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French Pages 288 [283] Year 2011
Ce catalogue a été publié à l'occasion de l'exposition
L'UNIVERS DE LUCAS CRANACH organisée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles du 20 octobre 2010 au 23 janvier 2011.
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L'exposition« Cranach et son temps» est organisée par la Réunion des musées nationaux, en collaboration avec BOZ AR qui a conçu et présenté sa première étape au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles à l'automne 2010.
Couverture: Lucas Cranach,Allégoriedela Justice, 1537, huile sur bois, collection privée (voir p. 197,209).
© Réunion des musées nationaux, Paris, 2ou 254-256, rue de Bercy 75012 Paris Version reliée ISBN: 978-2-7118-5866-8 EK195866 Version brochée ISBN: 978-2-7u8-5841-8 EK 19 5841 © ESFP, Paris, 2011 87, quai Panhard-et-Levassor 75013 Paris Version reliée ISBN: 978-2-0812-5360-5 L. 05EBAN000253 Version brochée ISBN: 978-2-0812-5361-2 L. 05EBAN000254 © Éditions Lannoo NV, Tielt, 2ou Kasteelstraat 97 BE-8700Tielt Belgique
GUIDO MESSLING
CRANACH ET SON TEMPS
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Sk1ra Flammanon
I
I
ORGANISATION GENERALE DE L'EXPOSITION À PARIS Réunion des musées nationaux Thomas Grenon Administrateur général
Emmanuelle Héran Conservateur du patrimoine, adjoint de l/ldministrateur général, en charge de la politique scientifique
Cécile Maisonneuve Chargée de programmation pour le musée du Luxembourg
• Direction du développement culturel Jean-Marie Sani Directeur du développement culturel
Géraldine Breuil Administrateur du musée du Luxembourg
Marion Mangon Chefdu département des expositions
Ariane de Guernon Chefde projet
• Direction de la communication et du mécénat Pascale Sillard Directrice de la communication et du mécénat
Les organisateurs tiennent à remercier tout particulièrement pour leur intervention et leur soutien les personnalités suivantes:
Au Sénat Jean-Louis Schroedt-Girard Directeur du cabinet du Président du Sénat
Georges -Éric Touchard Conseiller spécial du Président
Robert Provansal Secrétaire général de la Questure
Xavier Canehan Directeur du service de l/lrchitecture, des Bâtiments et des 'Jardins
Damien Déchelette Architecte en chefdu palais
La scénographie a été réalisée par l'OFFICE Kersten Geers David Van Severen de Bruxelles.
OMITE' D'HONNEUR lt oluncl du Luart Vice-président du Sénat
Jean-Paul Cluze! Président du Consetf d'administration de la Réunion des musées nationaux
Paul Dujarclin Directeur général de BOZAR
lt cné Ca rrec Q_11esteur du Sénat
Thomas Grenon Administrateur général de la Réunion des musées nationaux
France de Kinder Directrice du département des Expositions de BOZAR
COMMISSARIAT . Opérateur culturel reconnu, la Réunion des musées nationaux est l'un des premiers organisateurs d'expositions dans le monde. Exposer, éditer, diffuser, acquérir, accueillir, informer ... Elle contribue, auprès de tous les publics, à l'enrichissement et à la meilleure connaissance du patrimoine artistique au niveau national et international. Retrouvez toute l' actualité du musée du Luxembourg sur www.museeduluxembourg.fr
,
PREFACE
Le musée du Luxembourg célèbre sa réouverture avec une exposition inédite en France, qui permet de redécouvrir cet artiste majeur de la Renaissance qu'est Lucas Cranach (1472-1553). Initiée par le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, où elle a été précédemment présentée, elle est la première manifestation que la Réunion des musées nationaux propose au musée du Luxembourg. En 2010, le Sénat, affectataire du palais et du jardin du Luxembourg, a choisi de lui déléguer la gestion de ce musée, en privilégiant des axes de programmation en lien avec son histoire - la Renaissance en Europe, entre autres. L'exposition« Cranach et son temps» est un projet européen, tant dans son propos scientifique que dans son organisation et son itinérance. Version adaptée de la manifestation bruxelloise, elle invite à redécouvrir l'élégance raffinée des œuvres de Cranach, ses portraits d'une remarquable pénétration psychologique et ses nus féminins à la sensualité troublante. Elle permet de comprendre la place du peintre dans l'histoire de l'art et son implication dans la société de son temps, touchée alors par de profonds bouleversements politiques et religieux. Dans le cadre unique du musée du Luxembourg, peintures, dessins et gravures révèlent l'authenticité et l'originalité de l'artiste, son travail d'atelier, mais aussi les liens étroits qui l'unissaient à ses contemporains européens. Une soixantaine d'œuvres de Cranach l'Ancien, de son fils, Cranach le Jeune, de Dürer, son grand rival, ou encore de Lucas de Leyde ... rendent compte des échanges artistiques intenses au sein de l'Europe dès la fin du XIVe siècle, notamment entre l'Italie, l'Allemagne et les Pays-Bas. Je tiens d'abord à souligner les échanges fructueux entre les équipes du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles et celles de la Réunion des musées nationaux. Je remercie plus particulièrement Étienne Davignon et Paul Dujardin, respectivement président et directeur général du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, d'avoir permis l'organisation d'une seconde étape au musée du Luxembourg, confirmant ainsi
la place déterminante que ce site prend désormais dans le réseau des lieux culturels d'Europe. J'exprime ma reconnaissance aux différents prêteurs, publics et privés, français et internationaux, dont la générosité a permis la réalisation de cet événement, en particulier la Bibliothèque nationale de France. Je salue enfin le travail exigeant de Guido Messling, historien d'art et commissaire de l'exposition, qui a véritablement porté ce superbe projet tout au long de son élaboration. Que chacun soit ici chaleureusement remercié. THOMAS GRENON Administrateur général de la Réunion des musées nationau x
Que soient ici remerciées les institutions et les personnes dont les prêts ont permis la réalisation de l'exposition, ainsi que les prêteurs ayant préféré garder l'anonymat:
LISTE DES PRÊTEURS
ALLEMAGNE
FRANCE
Museum Bautzen Staatliche Museen zu Berlin, Gemfildegalerie, Berlin Staatliche Museen zu Berlin, Kupferstichkabinett, Berlin Direktion Burgen, Schlôsser, Altertümer, Coblence Anhaltische Gemfildegalerie, Dessau Staatliche Kunstsammlungen Dresden, Gemaldegalerie Alte Meister, Dresde Universitatsbibliothek, Erlanden Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe Bayerische Staatsgemfildesammlungen München, Alte Pinakothek, Munich LWL - Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte, Münster Stadtmuseum, Nôrdlingen Schloss Gottorf, Landesmuseum, Schleswig Staatliches Museum Schwerin
Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie, Besançon Musée des Beaux-Arts, Reims Musée d'Unterlinden, Colmar Bibliothèque nationale de France, Paris École nationale supér ieure des beaux-arts, Paris Fondation Bemberg, Toulouse Petit Palais, Paris GRANDE BRETAGNE
Compton Verney, Warwickshire HONGRIE
Raday Collections, Budapest Szépmiivészeti Mùzeum, Budapest ITALIE
Galleria degli Uffizi, Florence LUXEMBOURG
Musée national d'Histoire et d'Art, Luxembourg
AUTRICHE
PAYS-BAS
Kunsthistorisches Museum, Gemaldegalerie, Vienne
Bonnefantenmuseum, Maastricht
BELGIQUE
Muzeum Narodowe, Varsovie
Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers Musées royaux des Beaux-Arts, Bruxelles
Narodnf Galerie v Praze, Prague
POLOGNE
RÉPUBLIQUE TCHÈQUE
ESPAGNE
COLLECTIONS PRIVÉES
Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid
de Belgique de Russie etde Suisse
ÉTATS-UNIS
National Gallery, Washington
REMERCIEMENTS Je m'associe aux remerciements adressés aux institutions et aimerais ajouter quelques mots en particulier à nos collègues belges et français: Sophie Lauwers, Ann Arend, Elizabeth Vandeweghe de BOZAR, Emmanuelle Héran, Jean-Marie Sani, Marion Mangon, Ariane de Guernon, Cécile Maisonneuve, Katia Cartacheff, Marie-Dominique de Teneuille, Valérie Gautier de la Réunion des musées nationaux, lesquels se sont beaucoup investis dans ce projet. Notre collaboration fut un réel plaisir qui me manquera. Anne Haegeman, Gert Dooremans, Ines Dickmann ont réalisé un travail remarquable pour l'élaboration du catalogue, de même que Sophie Laporte, Mathilde Senoble des éditions Skira Flammarion. Je souhaite également exprimer toute ma gratitude à l'OFFICE Kersten Geers David van Severen et Michael Langeder, auxquels on doit la superbe
scénographie conçue pour l'exposition. Je tiens aussi à remercier chaleureusement Giulia Bartrum, Dieter Beaujean, Szilvia Bodnar, Corinna Boje, Bodo Brinkmann, Gwendolyne Denhaene, Georg Dietz, Ildik6 Ember, Mik16s Galos, Eliza Garrison, Paul Huvenne, Stijn Isteens, Huigen Leeflang, Hans-Martin Kaulbach, Stephan Kemperdick, Dieter Koepplin, Fritz Koreny, Armin Kunz, Christof Metzger, Norbert Michels, Ulrike Nürnberger, Achim Riether, Martin Roth, Werner Schade, Martin Schawe, F. Carlo Schmid, Anna Schultz, Amy Schwarz, Axel van der Stappen,Jan van der Stock, Andreas Tacke, Simon Turner, ainsi que Jeremy Warren pour leur soutien . Enfin, je suis reconnaissant à ma fam ille et à Christian Sedat, qui a toujours été à mes côtés. GUIDO MESSLING
10
12
Chronologie
Regards sur Cranach GUIDO MESSLING
26
SOMMAIRE
Cranach l'Ancien aux Pays-Bas TILL-HOLGER BORCHERT
30
Cranach et l'Italie Processus de transfert et stratégies d'appropriation culturelle ELKE ANNA WERNER
42
Les nus de Cranach Un nouveau marché BERTHOLD HINZ
54
Dans la partie catalogue, les numéros des illustrations correspondent aux numéros des notices du catalogue, sauf mention contraire.
Héroïnes et séductrices dans l'œuvre de Lucas Cranach VÉRONIQUE BÜCKEN
66
Le transport d'œuvres et ses conséquences GUNNAR HEYDENREICH
80
La gravure dans l'œuvre de Cranach ARMIN KUNZ
CATALOGUE 1-xv1 97
Œuvres exposées à Paris L'artiste
101
Les premières années
115
La cour de Saxe, les Pays-Bas et l'Italie
183
La représentation du nu
211
L'époque de la Réforme
260
Interview de Guido Messling et Till-Holger Borchert NIKOLAUS BERNAU
266
Orientation bibliographique
270
Biographie des auteurs
271
Crédits photographiques
1472 (4 OCT. ?)Lucas Cranach naît à Kronach en Haute-Franconie. Il commence sa formation à l'atelier de peinture de son père, HansMaler. 1500-v. 1504 Cranach est actif à Vienne dans le cercle des humanistes regroupés autour de Conrad Celtis.
CHRONOLOGIE
1505
Cranach est engagé comme peintre officiel à la cour du prince électeur de Saxe, à WiFtenberg.
1508
Le prince électeur Frédéric le Sage octroie à Cranach des armoiries dont l'animal héraldique, un serpent aux ailes déployées portant un rubis lui servira de signature. Cranach se rend à Nuremberg et aux Pays-Bas, auprès de l'empereur Maximilien 1er et de Marguerite d'Autriche.
v. 1512/1513
Mariage avec Barbara Brengbier ( t1541), fille d'un conseiller de Gotha.
1513
Naissance de son fils Hans ( t1537).
1515
Naissance de son fils Lucas ( t1586).
1519-1549
Conseiller de la ville de Wittenberg, Cranach est aussi élu à plusieurs reprises trésorier et bourgmestre.
V.1519
Premières gravures sur bois pour les écrits de Luther. Melchior Latter le Jeune établit une imprimerie dans la maison de Cranach.
1519ji520
Premières commandes du cardinal Albert de Brandebourg, adversaire déclaré de Luther.
1520
Cranach obtient le privilège d'apothicaire.
1522/1523
Cranach exploite une imprimerie avec l'orfèvre Christian Dôring (jusqu'en 1525/1526).
1523
Cranach offre l'asile au roi Christian II de Danemark en exil.
1524
Cranach accompagne Frédéric le Sage à la Diète de Nuremberg. Rencontre avec Albrecht Dürer qui réalise le portrait de Cranach.
1537
Mort de Hans Cranach lors d'un voyage en Italie. Modification du serpent ailé servant de signature, dont les ailes sont désormais abaissées.
1547
Les protestants rassemblés dans la Ligue de Schmalkalde sont vaincus par Charles Quint à la bataille de Mühlberg en Saxe.Jean-Frédéric le Magnanime étant emprisonné, la fonction de Cranach à la cour de Saxe est suspendue jusqu'en 1550.
1550
Cranach se rend à Augsbourg, où Jean-Frédéric est prisonnier de Charles Quint. Rencontre de Titien, dont Cranach réalise le portrait. Lucas le Jeune reprend la direction de l'atelier à Wittenberg.
1552
Après la libération de Jean-Frédéric, Cranach le suit à Weimar, la nouvelle résidence de la branche ernestine des Wettin.
1553
Cranach décède le 16 octobre à Weimar.
DATES CONCERNANT CRANACH
IO
V.1466
Naissance de Quentin Metsys (t1530) à Louvain.
1471
Naissance d'Albrecht Dürer ( tr528) à Nuremberg.
1477
Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, est vaincu par les Suisses à la bataille de Nancy. La Bourgogne échoit à la France, tandis que les territoires bourguignons des Pays-Bas sont désormais gouvernés par Marie, fille de Charles et son époux Maximilien 1er.
1480
Naissance à Bruxelles de Marguerite d'Autriche ( tr530), fille de Maximilien et de Marie de Bourgogne.
1483
Frédéric III le Sage (1468 - 1525) devient prince électeur de Saxe.
1483
Naissance de Martin Luther ( tr546) à Eisleben.
1486
Maximilien Ier ( tr519) devient roi d'Allemagne, à partir de 1508 il sera empereur du Saint Empire romain germanique.
1488/1490
Naissance de Titien (Tiziano Vecellio, t1576) à Pieve di Cadore/Belluno.
1494
Naissance de Lucas de Leyde ( tr533) à Leyde.
1500
Naissance du futur empereur Charles Quint, fils aîné de Philippe le Bel et de Jeanne de Castille.
1513/1514
Albert de Brandebourg devient archevêque de Magdebourg et de Mayence, avant de devenir cardinal e'n 1518.
1517
Martin Luther affiche à la porte de l'église du château de Wittenberg ses thèses contre le commerce des indulgences et les abus de l'Église catholique.
1519
Mort de l'empereur Maximilien 1er, son petit-fils Charles Quint ( tr558) est élu pour lui succéder.
1521
Luther soutient sa doctrine contre Charles Quint devant la Diète de Worms. Il se réfugie clandestinement à la Wartburg près d'Eisenach, où il traduit le Nouveau Testament en allemand.
1525
Mort du prince électeur Frédéric le Sage. Son frère Jean l'Assuré lui succède.
1525/1530
Naissance de Pieter Bruegel ( tr569) à Breda(?).
1529
Siège de Vienne par les Ottomans.
1531
Les princes allemands protestants fondent la Ligue de Schmalkalde.
1532
Mort du prince électeur Jean l'Assuré. Jean-Frédéric le Magnanime ( t1554) lui succède.
1547
Défaite de la Ligue de Schmalkalde devant Charles Quint à la bataille de Mühlberg en Saxe,Jean-Frédéric le Magnanime est capturé et perd la dignité de prince électeur qui échoit à la branche albertine des Wettin.
1556
Charles Quint abdique, son frère Ferdinand devient empereur.
DATES HISTORIQUES
1
II
REGARDS SUR CRANACH GUIDO MESSLING
ILL . 1 LUCAS CRANACH LEJEUNE
Portrait de Lucas Cranach l'Ancien 1550 Florence, Galleria degli Uffizi
12
ILL. 2 LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Chasse au cerfavec le portrait de l'empereur Charles Quint, à l'arriere-plan, le château de Hartenfels pres de Torgau 1544 Madrid, Museo Nacional del Prado
En 1547, une rencontre extraordinaire eut lieu à Piesteritz au bord de l'Elbe, où Charles Quint (1500- 1558) avait établi son camp. L'empereur fit mander Lucas Cranach l'Ancien (1472-1553) qui se trouvait non loin de là à Wittenberg, où il était le peintre à la cour du prince électeur de Saxe Jean-Frédéric le Magnanime (1503-1554). Peu de temps auparavant, l'empereur avait infligé à la Ligue protestante dirigée par JeanFrédéric une défaite décisive à l'issue de laquelle celuici avait été emprisonné. Dès que l'artiste âgé de plus de soixante-dix ans arriva au camp, l'empereur lui exposa pourquoi il l'avait fait venir. Des années auparavant, le prince électeur de Saxe lui avait envoyé un tableau qu'il appréciait beaucoup, et il souhaitait que Cranach lui dise s'il était de sa main ou de celle de son fils Lucas, comme certains le présumaient. Il semble que l'œuvre en question ait été conservée, mais pas la réponse de Cranach (ill. 2)1. À cette occasion, Charles Quint se rappela leur première rencontre qui avait eu lieu en 1508 aux Pays-Bas. À Malines, à la cour de sa tante l'archiduchesse Marguerite d'Autriche (1480-1530), Cranach avait déjà fait un portrait (aujourd'hui disparu) du futur empereur, alors âgé de huit ans. Cette anecdote rapportée par divers auteurs est très instructive, car elle témoigne de la renommée de Cranach et de la position particulière que le vénérable peintre de cour de l'Électorat de Saxe avait acquise par son travail au fil des décennies 2 • Aucun autre artiste de son temps n'a été auta,nt impliqué dans la vie politique et culturelle de l'Europe. La liste des personnages rencontrés au cours de plus de cinquante ans d'activité, et dont il a réalisé les portraits ou qui lui firent d'autres commandes, peut encore aujourd'hui se lire comme un Who's who de l'histoire, de l'art et de la culture au début du XVIe siècle et ce, au-delà de la seule Allemagne. Ainsi Charles Quint n'est-il que le plus illustre des Habsbourg dont les traits aient été immortalisés par Cranach ( cat. 65 et 141). Ce dernier est l'un des rares artistes allemands à s'être vu confier dès 1515 la presti-
gieuse mission d'illustrer à l'aide de dessins en marge le recueil de prières de Maximilien 1er, prédécesseur de Charles 3 • Tout personnage important ou soucieux de sa renommée avait recours aux services du maître de Wittenberg. La cour de Saxe n'y faisait pas obstacle, et à plus d'une occasion les princes électeurs ont utilisé son art à des fins politiques 4 • Certaines de ses œuvres ont été offertes en cadeaux diplomatiques non seulement à Charles Quint, mais aussi au roi de France François 1er, tandis que d'autres ont probablement rejoint en Angleterre la collection d'Henri VIII5. Avec le portrait grandeur nature du futur duc de Saxe de la branche albertine, Henri le Pieux, et de son épouse Catherine de Mecklembourg (ill. 3 et 4), Cranach a créé dès 1514 un incunable du portrait de cour en pied 6 • Le puissant cardinal Albert de Brandebourg (1490-1545) a non seulement commandé des portraits à Dürer (cat. 130 et 133), mais il s'est aussi adressé à Cranach ( cat. 131) qui lui a livré un grand nombre de retables et d'autres tableaux (ill. 6)7. Depuis 1529, le peintre comptait parmi sa clientèle noble les princes électeurs
ILL. 3 et4 LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Henri le Pieux et Catherine de Mecklembourg 1514 Dresde, Staatliche Kunstsammlungen, Gemaldegalerie Alte Meister
REGARDS SUR CRANACH/
13
I LL . 5 LUCA S C R A NAC H L ' ANCIE N
Portrait de l'empereur Charles Q uint vers 1550 E isenach, Wartburg CAT.141 LUCAS C RANACH L'ANCIEN
Portrait du roi Ferdinand 1er 1548 Schwerin, Staatliches Museum
de Brandebourg, voisins nordiques de la Saxe 8 • Il a de plus réalisé plusieurs portraits peints sur panneau ou gravés sur bois du roi Christian II de Danemark qui avait fui son pays en 1523 ( cat. 138 et 109, ill. 7). Martin Luther (1483-1546), son commanditaire aujourd'hui le plus célèbre, n'appartenait pas à la noblesse mais à son cercle d'amis à Wittenberg. Si le portrait du réformateur est fermement ancré dans la mémoire collective, c'est grâce aux tableaux et aux gravures de Cranach qui l'ont popularisé en le reproduisant à de nombreux exemplaires (cat. 128-129, 132 et 134). L'une des principales clés de ce statut exceptionnel réside sans aucun doute dans la fonction même que Cranach occupa pendant près de cinquante ans à la cour de Saxe 9 • La durée n'en est pas le seul aspect remarquable. Cranach se distingue aussi des autres grands artistes allemands de son temps par le lien géographique qui l'attache à la cour et à la ville de résidence du souverain. Cette situation lui assurait d'être pourvu en vivres et en vêtements et de percevoir une rémunération indépendante des travaux effectués, tout en augmentant considérablement son prestige aux yeux des commanditaires extérieurs. Engagé par Frédéric III le Sage (1463-1525) en 1505, Cranach entre au service de l'un des plus puissants princes du Saint Empire, qui occupe aussi, à partir de 1507, la charge de gouverneur impérial, c'est-à-dire de remplaçant de l'empereur quand celui-ci s'absente. Grâce à l'exploitation de mines de fer et d'argent, Frédéric avait les moyens de ses hautes ambitions, y compris dans le domaine culturel1°. Sur le modèle viennois et des études humanistes que l'on y poursuivait, il fonda en 1502 à Wittenberg une université dont le premier recteur, Christoph Scheurl (14811542) avait étudié à Bologne. L'importance culturelle de la ville s'accrut encore pendant la Réforme dont elle était le berceau et qui bénéficiait de la protection du prince électeur. Tout comme l'art de Cranach, c'est dans le riche terreau de la vie spirituelle de Wittenberg que l'activité de Luther a pu germer. 14 /
REGARDS SUR CRANACH
Grâce aux ambitions de Frédéric, la ville de Wittenberg, bien que relativement petite et assez excentrée, est rapidement devenue une capitale des arts. Le prince a commandé des retables pour l'église du château à des artistes comme Albrecht Dürer (1471-1528) de Nuremberg et Hans Burgkmair (1473-1531) d'Augsbourg. Il est cependant assez difficile d'estimer quelles autres œuvres importées Cranach a pu y voir. L'art italien fut très tôt représenté, notamment par un buste du prince électeur réalisé en 1498 par Adriano F iorentino (1450/14601499 ), le premier buste attestant de caractéristiques Renaissance au nord des Alpes (ill. 22) 11. Peu de temps avant Cranach, Conrat Meit (1480/1485-1550/1551), sculpteur originaire de Worms, était arrivé à la cour de l'Électorat de Saxe; il devait collaborer à plusieurs occasions avec le peintre avant que celui-ci ne se rende à la cour de Marguerite d'Autriche à Malines. En outre, s'inspirant visiblement de la culture des cours bourguignonne et flamande, Frédéric avait, avant Cranach, pris à son service deux autres peintres, l'ItalienJacopo de' Barbari (vers 1460-vers 1516) qui se rendit lui aussi à Malines, et le Hollandais connu sous le nom de« Meister Jhan »12 • Fortement encouragé par la Cour, le souci de concurrencer ces productions a pu être un des leitmotive de l'œuvre de Cranach dans ses premières années à Wittenberg. Le trésorier Pfeffinger fut ainsi impliqué dans la concurrence qui opposa Cranach et Burgkmair en 1508/1509 autour de l'impression polychrome (voir cat. 49 et 50) - et où notre peintre fit preuve d'une certaine déloyauté en antidatant certaines de ses gravures. Il n'est donc pas surprenant que cette période suivant immédiatement son retour des Pays-Bas ait pu être la plus productive de sa carrière. Il semble que le grand nombre d'expériences rapportées des Pays-Bas et d'un séjour à Nuremberg lui aient inspiré des prouesses artistiques. Cranach aborda de nouveaux thèmes mythologiques découverts au cours de ses voyages ou dans le cercle des humanistes de Wittenberg. Peint en 1509 comme une nouvelle réponse à Dürer, son Vénus
I L L. 7 L UCA S CR A N ACH L'AN CI EN
Portrait du roi Christian II de Danemark vers 1523 Leipzig, Museum der bildenden Kün ste I LL, 8 IL L. 6 LUCAS C R ANACH L'ANC I EN
L U C A S CRANAC H L'A NCI E N
Le Cardinal Albert de Brandebourg en saint ')-érôme
L e Prince électeur de Saxe Frédéric le Sage vénérant la Vierge de !'Apocalypse
1527
vers15 15
Berlin , Staatliche M useen, Gemaldegalerie
Karlsruhe, Staatliche K unsthalle
et Cupidon (FR 1978, 21, ill. 32), qui est aussi le premier
nu my thologique grandeur nature créé au nord des Alpes , en est un exemple spectaculaire. Les peintures et les gravures de Cranach conservées aujourd'hui donnent une image erronée de l'ampleur et de la diversité de ses activités à la Cour. Nombre de ses productions, dont témoignent factures et descriptions de l'époque, ont aujourd'hui disparu, notamment des meubles peints, des décorations éphémères à l'occasion de fêtes, ou des peintures murales réalisées dans plusieurs châteaux de !'Électorat de Saxe. L'artiste devait faire plaisir à ses maîtres, mais aussi contribuer à accroître leur renommée et, de toute évidence, il ne l'a pas seulement fait au moyen d'œuvres illustrant leur rang ou leur piété (ill. 8, cat. 35 et 36). Les gravures de ses premières années à Wittenberg, quel qu'en soit le sujet, portent toutes sans exception les armoiries de la Saxe et de !'Électorat. De cette manière, même des sujets religieux servaient le prestige de la Cour, même si leur origine pouvait être due à d'autres circonstances plus personnelles. Ainsi, c'est avec une ampleur sans précédent pour l'époque, que des estampes ont contribué à propager l'image d'une cour, non seulement de ses membres et de ses fêtes, mais aussi de ses ambitions culturelles, reflétées en particulier par les remarquables œ uvres de son peintre officiel. Dès 1508, soit quelques années après avoir engagé Cranach, Frédéric le Sage lui octroya des armoiries: un serpent couronné avx ailes de chauve-souris portant un rubis dans la gueule 13 , qui allait figurer comme marque du peintre et plus tard de son atelier sur d'innombrables tableaux et gravures. La même année, Christoph Scheurl, recteur de l'université de Wittenberg prononça devant les étudiants un éloge de l'artiste14, déclarant que seul Dürer le surpassait - celui-ci, actif depuis plus longtemps, était déjà une célébrité internationale. Et lorsque Scheurl affirme que , il faut le prendre au sérieux.
Dans ce cas comme dans d'autres, le prestige du peintre officiel a fait honneur à ses souverains, qui ont pu le mettre à la disposition d'un illustre personnage comme Marguerite d'Autriche. Prêter ainsi des peintres de cour était une pratique habituelle, mais le séjour de Cranach aux Pays-Bas allait sans doute de pair avec une mission diplomatique à laquelle cet homme habile et ouvert avait été autorisé à participer15 . Cette exposition est l'occasion de faire revenir Cranach en Belgique, plus de cinq siècles après son voyage dans la région. Il y est par ailleurs représenté durablement à travers plusieurs œuvres importantes, qui pour
REGARDS SUR CRANACH/
15
ILL . 9 TITIEN
Portrait de J ean-Frédéric de Saxe, dit le M agnanime
vers 1550- 1551 Vienne, Kunsthistorisches Museum , G emiildegalerie ILL.10 ALBRECHT D Ü RER
Portrait de Lucas Cranach l'Ancien
1524 Bayonne, Musée Bonn at
l'essentiel se trouvent à Bruxelles. Parmi celles-ci se distingue le célèbre portrait d'homme considéré comme celui de Johannes Scheyring, que certains Allemands doivent encore connaître pour l'avoir vu sur les billets de I ooo Deutsche Mark édités dans les années 1960 (ill. 64) 16 • L'exposition de Bruxelles présente pour la première fois dans les pays du Benelux l'ensemble d'une œuvre étroitement liée à leur tradition culturelle et qui compte parmi les créations les plus originales de la Renaissance en Europe du Nord. C'est particulièrement vrai pour les gravures de Cranach. Par leur diversité thématique et l'innovation technique qu'elles représentent, elles n'ont pas à redouter la comparaison avec celles de ses contemporains, comme Dürer ou Lucas de Leyde (1494-1533), même si leur rareté fait qu'elles sont beaucoup moins connues. Chez Cranach, il n'y a toutefois pas lieu de séparer gravure et peinture, car nombre de ses thèmes sont traités dans l'une comme dans l'autre, l'estampe précédant souvent le tableau. L'exposition est centrée sur les milieux historiques et culturels où Cranach a évolué et les influences très diverses qu'il y a rencontrées. L'étroitesse du lien entre art et histoire peut être illustrée par sa rencontre avec Titien (148 8/1490- 1576) en 1550 à Augsbourg17 , où le prince électeur vaincu avait été emprisonné par Charles Quint. Les deux peintres officiels n'y ont pas fait que les portraits des deux adversaires (ill. 9 ). On sait que Jean-Frédéric a commandé à Cranach un portrait du Vénitien ( qui n'a malheureusement pas été conservé), et il serait intéressant de savoir si l'empereur a aussi demandé à son peintre un portrait de Cranach. Quant à Dürer, il n'a pas manqué de fixer les traits de son confrère et concurrent dans un dessin à la mine d'argent, alors que celui-ci séjournait avec le prince électeur et sa suite en 1524, à Nuremberg (ill. 10). Il n'a malheureusement pas été possible de donner dans cette exposition la place qui reviendrait à la rencontre de Cranach avec Titien et aux influences que ces artistes si différents ont dû exercer l'un sur l'autre. 16 /
REGARDS SU R C RA NAC H
Pour des raisons de conservation, on ne pouvait pas non plus transporter à Bruxelles des retables flamands comme le Jugement Dernier de Jérôme Bosch (Vienne, Akademie; ill. 46) ou L:Arrestation du Christ du triptyque de Dresde, afin de les rapprocher des reprises de ces thèmes par Cranach (voir ill. II et 12) 18 • Quelques comparaisons choisies permettent toutefois de montrer que la création de Cranach, toute autonome qu'elle paraisse par son originalité tant stylistique que thématique, repose dans une large mesure sur une confrontation avec des ~uvres d'artistes allemands , italiens ou flamands. On constate que Cranach ne se cantonne pas toujours à la position de récepteur, et cette exposition pourrait bien susciter de nouvelles recherches. Dans certains cas, des œuvres au thème apparenté ont aussi été présentées afin de mettre en lumière les particularités de ses solutions iconographiques. À l'inverse, illustrer l'influence exercée par Cranach jusque dans l'art de l'époque moderne sortait du cadre de cette exposition. Elle apparaît seulement dans les sections consacrées à ses débuts à Vienne et à sa contribution à la gravure sur bois, ses œuvres marquant l'apparition de l'école du Danube et de la gravure en clair-obscur. Si Cranach doit bien sûr l'essentiel de son succès à la grande qualité et à la limpidité de ses tableaux et estampes, l'énorme productivité de son atelier a aussi joué un rôle non négligeable en lui permettant d'accepter des commandes d'une ampleur alors unique en Europe. Il y a quelques années seulement, la recherche a commencé à s'intéresser davantage à l'existence d'un « Cranach catholique>> à côté du > Il semble que Cranach ait choisi cette anecdote par plaisanterie, car le topos du hasard créant la représentation la plus fidèle de la nature dément précisément ce qui est essentiel dans son art, à savoir un traitement minutieux et subtil des surfaces, dont résulte un séduisant incarnat lumineux, notamment chez les personnages féminins. En outre, le terme de spumis ajoute une autre allusion à la nature masculine du peintre, qu'il faut probablement aussi prendre comme une plaisanterie. D'après Hésiode, la déesse de l'amour est née de la castration du dieu Ouranos par son fils Chronos 46 • Lorsque le membre d' Ouranos tomba dans la mer, Aphrodite émergea de l'écume rassemblée autour de lui. L'inscription souligne l'ambition artistique et intellectuelle de Cranach de justifier la représentation d'un nu féminin profane. Cette ambition est aussi thématisée dans l'image elle -même. Le geste de Vénus n'est plus moralisateur, elle retient avec coquetterie un étroit voile transparent devant elle, qui attire le regard sur son sexe. La vue en tant que moyen d'accès à la connaissance devient l'objet central du tableau: Cupidon n'est plus
A msterdam, Rij ksmuseum , Rij ks pre ntenkabinet
occupé à décocher ses flèches, il a les yeux bandés, mais d'une étoffe transparente qui ne l'empêche pas de voir, mais qui met au contraire le regard en scène. Si l'amour aveuglé était au Moyen Âge le symbole de la sensualité interdite, Cranach accentue ici par cette métaphore de Cupidon voyant à travers le voile, une signification positive du principe scopique: une perception sensorielle menant à la connaissance par le biais de la beauté du corps humain 4 7 • C'est dans le sens de cette théorie de la connaissance qu'un commentateur de Pétrarque du XVI e siècle décrit la relation entre amour et vision: > 51 et, de l'autre, les références chrétiennes du spectateur au nord des Alpes.
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CR AN AC H ET L' 1 TAL I E
Le plus récem ment par Evans 2007- 2008 avec références à la littérature antérieure.
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Evans 2007-2008, p. 57 ; Plagemann 2002. Voir surtout Koepplin, in Bâle 1974, p. 130-168 et 185-217; Schade, dans Bâle 1974, p. 255-264; Evans 2007- 2008, p. 50-53 . Voir notamment Koepplin, in Bâle 1974, p. 660 (à l'exemple des représentations de Lucrèce par Cranach). Voir entre autres Venise 1999; Bruges 2002; R ome 2007. Il a été prouvé que D ürer et Cranach se sont rencontrés en 1524, comme l'atteste le portrait à la mine d'argent de Cranach par Dürer (Bayonne); la question d' une rencontre antérieure à Wittenberg, N uremberg ou ailleurs n'est pas élucidée. Cf. Schoen 2001. Cf. Bâle 1974, p. 641-642; Koepplin 2003, p. 157-158; voir égaleme nt Werner 2007- 2008, surtout
p. 100 et sui v.
9 Parmi les critiques : Glaser 1921, p. 196, mai s aussi Hin z 1993, p. 11 7. 10 Sur le transfert culturel au début de l'époq ue modern e, consulter North 2009; Schmale 2003; en général Burke 2000. 11 Burke 2009 . 12 La notion de med ia employée ici provient de la récente théorie cul turelle des méd ias. On entend par ~medi a» l'ensemble des moyens et techniques de communication ,
c'est-à-d ire non seulement la langue, les textes et cc que l'on appelle les nouveaux médias, mai s aussi les images qui ini tient et organisent la communi ca ti on entre
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21 22 23 24 25 26 27 28
l'émetteur et le récepteur. Voir Helmut Schanze (écl.),JV/edie11theorie, Medie11wisse11schafi: //11siitze,perso11e11, Cnmdheji-ijf, Stuttgart, 2002, p. 199-201(«Mcdien ,). Su r l'emploi de ce concept dan s des œ uvres d'art du Moyen Âge etclu début de l'époque moderne, consul ter Klaus Krüger, «Bilclcr ais Medicn der Komm unik ation. Zu m Verhaltnis von Sprache, Text und Visualitiit , , in Karl -H ein z Spiefl (éd.), Medie11 der Ko111111t1wkatio1J im 111ittelalter, Stuttgart, 2003, p. 155-204. Bruck 1903. Bruck 1903, p. 8, 11 7 ; Evans 2007- 2008, surtout p. 51. Bâle 1974, p. 210; voir également Pataki 2004, p. 344. Sur les textes humanistes en rapport avec Cranach, voir Lüdeckc 1953, p. 49-58; le plus récent Evans 2007- 2008, p. 51-52 . Sur ces topos et les légendes d'artistes cf. Kri s/Kurz 19 80. Lüdecke 1953, p. 49-55 (Scheurl); p. 55-56 (Karlstaclt). FR 1978, 23 ; traduction d'après Schade 1974, n° 164; Scheurl parle clan s son éloge du portrait et de l'inscription , cf. note 18. Sur la relation de Cran ach avec des savants humani stes, consulter Koepplin, in Bâle 1974, p. 185- 217; et Schade, in Bâle 1974, p. 255-267. Ho . H. 106 . On a tenté, à titre expérimental, de mettre sur le même plan le monogrammiste 10.F.F. avec un certain nom bre de médailli stes con nus, notamment Giovanni delle Carniole. Cf. la notice dans le Dictio11my of//rt, t. 20, Londres, 1996, p. 800. 1 Cf. Bàle 1974, p. 522-526 et cat. 372; Francfort- Londres 2007- 2008, cat. 16, 17; et Evans 2007-2008, ill.1 0, 11. FR 1978 , 129; FR 1978, 129; Kronach- Leipzig 1994, p. 333, cat. 155, il!. 33 1, où sont détaillées les modifications ultérieures de la composition à l'arrière-plan. C'est Koepplin qui a ém is cette hypothèse: Bâle 1974, p. 516, cat. 364. Voir le dessin de Braunschweig daté de 1509 ( R. 18); voir également Halle 2006, p. 162, cat. 74. Cf. Bâle 1974, p. 661, cat. 576; Evans 2007- 2008, p. 53 . Goldberg/Heimberg/Schawe 1998, n° 12. Cf. également Bâle 1974, p. 660. Les représentations ulté rieures de Lucrèce par Joas van Cleve,Jan Gossaert,
29 Cf. Bâle 1974, p. 660-667; des factures attestent que le prince électeur de Saxe a offert des ta bleaux de Lucrèce peints par Cranach ; voir Schacle 1974, p. 440, no 341. 30 Emmendôrffer 1998 , p. 206-207, il!. 22 .3. 31 Cf. Bâle 1974, p. 644-645, n° 555; Parshall- Landau 1994, p. 192. Sur les questions de datation, consulter également Koepplin 2003, p. 157; Werner 2007-2008, p. 99-102. 32 Cf. également Bonnet 1994, p. 139-149 . 33 Cf. Robert 2003 , p. 108, sur l'ava nt-propos des//mores de Celtis. Sur le thè me de l'amour terrestre et céleste en général, consulter Sigrid Schade, «Himmli sche und/oder irdi sche Liebe» : allegorische Lesarten des weiblichen Aktbi lcles der Renai ssance, in Sigrid Schade (e .a.),/lllegorie111111d Geschlechterdijferenz, Cologne, 1994, p. 95- 11 2. 34 Koeppl in 1974, p. 649, voir également Werner 2007- 2008, p. 100- 102. 35 FR 1978, 22; FR 1978, 22 ; Hambou rg 2003, n° 61, p. 178 . 36 Bâle 1974, p. 649; Bonnet 1994, p. 142, qualifie ce renforcement du sens de «peinture paradoxale,, par laquelle, selon lui , Cranach montre qu'il est conscient de la pui ssance effective de ses images (« qu alité discu rsive de l'image»). 37 Robert 2003 . 38 Burke 2000, notamment p. 14-24, définit di verses notions dans le contexte des transferts culturels; on a délibérément employé ici plusieurs termes afin de couvrir la multiplicité des stratégies de transfert chez Cranach et les humanistes allemands. 39 FR 1978, 11 9 (Leipzig); FR 1978, 119A (Berlin); Bâle 1974, p. 636, cat. 543 et p. 426-430, 63 1-639; Matsche 2007; Müller 2008; Berlin 2009, p. 197- 198, 11° 111.1 6 . 40 Bâle 1974, p. 427, note 44; Matsche 2007, p. 159; le dessin aquarell é de Dürer se trouve à Vienne, Kunsthistorisches Museum. 41 Traduction d'après Matsche 2007, p. 163. 42 Cf. Bâle 1974, p. 632-634. 43 Le plus récemment à ce sujet Fois ter 2003, p. 120-123 . 44 Le plus récemment Werner 2007- 2008, p. 104; il existe à Hanovre une variante de ce tableau portant une in scription en grec et en latin (article de H in z, ill. 35); voir Bâle 1974, p. 655; même si le tableau de Princeton n'est pas origin al, mais probablement la copie d'une œ uvre de Cranach, l'inscription est reproduite mot pour mot . 45 Pline l'Ancien , Nat11mlis Historia, xxxv, 79 (traduction en fran çais Ajasson de Grandsagne, 1831). 46 Hésiode, Théogonie, 156-2 10. 47 Cf. Panofsky 1980, p. 153-210. 48 fd. , p. 171. 49 On connaît trois versions peintes par Cranach vers 1530 ; FR 1978, 270,27 1, 271A. Voir Francfort- Londres 2007- 2008, p. 342-344, n°' 107,108. Sur le tableau de Londres, voir également Londres 2007, p. 84-85, n° 3. 50 Ovide, Métamorphoses, 111 , 2, 175-250. 51 Dans le préambule de sa Théorie des proportions (1525), Dürer définit la Renaissance à l'aide du concept allemand de ,,nouvel âge adulte, ( Wiedererwachsung). Voir Rupprich 1984, p. 432.
le Maître du Saint-Sang et d'autres artistes flamands semblent avoir été créées
d'après Cranach.
CRANACH E T L ' ITALIE/
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LES NUS DE CRANACH UN NOUVEAU MARCHE' BERTHOLD HINZ
ILL.32 LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Vénus et Cupidon 1509 Saint-Pétersbourg, Musée de !'Ermitage
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Compte tenu de ce que nous savons des diverses activités annexes de l'entrepreneur Cranach, qu'elles soient extérieures ou non à l'art1 , on peut se demander dans quelle mesure l'homme d'affaires n'a pas montré la voie à l'artiste, et si nombre de ses particularités esthétiques ne relèvent pas d'une logique commerciale. La question se pose en particulier en ce qui concerne le nu dans l'œuvre de Cranach, une production qui du point de vue de la quantité, de la qualité et de la diversité des thèmes, est sans égale dans la Renaissance européenne2. Comme il s'agit en majorité de sujets mythologiques, il pouvait sembler évident d'en situer l'origine dans l'histoire des idées plutôt que dans l'esprit d'entreprise du peintre, dont la possible implication va néanmoins guider notre étude. Cranach commence sa carrière de peintre de nus en 1509. À cette époque, il est le premier au nord des Alpes à peindre une déesse païenne, nue, grandeur nature,
accompagnée de Cupidon (ill. 32)3. Ce sujet ne figurait jusqu'alors - sous le nom de Madame Vénus - que dans les arts décoratifs ou illustratifs, surtout dans les représentations de planètes 4 • Le fait qu'il s'approprie à présent la forme prestigieuse d'un panneau peint peut relever d'une décision de l'artiste aussi bien que de l'acheteur. C'est dans le milieu culturel de la Cour et de l'université de Wittenberg qu'il convient de chercher le commanditaire de ce nouveau motif pour lequel - la plupart des exégètes de Cranach s'accordent sur ce point - il n'y avait pas jusqu'alors de marché5. Sur le plan de l'innovation iconographique, il s'agit d'une peinture de nu disposant déjà d'une référence: l'Ève peinte par Dürer en 1507 (ill. 34) 6 • Pour trouver un modèle, il n'est donc pas nécessaire d'imaginer un éventuel voyage de Cranach à Bologne ou à Venise7; Dürer avait déjà fourni les références italiennes, issues notamment de l'œuvre de Lorenzo Costa (1460-1535)
ILL. 33 ET 34 ALBRECHT DÜRER Adam et Ève
1507 Madrid, Museo Nacional del Prado
LES NUS DE CRANAC H /
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(ill. 27), de Lorenzo di Credi (vers 1459-1537) ou de Sandro Botticelli (1445-15ro): un nu dont la clarté lumineuse contraste avec un fond sombre et qui se tient debout sur une surface d'appui restreinte. Par ailleurs, la chevelure flottante que partage une raie médiane, le cartel et le sol en pierre sous les pieds nus - qui deviendra une spécialité de Cranach- ne peuvent s'inspirer que du tableau de Dürer, qui fut très tôt copié à plusieurs reprises. La Vénus de Cranach ne présente cependant ni l'attitude «pirouettante» (Panofsky) d'Ève, ni le contrap posto classique des Italiens, mais une position curieusement instable, semblant inspirée en détail par la version gravée de l'Ève de Dürer de 1504 ( cat. 89 ) 8 , d'où proviennent la figure assez statique et la position des pieds rappelant le contrapposto. Cette position s'oppose cependant à celle, audacieusement inversée, du corps, ce qui crée précisément un effet de déséquilibre,
I LL . 35
obligeant le bras gauche, inoccupé, à se crisper maladroitement. La reprise de ce nu pour le thème païen de Vénus se conçoit d'autant mieux que les représentations d'Adam et Ève par Dürer avaient perdu leur vocation traditionnelle religieuse, et étaient devenues sujets d'étude des proportions et de la beauté. Par ailleurs, le nouveau peintre de la Cour n'avait guère d'autre choix que de tourner les yeux vers Dürer. Celui-ci était déjà considéré comme le premier peintre d'Allemagne et jouissait depuis longtemps de la faveur du prince électeur, qui possédait plusieurs de ses tableaux. Le voyage que Cranach effectua aux Pays-Bas l'année précédente, en 1508, et ses résultats artistiques suggèrent également son intention de plaire à la Cour par des œuvres nouvelles et contemporaines 9 • On reconnaît ici l'ambition de représenter une figure sculpturale dans le style moderne de la Renaissance,
IL L . 36 et 37
L UCAS C R ANAC H L' A N C IEN
L UC A S C R A NAC H L' A NC IE N
Vénus et Cupidon, après 150 9
Adam et Ève, vers 1510
H anovre, Niedersiichsisches Landesmuseum
Besançon, M usée des Beaux-Ar ts
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LES NUS DE CRANAC H
ILL. 38 L UCAS C RA NAC H L'A N C IE N
Adam et Ève ve rs 1512- 1515 Wu rzbourg, M ain frankischcs Museum
mais elle a pour résultat maladroit ce que Dürer caractérise ainsi dans l'avant-propos de son traité des proportions du corps humain: « Car il est manifeste que les peintres allemands ne sont pas peu habiles de leurs mains et dans l'emploi des couleurs, bien qu'ils aient eu jusqu'à présent certaines lacunes dans l'art de la mesure, de la perspective et autres 10 • » Cranach a encore cherché un certain temps à corriger ce défaut, comme le montre une version, à peine remarquée jusqu'à présent, de Vénus et Cupidon conservée à Hanovre (ill. 35): au premier abord, il s'agit d'un successeur plus élégant du tableau de 1509, mais on y voit aussi le résultat d'une étude approfondie, voire une répétition presque littérale du modèle interprété plus librement dans les versions antérieures11. De toute évidence, vers le milieu de la deuxième décennie du xv1e siècle, l'Ève peinte par Dürer, d'une grande originalité dans l'attitude et les proportions, a fortement et durablement incité Cranach à modifier sa représentation du corps féminin. La thématique de Vénus étant d'abord presque entièrement délaissée, nous ne pouvons observer ce processus qu'à partir des années 1520; il se poursuit jusque dans l'œuvre tardive de Cranach (après 1537), comme le montre la Vénus encore plus longiligne de la variante de Nuremberg12 • La figure aux contours tout à fait analogues est ici dotée d'une légère souplesse qui crée une tout autre impression d'ensemble. Friedlander et Rosenberg recensent environ quarante représentations peintes de Vénus - nous n'aborderons pas ici les sous-groupes - , dont les formats présentent des similarités: les petits formats, comme la Vénus du Stadel Museum de Francfort, ont une hauteur d'environ 40 centimètres, les grands atteignent environ 175 centimètres. Il semble que la peinture de nu n'ait commencé à remporter un succès commercial qu'avec Adam et È ve peints pour la première fois par Dürer en panneaux indépendants. Ces tableaux, déjà décisifs pour la Vénus de Cranach, semblent avoir vraiment incité celui-ci
I L L . 39 et 40 LUCAS C R ANACH L'ANCIEN
Adamet Ève 1528 F lorence, Galleria degli Uffizi
à développer un genre propre, même s'il s'était d'abord ins?iré de la version gravée de Dürer. A partir de 1510-1512, époque où Cranach transfère son atelier du château de Wittenberg à la place du Marché, décision sans doute motivée par le caractère commercial que prend sa production artistique, on retrouve le nouveau motif d'Adam et Ève d'abord dans un assez grand format, sur des panneaux séparés conservés à Besançon (ill. 36 et 37) 13 • Cette première version est suivie à de brefs intervalles de plusieurs autres qui présentent déjà un caractère standardisé: elles sont toutes d'une seule pièce, ce que laisse présager le tableau de Besançon, où l'arbre central réparti sur les deux panneaux suggère l'unité de l'ensemble (ill. 38 et cat. 92)1 4 • Ce sujet apprécié issu de l'Ancien Testament est devenu le véhicule d'une peinture commerciale de nus. Dans la seconde moitié des années 1520, après une douzaine d'autres œuvres, certaines représentations figurent à nouveau Adam et Ève sur des panneaux distincts, presque grandeur nature, comme par exemple la version datée de 1528 conservée à Florence (ill. 39 et 40) 15 • Cranach ne cherche plus à rivaliser d'austérité avec les figures de Dürer, et son propre style dans le traitement des personnages s'est consolidé. Les Ève de Wurtz bourg et de Florence se ressemblent par leurs contours, mais au lieu de la structure classique auparavant recherchée, la plus récente présente une constitution originale, articulée, dans laquelle on peut voir une certaine souplesse. De son côté, Adam met cette nouvelle mobilité en pratique, et même s'il y perd toute dignité sculpturale, il offre un spectacle amusant en se grattant la tête d'un air indécis. Les figures, notamment les femmes, apparaissent à présent extrêmement sveltes, elles ont la taille haute et fine, et de très longues jambes souvent croisées. Friedlander et Rosenberg en recensent environ trente versions, la dernière datée de 154916 • Comme Gunnar Heydenreich l'a montré dans le cas des petits formats L ES NUS D E C RANA C H /
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I LL. 41 LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Le Jugement de Pdris, vers 1512 Fort Worth (Texas), Kimbell Art Museum
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LES NUS DE C RANACH
CAT.101 L U C A S CRANAC H L'ANCIEN
L e J ugement de Pâris, 15 27 Copenh ague, Statens Museum for Kunst
de Cranach, on constate ici une standardisation des dimensions: les panneaux doubles ont toujours une hauteur d'environ 175 centimètres, celle des panneaux à deux figures varie entre 70 et 80 centimètres. Parmi les sujets des panneaux traitant de nudité et de mythologie, on trouve également Le Jugement de Pâris, dont la version la plus ancienne a sans doute été peinte vers 1512 (ill. 41) 17 • Comparé à la gravure sur bois ( cat. rno) exécutée en 1508 par l'artiste et qui en préfigure la composition, ce tableau présente certes des lignes plus élégantes, mais en même temps moins d'assurance dans la construction des personnages. La présence de trois nus féminins représentés sous divers angles pose un nouveau problème, résolu de face par l'habituel contrapposto, tandis qu'avec le personnage de dos, pour lequel il n'y a probablement pas eu de modèle, ce procédé aboutit à une attitude peu réussie ( on voit bien que contrairement aux figures de Dürer, celles de Cranach ne sont pas dessinées d'après nature). Dans Le Jugement de Pâris, en misant invariablement sur la nudité, en contradiction avec la réception humaniste des mythes, l'artiste se réfère à l'hommage sensuel rendu à la beauté par les ballades chevaleresques et à leurs illustrations de la fin du Moyen Âge. L'anachronisme vestimentaire notoire de ces dernières, qui se retrouve dans les figures du chevalier Pâris au repos et de Mercure, messager des dieux, ainsi que dans le choix des parures, constitue l'apothéose de ce tableau et de ceux qui suivront. Par ailleurs, la morphologie des corps est dominée par la même imprécision anatomique que les premières Ève. Dans une variante tout à fait comparable sans doute peinte peu après et conservée à Seattle, les valeurs anatomiques et stylistiques de la Renaissance sont encore plus nettement laissées de côté 18 • L'iconographie fait ici explicitement référence à une source médiévale, la vision démentant le choix exprimé par le regard de l'homme 19 • Il faudra encore une décennie pour que la modalité et le style de ce sujet soient enfin fixés, comme
dans la version de Copenhague datée de 1527 ( cat. 101), où les trois déesses sont représentées respectivement de face, de dos et de profi1 20 • Désormais, Cupidon arrive à tire-d'aile et pointe sa flèche sur une des dames. Friedlander et Rosenberg en dénombrent douze exemplaires, dont les formats, petits et moyens, ne présentent pas de régularités notables. Un autre motif apparaît vers la fin des années 1520, celui de la Nymphe au repos (ill.29; cat. II2). Nous n'aborderons pas ici les circonstances possibles de l'apparition de ce nu reposant dans la nature; l'essentiel est que Cranach enrichit son répertoire de cette figure de nu allongé dont la première version connue est datée de 1518, et donc très proche du style élaboré à l'époque 2 1. Friedlander et Rosenberg en comptent également douze exemplaires, dont au moins trois au format identique d'environ 50 x 75 centimètres. Contrairement aux Italiens, et à l'inverse de ses nus debout, Cranach n'a pas représenté de nu allongé grandeur nature. Tous les thèmes nouveaux qu'il aborde dans ses premières années à Wittenberg, c'est-à-dire avant la Réforme, sont clairement déclinés en variantes à partir de la seconde moitié des années 1520. De nombreuses innovations s'ajoutent, se surpassant l'une l'autre, pourrait-on dire, et parviennent rapidement sur le marché en plus ou moins grand nombre 22 • Pour apprécier ce fait à sa juste valeur, il ne faut pas perdre de vue que c'est dans l'atelier de Cranach qu'a été réalisé l'ensemble des panneaux peints d'Allemagne traitant à l'époque de thèmes mythologiques profanes. Ni Dürer, qui innovait surtout dans la gravure, ni Burgkmair (1473-1531), Altdorfer (vers 1480-1538) ou Holbein (1497/1498-1543) n'ont participé de près ou de loin à ce processus très particulier de la Renaissance. L'introduction de ces nouveaux thèmes a largement contribué à l'expansion de la peinture de nu. Il convient d'y ajouter des sujets de l'Ancien Testament traités dans l'esprit de tableaux de genre, des allégories et des tableaux de L ES NUS DE CRANAC H /
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mœurs, avec une préférence pour le nu, dans la mesure où celui-ci est justifié (notamment La 'Justice et La Charite). À côté des tableaux religieux traditionnels en régression et des portraits à la demande soutenue, ces nouveaux sujets représentent environ un tiers de l'œuvre aujourd'hui connu de Cranach. Leur mise en œuvre résulte sans doute d'une décision commerciale probablement prise dans la première moitié des années 1520. Si ces sujets étaient nouveaux sur le marché, ils avaient déjà été traités, comme nous l'avons indiqué. Cranach a puisé à toutes les sources, s'inspirant notamment de l'artisanat, de plaquettes, de reliefs décoratifs, de coffrets, de tapisseries, de peintures murales, de livres et de gravures, mais aussi d'inventions d'autres artistes, surtout Dürer (La M élancolie, Samson triomphant du lion, Apollon et Diane). Le peintre transposait ses modèles dans ses tableaux tels qu'il les trouvait et tels qu'ils
étaient en usage en Allemagne, ce qui lui permettait à la fois de tirer profit des habitudes visuelles du public et de réduire l'investissement artistique. Il semble que parallèlement à ces nouveaux sujets, Cranach ait inauguré à cette époque des méthodes inédites de travail et de vente. Ce fait peut être illustré par l'exemple de L'Âge d 'or dont il existe notamment à Munich et à Oslo deux versions de même format, non datées, mais probablement peintes vers 1530 (ill. 42 et 43) 23 • On ne dispose pas encore d'informations précises quant à la genèse de cette représentation; cette charmante scène idyllique pourrait avoir été inspirée par les représentations de planètes, où Vénus était accompagnée d'enfants dont les jeux avaient été abondamment illustrés. D'autre part, on ne peut s'empêcher de penser au 'Jardin des délices de Jérôme Bosch, un des principaux inspirateurs de l'art de Cranach à cette époque.
I L L. 42 LUCAS CRANAC H L'ANCIEN
L'Âged'or, vers 1530 Munich, Alte Pinakothek
48 /
LES NUS DE CRANACH
ILL . 43 L UCA S CRANAC H L ' AN C IEN
L 'Âge d'or, ve rs 1530 Oslo, Nasjonalgalleriet
Ces deux scènes de L'Âge d'or sont situées dans un Paradis clôturé de murs devant un pittoresque décor de montagnes. Les deux tableaux contiennent les mêmes détails de personnages, de créatures et de plantes, mais dans un arrangement différent. Cela concerne aussi bien le groupe des douze couples humains que les représentants du monde animal - cerfs, lions, chevreuils, lièvres, perdrix, faisans, également figurés deux par deux - ou encore la flore peinte avec minutie. Mais un importun vient troubler la belle harmonie: Renart le goupil, le seul à ne pas avoir de compagne et qui ne figure que sur le tableau d'Oslo, où il s'approche dangereusement du couple de lièvres. La comparaison suggère que les deux tableaux ont été peints en même temps à l'atelier, ce qui à son tour permet d'autres conclusions concernant le travail artistique, l'organisation de l'atelier, les commanditaires et le marché. Comme ces deux tableaux, nombre de variantes de Cranach comportent les mêmes éléments; ceux-ci se trouvent cependant dans un arrangement différent, comme si on avait secoué les images, mais juste assez pour ne pas bouleverser la composition. Ainsi sont créées dans le cas idéal des versions de valeur égale, dont il est impossible de reconnaître l', au cas où on le rechercherait. On voit aussi dans ce procédé le souci de ne pas donner l'impression qu'il s'agit de copies conformes. Ce qui vaut en général pour les tableaux et leur composition se retrouve également dans les détails, en premier lieu dans le traitement des nus, où la mise en œuvre de à la foire de Leipzig19 • En réduisant la taxe à l'importation pour les marchands qui exportent aussi des produits locaux, les autorités de la ville ont pris une décision judicieuse. En 1536, la cour de Saxe paie de 12 à 18 groschen un transport en chariot de Torgau à Wittenberg ( environ 50 kilomètres), tandis qu'un messager perçoit 5 gro schen pour le même trajet. En 1535, l'expédition d'un tableau de Wittenberg à Weimar (environ 200 kilomètres) coûte 2 florins et 15 groschen, une somme considérable en regard du prix des tableaux: en 1536, Cranach demande au prince électeur IO florins pour deux panneaux peints représentant l'un la Vierge, l'autre Lucrèce 20 • L'acheminement accompagnant le transport de marchandises sur de grandes distances est plus avantageux : en 1549, l'expédition de Bruxelles à Erfurt d'un portrait sur toile revient à 2 florins et «quelques groschen 21 >>. L'artiste redoute souvent les détériorations lors du transport, car son contrat l'oblige à réparer les dommages à ses frais 22 • L'emballage des tableaux revêt donc une importance particulière. Pour le transport d'un panneau commandé en 148 8 à Nuremberg par le prince Frédéric, il fait fabriquer un tonneau pour 6 groschen 23 • Il est attesté que les panneaux de bois peints quittaient les ateliers de Wittenberg dans des caisses. En 1526, un décompte établi par Cranach fait état de 6 groschen pour du. Les toiles, démontées et roulées, sont aussi transportées dans des caisses: «7 gr pour la grande caisse doublée où on a mis les toiles.>> Qu'il s'agisse de livrer des tableaux ou de les emporter en voyage, les caisses désignées sous le nom de futter protègent les couches fragiles de peinture à l'huile des dommages dus aux intempéries ou aux manipulations. Selon la taille du tableau, leur prix varie de 2 à 10 groschen. Selon une source de l'année 1522, l'emballage représentait entre 1/6 et 1/10 du prix d'un tableau, un coût relativement élevé par comparaison avec les conditions actuelles, ce qui indique à quel point fournisseurs et clients s'inquiétaient de possibles dommages ou pertes. LES TRANSPORTS ENTRE WITTENBERG ET BRUXELLES
Le 24 avril 1547, l'électeur de Saxe Jean-Frédéric le Magnanime (1503-1554) est capturé par les troupes impériales au cours de la bataille de Mühlberg et est condamné à mort par l'empereur Charles Quint. La sentence n'est pas exécutée, et au cours des cinq années suivantes, Jean-Frédéric est assigné à résidence à Augsbourg, Anvers, Bruxelles puis de nouveau à Augsbourg. En été 1547, il réclame la présence de Cranach à Augsbourg 25 • Le peintre demande un délai et promet au prince électeur de lui faire parvenir plusieurs tableaux qui lui seront payés quelques mois plus tard 26 • Le 25 juin 1548, dans une lettre de Bruxelles,Jean-Frédéric demande à ses fils de faire emballer le Martyre des IO ooo chrétiens de Dürer (1508, ill. 60), qui se trouve à l'époque dans la maison de Cranach, et de lui envoyer à Bruxelles le tableau qu'il a l'intention d'offrir 2 7 • Le panneau doit être remis à Schetzen ou Herbroth, mandataires de Leipzig, afin d'être acheminé à Bruxelles «avec des marchandises>> via Francfort et Anvers, après la foire L E TR ANS P OR T D 'ŒUV R ES ET SES CONSÉ Q UENSE S /
69
du nouvel an. Les jeunes ducs chargent Cranach le 26 décembre d'emballer le panneau , de marquer la caisse d'un «A» et de l'expédier à Leipzig. Ils précisent dans leur lettre que l'emballage doit être d'une qualité telle que le tableau ne «subisse nul dommage par la pluie ou le mauvais temps 28 ». Le Ier janvier 1549, ils confient au mandataire Jacob Herbroth de Leipzig la mission de transporter le panneau de Leipzig à Bruxelles avec tout le soin nécessaire, afin qu'en chemin, il ne soit ni brisé, ni abîmé par les intempéries. Le 12 janvier, ils doivent cependant annoncer à leur père que le panneau n'est pas arrivé à Leipzig avant la fin de la foire de nouvel an, et n'a donc pas pu être chargé sur les chariots qui quittaient la ville. L'agent de Fugger à Erfurt, Hieronymus Wydman, n'accuse réception du panneau emballé que le II février. Comme les transporteurs qui doivent partir le jour même pour Anvers font «halte en chemin», Wydman propose d'expédier lui-même le tableau à Hans Schweygker à Eisenach, qui l'enverra directement à la filiale anversoise de Fugger. Le même jour, les jeunes ducs informent leur père qu'ils sont parvenus à organiser le transport du tableau et le prient de les excuser pour le retard 29 • Quelques jours plus tard, le tableau de Dürer est livré à Anvers et le 28 février,Jean-Frédéric confirme son intention de le faire venir d'Anvers à Bruxelles. Nos sources ne précisent pas quand le tableau y arrive effectivement. Le prince électeur voulait l'offrir au chancelier impérial Nicolas Perrenot de Granvelle (1484-1550) afin de s'attirer sa bienveillance. Par la suite, l'œuvre échoit au fils du chancelier, le cardinal Antoine Perrenot de Granvelle, puis intègre la collection du comte de Cantecroix, avant que l'empereur Rodolphe II ne l'achète au printemps 1600 pour son cabinet de Prague. On ignore dans quel état le tableau est arrivé à Bruxelles en hiver 1550 après un périple de plus de 900 kilomètres, mais il est tout à fait vraisemblable que ce transport et les suivants aient considérablement endommagé la couche de peinture, qui a dû ensuite être transférée du panneau de bois sur une toile. Jean-Frédéric a également envoyé en Saxe plusieurs tableaux peints pendant sa captivité à Bruxelles, dont un de ses portraits sur bois qu'il fait parvenir à son épouse Sibylle 30 • Le II février 1549, ses fils accusent réception d'un autre portrait sur toile 3 1. En novembre de la même année, il envoie à son fils Jean-Frédéric II une toile représentant le siège de Malines 32 • Un autre tableau arrive à Weimar en février, mais sans doute en raison de son sujet politique trop brûlant, il est remis secrètement au prince. Celui-ci estime que le peintre pourrait finir au gibet33 • Le prince captif donne également des instructions concernant les tableaux que Cranach peint en son absence: «Il n'est pas bon de laisser empilées les nouvelles toiles peintes, il convient donc de les prendre, les tableaux qui ne pourront pas être accrochés à Weimar iront [ ... J à la nouvelle maison de Wolfersdorff, et il sera dressé un inventaire de ce qui est envoyé à chacun de ces lieux34 • »
70 /
L E T R A N S P O R T D' Œ U V R E S ET S E S C O N S É QU EN S ES
LES VOYAGES ET LEURS CONSÉQUENCES
Les œuvres de Cranach exposées aujourd'hui dans les Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique ne sont parvenues à Bruxelles que plus tard et par des chemins détournés. Jusqu'à présent, on n'a pas encore élucidé en détail pour quelles raisons ces tableaux ont pu subir des transformations, mais des transports multiples et les mauvaises conditions de conservation et d'exposition des siècles passés ne sont pas à exclure. Au cours de ces interventions, des informations concernant les sujets ont été perdues. Si la représentation presque grandeur nature de Vénus et Cupidon voleur de miel (1531, cat. 98) se distingue par une haute qualité picturale 35 , il est cependant manifeste que ce tableau a subi d'importantes modifications. Après destruction du support d'origine, les couches d'apprêt et de peinture ont été transposées sur une nouvelle toile. C'est surtout dans la partie gauche du tableau qu'apparaissent d'importants manques, généreusement comblés par un ancien restaurateur. Le carquois, le sol en pierre et une partie des jambes et des pieds ne sont plus l'œuvre de Cranach. La surface a également été complétée sur le pourtour. Ce transfert de la couche picturale, particulièrement répandu au xrxe siècle, a été pratiqué sur un certain nombre de peintures de Cranach 36 • On y recourait la plupart du temps parce que le panneau de bois était détérioré, mais aussi parce que l'on croyait à l'époque que la toile était un matériau plus résistant. Cette méthode préjudiciable à l'aspect et à l'authenticité des œuvres est abandonnée de nos jours. Bien qu'à cette époque les peintures sur toile soient déjà prépondérantes dans les comptes du peintre officiel de Wittenberg, Cranach, ou son commanditaire, avait choisi un panneau de bois et non une toile comme support pour cette Vénus 37 • En effet, la surface lisse du panneau de bois apprêté permettait une plus grande précision des détails . L'effet recherché s'est trouvé affaibli par le transfert ultérieur de la couche picturale sur une toile. Une autre œuvre de la collection bruxelloise, La Charité (vers 1540, ill. 61) 38 , a également été endommagée dans le passé. Il manque une ou plusieurs planches de largeur inconnue sur le bord supérieur et inférieur du tableau. Elles ont été remplacées il y a plusieurs décennies par des lattes de 7 à 9 centimètres de largeur, et l'image a été complétée. Les poires pendant aux branches d'un pommier en haut du tableau ne sont pas une invention de Cranach, mais ont été ajoutées par un restaurateur. Une réflectographie infrarouge (ill. 62) révèle nettement les ajouts ultérieurs et permet en même temps de reconstituer le processus de création de ce tableau. Sur la couche d'apprêt blanche, un dessin sousjacent a été tracé à grands traits au crayon noir. Le style de ce dessin (ill. 63) se distingue nettement d'autres œuvres de Cranach l'Ancien dont l'authenticité est attestée. Le tableau Vénus et Cupidon d'Otterlo (après 1537, FR 1978, 396) présente un dessin comparable au crayon 39 , mais on n'est pas encore parvenu à déterminer
CAT. 98 LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Vénus et Cupidon voleur de miel 153 1 Bruxelles, M usées royaux des Beaux-Arts de Belgique
LE TRANSPORT D 'ŒU VRES ET SES CONSÉQUENSES /
71
s'il est de la main de Cranach le Jeune ou d'un autre membre de l'atelier. Le Portrait d 'un homme daté de 1529 (ill. 64) est arrivé à Bruxelles via Paris en 1869 40 • Le peintre Max Beckmann (1884-1950) déclare avoir ressenti devant cette œuvre xylographie (voir cat. 50). Il serait pourtant faux de penser que Cranach se soit livré à de telles expériences pour parvenir à reproduire de façon mécanique un grand nombre d'images en couleur. Bien au contraire, il apportait le plus grand soin à la préparation du papier. Les traces de pinceau, bien visibles, rappellent pour ainsi dire qu'il s' agissait de travail manuel. Elles sont horizontales sur l'exemplaire de Londres montré ici (mais verticales sur celui de Dresde), la couche colorée le long de
l'horizon est éclaircie et des réserves ont été pratiquées par frottage pour indiquer les lumières. Pour finir, l'or imprimé à l'aide d'une deuxième planche pose des éclats de lumière et le prix du matériau transforme l'estampe en authentique objet de luxe. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si seules sont conservées ces deux feuilles, par ailleurs les seules à être ornées des armoiries électorales telles qu'elles se présentaient jusqu'en 1507. P ar contre, les épreuves ultérieures , avec le nouveau blason, se résument à de «simples feuilles» de papier blanc imprimées à l'encre noire. [AKJ
50. HANS BURGKM A IR L'A .
L' Empereur Maximilien à cheval après 1508 Inscription enhaut:-tclMP CA ES
MAXIM I L
AVC »;
date à droite sur un phylactère: «15[o]8 » (le troisième chi ffre, le o, a été supprimé sur le bloc) ; signé en bas à gauche en caractères d'imprimerie : «J ost de Negker. »; signé en bas à droite : « 1-1 . BvRGKMA IR » Bois gravé, imprimé au trait noir et aplats rouges, 323 X22 6111111 Londres, The British Museum, D epart ment of Prints and Drawings, inv. 1895,0122 .377 H o. 323 IV ; B. 32; A ugsbourg 1973, cat. 22a-c (Tilm an Falk); Londres 1995 , p. 135 , cat. 133, Baltimore- Saint Louis 2002- 2003 , p. 11 7- 11 9 , cat. 12 (Susan D ackerman) .
Avec ce bois gravé daté de 150 8, un portrait équestre de l'empereur M aximilien et son pendant, un saint Georges à cheval, le peintre augsbourgeois Hans Burgkmair (1473 - 1531) se déclara le rival de Cranach. La raison en fut les bois gravés à l'or et à l'argent par Cranach en 1507, qui avaient fait sensation ( cat. 49) et, peu de temps après leur réalisation, furent expédiés par la cour de Saxe à Conrad Peutinger à Augsbourg. Le destinataire était bien
choisi car cet humaniste et conseiller de Maximilien 1er se passionnait pour les techniques de reproduction artistique et encouragea Burgkmair à les étudier. Par conséquent, cette technique revenait pour ainsi dire à ses origines. Cranach avait luimême eu l'idée d'imprimer des gravures en couleur et avec des métaux précieux après avoir vu un livre en lettres d'or, imprimé par Erhard Ratdolt, d'Augsbourg. Burgkmair répondit aux chevaliers en armure de Cranach en reprenant la disposition des cavaliers parallèle au plan de l'image, mais sur un fond architectural d'un style renaissant au modernisme remarquable. Dans ce décor prestigieux, Maximilien fait lui-même presque figure de saint chevalier monumental et l'allusion à saint Georges, qu'il vénérait, est évidente. Cela va de soi, l'emploi de métaux précieux, particulièrement coûteux et complexe, ne se prêtait pas vraiment aux gros tirages, d'autant plus qu'il fallait colorer le papier à la main. Seuls très peu des bois de Maximilien et de saint Georges gravés par Burgkmair et imprimés avec des planches de traits pour métaux précieux nous sont parvenus (ill. 71 p. 84 et ill. 72 p. 85). Cette technique fut apparemment abandonnée dès 1508. En effet, les premières épreuves ayant exigé la taille d'une planche de fond sont datées de cette année -là. La planche exposée appartient à un tirage légèrement ultérieur, dont la planche de fond produit un ton moyen rouge, entre la planche de trait noire et les réserves du papier. Le graveur sur bois Jost de Negker (vers 1485- 1544), qui quitta Anvers pour Augsbourg en 1508 et dont cette estampe porte le nom, joua certainement un rôle important dans l'évolution de ce procédé d'impression qui permit de fabriquer les premiers véritables bois
LA CO U R DE SAXE, LES PAYS - BAS ET L'ITAL I E /
133
gravés. Par l'emploi de plusieurs planches de fond, Burgkmair et de Negker obtinrent des résultats de plus en plus pittoresques, mais Cranach délaissa la technique du clair-obscur peu après 1509. [GM J
51- 53. LUCAS CRANACH L'A.
Saint Christophe vers 1509 Daté de 1506 [sic) et signé • LC •, en plus de la marque de Cranach (serpent tourné vers la droite, les ailes relevées) sur un panneau suspendu à un arbre en haut à gauche Bois gravé, 280 x 200 mm ( environ)
51.
Épreuve imprimée à l'encre noire et à l'encre rouge ( deux planches) Munich, Staatliche Graphische Sammlung, inv. 14504
52.
Épreuve imprimée à l'encre noire Amsterdam , Rijksmuseum, Rijksprentenkabinet, in v. 0844 10
53.
Épreuve imprimée à l'encre noire et à l'encre grise (deux planches), date supprimée Amsterdam, Rijksmuseum, Rijksprentenkabinet, inv. 084411 1lo. 11 . 79 la·b u. II; G. 594;Jahn 1955, p. 33 et suiv., pl. 42; Princeton 1969, p. 57, cat. 70; Bâle 19 74, p. 546, cat. 402 a·c (Dieter Koepplin); DetroitOttawa- Cobourg 1981- 1982, p. 215-216, cat. 11 7; Kronach- Leipzig 1994, p. 377, cat . 207 (Ursul a Timann).
Un jour, d'après la Légende dorée de Jacques de Voragine, le géant Christophe prit sur ses épaules un petit garçon pour lui faire traverser un fleuve. Or, l'enfant devenait de plus en plus lourd et, une fois parvenu sur l'autre rive, Christophe s'exclama: 134 / L ACOUR
51.
52.
qui fut vendu en 1529 par le marchand anversois Jehan Duboys au roi François 1er. Le nom de l'auteur n'est toutefois pas précisé. [svs]
80. FRANCESCO
(or MARCO DI GIACOMO)
RAIBOLINI, DIT FRANCESCO FRANCIA
Lucrèce vers 1505-1506 Panneau de bois transposé sur toile, 64 x 48 cm Dresde, Staatliche Kunstsammlungen, Gemaldegalerie Alte Meister, galerie inv. 49 A Legs d' Otto Lingner, 1916 Stechow 1951, p. 115-116, 122; Schade 1974, p. 69; Berlin 1983, p. 296, cat. E 4 (Hannelore Nützmann); Stagni 1986, p. 3, 8; Faietti 1988 , p. 294; Faietti 1993 , p. 187-188; H enning 1998; Weber 199 8, p. 5-6; Negro/Roio 1998, p. 184-187, cat. 60 a-d; Venise 1999, p. 366, cat. 82 (Andrew John Martin); Dresde 2005, t. 2, p. 247, cat. 73 1; Evans 20072008, p. 53, fig. 6.
De toute évidence, les artistes de l'entourage de Francia appréciaient beaucoup le thème de Lucrèce. Aujourd'hui, on ne connaît pas moins de quatre variantes sûres de cette représentation à mi-corps, dont le type original, supposé de la main du maître, qui est présenté ici et conservé à Dresde. Les autres tableaux, où l'on décèle la participation de l'atelier, se trouvent à Dublin, à New York et dans une collection particulière non précisée. Dans son Histoire de Rome (I, 57-60), Tite-Live décrit et commente abondamment l'héroïne acculée au suicide après un viol, devenue rapidement un exemplum virtutis, une figure symbolique de la fidélité conjugale et de la chasteté. Dans l'iconographie de Francia, elle tient de la main droite le poignard déjà enfoncé dans sa poitrine, tandis que de la gauche elle présente au spectateur son sein gauche à demi dénudé, détail qui fut recouvert à une date inconnue sur l'œuvre de Dresde. En même temps, la jeune femme lève les yeux vers le ciel et présente ainsi des analogies avec une martyre chrétienne, dont c'est justement la caractéristique. Elle fait ainsi savoir que, tout comme une sainte qui subit son
martyr, elle choisit de se donner la mort pour réparer l'outrage fait à son honneur. Nul ne sait si Cranach eut connaissance du tableau de Francia, qui n'est entré à la Galerie de Dresde qu'en 1916. Peutêtre son ami le juriste Christoph Scheurl (1481-1542), qui avait étudié à Bologne, lui en avait-il décrit l'iconographie. Il n'en reste pas moins admis que les Lucrèce (cat. 81 et 83) peintes à mi-corps par Cranach s'inspiraient de modèles du Nord de l'Italie. [sE]
81. LUCAS CRANACH L'A.
Lucrèce vers 1510-1513 Tilleul, 60 x 47 cm Collection particulière Légué par Siegfried Wedells à la ville de Hambourg en 1919; vendu en 1961 chez Sotheby's, Londres. FR 198 C/FR1978,42; Hambourg 1956, p. 43, cat. 747; Bâle 1974, p. 660-662, cat. 576 (Dieter Koepplin); Schade 1974, p. 69, fig. p. 429; Venise 1999, p. 366, cat. 82 (Andrew John Martin); Hambourg 2003, p. 182, cat. 78.
82. LUCAS CRANACH L'A.
Lucrèce vers 1525-1530 Marque de Cranach (serpent tourné vers la gauche, les ailes relevées) et date (1509) ajoutées ultérieurement Plume et encre brune, lavis gris, 131 x 95 mm Berlin, Staatliche Museen , Kupferstichkabinett, KdZ504 Ancienne collection du roi Frédéric-Guillaume l " R. 16 ;J. p. 121; Berlin 1973, p. 42-44, cat. 45 (Frank Steigerwald); Hambourg 2003, p. 182, cat. 80; Evans 2007- 2008, p. 53, fig. 5.
LA COUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L ' ITALIE /
149
82.
83. LUCAS CRANACH LE JEUNE
Lucrèce vers 1540-1545 M arque de Cran ach apposée en bas à gauche (serpent tourné vers la droite, les ailes abaissées) Bois, 76,2 x 55 ,4 cm Collection particulière Collection du comte A . E insiedel, Berlin ; vente Berli n, novembre 1901, cat. 98 (?); collection de M lle Basch, Berlin ; Bernheimer, M unich ; vente aux enchères Christie's L ondres, 8-9 décembre 1994; vente aux enchères Christie's, L ondres, 19 avril 1996; vente aux enchères Christie's, Lond res, 7 juillet 2009 FR 289 H/ FR1978, 358 B ; Londres 1994, lot 84; L ondres 19 9 6 , lot 239 ; M adrid 2007- 2008, cat . 71; 1,Ondres 2009, lot 11.
Tite-Live décrit dans son Ab urbe condita l'histoire de Lucrèce, la belle épouse de Lucius Tarquinius Collatius. Violée par Sextus Tarquinius, le fils du roi, elle se donna la mort d'un coup de poignard. Plusieurs douzaines de tableaux de chevalet témoignent de l'habileté de l'atelier de Cranach à proposer diverses variantes de cet exemple classique d'héroïsme féminin et de fidélité conjugale, en soulignant toujours l'aspect sensuel et érotique. Tous se concentrent sur l'héroïne, présentée dans un premier temps à mi-corps ou jusqu'au genou, puis plus tard en pied, sur des panneaux de formats différents. De toutes les versions que Cranach livra sur ce thème, celle exposée ici ( cat. 81) est la plus ancienne qui soit conservée. Bien qu'elle ne soit pas datée, sa parenté stylistique avec la Salomé (FR 1978, 33) de Lisbonne, peinte vers 1509, ainsi que l'existence d'une copie de Hans Dèiring, l'élève de Cranach, réalisée dès 1514 (la date de 1534 et la signature de l'atelier de Cranach, qui figuraient à une époque en haut à gauche, se sont révélées être des ajouts postérieurs) incitent à la situer vers 1510150 /
83.
84.
1513. À peu près àla même époque, l'artiste intègre ce sujet dans une série d'exemples antiques de vertus, destinés à décorer le lit nuptial de Jean de Saxe et de Marguerite d'Anhalt en 1513. Ensuite, dans les années 1520, l'iconographie s'enrichit d'éléments architecturaux ou de vues à travers une fenêtre , Lucrèce apparaissant moins vêtue et le cadrage descendant jusqu'aux genoux. À cet égard, le dessin de Berlin ( cat. 82) , en dépit d'une figure en pied maladroite aux membres de poupée, ainsi qu'un pendant (R. 15) conservé dans la même collection peuvent être rapprochés d'un panneau de 1529, présenté auJagdschloss Grunewald à Berlin (FR 19 78, 240 Q) et aussi d'un tableau d'école à Cracovie (Czartoryski Museum). La version la plus t ardive qui est présentée au sein de cette exposition, et dans laquelle Koepplin avait reconnu la main de Cranach le Jeune (cat. 83) , se distingue en outre par une posture particulièrement artificielle. Le motif théâtral de la main qui empoigne les cheveux contraste avec l'expression passive qui, dans les représentations de Lucrèce de Cranach, trahit au mieux une souffrance muette. Cette formule pathétique revient à l'identique dans d'autres versions d' atelier datant d'à peu près la même époque, comme un panneau à Graz et une Lucrèce de Cranach le Jeune vendue aux enchères le 24 janvier 2003 chez Christie's New York. Ce jeu sur les variantes livrées par l'atelier de Cranach se retrouve dans une Lucrèce en pied (FR 329 G, vente Graupe, Berlin, 2627 avril 1935) qui se cache dans le même vêtement, un somptueux paletot fendu sur les côtés pour laisser passer les bras. La plus ancienne des images en demifigure ou aux trois quarts de l'héroïne romaine que Cranach ait peinte est celle
où l'on constate la plus forte influence des plaquettes et tableaux de la Renaissance en Italie du Nord, dont le panneau de Francesco Francia ( cat. 8 o) conservé à Dresde est montré ici. Cet artiste recourt aussi, quelquefois, à des fonds noirs qui rappellent par ailleurs certaines œuvres vénitiennes ou de l'entourage de Léonard de Vinci. Francia présente un intérêt particulier, puisque Christoph Scheurl, qui l' a peut-être rencontré durant ses études à Bologne, le cite explicitement dans le discours qu'il tient en 1508 en l'honneur de Cranach.Jacopo de' Barbari, dont certains des rares tableaux de chevalet conservés montrent aussi des demi-figures sur un fond noir, serait un autre candidat envisageable. De' Barbari travailla dans un premier temps à Nuremberg et dut faire la connaissance de Cranach puisqu'il fut engagé à la cour de Wittenberg de 1503 à 1506. Citons encore Hans Baldung Grien, l'élève de Dürer séjournant à Nuremberg à partir de 1500 et qui place une Salomé à mi-corps devant un paysage (Ho. n5), une œuvre gravée sur bois remontant à peu près à l'époque où Cranach peint le tableau montré ici. En revanche, les exemples conservés d'artistes néerlandais (voir cat. 84) sont tous plus tardifs. Il semble envisageable, d'après les points communs frappants dans l'habillement, que le modèle de la Lucrèce à mi-corps peinte par Cranach ait rayonné aussi aux PaysBas . Cet exemple antique de vertu était apprécié des cours flamandes, puisque l'inventaire de Marguerite d'Autriche fait état de trois Lucrèce, contre quatre chez Philippe de Clèves. [GM]
L ACOUR D E S A X E, LE S P AYS-B A S ET L ' IT AL I E
8 5.
8 4 . M A ÎTRE DU SAINT - SA NG
Lucrèce vers 1520 Bois, 57,7 x 43 ,3 cm Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 69 00 Acquis à la galerie Arthur De Heuvel, Bru xelles 19 60
Bruges 1969, p. 85 -86, 232-233, n ° 38 (Henri P auwels); Schubert 197 1, p. 102, ill. 6; Bruxelles 19 84, p. 350.
Lucrèce est représentée à mi-corps, vêtue d'un manteau doublé de fourrure et d'une chemise transparente qui lui dénudent partiellement la poitrine. Dans la main droite, elle tient une dague qu'elle enfonce dans sa poitrine d' où sourdent quelques gouttes de sang. Au cou et dans sa chevelure, elle porte de somptueux bijoux qui rehaussent l'impression de luxe et de beauté calme qui émanent de sa personne. L'héroïne se détache sur un fond sombre bordé d'un cadre en trompe-l'œil. Le Maître du Saint-Sang, actif à Bruges au début du xvr e siècle, traita le sujet à neuf reprises au moins, la version conservée aujourd'hui à Prague étant la réplique la plus proche du tableau de Bruxelles (Prague 1999, n° 85). L'image du suicide de Lucrèce, très prisée en Italie dès le xv e siècle, et a été popularisée au nord des Alpes dès le début du xvr e siècle et particulièrement dans les anciens Pays-Bas, dans l'entourage d'artistes comme Jan Gossart,Joos van Cleve, Pieter Coeck, Quentin Metsys ou encore le Maître des Demi-figures féminines. H endrikman (1998) a clairement résumé les différentes significations données à l'héroïne antique par les humanistes de nos régions. Elle fut considérée tout à la fois comme une préfiguration des figures bibliques de Judith et de Marie Madeleine, mais aussi des martyres chrétiennes.
86.
Exemple de courage et de chasteté, c' est à ce titre qu'elle prend place dans les séries des «neufpreuses» alors très en vogue. Parce qu'elle a préféré le suicide au déshonneur de son mari, Lucrèce incarne aussi le modèle de l'épouse fidèle, ce qui explique peut-être que Marguerite d'Autriche en possédait trois effigies dans sa collection. En montrant un corps de femme partiellement dénudé, le sujet acquière en outre une dimension érotique qui n' est sûrement pas étrangère à son succès. Il est peu probable en revanche que les représentations de Lucrèce par le Maître du SaintSang aient été chargées d'un quelconque contenu politique ou de revendication républicaine, Bruges étant à cette époque fort attachée à l'empire. [vB]
85. MONOGR AMM IS TE IO .F. F.
Le Sacrifice de Marcus Curtius vers 1500-
1505
Bronze, environ 63 x 61 mm Londres, T he British M useum , D epartment of P rehistory and Europe, inv. 1878,1 101.135 Washington 1965, p. 34, cat. 102, fig. 130 ; Bâle 1974, p. 610, cat . 519 (Dieter Koep plin); L ondres 1995 , p. 171, cat . 172 ; Evans 2007- 2008, p. 53 , fig. 4·
86. LUCA S C R ANACH VA .
Le Sacrifice de Marcus Curtius vers 1507 Signé en bas à gauche des ini tiales «LC • Bois gravé, 336 x 235 mm Munich, Staatliche Graphische Sammlung, inv. 1935 :380 H o. H . I06; B. 112; G. 618 ; Bâle 1974, p. 608-609, cat. 518 (D ieter Koepplin); Schade 1974, p. 30, fi g. 29; Londres 1995, p. 170, cat. 171; H ambourg 2003, p. 181-182, cat . 77; Evans 2007- 200 8, p. 53, fig. 3.
Les groupes de figures et l'élément architectural central sur le bois gravé de Cranach constituent un emprunt direct à une petite plaquette exécutée vers 1500-1505 par le monogrammiste 10.F.F. (cat. 85), qui exerçait à Mantoue ou à Padoue. Le peintre a du reste rehaussé le petit temple et l' a adapté à l'imposant format vertical de sa composition. De cette manière, il lui confère une monumentalité étonnante et réussit de ce fait à agrandir l'espace. Tout à fait original et très typique de Cranach, le paysage en toile de fond ne renie en rien son origine nord-européenne. Il s'oppose au caractère purement italien de la vignette architecturale qui, à cette date précoce la planche non datée fut gravée au plus tard en 1507 -, n'avait pas encore vraiment d'égale au nord des Alpes. Cette confrontation, que l'on peut certes attendre d'un artiste allemand à l'aube de la Renaissance, et que Cranach formule d'ailleurs avec une très grande originalité, constitue un cadre de référence pour un premier dialogue sensible avec l'histoire antique et la mythologie. Le sacrifice de Marcus Curtius, qui se chargea des fautes de la ville de Rome et se jeta dans le gouffre apparu sur le forum par la volonté de Pluton, s'inscrit dans les vertus romaines relatées par Tite-Live (vu, 6) et devenues la Gesta Romanorum au Moyen Âge (X LIII). La mort sacrificielle du jeune chevalier fut comparée à celle du Christ. Ce thème chrétien n'est cependant plus perceptible dans la description de Cranach. Au contraire, la citation directe d'une plaquette réalisée dans le milieu humaniste le plus progressiste d'Italie en fait plutôt une représentation d'interprétation classique qui souhaite pour ainsi dire donner un cadre historique authentique à la mort de Marcus Curtius,
LA C O UR D E SAXE , L ES P AYS-BAS E T L' I TA LI E / 151
87.
survenue en 362 avant notre ère selon la légende. Les cours princières au nord des Alpes appréciaient au plus haut point les médailles et plaquettes italiennes de ce type. À Wittenberg, le camérier princier, un Bavarois nommé Degenhart Pfeffinger (1471-1519), collectionnait ces objets, de même que des monnaies antiques. [AK]
87. ENTOURAGE DE MODERNO
Hercule et Antée début du XVIe siècle Bronze, diamètre: 10,5 cm Londres, The British Museum, Department of Prehistory and Europe, inv. OA.2347 Washington 1965, p. 50, cat. 162-163, fig. 158-159 (sur les variantes carrées de la composition).
88. LUCAS CRANACH L'A.
Hercule et Antée vers 1520-1530 Marque de Cranach en haut à droite (serpent tourné vers la gauche, les ailes relevées) Bois, 26,5 x 17,5 cm Compton Verney, Warwickshire, inv. 0381.N A. p. Drey, Munich; vente Paul Graupe, 17-18 juin 1936; collection particulière Garmisch-Partenkirchen; collection Archibald George Biome field Russell, Londres; vente Nagel, Stuttgart, 5 décembre 2002; Galerie Neuse, Brême; vente Sotheby's, Londres, 9 juillet 2008 FR 219/FR 1978, 268; Schade 1974, p. 70, fig. 105; Stuttgart 2002, p. 214, lot 593; Hambourg 2003, p. 180, cat. 71; Lei the-Jasper 2006, p. 145; Francfort- Londres 2007- 2008, p. 346, cat. 109 (Bodo Brinkmann); Londres 2008, lot 64; Hinz 2008, p. 25-29, fig. 5.
Le combat légendaire d'Hercule et d'Antée fait son apparition dans l'œuvre de Cranach en 1517, Albert de Brandebourg, grand-maître de l'ordre des chevaliers Teutoniques, ayant commandé au peintre 152
de Wittenberg un >. De toute évidence, le commanditaire connaissait mal le personnage antique du géant Antée, qui ne devait sa force qu'au contact avec la terre, mais il se faisait une idée précise de son vainqueur mythique et de la mort terrible qu'il lui infligea. Il avait pu se familiariser avec le mythe grâce aux cycles sur les travaux d'Hercule, dont les princes admiraient les vertus. Dès 1507, maître Andreas Meinhard, qui avait rédigé un guide des curiosités de Wittenberg, décrit un cycle de ce genre comprenant la lutte contre Antée et se trouvant au château. Le sujet était donc connu depuis longtemps à la cour des princes électeurs quand Cranach peignit dans les années 1520 ce petit panneau, ainsi qu'un autre où les deux adversaires sont placés dans un paysage (FR 1978, 269). L'innovation résidait en revanche dans la réalisation du duel antique sur des panneaux individuels que leurs faibles dimensions et leur exécution digne d'une miniature prédestinaient à l'accrochage dans un cabinet de curiosités. Depuis toujours, on supposait que Cranach avait pris pour modèle des statuettes italiennes qui en fin de compte intéressaient le même cercle de collectionneurs. En 2006, c'est-à-dire à une date assez récente, Leithe-Jasper a attiré l'attention sur des plaquettes de Moderno (1467-1528), sculpteur actif à Vérone, ainsi que de son entourage, autant d'œuvres qui pourraient être les sources du groupe de Cranach. La version montrée ici doit être considérée comme le modèle direct de Cranach, tant les parallèles entre les deux groupes sont évidents. Le caractère plane de la version de l'Allemand, souligné tout particulièrement par la disposition circulaire des bras et des jambes
/LACOUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITALIE
d'Antée qui se débat en vain, se remarque déjà sur les plaquettes italiennes. Bien sûr, Cranach va encore plus loin: si le médailleur cherche ne serait-ce qu'à évoquer la ronde-bosse, le peintre nie pour ainsi dire toute forme de spatialité. Non seulement il réduit la scène à une bande peu profonde, mais il renonce aussi à la disposition raffinée de l'enchevêtrement complexe qui lie les deux adversaires sur la plaquette. Sans craindre les incohérences anatomiques, Cranach modifie la position des jambes d'Antée et accentue encore plus l'aspect terrifiant du duel à mort en repliant son buste vers l'arrière, comme s'il était en caoutchouc. D'une nature simple et gauche, l'Hercule de Cranach est campé les deux pieds fermement posés sur le sol, alors que le modèle italien propose un contrapposto classique. Sans doute semblait-il exagéré de vêtir ce héros nordique d'une peau de lion, c'est pourquoi le peintre s'est contenté d'un bout de fourrure visible entre les jambes. Ce panneau constitue le seul exemple, avec le bois gravé de Marcus Curtius (cat. 86), où Cranach ait suivi un modèle italien avec plus ou moins d'exactitude. [GM]
88.
LA COUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITALIE /
153
17.
LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Imagerie populaire (Pestblatt): La Vierge Marie et saint Jean entourés des saints Sébastien et Roch adorant la Trinité, 1505
154
/LACOUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITALIE
Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Estampes
2 5.
LUCAS CRANACH L'ANCIEN
La Tentation de saint Antoine ,1506 Munich, Staatliche Graphische Sammlung
LA COUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'l'l'ALIE
I 155
19-
MONOGRAMMISTE MZ (MATTHAUS ZASINGER)
Le Martyre de sainte Catherine, vers 1501-1503
I56
/LACOUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITALIE
Munich, Staatliche Graphische Sammlung
20. LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Le Martyre de sainte Catherine, vers 1508-1509 Budapest, église réformée, collection Raday
LA COUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L ' ITALIE /
157
26/27. LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Deux volets avec des scènes de la vie de la Vierge Marie La Sainte Famille entourée par des anges; L 'Éducation de la Vierge Marie
vers 1510-1512 158 /LACOUR OE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITALIE
D essau, Anhaltische Gemaldegalerie
29, LUCAS CRANACH L'ANCIEN
La Sainte Famille entourée par des anges vers 15m-1515 Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Estampes
LA COUR DE SAXE, LES PAYS-BAS E T L'ITALIE/
159
75 - LUCAS CRANACH L'ANCIEN
La Viergeallaitantl'Enfant, vers 1515
160 /LACOUR
DE SAXE, LES PAYS·BAS ET L'ITALIE
Budapest, Szépmuvészeti Muzeum
31.
LUCAS CRANACH L'ANCIEN
La Vierge à !'Enfant, avec les saintes Catherine, Dorothée, Marguerite et Barbe (Mariage mystique de sainte Catherine), vers 1516-1518 Budapest, Szépmiivészeti Muzeum
LA COUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITALIE/
!6!
23 .
LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Saint Georges, vers 1505 Budapest, Szépmuvészeti Muzeum, 162 /LACOUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITALIE
Cabinet des Estampes
36 . LUCAS CRANACH L'ANCIEN
L 'Éiecteur Frédéric le Sage adorant la Vierge, vers 1512- 1515 New York , The Metropolitan Museum of Art
LA COUR DE SAXE, L ES PA YS- BAS ET L ' ITALIE /
163
39. LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Étude de portrait d'un homme coiffé d'un béret, vers 1510/1515 Londres, The British Museum,
164 /LACOUR
DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITALIE
Department of Prints and Drawings
4 0. LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Étude de portrait du comte Philipp von Solms-Lich, vers 1520 Bautzen, Stadtmuseum
LA COUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITAL I 1, /
165
ILL, 80
Bruxelles, Tapisserie de tournois pour le prince électeur Frédéric le Sage, 1494- 1498
166 /LACOUR
DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L' I TALIE
Valenciennes, Musée des Beaux-Arts
4 6. LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Tournoi avec des épées, 1509 Munich, Staatliche Graphische Sammlung
LA COUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITALIE /
167
41 ,
LUCAS CRANACH L'ANCIEN
La Chasse au cerf, vers 1506 168 /
LA CO
uR
DE
s AXE,
LE
s
PA y s - BA
s
ET L, ITALIE
Amsterdam, Rijksmuseum, Rijksprentenkabinet
42 . LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Chasse au cerf, vers 1530 Copenhague, Statens Museum for Kunst
LA COUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITALIE /
169
49, LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Saint Georges et le dragon, vers 1507 Londres, The British Museum,
170 /
LACOUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L ' ITALIE
Department of Prints and Drawings
5 0. HANS BURGKMAIR L'ANCIEN
L 'Empereur Maximilien à cheval après 1508 Londres, The British Museum, Department of Prints and Drawings
LA COUR DE SAXE, LES PAYS·BAS ET L'l'l'A 1, 1 E /
17 1
60. LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Portrait d'un donateur avec un chapelet, vers 1508 172 /LACOUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITALIE
New York, The Metropolitan Museum of Art
6 1.
LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Portrait d'une donatrice en prière vers 1508 Kunsthaus Zurich
LA COU R D E S AX E , L ES PA YS- B AS ET l,' I TA l. llt /
17:-1
78. LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Le Petit Saint Jean adorant !'Enfant Jésus, vers 1515-1520 174 ;
LA COUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITALIE
Collection particulière
79. JOOS VAN DER BEKE DIT VAN CLEVE
Le Christ et saint 'Jean-Baptiste enfants
vers 1520-1525 '? Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique
LA COUR D E SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITALIE/
175
80. FRANCESCO
(or MARCO DI
GIACOMO)
RAIBOLINI, DIT FRANCESCO FRANCIA
Lucrèce, vers 1505-1506 Dresde, Staatliche Kunstsammlungen,
176 /LACOUR
DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITALIE
Gemaldegalerie Alte Meister
U1.
LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Lucrèce ,vers 1510-1513 Collection particulière
LA COUR DE SAXE, LES PAYS·IJAS E'I' L ' l'l'A 1. 1 1,; /
177
82 . LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Lucrèce, vers 1525-1530
178
j
LA COUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L ' ITALIE
Berlin, Staatliche Museen, Kupferstichkabinett
11:l.
LUCAS CRANACH LEJEUNE
Lucrece, vers 1540-1545 Collection particulière
LA COUR OE SAXE, LES PAYS · IJ AS ET l. ' I T/\ 1.111, /
17 ()
72. QUENTIN METSYS
La Vierge en priere; Le Sauveur
(diptyque), vers 1505 180 /LACOUR
DE SAXE, LES PAYS·BAS ET L ' ITALIE
Anvers,KoninklijkMuseumvoorSchoneKunsten
73.
LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Le Christ et la Vierge (deux études de têtes) vers 1512-1514 Stiftung Sch loss Friedenstein, Schlossmuseum
LA COUR DE SAXE, LES PAYS-BAS ET L'ITALIE / 181
LA
' REPRESENTATION DU NU
103. LUCAS CRANACH L'ANCIEN
Saint ')-ean Chrysostome pénitent, 1509 Budapest, Szépmüvészeti Muzeum, Cabinet des Estampes
I
LA REPRESENTATION DU NU 89.
Les œuvres ayant le plus contribué à la renommée de Cranach sont ses représentations sensuelles du nu féminin, dont l'élégant tracé suscitait encore l'admiration de Pablo Picasso. Avant de trouver vers 1520 la voie d'une image anticlassique strictement linéaire, qui fonctionnera comme une sorte de marque de fabrique de son atelier, Cranach se livre à une confrontation intense avec des modèles contemporains de Dürer et de Jacopo de' Barbari. Il innove cependant lorsqu'il crée en 1508 une Vénus, le premier nu mythologique grandeur nature peint au Nord des Alpes, que précédait de peu une gravure en couleurs du même thème. Ces premières œuvres, inspirées par le cercle des humanistes de Wittenberg, sont destinées à la fois à séduire et à mettre en garde le spectateur. Cranach interprète avec la même ambivalence un crtain nombre de thèmes mythologiques. Ses compositions du Jugement de Pâris et de Nymphes à la source a tt ir •n L ·ga I ment par la nudité des protagonistes liée au m ·ssng' monili sateur qui justifie une telle représentation.
89. ALBRECHT DÜRER
Adam et Ève 1504 Inscription sur un panneau en haut à gauche: «A LB ERT[ vs) 1DVRER I NORICVS I FACIEBAT l 1so4 •, et monogramme «AD • Gravure sur cuivre, 251 x
19 0
mm
Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Estampes, inv. p. I 13958 Ho. K. 1; B. 1; Meder 1; Schoch/Mende/Scherbaum, t. I, 39 (Rainer Schoch) .
Ce fabuleux travail de gravure, ainsi que la formule très complète et orgueilleuse de la signature en latin témoignent déjà à eux seuls de l'importance que Dürer accordait à cette gravure. Ce caractère exceptionnel se remarque aussi au choix du sujet, le premier couple humain, ainsi qu'aux figures construites avec soin et à travers lesquelles Dürer fournit le bilan de ses années de recherches sur les lois des proportions du corps humain. Il exécuta cette œuvre, qui est datée de 1504, l'année précédant son deuxième voyage en Italie, très certainement afin de montrer aux Italiens - sans se limiter à eux - son aptitude à dessiner des corps d'une tournure et d'un équilibre classiques. Ici, ce sont finalement deux figures isolées qui se tiennent l'une à côté de l'autre - bien que rapprochées par le thème et par la scène-, dont les genèses formelles, distinctes, se retrouvent dans une série d'esquisses. Dürer montre de face les corps du premier homme et de la première femme et les rend ainsi lisibles, tout en plaçant leurs académies au relief plat devant une épaisse forêt, animée par divers animaux cohabitant encore en paix. Selon Panofsky, le cerf, le chat et la souris, de même que le lièvre et le bœuf, incarnent les quatre tempéraments, qui ne purent exercer leur mauvaise influence sur l'homme qu'après la Chute. Le perroquet, personnification
> gravure en clair-obscur sur le même mode que le Saint Christophe. Si quelques-uns des thèmes profanes et mythologiques devenus des composantes régulières du répertoire thématique de l'atelier de Cranach dans les années 1520 sont déjà annoncés par les bois gravés de sa première décennie à Wittenberg (les chasses princières ou L e Jugement de Pâris, par exemple) , ce bois accompagne une peinture monumentale sur le même sujet et datée de 1509 (Saint-Pétersbourg, Ermitage; FR 1978, 22 ; ill. 32) . Les deux œ uvres sont très proches l'une de l' autre, notamment par la posture de Vénus et son geste pour retenir Cupidon qui l'accompagne. Tant la xylographie que la peinture font partie des plus anciennes images de Vénus et Cupidon signées par un artiste d'Europe du Nord. Bien sûr, la comparaison s'impose avec la mère de l'humanité gravée sur cuivre par Dürer dans son célèbre burin de 1504, LA REPRÉSENTAT I ON DU NU /
187
97.
98.
Adam et Ève (cat. 89). Pourtant, c'est jus-
tement dans le parallèle entre les figures féminines de front que l'originalité de la solution de Cranach apparaît le mieux. La femme est désormais seule et l'artiste ne recherche plus un prétexte religieux pour justifier sa nudité peinte. Elle n'est pas non plus construite à partir d'éléments géométriques, comme chez Dürer. Cranach mise sur l'apparence, transformant l'image sacrée en un objet sensuel de contemplation. [AK]
9 7. C OPIE D'A PRÈS ALBRECHT DÜR E R
Vénus et Cupidon voleur de miel vers 1515- 1525 Inscription en haut à gauche:• Plato I Der Binen Stich bringt grossen Schmerz, 1 So auch d ie lieb verw und manchs Herz, 1 M it fre ud vnd lust mi t angst und quai, l lieb ist voll honig vnd bi tter gall • (•Platon La piqûre d'abeille provoque une grande douleur, De même l'amour blesse mai nt cœur, J oie et plaisir, peur et tourment, L'amour est plein de miel et de fie l amer•) Plume et encre brune, couleurs à l'aquarelle, 212x303 mm L ondres, The British Museum , Depart ment of P rints and D rawings , inv. SL ,5218.175 Legs de Sir H ans Sloane, 1753 L ondres 1993, p . 122-123, cat. 275 Qohn R owlands).
98. LUCAS CRANACH VA.
Vénus et Cupidon voleur de miel 1531 Marque de l'atelier et date en bas à gauche sur le tronc d'arbre (serpent tourné vers la gauche, les ailes relevées); inscription en haut à droite : • Dv[M] 1 PVER A LVEOL O FV R AT VR MEL LA CVP ID O .
I
FVRANT I D IG ITV [ M J CV SPI TE F IX IT A PI S. ! S IC
ET I A[MJ NOBIS B R E VI S ET P ERITVRA VOLV P TAS
1
QVA[M] PETIMVS T RI ST I M I XTA D OLORE NAC E T•
(•Tandis que l'enfant Cupidon dérobait le miel d'une
188 /
LA R E P R É S E N T A TIO N D U NU
cavité, l'abeille piqua de son dard le doigt du voleur. De même, la brève et fr agile volupté à laquelle nous aspiron s, mêlée d'une douleur amère, nous fa it souffrir-) Panneau de bois transposé sur toile, 176 x Bo cm Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, inv. 4759 L egs de Léon Cassel, 1928 F R 204 G/FR 1978, 246 F; Glaser 1921, p. 232; Bruxelles 1984, p. 76.
Ces tableaux de Vénus et de son fils, Amor ou Cupidon, font partie des plus charmantes inventions picturales de l'atelier de Cranach mais aussi des plus recherchées, ce dont témoigne le grand nombre d'œuvres conservées. La scène s'inspire d'un récit du poète grec Théocrite, qui vécut au III e siècle avant notre ère. Dans un des poèmes des Idylles, Cupidon, poussé par la gourmandise, s'attaque à une ruche pour goûter au miel, mais les abeilles ripostent. Il se plaint à sa mère et lui demande comment des êtres aussi petits peuvent lui infliger une telle douleur, mais celle-ci réplique, en riant, que lui-même n'est qu'un petit garçon dont les flèches font bien souffrir les hommes. Dürer, dans une aquarelle de 1514 (Vienne), représentée dans l'exposition par une copie ancienne et fidèle ( cat. 97), avait déjà fourni la matière antique qui servit aux tableaux de chevalet peints par Cranach à partir de 1526 environ. Le maître de Nuremberg, en peignant plusieurs ruches et un petit Cupidon qui tente de se protéger avec vigueur, reste très fidèle à la source antique dont plusieurs traductions latines étaient disponibles au début du xv1e siècle. En revanche, il faut chercher pour les formulations de Cranach, d'un type très différent et comportant les deux mêmes distiques en latin, des impulsions décisives dans le milieu humaniste de Wittenberg et dans l'entourage de
Philipp Melanchthon (voir cat. 137). Si le premier distique reprend un passage des Idylles traduites en 1513 par Ercole Strozzi, Melanchthon lui-même, qui donnait en 1526 un cours sur les Idylles de Théocrite à l'université de Wittenberg, peut être considéré comme l'auteur du deuxième. Par ce jeu entre mots et images, qui évoque les livres d'emblèmes, le spectateur est mis en garde contre ce que le texte d'origine n'abordait que sur le mode de là parabole: les dangers des douces tentations amoureuses. Bien que Cranach présente deux compositions différentes au spectateur, ce ne sont pas seulement les distiques qui se répètent. Il reprend presque toujours le regard de Vénus dirigé vers nous ainsi que son geste d'avertissement, le doigt pointé sur le petit Amour, rappelant l'issue douloureuse d'affaires pourtant si bien commencées. Les bois gravés par Cranach en 1509 de Vénus et Cupidon et le tableau de Saint-Pétersbourg (FR 1978, 22; ill. 32) sur le même sujet et de la même année peuvent être considérés comme les prototypes des compositions de Cranach qui, en peignant la première académie à l'échelle réelle d'un sujet mythologique au Nord des Alpes, se mesure ainsi à Dürer et à son Adam et È ve de 1507. Dans ces œuvres, Vénus semble vouloir retenir Cupidon, sur le point de décocher ses flèches. Pourtant, dès les premières peintures de la déesse de l'amour que nous connaissions de Cranach, nous sommes frappés par la contradiction entre l'avertissement destiné au spectateur et le charme séduisant de ces nus d'une grande sensualité. Dans les deux panneaux montrés ici, Vénus nous révèle son corps sous un voile troublant et semble en outre nous inviter du regard. Certes, la nudité était justifiée par le prétexte du message moral, mais elle possède peut-être un sens encore
99.
plus profond dans ces tableaux où elle semble avoir pour vocation de mettre le spectateur à l'épreuve et à le faire réfléchir davantage à la mise en garde contenue dans les distiques. Par l'échelle réelle et le fond noir neutre, la Vénus du musée de Bruxelles se rattache directement à la tradition du tableau de Saint-Pétersbourg peint vers 1509, et peut par ailleurs passer pour le modèle des figures élancées et souples de la maturité de Cranach (voir l'essai de 1Iinz). Dans ce tableau, ainsi qu'un autre très proche, contemporain et conservé à la Galleria Borghese à Rome (FR 1978, 245), le seul élément de paysage consiste en un tronc d'arbre creux, conformément au distique qui évoque le miel placé dans un rayon (alveolus) . [GM]
99. JACOPO DE' BARBARI
Victoria et Fama vers 1498-1500 Signé en bas à droite du caducée Gravure sur cuivre,
181
x
123
mm
Munich, Staatliche Graphische Sammlung, inv. 1964:450 B. 18 ; Kristeller, 26; Hind , t. 5, p. 157, n· 26; Lcvcnson 1978, p. 213-215, cat. 14; TIB 24 (commentaire), P. 4, p. 29, cat. 2410.018 (Mark]. Zucker) ; Venise 1999 , p. 322, cat. 64 (Susanne Christine Martin); Ferrari 2006, p. 120-121, cat. 9.
L'iconographie de cette gravure sur cuivre soulève quelques questions. Ainsi, le titre traditionnel ne convient peut-être pas: la figure féminine à l'avant est indéniablement la Victoire, reconnaissable à la palme et à la couronne de laurier, mais il manque à sa compagne la trompette, l'un des attributs habituels de la Renommée. Cette paire d'académies féminines est en général tenue pour l'une des œuvres les plus anciennes de Jacopo de' Barbari, sans doute réalisée peu de temps avant son départ de Venise, en 1500. Les incertitudes planant sur sa datation ne permettent pas de se prononcer, en fin de compte, sur l'influence qu'aurait eu ce cuivre sur Les Quatre Sorcières (1497) de Dürer, ou sur le fait que cette dernière gravure, étant donné leur ressemblance étonnante, aurait pu donner au Vénitien l'idée d'associer des nus féminins de dos et de face. Cranach, quant à lui et de manière symptomatique, reprit la gravure de Jacopo de' Barbari et non celle de Dürer et installa trois divinités nues dans une nature bien du Nord, pour son 'Jugement de Pdris, un bois gravé en 1508 ( cat. 101). Il est possible qu'il ait estimé la touche classique de l'œuvre italienne plus appropriée au traitement d'un thème mythologique, mais les silhouettes gracieuses et fluides sont par ailleurs très
proches de son style. L'exemple fourni par de' Barbari se remarque tout particulièrement à la divinité vue de dos, dont la déesse de Cranach située tout à droite est une copie à peu près conforme. Ces variations n'en sont pas moins étonnantes. L'Allemand semble presque caricaturer la Victoire saisie en contrapposto, puisqu'il l'affuble de cuisses étonnamment larges et d'un postérieur assorti. Les premiers nus de Cranach révèlent une amplitude stylistique qui doit beaucoup au choix des différents modèles. Vers 1508-1509, ils lui proposèrent tout de suite plusieurs solutions pour appréhender ce nouveau thème. [GM]
100. LUCAS CRANACH L'A.
Le Jugement de Pâris 1508 Daté et signé en bas à gauche du monogramme •LC• Bois gravé, 370 x 260 mm Staatsgalerie Stuttgart, Graphische Sammlung, inv. A52/1125 Ho. H .104; B. 114; G. 617; Bâle 1974, p. 621, cat. 528 (Dieter Koepplin) ; Bierende 2002, p. 195-212; H ambourg 2003, p. 179-180, cat. 65.
L'histoire de l'épisode déclencheur de la guerre de Troie se matérialise à Wittenberg dès 1502, année où leBellum Troianum de Darius Phrygius paraît chez Nikolaus Marschalk. L'ouvrage recèle un petit bois gravé anonyme intitulé 'Judicium Paridis, d'une ambition artistique certes limitée mais qui n'en reprend pas moins la tradition gothique tardive de la scène, que l'on connaît à peine aujourd'hui (ill. 81). Les déesses, décemment couvertes de vêtements contemporains, sont réunies autour d'une fontaine. Mercure, messager des LA REPRÉSENTATION DU NU/
189
1\/DICIV\1 PAR!DIS
ILL.80 ANONYME
Le Jugement de Pâris (gravure sur bois parue dans Darius Phyrygius,Bellum Troianum, Wittenberg, 1502)
dieux, apparaît habillé d'une tunique, ceint d'une couronne et tenant son caducée (caduceus) autour duquel sont lovés deux serpents. Pâris, enfin, dort revêtu d'une armure - la scène doit donc se lire comme le songe du jeune homme. Deux ans plus tard, le bois gravé est réutilisé pour illustrer un petit récit de l'humaniste napolitain Johannes Baptista Cantalicius sur le Judicium Paridis Trojani, imprimé chez Hermann Trebelius. Dans l'introduction, l'auteur met en garde la jeunesse de Wittenberg contre les risques que lui font courir Vénus et les flèches décochées par son fils Cupidon. Le grand bois gravé de Cranach dépasse nettement ce cadre narratif moralisateur et humaniste, dont la tradition picturale se limitait encore entièrement à des genres mineurs tels que l'illustration de livres ou les arts décoratifs. Le Jugement de Pâris acquiert le statut prestigieux de thème pictural autonome et se déploie dans un vaste paysage, tout comme Le Sacrifice de Marcus Curtius ( cat. 86) gravé sur bois un peu plus tôt. Par ailleurs, les déesses sont désormais représentées nues. Cranach fonde par là un nouveau mode iconographique auquel il reviendra dans ses versions ultérieures du même thème. Un an avant la Vénus monumentale de Saint-Pétersbourg (ill. 3 2) et son pendant graphique, la gravure en camaïeu Vénus et Cupidon (cat. 96), l'académie féminine devient un sujet dans un contexte non religieux, ce qui est nouveau pour Cranach, mais aussi pour toute la peinture au nord des Alpes. En fin de compte, cette nudité idéale remonte à la statuaire antique, un univers stylistique qui a été transmis par des statuettes, des plaquettes, des médailles ou encore des gravures. Le chaînon précédent, dans ce cas concret, est probablement une 190 /
LA REPRÉSENTATION DU NU
100.
101.
gravure sur cuivre de Jacopo de' Barbari, qui précéda Cranach à la cour de Saxe où il travailla de 1503 à 1505 . Son cuivre réalisé vers 1498-1500, Victoria et Fama ( cat. 99 ), anticipe les deux déesses de droite. L'alternance entre la vue de face et la vue de dos des deux allégories peut s'interpréter comme un reflet de l'aptitude de la sculpture à faire voir toutes les faces. Contre sa rivale, Cranach renforce la position de la peinture et de ses deux dimensions, puisqu'il montre la troisième déesse de profil. [AK]
d'une source rafraîchissante. Les trois déesses Héra, Athéna et Aphrodite lui apparaissent en songe, ainsi qu'Hermès, le messager des dieux. Revêtu d'un costume fantastique, ce dernier demande au dormeur impartial de désigner la plus belle des trois. Pâris devra lui remettre la pomme d'or sur laquelle sont écrits les mots: «à la plus belle», que la déesse de la discorde, Éris, a jeté au milieu des dieux, dépitée de ne pas avoir été conviée aux noces de Pélée et de Thétis. Le jeune homme semble pressentir le drame futur, à savoir la chute de Troie, et pose un regard interro gateur sur Hermès qui tient une pomme de discorde ressemblant plutôt à une boule de cristal. Il se décide pour Aphrodite qui, en contrepartie, lui a promis l'amour de la belle Hélène, épouse de Ménélas roi de Sparte, et l'emporte sur ses rivales, qui lui ont proposé la sagesse (Athéna) et le pouvoir (Héra). La malédiction va ainsi se réaliser puisqu'en enlevant Hélène, Pâris déclenchera la guerre de Troie. Il émane des Jugements de Pâris de Cranach un charme tout particulier, qui découle de l'amalgame entre le roman de chevalerie et la mise en évidence des trois beautés qui cherchent toujours à accrocher le regard du spectateur. Ces images sont d'ailleurs l'occasion, pour ce dernier, de réfléchir sur son mode de vie. Nikolaus Marschalk déclara ainsi en 1503, lors d'un discours solennel tenu devant les étudiants de Wittenberg, que les trois déesses symbolisaient la vita activa, la vita contemplativa et la vita voluptaria. [GM]
101. LUCAS CRANACH L'A.
Le Jugement de Pâris 1527 Daté et signé en bas à gauche (serpent tourné vers la droite, les ailes relevées) Bois, 50,5 x 38 cm Copenhague, Statens Museum for Kunst, in v. KMSSp718 Acquis en 1744 FR 207/ FR 1978, 252 ; Copenh ague 1951, p. 60-61, cac. 14 2; Copenhague 2002, p. 54 (fig.), p. 57 et p. 94, cat. 34; Hambourg 2003, p. 180, cat. 67.
Après le bois gravé de 1508 ( cat. 100), Cranach reprit le thème du Jugement de Pâris sur plusieurs panneaux, sans apporter de modifications décisives à son iconographie de base, qui apparaît sous cette forme dans une illustration fort modeste pour un livre imprimé à Wittenberg en 1502. Eros en plein vol, qui met enjoue l'une des beautés, en est désormais l'une des nouvelles composantes. Sur le tableau de Copenhague, exécuté vingt ans après la première version de Cranach, Pâris, fils du roi de Troie, est à nouveau représenté sous les traits d'un fier cavalier qui vient de mettre pied à terre pour s'allonger près
102.
102. AL BRECHT DÜRER
Saint Jean Chrysostome pénitent vers 1496 Signé en bas au milieu du monogramme •AD• Gravure sur cuivre, 18 2 x 120 mm Staatsgalerie Stuttgart, Graphi sche Sammlung, inv. A3398 Ho. K. 54 ; B. 63; Meder 54; Schoch/Mende/Scherbaum, t.
1,
7 (Rainer Schoch).
103 .LUCA S CRANACH L'A.
Saint Jean Chrysostome pénitent 1509 Daté et signé du monogramme «L C•, ainsi que de la marque de Cranach (serpent tourné vers la droite, les ai les relevées) sur un panneau au premier plan Gravure sur cuivre, 257 x
20 1 mm
Budapest, Szépmuvészeti Mùzeum, Cabi net des Estampes, inv. 1353 Ho. K. 1; B. 1; G. 537; Glaser 1921 , p. 94-95, fig. p. 93; Bâle 1974, p. 593-594, cat. 486 (D ieter Koepplin); Kronach- L eipzig 1994, p. 308, cat. 129 (Ursula Timann); Londres 1995, p. 174-176, cat. 178; Wittenberg 1998, p. 52, cat. 1(Armin Kunz); Hambourg 2003, p. 169, cat. 15 ; Londres 2007, p. 122, cat. 16 (Caroline Campbell).
Autant les bois gravés de Cranach forment un corpus considérable, autant sa production de cuivres est restée fort modeste. Dans l'ensemble, on n'en connaît à ce jour que neuf qui, à l'exception des trois portraits de Luther ( cat. 128-129 et 132) réalisés en 1520-1521, se situent tous autour de 1509. On peut en conclure que Cranach n'a utilisé cette technique qu'au cours d'une période caractérisée par une activité artistique accrue ou bien, dans le cas des portraits de Luther, sous l'influence des bouleversements de la Réforme, qui réclamaient une propagande iconographique particulière. Les raisons de sa préférence pour le bois gravé peuvent être d'ordre économique, le travail de l'artiste se limite là aux préparatifs (tandis qu'il manipule
103 .
aussi le burin pour une gravure sur cuivre) et, de plus, le bloc de bois, dont la fabrication était confiée à un graveur professionnel, permettait d'imprimer plus d'exemplaires utilisables qu'une plaque de cuivre. Le Saint jean Chrysostome pénitent daté de 1509 - la plus grande et la plus prestigieuse de toutes les estampes de Cranach - se rapproche étroitement, par sa composition, de la version livrée par Dürer vers 1496 (cat. 102). En premier lieu, il est intéressant de le comparer à deux autres gravures sur cuivre du Nurembergeois, le Monstre marin daté vers 1498 et le Saint Eustache de 1501 (Schoch/Mende/ Scherbaum, t. 1, cat. 21 et 32). Non seulement leur format est similaire, mais le motif pourrait avoir influencé Cranach (position des jambes de la jeune mère, paysage boisé). Il voulait probablement, ne serait-ce que par le choix de la technique et du format ambitieux, se mesurer aux résultats extraordinaires obtenus par Dürer dans ce domaine. Il est possible aussi que Cranach ait remarqué le cuivre déjà ancien de son rival, où celui-ci abordait une scène de la Légende dorée rarement représentée, puisqu'il trouvait là un prototype de nu dans un paysage, conjuguant ainsi deux genres qu'il étudia avec une assiduité particulière ces années-là. À cet égard, on peut confronter la gravure sur cuivre de Cranach à deux de ses bois gravés contemporains et d'une conception tout aussi recherchée, à savoir Le 'Jugement de Pâris ( cat. 100) et Le Péché originel ( cat. 91 ), où les acteurs évoluent de même dans un décor naturel typique de l'Europe du Nord. Dürer, sur son cuivre, s'était attaqué à l'une de ces légendes du bas Moyen Age qui évoquaient l'ermite vénéré comme l'un des Pères de l'Église d'Orient. Peut-
être avait-il consulté la version qu'en donne une Vie des saints imprimée chez Günter Zainer à Augsbourg en 1471. Selon cette dernière, saint Jean, qui vivait loin du monde, fut un jour surpris par la fille de l'empereur, une jolie personne, venue se réfugier dans son ermitage pour se protéger du mauvais temps. Cédant à la tentation, il rompit son vœu de chasteté et la viola. Ensuite, il la précipita du haut d'un rocher pour cacher son méfait. Mais il ne tarda pas à prendre conscience de ses crimes et décida de marcher à quatre pattes et de brouter de l'herbe jusqu'à ce que Dieu lui pardonne. Quelques années plus tard, une autre fille de l'empereur désira se faire baptiser par lui et il profita de l'occasion pour confesser ses égarements. Làdessus, l'empereur voulut voir le lieu où sa fille disparue depuis longtemps avait dû trouver la mort et il la découvrit, miraculeusement en vie, en compagnie d'un petit enfant. Dürer, en plaçant le pénitent à quatre pattes au fond de l'image et la jeune fille saine et sauve au premier plan, avec son bambin, met l'accent sur la conclusion heureuse de cette histoire effroyable. Cranach va encore plus loin que la version de Dürer, car il met en scène la cohabitation pacifique entre humains et créatures, en introduisant des animaux sauvages familiers regroupés autour de la jeune mère et semblant veiller sur elle. L'ambiance idyllique n'est pas non plus perturbée par le pécheur repentant, que Cranach repousse encore plus au loin. Dans un tableau peint vers 1525 (FR 19789, 170), il développe au plus haut point cette marginalisation du saint: sur le portrait, aimable de prime abord, d'une mère avec son enfant, on ne reconnaît en fin de compte cette scène de la légende - rendue aussi par les deux gravures sur cuivre - qu'une LA REPRÉSENTATION DU NUI
191
105.
104.
fois que l'on a remarqué la figure microscopique du barbu à quatre pattes dans le paysage à l'arrière-plan. [GM]
104. JACOPO DE' BARBARl
Apollon et Diane vers 1500 Signé en haut à gauche du caducée Gravure sur cuivre, 157 x 97 mm A msterdam, Rijksmuseum, Rijksprentenkabi net, inv. OB 1860 B. 16; Kristeller, 14; Hind, t. 5, p. 153, n° 14; Levenson 19 78, p. 233-236 , cat. 27; TlB 24 (commentaire), p. 26-27, cat. 24 10.016 (MarkJ. Zucker) ; Ferrari 2006, p. 137-138, cat. 23.
Cette gravure sur cuivre de Jacopo de' Barbari, qu'il convient de situer après 1500, produisit un effet considérable et n'influença pas seulement la planche de Dürer de 1503-1504 (cat. 105), par ailleurs exposée ici. Il fut une source d'inspiration décisive pour les tableaux de chevalet de Cranach sur ce thème (voir ill. 31) et pour ses compositions très proches d'Adam et Ève dans un vaste paysage, toutes réalisées dans les années 1520. Particulièrement proche de la gravure de Jacopo de' Barbari, l'Apollon et Diane (cat. 106) du musée de Bruxelles montré ici illustre de façon exemplaire comment Cranach et son atelier reprenaient des figures isolées pour les insérer dans des compositions, un peu à la manière d'un patchwork. À la différence de Dürer, qui admirait de' Barbari pour ses connaissances des proportions du corps humain et l'étudia, Cranach se contenta plus ou moins d'emprunts plutôt superficiels aux créations de l'artiste itinérant. La précision de l'allusion mytholo gique dans la gravure où Apollon et Diane, deux divinités planétaires, se tiennent sur la sphère céleste, était assez éloignée de la personnalité de Cranach. Pendant les premières années de Cra nach comme peintre à la cour de l'électeur de Saxe, sa proximité avec de' Barbari, qui lui-même fut au service de l'électeur 192 / LA REPRÉSENTAT I ON DU NU
Frédéric d'environ 1503 à 1506, devient encore plus visible. Bien sûr, il est difficile de décider dans quelle mesure les fonds noirs remarqués sur les tableaux de chevalet des deux peintres ou leurs natures mortes de chasse et d'animaux - nous ne les connaissons plus que par des documents - ne répondaient pas aux vœux de leur commanditaire. [GM]
105. ALBRECHT DÜR E R
Apollon et Diane vers 1503-1504 Signé en bas à droite du monogramme •AD • sur un petit cartel Gravure sur cuivre, 115 x 70 mm Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Estampes, inv. p. 113993 H o. K . 64; B. 68; Meder 64; SchochjMende/Scherbaum, t . 1, 38 (Rainer Schoch).
Selon toute vraisemblance, Dürer exécuta son Apollon et Diane en réponse à la gravure de Jacopo de' Barbari ( cat. 104) sur le même thème et qui est également exposée ici. De' Barbari séjourna à Nuremberg de 1500 à 1503; Dürer affirma l'avoir envié pour ses connaissances théoriques des proportions du corps humain. L'hypothèse d'une influence d'une gravure sur l'autre dans le sens inverse ne tient donc pas. D'une part, le dessin londonien de Dürer d'Apollon et Diane (British Museum) apparaît comme un chaînon manquant entre les gravures de Jacopo de ' Barbari et celles d'Albrecht Dürer. D' autre part, la tête de la déesse, sur la gravure de Dürer, est très proche de son dessin V énus au dauphin (1503), conservé à !'Albertina de Vienne. Le dessin londonien et la gravure constituent d'importants témoins de
106 .
l'étude approfondie à laquelle se livra Dürer sur l'image du corps humain dans !'Antiquité et à la Renaissance et aussi de sa recherche d'une académie aux proportions idéales. Dürer conçoit un Apollon bien pl us fort et actif que celui de de' Barbari et, en outre, il fait littéralement redescendre sur terre les deux divinités planétaires, puisqu'il les place sur une mince bande de gazon. Sa Diane est également plus réaliste et plus physique: elle n'apparaît pas ici dans son rôle de chasseresse, mais elle prend soin d'un cerf. Cette juxtaposition >. Il ne semble pas que les transcriptions picturales ou littéraires de la sculpture au nord des Alpes en aient jamais donné une description fidèle. Dans un vieux recueil populaire allemand consacré aux pouvoirs magiques de Virgile, le piège devient un serpent, tandis que Hans, le fils de Cranach mort prématurément, l'avait transformé en une sorte d'hermès sur un dessin à la pointe d'argent. Il est probable que les trois modèles nordiques exposés ici se rattachent à une tradition qui confère au lion le pouvoir de détecter les mensonges. Un texte en latin désigne le piège à épouses volages par l'expression leonis vivi figura, mais ne mentionne pas le nom de Virgile (voir Kurth). Peut-être a-t-il un rapport avec ces masques de lion vénitiens qui servaient de boîtes aux lettres pour les supplications ou les dénonciations et ressemblaient fort à la Bocca romaine. [GM]
123 .
124.
123. LUCAS DE LEYDE Samson et Dalila vers 1512-1514
Ce thème possédait une riche tradition graphique et Cranach lui-même l'avait mis au point dès 1524 dans une illustration de la Bible (Ho. H. 5 1). Chez Lucas de Leyde et chez Hans Burgkmair, en revanche, cette histoire tirée du Livre des Juges est placée dans les gravures de la« grande série de la femme»: Samson, épuisé par son combat contre les Philistins ( ce que rappelle la mâchoire d'âne), s'est endormi et Dalila en profite pour lui couper les cheveux et lui faire perdre sa force surnaturelle Gg 16,4-21). Il est difficile de déterminer si la peinture de New York appartenait à une , ce qui est établi dans le cas d'un tableau de chevalet ultérieur de l'atelier de Cranach, conservé à Dresde (FR 1978, 357 E). La robe de velours rouge de Dalila offre un magnifique exemple de la parfaite maîtrise de Cranach dans le rendu de tissus brillants, que l'historien de l'art nurembergeoisJohann Neudôrffer avait déjà louée en 1555. En même temps, il révèle une technique picturale soucieuse d'économie, puisqu'une seule couleur suffisait pour modeler ces parties peintes sur un fond noir. [GM]
Bois gravé, 4" x 289 mm New York, The Metropolitan Museum of Art, inv. 25.2.65, fonds H arris Brisbane Dick, 1925 New Ho. 176; B. 6; Washington-Boston 1983, p. 110-u2, cat. 34; Zürich 2000, p. 107, cat. 73.
124. LUCAS CRANACH L'A.
Samson et Dalila vers 1530 Marque de Cranach (serpent tourné vers la gauche, les ailes relevées) sur la souche d'arbre à droite Bois, 57,2 x 37,8 cm New York, The Metropolitan Museum of Art, inv. 1976.201.u Legs de J oan Whitney Paysan, 1975 FR 1978, 213; Bâle 1974, p. 573-574, cat. 47 1(Dieter Koepplin); New York 1995, p. 221; sur les autres versions de ce thème chez Cranach, voi r C hemnitz 2005- 2006, p. 220-222 (Karin Kolb).
Cranach a l'honneur d'avoir été le premier peintre au nord des Alpes à représenter l'histoire de Samson et Dalila sur un panneau de bois. Le tableau new-yorkais montré ici fut apparemment peint à Augsbourg peu de temps après la première version de 1529 (FR 1978, 212). Il reprend les éléments essentiels de la composition de ce tableau de chevalet à peu près deux fois plus grand, mais les modifie et simplifie l'aspect narratif. Les rapports avec le bois gravé par Lucas de Leyde vers 1512-1514 ( cat. 123) ressortent désormais davantage que dans l'œuvre antérieure, dans son aspect figuratif, comme l'indique notamment ce Samson complètement allongé, les jambes croisées d'étrange façon. Sans doute Cranach y a-t-il trouvé le motif essentiel de la composition, ce que font penser le format en hauteur et le paysage boisé où l'on aperçoit au fond les ennemis de Samson en train de s'approcher.
L'ÉPOQUE DE LA RÉFORME/
217
125,
126.
125 A/B. ISRAHEL VAN MECKENEM
Les Amants mal assortis: Vieille Femme et jeune homme; Vieil Homme et jeune femme (copies d'après le Maître du Livre de Raison) vers 1480-1490 Monogramme «IM• en bas au milieu Gravures sur cuivre, 146 x 114 mm Staatliche Museen zu Berlin, Kupferstichkabinett, inv. 964-1 et 965-1 Ho. 488 et 489; L. IX, 488 et 489. 126. HANS BALDUNG, DIT GRIEN
Les Amants mal assortis: Vieil Homme et jeune femme 1507
Monogramme «HB• en bas à droite et date en haut à droite Gravure sur cuivre (2c état), 175 x 142 mm (coupée) Staatliche Museen zuBerlin, Kupferstichkabinett, inv. 836-2 Ho. K. 8; Karlsruhe 1959, p. 213, cat. 4; Mende 1978, p. 65, cat. 547; Dresde 2005a, p. 66, cat. 69 (Cordula Bischoff). 127. LUCAS CRANACH L'A.
Les Amants mal assortis: Jeune Femme et vieil homme 1522
Signé en haut à gauche de la marque de Cranach (serpent tourné vers la droite, les ailes relevées) et daté de 1522 Panneau de hêtre, 85,5 x 63,6 cm, dont des rajouts ultérieurslarges de 1,7 cmà gauche et de 3,2 cm à droite Budapest, Szépmuvészeti Mùzeum, inv. 130 Anciennes collections impériales à Vienne, en 1770 au château de Bratislava(Presbourg) FR132/FR 1978, 155; Budapest 1967, p. 161-162; Stewart 1977, p. 146 cat. 17, fig. 55 (ici avec des indications erronées); Budapest 1981, cat. 29; Berlin 1983, p. 216, 226-226, C52 (Zsuzsa Urbach); Tokyo 1994, p. 215, cat. 50 (Zsuzsa Urbach); Budapest 2003, p. 30.
218 / L 'É POQ UE DE LA RÉFORME
Les premiers Amants mal assortis sont des gravures datant de la fin du xve siècle. Thème éternel, l'amour vénal reçut sur ces œuvres cadrées à mi-corps une formulation marquante qui acquit une rapide popularité. Israhel van Meckenem copia par exemple deux pointes sèches du Maître du Livre de Raison: ces deux compositions déterminantes furent largement propagées grâce à ces copies où les sexes, l'âge et le rôle alternent à chaque fois ( cat. 125). Dans la littérature humaniste de l'époque, qui portait un regard pessimiste sur les mœurs, ce thème illustrait la folie des hommes. La gravure sur cuivre de 1507 exécutée par Hans Baldung Grien ( cat. 126) propose une formulation classique. Un vieillard touche la poitrine d'une jeune femme qui lui subtilise son argent plus ou moins à son insu. L'atelier de Cranach transposa le thème dans la peinture de chevalet à partir des années 1520 avec un succès évident puisque plus de quarante tableaux nous sont parvenus. Cranach tira parti des possibilités du sujet, inventa sans cesse de nouvelles associations d'une psychologie aisée à comprendre et souligna tantôt la différence d'âge, tantôt l'écart social entre les deux compères. Sur le panneau de Budapest, la première œuvre datée de cette série, le couple mal assorti ne semble pas être séparé par un nombre excessif d'années, bien que la bouche édentée de l'homme indique son âge avancé. Leur antagonisme tient plutôt à l'esthétique: à côté de la jolie femme àl'air songeur, les traits de l'homme semblent déformés par le désir. Un pareil nez long et crochu était un indice de lubricité selon la physiognomonie de l'époque. Son habit est bourgeois, avec une certaine propension à l'extravagance. Une pièce de monnaie
127.
est fixée sur son chapeau rouge et voyant en guise de médaille. On remarque un motif similaire sur la Judith de Cassel (FR 19 78, 230 H). Mais s'il s'agit dans ce tableau d'une pièce contemporaine et identifiable, elle relève ici de la fantaisie. La formule curieuse:« MONETA w XX VANV H» correspond par la forme des lettres à des monnaies contemporaines, mais n'autorise aucune interprétation. Le motif de la tête de Maure, au lieu de celle ci'un souve rain, figurait sur les jetons. La femme porte une somptueuse robe en brocart, rehaussée de dessins brochés en fils d'or, dont le col resserré est garni de pierres semi-précieuses. Le vêtement est certes élégant, mais aussi extrêmement osé, puisque le corsage tout entier est taillé dans un tissu arachnéen d'ordinaire réservé aux décolletés. Il n'est pas sûr pour autant que le peintre ait voulu expressément représenter une courtisane, comme l'ont supposé certains au vu de la bourse pendue à sa ceinture, puisque d'autres personnages féminins en possèdent une chez Cranach, comme la mère au premier plan du Christ bénissant les enfants de 1538 (FR 1978, 362), et elles ne sont certainement pas des femmes de petite vertu. L'expression de la belle et son sourire plein de finesse sont convaincants du point de vue psychologique: par rapport à l'homme possédé par sa lubricité, elle semble dominer la situation et symbolise par là le pouvoir des femmes sur les hommes. [MG]
•.IU:THf.R.NA !PU:. SVA.E.,M[.NTIS SIMVLAO!RA LVJllUlll 1
f:xrRL\\IT-AT Wl.TVS Cf.RA LVCAE OCClDVOS Ae.THE.P.NA IPSE. SVAE. ME.NTil Sl"-WLACHRA lVTHERV EXPillM.ITA"T VVCT~ ('.l:J\A LVCAF. CCIOVOl
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128.
Portrait de Martin Luther en moine augustin 1520
SlMVLACHRA LVTHERVS
IP SE SVAE MENTIS
I EXPRIMIT
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129.
128 . LUCAS CRANACH L'A.
Inscription en bas: «A ET H ERNA
X ·X
AT VVLTVS
(Luther lui -même crée un portrait éternel de son esprit, mais la cire de Lucas [Cranach J nous transmet ses traits mortels); date • M D x x • et marque de l'atelier de Cranach (serpent tourné vers la gauche, les ailes rel evées) en dessous Gravure sur cuivre ( 1c' état), 141 x 97 mm Washington, National Gallery of Art, Rosenwald Collection, inv. 1964.12.1 CERA LVCAE OCC !DVOS •
Ho. K. 6 I; B. 5 ;J. p. 207; Flech sig 1900, p. 56-57 ; Glaser 192 1, p. 151-152 avec fig.; Bâle 1974, p. 91-92, car. 35 (Dieter Koepplin); Warnke 1984, p. 21-27; Londres 1995, p. 177, cat. 180; Wittenberg 1998, p. 144, cat. 3 (Armin Kun z); Hambourg 2003, p. 175, cat. 45; Francfort- Londres 2007-2008, p. 186, cat. 37 (Bodo Brinkmann).
Luther apparaît en moine vêtu d'une robe de bure et tonsuré, ses traits sérieux mais pénétrés de spiritualité expriment la force de sa volonté- le distique en latin accompagnant ce portrait en buste semble commenter ses qualités et insiste sur le fait qu'il a donné une image de lui-même par ses actions. En revanche, la cire de Lucas (cera lucae) - une tournure énigmatique transmet l'enveloppe mortelle. Par cera, Cranach entendait sans doute une métaphore antique du terme gravure sur cuivre (voir cat. 129) . Elle prouvait tant l'érudition du sujet que celle de l'artiste. La gravure sur cuivre exposée ici, l'une des deux seules conservées du premier état (l'autre est à l'Albertina de Vienne), est le premier portrait de Luther par Cranach. Sur la plaque du deuxième état, l'artiste a ajouté une autre ligne entre le socle et le buste, ainsi qu'une tête caricaturée de profil, en haut à gauche, tête qui disparaît presque entièrement sur le troisième
état. Le filigrane du seul exemplaire connu du deuxième état (Cobourg) indiquant une date vers 1540-1550, les nombreuses épreuves aujourd'hui connues du troisième état furent sans doute toutes réalisées après la mort de Luther en 1546. Comme il ne subsiste apparemment que peu d'épreuves du premier état, le portrait exposé ici fut probablement délaissé assez vite au profit d'un autre exécuté en 1520, où le réformateur est désormais cadré à mi-corps, avec une gestuelle d'orateur et placé devant une niche (cat. 129). En fin de compte, nul ne sait trop pourquoi cette gravure fut choisie pour être le premier portrait officiel de Luther et, de ce fait, largement distribuée. S'il fut très bien accueilli dès son impression (il en existe des copies, entre autres de Hans Baldung Grien et de Hans Weiditz), la version présente, plus marquante, n'a eu une influence sur l'image du réformateur qu'à l'époque moderne. [GM]
129. LUCAS CRANACH L 'A .
Portrait de Martin Luther en moine augustin 1520
Inscription en bas:.
A ET H ERNA IPSE SVAE MENTIS
S IMVLAC HR A LVTHERVS
I EXPR I M IT
AT VVLTVS
(Luther lui -même crée un portrait éternel de son espr it, mais la cire de Lucas [Cranach) nous transmet ses traits mortels); daté • M D x x • et signé en dessous de la marque de l'atelier de Cranach (serpent tourné vers la gauche, les ai les relevées) Gravure sur cui vre, 165 x u5 mm Munich, Staatliche Graphische Sammlung, inv. 14448 CERA LVCAE OCCI DVOS•
Ho. K. 7; Flechsig 1900, p. 57-59; Bâle 1974, p. 9294, car. 36 (Dieter Koepplin); Londres 1995, p. 176, cat. 179; Ludwig 1998; Hambourg 2003, p. 175 , car. 46.
Les mots cera lucae, une formule singu lière, n'ont cessé de donner lieu à de nouvelles tentatives d'interprétations. La chaîne des associations débute par le mot latin cera (cire), qui signifie avant tout la possibilité de donner forme. On peut penser ici à des portraits en cire: le premier cuivre de Luther ( cat. 128) gravé par Cranach offre au regard un buste paisible, d'une grande plasticité, devant un fond dégagé. Dans la deuxième version, la main qui gesticule et le livre ajoutent des éléments narratifs, qui, en raison de leur intégration dans un élément d'architecture, une niche cintrée, s'inscrivent plutôt dans une veine sculpturale. Le distique en latin évoque la distinction entre l' esprit intérieur, rendu par les écrits ou les paroles d'un érudit, et son apparence physique, œuvre de l'artiste. Pourtant, au lieu de nommer caelum ou scalprum le burin, outil du graveur sur cuivre, il emploie le terme de cera. C'est ce qu'explique le distique situé sous le portrait de profil marquant, intitulé Martin Luther coiffé de la toque de docteur ( cat. 132), > (