C'était la démocratie: Anthologie commentée de textes sur la démocratie antique, ses réussites et ses dérives 9782343044415, 2343044414

Voici une présentation attractive et commentée de la démocratie athénienne à travers les textes d'historiens, de ph

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French Pages [142] Year 2014

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Table of contents :
Introduction LA CULTURE DÉMOCRATIQUE
LA NAISSANCE DE LA DÉMOCRATIE
LES INSTITUTIONS DE LA DÉMOCRATIE
LE DROIT DE LA DÉMOCRATIE
LES DÉBATS DE LA DÉMOCRATIE
LES FAIBLESSES DE LA DÉMOCRATIE
CHRONOLOGIE
BIBLIOGRAPHIE
TABLE
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C'était la démocratie: Anthologie commentée de textes sur la démocratie antique, ses réussites et ses dérives
 9782343044415, 2343044414

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Philippe Ségur

C’était la démocratie Anthologie commentée de textes sur la démocratie antique, ses réussites et ses dérives

J

S UE Q GI S LO IQUE ID UR

C’était la démocratie

Logiques Juridiques Collection dirigée par Gérard Marcou Le droit n'est pas seulement un savoir, il est d'abord un ensemble de rapports et pratiques que l'on rencontre dans presque toutes les formes de sociétés. C'est pourquoi il a toujours donné lieu à la fois à une littérature de juristes professionnels, produisant le savoir juridique, et à une littérature sur le droit, produite par des philosophes, des sociologues ou des économistes notamment. Parce que le domaine du droit s'étend sans cesse et rend de plus en plus souvent nécessaire le recours au savoir juridique spécialisé, même dans des matières où il n'avait jadis qu'une importance secondaire, les ouvrages juridiques à caractère professionnel ou pédagogique dominent l'édition, et ils tendent à réduire la recherche en droit à sa seule dimension positive. A l'inverse de cette tendance, la collection Logiques juridiques des Éditions L'Harmattan est ouverte à toutes les approches du droit. Tout en publiant aussi des ouvrages à vocation professionnelle ou pédagogique, elle se fixe avant tout pour but de contribuer à la publication et à la diffusion des recherches en droit, ainsi qu'au dialogue scientifique sur le droit. Comme son nom l'indique, elle se veut plurielle. Déjà parus Laurie SCHENIQUE, La Réforme de la phase préparatoire du procès pénal, 2014. Valérie DA SILVA, De l’incapacité à la protection en matière personnelle, 2014. Salma ABID MNIF, L’option entre la responsabilité contractuelle et la responsabilité individuelle. Comparaison des droits français et tunisien, 2014. Marcelle BONGRAIN, Cent familles et sans famille, 2014.

Eugène BAKAMA BOPE, La justice congolaise face aux crimes internationaux commis en RDC, 2014.

Philippe Ségur

C’était la démocratie Anthologie commentée de textes sur la démocratie antique, ses réussites et ses dérives

Du même auteur La Ve République, éd. Ellipses, 2014. Le pouvoir monstrueux, éd. Buchet-Chastel, 2010. Introduction à la pensée politique classique, éd. Ellipses, 2004. La responsabilité politique, éd. P.U.F., 1998. La crise du droit d’asile, éd. P.U.F., 1998. Le pouvoir et le temps, éd. Albin Michel, 1996. Le politique, éd. Ellipses, 1996.

© L’Harmattan, 2014 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.harmattan.fr [email protected] ISBN : 978-2-343-04441-5 EAN : 9782343044415

Pour Nicolas Monachon Duchêne.

« Entre tant de merveilles du monde, la grande merveille, c’est l’homme. » Sophocle

Introduction LA CULTURE DÉMOCRATIQUE En 405 avant J.-C., le poète comique Aristophane présente sa dernière pièce aux Athéniens : les Grenouilles. L’action se situe aux enfers. Le dieu Dionysos y descend pour servir d’arbitre au duel fictif qui oppose Eschyle et Euripide, deux des plus grands auteurs tragiques qu’ait connus la Grèce. Devant la scène, quatorze mille spectateurs issus de tous milieux s’amusent ensemble de citations et d’allusions à ce que la littérature grecque a produit de plus raffiné et de plus élevé. Un tel niveau d’éducation et de goût faisait dire à Aristote que « la foule porte des jugements exquis sur les œuvres de musique, de poésie ; celui-ci juge un point, celui-là un autre, et le corps entier juge de l’ensemble »1. Comment cette qualité et cette homogénéité culturelles ont-elles été possibles ? C’est que le théâtre grec est apparu comme le produit fulgurant de deux traits majeurs de toute littérature commençante : l’oralité et le sentiment d’appartenance. Il a, en outre, été lié de manière indissociable aux institutions démocratiques de la cité. L’alphabet grec aurait été inventé vers les IXe-VIIIe siècles av. J.-C., peut-être pour le divertissement d’une classe aristocratique raffinée qui y a vu le moyen de 1 Aristote, Politique, liv. 3, chap. 6, 1271 b.

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transcrire des œuvres poétiques2. Premier système scripturaire à posséder des voyelles, cet alphabet portait en lui la possibilité de sa démocratisation, puisqu’à la différence des alphabets consonantiques antérieurs, il pouvait être déchiffré sans que le lecteur connaisse préalablement les mots utilisés dans le texte. Ainsi la cité pourra-t-elle se l’approprier au VIIe siècle av. J.-C. pour afficher ses lois ou rendre grâce à ses divinités protectrices. Malgré cela, la culture littéraire grecque est restée largement orale. C’était la condition pour qu’elle fût partagée par tous sans distinction de classes sociales et le théâtre était un moyen de sa diffusion. Dès lors, la cité ne pouvait se désintéresser d’une activité théâtrale qui, en célébrant la culture issue de la démocratie, en célébrait aussi le régime. C’est pourquoi Athènes versait une allocation pour permettre aux plus pauvres d’assister aux représentations. Par l’éducation et l’assistance, se voyaient ainsi remplies les conditions d’une culture de masse ambitieuse et synonyme de cohésion sociale. Homère et le sentiment du « nous » Avant d’être consignés dans les textes, les mythes et les épopées de l’Antiquité ont été transmis pendant des générations par la parole. C’est le cas des récits que l’on prête à Homère sans savoir si celui-ci a réellement existé. L’émergence de cette littérature orale a traduit l’apparition d’une société consciente d’elle-même, de son passé, de ses valeurs et de sa relative unité. Si les cosmogonies racontent l’histoire de l’univers, si les théogonies comme celle d’Hésiode racontent celle des dieux, l’épopée est un

2 J. Février, Histoire de l'écriture, Payot, 1984, p. 395 et s.

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long poème narratif qui met en scène une communauté humaine pourvue d’une identité. Chez Homère, le récit de la guerre de Troie sert de patrimoine commun à ceux que les Romains appelleront plus tard les Grecs et qui, s’ils ne forment pas encore une nation, se nomment déjà entre eux les Achéens. « Et nous, tous ensemble, ainsi que nous sommes, allons par la vaste armée achéenne », déclare Nestor dans L’Iliade au moment où les peuples s’unissent pour assiéger la cité de Priam3. Qu’il soit question des exploits d’Ulysse ou de ceux d’Achille et de ses compagnons, il s’agit toujours d’exalter des hommes soudés à la fois par l’inconstance des dieux et par des antagonismes de groupes. L’idée d’une histoire commune joue ici un grand rôle et il est possible que L’Iliade garde le souvenir d’une guerre menée par la Grèce mycénienne avant que sa civilisation ne s’effondre. L’archéologie atteste, d’ailleurs, que Troie fut effectivement détruite entre 1250 et 1200 av. J.-C.4 Quant à L’Odyssée, certaines de ses scènes semblent comporter des réminiscences du régime de palais qui caractérisait cette civilisation. Même après l’invention de l’alphabet au VIIIe siècle av. J.-C., la forme oratoire continuera de dominer la littérature grecque – épopée, tragédie, dithyrambe. L’impact de l’oralité demeurera si puissant que la lecture silencieuse sera inconnue jusqu’au début de l’ère chrétienne et que les livres – encore rares et écrits à la main sur des rouleaux de papyrus peu commodes d’utilisation – resteront longtemps 3 Homère, Iliade, chant II, v. 438-440. 4 Dossiers d’Archéologie, « Néolitique, découverte d’un berceau

anatolien », n° 281, mars 2003 ; Le trésor de Troie. Les fouilles d’Heinrich Schliemann, Moscou, Musée des Beaux-Arts-Pouchkine, Gallimard Electa, 1996 ; H. Duchêne, L’or de Troie ou le rêve de Schliemann, Découvertes Gallimard Archéologie, n° 250, 1995.

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un substitut à la récitation. En ce temps-là, on ne lit pas pour soi de même qu’on n’écrit pas pour soi. On le fait pour les autres, plus exactement avec les autres. Toute la conception grecque de la littérature se tient dans la substance de ce lien social qui a une dimension éminemment politique. La démocratie ou l’apothéose du collectif Au Ve siècle av. J.-C., en réaction à la tyrannie des Pisistratides, les Athéniens ont inventé une forme politique inédite, la démocratie. Celle-ci était fondée sur l’isonomia ou égalité devant la loi qui allait de pair avec l’isêgoria, le droit égal pour chacun de donner son avis. Cette innovation trouve sa source dans un bouleversement radical de la technique militaire : l’apparition de la phalange. Deux siècles plus tôt, la multiplication des conflits entre cités avait rendu nécessaire l’existence d’un corps de fantassins à la discipline rigoureuse, les hoplites. Ils se signalaient par leur grand bouclier rond qui protégeait le flanc gauche du soldat et le flanc droit du voisin. Cet équipement protecteur qui les contraignait à progresser en rangs serrés, les rendait solidaires, mais aussi interchangeables et par voie de conséquence égaux. « La lance fait un rempart à la lance, le bouclier au bouclier, chacun étayant l’autre ; l’écu s’appuie sur l’écu, le casque sur le casque, le guerrier sur le guerrier », peut-on lire dans L’Iliade qui semble avoir enregistré les prémisses de cette évolution5. Cette égalité sur le champ de bataille sera transposée sur le terrain politique, car la démocratie athénienne est avant 5 Homère, Iliade, chant XIII, v. 129-132.

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tout un régime de citoyens-soldats. De même que l’hoplite n’a d’existence que dans la phalange, l’Athénien n’existera en démocratie que par son appartenance au groupe des citoyens. L’idée d’un individu distinct et opposable au collectif était, en effet, inconnue des anciens Grecs. La singularité politique était même interprétée – à tort ou à raison – comme une menace pour la démocratie au point de justifier le bannissement de certains hommes remarquables. Si les Grecs distinguaient ce qui était propre à chacun (idion) et ce qui était commun à tous (koinon), tous les aspects de l’existence étaient déterminés à leurs yeux par la vie citoyenne. La liberté individuelle n’avait de valeur que rapportée à la liberté politique qui était faculté de participer aux affaires publiques. Sans la seconde, la première n’avait pas de sens. C’est ce que Hegel, dans ses écrits de jeunesse a cru pouvoir décrire comme une heureuse « totalité », une harmonie entre l’homme public et l’homme privé6. Cette conception procède certes d’une représentation idéalisée de l’Antiquité. Il n’en demeure pas moins que le Grec se percevait lui-même à travers la dimension relationnelle de son existence. Pour le citoyen athénien, la participation aux affaires de la cité était indissociable de l’échange verbal sur l’Agora. Idée que traduit, en ancien grec, le verbe agorazein, « aller en flânant sur la place publique, prendre part aux discussions et aux affaires communes », qui n’a pas d’équivalent en français. Dès lors, convaincre les citoyens par le verbe était une nécessité pour ceux qui avaient l’ambition de mener une carrière politique. De véritables experts en rhétorique, les sophistes, enseignaient l’art d’emporter la conviction d’un 6 G. W. F. Hegel, Fragments de la période de Berne, Vrin, coll. Bibliothèque des textes philosophiques, trad. R. Legros et F. Verstraeten, 1987, p. 98.

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auditoire à partir de n’importe quelle argumentation. La maîtrise du discours méritait ainsi tous les efforts et tous les sacrifices. Dans de telles conditions, il n’y a pas lieu de s’étonner qu’un grand orateur comme Démosthène ait pu devenir une personnalité politique majeure grâce à son éloquence. Même une activité aussi réflexive que la philosophie ne pouvait s’imaginer dans la pure solitude. Elle était avant tout interpellation, dialogue, enseignement dialectique plutôt que soliloque ou cours unilatéral professé ex cathedra. Socrate affrontait ses détracteurs sur le marché d’Athènes et c’est dans la rue que les cyniques apostrophaient leurs concitoyens quand, comme Cratès, ils ne faisaient pas du porte-à-porte7. Lorsqu’arriva l’âge démocratique, Simonide de Céos, Bacchylide et surtout Pindare délaissèrent significativement le lyrisme individualiste de la poésie ancienne – celle d’Archiloque, de Sappho, d’Anacréon – pour se consacrer à des thèmes sociaux, moraux et religieux élevés qui traduisaient la primauté nouvelle des préoccupations collectives. Dans tous les domaines, la cité semblait alors servir de matrice. Le développement de la loi Avec la démocratie athénienne, le groupe social se célèbre lui-même comme collectivité autonome et libre de définir son destin. La loi devient l’instrument privilégié de cette volonté collective. Auparavant, les Grecs utilisaient trois termes différents pour la désigner : nomos (qui traduit un impératif coutumier, religieux ou moral), themis (qui évoque une prescription souvent oraculaire du roi-prêtre), 7 Plutarque, Œuvres morales, livre 2, 6.

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thesmos (qui désigne une règle relative aux rapports entre les familles, ultérieurement la justice administrée par le roi médiateur de la volonté divine)8. Au VIe siècle av. J.-C., le terme thesmos était prépondérant. C’est lui qui sert, par exemple, pour les lois de Solon et de Dracon dont les réformes posaient les bases de la future démocratie9. Lorsque cette dernière s’est développée, le mot nomos a supplanté les autres et acquis une nouvelle acception. Il renvoyait désormais à la loi humaine de la polis. Tous les citoyens ensemble en étaient considérés comme les auteurs. Même si l’égalité se fondait sur une identité artificielle entre les individus, même si elle excluait de la citoyenneté les femmes, les étrangers et les esclaves10, l’isonomia était le facteur décisif d’apparition d’une loi impersonnelle et abstraite, garante d’une forme de justice sociale. Considéré comme « le mot le plus beau de tous » par Hérodote11, le terme isonomia fut, d’ailleurs, préféré à demokratia pour désigner le nouveau système politique. La loi devint par là inséparable de l’idée de sécurité juridique. La transparence démocratique supposait qu’elle fût soustraite à l’arbitraire religieux et à toute manipulation par les détenteurs du pouvoir. Du moment que sa source était identifiée dans le démos, son résultat était porté à la connaissance de tous par l’écriture du droit, et cela, même si certaines règles à caractère constitutionnel demeuraient encore coutumières. Œuvre de la collectivité, la loi ne pouvait alors être enfreinte ni même contestée par 8 L. Gernet, « Droit et prédroit en Grèce ancienne », in Anthropologie

de la Grèce antique, Maspéro, 1968, pp. 227-229. 9 F. Ruzé, Délibération et pouvoir dans la cité grecque de Nestor à

Socrate, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 384. 10 C. Mossé, « Du rôle et de l’humanité de l’esclave dans l’Athènes

démocratique », in O. Grenouilleau, Esclaves. Une humanité en sursis, P.U. Rennes, 2012, pp. 85-99. 11 Hérodote, Histoire, III, 80, 6.

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un individu sans que cette atteinte n’apparût comme une attaque intolérable contre l’isonomia elle-même. Tout citoyen qui tentait de proposer une modification des lois de la cité, considérées comme immuables, s’exposait, en effet, à la procédure redoutable de la graphè paranomôn. Cette dernière pouvait lui valoir une condamnation à mort, car, avec une logique imparable, toute velléité contra-législative était assimilable à une intention de restaurer la tyrannie, c’est-à-dire le pouvoir personnel et l’arbitraire juridique qui lui était associé12. La loi démocratique s’apparentait donc à un commandement politique qui ne pouvait être incarné dans la personne d’un dirigeant, mais qui résultait d’un vote au sein d’une assemblée après un processus délibératif. Elle n’en présentait pas moins un caractère unilatéral, car elle était l’acte par lequel s’imposait la volonté du plus grand nombre. Elle exprimait, comme le dit Aristote, « la souveraineté de la multitude, fondée sur la supériorité de sa force relativement à la minorité » 13 . On vit par là apparaître une possible disjonction entre le légal et le juste, source d’un scepticisme législatif jusqu’alors inconnu. Une conscience tragique ? Cette profonde mutation politique qui substituait le discours à la force et qui investissait la parole d’une fonction fondatrice alla de pair avec un bouleversement radical des représentations du monde14. Ce fut l’apparition de la philosophie. 12 R. Lonis, La cité dans le monde grec, A. Colin, 2010, p. 144 et s. 13 Aristote, Politique, III, 7, 1283b. 14 G. Ronnet, « Le sentiment du tragique chez les Grecs », Revue des

Études Grecques, 1963, 76-361-363, pp. 327-336.

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On considère généralement que la philosophie est née à Milet, une ville prospère d’Asie Mineure, au carrefour du monde grec et du monde sémitique, vers 600 avant notre ère. Là, un homme appelé Thalès, s’émancipant de la pensée mythique, chercha pour la première fois à décrire la substance première dont les choses sont faites, la phusis de l’univers. De cette interrogation sur la matière naquit un questionnement sur la place de l’homme en son sein et sur la plus juste manière pour lui de s’y épanouir. « Ô mon âme, n’aspire pas à la vie éternelle, mais épuise le champ du possible », écrivit en écho le poète Pindare15. Aux yeux des Grecs, le destin humain était tiraillé par une tension fondamentale. D’un côté, l’homme était soumis à la tentation de l’hubris (l’orgueil, la démesure). Mais d’un autre, il disposait de la phronésis (la prudence) pour exploiter au mieux les possibilités du kairos (le moment). Dans les deux cas, il se voyait livré à une nature que dominait le hasard (tuchè) et celui-ci apparaissait comme un facteur déterminant. Entre la raison et lui se manifestait une contradiction aussi déchirante qu’indépassable. La naissance de la tragédie témoigne de cette crise de conscience, de ce moment décisif qui a marqué une transformation importante. En tant que spectacle autonome, le genre est né à Athènes sous la tyrannie de Pisistrate, avant l’émergence du régime démocratique, mais après que la pensée philosophique ait commencé à se répandre. À l’origine, la tragôdia signifiait « chant des boucs », peut-être par référence aux animaux utilisés pour les sacrifices 16 . Elle s’est progressivement détachée de rituels religieux dédiés à Dionysos bien qu’elle ait continué ensuite d’être représentée à l’occasion des fêtes 15 Pindare, Pythiques, 3, 61-62. 16 J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce

ancienne, La Découverte, 1986, rééd. 1995, p. 17 et s.

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dionysiennes pour des concours dramatiques contrôlés par la cité. Dans ce spectacle, les personnages sont animés par des contradictions insolubles, mus par un destin qui les dépasse et qui les conduit inexorablement à la mort. « Nul mortel n’atteint l’extrême du bonheur qu’il ne touche à sa perte »17, écrit Sophocle dans Antigone. Il y a là un choc brutal des contraires qui ne peuvent être dépassés, ce que Pascal appellera le « renversement du pour au contre »18. La pensée tragique est une pensée divisée, antagoniste, dans laquelle aucune solution ne saurait se faire jour. L’expérience démocratique ne pouvait que la rendre plus vive. Après la chute du dernier des tyrans pisistratides, en effet, Clisthène avait imposé une réforme de la cité qui jetait les bases du nouveau régime. À l’ancienne organisation aristocratique succédait une division géométrique et égalitaire de la société. De ce fait, la légitimité religieuse qui justifiait l’autorité des grandes familles disparaissait au profit d’un principe rationnel de légitimité du pouvoir. C’était une rupture politique, juridique, mais plus encore mentale, sans précédent. La crise de conscience grecque allait devenir indissociable de ce régime politique qui s’efforçait d’opposer les œuvres de la raison au hasard de la matière sans forme, la loi humaine à la volonté des dieux. Le théâtre au cœur de la cité Lors des balbutiements de la démocratie, au moment où l’empire perse du roi Darius se faisait de plus en plus menaçant, une pièce de Phrynichos, la Prise de Milet, 17 Sophocle, Antigone, v. 611-614. 18 Pascal, Pensées, « Raison des effets », 9.

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relatait la chute récente de la ville d’Asie Mineure aux mains des barbares. En 493 avant J.-C., sa représentation se transforma en événement politique. L’émoi fut si grand, l’identification si forte, que l’assistance éclata en sanglots. Le gouvernement condamna alors l’auteur à l’amende, fit interdire la pièce et se vit contraint d’infléchir sa politique de conciliation avec les Perses. Le théâtre tragique, parce qu’il était synonyme de communion, comportait une dimension patriotique certaine et c’est pourquoi la cité veillait à son organisation19. Les auteurs admis à participer aux concours dramatiques étaient sélectionnés par le plus haut magistrat, l’archonte éponyme. Les pièces, financées par le trésor public et par les citoyens les plus riches, étaient évaluées par un jury tiré au sort. D’autres cérémonies civiques étaient organisées en même temps : au cours des Dionysies, on exposait le tribut versé par les alliés, on récompensait les bienfaiteurs de la cité, on honorait ceux qui étaient morts pour elle. C’est dire si le spectacle était intégré à la vie institutionnelle. Il est vrai que, par sa forme même, le théâtre tragique était adapté à l’esprit de la démocratie. Par contraste avec les récitatifs de l’épopée ou de la poésie lyrique, ne répond-il pas à une logique de débat entre les personnages ? À l’instar d’une assemblée, les héros de la tragédie sont pris dans un processus de délibération devant des choix présentés comme difficiles. Les relations entre l’individu et la communauté que représente le chœur peuvent prendre un caractère mouvant, incertain, évolutif. De même, le vocabulaire des auteurs tragiques s’inspire-til d’un lexique juridique encore ambigu, parce qu’en pleine mutation20. Cela n’aurait pas été concevable dans 19 C. Meier, De la tragédie grecque comme art politique, Les Belles

Lettres, 1991. 20 J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet, op. cit., p. 15.

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une cité aux rapports sociaux figés par un pouvoir unilatéral. Mieux encore : les évolutions psychologiques qui se dessinent fréquemment dans les pièces traduisent la réversibilité des opinions, propre au régime démocratique. De même, les décisions prises sous le coup de la colère, sans pondération, les jugements hâtifs, les revirements brutaux et le refus du dialogue, présentés comme funestes et lourds de conséquences, fonctionnent comme antithèse de ce qui était alors nécessaire à la viabilité de la polis. Les pièces tragiques reflètent en bien des points la mentalité du citoyen de l’âge démocratique21. On comprendra donc que les trois grands auteurs tragiques – Eschyle, Sophocle et Euripide – aient vécu au Ve siècle av. J.-C., le siècle phare de la démocratie athénienne. Pour tous trois, la tragédie fut un moyen de réflexion sur la cité, une interrogation à visée morale à partir du nouveau regard que l’on portait sur les choses. Certes, le théâtre tragique, de par sa visée artistique, n’est pas réductible à un simple vecteur de questionnement intellectuel, ni à un miroir qui rendrait fidèlement compte de l’état moral de la cité22. Il n’en est pas moins vrai que ses œuvres expriment objectivement un rapport de simultanéité et une convergence de problématiques entre les idées qu’elles contiennent et les circonstances où elles sont apparues. Par exemple, Eschyle, témoin de la fin de la tyrannie athénienne et du développement de la démocratie, met en scène dans la trilogie de L’Orestie le conflit entre les idées nouvelles et celles qui structuraient jusque-là la société : le droit contre la vengeance privée, l’esprit contre la force, la justice contre le prix du sang. Ayant combattu lors des 21 J. de Romilly, La Tragédie grecque, PUF, 1970, rééd. 2006. 22 F. Dupont, L’insignifiance tragique, Gallimard, 2001.

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guerres médiques, il se fait, dans Les Perses, le héraut de l’indépendance acquise et fièrement défendue par ces Athéniens qui « ne sont esclaves ni sujets d’aucun homme ». La figure du régime souhaitable à ses yeux en découlait : « Ni anarchie ni despotisme, telle est la maxime que je conseille aux citoyens de pratiquer », fait-il dire à la déesse Athéna dans Les Euménides23. Malgré son immense popularité, Eschyle ne revendiquera sur son épitaphe que la gloire d’avoir combattu à Marathon, victoire fondatrice de la démocratie sur la monarchie barbare. Sophocle, quant à lui, est l’auteur emblématique d’un régime en plein épanouissement. « Qui a le droit pour soi peut aller le front haut », lit-on dans son Ajax24. Et dans Œdipe à Colone, il oppose une Athènes démocratique idéalisée et protectrice des faibles à un régime autoritaire incarné par Thèbes. Toutefois, cette audace altière n’allait pas sans inquiétudes ni déchirements. Dans Antigone, il expose les termes d’un problème qui, deux mille cinq cents ans plus tard, continue d’alimenter les controverses : existe-t-il un droit non écrit opposable au droit positif, en d’autres termes une idée de la justice supérieure à la loi ? « Le plus haut dans la cité se met au ban de la cité si, dans sa criminelle audace, il s’insurge contre la loi », affirme le chœur25 . Cependant Antigone a choisi : elle préfère la désobéissance civile et la mort au respect d’une loi qu’elle juge inique, parce qu’elle lui fait défense de donner une sépulture à son frère. Euripide écrit, pour sa part, à une période où les difficultés économiques et militaires de la démocratie conduisent au déclin de l’esprit civique, au désintérêt pour 23 Eschyle, Les Euménides, v. 688-930. 24 Sophocle, Ajax, v. 1125. 25 Sophocle, Antigone, v. 332-375.

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les institutions, à une contestation des traditions et de la morale qui avaient soutenu jusque-là le régime. Il évoque les horreurs de l’impérialisme dans les Troyennes, les turpitudes de la démagogie dans l’Oreste et se fait l’écho, dans Les Suppliantes, d’une des critiques récurrentes à l’égard du régime : « comment le peuple incapable d’un raisonnement droit pourrait-il conduire la cité dans le droit chemin ? » Son théâtre, peu soucieux de revenir sur la symbolique des héros fondateurs, s’attache davantage à dépeindre les passions humaines de gens simples sans considération pour le thème tragique de la grandeur. Il est par là un représentant du scepticisme pessimiste qui a gagné la démocratie athénienne. La fin de sa vie illustre mieux encore que ses œuvres cette désaffection pour les institutions de la cité : il accepte l’invitation d’Archélaos, roi de Macédoine, que Platon dépeint dans le Gorgias comme un criminel accompli. Le rire comme arme politique Tout au long du Ve siècle av. J.-C., le théâtre comique connut un vif essor26. Initialement obscène, marqué par les plaisanteries à caractère sexuel ou scatologique en rapport avec les rituels et processions dionysiaques, il comportait nombre de railleries à l’égard des événements et des personnages politiques de l’époque. Sous réserve de ne pas insulter un magistrat dans l’exercice de ses fonctions, le genre servait ainsi de support à de virulentes attaques. Les faits y étaient librement évoqués, les hommes publics souvent vilipendés dans des allusions transparentes. 26 M.-L. Desclos (dir.), Le rire des Grecs. Anthropologie du rire en Grèce ancienne, Grenoble, Jérôme Million éd., coll. “Horos”, 2000.

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Bien que la charge contestataire de ces spectacles fût considérable, il ne s’agissait pas véritablement d’œuvres d’opposants au sens moderne. Lorsqu’en pleine guerre contre Sparte, Aristophane fait dire à l’un de ses personnages dans les Acharniens : « je suis venu ici pour crier, interrompre et hurler des injures chaque fois qu’un orateur parle d’autre chose que de paix »27 - propos qui, dans les mêmes circonstances, passeraient ailleurs pour démoralisateurs -, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un spectacle d’État, que la pièce a été sélectionnée par les dirigeants qui conduisent le conflit, qu’elle sera évaluée par un jury de citoyens et qu’en l’occurrence, elle a remporté le premier prix. Dès lors, ce caractère institutionnalisé de la comédie la rapprochait d’un défoulement collectif dans lequel la cité avait toute raison de voir un rituel bénéfique aux institutions. Dans sa Poétique, Aristote remarquera plus tard que l’imitation de la réalité dans la fiction littéraire conduisait le public à se purger de ses affects28. Avec le rire, l’ordre public sortait renforcé d’un exutoire qui demeurait socialement encadré et évitait par là même une contestation plus directe et plus âpre. Ceci explique qu’Aristophane ait pu être régulièrement sélectionné et primé tout en se gaussant d’une manière acerbe du parasitisme social dans Les Guêpes, de la démagogie qui gangrénait le régime dans Les Cavaliers ou de l’incompétence des citoyens dans L’Assemblée des femmes. La violence de son style lui valut parfois d’être poursuivi en justice pour diffamation, mais il ne semble pas avoir jamais été condamné. Son scepticisme critique, il est vrai, n’excluait pas chez lui un réel attachement à la patrie athénienne et lorsque la démocratie commença à 27 Aristophane, Les Acharniens, v. 37-39. 28 Aristote, Poétique, VI, 2.

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s’affaiblir ses pièces se teintèrent de douceur. Non sans ambiguïté, il dépeindra alors des personnages sympathiques, mais égoïstes, dont le souci principal est de demeurer tranquilles, affranchis de tous les devoirs qu’impose la vie dans la cité29. La montée de l’individualisme L’épopée homérique avait vu émerger, avec Ulysse, un trait majeur qui devait plus tard caractériser le roman : la figure du héros traversant une série d’aventures. C’est cependant la tragédie qui a fait le plus pour valoriser le rôle de l’individu. Antigone est ainsi une figure solitaire de la résistance à l’injustice. Plus encore, Œdipe se présente chez Sophocle comme le modèle de l’homme seul. Certes, il s’agit encore de personnages d’exception dont les trajectoires invitaient le public à réfléchir sur des questions d’intérêt collectif : le sens de la loi, du devoir, le déterminisme et la liberté, la morale, etc. L’importance croissante accordée à l’individu apparaît toutefois dans l’évolution de la structure des pièces. Tout au long du Ve siècle av. J.-C., la part du chœur exprimant le point de vue du groupe n’a cessé de se réduire au profit des acteurs exprimant des passions et des points de vue singuliers30. Œuvre significative qui en dit long sur cette mutation : Les Phéniciennes d’Euripide décrit un affrontement entre dirigeants qui ne se fait plus pour le bien de la cité, mais au nom de leurs intérêts particuliers. La philosophie elle-même devait s’en ressentir. Non seulement l’ère socratique sera marquée par une 29 A. Hauvette, « La politique d’Aristophane », Le Journal des

Savants, 5è année, janv. 1907, Hachette, pp. 19-30. 30 J. de Romilly, La Tragédie grecque, op. cit., pp. 29-30.

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préoccupation pour le moi et la vie intérieure, mais chez Platon, les dialogues et la maïeutique seront organisés sous forme de drames interpersonnels dans lesquels l’auteur excelle à brosser des portraits individuels. La méthode, axée sur la recherche de la vérité, induit alors une réflexion sur la souveraineté de l’intelligence qui promeut avant tout les individus supérieurs. Dans la cité idéale de Platon, ces derniers ne sauraient être soumis à la loi, car ils sont eux-mêmes « une loi vivante ». Cette idée sera reprise par Aristote. Les cyniques y trouveront un terrain favorable à leur rejet de tout conformisme et à leur individualisme radical, hors du monde. Le premier d’entre eux, Antisthène, prônait une vie dégagée des contraintes sociales tout en affirmant qu’il fallait posséder « l’intelligence ou une corde pour se pendre »31 . Lorsqu’il imaginait que des lièvres se présentaient devant l’assemblée des animaux pour réclamer l’égalité des droits, il faisait répondre aux lions : « où sont vos griffes et vos dents ? » De même, suggérait-il, par ironie, aux Athéniens d’élever les ânes à la dignité des chevaux. Comme on s’étonnait de l’absurdité de sa proposition, il rétorquait : « Eh quoi ! n’est-il pas vrai que chez vous on devient général sans rien avoir appris, mais par un simple vote populaire ?32 » Sous la plume de Platon, dans le Gorgias, le personnage de Calliclès exprime d’une autre manière la même conception : « Le juste selon la nature, d’après moi, c’est que l’être le meilleur et le plus intelligent commande aux êtres inférieurs »33. Fait symptomatique : au IVe siècle av. J.-C., la figure du monarque barbare contre lequel s’était construite la démocratie athénienne au temps de la menace 31 Plutarque, Des contradictions des stoïciens, 1039e.. 32 Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes

illustres. Antisthène, VI, 8. 33 Platon, Gorgias, 490a.

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perse devint un modèle à imiter. Les tyrans se multipliaient, se piquaient souvent d’arts et de lettres. À Chypre, Halicarnasse, Sidon, Pella, Phères, Syracuse, les princes grecs ou orientaux passaient des commandes aux artistes et recevaient la faveur de personnalités intellectuelles déçues par le régime athénien. L’idée monarchique redevint influente et Platon lui-même répondit à l’invitation de Denys, tyran de Syracuse, avec l’espoir de voir se réaliser en lui son idéal de philosopheroi. Quelle démonstration plus édifiante du retournement qui était en train de s’opérer ? Ce regain d’intérêt pour le pouvoir personnel s’accordait avec l’attitude des idiotai, dénoncés par Démosthène et Hypéride, ceux qui se préoccupaient davantage de leurs affaires privées que des affaires communes. À la fin du Ve siècle av. J.-C., la morale publique les condamnait encore, mais un siècle plus tard, ils allaient trouver un terrain philosophique de nature à les conforter. En 306 av. J.-C., Épicure ouvrait son école du Jardin et préconisait, le premier, de se retirer de la vie publique pour se consacrer à la recherche de la sagesse, car « un homme de bon sens ne se mêle pas de politique »34. Si l’individu ordinaire se détournait de la polis et si parallèlement un consensus se créait autour de la figure de l’homme fort, c’en était fait de la souveraineté démocratique. La société était mûre pour le pouvoir d’un seul ou pour celui de quelques-uns. Le déclin du régime Le droit à l’égoïsme fut un corollaire de la liberté démocratique et la mort de la liberté démocratique une 34 Epictète, Entretiens, I, 23, 5.

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conséquence de l’égoïsme. La démocratie a-t-elle succombé à ses propres faiblesses ?35 Il est difficile d’attribuer à sa disparition une causalité univoque. Dans l’ordre des faits, c’est l’impérialisme macédonien qui en fut le premier responsable. La Macédoine de Philippe II, puis d’Alexandre, était tout simplement trop puissante pour que des cités indépendantes pussent lui résister longtemps. Les défaites de Chéronée en 338 et de Crannon en 322 av. J.-C. marquèrent la fin de l’indépendance athénienne et son intégration dans l’ensemble plus vaste de la monarchie hellénistique. Athènes perdit alors définitivement sa liberté et se satisfit d’une vitrine démocratique qui masquait le retour du régime oligarchique. Elle allait vivre, selon le mot de Clémenceau, « dans la douce paix des décadences, au hasard des asservissements. » Le délitement de l’esprit civique apparaît néanmoins comme le prélude à ce renoncement et à cette servitude. De ce point de vue, l’apolitisme prôné par l’école épicurienne ne fit qu’entériner une évolution des mentalités qui avait déjà produit ses pleins effets. La fusion grecque de l’homme privé et du citoyen, depuis longtemps entamée par l’évolution des mœurs, avait vécu. Signe des temps : au IVe siècle av. J.-C., la littérature devint de plus en plus utilitaire et analytique. Les spécialistes du droit, de la stratégie, de l’équitation, de l’agronomie et même de la cuisine rencontraient un succès croissant, ce qui correspondait à un développement de la prose et à un déclin de la poésie. Le théâtre tragique, spectacle national par excellence, commença à se scléroser. Si la production dramatique était plus forte qu’auparavant, les nouveaux auteurs, Astydamas, Agathon, Aphareus ou Théodectès, n’étaient que des imitateurs. Leur seule originalité tenait dans 35 J. de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, Hermann éd.,

1975, rééd. 2006.

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l’exposé de leurs opinions personnelles et dans une éloquence formelle qui faisait dire à Aristote qu’« autrefois, les poètes faisaient parler leurs personnages en citoyens ; aujourd’hui on les fait parler en rhéteurs36 ». L’essoufflement du genre et l’épuisement de l’imagination créatrice étaient si manifestes qu’on ne cessait de rejouer les grandes pièces du siècle précédent désormais élevées au rang de classiques37. La comédie elle-même changea de registre. Désormais, il était interdit d’évoquer sur scène des personnalités publiques vivantes, ce qui fit perdre au spectacle tout caractère politique. Une fois qu’il fut devenu anodin, on toléra l’apport d’auteurs étrangers comme Anaxandridès de Rhodes et Alexis de Thourioi, alors que l’admission aux concours exigeait autrefois la qualité de citoyen. Les thèmes prirent une tournure exclusivement plaisante, sociologique (le Mineur, la Ravaudeuse, la Joueuse de flûte) 38 . Les auteurs finirent même par abandonner la peinture sociale pour se borner à des tableaux de caractères et fonder leurs pièces sur les menus incidents de la vie quotidienne. Le genre se diluait alors dans l’insignifiant. Ménandre concevait des comédies sentimentales où mariages arrangés et obstacles à l’amour constituaient l’essentiel de l’intrigue. Problèmes d’ordre privé qui n’auraient pas eu autrefois d’intérêt, sinon de sens, pour un homme libre, c’est-à-dire pour un citoyen. Ultime évolution, les acteurs l’emportaient désormais en considération sur les auteurs et le fait qu’un comédien de second ordre tel qu’Eschine pût devenir un homme politique important est assez 36 Aristote, Poétique, VI, 19. 37 P. Demont et A. Lebeau, Introduction au théâtre grec antique,

Livre de Poche, coll. « références », 1996, p. 212. 38 J.-C. Moretti, Théâtre et société dans la Grèce antique, Livre de

Poche, 2001.

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révélateur. Partout la forme primait le fond et l’individualité l’emportait sur le groupe. La parole démocratique eut sa part de responsabilité dans ce déclin du politique. En effet, l’utilitarisme du discours ne pouvait que détruire une à une les valeurs de la citoyenneté, cette foi minimale que requiert le civisme pour demeurer vivant. L’idée que n’importe quel point de vue pouvait être défendu, niant par là toute idée supérieure de vérité et de justice, devait faire des sophistes les premiers nihilistes de l’histoire. Socrate ne s’y était pas trompé qui voyait dans la rhétorique une « contrefaçon d’une partie de la politique 39 ». Platon, de son côté, considérait qu’une cité vouée à la seule recherche des commodités de la vie ne pouvait être qu’une cité « de pourceaux ». Quant au pluralisme d’opinions favorisé par le principe d’égalité et par l’isêgoria, son bilan apparaît, au final, mitigé. Si, comme l’affirme Hérodote40, on lui doit les décisions qui permirent les remarquables victoires athéniennes des premiers temps démocratiques, la libre confrontation des points de vue, passé un certain seuil, ne pouvait que mener à la stricte équivalence des idées et des valeurs, c’est-à-dire au confusionnisme moral et normatif. Des orateurs comme Isocrate se firent l’écho de ces analyses qui n’excluaient pas la nostalgie d’une démocratie commençante et idéalisée. Si elle n’explique pas totalement les errements qui ont contribué à l’affaiblissement de la cité, cette perte de repères les a du moins rendus possibles. Elles a aussi autorisé certaines évolutions qui lui furent fatales comme le développement du mercenariat et la professionnalisation de la vie politique. C’est donc le doute qui, en moins de 39 Platon, Gorgias, 463d. 40 Hérodote, Histoire, V, 78.

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deux siècles, a miné des institutions jaillies dans un prodigieux élan d’enthousiasme. En un sens, la démocratie athénienne née de la culture de la parole dont elle tire sa grandeur aura aussi péri à cause d’elle. Car, au fond, qu’est-ce que le scepticisme sinon un excès de discours ?

LA NAISSANCE DE LA DÉMOCRATIE

Le peuple et le sentiment patriotique À l’époque classique, les Grecs s’appelaient eux-mêmes les Hellènes, terme qui ne désignait à l’origine qu’une tribu de Thessalie. Ce sont les Romains qui les ont appelés Graeci, du nom d’une autre tribu implantée à l’ouest de la Grèce (Graii) et qui a peut-être participé au peuplement de Cumes, la plus ancienne colonie grecque d’Italie. En réalité, bien avant la naissance de la démocratie, les Grecs formaient déjà un peuple constitué d’une multitude de communautés indépendantes. Ils parlaient la même langue (attestée dès l’époque mycénienne, 1600-1125 av. J.-C.), honoraient les mêmes dieux et avaient des formes voisines d’organisation de la cité, à caractère monarchique, tyrannique ou oligarchique. Bref, ils se sentaient Grecs. Ce sentiment communautaire est sensible dans l’Iliade, composée probablement entre 850 et 750 av. J.-C. Dans cette œuvre, Homère désigne les Grecs par les termes d’Achéens, de Danaens ou d’Argiens. L’extrait ci-dessous se situe au début du poème alors que les Troyens viennent d’enlever Hélène, épouse du roi de Sparte. Les diverses tribus se réunissent devant l’importance de l’événement. Nestor, roi de Pylos, harangue les Achéens et fait appel à leur sentiment d’appartenance pour aller combattre les Troyens. Le texte exalte ensuite d’une manière imagée cette collectivité déjà consciente de sa force, de son nombre et 35

de son identité. Si l’on ne peut encore parler de citoyens, le sentiment identitaire se révèle un puissant facteur de cohésion nationale pour mobiliser les troupes contre un ennemi perçu comme agresseur et comme étranger. « Ivre essaim de la guerre aux ruches des armures », écrira des siècles plus tard le poète Henri de Régnier. Le patriotisme et le cliquetis des armes ont eu leur rôle à jouer pour forger l’unité politique dont le futur régime aura besoin. « Comme un feu dévorant embrase une forêt spacieuse sur le sommet d’une montagne et répand au loin une vive lumière : ainsi dans leur marche le resplendissant éclat de l’airain merveilleux étincelle de toutes parts et s’élève jusqu’au ciel. Comme de nombreuses légions d’oiseaux ailés, de grues ou d’oies sauvages ou de cygnes au long col, volent çà et là dans les prairies d’Asius sur les ondes du Caystre, agitant leurs ailes, et se devançant les uns les autres en poussant des cris aigus qui retentissent dans les campagnes : ainsi de nombreux bataillons sortent des vaisseaux et des tentes, se répandent dans les plaines du Scamandre ; et sous les pieds des guerriers et des chevaux la terre rend un son terrible. Ils s’arrêtent sur les rives émaillées du fleuve, et ils sont aussi nombreux que les feuilles et les lieurs qui naissent au printemps. Comme d’abondants essaims de mouches errent sans cesse dans l’étable du berger, au retour de la saison nouvelle, lorsque les vases sont inondés de lait : ainsi les innombrables Grecs à la longue chevelure se tiennent dans la plaine et brûlent de marcher contre les Troyens. » Homère, L’Iliade, II, 434-444 ; 455-473, trad. Eugène Bareste, Lavigne éd., 1830.

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La guerre, un ferment d’égalité À l’époque archaïque, la guerre se traduisait par des assauts désordonnés et des combats singuliers. En d’autres termes, des hordes hurlantes se jetaient les unes contre les autres sans loi ni discipline au cours d’assauts aussi violents que désorganisés. Au début du VIIe siècle av. J.-C., apparaissent cependant les hoplites qui ont pour particularité de combattre en formation serrée et de rester soudés pour enfoncer les lignes ennemies. Leur règle comme leur idéal est de « tenir bon dans la bataille » selon le poète spartiate Tyrtée. La phalange se distingue ainsi par une progression massive de huit rangs de soldats, protégés par des cavaliers sur les flancs et à l’arrière, dans le but de faire reculer l’armée ennemie. Munis d’une épée courte et d’une longue lance, les hoplites portent un pectoral de bronze, un casque avec couvre-nez et couvre-joues, des jambières et surtout un bouclier rond ou ovale (hóplon). Forts d’une solidarité acquise au combat, ceux qui ont les moyens de se payer cet équipement (panoplie) et dont dépend la survie de la cité, vont désormais réclamer leur part du pouvoir réservé auparavant à l’aristocratie. Comme l’écrit Casimir Delavigne, « quand la mort est si près, l’égalité commence ». La fraternité née sur le champ de bataille a créé les conditions d’une égalité politique dans la vie civique. « Chaque soldat, craignant pour lui-même, colle le plus possible au bouclier de l’homme qui est sur sa droite, pour protéger son flanc découvert et pense que plus la ligne est serrée, plus il se trouve en sûreté. Le premier responsable de ce mouvement c’est le chef de file de l’aile droite, qui toujours veut soustraire aux coups de l’ennemi son flanc

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découvert ; poussés par la même crainte, les autres en font autant. » Thucydide, La guerre du Péloponnèse, V, 71, trad. Jean Voilquin, Garnier Frères, 1948.

L’armée, un creuset démocratique Le système hoplitique s’est probablement répandu en Grèce depuis Sparte. L’assemblée des soldats a été la première assemblée qui ne fût pas exclusivement aristocratique. C’est elle qui fondera le statut futur du citoyen-soldat. Ainsi, à Sparte, il faudra avoir été hoplite pour disposer du droit de vote au sein de l’assemblée politique (apella). À Athènes, l’hoplitisme permit à ceux qui ne pouvaient s’offrir un cheval, de concurrencer l’aristocratie des cavaliers (hippeis) tant au combat que pour les décisions politiques. De là à penser que l’armée est le terreau naturel de la démocratie, il n’y a qu’un pas. Pour certains, c’est à la « révolution hoplitique » que l’on doit l’apparition des structures politiques démocratiques. C’est toutefois oublier qu’une organisation strictement militaire de la société conduisit Sparte à l’extinction progressive de la libre expression, élément fondateur de la démocratie. À partir du Ve siècle av. J.-C., la cité lacédémonienne ne laisse plus aucune trace d’orateurs, de poètes ou d’artistes et Isocrate a évoqué l’illettrisme des Spartiates qui « ne veulent pas même apprendre à connaître les caractères de l’écriture » (Panathénaïque, 209). À Athènes, au contraire, la citoyenneté, si elle impliquait le service des armes, ne se laissa jamais surdéterminer 38

par les caractéristiques propres de l’institution militaire (discipline, loyalisme, secret). Les institutions conservèrent le caractère éminemment politique des premiers rassemblements de soldats que décrit l’Iliade. Le texte suivant rend bien compte de l’atmosphère qui pouvait régner dans ces assemblées militaires primitives. Lorsque les guerriers des diverses cités se rassemblent à la convocation d’Agamemnon, leur réunion n’est pas moins instable, passionnée et prompte à réagir que les futures assemblées politiques. « Ainsi s’avancent par groupes tous ces peuples sortant de leurs tentes et de leurs navires ; ils se dispersent sur le rivage, et se rendent en foule au lieu de l’assemblée. Parmi eux se répand une voix, messagère du puissant roi de l’Olympe, qui les excite à marcher. Ils s’assemblent en tumulte, et la terre gémit sourdement tandis qu’ils s’asseyent : un bruit confus régnait au milieu d’eux. Alors neuf hérauts, s’efforçant de ramener le silence, commandent à haute voix de cesser les clameurs, afin d’écouter les rois, enfants de Jupiter. Quand le peuple est assis sur les sièges et que les cris ont cessé, Agamemnon se lève, tenant son sceptre, travaillé par Vulcain (…) Ce discours jette le trouble dans le cœur de tous ceux qui n’ont point assisté au conseil. L’assemblée s’agite comme les vastes flots de la mer d’Icare, que soulèvent l’Eurus et le Notus, s’élançant des nuages du dieu paternel ; ou lorsque, dans sa course, le Zéphyr agite les moissons, et, se déchaînant avec violence, fait ondoyer les épis : ainsi s’émeut l’assemblée. » Homère, L’Iliade, II, 87-101 ; 142-149, trad. Eugène Bareste, Lavigne, éd., 1830.

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La culture, une affaire d’État À Athènes, le théâtre a servi à forger l’unité politique de la cité et c’est pourquoi celle-ci l’a pris en charge au point de prévoir un fonds spécial, le théôrikon, afin de permettre aux plus démunis d’assister aux représentations. Aux Ve et IVe siècles av. J.-C., sauf exception, les tragédies n’étaient représentées qu’une fois et à certaines périodes de l’année, dans le cadre de concours dramatiques organisés pour les fêtes de Dionysos. Il s’agissait des Grandes Dionysies (ou Dionysies urbaines) en mars, des Lénéennes en janvier et des Dionysies rurales en décembre. Ces concours ont sans doute été institués avant l’ère démocratique, sous la tyrannie de Pisistrate et de ses fils vers les années 530 av. J.-C. Des acteurs payés par la cité étaient mis à disposition des trois auteurs admis à concourir. Les autres frais étaient supportés par les citoyens les plus riches dans le cadre d’un service public à caractère religieux (chorégie). Les représentations exerçaient alors une grande influence sur les esprits tant pour des raisons de forme que de fond. Dans son Onomasticon, Pollux de Naucratis rapporte que, lors de la représentation de l’Orestie d’Eschyle, l’apparition et les cris des Érinyes, livides, vêtues de noir, portant des torches et des serpents entrelacés sur la tête, provoquèrent un vif émoi dans le public : des femmes firent des fausses couches et des enfants, pris de convulsions, rendirent l’âme. Au delà de l’exagération, ce récit traduit l’effet sensationnel qu’une innovation de mise en scène pouvait produire sur les spectateurs de l’époque. On comprend donc que, dans certains cas, la dimension politique de la pièce pût déborder le cadre du spectacle 40

proprement dit. En 494 av. J.-C., la ville de Milet fut prise et dévastée par les Perses à la suite de la révolte des cités ioniennes d’Asie Mineure. L’année suivante, Phrynichos, considéré comme le père de la tragédie, présenta sur le sujet une œuvre qui, selon Hérodote, eut un grand retentissement. Le récit que l’historien fait de sa représentation nous renseigne sur son impact politique. Bien que le théâtre fût subventionné par la cité et que l’auteur eût une influence certaine, son engagement pouvait lui coûter cher. Cette affaire est l’un des premiers cas connus de censure d’un spectacle pour trouble à l’ordre public. « Les Argiens étant allés à Delphes consulter l’oracle sur le salut de leur ville, le dieu leur fit une réponse dont une partie les regardait, et l’autre, par forme d’addition, concernait les Milésiens (…) Quant à la partie de l’oracle touchant les Milésiens qui étaient absents, elle était conçue en ces termes : « Et alors, ô ville de Milet, qui machines de pernicieux desseins, tu seras une riche proie pour beaucoup de gens. Tes femmes laveront les pieds à beaucoup d’hommes à longue chevelure, et d’autres prendront soin de notre temple de Didymes. » Cet oracle s’accomplit à l’égard des Milésiens. La plupart furent tués par les Perses, qui portent les cheveux fort longs ; leurs femmes et leurs enfants furent réduits en esclavage ; l’enceinte sacrée, le temple et l’oracle de Didymes furent pillés et brûlés (…) [Les Athéniens] furent excessivement affligés de la prise de Milet, et ils manifestèrent leur douleur de mille manières. Le théâtre fondit en larmes à la représentation de la tragédie de Phrynichus, dont le sujet était la prise de cette ville ; et même ils condamnèrent ce poète à une amende de mille drachmes, parce qu’il leur avait rappelé la mémoire de leurs malheurs domestiques : de plus, ils 41

défendirent à qui que ce fût de jouer désormais cette pièce. » Hérodote, Histoire, VI, 18-21, trad. Pierre-Henri Larcher, G. Charpentier éd., 1850.

La tyrannie, un repoussoir À Athènes, c’est une révolte contre un régime jugé inique qui a déterminé l’apparition des institutions démocratiques et qui a suscité une aversion durable pour le pouvoir personnel. En 561 av. J.-C., Pisistrate avait pris le pouvoir à Athènes à la faveur d’une crise agraire et d’un mouvement de réaction contre l’oligarchie des grandes familles aristocratiques. Habile manipulateur, il avait simulé un attentat contre sa personne pour se faire octroyer le droit de disposer d’une garde personnelle avec laquelle il avait occupé l’Acropole. Ce fut le début de sa conquête du pouvoir auquel il ne fut bien établi qu’à partir de 538 av. J.-C. Pisistrate eut l’habileté de ne pas revenir sur les réformes antérieures de Solon et ne remit pas en cause l’élection des magistrats. Il s’acquit ainsi la réputation d’un tyran bienveillant et ami du peuple au point, rapporte Aristote, qu’on répétait souvent que son règne, c’était la vie sous Cronos, c’est-à-dire l’Âge d’or (Constitution d’Athènes, XVI). Après sa mort, ses fils, Hipparque et Hippias, régnèrent de façon toute différente. Après que le premier eût été assassiné, son frère se fit détester pour sa cruauté et le régime de terreur qu’il instaura. La famille des Alcméonides, prenant la tête des bannis, réussit alors à 42

convaincre les Lacédémoniens, c’est-à-dire les Spartiates, de chasser Hippias et de libérer Athènes. Ce fut fait en 511 av. J.-C. Mais l’oligarchie aristocratique fut tentée de reprendre ses droits. Il fallut que la division s’insinue en son sein et qu’une rivalité se fasse jour entre deux aristocrates, Isagoras et Clisthène, pour provoquer l’apparition de la démocratie. En effet, Isagoras, élu archonte en 508 av. J.-C., obtint l’exil de son rival et de plusieurs centaines de familles qui lui étaient opposées. Il s’agissait ni plus ni moins d’une guerre civile. Clisthène s’appuya alors sur le peuple d’Athènes et, après une série d’affrontements, finit par l’emporter. Élu archonte à son tour, il put jeter les bases du régime démocratique : réorganisation sociale, élargissement du peuple (demos), transfert des pouvoirs à l’Assemblée, réforme du Conseil et instauration de l’ostracisme. « Les Lacédémoniens envoyèrent le roi Cléomène avec une armée plus forte, et par terre (…) Cléomène (…) enferma Hippias dans l’enceinte appelée Pélargicon, et l’y assiégea avec l’aide des Athéniens. Cléomène était encore là quand les fils des Pisistratides, qui cherchaient à s’enfuir, furent faits prisonniers. Les tyrans traitèrent aussitôt à la condition que leurs enfants auraient la vie sauve. Ils prirent cinq jours pour enlever tout ce qui leur appartenait, puis ils livrèrent l’Acropole aux Athéniens, sous l’archontat d’Harpagidès. Il y avait juste dix-sept ans, depuis la mort de leur père, qu’ils exerçaient la tyrannie ; en tout, c’est-à-dire en comptant les années de Pisistrate, la tyrannie avait duré quarante-neuf ans. Aussitôt après le renversement de la tyrannie, éclata la rivalité d’Isagoras, fils de Teisandros et ami des tyrans, et de Clisthène, de la famille des Alcméonides. Impuissant contre les associations politiques, celui-ci se concilia le peuple, en s’efforçant de donner le gouvernement au plus 43

grand nombre, et son influence l’emporta sur celle de son rival. Alors Isagoras appela de nouveau Cléomène, qui avait avec lui des relations d’hospitalité, et lui persuada de chasser la souillure ; on croyait encore que les Alcméonides en étaient entachés. Clisthène se déroba par la fuite, suivi d’un petit nombre d’hommes, et Cléomène exila sept cents familles athéniennes. Il essaya alors de dissoudre le Conseil et de donner le pouvoir à Isagoras et à trois cents de ses amis. Mais le Conseil résista, le peuple rassembla, ses forces, et Cléomène, Isagoras et leurs partisans durent se réfugier dans l’Acropole. Le peuple l’investit et l’assiégea deux jours durant : le troisième il laissa sortir, en vertu d’une trêve, Cléomène et tous ses partisans ; en même temps il rappela Clisthène et les proscrits. Quand le peuple eut ainsi repris le pouvoir, il se laissa diriger par Clisthène, digne chef du parti populaire. » Aristote, Constitution d’Athènes, XIX-20, trad. Bernard Haussoullier, E. Bouillon éd., 1891.

LES INSTITUTIONS DE LA DÉMOCRATIE

La liberté La liberté, dont Aristote fait « le fondement du régime démocratique » (Politique, VI, 1291b), est à la fois individuelle et collective, civile et politique. D’une part, chaque citoyen est garanti dans sa personne et dans ses biens aussi longtemps qu’il n’enfreint pas les lois de la cité. D’autre part, tous les citoyens sont habilités à participer aux affaires publiques. « La liberté tient dans ces paroles : qui veut donner à l’assemblée un sage avis pour le bien de la cité ? » dira Euripide (Les Suppliantes, 438-439). En ce sens, les Grecs ont inventé la politique selon la formule de Moses I. Finley. L’idée que le groupe a la faculté de choisir son destin et n’est soumis à aucune volonté extérieure ou supérieure est ici essentielle. Les Athéniens avaient conscience de la supériorité que cette liberté leur donnait sur les autres peuples. La philosophie des Lumières, puis la Révolution française, si confiantes dans leur valeur universelle, sauront s’en souvenir. En 472 av. J.-C., huit ans après la victoire de Salamine où les Grecs menés par Thémistocle triomphèrent de l’armée perse de Xerxès, le poète Eschyle célèbre ainsi la gloire d’Athènes. De façon originale, il le fait du point de vue de l’ennemi. Atossa, mère de Xerxès qui est parti au combat, vient de faire un rêve qu’elle redoute funeste pour l’issue de la bataille. Elle s’adresse au chœur et se renseigne sur l’adversaire que son fils est allé affronter. 47

Le dialogue se clot sur une forte formule qui résume la haute opinion que les Athéniens se faisaient d’eux-mêmes. Quand la mère du roi demande quel monarque conduit les Athéniens et gouverne leur armée, le chœur répond : « Nul mortel ne les a pour esclaves ni pour sujets » (Les Perses, 242). Le premier texte ci-dessous, écrit par Thucydide, confirme cette fierté nationale que procure la singularité d’un régime politique fondé sur la liberté. Le propos suivant, plus mitigé, rappelle sous la plume de Xénophon que, dans ses œuvres, la liberté politique n’emporte pas nécessairement les meilleures solutions. « Notre constitution politique n’a rien à envier aux lois qui régissent nos voisins ; loin d’imiter les autres, nous donnons l’exemple à suivre. Du fait que l’État, chez nous, est administré dans l’intérêt de la masse et non d’une minorité, notre régime a pris le nom de démocratie. En ce qui concerne les différends particuliers, l’égalité est assurée à tous par les lois ; mais en ce qui concerne la participation à la vie publique, chacun obtient la considération en raison de son mérite, et la classe à laquelle il appartient importe moins que sa valeur personnelle ; enfin nul n’est gêné par la pauvreté et par l’obscurité de sa condition sociale, s’il peut rendre des services à la cité. La liberté est notre règle dans le gouvernement de la république et dans nos relations quotidiennes la suspicion n’a aucune place ; nous ne nous irritons pas contre le voisin, s’il agit à sa tête ; enfin nous n’usons pas de ces humiliations qui, pour n’entraîner aucune perte matérielle, n’en sont pas moins douloureuses par le spectacle qu’elles donnent. La contrainte n’intervient pas dans nos relations particulières ; une crainte salutaire nous retient de transgresser les lois de la république ; nous obéissons toujours aux magistrats et aux 48

lois et, parmi celles-ci, surtout à celles qui assurent la défense des opprimés et qui, tout en n’étant pas codifiées, impriment à celui qui les viole un mépris universel. » Thucydide, Guerre du Péloponnèse, II, XXXVII, trad. Charles Zévort, G. Charpentier éd., 1883. « Le peuple (…) veut être libre et gouverner ; et, si la constitution est mauvaise, c’est le moindre de ses soucis. Ce qui vous paraît une mauvaise constitution, est précisément ce qui fait la force du peuple et sa liberté. Si vous cherchez une bonne constitution, vous verrez d’abord les plus habiles donner des lois, puis les bons réprimer les méchants, délibérer sur les intérêts de l’État, sans permettre à des fous de dire leur avis, de haranguer, de convoquer l’assemblée ; mais cependant, avec ces excellentes mesures, le peuple ne tardera pas à tomber dans l’esclavage. » Xénophon, Gouvernement des Athéniens, I, trad. Eugène Talbot, L. Hachette, 1859.

La citoyenneté Pour être citoyen d’Athènes, il faut être de sexe masculin, né libre et de parents citoyens. Ces conditions remplies, l’Athénien dispose de droits politiques et d’avantages économiques. Il peut participer à l’assemblée du peuple, siéger au tribunal populaire et exercer une magistrature. En échange, il a des devoirs : il s’engage à accomplir le service militaire et à payer l’impôt (eisphora) que seuls les plus riches assument en pratique. 49

Un citoyen qui ne satisfait pas à ces obligations ou qui se montre coupable de certaines infractions peut être frappé d’atimie, qui est une déchéance civique. Dans ce cas, il perd le droit de participer aux séances de l’Assemblée, de siéger dans les tribunaux et d’exercer une magistrature. En 431 av. J.-C., au moment où les Athéniens célèbrent, aux frais de l’État, les funérailles des premières victimes de la guerre du Péloponnèse contre Sparte, un orateur désigné parmi les personnalités les plus remarquables prononce un éloge funèbre à la fin de la cérémonie. C’est Périclès qui saisit là l’occasion de rappeler ce qu’est un citoyen : un homme qui participe à la vie publique et à ses débats. L’absentéisme et le désintérêt pour la vie publique ne peuvent faire l’objet que d’une vive réprobation. En ce temps-là, la démocratie est triomphante et on ne plaisante pas avec le civisme à Athènes. « Les mêmes hommes peuvent, chez nous, vaquer en même temps aux soins de leurs intérêts privés et aux affaires publiques ; d’autres, livrés aux travaux manuels, n’en sont pas moins aptes à connaître des intérêts généraux. Car nous sommes les seuls qui considérions le citoyen entièrement étranger aux affaires, non comme un homme de loisir, mais comme un être inutile. La rectitude de nos jugements et de nos conceptions dans la pratique des affaires n’est pas moins remarquable ; mais aussi nous ne croyons pas que les discours nuisent à l’action ; le danger, à nos yeux, est bien plutôt de ne pas être éclairé par la parole avant de passer aux actes. » Thucydide, Guerre du Péloponnèse, II, XL, trad. Charles Zévort, G. Charpentier éd., 1883.

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La rémunération du citoyen Pour que les droits politiques du citoyen ne demeurent pas formels faute de moyens pour les exercer, les Athéniens ont institué une rémunération quotidienne des fonctions publiques (misthophorie). Les membres du Conseil (boulè) et les autres magistrats sont rémunérés, à l’exception des stratèges qui sont recrutés au sein des classes fortunées, et des Aréopagites dont la fonction est quasiment honorifique. Au IVe siècle av. J.-C., une rémunération sera également instaurée pour la participation aux séances de l’Assemblée (misthos ekklésiastikos). La misthophorie est la condition pour que même les plus pauvres puissent participer à la vie politique et accéder aux charges publiques. Citoyen, c’est donc un métier, selon la formule dont Claude Nicolet a usé pour décrire la citoyenneté romaine. Initialement, c’étaient les juges seuls qui étaient rémunérés au sein du tribunal de l’Héliée. Ils percevaient un salaire (misthos héliastikos ou dikastikos) de deux oboles institué par Périclès vers 440 av. J.-C., puis porté à trois oboles à l’initiative de Cléon en 424 av. J.-C. Comme la fonction de juge pouvait être attribuée à tout citoyen, certains la recherchaient pour des raisons exclusivement alimentaires. Ainsi en va-t-il de Philocléon, le personnage principal des Guêpes, une comédie jouée en 422 av. J.-C. Il est atteint d’une maladie particulière : la passion de juger. Son fils, Bdélycléon, tente alors de l’en guérir. C’est l’occasion pour Aristophane de moquer la vénalité et le parasitisme de ces citoyens épris de justice qui se pressaient chaque matin sur l’Agora pour se voir attribuer une affaire et se hâter de rentrer chez eux

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aussitôt la justice rendue. La charge contre les profiteurs du bien public remportait alors un franc succès. « PHILOCLÉON. — Qu’y a-t-il de plus heureux, de plus fortuné qu’un juge ? Quelle vie est plus délicieuse que la sienne ? Quel animal plus redoutable, surtout quand il est vieux ? À peine je sors du lit, des hommes, hauts de quatre coudées, m’escortent au tribunal : dès que je parais, je me sens pressé par une main délicate qui a dérobé les deniers de l’État ; les coupables tombent à mes pieds, en disant, d’une voix lamentable : « Aie pitié de moi, mon père, je t’en conjure par les larcins que tu as pu faire toi-même dans l’exercice des charges publiques, ou dans l’approvisionnement des troupes ! » Eh bien, celui-là ne saurait pas même que j’existe, si je ne l’avais acquitté une première fois. BDÉLYCLÉON. — Bon ; l’article des suppliants... Je note cela sur mes tablettes. PHILOCLÉON. — Ensuite, je prends place au tribunal, chargé de supplications, et, ma colère une fois calmée, je ne fais rien de tout ce que j’ai promis ; mais j’entends les voix d’une foule d’accusés qui réclament leur acquittement. Voyez ! Quelles caresses ne fait-on pas alors au juge ? (…) Mais de tous ces biens j’oubliais le plus délicieux. Quand je rentre à la maison avec mon salaire, alors tous viennent m’embrasser pour mon argent. » Aristophane, Les Guêpes, 550-630, in Théâtre complet, t. I, trad. Eugène Talbot, A. Lemerre éd., 1897. Le tirage au sort des gouvernants À Athènes, la plupart des fonctions importantes (magistratures) étaient tirées au sort, de même que les 52

membres du Conseil exécutif et les juges. Dans le temple de Thésée, on prélevait simultanément dans une urne les noms des candidats inscrits sur des tablettes et, dans une autre urne, des fèves noires ou blanches. Les citoyens qui avaient obtenu une fève blanche, étaient proclamés magistrats après avoir passé avec succès un examen d’aptitude appelé dokimasie. Procédure radicalement démocratique en apparence, le tirage au sort n’est pourtant jamais parvenu à éliminer complètement les manipulations ou la corruption de sorte que le critère social a continué de prévaloir, à des degrés divers, pour le recrutement des dirigeants. Comme la dokimasie n’avait pas pour objet de vérifier les compétences des candidats, mais seulement leur capacité civique (nationalité, famille, piété, patriotisme, service militaire, position fiscale), certains remettaient en cause le tirage au sort, accusé de valoriser des citoyens peu doués pour les affaires publiques. Vers 354 av. J.-C., Isocrate évoquait avec nostalgie les temps primitifs de la démocratie où l’élection permettait, selon lui, de recruter les meilleurs (aristoi). Il se montrait par là favorable à une suprématie aristocratique dont il n’aurait pu lui-même bénéficier malgré ses grandes qualités. En effet, sa timidité naturelle l’avait conduit à renoncer aux tribunes et le métier de fabricant de flûtes exercé par son père lui valait, dit-on, les quolibets de ses contemporains. La sélection des meilleurs se heurtait donc à quelques obstacles pratiques. « Ce qui contribuait le plus au bonheur de la république, c’est que, de deux égalités, l’une qui accorde sans distinction les mêmes avantages à tous, l’autre qui donne à chacun ce qu’il a droit d’obtenir, les Athéniens n’ignoraient pas quelle est la plus utile ; que, répudiant comme contraire à la justice celle qui reconnaissait aux 53

bons et aux méchants les mêmes droits, ils donnaient la préférence à celle qui punit et récompense chacun selon son mérite, et que, gouvernant d’après ce système, ils ne confiaient pas l’administration de l’État à des magistrats tirés au sort entre tous les citoyens, mais désignaient d’avance avec discernement, pour tous les emplois, les hommes à la fois les plus honnêtes et les plus capables. Ils espéraient que les citoyens deviendraient ainsi semblables à ceux qui seraient investis de l’autorité. Ils regardaient ce système comme plus avantageux pour le peuple que celui qui donne les emplois au sort ; parce que, si le sort est seul consulté, c’est le hasard qui décide, et souvent les magistratures deviennent la proie des hommes qui aspirent à l’oligarchie, tandis que si un premier choix désigne les hommes les plus estimés, le peuple est le maître de préférer ceux qui sont le plus sincèrement attachés au gouvernement établi. (…) Pour tout dire en peu de mots, ils avaient admis comme principe que le peuple, maître absolu, devait élire ses magistrats, punir ceux qui manquaient à leur devoir, juger dans les cas controversés ; et que, d’un autre côté, les citoyens qui pouvaient avoir du loisir et possédaient une fortune suffisante, devaient soigner les intérêts du peuple comme s’ils étaient ses esclaves ; être loués, s’ils administraient loyalement, et se contenter de cette récompense ; mais s’ils se rendaient coupables de quelque malversation, ils devaient subir, sans aucun ménagement, les châtiments les plus sévères. Pourrait-on trouver une démocratie plus juste et plus assurée que celle qui, chargeant du soin de ses affaires les hommes les plus puissants, leur donnait le peuple pour maître ? » Isocrate, Aréopagitique, 21-27, trad. Aimé-Marie de Clermont-Tonnerre, Firmin Didot éd., 1862-1864. 54

La révocation des dirigeants Quand les Athéniens avaient quelque chose à reprocher à l’un de leurs dirigeants, ils pouvaient s’en débarrasser d’une manière assez radicale grâce à l’ostracisme. Celuici était un mécanisme de révocation politique des magistrats. Chaque année, le peuple décidait s’il était opportun ou non de procéder à un vote pour exiler une personnalité publique. Le cas échéant, lors d’une autre séance, chaque citoyen déposait sur l’Agora un tesson de céramique (ostrakon) sur lequel était gravé le nom de la personnalité qu’il désirait voir bannie pour dix ans à la majorité simple. La mesure était a priori salutaire pour éviter la professionnalisation à outrance de la vie politique. Elle permettait aussi de soumettre les dirigeants à une forme de responsabilité pour l’usage fait de leurs fonctions. Par exemple, Thucydide fut ostracisé en tant que stratège pour avoir perdu la bataille d’Amphipolis en 424 av. J.-C. Cette procédure, probablement instituée par Clisthène, visait à l’origine à écarter tout individu tenté par le pouvoir personnel ou suspect de vouloir rétablir la tyrannie. « On se souvenait, rapporte Aristote, que Pisistrate était chef du peuple et à la tête de l’armée, quand il avait établi sa tyrannie » (Constitution d’Athènes, XXII). Dans cette logique, certains démocrates convaincus en furent frappés en raison même de leur grande popularité afin de les soustraire à la tentation d’en abuser. Malgré son intérêt, la mesure pouvait donc avoir des effets dévastateurs. En 483 av. J.-C., Aristide en fut la victime. Connu pour sa tempérance et appelé « le Juste », il avait été compagnon de Clisthène et avait contribué à l’instauration de la démocratie. En 477 av. J.-C., il devait 55

encore être l’instigateur du Congrès de Délos qui allait aboutir à la formation d’une alliance puissante entre Athènes, les cités grecques d’Asie Mineure, les îles de la mer Ionienne et celles de la mer Égée. Ses succès et ses mérites étaient trop grands, il lui fallait en payer le prix. Comme dit Corneille, « toujours l’ambition déplaît quand elle est assouvie ». « Le surnom de Juste avait fait d’Aristide pendant quelque temps l’objet de la bienveillance générale ; il finit par lui attirer l’envie. Thémistocle surtout ne cessait de répandre parmi le peuple qu’Aristide, en s’arrogeant la connaissance et la décision de toutes les affaires, avait par là même aboli les tribunaux, et s’était formé de la sorte, sans qu’on s’en aperçût, une monarchie qui n’avait pas besoin de satellites pour se soutenir. Le peuple, enorgueilli de sa victoire, et qui se croyait digne des plus grands honneurs, souffrait impatiemment ceux dont la réputation et la gloire dépassaient la commune mesure. Les habitants de l’Attique se rassemblèrent de toutes parts dans la ville, et condamnèrent Aristide à l’ostracisme, cachant sous une crainte affectée de la tyrannie l’envie qu’ils portaient à sa gloire. L’ostracisme n’était pas un châtiment qu’on infligeât à des coupables : on l’appelait, pour le voiler d’un nom spécieux, affaiblissement, diminution d’une autorité trop fière d’elle-même, d’une puissance dont le poids était trop lourd. C’était, en réalité, une satisfaction modérée qu’on accordait à l’envie : 1a malveillance, au lieu de s’exercer sur ceux qui déplaisaient, par une vengeance irréparable, s’exhalait en un exil de dix ans (…) Voici, pour en donner sommairement l’idée, la manière dont on y procédait. Chacun prenait une coquille sur laquelle il écrivait le nom du citoyen qu’il voulait bannir, et la portait dans un endroit de la place publique fermé circulairement d’une cloison de bois. Les magistrats 56

comptaient d’abord le nombre des coquilles qui s’y trouvaient ; et, s’il y avait moins de six mille votes exprimés, il n’y avait pas lieu à ostracisme. Après cette opération on mettait à part chacun des noms, et celui dont le nom était écrit sur un plus grand nombre de coquilles était banni pour dix ans tout en conservant la jouissance de ses biens. Le jour qu’Aristide fut banni, un paysan grossier et qui ne savait pas écrire présenta, dit-on, sa coquille à Aristide, qu’il prit pour un homme du vulgaire, et le pria d’y écrire le nom d’Aristide. Celui-ci s’étonne : « Aristide t’a donc fait du tort, demande-t-il à cet homme ? - En rien, répondit le paysan ; je ne le connais même pas ; mais je suis las de l’entendre partout appeler le Juste. » Sur cette réponse, Aristide écrivit le nom, sans dire un seul mot, et lui remit la coquille. » Plutarque, Vie des hommes illustres. Aristide, 198-199, trad. Alexis Pierron, G. Charpentier éd., 1845.

Le rôle de la femme Bien qu’elles appartiennent à la communauté civique, les femmes athéniennes ne sont pas citoyennes. Elles prennent part à de nombreux rituels patriotiques et religieux dont certains, comme la fête des Thesmophories, leur sont réservés. Mais, considérées comme mineures sur le plan juridique, dépendantes de leur mari, elles sont exclues de la vie politique. Si celles qui sont issues du peuple peuvent exercer une activité commerciale, les femmes de bonne famille sont vouées au mariage, à la procréation et à la tenue de la maison (oikos). Elles sont confinées dans la 57

pièce des femmes (gynécée) et ne peuvent sortir dans la rue que dûment accompagnées. « Rentre à la maison, liton dans l’Iliade, reprends tes travaux accoutumés, la toile et le fuseau, et ordonne à tes servantes de se mettre à l’ouvrage. La guerre, les hommes seuls s’en inquièteront » (chant VI, 486). Thémistocle affirmait que « tous les hommes commandent à leurs femmes ; quant à nous, tous les hommes nous obéissent, mais nous obéissons à nos femmes » (Plutarque, Caton l’Ancien, VIII, 4). La seule éventualité que les femmes puissent jouer un rôle politique était néanmoins un sujet comique par lequel Aristophane moquait la démocratie. Que pouvait-il y avoir de plus drôle à ses yeux et à ceux de ses spectateurs qu’une assemblée politique constituée par des femmes ? Dans ce contexte, il n’est guère surprenant qu’à l’exception d’une Aspasie, célèbre hétaïre (prostituée de haut rang) et compagne de Périclès, les femmes n’aient pu avoir d’influence politique. Égalité des sexes et parité étaient loin d’être à l’ordre du jour. Dans les tragédies, les fortes personnalités de Clytemnestre chez Eschyle (Agamemnon) ou d’Antigone chez Sophocle ne sont que des figures d’exception : elles ne remettent pas durablement en question l’ordre établi. Il ne faut donc pas chercher l’écho d’une contestation politique encore moins d’un manifeste social, dans la dénonciation par Les Troyennes d’Euripide (vers 415 av. J.-C.) du sort fait aux femmes en temps de guerre. Dans cette pièce, située après la prise de Troie, les Grecs se partagent les captives par tirage au sort et le roi Agamemnon se réserve Cassandre, la prêtresse d’Apollon. Quant à Hélène, dont la fuite avait été la cause du conflit, son époux entend la punir de son infidélité par le dernier supplice. Dans la guerre comme dans la paix, le mâle règne seul en maître. 58

« CASSANDRE. (…) Je montrerai le sort de Troie plus digne d’envie que celui des Grecs (car le dieu qui m’obsède suspend un instant ses fureurs), eux qui, pour la possession d’une seule femme, pour reprendre Hélène, ont fait périr des milliers de guerriers. Un général prétendu sage sacrifie à ses ennemis ce qu’il a de plus cher, les jouissances de la tendresse, ses enfants, qu’il livre à son frère pour une infidèle qui n’a point été ravie par force, mais s’est donnée elle-même à son amant. Arrivés aux bords du Scamandre, ils y trouvent la mort sans avoir perdu leur terre natale, sans être bannis des murs de leur patrie. Ceux que Mars a moissonnés n’ont pas revu leurs enfants ; les mains de leurs épouses ne les ont pas enveloppés des voiles funèbres, et ils sont restés couchés sur la terre étrangère. Mêmes désastres dans leurs foyers domestiques : les femmes y mourraient veuves des pères privés de leurs enfants, qu’ils ont élevés pour autrui. Il n’est personne qui fasse couler sur leur tombeau le sang des victimes. Certes voilà une expédition bien glorieuse ! » Euripide, Les Troyennes, 353-383, trad. Nicolas Artaud, G. Charpentier éd., 1842.

L’accueil des étrangers Les Athéniens distinguaient l’étranger domicilié, le métèque (« celui qui habite avec »), et l’étranger de passage (xenos). Le premier, c’est-à-dire l’immigré en langage moderne, n’a pas la qualité de citoyen, mais doit servir dans l’armée et payer l’impôt. Un citoyen lui sert de 59

patron, de prostatès (« celui qui se tient devant ») et le défend éventuellement en justice. Le second, en tant qu’étranger de passage – nous parlerions de simple voyageur -, bénéficie d’une tradition d’hospitalité (xenia) héritée des milieux aristocratiques. La règle veut que tout Grec lui ouvre sa porte, lui offre le gîte et le couvert, l’introduise aux cérémonies religieuses familiales, lui offre des présents, etc. En outre, il est officiellement accueilli par un citoyen que sa cité d’origine a investi de cette mission. C’est le proxène (« celui qui se tient devant l’étranger ») qui est chargé d’agir en sa faveur et de le protéger. Il semble que cette tradition d’accueil ait été très vive dans la plupart des cités, puisque, lorsqu’il rasa la ville de Thèbes en 335 av. J.-C, Alexandre le Grand ordonna d’épargner les prêtres et tous ceux qui lui avait autrefois offert l’hospitalité, à lui et à son père Philippe. Par ailleurs, une cité grecque pouvait accorder l’asylia (« absence de saisie ») par décret ou par convention avec une autre cité. Il s’agissait d’une protection contre toute atteinte extra-judiciaire. Enfin des populations de bannis, d’exilés fuyant la prison ou la mort ont pu se voir accorder un refuge politique comme les quelques deux mille Platéens accueillis à Athènes en 427 av. J.-C. après la prise de leur cité par Sparte et ses alliés et la mise à mort de tous ses habitants. Quelquefois, l’étranger pouvait aussi demander refuge en adoptant la posture du suppliant dans un temple et en invoquant le nom de dieux et la sacralité des lieux, notamment de l’autel. En 401 av. J.-C., la tragédie de Sophocle, Œdipe à colone, évoque ces différentes pratiques. Œdipe, coupable d’inceste et de parricide, est banni de Thèbes après s’être crevé les yeux. Devenu vieux, il erre sur les routes accompagné de sa fille et trouve asile à Colone, ville qui se trouve en périphérie d’Athènes. Un groupe de vieillards 60

incarné par le chœur le prend d’abord en pitié, puis, effrayé de découvrir son identité, désire le chasser. Œdipe les rappelle alors à leurs devoirs : ont-ils donc oublié que les étrangers ont toujours été les bienvenus à Athènes ? « ŒDIPE. Que sert donc la réputation, que sert un renom glorieux que les actions démentent ? On dit qu’Athènes est la plus religieuse des cités, la seule capable de sauver l’étranger malheureux, la seule capable de le secourir. Et maintenant, qu’avez-vous fait de ces vertus, vous qui m’arrachez de mon asile, vous qui me chassez par la seule crainte de mon nom ? (…) Je vous conjure donc, au nom des dieux, ô étrangers, après m’avoir fait quitter mon asile, sauvez-moi. En voulant honorer les dieux, craignez de les outrager ; croyez qu’ils ont les yeux toujours ouverts sur le juste et sur l’impie, et que jamais le criminel n’a pu leur échapper. N’allez donc pas en leur nom ternir la gloire de l’heureuse Athènes par des actions impies. » Sophocle, Œdipe à Colone, 249-274, trad. Nicolas Artaud, G. Charpentier éd., 1859.

La domination des esclaves Les esclaves (douloi), qui ont pu représenter le tiers ou même la moitié de la population d’Athènes, ne peuvent participer à la vie de la cité, puisqu’ils ne sont pas des hommes libres. Leur sort a eu toutefois tendance à s’adoucir sous l’influence des idées démocratiques. Leur affranchissement pouvait résulter d’un rachat, d’un testament ou d’une récompense, notamment s’ils avaient vaillamment combattu ou dénoncé une trahison. 61

Certains furent ainsi libérés pour leur acte de délation dans l’affaire de la profanation des Mystères d’Éleusis en 415 av. J.-C., d’autres pour s’être battus au cours des affrontements armés qui ont mis fin à l’oligarchie des Trente Tyrans en 403 av. J.-C. Une fois affranchi, l’esclave obtenait un statut de métèque avec son ancien maître pour patron. Cependant, les affranchissements restaient rares. En effet, s’il était recommandé de bien le soigner, l’esclave demeurait un bien, une valeur négociable, l’équivalent d’un animal domestique ou, au mieux, « une partie du maître (…), vivante, bien que séparée» selon la formule d’Aristote (Politique, I, 1255b). Platon lui-même, philosophe et propriétaire d’une cinquantaine d’esclaves, ne manque pas de prodiguer des conseils sur la meilleure manière de les entretenir et de les diriger, comme on peut le voir dans le texte ci-dessous. L’idée qu’il faut recruter les esclaves au sein d’ethnies parlant des langues différentes pour les empêcher de se comprendre et de se révolter trouvera un écho à Rome plusieurs siècles plus tard. Sénèque rapporte, en effet, qu’un sénateur romain avait proposé de leur faire porter à tous un vêtement uniforme pour les distinguer. Il lui fut répondu qu’il fallait, au contraire, se garder de leur donner pareille occasion de se compter, car ils risquaient de prendre conscience de leur supériorité numérique (De clementia, liv. I, XXIV). « L’esclave est une possession bien embarrassante. L’expérience l’a fait voir plus d’une fois, et les fréquentes révoltes des Messéniens, les maux auxquels sont sujets les Etats où il y a beaucoup d’esclaves parlant la même langue, et encore ce qui se passe en Italie, où des vagabonds exercent toute sorte de brigandages, tout cela ne le prouve que trop. À la vue de tous ces désordres, il 62

n’est pas surprenant qu’on soit incertain du parti qu’on doit prendre à cet égard. Je ne vois que deux expédients : le premier, de ne point avoir d’esclaves d’une seule et même nation, mais, autant qu’il est possible, qui parlent entre eux différentes langues, si l’on veut qu’ils portent plus aisément le poids de la servitude ; le second, de les bien traiter, non seulement pour eux-mêmes, mais encore plus pour ses intérêts. Ce bon traitement consiste à ne point se permettre d’outrages envers eux, et à être, s’il se peut, plus justes vis-à-vis d’eux qu’à l’égard de nos égaux. En effet c’est surtout dans la manière dont on en use avec ceux qu’on peut maltraiter impunément, que l’on fait voir si on aime naturellement et sincèrement la justice, et si on a une véritable haine pour tout ce qui porte le caractère d’injustice. Celui donc qui n’a rien à se reprocher de criminel ou d’injuste dans ses habitudes et ses actions par rapport à ses esclaves, sera aussi pour eux le plus habile maître de vertu. On peut porter le même jugement avec autant de raison sur la conduite que tient tout maître, tout tyran, en général tout supérieur envers ceux qui lui sont soumis. Quand un esclave a manqué, il faut le punir, et ne pas s’en tenir à de simples réprimandes, comme on ferait à l’égard d’une personne libre ; ce qui le rendrait plus insolent. Quelque chose qu’on ait à lui dire, il faut toujours prendre un ton de maître, et ne jamais plaisanter avec ses esclaves, soit hommes, soit femmes, chose que beaucoup ont coutume de faire, les gâtant par cette conduite inconsidérée, leur rendant l’obéissance plus pénible, et à eux-mêmes l’autorité plus difficile. » Platon, Lois, VI, 777b-778a, in Œuvres, t. VII, trad. Victor Cousin, Pichon et Didier éd., 1831.

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LE DROIT DE LA DÉMOCRATIE

Le recul de la vengeance Comme l’attestent les poèmes d’Homère, le monde archaïque était dominé par la vengeance. Avec elle, toute rupture dans l’ordre du monde impliquait une légitime colère : le sang appelait le sang, le crime provoquait le crime, il convenait de rendre le mal pour le mal. Ce système de rétribution s’inscrivait dans l’ordre cosmique voulu par les dieux. Cependant cette vengeance ne doit pas être comprise comme une violence sans mesure, qui proliférait de manière incontrôlable et était susceptible de conduire à la destruction de la communauté. Elle impliquait, en effet, deux idées essentielles. D’une part, la rétribution du crime par le crime était un moyen de rétablir un équilibre religieux, économique, social, que l’on jugeait rompu. D’autre part, le don et le contre-don de l’acte violent initial et de sa réponse structuraient l’échange social. Loin de faire de la vengeance une négation de l’ordre juridique, ces deux éléments contribuaient donc à la consacrer comme une norme codifiée par la société. Ce système de compensation devait toutefois s’effacer au fur et à mesure que le développement des cités favorisait d’autres types d’échange économique. L’autorité politique en train de se constituer supposait aussi que se mette en place une relation verticale où la peine viendrait sanctionner l’infraction à la loi par application de la dikè, la justice de la cité. Dès lors, la relation horizontale entre 67

les individus qu’impliquait le code de la vengeance, était appelée, non pas à disparaître, mais à être médiatisée par le système judiciaire. La vengeance cessait d’être privée pour devenir publique. Désormais elle n’était plus laissée à la régulation du social, mais était arbitrée par une institution judiciaire qui s’élevait au-dessus de lui. Si, comme l’écrit Sénèque, « il vaut souvent mieux dévorer son dépit que de se venger » (De la colère, liv. II, XXXII), c’est aussi parce que la Cité entend s’en charger à la place de l’individu. Dans Les Euménides (458 av. J.-C.), Eschyle décrit cette mutation essentielle à propos d’un enchaînement de vengeances familiales. Poussé par le dieu Apollon, Oreste tue sa mère et son amant, car celle-ci a assassiné son père, le roi Agamemnon, pour accomplir une première vengeance. Oreste meurtrier est alors poursuivi par les Érinyes, divinités qui pourchassent les enfants matricides. Incarnées par le chœur, celles-ci réclament à leur tour vengeance à Apollon. Cette fois, pourtant, le dieu réfute l’arbitraire de la sanction. On a lu dans la réponse de ce dernier une condamnation de la vengeance. C’est toutefois oublier l’ambiguïté du propos que tient ici celui-là même qui l’avait d’abord encouragée. « LE CHŒUR. Le dieu m’a outragée, mais il ne sauvera point cet homme, même quand il s’enfoncerait sous terre, et il ne serait point délivré ! Là encore, ce suppliant souillé par le meurtre trouverait un autre vengeur qui s’appesantirait sur sa tête ! APOLLON. Hors d’ici ! Je le veux. Sortez promptement de ce temple ! Disparaissez du sanctuaire fatidique, de peur que je t’envoie le serpent à l’aile d’argent jailli de l’arc d’or ! Alors tu rejetterais de douleur ta noire écume prise aux hommes, tu vomirais ces caillots de sang que tu as léchés dans les égorgements ! Il ne vous convient pas 68

d’approcher de cette demeure, mais il vous faut aller là où l’on coupe les têtes, où l’on crève les yeux, où sont les tortures, les supplices, où l’on retranche les organes de la génération, où les lapidés et les empalés gémissent ! Vous écoutez ces cris comme s’ils étaient des chants joyeux et vous en faites vos délices, ô déesses en horreur aux dieux ! C’est là que votre face effroyable sera la bienvenue. C’est l’antre du lion altéré de sang qu’il vous faut habiter, mais vous ne devez pas souiller le sanctuaire des oracles. Allez vagabonder sans pasteur dans vos pâturages, car aucun des dieux ne se soucie d’un tel troupeau ! » Eschyle, Les Euménides, trad. Leconte de Lisle, A. Lemerre éd., pp. 282-283, 1872.

Le triomphe de la justice L’institution judiciaire a été l’une des fiertés du régime démocratique athénien. C’est cependant bien avant l’instauration de celui-ci qu’en 621 av. J.-C., Dracon aurait substitué la punition de la Cité à la vengeance individuelle. Il ne s’agissait pas alors d’instaurer un système plus clément. En effet, lorsqu’on lui demandait pourquoi il avait institué la mort pour toutes les fautes, Dracon répondait : « j’ai cru que les moindres fautes méritaient cette peine et je n’en ai pas de plus grave pour les grandes » (Plutarque, Solon, 202). C’est également avant l’apparition de la démocratie que Solon aurait jeté les bases de la justice populaire. En 594593 av. J.-C., il aurait créé le tribunal populaire de l’Héliée chargé de rendre la justice en appel. Ses juges étaient tirés au sort parmi les citoyens. En leur sein, des tribunaux (dikasteria) étaient constitués par de nouveaux 69

tirages au sort pour juger les litiges en première instance. Le jugement des crimes de sang resta, quant à lui, une prérogative de l’Aréopage, assemblée ancienne à caractère oligarchique à laquelle Éphialte, en 461 av. J.C., retirera ses compétences politiques. Avec les institutions démocratiques, on se préoccupe donc de la dikè qui est l’expression d’une justice humaine partiellement libérée de la tutelle divine. Dans la mythologie, Dikè, fille de Zeus et de Thémis, est la déesse des jugements. Elle s’intéresse davantage aux conflits des hommes qu’aux vérités des dieux. Dans ce contexte, comment concevoir le juste ? « Ce qui est juste, dit Polémarque à Socrate, c’est de rendre à chacun ce qui lui est dû » (Platon, République, I, 33d). L’idée de rétribution, issue du code de la vengeance, reste associée à l’idée de justice. La symbolique des lieux de justice en atteste (Pausanias, I, XXVIII, 5). Devant l’Aréopage, accusé et accusateur se tiennent assis sur deux pierres brutes, le premier sur la pierre de l’Outrage (Hubréos lithos), le second sur la pierre du Ressentiment implacable (Anaidéias lithos). Cette terminologie traduit bien le nouveau dispositif judiciaire : d’un côté, celui qui, par orgueil et démesure (hubris) a perturbé l’ordre du monde ; de l’autre, celui qui est animé par un désir de vengeance ou le manque de pitié (anaidéia) ; devant eux, l’assemblée des juges chargés de rétablir l’harmonie. Comme le dit Simone Goyard-Fabre, « il est nécessaire de rétablir l’équilibre rompu : l’image de la balance est née ». Dans Les Euménides, Oreste, sur les conseils d’Apollon, trouve refuge à Athènes, dans le temple d’Athéna. La déesse lui assure sa protection et décide de le faire juger devant le tribunal de l’Aréopage. Le discours d’Athéna est alors l’occasion d’instituer officiellement une justice qu’elle veut « incorruptible, vénérable, impitoyable ». Ce 70

sera la « sentinelle éveillée pour garder la cité endormie ». Comme on peut le constater à la solennité un peu pompeuse du discours, la justice se substitue à l’ancien code de la vengeance en devenant une « forme endimanchée » de celle-ci (Stephen Hecquet). « ATHÉNA. Écoutez maintenant la loi que je fonde, citoyens de l’Attique, qui avez à juger les premiers procès à propos du sang versé. Ce conseil de juges subsistera toujours dans l’avenir chez le peuple d’Égée. Il siègera sur cette colline d’Arès, où les Amazones s’établirent et plantèrent leurs tentes lorsqu’en haine de Thésée elles apportèrent ici la guerre et qu’en face de l’acropole, elles élevèrent les tours d’une nouvelle ville, elles sacrifièrent à Arès, d’où vint à ce rocher le nom d’Aréopage. Sur cette colline, le Respect et la Crainte sa sœur empêcheront les citoyens, la nuit comme le jour, de commettre des crimes, pourvu qu’ils n’altèrent point leurs lois. Si l’on souille une source limpide d’afflux impurs et de boue, on n’y trouvera plus de quoi boire. Ni anarchie ni despotisme, telle est la maxime que je conseille aux citoyens de pratiquer et de vénérer, et aussi de ne point bannir toute crainte de la ville ; car quel mortel reste juste s’il ne redoute rien ? Si vous révérez, comme vous le devez, ce pouvoir auguste, vous aurez là pour protéger votre pays et votre ville un rempart tel qu’il n’est pas au monde, ni chez les Scythes ni sur le sol de Pélops. Incorruptible, vénérable, impitoyable, sentinelle éveillée pour garder la cité endormie, tel sera le tribunal que j’institue. Si j’ai longuement développé mes conseils, c’est dans l’intérêt à venir des habitants de ma ville. Maintenant il faut vous lever, porter votre suffrage et trancher le procès en respectant votre serment. J’ai dit. » Eschyle, Les Euménides, trad. Emile Chambry, Garnier Frères, 1946. 71

Le règne de la loi Au Ve siècle av. J.-C., Thucydide affirmait : « notre cité dans son ensemble est l’école de la Grèce » (La guerre du Péloponnèse, XLI). Aujourd’hui encore, l’ancienne Athènes demeure un modèle de décantation du système de droit. À l’époque de Dracon, la loi grecque fut d’abord appelée thesmos qui signifie « ce qui est établi ». Elle renvoyait aux coutumes intangibles, réputées d’origine divine. Les individus n’étaient pas réputés en être les créateurs, puisqu’ils n’en connaissaient pas l’origine. La loi a ensuite été désignée par le terme nomos qui évoque « ce qui est convenu ». Elle s’est alors rapportée au droit écrit voulu par les hommes et sujet à changements. Platon lui assignait une plus grande stabilité, puisqu’il voyait dans la loi la « décision politique du grand nombre, qui vaut sans limitation dans le temps » (Définitions, 415 b-c). Cette évolution sémantique a traduit le passage du droit reçu au droit accepté et même débattu de la cité démocratique. Vers 338 av. J.-C., lorsque Démosthène parle de la loi, il n’emploie plus que le terme nomos et il est acquis que celui-ci renvoie à la volonté souveraine du peuple. Si, dans l’apologie qu’il en fait, l’orateur présente encore la loi comme « une invention et un présent des dieux », c’est pour préciser aussitôt qu’elle est « le pacte commun de la cité ». Elle est l’expression privilégiée de la liberté si jalousement défendue par les Grecs. Elle est « le support et le garant de toute leur vie politique », comme l’a dit Jacqueline de Romilly. « Dans les États plus ou moins étendus, les hommes sont gouvernés par les lois et par les mœurs. Les mœurs n’ont rien de stable, rien qui se ressemble ; chaque particulier a 72

les siennes : les lois sont communes, invariables, les mêmes pour tout le monde. De mauvaises mœurs ne font que trop souvent mal agir : de là, ceux dont la vie n’est pas réglée, sont sujets à commettre bien des fautes. Les lois ne veulent et ne cherchent que ce qui est juste, honnête, utile ; quand elles l’ont trouvé, elles est font un précepte général et uniforme ; et ce précepte est ce qu’on appelle la loi, à laquelle tous doivent obéir pour plusieurs raisons, et principalement parce que la loi est une invention et un présent des dieux, la décision des hommes sages, la règle qui distingue les fautes faites sans dessein ou avec réflexion, le pacte commun et civil, qui oblige tous les citoyens. » Démosthène, Contre Aristogiton, I, 15-16, trad. Jean-François Stiévenart, Firmin Didot éd., 1861.

La protection de la loi En 621 av. J.-C., à la suite de dissensions populaires dues à l’arbitraire avec lequel la famille des Eupatrides interprétrait le droit coutumier, Dracon fut chargé d’accorder certaines concessions au peuple. Ainsi mit-il pour la première fois par écrit les règles en vertu desquelles on rendrait désormais la justice à Athènes. Selon l’orateur Démade, Dracon rédigea ses lois « avec du sang, non avec de l’encre » (Plutarque, Solon 202). Néanmoins, la nouveauté était d’importance. Pour la première fois, le droit était écrit et porté à la connaissance de tous. Les lois de Dracon étaient d’ailleurs affichées sur des panneaux de bois qui furent conservés pendant près de deux siècles.

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Les lois de Solon, qui mirent en place le tribunal de l’Héliée en 594-593 av. J.-C., furent également consignées par écrit. On les grava sur des tables triangulaires exposées dans le Portique Royal (Aristote, Constitution d’Athènes, VII, 1). Quant aux réformes de Clisthène, qui en 508 av. J.-C., ont créé les conditions institutionnelles de la démocratie, on ignore si elles furent écrites. Les lois de Dracon, Solon et Clisthène, plus tard d’Éphialte ainsi qu’un certain nombre d’autres textes importants, étaient considérés comme les lois de la cité, c’est-à-dire comme un ensemble de règles à caractère constitutionnel. Intangibles, celles-ci organisaient le pouvoir en vertu des grands principes démocratiques. On ne pouvait les modifier qu’au prix d’une procédure spéciale de révision. Les autres textes étaient de rang inférieur et devaient les respecter : il s’agissait des décrets. Ces derniers étaient appelés psèphismata quand ils étaient votés par l’Assemblée du peuple et bouleumata s’ils émanaient du Conseil. C’était ce dernier qui en assumait le travail d’écriture, assisté de commissions de rédacteurs (syngrapheis) ou de greffiers (anagrapheis), tandis que des nomothètes examinaient les textes afin d’éviter des contradictions entre eux. En vertu du principe démocratique, chacun était fondé à défendre la loi, puisqu’elle était l’œuvre de tous. Dans ce but, la graphè paranomôn était une action judiciaire par laquelle tout citoyen avait la possibilité d’en poursuivre un autre pour avoir proposé une motion illégale. La plainte, quelquefois précédée du serment du plaignant, était déposée par écrit et avait pour effet de suspendre l’application du texte contesté. L’illégalité de ce dernier pouvait toucher la forme ou, plus gravement, le fond quand la loi nouvelle contredisait une loi antérieure qui n’avait pas été abolie. La sanction était une amende, voire

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la mort, et était prononcée par un tribunal de mille à six mille jurés. Il existait, en outre, une action pour haute trahison, l’eisangélie, c’est-à-dire l’« annonce » ou la « dénonciation », qui réprimait les agissements des magistrats menaçant la sûreté de la cité et donc la démocratie. Le Conseil, de sa propre initiative ou sur saisine par un citoyen qui reprochait à un magistrat d’avoir violé les lois, pouvait renvoyer l’affaire devant l’Assemblée ou devant l’Héliée. L’un ou l’autre jugeait l’intéressé et indiquait quel châtiment lui appliquer. Hypéride dit que l’eisangélie s’imposait notamment quand « un homme cherch[ait] à ruiner le gouvernement populaire à Athènes » (Pour Euxenippos, 7-8). D’après le témoignage d’Eschine qui, en 330 av. J.-C., tentait lui-même de faire condamner un citoyen auteur d’une loi illégale, ces actions en justice étaient assez courantes. Si on ne peut qu’être surpris par l’extrême sévérité de ce système de protection de la loi, le texte suivant montre que c’est précisément l’abondance des poursuites qui finissait par en tempérer la rigueur. « (…) Mon père (…) qui avait passé par toutes les infortunes de la république, m’entretenait, souvent, dans ses heures de loisir : il me disait qu’après le retour du peuple, on punissait également les paroles et les actions dans quiconque était poursuivi, en justice, comme infracteur des lois. Qu’y a-t-il, en effet, de plus criminel que de parler ou d’agir contre les lois ? Les juges, ajoutait-il, n’écoutaient pas comme ils écoutent aujourd’hui. Beaucoup plus ardents que l’accusateur même, ils faisaient lever le greffier à plusieurs reprises, lui ordonnaient de relire les lois et le décret, et condamnaient, comme coupables, non seulement ceux qui les avaient transgressées toutes, mais celui qui, dans une seule, avait 75

changé une seule syllabe. Rien de si ridicule, au contraire, que ce qui se pratique de nos jours. Le greffier lit le décret de l’accusé ; les juges, inattentifs et distraits, écoutent cette lecture comme quelque chose de frivole, comme on écouterait une chanson. D’ailleurs, les artifices de Démosthène ont introduit, dans vos tribunaux, un abus honteux, qui détruit la forme de vos jugements. C’est l’accusateur qui se justifie, et l’accusé qui accuse ; les juges oublient quelquefois l’affaire qu’ils sont venus juger, et prononcent, comme malgré eux, sur l’objet dont ils ne sont pas juges. Si l’accusé touche, par hasard, le vrai point du procès. il s’attache à prouver, non que ce qu’il a proposé est conforme aux lois, mais qu’un autre, avant lui, qui a proposé la même chose, a été absous ; et c’est-là, comme je l’entends dire, ce qui remplit Ctésiphon d’une confiance orgueilleuse. Le fameux Aristophon se vantait publiquement d’avoir été soixante-quinze fois accusé comme infracteur des lois. Céphale, au contraire, cet ancien ministre, connu comme excellent républicain, se glorifiait de ce qu’ayant proposé plus de décrets qu’aucun autre, on ne l’avait jamais accusé d’avoir enfreint les lois. Et il avait d’autant plus de raison d’en tirer gloire, qu’alors, sur l’article des lois, non seulement les citoyens des partis opposés s’accusaient les uns les autres, mais les amis même accusaient leurs amis pour le moindre délit. » Eschine, Contre Ctésiphon, 191-194, trad. Athanase Auger, P.-F. Didot, 1788.

La contingence de la loi À partir du moment où la loi n’est plus inscrite dans la nature ou issue de la volonté divine, elle devient discu76

table. Elle l’est d’autant plus qu’elle est le produit d’une délibération. En d’autres termes, la loi est désormais entachée du caractère relatif de tout jugement humain. Rien n’empêche plus qu’elle soit contestée par une autre loi au caractère tout aussi contingent ou par l’ancienne loi divine dont on entend défendre encore l’intangibilité et la supériorité. La démocratie se trouve donc confrontée à une difficulté d’importance. La loi humaine, issue du démos et de sa volonté souveraine, est une convention. La question est de savoir s’il appartient à de simples dispositions conventionnelles et humaines – par définition relatives dans le temps et dans l’espace – de définir le juste et l’injuste. N’est-ce pas plutôt une question qu’il appartient aux dieux seuls de régler ? Les Grecs ont vite perçu la fragilité de l’œuvre législative et les contradictions face auxquelles les plaçait la liberté nouvellement acquise. En 442 av. J.-C., dans Antigone, Sophocle expose ainsi pour la première fois une problématique philosophique toujours pertinente. Un édit du roi Créon interdit, sous peine de mort, de donner une sépulture à Polynice, frère d’Antigone, car celui-ci a pris les armes contre sa propre patrie, Thèbes. Mais Antigone fait prévaloir la loi des dieux sur celle des hommes et, enfreignant l’interdit royal, rend les honneurs funèbres à son frère. Créon et ses partisans affirment que l’Etat fonde le seul ordre juridique observable. Antigone y oppose l’intangibilité transcendantale de la loi divine que les juristes modernes identifieront au droit naturel. Par là, elle légitime la désobéissance civile et toutes les formes de résistance aux lois iniques et à l’oppression. Comme l’écrira plus tard Montesquieu, « dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de

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cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux » (Esprit des lois, liv. 1, chap. 1). « LE GARDE. (…) Après un long temps, quand l’orage eut été apaisé, nous aperçûmes cette jeune fille qui se lamentait d’une voix aiguë, telle que l’oiseau désolé qui trouve le nid vide de ses petits. De même celle-ci, dès qu’elle vit le cadavre nu, hurla des lamentations et des imprécations terribles contre ceux qui avaient fait cela. Aussitôt elle apporte de la poussière sèche, et, à l’aide d’un vase d’airain forgé au marteau, elle honore le mort d’une triple libation. L’ayant vue, nous nous sommes élancés et nous l’avons saisie brusquement sans qu’elle en fût effrayée. Et nous l’avons interrogée sur l’action déjà commise et sur la plus récente, et elle n’a rien nié. Et ceci m’a plu et m’a attristé en même temps. Car, s’il est très doux d’échapper au malheur, il est triste d’y mener ses amis. Mais tout est d’un moindre prix que mon propre salut. CRÉON. Et toi qui courbes la tête contre terre, je te parle : avoues-tu ou nies-tu avoir fait cela ? ANTIGONE. Je l’avoue, je ne nie pas l’avoir fait. CRÉON (au garde). Pour toi, va où tu voudras ; tu es absous de ce crime. Mais toi, réponds-moi en peu de mots et brièvement : connaissais-tu l’édit qui défendait ceci ? ANTIGONE. Je le connaissais. Comment l’aurais-je ignoré ? Il est connu de tous. CRÉON. Et ainsi, tu as osé violer ces lois ? ANTIGONE. C’est que Zeus ne les a point faites, ni la Justice qui siège auprès des Dieux souterrains. Et je n’ai pas cru que tes édits pussent l’emporter sur les lois non écrites et immuables des Dieux, puisque tu n’es qu’un mortel. Ce n’est point d’aujourd’hui, ni d’hier, qu’elles sont immuables ; mais elles sont éternellement puissantes, et nul ne sait depuis combien de temps elles sont nées. Je 78

n’ai pas dû, par crainte des ordres d’un seul homme, mériter d’être châtiée par les Dieux. Je savais que je dois mourir un jour, comment ne pas le savoir ? Même sans ta volonté, et si je meurs avant le temps, ce me sera un bien, je pense. Quiconque vit comme moi au milieu d’innombrables misères, celui-là n’a-t-il pas profit à mourir ? Certes, la destinée qui m’attend ne m’afflige en rien. Si j’avais laissé non enseveli le cadavre de l’enfant de ma mère, cela m’eût affligée ; mais ce que j’ai fait ne m’afflige pas. Et si je te semble avoir agi follement, peutêtre suis-je accusée de folie par un insensé. » Sophocle, Antigone, 407-470, trad. Leconte de Lisle, A. Lemerre éd., 1877.

La suprématie de la majorité À Athènes, le peuple jouissait d’une souveraineté absolue en matière législative. L’Assemblée (ekklêsia), qui siégeait en principe dans un hémicycle aménagé sur la colline de la Pnyx, disposait de pouvoirs théoriquement illimités. Elle désignait les principaux magistrats, soit par élection, soit par tirage au sort et leur déléguait le pouvoir de commandement (arkhè) pour un an. Elle déclarait la guerre et avait un droit de vote sur tous les textes juridiques préparés par le Conseil. Le principe fondamental, considéré comme l’essence de la démocratie, était l’adoption des décisions à la majorité (plèthos). Lorsqu’un citoyen présentait une loi ou un décret susceptible de contrariété avec la législation antérieure, il pouvait – pour éviter une accusation d’illégalité – demander d’abord une immunité (adeia). Cette exemption 79

de responsabilité lui était éventuellement accordée par un vote. Elle seule permettait de demander un changement d’affectation des recettes, une remise des dettes publiques, une levée de l’impôt, la révocation d’une sentence d’atimie (privation des droits civiques) et une modification des institutions politiques. Ces précautions montrent combien la problématique de la pérennité des lois et de leur protection était forte. Elles révèlent aussi le souci de limiter les actions des particuliers pouvant porter atteinte à l’intérêt collectif. À l’inverse, dans ce système, la question de la négation par la loi des intérêts de la minorité ne pouvait être posée. En effet, la constitution « a pour nom démocratie, parce qu’elle intéresse non un petit nombre d’individus, mais la majorité » (Thucydide, Guerre du Péloponnèse, II, 35-37). Est-il juste pourtant que le plus grand nombre impose unilatéralement au plus petit sa volonté ? N’y a-t-il pas un risque d’oppression de la minorité, ce qu’Alexis de Tocqueville appellera plus tard le « despotisme de la majorité » ? Si la question est quelquefois posée par les Grecs, la réponse ne saurait relever que du paradoxe et de la sophistique comme l’atteste le dialogue suivant rapporté par Xénophon. Tel est le paradoxe de la démocratie : le peuple, conçu comme l’incarnation même de la polis, devient l’instrument d’une régression vers une forme prépolitique d’exercice du pouvoir : la domination. Celle-ci est alors si puissante qu’elle s’exerce même sur les esprits. L’interroger est incongru, sinon inconvenant. « Ainsi l’on dit qu’Alcibiade, avant l’âge de vingt ans, eut avec Périclès, son tuteur et le premier citoyen d’Athènes, cette conversation au sujet des lois : « Dis-moi, Périclès, pourrais-tu m’apprendre ce que c’est qu’une loi ? — Assurément, dit Périclès. — Apprends-le-moi donc, au nom des dieux, reprit Alcibiade ; car j’entends louer 80

certains hommes de leur respect pour les lois, et je pense qu’on ne saurait mériter cet éloge sans savoir ce que c’est qu’une loi. — Tu désires, Alcibiade, une chose fort aisée, dit Périclès, si tu veux savoir ce que c’est qu’une loi : on appelle loi toute délibération en vertu de laquelle le peuple assemblé décrète ce qu’on doit faire ou non. — Et qu’ordonne-t-il de faire, le bien ou le mal ? — Le bien, jeune homme, par Jupiter ! Et le mal jamais. — Et, lorsqu’au lieu du peuple, c’est, comme dans une oligarchie, une réunion de quelques personnes qui décrète ce qu’il faut faire, comment cela s’appelle-t-il ? — Tout ce que le pouvoir qui commande dans un État ordonne, après en avoir délibéré, s’appelle une loi. — Mais si un tyran qui commande dans un État ordonne aux citoyens de faire telle ou telle chose, est-ce encore une loi ? — Oui, tout ce qu’ordonne un tyran qui a le pouvoir s’appelle loi. — Qu’est-ce donc, Périclès, que la violence et l’illégalité ? N’est-ce pas un acte par lequel le plus fort, au lieu de persuader le plus faible, le contraint à faire ce qu’il lui plaît ? — C’est mon avis, dit Périclès. — Ainsi, toutes les fois qu’un tyran, au lieu d’employer la persuasion, contraint les citoyens par un décret, c’est une illégalité ? — Je le crois ; aussi ai-je eu tort de dire que les ordres d’un tyran, qui se passe de la persuasion, sont aussi des lois. — Et quand le petit nombre n’use pas de la persuasion auprès de la multitude, mais abuse de son pouvoir pour faire des décrets, dirons-nous que c’est de la violence ou que ce n’en est pas ? — Tout ce qu’on exige de quelqu’un, sans employer la persuasion, que ce soit ou non un décret, me paraît être de la violence plutôt qu’une loi. — Et tout ce que la multitude, exerçant le pouvoir, impose aux riches, sans employer la persuasion, sera-ce encore de la violence plutôt qu’une loi ? — À merveille, Alcibiade, dit Périclès : et nous aussi, à ton âge, nous étions habiles sur de pareilles matières ; nous les prenions 81

pour texte de déclamations et d’argumentations sophistiques, comme tu m’as l’air de sophistiquer en ce moment avec moi. » Alors Alcibiade : « Que n’ai-je pu, Périclès, converser avec toi, à cette époque où tu te surpassais toi-même ! » Xénophon, Mémorables, I, II, 40-46, trad. Eugène Talbot, L. Hachette, 1859.

La dévalorisation de la loi Si la loi n’est plus issue de la volonté divine, mais de la volonté des hommes, un texte en vaut un autre. Chacun risque de devenir, malgré les précautions pour en assurer la stabilité, l’instrument éphémère et dénué de valeur de désirs collectifs changeants. Dès lors, les mécanismes supposés garantir le système juridique peuvent eux-mêmes perdre leur signification et se voir détournés. Ainsi la graphè paranomôn a-t-elle pu servir à nuire à des adversaires politiques et à les priver de leur liberté de parole. Aristophon d’Azènia fut poursuivi à ce titre à soixante-quinze reprises. De même, l’eisangélie, censée protéger la constitution, sera-t-elle utilisée pour éliminer des personnalités gênantes de la scène politique. Dans ce cas, il y a un risque de déclin de la loi qui n’a plus de valeur en soi et n’en véhicule plus. Cette altération semble une conséquence de l’isonomia elle-même (égalité de droits), mais aussi de l’attitude de certaines élites intellectuelles qui s’adonnent à la sophistique ou art de l’emporter en toute matière par une maîtrise formelle du raisonnement. Avec cette méthode qui affirme l’indifférence des points de vue et aboutit au scepticisme 82

intégral, la loi se réduit à une convention artificielle, que l’on peut instrumentaliser ou nier en fonction de ses intérêt particuliers. La rhétorique est, en effet, le « pouvoir de convaincre dans n’importe quelle réunion de citoyens » (Platon, Gorgias, 452 d-e). Ainsi dans Les Nuées, pièce d’Aristophane jouée vers 418-416 av. J.-C., Strepsiade ne peut dormir à cause des dettes contractées par son fils Phidippide. Pour déjouer les poursuites en justice, il décide de suivre les cours de Socrate afin d’apprendre « un raisonnement qui sert à ne pas payer ». Cependant son fils lui-même est devenu un sophiste. Le dialogue qui suit, est à la fois un pastiche des dialogues socratiques et une évocation du relativisme législatif induit par la rhétorique. « PHIDIPPIDE. Qu’il est doux de vivre au milieu des nouveautés, des inventions ingénieuses, et de pouvoir mépriser les lois établies ! Et de fait, moi, quand j’avais l’esprit uniquement occupé d’équitation, je n’étais pas capable de dire trois mots sans faire une faute. Mais maintenant que cet homme a mis fin à mes goûts, et que je suis formé aux pensées subtiles, à l’art de la parole et aux méditations, je crois pouvoir prouver que j’ai le droit de châtier mon père. STREPSIADE. Retourne donc à tes chevaux, de par Zeus ! Mieux vaut pour moi nourrir l’attelage d’un quadrige que d’être battu et broyé. PHIDIPPIDE. Je reviens au point où tu m’as interrompu, et d’abord je te demanderai ceci : quand j’étais petit, me battais-tu ? STREPSIADE. Sans doute ; c’était à bonne intention et pour ton bien. PHIDIPPIDE. Dis-moi, n’est-il pas juste que j’aie pour toi la même bonne intention et que je te frappe, puisque avoir une bonne intention et frapper c’est la même chose ? 83

Conviendrait-il, en effet, que ton corps fût à l’abri des coups, et le mien point ? Cependant je suis libre aussi, moi. Les enfants pleurent, et les pères ne pleureraient pas, s’il fallait t’en croire ? Diras-tu que la loi exige que ce châtiment soit l’affaire de l’enfance ? Moi je répondrai que les vieillards sont deux fois enfants. II est donc juste que les vieux pleurent plus que les jeunes, d’autant plus que leurs fautes sont moins excusables. STREPSIADE. Mais nulle part la loi n’exige qu’un père subisse ce traitement. PHIDIPPIDE. N’était-il donc pas homme, comme toi et moi, celui qui a, le premier, établi cette loi, dont la parole a convaincu les anciens ? Pourquoi donc me serait-il moins permis, à moi, d’établir une loi nouvelle qui permît aux fils de battre leurs pères à leur tour ? » Aristophane, Les Nuées, 1399-1424, in Théâtre complet, t. I, trad. Eugène Talbot, A. Lemerre éd., 1897.

LES DÉBATS DE LA DÉMOCRATIE

Le peuple est-il incompétent ? En libérant la parole, la démocratie a autorisé le doute. Elle a ainsi été agitée par de vifs débats non seulement sur ses fins et ses moyens, mais aussi sur sa légitimité et son existence même. Les excès d’une démocratie radicale, la défaite contre Sparte à la fin de la guerre du Péloponnèse et la forte réaction oligarchique qui a suivi, ont invité à cette remise en question. À cet égard, le manque d’instruction et de discernement du peuple a été un argument récurrent à l’encontre du régime. « Rien de plus insensé et de plus insolent qu’une multitude pernicieuse », affirmait, par exemple, Hérodote (Histoires, III, 81). En 415 av. J.-C., l’affaire de l’intervention militaire en Sicile avait fortement alimenté cette polémique. Cette expédition devait placer Syracuse sous contrôle et assurer à Athènes une présence stratégique en Méditerranée. Les débats qui la précédèrent virent s’opposer Nicias, un exploitant minier qui jugeait l’entreprise risquée et Alcibiade, un jeune aristocrate qui lui était favorable, parce qu’il y voyait l’occasion de remporter des succès militaires personnels. Le peuple préféra suivre ce dernier par désir de tirer un profit matériel de cette entreprise. Selon Thucydide, il s’imaginait que cette conquête lui assurerait « une solde perpétuelle » (Guerre du Péloponnèse, VI, 24). Cette opération qui mobilisa des milliers d’Athéniens se solda par une défaite cuisante et eut de graves réper87

cussions. En 411 av. J.-C., les adversaires de la démocratie profitèrent de la situation pour prendre le pouvoir (coup d’État oligarchique des Quatre-Cents) et supprimer pendant quelques mois les institutions fondamentales de la démocratie : misthoi, graphè paranomôn, eisangélie et citations en justice. Le peuple, avait écrit Hérodote quelques années plus tôt, « se jette dans une affaire, tête baissée et sans jugement, semblable à un torrent qui entraîne tout ce qu’il rencontre sur son passage » (Histoires, III, 81). Montesquieu se souviendra de la leçon : « Le peuple, qui a assez de capacité pour se faire rendre compte de la gestion des autres, n’est pas propre à gérer par lui-même » (L’Esprit des lois, liv. II, chap. II). À Athènes, les critiques étaient donc vives au sujet de la viabilité du régime et de l’aptitude du peuple à gouverner. Platon lui-même a participé à ces discussions en cherchant à définir la cité idéale. Il condamnait autant l’oligarchie à laquelle il avait été lié sous le régime des Trente Tyrans en 404 av. J.-C., que les exactions de la démocratie qui avait fait condamner Socrate. Selon lui, la royauté était le régime le plus satisfaisant, à condition qu’elle fût confiée à un philosophe, car seul ce dernier était à même de définir l’organisation sociale la plus conforme à l’Être véritable. Dans la cité juste, l’inégalité naturelle entre les individus supposait qu’une hiérarchie sociale trifonctionnelle fût respectée entre producteurs, guerriers et dirigeants. Les philosophes devaient alors décider de ce qui était bon pour la communauté et assumer des fonctions de commandement, car ils possédaient la science du gouvernement. À cette condition, les lois, produits de l’intelligence, étaient justes. Elles garantissaient la paix civile et étaient synonymes de bonheur collectif du moment que chacun remplissait sa fonction selon ses aptitudes. 88

Dans ses conclusions, ce projet se montrait impitoyable pour la démocratie, son système de sélection des dirigeants et son processus même de décision. Pour Platon, en effet, il ne pouvait exister de véritable science du gouvernement si celui-ci était laissé, en quelque manière, à la discrétion d’individus incompétents. « L’ÉTRANGER. Suppose encore que l’on institue chaque année des chefs du peuple, tirés au sort, soit parmi les riches, soit dans le peuple tout entier, et que les chefs ainsi institués se règlent sur les lois écrites pour gouverner les vaisseaux et soigner les malades. SOCRATE LE JEUNE. Cela est encore plus difficile à admettre. L’ÉTRANGER. Considère maintenant ce qui suit. Lorsque chacun des magistrats aura fini son année, il faudra constituer des tribunaux dont les juges seront choisis parmi les riches ou tirés au sort dans le peuple tout entier, et y faire comparaître les magistrats sortis de charge pour qu’ils rendent leurs comptes. Quiconque le voudra pourra les accuser de n’avoir pas, pendant leur année, gouverné les vaisseaux suivant les lois écrites ou suivant les vieilles coutumes des ancêtres, et l’on pourra de même accuser ceux qui soignent les malades, et les mêmes juges fixeront la peine ou l’amende que les condamnés auront à payer. SOCRATE LE JEUNE. Alors, si un homme consentait volontairement à commander parmi de tels gens, il mériterait bien toutes les peines et amendes possibles (…) L’ÉTRANGER. Nous étonnerons-nous donc, Socrate, de tous les maux qui arrivent et ne cesseront pas d’arriver dans de tels gouvernements, lorsqu’ils sont basés sur ce principe qu’il faut conduire les affaires suivant les lois écrites et les coutumes, et non sur la science, alors que chacun peut voir que, dans tout autre art, le même principe 89

ruinerait toutes les œuvres ainsi produites ? Ce qui doit plutôt nous étonner, n’est-ce pas la stabilité inhérente à la nature de l’État ? Car, malgré ces maux qui rongent les États depuis un temps infini, quelques-uns d’entre eux ne laissent pas d’être stables et ne sont pas renversés. Mais il y en a beaucoup qui, de temps à autre, comme des vaisseaux qui sombrent, périssent, ont péri et périront par l’incapacité de leurs pilotes et de leur équipage, lesquels témoignent sur les matières les plus importantes la plus grande ignorance et, sans rien connaître à la politique, s’imaginent que, de toutes les sciences, c’est celle dont ils ont la connaissance la plus nette et la plus détaillée. » Platon, Le Politique, 37-40, in Œuvres complètes, t. V, trad. Emile Chambry, Garnier, 1950.

Le pouvoir personnel est-il néfaste ? En confiant le pouvoir au plus grand nombre, le régime démocratique a fait naître, par contraste pour les uns, par nostalgie pour les autres, une réflexion sur l’autocratie. Dans son acception première, le mot grec tyrannos évoque le pouvoir personnel, mais le terme basileus (roi) était parfois employé indifféremment. Aristote affirmait que le roi gouvernait avec sagesse et le tyran dans la démesure. Au Ve siècle av. J.-C., il est vrai que ce dernier s’emparait souvent du pouvoir contre le peuple en profitant d’un malaise social et avec l’appui des grands propriétaires. Ce fut le cas de la tyrannie des Deinoménides (Gélon, Hiéron, Thrasyboulos) jusqu’aux années 460 en Sicile. Cette présence de tyrans dans le monde méditerranéen a

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d’abord alimenté des comparaisons flatteuses pour la démocratie. Dans le dernier tiers du Ve siècle av. J.-C., la résurgence du thème de la tyrannie dans le discours public semble attester d’une inquiétude nouvelle. « Tout est pour vous tyrannie et conspiration, écrit Aristophane en 422 av. J.C. dans Les Guêpes, que les griefs soient sérieux ou frivoles, peu importe. Pendant cinquante ans, ce mot n’avait pas frappé mes oreilles ; aujourd’hui, il est plus commun que le poisson salé. » Après la défaite d’Athènes contre Sparte, la réaction oligarchique, puis la restauration de la démocratie, les troubles que celle-ci connaîtra au IVe siècle av. J.-C. feront considérer les tyrannies d’une manière beaucoup plus favorable. Aristote y verra un moyen de se prémunir contre l’oligarchie. Il rappellera que, lorsqu’on lui demandait conseil sur la manière de gouverner, le tyran Périandre « se contenta de niveler une certaine quantité d’épis, en cassant ceux qui dépassaient les autres », signifiant par là qu’il fallait « se défaire des citoyens puissants » (Politique, III, 8). Le pouvoir personnel se conçoit dès lors comme un despotisme éclairé et le tyran devient un allié du peuple. Pour cette raison, la tyrannie de Denys l’Ancien et de Denys le Jeune en Sicile (405-344 av. J.-C.) fut regardée de façon assez positive. Platon en fut, d’ailleurs, très proche, puisqu’il se voulut un temps l’éducateur du second dirigeant de Syracuse. Ces discussions, malgré tout, n’emportaient pas l’assentiment de la majorité. Le peuple d’Athènes en fit la preuve lors des deux réactions oligarchiques en 411, puis 404 av. J.-C. Dans un véritable sursaut national, il se montra capable de résister à la répression et de restaurer la démocratie après le gouvernement des Trente tyrans. Durant le siècle suivant, l’attachement au régime demeurera très vivace comme l’atteste une inscription 91

datant de 336 avant J.-C. et retrouvée en 1952 sur l’Agora : « Si quelqu’un se soulève contre le peuple pour installer une tyrannie, ou contribue à installer une tyrannie, ou bien renverse le peuple ou la démocratie à Athènes, que celui qui aura assassiné l’homme coupable de l’un de ces crimes soit pur de toute souillure ». On n’avait sans doute pas oublié Les Suppliantes d’Euripide, pièce jouée vers 423-416 av. J.-C. Dans cette tragédie, les sept chefs d’Argos ont péri sous les murs de Thèbes. Leurs mères veulent leur donner une sépulture, mais ne peuvent obtenir des Thébains la restitution de leurs corps et viennent supplier Thésée, roi d’Athènes, d’intervenir. Cette œuvre fut peut-être représentée au milieu de la guerre du Péloponnèse, alors qu’Argos, jusque-là alliée d’Athènes, renonçait ou songeait à renoncer à sa politique anti-laconienne pour conclure un traité avec Sparte (ce sera fait en 418 av. J.-C.). La pièce soulignait alors de manière patriotique l’ingratitude des Argiens à l’égard d’Athènes qui les avait soutenus lorsqu’ils n’avaient pu récupérer les dépouilles de leurs soldats après le siège de Thèbes. C’était aussi une occasion de souligner la supériorité des institutions démocratiques athéniennes sur les régimes tyranniques. « LE HÉRAUT THÉBAIN. Quel est le tyran de ce pays ? À qui dois-je porter les ordres de Créon, qui règne sur la terre de Cadmus, depuis qu’Étéocle a succombé devant la ville aux sept portes, sous les coups de son frère Polynice ? THÉSÉE. Étranger, tu as débuté par une erreur, en cherchant un tyran dans ces lieux. Cette ville ne dépend pas d’un seul homme, elle est libre ; le peuple y commande à son tour, et les magistrats s’y renouvellent tous les ans ; la prépondérance n’y appartient pas à la richesse, et le pauvre y possède des droits égaux. 92

LE HÉRAUT. En cela tu nous donnes l’avantage d’un point, comme au jeu de dés. La ville d’où je viens est gouvernée par un seul, et non par la multitude : on n’y voit pas un orateur agiter les têtes par de vains discours, ni tourner les esprits de côté et d’autre, au gré de son intérêt particulier ; l’on n’y voit point le même homme, d’abord chéri et jouissant d’une haute faveur, encourir bientôt la haine, puis, couvrant ses fautes passées sous le voile de la calomnie, se dérober au châtiment. Et comment le peuple, incapable de suivre un raisonnement avec rectitude, pourrait-il régler sagement l’État ? Car le temps, bien plus qu’une ambition hâtive, donne le savoir. L’ouvrier, le pauvre qui vit de son travail, et dont les occupations grossières entretiennent l’ignorance, serait incapable de s’occuper des affaires publiques. Et n’est-il pas odieux pour les hommes supérieurs, de voir un vaurien, revêtu des plus hautes dignités, gouverner le peuple par sa parole, lui qui naguère n’était rien ? THÉSÉE. Voilà un héraut amusant, et qui, par-dessus le marché, cultive l’éloquence. Mais, puisque tu as engagé ce combat, écoute ; car c’est toi qui as entamé la discussion. Rien de plus funeste à l’État qu’un tyran : là d’abord l’autorité des lois n’est plus générale ; lui seul dispose de la loi, et elle n’est plus égale pour tous. Mais les lois écrites donnent au faible et au puissant des droits égaux ; le dernier des citoyens ose répondre avec fierté au riche arrogant qui l’insulte ; et le petit, s’il a pour lui la justice, l’emporte sur le grand. La liberté règne où le héraut demande : « Qui a quelque chose à proposer pour le bien de l’État ? » Celui qui veut parler se fait connaître ; celui qui n’a rien à dire garde le silence. Où trouver plus d’égalité que dans un tel État ? Partout où le peuple est le maître, il voit avec plaisir s’élever de vaillants citoyens ; mais un roi voit en eux autant d’ennemis, et il fait périr les

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plus illustres et les plus sages, par crainte pour sa tyrannie. » Euripide, Les Suppliantes, 399-446, trad. Nicolas Artaud, G. Charpentier éd., 1842.

Le discours politique est-il pervers ? En Grèce ancienne, l’enseignement supérieur fut d’abord délivré par des maîtres itinérants. Puis, au IVe siècle av. J.-C., il fut dispensé dans des écoles. Son coût élevé le réservait en pratique aux plus riches. Les sophistes se faisaient rémunérer pour apprendre la rhétorique aux jeunes citoyens de milieux aisés. L’art oratoire était, en effet, jugé indispensable pour s’imposer dans les assemblées et pour réussir une carrière politique. Cléon dut ainsi son élection à son aptitude à haranguer les foules, Sophocle à sa notoriété d’auteur tragique. Quant à l’autorité considérable de Démosthène, elle venait d’une éloquence qu’il s’était acquise au prix d’un travail acharné : pour combattre son bégaiement, il s’était exercé à parler avec des cailloux dans la bouche ; pour maîtriser son souffle, à déclamer en courant ; pour se contraindre au travail, il s’était rasé la moitié de la tête afin de ne pas être tenté de sortir du cabinet d’étude souterrain où il s’était enfermé. Dès la fin du Ve siècle av. J.-C., le règne de la parole inauguré par la démocratie avait engendré une catégorie de spécialistes du discours et de l’art de manipuler par le verbe. Les sophistes, experts en rhétorique, se targuaient de pouvoir défendre toute cause comme son contraire, ce qui les plaçait au-dessus du vulgaire et des conventions. 94

« Qu’il est doux de vivre au milieu des nouveautés, des inventions ingénieuses, et de pouvoir mépriser les lois établies ! » écrit Aristophane, ironique, dans Les Nuées. Le danger de l’instrumentalisation du discours était alors de voir se développer le scepticisme : si tout pouvait se dire, rien n’avait plus d’importance. Ce déclin des valeurs fut la manifestation la plus sûre du nihilisme au sein de la cité démocratique. À l’époque ou Platon écrivit le Gorgias, vers 387 av. J.C., la démocratie athénienne traversait une grave crise. La guerre de Corinthe venait de se solder par la paix imposée en faveur de Sparte par le roi perse Artaxerxès. La tentative athénienne de restaurer son hégémonie était brisée, tandis que Sparte pouvait maintenir la ligue du Péloponnèse. Le dialogue suivant, relatif à la rhétorique qui rencontrait alors un grand succès, fut l’occasion pour Platon de régler ses comptes avec les sophistes qu’il jugeait responsables de la mort de Socrate et de la perversion du politique. « SOCRATE. Il me paraît donc, Gorgias, que c’est une profession, où l’art n’entre à la vérité pour rien, mais qui suppose dans une âme du tact, de l’audace, et de grandes dispositions naturelles à converser avec les hommes. J’appelle flatterie le genre auquel cette profession se rapporte. Ce genre me paraît se diviser en je ne sais combien de parties, du nombre desquelles est la cuisine. On croit communément que c’est un art ; mais, à mon avis, ce n’en est point un : c’est seulement un usage, une routine. Je compte aussi parmi les parties de la flatterie la rhétorique, ainsi que la toilette et la sophistique, et j’attribue à ces quatre parties quatre objets différents. Maintenant, si Polus veut m’interroger, qu’il interroge ; car je ne lui ai pas encore expliqué quelle partie de la flatterie est, selon moi, la rhétorique (…) 95

POLUS. Soit : je te le demande. Dis-moi quelle partie c’est. SOCRATE. Comprendras-tu ma réponse ? La rhétorique est, selon moi, le simulacre d’une partie de la politique. POLUS. Mais encore, est-elle belle ou laide ? SOCRATE. Je dis qu’elle est laide ; car j’appelle laid tout ce qui est mauvais, puisqu’il faut te répondre comme si tu comprenais déjà ma pensée. » Platon, Gorgias, 4563a-463d, in Œuvres, t. III, trad. Victor Cousin, Bossange Frères éd., 1826.

Qu’est-ce que l’égalité ? Au même titre que la liberté, la démocratie grecque a placé la notion d’égalité au cœur de la cité. C’est, d’ailleurs, le terme isonomia, ou « égalité devant la loi », que les Athéniens utilisaient pour dénommer leur régime politique. L’isonomia désignait plus précisément l’accès égal et garanti par la loi à l’activité publique. Le mot connaissait plusieurs déclinaisons : isègoria (égal droit à la parole devant les assemblées politiques), isogonia (égalité par la naissance) et isokratia (égalité de pouvoir). Dès lors, il était admis que les affaires politiques faisaient l’objet de discussions, que tous les citoyens avaient la faculté d’y participer et que chacun pouvait occuper à son tour les différents points de l’espace public. L’égalité était pourtant susceptible d’interprétations diverses et celles-ci engagèrent de nombreux débats dont les dialogues de Platon font notamment état. Calliclès y affirme, dans un passage fameux, que les lois sont 96

« l’ouvrage des plus faibles et des plus nombreux ; ils disent que la supériorité est une chose laide et injuste, et que travailler à devenir plus puissant, c’est se rendre coupable d’injustice ; car, étant les plus faibles, ils se tiennent, je crois, trop heureux que tout soit égal » (Gorgias, 83 b-c). Socrate démontrera la fausseté de ces arguments. Il expliquera que si la force de certains justifie qu’ils possèdent une situation plus favorable, alors la force du nombre justifie que le peuple reçoive davantage que quelques forts isolés. Platon défendra cependant non l’égalité démocratique, mais l’égalité géométrique qui est fondée sur l’harmonie et consiste à « attribuer aux uns comme aux autres proportionnellement la part qui convient » (Lois, 757 c). Aristote ira dans le même sens. Dans la Politique, il considère que l’égalité consacrée par la démocratie est arithmétique, c’est-à-dire abstraite, conventionnelle et juridique. En effet, chacun reçoit systématiquement une part égale de la chose distribuée, qu’il s’agisse des biens, des honneurs ou des pouvoirs. Il existe pourtant une autre conception de l’égalité : l’égalité géométrique qui cherche à répartir les biens et les charges en fonction de la valeur et des mérites. Pour Aristote, « si les individus ne sont pas égaux, ils ne devront pas avoir de choses égales » (Ethique à Nicomaque, V, 6). La justice voudrait donc qu’il y ait proportionnalité et il en découle que l’égalité arithmétique, propre à la démocratie, doit être remplacée par une égalité proportionnelle ou géométrique qui sera facteur d’équilibre. « § 1. Si dans l’État un individu, ou même plusieurs individus, trop peu nombreux toutefois pour former entre eux seuls une cité entière, ont une telle supériorité de mérite que le mérite de tous les autres citoyens ne puisse 97

entrer en balance, et que l’influence politique de cet individu unique, ou de ces individus, soit incomparablement plus forte, de tels hommes ne peuvent être compris dans la cité. Ce sera leur faire injure que de les réduire à l’égalité commune, quand leur mérite et leur importance politiques les mettent si complètement hors de comparaison ; de tels personnages sont, on peut dire, des dieux par les hommes. § 2. Nouvelle preuve que la législation ne doit nécessairement concerner que des individus égaux par leur naissance et par leurs facultés. Mais la loi n’est point faite pour ces êtres supérieurs ; ils sont eux-mêmes la loi. Il serait ridicule de tenter de les soumettre à la constitution ; car ils pourraient répondre ce que, suivant Antisthène, les lions répondirent au décret rendu par l’assemblée des lièvres sur l’égalité générale des animaux. Voilà, aussi l’origine de l’ostracisme dans les États démocratiques, qui, plus que tous les autres, se montrent jaloux de l’égalité. Dès qu’un citoyen semblait s’élever au-dessus de tous les autres par sa richesse, par la foule de ses partisans, ou par tout autre avantage politique, l’ostracisme venait le frapper d’un exil plus ou moins long. § 3. (…) Aussi a-t-on bien tort de blâmer d’une manière absolue la tyrannie et le conseil que Périandre donnait à Thrasybule : pour toute réponse à l’envoyé qui venait lui demander conseil, il se contenta de niveler une certaine quantité d’épis, en cassant ceux qui dépassaient les autres. Le messager ne comprit rien au motif de cette action ; mais Thrasybule, quand on l’en informa, entendit fort bien qu’il devait se défaire des citoyens puissants. » Aristote, Politique (III, 1284a), trad. Jules Barthélémy-Saint-Hilaire, Ladrange éd., 1874.

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Faut-il tout partager ? La démocratie a conduit à un régime de répartition des richesses et d’assistance aux démunis. Néanmoins, comme Aristote l’a noté, la distinction fondamentale, qui oppose la pauvreté à la richesse, est commune à tous les régimes politiques et ne saurait être dépassée (Politique, III, 8, 7). Il est donc constant que les riches veulent le rester et que les pauvres veulent cesser de l’être. La constitution, qui définit le régime politique, est la traduction juridique du rapport de force économique et social existant à un moment donné. Dans un régime démocratique, la question du partage des richesses sera conditionnée par le seuil de tolérance à la péréquation par les classes possédantes. Lorsque celles-ci s’estiment menacées dans leur statut et leur existence, elles peuvent être tentées par une réaction oligarchique ou par la tyrannie pour préserver leur position. La démocratie se révèle donc un régime d’équilibre instable entre deux tendances contradictoires : l’aspiration du plus grand nombre à vouloir partager ce qu’il ne possède pas, la volonté du plus petit nombre de préserver ce qu’il détient et qui est gage de sa puissance. Lorsque cet équilibre est rompu, la démocratie est mise en péril par un réflexe d’auto-conservation des élites possédantes. En tant que voix du plus grand nombre, c’est-à-dire pour l’essentiel des non possédants, la démocratie peut toutefois entrevoir une autre issue : sa radicalisation. Comment le plus grand nombre ne serait-il pas tenté de faire disparaître totalement les classes privilégiées par un partage de toutes les richesses ? C’est l’idée d’une communauté des biens que l’on n’appelle pas encore

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« communisme », mais qui déjà suscite l’intérêt, sinon l’engouement. Dans sa réflexion sur la cité idéale, Platon en fait, par exemple, un moyen de rationalisation de l’organisation sociale. Il préconise que les « gardiens », chargés de veiller à la sécurité de tous, soient soumis à un régime de communauté des biens, mais aussi des femmes et des enfants. Il propose un contrôle de la vie sexuelle et personnelle des citoyens : rencontres tirées au sort, mariages régulés par la loi, âge légal pour enfanter, éducation des enfants par la cité. Le but est que les femmes « soient toutes communes à tous » et que « les enfants également soient communs, et qu’un parent ne sache pas lequel est sa progéniture » (République, V, 464b). C’est un système communautaire total, fondé sur la méfiance à l’égard de toute forme de propriété et sur une volonté de normalisation des comportements. Dans cette situation, « tout ce que l’on prétend avoir en propre a été partout retranché de la vie de tous les jours » (Lois, V, 739c). Dans L’Assemblée des femmes, pièce comique jouée en 392 av. J.-C., Aristophane a lui aussi exploité cette thématique. À l’instigation de l’une d’entre elles, nommée Praxagora, les Athéniennes décident de prendre le pouvoir et de se constituer en Assemblée sur l’Agora. Le lendemain, les hommes découvrent avec stupéfaction leurs premières mesures. Cette satire est une occasion pour Aristophane de fustiger la dégradation du système politique athénien et le débat sur la communauté des biens qui est alors au goût du jour. « PRAXAGORA. Tout d’abord que personne, en ce moment, ne me contredise ni ne m’interroge avant de connaître ma pensée et d’écouter ma parole. Je dis qu’il faut que tous ceux qui possèdent mettent tous leurs biens 100

en commun, et que chacun vive de sa part ; que ni l’un ne soit riche, ni l’autre pauvre ; que l’un ait de vastes terres à cultiver et que l’autre n’ait pas de quoi se faire enterrer ; que l’un soit servi par de nombreux esclaves, et que l’autre n’ait pas un seul suivant : enfin, j’établis une vie commune, la même pour tous (…) BLÉPYROS. Comment cela ? PRAXAGORA. Rien ne se fera plus sous l’impulsion de la pauvreté ; tout appartiendra à tous, pains, salaisons, gâteaux, manteaux de laine, vin, couronnes, pois chiches. Quel profit à ne point mettre à la masse ? Dis ce que tu en penses. BLÉPYROS. Ne sont-ce pas, en ce moment, les plus voleurs, ceux qui ont tout cela ? PRAXAGORA. Jadis, mon cher, quand nous usions des lois anciennes ; aujourd’hui que la vie sera en commun, quel profit de ne pas mettre à la masse ? BLÉPYROS. Si quelqu’un voit une fillette qui lui plaise et s’il veut en jouir, il lui sera permis de prendre sur ce qu’il a pour lui faire un présent, et de participer aux biens de la communauté, tout en couchant avec elle. PRAXAGORA. Mais il pourra coucher avec elle gratis. J’entends que toutes les femmes soient communes à tous les hommes, et fassent des enfants avec qui voudra. BLÉPYROS. Mais comment cela, si tous vont à la plus jolie et cherchent à l’avoir ? PRAXAGORA. Les plus laides et les plus camuses se tiendront auprès des plus belles : si tu veux en avoir une de celles-ci, c’est par la laide que tu devras commencer (…) BLÉPYROS. Mais comment, en vivant ainsi, chacun de nous pourra-t-il reconnaître ses enfants ? PRAXAGORA. A quoi bon ? Les enfants reconnaîtront pour leurs pères tous les hommes plus âgés qu’eux. BLÉPYROS. N’étrangleront-ils pas bel et bien, à la file, tout vieillard, faute de le connaître, puisque, aujourd’hui 101

même, ils étranglent leur père qu’ils connaissent ? Que sera-ce, s’il leur est inconnu ? Comment alors ne lui chieront-ils pas sur le nez ? PRAXAGORA. Mais les assistants ne le permettront pas. Autrefois, ils n’avaient nul souci qu’on frappât le père des autres ; maintenant, quand on entendra quelqu’un de battu, chacun, craignant que son père n’ait été frappé, luttera contre les auteurs de cet acte (…) BLÉPYROS. Encore une question. Comment, si quelqu’un est condamné par les magistrats à payer quelque chose à un autre, s’acquittera-t-il de cette amende ? Car la prendre sur le fonds commun, ce n’est pas juste. PRAXAGORA. Mais d’abord il n’y aura pas de procès. BLÉPYROS. Que de gens cela va ruiner ! » Aristophane, L’Assemblée des femmes, in Théâtre complet, t. II, trad. Eugène Talbot, A. Lemerre éd., 1897.

Peut-on s’affranchir de la politique ? À partir du moment où elle fonde les conditions du bonheur sur l’autosuffisance, la philosophie constitue une puissante force de contestation du système politique. Pour certains philosophes, la recherche de la sagesse devait passer par le dépouillement personnel et la simplification jusqu’à atteindre la « vie naturelle ». La radicalité de cette démarche ne pouvait que conduire au rejet de toute forme de possession matérielle, mais aussi de toute convention sociale susceptible d’entraver ce développement individuel.

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La cité elle-même, ses préoccupations, ses exigences, devenaient non pas des obstacles à abattre, mais des questions sans fondement. Ainsi la philosophie cynique ne prétend-elle ni réformer la cité ni la détruire. Elle lui oppose une radicale liberté : la polis n’a tout simplement plus de prise sur l’individu. Diogène, le plus illustre des cyniques, expose ce point de vue en évoquant celui qui fut son maître et le fondateur de ce courant philosophique : Antisthène (444-365 av. J.-C.). Diogène « disait : depuis qu’Antisthène m’a fait libre, je n’ai jamais été esclave. Et comment Antisthène l’avait-il fait libre ? Ecoute-le parler : il m’a fait connaître ce qui est à moi et ce qui n’est pas à moi : que parents, proches, amis, réputation, lieux auxquels je suis fait, occupations dont j’ai l’habitude, tout cela n’est pas à moi. Qu’est-ce qui est donc à moi ? L’usage des idées. Voilà, comme il me l’a montré, ce qui est libre en moi, ce qui est indépendant, ce qui est au-dessus de toute contrainte possible ; ce que nul ne peut forcer à être autrement que je le veux. Qui donc après cela a prise sur moi ? Philippe ? Alexandre ? Perdiccas ? Le grand roi ? Comment l’auraient-ils ? Pour pouvoir être dominé par les hommes, il faut commencer bien auparavant par se laisser dominer par les choses. Celui dont ne triomphent ni le plaisir, ni la peine, ni la vanité, ni la richesse, celui qui peut, quand bon lui semble, cracher pour ainsi dire son corps tout entier à la face de quelqu’un, et s’en aller ainsi, de qui celui-là estil esclave ? De qui est-il sujet ? » Epictète, Entretiens, III, chap. XXIV, trad. Victor Courdaveaux, Didier et Cie éd., 1862.

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LES FAIBLESSES DE LA DÉMOCRATIE

L’impérialisme : la démocratie, gendarme du monde ? Au Ve siècle av. J.-C., les guerres médiques (grécoperses), qui s’achevèrent par les victoires de Salamine (480 av. J.-C.) et de Platées (479 av. J.-C.) contre Xerxès, permirent à Athènes de s’affirmer comme le défenseur des cités dans le monde grec. Elle se trouva ainsi placée en position d’influence au sein d’une synarchie ou alliance politique, la Ligue de Délos. À partir de 454 av. J.-C., cette hégémonie se transforma en direction impériale. Cette évolution devint particulièrement sensible lorsque le trésor de la Ligue fut transféré à Athènes, puis utilisé en partie pour bâtir l’Acropole en 450 av. J.-C. Les cités membres de la Ligue passèrent alors du statut d’alliés à celui de sujets soumis au commandement d’Athènes. Ainsi Aristophane pouvait-il écrire : « Vous paierez le tribut ou je tonne et renverse votre ville » (Les Guêpes, 665-715). Il est vrai qu’avec la démocratisation, les besoins de la cité n’avaient fait que croître. Pour la masse populaire, il était entendu que la participation politique allait de pair avec l’amélioration du niveau de vie, notamment avec un accroissement de l’approvisionnement en nourriture et une augmentation du nombre des spectacles. La mobilisation politique du peuple en assemblée rendait alors nécessaire la recherche de revenus extérieurs. Sans eux, pareil développement des dépenses publiques n’eût

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pas été possible et le risque eût été de voir le processus de démocratisation et de partage des richesses s’interrompre. La mise sous tutelle des autres cités supposait alors une exportation du modèle démocratique. De fait, leur soumission alla de pair avec leur acculturation juridique. Les cités qui perdaient leur indépendance, étaient contraintes d’adopter le régime démocratique, la monnaie athénienne et son système de poids et mesures. Même leur souveraineté judiciaire était limitée au profit des tribunaux d’Athènes. « Engouement “général” pour les perspectives de l’impérialisme, défense acharnée de celui-ci, tendance à le farder de toutes les manières, n’est-ce pas un signe des temps », devait écrire Lénine en 1917 à propos du capitalisme moderne. Mais n’était-ce pas plutôt, et plus simplement, un signe des temps démocratiques ? Les deux textes suivants décrivent la logique économique et les modalités juridiques d’un impérialisme démocratique qui avait encore de beaux jours devant lui. « On dira peut-être que ce serait une force pour les Athéniens d’avoir des alliés en état de leur fournir des subsides. Mais les démocrates regardent comme un plus grand bien que chaque Athénien personnellement mette la main sur la fortune des alliés, afin que ceux-ci, réduits à ce qu’il faut pour vivre et pour travailler, soient hors d’état de nuire. Le peuple athénien paraît encore avoir pris une mauvaise mesure, en contraignant les alliés à venir par mer à Athènes pour leurs procès. Mais il calcule de son côté tous les avantages qui peuvent en résulter pour le peuple d’Athènes. Et d’abord, il tire profit toute l’année des sommes consignées par les parties ; ensuite, sans sortir de chez lui, sans mettre voiles dehors, il gouverne les villes

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alliées, soutient les États démocratiques et écrase ses ennemis dans les tribunaux. » Xénophon, Gouvernement des Athéniens, I, 484-485, trad. Eugène Talbot, L. Hachette, 1859. « Ensuite comme Athènes s’était enhardie et que de grandes richesses y affluaient, Aristide conseilla aux citoyens de se saisir de l’hégémonie, et de quitter la campagne pour venir habiter à la ville. Tous y auraient leur subsistance, les uns en faisant la guerre, les autres en gardant la ville, d’autres en prenant part à l’administration des affaires publiques : ainsi, ils tiendraient solidement l’hégémonie. On l’en crut, et, prenant en mains le pouvoir suprême, Athènes fit sentir à ses alliés une domination plus tyrannique, sauf à Chios, Lesbos et Samos, qu’elle considérait comme les gardiens de son empire ; aussi laissa-t-elle intactes la constitution nationale de ces trois îles et l’autorité qu’elles avaient eue jusqu’alors sur leurs sujets. En même temps, suivant la politique inaugurée par Aristide, on assura à la multitude largement sa subsistance. Il arriva que par les contributions extraordinaires, par les droits et impôts, par les alliés, plus de vingt mille hommes étaient nourris. Il y avait en effet six mille juges, mille six cents archers et en outre douze cents cavaliers ; le Conseil comptait cinq cents membres, les gardes des arsenaux étaient au nombre de cinq cents, et les gardes en ville au nombre de cinquante ; environ sept cents hommes exerçaient des magistratures dans le pays ; environ autant, en dehors du pays. Plus tard, quand Athènes eut entrepris la guerre, il y eut deux mille cinq cents hoplites, vingt vaisseaux croiseurs, d’autres vaisseaux pour la perception des tributs ayant à bord les deux mille hommes désignés 109

par le sort. Ajoutons le prytanée, les orphelins, les geôliers. Tout ce monde tirait sa subsistance des revenus publics. » Aristote, Constitution d’Athènes, XXIV, trad. Bernard Haussoullier, E. Bouillon éd., 1891.

Le carriérisme : la politique malade de ses politiciens La guerre du Péloponnèse a été pour les Athéniens l’occasion de prendre conscience des dangers que les ambitions personnelles, les stratégies de pouvoir et les rivalités faisaient courir au régime démocratique. L’idéal de l’homme d’État se dévouant au service de la cité et pour le bien commun a soudain paru concurrencé et même menacé par une réalité bien différente : celle de la recherche du seul profit individuel et du pouvoir pour le pouvoir. Ainsi, comme l’a rapporté Plutarque, est-il apparu que Périclès, bridant ses convictions, s’était attaché à courtiser le peuple pour se maintenir au pouvoir lorsqu’il se fut aperçu que son adversaire, Cimon, avait les faveurs de l’aristocratie (Périclès, 7, 4). Thucydide affirme le contraire tout en admettant que, sous Périclès, stratège pendant quinze ans, le « gouvernement portant le nom de démocratie, en réalité c’était le gouvernement d’un seul homme. Mais ses successeurs, dont aucun n’avait sa supériorité et qui voulaient tous se hisser au premier rang étaient portés, pour flatter le peuple, à lui abandonner les affaires. De là tant de fautes, explicables dans un État puissant et possesseur d’un empire étendu » (Guerre du Péloponnèse, II, 65). 110

Il est certain que, par la suite, nombre d’orateurs, parmi lesquels Alcibiade, tenteront de suivre ce modèle stratégique de conquête du pouvoir et de subjuguer la cité à des fins personnelles, ce qui conduira notamment au désastre militaire de l’expédition en Sicile en 415 av. J.-C. Cette conception de la carrière politique, si elle n’était pas nouvelle, devait devenir de plus en plus explicite. Encore quelques années et l’ambition allait devenir, chez les rhéteurs, un motif parfaitement légitime d’engagement et de candidature aux magistratures comme en témoigne le Gorgias de Platon. Des années auparavant, Euripide s’en était déjà ému dans Les Phéniciennes, tragédie jouée vers 411-408 av. J.C. Dans cette pièce, Étéocle et Polynice se livrent à un affrontement fratricide pour la possession du royaume de Thèbes. Dans l’argumentation qu’ils s’opposent pour justifier leurs prétentions respectives, il n’est plus question de bien commun ou de service de la cité. « C’est pour régner qu’il est beau surtout d’être injuste. » Désormais la fin justifie les moyens et seul compte l’intérêt personnel. « POLYNICE. Simple est le langage de la vérité, et la justice n’a pas besoin de subtiles explications ; elle se suffit à elle seule : au lieu que l’injustice a besoin de remèdes pour corriger sa nature vicieuse. Effrayé des menaces de mon père, et voulant échapper, ainsi que mon frère, aux imprécations qu’Œdipe avait lancées contre nous, je quittai volontairement le pays, laissant à Étéocle le gouvernement de ma patrie pendant la révolution d’une année, et me réservant de reprendre l’empire à mon tour : nous évitions ainsi d’être conduits de la haine à des mesures sanglantes, et de nous causer à tous deux des malheurs réciproques, ce qui arrive pourtant. Après avoir approuvé cette convention, et fait devant les dieux le serment de l’observer, il n’a tenu aucune de ses pro111

messes ; il usurpe la royauté et ma place dans ce palais. Maintenant, si ce qui m’appartient m’est rendu, si je puis à mon tour reprendre ma part d’autorité, je suis prêt à le lui rendre ensuite pour un temps égal, à éloigner mon armée de ce pays, à ne point saccager ma patrie, et à ne pas faire avancer les échelles destinées à escalader ces remparts. Si je n’obtiens justice, voilà ce que je m’efforcerai d’accomplir. J’en prends les dieux à témoin, la justice a dirigé tous mes actes ; et, contre toute justice, une violence impie m’a privé de ma patrie. Tel est, ma mère, l’exposé fidèle de nos différends ; et, quoi que dénué de la parure du langage, il suffit, je pense, pour montrer mes droits à tous les esprits, éclairés ou non. LE CHŒUR. Quoi que je n’aie pas été nourri sur la terre des Grecs, la raison cependant me semble s’exprimer par ta bouche. ÉTÉOCLE. Si les mêmes choses pouvaient paraître à tous belles et sages, il n’y aurait pas lieu aux malentendus et aux querelles parmi les hommes. Mais en ce monde il n’y a de communs que les noms ; bien différente est la réalité. Je parlerai, ma mère, sans rien dissimuler. Je monterais, si je le pouvais, jusqu’au lieu où se lèvent les astres, je descendrais dans les abîmes de la terre, pour posséder la royauté, la plus puissante des déesses. Je ne veux donc pas, ma mère, céder ce bien à un autre ; je veux le garder pour moi. C’est une lâcheté de déchoir ; mais de plus, j’aurais à rougir si celui qui vient en ennemi, et qui ravage cette contrée, obtenait ce qu’il demande. Quel opprobre pour Thèbes, si, par crainte des armes de Mycènes, je cédais un sceptre qui m’appartient ! Ce n’était pas les armes à la main qu’il devait négocier cet accommodement ; car la parole peut faire tout ce que ferait le glaive ennemi. Si à d’autres conditions il veut habiter en ces lieux, j’y consens ; mais quand je puis régner, jamais je ne me ferai volontairement son esclave. Ainsi, que les 112

flammes s’allument, qu’on tire l’épée du fourreau, attelez vos coursiers, et de vos chars inondez la campagne, je ne lui céderai point ma couronne. Et s’il faut être injuste, la justice est belle quand le trône en est le prix (...) » Euripide, Les Phéniciennes, 469-525, trad. Nicolas Artaud, G. Charpentier éd., pp. 220-222, 1842.

La démagogie : le règne des menteurs Le mot « démagogue » signifiait à l’origine « guide du peuple » et n’avait pas de sens péjoratif. Il a toutefois fini par désigner celui qui s’efforce de séduire le peuple pour le manipuler et l’utiliser à des fins personnelles. Les premiers démagogues étaient des magistrats, souvent des stratèges, qui, de par leurs fonctions et leur qualités personnelles, exerçaient une influence sur la foule, mais devaient en assumer la responsabilité à la fin de leur mandat. « La foule est chose redoutable, lorsque ses chefs sont pervers. Mais lorsqu’elle en trouve de bons, ses décisions sont toujours bonnes », écrit alors Euripide (Oreste, 772773). Après la guerre du Péloponnèse, l’option du pire fut toutefois la plus fréquente. Les démagogues devinrent des orateurs habiles à jouer de la versatilité du peuple. Car « il est plus aisé, faut-il croire, de tromper beaucoup d’hommes qu’un seul » (Hérodote, Histoires, V, 97). En outre, souvent dépourvus de charges officielles, les démagogues n’avaient pas de comptes à rendre et pouvaient s’autoriser tous les effets, toutes les promesses et toutes les manipulations. 113

Ils consacraient leur temps à leurs manœuvres et à leurs entreprises de séduction. La politique s’était muée en métier. « Dans les oligarchies, ce n’est pas tout le monde qui parle au peuple, remarque Eschine ; c’est l’homme au pouvoir. Dans les démocraties, c’est le premier venu, et quand cela lui plaît. Parler de temps en temps révèle un homme dont l’opportunité et le souci de l’utile règlent les actes politiques, mais parler sans s’interrompre un seul jour est d’un homme qui le fait par métier et pour toucher un salaire » (Contre Ctésiphon, 220). Pour certains, la combinaison de l’ignorance, de l’inconstance et de la dépolitisation des foules favorisait l’emprise des arrivistes et dégradait la démocratie. Démosthène n’eut de cesse de s’en offusquer : « vous en êtes venus au point que, pour le plaisir d’entendre des injures, des calomnies, des railleries, ou pour tout autre cause, vous demandez à ces hommes qui se vendent – et il en est parmi eux qui ne feraient pas même difficulté d’en convenir – vous leur demandez de prendre la parole, et vous riez s’ils injurient tel ou tel » (Troisième Philippique, 54). Un siècle plus tôt, de 431 à 422 av. J.-C., Cléon fut un exemple achevé de démagogue ambitieux et manipulateur. Il fit carrière en prônant une politique belliciste, en promettant au peuple gloire et richesse, en faisant détruire la cité de Sicyone, exécuter ses habitants, augmenter le tribut versés par les alliés et le misthos des héliastes. L’auteur comique Aristophane en fit une cible favorite de ses attaques contre ceux qu’il jugeait responsables de la corruption du régime démocratique. Dans Les Cavaliers, pièce jouée en 424 av. J.-C., alors qu’Athènes est en guerre contre Sparte, Cléon fait échouer une ambassade spartiate et mène une expédition victorieuse sur l’île de Sphactérie, ce qui lui vaut l’appui du peuple, mais pas de la classe des cavaliers, ici représentés par le chœur. 114

« CLÉON. Vieillards héliastes, confrères du triobole, vous que je nourris de mes criailleries, en mêlant le juste et l’injuste, venez à mon aide, je suis battu par des conspirateurs. LE CHŒUR. Et c’est justice, puisque tu dévores les fonds publics, avant le partage, que tu tâtes les accusés comme on tâte un figuier, pour voir ceux qui sont encore verts, ou plus ou moins mûrs, et que, si tu en sais un insouciant et bonasse, tu le fais venir de la Chersonèse, tu le saisis par le milieu du corps, tu lui prends le cou sous ton bras, puis, lui renversant l’épaule en arrière, tu le fais tomber et tu l’avales. Tu guettes aussi, parmi les citoyens, quiconque est d’humeur moutonnière, riche, pas méchant et tremblant devant les affaires. CLÉON. Vous vous coalisez ? Et moi, citoyens, c’est à cause de vous que je suis battu, parce que j’allais proposer, comme un acte de justice, d’élever dans la ville un monument à votre bravoure. LE CHŒUR. Qu’il est donc hâbleur, et souple comme un cuir ! Voyez, il rampe auprès de nous autres vieillards, pour nous friponner ; mais, s’il réussit d’un côté, il échouera de l’autre ; et, s’il se tourne par ici, il s’y cassera la jambe. CLÉON, battu. Ô ville, ô peuple, voyez par quelles bêtes féroces je suis éventré ! LE CHŒUR. Tu cries à ton tour, toi qui ne cesses de bouleverser la ville ? » Aristophane, Les Cavaliers, 255-274, in Théâtre complet, t. I, trad. Eugène Talbot, A. Lemerre éd., 1897.

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La versatilité du peuple : un régime ingouvernable L’une des plus vives critiques que les commentateurs grecs adressèrent à la démocratie fut l’instabilité de ce régime en raison des passions populaires. Thucydide rapporte ainsi qu’en 430 av. J.-C., Périclès fut condamné à une amende par le peuple, lassé de la guerre, peu avant d’être réélu stratège, c’est-à-dire général (Guerre du Péloponnèse, II, 65). C’est le même engouement brutal et sans mesure qui conduira le démos, malgré les avertissements de Nicias, à s’engager dans l’expédition de Sicile où, en 415 av. J.-C., 40 000 Athéniens perdirent la vie et Athènes sa suprématie maritime. Dans Oreste, pièce jouée en 408 av. J.-C., les citoyens d’Argos se sont réunis pour juger Oreste, coupable d’avoir tué sa mère. Le jugement rapporté par un messager à Électre est prétexte à quelques allusions critiques aux dérives de la démocratie. Un seul orateur, habile et vindicatif, suffit à retourner la foule et à faire condamner à mort l’accusé et sa sœur. Le peuple, dit Euripide, est imprévisible. Xénophon, quant à lui, confirme ce jugement en pointant un trait de fonctionnement de l’assemblée démocratique : les revirements d’opinion. « Quand le peuple s’émeut et s’abandonne à la colère, c’est un feu véhément qu’en vain l’on s’efforce d’éteindre ; mais si l’on cède à son ardeur avec complaisance, en attendant l’occasion, peut-être tout son feu tombera ; et, lorsqu’il se sera calmé, vous pourrez en obtenir aisément tout ce que vous voudrez, car il est susceptible de pitié comme de colère, précieuse ressource pour qui sait attendre le moment. » Euripide, Oreste, 696-703, trad. Nicolas Artaud, G. Charpentier éd., 1842. 116

« Dans les traités faits par le peuple, le peuple est toujours maître d’en rendre responsable celui-là seul qui a donné le conseil ou rédigé le décret, et de dire aux autres : « Je n’étais pas là ; je n’approuve pas la convention. » On fait une proposition à l’assemblée populaire ; si le peuple n’est pas de cet avis, il trouve mille prétextes pour ne pas faire ce qu’il ne veut pas. S’il résulte quelque malheur de ce que le peuple a décidé, le peuple accuse la minorité, dont l’opposition a tout perdu : si tout va bien, il s’en attribue uniquement la cause. » Xénophon, Gouvernement des Athéniens, II, 489, trad. Eugène Talbot, L. Hachette, 1859.

Le parasitisme social : la communauté divisée Les adversaires de la démocratie ont abondamment dénoncé les mesures d’assistance (allocation de deux oboles par jour – diobélie –, distribution de blé, fonds de spectacle). Celles-ci étaient réputées entraîner la déresponsabilisation des citoyens et le parasitisme social. Eschine n’aura pas de mots assez féroces pour le reprocher à ses concitoyens : « vous sortez de vos assemblées, non après avoir délibéré sur vos intérêts, mais après avoir partagé entre vous, comme les restes d’un festin à frais communs, les débris de votre ancienne opulence » (Contre Ctésiphon, 251). Platon lui-même se fait l’écho de ce jugement selon lequel Périclès aurait rendu les Athéniens « paresseux, lâches, bavards et avides d’argent, à cause d’abord de la rétribution qu’il a attachée à toute charge publique » (Gorgias, 515 e).

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Selon les détracteurs du système d’assistance, il s’agit là d’un dévoiement de la politique, puisque le citoyen n’accomplit plus sa fonction par civisme, par dévouement à la communauté, mais par pur intérêt personnel. En période de crise, il en résultait de fortes tensions sociales entre ceux qui bénéficiaient de cette péréquation et la défendaient au nom des avantages acquis et ceux qui la contestaient et voulaient la modifier au nom du bien public. Les arbitrages rendus au sujet des excédents budgétaires sont particulièrement révélateurs de ce problème. En 445 av. J.-C., il avait été décidé qu’au titre des excédents du budget de la cité, mille talents seraient déposés tous les ans au trésor pour les cas d’urgence. Périclès avait fait ensuite prélever sur ces fonds deux oboles par tête pour financer les représentations théâtrales (théôrikon) tout en prévoyant que ces sommes seraient rendues à leur vocation initiale en cas de besoin. Plus tard, Eubule avait fait décréter la peine de mort contre quiconque tenterait de retirer au peuple, pour quelque motif que ce fût, ces fonds qui peu à peu servaient à effectuer des dons aux indigents sans affectation spéciale. En 349-348 av. J.-C., alors que la menace représentée par Philippe II de Macédoine ne cessait de grandir et que se posait la question du financement d’une expédition pour porter secours à Olynthe qu’il assiégeait, Démosthène, risquant sa popularité, fut contraint à la plus extrême prudence pour évoquer la restitution de ces fonds aux caisses militaires (stratiôtika). La préservation même de la cité se trouvait ici en butte à la somme d’intérêts individuels qui formaient la volonté populaire. « Oh! Qu’il est aisé, Athéniens, de presser dans une courte formule tous les objets de nos désirs ! Mais choisir un parti, dans les délibérations publiques, voilà ce qui est 118

moins facile. Eh ! Quand tout ne peut nous être donné, préférons du moins ce qui nous sert à ce qui nous flatte. Mais, si quelqu’un, en maintenant nos dépenses théâtrales, trouvait pour l’armée d’autres ressources, ne serait-ce pas préférable ? - Que la chose devienne possible, et je me rends. Mais un prodige qu’on n’a jamais vu, qu’on ne verra jamais, c’est un homme qui, après avoir dissipé ce qu’il possède en futilités, serait encore, pour les dépenses nécessaires, riche des biens qu’il n’a plus ! Ce sont vos propres penchants, Athéniens, qui donnent du poids à de semblables discours : tant l’homme se trompe aisément lui-même ! Tant il se persuade ce qu’il désire ! Mais trop souvent la réalité dément nos chimères. Ouvrez dont les yeux, ô Athéniens ! Sur vos véritables ressources et vous trouverez possible de marcher, et la solde ne manquera point. Négliger, faute d’argent, les préparatifs militaires, et supporter gaiement les plus cruels affronts ; après avoir couru aux armes pour s’opposer aux Grecs de Mégare et de Corinthe, livrer les cités des Hellènes à l’encan d’un Barbare, parce qu’on n’a pas de pain pour le soldat, cela n’est ni d’un peuple prudent, ni d’un peuple magnanime. » Démosthène, Troisième Olynthienne, 18-20, trad. Jean-François Stiévenart, Firmin Didot, 1861.

La dépolitisation : la fin du civisme Le désintérêt du peuple pour la vie publique semble avoir été un problème dont les démocrates se sont vivement inquiétés. Les discours de Démosthène, par exemple, ne cessaient de dénoncer la passivité de toute un frange de citoyens, les idiôtai. Il pointait par là ceux qui se 119

bornaient à écouter les débats sans participer et qui étaient davantage soucieux de leurs affaires privées (ta idia) que de celles de la cité. On estime aujourd’hui qu’un sixième des citoyens seulement prenaient part aux séances de l’Assemblée. La démocratie avait pourtant un besoin vital de la participation de la communauté civique. L’affirmation de la liberté supposait le droit pour chacun d’intervenir dans la vie publique et corrélativement celui de s’en désintéresser. Toutefois la possibilité laissée à certains de s’affranchir des contraintes collectives n’était envisageable que si le plus grand nombre acceptait de s’y soumettre. Si la majorité se détournait du fonctionnement des institutions, la démocratie se corrompait sur le plan des principes en devenant le gouvernement d’une minorité. Plus gravement, elle se voyait menacée dans son existence même : une minorité pouvait trouver dans cette désaffection l’opportunité de confisquer le pouvoir à son profit et de modifier le régime politique. C’est, du reste, ce qui arriva par deux fois avec l’instauration d’un régime oligarchique à la fin du Ve siècle av. J.-C. Il faut noter cependant que le peuple athénien, par la forte résistance qu’il opposa à ces deux occasions, montra qu’il avait encore conscience de la valeur de ses institutions démocratiques et qu’il était prêt à s’engager pour les défendre en cas de besoin. Il n’en alla pas de même un siècle plus tard. L’absence de réaction de l’Assemblée devant la volonté de puissance macédonienne fut l’un des motifs de la défaite, puis de l’effacement de la démocratie. En 341 av. J.-C., l’impérialisme de Philippe II, roi de Macédoine, se faisait de plus en plus menaçant. Il venait d’assiéger Périnthe à laquelle Artaxerxès, roi de Perse, avait envoyé des secours. Persuadé à juste titre que le danger était grand pour Athènes, Démosthène, dans un discours fameux, 120

voulut convaincre les Athéniens de sortir de leur léthargie. Ces propos montrent que l’institution démocratique, comprise comme participation à l’œuvre commune, était alors subvertie par le repli sur soi qui caractérisait l’évolution des mœurs. « Persuadé que les matières les plus sérieuses, les plus urgentes pour la république, sont l’objet de votre délibération, j’essayerai, hommes d’Athènes, de vous dire ce que je crois le plus utile. De toutes les fautes nombreuses et depuis longtemps accumulées qui ont rendu notre situation mauvaise, la plus funeste, la plus embarrassante aujourd’hui, c’est votre aversion pour les affaires. Vous y consacrez les courts moments où, assis en ce lieu, vous écoutez les nouvelles ; après quoi, chacun se retire sans y réfléchir, sans même en garder la mémoire. Cependant l’insolence et l’avidité de Philippe envers tous les peuples sont montées à cet excès qu’on vous dépeint ; et vous n’ignorez pas, sans doute, qu’on ne les réprimera jamais avec des mots, avec des harangues. À défaut d’autres preuves, il suffirait de ce raisonnement : dans aucune occasion où il a fallu discuter le droit, nous n’avons succombé ni paru avoir tort ; partout nous sommes vainqueurs, partout nous triomphons par nos raisons. Mais les affaires de cet homme en vont-elles plus mal ? Les nôtres en vont-elles mieux ? Il s’en faut bien. Quand nous avons parlé, Philippe s’arme, il s’avance, prêt à tenter la fortune avec toutes ses forces ; et nous, nous restons en repos, contents, les uns d’avoir péroré sur notre bon droit, les autres d’avoir écouté : aussi, par une conséquence naturelle, les actions l’emportent sur les paroles. » Démosthène, Quatrième Philippique, 1-3, trad. Jean-François Stiévenart, Firmin Didot, 1861. 121

Les institutions politiques athéniennes

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CHRONOLOGIE Événements

Œuvres

800 Genèse des cités 850-750 Homère, Iliade 730 Début du combat hoplitique 621 Réforme de DRACON 594-593 Réformes de SOLON 561-521 Tyrannie de PISISTRATE 510 Fin de la tyrannie des Pisistratides 508-507 Réformes de CLISTHENE 499-493 Révolte de l’Ionie contre les Perses 490-479 Guerres Médiques 490 Bataille de Marathon 483 Exil d’ARISTIDE (ostracisme) 480 Bataille des Thermopyles Victoire sur les Perses à Salamine 479 Victoire de Platées 476 Fondation de la ligue de Délos

493 Phrynichos, La prise de Milet

472 Eschyle, Les Perses

461 Réformes d’EPHIALTES 457-456 Réformes de PERICLES

458 Eschyle, L’Orestie (3. Les Euménides) 456 Pindare, Septième Isthmique 442-441 Sophocle, Antigone

431-404 Guerre du Péloponnèse 425 Aristophane, Les Acharniens 424 Aristophane, Les Cavaliers 423-22 Euripide, Les Suppliantes 423-16 Aristophane, Les Nuées 422 Aristophane, Les Guêpes 415 Euripide, Les Troyennes

415 Expédition en Sicile Exil d’ALCIBIADE

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411 Oligarchie des Quatre-Cents Gouvernement mixte Restauration de la démocratie

411-08 Euripide, Phéniciennes

Les

408 Euripide, Oreste 407 Retour d’ALCIBIADE 404 Bataille d’Aigos Potamos : chute d’Athènes Oligarchie des Trente Tyrans 404-378 Hégémonie de Sparte 403 Rétablissement de la démocratie

403 Lysias, Contre Érastosthène 401 Sophocle, Œdipe à Colone (posthume)

399 Mort de SOCRATE

387 Fondation de l’Académie par PLATON 386 La paix du roi (ARTAXERXES) 377 Seconde athénienne

Vers 398 Premiers dialogues de Platon 392 Aristophane, L’Assemblée des femmes 387 Platon, Gorgias

confédération 367-61 Platon, Le Politique

366 Séjour de PLATON chez DENYS de Syracuse 361 Nouveau séjour de PLATON chez DENYS 359 PHILIPPE II de Macédoine au pouvoir

348-347 Mort de PLATON 346 Paix de Philocrate 342 ARISTOTE, éducateur d’Alexandre

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354 Isocrate, Aréopagitique 351 Démosthène, Première Philippique 349-48 Démosthène, Troisième Olynthienne 341 Démosthène, Philippique

Quatrième

338 Victoire de PHILIPPE II à Chéronée 336-323 Règne d’ALEXANDRE le Grand 335 Fondation du Lycée par ARISTOTE 322 Défaite de Crannon 306 Fondation de l’École du Jardin par ÉPICURE

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335-22 Aristote, Politique

BIBLIOGRAPHIE

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129

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132

TABLE Introduction : La culture démocratique Homère et le sentiment du nous La démocratie ou l’apothéose du collectif Le développement de la loi Une conscience tragique ? Le théâtre au cœur de la cité Le rire comme arme politique La montée de l’individualisme Le déclin du régime

12 14 16 18 21 24 26 29

LA NAISSANCE DE LA DÉMOCRATIE Le peuple et le sentiment patriotique La guerre, un ferment d’égalité L’armée, un creuset démocratique La culture, une affaire d’État La tyrannie, un repoussoir

35 37 38 40 42

LES INSTITUTIONS DE LA DÉMOCRATIE La liberté La citoyenneté La rémunération du citoyen Le tirage au sort des gouvernants La révocation des dirigeants 133

47 49 51 52 55

Le rôle de la femme L’accueil des étrangers La domination des esclaves

57 59 61

LE DROIT DE LA DÉMOCRATIE Le recul de la vengeance Le triomphe de la justice Le règne de la loi La protection de la loi La contingence de la loi La suprématie de la majorité La dévalorisation de la loi

67 69 72 73 76 79 82

LES DÉBATS DE LA DÉMOCRATIE Le peuple est-il incompétent ? Le pouvoir personnel est-il néfaste ? Le discours politique est-il pervers ? Qu’est-ce que l’égalité ? Faut-il tout partager ? Peut-on s’affranchir de la politique ?

87 90 94 96 99 102

LES FAIBLESSES DE LA DÉMOCRATIE L’impérialisme : la démocratie, gendarme du monde ? Le carriérisme : la politique malade de ses politiciens La démagogie : le règne des menteurs La versatilité du peuple : un régime ingouvernable Le parasitisme social : la communauté divisée La dépolitisation : la fin du civisme

107 110 113 116 117 119

Tableau des institutions politiques athéniennes Chronologie Bibliographie

123 125 129

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Questions juridiques aux éditions L’Harmattan

Dernières parutions

droit (Le) de l’exécution des peines Espoirs ou désillusions ?

Sous la direction de Fabienne Ghelfi

Les contributions proposent une analyse du droit actuel de l’exécution des peines et apportent une réflexion pertinente sur la mise en œuvre de ce droit. La promotion des aménagements de peine, comme le bracelet électronique ou la libération conditionnelle, est-elle une solution appropriée ? Est-il opportun de faire sortir les condamnés avant l’heure, sachant qu’ils ne sont pas suffisamment suivis ? Le juge d’application des peines et le ministère public sont-ils en mesure de prendre les «bonnes décisions» ? (Coll. Droit privé et sciences criminelles, 17.50 euros, 160 p.) ISBN : 978-2-343-03378-5, ISBN EBOOK : 978-2-336-35313-5 médecine (La) à l’épreuve du risque pénal

Sous la direction de Lina Williatte-Pellitteri

L’exercice médical offre un fort potentiel de contentieux pénal. Ce potentiel, les professionnels du droit comme les professionnels de la santé en ont conscience. Les premiers dénoncent l’absence de procédure pénale propre au monde de la santé, les seconds dénoncent une justice qu’ils ne comprennent pas. Le contexte rendant difficile une discussion efficace et constructive, ces réflexions s’efforcent de renouer le dialogue et de construire une communication intelligible pour tous. (Coll. Droit, Société et Risque, 13.50 euros, 126 p.) ISBN : 978-2-343-00774-8, ISBN EBOOK : 978-2-336-35266-4 paiement (Le)

Responsables scientifiques : Marc Mignot et Jérôme Lasserre Capdeville

En droit, la notion de paiement est un thème récurrent, que ce soit en droit civil, en droit des affaires, en droit bancaire ou encore en droit des procédures collectives. Comme le paiement est un acte économique avant d’être un acte juridique, plusieurs contributions sont consacrées à ce qu’un juriste peut considérer comme sa dimension matérielle. Le présent ouvrage contribue à dévoiler quelques-uns des secrets de l’acte de paiement. Il étudie les délais de paiement, les usages des instruments de paiement et les moyens de paiement. (Coll. Droit privé et sciences criminelles, 31.00 euros, 300 p.) ISBN : 978-2-343-03983-1, ISBN EBOOK : 978-2-336-35322-7

Conciliation et médiation prud’homales

Collectif GEMME-France

À l’initiative du Groupement européen des magistrats pour la médiation, conseillers prud’hommes, juges départiteurs, magistrats des cours d’appel et de la Cour de cassation ainsi que syndicalistes dressent ici un état des lieux et lancent des pistes de réflexion pour améliorer la qualité et l’efficacité de l’institution prud’homale. La question de la médiation prud’homale y est abordée avec les débats qu’elle suscite. (12.00 euros, 108 p.) ISBN : 978-2-343-00955-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-53756-9 intelligence (L’) territoriale, une nécessité

Fath Bernard Préface de Gérard Marcou

L’enjeu majeur pour les années à venir serait pour les collectivités territoriales de se doter des moyens propres à imaginer leur futur. Cependant l’État retire son ingénierie des territoires et s’ouvre sur les privatisations concurrentielles... Des solutions s’imposent, l’intelligence territoriale apparaît comme une hypothèse nécessaire pour impulser un futur mis en prospective. Le monde local foisonne d’initiatives propres à donner corps à l’intelligence territoriale. (Coll. Grale, 27.00 euros, 274 p.) ISBN : 978-2-343-00778-6, ISBN EBOOK : 978-2-296-53772-9 marchés (Les) publics à procédure adaptée Entre liberté et contrainte pour les collectivités territoriales

Ravignot Béatrice

Cette étude met en évidence les limites de la liberté octroyée aux pouvoirs adjudicateurs par le Code des marchés publics, dans le cadre de la conclusion de marchés à procédure adaptée. Du lancement de la procédure jusqu’au choix de l’attributaire et ses conséquences, les collectivités territoriales restent en effet soumises à des contraintes formelles ou procédurales, qui sont souvent identiques ou proches de celles existant dans le cadre des procédures formalisées. (Coll. Master Collectivités territoriales et politiques publiques, 16.50 euros, 162 p.) ISBN : 978-2-343-00223-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-53768-2 France Intercommunale (La) Regards sur la loi de réforme des collectivités territoriales du 16 décembre 2010

Sous la direction de Pierre-Yves Monjal et Vincent Aubelle

Les communautés de communes, d’agglomération et urbaines et autres métropoles, ne vont-elles pas porter un coup définitif à l’organisation décentralisée de la République ? La France n’est-elle pas sur le point de changer de mode de gouvernance locale en recourant à des procédés politiques et juridiques fondés sur les notions de mutualisation, de territoire pertinent, de développement, de communautarisation ? (Coll. Grale, 39.00 euros, 406 p.) ISBN : 978-2-336-29370-7, ISBN EBOOK : 978-2-296-53725-5

Traitement des responsabilités civile et pénale Approche comparée en droit français et iranien

Nory Yoshanloey Jafar

La distinction contemporaine n’a pu empêcher le rapprochement pratique des responsabilités civile et pénale tant en droit français qu’iranien. Il apparaît qu’à la fonction réparatrice de la responsabilité civile peut s’additionner une fonction punitive qui s’incarnerait dans «la peine privée», et à la fonction répressive de la responsabilité pénale une fonction réparatrice appelée «restitution pénale». Ces deux modes de responsabilité doivent se rejoindre dans une cohérence juridique afin que la justice soit rendue avec une dimension sociale. (Coll. Sciences criminelles, 35.00 euros, 348 p.) ISBN : 978-2-336-29122-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-53750-7 Jacques Vergès Un aristocrate de refus

Charvin Robert Préface de Hervé de Charette

J. Vergès, avocat des causes difficiles, ne laisse personne indifférent. Il est l’ennemi de certains ayant fait son procès dans quelques mauvais livres mais l’ami des simples gens, l’encourageant à combattre encore et toujours les puissants. Sa vie est un roman, mais il n’est pas question de faire un roman de sa vie : il conserve son mystère comme tout homme dans sa complexité. Un avocat qui possède en lui des éléments de dignité, qui a dévoré sa vie avec sincérité. (13.50 euros, 120 p.) ISBN : 978-2-343-00533-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-53645-6 sang (Le) et l’encre Et si Christian Ranucci était innocent ?

Le Meur Yann

Christian Ranucci, 22 ans, est guillotiné le 28 juillet 1976 à Marseille pour l’enlèvement et le meurtre d’une fillette de 8 ans. De la fin de l’instruction au pied de l’échafaud, où il demande à ses avocats de le réhabiliter, il a toujours clamé son innocence. S’appuyant sur des contre-enquêtes relatives à l’affaire, le dossier pénal et de longues investigations documentaires et de terrain, ce livre aboutit à des conclusions, toutes dans le sens de l’innocence de Ranucci. (29.50 euros, 302 p.) ISBN : 978-2-343-00604-8, ISBN EBOOK : 978-2-296-53558-9 immigré (L’) et la gestion du patrimoine

Loubassou Nganga Maixent

Cet ouvrage met à la disposition des personnes qui viennent d’arriver en France et qui ne connaissent pas l’environnement fiscal, juridique, bancaire et financier français, des outils indispensables pour une gestion optimale de leur patrimoine : choisir le meilleur régime matrimonial, organiser ou réorganiser de façon optimale leurs placements, trouver des produits de défiscalisation adaptés, choisir le meilleur placement immobilier. (Coll. Pour Comprendre, 12.00 euros, 106 p.) ISBN : 978-2-336-30090-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-53639-5

Administration pénitentiaire et justice Un siècle de rattachement

Sous la direction de Paul Mbanzoulou et François Dieu

Depuis le décret du 13 mars 1911, l’administration pénitentiaire est rattachée au ministère de la Justice. Au-delà de l’éclairage historique, qui occupe une place notable dans cet ouvrage, les contributions réunies ici examinent le positionnement actuel de l’administration pénitentiaire, ainsi que ses perspectives d’évolution à la lumière de quelques expériences étrangères. (Coll. Criminologie, 26.00 euros, 256 p.) ISBN : 978-2-343-00412-9, ISBN EBOOK : 978-2-296-53667-8 démocratie (La) locale à la recherche d’un nouveau souffle

Marceau Anne Préface de Gérard Marcou

Comment peuvent se concilier démocratie représentative et démocratie participative ? La multiplication des procédures de consultation ne nuit-elle pas à leur efficacité ? Quels seront les acteurs de la démocratie locale demain : les élus, les citoyens, les habitants, les usagers ? Les outils de démocratie locale mis en place ces dernières années constituent-ils un véritable renouveau ou apparaissentils comme le simple rhabillage de formules anciennes ? (Coll. Grale, 32.00 euros, 308 p.) ISBN : 978-2-343-00118-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-53527-5 Conseil (Le) des droits de l’homme et ses principaux mécanismes Bilan et perspectives d’actions pour le Burkina Faso à l’entame de son second mandat de membre

Merindol Ouoba Clarisse

Le Conseil des droits de l’homme a remplacé la Commission des Nations unies aux droits de l’homme. Cet ouvrage contribue à la dynamique de promotion et de protection de ces droits, notamment à travers les actions entreprises par cet important organe du système des Nations unies, dont le Burkina Faso est membre depuis 2008. L’auteur apporte un regard personnel sur les quatre années de présence de ce pays en son sein. (14.50 euros, 142 p.) ISBN : 978-2-336-29180-2, ISBN EBOOK : 978-2-296-53513-8

L’HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino L’HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L’HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo (00243) 998697603 ou (00243) 999229662

L’HARMATTAN CONGO 67, av. E. P. Lumumba Bât. – Congo Pharmacie (Bib. Nat.) BP2874 Brazzaville [email protected]

L’HARMATTAN GUINÉE Almamya Rue KA 028, en face du restaurant Le Cèdre OKB agency BP 3470 Conakry (00224) 60 20 85 08 [email protected] L’HARMATTAN CAMEROUN BP 11486 Face à la SNI, immeuble Don Bosco Yaoundé (00237) 99 76 61 66 [email protected] L’HARMATTAN CÔTE D’IVOIRE Résidence Karl / cité des arts Abidjan-Cocody 03 BP 1588 Abidjan 03 (00225) 05 77 87 31 [email protected] L’HARMATTAN MAURITANIE Espace El Kettab du livre francophone N° 472 avenue du Palais des Congrès BP 316 Nouakchott (00222) 63 25 980

L’HARMATTAN ARMATTAN SÉNÉGAL L’H SÉNÉGAL 10 VDN en face Mermoz, après le pont de Fann « Villa Rose », rue de Diourbel X G, Point E BP 45034 Dakar Fann 45034 33BP825 98 58Dakar / 33 FANN 860 9858 (00221) 33 825 98 58 / 77 242 25 08 [email protected] / [email protected] [email protected] www.harmattansenegal.com L’HARMATTAN BÉNIN ISOR-BENIN 01 BP 359 COTONOU-RP Quartier Gbèdjromèdé, Rue Agbélenco, Lot 1247 I Tél : 00 229 21 32 53 79 [email protected]

Achevé d’imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau N° d’Imprimeur : 112155 - Dépôt légal : octobre 2014 - Imprimé en France

C’était la démocratie Sait-on que les Grecs procédaient à la désignation par tirage au sort de leurs dirigeants ? Qu’ils contrôlaient très rigoureusement leur gestion et pouvaient les exiler par un vote ? Que les simples citoyens percevaient une rémunération pour siéger en assemblée ? Que la démagogie a d’abord servi la démocratie avant d’en devenir une dérive ? Que le partage des richesses et l’assistance sociale furent un grand débat de la démocratie athénienne ? Sur ces points comme sur d’autres, les propos des hommes du temps se révèlent souvent d’une brûlante actualité. Cet ouvrage propose une présentation attractive et commentée de la démocratie athénienne à travers les textes d’historiens, de philosophes, d’orateurs, de tragédiens, de poètes comiques de l’Antiquité : Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Hérodote, Thucydide, Platon, Isocrate, Aristote, Eschine, Démosthène. Leur lecture permettra de comprendre combien leur approche de la politique était moderne et à quel point certaines difficultés rencontrées à l’époque sont proches de celles que nous connaissons aujourd’hui. Philippe Ségur est professeur de droit public à l’université de Perpignan Via Domitia. Ses travaux portent notamment sur les institutions politiques de l’Antiquité. Il a publié plusieurs ouvrages en droit constitutionnel aux éditions Albin Michel, Ellipses, Buchet-Chastel et aux Presses Universitaires de France.

Photo Emilio García (CC) : Cariatides, Athènes. ISBN : 978-2-343-04441-5

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