné pour avoir insulté les dieux en parodiant les mystères d’Éleusis, c’est César souhaitant se faire déifier, Néron sombrant dans une folie meurtrière. Sophocle le rappelle dans « Oedipus Tirannus : « La démesure enfante le tyran 157». Une des plus belles analyses de cette H. van Wees, The Law of Hubris and Solon’s Reform of Justice, University College, London, Pdf Internet; S. Dmitriev, The Protection of Slaves in the Athenian Law against Hubris, Phoenix, vol.70, No1/2, 2016, pp. 64-76 156 O. Murray, The Solonian Law of Hubris, Nomos, 1990, pp. 139-146 157 Sophocle, Œdipe roi, vers 872 155
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démesure qui caractérise la dictature fut offerte par le Général de Gaulle dans son célèbre discours de Bayeux en 1946 : « Qu’est la dictature, sinon une grande aventure ? (…) C’est le destin de la dictature d’exagérer ses entreprises (…) La nation devient une machine à laquelle le maître imprime une accélération effrénée. Qu’il s’agisse de desseins intérieurs ou extérieurs, les buts, les risques, les efforts dépassent peu à peu toute mesure. (…) À la fin, le ressort se brise. L’édifice grandiose s’écroule dans le malheur et dans le sang. La nation se trouve rompue, plus bas qu’elle n’était avant que l’aventure commençât 158». C’est ce qu’Hannah Arendt soulignera avec force dans « La condition de l’homme moderne159» en montrant que l’hubris du monde moderne est liée au mouvement continu qui trouve sa légitimité en lui-même, indépendamment de son sens et sans aucune limite. La terreur est l’aboutissement ultime de ce processus, elle est « la réalisation du mouvement ». Jean-François Mattei dans son étude sur « Le sens de la démesure », commente : « Si les processus sociaux, politiques, économiques, financiers, mais aussi scientifiques, techniques et finalement vitaux, commandent l’entière existence des hommes dans un développement sans fin, alors aucune limite morale ni aucune mesure politique ne peuvent régir les contenus de ces changements qui se déroulent en dehors de la volonté humaine. Tout processus, entendu comme un mouvement autonome et continu se montre étranger à une mesure qui le limiterait de l’extérieur pour juger de sa légitimité160 ». Aucun moment du développement de l’humanité n’a échappé à cette folie de la démesure et les livres d’histoire sont pleins de ces excès dont les manifestations sont multiples, politiques et militaires le plus souvent, parfois économiques ou scientifiques, morales ou éthiques, culturelles ou artistiques. Qui n’a en mémoire la folie, l’impudence et l’outrecuidante criminelle d’un Cesare Borgia? D’un Pol Pot anéantissant tout un peuple, d’un Staline, d’un Mao-Tsé-toung, d’un Hitler161 dont les crimes atteignent des sommets ? D’un « docteur » Mengelé utilisant les êtres humains pour les recherches « scientifiques » les plus abominables ? Et au niveau des hommes ordinaires, des « serial killers », des violeurs en série, des pédophiles prédateurs ? D’autres se lancent dans des entreprises architecturales ou artistiques non moins excessives, que ce soit au nom d’une divinité, d’une idéologie ou de leur Ch. De Gaulle, Discours de Bayeux, 16 juin 1946 H Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1958 160 JF. Mattéi, Le sens de la démesure, Editions Sulliver, Paris, 2009 161 Le premier volume de la biographie d’Hitler par Ian Kershaw s’intitule : Hitler -1889-1936: Hubris 158 159
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célébration narcissique : beaucoup de civilisations n’ont laissé de traces que dans les hommages aux dieux (au bénéfice de la classe des prêtres) et/ou dans les préparatifs pour l’éternité. Temples khmers ou aztèques, pyramides et tombes égyptiennes, temples et palais indiens englobent la quasi-totalité de l’expression artistique au service d’une caste ou d’un prince et absorbent la majeure partie des ressources disponibles. En Occident, cette tradition ne s’est que lentement estompée. Il faut attendre des siècles pour que nous soient transmises des architectures qui ne soient pas religieuses, militaires ou princières. Et même après la naissance des bourgeoisies et de la classe des artisans/artistes, la démesure reste dominante. En Espagne où l’or dérobé aux Indiens d’Amérique vient décorer les églises jusqu’à l’écœurement. En Italie, où la construction de St Pierre donnera lieu au scandale des indulgences. En France où Louis XIV se lancera à Versailles dans une entreprise faramineuse, ruineuse pour le royaume et mortelle pour des dizaines de milliers de travailleurs d’un chantier infini. La démesure y est éclatante. La construction sur des plans qui changent selon l’humeur du monarque s’étale sur plusieurs décennies. Et au début du XXIe siècle, on évoque le nouveau « Versailles » de Poutine dénoncé par son opposant Navalny… On ne sait évidemment pas grand-chose du coût humain de la construction de la muraille de Chine, des pyramides ou des cathédrales gothiques si hautes, si ambitieuses qu’il fallut faire preuve d’inventivité pour éviter qu’elles ne s’écroulent. Quoi de plus symbolique de l’hubris architecturale que la tour de Babel que les hommes veulent construire pour atteindre le ciel ? Ou que la plus haute tour de Dubaï (et du monde), Burdj Khalifa qui s’élève à 828 mètres d’altitude ? Ou que la destruction des Twin Towers inspirée par la haine d’un Bin Laden, cherchant à détruire le symbole de la démesure américaine ? Tous ces exemples soulignent l’ambivalence de l’hubris, à la fois expression détestable des passions humaines dans leur forme la plus excessive et point de départ éventuel pour un nouvel ordre économique, politique, social ou artistique. Il y a un moment où l’excès sécrète son contraire et appelle de nouveaux comportements : révolte, révolution, risorgimento, retour aux sources, austérité, pureté, simplicité, modération deviennent les mots d’un nouveau vocabulaire appelé à contrer la situation et les choix antérieurs. Les solutions choisies peuvent d’ailleurs être contradictoires : la révolte contre les comportements de l’Église romaine débouchera sur une double et contrastée révolution : dépouillée et iconoclaste au sein de la Réforme, expressive, colorée et débordante d’hommages aux formes du divin dans la Contre-Réforme
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impulsée par le Concile de Trente. L’ambivalence se retrouve aussi dans l’opposition qu’établit Nietzsche entre Apollon qui représente la limite, la mesure, la beauté harmonieuse et équilibrée et Dionysos, le dieu de l’excès, de l’ivresse, du devenir, de la beauté sauvage. Camus le rappelle lui aussi en soulignant que « les Grecs n’ont jamais dit que la limite ne pouvait être franchie. Ils ont dit qu’elle existait et que celui-là était frappé sans merci qui osait la dépasser. Rien dans l’histoire d’aujourd’hui ne peut les contredire 162» Mais plus que toute autre période toutefois, le XXe siècle est celui de la démesure. Nulle époque n’aura produit à si grande échelle dictatures, terreur despotique, élimination d’êtres humains grâce à l’apport de la technique et d’armes sophistiquées. La Shoah en est l’expression la plus abominable. Au lendemain de la guerre mondiale, Camus dans « L’homme révolté » mais aussi dans de nombreux essais (notamment ceux rassemblés sous le titre « L’été ») n’aura pas de mots assez durs pour fustiger l’hubris, la démesure de l’Europe, « la longue confrontation entre la mesure et la démesure qui anime l’histoire de l’Occident depuis le monde antique 163». Le pessimisme et la critique rageuse de Camus s’expriment notamment dans un très bref essai « L’exil d’Hélène » où il confronte la Grèce antique et l’Europe d’après 1945 : « La pensée grecque, écrit-il, s’est toujours retranchée sur l’idée de limite. Elle n’a rien poussé à bout, ni le sacré, ni la raison. Elle a fait la part de tout, équilibrant l’ombre par la lumière. Notre Europe au contraire, lancée à la conquête de la totalité est fille de la démesure (…) Nous avons conquis à notre tour, déplacé les bornes, maîtrisé le ciel et la terre. Notre raison a fait le vide. Enfin seuls, nous achevons notre empire sur un désert164 » . Dans un registre moins dramatique, le concept d’hubris est parfois utilisé pour analyser l’excès de confiance en soi qu’un acteur économique, social ou politique manifeste dans ses actions quitte à en payer le prix du fait des réactions négatives de l’environnement ou de l’échec qui vient sanctionner cette arrogance. Dans ses récents Mémoires, Barack Obama qui analyse sa candidature puis son mandat à la tête des États-Unis en une savante et longue introspection, raconte comment il a rêvé d’entreprendre une mission titanesque pour ne pas dire impossible, réconcilier les deux parties séparées, la blanche et la
A. Camus, L’exil d’Hélène, Folio, Gallimard, 1948, p.138 A. Camus, L’homme révolté, Gallimard, Paris, 1965, p. 420 164 A. Camus, L’exil d’Hélène, op.cit, p. 133-138 162 163
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noire, qui segmentent la société américaine. Il constate: « For me to believe that I could bridge those worlds had been pure hubris »165. Comme on l’a rappelé initialement, le concept d’hubris est devenu à la mode dans les sciences sociales à partir des années 70 grâce à Pierre Bourdieu qui en a fait un nouvel usage dans ses analyses du rôle de l’intellectuel au sein des sociétés contemporaines. En fait, Bourdieu en a fait surtout un instrument de jugement polémique de l’œuvre et de la place de Sartre en tant qu’intellectuel total, transformant du même coup le terme et l’idée en mode accusatoire et jugement sans appel. Au philosophe de l’existentialisme et au critique littéraire de Flaubert, Bourdieu assène une condamnation radicale : « Il possède, écrit-il, non seulement l’illusion de la toute-puissance de la pensée, mais aussi l’ambition d’une domination sans partage. La réalisation de ce désir d’omnipotence et d’ubiquité qui définit l’intellectuel total, capable de triompher dans toutes les guerres, ne peut que favoriser l’épanouissement de l’hubris du penseur absolu sans autres limites que celles que sa liberté s’assigne librement à elle-même 166»… À quoi répond en défense, la riposte cinglante d’Helge Vidar Holm : « L’hubris du penseur absolu » et cette « illusion de la toute-puissance d’une pensée capable d’être à elle-même son seul fondement » constituent (…) un solide boomerang rhétorique lancé par Pierre Bourdieu vers son ancien maître, Jean-Paul Sartre. Pourtant, comme la cible est manquée, le boomerang revient en retour vers son émetteur en pleine hubris intellectuelle 167». Petits règlements de comptes entre amis ou l’hubris en pratique ! Les Italiens, avec moins d’emphase et plus d’humour ont inventé un mot ad hoc « il tuttologo » …
165 Barack Obama, A Promised Land, Crown, Random House, New York, 2020, p. 141 166 P. Bourdieu, Sartre, London Review of Books, II, 22,1980,P.11-12 167 H. V. Holm, La lecture bourdivine de l’Idiot de la famille de Sartre, 2015 (publication électronique)
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13 – Jupitérien
Si l’on veut saisir d’un simple coup d’œil le sens du terme jupitérien dans les représentations collectives françaises, le mieux est de se rendre au musée d’Aix-en-Provence et d’y admirer le tableau d’Ingres « Zeus et Thétis ». On y voit la déesse, épouse de Pélée, un mortel, venue implorer Zeus en faveur de son fils, Achille. Thétis est demi-nue, ses voiles sont tombés mais retenus aux hanches car elle est à genoux dans l’attitude traditionnelle des suppliantes : d’un bras elle enserre les genoux du dieu, de l’autre elle lui saisit le menton, le visage est tourné vers l’auguste maître de l’Olympe. Lui est assis sur un trône parmi les nuages. Le port de tête est rendu encore plus majesteux par les épais cheveux et la barbe sombre qui met en valeur la majesté du visage et la blancheur du corps, nu jusqu’à la taille. De la main droite il tient une lance tandis que le bras gauche prend négligemment appui sur un nuage. À sa gauche, son aigle observe la scène. Le dieu des dieux ne laisse rien transparaître, il est insaisissable. Pas un regard pour la solliciteuse, pourtant déesse. Les yeux semblent scruter le lointain, sont au-dessus de la mêlée. Zeus/Jupiter est impassible, semble indifférent à la douleur et aux craintes d’une mère en émoi, une femme dont il avait été amoureux mais à qui il avait renoncé pour ne pas exacerber son contentieux avec son épouse Héra. Un seul adjectif convient pour rendre compte de la scène : jupitérien puisque le nom grec n’a pas créé d’adjectif en français. C’est en tout cas ainsi que l’imaginaire collectif, à travers Ingres, peut se représenter le dieu de l’Olympe et par extension les détenteurs du pouvoir. Pas étonnant par conséquent que le mot ait connu un succès de presse après qu’Emmanuel Macron ait déclaré au magazine « Challenges » en octobre 2016 en parlant de François Hollande : « Il ne croit pas au style jupitérien …Pour ma part, je ne crois pas au Président normal ». L’encre était à peine sèche qu’un déluge de commentaires, de risées, de parodies ont explosé dans les médias écrits et radiotélévisés. La satire et les réseaux sociaux s’en donnèrent à cœur joie et les adversaires politiques s’engouffrèrent dans la brèche en dénonçant la propension du jeune ancien ministre - dont on soupçonnait les ambitions politiques – à préférer la majesté, la dimension monarchique et l’autoritarisme potentiel des institutions dans l’exercice du pouvoir.
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À vrai dire, la « surprise » et l’étonnement devant l’usage de ce qualificatif étaient encore plus surprenants pour les analystes de la Ve République. Pour eux, l’étonnant était de s’étonner d’un qualificatif qui faisait l’objet d’un large consensus soit dans sa forme mythologique (Jupiter, Pouvoir jupitérien) soit dans des formes plus proches de la tradition politique française (monarque républicain). Les pères de la Constitution, à commencer par Michel Debré, avaient explicitement souhaité créer une « monarchie républicaine » et Maurice Duverger, le « pape » de la science politique française, avait repris dans l’analyse ce que les auteurs de la Constitution avaient rêvé de créer. Pour lui, pas de doutes, la Ve République était bien un régime dont l’organisation du pouvoir réalisait la synthèse entre l’héritage monarchique et la tradition républicaine et parfois jusqu’à la caricature et l’excès. Qui ne se souvient de l’extraordinaire conférence de presse du général de Gaulle le 31 janvier 1964 ? Dans une réponse théoriquement improvisée à la question d’un journaliste, de Gaulle, le 31 janvier 1964, élabore dans son style inimitable et une rhétorique ciselée une théorie du rôle du chef de l’État qui laissa les politiques et les constitutionnalistes pantois. En effet, prise à la lettre, la définition que donne de Gaulle de la fonction présidentielle pourrait aller comme un gant à quelque dictateur ou leader d’un système autoritaire. Qu’on en juge : S’il doit être entendu, déclare-t-il, « que l’autorité indivisible de l’État est déléguée tout entière au Président par le peuple qu’il l’a élu, et qu’il n’y en a aucune autre, ni ministérielle, ni civile, ni militaire, ni judiciaire qui ne puisse être conférée ou maintenue autrement que par lui ; et qu’il lui appartient d’ajuster le domaine suprême qui lui est propre avec ceux dans lesquels il délègue l’action à d’autres, il serait foncièrement mauvais que dans les temps ordinaires, la fonction et le champ d’action du Président de la République soient confondus avec ceux du Premier ministre ». Difficile de concevoir une définition moins monarchique ou jupitérienne… Le consensus des analystes de la Ve République était pratiquement sans faille même si beaucoup pensèrent que le style insufflé par le fondateur de la Ve République ne lui survivrait pas. Erreur d’analyse puisque les successeurs, chacun dans son style, tentèrent tous de chausser les bottes du géant, y compris son critique le plus féroce, François Mitterrand. Lui qui avait dénoncé en 1962 le « coup d’État permanent » s’empressa rapidement et benoîtement, une fois élu, de déclarer que ces institutions n’avaient pas été faites pour lui mais qu’elles lui allaient bien. Et il fut, plus que de Gaulle encore sans doute, jupitérien dans ses choix, dans ses comportements et dans son style. Les Français, toujours rétifs à l’égard du pouvoir prirent la chose à contre-pied et donnèrent au
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Jupiter du moment le surnom de « Tonton ». Un qualificatif pour le moins dénué de majesté, comme si les citoyens, grattant le vernis d’emphase, de solennité et de dignité compassée, prenaient plaisir à souligner que tout puissant, si lointain fût-il, il était fait de la même pâte humaine que le vulgum pecus...Même François Hollande qui s’était malencontreusement défini comme « un Président normal » dut affronter des situations qui n’avaient rien d’ordinaire et l’obligèrent à retrouver occasionnellement le logiciel du présidentialisme façon Vème République. Le caractère « jupitérien » de la présidence ne faisait aucun doute. Dans un bref ouvrage sur « Le système politique français » dont la première édition datait de 1991, j’avais moi-même utilisé le terme dans un chapitre intitulé « Jupiter tonnant et les écrouelles » pour souligner à la fois la puissance de la fonction en même temps que sa dimension « apaisante » héritée de la tradition attribuant au monarque la capacité de guérir les écrouelles. Le monarque, à la fois tonnant et thaumaturge… Et lorsqu’Emmanuel Macron mit en scène son entrée de nouvel élu au soir du second tour des élections présidentielles de 2017, il y avait bien tout l’attirail jupitérien disponible : Le Louvre, palais de la monarchie depuis les temps les plus lointains, la pyramide, symbole mythique depuis l’Égypte des pharaons, la nuit mystérieuse trouée d’une seule lumière auréolant « l’oint du peuple » dans sa marche vers le podium, trône d’où il parlerait à ses électeurs… Un détail toutefois gâchait la scénographie jupitérienne. Le jeune Président avait des chaussures neuves dont les semelles blanches, à chaque pas, contrastaient avec l’obscurité ambiante. On ne voyait plus Jupiter, on était fasciné par la petite seconde de lumière blanchâtre que chaque pas renvoyait aux téléspectateurs. Un autre personnage venait à l’esprit, l’inénarrable Charlot et ses démêlés avec ses semelles, usées jusqu’à la corde, elles, mais sources d’une dérision sans fin. Cette scène qui souligne qu’à côté des points de force subsiste toujours quelque faille est au fond assez conforme à l’image « vraie » que donne le mythe jupitérien du monde antique. Certes Zeus/Jupiter est toutpuissant, mais il a aussi ses limites à la fois comme souverain de l’univers et, plus prosaïquement comme père et époux. Le paradoxe en effet est que le Président de la Vème est beaucoup plus « jupitérien » que le Zeus de l’Olympe ! En effet même si Zeus/Jupiter est le roi des dieux, le plus puissant, celui qui trône au milieu des nuages lointains, son pouvoir est borné par toutes sortes de contrepoids, de checks and balances diraient les constitutionnalistes
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américains. Il y a d’abord ces forces cosmiques invisibles et mystérieuses que les dieux, y compris le dieu des dieux, sont incapables de maîtriser : le destin, le « fatum » latin dont nous avons fait la fatalité, ce mystère dont nous sentons le poids tout au long de nos vies et que nous sommes incapables de maîtriser. « La force du destin » chante Verdi en reprenant l’héritage antique. L’exemple le plus terrible de cette dépendance au destin nous est donné dans le chant XVI de l’Illiade qui met en scène la mort de Sarpédon « qu’entre tous je préfère » avoue Zeus qui a eu ce fils de sa liaison avec Laodamie. Son destin est scellé, il doit mourir devant Troie et Zeus le sait. Il est tenté de le faire échapper à la mort en le « transportant » en Lycie, la terre que son fils gouverne. Héra, l’épouse légitime de Zeus se rebiffe et souligne que les autres dieux sont en colère : « Lui ce mortel dont la destinée dès longtemps était faite, tu voudrais malgré tout l’affranchir de la mort malsonnante ? Soit mais, nous les dieux, n’approuvons pas tous ta conduite168 » Cette altercation entre les divins époux est loin d’être la seule et parfois Zeus se déchaîne contre sa compagne en l’injuriant lors de scènes de ménage dignes d’une comédie de mœurs… Les conflits ne sont pas moins violents avec les dieux qui se partagent l’univers, Poséidon, « l’ébranleur de la terre », le maître des mers, et Hadès qui règne sur les enfers dans les entrailles de la terre. Iris, la messagère, porte à Poséidon (qui s’engage trop, aux yeux de Zeus, dans le conflit en faveur de Troie) un message impératif « Voici le message que je viens te donner de la part de Zeus porte-égide. Il t’enjoint de cesser tout combat et toute bataille Pour rejoindre la troupe des dieux ou les vagues divines. Si tu n’obéis pas à ses ordres, si tu n’en as cure, Il menace de venir ici te trouver pour combattre,
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Homère, Iliade, XVI, 441-443
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Face à face, et t’invite à trouver une échappatoire, Car il est ton aîné, mais toi, jamais tu n’hésites À lui parler d’égal à égal, quand les autres le craignent.169» Poséidon se rebiffe et rappelle que la division des tâches entre les trois fils de Cronos fut tirée au sort (une anticipation de la pratique du tirage au sort des élites au sein des cités grecques): « Lorsque Rhéa nous conçut de Cronos, nous fûmes trois frères, Zeus et moi, et le maître des morts, Hadès en troisième. D’un partage en trois, chacun eut son cher privilège. Pour ma part, j’obtins d’habiter la mer blanchissante, Par tirage au sort, et Hadès, les ombres brumeuses ; Zeus obtint le vaste ciel dans l’éther et les nuages : Nous possédons en commun la terre et l’Olympe sublime, Je ne vis pas selon le plaisir de Zeus : que tranquille, Il s’en tienne à son tiers, si grande que soit sa puissance. Qu’il arrête de jouer des bras comme si j’étais pleutre. Il vaudrait mieux, pour lui, lancer des paroles cruelles, Contre ses propres enfants, que ce soit ses fils ou ses filles Qui pourront écouter ses semonces, même de force170» Comme on le voit, et contrairement à la légende d’un dieu omnipotent et terrible, Zeus ne peut tout. Il est limité par la division territoriale du pouvoir, une constante de l’humanité qui évoque les conflits ultérieurs entre le pape et le St Empire Romain Germanique, entre les Habsbourg et les Bourbon, entre Espagnols et Portugais à la conquête du nouveau monde, entre empires français et anglais, entre Américains et Russes, 169 170
Homère, Iliade, XV, 174-183 Homère, Iliade, XV, 187-199
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aujourd’hui entre Chinois et Américains. De temps à autre certains peuvent se prétendre les maîtres du monde, de Gengis Khan à Napoléon ou Hitler, croire que la Grande-Bretagne « rules the waves ». La dure réalité vient rappeler que ces combats de Titans se terminent dans la fureur et le sang et ne garantissent jamais la suprématie totale et absolue. Il n’y a pas de maître du monde… La fragmentation territoriale du pouvoir est prolongée par la division fonctionnelle des tâches. À chaque fonction, à chaque mission préside un dieu ou une déesse. Zeus ne s’occupe pas de l’intendance, ne se mêle pas de tout : Athéna sa fille s’occupe de la guerre et de la raison, Éros est le maître des cœurs et des passions vitales, Artémis est la déesse des fauves et des chasseurs, Déméter veille sur les récoltes, Hermès est le messager mais aussi le dieu du commerce …et des voleurs ! Chacun régit, veille, ordonne, récompense ou punit en fonction de ses compétences propres. Ovide dans les Métamorphoses le souligne : « Car aucun dieu, note-t-il, n’a le droit d’anéantir l’ouvrage d’un autre dieu 171». Zeus au contraire est « olympien » : il contemple, observe, de temps en temps menace ou fronce le sourcil, tonne et enrage. Paradoxalement, Zeus n’est pas « jupitérien » dans le sens moderne du terme. Il n’est pas aussi puissant que la représentation par la peinture ou la littérature postérieures donneront à croire. Il est davantage un « primus inter pares » qu’un despote. Il doit consulter, prendre l’avis de l’assemblée des dieux, céder au chantage de son épouse Héra, subir les attaques cinglantes de sa fille chérie (« Qu’il vienne encore me dire « ma fille aux yeux de chouette172 », ironise Athéna). Plus qu’un despote, Zeus apparaît comme un grand manipulateur, favorisant tantôt les uns tantôt les autres, une sorte de marionnettiste se jouant de ses « puppets » . Paradoxalement, le mythe sert à donner une apparence de rationalité (c’est la faute ou c’est à cause du dieu) à des phénomènes ou à des comportements qui autrement sembleraient inexplicables… Il arriva même que Zeus ait ses « frondeurs », voire davantage, lorsque les autres dieux, fatigués du pouvoir jupitérien, organisent une sorte de coup d’État contre le maître de l’univers avec la complicité ou plutôt à l’instigation d’Héra son épouse. Les dieux complotent, s’assemblent autour de Zeus et le lient de mille liens, l’immobilisent et en profitent pour se moquer de lui. Une situation qui n’est pas sans rappeler mille épisodes de l’Histoire et même la Présidence calamiteuse de François Hollande empêtré comme Gulliver. Mais à la différence du Président 171 172
Ovide, Métamorphoses, III, 330-335 Homère, Iliade, VIII, 373
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français la magie intervient : informé par la fidèle Thétis, Briarée, l’un des trois Hétaconchires aux cent mains délivre promptement le maître du ciel qui se venge en suspendant son épouse dans les airs, deux pesantes enclumes attachées aux pieds tandis que Poséidon et Apollon, les deux principaux comploteurs sont envoyés « aux travaux forcés », en l’occurrence travailler pour les Troyens, notamment contribuer à renforcer les murailles de la ville jusqu’à ce que Zeus, magnanime, pardonne à tout le monde sous condition de ne jamais plus tenter de révolte contre le « père des dieux et des hommes ». La suprématie divine, quoique disputée est donc assurée. L’ « assembleur de nuages » ne sera plus contesté dans sa capacité à apparaître comme le maître des évènements. On retrouve aujourd’hui cette propension à rechercher une logique, un lien de causalité, même là où elle est manifestement erronée, sur les réseaux sociaux : les théories du complot y fleurissent comme champignons après la pluie, les responsables politiques se voient attribuer la responsabilité de toutes choses (à condition qu’elles soient négatives !) et les plus noirs desseins leur sont toujours prêtés … Revanche des masses à l’égard de leurs gouvernants qui voudraient bien, au contraire, s’attribuer le mérite de tout ce qui est positif même lorsqu’ils n’y sont pour rien. « Piove, governo ladro » disent les Italiens (« il pleut : gouvernement de voleurs ») comme pour souligner que les calamités ne peuvent avoir qu’une source ! Ou comme l’écrivait Cocteau dans les Mariés de la tour Eiffel : « Puisque ces mystères nous échappent, feignons d’en être l’organisateur »… Il y a toutefois un point commun entre le dieu des dieux et les Jupiter « au petit pied » qui gouvernent. Presque tous partagent l’envie d’exercer leur puissance dans les alcôves et d’ajouter la séduction à la force. Zeus est un coureur de jupons et aucune beauté terrestre n’échappe à son regard scrutateur des hauts de l’Olympe. Pour la conquête, il est prêt à tous les travestissements soit pour séduire soit pour échapper à la vindicte de son épouse, Héra, soupçonneuse, jalouse et méfiante, à juste titre d’ailleurs. L’association du pouvoir et du sexe est une constante sous de multiples formes : concubines chinoises ou gynécées ottomans gouvernés par des eunuques, épouses multiples, maîtresses officielles ou non, escapades fugitives ou passions au long cours, amantes-esclaves, inspiratrices du « génie » ou amantes diaboliques, l’histoire fourmille d’illustrations de cette indissociable relation entre la passion de dominer des hommes …et des femmes.
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L’Occident chrétien a tenté d’y mettre bon ordre en imposant à partir du XVIe siècle le mariage-sacrement de l’Église catholique ; le puritanisme protestant, en érigeant des pratiques de bonne conduite et de fidélité dont la reine Victoria et le Prince Albert furent des modèles sociaux de référence à toute la société du XIXe siècle. Las, les exceptions furent plus nombreuses et diverses que la règle, et nos Jupiter d’hier et d’aujourd’hui n’échappent pas à la tradition. Jefferson n’affranchit jamais l’esclave mère de ses enfants, les monarques français furent des serial lovers pour beaucoup d’entre eux et le fils de Victoria, l’héritier du trône faisait des voyages d’agrément à Paris, Dinard ou sur la Côte d’Azur pour échapper à la haire et à la discipline du rigorisme maternel. La IIIe République qui avait tué Jupiter et réduit le Président à inaugurer les chrysanthèmes n’échappa pas au vaudeville bourgeois qu’elle affectionnait tant : la fameuse « connaissance partie par l’escalier » reste associée au Président Félix Faure dont la mort extatique reste le principal titre de gloire. Plus près de nous, Mao-Tsé-Toung poursuivit la tradition des empereurs, sans les eunuques mais, tel un Minotaure moderne, avec un goût pervers pour les jeunes vierges. Kennedy eut droit au plus érotique « Happy Birthday, Mr President » jamais enregistré dans l’histoire tandis que Bill Clinton sauvait sa peau grâce à la définition un peu particulière que sa religion donnait de la relation sexuelle qui excluait le cigare et la fellation… Les Présidents français ne sont ni exempts de l’esprit de conquête ni des situations à la Feydeau. Chirac était plutôt du style hussard : beaucoup et rapidement selon les chroniqueurs. Et durant la nuit du 31 août 1997 qui fut fatale à Lady Diana, le « Jupiter tonnant » détenteur du pouvoir de déclencher l’arme nucléaire resta introuvable jusqu’au petit matin. Le brise-cœur avait mieux à faire… Mitterrand cachait soigneusement au public – mais pas à sa femme- sa liaison passionnée et durable qui lui fit en revanche commettre quelques crimes légers (le logement de sa maîtresse et de sa fille dans les palais de la République) et d’autres totalement inacceptables (la mise sur écoute des journalistes ou écrivains soupçonnés de vouloir dévoiler la violation du bon ton bourgeois). Giscard d’Estaing ne fut pas en reste mais grâce à l’euphémisme du Canard enchaîné qui se contenta de souligner que le Président seul au volant et sans officier de sécurité avait eu un accident à l’heure du laitier, l’épisode resta dans les limites de l’étiquette bourgeoise, ce qui n’empêcha pas les « bis repetita placent ». Enfin, le Président « normal », François Hollande, casqué et chevauchant sa monture moderne n’échappa pas au ridicule dont la mythologie nous offre un merveilleux précédent avec les amours adultères d’Hephaitos et Aphrodite sous le regard des dieux voyeurs. Les choses se répètent : les voyeurs ne sont plus les dieux mais la presse « people » et les réseaux sociaux qui, à leur
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tour, partirent d’un rire homérique face au ridicule de situation d’un président-centaure mis à nu par un paparazzi de photographe à scandale. L’histoire ne se répète pas, elle bégaie !
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14 – Les dieux veulent la guerre…
Les dieux grecs ne sont pas soumis à un dictateur divin, fût-il le plus puissant. Ils s’assemblent et délibèrent, même si, nous dit Homère, Zeus, « c’est lui, chez les hommes, l’intendant de la guerre 173». Les hommes sont les instruments plus ou moins conscients des manipulations divines. Mais Zeus, même s’il est le plus puissant n’est pas seul. Le polythéisme grec est pluraliste ! Homère dans le chant XIII de l’Iliade illustre sans ambages l’un des clivages qui opposent deux dieux, deux frères de surcroît, Zeus et Poséidon, le dieu de la terre au dieu de la mer : Les deux fils puissants de Cronos, aux pensées divergentes, Préparaient aux héros mortels des souffrances funestes. Zeus voulait octroyer aux Troyens, à Hector, la victoire, pour honorer Achille au pied vif, toutefois sans prétendre Anéantir tout le peuple achéen en terre troyenne : Il honorait Thétis et son fils à l’âme farouche (Achille) Poséidon excitait les Argiens, présent en personne, Sorti du flot blanchissant en cachette : il craignait qu’ils ne fussent Par les Troyens domptés, s’indignait contre Zeus avec force. Ils avaient commune naissance et commun parentage. Zeus était né le premier et savait davantage de choses. Les secourir au grand jour, Poséidon évitait de le faire : Il éveillait en cachette l’armée, sous la forme d’un homme. Tenant chacun un bout, les dieux tiraient sur la corde Du terrible conflit, de la guerre égale et commune174.
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Homère, L’Iliade, IV, 84 Homère, L’Iliade, XIII, 345-359
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Et parfois le dieu des dieux, lassé des pressions et des suppliques de ses collègues divins et fatigué de leurs complaintes (en particulier de sa ronchon d’épouse Héra) se laisse convaincre d’adopter la décision à laquelle il était hostile. Il rend les armes. C’est ce que narre le chant IV de l’Iliade. Après que les adversaires de la guerre de Troie aient passé 10 ans en combats vains, et profitant du fait que le bouillant Achille en colère contre Agamemnon, le « généralissime », refuse de combattre, un accord se fait entre les chefs des combattants. La victoire ou la défaite se joueront en duel entre les deux protagonistes centraux: entre l’époux abandonné par Hélène, Mélénas, soutenu par tous les Grecs coalisés et Pâris, le ravisseur qui a fait d’une épouse légitime qu’il a enlevée, sa maîtresse, devenue l’objet du conflit. Les Grecs qui se sont mobilisés pour venger l’honneur d’un mari bafoué le soutiennent sous les murs de l’Ilion sacrée (l’autre nom de Troie). Les Troyens, comme dans un spectacle sportif ou un duel, font face aux Grecs et appuient Pâris. Au terme d’un bref combat, Pâris est en si mauvaise posture qu’Aphrodite sa protectrice le ravit, le cache « sous un sombre nuage » et l’emporte dans sa chambre où l’attend Hélène pour le repos (immérité) du guerrier. Mélénas devrait donc être déclaré vainqueur, retrouver sa femme et repartir avec les « indemnités de guerre » prévues par l’accord que le vaillant mais pacifique Hector avait promu. Mais les déesses qui soutiennent les Grecs ne l’entendent pas ainsi. À Zeus qui serait prêt à prendre acte de la situation, s’oppose le « parti de la guerre » incarné par son épouse Héra et sa fille Athéna. Coalition de circonstance si l’on se souvient qu’Héra n’avait guère digéré l’étrange conception d’Athéna (sortie tout armée du cerveau de son divin père) sans son intervention… Pas question pour elles d’entériner la « victoire » de Ménélas. Il faut ranimer la flamme belliqueuse et pour cela, tous les moyens, y compris les plus machiavéliques, sont bons, à commencer par convaincre un Troyen de trahir les accords antérieurs. C’est un vrai complot familial. Une fois Zeus convaincu de relancer le conflit, Héra exige qu’il ordonne à Athéna de se rendre au camp des Troyens pour accomplir ces projets mortifères. Zeus, de guerre lasse, ordonne à Athéna : « Pars à l’instant pour le camp troyen et l’armée danaenne et contrains les Troyens à tromper les Argiens vaste-gloire en brisant les premiers le pacte, en violant leurs promesses175 ». Homère
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Homère, Iliade, IV, 70
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observe : « Zeus par ces mots, incitait Athéna, déjà frémissante 176». Passons les péripéties : la guerre de Troie aura bien lieu. Quelque vingt-cinq siècles après, les « dieux » de toutes époques n’ont pas changé d’un pouce comportements et stratégies : au cours de la guerre 14-18, les tentatives de trouver une solution pacifique au conflit n’eurent aucun succès et les années 30, puis la seconde guerre mondiale ne furent qu’une succession de ruptures de pactes devenus chiffons de papier : invasion des Sudètes par l’Allemagne dans l’indifférence des alliés de la Tchécoslovaquie, Pacte Staline-Ribbentrop pour se partager la Pologne avant l’invasion de la Russie par Hitler, attaque de la France à genoux par l’Italie fasciste en dépit d’une « neutralité » annoncée, etc. Et que dire de l’attitude va-t-en-guerre de l’administration Bush prête à inventer de grotesques « preuves » de détention d’armes de « destruction massive » afin de faire la guerre coûte que coûte à Saddam Hussein et renverser son régime ! Qui ne se souvient du malheureux général Powell, Secrétaire d’État de Bush, tentant, sans conviction, toute honte bue et visiblement torturé entre fidélité politique et honneur personnel, de convaincre l’ONU de cette prétendue « guerre juste » à la sauce du XXe siècle ? Homère n’aime pas la guerre mais il s’en fait le chroniqueur à la fois poétique dans l’expression et clinique dans l’évaluation des forces et des combattants. Il met dans la bouche des protagonistes, des condamnations sans appel d’Arès, le dieu de la guerre. Ainsi d’Athéna, il est vrai furieuse du soutien qu’Arès apporte aux Troyens : « Va, dit-elle à Diomède qui, en l’absence d’Achille, est le plus valeureux des Grecs coalisés. Dirige d’abord sur Arès tes chevaux pieds-rigides. Frappe de près le dieu, maltraite Arès le farouche, ce malheur fait dieu, ce furieux, ce toujourscontre-un-autre qui nous assurait naguère, à Héra et à moi-même, qu’il combattrait les Troyens pour sauver les Argiens de la foule. Il s’acoquine aux Troyens, des premiers il perd la mémoire 177». Chose dite, chose faite : Diomède attaque Arès « avec sa lance d’airain, qui s’en fut, guidée par la vierge (Athéna), vers le bas-ventre du dieu, où son ceinturon se referme : et la belle peau fut déchirée, par Diomède qui retira sa lance ! Arès hurla, dieu de bronze aussi fort que neuf ou dix mille guerriers en bataille crient au moment d’engager le combat d’Arès homicide ! Un frisson parcourut les armées achéenne, troyenne, si puissant fut le cri d’Arès insatiable de guerre178 ». Le dieu blessé se dépêche alors de laisser le champ de Ibid. , IV, 73 Ibid. , V, 830-834 178 Homère, Iliade, V, 856-863 176 177
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bataille et d’aller protester près de Zeus contre les manigances d’Athéna qu’il traite d’enfant gâtée par son divin père car « jamais tu ne la punis en parole ou en acte, tu la laisses faire, car tu l’enfantas toi-même… 179» Zeus n’apprécie guère et, irrité, réplique brutalement tout en en profitant pour donner un coup de patte à sa jalouse et acariâtre épouse qu’il rend responsable des vices du dieu de la guerre : « Ne t’assois pas près de moi pour geindre, cœur versatile ! Tu es pour moi le pire des dieux séjournant sur l’Olympe : car toujours tu chéris la discorde, les luttes les guerres ! Voilà bien l’ardeur irrésistible, indomptable, de ta mère Héra, que j’ai peine à dompter en paroles (…) Tu es issu de moi, conçu de moi par ta mère. Si quelque autre dieu t’avait enfanté si funeste, tu serais dès longtemps plus bas que les dieux ouranides (les dieux primitifs chassés par Cronos, père de Zeus)180 ». Comme on le voit, la poésie n’exclut pas l’humour et l’ironie, Homère ne manquant pas de souligner les récriminations au sein du couple divin, ni leurs scènes de ménage, mettant en scène des dieux qui ressemblent étrangement dans leurs comportements aux mortels. Humains, si humains en dépit du statut et des privilèges que le mythe leur attribue. En réalité, comme les humains, les dieux sont eux-mêmes dominés par une force invisible qui les dépasse, la destinée. Ce qui devait arriver arrivera et les dieux eux-mêmes sont impuissants à modifier la trajectoire du destin. Patrocle comme Achille doivent mourir et Hector, fils de Priam, le raisonnable, le combattant malgré lui, celui qui doit faire la guerre pour son peuple par la faute de son frère Pâris et du rapt d’Hélène en est profondément conscient lorsqu’il vient rencontrer son épouse Andromaque éplorée par la perspective du combat : « Insensée, pour moi, ne t’afflige pas tant dans ton âme ! Nul ne me jettera dans l’Hadès avant l’heure prédite ! Mais personne n’échappe à son destin, je l’affirme, une fois né, aucun mortel, ni lâche, ni noble ! Va retrouver la maison et tous les travaux qui t’incombent, le métier à tisser, la quenouille, et invite tes femmes à travailler ; la guerre sera l’affaire des hommes 181». Son adversaire Mélénas ne dit pas autre chose « les fils du succès, sur nos têtes, sont suspendus aux mains des divinités immortelles 182». Et lorsque se déroule le duel entre Hector le Troyen et Aias le grec (Ajax), les dieux qui soutiennent les belligérants sont aux premières loges : Athéna soutient les Grecs coalisés tandis qu’Apollon est aux côtés des Troyens. Homère les met en scène de la manière la plus efficace qui soit : « De Ibid. V, 879-880 Ibid, V, 872-899 181 Ibid. VI, 486-492 182 Homère, L’Iliade, VII, 102 179 180
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deux vautours revêtant l’apparence, ils trônaient sur le chêne de Zeus183 ». Les rapaces assistent au spectacle et attendent leur heure… Au milieu des horreurs de la guerre, Homère insère de brefs épisodes de tendresse ou d’ironie dans un ensemble structuré par les combats, duels ou confrontations de masse. On peut y voir autant de clins d’œil aux auditeurs du long poème, des moments de pause ou de détente. Car le récit est digne de celui d’un correspondant de guerre-observateur analysant avec une précision militaire les forces en présence sous les remparts de Troie. Mais il est aussi celui d’un spectateur engagé qui ne cache rien de l’absurdité de la guerre et de la férocité des combats. Il n’hésite pas à souligner la part d’animalité des humains que la guerre révèle d’une lumière crue. Par exemple, il ne cache rien de chaque combat, de l’usage des armes, des entrailles arrachées par les lances, des vies soudainement brisées par une flèche mortelle, des têtes qui tombent comme les blés au temps de la moisson, de l’ivresse des combattants insensibles aux suppliques des combattants désarmés. La mort, rien que la mort. Il utilise aussi la métaphore pour décrire certains protagonistes-clé : dans le chant XI, il compare les Grecs et les Troyens à des bêtes féroces « Comme des loups, ils bondirent front contre front, pour la joie de Discorde aux plaintes nombreuses184 ». Dans le chant X qui relate les tentatives parallèles des adversaires de s’infiltrer derrière les lignes ennemies, les « espions » (Diomède et Ulysse côté grec, Dolon côté troyen, Homère assimile clairement l’homme et l’animal sauvage : Diomède revêt la « rousse toison d’une peau léonine », Ulysse se coiffe d’un casque orné de dents de sanglier, Dolon – qui trahira les siens – est assimilé à l’animal de circonstance, le loup. Ménélas ne les accompagne pas mais revêt lui aussi une peau de panthère mouchetée. Le message est clair : Homo homini lupus est… Le ton épique du poème, certainement accentué par la diction des aèdes, fait songer à un film où la musique vient souligner la dramaticité et l’intensité de l’épopée. En lisant le chant IV où, après la rupture du pacte, les adversaires se rassemblent, se préparent et se jaugent, des images spontanées viennent aussitôt à l’esprit. Lorsqu’il passe en revue tous les combattants grecs et leur armement, puis lorsque se déclenche la bataille (« ce fut le choc des boucliers, des lances, des hommes cuirassés d’airain ») s’impose l’image de la forêt de lances et la mêlée des combattants que Paolo Uccello organise magistralement dans son 183 184
Ibid. VII, 59 Ibid. XI, 72
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tableau « La Battaglia di San Romano» ou Giorgio Vasari dans la fresque « La Battaglia di Marciano » qui fut peinte sur une fresque de Leonardo da Vinci dans la salle des Cinquecento au Palazzo Vecchio de Florence. Deux illustrations vibrantes des corps à corps mortels où ne se distinguent plus les hommes en armes prêts à en découdre et à s’entretuer. Ou encore celle d’un Napoléon passant en revue les troupes avant la bataille et stimulant l’ardeur des soldats. Une autre image vient encore à l’esprit, plus moderne celle-là, mais pas moins terrible dans sa puissance et dans ses effroyables conséquences : celle du débarquement en Normandie en 1944. Sous le ciel plombé et sur la mer déchaînée, des milliers de bateaux et de barges, lourdes d’hommes attendant le moment de délivrance et de mort pour beaucoup, silencieux au milieu du fracas des bombardements des alliés et de la riposte des ennemis. Les navires sont chargés de Britanniques, d’Américains, de Canadiens, d’Australiens, et de quelques Français de la France libre. Tous mortels confondus dont on pourrait faire la longue liste comme celle que fait Homère de la coalition des cités grecques emmenées par Agamemnon et ceux qu’il dénomme joliment les « bergers d’hommes », c’est-à-dire les chefs respectifs des cités rassemblés pour détruire Troie et récupérer Hélène. Loin d’être fastidieuse, l’énonciation de toutes les forces en présence, de manière précise, passant en revue chaque cité coalisée et leurs chefs respectifs contribue à renforcer le sentiment de puissance, celui que donne par exemple le film « Le jour le plus long » juste avant la scène du débarquement. La musique accompagne, appuie et souligne pendant que la caméra donne une vision d’ensemble de l’incroyable armada alliée. Dans l’Iliade, comme dans le film, l’issue est connue : les Grecs prendront et détruiront Troie, les alliés libéreront l’Europe de l’emprise des nazis. L’épopée est écrite bien après son occurrence. Pourtant la connaissance de l’issue finale n’interdit, bien au contraire, ni l’émotion, ni la crainte pour le sort des combattants dont sont porteurs le poème antique, les tableaux de batailles ou le film moderne. Mais ce qui domine, c’est le sentiment de puissance, de force redoutable et brutale mise au service d’une cause ou d’intérêts plus ou moins avouables. La force…C’est ce qu’analysait magistralement la philosophe Simone Weil dans le petit opuscule écrit en 1939 après la déclaration de guerre dans « L’Iliade ou le poème de la force ». L’envoi n’est pas moins puissant : « Le vrai héros, le vrai sujet, le centre de l’Iliade, écrit-elle alors que les troupes allemandes déferlent sur la France, c’est la force. La force qui est maniée par les hommes, la force qui soumet les hommes, la force devant quoi la chair ne cesse pas d’y apparaître modifiée par ses rapports avec la force, entraînée, aveuglée par la force dont elle croît
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disposer, courbée sous la contrainte de la force qu’elle subit. Ceux qui avaient rêvé que la force, grâce au progrès appartenait désormais au passé, ont pu voir dans ce poème un document ; ceux qui savent discerner la force, aujourd’hui comme autrefois, au centre de toute histoire humaine, y trouvent le plus beau, le plus pur des miroirs. La force, c’est ce qui fait de quiconque lui est soumis une chose. Quand elle s’exerce jusqu’au bout, elle fait de l’homme une chose au sens le plus littéral, car elle en fait un cadavre 185». À peu près au même moment une exilée juive d’origine ukrainienne, bien introduite dans les milieux intellectuels parisiens des années 20-30 est, elle aussi, condamnée à s’expatrier aux États-Unis. Elle écrit en 1943 un commentaire de l’Iliade sans connaître celui de Simone Weil. Comme Stefan Zweig, comme Primo Levi, elle se suicidera. En 1949. Dans son « Iliade », Rachel Bespaloff se penche sur les héros de Homère : Hector, Hélène, Priam, Achille… Elle rejoint, par d’autres voies Simone Weil dans le diagnostic : « Ainsi, écrit-elle, la force apparaît dans l’Iliade, à la fois la suprême réalité et la suprême illusion de l’existence. Homère, tout ensemble, divinise en elle la surabondance de vie qui éclate dans le dédain de la mort, l’extase du sacrifice – et dénonce la fatalité qui la change en inertie : cette poussée aveugle qui la fait aller jusqu’au bout de son développement, jusqu’à l’annulation d’elle-même et des valeurs qu’elle a engendrées. 186» La force brutale, aveugle, millénaire et éternelle. Simone Weil avait raison : l’Iliade est le plus pur des miroirs qui nous renvoie l’image sans fard de la force mise au service du pouvoir ou de la folie des hommes. Et l’Iliade n’est elle-même que le reflet du rapport profond que les Grecs et en particulier les Athéniens entretiennent avec le combat et la guerre. Comme l’a souligné récemment Marco Bettali187 dans son ouvrage sur la guerre dans le monde antique, pour les peuples de l’antiquité la guerre est inéluctable, inévitable, voire nécessaire. La férocité des luttes, les drames de la guerre sont une partie constitutive du monde des humains, qu’ils y soient poussés ou non par les dieux. Mais le monde a-t-il vraiment changé ?
S. Weil, L’Iliade ou le poème de la force, Rivages, Poche, Payot et et Rivages, Paris, 2014, p.73 186 R. Bespaloff, De l’Iliade, Éditions Allia, Paris, 2004, p. 13 187 M. Bettali, Un mondo di ferro, Laterza, Bari, Roma, 2019 185
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III – INSTITUTIONS
La Grèce antique ne nous a pas seulement laissé ses vues et ses réflexions sur l’homme, l’univers et la société. Elle a aussi été une source d’inspiration et de réflexion sur le gouvernement des hommes. Ses philosophes ou penseurs ont examiné quasiment toutes les questions auxquelles l’humanité de leur époque était confrontée et, la dimension extraordinaire de cette réflexion est, qu’au-delà de l’archaïsme du langage, il n’y a guère de question pertinente pour la modernité qui n’ait été discutée. Les solutions qui y sont apportées sont le plus souvent inadaptées à la modernité comme l’avaient déjà souligné déjà au XVIIIe siècle la plupart des philosophes. Mais inadaptation des règles et des institutions ne signifie pas obsolescence des principes. Et d’abord du plus fondamental d’entre eux affirmé avec force par Athènes mais aussi par d’autres cités plus petites qui ont laissé moins de traces et de témoignages : le souverain, c’est le peuple, le demos. Le caractère révolutionnaire du principe apparaît encore plus révolutionnaire si on le considère par rapport aux développements historiques qui suivront. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour en retrouver trace mais son application ne s’applique qu’à une poignée de pays. L’immense majorité des États reste gouvernée par d’autres principes, monarchique, oligarchique, tyrannique que les Grecs ont aussi analysé, disséqué, critiqué. La souveraineté populaire ne s’impose – mais pas partout - qu’après la seconde guerre mondiale… On ne manquera pas de rappeler que si la citoyenneté qui sert de point d’appui à la souveraineté du peuple est reconnue quelques siècles avant notre ère elle est bien étriquée et de facto réservée à une étroite élite minoritaire. Ce qui est exact. Mais ne doit pas faire oublier que les démocraties naissantes en Europe ou aux États-Unis au XIXe siècle n’ont eu de cesse de limiter le droit de vote tout en accordant la citoyenneté à presque tous, en principe… L’esclavage persiste officiellement jusqu’à la guerre de Sécession aux États-Unis, mais la servitude et la marginalisation durent encore au moins un siècle supplémentaire. Et, au XXe siècle, les États contrôlés par les Républicains font encore preuve de
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beaucoup d’imagination pour restreindre les droits de vote des minorités qui votent démocrate. Les femmes n’accèdent au vote qu’après la première guerre mondiale dans quelques pays seulement (USA, Grande-Bretagne, Allemagne), après la seconde en France ou en Italie et même bien plus tard en Espagne et dans quelques cantons suisses. Comment reprocher aux Grecs du Vème siècle avant notre ère leur misogynie si on néglige les travers des démocraties très imparfaites d’il y a quelques décennies ? La démocratie grecque était incomplète, inachevée, souvent critiquable mais pour la première fois elle posait le principe d’un régime gouverné par le tout plutôt que par quelques-uns ou un seul. La matrice était créée permettant aux héritiers futurs d’imaginer amodiations, innovations, enrichissement. Les Grecs nous ont aussi transmis des techniques raffinées de gouvernement mais surtout réfléchi les premiers et transmis leur pensée en matière de typologie des régimes politiques, de bon gouvernement, leurs craintes aussi à l’égard de la guerre civile ou des formes déviées des principes à l’œuvre. Non seulement ils ont découvert la démocratie mais aussi, sans employer le mot, le « populisme » qu’ils dénomment « démagogie ». Car rappelle Aristote « dans les cités gouvernées, démocratiquement, selon la loi, il ne naît pas de démagogue, mais ce sont les meilleurs des citoyens qui occupent a première place 188». Bref à défaut de modèles à imiter servilement, les outils, les concepts, les valeurs dont beaucoup sont encore à l’œuvre aujourd’hui. Ils nous ont aussi offert des mythes, tel celui de l’enlèvement d’Europe, qui nourrissent encore l’imaginaire politique, artistique et littéraire contemporain. La dimension essentielle de cet héritage est qu’il n’est pas figé dans son éternité. Au contraire, il est constamment réinventé au nom même des idéaux qui nous ont été transmis. Ce ne sont pas de vieilles lunes mais une relecture et une re-création permanentes.
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Aristote, Les Politiques, op.cit., IV, 4, 291b
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15 – Démocratie
Au moment de la création et de la diffusion des mythes fondateurs de la Grèce antique, la démocratie n’existe pas encore. Plusieurs siècles séparent les épopées homériques de l’établissement du premier système démocratique au VIe siècle avant Jésus-Christ. On ne s’étonnera donc pas de ne jamais trouver le mot ou la substance dans les chants des aèdes ni même dans leur version écrite qui correspond à peu près à la période d’éclosion démocratique à Athènes. En revanche, on trouve quelques échos des pratiques futures de la démocratie grecque dans le recours au tirage au sort et à des assemblées délibératives où se débattent et se prennent les décisions collectives. Ce qui deviendra démocratie mais ne l’est pas encore, invente des mécanismes et procédures qui, plus tard, feront partie de la boîte à outils des démocraties : la délibération ou la sélection des gouvernants par exemple. L’Iliade et l’Odyssée relatent la tenue de nombreuses assemblées pour délibérer et décider de la marche à suivre quand un problème grave se pose. Il y a d’abord les conseils des dieux qui sont marqués à la fois par la violence des affrontements et par l’autoritarisme parfois velléitaire de Zeus. De temps à autre, le souverain de l’univers éprouve le besoin de consulter ou de rassembler la troupe indisciplinée des immortels pour leur rappeler sa ligne de conduite. Il y a en particulier un chant dans l’Iliade, le vingtième, qui met en scène les profondes divisions des dieux qui, pour les uns, soutiennent les assaillants grecs, pour les autres les Troyens assiégés. Zeus tente de réconcilier l’assemblée divine mais renonce finalement à imposer son propre choix. Il se contentera d’obtenir une certaine modération dans l’agit-prop des dieux déchaînés de part et d’autre des barricades. Parfois au contraire, l’assemblée ressemble davantage à un lit de justice louis-quatorzien qu’à un parlement divin ! Dans ce cas, Zeus impose sa volonté. En général, tout commence par une convocation portée par Iris, la messagère de Zeus: « Zeus vous invite à venir sur l’Ida le plus vite possible :
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lorsque vous vous présenterez au regard du Cronide agissez alors selon ses conseils et consignes »189 Zeus introduit le débat et souvent les injures pleuvent. Poséidon ne supporte pas l’autoritarisme de son frère mais s’incline finalement au nom du droit d‘aînesse, à la satisfaction du maître de l’Olympe (Il est de loin préférable pour moi, pour lui-même qu’il ait cédé, même indigné, devant la puissance de mes bras… 190». Son autre frère Arès a lui aussi des velléités de résistance, attelle ses chevaux Épouvante et Déroute, et revêt ses armes. Zeus enrage et fulmine au point que sa fille Athéna intervient violemment pour le calmer « Tu délires, tu perds le sens ! Mais à quoi tes oreilles te servent-elles ? Tu as perdu ta raison et ta honte.191 » Plus violente encore peuvent être les altercations avec la divine Héra son épouse à qui il s’adresse devant les autres dieux rassemblés : « Plus chienne que toi, je ne connais personne 192» ! Ultérieurement, il ira encore plus loin dans l’injure en la traitant de « mouche à chien193 » ! Toutefois, les colères de Zeus et sa rage face aux positions de ses confrères en divinité ne l’empêchent pas parfois de céder, par exemple lorsqu’il renonce à sauver son propre fils au combat car Héra l’épouse légitime l’interpelle en soulignant que le dieu suprême ne peut faire de faveurs à certains tout en les refusant aux autres. Raison d’État en quelque sorte. Ces assemblées et conseils divins auxquels s’ajoutent fréquemment des arbitrages et des jugements (comme le sera plus tard la justice athénienne dont l’organisation reste proche de celle de l’assemblée populaire) ne sont certes pas des anticipations de la démocratie au sens où Solon ou Clisthène l’entendaient car le poids et le rôle du chef restent prépondérants. Les chefs, souligne Homère, sont des « bergers d’hommes ». Le mot berger a une connotation plutôt positive mais les hommes sont assimilés à des moutons…. Il n’en reste pas moins que l’empire du ciel de la théogonie grecque s’inspire largement des pratiques inventées par les hommes. Là encore, en quelques touches distribuées ici ou là – car ce n’est pas le propos principal – Homère nous donne à voir le fonctionnement prédémocratique du pouvoir qui, déjà, intègre des composantes de la démocratie future. Tout commence, comme sur l’Olympe, par une Homère, Iliade, XV, 146-148 Ibid., XV, 226 191 Ibid. ,15, 128-129 192 Ibid. , VIII, 483 193 Ibid. , XXI, 394 189 190
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convocation dont l’Odyssée nous donne un aperçu précis. Le fils d’Ulysse, Télémaque, se désole de ne plus avoir de nouvelles de son père qui l’a quitté, enfant, pour la guerre de Troie. Il décide de partir s’enquérir de lui mais a besoin d’hommes et de bateaux. Sitôt levé « lorsque parut la fille du matin, l’aube aux doigts roses 194 », Télémaque « par la voix perçante des hérauts, convoqua les Grecs aux longs cheveux à l’agora. Puis, lorsqu’ils furent tous ensemble, il les rejoignit195 ». Il s’adresse aux gens d’Ithaque et rappelle que, depuis qu’Ulysse est parti, il n’y eut plus « ni conseil, ni assemblée ». L’évocation des deux institutions qui régissaient Athènes, l’Ecclesia (l’Assemblée de tous les citoyens) et la Boulè (le conseil) semble claire même si le texte fait référence à des vieillards et donc plutôt à une sorte de Conseil des Anciens. Télémaque se lève et harangue la foule, expose son drame et requiert de l’aide. « La pitié les envahit tous. Tous restaient donc silencieux, et aucun n’eût osé répondre à Télémaque avec rudesse 196». Le poème évoque aussi l’éloquence de Télémaque, une qualité qu’Ulysse possédait au plus haut point. Mais il échoue à convaincre « l’agora bavarde ». Mentor, le vieil ami d’Ulysse, est scandalisé mais rien n’y fait. L’assemblée ne concède rien et il faudra l’intervention d’Athéna pour procurer à Télémaque hommes et navire… L’Iliade évoque davantage les conseils et assemblées tant des Achéens que des Troyens aux moments les plus cruciaux de l’épopée. Lorsqu’Agamemnon semble fléchir dans sa détermination au sein du conseil assemblé pour décider de la stratégie à suivre (les Achéens sont bloqués sous les remparts de Troie sans succès décisif), Homère offre une description de la foule se rassemblant par groupes « telles des abeilles. Les peuples nombreux (les coalisés), quittant les baraques, les barques, allaient le long de la baie profonde par bandes éparses pour s’assembler en foule (…) L’assemblée grouillait ; le sol, quand les hommes s’assirent, gémissait ; le tumulte grondait ; d’une voix claironnante, neuf hérauts, hurlant, les arrêtaient, pour qu’ils cessent leur cohue, puis écoutent les rois nourrissons du Cronide. Non sans effort, les hommes s’assirent, prirent leurs places, mirent un terme aux clameurs 197». Le « set » est en place… Les orateurs peuvent prendre la parole et s’opposer ou concorder. Ulysse, poussé et inspiré par Athéna joue les va-t-en-guerre et s’adresse à tous les hésitants, non sans brutalité dans l’expression. Lorsqu’il surprend un homme du peuple crier en faveur d’un retour au foyer, Ulysse s’emporte : Homère, Odyssée, II, 1 Ibid., II ,9 196 Ibid, II, 82-83 197 Homère, L’ Iliade, 90-98 194 195
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« Insensé, reste donc tranquille ! Écoute les ordres de plus puissants que toi, car toi, tu es lâche et sans force, tu n’as jamais compté, pas plus au conseil qu’à la guerre. Les Achéens ne peuvent pas tous régner sur la foule. Pluricratie ne vaut rien : qu’un seul souverain nous commande, Un seul roi, que le fils de Cronos (Zeus) aux ruses retorses gratifia du sceptre et des lois pour qu’il guide les hommes198 ».
Dans ce passage le message est clair : la guerre appelle le pouvoir quasi absolu du roi désigné et choisi par le dieu, Agamemnon. Pourtant quand les choses vont de mal en pis, Agamemnon se résout à nouveau à consulter les troupes. Il faut éviter les dissensions, les querelles factieuses car « c’est un hors-la-loi sans foyer ni famille que l’homme qui désire la guerre intestine, une guerre glaciale199 ». Déjà chez Homère apparaît ce qui sera une crainte obsessionnelle chez les Grecs et en particulier chez les Athéniens, les dissensions internes, la guerre civile, la stasis. Les Troyens eux aussi s’assemblent et délibèrent : cette évocation permet à Homère de mettre en scène un débat oratoire qui propose aux Troyens réunis, soit de se réfugier dans les murs de la ville par crainte d’Achille revenu combattre, soit de l’affronter comme Hector s’en fait l’avocat. « Je refuse de quitter la bataille maudite, je veux le combattre, face à face, pour voir si c’est lui ou moi qui l’emporte200 ». Et Homère de conclure : « Ainsi parlait Hector, et tous les Troyens l’acclamèrent – les insensés ! Athéna capturait leur raison et leur âme. Ils suivaient Hector, qui donnait des mauvaises consignes201 ». Comme on le voit, il y a dans les mythes archaïques les prémisses et les éléments qui permettront et légitimeront le développement d’une forme de gouvernement inédite, jusque-là impensée et impensable. L’autorité, le pouvoir sont incontestablement dans les mains d’un chef qui a reçu le Ibid. , II, 200-206 Ibid. , IX, 63-64 200 Homère, L’Iliade, XVIII, 306-308 201 Ibid. , XVIII, 310-313 198 199
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sceptre de la divinité. Toutefois, il ne s’agit pas d’un pouvoir total, tyrannique. Le système est pluraliste comme l’illustrent les querelles et chicaneries entre chefs. Surtout, le pouvoir s’exerce après débat, délibération et approbation par le peuple assemblé sur l’agora. Les chefs peuvent se tromper, avoir leurs moments de doute, d’orgueil ou de faiblesse mais ils ne peuvent rien sans convaincre la foule des guerriers ou des citoyens. Les mythes homériques mettent l’accent sur trois valeurs qui deviendront des composantes essentielles de la démocratie future : la persuasion par le discours plutôt que le recours à la contrainte ; la participation de tous les citoyens à la discussion et au débat préalables à la décision ; et finalement, la compétition à tous les niveaux : joutes oratoires, plaidoiries et accusations aux procès, concurrence électorale tranchée par des votes, compétitions sportives et poétiques , combat contre l’ennemi qui, chez Homère, prend souvent la forme de duels « à la loyale ». Même le tirage au sort est conçu pour réintroduire de la concurrence, fût-elle aléatoire, pour éviter que des factions familiales ou des oligarchies ne s’approprient le pouvoir en faisant primer les liens de parentèle. Le sort brise ces coalescences naturelles, familiales, patrimoniales ou factionnelles. Au-delà de la « technologie » démocratique antique dont il reste fort peu dans les démocraties modernes, les cités grecques et en particulier Athènes ont transmis un système de valeurs et d’idéaux qui sont au cœur du régime démocratique jusqu’au XXIe siècle. Le plus extraordinaire réside autant dans le miracle démocratique grec des IVe et Ve siècles, unique par l’extraordinaire sophistication de ses principes, de ses règles et de ses pratiques que dans l’écho qu’il ne cesse de susciter depuis 2500 ans. Comme l’a souligné justement Josiah Ober « Les hommes grecs natifs étaient plus égaux et plus activement engagés dans la gouvernance de l’État que ce qui a été la norme dans le monde prémoderne 202». En effet ce qui surprend et étonne est moins l’imperfection du système démocratique athénien par exemple que l’avancée théorique et pratique sans équivalent dans le monde antique et au-delà. N’est-il pas stupéfiant que le système d’élections par classes qui limitait la capacité d’influence des classes de citoyens les plus pauvres fût « réinventé » en Allemagne au XIXe siècle seulement comme
202 J. Ober, L’énigme grecque, Histoire d’un miracle économique et politique, La Découverte, Paris, 2019, p. 244 (trad. de The Rise and Fall of Classical Greece, Princeton University Press, Princeton, 2015)
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concession aux forces démocratiques après les mouvements sociaux de 1848 ! Cette anticipation de 2000 ans force l’admiration. La grammaire démocratique est grecque et tout le vocabulaire que nous utilisons encore aujourd’hui a été inventé au sein d’une cité de quelques centaines de milliers d’habitants, de quelques milliers de citoyens, vivant sur un territoire minuscule et irradiant ensuite dans le monde entier. À l’heure où nous écrivons, des manifestants à Hong-Kong ou à Minsk se battent et parfois meurent pour défendre un idéal imaginé et mis sur pied au pied de l’Acropole. Nous parlons tous grec même si beaucoup l’ignorent : démocratie, autocratie, oligarchie, aristocratie, tyrannie, ostracisme, demos, autochtonie, autonomie, politique, etc., autant de concepts et de mots dont nous sommes redevables aux philosophes de l’Hellas. Il s’agit d’un héritage historique plus que mythique mais le plus extraordinaire a été la transformation de cet héritage bien réel, indéniable, en un véritable mythe. La démocratie dont nous parlons, dont nous rêvons n’a presque plus rien à voir avec la démocratie des origines mais la référence/révérence constante que nous y faisons (car nous n’avons qu’un mot pour exprimer tant de nuances et de différences au-delà des similitudes) a transformé cette aspiration en un véritable mythe. La démocratie n’est plus seulement un régime, un ensemble d’institutions, une aspiration ou un idéal. Elle est devenue un mythe qui irrigue et mobilise en dépit de ses lacunes et faillites. Comme l’écrivait Castoriadis: « Tout symbolisme s’édifie sur les ruines des édifices symboliques précédents, et utilise leurs matériaux – même si ce n’est que pour remplir les fondations des nouveaux temples (…) ; par ses connexions naturelles et historiques virtuellement illimitées, le signifiant dépasse toujours l’attachement rigide à un signifié précis et peut conduire à des lieux totalement inattendus 203». Dans leur histoire mondiale, J.M. Roberts et O.A. Westad soulignent à juste titre l’importance de la contribution grecque: «Aux yeux des modernes que nous sommes, la démocratie athénienne paraît être bien étriquée et avoir conduit à un échec calamiteux (la guerre du Péloponnèse). Il n’y a pourtant pas là de quoi disqualifier Athènes et lui faire perdre la place qu’elle a gagnée plus tard dans la postérité. Il est trop facile de se livrer à son propos à des comparaisons anachroniques et infondées ; et il ne faut pas la juger à l’aune d’idéaux qui n’étaient encore que très imparfaitement atteints bien des siècles plus tard, mais à l’aune de ses contemporaines (…) En politique, la démocratie athénienne, plus que toute autre institution, libéra les hommes des liens 203
C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Le Seuil, 1975, p.468
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de parenté, ce qui fut l’une des grandes réussites de la Grèce. Même sans l’éligibilité de tous les citoyens aux diverses fonctions de la cité, la démocratie athénienne n’en aurait pas moins été le plus grand instrument d’éducation politique conçu jusqu’alors 204». Le discours de Périclès à ses concitoyens alors qu’Athènes est sous la menace directe de Sparte au début des guerres du Péloponnèse est à cet égard remarquable. Périclès est alors stratège de la cité et refuse d’affronter directement l’ennemi qui ravage les dèmes autour de la ville. Les citoyens sont inquiets et ne comprennent pas les choix de leur leader d’autant qu’au même moment la cité est affligée par une peste mortifère survenue à l’improviste et qui laisse tous impuissants. Périclès, à vrai dire, est préoccupé, nous dit Thucydide, par l’état d’esprit de ses concitoyens : « Il craignait qu’une décision fâcheuse ne fût prise à la suite de délibérations au cours desquelles les Athéniens se laisseraient guider par la passion plus que par leur jugement 205». Périclès saisit alors l’occasion des obsèques nationales des guerriers morts pour la patrie et de l’oraison funèbre qui les honore pour donner une véritable leçon de politique aux Athéniens… et pas seulement car son analyse et ses admonestations restent aussi valides qu’au premier jour en ces temps de populisme rageur. Que nous dit-il en célébrant les institutions d’Athènes ? D’abord un sursaut de fierté légitime : « La constitution qui nous régit n’a rien à envier à celles de nos voisins. Loin d’imiter les autres peuples, nous leur offrons plutôt un exemple206 ». Et il s’explique à travers les mots que Thucydide met dans sa bouche : « Parce que notre régime sert les intérêts de la masse des citoyens et pas seulement d’une minorité, on lui donne le nom de démocratie 207». Mais, dans la foulée, il offre pour ainsi dire vingt siècles avant la naissance de la démocratie représentative libérale, une définition qui va à l’encontre des vieilles lunes populistes actuelles : « Si en ce qui concerne le règlement de nos différends particuliers, nous sommes tous égaux devant la loi, c’est en fonction du rang que chacun occupe dans l’estime publique que nous choisissons les magistrats de la cité, les citoyens étant désignés selon leur mérite plutôt qu’à tour de rôle. D’un autre côté, quand un homme sans fortune peut rendre quelque service à l’État, l’obscurité de sa condition ne constitue pas pour
J.M. Roberts and O. A. Westad Histoire du monde, Les temps anciens, Tempus, Perrin, Paris, 2018, T1, p.345 205 Thucydide, La guerre du Péloponnèse, op.cit., II, 22 206 Thucydide, La guerre du Péloponnèse, op.cit. II, 36 207 Ibid. 204
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lui un obstacle 208» ? On ne peut rêver plus belle définition de la méritocratie, des capacités individuelles bien loin du nivellement par le bas du populisme contemporain. Le distinguo est clair : égalité devant la loi, mais reconnaissance du mérite. La démocratie athénienne définie par Périclès à travers les mots que lui prête Thucydide est exigeante. Elle repose sur la confiance (« la méfiance est absente » dans les rapports quotidiens affirme l’orateur), elle est tolérante dans les rapports privés mais vertueuse dans la vie publique en « évitant scrupuleusement d’enfreindre les règles établies209 » car la loi est suprême. Surtout, elle requiert un engagement de tous, une revendication de participation dont s’enorgueillit Périclès : « Nous sommes les seuls à penser qu’un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile 210», un avertissement qui ne serait pas de trop dans nos sociétés contemporaines où le consommateur passif tend à évincer le citoyen actif et participatif. Une autre vertu cardinale de la démocratie grecque réside dans la délibération des citoyens : « Nous intervenons tous personnellement dans le gouvernement de la cité au moins par notre vote ou même en présentant à propos nos suggestions. Car nous ne sommes pas de ceux qui pensent que les paroles nuisent à l’action. Nous estimons plutôt qu’il est dangereux de passer aux actes, avant que la discussion nous ait éclairés sur ce qu’il y a à faire 211». Mais comme l’observe Thucydide dont l’analyse est étonnamment moderne, délibération et souveraineté du peuple n’excluent pas le leadership, Weber, dirait la ‘domination’ : « Il n’était pas de ceux qui se laissent diriger par le peuple plutôt qu’ils ne le dirigent, car ne cherchant pas à accroître son pouvoir par des moyens condamnables, il ne lui adressait jamais de paroles dictées par la complaisance. (…) Théoriquement, le peuple était souverain, mais en fait l’État était gouverné par le premier citoyen de la cité 212». Hélas, après l’apogée, du « siècle de Périclès », le déclin menace et les louanges tressées par Thucydide sont retournées par les adversaires et critiques de l’homme d’État. Les soutiens d’un régime aristocratique/oligarchique ne lui pardonnent pas d’avoir institué un régime d’indemnités (misthophorie) pour la participation aux institutions démocratiques ce qui donnait un Ibid, Ibid. , II, 37 210 Ibid. 211 Thucydide, La guerre du Péloponnèse, II, 40, voir V. Azoulay, La démocratie à l’épreuve du grand homme, Le Seuil, Paris, 2010 212 Ibid., II, 65 208 209
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accès réel aux plus pauvres qui, auparavant, perdaient leur journée de travail en cas de présence aux délibérations de l’Ecclésia. Certains historiens ou érudits en ont fait un démagogue, un populiste manipulant le peuple pour se garder les mains libres. Ses accusateurs voient dans le déclin d’Athènes après sa mort en 430, l’illustration des méfaits de ses choix politiques et du régime démocratique athénien lancé dans des politiques impérialistes à l’extérieur et démagogiques à l’intérieur. Platon en est sans doute le critique le plus acerbe. Les critiques des contemporains de Périclès ont été renouvelées d’un point de vie quelque peu différent par Max Weber au début du XXe siècle. Le grand sociologue se montre sceptique sur les qualités démocratiques d’Athènes et critique ce qu’il considère l’illusion de la ‘démocratisation’. « Le demos, au sens de la masse inorganisée, ne ‘s’autogouverne’ jamais dans les associations de quelque ampleur ; il est gouverné, et seuls changent le mode de sélection des chefs qui dominent l’administration 213» écrit-il. Weber veut bien concéder toutefois que ce système réduit la possibilité que la domination soit concentrée entre les mains d’une caste de fonctionnaire et que les gouvernants y sont davantage soumis à ‘l’opinion publique ‘. L’élitisme de Weber est affirmé avec force même dans les cas les plus favorables de démocratisation. Car, à Athènes, le pouvoir bureaucratique a été limité au maximum, notamment en imposant des mandats courts exercés par le plus grand nombre possible ou en faisant du peuple les agents d’exécution d’un régime qui ne possède pas d’administration. Cette particularité « négative » est jugée par Lavau et Duhamel encore plus remarquable que la création positive d’institutions démocratiques, soulignant « l’absence de fonctionnaires, de bureaucratie indépendante du démos, de militaires de statut 214». Les institutions délibératives, exécutives judiciaires mobilisaient plusieurs milliers de participants renouvelés en permanence alors même que la population citoyenne à l’apogée démocratique ne dépassait guère les 30.000 individus et que les populations rurales les moins riches ne pouvaient s’offrir le luxe de participer à la vie politique. Pourtant, la démocratie aux prises avec les défaites militaires à la fin de la guerre du Péloponnèse, confrontée à l’oligarchie et à la dictature des Trente qui chasse et pourchasse les démocrates après les défaites contre M. Weber, La domination, La Découverte, Paris, 2015, p. 9 ; voir également P. Ismard, La démocratie contre les experts, Les esclaves publics en Grèce ancienne, Le Seuil, Paris 2015 214 O. Duhamel, G. Lavau, La démocratie, in J. Leca et M. Grawitz (Dir.), Traité de Science politique, PUF, Paris, 1985, T. 1, p. 44 213
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Sparte, renaît plus grande encore dans la mise en œuvre de ses principes constitutifs lorsque les démocrates prennent le dessus en 403 et chassent les oligarques. Ils font la démonstration remarquable que la démocratie, après la guerre civile, la stasis, impose la réconciliation de tous, le respect et la protection de tous les citoyens en dépit de leurs antagonismes passés. Ces réconciliations furent aussi fréquentes que les conflits parfois sanglants qui les précédaient. Mais l’exemple du rétablissement de la démocratie en 403 est particulièrement remarquable : le parti démocrate décide du pardon, d’une amnistie générale d’autant plus spectaculaire que ceux qui ne respecteront pas le retour à la philia seront sévèrement sanctionnés215. Avant de s’étioler peu à peu en même temps que sa puissance maritime et sa domination impérialiste, Athènes, dans un ultime sursaut donne pour le futur une leçon et un exemple de concorde civile. Les citoyens peuvent diverger, s’opposer sur les décisions à prendre et les politiques à suivre mais ils ne peuvent être ennemis les uns des autres. Deux mille cinq cents ans après, ce sont les mots mêmes qu’utilisera Joe Biden après l’assaut du Capitole par les soutiens de Trump. C’est aussi et plus encore la remarquable entreprise de réconciliation nationale entreprise en Afrique du Sud après la mise au ban de l’apartheid. Et Dieu sait pourtant, si les opprimés avaient mille raisons de se venger des traitements subis pendant des siècles… L’idéal démocratique disparaît d’abord à Athènes après les victoires d’Alexandre tandis que les dérives autoritaires s’installent dans les colonies de Sicile. La démocratie n’apparaît plus comme un objectif désirable et souhaitable ni dans l’Empire romain désormais maître de la Méditerranée et au-delà, ni dans les régimes monarchiques ou féodaux qui se constituent sur les ruines du passé. L’aspiration à l’autonomie des villes à partir des 12e et 13e siècles fait bien resurgir quelques réminiscences de l’autogouvernement mais la démocratie n’est plus à l’ordre du jour. L’héritage grec est dilapidé et n’est conservé que dans le cercle restreint des érudits, des savants et des philosophes notamment à travers la survivance de l’héritage platonicien et aristotélicien. Rome et sa République l’emportent sur le modèle démocratique grec. Certes le XVIIIe siècle redécouvre Athènes et les enseignements d’Aristote et de Thucydide mais pour mieux écarter un modèle jugé aussi admirable qu’inadapté au temps présent.
215 Voir V. Azoulay et P. Ismard, Athènes, 403 – Une histoire chorale, Flammarion, Au fil de l’histoire, Paris, 2020 et en pariculier les chapitres 1, 2 et 3.
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Les trois révolutions anglaise, américaine et française admirèrent Athènes mais au final privilégient le modèle romain. En France , lorsque la Grèce est invoquée ce n’est pas sans réserve et souvent le modèle de Sparte, la vertueuse, est préféré à celui d’Athènes la « corrompue ». La Grèce, depuis le célèbre chapitre 3 du livre III de Montesquieu consacré à la démocratie, est perçue au travers du prisme de la vertu, que l’auteur de l’Esprit des lois analyse comme le principe vital nécessaire à la démocratie. Il y écrit lapidairement à propos de la transformation des mœurs grecques et de leur incidence sur les fortunes d’Athènes « Il était toujours aussi aisé de triompher des forces d’Athènes qu’il était difficile de triompher de sa vertu ». Mais finie la vertu, vint la défaite et la soumission à Philippe le Macédonien. La vertu, principe vital mais quasiment inaccessible dans les régimes modernes, sauf à tenter de la restaurer comme en rêva Robespierre. Mais c’est Sparte qui est le modèle. Ce qui fascine les Révolutionnaires dans la tradition grecque, c’est le Législateur. Mais pas tant le législateur populaire de l’Ecclesia que le personnage illustre capable d’imposer par la loi les réformes qui s’imposent pour construire une société civilisée. Pierre Vidal-Naquet souligne par exemple « que le personnage de l’Antiquité grecque qui a fasciné l’époque des Lumières est un individu, le législateur, homme semi-mythique qui sous-tendra les pensées et les mémoires des assemblées révolutionnaires216 ». Mais alors que les révolutionnaires français débattent de la suppression de l’esclavage, des voix s’élèvent pour rappeler que les cités grecques et en particulier Athènes ont vécu de et grâce à l’esclavage. L’analyse la plus juste en même temps que la plus radicale même si elle fut publiée dans un livre posthume en l’an III fut celle de Condorcet qui établit un lien indissociable entre la démocratie athénienne et la pratique de l’esclavage : « Presque toutes les institutions des Grecs supposent l’existence de l’esclavage et la possibilité de réunir dans une place publique l’universalité des citoyens 217». Le pas décisif est accompli avec la société bourgeoise et la redécouverte de la démocratie à travers la greffe du système représentatif à l’anglaise. Ce qui paraissait utopique aussi bien pour Montesquieu que pour Rousseau (qui l’un et l’autre réservent la démocratie aux petits États, ce que Jefferson contestera) ou encore Condorcet, devient réalisable dès lors que la nécessité de réunir le peuple en un lieu unique s’efface au 216 P. Vidal-Naquet, Préface à M. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Payot, Paris, 2019, p.27 217 Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Éd. de Paris, Paris, 1829, p. 76
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profit de la sélection de représentants. Se produit alors une transformation remarquable : le même mot va désigner deux réalités radicalement différentes dans leurs principes constitutifs comme dans leurs institutions. L’ambiguïté constitutive de ce qui va devenir un mythe est née. Vidal-Naquet note avec justesse que « l’installation au centre de l’histoire grecque de la démocratie athénienne du Vème siècle en tant que démocratie, est l’œuvre du libéralisme bourgeois de la première moitié du XIXe siècle, et principalement, pour être précis, du « radicalisme » anglais (…) Fait caractéristique, la réforme de Clisthène devient, non pas ce qu’elle était, dans le meilleur des cas au siècle précédent, ce qu’elle était aussi du reste chez Aristote, une des révolutions successives qu’avait connues Athènes, mais l’événement matrice de la démocratie (souligné par nous)218 » Le mythe de la démocratie grecque va peu à peu s’estomper en tant que modèle même si l’architecture se charge de rappeler que la démocratie est née en Grèce. La liste des parlements qui adoptent la structure ou la silhouette du Parthénon est sans fin, tant en Europe que sur le continent américain. Paradoxalement et de manière inattendue, le « mythe grec » (en fait athénien, car Athènes reste le référent quasi unique) va resurgir à la fin du XXe siècle en relation d’une part avec la crise croissante des systèmes démocratiques et d’autre part avec la recherche de nouvelles pistes pour combler ce qui fut qualifié de « déficit démocratique » de l’Union européenne. La dénonciation de ce fameux « déficit » par différents intellectuels, groupes ou mouvements politiques est un bon indicateur de la diversité des conceptions ou idéologies à l’œuvre. L’auteur premier de la dénonciation, le Britannique David Marquand, politologue puis député européen a forgé le qualificatif le plus employé (souvent hors-contexte), pour ne pas dire le plus éculé des 40 années à cheval sur les XXe et XXIe siècles : « déficit démocratique ». Lorsqu’il établit le diagnostic, Marquand est en ligne avec la tradition constitutionnaliste de son pays : la souveraineté est parlementaire et par conséquent le parlement doit être élu au suffrage universel et de manière représentative. Ce qui fut fait pour la première fois lors des élections du Parlement européen en 1979. On eut ensuite la démonstration que, même ainsi réformé, le système institutionnel européen n’était toujours pas considéré comme démocratique. Ce qui était vu comme mineur en Grande-Bretagne (les inégalités de représentation) devint une question fondamentale et de principe audelà du Rhin. Pas de démocratie si le Parlement n’est pas élu en 218
P. Vidal-Naquet, Préface, op.cit. p. 37
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respectant fidèlement le principe « One man, one vote ». Pire encore, dans sa décision de 1994 relative au Traité de Maastricht, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe souligne l’impossibilité d’une démocratie européenne, faute d’un « demos » européen. La charge de la preuve est donc du côté des États-membres : lorsqu’ils auront été capables de constituer un peuple européen, « un peuple constituant », la démocratie sera réalisable. Cette interprétation est un contresens historique et intellectuel. En premier lieu, il n’y a pas que l’Italie qui puisse dire « L’Italia è fatta, bisogna fare gli italiani ». De manière quasi universelle, l’État, puis la démocratie ont précédé ou accompagné la création des nations, celles que Benedict Anderson a justement qualifiées d’« imagined communities ». Historiquement parlant, la Cour met la charrue devant les bœufs mais c’est assez logique dans le cadre du nationalisme allemand qui a toujours privilégié les éléments « objectifs » constitutifs de la nation et de la nationalité : territoire, race, langue… et leur antériorité par rapport à l’État. Fichte a laissé des traces ! Par ailleurs, le concept unificateur et abstrait de « demos » ou celui de « peuple » ne trouvent jamais de traduction sociologique pertinente. Le concept est satisfaisant et commode pour justifier la souveraineté une de la nation et de l’État. Mais dans la réalité, comme le souligne Rosanvallon, le peuple est introuvable. On peut identifier concrètement des groupes, des classes sociales, des majorités, des minorités. Le peuple, lui, résulte d’une puissante « mythidéologie », d’une construction intellectuelle incisive et décisive mais que la réalité fait souvent imploser. En témoignent les multiples revendications de séparation, de fragmentation, de scissiparité territoriale. Nul peuple n’est « pur » n’en déplaise à la Cour de Karlsruhe. Les peuples ne sont que des alliages plus ou moins solides et ne devraient pas en tant que concept abstrait être un obstacle à l’édification d’une démocratie fondée sur des demoï plutôt que sur UN peuple unique et singulier. La politologue Kalypso Nicolaïdis en particulier s’est beaucoup dépensée pour trouver une voie médiane et proposer la constitution en Europe d’une demoï-cratie respectueuse du pluralisme européen. L’idée est belle et généreuse mais sa traduction en termes pratiques et institutionnels reste vague pour ne pas dire concrètement impossible. Le défi est encore devant nous : comment construire un système démocratique qui n’ait pas besoin de la camisole de force de l’ÉtatNation ? Comment rendre une société démocratique sans l’appareil de coercition dont l’État est porteur en tant que titulaire du monopole de la violence légitime ?
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En France, mais pas seulement, la mode grecque est revenue tant par des cheminements savants que populaires, souvent d’ailleurs en ignorant l’origine antique des concepts mobilisés pour transformer la démocratie représentative. Les concepts de participation et délibération si chers aux Athéniens font l’objet d’un intérêt nouveau sous l’impulsion d’analyses savantes (Habermas), de choix politiques (les partis écologistes ou populistes, le Traité de Lisbonne) ou de modèles de politiques publiques innovants (budgets participatifs). Dans les faits, aucune de ces options alternatives ou complémentaires à la démocratie classique n’a réussi à convaincre de sa capacité à se substituer à la démocratie représentative. Pas plus que les revendications populistes du tirage au sort des citoyens en substitut des élections. À la rigueur, ces tentatives peuvent être une contribution à améliorer des systèmes démocratiques à bout de souffle du fait de l’affaiblissement des traditionnelles structures de médiation, les partis politiques. Leur déclin, quasiment partout, ne rend pas plus facile la mise en place d’une démocratie d’opinion qui serait fondée sur les réseaux sociaux. Ceux-ci sont le plus souvent mobilisés « contre », fondés sur le rejet et la défiance à l’égard des gouvernements et, de ce point de vue, aux antipodes de la philia, de la confiance mutuelle. De même que la démocratie moderne s’est construite par strates successives et hétérogènes (le suffrage masculin, puis féminin, l’état de droit et la protection des droits fondamentaux, le welfare state), il reste à découvrir les nouveaux composants d’une démocratie renouvelée pour le XXIe siècle.
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16 – Oligarchie
Le constitutionnalisme occidental s’est épanoui sur la base des réflexions, débats et pratiques des Grecs d’il y a 2500 ans. Les réflexions d’Hérodote puis d’Aristote sur les formes de gouvernement et leur classification en trois catégories majeures, monarchie, aristocratie, gouvernement constitutionnel ont nourri la pensée politique presque sans interruption à travers les penseurs, philosophes ou publicistes qui ont sans cesse adapté, amodié et nuancé la fameuse trilogie sans remettre en cause ses fondements. Aristote lui-même avait initié ce processus en montrant que les idéaux-types construits à partir des cas empiriques observés en Grèce et dans le bassin méditerranéen pouvaient se transformer en fonction de la qualité de la constitution, selon qu’elle fût « droite » ou « déviée ». Par constitution droite, Aristote entend celle qui, au-delà de ses formes constitutionnelles spécifiques, a pour finalité le bien de la cité alors que la constitution déviée sert les intérêts d’individus ou de groupes spécifiques plus ou moins nombreux mais ne prenant jamais en compte la totalité des gouvernés. De cette prémisse fondamentale, découle l’existence de « doubles négatifs » correspondant aux trois formes droites que peuvent constituer la monarchie, l’oligarchie ou le gouvernement constitutionnel du démos : la tyrannie, l’oligarchie, la démocratie. Car, précise Aristote, « la tyrannie est une monarchie qui vise l’avantage du monarque, l’oligarchie celui des gens aisés, la démocratie vise les gens modestes 219». Jusqu’au XXe siècle, le constitutionnalisme s’est alimenté de la classification aristotélicienne et ce n’est que tardivement que ces concepts de base ont commencé à changer de sens ou que les catégories aux contours nets se sont enrichies de nuances et d’exceptions si nombreuses que leur sens initial a été perdu. Alors que la lutte contre les monarchies s’est faite au nom des droits de certains groupes ou des masses populaires, débouchant sur des régimes oligarchiques ou démocratiques, celles qui ont survécu en s’adaptant au cours des choses sont certes restées monarchiques dans la forme mais devenues oligarchiques ou plus ou moins démocratiques en substance. Les monarchies scandinave ou britannique en sont une illustration 219
Aristote, Politiques, III, 7, 1279a
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fascinante. Ou pour le dire comme Bagehot, le grand analyste de la Constitution britannique à la fin du XIXe, la constitution est composée de deux éléments et comprend une « dignified part » (The Crown) et une « efficient part », le Parlement et le Gouvernement . Mais il ajoute que les deux composantes sont absolument complémentaires et nécessaires. De même, il n’est plus possible d’isoler et séparer les éléments démocratiques et oligarchiques en idéaux-types séparés si ce n’est pour la commodité et l’efficacité de l’analyse. Aristote, non seulement en était conscient mais il estimait souhaitable qu’un bon régime constitutionnel emprunte des traits des différents modèles. Aujourd’hui par exemple, il n’existe aucune institution politique, aucun régime qui n’inclue une composante oligarchique de manière institutionnelle ou informelle. Tout y concourt, la représentation, la sélection/élection, le système des partis, l’organisation des pouvoirs. Et même si c’est à un moindre degré, les éléments « monarchiques » survivent partout, soit comme vestiges du passé, soit comme régurgitations inavouables du passé au profit des détenteurs du pouvoir. Mais à vrai dire tout est question de définition et d’étalon de mesure. À partir de quand un régime qui se proclame démocratique par exemple, devient-il oligarchique ? Les critères originaux insistent à la fois sur le nombre - la souveraineté est détenue par quelques-uns – et la détention de la richesse. Mais à partir de quel seuil passe-t-on du gouvernement du demos à celui des oligarques et à quel niveau de richesse ? Par ailleurs quelles sont la nature et la consistance de la population considérée comme le « tout » démocratique ? À bien considérer les choses au-delà des définitions juridiques et philosophiques, toutes les cités grecques furent oligarchiques puisque la totalité des citoyens constituant le corps démocratique ne constituait qu’une infime partie de la population totale. Si l’on accepte la définition du « demos » telle que pratiquée par les cités grecques considérées comme démocratiques, le concept d’oligarchie fait sens. Les oligarques sont une minorité qui contrôle le pouvoir. Si en revanche on applique à la cité grecque une définition moderne de la citoyenneté, il est évident que le demos, certes composé de classes sociales hétérogènes, de riches et de pauvres, de propriétaires et d’artisans exclut l’immense majorité des résidents de la cité, – femmes, métèques, esclaves –, de l’exercice, voire de la participation indirecte au pouvoir. On observe comment la définition juridique (restrictive) de la citoyenneté est aux antipodes d’une possible définition sociologique. Le problème n’est pas seulement celui de l’Athènes des Vème et IVème siècles, il accompagne, pénètre et pervertit toute l’histoire de la construction démocratique depuis les origines. Le dilemme de toutes les sociétés souhaitant ou étant contraintes
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d’intégrer la population dans les rouages du pouvoir pour faire accepter la légitimité des gouvernants et le principe de domination est de tenter de réconcilier la loi d’airain de l’exercice du pouvoir avec celle de sa légitimation. Le pouvoir tend vers la concentration tandis que la légitimation requiert l’adhésion du plus grand nombre. À l’époque d’Aristote et de Platon comme à celle de Trump, de Poutine, de Merkel ou de Macron, la question se pose exactement dans les mêmes termes théoriques. Seules les solutions pratiques divergent …et même cela n’est pas si sûr ! Un examen rapide de l’histoire démocratique montre que, depuis le moment même de sa renaissance au XIXe siècle, les régimes dits démocratiques n’ont cessé de tergiverser, de biaiser, de tricher avec le principe de la souveraineté populaire : suffrage censitaire, citoyenneté restreinte, exclusion des femmes et des condamnés, mécanismes électoraux et règles restreignant les candidatures, tracé des circonscriptions électorales, tout a été utilisé pour restreindre la participation électorale ou détourner ses résultats. On peut comprendre en observant ces manœuvres systématiques, répétées, y compris aujourd’hui, l’impatience de certains citoyens devant ce rapt de la volonté populaire. Le populisme contemporain dans le monde comme celui de la fin du XIXe siècle aux États-Unis sont l’expression de la frustration produite par l’abysse qui sépare les vertueuses proclamations démocratiques de la réalité plus ou moins oligarchique, autoritaire ou libérale de tous les régimes, y compris de ceux qui ont fait le plus pour faire coïncider l’image idéelle et la réalité prosaïque de la démocratie. Toutefois, il faut aller plus loin dans le désenchantement ou dans la dissipation des illusions. À ceux qui parfois rêvent de retrouver sinon les règles, du moins les principes qui furent à la base de la démocratie athénienne par exemple, rappelons qu’il y a quelque 2500 ans, les Grecs ont dû faire face aux mêmes défis et ont été les inventeurs précoces des limites à l’application du principe démocratique. Le peuple certes, mais pas au-delà une certaine limite220. Prenons le cas des réformes de Solon et de Clisthène considérés, le premier comme le père fondateur de la démocratie athénienne naissante221 et le second comme son rénovateur après la parenthèse de la tyrannie des Pisistrates et le risque d’une prise de pouvoir par les oligarques. L’un et l’autre contribueront à faire naître la démocratie 220 Yves Mény, Imparfaites démocraties, Frustrations populaires et vagues populistes, Presses de SciencesPo, Paris, 2019 221 Cl. Mossé, Comment s’élabore un mythe politique : Solon , «père fondateur » de la démocratie athénienne, Annales, 1979, p. 425-437
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mais non sans réserve et restrictions. Solon, le premier introduira une répartition des citoyens fondée sur le cens en quatre catégories. Les deux premières, celles dénommées « pentacosiomédimnes » et « hippéis », regroupaient les citoyens les plus capables de contribuer, grâce à leur richesse, aux dépenses de la cité ou de fournir l’équipement d’un cavalier (Hippéis). Le troisième groupe, celui des zeugites, était composé des paysans suffisamment aisés pour s’offrir l’équipement complet d’hoplite, les fantassins de l’armée (d’où le vocable panoplie…). Le dernier groupe enfin, celui des thètes rassemblait les citoyens les plus pauvres et les artisans non étrangers (curieusement la citoyenneté des artisans faisait problème comme l’illustrent les longs développements consacrés par Aristote à cette question). Aristote souligne que « ces hommes de peine ne participaient à aucun pouvoir » 222. La division en groupes selon la richesse semblait avoir des fondements solides puisqu’il s’agissait de prendre en considération la contribution que chacun était en mesure d’apporter à la défense de la patrie en cas de guerre. Mais au-delà de ce bon argument, la mesure opérait une distinction fondamentale entre électorat et éligibilité. Tous ces citoyens étaient en principe égaux dans la délibération et l’expression des votes mais les magistrats de la cité ne pouvaient être choisis qu’au sein des deux premières classes. La leçon ne sera pas perdue : au cours du long chemin qui mène de l’acceptation du système représentatif à partir du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, cette boîte à outils solonienne sera amplement exploitée dans tous les pays que les révolutions politiques et sociales forcent à faire des concessions. La législation allemande sur le suffrage adoptée après la secousse tellurique de 1848 en Europe semble directement inspirée de l’Antiquité grecque, les citoyens mâles étant classés selon leur richesse en trois classes élisant, en dépit de leur très inégale force numérique, le même nombre de députés. Il faudra attendre 1870 pour que les choses évoluent quelque peu au niveau du nouveau Reich et 1918 pour passer au suffrage universel alors que certains länder comme celui de Hesse pratiquaient encore ce système censitaire. La réforme de Solon sera cependant perçue comme un progrès puisque les règles sont fixées par la loi alors que, jusque-là, elles résultaient du bon plaisir des classes dominantes. Par ailleurs, le mythe de Solon père de la démocratie, tel qu’il fut créé et amplifié au Vème et IVe siècles, tend à souligner le caractère modéré et mesuré de ses réformes, un mérite amplement mis en relief par Aristote notamment223. C’est qu’en même 222 223
Aristote, op.cit., II, 12,1274a Aristote, op.cit. , II, 12, 1273b
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temps que Solon introduit la division censitaire, il élimine l’endettement des paysans qui aurait pu se conclure par l’esclavage des débiteurs, faute d’être en mesure d’honorer leur dette. La mesure est révolutionnaire mais enterre en même temps la revendication d’une distribution encore plus radicale de la « terre aux paysans ». La réforme politique devient un rempart à la révolution sociale. Solon qui fait face aux revendications du demos dans son sens originel (le petit peuple du dème) l’oppose à ceux qui détiennent « la force et la richesse » et constitueront le vivier des magistrats car seuls éligibles à ces fonctions. Plus de deux millénaires après, Sieyès durant la Révolution française justifiera le vote censitaire en le réservant à ceux qui détiennent « la richesse ou les lumières ». Étranges échos historiques… Clisthène plus tard, réalisera la seconde révolution démocratique dont les principes sont encore au cœur de nos systèmes politiques. En premier lieu, il fait du dème la circonscription de base du système démocratique et depuis ce moment, il est entendu que la démocratie sera ancrée dans un territoire. Elle aurait pu être fonctionnelle, corporative, classiste. Ce ne sera pas le cas et encore aujourd’hui nous sommes profondément attachés à cet enracinement qui légitime ensuite l’institutionnalisation de la démocratie. Petit à petit, la population citoyenne qui vit dans cette circonscription, le demos, passe de la réalité sociologique concrète (le petit peuple) à celle, abstraite, du droit et de la politique (Le peuple), une ambiguïté sémantique duale qui ne cesse de tourmenter la vie des démocraties jusqu’au XXIe siècle. Mais l’intelligence politique de Clisthène va encore au-delà. Les dèmes sont pour la plupart de petite taille (il en existe environ 150, puis 170 sur le territoire d’Athènes) et de nature hétérogène. Certains sont ruraux , d’autres côtiers, d’autres enfin essentiellement urbains. La fragmentation et les antagonismes locaux étaient déjà la source de conflits et de querelles (souvent violentes) de clocher à tel point que les Grecs redoutaient par-dessus tout la guerre civile, la « stasis » dont ils avaient eu moult occasions d’éprouver les méfaits. Homère lui-même s’était fait l’écho de ces conflits internes, les plus redoutables. Clisthène décide donc de « chapeauter » les dèmes par 10 tribus composées chacune de trois fractions du territoire, les Trittyes. On pourrait penser qu’il n’y a rien de particulièrement remarquable dans ce travail de recomposition territoriale et politique. En réalité, le coup de génie est que chacune de ces trittyies est composée de trois circonscriptions de nature différente, l’une urbaine, l’autre rurale, la troisième côtière. De ce fait même, Clisthène empêche que les solidarités géographiques locales (essentiellement familiales et clientélistes) ne se cristallisent en potentiels conflits opposant les différentes classes ou groupes sociaux
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constitués à partir de situations économiques et sociales différentes, voire antagonistes. Les politologues, 2500 ans plus tard distingueront les « overlapping cleavages » des « cross-cutting cleavages » en soulignant que les premiers sont plus difficiles à gérer puisque les différences se cumulent et s’opposent, au risque du conflit, de l’opposition ou du séparatisme. Clisthène est sans aucun doute le premier homme politique au monde qui, de manière volontariste, intervient pour « casser » les liens naturels de famille, de patronage ou de voisinage et leur surimposer un lien civique et politique qui évitera le risque d’oligarchie de quelques familles dominantes. Le point commun de ces deux réformateurs l’un et l’autre issus de familles aisées et influentes, donc des « aristocrates » de naissance que la logique d’appartenance aurait pu pousser dans le camp oligarchique est d’avoir été les acteurs de l’opposition à la prise du pouvoir par les oligarques à deux moments difficiles de la cité athénienne. Les oligarques préféraient résister aux pressions populaires en limitant le rôle du demos tandis que Solon comme Clisthène imagineront de faire suffisamment de concessions pour faire retomber la pression mais sans renoncer au principe de liberté et d’égalité des citoyens dont Athènes était si fière. Clisthène en particulier sape les tentatives oligarchiques par de nombreuses mesures qui lui seront vivement reprochées par les classes aisées : il accroît le corps des citoyens en élargissant la citoyenneté après l’expulsion des tyrans (« il a naturalisé beaucoup d’étrangers et d’esclaves résidents 224» observe Aristote ); il proclame l’isonomie, c’est-à-dire l’égalité de tous les citoyens devant la loi ; il réforme les institutions, notamment judiciaires, pour les rendre plus « populaires » (ce dont Socrate, entre autres sera la victime la plus illustre) ; il introduit l’ostracisme qui sera perçu par les classes aisées comme un excès démocratique puisqu’elles en sont les victimes toutes désignées. Peu de responsables politiques seront ostracisés, mais il n’y a guère de leader en vue, à commencer par Xanthippe, le père de Périclès, qui ne sente passer le souffle du boulet. Au-delà de ses vertus antioligarchiques, l’ostracisme est aussi un instrument de vengeance personnelle. Comme l’observe Claude Mossé, « Le fils de Xanthippe (Périclès) désire infliger au fils de Miltiade (Cimon), le même ostracisme que celui-ci avait infligé à celui-là.225 » Hérodote avait déjà noté
Aristote, op.cit. , III, 2, 1275b Cl. Mossé, Politique et société en Grèce ancienne: le modèle athénien, Flammarion, Paris, 1999, p. 155 224 225
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« Aristide fut banni par vote d’ostracisme. Il était le meilleur et le plus juste des Athéniens226 ». Dès ses origines, la démocratie, même dans ses modalités les plus radicales doit faire les comptes avec un fait indéniable. Le pouvoir est entre les mains d’une minorité quand bien même existent de nombreux garde-fous : les magistrats sont élus ou tirés au sort pour une période brève, les instances de « gouvernement » sont numériquement importantes (la Boulé compte 500 membres), la justice est « populaire », mais surtout le vivier restreint des citoyens rend presque inéluctable l’application du principe tenu comme essentiel par Aristote, selon lequel le citoyen doit être tour à tour, gouvernant et gouverné « On dit, et à juste titre, qu’il n’est pas possible de bien commander si l’on n’a pas bien obéi 227». Autrement dit, il y a une pratique démocratique à l’intérieur d’un groupe restreint et minoritaire, celui des citoyens. D’un point de vue contemporain, le système serait perçu comme abominablement oligarchique alors que dans la Grèce des Ve et IVe siècles il apparaissait comme résolument démocratique, voire pour les classes privilégiées, démagogique. La question des types de gouvernement et de constitution a été au centre des débats de la Grèce du Ve et du IVe siècle et les plus grands historiens ou philosophes ont multiplié à ce propos les nuances, les diatribes et les évaluations. Hérodote est le premier à suggérer les différents types de régimes à travers un conte mettant en scène des personnages perses discutant des mérites et travers des régimes connus, monarchie, tyrannie, oligarchie, démocratie. Aristote, qui n’est pas un Athénien de souche, un autochtone mais un métèque que le roi de Macédoine avait sollicité pour la formation de son fils Alexandre, se comporte en observateur des constitutions existantes ou des modèles qui ont été proposés par Platon, par exemple. Il est en quelque sorte le premier constitutionnaliste comparatiste qui, à partir des trois modèles classiques de la monarchie, de l’aristocratie et de la démocratie introduit des modèles intermédiaires : l’aristocratie par exemple se distingue de l’oligarchie en ce que dans ce régime le pouvoir est exercé par les meilleurs tandis que les oligarchies détiennent l’autorité en vertu de leur richesse. Il évoque aussi une constitution mixte qu’il dénomme « le gouvernement constitutionnel » car elle constitue un mixte de démocratie et d’oligarchie. C’est le régime auquel vont les préférences 226 227
Hérodote, Histoires, VIII, 79 Aristote, op.cit., III, 4,1277b
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d’Aristote car il combine les avantages des deux formes de gouvernement tout en modérant leurs défauts. Cette modération fera l’admiration de tous les commentateurs ultérieurs qui, de Montesquieu aux Founding Fathers américains, sont conscients des limites tant de la domination aristocratique qu’oligarchique ou populaire. La « tyrannie » d’une minorité, fût-elle éclairée, ou d’une majorité sûre de son bon droit est à bannir et tout doit concourir à éviter ces écueils. L’évolution du régime représentatif – qui n’est pas encore la démocratie même si elle en constitue le socle – permettra d’abord le remplacement des aristocraties de naissance par les « aristocraties de mérite » selon les termes du marquis Alfieri, fondateur, à l’image de l’École libre des Sciences Politiques de Paris, d’une école de formation des élites italiennes après l’unification de l’Italie sous l’égide du Piémont. Le XIXe siècle européen et américain sera aussi riche de recherches et de débats passionnés sur la meilleure forme de gouvernement et de constitution que le fut Athènes. Confrontée au risque tyrannique puis oligarchique face aux difficultés de la cité aux prises avec la guerre et la perte de son « empire », Athènes s’interroge, doute mais finalement reste attachée à ses institutions si exceptionnelles à l’époque. Deux millénaires plus tard, les monarchies absolues d’Europe sont ébranlées et devront faire face à la montée de Républiques ou accepter des formes de constitutionnalisme jusqu’ici refusées. Il ne suffira plus de se dire « de droit divin » mais il faudra tenter de justifier la légitimité de la domination de quelques-uns sur le tout, tenter de justifier l’injustifiable comme l’esclavage aux États-Unis, l’exclusion des femmes partout, le vote censitaire toujours. Le radicalisme socialiste s’invite à table et y ajoute la question sociale. L’aspiration démocratique, quoique dans des formes diverses, est générale. Défendre les privilèges de l’aristocratie ou de l’oligarchie devient une position intenable, rétrograde, réactionnaire mais la résistance est féroce. Il faudra les bouleversements révolutionnaires (en Russie, en Allemagne, dans l’Empire ottoman) et surtout l’effroyable Première guerre mondiale pour que les digues commencent à céder. Mais elles ne céderont véritablement qu’après 1945. Désormais, au moins sur le papier, le triomphe du peuple est total, quelle que soit la forme de ce succès planétaire. Pourtant, en parallèle, des contre-feux apparaissent, fondés sur des analyses sociologiques, psychologiques ou économiques: Pareto, Mosca, Michels renouvellent profondément l’analyse en introduisant un concept nouveau fondé sur l’observation empirique et l’analyse sociologique : l’élite. Celle-ci n’est pas prédéterminée par la naissance ou
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l’héritage mais par l’éducation, la position sociale, l’expertise, la sélection des meilleurs. Cette nouvelle analyse du pouvoir et de la domination part d’un constat : toute organisation sociale, y compris celles qui se veulent les plus égalitaires sont soumises à la loi d’airain selon laquelle des individus meilleurs ou supérieurs aux autres finissent par constituer une élite détentrice du prestige, de l’influence, du pouvoir. Le premier Mosca, dans une analyse assez grossière mais percutante souligne que dans toute profession, toute activité humaine est caractérisée par l’émergence des meilleurs : les meilleurs boulangers, coiffeurs, professeurs, entrepreneurs, etc. Ce groupe supérieur sera l’élite de sa profession ou de son organisation. Pareto, un économiste suisse se rebelle contre l’économisme marxiste et entreprend, à travers une analyse socio-psychologique de montrer non seulement l’existence d’élites mais encore leur propension à se perpétuer par la ruse ou par la violence. Robert Michels met encore davantage le doigt sur la plaie en montrant que même un parti aussi égalitariste que le Parti SocialDémocrate allemand est animé et structuré par des tendances oligarchiques. Autrement dit, inutile de se faire des illusions et de croire aux leurres démocratiques promettant l’égalité de tous et le partage du pouvoir entre tous les citoyens. Le monde, tel qu’il est - et tel qu’il a toujours été -, est caractérisé par une asymétrie structurelle : les élites dominent et les masses obéissent et suivent. Au mieux, Pareto admet que les élections sont un exercice compétitif de choix des gouvernants, un mécanisme de sélection des élites gouvernantes. Il rejoint en cela le pessimisme de Rousseau et anticipe le désenchantement wébérien. Ces analyses se sont donc éloignées des réflexions antiques sur la classification des régimes et sur la nature oligarchique de certains d’entre eux pour identifier au-delà du pouvoir politique, l’irrésistible nécessité, à tous les niveaux de la société, de concéder, déléguer le pouvoir à quelques-uns. L’oligarchie au sens moderne du terme est partout alors même qu’elle n’est nulle part puisque la légitimité de ce transfert de pouvoir est rarement assumée, reconnue ou revendiquée. Le débat se déplace encore. Les soutiens de la démocratie sont bien obligés de reconnaître que le roi est nu, que le peuple dit souverain ne l’est guère. La démocratie oligarchique se justifiera alors par le recours à l’idée de pluralisme des élites : Aux analyses d’un Wright Mills qui, après la seconde guerre mondiale, trace les contours d’une élite unique contrôlant les institutions politiques, économiques et militaires en circulant au sein de ces trois sphères et donne naissance aux analyses sur le fameux complexe militaro-industriel, s’opposent celles des
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libéraux (Sartori en Italie, Aron en France, Dahl aux États-Unis pour ne citer que trois noms paradigmatiques) qui récusent le caractère monolithique des élites. Il n’y a point une oligarchie au pouvoir car ces élites sont en concurrence, se combattent, se divisent et se limitent mutuellement, empêchant tout groupe de s’arroger l’ensemble du pouvoir. Le pluralisme, caractéristique des sociétés libérales, est en quelque sorte le contrepoison naturel aux tendances oligarchiques innées de toute société humaine. Depuis un demi-siècle, intellectuels, chercheurs, acteurs de la vie publique n’ont cessé d’échanger arguments et parfois injures sur des thèmes fortement idéologisés et biaisés par des préférences occultes ou avouées. Ce n’est rien moins que la nature du gouvernement des hommes qui est en cause, ce qui nous ramène à la pensée grecque du Vème siècle à la recherche du meilleur gouvernement capable d’assurer l’expression la plus haute du beau, du bien, du juste. Au nom de cet idéal Périclès gouverne Athènes en leader charismatique, Sparte est oligarchique et Platon donne le pouvoir aux meilleurs, les philosophes. L’ultime état de la question est illustré par le développement parallèle de formes de gouvernement élitistes toujours, oligarchiques parfois d’une part et d’une réaction populaire aussi fruste et simpliste dans ses formes que légitime dans ses aspirations d’autre part, le populisme contemporain. Car ce qui caractérise désormais la doxa politicoconstitutionnelle mondiale, c’est la suprématie incontestée du régime démocratique. Au moins au niveau des déclarations officielles et des proclamations des régimes au pouvoir… Même les régimes les plus autoritaires, ceux issus d’un coup d’État comme les dictatures les plus sanglantes prétendent être les représentants du peuple et l’expression de sa souveraineté. Aucun autre régime ne semble posséder une légitimité suffisante pour se mettre sous son patronage : aristocratie, oligarchie, dictature, régime militaire n’osent pas invoquer leur nom que ce soit en Corée du Nord, en Chine, au Venezuela, en Biélorussie ou dans tant d’autres pays. Tous ces régimes se donnent même beaucoup de mal pour mobiliser les atours extérieurs et superficiels de la démocratie : multipartisme de façade, compétition électorale, élections « pluralistes », etc. qui camouflent des élections truquées et un « pluralisme » qui ne trompe personne. Poutine, le Président russe est le maître incontesté, rusé, matois et violent de ce théâtre d’ombres. Il n’y a guère que les monarchies qui osent encore se réclamer de cette forme de gouvernement mais au prix d’un pieux mensonge. Le décor subsiste mais la réalité est soit démocratique (comme dans le cas des monarchies européennes), soit autoritaire et militarisée (comme en Thaïlande ou
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dans le sultanat de Bruneï). La catégorie des « régimes oligarchiques » est devenue vide de sens en tant que système constitutionnel. En revanche le phénomène de l’oligarchie camouflée sous les oripeaux démocratiques n’a jamais été aussi diffus et envahissant au point de mettre la démocratie en danger. Le dernier demi-siècle, poursuivant une évolution entamée dans les années 50, peut être décrit comme l’apogée de l’oligarchie au pouvoir. Précisons de prime abord que le terme souvent utilisé de manière polémique et générique couvre des réalités hétérogènes : on évoque les oligarques russes qui gravitent autour de Poutine, l’oligarchie des énarques en France, l’oligarchie bureaucratique de Bruxelles, l’oligarchie financière de Wall Street ou de la City, utilisant un même terme, idéologiquement et politiquement chargé, pour des réalités extrêmement différentes. L’usage polémique et journalistique du concept mêle allègrement des phénomènes qui relèvent de l’autoritarisme, de la ploutocratie, de la technocratie ou de l’épistocratie, un vocable rare utilisé pour évoquer la domination ou en tout cas l’influence des experts, des savants. La dénonciation qu’implique son usage couvre aussi bien des régimes criminels que le déséquilibre – incontestable mais pas forcément illégitime – entre élites choisies par le peuple électeur et élites recrutées en fonction de leur savoir et de leur expertise et désignées selon des procédures variables (corporatives, politiques, bureaucratiques). Cet amalgame langagier et sa popularité dans la presse et sur les réseaux sociaux traduisent la transformation profonde subie par les démocraties au cours des dernières décennies. Ces bouleversements résultent d’abord des changements qui ont affecté l’économie et ses rapports avec la politique. Après deux guerres mondiales, des crises économiques majeures dont celle de 1929, la décolonisation et la montée en puissance des pays émergents, phénomènes qui contribuaient à mettre l’État national au centre du jeu, le processus inverse, celui de la libération de l’économie s’est progressivement imposé au point de faire des États les acteurs de leur propre diminutio capitis sous la pression de phénomènes trans-nationaux irrésistibles. Peu à peu, aux économies nationales, s’est substituée la globalisation (et plus spécifiquement en Europe, « l’européanisation ») qui a requis de nouvelles formes de régulation non-nationales. Puisque la démocratie a été conçue par et pour l’organisation de l’État national, celui-ci s’est trouvé fort dépourvu face à des transformations trans-frontières. La légitimation à la fois descriptive ET prescriptive de ce nouveau phénomène survint très vite et notamment dans les documents des organisations internationales et tout particulièrement au sein de l’Union
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européenne : « Global Governance ». Le cadre de référence classique, le cadre grec de classification des régimes vole en éclat. La « Cité » devient subsidiaire, le gouvernement (quelle que soit sa forme), secondaire. Apparaît un nouveau concept qui décrit (et encourage) une nouvelle réalité : la Gouvernance qui met dans l’ombre ce qui avait été central, le « gouvernement », qu’il fût monarchique, oligarchique, démocratique. Par là on signifie que la régulation (d’autres diraient la domination) des affaires politiques, économiques, sociales, technologiques, etc.. relève d’un complexe d’intervenants diffus, aux statuts variés, mais où un constat s’impose : le primat de la politique nationale (et démocratique) s’efface au profit de groupes aussi bien publics que privés, nationaux, transnationaux, supranationaux, d’experts en tous genres. La norme n’est plus le droit national mais la soft law définie par des cénacles transnationaux plus ou moins informels qui l’imposent à travers les mécanismes du marché et l’appui des sociétés multinationales les plus puissantes. Rien dans ces processus n’est visible ou compréhensible par le commun des mortels qui doivent en constater l’impact sur leurs vies quotidiennes sans bien savoir à qui en imputer la responsabilité. En dépit de l’invocation de la nécessaire « transparence », un des nombreux « ponts-aux-ânes » du XXe siècle finissant, il est pratiquement impossible d’identifier les processus décisionnels ou les stratégies des multiples acteurs au point que la solution de facilité pour ceux qui s’opposent à ces évolutions souterraines mais violentes est de se replier sur l’identification de boucs émissaires et de recourir aux théories complotistes. Il y a nécessairement « une main invisible » et il faut la trouver. De ce point de vue le concept d’oligarchie est idéal : il désigne un groupe restreint et par définition, privilégié, qui n’a pas été choisi par les électeurs et qui s’est arrogé le pouvoir au détriment du peuple et sans jamais être responsable de ses actes et des ses choix devant celui-ci. Or, la plupart de ceux qui dénoncent ces oligarchies sont en même temps porteurs d’une vision radicale et totale de la démocratie idéale : un régime dans lequel ce sont les citoyens qui partout, toujours et dans tous les domaines décident au lieu et place des experts, des juges, des techniciens. Back to basics en quelque sorte et il n’est pas étonnant que sont revenus au premier plan la délibération sur la place publique (et les réseaux), le vote populaire sur tout et n’importe quoi, le tirage au sort de préférence à l’élection (déjà les Athéniens se méfiaient du vote soupçonné de renforcer le parti aristocratique ou oligarchique). L’ostracisme n’a pas encore été revendiqué comme technique de contrôle (encore que le Recall aux États-Unis s’y apparente) mais le « dégagisme » fait florès.
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Le populisme, souvent primitif dans ses revendications simplistes a toutefois le mérite de mettre en lumière les dérives et les fauxsemblants des systèmes démocratiques et la difficulté pour les électeurs de faire passer leurs messages, leurs revendications et leurs protestations. La tentation de « renverser la table », faute de canaux adéquats pour orienter les politiques et mettre en cause les responsables, exige d’identifier des cibles, des boucs émissaires alors même que les systèmes décisionnels se caractérisent par l’absence de clarté, de visibilité et d’identification des décideurs. L’oligarchie, chargée de significations négatives, péjoratives devient la cause de tous les maux. On mêle dans un même opprobre les ploutocrates qui se servent du pouvoir politique pour s’enrichir et les experts qui en sont les instruments nécessaires et désormais indispensables. L’oligarchie qui, au temps de Clisthène ou d’Aristote, pouvait apparaître comme une forme de gouvernement possible à la fois légitime et institutionnalisée par contraste avec les dérives de la monarchie (tyrannie) ou de la démocratie (démagogie) ne présente plus guère d’intérêt aujourd’hui compte tenu de la polysémie de ses significations, interprétations et usages. Le concept n’a de valeur heuristique que s’il est spécifié. En revanche comme arme du combat politique, en particulier au sein des démocraties pour en mieux définir le sens et la portée, l’oligarchie demeure au centre des débats ou plutôt des polémiques !
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17 – Tirage au sort
Le tirage au sort apparaît six fois dans l’Iliade et trois fois dans l’Odyssée. Non pas à usage politique mais pour décider, en des moments difficiles, qui ira au combat, qui prendra le risque d’aller à la mort pour sortir d’une situation périlleuse ou comment seront partagés les dépouilles ou l’héritage. La Grèce archaïque n’est pas la seule à pratiquer ce mode de choix. On en trouve trace à de nombreuses reprises dans la Bible et, notamment, le Nouveau Testament y fait référence à propos des vêtements du Christ que se partagent les soldats romains aux dés ou encore dans le mode de sélection de Mathias, le disciple ainsi choisi pour substituer Judas après sa trahison. Dans la Grèce de l’époque classique et en particulier durant l’âge d’or de la démocratie athénienne, le tirage au sort devient un instrument routinier de sélection des citoyens pour les charges officielles même si l’élection reste en vigueur notamment pour le choix des Stratèges. Moses Finley dans son ouvrage classique « Démocratie antique, démocratie moderne » remarque que « la sélection par tirage au sort et la rétribution accordée pour la tenue d’une charge étaient les chevilles ouvrières du système 228». L’association du tirage au sort aux premières pratiques « démocratiques » connues a transformé ce mécanisme en alternative possible du vote. Certains s’en sont fait les chantres, tel Étienne Chouard, ce personnage dont les médias et une partie de la classe politique se sont entichés pour en faire une vedette du débat intellectuel contemporain (!) en France lors du mouvement des gilets jaunes. Trop souvent en mettant sous le boisseau son confusionnisme idéologique qui lui permet d’être adoubé par l’extrême gauche aussi bien que par des courants révisionnistes et négationnistes de l’extrême droite. Devenu l’oracle de la démocratie directe, du référendum d’initiative citoyenne (RIC) et du tirage au sort, il a réussi à donner une perception extrêmement positive d’un mécanisme pourtant, à bien des égards, aussi fruste qu’aveugle. 228 M. Finley, Démocratie antique, démocratie moderne, préface de P. VidalNaquet, Payot, Essais, 1976, p.66
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Rappelons d’abord le contexte de ce mécanisme : il se situe dans un ensemble de croyances faisant du sort et de la fatalité l’élément fondamental de la destinée humaine. La part du choix, de la volonté humaine, de la mobilisation collective est niée en raison du destin inéluctable qui s’impose aux humains. La fatalité règne en maître et la seule concession faite à cette implacabilité est l’oraison à la divinité, le sacrifice offert aux dieux pour les implorer et faire en sorte que la fatalité soit heureuse plutôt que dramatique. Lorsque le sort désigne Ajax pour affronter le Troyen Hector, il tourne aussitôt ses prières vers Zeus et demande à ses compagnons d’en faire autant : « Mes compagnons ce sort est le mien, et mon âme est joyeuse en moi-même : je pense vaincre Hector le splendide. Mais, allons, pendant que j’endosse mes armes guerrières, Adressez la prière à Zeus le Cronide suprême229 » Un minimum de couverture assurantielle ne fait jamais de mal… Autrement dit, faute de pouvoir ou vouloir choisir le plus digne, le plus compétent, le plus crédible, on s’en remet à la décision des dieux, de la chance, de la fortune, du hasard selon l’interprétation que l’on préfère. Rien de plus arbitraire en réalité que cette procédure, parfaite, avec quelques amodiations, pour reproduire une représentation sociologique d’un groupe donné, très imparfaite pour constituer une « représentation » de nature politique. L’usage historique de ce mécanisme constitue une autre illustration du renoncement à choisir : ce fut le cas en France pendant tout le XIXe siècle, notamment lorsque les conscrits devaient tirer un numéro pour connaître la durée de leur service militaire. Le « bon numéro » n’impliquait qu’un an de service, le « mauvais numéro », cinq ans. Du coup, les expressions sont restées profondément ancrées dans le langage et l’inconscient populaires. Dans le langage courant, on tire le « bon » ou le « mauvais » numéro selon que la solution qui s’impose plaise ou non à l’intéressé. Le « fatum » encore. On le retrouve aux ÉtatsUnis où l’octroi de la fort recherchée « Green Card » qui octroie un statut de résident privilégié à certains émigrés sert d’alibi au refus ou à l’impossibilité de choisir : trop difficile, trop compliqué pour les mortels, les dieux décident… Le plus récent exemple de l’usage contesté de cette procédure a été offert par la firme Novartis qui, fin décembre 2019, a 229
Homère, L’Iliade, III, 191-194
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proposé d’offrir à 100 enfants atteints d’une maladie grave et mortelle et choisis par tirage au sort le fort coûteux traitement mis au point. Celui-ci a, en effet, la caractéristique d’être le médicament le plus cher au monde… La firme a justifié ce choix par l’exigence de « randomiser » la sélection en évitant tout critère subjectif. Le résultat ne s’est pas fait attendre : loin de susciter les applaudissements de la foule, l’initiative a suscité un déchaînement de critiques féroces. Passe encore quand le tirage au sort devient l’ultima ratio d’un processus électoral bloqué faute de majorité. Le sort vient départager des élus ayant obtenu le même nombre de voix. C’est un pis-aller pragmatique mais tout aussi arbitraire que privilégier la date de naissance, le sexe ou tout autre critère. Difficile d’y trouver une justification « démocratique». Ce mécanisme a un autre défaut : en définitive, il est fondé sur la défiance alors que le mandat accordé par le vote ne peut se concevoir sans confiance. Certes la confiance peut parfois être trahie et c’est sans doute l’un des problèmes les plus aigus que les démocraties doivent affronter aujourd’hui. Mais une société de défiance est insoutenable dans la longue durée. Elle est la négation même de rapports humains harmonieux, elle est source de jalousie, d’envie, de délation, de mise au pilori. Le contexte joue aussi son rôle, celui dans lequel le tirage au sort s’est manifesté dans la démocratie athénienne qui s’était emparée d’une pratique bien antérieure. La démocratie grecque fut une innovation sociale, culturelle et politique indéniable dont l’héritage nous nourrit encore. Mais cette démocratie était incroyablement élitaire, aristocratique, censitaire ! Les chiffres parlent d’eux-mêmes, même s’il s’agit d’ordres de grandeur plutôt que de statistiques précises. Athènes au faîte de sa puissance et de sa gloire avait une population d’environ 300 à 400.000 habitants dont, selon Hérodote, environ 30 à 40.000 citoyens, parmi lesquels 6000 seulement participaient à l’Ecclesia, l’assemblée du peuple rassemblé. Autrement dit, 1,5% de la population totale. Après un tel écrémage et filtrage, le tirage au sort était encore incertain mais disons-le sans hésitation : les chances de choisir un citoyen ignorant, inculte, incapable s’étaient singulièrement réduites. Athènes tirait au sort plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de citoyens chaque année (Socrate fut jugé par 501 citoyens tirés au sort) extraits d’une base de quelques milliers de citoyens « actifs ». Et la notion de citoyen était singulièrement différente de celle que nous utilisons aujourd’hui. Les « Happy Few » reconnus comme citoyens se dédiaient en pratique à temps plein à la gestion de la cité : se réunir, délibérer, participer à la vie administrative, si minimale fût-elle, juger,
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organiser les cérémonies religieuses (qui étaient aussi des manifestations de sociabilité et réjouissance) occupait le quotidien du citoyen. Et en temps de guerre – une occurrence très fréquente à Athènes - le devoir des citoyens était encore plus exigeant… Comme le diraient les Britanniques, la sélection ne s’effectuait guère que parmi la « talking class », celle des orateurs et des démagogues capables d’haranguer et de convaincre la foule. Faire du tirage au sort un outil privilégié de sélection des élites politiques est tout bonnement antinomique avec l’idée de représentation démocratique fondée sur la confiance. En fait, le tirage au sort pratiqué par les Athéniens traduit la hantise qu’un groupe fondé sur la parentèle puisse contrôler les leviers du pouvoir. Heureusement, à l’époque contemporaine il est aisé de constituer un échantillon représentatif des citoyens et de tirer au sort « les représentants » parmi eux. L’arbitraire du tirage au sort demeure mais le hasard est corrigé par la représentativité de l’échantillon qui sert de vivier pour le tirage au sort, la « base » en langage technique. À ce titre, et compte tenu de la crise de la représentation démocratique, ces mécanismes peuvent constituer non pas une alternative mais un enrichissement de la boîte à outils mise à disposition des systèmes démocratiques. Toutefois ce n’est pas la panacée et le hasard peut encore jouer des tours. Les supporters de football le savent bien qui attendent avec anxiété, le tirage au sort des équipes dans un tournoi… Là aussi, il y a les « bons » et les « mauvais » numéros comme à la loterie des jeux qui mise sur la fatalité et la chance pour inciter les joueurs à dépenser toujours davantage dans l’espoir de gagner. Pourtant, statistiquement l’immense majorité des participants est financièrement perdante. Faut-il expliquer la séduction qu’opère cette technique de (non) choix par une croyance persistante dans la fatalité, dans la bienveillance possible des dieux ? Si c’était le cas – et c’est probablement le cas -, ce serait une illustration de plus de la persistance et de la permanence au sein des sociétés modernes des croyances et des mythes qui imprègnent encore la mémoire collective. Dans un ouvrage récent230, à la fois concis et savant, le politologue Gil Delannoi s’est fait l’ardent avocat du recours au tirage au sort dans les systèmes démocratiques en insistant sur la possibilité de constituer par ce moyen un échantillon beaucoup plus représentatif que celui résultant d’une élection par exemple. Il souligne que cette technique possède à ses yeux trois mérites incomparables et il n’a pas tort : impartialité, égalité, 230
G. Delannoi, Le tirage au sort, Coll. Débats, Presses de SciencesPo, Paris 2019
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sérénité. Le procédé peut aussi être un excellent moyen de créer du consensus comme l’a montré l’exemple irlandais des débats sur la réforme constitutionnelle du droit à l’avortement, confirmée ensuite dans les urnes par référendum en mai 2018. Une tentative a été également menée en France en matière de lutte contre le changement climatique d’octobre 2019 à décembre 2020 à travers les délibérations de la Convention citoyenne pour le climat. Au terme de ses travaux, la Convention des citoyens tirés au sort a proposé 149 mesures qui ont été pour l’essentiel acceptées par le Président Macron et traduites ensuite en projet de lois ou décrets. Mais on a pu constater qu’au lieu d’apaiser les esprits comme dans l’expérience irlandaise, la Convention n’a pas réussi à opérer une mobilisation de l’opinion. On a observé également l’habituel travers des comités ou assemblées chargées de préparer des décisions : d’une part l’émergence de leaders ou « d’oligarchies » internes, d’autre part la prétention à ce que les propositions deviennent nécessairement des décisions sous peine de trahison. La création d’un comité de citoyens tirés au sort dans le cadre de la vaccination contre le coronavirus manifeste le souhait de créer confiance et consensus dans un domaine où ces carburants indispensables manquent cruellement. Mais, le caractère restreint du comité rend illusoire la possibilité de créer un groupe véritablement représentatif de la société française sans exclure l’éventualité d’une prime aux ignorants. Combien de citoyens du comité seront en mesure d’exercer un contrôle scientifique sur la vaccination ? Delannoi, tout enthousiaste qu’il soit à l’égard du tirage au sort, n’en met pas moins en garde sur le fait qu’il ne constitue pas la panacée, pas plus que, par exemple, le référendum. Le cocktail d’instruments peut en revanche améliorer le système démocratique et les défaillances de la représentation. La République de Venise en fut un exemple longtemps couronné de succès en mêlant le principe de l’élection pour constituer la « base » au sein de laquelle les dirigeants de la République étaient ensuite choisis. Mais comme on le sait, ce système plus aristocratique que démocratique finit par dégénérer, se corrompre avant de s’effondrer sur lui-même à la première chiquenaude externe. On rejoint ce type d’élections l’observation d’Aristote231 selon laquelle aristocratiques, sont non-démocratiques puisqu’elles constituent un choix délibéré et organisé de sélection des « meilleurs ». Reste que deux questions cruciales restent irrésolues : celle de l’acceptabilité du procédé d’abord. On l’a bien vu en France où la 231
Aristote, op.cit., IV, 1300b, 4-5
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sélection des étudiants en médecine par tirage au sort a été vilipendée et rejetée quasi unanimement ; celle de la représentativité sociologique par opposition à une représentation politique ensuite. Il n’est pas difficile désormais d’obtenir un échantillon représentatif des citoyens en fonction de l’âge, de l’origine géographique, du sexe, de la profession, de la richesse, etc. Mais tout ceci ne dit rien des choix politiques que pourraient être amenés à prendre ces citoyens. Tant qu’ils ne sont sollicités que pour délibérer et proposer, passe encore. Mais comment légitimer une décision à l’égard ou à l’encontre de personnes qui n’ont pas choisi ce « représentant » ? Certes le mécanisme de sélection aura été plus simple, moins susceptible d’être biaisé ou corrompu, plus « objectif ». Mais dans ce cas, il y a encore plus efficace et représentatif : en recourant à l’intelligence artificielle, on pourrait obtenir des résultats techniquement meilleurs et plus rationnels. La démocratie s’en porterait-elle mieux ?
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18 – Ostracisme
L’ostracisme est une institution athénienne très spécifique qui n’a guère duré que 70 ans (de son institution par Clisthène en 487 AC à 416 ou 417). Ses règles et sa pratique ont été étudiées dans un ouvrage classique de Jérôme Carcopino publié en 1935 mais les fouilles postérieures du XXe siècle ont permis d’en mieux mesurer l’impact232. Et l’usage du terme a pris une tout autre signification à l’époque moderne. La mythologie l’ignore en tant que tel mais le principe qui sous-tend l’institution est à l’œuvre aussi bien dans la mythologie qu’à notre époque. Au point de départ, il y a la cité, son système politique et les risques et dangers internes qui la menacent. La « démocratie » est un système fragile à la merci des démagogues et autres aventuriers. La démocratie doit être défendue233 et dans les cas de crise aiguë, des décrets d’urgence permettent même d’assassiner le tyran en puissance. Mais pour se prémunir du risque qu’un ambitieux prenne le pouvoir au détriment des institutions démocratiques et du peuple, rien de mieux que des mesures préventives à même d’empêcher la gangrène du corps social et politique. Les mécanismes mis en place à Athènes sont très originaux et sont au politique ce que le bouc émissaire est au social. Que prévoient les règles ? Chaque année à partir de son institution en 487 et jusqu’à sa dernière utilisation en 417, le peuple de l’Ecclesia est appelé à se prononcer chaque année par deux votes successifs à quelques semaines de distance. Le premier, à main levée, porte sur la nécessité ou non d’un vote d’exclusion, en principe. Le second porte sur la personne que l’on souhaite ostraciser. Le terme dérive de ostraca, l’huître, car les votes étaient exprimés parfois sur une coquille d’huître ou le plus souvent sur un tesson de poterie dont on a trouvé des milliers d’exemplaires au cours des fouilles du XXe siècle. La procédure est fort particulière : pas de défense, pas d’appel pour l’ostracisé, marque d’une 232 A. Martin et P. Cabanes, L’ostracisme athénien. Un demi-siècle de découvertes et de recherches, Revue des études grecques, 1989, p. 124-174 233 A. Maffi, De la loi de Solon à la loi d’Ilion ou comment défendre la démocratie in J-M. Bertrand (dir.) La violence dans le monde grec et romain, Publications de la Sorbonne, Paris, 2005, pp. 137-161
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pratique plus politique que judiciaire. Et une condamnation à 10 ans d’exil sans que cela emporte toutefois d’autres sanctions telles que la prison, la mort ou la saisie des biens. On le voit, le mécanisme met en place un exutoire que l’on souhaite spontané et issu du peuple sans manipulation. Pas de prises de parole et de condamnations oratoires mais un vote (le plus souvent transcrit par des scribes car la plupart des citoyens ne maîtrisent pas l’écriture) qui se manifeste par l’entassement des tessons portant le nom du personnage à ostraciser. Pieuse illusion sans aucun doute car le délai entre le premier et le second vote donnait tout loisir d’organiser cabales et factions hostiles. La manipulation ne pouvait être exclue comme en témoigne peut-être la trouvaille de 190 coquilles de vote jetées au fond d’un puits près de l’Acropole. Nulle certitude mais le camouflage des tessons sur lesquels on a identifié les inscriptions de 14 mains différentes seulement laisse entrevoir le soupçon de manœuvres. Quoi qu’il en soit, l’expérience de « défense de la démocratie » a duré assez peu et ne s’est guère révélée concluante. On a pu identifier sur les tessons retrouvés une quarantaine de noms différents proposés pour l’ostracisme. Périclès obtint ainsi que son adversaire politique, Cimon, soit ostracisé en 461. Cette institution pratiquement sans équivalent et sans postérité – du moins dans les formes qu’elle a connues à Athènes - montre en tout cas que le « populisme » est consubstantiel à l’idée démocratique. Un révolutionnaire français, député de la Haute-Garonne tenta bien en 1793 d’importer les institutions démocratiques grecques, y compris la création d’un aréopage et l’introduction de l’ostracisme mais sa proposition n’obtint aucun succès. À Athènes, des personnages puissants ou craints pouvaient faire ainsi les frais de la vindicte populaire et la Boulé dont la composition restreinte renforçait le caractère élitiste et aristocratique était exclue de ce processus populaire. À dose mesurée toutefois : une seule personne était jetée en pâture à la vox populi et selon Plutarque, une participation de 6000 citoyens au scrutin était nécessaire pour valider la procédure (si c’était le cas, ce seuil était plutôt élevé au regard de la participation effective des citoyens à l’Ecclesia). Certains ont même émis l’hypothèse que le déclin de la procédure pouvait être lié à l’impossibilité d’atteindre ce quorum du fait de la dispersion des citoyens dans les colonies d’Athènes et du déclin démographique. Les mythes, eux, de manière générale, ne s’intéressent pas aux institutions mais au pouvoir. Pouvoir des dieux, pouvoir des hommes. L’ostracisme n’y est donc jamais invoqué en tant que tel mais Zeus, de temps en temps, menace de recourir à des sanctions analogues à l’égard
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d’Héra en la chassant de l’Olympe et en la suspendant dans l’espace lestée de deux enclumes (!) ou pratique même des formes plus cruelles à l’égard de Prométhée exilé dans l’Atlas, attaché à la montagne et continument condamné à se faire dévorer le foie par un aigle… De nombreux épisodes mythologiques rappellent que les dieux primitifs ou des montres terrifiants furent ainsi bannis, notamment dans les Tartares, ce lieu mythique, fosse commune des rebuts de l’univers primitif. Les épisodes d’exclusion dans telle ou telle cité sont aussi fréquents car la question de la succession du souverain dans la Grèce archaïque donne souvent lieu à des assassinats ou règlements de comptes ou dans la meilleure hypothèse au bannissement de l’un des protagonistes, par exemple l’exil de Miletos, fis de Minos qui deviendra le fondateur de Milet en Asie mineure. Le cas le plus célèbre reste celui d’Œdipe après que l’on ait découvert qu’il avait tué son père et épousé sa mère. Mais dans ce cas et contrairement aux objectifs explicites de l’ostracisme, l’exclusion est motivée par la faute morale. Le bannissement fut fréquent dans les différents régimes qui se sont succédé depuis 2500 ans mais ce fut en quelque sorte la mesure la plus légère sur la panoplie des châtiments et souvent réservée à un prince du sang à qui l’on ne voulait pas appliquer la peine capitale. Il n’y avait rien de « populaire » dans ce bannissement mais seulement l’arbitraire de l’absolutisme. Dans le contexte du Saint-Empire Romain Germanique, fragmenté à l’excès, la condamnation à l’exil des personnes indésirables fut une pratique constante tandis que Louis XIV recourut abondamment, grâce aux lettres de cachet, parfois pour des raisons politiques, souvent au nom de la morale (et à la demande des familles !) à l’éloignement des gêneurs dans des lieux reculés. Les personnes « indésirables » étaient confinées dans des couvents ou dans quelque forteresse. Il exila même tout un Parlement indocile et rétif, celui de Bretagne qui dût quitter Rennes pour Vannes. Quelque 100 kilomètres seulement, mais le bout du monde… Les Britanniques dès le XVIe siècle firent un recours massif à la déportation des enfants abandonnés, des prostituées et autres « criminels » dans leurs colonies américaines d’abord et dans le reste du monde ensuite, notamment en Australie pour se débarrasser de la « lie » de la société. Les États-Unis reléguèrent les Indiens dans leurs réserves et les noirs dans leurs ghettos, puis, plus tard, contraignirent de nombreux intellectuels ou artistes à faire le choix impossible entre la prison, la marginalisation ou l’exil sous la pression des obsessions anticommunistes du sénateur McCarthy. La France du XIXe siècle eut un recours fréquent à l’ostracisme politique du fait de l’instabilité politique
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qui caractérise la période jusqu’à la consolidation de la IIIe République. Parfois, ce furent des exils volontaires comme le choix du repli des légitimistes dans leurs fiefs de province par rejet de Louis-Philippe et de l’orléanisme. Ce furent ensuite les mesures de rejet des monarchistes, à quelques exceptions près, tels Lamartine ou Tocqueville, après la révolution de 1848. Plus dramatiquement, le coup d’État de LouisNapoléon Bonaparte eut son cortège de morts, de condamnés et de relégués : 66 députés, dont Victor Hugo, Schœlcher ou Thiers sont proscrits ; près de 10.000 personnes sont condamnées à la « transportation » en Algérie et 3000 étaient encore contraints à cette assignation à résidence en 1853. Un nouvel épisode dramatique prit place dans le cadre de la répression de la Commune de Paris. Les Communards, dont Louise Michel, furent déportés en NouvelleCalédonie, d’autres à Cayenne ou en Algérie. Après la seconde guerre mondiale, la République condamna à l’exil certains leaders nationalistes des colonies et en particulier le futur Mohamed V, le sultan du Maroc, déposé par la France en 1953, déplacé d’abord en Corse puis à Madagascar avant d’être rétabli dans ses droits en 1956. En Italie, la pratique de l’éloignement acquit sa notoriété durant le fascisme mais dès 1863, la loi Pica permettait au gouvernement d’ostraciser les indésirables. À partir de 1926 et jusqu’en 1943, Mussolini fait un usage systématique de l’éloignement dans des lieux isolés des opposants au régime, des leaders syndicaux ou des partis de gauche ainsi que des homosexuels. À partir de 1940 les juifs sont aussi les victimes de cette politique d’éloignement à la fois liberticide et discriminatoire. Les « confinati » sont envoyés dans des villages perdus du sud de l’Italie ou plus souvent dans les îlots minuscules qui entourent la péninsule : Lipari, Pantelleria, Ustica etc… De cette expérience tragique naîtront des chefs-d’œuvre de la littérature (Le Christ s’est arrêté à Eboli, de Carlo Levi) ou la proclamation la plus visionnaire, celle des confinati de l’île de Ventotene appelant à la constitution, après la défaite du fascisme et du nazisme, d’une Europe unie et fédérale. Ce « confinement » sera aussi évoqué comme une période presque heureuse par Primo Levi tant son expérience postérieure des camps de concentration allemands constitueront le traumatisme le plus abominable que peut vivre un homme : « Se questo è un uomo … » écrirat-il plus tard. De futurs hommes politiques comme le fédéraliste européen Spinelli ou Sandro Pertini qui sera élu Président de la République, des écrivains comme Curzio Malaparte feront partie de ces exilés de l’intérieur seulement libérés à la chute du fascisme en 1943. Depuis cette époque le confinement (confinamento) a pris une signification politique si marquée et si négative que les italiens et en
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particulier la presse ont soigneusement évité, sauf rarissimes exceptions, de recourir au terme durant la pandémie de coronavirus. Il n’y a pas eu de confinamento en Italie mais un lockdown… Le langage a aussi ses pudeurs. Dans les démocraties modernes, l’ostracisme n’a pas laissé de trace directe. Il ne subsiste que des formes adoucies et institutionnelles plutôt que personnelles. On pourrait en rapprocher trois types de mesures encore que leur signification et leur portée en soient assez éloignées : le recall qui, aux États-Unis ou dans quelques démocraties qui l’ont introduit récemment dans leur législation (en Grande-Bretagne par exemple) permet de déchoir un élu de son mandat grâce à un vote populaire ou encore l’impeachment du Président par le Congrès; la déchéance de nationalité qui concerne moins les élites que des individus titulaires d’une double nationalité et considérés comme indignes au regard de l’une d’entre elles ; enfin les mesures ayant pour objectif la défense de la démocratie comme en Allemagne où des partis extrémistes peuvent être interdits ou encore en France et en Italie où « le régime républicain ne peut faire l’objet d’une révision ». Sur cette base, les familles régnantes française et italiennes furent condamnées à l’exil jusqu’à ce que ces restrictions soient levées une fois le risque de restauration disparu. Aujourd’hui, la forme contemporaine de l’ostracisme politique s’incarne dans l’obligation faite à des opposants politiques de s’exiler « volontairement » pour échapper, dans leur pays, à la prison, à la persécution ou à la mort. Le choix courageux de Navalny, l’opposant que les séides de Poutine avaient tenté d’empoisonner, celui de rentrer en Russie après avoir été sauvé par des médecins allemands est exceptionnel. Et sanctionné immédiatement par une condamnation à l’internement dans un camp. Toutefois l’ostracisme comme mot et comme réalité s’est plus profondément ancré dans le corps social. Point question de chasser un individu ou un groupe hors des frontières mais, pire encore, des hommes deviennent étrangers dans leur propre pays. Et ils ne le deviennent pas en tant qu’individus mais du fait de leur appartenance à un groupe rejeté ou marginalisé. Le phénomène est universel et se manifeste à l’encontre de ceux et celles considérés comme différents en raison de leur origine ethnique, de leur race, de leur religion ou de leurs préférences sexuelles. Le phénomène est aussi vieux que l’humanité. À Sparte, les jeunes adolescents pour devenir des hommes et des guerriers devaient passer par une initiation de survie en milieu sauvage sans ressources ni alimentation. Ils étaient non seulement autorisés mais incités à démontrer leur qualité d’homme adulte en pillant, volant, voire
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tuant les hilotes que les Spartiates avaient quasiment réduits en esclavage. Les Intouchables en Inde ont été pendant des siècles considérés comme des rebuts par les autres castes et l’égalité juridique récemment accordée n’a que très marginalement permis de garantir un minimum de droits. Les droits formels existent mais l’opprobre et le rejet social persistent. Ce fut aussi le cas des juifs réputés être responsables collectivement de la mort du Christ et à ce titre méprisés, persécutés, haïs et ostracisés jusqu'à leur imposer le port de l’étoile jaune. Le cas des Roms en Roumanie comme celui des ghettos juifs est inscrit à la fois dans l’espace, dans les esprits et les mœurs. La France a créé un mot qui est en soi tout un programme même si sa signification a changé au cours des âges : banlieue. Le territoire hors de la protection de la ville, une sorte de no man’s land où la ville-centre vomit et rejette les indésirables ou ceux qui n’ont pas les moyens ou la faculté d’être à l’intérieur des murs protecteurs. L’organisation de l’espace, l’urbanisme sont les formes les plus explicites et les plus visibles d’appartenance ou d’exclusion en société. La ségrégation raciale qui fut la politique officielle ou officieuse des États-Unis pendant presque deux siècles de même que l’apartheid en Afrique du Sud furent d’abord un ostracisme spatial permettant ensuite toutes les autres formes d’exclusion et de séparation. Et même si elles n’ont pas un caractère « officiel », la marginalisation et la ségrégation de fait des émigrés s’installent au cœur des pays développés à tel point que certains ont soutenu que le terrorisme islamique avait été nourri des humiliations et de l’ostracisme dont auraient été victimes les immigrés musulmans dans le monde occidental. Certains « citoyens » seraient pour ainsi dire dépossédés de leur titre. L’anglais a un mot pour cela : denizen, la situation de ceux qui vivent dans un pays indépendamment de leur appartenance à la citoyenneté. Mais aujourd’hui l’ostracisme prend une ampleur exceptionnelle, tout en usant des mécanismes psychologiques et sociaux millénaires qui ont toujours permis à des groupes dominants de rejeter les plus faibles. En effet les réseaux sociaux servent de tremplin et de caisse de résonance aussi brutale que rapide pour exclure individus ou groupes qui déplaisent. Les statistiques (qui ne reflètent qu’une part de la triste réalité) montrent la croissance exponentielle de ce que les Anglo-Saxons appellent les « hate-speech » ou « hate crime ». Pour le seul premier trimestre 2020, Facebook a retiré 4,7 millions de « posts » connectés à des groupes haineux organisés et 9,6 millions contenant des messages haineux. Tous visent à exclure de la communauté politique ou sociale des individus ou des groupes contre lesquels se déchaînent les préjugés.
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19 – Bon gouvernement
La fresque dite du « bon gouvernement » d’Ambrogio Lorenzetti dans le Palazzo Pubblico de Sienne est sans doute l’une des illustrations à usage politique les plus connues de l’histoire de l’art. Elle met en scène, à la fois comme allégorie politique et figuration réaliste mêlées et entrelacées, ce qu’il est désormais convenu d’appeler l’allégorie du bon et du mauvais gouvernement ainsi que leurs effets respectifs. En réalité cette dénomination est récente et date du XIXe siècle. Elle est mise au service de nouveaux messages politiques au moment où se met en place l’unité italienne. Rosa Maria Dossi prenant appui sur cet exemple et analysant l’histoire des anachronismes parle de « L’invention du Bon Gouvernement234 ». En effet, du Moyen-Age jusqu’au XIXe, l’œuvre de Lorenzetti est connue sous le nom de « La paix et la guerre ». Ce n’est qu’à partir du milieu du XIXe que s’opère un glissement favorisé par l’impact de l’opus magnus de Jacob Burckhart, le prestigieux expert de la Civilisation de la Renaissance en Italie, une étude encore publiée de nos jours. Quel lien avec les mythes grecs demandera-t-on ? Probablement aucune relation directe encore que le débat qui a opposé deux grands historiens, Nicolai Rubinstein235 d’une part et Quentin Skinner d’autre part, nous fournit un possible fil d’Ariane. Pour résumer à grands traits, Rubinstein voit dans l’œuvre picturale de Lorenzetti une influence aristotélicienne transmise à travers St Thomas d’Aquin et sa philosophie du bien commun comme soubassement du bon gouvernement. Skinner qui, en revanche, rétablit un pont entre la République romaine et le Républicanisme moderne, souligne les fragiles continuités qui se seraient maintenues à travers les âges notamment au sein des cités italiennes de la Renaissance. Elles serviraient en quelque sorte de point d’appui intermédiaire : les vertus antiques dont les philosophes et les révolutionnaires anglais, américains et français feront si grand cas auraient survécu au travers des expériences médiévales dans les citésétats des marchands italiens. 234 R.M. Dossi, L’invention du Bon gouvernement, Bibliothèque de l’école des Chartes, t. 65, 2007, pp. 453-504 235 N. Rubinstein, Political Ideas in Sienese Art: The Frescoes by Ambrogio Lorenzetti, and Taddeo di Bartolo, in the Palazzo Pubblico, Journal of Warburg and Courtaud Institutes, 21, 1958,, pp. 179-207
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N’étant ni historien ni philosophe, je me garderai bien d’interférer dans une discussion savante dont Patrick Bergeron236 a exposé avec talent et clarté tous les éléments en apportant sa propre pierre à une discussion aussi fouillée que complexe et sans doute encore inachevée dans sa lecture et son interprétation. L’accord se fait cependant sur le caractère d’allégorie politique de la fresque. La divergence survient sur les références textuelles qui peuvent permettre d’interpréter la richesse infinie de détails à la fois symboliques ou repris de la vie urbaine et rurale de la Sienne du Trecento. Comme on le sait, les scènes peintes se déploient sur les murs de la salle où se réunissaient les autorités gouvernantes de la ville (Il governo delle Nove, le gouvernement des Neuf) et représentent à la fois deux formes de gouvernement possibles et leurs conséquences positives ou néfastes. La paix est illustrée par une ville paisible, des champs prospères et fleuris, des jeunes gens qui dansent tandis que la fresque opposée suggère un paysage sombre, lunaire, rempli de ruines et de flammes, de cadavres et de batailles, le fruit empoisonné de la guerre et de la Discordia. L’opposition est binaire et tout le souligne : la lumière, les couleurs, les personnages, la scénographie. Des références mythologiques y figurent dans des médaillons : du côté de la paix, Vénus/Aphrodite ; du côté de la guerre, Mars/Arès, Jupiter/Zeus, Saturne/Cronos, selon que l’on veuille en faire une lecture « romaine » à la Skinner ou « grecque » à la Rubinstein. Il y a aussi une mappemonde tenue par le personnage central, un vieillard dont la signification a été discutée. Rubinstein y voit à la fois la représentation de Sienne ET du bien commun, thèse que réfute vigoureusement Skinner : « Rien ne laissait penser à une familiarité quelconque avec la pensée d’Aristote ou de St Thomas d’Aquin 237» Sans pouvoir trancher dans ce débat éminemment spécialisé et controversé, une chose frappe : il y a aussi une « fresque poétique et politique » chez Homère dans l’Iliade, ce monument du conflit, de la guerre sans pitié, des combats sanglants, de la mise à sac des villes et du passage des femmes et enfants au fil de l’épée. L’Iliade, ce poème de la force selon l’expression de Simone Weil, semble du début à la fin, une geste héroïque faite pour évoquer les actions et les effets du combat. Et P. Boucheron, « Tournez les yeux pour admirer, vous qui exercez le pouvoir, celle qui est peinte ici » La fresque du Bon gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti, Annales, Histoire, Sciences Sociales, 2005/6, pp. 1137-1199 ; Voir également de P. Boucheron, Conjurer la peur, Essai sur la force politique des images, Sienne 1338, Seuil, Points Histoire, 2013 et 2015 237 Q. Skinner, The Artist as a Political Philosopher, Proceedings of the British Academy, LXXII, 198, pp. 1-56, trad. fr. L’artiste en philosophe politique, Albin Michel, Paris, 1980 et 2001, p. 60 236
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pourtant, de manière aussi imprévue que puissante, le chant XVIII vient opposer, de la même manière binaire, les vertus de la paix et les méfaits de la guerre. L’occasion en est donnée à un moment tout à fait inattendu et sur un support matériel qui ne l’est pas moins : le bouclier destiné à Achille ! Dans les chants précédents, on a assisté à la mort de Patrocle, à la douleur inconsolable d’Achille, à l’intervention de sa mère la déesse Thétis qui intercède auprès du divin boiteux Héphaïstos (Vulcain) pour permettre à Achille de retourner au combat et venger son ami. Tout respire donc la guerre et la vengeance et le moment et les circonstances se prêtent bien à une description des armes du bouillant Achille. Celuici a en effet été désarmé : refusant de combattre après sa querelle avec Agamemnon, il s’était retiré sous sa tente mais avait cédé aux suppliques de Patrocle le priant de lui prêter ses armes prestigieuses dont la seule vue devait effrayer les Troyens, convaincus qu’Achille est revenu combattre. Il n’en sera rien : Patrocle meurt et les Troyens se saisissent du précieux armement comme d’un trophée prestigieux. Tout est à refaire, mais Héphaïstos accepte de se mettre à l’ouvrage et de ciseler de nouvelles armes, en particulier un bouclier dont Homère donne une description minutieuse. Vu le contexte et le climat, vu le support, le bouclier, on ne pourrait attendre qu’une évocation des combats, des victoires, des vengeances. Or Homère en profite pour une digression descriptive qui, sans donner de leçons, délivre un puissant message. En effet, la lecture du poème surprend tant la description détaillée de la décoration du bouclier semble anticiper de deux millénaires les scènes du palais communal siennois. La structure d’abord : une opposition binaire entre le bien et le mal, la guerre et la paix. Une société et une ville respirant le bonheur d’un côté, les malheurs de la guerre de l’autre évoquées par « mille ciselures » savamment travaillées par Héphaïstos : « Il y mit la terre, le ciel, et l’onde marine l’infatigable soleil et la lune dans sa plénitude, il y mit les astres, tout ceux dont le ciel se couronne (…) Il y mit deux villes peuplées par des hommes-qui-meurent, Villes belles ! Dans l’une avaient lieu des mariages, des fêtes, On sortait de leur chambre, sous la lumière des torches,
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Les épouses du jour – l’hyménée résonnait, innombrable ; Les danseurs tournoyaient ; au beau milieu de leur ronde, Lyres cornues et hautbois retentissaient ! Et les femmes Immobiles s’émerveillaient sur le seuil de leur porte.238 » Comme à Sienne, autour de la ville s’étend une paisible campagne et Homère en souligne la beauté et la fertilité en scandant chaque strophe par l’usage de la répétition : « Il y mit … » : Il y mit une tendre jachère, une terre fertile, il y mit un domaine royal, il y mit un vignoble, il y mit une fosse bleue, il y mit encore « un troupeau de bovins cornes-droites ». Bref une description élégiaque, quasi paradisiaque où les humains s’affairent à leurs activités agricoles, artisanales et ludiques. Comme à Sienne, règne la justice rendue par les anciens. Le contraste est saisissant avec l’autre ville « assiégée par deux peuples en armes ». L’unique discussion porte sur deux alternatives également détestables : « anéantir la ville, ou procéder au partage des trésors contenus dans cette cité désirable239 ». La bataille est déclenchée et les combattants « se jetèrent les uns sur les autres leurs piques de bronze240 ». Et Homère de conclure en anticipant l’allégorie de Lorenzetti qui lui aussi, souligne les périls de la Discordia : « Ainsi Tumulte et Discorde étaient là, et la Kère fatale (divinité de la mort) qui prenait l’un blessé mais vivant, et indemne cet autre et qui, dans la mêlée, tirait par les pieds un cadavre ; dans son dos, sa tunique était rouge du meurtre des hommes ; comme des êtres vivants, ils les rejoignaient dans la lutte, et traînaient les corps de leurs réciproques victimes241 » Homère enfin revient sur la dimension heureuse et joyeuse de l’autre ville qui jouit de la paix : les jeunes gens et les jeunes filles « se tenant Homère, L’Iliade, XVIII, 490-496 Ibid. XVII, 510-511 240 Ibid, XVII, 534 241 Homère, L’Iliade, XVIII, 535-540 238 239
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l’un et l’autre au poignet, se livraient à leurs danses », les jeunes filles portent des couronnes fleuries, un aède se produit, la foule admire les acrobates, un chœur chante…. Le bouclier est achevé, prêt pour la guerre et le combat. Comme le fera plus tard Lorenzetti par l’image et la fresque, Homère administre une leçon de politique par la poésie et le chant. Ni le premier, ni le second ne font la morale. Mais la confrontation de la guerre et de la paix, de leurs effets bienfaisants ou néfastes parle d’elle-même. Quelques siècles après Homère, Platon y ajoutera sa propre contribution en créant un récit qui, à son tour, sera destiné à illustrer les vertus du bon gouvernement et les méfaits du mauvais gouvernement. Dans le Timée puis le Critias, il met en scène deux villes ennemies, l’une bien réelle, Athènes, l’autre fruit de son imagination et destinée à un futur fabuleux : l’Atlantide, la cité des Atlantes. La fable platonicienne en réalité oppose deux lectures de la même ville, l’Athènes de la cité archaïque, vertueuse et sage et l’Athènes démocratique tentée par l’impérialisme, camouflée en Atlantide. De nouveau, le recours à l’opposition binaire entre le bien et le mal favorise une pédagogie simple et efficace, d’autant plus persuasive que l’un des termes de la comparaison fait appel au « réel » tandis que l’autre recourt à l’imaginaire, mais un imaginaire facile à transposer dans le réel pour en tirer les leçons morales et politiques. Dans le récit platonicien, l’Atlantide est engloutie par les flots et coule au fond de la mer… Heureuse trouvaille littéraire ! Un nouveau mythe est né qui ne cessera d’alimenter rêves, fantasmes et spéculations jusqu’à nos jours242. Parmi les multiples œuvres suscitées par l’allégorie platonicienne, mentionnons l’utopie de Francis Bacon, L’Atlantide, publiée en 1627. Plus tard, l’œuvre de Platon, détournée ou vidée de son message politique et philosophique deviendra une source infinie d’inspiration pour la littérature et encore plus pour le cinéma. Ou comment passer de l’analyse d’un système politique corrompu à la science-fiction la plus débridée… S’il fallait un exemple de perpétuation des mythes, y compris dans le renversement de leur message, c’est bien celui-là. Chez Platon comme dans le cas de Lorenzetti, les allégories textuelles ou picturales qu’ils ont construites persistent à vivre au cours des siècles au prix de détournements. La disparition de l’Atlantide au fond de l’océan devient plus importante que l’allégorie qu’elle était censée illustrer de même que la peinture de la guerre et de la paix devient moins importante que
242 P. Vidal-Naquet, L’Atlantide, Petite histoire d’un mythe platonicien, Les Belles Lettres, Paris, 2005
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la mise en place d’un nouveau mythe politique des temps modernes, le « Bon gouvernement ». Pierre Rosanvallon reprend le qualificatif dans un ouvrage classique où il analyse la recherche d’un vrai système démocratique qui ne se contenterait pas de se dire tel en raison d’un choix par les urnes mais qui le serait à la fois par les procédures et par la substance243. Les citoyens doivent retrouver la confiance dans leurs institutions et se les réapproprier. Rosanvallon rejette ce qu’il appelle une « démocratie d’autorisation » et en appelle à d’une « démocratie d’exercice », un songe grec en quelque sorte, réinventé pour les temps modernes puisque le citoyen grec se devait de participer à la mise en œuvre des décisions qu’il avait prises. Une autre expression de cette recherche du « bon gouvernement » est apparue au sein des organisations internationales telles la Banque mondiale, le FMI, l’OCDE et même l’Union européenne. Pour ne pas se faire de manière trop visible les chantres et avocats de la démocratie occidentale que les autres systèmes politiques du monde devraient adopter, ces organisations ont suggéré à partir des années 90 une variante technocratique du « bon gouvernement » devenu « good governance ». Le prêche est moins adressé aux peuples qu’à leurs dirigeants : éviter gabegie, clientélisme et corruption, mettre en place l’état de droit, la sécurité juridique des investissements, respecter le droit de propriété, favoriser une fiscalité plus juste, etc.. Mauvais gouvernement, bon gouvernement à l’heure de la globalisation et des multinationales : la poésie et les images ont disparu. Se sont substitués à Zeus ou Cronos, les comités d’experts et autres troïkas. Aux conséquences heureuses ou malheureuses selon les choix effectués par le pouvoir se sont substitués les rapports et autres « rankings » opposant les bons et les mauvais, les leaders et les rétifs. Aux uns sont attribués les aides et autres prêts conditionnés par les bons comportements ; aux autres sont imposées sanctions, contraintes ou conditions léonines… La dernière manifestation de cette vision bipolaire s’est produite au cours de la crise économique postcoronavirus. Les « sages » et les « frugaux » du Nord de l’Europe voulaient conditionner leur soutien financier à l’adoption de réformes par les « cigales » du sud. Bref, l’apologue homérique n’a pas pris une ride. Ses avatars modernes sont seulement moins poétiques…
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P. Rosanvallon, Le bon gouvernement, Le Seuil, Paris, 2016
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20 – Tyran/Tyrannicide
Il n’y a point de tyran chez Homère. Il n’y a que des rois plus ou moins généreux ou autoritaires, fins politiques ou sans talent, héréditaires ou issus d’une prise de pouvoir. Il n’y a pas même de tyran chez les dieux. Zeus qui pourrait assurer cette partition est souvent indécis, voire velléitaire et soumis à la pression de ses compères en divinité. Certes il a souvent le dernier mot en invoquant son autorité suprême mais il n’est certes pas un tyran. Chaque dieu, par ailleurs, gère sa « spécialité » comme le feront plus tard les innombrables saints de la religion catholique qui, pour l’un, retrouve les objets perdus, pour l’autre, guérit les boiteux ou vient au secours de la fertilité des épouses… Ils se chamaillent, se contredisent mais ces litiges, ridicules ou fondamentaux garantissent l’absence de tyrannie au sens moderne du terme. Il y a fragmentation du pouvoir ce que nous qualifions aujourd’hui de « pluralisme » et de « séparation des pouvoirs». Pas de tyran donc, mais une variété de pouvoirs royaux qui ont fait place parfois à l’oligarchie, parfois à la démocratie puis à des aventuriers démagogues exerçant le pouvoir à leur profit en se plaçant au-dessus des lois. Les plus célèbres d’entre eux ont sans doute été les tyrans de Sicile qui ont bénéficié par ricochet de l’intérêt et des conseils donnés par Platon à Denys de Syracuse, sans grand succès, si ce n’est celui de l’étonnement suscité par cette coopération inattendue entre LE philosophe par excellence et des brutes qu’il espérait convertir à un gouvernement plus…philosophique. Quand le grand penseur met la main à la pâte politique, il se révèle un assez naïf conseiller du prince. Il faut se départir toutefois de donner au terme « tyran » la signification qu’il a prise à l’époque moderne ou contemporaine. Par exemple, la tragédie de Sophocle « Œdipe roi » est dénommée dans son titre grec « Oidipous Turannos ». Le qualificatif ne vise pas tant un comportement tyrannique dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui que la manière dont Œdipe est arrivé au pouvoir, en tuant (sans le savoir) son père et en épousant sa mère. Le tyran grec est un souverain qui légifère sans tenir compte du peuple et à son propre profit, selon son « bon plaisir » mais qui peut souvent se le permettre en flattant le peuple. Le terme qui correspond le mieux à la réalité grecque antique serait « autocrate » ou encore autocrate populiste. On peut être autocrate sans pour autant être
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tyrannique au sens où l’entendront les premiers chrétiens persécutés par les empereurs romains pour leur foi. C’est ce qui autorise Platon à frayer avec Denys l’ancien et Denys le jeune à Syracuse. Il espère être le conseiller du prince et inciter l’autocrate à plus de modération. C’est ce qu’observe également Thucydide dans son Histoire du Péloponnèse à propos du tyran d’Athènes Hippias, l’un des deux fils de Pisistrate: « L’autorité qu’il détenait n’avait rien d’oppressif pour la multitude et son gouvernement ne suscitait pas de critiques. Pendant longtemps ces tyrans montrèrent de la sagesse et de l’habileté ; ils n’exigeaient des Athéniens que le vingtième des revenus, ils embellissaient la ville, ils soutenaient les guerres et subvenaient aux sacrifices publics. Pour le reste, la cité gardait les lois anciennes ; ils avaient seulement la précaution de faire occuper continuellement les magistratures par un des leurs 244». Thucydide observe encore que le phénomène des tyrans fut étranger aux traditions de Sparte et que la cité lacédémonienne les élimina des cités sous son contrôle, leur préférant l’oligarchie des aristocrates. En dépit de luttes intestines initiales, « c’est pourtant chez elle que le règne de la loi s’instaura le plus tôt et elle ne connut jamais la tyrannie 245». On comprend mieux pourquoi les révolutionnaires français furent davantage séduits par la pureté législatrice (ou supposée telle) de Sparte que par la démocratie athénienne. Un élément crucial surviendra à Athènes au IVe siècle et contribuera à transmettre l’héritage grec dans la théorie politique au moment de la Renaissance : l’assassinat en -514, par les deux « tyrannoctones », Harmodios et Aristogiton, du frère du tyran d’Athènes, Hippias, qui avait succédé à son père Pisistrate. Selon le récit qu’en fait Thucydide, après la chute et la fuite du tyran Hippias, Clisthène transformera en loi ce qui n’était que pratique reconnue, le serment des membres de la Boulè déclarant qu’un éventuel tyran est déclaré ennemi public. De ce fait même, son élimination devient légitime et les auteurs du tyrannicide (ainsi que leurs descendants) ont droit aux honneurs, aux récompenses et à la reconnaissance de la Cité. Ces tyrannicides sont passés à l’histoire pour deux raisons, en raison des circonstances d’abord, de la célébration de l’acte de résistance ensuite qui a traversé les siècles. Les circonstances d’abord : les deux tyrannicides sont deux amants, l’un Aristogiton, l’éraste, plus âgé et d’origine pauvre selon Thucydide, l’autre, Harmodios, son éromène, 244 Thucydide, La guerre du Péloponnèse,, édité par D. Roussel, préface de P. Vidal-Naquet, Gallimard, Paris,1964, livre VI, 54,2 245 Ibid, I, 18
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donc plus jeune et d’origine aristocratique qui repousse les avances d’Hipparque, frère d’Hippias et membre de la famille des Pisistratides, la famille des tyrans d’Athènes.246 Pour se venger, Hipparque aurait invité la sœur d’Harmodios à participer au cortège d’une procession, un honneur très recherché, avant de l’exclure publiquement, la jugeant indigne de cet honneur. C’est un affront. Les deux amants décident de se venger lors des grandes cérémonies des Panathénées et d’assassiner le tyran Hippias mais finalement y renoncent car il est entouré de ses gardes. En se repliant, ils tombent par hasard sur Hipparque et l’assassinent. Harmodios est tué peu après, puis Aristogiton est arrêté, torturé, exécuté. Après la chute et la fuite d’Hippias, les deux tyrannicides sont honorés, célébrés, statufiés quoique, comme le souligne Thucydide247 « ce fut une aventure d’amour qui provoqua l’audacieuse tentative » d’assassinat. Il ne deviendra héroïque qu’en raison du statut de la victime. Si puissant fut l’écho de ce fait d’armes que des statues en bronze célébrant les deux hommes furent érigées à Athènes quelques années plus tard, en 505. Cette érection d’une sculpture les représentant marque le début d’une pratique qui ne cessera de se développer dans tous les régimes politiques (et en particulier dans les régimes autocratiques !). Pour la première fois à Athènes redevenue une démocratie, une statue ne représente pas un dieu ou un héros de légende mais deux citoyens qui ont éliminé le tyran. Jusque-là les hommages rendus, par exemple aux militaires victorieux, ne sont, le plus souvent, que des inscriptions célébratives. Les représentations par la statuaire ne célèbrent pas des individus mais plutôt des représentants d’une catégorie générale (le prêtre, le philosophe, le sportif). La représentation des tyrannoctones est une rupture. Dans un ouvrage publié en 2014, Vincent Azoulay248 a fait en quelque sorte la « biographie » des deux statues représentant les « Tyrannoctones ». Les deux statues en bronze représentant les héros (érigées en 476-477 av. J-C) - après que les premières statues célébratives furent emportées par les Perses en 480 - ont disparu, mais on en possède deux copies en marbre du IIe siècle de notre ère, retrouvées dans la Villa Adriana (L’énorme palais d’Hadrien à Tivoli). Jusqu’à la fin du XIXéme siècle, les deux statues distinctes furent considérées comme des gladiateurs avant que le duo ne soit reconnu et reconstitué. On peut encore les admirer au musée de Naples et leur Ibid. , VI, 54-59 Ibid, VI, 54,2 248 V. Azoulay, Les tyrannicides d’Athènes : vie et mort de deux statues, Le Seuil, Paris, 2014 246 247
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spectaculaire perfection a garanti aux tyrannicides de passer à la postérité grâce à la maîtrise époustouflante des sculpteurs. Les deux statues sont à la fois représentatives de la période classique (hauteur, musculature, gestuelle) en même temps que de la période archaïque car les visages des deux héros sont inexpressifs, figés, en contraste flagrant avec le mouvement des corps et la vivacité des gestes saisis dans le marbre. Sur le plan politique, la réaction des « démocrates » fut particulièrement radicale, faisant de chaque citoyen un « défenseur de la démocratie » au travers d’un serment des citoyens imposé par le décret de Demophantos en 411, l’un des commissaires chargés de réviser la législation après le rétablissement de la démocratie en 410. « Je ferai périr, par parole, par action, par vote, et de ma main si je le puis, quiconque renversera la démocratie athénienne, ou, le régime une fois renversé, exercera par la suite une magistrature, quiconque se lèvera pour s’emparer de la tyrannie ou aidera le tyran à s’établir. Et si c’est un autre qui le tue, je l’estimerai pur devant les dieux et les puissances divines, comme ayant tué un ennemi public ; je ferai vendre tous ses biens, et j’en donnerai la moitié au meurtrier sans le frustrer de rien, je lui témoignerai ma reconnaissance, ainsi qu’à ses enfants, comme on l’a fait à Harmodios et à Aristogiton et à leur postérité. Et tous les serments qui ont été prêtés à Athènes, à l’armée ou ailleurs pour la ruine du peuple des Athéniens, je les annule et j’en romps les liens249 » Les noms d’Aristogiton et d’Harmodios sont quasiment inconnus désormais mais le souvenir des tyrannicides persiste grâce à ces deux remarquables statues, parmi les plus beaux exemplaires de la statuaire grecque au sommet de son art. Le tyrannicide et les tyrannicides se perpétueront sur deux fronts, celui de la théorie politique et celui de la célébration des « grands hommes ». Sur le plan de la théorie politique, la légitimité de la mise à mort du tyran est admise par Thomas d’Aquin soit que le souverain soit un usurpateur soit qu’il devienne tyrannique. Évidemment les légistes royaux auront du mal à accepter pareille théorie… Mais la querelle restera largement un débat entre clercs tandis qu’ultérieurement l’analyse théorique se fera en lien direct avec le débat politique. La théorie du tyrannicide refera en effet surface durant la Renaissance en relation avec l’émergence du protestantisme et des guerres de religion. Naîtra ainsi un mouvement critique de la royauté. En France, il se manifeste avec force après la nuit de la Saint-Barthélémy 249 Décret de Demophantos, cité in Andocide, I, 98, voir J. Hatzfeld, La fin du règne de Théramène, Revue des études anciennes, 1938,, 40-2, pp. 113-124 et Z. Petre, le temps des ruptures, in C. Darbo-Peschanski, (dir.), Construction du temps dans le monde grec ancien, CNRS Philosophie, CNRS éditions, 2000, p. 355
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le 24 août 1572 et apparaîtra également en Angleterre durant le règne de Marie Tudor. Certains des penseurs sont des théologiens protestants, d’autres des auteurs de libelles qui s’opposent à l’émergence des monarchies absolues dans l’Europe du XVIe siècle. On assistera même à un front renversé lorsque des membres de la Ligue (catholique) reprirent les arguments des « Monarchomaques » à leur compte pour s’opposer à l’accession au trône de France du protestant Henri de Navarre. « Monarchomaque », « celui qui combat le souverain », est un qualificatif critique émis dans un ouvrage publié en 1600 par un Britannique, soutien de la royauté, William Barclay. En réalité, l’activité critique des libellistes français est antérieure. Elle est surtout le fait de protestants qui s’insurgent de la répression impulsée par le camp catholique et notamment par la Ligue menée par le duc de Guise. Mais elle aussi une mise en cause de la monarchie absolue dont les fondements sont en train de se mettre en place. Par exemple de larges fragments du « Discours de la servitude volontaire » écrit en 1548 par Étienne de La Boëtie sont seulement publiés en 1574 au sein d’un volume anonyme « Le réveil matin des François et de leurs voisins » soi-disant publié à Edimbourg mais probablement sur le continent. Pour ce courant de pensée, dès lors que le roi devient tyrannique, la résistance devient légitime et l’élimination du roi autorisée. Les « monarchomaques » se recrutent pour l’essentiel chez les penseurs protestants en France et en Angleterre (Calvin et Luther sont réticents à lever l’étendard de la révolte et limitent le droit de résistance à l’égard des magistrats inférieurs plutôt que de s’attaquer au souverain lui-même). Mais paradoxalement les deux cas de régicide de cette période troublée sont le fait de catholiques : Henri III avait fait assassiner les chefs de la Ligue pour consolider son pouvoir en décembre 1588. Quelques jours après, la faculté de Théologie de Paris (le 7 janvier) avait délié les sujets de la fidélité au roi et ainsi permis ainsi de qualifier le roi de « tyran ». En août, le moine Jacques Clément s’autorise de ce blanc-seing et à son tour assassine le monarque. Henri de Navarre lui succède et se convertit au catholicisme ce qui ne l’empêchera pas d’être assassiné par Ravaillac en 1610. À la même époque le débat fait rage également aux Pays-Bas espagnols où le roi Philippe II et les autorités catholiques cherchent à bannir le Prince d’Orange et donnent à quiconque le feu vert pour arrêter ou éliminer le Prince d’Orange coupable de s’être révolté. Il est accusé d’être un tyran. Celui-ci retourne le compliment : le tyran, c’est Philippe II. Les Etats-généraux des Pays-Bas le soutiennent et prononcent la déchéance de l’empereur le 26 juillet 1581 : lorsque le
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prince exige de ses sujets « une soumission d’esclaves, alors il n’est plus un prince, mais un tyran, et ils peuvent non seulement ne plus reconnaître son autorité, mais procéder légalement au choix d’un autre prince 250». On comprend que dans ce contexte le thème de « Judith assassinant le tyran Holopherne » ait été une source d’inspiration infinie au XVIe et XVIIes siècles. Les versions en sont innombrables entre 1600 et 1650 et notamment celles célébrissimes de Trophime Bigot, Artemisia Gentileschi et bien sûr Caravaggio. Il est significatif que le « Discours » de La Boétie ait été republié seulement en 1789… dans le contexte d’une Révolution qui ne cessera de se radicaliser et de se nourrir de ses propres excès. En 1792, les Jacobins se divisent en deux camps, celui majoritaire qui veut juger Louis XVI et organiser un procès et d’autre part les plus radicaux menés par Saint-Just qui estiment que la seule qualité de « tyran » attribuée au roi légitime sa mise à mort sans « vaines formalités ». Son célèbre discours du 13 novembre 1792 passionné, riche de formules ciselées comme il savait si bien le faire est un appel à la mort du « tyran ». « Citoyens, proclame-t-il, le tribunal qui doit juger Louis n’est point un tribunal judiciaire, c’est un conseil, c’est le peuple, c’est vous ». Au XXe siècle, le siècle des Révolutions, Saint-Just a été entendu au-delà de toute espérance. La machine infernale du tyrannicide sans autre justification que la qualification de « tyran » s’est mise en marche et une fois le « régicide » accompli s’est emballée emportant avec le « tyran » des milliers, voire des millions de mises à mort : la révolution russe après l’assassinat de Nicolas II et de sa famille, les assassinats anarchistes des hommes au pouvoir (voire de femmes-symbole inoffensives comme Élisabeth d’Autriche en 1898), la mise à mort des dirigeants cambodgiens et dans la foulée de millions d’hommes et de femmes du peuple, celle des Ceausescu en Roumanie, les massacres de masse dans la Chine de Mao, etc.. L’assassinat ne cherche plus d’excuses : on assassine Gandhi l’apôtre de la lutte pacifique et les djihadistes ont déclenché symboliquement leur campagne de massacres en Afghanistan en éliminant le commandant Massoud. Le crime ne cherche même plus à se parer d’une vague légitimité pour se justifier. Ce n’est que la politique continuée par d’autres moyens… L’héritage des tyrannicides athéniens s’est aussi transmis en matière de représentation des « héros ». Mais ce ne sera plus la démocratie sauvée et reconnaissante qui célèbre ses serviteurs. La démocratie grecque 250 Cité par M. Cotrel, Tuer le tyran ? Le tyrannicide dans l’Europe moderne, Fayard, Paris, 2009
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s’étiole et s’éteint tandis qu’ailleurs s’épanouissent les hommes forts, les régimes autoritaires et personnels, les empires. La célébration demeure et s’amplifie mais au profit des hommes au pouvoir : à Rome, les statues célébratives des grands hommes et en particulier de l’empereur sont la source d’une industrie florissante. On produit et copie les bustes, les statues en pied ou à cheval par centaines et milliers. Les tyrans (Néron par exemple) font faire des statues colossales aussi laides que gigantesques. La pratique se perpétuera même après l’avènement du Christianisme dans l’Empire d’Occident comme dans l’Empire d’Orient. La représentation du Christ ou du Pantocrator va de pair avec celle des autocrates sous forme de sculptures, peintures, mosaïques… Le culte du héros devient culte de la personnalité, culte du pouvoir incarné dans un autocrate. Bien entendu, chaque changement de régime violent, chaque révolution, sont l’occasion de renverser les statues du régime précédent, les briser ou les fondre pour en faire des canons. De la Révolution française aux révolutions spontanées ou « organisées », le rite est identique : mettre à bas la statue des Bourbons, de Staline ou Lénine ou encore de Saddam Hussein est devenu le symbole du changement. Il n’y a guère que l’Italie qui ait conservé sans trop de drames les souvenirs architecturaux, picturaux ou statuaires de son passé fasciste, à l’exception des statues du Duce. En France, la période de la IIIe République qui a besoin de s’affirmer partout, y compris et surtout dans l’espace public, s’engage dans une débauche de célébration des héros et des grands hommes, en particulier ceux de la Révolution. Et on est pas trop regardant sur les taches qui souillent l’action de certains d’entre eux : Danton, Marat font partie du Panthéon républicain autant ou davantage que Condorcet ou Sieyès. Paradoxalement, la vindicte peut même viser des personnages qui semblaient faire l’unanimité: le 22 mai 2020, des groupes de Martiniquais radicalisés ont abattu à Fort-deFrance deux statues de Schoelcher, pourtant l’instigateur de la loi sur l’abolition de l’esclavage le 27 avril 1848. Ils estiment que la révolte des esclaves noirs au même moment a été minorée au profit d’un seul homme politique, blanc. Après la première guerre mondiale, la célébration iconique des héros devient collective et relève d’une production industrielle et stéréotypée : le soldat qui tombe au combat, le drapeau sur le cœur et le fusil à la main. Chaque commune de France érige un monument et rares sont celles qui préfèrent une représentation pacifiée ou pacifiste. En 1945, à l’issue d’une guerre moins glorieuse, on se contente d’ajouter une liste de soldats morts pour la patrie. Puis il y aura encore les guerres coloniales où les héros ne sont glorifiés que par une plaque… Ils
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deviennent anonymes. Seul Jack Lang, durant sa flamboyante direction du Ministère de la Culture a tenté de redonner vie à la tradition statuaire des héros mais n’a pas échappé comme sous la IIIe République à la fatalité de l’art « officiel », plutôt pompier et médiocre. Rodin est bien mort. Cette boulimie de célébration des individus n’est pas une spécialité française et elle fleurit encore plus abondamment dans les systèmes autoritaires, en particulier du vivant du « petit père des peuples », « du grand timonier » ou du « génie des Carpates ». En 1937, l’artiste russe Vera Mouknina crée pour le pavillon soviétique à l’exposition internationale de Paris une statue colossale, « L’ouvrier et la kolkhozienne », perchée à 24 m de hauteur et qui semble repousser l’aigle nazi qui lui fait face dans le pavillon de l’Allemagne. Le monument qui se trouve aujourd’hui à Moscou est l’un des exemples les plus représentatifs du réalisme soviétique au service de la révolution. Les héros sont des hommes et femmes du quotidien mais le couple de travailleurs soviétiques portés au pinacle est emporté dans un élan qui rappelle celui des tyrannoctones251. La même année, l’Allemagne nazie lors d’une grande manifestation à Nuremberg fit défiler des statues, censées représenter la foi et la fidélité qui, sans copier les fameux tyrannoctones, reprennent le mouvement si caractérisque de l’original grec. Les sculptures de Josef Thorak, un sympathisant nazi et un amateur des corps nus de la statuaire grecque reprend aussi fréquemment le thème de l’héroïsme dual. On est loin de l’harmonie hellénique et ses lutteurs ou combattants semblent sortir dopés d’un club de body-building .Mais il y a des systèmes politiques où la frénésie de représentation est moins exacerbée, soit en raison de traditions iconoclastes lointaines, soit parce que la démocratie est plus collective et moins centrée sur le leader charismatique ou le culte du héros. Les pays nordiques, les Pays-Bas, la Suisse (et même les États-Unis où les polémiques se sont déchaînées à l’encontre de statues de généraux sudistes esclavagistes) font preuve de davantage de sobriété. Il n’en reste pas moins paradoxal que la célébration publique du premier tyrannicide connu ait stimulé plus tard une débauche de représentations des tyrans ou de leurs thuriféraires…
251 Ch. Demeulenaere-Douyère, 80 ans après l’exposition de 1937, la redécouverte des statues des massifs du pavillon soviétique, Techniques, Histoire et Sciences humaines, 8, 2018, pp. 339-349
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21 – Hermaphroditisme (institutionnel)
Giuliano Amato, vice-Président de la Convention pour la mise en place d’une constitution pour l’Europe a été, à ma connaissance, le premier à parler d’hermaphroditisme à propos des institutions européennes. En effet, il écrit en 2005 dans le Cambridge Yearbook of Legal Studies, à propos de l’évolution de la CEE devenue Union européenne : « So described, it seems to be a process leading straight to a constitutional system of government. Instead it was a process of gradual and more intense hybridisation of the initial patterns, as a result of which we do not have the transformation of a male into a female but the formation of an hermaphrodite which claimed and claims to be accepted as such. » La référence aux sexes masculin et féminin est peu parlante en anglais où l’article the est unique tandis qu’elle est évocatrice en italien ou en français qui disposent d’articles propres pour chaque genre: Amato analyse le passage d’un traité à une constitution, soulignant que la créature conserve ses ambiguïtés et le revendique. Pourquoi cette image ? On sait que dans la mythologie, le jeune Hermaphrodite (c’est un prénom, pas un nom commun) est d’une grande beauté (ses parents ne sont rien de moins que deux dieux, Hermès et Aphrodite célèbres entre autres pour leur prestance et leur beauté). Comme un hommage à ses parents, il porte leurs deux noms associés qui composent donc son nom, un cas plutôt exceptionnel dans la nomenclature des noms grecs. Ce que l’histoire en a retenu, c’est en réalité le fait qu’il participe du masculin et du féminin puisque ses attributs sexuels sont à la fois mâles et femelles. En associant le nom d’hermaphrodite à l’Union européenne, Amato souligne l’incertitude génétique de la superstructure bruxelloise et son caractère hybride. Il est vrai que l’Union européenne ne répond à aucun des canons classiques du droit constitutionnel occidental ou plutôt les mêle en un ensemble sans équivalent. Les démocraties sont établies sur quelques principes fondamentaux : le pouvoir vient du peuple qui choisit et légitime les gouvernants par le biais d’élections qui déterminent la composition du parlement, puis du gouvernement et son orientation politique. Lors des élections suivantes, le peuple juge ceux qui l’ont gouverné en les renouvelant ou en les sanctionnant. Certes les modalités de la relation gouvernants-gouvernés changent d’un système à l’autre
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mais ce rapport vertical est, dans ses grandes lignes, quasi universel puisque même les régimes non démocratiques se sont ralliés à ce mode relationnel, au moins formellement. Sur le plan horizontal, les rapports entre les institutions de gouvernement sont marqués par un principe fondamental dont Montesquieu n’est pas le père mais dont il a offert l’analyse la plus lucide et clairvoyante : la séparation des pouvoirs entre le législatif qui légifère, l’exécutif qui exécute et le judiciaire qui tranche les conflits. Selon la vulgate du régime représentatif chaque pouvoir doit être distinct et séparé des deux autres. Dans la pratique, ces trois pouvoirs sont en constante interaction et des modalités de contrôle réciproque et de contrepoids (que les Américains qualifient de « checks and balances ») doivent être mises en place pour éviter que la confrontation ne débouche sur le conflit et le blocage permanents. La « faculté d’empêcher » ne doit pas signifier l’impossibilité pour chacun de pouvoir agir et faire. Ces principes que deux siècles d’histoire constitutionnelle ont ancrés dans les esprits et inscrits dans les constitutions subissent toutefois de multiples variations dans le temps et l’espace. Le « learning process » a été long, marqué par des épisodes spécifiques, convergents ou divergents, dans chaque système politique même s’il existe des modèles de référence plus purs ou pertinents que les autres, le parlementarisme à l’anglaise, le système présidentiel, le régime confédéral suisse, etc. À partir de ces matrices, les juristes en particulier ont procédé à des classifications et cherché à faire rentrer dans les catégories créées les cas empiriques sous examen. À partir de là naissent des querelles byzantines sans fin pour déterminer les appartenances de tel ou tel système dans telle ou telle catégorie. Un travail d’entomologiste ! Lorsqu’un régime, une constitution, une structure institutionnelle divergent par trop du modèle de référence, les passions se déchaînent. On cherche l’exception, on souligne les différences et les défauts, on dénonce la tare, on diagnostique le monstre… Hermaphrodite : le qualificatif est rarement flatteur dans le langage commun. Et pourtant Amato, loin de s’offusquer, brandit comme un étendard l’ambiguïté génétique de l’Union européenne. Rares sont ceux qui, comme lui, acceptent que l’Union européenne soit « sui generis ». Rares sont ceux qui ne tentent pas de ramener l’étrange créature vers la « normalité ». Il faut choisir le bon tiroir du collectionneur d’insectes : Fédération ou Confédération ? Constitution ou Traité ? État ou organisation internationale ? Démocratique ou Technocratique ? Bipède ou quadrupède ? Blanc ou Noir ? Mâle ou femelle ?
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Amato a raison. Parce que l’Union européenne qui associe presque trois dizaines d’États européens selon des modes et des formes sans précédent historique qui pourrait servir de guide et de fil d’Ariane, le « mixte » constitutif de la créature nouvelle est tout à inventer. L’Union européenne ne répond pas en effet aux critères politiques et constitutionnels habituels. Elle n’est pas un territoire unique sans frontières internes mais elle a réussi à établir une frontière extérieure commune. Et le Brexit dans sa folie se heurte à tout moment à ce principe de réalité : pas de barrières dans les échanges entre membres du club mais une forteresse commerciale et douanière tout autour. Il n’existe pas un peuple unique et singulier mais une mosaïque de peuples. Pas de langue unique, pas de religion officielle, pas d’armée, un drapeau, une monnaie, des politiques communes, des gardes-frontières de l’Union mais même dans ce cas de multiples exceptions ou dérogations. Pas un État, mais une capacité à négocier des traités de commerce, à peser sur les affaires internationales, à infliger des sanctions, à trancher des conflits par sa Cour de Justice, suprême dans les domaines de compétence qui lui ont été attribués. Pas une démocratie patentée mais un « état de droit » et des droits fondamentaux qui n’ont rien à envier aux meilleurs systèmes de protection des individus et des groupes. Pas de gouvernement responsable devant un parlement et composé de membres de celui-ci mais un baroque édifice mêlant technocratie et politique. Les faiseurs de système sont mécontents. Les entomologistes aussi. Quel tiroir choisir ? Peu de lignes droites, beaucoup de lignes courbes. Peu de clarté cartésienne, beaucoup d’empirisme et de pragmatisme même si les Anglais n’y sont pour pas grand-chose. Et pourquoi cette ambiguïté serait-elle scandaleuse ? Platon et Aristote eux-mêmes en s’interrogeant sur la classification des régimes politiques avaient, par des voies différentes, fini par privilégier un système mixte qualifié par Aristote de « gouvernement constitutionnel ». Les faiseurs de systèmes doivent s’y faire : tout ne rentre pas dans les cases préconçues. Hermaphrodite ? Sans aucun doute. Le mythe grec va comme un gant à l’Europe née elle aussi d’un autre mythe, celui du rapt, du viol/ravissement de la fraîche jeune fille venue du continent asiatique (la Turquie contemporaine) par le taureau qui sert de travestissement au dieu des dieux, Zeus. Mais revenons à Hermaphrodite et à son ambiguïté sexuelle pour un moment : contrairement à ce que la tradition commune pense, Hermaphrodite n’est pas le résultat d’une divagation génétique comme cela peut arriver dans la vie réelle. Non l’histoire est beaucoup plus belle. Voici comment la narrent les aèdes et à leur suite le poète Ovide : Hermaphrodite est un jeune homme d’une grande beauté qui, un jour,
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se repose près d’un étang dont, nous dit Ovide, « rien n’altère la limpidité de l’onde ». Le lieu est idyllique, l’eau est ceinturée « de gazon toujours frais et d’herbes toujours vertes ». Y vit une nymphe du nom de Salmacis qui, à la vue du jeune adolescent (car, dit Ovide, « il ignore ce que c’est que l’amour »), tombe totalement et complètement folle de lui. Elle le supplie de lui donner des baisers, de partager sa couche. En vain. Elle s’éloigne un peu mais se cache dans un fourré d’où elle peut tout observer. Le jeune homme tâte l’eau puis ôte son vêtement « sa beauté mise à nu enflamme Salmacis de désir … elle veut sur le champ une étreinte ; elle ne parvient plus à contenir son délire ». Le jeune homme saute dans l’eau, vite rejoint par la naïade qui, elle aussi, s’est promptement dévêtue. Elle enserre l’aimé, l’étreint malgré sa résistance. Et elle implore les dieux « Ô dieux, exaucez-moi ; faites que jamais ne vienne le jour qui nous éloignerait, lui de moi ou moi de lui ! ». Et Ovide de conclure « Ainsi, depuis qu’un embrassement tenace les a unis l’un à l’autre, ils ne sont plus deux et pourtant ils conservent une double forme : on ne peut dire que ce soit une femme ou un jeune homme ; ils semblent n’avoir aucun sexe et les avoir tous les deux 252». Rien à voir avec une erreur du code génétique mais un amour fusionnel total au point de réduire la paire à une seule créature, unique, inclassable. Quels meilleurs augures pour une entité, l’Union européenne, qui se définit par l’aspiration d’une « ever closer union », d’une union sans cesse plus étroite ?
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Ovide, Les métamorphoses, op.cit. IV, 294-380
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22 – Europe
Le mythe d’Europe est probablement l’un des plus familiers qui soit tant il a donné lieu à mille représentations picturales ou sculpturales depuis la plus haute antiquité jusqu’à nos jours. Il constitue un thème d’autant plus inépuisable que s’est greffé sur le mythe originel un autre mythe moderne, celui de la construction de l’Europe. Europe est d’abord une personne, une frêle et ravissante jeune fille, dotée d’une riche généalogie… Dans une magnifique recherche sur l’évolution et la polysémie du mythe, l’historienne et anthropologue Luisa Passerini résume en peu de mots la multiplicité des liens, des lieux et des mythes qui convergent en la personne d’Europe : « Europe est de sang grec à travers la trisaïeule Io, égyptienne par l’arrière-grand-mère Menfi, lybienne et africaine par sa grand-mère Libia, outre que d’être de sang divin par Zeus et Poséidon. Il est important de souligner que ce mythe, comme bien d’autres, possède un caractère global : il inclut la terre et la mer, le masculin et le féminin, le conscient et l’inconscient 253». Les ‘faits’ se réduisent à peu de choses : comme à son habitude, Zeus qui surveille la terre de son observatoire céleste aperçoit des jeunes filles jouant près de la mer sur un pré fleuri ; comme à son habitude, Zeus ne sait résister à la pulsion érotique qui le porte à conquérir Europe ; comme à son habitude, Zeus se métamorphose pour ne pas effaroucher sa proie et s’approcher d’elle pour la « ravir ». La stratégie fonctionne : Zeus, transformé en sémillant taureau immaculé s’approche, la jeune fille le caresse et en un tournemain, Zeus l’enlève et franchit les mers, Europe juchée sur son dos. Ils arrivent en Crète où l’union est consommée. Ravissement, rape, ratto, enlèvement, le vocabulaire varie selon que l’on insiste sur l’érotisme de l’union ou qu’on appelle les choses par leur nom. Europe a-t-elle été séduite ou violée ? Le mystère reste entier et comme toujours le mythe peut se prêter à des interprétations aussi nombreuses que divergentes. Ce dont la peinture en particulier ne s’est pas privée: alors que dans le passé, la dimension consensuelle l’emporte le plus souvent, au XXe siècle, l’érotisme brutal, animal, la violence faite à la femme, le désir impétueux du violeur prennent le pas. Le mythe reste d’une brûlante actualité à un 253
L. Passerini, Il mito d’Europa, Giunti, Firenze, 2002, p. 20
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moment où jamais comme aujourd’hui la protestation des femmes contre les violences infligées par des pères, époux, amants ou mâles en rut n’a été aussi forte, universelle et mobilisatrice. À ce mythe fondateur s’en est ajouté un autre, moderne, celui d’une Europe qui se constituerait au-delà et par-delà les nations qui composent la pointe extrême du continent asiatique. L’une des premières représentations cartographiques de l’Europe en tant qu’entité date de 1550. Le continent prend la figure humaine d’une reine couronnée tenant un globe dans la main droite et un sceptre dans la main gauche254. Mais l’idée sous-jacente n’est pas tant celle d’un espace autonome que celle d’une domination du continent européen sur les autres continents qui apparaissent de façon fantaisiste sur les marges de la carte, l’Afrique et l’Asie. L’Amérique lointaine et bien entendu l’Australie encore inconnue n’y figurent pas. L’eurocentrisme y est célébré mais le corps de la reine est constitué des « nationes » qui y figurent de manière proéminente. L’Europe est un espace géographique, pas politique. Durant les siècles suivants, l’Europe restera seulement un continent, certes le plus savant, le plus conscient de lui-même par contraste avec les « sauvages » des autres régions. Tiepolo en donnera une splendide illustration dans sa gigantesque fresque du palais de Würzburg construit par l’archevêque-électeur. Et cette représentation figurative restera le pont-aux-ânes de la peinture et des arts décoratifs jusqu’au XIXème siècle. D’un côté l’Europe avec ses arts et ses sciences, de l’autre les bons sauvages africains, américains ou asiatiques. Les mœurs des autres continents sont à la mode mais le plus souvent comme figures de l’étrangeté et de l’exotisme. Les « autres » servent surtout à exalter le sentiment de supériorité et d’autosatisfaction. Comment peut-on être Persan ? s’interroge ironiquement Montesquieu… À partir de la fin du XIXe siècle et jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale, les expositions universelles prendront le relais, se chargeant sans plus de précautions ou d’états d’âme d’illustrer la supériorité non seulement technologique mais humaine et raciale du continent conquérant. Le rêve d’un continent unifié n’en persiste pas moins sous forme de rêves d’empire. En fond de scène subsiste le souvenir embelli de l’Empire romain dont les artistes, penseurs et écrivains hantent la mémoire européenne et forment le soubassement de la culture classique. Chaque siècle en réanimera la flamme : la Renaissance
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L. Passerini, (dir.) Figures d’Europe, PIE- Peter Lang, Bruxelles, 2003
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redécouvrira l’Antique, l’âge classique copiera sans relâche les œuvres que se sont appropriées les riches familles italiennes et la Sainte Église apostolique et romaine, puis viendra le temps du voyage obligé en Italie, le Grand tour où se retrouve toute l’Europe artistique et littéraire. Anglais, Allemands, Français, Suédois et autres rêvent d’un passé reconstruit, réinventé, imité, embelli. Le français est la langue commune des penseurs, des philosophes voire des despotes éclairés, l’italien celle des artistes et musiciens. Sur le plan politique, après le morcellement de l’empire carolingien, deux acteurs majeurs aspirent à l’unité européenne sous leur houlette concurrente. L’église, bien entendu qui se veut catholique, c’est-à-dire universelle mais une universalité encore bien limitée jusqu’au choc de 1492, la découverte de l’Amérique. À vrai dire, le XVIe siècle signe la fin de cette perspective, à défaut de celle des illusions, entretenues par la chute de Grenade et du dernier bastion morisque en Europe, suivie par l’expulsion des juifs d’Espagne. L’empire d’Orient qui s’était déjà émancipé de Rome tombe aux mains des ottomans en 1453, Luther et Calvin rejettent la suprématie papale et Henri VIII en fait autant pour de moins nobles raisons durant la première moitié du XVIe siècle. Le rêve papal d’une Église qui gouvernerait tous les chrétiens à l’image de la vierge de Sienne rassemblant les fidèles sous son ample manteau se réduit à la réalité d’un pape condottiere, régnant avec bien du mal de Rome à Bologne avec la Toscane indépendante au milieu. Peu de chose.... Face à ces prétentions exprimées au nom de Dieu mais prosaïquement bien terrestres, persiste le songe de perpétrer l’Empire romain à partir de sa branche germanique. Le Saint-Empire Romain Germanique deviendra presque une réalité lorsque le même monarque réunira sous ses couronnes les territoires germaniques, les Pays-Bas, la Bourgogne et l’Espagne sans compter les nouvelles conquêtes ultra-marines qui feront la richesse et la décadence de l’Espagne mercantiliste. Mais cet ensemble hétéroclite est moins constitué par un désir d’unité que par le rassemblement d’héritages dynastiques au bénéfice de Charles-Quint et de la maison des Habsbourg qui se considérera désormais comme l’occupant naturel du trône impérial. Les liens sont trop lâches, les antagonismes religieux trop violents, les cultures trop contrastées pour permettre la perpétuation de ces unions survenues par accident autour d’un monarque. En outre un voisin ombrageux veille : La France qui se constitue en État souverain ne peut souffrir la constitution d’une pareille puissance. Elle n’aura de cesse de « détruire la maison d’Autriche », une version gauloise du « Il faut détruire Carthage ».
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Pour ce faire, la « fille aînée de l’église » n’est pas prête à toutes les messes mais bien au contraire à toutes les compromissions. François 1er rate-t-il l’élection à la tête du Saint-Empire emportée par CharlesQuint qu’il ouvre les bras à la Sublime Porte… Les monarques qui se succèdent au trône de France tenteront d’arracher, morceau par morceau, des territoires d’Empire et Louis XIV transformera son règne en guerre ininterrompue sur tous les fronts, au Nord, au Sud, à l’Est pour tenter de trouver des « frontières naturelles » et affaiblir l’adversaire séculaire. Le roi très catholique est prêt à s’allier avec le diable s’il peut l’aider dans son combat incessant contre la maison d’Habsbourg, et en l’occurrence ce seront les protestants suédois. La malheureuse Allemagne, politiquement fragmentée, religieusement divisée deviendra le champ de bataille du reste de l’Europe jusqu’à la conclusion des traités de Westphalie, des traités qui régissent encore notre subconscient politique et nos référents juridiques. De ce moment, l’État est consacré par le droit international, le Léviathan, l’unité de base du « Droit des Gens », l’unique forme pouvant prétendre à la légitimité internationale sur le plan externe et au monopole de la violence légitime sur le plan interne. Le modèle westphalien fait deux perdants, ceux qui avaient tenté dans des formes et avec des fortunes diverses d’unifier le continent : le pape comme l’empereur sont déconfits. Avec le passage du temps, le modèle étatique s’articulera autour du concept de nation, puis c’est en son sein que se développera progressivement le régime démocratique. L’État n’est pas nécessairement démocratique et il ne préjuge pas des formes de gouvernement qui s’y insèrent. Mais par une ruse de l’histoire, la démocratie ne sera que nationale. Elle est désormais prise au piège de son historicité et c’est bien le problème pour le développement potentiel de l’Europe aujourd’hui et dans le futur. Pendant des siècles, l’Europe n’a été qu’un continent livré aux batailles de ses composantes internes pour repousser les frontières et tenter d’en contrôler l’espace. Il y a des rêves d’empires en compétition, des cauchemars hégémoniques, il n’y a pas de songe européen. Il faudra la première guerre mondiale puis la seconde pour que quelques penseurs ou hommes politiques visionnaires proposent au miroir éclaté des nationalismes un projet d’ensemble à vocation pacifique. Pas encore de projet de paix universelle à la manière d’un Emmanuel Kant mais des tentatives de rapprochement au sein d’une famille écartelée, querelleuse, belliqueuse et nombriliste. La leçon aurait pu être comprise dès 1918 mais l’Europe n’avait pas encore assez chuté pour prendre conscience qu’elle ne possédait plus le primat du monde et qu’elle avait
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été elle-même le fossoyeur de ses ambitions antagonistes. Les tentatives d’organiser une Europe pacifique coopérant politiquement et économiquement au sein d’une fédération n’aboutiront à rien. Le rêve fédéraliste du Comte Coudenhove-Kalergi qui lance à Vienne en 1923 son mouvement n’aboutit pas et les efforts conjoints d’Aristide Briand et de Gustav Stresemann soutenus par 27 États européens membres de la Société des Nations échouent eux aussi. Il était déjà trop tard pour endiguer le fascisme italien et la montée du nazisme en Allemagne et la SDN était trop faible. Paradoxalement, le thème européen a été aussi repris par fascistes et nazis pour tenter de légitimer leur conception du monde et plus prosaïquement justifier une guerre d’occupation de l’espace européen. La vision n’alla guère au-delà du slogan d’une « Nouvelle Europe » mais témoignait effectivement de la volonté d’asservir le continent sous la botte d’Hitler et comparses et d’établir une passerelle entre mythes grecs antiques et le moderne et viril « culte de la force ». Ce n’est donc qu’après 1945 que se superpose au mythe antique, un autre mythe, moderne celui-là, dont l’Europe est toujours la protagoniste mais dans une projection vers le futur plutôt que vers le passé. Comme au temps d’Homère, le nouveau mythe d’Europe ne se construit pas d’un coup et de manière univoque. Il varie selon les moments et les lieux, en fonction des idéaux mais aussi des intérêts. Les versions sont plurielles et les interprétations multiples. Il y a des moments cruciaux et d’autres de routine, des contributions modestes et des avancées épiques ou dramatiques, des échecs ou reculades non moins remarquables. C’est un chant polyphonique, parfois harmonieux, souvent dissonant. Ses hérauts ne proposent rien de moins que de substituer à l’horizon apparemment indépassable de l’État-Nation orgueilleux de ses prérogatives souveraines, rien de moins qu’un nouveau cadre de référence, une nouvelle identité, de nouvelles aspirations, un nouveau contrat social. Que le rêve se soit le plus clairement et le mieux exprimé dans un document d’opposants à Mussolini confinés dans l’île de Ventotene durant la seconde guerre mondiale témoigne de la force de l’aspiration à mettre fin à ce qui a été qualifié à juste titre de « guerre civile européenne ». Mais aussi et surtout à créer les conditions de la supranationalité pour éviter le recours à la guerre en fédérant les nations querelleuses et en offrant des objectifs communs. Il s’agit, au fond, d’appliquer à l’Europe ce que Renan avait défini comme la condition d’existence de la nation, « la volonté de vivre ensemble ». Sur
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les ruines encore fumantes de la guerre, les nouveaux idéalistes du XXe siècle construisent le nouveau mythe et trouvent les maçons prêts à bâtir le nouvel édifice : Jean Monnet, Robert Schuman, Alcide de Gasperi, Konrad Adenauer et tant d’autres se firent constructeurs de cathédrale. Un projet immense, ambitieux, défiant les siècles, requérant le sacrifice et la ténacité de plusieurs générations. Une sorte de Sagrada Famiglia conçue par un architecte génial, bâtie pendant de nombreuses décennies, progressant, s’arrêtant, repartant en défiant le raisonnable et l’habituel. Un édifice comme nul autre, étrange, baroque, jamais vu. Ou pour le dire comme Giuliano Amato reprenant un autre mythe, un hermaphrodite ne répondant à aucun critère de genre défini. La fable est magnifique mais il reste que l’étreinte n’est pas partagée de manière harmonieuse et que le mythe grec s’achève dans une mort à l’unisson… Sera-ce le sort de l’Europe où l’amour est loin d’être une passion partagée et où l’ambition rhétorique de l’union fusionnelle pourrait échouer dans un suicide collectif ? L’Europe resterait-elle ce qu’elle fut dès l’origine : un mythe, un songe merveilleux, un être hybride, une chimère ? Si tel devait être le tragique destin de l’utopie la plus révolutionnaire inventée depuis la chute de l’Empire romain, nul doute que le mythe survivrait tant il a suscité d’espoirs, d’idéalisme, de projets dans tous les domaines artistiques, culturels, économiques et autres. À quoi servirait un mythe s’il ne pouvait expliquer ou structurer que le passé ? Quel échec que celui de petites nations de vieillards, recroquevillées sur elles-mêmes à l’ombre de leurs gloires déchues et décadentes, rêvant de n’être que de grands Luxembourg ! Malheureusement, Europe s’est fait enlever une seconde fois mais cette fois par un taureau symbole des marchés exubérants de Wall Street, un taureau de bronze bondissant comme un « toro » de corrida dans l’arène et prêt à tout renverser sur son passage. Point d’aventure, de séduction ou d’érotisme mais seulement le symbole de la bourse et de marchés que l’on souhaite évidemment « bullish »… En réalité, malgré la tentative de créer une Europe unie, les cicatrices du passé demeurent : le nationalisme patiemment construit au long des siècles s’est atténué durant les périodes heureuses de paix et de croissance économique mais a vite refait surface lorsque les temps sont devenus plus difficiles. Les affinités culturelles ou régionales émergent à nouveau pour mieux se démarquer des autres composantes d’une Europe complexe et fragmentée : Europe de l’Est et de l’Ouest, du Nord et du Sud, petits et grands États, etc.L’histoire est appelée à la rescousse, les identités régionales ou nationales portées à incandescence, le rejet de l’autre et de la différence exacerbée par les migrations internes et
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externes. L’unification économique de l’Europe a, en réalité, fait émerger plusieurs « Europe » promptes à affirmer leurs différences plutôt que de contribuer à une identité commune partagée. Le Brexit a été la forme extrême de ce retour au « nativisme » que l’on croyait naïvement obsolète et déclinant. L’Europe est devenue un supermarché prospère mais personne ne tombe amoureux d’un supermarché. En refusant de créer des solidarités alors même que le traité de Lisbonne utilise le terme ad nauseam et tous azimuts, en négligeant les affects, les émotions et les passions qui furent le prétexte à l’enlèvement d’Europe, l’Union européenne a mis en place un marché efficace mais qui suscite plus d’indifférence ou d’hostilité que d’adhésion profonde dans une grande partie des opinions publiques. Rappelons ici le jugement de Renan à propos de la nation, un jugement qui s’applique comme un gant à la situation européenne présente : « La communauté des intérêts est assurément un lien puissant entre les hommes. Les intérêts cependant suffisent-ils à faire une nation ? La communauté des intérêts fait les traités de commerce. Il y a dans la nationalité un côté de sentiment ; elle est âme et corps tout à la fois ; un Zollverein n’est pas une patrie 255». Deux symboles visuels témoignent de cet échec : l’œuvre de Timm Ulrichs au début des années 70 qui reprend de manière ambiguë, terre à terre et ironique, le thème d’Europe sur le taureau. Il s’est contenté de plaquer une carte noire de l’Europe sur un énorme bœuf blanc placide et gras, réduisant ainsi le mythe à une platitude et une évidence d’une grande banalité ; l’autre œuvre fut celle créée en 2002 par l’architecte néerlandais Koolhas à l’occasion du semestre européen présidé par les Pays-Bas. Avec esprit de provocation, l’artiste choisit comme symbole un code-barre de supermarché, agrémenté pour la circonstance de jolies couleurs mais identifiant sans hésitation la construction européenne à un espace d’échange marchand…. Certes les couleurs retenues étaient celles en usage dans les drapeaux des Étatsmembres mais sous forme de barres verticales et l’imaginaire déclenché par ce drapeau post-moderne était sans équivoque, en ligne avec l’esprit et la réalité d’un monde globalisé faisant commerce. Non pas de l’esprit mais de marchandises…
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E. Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? Le mot et le reste, Paris, 2007, p. 28
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Conclusion
On se souvient que, dans la République, Platon met dans la bouche de Socrate un jugement à la fois admiratif et sévère à l’égard de la poésie en général et d’Homère en particulier. La poésie a le mérite de séduire, d’enchanter mais elle ne peut en aucun cas se prévaloir d’enseigner, de faire comprendre la réalité du monde. Le poète peut parler de tout, enchanter le monde « au point, dit Platon, de se faire passer pour un expert universel, en raison de son inaptitude propre à distinguer ce en quoi consiste la science, l’ignorance et l’imitation256 ». Alors que dans d’autres textes et notamment Le Banquet, Platon reconnaît l’importance de la poésie pour la formation de l’être humain, dans la République, le rôle de la philosophie dans l’art de gouverner met de côté les arts et en particulier la fonction du poète. Car la fonction « d’imitation » de la poésie ne peut en aucun cas permettre d’approcher la vérité, condition nécessaire au gouvernement de la cité. « Le poète qui fabrique le simulacre, l’imitateur, n’entend rien, disons-nous, à ce qui existe réellement, il ne connaît que ce qui relève de l’apparence257 ». Partant de ce postulat, Platon n’y va pas par quatre chemins pour attaquer Homère, dont il dit par ailleurs grand bien comme poète. Homère et ses fables, les mythes, ne sont d’aucune utilité pour accéder à la vérité et donc guider la conduite de l’homme. « Homère, écrit-il, passe-t-il pour avoir été lui-même, durant sa vie, le responsable de l’éducation de ceux qui l’ont aimé pour l’avoir fréquenté, et qui ont transmis à la postérité, une conduite particulière de l’existence qu’on pourrait appeler homérique ?258 » Rien de tel, affirme Platon. Dans La République et après avoir vécu les expériences de la tyrannie, de l’oligarchie puis enfin de la démocratie qui condamnera son maître Socrate à la mort, le philosophe se montre amer. Il est préoccupé par la recherche du « bon gouvernant » Platon, La République, op. cit. , X, 598d Platon, Ibid. X, 601b 258 Platon, Ibid. X,600ab 256 257
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et de sa formation comme si l’identité de qui gouverne était plus importante que les institutions qui, toutes, ne lui auront apporté que des désillusions. Par conséquent la poésie, si agréable fût-elle, ne peut ni guider l’homme ni préparer au gouvernement de la cité. Vingt-cinq siècles avant Max Weber, Platon entreprend de désenchanter le monde… Les mythes trompent, la raison, la science, seules, permettent de construire et gouverner la cité idéale. Et si, pour une fois, Platon s’était complètement trompé ? Sans parler de son « communisme » social qui a tous les traits d’un totalitarisme quelques siècles avant notre ère, il anticipe la croyance illusoire que science et raison peuvent suffire à comprendre et expliquer le comportement humain, hier comme demain. Les paradigmes de l’homme rationnel, de l’homo economicus ont largement dominé les débats académiques et les sciences sociales et structuré institutions et procédures. Même lorsque les passions et les vices ont été reconnus (comment ne pas les constater ?), ils contribueraient, par un miracle largement inexpliqué, à obtenir à des résultats optimaux, comme par exemple dans les lois du marché, de l’équilibre de l’offre et de la demande, etc. La politique démocratique elle-même repose sur ces postulats : tous les hommes sont égaux, choisissent rationnellement (c’est à dire en fonction de leurs intérêts) leurs représentants puis sanctionnent ultérieurement ou non la gestion de ceux qu’ils ont élu. Les passions sont le plus souvent mises à l’écart, négligées ou considérées comme secondaires, marginales… De ce point de vue, il y a un abîme entre les vues exprimées dans le Banquet qui, avec des nuances, convergent sur le rôle fondamental d’Éros pour passer du sensible à l’intelligible et celles de la République toutes entières centrées sur la recherche de la justice et le rôle de la raison dans cette quête d’absolu. Incontestablement, lorsque Platon affirme qu’Homère n’a pas de disciples au même titre qu’un Pythagore, il semble avoir raison. Homère n’est pas un chef de file, il n’a pas de « followers » cherchant à mettre en œuvre des principes, des prescriptions, une philosophie de vie. Homère ne prêche pas. Mais il obtient beaucoup plus. Ses lecteurs, ses admirateurs se comptent par millions, depuis toujours et sans interruption. La valeur de l’épopée mythique réside dans la mise en scène, dans l’exposé des passions humaines, celles qui structurent la vie privée, les rapports sociaux, le fonctionnement de la communauté politique, la paix, la guerre. Homère n’enseigne pas, il montre et cette mise à nu de l’humanité dans toutes ses dimensions, de la plus généreuse à la plus noire est le miroir le plus efficace qu’on puisse imaginer.
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Bien entendu, chacun trouvera dans ce miroir ce qui lui convient le mieux et même le plus laid pourra s’y trouver séduisant. Mais le panorama qu’offre la mythologie est le miroir grossissant de l’humanité dans toutes ses dimensions et de ce point de vue ne peut qu’être éternel. L’homme change, évolue, modifie ses comportements mais la pâte dont il est fait conserve l’empreinte génétique du premier jour : l’amour, la haine, la colère, la violence, la vengeance, la rancune, la paix, la guerre sont, au début du XXIe siècle, identiques à ce qu’elles étaient à l’aube de l’humanité. Les illusions du « bon sauvage », les espoirs de « paix perpétuelle », l’égalité entre les hommes, les « jamais plus çà » de chaque après-guerre, la fraternité entre les peuples, la justice, le « bon gouvernement » sont tantôt des parenthèses heureuses, tantôt de bénéfiques incitations à discipliner les pires aspérités d’une humanité où la part d’animalité n’a jamais disparu. C’est ce qui fait l’actualité, la fascination et l’attraction du mythe qui, sous couvert d’images colorées, de traits grossis, de fables merveilleuses nous met face à nos contradictions. Dans son essai « Le mythe de Sisyphe 259» publié aux heures les plus noires de l’humanité, en 1942, Albert Camus observait : « Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on peut en dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel réside au plus profond de l’homme ». Et en effet, c’est le travail de Sisyphe/être humain, de tenter sans cesse de réduire la part d’irrationalité pour rechercher davantage de lumière et de raison. Tentative destinée à avorter comme on le sait, mais d’autant plus méritoire que jamais ne cesse la tentative d’aller vers le sommet. C’est probablement le nom qu’il faut donner à l’Histoire. À l’opposé des mythes antiques, les pratiques politiques et les institutions démocratiques des cités sont bien réelles même si nous n’en avons pas une connaissance complète et systématique. Elles nous servent encore de points de repère, d’esquisses pour innover en adaptant. Elles nous laissent surtout des principes éthiques, constitutionnels, institutionnels dont nous pouvons encore nous inspirer sans les copier servilement. À leur tour, elles sont devenues des mythes modernes qui, à défaut de recettes pratiques ou de modèles « ready-made » offrent l’horizon du désirable et du souhaitable. Les imperfections mêmes de la démocratie grecque, à commencer par l’étroitesse de la base sociale des citoyens, sont un rappel bienvenu que la distance entre l’idéal et le réel sont à la fois source de frustrations aigües et d’aspirations mobilisatrices. 259
A. Camus, Le mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1942, 1994, p.26
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Les yeux grand ouverts comme le « rusé Ulysse » mais armés pour ne pas subir la séduction de la facilité et poursuivre la route. En définitive, Platon avait peut-être raison : la mythologie nous offre un miroir enchanté, elle ne nous donne pas d’assurance pour le voyage. Du moins nous offre-t-elle les leçons éternelles pour guider le voyageur.
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Bibliographie
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Platon, La République, traduction et présentation par G. Leroux, GF Flammarion, Paris, 2016 Platon, Protagoras, Euthydème, Gorgias, Ménexène, Ménon, Cratyle, trad. et présentation par È. Chambry, Paris, 2016 Platon, Le Banquet, trad. et présentation par L. Brisson, GF Flammarion, 2016 Platon Critias, L’Atlantide, Les Belles Lettres, Paris, 2002 Thucydide, La guerre du Péloponnèse, Préface de P. Vidal-Naquet, édition de D.Roussel, Folio Classique, Gallimard, 2000, Paris Xénophon, La constitution de Sparte, introduction de D. Colas, Xénophon, la constitution de Sparte, Aristote, la constitution des Athéniens, Tel, Gallimard, Paris, 2016
II MYTHOLOGIE, MYTHES, HISTOIRE DE LA GRÈCE ANTIQUE Azoulay V. Les Tyrannicides d’Athènes. Vie et Mort de deux statues, Le Seuil, Paris, 2014 Azoulay V. La Démocratie à l’épreuve du grand homme, Armand Colin, Paris, 2010 Azoulay V. et P. Ismard, Athènes 403, Une histoire chorale, Flammarion, Paris, 2020 Bespaloff R. De l’Iliade, Allia, Paris, 2014 Bettini M. Il grande racconto dei miti classici, Il Mulino, Il Mulino, Bologna, 2015 Boucheron P. Conjurer la peur, Essai sur la force politique des images, Sienne 1338, Le Seuil, Points histoire, 2013 et 2015 Brook Manville Ph. The Origins of Citizenship in Ancient Greece, Princeton University Press, Princeton, 1990 Calame Cl. Quest-ce que la mythologie grecque, Folio essais, Gallimard, Paris, 2015
234
Cantarella E. L’amore è un dio, Il sesso e la polis, Feltrinelli, Milano, 2007,2018 Cantarella E. L’ambiguo malanno, Condizione e immagine della donna nell’antichità greca e romana, Feltrinelli, Milano, 2017 Cantarella E. Secondo natura, La bissessualità nel mondo antico, Feltrinelli, Milano, 2019 Carlier P. Le IVe siècle grec, jusqu’à la mort d’Alexandre, Points Histoire, Paris, Le Seuil, 1995 Darthou S. Athènes, Histoire d’une cité entre mythe et politique, Passés/Composés, 2020 Detienne M. Dionysos mis à mort, Tel, Gallimard, Paris, 1977 Detienne M. L’invention de la mythologie, Tel, Gallimard, Paris, 1981 Detienne M. Les Grecs et nous, Tempus, Perrin, Paris, 2009 Detienne M. Vernant J-P. Les ruses de l’intelligence, Champs, Essais, Flammarion, 2018 Duhamel O. et Lavau G. La démocratie in Leca J. et Grawitz M. Traité de Science politique, Puf, Paris, 1992 Ferry L. Mythologie et Philosophie, J’ai Lu, Plon, Paris, 2016 Finley M.I. Problèmes de la terre en Grèce ancienne, Paris, 1973 Finley M. I. Démocratie antique et moderne, préface de P. Vidal-Naquet, Payot, Paris, 2019 Fustel de Coulanges, La cité antique, préface par F. Hartog, introduction par B. Karsenti, Champs classiques, Flammarion, Paris, 2009 Graves R. Les mythes grecs, Livre de Poche, Fayard, Paris, 1967 Hansen M. H. and Nielsen Th.h. (eds) An Inventory of Archaic and Classical Cities, OUP, Oxford, 2004 Ismard P. La démocratie contre les experts. Les esclaves publics en Grèce ancienne, Le Seuil, Paris, 2015 Jockey Ph. Le mythe de la Grèce blanche, Histoire d’un rêve occidental, Belin, Paris, 2015
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III BIBLIOGRAPHIE COMPLÉMENTAIRE Arendt H. Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1958 Atlan M. et Droit R.P. Le sens des limites, édit. de l’Observatoire, Paris, 2021 Baylin B. The Ideological Origins of the American Revolution, Harvard University Press, Cambridge, M.A., 1992 Bederman D.J. The Classic Foundations of the American Constitution: Prevailing Wisdom, Harvard University Press, Cambridge M.A., 2008 Bettali M. Un mondo di ferro, Laterza, Bari, Roma, 2019 Borges J.L. El Aleph, L’imaginaire, Gallimard, 1962 Boucheron P. Conjurer la peur, Essai sur la force politique des images, Sienne 1338, Points Histoire, Le Seuil, 2013 et 2015
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Brice Sh. A Classy Constitution: Classical Influence on the United States Constitution from Ancient Greek and Roman History and Political Thought, Senior Honors Projects, John Carroll University, 85, 2015 Calvino I. La sfida al labirinto, Saggi I, Mondadori, Milano, 1995 Camus A. Le mythe de Sisyphe, Gallimard, Paris, 1994 Camus A. L’exil d’Hélène, Folio, Gallimard, Paris, 1948 Camus A. Noces, Folio, Gallimard, Paris, 1959 Camus A. L’homme révolté, Gallimard, Paris, 1965 Castoriadis C. L’institution imaginaire de la société, Le Seuil, 1975 Condorcet, N. (de) Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Garnier-Flammarion, Paris, 1988 Cotrel M. Tuer le tyran ? Le tyrannicide dans l’Europe moderne, Fayard, Paris, 2009 Delannoi, G. Le tirage au sort, Presses de SciencesPo, Paris, 2019 Deleuze G. Foucault, Éditions de Minuit, Paris, 2004 Droit R. P. Et si Platon revenait ? Que dirait-il de nous, Que penserionsnous de lui ?, Albin Michel, Poche, 2020 Eco U. De l’arbre au labyrinthe, études historiques sur le signe et l’interprétation, Grasset, Paris, 2007 Ferry L. La révolution transhumaniste, J’ai Lu, Plon, Paris, 2016 Foucault M. Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975 Gouguenheim S. Aristote au mont Saint-Michel, L’univers historique, Le Seuil, Paris, 2008 Hazard P., La crise de la conscience européenne, 1680-1715, Le livre de poche, Fayard, Paris, 1961 Holeindre J.V. La ruse et la force, Une autre histoire de la stratégie, Perrin, Paris, 2017 Kant E. Projet de paix perpétuelle, Hatier Paris, 1988
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240
Table des matières
Introduction
11
I – L’HOMME DANS LA CITE 1 – L’individu : hommes et héros… 2 – Autochtonie 3 – Citoyen 4 – Misogynie 5 – Cité 6 – État de nature, état de droit
31 33 45 53 63 73 85
II – POUVOIR ET DOMINATION 7 – Castration et mort du père 8 – Surveiller et punir… 9 – La ruse et la force 10 – Enfermements et labyrinthes 11 – Hydre et autres monstres… 12 – Hubris 13 – Jupitérien 14 - Les dieux veulent la guerre
95 97 101 111 121 131 135 143 153
III – INSTITUTIONS 15 – Démocratie 16 – Oligarchie 17 – Tirage au sort 18 – Ostracisme 19 – Bon gouvernement 20 – Tyran/Tyrannicide 21 – Hermaphroditisme (institutionnel) 22 – Europe
161 163 177 191 197 203 209 217 221
Conclusion
229
Bibliographie
233
241
Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]
L’Harmattan Sénégal 10 VDN en face Mermoz BP 45034 Dakar-Fann [email protected] L’Harmattan Cameroun TSINGA/FECAFOOT BP 11486 Yaoundé [email protected] L’Harmattan Burkina Faso Achille Somé – [email protected] L’Harmattan Guinée Almamya, rue KA 028 OKB Agency BP 3470 Conakry [email protected] L’Harmattan RDC 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala – Kinshasa [email protected]
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Nos librairies en France Librairie internationale 16, rue des Écoles 75005 Paris [email protected] 01 40 46 79 11 www.librairieharmattan.com
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Librairie Le Lucernaire 53, rue Notre-Dame-des-Champs 75006 Paris [email protected] 01 42 22 67 13
L’héritage grec est plus moderne que jamais à un moment où les formes contemporaines de la démocratie sont en crise et alors que des mouvements radicaux américains réclament la suppression des études classiques accusées d’être un instrument de l’esclavagisme et des théories de la suprématie blanche. Les mythes, la philosophie, les institutions grecques peuvent encore nous apprendre beaucoup, même sur Donald Trump, les Gilets jaunes ou le « déficit démocratique » de l’Union européenne.
Yves Mény, politologue, a publié de nombreux ouvrages sur les institutions démocratiques, la corruption et le populisme dans une perspective comparative. Son dernier ouvrage (Démocraties imparfaites, Presses de SciencesPo, 2019) a été traduit en italien, portugais et anglais.
Photo de couverture : Harmodius and Aristogiton known as the Tyrannicides, Roman copy after a Greek bronze (Italie, Naples, Musée archéologique national). © Photo SCALA, Florence, Dist. RMN-Grand-Palais / image Scala.
BIBLIOTHÈQUE
DÉMOCRATIE : L’HÉRITAGE POLITIQUE GREC Mythes - Pouvoir - Institutions
OUVERTURE
ISBN : 978-2-343-22823-5
25,50 €
Yves Mény
Il n’est guère de thème de la politique moderne qui n’ait été discuté, vécu et affronté par le premier système démocratique inventé dans une cité de taille modeste aux 4e et 5e siècles avant notre ère. Trois mille ans après l’émergence de cette prodigieuse utopie, la grammaire du « bon gouvernement » est celle qu’ont utilisée Solon ou Clisthène, Périclès, Platon, Aristote ou Plutarque. Les Grecs ont créé et imaginé les concepts pour lesquels nous combattons et ferraillons encore aujourd’hui : participation, délibération, égalité devant la loi, assemblée, démocratie directe, contrôle démocratique, citoyenneté, autochtonie, etc.
Yves Mény
DÉMOCRATIE : L’HÉRITAGE POLITIQUE GREC
DÉMOCRATIE : L’HÉRITAGE POLITIQUE GREC
9 782343 228235
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