De l’impunité : tensions, controverses et usages 9782757417263, 2757417266


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French Pages 256 Se [258] Year 2017

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De l’impunité : tensions, controverses et usages
 9782757417263, 2757417266

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De l’impunité

Tensions, controverses et usages Michel Hastings, professeur en science politique à Sciences Po Lille, chercheur au CERAPS. Bruno Villalba, professeur en science politique à AgroParisTech, chercheur au CERAPS. Contributeurs :

Anne Bazin Stéphane Bracq Philippe Darriulat Guillaume Delalieux Michel Hastings Nicolas Kaciaf Michel Lascombe Philippe Liger-Bélair Cédric Passard Delphine Pouchain Catherine Quinet Denis Ramond Bruno Villalba

La question de l’impunité connaît aujourd’hui un net regain d’actualité. En son nom, les sociétés démocratiques fabriquent en permanence les frontières morales de leur intolérable. Agir impunément, c’est échapper à la sanction prévue par les normes positives ou morales. Pas d’impunité pour les jeunes casseurs de banlieue, pas d’impunité pour les violences policières, pas d’impunité pour les fraudeurs fiscaux, plus d’impunité pour le personnel politique. Inversement, l’impunité sera réclamée pour les lanceurs d’alerte, les faucheurs volontaires, les caricaturistes  ; elle est régulièrement convoquée pour justifier les faits divers. L’impunité suscite des réactions contradictoires selon la nature des infractions et le statut de ceux qu’elle est censée protéger des éventuels châtiments. Mieux comprendre cette notion aux usages variables permet de raconter aussi bien nos inclinations au populisme punitif que nos aspirations à une société plus juste et démocratique, nos velléités d’échapper aux règles que nos besoins d’en produire de nouvelles.

ISBN : 978- 2-7574-1726-3 ISSN : 1764-3716 22 €

Illustration : © shutterstock.

Maquette Nicolas Delargillière.

-:HSMHPH=YV\W[X: 16 €

ISBN : 978-2-7574-1750-8 ISSN-L : 1764-3716 Code interne : 1758P

La collection Espaces politiques est dirigée par Rémi Lefebvre et Bruno Villalba Cet ouvrage est publié après l’expertise éditoriale du comité Sciences sociales

Comité scientifique Bruno Ambroise, Centre national de la recherche scientifique Vincent Caradec (coordinateur), Université de Lille 3 Sciences humaines et sociales Francis Danvers, Université de Lille 3 Sciences humaines et sociales Xavier Labbée, Université de Lille 2 Droit et Santé Rémi Lefebvre, Université de Lille 2 Droit et Santé Patrick Lehingue, Université de Picardie - Jules Verne Jordan Melmiès, Université de Lille 1 Sciences et Technologies Helga-Jane Scarwell, Université de Lille 1 Sciences et Technologies Richard Sobel, Université de Lille 1 Sciences et Technologies Bruno Villalba (coordinateur), Institut des sciences et industries du vivant et de l’environnement (AgroParisTech) Fabien Wille, Université de Lille 2 Droit et Santé

Les Presses Universitaires du Septentrion sont une association de sept universités : • • • • • • •

Université Lille 1 Sciences et Technologies, Université Lille 2 Droit et Santé, Université Lille 3 Sciences Humaines et Sociales, Université du Littoral Côte d’Opale, Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, Université Catholique de Lille, Université de Picardie Jules Verne.

La politique éditoriale est conçue dans les comités éditoriaux. Cinq comités et la collection « Les savoirs mieux de Septentrion » couvrent les grands champs disciplinaires suivants : • Acquisition et Transmission des Savoirs, • Arts & Littératures, • Savoirs et Systèmes de Pensée, • Temps, Espace et Société, • Sciences Sociales. Publié avec le soutien de la Communauté d’universités et d’établissements Lille Nord de France et de la Région Hauts-de-France. © Presses Universitaires du Septentrion, 2017 www.septentrion.com Villeneuve d’Ascq – France Toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, de la présente publication, faite sans l’autorisation de l’éditeur est illicite (article L. 122-4 du Code de la propriété intellectuelle) et constitue une contrefaçon. L’autorisation d’effectuer des reproductions par repro­graphie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du Droit de Copie (CFC) 20 rue des Grands-Augustins à Paris.

Michel Hastings, Bruno Villalba (dir.)

De l’impunité Tensions, controverses et usages

Publié avec le soutien de Sciences Po Lille

Presses Universitaires du Septentrion www.septentrion.com 2017

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« le débit [acte de diffusion, notamment par vente, de marchandises contrefaisantes], l’exportation et l’importation des ouvrages “contrefaisants” » (CPI, art. L. 335.2 al. 3).

Source : http://www.culture.gouv.fr/culture/infos-pratiques/droits/ protection.htm Pour plus d'informations, consultez le site internet des Presses Universitaires du Septentrion www.septentrion.com

Table des matières

Introduction. L’expérience d’impunité....................................................11 Michel Hastings, Bruno Villalba L’impunité comme scène............................................................................. 13 L’impunité comme symptôme.................................................................... 15 L’impunité comme rythme......................................................................... 18 L’impunité comme refus du sacrifice........................................................ 19 L’impunité comme conquête...................................................................... 22

Partie 1 L’impunité entre droit et morale Le scandale de l’impunition..................................................................... 31 Michel Hastings L’impunition ou la fragilité de l’ordre symbolique des sociétés........... 33 L’impunition ou le fantasme de l’exception souveraine........................ 36 L’impunition ou l’impossible désir d’innocence.................................... 39

L’impunité vue par le juriste. Si l’impunité existe, elle est parfois une simple illusion........................................................... 47 Michel Lascombe L’impunité est-elle toujours condamnable ?............................................ 47 Punition et sanction..................................................................................... 50

Des choses sans conséquences. Aux origines de l’impunité face à l’environnement..............................................................................59 Bruno Villalba Aux origines de la deep impunité. Un « grand partage » hiérarchisé..... 62 Une impunité sans représentation............................................................. 66 Mettre fin à l’impunité. Prendre en compte les conséquences des conséquences.......................................................................................... 70 7

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Partie 2 L’impunité entre ivresse et censure L’ordre juridique du discours à l’épreuve de la parole pamphlétaire à la fin du XIXe siècle en France : entre volonté de punir et préférence pour l’impunité...................................................................77 Cédric Passard La police juridique du discours et la volonté de punir les paroles pamphlétaires............................................................. 79 Les braconnages pamphlétaires et le scandale de la punition............... 84

« Ce ne sont que des chansons » : rechercher l’impunité en dépréciant sa parole (France, première moitié du XIXe siècle)........... 91 Philippe Darriulat Comment justifier la liberté d’offenser ?................................................ 105 Denis Ramond La liberté d’offenser peut-elle être absolue ?......................................... 108 Offenses acceptables et offenses intolérables : trois critères de distinction....................................................................... 110 L’atteinte pondérée par la valeur de la discussion ?.............................. 115

Partie 3 L’impunité entre silence et complicité « Fort avec les faibles, faibles avec les forts » ? Prudence et audace journalistique face aux déviances des élites.............................123 Nicolas Kaciaf Les théories critiques et leurs (relatives) limites.................................... 127 Les ressorts organisationnels de la publicité médiatique..................... 129 L’objectivité journalistique au service des puissants ?.......................... 132 Vers un journalisme plus audacieux ?...................................................... 134

Une figure de l’impuni : l’acteur discriminateur au miroir de la théorie économique de la discrimination statistique..................... 139 Catherine Quinet Les discriminations économiques entre « goûts » et croyances........ 140 La persistance des discriminations statistiques..................................... 143 Discriminations statistiques et néo-racisme.......................................... 146 L’impunité de la discrimination statistique........................................... 148

Le sentiment d’impunité face aux dégradations environnementales. Impunité et réversibilité..........................................................................155 Delphine Pouchain De la réversibilité à l’absence de faute.................................................... 157 L’économie de l’environnement : un temps réversible......................... 159 La dette écologique et la possibilité de « rembourser » la nature..... 163 De la dette au don : une nature vivante et fragile.................................. 165

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Impunité dans l’évitement de l’impôt : approche par la sociologie de la déviance................................................171 Philippe Liger-Belair Pratiques de la déviance en fiscalité......................................................... 173 De la difficile labélisation à l’impunité................................................... 182

Partie 4 L’impunité entre justice et vérité De la lutte contre l’impunité à la reconnaissance d’un droit à la vérité : défis et ambiguïtés de la Justice transitionnelle.......................................191 Anne Bazin D’un pacte de silence à la dénonciation de l’impunité........................ 192 La reconnaissance d’un « droit à la vérité » pour les victimes et leurs proches............................................................. 193 La lutte contre l’impunité par la promotion de la justice pénale internationale............................................................ 195 Des dispositifs concurrents de lutte contre l’impunité ?..................... 197 Faire converger droit et vérité : les ambitions de la justice transitionnelle....................................................................... 199 L’individu, acteur et sujet dans les relations internationales.............. 200

Programme de conformité, procédure de clémence. Le droit européen de la concurrence entre impunité et impératif de justice.......................207 Stéphane Bracq Des remèdes efficaces contre l’impunité des cartels d’entreprises..... 210 Des effets indésirables, facteurs d’un sentiment d’injustice............... 214

La proposition de loi « Devoir de vigilance » : vers la fin de l’impunité des firmes multinationales ?............................. 223 Guillaume Delalieux De Bhopal au Rana Plaza : l’impunité des maisons mère.................... 224 De Bhopal au Rana Plaza : faillite de la hard law et de la soft law...... 227 Le devoir de vigilance : remède à l’impunité des FMN ?..................... 229 Discussion. Les arcanes du processus législatif français : rempart de l’impunité des FMN ?............................................................ 237

Présentation des auteurs........................................................................ 249 Index....................................................................................................... 253

Introduction. L’expérience d’impunité Michel Hastings Bruno Villalba « Mais l’Impunité, le troisième côté de la justice pénale, a été négligée, et je crois que c’est à tort. (...) D’un si vaste sujet je ne prétends donner qu’une simple esquisse ». Gabriel Tarde (1898 : 613).

L’impunité peut se caractériser comme le fait de ne pas être soumis à la punition et plus généralement comme l’état de celui qui n’est pas exposé à des conséquences fâcheuses. Agir impunément, c’est échapper à la sanction prévue par les normes positives ou morales. « Pas d’impunité » entend-on de plus en plus fréquemment dans les manifestations dénonçant des exactions qui échapperaient à la justice. Pas d’impunité pour les jeunes casseurs de banlieue, pas d’impunité pour les violences policières, pas d’impunité pour les fraudeurs fiscaux, les pédophiles, les terroristes, les incitateurs à la haine raciale, les destructeurs de la nature, et pour la classe politique en général. Mais inversement, l’impunité sera réclamée, par certains, pour les lanceurs d’alerte, les faucheurs volontaires, les caricaturistes, la femme battue qui tue son mari ou le buraliste qui abat son voleur. Elle peut ici être garantie, et là vilipendée. Au nom de l’impunité, ou contre elle, des indignations morales sont énoncées, des mobilisations collectives organisées. À chaque fois, un idéal de justice semble bafoué par un fait dont la société (ou certains de ses segments sociaux) s’empare afin d’interpréter à son profit les frontières morales de l’intolérable. L’impunité suscite des réactions contradictoires selon la nature des infractions commises et le statut de ceux qu’elle est censée protéger des 11

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éventuels châtiments. En ce sens, elle est un enjeu en permanente redéfinition, une ressource en constante renégociation, une notion dont les usages variables racontent aussi bien nos inclinations au populisme punitif que nos aspirations à une société plus juste et démocratique, nos velléités d’échapper aux règles que nos besoins d’en produire de nouvelles. Elle est sans cesse l’objet d’une lutte définitionnelle, tant pour les acteurs concernés que pour les justifications mobilisées. Selon Gabriel Tarde, l’impunité « s’attache soit à certains lieux, soit à certains temps, soit à certaines catégories de personnes. Elle s’attache aussi à certaines catégories de faits, qui varient au cours de la civilisation, mais qui sont toujours les délits les plus caractéristiques d’une époque quelconque, ceux par conséquent qu’il serait le plus urgent de réprimer, mais qui a raison de leur prépondérance même, de leur force (encore le privilège du plus fort !) bénéficient de l’indulgence la plus assurée de la part des juges. » (Tarde, 1898 : 622). Le sociologue ne faisait alors que souligner l’extrême diversité des situations d’impunité, et la complexité d’un paysage où le mot désigne un ensemble hétérogène d’intrigues, renvoyant aussi bien à de grands événements historiques qu’à de petites combinaisons domestiques, au fonctionnement de la démocratie qu’aux activités sociales les plus ordinaires1. L’impunité a également une histoire. Une histoire longue qui, au rythme d’incessantes variations, raconte le face-à-face entre ceux qui transgressent sciemment l’ordre établi, et ceux qui subissent, impuissants, les conséquences de cette transgression. L’impunité est un drame qui se joue, généralement, en huis clos. Chacun connait la posture de l’autre, mais, comme dans tout huis clos, l’important est de comprendre la manière dont se construisent les rôles, dont s’affirment les traits distinctifs de chaque protagoniste, et dont s’énonce le caractère bien souvent inacceptable de la situation. C’est ce qu’avait bien compris Albert Camus lorsqu’il faisait parler le héros de La Chute : « Ma profession satisfaisait heureusement cette vocation des sommets. Elle m’enlevait toute amertume à l’égard de mon prochain que j’obligeais toujours sans jamais rien lui devoir. Elle me plaçait au-dessus du juge que je jugeais à son tour, au-dessus de l’accusé que je forçais à la reconnaissance. Pesez bien cela, cher monsieur : je vivais impunément. Je n’étais concerné par aucun jugement, je ne me trouvais pas sur la scène du tribunal, mais quelque part, dans les cintres, comme ces dieux que, de temps en temps, on descend, au moyen d’une machine, pour transfigurer l’action et lui donner son sens. Après tout, vivre au-dessus 1.– Louis-Marie Barnier, Travailler tue en toute impunité, Paris, Éditions Syllepse, 2009.

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reste encore la seule manière d’être vu et salué par le plus grand nombre. » (Camus, 1991 : 29-30). Vivre au-dessus : c’est à la fois la place de l’impuni et sa principale prise de risque. Être inaccessible, le temps qu’aucune justice ne soit rendue. L’impunité échappe à toute définition simple, qui en gommerait la diversité des formes et des figures. Pour le dire simplement, l’impunité existe lorsque certains acteurs s’octroient le droit de déroger à l’application des règles. Elle se réalise donc dans la transgression des normes et des lois qu’une société édicte, dans l’espace gris des fautes non punies.

L’impunité comme scène « Le plus grand mal et la plus grande honte de l’état social est que le crime y fasse des liens plus indissolubles que n’en fait la vertu. Les méchants se lient entre eux plus fortement que les bons et leurs liaisons sont bien plus durables, parce qu’ils ne peuvent les rompre impunément, que de la durée de ces liaisons dépend le secret de leurs trames, l’impunité de le leurs crimes, et qu’ils ont le plus grand intérêt à se ménager toujours réciproquement. Au lieu que les bons, unis seulement par des affections libres qui peuvent changer sans conséquence, rompent et se séparent sans crainte et sans risque dès qu’ils cessent de se convenir  » (Rousseau, 1772).

Il y a d’abord le personnage de l’impuni (mais est-il un simple «  méchant  » comme le décrit Rousseau  ?), et face à lui, l’agent moral qui entend faire cesser cette situation (mais est-ce le « bon » ?) ; il y a aussi, indispensables, les témoins de ces échanges et de ces coups, ceux qui se taisent et détournent pudiquement les yeux, ceux qui craignent que ces révélations les empêchent de continuer leurs petites affaires. Il faut tenir compte de ce consentement à l’impunité, de ce pacte du silence qui détermine souvent les règles d’un jeu inavoué  ; la posture de l’indifférence est trop souvent oubliée. « Consentir, en ancien français, désigne l’attitude de celui qui, sans participer activement à un crime ou à une activité blâmable, y participe passivement en la laissant se développer alors qu'il pourrait quelque chose pour l’empêcher. Bien entendu, ce “consentement” est la base des impunités… » (Batany, 1986, §19). Personne n’est complètement innocent, rappelle Albert Camus ! Chacun tente sur la scène de l’impunité de jouer avec les frontières de son rôle et de son positionnement  ; chacun construit avec l’impunité un tissu de relations complexes, faites de proximités et d’évitements, d’acceptations tacites plus ou moins provisoires, sans parler des intéressements plus ou moins profonds. Ce jeu de rôles

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livre, on le voit, une situation relationnelle plus complexe qu’un simple vis-à-vis. L’impunité permet en effet de révéler les inégalités entre les acteurs. Tarde insiste sur l’histoire du Pouvoir comme raison constitutive de l’impunité, expliquant que la capacité des détenteurs de l’autorité à imposer un modèle de la décision, est constitutive de l’impunité : « À chaque grande manifestation nouvelle du génie inventif de l’homme, nous voyons le privilège de l'impunité se déplacer comme le pouvoir : du patriarche antique, irresponsable de tous les crimes qu’il peut commettre contre tous les siens, ce privilège passe ou s’étend au monarque absolu, puis, en s'atténuant par degrés, à la noblesse, au clergé, à l’aristocratie financière, à la Presse, surtout, ce véritable gouvernement des temps nouveaux, enfin aux majorités électorales, nées de l’invention de la souveraineté du peuple et du suffrage universel. Les majorités électorales, par un sentiment exagéré de leur droit, peuvent commettre des abus criminels de leur force, et ces crimes collectifs sont impunis et impunissables comme l'étaient les exactions commises jadis par les monarques absolus, dont elles ont pris la place. » (Tarde, 1898 : 617). Chacun compose avec ses propres forces : le faible (le serf, l’esclave…) ou le fort (le seigneur, le riche…), comme le souligne Tarde, vont jouer de leur posture pour tenter d’échapper à la sanction. À ce jeu cependant, les capacités des uns et des autres ne sont pas équivalentes, au point que le faible a peu à peu perdu ses possibilités de fuir… : « dans la phase la plus grossière de l’état social, l’impunité des forts est cyniquement avouée, proclamée comme un droit » estime-t-il (Tarde, 1898 : 620). L’impunité des faibles (de ceux qui ne peuvent se protéger derrière le Pouvoir) n’est pas celle qui façonne l’histoire de l’impunité. L’impunité absolue peut exister, dès lors qu’un pouvoir politique ou économique, religieux ou militaire, se dote de moyens exclusifs de définir ce que doit être la règle, son application, sa transgression. L’impuni dispose alors de la violence pour faire taire l’opposition et ainsi tenter de faire disparaître jusqu’à la mémoire des transgressions. Tous les protagonistes – l’impuni, l’accusateur, le public – participent à la mise en place de la situation d’impunité, de son installation et de sa dénonciation. L’impunité se noue dans un système d’interactions, qui fait l’objet d’une diversité d’appréciations morales et sociales. Günther Anders revient ainsi sur le cas du pilote de l’aviation américaine, Francis Gary Powers abattu au-dessus du territoire soviétique en 1960, dont l’accident en pleine Guerre froide augmenta la tension entre les super puissances  : « Justement ça. Le pilote de l’avion U2 n’avait aucune idée de sa mission. C’est justement ça qui le rend coupable. Car, ce que de

Introduction

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nos jours nous ne pouvons en aucune circonstance nous permettre, c’est justement de ne pas être au courant.  » (Anders, 2015  :65). L’impunité se présente ainsi comme une situation de connaissances partagées et quelque peu acceptées  : globalement, nous avons conscience d’une situation anormale, mais, soit il nous est difficile de dénoncer une telle situation (en raison d’une contrainte politique ou morale, sans parler d’un quelconque intéressement), soit elle nous semble acceptable, dès lors qu’elle demeure compatible avec certaines justifications… Les acteurs de l’impunité vont alors jouer avec cette ambiguïté de la situation. Chacun composant avec les registres qui lui sont imposés par le rôle : la dénonciation vertueuse (même si parfois tardive), les plaintes de l’innocence, les justifications rationnelles (l’impunité comme contrepartie de l’efficacité politique)… Cette histoire traduit toute l’ambiguïté de cette relation née avec l’impunité  : comme le soulignait Gabriel Tarde, «  J’ai tenu à montrer que le Pouvoir avait, en somme, malgré tous les abus de la force, une source honorable, le génie humain, et non pas seulement ni surtout, comme on le suppose, la servilité humaine. Mais, s’il en est ainsi, l’impunité elle-même, si injuste qu’elle soit, à originairement une cause qui lui fait honneur, puisque son origine est la même. » (Tarde, 1898 : 617). S’il retient cette justification originelle (la nécessité de l’innovation du génie humain, qui peut le conduire à transgresser l’ordre établi), il estime que cela peut conduire à comprendre et accepter la nécessité d’une forme d’impunité. Certes, il restreint cette possibilité à ceux qui détiennent le Pouvoir. Il évoque aussi l’impunité, ponctuelle et codifiée, qui permettait à certains fautifs d’échapper – provisoirement – à la sanction, en se réfugiant dans un espace consacré, comme une église, ou quelques autres lieux tabous offrant protection. Symboliquement, l’impunité a quelque chose à voir avec la sanctuarisation et la mise à l’écart à la fois fascinante et dangereuse. On ne punit pas le sacré, sauf à profaner, au péril de sa vie.

L’impunité comme symptôme L’impunité est une pathologie de la solitude, l’expression d’un pouvoir que rien ni personne ne vient borner, une figure chimiquement pure de l’absolutisme. L’impunité, c’est l’univers du Caligula d’Albert Camus, celui de la puissance irraisonnable de l’Un, dominée par l’ivresse de l’immortalité, la folie du nihilisme et la rêverie sans borne de l’homme qui se proclame dieu. En plaçant sa liberté hors d’atteinte, en faisant de l’excès la norme de ses conduites, Caligula construit un monde de la démesure et du caprice, une fuite sans objection, un ordre du désir sans culpabilité,

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un pouvoir dont l’innocence absolue assure le triomphe de l’exagération et du défi  : «  Mais qui oserait me condamner dans ce monde sans juge où personne n’est innocent ». L’impunité est à la fois dictature du moment et puissance du délire – puisqu’elle n’a plus de limite, elle est sans conséquence. Elle permet d’échapper aux catégories du sens commun et de l’obéissance, elle est la marque d’une souveraineté qui se refuse d’avoir peur des limites. Elle vient consacrer la jouissance de l’instant et l’aveuglement du futur. L’impunité marque le triomphe de la mise hors d’atteinte, la victoire de l’hybris, le succès d’un monde dont l’Homme n’est plus sa propre échelle. Juger sans être jugé, telle est l’expression de la distinction sociale absolutisée, de la délivrance de toute conscience morale, de la mise hors norme du Sujet. L’impunité nourrit les passions de l’orgueil et de la vanité. Le moi n’est plus haïssable. Dans La Chute, Jean-Baptiste Clamence est le frère de Caligula, tous les deux partagent le défi de la toute-puissance, mais à l’inverse du tyran romain, il se sait coupable et redoute le moment d’affronter ses limites. Il s’épuise dans le narcissisme d’une auto-flagellation censée l’exonérer des lâchetés commises. « À force de purifier sans relâche sa conscience morale, il se délivre à lui-même une inépuisable autorisation à juger les autres » (Salas : 82). En s’enfermant dans le solipsisme et une appréciation purement subjective de sa faute, Clamence récuse tout autre juge que lui-même, et à l’image des canaux concentriques d’Amsterdam où il a choisi de vivre, il se condamne à errer dans l’enfer clos de la culpabilité non assumée. On retrouve cette puissance-souffrance de l’impuni dans Les Possédés de Dostoïevski. Tel Caïn poursuivi par l’image de son crime, Nicolaï Vsevolodovitch Stravoguine est hanté par le suicide de la petite Matriocha qu’il a violée. Sa confession exaltée à l’évêque Tikhone est celle d’un homme malade d’impunité, déchiré entre d’impossibles rêves d’innocence et d’inaccessibles perspectives de pardon. Il ne veut pas qu’on le qualifie de dément, et entend payer la « laideur de son crime ». Mais l’impunité confisque toute instance de jugement et marque l’individu d’une faute tragique dont il ne peut répondre. Stravoguine ne parvient pas à faire reconnaitre sa culpabilité. Ses aveux sont inaudibles dans leur fureur extrême, et l’obsessionnelle souillure de la faute ne trouve aucune oreille attentive. Muré dans son doute, comme l’avait compris Maurice Blanchot, le drame suprême de l’impuni est d’échapper à «  l’espérance même de se croire coupable  » (Blanchot, 1956), et de vivre ainsi l’héroïsme nihiliste de celui qui parvient à éviter la Loi. Quand le besoin d’avouer (Reik, 1973 ; Pewzner, 1996) fait déchoir Prométhée, il reste la cicatrice d’une Faute inexpiable, qu’aucune justice ne parviendra jamais à réparer. La dette ne peut

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advenir. Instruire seul son propre procès, jouir de l’autosuffisance et de la mise hors d’atteinte de la loi des hommes, le triomphe de l’impunité veut qu’aucune norme ne vaut celle que l’on s’attribue soi-même. L’impunité est donc une provocation sociale, le défi d’un Insensé qui se moque des normes de justice, et qui n’entend point céder au grand potlatch de la dette civique. L’impuni incarne le refus d’allégeance au bien commun, aux lois de la réciprocité qui structurent l’économie morale de la société. Il se rit de l’égalité. Passager clandestin ou resquilleur de la Raison collective, il accroche son portrait au musée des immoralistes qui font vaciller le bien-fondé des croyances dans l’ordre de la Justice. Il rejoint la cohorte des Insoumis, des Arrogants, des Fous qui mettent en péril la religion civile des sacrifices à l’intérêt général. Comment penser autrement l’insupportable suicide du prisonnier qui prive la société de son droit légitime à la vengeance ? Le défi de l’impuni est décidément troublant : il somme le citoyen de s’indigner, alors que son insurrection égoïste et sans scrupule condamne le philosophe à s’expliquer. Céline Spector a brillamment dessiné une galerie de «  personnages conceptuels  », objecteurs et autres anti-héros qui, dans l’histoire de la philosophie, ont contesté la proposition selon laquelle il serait rationnel d’être juste (Spector, 2016). On y croise ainsi les sophistes, Calliclès et Thrasymaque, personnages nietzschéens avant l’heure, qui, faisant de la Nature le véritable étalon de la Politique, considèrent que les lois de la cité relèvent du ressentiment ou d’une morale d’esclave, d’une aversion mesquine contre les êtres d’exception. De Platon à Hobbes, de Diderot à Sade, les figures de l’Extravagant défilent comme autant d’incarnations des forces déraisonnables qui traversent la société. Elles ont en commun de considérer que l’injustice est bien supérieure à la justice, qui n’est rationnelle que dans certaines circonstances. « Je sens que je porte l’épouvante et le trouble au milieu de l’espèce humaine ; mais il faut ou que je sois malheureux, ou que je fasse le malheur des autres ; et personne ne m’est plus cher que je me le suis à moi-même. Qu’on ne me reproche point cette abominable prédilection ; elle n’est pas libre. C’est la voix de la Nature qui ne s’explique jamais plus fortement en moi que quand elle me parle en ma faveur. Ô hommes, c’est à vous que j’en appelle ! Quel est celui d’entre vous qui sur le point de mourir, ne rachèterait pas sa vie aux dépends de la plus grande partie du genre humain, s’il était sûr de l’impunité et du secret ? » (Diderot, 1766 : 115).

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L’impunité comme rythme L’impunité est une question de phases, de cycles et d’horloges  : temps de la constitution de la violation, temps de la mise en débat de son existence, temps de sa sanction, temps de sa mémoire, et enfin, temps de son oubli. La situation d’impunité apparaît comme provisoire, car, en tant que contournement de la morale ou de la loi, de la coutume ou de la prescription, elle nécessite un retour à la normale, pour que la société puisse se recentrer sur ses propres valeurs2, désigner des coupables et les sanctionner afin de pouvoir inventer un nouvel équilibre. La chute est nécessaire  : à la fois pour permettre la dénonciation de l’impuni, réaffirmer la force morale de celui qui dénonce et ainsi faire valoir la force des valeurs morales du groupe. Mais l’impunité est aussi permanente ; si elle peut momentanément être dénoncée, elle renaît sous d’autres formes. Ainsi, l’impunité de droit – celle qui résulte de l’usage sans modération du pouvoir – doit cesser, mais pour laisser la place à l’impunité de fait, c’est-à-dire à l’ensemble des pratiques de contournement de la règle, par tout un chacun. L’impunité de fait « est hypocritement niée, démentie de bouche par la proclamation de l’égalité absolue devant la loi. » (Tarde, 1898 : 621). Les temps modernes fonctionneraient-ils à la démocratisation de l’impunité ? Amnistiée, oubliée, reléguée, la faute disparaît. Sa mémoire sera, parfois, plus longue à s’éteindre, au risque qu’elle réactive le débat sur l’imprescriptibilité de sa sanction. La phase de la dénonciation est donc centrale : rendre publique la transgression, pouvoir énoncer la violation, réclamer la justice et la sanction. La mise en débat nécessite de pouvoir rendre audibles les conditions de l’impunité, de dénoncer ses bénéficiaires, de revendiquer les conditions de la réparation. Cette phase constitue une rupture dans la situation confuse et souterraine de l’impunité  : cette mise en lumière ne consiste pas simplement à désigner les impunis, mais aussi à pouvoir justifier des raisons de cette dénonciation (injustices, inégalités, préjudices…). Elle permet ainsi à celui qui procède à cette interpellation publique de réaffirmer le rappel à l’ordre, celui qui est supposé permettre l’harmonie sociale. Il importe d’insister sur la place essentielle de cette publicisation  : elle est une mise en récit des conditions de l’exaction, des mécanismes souterrains qui expliquent son absence de sanction, des collusions masquées, etc. Cette mise en débat contribue à révéler la complexité des situations sociales ; même en 2.– Excepté bien sûr dans le cas d’un régime totalitaire qui aurait réussi à s’installer de manière pérenne, voir George Orwell, 1984, qui évoque un monde de la répression continue, ce qui correspond alors à ce que François Hartog nomme un « présent omniprésent » (2003 : 18).

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cas d’évènements historiques aucunement contestés, l’impunité ne cesse de soulever les controverses (Garibian, 2014). Elle autorise tout à la fois cette dénonciation de l’exercice tronquée du Pouvoir, mais aussi de rappeler combien la valeur de l’égalité est fondamentale dans notre conception individualiste. Mais elle participe aussi à la délimitation de cette même impunité  : désigner une transgression spécifique, c’est parfois faire l’impasse sur les raisons structurelles qui peuvent expliquer son apparition et son développement. De même manière, ne pas réussir à installer un débat sur la situation d’impunité témoigne des inégalités fondamentales entre acteurs qu’ils soient issus des réseaux mafieux (Labrecque, 2012), des États souverains (Andersson, Iagolnitzer, et Rivasseau, 2007) ou du secteur privé (Demont-Pierot, 2010). De nombreux gouvernements de transition démocratique en Amérique Latine (Chili, Argentine, Mexique, Colombie, Salvador), ont adopté des lois d'amnistie au nom de la « réconciliation nationale ». L’impunité n’est plus ignorée, mais elle ne fait pas toujours l’objet de sanctions. L’amnistie produit l’extinction de l’action publique : officiellement, l’impunité n’est plus qu’une question de mémoire pour les victimes de cette exaction. Les traces de l’impunité contribuent alors paradoxalement à imposer la coopération pour oublier… Bien sûr, la situation peut être réversible : la mémoire peut finir par trouver d’autres registres pour se faire entendre. À condition toutefois qu’un cadre moral puisse justifier et légitimer son combat. Cette histoire des rythmes de l’impunité doit aussi prendre en compte l’évolution même de nos catégories pour juger de l’impunité. Les catégories morales qui rendent inacceptables la transgression sont volatiles, parfois lentes à fermenter ; comment peut-on revisiter l’impunité d’hier avec des enjeux moraux actuels ? Ce qui était jadis perçu comme acceptable, ou bien encore qui ne pouvait être jugé comme condamnable au regard de critères de jugement de l’époque, doit-il faire l’objet aujourd’hui d’une évaluation critique ? Au nom de quelle continuité historique d’un régime de valeurs quelconque, devrions-nous construire un registre universel de la condamnation ? De quel désir ambigu de châtiment la repentance anachronique est-elle le nom ? Avec quels arguments vertuistes (Biard et al., 2015), les Législateurs fabriquent-ils leur inviolabilité  ? L’impunité conjugue ainsi les temporalités pour mieux garder la main sur l’agenda de ses procès.

L’impunité comme refus du sacrifice Nous sommes tous des impunis. Nous avons tous, un jour ou l’autre, consciemment ou non, transgressé une loi, sans jamais

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en éprouver la sanction. L’impunité se cache dans le détail des expériences ordinaires  : rouler trop vite sur une route nationale, monter sans ticket dans un train, tricher lors d’un examen, voler un livre ou une pomme. Souvenirs ambigus d’une émancipation conquise sur la peur d’être pris. L’impunité alimente avec un bonheur trouble les moments où la vie devient ruse, et garde en elle les derniers lambeaux d’une enfance perdue. Mais de cette impunité, il n’est que trop rarement question, puisqu’il lui manque la publicité d’où naitront les réactions sociales, unanimes ou contrastées. Le florilège des impunités crée donc une cohorte de figures hétérogènes, de salauds plus ou moins lumineux, de disparus dans la nature, de tout-puissants dont les crimes se blanchissent à la fortune ou au pouvoir, mais où s’évanouit l’obscurité même de l’impunité, l’inframonde des petites délinquances inaperçues. Un peuple d’impunis qui parfois s’ignorent. Dans sa grande enquête sur Paris ou les sciences, les institutions et les mœurs (1847), Alphonse Esquiros signalait une conséquence inattendue du retour des cendres de Napoléon, le 15  décembre  1840  : «  on constata à Bicêtre l’entrée de treize ou quatorze empereurs (...) Tout contribua dans cet événement à créer dans cet événement une cause particulière d’aliénation mentale » (Murat, 2011 :163). La « monogamie orgueilleuse » fut alors érigée en pathologie du siècle, le mal d’une société où triomphaient l’argent et l’ennui, et que seules des folies de gloire et de grandeur semblaient alors pouvoir guérir. « Je suis Napoléon et le monde entier m’obéit », répétait inlassablement l’un des patients du docteur Leuret. La figure romantique de l’artiste exaltera au même moment un moi inaccessible au commun des mortels. Chaque époque construit ses lucarnes d’opportunité aux rêveries d’impunité. L’impunité n’a donc pas de visage, mais des masques. Et c’est en ce sens qu’elle est profondément tragique. Elle déclenche la colère, froide ou impétueuse, celle de Marc qui, dans Que la bête meurt de Claude Chabrol, tisse patiemment son stratagème afin de punir le chauffard qui a tué son fils, celle d’Achille ou de Médée habités de fureur, et que les dieux finissent par abandonner. L’impunité nourrit la passion de la vengeance en lui donnant le lustre terni de l’héroïsme réparateur, comme l’entendait l’humour grinçant d’Heinrich Heine : « Je suis l’être le plus pacifique qui soit. Mes désirs sont simples : une modeste cabane avec un toit de chaume, dotée d’un bon lit, d’une bonne table  ; devant la porte quelques beaux arbres  ; et si le bon Dieu veut me rendre tout à fait heureux, qu’il m’accorde de voir à peu près six ou sept de mes ennemis pendus à ces arbres. D’un cœur attendri, je leur pardonnerai avant la mort toutes les offenses qu’ils m’ont faites durant

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leur vie. Certes on doit pardonner à ses ennemis, mais pas avant qu’ils soient pendus » (Cité par Sémelin, 2005 : 3). L’impunité donne ainsi à voir. Non pas l’épaisseur psychologique d’une individualité, mais le bien fondé d’un jeu social dont les règles plongent au cœur de l’une des institutions fondatrices du politique : le mythe sacrificiel. L’impuni n’échappe pas seulement à la sanction d’une faute, il fragilise aussi et surtout les dispositifs de protection des autorités. Il n’est pas tant celui qui rompt un idéal immanent de justice, que l’incarnation du refus d’endosser jusqu’au bout la condition de sujet et de chair à pouvoir. L’impunité parle d’une dé-liaison impensable, d’un refus ontologique de participer à la scène primitive de la solidarité et de la dette qui fait du sacrifice la pierre philosophale du vivre ensemble. Le mythe sacrificiel est nécessaire aux systèmes politiques et religieux, puisqu’il articule les réponses aux questions les plus fondamentales : celles notamment de la nature des liens qui unissent les hommes autour d’un pouvoir, capable de susciter en eux le désir de mourir pour lui. En contournant la sanction, l’impunité prive la société du drame qui l’institue le plus assurément en «  communauté imaginée  » (Anderson, 1996). La sanction pénale est en effet la forme à peine sécularisée du sacrifice que l’on offre aux divinités, aux forces sacrées, qui prélèvent leurs parts de destruction. Les sociétés politiques se sont toujours dotées de dispositifs idéologiques afin d’accréditer la valeur morale et sociale du sacrifice. Mourir pour la patrie, comme l’a bien montré Ernst Kantorowicz, entretient la fiction du corps mystique d’un État qui se nourrit de martyrologie émouvante (Kantorowicz, 1984). Faire mourir pour la patrie, c’est cultiver, par des rituels d’incorporation nationale, la magie de l’obéissance. De même, punir réactive sournoisement le fantasme du meurtre fondateur par lequel l’homme éprouve sa soumission. Sacrifier, se sacrifier, punir, être puni, dessinent les premiers motifs de la trame d’un pouvoir cannibale qui fonctionne à la protéine humaine ! L’impunité dès lors prend l’allure d’une trahison, d’un impensable désamour du sujet à l’égard des croyances sociales les plus hautes. Dans la «  Sixième promenade  » des Rêveries du promeneur solitaire, Rousseau s’imagine disposant des pouvoirs que confère l’anneau de Gygès. C’est une référence à Platon qui raconte, dans la République, l’histoire fabuleuse de Gygès, un berger de Lydie, qui découvrit un jour une bague en or sur le cadavre d’un homme. Il se rend compte qu’en tournant le chaton de la bague, il peut se rendre invisible à volonté, ce dont il profite pour séduire la reine, tuer le roi, et s’emparer du pouvoir. Rousseau s’interroge : « Si j’eusse été possesseur de l’anneau de Gygès, il m’eut tiré de la dépendance des

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hommes et les eût mis dans la mienne. Je me suis souvent demandé, dans mes châteaux en Espagne, quel usage j’aurais fait de cet anneau ; car c’est bien là que la tentation d’abuser doit être près du pouvoir » (Rousseau, 2002 :189). L’anneau rend libre, d’une liberté absolue, que ne vient ombrager aucune crainte de châtiment. Vertiges ! Rousseau corrige immédiatement l’ivresse qui aurait pu s’emparer de lui devant la démesure d’une telle liberté. Il la redéfinit ainsi : « je n’ai jamais cru que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas, et voilà celle que j’ai toujours réclamée, souvent conservée, et par qui j’ai été le plus en scandale à mes contemporains » (idem). Liberté et impunité ne sont pas synonymes chez Rousseau, qui entrevoyait d’ailleurs des peines très sévères pour les criminels. La liberté de l’impunité n’est pas un absolutisme du faire, mais une volonté de défaire et de se défaire. Non pas la revendication insensée d’une souveraineté sur autrui, mais la détermination à protéger la sienne d’autrui. Cette définition rousseauiste de la liberté nous semble particulièrement bien décrire l’horizon impardonnable de toute impunité, la ligne de fuite vers laquelle tendent à se confondre les rêves d’émancipation politique et de désertion des idéologies sacrificielles. L’impuni est celui qui refuse la raison d’être du sacrifice, et dont l’ex-centricité fragilise à la fois la conscience morale d’une société et l’ordre liturgique d’un pouvoir. Dès lors, le scandale social de l’impunité consiste moins à ne pas punir qu’à ne pas se laisser punir.

L’impunité comme conquête Si l’imaginaire de l’impunité peut se comprendre, en partie, à travers le repérage de quelques structures élémentaires, il n’en demeure pas moins que ce sont les usages de l’impunité qui en caractérisent le mieux la diversité du contenu et des représentations. L’expérience de l’impunité n’est pas également distribuée. Elle ressortit de logiques sociales qui en soumettent les pratiques à un jeu permanent de conflictualités. L’impunité constitue en effet une source permanente de compétition, soit pour en dénoncer les injustices, soit pour en revendiquer les bénéfices  ; elle entre donc pleinement dans l’ordre des discours de mobilisation qui construisent les moments d’action collective. La question de l’impunité, de ses ressorts et de ses effets doit dès lors intégrer l’idée de sa relativité sociale, en fonction des groupes, des contextes, de la réalité des rapports de force, et saisir ainsi les enjeux qui gravitent autour de la politisation de l’impunité. Le répertoire des pratiques contestataires est ainsi régulièrement soumis au travail de délégitimation mené par les autorités gouvernementales, qui, à travers leur

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volonté de criminaliser certains actes jugés violents, joueront de l’appel à punir afin de réactiver les affects sécuritaires et les désirs d’autorité. Réciproquement, les manifestants interpellent l’opinion autour des exactions policières et tenteront d’accréditer le bien fondé de certaines radicalités au nom de la gravité même des causes qu’ils défendent. L’impunité fait donc l’objet d’une mise en tension qui constitue le cœur trop peu étudié des luttes sociales, qui sont aussi des luttes pour déterminer et imposer les formes légitimes que doivent prendre les luttes. Qu’il s’agisse des émeutes dans les banlieues françaises de l’automne 2005, des ZAD de Sivens ou de Notre-Dame-des-Champs, des grèves des marins de la SNCM ou des manifestations des Bonnets rouges en Bretagne, la lecture des événements se trouve rapidement configurée par une bataille rhétorique destinée à qualifier les actes commis, à identifier les responsabilités, et à faire reconnaître le punissable légitime au nom de la morale et du droit – ou de l’intérêt du moment.... Le champ de la punition n’est donc pas uniquement délimité par la loi, mais reformulé par les transactions qui accompagnent la conflictualité sociale. Dès lors, il est faux, ou tout au moins réducteur, de considérer que l’impunité profite toujours aux riches et aux puissants. Certes, ceux-ci disposent d’atouts considérables pour aménager à leur égard les effets de la justice. Mais comme la très bien montré James Scott, dans sa célèbre étude sur les arts de la résistance, les stratégies déployées par les dominés, ce qu’il nomme le jeu « infra-politique des subalternes », afin de contester l’ordre existant, permettent d’occuper l’espace public au moyen de ruses et de manipulations symboliques des interdits (Scott, 1985). Les territoires de l’impunité se trouvent ainsi soumis à un perpétuel travail de cadrage discursif et de bornage justificatif. Le paramétrage de l’impunité traverse donc l’ensemble des problèmes publics, tels qu’ils sont mis à l’agenda et portés par les protagonistes (Neveu, 2015). Des travaux sur la juridicisation et la judiciarisation du politique ont également démontré que «  l’arme du droit  » pouvait, dans certaines circonstances, être opposée au pouvoir, et participer ainsi d’une nouvelle économie de la reconnaissance (Israël, 2009). La place grandissante faite à la notion de victime accroit ainsi sensiblement le périmètre de la pénalisation en extrayant de l’impunité certains faits historiques (colonisation, spoliation de biens), et en réinscrivant dans le circuit judiciaire des responsabilités nouvelles. De même, le territoire de l’impunité se voit aujourd’hui renégocié par des revendications menées au nom de principe jugés supérieurs (droits ancestraux, droits naturels, droits dits de troisième

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génération) dont l’un des principaux effets est de soumettre à la discussion de nouvelles formes d’illégalisme. La question de la désobéissance en démocratie (Hiez, Villalba, 2008  ; Ogien et Laugier, 2010 ; Cervera-Marzal, 2016), et surtout la croissance des recours aux actes désobéissants, montrent non seulement que les moyens normaux d’intervention ne fonctionnent plus, mais que les citoyens entendent participer plus étroitement à la définition même des frontières du punissable. Cette tension actuelle autour de l’impunité est probablement à mettre en rapport avec cet « âge de la défiance » qui s’empare de l’activité politique, et dont Pierre Rosanvallon (2006) a montré qu’elle donnait lieu à la mise en place de dispositifs de contre-pouvoirs sociaux (surveillance, empêchement, jugement) afin de mieux rééquilibrer l’exercice populaire de la souveraineté. Elle manifeste un souci civique – certains diront «  populiste  » – de peser sur la définition du permis et de l’interdit, et de réinventer « par le bas » une arène subversive de la loi. Parallèlement, les réseaux sociaux se sont transformés, ces dernières années, en tribunaux d’une justice spontanée, prompte à réclamer le châtiment pénal ou moral d’une inconduite. Le slogan de la « tolérance zéro » promouvant certaines réformes des politiques de sécurité s’est ainsi rapidement retourné contre la classe politique elle-même, sommée de rendre des comptes sur ses comportements politiques et personnels. La traque à l’impunité participe donc, malgré ses ambiguïtés, des reconstructions contemporaines de la démocratie, et d’une condamnation citoyenne de certains privilèges. On la retrouve également au niveau international où se joue l’avenir indécis d’une « communauté de valeurs universelles  » face aux offensives identitaires et culturalistes soucieuses de conserver la mainmise sur la définition des incriminations (Delmas-Marty, 2004 et 2011). Ce phénomène de relativité sociale de l’impunité et les tensions qui s’expriment autour de son périmètre ne sont toutefois pas des nouveautés. Ils sont au contraire au centre des processus anthropologiques de détermination des frontières de l’espace moral de toutes sociétés. Les figures de l’intolérable n’ont cessé historiquement de se recomposer au gré des valeurs dominantes et des rapports de force entre groupes sociaux (Fassin, Bourdelais, 2005). Ce pluralisme autour de l’impunité était même, en certaines occasions, institué dans des pratiques de subversion contrôlée, comme le furent jadis les temps de carnaval ou de charivari, qui offraient des parenthèses de licence et d’inversion pendant lesquelles le droit était suspendu. L’impunité faisait également partie des rituels de passage qui marquaient la fin sociale de la jeunesse. Le viol pouvait d’ailleurs être toléré sur des servantes

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non mariées ou des femmes marginales. Le dédouanement de la punition fait donc ici partie d’un protocole triplement limité à une population précise, à un contexte particulier, à un retour prévu à l’ordre. L’impunité contribue donc à baliser et circonscrire un moment d’exception. L’exception est également l’argument qui commande la légitimation de l’impunité révolutionnaire. « On ne fait pas de révolution sans casser des œufs ». La formule, complaisamment répétée, entérine a priori la violence comme mode légitime d’action, au nom d’une Histoire en train de s’accomplir et de la démiurgie du projet à mener. La terreur devient souvent en révolution la forme même de la justice, et la clémence s’apparente à l’impunité. Ne pas condamner, c’est se condamner, « c’est mettre la Révolution elle-même en litige » disait Robespierre. La sévérité pénale, le catalogue des législations d’exception, l’absorption de la politique par la morale, tels sont les principaux composants de la panoplie de l’impossible impunité qui semble devoir instruire tout processus révolutionnaire, et en son sein la lutte contre les ennemis de la révolution (Guéniffey, 2000). L’impunité fonctionne donc comme une vérité du moment. Elle se nourrit et accompagne les transformations sociales et culturelles qui touchent non seulement les sociétés nationales, mais également l’espace mondialisé. Elle exprime l’état des rapports sociaux, leur degré de tension, en devenant elle-même un enjeu et une ressource de leurs conflictualités. Elle est le symptôme des « nouveaux territoires du droit » qui redessinent en permanence l’archipel des crimes et des délits (Leverd, 2013). Cet ouvrage collectif, issu d’un séminaire pluridisciplinaire tenu à Sciences Po Lille, entend traduire la multi-dimensionnalité du phénomène de l’impunité. Il regroupe les différentes contributions autour d’un répertoire de quatre tensions constitutives de l’expérience d’impunité. Celle d’abord qui noue le droit et la morale, la loi et la norme, et qui crée les conditions de l’indignation légitime (Partie 1) ; celle ensuite qui hésite entre l’ivresse et la censure, la jouissance et l’interdit, et qui dessine le périmètre des négociations sociales sur le besoin de punir (Partie 2) ; celle également qui plonge dans les ombres de l’inavouable, et qui raconte l’histoire des ressources de séduction de l’impunité (Partie 3) ; celle enfin qui change l’échelle de l’expérience d’impunité en la dénationalisant au profit d’impératifs universels de justice et de vérité (Partie 4).

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Partie 1 L’impunité entre droit et morale

Le scandale de l’impunition Michel Hastings

En 403 av. J.-C., après la défaite finale dans la guerre du Péloponnèse, après le coup d’État oligarchique des Trente Tyrans, Athènes retrouve la démocratie. Il est alors décidé que tous ses habitants prêtent serment de « ne pas rappeler les malheurs du passé  », de soustraire de la mémoire collective les morts et les violences. La réconciliation se fera à travers une double politique d’effacement : effacement de l’histoire qui condamnera la journée du 2 boédromion à disparaître du calendrier, effacement de la justice dont tout procès aurait avivé la déliaison sociale. Il ne s’est donc rien passé, et le pacte d’amnistie entend rétablir la Cité dans son fantasme d’indivision (Loraux, 1997). En 1971, Vladimir Jankélévitch, dans un court texte intitulé Pardonner ?, dénonçait le climat de banalisation du génocide, et les tentations allemandes de monnayer les gestes de contrition pour mieux « tourner la page ». « Le pardon ! Mais nous ont-ils jamais demandé pardon ? C’est la détresse et c’est la déréliction du coupable qui seules donneraient un sens et une raison d’être au pardon. Quand le coupable est gras, bien nourri, prospère, enrichi par le ‘miracle économique’, le pardon est une sinistre plaisanterie. Non, le pardon n’est pas fait pour les porcs et pour leurs truies. Le pardon est mort dans les camps de la mort  » ( Jankélévitch, 1971 : 50). Malgré leurs différences et leur éloignement, la politique d’Athènes et la colère du philosophe nous parlent de la même chose : de ce que le temps fait à l’infraction et au sens de la justice légitime. Là, l’impunité traduit le souci de renouer la Cité autour de ce que Lacan avait superbement appelé «  la mémoire de ce 31

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qu’elle oublie » ; ici, l’appel à l’imprescriptible répond à la trahison de l’impunité qui rend l’Holocauste expiable. Dans les deux cas, l’absence de punition (impunitas) se révèle dangereuse. Il faut toute la puissance symbolique et juridique du serment pour lier les citoyens athéniens au projet d’amnistie. Il faut une colère métaphysique et sacrée pour inculper moralement un peuple et vouloir instruire son procès «  jusqu’à la fin du monde  ». L’impunité s’inscrit dans la démesure. Elle renvoie à une expérience ontologique de l’injustice et de l’inégalité. Im-punir peut certes être prévu par les lois positives (prescription, irresponsabilité pénale, amnistie, clause de minorité, classement sans suite, grâce, etc.), elle n’en demeure pas moins un scandale, au double sens du terme : obstacle à l’entendement et source d’indignation. Elle met les sociétés à l’épreuve en les obligeant à réinterroger le monde enchanté de leurs économies morales et symboliques, à revenir au plus profond d’elles-mêmes, là où se fabriquent en continu les catégories de l’intolérable et de l’inacceptable. L’impunité contraint à revisiter les stocks du sacré dans lesquels les hommes plongent les fondements de leurs croyances et de leurs pratiques. Echapper à la punition, c’est outrager une scène primitive qui tire sa valeur exemplaire de son asymétrie absolue : Dieu punit l’Homme. De quoi l’impunité est-elle donc le scandale ? Quelle expérience de nous-même faisons-nous lorsque nous évoquons l’impunité  ? Fondamentalement, l’impunité parle d’un homme qui s’évade, qui échappe aux autorités, et qui sort de la communauté, en lui abandonnant son crime, privé de l’épilogue qui lui donnerait du sens. L’impuni est une figure à l’identité paradoxale  : il est à la fois celui qui s’affranchit de la plus violente des Lois, celle du châtiment, et donc celui qui incarne la plus absolue des libertés ; et celui dont l’infraction restera éternellement ouverte, puisque «  l’impunité fait peut-être plus que d’empêcher la réparation du crime : elle le continue » (Garapon, 2002 : 123). L’impunité interroge les sociétés humaines sur des tensions jamais résolues, mais toujours problématiques  – l’exception et la règle, la norme et la transgression, l’autorité et la sujétion – qui donnent lieu à une série de mythologies dont nous essaierons de montrer les résiliences. Nous parlerons plutôt d’impunition afin de mettre l’accent sur le caractère coproduit et processuel de l’impunité. Le non punir se fabrique en effet en se racontant, à travers des récits qui puisent leur force, souvent tragique, dans «  les passions qui instituent les cités et que l’homme s’est enseignées à lui-même » (Ost, 2004 : 22). Il évolue dans des contextes sociohistoriques qui créent les conditions particulières de sa traduction en indignation morale. Le scandale de l’impunition s’interprète dans une diversité

Le scandale de l’impunition

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des formes culturelles et politiques, il est d’ailleurs un enjeu central des luttes sociales qui comportent, en leur sein, une lutte pour dire quelles sont les formes légitimes de lutte. L’impunition scandaleuse doit donc se lire comme le produit des rapports de force qui s’exercent, dans une configuration donnée, sur les modalités de qualification légitime des illégalismes (Athané, 2006). Les appels à punir mobilisent des régimes de vérité sélective et des ordres de moralité à géométrie très variable. Que l’on songe aux justifications légalisées de la torture qui ont permis la constitution d’un archipel de pratiques secrètes et délivrées de toute punition (Terestchenko, 2008). En partant à la recherche des structures élémentaires de l’impunition, nous n’oublions pas la pluralité des expériences, mais recherchons, à travers une approche archéologique, les « magmas de significations  » (Castoriadis, 1975  : 202) qui structurent les imaginaires de l’impunité comme figure singulière de l’intolérable.

L’impunition ou la fragilité de l’ordre symbolique des sociétés Le premier récit qui raconte le scandale de l’impunition, lie l’horreur de l’impunité au sens perdu de la peine. La punition y est un concentré culturel, souvent archaïque. Elle parle d’un temps où la vengeance lavait le crime dans le sang, où « l’acte en retour » compensait la perte. Lorsque la punition s’institue en peine, lorsque de l’ordre du droit dépend la prospérité de la cité, l’obligation de rendre acceptable le sens de la peine s’impose. Punir sans se sentir tenu par le devoir difficile d’expliquer l’esprit de la peine, exerce sur autrui un pouvoir de telle sorte qu’on le laisse sans pouvoir contre soi. La punition se fait alors pure violence, sans rapport à une autorité reconnue. Elle perd toute véritable légitimité, en passant à côté de la dimension morale de sa tâche. Expliquer le sens de la peine, c’est, dans une tradition philosophique et juridique occidentale, la fonder en raison. Des tragédies antiques jusqu’aux théories contemporaines, les modèles interprétatifs de la peine se sont multipliés, essayant de répondre aux mêmes questions, que les cadres épistémiques de chaque époque ont contribué sans cesse à retraduire. Comment justifier une violence censée sanctionner la violence ? À quel impératif moral et social doit répondre la peine pour se voir accorder une légitimité  ? Quelles fonctions sont attendues d’une peine juste ? (van de Kerchove, 2009) Platon, dans le Gorgias, a vu dans le criminel un malade et dans la peine un remède, un mal nécessaire. La peine a pour but de guérir, de rendre juste l’homme qui a commis une injustice. Elle est éducative et sanitaire, elle instruit et guérit. « Elle est une médecine pour la méchanceté de l’âme ». On fait donc le mal pour

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le bien de quelqu’un qui a commis quelque chose de mal. Laisser le criminel impuni devient une cruauté, puisqu’on le prive d’un remède destiné à le rendre juste et à le réintégrer dans la société. Et Socrate de conclure son dialogue avec le sophiste Polos : « Je soutiens que le coupable qu’on ne punit pas est plus malheureux que le coupable qu’on punit ». Cesare Beccaria refusera, quant à lui, de fonder la peine sur la notion de juste châtiment. Punir est un attribut nécessaire de l’État dont la mission consiste à conserver la société et à protéger les hommes qui y vivent. La peine y revêt un caractère utilitaire et social. Ce droit de punir détenu par l’État connait toutefois des limites, qui sont la dignité de la personne et le plus sacré des droits, le droit à la vie. « Pour que n’importe quelle peine ne soit pas un acte de violence exercé contre un citoyen, elle doit absolument être publique, prompte, nécessaire, la moins sévère possible dans les circonstances données, proportionnée au délit et déterminée par la loi » (Beccaria, 1764 : 179). L’impunité devient alors une source de désordre social, et le criminel impuni un sauvage de l’intérieur qui s’exclut du contrat social. Rousseau en fera même un « traitre à la patrie ». Pour Hegel, il ne peut y avoir ni moralisation ni sacralisation de la peine. Sa fonction est de rétablir le droit que le crime a violé. En cherchant les fondements de la peine dans le droit, comme avant lui Kant, Hegel affirme la liberté de l’individu conçu comme personne universelle. En tant qu’il est libre, le criminel reconnait donc toujours le droit. Imposer une peine à un criminel, c’est lui faire honneur, c’est le considérer comme un être rationnel, et donner raison à sa volonté libre, même contre sa volonté particulière. En réalisant le droit, la peine reconnait la liberté du criminel, et l’absence de peine traduit un déni d’humanité qui ferait du criminel une monstruosité (Hegel, 1820). Selon Michel Foucault, l’époque contemporaine serait marquée par un changement du paradigme de la peine. Le punir dramatique et théâtral qui consistait à montrer la force du souverain, serait remplacé par un punir disciplinaire et biopolitique fondé sur le contrôle et la surveillance. L’économie pénale quadrille le corps social en inventant sans cesse de nouveaux illégalismes, et plonge le criminel dans le champ expérimental des connaissances. Ne pas punir serait la marque d’une société qui se dérobe face à l’impératif de sa propre transparence, et l’impuni prendrait alors le masque de « l’incorrigible » (Foucault, 1975). À chaque théorie des fondements de la peine correspond un sens particulier de l’impunité. Que la peine soit conçue comme préventive, réparatrice ou rétributive, l’impunition construit toujours son scandale dans l’angoisse créée par l’imaginaire du crime sans réponse. Quand la punition a quitté le face-à-face de

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la vengeance privée pour la scène publique et étatisée de la peine rendue désormais au nom d’une société, le crime a conduit la justice d’État à faire du rituel judiciaire le théâtre de la « société réagissante » (Garapon, 2001). L’horreur de l’infraction impunie nait d’une anormalité qui ne se referme pas. C’est parce que la peine répond au crime qu’elle en achève la chronique. L’ombre de la société plane sur la construction scandaleuse de l’impunition. Nul mieux que Durkheim n’a perçu la dimension sociale de la peine, son lien avec la manière dont une société construit sa «  conscience collective  ». Dans La division du travail, apparait sa définition la plus connue de la peine : « La peine consiste (…) essentiellement en une réaction passionnelle, d’intensité graduée, que la société exerce par l’intermédiaire d’un corps constitué, sur ceux de ses membres qui ont violé certaines règles de conduite » (Durkheim, 1893 : 64). Sa fonction est d’exprimer l’attachement symbolique que la société témoigne à l’égard des normes, des valeurs et des croyances qui constituent son identité morale. La peine ne sert que très secondairement à corriger le coupable. En revanche, elle est une arme de défense sociale, en ce qu’elle traduit la volonté d’une société de maintenir intacte sa cohésion et de préserver la vitalité de sa conscience commune. Celle-ci perdrait de son énergie si la punition d’un crime n’existait pas, «  il en résulterait un relâchement de la solidarité sociale ». L’impunition devient dès lors scandale, puisqu’elle empêche cette opération expiatoire de se réaliser. Si la peine est bien une force sociale dont dépend la société pour exister, son absence indigne parce qu’elle menace ce qui fait le « nous », c’est-à-dire l’expression unanime de l’aversion qu’inspire l’atteinte aux valeurs collectives. Le besoin social de punir atteste que « les sentiments collectifs sont toujours collectifs, que la communion des esprits dans la même foi reste tout entière ». L’indignation à l’encontre de l’impunité est la voix d’un social qui prend peur, et parle en moi, à travers moi. C’est dans une profondeur anthropologique et psychologique inédite que Durkheim a cru trouver les ressorts de la peine, et qu’il nous livre les clés d’un récit de l’impunition scandaleuse, fondé sur l’idée que si l’infraction malmène la conscience collective, son impunité profane, en les interdisant, les opérations sacrées de la peine. «  Il est certain qu’au fond de la notion de punition, il y a l’idée d’une satisfaction accordée à quelque puissance, réelle ou idéale, qui nous est supérieure. Quand nous réclamons la répression du crime, ce n’est pas nous que nous voulons personnellement venger, mais quelque chose de sacré que nous sentons plus ou moins confusément en dehors et au-dessus de nous. Ce quelque chose, nous le concevons de manière différente suivant

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les temps et les milieux ; parfois, c’est une simple idée, comme la morale, le devoir ; le plus souvent, nous nous le représentons sous la forme d’un ou de plusieurs êtres concrets : les ancêtres, la divinité. Voilà pourquoi le droit pénal non seulement est essentiellement religieux à l’origine, mais encore garde toujours une certaine marque de religiosité  : c’est que les actes qu’il châtie paraissent être des attentats contre quelque chose de transcendant, être ou concept  » (ibidem  : 80). En empêchant la société de nommer crime les blessures faites à ses sentiments collectifs, l’impunition la prive d’un dispositif de mobilisation et de coagulation sociale des consciences individuelles. Elle interdit à la société de se faire, d’éprouver la solidité de sa conscience morale, de consolider les formes de sa solidarité. Le scandale de l’impunition se raconte ainsi à travers l’une des mythologies les plus anciennes et les plus universelles, celle de l’indivision primordiale des groupes humains que le crime déchire et que la punition recoud. Cet imaginaire de la peine explique que l’impunité soit si souvent perçue comme l’outrage le plus dangereux fait aux rites réparateurs de la justice pénale. Toute société est une « société punitive ».

L’impunition ou le fantasme de l’exception souveraine Le second récit de l’impunité scandaleuse se construit dans l’imaginaire de la démesure et de l’excès. L’impunition y exalte le rêve et le désir d’absolue puissance. L’orgueil conduit le héros tragique à se prendre pour un dieu. Icare se sent pousser des ailes ! Les mythologies sont pleines de ces défis lancés aux possibilités humaines, d’exploits menés au nom du dépassement des normes. Le sentiment d’impunité habite le sujet triomphant, le pervers au surmoi défaillant, l’imprudent privé de l’intelligence des limites. Le fantasme d’impunition exprime un désir narcissique de liberté absolue, quand le travail de civilisation et de culpabilisation ne se fait plus  ; échapper à la punition, c’est prétendre n’avoir aucun compte à rendre, n’être absorbé par aucune loi. Être impuni, c’est être intouchable, inatteignable. Hors de portée. Elias Canetti en donne une remarquable description dans la figure du survivant. « L’instant de survivre est instant de puissance (…) Le sentiment de force qui vient d’être en vie au milieu des morts est plus fort que toute affliction, c’est un sentiment d’élection. Du simple fait que l’on est encore là, on se sent de quelque façon le meilleur. On a fait ses preuves puisqu’on vit » (Canetti, 1966 : 242). Le survivant est celui qui s’élève et dont le corps se libère de ses vulnérabilités, plus rien ne peut lui arriver. Le sceau de l’impunition le rend inaccessible à toute emprise Il est celui qui ne se laisse (sur)prendre, ni par les armes, ni par les jugements, ni par les catégories, mais qui en

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revanche dispose de l’autorité pour en user contre les autres. Dans son étude désormais classique des « fanatiques de l’Apocalypse », Norman Cohn a su mettre en évidence les profils psychologiques des prophètes millénaristes qui écumèrent l’Europe du Moyen Age. Flagellants, Taborites, Franciscains se réclamant de Joachim de Flore, hérétiques égalitaires à la Thomas Müntzer ou Johann de Leyde, tous communiaient dans une fringale d’eschatologie qui faisait d’eux une élite de « surhommes amoraux », inaccessibles aux jugements d’ici-bas. Dans leur recherche du Royaume des Saints, les violences commises s’absolvaient d’elles-mêmes (Cohn, 1983). De manière similaire, les récits glaçants collectés par Jean Hatzfeld auprès des acteurs hutus du génocide, racontent l’apesanteur morale qui sévissait lors des massacres de Tutsis à la machette : « plus on tuait, plus la gourmandise nous encourageait à continuer. La gourmandise, si personne ne la punit, elle ne vous abandonne jamais » (Hatzfeld, 2003 : 55). Le scandale dont le survivant écrit le roman est aussi celui de l’exception souveraine, du pouvoir qui se situe en dehors de la loi. «  Est souverain celui qui décide de l’état d’exception  ». La définition schmittienne de la souveraineté, loin de concerner les seules formes de despotisme, dessine l’horizon de la doctrine politique et juridique de l’État moderne, le concept-limite qui révèle l’essence de la puissance. Contrairement à une idée reçue, l’absolutisme n’est pas la forme politique qui exprime le mieux le rêve d’impunition. Certes, la souveraineté désigne, à partir de l’œuvre de Jean Bodin, un pouvoir unifié, indivisible et suprême, et renvoie à un régime de commandement qui fait du Souverain un Prince « au-dessous des lois civiles ». Certes, les doctrines absolutistes fourmillent de formules visant à garantir l’obéissance absolue du sujet, à briser ses droits à la résistance, au nom de la divinité du prince, de son infaillibilité, ou encore de la raison d’État. Cependant, la monarchie absolue ne fut jamais un régime illimité, et le pouvoir absolu fut plutôt un « vouloir absolu », concentré sur « la puissance de donner loi à tous en général et à chacun en particulier » ( Jouanna, 2013). Le Prince est donc souverain par sa qualité de législateur. L’exercice de sa souveraineté n’a jamais en effet cessé d’inclure des freins et des contraintes qui en bornaient la pratique : lois du royaume, pouvoirs de remontrance, franc-sujets. L’absolutisme est le pouvoir d’une « raison mesurée ». La figure scandaleuse de l’impunité comme toute-puissance est donc à rechercher ailleurs. Chez le tyran notamment, dont l’histoire contrastée a dessiné le visage d’un pouvoir nocturne à l’illimitation morale et politique, effrayante et fascinante. Le tyran et la tyrannie sont devenus dès l’antiquité grecque des

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opérateurs essentiels de l’imaginaire politique. Non seulement le tyran gouverne par la violence et l’arbitraire, mais il corrompt les valeurs morales et civiques de la cité. Dans La République, Platon voyait en lui l’aboutissement incarné de la dégénérescence des gouvernements. Mais il ajoutait que seul le tyran osait le passage à l’acte. «  Il est celui qui se montre à l’état de veille tel qu’en état de rêve  ». Il dérègle l’anthropologie humaine en ses tabous fondamentaux (parricide, inceste, cannibalisme, nécrophilie). Depuis Plutarque, le portrait des tyrans est un genre littéraire où les anecdotes les plus atroces illustrent la folie des excès. Le sentiment d’impunité construit la personnalité tyrannique dont les dispositifs psychiques le conduisent à libérer ses pulsions, à jouir de son pouvoir de tout faire. Le tyran s’est installé dans les mythes politiques comme la figure ultime de la transgression. Un épouvantail régulateur, puisque sa détestation permet d’orchestrer la résistance légitime à son pouvoir, et d’en légitimer les formes les plus radicales. Il a fallu inventer le tyran pour justifier les régicides. Qui décapite-t-on le 21 janvier 1793 ? Non pas un roi déchu mais un tyran cruel, « le Néron des Français, le Tibère de l’Europe ». Lors du procès, Vatelier, un représentant de la Marne, proclame : « Devrais-je me persuader de la culpabilité du tyran, il me suffirait de jeter les yeux sur mon département : j’y verrais les campagnes ravagées par les armées de Louis, des filles violées, le sein des femmes arraché, des enfants immolés dans le berceau  ». L’abbé Grégoire confirme : « les rois sont dans l’ordre moral ce que les monstres sont dans l’ordre physique. Toutes les dynasties n’ont jamais été que des races dévorantes qui ne vivaient que de chair humaine  » (André, 1993  : 121). La construction révolutionnaire du tyran fait sortir Louis Capet de l’humanité. Son procès est une dégradation verbale et judiciaire de son ancien statut royal. « On ne peut régner innocemment », dira Saint-Just. La dénonciation du tyran aura ainsi permis de démontrer que le roi était punissable. Le fantasme de la démesure qui structure le récit de l’impunition scandaleuse trouve également un exemple dans la figure paroxystique de Sade, dont l’œuvre et la philosophie sont tout entières, portées par la puissance du désir de se libérer du châtiment. Comme la très bien montré François Ost, « la vie du marquis de Sade s’est développée aux marches de la loi  : non pas en marge, mais aux marches, on veut dire à ses confins, à ses frontières, en ces lieux dangereux où elle se mue en son contraire » (Ost, 2005 : 97). L’univers sadien est le lieu de la négation. Non à Dieu, non à la nature, non à la loi, non à la vertu. En plaçant la négation au cœur de sa réflexion, Sade revendique le droit à l’exception, à la souveraineté absolue, à l’émancipation sans frein. L’emmuré rêve

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d’espaces où tout se permet, où l’impossible n’a pas droit de cité, où le défi aux lois n’est pas un délit. L’impératif de subversion vient d’abord d’une écriture « sans merci » où tout se dit et se met dans la lumière crue d’une liberté d’expression totale. Il n’y a pas d’indicible et peu de métaphore chez Sade, mais une impudeur du langage qui dénude, qui démonte, et dépasse. Une écriture de l’excès, saturée de jurons et de blasphèmes, qui déjoue l’interdit et s’arroge le pouvoir de nommer l’innommable. La démesure sadienne produit également ses effets dans l’encyclopédisme du détail qui noie la narration sous le trop-plein des décomptes et des expériences. « Tu ne connaîtras rien si tu n’as pas tout connu ». Le ressassement compulsif trahit chez Sade une volonté de maîtriser la totalité, et de ne rien laisser dans l’ombre. Pour Sade, il n’est de loi que privilège et de droit que d’exception. Cette posture aristocratique refuse de considérer la loi autrement que comme un point de vue particulier auquel chaque individualité en quête de bonheur doit pouvoir opposer le sien. Marat ne disait-il pas que « Pour assurer son bonheur, l’homme est en droit de tout entreprendre » ? Être le souverain de sa propre loi, telle est la jouissance de l’impunité. Commettre un crime, sans que rien ne vienne le réparer, l’absoudre ou le condamner : le bonheur de l’impunition chez Sade trouve sa source dans une radicale irrédemption. Le meurtre ne se rachète pas. On n’est pas ici chez Dostoïevski ou Tolstoï. Les noirs forfaits sadiens ne se lavent pas dans l’eau lustrale de l’aveu libérateur ou de l’amour christique. Là où les pactes littéraires achèvent traditionnellement les romans du mal en pédagogie de l’ordre moral, Sade fait mourir les victimes et survivre les bourreaux. L’absence de salut cristallise l’intolérable du message sadien. Il n’y a rien à punir. L’apologie baroque de la prédation chez Sade porte donc à son plus haut degré la revendication d’impunité. Être impuni est ici le destin d’un absolutisme libertaire sans équivalent, l’excroissance tératologique d’une souveraineté de l’individu à disposer du corps d’autrui. Mais ce pouvoir absolu sur la vie nue revendiqué par les héros sadiens interroge, dans son outrance, la manière dont la vie et la mort en tant que telles sont devenues les enjeux de la biopolitique des démocraties modernes (Agamben, 2003), et les ressorts d’une banalisation de l’état d’exception qui prive aujourd’hui le citoyen de sa présomption d’innocence.

L’impunition ou l’impossible désir d’innocence «  De quoi suis-je innocent  ?  ». C’est en ces termes qu’un célèbre prédicateur du Moyen-Âge haranguait les foules qui venaient l’écouter. En ces temps, l’Église disposait du monopole de l’enseignement du scrupule, qui lui permit d’imposer, au fil

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des siècles, l’image peccamineuse d’une nature humaine que l’épreuve originelle de la faute avait éternellement corrompue. Le péché advient par un homme en qui tous ont péché. La victoire de Saint Augustin sur Pélage scellera dans la culture occidentale la représentation d’un homme dont la nature déchue le condamne à la punition héréditaire. C’est dans cette expérience primitive de la culpabilité ontologique que se forge le troisième récit de l’impunition scandaleuse. Revendiquer l’impunité est alors l’expression d’une double hérésie : elle traduit d’une part l’orgueil de vouloir échapper à sa condition, elle réfute d’autre part la nécessité de s’en remettre à Dieu pour son salut. Elle exalte donc une insupportable liberté humaine en termes de responsabilité et d’autonomie de l’individu. L’affaiblissement de la pastorale chrétienne de la faute ne s’est toutefois pas traduit par un effacement de la culpabilité. Il subsisterait même, selon Paul Ricœur, « une trace négative » de cette influence, une sorte de culpabilité archaïque, sans faute réelle, sans législateur identifiable et sans pardon (Ricœur, 1995). La déculpabilisation, qui identifierait l’individu post-moderne, cohabite en effet avec une recrudescence du moralisme et de la logique de l’accusation qui le sous-tend. Cette culpabilité archaïque est particulièrement sensible aujourd’hui dans le retour en force de l’idéologie du bouc émissaire et la recherche vindicative de coupables. Le foisonnement des injonctions à la responsabilité s’est accompagné d’un accroissement de sa criminalisation. Défi du terrorisme, montée des sentiments d’insécurité, alourdissement des peines, multiplication des incriminations nouvelles, les sociétés démocratiques soulagent leurs peurs dans la répression. La «  volonté de punir  » dessine les contours d’un populisme pénal que les autorités politiques alimentent en coupables désignés, en rituels compassionnels, et en discours de fermeté sur l’impensable impunition des crimes (Salas, 2005). Ce développement de la pénalisation mobilise de nouveaux entrepreneurs en accusation (associations de victimes, médias, élus) qui prennent le relai de l’Eglise en prolongeant le roman de l’homme puni et à punir. La nouvelle économie pénale intègre désormais des dispositifs qui permettent d’apprécier la dangerosité d’un individu et de le punir indépendamment de tout fait délictueux, de banaliser un droit d’exception au nom d’impératifs de puissance à agir contre le terrorisme, d’intensifier les programmes de surveillance et d’intrusion dans la vie privée. La présomption de suspicion marque la condition de l’homme démocratique. Le scandale de l’impunition se construit dans cet imaginaire renouvelé de l’homme coupable. En fabriquant l’homme occidental, doté

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de raison, de libre arbitre et de conscience, les temps modernes l’avaient rendu responsable donc punissable. Les gouvernements démocratiques en ont fait le fondement de leur définition de la citoyenneté. Le citoyen démocratique est le dernier avatar de l’homme puni, celui dont il est dit qu’il n’est réellement libre qu’en acceptant de se soumettre au droit politique d’être puni. C’est donc un être éternellement punissable qui a été ainsi créé, au grand bénéfice des idoles institutrices du châtiment qu’entretient l’État moralisateur et providentiel. L’homme, éternel gibier des lois qui veulent son bien à son insu, indispensable figure de la cynégétique du pouvoir, ne peut échapper à la punition puisque celle-ci définit son ontologie. La gouvernementalité du libéralisme autoritaire alimente aujourd’hui la conscience de vivre dans un monde dangereux en naturalisant l’obéissance du sujet autour du souci de vigilance généralisée qui devient l’emblème d’une mobilisation de tous les instants (Foessel, 2010). Le propre de l’homme est d’être punissable. Dans Le Procès, le héros de Kafka, qui clame en vain son innocence, entre dans l’univers des procédures judiciaires qui révèlent sa culpabilité, une culpabilité dont l’objet est l’existence même de l’homme, ou plutôt vient de ce que l’homme fait de son existence. Si la punition dessine ainsi l’horizon de notre condition démocratique, ne pas punir devient une transgression majeure de la fabrique du lien politique. La « tentation de l’innocence » que Pascal Bruckner définissait comme cette maladie de l’individualisme qui consiste à vouloir échapper aux conséquences de ses actes, à vouloir jouir de sa liberté sans souffrir aucunement de ses inconvénients (Bruckner, 1995), prend également la forme d’un déni de sujétion. La revendication d’impunité qui commande aujourd’hui certaines pratiques sociales comme les formes de désobéissance des lanceurs d’alerte, ou les usages de l’anonymat qui obligent à repenser la notion de responsabilité des actes, intéressent les manières de reconstruire les sujets politiques et les espaces démocratiques. De nouveaux territoires de l’impunité se recomposent, créant au sein de l’archipel punitif de nouveaux lieux d’asile. Ces espaces de la désobéissance civile expriment aussi des tentatives de renouer avec une innocence perdue, celle que nous refuse aujourd’hui l’ordre sécuritaire des États démocratiques. De manière similaire, l’idéologie victimaire permet à certains groupes sociaux de construire leur identité autour de l’innocence bafouée, persécutée. Dans des sociétés qui travaillent à produire des coupables en masse, l’innocence fonctionne comme une ressource émancipatrice au service d’une double stratégie d’accusation et de reconnaissance.

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Dans ces conditions, l’impunition se fait scandale au nom d’un ordre fragilisé par les menées séditieuses qui entendent renégocier le contrat social d’obéissance. Le pouvoir politique fonde son autorité sur sa capacité à construire les représentations légitimes du citoyen à partir d’une économie morale foncièrement culpabilisatrice. L’électeur appelé aux urnes, le patriote appelé aux armes, le républicain appelé aux larmes : la citoyenneté s’éprouve dans l’assignation à assumer ces responsabilités convenues, sous peine de sanction légale ou morale, manière de retrouver le sens de la peccabilité humaine, de réactiver l’imaginaire de la faute, et de jouer politiquement sur les ressorts douloureux du « tribunal intérieur ». Le récit de l’impunition scandaleuse tire ici sa force de la capacité de l’État démocratique à manipuler, et à faire manipuler, les mots de passe qui évoquent les mythologies de la dette imprescriptible, de la solidarité indéfectible, de la repentance restauratrice. Ces mots parlent de liens que les sociétés démocratiques sacralisent afin d’en rendre les liturgies indiscutables. Les dieux sont morts, mais l’innocence de l’homme n’est toujours pas reconnue. Pire, sa culpabilité s’établit désormais devant la société, ses lois immanentes, ses citoyens, des juges d’autant plus implacables, que la loi divine est absente. L’allégeance démocratique a un coût : l’angoisse de la dette. La dette renvoie à une situation de dépendance qui remet en question l’aspiration de l’individu contemporain à se vivre comme unique créateur de son existence. L’imaginaire du citoyen débiteur – des théories solidaristes aux doctrines de la décroissance – prolonge l’expérience morbide de la culpabilité archaïque, en évoquant une faute en amont de la liberté. C’est parce qu’il veille à ses créances que l’État punit. L’impunité fabrique des innocents, c’est-à-dire des incrédules, des indifférents, des hors-la-loi. L’innocence de l’impunition témoigne d’une évaporation radicale du politique, d’une revendication d’exit absolue, elle est le signe d’une décroyance dangereuse, l’expression du refus de jouer les règles du jeu. Norbert Elias décrit avec minutie les modalités historiques du «  processus de dé-civilisation  », les conditions particulières de la levée des autocontrôles qui bridaient les affects de violence dans certains segments à culture militarisée de la société allemande qui expliqueraient à ses yeux l’incompréhensible : pourquoi tant d’Allemands ont-ils accepté dans les années 1930-1940 l’extermination des Juifs. Le sentiment d’impunité est alors le produit d’un travail de socialisation qui associait l’exercice de la domination arbitraire sur des victimes niées dans leur humanité, à l’affirmation d’une identité collective qui rendait tolérable la soumission à l’autorité (Elias, 2017). 

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«  Et si l’on considérait qu’il n’y a plus rien à punir  », se demandait un jour, faussement ingénu, Michel Foucault (Foucault, 1995  : 1460). Nos sociétés trembleuses n’en prennent pas le chemin. Au contraire, elles manifestent leur peur de ne plus avoir assez à punir, en inventant de nouvelles culpabilités pour satisfaire l’ordre punitif qui les maintient. En chaque citoyen sommeille un coupable dont le potentiel de dangerosité sociale ne demande qu’à s’incarner  dans des personnages stéréotypés  : le client de la prostitution, l’abstentionniste, l’anorexique, la jeune femme qui porte une jupe trop longue à l’école, etc. La traque de l’homme fautif se démultiplie à l’infini dans une orgie accusatoire enrobée de moralisme. Punir c’est rappeler la loi, celle de Dieu ou celle des hommes. C’est surtout organiser le sacrifice de celui dont le châtiment réconciliera la société autour de sa propre sacralité. Vivre, c’est vivre sous l’emprise de la vérité de la Loi. À travers le scandale de l’impunition, la société éprouve ainsi, en se la racontant en permanence, l’histoire du sens de ses croyances et des périls à leur désobéir.

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Le scandale de l’impunition

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L’impunité vue par le juriste. Si l’impunité existe, elle est parfois une simple illusion Michel Lascombe

Si l’on demande au juriste de réfléchir sur la question de l’impunité, il répondra en juriste ! L’impunité n’existe que s’il est possible de punir, mais qu’on ne le fait pas. Autrement dit, ce qui n’est pas punissable ne peut déboucher sur une impunité. Il faut donc une action ou une inaction punissable pour qu’il puisse y avoir impunité. L’impunité renvoyant à punition et à peine, nous prendrons comme point départ de notre réflexion le droit « pénal » pour voir ensuite si le droit limite la question à cette seule branche du droit.

L’impunité est-elle toujours condamnable ? L’impunité peut évidemment être la conséquence du fait que l’action (ou l’inaction1) punissable n’est pas découverte ou connue, ou n’est pas considérée comme punissable du fait de son « camouflage » pour que l’on conclue à un fait fortuit. Dans ce cas, seul son auteur sait qu’il est impuni. De même, si l’action punissable est connue, son auteur peut ne pas l’être. Là encore, il y aura impunité puisqu’il n’est possible de punir que l’auteur (ou le complice) 1.– Pour ne pas alourdir le propos, nous ne dirons plus que l’inaction peut être aussi punissable (par exemple, la non-assistance à personne en péril  : art. 223-6 al. 2 C. pénal : « Sera puni des mêmes peines (cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende) quiconque s’abstient volontairement de porter à une personne en péril l’assistance que, sans risque pour lui ou pour les tiers, il pouvait lui prêter soit par son action personnelle, soit en provoquant un secours » ou encore mise en danger de la personne d’autrui (art.  223-1 C.  pénal). Le raisonnement que nous allons suivre s’applique également dans ces cas. On notera que le texte utilise bien le verbe « punir ». 47

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de l’action. L’impunité est alors logique, même si elle est en fait involontaire. Elle n’est vécue que comme provisoire. Encore que ce provisoire soit lui-même provisoire. En effet, il peut pourtant à terme, déboucher sur une impunité définitive. Au bout d’un certain temps, l’action ne pourra plus être sanctionnée du fait de la prescription. Sauf rares exceptions (pour certains crimes internationaux), le temps joue comme un facteur conduisant à l’impunité de l’auteur de l’action. La durée nécessaire à l’impunité définitive dépend de la gravité de l’action ou de l’inaction à punir. Dans les autres cas, l’impunité résulte d’une volonté. L’action est connue, l’auteur (ou le complice) est identifié, mais la décision est prise de ne pas le punir. C’est évidemment cette impunité qui nous intéresse ici. Plusieurs situations peuvent déboucher sur l’impunité volontaire. −−L’impunité peut être une forme de récompense (l’impunité du repenti). Elle est alors une monnaie d’échange utilisée pour confondre d’autres auteurs d’actions punissables que l’on souhaite sanctionner. L’impunité des uns permettra de punir les autres. −−L’impunité peut aussi être le résultat d’une impossibilité de punir. C’est le cas si l’auteur de l’action n’est pas responsable de celle-ci : auteur atteint de démence ; ayant agi sous la contrainte ; ayant cru, par une erreur de droit, pouvoir légitimement le faire ; ayant agi sur autorisation de la loi ; ayant agi sous le commandement de l’autorité légitime ; ayant agi par légitime défense ; ayant agi dans un état de nécessité ; le cas d’un mineur de 10 ans2. −−L’impunité peut encore résulter d’un changement de la règle de droit. Deux hypothèses sont alors envisageables. D’une part, l’action commise était punissable au moment où elle a été commise, mais ne l’est plus depuis du fait d’une nouvelle loi (dépénalisation de l’homosexualité ou de l’avortement). Alors que les règles de droit ne sont pas rétroactives, on estime pourtant que la loi pénale « plus douce » doit l’être. C’est ce que l’on appelle la rétroactivité in mitius. Il y aura donc impunité de celui qui n’a pas encore été puni. En revanche, il n’est pas possible de demander un retour sur le passé si la punition a déjà été prononcée et exécutée. D’autre part, le législateur peut souhaiter ne pas punir l’auteur connu d’une action répréhensible commise durant une période passée et ce à titre exceptionnel. À l’inverse du cas précédent, ceux qui commettront la même action dans le futur pourront à nouveau être 2.– Art. 122-1 à 122-8 C. pénal.

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punis. Seuls ceux qui ont agi avant le vote de la loi, durant la période qu’elle fixe, resteront impunis. On se souvient des lois amnistiant les infractions au code de la route commises dans les six mois précédant des élections. −−L’impunité peut encore résulter du fait que l’auteur lui-même ne peut être puni parce qu’il se trouve dans une situation qui empêche qu’il le soit. Ce sont les immunités dont disposent certaines personnes en raison des fonctions qu’elles exercent. On estimera sans doute qu’il y a là quelque chose d’anormal. Pourtant, l’existence de cette impunité liée à la fonction est parfois indispensable pour que la personne puisse effectivement remplir la fonction qui lui est confiée. On en donnera deux exemples : les fonctionnaires sont, on le sait, astreints à un devoir de réserve vis-à-vis de la personne publique qui les emploie ; mais les professeurs d’université ne sont pas soumis à cette obligation : on estime en effet qu’ils ne pourraient pas remplir leur mission s’ils étaient astreints à ne pas pouvoir critiquer l’État. De même, les parlementaires peuvent-ils, dans le cadre de leur mandat (et disons, pour simplifier, dans l’hémicycle) tenir des propos qui, à l’extérieur, leur vaudraient des poursuites pour injure publique. Dans ces cas, l’impunité est « fonctionnelle » et se limite à ce cadre. Le problème est évidemment lorsque les fonctions exercées conduisent à une immunité totale, y compris pour des faits qui ne rentrent pas dans les fonctions. −−L’immunité du Président de la République n’est donc pas totale, il peut être poursuivi pour « manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat ». Mais le sens de cette formule reste vague. En fait, sauf le cas où le Président assassinerait son conjoint, on voit mal ce qu’elle recouvre. Elle débouche sur des curiosités. Si l’on imagine que le Président, conduisant sa voiture, est impliqué dans un accident de la circulation, il pourra déposer plainte contre le chauffard éventuel alors que l’hypothèse inverse n’est pas vraie. Il a été jugé en effet que le Président de la République, en sa qualité de victime, est recevable, en application de l’article 2 du Code de Procédure Pénale, à exercer les droits de la partie civile pendant la durée de son mandat3. De même si les faits reprochés au Président sont antérieurs à l’élection, aucune punition ne pourra être prononcée à son endroit pendant son quinquennat. Il faudra attendre un mois après la cessation de fonction pour que le Président puisse de 3.– Crim. 15 juin 2012, Thiam c/ Sarkozy, n° 10-85.678 : AJDA 2012. 1396, obs. de Béchillon ; RFDA 2012. 1203, note Desaulnay.

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nouveau faire l’objet d’une action devant la justice (comme ce fut le cas pour Jacques Chirac4). Une solution voisine a souvent été mise en œuvre jadis par les parlementaires eux-mêmes qui utilisaient, à leur profit, l’amnistie pour s’accorder l’impunité pour le passé. On le voit, les hypothèses d’impunité sont variées et ne sont pas toujours contestables. Reste un cas qui présente un intérêt particulier. L’hypothèse dans laquelle l’auteur de l’action n’est pas puni mais simplement sanctionné. Ce qui nous conduit à distinguer « sanction » et « punition ».

Punition et sanction La distinction entre ces deux éléments est classique. Elle est souvent présentée comme essentielle dans le monde de l’éducation. Il ne faut pas punir mais sanctionner. La distinction découle alors du postulat selon lequel la sanction sert de référence éducative dans le sens où elle place l’enfant ou la personne devant sa propre « auto-responsabilisation », alors que la punition est une sanction majorée par la subjectivité de celui qui la donne. Ce postulat est évidemment difficile à transposer dans le monde du droit. Les punitions décidées par un juge ne dépendent pas (du moins pas entièrement) de la subjectivité du magistrat… Il doit motiver sa décision en droit, c’est-à-dire, justifier la punition qu’il inflige. La distinction ne peut donc pas, en droit, se faire entre sanction et punition sur cette base. Il est d’autant moins possible de le faire maintenant que le droit connaît des « sanctions ayant le caractère d’une punition  ». Autrement dit, parmi les sanctions, certaines sont des punitions, d’autre pas. Dans ce dernier cas, y a-t-il alors impunité ? Essayons d’y réfléchir. La notion d’impunité renvoie à l’idée de « punition » ou de « peine » (en latin, poena : châtiment, compensation, amende ; en grec, poiné, ("ποινή") : compensation, réparation, le paiement en retour, est la rançon destinée à racheter un meurtre). On le voit, dès ces notions anciennes, la peine n’est pas seulement le châtiment mais aussi la compensation. En revanche, la notion de sanction est plus délicate et peut présenter un aspect «  positif  », bien éloigné de la punition. Son caractère sacré apparaît alors d’emblée (sanction a la même origine que sacré : sanctus). À l’origine, il s’agit de rendre inviolable par un acte religieux, de consacrer, de rendre irrévocable. Il en découlera la « sanction royale », acte par lequel le monarque ou son représentant approuve une législation adoptée par le parlement ; il s’agit alors d’approuver par la sanction. Il en découlera encore le diplôme qui vient « sanctionner » des années 4.– Trib. Corr. Paris, 15 déc. 2011.

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d’études ; il s’agit alors de confirmer, d’attester par une sanction. Comment en venir dès lors à la «  sanction/punition  »  ? C’est qu’en réalité pour assurer l’exécution des lois «  sanctionnées  », on prévoyait des moyens permettant de s’assurer qu’elles seraient respectées. Par extension, ces moyens destinés à assurer l’exécution des lois «  sanctionnées  » sont devenus des «  sanctions  ». Une autorité légale, instituée par la loi « consacrée » assure l’exécution des lois en mettant en œuvre les moyens que celles-ci prévoit pour assurer leur respect. La sanction va devenir la conséquence d’un comportement relatif à la loi sanctionnée. Il en résulte que si le comportement est conforme à la « loi », il est possible que la sanction soit positive. La récompense peut alors être une « sanction », comme la bonne note est la « sanction » d’un bon travail. On trouvera dans le droit aussi des mécanismes de sanctions « positives ». Le droit incitatif, accordant des avantages à ceux dont le comportement va dans le sens attendu, sanctionne ce comportement positif. Mais, abandonnons cet aspect positif de la notion de sanction qui, évidemment ne relève pas de la notion d’impunité que nous essayons de cerner5 et restons dans le cadre des « sanctions » négatives. Même dans ce cadre, on peut trouver des sanctions diverses  : certaines seront des punitions, d’autres n’auront pas ce caractère. Si l’on s’intéresse au non-respect des lois relatives au contrat, celui-ci sera sanctionné par la nullité dudit contrat. Le juge sanctionnera la violation de la loi par la nullité de l’acte. Ainsi, constitue une « sanction » toute disposition légale, 5.– On pourrait du reste réfléchir sur cet aspect du droit. Existe-t-il du droit sans « sanction » ? La règle de droit se distingue des autres règles de vie en société par son caractère «  obligatoire  ». Et lorsqu’on interroge un étudiant en lui demandant «  pourquoi la règle de droit est-elle obligatoire ? », la réponse généralement donnée est : « elle est obligatoire parce qu’elle prévoit une sanction si on ne la respecte pas ». C’est évidemment faux. Ce n’est pas parce qu’elle est sanctionnée que la règle est obligatoire, « mais parce qu’elle est obligatoire qu’il est possible de prévoir une sanction si elle n’est pas respectée ». La sanction est la conséquence et non la cause du caractère obligatoire de la règle de droit. Il en résulte très logiquement que la sanction n’est pas indispensable. Il est donc concevable que des règles de droit ne soient pas sanctionnées ; elles n’en sont pas moins obligatoires. Le stade ultime de l’état de droit serait celui d’un droit respecté par tous de manière spontanée. À partir de là, il n’est plus besoin de prévoir des sanctions puisqu’il n’y a plus de contrevenants. Mais dans un autre sens ne faut-il pas rechercher le respect de la règle par l’incitation, par la récompense ? C’est le sens du droit incitatif accordant des avantages à ceux qui le respectent : la sanction est alors positive. Le débat n’est pas sans intérêt. C’est par exemple celui qui oppose les partisans de l’écologie « punitive » à ceux de l’écologie « incitative ». Le principe pollueur/payeur relève de la première, les tarifs réduits qu’on pourrait mettre en place pour les véhicules propres, de la seconde. On voit bien que, dans ce dernier cas, la «  punition » réside alors dans l’absence de récompense. C’est toute la question du soft law, ou du « droit souple », selon l’expression du Conseil d’État dans son rapport annuel 2013.

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réglementaire, statutaire ou contractuelle qui a pour objet (ou pour effet) d’assurer l’effectivité de la règle de droit. Les dommagesintérêts, les astreintes, sont des exemples de sanctions civiles. En droit du travail, la mise à pied et le licenciement sont, parmi d’autres, des sanctions civiles. Il en va encore ainsi des mesures d’expulsion d’un locataire, de l’interdiction et de la suspension d’une activité, de la fermeture d’un fonds de commerce, de la condamnation au paiement d’une amende civile. S’agit-il de punir ? C’est toute la question qui se pose au juriste : à partir de quand une « sanction » revêt-elle le caractère d’une punition ? C’est ici qu’intervient la confusion généralement faite par beaucoup de personnes qui réduisent le droit au seul droit pénal ou du moins le droit « sanctionnateur » au seul droit pénal. Il n’y aurait de sanction que pénale et seul ce type de sanction serait une véritable punition. La principale raison de cette confusion vient du terme « pénal » lui-même. On y voit bien le terme « peine » et donc l’idée de « punition ». En fait c’est une erreur, le droit pénal est le droit répressif ; il réprime mais il n’est pas le seul droit qui sanctionne. Les sanctions du droit répressif sont des peines ; les autres droits sanctionnent sous d’autres formes. Les peines sont prononcées par le juge pénal, les autres sanctions sont prononcées par d’autres. Il faut à partir de là faire plusieurs remarques6. −−La première concerne le fait qu’il soit fréquent que les citoyens considèrent que le juge pénal est le seul juge qui punisse. Cette confusion conduit à ce que l’absence de sanction pénale soit souvent considérée comme conduisant à une impunité. C’est bien la confusion des mots qui conduit à cette appréciation. Si une sanction n’est pas une punition, celui qui est sanctionné n’est pas puni et donc bénéficie de clémence ; 6.– Pour simplifier notre propos nous laisserons volontairement de côté deux éléments. Le premier est relatif aux spécificités de la justice des mineurs. Si le juge des mineurs peut prononcer des peines, il peut aussi prononcer des mesures éducatives. Le plus souvent, ces mesures ne sont pas considérées comme des « punitions » même si elles peuvent déboucher sur certaines restriction de libertés ; il faut les considérer néanmoins comme des sanctions. L’impunité doit être examinée à cette aune, ici. Il n’y a pas impunité même si la sanction consiste en une admonestation destinée à faire prendre conscience au mineur qu’il a commis un acte illégal pour éviter qu’il ne récidive. Le second est relatif aux mesures de sûreté qui ont uniquement un but de prévention qu’elles s’efforcent d’atteindre par le moyen de la réadaptation ou par le moyen de la neutralisation. Si la peine a une durée « préfixe », la durée de la mesure de sûreté est indéterminée, si un maximum est prévu, il en en général indicatif. Sa durée dépend non seulement de l’état dangereux de l’intéressé au moment où le tribunal se prononce, mais de l’évolution que subira cet état dangereux à la suite de la mesure appliquée. Il en résulte que les mesures de sûreté sont susceptibles d’être révisées à tout moment.

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on pourra alors estimer qu’il y a impunité. −−Il en résulte dès lors que le droit pénal est progressivement appelé à jouer un rôle qui n’est pas le sien. Le droit pénal réprime les comportements qui portent atteinte à la vie sociale. C’est la société qui sanctionne la violation de la règle de droit dont elle a été victime. C’est parce qu’il y a atteinte à l’ordre social qu’il y a mise en œuvre du droit répressif. Du reste, c’est un représentant de la société qui poursuit et réclame la peine en la personne du procureur. Le procureur est celui qui a reçu mandat d’agir au nom de la société. Il en est l’avocat, l’avocat de la poursuite dans le procès pénal, l’avocat général. À travers lui, c’est la société qui se protège contre celui qui ne respecte pas la règle de droit en le sanctionnant. Il faut donc que le non-respect de la règle de droit ait causé un trouble social pour qu’il y ait procès pénal. Dans notre conception de la justice pénale7, la peine pénale a un double but : punir et dissuader : la peine réprime celui qui enfreint les lois de la société et vise aussi à éviter qu’il recommence. Mais le droit pénal n’est pas un droit réparateur, ou plus précisément, n’est pas un droit réparateur pour la victime. Autrement dit la sanction pénale n’a pas pour but de réparer le dommage causé à la victime par le non-respect de la règle de droit. Ce rôle est en fait dévolu au droit civil et à la sanction civile8. Or, de plus en plus, parce que dans notre droit, le procès civil a lieu en même temps que le procès pénal9. La peine pénale devient alors la « vraie » que les victimes attendent. Mieux encore, seules les peines de prison (encore faut-il qu’elles ne soient pas assorties du sursis) sont souvent considérées par les victimes comme une juste réparation. Il y a là 7.– Théorisée par Marc Ancel, La nouvelle défense sociale, Paris, Cujas, 1954. 8.– Celle-ci se résout, le plus souvent, par des dommages et intérêts. 9.– C ’est ce que l’on appelle la « partie civile », sous-entendu « la partie civile du procès pénal ». On fait, en quelque sorte d’une pierre, deux coups. Le procès civil est inclus dans le procès pénal et se déroule en même temps que lui. Ceci entraîne la confusion. Les avocats des victimes (qu’on dénomme par extension, «  partie civile  ») vont avoir tendance à demander eux aussi qu’une sanction pénale vienne sanctionner l’auteur du dommage. Et la victime commente toujours la sanction pénale, jaugeant, à l’aune de son importance, la réparation qui lui est accordée. En fait, le juge pénal va prononcer aussi une sanction civile qui, elle, est destinée à réparer le dommage causé. De cette partie de la décision de justice, il est rarement question. On rappellera que dans les pays anglo-saxons, il y a deux procès distincts : un procès pénal et un procès civil. L’un et l’autre ne se déroulant pas en même temps et pas devant la même juridiction. Ils peuvent du reste déboucher sur des réponses très différentes. Ainsi, O. J. Simpson fut-il acquitté du meurtre de sa femme et de l’ami de celle-ci, au pénal (3 octobre 1995)  ; il n’en fut pas moins condamné, lors d’un procès civil (4  février 1997), à payer plus de 33 millions de dollars de dommages et intérêts, en tant que responsable de la mort de l’ami de son épouse et des coups et blessures infligée à celle-ci.

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un véritable mécanisme cathartique, l’infamie de la prison venant purger, purifier l’infamie du crime. On comprend ensuite pourquoi les « victimes » sont très hostiles aux remises de peines et même au simple fait que celles-ci soient aménagées. On comprend encore pourquoi les conditions de détention intéressent peu  ; on entre ici dans un mécanisme expiatoire  : la «  souffrance  » du détenu durant sa détention est considérée comme une compensation, une réparation de la faute. Les autres sanctions pénales (alternatives à l’emprisonnement) sont toujours considérées comme insuffisantes (c’est ressenti comme une forme d’impunité par l’absence de privation de liberté). Il en découle que, dans beaucoup de cas, le seul fait qu’il n’y ait pas le prononcé d’une peine d’emprisonnement est considéré comme de l’impunité. Or pourtant, il faut considérer toutes les peines pénales comme des punitions. Qu’il s’agisse des amendes, des travaux d’intérêt généraux, des peines alternatives à l’emprisonnement qu’elles soient privatives de droit10, constituées de «  jours-amende  »11, ou d’un stage de citoyenneté12, il y a bien punition. Par ailleurs, le sursis (simple ou avec mise à l’épreuve), n’est pas une « impunité » mais une forme de « mixte » entre sanction négative et positive. La sanction existe, la peine est prononcée, elle ne sera pas exécutée, ou du moins, elle ne sera pas exécutée si… Pour résumer, si le condamné se comporte bien et, s’il y a mise à l’épreuve, respecte les obligations fixées. Il en va de même de la contrainte pénale qui vient remplacer, dans certains cas, le mécanisme du sursis. Il s’agit donc d’une punition différée et qui peut disparaître dans certaines conditions ; l’idée étant ici d’inciter le condamné à ne pas commettre une autre infraction. Il n’y a pas impunité, dès lors qu’il y a bien peine. Mais cette peine est, en quelque sorte, assortie d’une « sanction positive » à caractère incitatif. Reste à s’intéresser maintenant aux sanctions qui ne sont pas prononcées par le juge pénal. En fait, n’importe quel juge peut sanctionner. Simplement la sanction qu’il prononce ne sera pas 10.– Art. 131-6 du code pénal : « Lorsqu’un délit est puni d’une peine d’emprisonnement, la juridiction peut prononcer, à la place de l’emprisonnement, une ou plusieurs des peines privatives ou restrictives de liberté suivantes :… » 11.– Art. 131-5 du code pénal  : «  Lorsqu’un délit est puni d’une peine d’emprisonnement, la juridiction peut prononcer une peine de jours-amende consistant pour le condamné à verser au Trésor une somme dont le montant global résulte de la fixation par le juge d’une contribution quotidienne pendant un certain nombre de jours ». 12.– Art. 131-5-1 du code pénal : « Lorsqu’un délit est puni d’une peine d’emprisonnement, la juridiction peut, à la place de l’emprisonnement, prescrire que le condamné devra accomplir un stage de citoyenneté, (…) qui a pour objet de lui rappeler les valeurs républicaines de tolérance et de respect de la dignité humaine sur lesquelles est fondée la société ».

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pénale13. Il ne s’agira pas d’une peine. Mieux encore, certaines sanctions peuvent être prononcées par des autorités non juridictionnelles (Cons. const. 28 juill. 1989, n° 89-260 DC §18). Ainsi, des autorités administratives peuvent prononcer des sanctions (par exemple, certaines autorités administratives indépendantes : Cons. const. 10 juin 2009, n° 209-580 DC §14 (HADOPI). Il en va du reste de même de certaines « autorités » ; par exemple, le Président de la République peut prononcer des sanctions (Cons. const. 13 janv. 2012, Ahmed S. : n° 2011-210 QPC §3). Plus encore, il peut arriver que les sanctions soient infligées en dehors de tout juge, comme par exemple les sanctions infligées par l’employeur à l’égard des salariés ou par l’administration à l’égard de ses agents : ce sont les sanctions disciplinaires. C’est dans ce cadre que naît désormais une distinction essentielle basée sur l’apparition de la notion de «  matière pénale14  » dont l’étendue est plus large que celle du « droit pénal ». Il en résulte que certaines sanctions, même non prononcées par le juge pénal, relèvent de la « matière pénale », «  ont le caractère d’une punition15  ». Ainsi, il faut considérer désormais que toutes les règles et tous les principes (ou stipulations internationales) applicables aux peines prononcées par les juridictions pénales (répressives) doivent être respectés pour les sanctions prononcées par les juridictions non pénales ou les autorités, dès lors que ces « sanctions ont un caractère d’une punition16 ». Selon le juge, présentent le caractère d’une punition, les sanctions tendant à empêcher la réitération des agissements qu’elles visent et n’ont pas pour objet la seule réparation d’un préjudice pécuniaire17. Ne pas réparer, mais punir et dissuader sont donc les éléments permettant de définir une « sanction ayant le caractère d’une punition ». Les sanctions qui ni ne punissent ni 13.– « Le principe ainsi énoncé ne concerne pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives » Cons. const. 30 déc. 1987, n° 87-237 DC §15. 14.– Cette notion est issue de la jurisprudence de la CEDH (CEDH 21 févr. 1984, Osturk c/ Allemagne, aff. n° 8544/79 §47). En effet, pour éviter l’application des dispositions de la Convention EDH particulièrement stricte s’agissant du « pénal », certains États ont procédé à la « dépénalisation » des petites infractions. Ils pensaient ainsi échapper aux rigueurs procédurales imposées par le traité. La Cour a estimé que, même si ces infractions ne relevaient plus du juge pénal, elle relevait de la «  matière pénale  », expression utilisée à l’art. 6 §1. 15.– Cons. const. 17 janv. 1989, n° 88-248 DC §36 : « ces exigences… s’étendent à toute sanction ayant le caractère d’une punition même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non judiciaire ». 16.– Cass. Plén., 29 janv. 1999, COB c/ Oury, n°  97-16.440. CE 3 déc. 1999, Didier, req. n° 207434. 17.– CE, sect., avis cont., 5 avr. 1996, Houdmond, req. n°  176611  : Lebon 116  ; RFDA 1997. 1, étude Moderne  ; Revue Française de Droit Administratif, 1997. 843, note Petit.

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ne dissuadent, sont de simples « sanctions ». Il convient donc de rechercher quelles sanctions présentent ce caractère et lesquelles ne l’ont pas. Ont ainsi été qualifiées de sanctions ayant le caractère d’une punition18 : une amende fiscale (Cons. const. 30 déc. 1982, n° 82-155 DC §33) ; les majorations fiscales pour déclaration insuffisante, inexacte ou incomplète (Cons. const. 17  mars 2011, Sté SERAS II, n° 2010-103 QPC) ; les sanctions disciplinaires (Cons. const. 25 nov. 2011, Michel G. : n° 2011-199 QPC §8) ; retrait de la carte de séjour temporaire ou de la carte de résidant (Cons. const. 22 avr. 1997, n° 97-389 DC §30) ; l’obligation de verser au Trésor public une amende égale au montant des dépenses rejetées mis à la charge des organismes prestataires d’activités de formation professionnelle continue méconnaissant leur obligations (Cons. const. 21 sept. 2012, Sté Egilia, n° 2012-273 QPC §9) ; l’amende civile susceptible d’être prononcée par le tribunal de commerce afin de réprimer des pratiques interdites par le législateur (Cons. const. 13 janv. 2011, Établissements Darty et Fils  : n°  2010-85 QPC)  ; la perte de grade pour un militaire (CE 17 janv. 1996, Hontebeyrie., req. n° 135367). À l’inverse, ne présentent pas le caractère d’une punition, une retenue sur traitement (Cons. const. 20 juill. 1977, n° 77-83 DC §3) ; les décisions d’expulsion (Cons. const. 13 août 1993, n° 93-325 DC §57)  ; les majorations et intérêts de retard ayant pour seul objet de réparer le préjudice subi par l’État du fait du paiement tardif de l’impôt (Cons. const. 30 déc. 1982, n° 82-155 DC §34), des dispositions qui organisent la solidarité entre dirigeants pour le paiement d’une amende fiscale infligée à la société (Cons. const. 21 janv. 2011, Jean-Claude C. : n° 2010-90 QPC §6) ; la déchéance de plein droit des juges consulaires à l’encontre desquels ont été prononcées certaines condamnations (Cons. const. 1er avr. 2011, Didier P. : n° 2011-114 QPC) ; la rétention judiciaire (Cons. const. 22 avr. 1997, n° 97-389 DC §67) ; la surveillance ou la rétention de sûreté décidées en fonction de la dangerosité du condamné et appliquées après l’exécution de la peine (Cons. const. 21 févr. 2008, n°  2008-562 DC §9)  ; l’inscription dans un fichier d’auteurs d’infractions (Cons. const. 2 mars 2004, n° 2004-492 DC §89 et s.)  ; l’astreinte qui a pour finalité de contraindre la personne qui s’y refuse à exécuter les obligations (Cons. const. 13  mars 2003, n°  2003-467 DC §5). Si ces mesures ne sont pas des punitions, elles n’en restent pas moins des sanctions et les 18.– Ce ne sont ici que quelques exemples ; la liste exhaustive serait trop longue à fournir : Voir Code Constitutionnel, Dalloz, annotations ss. art. 8 DDHC : « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ».

L’impunité vue par le juriste

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personnes qui y sont soumises ne peuvent pas être considérées comme ayant bénéficié de l’impunité.  On le comprend, la notion d’impunité ne doit pas se limiter aux seules sanctions répressives. Il est possible de sanctionner sans punir. Ainsi, en dehors du droit pénal que nous abordions tout à l’heure et pour reprendre les exemples évoqués plus haut à propos du Président de la République, (ex : le Président peut demander le divorce pour faute de son conjoint, le conjoint ne peut pas le demander ; le Président peut poursuivre son locataire pour loyer impayé, le locataire ne peut pas poursuivre le Président pour défaut d’entretien du logement donné à bail), c’est en fait d’une «  insanctionnabilité  » dont bénéficie le Président. Il faudrait donc s’interroger, pour élargir le débat, sur l’existence de l’« insanctionabilité » et non sur l’impunité.

Des choses sans conséquences. Aux origines de l’impunité face à l’environnement Bruno Villalba « Il s’agit de l’aspect [le problème des conséquences] le plus émouvant de l’action (surtout en politique), parce que le plus tragique ». Freund, 1967 : 69.

Serions-nous face à un « brevet d’impunité » (Renneville, 2011) en ce qui concerne la question environnementale  ? Le constat actuel témoigne d’une dégradation écologique sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Cela n’a rien d’un simple hasard naturel, mais résulte bel et bien des conséquences de l’activité humaine. Le cumul des crises écologiques globales que nous vivons actuellement (réchauffement climatique, perte de la biodiversité, artificialisation des sols, acidification des océans, sans oublier le risque atomique, etc.) révèle la co-historicité d’une action anthropique sans mesure qui s’accompagne d’une impunité de cette action dès lors que l’on prend en compte les conséquences de cette action (Afeissa, 2014). Interroger le comment permet de comprendre la situation d’impunité historiquement constituée qui a eu cours à l’égard de l’environnement et qui continue à dominer nos rapports avec cet environnement dégradé. Peut-on décider, ultérieurement à l’élaboration d’un système de valeurs qui s’est construit sans prendre en considération l’environnement, que les conséquences des actions passées ne doivent plus être l’objet d’une impunité ? Peut-il y avoir sanctions dès lors que l’on porte atteinte à une chose jugée sans importance ?1 L’impunité 1.– Certaines remarques de ce texte doivent beaucoup à la lecture de la thèse d’Edouard Jolly. Qu’il soit ici remercié de m’avoir aidé à comprendre quelques éléments structurants de la pensée de G. Anders. 59

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révèle un double système de valeurs  : elle montre l’importance accordée aux valeurs structurantes d’une société (telles qu’elles se trouvent définies par la morale et la loi), ainsi que les pratiques transgressives qui témoignent d’une autre forme de hiérarchies de valeurs. Les valeurs inspirent les principes et les normes dont les institutions se servent pour orienter les comportements des personnes et ainsi sanctionner les transgressions. Mettre en évidence la transgression permet ainsi de réaffirmer cette échelle de valeur dominante. La publicisation d’une transgression met en lumière la situation d’impunité dont bénéficie une catégorie d’acteurs à l’égard d’autres groupes. Mais qu’en est-il dès lors qu’un acteur ou une chose ne bénéficie pas de cette reconnaissance officielle ? Nous souhaitons ainsi interroger les conditions d’une situation d’impunité à l’égard des actions réalisées contre l’environnement. Cela permet alors de questionner les modalités de mise en place d’un système de valeurs en vigueur dans les sociétés industrielles, de réfléchir à l’usage instrumental qu’il assigne à la nature en particulier, et d’en saisir les conditions d’élaboration de ce brevet d’impunité, qui semble toujours à l’heure aujourd’hui. Nous souhaitons davantage interroger les continuités issues des actions passées et qui se prolongent encore aujourd’hui. L’impunité présente – alors que désormais nous connaissons les conséquences des actions passées – montre la constance d’un système de valeurs qui puise ses racines dans cette modernité. Corine Pelluchon rappelle combien, à l’origine de l’autofondation du contrat social, chez Locke comme chez Rousseau, il y a « l’acte d’expliciter les valeurs qui sont importantes à nos yeux » (Pelluchon, 2015 : 229-230). Nous souhaitons ainsi interroger les conditions d’une historicité qui produit une impunité actuelle, alors que nous constatons le décalage entre notre rapport au monde et l’état du monde (marqué par sa dégradation). Comprendre cette impunité de l’action humaine à l’égard de l’environnement, requiert de repérer à quel moment la mise à distance s’installe (la production d’une échelle de valeur défavorable à la nature) et produit une gestion de la nature qui façonne des problèmes perçus sans conséquences et donc, sans sanction. L’important est de souligner que nous avons du mal à interpréter ces conséquences et encore plus la chaîne des conséquences  : «  comme la vie  ; l’humanité tout entière va d’actions en actions, d’espoirs en espoirs, d’événement en événement et de conséquences en conséquences  » (Freund, 1967  : 71)  ; et il poursuit  : «  Au reste, la politique est indéfiniment aux prises avec les conséquences et les conséquences des conséquences, parce

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qu’il n’y a point d’action close qui s’achèverait dès l’instant que l’objectif est atteint. Toute action est à la fois action et interaction. (…) Il n’y a point de miracle universel susceptible de purifier l’histoire passée et d’innocenter celle à venir grâce à un exorcisme des conséquences. » (Freund, 1967 : 75-76). Cela n’est pas sans risque d’un anachronisme théorique, notamment en jugeant à l’aune de définitions éthiques récentes la gestion passée de la nature. Il n’est pas dans notre propos d’établir une responsabilité rétrospective de tel ou tel acteur2, mais plutôt de mettre en évidence les raisons qui ont conduit à mettre en place une possibilité de l’agir moderne – c’est à l’intérieur du sujet moral que se situe le siège de la moralité et non pas dans les objets extérieurs – dès lors que l’on s’interroge sur la poursuite des conséquences négatives que cela entraîne sur l’existence humaine. Comme le souligne Hans Jonas, désormais, le sujet est appelé à s’occuper de la cause, de ce qui est vulnérable : « La requête de la chose d’une part, avec le caractère non garanti de son existence, et la conscience du pouvoir d’autre part, avec la responsabilité de sa causalité, s’unissent dans le sentiment de responsabilité affirmatif du soi actif, intervenant toujours déjà dans l’être des choses.  » ( Jonas, 1979 : 183). Les origines de cette deep impunité (I), proviennent d’une évolution anthropologique de nos sociétés, celle de la modernité, et plus précisément la modernité technique, construite sur l’universalité exclusive des droits humains. L’impunité provient alors d’une absence de prise en considération d’une valeur qui ne fait plus sens dans le système des valeurs de la société moderne. Nous sommes face à une absence de représentations condamnables de nos actes à l’encontre de la nature. La nature n’a plus d’autonomie, de forme distincte, d’historicité ; elle est ainsi privée de toute conséquence (II). Cependant, le choc de la contingence des crises écologiques amène à interroger les conséquences résultant de cette absence de conséquence (III). Ce choc se caractérise par un retour de la contingence, c’est-à-dire des conditions matérielles qui rendent possibles le maintien de notre projet moderne. Ce choc est produit par la réduction du décalage entre la perception virtuelle de notre rapport au monde et les contingences matérielles qu’il suppose.

2.– À qui d’ailleurs faudrait-il demander des comptes, vers qui se tourner pour obtenir réparation  ? La question peut sembler oiseuse pour l’écologie, mais elle occupe de nombreuses études portant sur le colonialisme et ses conséquences.

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Aux origines de la deep impunité. Un « grand partage » hiérarchisé «  Dieu se rit des créatures qui déplorent des effets dont elles continuent de chérir les causes ». Bossuet

Notre manière de nous représenter et d’agir vis-à-vis de la nature résulte d’une conception particulière, qui naît en Europe aux siècles des Lumières (Latour, 1991). Cette histoire met en scène une séparation fondamentale au cœur du dualisme philosophique entre nature et culture, ce que Philippe Descola (2005) nomme le «  grand partage  » de ces deux domaines ontologiques. Dans la pensée moderne, le monde est conceptualisé en sphères autonomes que sont la nature et la culture. Le « grand partage » désigne un moment des sciences occidentales, à la fin du XVIIIe  siècle, où l’anthropologie naissante posa l’humain comme un objet à part dans l’investigation scientifique, en particulier dans ses rapports avec l’animalité  ; ce moment marqua donc la victoire du cartésianisme dans le naturalisme occidental (Schaeffer, 2007  ; Flahaut, 2008). Cette modernité n’a pas seulement eu pour effet d’installer l’hégémonie d’une vision technoscientifique de la nature  : «  elle a aussi réduit l’intérêt pour la nature à sa domination, c’est-à-dire un environnement à la disposition de l’homme, de ses désirs et de ses besoins. » (Hess, 2013  : 38). Cette séparation est devenue un principe normatif d’organisation des valeurs de notre société moderne (Moscovici, 1972). Par principe normatif, nous entendons une norme qui s’impose à tous et qui n’a pas toujours besoin d’être justifiée, et doit être respectée, même pour des actions sur des objets qui peuvent paraître éloignés. L’objectif initial du progrès technique était la libération de l’homme des forces de la nature. Lutter contre la maladie, la mort, la faim, la misère est le principe du progrès technique théorisé au XIXe  siècle. Le sujet libre du XIXe  siècle devient l’actionnaire de la mise à distance du monde naturel  : l’agir est dénué de connexion directe avec la nature, il résulte de l’action de l’homo faber. La constitution unitaire du monde artificiel et dénaturalisé (Moscovici, 1972) se traduit par les valeurs dualistes, où s’impose l’idée d’un monde organisé comme un tout indépendant aux règles de fonctionnement autonomes et autorégulées de la nature. Agir sur la nature ne produit ainsi aucun sentiment de culpabilité et de responsabilité3. De plus, personne 3.– On pourra bien sûr trouver quelques interpellations individuelles (il y a quelques belles pages chez Rousseau, puis plus tard chez Elysée Reclus, ou chez John Muir aux États-Unis…). Mais aucune construction théorique qui

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ne pouvait être tenu responsable pour les effets ultérieurs d’un acte moralement bien intentionné –  qui plus est légitimé par l’action politique et le savoir scientifique. L’éthique et la politique étaient une affaire de l’immédiat puisque les acteurs partageaient tous un présent commun et une représentation commune d’un espace terrestre sans limites. Enfin, lors de cette phase d’installation de la modernité technique, la plupart des actions et des réactions se produisaient dans l’immédiat  ; les conséquences à long terme étaient laissées aux soins du hasard ou de la destinée. En ce temps-là, on ne tenait personne pour responsable des effets ultérieurs non voulus de ses actes ; la figure de l’impuni se dilue dans le flou… Mais cela produit un éloignement de notre rapport au monde et des conséquences de nos actions, comme le souligne Hans  Jonas  : «  Tout cela s’est transformé de manière décisive. La technique moderne a introduit des actions d’un ordre de grandeur tellement nouveau, avec des objets tellement inédits et des conséquences tellement inédites, que le cadre de l’éthique antérieur ne peut plus les contenir. » ( Jonas, 1979 : 30) Le naturalisme a été couplé avec d’autres dispositifs, qui vont accompagner, développer et concrétiser cette séparation. Le positivisme scientifique devient le mode de régulation de la nature  : celle-ci devient connaissable par des méthodes éprouvées, et réductible à des lois immanentes. Nous pouvons donc la contrôler à notre profit, afin de répondre au projet philosophique de l’émancipation des individus face aux contraintes naturelles. L’écologie scientifique a, dès son origine explique Jean-Pierre Deléage (1992), ainsi contribué à légitimer les conditions de cette extériorité de la nature du projet humain. La « dynamique grandiose » de l’économie politique classique va promouvoir une vision purement instrumentale de la nature, c’est-à-dire dans la mesure où elle n’est là que pour permettre d’accomplir un but fixé par l’humain. Elle applique le principe d’une exploitation sans limites des ressources, pourtant finies. Il faudra attendre les prémisses de l’économie de l’environnement (Hotteling, Pigou…), dans les années 1920-1930, pour que l’on se pose la question des effets de cette externalisation et que l’on tente d’internaliser ces externalités. Enfin, la révolution institutionnelle va structurer cette séparation : nous sommes passés du monde de la nature à celui de l’histoire (Donegani, Sadoun, 2007). Tout cela contribue à construire une «  culture technoindustrielle » (Næss, 2008) dans laquelle l’exploitation n’a plus de limites techniques. Le contrôle technique de la nature est rendu non seulement possible par le développement d’une rationalité se fasse à partir de ces interrogations et qui pourront constituer une contreproposition politique acceptable par les décideurs de l’époque.

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technique, mais aussi parce que cela accompagne une dévalorisation de ce que représente la nature. Cette disjonction va avoir des conséquences techniques et industrielles d’un côté et normatives et juridiques de l’autre. L’organisation de notre modèle démocratique, de nos droits individualistes, du régime de la propriété développent une conception largement instrumentale, qui minimise la valeur de la nature et ses acteurs (comme les animaux, Singer, 1974). Nos sociétés, rappelle Gérald Hess, sont « soumises à une rationalité dont l’enjeu est la maximisation de l’utilité individuelle » (Hess, 2013 : 23). Désormais, la nature est construite comme contingente et utile : cette réification contribue à mettre à distance toute idée de responsabilité dans l’usage d’une ressource, dans les conséquences de l’inventaire du monde animal et végétal : « (…) il semble que les marécages n’aient été créés que pour servir aux ingénieurs à faire preuve de leur art » (Dorst, 1970 : 101). Il faut partir de cette histoire de la modernité, mais en tenant compte de la manière dont elle a produit une hiérarchisation de la technique (de l’artificiel) au détriment de la nature. La construction de valeurs dominantes (anthropocentrées) résulte du dualisme, mais surtout produit la hiérarchisation au profit des seuls humains. La pensée moderne contribue à façonner un rapport au monde (la culture prométhéenne) qui induit un certain comportement vis-à-vis du monde naturel. Cette séparation nous a conduits à franchir les limites planétaires (Rockström et al. 2009)4. Certes, toutes ces atteintes portées à l’environnement n’étaient pas perçues comme telles, faute d’inventaires, de connaissances globales, mais surtout, de notre incapacité à concevoir le monde comme pouvant atteindre des limites. Nous avons ainsi procédé à une minimisation5 des conséquences de cette séparation. La minimisation ne consiste pas à nier une réalité, mais à réduire sa portée dans notre compréhension globale du monde. Elle permet de diminuer l’importance d’une question sans que l’on puisse vous reprocher de ne pas en parler. Simplement, elle offre la possibilité de la place à l’arrière-plan et de l’oublier plus facilement. Dès lors, qu’importe qu’une espèce disparaisse  : il y en a tant d’autres, et celle qui vient de disparaître ne nous est d’ailleurs 4.– Elles correspondent aux seuils au-delà desquels les phénomènes biophysiques induits par les activités humaines deviennent dangereux pour la vie de l’humanité sur Terre. On lira aussi avec profit : Rockström J. et al. (28 autres auteurs) (2009), « A safe operating space for humanity », Nature, 461, p. 472-475. 5.–  Sur les différentes méthodes de minimisation, voir Günther Anders, «  Minimisation. Ses méthodes (1962)  », in La menace nucléaire. Considérations radicales sur l’âge atomique, Éditions du Rocher/Le Serpent à plumes, 2006, p. 189-201.

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d’aucune utilité  ! L’indifférence et l’équivalence à l’égard de la nature s’introduit dans notre rapport au monde ; indifférence à l’égard de l’existence même des autres espèces ; équivalence de la technique et du naturel (contenue dans l’idée de substituabilité, de compensation…). Comme le rappelle Jean Dorst, « L’homme a asservi le bœuf, le mouton, la chèvre, le cheval, l’âne et quelques oiseaux, et toute son action tend à les substituer à la faune sauvage à travers le monde.  » (Dorst, 1970  : 46). Ainsi les plantes, les animaux et les autres choses de ce monde ne possédant pas la raison telle que la possèdent les humains, sont exclus du cercle intime de la valeur morale réelle. Ils sont tout simplement minimisés dans notre imaginaire… La mise en débat qui aurait pu concéder une valeur d’attention à ces choses n’a pas eu lieu : on ne peut que constater l’absence d’une délibération qui aurait pu en faire une universalité, résultant d’un compromis entre la volonté d’émancipation propre aux hommes et la possibilité des autres acteurs vivants de continuer à être, indépendamment et à côté du projet humain. Il y a bien eu, rappelle Pierre Hadot (2004), des tentatives pour maintenir ou réactiver cette valeur de la nature. Mais la naturemachine s’impose. Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour que l’on s’interroge à nouveau sur la valeur intrinsèque de la nature. Les valeurs de la nature, et subsidiairement, la justice écologique, sont au cœur d’une réflexion philosophique et éthique sur la nature (Afeissa, 2007 ; Hess, 2013 : 61-84). La nature n’a donc pas été incluse dans l’organisation légalerationnelle  : le contrat est exclusivement social. L’épistémè ainsi constituée ne laisse que peu de place à la prise en compte de l’environnement. La nature devient une chose sans conséquence  : sans valeur spécifique, sans limite, qui doit être gérée, contrôlée, organisée au profit du seul projet humain. Elle devient même substituable (et mise en péril) par le progrès technique. Cela aboutie à une gestion différentielle des conséquences  : une minimisation historique de la prise en compte des effets du développement sur la nature dans l’ensemble de systèmes de régulation formels (comme le droit positif ), qui se double d’une carence du système normatif à intégrer cette question dans la délibération politique. Une telle conception favorise l’adoption de comportements préjudiciables à l’égard de la nature, car ils ne sont accompagnés d’aucune condamnation morale à la hauteur des irréversibilités réalisées.

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Une impunité sans représentation «  Le meurtre d’une machine. Un déicide  ». Abbey Edward, Le gang de la clef à molette, Gallmeister, 1975 :119

L’impunition est sélective dans son application… Le romancier Edward Abbey nous rappelle la différence de traitement entre ceux qui détruisent les dernières parcelles de nature sauvage – qui ne font l’objet d’aucune condamnation morale ni juridique, bien au contraire ! – et ceux qui détruisent les machines et qui subissent une traque impitoyable pour mettre fin à ces comportements «  déments  ». La destruction de la machine moderne ne cesse d’étonner. Mais la destruction d’une espèce, beaucoup moins. Qui donc a tué le dernier dodo ?6 Il n’y a pas de corps (il a fallu quelques expéditions scientifiques pour reconstituer un squelette acceptable), pas de chronologie claire de sa disparition, et donc, pas de responsable ni de coupable ! Et personne ne semble avoir de remords… Car cet acte n’est pas considéré et ne représente pas une atteinte à une valeur qu’il aurait fallu défendre : l’exaction et la conséquence de l’exaction (la disparition d’une espèce) est sans valeur ; donc sans conséquence… Impunité donc pour celui a tué le dernier dodo, tout comme celui qui a permis de nier le droit à l’existence de cette espèce. L’impunité, rappelons-le, résulte aussi du fait de ne pouvoir être jugé comme responsable d’un acte. L’auteur échappe à la sanction, alors que le cadre légal existe. Ce cadre fixe la limite du comportement acceptable. Il appartient à l’autorité – morale ou politique, avec l’objectivation de sa volonté à travers sa traduction juridique – de délimiter les frontières de ce qui est acceptable et de les faire respecter. L’acteur qui transgresse ces limites se voit, normalement, sanctionner : l’autorité, la communauté, le juge… énoncent le rappel à la loi, le préjudice, la sanction et les conditions de sa réparation (amendes, compensations, etc.). L’impunité pose ainsi la question de l’effectivité de la sanction : par cet acte, on tente de dissuader d’autres acteurs d’échapper au cadrage social, et ainsi on réaffirme l’importance du respect de la norme. La recommandation de la sanction et son application se réalisent par rapport à un système de références, de valeurs traduites dans un système juridique. La violence punitive rappelle la valeur à respecter. Cela témoigne de la constitution d’un cadre normatif qui impose la norme et contraint à son respect. 6.– Le dernier dodo est mort un peu plus d’un siècle après la découverte de l’espèce en 1581.

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Mais dès lors que la modernité a relégué sans droits (ou si peu…) et sans dignité la nature, dès lors que les conséquences négatives des actions réalisées contre la nature ne sont pas intégrées dans la hiérarchie des valeurs constitutives de la modernité, comment juger de l’effectivité de la sanction ? Autrement dit, à quoi l’on va attribuer une valeur et qui va définir les conditions de sa préservation/conservation  ? S’il n’y a pas d’énonciation d’un cadre contraignant, peut-il y avoir sanction ? L’existence de l’impunité peut être la conséquence de l’absence de règles ou d’absence d’application de celles-ci. L’impunité provient alors du fait que l’auteur n’est pas tenu de réparer les conséquences de son acte, car les principes normatifs ne considèrent pas qu’il y a eu atteinte à une quelconque valeur. Enfin, cette impunité est d’autant plus difficile à saisir que la faute est invisible. Faute d’outils de compréhension et d’évaluation de ces conséquences, les atteintes à l’environnement apparaissent d’autant plus délicates à justifier une quelconque sanction… L’impunité est d’autant plus difficile à lever que l’acte commis ne concerne pas une catégorie précise d’acteurs. Vis-à-vis de l’environnement, l’exaction est si diffuse et si pratiquée que son identification est complexe. Le rôle de la mémoire est souvent essentiel pour établir une responsabilité d’un acteur, afin de lever toute forme d’impunité. Cela permet souvent de prévenir le révisionnisme et pré-constituer des commencements de preuves pour le jour où une procédure judiciaire interviendrait. Ce travail sur la mémoire suppose de disposer d’un cadre explicatif adapté à ces archives. De disposer d’une méthodologie rendant possible l’exploitation actuelle de données produites dans un contexte historique qui n’avaient pas cette volonté de témoigner. Mais là encore, à partir du moment où la disparition du dodo ne constitue pas un enjeu de mémoire, comment parvenir à une reconnaissance de sa valeur ? L’impunité proviendrait-elle d’une ignorance passée, justifiant l’absence de responsabilité rétrospective  ? Nous sommes les héritiers d’une atteinte permanente à la nature, issue d’une situation constante qui renforce la difficulté de prendre en compte l’état de gravité de la situation actuelle. L’habitude de l’exaction crée une forme d’indifférence, qui génère une profonde difficulté à construire une représentation de l’exaction. Il faut encore tenir compte d’une autre dimension pour faire apparaître l’impunité. Elle consiste à révéler, publiciser l’acte «  immoral  » ou «  illégal  ». Elle fait apparaître une confrontation entre deux ordres de valeurs, entre deux comportements, mais en même temps, elle est toujours une phase de réaffirmation des valeurs dominantes (l’acte illégal doit cesser au nom de ce qui

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prime). En ce sens, l’impunité est condamnée au nom des valeurs qui ont été bafouées. Révéler ce comportement, c’est ainsi affirmer la hiérarchie des valeurs qui anime une société, et de montrer qu’il est souhaitable qu’elles le soient encore, dans l’avenir. Cette imposition normative s’institutionnalise à travers son inscription dans les normes socio-politiques, dans les références juridiques, etc. Mais, s’il n’existe pas de peine à l’égard des exactions contre l’environnement, cela témoigne aussi de l’absence de valeur : l’absence de peine peut ne pas conduire à la réprobation, car on ne considère pas cette transgression comme répréhensible. Ne pas punir, ce n’est même pas menacer l’ordre social, puisque cet ordre social se construit en-dehors de la nature. Notre monde artificialisé, dominé par les appareils du monde technicisé, conduit à une impossible responsabilité ( Jolly, 2013 : 414). Il apparaît alors que les résultats des atteintes à la nature deviennent insaisissables, irreprésentables et inimaginables. Et donc impunissables… Aujourd’hui, la criminalité environnementale se classe au 4e rang mondial des activités illicites internationales après le trafic de stupéfiants, la contrefaçon et le trafic des êtres humains. Et pourtant, les études montrent, rappelle Laurent Neyret (2015) que cette criminalité est rarement poursuivie par les autorités nationales (notamment « De la valeur partagée de la sûreté de la planète à la répression internationale de l’écocide. Une nouvelle quête », p. 109-126). Comment comprendre ce décalage entre une évidente situation de crise et l’absence de sanction ? Nous avons vu que cela peut s’expliquer par la longue relation historique d’évitement que nous avons construit avec la nature. Cela résulte aussi de pratiques qui témoignent de l’incorporation de cette vision  : la nature est ainsi construite comme une priorité secondaire, qui peut ainsi permettre toutes les négociations sociales qui vont la reléguer. Alors même qu’il existe un cadrage minimal de protection de la nature, on assiste cependant à l’élaboration d’une impunité d’indifférence. L’impunité résulte ainsi d’une forme d’accommodement, qui peut provenir d’une longue tradition de tolérance de fait. L’administration adopte biens souvent une attitude conciliatrice, car l’on tient souvent davantage compte des contingences matérielles des entreprises ou des collectivités concernées. C’est la délicate délimitation entre la nécessité de punir, de fait de « devoir » punir et la nécessité de répondre à ce que l’on va considérer comme des nécessités pratiques… L’on adopte alors une réserve manifeste à l’égard de l’adoption des mesures coercitives. La sanction est souvent perçue comme contre-productive et nuisible aux relations de l’Agence avec ses administrés qui doivent reposer sur la confiance et la coopération. Ce consensualisme

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normatif s’élabore au nom même d’intérêts et de valeurs supérieurs partagés par l’administration et l’acteur privé. La conformité du comportement du délinquant n’est plus évaluée relativement à une norme édictée par la loi, mais par rapport à une perception collective qui relative la portée de l’atteinte à la nature. L’impunité dans ce cas se produit alors même qu’il existe des normes morales et des cadres législatifs qui pourtant réglementent ces domaines de l’activité sociale. Cependant, on voit comment ces petits arrangements résultent d’une conciliation entre des intérêts reconnus légitimes (la nécessaire compétitivité territoriale admet certaines transactions aux frontières de la légalité). On comprend aisément pourquoi les atteintes à l’environnement ne font donc pas l’objet d’une plus grande prise en considération (Rébeillé-Borgella et al., 2015). Tout d’abord, la prise en compte de cet enjeu n’est toujours pas centrale dans le droit. Pourtant, il n’est pas un manuel de droit de l’environnement qui ne prend le temps de rappeler que l’environnement constitue aujourd’hui, sur le plan de la proclamation juridique, une valeur aussi fondamentale que la vie, la liberté ou la propriété. Sur le plan théorique, les délinquances écologiques ne sont pas encore centrales dans l’analyse des études pénales (Clifford, 1998). Enfin, le bilan juridique, notamment répressif (tant sur le plan des sanctions pénales, administratives que civiles), reste encore à améliorer. S’agit-il d’une «  garantie d’impunité » (Grandbois, 1988 : 57-81) ? Pierre Robert conclut : « malgré l’importance des violations à la loi, on observe de façon globale une très faible utilisation des moyens coercitifs et particulièrement des sanctions pénales.  » (1990  : 110). Laurent Neyret estime que deux voies seraient envisageables. La première viserait à inscrire le crime d’écocide dans le droit interne d’un pays et créer une convention internationale pour permettre une coordination et une cohérence entre ces droits. La seconde serait d’inscrire le crime d’écocide dans le droit international afin qu’il soit poursuivi indépendamment des dispositions de droit interne. La violence écologique serait ainsi sanctionnée pour garantir le principe de sûreté de la planète (Neyret, 2015 : 141-164). Mais ce concept de monde s’est élaboré en dehors d’une perception juste des limites de ces ressources matérielles. Le choc de la contingence que nous vivons actuellement introduit une rupture importante dans notre mise à distance du monde naturel. Cela suppose un travail d’incorporation de ces contingences, qui passe nécessairement par une phase de reconnaissance de cette importance du lien – donc, d’une phase ou nous mettrions fin à cette impunité. Ainsi, l’éthique environnementale, notamment à partir de l’approche d’Arne Næss insiste sur la pré-spécificité naturelle,

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c’est-à-dire ce qui conditionne l’être vivant qui peut tout aussi bien être végétal, animal ou humain. Mettre fin à cette situation d’impunité suppose de réévaluer notre relation morale avec la nature, afin de lui accorder une forme de reconnaissance et ainsi pouvoir évaluer les conséquences de nos actions à son égard.

Mettre fin à l’impunité. Prendre en compte les conséquences des conséquences «  Nous sommes capables de fabriquer la bombe à hydrogène, mais nous n’arrivons pas à nous figurer les conséquences de ce que nous avons nous-mêmes fabriqué ». Anders, 2002, [1956], p. 31

Le concept de monde issu de la modernité produit l’impression que «  L’homme s’apparaît à lui-même non pas simplement jeté au monde, mais comme rejeté hors du monde naturel, excrétion expulsée dans une existence insulaire, lacunaire et précaire, mais libérée. » ( Jolly, 2013 : 181). Réduire la marge d’impunité suppose, si l’on suit la démarche du philosophe Günther Anders, d’insister sur l’idée que, dans le domaine technique, et par extension, du fait de ses actions, dans le domaine environnemental, « les conséquences ne se soucient pas des séparations  » (Anders, 2006  : 64). Il considère cela comme l’une des principales propositions de l’éthique, car « les frontières que nous avons dressées entre les champs sociaux, professionnels ou scientifiques méconnaissent les conséquences qui leur sont indifférentes. » (p. 65). Et il pose ainsi cette « règle » : « Notre responsabilité va aussi loin que les effets les plus immédiats et les plus lointains des actes que nous avons accomplis ou omis d’accomplir, et de nos ouvrages. En tout cas, elle doit essayer d’aller aussi loin que cela et de prendre la juste mesure de ce dont nous sommes la cause » (p. 67). C’est donc ici l’attention entre le rapport à l’acte et ses effets – un lien de temps, donc – qui est exprimée, mais résolument tournée vers l’espace (« aussi loin »), joignant ainsi l’acte aux conséquences. L’absence de connexion – la mise en évidence des interactions complexes entre humains et non-humains – témoigne d’une cécité produite par le projet de la modernité. Cela implique toutes les difficultés à concevoir une responsabilité adéquate aux conséquences de l’agir. L’inconséquence qui en résulte se traduit par l’inexistence d’une morale de la relation aux non-humains susceptible d’en modérer l’usage que l’on en fait. Pourtant, est-il besoin de rappeler que la nature est un domaine où règne la causalité  ? Que nous ayons eu une influence sur ces causalités, cela n’est plus à démontrer. Dès lors, l’impunité résulte de la difficulté d’apprécier

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les conséquences, certes souvent non-prévisibles et non-souhaitables, issues du projet même de cette émancipation au monde et à sa contingence naturelle. Anders insiste sur notre incapacité structurelle d’une représentation des conséquences de l’agir, en raison d’une mise à distance trop importante (ce qu’il nomme le « décalage ») entre la représentation de la situation, l’adaptation d’une réaction et l’anticipation des effets (d’ailleurs largement incertains). Claude Eatherly va représenter chez Anders une figure époquale  : «  le premier coupable sans culpabilité de l’âge atomique » ; un outil consentant, incapable d’avouer une responsabilité mais qui se sait responsable, sans disposer de moyens de la faire reconnaître par ceux qui, au contraire, le célèbre pour son acte7. Alors qu’en temps normal toute personne est jugée en fonction de ses actes, se jugeant lui-même coupable d’un crime non reconnu comme tel, il se mit à commettre des actes répréhensibles pour prouver sa culpabilité. Eatherly représente le refus de la décharge, sous forme de l’activité technique, de la plupart des choses dont chacun s’habitue peu à peu. L’acte n’est plus qu’un événement, ce qui semble rendre impossible toute morale ( Jolly, 2013  : 435). Eatherly incarne la figure de l’individu moderne  : celui qui est devenu coupable de ce dont nous ne saurions être responsables… En cela, le dialogue entre ces deux personnes fait émerger les conditions d’une prise en compte de la responsabilité d’un simple maillon du processus d’anéantissement nucléaire. Tous les acteurs de la « situation nucléaire » (Anders, 2008), qui produit une capacité d’anéantissement totale, reste impunie. Et en cas d’utilisation de la bombe, plus personne, estime Anders, ne pourra leur reprocher leurs fautes. La culpabilité libératrice d’Eatherly, remet pourtant en cause l’autorité qui a créé et entretient cette situation. L’âge atomique et les conséquences des conséquences qu’il produit (déchet, radiation, explosion, destruction de la biosphère…) est un âge sans responsabilité et sans punition. Ces conséquences sont marquées aussi par leur longue durée (qui sera donc redevable de la décision de produire en masse des déchets nucléaires ? Combien de générations pourront se transmettre cette responsabilité ?) Mais elles pourront aussi ne jamais pouvoir faire l’objet d’une sanction, car l’usage de la bombe réduira les capacités 7.– Il a participé au largage de la bombe sur Hiroshima – il n’avait en fait été chargé que d’apprécier les conditions météorologiques et d’évaluer les chances d’atteindre l’un des trois objectifs envisagés. En 1959, Anders a entamé une correspondance avec lui, publiée dès 1962 en France, sous le titre Avoir détruit Hiroshima et qui forme le cœur du livre Hiroshima est partout.

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des hommes à sanctionner son utilisation. Or, Eatherly est un acteur, qui, notamment par le récit qu’en fait Anders, va s’interroger sur les conséquences des conséquences. Rien n’est bien sûr sans conséquence ; reste à mesurer l’effet de ces conséquences et de leurs effets pour être en posture de mettre fin aux effets négatifs d’une conséquence. Face à certains risques environnementaux, rien n’est pourtant plus difficile que de prendre en compte ces conséquences. Prendre en compte les conséquences des conséquences, permettrait sans aucun doute de réévaluer cette hiérarchie des valeurs préjudiciables à la prise en compte de l’environnement et donc, de réduire les conditions de l’impunité environnementale. Le domaine de la politique, qui est essentiellement coextensif à l’humanité au point de se refermer sur les seuls êtres humains, gagnerait ainsi à inclure les entités non-humaines (les animaux, les plantes, les ensembles naturels comme les écosystèmes, etc.) dans la classe des objets susceptibles de bénéficier d’une considération juridique étendue (Afeissa, 2012). S’interroger sur cette relation intime au monde, aura, sans doute, pour conséquence, de faire cesser cette impunité dans notre rapport aux ressources qui fondent les conditions de notre projet politique (l’individualisme, le progrès matériel lié à l’accumulation…). C’est reconnaître une dépendance envers ce qui conditionne nos possibilités de choix.

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Partie 2 L’impunité entre ivresse et censure

L’ordre juridique du discours à l’épreuve de la parole pamphlétaire à la fin du XIXe siècle en France : entre volonté de punir et préférence pour l’impunité Cédric Passard

La fin du XIX siècle constitue, en France, une sorte d’âge d’or du pamphlet populaire (Angenot, 1982 ; Passard, 2015). Ecrit par nature violent, le pamphlet se présente comme une procédure de mise en accusation d’un personnage, d’une institution ou, plus généralement, d’un scandale qui se caractérise par son mode volontairement outrancier et généralement injurieux. Certes, l’histoire est ponctuée de grands moments d’effervescence pamphlétaire depuis au moins les guerres de religion, mais, alors que la littérature pamphlétaire s’est longtemps développée comme une littérature illicite et clandestine devant, pour se soustraire à l’ordre dogmatique du droit et déjouer la censure, emprunter les voies de la contrebande ou ruser avec les limites imposées à la liberté de pensée ou d’expression, cette littérature pamphlétaire abandonne progressivement, en cette fin du XIXe  siècle, ses habitudes buissonnières et se développe désormais au grand jour à la faveur de la libéralisation de l’énonciation publique. Les pamphlets ne sont plus, dès lors, assimilables à de simples « arts de la résistance » (Scott, 2008) se situant dans l’infra-politique, en deçà du contrôle politique, mais disposent désormais d’une nouvelle structure des opportunités politiques et discursives leur permettant de se déployer sans grandes entraves dans la sphère publique. Par ailleurs, le support de presse et la massification du lectorat leur offrent une diffusion et un écho sans précédent. Le terme de « pamphlétarisme » défini, par le Grand Dictionnaire e 

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de Larousse en 1877, comme la «  manie du pamphlet, l’emploi systématique du pamphlet pour attaquer, pour dénigrer  » fait ainsi son apparition à l’époque. Mais, dans cette nouvelle configuration qui s’élabore, les écrits pamphlétaires deviennent, de fait, problématiques pour le droit : faut-il les accepter au nom même de la liberté d’expression ou doit-on, à l’inverse, les réprimer comme de possibles abus de cette dernière  ? Le présent article vise donc à se demander dans quelle mesure les pamphlets et leurs auteurs peuvent alors bénéficier d’une certaine impunité. En effet, bien que le pamphlet apparaisse comme une catégorie inconnue, en tant que telle, par la loi, il constitue un terrain critique par excellence pour tester les limites posées au droit d’opinion qu’il met au défi. Il pose la question des formes légitimes ou, du moins tolérables, de l’expression politique et de la polémique publique dans le processus contemporain de libéralisation de la parole et d’édification d’un régime juridique de nature plus démocratique. De ce point de vue, on peut considérer le fait pamphlétaire de l’époque comme une épreuve (dans l’acception que lui donne la sociologie pragmatique) qui interroge les opérations contemporaines par lesquelles se configurent, de manière conflictuelle, un ordre du discours – entendu au sens de Michel Foucault (Foucault, 1971) comme un ensemble de procédures de contrôle et de restriction des énoncés qui définissent ce qui est pensable et dicible dans les sociétés contemporaines – et, partant, les frontières de l’espace politique, moral et culturel légitime dans ce moment crucial d’installation de la démocratie représentative en France. Dans un premier temps, nous étudierons le traitement réservé à la parole pamphlétaire par l’ordonnancement normatif alors mis en place : nous verrons que si l’installation d’un régime de libreparole peut favoriser la virulence d’expression, les pamphlétaires ne disposent pas, pour autant, d’un droit de tout dire, les autorités tentant de canaliser ces paroles souvent jugées dangereuses et d’en limiter la portée. Procès et condamnations accompagnent ainsi l’activité pamphlétaire. Nous montrerons cependant, dans un second temps, que les dispositifs répressifs apparaissent d’une assez faible efficacité, voire parfois contreproductifs eu égard au fonctionnement du jeu politique et aux moyens auxquels les acteurs peuvent avoir recours pour contourner ou détourner ces dispositifs.

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La police juridique du discours et la volonté de punir les paroles pamphlétaires Le dernier tiers du XIXe  siècle voit le passage progressif d’un régime de quasi-censure à un régime de libération de la parole publique. En effet, si le principe de liberté d’expression a été posé dès la Révolution française, celui-ci a été, dans les faits, très vite encadré et sa mise en pratique réelle est beaucoup plus tardive. Ainsi, hormis quelques courtes périodes marquées par un assouplissement de la législation, la censure continue d’exister de manière plus ou moins officielle et vigoureuse jusqu’à la fin du Second Empire. Mais alors que le Second Empire avait jusque-là très fortement réduit la possibilité de toute contestation politique (interdiction de la caricature politique, des comptes rendus non officiels des débats parlementaires, des portrait-charge sans autorisation de leur modèle…), la loi de 1868 marque un premier tournant en installant un nouveau régime de presse qui supprime l’autorisation préalable et les avertissements. Après l’effondrement du Second Empire et la proclamation de la République, il faut néanmoins encore plusieurs années avant que ne se mette en place une nouvelle configuration juridique véritablement libérale avec la loi sur la presse du 29 juillet 1881. Avec ce nouveau code de la presse, voté à une très large majorité, la liste des crimes et des délits de parole est fortement réduite puisque sont supprimés, entre de nombreux autres, la provocation à la désobéissance aux lois, l’outrage à la morale publique et religieuse, l’excitation à la haine et au mépris du gouvernement, l’excitation à la haine et au mépris du citoyen… La religion et la morale en particulier, qui constituaient des motifs fréquents de procès pour les pamphlétaires, ne font plus désormais l’objet de réels interdits. Cependant, la République réserve encore, de manière exceptionnelle, de lourdes peines dès lors que son autorité ou ses représentants sont directement concernés ; en particulier, « le culte de la nation se substitue à la religion, progressivement privatisée dans les domaines de la morale et de l’éducation jusqu’à la séparation des Églises et de l’État en 1905 » (Sapiro, 2001 : 323). De fait, si la loi du 29  juillet 1881 bannit la censure, elle s’efforce toutefois de maîtriser l’expression des opinions dès lors que celles-ci touchent au politique et elle se présente ainsi comme une tentative réfléchie de contrer de possibles effets jugés négatifs voire dangereux. Comme l’a analysé Dominique Reynié, considérée du point de vue des raisons du législateur, cette liberté de la presse «  paraît moins donnée pour elle-même que pour réaliser la forclusion de la ville et de la foule  » (Reynié, 1998  : 14), au sens où elle vise à circonscrire les contours de l’espace

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public que le législateur souhaite localiser hors de la rue, hors de la place publique, en déplaçant la manifestation d’opinion et la lutte politique dans le domaine de l’imprimé qui se voit, en somme, chargé d’une mission cathartique. Mais la difficulté de cette circonscription réside dans la crainte que les discours énoncés dans l’espace public imprimé puissent susciter des troubles et des conflits dans l’espace social. Ces années 1880 sont, en effet, marquées par le développement d’une réflexion et d’une inquiétude, inspirées par des travaux de nature anthropologique ou psychosociologique, sur l’influence des « mauvaises lectures » qui sont suspectées, par suggestion, imitation ou contagion, d’engager au déchaînement des passions, de la criminalité ou de la violence. Les théories de Tarde ou de Le Bon, qui se diffusent alors, prennent appui sur les travaux d’Alfred Espinas sur la nature contagieuse des émotions et sur ceux, très en vogue, du docteur Charcot sur l’hypnotisme et l’hystérie. Elles viennent dessiner un nouvel horizon de la responsabilité des auteurs, mettant l’accent sur leur responsabilité objective, mesurée à travers leurs effets, indépendamment même de leurs intentions (Sapiro, 2011 : 438-446). Dans le sillage de ce « schéma criminologique » (Nye, 1984), on s’accorde alors à juger décisive l’influence du lire sur le faire, en particulier sur les milieux populaires et sur les jeunes, considérés comme un lectorat fragile et vulnérable. Comme l’explique Dominique Kalifa, « perçu dans une optique instrumentaliste, tout écrit est crédité d’une énorme influence, qu’on estime autant capable de saper les fondements de l’ordre social que de participer à l’élévation de l’esprit public. On attend donc de lui qu’il trace distinctement la ligne de partage entre le bien et le mal, le vice et la vertu ; toute transgression de l’ordre symbolique, toute situation atypique ou moralement “intolérable” (…) sont perçues comme autant de “crimes écrits” » (Kalifa, 1995 : 231). Ainsi, tout en étant soucieux de garantir la liberté de parole et d’opinion qui distingue le régime démocratique des régimes despotiques, les républicains s’inquiètent aussi de ses possibles effets et tentent de la réguler, sinon de la neutraliser (TrombertGrivel, 2007). Avec l’abandon de la censure et donc de la logique préventive, le souci du législateur est, en effet, d’abord de contenir la critique dans les limites de l’espace imprimé et d’éviter notamment qu’elle ne prenne la forme d’actions violentes dans la rue. C’est pourquoi, derrière la volonté affichée de faire triompher le principe de liberté, les républicains opportunistes, majoritaires en 1881, considèrent que tout n’est pas forcément bon à dire. Tout en souhaitant rompre avec l’arbitraire des régimes juridiques antérieurs, la majorité républicaine est aussi soucieuse d’éviter

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les excès de la parole que peuvent notamment contenir les écrits pamphlétaires suspectés d’exciter les foules. « À l’interdiction de dire certaines choses, succède une autorisation de dire conditionnée par le respect d’une manière de dire. Ce mouvement de circonscription des formes de l’expression ne va pas sans la conviction que la manière de dire détermine sinon le contenu, du moins l’intensité de ce qui est dit » (Reynié, 1998 : 226). Si désormais la liberté de la presse est garantie, ce qui exclut tout contrôle préalable comme dans le régime de censure, la responsabilité des paroles énoncées légitime donc le maintien d’un système de répression qui incite à demeurer dans les limites, prévues par la loi, de ce qu’il est permis de dire. C’est dans cet esprit que la loi de 1881 établit principalement deux types d’infraction susceptibles d’incriminer un écrit pamphlétaire : la diffamation et l’injure (définies à l’article 29 de la loi). Mais, surtout, la loi de 1881 fixe des cas de crimes aggravés comme l’offense envers le Chef de l’État (article 26) ou à des chefs d’État ou de gouvernement étrangers (article 36), ainsi que contre les ambassadeurs et d’autres agents diplomatiques (article 37). Elle prévoit aussi une catégorie de diffamations ou d’injures spéciales (articles 30 et 31) au sens où elles mettent en cause l’honneur de la chose publique : ce sont les diffamations et injures commises envers certains corps (les corps constitués, les tribunaux, les armées et les administrations publiques) ou certaines personnes en raison de leur fonction (membres des ministères, des Chambres, fonctionnaires publics…). Ces infractions sont donc plus réprimées que celles qui concernent de simples particuliers : six jours à trois mois de prison et seize à cinq cent francs d’amende en cas d’injure envers les personnes publiques (contre cinq jours à deux mois de prison et seize à deux cent francs d’amende en cas d’injure envers les particuliers) ; pour les écrits diffamatoires, la loi, par son article 38, laisse à la disposition de la Cour d’assises l’établissement de la peine, prévoyant seulement qu’elle ne peut dépasser deux ans de prison (pour les personnes privées, les peines vont de cinq jours à six mois de prison et de vingt-cinq à deux mille francs d’amende). En définitive, par rapport aux dispositifs juridiques précédents, la loi de 1881 offre, certes, indiscutablement une large latitude d’expression dont peuvent profiter les pamphlétaires. Comme le résume Christian Delporte, « en 1881, la République fonde le régime de presse le plus libéral d’Europe, sinon du monde » (Delporte, 1999 : 29). Il n’empêche que, dans ce nouvel ordre juridique de la parole, les pamphlétaires, par le recours systématique à la diffamation et à l’injure, demeurent des délinquants de la parole. Cela est d’autant plus vrai à partir des années 1890 lorsque le spectre des attentats anarchistes attise la crainte d’un

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lien entre les discours agressifs ou provocateurs et la réalisation d’actions violentes. Au nom de la défense du régime républicain et de l’ordre social, les gouvernements, au début des années 1890, prennent ainsi des mesures qui provoquent de sérieuses dérogations aux principes dont ils se réclament. En 1893 et 1894 sont, en effet, adoptées trois lois, qualifiées de « scélérates » par leurs opposants, qui, derrière l’objectif affiché de lutter contre les menées anarchistes, conduisent à infléchir largement le caractère libéral de la loi de 1881 et permet des poursuites susceptibles d’inquiéter de nombreux pamphlétaires (Machelon, 1976). Alors que la loi de 1881 avait établi que seule une provocation directe à commettre certains crimes déterminés était punissable, la loi du 12 décembre 1893 prévoit de sanctionner désormais l’apologie de tels crimes. Elle renforce, par ailleurs, considérablement les peines d’emprisonnement puisque la provocation, directe ou indirecte, au crime non suivie d’effet est désormais punie d’un à cinq ans de prison, au lieu de trois mois à deux ans préalablement. La loi du 28 juillet 1894, la dernière et la plus restrictive des « lois scélérates  », votée après l’assassinat du Président de la République Sadi Carnot, franchit un pas supplémentaire puisqu’elle exclut de la compétence du jury les délits de presse ayant pour but un acte de propagande anarchiste en les déférant désormais aux tribunaux de police correctionnelle. On redoute ainsi que les pamphlétaires ne puissent criminaliser les nouveaux publics de lecteurs. Outre les nombreuses amendes qu’ils récoltent pour diffamations et injures, les pamphlétaires risquent surtout d’être sévèrement réprimés dès lors qu’il est question de l’autorité de l’État, de ses institutions ou de ses représentants les plus prestigieux. Certains d’entre-deux se retrouvent, de ce fait, au cœur de quelques procès marquants et se voient même frappés par de lourdes peines. L’exemple d’Alfred GéraultRichard, surnommé « L’innommable » par ses adversaires, est, de ce point de vue, emblématique parce qu’il concerne directement l’outrage au Chef de l’État. Déjà plusieurs fois condamné pour diffamation, Gérault-Richard, ancien proxénète devenu chansonnier puis pamphlétaire, est, en 1894, au centre d’un retentissant procès pour offenses au Président de la République Casimir Perier. Le procès n’a lieu que quelques mois après l’assassinat du Président Sadi Carnot par l’anarchiste Sante Geronimo Caserio. C’est un article intitulé « À bas Casimir ! » et publié dans son pamphlet, Le Chambard, qui vaut à Gérault-Richard ses poursuites à la Cour d’assises de la Seine. Il y écrivait notamment : «  Casimir-Perier a raison de haïr le peuple. Rarement il aura fait un placement plus avantageux, car sa haine lui est rendue

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au centuple. Cela ne peut que flatter les instincts ataviques d’un petit-fils d’usurier. Si vive est l’impression de son impopularité, qu’il ne se montre aux foules qu’enveloppé d’escadrons épais, à travers les grilles d’acier des sabres, couvert à l’arrière et à l’avant d’opaques nuées de mouchards. Oh ! Le vilain moineau s’écriait le passant. Sale tête ! disaient, entre deux sifflets, deux gavroches. (…) Sa haine va redoubler. Il se rappellera l’exemple de son aïeul, celui qui, trafiquant de la France, édifiait une fortune colossale sur de colossales trahisons. Lorsqu’il jugera inutiles ces comédies de sentiment, sa belle nature de dévorant reprendra le dessus. Avec son arrogance brutale d’exploiteur, sans pitié ni noblesse, sans entrailles ni âme, il est l’image fidèle et repoussante d’une caste sanguinaire, dont la prospérité a pour étiage la mortalité des travailleurs1 ». Le jury rapporte un verdict de culpabilité sans circonstances atténuantes. Gérault-Richard est ainsi condamné à la peine maximale : un an de prison et 3000 francs d’amende. En dépit de ce cas précis, force est de constater, pourtant, que, dans l’ensemble, l’application de la loi tend à favoriser une certaine impunité. En effet, les poursuites politiques devant le jury, lorsqu’il s’agit de diffamations ou d’injures envers la chose ou les personnes publiques, ne sont pas toujours engagées. Entre 1881 et 1898, on compte rarement plus de vingt procès politiques par an et l’acquittement est prononcé, en moyenne, une fois sur deux (Albert, 1972  : 246-247). Ainsi, en 1889, un journaliste souligne ce paradoxe au sujet du pamphlétaire Henri Rochefort qu’il qualifie d’« homme le plus poursuivi de France » : « depuis sa rentrée en France, M.  Rochefort a eu une quantité considérable de procès, soit en Cour d’assises, soit en police correctionnelle mais il n’a point eu de condamnations importantes2 ». La normativité des textes juridiques nécessite donc d’être appréciée à l’aune de leur effectivité pour évaluer l’impunité réelle dont disposent les auteurs de pamphlets. Une certaine marge de manœuvre existe, en effet, entre la règle prescriptive, le «  code normatif  », et la règle effective, ce que Frederick Bailey (1971) appelle les règles pragmatiques ou le « code opérationnel », qui n’est pas l’envers du code normatif mais comprend les manières de jouer sur les règles légales, voire de les déjouer. C’est en ce sens que nous pouvons parler de « braconnages » pamphlétaires pour désigner cette capacité des pamphlétaires à s’adonner à leur mode d’écriture en contrevenant aux lois et aux règlements.

1.– A . Gérault-Richard, « À bas Casimir ! », Le Chambard, 29 septembre 1894. 2.– « Les condamnations de M. Rochefort », Le XIXe siècle, 16 août 1889.

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Les braconnages pamphlétaires et le scandale de la punition Si les pamphlets restent, en théorie, confrontés à des menaces de condamnations potentiellement lourdes (y compris la prison ferme), celles-ci échouent en effet largement à réprimer le fait pamphlétaire parce qu’elles peuvent être contournées mais aussi détournées, à leur profit, par les pamphlétaires. En effet, les tentatives de punition de la parole pamphlétaire se trouvent largement contrariées, dans les faits, par le manque de fiabilité des instruments de répression mis en place mais aussi par les savoir-faire auxquels ont recours les intéressés. De fait, les contraintes juridiques pesant sur le fait pamphlétaire apparaissent, en partie, neutralisées par les usages sociaux du droit et les modes de règlement indigènes des différends. Ainsi, la condamnation des pamphlétaires se trouve d’abord souvent entravée en raison même de l’absence de plaintes, ce qui explique que les procès soient finalement peu nombreux par rapport au nombre de diffamations et d’insultes qu’ils contiennent. Les poursuites judiciaires passent, en effet, généralement au second plan par rapport aux arrangements dont les acteurs conviennent, notamment les arrangements pécuniaires, mais surtout par rapport aux différentes voies de contournement de la justice existant à l’époque. La logique de l’honneur impose alors de faire face à un affront pamphlétaire par le mépris ou par le défi sous forme de duel ou de ripostes verbales du même acabit plutôt que par un pourvoi en justice. En cette fin du XIXe siècle, le duel en particulier continue de constituer une juridiction privée qui concurrence l’institution judiciaire (Guillet, 2008). Des pamphlétaires, tels qu’Edouard Drumont, Alfred Gérault-Richard, Octave Mirbeau, Henri Rochefort, Laurent Tailhade, Zo d’Axa, figurent ainsi parmi les principaux duellistes de l’époque. Si le duel reste souvent privilégié par rapport au recours en justice, c’est notamment qu’en matière de diffamations et d’injures envers les particuliers, la loi interdit toute investigation sur la réalité des faits, ce qui ne laisse au juge qu’une marge d’appréciation réduite qui porte sur le degré d’offense mais ne permet pas de réfuter la calomnie, même si elle fait l’objet d’une condamnation : « dans ces conditions, comme le souligne François Guillet, le duel apparaît comme un moyen plus simple, plus économique et plus digne de mettre fin à une entreprise de diffamation » (Guillet, 2008 : 95). Les réactions face aux pamphlets antisémites sont, à cet égard, révélatrices. Dans la décennie 1880, les membres de la communauté juive choisissent de considérer d’un point de vue strictement individuel les attaques antisémites dont ils font l’objet. Il s’agit pour une grande majorité des Juifs français d’affirmer ainsi leur bonne assimilation, l’usage

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du duel traduisant la revendication de pleine appartenance à la citoyenneté française alors qu’en Allemagne à la même époque les Juifs ne sont pas acceptés comme des partenaires légitimes de combat (Birnbaum, 1988 : 230-331). Cependant, au début des années 1890, La Libre Parole d’Edouard Drumont publie une série d’articles contre les officiers juifs, ce qui suscite plusieurs duels dont le dernier se solde par la mort d’Armand Mayer, un jeune officier juif polytechnicien et neveu du rabbin d’une importante synagogue parisienne. Le Consistoire central se réunit à la suite des obsèques pour décider de la conduite à adopter, compte tenu des circonstances. Or, les représentants officiels du judaïsme français se montrent réticents à intenter des actions en justice car ils jugent que cela entraînerait des contre-effets néfastes, en aggravant l’hostilité envers les Juifs. De fait, la punition des excès de la parole, que commettent les pamphlétaires, apparaît à double-tranchant, car elle peut permettre à ces derniers de se représenter comme les porte-voix courageux de ce qui se dit tout bas mais ne peut s’énoncer publiquement. La répression, les poursuites et les condamnations des pamphlétaires sont ainsi susceptibles de composer, pour ces acteurs, des lettres de noblesse ou des certificats de bravoure, de même qu’elles peuvent involontairement contribuer à étendre leur audience en leur accordant une certaine publicité. Cela est d’autant plus vrai pour les cas aggravés d’insulte ou de diffamation qui concernent la mise en cause de « l’honneur de la chose publique », des institutions de l’État ou de ses principaux représentants. En effet, ces cas d’insultes ou de diffamations politiques sont du ressort de la Cour d’assises. Or, le jugement en Cour d’assises conduit à une politisation des jugements qui transforme souvent les procès en arènes médiatiques. Par exemple, Alfred Gérault-Richard utilise son procès pour outrage au Chef de l’État Jean Casimir-Perier comme une véritable tribune politique. À l’audience, non seulement il assume toute la responsabilité de son pamphlet, mais il revendique aussi le droit de critiquer, même violemment, le Président de la République, considérant qu’il ne doit pas être au-dessus des lois. Il compare ainsi l’offense au Chef de l’État à un crime de lèse-majesté qui ne se justifie pas, selon lui, en République. Gérault-Richard a, par ailleurs, demandé à Jean Jaurès d’assurer sa défense : le jeune député socialiste – il est alors âgé de 35 ans – a, en effet, obtenu, bien qu’il ne soit pas avocat, l’autorisation de présenter la défense de Gérault-Richard. D’emblée, Jaurès affirme  : «  Ce procès n’a rien de judiciaire  », et s’adressant aux jurés, il déclare  : «  Je ne porte pas plus la robe que vous-mêmes, messieurs les jurés. C’est un débat politique que vous avez à juger ». Et il continue :

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«  J’ai accepté de venir aujourd’hui pour donner à l’article de Gérault-Richard son vrai sens et tout son sens. Je suis venu pour que ce procès politique garde aux yeux de tous son caractère politique, pour justifier de vives mais nécessaires politiques, pour chercher dans la loi, non pas, comme le ministère public, la lettre morte, mais l’esprit vivant de la liberté3. »

Au final, malgré sa condamnation pour offenses au Président de la République, Gérault-Richard profite largement de son procès qui lui octroie une large popularité et suscite de nombreux soutiens. Menant campagne depuis sa prison de Sainte-Pélagie avec le soutien des socialistes, Gérault-Richard se fait même élire député du XIIIe arrondissement le 6  janvier 1895. Neuf jours seulement après l’élection de Gérault-Richard, Casimir-Perier décide, de manière aussi brutale qu’inattendue, de se démettre de ses fonctions, suite à la démission du cabinet Dupuy. Dans la lettre lue au Sénat et à la Chambre des députés où il explique sa décision, Casimir-Perier évoque la campagne de dénigrement dont il a été la cible : «  Depuis six mois se poursuit une campagne de diffamation et d’injures contre l’armée, la magistrature, le Parlement, le chef irresponsable de l’État, et cette liberté de souffler les haines sociales continue à être appelée la liberté de penser. Le respect et l’ambition que j’ai pour mon pays ne me permettent pas d’admettre qu’on puisse insulter, chaque jour, les meilleurs serviteurs de la patrie et celui qui la représente aux yeux de l’étranger. Je ne me résignerai à comparer le poids des responsabilités morales qui pèsent sur moi et l’impuissance à laquelle je suis condamné. » (Cité par Le Gaulois, 17 janvier 1895)

S’il ne cite pas nommément Gérault-Richard, le lien avec l’élection du pamphlétaire  quelques jours auparavant apparaît évident et ne manque pas d’être mis en avant dans les journaux : « Dans la presse socialiste, certains publicistes l’ont abreuvé d’injures graves, il a été maltraité de façon honteuse, sans qu’il ne trouve personne qui le fasse respecter. (…) Lorsque les injures ont ému enfin la justice et que le publiciste a été traduit devant les tribunaux qui l’ont condamné, c’est alors le suffrage universel qui a envoyé ce publiciste à la Chambre des députés. On comprend, dans ces conditions, l’écœurement, le découragement de M. Casimir-Perier. Alors pourquoi aurait-il persévéré puisque tous semblaient vouloir ignorer les campagnes de presse honteuses dirigées contre lui, campagnes justifiées par le suffrage universel  : témoin l’élection GéraultRichard. » (Le Gaulois, 17 janvier 1895) 3.– Le Procès du «  Chambard  ». L’acte d’accusation, déclaration de GéraultRichard, le réquisitoire, plaidoirie de Jean Jaurès, le verdict, la condamnation, Paris, Bureau du « Chambard », 1895, p. 16.

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Comme on le voit à travers cette affaire marquante, les tentatives de punition des pamphlets peuvent se révéler contreproductives pour les autorités et tendent finalement à se retourner contre elles. Paradoxalement, elles servent souvent davantage la cause des pamphlétaires que celle de leurs adversaires. Les pamphlétaires ne sont donc pas forcément mécontents des procès qui leur incombent et apprennent à manier l’insulte et la diffamation comme des ressources à investir dans des « stratégies scandaleuses  » (Offerlé, 1998  : 122-123). Autrement dit, ils sont largement en mesure d’intégrer le droit et ses sanctions dans leurs opérations discursives et, en particulier, d’utiliser les transgressions de l’ordre juridique du discours comme des « coups » politiques dont ils peuvent estimer les risques endurés et escompter certains bénéfices. Même si une forte incertitude tactique pèse sur eux, ils espèrent, par exemple, compenser le montant de leurs amendes par un accroissement de leur lectorat et de leur vente si le « coup » fonctionne. Dans cet objectif, ils acceptent même parfois d’endurer une certaine peine d’emprisonnement. Ainsi, lorsqu’il est condamné en 1898 à une peine de cinq jours de prison pour avoir diffamé le député Joseph Reinach, Rochefort, alors âgé de soixante-sept ans, rassure sa fille en ces termes dans une lettre qu’il lui écrit le 13 février 1898 : « Ne t’inquiète pas, ces cinq jours de prison sont une plaisanterie. Je ne les ferai pas si je voulais, seulement, je tiens à les faire. J’ai déjà reçu des milliers de cartes et la Santé, dès que j’y rentrerai, sera remplie de fleurs… Mais cette facétie judiciaire coûtera cher au gouvernement. Il y a dans Paris une exaspération effrayante. (…) Dimanche prochain, je serai accompagné par une foule énorme. Le gouvernement est furieux contre le président de la neuvième chambre qui m’a condamné par vengeance personnelle4. »

De ce fait, les pamphlétaires développent une certaine aptitude à anticiper les sanctions et à les instrumentaliser, comme Edouard Drumont lorsqu’il lance en 1892 son quotidien La Libre Parole (Kauffmann, 2008  : 250-256). Suite à un article intitulé « Rothschild et Burdeau » dans lequel il accuse le député et viceprésident de la Chambre Auguste Burdeau de corruption en en sa qualité de rapporteur du projet de loi sur le renouvellement du privilège de la Banque de France, Drumont est poursuivi en justice. Or, le procès fournit une large publicité pour le quotidien encore tout récent et qui cherche donc à se faire une place dans le champ de la presse. Le journal consacre d’ailleurs toute sa une le 23 mai 1892 sur « La Libre Parole en Cour d’assises » comme s’il s’en faisait 4.– Archives de la préfecture de police de Paris, dossier BA 1251 (dossier Henri Rochefort).

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un titre de gloire. De fait, le procès constitue une caisse de résonnance formidable pour le pamphlétaire d’autant que ses propos et accusations sont ensuite retranscrits dans la plupart des journaux qui relatent le procès. L’audience est agitée : Le Figaro note ainsi qu’« on se serait cru dans une réunion publique. Monsieur Edouard Drumont a dans la salle des partisans et des adversaires en nombre à peu près égal. Après chaque discours, des clameurs et des applaudissements éclatent » (Le Figaro, 16 juin 1892). Les manifestations sont si bruyantes que le président doit, à un moment, faire évacuer la salle. Certes, Drumont est sévèrement condamné puisqu’il écope de trois mois de prison et 1000 francs d’amende, à l’insertion de l’arrêt dans La Libre Parole pendant huit jours mais aussi dans quatre-vingts journaux parisiens au taux maximum de 1000 francs par insertion (au total donc 80 000 francs). Mais la lourde sanction fait finalement le jeu de Drumont. De fait, la sanction crée scandale dans une partie de l’opinion et Drumont a alors beau jeu de dénoncer immédiatement la « victoire de Rothschild » (La Libre Parole, 17 juin 1892) et d’endosser la posture du martyr. Le procès accroît, par ailleurs, fortement les ventes du quotidien. Loin d’être en eux-mêmes des éléments pacificateurs, les procès peuvent être ainsi largement détournés de leurs fonctions par les pamphlétaires qui transforment les tribunaux en tribunes politiques. Dans ces conditions, le recours à la justice n’est pas toujours souhaité ou engagé par les autorités ou les adversaires des pamphlétaires qui peuvent eux-mêmes mesurer les risques ou les effets contre-productifs de tels procès susceptibles de participer à la popularité de leurs auteurs, de grandir leur portée politique ou d’apparaître comme une forme de censure contredisant l’affirmation du droit d’expression et de critique que la République vient d’affirmer. Dans ce contexte où la punition est parfois moins bien acceptée que l’« impunition » et génère un scandale plus grand que cette dernière, les autorités préfèrent ainsi souvent renoncer à punir. En définitive, même si les pamphlétaires ne disposent pas d’une totale impunité, les dispositifs juridiques visant à maîtriser les « excès de parole » dont ces derniers peuvent se rendre coupables ne parviennent pas réellement à enrayer ou à contrecarrer ceux-ci. Non seulement les jurys populaires sont, dans l’ensemble, plutôt indulgents pour ce type de délits, mais, surtout, le recours au droit reste assez limité, parce que les autorités craignent la politisation des procès, dont peuvent tirer parti les pamphlétaires, et parce que les acteurs eux-mêmes tendent à contourner la justice pour réparer une vexation. L’ordre du discours se bricole ainsi

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dans un jeu entre ces tentatives juridiques de punir ces excès de la parole et des formes de braconnage qui permettent encore – provisoirement – aux pamphlétaires d’échapper, plus ou moins, aux fourches caudines du droit. Les pamphlétaires de la fin du XIXe  siècle révèlent, en somme, les tensions présidant à l’invention d’une culture politique démocratique, les tâtonnements entourant la recherche d’un délicat équilibre entre la reconnaissance de la liberté d’expression et le droit d’opinion d’une part et les possibles abus auxquels ils peuvent donner lieu d’autre part.

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Bibliographie Albert P., (1972), « La presse française de 1871 à 1940 » dans Claude Bellanger et al., Histoire générale de la presse française, Paris, PUF, p. 246-247. Angenot M., (1982), La parole pamphlétaire, Paris, Payot. Bailey F., (1971), Les Règles du jeu politique. Étude anthropologique, Paris, PUF. Birnbaum P., (1988), Un mythe politique  : la «  république juive  », Gallimard, collection Tel. Delporte C., (1999), Les journalistes en France. 1880-1950. Naissance et construction d’une profession, Paris, Le Seuil. Foucault M., (1971), L’ordre du discours. Leçon inaugurale au Collège de France, Paris, Gallimard, collection NRF. Guillet F., (2008), La mort en face. Histoire du duel de la Révolution à nos jours, Paris, Aubier. Kalifa D., (1995), L’encre et le sang. Récits de crime et société à la BelleÉpoque, Paris, Fayard. Kauffmann G., (2008), Edouard Drumont, Paris, Perrin. Machelon J-P., (1976), La République contre les libertés ?, Paris, PFNSP. Nye R., (1984), Crime, Madness and Politics in Modern France  : the Medical Concept of National Decline, Princeton, Princeton University Press. Offerlé M., (1998), Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien. Passard C., (2015), L’âge d’or du pamphlet, Paris, CNRS Éditions. Reynie D., (1998), Le triomphe de l’opinion publique. L’espace public français du XVIe au XXe siècle, Paris, Éditions Odile Jacob. Sapiro G., (2011), La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècles), Paris, Seuil. Scott J., (2008), La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam. Trombert-Grivel A., (2007), D’un délit d’opinion l’autre. Sociologie historique de l’institutionnalisation de la diffamation politique (18191944), thèse pour le doctorat de science politique (dir. Olivier Ihl), Paris 1.

« Ce ne sont que des chansons » : rechercher l’impunité en dépréciant sa parole (France, première moitié du XIXe siècle) Philippe Darriulat

Un regard contemporain voit facilement dans l’impunité une des formes emblématiques de l’inacceptable ; une résurgence de privilèges d’un autre temps et incompatibles avec une société de droit disposant de lois qui devraient être acceptées par tous – ou presque – parce qu’entérinées par le suffrage universel. Des lois, garantes de l’égalité juridique des individus élevés au rang de citoyens et capables d’incarner la justice non seulement dans un sens juridique – ce qui est une sorte de pléonasme – mais aussi dans un sens éthique, ces deux aspects étant supposés être congruents afin de garantir au juge le statut de défenseur d’une morale partagée. Sans aborder ici la question, pourtant déterminante, des écarts pouvant exister entre ces principes et les réalités des pratiques juridiques, une telle conception du droit, de matrice libérale, est évidemment relativement récente. Il peut donc être intéressant, dans le cadre d’échanges interdisciplinaires sur l’impunité, de réfléchir au processus de sa construction et de son acceptation par les justiciables ; et par voie de conséquence des incompréhensions qu’elle a pu susciter. Pour mener à bien cette réflexion, il convient sans doute, de privilégier les moments où ont pu exister des tensions entre deux formes de droit  : le droit moderne et individuel d’un côté et le droit traditionnel et collectif de l’autre. De ce point de vue, la première moitié du XIXe  siècle mérite une attention toute particulière. Elle nous offre de nombreux exemples de ces résistances 91

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communautaires aux contraintes de libéralisme, de ces défenses de pratiques traditionnelles que la « modernité » remet en cause. Prenons un exemple  : en juin  1822, à Borée, dans l’Ardèche, des gendarmes arrêtent un déserteur. Nous sommes un dimanche et la population est réunie dans l’église pour y écouter la messe. L’office divin étant terminé, les villageois sortent sur le parvis et découvrent l’un d’entre eux, dont ils connaissent certainement la situation, dans les mains des représentants de l’autorité. Une altercation s’en suit : les gendarmes sont bousculés et le contrevenant réussit à s’échapper1. L’intervention physique d’une communauté, sûre de la légitimité de ses actes et de l’illégitimité de la loi qui prétend faire d’un paysan un soldat, aboutit ainsi à l’impunité du déserteur. Les sentiments qui animent les habitants de Borée doivent être d’autant plus forts que la Charte de 1814 a aboli la conscription, une mesure censée marquer la rupture avec la période napoléonienne, et que celle-ci n’a été partiellement rétablie qu’en mars  1818 par la loi Gouvion-Saint-Cyr. Une loi hésitante, une communauté soudée et profondément marquée par les guerres de la Révolution et de l’Empire, une conscription vécue comme une agression de la modernité une répression perçue comme aléatoire : le déserteur n’est pas vraiment un coupable et son impunité devient une nécessité au nom d’une « vraie » justice respectueuse des modes de vie traditionnels et des équilibres structurant les communautés, rurales comme professionnelles. Il y a déjà plus de trente ans qu’Élisabeth Claverie a montré comment l’instauration du jury a suscité de fortes tensions avec des magistrats prompts à s’indigner des « acquittements scandaleux » prononcés dans des affaires impliquant souvent des crimes de sang (Claverie, 1984  : 143-166). Dans ces procès, comme dans notre exemple de Borée, « deux forces sociales sont en présence, antinomiques : la cour qui cherche à séparer, à isoler les éléments de ce qui se présente comme un continuum infiniment compact, enchevêtré, et le justiciable en fusion avec l’histoire collective de son monde, offert dans le procès à une étrange structure d’individuation, accablante, risquée, ouverte  » (Claverie, 1984  : 155). Dans cette opposition les jurés, quoique socialement sélectionnés par le système censitaire, n’arbitrent pas nécessairement, loin s’en faut, en faveur des juges. Les solidarités locales, un code d’honneur étranger à la loi, des croyances partagées – en la sorcellerie par exemple – sont autant d’éléments qui favorisent une impunité d’autant plus facile à prononcer que les jurés délibèrent, en cette première moitié du XIXe siècle, hors de la présence des magistrats. 1.– Archives nationales, BB18 1085 n°5894.

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Les historiens ruralistes du premier XIXe  siècle français sont également familiers des multiples formes de résistance à l’instauration du « libéralisme aux champs » : qu’il s’agisse de la défense des droits d’usage (de glanage, de grappillage, de ramassage du bois mort, de vaine pâture, etc.) contre les revendications des propriétaires, ou du refus de la libre circulation des grains en période de pénurie, voire de disette (Bourguinat, 2002). Autant de situations qui mobilisent des groupes, des communautés, défendant la tradition parce qu’elle leur garantit des intérêts essentiels et mettent en évidence une modernité souvent (toujours ?) dure pour les plus faibles. La réflexion que nous proposons ici veut déplacer le regard, en analysant comment cette même tension peut s’articuler entre le droit national et des pratiques langagières coutumières. Comment peut-on revendiquer pour celles-ci une certaine liberté au sein d’un ordre globalement accepté ? Une tension qui n’est d’ailleurs pas nouvelle  ; les réformes religieuses qui s’imposent depuis le XVIe siècle ainsi que la centralisation et le renforcement du pouvoir monarchique, ont déjà considérablement renforcé la volonté de contrôler les formes de sociabilité et d’expression – le folklore – populaires. Mais maintenant, en ce début de XIXe siècle, ce contrôle doit s’appliquer à une société qui affirme l’égalité en droits des membres de la seule communauté dont on reconnait l’existence : la nation. L’État moderne conteste la tradition au nom du progrès et ignore tout autant la collectivité qui doit s’effacer devant l’individu que la dérogation assimilée au privilège. Ce qui nécessite un intense travail d’unification qui concerne également les langages, ce terme devant évidemment être compris dans le sens le plus large2. De plus, les monarchies censitaires correspondent à un moment de définition conflictuelle du libéralisme politique. L’égalité juridique est affirmée par les Chartes, mais le vote est assimilé à une fonction politique et non pas à un droit individuel. Il en résulte, en système censitaire et masculin, que toutes les voix n’ont pas la même valeur dans l’espace publique. Ceux qui sont privés de citoyenneté politique peuvent alors chercher, dans des formes d’expression traditionnelles, le moyen d’affirmer des aspirations ou des revendications tout en refusant de les soumettre au contrôle imposé par la société moderne à la parole politique : si ma voix n’est pas considérée comme digne de participer à la décision collective pourquoi serait-elle soumise à la sanction judiciaire ? Si 2.– La bibliographie sur ces questions est évidemment trop vaste pour pouvoir être présentée ici. Contentons-nous de renvoyer à deux « classiques » : de Certeau, Julia, Revel (1975) et dans un registre assez différent : Corbin (1990).

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je n’ai pas le droit de vote pourquoi aurais-je les mêmes devoirs que les électeurs dans le domaine de l’expression publique ? La chanson est alors un domaine de recherche particulièrement riche. Elle incarne une des formes les plus traditionnelles d’expression populaire qui, même si elle est toujours le produit d’influences diverses témoignant d’un certain brassage, ce que Henri-Irénée Marrou caractérise de «  bricolage complexe  » (Davenson, 1944 : 35-38), reste un langage de la proximité. Dans des sociétés où le rapport au temps repose sur la répétition, elle accompagne des moments qui reviennent régulièrement et participent du quotidien des femmes et des hommes : les rythmes de la vie – le baptême, la mort, le mariage surtout et ses éventuels déboires, les amours, la grivoiserie y trouvant alors souvent sa place… –, ceux du travail – la moisson, les vendanges, l’abatage du cochon, la cadence du métier à tisser… –, ceux du calendrier – les fêtes religieuses, celles de la jeunesse ou des métiers, etc. Elle peut aussi servir à exprimer une protestation, comme dans les chansons de charivari qui dénoncent des comportements jugés dangereux pour la communauté, essentiellement lorsque l’on rompt les équilibres matrimoniaux ; ou avec des textes qui accompagnent des soulèvements, qu’ils soient antifiscaux ou plus « politiques » comme ce fut le cas sous la Fronde avec les mazarinades. Dans tous les cas ces chansons permettent de constituer une communauté de chanteurs, cimentée par la reprise en chœur d’un refrain qui donne à un groupe l’occasion de s’exprimer d’une seule voix et d’une manière suffisamment forte pour être très largement entendue. De surcroît, en ville, le chanteur des rues appartient à la tradition des petits métiers : attachés à son carrefour il s’insère parfaitement dans le paysage urbain. Dans cette situation, la chanson populaire, sauf rare exception, n’a pas vocation à circuler en dehors du groupe au sein duquel elle a vu le jour ou qui se l’est appropriée. Au cours de la première moitié du XIXe siècle ce cadre pluriséculaire connait pourtant un certain nombre d’évolutions fondamentales qui aboutissent à la nationalisation, tant de sa diffusion que de ses thématiques (Darriulat, 2010). Tout d’abord, sa distribution, par le biais de petits imprimés vendus un sou par des colporteurs et des chanteurs ambulants, permet maintenant à des titres de circuler sur l’ensemble du territoire. Ensuite, les migrations, celles du travail encore temporaires et celles liées aux guerres de la Révolution et de l’Empire, favorisent la connaissance de titres que les voyageurs rapportent au sein de leurs communautés. Cette nouvelle échelle de diffusion permet à la chanson de s’insérer dans les nouveaux usages du temps qui commencent

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alors à s’imposer : plutôt que d’accompagner des événements se reproduisant régulièrement, elle tend de plus en plus à célébrer des faits singuliers et à commenter une actualité qui appartient à un espace bien plus large que celui d’une communauté reposant sur des relations interpersonnelles. Comme le journal, la chanson devient un produit national et périssable. Dans le même temps les événements que la France a connus depuis 1789 ont permis une certaine politisation de la chanson, chaque «  parti  » a maintenant ses titres connus dans toute la France  : nul doute sur les intentions d’une chanteur de la Marseillaise, du Chant du départ, de La Carmagnole ou à l’inverse du Vive Henri IV. De surcroît, de nouvelles sociabilités – d’anciens militaires de l’Empire, d’ouvriers des villes – jouent un rôle qui n’a rien de négligeable, tant dans la création que la diffusion chansonnière. Pensons aux goguettes, ces sociétés chantantes qui fleurirent à Paris sous les monarchies censitaires et au sein desquelles des centaines de milliers de titres ont vu le jour, certains étant ensuite repris par des chanteurs ambulants, nous y reviendrons. Ces refrains diffusent des stéréotypes nationaux, sociaux comme de genre, et connaissent, dans le même temps, leurs premières vedettes, avec notamment la figure emblématique de Pierre-Jean Béranger (Touchard, 1968 ; Leterrier, 2013). Toujours urbaine par sa production et maintenant nationale par sa diffusion, la chanson est surveillée de près par les autorités qui la jugent, à l’image de la ville où elle a vu le jour, à la foi socialement dangereuse, moralement dissolvante et politisée. À propos de ces livrets de chansons dont le nombre ne cesse de croitre, le ministre de l’Intérieur peut écrire le 2 mars 1830 : « Ces chansons, faites pour le bas peuple, ont pour but de le pervertir en lui inspirant, soit de mauvaises mœurs, soit l’esprit de révolte », pour conclure « il me paraît difficile que l’imprimeur ainsi que les libraires qui ont participé à cette publication puissent échapper à une condamnation judiciaire3 ». La surveillance est donc accrue et la sanction recherchée. Mais cette perception des autorités n’est pas forcément celle de chanteurs des rues, des chemins et des débits de boisson ; ni même de leurs auditeurs. Pour eux, dans la grande majorité des cas, la chanson appartient à la tradition, y compris lorsqu’elle propose des couplets un peu frondeurs ou franchement ironiques à l’encontre des puissants. Même dans ce cas, il semble donc incompréhensible, et profondément injuste, qu’elle puisse conduire ses interprètes devant des tribunaux. Pour la majorité de la population il ne s’agit que d’une forme traditionnelle, et bon an mal an acceptée, 3.– Archives nationales, BB18 1181 n°3301.

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de la contestation. Elle ne peut donc s’apparenter à la modernité politique d’un régime parlementaire et censitaire qui exclut l’immense majorité de la population de l’exercice d’une pleine citoyenneté. Vu «  d’en haut  », le danger de politisation de la tradition folklorique semble évident. Sans revenir sur les nombreux débats qui, depuis les travaux de Maurice Agulhon (1979), ont eu lieu sur les processus de politisation des populations rurales au cours du XIXe  siècle (du haut vers le bas ou dans un dialogue négocié et par appropriation réciproque4), il est possible de constater que cette perception est loin d’être partagée : une forme traditionnelle d’expression peut être utilisée dans un but que l’État juge subversif, tout en étant considérée par ceux qui la pratiquent comme relevant d’une tradition étrangère à une modernité politique qui leur est en grande partie étrangère. Pour les uns la sanction est une nécessité, pour les autres elle est difficilement compréhensible. Dans les archives, il est notable que les nombreuses personnes jugées pour chants séditieux, ne doivent, le plus souvent, rendre compte de leurs actes que sur la base du seul témoignage d’un représentant de l’autorité  : gendarme, sergent de ville ou maire5. Pourtant, combien de personnes les ont entendus, dans une taverne, sur un chemin, dans les rues, avant qu’un fâcheux en uniforme ne s’en indigne  ? Prenons un exemple  : le 6  octobre 1816, la Marseillaise est chantée dans les rues d’Épinal. Lorsque les contrevenants paraissent devant leur juge, l’accusation, comme dans la plupart des cas, ne peut présenter qu’un unique témoin – le Procureur du roi s’en étonne d’ailleurs –, le lieutenant de gendarmerie royale qui les a entendus, les a suivis après avoir enlevé ses épaulettes pour qu’ils ne se méfient pas – ils ne risquent donc a priori rien en croisant un « civil » – et en arrête deux, le troisième réussissant à s’enfuir sans pouvoir être identifié6. Personne ne vient témoigner à charge contre les accusés. Pourtant, les habitants d’Épinal, qui ont forcément entendu les refrains coupables, ne sont pas tous républicains en 1816, loin s’en faut. En revanche, ils ne trouvent sans doute rien de scandaleux à voir un passant entonner un chant, y compris s’il est irrespectueux de l’autorité, c’est sans doute comme cela que la Marseillaise est alors perçue. Une forme d’entraide spontanée, et qui n’a rien de politique, tout du moins au sens que les autorités donnent à ce mot, se met alors en place. Pour un spinalien de la Restauration, la chanson appartient aux traditions, elle relève d’un domaine sur lequel l’autorité 4.– On peut consulter à ce sujet la synthèse qu’en a proposée Le Gall, 2005 : 103-139. 5.– Qui sont nommés jusqu’en 1848. 6.– Archives nationales, BB18 967 n° 241.

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n’a pas à intervenir. Peu importe ce que l’on chante, tant que l’on ne fait que chanter on ne peut en aucun cas être considéré comme un criminel. Et si un gendarme ou un commissaire prétendent le contraire les habitants de la commune, indépendamment de leur amour ou de leur rejet du pouvoir en place, se sentent solidaires de l’interpellé. Ils protègent alors autant une activité traditionnelle, impliquant l’unanimité d’une collectivité, qu’un militant politique affirmant une identité à laquelle ils ne s’identifient pas forcément. Pour eux, contrairement à ce qu’affirme la loi, il y aurait ainsi une forme d’extériorité de la parole chantée par rapport aux règles qui s’appliquent à la parole politique. Y compris lorsque l’on entonne des couplets très partisans, on ne doit pas être inquiété puisque « ce ne sont que des chansons ». Lorsqu’il y a procès, la défense épouse d’ailleurs cette sensibilité. Loin de revendiquer les contenus qu’ils ont chantés, les contrevenants s’appliquent à déprécier les paroles qui les ont envoyés devant un tribunal. Rien de commun avec l’attitude des leaders républicains du début de la monarchie de Juillet qui, dans une situation semblable, revendiquent les propos qui leur sont reprochés, se lancent dans de puissantes diatribes contre le pouvoir et utilisent le prétoire comme une tribune. Pour mettre en œuvre la défense de ces « chanteurs séditieux », deux types d’arguments sont mis en avant. L’ivresse, tout d’abord. Réelle ou supposée, elle est très couramment avancée pour expliquer, et excuser, les faits qui sont reprochés à l’accusé. On sollicite alors la clémence des juges tout en acceptant une totale dépréciation des paroles prononcées : c’est ce que font, par exemple ce domestique qui chante à Daumeray dans le Maine-et-Loire en septembre 1824 « Vive l’empereur7 » ; ce journalier, ancien militaire de l’Empire, accusé des mêmes faits dans les rues de Caen en avril  18258  ; ces ouvriers de Chartres qui font entendre des chants séditieux en août  18299  ; et tant d’autres. Il s’agit alors de démontrer que les propos entendus ne peuvent être assimilés à une parole politique, cette dernière étant par définition rationnelle dans l’esprit des élites de cette époque. Plutôt que le « in vino veritas » qui, au contraire, chargerait l’accusé, l’éthylisme est mis en avant pour dénigrer tout autant les refrains que ceux qui les ont entonnés. Il faut alors que les accusés acceptent de s’auto-déprécier pour obtenir, si ce n’est l’impunité, au moins l’indulgence. Pour autant, cette autodépréciation n’a de sens que du point de vue des juges, pas de celui des interprètes. Pour ces derniers, l’ivresse et les excès qui s’en suivent, 7.– Archives nationales, BB18 1116 n°4262. 8.– Archives nationales, BB18 1124 n°5455. 9.– Archives nationales, BB18 1175 n°2575.

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relèvent plutôt d’une forme acceptée de la sociabilité de table. Quoi qu’il en soit, au moins jusque dans les années 1840, les juges tiennent compte de cette argumentation : l’ivresse est généralement considérée comme une circonstance atténuante de fait10, elle peut même justifier l’abandon des poursuites comme c’est le cas à SaintSymphorien-de-Lay dans la Loire en juin 1822, pour un chanteur ayant interprété un titre dont le couplet est « Vive Napoléon11 ». La relative clémence qui se manifeste alors – des condamnations mineures, quelques jours de prison, sont souvent prononcées – n’a donc rien à voir avec une forme de tolérance politique pour les idées considérées comme séditieuses, elle repose au contraire sur leur dépréciation consentie. Dans un registre assez proche, chaque fois que cela est possible, la jeunesse des accusés est également mise en avant. On affirme ainsi leur immaturité, en même temps que l’on cherche une certaine forme de complicité avec les magistrats. Dans un registre où les stéréotypes de genre sont nombreux le message qui leur est envoyé pourrait se résumer en ces termes : « nous aussi nous avons fait des bêtises lorsque nous étions jeunes, mais depuis nous nous sommes assagis, gageons que les accusés sauront en faire de même ». Un exemple parmi tant d’autres : des chansons obscènes, « ordurières contre la reine et le prince royal », sont chantées par des jeunes gens à Bourg dans l’Ain, le 16 août 183612. Dans le courrier qu’il adresse à sa tutelle, le Procureur général de Lyon écrit pourtant  : «  les prévenus sont très jeunes, ce sont des étourdis qui sont aujourd’hui honteux et repentants ». La jeunesse fonctionne bien comme une excuse, pour les enfants de toutes les classes sociales, comme ces jeunes gens qui interprètent des cantiques sur des airs d’Opéra dans l’église de Saint-Pierre à Orléans en février 181513 et obtiennent la clémence du procureur au nom de leur âge ; ou encore ces fils de notables locaux qui, le 9 juillet 1836, lors de la foire de Montréal dans l’Ardèche, font entendre des refrains qui proclament « Vive la République » ; une enquête est diligentée, mais aucun mandat n’est lancé, car les jeunes gens qui ont été identifiés, appartiennent à des familles aisées et « la faute qui leur est imputée n’a pas de leur part un caractère bien grave14 » estime le procureur, bien que nous soyons au lendemain de l’adoption des lois de septembre 1835 qui envoient derrière les barreaux, pour des motifs semblables, de 10.– Mais jamais de droit, alors que les circonstances atténuantes ont été introduites en 1824, d’abord à l’appréciation des juges, puis à partir de 1832 elles deviennent une compétence des jurés, justement pour essayer de limiter les « acquittements scandaleux » analysés par Élisabeth Claverie (1984). 11.– Archives nationales, BB18 1162 n°794. 12.– Archives nationales, BB18 1241 n°4048. 13.– Archives nationales, BB18 949, n° 700. 14.– Archives nationales, BB18 1240 n°3809.

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nombreux républicains. La jeunesse, elle aussi, est porteuse d’une parole qui ne peut être prise au sérieux et qui, à condition que les contrevenants acceptent une dévalorisation des propos qu’ils ont tenus, suscite une certaine clémence des juges. De surcroit, l’âge renvoie également à une tradition, celle des bachelleries et des sociétés de jeunesse, qui autorise certains excès et inscrit les faits reprochés dans un domaine qui peut difficilement être assimilé à la politique telle qu’elle est conçue dans un système représentatif. Ces défenses, nous l’avons vu, fonctionnent relativement bien. L’ivresse et la jeunesse sont généralement considérées comme des circonstances atténuantes de fait, les peines prononcées sont nettement moins lourdes et les renvois plus courants que lorsque ces arguments ne sont pas avancés. Ainsi, en acceptant de déconsidérer leurs propos, les accusés participent à l’affirmation d’une représentation dépolitisée de la chanson. Généralement considérée comme une «  voix du peuple  », cette dernière appartiendrait à un registre au sein duquel la politique, qui consacre le règne de la raison, ne pourrait trouver sa place. Dans un système de représentations sociales qui, notamment pendant les régimes censitaires, oppose des élites supposées rationnelles à des foules considérées comme irrationnelles, la chanson, par sa nature populaire, porterait un langage qui, même lorsqu’il est violemment condamné, serait finalement faiblement subversif. À condition de ne pas appartenir à des réseaux partisans, un chanteur séditieux suscite généralement plus de mépris, pour sa vulgarité et son inculture supposées, qu’il ne suscite de craintes. Cela n’est pourtant plus le cas dès que l’accusé appartient aux classes supérieures ou intermédiaires. À l’inverse de ce qui est généralement le cas, les préjugés sociaux peuvent alors jouer à l’encontre d’individus considérés comme aptes à participer à la prise de décision collective. Majeurs politiquement ils ont plus de difficultés pour faire admettre à leurs juges qu’ils ne comprennent pas –  à cause de l’alcool par exemple  – la signification de ce qu’ils chantent. Ainsi, lorsque des propriétaires d’Ardes dans le Puy-de-Dôme sont arrêtés en juillet  1816, pour avoir entonné des chansons séditieuses dans une auberge, le Procureur de Riom écrit au Garde des sceaux : « j’ai observé à M. le Procureur du roi d’Issoire que la qualité des prévenus les mettait à même de connaître la gravité du délit qu’ils avaient commis et que, sous ce rapport, ils devaient en être plus sévèrement punis15. »… ce qui n’empêche pas que les accusés soient renvoyés faute de preuves. C’est dans un état d’esprit assez proche que les « goguettiers » conçoivent leurs relations avec la police et la justice. Rappelons 15.– Archives nationales, BB18 969 n°2995.

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d’abord ce que sont les goguettes. Entre 1817 et 1849 se réunissent toutes les semaines, dans le local d’un marchand de vin, à Paris et dans sa banlieue pré-haussmannienne, des dizaines de sociétés chantantes. Le public nombreux qui y participe est essentiellement populaire : boutiquier et ouvriers de l’atelier y côtoient des demisoldes, des colporteurs et autres marchands ambulants. Chaque participant y apporte le texte d’une chanson qu’il interprète sur un air connu – traditionnel ou emprunté au vaudeville – devant un public forcément complaisant. À côté de nombreuses chansons d’amour, martiales ou célébrant le travail on y entend régulièrement quelques couplets frondeurs, se moquant de l’autorité, des classes supérieures ou entretenant les mémoires bonapartistes ou républicaines. Une telle situation ne peut qu’attirer l’attention de la préfecture qui, s’appuyant sur les articles 291 et suivants du code pénal – interdisant la tenue de réunions de plus de vingt personnes sans autorisation – disperse ces assemblées que le ministre de l’Intérieur appelle des « lieux de rendez-vous où des individus, animés en général d’un très mauvais esprit, se réunissaient à des jours indiqués pour y chanter des chansons qui, souvent, attaquaient d’une manière plus ou moins directe les mœurs ou le gouvernement16. » Très rapidement, les goguettes se reconstituent et leurs participants jouent au chat et à la souris avec les sergents de ville, ces derniers mettant d’ailleurs peu de zèle pour poursuivre un adversaire qui ne leur semble pas bien sérieux. Pour le dire comme Béranger : « Les oiseaux, d’abord effarouchés, revinrent bientôt à leurs habitudes, et à force de ruses innocentes éludèrent les dispositions vexatoires et firent résonner de nouveaux chants. » (Béranger, 1860 : 324). Le 30 janvier 1830, les animateurs de la goguette, les Vrais enfants de la Victoire, comparaissent devant la sixième chambre de police correctionnelle de Paris pour s’être réunis sans autorisation. Tout en assurant la Cour de leurs bonnes intentions et en se présentant comme de joyeux drilles désirant passer quelques instants de convivialité chansonnière autour de verres de vin, les accusés adoptent une défense souvent reprise ultérieurement  : les articles  291 et suivants du code pénal ne peuvent pas s’appliquer à leur encontre puisqu’ils appartiennent à une société qui comprend moins de vingt membres. Certes, la police a pu constater un nombre sensiblement plus important de participants, mais il ne s’agit que de visiteurs, de clients de la boutique du marchand de vin, attirés par le bruit des chansons. Ce procès semble embarrasser l’avocat du Roi qui s’en serait manifestement bien passé ; il s’en remet donc à la « sagesse du tribunal » assurant ainsi la relaxe des accusés (Gazette des tribunaux, 31 janvier 1830). 16.– Archives nationales, F7 6700, d. 28.

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Au lendemain de la Révolution de juillet  1830, les goguettes sont tolérées, plusieurs dizaines voient le jour, certaines réunissant largement plus d’une centaine de participants. Pourtant très rapidement, notamment après le soulèvement républicain de juin  1832, les tracasseries policières reprennent en même temps que sont adoptés  un certain nombre de textes restreignant les libertés : loi contre les crieurs publics de février 1834, durcissement des articles 291 et 292 du code civil en avril de la même année, lois dites de « septembre » 1835. C’est dans ce climat que s’ouvre, le 6 janvier 1835, devant la septième chambre de police correctionnelle de Paris, le procès de la goguette « l’Enfer ». Alors qu’en 1833, la Préfecture a répondu au marchand de vin qui a demandé l’autorisation d’accueillir les goguettiers dans son local : « qu’il n’y a pas besoin d’autorisation pour chanter “la mère Godichon” » ; c’est maintenant au nom de ce fameux article  291 que nos chanteurs doivent comparaitre devant la justice. Les accusés utilisent la même défense qu’en janvier 1830 et la cour suit cette argumentation en renvoyant les inculpés de la plainte. La cour d’Appel déboutant même le Procureur général de Paris lorsque, après une insistante recommandation du Préfet, il veut remettre en cause ce jugement. Dans son arrêt la juridiction estime qu’il ne s’agit que de « buveurs se réunissant soit habituellement, soit accidentellement, dans un cabaret » (Gazette des tribunaux, 15 février 1835). Ce revers de la Préfecture a des conséquences pendant toute la première décennie de la monarchie de Juillet  : les poursuites engagées contre les goguettes se soldent toutes par un échec. Cette défense est évidemment fallacieuse et ne trompe personne. Les goguettes sont bien des réunions regroupant régulièrement plus de vingt personnes et, en ce sens, elles contreviennent incontestablement à la lettre des articles  291 et suivants du code pénal. Mais, pour les contemporains, y compris parmi des magistrats et des policiers, de telles rigueurs ne doivent pas s’appliquer à des interprètes de la «  Mère Godichon  ». Dans leur esprit, la parole chansonnière ne serait pas une parole sérieuse, rationnelle et ne pourrait donc être contrôlée selon les mêmes règles que la parole politique telle qu’elle s’exprime notamment dans les journaux ou les sociétés républicaines. De tels procès illustrent bien l’écart existant entre les rigueurs du code et des sociabilités chansonnières qui, même si elles sont dans les faits relativement récentes, s’inscrivent, dans l’esprit de ceux qui les constituent, dans le registre des pratiques coutumières. Ils mettent aussi souvent en évidence, comme dans l’exemple que nous venons d’étudier, une différence de regard entre d’un côté les forces de l’ordre et de l’autre la justice, les premiers étant

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plus répressifs. D’abord parce que gendarmes et sergents de ville sont au contact des contrevenants qui les insultent ou les bousculent parfois. Les juges eux s’attachent plus aux représentations et prétendent, par-delà l’événement, rendre leur jugement au nom de l’ordre social et d’une interprétation rationnelle des textes. De surcroit, ils ne sont pas non plus insensibles à l’argument de la légitimité traditionnelle qui autoriserait à chanter ce que l’on ne pourrait pas exprimer par le biais d’un autre média. Mais aussi, et surtout, le juge dirige un tribunal dont il craint les réactions. Si l’on considère qu’un chanteur de chants séditieux doit être poursuivi au nom des contenus des refrains qu’il a entonnés, c’est-à-dire si on assimile la parole chansonnière à une parole politique, alors son délit relève des Assises. Et qui dit Assises dit jurés et public. Certes les jurés sont censitaires, même si une loi de 1827 établit une seconde liste de personnes jugées comme possédant les capacités pour en faire partie (officiers, docteurs et licenciés, notaires notamment), mais nous avons vu à quel point ils sont difficilement contrôlables. Les résultats de leurs délibérations établissent clairement qu’eux aussi ont les plus grandes difficultés à considérer la parole chantée comme une parole justiciable. La Gazette des tribunaux du 2  mai 1834 relate que, pour le seul département du Vaucluse, aucun des quarante-cinq procès engagés depuis juillet 1830 à l’encontre de chanteurs séditieux n’a abouti à une condamnation. Seul le délit d’offense au roi, voire l’appel au régicide, suscitent des condamnations systématiques. De surcroît, il s’agit de procès ouverts à un public qui n’a pas été socialement sélectionné et devant lequel il va falloir lire l’acte d’accusation relatant les faits reprochés. Il faut donc dire à haute et intelligible voix les paroles qui ont justifié l’inculpation. Les manifestations de sympathie et de complicité avec les accusés, par le rire notamment, sont alors nombreuses, mettant les juges en porte-à-faux. Retrouvons nos jeunes gens à Bourg accusés en 1836 d’avoir chanté des chansons « ordurières contre la reine et le prince royal » : le Procureur de Lyon préfère éviter un débat d’Assises et renvoie les accusés en correctionnelle afin d’éviter que ne « soient exposées de pareilles ordures ». C’est bien pour cela que l’accusation préfère utiliser la contravention aux articles 291 et suivants du code pénal, délit qui relève d’une chambre correctionnelle. Tous ces exemples nous permettent de mettre en évidence des formes du refus de la sanction judiciaire, une revendication d’impunité en quelques sortes, qui essaient de se faufiler dans les espaces subsistant entre la légitimité traditionnelle et la légalité d’une société de droit. D’un côté une modernité libérale qui pense le présent en regardant le futur dans un logique de progrès et tend à

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intégrer toute parole prononcée dans l’espace public dans le sens de la modernité politisante ; de l’autre une légitimité qui s’inscrit dans une conception plus circulaire du temps, reposant sur la répétition, et se réfère à la tradition. Entre ces deux conceptions des interstices subsistent dans la première moitié du XIXe siècle dans lesquels des formes d’impunité peuvent trouver leur place, y compris avec le consentement de représentants des élites comme certains juges ou une grande partie des jurés. Mais ce moment de chevauchement ne dure pas longtemps. L’identification de la chanson politique à un parti plus qu’à une tradition s’impose finalement assez rapidement. Les goguettes sont définitivement interdites pas la république du parti de l’Ordre en 1849, les relaxes pour chansons séditieuses deviennent exceptionnelles et la parole chansonnière perd son statut particulier pour se banaliser dès le mitan du siècle. Si le peuple est mineur politiquement, la chanson, justement parce qu’elle est considérée comme une Voix du peuple ne peut être assimilée à une parole politique à laquelle s’appliquerait, dans toute sa puissance la rigueur du contrôle étatique. Ce n’est donc évidemment pas un hasard si cette relative tolérance – qui aboutit parfois à des formes d’impunité – disparait lorsque le suffrage universel masculin s’impose.

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Bibliographie Agulhon M., (1979), La République au village. Les populations du Var de la Révolution à la IIe République, Paris, Seuil. Béranger, (1860), Ma Biographie, écrite par Béranger avec un appendice et des notes. Œuvres posthumes de Béranger, Paris, Perrotin. Bourguinat N., (2002), Les grains du désordre. L’État face aux violences frumentaires dans la première moitié du XIXe siècle, Paris, Éditions de l’EHESS. de Certeau M., Julia D., Revel J., (1975), Une Politique de la langue : la Révolution française et les patois, l’enquête de Grégoire, Paris, Gallimard. Claverie É., (1984), « De la difficulté de faire un citoyen : Les “Acquittements scandaleux” du jury dans la France provinciale du début du XIXe siècle », Études rurales, n° 95/96, juillet-décembre, p. 143‑166. Corbin A., (1990), Le Village des cannibales, Paris, Aubier. Darriulat P., (2010), La Muse du peuple. Chansons sociales et politiques en France 1815-1871, Rennes, Presses Universitaires de Rennes. Davenson H. (Henri-Irénée Marrou), (1944), Le Livre des chansons, Lyon, La Braconnière, p. 35-38. Le Gall L., (2005), « Des processus de politisation dans les campagnes françaises (1830-1914) : esquisse pour un état des lieux », dans JeanClaude Caron et Frédéric Chauvaud (dir.), Les campagnes dans les sociétés européennes. France, Allemagne, Espagne, Italie (1830-1930), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, p. 103-139. Leterrier S.-A., (2013), Béranger. Des chansons pour un peuple citoyen, Rennes, Presses universitaires de Rennes. Rosanvallon P., (1998), Le Peuple introuvable, Paris, Gallimard. Touchard J., (1968), La Gloire de Béranger, Paris, Armand Colin.

Comment justifier la liberté d’offenser ? Denis Ramond

Il existe un consensus, dans les démocraties libérales, autour de l’idée selon laquelle la liberté d’expression n’aurait guère de sens si elle n’incluait pas la possibilité de ridiculiser des idéologies, des institutions et des croyances religieuses ; si elle ne comprenait pas, pour reprendre une expression de Ruwen Ogien, une «  liberté d’offenser » (Ogien, 2007b). Le consensus devient plus fragile, cependant, dès que l’on tente de définir avec précision les limites de cette liberté d’offenser et, avec elles, les limites légitimes de la liberté d’expression. La perplexité que suscite cette question peut être illustrée par une controverse récente autour des réponses judiciaires apportées, d’un côté, à la publication de dessins par Charlie Hebdo et, de l’autre, à des sorties antisémites de Dieudonné. Certains s’interrogent sur la protection juridique accordée au journal Charlie Hebdo suite à la publication des «  caricatures de Mahomet  », dans son numéro du 8 février 2006, tandis que le Conseil d’État confirmait, le 10  janvier 2014, l’interdiction du spectacle de Dieudonné dans la ville de Tours1. L’idée selon laquelle cette situation incarnerait une justice à géométrie variable (ou un «  deux poids, deux mesures  »), portée par ceux qui estiment en être les victimes, pose la question des sanctions à donner (ou non) aux formes d’expressions litigieuses  : comment expliquer que certains soient sanctionnés pour leurs propos tandis que d’autres peuvent impunément ridiculiser certaines pratiques et certaines croyances ? 1.– Site Internet du journal Le Monde (article mis en ligne le 10 janvier 2014). 105

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Bien que l’expression « deux poids, deux mesures » n’ait guère été utilisée dans les débats publics, des personnalités et des auteurs ont jugé que les idées qu’elle véhiculait étaient suffisamment répandues, et dangereuses, pour mériter une réponse publique. Ainsi, même le premier ministre Manuel Valls a cru devoir insister, dans son discours à l’Assemblée Nationale du 13 janvier 2015 (à la suite des attentats), sur l’importance de réaffirmer la distinction : « Il y a une différence fondamentale. Et c’est cette bataille que nous devons gagner, celle de la pédagogie auprès de notre jeunesse. Il y a une différence fondamentale entre la liberté d’impertinence – le blasphème n’est pas dans notre droit et il n’y sera jamais2. Il y a une différence fondamentale entre cette liberté et l’antisémitisme, le racisme, l’apologie du terrorisme, le négationnisme, qui sont des crimes et que la justice devra sans doute punir avec encore plus de sévérité. »

La «  différence  » entre le droit à l’«  impertinence  » et les «  crimes  » énumérés est clairement affirmée (et répétée à trois reprises), mais elle n’est pas expliquée. C’est pour donner une assise conceptuelle à cette différence que Ruwen Ogien (5  février 2015) a remobilisé une distinction permettant de réfléchir aux limites légitimes de la liberté d’expression  : la distinction entre les «  offenses  » et les « préjudices » : « Les offenses sont des paroles, des images, des actes qui choquent ou qui scandalisent des individus particuliers sans toutefois leur causer de dommages concrets (des atteintes aux biens, aux personnes, à leur réputation ou selon certaines interprétations récentes, à leur «  dignité  »). Ce qu’on appelle préjudice, par contraste avec les offenses, ce sont précisément des paroles ou des actes qui causent des dommages concrets à des individus particuliers. » (Ogien, 2015 : 16).

Selon Ogien, il serait légitime de punir les préjudices, et illégitime de sanctionner les simples offenses. Il existerait ainsi de bonnes raisons de distinguer, d’une part, les attaques aux choses abstraites (par exemple, les convictions religieuses), et les atteintes concrètes à des individus ou à des groupes, bien que cette distinction ne soit pas toujours énoncée dans les mêmes termes. Dans la mesure où Charlie ne ferait qu’offenser, tandis que les provocations de Dieudonné s’apparenteraient davantage à des préjudices, les deux cas ne sont pas comparables, et l’accusation de « deux poids, deux mesures » s’effondre. 2.– Il s’agit ici du « délit » de blasphème.

Comment justifier la liberté d’offenser ?

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Les arguments en faveur de la « liberté d’offenser » constituent ainsi un terrain fécond pour interroger les raisons de l’impunité accordée à certains comportements. La liberté d’expression est en effet un domaine où des actions qui sont d’ordinaire l’objet d’une désapprobation morale sont non seulement défendues, mais encouragées, par exemple le fait d’offenser des croyants, de ridiculiser des croyances, de tourner des pratiques en dérision, ou encore de se moquer par la caricature du physique de personnalités publiques. La liberté d’expression est la seule liberté à laquelle il soit parfois demandé d’être excessive, comme si certaines actions étant l’objet d’une condamnation morale faisaient partie de son cours normal et légitime. L’invocation d’un droit à la liberté d’expression ne vient jamais au secours de propos anodins, mais sert à défendre l’impunité légale pour des comportements expressifs jugés condamnables par certains. S’il est possible de parler ici d’une véritable justification de l’impunité, et pas seulement de la simple défense d’une liberté individuelle, c’est parce que les comportements impliqués devraient, selon certains, être sanctionnés en raison de leur nocivité ou de leur caractère intrinsèquement répréhensible. La liberté d’offenser ne consiste pas à accorder l’impunité à toutes les formes d’expression. Comment tracer, dès lors, la limite à partir de laquelle les comportements cesseraient d’être protégés, pour être légitimement l’objet d’une sanction juridique  ? La distinction entre les offenses et les préjudices est l’une des rares tentatives, en France, de répondre à cette question de manière solide et argumentée. Nous allons mettre à l’épreuve la solidité de cette distinction, et nous demander quelle est la manière la plus convaincante de justifier l’impunité accordée aux offenses, quand ceux qui prétendent les subir les considèrent parfois comme d’authentiques préjudices. Nous essaierons de montrer qu’il est impossible de justifier la protection accordée à certaines formes d’expression sans examiner la manière avec laquelle la souffrance (réelle ou fictive) des victimes est prise en charge d’un point de vue juridique et politique. Défendre la liberté d’offenser suppose que l’on soit capable, pour ainsi dire, de trier les souffrances. Nous essaierons de démontrer que la distinction entre les offenses et les préjudices est, à elle seule, insuffisante pour fonder une large liberté d’expression, et que la mise à l’abri de formes d’expressions jugées nocives par certains doit reposer sur des arguments supplémentaires.

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La liberté d’offenser peut-elle être absolue ? La distinction entre les offenses et les préjudices s’inscrit dans une perspective utilitariste qui, dès Bentham, s’attacha à mesurer avec précision les plaisirs et les douleurs (Bentham, 1970  : 38). La tradition utilitariste prit une signification nettement libérale lorsque John Stuart Mill, en particulier, défendit l’idée selon laquelle la seule raison de réprimer des comportements était d’éviter que du tort ne soit fait à autrui, ou à la société. Mill a ainsi formulé ce célèbre principe, qui fut rétrospectivement appelé « principe de non-nuisance » (harm principle), dans son ouvrage De la Liberté : «  Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres. » (Mill, 1990 : 75)

Ce principe ne saurait se suffire à lui-même  : que signifie, en effet, « nuire aux autres » ? La tâche des auteurs qui adoptent le principe, par exemple Joel Feinberg et Ruwen Ogien, sera ainsi de le préciser afin de le rendre applicable, en particulier dans les controverses relatives à la liberté d’expression. Reprenant le principe de Mill, Ogien le précise en proposant de distinguer les offenses et les préjudices. Cette distinction (si elle était, du moins, respectée par les juges et les législateurs) permettrait selon lui d’offrir une protection solide à la liberté d’expression. Mais comment l’effectuer ? Ogien définit ainsi le préjudice  : «  Dans la lecture minimaliste qui est la mienne, la notion de préjudice grave et concret fait référence à l’intégrité physique d’autrui et, d’une façon plus générale, à ses droits fondamentaux. » (Ogien, 2007b : 15) Un peu plus loin, il caractérise l’offense : « Tant qu’on ne porte atteinte à qu’à des choses abstraites ou symboliques, tant qu’on ne provoque, au pire, que des émotions négatives comme le dégoût ou la gêne, on reste dans le domaine de l’offense. » (Ogien, 2007b : 18). Si les offenses doivent rester impunies, c’est parce qu’elles ne sont que des « crimes sans victimes » (Ogien, 2007b : 19). Or ces catégories révèlent leurs limites sitôt qu’on les applique aux controverses concernant la liberté d’expression. À l’exception de cas singuliers, les discours, les paroles et les représentations ne causent pas de préjudices physiques. On peut, certes, assourdir quelqu’un en lui criant dans les oreilles – mais ce n’est pas, en général, de ce type de comportement dont il est question

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lorsqu’on parle de liberté d’expression ! Si l’incitation (ou provocation) à la violence contre des individus et des groupes semble relever de cette catégorie, les préjudices éventuellement causés ne le sont que de manière indirecte. Il existe également des cas, très particuliers, où l’usage de la parole prive quelqu’un de l’un de ses droits fondamentaux : c’est le cas par exemple lorsque l’on ne respecte pas, en public, la présomption d’innocence d’un accusé. Mais ces cas sont rares et peu controversés. Dans les débats relatifs à la liberté d’expression, il est presque toujours question d’atteinte à des choses immatérielles (comme la réputation, l’honneur et la dignité) et d’émotions négatives (par exemple le sentiment d’être offensé, humilié ou choqué, ou le fait de ressentir du dégoût). Par conséquent, définir le préjudice comme atteinte à l’intégrité physique ou aux droits fondamentaux, en excluant dans le domaine de l’offense les émotions négatives et les atteintes aux choses abstraites, revient à ériger en limites de la liberté d’expression des formes d’atteintes qu’elle ne peut (quasiment) jamais causer. Si les paroles et les représentations ne causent que rarement des préjudices (au sens où les définit Ogien) et ne causent que des offenses, doit-on en conclure que nos sociétés devraient totalement renoncer à les sanctionner  ? Ogien ne franchit pas ce cap  : il admet que dans certains cas, les offenses peuvent se transformer en préjudices s’il est impossible de les éviter, si elles sont infligées intentionnellement et de manière systématique à des individus, et qu’elles sont d’une forte intensité (Ogien, 2007b  : 19). Il prend ainsi l’exemple d’invectives racistes et sexistes  : «  Quand je parle de la «  liberté d’offenser  », je ne pense certainement pas à la liberté d’humilier quelqu’un par des propos racistes ou sexistes. Ces actions relèvent évidemment du préjudice » (Ogien, 2007b : 19). Or contrairement à ce qu’affirme Ogien, la classification de ces propos racistes dans la catégorie des préjudices qu’il est légitime de punir n’a rien d’évidente : l’l’humiliation subie est une émotion négative qui relève davantage de la catégorie des offenses3. Faut-il, pour autant, prendre en compte toutes les émotions négatives et réprimer les formes d’expression qui semblent les causer  ? Dans L’Éthique aujourd’hui, Ogien répond par la négative : «  L’idée d’étendre le principe de non-nuisance à toutes les souffrances émotionnelles est contestable. Admettre que ces 3.– Ulysse Korolitski est, à notre connaissance, le seul auteur à avoir perçu cette difficulté dans l’ouvrage d’Ogien. Il montre à juste titre que les discours racistes se trouvent dans une zone indécise, entre les offenses et les préjudices, en particulier lorsqu’ils prennent une forme générale et impersonnelle (Korolitski, 2011 : 631-632).

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souffrances sont des préjudices authentiques risque de nous entraîner trop loin à différents égards. Pourquoi  ? Parce que ces souffrances dites « émotionnelles » son vagues, qu’elles peuvent être ressenties sans qu’il y a ait eu intention de nuire, qu’elles pourraient être infinies et conduire au moralisme généralisé.  » (Ogien, 2007a : 95)

Ogien incite à la prudence face au risque de voir certaines revendications et certaines plaintes reposant sur des prétendues souffrances émotionnelles en générer d’autre, pour finalement menacer la liberté d’expression. L’effort de distinction a cependant subi un déplacement. Il ne s’agit plus tant de distinguer les offenses et les préjudices que différentes formes d’offenses : les offenses graves, causées, par exemple, par les injures racistes et sexistes auxquelles Ogien fait allusion, et les offenses mineures, causées par les caricatures, la satire et la critique. Or, tandis qu’il donne des critères précis pour distinguer les offenses et les préjudices, il ne s’attarde pas sur la distinction entre les offenses graves et les offenses mineures. L’enjeu est important, car si les atteintes causées par des formes d’expression peuvent être dans leur ensemble ramenées à de simples offenses, la distinction entre les offenses et les préjudices manque son but : celui de tracer la frontière entre les formes d’expression qu’il serait légitime de sanctionner et celles que l’on peut laisser impunies en dépit des réactions indignées qu’elles suscitent parfois. L’effort de distinction doit alors se déplacer à l’intérieur même de la notion quelque peu insaisissable d’offense.

Offenses acceptables et offenses intolérables : trois critères de distinction La distinction entre les offenses mineures et les offenses graves peut reposer sur trois critères : une distinction quantitative entre différents affects (qui sépare les émotions négatives simplement ressenties et les atteintes graves et concrètes faites à des personnes particulières)  ; une distinction entre les cibles des expressions incriminées (s’agit-il de choses abstraites et symboliques, comme des divinités, des convictions, des croyances, ou à l’inverse des individus particuliers) ; et la motivation des formes d’expression : relèvent-elles d’une intention de nuire ? Les critères de l’intensité de l’atteinte, de la nature des cibles visées et de la motivation des formes d’expression sont par exemple utilisés par Ogien lorsqu’il définit les cas où les offenses deviennent des préjudices ; mais aussi, de manière beaucoup moins sophistiquée, par les personnages publics qui prennent la parole pour défendre l’impunité des dessinateurs qui exercent leur droit à la satire et au blasphème.

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Le critère de l’intensité de la souffrance La première manière de distinguer les offenses mineures des offenses graves serait de hiérarchiser les émotions négatives suscitées par certaines formes d’expression. Joel Feinberg s’était risqué à cet exercice. Afin de mesurer la magnitude de l’offense, il proposait de prendre en compte son intensité, sa durée et son étendue (désignant la susceptibilité générale présumée des individus envers certains types de comportements) (Feinberg, 1985 : 35). Ogien recourt aussi à une hiérarchisation de l’intensité des affects. Observons les termes employés  : les préjudices « authentiques » désignent des dommages « concrets », tandis que les souffrances émotionnelles sont « vagues ». Les individus peuvent être protégés contre les préjudices (et contre les offenses graves) et non contre les offenses mineures, parce que les premiers seraient plus réels, plus facilement observables et plus intenses que les secondes. Or l’application du critère de l’intensité des affects négatifs se heurte à un problème  : au nom de quoi nier la réalité de la souffrance de certains qui estiment que leurs croyances et leur identité ont été ridiculisées, ou bafouées  ? Et s’il est difficile de nier empiriquement la réalité et l’intensité des souffrances émotionnelles et des émotions négatives, comment justifier l’impunité de ceux qui sont accusés d’en être à l’origine  ? Le fait que des personnes (ou les collectifs et les associations qui prétendent les représenter) considèrent que des représentations leur nuisent autant, voire davantage que des injures ad hominem ou des menaces directes peut certes susciter un certain scepticisme ; mais il n’existe pas de système de mesure permettant de disqualifier a priori la réalité, ni la violence de leur affect négatif. Ce n’est donc pas l’irréalité de la souffrance de la victime qui peut justifier son absence de prise en compte par les institutions. Il est difficile de réfléchir sur l’impunité accordée à certains comportements jugés nocifs par certains sans s’interroger sur la manière dont la souffrance devrait être prise en charge par les institutions judiciaires et politiques. Si le déni pur et simple de la réalité de la souffrance est une voie peu convaincante, il est en revanche possible de distinguer normativement plusieurs formes de souffrances, en fonction des types de comportements qui les causent. Ce critère, qui n’est plus quantitatif (c’est-à-dire relevant d’une évaluation de l’intensité de la souffrance ressentie), mais qualitatif, peut reposer sur la nature des « cibles » de certaines formes d’expression.

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Le critère de la nature des cibles Suivant ce critère, il serait légitime de punir des attaques dirigées contre des personnes ou des groupes de personnes, tandis qu’il faudrait autoriser les attaques contre les symboles, les divinités, les croyances et l’ensemble des entités abstraites et symboliques. Cette distinction permettrait de rendre compte de pans importants du droit français relatif à la liberté d’expression  : la diffamation et les injures raciales adressées à des personnes et des groupes de personnes (les associations pouvant se constituer partie civile depuis la « loi Pleven » du 1er juillet 1972) y sont sanctionnées avec une sévérité particulière, tandis que les atteintes à des idéologies, des divinités et des symboles ne sont pas punies (à l’exception notable de l’outrage aux symboles nationaux). Or même lorsqu’on la présente sous cette forme, la distinction entre les offenses mineures et les offenses graves reste difficile à établir. Quelle est, en effet, la nature du tort occasionné par l’injure ou la diffamation ? Contrairement à ce que suggère une expression entrée dans le langage commun, les mots ne peuvent pas blesser. Les mots et a fortiori les représentations tirent leur pouvoir de nuire, ou de « blesser », de leur capacité à atteindre des choses symboliques et immatérielles  : l’honneur, la dignité, la réputation, ou encore l’identité, le respect que l’on se porte et l’estime de soi. Par exemple, en droit français, la diffamation est définie par l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 comme « l’allégation d’un fait portant atteinte à l’honneur et à la considération de la personne à qui le fait est imputé ». L’outrage à une personne dans le cadre de l’exercice de missions de service public est défini par l’article 433-5 du code pénal comme toute expression portant «  atteinte à la dignité et au respect dû à la fonction dont elle est investie ». L’humiliation ressentie par une personne confrontée à des injures découle de la capacité du langage à toucher ces éléments immatériels. Il est donc douteux que la distinction entre les offenses mineures et les offenses graves puisse reposer sur une distinction entre des atteintes à des choses abstraites et immatérielles d’un côté, et des choses concrètes de l’autre. En effet, les litiges relatifs à la liberté d’expression surviennent lorsque la différence entre ces deux formes d’atteintes n’apparaît pas clairement. L’opposition aux caricatures, qui ont mené au procès de Charlie Hebdo, ne se fondait pas explicitement sur l’idée selon laquelle ces dessins offensaient les musulmans pratiquants ; ni sur la volonté de réintroduire le délit de blasphème. Les associations qui ont porté plainte contre le journal satirique l’ont fait au motif de l’article 33 de la loi sur la liberté de la presse de 1881 : «  Injure publique commise envers une personne ou un groupe

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de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée  ». Les caricatures n’ont pas été seulement qualifiées d’offense, mais assimilées à un préjudice qui fait en principe l’objet d’une sanction (l’injure)  ; elles ont été considérées par leurs adversaires comme ce que l’on appelle de plus en plus un « discours de haine », c’està-dire une atteinte au statut et à la réputation de groupes qui sont déjà victimes de traitements discriminatoires (Waldron, 2012). Lorsque des associations représentant des groupes estiment que certains discours et certaines représentations portent atteinte à leur «  dignité  », à leur «  réputation  », à l’estime, au respect et à la considération qui leur sont accordés dans une société, ils ne font pas appel à des notions plus abstraites que la « dignité », « l’honneur » et la « considération » qui justifient la répression des injures et de la diffamation. Mais que les formes d’expression qui sont souvent mises en cause (qu’il s’agisse d’injures, de diffamation, de caricatures, de discours racistes ou sexistes, de préjugés diffus dans des fictions et des représentations) soient immatérielles dans ce qu’elles attaquent (contrairement, par exemple, à un préjudice physique ou à un vol) ne signifie pas qu’elles soient dépourvues d’effets bien réels : elles peuvent engendrer un ensemble de sentiments pénibles (l’insécurité, l’angoisse, la perte d’estime de soi) ainsi qu’une perte de confiance (lié au mépris, à la suspicion, aux préjugés ou aux accusations) chez les personnes qui s’estiment visées, à tort ou à raison. Par conséquent, la tentative d’utiliser le principe de non-nuisance pour défendre une vaste liberté d’expression se heurte à une alternative difficile  : soit on laisse impuni l’ensemble des atteintes à des choses abstraites de l’évaluation de la nuisance – et la liberté d’expression serait sans limites, soit on distingue celles qui peuvent légitimement être prises en considération et les autres – mais il reste alors à expliquer suivant quels critères. Une manière plus convaincante de distinguer les offenses mineures des offenses graves serait de distinguer, non les cibles « concrètes » et « abstraites », mais la manière avec laquelle elles peuvent être atteintes par des formes d’expression. Ainsi, les injures et les menaces touchent peut-être des éléments « abstraits » comme la dignité ou l’honneur, mais elles ciblent de manière explicite ou implicite des personnes identifiables. À l’inverse, caricaturer des religions ou se moquer d’idéologies n’aurait le pouvoir d’offenser les individus que de manière indirecte, par ricochet. Cependant, la distinction entre les atteintes personnelles directes et les atteintes par ricochet appelle deux remarques. D’une part, son application rigoureuse dans le droit entraînerait

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des conséquences que certains pourraient considérer excessives. Des discours racistes ou antisémites formulés dans des termes apparemment neutres, et qui ne relèveraient pas de l’injure ou de la diffamation, seraient ici dans une sorte de zone grise  : leur caractère indirect, implicite ou apparemment neutre les mettrait ainsi à l’abri de toute sanction. Ensuite (comme nous allons le voir), la distinction a une forte dimension normative  : elle sousentend qu’il est possible (et souhaitable) de séparer les individus de certaines composantes qu’ils peuvent pourtant considérer comme constitutives de leurs personnes, par exemple les croyances religieuses.

Le critère de l’intention Le critère de l’intention pourrait, à première vue, servir à distinguer les simples offenses des offenses graves. En effet, injurier quelqu’un violemment, ou le menacer, signale sans aucun doute une intention de lui nuire. En revanche, des œuvres d’art ou des opinions peuvent choquer sans que leurs auteurs n’aient eu cette intention. Il existe cependant des cas litigieux pour lesquels l’application du critère de l’intention est plus incertaine. La presse satirique, par des textes et des dessins, peut ridiculiser des personnalités publiques, politiques, des représentants d’autorités religieuses, ainsi que des convictions et des croyances (et par conséquent, diront certains, ceux qui adhèrent à ces convictions et à ces croyances). L’intention de nuire est non seulement présente, mais elle appartient à la fonction même de l’exercice satirique : que serait, en effet, une satire qui ne cherche pas à choquer, à scandaliser, à heurter les croyances, à ridiculiser systématiquement des personnalités publiques ? Ainsi, le critère de l’intention est également régi par une disjonction entre, d’une part, l’existence éventuelle d’une volonté de nuire (qui peut causer, chez les récepteurs, des émotions négatives), et la prise en compte, par le droit, de cette intention. Dans le cas de la satire, le fait de ridiculiser systématiquement certaines personnalités et certaines croyances est contrebalancé par des valeurs propres aux sociétés démocratiques : l’importance du débat public et l’esprit critique maintenu par l’humour et l’irrespect. Justifier l’impunité de certains comportements expressifs suppose que l’on soit capable de traiter de manière différenciée la souffrance, réelle ou fictive, de ceux qui prétendent en être les victimes. La distinction entre les offenses et les préjudices, destinée à répondre à cet objectif, manquait son but dans la mesure où toutes les atteintes causées par des formes d’expression pouvaient

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être considérées comme de simples offenses. Nous avons ensuite utilisé trois critères pour distinguer les offenses mineures et les offenses graves : l’intensité des affects ressentis, la nature des cibles attaquées et la motivation des locuteurs. Aucun de ces critères n’est suffisant pour hiérarchiser les torts : la mesure des affects se heurte au caractère immesurable des types d’atteintes causées par la liberté d’expression ; la distinction entre les différentes cibles est insuffisante dans la mesure où la liberté d’expression tire toujours son pouvoir de nuisance de sa capacité à atteindre des entités immatérielles, abstraites ou symboliques ; et le critère de l’intention n’est pas toujours utilisable, comme le révèle l’existence de cas où l’intention de nuire (y compris à des individus concrets) n’est pas un motif suffisant de répression. La distinction entre les offenses mineures et les offenses graves ne peut pas être abandonnée, car une théorie de la liberté d’expression doit pouvoir expliquer pourquoi des atteintes doivent être prises en compte, tandis que d’autres ne sauraient justifier la répression de certaines formes d’expression. Mais il faut alors examiner de plus près les raisons pour lesquelles les institutions donnent satisfaction à certaines souffrances, tandis que d’autres n’entraînent pas la punition de ceux qui les auraient causées.

L’atteinte pondérée par la valeur de la discussion ? Nous allons analyser une troisième stratégie de défense de l’impunité appliquée au cas de la liberté d’expression. Il ne s’agit pas de minimiser les torts subis, ni de les hiérarchiser en raison de leur caractère concret ou abstrait, mais de les contrebalancer par les valeurs du débat public d’intérêt général. Le jugement de la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, qui a décidé la non-condamnation de Charlie Hebdo le 22 mars 2007 pour la publication des « caricatures de Mahomet », offre un exemple de ce type de justification. La défense de l’impunité du blasphème et de la satire qui s’y exprime est séduisante, mais également incomplète. La Cour n’a pas seulement procédé à l’évaluation de réalité des torts, mais elle les a mis en perspective avec les valeurs de débat public. Dans son analyse des faits, la 17e chambre a admis que l’une des caricatures publiées par Charlie Hebdo (celle qui représente Mahomet avec une bombe en guise de turban) puisse outrager l’ensemble des musulmans : « (…) par sa portée, ce dessin apparaît, en soi et pris isolément, de nature à outrager l’ensemble des adeptes de cette foi et à les atteindre dans leur considération en raison de leur obédience, en ce qu’il les assimile – sans distinction ni nuance – à des fidèles d’un enseignement de la terreur. »

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Cependant, le caractère éventuellement outrageant de ce dessin est relativisé par la cour, qui invoque deux arguments à l’appui de sa décision. D’une part, l’analyse du contexte de la publication permettait de conclure que les journalistes de Charlie Hebdo n’avaient pas l’intention d’injurier les musulmans : « (…) en dépit du caractère choquant, voire blessant, de cette caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication dans le journal Charlie Hebdo apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans (…) ». Ensuite, la publication des caricatures par le journal participait d’une valeur fondamentale des sociétés démocratiques : « (…) les limites admissibles de la liberté d’expression n’ont donc pas été dépassées, le dessin litigieux participant du débat public d'intérêt général né au sujet des dérives des musulmans qui commettent des agissements criminels en se revendiquant de cette religion et en prétendant qu’elle pourrait régir la sphère politique. » La singularité de cette décision provient du fait que le juge n’a pas cherché à minimiser les souffrances éventuellement ressenties par les adeptes de la foi musulmane, qu’il s’agisse d’un préjudice psychique (lorsqu’on parle du caractère «  blessant  » ou « choquant » de ces caricatures), ou d’une atteinte au statut (lorsqu’on envisage la possibilité que les dessins tendraient, pris isolément, à assimiler les musulmans à des terroristes) ; ni à nier que la critique d’une religion puisse, par ricochet, choquer ses adeptes. Mais ces atteintes éventuelles sont contrebalancées, non seulement par le contexte, mais par l’impératif de respecter les «  débats publics d’intérêt général  ». La cour a en effet précisé que la liberté d’expression peut être légitimement limitée «  si celle-ci se manifeste de façon gratuitement offensante pour autrui, sans contribuer à une quelconque forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain » (nous soulignons). La théorie politique qui soutient ici l’impunité de Charlie n’est pas (seulement) le principe de non-nuisance, mais aussi l’idée selon laquelle les bienfaits liés à la liberté d’expression, sur le long terme, peuvent contrebalancer les torts qu’elle peut causer. Le comportement offensant peut ainsi être ainsi protégé de la sanction, à condition qu’il ne soit pas « gratuit », mais, au contraire, qu’il alimente un débat d’intérêt général. Or ce raisonnement, invoqué ici à l’appui de l’impunité de la caricature et de blasphème, semblerait choquant si on l’appliquait à d’autres formes d’expressions  : qui, en effet, songerait à défendre des propos racistes, sexistes et antisémites au nom de leur contribution au «  progrès dans les affaires du genre humain  »  ?

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Les torts subis par les victimes apparaîtraient, dans ce cas, trop graves pour être contrebalancés par les valeurs du « débat public » et du «  progrès  ». Si les souffrances éventuellement ressenties par les croyants sont considérées, en revanche, comme mineures comparées à ces intérêts, c’est en raison du fait que le droit français, les juges, mais aussi les auteurs s’inscrivant dans la tradition libérale se livrent à une distinction implicite entre d’une part, des éléments perçus comme constitutifs de la personne (sa race, son sexe et son origine), et ce que l’on pourrait nommer, en reprenant le vocabulaire de la psychanalyse, des élaborations secondaires (dont les convictions religieuses seraient un exemple). Et ce n’est que parce que le droit français, ainsi que la pensée d’inspiration libérale, présupposent que ces élaborations secondaires sont dissociables des individus qui les portent que les offenses aux croyances religieuses peuvent être considérées comme mineures, comparées aux bienfaits de la liberté d’expression. La distinction entre les offenses mineures et les offenses graves s’éclaircit alors, si l’on prend en compte non seulement l’opposition entre les atteintes aux personnes et les atteintes aux choses abstraites et symboliques, mais également une autre séparation, interne aux personnes, entre ce que l’on ne saurait toucher (les éléments constitutifs) et ce qui peut faire l’objet de critiques et de caricatures (les élaborations secondaires) sans que leurs auteurs ne soient sanctionnés. Le cas de la liberté d’expression, envisagé sous un angle de théorie politique, offre un angle précieux pour interroger la justification de l’impunité de certains comportements. Elle est en effet une liberté au nom de laquelle se trouvent protégés des comportements qui, selon certains, devraient être sanctionnés : le fait de tourner des pratiques religieuses, des croyances, des idéologies et même certaines personnalités en dérision. La tâche de la théorie politique consiste alors à essayer de donner à cette impunité des fondements solides, mais également à en tracer les limites, à l’heure où la liberté d’offenser est critiquée par individus et des collectifs qui prétendent les représenter. L’examen critique de plusieurs constructions argumentatives a révélé la difficulté de cette tâche. Quelle réponse apporter à ceux qui prétendent souffrir de certains comportements expressifs  ? Aucune des réponses que nous avons identifiées n’est pleinement satisfaisante  : la distinction entre les offenses et les préjudices, proposée par Ruwen Ogien, se heurte au fait que la liberté d’expression concerne uniquement le domaine des offenses  ; la stratégie qui consiste à minimiser les souffrances se heurte à leur caractère subjectif et immesurable ; la distinction entre les atteintes

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à des entités concrètes et à des entités symboliques ne permet pas de rendre compte du fait que le pouvoir de nuire des mots et des représentations provient toujours de leur capacité à atteindre des éléments symboliques ; enfin, la technique qui consiste à contrebalancer la souffrance prétendument éprouvée par les victimes par les bienfaits du débat public ne saurait concerner toutes les formes d’expression, en particulier les plus controversées (qui sont, au regard de la théorie politique, les plus intéressantes). Toutefois, nous avons tenté d’esquisser une voie plus convaincante pour justifier et circonscrire l’impunité des comportements expressifs : la séparation entre les offenses mineures et les offenses graves devient intelligible si l’on ajoute aux critères habituellement proposés pour évaluer l’ampleur des torts l’exigence normative de dissocier les individus de leurs croyances religieuses, sans laquelle les valeurs du débat et de la discussion seraient lettre morte.

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Bibliographie Bentham J., (1970), In Introduction to the principles of morals and legislation (1789), New York, The Athlone Press. Feinberg J., (1985), The Moral limits of the criminal law (Vol. 2): Offense to others, Oxford/New York, Oxford University Press. Korolitski U., (2011), Liberté d’expression, démocratie et discours racistes. Les justifications de la législation française contre le racisme d’expression, Thèse en Science Politique (IEP Paris), sous la direction de Bernard Manin. Mill J. S., (1990), De la Liberté (1859), Paris, Gallimard, Coll. « Folio ». Ogien R., (2007a), L’Éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, Coll. « Folio ». Ogien R., (2007b), La Liberté d’offenser, Paris, La Musardine. Ogien R., (2015), « Aux Juges d’établir la distinction entre les offenses et les préjudices », Le Monde, 5 février 2015, p. 16. Waldron J., (2012), The Harm in hate speech, Cambridge (Mass.), London, Harvard University Press. Le texte du jugement du procès Charlie Hebdo est disponible sur  : http://www.maitre-eolas.fr/post/2007/03/22/580-le-jugement-del-affaire-charlie-hebdo (consulté le 22 novembre 2015).

Partie 3 L’impunité entre silence et complicité

« Fort avec les faibles, faibles avec les forts » ? Prudence et audace journalistique face aux déviances des élites Nicolas Kaciaf

Comment expliquer les fortes variations dans la manière dont les médias français rendent compte des pratiques délictueuses des élites politiques, économiques ou administratives ? Cette interrogation invite à se pencher sur une modalité spécifique d’impunité que l’on peut qualifier d’impunité médiatique. En effet, si des individus et des groupes peuvent parvenir à se soustraire aux règles communes et ainsi échapper aux sanctions associées à leur transgression, c’est d’abord parce que leurs déviances échappent à la visibilité publique. Elles s’accomplissent en dehors du regard des autorités chargées de faire respecter ces règles ou bien demeurent méconnues des publics susceptibles de faire pression sur ces mêmes autorités pour qu’elles assurent leurs missions de contrôle et de sanction, notamment vis-à-vis des acteurs occupant des positions de pouvoir politique ou économique. Ce rôle de la publicité dans la punition des illégalités invite à interroger trois dimensions fondamentales du journalisme en tant qu’activité chargée de certifier et d’amplifier la visibilité des faits qui nourrissent les débats publics : accéder aux informations et les vérifier ; sélectionner celles qui méritent d’être relayées et les hiérarchiser ; les interpréter, les commenter et se positionner à leur égard. Autrement dit, il convient ici de questionner à la fois la capacité des rédactions à prendre connaissance des faits délictueux ou criminels, le choix de les relayer et de les mettre en

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valeur, enfin la manière de les définir, de les cadrer et d’exprimer (ou non) un jugement à leur égard1. Deux anecdotes peuvent permettre de mieux apprécier les enjeux et les contours d’une telle intrigue. La première se déroule le 23 septembre 2010 lors d’une conférence organisée par le Club de la presse de Strasbourg. Interrogé sur le traitement médiatique de « l’affaire Bettencourt-Woerth » et notamment la mise en ligne de conversations enregistrées clandestinement dans le bureau de Liliane Bettencourt, le PDG du groupe France Télévisions, Rémi Pfimlin, s’emporte contre le travail de divulgation entrepris par Médiapart pour y opposer sa propre conception de la responsabilité journalistique : «  Je pense que ce genre d’affaires (…) peut sortir sur des médias comme les nôtres, et probablement de façon plus sérieuse et moins émotionnelle et moins manipulatrice et moins publicitaire que sur Médiapart, et probablement de façon aussi plus respectueuse. (…) Parce que la responsabilité lorsqu’on est France Télévision est une responsabilité tellement importante qu’on ne peut pas se permettre de sortir des infos qui seront démenties le lendemain (…). Et je pense que si nous pouvons demain (…) être une information de référence qui fait qu’in fine, (…) dans ce monde où tout circule n’importe comment, je peux aller sur les sites d’information de France Télévision (…) parce que là j’ai confiance, parce que là c’est une information indépendante, vérifiée, et parce que (…) je suis sûr qu’il y a des équipes qui travaillent déontologiquement, en ayant des recoupements, et en évitant simplement de balancer immédiatement parce que je veux gagner du temps par rapport à d’autres2. »

La seconde illustration s’inscrit dans le contexte de l’affaire Bygmalion qui met en cause la sincérité des comptes de campagne du candidat Sarkozy lors de l’élection présidentielle de 2012. Le 27 mai 2014, au cours de l’émission « Le téléphone sonne » sur France Inter, la journaliste politique Carine Bécard rend compte du caractère « hallucinant » des meetings du président sortant, laissant entendre que le dépassement des dépenses légalement 1.– La variabilité des cadrages journalistiques des «  scandales  » mettant en cause des responsables politiques, des chefs d’entreprise ou toute autre célébrité apparaît clairement au sujet de D. Strauss-Kahn et de ses pratiques sexuelles, avant et après l’affaire dite du Sofitel (Matonti, 2012). Selon les médias et leurs éditorialistes, sa « relation » avec N. Diallo a pu être qualifiée explicitement de « viol » ou réduite à un simple « troussage de domestique » pour reprendre l’élégante formule de J.-F. Kahn (sur France Culture, le 16 mai 2011). 2.– Voir http://www.strastv.com/catalogue/Actu-info-Strasbourg-Actualitereportage/pflimlin-taille-mediapart-france-television-bettencourtwoerth.html (consulté le 22 février 2016).

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autorisées paraissait évident3. Cependant, bien qu’ayant offert une couverture dense de la campagne de N. Sarkozy, aucune rédaction des grands médias généralistes ne s’était penchée, en amont ou en aval du scrutin, sur l’hypothèse d’une transgression des lois relatives au financement politique. Il faut attendre la décision de la Commission nationale des comptes de campagne du 19 décembre 2012 pour prendre connaissance d’un dépassement de 2,1  % du plafond de dépenses. Surtout, ce n’est qu’au cours du premier semestre 2014 qu’est rendue visible l’ampleur des irrégularités comptables, à travers la publication de documents révélant la dissimulation des frais réellement engagés par l’équipe de campagne de Nicolas Sarkozy auprès de l’agence Bygmalion (dans Le Point le 27 février 2014 puis dans Libération les 14 et 24 mai 2014). Ces deux cas ont en commun de mettre au jour le caractère ambivalent et contrasté des activités journalistiques face à de telles affaires. D’un côté, des rédactions ont effectivement contribué à publiciser des infractions qui feront ensuite l’objet d’investigations judiciaires, engageant un débat public à leur sujet et amenant une diversité d’acteurs à condamner ou défendre leurs auteurs. De l’autre, ces divulgations n’allaient pas de soi : tandis que la première a suscité de vigoureuses critiques à l’encontre de Médiapart en tant que «  lanceur d’alerte  » médiatique, la seconde n’a été rendue possible que par l’intermédiaire de « fuites » recueillies près de deux ans après la survenue des faits contestés, dans un contexte de luttes pour la conquête de la direction de l’UMP. Promouvoir et/ ou relayer des informations relatives aux conduites délictueuses des acteurs dominants place ainsi les médias face des contraintes pratiques et normatives d’autant plus fortes qu’ils prétendent s’adresser à des audiences vastes et différenciées (dans le cas des télévisions généralistes ou de la presse quotidienne régionale notamment). D’abord, risquant d’être ultérieurement démentis, ils mettent en jeu une crédibilité qui repose avant tout sur la véracité des faits mis à disposition du public. Ils font face ensuite au danger d’être perçus comme « partisans » s’ils rendent compte d’informations potentiellement utilisables dans les affrontements politiques et qui ne seraient pas adossées à des preuves incontestables ou imputées à des sources institutionnelles (magistrats, hiérarchie policière, etc.). Enfin, et surtout, la promotion journalistique de telles affaires implique au préalable que les rédacteurs en aient pris connaissance, ce qui suppose soit qu’une instruction judiciaire soit déjà engagée, soit de disposer d’informateurs prêts à assumer le risque d’être 3.– Voir http://www.franceinter.fr/emission-le-telephone-sonne-la-crise-delump?page=0&comments=votes (consulté le 22 février 2016).

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perçus comme des délateurs. Ces différents éléments se conjuguent pour encourager (et non déterminer) une relative prudence dans le traitement journalistique des « scandales » impliquant des représentants des élites politiques, administratives ou entrepreneuriales. La prudence peut ainsi consister à ne pas relayer de telles informations, à leur accorder une place mineure4, à inverser l’accusation5 ou à relativiser la gravité des faits mis en cause6. Si le souci de ne pas « hurler avec les loups » peut paraître salutaire, cette prudence semble pourtant moins fréquemment de mise lorsqu’il s’agit de rendre compte de délits ou de crimes impliquant des citoyens ordinaires  : postures accusatrices et qualifications explicitement dépréciatrices sont alors plus couramment mobilisées7. Il s’agit donc de questionner cette asymétrie tendancielle dans les pratiques médiatiques de divulgation et de cadrage des faits délictueux, selon le statut des individus ou des groupes mis en cause. Comment comprendre cette tentation à être symboliquement « forts avec les faibles » et « faibles avec les forts », pour reprendre une formule souvent utilisée par les journalistes eux-mêmes8 ? Répondre à ces questions suppose, d’une part, de minimiser la diversité des pratiques au sein du champ journalistique pour en offrir une approche stylisée autour de quelques grandes 4.–  Ainsi, lors des affaires dites Woerth-Bettencourt, Cahuzac, Tapie ou Karachi, les rédactions des principaux médias audiovisuels n’ont consacré qu’une place modique à la restitution des informations promues par Médiapart, du moins tant qu’elles n’ont pas fait l’objet d’une prise en charge judiciaire, autrement dit tant qu’une institution officielle n’est pas venue certifier non pas la véracité des délits ou des crimes reprochés à ces personnalités (seule l’issue des procès permettant de s’affranchir de la présomption d’innocence), mais qu’il s’agit de controverses méritant d’être portées à la connaissance du public. 5.– On peut penser ici aux réactions d’éditorialistes tels J.-M. Apathie sur RTL qui ont critiqué l’insuffisante déontologie de Médiapart à l’occasion de l’affaire Cahuzac. 6.– Il se joue des phénomènes similaires dans le traitement des personnalités sportives les plus populaires. Ainsi, fin 2015, de nombreux journalistes sportifs français tendent à prendre la défense de M. Platini, accusé par le procureur général de Suisse d’avoir bénéficié d’un « paiement déloyal » de la part du président de la FIFA. 7.– Au-delà même des faits divers classiques, l’arrestation des militants du « groupe de Tarnac » (2008), accusés de « terrorisme » suite au sabotage de lignes de chemin de fer, ou encore la découverte des pertes massives engagées par le trader J. Kerviel (en 2008 également) se sont, dans un premier temps, accompagnés de reportages télévisés qui relayaient, sans distance, les « éléments de langage » ici de la ministre de l’Intérieur, là des porte-parole de la Société générale. 8.– La position de « faible » ou de « fort » n’est évidemment pas définie une fois pour toutes. L’affaire Cahuzac est ainsi révélatrice d’un changement de registres vis-à-vis de l’accusé, une fois que ce dernier a publiquement assumé sa fraude fiscale. Cet aveu tend à nettement amoindrir le coût d’une posture indignée vis-à-vis de l’ancien ministre.

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«  familles  » de médias, et, d’autre part, d’élargir la perspective pour comprendre plus généralement la tendance des rédactions dominantes dans un espace géographique donné (télévisions nationales et PQR notamment) à restituer prioritairement ce que les principales institutions, les grandes entreprises et leurs porteparole respectifs leur donnent à voir et à entendre. Il s’agit alors d’approfondir des intuitions issues de la sociologie du journalisme anglo-américaine qui tend à concevoir l’activité médiatique avant tout comme un réceptacle des tensions qui structurent les milieux sociaux dans lesquels la visibilité médiatique constitue une ressource déterminante (Hallin, 1989 ; Ericson, Baranek et Chan, 1989 ; Schlesinger, 1992 ; Thompson, 2000). Nous essaierons ici de montrer que la médiatisation d’informations dommageables pour les titulaires des positions de pouvoir, politiques ou économiques, ne peut se comprendre qu’en analysant les conditions qui rendent possible la divulgation de « fuites » à l’intérieur même des espaces de pouvoir. Pour cela, le raisonnement suivra quatre étapes. Après avoir rapidement présenté les théories qui postulent un univers médiatique structurellement protecteur vis-à-vis des élites et entrevu leurs limites, nous essaierons d’identifier les facteurs qui brident l’accès des journalistes à des informations susceptibles de mettre en accusation des personnalités ou des groupes dominants. Ce détour permettra de montrer à quel point la capacité à maintenir une relative discipline de parole dans un milieu social donné constitue une ressource communicationnelle déterminante, tant elle prive les journalistes de points d’appui susceptibles d’offrir un compterendu, sinon critique, du moins distancié de l’actualité des acteurs dominants. Il conviendra enfin de se demander si ces ressorts de l’impunité médiatique ne seraient pas aujourd’hui battus en brèche par différentes évolutions, sociotechniques, économiques ou culturelles, qui amoindrissent les capacités de contrôle des étatsmajors politiques ou économiques sur les flux informationnels et accentuent la valeur journalistique de faits relatifs aux écarts accomplis au sein des milieux dirigeants.

Les théories critiques et leurs (relatives) limites Les théories critiques offrent un premier faisceau d’explication à la tentation journalistique de ménager les élites, notamment économiques. En analysant l’activité des entreprises médiatiques au prisme des processus de domination symbolique, ces théories accordent aux médias d’information une fonction de légitimation, de naturalisation ou de dépolitisation de l’ordre social (Hall et al., 1978  ; Gitlin, 1980  ; Bourdieu, 1996  ; Chalaby, 1998). Partie

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prenante de l’establishment, les principaux médias joueraient donc structurellement un rôle d’auxiliaire des groupes dominants dont ils relayeraient prioritairement la communication. Ces approches critiques se préoccupent avant tout des soubassements idéologiques des discours journalistiques, à travers leurs cadrages privilégiés des problèmes publics. Pour autant, elles peuvent également servir de cadre d’analyse au traitement des institutions dirigeantes elles-mêmes et de l’actualité de leurs leaders. Derrière ce cadre commun, ici sommairement restitué, se nichent différentes pistes explicatives. D’abord, ces théories peuvent mettre l’accent sur la détention du capital d’entreprises médiatiques dont les contenus serviraient les intérêts de leurs propriétaires ou de la classe sociale auxquels ils appartiennent. Cette grille d’analyse recouvre non seulement les médias détenus par des investisseurs privés (Le Figaro détenu par Serge Dassault ne constituant évidemment pas l’espace central de promotion des affaires d’achat de voix supposé à CorbeilEssonnes) mais également les médias placés plus ou moins directement sous la tutelle du pouvoir politique. D’autres travaux se focalisent davantage sur la « tendance intégratrice » (Lipset, 1976) des élites journalistiques, en mettant l’accent sur leurs dispositions et leurs affinités sociales avec les dirigeants dont ils restituent les discours et les activités (Rieffel, 1984). Dans le cas des journalismes politique ou économique, différents chercheurs ont pu mettre en exergue le partage d’intérêts et d’illusio entre les rubricards et leurs interlocuteurs, au point d’encourager les premiers à minimiser les écarts accomplis par les seconds (Duval, 2004 ; Kaciaf, 2013). Enfin, certains chercheurs se préoccupent plus généralement de la structure des pouvoirs nationaux ou locaux qui, formant l’environnement des entreprises médiatiques, disposent de ressources incitatives ou coercitives (budgets publicitaires, abonnements, mises à disposition d’interviews ou d’informations exclusives, etc.) susceptibles de domestiquer les rédactions ou, du moins, de minimiser leur propension à l’enquête ou à la critique (Ballarini, 2008 ; Frisque, 2010). Malgré leur acuité respective, ces théorisations de l’activité journalistique souffrent de trois insuffisances potentielles. Premièrement, elles sont susceptibles d’opérer un réductionnisme explicatif lorsqu’elles déduisent les prises de position journalistique des seuls intérêts ou dispositions de leurs auteurs. Une telle perspective tend à oublier, d’une part, que les discours médiatiques ne sont pas seulement le produit de préférences ou d’autocensures individuelles  : leurs producteurs sont en effet insérés dans des configurations relationnelles complexes avec de multiples

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partenaires d’action (pairs et concurrents, sources, hiérarchies ou subordonnés, « grand public » et ses porte-parole critiques) qui balisent des possibles discursifs différenciés selon les médias. Elle omet, d’autre part, de prendre en compte les éventuelles tensions au sein des rédactions qui opposent des journalistes, certes inégalement capables de peser sur la définition du contenu rédactionnel, mais porteurs de rationalités et de conceptions du métier variées. Deuxièmement, en minimisant l’hétérogénéité du champ journalistique, ces modèles ne permettent pas toujours de comprendre les situations où des informations compromettantes pour certaines fractions des élites dirigeantes accèdent effectivement à la visibilité médiatique. Enfin, comme l’a défendu Schlesinger (1992), ces analyses s’avèrent généralement médiacentristes au sens où elles expliquent les productions médiatiques en se focalisant sur le seul travail journalistique au détriment d’un examen parallèle des stratégies concurrentielles qui façonnent la communication des acteurs sociaux. Aussi, pour comprendre les formes d’impunité médiatique et, à l’inverse, les circonstances qui rendent possible la divulgation de faits relatifs aux pratiques délictueuses des élites, il faut s’intéresser à ce qui se passe des côté des sources en matière de diffusion et de rétention d’informations.

Les ressorts organisationnels de la publicité médiatique L’actualité est toujours une coproduction entre les journalistes et leurs interlocuteurs. Sauf dans le cas où des événements sont accomplis publiquement, les journalistes n’accèdent pas à des faits mais à des discours, oraux ou écrits (Mouillaud, Tétu, 1989). À moins de faire l’objet d’une investigation policière ou judiciaire dont certaines conclusions seraient transmises aux médias, les acteurs peuvent parvenir à dissimuler leurs pratiques délictueuses, à en garantir une faible publicité ou à susciter des commentaires défensifs, tant qu’ils parviennent à se protéger de l’intrusion journalistique, en entourant leur activité de secret et en maintenant une relative discipline de parole dans leurs espaces d’action respectifs. Ainsi, comme le rappellent avec acuité les exemples des affaires Clearstream, Woerth-Bettancourt, Cahuzac ou Bygmalion, les journalistes ne peuvent donc rendre compte d’informations potentiellement compromettantes pour les titulaires des positions de pouvoir que s’ils en prennent connaissance, ce qui suppose que soit réunies différentes conditions  et en particulier l’accès à une source qui dispose des moyens de prouver l’infraction, qui a un intérêt à sa divulgation et qui est prête à prendre le risque d’être identifiée et sanctionnée. De telles conditions sont ainsi loin d’être évidentes à réunir. Elles offrent un avantage stratégique indéniable

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aux acteurs dominants et, plus généralement, invitent à considérer que la survenue d’une «  fuite  » potentiellement déstabilisatrice pour un dirigeant dépend de la structuration des univers sociaux dans lesquels ils sont plongés, et notamment de trois dimensions. Tout d’abord, la probabilité de faire « fuiter » une information dommageable pour une organisation ou l’un de ses leaders est en partie déterminée par le coût escompté d’une déloyauté anonymement exprimée ou d’une défection publiquement assumée. Cette première condition renvoie à la structure du leadership et à l’intensité de la solidarité interne, autrement dit à la cohésion des états-majors, à l’acceptation ou non du pluralisme et, surtout, à la capacité des dirigeants à coordonner les prises de parole et sanctionner les dissidences9. Tandis que de rares organisations autorisent l’expression publique des subordonnés, la plupart contraint ses membres à se taire, à reproduire les «  éléments de langage  » distribués à leur intention ou à recourir à l’anonymat pour minimiser les risques de sanctions10, parmi lesquelles figure le danger d’être durablement perçu comme un « traître » par ses anciens collègues ou partenaires d’action11. La survenue d’une « fuite » n’est ensuite possible que si un ou plusieurs acteurs ont intérêt à ce que des déviances accomplies au sein de leur organisation ou parmi leurs partenaires d’action soient médiatisées. Or la propension à solliciter les médias (et, à travers eux, « l’opinion publique » ou les pouvoirs publics) ne va pas de soi. En effet, selon les configurations organisationnelles, les publics extérieurs pèsent plus ou moins dans le recrutement des dirigeants ou dans la régulation des controverses internes. En tant qu’intermédiaires potentiels entre une organisation et son environnement, les médias d’information peuvent plus ou moins contribuer à modifier l’équilibre des rapports de forces en termes de conquête du pouvoir, de définition des règles du jeu, de prévalence d’orientations idéologiques ou stratégiques. Les gains et les coûts que peut apporter en interne la médiatisation varient donc selon le degré d’hétéronomie d’un univers social vis-à-vis 9.– Pour de nombreux exemples des sanctions (judiciaires, matérielles ou symboliques) associées à des prises de parole médiatiques accusatoires à l’égard d’élus ou de chefs d’entreprise, voir Davet, Lhomme, 2011 ; Arfi, Moreira, 2015. 10.– Les sanctions associées à la publicisation d’informations définies comme confidentielles peuvent d’ailleurs être particulièrement sévères, au point de dissuader toute réitération d’une telle audace. Il suffit de penser ici à la peine de trente-cinq années de prison infligée à l’analyste du Pentagone B. Manning après la publication, par son entremise, de près de 250 000 câbles diplomatiques états-uniens sur le site Wikileaks. 11.– S. Schehr (2008) met ainsi en évidence une constante dans la perception des « lanceurs d’alerte » par leurs hiérarchies et leurs collègues : les considérer comme des « traîtres ».

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des secteurs adjacents et, plus généralement, selon la sensibilité aux pressions (réelles ou supposées) de l’« opinion publique ». On peut alors soulever l’hypothèse d’une plus forte propension des acteurs politiques à solliciter des médias pour « éliminer » un rival par le biais d’une publicité négative, au regard de ce qui se joue dans d’autres univers sociaux. En effet, le champ politique dans les régimes représentatifs se distingue d’autres espaces organisés (pensons à une bureaucratie, une entreprise privée ou une organisation de type mafieuse) par la centralité de la procédure élective dans le recrutement des dirigeants. Plus qu’ailleurs (mais sans qu’il s’agisse évidemment du seul mécanisme à l’œuvre), les luttes pour accéder au pouvoir, définir les stratégies d’alliance ou fixer les orientations programmatiques sont directement ou indirectement arbitrées par des publics extérieurs (militants lors des suffrages internes, citoyens lors des élections, « opinion publique » que saisissent les professionnels du sondage, groupes d’intérêt, etc.) que les médias d’information permettent d’atteindre. Ainsi les partis sont-ils constitués d’agents tout autant intéressés au succès collectif de l’entreprise qu’à leur réussite individuelle, sur le plan local ou national. Transgresser la discipline partisane en communiquant une information négative peut alors servir, dans certaines circonstances, à discréditer de potentiels rivaux et/ou se construire une image valorisante fondée sur la probité. De ce point de vue, c’est bien le degré de démocratie interne ainsi que l’intensité des rivalités intra partisanes qui conditionnent la probabilité qu’une affaire émerge dans les médias. Enfin, pour prétendre communiquer une infraction à un journaliste, encore faut-il la connaître et pouvoir la documenter par l’intermédiaire de preuves acceptables au regard de la législation sur la presse. L’inégale capacité des membres d’une organisation à intéresser les journalistes et les inciter à rendre compte d’une déviance commise en son sein dépend donc des mécanismes de circulation des informations les plus saillantes médiatiquement parlant. La plupart des organisations s’avèrent fortement cloisonnés, si bien qu’un petit nombre d’initiés, au premier rang desquels se trouvent les porte-parole officiels, peut monopoliser les déclarations aux médias et, plus généralement, les relations avec les journalistes. Dans ce cas de figure, les acteurs occupant des fonctions subalternes n’ont à leur disposition que des informations secondaires au regard des attentes journalistiques ou bien des « rumeurs » que l’absence d’officialisation par des sources institutionnelles permet difficilement de médiatiser.

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L’objectivité journalistique au service des puissants ? Ces différents facteurs pèsent sur la probabilité qu’émergent des informations négatives vis-à-vis d’une entreprise, d’une institution politique ou l’un de ses responsables. Mais ils ne déterminent évidemment pas les pratiques de communication des acteurs, pas plus qu’ils n’imposent mécaniquement aux journalistes leurs modalités de recueil, de cadrage et de formatage des nouvelles. Néanmoins, une configuration organisationnelle dans laquelle peu d’acteurs ont la capacité ou l’intérêt d’opérer un travail de dénonciation par l’intermédiaire des médias affecte la possibilité de rendre visibles des faits, des scènes, des points de vue que les états-majors ne souhaitent pas voir divulgués. Cette perspective est notamment défendue par Daniel Hallin (1989 : 10) pour analyser l’évolution de la manière dont les médias états-uniens ont rendu compte de la guerre du Vietnam : « Le journalisme dispose de différents ensembles de standards et de procédures, chacun applicable dans un type particulier de situation politique. (…) Dans les situations où le consensus politique semble prévaloir, les journalistes tendent à agir comme des membres “responsables” de l’establishment politique, endossant les perspectives politiques dominantes et transmettant plus ou moins rigoureusement le point de vue des autorités supposées représenter la nation dans son ensemble.  En situation de conflit politique, ils deviennent plus détachés voire oppositionnels, bien qu’ils restent habituellement à l’intérieur des frontières du débat qui se déroule parmi les élites politiques et continuent de garantir un écho privilégié aux officiels les plus hauts placés dans les sphères de l’exécutif (…). Les nouvelles “reflètent” ces divisions, pour utiliser l’analogie du miroir. »

Dans un tel contexte d’unité ou de solidarité que l’on peut élargir à d’autres type d’organisations (entreprises, administrations, clubs sportifs, syndicats, etc.), les journalistes disposent ainsi de moindres points d’appui pour se distancier de la communication officielle, offrir un récit alternatif à celui promu par leurs porte-parole ou rendre compte d’informations potentiellement déstabilisatrices pour les acteurs dominants. De fait, la capacité à inhiber l’expression publique des subordonnés et autres partenaires d’action est une ressource journalistiquement déterminante pour les états-majors, et ce à deux égards. D’une part, face à des tels contextes organisationnels, les journalistes soumis à des formats de production contraignants, en raison des rythmes de publication ou de l’hétérogénéité de leurs publics, ne peuvent rendre compte de l’actualité « chaude » qu’en fonction des flux communicationnels validés par les états-majors.

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Bien sûr, selon leurs représentations des rôles journalistiques légitimes et leurs interdépendances avec les responsables de ces univers organisationnels, les rédactions disposent de marges de manœuvre pour ne pas relayer passivement cette communication officielle. Elles peuvent en effet choisir de n’accorder qu’un espace modique à de tels «  événements de routine  » (communiqués, conférences de presse, etc.) ; d’« indexicaliser » scrupuleusement l’origine des propos rapportés pour que le récit journalistique se focalise moins sur les faits que la source cherche à promouvoir que sur l’intention communicationnelle sous-jacente (Lagneau, 2010 : 166) ; ou encore, de mobiliser des « rhétoriques d’expertise critique » (Padioleau, 1976) qui s’actualisent aujourd’hui dans les rubriques de fact checking. Mais tant qu’aucune voix « crédible » ne se fait publiquement entendre pour contester le point de vue ou la véracité des faits énoncés par une source officielle, les rédacteurs ne sont aucunement tenus d’offrir un compte-rendu distancié ou équilibré. Toute dénonciation qu’ils seraient, dans ce cas, tenus d’assumer, pourrait en effet les exposer aux accusations (plus ou moins coûteuses selon leur média d’appartenance) de partialité. D’autre part, et à moins d’appartenir à des rédactions spécialisées dans la dénonciation de scandales (Le Canard enchaîné ou Médiapart), les journalistes courent le risque d’être accusés de malhonnêteté, d’irresponsabilité ou d’incompétence s’ils rendent compte d’informations recueillies auprès d’acteurs qui ne peuvent les énoncer publiquement par crainte d’être sanctionnés pour leur déloyauté. L’incapacité à référencer explicitement l’origine d’une dénonciation, à recouper ses sources ou à administrer des preuves recevables juridiquement rend ainsi particulièrement délicate toute restitution d’informations que les titulaires de position de pouvoir ne souhaitent pas divulguer (et voir divulguées) (Arpin, 2010). De ce point de vue, les « formats d’objectivité journalistique  » qui caractérisent notamment la production des agences, des télévisions généralistes ou des journaux locaux (respectivement Lagneau, 2010 : 664 ; Mercier, 1996  : 199  ; Ballarini, 2008) tendent à favoriser les acteurs officiellement habilités à parler au nom d’un collectif donné. L’asymétrie dans la capacité à façonner l’actualité est ainsi particulièrement prononcée. D’un côté, l’impératif de polyphonie oblige les rédacteurs à recueillir les réactions d’une personnalité ou d’une institution mise en cause. Inversement, en l’absence de réactions critiques publiquement assumées, les journalistes pourront légitimement s’abstenir de l’exigence d’équilibre des points de vue ou de recoupement des sources pour accompagner la restitution d’une déclaration officielle (Molotch, Lester, 1996).

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Vers un journalisme plus audacieux ? Cependant, les recherches qui analysent le travail et l’écriture journalistique dans une perspective historique tendent à montrer que les rédactions des médias d’information générale s’avèrent, plus qu’autrefois, «  méfiantes à l’égard des autorités officielles  » (Champagne, Marchetti, 1994  : 57) et davantage encouragées à manifester leur distance critique vis-à-vis de leur communication institutionnelle (Lévêque, 2000  : 212  ; Charron, 2002  : 97  ; Tsurumaki, 2010  : 72). Ce constat suppose évidemment d’être nuancé en distinguant ici pouvoir politique (dont les capacités d’emprise sur l’univers médiatique se sont sans doutes amoindries, du moins à l’échelle nationale) et pouvoirs économiques. Il faut aussi le décliner selon les différentes sous-familles de médias ainsi que les spécialités journalistiques qui les composent. Pour autant, trois processus – équivoques – semblent avoir convergé pour amener les journalistes à davantage se préoccuper des « coulisses » des milieux dirigeants et de leurs éventuels écarts. Tout d’abord, le marché des médias se caractérise dorénavant par « une surabondance de l’offre » (Brin et al., 2004). Face à cette « hyperconcurrence », l’attention du public devient une denrée rare et convoitée, qui contraint les rédactions à valoriser, plus qu’autrefois, la divulgation des « scènes cachées », la mise en cause des « puissants » ainsi que l’ensemble des informations susceptibles de faire polémique. Mais si l’exacerbation des exigences marchandes tend à accroître les tensions entre « réalisme commercial » (par exemple, ne pas être dépassé par la concurrence) et «  réalisme politique » (par exemple, ne pas se mettre à dos un responsable politique ou un dirigeant d’entreprise d’envergure) (Lemieux, 2000), elle conduit aussi à de sensibles réductions d’effectifs dans de nombreuses rédactions et affecte de la sorte leurs capacités d’investigation. Ces transformations socioéconomiques se conjuguent, ensuite, à des bouleversements socioculturels qui s’incarnent dans le renouvellement du personnel journalistique et l’arrivée de générations de rédacteurs tendanciellement plus diplômées, moins attachées au respect des formes et des hiérarchies, davantage disposées à entretenir un rapport critique aux institutions (Marchetti, 2010), au risque cependant de relayer des informations officieuses qu’une exigence de rigueur aurait autrefois conduit à manier avec prudence. Il n’en demeure pas moins que ce rapport critique ne peut se matérialiser dans la production journalistique que si les rédacteurs disposent de ressources, personnelles ou collectives, susceptibles de les protéger des pressions des états-majors organisationnels. De ce point de vue, l’occupation (croissante) de postes

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précaires (piges ou CDD) peut, à l’inverse, conduire à affaiblir les prétentions à «  froisser  » des élites dirigeantes qui, par le biais d’achats d’espace publicitaire par exemple, peuvent disposer d’une oreille attentive du côté des directions des entreprises médiatiques. Enfin, de nombreux épisodes (diffusion des photos de tortures dans la prison d’Abu Ghraïb en Irak, enregistrements des échanges entre Liliane Bettencourt et son conseiller financier, publication d’une conversation téléphonique au cours de laquelle J. Cahuzac fait référence à un compte bancaire en Suisse, mise à disposition de milliers de câbles diplomatiques états-uniens par le site Wikileaks, etc.) tendent à confirmer que les récentes mutations sociotechniques (miniaturisation des dispositifs d’enregistrement, développement des outils numériques et notamment des réseaux sociaux qui permettent potentiellement à chacun de s’ériger en informateur, de faire circuler des documents et d’accéder directement à une audience plus ou moins étendue) tendraient à affaiblir, en partie, les capacités de contrôle des états-majors face aux éventuelles « fuites » issues de leurs propres rangs. Les journalistes disposent ainsi d’une multiplication potentielle des voies d’accès aux univers organisationnels, qu’il s’agisse d’informations relatives à leur fonctionnement ou de points de vue que leurs activités génèrent. Reposant sur l’asymétrie dans la distribution des ressources de pouvoir, l’impunité à l’égard des élites dirigeantes ne peut être durablement effective dans une société démocratique qu’à condition d’être tue et/ou légitimée. Ces deux situations placent les médias et leurs journalistes face à ces responsabilités proprement politiques qui justifient le statut dérogatoire que la plupart des régimes représentatifs leur ont historiquement accordé (fiscalité favorable, aides publiques, protection des sources, reconnaissance légale des spécificités de leurs interventions dans l’espace public). En tant qu’opérateurs de certification, de sélection et d’explicitation des faits méritant d’accéder à la visibilité publique, les professionnels du journalisme se sont vus reconnaître des missions d’intérêt général : organiser le débat public, éclairer les citoyens, surveiller les gouvernants. De ce point de vue, la manière dont ils traitent l’actualité des élites, et notamment celles qui disposent du pouvoir de définir les normes communes ou de régir l’allocation des ressources, est déterminante au regard des deux conditions susceptibles d’entretenir ou d’amoindrir les mécanismes d’impunité  : rendre compte ou non des écarts des dirigeants vis-à-vis des règles collectives, critiquer ou justifier ces mêmes écarts. Ces conditions renvoient ainsi aux enjeux fondamentaux soulevés par les activités journalistiques en démocratie : d’un côté le problème de la qualité des représentations du monde que les médias livrent à leurs

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audiences (que ces qualités soient appréhendées au regard d’une exigence de restitution dense et équilibrée des points de vue selon l’approche libérale ou d’une attente de contestation des rapports de domination selon les théories critiques), de l’autre l’impératif kantien de publicité comme fondement de la responsabilité et de la probité des gouvernants. Or ces deux enjeux placent le concept d’accès au centre de l’examen des activités médiatiques. Comme le rappelait Sigal (1973), la question de l’accès  doit en effet être analysée dans les deux  sens  : non seulement interroger l’inégal accès des agents sociaux et de leurs messages dans les médias, mais également identifier les capacités d’accès des médias au cœur des institutions et des entreprises et notamment des plus puissantes d’entre elles. Cette double perspective amène alors à saisir la dualité du pouvoir des acteurs dominants sur la production de l’information (Bachrach et Baratz : 1962) : celui-ci se matérialise non seulement dans la capacité à « faire dire » aux journalistes ce qu’ils souhaitent mais aussi dans la capacité à inhiber la publicisation d’informations ou de déclarations potentiellement dommageables à leurs yeux. Or si les modalités de contrôle des messages médiatiques se justifient toujours par le souci de protéger la réputation des institutions et perpétuer la confiance du « grand public », il semble que la multiplication des scandales médiatiques produit des effets paradoxaux quant à l’image publique des organisations dominantes et de leurs leaders respectifs. Tandis que ces révélations peuvent être lues comme un gage d’autonomie journalistique accrue et de vitalité démocratique, elles sont susceptibles de renforcer le sentiment que les élites se caractériseraient collectivement par leur irrespect des normes communes et le partage d’une culture de l’impunité. Paradoxe donc dès lors que ce rejet des « gens d’en haut » qu’alimentent les enquêtes journalistiques emporte avec lui les médias et leurs professionnels.

Prudence et audace journalistique

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Une figure de l’impuni : l’acteur discriminateur au miroir de la théorie économique de la discrimination statistique Catherine Quinet

Selon une interprétation courante dans la littérature économique (par exemple Ghirardello, 2003 : 52) et reprise par des politistes et des juristes (Mignot, 2013, Sabbagh, 2009, De Schutter, 2001 : 29-31), l’apport des économistes à la compréhension des processus discriminatoires résiderait dans la mise au jour, sur le marché du travail, de discriminations raciales1 rationnelles. L’économie néoclassique de la discrimination comprend deux théories  : la théorie de la discrimination par « goût » et la théorie de la discrimination statistique. Cette dernière mettrait en évidence l’existence de discriminations qui résulteraient de pratiques dotées d’une rationalité économique sans que les acteurs y recourant ne soient animés par des intentions racistes. La discrimination statistique serait le produit d’un calcul à partir de perceptions explicites, conscientes, réfléchies des groupes minorés2. L’article prendra pour focale les discriminations raciales. Si la rationalité de la discrimination statistique a déjà été débattue (Ruëgger, 2007, Parodi, 2010), l’idée que la théorie de la discrimination statistique serait une théorie des discriminations raciales sans racisme demeure communément admise. La discrimination 1.– Par la suite, nous retenons l’expression « discriminations raciales ». Car si la « race » est sans fondement biologique, il n’en demeure pas moins que la catégorisation raciale a des effets réels dans le monde social. Sur l’usage du mot « race » en sciences sociales, voir Bessone, 2013. 2.– L’auteure remercie vivement Bruno Villalba pour ses critiques pertinentes et constructives faites sur une version antérieure de ce texte. Elle revendique naturellement les insuffisances pouvant subsister. 139

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statistique est-elle une discrimination raciale sans racisme ? L’article débutera par une présentation3 de l’économie néoclassique de la discrimination. À suivre la théorie de la discrimination statistique, il apparaîtra que l’acteur qui recourt à des pratiques discriminantes, est assuré de jouir de l’impunité. Puis, nous montrerons que si l’on abandonne à la fois une approche naïve du racisme et une représentation sommaire des processus cognitifs qui les dépeint comme conscients, explicites, réfléchis, alors la place du néo-racisme dans la formation des discriminations statistiques se pose. De surcroît, la persistance des discriminations ne peut plus être imputée aux comportements des victimes. Cependant, la discrimination statistique est, en droit, une discrimination directe4 non intentionnelle. Nous examinerons, pour finir, les conditions de la levée de l’impunité de la discrimination statistique et son enjeu.

Les discriminations économiques entre « goûts » et croyances La discrimination économique désigne la valorisation sur le marché du travail de caractéristiques personnelles du travailleur non reliées à sa productivité (Arrow, 1973 : 3). Lorsqu’une caractéristique non productive –  par exemple, la couleur (étant entendu qu’il s’agit d’une construction sociale, voir Schor, (2009) pour les États-Unis, (Laurent et Leclère, 2013) pour la France) – a une valeur – positive ou négative – sur le marché du travail, il y a discrimination économique. La discrimination économique est donc une différence de traitement entre des travailleurs semblables du point de vue de leur productivité. Concrètement, elle peut prendre la forme d’un refus d’embaucher des travailleurs d’un groupe minoré alors même qu’ils sont dotés des compétences requises. Mais la firme peut également les employer en leur versant une rémunération plus basse ou les recruter sur des emplois pour lesquels ils seront surqualifiés, ou encore ne pas les promouvoir aux postes les mieux rémunérés ou bien leur refuser l’accès à des formations. Selon la théorie économique de la discrimination par « goût », énoncée par Becker (1957) pour rendre compte de la situation sur le marché du travail des Noirs américains (ou des femmes) dans les années 1950, les discriminations résultent d’actions individuelles guidées par une intention discriminatoire ; elles ont pour origine le racisme (ou le sexisme). Faire travailler un Noir (ou une femme) 3.– Voir Altonji and Blank, 1999, Fang and Moro, 2011, pour un survey. 4.– La discrimination directe se produit quand une personne est traitée moins favorablement qu’une autre pour un motif prohibé. La discrimination indirecte désigne, en droit, une pratique, une disposition apparemment neutre, susceptible d’entrainer un désavantage particulier pour des personnes répondant à un critère prohibé.

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représente ce que Becker nomme « un coût psychologique » pour l’employeur raciste (ou sexiste). Partant, le coût perçu du travail d’un Noir (ou d’une femme) est supérieur au coût salarial, pour cet employeur. L’agent économique raciste exprime ainsi des préférences pour le contact avec des personnes du même groupe ethno-racial que lui et a un déplaisir à être en relation avec des personnes d’autres groupes. En effet, la théorie de la discrimination par «  goût  » repose sur une conception réductrice du comportement raciste qui est uniquement appréhendé en termes d’aversion de l’acteur raciste à l’égard d’un groupe. Les préférences discriminatoires sont volontaires, explicites. Ce sont celles de l’employeur, mais ce dernier peut être aussi un relai du racisme des employés ou des clients. Cependant, les employeurs dotés de préférences discriminatoires ne sont pas rationnels au regard des canons de la rationalité économique. L’entrepreneur raciste condamne son entreprise. Il est prêt à payer plus cher certaines catégories de travailleurs et il refuse l’embauche de candidats pourtant meilleurs que ceux qu’il choisit d’engager. Or, à suivre Becker, les seules forces de la concurrence suffiraient à éliminer à long terme les pratiques discriminatoires  ! Bref, la théorie de la discrimination par « goût » est impuissante à rendre compte du maintien des discriminations économiques (Ghirardello, 2003 : 44-46). Cependant, Becker supposait que les firmes avaient une connaissance parfaite de la productivité des offreurs de travail. Phelps (1972) lèvera cette hypothèse irréaliste et développera une théorie alternative de la discrimination. La théorie de la discrimination statistique suppose que les entreprises recrutent sans disposer d’une information parfaite sur la productivité des offreurs de travail. En revanche, les firmes sont supposées avoir des croyances quant à la productivité moyenne de chaque groupe. Par la suite, les modèles théoriques de discrimination statistique viseront à rendre compte soit de la discrimination salariale, soit de la discrimination à l’embauche. Phelps postule l’existence de deux cas de figure à l’origine des croyances relatives à la productivité moyenne plus basse des candidats du groupe minoré. Dans le premier cas de figure, la firme a recruté dans le passé un employé dont la productivité fut en deçà de ses attentes. Ce faisant, elle va opérer une généralisation à l’ensemble du groupe dont est issu cet acteur trop peu productif. D’une expérience passée décevante, la firme infère une croyance en la productivité moyenne plus basse du groupe minoré. Le second cas de figure évoqué par Phelps suppose que la croyance en la productivité moyenne plus basse du groupe minoré se fonde

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sur une connaissance commune : à savoir, les Noirs américains sont défavorisés sur le marché du travail du fait de l’existence de stéréotypes sociaux négatifs5 et de préjugés à leur encontre. Ainsi, Phelps suggère que le recruteur prend en compte le fait que les Noirs américains – subissant des discriminations avant leur entrée sur le marché du travail, puis sur le marché du travail – ont moins d’occasions de développer leurs compétences. Ces faits, connus du recruteur, justifient son anticipation d’une productivité plus basse. Phelps observe que la discrimination, ainsi comprise, s’auto-entretient (Phelps, 1972 : 659). Cette discrimination statistique par préjugés, que nous pourrions qualifier de second ordre, implique que ce n’est pas l’acteur discriminateur qui est, lui-même, porteur de préjugés. Le recruteur se borne à prendre en compte les conséquences de préjugés racistes qui auraient pu porter atteintes à la capacité des candidats d’acquérir et de développer leurs compétences. Et c’est pourquoi Phelps modélise la décision de recrutement en y intégrant un signal de la productivité des candidats (en l’occurrence le résultat à un test d’embauche), lequel signal sera jugé par le recruteur moins fiable pour les candidats du groupe minoré. Autrement dit, un bon score à un test d’embauche sera perçu comme un indicateur plus sûr de la productivité future du candidat si celui-ci est de la couleur blanche plutôt que noire. Cette mise à distance du racisme dans les postulats de la théorie permet à Phelps de démarquer la discrimination statistique de la discrimination par « goût ». Reste que cette distinction – posée en théorie – se révèlera par la suite empiriquement peu satisfaisante. Car il sera extrêmement difficile de différencier, dans les faits, l’acteur qui mobilise consciemment des préjugés racistes, de l’acteur qui intègre, dans sa prise de décision, l’impact des préjugés racistes sur les trajectoires professionnelles des personnes catégorisées dans les groupes discriminés. En résumé, à suivre la théorie de la discrimination statistique, l’employeur pallie l’imperfection de son information en s’en remettant à des pré-jugements  : il assigne à un candidat à l’embauche, une croyance qui porte sur la productivité moyenne du groupe dans lequel celui-ci a été classé, en fonction d’un critère facilement observable par la firme. Partant, la cause du traitement inégal de deux candidats dotés de caractéristiques productives 5.– La psychologie sociale désigne par « stéréotype » un ensemble de croyances socialement partagées, à valence négative ou positive, relatives aux caractéristiques, aux comportements d’un groupe social. Le préjugé désigne un jugement ayant une dimension évaluative, portant sur un groupe social. À la différence du stéréotype, il comporte une dimension affective qui s’exprime en termes d’attirance ou de répulsion. Si les préjugés présupposent l’existence de stéréotypes, en revanche à tout stéréotype n’est pas forcément associé un préjugé. Bourhis et Leyens, 1994 : 129, 162.

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observables semblables (en termes de diplômes), est la base informationnelle retenue pour évaluer leur productivité respective, à savoir un trait personnel indépendant des compétences de la personne (en l’occurrence, la couleur). Ainsi, selon la théorie de la discrimination statistique, l’acteur discriminateur n’a nul besoin d’être raciste au sens où il aurait une aversion à recruter telle ou telle catégorie de travailleurs. Il lui suffit d’être rationnel et en environnement incertain pour être producteur de discriminations. Les discriminations statistiques sont le résultat de pratiques de recrutement dotées d’une rationalité économique,- au sens où elles économisent des coûts de collecte et de traitement de l’information. D’ores et déjà, remarquons qu’en droit pénal français, l’absence d’une intention de discriminer vaudra, à la discrimination statistique, son impunité.

La persistance des discriminations statistiques Dans la théorie économique standard, la productivité d’un travailleur est supposée dépendre de caractéristiques productives observables lors du recrutement (comme les diplômes) et de caractéristiques productives imparfaitement observables à l’étape de la présélection des candidatures pour un entretien (comme une bonne présentation, une aptitude à communiquer, un maniement correcte de la langue etc.). L’existence de composantes imparfaitement observables, dans la phase de présélection, conduit le recruteur à utiliser des caractéristiques non productives, observables à moindre frais (comme la couleur de peau, le patronyme etc.) pour classer, dans des groupes, les candidats. Ensuite, le recruteur attribue à un candidat, une croyance relative à la productivité moyenne du groupe dans lequel il a été catégorisé. La croyance en une productivité moyenne du groupe dominé plus basse procède d’une opération de généralisation d’une expérience passée ou bien de l’activation de préjugés. Toutefois, les discriminations, issues de croyances erronées car fondées sur des préjugés posent la question de la (les) cause(s) de leur maintien. En effet, sur un marché concurrentiel, les discriminations fondées sur des croyances erronées – conduisant à sous-évaluer systématiquement la productivité moyenne d’un groupe – ne sauraient persister à long terme (Plassard, 1987 : 100). L’employeur, qui a des croyances inexactes quant à la productivité des travailleurs d’un groupe, mènera une politique de recrutement et une politique salariale non optimale. Or, à l’évidence, le marché, à lui seul, ne suffit pas à corriger les croyances discriminatoires. Pour quelles raisons n’observe-t-on pas la révision des croyances sous la pression de la concurrence ?

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Trois explications du maintien des croyances discriminatoires peuvent être repérées dans la théorie économique de la discrimination statistique. Premièrement, les croyances erronées se maintiennent si les individus des groupes discriminés décident de se retirer du segment du marché sur lequel ils subissent des discriminations. Les employeurs n’auront pas l’occasion de réviser leurs croyances initiales. Par le biais d’une auto-sélection, la discrimination peut persister (Stiglitz, 1973 : 294). Sur le marché réel, l’auto-sélection ne sera pas forcément le fait de la personne elle-même, mais plutôt celui des intermédiaires de l’emploi qui auront tendance, tout en étant animés de bonnes intentions, à ne pas présenter un candidat au motif qu’ils anticipent un échec. Ce faisant, les intermédiaires de l’emploi sont coproducteurs de discriminations (Noël, 2008). Deuxièmement, le processus de révision des croyances, quant à la productivité moyenne d’un groupe, peut être très lent, car la réévaluation à la hausse de la productivité d’un individu par l’employeur a peu d’effet sur sa croyance relative à la productivité moyenne du groupe dans lequel l’employé est classé. Deux processus mis en avant par les psychosociologues peuvent venir à l’appui de cette assertion. D’une part, l’employeur aura tendance à démarquer le travailleur du groupe dans lequel ce dernier était catégorisé  : le travailleur sera perçu comme une exception par son employeur. D’autre part, l’employeur pourra attribuer les bons résultats obtenus par un travailleur du groupe discriminé, à des facteurs temporaires (la chance, les circonstances) et non pas structurels (les compétences, l’effort du salarié). Ce biais cognitif est d’autant plus prégnant, que des stéréotypes à valence négative et des préjugés sont associés à l’exogroupe (Yzerbyt et Schadron, 1996). Troisièmement, la discrimination statistique persiste car les croyances discriminatoires, fondées sur des préjugés, ont la force de prophéties auto-réalisatrices (Akerlof, 1976 : 607, Coate and Loury, 1993  : 1221, Loury 1998  : 123). Illustrons le caractère de prophéties auto-réalisatrices des croyances discriminatoires par l’exemple suivant. Soit une entreprise qui accueille des stagiaires noirs et des stagiaires blancs et qui s’attend, par préjugés, à ce que les stagiaires noirs fournissent un effort moindre que les stagiaires blancs. Tous les stagiaires peuvent a priori commettre des erreurs, et le nombre d’erreurs est d’autant plus bas que l’effort du stagiaire est grand. Cependant, du fait des préjugés, le nombre d’erreurs tolérées pour les Blancs sera supérieur au nombre d’erreurs tolérées pour les Noirs. Or, les stagiaires noirs savent qu’ils seront confrontés à un seuil de tolérance plus bas ; ils estiment qu’à la

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moindre erreur, ils auront un risque plus élevé d’être renvoyés, et ce, indépendamment de leur niveau personnel d’effort. Ils sont donc incités à fournir un effort moindre durant la période d’essai. Le comportement (économiquement) rationnel d’adaptation des stagiaires noirs aux croyances initiales de l’employeur viendra confirmer ses croyances discriminatoires (Loury, 1998  : 123-4). Au demeurant, les psychosociologues ont mis en évidence l’existence de processus cognitifs susceptibles d’induire un comportement qui serait conforme à la prédiction faite par Loury, dans son exemple, en mobilisant l’hypothèse de la rationalité économique des acteurs discriminés. Le phénomène de «  la menace du stéréotype  » (Désert, Croizet, Leyens, 2002) peut modeler le comportement d’une personne qui sait être catégorisée dans un groupe stigmatisé et qui est mise au défi de réaliser une tâche dans laquelle pourtant elle excelle personnellement. Sous la « menace », la personne aura tendance à accomplir une moins bonne performance que les personnes du groupe non stigmatisé ; elle confirmera éventuellement le stéréotype qui pesait sur elle. Pour finir, notons que la première et la troisième explication de la persistance des discriminations impliquent une absence de responsabilité de celui qui discrimine et confortent l’impunité, en droit pénal français, des discriminations statistiques. Mais, les croyances en la productivité moyenne plus basse d’un groupe sont-elles toujours des croyances erronées ? Il est possible qu’à un instant donné, un groupe soit composé de membres, en moyenne, moins productifs que ceux d’un autre groupe. Cependant, il importe de souligner combien les croyances discriminatoires – parce qu’elles ont la force de prophéties auto-réalisatrices – peuvent être une cause essentielle d’une productivité qui serait, en moyenne, plus basse. Car, les discriminations ont des effets sur les décisions d’investissement en capital humain prises par les travailleurs des groupes dominés (Lundberg and Startz, 1998). Il est économiquement rationnel pour des individus qui savent qu’ils seront confrontés à des discriminations salariales ou à l’embauche de sous-investir en capital humain, puisque le rendement de leurs dépenses de formation s’avèrera médiocre. Les discriminations passées affectent négativement les compétences acquises par les travailleurs des groupes minorés et engendrent des inégalités dans l’emploi. Arrivée en ce point, il convient de distinguer la discrimination individuelle, de la discrimination de groupe (Aigner, Cain, 1977). La discrimination salariale individuelle a lieu quand un travailleur est rémunéré selon la productivité moyenne du groupe dans lequel il est classé, tandis que sa

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productivité individuelle est plus élevée6. Autrement dit, quand bien même la croyance en la productivité moyenne plus basse d’un groupe ne serait pas fausse à un instant donné, il subsisterait des discriminations individuelles subies par les travailleurs ayant une productivité supérieure à la moyenne de leur groupe.

Discriminations statistiques et néo-racisme Une interprétation de la discrimination statistique est communément proposée en introduction de travaux empiriques. En voici une illustration : «  Le second mécanisme, repose sur l’idée que les employeurs n’évaluent qu’imparfaitement les caractéristiques productives d’un candidat à l’embauche. Pour les évaluer, ils se fondent alors non seulement sur les caractéristiques observables du candidat, mais également sur l’information contenue dans la distribution des caractéristiques productives au sein de son groupe démographique d’appartenance. En ce sens, cette forme de discrimination relève d’une pratique purement statistique de la part de l’employeur. » (Edo et Jacquemet, 2014 : 156, nous soulignons).

Tout se passe comme si le recruteur, qui n’est pas en mesure de connaître parfaitement avant l’embauche la productivité d’un candidat, détenait malgré tout une information capitale : à savoir, la distribution de la productivité, au sein de chaque groupe de travailleurs sur le marché du travail. Et en définitive, le choix des caractéristiques retenues comme « proxy » (par exemple, le patronyme, la couleur de la peau) de la productivité par l’acteur discriminateur pour construire « des groupes démographiques d’appartenance » serait sans lien avec ce qui pourrait s'apparenter à des stéréotypes ou des préjugés raciaux. En somme, à suivre l’interprétation courante de la discrimination statistique mobilisée dans les études empiriques qui visent à mesurer les discriminations économiques, les caractéristiques visibles non productives (comme le patronyme ou la couleur de la peau) choisies par l’acteur discriminateur pour construire une partition de la population de candidats sont, pour lui, dépourvues de signification en elles-mêmes. Ces critères ne vaudraient, aux yeux de l’acteur discriminateur, qu’en tant qu’ils sont corrélés statistiquement, croit-il, avec la productivité qu’il peut espérer. Notons d’ores et déjà que l’économiste ignore, ce faisant, les enseignements de la psychologie cognitive qui soulignent l’étroite dépendance des processus cognitifs de catégorisation d’autrui et 6.– Il y aura une discrimination salariale de groupe, lorsque le salaire moyen d’un groupe ne reflètera pas la productivité moyenne du groupe.

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de stéréotypisation. Il ignore aussi les enquêtes sociologiques7 qui révèlent que les catégories mobilisées par les recruteurs, sur le marché du travail français, pour saisir l’origine des personnes, sont construites sur la base de stéréotypes ou/et de préjugés qui prennent leur source dans l’histoire de l’immigration postcoloniale. C’est pourquoi l’hypothèse d’un recruteur qui postulerait l’existence d’une corrélation statistique entre caractéristiques observables non productives et productivité sans que l’estimation par lui de cette corrélation ne soit biaisée par des stéréotypes ou des préjugés raciaux, paraît empiriquement peu vraisemblable. Il se pourrait que la distinction opérée par la théorie économique standard entre discrimination statistique et discrimination par «  goût  » ne vaille qu’en retenant une définition étroite du «  racisme  » et en omettant que l’acteur est doté de ressources cognitives limitées. Tout d’abord, si les préférences discriminatoires de l’acteur de la théorie de la discrimination de Becker nous renvoient au sens ordinaire du racisme, à savoir d’une part le rejet, l’hostilité, l’aversion et d’autre part la mise à distance culturelle, l’infériorisation des «  autres  » (Taguieff, 1998  : 19), l’abandon de l’hypothèse d’un acteur doté de préférences discriminatoires ne clôt pas pour autant la question du rôle du racisme dans la production des discriminations économiques – à moins de jeter le bébé avec l’eau du bain… En effet, la question du rôle du racisme dans la discrimination statistique se pose dès qu’on se déprend tout à la fois d’une représentation naïve du racisme, et d’une conception réductrice des processus cognitifs de recueil et de traitement de l’information, qui voudrait qu’il s’agisse de processus entièrement explicites, conscients, contrôlés par l’acteur. Car il suffit de se tourner vers la science politique pour avoir un aperçu de la complexité conceptuelle que revêt la définition du racisme, dès qu’on s’affranchit du sens commun et aussi pour pressentir la difficulté qu’il y aurait à poser des critères d’identifications du racisme sous ses formes les moins flagrantes (Taguieff, 1998, Balibar, 2005) Or le néo-racisme différentialiste ne propage pas tant un discours sur l’inégalité des races, que l’idée de l’irréductibilité et de l’incompatibilité de certaines spécificités nationales, culturelles ou «  ethniques  ». À la hiérarchie biologique est substitué le thème de la diversité culturelle. Et cette forme de 7.– Ainsi, cette observation faite par des sociologues lors d’une enquête auprès de recruteurs : « Dans leurs propos, le critère de l’origine fait, par exemple, quasi systématiquement référence à la jeunesse des banlieues » (Cortéséro, 2013 : 439). Voir aussi Felouzis, 2008 : 129. Il n’en demeure pas moins que la construction des catégories, mobilisées sur le marché du travail français par les acteurs qui discriminent, est un point quasi aveugle des sciences sociales.

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racisme véhicule les préjugés et les stéréotypes à valence négative qui pèsent sur les groupes discriminés à raison de leurs origines. Autrement dit, que l’acteur économique ne soit pas supposé adhérer à l’idéologie du néo-racisme différentialiste, ne suffit pas à disqualifier par avance l’idée que la discrimination économique (notamment sous sa forme statistique) pourrait être une discrimination au sein de laquelle le néo-racisme jouerait, dans les faits, un rôle essentiel. D’abord, car le néo-racisme diffuse et entretient les préjugés et les stéréotypes à valence négative qui pèsent sur les groupes discriminés. Or, les préjugés et la discrimination statistique se renforcent mutuellement (Sunstein, 1997 : 159). Ensuite, car les stéréotypes sociaux peuvent être activés de manière automatique, implicite même chez des personnes bien intentionnées au sens où elles récuseraient consciemment leurs contenus8.

L’impunité de la discrimination statistique La théorie économique standard de la discrimination formule deux explications alternatives des discriminations économiques : d’une part, une discrimination pénalement condamnable et irrationnelle économiquement – la discrimination par «  goût  » – et d’autre part, une discrimination rationnelle et inévitable dans un monde incertain – la discrimination statistique. La théorie de la discrimination statistique laisse entendre que les discriminations économiques sont le résultat non voulu de pratiques d’acteurs rationnels en situation d’incertitude, mais qui ne sont pas racistes ou haineux et qui sont, bien au contraire, eux-mêmes exempts de stéréotypes et préjugés raciaux. Et le caractère de prophéties auto-réalisatrices des croyances discriminatoires fait que les victimes des discriminations confortent, voire renforcent les croyances en une productivité moyenne plus basse du groupe minoré, lequel processus, en définitive, dédouane les acteurs discriminateurs de toute responsabilité individuelle. En ce sens, elle contribue à l’émergence d’une figure de l’impuni. Cependant, en suivant les travaux de la cognition sociale, si l’on suppose que l’acteur est doté d’une capacité de recueil et de traitement de l’information limitée, il importe de tenir compte de l’emprise des stéréotypes dans l’évaluation par l’employeur de la productivité à attendre du candidat à l’embauche (Hamilton Krieger, 2008). Car le stéréotype est un outil qui économise des ressources cognitives. Les stéréotypes et les attentes qu’ils induisent filtrent les informations nouvelles, influencent la manière dont 8.– Ce phénomène fut mis en évidence par (Devine, 1989) qui utilisa l’Échelle de racisme moderne de McConahay (1986) pour distinguer les sujets non racistes.

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celles-ci sont perçues et encodées en mémoire. De surcroît, l’activation d’un stéréotype est un processus automatique, implicite qui échappe à la conscience du sujet (contrairement à l’activation des préjugés racistes) et qui fait suite à la catégorisation sociale. En outre, l’activation des stéréotypes sociaux associés à une catégorie sociale est un processus susceptible de se produire même chez des sujets dont les opinions personnelles sont contraires à ces stéréotypes sociaux. Arrivée en ce point, en nous appuyant sur des travaux d’historiens et de sociologues, nous avançons l’hypothèse suivante  : les stéréotypes sociaux issus de l’histoire coloniale française (Stora, 1999, Weil et Dufoix, 2005, D.  Fassin et E. Fassin, 2006, Bancel et al., 2010) contribuent à la cristallisation des croyances en la productivité moyenne plus faible des groupes minorés, lesquelles croyances sont  à la source de la discrimination statistique. Ou encore, le néo-racisme différentialiste entretient les croyances des recruteurs en une productivité moyenne plus basse des groupes minorés et inférieure à leur productivité réelle  ; il concourt à la persistance des discriminations sous la forme de biais cognitifs implicites qui viennent distordre le jugement du recruteur. Pour conclure, l’interprétation traditionnelle de la discrimination statistique comme une discrimination raciale sans racisme, s’effectue au prix d’une définition très étroite du racisme et en négligeant que l’acteur est doté de ressources cognitives limitées. Dès lors que l’on renonce à ce double réductionnisme, la lecture d’une discrimination rationnelle se donnant sous la forme de la discrimination statistique qui serait produite indépendamment du racisme, tombe. Reste que si on lève le double réductionnisme opéré par la théorie économique, pour autant la discrimination statistique est un acte qui est appelé à demeurer impuni. En effet, la discrimination statistique est, en droit, une discrimination directe. Cependant, son caractère non intentionnel fait obstacle à la sanction pénale. En droit du travail, la difficulté que soulèvera la discrimination statistique sera de réunir des éléments matériels qui pourront accréditer la discrimination. Car recruter, c’est distinguer, séparer les candidats, les discriminer au sens propre  ; dit autrement, toutes les discriminations ne sont pas illégales, ni même arbitraires. Ainsi, le recruteur pourra toujours évoquer de bonnes raisons rationalisant sa décision9. Et il sera 9.– Le CV anonyme est un moyen efficace de prévenir, à l’étape de la présélection des candidats pour un entretien, la discrimination statistique. Seule une étude française d’évaluation de l’impact du CV anonyme a, en 2011, décelé un effet négatif sur les candidats issus de l’immigration ou bien résidant en Zone Urbaine Sensible. Sur l’efficacité de cet outil et les biais méthodologiques de cette étude, voir Amadieu, 2014.

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impossible, pour la victime, de présenter des éléments matériels laissant supposer que la décision du recruteur résulte de catégorisations raciales assorties de croyances erronées, de bais cognitifs empreints de stéréotypes raciaux, qui ont distordu le jugement porté par le recruteur sur ses compétences. C’est pourquoi la levée de l’impunité de l’acteur discriminateur nécessiterait de disposer d’une information large relative aux candidats recalés et retenus lors des recrutements précédents, aux salaires des recrues selon leurs origines. En l’absence de données10 par groupe relatives aux processus de recrutement tels qu’ils se sont déroulés dans l’entreprise, les discriminations statistiques ne pourront être reconnues et demeureront impunies. Or, l’enjeu de la levée de l’impunité des discriminations statistiques serait d’instituer une menace juridique crédible, afin d’inciter les entreprises à formaliser leur procédure de recrutement et à neutraliser la subjectivité des acteurs. Il s’agirait d’évincer des processus de décision, l’intuition qui est le canal par lequel les biais cognitifs implicites altèrent le jugement des acteurs et de prévenir, de cette façon, les discriminations.

10.–  Pour une présentation des termes du débat sur les statistiques dites « ethniques » cf. Benbassa et Lecerf, 2014. Pour aller plus loin voir Héran, 2010.

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Le sentiment d’impunité face aux dégradations environnementales. Impunité et réversibilité Delphine Pouchain

Face aux pollutions et aux différentes destructions de la nature, l’indifférence domine encore largement aujourd’hui. Les situations d’impunité sont relativement aisées à constater. Faut-il pour l’expliquer aller jusqu’à évoquer avec Godin (2012) un mépris, voire une haine de la nature ? Comme le faisait remarquer Simone Weil, «  “Je” laisse sa marque sur le monde en le détruisant  » (Weil, 1991 : 131). Cette destruction du monde, largement avérée, peut-elle demeurer impunie, indépendamment de la question des modalités de cette punition ? Cette destruction est-elle à ce point consubstantielle à l’activité humaine qu’elle ne puisse être punie ? La question principale sera ici de savoir comment nous pouvons expliquer ce sentiment d’impunité qui semble accompagner ces destructions, qu’elles soient exceptionnelles par leur gravité ou si quotidiennes qu’elles passent finalement inaperçues. Dans ce domaine, le sentiment d’impunité se décline bien sous la forme d’une sorte de conscience exacerbée et souvent pathologique de la possibilité de jouir d’une liberté sans frein et sans égard, et exprime alors bien l’hyper-individualisme contemporain en quête effrénée de réalisation et de dépassement. Plus précisément, le sentiment d’impunité découle ici de son corollaire : l’absence de sentiment de la faute. Si, in fine, la faute n’en est pas vraiment une, alors la punition perd sa raison d’être. Les économistes du courant standard ont depuis longtemps une explication à proposer : selon eux, l’impunité découle avant tout de l’absence de propriété. Depuis les réflexions de Garrett Hardin (1968), cette idée est connue sous le terme de « tragédie 155

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des biens communs  ». Hardin explique que la dégradation de l’environnement provient du fait que celui-ci est traité comme un «  bien commun  », c’est à dire que personne n’en est le propriétaire légal. Le problème des biens communs proviendrait donc d’un défaut concernant les droits de propriété. Pour beaucoup d’économistes, la conclusion en découlant indique d’attribuer à l’environnement des droits de propriété. La solution supposerait bien-sûr une extension des droits de propriété et de la logique marchande. En effet, comment sinon punir celui qui souille et détruit ce qui n’appartient à personne ? Qui se plaindra et demandera réparation et punition ? L’impunité découle alors selon les économistes de l’absence de droits de propriété. Le diagnostic étant posé, la solution suppose bien-sûr une extension de ces droits de propriété et de la logique marchande. Pour mettre fin aux problèmes posés par les biens communs, les économistes suggèrent donc… de supprimer le commun, et de le remplacer par des biens privés. Comme l’ont montré Alchian (1965) et Demsetz (1967), la propriété privée serait l’unique forme possible et souhaitable de propriété1. Au-delà de ces éléments déjà bien connus des économistes, c’est une autre interprétation que nous souhaitons suggérer ici. Nous souhaitons défendre l’hypothèse que le sentiment d’impunité s’explique avant tout par l’idée d’une réversibilité de ces dégradations que nous faisons quotidiennement subir à l’environnement. Cette réversibilité des dommages environnementaux peut se comprendre ainsi  : ce que nous détruisons et salissons pourrait être réparé et nettoyé, remis à neuf, rien n’est définitif ni irrémédiable, donc les dégradations environnementales ont toujours un caractère provisoire et ne constituent pas une faute irrévocable. Cette réversibilité implique que les acteurs économiques pourraient toujours revenir à la situation antérieure, et annuler les conséquences de leurs actes. Comme nous le montrerons, économie et philosophie, lorsqu’elles traitent de nos rapports à la nature, peuvent renforcer ce sentiment de réversibilité et donc d’impunité. À leur corps défendant, elles justifient parfois dès lors une forme d’impunité. C’est le cas de l’économie standard, mais également, dans une moindre mesure, de la philosophie de la nature qui mobilise la notion de dette écologique. Dans un premier temps, nous montrerons que certains courants de l’économie et de la philosophie se rejoignent pour justifier l’absence de faute dans la mesure où les actions humaines seraient réversibles, et qu’en conséquence, 1.– Voir pour une critique de ces théories par exemple Guibet-Lafaye (2014), ou Dardot, Laval (2014).

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rien ne serait jamais irrémédiable (1). L’économie de l’environnement, dans certains de ses développements, considère le temps comme réversible, ce qui a pour effet de considérer la nature comme réparable (2). La notion controversée de dette écologique, qui considère, souvent de manière implicite, que nous pourrions «  rembourser  » à la nature ce que nous lui devons, permet de montrer comment fonctionne effectivement ce mécanisme de réversibilité (3). Là encore, l’éventualité d’un remboursement sousentend que nous pourrions rendre à la nature ce qu’elle nous a prêté provisoirement. Enfin, nous suggérerons pour terminer une autre conception économique de la nature, basée sur le don, qui la donne à voir comme fragile et comme potentiellement définitivement abimée (4). Cette réflexion nous permettra donc de montrer que si la nature est vivante et mortelle, alors sa destruction irréversible relève bien de la faute, et plus rien ne peut justifier l’impunité dont bénéficient trop souvent les pollueurs.

De la réversibilité à l’absence de faute Dans la mesure où nos actes seraient réversibles, leurs conséquences négatives pouvant être effacées, alors la faute n’en est plus vraiment une, et la punition ne se justifie plus. Cohabitent alors paradoxalement cette idée (ou plutôt ce vain espoir) de réversibilité avec les preuves de plus en plus flagrantes des dégradations irréversibles. En effet, « (…) le processus économique (…) produit, du fait de ses multiples interactions avec la nature, des conséquences irréversibles. Nous puisons dans des stocks de ressources naturelles non renouvelables (pétrole, matières premières, etc.) et dégradons ou modifions qualitativement les fonds environnementaux en leur imposant un rythme d’exploitation supérieur à leur capacité de régénérescence (terres agricoles, eau, ressources maritimes, etc.). » (Fitoussi, Laurent, Le Cacheux, 2007 : 404).

Cette idée de dommages réversibles est à rechercher dans une certaine économie et philosophie de l’environnement. A donc été propagée cette idée selon laquelle les conséquences dommageables de nos actes seraient effaçables, on pourrait restaurer la nature et finalement refaire ce qui a été défait – ce qui implique une double activité économique  : la destruction et la restauration. Ainsi, par l’idée d’une possible et continue maîtrise technique, grâce à l’innovation technologique, on s’accoutume à l’idée que rien n’est définitivement irréparable, car nos moyens techniques et nos capacités financières pourront toujours, in fine, permettre cette remise en état. La réversibilité suppose à la fois une capacité de maîtrise de la nature, au point de pouvoir la

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reconstituer, mais aussi un savoir technique qui offre la possibilité de gérer cette renaturation. La réversibilité est ainsi légitimement encouragée par certains économistes de l’environnement, dès lors que les moyens financiers sont disponibles : si les dommages réparables, il n’est donc pas nécessaire d’envisager, par principe, une sanction. Croire que l’on peut finalement toujours refaire ce qui a été défait est bien le propre de l’économie de l’environnement, qui fait apparaître une conception de la nature dont la destruction ne peut en aucun cas relever de la faute. Pourtant, ici, « La faute morale (…) consiste à croire que l’on peut faire ce qu’on veut de la nature, la recréer à loisir. C’est vouloir en faire un artefact, qui reste toujours dans la dépendance de celui qui l’a fait. » (Larrère, Larrère, 2015 : 161)2. Il ne s’agit pas de nier toute pertinence aux projets de restauration écologique, mais de garder en mémoire le fait qu’il ne s’agira jamais de retrouver exactement un état antérieur souvent détruit irrévocablement : « il est exclu qu’un écosystème retrouve un état antérieur : les milieux ayant une mémoire, ils porteront longtemps la marque des pratiques humaines qui s’y sont succédé depuis l’holocène – et a fortiori celle des dégradations subies. » (Larrère, Larrère, 2015 : 208)3. Le sentiment d’impunité s’explique alors par cette absence de culpabilité, puisque la théorie économique dominante peut aisément justifier et excuser des destructions, dont elle considère les effets comme gérables par cette même activité économiques. Comme le dit Hamilton (2013), « (…) nous étions persuadés que, même si nous tardions peut-être à réagir, le jour où nous déciderions de le faire, nous serions en mesure de rétablir la situation. » (Hamilton, 2013 : 13, souligné par nous). Cette position n’est plus tenable aujourd’hui, ce que peinent à admettre certains philosophes et beaucoup d’économistes :

2.– Il ne faut pas oublier néanmoins que « (…) seule la transformation intentionnelle de la nature est véritablement une artificialisation.  » (Larrère, Larrère, 2015 : 168). Comme le rappellent Larrère et Larrère, la Nature ne se réduit pas à la wildnerness américaine dans laquelle l’homme n’a pas sa place, « (…) on peut donc être dans la nature sans qu’elle cesse d’être nature. » (Larrère, Larrère, 2015 : 48). 3.– En effet, « Il y a bien longtemps que la nature n’est plus si naturelle que ça. » (Larrère, Larrère, 2015 : 154). Voir Blanc et Lolive (2009) pour des éléments de réflexion concernant la « restauration écologique ». Selon ces derniers, le principal enjeu peut s’exprimer ainsi : « Il s’agit de penser les rapports entre une nature que l’on imagine naturelle et une nature artificielle, entre une création et une « recréation » qui serait « seulement » la réparation des actes humains qui ont endommagé et dégradent encore aujourd’hui la planète. ». Les débats autour de la pertinence des « restaurations écologiques » sont donc très vifs et révèlent autant de conceptions de la Nature (Larrère, Larrère, 2015).

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«  L’irréparabilité et l’irréversibilité sont des marqueurs essentiels de l’histoire et des sociétés contemporaines. Jusqu’à une date récente, en effet, l’existence de l’homme était placée sous le signe de la réparation et du retour possibles. La formidable puissance des techniques aura rendu impossibles la réparation et le retour. » (Godin, 2012 : 26).

Pourtant, l’irréversibilité fait bien du réchauffement climatique un problème inédit parmi tous les problèmes auxquels l’humanité a été confrontée par le passé. L’irréversibilité rend l’analyse économique particulièrement inappropriée, pour ne pas dire dangereuse, lorsqu’il s’agit de traiter de nos rapports à la nature, en raison notamment du caractère non linéaire du changement climatique. En effet, « Croire que l’on peut aller trop loin, puis revenir à un climat plus clément, c’est tout simplement ne pas comprendre les règles du jeu scientifique. » (Hamilton, 2013 : 41). Croire que l’on peut finalement toujours refaire ce qui a été défait est bien le propre de l’économie de l’environnement, qui fait apparaître une conception de la Nature dont la destruction ne peut en aucun cas relever de la faute.

L’économie de l’environnement : un temps réversible La science économique dominante s’est pendant longtemps affranchi « de toutes les lois les plus fondamentales de la nature, devenant une sorte de pensée « hors-sol », incapable de penser la réalité écologique et d’intégrer l’impact des activités économiques sur la nature  » (Lalucq, 2013  : 39). Cet état de fait ne se vérifie plus aujourd’hui, ou du moins ne pourrait plus s’exprimer dans les mêmes termes, dans la mesure où la science économique s’est progressivement emparée des problèmes environnementaux. La nature va être considérée comme un objet pertinent pour l’analyse économique, et l’analyse économique se présente comme offrant des solutions pour régler ou du moins atténuer les problèmes environnementaux. Trois raisons expliquent cet intérêt, relativement récent, des économistes pour la question écologique qu’ils ne pouvaient plus se permettre d’ignorer4. Premièrement, l’analyse économique a pris en considération les conséquences des activités humaines, que ce soit sur les ressources, les matières premières, puis, plus récemment, sur la biodiversité. Cette prise en considération a eu pour conséquence d’évaluer différemment le rapport au vivant, mais sans fondamentalement transformer la relation d’usage avec ce vivant  ; il s’agissait davantage de mieux mesurer les impacts et de tenter de les atténuer – ne serait-ce que pour se conformer aux injonctions légales. Ensuite, l’économie a peu à 4.– Voir pour plus de précisions Lalucq (2013) ou encore Boutillier (2011).

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peu changer sa perception de la nature : elle est perçue comme une source de valeur pour l’homme. Sa dégradation constitue donc une perte de valeur et un coût. Ainsi, en raison d’une rareté retrouvée, d’une certaine perception de sa fragilité (ce qui lui confère d’autant plus de valeurs) et de son utilité, la nature se voit doter d’un statut plus conforme aux canons de l’économie. Depuis Lionel Robbins (1932), la science économique se définit, en effet, par l’étude des comportements mettant en relation des moyens rares à usage alternatif et des fins illimitées. Dès qu’il y a rareté, il y a une place et un rôle à jouer pour l’analyse économique. Enfin, certains économistes ont contribué à ce changement de perception en proposant des outils capables de participer à ce mécanisme d’attribution de valeurs. Différentes solutions proposent de valoriser la norme, la taxe ou bien encore des marchés à polluer. En effet, comme on le sait depuis Pigou (2013), le marché se révèle parfois défaillant, défaillance qu’il faut corriger en augmentant ou en diminuant la production effective. L’économie de l’environnement, alors même qu’elle semble s’interroger sur la valeur de cette nature, renforce ce principe de réversibilité : accorder une valeur suppose de prendre en compte ce qu’il faut garder dans le temps. Cette conception du temps est importante, car elle est elle-même marquée par la perception d’un temps lui-même réversible : « Très influencée par la physique et la mécanique newtoniennes, la théorie néoclassique envisage l’économie comme un système et non comme un processus historique. Le temps n’a alors plus vraiment sa place, du moins n’est-il pas considéré comme une façon d’envisager l’évolution du monde, comme un moment de l’histoire. Il est semblable au mouvement d’un pendule qui suit une trajectoire unique, part du point A pour aller au point B, et peut aussi revenir au point A. (…) Il existe dans la nature des seuils critiques, dont le dépassement rend impossible un retour à l’état antérieur. La non-intégration du temps historique et des effets de seuil constitue probablement l’une des plus grandes failles de la théorie néoclassique. » (Lalucq, 2013 : 39-40, souligné par nous).

C’est donc en réalité un «  temps sans temps  » dans lequel s’inscrit l’analyse économique dominante, c’est à dire un temps non pas «  historique  » mais «  logique  » (Robinson, 1980), capable d’exclure toute incertitude (non probabilisable et radicale) en la transformant en risque (probabilisable). Ainsi, selon certaines interprétations, «  L’enjeu de la rationalité des sciences économiques est par conséquent d'éliminer le temps. Car le temps ouvre la porte à l'incertitude » (Berns, 2014 : 8). Les économistes néoclassiques excluent le temps compris comme temps historique, dans la mesure où « Une histoire se raconte, c'est tout. Une vérité

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scientifique est répétable expérimentalement, l'histoire, elle, ne se répète pas : pas de science de ce côté-là. » (Meyer, 1985 : 112-113). Substituer le temps logique au temps historique, c’est exclure l’incertitude, induire la possibilité de la répétition, et finalement nier l’irréversibilité du temps. Cette conception d’un temps et d’actions perçus comme réversibles va de pair avec une certaine vision de la nature. Pour cette vision économique, la nature se découpe en éléments isolables et indépendants les uns les autres ; l’identification singulière de chacun de ses éléments permets ainsi des mesurer et d’en faire l’échange. La nature est réduite à un capital naturel – assimilable à n’importe quel capital, c'est-à-dire à des biens produits par les hommes en vue d’une production, donc des biens reproductibles à l’infini par les humains – et donc à un ensemble de choses mortes, puisqu’il s’agit de biens inanimés. Par exemple, les différents programmes de «  carbone  » impliquent qu’une destruction ici puisse être compensée par une création ailleurs  ; et cette compensation est supposée annuler les conséquences néfastes de la destruction initiale. Si elle est réparable, la destruction du bien n’implique pas la disparition de sa valeur, mais son prolongement, par un effet de substitution, par compensation par exemple. L’acte de la destruction est donc perçu comme insignifiant, car il n’entraîne pas fondamentalement la disparition de la valeur de ce qui a été détruit, qui se régénère, si l’on peut dire, sous une autre forme, continuant ainsi à pouvoir entraîner une valeur économique. La nature est, dans ce processus, souvent réduite à l’environnement, c’est-à-dire à un ensemble d’éléments constitutifs de l’activité humaine, perçu comme ce qui entoure les êtres humains et participe à leur développement5. Ainsi, la nature ne forme plus un tout et n’est jamais considérée dans sa globalité. Elle n’est plus l’essence même du vivant, et la condition première de l’épanouissement de toute forme de vie. Elle ne se compose que d’éléments singuliers, dissociables et recomposables. L’économie néoclassique devient la science de la gestion d’une chose morte. La nature n’est alors plus considérée que « comme un objet à conquérir et à exploiter, comme un ensemble de ressources appropriables, et non comme une source de vie ou comme des nourritures conditionnant notre existence.  » (Pelluchon, 2015  : 311). Ainsi, la réversibilité produit une perception de la nature comme une matière inanimée, décomposable en autant d’usages que l’on pourra en trouver de 5.– Cette notion apparaît dans les années 1960. Cependant, l’environnement n’est pas la nature. L’environnement est ce qui nous environne, nous sommes donc situés en dehors de cet environnement, en surplomb en quelque sorte. L’idée d’une « crise environnementale » est reconnue pour la première fois à Stockholm en 1972.

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valeurs  ; désormais, tout est substituable, en raison de l’absence même de valeur de la nature comme globalité. En économie de l’environnement, il n’y a donc pas de culpabilité ou de honte pouvant être rattachées à l’acte d'achat de ce qui devient une marchandise comme les autres. La taxe comme le paiement d’un droit à polluer fonctionnent alors comme une autorisation à polluer si on paie. Polluer, détruire, n’est plus une faute si je me suis acquitté de mon droit à le faire : la sanction monétaire évince les considérations morales. Les agents économiques paient pour avoir le droit de détruire des éléments naturels perçus comme pouvant être reproduits si le besoin s’en faisait sentir. Il faudra attendre les années 1970 et les travaux, encore peu exploités en économie de l’environnement, de Georgescu-Roegen (1971, 2006) pour que soient pris en compte les effets d’irréversibilité. Il utilise, par analogie avec la physique, la notion d’entropie, qui met en exergue la dégradation inexorable de la quantité d’énergie disponible. L’entropie permet de distinguer deux formes d’énergie. La première, qualifiée de « basse entropie », est celle qui entre le circuit économique  ; elle est perçue comme une énergie « utilisable » ou encore « libre ». La seconde, qui sort du circuit économique est une énergie de «  haute entropie  », donc inutilisable. Georgescu-Roegen montre alors que l’économie ne peut augmenter la quantité d’énergie, donc l’énergie utilisable par les hommes disparaît inexorablement, en se transformant en énergie inutilisable. L’économie transforme des ressources naturelles de valeur et de basse entropie en déchets de haute entropie sans valeur. Ce faisant, le temps redevient irréversible et unidirectionnel. Georgescu-Roegen fait remarquer que c’est en raison de ces contraintes que le processus économique comporte des évolutions irrévocables, à sens unique : il insiste sur l’importance de la perte irrémédiable  : ce qui est perdu est définitivement perdu. Encore aujourd’hui, les économistes sont cependant loin d’avoir tiré toutes les conséquences de cette loi de l’entropie, qui réintroduit en économie l’irréversible et l’inéluctable. La science économique dominante n’est pas la seule à concevoir ainsi à la fois un rapport à la chose et au temps à travers une vision de la correction et de transformation. À travers la notion de dette écologique, la philosophie de l’environnement qui se rallie à cette notion, propose aussi une forme d’indulgence dans notre rapport au temps, puisque que nous nous pouvons «  rembourser  » à la nature ce que nous lui empruntons, comme si une nouvelle fois on pouvait remettre à zéro les compteurs entre « Elle » et « Nous ».

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La dette écologique et la possibilité de « rembourser » la nature L’idée de réversibilité de nos comportements à l’égard de la nature affleure parfois en philosophie de l’environnement. À la charnière de l’économie et de la philosophie, la notion de « dette écologique » laisse également croire que nous pourrions « rembourser » à la nature ce que cette dernière nous « prête » temporairement. Apparue dans les années 1990, la dette écologique revêt plusieurs dimensions. La première évoque une dimension spatiale, celle qui met face à face pays riches et pays pauvres ; les premiers se sont développés en utilisant massivement les ressources des pays du Sud et en les sous-payant. Les seconds estiment que notre richesse s’appuie sur cette inégalité de traitement et que nous leur devons une forme de réparation (morale et économique). La deuxième dimension est temporelle : c’est l’idée d’une dette due aux générations présentes par les générations passées. En ce sens, les générations passées sont responsables de leur mauvaise gestion des ressources naturelles et de la surexploitation de celles-ci. La troisième dimension est plus délicate à mobiliser, car elle met face à face l’homme et la nature : nous aurions un passif à son égard en raison de notre usage important, voire inconsidéré, de ses ressources. L’empreinte écologique permet d’illustrer cette relation asymétrique : elle met en valeur la différence entre la ressource nécessaire pour assurer notre mode de vie et la réalité physique des ressources effectivement à notre disposition6. En puisant dans ces ressources, à crédit, nous nous engagerions dans une situation de dette massive et généralisée. À la question « Qui doit quoi à qui ? », la réponse la plus évidente serait donc : « C’est à la Terre, à sa biodiversité, à son climat, à son sol et à son sous-sol, que nous sommes en train d’emprunter plus que de raison et que nous causons des préjudices irréversibles qu’il nous faudra dédommager. » (Delord, Sébastien, 2010 : 6, souligné par nous). Selon cette approche, il n’est ainsi plus 6.– Aujourd’hui, l’empreinte écologique soutenable est égale à 1,8 hectare par habitant, alors que la moyenne pour un terrien est de 2,6. On sait que nous aurions besoin de 5 ou 6 planètes si le mode vie américain se généralisait et était adopté dans le monde entier. Pour visualiser cette dette, on peut aussi observer, chaque année, la date à partir de laquelle la consommation de ressources dépasserait la capacité de renouvellement de la planète : cette date est appelée « Jour de la dette écologique » ou « Jour du dépassement ». À partir de cette date, l'humanité creuse un peu plus sa dette écologique. D'après les calculs de la NEF (New Economics Foundation), cette date anniversaire se produit de plus en plus tôt chaque année. Cela signifie que notre stock de ressources disponible pour une année est épuisé de plus en plus rapidement. En 2014, le « jour du dépassement » était atteint mi-août, ce qui accrédite alors l’idée selon laquelle nous vivons à crédit presque la moitié de l’année (alors qu’en 1987, le « jour du dépassement » se produisait en décembre).

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question de pouvoir échapper à ce dédommagement : cela devient bien plus qu’une simple obligation morale, mais une nécessité au nom même de la continuité de notre relation à la nature. Apparaît ici l’idée selon laquelle on pourrait rendre à la nature ce qui ne serait donc en réalité qu’un prêt. Comme le souligne Michel Serres l’homme « (…) doit rendre à celle-là, devenue sujet de droit. » (Serres, 1992 : 67, souligné par nous). Il évoque d’ailleurs un « programme des restitutions » (Serres, 1992 : 68) qui rappelle bien l’idée de dette. En effet, selon Serres, «  L’équité donc veut que nous rendions, au moins autant que nous recevons, c’est à dire suffisamment. » (Serres, 1992 : 141). Sont ainsi mises en exergue l’urgence, mais surtout la possibilité, de rendre à la nature, et donc de défaire ce qui a été fait. On peut se demander si nous ne sommes pas ici face aux effets pervers de la notion de « dette écologique ». Nous pourrions en effet rendre à la nature ce qu’elle nous a prêté, donc les dommages environnementaux ne relèveraient pas non plus du domaine de ce qui doit être puni. Ne faut-il pas considérer au contraire qu’il est en réalité vain de vouloir prétendre « rendre » à la nature, et de restaurer une supposée justice à son égard  ? Lui «  rendre justice  » est-il réellement possible  ? Ici se pose la question de savoir si nous avons intérêt à élargir la notion de justice pour l’impliquer dans nos relations avec la nature, et si la nature en sortirait forcément gagnante. Katz (2007) critique par exemple la notion de « justice restitutive » défendue par Taylor (1986) qui serait une chimère. Selon Katz, l’idée de restauration de la nature est un «  grand mensonge  ». Ce sentiment d’impunité résulte sans doute, au moins en partie, de l’adhésion implicite de notre conscience collective au « mythe de la restauration ». Évoquer une dette à l’égard de la nature que nous devrions et pourrions rembourser suggère que «  (…) l’humanité peut restaurer ou remettre à neuf l’environnement naturel  » (Katz, 2007  : 349). Or, ce projet de restauration de la nature est selon Katz un grand mensonge. Ce projet d’une restauration de la nature sert surtout à adapter notre conscience à une certaine attitude vis-à-vis de la nature, et à nous persuader nous-mêmes que les dommages que nous lui occasionnons sont réparables et ne sont pas irréversibles. Katz prend comme cible «  (…) l’idée optimiste selon laquelle l’humanité aurait l’obligation et la capacité de réparer ou de reconstruire les systèmes naturels endommagés. » (Katz, 2007 : 352). Quoique nous fassions, « Nous ne restaurons pas la nature ; nous ne la remettons pas à neuf. La restauration de la nature est un compromis ; elle ne devrait pas être une mesure fondamentale de politique environnementale. » (Katz, 2007 : 371).

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Il importe, au-delà de cette question, de modifier notre représentation de la nature pour garder en mémoire son caractère vivant, donc fragile, donc mortel. Sa destruction est alors irréversible, relève de la faute, et doit (ou du moins devrait) être punie.

De la dette au don : une nature vivante et fragile Cette dette ne sera jamais remboursable, en raison même de l’irréversibilité des dommages causés. Ne sommes-nous pas plutôt face à un don qu’à une créance  ? En raison de son impossibilité à être un jour réellement remboursée, ne s’agit-il pas d’une forme de don que la nature aurait effectuée – à son corps défendant… : «  (…) cette dette écologique écocentrée nous rappelle que nous sommes les fruits d’une nature qui nous fait en permanence don d’elle-même.  » (Delord, Sébastien, 2010  : 7). Plus fondamentalement, si la notion de dette écologique contient en germes le risque de renforcer notre sentiment d’impunité face aux dégradations que nous faisons subir à la nature, nous suggérons pour notre part l’idée selon laquelle la notion de don (qu’il faut apprendre à accueillir et à gérer raisonnablement) pourrait peut-être participer d’un sentiment d’impunité amoindri. François Ost l’exprime pleinement : «  Pour retrouver le sens de la mesure, il nous faudra d’abord accepter qu’« il y a encore du donné », car tel est le sens premier de la nature. La nature est précisément, dans la φυσις grecque comme dans la natura latine, ce qui naît, ce qui n’arrête pas de venir à l’existence, ce qui se donne en permanence. Ce donné est aussi un don qui en appelle d’abord à la passivité de l’accueil et à l’ouverture de la gratitude. » (Ost, 2003 : 11).

La faute résulte non pas d’une quelconque valeur transcendante que nous n’aurions pas respectée, mais de notre aveuglement à ne pas accueillir et gérer de manière économe ce don. Si nous avons mal géré ou encore gaspillé ce don, nous ne pourrons pas le remplacer par notre production. Comment dès lors acquiescer à la proposition d’Hervé Juvin, selon lequel « (...) il s’agit d’inventer les modes de fabrication d’un environnement qui ne nous est plus donné. Plus question d’exploiter et de prélever, il faut inventer et produire. » ( Juvin, 2008 : 217). Si l’on suit ce raisonnement, qui n’est pas minoritaire, la production humaine met fin à la dette et enterre le don. L’analyse de nos rapports à la nature au prisme de la dette plutôt que du don est symptomatique de l’occultation du don par les économistes. La substitution de la dette au don permet d’envisager le fait que les protagonistes de l’échange soient un jour quittes et

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indépendants l’un de l’autre, alors que le don oblige au maintien de la relation, comme l’ont montré les sociologues du MAUSS. Caractériser nos relations à la nature en termes de dette plutôt qu’en termes de don revient donc à une négation de notre dépendance. L’homme et ses activités économiques sont inscrits dans la biosphère, qui en est leur condition d’existence. Il faut tirer toutes les conséquences du fait que les activités humaines se situent dans un ensemble de régulations naturelles dont le respect conditionne la survie des sociétés. Il y a dépendance des hommes à l’égard des phénomènes naturels. Penser nos rapports à la nature grâce à la perspective du don suppose, au contraire, d’accepter que nous ne serons jamais en mesure de nous acquitter de notre dette. Notre responsabilité consiste à accueillir et prendre soin de ce don, et non pas à essayer vainement de rembourser une dette intrinsèquement infinie. La nature existe ici indépendamment de l’homme et de ses besoins. Elle est vue comme détentrice d’une valeur d’existence, intrinsèque (Routley, 1973). L’économie écologique a ainsi comme principale voie de reconstruire ou retrouver une notion de nature vivante – une nature qui donne la vie et ne se réduit pas à un ensemble de biens économiques nous environnant. Ainsi, si la restauration est effectivement un mythe, un «  grand mensonge  », alors la destruction devient un manquement, une négligence, bref une faute, et se pose véritablement la question de sa punition, même si aujourd’hui, « Les sentiments contemporains de la responsabilité préfèrent (…) parler de risque plutôt que de faute, ce qui disculpe les individus comme les institutions.  » (Dermange, 2003  : 255). Pourtant, « Là où plus personne ne se sent coupable, plus personne ne se sent responsable, et plus personne n’est libre (…). » (Dermange, 2003 : 262). Le sentiment d’impunité qui résulte du déni de l’irréversibilité est une manifestation parmi d’autres du sentiment de toute puissance de l’homme. Pourtant, l’homme n’est pas le créateur du monde dans lequel il vit, il n’est pas le producteur en dernière instance de tout ce qui l’entoure. La résolution, ou du moins la prise au sérieux, de la crise écologique suppose d’abord de la part des économistes la définition d’une nouvelle conception de la nature, seule à même de modifier les rapports que nous entretenons avec elle. Si la crise écologique trouve son origine dans les rapports problématiques voire pathologiques que nous entretenons avec la nature, il faut remonter à l’origine du mal et dire que nous ne savons plus ce qu’elle est ou qui elle est. La manière dont la science économique s’intéresse généralement à la nature en est symptomatique. La solution ne pourra passer que par le recours à une autre

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conception de la nature que celle que nous donne à voir l’économie de l’environnement, et plus généralement par une redéfinition de la science économique. En effet, la science économique est conçue depuis les économistes néoclassiques comme « la science de la rareté dans un monde de ressources naturelles abondantes ». Ne devraitelle pas plutôt être considérée aujourd’hui comme la «  science de l’abondance dans un monde de ressources naturelles rares » ? Ou plus précisément, il faudrait dire que les ressources naturelles sont devenues finalement rares justement parce que nous recherchons toujours plus d’abondance et que nous avons perdu le sens des limites. Comme l’explique l’économiste Christian Arnsperger (2011), la science économique n’a su combattre le « trop peu » que par le « trop », à tel point que l’opulence finit aujourd’hui par se retourner contre nous.

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Impunité dans l’évitement de l’impôt : approche par la sociologie de la déviance Philippe Liger-Belair

Les répercussions de la crise financière internationale de 2008 ont porté à l’agenda politique des dirigeants des grandes puissances économiques les questions liées à l’évitement de l’impôt par les grandes multinationales. En juin 2013, après que les économistes ont eu le temps de mieux comprendre les mécanismes ayant conduit à la création puis à l’éclatement de la bulle immobilière aux États-Unis et à la contagion de la crise dans le monde entier, les chefs d’État et de gouvernement de huit grandes puissances économiques et politiques mondiales, le G8, se mettaient d’accord dans la déclaration de Lough Erne (Irlande) sur la mise en place d’un mécanisme d’échange automatique d’informations «  pour combattre le fléau de l’évasion fiscale »1. Sans entrer dans les détails techniques des mesures qui ont été prises à la suite de cet accord, et notamment le travail encore en cours de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques, un élément retient ici notre attention. Nous remarquons l’emploi des termes «  évasion fiscale  » dans ce communiqué repris par le Sénat français pour l’exposé général du projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière2. Or le communiqué initial du G8, en anglais, employait l’expression tax evasion qui concerne les 1.– Déclaration de Lough Erne, traduction de la commission des finances du Sénat (France) (détails sous la note de bas de page n°2 infra). 2.– Avis n° 730 (2012-2013) de François Marc fait au nom de la commission des finances, déposé le 9 juillet 2013, disponible sous http://www.senat.fr/rap/ a12-730/a12-730.html. 171

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pratiques illégales uniquement et qu’on préférera donc traduire par fraude fiscale à l’exemple de la version en français proposée par le gouvernement du Canada3 (État également membre du G8). Cette confusion du législateur français est typique de la difficulté en France à établir les frontières de l’acceptable dans l’évitement de l’impôt, aussi bien pour les contribuables dans leurs pratiques (jusqu’où peuvent-ils réduire leur base fiscale ?) que pour le législateur qui peine à proposer une loi claire qui permettrait de dire, dans le droit interne, ce qui constitue une pratique abusive en la matière4. L’appellation « évasion fiscale » est en fait le meilleur choix de traduction pour ne pas prendre véritablement position. L’évitement de l’impôt, que nous définissons comme le fait pour un contribuable5 de réduire volontairement, par tous les moyens possibles, sa charge fiscale peut effectivement se décliner en deux termes couramment utilisés : la fraude fiscale qui traduit un évitement illégal de l’impôt et l’optimisation fiscale qui regroupe l’ensemble des méthodes légales permettant de réduire la charge fiscale (Spire, Weindenfeld, 2015). Fraude et optimisation fiscales sont les deux faces, l’une illégale et l’autre légale, de l’évitement de l’impôt. L’évasion fiscale, terme que nous n’emploierons plus par la suite, demeure un univers vague recoupant ces deux mondes. Le fait que la chambre haute du Parlement français peine à traduire le terme tax evasion dans le communiqué de la déclaration de Lough Erne est édifiant de l’embarras, en France certes mais aussi dans le reste du monde, à établir les limites qui doivent être appliquées à l’évitement de l’impôt. Cette difficulté a des conséquences importantes. En effet, nous souhaitons montrer qu’en l’absence d’une qualification claire de ce qui peut ou ne peut pas être fait dans ce domaine, un phénomène d’impunité tant au sens juridique que social peut naître et se développer. Nous l’aborderons sous l’angle de la sociologie interactionniste avec Howard Becker dont la renommée universitaire, bien au-delà des cercles de cette école de pensée, est liée à sa capacité à tirer de l’analyse d’un problème particulier6 des conclu3.– Voir le portail du gouvernement canadien, dans la section Politique étrangère\Organisations internationales\G7\ Déclarations : http://www.international.gc.ca/g8/lough_erne-declaration.aspx?lang=fra. 4.– À la même période, le projet de loi de finance 2014 sera partiellement censuré par la décision du Conseil Constitutionnel n°  2013-685 DC du 29 décembre 2013 en raison de l’absence de définition claire de ce que sont les «  système(s) d’optimisation fiscale  » lesquels étaient précisément la cible des articles du Projet de loi de finance 2014 écrits à la suite du rapport Muet-Woerth du 10 juillet 2013. 5.– Ce terme est à lire au sens large, personnes physiques ou personnes morales (une entreprise, une fondation ou une association par exemple). 6.– Celui de la consommation de produits stupéfiants dans le milieu de la musique underground aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale.

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sions générales d’une puissance explicative tout à faire étonnante. Le sociologue observe au cours d’une enquête mêlant expériences personnelles, immersion anonyme et entretiens qualitatifs, l’itinéraire qui voit de nombreux jazzmen devenir des consommateurs réguliers de marijuana en dépit des risques liés à cette pratique (Becker, 1963). La démarche et les conclusions du sociologue inspirent la recherche dans des champs très différents. C’est le cas de notre étude sur l’évitement fiscal et plus particulièrement dans cet article sur les conséquences des difficultés de labélisation des pratiques d’évitement de l’impôt qui sont à l’origine, pour partie au moins, d’un phénomène d’impunité. Nous commencerons par décrire les pratiques d’évitement fiscal sous l’angle de la théorie interactionniste de la déviance pour montrer ensuite comment la difficulté de labélisation de la transgression des règles conduit au développement de l’impunité dans cette matière et menace de se généraliser.

Pratiques de la déviance en fiscalité Décrivons d’abord brièvement la théorie de la déviance comprise par la sociologie interactionniste afin de l’appliquer ensuite au problème fiscal.

La transgression et sa labélisation d’après la sociologie interactionniste La déviance peut être définie comme la transgression par un individu d’une norme établie et acceptée au sein d’un groupe. Même si la manière la plus courante d’aborder ce problème en matière fiscale est celle de la transgression juridique, désignée plus haut comme la « fraude fiscale » en référence à l’article 1741 du Code général des impôts, notre emploi de la notion sociologique de déviance permet d’étendre notre étude au-delà du champ strict de la loi. Une fraude fiscale transgresse une norme juridique  ; mais un acte déviant peut aussi correspondre à la transgression d’une norme sociale a-juridique. Le port de la robe chez les hommes aujourd’hui en France reste sanctionné socialement bien qu’il ne le soit pas juridiquement. Quiconque irait chercher ainsi ses enfants à l’école s’exposerait, et les exposerait, à des moqueries. Dans le champ fiscal, l’évitement de l’impôt peut être perçu comme une pratique déviante même dans le cas de l’optimisation fiscale où seuls des moyens légaux sont employés  ; et à l’inverse, certaines pratiques illégales peuvent n’être pas perçues comme déviantes En réalité, la question de la déviance est complexe. Becker le souligne dès le premier chapitre d’Outsiders définissant ce terme de manière

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assez confuse dans un premier temps (il emploie d’ailleurs le terme de « déviance » au pluriel) pour finalement consacrer son ouvrage à montrer la richesse de cette notion. Mais ce que nous devons comprendre à ce stade est relativement simple : déviance et délinquance ne sont pas des notions équivalentes parce que la première envisage les cas où une transgression pourrait être sanctionnée alors même qu’aucune règle juridique n’aurait été violée. Cela est rendu possible parce que nous étendons, avec Becker et la sociologie interactionniste, l’idée de transgression de la sphère juridique à la sphère sociale. Dès lors, la sanction de la déviance n’est pas nécessairement juridique, mais elle peut être purement sociale (l’exclusion par exemple peut être vue comme une forme de sanction).

Application au problème fiscal Pour cadrer notre analyse de la déviance fiscale et ses relations avec l’impunité, nous proposons donc de reprendre, comme Marc Leroy (2012), la démarche de Becker (1963) qui consiste à proposer une typologie des comportements des individus selon qu’ils respectent ou non, intentionnellement ou non, la règle fiscale (qui est une règle juridique). Nous nous intéressons à l’individu qui évite l’impôt par tous les moyens possibles et nous appliquons à son action deux critères : celui de la légalité et celui de l’intentionnalité. Cela permet d’établir le tableau suivant où nous retrouvons les termes définis en introduction de cet article7 : Caractères attachés au comportement d’évitement fiscal Intentionnalité

Légalité Oui

Non

Oui

Optimisation

Fraude

Non

Respect

Erreur

Si nous excluons de notre analyse la possibilité des « accusés à tort », c’est-à-dire chez Becker les individus considérés comme déviants alors qu’ils observent strictement la règle en question, ainsi que le cas de l’erreur – peut intéressant pour notre étude –, la transgression de la règle appartient a priori au croisement de la colonne «  Légalité/Non  » avec la ligne «  Intentionnalité/ Oui », c’est-à-dire au cas de la fraude. Mais il se trouve, ce que nous allons démontrer, que celle-ci peut n’être finalement pas labélisée comme déviante, tandis que, dans certains cas, l’optimisation fiscale, 7.– Ce tableau est très proche de celui proposé par Leroy (2012) avec toutefois quelques différences sémantiques qui ont leur importance mais dont le présent article ne présente pas le débat (optimisation contre évasion, respect contre compliance).

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c’est-à-dire l’évitement intentionnel et légal de l’impôt, pourra être étiquetée comme déviante. Le phénomène de l’impunité pourra être imputé, pour partie au moins, à la confusion qui naît de cette situation où une pratique illégale n’est pas ou de moins en moins considérée comme déviante tandis qu’une pratique voisine mais légale le sera.

La qualification déviante en question dans le cas de la fraude fiscale Alors que la fraude est une pratique illégale d’évitement de l’impôt, on observe qu’elle n’est pas nécessairement réprouvée socialement. C’est le résultat qui ressort des grandes études européennes sur les valeurs (European Values Studies) renouvelées tous les neuf ans depuis 1981. En 2008, en France, seuls 53 % des personnes interrogées ont répondu que la fraude fiscale sur la déclaration de revenus n’est jamais justifiée8 et 11  % considèrent même qu’elle est plutôt justifiée9. Les résultats sont assez variables selon les pays avec des taux correspondant à la réponse «  il n’est jamais justifié de frauder  » s’élevant à 70  % au Royaume-Uni, 55  % au Luxembourg et 40 % en Belgique par exemple. Les taux sont même plus faibles – ce qui correspond à une moindre réprobation – pour les questions relatives au paiement en liquide visant à éviter toute fiscalité (« payer au noir » dans le langage courant). Les Français sont seulement 30 % à réprouver totalement de telles pratiques, les Luxembourgeois 36 % et les Belges 21 %. En croisant ces résultats avec d’autres enquêtes sociologiques, Leroy (2011) considère qu’à part aux États-Unis et au Japon, la réprobation de la fraude est inférieure à 50 %, sachant qu’une partie des personnes la réprouvant la pratique elle-même10. Ces données statistiques sont corroborées par les discours des individus que nous avons recueillis lors d’entretiens sociologiques menés auprès de quarante-neuf contribuables et spécialistes de l’optimisation 8.– La question Q68B est en fait un peu moins précise  : «  Tricher dans sa déclaration d’impôts si on en a la possibilité ». Les personnes interrogées doivent placer leur réponse sur une échelle de 1 à 10, “1” correspondant à “Jamais” et “10” correspondant à “Toujours”. 9.– Ce taux résulte de l’addition des pourcentages des réponses des personnes plaçant le curseur de l’acceptation de la fraude fiscale entre 6 (inclus) et 10 (inclus). 10.– Un cadre au chômage (voir l’Encadré 1 pour référence) avoue par exemple à propos de la location non-déclarée de chambres à des étudiants : « La fraude, c’est ce que je fais avec mes étudiants. C’est pas bien. » Pourtant, dans le même entretien mais un peu plus tard, il dit bien placer la limite de ce qui est acceptable pour lui dans l’ordre de la légalité : « Tant que je reste dans la légalité, je prends. Et c’est la seule limite. Car sinon, la seule limite, elle serait morale… Or… L’État ne fait pas de cadeaux alors… ».

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fiscale en Belgique, en France, au Luxembourg et au Royaume-Uni entre 2013 et 2015 (voir l’Encadré 1). Nous avons observé une grande tolérance à la fraude fiscale, particulièrement chez les individus les plus éloignés de l’univers professionnel lié à l’optimisation fiscale. Cela apparaît d’abord sous forme de gradation dans la gravité de la fraude, la « petite » fraude (qualifiée ainsi par les enquêtés) étant de fait acceptée et largement pratiquée. Un financier par exemple, héritier présomptif d’une très grande fortune française11, gradue la faute et affirme que tout le monde évite l’impôt illégalement. La faute, selon lui, est plutôt associée au comportement de fraude à grande échelle : « Mais peut-être qu'on fait une différence en France sur la petite fraude et la grosse fraude. La grosse fraude, c’est vraiment pas bien. Oui, c'est un bon sujet ça. La fraude à grande échelle ce n'est vraiment pas bien, c'est pour les riches, et de toute manière dans ce cas-là c'est négatif. Et après, des petits riches, des petits propriétaires qui peuvent utiliser ce type de mécanisme en faisant attention ou pas… Je pense que tout le monde a fraudé dans sa vie. Tout le monde a payé une femme de ménage au black, tout le monde a fait un cocktail ou quelque chose comme ça et a pris un serveur en payant au black, finalement oui. C'est complètement illégal. »

Il accepte l’idée de la fraude tant qu’elle n’est ni organisée ni à grande échelle. De même, une personne influente à Paris, président fondateur d’une société de gestion comptant pour clients plusieurs grandes fortunes de la place parisienne nous dit : « … mais je pense qu'il y a toujours eu, et il y aura toujours, vous êtes certainement plus fort que moi là-dedans, la fraude que je qualifierais un petit peu comme les tantes qui fraudaient du poivre… À la fin de la guerre, les douaniers disaient à mes oncles : “Ah, vous êtes les oncles des demoiselles (nom de famille) qui pensaient qu'on ne savait pas qu’elles passaient du poivre dans les bois ?” ».

Ce ne sont pas tant les évènements historiques qui justifient ici la fraude (« il y a toujours eu, et il y aura toujours ») mais le fait qu’elle n’est pas perçue comme constitutive d’une faute grave, d’un acte grave, et qu’elle apparaît donc presque comme une pratique coutumière. Ce qui peut expliquer la complaisance des douaniers, qui ont d’ailleurs bien identifié les « fautives » mais les laissent faire. Dans un ordre d’idée assez proche de la justification de la « petite fraude », certaines personnes estiment que de « bonnes 11.– Classée par Challenges parmi les cent plus grandes fortunes françaises en 2013.

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raisons12  » peuvent justifier la fraude fiscale des personnes les plus modestes. Pour résumer ce type d’argument, que nous avons souvent entendu lors de notre enquête, la fraude du “plus faible” serait justifiée par rapport à celle du riche propriétaire qui n’a pas besoin de cet artifice illégal pour vivre. C’est le discours d’un fonctionnaire européen de la Banque Européenne d’Investissement (issu d’un milieu assez modeste lui-même) : « Il y a le fraudeur par nécessité. Il y a le Portugais qui travaille au noir parce qu'il n'a pas trouvé d'autre boulot. Il n'a pas le choix ou voilà… S'il veut que ses enfants fassent de l'éducation supérieure, il fraude. Ça, ça ne me choque pas. Ça me choque moins. Quand je vois Bernard Tapie frauder, je suis ulcéré. Je suis ulcéré. Je me dis… Ce n'est pas possible. C'est insoutenable. Ce mec se paye un yacht, et après on voit le produit de la fraude… C'est insupportable démocratiquement. »

Un artisan boucher, qui se présente lui-même comme un grand fraudeur (il ne déclare aucun revenu depuis une dizaine d’années sans qu’aucune poursuite n’ait été engagée contre lui à ce jour), explique aussi : «  Je pense que je regarderais plus finalement qu'est-ce que ça représente pour cette personne de le faire ou de ne pas le faire. (…) Disons que (l’évitement légal de l’impôt) c'est plus pour ceux qui ont les moyens ou qui connaissent la loi qui peuvent jouer d'une optimisation ou d'une évasion par d'autres biais, à l'étranger etc. Une fraude, ce serait plus de mon niveau. Moi je ne peux me permettre que de faire une fraude. Je ne peux pas me permettre de faire une évasion… »

Il y a enfin ceux qui se positionnent clairement politiquement contre l’interventionnisme de l’État et contre le financement de certaines de ses missions  ; ils remettent parfois aussi la faute sur celui-ci qui n’a finalement qu’à réprimer plus durement la fraude s’il ne veut pas qu’elle existe (au fond, si l’État laisse faire, c’est qu’il s’accommode bien d’un économie parallèle). Un rentier binational et au profil politique très conservateur va jusqu’à applaudir les fraudeurs : «… je connais des amis qui font de la fraude si tu veux, mais je fais clap clap clap (il frappe dans ses mains pour joindre le geste à la parole). Parce que l'État est allé beaucoup trop loin. Je trouve que c'est eux qui font la fraude. Et spécialement avec les classes moyennes, on a pas mal d'amis qui ont cinq ou six enfants, des gens qui sont donc dentistes ou des trucs comme ça : ils n'ont plus les moyens, parce que le fisc les frappe. » 12.– « Bonne raison » au sens donné par Raymond Boudon (2003).

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Ou ce banquier d’affaires français établi à Luxembourg qui assimile fraude (illégale) et optimisation (légale), et refuse de condamner l’un ou l’autre : «… je peux comprendre que tu veuilles diminuer ta feuille d'imposition. Je pense que celui qui fait de l'optimisation fiscale, c'est un profil qui est plus… qui aime moins le risque, et qui aime bien pinailler machin etc. Et celui qui fraude ou qui fait de l'évasion fiscale c'est celui qui prend son risque etc. Ce que j'en pense  ? Fondamentalement, je ne porterais pas un jugement très sévère contre les gens qui font de la fraude fiscale ou de l'optimisation fiscale. Sauf si dogmatiquement ils disaient l'inverse. »

La fraude fiscale, sans être majoritairement justifiée par les personnes que nous avons interrogées13, est donc vue avec bienveillance par certains individus qui développent des justifications tout à fait rationnelles14.

La qualification déviante de certaines pratiques d’optimisation fiscale À l’inverse, l’optimisation fiscale sera parfois réprouvée socialement alors que ce terme ne recouvre que des pratiques légales d’évitement de l’impôt. Soulignons ici qu’étant donné la question abordée dans cette partie, seuls des témoignages condamnant l’optimisation fiscale ont été retenus. Il ne faudrait toutefois pas les généraliser. Au contraire, il nous semble que l’optimisation fiscale est très largement approuvée. Mais une certaine forme d’optimisation ne trouve que rarement des justifications chez les individus que nous avons interrogés parce qu’ils la qualifient de trop « agressive ». Citons ici trois exemples. Le premier vient d’un cadre fiscaliste employé d’une banque française à Luxembourg : « Après il y a des clients qui sont soit Français résidant dans d'autres pays et qui veulent optimiser, soit des non-Français qui veulent s'organiser pour limiter au maximum l'impôt. Et c'est là où on peut tomber dans un abus qui reste dans le cadre de la légalité mais qui peut être amoral, voire immorale. Tout en restant dans la légalité. C'est-à-dire ne payer aucun impôt, ne pas du tout contribuer au fonctionnement alors qu'on en a les capacités. »

Une avocate fiscaliste à Paris ajoute : 13.– En effet, nous n’avons sélectionné ici que des extraits correspondant à des discours tendant à légitimer la fraude fiscale. Il demeure qu’une majorité des personnes que nous avons interrogées la récusent, et c’est le cas de la quasi-totalité des personnes travaillant dans le domaine de l’optimisation fiscale (évitement légal de l’impôt). 14.– Le vocabulaire souligné ici est emprunté à et a donc le sens donné par Raymond Boudon (2007).

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« OK il y a la règle de l'impôt etc., mais c'est tellement facile de gruger. Il faut dire la vérité, en France en tout cas. Il y a un moment où ça devient un peu moral tu vois. Et économique. C'est-à-dire qu'il y a ton intérêt, l'intérêt de la boîte, et puis après il y a ta moralité. Enfin je trouve que c'est un petit peu du respect aussi. »

Un banquier d’affaires basé à Londres enfin : « You’ve got to look at what you’re doing and see whether it’s sort of reasonable in terms of scale and size and… (…) So, I think in that respect it’s fine. I think perhaps some of the, having something holly artificial to benefit from a loophole, I think that’s… people are going to react prudently to that. »

Les schémas d’optimisation fiscale sont légaux ; ils sont même parfois encouragés par les autorités à des fins de politique économique, comme pour la protection environnementale ou pour le développement du territoire : tel dispositif favorisera l’économie d’impôt pour l’entreprise qui choisit d’appuyer sa production sur une énergie verte15 ; tel autre favorisera celle qui s’installe dans une zone économique enclavée (dans une zone franche urbaine par exemple16). La plupart des individus que nous avons interrogés ne condamnent donc pas a priori l’optimisation fiscale, particulièrement quand elle est explicitement encouragée par la puissance publique17. Et ils ont même tendance à se réfugier derrière cet argument pour justifier leurs propres pratiques. Mais certains montages seront qualifiés de trop ingénieux et/ou permettant une économie fiscale trop importante pour être universellement acceptés socialement. Ils peuvent être jugés trop « intelligents », trop « inventifs » pour que les individus les considèrent comme “normaux” au sens sociologique, au sens de ce qui rentre dans l’ordre de ce qui se fait habituellement dans la société. On s’éloigne donc de la « normalité » pour tomber dans l’ « anormalité » et 15.– Voir par exemple le Crédit d’impôt pour la transition énergétique en France introduit par l’article  3 de la loi de finance pour 2015. Nous renvoyons ici à la page internet du ministère de l’économie qui fait explicitement la promotion de ces dispositifs  : http://www.economie.gouv.fr/cedef/ economie-energie-credit-dimpot 16.– L’article 44 octies-A du Code général des impôts prévoit par exemple des exonérations d’impôt sur les bénéfices pour les entreprises implantées en zone franche urbaine. 17.– Pourtant, même dans ce cas, il est intéressant de noter certaines réticences dans les opinions recueillies lors de notre enquête. L’accumulation des dispositifs fiscaux immobiliers semble entretenir l’idée d’une série de dispositions favorables aux propriétaires aisés, y compris dans des dispositifs qui passent pour être spéculatifs dans les DOM-TOM notamment. Par ailleurs, les discours sur les nombreuses « niches fiscales » a pu se durcir depuis quelques années en raison de leur publicité par des groupes qui dénoncent l’emprise d’intérêts individuels et collectifs à l’origine d’actions de lobbying au Parlement.

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éventuellement dans ce qui pourra être étiqueté comme déviant. On pense ici aux firmes multinationales qui réussissent à éviter totalement l’impôt par des montages ingénieux mais cependant légaux. Alors que la société-mère de Facebook a rapporté un profit net d’un milliard et demi de dollars en 2013 aux États-Unis et que le revenu de sa filiale au Royaume-Uni s’est élevé à cinquante millions de livres sterling (en hausse de 44 % par rapport à l’année précédente), cette dernière n’a payé qu’à peine trois mille livres sterlings d’impôts sur le revenu des sociétés pour cette même année. Cela place l’impôt payé par Facebook aux Royaume-Uni en dessous de l’impôt moyen payé par un ménage britannique18. La société peut ainsi agir en toute légalité grâce notamment à l’emploi de filiales (irlandaises en l’occurrence) qui captent une grande partie de son profit britannique et où elle bénéficie d’un taux d’imposition bien plus faible19. En Europe toujours, mais au Luxembourg, le « LuxLeak », une fuite de documents estampillés par les autorités fiscales luxembourgeoises qui confirment très officiellement (mais secrètement) certains régimes fiscaux préférentiels accordés à des dizaines de firmes multinationales, a mis en lumière ce que toutes les personnes averties sur les questions fiscales savaient  : la compétition fiscale n’est pas qu’une question de taux d’imposition « nominaux » (c’est-à-dire légaux et affichés) mais aussi de régimes fiscaux dérogatoires permettant à certains acteurs, les plus riches et les plus mobiles, de réduire leur imposition effective de manière absolument légale. Il existe donc une zone grise dont les contours sont mal délimités qui fait tomber l’optimisation fiscale dans une pratique dite «  agressive  ». Cet adjectif nous permet de qualifier une réalité très diverse qui va de l’utilisation de dispositifs clairement établis par les États ou des collectivités à la mise en œuvre de stratégies complexes, souvent internationales, toujours pour éviter l’impôt. À tous les niveaux de ces pratiques, y compris dans le cas des dispositifs étatiques d’incitation fiscale, des contribuables avisés et éventuellement entourés de conseillers fiscaux très pointus peuvent réduire leur charge fiscale à la portion congrue  ; dans les cas les plus extrêmes enfin, le détournement de certaines lois – dont l’objet peut n’être aucunement fiscal – permettra de réduire l’impôt qui est alors considéré comme toute autre charge méritant d’être optimisée. Or ces pratiques, si elles sont socialement réprouvées par un certain nombre d’individus et de groupes (mais pas dans la majorité 18.– « Facebook pays no UK corporation tax for a second year », Marc Sweney, The Guardian online, 22 octobre 2014. 19.– Nous touchons ici à la difficile question des « prix de transfert » et de la compétition fiscale entre les nations par les taux d’impositions.

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des cas comme nous le verrons plus bas), ne donnent pas lieu à des poursuites judiciaires à moins que les autorités ne réussissent à requalifier les faits grâce aux notions voisines de l’abus de droit ou des aides d’État20. Si une pratique est jugée « immorale » ou « agressive », elle ne peut intéresser le juge que si elle est illégale. L’argument de légalité sera d’ailleurs invoqué pour couper toute discussion sur la légitimité de ces pratiques par exemple dans les communiqués des grandes multinationales lorsqu’elles sont dénoncées dans un article ou par certaines associations. À titre de simple illustration, et les exemples pourraient être multipliés mais celui-là a l’avantage d’être public – ce qui ne pose donc aucun risque quant à la confidentialité des sources dans ce sujet difficile pour les entreprises – nous pouvons citer ici un court extrait de l’audition de Google devant une commission spéciale du Parlement britannique21. La parlementaire qui préside la commission interroge le vice-président de Google pour l’Europe du nord et l’Europe centrale à propos d’une filiale située aux Bermudes qui détient l’ensemble de la propriété intellectuelle de Google en dehors des États-Unis. L’échange est très tendu parce que les enjeux fiscaux sont importants : il apparaît que les filiales de Google dans le monde, au Royaume-Uni notamment, payent des redevances (royalties) importantes à la filiale des Bermudes au titre de la détention de la propriété intellectuelle. Ce mécanisme permet de comptabiliser une charge importante dans ces filiales – ce qui y réduit l’impôt dû – tout en comptabilisant un revenu pas ou très peu taxé aux Bermudes. La présidente de la commission parlementaire, Margaret Hodge MP (Chair) : “What does Bermuda create?” Le vice-président de Google Europe (Matt Brittin) : “In Bermuda, we have an entity that holds the rights to our intellectual property, and you can tell it is a very intellectual property business(Chair) But I thought you just told us that the intellectual property is all in California?

20.– Cette dernière orientation semble être une perspective tout à fait nouvelle et certainement efficace pour les autorités européennes qui disent vouloir lutter contre les stratégies non coopératives de certains États européens (l’Irlande, les Pays-Bas et le Luxembourg notamment) en matière fiscale dans le but d’attirer à eux les grandes multinationales. L’idée est qu’un régime fiscal avantageux pourrait être requalifié en aide d’État accordé au cas par cas aux entreprises. Récemment, c’est sur cette base que la Commission européenne a enjoint Fiat et Starbucks de rembourser le Luxembourg et les Pays-Bas pour des avantages fiscaux perçus à la suite d’accords particuliers. 21.– Audition devant le Public Accounts Committee du parlement britannique, 12 novembre 2012.

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(Matt Brittin) I was trying to finish the sentence, which is, the intellectual property rights for outside of the US, for the licence(Chair) But the research and development is all in California. (Matt Brittin) That is right, but we, like any company, are required to do two things. One is to play by the rules, and when you set up internationally, you need to make decisions about how to protect your intellectual property and how to organise. Secondly, we are required to manage our costs efficiently in order to satisfy our shareholders. And our goal as a company is to… (Chair) So you are minimizing your tax even though it is unfair to British taxpayers. (Matt Brittin) It is not unfair to British taxpayers. We pay all the tax you require us to pay in the UK. We paid £6 million of tax last year(Chair) We are not accusing you of being illegal; we are accusing you of being immoral.”

Bien que clairement étiquetée comme déviante (sans toutefois utiliser ce terme – Hodge lui préfère le terme d’immoral, plus courant dans le langage «  profane  »), l’optimisation fiscale de Google échappe à toute sanction juridique. Il est d’ailleurs surprenant de voir un législateur (britannique dans le cas présent) attaquer un contribuable sur le terrain de la moralité au motif implicite que la loi est impuissante à punir – on rencontre ici le problème de l’impunité – un comportement jugé dommageable pour la société22.

De la difficile labélisation à l’impunité Pour résumer, une part de la fraude fiscale n’est pas réprouvée socialement parce qu’elle n’est pas étiquetée comme déviante (première forme d’impunité, sociale)  ; et une part de l’optimisation fiscale est labellisée comme déviante mais ne peut faire l’objet d’un contrôle par les autorités judiciaires (seconde forme d’impunité, juridique). Analysons plus exactement ces deux formes d’impunité et leurs conséquences.

22.– Il convient enfin de noter sur cette affaire que Margaret Hodge qui se fait ici accusatrice en tant que présidente de la commission parlementaire sera elle-même accusée de bénéficier d’arrangements fiscaux très avantageux bien que légaux permettant à Stemcor, l’entreprise familiale ayant établi une filiale au Liechtenstein, de ne payer que 0,01% d’impôts sur un chiffre d’affaire de £2,1 milliards en 2011. Il faut souligner que M. Hodge n’était qu’une actionnaire très minoritaire dans Stemcor (V. Houlder, J. Pickard et G. Parker, “Labour’s Margaret Hodge accused of hypocrisy over tax affairs”, Financial Times, 29 avril 2015 ; R. Syal, “Margaret Hodge stands aside as head of spending watchdog”, The Guardian, 20 mai 2015).

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L’impunité de la fraude fiscale L’absence d’étiquetage comme une pratique déviante d’une partie de la fraude fiscale (ainsi que nous l’avons démontré en première partie) entretient un phénomène d’impunité. En effet, l’étiquetage « déviant » permet, comme Becker (1963) l’analyse très justement, de contrôler et de limiter les pratiques jugées comme telles. Si, comme au Luxembourg ou à Munich, le fait de traverser une route alors que le feu est au rouge pour les piétons soulève la désapprobation parfois bruyante des personnes alentour, chacun est amené à s’autocontrôler. À l’inverse, si comme en Chine, les voitures comme les piétons sont très peu soucieux des feux de circulation, l’habitus du klaxon étant tellement répandu que celui-ci n’a plus de rôle de réprobation mais simplement d’alerte, alors chacun traverse (pour le piéton) ou accélère (pour le chauffeur) quand bon lui semble sans qu’aucune forme de pression sociale ne s’exerce. La qualification déviante d’un acte joue un rôle de régulation sociale qui permet d’établir et de maintenir une règle prescriptive ou un interdit. Concernant la fraude fiscale, il paraît inimaginable d’avouer une telle pratique lors d’un dîner mondain aux États-Unis, tandis que de nombreux Belges23 avouent sans détour de telles pratiques. Cela ne signifie pas que la fraude fiscale soit totalement absente aux États-Unis, alors qu’elle serait généralisée en Belgique. Mais il est évident que la force de la qualification déviante d’une telle pratique aux États-Unis contribue à l’autorégulation sociale de ce phénomène en dehors de tout contrôle par les autorités compétentes. Autre conséquence de l’acceptation sociale de ces faits délictueux, ceux-ci deviennent plus difficiles à identifier, ce qui favorise leur impunité. Enfin, les autorités fiscales tendent dans certains cas à entretenir l’impunité de la fraude fiscale lorsqu’elles montrent une certaine bienveillance en cas de contrôle24. Dans un monde économique concurrentiel où les États cherchent à attirer les grandes entreprises et les gros patrimoines, l’État, «  entrepreneur de moral » quand il s’agit de faire condamner les pratiques abusives de la majorité des contribuables, se mue en un partenaire bienveillant pour les acteurs dont il souhaite s’accorder les faveurs par sa  responsive regulation issue des principes du New Public 23.– Dans les entretiens que nous avons menés comme dans les European Values Studies susnommées il apparaît que les contribuables résidents en Belgique ont une grande tolérance pour la fraude fiscale et n’hésitent pas à la déclarer. 24.– Nous faisons ici référence, sans pouvoir les développer, aux nombreuses questions entourant notamment le « verrou de Bercy ». Ce dispositif laisse le soin au ministère du budget de porter plainte sur avis de la commission des infractions fiscales à la suite de la constatation de la dissimulation délibérée d’un contribuable d’une partie de ses revenus ou de son patrimoine. En d’autres termes « Bercy » décide de l’opportunité (ou non) de poursuivre un contribuable coupable de fraude fiscale.

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Management. Le contrôle fiscal se fait alors plus compréhensif pour certains acteurs qui auraient sciemment et clairement violé la loi fiscale ou pour ceux qui seraient « tombés » hors du cadre de la légalité en traversant les frontières de l’abus de droit (Leroy, 2011).

L’impunité de l’optimisation fiscale agressive L’optimisation fiscale agressive quant à elle, bien que réprouvée et faisant l’objet de multiples alertes ou dénonciations publiques – le plus souvent à travers des articles dénonçant les avantages fiscaux des multinationales ou l’« évasion fiscale » de telle ou telle célébrité – reste dans l’ordre de la légalité et demeure donc impunie – juridiquement – même quand elle fait l’objet de campagnes de dénonciation par des organisations non gouvernementales ou par des journalistes (voir le récent exemple des articles concernant la défiscalisation des profits de McDonald’s ou de Starbucks en Europe). Par ailleurs, la sociologie fiscale tend à montrer que la condamnation de l’optimisation fiscale, même agressive, n’est pas nécessairement acquise et que la tendance semble plutôt être à son approbation sinon majoritaire du moins de plus en plus grande. Nous avons observé lors de notre enquête sociologique que l’optimisation fiscale est majoritairement réprouvée par la partie des individus qui ne la pratiquent pas eux-mêmes et ne sont pas en mesure de la pratiquer à titre personnel de manière sophistiquée. Ce constat est corroboré par Leroy (2012). Il serait intéressant d’analyser l’évolution des discours à la suite des événements importants et «  grands publics  » touchant à ces questions depuis quelques années, notamment l’impact de scandales (relevant parfois de la fraude plutôt que de l’optimisation) tels que l’affaire Cahuzac, les LuxLeaks et SwissLeaks et les nombreux articles sur les stratégies fiscales des firmes de l’économie numérique telles qu’Apple, Amazon ou Facebook. Conséquence de cette impunité, on observe une extension de la logique de l’évitement fiscal. Plusieurs logiques entretiennent cette tendance. En raison d’abord du caractère de plus en plus flou de la règle fiscale sous le coup des multiples dispositifs dérogatoires au paiement de l’impôt (les fameuses niches fiscales) ; à cause du développement du discours antifiscal dans un contexte de crise économique  où l’impôt, sujet autrefois cantonné à un cercle d’initiés, devient le réceptacle des sujets sociaux autour duquel se cristallisent, à tort parfois, les revendications de justice des citoyens ;en conséquence enfin de l’attitude ambiguë des États qui cherchent à attirer les investissements dans une économie globalisée en favorisant, par leur discours, l’idée que l’impôt nuit à la croissance (Leroy, 2011).

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Ces conditions qui tendent à brouiller la qualification déviante de l’évitement de l’impôt agressif voire illégal entretiennent puis étendent l’impunité fiscale  : impunité juridique concernant la fraude fiscale, et impunité sociale (dans l’ordre des valeurs) pour l’optimisation fiscale agressive. Ces phénomènes se combinent pour créer un état que nous pouvons qualifier, avec Émile Durkheim, d’anomique, c’est-àdire où les «  relations des organes ne sont pas réglementées  » (Durkheim, 1893 : 360). Or cet état, par définition, rend difficile la qualification déviante des actes et entretient alors l’impunité de ceux dont les comportements, l’évitement de l’impôt en l’occurrence, auraient donné lieu il y a quelques années à une dénonciation légale suivie d’une sanction. Nous nous retrouvons confrontés au risque d’un cercle vicieux de l’affaiblissement de la norme sociale du consentement à l’impôt conformément au consensus social de l’État-providence  : l’évitement fiscal, légal ou illégal, cherche et trouve des justifications qui sont partagées entre les acteurs qui tendent ainsi à renforcer l’affaiblissement de la norme qui conduit lui-même à plus de fraude ou d’optimisation fiscale. Confronté à cette fuite, l’État se lance dans une compétition fiscale internationale qui l’oblige à sacrifier les contribuables les moins mobiles et les moins à même d’éviter l’impôt. Ces derniers voient se dessiner un système qu’ils estiment de plus en plus injuste au point de menacer à une échelle beaucoup plus large la norme même du consentement à l’impôt.

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ENCADRÉ 1 - Méthodologie de l’enquête sociologique Notre travail s’appuie sur une série de quarante-neuf entretiens qualitatifs menés entre  2013 et  2015 auprès de contribuables et de spécialistes de l’évitement de l’impôt en France, au Luxembourg, en Belgique et au Royaume-Uni, retranscrits sur plus de huit-cent pages. Panel des enquêtés Nous avons interrogé vingt-sept professionnels de l’optimisation fiscale, gestionnaires de fortunes et grandes fortunes, et vingt-deux contribuables n’appartenant pas à l’une de ces catégories. L’objectif initial étant d’étudier les pratiques d’optimisation fiscale qui s’inscrivent dans un contexte international. Notre choix, motivé par notre expérience professionnelle de sept année dans ce milieu, fut d’abord d’activer nos réseaux dans les quatre pays cités par une multitude de canaux : e-mails généraux puis ciblés  ; appels via les réseaux sociaux Linkedin (plus de cinq cent contacts de premier niveau dont cent-quatrevingt-seize dans l’industrie financière et quarante-huit dans le conseil juridique), Twitter  etc.  ; appels directs par téléphone auprès de personnes recommandées ; sollicitations à l’occasion de rencontres fortuites. Nous avons ainsi pu sélectionner les profils que nous souhaitions les plus divers possibles, non dans un souci statistique de représentativité mais d’expression aussi multiple que possible des grandes tendances s’exprimant dans les quatre pays ciblés. Il en a résulté un échantillon de professionnels constitué de vingt-sept individus travaillant en banque, dans des cabinets de conseils, au sein de départements fiscaux ou de family offices, «  prêtant  » leurs services aussi bien pour des particuliers que pour des entreprises. En élargissant notre étude aux pratiques d’évitement par les non professionnels (pour des raisons d’ouverture de notre problématique à la question de la justice sociale, au-delà du champ strictement fiscal) nous avons aussi recueilli les propos de vingt-deux contribuables non-spécialistes de la fiscalité, cadres du secteur public et privé, artisans, enseignants, financiers ou rentiers. Nous avons limité le nombre des entretiens dans cette catégorie tout en souhaitant les inclure dans notre étude pour deux raisons  : d’abord nous sommes partis d’une acception large de la définition de l’optimisation fiscale ne se limitant pas à l’ingénierie fiscale complexe ; ensuite, les critiques contre l’optimisation fiscale étant portées le plus souvent, pour des raisons évidentes, par des personnes qui ne connaissent pas véritablement cet univers, il nous semblait intéressant de confronter leur discours et leur opinion sur ces pratiques à leurs propres comportements.

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Guide d’entretien, mode d’enregistrement et retranscription La grille d’entretien, qui n’était pas lisible pour l’enquêté, comprenait neuf sections dont l’objet était d’établir son opinion générale sur l’impôt, sur les pratiques d’évitement fiscal et sur leurs relations avec l’administration fiscale. Les neuf sections avaient pour titre  : Profil de la personne interrogée  ; Rapport à l’impôt  ; S’acquitter de ses obligations fiscales  ; Optimisation fiscale ; Rapport avec les conseillers fiscaux ; Rapport aux risques ; Rapport au don ; Rapport à l’administration fiscale ; et Ouverture. Tous les entretiens ont été enregistrés à l’aide d’un microphone visible après accord des personnes interrogées et sous condition d’anonymat, à l’exception de quatre d’entre elles qui ont toutefois accepté la prise de notes écrites. Tous ces dialogues ont été retranscrits mot pour mot dans leur intégralité. Analyse des entretiens La grille d’analyse de contenus enfin a été établie en distinguant et en redécoupant les réponses faites (mais retranscrites à nouveau dans leur intégralité) autour des cinq thèmes : finalité de l’impôt, perception personnelle du système fiscal, comportement face à l’impôt, avis sur l’évitement de l’impôt, et relations avec l’administration fiscale. Le contenu de ces cinq thèmes a été redécoupé en trente-cinq sous-thèmes pour analyse.

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Bibliographie Becker H., (1985), Outsiders, (1963), Paris, éditions Métailié. Boudon R., (2007), Essais sur la théorie générale de la rationalité, Paris, PUF. Boudon R., (2003), Raison, bonnes raisons, Paris, PUF. Durkheim E., (2013), De la division du travail social, (1893), Paris, PUF, Quadrige. Leroy M., (2011), « The concrete rationality of taxpayers », Sociologica del diritto, p. 33-60. Leroy M., (2012), « Déviance fiscale, anomie et régulation biaisée de la globalisation économique », Socio-logos. Leroy M., (2014), « Le discours antifiscal à l’épreuve de la sociologie fiscale », Revue française de finances publiques, novembre, p. 241 et s. Spire A., Weindenfeld K., (2015), L’impunité fiscale. Quand l’État brade sa souveraineté, Paris, La Découverte.

Partie 4 L’impunité entre justice et vérité

De la lutte contre l’impunité à la reconnaissance d’un droit à la vérité : défis et ambiguïtés de la Justice transitionnelle Anne Bazin

La lecture des rapports de grandes ONG internationales spécialisées dans la défense et la promotion des droits de l’homme ou intervenant en zone de conflit1, le développement de programmes spécifiques au sein de plusieurs agences des Nations Unies2 ou encore la création en 2007 aux Pays-Bas de l’ONG Impunity Watch3, témoignent de la centralité du concept d’impunité dans le discours et la pratique des acteurs de la pacification internationale et des droits de l’homme depuis une quinzaine d’années. La question de l’impunité est aujourd’hui devenue un élément incontournable du débat sur les politiques de sortie de la violence, 1.– International Crisis group (ICG) : Tunisie : lutter contre l’impunité, restaurer la sécurité, Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord, n°  123 – 9  mai 2012/Indonesia: Impunity versus Accountability for Gross Human Rights Violations, Asia Report n° 12, février 2001/Amnesty international : Kenya : Mettre fin au cycle de l’impunité (2001)  ; Soudan  : Pas d’impunité pour les bourreaux (2003) / Human Rights Watch (HRW)  : La justice bradée. Pourquoi la lutte contre l’impunité est importante pour la paix, juillet 2009 / Freedom House: Combating Impunity: Transitional Justice and AntiCorruption, 2014 / Transparency International: No impunity: the power of accountability, January 2015. 2.– L’UNESCO a développé depuis plusieurs années un plan de lutte contre l’impunité pour les crimes contre les journalistes et l’ONU a voté au mois de novembre 2013 une « Journée internationale de lutte contre l’impunité pour les crimes contre les journalistes ». Le PNUD RDC : Programme Conjoint de Lutte contre l’Impunité, d’Appui aux Victimes de Violences Basées sur le Genre, et d’Autonomisation des Femmes à l’Est de la RDC, 2013. 3.– http://www.impunitywatch.org/ 191

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qu’il s’agisse de négocier la fin d’un conflit ou d’accompagner une transition politique post-autoritaire.

D’un pacte de silence à la dénonciation de l’impunité Cette approche n’a toutefois pas toujours été prévalente, au contraire même. Tout au long du XXe siècle, au nom de la sauvegarde de l’unité nationale ou de la réconciliation nationale, le paradigme dominant reposait sur un «  pacte de l’oubli  ». Il était fondé sur l’amnistie et l’amnésie : un oubli juridique et un oubli social, les deux étant tendus vers l’objectif de la réconciliation ou du moins d’une restauration de la coexistence entre les groupes (Hazan, 2010), c’est à dire sur l’idée que la reconstruction de la communauté (nationale) impliquait de faire silence sur les crimes et d’oublier qui en étaient les auteurs pour parvenir à tourner la page. Il s’agissait, dans la plupart des cas, d’une renonciation partielle ou complète à la justice pénale. C’est ainsi le paradigme de la paix «  à tout prix  » (paix des armes mais aussi paix sociale après un conflit) qui a caractérisé l’approche occidentale de la sortie de violence pendant des décennies voire des siècles. Rappelons Ernest Renan qui déclarait dans son Discours à la nation en 1882 : « L'essence d'une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. » (Renan, 1992 : 42). L’exemple de la France après la Seconde guerre mondiale est à cet égard intéressant. Après une courte période d’épuration, le rappel des crimes, en particulier, de ceux commis par des « collabos », avait été considéré comme nuisible à l’objectif de l’unité nationale. C’est ainsi que le général de Gaulle justifiait à la fin des années soixante encore la censure à la télévision française du documentaire de Max Ophuls Le chagrin et la pitié (1969), en déclarant : « la France n’a pas besoin de vérité, elle a besoin d’unité nationale et d’espoir4  ». Plus récemment, en Espagne, un «  pacte d’oubli  » a été voté au Parlement après la mort de Franco, au nom d’une unité nationale considérée comme étant nécessaire à la réussite de la transition démocratique (Rozenberg, 2006). En Amérique latine, le vote de lois d’amnistie au Chili (1978), en Uruguay ou les revirements de la politique du gouvernement argentin en matière d’amnistie (certains des jugements ont été défaits) au début des années quatre-vingts s’inscrivent 4.– Cité dans Marcel Ophuls : « Je n’aime pas me servir d’une caméra comme d’une arme  », entretien recueilli par François Ekchajzer, Télérama, 10  juillet 2012. Le président de l’ORTF Arthur Conte justifiait en 1973 son refus de diffuser le documentaire en ces termes : « le film détruit les mythes dont les Français ont encore besoin ». Le film, réalisé en 1969, ne sera diffusé à la télévision française qu’en 1981.

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dans cette même logique d’un oubli imposé et de l’effacement des violences passées. Cela aboutit à la non-poursuite des crimes commis et de leurs auteurs, au nom d’un intérêt supérieur lié au processus de transition politique (Lefranc, 2002 : 37). Aujourd’hui pourtant, une paix obtenue au prix d’une amnistie semble presque impossible à justifier sur la scène internationale (Ghadbian, 2015), de même qu’une amnistie pour des hauts responsables de l’ancien régime serait difficilement audible après une transition politique, comme l’ont récemment montré les exemples des Printemps arabes ou de la Côte d’Ivoire5. Le pacte d’oubli semble avoir été brisé, par les victimes elles-mêmes mais aussi par la mobilisation d’autres acteurs à l’échelle internationale, qui ont contribué, en quelques années, à faire évoluer les normes qui régissent les politiques de sortie de violence et à imposer un nouveau paradigme qui domine le champ du postconflit aujourd’hui. Cette évolution a pour point de départ l’objectif de lutte contre l’impunité. La dénonciation de l’impunité qui semble faire consensus aujourd’hui sur la scène internationale est l’aboutissement de la convergence de plusieurs processus politiques, sociaux et juridiques concomitants qui se développent dans les quatrevingt-dix et participent de l’invention du concept de justice transitionnelle, devenue en une dizaine d’années une grille de lecture quasi-exclusive des sorties de conflits. Ce concept n’est pourtant pas sans poser question, d’abord parce qu’il ressemble à un concept de plus en plus fourre-tout et donc par définition insatisfaisant à manier, ensuite parce qu’il ne renvoie pas nécessairement à une même définition en fonction des acteurs qui s’y réfèrent et enfin, parce qu’il a pris une place hégémonique dans la réflexion sur les sorties de violence, au risque de faire passer pour évidence des postulats qui mériteraient pourtant d’être interrogés (Lefranc, 2014 : 151) Ces évolutions assez profondes quant à la manière de penser les sorties de conflits participent en tout cas d’une transformation de la scène internationale depuis la fin de la Guerre froide, qui invite notamment à repenser la place de l’individu dans les relations internationales.

La reconnaissance d’un « droit à la vérité » pour les victimes et leurs proches C’est en Amérique latine, dans le contexte de sortie des dictatures que la question de l’impunité des acteurs des régimes militaires 5.– Côte d’ivoire : Choisir entre la justice et l’impunité. Les autorités ivoiriennes face à leurs engagements, Rapport de la FIDH, décembre  2014, https:// www.fidh.org/IMG/pdf/co_te_d_ivoire_652f_web.pdf

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est d’abord posée, dans le cadre de mobilisations qui acquièrent rapidement une dimension transnationale. Dans les années quatrevingt et encore au début des années quatre-vingt-dix, les régimes en transition sud-américains ont de manière générale pris le parti de la mansuétude à l’égard des responsables de l’ancien régime, à travers diverses procédures d’amnistie, de pardon, de grâces présidentielles, « au nom de la démocratie », c’est à dire au nom de la nécessité de consolider les démocraties encore fragiles contre le retour éventuel des dictatures (Lefranc, 2002, notamment le chapitre I-1. « Politiques de justice – Variations autour du principe de l’amnistie générale dans le cône sud latino-américain  », p. 21-50). C’est à partir de la question des droits de l’homme que le débat va évoluer. Les années quatre-vingt-dix marquent en effet l’émergence au sein des sociétés civiles d’une intensification des actions des associations de défense des droits de l’homme, des associations de victimes et/ou de familles de victimes, rassemblées autour du slogan « Ni oubli, ni pardon, justice ! ». Comme l’analyse Sévane Garibian à propos du cas argentin, un basculement s’opère au cours de cette décennie, qualifié de human rights turn, qui participe de l’émergence d’un nouveau droit de l’homme  : le «  droit à la vérité  » (Garibian, 2014  : 99). Si les procès pénaux ne sont pas ou plus possibles, les victimes ou leurs proches n’en réclament pas moins de savoir ce qui s’est passé, où sont les disparus et les morts, dans un processus revendiqué comme relevant d’une étape nécessaire pour parvenir à dépasser le crime, faire le deuil et se reconstruire. Ce seront ainsi les « Procès pour la vérité » en Argentine et plus tard les Commissions Vérité, comme vecteur de l’élaboration de cette vérité qui sont mis en place et qui consacrent une nouvelle manière de penser la justice, non plus punitive et donc pénale, mais déclarative et restauratrice. Cette approche sera conceptualisée à partir de la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix sous le terme de « justice transitionnelle ». Ce modèle pose l’hypothèse que la bonne manière de construire une paix durable et de restaurer une coexistence apaisée est d’établir une (des) « vérité(s) » sur le passé conflictuel dans un dialogue qui inclut l’ensemble de la société. Le récit public sur le passé ainsi élaboré est alors d’autant plus légitime et donc “efficace” pour atteindre les objectifs attendus qu’il intègre la reconnaissance de la victime, notamment de la part de ceux qui lui refusaient ce titre, et plus largement de toute la société. Il s’accompagne aussi de l’octroi de réparations, matérielles et symboliques aux victimes de la violence politique passée. Cette recherche de la vérité et les réparations qui l’accompagnent sont considérées comme un

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substitut partiel aux poursuites judiciaires à l’encontre des responsables de la violence, lorsque des poursuites systématiques ne sont pas possibles, pour des raisons de rapports de force, pour des raisons juridiques ou simplement pratiques. Ce mécanisme principal de la justice transitionnelle prend dans les années quatre-vingt-dix la forme des Commissions Vérité et Réconciliation définies comme des dispositifs ad hoc par lequel l’État ou une organisation internationale comme les NationsUnies délègue à des «  hommes de bonne réputation  », issus de la société civile, un mandat pour établir une vérité historique sur le passé et pour élaborer une politique de réparation aux victimes (Lefranc, 2009  : 561-589). Plus d’une trentaine de ces commissions ont été mises en place en vingt ans, avec des statuts et des mandats toujours un peu différents, mais dont le principe fondateur demeure la reconnaissance des victimes par le moyen des auditions publiques d’une part, et la mise en œuvre de réparations symboliques et matérielles d’autre part. Il s’agit finalement d’écrire une histoire multidimensionnelle du conflit du point de vue subjectif des victimes mais aussi des responsables des violences, qui témoignent. Comme le notent Kora Andrieu et Geoffroy Lauvau, l’idée de sanction n’est d’ailleurs pas totalement absente de cette approche puisque la présence des bourreaux face à leurs victimes et la demande d’excuses peut constituer en soi une forme alternative de punition à travers le naming and shaming. L’énonciation de la vérité et le récit des souffrances dans un espace publiquement reconnu pourraient constituer en tout cas une forme de thérapie collective (Kora et Lauvau, 2014 :20). Etablir la vérité sur ce qui s’est passé apparaît alors comme un moyen de (r)établir une paix durable. C’est à dire finalement de servir les mêmes objectifs que ceux aux noms desquels cette vérité était refusée, à savoir consolider un régime démocratique ou une paix fragile.

La lutte contre l’impunité par la promotion de la justice pénale internationale Dans le même temps, la guerre en ex-Yougoslavie et le génocide au Rwanda au milieu des années quatre-vingt-dix ont conduit à repenser la possibilité d’un « nouvel ordre international » fondé sur la paix et la démocratie, en révélant l’incapacité de la communauté internationale à empêcher de tels massacres. La question de la lutte contre l’impunité s’impose aussi dans les arènes multinationales, où elle est saisie par le droit international public, avec pour conséquence une évolution de l’ordre juridique international au nom d’une nouvelle doctrine de la « lutte contre l’impunité »

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encouragée par l’ONU (Rapport Joinet, 1997)6. Cela se matérialise, entre autres, par la création de deux tribunaux pénaux internationaux et la signature du Traité instituant une Cour Pénale Internationale (CPI) quelques années plus tard. C’est au nom des mêmes valeurs et finalités héritées du projet cosmopolitique de Kant – établir la paix par le droit7 -, que l’idée d’une justice pénale internationale réapparait ainsi au milieu des années quatre-vingtdix. Parallèlement, les mobilisations des associations de victimes ont contribué, dans un registre plus directement juridique – au sens de la justice pénale –, à l’internationalisation du débat autour de la légitimité de poursuivre les responsables de l’ancien régime pour violation des droits de l’homme, à travers l’implication d’acteurs extérieurs (avocats des droits de l’homme, ONG, exilés). L’affaire Pinochet a ainsi marqué une étape essentielle de ce processus  : l’inculpation de l’ancien dictateur chilien par le juge espagnol Garzon puis son arrestation en Grande-Bretagne survenant à peine trois ans après la signature du traité établissement la CPI (Hazan, 2007 : 73-74 et Roht-Arriaza, 2005). En une quinzaine d’année, la justice pénale internationale prend ainsi une place importante de l’espace politique et pas seulement juridique, sous la pression d’opinions publiques ayant récemment conquis la liberté de demander justice et confrontées à la perpétration des crimes et à l’impunité des bourreaux (Bernard, Bonneau, 2009 : 243). La finalité de la justice pénale internationale est dès lors de rompre avec le temps du conflit à travers plusieurs mécanismes. Le premier concerne la restauration de la règle de droit, qui inscrit la démarche dans le processus de transition politique déjà évoqué, à travers le rétablissement de l’État de droit. En jugeant les coupables, la justice pénale internationale vient renforcer le processus de reconstruction de l’État où la justice serait de nouveau fonctionnelle. La justice pénale internationale intervient ensuite en revendiquant un objectif de dissuasion  : dissuader les parties au conflit de continuer à commettre des violations du droit international humanitaire et des droits de l’homme, à la fois dans le temps du conflit – le Tribunal pénal international pour l’exYougoslavie (TPIY) a été créé en pleine guerre en ex-Yougoslavie pour forcer les belligérants à cesser les hostilités et faire pression 6.– ONU : « Question de l’impunité des auteurs des violations massives des droits de l’homme », Rapport final révisé établi par Louis Joinet, Organisation des Nations Unies, Commission des droits de l’homme, 2 octobre 1997, document ONU n°E / CN.4/Sub.2/1997/20/Rev.1 et « Rapport de Mme Diane Orentlicher, experte indépendante chargée de mettre à jour l’ensemble de principes pour la lutte contre l’impunité », ONU, Commission des droits de l’homme, 8 février 2005 (actualisation du rapport Joinet). 7.– Antonio Cassese, premier président du TPIY : « La justice pénale internationale est indispensable pour aboutir à la paix » cité par Hazan, 2007 : 84.

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pour que s’ouvrent des négociations (Sautenais, 2003) – mais aussi sur le long terme, à partir du postulat que si les responsables de ces violations sont jugés, les potentiels auteurs de nouveaux crimes seront dissuadés d’agir de la même manière en raison de l’existence d’un précédent judiciaire. Si l’observation empirique invite aujourd’hui à mettre en question les effets de dissuasion de ce mécanisme, le Préambule du traité établissant la CPI stipule en tout cas que les signataires sont « déterminés à mettre un terme à l’impunité des auteurs de ces crimes  », ici les crimes contre l’humanité essentiellement, « et à concourir ainsi à la prévention de nouveaux crimes…  ». L’objectif de réconciliation participe enfin au troisième instrument de la justice pénale internationale : le jugement des coupables est délégué à une juridiction présumée impartiale, en charge de rendre une justice équitable et de garantir une reconnaissance pour les victimes des crimes commis, et donc de recréer les conditions de la vie en société.

Des dispositifs concurrents de lutte contre l’impunité ? C’est ainsi que dans leur conception même, justice pénale internationale et justice transitionnelle semblent être en concurrence, tout en poursuivant des objectifs similaires. Jusqu’où s’opposent les deux formes de justice ? Comment s’inscrivent-elle dans la lutte contre l’impunité et peuvent-elles contribuer ensemble à l’apaisement des conflits ? Les partisans de la justice pénale considèrent que la justice restauratrice (et notamment les Commissions Vérité et Réconciliation) n’a de justice que le nom, notamment parce que les victimes sont confrontées à leurs bourreaux impunis et que ces commissions ne sont qu’une «  option douce pour des gouvernements qui violent les droits de l’homme et veulent éviter la justice » (Hazan, 2008  : 46). Ils mettent inversement en avant l’impartialité de la justice pénale internationale et le fait qu’elle participe au rétablissement de la paix sur des bases saines et durables, par la sanction des criminels mais aussi et surtout parce qu’elle contribue à la consolidation de l’État de droit. C’est à dire qu’elle crée ou renforce les conditions de la paix durable et de la démocratie. De l’autre côté, les partisans des Commissions vérité estiment que la justice pénale internationale n’est ni praticable, ni même souhaitable, au regard de la priorité accordée à la restauration de la dignité des victimes (Hazan, 2008). Ils dénoncent le caractère désincarné de la justice internationale et le fait qu’elle ne soit guère parvenue qu’à punir une poignée de criminels et en outre, à un coût très élevé8. Inversement, ils soulignent qu’une Commissions Vérité 8.– En une quinzaine d’années d’existence, les deux tribunaux ad hoc de l’ONU ont coûté quelque 3 milliards de dollars en budgets cumulés.

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peut aboutir – à moindre coût –, à des résultats hors de portée des tribunaux, à commencer par une vision globale de la société et surtout, qu’elle participe à la restauration de la dignité des victimes placés au cœur des processus, là où elles n’auraient été que témoins, interrogés de manière souvent rude par les avocats de la défense lors d’un procès pénal. Enfin, soulignent-ils, un procès ne suffit pas pour atteindre l’objectif d’une paix sociale durable dans la mesure où la punition seule ne permet pas de restaurer un vivre-ensemble que la violence a brisé. Le débat est complexe  : la lutte contre l’impunité passe-telle nécessairement ou seulement par la punition ou peut-elle prendre d’autres formes ? Beaucoup de questions liées à la justice pénale restent sans réponse pratique : comment punir quand il y a «  trop  » de coupables comme au Rwanda  ? Comment punir quand la culpabilité est diffuse au sortir d’un régime totalitaire ? Si punir est complexe et souvent impossible, l’impunité n’en est pas moins aujourd’hui dénoncée comme un obstacle à la reconstruction de la société (et des victimes). Sous les contraintes du terrain autant que du poids croissant des normes internationales de lutte contre l’impunité, le débat qui oppose les tenants de la justice reconstructive aux partisans de la justice pénale a évolué au début des années deux mille et abouti aujourd’hui à l’idée d’une complémentarité plutôt que d’une opposition entre ces deux approches (Hazan, 2008). Cette évolution est la conséquence à la fois du constat que la justice, nationale ou internationale, ne peut pas traiter tous les cas de coupables de crimes contre l’humanité tandis que l’impunité pour des responsables de la mort de dizaines, voire de centaines de personnes est de moins en moins acceptable/acceptée mais aussi de la conviction que c’est sur la société dans son ensemble, et non pas quelques individus qu’il convient de se focaliser pour parvenir à une paix durable. Le principe d’une approche globale s’est ainsi progressivement imposé, qui conduit aujourd’hui à penser les commissions Vérité et les procédures pénales en termes de complémentarité et non plus de concurrence. Cette complémentarité a pris une variété de formes : ainsi au Sierra Leone, un Tribunal spécial a jugé les auteurs des crimes les plus graves, alors qu’une Commissions Vérité a entendu les autres cas. Au Pérou, la Commissions Vérité possédait une unité spéciale chargée de recueillir les preuves concernant les crimes les plus graves, dossiers qui ont été transmis pour instruction à des juges (Lefranc, 2008).

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Faire converger droit et vérité : les ambitions de la justice transitionnelle Cette imbrication du droit et de la vérité, c’est à dire cette complémentarité théorique entre des procédures de justice pénale et une justice restauratrice se retrouve dans la définition de la justice transitionnelle telle qu’elle est proposée par le Secrétaire Général des Nations Unies : la justice transitionnelle recouvre « l’éventail complet des divers processus et mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation. Peuvent figurer au nombre de ces processus des mécanismes tant judiciaires que non judiciaires, avec (le cas échéant) une intervention plus ou moins importante de la communauté internationale, et des poursuites engagées contre des individus, des indemnisations, des enquêtes visant à établir la vérité, une réforme des institutions, des contrôles et des révocations, ou une combinaison de ces mesures. »9 Cette complémentarité n’en est pas moins complexe à mettre en œuvre, comme en témoigne l’article  53, §2c des statuts de la Cour pénale internationale qui dispose que le Procureur peut ne pas ouvrir une enquête « parce que poursuivre ne servirait pas les intérêts de la justice compte tenu de toutes les circonstances y compris la gravité du crime, (ou ne servirait pas) les intérêts des victimes (…). ». Cet article a fait l’objet de diverses interprétations dont certaines insistent sur la tolérance vis-à-vis de commissions qui se dérouleraient indépendamment de procédures pénales dans la mesure où elles créeraient en fait les conditions pour des poursuites judiciaires ultérieures. Cette lecture traduit en termes juridique une évolution importante dans la manière de penser les processus de sorties de conflit. Ainsi après avoir été opposées au départ, parce que considérées comme étant difficilement compatibles, justice pénale (internationale) et justice restaurative se combinent aujourd’hui dans un processus où la lutte contre l’impunité passe par la reconnaissance et la dénonciation des crimes : établir la vérité des faits, les qualifier, dire le crime – quelle que soit l’enceinte au sein de laquelle ce 9.– S/2004/616 ONU, Rétablissement de l’état de droit et administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit, Rapport du Secrétaire général, paragraphe 8, 2004. Et en 2010 : Transitional justice consists of both judicial and nonjudicial processes and mechanisms, including prosecution initiatives, facilitating initiatives in respect of the right to truth, delivering reparations, institutional reform and national consultations. Whatever combination is chosen must be in conformity with international legal standards and obligations, United Nations, Guidance Note of the Secretary General, United Nations Approach to Transitional Justice, March 2010  : http://www.unrol. org/files/TJ_Guidance_Note_March_2010FINAL.pdf

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processus se déroule  : un tribunal ou une salle publique dans le cadre d’une Commission Vérité – offrirait un début de réparation pour les victimes en leur reconnaissant ce statut. C’est la consécration du rôle régulateur de la justice, qu’elle soit punitive ou reconstructive, qui l’oppose à la vengeance (Andrieu, 2012b). Le bilan de la justice transitionnelle aujourd’hui est pourtant loin d’être univoque, notamment parce que celle-ci impose des compromis parfois douteux, liés à la difficile conciliation entre les impératifs de vérité, de justice et de réparation, mais aussi parce qu’elle pose des questions qui restent partiellement sans réponse aujourd’hui (Brisset-Foucault, 2008) : dans quelle mesure l’exercice de catharsis auquel peuvent être assimilées les commissions vérité vaut-il absolution des crimes commis  ? Comment choisir les mécanismes de justice transitionnelle à mettre en œuvre  ? (qui les choisit ?, dans quel ordre ?). À quelle(s) échelle(s) – internationale, nationale, locale – la justice est-elle en mesure de satisfaire les attentes (de réparation) des victimes sans risquer de mettre à mal le processus de transition politique  ? Comme le rappelle Sandrine Lefranc (2008 : 48-67), les questions qui se posent aux acteurs dans les sorties de violence sont les mêmes à peu près partout : faut-il oublier ou se souvenir ?, reconnaitre les victimes de la violence ou tenir compte de la puissance d’obstruction des coupables  ?, sanctionner ou pardonner  ?, admettre la vengeance ou la proscrire ?, s’en tenir aux principes du droit international et/ ou d’une morale favorable aux victimes ou être pragmatique ? Les réponses varient mais reposent aujourd’hui sur le postulat selon lequel il faudrait reconnaître les victimes parce que la justice aussi bien que la pacification d’exigent ; il faudrait se souvenir pour ne pas répéter ; il faudrait faire justice pour apaiser les hostilités… Il s’agit là d’options qui semblent faire consensus aujourd’hui sur la « bonne manière » d’aborder les sorties de conflit et s’inscrivent dans un cadre normatif très prégnant sur la scène internationale depuis une quinzaine d’années, au risque d’oublier la dimension fondamentalement politique de processus qui sont aussi et avant tout soumis à des contraintes locales.

L’individu, acteur et sujet dans les relations internationales Cette évolution des normes internationales – depuis la fin des années quatre-vingt-dix, le secrétaire général des Nations Unies interdit à ses médiateurs de cautionner des amnisties générales si elles concernent les auteurs de crimes contre l’humanité – s’accompagne d’une évolution du droit international à travers un renforcement des mécanismes de la justice pénale internationale

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et de l’imprescriptibilité de certains crimes. L’impunité est de plus en plus perçue comme étant inacceptable au nom de valeurs communes à l’humanité, en témoignent par exemple les statuts de la Cour pénale internationale qui interdisent l’amnistie pour les crimes contre l’humanité. Cette évolution se traduit aussi par la reconnaissance de nouveaux droits qui contribuent à faire évoluer la place de l’individu dans le système international : un « droit à la vérité » est ainsi aujourd’hui reconnu par les Nations unies comme étant un droit inaliénable10. De manière générale, les mécanismes de la justice transitionnelle ont en commun d’être à la fois des instruments de justice et de reconnaissance et inscrivent la justice transitionnelle comme sous-discipline des droits de l’homme à travers la reconnaissance de plusieurs droits que sont : un droit à la justice, entendue d’abord comme une justice pénale qui inclut des procès contre les responsables des violations des droits de l’homme (à la Cour pénale internationale ou dans le cadre de mécanismes de justice traditionnels), dans une approche d’abord centrée sur les responsables. Mais aussi un droit de savoir, qui implique à la fois l’ouverture d’archives, des exhumations de fosses communes, la diffusion des noms des victimes, processus pour lequel les Commissions Vérité jouent un rôle central aujourd’hui, à la fois comme mécanismes de connaissance et instruments de reconnaissance. Selon les Nations Unies, «  il ne s’agit pas seulement du droit individuel qu’a toute victime, ou ses proches, de savoir ce qui s’est passé en tant que droit à la vérité. Le droit de savoir est aussi un droit collectif qui trouve son origine dans l’histoire pour éviter qu’à l’avenir les violations ne se reproduisent11.  » La justice est ici davantage centrée sur les victimes et leurs communautés mais pas seulement, puisque le crime est abordé non plus simplement comme la violation d’une loi mais plutôt comme la rupture de l’harmonie de la communauté. Un droit à des réparations enfin, c’est à dire une justice socio-économique qui inclut des programmes de réparation pour compenser les dommages matériels et moraux causés par les abus passés, ou encore la distribution d’avantages matériels et symboliques aux victimes (Andrieu et Lauvau, 2014 : 19-21). La justice transitionnelle telle qu’elle est promue aujourd’hui s’inscrit ainsi dans une interprétation cosmopolitique du monde selon laquelle les individus sont, par-delà les 10.– ONU, Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, entrée en vigueur en décembre 2010. 11.– ONU, Commission des droits de l’homme, L’administration de la justice et les droits de l’homme des détenus. Question de l'impunité des auteurs des violations des droits de l'homme (civils et politiques), dit Rapport Joinet, 1997.

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États, les sujets du droit, qu’ils soient victimes ou responsables de violation des droits de l’homme. Cette centralité de personne humaine dans les relations internationales se manifeste aussi à travers l’évolution de la justice pénale internationale qui reconnaît la possibilité de juger des individus, en plus d’accorder une place spécifique aux victimes. Avant les guerres et les totalitarismes du XXe siècle, une justice pénale internationale n’était tout simplement pas pensable, faute de loi pénale commune, de tiers pour juger et de sujet d’imputation à condamner. Ces obstacles ont été progressivement levés, avec la définition du crime contre l’humanité qui transcende la distinction entre les infractions internationales et les crimes réprimés par le droit interne  ; mais aussi en identifiant des personnes à qui imputer ce crime au nom de celles qui en ont été victimes, c’est à dire en abaissant la barrière infranchissable que représentait la souveraineté des États et qui protégeait les individus agissant en son nom. Cette focale sur l’individu se traduit enfin aussi par une attention inédite portée à la figure de la victime aujourd’hui, attention qui a fortement évolué depuis les années quatre-vingts  puisque les individus sont passés de la posture du témoin (à Nuremberg, il n’y a pas de victimes, il n’y a que des témoins) à celle de victime (Lefranc, 2008). Entendre le témoignage des victimes s’est progressivement imposé comme un impératif aux enjeux sociaux, moraux, juridiques, politiques et même historiographiques. Entendre les victimes, c’est reconnaître leur souffrance et ainsi réparer au moins symboliquement les torts qu’elles ont subis et leur permettre de tourner la page d’une histoire traumatique. À l’inverse, ne pas entendre leurs témoignages, c’est prendre le risque de perpétuer le conflit, de générer des rancunes et d’empêcher la reconstruction des victimes et de la société tout entière. Le qualificatif de victime a désormais valeur de statut. C’est un titre à faire valoir pour obtenir des prestations administratives, c’est un rôle à jouer sur une scène judiciaire qui il y a peu accordait à la victime une place mineure (Chaumont, 1997). L’une des formes prises par cette reconnaissance, qui est aussi le point de départ de cette évolution, est la reconnaissance d’un droit de la victime à faire entendre un récit propre et à participer à l’écriture de l’Histoire, notamment dans le cadre des Commissions mais pas seulement12. Il apparaît finalement que l’irruption relativement récente de la question de l’impunité sur la scène internationale traduit autant qu’elle participe de plusieurs évolutions quant à la manière 12.– Cf. la multiplication des récits écrits sur la base de témoignages ou de thérapies, et l’intégration croissante de ces récits dans des dispositifs pacificateurs promus par nombre d’ONG aujourd’hui.

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d’aborder les relations internationales, et notamment de penser le post-conflit, de plus en plus en décalage avec une lecture réaliste longtemps dominante, où la paix était avant tout une période plus ou moins stable entre deux conflits. Il s’agit désormais de penser la paix comme une paix durable, et donc de justifier, de légitimer une intervention (quelle que soit sa forme) à l’aune de cet objectif (Hassner et Andreani, 2005  : introduction). Dans une lecture libérale des relations internationales, cette évolution participe aussi d’une (relative) moralisation de celles-ci dans la mesure où il est de plus en plus souvent attendu que des principes de transparence et de responsabilité qui prévalent dans l’ordre interne, en démocraties, soient transposés dans le système international. Devoir rendre des comptes, c’est ne plus pouvoir agir en toute impunité. Cette réflexion invite dès lors à repenser aussi le concept de justice sur la scène internationale dans une perspective plus large, autour de l’idée d’un droit à la vérité, au sein duquel les concepts de paix et de justice convergent. Enfin, cette évolution récente et relativement rapide (en deux ou trois décennies) de la perception de l’impunité sur la scène internationale et surtout des modalités, juridiques, politiques et morales de lutte contre celle-ci consacre un processus qui caractérise la fin du XXe siècle, à savoir l’entrée de la personne humaine sur la scène internationale et dans le droit international, comme acteur international à part entière.

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Programme de conformité, procédure de clémence. Le droit européen de la concurrence entre impunité et impératif de justice Stéphane Bracq

En matière de punition, la lecture du site de la Direction générale de la concurrence de la Commission européenne s’avère instructive. Cette institution a infligé, en 2012, 1 milliard 470 millions d’euros d’amende à sept constructeurs de tubes cathodiques qui s’étaient entendus pour fixer les prix pendant dix ans, ou encore, en 2008, 1  milliard 185  millions d’euros d’amende à des entreprises qui se partageaient le marché des glaces pour automobiles. Ces chiffres, impressionnants pour le commun des mortels, s’insèrent pourtant dans une logique procédurale qui limite à 10 % du chiffre d’affaires le maximum possible des sanctions infligées ! Les punitions restent donc relatives, en particulier pour de grands groupes industriels qui disposent de ressources de financement aussi importantes. Ces exemples montrent combien l’impunité constitue une problématique en matière de pratiques restrictives de concurrence. À ces niveaux de chiffre d’affaire, quel est le sens de la punition  ? Le simple fait de prouver l’existence d’une infraction ne suffit-il pas, en dehors de toute sanction, pour rendre la justice ? La notion d’impunité renvoie, de manière générale, à la façon dont les sociétés aménagent leur rapport à la Loi et aux transgressions qu’elle subit. Cela exprime aussi les sensibilités à l’encontre des règles et des pratiques qu’elles estiment ou non tolérables, ainsi qu’au souci de les voir réparer par l’administration d’un châtiment. Ce thème semble, à première vue, interpeller le juriste confronté de façon quotidienne aux cadres normatifs et aux institutions. La « punition » apparaît souvent comme consubstantielle à l’exercice 207

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du droit. Lutter contre l’impunité participe à la lutte pour la justice. Cette situation idéale n’est pourtant pas exempte de zones grises juridiques. Dans le but de punir plus efficacement certaines pratiques commerciales restrictives (ententes les plus nocives entre entreprises sur les prix ou la répartition des marchés), le droit européen de la concurrence s’est inspiré de mécanismes procéduraux élaborés aux États-Unis au cours des années 1980. L’utilisation de ces techniques peut faire naître des situations paradoxales : la volonté et les moyens mis en œuvre pour lutter contre l’impunité conduisent, parfois, à un sentiment d’injustice. En effet, ces techniques consistent, pour l’essentiel, à demander la collaboration des auteurs de l’infraction à la procédure. L’obtention des preuves en est facilitée. Au terme du mécanisme, les entreprises qui ont collaboré le plus activement avec les autorités de concurrence bénéficient de leur clémence. L’infraction est prouvée. Or, dans le même temps, son principal auteur peut obtenir une forte réduction d’amende. Cette réflexion sur l’impunité et la juste punition des pratiques commerciales restrictives constitue un enjeu fondamental pour le droit de l’Union européenne. La politique de concurrence s’avère une des plus grandes réussites de la Communauté puis de l’Union. Elle demeure un des fondements de l’intégration. L’article  101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne1 interdit les accords entre entreprises qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence dans le marché intérieur. Toutefois, la grande majorité de ces « ententes » fera l’objet d’une exemption, au motif qu’elle respecte une logique qui conduit à concilier impératifs commerciaux et règles du marché. Il en va ainsi de l’essentiel des accords fondant les réseaux de distribution (franchise, distribution sélective) qui répondent aux impératifs de la réglementation 1.– Article 101, paragraphe 1 TFUE : « Sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur, et notamment ceux qui consistent à : a) fixer de façon directe ou indirecte les prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction, b) limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements, c) répartir les marchés ou les sources d’approvisionnement, d) appliquer, à l’égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence, e) subordonner la conclusion de contrats à l’acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n’ont pas de lien avec l’objet de ces contrats. »

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européenne2. En revanche, les ententes les plus nocives – les cartels –, sont drastiquement combattues par les autorités nationales de la concurrence et la Commission. Cette méfiance à l’égard des cartels est d’ordre juridique, mais aussi historique. En effet, la politique des cartels, notamment élaborée dans l’entre deuxguerres en Allemagne, est souvent considérée comme l’une des causes de la seconde guerre mondiale. Par la suite, l’école ordolibérale allemande, à l’origine de l’essentiel des règles européennes de concurrence (Warlouzet, 2012), a donc milité pour rendre plus efficace la lutte contre l’établissement des cartels et leur répression. Cette méfiance juridique trouve une logique équivalente dans les mécanismes antitrust aux États-Unis. Ce corps de règle n’est pas discutable au niveau des principes généraux à l’origine des condamnations. En revanche, il pose une question centrale, en terme procédural, qui est celle de la preuve. Les entreprises faisant partie d’un cartel tendent à dissimuler leur accord. Il s’avère dès lors complexe, pour les autorités de concurrence, d’obtenir les éléments suffisants pour poursuivre. D’autant plus que la preuve, dans ce contexte, a un aspect économique qui nécessite l’accès à certaines informations difficiles à rapporter (Sibony, 2008). Dans le même temps, les règles qui encadrent les enquêtes et auditions menées par la Commission contre les entreprises n’ont cessé d’être renforcées3. La lutte contre cette forme d’impunité s’avère donc difficile. Pour rendre plus efficace la recherche des preuves, les autorités européennes ont importé, tout en le modifiant en partie, un modèle développé aux États-Unis  : le leniency program. Il a été traduit par l’expression : programme de clémence. Cette procédure a été associée avec une autre technique, celle qualifiée de programme de conformité. À première vue, cette association pourrait apparaître comme un remède efficace à l’encontre de l’impunité des cartels (1). Depuis la fin du vingtième siècle de nombreux juristes ont étudié ces pratiques, mais essentiellement sur un plan technique. L’intérêt de questionner ces méthodes sous l’angle de l’impunité réside dans le fait de les replacer dans le cadre d’un débat plus théorique. Certes, il s’agira sans doute d’effleurer le sujet. Toutefois il semble possible de montrer que, comme pour tout remède, il existe ici des effets indésirables qui conduisent à s’interroger sur la pertinence de ces méthodes par rapport aux standards de la justice (2). 2.– Commission UE, Règlement (UE) n° 330/2010 du 20 avril 2010 concernant l’application de l’article 101, paragraphe 3, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne à des catégories d’accords verticaux et de pratiques concertées, JOUE n° L 102 du 23 avril 2010, pages 1 à 7. 3.–  La procédure repose sur le Règlement (CE) n°  1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité, JOCE N° L1/1 du 4 janvier 2003.

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Des remèdes efficaces contre l’impunité des cartels d’entreprises Une lecture rapide des chiffres publiés par la Commission et de certaines jurisprudences montre que la clémence et les programmes de conformité, techniques importées des États-Unis (1.1.), ont une certaine efficacité pour lutter contre l’impunité des cartels (1.2).

Des outils originaux issus du contexte juridique des États-Unis La logique des programmes de clémence en droit de la concurrence plonge ses racines dans le même terreau que les mécanismes de protection des repentis. Au cours des années 1970, les autorités publiques aux États-Unis et en Europe cherchent des méthodes efficaces pour accélérer les enquêtes qui concernent le crime organisé ou le terrorisme. L’Italie va se doter en 1979/1980 d’un mécanisme adapté aux « collaborateurs de justice » en réaction aux attentats des « années de plomb ». Les États-Unis formalisent leur réglementation en 1984. L’idée s’avère simple : en échanges de preuves fournies sur leurs anciens complices, les repentis obtiennent ainsi une remise de peine et la protection des autorités. La transposition de cette méthode au droit économique se fait sur le même mode : une approche informelle dans les années 1970 puis une formalisation ultérieurement. En 1978, les services de l’Attorney général du département de la justice (DoJ) des États-Unis ont diffusé l’information suivante : « If someone in your company has been conspiring with competitors to fix prices, here’s some sound advice. Get to the Justice Department before your co-conspirators do. Confess and the US Department of justice will let you off the hook. But hurry! Only one conspirator per cartel ». Dans les premiers temps, cet appel à dénoncer les cartels n’a pas eu beaucoup de succès. Le cadre procédural initial n’était, en effet, pas très rassurant pour les lawyers. Ces derniers attendent une certaine « sécurité juridique », c’està-dire un niveau de prévisibilité qui n’était pas garanti par cette première approche. C’est avec le programme de 1993, qui formalise précisément la procédure, que les services du DoJ ont obtenu de meilleurs résultats4. En 1996, la Commission a adopté un premier programme de «  clémence  », ou plutôt, pour employer le terme exact « d’immunité d’amende ». L’immunité était accordée à une entreprise si elle parvenait à faire cesser, par ses révélations, l’impunité d’un cartel. Ainsi, entre 1971 et 1999, plusieurs entreprises s’étaient 4.– Il faut noter sur ce point que la rationalisation de cette procédure était un impératif pour le DoJ qui connaissait à l’époque les effets de la dérégulation de la période Reagan et devait adapter ses méthodes à l’impératif d’obtenir des résultats tangibles et quantifiables.

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entendues pour fixer les prix du marché de produits chimiques – l’affaire des Peroxydes organiques. La société Akzo a été la première à dénoncer cette entente illicite auprès de la Commission, sur la base de la communication sur la clémence de 1996. Les entreprises concernées écoperont d’amendes d’un montant de 43,47 millions d’Euros5. Ce programme de clémence a aussi inspiré les autorités nationales. Ainsi, la France élabore sa propre procédure de clémence, prévue à l’article L. 464-2-IV du code de commerce, sur le fondement de la Loi de 2001 sur les Nouvelles régulations économiques (NRE). La première décision du Conseil de la concurrence faisant application de cette procédure, en 2006, concernait le secteur de la fabrication des portes6. L’adoption de procédures nationales, associée à la mise en réseau des autorités européennes de concurrence, favorise la convergence des droits de la concurrence en Europe (Lemaire, 2006). C’est ainsi qu’a été adopté un programme modèle au sein du réseau européen de concurrence7. Cette harmonisation conduit les autorités nationales à adopter les mêmes critères en matière de clémence (ordre d’arrivée des demandes,…) et à simplifier les procédures quand plusieurs autorités nationales sont concernées. Ce programme a fait l’objet, en 2006, d’une réactualisation, afin d’en optimiser l’efficacité juridique8. Cette première technique peut se conjuguer avec les programmes de conformité pour atteindre sa pleine efficacité. Ces derniers peuvent être définis comme des outils de prévention et de réduction des risques qui « permettent aux acteurs économiques de mettre toutes les chances de leur côté pour éviter d’enfreindre les normes juridiques qui s’appliquent à eux, notamment en matière de concurrence9. ». Il s’agit aussi d’un outil originaire des États-Unis. La pratique des compliance programs vise à réguler les logiques procédurales états-uniennes, qui conduisent à favoriser la co-régulation, voire l’autorégulation, en particulier dans le domaine de la gouvernance d’entreprise. Dès 1934 le securities and exchange Act valorise l’emploi de tels programmes. Plus récemment, c’est la loi Sarbannes Oxley qui constitue le modèle en la matière (Poulle, 2009 ; Malecki, 2009). Ces programmes de conformité consistent, 5.– Décision de la Commission du 10 décembre 2003, JOUE n° L 110 du 30 avril 2005, p. 44. 6.– Décision n° 06-D-09 du 11 avril 2006. 7.– Le programme modèle de clémence a été révisé en 2012. 8.– Communication de la Commission n°  2006/C298/11 du 8  décembre 2006 sur l’immunité d’amendes et la réduction de leur montant dans les affaires portant sur des ententes, JOUE n° C 298 du 8 décembre 2006, page 17. 9.– Rapport annuel de l’autorité de concurrence, 2009, 9-10.

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pour les services juridiques, à vérifier que les pratiques des salariés et de l’organisation elle-même sont conformes non seulement aux règles publiques des différents États où l’entreprise a des filiales, mais aussi aux attentes des actionnaires et autres parties prenantes ou à l’image et à l’éthique qu’elle veut afficher. S’ils sont utilisés loyalement, ils favorisent une application effective de règles parfois complexes, en particulier quand il s’agit de développer des réseaux de distribution (Catala Marty, Soavi, 2014). Ils permettent dès lors de prévenir les infractions et d’éviter l’impunité.

Les résultats obtenus en matière de lutte contre l’impunité des cartels En droit européen, les programmes de conformité n’ont pas eu la même influence que la clémence sur les procédures, du moins dans un premier temps. Certes, dans le droit de certains États membres les mécanismes de compliance sont accueillis favorablement. Il en va ainsi au Royaume-Uni où l’Autorité de concurrence les a pris en compte dès les années 2000.  En revanche, la mise en œuvre des compliance programs n’a été admise par la Commission ou les juridictions de l’Union que dans peu de cas. Il semble nécessaire pour comprendre cette attitude de prendre en compte l’avènement du programme de clémence (Lemaire, 2008). Jusqu’au milieu des années 1990, la compliance peut constituer, dans certains cas, une circonstance atténuante comme le montre la lecture de l’arrêt Parker pen. « En l’espèce, le Tribunal considère que la Commission a pris en compte (…) des circonstances atténuantes militant en faveur de la requérante, notamment le fait, d’une part, qu’elle a coopéré dès le début de la procédure administrative et, d’autre part, qu’elle a mis en œuvre un programme d’alignement visant à assurer le respect par ses distributeurs et ses filiales des règles de concurrence10 ». Avec le développement du programme de clémence au milieu des années 1990, il s’agit de renforcer la lutte contre l’impunité en donnant une prime aux entreprises vertueuses dont ne peuvent pas se prévaloir les entreprises qui n’adoptent que des programmes de façade. Dans cet esprit, le Tribunal de Première instance constatait, en 1998, que le programme invoqué par SCA Holding « s’est révélé inefficace et que, dans ces conditions, la Commission ne devait pas le prendre en considération en tant que circonstance atténuante11 ». La Commission et la CJUE s’avèrent donc parfois sceptiques. Le développement des réflexions sur la responsabilité sociale des entreprises pourrait confirmer le 10.– TPI, 14  juillet 1994, Parker pen Ltd. c/ Commission, (Aff. T-77/92), Rec. 1994 II p. 549, attendu 93. 11.– TPI, 14 mai 1998, SCA Holding c/ Commission, (Aff. T-327/94), Rc. 1998 II p. 1373, attendu 118.

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rôle de cette technique qui ne peut que renforcer l’efficacité des programmes de clémence. À première vue, les statistiques de la Commission traduisent une sévérité accrue en matière de sanction des cartels les plus nocifs. Le nombre de cas sanctionnés a triplé en vingt ans12 et la valeur totale des amendes infligées a explosé (voir Tableau 1). Tableau 1. Total des amendes infligées par la Commission concernant des cartels (avant recours devant la CJUE) par périodes entre 1990 et 2015.

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1990/1994 539 691 550 2000/2004 3 462 664 100 2010/2014 8 930 678 674 1995/1999 292 838 000 2005/2009 9 414 012 500

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14 960 000

Source : Commission européenne – site de la DG Competition.

Cette politique, qui se concentre sur les cas les plus nocifs, a été rendue possible, en partie, par les programmes de clémence qui facilitent l’obtention des preuves nécessaires à la procédure. La sanction du cartel dans le secteur des produits dérivés de taux d’intérêt constitue sans doute l’exemple le plus emblématique de cette politique. La Barclays, pour 32 mois de participation au cartel, a bénéficié d’une réduction d’amende de 100% en application de la communication sur la clémence. La Société générale, qui n’avait participé que 26 mois et demandé plus tardivement la clémence, a obtenu une réduction bien plus faible et a payé une amende de plus de 445 millions d’euros13. La politique de clémence apparaît comme efficace en termes de lutte contre l’impunité. Certes, une entreprise, ayant pourtant bien tiré profit de son association au cartel, bénéficie d’une immunité. Mais la possibilité de fixer des sanctions, à la suite de la divulgation d’informations confidentielles par l’entreprise « repentie », s’en trouve facilitée. L’arrive de la crise économique de 2008 ne semble pas avoir ralenti ni la constitution de cartel, ni leur sanction, comme les chiffres le montrent. Toutefois, il semble possible d’interpréter ces sommes d’une autre façon. Une étude économique récente, portant sur l’Autorité de la concurrence en France, propose une 12.– De 10 entre 1990 et 1994 à 30 entre 2010 et 2014 (Sources statistiques sur le site de la Direction générale de la concurrence). 13.– Dans l’attente de la publication de la décision de la Commission, voir  : Communiqué de presse de la Commission du 4 décembre 2013, n° IP 13-1208. Notons bien ici qu’il s’agit des sanctions infligées par la Commission et pas des poursuites pénales qui ont pu être engagées sur le fondement du droit britannique.

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analyse nuancée du sentiment dominant qui porte à croire que les sanctions seraient systématiquement plus sévères. Ainsi, pour Frot (2013) : « Le débat public sur leur hausse prétendument excessive est fortement influencé, peut-être à juste titre, par des sanctions extrêmes, qui sont loin de représenter la pratique courante de l’Autorité ». D’autres auteurs notent que « la hausse des amendes n’implique pas nécessairement une surdissuasion  » (Combe, Monnier, 2013). La politique de clémence, qui peut constituer pour l’autorité publique une méthode de lutte contre l’impunité, apparaît même comme un outil favorisant des pratiques à la limite de la loyauté quand on intègre au raisonnement la stratégie de certaines entreprises.

Des effets indésirables, facteurs d’un sentiment d’injustice En élargissant le champ de l’étude au-delà des statistiques proposées par les autorités publiques, les programmes de clémence et de conformité peuvent, dans certaines situations, être mis au service d’intentions moins vertueuses au profit des entreprises dominantes de certains secteurs (1). Cette instrumentalisation des méthodes utilisées pour rationaliser la recherche de preuves conduit à une remise en question des standards de la justice. Paradoxalement, réduire l’impunité en utilisant ces techniques devient alors injuste (2).

Des outils au service des stratégies entrepreneuriales Les programmes de conformité constituent dans certains commentaires un « outil managérial » (Catala Marty, 2014 ; Roskis, Jaffar, 2012). Le droit de la concurrence, y compris sa procédure, peuvent ainsi se placer « au service de la stratégie de l’entreprise » (Collard, 2007). Dans ce contexte, la lutte contre l’impunité ne constitue plus l’objectif premier, mais participe, au contraire, à une forme d’impunité. Cette problématique se retrouve de façon criante dans les débats actuels sur le développement des actions de groupe (plus ou moins inspirées de la class actions aux États-Unis) dans le champ du droit de la concurrence. Cette procédure, à la différence de la clémence, repose sur l’action privée. Ce sont ici les consommateurs ou d’autres entreprises qui forment un recours en dommages et intérêts, devant un juge, contre la firme en cause et pas une autorité publique qui inflige une amende. Il faut tout d’abord noter que les programmes de clémence n’empêchent pas de former une action en dommages et intérêts devant les juridictions civiles nationales. Ces démarches demeurent toutefois peu intéressantes

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car les procédures sont longues et les sommes qui concernent un consommateur pris individuellement demeurent peu importantes. Engager une telle démarche peut finalement coûter beaucoup et rapporter peu. Les actions de groupe rendent ces procédures plus efficaces en permettant aux consommateurs individuels de s’unir pour demander une réparation qui peut être importante et dissuasive. Dès lors, la question centrale consiste à déterminer dans quelle mesure l’action de groupe et l’immunité d’amende sont conciliables et concourent à la lutte contre l’impunité. La procédure de clémence, dans son principe juridique, doit être incitative. Il est bien évident que l’entreprise ne dénoncera le cartel, au risque d’être discréditée, que si elle y a intérêt. Mais il y a un risque que, sur la base des informations ainsi divulguées, l’entreprise soit poursuivie en dommages et intérêts14. Une telle perspective peut être dissuasive pour une entreprise… En effet, cette dernière peut craindre que certaines informations qu’elle a pu confier à l’autorité publique pour bénéficier d’une clémence soient divulguées au cours d’une action privée par une partie au litige qui aurait accédé à son dossier. En ce sens, dans l’arrêt Hoechst, le Tribunal de première instance a précisé que même dans le contexte d’une entente révélée par un programme de clémence, il demeure un droit d’accès au dossier15. Il existe donc un risque de voir la conjonction des deux procédures conduire à une certaine inefficacité. Certains juristes, comme Thomas Picot, soulignent «  l’ingéniosité déployée par les autorités de la concurrence pour promouvoir » les actions privées en responsabilité et le développement de l’action de groupe tout en ménageant la procédure d’immunité d’amendes16. Ainsi, « la Commission européenne va accepter de prendre, oralement, les dépositions du demandeur à la clémence, dans le but de rendre plus difficile l’obtention de ces informations par d’éventuels demandeurs en action civile » (Picot, 2013). Cette façon de procéder confirme que le droit de la concurrence qui « a pour vocation de sanctionner la cupidité excessive, c’est-à-dire l’abus, va dans certains cas encourager cette cupidité, la valoriser, la récompenser même, dès lors qu’il s’agira de servir 14.– Aux États-Unis, ce risque est renforcé par la procédure dite de discovery qui oblige certaines administrations à communiquer les informations dont elles disposent. 15.– TPICE, 18 juin 2008, Hoechst, (aff. T-410/03), Rec. 2008 II p. 881. 16.– L’accès au dossier des autorités de concurrence pour soutenir des actions privées, que ce soit ou pas dans le contexte de la clémence, se retrouve au cœur d’une jurisprudence de plus en plus fournie : CJUE, gde Ch., 14 juin 2011, Pfleiderer, (aff. C-360/09), Rec. 2011 I p. 5161 ; CJUE, 6 juin 2013, Donau Chemie, (aff. C-536/11), Publié au recueil numérique  ; Trib. UE, 7 octobre 2014, Schenker, (aff. T-534/11).

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les objectifs procéduraux qu’il poursuit » (Picot, 2013). En effet, le principal acteur d’un cartel peut ainsi bénéficier d’une immunité importante ; celle-ci lui permettra à la fois de conserver les profits réalisés tout en handicapant ses concurrents directs, puisque les autres participants du cartel devront eux payer l’amende. Pierre Desbrosse confirme ce constat paradoxal dans son article très complet sur les programmes de clémence. Il y effectue un parallèle saisissant entre la résolution de l’affaire du cartel des vitamines de 1997 et les fusions qui ont eu lieu en 1999 dans le secteur de la chimie. Pendant plusieurs années, une quinzaine d’entreprises – au premier rang desquelles se trouvaient les européennes Roche, BASF et Rhône-Poulenc – ont mis en place un système d’informations pour contrôler le prix du marché de douze vitamines (y compris la vitamine C). En 1997, Rhône-Poulenc, présageant que le Department of justice allait ouvrir une enquête, dénonce le cartel aux autorités américaines et européennes en échange d’une immunité. Roche, son concurrent et partenaire dans l’entente, écope, aux États-Unis, d’une amende de 500 millions USD. Trois cadres de BASF et un de Roche y sont condamnés à 3 et 4 mois de prison ferme. La Commission européenne, pour sa part, inflige un total de 855 millions d’euros d’amende. Rhône-Poulenc se trouvait dès lors en position pour profiter de la situation. On ne peut que constater qu’en 1999, la Commission accepte sa fusion avec Hoechst, pour devenir le groupe Aventis (Debrosse, 2010). Ces exemples montrent une instrumentalisation des programmes de clémence, couplés aux Compliance programs, qui conduit au paradoxe. Un outil de lutte contre l’impunité renforce une certaine forme d’injustice. L’autre conséquence réside dans le fait que les autorités publiques ne maîtrisent plus complètement la définition des standards procéduraux qui s’avère en fait « gérée par des responsables de la conformité et des agences spécialisées  » (Schanze, 2012). Une forme de discrédit de l’action de l’État en matière de régulation du marché se trouve confirmée par certains propos. J.‑Y. Trochon estimait qu’« eût égard à la nature particulière de ces instruments juridiques qui émanent de l’entreprise, une attitude condescendante a souvent prévalu : ainsi, on entend encore parfois dire que ces normes n’auraient qu’un intérêt relatif puisque étant « infra juridiques par construction » ou qu’elles n’auraient qu’un objet « cosmétique » qui ne tromperait personne. Ces critiques n’existent plus que dans la bouche ou sous la plume de ceux qui restent indifférents à l’évolution de l’entreprise et qui continuent de croire que l’économie administrée par le législateur souverain est mieux à même de réguler l’activité de l’entreprise que

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l’entreprise elle-même. Ce n’est clairement plus le vent de l’histoire » (Trochon, 2007). Cette gestion privative des mécanismes procéduraux censés lutter contre l’impunité, même si elle apparaît efficace au plan économique, ne risque-t-elle pas de conduire à l’injustice ?

Standards constitutionnels, justice et formalisation procédurale La quête de l’efficacité dans la lutte contre les cartels conduit à oublier le sens profond de cette politique juridique. Son objectif est loin d’être anecdotique, car il s’appuie sur une vision historique des conséquences de l’élaboration de cartels. Le rôle central du droit antitrust consiste à éviter que ne se reconstituent les conditions économiques de cloisonnement des marchés qui furent un des facteurs de la seconde guerre mondiale. En ce sens, après ce conflit, encadrer les cartels constituait un élément pour garantir les libertés fondamentales. De même, comme le dit Pierre Pescatore, « il ne faut pas minimiser l’importance de la législation anti-trust dans le vocabulaire américain, dont l’objet est de placer sous contrôle public les concentrations de pouvoir économique et les pratiques commerciales incompatibles avec une saine compétition. Ce serait une erreur de classer toutes les dispositions légales de ce genre parmi les mécanismes du droit civil ou commercial. En réalité il s’agit d’aspects constitutionnels fondamentaux de la société industrielle moderne » (Pescatore, 2002). Il n’apparaît dès lors pas très sain de mâtiner des standards juridiques fondamentaux porteurs de valeurs avec l’autorégulation. Comment, en cherchant plus d’efficacité contre l’impunité, une certaine idée de la justice a-t-elle pu être oubliée ? Le ressort principal de cette évolution est double. D’une part, l’analyse économique a pris une place croissante en droit de la concurrence durant les trente dernières années. L'idée s’avère louable. Il s’agit d’obtenir de façon tangible les preuves d’un comportement contraire à la concurrence. Néanmoins, les techniques d’analyse des marchés recoupent rarement les principes juridiques qui ont participé au développement de l’Union Européenne. D’autre part, ces modèles économiques ont été développés aux États-Unis. Les économistes prennent donc en compte les impératifs de la procédure américaine. Il ne s’agit pas ici de contester l’intérêt du droit comparé et la nécessité de faire évoluer les procédures en tenant compte des apports des autres sciences sociales et des autres modèles juridiques. Il faut, en revanche, souligner les biais provoqués par la méthode qui consiste à décalquer sur les procédures européennes des résultats, économiques ou juridiques, obtenus dans l’espace

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américain. Il serait peut-être utile d’approfondir la recherche en étudiant les critiques formulées à l’encontre de l’approche économique des cartels aux États-Unis (Hawk, 1989  ; Hawk, Veltrop, 1994). Il semble également nécessaire de proposer des recherches qui pourraient analyser la lutte contre les cartels à travers les procédures européennes avec des outils méthodologiques et économiques adaptés. Cette étude s’avère d’autant plus utile que cela permettrait de mettre en évidence les raisons de la controverse entre juristes qui a eu lieu aux fondements de cette politique. R.  A.  Posner (1979) soutenait «  que l’analyse économique peut prétendre à être considérée comme un fondement cohérent et attrayant pour les jugements d’ordre éthique ». De son côté, R. Dworkin (1996) relevait que dans «  sa branche normative, l’analyse économique prétend que la maximisation des richesses est un bon objectif, et que les juges doivent donc rendre des verdicts qui vont dans le sens de cette maximisation (…) Mais ce que nous ne savons pas, c’est pourquoi la maximisation des richesses doit être considérée comme un bon objectif ». Ce rapide rappel montre combien, du moins en Europe, la lutte contre les cartels n’est pas fondée sur une maximisation économique mais bien sur d’autres objectifs. La conséquence de ce débat porte sur un aspect technique  : l’obtention de la preuve. La recherche de l’efficacité à travers la punition, qui semble a priori réaliser le souci d’éviter l’impunité, fait muter les standards de preuve. La problématique centrale de la preuve peut être formulée en termes de sécurité juridique : «  N’oublions pas, en effet, que la sécurité juridique est une des valeurs centrales du droit qui le distinguent de la morale et des mœurs. Pour la garantir, les techniciens du droit ont cherché à prévenir les litiges portant sur le fait, et quand ils se présentent, à faciliter leur solution par le juge. » (Perelman, 1981). L’utilisation de méthodes – clémence, programme de conformité, analyse économique – peuvent aider à remplir cet objectif. Toutefois, comme le souligne C. Perelman : « Les techniques de la preuve et la vérité qu’elles doivent faire admettre (…) doivent être conciliables avec d’autres valeurs considérées parfois, comme plus importantes, de façon que, en fin de compte, les conséquences juridiques qui en résultent soient considérées comme justes. La preuve et la vérité ne sont que des moyens de réaliser la justice, telle qu’elle est conçue dans une société donnée ». Certes, l’efficacité économique réclame un dialogue entre le secteur privé et les autorités publiques. Toutefois, ces dernières doivent continuer à maîtriser les standards juridiques et les objectifs recherchés. Cet aspect demeure politique.

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Deux idées-forces semblent permettre de conclure ce survol rapide et largement incomplet. D’une part, en ce qui concerne le champ étudié, il apparaît important d’approfondir, pour l’Union européenne, la dimension constitutionnelle du droit de la concurrence. Ce corps de règle, souvent ramené à un ensemble de mécanismes formels au service du marché, renferme en fait une dimension politique importante, des valeurs et des standards juridiques à redécouvrir. D’autre part, il faut bien souligner que la lutte contre l’impunité ne signifie pas forcément défense d’un impératif de justice. Finalement, ce n’est pas parce que l’on inflige une amende importante que l’on rend la justice et que l’impunité cesse…

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La proposition de loi « Devoir de vigilance » : vers la fin de l’impunité des firmes multinationales ? Guillaume Delalieux

La proposition de loi « Devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre » définitivement votée le 21 février 20171 après deux années de navette parlementaire, entend constituer un premier pas vers la fin de l’impunité des firmes multinationales donneuses d’ordres impliquées dans des catastrophes industrielles, qui, de Bhopal en Inde en 1984 au Rana Plaza au Bangladesh en 2014, ont généré des centaines de milliers de victimes directes et indirectes, sans que ces dernières ne puissent bénéficier de dédommagements2 auxquels elles auraient pu prétendre si la catastrophe était survenue dans le pays d’implantation des donneurs d’ordre. Dans la mesure où ni la hard law – réglementation juridique contraignante – où la soft law – comme les pratiques de Responsabilité sociale des entreprises (RSE) – ne semblent avoir prise sur l’activité de ces multinationales, cette loi, déposée par plusieurs députés3 et portée par des groupes d’intérêts associatifs et de travailleurs4, entend innover en rendant obligatoire le devoir de vigilance des entreprises autour de trois domaines : le respect de la sécurité, l’attention aux conditions de travail et la prise en 1.–  http://www.assemblee-nationale.fr/14/ta/ta0924.asp 2.– En incluant l’argent prévu dans l’accord négocié par Union Carbide en 1989 ainsi que les sommes versées ultérieurement, le montant des compensations s’élève à quelques centaines de dollars par victimes décédées. Le gouvernement indien a choisi de saisir la Cour Suprême Indienne en 2010 pour réviser l’accord de 1989. 3.– Les députés Dominique Potier, Danièle Auroi et Philippe Noguès. 4.–  Sherpa, CCFD-Terre Solidaire, Peuples Solidaires, CESE et Amnesty International. 223

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compte de l’environnement. Il s’agit aussi et surtout de confier l’évaluation de ce respect à un juge relevant de tribunaux français afin que celui-ci puisse décider d’imposer d’éventuelles sanctions aux entreprises donneuses d’ordre traditionnellement hors de portée des juridictions locales d’implantation des filiales où se produisent les catastrophes. La loi vise ainsi à soumettre « Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs, au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger, établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance  » (Article 1, Art.  L.  225-102-4.  –  I.) à l’autorité des tribunaux français – autorité qui ne s’appliquait pas jusqu’ici pour des faits commis chez des partenaires commerciaux et en dehors du territoire national – pour des manquements à leur devoir de vigilance le long de leur chaîne de sous-traitance., établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance. Nous souhaitons présenter quelques éléments de réflexion sur la façon dont différents groupes d’intérêt, favorables ou opposés à la loi, sont intervenus le long du processus législatif en mobilisant chacun des répertoires de tactiques relevant de registres spécifiques – insiders pour les opposants à la proposition de loi et outsiders pour les partisans. Nous commencerons par décrire le contexte ce qui a conduit à l’émergence de la loi «  Devoir de vigilance  » (1), avant de retracer les principales étapes chronologiques et interventions des différents groupes d’intérêt (2). La troisième partie propose une discussion de cette étude exploratoire à partir de travaux ayant cherché à comparer les stratégies d’influence des groupes d’intérêts associatif et patronaux (Courty, 2006), mais aussi en cherchant à dégager d’éventuelles pistes d’action possibles dans le futur pour les groupes d’intérêt défendant la loi et cherchant à mettre fin à cette situation d’impunité bénéficiant aux donneurs d’ordre.

De Bhopal au Rana Plaza : l’impunité des maisons mère La catastrophe du Rana Plaza Le 24 avril 2013, le bâtiment de huit étages du Rana Plaza, situé à Savar près de Dhaka, la capitale du Bangladesh, contenant cinq usines textiles, employant plusieurs milliers d’ouvrières, s’effondrait, faisant plus de 1135 morts et plus de 2500 blessés. Pour la plupart, ces victimes étaient de jeunes ouvrières travaillant jusqu’à 13 heures par jour, parfois sept jours par semaine pour un salaire horaire de 11

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cents. La veille de la catastrophe, des fissures apparues tout le long du bâtiment avaient amené plusieurs ingénieurs à recommander de ne pas laisser les employés rentrer du fait de la dangerosité du bâtiment. Les employés furent obligés de se présenter à leurs postes de travail sous peine pour les contrevenants de perdre leur emploi. Dix-sept jours après la chute du bâtiment, une dernière employée était extraite et sauvée des ruines. Rapidement, plusieurs étiquettes de vêtement furent retrouvées dans les décombres du bâtiment. Les noms de plusieurs marques ou sous-marques appartenant à de grandes firmes multinationales, comme Mango ou Benetton, ainsi que ceux d’entreprises françaises, comme Carrefour, Auchan ou Camaieu, apparaissaient sur ces étiquettes. L’accident attira rapidement l’attention des grands médias internationaux qui cherchèrent à comprendre les raisons de cette catastrophe et identifier des responsables. Les responsables communication des multinationales bientôt citées dans cette affaire s’efforcèrent de minimiser, de se dédouaner ou de détourner l’attention vers d’autres coupables potentiels. Ils insistèrent sur la responsabilité tout d’abord de l’architecte ayant conçu le bâtiment. L’enquête criminelle menée par la police bangladaise5 fit ensuite apparaître que le bâtiment avait été initialement conçu pour accueillir des commerces et des bureaux et non des usines ; par ailleurs, le bâtiment original contenait cinq étages et non huit. Les trois étages supplémentaires avaient été ajoutés sur la base d’un permis de construire obtenu par les propriétaires du bâtiment, qui ont été accusés d’avoir corrompu les autorités locales pour l’obtenir. De nombreuses personnes6 ont été inculpées par deux procédures7 distinctes menées par la justice bangladaise, en particulier des personnes de l’encadrement de l’usine ayant forcé les travailleurs à entrer dans le bâtiment le matin de la catastrophe après le refus de ces derniers exprimant leurs craintes à la vue des failles parcourant les murs de ce dernier. L’ajout sur le toit du bâtiment de générateurs pour fournir l’électricité nécessaire aux machines, produisit les vibrations qui contribuèrent à désagréger les murs porteurs de la structure, non conçus pour résister à de telles contraintes. 5.– Bijoy Krishna Kar est le chef de la Brigade d’Enquête Criminelle chargée de l’enquête au Bangladesh. 6.– Dont quatre dirigeants du Rana Plaza et des fonctionnaires chargés d’inspecter la sécurité du bâtiment. 7.– La première procédure pénale a conduit à l’inculpation de 41 personnes pour la charge de meurtre. Ces personnes, parmi lesquelles figurent les propriétaires de l’usine et son entourage, des hommes politiques et des fonctionnaires dont le maire de la ville, encourent la peine de mort. 24 mandats d’arrêt ont été émis contre 24 personnes en fuite. La seconde procédure administrative est consécutive à la violation des règles de sécurité du bâtiment (AFP, 21 décembre 2015).

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Soucieuses d’attirer l’attention sur un acteur passé jusqu’ici sous les radars des médias, des associations8 révélèrent plus tard que deux des cinq usines avaient été auditées en juin 2012 par la société TÜV, leader mondial dans ce domaine. Les auditeurs avaient certifié les usines selon les critères éthiques et environnementaux du référentiel Business Social Compliance Initiative (BSCI), regroupant les plus grands distributeurs mondiaux. Selon plusieurs témoignages9, les auditeurs n’auraient pas respecté un certain nombre de principes de ce même code : en ignorant les défauts de sécurité visibles du bâtiment, en ne cherchant pas à informer les salariés de leur droit à ne pas entrer dans un bâtiment dangereux. Suite à la catastrophe, la coalition regroupant différents acteurs (pouvoirs publics, distributeurs, sous-traitants) aboutit sous l’égide du BIT à la signature d’un accord sur la sécurité des bâtiments au Bangladesh, afin de pallier les insuffisances des autorités locales de contrôle et de sanction. Au moment de la catastrophe du Rana Plaza, le Bangladesh ne comptait que cinquante-cinq inspecteurs du travail pour 4  500 usines et 130  millions d’habitants et trois tribunaux du travail à Dhaka.

Une impunité toujours d’actualité À ce jour, aucune entreprise n’a reconnu sa responsabilité dans l’effondrement du Rana Plaza  : les donneurs d’ordre renvoient vers la société d’audit ayant contrôlé la sécurité du bâtiment, cette dernière vers l’encadrement des usines du Rana Plaza qui l’aurait trompée en fournissant de faux documents, pendant que d’autres10 pointent la responsabilité d’autorités locales corrompues et de responsables politiques complaisants. Plus de deux ans après la signature de l’accord11 par plus 200 entreprises, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) peine à faire participer les entreprises à la dotation financière du fonds visant à améliorer le contrôle sécurité et incendie des bâtiments au Bangladesh. L’OIT n’a réussi 8.– Les associations European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR), FEMNET  and the Clean Clothes Campaign (CCC), Medico international and the Activist Anthropologist Collective from Bangladesh ont soumis une plainte commune auprès de la société BSCI, lui demandant de divulguer le contenu des rapports d’audit effectués par la société TÜV ainsi que les contrats liant BSCI à TÜV. Des demandes restées sans suite jusqu’à aujourd’hui. 9.– Recueillis par le European Center for Constitutional and Human Rights et publié sur leur site internet en juillet  2015, https://www.ecchr.eu/en/ home.html 10.– Le Monde, 14 juillet 2014, citant une dépêche de l’agence Reuters reprenant les conclusions de la commission bangladaise anti-corruption. 11.– Accord sur la sécurité incendie et bâtiments au Bangladesh signé pour 5 ans par des syndicats bangladais et internationaux ainsi que plus de 150 grandes marques de distributeurs : http://www.unibangladeshaccord. org/?page_id=322

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à atteindre le versement de la somme de 30 millions de dollars que le 8 juin 2015 au sein du fonds international d‘indemnisation des victimes visant à pallier l’absence de régime national d’assurance et d’indemnisation des accidents du travail. À l’insuffisance récurrente et structurelle des moyens de contrôle des conditions de travail s’ajoute une absence de volonté politique de lutter efficacement contre ces violations. Du fait de situation de conflits d’intérêts dans laquelle de nombreux députés bangladais ayant des intérêts financiers12 dans le secteur textile se retrouvent, les mesures législatives en faveur des travailleurs tardent à se concrétiser. Le faible coût de la main d’œuvre (à côté d’autres critères comme les délais d’approvisionnement, les frais de douane) reste le critère principal dans les décisions d’implantation des usines textiles. La concurrence entre les différents pays d’Asie du Sud-Est (Bangladesh, Vietnam, Cambodge, Chine) pour attirer capitaux et contrats étrangers est intense. Le Bangladesh est en quelque sorte victime du dumping social résultant des règles du jeu au sein du commerce mondial fixant la compétition entre les différents acteurs économiques de la filière textile. Le Rana Plaza n’est cependant pas la première catastrophe de ce type. L’histoire récente nous fournit plusieurs exemples de catastrophes industrielles impliquant plus ou moins directement des firmes multinationales.

De Bhopal au Rana Plaza : faillite de la hard law et de la soft law La catastrophe du Rana Plaza, fait écho aux autres accidents industriels tels celui de Bhopal survenu en 1984 en Inde et ayant fait plusieurs milliers de victimes (entre 4000 et 16 000 selon les différentes estimations) et ayant entraîné des dizaines de milliers d’empoisonnements, celui du Probo Koala survenu en Côte d’Ivoire en 2006 ayant fait dix-sept victimes et empoisonné plusieurs dizaines de milliers de personnes. Le point commun à toutes ces catastrophes est le lien direct ou indirect avec une firme multinationale et sa division internationale du travail  : Union Carbide (aujourd’hui Dow Chemical) pour Bhopal, Trafigura domicilié aux Pays-Bas pour le Probo Koala, Benetton, Mango, Carrefour, Auchan et Camaieu pour le Rana Plaza.

Les carences de la hard law Bien que des poursuites judiciaires aient été à chaque fois engagées par les victimes et les associations, le montant des réparations 12.– “ The new collapsing building”, The Economist, 25 avril 2013, recensant au moins 25 députés bangladais ayant des intérêts financiers directs dans le secteur du textile.

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versées aux victimes reste de l’ordre du symbolique13 tandis que les condamnations se limitent la plupart du temps aux responsables locaux, épargnant les donneurs d’ordre et leur conférant une situation d’impunité. L’ordre juridique mis en place par les pouvoirs publics et autour duquel s’est organisée la mondialisation des échanges, peine à appréhender les frontières de plus en plus floues et évanescentes de la firme multinationale. Les pouvoirs publics locaux ne sont pas dotés de mécanismes ou des dispositifs juridiques et administratifs suffisamment efficaces pour faire respecter les violations des droits des travailleurs et du respect de l’environnement sur leur propre territoire, encore moins leur permettant de sanctionner les donneurs d’ordre. Le droit dur tel qu’il est conçu aujourd’hui reste en grande partie impuissant face aux agissements des firmes multinationales. Ce constat assez ancien effectué par les ONG et syndicats de travailleurs des carences du droit dur a d’ailleurs constitué le point de départ des tentatives de réponse alternatives d’autorégulation ou d’hétéro-régulation portées par les acteurs économiques et/ou les acteurs de la société civile qui ont fleuri au sein des initiatives de Responsabilité sociale des entreprises au cours des années 1990 (Bartley, 2003).

Les failles de la soft law Les dispositifs de soft law visant à contrôler le respect de normes minimales en matière de droits des travailleurs et de respect de l’environnement reposent sur l’audit social et environnemental. De manière générale, l’audit social et environnemental peine à contrôler efficacement les violations des droits des travailleurs en dehors de critères assez faciles à mesurer (température/bruit) ou qui attirent l’attention des consommateurs (Anner, 2012 ; Wells, 2007). Pour le reste (travail forcé, discrimination, rémunérations, liberté d’association et de négociation) de nombreux obstacles entravent l’efficacité de ces contrôles  : la brièveté des contrôles, le manque de formation des auditeurs, les méthodes d’évaluation utilisées. De plus, les audits se limitent14 le plus souvent au premier rang des fournisseurs, laissant ainsi hors de contrôle le reste de la chaîne de sous-traitance. Pour Guénin-Paracini & Gendron (2010) se référant à la théorie de la victime sacrificielle du philosophe René Girard, la perpétuation du recours aux audits, en dépit des multiples scandales et failles de ce système notamment dans le 13.– L’accord entre Union Carbide et le gouvernement, dénoncé par ce dernier puis finalement validé par la cour suprême Indienne, a entériné un versement de 470  millions de dollars US. La commission de compensation Bhopal a recensé officiellement 5295 morts et 527 000 demandes recevables de compensation. 14.– Rapport du BIT (2009).

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secteur financier, s’expliquerait par la nécessité d’avoir recours à une victime sacrificielle (ici l’audit), servant à préserver la crédibilité et la légitimité du fonctionnement de l’économie moderne. L’audit social constituerait à ce titre, un bouc-émissaire facilement mobilisable, permettant de préserver la légitimité de la division internationale du travail. Le cas du Rana Plaza ne fait pas exception à cette règle : les donneurs d’ordre mis en cause dans la catastrophe se sont empressés de renvoyer la responsabilité de la catastrophe vers la société d’audit TÜV qui avait certifié le bâtiment quelques mois auparavant. Dans le même temps, plusieurs collectifs associatifs attaquaient en justice la société TÜV au motif de manquement et faute professionnelle. L’audit social a donc ici aussi bien servi de victime sacrificielle tant du côté des donneurs d’ordre que des collectifs associatifs.

De l’utilité de la RSE La critique procédurale de l’inefficacité des dispositifs de contrôle entourant les problématiques de RSE n’est pas nouvelle. Une littérature abondante (Murphy, 2010) ; (Fleming & Jones, 2012) ; (Hanlon & Fleming, 2009) s’est développée ces dernières années sur le sujet. Certains dénoncent même le caractère instrumental de ces dispositifs dont l’utilité se résumerait in fine à éviter que des dispositifs plus contraignants ne voient le jour. Le développement des pratiques de RSE pourrait alors à ce titre être interprété comme une forme de révolution passive (Kourula & Delalieux, 2014) permettant aux acteurs dominants des chaînes globales de valeur – les donneurs d’ordre – de concéder des améliorations symboliques préservant l’essentiel – répartition de la VA le long de la chaîne de valeur tout en évitant une réduisant le risque de révolution plus radicale. Cette prise de conscience plutôt récente de l’inefficacité des dispositifs de RSE (Wells, 2007 ; Anner, 2012), ainsi que les critiques croissantes à leur égard ont progressivement amené de plus en plus d’acteurs à appeler à l’intervention directe des pouvoirs publics via une réglementation contraignante, fonctionnant sur la base de l’extraterritorialité. C’est dans ce contexte que des groupes d’intérêt ont cherché à inciter les pouvoirs publics à légiférer dans le cadre de la proposition de loi Devoir de Vigilance.

Le devoir de vigilance : remède à l’impunité des FMN ? Méthodologie de l’étude exploratoire Nous avons réalisé une étude exploratoire à partir de septembre 2014 toujours en cours aujourd’hui. L’étude portait sur la façon dont les associations entendaient mettre fin à l’impunité des FMN, vie le dépôt de la proposition de loi devoir de vigilance.

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Nous nous sommes plus précisément focalisés sur l’analyse du lobbying des groupes d’intérêt autour de cette proposition de loi. Dans la mesure où les groupes d’intérêt défendant la proposition (notamment les associations) entendait explicitement mettre fin à l’impunité des firmes multinationales grâce à cette loi, cette étude exploratoire propose d’analyser la façon dont les mouvements associatifs conteste cette impunité des firmes multinationales mais aussi comment ces dernières cherchent à maintenir le statu quo. La collecte de données (entretiens, consultation de documents) a été réalisée par l’étude des groupes d’intérêts ayant porté ou au contraire s’étant opposés à la loi «  Devoir de vigilance  ». Nous nous focaliserons sur deux groupes principaux : le premier concerne les défenseurs du projet de loi, regroupant différentes associations (voir infra) et le second regroupe les opposants, qui rassemble les associations représentants certains secteurs de l’entreprise (Association Française des Entreprises Privées et le MEDEF). Nous adoptons ici une approche chronologique de l’action des différents groupes d’intérêt que nous confrontons tour à tour. Cette approche se base sur l’analyse de l’action des groupes d’intérêt au sein de l’espace politique français comptetenu de ses spécificités institutionnelles (importance des cabinets ministériels et du gouvernement au détriment des parlementaires). Il faut cependant mentionner que certains acteurs ont pu chercher à atteindre l’espace politique européen via le dispositif du carton vert15 comme les députés Dominique Potier et Danièle Auroi, espace politique vers lequel les firmes multinationales via l’AFEP ont cherché à renvoyer le débat sur le devoir de vigilance, en avançant l’argument de la nécessité de ne pas limiter le devoir de vigilance aux seules entreprises françaises mais de l’élargir à leurs homologues européennes. Un argument fallacieux pour les associations porteuses de la loi qui l’interprètent comme une manœuvre dilatoire visant à amener le débat sur un terrain dans lequel les grandes entreprises excellent en matière de lobbying.

15.– D’après la contribution adoptée à la LIII COSAC à Riga, «  la COSAC estime que le «  carton vert  » (le dialogue politique renforcé) constituerait, en plus des formes existantes de contrôle parlementaire et d’implication parlementaire, une excellente occasion pour les parlements nationaux qui souhaitent jouer un rôle proactif dans la définition du programme de l’UE afin de contribuer ainsi encore plus au bon fonctionnement de l’UE » Note d’information en relation avec le Groupe de travail de la COSAC le 30  octobre 2015 à Luxembourg, Présidence du Conseil de l’Union Européenne.

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La Genèse de la loi « Devoir de vigilance » Naissance de la contestation : le Collectif éthique sur étiquette La genèse de la loi «  Devoir de vigilance  » peut être retracée à partir des premiers mouvements de contestation des conditions de travail des sous-traitants de la grande distribution française liées aux délocalisations d’usines dans des pays à bas coût de main d’œuvre, notamment ceux du Collectif Ethique sur Etiquette au milieu des années 1990. Initialement porté par Artisans du Monde et financé par la DG Solidarité et Développement de L’Union Européenne, le Collectif éthique sur étiquette (Coll ESE) proposait de recommander la mise en place de pratiques d’audit social chez les fournisseurs de la grande distribution, pratiques alors quasiment inexistantes. La collaboration entre le Coll ESE et le distributeur Auchan16 entre  1997 et  2002 a cependant rapidement amené le Coll ESE à réaliser les limites d’un tel système et à privilégier le développement de la syndicalisation des employé(e)s au sein des usines (Delalieux, 2008). L’audit social apparaît déjà à l’époque comme une solution qui ne permet pas de remédier à la situation d’impunité des donneurs d’ordre. Ces derniers ont en effet réussi à externaliser les risques (sociaux et environnementaux) chez leurs sous-traitants implantés à l’étranger et relevant d’une juridiction étrangère tout en s’accaparant la majeure partie17 de la valeur ajoutée produite le long de cette chaîne de sous-traitance. D’autres partenariats entre distributeurs et association (Carrefour et FIDH, Casino et Amnesty), réalisés au cours des années 2000, se solderont par des constats similaires18. À cette époque, ces acteurs associatifs n’envisageaient pas le lobbying des pouvoirs publics afin d’amener la création d’une loi visant à juridiciser les pratiques de RSE des FMN. À cette époque, ces associations n’avaient que très peu de liens avec les pouvoirs publics (députés, cabinets ministériels, membres du gouvernement) et la possibilité de viser à légiférer était une tactique qui n’était pas sérieusement envisagée. Le but principal était d’attirer 16.– Auchan a accepté en 1997 de collaborer temporairement avec le Coll ESE sur le sujet des audits sociaux de leurs fournisseurs. Casino a fait de même avec Amnesty International, pendant que Carrefour collaborait avec la FIDH, voir à ce sujet (Delalieux, 2008). 17.– Le collectif Éthique sur étiquette a produit en 2009 un schéma (intitulé le vrai coût d’une basket) sous forme de basket illustrant à partir d’un exemple les coûts de revient et la marge réalisés par les différents intervenants (sous-traitant, marque – ici Nike – et distributeur) le long de cette chaîne de valeur. 18.– Notamment dans un document intitulé FIDH/Carrefour  : Bilan d’une coopération ONG/entreprise et publié en mars 2006, où la FIDH liste les obstacles à la bonne réalisation de sa mission.

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l’attention du grand public sur les conditions de travail régnant chez les fournisseurs de la grande distribution. Jusque 2012, les contacts des responsables associatifs avec les députés de la majorité ou des membres du gouvernement UMP étaient quasiment inexistants. La conception qui prévalait au sein de l’exécutif était globalement la même que celle en vigueur à la Commission européenne : la RSE est par essence volontariste et elle ne peut être imposée aux entreprises : elle doit rester l’apanage de la direction d’entreprises. C’est une illustration de la conception néo-libérale dominante de la RSE (Vallentin & Murillo, 2012), où le rôle de l’État se limite à optimiser les mécanismes de marché, c’est-à-dire s’assurer de la mise en concurrence des initiatives de RSE les unes avec les autres (marché de l’audit social/certification, notation sociale et environnementale). Une conception qui peut être interprétée comme le produit réussi de pressions exercées par les groupes d’intérêts patronaux et économiques auprès des décideurs européens et visant à infléchir leur position (De Schutter, 2006 ; Kinderman, 2013 ; Fairbrass, 2011). Plus de dix années de recul par rapport au premier livre vert19 sur la RSE et au foisonnement d’initiatives RSE, ont tout de même permis de réaliser que l’efficacité de ces initiatives était limitée, comme dans le cas du Rana Plaza. La structuration de la contestation : Du Forum Citoyen à la Plateforme nationale RSE Le Forum Citoyen pour la RSE (FCRSE) a été créé20 en 2004 par différents représentants de la société civile (syndicats, associations, experts) souhaitant promouvoir un espace collectif de réflexion sur les problématiques de RSE et réaliser des actions de plaidoyer auprès des acteurs publics et économiques à ce sujet. Suite à des pressions exercées par les associations (Sherpa et CCFD aux européennes de 2009 avec la campagne Hold-Up, interpellation des candidats à la présidentielle de 2012), le FCRSE reprit en 2012 la proposition de création d’un cercle de réflexion parlementaire regroupant une quarantaine de députés et sénateurs dont notamment deux des trois députés qui seront porteurs du projet (Dominique Potier et Philippe Noguès apparentés au PS, Danièle Auroi apparentée Europe Ecologie-Les Verts (EELV) et auxquels 19.– Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises, Livre Vert de la Commission Européenne, DG Emploi et Affaires Sociales, juillet 2001. 20.– Le CCFD a hébergé la plateforme, devenue association Loi de 1901 lors de première AG le 12 janvier 2012. Le FCRSE est membre du réseau European Coalition for Corporate Justice. Le CA est notamment composé de représentants de la CFDT, CGT, les Amis de la Terre France, FNE, Amnesty International France, La Ligue des droits de l’homme, CCFD Terres Solidaires, Peuples solidaires actionaid, Sherpa (http://forumcitoyenpourlarse.org/).

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viendront s’adjoindre les associations particulièrement actives sur cette proposition de loi que sont Sherpa, CCFD-Terre Solidaire, Peuples Solidaires, Coll ESE et Amnesty International. L’objectif de ce cercle est de proposer des solutions juridiques aux problématiques de RSE en se concentrant sur quatre points clés : la responsabilité des sociétés mères, le recours collectif ou class action à la française, l’exemplarité de l’État, et l’accès transparent aux informations sur les entreprises. Ce cercle de réflexion21 constituera le creuset au sein duquel émergeront les premières pistes de la proposition de loi sur le « Devoir de vigilance »22, qui seront par la suite repris au sein de la plateforme nationale d’actions globales pour la RSE lancée officiellement en juin  2013 par le premier Ministre Jean-Marc Ayrault et hébergé au sein du Commissariat général à la Stratégie et à la Prospective (France Stratégie) afin de garantir l’indépendance des travaux. Cinq groupes d’acteurs (entreprises, société civile, syndicats, experts et institutions publiques) se rencontreront de manière régulière au sein de cette plateforme qui se subdivisera en différents groupes thématiques. Le cercle de réflexion parlementaire permettra de faire venir un certain nombre d’experts (juristes notamment) dont les témoignages s’avèreront fort utiles pour la rédaction de la première version de la loi, même si d’autres experts proches des associations (Sherpa notamment) seront mobilisés à la demande des députés pour aider à rédiger le projet de loi initial. La grande nouveauté concernait la volonté de faire du juge un acteur de l’évaluation de l’efficacité des politiques RSE mises en place par les firmes multinationales et décider de l’application d’éventuelles sanctions. Cette volonté s’inscrit clairement dans le prolongement des actions en justice intentées notamment par l’association Sherpa, depuis quelques années23. Vers l’institutionnalisation de la contestation ? Le lobbying des groupes d’intérêt Six à huit mois s’écoulent à peu près entre la première réunion du cercle de réflexion parlementaire en 2013 et le dépôt de deux propositions quasiment identiques déposées le 6  novembre 2013 21.– Cf. entretien réalisés et interview de Sophia Lakhdar (directrice de Sherpa) Semaine Sociale Lamy: N° 1606 du 18/11/2013. 22.– Le devoir de vigilance s’inspire du principe anglo-saxon de «  due diligence » en vigueur dans le secteur financier, dont il se veut la traduction dans le domaine social et environnemental. Ce principe oblige les entreprises américaines à mettre en place un certain nombre de procédures formelles, afin d'éviter les malversations et scandales financiers que l'on a connus ces dernières années (d’Enron à Madoff ). 23.– Fondée en 2001 par William Bourdon, avocat et ancien secrétaire général de la FIDH, l’association a jusqu’ici lancé une vingtaine de poursuites judiciaires contres des FMN comme TOTAL ou AREVA, sans qu’aucune n’ait abouti jusqu’ici.

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par des députés d’EELV dont Danièle Auroi mais aussi par des députés socialistes (Dominique Potier et Philippe Noguès). Une troisième proposition reprenant la même PPL sera déposée par le groupe RRDP, avec Jean-Noël Carpentier, suivi par le groupe GDR, avec André Chassaigne, le 29 avril 2014. Le 21  janvier 2015, en commission des lois, les députés socialistes rejettent la proposition prévue dans la niche parlementaire dédiée aux écologistes, prévue pour être discutée à l’Assemblée nationale le 29 janvier. Cette proposition est pourtant en tout point semblable à leur propre proposition initiale. Le 29 janvier 2015, la proposition EELV est alors renvoyée en commission, rejetée à une voix près selon Danielle Auroi. En février 2015, cette proposition initiale est confiée aux députés socialistes pour réécriture, en particulier Dominique Potier qui est nommé rapporteur (mars 2015) de cette deuxième version sur le « Devoir de vigilance ». Celle-ci est enregistrée le 11  février 2015 à l’Assemblée nationale. Le 30  mars 2015, la seconde version de la proposition de loi, considérablement remaniée, est adoptée à l’Assemblée nationale, suite à l’adoption de quelques amendements. Le 18 novembre, la proposition est rejetée par le Sénat, où l’opposition au gouvernement est majoritaire. Les retranscriptions des débats font apparaître des arguments mettant en avant l’incertitude juridique, les menaces sur la compétitivité et la distorsion de concurrence avec les autres FMN européennes non soumises aux mêmes obligations que cette proposition de loi ferait porter sur les FMN françaises, tandis que certains sénateurs du groupe PS font remarquer qu’avec un tel raisonnement, l’esclavagisme serait encore en vigueur. Le lobbying des associations : le parcours du combattant Par rapport à la proposition initiale, le texte adopté à l’Assemblée Nationale diffère très largement de l’ambition initialement affichée par les députés et associations défenseurs de la proposition. La charge de la preuve a été renversée : il appartiendra ainsi aux plaignants d’apporter la preuve de la faute de la maison mère poursuivie et d’établir le lien avec un dommage. Les juristes savent d’expérience, qu’en matière d’accident du travail, cela est très difficile à établir pour un salarié victime d’un accident du travail24. Le champ d’application de la loi a aussi été extrêmement réduit ; la responsabilité pénale a disparu et la responsabilité civile est plafonnée à 10  millions d’euros. L’ajout du terme “raisonnable” dans le 2e paragraphe de la loi, laisse toute appréciation au juge 24.– Pour cette raison le législateur a établi la double présomption d’imputabilité en France : tout accident survenu par le fait ou à l’occasion du travail, quelle qu’en soit la cause, est considéré comme accident du travail – Article L. 411-1 du Code de la sécurité sociale.

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qui sera saisi ou aux experts qui seront nommés pour apprécier si les mesures mises en œuvre par la maison mère ou l’entreprise donneuse d’ordre apparaissent comme “raisonnables”. Les interprétations et commentaires juridiques foisonnent25 sur la proposition ; mais l’essentiel semble ailleurs dans la mesure où il est aujourd’hui peu probable que le texte voit finalement le jour. Que s’est-il passé entre le projet de loi initial très ambitieux portés par les associations (Sherpa, CCFD) et soumis par les députés le 11 février 2015 et le texte adopté en première lecture à l’Assemblée nationale le 30 mars 2015 ? Le lobbying des entreprises Les entreprises, par le biais de leurs représentants (MEDEF et AFEP), ont très rapidement choisi de s’opposer à ce projet de loi. Ces entreprises dénoncent la judiciarisation des politiques RSE des multinationales, invoquant dans un communiqué une logique coercitive et punitive au détriment d’une approche préventive, reposant sur le droit souple ou sur le règlement de conflits par la médiation au travers du Point de Contact National de l’OCDE26. L’AFEP a cherché à développer une réponse cohérente et organisée, au nom de l’ensemble des entreprises du CAC 40. Elle a ainsi orchestrée une réponse type pour les entreprises, en réponse au questionnaire envoyé par les associations soutenant le projet27. Plus encore que les quelques communiqués de presse officiels reprenant leurs positions officielles, il semble que le MEDEF et surtout l’AFEP se soient principalement affairés en coulisse auprès des cabinets ministériels, de Matignon et de l’Élysée, préférant délaisser la voie parlementaire. Bien qu’il soit toujours difficile 25.– C. Hannoun, «  Propositions pour un devoir de vigilance des sociétés mères », in Mélanges en l’honneur du professeur M. Germain, Paris, Lexis Nexis – LGDJ Lextenso éditions, 2015 p. 381 ; « Controverse : Quel devoir de vigilance des sociétés mères et des sociétés donneuses d’ordre ? », avec les points de vue de C. Hannoun et S. Schiller, RDT 2014. 441 ; A. Pickran Costa et E. Boursican, « Vigilance : un devoir à surveiller », JCP, 2015. 553 ; N. Cusacq, « Le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre : Acte II, scène 1 », D. 2015. 1049 : C. Malecki, « Devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre: la France peut-elle faire cavalier seul  ?  », Bull. Joly avr. 2015, p.  171. Parmi les conférences et colloques s’étant intéressés à ces questions, signalons le colloque organisé le 31 mars 2015 par la clinique de l’École de droit de Sciences Po Paris ainsi que la conférence organisée le 7 mai 2015 par l’association Droit & Affaires sur le thème de la responsabilité des sociétés et de leurs dirigeants (actes à paraître dans la revue Droit & Affaires). 26.– Position du MEDEF sur la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre » du 09/03/2015. 27.– À la demande des entreprises destinataires du questionnaire présentes le 4 avril, l’Afep et le Medef mettent à la disposition des répondants des éléments de contexte et de réponse possibles… L’entreprise Cap Gemini a ainsi omis de retirer l’en tête de la réponse type formulée par l’AFEP à destination de ses membres !

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de retracer ce type d’influence se déroulant dans l’ombre et le silence des salons feutrés des cabinets ministériels et autres organes de l’exécutif, plusieurs indices concordant laissent apparaître une action coordonnée et très efficace de l’AFEP. La presse en ligne 28 a repris des extraits29 de la lettre adressée directement à Emmanuel Macron le 4 février 2015 par Pierre Pringuet, président de l’AFEP. M. Pringuet, ne se prive d’ailleurs pas de revendiquer ostensiblement les déjeuners qu’il partage occasionnellement avec certains membres éminents de l’exécutif, dont le Président François Hollande lui-même. L’agenda officiel présidentiel fait effectivement mention d’une entrevue accordée à 12h le 9 février 2015, deux jours avant le dépôt de la proposition à l’assemblée. La réécriture de la seconde version de la proposition, sous la férule des conseillers de Bercy selon les entretiens effectués jusqu’ici, témoigne elle aussi de l’influence des groupes d’intérêts patronaux. Les arguments formulés par l’AFEP au sein du groupe de travail (GT 3) de la plateforme RSE rattachée à France Stratégie ont en tout cas été assez largement repris dans cette seconde version. La ligne rouge fixée reprenait presque mot à mot les positions de l’AFEP, à tel point que selon les associations les conseillers de Bercy se sont sentis obligés de leurs préciser que bien évidemment la proposition de loi avait été rédigée par les députés rapporteurs de la loi. Ces derniers ont eux aussi reçu peu avant le vote de la loi le 30 mars un texte reprenant l’ensemble de l’argumentaire de l’AFEP. L’implication du gouvernement De l’avis des différentes personnes interviewées jusqu’ici, le gouvernement n’a jamais fait preuve d’un enthousiasme débordant sur le sujet de la proposition. Bien que les députés rapporteurs aient été reçus le 16 mars 2015 à Matignon, où ils ont pu bénéficier d’une écoute qu’ils qualifient eux-mêmes de polie. Les priorités gouvernementales semblaient autre part, du côté de la compétitivité des entreprises. Dans la mesure où la proposition de loi est portée par des députés de la majorité et bénéficie du soutien de nombreuses associations de défense des droits de l’homme et syndicats de travailleurs, certaines discussions30 que nous avons pu avoir laissent entendre que dans ces circonstances le gouvernement pouvait difficilement s’opposer frontalement à la proposition. En revanche, 28.– Fanny Roux, « Devoir de vigilance : récit du lobbying autour de la loi », Revue en ligne Contexte, 1er  avril 2015 Disponible en ligne https://www. contexte.com/article/transversal/loi-sur-le-devoir-de-vigilance-retoursur-le-lobbying-autour-du-texte_27997.html 29.– Y figure par notamment la mention manuscrite « Cher Emmanuel, ce texte est juste déraisonnable, amitiés Pierre Pringuet ». 30.– Entretien avec un avocat en droit des affaires.

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certains de nos interlocuteurs31 suggèrent que laisser la procédure législative suivre son cours, qui plus est avec un Sénat passé du côté de l’opposition et ayant nettement rejeté la proposition, peut se révéler une stratégie très efficace. La proposition attend sa programmation pour examen en seconde lecture à l’assemblée. À bientôt un an de l’échéance présidentielle, l’adoption de la proposition de loi enverrait un signal que les milieux patronaux interpréteraient avec hostilité, tandis que le gain vis à vis d’une opinion publique pour laquelle la proposition est totalement inconnue, serait quasiment inexistant.

Discussion. Les arcanes du processus législatif français : rempart de l’impunité des FMN ? L’étude exploratoire menée sur les premières phases du processus législatif de la proposition devoir de vigilance qui entendait mettre fin à l’impunité des firmes multinationales, selon les propres termes des défenseurs de la proposition, permet de retirer deux enseignements principaux que nous analysons ci-dessous. Les associations porteuses de la proposition souffrent d’un déficit d’accès aux véritables instances décisionnelles de la Ve  République, instances auxquelles les insiders ont par ailleurs un accès privilégié. Dans une certaine mesure, le coût d’acquisition (temps, moyens humains et financiers) des savoirs et des compétences nécessaires à la maîtrise des arcanes du processus législatif par les associations porteuses de la proposition offre un véritable rempart à l’impunité des firmes multinationales. D’un autre côté, la prise en compte insuffisante par la proposition des modalités organisationnelles concrètes de déploiement du devoir de vigilance, renvoyées à la publication du décret, risque paradoxalement de renforcer la situation actuelle et d’institutionnaliser le recours à l’audit RSE des fournisseurs.

Le déficit d’accès des associations aux instances décisionnelles comme rempart de l’impunité ? Le travail de lobbying effectué par le groupe d’intérêts représentants les entreprises (MEDEF, AFEP) dans le cadre de la proposition devoir de vigilance a été sans conteste le plus efficace, organisé, coordonné, mais surtout ciblé sur les organes de l’exécutif. Comme le rappelle G. Courty (2006) le propre des groupes d’intérêt patronaux est de se focaliser sur l’exécutif (cabinets ministériels, Matignon, Élysée) en étant capable de mobiliser des réseaux préexistants, de se connecter aux personnels politiques ou bureaucratiques, particulièrement sensibles aux arguments énoncés par des personnes proches d’eux, partageant les mêmes 31.–  Idem.

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habitudes et les mêmes codes culturels, ayant eu des parcours de formation et professionnels souvent proches. Les pouvoirs publics sont plus réceptifs à leurs propos, homologues aux leurs. Les associations n’ont eu droit qu’à de rares visites au sein de l’exécutif (Bercy, Élysée) après d’interminables relances et ils ont dû faire face aux oppositions de leurs interlocuteurs. Un conseiller juridique de Bercy déclarait, par exemple, pour réagir au soutien de certains juristes à la proposition : « Mais bien sûr que vous avez le soutien de certains juristes  : si vous me donnez 20  000  euros comme à eux, je viens soutenir la proposition moi aussi ! ». Une référence à un registre d’action et une logique bureaucratique, à l’opposé de la logique militante ou logique de rue des associations et qui s’oppose au répertoire d’action bureaucratique des groupes d’intérêts patronaux, comme l’AFEP dans notre cas. Conscientes de leur déficit d’accès et de reconnaissance au sein de ces instances bureaucratique, les associations vont préférer concentrer leur action sur les parlementaires et l’opinion publique, pensant qu’un travail bien fait pourrait leur permettre de s’opposer aux pouvoirs des cabinets ministériels. Elles mobilisent donc leurs répertoires d’actions traditionnels, comme les actions de rue, les campagnes d’information de l’opinion publique, etc. L’accès des groupes d’intérêt à ces sphères semble se jouer à des moments différents et sur la longue durée : au moment où les écuries et les réseaux se constituent au sein des partis politiques susceptibles d’accéder au pouvoir et que les hommes politiques apprennent à cultiver leurs réseaux (notamment patronaux), par l’entremise des tissus relationnels issus de leur formation (anciens condisciples des grandes écoles par exemple) qui constituent autant de passerelles entre les secteurs public et privé. Les responsables associatifs ne possèdent pas (ou pas autant) un tel capital social. Au mieux, ils détiennent une certaine proximité avec certains réseaux politiques, comme EELV (mais qui lui-même ne dispose pas des meilleurs relais). Dans notre cas, les associations ont eu une certaine influence sur l’utilisation de la niche parlementaire d’EELV. Le chemin parcouru par les députés et les groupes d’intérêts défenseurs de la proposition, s’est apparenté à une véritable course d’obstacles, dont les plus difficiles à franchir restent sans doute à venir32. Même si le projet de loi venait à passer ce premier obstacle33, il resterait à voir dans quel état la proposition de loi ressortirait de l’examen au Sénat en seconde lecture, puis par l’examen en Commission 32.– Le projet de loi attend son inscription à l’ordre du jour du Sénat ; la majorité sénatoriale s’est déjà déclarée hostile à son principe et le gouvernement n’en fait guère l’une de ses priorités… 33.– Hypothèse qui devient de plus en plus improbable au fur et à mesure que l’élection présidentielle se rapproche.

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Mixte Paritaire, et enfin, d’une éventuelle censure de certains articles du Conseil Constitutionnel (Schnapper, 2010) (Lemaire, 2012). Il resterait encore à apprécier les conditions de son application au travers un décret du Conseil d’État, dont les formulations sibyllines peuvent grandement influencer34 la portée d’une loi. Le pourcentage de mise en application des lois reste nettement inférieur lorsqu’il s’agit d’une initiative parlementaire plutôt que gouvernementale, et encore moindre lorsque l’initiative parlementaire n’a pas l’aval du gouvernement. Le décret d’application constitue une des dernières barrières à franchir. L’accès au Conseil d’État ou au conseil constitutionnel, la compréhension de son fonctionnement et de ses usages et en particulier des lieux où ses membres peuvent être amenés à discuter de manière informelle35 peuvent alors se révéler être un avantage décisif en matière de lobbying. Ces barrières à l’arrivée de nouveaux entrants constitueraient une forme de modulation de la concurrence dans les affaires publiques (Mitnick, 1993) en offrant un avantage aux acteurs déjà en place, acteurs rompus aux techniques de lobbying.

Un Parlement sous contrôle ? Au final, pour reprendre la position de Michel Offerlé (2010) et même si la réforme constitutionnelle de 2008 semble selon Leroyer (2012) avoir cherché à rééquilibrer le rapport de force institutionnel répartissant les prérogatives entre gouvernement et parlement dans la fabrication des lois - notre cas nous amène à considérer les députés non pas comme les acteurs centraux autour desquels le lobbying des groupes d’intérêt va s’organiser mais comme un acteur parmi d’autres essayant de lutter pour imposer leur vision. Dans cette vision, les acteurs centraux sont le gouvernement et les cabinets ministériels les plus influents. De la proximité de ces acteurs centraux va se dégager deux catégories d’acteurs. Les insiders, qui « participent à la fabrique du droit, en commençant par les brouillons qu’ils transmettent, coécrivent ou déchirent, et en terminant par les versions finales qu’ils valident » (Courty, 2006 : 62-63) et qui ont recours au répertoire d’action bureaucratique. L’AFEP appartient définitivement à cette catégorie des insiders. Les outsiders quant à eux se rabattent sur un travail de grassroots lobbying, de répertoire de rue, cherchant à mobiliser l’opinion publique. Les associations porteuses 34.– Même si la réforme constitutionnelle de 2008 a cherché à rapprocher une institution dont l’utilisation était jusqu’alors le privilège exclusif de l’exécutif (Leroyer, 2012). 35.– Selon (Lemaire, 2012) il reste quasiment impossible pour le chercheur de faire la lumière sur le processus de prise de décision du Conseil Constitutionnel : la règle de silence que les membres s’imposent de manière extensive et la concision des PV publiés 25 ans après sont de peu d’utilité à ce titre.

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du projet de loi (Sherpa, CCFD – Terre Solidaire notamment) appartiennent à cette catégorie des outsiders. Guillaume  Courty distingue une troisième catégorie de pratiques, à côté du répertoire de rue et bureaucratique, celle de l’action en justice, catégorie que des associations comme Sherpa ont privilégié depuis le début de leur action. La proposition vise précisément à institutionnaliser le recours au juge pour trancher les différents sur le devoir de vigilance des entreprises. Certains acteurs des professions juridiques comme les avocats pourraient36 rapidement le comprendre, même si la position officielle du Conseil National des Barreaux (CNB) exprimée dans sa résolution officielle adoptée à l’assemblée générale des 29 et 30 mai 2015, y est pour le moment résolument opposée. Des membres du CNB ont ainsi pu participer à un colloque organisé à Genève les 8 et 9 juin 2015 et réunissant ses homologues américains et anglais. Ce colloque portait sur la question du leadership que les professionnels du droit pourraient avoir sur les questions de droits de l’homme et d’entreprises. Même si cet intérêt reste plus lié à la recrudescence des procédures juridiques sur ce sujet plutôt que sur l’initiative française, la potentielle création d’un marché pourrait commencer à susciter l’intérêt des acteurs concernés par l’ouverture de ce marché. Les travaux de (Dezalay, Garth, 2011)  ; (Boigeol & Dezalay, 1997) sur le processus de mondialisation de l’économie attestent de l’importance que les professionnels du droit peuvent avoir dans l’édification des législations et plus largement du cadre juridique qui entoure leurs pratiques. Ces travaux illustrent aussi l’influence que ces professionnels du droit effectuent en amont dans la gestion des risques pour le compte de leur client de manière à leur éviter d’éventuelles poursuites judiciaires. L’entretien réalisé avec un avocat en Droit des affaires est très clair sur ce point, la rédaction des contrats, outre les visées d’optimisation fiscale et financière relevant du droit fiscal, vise à minimiser le risque juridique pour les clients. La proposition « Devoir de vigilance » était de ce point de vue considérée par les professionnels du droit37 comme pouvant potentiellement faire courir un risque juridique considérable (en particulier dans sa première version). Du point de vue des associations, ces

36.– Ce n’est pas l’avis de William Bourdon, le président de Sherpa, qui dans une lettre ouverte adressée au président du CNB, accuse ce dernier d’être à la botte des FMN françaises. http://www.asso-sherpa.org/lettre-ouvertem-eydoux-president-du-conseil-national-des-barreaux-sur-la-resolution-des-29-et-30-mai-sur-le-devoir-de-vigilance-des-multinationales#. VqsxWlPhDdQ 37.– De nombreuses interventions dans le débat public (presse écrite et audiovisuelle, colloques) sur le devoir de vigilance des entreprises ont ainsi eu lieu de la part de professionnels du droit mettant en garde contre le risque juridique inconsidéré que ferait porter cette loi.

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acteurs participent activement à l’édification et au renforcement de l’impunité de leurs clients. Les associations pourraient y voir là un intérêt commun et décider de s’allier avec certains de ces acteurs. Une alliance stratégique temporaire afin de renverser une coalition d’acteurs dominants qui n’est pas sans rappeler la tactique d’alliance des associations de défense de l’environnement (Levy & Egan, 2003) avec les assureurs afin de lutter contre le bloc hégémonique des industries polluantes (énergies fossiles/transport) opposé aux mesures réglementaires contraignantes. Une industrie de l’assurance dont l’activité économique a été affectée de manière importante ses dernières années par le changement climatique et qui partage donc selon ce cadre théorique des intérêts communs avec les associations de défense de l’environnement.

Le tropisme juridique des associations Cependant, il serait réducteur de limiter l’échec provisoire de la proposition à la seule explication du gouffre séparant en matière de capacité de lobbying opposants et défenseurs de la proposition. D’une part parce qu’il ne faudrait pas sous-estimer les capacités de lobbying grandissantes de certaines associations, mais surtout d’autre part car cela reviendrait à passer à côté d’erreurs ayant pu être commises lors de la phase amont de préparation de la proposition. Le travail des associations n’apparaît ainsi pas exempt de reproches, notamment du côté de l’opérationnalisation38 de la proposition. La liste des experts consultés39 par les associations laisse apparaître un penchant net pour les spécialistes du droit (juristes et avocats) au détriment d’experts ayant une connaissance plus pratique du terrain. Ce reproche a été effectué à maintes reprises dans les débats publics par les opposants à la proposition, puis formulé de manière plus générale lors d’entretiens40 que nous avons pu avoir et où il est notamment fait reproche aux associations de se contenter de vouloir sanctionner sans chercher de solutions pratiques41 quant à la mise en œuvre concrète de la proposition. Ce tropisme des associations pour le droit est d’ailleurs clairement 38.– Tout simplement renvoyée au décret d’application dans la ppl adoptée le 30 mars 2015. 39.– Au sein du forum citoyen pour la RSE, de la plateforme nationale pour la RSE et enfin du cercle parlementaire. 40.– Entretien responsable Qualité Enseigne en charge RSE enseigne textile française. 41.– Certains responsables associatifs se réfugient derrière le caractère fallacieux de cet argument qui servirait de masque à un refus de principe des opposants à la ppl à toute obligation et sanction juridiques contraignantes. Une préparation plus minutieuse de l’opérationnalisation de la ppl aurait pourtant justement pu contribuer à faire (ou pas) tomber les masques en retirant un argument central aux opposants.

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assumé par plusieurs de leurs responsables, qui relient clairement la proposition à leurs tentatives préalables restées infructueuses42 d’engager la responsabilité juridique des donneurs d’ordre. Partant du constat que les dispositifs de droit mou (soft law) étaient inopérants, la stratégie suivie a consisté à viser à imposer une obligation légale contraignante dont la non observation serait sanctionnée. La peur de la sanction était supposée faire changer les comportements des entreprises qui se débrouilleraient ensuite pour l’opérationnalisation du devoir de vigilance sur le terrain. Une démarche surplombante des associations où règne le sentiment que l’intendance suivra dès lors que les grands principes auront été déterminés. Lorsque l’intendance n’est pas associée en amont, elle a tendance à se tourner vers des solutions toutes prêtes, clés en main, comme la certification de la RSE. Une solution qui, à défaut d’être efficace, a le mérite d’être disponible.

L’industrie de la certification RSE, véritable rempart de l’impunité Bien que souvent méconnu, le rôle des organismes de certification dans le déploiement des politiques RSE des firmes multinationales demeure central. Les FMN, par l’intermédiaire d’initiatives pluripartites (comme BSCI dans le cas du Rana Plaza) dont elles sont membres, mandatent ces organismes pour effectuer les audits de certification RSE au sein de leurs fournisseurs. Ces sociétés, véritables multinationales de l’audit pour certaines, sont chargées de certifier la conformité par rapport à différents référentiels RSE des pratiques et procédures des différents fournisseurs des donneurs d’ordre. Un processus classique d’audit RSE se déroule lors d’une visite d’un fournisseur par un ou plusieurs auditeurs salarié d’un organisme de certification, sur une période excédant rarement la journée. La visite est annoncée au fournisseur à l’avance, et rentre la plupart du temps dans le cadre d’une prestation commerciale puisque ce sont les fournisseurs qui règlent le montant de la prestation43. Les sociétés de certification sont en concurrence les unes avec les autres. L’ensemble des paramètres de ce processus d’audit de la RSE fait que les failles (Anner, 2012  ; Sethi, 2011  ; Gillet-Monjarret, 2014) de l’audit social sont connues des experts et professionnels du secteur, notamment de certaines associations porteuses de la proposition qui dénoncent leur inefficacité depuis de nombreuses années. Pourtant, les préparatifs44 effectués autour 42.– Sophie Lakhdar (Directrice de Sherpa) évoque l’impossibilité de percer le voile juridique de la personnalité morale. 43.– Plusieurs milliers d’euros, pour un certificat valable plusieurs années (jusqu’à 5 ans selon les initiatives avec des audits intermédiaires). 44.– Nous avons été auditionnés par la commission des lois le 5 mars 2015, soit

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de la loi semblent ne pas avoir réellement abordé cette question. En plus des dérives commerciales pouvant amener ces sociétés à bâcler leur travail, même les organismes de bonne volonté soucieux de remplir leur mission se heurtent à des obstacles difficilement surmontables. La transposition aux organismes d’audit de la RSE, de l’interprétation de la fonction de bouc-émissaire45 qu’offrent ces organismes dans le domaine comptable et financier selon (Guénin-Paracini & Gendron, 2010), permet au final de mieux comprendre l’utilité de leur intervention dans la préservation de la structuration du commerce international tel qu’en vigueur aujourd’hui. Eviter de remettre en question la dynamique de libre échange commercial ou les minimas sociaux et environnementaux qui ne peuvent être imposés sans l’accord des pays concernés (Bartley, 2003). Dans cette perspective, les catastrophes comme le Rana Plaza sont provoquées par l’incurie d’auditeurs sociaux peu regardant, de dirigeants cupides et d’autorités locales corrompues, non pas d’un système économique souhaitant concilier, de manière hypocrite ou coupable selon les points de vue, prix les plus bas avec normes sociales et environnementales élevées. Un paradoxe qualifié d’hypocrisie organisationnelle par (Brunsson, 1986) où le rôle du manager – ici de la certification RSE – se résume à l’habillage du décalage indépassable entre le dire et le faire d’organisations visant des buts contradictoires. La mise en pratique du devoir de vigilance, telle qu’elle est formulée dans la proposition aujourd’hui prévoit explicitement46 la possibilité de recourir à des organismes de certification d’audit de la RSE, à laquelle appartient la société TÜV ayant certifié le bâtiment du Rana Plaza selon le référentiel BSCI peu de temps avant son effondrement. Comme l’a précisé un de nos interlocuteurs, les organismes de certification, ayant sans doute pressenti qu’ils allaient servir de fusible47 dans ce qu’ils considèrent 10 jours avant son adoption par l’assemblée en première lecture. Nos interlocuteurs ont semblé découvrir à ce moment les mécanismes et les failles de l’audit RSE. 45.– Les auteurs, se référant à la théorie de René Girard sur la violence et le sacré, le mimétisme et le bouc-émissaire, montrent comment l’audit comptable offre une victime sacrificielle permettant d’expurger la violence du ressentiment des populations à l’égard d’un capitalisme débridé, tout en laissant intact le système lui-même. Les scandales financiers émaillant régulièrement l’actualité sont ainsi interprétés comme causés par la faute de quelques individus, l’incompétence ou la duplicité d’auditeurs et la cupidité de quelques. La responsabilité d’un système économique fondé sur l’appât du gain est ainsi évacuée. 46.– L’article 1 de la ppl mentionne la possibilité de recourir pour les modalités d’application du plan de vigilance « le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale », initiatives auxquelles BSCI appartient. 47.– Comme c’est d’ailleurs le cas dans le domaine comptable et financier

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comme une manœuvre hypocrite, incluent dorénavant des clauses d’exonération de responsabilité dans les contrats d’exécution de leurs prestations de certification RSE. Le recours à la certification RSE contribue au final au renforcement des accords politiques qui ont rendu possibles les échanges économiques contemporains. Elle contribue paradoxalement au renforcement de l’impunité des firmes multinationales que les associations48 souhaitaient précisément combattre. Le drame du Rana Plaza pourrait alors se reproduire à l’identique  tandis que la responsabilité serait à nouveau rejetée sur les acteurs locaux, laissant impunis auditeurs sociaux et donneurs d’ordre. L’impunité des firmes multinationales dénoncée par les associations de défense des droits de l’homme et des travailleurs en matière de catastrophes industrielles comme le Rana Plaza, impunité à laquelle les associations entendaient s’attaquer au travers de la proposition devoir de vigilance, risque fort de se perpétuer et cela, que la proposition de loi soit adoptée ou non. L’étude exploratoire menée jusqu’ici sur le cas du lobbying des groupes d’intérêt sur la proposition « Devoir de vigilance », laisse apparaître deux enseignements principaux. Le premier se situe sur le plan des registres de tactiques déployées par les défenseurs et les opposants de la loi, le second au niveau de la préparation, de la maîtrise et de la connaissance du terrain et des pratiques actuelles de RSE des firmes multinationales par les associations porteuses de la proposition de loi. Le premier enseignement est illustré par la combinaison de la complexité et de l’opacité à certains égards du fonctionnement des processus législatifs, exécutifs et judiciaires entourant le projet de loi « Devoir de vigilance ». Une combinaison dont la maîtrise délimite la ligne de partage entre outsiders qui n’en connaissent pas les subtilités ou qui n’ont pas accès à ces cercles, et les insiders qui attendent patiemment de voir si leurs adversaires franchissent les différents obstacles qui jalonnent leur parcours, avant de mobiliser en cas de besoin leur savoir-faire et leurs répertoires de tactiques en depuis des décennies (Guénin-Paracini & Gendron, 2010). 48.– Périn (2015) cite le Pape François (Synode sur la famille, oct. 2014) qui dénonçait « La tentation d’un angélisme destructeur, qui au nom d’une miséricorde traîtresse met un pansement sur les blessures sans d’abord les soigner, qui traite les symptômes et non les causes et les racines. C’est la tentation des timorés, et aussi de ceux qu’on nomme les progressistes et les libéraux ». Dans une version laïcisée, Henry David Thoreau, Walden, Chapter 1 E Economy faisait l’éloge de la fuite face à l’arrivée de sauveurs animés de bons sentiments ; « There is no odor so bad at that which arises from goodness tainted (…) If I knew for a certainty that a man was coming to my house with the conscious design of doing me good, I should run for my life (…) ».

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matière de lobbying. Il est intéressant de noter ici qu’en la matière, la plus grande maîtrise de ces subtilités par le gouvernement et les membres du cabinet ministériel, ramène les députés à des groupes d’intérêt parmi d’autres. Précisons ici que les associations étudiées sont conscientes de cette situation et de ce déficit d’accès aux cabinets ministériels qui comptent. Ces associations ont ellesmêmes eut accès à un autre cabinet ministériel avec lequel elles ont envisagé pendant un temps de faire passer la proposition au sein d’un vaste projet de loi de réforme, après qu’une tentative similaire au sein de la loi Macron ait échoué. Le cas de la proposition « Devoir de vigilance » reste assez illustratif de la meilleure maîtrise des techniques d’influence de certains groupes d’intérêt (comme l’AFEP) comparé à d’autres (les associations) dans les arcanes du processus législatif, notamment le fonctionnement du processus bureaucratique de l’exécutif. En concentrant habillement ses stratégies d’influence sur les organes décisionnaires centraux de l’exécutif qui maîtrisent l’essentiel du processus législatif dans la Ve  République française, la stratégie de lobbying des groupes d’intérêts patronaux mobilisant principalement des répertoires d’action bureaucratique se révèle être beaucoup plus efficace que la stratégie d’influence des associations, dépourvues d’accès aux plus hautes sphères de l’exécutif et cantonnée au ciblage des parlementaires et de l’opinion publique. Des pratiques d’influence développées en toute légalité, parfois à leurs frontières, dans ce que (Lascoumes, 2010) qualifie de véritables zones grises. La supériorité des groupes d’intérêt patronaux dans le maniement du lobbying ne date cependant pas de la Ve  République. Rappelons ici qu’après 15 ans de discussion et un vote définitif par les pairs, la loi Dupin qui visait à lutter contre le travail des enfants (de moins de 8 ans à l’époque pour les entreprises de plus de 20 salariés) dans l’industrie textile française et en particulier dans les usines autour de Mulhouse, ne fut pas appliquée avant 1868. En dépit d’infractions relevées et d’amendes infligées aux industriels par les commissions d’inspection (de Lille notamment)  : «  les industriels envoyèrent une pétition au gouvernement et le ministre du commerce en réponse désavoua les sanctions ainsi prévues sous l’autorité du préfet. P. Pierrard (1959, p. 63) en conclut que « la loi était frappée dans sa substance même ; elle fut désormais une chose morte » (Defalvard, 2011).

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Présentation des auteurs Anne Bazin est Maîtresse de conférences en science politique à Sciences Po Lille, chercheure au Centre d’Études et de Recherches Politique et Sociales (CERAPS, CNRS-Université de Lille). Elle est responsable du cycle Master «  Carrières européennes et internationales  ». Elle a codirigé avec C. Tenenbaum, L’Union européenne et la paix. L’invention d’un modèle européen de gestion des conflits, Presses de Sciences Po, 2017. Stéphane Bracq est Maître de conférences en droit public à Sciences Po Lille, titulaire d’une HDR, chercheur au Centre d’Études et de Recherches Politique et Sociales (CERAPS, CNRS-Université de Lille). Il est responsable de la formation « Affaires européennes ». Il a copiloté le Programme de recherches «  Orientations stratégiques (2012-2015) Émergence des normes internationales et européennes ». Philippe Darriulat est Professeur des Universités en histoire contemporaine à Sciences Po Lille, chercheur à l’Institut de Recherches Historiques du Septentrion, (IRHIS-CNRS). Spécialiste du XIXe  siècle, il a publié notamment La Muse du peuple. Chansons sociales et politiques en France 1815-1871, PUR, 2010, et codirigé Europe de papier. Projets européens au XIXe siècle, Presses universitaires du Septentrion, 2015. Guillaume Delalieux est Maître de conférences en sciences de gestion à Sciences Po Lille, chercheur au Centre d’Études et de Recherches Politique et Sociales (CERAPS, CNRS-Université de Lille).

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Michel Hastings, Bruno Villalba

Michel Hastings est Professeur des Universités en science politique à Sciences Po Lille, chercheur au Centre d’Etudes et de Recherches Politique et Sociales (CERAPS, CNRS-Université de Lille). Il est co-responsable de la formation «  Philosophie, Politique et Économie ». Il a récemment publié en codirection La France en Guerre froide. Nouvelles questions, Éditions universitaires de Dijon, 2015, et La Guerre froide vue d’en bas, en collaboration Éditions du CNRS, 2014. Nicolas Kaciaf est Maître de conférences en science politique à Sciences Po Lille, chercheur au Centre d’Études et de Recherches Politique et Sociales (CERAPS, CNRS-Université de Lille). Il est responsable de la formation «  Communication publique et corporate  ». Il a publié notamment Les Pages «  Politique  ». Histoire du journalisme politique dans la presse française (19452006), PUR, 2013. Michel Lascombe est Professeur des Universités en droit public, doyen honoraire de la Faculté de droit de Valenciennes, chercheur au Centre de Recherche «  Droits et perspectives du droit  » (EA 4487-Université de Lille). Il a publié notamment Le droit constitutionnel de la Ve République, L’Harmattan, 12e éd., 2012 ; Annotations et commentaires du « code de droit constitutionnel et des libertés fondamentales », Dalloz, 5e éd. 2016. Philippe Liger-Bélair est agrégé de sciences sociales, ATER en sciences économiques à Sciences Po Lille. Cédric Passard est Maître de conférences en science politique à Sciences Po Lille, agrégé de sciences sociales, chercheur au Centre d’Études et de Recherches Politique et Sociales (CERAPS, CNRS-Université de Lille). Il est coresponsable de la préparation au concours d’agrégation de SES. Il a récemment publié L'âge d'or du pamphlet 1868-1898, Éditions du CNRS, 2015. Delphine Pouchain est Maîtresse de conférences en sciences économiques à Sciences Po Lille, agrégée en sciences sociales, chercheure au Centre Lillois d’Études et de Recherches Sociologiques et Économiques (CLERSE, CNRS-Université de Lille). Elle est coresponsable de la préparation au concours d’agrégation de SES. Elle a fait paraître Commerce équitable et prix juste, Éditions universitaires d’Aix-Marseille, 2016. Catherine Quinet est Maîtresse de conférences en sciences économiques à Sciences Po Lille. Chercheure associée au Centre Lillois d’Études et de Recherches Sociologiques et Économiques (CLERSE, CNRS-Université de Lille).

De l’impunité

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Denis Ramond est docteur en science politique, ATER à Sciences Po Lille. Auteur d’une thèse intitulée Puissance et nuisance de l’expression. Les conceptions de la liberté d’expression à l’épreuve de la pornographie, 2016, sous la direction de Jean-Marie Donégani, Sciences Po Paris. Bruno Villalba est professeur de science politique à AgroParisTech et membre du Centre d’Études et de Recherches Administratives Politiques et Sociales (CERAPS, CNRS-Université de Lille). Ses recherches portent sur la sociologie environnementale, notamment à partir d’une analyse de la capacité du système démocratique à reformuler son projet politique à partir des contraintes environnementales. Publications récentes : Villalba B., 2016, « Temporalités négociées, temporalités prescrites L’urgence, l’inertie, l’instant et le délai », in B. Hubert et N. Mathieu (dir.), Interdisciplinarités entre Natures et Sociétés, Peter Lang, p. 89-109 ; (avec) Lejeune C., 2015, « Délibérer à partir de l’environnement. Une perspective théorique écocentrée de durabilité forte. », in Mermet L. (dir.), Environnement : la concertation apprivoisée, contestée, dépassée ?, Bruxelles, DeBoeck, p. 257-272.

Index Abbey, Edward 66 Afeissa, Hicham-Stéphane 59, 65, 72 Agamben, Giorgio 39 Agulhon, Maurice 96 Aigner, Dennis J. 145 Akerlof, George 144 Albert, Pierre 12, 13, 83 Alchian, Armen Albert 156 Altonji, Joseph 140 Amadieu, Jean-François 149 Ancel, Marc 53 Anders, Günther 14, 15, 64, 70, 71, 73 Anderson, Benedict 21 Andersson, Nils 19 Andreani, Gilles 203 André, Jacques 38 Andrieu, Kora 195, 200, 201 Angenot, Marc 77 Anner, Mark 228, 229, 242 Arfi, Fabrice 130 Arnsperger, Christian 167 Arpin, Stéphane 133 Arrow, Kenneth 140 Athané, François 33 Auroi, Danièle 230

Bancel, Nicolas 149 Baranek, P. M. 127 Baratz, Morton S. 136 Barnier, Louis-Marie 12 Bartley, Tim 228, 243 Batany, Jean 13 Beccaria, Cesare 34 Becker Gary S. 140, 141 Howard 172 Benbassa, Esther 150 Bentham, Jeremy 108 Béranger, Pierre-Jean 95, 100 Bernard, Antoine 196 Berns, Thomas 160 Bessone, Magali 139 Bhopal 223 Biard, Michel 19 Birnbaum, Pierre 85 Blanchot, Maurice 16 Blanc, Nathalie 158 Blank, Rebecca 140 Bodin, Jean 37 Boigeol, Anne 240 Bonneau, Karine 196 Boudon, Raymond 177 Bourdelais, Patrice 24 Bourdieu, Pierre 127 Bourguinat, Nicolas 93 Bourhis, Richard Y. 142 Boutillier, Sophie 159 Brin, Colette 134

Bachrach, Peter 136 Bailey, Frederick 83 Balibar, Étienne 147 Ballarini, Loïc 128, 133 253

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Brisset-Foucault, Florence 200 Bruckner, Pascal 41 Brunsson, Nils 243 Cahuzac, affaire 129, 184 Cain, Glen G. 145 Camus, Albert 12, 13, 15 Canetti, Elias 36 Castoriadis, Cornelius 33 Catala Marty, Julie 214 Cervera-Marzal, Manuel 24 Chalaby, Jean K. 127 Champagne, Patrick 134 Chan, J. B. L 127 Charron, Jean 134 Chaumont, Jean-Michel 202 Claverie, Élisabeth 92, 98 Clearstream, affaire 129 Clifford, Mary 69 Coate, Stephen 144 Cohn, Norman 37 Collard, Christophe 214 Combe, Emmanuel 214 Corbin, Alain 93 Cortéséro, Régis 147 Courty, Guillaume 237, 239 Croizet, Jean-Claude 145 Dardot, Pierre 156 Darriulat, Philippe 94 Davet, Gérard 130 Debrosse, Pierre 216 de Certeau, Michel 93 Delalieux, Guillaume 229, 231 Deléage, Jean-Paul 63 Delmas-Marty, Mireille 24 Delord, Julien 163, 165 Delporte, Christian 81 Demont-Pierot, Jean-Philippe 19 Demsetz, Harold 156 Dermange, François 166 Desbrosse, Pierre 216 De Schutter, Olivier 139, 232 Descola, Philippe 62 Désert, Michel 145 Devine, Patricia G. 148 Dezalay, Yves 240 Dieudonné 105

Michel Hastings, Bruno Villalba

Donegani, Jean-Marie 63 Dorst, Jean 64, 65 Dufoix, Stéphane 149 Durkheim, Emile 35, 185 Duval, Julien 128 Dworkin, Ronald 218 Eatherly, Claude 71 Edo, Anthony 146 Egan, David 241 Elias, Norbert 42 Ericson, R.V. 127 Fang, Hanming 140 Fassin Didier 24, 149 Eric 149 Feinberg, Joel 108, 111 Felouzis, Georges 147 Fitoussi, Jean-Paul 157 Flahaut, François 62 Fleming, Peter 229 Foessel, Michaël 41 Foucault, Michel 34, 43, 78 Freund, Julien 59, 60 Frisque, Cégolène 128 Frot, Emmanuel 214 Garapon, Antoine 32, 35 Garibian, Sévane 19, 194 Garth, Bryant 240 Gendron, Yves 228, 243 Georgescu-Roegen, Nicholas 162 Ghirardello, Ariane 139, 141 Gillet-Monjarret, Claire 242 Gitlin, Todd 127 Godin, Christian 155 Grandbois, Maryse 69 Guéniffey, Patrice 25 Guénin-Paracini, Henri 228, 243 Guibet-Lafaye, Caroline 156 Guillet, François 84 Hadot, Pierre 65 Hallin, Daniel C. 127, 132 Hall, Stuart 127 Hamilton, Clive 158 Hamilton Krieger, Linda 148

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De l’impunité

Hanlon, Gerard 229 Hardin, Garrett 155 Hartog, François 18 Hassner, Pierre 203 Hatzfeld, Jean 37 Hawk, Barry E. 218 Hazan, Pierre 196, 197, 198 Hegel, Friedrich 34 Héran, François 150 Hess, Gérald 62, 64, 65 Hiez, David 24 Iagolnitzer, Daniel 19 International Crisis group 191 Israël, Liora 23 Jacquemet, Nicolas 146 Jaffar, Sarah 214 Jankélévitch, Vladimir 31 Joinet, Rapport 196 Jolly, Edouard 59, 68, 70, 71 Jonas, Hans 61, 63 Jones, Marc T. 229 Jouanna, Arlette 37 Julia, Dominique 93 Juvin, Hervé 165 Kaciaf, Nicolas 128 Kalifa, Dominique 80 Kantorowicz, Ernst 21 Katz, Eric 164 Kauffmann, Grégoire 87 Kinderman, Daniel 232 Korolitski, Ulysse 109 Kourula, Arno 229 Labrecque, Marie-France 19 Lagneau, Eric 133 Lalucq, Aurore 159, 160 Larrère Catherine 158 Raphaël 158 Lascoumes, Pierre 245 Latour, Bruno 62 Laugier, Sandra 24 Laurent Éloi 157 Sylvie 140 Lauvau, Geoffroy 195, 201 Laval, Christian 156

Le Cacheux, Jacques 157 Lecerf, Jean-René 150 Leclère, Thierry 140 Lefranc, Sandrine 193, 195, 200 Le Gall, Laurent 96 Lemaire Christophe 211, 212, 247 Elina 239 Lemieux, Cyril 134 Leroyer, Séverine 239 Leroy, Marc 174, 184 Lester, Marilyn 133 Leterrier, Sophie-Anne 95 Lévêque, Sandrine 134 Leverd, Sonia 25 Levy, David L. 241 Leyens, Jacques-Philippe 142, 145 Lhomme, Fabrice 130 Lolive, Jacques 158 Loraux, Nicole 31 Loury, Glenn 144, 145 Lundberg, Shelly 145 Malecki, Catherine 211 Marat 39 Marchetti, Dominique 134 Marrou, Henri-Irénée 94 Matonti, Frédérique 124 Mercier, Arnaud 133 Meyer, François 161 Mignot, Jean-François 139 Mill, John Stuart 108 Mitnick, Barry M. 239 Molotch, Harvey 133 Monnier, Constance 214 Moreira, Paul 130 Moro, Andrea 140 Moscovici, Serge 62 Mouillaud, Maurice 129 Murat, Laure 20 Murillo, David 232 Murphy, Jonathan 229 Næss, Arne 63, 69 Neveu, Erik 23 Neyret, Laurent 68, 69 Noël, Olivier 144 Nye, Robert 80

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Offerlé, Michel 87, 239 Ogien Albert 24 Ruwen 105, 106, 108 Ophuls, Max 192 Orwell, Georges 18 Ost, François 32, 38, 165 Padioleau, Jean-Gustave 133 Parodi, Maxime 139 Passard, Cédric 77 Pelluchon, Corine 60, 161 Perelman, Chaïm 218 Pescatore, Pierre 217 Pewzner, Evelyne 16 Phelps, Edmund S. 141, 142 Picot, Thomas 215, 216 Pigou, Arthur 63, 160 Plassard, Jean-Michel 143 Platon 17, 21, 33, 38 Posner, Richard A. 218 Potier, Dominique 230 Poulle, Jean-Baptiste 211 Rébeillé-Borgella, Emmanuel 69 Reik, Theodor 16 Renan, Ernest 192 Renneville, Marc 59 Revel, Jacques 93 Reynié, Dominique 79, 81 Ricœur, Paul 40 Rieffel, Rémy 128 Rivasseau, Vincent 19 Robbins, Lionel 160 Robert, Pierre 69 Rockström, Johan 64 Roht-Arriaza, Naomi 196 Rosanvallon, Pierre 24 Roskis, Dan 214 Rousseau, Jean-Jacques 13, 21, 22, 34, 60 Routley, Richard 166 Rozenberg, Danielle 192 Ruëgger, Marc 139 Sabbagh, Daniel 139 Sade 17, 38, 39 Sadoun, Marc 63 Salas, Denis 16, 40

Michel Hastings, Bruno Villalba

Sapiro, Gisèle 79, 80 Sautenais, Vincent 197 Schadron, Georges 144 Schaeffer, Jean-Marie 62 Schanze, Erich 216 Scher, Sébastien 130 Schlesinger, Philip 127, 129 Schnapper, Dominique 239 Schor, Paul 140 Scott, James C. 23, 77 Sébastien, Léa 163 Sémelin, Jacques 21 Serres, Michel 164 Sethi, S. Prakash 242 Sibony, Anne-Lise 209 Sigal, Leon V. 136 Singer, Peter 64 Spector, Céline 17 Spire, Alexis 172 Startz, Richard 145 Stiglitz, Joseph 144 Stora, Benjamin 149 Sunstein, Cass R. 148 Taguieff, Pierre-André 147 Tarde, Gabriel 12, 14, 15, 18, 80 Tarnac, Groupe de 126 Terestchenko, Michel 33 Tétu, Jean-François 129 Thompson, John B. 127 Touchard, Jean 95 Trochon, Jean-Yves 217 Trombert-Grivel, Adeline 80 Tsurumaki, Motoko 134 Vallentin, Steen 232 van de Kerchove, Michel 33 Veltrop, James 218 Villalba, Bruno 24 Warlouzet, Laurent 209 Weil Patrick 149 Simone 155 Weindenfeld, Katia 172 Wells, Don 229 Woerth-Bettancourt, affaire 129 Yzerbyt, Vincent 144

De l’impunité Tension, controverses et usages Michel Hastings, Bruno Villalba (dir.) également disponible en versions papier et ePub sur le site des Presses Universitaires du Septentrion livre broché – ISBN : 978-2-7574-1726-3 : 22 € ePub – ISBN : 978-2-7574-1738-6 : 16 € lot papier + numérique – ISBN : 978-2-7574-1762-1 : 25 € Retrouvez notre catalogue sur www.septentrion.com et rejoignez-nous sur notre page Facebook et sur Twitter.

Ouvrage composé par Justine Debesque Ouvrage réalisé avec la chaîne d’édition structurée XML-TEI Métopes Méthodes et outils pour l’édition structurée 1 758e volume édité par les Presses universitaires du Septentrion Villeneuve d’Ascq – France