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French Pages [212] Year 1999
Centre d’Études Supérieures de la Renaissance Le savoir de Mantice
LE JEU THEATRAL, SES MARGES, SES FRONTIÈRES ACTES DE LA DEUXIÈME RENCONTRE SUR L’ANCIEN THÉÂTRE EUROPÉEN DE 1997
PARIS HONORÉ CHAMPION ÉDITEUR 7, QUAI MALAQUAIS (VIe)
Travaux du Centre d’Etudes Supérieures de la Renaissance de Tours
LE JEU THEATRAL, SES MARGES, SES FRONTIÈRES
Dans la même collection 1.
Fine Follie ou la catastrophe humaniste. Etudes sur les transcendantaux à la Renais¬ sance, réunies par Bruno Pinchard.
2.
La France-Amérique (XVIe-XVIIe siècles). Actes du XXXVe Colloque international d’études humanistes, sous la direction de Frank Lestringant.
3.
Chrétiens et Musulmans à la Renaissance. Colloque du CESR de 1994, sous la direction de Bartholomé Bennassar et Robert Sauzet.
4.
L’Economie du dialogue dans l 'ancien théâtre européen. Actes de la première rencontre sur l’ancien théâtre européen de 1995, réunis par Jean-Pierre Bordier.
5.
Descartes et la Renaissance. Actes du Colloque international de Tours des 22-24 mars 1996, réunis par Emmanuel Faye.
6.
Le jeu théâtral, ses marges, ses frontières. Actes de la deuxième rencontre sur l’ancien théâtre européen de 1997, réunis par Jean-Pierre Bordier.
Centre d’Études Supérieures de la Renaissance
Le savoir de Mantice
LE JEU THÉÂTRAL, SES MARGES, SES FRONTIÈRES Actes de la deuxième rencontre sur Vancien théâtre européen de 1997 Réunis par
Jean-Pierre Bordier Avec la collaboration de Stéphanie Le Briz-Orgeur et Gabriella Parussa
PARIS HONORÉ CHAMPION ÉDITEUR 7, QUAI MALAQUAIS (VIe)
1999 Diffusion hors France: Editions Slatkine, Genève
© 1999. Honoré Champion Editeur, Paris. Reproduction et traduction, mêmes partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous les pays. ISSN: 1262-2869 / ISBN: 2-7453-0155-1
PRÉSENTATION Selon une coutume déjà ancienne au début du XVe siècle, chaque mer¬ credi des Cendres, un habitant de Halberstadt se présentait à la cathédrale et suivait la cérémonie de pénitence qui marque le début du Carême, vêtu d’habits misérables, la tête couverte d’un capuchon. Après l’office il était expulsé et pendant toute la durée du Carême il errait dans la ville, pieds nus, sans entrer dans aucune église ni aucune maison ; il se nourrissait dans les rues de ce que lui apportaient les chanoines et il dormait aussi dans les rues ; il n’avait le droit de parler à personne. Le jeudi saint, quand l’évêque avait consacré les huiles, il revenait dans la cathédrale où il recevait une somme d’argent dont il s’empressait de faire don à l’église. Il était absous de ses péchés. Pour la circonstance, on appelait cet homme Adam1. Dans ce rituel que décrit le futur pape Pie II, un individu représente la communauté urbaine et, au-delà, le peuple chrétien pécheur et pénitent. Comme dans la Bible, le nom d’Adam vaut pour tous les humains dans leur ensemble. Cet homme fait songer au personnage central des grandes moralités contempo¬ raines, l’Homme pécheur ou l’Homme mondain (Humanum Genus dans The Castle ofPerseverance), qui est chargé de représenter tous les hommes ou une vaste catégorie d’hommes dont il reproduit le parcours, l’égarement et parfois le repentir et le retour. Il évoque aussi le personnage collectif de l’Humain Lignage, qui apparaît dans la Passion de Mons juste après la mort d’Adam2. Par d’autres traits, le rituel de Halberstadt fait songer au Jeu d’Adam. Tous deux se déroulent à la même saison, dans la même atmo¬ sphère pénitentielle qui caractérise le début du Carême. Dans le Jeu, Adam est expulsé du Paradis terrestre et il attend la venue du Sauveur dans l’es¬ pérance du pardon. La pièce se jouait peut-être à la porte d’une église, bien qu’on ait soutenu avec des arguments sérieux qu’il valait mieux l’imaginer à l’intérieur de l’édifice3; à l’appui de la première interprétation, qui est aussi la plus traditionnelle, on peut rappeler que plusieurs grands bâtiments romans (Toumus, Cluny III et Vézelay en Bourgogne, plusieurs églises
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Cette pratique est décrite par Aenea Silvio Piccolomini (Historia Europeæ, in: Opéra geographica et historica, éd. de Helmstadt, 1699, p. 286). Elle est signalée et commen¬ tée par J. Drumbl (ed.). Il teatro medievale, Rome, Bulzoni, 1989, «Introduzione», p. 25-26. Connue par le Livre de conduite et le Compte des Dépenses, éd. G. Cohen, Paris, Cham¬ pion, 1925 (Slatkine, 1974), p. 18 sqq. Voir M. Accarie, «La mise en scène du Jeu d’Adam» in: Mélanges Pierre Jonin, Aixen-Provence, C.U.E.R.M.A., 1980, p. 3-16.
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moins considérables dans l’Ouest de la France, dont Déols4) possédaient une galilée, vaste vestibule occidental destiné aux laïcs, et pour cette raison richement décoré. Dans la galilée on accueillait les pauvres et les malades ; c’est là aussi que les pénitents publics, solennellement expulsés le mercredi des Cendres, étaient réconciliés. Un tel cadre aurait convenu au Jeu d’Adam. Pourtant, la coutume de Halberstadt n’appartient pas à ce qui nous appelons le théâtre. Adam y joue son rôle à travers la ville pendant les qua¬ rante jours du Carême ; il symbolise, en les accentuant, les pratiques pénii tentielles qui s’imposent à chacun. Plus que le mutisme auquel il est contraint (car un théâtre muet est concevable et attesté), cette insertion immédiate dans le temps, dans l’espace et dans les comportements de la collectivité rend impossible la distinction entre ce qui pourrait être un ou des acteurs et des spectateurs: il n’y a pas de spectacle. L’Adam du Jeu d’Adam est un personnage historique et non un représentant quelconque de la collectivité; quant à l’Homme Mondain ou à l’Humain Lignaige, peuton dire qu’ils étaient représentés par des acteurs sur la scène de la moralité ou du mystère de la même manière que l’humanité était concentrée dans la personne d’un habitant d’une ville allemande? Il nous est bien difficile de répondre à la place des contemporains, qui n’auraient peut-être pas compris notre question. Cet exemple ponctuel illustre les difficultés auxquelles nous nous heur¬ tons quand nous cherchons à cerner les pratiques théâtrales de l’Europe d’autrefois. On a souvent évoqué la théâtralité diffuse qui imprègne de nombreuses manifestations de la vie collective au moyen âge et au début des Temps modernes. Dans l’épilogue de son Cercle magique, H. Rey-Flaud a rassemblé de nombreux témoignages de la «théâtralisation du monde » qui caractérise au plus haut point, à ses yeux, le XVe siècle5, mais qui s’est manifestée auparavant et qui se prolonge dans l’âge baroque. Il ne s’agit pas seulement du goût pour le pittoresque et pour le faste que J. Huizinga avait souligné et stigmatisé, mais aussi, selon H. Rey-Flaud, de l’effort quasi-désespéré d’une société qui tentait de fixer dans des formes extérieures ses fondements, ses idéaux et ses convictions. Tandis que le théâtre est partout, il n’existe pas de mot spécifique pour le désigner. Theatrum, theatre renvoient d’abord au théâtre antique, de quelque manière qu’on l’ait imaginé, mais non aux œuvres et aux manifestations contemporaines qui nous paraissent appartenir de plein droit au registre théâtral. Les mots jeu (ludus, Spiel, play), mystère, moralité, histoire (nous proposons plus loin d’ajouter exemple) ne sont pas réservés, loin s’en faut, aux pièces de théâtre ; à notre surprise, l’auteur de Y Instructif de la seconde
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Jean Hubert, «Les galilées des églises monastiques de Déols et de Vouillon», in: Mélanges René Crozet, Poitiers, Centre d’Etudes Médiévales, 1966, t. II, p. 843-49.
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Le Cercle magique. Essai sur le théâtre en rond en France à la fin du Moyen Age, Paris, Gallimard, 1976, p. 261-65.
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Rethorique utilise cronicis comme un synonyme de misteriis et d'hystoriis6. Les catégories, les définitions et les frontières entre ce qui est théâtre et ce qui ne l’est pas ne sont pas perçues et exprimées, au Moyen Age, au XVIe siècle, comme elles le sont à l’époque moderne. Cette constatation est ancienne: la dissertation De spectaculis et ludis publicis de Muratori7, le livre fondateur d’E.K. Chambers8, la notion même de drame liturgique en témoignent; mais, si pénétrés qu’ils soient de cette conviction, les histo¬ riens et les commentateurs ne peuvent faire abstraction d’une conception du théâtre qui leur est imposée non seulement par la tradition scolaire, mais encore par l’expérience contemporaine. La première se réclame, à partir du XVIe siècle (en France), du prestige de la tragédie et de la comédie antiques ; dans la seconde le mot théâtre désigne un bâtiment (à tout le moins une partie de bâtiment, comme le théâtre de Chambord, celui de Ver¬ sailles, les théâtres de nos universités), le lieu scénique, un métier ou une activité régulière («je fais du théâtre»), une forme d’art et de littérature ainsi qu’un micro-univers social et un système de références. J. Koopmans montre d’ailleurs ici même qu’il s’est bel et bien constitué, aux XVe et XVIe s., un tel microcosme, auquel renvoient, à plus d’un siècle de dis¬ tance, des allusions aujourd’hui fort obscures, un «monde du théâtre» qui permet de proposer des attributions nouvelles. L’étude de l’ancien théâtre européen se meut dans un va-et-vient inces¬ sant entre les catégories actuelles et les pratiques anciennes. La deuxième rencontre internationale de Tours, dont nous publions ici les exposés et les débats qu’ils ont suscités9 a fait de ce mouvement son centre d’intérêt. Il ne s’agit pas de «définir» le théâtre, qu’il soit d’hier ou de toujours. Le danger de l’anachronisme d’un côté, celui du terrorisme de l’autre condamneraient d’avance une telle entreprise. De quel droit décider que «ceci est du théâtre» et que «cela n’en est pas»? Il a pam plus fructueux d’accepter au départ l’idée que des frontières indécises et des marges pro¬ fondes sont précisément un caractère essentiel du jeu médiéval. Pourvu qu’il y ait prise de rôle, impersonation, qu’un individu fasse semblant, pen¬ dant un temps, sous les yeux d’autrui et dans le cadre d’une convention admise par le groupe, d’être quelqu’un d’autre, nous sommes enclins à admettre que ce groupe s’adonne au théâtre. Cela admis, le théâtre peut être multiforme; les tableaux vivants font l’économie du mouvement, le mime 6
Voir G.A. Runnalls, «Le mystère français, un drame romantique?» in: M. Chiabô, F. Doglio (eds.), Esperienze dello spettacolo religioso nell’Europa del Quattrocento, Rome, Torre d’Orfeo [1993], p. 225-44 (p. 242).
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L. A. Muratori, Antiquitates Italicœ Medii Aevi, Dissertatio xxix, Modena, 1742 (ristampa a cura di A. Viscardi, Modena: Aedes Muratoriana, 1962) citée par J. Drumbl,
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loc. cit. E.K. Chambers, The Médiéval Stage, Oxford, Clarendon Press, 1903, 2 vol. Les discussions ont été notées et mises en forme pour cette publication par S. Le Briz-Orgeur et G. Parussa; les interventions qui ont été reprises par les orateurs dans le corps de leur texte définitif ne sont pas reproduites.
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et les jeux masqués de la parole, le monologue de l’échange dialogué ; tous ces phénomènes peuvent se combiner, la stricte convention du jeu mimé et dialogué peut être par moments suspendue au profit du récit directement adressé aux spectateurs ; les spectateurs eux-mêmes peuvent être pris dans le spectacle, chanter, danser, avec les joueurs. | Le théâtre médiéval jouxte, sur l’une de ses frontières, l’univers de la 1 déclamation des jongleurs. Comme Paul Zumthor l’a éloquemment redit, l’exécution orale des œuvres «littéraires» met enjeu la voix, le geste, le corps de l’exécutant et la qualité de la communication qu’il sait établir entretenir et moduler avec un public physiquement présent10. Le jongleur sait mimer ses personnages par le geste et par la voix, et l’on sait que les échanges étaient possibles entre le répertoire du récit et celui du jeu, entre fabliau et farce par exemple. On n’y revient ici que pour mémoire: une pièce comme Courtois d’Arras s’intitule, dans un des manuscrits, Li Lais de Cortois, le fabliau de Dame Jouenne dissimule une pièce à deux acteurs11. On a tenté aussi de reconnaître dans l’épisode des Rois mages de la Bible d’Hermann de Valenciennes et dans Pirame et Thisbé des jeux du XIIe siècle transformés ensuite en œuvres narratives12; même s’il est diffi¬ cile d’arriver dans ces deux cas à une conviction ferme, il est sûr que l’ac¬ tivité des jongleurs, surtout quand ils sont deux, s’oriente vers le théâtre. Il n’est pas nécessaire d’ailleurs qu’ils soient deux : le Dit de l’Erberie est un monologue théâtral où un jongleur joue le rôle du marchand et le public celui des chalands. Plusieurs pièces étudiées par J.-C. Aubailly puisent dans la même veine13. Il n’est peut-être pas interdit non plus de rapprocher d’un spectacle de cour comme Robin et Marion une œuvre qui pourrait avoir été exécutée dans des circonstances analogues, Aucassin et Nicolette. Ici alternent le récit et le chant, là s’entremêlent le dialogue, le chant et la danse. La liturgie touche aussi au théâtre, mais dans ce domaine bien connu, quelques distinctions et clarifications sont peut-être nécessaires. Nous 10
Le prologue du Roman de saint Fanuel permet, mieux qu’aucun autre document peutêtre, de saisir sur le vif l’atmosphère d’une récitation publique (éd. C. Chabaneau, Paris, 1888).
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M. Rousse, «Propositions sur le théâtre profane avant la farce », Tréteaux m (1978), p. 4-18; A. de Mandach, «Le Dit de Dame Jouenne, farce ou fabliau», Cultura neolatina lxiv (1984), p. 85-114.
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A. de Mandach, «Comment éditer un mystère inséré dans un texte biblique? Le Jeu des Trois Rois de Hermann de Valenciennes», in: E. DuBruck, J.-C. Aubailly (eds.), Le théâtre et La cité dans l’Europe médiévale, Stuttgart, Heinz, 1988 («Fifteenth-Century Studies», 15), p. 597-613; J.-C. Aubailly, «Aux sources du théâtre: le poème de Piramus et Tisbé», Revue des Langues romanes xcv (1991), p. 15-30.
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Une documentation abondante est disponible dans les Actes d’un colloque de Viterbe (1977): Il contributo dei giullari alla drammaturgia italiana delle origini, Rome, Bulzoni, 1978 ; la communication de Caria Casagrande et Silvana Vecchio a été reprise en français dans «Clercs et jongleurs dans la société médiévale (xn'-xiiPs.)», Annales. Economies, sociétés, civilisations xxxiv (1979), p. 913-28.
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écarterons du propos la liturgie sacramentelle. Il va de soi que la messe est un spectacle; mais puisque le célébrant, selon le dogme, rend présent le Christ lui-même, qu’il est fonctionnellement le Christ, on ne saurait parler ni d’imitation, ni de jeu. Ce qui est montré au théâtre n’est pas la réalité, mais un artefact; le sacrement, signe qui effectue ce qu’il signifie, est d’un ordre tout différent. Que certains liturgistes médiévaux aient assimilé la messe à un drame ne change rien à l’affaire. Dans la Gemma animae, Honorius Augustodunensis met en parallèle les prières et les gestes du célé¬ brant et certains détails des récits de la Passion. Cela n’implique nullement que le prêtre joue le Christ; le raisonnement d’Honorius est semblable à celui que Gréban prête au Christ dans la « Moralité finale » de son mystère de la Passion. Pour prouver à Justice qu’ il a surabondamment satisfait pour la faute d’Adam, Jésus compare point par point les souffrances de sa Pas¬ sion aux circonstances du péché originel. Or, Jésus n’a pas «joué» Adam.' Le Liber officialis d’Amalaire de Metz, sur lequel O.B. Hardison s’est lon¬ guement penché14, repose sur la même méthode de transposition allégo¬ rique que les Echecs moralisés et le Bestiaire d’Amour. Amalaire souligne la similitude entre la messe et le sacrifice du Christ, similitude qui redouble étrangement la doctrine de la Présence réelle. À l’identité réelle affirmée par le dogme s’ajoute une homologie formelle, une ressemblance exté¬ rieure. Le passage de la tristesse à la joie par une péripétie (la Résurrection) reproduit le mouvement d’un drame et se conforme à la définition livresque de la comédie, un drame qui finit bien. Mais c’est le sacrifice du Christ qui est le drame premier, dont la messe n’est que la réactualisation; Amalaire ne s’occupe que de la structure narrative, de l’argument, il laisse de côté le jeu. À la suite de son analyse, O.B. Hardison cite quelques tirades d’Agobard de Lyon et d’Aelred de Rievaulx contre l’expressionnisme excessif, qu’ils jugent théâtral, de certains officiants. Il est improbable que ces topoï visent la lecture allégorique de la messe en termes de drame pro¬ posée par Amalaire, puis par Honorius et d’autres; ils s’en prennent plutôt au style d’expression corporelle et vocale que le mot d’histrion stigmatise traditionnellement. Le lieu où la liturgie entre en relation avec le théâtre est l’office des heures canoniales et monastiques. Il convient toutefois de distinguer les cérémonies (Visitatio sepulchri, Ludus paschalis) qui s’insèrent dans le cycle du temps et qui n’utilisent que des tropes, hymnes et séquences déjà en usage dans l’office, et les jeux comme Daniel, pour lesquels on compose des musiques et des paroles originales. Les liens de ces spectacles avec l’heure et la saison liturgiques sont moins étroits: YHistoria de Daniel representenda d’Hilarius pouvait être donnée à la fin des matines ou à la fin
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O.B. Hardison, Jr., Christian Rite and Christian Drama in the Middle Ages. Essays in the Origin and Early History of Modem Drama, Baltimore, John Hopkins, 1965, p. 3579.
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des vêpres15. Quant aux pièces hagiographiques comme les Miracles de saint Nicolas, elles ne sont pas, en toute rigueur de termes, liturgiques. Elles étaient probablement jouées dans le réfectoire ou dans un autre local destiné aux jeunes clercs ; il y avait en effet des écoles auprès des cathé¬ drales et dans les grandes abbayes bénédictines et certaines de ces écoles ont pratiqué un théâtre religieux, comme d’autres (ou les mêmes) ont joué des comédies gaillardes. Entre ces catégories les interférences sont nom¬ breuses ; les effets les plus énergiques sont probablement à chercher dans les drames strictement liturgiques, et c’est là que l’intrication entre liturgie et théâtre est le plus difficile à démêler, au point qu’on peut se demander jusqu’à quel point le partage entre les deux catégories aurait pu avoir un sens pour les contemporains. Le chœur d’une église médiévale n’était pas sacré au point d’interdire des démonstrations fort expressives et des instal¬ lations très visibles. Pour le jeu d’Hérode, une étoile était accrochée audessus des exécutants, d’où le titre usuel d’Ordo Stellcr, quand les scribes lui montrent dans le livre la prophétie sur Bethléem, Hérode, pris de fureur, leur arrache des mains le volume et le jette à terre16; dans la Résurrection de Tours, Marie-Madeleine entre en lévitation17... A la question de savoir si les vêtements liturgiques et les objets cultuels utilisés dans les drames liturgiques étaient bien des costumes et des acces¬ soires de théâtre, O.B. Hardison répondait sans hésiter par l’affirmative18. C’est la même question que reprend ici de manière approfondie, à partir d’exemples précis, la communication de T. Revol. La discussion a montré que cette question pouvait encore susciter bien des débats. Renversant la perspective habituelle, B. Roy s’intéresse quant à lui à la liturgie comme un élément du phénomène théâtral. Les formules connues de tous peuvent garantir des effets comiques irrésistibles, comme dans Frère Guillebert ou Les Chambrières, et la musique liturgique fait partie du théâtre dans le Jeu V
d’Adam.
La prédication est assurément le premier moyen de communication du Moyen Age et elle l’est restée longtemps après l’invention de l’imprimerie. Il n’est pas étonnant qu’elle ait cherché à annexer le théâtre, qui est le second, du moins aux XVe et XVIe siècles. Les orateurs ne mettaient pas seulement en œuvre une gestuelle et une diction dignes des jongleurs, «Quo finito, si factum fuerit ad matutinas, Darius incipiat: Tedeum laudamus*, si uero ad uesperas: ‘Magnificat anima mea dominunT.» (Hilarii Aurelianensis Versus et Ludi. Epistolæ, éd. W. Bulst et M.L. Bulst-Thiele, Leyde, Brill, 1989, p. 59). 16
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«Tune Herodes, uisa prophetia, furore accessus (lire: accensusl), proiciat librum» (Ordo ad representandum Herodem du manuscrit 201 de la Bibliothèque municipale d’Orléans, éd. K. Young, The Drama of the Médiéval Church, Oxford, Clarendon Press, 1933, vol. II, p. 87) ; longtemps conservé à Saint-Benoît-sur-Loire, le manuscrit est plutôt ori¬ ginaire de Saint-Laumer de Blois, d’après S. Corbin, Romania lxxiv (1953), p. 1-43. « Deinde ueniat Maria Iacobi et sustentet brachium dextrum, et Maria Salome per sinistrum et leuet de terra Maria Magdalenam » (K. Young, op. cit., vol. I, p. 444). Op. cit., p. 79.
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contre lesquelles les traités de prédication les mettaient en garde. Ch. Mazouer étudie ici l’art de Michel Menot et montre comment un ora¬ teur célèbre s’avance jusqu’aux confins du théâtre, sans toutefois y péné¬ trer. Certains prédicateurs, en revanche, ajoutant l’image ou le geste à la parole, faisaient représenter «par personnages», sous forme de tableaux vivants, de mimes ou de jeux dialogués, des épisodes de l’histoire sainte, en particulier la Passion19; l’orateur se faisait meneur de jeu. Les sources nous conduisent peut-être à surestimer le phénomène, assez rarement attesté, mais elles sont indiscutables. De telles méthodes visaient à susciter des émotions intenses, mais à l’initiative et sous le contrôle strict de l’autorité, initiative et contrôle qui ne pouvaient s’exercer qu’au détriment de la dimension ludique. Les moyens du théâtre, sa forme extérieure étaient à coup sûr présents, mais le ressort intime que désigne le mot jeu était rompu. Il ne suffit pas de dire que le théâtre se distingue de la réalité, il convient de souligner aussi que cette distinction implique un plaisir, probablement absent du rituel de Halberstadt. Les contemporains en avaient clairement conscience, comme le prouve un document signalé par H. Martin. Quand le dominicain Pierre Chapon, qui devait prêcher le Carême à Bourg-enBresse en 1479, communiqua aux syndics de la ville son intention de faire jouer la Passion par des jeunes gens pendant qu’il prêcherait, les conseillers refusèrent leur assentiment car, dirent-ils, « le Vendredi-Saint est un jour de solennelle tristesse, un jour de dévotion et de compassion dans lequel on ne doit se livrer à nul amusement, à nulle réjouissance»20. Le théâtre est un divertissement, même quand il se réclame d’intentions édifiantes, même quand il représente la Passion. À plus forte raison quand il met en scène le Péché : la Moralité du jour Saint Antoine défend la supériorité du théâtre sur le sermon avec une ironie dont il est délicat de saisir de fin mot. En revanche, la Passion de Maastricht, qu’examine G. Borgnet, réconcilie l’autorité et le théâtre: au plan du contenu, le jeu se soumet au magistère, au plan de l’énonciation, il l’annexe. Tableaux vivants, mimes, jeu dialogué, les mêmes nuances, les mêmes degrés de la représentation par personnages sont intégrés à bien des fêtes religieuses et profanes, souvent religieuses et profanes tout à la fois. La Fête-Dieu d’Aix-en-Provence illustre bien ce mélange: les histoires dont parlent les archives sont tantôt des mystères parlés, tantôt des scènes mimées par des joueurs masqués ; dans ce dernier cas, un héraut du jeu se charge des commentaires narratifs indispensables. Certains tableaux circu¬ lent sur des chars, d’autres sont joués sur des échafauds fixes21. Ces formes 19 20
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H. Martin, Le métier de prédicateur à la fin du Moyen Âge (1350-1520), Paris, Ed. du Cerf, 1988, p. 583-85. Jean Levesque, «Le couvent des Frères Prêcheurs de Bourg-en-Bresse», L’Ain. Mémoires et documents. Histoire et Sciences humaines, 1975, 3, p. 3-53 (p. 18), cité par H. Martin, op. cit., p. 583. Noël Coulet, «Les jeux de la Fête-Dieu d’Aix, une fête médiévale?», Provence histo¬ rique xxxi (1981), p. 313-29.
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de jeu se retrouvent dans les cérémonies du pouvoir politique et dans les réjouissances de cour. Les relations des entrées princières fournissent une ample moisson d'histoires ou de misteres très souvent muets, des panon¬ ceaux remplaçant à l’occasion la parole. Tout le spectacle est orienté vers un seul spectateur, le prince, même si son entourage et le peuple rassemblé sont aussi indirectement visés. Dans l’univers plus étroit d’une résidence princière, d’autres spectacles sont présentés au souverain. La fête de cour estompe parfois la distinction entre acteurs et spectateurs, la danse et le rituel impliquant à la fois le maître et ses dignitaires, comme dans le chari¬ vari catastrophique de 1393, le Bal des Ardents. À partir du XIVe s., des moments significatifs de la vie du prince, comme le repas, font l’objet d’une sorte de mise en scène à laquelle E. Lalou consacre une partie de sa communication : exemple privilégié, le Dit des quatre Offices d’Eustache Deschamps se situe bien aux frontières du jeu théâtral. Nous avons déjà effleuré à plusieurs reprises la question des rapports entre le jeu et les traces écrites qu’il a laissées dans les manuscrits et les imprimés. G. Gros étudie le travail d’un copiste, véritable «éditeur» médiéval d’une Advocacie Nostre Dame qui passa effectivement du dit au jeu, de la littérature au théâtre. Remontant du texte au jeu, D. Hüe cherche quelles solutions techniques ont pu être mises en œuvre quand il s’est agi de mettre en scène Griseldis. V.L. Hamblin se livre à une étude archéolo¬ gique du Siège d’Orléans22 et des documents connexes et se demande comment une telle œuvre a pu être montée, sachant que l’histoire représen¬ tée se situe en grande partie dans la ville même où avait lieu la représenta¬ tion : la tentation est forte d’imaginer une reconstitution « grandeur nature » sur les lieux mêmes de l’action. Dans le cadre d’une enquête sur les édi¬ tions imprimées des mystères, G.A. Runnalls parcourant le chemin en sens inverse, suit la seconde vie de Y Assomption Nostre Dame par personnages, après la scène, chez le libraire et ses clients. Quand on regarde les frontières du théâtre depuis l’intérieur, à partir des textes dialogués, on rencontre le problème classique des «passages narra¬ tifs»23, dont on ne sait jamais à coup sûr s’il faut les considérer comme des didascalies, même s’ils sont versifiés et s’ils riment avec le dialogue, comme des additions destinées au lecteur, mais étrangères au jeu, comme des parties de dialogue prononcées par les acteurs et adressées directement 22
Voir l’édition qu’elle en a procurée: The Fifteenth-Century French «Mistere du Siégé d’Orléans». An annotated Edition, Ph-D, University of Arizona; Ann Arbor (Mich.), U.M.I., 1984.
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Voir W. Noomen, «Passages narratifs dans les drames médiévaux français: essai d’in¬ terprétation», Revue belge de philologie et d'Histoire xxxvi (1958), p. 751-85; J.O. Fichte, Expository Voices in Médiéval Drama, Nuremberg, H. Cari, 1975; R Dronke, «Narrative and Dialogue in Médiéval Secular Drama», in: P. Boitani, A. Torti (eds.), Literature in Fourteenth-Century England, Tübingen, Narr, 1983, repris dans P. Dronke, Latin and Vemacular Poets of the Middle Ages, Londres, Variorum, 1991, p. 99-120.
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au public ou enfin comme les interventions d’un hypothétique meneur de jeu analogue au héraut d’Aix-en-Provence. Le phénomène se rencontre aussi bien en langue vulgaire qu’en latin; il obère l’interprétation des «comédies latines» comme celle de la Resurreccion anglo-normande, mais il se retrouve, bien plus tard, dans la Passion d’Autun. Parmi plusieurs œuvres d’origines et d’époques très diverses, P Dronke considère la Querella ante el dios de Amor de Juan Escriva (xve s.), dont le principe fon¬ damental est l’alternance, à parts à peu près égales, entre dialogue et récit24. Aucune doctrine, aucune règle ne confine les acteurs, d’un bout à l’autre d’un spectacle, dans le respect de la même convention. Il n’y a pas de fron¬ tière stricte pour séparer le dit et le joué. Dans le Ludus Paschalis de Tours, peu après que Marie Jacobi et Marie Salomé ont discrètement soulevé de terre Marie-Madeleine en oraison, Pierre et Jean chantent: Tristes erant apostoli / De nece 25, et pendant un bref instant les saintes Femmes, les deux Apôtres et le chœur des autres disciples se partagent les strophes d’une hymne riche en éléments narratifs. On est passé en un ins¬ tant du jeu au récit chanté. Ailleurs, un personnage sortira brusquement du dialogue pour s’adresser directement aux spectateurs26. En reprenant l’exemple de Frère Guillebert, B. Faivre souligne que cette plasticité est un trait distinctif et un principe essentiel de l’ancien théâtre, sur lequel nous sommes toujours tentés de projeter la rigueur de définitions et de déliminations anachroniques. Les spectateurs n’étaient pas encore expulsés derrière le «quatrième mur» et l’impérialisme de l’illusion n’avait pas encore éli¬ miné la recherche de la connivence. Les douze communications réunies dans ce livre regardent donc le phé¬ nomène théâtral médiéval tantôt de l’extérieur, tantôt de l’intérieur. Loin de le ramener à la pureté d’une idée platonicienne ou d’une définition scolas¬ tique, elles montrent qu’il n’est jamais exempt de contact, d’influence, de mélange, de rupture. Il suppose en effet toujours une intelligence immé¬ diate entre le public, les acteurs et les organisateurs de spectacles qui, en dépit des distances hiérarchiques qui^ pouvaient les séparer, avaient conscience de former une seule société. À ce sentiment d’unité le jeu thé⬠tral, perméable et multiforme, devait sans doute sa diversité, sa vitalité, son allégresse. Jean-Pierre Bordier
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Op.cit., p. 115-19.
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K. Young, op. cit., 1.1, p. 445. Par exemple, dans la Passion de Jean Michel, sainte Véronique adresse au public, en lui montrant la relique, une exhortacion au peuple crestien (éd. O. Jodogne, v. 26792-815).
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THÉÂTRE DU MONDE ET MONDE DU THÉÂTRE Les deux métaphores du titre sont faciles sinon banales et en outre très peu spécifiques. Elles paraissent renvoyer toutefois aux adages de l’Anti¬ quité ou au théâtre renaissant plutôt qu’au théâtre médiéval. Malgré mon goût pour les anachronismes déplacés, j’épargnerai au lecteur la trajectoire encore plus banale «Du théâtre du monde au monde au théâtre», qui serait également envisageable (tout comme la trajectoire inverse, d’ailleurs). Pourtant, la banalité apparente de ce titre ne cache qu’imparfaitement sa pertinence pour le théâtre médiéval, où Le Monde n’est pas un concept vide mais une notion essentielle, voire un personnage ambigu - il faut le dire et où le théâtre ne semble pas encore avoir revêtu les sens - multiples qu’on lui conférera dans la période classique. Concrètement, cependant, on pourra dire qu’il existe à la fin du Moyen Âge un théâtre du monde puisque le théâtre fait partie du monde, d’un monde festif, d’une première mise en scène au sein duquel la véritable représentation a lieu. L’espace de la fête’ est un monde, qu’il soit inversé ou non, au sein duquel la représentation dramatique peut naître (quoique, parfois, la représentation scénique consti¬ tue justement le prétexte le plus important de la fête). De surcroît, et c’est un point qu’on ne cesse habituellement de souligner, le théâtre représente le monde: il s’agit d’une mise en scène qui - en vertu d’un symbolisme glo¬ bal "représente le monde du public ou - du moins - la mise en scène idéa¬ lisée d’un monde où le public est censé vivre. En outre, le théâtre appartient au monde, voire le met en scène, puisque lgsJimites entre la représentation et le public sont floues, puisque les marges entre la mise en scène fictionnelle et les rituels de la vie quotidienne ne paraissent pas exister1. L’idée d’un monde du théâtre paraît, de prime abord, également quelque peu étrangère au drame de la fin du Moyen Âge qui serait, selon les mono¬ graphies traditionnelles et modernes, plutôt « populaire » ou « destiné à un large public », voire « typiquement citadin », où la séparation entre le public et la fiction mise en scène serait moins stricte que dans le théâtre moderne et où le théâtre professionnel n’existait pas encore. On s’imagine facile¬ ment, et peut-être gratuitement, des représentations sur les places publiques, jouées a grant convocation de peuple (surtout d’après une ico¬ nographie provenant des Pays-Bas, d’ailleurs), mais tout un travail,
1
Cet aspect du théâtre médiéval est élaboré en détail dans mon livre Le Théâtre des exclus ou Moyen Age. Hérétiques, sorcières et marginaux, Paris, 1997.
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pénible, sur les attributions possibles et sur la datation des monologues et des sotties m’a fait comprendre qu’il existe, effectivement, un monde du théâtre ou, plutôt, des constellations, des groupements, des subcultures où le théâtre se fait, où il se forme, où il s’exprime. Une question annexe: estce que le théâtre profane a été destiné à des représentations en plein air ou s’agissait-il plutôt de représentations «fermées» dans une salle, destinées à un public choisi et averti? Une autre question que je n’ai pas encore pu résoudre de façon conclusive: est-ce qu’il s’agit d’un monde du théâtre ou de plusieurs subcultures théâtrales ? C’est une question qui sera remise sur le tapis vers la fin de cet article. Pour le moment, étant donné ces deux pôles, les interconnexions entre un monde abstrait, mis en scène sur le théâtre du monde, et un monde concret, le monde du théâtre qui se cache derrière la mise en scène, le champ magnétique qu’ils influencent est trop intéressant pour qu’on ne s’attarde pas un instant sur le problème. A partir d’un certain nombre de données rencontrées fortuitement au cours de mes recherches (qui portent avant tout sur le théâtre dit «pro¬ fane ») je veux montrer - de manière polémique et en guise de défi - com¬ ment la prétention universelle du théâtre de la fin du Moyen Âge se double d’une fermeture, comment ce théâtre prétendument universel ne renvoie qu’à lui-même, à quel point il a pu faire partie d’un système clos et exclu¬ sif. Dans un premier temps, je me concentre sur le théâtre dit profane. Le «Théâtre du monde», c’est l’allégorèse universelle, surtout présente dans les moralités. On pense à l’éventuelle existence d’un cycle du Monde ou - plutôt - d’une thématisation quasiment systématique de ce person¬ nage, dupe universelle, dans les moralités et dans le^sotties. On pense au cycle du Monde de la Chronique du temps de François Ier, une série de pièces transcrites à partir d’une édition imprimée perdue, jouées en 1522* 2. On y trouve des pièces comme Le Monde qui n’a plus que frire, Le Monde mangé par les rats, Le Monde qu’on achève de peindre. Selon le témoi| gnage du bourgeois de Paris sous François Ier, les fatistes et l’imprimeur ont été emprisonnés et libérés trois ans plus tard par Précey, réformateur des forêts, et Adam Fumée, maître des requêtes, «commissaires à ce ordonnez par Madame»3. Le manuscrit a même transcrit le colophon de l’édition imprimée, qui figure elle-même comme personnage dans la représentation. Les éditeurs considèrent la pièce comme un pamphlet, mais une analyse suivie montre qu’il s’agit d’une présentation visuelle des personnages, avec dialogue (répliques pas reconnues comme telles). La pièce est à placer dans le cadre des triomphes montés sur des chars, comme celui de Haulte Folie, celui des Vêtements4. Dans ce genre de satires parathéâtrales, c’est A. de Montaiglon et J. de Rothschild (éd.), Recueil de poésies françaises des XVe et XVIe siècles, Paris, 1855-1878 (13 vol.), t. xii, p. 193-237. V.L. Bourilly (éd.), Journal d’un Bourgeois de Paris sous François F', Paris, 1910, p. 196. 4
A. de Montaiglon (éd.), Le Triumphe de Haulte Folie, Paris, [1880]; Montaiglon-Rothschild, Recueil..., xm, p. 45-52.
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surtout Faction qui fait défaut: le texte, les costumes, les gestes illustrent avant tout une image. Dans certaines pièces plus élaborées, comme la farce moralisée des Gens nouveaux, le même procédé se reconnaît facilement à travers une action rudimentaire5. Le système de la présentation monolo¬ gique de personnages devant le public et d’un commentaire descriptif de la situation plutôt que d’une véritable action apparaît comme un élément important dans les manifestations paradramatiques et dans certaines pièces proprement dites; dans d’autres pièces, notamment dans la sottie, l’action est totalement incompréhensible puisqu’elle n’est pas décrite du tout, puisque le texte n’est là que pour l’accompagner. Dans les mises en scène morales du Monde, nous avons avant tout le premier type de textes, où l’ex¬ plicitation prédomine. Une autre pièce à ajouter à ce dossier, où l’action est explicite, où le texte explique tout ce qu’on aurait voulu savoir sur la représentation, c’est sans doute Le Monde qui tourne le dos à Chascun de Jean d’Abondance, considérée souvent comme une pièce perdue, mais qui a été conservée à la Bibliothèque de Munich. Jean d’Abondance, dont l’œuvre est loin d’avoir été fixée une fois pour toutes, est l’auteur énigmatique de la Farce de la Cornette6. Je compte ultérieurement revenir en détail sur cet auteur ; pour le moment, j’ai l’impression qu’il s’agit d’un auteur lyonnais, avec les devises vivit post funera virtus et fin sans fin et dont les armoiries se trou¬ vent sur certaines pages de titre, du Monde qui tourne le dos et du Triumphe des Vêtements, par exemple. La fortune imprimée de ses œuvres est étroi¬ tement liée au nom de Jacques Moderne, imprimeur d’origine florentine fixé à Lyon. Jean d’Abondance paraît avoir pratiqué surtout dans la période 1538-1542. C’est le moment où Neyron a établi son théâtre (le premier théâtre permanent en France) à Lyon. C’est l’époque de Maurice Scève. Tout se passe comme si l’humanisme lyonnais se doublait d’un Moyen Age lyonnais. La pièce sur le Monde et Chascun apparaît comme une variation sur le schème du Fils prodigue. Le Monde, au lieu d’être la victime sempitërnelle des gens nouveaux, le pauvre Monde qu’on fait paistre ou qu’on achève de peindre, y représente la vie mondaine, le vice, les dangers qui menacent Chascun. On pense également à la moralité/sottie de Chascun, Temps-qui-court et le Monde du recueil La Vallière. Le « Monde du théâtre » paraît désigner avant tout un monde fermé, la culture théâtrale comme témoignage d’une subculture. Si l’existence d’un tel «monde» ne fait guère de doute pour, disons, l’époque de Molière, sa pertinence pour la fin du Moyen Âge reste à prouver, même si la Basoche
5 6
A. Tissier (éd.). Recueil de farces 1450-1550, Genève, 1986-1998 (12 vol. parus), IV, p. 299-342. L’édition récente de Tissier (Recueil de farces, X, p. 325-88) ne nous est d’aucun secours; voir Y. Giraud, N. King et S. de Reyff (éds), Trois Jeux des Rois (XVIe-XVIIe siècles)', S. Pogue, Jacques Moderne, Music Primer in Lyons ofthe Sixteenth Century, Genève, 1969.
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parisienne et les Enfants-sans-Soucy viennent aussitôt à l’esprit. Une étude plus suivie des acteurs comme Jean de Pontallais, comme Jean d’Abon¬ dance, pourrait nous révéler beaucoup de détails à ce propos ; je crois même qu’une archéologie des personnages tels que Maître Aliboron* 7, Maître Mouche, maître Enfumé pourrait nous apprendre beaucoup à ce sujet. Et je dirais même que l’ouvrage que Harvey a consacré au théâtre de la Basoche est à refaire8 9. Subculture veut dire en même temps une culture fermée sur elle-même, qui ne connaît pas l’accès facile des représentations «popu¬ laires » jouées « à grant convocation de peuple ». En fait, il y a deux problèmes qui se posent, l’un de nature sociologique, l’autre d’apparence littéraire, voire philosophique. J’approcherai le monde du théâtre de deux manières différentes: en premier lieu, je compte mon¬ trer qu’il s’agit d’un répertoire clos, d’un monde fermé sur lui-même, d’une subculture spécifique. Les pièces ne constituent pas des fictions auto¬ nomes ; elles ne se comprennent qu’à travers un réseau intertextuel ou, pour être encore plus précis, elles présupposent d’autres pièces. Le public, ouvert ou fermé, est censé connaître ces références. En second lieu, trois attributions de pièces montreront où on pourrait chercher un tel monde du théâtre. Tout d’abord l’existence d’un tel monde du théâtre est suggérée par le grand nombre de renvois internes dans nos pièces. Quelques exemples: la farce des Coquins9 qui met en scène Maulevault, Pou d’Aquest et Pain perdu est reprise dans le Mystère d’un jeune enfant que sa mère donna au diable, où le Fol affirme «Je suis retenu franc archier De Pain Perdu et Maulevault Qui avoyent hier le cul si chault»10, joué le lendemain. Dans la Sottie des sots qui corrigent le magnificat (jouée avant 1488 ou dès 1455)11, les protagonistes se félicitent d’avoir farcé les femmes aux Queues trous¬ sées (cf. la farce de ce nom, Cohen n° VI) et les copieurs et lardeurs de la sottie qui porte ce nom (Droz n° VIII). Les Vigiles Triboulet (Droz n° X) énumèrent le répertoire théâtral de ce fameux sot (y compris l’une des repues franches de Villon)12. La farce de Legier d’argent (Cohen, n° XXV) cite la farce de la Résurrection de Jenin des Paulmes (Cohen, n° L), celle
Etudié par P. Verhuyck, « Petite histoire littéraire de maître Aliboron », C. Thiry et J.-P Sosson (éd.), Sources littéraires, normatives et de la pratique (à paraître). 8
H.G. Harvey, The Theatre of the Basoche, Cambridge (Mass.), 1941.
9
G. Cohen (éd.) Recueil de farces françaises inédites du XVe siècle, Cambridge (Mass ) 1949, n° LIII. 6 ’’’ J. Babelon, La bibliothèque française de Fernand Colomb, Paris, 1913, appendice v. 569-571. E. Droz (éd.), U Recueil Trepperel. /. Us sotties, Paris, 1935, n°IX; pour la datation, voir l’article de P. Verhuyck à paraître dans M. Freeman et J. Taylor (éd.), François Villon, the Drama of the Text, Amsterdam, 1999. J. Koopmans et P. Verhuyck (éd.), U Recueil des repues franches de maistre François Villon et de ses compagnons, Genève, 1995, p. 37.
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du Povre Jouhan (Droz, n° VII)13, le personnage Thevot et probablement aussi la Repue de l’ambassade du Recueil des repues franches. On peut donc parler d’une véritable cohérence interne du répertoire théâtral, qui joue également au niveau des personnages. Ajoutons que ces renvois internes, combinés avec des éléments de datation externes, peuvent être utilisés dans le développement d’une « machine à dater les farces », un logi¬ ciel qui puisse (re-)calculer les dates des pièces a partir de la combinaison de données externes (par exemple une date d’impression) et de données internes (citations). Pourtant, c’est le plus souvent la référentialité externe des pièces pro¬ fanes qui pose problème, surtout dans les sotties et genres apparentés. Par¬ fois, dans des passages encore mal élucidés, on a l’impression que le monde, l’extérieur circonstanciel, fait irruption au théâtre, qu’il s’agisse d^un rituel ou d’un jeu pragmatique, mais cette impression n’est pas tou¬ jours justifiée. Un exemple serait le topos du Cardinal Lemoine, que je compte développer ici assez longuement. Une petite fenêtre sur le monde du théâtre nous est ouverte par le col¬ lège qui porte son nom et qui est cité dans beaucoup de pièces. Le cas est d’autant plus intéressant qu’il révèle l’existence de deux mondes diffé¬ rents, deux mondes théâtraux, deux groupes concurrents. Cependant, avant d’anticiper trop, les pièces du dossier. Roger de Collerye, dans le Cry contre les clercs de Chastellet14, un texte à dater autour de 1500, mentionne le .collège du Cardinal Lemoine. Roger de Collerye est né en 1468 ; en 1512 il se trouvait à Paris pour une affaire financière; dès 1494, il est secrétaire de l’évêque d’Auxerre Jean Baillet15. Quelles sont les informations que nous livre son cry? LA BAZOCHE [.••]
Du Cardinal jà ne fault que j’en mente S’il n’est papa, papelart, papegay, Si jourez vous ce joly mois de may.
D’Héricault note: «C’est sans doute une allusion au Cardinal Lemoine, j personnage traditionnel dans les Etats de la Bazoche» (p. 272). Lachèvre note: «Le Cardinal Lemoine, personnage traditionnel des Etats de la
13
Nouvelle édition : Tissier, Recueil de farces, X, p. 227-196, qui paraît d’ailleurs ignorer le témoignage de Legier d’Argent.
14
C. d’Héricault (éd.), Œuvres de Roger de Collerye, Paris, 1855, p. 272; F. Lachèvre (éd.). Un émule de Coquillart - Roger de Collerye et ses poésies dolentes, grivoises et satiriques, Paris, 1942, p. 61-62; S. Lécuyer (éd.), Roger de Collerye, un héritier de
15
Villon, Paris, 1997, p. 459-460. Voir mon Recueil de sermons joyeux, Genève, 1988, p. 412 et S. Lécuyer (éd.), Roger de Collerye, p. 9-12.
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Bazoche» (p. 61). Lécuyer se contente de citer d’Héricault (p. 571). La source de ce personnage traditionnel nous est malheureusement inconnue. Ce qui est clair, c’est que ce texte renvoie aux jeux satiriques de la planta¬ tion du Mai des basochiens. Si jourez vous paraît indiquer une permission nécessaire du collège du Cardinal Lemoine; il n’y aura pas de défense de jouer, sauf si le collège entre dans le rang des papes, qu’ils soient -lards ou -gais. Ces mentions, papa, papelart, papegay semblent anticiper (ou reprendre) une typologie rabelaisienne (mais chez Molinet, le papegay désigne Sixte IV). Le Collège du Cardinal Lemoine soutient-il la position ! ' romaine contre les gallicans ? Se veut-il mettre, comme papa, à la place du ( pape ? Est-il question, ici, d’une affaire parisienne datable, retraçable? Ou s’agit-il d’autre chose? J La première farce du recueil Cohen, une sottie qui s’intitule curieuse¬ ment Farce nouvelle, est difficile à dater avec précision, mais elle a été imprimée au début du XVIe siècle, probablement par les ateliers Trepperel. L’intrigue est des plus simples voire inexistante. Les sots, qui ne recon¬ naissent plus leur prince devenu maigre comme un Socrates, voient en lui quelqu’un qui pourra remonstrer le Cardinal. C’est quelque prince capital. LE SECOND
De maistre Antitus qui se botte Pour remonstrer le Cardinal. LE PRINCE
Hau ! mes suppotz ! LE SECOND
Propos final, Le sang bieu, c’est maistre couart (lire: Conart, puis corriger pour la rime: Sotte\ puis même lire mère Sotte)
C’est un nouveau témoignage d’une opposition entre le Collège du Cardinal Lemoine et les sots (de la Basoche? de la compagnie de Mère Sotte ?). Sur maître Antitus, et sur son évolution d’un poète à une type litté¬ raire, beaucoup de choses seraient a dire que je ne dirai pas ici: un maître Antitus, c est un homme à tout faire, un charlatan ou tout simplement un entêté. Mais quel était donc, derechef, le pouvoir de ce Cardinall Et pour¬ quoi faut-il remonstrer le Cardinal ? Toujours est-il que les sots s’opposent à ceux du Cardinal. La mention escamotée de mère Sotte pourrait faire pen¬ ser à l’affaire de 1516, lorsque les trois acteurs Jean Seroc, Jean de Pontallais et Jacques le Basochien comparurent devant François Ier à Amboise pour avoir mis en scène Louise de Savoie sous les traits de Mère Sotte qui pille tout16. 16
V.L. Bourilly (éd.), Journal..., op. cit., p. 39.
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Une troisième mention nous vient de la Farce des femmes qui se font passer maistresses (Cohen n° XVI, v. 42-59) : Aussi au Cardinal Le Moyne Magister, on nous a fait tort, Il dit qu’on nous batte fort D’un gros baston faitis et court Et qu’on nous tienne bien de court De parler et de quaqueter; Aussi qu’on nous face tourner En ung voysseau, se mestier est. ALISON
Vrayment je ne sçay pas que c’est Que tousjours ceulx du Cardinal Dient des femmes tant de mal, Par ma foy, c’est mal dit à eulx. S’ilz fussent doulx et gracieux L’homme des femmes fust gardé. S’ilz avoient bien tout regardé, Jamais ilz ne nous farceroient, Mais loyaument nous serviroient Et nous garderoient nostre honneur.
v. 126-29: Nous l’avons de pieça requise Maistre, au Cardinal Lemoyne Et en avons prins tresgrant paine, Mais il nous font tousjours grevance.
Ici, l’allusion est à la fois plus simple et plus truquée. Au premier niveau, il suffit de constater que le Collège du Cardinal Lemoine prend une position | radicalement anti-féministe et préconise des bastonnades. En second lieu, les suppôts du Cardinal disent du mal des femmes et tertio, ce qui n’est pas sans importance, les femmes ont déjà remonstré (?) au Cardinal, mais sans j succès. À noter que les femmes de l’espace fictionnel sont probablement des sots dans le cadre du jeïïTdonc il n’est pas sûr que «femme» veuille dire «femme» et non pas autre chose. Ce texte paraît renvoyer à la même affaire, mais laquelle ? Dans le Recueil Trepperel, le sermon d’un Fol changeant divers propos, un monologue difficile à dater qui n’a pas reçu l’attention qu’il mérite, dit v. 168-200: Je vueil parler de la matière De ce Cardinal et des siens. Ha, pour infâmes je les tiens Touchent ilz a l’honneur des dames,
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JELLE KOOPMANS Et par Dieu, ilz sont trop infâmes, Hz ne sçavoyent plus que dire, Vont ilz sur les dames mesdire? La façon n’est bonne ne belle, Et ! grosse teste sans cervelle ! Vous sçavés bien que dictes mal. Puant, infâme Cardinal ! C’est afaire a maistre enfumé, Ha par Dieu, j’en suis fort fumé, Le cueur n’en deult, j’en suis mary. Ce a bien esté a vous mal dit Dire que fammes abandonnées Sont a Paris ou alouees Les a ce fault, maistre enrimé, Infâme Bourguignon salé Lequel est de vostre aliance. Puis, par vostre malle meschance, Avez dernièrement joué Des goupillons et fort hué Les femmes que a leurs benoistiers Achetroyent, traistres meurtriers. Comment ossés ainsi mesdire Des dames ? Jésus nostre sire Vous en vueille si bien pugnir Qu’a tousjours en puist souvenir, Vous estes bien meschans jennins, Escoliers crottez et badins, Qui n’avés point d’entendement De parler ainsi sottement.
À noter aussi, aux v. 215-16, Ilz ont failly plusieurs années Jouer [...].
Une même combinaison, le même topos de la médisance, la même allusion aux défenses de jouer; ici un certain maître Enrimé et un Bourguignon (du Collège de Bourgogne?) s’ajoutent au dossier de même qu’un maître Enfumé. Le fol s’oppose aux écoliers «crottez». Serait-il possible qu’il y soit encore une fois question de la même affaire ? Est-ce que les contours se dessinent? La cinquième allusion nous vient de la Sottie pour le Cry de la Basoche es jous gras mil cinq cens quarante huictx\ qui a l’avantage d’être datée. Nous y lisons (v. 105-08):
17
E. Picot, (éd.), Recueil général des sotties, Paris, 1902-1912, (3 vol.), t. III n° XXVIII
p. 233-67.
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Et laisser le feu sainct Anthoine Au ladre Cardinal Le Moyne Et au Bourguignon enfumé, Nostre ennemy maistre Enrymé.
Selon l’éditeur Picot, il y a « sans doute» une allusion au détournement j de fonds au Collège du Cardinal Lemoine et il note en plus: «Enrymé,J ennemi des Basochiens, devait être le principal de ce collège.». Ils réappa¬ raissent en compagnie de leur comparse le Bourguignon qui, cette fois, n’est pas salé mais enfumé et reprend, de la même façon, le maître Enfumé du Fol changeant divers propos. Comme le texte date d’une bonne dou¬ zaine d’années après la publication des œuvres de Roger de Collerye, se peut-il qu’on parle toujours de la même affaire? Cela semble hautement improbable. Mais, sinon, de quoi peut-il bien être question? La moralité de Mars, Justice et le Marchand est une pièce polémique ^ sur les troubles religieux de la période 1560-1565 ; elle a été jouée par la Basoche parisienne en 156418; elle présente des affinités structurales avec la sottie Pour le cry de la Basoche, les éditeurs l’ont suffisamment souli¬ gné. Après avoir pris des nouvelles «des confréries avec lesquelles ils étaient en plus ou moins bons termes...», Rouge Affiné fait remarquer (v. 489-513): Il y a ja deux ans Que l’on a point monté sur l’eschaufault céans. Comme mon compagnon le Cardinal Lemoyne Se porte maintenant? BEC AFFILLÉ
Il est, par sainct Anthoine, A Rome ce jourd’huy et a bonne esperance De retourner en paix au roiaulme de France. ROUGE AFFINÉ
Ne nous rescript il point? DECLIQUETOUT
A mandé du Sainct Siégé Qu’il voulloit revenir s’esbattre a son college, Ou pour ce qu’il n’y est, tousjours en ce pallais Les théologiens preignent plaisir aux plaidz. ROUGE AFFINÉ
Les rioteulx procès et la théologie Ont diverses humeurs. Laissons merencolie. Mon bon amy aussy Enry de Bourgogne, Comment se porte? Fait il bien sa besogne? 18
J.-C. Aubailly et B. Roy (éd.), Deux moralités de la fin du Moyen-Age, Genève, 1990, p. 73-125.
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Et le Prince des Sotz, Le pauvre boullenger? [...] Mais que sont devenuz les veaulx De Beauvais? DECLIQUETOUT
Ceulx cy sont nouveaulx ; Ils sont en procès tellement Qu’ilz se sont lorgnez asprement. BEC AFFILLÉ
Ilz ont ung principal nouveau.
De nouveau, il est question des jeux défendus ; le compagnon («par anti¬ phrase») serait, selon Aubailly-Roy, le principal du collège du Cardinal Lemoine. L’autre «bon amy », Enry de Bourgogne, au vers 501 est à corri¬ ger metri causa en Enry[mé]\ ce serait le principal du Collège de Bour¬ gogne! S’ajoute ici l’allusion au collège de Beauvais, qui réapparaît dans la farce de la Résurrection Jenin a Paulme (Cohen n° L), v. 236, « vive les enfans de Beauvais »19. Selon les éditeurs, l’hostilité s’explique puisque « si les Ecoliers tendaient en général à prendre le parti de la Réforme, les Basochiens, de par les liens qui les unissaient au Parlement, soutenaient l’Eglise»20. Toujours est-il que l’attestation donnée par cette moralité doit être bien plus récente que les autres ; à moins de supposer un travail d’adap¬ tation, dans tous ces textes, de pièces venant toutes de la même période, on dirait que la querelle a eu la vie dure. Là où les premiers renvois parais¬ saient indiquer une affaire, on commence à deviner une structure. Il s’y ajoute un certain nombre d’allusions dans la poésie de l’époque. Clément Marot, dans sa quatrième Epître du Coq-à-l’âne21, revient sur la question : Que du grief feu de saint Antoine Soit ars le Cardinal Lemoine Ennemi des Basochiens.
Dans son édition, Defaux note: « L’allusion nous échappe. » À vrai dire, elle m’échappe aussi, mais elle appartient au même registre de mondes \ concurrents : le monde de la basoche qui s’oppose au monde du Collège du Cardinal Lemoine. !
Iy
20 21
D’ailleurs, dans la farce des Quatre femmes (Cohen n° XLVI), il est question de « Grans grammairiens de Narbonne » (v. 632). On notera qu’il s’agit de femmes ! La Théolo¬ gienne est légiste, decretiste (v. 145) ; aux v. 120-23 « Elle est allée par ma foy / A Rome quérir dispance / Pour avoir povoir et puissance / De nous confesser désormais.». On pense aux Femmes qui apprennent à parler latin et aux femmes qui se font passer maistresses (respectivement Cohen n° XVII et n° XVI). Aubailly-Roy, p. 110. G. Defaux (éd.), Clément Marot, Œuvres complètes, Paris, 1990-1993 (2 vol.), t. II, p. 124-25 et note p. 904.
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Maître Enrymé refait surface dans un Coq-à-l’âne anonyme, du milieu du 153622, où nous lisons (v. 175-77): Tousjours le jour des Innocents Est par les femmes bien aymé Maistre Frapart, maistre Enrymé.
Meylant explique que maître Enrymé («enrhumé»), «doit être le sobriquet de l’un des ‘magistri nostri’ de la Faculté». À moins de supposer une anti¬ phrase, ce passage semble dire le contraire de ce que nous avons vu plus haut. Ces exemples montrent qu’il y a toute une typologie à explorer ici et une étude plus poussée de maître Enrimé ou Enfumé s’impose23. Ce qui est essentiel à mon propos en tout cela, c’est que l’allusion qui en soi - paraît renvoyer au monde extérieur au théâtre, qu/ paraît posséder une référentialité spécifique, s’est avérée appartenir au monde théâtral comme un lieu commun, un topos qui véhicule une structure implicite fonctionnant à l’intérieur du répertoire dramatique. Cela est d’autant plus intéressant que l’image qui nous est fournie par les exemples précités montre nos farceurs comme concurrents des joueurs du Collège Cardinal Lemoine : il y a deux subcultures en conflit. Je n’ai pas encore été à même de découvrir de quoi il s’agit précisément. La riche récolte d’ouvrages sur l’histoire de femmes, sur la femme au Moyen Âge ne nous est d’aucun secours, ce qui est en soi assez significa¬ tif. Peut-être est-ce une mythologie à comparer au «derby des Pays-Bas» entre les équipes de football de la Belgique et de la Hollande24. Toutefois l’auguste rhétoriqueur Jean Molinet nous dit dans sa lettre latine Individuis porphirianœ arboris que pendant sa jeunesse (1460?), il aida de sa plume le collège du Cardinal Lemoine à triompher d’une confrérie de sots (super stultos) : dum dudum Cardinalis Monacus super stultos triumphavit, suus fui scriba indoctus25. Remarquons que Molinet fait partie de ceulx du Cardinal et non pas des sots de la Basoche ! Molinet serait donc la seule
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24 25
H. Meylan (éd.), Epîtres du coq à l’âne. Contribution à l'histoire de la satire au XVIe siècle, Genève, 1956, p. 9. Quelques pistes: la farce de Legier d’Argent (Cohen n°xxv, v. 245 sq.) «Qu’ung grant et puissant parsonnage Qu’on appelle maistre Enfumé»; Mystère de saint Didier, (éd. J. Camandet, Langres, 1855, p. 125) «le fol: [...] Il court maintenant largement De ces grans plumes de coquars, Mais s’on ne les vend que deux quars, En despit de maistre enfumé »; le dialogue inséré dans les Femmes qui vendent amourettes (Cohen n° xxxvm v. 140) «Adam l’enfuiné». Est-ce que maistre Enfumé serait une contamination d’En¬ rimé et du Bourguignon enfumél Ou est-ce qu’il faut lire dans Adam VEnfumé une allu¬ sion à Adam Fumée, commissaire chargé de la libération des fatistes en 1525, enquêteur des «murmures et mauvaises parolles» de l’Université au sujet du concordat et de l’abolition de la Pragmatique (Bourilly, p. 55, 56, 196)? Est-ce que cela veut dire que toute la querelle est à placer dans ce cadre gallican? Je remercie Bernard Faivre de m’avoir fait cette suggestion. Voir N. Dupire, Jean Molinet. La vie - les œuvres, Paris, 1932, p. 8-9.
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voix du Collège à s’opposer aux sots! Remarquons également que le Collège du Cardinal Lemoine, « dont le fondateur était originaire du dio¬ cèse d’Amiens » (Dupire) a des avantages particuliers pour des étudiants picards (d’où la combinaison avec les Bourguignons?). Si Molinet parle lui aussi de la même inimitié, elle aurait duré au moins cent ans (de 1460 environ à 1564). Avouons que ce serait tout de même un cas saugrenu: une affaire qui, pendant un siècle, n’aurait laissé que des traces théâtrales et poétiques. Au niveau de l’histoire des idées de toute façon, il est difficile de trouver des points de repère. Maître Jean de Martigny dirige le collège de Bourgogne depuis 1456, mais il intervient souvent dans les questions de l’Université, dont il a été recteur. Il intervient dans les querelles entre réalistes et nominalistes et il signe le décret royal qui interdit l’enseignement des nominalistes. Il meurt en 149026. Lefèvre d’Etaples donne des cours au Cardinal Lemoine dès 149227; entre 1491 et 1492 Lefèvre d’Etaples voyage en Italie. Guillaume Briçonnet, élève de Lefèvre d’Etaples, transforme le collège en un nouveau centre d’enseigne¬ ment, entièrement ouvert à l’humanisme, porteur des transformations les plus radicales28. En 1523, l’hérésie gagne le Collège du Cardinal Lemoine et en 1555-1559 les étudiants y sont favorables à la Réforme. Soit dit en passant : au Collège du Cardinal Lemoine, il y a des artiens et des théolo¬ giens, alors que celui de Bourgogne compte dans ses rangs surtout des étu¬ diants en logique et sciences naturelles. Des activités théâtrales, cependant, sont bien attestées pour les collèges en question: il y a eu des défenses de jeux en 1483, 1488, 1490 et 1516. Au 5 janvier 1516, il s’agit d’une défense faite aux collèges de représenter des jeux. Pierre Michault, régent du Collège du Cardinal Lemoine, figure parmi les personnes concernées. On ne doit «faire ne permettre de jouer en leurs colleges aucunes farces, sottises ne autres jeux contre l’honneur du roy, de la royne, de Mme la duchesse d’Angoulesme [...]». Ce document nomme le principal du Collège du Cardinal Lemoine et celui du collège de Bourgogne!29 Freeman cite, d’après Rousse, une autorisation du 18 février 1549 aux « maistre principal et boursier du collège du Cardinal Lemoine » de pouvoir « exécuter cette présente annee leurs jeux en leur col¬ lege sans que en jeux il y ait offense particulière ou scandale public »30. L’allusion, en soi, est claire, mais elle ne s’explique que par l’existence d’une rivalité maintenue. Il y a eu groupes et factions; il y a eu femmes et basochiens et, de l’autre côté, ceux du Cardinal Lemoine.
26 27 28
S. Roux, La rive gauche des escholiers (XV siècle), Paris, 1992, p. 82-83. Roux, p. 157. Roux, p. 161.
29
M. Félibien, Histoire de la ville de Paris, Paris, 1725 (5 vol.), IV, p. 634.
30
M. Freeman, «Jodelle et le théâtre populaire: les sabots d’Hélène», in: Aspects du théâtre populaire en Europe au XVIe siècle, Paris, 1989, p. 55-68, ici p. 60.
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D’ailleurs, la concurrence de différentes factions est souvent sinon sys¬ tématiquement thématisée dans la sottie. La farce du capitaine Mal en point, la sottie de Corrigier le Magnificat, celle des Coppieurs et lardeurs sont explicites sous ce rapport. À noter que, dans la sottie de Corrigier le Magnificat, les sots triomphent d’Aliboron et Dando alors que dans la farce des Queues troussées, Aliboron triomphe des maris. On pense aussi au Cry du jeu de l’empire d’Orléans de Clément Marot31, où le thème féministe refait surface : N’ayez pas peur, Dames gentes, mignonnes, Qu’en noz papiers on vous vueille coucher, Chascun sçait bien qu’estes belles & bonnes, On ne sçauroit à vos honneurs toucher.
et dont l’Envoi précise: Prince le temps, & le terme s’approche Qu’Empiriens par dessus la Bazoche Triumpheront, pour honneur maintenir.
Encore une fois, l’éditeur nous laisse sur notre faim. Cette rivalité est encore confirmée par les deux crys de Roger de Collerye: l’un, prononcé par la Bazoche contre les clers de Chastellet (où figure le Cardinal) et YAultre cry, pour les clercs de Chastellet, contre les Bazochiens32. Mais la cohérence interne du monde théâtral est encore corroborée par un autre fait. Les sotties et les farces forment un monde clos, une culture fermée puis¬ qu’il paraît exister tout un système de citations, tout un jeu intertextuel qui n’a pas encore été évalué à sa juste valeur. Les pièces se citent l’une l’autre, bien des sotties contiennent des énumérations d’autres textes dramatiques, surtout des farces, parfois à un niveau très concret (mention du titre), par¬ fois de manière plus obscure (résumé de l’action ou du sujet). Il y a beau¬ coup à tirer de ce jeu de citations, on l’a vu plus haut ; en ce moment, j’es¬ saie de vérifier ce qu’un tel système «interne» peut signifier pour la datation relative des textes (un système informatique qui puisse calculer les conséquences des éléments de datation absolus et de datation relative, par citation). Ici, je ne vais pas détailler cela - c’est pourtant un sujet fascinant, étant donné nos piètres connaissances en matière de datation précise des pièces - mais ce jeu de renvois internes tend à montrer l’existence d’un répertoire théâtral, d’une cohérence entre les jeux que se partagent les acteurs et leur public. 31
32
G. Defaux (éd.), Clément Marot, Œuvres complètes, t. I, p. 110-11, v. 21-24, 31-33; notes p. 499-500. Au sujet de l’empire d’Orléans, l’éditeur affirme «On ignore tout de cette compagnie théâtrale». On peut penser à une opposition entre les spécialistes du droit canon (enseigné à Paris) et ceux du droit civil (Orléans). Respectivement Lécuyer (éd.), Roger de Collerye, p. 459-60, 460-61. La note (p. 571) selon laquelle ces crys datent « probablement de la jeunesse de Collerye, au temps où il faisait son droit à Paris» n’est d’aucun secours.
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Il y a un «monde du théâtre» au niveau des textes, au niveau des auteurs, au niveau des acteurs, au niveau des personnages. Certains docu¬ ments (Henri Baude qui a joué sa moralité à la Table de Marbre en 1486) suggèrent même qu’il existe un monde fermé. On pense, naturellement, au monde de la Basoche ou des Enfants-sans-Soucy, dont les activités drama¬ tiques sont dûment attestées (dans des documents d’archives, toutefois, et non pas dans les textes conservés)33. Est-il possible d’être encore plus pré¬ cis ? Je crois que oui, mais cela demande un effort de datation, de localisa¬ tion, voire d’attribution de textes. Soit dit entre parenthèses: une localisation du genre « pièce parisienne » est hautement insuffisante et ne~dïTnèh j (sauf aux historiens de la langue). Paris est une grande ville, voire un monde, où différents milieux existent: la cour, le palais, les collèges. En guise d’échantillon, je proposerai ici trois attributions, tout en signalant d’avance qu’elles ne sont pas tout à fait conclusives. Lejjremier cas, c’est celui du rhétoriqueur Guillaume Crétip, C’est que Charles Estienne, dans la Préface aux Abusez de T5487cîïe parmi les comé¬ dies françaises dignes d’intérêt: Pathelin avecq sa Guillemette et son drapier [...], Coquillart avecq son plai¬ doyer, Crétin avecq’ son Thibaud Chenevote34. Tout le monde aura reconnu la farce célébrissime de Maître Pathelin et le Plaidoyer d’entre la Simple et la Rusée du poète rémois Guillaume Coquillart, mais le lecteur érudit aura peut-être plus de peine à reconnaître la «Farce des enfans de Borgneurs à deux personnages, c’est assavoir Guillot Tabouret, Tybault Chenevote, Thibault Chevevote commence». (Cohen n° XXVII)! En fait, cette «farce» est un dialogue charmant entre deux banlieusards (rappelons que Guillaume Crétin était trésorier à Vincennes), qui aboutissent à la conclusion « Il n’est amour que de village.» La pièce a son importance en soi: les questions du public, de l’intention sont des plus intéressantes, mais l’attribution possible à Crétin lui confère quelque chose de spécial au sein de la production farcesque. Crétin drama¬ turge? Nous savons qu’il était homme de théâtre; rappelons qu’à la SaintNicolas de 1506, les clercs du Châtelet jouèrent, dans la salle du Louvre (à l’intérieur !), une petite comédie où il était parlé «deshonnestement d’au¬ cuns de la court de Parlement». Le parlement ordonne au lieutenant crimi¬ nel de chercher la minute du jeu ainsi que les acteurs et le facteur ; il nomme Guillaume Crétin, trésorier du bois de Vincennes. Guillaume comparaît avec la minute mais «ce texte, en effet, semble perdu»35. Probablement, ce n’est pas de notre farce qu’il s’agit, du moins pas de la version conservée par le recueil Cohen, mais il n’est pas à exclure que la version imprimée ait 33 34 35
Cependant, une bonne étude historique de leurs activités fait cruellement défaut. M. Freeman, « Jodelle et le théâtre populaire...», op. cit., p. 64. H. Guy, Histoire de la poésie française au XVIe siècle, Paris, 1910-1926 (2 vol.) t I p. 225-26.
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supprimé - là où il est question des amours de ville - les allusions trop circonstancielles. Il n’est pas exclu non plus que les nombreux noms propres de types rustiques qui figurent dans la pièce soient en réalité des déformations de ceux «d’aucuns de la court de Parlement». Toujours est-il que Crétin a bien écrit des poésies où il vante les plaisirs champêtres au détriment de la puanteur de Lutèce : Des trous puans, ordes places, esgoutz, Et lieux infectz de l’anticque Lutesse Dicte a luto\ aigre et frote lutte esse A résister a peste si mortelle36. ,
rA,, 11 .
Ce poème date de 1510, lorsque la coqueluche a gagné Paris; Crétin pré¬ fère la tranquillité salubre de son bois de Vincennes aux infections de la vie dans la capitale. Cette même épidémie, entre parenthèses, est mentionnée dans la farce qui oppose 1t fauconnier champestre et le fauconnier de ville, farce qui précède immédiatement celle des Enfants de Borgneux dans le recueil Cohen. Là, cependant, c’est le lubrique fauconnier de ville qui aura le dessus et il n’y a donc pas lieu de parler d’une farce de banlieue. Attri¬ buer cette seconde farce également à Crétin, ce serait aller trop vite en besogne, mais c’est le même monde. Pour les Enfants de Borgneux, le témoignage de Charles Estienne est là, et le personnage Thibaud Chenevote est lié à la farce des Enfants de Borgneux, voire paraît avoir été créé pour elle. Bien qu’on ignore comment cette farce a pu se frayer un chemin vers les ateliers des imprimeurs parisiens ou vers le recueil Cohen, elle nous vient donc du monde de la grande rhétorique. Soit dit en passant: un tel sort n’est pas sans rappeler celui du Dialogue des deux amoureux de Clément Marot tel qu’on le trouve dans le manuscrit La Vallière, un trans¬ fert étudié il y a une dizaine d’années par Michel Rousse37. En même temps, on est en droit de se demander si, dans le recueil Cohen, la succes¬ sion de ces deux pièces de théâtre ne relève pas d’un choix. Les Enfants de Borgneux aurait été considérée - au moment de sa création ou au moment de sa réception dans l’imprimerie - comme une réponse aux fauconniers; le tout serait à placer peu après l’an 1510. Mon second cas est celui de l’énigmatique Jean Serre, le farceur rendu célèbre par l’épitaphe qu’a composée Clément Marot: Cy dessoubz gist, et loge en serre Ces trèsgentil fallot Jehan Serre, Qui tout plaisir alloit suivant, Et grand joueur en son vivant, Non pas joueur de detz ne quilles, Mais de belles farces gentilles, 36 37
K. Chesney (éd.), Les Poésies de Guillaume Crétin, Paris, 1924, p. 260. M. Rousse, «L’appropriation populaire d’un texte médiéval: le Dialogue des deux amoureux de Marot», in: Aspects du Théâtre populaire..., op.cit., p. 31-42.
32
JELLE KOOPMANS Auquel jeu jamais ne perdit, Mais y gaigna bruit et crédit, Amour et populaire estime Plus que d’escuz, comme j’estime38.
Le même Jean Serre figure dans le Banquet des Chambrières*9, mais ce n’est qu’un pur plagiat de Marot. Il existe une autre épitaphe: Autre épi¬ taphe de Jehan Serre|40. Selon Defaux, dans son édition de Marot, Serre est mort avant 152741. On peut être plus précis: il meurt le 24 juillet 1525 selon de «livre de raison» de Nicolas Versoris42. Selon Defaux, il ne faut pas confondre Jean Serre avec Jean Seroc, le farceur mentionné dans le Jour¬ nal d’un Bourgeois de Paris sous François Ier (mais pourquoi pas?). D’après ce journal, en décembre 1516, Jacques le Basochien43, Jean Seroc & Jean de Pontallais, liez et enferrez, sont amenés à Amboise pour avoir joué à Paris des farces de seigneurs; ils s’enfuient à Carêmeprenant dans l’église des Cordeliers de Blois. Vers avril 1517, ils sont délivrés à pur et à plain44. Seroc paraît bien être une forme méridionale de Serre, d’autant plus qu’on sait que Bertrand Desmarins de Masan de Carpentras lui dédie le Rousier des dames45. Notons que, effectivement, Serres est un village situé au nord de Carpentras (et pas trop loin de la ville de Pont-Saint-Esprit de Jean d’Abondance). Il peut donc bien s’agir d’un méridional ayant connu son heure de gloire à Paris ; étant donné sa mort en 1525, saluée par plusieurs poètes, dont Marot, il n’est que trop probable qu’il soit le même que Jean Seroc, emprisonné en 1516. Or, la devise de cet homme de théâtre fut Finis coronqt46. Bien que l’ex¬ pression fût sans doute proverbiale, elle figure d’une manière tout à fait sin¬ gulière dans la Farce de trois nouveaux martyrs (Cohen n° XL). C’est que cette farce commence par une litanie (qui n’est pas sans rappeler la Letania minor du rhétoriqueur Jean Molinet), mais ensuite nous assistons à la mise 38
39 40 41
42
43 44 45 46
G. Defaux (éd.), Clément Marot, Œuvres complètes, t. I, p. 107-08, notes p. 496-97. L’épitaphe précède immédiatement la Ballade des Enfants sans Soucy\ Defaux parle d’un «édifice savamment et subtilement conçu» (p. 499). A. de Montaiglon et J. de Rothschild (éd.), Recueil de poésies françaises des XVe et XVIe siècles, Paris, 1855-1878 (13 vol.), t. II, p. 285-86. Ms. B.N.F., fonds Rothschild 2964 1.3.37, P 122 v°; voir L. Petit de Julleville, Les Comédiens en France au Moyen Age, Paris, 1886, p. 181. G. Defaux (éd.), Clément Marot, Œuvres complètes, 1.1, p. 496-97. P. Joutard (éd.), Journal d'un Bourgeois de Paris sous François Ier, Paris, 1963, p. 87 : «•• alla de vie à trespas [...] plus ung dict et nommé Jehan Sarre, grant farseur de Paris et bon joueur». À noter que dans le roman Ascanio, Alexandre Dumas fait intervenir un certain Jacques Matthieu, basochien (A. Dumas, Ascanio, Paris, 1995). V.L. Bourilly (éd.), Journal..., op. cit., p. 39. Montaiglon-Rothschild, Recueil, t. V, p. 162. G. Brunet, Supplément aux supercheries littéraires dévoilées et au dictionnaire des ouvrages anonymes, Paris, réimpr. 1964.
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en scène d’un personnage LA FIN qui peut dire aux trois martyrs Mariage, Mesnaige, Procès: «Je suis la fin qui tout couronne». Cet emploi de l’ex- ^ pression suggère quelque chose de plus direct, de plus précis: la fin est devenue une devise personnalisée rendue visible par un rôle féminin. La mise en action d’une locution se double d’une inscription onomastique, un peu comme on le voit incessamment chez Molinet47. Il se pourrait bien que Jean Serre ait joué la Fin qui lui allait aussi bien et même, puisque la devise constitue la base de la seconde partie de la farce, qu’il ait composé la pièce. Ce qui signifierait que la pièce date du premier quart du XVIe siècle, qu’elle est parisienne, qu’elle appartient au monde de la Basoche (par le biais de ( Jacques) et de Jean de Pont-Allais, collaborateur de Pierre Gringore. Un monde du théâtre qui commence à recevoir sa cohérence interne... Le troisième cas est celui de la farce des Femmes qui font rembourrer leurffas {Cohen n° XXXVI). Cette pièce met en scène les deux person¬ nages Espoir et De Mieux. Bien qu’on se soit étonné des noms de cet adage coupé en deux, de ces deux personnages qui rendent une locution, personne n’a cherché à aller plus loin. Or, la devise Espoir de mieux fut celle de François Girault48. François Girault, auteur de la Grande et merveilleuse vie du trespuissant et redoubté roy de Gargantuat9, des Moyens de soy enrichir (vers 1525)50 et du Voyage de Lendit avec la doctrine des François5', était actif à Lyon aux alentours de 1530, donc vers l’époque où Jean d’Abon¬ dance faisait publier ses textes par Jacques Moderne et au moment même de la naissance du premier Pantagruel. Parfois, il est identifié, sans preuves, au libraire François Girault (ce qui laisse la possibilité ouverte). Mais peut-être suivons nous une fausse piste avec François Girault, car il y a une autre pos¬ sibilité d’attribution: le poète normand Jean Leblond, seigneur de Branville qui signait avec la devise Espérant myeulx52. Toujours est-il qu’une inscrip¬ tion onomastique de François Girault reste probable : dans ces autres pièces, il se sert d’acrostiches et de sa devise. Ces trois attributions compliquent sensiblement l’interprétation d’un éventuel « monde du théâtre ». À propos de l’affaire du Cardinal Lemoine, si affaire il y eut, certains grands noms, comme Jean Molinet, Roger de 47
48 49 50 51 52
Voir par exemple: C.J. Brown, «L’Eveil d’une nouvelle conscience littéraire en France à la grande époque de transition technique: Jean Molinet et son moulin poétique», Le Moyen Français xxn (1988), p. 15-33. Brunet, Supplément; la devise complète serait «Espoir de mieux en soûlas nous fait vivre jusqu’à la fin». M. Huchon (éd.), François Rabelais, Œuvres complètes, Paris, 1994, p. 1173, note 1. A. de Montaiglon et J. de Rothschild (éd.), Recueil de poésies françaises, t. X, p. 85 sq. L’explicit porte le nom de l’auteur et sa devise. Exemplaire B.N.F. Rés Ye 4066. H. Harisse, Excerpta colombina. Bibliographie de quatre cents pièces gothiques fran¬ çaises, italiennes et latines du commencement du XVIe siècle, Paris, 1887 (Genève, 1971), p. 93, 121 ; H. Guy, Histoire de la poésie française au XVIe siècle, Paris, 19101926,(2 vol.), t. II, § 378-385.
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i Collerye et Clément Marot sont intervenus. Nos trois attributions parais¬ sent renvoyer à trois mondes différents : Guillaume Crétin et les grands rhétoriqueurs, Jean Serre et les subcultures parisiennes de Clément Marot; François Girault et le monde lyonnais, proche de Rabelais, mais peut-être également de Jean d’Abondance, lui-même peut-être à situer dans le monde de Maurice Scève. Pourtant, elles figurent toutes trois dans un recueil parisien. Un recueil parisien, d’ailleurs, dont on n’a cessé de souli¬ gner, depuis la publication de la transcription de Cohen, qu’il ne contient pas de farces du XVe siècle. Un recueil aussi qui n’a pas encore livré les secrets du monde dont il est issu. C’est une triste platitude que de suggérer, au terme d’une contribution de ce genre, qu’il faudra encore beaucoup de recherches afin d’affiner les termes du problème. Je crois pourtant qu’à partir de cette description pro¬ visoire d’un «monde du théâtre», on peut esquisser trois trajectoires de recherche. D’abord, il y a les milieux : les rhétoriqueurs, Lyon, Paris (peutZ . être même les humanistes) ; puis les structures constantes demandent l’at¬ tention : les rivalités entre différentes factions, les groupes concurrents de sots et les étudiants qui rêvent de triompher super stultos, peut-être aussi à 3 , relier aux types théâtraux ; en troisième lieu, il faudrait étudier de plus près la référentialité: le théâtre lui-même aux prises avec l’opposition entre monde du théâtre et théâtre du monde. Jelle Koopmans Université d’Amsterdam
DISCUSSION Bruno Roy: Qu’en est-il exactement de ce Maistre Enrymé? J. K. : Les mentions de ce personnage sont effectivement nombreuses. On les trouve aussi bien dans les sotties, les farces du recueil Cohen pièces parisiennes. Il arrive que Maistre Enrymé apparaisse sous un nom un peu différent, Enfumé, et même Enfuiné, parce que l’éditeur ne l’aura pas identifié ; il faudrait parfois corriger. Ce nom est alors absent de l’index des noms propres et du glossaire... Il se pourrait aussi que ce nom soit sans rap¬ port avec la question du Collège du Cardinal Lemoine. Marie-Claude Deprez-Masson: Peut-on établir un lien entre cet Enry(mé) de Bourgogne et la correction suggérée, Mère Sotte? Ces indices permettent-ils de penser à Dijon et à ce qui reste alors de la cour de Bour¬ gogne? J. K. : Le titre de Mère Sotte ne fonctionne pas seulement en Bourgogne. On le trouve également à Paris. D’une manière générale, les appellations contenant des toponymes, comme Enry(mé) de Bourgogne, sont à considé¬ rer avec prudence. Mon hypothèse est que le monde du Recueil Cohen pourrait être parisien, en dépit des divers lieux cités. La plupart des allu-
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sions à Maistre Enrymé renvoient à la cour comme lieu de pouvoir, en général. Darwin Smith demande à J. K. s’il peut revenir sur ses hypothèses rela¬ tives au Collège du Cardinal Lemoine. J. K.: Les textes n’évoquent qu’une querelle entre la Basoche et le Collège du Cardinal Lemoine à propos du droit de jouer et de la vision des femmes. Les ouvrages historiques ne m’ont pas permis de trancher. Ce qui surprend et fait penser que la querelle n’est pas proprement historique mais relève de la topique théâtrale, c’est la durée du conflit (un siècle environ). En outre, cette querelle est tue dans les chroniques, on n’en a pas de témoi¬ gnage historique. Darwin Smith: je n’ai pas trouvé non plus de document attestant une activité théâtrale dans ce collège. J. K. signale l’existence d’interdictions de jouer faites au collège. En fait, ces décrets interdisent aux responsables que des représentations soient faites en leur collège, ce qui prouve simplement qu’on faisait là du théâtre. Bernard Faivre: Dans plusieurs farces du Recueil Cohen, on va dans le sens d’un jugement et il est question du droit des femmes. Celles-ci obtien¬ nent d’ailleurs un renversement des droits et des devoirs, elles «portent la culotte». Cette inversion fait même figure de topos. {Les femmes qui se font passer maistresses, Les femmes qui apprennent a parler latin...).
J. K. : Une autre encore fournit aux femmes une dispense leur permet¬ tant de confesser autrui. Les nouveaux droits viennent toujours de Rome... Etant donné la durée du motif, on a sans nul doute affaire à un élargisse¬ ment topistique. Bernard Faivre pense ici aux phénomènes actuels de rivalité entre clubs sportifs de lieux voisins. Les origines du conflit semblent se perdre dans la nuit des temps; il perdure sans qu’on sache bien ce qui est reproché à l’adversaire...
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DRAMES LITURGIQUES LATINS DU XIIIe SIÈCLE: VÊTEMENTS LITURGIQUES OU COSTUMES DE THÉÂTRE? INTRODUCTION Vue de l’extérieur, la distinction entre le vêtement cultuel et le costume de théâtre dans les drames liturgiques latins du XIIIe siècle peut paraître intéressante, mais un peu anecdotique. En fait, c’est la nature même de ces textes qui est impliquée : si l’habit porté reste un vêtement lié à la célébra¬ tion du culte, et uniquement présenté comme tel, il ne s’agit pas encore de théâtre. Si cet habit est présenté comme un véritable costume, le statut de celui qui le porte change : il devient comédien, et le texte qu’il dit n’est plus d’ordre liturgique, mais théâtral. Dans le jeu théâtral ou encore à ses marges ? C’est le statut du vêtement en général qu’il faut d’abord interroger, et plus précisément le statut du vêtement au Moyen Âge. Comme le souligne Delphine Pinasa, le costume est, par essence, ce qui touche l’homme au plus près. Depuis ses origines fort lointaines, il accompagne et participe à l’évolution de l’espèce humaine, la préservant bien évidemment des intempéries climatiques, mais lui fournissant aussi une identité, un moyen de séduction, ainsi que le reflet de son pouvoir1.
Rien de nouveau dans ce constat : le vêtement n’est pas seulement ce qui protège de la pluie ou du soleil, il est aussi une façon de montrer ou de cacher les corps. Il suppose donc l’altérité, la présence d’un autre regard. « C’est dire que le vêtement est essentiellement analysable dans sa fonction sociale, et qu’il est entièrement fondé sur un ordre de signes.»2 Par rapport au corps le vêtement n’est donc pas seulement la marque d’un discours extérieur. Pas davantage il ne s’oppose au corps nu, mais lui donne 1 2
D. Pinasa, Costumes (Modes et manière d'être), Paris, Desclée de Brouwer / Rempart, 1992, p. 6, en introduction. O. Blanc, «Historiographie du vêtement: un bilan», Le Vêtement (Histoire, archéolo¬ gie et symbolique vestimentaires au Moyen Âge), Cahier du Léopard d’Or n° 1, Paris, Le Léopard d’Or, 1989, p. 8. - Ici, O. Blanc reprend des concepts développés par R. Barthes dans son Système de la mode, 1965.
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un sens* 1 * 3, une limite, voire un langage puisqu’il attire le regard et présente l’individu aux autres. Il le désigne aussi comme objet enfoui, dérobé au regard, alors que le vêtement, lui, se regarde: c’est une «évocation»4. Le port d’un vêtement n’est jamais neutre. Un vêtement est toujours significatif. Les textes que j’ai choisi d’examiner prennent la peine de pré¬ ciser comment ceux qui doivent intervenir seront vêtus. C’est qu’ici, le vêtement est signifiant pour lui-même, comme dans la réalité, mais il est aussi nécessaire, parce qu’il est inclus dans un ensemble de signes avec les¬ quels il fait système. Avant d’avancer davantage, peut-être faut-il s’interroger encore sur la spécificité du costume liturgique par rapport au vêtement civil. Dans son Histoire du costume en Occident, François Boucher explique clairement qu’au IIIe siècle, dans le costume, «aucune particularité ne permet de dis¬ tinguer les hommes des femmes ni les laïcs des prêtres »5. Mieux encore, « à la fin du VIF siècle, le pape Célestin Ier blâmait l’usage d’un costume spé¬ cial au clergé: il y avait donc uniformité générale dans l’habillement»6. Néanmoins, pour ce qui est du costume liturgique, À partir du VIe siècle, [...] des vêtements laïcs d’usage courant prirent un caractère religieux et, dans une certaine mesure, symbolique qui créa un costume dès lors codifié dans son emploi et immobilisé dans ses formes7. En clair, la tunique, la dalmatique, l’aube, la chasuble, la chape... sont encore portées alors qu’elles sont choisies comme vêtements liturgiques. Simplement, le costume liturgique - et religieux en général - se fige8, alors que le costume civil continue à évoluer, bien qu’assez lentement. L’en¬ semble des vetements utilises dans la liturgie était aussi encore en usage chez les laïcs. C est vrai en particulier pour les vêtements de dessus, les manteaux : chape et chasuble. Alors, où se situe le degré supplémentaire qui fait qu’on passe d’un habit d’usage courant à un habit spécialisé dans le culte? La matière (plus fine et plus soignée) et l’ornementation (broderies, ors, claves, couleurs...) font la différence; si la tunique (bliaut, puis cotte)
4
Note de l’auteur: C’est ce qu’avait déjà souligné Hegel: «C’est le vêtement qui donne à 1 attitude tout son relief, et il doit, pour cette raison, être considéré plutôt comme un avan¬ tage, en ce sens qu il nous soustrait à la vue directe de ce qui, en tant que sensible est dépourvu de signification.» (Esthétique, Paris: Aubier, 1944, t. 3, la partie, p. 147, cité par R. Barthes 1967, p. 261, note 1) [R. Barthes, Système de la mode, Paris, Seuil, 1967.]. Op.cit., p. 28. F. Boucher, Histoire du costume en Occident de /'Antiquité à nos jours, Paris, Flamma¬ rion, 1965 (réédition en 1996). Pour le Moyen Âge, voir les pages 155-89. Ici, p. 164.
6
Ibidem.
1
Ibidem p. 166.
Sous les premiers Carolingiens (la dynastie règne en 752-987), d’après D. Pinasa op. cit.
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ressemble à l’aube ou à la dalmatique dans sa forme, tissu et décoration suf¬ fisent à rehausser le vêtement commun au rang de vêtement du culte. Cela dit, les mêmes formes richement ornées peuvent servir de vêtements d’ap¬ parat pour les prélats comme pour les rois et les empereurs, donc autant pour les clercs que pour les laïcs. Et le costume de théâtre? Est-il encore différent? A priori, ce devrait être un vêtement plus spécialisé : il ne présente pas seulement la personne (sa fonction, son rôle social), il représente; il devrait donc suffire à créer le personnage. C’est un des signes du jeu théâtral, un indice que le spectacle est là. Quelle réponse nous est donnée par ces textes du XIIIe siècle? J’ajoute encore deux mots de présentation sur ces textes justement. Ils sont considérés comme le premier théâtre. Ils naissent dans les églises ; ils sont joués et chantés par des clercs (et quelquefois même pour des clercs uniquement), en latin. Ils sont intégrés à la liturgie, souvent au cours de l’office des matines. J’en ai choisi trois. Prévus pour le matin de Pâques, ils rappellent les péricopes évangéliques de la Résurrection : une Visitatio sepulchri du XIIIe siècle, gardée dans un manuscrit de la Bibliothèque de Besançon (appartenant à un recueil de textes liturgiques de l’église Saint-Etienne); un Officium sepulchri du XIIIe siècle, gardé dans un manuscrit de la Biblio¬ thèque de Rouen (appartenant à un recueil de textes liturgiques) ; une Visitatio du XIIIe siècle, la plus développée, recueillie dans un manus¬ crit du monastère de St-Benoît-sur-Loire9.
Ce sont trois textes assez tardifs, puisque des pièces dont personne ne contestera le caractère dramatique ont déjà été jouées: l’anonyme Mystère d’Adam (drame semi-liturgique10 du XIIe siècle)* 11, ou le Jeu de Saint Nico¬ las de Jean Bodel (vers 1200, selon Albert Henry)12. À partir des rubriques concernant le costume des clercs-chantres, je me suis demandé s’il était possible de déterminer le seuil qui marque le pas¬ sage de la liturgie au théâtre : ce costume est-il un habit réservé au culte, ou (déjà) un vêtement de scène, conçu pour une représentation?13
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Trois textes repris de l’anthologie de K. Young, The Drama ofthe Médiéval Church, 2 vol., Oxford, Clarendon, 1933 (Rééd. 1967), respectivement 1.1, p. 614, 370 et 393.
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Sur la distinction entre drame liturgique et drame semi-liturgique : le premier est joué en latin, par des clercs, à l’intérieur de l’église; le second est représenté en français, sur le parvis, apparemment par des laïcs.
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Voir l’édition de P. Aebischer, Genève-Paris, Droz-Minard, 1963. C’est lui qui donne le titre de la pièce, souvent appelée Jeu d’Adam, ou d’après son titre latin Ordo Representacionis Ade.
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Voir son édition du jeu : Jean Bodel, Jeu de Saint Nicolas, Bruxelles, Presses universi¬ taires, 1965. J’exclus de cette étude tout ce qui concerne les objets: crosse, croix, palmes, encen¬ soir. .. qui mériteraient un examen à eux seuls.
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Je commencerai par une simple étude du vocabulaire (Comment les dif¬ férents éléments du costumes sont-ils introduits dans le texte?) avant de m’intéresser à la symbolique de ces éléments et à leur signification dramaturgique.
I. - FORTE PRÉSENCE DES INDICATIONS VESTIMENTAIRES De nombreuses indications vestimentaires parsèment les textes, pour indiquer comment chacun des personnages14 qui interviennent doit être habillé. Les textes ne comportent pas de rubrique initiale qui en proposerait une liste définitive, aussi ces indications sont-elles données au fur et à mesure du déroulement de l’action. Cette façon de faire est d’autant plus intéressante que les auteurs ont parfois prévu des changements de costume ; ils sont alors indiqués au moment opportun. Mais voyons d’abord de quels vêtements il est question, et comment ces vêtements se présentaient15. a) La tunique (tunica) C’est un vêtement importé d’Orient et adopté dans l’Empire romain. Il est utilisé en Syrie au IIe siècle, puis en Egypte dès le IIIe siècle. Il est long¬ temps senti comme le vêtement africain par excellence. Il est jugé démodé et efféminé dès le Ve siècle. Il s agit d’un vêtement droit, à larges manches, orné de claves16. Vêtement religieux, la tunique est réservée aux sous-diacres, mais c’est aussi le premier vêtement de l’évêque. Elle n’est mentionnée que dans un seul texte (Rouen, ligne 16), pour deux prêtres (presbyteri), qui restent dans la construction qui représente le tombeau du Christ et qui donnent de l’intérieur la réplique aux questions posées par les trois Maries. b) L’aube, ou alba C’est une grande tunigue17, dont le bas touche les pieds. Ses manches sont longues et étroites. A l’origine, elle est tissée en lin blanc (albus en latin) d’où son nom18. Elle est utilisée dès l’Antiquité puisqu’elle a un usage civil (et laïc) en Orient depuis le premier millénaire. Elle est ornée d’un large parement dans sa partie antérieure. Nous verrons après s’il s’agit vraiment, et à chaque fois de personnages. Pour traiter cette question, voir D. Pinasa, op. cit. note 1, et pour davantage de détails F. Boucher, op. cit. note 5. 16
Bande d’étoffe ornée et cousue.
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Elle est aussi appelée tunica talaris (talaris = longue). En réalité, tunica alba.
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François Boucher indique: Le fait que le quatrième concile de Carthage en 398 et celui de Narbonne en 589 en interdisent le port aux diacres et au bas clergé hors des cérémonies et hors de l’église, montre bien son caractère religieux19. Elle est mentionnée dans les deuxième et troisième textes (par exemple à Rouen, ligne 7 «Angélus, indutus alba»). Le premier comporte bien le mot alba, mais comme adjectif (ligne 4, dalmaticas albas), pour qualifier un autre vêtement. Dans ces deux textes, le vêtement est attribué à un ange (Angélus)20, et paradoxalement, il est même précisé qu’il revêt une alba deaurata (ligne 43) dans le troisième. Mais peut-être l’adjectif de couleur ne concerne-t-il que le parement du bas. Le deuxième texte précise aussi que le prêtre qui représente le Christ (sacerdos canonicus in persona Dominï) a lui aussi revêtu l’aube. Dans les deux cas, Ange ou Christ, l’aube seule est associée à un personnage surnaturel, du monde céleste. c) La dalmatique ou dalmatica C’est aussi une tunique, mais une tunique de dessus21. Elle possède des manches longues et amples, couvrant les poignets. Par son nom elle trahit ses origines, puisqu’elle devaient être tissée en laine blanche de Dalmatie. Elle est lancée par l’empereur Commode22 en Occident, et mentionnée par Dioclétien23 pour les deux sexes. Démodée dès le Ve siècle, elle reste cependant comme vêtement reli¬ gieux24, attribut du diacre, puis des évêques (à partir du XIIe siècle25). Elle comporte alors deux claves sur le devant et un parement omé dans le bas, des fentes latérales à partir des hanches jusqu’au bas. La dalmatique est mentionnée dans les trois textes. Dans les deux pre¬ miers, elle est portée par les chanoines qui jouent les trois Maries au tom¬ beau du Christ (très dyaconi canonici précise même le deuxième texte, ligne 1). L’auteur donne sa couleur dans le premier texte: blanche (alba, ligne 4). C’est aussi le cas dans le troisième texte, mais avec un autre adjec¬ tif (candida, ligne 141). Et seul le Christ ressuscité la porte26. 19 20 21 22 23 24 25 26
Op. cit., p. 166. Rôle explicitement donné à un enfant (puer) dans le deuxième texte. Elle se différencie aussi de la tunique par ses manches, que la tunique simple avait courtes. Empereur de 180 à 192. Dioclétien, empereur de 284 à 305. Mais aussi comme vêtement d’apparat pour les souverains: rois de France des XIIe au XIVe siècles. C’est que peu à peu, l’évêque doit montrer qu’il cumule tous les ordres sacrés: la tunique du sous-diacre, la dalmatique du diacre, la chasuble du prêtre. Mais on ne donne pas le détail du costume des trois Maries.
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d) La chape ou capa C’est d’abord un vêtement civil courant. Le fait qu’elle soit parfois appelée simplement pluviale27 montre que c’est un vêtement de dessus, un manteau qui protégeait de la pluie. Pour les religieux, la chape a d’abord été utilisée pour les cérémonies extérieures à l’église. Mais, de plus en plus ornée, comme les autres vêtements ecclésiastiques, elle a servi de tenue d’apparat. Elle est taillée en cercle, ouverte sur le devant28, et posée sur les épaules. Seul le premier texte la mentionne, mais de façon extrêmement subtile. Un chantre la porte au début du texte; elle est rouge (capa rubea). Ce chantre (cantor) est presque hors du jeu théâtral : il pose des questions aux¬ quelles les Maries répondent, sans qu’il ait lui-même un rôle précis dans la scène (le mot cantor ne peut évidemment désigner de personnage précis). Deux anges, joués par des enfants (pueri) sont aussi revêtus d’une chape rouge, pliée pour ne pas gêner leurs ailes (capasplicatas... super humeros circumdantes alas, ligne 11)29. Ils sont de nouveau mentionnés (choriales) à la fin de la scène, et ils doivent changer d’habit: ils revêtent alors une autre chape, blanche celle-là. De même, à ce moment-là, les membres du chœur (eux aussi hors jeu) laissent leurs chapes noires (chorus deponit capas nigras).
e) L’étole ou stola C’est, dans son origine romaine, une robe (tunique) longue, ornée d’une bande décorative, qui pend de l’encolure jusqu’aux pieds. Après la chute de l’empire, ce type de vêtement était réservé aux femmes. Et par synecdoque, le mot stola n’a plus désigné que la bande décorative, devenue indépen¬ dante. Sous les Romains, elle constituait une marque de dignité (comme les claves) ; cette signification est restée lorsque l’objet est devenu un insigne ecclésiastique, réservé aux offices à partir du VIe siècle. Le mot est présent dans le premier texte, mais à titre de comparant seu¬ lement: l’ange doit porter sa chape sur l’épaule, comme une étole de diacre (in modum quo ponunt diaconi stolas, ligne 12). Seul le deuxieme texte la mentionne pour elle-même. Le chanoine qui représente le Christ ressuscité apparaît avec une aube et une étole (albatus cum stola, ligne 26). Létole garde bien son sens: par la résurrection, le Christ accomplit les paroles de la Cène ; c’est bien le prêtre par excellence.
Selon le même principe que pour l’aube, qui consiste à ne garder que l’adjectif du syntagme capa pluvialis. Contrairement à la chasuble, manteau taillé en cercle lui aussi, mais qui s’enfile par un trou laissé pour la tête. 29
On ne précise pas comment sont faites ces ailes.
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f) L’amict ou amictus Le mot avait en latin30 un sens assez général. Il désigne, chez les ecclé¬ siastiques, un des accessoires du costume liturgique. Il se présente sous la forme d’un carré de tissu blanc, porté sur l’aube, couvrant la nuque et les épaules. Comme les autres parties du vêtement liturgique, il sera de plus en plus décoré. Il est mentionné dans deux textes. Dans le premier, c’est l’un des vête¬ ments des trois Maries. Nous avons vu qu’elles étaient jouées par des cha¬ noines revêtus de la dalmatique31. Cet amict, contrairement à l’usage litur¬ gique, n’est pas porté sur les épaules, mais sur la tête, de telle sorte que le front soit couvert (super capita ita quod cooperiant frontes, ligne 4). La même particularité se retrouve dans le deuxième texte, où les trois Maries portent aussi l’amict sur la tête (même formule, ligne 2). En fait, les clercs qui représentent ici les femmes usent de l’amict comme d’un voile fémi¬ nin : les femmes se couvraient les cheveux d’une partie de leur manteau (chape ou chasuble) ou d’une pièce de tissu indépendante. L’amict32 est utilisé également dans le premier texte par les angesenfants; il est précisé cette fois que l’amict est blanc (alba). Mais il n’est pas dit qu’il soit posé sur la tête des enfants. Dans ce même texte, une dernière occurrence pose aussi problème : une des Maries le porte à la main, et il doit tenir lieu de suaire. Le texte dit : por¬ tât amictum sudarii (ligne 19). g) La mitre ou mitra Seul l’ange du troisième texte porte une mitre. Il s’agit d’une coiffure réservée dans l’Eglise à l’évêque. Elle est donc considérée comme l’in¬ signe de la dignité épiscopale33.
h) Infula, ou bandelette Une dernière pièce de tissu peut être considérée comme un vêtement, il s’agit de bandeau ou de bandelette, infula en latin. Seul le dernier texte la mentionne, mais par deux fois. L’ange vêtu d’une aube dorée (alba deaurata) et portant la mitre, est pourtant dépourvu de bandeau (etsi deinfulatus). Ce type de bandeau, depuis l’Antiquité, était porté sur la tête par les prêtres, les victimes ou les suppliants, comme un ornement sacré. C’est aussi une marque de la dignité épiscopale34. Cette
30
Participe du verbe amicio, recouvrir, revêtir.
31
Ils portent aussi des récipients, fialas aureas uel argenteas.
32
Le texte dit exactement admictus.
33
L’origine de cette coiffure n’est expliquée ni par F. Boucher, ni par D. Pinasa.
34
Le Nouveau Larousse illustré en sept volumes (édition originale sans date) donne comme définition: «Liturgie. Bandeau d’or, de trois pouces de large, enserrant un voile
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absence du bandeau est peut-être soulignée pour mieux mettre en valeur l’occurrence suivante du mot. En effet, vers la fin du texte, le Christ ressuscité apparaît aux apôtres Pierre et Jean revêtu de la dalmatique blanche (candida dalmatica) et d’un bandeau de la même couleur (candida infula)35. Au terme de cette première approche des textes, limitée à une simple étude du champ lexical du vêtement, la récolte est assez riche: tunique, aube, dalmatique, chape, amict, mitre et bandelette doivent être utilisés, selon les instructions donnés par ces textes. La plupart du temps, il s’agit de vêtements qui appartiennent au cos¬ tume religieux et liturgique, soit par spécialisation de pièces d’habits civils (tunique, aube...), soit parce que ces pièces étaient associées au culte dès l’origine (infula). Mais c’est justement cette spécialisation pour le culte qui pose problème. En effet, si ces vêtements sont réservés à la liturgie, la ques¬ tion est résolue : nous avons affaire à une cérémonie. Or, dans ce regard sur le vocabulaire et la définition des mots, nous avons vu que certaines pièces étaient détournées de leur usage habituel (cas de l’amict posé sur la tête). C’est que la symbolique du vêtement inclut celle de la liturgie et la dépasse. Et il faut aller au-delà de la simple occurrence des mots qui disent le vêtement: le signe n’existe qu’à l’intérieur d’un système, qu’associé à d’autres signes (symboles chrétiens, couleurs, mouvements) qu’il enrichit et par lesquels il est enrichi. C’est sur cette profondeur, ou ce degré supé¬ rieur à la surface de la réalité que pourrait se fonder l’illusion théâtrale.
II. - LE VÊTEMENT ET LE SYMBOLE Ces textes se développent d’abord à partir de la liturgie chrétienne, ellemême fondée en partie sur la notion de représentation (à partir du dogme de l’Incarnation): la mort et la résurrection du Christ sont répétées et repré¬ sentées dans la liturgie de la messe; le prêtre reprend les paroles de Jésus à la Cène ; le dernier repas est indéfiniment rappelé et renouvelé... Les gestes et les paroles sont le support d’une sorte de mise en scène parfaite où selon les dogmes de l’Eglise, on ne cherche pas à imiter, mais où l’on incarne le sacrifice du Christ36. blanc ou rouge, qui retombait sur la nuque» et propose une illustration d’«infule d’évêque». Il porte aussi d autres objets ! filacteria precioso, crux cum Icibciro, textwn auro paratum etc. Rapprochement fait par de nombreux critiques; voir par exemple J. Laver, Costume in the Theatre, London-Toronto-Wellington-Sydney, G. Harrap, 1964, p. 40-41 : «The first sacred dramas were attempts to illustrate Christian doctrine by representing incidents from the life of Christ. The first actors were priests, the costumes were the vestments of the Church, and the theatre was the Church itself. The liturgical drama was, in its origin,
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Puisque certains éléments du théâtre sont déjà dans la liturgie, et puisque le premier théâtre médiéval naît même de cette liturgie, il n’est pas inutile d’étudier d’abord ce que les vêtements cultuels symbolisent. a) Symboles chrétiens : la forme37 Dans son chapitre sur le costume, R. Gilles part du constat suivant: Les vêtements cultuels eurent dès l’Antiquité, un sens symbolique non seu¬ lement par la couleur, mais aussi par la forme et le tissu dont ils étaient faits38.
Il précise ensuite la signification de chaque partie de l’habillement: La tunique, posée directement sur le corps, est l’emblème de la pudeur et de la dernière révélation, elle est comme la guimpe, imprégnée du rayonne¬ ment de celui qui la porte39.
C’est le vêtement le plus simple, celui qui reste près du corps ; un vête¬ ment sans apprêt. Il n’est porté que par des personnages peu visibles du premier texte (cachés dans le tombeau). Mais ces personnages se sont approprié une partie du dialogue des Maries avec l’ange (dialogue d’ailleurs repris en écho avec le Christ, qu’elles ne reconnaissent pas immédiatement) : [Presbyteri :] Mulier quid ploras ? [Maria :] Quia tulerunt Dominum meum...
La tunique signifie donc ici à la fois pudeur et simplicité pour ces per¬ sonnages presque réduits à leur seule voix. Mais elle reste, selon le mot de R. Gilles, «emblème de la dernière révélation»; en effet, par leurs ques¬ tions, les presbyteri qui l’ont revêtue font prendre conscience que la résur¬ rection du Christ était annoncée, comme sa mort l’avait été.
no more than a variant or slight expansion of the liturgy. Although the Mass is essentially dramatic, there is, in its strict form, no impersonation, which is generally agreed to be the criterion of drama as such. Yet, in the ancient rite of Lyons, the priest, after the Elévation of the Host, stood for a moment with his arms extented, thus figuring Christ 37
on the Cross.» Je reprends et résume ici le livre de R. Gilles, Le Symbolisme dans l’Art religieux au Moyen Âge, Paris, Mercure de France, 1943. Le chapitre 4 (p. 135-159) est intitulé «Le symbolisme du costume». Mais ce symbolisme chrétien du vêtement est explicitement présent dès les épîtres de saint Paul. Voir Eph. 5. 13-17. Voir aussi 1’ Introduction à la liturgie (L’Eglise en prières), Paris-Toumai-Rome-New York, Desclée, 1961 (les cha¬ pitres II, p. 102-12 sur les vêtements liturgiques et IV, p. 151-87, «Les signes»),
38
Op. cit. p. 135.
39
Ibidem p. 140.
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Pour Y aube, R. Gilles relève seulement qu’elle «est le signe de la pureté du célébrant». Mais ici, plus que le vêtement, c’est la couleur blanche qui est symbolique. Il faudra revenir sur ce point. Vêtement ecclésiastique par excellence, l’aube est revêtue par les anges ou par le Christ, comme un signe de leur appartenance au monde céleste. La dalmatique, signe de distinction (dès le IIe siècle) porté par les empereurs d’Orient, que l’Eglise adopta pour le Souverain Pontife et pour les évêques, était un vête¬ ment sacré, représentant [...] le symbole de concentration en même temps que l’isolement volontaire et le secret observé, le silence juré, sur les révé¬ lations reçues40.
Tunique de dessus, en lien avec les secrets de la révélation, telle se pré¬ sente effectivement la dalmatique dans les textes qui la mentionnent. Le Christ ressuscité la porte, parce qu’il est l’objet même de la révélation. Les trois Maries la portent aussi parce qu’elles vont connaître la résurrection du Christ. La chape est un manteau, un vêtement de dessus ; il garde le même sym¬ bolisme que la dalmatique (révélation et secret). Dans le premier texte, les anges, le chantre et les membres du chœur l’ont revêtue. Les anges, créa¬ tures célestes, connaissent les secrets de Dieu. Quant aux choristes, j’ai déjà mentionné leur caractère aux limites du jeu théâtral (ils ne représentent pas de personnages identifiables et individualisés). Ils connaissent eux aussi les secrets que les personnages des Maries ne vont apprendre qu’à la fin du texte. L’étole qui se croise sur la poitrine pour maîtriser les battements du cœur, et les soumettre entièrement à l’Amour divin, symbolise le joug du Seigneur et est le signe de l’obéissance et de l’amour qui la rend légère41.
Il n’est pas sûr que l’étole soit croisée au Moyen Âge, en tout cas, ce n’est pas ce que montrent les représentations, mais la symbolique subsiste: elle reste portée sur la nuque, comme un joug. Elle n’est employée que pour représenter le Christ, dont l’obéissance aux desseins du Père a permis la Rédemption. L'amict selon l’interprétation traditionnelle, isole le prêtre chrétien de toute pensée ou contact profane; entravant sa gorge, il le prépare à recevoir le souffle divin qui doit l’animer et l’invite à ne prononcer que des paroles de salut42.
Ibidem p. 138. La méthode d’interprétation de R. Gilles trouve ici une de ses limites: il
41 42
n’est pas très acceptable de définir le christianisme comme une religion du secret. Mais la citation n’en reste pas moins intéressante. R. Gilles, op. cit. p. 154. Ibidem p. 152.
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Mais cette interprétation traditionnelle n’est pas valable pour ces textes : l’amict est porté sur la tête, à la façon d’un voile féminin, pour les clercs qui jouaient les trois Maries. En revanche, la symbolique du voile est intéres¬ sante: Le voile des vierges était le symbole de la vie en Jésus-Christ, en même temps que le signe de la pudeur. Celle qui s’en enveloppait montrait qu’elle voulait se garder pure de toute souillure43.
C’est bien de cela qu’il s’agit avec Marie, mère de Jésus, avec l’autre Marie, mère d’un des Apôtres. Marie-Madeleine, pour autant qu’on l’iden¬ tifie avec la pécheresse de Luc, n’était pas vierge, mais sa conversion a effacé sa faute et l’a purifiée. Et pour ces trois personnages, le fait de se rendre au tombeau est bien un signe de «vie en Jésus-Christ». Le symbolisme de la mitre n’est pas autrement développé que son usage qui marque la dignité épiscopale. L’ange qui interroge les femmes du troi¬ sième texte et qui leur révèle la résurrection la porte comme marque de sa condition supérieure. Quant au bandeau, j’ai déjà montré qu’il ne s’agit pas vraiment d’un symbole chrétien. C’est dire que le texte joue sur plusieurs niveaux symbo¬ liques. L’interprétation des différents vêtements peut effectivement se faire dans l’optique de la spiritualité chrétienne, mais ce premier niveau de com¬ mentaire doit être complété. b) Les changements de couleur ; la lumière Les auteurs prennent la peine de noter la couleur des vêtements, de même que les variations de ces couleurs. Trois d’entre elles sont représen¬ tées : noir, rouge et blanc, par ordre d’importance croissante. Le noir est mentionné une fois, à propos des chapes du chœur de cha¬ noines (premier texte ligne 25 : capas nigras). Apparemment, il s’agit de la couleur habituelle pour ce vêtement liturgique, puisqu’elle n’est pas préci¬ sée d’emblée. Mais l’intérêt de cette couleur, c’est qu’elle se trouve en contradiction avec la couleur attribuée symboliquement au jour de Pâques, le blanc de la Résurrection. À la fin du jeu, alors que le Christ est apparu vivant aux saintes femmes, les membres du chœur pourtant hors jeu (il chante mais ne participe pas directement à l’action), sont contraints de quit¬ ter cette chape noire. Le mouvement appuie le symbolisme liturgique : le noir doit disparaître. Mais il est aussi action, donc proche de l’ordre du théâtre. Le rouge n’est utilisé que dans le seul premier texte, et uniquement pour la couleur des chapes des anges et celle du chantre (lignes 6 et 24). Le rouge est la couleur royale, l’insigne du pouvoir. Les anges appartiennent à l’ar¬ mée céleste ; le chantre dirige une partie de la cérémonie. Les deux groupes 43
Ibidem p. 150.
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de personnages provoquent le dialogue avec les Maries et la révélation de la résurrection du Christ. Dans les deux cas, le rouge est lié au pouvoir de parole, pouvoir éminemment théâtral44. Mais cette symbolique du rouge se trouve aussi en contradiction avec le blanc de la fête, et les chapes rouges sont abandonnées pour des chapes blanches après la révélation de la Résurrection : choriales deuestiunt rubeas capas et uestiunt albas capas (ligne 2445). La couleur blanche enfin est de loin la plus représentée, et la plus importante puisque les personnages tendent à l’adopter. Elle rythme l’ensemble des textes grâce à l’aube, blanche par définition. Mais elle apparaît aussi sous la forme de l’adjectif simple. Elle est asso¬ ciée à dalmatica, admictus, et capa dans le premier texte. Le blanc qui s’étend est celui de la pureté d’un monde racheté par la résurrection du Christ vainqueur de la mort. Ce véritable effet de scène est soutenu par le phénomène naturel du même nom: l’aube du matin de Pâques. De fait, selon les premiers mots du texte, le jeu se déroule in die sancto Pasche ad Matutinas, à la fin de l’office des matines, alors que le jour se lève : effet de lumière cette fois, et nous restons bien dans le domaine du théâtre. Mais le blanc lumineux est encore représenté par l’adjectif candidus dans le troisième texte, celui de Saint-Benoît-sur-Loire. L’adjectif est employé à la fin du texte, pour décrire les vêtements d’un Christ vainqueur de la mort. Et par deux fois, l’adjectif précède le nom: candida dalmatica et candida infula. Par rapport à albus, candidus dit le blanc éclatant, éblouissant. D’après le sens habituel, c’est adjectif dont on use pour décrire les dieux46. La mise en scène doit tenir compte de cette précision. Elle le fait naturellement, puisque ces vêtements brillants apparaissent à la fin du jeu, là encore quand le jour s’est levé: l’illumination du lieu et de la scène représentée se fait parallèlement (et grâce) au lever du soleil. Et la majesté des vêtements n’est qu’une métonymie de la majesté du personnage, qui par ailleurs tient des objets signifiants: phylactère, croix... c) Mouvements et destinations Certains vêtements sont utilisés de façon surprenante par rapport à ce que prévoit la liturgie ou même l’usage quotidien. Ces discordances entre
Pouvoir verbal d’ailleurs associé à celui des gestes (avec le participe ostendentes par exemple), de l’ordre du dramatique eux aussi. Notez 1 antéposition insistante de l’adjectif de couleur, alors que dans les occurrences antérieures, il était postposé. On le retrouve dans la traduction latine de la Bible (version de la Vulgate) pour décrire le vêtement du Christ lors de la Transfiguration (Mc 9. 2) et pour le vêtement de l’ange sur le tombeau vide du Christ, après la Résurrection (Mc 16. 5).
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le vêtement et sa destination habituelle ne s’expliquent que par l’intention, même ténue, d’en faire des éléments d’une représentation : c’est un premier passage du vêtement liturgique au costume de théâtre. C’est le cas, je l’ai montré rapidement, de l’amict, utilisé comme un voile féminin. Là encore le texte utilise des figures de style. Un élément du costume féminin (le voile) représente l’ensemble du costume: nous sommes dans la logique de la synecdoque. Et comme cet élément suffit pour que le spectateur décode un changement de sexe, il s’agit cette fois de métonymie, figure qui fonctionne par contiguïté. C’est le cas aussi de la chape des anges dans le premier texte : plicatas (...) super humeros circumdantes alas in modum quo ponunt diaconi stolas (ligne 11). C’est une manière tellement inhabituelle de porter la chape qu’il faut recourir à une comparaison pour l’expliquer. Certes, la comparaison est tirée de la «mode liturgique» (à la façon des diacres), mais l’effet reste bien de l’ordre du théâtre : ce port de la chape est rendu obligatoire par un accessoire de théâtre, les ailes des anges. Là aussi, nous sommes dans la synecdoque: les anges se définissant par leurs ailes, il s’agit qu’elles demeurent visibles. Les vêtements qui sont utilisés appartiennent d’abord à la liturgie, mais le passage se fait naturellement à partir de la polysémie des symboles : ceux des formes ou ceux des couleurs. Le moindre écart par rapport à l’usage habituel ou à l’usage liturgique peut être interprété comme une volonté de dramatiser la représentation. Certains éléments de ces textes, assez nombreux et significatifs les rat¬ tachent donc au monde du théâtre. Mais peut-on dire qu’un code théâtral soit déjà en place? Le théâtre a-t-il son propre langage ou reste-t-il seule¬ ment sur les marges de la liturgie? S’agit-il véritablement de théâtre, ou simplement d’un traitement dramatisé de la liturgie?
III - L’ÉMERGENCE D’UN CODE DRAMATIQUE Le code dramatique n’existe qu’à partir du moment où le public est habitué à voir / entendre / comprendre le théâtre : c’est cette habitude qui lui fait intérioriser le langage théâtral, comme le résultat d’un apprentissage. C’est volontairement que j’ai choisi des textes du XIIIe siècle, assez tardifs pour que cette connaissance de la réalité théâtrale soit entrée dans les consciences. J’emploie des mots tels que jeu, acteurs, costumes, décor, person¬ nages... par facilité, mais c’est seulement au terme de ce parcours qu’il faudra décider s’ils sont valides pour ce type de texte.
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a) Les traditions de la représentation Les textes comportent une série d’indices qui prouvent que ces jeux sont habituels47. Le premier commence ainsi: In die sancto Pasche ad Matutinas fit sicut est consuetum (ligne I).
Voilà précisé le temps du jeu (in die sancto Pasche ad Matutinas), mais par la même occasion, le lieu l’est aussi, puisque l’office a commencé dans le chœur de l’église. Puis les éléments indispensables au début de la repré¬ sentation le sont de nouveau explicitement ; le premier de ces éléments est le costume des acteurs : Debent esse parati très canonici (...) in modum hune ornati... (ligne 2).
C’est bien l’annonce de leur costume qui est faite, sur un mode obligatoire : le verbe debere est employé deux fois, soutenu par des présents d’obliga¬ tion. Le deuxième texte commence sur le même mode. Mais le troisième est encore plus intéressant, puisque la seule indication qui est donnée sur le costume des trois Maries est celle-ci : très fratres preparati et uestiti in similitudinem trium Mariarum (ligne 2).
sans autre précision. In similitudinem trium Mariarum devait donc être assez explicite pour que l’on sache immédiatement comment habiller ces personnages. Le code est parfaitement intégré: la précision devient inutile. De même, toujours dans ce texte, deux autres personnages sont intro¬ duits sans plus de présentation : in similitune Pétri et Iohannis (ligne 64).
Il est simplement précisé (mais six lignes plus bas), que Pierre est plus âgé (senior). La représentation de ces deux personnages était-elle codifiée au point que les spectateurs les reconnaissaient à coup sûr?48 Ou comptaiton sur l’expérience que les fidèles avaient de l’Evangile? En tout cas, le texte ne dit rien de plus (ni les rubriques, ni le dialogue). Enfin, un peu plus loin, le Christ ressuscité apparaît pour le première fois in similitudinem Hortolani... (ligne 96)49.
sans autre précision là non plus. Il s’agira donc de choisir des éléments visuels - en particulier vestimentaires, bien sûr - qui montreront que le perD ailleurs, les manuscrits mêmes le montrent aussi : ces jeux sont inclus chaque fois dans des recueils conçus comme des ordines, livres qui donnaient les détails du dérou¬ lement de la liturgie pour un jour et un lieu donnés. 48 49
Par le port d’un objet symbolique par exemple (les clefs de saint Pierre...). Voir Evangile de Jean 20. 15.
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sonnage est jardinier. Très peu suffiront, parce que le théâtre fonctionne avec une économie de moyens (dans l’ordre de la métaphore), mais aussi parce que la péricope est connue. Le texte joue de la même ambiguïté lorsque le jardinier est reconnu comme le Christ. Il suffit qu’il prononce le nom «Maria!». Le jeu sur la voix et sur les paroles est évidemment théâtral, mais ce même jeu est déjà dans l’Evangile de Jean50. b) Le second niveau d’analyse L’ambiguïté qui fait la spécificité de ces textes conduit à faire une double analyse: liturgique (ou même spirituelle)51 et théâtrale. Seule la seconde nous importe ici. Toujours pour ce qui concerne le vêtement, quels mots disent ce second niveau d’analyse? D’abord, les personnages ne sont pas seulement habillés, mais ils sont habillés de telle sorte que leurs vêtements soient reconnaissables. Le vête¬ ment prend place dans un ensemble signifiant. Il ne s’agit pas seulement de cacher la nudité. Le vêtement trouve ici une nécessité d’un autre ordre, comme le prouve le choix du vocabulaire. Je relève les mots : - parati, omari, paratos, inducti, paratis, deuestiunt/uestiunt pour le pre¬ mier texte ; -
induti, indutus, albatus pour le deuxième ;
- preparati et uestiti, uestitus, deinfulatus, preparatus, dalmaticatus, infulatus dans le troisième. Notons, une fois de plus, combien le troisième texte est plus explicite que les deux autres, avec cette redondance qui marque bien le degré sup¬ plémentaire attendu pour le théâtre. Le personnage n’est pas seulement dal¬ maticatus, il est dalmaticatus candida dalmatica; il n’est pas seulement infulatus, il est candida injula infulatus. Cette figure de dérivation (difficile à traduire !) est trop visible pour être fortuite. Les compléments des verbes qui disent l’habillement ne sont pas gra¬ tuits non plus. Je reprends seulement quelques exemples : - dans le premier texte : parati (...) ad faciendum Marias (ligne 2) ; - dans le deuxième : quasi Angélus, indutus alba (ligne 7) ; - début du troisième: adfaciendam... (ligne 1). L’intention est ainsi clairement énoncée: les acteurs sont habillés de telle sorte qu’ils puissent représenter tel ou tel personnage, en vue d’agir
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Jean 20. 16: «Jésus lui dit: «Marie». Elle se retourna et lui dit en hébreu: «Rabbouni»,
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Si l’on définit la liturgie comme l’expression d’une spiritualité.
ce qui signifie maître.»
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comme l’aurait fait le personnage. C’est le cas de l’amict posé sur la tête, qui fait que le chanoine agit comme les saintes femmes au tombeau. Cette opposition entre l’être et le paraître, passage obligé de l’illusion théâtrale, est aussi marquée dans les textes par une série d’indices. Je relève la formule que j’ai déjà citée plusieurs fois: in similitudinem suivi du nom de personnage au génitif ; des adverbes comme ita et quasi... Cette idée du paraître dans ce qui est joué là tente donc bien de s’oppo¬ ser à la réalité, fût-ce la réalité liturgique : il faut jouer comme si on était tel ou tel personnage, mais en réalité, on sait qu’on ne l’est pas, qu’on le repré¬ sente seulement. c) Représentation du personnage Tous les rôles sont encore tenus par des hommes, des clercs. Les per¬ sonnages féminins ne sont donc identifiables qu’à leurs vêtements. Dans la façon de nommer le personnage, le glissement du clerc (sacerdos, prebyter, clericus, cantor...) au nom féminin (de fait, uniquement les trois Maries) est un des signes qui nous permet de situer le texte plutôt du côté du théâtre. Dans la Visitatio de Besançon, nous trouvons les phrases : respondent mulieribus...; et mulieres [dicunt]...; et mulieres offerunt...; dicit ad primam Mariam...; et tercia Maria dixit...; redeunt Marie...
Dans le texte de Rouen : Marie respondeant...; Marie osculentur locum...; Mulieres inclinent...
En revanche, avec un pronom, le texte répugne à l’utilisation d’un féminin : médius trium mulierum respondeat...; médius mulierum dicat...
La version de Saint-Benoît-sur-Loire ce connaît pas les mêmes hésita¬ tions, et l’on trouve non seulement des noms féminins pour désigner les clercs qui jouent un rôle de femme, mais aussi des pronoms: prima (earum), secunda, tercia distribuent les neuf premières répliques. D’ailleurs les mêmes rôles féminins sont attribués avec beaucoup plus de rigueur que dans les autres textes, puisque Maria Magdalene est distinguée de Maria. Cette étude du nom du personnage permet donc d’apporter un début de réponse nuancée: le troisième texte semble s’approcher beaucoup plus du théâtre que les deux autres. d) Les gestes Toujours dans l’optique de l’étude du costume, tous les gestes ne sont pas pertinents. Dans quelle mesure peut-on parler de gestes spécifiquement
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théâtraux? La communication courante vise à l’économie: elle recherche le signe le plus efficace pour exprimer son message. Au théâtre, les gestes appartiennent à un ensemble de signes, à un système. Ils font souvent double emploi avec les paroles ou le chant; et c’est précisément l’accumu¬ lation de signes spécifiques qui permet de créer le code théâtral et de le décoder comme tel du côté des spectateurs. Dans le premier texte, le geste de laisser les chapes noires est dans la logique du théâtre : les personnages sont renouvelés dans leur apparence parce que l’action a avancé. L’annonce de la résurrection du Christ permet de laisser le vêtement de deuil. Dans le deuxième texte, l’attitude des Maries appuie le signe féminin donné par le vêtement : uersus Sepulchrum properantes uultibus submissis (ligne 4)52.
Le visage baissé sous le voile dissimule leur visage en même temps qu’il soutient l’idée du chagrin et du deuil. La même attitude prendra un sens tout différent à la fin de la scène : Mulieres, hoc audito, lete inclinent ad altare... (ligne 44).
Cette fois, c’est la vénération qui est exprimée. Dans le dernier texte, nous avons vu que les personnages de Pierre et de Jean se distinguent par l’âge. Cette distinction est marquée dans les mou¬ vements des apôtres : Pierre court moins vite que Jean et arrive avant lui au tombeau : Iunior, scilicet Iohanes, preueniens st extra Sepulchrum; senior uero, scilicet Pe, sequens eum, statim intret. (lignes 70-72).
Cette phrase montre aussi autre chose que le vêtement doit faire sentir : la préséance de Pierre, premier des Apôtres en dignité. C’est à lui que revient l’honneur de pénétrer d’abord dans le tombeau vide. e) La métaphore Figure littéraire, la métaphore trouve aussi naturellement sa place dans la convention théâtrale: il s’agit de faire comprendre beaucoup avec des moyens limités par les contraintes matérielles et les conditions de la repré¬ sentation. En clair, et en ce qui concerne le costume, les vêtements sont-ils capables de créer-représenter à eux seuls, des personnages ou des objets ? Un type de vêtement revient de façon plus ou moins explicite dans les textes, il s’agit de linges cachés par l’autel-tombeau. 52
Formule très proche de l’Evangile (voir par exemple Le 24. 5), comme si ces textes le gestualisaient.
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Pour la version de Besançon, ce linge (linteamina) est enlevé par les anges-enfants au moment de la révélation de la Résurrection, justement comme signe de cette résurrection. Ces vêtements, encore appelés sudarium et uestes sont les vêtements de Jésus mort, ainsi que son suaire. Vides, abandonnés, ils constituent la preuve que Jésus est ressuscité. C’est ainsi qu’ils sont montrés par les Maries. Dans le deuxième texte, l’autel seul est le lieu d’une vénération. Il sym¬ bolise le tombeau vide et l’absence de cadavre. Il est montré de la même façon que les linges dans le premier texte. Dans le troisième texte enfin, l’apôtre Jean fait, dans une réplique, une allusion aux linges : Sed cur liquit in sepulcro / sudarium cum lintheo? (lignes 79-80).
Mais il n’est pas sûr que ces linges soient visibles (ils sont restés dans le tombeau). En revanche, quelques lignes plus bas, les linges (sindon puis linthea) sont montrés au peuple, puis déposés sur l’autel53 comme signe incontestable de la Résurrection du Christ, selon un schéma presque sem¬ blable à celui du premier texte. Mais la mise en scène ne s’arrête pas là: lorsque le Christ ressuscité apparaît, il est précisé textum auro paratum in sinistra habens (ligne 142).
Cette étoffe (textum) d’or se présente bien en contrepoint au suaire vide, comme un insigne de royauté et de victoire. Le vêtement participe indubitablement à la construction d’un code thé⬠tral parce qu’il contribue efficacement à la création d’un espace autonome par rapport à la réalité, univers qui dépasse celui de la liturgie.
CONCLUSIONS C’est D. Pinasa qui remarque: L’histoire du costume participe à la connaissance d’œuvres produites par les sociétés primitives et anciennes. Les transformations et ruptures qu’elle retrace enrichissent la compréhension et l’interprétation que nous avons de leurs cultures matérielles ainsi que spirituelles. Enfin, par ses liens très étroits avec les arts en général, le costume devient une référence des chan¬ gements stylistiques de l’histoire de l’art54.
Nous ne sommes pas, avec ces trois textes, dans une période de rupture, mais nous sommes bien dans une période de changement, à la charnière entre le théâtre et la liturgie.
54
Est-ce la même pièce d’étoffe qui va servir de nappe? C’est probable. On sait qu’à par¬ tir du vendredi saint et jusqu’au matin de Pâques, l’autel est laissé nu. Op. cù., dans l’introduction p. 6.
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Si cette étude du vêtement comme indice de l’appartenance au genre dramatique est assez fructueuse, elle reste insuffisante; d’autres éléments viennent la contredire. Dans le premier texte La présentation même introduit le doute. Il s’agit d’un commentaire d’une vingtaine de lignes, dans lequel les répliques ne sont indiquées que par parenthèses. Le genre du texte est plutôt narratif. Et ces répliques se réduisent, la plupart du temps à des hymnes religieuses. Si dialogue il y a, c’est un échange d’hymnes entre les deux parties du chœur, entre le chœur et les «personnages», ou même entre les «personnages». Nous ne sommes plus tout à fait dans le domaine de la liturgie, mais nous sommes encore loin du théâtre. Dans le deuxième texte Cette fois, la présentation du texte est plus ouverte : les parties chantées se distinguent nettement des rubriques qui concernent la mise en scène. Cela dit, comme le fait ressortir l’édition de Karl Young55, ces «répliques» appartiennent encore au domaine de l’hymne: alors que le manuscrit de Rouen se contente de citer chaque fois le début de l’hymne, le critique complète ces premiers mots avec la suite entre crochets. Dans ces conditions, il est difficile de parler d’un vrai dialogue. L’échange est construit sur des textes strictement liturgiques. Ce texte possède un titre propre sur le manuscrit, contrairement aux deux autres: Officium Sepulchri. Titre sans grande originalité puisqu’il pourrait s’appliquer à un ensemble de textes du même type. Or ce titre situe le texte du côté de la liturgie: Y officium latin désigne bien les différentes heures de la liturgie. Le matin de Pâques, les matines sont donc prolongées par cette saynète. D’ailleurs, le cours normal de l’office est à peine inter¬ rompu : il se termine comme d’habitude à la fin par le Te Deum entonné par le célébrant principal : Hoc finito, archiepiscopus uel sacerdos ante altare cum thuribulo incipat alte Te Deum laudamus (lignes 47-48).
Pourtant, ce rattachement à l’office n’annule ni la mise en scène précé¬ dente (assez élaborée), ni le déguisement des diacres en femmes, ni même l’apparition du Christ... Nous sommes encore dans les marges du théâtre, entre la liturgie et la représentation, entre le culte et le jeu. Dans le troisième texte Ce dernier texte est littérairement beaucoup plus riche et plus travaillé. Et la prise de conscience de cette élaboration est manifeste. La première 55
Voir les références en introduction.
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réplique est introduite par les mots : hos uersus, et de fait, ce sont bien des vers56 qui suivent. Le dialogue l’emporte en quantité sur les rubriques. Les acteurs sont toujours désignés par leur nom de rôle... Reste-t-il quelque chose de la structure liturgique dans ce texte ? En fait, cette structure apparaît à la fin seulement puisque la scène se termine par une acclamation du chœur : Alléluia, resurrexit hodie Dominus ! (ligne 147).
et par le Te Deum laudamus qui achevait l’office des Matines. Là encore, nous sommes proches du théâtre, plus proches encore qu’avec les textes précédents, mais le pas n’est pas tout à fait franchi. Paul Zumthor souligne d’ailleurs la difficulté de définir, surtout à haute époque, ce qui, dans les traditions médiévales, pourrait correspondre, même approximativement, à notre notion de théâtre57.
C’est qu’à cette époque, et dans ce contexte religieux, le théâtre n’a pas fini d’acquérir son indépendance par rapport à la liturgie; il lui est encore redevable de son propre langage, de ses personnages, de son sens de la représentation, de ses costumes mêmes, nous l’avons vu. Mais si le rapprochement a pu se faire si facilement, c’est que dans les deux cas, la même logique est mise en œuvre, disons celle de la stylisation. Avec le costume liturgique, la matérialité du costume civil se fige; n’im¬ porte plus que ce que représente le vêtement, d’où le foisonnement de la décoration. Le théâtre vise à la même stylisation par économie de moyens, dans l’ordre du symbole ou de la métaphore. On veut faire comprendre beaucoup plus que ce que l’on montre : le costume doit représenter un per¬ sonnage (pas seulement présenter une personne). C’est un objet créateur d’une réalité qui lui est extérieure, une réalité du domaine littéraire, le per¬ sonnage. Dans le même manuscrit de l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, un miracle de saint Nicolas58, rien n’est dit sur les costumes des personnages ; la scene même doit simplement etre aménagée in competenti loco. On ne peut faire moins explicite: tout est laissé à l’imagination du metteur en scène , ou peut-être aux habitudes de représentation. Apparemment, le passage s est fait de la liturgie au théâtre, ou plutôt, d’une liturgie dramati¬ sée à un théâtre religieux. Les personnages ne sont plus directement
56 57
Ou des « versets », genre liturgique qui implique à la fois le rythme et le chant. La ver¬ sification est très soignée ; elle joue sur le nombre de syllabes, sur les rimes. Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 430. Présenté dans le même manuscrit que notre Visitatio sepulchrv, voir K. Young, op. cit. t. II, p. 351.
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Pour autant que cette fonction soit assumée par une seule personne.
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empruntés à la Bible, et comme le jeu n’est plus lié à la liturgie, les cos¬ tumes ne sont plus ceux du culte60. La pièce ne s’achève d’ailleurs pas par le Te Deum, mais par ces simples mots : Hic finit. Thierry Revol Université Marc Bloch - Strasbourg
DISCUSSION Graham Runnalls: La disposition typographique des rubriques dans les documents communiqués en Annexe est-elle conforme à celle des manuscrits ? T. R.: S’il n’y a pas comme dans les textes distribués de retours à la ligne, les rubriques sont en revanche bel et bien séparées du reste du texte. Charles Mazouer: La question posée est par définition indécidable. Les vêtements liturgiques, les hymnes... sont toujours présents dans le théâtre religieux, même tardif, et en revanche, on a déjà affaire à des personnages constitués dans les drames liturgiques. Les critères d’étude ici choisis ne renseignent donc en rien sur la nature théâtrale du spectacle. Jonathan Beck pense qu’il demeure intéressant de poser la question, tant qu’on ne la conçoit pas en des termes rigides mais qu’on s’attache à percevoir des tendances. On peut difficilement parler de seuils, il y a des transitions... Peut-on imaginer une liturgie non dramatique? Jean-Pierre Bordeer: Dans le manuscrit conservé à Besançon, il n’est pas question du matin de Pâques, mais des matines (ad Matutinas), célé¬ brées pendant la nuit. La couleur noire y était encore conservée, en confor¬ mité peut-être avec les célébrations précédentes (la couleur liturgique est noire depuis l’action liturgique du Vendredi saint, compte non tenu de la célébration du feu et du cierge, qui a été anticipée au samedi matin). Et tou¬ jours selon les habitudes liturgiques, la couleur blanche faisait son appari¬ tion aussitôt après pour célébrer la Résurrection. Il ne s’agit pas forcément d’un changement de costume théâtral. Darwin Smith: La chape noire est l’habit par lequel on distingue les per¬ sonnes qui sont au service de l’église. C’est seulement au XVe qu’on voit introduire les modifications dans la liturgie de ces moments forts. Bernard Faivre: On peut effectivement se fonder sur la Regularis concordia et même sur des témoignages antérieurs. En fait, dès qu’un moine porte un voile sur la tête, on sort de la pure liturgie. Quant à la litur¬ gie, elle est elle-même dramatisée. Il est difficile de concevoir des fron¬ tières nettes entre ces deux formes d’expression...
60
On peut les imaginer très riches: il s’agit de représenter des gens du peuple, des soldats en armes, un roi oriental et sa cour...
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Bruno Roy: La distinction proposée entre versus et forme hymnique est anachronique, elle correspond à une séparation a posteriori, pas du tout sensible au Moyen Age. Marie-Claude Deprez-Masson: C’est un amict qui sert à habiller le moine, et non un vêtement ordinaire détourné de son usage... Michel Rousse: Et chez Rabelais encore, frère Tappecoue est battu parce qu’il a refusé de prêter les habits sacerdotaux pour une représenta¬ tion. Jelle Koopmans: De fait, dans les mystères des XVe et XVIe siècles, on utilise toujours des habits liturgiques. Darwin Smith rappelle que les textes sont maintes fois copiés à l’iden¬ tique. Michel Rousse: Etant donné qu’ils ne sont pas interprétés par ce qu’on peut appeler des acteurs, les drames liturgiques nous offrent des notations matérielles d’une grande précision, bel outil de travail pour essayer de comprendre le théâtre ultérieur, beaucoup plus discret sur ce plan. Il faut saluer toute entreprise de lecture de telles indications, et serrer de près le sens des mots. Guy Borgnet signale qu’il existe une abondante bibliographie en alle¬ mand sur la question. Comment comprendre le terme de cantorl Darwin Smith: Il ne s’agit plus forcément du chantre du chœur. Le cantor est l’un des plus grands dignitaires du chapitre.
ANNEXES
[Visitatio]6'
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In die sancto Pasche ad Matutinas fit sicut est consuetum. Quando tercia lectio dicitur, debent esse parati très canonici in sacrario ad I faciendum Marias, et in modum hune omari. Primo debent habere amictos paratos super capita ita quod cooperiant frontes, et dalmaticas albas, et in manibus portantes fialas aureas uel argenteas ; et ita procedunt de sacrario post tertium responsorium, precedente cantore cum capa rubea et baculo, precedentibus cereis et turibulo, cantantes usque ad tympanarium et usque in choro bis aut ter: Quis reuoluet? Cum uenerint in medio choro, incipiunt ultimam uicem Quis reuoluet nobis? usque ad maius altare. A dextris et a sinistris altaris sunt duo pueri inducti admictis albis paratis, et super humeros alas habentes et capas plicatas mbeas super humeros circumdantes alas in modum quo ponunt diaconi stolas ; respondent Mulieribus sic : Quem queritis? cantando. Et mulieres : Jhesum Nazarenum. Et Angeli: Non est hic, surrexit. Et discooperiunt Texte d’un ms du XIIIe siècle, conservé à Besançon (BM, ms. n° 98). Cité par K. Young, op. cit., 1.1, p. 614 (note à la page 290).
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altare Angeli linteaminibus quibus erat altare uelatum. Et Mulieres statim offerunt super altare fialas suas genu flexo, cantantes : Alléluia, surrexit Dominus hodie, usque in choro in introitu. Tune uenit cantor ad eas et dicit ad primam Mariam cantando : Die nobis, Maria, quid uidisti in uia? Respondet prima: Sepulchrum Christi. Et altéra que portât amictum sudarii sola dicit : Angelicos testes, ostendens sudarium et uestes et 20 Angelos. Et tercia Maria dixit: Surrexit Christus, spes nostra. Et cantor respiciendo chorum cantat: Credendum est magis soli Marie. Et chorus alta uoce : Scimus Christum. Intérim redeunt Marie per uiam per quam uenerunt in sacrario cum omnibus sibi adiunctis, et statim incipitur Te Deum alta uoce; et choriales deuestiunt rubeas capas et uestiunt albas 25 capas. Et chorus deponit capas nigras usquequo cantatum fuerit Te Deum. 15
Officium Sepulchri62
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Finito tertio responsorio, Officium Sepulchri ita celebretur. Très dyaconi canonici, induti dalmaticis et amictus habentes super capita sua ad similitudinem Mulierum, uascula tenentes in manibus, ueniant per medium chori et uersus Selpulchrum properantes uultibus submissis dicant pariter hune versum : Quis reuoluet nobis lapidem ? Hoc finito, quidam puer, quasi Angélus, indutus alba, et tenens spicam in manu, ante Sepulchrum dicat: Quem queritis in sepulchro, ? Marie respondeant : Ihesum Nazarenum crucifixum, . Tune Angélus dicat : Non est hic, surrexit enim , et locum digito ostendentes. Hoc facto, Angélus citissime discedat, et duo presbyteri de maiori sede in tunicis, intus Sepulchrum residentes, dicant : Mulier, quid ploras? Médius trium mulierum respondeat, ita dicens : Quia tulerunt Dominum meum, Duo residentes dicant : Quem queritis, mulieres,
Texte d’un ms du XIIIe siècle, conservé à Rouen (BM n° 384); ibidem p. 370.
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Marie osculentur locum; postea exeant de Sepulchro. Intérim qui¬ dam sacerdos canonicus in persona Domini, albatus cum stola, tenens crucem obuians eis in sinistro comu altaris dicat : Mulier, quid ploras? Quem queris? 30 Médius Mulierum dicat : Domine, si tu sustulisti eum, dicito . Sacerdos crucem illi ostendens dicat: Maria! Quod cum audierit, pedibus eius citissime sese offerat, et alta uoce 35 dicat : Rabboni! Sacerdos innuens manu dicat: Noli me tangere, mondum enim ascendi ad Patrem meum; vads autem adfratres meos, et die eis: Ascendo ad Patrem meum et Patrem 40 verstrum, Deum meum et Deum vestrumo Hoc finito, sacerdos in dextro comu altaris iterum appareat, et illis transeuntibus ante al tare dicat: Auete, nolite timere; nous mènerons l’enquête dans deux directions: le prédicateur face à son 1-' public ; l’imagination théâtrale du prédicateur. La prédication populaire revêt un caractère spectaculaire, comme d’ailleurs bien d’autres aspects de la vie religieuse collective de ce temps. Le prédicateur se produit devant le public de ses auditeurs; il monte en scène et, comme l’acteur, doit maintenir un lien vivant avec son public. Guide le plus sûr en cette matière avec sa grande thèse sur Le Métier de prédicateur à la fin du Moyen Age, H. Martin souligne le déplacement de la prédication de l’intérieur des églises vers l’extérieur, vers le plein air et la / place publique — exactement le trajet qu’accomplit le théâtre religieux ! La scène ? La chaire bien sûr, surélevée, dont se dotent humbles paroisses et grands sanctuaires. Et dehors, des échafauds plus ou moins rudimentaires, tels que ceux utilisés par les bateleurs et les farceurs, qui seront remplacés par des chaires en dur. « On peut dire que l’échafaud - écrit Hervé Martin8 - installé sur les parvis, sur les places, sous les halles et dans les cimetières, a été le grand instrument de la pastorale du bas Moyen Age, peu à peu rem¬ placé par des chaires extérieures en maçonnerie». Investissant des lieux qu’investissait le théâtre, installé comme l’acteur sur son échafaud, le pré¬ dicateur doit capter 1 attention d’un public de fidèles généralement assez mal installés et qu’il faut retenir pendant un temps assez long. Comment créer et faire durer la relation ? Dans les sermons de Menot, l’auditeur est toujours présent, interpellé, pris à partie, sollicité ; le prédicateur va au-devant de lui, veut le faire réagir! le faire participer. Bref, il tient bien en main son public. Il y parvient par ce y qu’Hervé Martin appelle «l’énonciation interpellante». La multiplication des apostrophes aux auditeurs en constitue le signe le plus clair. Sous toutes les formes, lepeuple est appelé à être bien présent au sermon : «O, Popule», «Popule devote», «Popule christiane» ponctuent le discours; «Domine assistantes hic in sermone», est-il même précisé dans le carême de Tours, ou encore, dans le même: «O Popule Turonensis», «burgenses Turonenses», qui identifient 1 auditoire local. Les apostrophes permettent mal de repérer une répartition sociologique du public, un «Domine burgensis» désignant 1 habitant de la ville et non un membre de la classe bourgeoise.
Sur toutes ces questions, voir la longue introduction de D. Wemer à son édition d’un ser¬ mon du cordelier : D Sermon sur l’Enfant prodigue de Michel Menot (1520), Tübingen Max Niemeyer, 1989. ’
8
Sermons choisis de Michel Menot (1508-1518), Paris, Champion, 1924. Sauf indication contraire, toutes nos citations sont tirées de ce recueil. Op. cil., p. 556.
LA PRÉDICATION POPULAIRE: MICHEL MENOT
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Mais le prédicateur peut s’adresser séparément aux femmes et aux hommes, faisant porter le poids de sa parole davantage sur les uns que sur les autres: «Domini», ici; «Domine» ou «Mes Dames», là; «Vous Demoi¬ selles, vous Mes Dames», ailleurs. On trouve bien un «Honorabile audito¬ rium», mais Menot est d’ordinaire moins flatteur. Au gré de son enseigne¬ ment et des péchés qu’il stigmatise, il s’en prend à telle ou telle catégorie qu’il semble désigner du doigt: filles de mauvaise vie, femmes mauvaises ou épouses coquettes et légères, ivrognes, luxurieux, impies, marchands, usuriers, gens de justice, avocats, curés... - tout ces «pauperes mundani»/ qui doivent profiter du carême pour sortir de leur péché et se convertir. C’est par ce biais que le prédicateur formule une critique sociale et fournit une image de la société de son temps9. Au cas où l’auditoire ne se sentirait plus concerné par la parole du pré¬ dicateur, Menot dispose d’un autre moyen de le rendre présent, bien connu des orateurs comme des pédagogues : ce qu’on pourrait appeler lej)seudodialogue entre le public et le prédicateur. Sous la forme la plus élémentaire, cela consiste à presser le public de questions pour rappeler son attention, lui faire mesurer l’importance de ce qui est dit. S’agit-il de faire sentir la grandeur de l’amour de Dieu qui livra son fils? «Rogo, Popule, consideratis charitatem Dei patris...», lance Menot. Mais l’injonction est insuffisante; il faut imaginer, dans la vie des auditeurs, une transposition, une analogie. «Respondeatis, Burgensis, fuistis decem annis in matrimonio et dédit vobis Deus unicum filium...»: répon¬ dez, que feriez-vous si le médecin vous demandait une pinte du sang de ce fils chéri pour sauver votre serviteur?10 Voici un autre exemple. Après I avoir raconté le comportement malhonnête d’un avocat, Menot s’adresse aux avocats de l’assistance: «Quid dicitis, vos, Domini advocati? Nonne estis excommunicati si hec faciatis, a planta pedis usque ad verticem ?»n Davantage : Menot imagine que l’auditoire lui pose des questions ou lui oppose des objections, à quoi il peut répondre. On a alors des formules du type suivant: «Si vultis petere: Frater, quare...»12, ou, avec le schéma complet: «Si queratis: Frater... — Dico (Respondeo)...» Un dialogue fictif est mis en scène dans la parole monologique du prédicateur. Au lieu d’énoncer simplement les cordes qui ligotent le pécheur criminel, le prédi¬ cateur se fait interroger: «Pater; dicetis nobis, si placet, que est prima chorda qua ligatur criminosus?»; il donne alors la réponse. Mais aussitôt, pour mieux l’illustrer, iljÉadresse aux épouses de l’auditoire sous la forme d’une question: «Quando vir vester est infirmus, nonne illico mittitis ad 9
Voir J. Larmat, «L’image de la société française au début du XVIe siècle dans les ser¬ mons de Michel Menot», in: Etudes de Philologie Romane et d’Histoire Littéraire offerts à Jules Horrent, Liège, 1980, p. 715-725.
10
P. 121.
11
P. 433.
12
P. 6.
CHARLES MAZOUER
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querendum sacerdotem pro confessione?» Et il propose une longue réponse supposée: «Non, quia timemus...»'3 Pris à partie, questionné, l’au¬ ditoire est aussi contredit par le moyen du pseudo-dialogue: «Dicitis... Dico vobis / Vous affirmez... - Je vous réponds ». Dialogues fictifs et apostrophes ont la même finalité: éveiller l’audi¬ toire, le maintenir en haleine, obtenir de lui une forte participation au déroulement du sermon en l’intéressant à l’anecdote qui illustre l’ensei¬ gnement ou en lui faisant expérimenter personnellement la portée de la leçon. Sur son échafaud le prédicateur veut un auditoire vivant, jamais laissé en repos. Qu’on jette un simple coup d’œil à l’attitude des prêcheurs burlesques de nos sermons joyeux, et l’on verra que, sur le mode paro¬ dique, le même souci de tenir en main son public se retrouve.
Mais il faut aller plus avant et passer au contenu même des sermons de Menot pour y déceler ce que j’appelle son imagination théâtrale : comment, à partir des anecdotes ou récits qui illustrent sa prédication, Menot fait sur¬ gir de sa narration des épisodes qui s’apparentent à des petites scènes de théâtre. Comme tout prédicateur qui désire être efficace, Menot appuie sa démonstration, son enseignement et ses admonestations sur des narrations qui illustrent et visent à intéresser, à captiver, à toucher les auditeurs deve¬ nus ainsi plus réceptifs et plus dociles à la parole du prédicateur. Jamais ces narrations ne sont proposées ni développées pour elles-mêmes ; elles sont prises dans le dessein religieux et moral, pour la confirmation duquel elles interviennent. Elles sont introduites comme telles et le prédicateur ne manque pas d’exploiter les leçons qu’elles portent, en les transposant si besoin est dans le domaine de la vie chrétienne. De toute histoire, il faut tirer une sententia pour le pécheur: que doit-il craindre, fuir, faire et croire, particulièrement au temps du carême où, dit joliment Menot, «lingua predicatoris est sicut lanceta barbitonsoris»14 et, à la manière du chirurgien, tranche et fait évacuer le pus de la plaie? Après avoir fait le récit de là conversion de Madeleine, il s’adresse aux pécheurs de l’assemblée, dont il ne s’exclut pas : «Igitur ad memoriam revocemus spéculum totius penitentie Magdalenam [...], ita et nos penitentiam ad instar ipsius faciamus de peccatis nostris...»'5 S’est-il servi d’un récit de l’Ancien Testament? Il en développe le sens allégorique et moral, moraliter. Les prédicateurs puisaient d’abord dans la Bible, dans les apocryphes et f dans les légendes pieuses. Menot se sert du sacrifice d’Isaac, du jugement de Salomon, de l’histoire d’Esther; aux Evangiles, outre le récit de la Pas¬ sion, il emprunte la parabole du fils prodigue, la conversion de Madeleine, l’histoire du mauvais riche et du pauvre Lazare. Ce sont textes classiques. 13
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D’autres exempla viennent de divers auteurs, nommés («Valerius Magnus récitât...») ou non («legi historiam»), ou d’un fonds d’histoires tradition¬ nelles. Mais le prédicateur fait merveille quand il puise tout simplement à son expérience («ego eram Parisius»), raconte à partir de ce qu’il a observé, remémorant même sa découverte et son observation16. Admirable observateur de la vie quotidienne, il la met dans ses sermons de manière extraordinairement vivante. Ici, nous sommes dans un intérieur bourgeois, / là à l’église, ailleurs devant le juge ou l’avocat, sur un chemin de cam¬ pagne, en enfer même ! Un croquis, une anecdote mettent en valeur une bourgeoise paresseuse, une coquette aux habits indécents reprise par son mari, des galants irrespectueux pendant l’office, des usuriers malhonnêtes et des pauvres emprunteurs, des pénitents à confesse, des morts qu’on nous fait imaginer pris en charge par le diable... C’est à partir de cette matière première que Menot va faire preuve d’un talent qu’on peut dire théâtral. Car il veut comme faire voir les personnages et comme les mettre en scène. Les formules présentatives sont significatives. Casus est talis intro¬ duit souvent l’illustration ; Menot demande à l’auditoire de s’arrêter et de la prendre en considération, de se la représenter. Le très fréquent ecce insiste plus encore sur le tableau qu’on met sous les yeux, qu’il faut essayer de faire imaginer et un peu de faire vivre, comme si tout à coup des acteurs étaient là sur l’échafaud, représentant des personnages, et que le prédica¬ teur s’effaçait provisoirement devant eux, allant d’ailleurs jusqu’à les apos¬ tropher. Aucune confusion des genres, assurément. Michel Menot prononce et ; écrit des sermons, selon les techniques du sermon médiéval17; on y trouve1 toujours la démarche scolastique et la rhétorique du sermon. L’historien du théâtre qui voudrait rapprocher les Passions dramatiques des prédications de Menot consacrées à la Passion du Christ est vite déçu. L'Expositio Pas¬ sions Jesu Christi du carême de Tours ou la Passio Domini Nostri du carême de Paris sont bien fondées sur les récits évangéliques, mais pris dans les mailles du thème et de ses subdivisions. La structure du sermon enserre également les prédications sur Madeleine ou sur le fils prodigue. D’autre part, parce que de tels récits sont fort longs, le sermonnaire s’y fait aussi narrateur et on pourrait étudier l’art de la narration. Prédicateur tou¬ jours, conteur quand l’occasion lui en est donnée, Menot n’est pas drama¬ turge. Pourtant... Pourtant, invinciblement le théâtre demande à surgir dans le sermon ; en ' Menot un dramaturge sommeille, qui est prêt à se manifester. Soit la simple comparaison du prédicateur avec le barbier-chirurgien. Menot pouvait se contenter de l’énoncer. Non pas ! Il évoque ou imagine aussitôt une scène entre un chirurgien et un malade: «Quando chirurgicus venit ad infir16 17
P. 377. Voir le chapitre consacré à «Michel Menot et la technique du sermon médiéval», in: É. Gilson, Les Idées et les lettres, Paris, Vrin, 1932, p. 93 sq.
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mum...», et un dialogue comme pris sur le vif est rapporté au style direct, entre le malade apeuré du coup de lancette et le chirurgien qui en déclare la nécessité18. Il pourrait stigmatiser d’une phrase la mauvaise tenue des galants à l’église; il préfère nous les faire voir et nous les faire écouter en rapportant les réflexions des uns et des autres19. Il pourrait se contenter de citer en exemple la conduite d’Esther auprès d’Assuérus dont l’auditoire a pris connaissance à la lecture de l’épître ; il reprend néanmoins le récit et un Nota quomodo lance cette reprise avec une mise en scène20. Un sermon du carême de Tours décrit successivement les cinq sortes de conscience ; pour la troisième - celle de ceux qui ne confessent pas leurs plus graves péchés -, Menot offre l’exemple d’un sergent en dialogue avec le bon frère qui le confesse21. Alors qu’il pourrait se contenter de s’en prendre aux abbés qui abandonnent leur abbaye pour suivre le roi à la cour, il se raconte (ou s’ima¬ gine) lui-même allant à la campagne, voyant une église ruinée et s’enquérant auprès d’un quidam des raisons de ce fait: «Quando vadoper campos et a longe respicio campanile a demy couvert, une vieille église toute en mine...»22 Inutile de multiplier les exemples. Le prédicateur passe volontiers à l’anecdote ou au récit, puis donne à ceux-ci l’allure d’une scène de théâtre, avec des personnages, un dialogue, du mouvement. C’est ce qui m’a fait parler de l’imagination théâtrale de Menot. La narration ne lui suffit plus, il lui faut sortir hors du récit, projeter des personnages et les faire parler sur une scène imaginaire, les montrer dans une action que les tréteaux pour¬ raient accueillir. On remarquera que Menot imagine rarement un person¬ nage seul ; il en fait très vite surgir un autre ou d’autres, la pluralité permet¬ tant l’échange, la contestation, le débat, la dispute, et nouant une sorte d’action. Des personnages et un dialogue : il ne manque plus en effet que de vrais acteurs et une vraie scène. Ni l’une ni les autres ne sont là; le texte du sermon aspire à la forme du théâtre sans jamais l’atteindre. Il faut rester dans les marges. Le surgisse¬ ment du théâtre et l’aspiration au théâtre se réalisent régulièrement, mais pour des séquences brèves, exceptionnellement dans une histoire plus continue; d’ailleurs, les longs récits que nous avons mentionnés ne sont que très partiellement proches du théâtre, essentiellement dans quelques passages dialogués ; ce sont les exempla et les anecdotes qui tendent vers le théâtre. A quoi le voit-on ? A la présence, d’abord, de phrases isolées - on voudrait dire: de répliques - et de dialogues rapportés au style direct, qui ont pour effet de 18
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constituer des personnages, de les faire se lever hors du récit. Ce peut être, au niveau le plus élémentaire, deux ou trois répliques saisies dans un échange entre deux ou trois personnages ; la parole directe, que le narrateur introduit (diximus, alius respondet), donne l’impression de la présence. Si bien que les récits longs s’ornent volontiers de ces passages plus ou moins fréquents à la parole directe et au dialogue. Voir l’histoire des trois fils parmi lesquels il faut reconnaître le fils légitime et les deux bâtards23, ou celle du mauvais riche qui n’a pas soulagé le pauvre Lazare, ornée de deux beaux dialogues : l’un qui présente la procédure d’appel menée par le riche contre sa condamnation aux supplices infernaux24; l’autre le dialogue entre le réprouvé suppliant et Abraham25. C’est cela que l’on trouve dans les grands récits tirés de l’Evangile, où Menot fait preuve d’une invention savoureuse. Il faudrait examiner en détail les deux sermons sur Madeleine26 et comparer les dialogues rappor¬ tés, comme celui de la sœur pieuse, Marthe, avec la sœur libertine, qui traite l’autre de bigote et lui fait fermer sa porte, avant de l’écouter plus attentivement quand Marthe lui parle d’un beau prédicateur en ce moment à Jérusalem (il s’agit de Jésus). Le second sermon est le plus intéressant en l’occurrence, car il est truffé de propos rapportés, de dialogues ou de mono¬ logues: les réactions de la foule étonnée de voir Madeleine assister au ser¬ mon, les paroles du Christ qui visent la pécheresse particulière dans son sermon public, le dialogue railleur entre le maître d’hôtel, les galants de Madeleine et la nouvelle convertie («Surgatis, surgatis! Facitis nunc la bigotte?»)27, les exclamations de son repentir, sa prière aux pieds de Jésus. C’est là qu’on pense inévitablement à la manière dont le grand Jehanj Michel dramatisa «la conversion de la Magdaleine» dans sa Passion de 1486 ; et les auditeurs de Menot ne pouvaient pas ne pas avoir en mémoire ces images parfaitement théâtrales. La parabole du fils prodigue attira aussi les dramaturges, dès le XIIIe siècle. Le sermon que lui consacre Menot n’est pas du théâtre et garde tous les traits d’un sermon, avec les commentaires du prédicateur, ses adresses au public. La manière est celle de la narration ; mais Menot y donne régu¬ lièrement la parole à ses personnages, leur invente des propos et des pen¬ sées qui les peignent ou les silhouettent. Ce faisant, il part des données de l’Evangile, mais les outrepasse par son invention. La réclamation par le fils de sa part d’héritage est amplifiée, argumentée, plus brutale aussi, et plus crue que chez saint Luc. Ses réflexions intérieures et ses décisions sont lar¬ gement explicitées et rapportées directement («hec secum dicit»). Si Menot ne suit pas les suggestions de Courtois d’Arras et laisse les scènes d’au23
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berge à la facile truculence, il amplifie le dialogue entre le fils devenu misé¬ rable et son employeur miséricordieux ; et il donne beaucoup de verdeur à l’indignation finale du frère demeuré à la maison, au moment du retour du prodigue28. Enfin, il est des sermons où le dialogue entre les personnages se déve¬ loppe longuement, laissant une place restreinte à la narration: dialogue entre le diable déguisé en ermite et le prêtre29, entre le sergent et le confes¬ seur30, entre le pauvre et l’usurier31. Dans ces cas, l’anecdote ou Yexemplum se réduisent presque à un dialogue. Et le narrateur finit par escamoter les verbes de déclaration introductifs. Témoin encore ce dialogue très vif entre les Juifs envoyés pour s’emparer du Christ mais qui, conquis par sa douceur, reviennent sans avoir accompli leur mission, et leurs coreligion¬ naires restés à Jérusalem et furieux de les voir rentrer bredouilles32; la viva¬ cité du dialogue, qui peint d’ailleurs exactement chaque groupe de person¬ nages, ne laisse subsister que deux dixerunt, avant les première et dernière répliques. Presque devenus des personnages de théâtre, les interlocuteurs sont comme mis en scène par le prédicateur sur des échafauds imaginaires. Le cadre du dialogue entre le démon et le prêtre est mis en place : le pécheur mort sur sa civière, porté vers le cimetière de manière misérable et accom¬ pagné du prêtre ; le démon apparaît là, dans son déguisement, et pleurant. La saynète peut alors se jouer. Retour du sermon, un voisin visite la bour¬ geoise paresseuse qui est restée au lit. Après les premiers échanges, on lit cette notation de Menot : «Aperiuntur fenestre et incipit sol radiare super pulvinar lecti sui.»33 Indication d’éclairagiste, avant que le dialogue reprenne. La même imagination visuelle va saisir chaque personnage, son visage, son corps, ses gestes, ses attitudes et déplacements. Le démon mentionné à l’instant est en ermite («in effigiem eremite») et, faisant «sa grosse mine», refuse d’abord de répondre au prêtre34. Menot fournit quelques précisions sur le vêtement ridicule de telle femme coquette, ou sur l’habillement de Madeleine, qui passe du luxe à la simpli¬ cité que commande le repentir. Le dialogue est accompagné de divers déplacements. Caricaturant ces femmes qui vont à l’église avec de beaux livres d’heures qu’elles ne savent pas lire (ce qui les réduit à «barboter» dans leur livre comme des singes) et qui ne songent qu’à leur harnache¬ ment, Menot en imagine une juchée sur ses « pantoufles hautes », dont le 28
Pour ce sermon, on consultera de préférence l’édition récente de Dorothée Wemer, op. cit., 1986.
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pied tourne et qui tombe dans la boue, tandis qu’un railleur la relève et la reconduit chez elle crottée35. Telle attitude, tel geste sont très finement observés ou imaginés. Une dispute entre une femme et son mari, qui lui reproche sa tenue et lui conseille de raccourcir la queue de son habit et d’utiliser l’étoffe ainsi récu¬ pérée pour se couvrir le sein, se termine ainsi : la femme attrape les ciseaux et la tunique, jette le tout à la tête du son mari, en disant: «Credo quod vultis esse sutor, scindatis sicut intelligitis.»36 Quand le fils prodigue ruiné quémande un emploi, le riche ne répond pas d’abord, mais dévisage le gar¬ çon qui, bien qu’affamé, a encore bonne mine; la phrase «ille dives se retourne, rétro se torquet caput, et respicit eum a capite usque ad pedes»37 fonctionne pratiquement comme une didascalie. Plus tard, avant d’oser frapper chez son père, le fils prodigue est ainsi dépeint par Menot, rasant les murs : «Quando fuit proprius ibat paulatim fricans humeros contra muros castri.» Le geste et l’attitude donnent indirectement, à l’égal des paroles rappor¬ tées, le ton employé par le personnage. Si Esther, le cœur déchiré, tombe aux pieds d’Assuérus demi morte, et si Assuérus la relève en l’embrassant, on devine comment l’un et l’autre doivent prononcer leurs répliques. Il en va de même dans le récit du jugement de Salomon; de surcroît Menot nuance ici les verbes introducteurs, qui disent le ton: une mère «clamavit», l’autre «superbe respondit»39. Dans le récit de l’échec des Juifs contre Jésus, le style des répliques à lui seul suggère le ton dont il faudrait les dire au théâtre. Mais, en l’occurrence, c’est Menot lui-même qui les prononçait — les jouait sans doute, — les mimait, avec le ton et Vactio de l’acteur. Orator sive histrio: l’orateur sacré, qui se fait un peu dramaturge, un peu metteur en scène, un peu acteur, ressemble au jongleur et devait souffrir d’être seul sur son échafaud pour donner vie à ses récits ! .
”2 Q
Du haut de sa chaire, le prédicateur doit tenir son public, seul, comme un bon professionnel de la scène. Acte religieux qui vise à la réforme des âmes, le déroulement de la prédication est aussi une sorte de spectacle et à ce titre peut être rapproché de T art du théâtre. Mais la théâtralité se retrouve aussi dans le sermon, par le biais des nécessaires narrations ; le sermonnaire devient alors un peu homme de théâtre, imaginant, mettant en place et jouant à lui seul et avec sa seule voix des séquences où affleure l’esthétique théâtrale. Sorte de quasi-théâtre, qui n’est jamais vraiment du théâtre. Les rapprochements de la prédication de Menot avec le théâtre se limitent à 35
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36
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Lignes 181-182 de l’éd. Wemer.
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Ibid., 1. 267-268.
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cela, mais ce n’est pas rien. A l’horizon de Menot et de tous ses auditeurs, la réalité théâtrale des mystères, des farces et des sermons joyeux était bien présente40, et certainement pas sans influence. Les prédicateurs populaires ne sont donc pas de simples bateleurs, mais ils témoignent d’un sens très vif du théâtre qui ne sera pas réservé à ces temps encore gothiques ; au XVIIe siècle, d’autres frères de saint François comme les capucins feront un large usage du théâtre et de ses procédés dans leurs missions populaires à travers la France41. Charles Mazouer Université de Bordeaux
DISCUSSION Jonathan Beck: Pourquoi «du quasi-théâtre et jamais du théâtre»? Ch. M. : Parce que les sermons cités font tous preuve d’un respect par¬ fait des structures oratoires (thème, subdivisions, exemples, citations com¬ mentées...). Jonathan Beck revient sur l’idée d’une parenté entre dramaturge et pré¬ dicateur. Ch. M. : Certes on constate un sens aigu de la représentation chez les prédicateurs, et particulièrement chez Michel Menot. Il n’empêche que ces mêmes prédicateurs faisaient représenter de véritables spectacles, de petits mystères, pour accompagner les sermons qu’ils disaient. Cette pratique (attestée pour saint François de Sales notamment) prouve que les prédica¬ teurs faisaient le départ entre sermon et théâtre. Bernard Faivre suggère un rapprochement avec le «sermon politique» proposé par Dario Fo dans les années 1970. Le mimétisme y est toujours très partiel et le retour à la narration et au je y est toujours possible. Ch. M. : Avec le sermon on a affaire à une forme bien codifiée et à des destinataires précis. Mario Longtin: Il convient en effet de s’intéresser à la réception des différents genres. Jelle Koopmans: Ce qui peut toutefois convaincre de la nécessité d’un rapprochement du sermon avec le théâtre, c’est la langue employée dans les sermons cités. Les fragments en français des sermons de Michel Menot font apparaître une langue similaire à celle des farces et des sotties contem¬ poraines.
40
Et la métaphore de la vie humaine comme jeu, comm e farce, revient à plusieurs reprises chez notre sermonnaire.
41
Voir, pour la Savoie par exemple, Ch. Mazouer, «Théâtre et mission pendant la conquête du Chablais (1597-1598)», Revue savoisienne, 1982, p. 44-67 et XVIIe siècle, n° 137, 1982, p. 399-412.
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Ch. M. : Prenons garde qu’à peine dix pour cent du texte des sermons > tels qu’ils nous sont parvenus sont composés en langue vulgaire. Les ser¬ mons de Michel Menot étaient prononcés en français et réécrits en latin pour leur conservation. Graham Runnalls: Connaît-on la longueur de ces sermons? Ch. M. : Elle était variable : en moyenne de quarante minutes, et au plus de deux heures. Guy Borgnet: Quelle langue utilisait donc Vincent Ferrier, prédica¬ teur espagnol qui avait autant de succès en France qu’en Allemagne? Jonathan Beck: Peut-on réellement distinguer un genre d’un autre en fonction du public visé, des conditions de réception? Des observations contemporaines ont par exemple prouvé que les prêches des télévangélistes ne sont pas écoutés pour les mêmes raisons par les hommes et par les femmes. Les hommes vont au spectacle, les femmes veulent être édifiées. Certains professeurs recommandaient naguère l’écoute de ces discours à leurs élèves pour y apprendre Yelocutio. Michel Rousse et Jelle Koopmans rappellent l’existence d’un témoi¬ gnage de Philippe de Vigneulles qui fait état de bruitages assurés pendant les sermons pour assister le prédicateur.
MAGIS MOVENT EXEMPTA QUAM VERBA UNE DÉFINITION DU JEU THÉÂTRAL DANS LA MORALITÉ DU JOUR SAINT ANTOINE (1427) Les^enres littéraires du Moyen Age ont donné et donnent encore du fil à retordre aux historiens de la littérature et le théâtre apporte son lot de dif¬ ficultés particulières à l’embarras général. Si le grand livre de Jean-Claude Aubailly1 a nettement départagé la farce et la sottie, si l’entreprise ambi¬ tieuse et convaincante d’A.E. Knight2 embrasse d’un regard la diversité des formes produites par l’ancien théâtre français, la définition de la mora¬ lité ne tient pas dans une formule satisfaisante unanimement acceptée. Jonathan Beck a résumé la situation avec la politesse du désespoir: On sait ce qu’est une moralité : pièce dramatique médiévale (pas tout à fait, on en publie et représente encore au XVIIe siècle), généralement brève (mais L’Homme juste et l’homme mondain, à 84 personnages, compte 30000 vers), aux personnages allégoriques (pas toujours), qui propose à son public une leçon édifiante (c’est quelquefois le cas)... Peut-être ne sait-on pas, après tout, ce qu’est au juste une moralité !3
Les traités de poétique théâtrale qui accompagnent le théâtre indien4, la tra¬ gédie grecque ou la tragédie classique faisant presque totalement défaut à leurs homologues médiévaux, c’est à partir des textes et d’eux seuls que nous pouvons chercher à deviner l’intention des joueurs et l’attente du public. Raison de plus pour prêter un moment d’attention à une œuvre pré¬ coce qui jette une lumière précieuse sur un genre encore partiellement «à redécouvrir». La Moralité pour le jour saint Antoine, jouée au Collège de Navarre en janvier 14275 (n.s.) n’a pas échappé à W. Helmich, qui écrit à son propos :
1
Le monologue, le dialogue et la sottie. Essai sur quelques genres dramatiques à la fin du moyen âge et au début du XVIe siècle, Paris, Champion, 1976.
2
Aspects of Genre in Late Médiéval French Drama, Manchester University Press, 1983.
3
Théâtre et propagande aux débuts de la Réforme. Six pièces du Recueil La Vallière, Genève, Slatkine, 1986, p. 17-18.
4
Voir Lyne Bansat-Boudon, Poétique du théâtre indien. Lectures du Natyasastra, Pans, Ecole française d’Extrême-Orient, 1992.
5
Editée par A. et R. Bossuat, Deux moralités inédites composées et représentées en 1427 et 1428 au Collège de Navarre, Paris, Librairie d’Argences, 1955, p. 19-88.
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... elle se lit, par grands morceaux, comme une sorte de traité sur les impli¬ cations didactiques de l’image-personnification... elle contient in nuce le programme didactique de la moralité religieuse6. Cinq personnages sont mis en scène : autour du Docteur qui se charge du prologue, Dieu et le Dyable, l’Omme et Pechié. Voilà qui est banal. Le message doctrinal et moral qu’ils développent ne l’est pas moins. Cette banalité concentre l’attention sur les moyens que la troupe met en œuvre et sur les justifications qu’elle se croit obligée d’avancer pour rendre raison de son entreprise. Peut-être fallait-il, en 1427, au collège de Navarre, plai¬ der la cause du jeu théâtral7 et dessiner les buts et les méthodes de la mora¬ lité. Cette définition et cette apologie posent la supériorité du théâtre sur le sermon, dont l'efficacité pédagogique est plaisamment contestée, et sur l’image, qu’il convient de dépasser, mais comme la pièce met en œuvre des sermons et met en mouvement des images, elle pose la question de ses propres limites et laisse poindre un pessimisme dont elle impute la respon¬ sabilité à ses spectateurs. Implicitement, les joueurs suggèrent que leur motif le plus profond n’est pas de l’ordre de l’engagement, de l’efficacité didactique. Le jeu vise moins à faire croire ou à faire faire qu’à faire voir et à faire comprendre. On peut échouer à convaincre, le plaisir de jouer est intact. Le Docteur constate que rien n’est plus important que de bien vivre et de bien mourir, que la loi de Moïse et celle de Dieu (Dieu notre père8, dit-il, mais c’est du Christ qu’il parle et c’est le Christ qui apparaîtra dans un ins¬ tant) enseignent ce qu’il faut faire, mais que malgré les innombrables ser¬ mons dont «on se ront la teste» (v. 11), tout le monde commet le péché. Si on le voyait, le péché, on se détournerait probablement de lui, tant il est laid, mais comme on ne le voit pas, il est peu utile d’avoir entendu parler de ses fâcheux effets. La troupe a donc décidé de mettre à exécution un conseil de saint Grégoire, magis movent exempta quam uerba. Déjà dans l’anti¬ quité païenne cette voie avait été frayée par Varron. Ce sage se gaussait secrètement des dieux païens, auxquels il rendait un culte de pure forme, mais en réalité il était monothéiste (saint Augustin le dit). Il avait fait peindre une image où l’on pouvait reconnaître quatre personnages: sous la forme d’une déesse inquiétante (moult estrange et moult sauvage) - enten¬ dons, sous la forme d’une femme, puisque les dieux et les déesses étaient de toute manière anthropomorphes - Pechié adressait respectivement à un 6
Die Allégorie im franzôsischen Theater des 15. und 16. Jahrhunderts, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1976 («Beihefte zur Zeitschrift für romanische Philologie», 156), p. 252-53.
7
Sur le milieu et les circonstances, on se reportera à l’introduction de A. et R. Bossuat, op. cit., p. 7-15.
8
V. 17, v. 30. Que le personnage théâtral soit le Christ ne fait aucun doute d’après les v. 695-96, «On ne l’a pas (paradis) pour ainsi dire; / Il m’a plus cousté a ouvrir».
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Dieu^ à,un homme et à un diable trois paroles peintes auprès d’elle sur l’image. Le Docteur cède la place aux acteurs qui apparaissent disposés comme sur la peinture attribuée à Varron. Pechié se présente d’abord dans un long monologue (v. 141-207). Elle se plaint de Varron et des philosophes anciens qui l’ont peinte, car l’image qui la représente détourne les hommes d’elle et du diable, son père. Voilà Pechié contrainte (v. 179) de révéler les maux qu’elle procure. Elle adresse ensuite à Dieu, au Dyable et à l’Omme les dits qu’on peut lire sur son costume et elle les glose longuement en fran¬ çais après les avoir récités en latin. Le Dyable fait ce qu’il peut pour la rete¬ nir, mais une force incoercible s’exerce sur Pechié, il faut qu’elle parle à Dieu qui nie l’avoir créée et qui la rejette pour toujours, au Dyable qui essaie comiquement de la faire taire et à l’Omme, à qui elle explique lon¬ guement que le péché conduit en enfer (v. 242-455). Epouvanté par le spec¬ tacle et par le discours, l’Omme appelle Dieu à son secours, car la conscience des péchés qu’il a commis et qu’il pourrait commettre n’est pas loin de le désespérer (v. 456-504). Dieu le met en garde en peu de mots mais le Dyable et Pechié se promettent de le prendre. Pour rassurer et consoler le Dyable, Pechié se montre confiante: même averti, même effrayé, l’Omme aura tôt fait d’oublier tout ce qu’il vient d’entendre, il n’en sera que plus répréhensible. Le Dyable vient donc tenter l’Omme, mais ce dernier le repousse car il voit et entend à côté de son interlocuteur le personnage hideux qu’il a appris à reconnaître. Pechié lui expose à nouveau tout le mal qu’elle peut faire (v. 613-671). On pense que l’Omme va prendre la ferme résolution de ne jamais faire en ce monde que le bien. Or c’est tout le contraire qui se pro¬ duit. Fatigué de «se rompre la teste» (v. 684),l’Omme décide de vivre à sa guise et de prendre du bon temps (v. 683). Dieu, le Dyable et Pechié l’ob¬ servent et l’écoutent pendant qu’il monologue. C’est le centre de la pièce. L’Omme se lamente sur l’instabilité de sa condition, sur la fugacité du bon¬ heur et sur le harcèlement dont il est victime du fait de ses trois ennemis, le diable, le monde et la chair. Il ne voit pas comment leur échapper (v. 703-740). C’est l’instant que choisissent le Dyable et Pechié pour reve¬ nir à la charge. Cette fois Pechié se tient en arrière et se dissimule de crainte d’effrayer l’Omme; elle laisse à son complice le soin d’enjôler la victime en lui proposant de faire carrière dans les estais où l’on peut devenir savant, puissant ou riche (v. 755-794). Dans un nouveau monologue entrecoupé d’apartés entre le Dyable et Pechié, l’Omme se persuade de suivre les conseils du séducteur. Il repense à Pechié, qui lui inspire de la crainte, mais comme il ne la voit plus, il surmonte son appréhension en se disant qu’il se repentira plus tard: «Dieu ne prent pas les gens si près» (v. 827). Aussitôt le Dyable et Pechié surgissent pour le capturer: puisqu’il a consenti au péché, il a péché et il leur appartient. L’Omme invoque en toute hâte Dieu, qui intervient, éloigne les adversaires et transmet longuement à l’Omme un
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enseignement que le Dyable essaie en vain d’interrompre, sans doute de loin car il n’obtient pas de réponse (v. 987-1308). En aparté, Pechié mur¬ mure à l’oreille du Dyable que l’Omme oubliera ces sermons. L’Omme promet pourtant à Dieu de retenir la leçon, le Docteur conclut, le Dyable et Pechié quittent la scène sur un dernier rondeau. L’avenir reste incertain. Si l’on excepte l’exposé du thème, Utinam sapèrent et intelligerent ac nouissima prouiderent (Deut. 32. 29), quelques brefs encouragements i adressés à l’homme menacé9, Dieu n’intervient dans la première moitié de i la pièce que pour chasser de sa présence Pechié, qu’il n’a pas créé et qu’il n’aime pas. En revanche, il s’octroie presque à lui seul le dernier quart du dialogue. Après avoir sauvé l’homme des mains de ses ennemis, au motif qu’il s’est repenti et qu’il n’a pas laissé le péché prendre racine en lui10, ce qui laisse de l’espoir aux pécheurs faibles mais peu endurcis, il lui inflige une leçon en forme, avec questions, réponses et remontrances, sur les sept péchés, les dix commandements et les douze articles de la foi. Ce discours s’anime un peu quand le maître gronde: les chrétiens obéissent moins bien à sa loi que les Juifs et les Sarrasins à la leur, il est bien normal que Dieu leur envoie la défaite devant les infidèles ; il n’est pas difficile de se décla¬ rer bon catholique mais combien ne savent même pas tirer profit des petits livres élémentaires qu’on trouve à l’étal des libraires, etc. Il n’empêche que le morceau a de quoi décourager l’acteur le plus intrépide et le public le plus patient. Malgré les louables efforts que l’Omme déploie comme un bon élève, le spectateur ne peut que souscrire aux paroles que Pechié glisse à l’oreille du Dyable, à qui toute cette éloquence inspire une inquiétude mal fondée : Ne te chaille, laisse le dire; l’Omme n’a garde de le croire. Il n’a pas si bonne mémoire Qu’il puisse tout bien retenir* 11.
Cela ne veut pas dire que le sermon soit mauvais : Dieu ne saurait prêcher mal. Si l’homme ne retient pas l’enseignement, c’est parce qu’il est un mauvais auditeur; attentif sur le moment, il oublie vite. Les dernières paroles de Pechié rejoignent les premiers mots du Docteur: On presche, on crie, on admoneste, Il n’est mal qui ne viengne en place,
9
V. 232-33, 519-522-525 (rondeau), 563, 695-96, 859-60; le premier et le dernier de ces passages sont peut-être des apartés.
10
Or m’a il voulu supplier. / Que de moy soit mediciné / Ains que pechié soit raciné / En luy; pour tant luy ayderay. (v. 943-46; nous modifions légèrement la ponctuation des éditeurs).
11
V. 1317-20.
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95
D’en parler on se ront la teste, Mais pour tant querés qui mieulx face12. Les prêcheurs ne peuvent rien car leurs auditeurs manquent de mémoire. À ce mal le Docteur propose un remède qu’il a trouvé chez saint Grégoire. En glosant la sentence Magis mouent exempta quam uerba, il ajoute au texte le mot mémoire: Choses par exemples monstrees Meuvent et sont plus a mémoire Que paroles tantost passées13. Que les exemples vivants, ceux que l’on peut monstrer, persuadent mieux que les paroles, par l’émotion et par l’émulation qu’ils suscitent, c’est un lieu commun que Corneille nous a transmis quand nous apprenions Le Cid. Que les exempla qu’on raconte se gravent dans les mémoires mieux que les raisonnements et les autorités, tous les prédicateurs médiévaux en étaient convaincus. Mais le Docteur entend-il exactement les mots exemplum et exemple dans le sens qu’ils ont communément au Moyen Age en latin et en français? On peut en douter. Si les exemples dont il parle étaient seulement une catégorie particulière de paroles, un procédé de rhétorique, il ne pour¬ rait pas les opposer aux « paroles tantost passées » car ce seraient encore des paroles, qui passeraient seulement moins vite que les autres. S’il son¬ geait à des exemples vivants, à des personnages réels capables d’édifier les autres ou du moins de les instruire, il écrirait peut-être un miracle, proba¬ blement pas une moralité. Le précédent de Varron, invoqué par le Docteur dans les vers qui suivent, renforce le doute. Varron n’a pas proposé des récits émouvants, édifiants, démonstratifs ; il n’a pas non plus mis sous les yeux de ses contemporains des actions ou des personnages exceptionnelle¬ ment méritoires qu’il leur conviendrait d’imiter, il a fait peindre l’image d’une déesse14, une figure15, une allégorie. Le but de Varron n’est pas exposé par le Docteur avec une clarté parfaite, mais la suite des idées le laisse tout de même apparaître. Il s’agit de donner une forme concrète à une réalité cachée. Les hommes n’écoutent pas les sermons parce qu’ils n’ont pas peur du péché; s’ils pouvaient voir ce dernier, ils s’en détourneraient tant il est laid ; mais il est invisible, et c’est pour cela qu’on le commet. Pour aider les hommes à faire leur salut, il faut leur rendre sensible la laideur du péché :
12
V. 9-12.
13
V. 62-64. Référence (d’après A. et R. Bossuat): Migne, Patr. Lat., t. LXXVI, col. 1014.
14
II ne semble pas qu’on puisse prendre ici ymage au sens de «statue». Descrire une ymage (v. 144-5) ne peut pas signifier «sculpter», mais «peindre», lapourtraicture est une peinture (v. 181) ou l’acte de peindre (v. 147).
15
V. 122, 148.
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96 Le Docteur
Mais pour ce qu’il est invisible, On ne craint pas tant l’ensuir (...).
Pechié Car combien que soye terrible Plus qu’on ne peut paindre et horrible, On ne me voit point neantmoins, Par quoy j’en puis attraper mains16.
Pour le Docteur, exemplum et exemple signifient simplement «jeu thé⬠tral, scène, épisode joué», comme le prouve aussi l’expression par person¬ nages, employée conjointement : Pour ce voulons par personnages Par exemples et par figure Monstrer Pechié...17
L’acception «pièce de théâtre» pour exemplum et exemple n’est pas exceptionnelle, même si les dictionnaires ne la relèvent pas. En latin, deux attestations, dont l’une est particulièrement explicite, sont fournies par le manuscrit des Carmina burana : Incipit exemplum apparicionis Domini discipulis suis iuxta castellum Emaus18. Incipit ludus immo exemplum Domini resurreccionis19.
En français, les attestations de exemple, exemplaire au sens de « pièce de théâtre » sont plus nombreuses. Le prologue du Jeu de saint Nicolas propose la plus ancienne, dans un passage difficile déjà commenté par M. Rousse20. Des témoignages plus tardifs confirment cette valeur, sans
16
V. 47-48, 169-72.
17
V. 65-67. Au vers 158, «on a exemple de moy paindre», il est plus facile de comprendre «on a un modèle pour me peindre».
18
K. Young, The Drama of the Médiéval Church, Oxford, Clarendon Press, 1933, t. 1, p. 463 ; Carmina burana, éd. O. Schumann et B. Bischoff, Heidelberg, C. Winter, 1970, CB 26 26a, p. 184.
19
K. Young, op. cit., p. 432, Carmina burana, op. cit., CB 15, p. 84. Passages cités par M. Rousse, «Le Jeu de saint Nicolas. Du clerc au jongleur» in: Hommage à Jean-Charles Payen. Farai chansoneta novele, Caen, Publications de l’Université, 1989, p. 313.
20
M. Rousse, ibid. « Car canques vous nous vorrés faire / Sera essamples sans douter / Del miracle représenter / Ensi com devisé l’ai.» (éd. A. Henry, Bruxelles, 1981, v. 108-10): « tout ce que vous nous verrez faire, ce sera une représentation théâtrale du miracle tel que je viens de le rapporter». La construction «essamples / Del miracle représenter» est comparable à celle de la Moralité, «exemple de moy paindre», mais le sens nous paraît différent.
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97
qu’il soit possible de référer le mot exemple à un genre, en l’occurrence la moralité, plutôt qu’à un autre. On lit ainsi dans la Pacience de Job: Et nous doint (Nostre Seigneur) tellement parfaire Cet hystoire et exemplaire Que ce soit a la gloire et honneur De Dieu21.
dans l’Envie des frères22: Seigneurs et dames, vous avez veu l’exemple Comment Envie ses gens a convoyé. Il n’est celuy qui bien le tout contemple Lequel contienne ses yeulx de larmoyer.
et dans la Vengeance Nostre Seigneur d’Eustache Mercadé23: ... sommes venus présentement pour remonstrer evidamment par exemples et par personnages les grans pertes et les dommages et l’orrible execucion qui fut après la Passion de nostre sauveur Jhesucrist sur tout le peuple des Juifz.
On pourrait citer aussi la Moralité du Lymon et peut-être l’Omme Pecheur, mais deux passages méritent de nous arrêter davantage parce qu’ils s’appuient, de manière implicite ou explicite, sur l’autorité de saint Grégoire. L’un d’eux se lit dans le prologue du Mystère de saints Crespin et Crespinien : Et pour tant que chascun entent Assés mieulx et plus clerement Choses par exemples monstrees Que par parolles racontées, Par exemple voulons monstrer En ce que voulons figurer Des deulx sains corps la passion24.
22
La Pacience de Job, éd. A. Meiller, Paris, Klincksieck, 1974.V. 14. Cette occurrence et quelques autres ont été relevées par A.E. Knight, op. cit., p. 36, qui s’efforce pourtant de les rattacher à la valeur rhétorique du terme, ce qui nous parait excessif. Le terme pou¬ vait s’employer sans référence à l’allégorie. Le Recueil du British Muséum, fac similé... par H. Lewicka, Genève, Slatkine, 1970,
23
n° 52. Manuscrit Arras, Bibliothèque municipale 697, fol. 309 v°a.
21
24
Edition L. Dessalles et P. Chabaille, Paris, 1836, v. 35-41, cités par R. Brusegan, «Il pro¬ logo nel teatro francese del Medio Evo», Le forme e la Storia n.s. il (1990), p. 89-107 (p. 101).
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La première occurrence, choses par exemples monstrees, ne donne pas au mot exemple son acception la plus courante, son acception rhétorique, mais une autre, que nous rencontrerons encore, «image»; exemple s’oppose à parole. La seconde occurrence désigne la pièce que le prologue est en train de présenter et de justifier. Qu’il s’agisse bien d’une image matérielle, et non pas de mots seulement, le verbe figurer y insiste; mais cette image n’est ni immobile ni muette, puisqu’il s’agit de la passion des deux martyrs. Cette interprétation est confirmée par le premier Prologue de la première journée du Mystère de la Passion joué à Mons en juillet 1501. Pour justi¬ fier la représentation qui commence, le Prologue ne trouve pas d’autorité plus convaincante et plus prestigieuse que celle de saint Grégoire, qu’il cite et qu’il utilise de la même manière que l’auteur de la Moralité du Collège de Navarre : Sainct Grégoire, en belle sentence, Met ung mot qu(e) on dict bien souvent, Et sone ainsy que Plus movent Exempta quam verba. Pourtant Soyez le Mistere escoutant En silence et bien entendez.
Dans le mystère de 1501 comme dans la moralité de 1427, la même autorité de saint Grégoire est invoquée pour justifier la représentation thé⬠trale, au prix d’un glissement entre deux acceptions bien différentes du mot exemplum. Entre ces deux acceptions la moralité prend soin d’en interpo¬ ser une troisième, intermédiaire, celle d’«image». Celle-ci non plus n’est pas inconnue au Moyen Age. En latin, exemplum signifie parfois «pein¬ ture», parfois «statue»25. Un document liturgique médiéval désigne du nom d’exemplum une reproduction, une réplique du Saint Sépulcre, implantée dans l’église, selon un usage très répandu, pour servir à la céré¬ monie de la Visitation sepulchri des matines de Pâques : In ipsa nocte quidam, sanctas mulieres imitantes, habent factum quoddam exemplum in modum sepulchri in secreto loco26.
25
Le Thésaurus Linguæ Latinœ, s.v. Exemplum, cite entre autres un fragment de Caton : sta¬ tuas deorum, exempta eorumfacierwn et un autre, non moins probant, de Tertullien (Adv. Maricionem, II.2.2.). Chérubin et Séraphin aurea in area figuratum exemplum erant certe simplex omamentum. Pour une période plus tardive, du Cange cite une attestation où exemplum désigne une mosaïque ; Niemeyer glose par « image, représentation, tableau ».
26
Visitatio sepulchri du Pontifical de Besançon, (Wolfenbüttel, Herzog-August Bibliothek, 164) édité par M. Andrieu, Les Ordines romani du Moyen Age, Rome, Cité du Vatican, t. V, p. 406 et cité par J. DrumbI, Quem quaeritis? Teutro sacro dell’alto medioevo, Rome, Bulzoni, 1981, p. 82 et par B.-D. Berger, Le drame liturgique de Pâques. Liturgie et théâtre, Paris, Beauchesne, 1976, p. 268. Le sepulcrum en question dans ce document est apparemment provisoire, puisqu’on l’a « fait» pour Pâques, ce qui suppose qu’on le défait ensuite. Ailleurs ou plus tard, à Toul, à Rouen etc., il s’agissait d’une construction permanente.
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99
Quant au français essamples, il signifie «image» dans un passage important et célèbre du Jeu de la Feuillée22. Les personnages du jeu, dit le Docteur, ont été inventés par le païen Varron et c’est à lui que revient le mérite d’avoir le premier rendu sensible aux yeux la laideur du péché. Il est difficile de deviner pourquoi l’auteur de la moralité a recouru à cette fiction. La sentence de saint Grégoire ne suffi¬ sait-elle pas ? Toujours est-il que la décision de représenter le péché par une femme, qui entraîne des difficultés techniques dans la rédaction du dia¬ logue, par exemple quand Pechié se déclare fils du diable28, n’allait pas de soi. Le Docteur se croit même tenu d’avancer une justification, comme s’il voulait prévenir une accusation d’antiféminisme: Comme dit est, pour le pourtraire Varro volt une femme eslire : Pour ce ne vueille a nus desplaire S'ainsi l’avons voulu descrire. Et la cause est bien raisonnable, Car la femme premier pécha Que l’homme, a la voix du dyable Qui des lors tout bien empescha29. De même qu’Eve sert d’intermédiaire entre le serpent et Adam, de même Pechié sert d’intermédiaire entre le Dyable et l’Omme puisqu’elle conduit l’âme en enfer. Soit, mais dans la scène de la tentation, il n’y a que deux personnages, le Dyable et l’Omme, et Pechié, la femme, doit se cacher pour que l’Omme succombe. D’autre part, Eve n’est jamais repré¬ sentée comme une femme laide. L’explication embarrassée du Docteur dis¬ simule et suggère une réponse plus vraisemblable et somme toute plus simple. Le péché est mis en scène sous les traits d’une femme laide, au sens strict, à faire peur parce que ce qu’il y a de plus laid au monde c est une femme laide et la littérature médiévale n’en manque pas, entre la Demoi¬ selle hideuse et celle qui fut heaumière, en passant par la Vieille du Roman de la Rose (et par Maroie dans le Jeu de la Feuillée). Selon le même modèle les Vices sont parfois représentés, comme à Moissac, par des femmes vieilles, décharnées, hideuses. Consentir au péché revient à se livrer à une des figures les plus redoutables et les plus angoissantes de l’imagination médiévale. Le diable en revanche doit séduire et dissimuler derrière lui sa 27
V. 768. Crokesot voit la roue de Fortune et demande si les personnages qui s’y trouvent sont vivants, Morgue lui répond que non, mais que c’est une image: «Dame, qu’est che la que je voï / En chele roe? Sont ce gens? - Nenil, ains est esamples gens.» O. Gsell glose par «Sinnbild», Jean Dufoumet traduit par «allégories», mais «image» (P.-Y. Badel) est plus exact: les personnages sont réels ou ils ne le sont pas. Dans cette accep¬ tion comme dans celle de «pièce de théâtre», esamples a perdu tout lien avec sa valeur première.
28
V. 552.
29
V. 129-136.
100
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compagne. On l’imagine en frère du jeune élégant de Strasbourg, dont le dos joliment cambré grouille de serpents et de crapauds. La peinture fictivement attribuée à Varron ne peut être qu’une invention médiévale, puisqu’elle a été conçue selon des schèmes typiquement médié¬ vaux. Elle a même été pensée à partir du jeu théâtral, puisqu’elle est dotée du mouvement et de la parole : Et toujours trembloye Comme je fais et adressoye A chascun tel dit qu’on peut lire Sur moy et qu’on m’orra tost dire30. Le tremblement permanent qui caractérise Pechié est censé signifier la confusion qui frappe le pécheur. Il est facile de le représenter sur le théâtre, alors que la peinture devait compter, pour le faire percevoir, sur la bonne volonté de l’observateur. Quant aux paroles que prononce Pechié, elles étaient visibles sur ses vêtements comme les devises que se faisaient broder les princes ou sur des phylactères comme on en voit par centaines dans les enluminures, les fresques et les tapisseries. Ces inscriptions assurent une transition entre le monde de l’autorité, écrits des sages ou Ecriture sainte, et le monde présent de la parole transmise et multipliée, en chaire et sur scène. Comme un prédicateur, Pechié énonce d’abord son thème, puis elle le glose en français, le divise et le développe. Bien loin, en effet, de contester ou de renier la parole au profit de l’image, le théâtre fait parler les images et il les fait bouger. C’est même un des traits comiques de la moralité du Collège de Navarre. Bavarde comme doit l’être une vieille femme, Pechié parle et prêche intarissablement (Dieu seul est plus disert) ; pendant ce temps le Dyable enrage, à la fin l’Omme est tout abasourdi. Varron a obligé Pechié à se montrer, l’auteur le contraint ensuite à s’expliquer, un peu comme le dieu d’Amors oblige FauxSemblant à se démasquer. Passe encore que Pechié se présente dans un monologue initial en personnage sinistre et terrifiant (il y a bien des exemples de cette convention dans l’ancien théâtre), mais elle explique longuement à l’Omme pour quelles raisons il faut se méfier d’elle. Le Dyable a beau jeu de dire et de répéter à Pechié qu’à trop parler elle com¬ promet leurs bénéfices communs. Le théâtre est semblable à un exorcisme : Vueille ou non, je suis Contraint de montrer le dommage Qui vient par moy. Il me fault procéder tout oultre, Maugré que le dyable y ait part. Je ne puis fuir aultre part Tant suis contraint et près tenus. 30
V. 153-6.
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101
Je dy ce que les prescheurs font, De quoy je me doy bien haÿr, Mais il me couvient obéir, Si ne me plaist en rien mon chant31. Le résultat de ce dévoilement par la parole est l’instruction de l’Omme. Quand Pechié commence à lui réciter son dit, elle veut s’approcher de lui et l’Omme recule, épouvanté par sa figure de cauchemar. C’est l’occasion d’un échange au comique légèrement équivoque: L’Omme Je te requier tray toy arriéré Ne m’en fay plus jamais oïr. Je ne me pourroye esjoïr Quand je te voy ainsi desfait. Pechié Tu n’as pas tousjours ainsi fait. Car plaisir souvent en moy prens32. Le but des sermons de Pechié est donc d’éclairer l’Omme, de le détrom¬ per et d’adresser au public une mise en garde salutaire. Deux passages directement adressés aux spectateurs assurent l’identification entre eux et l’acteur nommé l’Omme. Le premier est prononcé, semble-t-il, par cet acteur lui-même, au moment où Dyable et Pechié vont s’emparer de lui: O povre créature humaine, Tu te peuz bien icy mirer. Tu voys que vient de desirer Le plaisir du corps en ce monde. Il n’est chose qui plus confonde, Car tantost le dyable s’y boute Qui mayne a Pechié, c’est sans doubte, Qui est plus lait que tu ne voys33. Cette incise a semble-t-il pour but de traduire en clair la signification des paroles et surtout des mouvements des acteurs, comme si le public n’était pas encore mûr pour décrypter sans truchement le code allégorique. La seconde adresse aux spectateurs est prononcée aussitôt après par Dieu, qui commençait à se porter au secours de l’Omme : Ha ! créature humaine, voy : Tu peus a par toy pechié faire, Mais sans moy ne t’en peus retraire...
31
V. 179-81,224-7,330-3.
32
V. 376-81.
33
V. 917-24.
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Par cest homme ainsi court tenu Le voys. Gard bien de l’oublier !34 Ces deux répliques, dont le destinataire est clairement désigné par l’apostrophe «créature humaine», mettent l’accent sur l’intention didac¬ tique de la pièce et sur un point central du message qu’elle vise à inculquer, la nécessité de la prévoyance, nécessité qui justifie en retour les moyens pédagogiques mis en œuvre. L’enseignement direct de la doctrine est confié au rôle de Dieu à la fin, mais on peut espérer que les mouvements et les jeux de scène dramatiques qui viennent de se dérouler auront préparé les specta¬ teurs à le recevoir. Le théâtre recourt aux pouvoirs du sermon - sermon de Dieu et sermons de Pechié - et aux moyens d’action de l’image, mais il y ajoute le mouvement, le jeu, le drame, moyennant un code avec lequel le public se familiarise progressivement, semble-t-il, au début du XVe siècle. On a souvent remarqué que les moralités font grand cas de la connais¬ sance, qui dans plusieurs pièces est d’ailleurs un personnage important, et qu’elles supposent le libre arbitre, qu’elles dénomment souvent Franc Vou¬ loir ou Franche Volonté. Eclairer la volonté, prévenir l’oubli : la moralité du Collège de Navarre trace bien le programme des moralités à venir, grandes et petites. Costumer et grimer un acteur en vieille femme pour lui faire tenir le rôle de Pechié, c’est montrer, rendre sensible et intelligible à la fois ce qui dans le monde réel et périlleux des hommes est invisible aux yeux. La moralité fait apparaître ce qui est, mais qu’on ne voit pas, comme le mys¬ tère et le miracle (autres exemples) font réapparaître ce qui fut. La Moralité pour le Jour saint Antoine tempère cependant de bien des manières 1 enthousiasme un peu simpliste d’une pédagogie par le spec¬ tacle. Le rôle qu’elle donne à l’Omme, prête-nom d’une humanité dont font partie les spectateurs, ne tend pas à ces derniers un miroir flatteur. Son his¬ toire est peu édifiante. Il joue d’abord les bons élèves, essayant de retenir par cœur le dit que Pechié lui a expliqué : L’Omme
Hé Dieu ! que je ne la savoye ! Oncques ne l’entendi si bien Comme je fais, mais ce n’est rien, S’encor n’en suis mieulx averti. Verecundia... Pechié
et confusio sunt finis peccati. Delectans in peccato fmaliter confundetur35.
Cette bonne volonté désarmante met l’Omme en grand péril. La crainte du péché s’est si fort ancrée en lui qu’il s’en faut de peu qu’il ne tombe dans 34
V. 935-7, 941-2.
35
V. 396-401.
DÉFINITION DU JEU THÉÂTRAL
103
le désespoir. La pédagogie de l’épouvante peut produire cet «effet per¬ vers». Rien de grave toutefois aussi longtemps que l’Omme invoque l’aide de Dieu: il l’obtient sous la forme d’encouragements brefs mais répétés, signes d’une assistance efficace. L’Omme repousse la première tentation du Dyable, car il a bien vu Pechié accompagner le Séducteur, et il a reconnu ce dernier. Mais à peine a-t-il triomphé de cette première épreuve qu’il se met à gémir sur les maux de la vie et à souhaiter le bonheur, vœu que Dyable lui présente comme bien légitime. L’Omme ne pense plus alors à la laideur du péché. Un prompt repentir lui mérite un sauvetage d’urgence, mais il est permis de s’interroger sur son devenir. Le dernier mot de la pièce ne revient ni à Dieu, ni à l’Omme, ni même au Docteur, mais aux deux compères qui se retirent battus. C’est une fin comique, elle ne tire peut-être pas à conséquence, mais on devine qu’ils reviendront. Le mal revient tou¬ jours. Dans les mystères, la Descente aux enfers ne met pas fin aux menées des diables, aux épreuves et aux tentations. Pechié s’abandonne sans trop de résistance à la contrainte de parler parce qu’elle est sûre que son sermon n’aura pas plus de conséquence que celui de Dieu. Plus encore, elle promet que l’Omme oubliera son aspect repoussant et qu’il reviendra la trouver sans la reconnaître. Il n’a pas assez de mémoire pour garder les préceptes de Dieu, il n’en aura pas assez non plus pour tirer les leçons de ce qu’il vient de voir: Le Dyable
Laisse nous en paix ce langaige ! Tu ne luy cessas huy d’aprendre Ton secret; s’il savoit entendre, Il ne nous feroit jamais bien. Pechié
N’ayes paour ! Il n’en fera rien36. Avant que Dieu vienne exposer les dix commandements, une telle réplique a d’abord la valeur d’un défi au public. «Nous allons vous le dire quand même, mais vous êtes si bêtes que vous n en tiendrez pas compte !» Reste que cette parole étrange a été précédée de bien d’autres qui vont dans le même sens. Pechié se faisait fort, par exemple, d’exposer à l’Omme son secret sans que ce dernier en tire de conséquence : Cuides tu que l’Omme reteingne Mes ditz, quelque chose qu’il dye? Il apparçoit sa maladie Tel fois est, mais c’est sur le tart Et tantost repense autre part...37
36
V. 1349-53.
37
V. 539-43.
104
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Plus tôt encore, dès la première tirade du dialogue, Pechié mettait en doute profondément toute l’efficacité didactique et morale de la pièce. Quelque déplaisir qu’elle éprouve à se montrer telle que Varron l’a peinte (coquette¬ rie féminine?), Pechié se console en parcourant du regard le public: Mais je croy que tel me regarde A qui demain n’en souvendra; Lors comme lors le temps vendra « Nous avons ouy une fable » Diront ilz38. Les spectateurs feront dans la vie ce que l’Omme fait dans la pièce. Bien prêchés, bien endoctrinés, ils essaieront d’être heureux, par exemple en retournant au théâtre « ouyr une fable » et rire de cet Omme pusillanime et un peu ridicule qui les représente si bien. La nature et la justification de la moralité, c’est de mettre enjeu plus de moyens que le sermon et même que l’image pour provoquer l’émoi, éveiller l’intelligence et mobiliser la mémoire39. Elle révèle les secrets du monde tel qu’il est à l’homme qui ne sait pas les voir. Mais quel homme de théâtre, au XVe siècle, pouvait se targuer ouvertement et sans rire de convertir plus de pécheurs qu’un prédicateur, ou de les convertir plus dura¬ blement? Aussi bien le Docteur du Collège de Navarre n’invoque-t-il pas la double autorité de saint Grégoire - autorité détournée - et de Varron autorité fictive - sans rire et sans faire sourire un public qui n’est pas dupe. Le théâtre émeut plus que les paroles et son enseignement se grave plus profondément dans la mémoire que celui des sermons, mais cela n’a guère de conséquence puisque les hommes sont incorrigibles. Cela, on peut le crier sur les toits et le déclamer sur scène. Après avoir demandé à Dieu la vertu de persévérance, peut-être pourrions-nous relire la Moralité pour le Jour saint Antoine avec le sourire complice qu’elle sollicite discrètement. Ses faiblesses les plus évidentes — le bavardage de Pechié, le dogmatisme de Dieu, l’inconsistance de l’Omme - nous révéleraient une définition implicite de la moralité et une apologie subtile du théâtre : la moralité est un jeu destiné aux gens intelligents et le théâtre un plaisir qui se passe de jus¬ tification. Jean-Pierre Bordier Université de Tours (C.E.S.R.)
38
V. 186-90.
39
On n’oublie pas que la mémoire médiévale n’est pas une faculté purement cognitive qu’elle a partie liée avec les choix moraux et avec l’action.
RÉFLEXIONS SUR LA PASSION DE MAASTRICHT : AUTORITÉ DE LA PAROLE, PAROLE DE L’AUTORITÉ Nous voudrions proposer ici quelques réflexions dont le but sera d’éta¬ blir l’originalité d’un Jeu de la Passion qui occupe une place à part dans la tradition allemande du théâtre médiéval. Nous nous proposons de montrer comment cette Passion tente de fonder l’autorité de la parole divine, pour en développer ensuite les effets. La Passion de Maastricht se situe aux limites de l’aire linguistique alle¬ mande. Conservée aujourd’hui à la Bibliothèque royale de la Haye, elle tire son nom du lieu où elle fut découverte, un ancien couvent près de Maas¬ tricht. Mais elle aurait été composée dans la région d’Aix-la-Chapelle, zone rattachée au moyen francique; cette localisation permettrait d’expli¬ quer les influences du moyen néerlandais que l’on remarque dans le texte. La date de composition est peu précise; on se borne généralement à dire que le Jeu fut composé au cours du XIVe siècle1. Maastricht1 comporte 1500 vers. Le Jeu ne nous est parvenu qu’à l’état de fragment; le manuscrit est complet au début, mais pas à la fin. La pièce contient les scènes suivantes : 1) 2) 3) 4) 5) 6) 7) 8) 9) 10) 11) 12) 13)
création du monde et chute de Lucifer (1-39) Adam et Eve chassés du Paradis (40-95) le Procès de Paradis (96-199) Jeu des Prophètes et annonce de la venue du Rédempteur (200-241 ) Annonciation (242-285) Annonce faite à Joseph (286-297) Jeu des Bergers (298-337) Jeu des Rois Mages (338-515) La fuite en Egypte (516-521) Massacre des Innocents et plaintes de Rachel (522-551) Retour d’Egypte (552-557) Jésus à douze ans dans le Temple (558-639) Baptême de Jésus (640-655)
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Pour ces renseignements, voir R. Bergmann, Studien zu Entstehung und Geschichte der deutschen Passionsspiele des 13. und 14. Jahrhunderts, München 1972, p. 52-55 et Verfasserlexikon, volume 5, 1984, p. 1107-1108.
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Abréviation utilisée : MP, Maastrichter Passionspiel.
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14) Tentation de Jésus (656-711) 15) Vocation des apôtres (712-749) 16) Noces de Cana (750-775) 17) Mondanité et conversion de Marie-Madeleine (776-1069) C, T8l7Résurrection de Lazare (1070-1211) 19) Entrée à Jérusalem (1212-1251) 20) Jésus chasse les vendeurs du Temple (1252-1255) 21) Deuxième onction de Jésus par Marie-Madeleine (1256-1281) 22) Conseil des autorités juives (1282-1325) 23) Trahison de Judas (1326-1383) 24) Préparation du Dernier Repas (1384-1394) 25) Jésus au Mont des Oliviers (1395-1500). Comment, à l’intérieur de ces scènes, se réalise la prééminence de la parole divine, que nous avons évoquée plus haut? Elle est posée d’emblée, dès l’ouverture du Jeu. MP commence en effet par un monologue de Dieu, où il se définit lui-même par la parole. Dieu prononce le verset 8 du premier chapitre de l’Apocalypse : Ego sum alfa et o, adapté en allemand dans le premier vers du monologue : Ich ben ende en aneginne, «je suis la fin et le commencement». Par sa parole, Dieu, dont l’autorité est soulignée ici par le fait qu’il est dénommé Unse here, «Notre Seigneur», crée le ciel et la terre (vers 3 à 8). Cette autorité est reconnue par les anges, qui entonnent le Gloria in excelsis deo (indication scénique abréviation IS - après le vers 8). Les anges sont ainsi associés à la gloire divine. En revanche, ceux qui s’opposent à Dieu sont immédiatement condamnés. Lucifer ose proclamer qu’il est l’égal du Très-Haut (vers 9-14). Il est aussitôt précipité dans les enfers par l’effet de la sentence divine (17-26). MP propose ainsi en toute clarté, d’entrée de jeu, l’image d’un pouvoir divin que rien ne peut mettre en danger. La parole est sévère (après la condamnation du diable, viendra la condamnation du genre humain), mais elle est également juste et compatis¬ sante. Car MP, après avoir montré comment Adam et Eve sont chassés du |Paradis, met en scène, pour la première fois dans l’histoire du théâtre euro¬ péen, le Procès de Paradis. C’est là une innovation d’autant plus importante que MP est une des rares Passions allemandes à utiliser cette scène. De plus, ce qui est intéressant ici, c’est la place que Dieu occupe dans le Procès. Tout part de lui et revient à lui. C’est Dieu qui introduit le débaten appelant ses deux filles, Miséricorde et Justice, à témoigner devant lui (96107). Il veut que l’humaine condition retrouve les droits dont elle disposait avant la chute. Les interventions de Miséricorde (108-125) et de Justice (132-153) ne sont pas très longues, et la décision finale sera prise par Dieu, au cours d’un long monologue (154-179). Il décide de sacrifier son fils; celui-ci sera l’agneau innocent qui, par ses souffrances, délivrera l’huma¬ nité de ses tourments.
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Le Procès est donc ici réduit à l’essentiel. Il ne s’agit pas tellement de proposer une discussion théologique serrée, mais plutôt de manifester la volonté divine. Dieu est le souverain maître qui décide lui-même de mettre en œuvre la Rédemption. En fait, le Procès de Paradis est plus un discours que Dieu s’adresse à lui-même qu’un débat avec Miséricorde et Justice. D’ailleurs, le premier monologue est suivi d’un second (180-199), au cours duquel Dieu précise tous les détails de la Rédemption : la naissance virginale de Jésus, les souffrances qu’il devra endurer pour sauver l’huma¬ nité, la mort sur la croix. L’autorité dont dispose Dieu le Père est encore soulignée par le fait qu’il annonce lui-même le Jeu des Prophètes qui va suivre (180-183); par la voix de ses prophètes, il fera savoir qu’il va envoyer son Fils sur la terre. L’autorité dont est entourée la personne de Dieu est en quelque sorte relayée par Ecclesia. Ecclesia, en effet, prend dans MP le rôle habituelle¬ ment dévolu à saint Augustin. C’est elle qui appelle chacun des prophètes, ici au nombre de trois seulement (Balaam, Isaïe, Virgile). L’Eglise, dès le début du Jeu, est associée à la puissance divine, transmet et exécute les ordres de la parole divine. Ce rôle prééminent d’Ecclesia est souligné une seconde fois dès la fin de la scène de l’Annonciation. Ecclesia chante alors les louanges de la Vierge Marie, qu’elle nomme un «miroir de pureté» (,reinicheide spigel, 270). Il est significatif que l’auteur de MP ait substitué Ecclesia à Elisabeth, à qui, en Luc 1, 42-45, était réservé ce chant de louanges. Ecclesia est ainsi hissée au rang d’émissaire divin et prend place aux côtés de l’ange Gabriel, qui assure lui aussi l’exécution des ordres divins. Ecclesia et Gabriel sont chargés d’annoncer aux hommes que Dieu ne les oublie pas et préparent la venue du Sauveur. Le Jeu de Noël va faire éclater la joie causée par la naissance de ce Rédempteur attendu. Cette naissance une fois célébrée, le Jeu montrera que la parole divine s’est maintenant incarnée dans la personne de Jésus. C’est pourquoi il est important de noter que la première scène où appa¬ raisse Jésus après le Jeu de Noël est une sorte de «disputation». La parole du Fils va remplacer celle du Père. Cette « disputation », c’est le débat théo¬ logique que le Christ, âgé de douze ans, mène avec les maîtres de la Loi ras¬ semblés dans le Temple. Le tableau correspond à la péricope du Sauveur perdu et retrouvé parmi les docteurs, péricope racontée par Luc 2, 41-50. L’évangéliste entendait glorifier la sagesse précoce de Jésus et l’étonne¬ ment qu’elle suscitait. MP va plus loin et nous présente une véritable controverse, le premier affrontement entre Jésus et les juifs. Jésus est venu dans le Temple pour ouvrir une dispute théologique avec les juifs, comme il le dit au vers 570, en employant le verbe «disputieren». Les pouvoirs divins de Jésus sont démontrés par la manière dont il sait user de la parole pour venir à bout de ses adversaires. Le chef de ces adversaires, c’est Caïphe, à qui Jésus va
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prouver que le règne de l’ancienne Loi est terminé, que les juifs attendent un faux Messie, qui n’est que l’envoyé du diable. Jésus, comme l’annonçait Luc 2, 49 et comme le rappelle MP aux vers 636-637, dispose déjà de la même autorité que son Père et est tout à fait prêt à réaliser la mission que lui a confiée celui-ci. Cette autorité sera confirmée par la scène suivante, le baptême dans le Jourdain. Jésus explique lui-même le sens de ce baptême en disant qu’il annonce la venue de la Nouvelle Loi et la ruine de l’Ancienne (646-651). Le baptême chrétien est interprété comme un signe de victoire sur l’in¬ croyance. Jésus est le nouveau guide qu’il faut suivre si l’on veut échapper à l’erreur. Dieu, dans un sorte de courte adresse au public à la fin de la scène, recommandera son Fils à l’attention de tous en indiquant que lui seul peut assurer la voie du salut (654-655). Jésus est alors solennellement investi de toute l’autorité du Père. La scène suivante, la tentation au désert, montrera que Jésus, ainsi investi, peut venir à bout de son plus grand ennemi, le diable. MP a d’ailleurs inventé un prologue à la scène, prologue qui illustre les craintes de Lucifer. Au cours d’un conciliabule avec Satan (656-673), Lucifer se demande si cet homme qu’il ne connaît pas n’est pas celui qui viendra un jour détruire les enfers. Il faut voir un sens théologique dans la succession des scènes établie par MP: controverse dans le Temple, baptême, tentation. L’ordre choisi par MP illustre le fait que Jésus, muni du signe d’élection qu’est le baptême, peut accomplir l’œuvre du Père et triompher de tous ses adversaires, qu’ils soient d’essence terrestre ou diabolique. Autour de Jésus, ainsi assuré de tous ses pouvoirs, va se former mainte¬ nant la communauté des disciples. Les disciples seront choisis en fonction de leur capacité à obéir à l’appel de la parole divine. Leur rôle sera impor¬ tant, car ils seront destinés à répandre cette même parole. MP ne fait apparaître, dans la scène de l’appel (712-749), que Pierre et André. Mais l’attention se concentre sur Pierre, qui répond aux discours de Jésus, transcription fidèle de Matthieu 4, 19 (712-715). Pour l’intervention de Pierre, MP a recours à un autre passage de Matthieu, où Pierre demande au Seigneur quelle sera la récompense pour les apôtres qui ont tout laissé pour suivre leur Maître; les vers 716-723, attribués à Pierre, correspondent à Matthieu 19, 27. La réponse de Jésus (724-727) est une reprise de Matthieu 19, 28 et constitue une promesse de participation au jugement eschatologique et d’association à la royauté du Christ. Ainsi est consacré le rôle primordial de ceux qui se rassemblent autour de Jésus. La même importance, cependant, n’est pas accordée à tous. La commu¬ nauté des disciples a un chef, et Jésus désigne ce chef dès le début de sa vie publique, dans la seconde partie de la scène de l’appel des apôtres. Cette seconde partie est un dialogue entre Pierre et Jésus, inspiré de la fin de l’évangile de Jean, où l’évangéliste définit l’avenir de Pierre comme pasteur de l’Eglise (Jean 21, 15-18). Jésus demande à Pierre, par trois fois, s’il l’aime, en ajoutant par trois fois « sois le berger de mes brebis » {pasce
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oves meas). MP ne répète pas ce jeu de scène, mais l’essentiel est là, c’est-
à-dire la définition de la tâche pastorale de Pierre (728-735). L’amour sans réserve de Pierre pour le Christ lui assure la fonction pastorale qui lui est confiée ici. Le passage est très important, car la tradition catholique a éla¬ boré, à partir de ce texte et de Matthieu 16,17-19, la doctrine de la fonction du collège apostolique et du pape qui le préside. C’est bien cette tradition que MP entend manifester, car notre auteur rat¬ tache effectivement à Jean 21, 15-18 le passage en question de Matthieu 16, 18-19 pour fonder la doctrine selon laquelle les successeurs de Pierre héri¬ tent de sa primauté. Et MP entend bien ainsi glorifier ici le rôle primordial de l’Eglise et de celui qui est à sa tête. L’Eglise est une «Eglise de pureté » (,kirge reine, 737), et son chef détient toutes les clefs du Royaume (738741), la possibilité de condamner et d’absoudre. Pour mieux illustrer encore ce pouvoir de défendre et de permettre, MP ajoute un autre passage de Matthieu, qui définit le pardon illimité (Matthieu 18, 21-22). À une question de Pierre demandant combien de fois il pourra pardonner à son frère, Jésus répond: «Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois» (742-749). L’auteur de MP constitue ainsi une communauté solide, réunie autour du Christ et de Pierre. Cette communauté disposera d’un relais sur la terre, l’Eglise, qui est entourée ici de toute la gloire nécessaire. Cette Eglise a à sa tête un chef, dont les pouvoirs viennent directement de Dieu. À travers cette élection de Pierre, s’esquisse indubitablement en MP une glorifica¬ tion de l’autorité papale, dont le pouvoir s’exprime par la capacité d’user de la parole rédemptrice. À partir de cette scène de la vocation des apôtres, MP montrera, dans la suite du déroulement du Jeu, les pouvoirs de cette parole rédemptrice. Les noces de Cana, qui suivent l’appel des disciples, seront justement là, comme l’affirme la pièce, pour donner au peuple le premier «signe» (zeigen, 762) de la puissance divine (760-764). Mais c’est surtout la longue scène de la conversion de Marie-Madeleine qui illustrera le mieux la vertu rédemptrice de la parole. Notons tout d’abord que le péché de Marie-Madeleine, la « mondanité », s’exprime par la parole. En MP, la Mondanité de la Madeleine est un long discours au public qui s’étend sur 85 vers (776-861). Dans un premier monologue de 19 vers (776-795), Marie-Madeleine invite les spectateurs à célébrer avec elle les joies de la nature qui s’éveille après le froid de l’hi¬ ver. On retrouve ici les formules stéréotypées du lyrisme médiéval. Puis, au vers 795, Marie-Madeleine annonce qu’elle va maintenant chanter la joie qu’elle éprouve. La chanson qu elle présente alors (796805) a exactement le même contenu que le monologue précédent. «Toutes les créatures se réjouissent de l’aimable saison», dit-elle au début de sa chanson (796-797). Mais l’amour des joies terrestres ne prend pas uniquement la forme du lyrisme. Plus traditionnellement, Marie-Madeleine vante les mérites de la
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coquetterie. Dans un long discours (806-861), Marie-Madeleine s’adresse alors aux jeunes gens et aux jeunes filles. Elle leur distribue une sorte d’en¬ seignement (lere, 808, 812), afin de leur apprendre comment il faut se conduire pour connaître les mêmes joies qu’elle. Elle n’oubliera même pas les conseils pratiques, en décrivant avec minutie la manière dont il faut parer son corps (818-843). Enfin, c’est par le discours toujours que Marie-Madeleine terminera sa grande scène en donnant au public une sorte de récit de ses origines (844861). Elle est, dit-elle, noble dame et possède le beau château de Magdalon ; elle est orpheline de père et de mère, a pour frère Lazare et pour sœur Marthe. L’allusion à Marthe prépare la seconde partie de la scène, où celleci joue un rôle décisif. Alors qu’à travers le discours de Marie-Madeleine transparaissent le péché et l’amour excessif du monde, la parole de Marthe apportera à sa sœur les secours de l’amour divin. MP confie en effet à Marthe le soin de convertir la Madeleine aux joies du véritable amour. La scène de la conver¬ sion (862-955) débute ainsi par un discours de remontrances de Marthe (862-883). Marthe est chargée d’exposer à sa sœur et au public, à travers le discours («zale», 862), les vertus du Verbe divin. Le Seigneur, dit Marthe, est consolation et amour (867-868). Il enseigne que le monde n’est que mensonge et péché (869-870, 873-874). Marthe appuie même ses reproches sur une référence à l’évangéliste qui, dit-elle, nous a appris que tu n’étais qu’une pécheresse (876-884, Luc 7, 37). Marie-Madeleine est ébranlée par l’intervention de sa sœur et confesse son trouble (884-887). Marthe intervient une seconde fois (888-897) pour exposer à nouveau que les plaisirs du monde ne peuvent que conduire au péché. Cet exposé est décisif et Marie-Madeleine reconnaît qu’elle a perdu la voie de la raison (898-901). Elle accepte de suivre les conseils que contient l’enseignement de Marthe (903). Marthe lui ordonne d’abandonner tous les signes qui trahissaient chez sa sœur la vie dans le péché : miroir, gants, vêtements (904-927). Elle conti¬ nue par une définition des pouvoirs de Jésus. Il est le Sauveur (heilant, 908), qui a fait sortir d’Egypte le peuple d’Israël et lui a apporté la manne dans le désert ; il est en outre le Rédempteur (924), qui est venu sur terre pour racheter les pécheurs. On voit bien que Marthe n’est pas seulement celle qui aide sa sœur à sortir d’un mauvais pas. C’est un véritable prédicateur qui à la fois apporte consolation et enseigne les vérités essentielles de la religion. Après les différentes interventions de sa sœur, interventions qui consti¬ tuent un sermon en bonne et due forme, la Madeleine est convertie. Au ser¬ mon de sa sœur, elle va répondre par une profession de foi (928-955). Le retour au sein de l’Eglise de la brebis égarée s’accomplit ainsi dans un cadre strictement théologique où, à l’exposé du théologien, répond la pro¬ clamation du catéchumène converti.
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Touchée par la grâce (930), Marie-Madeleine proclame son renonce¬ ment au monde, synonyme de péché (941-942). Elle se dépouille de ses vêtements mondains (944) et se débarrasse de son miroir, un miroir d’im¬ pureté (949). Elle a maintenant, dit-elle, trouvé le miroir où l’on peut contempler sa vraie nature; ce miroir, c’est la Trinité (950-955). Si Marie-Madeleine a réussi à retrouver le chemin qui mène à Jésus, c’est grâcejî]’éloquence de sa sœur. Marie-Madeleine elle-même reconnaît que cette éloquence était inspirée par la foi. En se convertissant, MarieMadeleine illustre la puissance de cette éloquence sacrée. Avant d’annon¬ cer qu’elle renonce au monde, Marie-Madeleine chante les louanges de la prédication de Marthe. «Tes paroles, lui dit-elle, entrent dans mon cœur comme les flots d’une rivière» (931-932). Et elle ajoute même: «que ta bouche soit bénie» (933). La parole du péché, qui sortait de la bouche de Marie-Madeleine, a été anéantie par la parole sacrée, qui venait de la «bouche bénie» de Marthe. MP exalte ainsi la force de l’enseignement que dispense le prédicateur, incarné ici par le personnage de Marthe. Ce personnage, MP lui accorde d’ailleurs une importance particulière. S’inspirant de Jean 11, 20-27, MP décrit la rencontre entre Marthe et Jésus, au moment où celui-ci s’apprête à ressusciter Lazare. L entretien entre Marthe et Jésus est important, car c’est le moment où le Christ affirme son pouvoir de faire accéder les hommes à la vraie vie et à la Résurrection. «Je suis la Résurrection», dit Jésus (1140), «celui qui croit en moi, même s’il est mort, il se réveillera» (1144-1145). Et c’est justement Marthe qui, en quelque sorte au nom de la communauté des spectateurs, reconnaît la véra¬ cité des dires du Sauveur. Marthe confesse qu’il est le Messie et qu’ il est de filiation divine: «Seigneur, je suis sûre que tu es le fils de Dieu, celui qui est envoyé dans ce monde» (1151-1153). La parole de Marthe a ainsi consacré la royauté de Jésus. Royauté qui éclatera au moment de la Résurrection de Lazare. Résurrection qui s’ac¬ complit sous l’effet de la parole du Christ. Il est à noter que la mise en scène de MP concentre l’attention sur cette parole, car aucune indication scé¬ nique ne donne de précision sur la manière dont se déroule la résurrection de Lazare. Les moments importants de l’action sont le discours par lequel Jésus implore l’aide de son Père céleste (1194-1207, d’après Jean 11, 4142) et l’injonction adressée à Lazare, Lazare, veni foras (1208-1211). La scène se termine sur ces mots de Jésus, et le Jeu reste muet sur ce qui se passe ensuite. Comme si l’auteur de MP avait voulu avant tout attirer 1 at¬ tention sur les pouvoirs de la parole divine. Une parole qui anéantit le péché, une parole qui redonne la vie. Une parole qui aide également a garder les yeux sur la lumière et a ne pas s egarer dans la nuit. C’est ce que montre la scène qui forme transition entre le repas chez Simon et la résurrection de Lazare (1054-1069). À cette occa¬ sion, MP utilise un passage de saint Jean sur les heures du jour et de la nuit (1062-1069 pour Jean 11,9-10). Jésus est la lumière qui aide à ne point tré¬ bucher; de même, ceux qui marchent pendant le jour ne trébuchent pas,
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parce qu’ils voient la lumière de ce monde. Malheur, en revanche, à ceux qui marchent dans la nuit, parce que la lumière n’est pas en eux. La parole divine, enfin, sera consolatrice au moment des derniers tour¬ ments. C’est ce qu’illustre l’intervention de l’ange Gabriel au Mont des Oliviers, au moment où Jésus est plongé dans l’anxiété (1429-1472). Dans sa longue tirade, Gabriel souligne qu’il est envoyé par le Père et rappelle son rôle au moment de l’annonciation à la Vierge Marie. Gabriel ne se borne d’ailleurs pas à ce rappel de son identité. Il déroule ensuite toute l’histoire de la Rédemption. S’il te faut souffrir la mort, dit-il à Jésus, c’est à cause de la détresse du genre humain. Cette mort a été prévue par ton Père, et la raison en est la faute commise au Paradis par Adam et Eve. Gabriel explique en outre en détail tout le Procès de Paradis (1449-1462). On constate qu’au moment où Jésus va subir le supplice sur la croix, l’auteur de MP rappelle toutes les vérités théologiques. La mort de Jésus est à nouveau clairement interprétée selon la théorie de la satisfaction. Le sacrifice sur la croix est un acte d’amour pour l’humanité qu’il fallait sau¬ ver du péché et de la mort étemelle. En fait, le discours de Gabriel est tout autant adressé au public qu’à Jésus. Il délivre un message d’espoir à la communauté des spectateurs. La mort de Jésus est une garantie pour les fidèles. Ils seront sauvés de la mort étemelle si, de la même façon que Jésus obéit jusqu’au bout à son Père, ils acceptent d’obéir à la parole divine. L’humanité souffrante est sûre d’être sauvée, à condition qu’elle sache choisir le bon chemin. Il n’y a pas, dans MP, de conception pessimiste de la vie terrestre, pas de diables constamment à l’affût. Mais si la voie du salut n’est pas étroite, elle ne peut passer que par le sein de l’Eglise. Il y a, en MP, une sorte d’exalta¬ tion de l’orthodoxie, ou tout au moins des pouvoirs de l’institution ecclé¬ siale. L’Eglise seule est pure et elle s’incarne dans son chef. C’est la raison pour laquelle le rôle de Pierre est glorifié dans notre Jeu. Pierre est le point d’aboutissement d’une filiation divine qui unit le Père au Fils, mais égale¬ ment le Fils à Pierre. Si l’on accepte cet attachement filial à l’Eglise, les chemins du Royaume sont ouverts. L’auteur de MP fait confiance au pouvoir du verbe et tente d’insuffler cette confiance à son public. D’où l’importance du personnage de Marie-Madeleine. Celle-ci incarne certes les dangers de l’amour terrestre, mais beaucoup plus la possibilité du rachat, qui s’ac¬ complit grâce à la force de persuasion du prédicateur, Marthe en l’occur¬ rence. Contrairement à la plupart des Passions allemandes, MP veut insuffler confiance à l’humanité. Cette confiance est propagée par la communauté ecclésiale, dont la communauté des disciples est le symbole. Cette commu¬ nauté a un chef, qui a reçu ses pouvoirs du Christ. Elle dispose d’une arme, la parole. La Passion de Maastricht montre comment cette parole se consti¬ tue et quels en sont les effets. C’est une parole salvatrice, qui peut assurer le salut de l’humanité. Son autorité lui vient de son origine divine. Elle est
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donc parfaitement légitime et est tout à fait en droit d’imposer cette autorité qui lui vient de Dieu. Si l’on compare la Passion de Maastricht à la réalité historique du XIVe siècle, on ne peut qu’être frappé par cette exaltation de l’autorité papale que contient notre Passion. À travers le personnage de Pierre, c’est bien cette autorité qui est soulignée. Certes, cette autorité s’exerce pour le bien de l’humanité, et la parole de l’autorité, en Maastricht, est avant tout une parole rédemptrice. Mais à travers les discours des prédicateurs qui la transmettent, il faut pouvoir distinguer le discours de Pierre et de ses suc¬ cesseurs qui, seuls, ont été investis des pouvoirs divins. S’il fallait prendre appui sur la réalité historique, nous dirions que l’au¬ teur de MP cherche à défendre l’autorité papale, qui entre en crise au cours de ce même XIVe siècle auquel appartient notre Jeu. Tout se passe comme si l’auteur de cette Passion avait voulu apparaître comme un défenseur de la bulle Unam Sanctam où le pape Boniface VIII proclamait la suzeraineté mondiale du pape. Si l’on ne peut s’avancer aussi loin en toute sécurité, on peut au moins affirmer que l’auteur de MP a cherché à illustrer dans son œuvre à la fois la parole de l’autorité et l’autorité de la parole3. Guy Borgnet Université de Bourgogne (Dijon)
DISCUSSION Jean-Pierre Bordier: Le rapport qui existe entre Marthe (dans le rôle de la vieille ronchonneuse, d’une sorte d’Arsinoé) et Marie-Madeleine dans la Passion de Maastricht peut-il avoir été influencé par les Passions fran¬ çaises ? G. B.: Wilmotte y a pensé. Il a cependant été contraint d’imaginer l’existence d’un Urspiel français qui rende compte à la fois de ces rapports entre les deux sœurs et du Procès de Paradis. Cet Urspiel n’est pas connu, et pourtant il serait intéressant de trouver le lien car cette Passion se dis¬ tingue de toutes les autres Passions allemandes. Le fatiste prête à MarieMadeleine des propos railleurs sur l’allure bigote de sa sœur. Graham Runnalls: Connaît-on les sources de cette Passion allemande qui contient le premier Procès de Paradis du répertoire allemand? G. B.: Non, on ne connaît pas de sources sûres. Die Erlôsung, poème narratif auquel on a parfois pensé pour répondre à cette question, est diffi¬ cile à dater à l’intérieur du XIVe siècle. Il comprend bien un Procès de Para¬ dis, mais il est sans rapports directs avec notre Passion, qui fait de la 3
Nous avons utilisé l’édition suivante: J. Zacher, «Mittelniederlândisches Osterspiel», Zeitschrift fiir Deutsches Altertum II (1842), p. 302-350.
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Rédemption un acte d’amour divin, ce qui est une particularité dans la pro¬ duction allemande. Marie-Claude Deprez-Masson: Cette Passion peut-elle être considérée comme une arme théologique en faveur de la papauté de Rome ? G. B. : Je pense que oui. L’accent est mis de façon très nette sur l’auto¬ rité de Pierre. D’ailleurs, cette marque et ses implications historiques pour¬ raient servir à proposer une datation... mais ce serait difficile. Darwin Smith: Existe-t-il d’autres Passions en Allemagne au XIVe siècle? G. B. : Oui, et l’on en connaît même qui datent du XIIIe siècle. Dès cette époque existe la tradition bien établie des Carmina burana. Du début du XIVe siècle on possède le Rouleau de conduite de Francfort», Die Frank¬ furter Dirigierrolle. Au XIVe siècle toujours, sont attestés un Passionsspiei de Saint-Gall et ce qu’on appelle le Wiener Passionsspiei (en fait Vienne correspond au lieu de conservation du manuscrit). Dans ce dernier aussi, la Création est présentée, mais la pièce est orientée dans un sens différent: après leur chute, les anges devenus diables tiennent une sorte de concile. Ils y décident de tourmenter les hommes, et le mystère apparaît dès lors comme la représentation d’une lutte incessante entre le bien et le mal. La Rédemption est en effet décidée après cet épisode du concile. Charles Mazouer: Quel est le rôle donné aux Juifs? G. B. : D’une manière générale, les Passions allemandes sont très anti¬ sémites, plus que celles composées en France.
QUELQUES RÉFLEXIONS SUR CÉRÉMONIE, CÉRÉMONIAL ET JEU Si l’on se penche sur l’ordonnance des repas princiers du duc de Bour¬ gogne, on voit apparaître à cette occasion un cérémonial princier, une «mise en scène» des plats et des nourritures princières. Du repas au bal ou bien au jeu le passage est naturel: quelles différences existaient entre ces deux ou trois moments ? Quelle perception avaient alors la cour, les princes ou le roi de ces instants de cérémonie, de rituel et de ces instants de spec¬ tacle, de jeu et de théâtre? C’est une des questions que je souhaiterais évo¬ quer. La cérémonie, caeremonia, est associée en premier lieu aux manifesta¬ tions rituelles du culte religieux. Le mot en signifie le caractère sacré. Le mot «cérémonie» apparaît au XIIIe, «cérémonial» au XIVe, «cérémo¬ nieux» au XVe1. «Cérémonie» était réservé à l’origine aux manifestations du culte, aux fêtes religieuses. Mais un mystère de la Passion, un mystère hagiogra¬ phique étaient-ils perçus comme des «cérémonies» (religieuses) ou bien la part de jeu, de théâtre intrinsèque prenait-elle le pas sur le caractère sacré du sujet? Entre la cérémonie liturgique1 2 et le drame liturgique, la marge est, me semble-t-il, assez mince. La célébration liturgique et le drame litur¬ gique de Pâques ou de Noël ont lieu dans le même lieu clos de l’église. La liturgie prenait une ampleur souvent importante. Chants, paroles, mouve¬ ments, costumes liturgiques des célébrants, les éléments du drame étaient déjà présents dans la liturgie. Seuls n’intervenaient pas l’image (de l’étoile, du Christ...); encore celles-ci étaient-elles présentes partout dans l’édifice sous la forme de peintures, de sculptures, de vitraux. La cérémonie litur¬ gique était aussi constituée de gestes rituels, constituant autant d’images animées. On a depuis longtemps identifié ce qui constitue la différence fonda¬ mentale entre le drame liturgique et les mystères ou les miracles: les miracles et mystères sont sortis de l’église. Mais la messe pouvait parfois, bien qu’exceptionnellement, être célébrée en plein air, hors des édifices 1
Oscar Bloch et W. von Warburg, Dictionnaire étymologique de la langue française,
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P.U.F., 1950. Craig Wright, Music and Ceremony at Notre Dame of Paris, 500-1550, Cambridge University Press, 1989.
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religieux. Spécialement le confesseur du roi3 avait en temps de guerre le droit de célébrer la messe sous des tentes, sur un autel portatif dont le pri¬ vilège avait été accordé au roi. On pense à la fameuse et très fausse repré¬ sentation de l’aube de la bataille de Bouvines, peinte par Horace Vemet en 18244. Fausse car le roi n’entend pas la messe mais fait une courte oraison dans une chapelle proche. Ce n’est que le récit du Ménestrel de Reims (en 1260) qui met en place toute une messe avec l’armée entière à la place du spectateur. Outre la messe, la foi religieuse investissait l’espace hors des édifices religieux, lors des processions par exemple. La « sortie » du théâtre, puisqu’il faut bien utiliser ce mot, des églises est peut-être moins significative qu’il n’y paraît. Jeu et cérémonie se rencontraient à l’extérieur, dans des espaces urbains, voire encore dans des intérieurs qui ne sont pas des églises, salles de palais par exemple. Il existait, c’est certain, des points de rapprochement entre mystères et cérémonies liturgiques: les mystères commencent parfois par la célébration d’une messe, se terminent la plupart du temps par un Te Deum, sont émaillés de chants liturgiques, de sermons. Ils devaient être perçus comme comprenant une part importante de rituel religieux, de cérémonie. Pourtant les mystères étaient du théâtre, du jeu. On s’est déjà interrogé ailleurs sur la signification au Moyen Age du second terme de notre réflexion : qu’est-ce que le «jeu »? Où est le théâtre en cette fin du Moyen Age? Occupe-t-il la même place que pour nous ? G. Runnalls a consacré une étude à la dénomination des mystères et à l’utilisation dans leur titre du terme «jeu»5. Les mystères sont des «jeux» mais surtout des «histoires mises par personnages», des miracles, des «vies et martires», plus rarement des mystères. Ce sont des spectacles, en réalité, qui devaient être perçus comme un divertissement, parce que leur but n’est pas uniquement la célébration d’un rite mais une façon spectacu¬ laire de rapporter l’histoire du Christ, de la Vierge ou des saints et des saintes. Tournois, joutes ou pas d’armes étaient aussi des spectacles mais ils ne devaient pas être perçus comme du jeu, encore moins du théâtre, puisque qu’on n’y faisait pas l’usage de la parole. C’étaient des spectacles, comme les événements spectaculaires qui jalonnaient la vie urbaine, devant lesquels les badauds s’arrêtaient: passage d’un grand - même en 3
Xavier de La Selle, Le service des âmes à la cour. Confesseurs et aumôniers des rois de France du XIIIe au XVe siècle, Paris, 1995, Mémoires et documents de l’Ecole des chartes, p. 43, 45 et 52.
4
G. Duby, Le dimanche de Bouvines, 27 juillet 1214, Paris, Gallimard, 1973 («Trente journées qui ont fait la France»),
5
G. Runnalls, «When is a «mystère» not a «mystère»? Titles and genres in médiéval French religious drama» dans Tréteaux, t. 2 1980, p. 23-28, repris dans Etudes sur les mystères. Un recueil de 22 études sur les mystères français, suivi d’un répertoire du théâtre religieux du Moyen Age et d’une bibliographie. Paris, 1998, p. 51-60.
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dehors des entrées royales - exécution d’un brigand, arrivée d’une troupe en armes etc. Mimes et tableaux vivants étaient aussi du spectacle, à la limite du théâtre. Mais l’absence de parole peut être pertinente pour les rat¬ tacher au théâtre. Le jeu ce sont donc les acteurs parlants, avec une mise en scène plus ou moins complexe et le théâtre apparaît donc dans les miracles, les mystères, les farces ou autres moralités ou sotties. J’ai parlé de cérémonie religieuse et de jeu ou théâtre religieux. Je vou¬ drais à présent évoquer les cérémonies qui s’appliquaient à la personne royale, et spécialement au «cérémonial»6, qui l’entoure: les pratiques rituelles entourant le prince apparaissent clairement au XIVe siècle et pren¬ nent toute leur ampleur au XVe siècle et au XVIe siècle. Le cérémonial atta¬ ché au prince est destiné à mettre en valeur, à mettre en scène « l’imaginaire du corps symbolique» du roi, tel que Kantorowicz l’a défini. Il s’exprime au premier chef lors des cérémonies monarchiques que sont le sacre et l’en¬ terrement, dans une moindre mesure lors des mariages ou autres fêtes. Il s’exprime aussi lors des entrées solennelles, nous y reviendrons. Il s’agit de la mise en scène de la majesté du prince en «belle représentation» (selon l’expression de Bernard Guenée). Le cérémonial qui s’impose lors de moments particuliers de la vie du souverain existe très tôt en France ou en Angleterre. On note pour les cérémonies d’enterrement les funérailles par¬ ticulièrement fastueuses de Philippe Auguste en 12237. Est-ce cette céré¬ monie d’enterrement qui motiva saint Louis à modifier l’installation des tombeaux à Saint-Denis?8 Le souci en tout cas de l’image de la nécropole royale devait aller de pair avec le souci des cérémonies liées à la personne royale et au soin nouveau porté à l’idéologie monarchique. L’autre temps fort des cérémonies royales est le sacre documenté par les ordines9. A vrai dire, enterrements royaux ou sacres et couronnements sont des cérémonies 6
B. Guenée, L’Occident aux XIV et XV siècles. Les états, Paris, 5e éd. 1993, p. 148. J. Blanchard (éd.), Représentation, pouvoir et royauté. Actes du colloque du Mans, 1994, Picard, 1996. N. Bulst, R. Descimon, A. Guerreau (éd.), L’état ou le roi. Les fon¬ dations de la Modernité monarchique en France (XIV-XVIIe siècles), Paris, Ed. de la M.S.H., 1996. E.A. Brown, R.C. Famiglietti, The Lit de Justice. Semantics cérémonial and the Parlement of Paris 1300-1600, Sigmaringen, Thorbecke, 1994.
7
Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris, 1994, p. 36, p. 283. Il est enterré more regio, selon une tradition inspirée du cérémonial byzantin ou de celui des rois plantagenets. Le corps est exposé avec les insignes royaux, les regalia. Enterré à Saint-Denis, il a gardé le visage découvert. «C’est le corps à la fois collectif - par les insignes - et individuel par le visage - du roi qui est ainsi solennellement inhumé.»
8
A. Erlande-Brandenburg, Le roi est mort. Etude sur les funérailles, les sépultures et les tombeaux des rois de France jusqu'à la fin du XIIIe siècle, Paris, 1975. E. Kantorowicz, Les Deux corps du roi, trad. fr„ Paris, Gallimard, 1989. A. Paravicini Bagliani, U corps du pape, trad. fr., Paris, Seuil, 1997.
9
J. Le Goff, Saint Louis p. 828. R.A. Jackson, «Le pouvoir monarchique dans la céré¬ monie du sacre et couronnement des rois de France», in: J. Blanchard (éd.), Représen¬ tation..., op. cit., p. 237-252.
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dans lesquelles est appliquée une part de cérémonial. Mais ce sont d’abord des cérémonies. Richard Jackson dans un article récent étudiant le pouvoir royal dans les cérémonies du sacre met en valeur combien la liturgie de la cérémonie met l’accent sur l’Eglise et peu sur le roi. Celui-ci est pourtant mis en scène dans le rituel du sacre. Le sacre et couronnement est précédé à la fin du Moyen Age d’une entrée dans la ville, suivi d’un festin solennel avant que le roi ne se rende à Corbeny pour toucher les écrouelles, mani¬ festation de son pouvoir thaumaturgique acquis par fonction du sacre10. Mais en dehors des cérémonies qui fondent le pouvoir monarchique existe un cérémonial au quotidien, l’étiquette, qui m’intéresse plus particu¬ lièrement ici, et qui n’apparaît que tardivement en France, et spécialement dans les textes. C’est le dauphin Humbert II qui en 1336 prend la première ordonnance fixant l’ordre des repas, des menus, des vêtements que chacun doit porter. Puis Jacques II de Majorque aborde les mêmes problèmes dans ses Lois palatines, en 1337. Pierre d’Aragon en 1344 reprit ces lois et il gagna avec ces ordonnances le surnom de «cérémonieux». Les ducs de Bourgogne s’inspirèrent des lois de Pierre d’Aragon pour régler le «céré¬ monial», l’étiquette et lui donner une ampleur sans précédent. A la fin du Moyen Age, le cérémonial pouvait n’être appliqué que lors de circons¬ tances particulières: fêtes, cérémonies précisément, lorsqu’il convient que l’image du prince soit clairement visible, séparée du reste de ses sujets. Pour les ducs de Bourgogne, le «Grand livre de la comtesse de Namur», le manuel d’Aliénor de Poitiers (1484-1487) «Les Honneurs de la Cour» dis¬ tinguent ainsi les «occasions du temps courant», tandis qu’Olivier de la Marche (Manuel de 1474) indique que le duc tient tout le temps cérémo¬ nial* 11. Aliénor de Poitiers énumère l’étiquette à l’occasion de la naissance, des relevailles, du baptême et de la mort. Elle décrit aussi l’ordonnance des tables à dîner et l’ordre hiérarchique qu’il faut observer. Qu’en est-il donc de ce cérémonial ? et pourquoi la cour de France a-t-elle attendu si long¬ temps pour prendre de telles ordonnances? qu’est-ce que cela implique pour la cour et spécialement, ce qui nous concerne ici, la relation quoti¬ dienne que pouvaient avoir ces gens entre eux et spécialement lors de l’in¬ trusion du jeu et du théâtre dans cette cour plus ou moins « cérémonieuse »? Myers, l’historien anglais, donne une réponse à ma question dans son étude sur la cour d’Edouard IV12. La cour anglaise non plus n’applique guère un cérémonial bien élaboré avant le XVe siècle13. L’étiquette de la 10
M. Bloch, Les rois thaumaturges, Paris, Gallimard, 1983 (rééd. de 1924, 1961).
11
J. Paviot, communication au colloque de Sigmaringen, 1996, «Hôfe und Hofordnungen», sous presse. J. Lemaire, Les visions de la vie de cour dans la littérature française de la fin du Moyen Age, Bruxelles, Académie royale de langue et littérature françaises 1997, p. 222.
12
A.R. Myers, The household of Edward IV. The Black Book and the ordinance of 1478, Manchester, Univ. Press, 1959.
13
J.-Ph. Genet, «La Monarchie anglaise: une image brouillée» in: Représentation..., op. cit., p. 100.
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cour est pourtant observée avec considération par les voyageurs étrangers mais la cour anglaise ne parvient pas à briller au même titre que la cour de France. Les rois s’en inquiétèrent et Richard II s’inspira du modèle français pour créer une cour digne de ce nom. «Les ‘liturgies du pouvoir’ se dérou¬ lent sur une échelle relativement modeste»14, encore tardivement. En revanche au XVe siècle, l’accroissement du nombre de «bourgeois gentilhommes » poussa les cours à un cérémonial de plus en plus élaboré et l’os¬ tentation et le luxe (avec le corrollaire des ordonnances somptuaires se multipliant) participèrent pour une part très importante à la mise en scène du pouvoir princier et royal. À l’origine, le cérémonial, l’étiquette a une fonction bien précise de pro¬ tection de la personne royale: on éloigne les importuns de son lieu de séjour pour le protéger du poison ou du poignard. Puis le cérémonial prend forme, s’amplifie et se fige. Rituel, protocole, étiquette, règles de la poli¬ tesse gagnent en importance politique et se cristallisent autour de quelques moments-clefs du jour: les repas bien sûr, le coucher, les déplacements dans le palais. Les repas sont les premiers moments où l’étiquette dut s’appliquer. Au début du XIVe siècle, on se soucie de « vider la salle» de toutes gens étran¬ gères à la cour, lorsque le roi se met à table. Un écuyer ou un de ses cheva¬ liers le sert, mais on est assez mal renseigné sur les usages de la table royale avant le XVe siècle. Alors le roi est entouré de plusieurs grands, qui jouent le rôle d’écuyers tranchants ou servent à boire. Le roi à table est une image. La personne royale ou princière fonctionne comme un spectacle. Le roi ou le prince qui se veut l’égal d’un roi est donné à voir, spécialement lors de fêtes comme les banquets15, qui sont assurément des moments en dehors du temps courant. On connaît le détail du Banquet du Vœu du faisan (1495), avec ses épi¬ sodes spectaculaires. On connaît aussi par le détail le banquet ou plutôt le «grand entremets» servi pour la visite de l’empereur Charles IV auprès de Charles V en 137816. Mais dès le début du XIVe siècle, la série de banquets données en 1313 à l’occasion de la chevalerie des fils de Philippe IV fut perçue assurément comme un spectacle17. Déjà en 1254, lors du voyage de 14 15
J.-R Genet, ibid., p. 101. B. Laurioux, «Table et hiérarchie sociale à la fin du Moyen Age», in: Carole Lambert (éd.). Du manuscrit à la table. Essais sur la cuisine au Moyen Age et répertoire des manuscrits médiévaux contenant des recettes culinaires, Montréal, 1992, p. 87-108. G. Runnalls, «Repas fictifs, repas réels: le rôle des banquets et de l’alimentation dans les mystères français», in: E. Rassart-Eeckhout, J.-P. Sosson, C. Thiry, T. Van Hemelryck (éd.), La vie matérielle au Moyen Age. L'apport des sources littéraires, normatives et de la pratique, Louvain La Neuve, 1997, p. 205-216.
16
F. Autrand, Charles V, Paris, 1994, p. 796.
17
E. Lalou, « Voir et être vu » in: Formes teatrals de la tradicio médiéval, Actes del VII colloqui delà SITM, Girona, 1992, Barcelone, 1996, p. 119-124. E.A. Brown et N. Free¬ man Regalado, «La grant feste: Philip the Fair’s Célébration of the Knighting of his
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Henri III Plantagenêt à Paris, Louis IX le reçoit fastueusement. Un soir le roi donne un banquet au Temple, le plus splendide qu’on ait vu ni à la cour d’Assuéms ni à celle d’Arthur ou de Charlemagne. On parle étiquette, et Louis IX, pourtant prêt à céder sa place à Henri III, siège finalement au centre avec à sa droite le roi d’Angleterre et à sa gauche le roi de Navarre18. On avait déjà vu une scène de banquet lors de la chevalerie de Louis IX et ses trois frères (Robert d’Artois, Alphonse de Poitiers et Charles d’Anjou) en 1241 à Saumur19. Pour servir de demi conclusion sur les banquets, je ne résiste pas à vous citer une phrase trouvée dans l’ouvrage de Jean Lemaire20: «L’ordonnance de la table au repas qui réunit à Paris, en août 1462, Philippe le Bon, Louis XI et le duc d’Orléans rappelle en quelque sorte les représentations enluminées de la dernière Cène, telle qu’elles figurent dans les manuscrits de l’époque.» Une belle image qui a d’ailleurs son revers, le mauvais roi, le tiran se définissant par sa «glou¬ tonnerie» à table21. Le roi, le prince par le biais du cérémonial est bel et bien une image, que lui-même met en scène, dans laquelle il se montre. Il pouvait y avoir irruption du jeu, du théâtre dans le système cérémo¬ nieux. Bien sûr, lors de cette circonstance exceptionnelle qu’est l’entrée royale22. Je n’en dirai pas grand chose, le sujet a été déjà bien traité souvent ailleurs. À la fin du XIIIe siècle, c’est «une simple cérémonie d’accueil»23. Puis « à partir du XIVe siècle, l’accueil se charge d’un rituel plus élaboré »: la bourgeoisie va chercher le roi hors des murs, la montre se fait «plus bruyante, colorée», comporte une part croissante de «spectacle», de jeu, de théâtre parfois. Il s’agit pour finir, écrit B. Guenée, d’une véritable «Fête-Roi», équivalent de la Fête-Dieu24. Les entrées sont des instants de cérémonies mais comprennent du jeu en leur sein, avec les tableaux vivants jalonnant le parcours, divertissements, jeux difficiles à distinguer du théâtre. Du véritable théâtre aussi existait à la cour. On n’a que peu de docu¬ mentation précise, on sait toutefois que des représentations mimées eurent
Sons in Paris at Pentecost of 1313» in: B. Hanawalt, K.L. Reyerson (eds.), City and Spectacle in Médiéval Europe, Minneapolis, 1994 («Médiéval studies at Minnesota» 6), p. 56-88. 18
Le Goff, Saint Louis, p. 449.
19
Le Goff, Saint Louis, p. 138.
20
J. Lemaire, Les visions, p. 423. J.-C. Mülhethaler, «Le tyran à table. Intertextualité et référence dans l’invective poli¬ tique à l’époque de Charles VI», in: Représentation..., op. cit., p. 49-64. Bernard Guenée, Françoise Lehoux, Us entrées royales françaises de 1328 à 1515 Ed du CNRS, 1968. ’ ' Jean-Marie Apostolidès, U Roi-Machine, Spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, éditions de Minuit, 1981.
24
Fête-Dieu instituée en 1264. J. Le Goff, Saint Louis, p. 283.
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lieu lors du festin offert par Charles V à l’empereur d’Allemagne en 1378, lors du sacre de Charles VI aussi ou plutôt de l’entrée à Paris le 11 novembre 138025. En 1367, Charles V remet 200 écus d’or à des acteurs ayant joué devant lui un soi-disant «mystère», au château de Rouen. On connaît aussi les «joueurs de personnages» du duc d’Orléans en 1392 et 139326. La Farce des veaux fut jouée aussi devant Henri II27. Du théâtre prenait place aussi lors des banquets évoqués plus haut: évocations d’évenements héroïques mais aussi bien farces et divertissements. On voit alors le prince guindé dans son cérémonial, regardant le jeu ou le spectacle. C’est ce regard du prince cérémonieux qui me semble intéres¬ sant. Il ne s’agissait même parfois pas seulement d’un regard, quand le prince participait au jeu : jeux littéraires, poèmes, danse, musique28, comme le roi René d’Anjou29. Le prince joue alors un rôle et dans le cas du roi, (mais je ne connais pas d’occurrences où le roi en personne aurait joué un rôle) se retrouve endosser un rôle par-dessus son corps double de roi. On peut aller plus loin et l’on en arrive à la perception que la cour entière autour de la personne royale est un spectacle digne d’être mis en scène. Dans les mystères, la cour des empereurs romains apparaît. L’empe¬ reur est entouré de multiples personnes, conseillers, chevaliers. Mais la cour elle-même fut mise en scène. Ainsi lors du Reinage près du Puy en 150630 sont mis en scène le roi, la reine, le dauphin, la dauphine, et l’hôtel : l’écuyer, l’échanson, le chancelier, le fourrier, le veneur et aussi le mignon du roi. On se souvient aussi de la Condamnation de Banquet31 de Nico¬ las de La Chesnaye édité par Jelle Koopmans. et surtout le Dit des quatre Offices de l’Ostel du roy, c’est assavoir Panneterie, Eschançonnerie, Cui¬ sine et Sausserie, à jouer par personnages, d’Eustache Deschamps32 est
digne qu’on le regarde de plus près. Cette pièce est particulièrement intéressante parce qu’Eustache Des¬ champs33 (1345-1407) a vécu à la cour, a exercé des fonctions administra¬ tives (bailli de Valois), a servi le duc d’Orléans et le roi. Il s’agit donc d’un
25
L. Petit de Julleville, Les mystères, Paris, 1880, p. 357. Fr. Autrand, Charles VI, Paris, 1986, p. 9.
26
L. Petit de Julleville, Les mystères, p. 358.
27
L. Petit de Julleville, Répertoire du théâtre comique.
28
J. Lemaire, Les visions p. 84.
29
G. Runnalls, «René d’Anjou et le théâtre», Annales de Bretagne, lxxxviii (1981), p. 157-180.
30
L. Petit de Julleville, Ibid., p. 374.
31
Nicolas de la Chesnaye, La Condamnation de Banquet, éd. J. Koopmans et P. Verhuyck, Genève, 1991.
32
Éd. le marquis Queux de Saint-Hilaire et G. Raynaud, Œuvres complètes d’Eustache Deschamps publiées d’après le ms de la Bibliothèque nationale, vol. VII, p. 175-192.
33
Eustache Desdmmps en son temps, dir. J.-P. Boudet et H. Millet, Paris, 1997.
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dit satirique dans la veine de la critique de la vie de cour faite par les offi¬ ciers courtisans eux-mêmes et critique du centre même de la cour: l’hôtel. Le Dit des quatre offices met en scène une querelle dont le fond est l’im¬ portance relative de chacun des quatre métiers par rapport à l’étiquette pré¬ cisément. Chacun d’entre eux s’estime le plus important. L’Echansonnerie qui dit «Je sers de vin le Roy de France» (v. 14). La paneterie dit que « quand vient a honneur / le pannetier siet au desseur / en moustrant que suy souveraine» (v. 127-29). La Cuisine soutient ensuite «de la court je suy la plus grant», car «par moi se fait la court plenière. / Que serait ce de pain et vin / sans moy ? le disner d’un coquin» (v. 275). La Sausserie enfin s’es¬ time indispensable en chacun des autres offices. Ils se battent et sont menés au maître d’hôtel qui leur enjoint d’«estre amis tous quatre / et ne vous vueillez plus debatre». (v. 478). Il s’agit là de la vie de l’hôtel. Les quatre compères énumèrent toute la cour qui boit le vin servi par l’échanson, mange le pain distribué par le panetier et le « bouilli, le rost et les connins » apprêtés dans la cuisine. Cha¬ cun des quatre tente de montrer que sa relation au roi est la plus étroite : le panetier dit ainsi: «j’ay blanche touaille au costel / dont le roi essue sa bouche.» Une part assez réduite il est vrai de cérémonial transparaît dans leur débat. En revanche, à l’occasion des injures qu’ils se lancent, apparaît l’en¬ vers du cérémonial. L’Echansonnerie bien sûr «fait enivrer maintes gent» et est dangereuse pour la santé (reproche classique). À la Paneterie où «n’a (d’après le panetier) que beau pain et linge blanc», l’Echansonnerie sou¬ tient qu’il n’y a que «nappe orde, mouillie et trouee» et qu’avant la lessive « put en ta chambre li relans » des « linges ors et puans ». La Cuisine a, selon la paneterie, le « visaige encharbonnez / la robe orde et souillée / et la che¬ mise mouillée / de suour, de cresse et d’ordure.» Mais surtout, avec la viande servie par la Cuisine, « demi cuite ou demi crue », viande qui a trainé «par cent mains», «on y pourrait prandre la mort». D’ailleurs la Sausserie se vante : Je sens bon, j’oste la puour de mainte viande et l’odour. car qui garde vo char deux jours, lors y est grande la puours, mouches te suivent et vermine, (v. 393-94).
Eustache Deschamps ou l’envers de l’étiquette. Or nous sommes au cœur même du jeu avec ce Dit. La cour ou en tout cas ici l’hôtel est mise en scène et le roi regarde le spectacle. Ce Dit des quatre Offices de l’ostel du roi ne saurait se comprendre cependant sans sa part de jeu de Carnaval34. Il 34
M. Grinberg, Le Carnaval à la fin du Moyen Age et au début de la Renaissance, XIVXV siècles dans la France du Nord et de l’Est, Paris, 1974. E. Leroy Ladurie, Le Car¬ naval de Romans, Paris, 1975. M. de Roos, «Misogynie et matriarcat: le rôle de la
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y a critique acerbe du cuisinier, de l’échanson, et inversion des rôles. Le roi et la cour regardent et se distraient devant un spectacle qui remet en cause l’organisation quotidienne. Comme les jeux de Carnaval, le Dit met en valeur la nourriture et les aspects du corps habituellement cachés. Il s’agit donc non seulement d’une satire aussi virulente qu’avait pu l’être le Roman de Fauvel en son temps, mais aussi d’une pièce jouée lors de circonstances particulières, de fêtes lors desquelles les licences carnavalesques sont per¬ mises. La personne royale même peut-être alors remise en cause: on pense ainsi aux personnages des rois dans les farces. Le roi, le prince (et le duc de Bourgogne remarquablement) utilisent les \ spectacles (peut-être pas le Dit des quatre offices) pour renforcer leur image, comme ils utilisent toutes les formes d’art: sculptures, tapisseries, rhétorique et histoire. Les fêtes, spécialement les banquets nous l’avons vu, i servent l’image du faste et du luxe de la cour et le duc de Bourgogne fut un maître en cette matière auprès de qui Louis XI fait triste figure. Jean Molinet, successeur de Georges Chastelain, l’historien de la cour de Bourgogne, écrit le mystère de saint Quentin35. René d’Anjou aussi utilise les pas d’armes, les mystères. Jean du Prier l’auteur ou remanieur du mystère du roi Advenir (1455) séjourne à sa cour36. À la fin du XVe siècle, les princes ont parfaitement conscience de l’im¬ portance du cérémonial pour l’image du prince et de l’importance des spec¬ tacles, des jeux pour amplifier cette image. Mais au début du XVe siècle, le regard du prince est encore libre. Pour Carnaval, pour des fêtes, le prince s’amuse, participe aux déguisements, à tous les rôles d’inversion, rit à la remise en cause de sa majesté. Et finalement, même lorsque les règles de l’étiquette se mettent strictement en place, même si les pas d’armes de René d’Anjou deviennent des mises en scène un peu creuses, de belles images, le roi ou le prince a toujours de conserver la faculté de s’amuser à des farces insolentes ou carnavalesques. Et ce rire princier ou royal parti¬ cipe de l’image de la majesté du rieur.
Elisabeth Lalou C.N.R.S. (I.R.H.T.)
DISCUSSION
G. Gros: À propos de la dernière partie de votre communication, je songe à l’enluminure du mois de janvier des Très Riches Heures du duc de femme dans les jeux de Carnaval (XV'-XVF siècles)», dans Théâtre et spectacles hier et aujourd’hui. Moyen Age et Renaissance, 115e congrès des sociétés savantes, Avignon, 1990, Paris, 1991, CTHS, p. 213-226. 35
Dictionnaire des Lettres Françaises. Le Moyen Age, Paris, 1992, p. 821.
36
J. Lemaire, Les visions, p. 178. Dictionnaire des Lettres Françaises, p. 768.
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Berry, avec la tapisserie déployée sur les murs : serait-ce une mise en scène de l’image? En particulier pour les banquets, je pense à deux enluminures, dont l’une provient des Grandes Chroniques de France, qui représentent la rencontre de Charles V avec son oncle, l’empereur de Bohême, à Paris en janvier 1378, et où l’on voit des représentations de batailles, dans le but de montrer la nécessité de la guerre. M.-C. Deprez Masson: L’intérêt du roi de France pour les sujets troyens me paraît évident, ces tapisseries établissent la généalogie des Français par rapport aux autres populations. B. Faivre: Je suis frappé par cette obsession de la pureté dans la pièce de Deschamps, sait-on quelque chose sur sa représentation ? E.L. : Non, pas vraiment. J. K. : À propos du Dit des quatre Offices, comment voyez-vous cette représentation ? Que fait le roi ? E.L. : Je ne pense pas que cela se joue au moment du repas du roi, mais certainement à la cour. M. Rousse: Avec la cérémonie on est bien dans le domaine du théâtre, mais... il faut être prudent. Pour ce qui est des représentations, il n’est pas impossible que la pièce de Deschamps ait été représentée, mais si tel est le cas, le moment c’est le repas. On a des témoignages sur ce genre de pra¬ tique. Mais il y a aussi des possibilités de représentation de façon plus intime, (ex.: Louis XIII faisait jouer ce genre de spectacle dans sa chambre). E.L. : Je ne nie pas qu’il y ait eu des représentations pendant le repas, mais il me semble que, puisqu’il s’agit d’une farce, il serait un peu bizarre de la voir représenter devant le ‘noble’ roi à table. J. Koopmans: Mais qu’est-ce qui était noble au Moyen Age? Le sys¬ tème n’est pas le même qu’aujourd’hui: jouer une farce devant un roi n’était pas inconvenant a priori. D. Hüe: À propos de cette obsession de la pureté, on pourrait peut-être justifier ces références à la puanteur par opposition à la richesse et à la finesse du repas royal.
L’AVOCATE ET SA VOCATION : ÉTUDE SUR LA DRAMATISATION D’UNE PROPRIÉTÉ MARIALE DANS L’ADVOCACIENOSTRE DAME1
'V
Pour cela qu’en vaut le celer Doit l’en le livret apeler L’Advocacie Nostre Dame: Quer el deffent le cors et l’ame De tuyt cil qui la veut amer Et a son besoing reclamer. [Si li prions donc sans demeure Qu’a touz nos besoings nou/s/ sequeure]2.
Pourquoi ne pas aller au rebours de la chronologie ? Au départ (de cette démonstration) se trouve le Mystère de l ’Advocacie Nostre Dame, rédigé vraisemblablement à la fin du XIVe siècle, dont deux fragments de 492 vers octosyllabes au total sont conservés dans le manuscrit d’Angers, Bibl. mun., 572. On en doit la découverte, l’étude et l’édition à Graham A. Runnalls3. Cette œuvre théâtrale tire parti des données semi-dramatiques,! c’est-à-dire des passages dialogués du texte originel, dont elle développe en outre et amplifie, sans aucune espèce de trahison de l’original, la narra¬ tion parfois allusive, pour donner à voir le progrès de l’action parlée dans les deux sites opposés du surnaturel chrétien. Par exemple, au commence- ^ ment, en manière d’exposition du «procès de paradis», l’on surprend un 1
L’«Advocacie Nostre Dame», et «La chapelerie Nostre-Dame de Baiex», poème nor¬ mand du XIVe siècle..., Paris, 1869, Académie des Bibliophiles (édition du texte, notes et glossaire préparés par A. de Montaiglon, imprimés en 1869, mais non publiés; pré¬ face de G. Raynaud, datée de 1896).
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L'Advocacie Nostre Dame, v. 2493-2498, éd. citée, p. 84 (plus, entre crochets, les deux vers de supplication ajoutés à la fin du texte par la version du manuscrit de Dijon, Bibl. mun., 525). Il est nécessaire de préciser: avant 1802, plusieurs feuillets de ce manuscrit par ailleurs lacéré avaient disparu. A partir du vers 2409, la fin du texte de cette copie se lit sur un feuillet conservé dans le manuscrit de Paris, Bibl. de France, n. acq. fr. 20001, recueil composite formé en 1900. Voir H. Omont, « Notice sur quelques feuillets retrou¬ vés d’un manuscrit français de la Bibliothèque de Dijon », Romania XXXIV (1905), p. 364-74, et, pour l’édition des vers retrouvés, p. 369-71.
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G. A. Runnalls, «The Mystère de l’Advocacie Nostre Dame: a recently-discovered frag¬ ment», Zeitschrift für romanische Philologie C (1984), p. 41-77; à compléter avec: A. Henry, «A propos du Mystère de l’Advocacie Nostre Dame», ibid., p. 513-515.
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GÉRARD GROS
«concile des diables»4 que mentionnait VAdvocacie5', le lendemain du «saint divendre»6 - Vendredi saint, première journée du procès7 commen¬ çant après l’heure de «nonne» (la symbolique de la coïncidence horaire avec la mort du Christ ne feint pas l’innocence), on assiste à un « parlement des saints »8 (où défilent, chacun dévidant son rôle, Adam, Noé, Abraham, Ysaac, Jacob et Moïse)9. À mi-chemin de ce mystère et du texte premier, une copié de Y Advoca¬ cie présente un état intermédiaire, eu égard tout au moins à la réception supposée de l’œuvre et précisément au mode de lecture proposé - dans le manuscrit de Dijon, Bibl. mun., 52510. Soigneusement, l’éditeur médiéval y procède à la délimitation des parties, au repérage des discours, à l’indica¬ tion des interlocuteurs”. Cette quête de la structure, ce souci de l’ordon¬ nance, cette classification méthodique et peut-être cette manie de l’analyse s’étendent d’ailleurs à tous les romans, traités moraux ou religieux du recueil bien entendu pourvu d’une table liminaire minutieusement détaillée. L’Advocacie, alors, n’est peut-être encore qu’un texte à lire (ou faire lire) «en maniéré d’estude», où le remanieur aurait justement prévu entre l’histoire et l’index des navettes susceptibles d’éviter la fatigue ou l’égarement d’une navigation au long cours dans le texte. Toutefois, par une présentation qui souligne l’importance de discours ayant par nature valeur de péripéties, cette version, au prix de menus remaniements, prépare une dramatisation du texte, à des fins qui pour autant ne visent peut-être pas la scène. Mais comment VAdvocacie Nostre Dame n’aurait-elle pas été, tôt ou tard, exposée à un tel changement de forme, où d’ailleurs ses promesses devaient s’accomplir? De patrie normande, bayeusaine exactement, com4
Prennent successivement la parole Brisegon, Lucifer et Satan, v. 1 à 34.
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«... Quant il (=le diable) vit qu’il out tout perdu, De sa perte tout esperdu, Plein de grant rage et de grant guile, Il rassembla .1. grant concile Si très grant et si renommé Que tout ensemble, a jour nommé, Touz les deables d’enfer vindrent Et touz a .1. conseil se tindrent Ceulz qui acel concile furent: Quer.i. procuratour eslurent Pour VUmain Lignage semondre...», Advocacie, v. 229-239.
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Mystère, v. 221.
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«Je suis juge: pour moy le di, Je met jour au saint vendredi Que je fuy en la croiz pendu», Advocacie, v. 375-77.
8
Mystère, v. 190.
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Ibid., v. 190 à 241.
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Manuscrit exécuté à Paris, par Mathias du Rivau, un calligraphe renommé, dans les années 1355-1362. On croit pouvoir avancer que trois à quatre décennies séparent de l’original cette version de l’œuvre. Il semble que la même durée s’écoule, approximati¬ vement, entre cette version de Dijon et le remaniement en mystère. Avérée, cette obser¬ vation serait intéressante quant au rythme de l’évolution du texte et du changement de forme.
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Voir G. Gros, «Le texte narratif au seuil de la dramatisation: l’exemple de l’Advocacie Nostre Dame (au manuscrit de Dijon, Bibl. mun., 525)», in: J.-P. Bordier (éd.), L’Eco¬ nomie du dialogue dans l'ancien théâtre européen, Paris, Champion, 1998, p. 53-68.
L’AVOCATE ET SA VOCATION
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posée dans les année 1320 par un auteur anonyme, clerc de justice proba¬ blement, elle se rattache aux «procès de paradis», en montrant en quels termes et avec quelle efficace la Vierge prend au Jugement dernier la défense du genre humain.
L’UNITÉ DU RECUEIL HAGIOGRAPHIQUE C’est le manuscrit d’Evreux, Bibl. mun. 8, qui contient la copie la plus ancienne (actuellement connue) de 1 ’Advocacie. Voici le contenu de ce volume: fol. fol. fol. fol.
1-134 135-147 147v°-160 160v°-165
Le Dyalogue saint Gregore (24080 vers)12 La vie saint Gregore (2356 vers)13 L’Advocacie Nostre Dame (2498 vers) La Chapelerie Nostre Dame de Baiex (894 vers).
La composition du recueil séduit par le caractère d’équilibre que lui donne, dans son double objet, l’alternance des textes. Le propos hagiogra¬ phique s’élève du culte de dulie (saint Grégoire le Grand, pape entre 590 et 604), au culte d’hyperdulie (la Vierge) - ce qui vaut à l’ordre de suc¬ cession des textes d’inverser la chronologie de leur rédaction14. Dans cha¬ cun des deux groupes, un livre majeur est suivi d’un texte de moindres proportions ; à poursuivre le parallèle, on constate que dans chacun des cas, unej