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French Pages [220] Year 2023
LA PUISSANCE NARRATIVE DES CARTES Note de l’éditeur Benjamin Roux
Benjamin Roux est éditeur et associé aux Éditions du commun. Ses réflexions portent sur la place des traces et récits dans les expériences collectives. Ses travaux et ses écrits sur les pratiques collectives et les enjeux de la culture des précédents sont accessibles sur son site cultivateurdeprecedents.org.
« La carte n’est pas le territoire qu’elle représente, mais, si elle est correcte, elle a une structure semblable au territoire, ce qui explique son utilité. » Alfred Korzybski1 « La carte est le miroir de notre communauté, elle sert à montrer ce que nous apprenons et elle aide à comprendre le territoire. » IAAFs Raimundo Kaxinawá2 « Raconter le monde, c’est raconter comment on entend le modifier. Les récits sont déjà la lutte, et la lutte a besoin de récits. » Wu Ming3 La carte n’est pas le territoire. Cela sonne comme une évidence, surtout à la lecture du livre que vous avez entre les mains. Et pourtant, c’est une ⒈ Alfred Korzybski, Science and Sanity. An introduction to Non-Aristotelian Systems and General Semantics [1933], New-York, Institute of General Semantics, 1994, p. 58, cité par Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz dans Cartographie radicale. Explorations, Dominique Carré/La Découverte, 202⒈ ⒉ Dans l’article de Renato Antonio Gavazzi, « Cartographie autochtone à Acre. Influencer les politiques publiques au Brésil », Comissao Pro-Indio do Acre, p. 17⒌ ⒊ « Entretien de Wu Ming 5 et Wu Ming 2 » dans Constellations. Trajectoires révolutionnaires du jeune 21ᵉ siècle, l’Éclat, 2014 ; https://mauvaisetroupe.org/spip.php?article96
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information cruciale qui nous fait défaut au quotidien, lorsque nous consultons un trajet sur notre application GPS, ou encore une localisation sur le service de Google. C’est aussi le cas lorsque nous regardons un planisphère qui, comme vous le comprendrez dans les expériences qui vont suivre, nous place, nous Européen·nes, au centre du monde. La carte est un récit : le processus qui nous permet de la réaliser est en tout point similaire à celui qui nous permet de raconter des histoires. Nous avons pour cela besoin d’un émetteur, d’un destinataire et d’un récit à partager. L’aspect visuel de la carte ne doit pas nous faire oublier l’essentiel : d’une part, tout récit adressé porte en lui des intentions et, d’autre part, les récits qui nous touchent sont ceux qui viennent capter nos désirs et croyances. Et ce depuis la nuit des temps, depuis les premiers récits et mythes. Nous nous racontons des histoires pour nous souvenir, pour en tirer des leçons ou pour nous faire peur au coin du feu. Ces intentions embarquées, cousues au sein même de la narration, nous pouvons les appeler des « fairefaire »4. Tous les récits en sont composés, qu’il s’agisse de faire-peur, faire-rire, faire-pleurer, faire-savoir, fairecomprendre… Ils répondent au besoin de créer du liant, de nourrir les relations humaines. Ces mécanismes sont socialement codés, convenus, et les personnes en présence en connaissent les règles. Or la puissance des récits et la capacité à jouer de leurs codes peuvent permettre à celles et ceux qui les maîtrisent d’en (ab)user, notamment parce que ces récits dissimulent les intentions qui les composent. Les exemples les plus évidents relevant de l’art du storytelling sont la communication commerciale (faire-acheter) et la politique (faire-voter). On y est devenu maître en dissimulation des intentions et en captations de nos désirs et croyances. Ils vont notamment imbriquer des 14
⒋ Yves Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche, Éditions Amsterdam, 20⒑
faire-faire, sur le mode des poupées russes : faire-peur dans le but de vous faire voter, faire-saliver pour vous faire consommer, etc. Le monde dans lequel nous vivons est empli de récits, nos quotidiens aussi. C’est un enchevêtrement de récits singuliers, contradictoires ou complémentaires, de récits éphémères ou séculaires, de mythes et d’épopées venues d’en bas, de récits unifiants ou de leçons de vie qui tendent à l’universalité. Ou encore des bouts du passé qui ne survivent pas à l’amnésie collective et, ce faisant, des expériences que nous serons appelé·es à revivre. Le monde dans lequel nous vivons est structuré par un ensemble de systèmes de domination du vivant, humain ou non humain – domination capitaliste, impérialiste, colonialiste, patriarcale, etc. – ou non vivant – extractiviste, etc. La lutte contre toutes ces formes de dominations et d’injustices nous oblige à choisir nos armes. De l’art ancestral qu’est celui de conter5, nous voyons bien que le récit est devenu industrie, stratégie et outil de pouvoir. Il est entendu que la puissance et la portée des récits dominants et dévastateurs sont directement proportionnelles aux moyens financiers des personnes qui les émettent. Nous pourrions être accablé·es par ce constat si nous n’avions autour de nous une multitude de récits d’expériences et de luttes, à commencer par ce livre. La carte est une lutte. Et la lutte s’appuie sur nos cartes. Les expériences relatées dans cet ouvrage démontrent que, tout comme les récits, les cartes sont avant tout adressées à celles et ceux qui les produisent. Tel un miroir, la carte est une manière de se raconter l’histoire du territoire où nous vivons, l’histoire de nos ancêtres, l’histoire de notre lien aux autres, l’histoire de ce que nous avons réussi à mener collectivement. ⒌ Voir Walter Benjamin, « Le conteur » [1936] dans Œuvres III, Éditions Folio Essais, 2008 ; Benjamin Roux, l’art de conter nos expériences collectives. Faire récit à l’heure du storytelling, Éditions du commun, 20⒙
Raconter, documenter, imaginer nos luttes par les cartes et les récits nous confère un pouvoir réel qui vaut plus que tous les moyens financiers de nos adversaires. Nous pouvons ainsi contribuer, non pas à une montée en généralité, une homogénéisation de nos récits et de nos expériences, mais bien à une « montée en latéralité6 » : une propagation de territoire en territoire de nos histoires et donc de nos luttes. Notre force est de nous mélanger, d’échanger, de renforcer mutuellement nos expériences collectives, constituant le maillage serré et dense d’une culture commune. C’est ce à quoi ce livre souhaite contribuer en partageant ces exemples de pratiques qui prennent racine, là où elles sont, et en vous invitant, avec le fanzine en fin d’ouvrage, à en faire de même, là où vous êtes.
⒍ Pascal Nicolas-Le Strat, Le travail du commun, Éditions du commun, 2016, p. 180.
Couverture de l’Atlas Minor de Mercator. On y voit le Titan Atlas porter le globe terrestre sur ses épaules. De part et d’autre, deux hommes blancs mesurent la surface de la Terre à l’aide de compas d’arpentage. Gerard Mercator et Jodocus Hondius, Atlas Minor, 1607, Statens kartverk sjø, domaine public.
POUR UN ACTIVISME CARTOGRAPHIQUE Préface Nepthys Zwer
Nepthys Zwer est historienne. Sa recherche porte sur l’épistémologie de la cartographie et le système de représentation graphique Isotype. Elle organise des ateliers cartographiques et anime le site visionscarto.net. Elle est membre d’un collectif de maraîchage alternatif en Allemagne.
« Mais la carte d’une géographie n’est pas plus cette géographie – ou cet espace – que la peinture d’une pipe n’est une pipe. » Doreen Massey1 « Les cartes doivent-elles être seulement un miroir inerte des valeurs de la majorité ou peuvent-elles jouer un rôle plus large dans la lutte pour le progrès social ? » Brian Harley2 Le groupe kollektiv orangotango, créé en 2008, pratique ce qu’il appelle un « activisme géographique » reposant sur la cartographie critique et l’éducation populaire3. Ces pratiques et réflexions visent à initier un changement social par des ateliers, des publications, des expéditions urbaines et des performances artistiques. Un petit « + » a été ajouté au nom en 2018 pour prendre en compte les nombreuses personnes qui ont contribué à la conception du présent ouvrage4.
⒈ Doreen Massey, For Space, Los Angeles, Sage, 2005, p. 10⒍ ⒉ (John) Brian Harley, « Can there be a cartographic ethics ? » dans Cartographic Perspectives, 10, 1991, p. 9-⒗ Trad. : Peter Gould et Antoine Bailly (éd.), Le Pouvoir des cartes. Brian Harley et la cartographie, Paris, Anthropos, 199⒌ ⒊ l’éducation populaire a lieu hors d’un cadre institutionnel, généralement dans une structure associative à but non lucratif. Parfois qualifiée d’auto-éducation de la société civile, elle vise l’émancipation individuelle par l’instruction et la réflexion critique mais aussi l’amendement social. Cependant, ses formes et généalogies diffèrent d’un pays à l’autre et il est difficile d’en donner une définition précise. Une figure historique de l’éducation par le bas est le pédagogue Paulo Freire. ⒋ Voir le site https://orangotango.info/
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Un non-atlas Qu’est-ce qu’un atlas ? Cette question s’est posée au kollektiv orangotango+ quand il a conçu la version originale de ce livre. Paru en langue anglaise aux éditions Transcript (Allemagne) en 2018, l’ouvrage présente 40 exemples de contre-cartographies5 réalisées dans le monde entier. L’appel à cartes lancé en 2015 par les initiateurs du projet, Severin Halder et Boris Michel, ensuite rejoints par Paul Schweizer, avait reçu près de 150 réponses. Trois années de discussions ont été nécessaires pour sélectionner les propositions, les éditer et donner forme au recueil. Si le propos initial était de comprendre et d’expliquer ce qu’était une cartographie critique à partir d’exemples concrets, la mise en forme de l’ouvrage amenait une autre question : comment nommer une collection de cartes accompagnées de textes explicatifs, portant sur des sujets hétéroclites et sans uniformité sémiologique ? Devant un album de cartes thématiques, on pense bien sûr à un atlas géographique. Mais ce dernier, depuis que Gérard Mercator en a conceptualisé la forme à la fin du XVIᵉ siècle6, présente plutôt une grande unité de style et reproduit toujours la vision du monde des pouvoirs politiques et économiques dominants. Or, la cartographie critique déconstruit justement ces discours et propose une interprétation contre-hégémonique du monde. N’avions-nous donc pas là un… non-atlas ?
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⒌ En 1995, la sociologue Nancy Lee Peluso a forgé le terme de « contre-cartographie » (counter-cartography) pour qualifier les cartes réalisées dans le but de défendre les droits des peuples de la forêt de la Bornéo indonésienne (voir infra, p. X). Ce qui différencie la contre-cartographie de la cartographie conventionnelle, c’est qu’elle n’est pas le fait d’une institution étatique ou officielle et qu’elle peut donc soutenir des luttes sociales. Selon les pays, différentes dénominations se sont imposées. ⒍ Le premier atlas, soit un recueil de cartes sous forme de livre, est cependant le Theatrum Orbis Terrarum d’Abraham Ortelius, paru en 1570. Sur le terme « atlas », voir les explications de Denis Wood dans la conclusion, p. 166 ; sur l’histoire de l’atlas, voir Jean-Marc Besse (dir.), Forme du savoir, forme de pouvoir. Les atlas géographiques à l’époque moderne et contemporaine, École française de Rome, 202⒉
À l’automne 2018, nous assistions, à Berlin, au lancement de This Is Not an Atlas et la nécessité d’une édition française nous est immédiatement apparue. S’il existait déjà d’autres recueils de contre-cartographies7, celui-ci présentait une grande variété de projets réalisés sur toute la surface du globe. Les chercheuses, chercheurs et groupes militants expliquaient et contextualisaient leur démarche, l’analysaient aussi dans une approche autocritique et relayaient la parole des populations impliquées dans le processus d’élaboration cartographique. En 2021 paraissait, en langue française, Cartographie radicale. Explorations, qui pose la question de la nature des (contre)cartes et du geste cartographique d’un point de vue analytique et historique8. Face au succès de ces deux publications complémentaires, il a semblé urgent d’offrir enfin au public francophone les exemples du non-atlas. Les Éditions du commun ont relevé le défi et publient, dans une version allégée, le présent livre (de) pratique⒮. Il est pensé comme un mode d’emploi et un encouragement à imaginer et à créer « un autre monde possible »9. Pour la présente édition française, la sélection difficile de 19 contributions parmi les 40 d’origine, toutes d’égal intérêt, s’est faite en fonction de la seule exemplarité des contenus. Les versions originales ont été légèrement éditorialisées et unifiées. Traduire en français des textes eux-mêmes traduits en anglais à partir de l’espagnol, du portugais ou de l’allemand s’est avéré un exercice délicat, mais aussi un gain de réflexivité : les terminologies ⒎ Voir par exemple : The Nuclear War Atlas (Bunge, 1982) ; The Nunavut Atlas (Riewe, 1992) ; The Maya Atlas (Toledo Maya Cultural Council, 1997) ; les Atlas du Monde diplomatique (2003-2015) ; An Atlas of Radical Cartography (Mogel et Bhagat, 2007) ; Everything sings. Maps for a Narrative Atlas (Wood, 2010), Food. An Atlas (Jensen et Roy, 2012) ; We Are Here. Map Archive (voir mapsarchive.wordpress.com) ; AntiAtlas of Borders (voir antiatlas.net). L’atlas critique questionne autant les connaissances que les méthodes de leur production. Voir par exemple : Matthieu Noucher et Laurent Polidori (dir.), Atlas critique de la Guyane, Paris, CNRS Éditions, 20⒛ ⒏ Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz, Cartographie radicale. Explorations, Paris, Dominique Carré/La Découverte, 1ʳᵉ édition 202⒈ ⒐ Préface de Severin Halder et Boris Michel dans la version anglaise.
militantes et cartographiques ne se recoupent que rarement d’une zone culturelle et linguistique à l’autre et nous explicitons nos choix en note de bas de page. Pour montrer la diffusion de la contre-cartographie également dans la recherche française, nous présentons, en plus des contributions de Philippe Rekacewicz, d’Élise Olmedo et de Sarah Mekdjian et Anne-Laure Amilhat Szary, déjà présentes dans la version anglaise, celles d’Aude Vidal et de Matthieu Noucher. Qu’est-ce donc que cette contre-cartographie qu’illustre notre non-atlas ? La multiplicité des dénominations (cartographie radicale, critique, sociale, alternative, libre, collaborative, sensible…) témoigne de l’extension et de la vivacité d’un phénomène qui s’inscrit clairement dans un nouveau rapport général aux cartes. On peut en tracer les contours comme ci-après.
L’image du monde Il faut d’abord comprendre comment fonctionnent les cartes. Elles ont la puissance des images, elles sont immédiates, suggestives et convaincantes. Mais ce qui les rend redoutables, c’est leur utilité. Nous avons besoin des cartes, elles nous sont indispensables pour appréhender notre environnement et nous sommes disposé·es à croire tout ce qu’elles nous racontent. Elles construisent tout simplement l’image du monde physique que nous nommons « réalité ». Cartographier est un acte aussi ancien que l’humanité, même si la plupart des cartes – griffonnées dans le sable, chantées, dansées, rêvées – se sont perdues ou ne laissent pas de traces, étant avant tout des outils d’orientation et de localisation. Au fil du temps, la représentation cartographique s’est vu imposer les normes de la conception occidentale de l’espace, un espace euclidien et mesurable et non pas dynamique et symbolique. À l’époque moderne, la triangulation a donné à la cartographie la superbe mathématique et « scientifique » dont elle a
tant de mal à se défaire. Cette acception cartésienne de l’espace permet aux puissants de tracer des lignes sur le papier puis de leur donner force de loi, d’en faire des frontières et, bien sûr, de coloniser la surface du globe. Le traité de Westphalie, en 1648, a refaçonné l’Europe avec des frontières-limites qui venaient se plaquer artificiellement sur l’espace vécu des populations dans l’épaisseur des marges frontalières. Il en alla de même lors du congrès de Berlin de 1878 qui redessina les contours de l’Europe du Sud-Est, de la conférence de Berlin de 1885 qui découpa l’Afrique en morceaux et des traités de paix de 1919, dont on dit qu’ils préparèrent la prochaine guerre. Le pouvoir performatif des cartes sert donc à administrer la preuve, notamment celle de la propriété, et à légitimer et pérenniser un pouvoir sur le territoire et l’espace. « Les cartes ont été complices de l’histoire du colonialisme et du nationalisme », lit-on dans la préface de la version anglaise. Elles ont contribué à la stabilisation et à la légitimation de ces pouvoirs, mais aussi à la naturalisation des conditions sociales qu’ils instauraient. Pourtant, la géographie concerne tous les êtres humains. En 1976, Yves Lacoste nous mettait déjà en garde : « Pour le développement d’une société démocratique, il est grave que ce soit seulement la minorité au pouvoir qui sache comment la situation se transforme concrètement dans les multiples parties du territoire et comment on peut intervenir dans ces changements. »10 Demandons-nous donc qui réalise une carte, et pourquoi ? Selon l’intention qui sous-tend le geste cartographique, elle pourra servir des causes antagonistes : communément, celles des pouvoirs en place, des grands intérêts économiques et du capital ou bien, et c’est dans cette logique que s’inscrit la contre-cartographie, celle de la justice sociale.
⒑ Yves Lacoste, La Géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre [1976], Paris, La Découverte, nouvelle édition augmentée, 2012, p. 17⒌
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Petits détours La contre-cartographie s’est constituée, à différents moments et à différents endroits, par la convergence autant de la pratique, de la recherche, de l’engagement politique que de l’art. Des groupes et individus lui ont préparé la voie, telle l’équipe du sociologue W.E.B. Du Bois, qui exposa à Paris, en 1900, des graphiques aux formes inédites pour expliquer la situation des Noir·es aux États-Unis ou bien l’Isotype, un système de représentation de données statistiques par des pictogrammes conçu par Otto Neurath et Marie Reidemeister à partir de 1925, qui dévoilait les interdépendances socio-économiques de l’activité humaine. Dès les années 1960, certaines Premières nations, telles les populations autochtones11 d’Amérique latine ou du Canada, ont utilisé des cartes pour défendre ou recouvrer l’usage de leurs territoires ancestraux12. Aux États-Unis, au tournant des années 1970, la prise de conscience de la nature performative de l’énoncé cartographique aboutit à une convergence entre recherche
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⒒ Courante dans d’autres langues (indigenous en anglais), la notion d’« indigène » renvoie en France à l’indigénat algérien. Nous lui préférons le terme d’autochtone. Selon les Nations unies, en 2019, la Terre comptait 476 millions d’autochtones, soit 6,2 % de la population mondiale. Il s’agit des « communautés, populations ou nations non dominantes d’un pays dont la présence historique est antérieure sur un territoire déterminé » : Indiens des Amériques, Maoris de Nouvelle-Zélande, Aborigènes d’Australie, Inuits du Groenland et de la Sibérie, Saamis de Scandinavie, Kanaks de Nouvelle-Calédonie et Ainus du Japon. La définition peut être étendue à d’autres groupes. Au Brésil, le gentilé « Marrons » désigne les communautés de descendant·es d’esclaves noir·es qui avaient fui l’esclavage colonial et s’étaient installé·es en forêt, dans des quilombos. Le terme « marron », dérivé de l’espagnol cimarrón (qui désigne les animaux domestiques retournés à l’état sauvage) n’a rien à voir avec une couleur de peau. On les appelle « Bushinengués » en Guyane française. Autant les populations indiennes que marrones luttent contre l’accaparement de leurs territoires, convoités pour leurs ressources alors que leurs droits ne sont pas consolidés. ⒓ Voir les travaux de Béatrice Collignon sur les cartographies des Inuits du Canada ou le Nunavut Atlas de Rick Riewe, dont est extraite l'image p. 2⒉
universitaire et militantisme. En 1969 était lancée la revue Antipode. A Radical Journal of Geography. David Harvey et William Bunge – ce dernier en collaboration avec la jeune activiste Gwendolyn Warren – mettent alors leur géographie « radicale » ou « critique » au service de causes sociales qui leur semblent justes. En France, en 1976, Yves Lacoste lance la revue Hérodote, qui contribue à réhabiliter la géopolitique dans l’univers prétendument apolitique de la géographie. En 1984, Roger Brunet lance le groupe de recherche GIP Reclus et sa revue Mappemonde, qui témoigne de ces préoccupations épistémologiques. À partir des années 1990, la recherche s’est définitivement ouverte à cette approche critique du geste cartographique (geste que l’on appelle mapping en anglais), mais aussi de l’objet carte lui-même et de son usage social. S’opère alors la grande déconstruction de la carte, entrée « dans l’ère du soupçon »13. Ces questionnements méthodologiques et épistémologiques mettent la discipline en tension entre une nécessaire normalisation du langage cartographique (voir la « sémiologie graphique » conçue par Jacques Bertin) et des innovations (voir la « chorématique » de Roger Brunet, de même les cartes réalisées pour la DATAR par Anne Bailly ou les cartes géopolitiques crayonnées de Philippe Rekacewicz). Il est clair que l’émancipation de la forme accompagne la libération du préjugé de scientificité et du crédit d’objectivité que l’on attribue trop facilement aux cartes. Au tournant du millénaire, ce sont les artistes qui ont impulsé une nouvelle dynamique à cette approche politique de l’espace, comme l’explique André Mesquita dans le chapitre suivant.
⒔ Christian Jacob, L’Empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992, p. 2⒈ Severin Halder et Boris Michel citent John Brian Harley, « Deconstructing the Map » dans Cartographica, 26/2, 1989, p. 1-20 ; Denis Wood, The Power of Maps, New York, Guilford, 1992 ; Jeremy W. Crampton et John Krygier, « An Introduction to Critical Cartography » dans ACME. An International E-Journal for Critical Geographies, 4/1, 2005, p. 11-3⒊
Aujourd’hui, les cartes simplifiées et l’infographie sont omniprésentes dans notre paysage informationnel. L’intérêt du grand public pour la cartographie est porté par les possibilités qu’offre le numérique, que ce soient les outils de géoréférencement (systèmes d’information géographique, systèmes de navigation) ou les logiciels de cartographie. Reste à savoir si cette facilitation des pratiques et usages ne fait pas oublier la nature subjective et politique des cartes. À nous de prendre en main cet outil en connaissance de cause, en tenant compte de ses possibilités et de ses limites.
Des cartes autres Parmi les cartes critiques beaucoup sont réalisées par des personnes non spécialistes lors d’ateliers animés par des chercheuses et chercheurs impliqué·es ; certaines sont faites à main levée, d’autres sont des cartes numériques14. À l’échelle d’une commune ou d’un quartier, la cartographie participative permet la mise en commun des idées et fédère le groupe autour d’une action collective – à l’échelle du monde, la carte produite par une seule personne (qu’elle soit cartographe, militante ou artiste) révélera et dénoncera des situations et phénomènes occultes, inédits ou complexes, d’interrelations et interdépendances économiques ou politiques. Elle complétera ou rectifiera ainsi les informations dont nous disposons. Ces cartes usent des mêmes ressorts que la cartographie conventionnelle, mais mettent le pouvoir de l’image et du discours cartographique au service de la transformation sociale et de l’agentivation politique de la société civile. La cartographie critique formule tout d’abord un contre-récit qui corrige ou étend les connaissances établies sur un sujet. Du dévoilement à la mise en évidence de phénomènes spatiaux, elle propose des ⒕ Voir le travail des groupes iconoclasistas : https://iconoclasistas.net/ et GeoComunes : http://geocomunes.org/
informations nouvelles et différentes. Internet et les applications numériques lui permettent d’opérer en open access et open source15, partant du principe que la connaissance est un bien commun16, une ressource libre et partagée, révisable et utilisable par toutes et tous. Cette cartographie alternative est réflexive, elle questionne son propre fonctionnement, ses choix sémiologiques, sa subjectivité et la nature située17 des savoirs qu’elle produit, mais aussi les conditions économiques de sa production, les usages auxquels elle est destinée et « les conséquences sociales de la confection des cartes » (Harley, op. cit.). Elle est « humaine ». La recherche impliquée ou militante permet d’élaborer des cartes avec les populations concernées, sur le terrain, au plus près des zones de résistance et de lutte. Les populations ne sont plus les « objets » de la recherche géographique, mais des sujets agissants. Elle produit un empowerment mental, intellectuel et technique, une agentivation des groupes engagés dans la revendication et la défense de leurs droits. Ils prennent conscience de leur situation, se fédèrent et ⒖ Un contenu en libre accès (open access) est disponible gratuitement et librement. Un logiciel open source est utilisable et modifiable librement. Les formats ouverts et les données ouvertes ne sont pas soumis·es à un brevet ou des restrictions légales. Les licences creative commons régissent l’utilisation d’œuvres intellectuelles dans le but de les partager et de mieux diffuser les connaissances. ⒗ « Les biens communs, ou tout simplement communs, sont des ressources, gérées collectivement par une communauté, celle-ci établit des règles et une gouvernance dans le but de préserver et pérenniser cette ressource. » (définition donnée sur « le portail des Communs » : https:// lescommuns.org/). Les termes de « communs » ou de « biens communs » ne font pas consensus et peuvent se décliner selon des critères d’accès, de rivalité, d’épuisement, de nature, d’exclusivité, etc. Ils peuvent être des biens ou des ressources soit physiques (cours d’eau, forêts, parcs…), soit immatérielles (les connaissances, la culture, les logiciels libres…) partagé·es et géré·es collectivement. L’économiste Elinor Ostrom examine l’auto-gouvernement des biens communs dans son ouvrage Governing the commons. The evolution of collective action [1990], trad. La Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Louvain, De Boeck, 20⒑ ⒘ Sur la notion de « savoir situé », voir Donna Haraway, « Situated Knowledges. The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective » dans Feminist Studies, 14/3, 1988, p. 575-59⒐
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Usage autochtone du territoire au Canada. Rick Riewe, Nunavut Atlas, 1992, p. 4⒊ The University of Alberta Press et Tungavik Federation of Nunavut, all rights reserved, © Canadian Circumpolar Institute.
Des rouages pour montrer les interdépendances entre la Chine et les autres régions… Philippe Rekacewicz, « Au centre de la mondialisation » dans Le Monde diplomatique, Manière de Voir, 20⒓
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se dotent d’outils de lutte. Elle assume aussi sa nature subjective et ne cherche pas à effacer l’empreinte des personnes qui l’ont conçue. C’est justement parce qu’elle revient à la racine humaine de la connaissance géographique et qu’elle assume son intention politique en s’inscrivant dans une recherche militante qu’elle est volontiers qualifiée de « radicale ». Parce qu’elle intègre d’autres prémisses que la cartographie conventionnelle, la cartographie libre constitue un enrichissement pour la recherche en géographie. Elle renouvelle également notre façon de penser l’espace. Car si les contre-cartes répondent à des questions, elles en posent aussi de nouvelles. Elles sont la surface de projection des problèmes diffus et tus, parfois dramatiques, auxquels sont confrontés les humains et leur environnement du fait des logiques libérales et néocoloniales du capitalisme partout à l’œuvre. À partir de la carte, au-dessus, autour d’elle, à son propos, vont émerger des discussions, des analyses, une pensée critique qui, comme le souhaitait le philosophe Otto Neurath, exerceront notre « faculté d’argumenter et de penser rationnellement »18. Ces cartes sont une « conversation potentielle » comme le montrent bien les échanges de contributrices et contributeurs de l’ouvrage dans la conclusion de ce livre. Mouvements migratoires de différents pays. Gesellschafts- und Wirtschaftsmuseum Wien, « Wanderbewegung wichtiger Länder 192027 » dans id., Gesellschaft und Wirtschaft. Bildstatistisches Elementarwerk, Leipzig, Bibliographisches Institut, 1930, planche 7⒋
Aujourd’hui, nous en sommes témoins avec ce non-atlas, une véritable contre-culture cartographique a vu le jour. Ces expériences existent en France, bien qu’elles soient encore minoritaires, et nous espérons que les exemples exposés ici soient inspirants.
⒙ Otto Neurath, « Visual Aids and Arguing » dans The New Era, 25/3, avril 1944, p. 51-6⒈
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Les 20 projets du non-atlas Les projets présentés dans ce livre ne se ressemblent pas, mais leurs ressorts sont les mêmes. Les habitant·es d’un quartier informel d’un pays pauvre pratiquent la même contre-cartographie que les habitant·es d’une grande ville d’un pays riche lorsque leur carte collaborative sert à revendiquer leur « droit à la ville »19 : d’un côté, on inscrit des maisons et des écoles autogérées sur le blanc des cartes officielles pour se rendre visible et obtenir l’aménagement d’infrastructures de la part des pouvoirs publics, de l’autre, les populations évincées des centres-villes occidentaux par la location touristique saisonnière défendent leur droit à rester chez elles en sensibilisant l’opinion publique à leur cause. La contre-cartographie présente également une diversité de procédés. Lors d’ateliers collaboratifs, les participant·es dessinent des cartes à main levée et inventent leur propre sémiologie cartographique. Ces cartes sembleront maladroites à qui les juge selon les seuls standards de la cartographie conventionnelle, oubliant que leur intérêt réside dans l’information nouvelle qu’elles produisent, sa corporéité et sa justesse. Ces groupes apprennent aussi à se servir d’outils de localisation et de cartographie en ligne, que ce soit pour repérer les terrains « communisables » d’une métropole ou pour répertorier les violences sexistes et sexuelles de rue. On l’aura compris : les objets et les méthodologies de la contre-cartographie sont aussi varié·es qu’il y a de causes à défendre, mais il s’agira toujours d’œuvrer pour plus de justice et d’égalité sociale et économique. Nous avons cherché à restituer cette diversité des formes dans l’unité des luttes. Les quatre angles d’analyse retenus (la carte en tant que « révélateur », « miroir », « outil » et « argument politique ») ne servent qu’à organiser le livre, chaque contribution pouvant être abordée indifféremment dans chacune de ces perspectives. 24
⒚ Cette notion d’un droit à une vie urbaine décente et agréable a été développée par Henri Lefebvre dans Le Droit à la ville (1972).
Le premier chapitre propose des exemples de cartographies servant à révéler et rendre visible des situations d’injustice : à San Francisco, elles montrent la progression de l’éviction des classes modestes du centre urbain et tout ce que l’on peut entreprendre pour s’en défendre ; les cartes de l’accaparement et de la pollution des terres par l’agrobusiness et les mines géantes vont fédérer des actions citoyennes locales dans les Andes ; en Inde, les habitant·es de quartiers informels20 se servent de cartes pour documenter l’état effectif des lieux ; de la même façon en Amazonie, des groupes autochtones s’inscrivent eux-mêmes sur la carte de leur territoire ; à Vienne, le répertoriage des noms de rue prouve l’expression de l’inégalité de genre dans l’espace public ; dans tous les aéroports du monde, la confiscation de l’espace public par les duty-free shops illustre la prédation capitaliste à l’œuvre autour de nos espaces communs. Le deuxième chapitre met en exergue l’un des effets marquants du processus cartographique : en s’inscrivant sur la carte, chacune et chacun va prendre conscience de la dimension spatiale de sa vie, de ses usages de l’espace, de l’acceptabilité ou non des limites imposées, valorisant ainsi sa propre existence : en Grande-Bretagne, des personnes sans abri découvrent leurs propres pratiques de la ville et, en conséquence, la légitimité de leur présence ; au Maroc, des femmes transposent leur quotidien sur des tissus traditionnels ; au Bangladesh, les habitant·es se construisent une identité en réalisant des cartes communautaires ; en Égypte, les habitant·es de Port-Saïd inscrivent leur histoire sociale sur une grande carte murale ; en Europe, des personnes en migration (se) racontent leur expérience de l’exil dans des cartes sensibles. ⒛ Slum en anglais, favela en portugais, le terme désigne les quartiers pauvres et surpeuplés dont les constructions ne sont pas inscrites au registre foncier. Ces quartiers n’apparaissent pas sur les cartes officielles, sinon en tant que grandes taches blanches ou grises. Le terme encore courant de « bidonville » est dépréciatif, celui de « quartier auto-organisé » insiste sur une caractéristique de ces lieux de vie.
Reprise d’une carte de 1971 du Detroit Geographical Expedition and Institute (DGEI) dirigé par Gwendolyn Warren. La police de Detroit évoque des accidents (forcément fortuits), mais il s'agit des lieux où des banlieusards ont renversé des enfants noirs, souvent sur leur trajet scolaire. WilliamBunge, « Children’s automobile ‘accidents’ in Detroit » dans Nuclear War Atlas, Oxford, Basil Blackwell, 1988, p. 12⒊
Le troisième chapitre aborde la contre-cartographie en tant qu’outil : il questionne tout d’abord les données qui servent à construire les cartes, celles disponibles sur le web, dont celles issues du crowd-sourcing (de la contribution bénévole des internautes), qui reflètent les inégalités d’accès au savoir collectif, mais aussi les inégalités de contribution à la constitution de ce savoir ; au Kenya, les gens apprennent à géolocaliser leur environnement ; à Berlin, la carte se fait un outil mémoriel du mouvement des squats ; en Malaisie, les populations autochtones conçoivent des cartes en tant qu’instrument de lutte ; en Guyane française, les petites cartes militantes dénoncent les agissements de l’industrie extractiviste. L’outil prend toute sa dimension politique dans les luttes présentées au quatrième chapitre : au Brésil, des chercheuses et chercheurs travaillent en concertation avec les populations à des projets de gestion des terres et rendent ainsi visibles leurs usages autochtones ; en Égypte, une application permet de montrer sur une carte les incidents de harcèlement des femmes dans l’espace public ; aux Philippines, cartographier les pratiques agraires et forestières permet de défendre les
communautés ; à New York, on s’organise pour arracher les friches à la spéculation immobilière et les transformer en espaces verts partagés ; surveiller les routes migratoires en Méditerranée permet aux activistes des droits humains de sauver des vies. La contre-cartographie étant à la fois une technique et une démarche militante, nous reprenons les conseils qui se trouvaient déjà dans This Is Not an Atlas, cette fois sous forme d’un fanzine détachable placé à la fin du livre : un Petit manuel de cartographie collective et critique pour les besoins des ateliers et du terrain. Si, aux mains des puissants, la carte a longtemps servi (et sert toujours) à asseoir leur pouvoir et à faire la guerre, aux mains de la société civile elle devient un instrument de justice et de bien-être social. Nous pouvons toutes et tous « mettre les mains à la carte », nous entraîner à en faire sur les lieux de lutte, nous approprier cet outil dans des ateliers de cartographie. Nous pouvons mettre cet outil puissant au service de causes justes. 25
Légende Zone avec la plus grande diversité bioculturelle de la planète : plus du 65% des langues, de la flore et de la faune.
Pays avec plus du 50% de population paysanne.
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Pays avec une population de plus de 10 millions de femmes paysannes.
Pays où est présente « Via Campesina », organisation internationale de défense des territoires et de la souveraineté alimentaire comptant 200 millions de personnes des zones rurales.
Principales causes des spoliations provoquant un exode rural massif. Violence armée
Méga-industrie minière
Hydrocarbures
Monocultures OGM
Pays où se trouvent les sièges des principales entreprises d’armement, pétrolières, minières, alimentaires, de semences OGM et agrochimiques.
15 10
Villes de plus de 10 millions d’habitant·es
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Afrique subsaharienne : Les femmes luttent pour la mise en œuvre de réformes agraires garantissant leur accès à la production alimentaire. Elles résistent à l’appropriation des terres communautaires par les industries extractives.
Amérique du Sud : Les femmes des mouvements ruraux de réappropriation des terres freinent l’expropriation et la privatisation par les grandes sociétés agroalimentaires et leurs monocultures de soja et de maïs.
Inde : Les paysannes défendent la conservation des semences face aux tentatives de privatisation. Elles luttent pour pouvoir continuer de choisir leurs cultures en harmonie avec le climat et leurs besoins.
Asie-Pacifique : Les femmes défendent leur droit à la terre et à la production. Elles s’opposent aux multinationales qui commercialisent des semences transgéniques, ainsi qu’aux cultures de palmiers à huile et de riz hybride.
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Monde arabe : Les femmes maintiennent une économie domestique au beau milieu de conflits armés et supervisent l’assistance en matière de santé, d’alimentation, de refuge et d’éducation au sein de leurs communautés.
Mégalopoles et crise environnementale
Travail rural et domestique
Exode rural et répression
En 2007, pour la première fois dans l’histoire, la population urbaine a dépassé la population rurale. Néanmoins, environ 3,4 milliards de personnes vivent encore dans des zones rurales et se consacrent à la production alimentaire. Plus de la moitié d’entre elles sont des femmes. Elles encouragent les pratiques de réciprocité, préservent la mémoire et les savoirs ancestraux, travaillent et cultivent la terre en harmonie avec les cycles de la nature. Elles apportent ainsi une solution à la crise écologique et aux catastrophes climatiques de plus en plus fréquentes dans le monde.
Ces 1,7 milliard de femmes représentent 25 % de la population mondiale et nourrissent 70 % des habitant·es de la planète. Les femmes rurales ne s’occupent pas uniquement des cultures, de l’approvisionnement en eau et en bois ou de l’élevage. Elles accomplissent également un travail invisible et non rémunéré : le travail domestique, qui consiste à s’occuper des enfants et des malades, à nettoyer le foyer et à préparer à manger… autant de tâches considérées comme le prolongement (inévitable) de leurs fonctions de reproduction biologique.
Fondé sur les monocultures et dominé par des multinationales, le système alimentaire agro-industriel nourrit 30 % de la population mondiale et emploie, dans des conditions déplorables, une infime partie des travailleuses et travailleurs des zones rurales. Ce système détruit l’environnement, appauvrit les peuples autochtones et les chasse de leurs terres. Il se développe à travers la militarisation et la répression, entraînant ainsi la perte des droits collectifs sur les biens naturels et la transformation de la propriété commune en propriété privée.
Sources : ACNUR, FAO, CEPAL, OXFAM, ONU, PNUD, Wo
De par le monde, les femmes assurent le care (le soin porté aux autres) mais aussi la protection des communs et la souveraineté alimentaire. Iconoclasistas, « À qui appartient la terre ? – Mapa mundi », 2017, licence Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike ⒋0 (CC BY-NCSA ⒋0) International Public License.
À QUI APPARTIENT LA TERRE ? Dans un monde où les corps et les territoires créateurs de vie sont considérés comme des objets de conquête, pillés par des actes néocoloniaux et capitalistes, menacés par la violence machiste et patriarcale qui se manifeste dans de multiples dimensions, les femmes résistent et organisent leurs communautés. Elles créent des économies domestiques qui protègent les biens communs et la souveraineté alimentaire.
Mésoamérique : Les femmes font face aux traités de libre-échange, à l’extension des conflits armés et au maïs transgénique. Elles protègent la diversité des espèces existantes.
Souveraineté alimentaire et culturelle Grâce à des pratiques de défense des biens communs, de protection de la culture populaire et solidaire, et du respect de la nature, les femmes rurales préservent l’agrodiversité face à l’avancée du dépossession néocoloniale. Elles assurent aussi la survie de plus de 6000 langues vivantes dans le monde entier. Majoritairement méconnues, celles-ci ont évolué au fil des siècles et sont porteuses de traditions et de pratiques inestimables. Ainsi, les femmes rurales sont de véritables gardiennes de la mémoire de la terre.
orldwatch Institute, Global Witness. Grupo ETC, GRAIN, CLOC-Via Campesina, Mundo Negro, No a la Mina, WoMin, The Internal Displacement Monitoring Centre, Uppsala Conflict Data Program.
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Mark Lombardi, World Finance Corporation and Associates, c. 1970-84, Miami, Ajman, Bogota-Caracas (Brigada 2506 : Cuban Anti-Castro Bay of Pigs Veteran), 7ème version, 1999, collection privée. Avec la gracieuse autorisation de la galerie Pierogi de New York.
LA POLITIQUE, L’ART ET L’INSURRECTION DES CARTES André Mesquita andremesquita.redezero.org
André Mesquita s’intéresse aux relations entre art, politique et activisme. Auteur de Countercartography. Mapping power as collective practice (2018), il est membre de Red Conceptualismos del Sur et commissaire de nombreuses expositions.
Montrer des systèmes complexes. Comprendre les conflits, les réseaux, les territoires, les frontières et les situations qui étaient auparavant invisibles. Partager des techniques et des nouvelles technologies. Produire des connaissances indépendantes. Voilà quelques-unes des stratégies qui caractérisent les pratiques de la cartographie critique. Jusqu’à quel point ces cartes parviennent-elles à dépasser les cartes conventionnelles en s’opposant aux représentations et objectifs des intérêts corporatistes, militaires et gouvernementaux ? De quelle manière l’art et l’activisme des cartographes et des artistes dissident·es peuvent-ils contester ces pouvoirs dominants ? Comment participer à ces mouvements ? Nous avons l’habitude de penser que les cartes sont des représentations exactes de la réalité, mais la neutralité n’existe ni dans la production des cartes ni dans leur utilisation. Entre les mains du capitalisme et de ses institutions, les cartes ont été instrumentalisées de nombreuses façons : pour instaurer un ordre et asseoir la domination des colonisateurs sur les colonisé·es, pour consolider des blocs économiques, pour justifier la mainmise du privé sur les espaces publics, pour légitimer les frontières, pour exploiter les ressources naturelles et les biens communs. Pourtant, les cartes peuvent être détournées et utilisées par celles et ceux qui résistent au contrôle de l’État et à la domination capitaliste. La cartographie a connu un changement substantiel au xxᵉ siècle, quand elle a commencé à être largement subvertie par les artistes et les militant·es. Nous présentons ci-après quelques artistes et collectifs d’artistes ayant promu ce changement ainsi que leurs luttes pour se positionner dans le monde de l’art capitaliste. La résistance à la cooptation de la culture par le capital fait émerger de nouveaux imaginaires radicaux et des espaces d’autonomie politique et d’invention partagée. Pour s’opposer à la capture, l’absorption et la neutralisation des dynamiques de coopération par des mécanismes corporatistes, militaires et commerciaux, il convient d’élaborer des outils conceptuels et analytiques qui permettent de visualiser les structures de plus en plus sophistiquées du
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capitalisme. Les cartographies réalisées par des collectifs d’activistes de l’art, tels que Bureau d’Études en France1, the counter-cartographies collective aux États-Unis2, iconoclasistas en Argentine3, et bien d’autres présentées dans ce livre, montrent les flux de pouvoirs locaux et mondiaux, les monopoles et les réseaux administratifs et nous donnent une idée des formes de contre-pouvoir que nous devons créer et de ce que sont les luttes sociales. Ces pratiques inversent la souveraineté d’une cartographie du contrôle et ces cartes sont souvent les points de départ d’actions subversives.
Rendre visible la domination Les contre-cartographies rompent avec la tradition scientifique et la spécialisation de la cartographie, mais aussi avec une vision purement techniciste ou positiviste du monde. À la différence des cartes géopolitiques officielles, elles s’emploient à mettre au jour les relations de domination s’exerçant sur un territoire particulier, ainsi que la façon dont il est exploité. Adoptant un point de vue anticapitaliste, les contre-cartes cherchent à rendre plus visibles les pouvoirs occultes et leurs réseaux. Elles peuvent être utilisées de manière tactique, pendant la durée d’une action, ou de manière stratégique, pour analyser les réseaux et les espaces et initier un changement social. Elles servent aussi à déconstruire les logiques politiques et économiques des organisations et hiérarchies sociales afin d’en révéler les contradictions. Ce type d’expérience confère à l’art une dimension politique, non seulement parce que ces cartes traitent de questions politiques, mais aussi parce que leur nature sensible et intuitive est à même d’exprimer toute la violence qui s’opère en coulisse.
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⒈ Voir p. 36-37 ; bureaudetudes.org ⒉ Voir p. 218 ; countercartographies.org ⒊ Voir p. 49 et 218 ; iconoclasistas.net
L’articulation entre les pratiques artistiques, les alternatives pédagogiques et les enquêtes militantes oblige à se questionner sur les protocoles et dilemmes du travail collaboratif propres à ces expériences cartographiques. En collaborant avec les communautés et les actrices et acteurs des mouvements sociaux4, les artistes et collectifs effectuent un travail de médiation dans un processus continu d’écoute, de systématisation des données et de conception de la carte. Ces opérations se construisent, se négocient et se décident collectivement. Le langage, les outils et les procédés cartographiques, autrefois réservés aux spécialistes, se voient socialisés et réinventés, partagés librement et étendus à des usages non conventionnels. Au cours des dernières décennies, la transformation de la cartographie par les pratiques de l’activisme artistique a permis d’explorer des modèles alternatifs, hors du contexte universitaire et scientifique. On peut remonter aux avant-gardes artistiques du début du xxᵉ siècle (comme le dadaïsme et le surréalisme), aux cartes créées par des situationnistes5 ainsi qu’aux artistes féministes et à des groupes tels que Fluxus6. L’un des précurseurs a été le suédo-brésilien Öyvind Fahlström (1928-1976). Il a remis en question la représentation cartographique figée d’une planète soumise aux fluctuations de la domination impérialiste que se disputaient les États-Unis et l’Union soviétique. Sa « Carte du monde » (1972)7 est un outil de sensibilisation politique et d’indignation publique. ⒋ Dans une approche sociologique, le mouvement social désigne un groupe défendant une cause particulière. Dans une approche historique, il désigne les manifestations d’une volonté de remise en question de l’ordre social. Nous utilisons le terme pour désigner des groupes militants (note de la traductrice – ndlt). ⒌ l’internationale situationniste (1957-1972) était un groupe d’artistes et de théoriciens cherchant des moyens de critiquer et transformer les conditions de vie dans les villes capitalistes par des pratiques quotidiennes subversives et des interventions artistiques. ⒍ Fluxus était un groupe international et multidisciplinaire d’artistes, poète·sses, compositrices et compositeurs formé au début des années 1960. Le groupe réalisait des travaux, des performances et des projets artistiques mettant en avant les processus et les actions encourageant la participation active du public. ⒎ Voir la carte p. 36-37 de la version anglaise.
Elle montre la progression du pouvoir politique et économique de l’impérialisme nord-américain pendant la guerre froide, de la fin de la Seconde Guerre mondiale au début des années 1970. Fahlström a recueilli et organisé des données sur la situation économique mondiale, sur l’exploitation, la répression et les luttes dans le soidisant « tiers-monde » à différentes échelles d’analyse. Il a compilé des statistiques, des réflexions, des extraits de textes et des périodiques de gauche ainsi que des informations sur des faits historiques, puis les a reporté·es sur des feuilles de couleur qu’il a placées sur sa carte. On y voit un monde qui palpite, s’étend et se contracte, dont les continents se déforment en fonction de l’intensité des crises. Cette malléabilité topographique supprime, transforme et recrée les frontières institutionnalisées afin de faire place à des fragments d’histoires. Les océans, avalés dans la collision des territoires, ne sont plus que des fissures. Les formes dé-naturalisées des continents doivent supporter le poids de la cupidité et de la violence. De leur côté, les « structures narratives » construites par Mark Lombardi (1951-2000) mettent en lumière des territoires communs du passé et du présent, généralement occultés par la cartographie officielle8. En 1994, l’artiste a commencé à systématiser l’archivage de sa documentation sur les pouvoirs politiques, économiques et corporatistes. Il montre un réseau de trajectoires, dessinées sous forme de cercles et d’arcs. On y trouve les noms d’institutions, de présidents, de banquiers, de chefs mafieux, de terroristes et de soldats et, dans de petits cercles, leurs histoires polémiques, telles que dévoilées par les médias. La liste de ces indi⒏ Voir la carte p. 2⒏ Mark Lombardi décrit ses « structures narratives » de la façon suivante : « En 1994, j’ai commencé une série de dessins que j’appelle “structures narratives”. La plupart ont été réalisés au crayon graphite ou à la plume et à l’encre sur du papier. Certains sont plutôt grands, mesurant jusqu’à 5 x 12 pieds. Je les appelle “structures narratives” car chacun consiste en un réseau de lignes et d’annotations destiné à transmettre une histoire, typiquement un évènement récent qui m’a intéressé, comme l’effondrement d’une grande banque internationale, d’une entreprise commerciale ou d’une société d’investissement. L’un de mes objectifs est d’explorer l’interaction entre les forces politiques, sociales et économiques dans le monde des affaires d’aujourd’hui. » (Lombardi, 2001).
vidus liés aux guerres, au trafic de drogue et aux crimes, est déconcertante. Devant nos yeux se dessine le réseau fourmillant du monde financier et corporatif, reliant par des lignes en pointillé des chiffres exorbitants à des individus et des entreprises. Fahlström a élaboré ses cartes pendant les troubles des années 1970, tandis que Lombardi a réalisé ses « structures narratives » deux décennies plus tard, au moment du développement exponentiel des réseaux mondiaux et financiers. Dans les deux cas, il s’agit d’importants précédents historiques et conceptuels pour les artistes-activistes. Leur travail a progressivement rejoint les archives permanentes de musées, de banques, de galeries et de collectionneurs : l’accès à ces œuvres s’en trouve considérablement restreint.
Valeur d’usage et autonomie artistique Quelques stratégies de libération du marché de l’art marquent cependant l’histoire de la cartographie artistique. Dans l’article « Resymbolizing Machines. Art after Öyvind Fahlström », Bureau d’Études (2004) examine comment Fahlström a progressivement quitté les institutions artistiques et acquis une relative autonomie grâce à un dispositif de distribution alternative de ses cartes et de ses jeux. Une version de la « Carte du monde » (« Sketch for World Map Part 1 [Americas, Pacific] ») a été imprimée et distribuée par le biais du journal de gauche des années 70 Liberated Guardian, créé pour diffuser le contenu politique de ce travail et atteindre un public plus large. Bureau d’Études se réfère à Fahlström pour examiner les échecs et les succès des artistes dont les projets dépendent de l’autorité et des discours du monde de l’art. Selon la décision des conservateurs, des critiques et des collectionneurs, le travail des personnes qui tentent de quitter le système sera légitimé ou éliminé. Les enquêtes menées par le collectif counter-cartographies
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Counter-cartographies collective, DisOrientation Guide 2.0, 200⒐
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montrent que lorsque des entreprises, des institutions et des groupes relevant des « industries créatives » s’emparent des inventions d’étudiant·es et de gens travaillant dans la culture, ces personnes finissent par se retrouver exclues des réseaux de production. Il existe cependant une certaine méfiance à l’égard des formes d’expression qui circulent dans les canaux officiels – qu’il s’agisse de musées, de gouvernements, d’universités, d’agences de marketing ou de conglomérats médiatiques. En menant des interviews et des ateliers avec des étudiant·es de son université de Caroline du Nord, le collectif counter-cartographies a réalisé un Guide de la dés-orientation – 2006, 2009 9. Ses cartes et diagrammes font le lien entre les luttes étudiantes et les manifestations dans d’autres pays. Le collectif considère que l’université n’est pas une « bulle privilégiée », un « espace isolé » ou une « tour d’ivoire » séparée du monde, mais plutôt une grande toile tissée de marchés du travail flexibles, d’économies de la connaissance, de recherches corporatistes, de capitalisme financier et de gentrification. Il appartient aux initiatives de contre-cartographie de ne pas chercher la rédemption romancée de leur autonomisation par rapport à la société ou de ne pas se contenter d’une simple critique institutionnelle. Il s’agit plutôt de reformuler cette critique à l’attention d’autres disciplines régulées par le néolibéralisme pour produire des espaces d’autonomie artistique. Dans son sens le plus fondamental, « autonomie » signifie « auto-législation ». Il s’agit de la capacité d’un groupe, d’une activité ou d’une communauté à se doter de ses propres institutions et à s’organiser de façon concertée. Cela suppose d’inventer de nouvelles façons d’agir qui privilégient des modes alternatifs de publication, de distribution et de réception de l’art. Bureau d’Études problématise de manière détaillée les liens occultes entre les institutions et des personnes connues ⒐ DisOrientation Guide – 2006, 2009, voir la carte ci-contre. Cette université est localisée dans le « Triangle de la recherche » que forment les villes de Durham, Raleigh et Chapel Hill.
ou inconnues. Il montre, entre autres, la concentration du pouvoir qui se retrouve partout : dans les médias d’entreprise, le système de production alimentaire, la surveillance mondiale, les technologies militaires, les prisons, les réseaux financiers et les crises économiques. Au début des années 2000, Bureau d’Études a commencé à utiliser des cartes pour s’orienter dans l’univers des réseaux de contrôle. Les protestations formulées lors des journées mondiales d’action et l’utilisation des réseaux technologiques par les artistes et les mouvements sociaux ont tracé une nouvelle topologie de la planète qu’il s’agissait de comprendre et de situer. D’autant qu’après le 11 septembre 2001, le nombre de services de renseignement et d’entreprises privées de surveillance dans le domaine de la communication a explosé. Internet a alors ouvert d’innombrables possibilités pour conduire des enquêtes cartographiques critiques sur le capitalisme contemporain. Cela les rapproche des manifestations et d’autres formes d’action directe. L’autonomie artistique transcende la dichotomie habituelle entre « l’intérieur » et « l’extérieur » des institutions artistiques. Comment échapper à cette subordination aux modèles institutionnels officiels et devenir autonome ? En d’autres termes, comment les contre-cartographies trouvent-elles un espace politique où représenter cet « extérieur » ? Alors que les diagrammes comme ceux de Lombardi sont des œuvres d’art uniques, les œuvres des collectifs de contre-cartographies sont produites et partagées comme des biens communs dans le but d’approfondir la connaissance, d’informer, d’inspirer et de s’engager. C’est notamment le cas des œuvres des iconoclasistas. Formé à Buenos Aires en 2006, le groupe combine la recherche théorique et les arts graphiques dans des ateliers de cartographie réunissant étudiant·es et militant·es des mouvements sociaux10. ⒑ Voir carte p. 26-2⒎
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Selon Maribel Casas-Cortés et Sebastian Cobarrubias, membres du collectif counter-cartographies, les cartes sont plus hétérogènes lorsqu’elles sont produites de manière collective. Dans un processus de création collective, les participant·es proposent des informations pertinentes et des icônes qui peuvent être ajoutées aux cartes. Ces informations peuvent par exemple porter sur une entreprise spécifique ou sur un ensemble de relations de travail. Elles permettent de développer une nouvelle esthétique de la cartographie cognitive et de discuter de nouvelles questions à cartographier (voir Casas-Cortés et Cobarrubias, 2007, p. 120), mais sont plus complexes et difficiles à analyser car elles synthétisent de multiples perceptions. La contre-cartographie est un outil possible parmi une variété d’actions tactiques et d’interventions artistiques menées dans l’espace public, chacune correspondant à des situations spécifiques. Pour ce qui concerne la circulation et la multiplication de leurs cartes, tous ces groupes tablent sur la diffusion de leurs projets à travers des pages web, des blogs et des communautés numériques. Les versions imprimées peuvent être financées par une exposition ou l’autofinancement. Cela permet de faire circuler la carte dans des espaces autonomes, des écoles, des ateliers, dans le cadre de l’éducation populaire et lors de rencontres d’activistes, tout en la distribuant gratuitement de la main à la main. Ainsi, le public a un accès immédiat, ouvert et illimité aux œuvres. Ceci leur attribue une valeur d’usage qui ne peut être obtenue par une circulation limitée aux espaces des galeries et des musées.
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La cartographie acquiert ainsi un sens nouveau. Elle n’est plus une activité particulière ou une connaissance réservée à un certain public, mais un projet accessible qui essaime. Ces cartes résultent d’un effort d’intelligence collective, elles offrent des connaissances libres à toute personne intéressée qui veut lancer ses propres investigations. Elles sont un appel à repenser les moyens de production de l’art et de la culture et témoignent de l’émergence d’une contre-histoire politique (Sho-
lette, 2011, p. 3). Il ne s’agit pas seulement de pointer du doigt les systèmes de pouvoir, mais aussi de donner un sens nouveau à la notion de « cartes produisant du territoire ». Ce territoire est spatial, mais aussi temporel et social : il s’étend du lieu où les cartes sont produites – avec ses histoires, ses rapports et ses vestiges – aux innombrables situations dans lesquelles elles sont distribuées, consultées et utilisées.
Cartographier ou être cartographié·e L’appropriation politisée des pratiques cartographiques par les activistes de l’art au cours des dernières décennies a contribué à transformer la cartographie en un outil de critique et de contre-pouvoir. Néanmoins, nous vivons à une époque totalement cartographiée dans laquelle nos désirs, nos gestes et nos itinéraires sont enregistrés en permanence, que ce soit en circulant dans les rues, en échangeant des messages et des documents via Internet, en franchissant des frontières physiques ou symboliques. Alors pourquoi produire encore plus de cartes dans un monde cartographié ? La réponse est simple : nous devons faire et refaire des cartes, non seulement pour nous confronter aux différentes formes de contrôle, mais aussi pour montrer ses mécanismes sous-jacents. Nous avons surtout à produire des contrecartes afin d’initier des actions modifiant nos perceptions de l’espace social et de ses modes de construction, de changer notre façon de regarder le monde, afin de créer de nouveaux dialogues et de découvrir de nouvelles problématiques. La contre-cartographie est moins un objet visuel qui accumule des informations qu’une possibilité d’aller au-delà de la représentation « correcte » des cartes traditionnelles. Cartographier autrement consiste à redéfinir les cartes de manière critique. Cette redéfinition est l’expression d’une dissidence face au pouvoir des groupes privilégiés. Mais elle est aussi l’opportunité de démocratiser les techniques et les pratiques de la création de cartes qui ne sont pas réservées aux artistes, militant·es ou spécialistes. Comme le dit si
bien le collectif counter-cartographies, et cela résume parfaitement mon propos, il s’agit de cartographier les systèmes d’oppression et non les personnes opprimées !
Références Bureau d’Études, « Resymbolising Machines. Art after Öyvind Fahlström » dans Third Text, 18/6, 2004, p. 609-6⒗ Maribel Casas-Cortés et Sebastián Cobarrubias, « Drifting Through the Knowledge Machine » dans Erika Biddle, David Graeber et Stevphen Shukaitis (éd.), Constituent Imagination. Militant Investigations. Collective Theorization, Oakland, AK Press, 2007, p. 112-126 ; countercartographies.org/download/ drifting_through_the_knowledge_machine.pdf, 14 janvier 20⒙ Gregory Sholette, Dark matter. Art and politics in the age of enterprise culture, Marxism and culture, New York, PlutoPress, 200⒍
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Bureau d'Études, « World Government », 20⒔ Carte extraite de l'ouvrage Atlas of agendas – mapping the power, mapping the commons, 2015 ; https://bureaudetudes.org/category/ gouvernement-mondial/
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Action de rue du Clarion Alley Mural Project.
CARTOGRAPHIER LA LUTTE CONTRE L’ÉVICTION DANS LA BAIE DE SAN FRANCISCO Anti-Eviction Map – Erin McElroy
Erin McElroy a cofondé l’AEMP et le journal Radical Housing. En 2021, avec son collectif, elle a publié Counterpoints. A San Francisco Bay Area Atlas of Displacement and Resistance. Ses recherches portent sur les géographies numériques, les technologies féministes, le post-socialisme, l’urbanisme, la gentrification et la dépossession. Elle enseigne aujourd’hui la civilisation américaine à l’université du Texas à Austin.
Le projet de cartographie anti-éviction (AEMP – Anti-Eviction Mapping Project) est porté par un collectif qui documente la gentrification dans la baie de San Francisco et au-delà. Il réalise des visuels et des analyses de données sur ce phénomène et cherche des manières de le mettre en récit. Ce projet a vu le jour en 20⒔ Il se concentrait alors sur la façon dont la spéculation immobilière à San Francisco engendrait des départs forcés, mais il s’est depuis développé, tant sur le plan de sa portée géographique que de sa méthodologie. Travaillant désormais à une échelle régionale, notre groupe étudie les causes et les effets croisés de ces déplacements et réalise, en parallèle, un travail de cartographie narrative. Nous analysons, par exemple, les corrélations entre le prix des loyers, les expulsions et les mutations démographiques. Pour cela nous utilisons les statistiques officielles des villes et des comtés ou collectons nous-mêmes les données au moyen d’enquêtes, du recueil de témoignages oraux et de vidéos. Nous pensons cependant qu’aucun jeu de données ne permet de décrire correctement les complexités et les enchevêtrements de ce que l’on nomme la « gentrification », ni de raconter dans toute son étendue ce processus en cours. Néanmoins, nous espérons qu’en publiant un ensemble de visualisations géospatiales, les situations régionales de la dépossession urbaine deviendront plus visibles. Au cours des quatre dernières années, nous avons produit plus de 100 contre-cartographies numériques, réalisé plus de 100 histoires orales et vidéos, des rapports, des peintures murales, des projections publiques, des manifestations et des événements communautaires1. Les conclusions et ⒈ La notion de « communauté » désigne ici un groupe de personnes liées par leur action concertée
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les questions émergeant de nos projets cartographiques sont le résultat d’un travail collectif, réalisé en collaboration entre les membres de l’AEMP et nos partenaires communautaires. Notre approche analytique est bien sûr tributaire de notre savoir situé et, à ce titre, nous revendiquons une analyse spatiale féministe, antiraciste et décoloniale et adoptons ce que nous appelons une « perspective abolitionniste de la propriété privée ». Nous pratiquons ainsi ce que Kim Tallbear (2014) décrit comme étant « l’objectivité en action », soit le fait d’enquêter en étant soi-même immergé·e dans les espaces étudiés plutôt qu’à distance. Il nous semble donc essentiel de ne pas produire des données pour les communautés touchées, mais avec celles et ceux qui subissent la violence de la gentrification contemporaine. L’AEMP s’appuie sur le pouvoir de représentation des cartes pour proposer une contre-histoire face à celles des spéculateurs immobiliers et des techno-utopistes de la Silicon Valley. Comme nous l’avons constaté, les personnes expulsées de leur logement dans les comtés de San Francisco, Alameda et San Mateo appartiennent, de manière disproportionnée, aux communautés noire, latino-américaine et à la classe ouvrière. L’expulsion touche des ménages de mères célibataires, des personnes âgées et des jeunes, alors qu’à l’inverse, ceux qui s’installent dans la région pour occuper des emplois bien rémunérés dans le secteur de la haute technologie sont de jeunes hommes blancs. Ainsi, nous nous efforçons de mettre en lumière les logiques raciales et genrées du marché de l’immobilier dans la baie de San Francisco et la gentrification induite par la présence de la Silicon Valley. Il faut également tenir compte des raisons historiques qui ont conduit à la situation actuelle. Aujourd’hui, les expulsions atteignent un niveau record à San Francisco et les loyers augmentent plus rapidement à Oakland que dans toute autre ville américaine. Les logiques à l’œuvre 40
dans leur espace de vie, sans connotation identitaire ou communautariste (ndlt).
se sont mises en place avec les colonies de peuplement de la fin du XVIIIe siècle, mais se retrouvent aussi dans les projets fédéraux de redlining des années 19302. Ces dispositions ont fait le lit d’une violente ségrégation raciale et d’un désinvestissement public dans les quartiers pauvres. Au moment de la course aux armements de la guerre froide, ce sont les budgets militaires pour le développement des composantes électroniques qui ont favorisé la domination régionale de la Silicon Valley. Bien que notre travail porte surtout sur la baie de San Francisco, nous rapportons aujourd’hui nos données et notre cartographie à une zone de plus en plus large. Alors que la présidence et l’administration de Donald Trump (de janvier 2017 à janvier 2021) avaient imposé la conception suprémaciste blanche de la propriété privée, notre travail cherche à déconstruire les logiques raciales de la dépossession depuis le début de la colonisation. En parallèle, nous produisons des cartes et des données qui reflètent la situation actuelle. Nous étudions et documentons, par exemple, les évictions passées et à anticiper dans le 8e district3, la situation des logements publics, les données démographiques du déplacement ainsi que les interactions entre le marché de l’immobilier et la présence de la Silicon Valley. En contrepoint, nous tenons cependant à montrer comment s’exprime la résistance communautaire.
Récits de déplacement et de résistance En 2014, l’AEMP a lancé un projet de recueil de témoignages oraux, « Récits de déplacement et de résistance (Narratives of Displacement and Resistance) ». ⒉ Ce dispositif permettait d’identifier les zones dans lesquelles il était risqué pour les banques d’accorder des crédits immobiliers aux gens en raison de leur pauvreté (ndlt). ⒊ Un projet de redécoupage de la circonscription électorale du 8e district visait à augmenter la part du vote blanc. Il n’a pas été mis en œuvre à ce jour à San Francisco, contrairement à d’autres villes comme Austin au Texas (ndlt).
Projection lumineuse « Cette histoire est la mienne. Je suis réel. (This story is mine. I am real.) ». Cette projection d’un atlas lumineux fait partie d’un projet mené par l’AEMP en collaboration avec le groupe Saito. Les récits d’expulsion et les histoires orales collectées auprès de la foule ont été retranscrits et réunis dans des textes politico-poétiques. Ceux-ci ont été projetés sur des bâtiments de San Francisco, accompagnés d’informations sur la lutte contre les expulsions.
En effet, alors que nous produisions des cartes de la spéculation, des expulsions et de la violence racialisée depuis plus d’un an, nous avions le sentiment qu’elles ne détaillaient pas suffisamment l’histoire profonde des quartiers et les histoires personnelles de dépossession, les changements que cela induisait et, surtout, les protestations des gens. C’est pourquoi nous avons lancé un projet d’histoire orale qui met en lumière ces expériences dont ne rend pas toujours compte la contrecartographie quantitative. Nous avons donc enrichi nos cartes avec des données narratives, présentant ainsi un tableau et des analyses que seule pouvait produire l’histoire orale. Souhaitant rendre ce contenu disponible à la fois sur le web et hors web, nous avons réalisé une fresque sur un mur de la rue Clarion Alley à San Francisco, ceci en collaboration avec le Clarion Alley Mural Project4. En 2015, nous avons donc à la fois lancé notre carte d’histoire orale en ligne et réalisé cette grande fresque. À l’époque, la carte des témoignages ne comptait que 30 interviews, géolocalisées sur une ⒋ Voir le site de l’intiative Clarion Alley Mural Project : https://clarionalleymuralproject.org/ ; pour la fresque de l’AEMP : https://antievictionmap.com/mural-in-clarion-alley-narratives ; un livre présente le travail de l’AEMP : The Anti-Eviction Mapping Project, Counterpoints. A San Francisco Bay Area Atlas of Displacement & Resistance, Oakland, PM Press, 202⒈
application interactive. À ce jour, nous avons recueilli plus de 100 histoires de vie détaillant les luttes spatiales contre la gentrification dans les comtés de San Francisco et d’Alameda. Notre carte murale met en lumière 9 des histoires de San Francisco et propose le service « appelle-le-mur (call-the-wall) » qui permet au public d’appeler un numéro (+1-415-319-6865) et d’écouter les histoires en question. Au moment de la réalisation de la fresque, bon nombre des locataires interviewé·es se trouvaient encore dans leur logement, ceci grâce aux opérations de défense sur le terrain, et leurs histoires servent en quelque sorte d’outils d’action directe : elles montrent leurs méthodes de lutte contre les évictions et fournissent des analyses et des sources d’inspiration utiles. Nous avons également partagé l’histoire d’Alex Nieto, qui a été tué par la police en 2014, lorsque de nouveaux arrivants à Bernal Heights ont pratiqué le « profilage racial »5 à son encontre et appelé la police de San Francisco. Nous citons son histoire, racontée ⒌ On nomme « profilage racial » le fait d’appeler la police pour signaler la présence d’une personne racisée dans l’espace public sous prétexte qu’elle aurait un comportement suspect. Le 21 mars 2014, Alex Nieto a été tué par quatre policiers alors qu’il se rendait sur son lieu de travail. En tant que videur de boite de nuit, il portait sur lui un taser que les policiers ont déclaré avoir pris pour une arme à feu avant de tirer 59 balles dans sa direction. Ils ont été innocentés par la justice.
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Ville d'Oakland
Locataires menacé·es d'expulsion et expulsions
Locataires menacé·es d'expulsion Expulsions Loyer moyen d’un appartement en juillet 2016
hausse depuis 2014
Loyer moyen d’un appartement avec une chambre à coucher hausse depuis 2014
Loyer moyen d’un appartement avec deux chambres à coucher
Loyer moyen
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Locataires menacé·es d'expulsion et expulsions
Locataires Locatairesmenacé·es menacé·es d'expulsion d'expulsion Par Par zone zone dede recensement recensement 2005-2015 2005-2015
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Annonces de location Airbnb et éviction, 2016 Oakland et San Francisco
Startup « licorne » fondée à San Francisco en 2008, Airbnb a étendu ses tentacules sur le monde entier, provoquant la gentrification galopante des centres villes. À San Francisco, où l’on comptait, en 2016, plus de 7 000 annonces de location, 57 % proposaient des locations saisonnières à plein temps. On constate une perte de logements pérennes, car les appartements sont convertis en locations lucratives à court terme. Une pièce y coûte en moyenne plus de 200 dollars la nuit et les locataires sont évincé·es de leurs habitations reconverties en logements touristiques. Comme l’a constaté l’AEMP, il y a des spécialistes de l’éviction à San Francisco, telle la société Fergus O’Sullivan, qui expulse les locataires par divers moyens et met ensuite les chambres sur Airbnb. À San Francisco, il existe même d’anciens immeubles SRO (Single room occupancy, logements constitués d’une pièce unique) comme le Negev, qui abritait autrefois des personnes en situation de précarité, qui sont aujourd’hui des digerati dorms, des dortoirs réservés à l’élite travaillant dans l’informatique, qui lui servent de résidences d'incubation technologique.Comme à San Francisco, à Oakland, Los Angeles et Santa Monica, les quartiers comptant le plus de locations Airbnb sont aussi ceux où les taux d’expulsion sont les plus élevés.
Ces affiches ont été créées par des collectifs militant pour le droit au logement du quartier chinois de San Francisco, de La Nouvelle-Orléans et de Venise. Elles dénoncent l’effet d’embourgeoisement provoqué par Airbnb dans certains quartiers touristiques, où les logements pérennes se voient convertis en locations saisonnières.
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par ses parents, pour montrer l’intersectionnalité des problèmes croisés que génèrent un maintien de l’ordre racialisé et la gentrification. La fresque se trouve juste en face du commissariat de police et cet emplacement est, bien sûr, lourd de sens. Lorsque nous avons réalisé notre carte murale et notre carte d’histoire orale, nous avons également publié un fanzine sur lequel nous travaillions depuis plus d’un an. Il comprend des poèmes, des photographies, des dessins et des récits, ainsi que des transcriptions d’histoires orales et des guides de conseil juridique.
Performance dansée « Écoute le silence (Listen to the Silence) » Le projet de danse « Listen to the Silence » (LTS) a été lancé par les membres de la communauté de Stanford (dans le comté de Santa Clara) pour raconter les histoires qui leur tiennent à cœur par leur moyen d’expression favori : la danse. En 2017, les membres du LTS, inspiré·es par l’Anti-Eviction Mapping Project de San Francisco, ont ainsi mis en danse trois de leurs récits préférés6. Ces récits dansés, ainsi que tous les autres récits d’histoire orale de l’AEMP, sont géolocalisés en ligne7. « En grandissant à Chinatown, nous étions toujours entourés de touristes – nous étions toujours exposés. Un blogueur a écrit : “Venez à Chinatown. C’est bon marché, branché et ethnique…” Il ne sait pas que si Chinatown est si bon marché, c’est parce qu’on ne verse pas leurs salaires aux gens. » « J’essaie de m’accrocher à cet endroit. Mais c’est comme si je me perdais de plus en plus dans ce combat. Au point que je me demande si ⒍ https://antievictionmap.com/listen-to-the-silence ⒎ antievictionmappingproject.net/narratives.html
je veux vraiment me faire ça – mais ai-je vraiment le choix ? » « Mon professeur possédait un entrepôt dans le district Mission qu’il louait à des artistes qui essayaient d’arrêter de consommer des drogues et de l’alcool. Nous avions des soirées de spoken word8, des événements musicaux, des expositions d’art et des réunions en 12 étapes – c’était un espace merveilleux. Mais nous avons perdu notre toit lorsque notre propriétaire nous a expulsé·es. La ville protège les riches. Ces gens ne comprennent pas ce qui rend SF si particulière, et c’est pourquoi ils vont la perdre. »
La carte du pouvoir communautaire d’Oakland Dans le cadre de notre partenariat avec le Regroupement des quartiers créatifs d’Oakland (Oakland Creative Neighborhood Coalition), nous avons créé, en 2016, une carte du pouvoir communautaire dans les locaux de la galerie Betti Ono à Oakland. Avec cette carte collaborative, nous cherchions à revisiter nos propres récits sur la région de la baie, souhaitant, plutôt que de parler seulement de perte et de destruction, mettre en avant et défendre les atouts communautaires. La carte occupait deux murs et représentait la géographie d’Oakland. Elle a été dessinée collectivement par les membres de l’AEMP et de Betti Ono. Une fois qu’elle fut terminée, on a laissé entrer le public dans la galerie et il a reporté sur la carte ce qu’il considérait être les atouts et les marqueurs du pouvoir communautaire.
cette opération, nous avons créé d’autres cartes du pouvoir communautaire dans toute la région de la baie, en collaboration avec des groupes de jeunes, des comités anti-éviction et bien d’autres. Cette idée de créer des cartes du pouvoir est née d’un travail collaboratif pour lequel il nous était demandé de penser au-delà des cadres normatifs pessimistes associés à Oakland aujourd’hui. La carte numérique fait à présent partie d’un rapport que nous avons produit avec le groupe de défense des locataires Tenants Together, qui intervient à l’échelle de la Californie. Paru en 2016, il est intitulé Contrepoints. Histoires et données pour résister aux déplacements (Counterpoints. Stories and Data for Resisting Displacement). En 2021 paraissait le livre Counterpoints. A San Francisco Bay Area Atlas of Displacement & Resistance.
Références The Anti-Eviction Mapping Project, Counterpoints. A San Francisco Bay Area Atlas of Displacement & Resistance, Oakland CA, PM Press, 202⒈ Kim TallBear, « Standing With and Speaking as Faith. A Feminist-Indigenous Approach to Inquiry » dans Journal of Research Practice, 10/2, 2014 ; jrp.icaap.org/index.php/jrp/article/ view/405, 14 janvier 20⒙ Cartes réalisées par lʼAEMP. Photographies par lʼAEMP et ses partenaires.
Avant de démonter la carte, nous l’avons numérisée et elle est désormais disponible en ligne9. Depuis ⒏ Le spoken word, apparu autour des années 1960, est une technique d’interprétation d’un texte en public, qu’il soit clamé, performé, chanté ou accompagné de musique (ndlt). ⒐ arcg.is/2bC5flY
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L’exportation de céréales correspond à une exportation quasi gratuite de l’eau, car la production de soja, de blé et d’huile nécessite de grandes quantités de cet élément précieux et non renouvelable (1 kg de soja = env. 2100 l d’eau).
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LE 12 DÉCEMBRE 2007 A EU LIEU À BUENOS AIRES LA GRANDE MARCHE NATIONALE CONTRE LA POLLUTION ET LE PILLAGE DE L’ENVIRONNEMENT.
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Éviction des paysan·nes par la milice Expulsion des petit·es productrices et producteurs Exploitation du travail des enfants « Niños banderas » Expulsion et vol de bétail Forte contamination par les pesticides ou la poussière des silos
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La monoculture du Mercosur
Usine de biodiesel de plus de 20 000 tns. par an Port agroalimentaire Mouvement paysan ou défendant la terre Rencontre de l’Union des assemblées citoyennes (UAC) Arrêt de la fumigation : 1. province de Cordoue 2. CEPRONAT (Province de Santa Fe) 3. Province de Buenos Aires Manifestation ou marche Organisation citoyenne contre le glyphosate
1. Madres de Barrio Ituzaingó, 2. Semillas del sur (Calamuchita), 3. Grupo Ecológico 9 de Julio (Valle del Cármen), 4. San Jorge, 5. Rufino, 6. Totoras, 7. María Juana, 8. Desvío Arijón, 9. Monje,10. Romang, 11. Malabrigo, 12. Alejandra, 13. Bernardo de Yrigoyen,14. Casilda, 15. Estación Diaz, 16. La Criolla, 17. Reconquista, 18. Rafaela, 19. Ricardone, 20. San Carlos Sud, 21. San Genaro,22. San lorenzo, 23. Saladillo, 24. Lincoln, 25. 9 de Julio, 26. Los Toldos.
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Les parcs d’engraissement (feed-lots) sont la « solution » que les éleveurs de bétail ont trouvée R. Q uinle manque de pour pallier to (P opproduction pâturages induit par la opis ) de soja. On les trouve disséminés dans toute la pampa. Dans ce système intensif de production de viande, des milliers de bovins sont confinés dans un espace réduit, au milieu de leurs propres excréments, pour être engraissés rapidement avec des granulés de soja et une bonne dose d’antibiotiques pour prévenir les maladies causées par la surpopulation.
Le glyphosate est la molécule active de l’herbicide Roundup de Monsanto, utilisé pour désherber les cultures de soja génétiquement modifiées. Ce poison pulvérisé par voie aérienne ou terrestre contamine les nappes phréatiques, les rivières et les cultures avoisinantes et affecte la santé de populations entières. Les plus touchées sont les enfants et CONCEPCIÓN femmes, avec une augmentaDELles URUGUAY tion des cas de cancer, de malformations, d’allergies, d’irritation des yeux, de vomissements, de maladies respiratoires, etc.
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La production de biocarburants, le bioéthanol (canne à sucre) et le biodiesel (soja, maïs et tournesol) est une réponse fallacieuse à la raréfaction des combustibles fossiles et au réchauffement climatique : en plus de ne pas pouvoir répondre à la demande de production d’énergie, elle augmente le prix des aliments et la déforestation. L’Argentine produit plus de 10% du biodiesel mondial, la province de Santa Fe représentant 85 % de la capacité de production totale. Cette production augmente avec les lois qui obligent les compagnies pétrolières à mélanger du biocarburant à l’essence, jusqu'à hauteur de 5%.
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RADIOGRAPHIE DU MODÈLE « SOYA »
UNE AUTRE PAMPA EST POSSIBLE !!! Maladies, désertification, contamination de l’eau et richesse pour une minorité dans une région qui abrite plus de 50 % de la population argentine et qui s’unit pour résister à l’emprise du soja. Plus de la moitié des terres arables du pays sont exclusivement plantées de soja génétiquement modifié, ce qui s’explique par la forte rentabilité découlant de la demande internationale. Les profits générés par le soja ne profitent qu’aux compagnies transnationales de l’agrobusiness, aux grands producteurs, aux fabricants d’huile, de biodiesel et d’alimentation animale (entreprises regroupées au sein de la Sociedad Rural Argentina, des Confederaciones Rurales Argentinas, etc.) qui concentrent 78% des terres, exploitant la main-d'œuvre rurale, la moins bien payée, et qui supporte de terribles conditions de travail (sur les 1,3 million de personnes qui travaillent à la campagne, seules 325 000 sont blanches). La concentration des terres entre les mains de quelques-uns a fait que, ces dix dernières années, la population exclue ou
expulsée de force a fini par migrer vers les quartiers informels urbains. Des peuples autochtones et des paysans du Mouvement des paysans de Santiago del Estero (MOCASE-VC), de l’Organisation paysanne unie du nord de Córdoba (OCUNC), de l’Association des petits producteurs du nord-ouest de Córdoba (APENOC), de l’Union des paysan·es de Traslasierra (UCATRAS), de l’Union des paysan·es du Serrano occidental (UCOS) et de l’Union des paysan·es du nord (UCAN), ainsi que des dizaines de groupes locaux se sont organisés pour lutter collectivement contre la monoculture, la pollution et la violation de la souveraineté alimentaire. Par des pratiques organisationnelles émancipatrices et transformatrices, ces groupes veulent instaurer un autre mode de vie.
RADIOGRAPHIE DE L’AGROBUSINESS DE LA PAMPA ET DES MINES GÉANTES DES ANDES1 Iconoclasistas – Julia Risler et Pablo Ares iconoclasistas.net
Le groupe iconoclasistas est animé par Julia Risler et Pablo Ares. Julia Risler est une chercheuse en sciences sociales qui enseigne à l’université de Buenos Aires. Elle s’intéresse aux questions de biopouvoir. Pablo Ares est graphiste, illustrateur, cartographe et auteur de bandes dessinées. Entre 1998 et 2005, il était membre du Grupo de Arte Callejero.
Notre duo s’est formé en 200⒍ Nous combinons art graphique, ateliers créatifs et recherche collective pour produire des ressources militantes diffusables, utilisables et librement appropriables par toutes et tous. En concevant et en organisant des ateliers, nous voulons renforcer la communication entre les militant·es, mettre en place des réseaux de solidarité et d’affinités et promouvoir des pratiques collaboratives de résistance et de transformation sociale. Ce réseau dynamique repose sur les affinités et la solidarité entre ses membres. Du fait du partage et de la promotion de projets ouverts et d’ateliers collectifs en Argentine, mais aussi dans toute l’Amérique latine et l’Europe, notre pratique ne cesse de s’étendre.1 Sur notre site web, nous mettons nos ressources et nos expériences pratiques à disposition du public afin de les soustraire non seulement aux barrières de la propriété privée, mais aussi aux restrictions économiques, physiques et géographiques. Ce site fonctionne comme un support multimédia pour diffuser et partager le matériau que nous produisons et nous encourageons son appropriation par le biais de licences Creative Commons. Les ressources téléchargées sur le web, une fois réappropriées, reproduites et redéfinies, transforment ce moyen virtuel en un outil collectif non hiérarchique qui encourage les échanges. Par conséquent, les utilisatrices et utilisateurs contribuent implicitement à la production de contenus libres. ⒈ Certaines parties de ce texte ont été publiées sous le titre « Iconoclasistas. Critical mapping, collaborative practices and open source graphic resources » ; de.scribd.com/document/202343141/ Iconoclasistas-Critical-mapping-collaborative-practices-and-open-source-graphic-resources. Cet article et toutes ses illustrations sont sous licence Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike ⒋0 License (CC BY-NC-SA ⒋0).
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La création de ressources destinées à circuler librement, mais aussi leur adaptation et leur réappropriation par le public, a transformé et élargi notre propre pratique. L’échange constant et les relations tissées avec d’autres collectifs, organisations et groupes militants ont favorisé des influences réciproques, ce qui nous a encouragé·es à intégrer de nouvelles approches, ressources et thèmes à notre travail. Ces échanges nous ont amené·es à repenser la manière dont les matériaux circulent, dont les stratégies se propagent et dont nous nous engageons nous-mêmes dans des projets collectifs. Notre réseau politique, affectif et créatif produit des expositions itinérantes, des ateliers de création collaborative, de nouveaux outils de conception ludiques et organise des rencontres avec des organisations culturelles et des groupes militants.
premiers jours des sessions de Jujuy, nous avons tenu un stand avec des cartes et des fiches afin de permettre aux participant·es de venir partager leurs connaissances sur les conflits et les résistances en cours dans les différentes régions d’Argentine. Le troisième et dernier jour, nous avons présenté une carte. Cette carte finalisée posait la question suivante : étant donné que nous concevons une carte destinée à être diffusée sur la place publique, devons-nous également représenter les résistances et les réalisations des organisations ? Ce dilemme a été résolu de manière positive lors d’une deuxième session à Córdoba où des dizaines de représentant·es d’assemblées et de communautés, après avoir corrigé et vérifié les données, ont voté à main levée en faveur de la mention des actes de résistance sur les cartes publiques. Le débriefing de ces réunions a permis d’identifier deux grandes thématiques :
À propos des cartes
Le modèle de l’agrobusiness et les conséquences de la monoculture transgénique
Entre 2008 et 2010, nous avons voyagé à travers l’Argentine et mis en place des ateliers dans les villes de différentes provinces en contactant des étudiant·es ainsi que des groupes culturels et organismes de communication. Dans ces espaces sont apparus des sujets de réflexion collective. Ces thèmes avaient déjà été analysés et approfondis lorsque nous avons participé aux 10e et 11e sessions de l’Union des assemblées citoyennes (Unión de Asambleas Ciudadanas - UAC) à Jujuy et Córdoba, ainsi qu’à quatre réunions organisées par le collectif d’éducation populaire Pañuelos en Rebeldía dans les villes de Bariloche, Tucumán, El Dorado (Misiones) et Ciudad del Este (Paraguay). Ces sessions et réunions réunissaient un ensemble hétérogène de groupes militants, d’assemblées sociales et environnementales, d’organisations paysannes et de peuples autochtones, de groupes de voisinage et de citoyen·nes pour la défense des biens communs. Ces groupes ont organisé des ateliers, témoigné de situations particulières et rendu visibles les différents types d’organisation et de résistance des communautés. Pendant les deux
Cette question complexe est apparue dans les ateliers organisés dans les villes de Córdoba, Rosario (Santa Fe) et les districts de Morón, La Plata, San Andrés de Giles, Olavarría, Tandil et Bahía Blanca, entre autres. Ces séances de cartographies ont permis de spécifier un modèle de production agricole concentrée entre quelques mains, reposant sur un arsenal technologique composé de machines, de semences transgéniques, d’herbicides et de pesticides hautement toxiques et polluant·es (voir la carte en début d'article). Mines géantes à ciel ouvert Ce thème est apparu en particulier lors des ateliers organisés dans les districts situés à proximité des Andes. Dans ce cas, les cartographies ont mis en évidence l’activité des multinationales (des entreprises principalement chinoises et canadiennes) et la manière dont elles pénètrent dans ces régions, mais aussi combien elles sont peu réglementées par l’État et tolérées
par les pouvoirs politiques. Les cartographies ont en outre révélé les types d’exploitations pratiquées dans les zones montagneuses ainsi que la méthode de séparation des minéraux par un procédé toxique, qui consomme de grandes quantités d’eau, pollue l’air et l’eau, endommage les paysages et les écosystèmes et porte atteinte aux droits et à la santé des habitant·es et des communautés (voir la carte p. 54-55).
« La carte n’est pas le territoire »2 Lorsque nous parlons de territoires, nous pensons non seulement à l’espace physique dans lequel nous ⒉ Cette phrase est attribuée à Alfred Korzybski (aristocrate polo-
nais et fondateur d’une sémantique générale). Il l’aurait formulée après son expérience en tant qu’officier pendant la Première Guerre mondiale, lorsqu’il a dirigé une attaque désastreuse au cours de laquelle ses soldats sont tombés dans une fosse qui n’était pas indiquée sur la carte. Gregory Bateson (un anthropologue et linguiste nord-américain) a complété la phrase en ajoutant « et le nom n’est pas la chose nommée ». Ce qu’ils ont tous deux cherché à exprimer, c’est l’impossibilité d’objectiver les dimensions significatives et émotionnelles des espaces et des représentations linguistiques.
nous trouvons, mais aussi à l’ensemble du corps social et à ses subjectivités rebelles. La cartographie est l’un des principaux outils utilisés par les pouvoirs dominants pour s’approprier les territoires à des fins utilitaires. Il ne s’agit pas seulement d’aménager l’espace, mais aussi de fixer des frontières qui définissent de nouvelles occupations et de planifier des stratégies d’invasion, de pillage et d’appropriation des biens communs. Ainsi, les cartes qui circulent couramment dans nos sociétés sontelles basées sur la vision des territoires qu’imposent les pouvoirs dominants afin de créer des représentations hégémoniques de l’espace. Utiles au développement du modèle capitaliste, elles décodent rationnellement le territoire, classent les ressources naturelles, les caractéristiques démographiques et le type de production qui peut le plus efficacement transformer la force de travail et les ressources en capital. Mais la carte n’est pas le territoire. Le lien avec un territoire particulier s’établit à travers des processus d’interprétation, de ressenti et d’expériences personnelles. Les cartes ne sont pas le territoire parce qu’elles sont incapables de rendre compte de la subjectivité des processus territoriaux, des représentations symboliques et des ima-
51
Il ne faut pas oublier que les cartes sont des outils qui montrent seulement l’instantané d’un moment particulier et qu’elles ne peuvent pas décrire complètement la réalité territoriale complexe et problématique qu’elles cherchent à restituer. Une carte forme plutôt une idée collective particulière d’un territoire dynamique et en constante évolution, dans lequel les frontières réelles et symboliques sont constamment affectées par les perceptions et les actions des corps et des subjectivités. Les cartes, en fait, doivent intégrer un processus plus large, être une stratégie parmi d’autres, un moyen d’encourager la réflexion, de socialiser les connaissances et les
52 Cartes et photographies par les iconoclasistas. 5
Bajo del Choique
Águila Mora Volcán Auca Mahuida
Bajo del Toro
Auca Mahuida
Don Ruiz
Loma Amarilla
La Tropilla Bloque I
Chos Malal
El Tromen
TOT
Buta Ranquil
DE
CHE
MEE N D O ZA M ZA
EXX
18
1
SHE
1
R. Co lor ado
AUSTRAL
GOLFO DE SAN JORGE
CHUBUT
CLAROMECÓ
Buenos Aires
12 ENTRE RIOS
Bassins hydriques menacés
Province de Neuquén
Le modèle du pillage
Nombre de municipalités libres de fracking par province
d’hydrocarbures
NEUQUINA Bassin
NENT ILS PREN LES L'ARGENT. S PROBLÈME T UR DEME EN
Depuis 2012, l’État argentin, au travers d’YPF, négocie avec les multinationales l’exploitation de ce bassin, avec une visée exportatrice. Ces compagnies, notamment Chevron, Total et Shell, cherchent à maximiser leurs profits sans prendre en compte le coût environnemental et social. Cette logique est à l’œuvre depuis des décennies dans le pays. Par ailleurs, le gouvernement de la province – contrôlé depuis les années 1960 par la famille Sapag au travers du parti MPN – cherche visiblement à augmenter les royalties, tandis qu’il réprime et criminalise les opposants. Le gouvernement et le puissant syndicat pétrolier agissent en faveur des multinationales, qui concentrent et évadent la majorité des richesses, dans le cadre d’une économie d’enclave.
R. Colorad o R. Ne gro
NEUQUINA
2
5 BUENOS AIRES
CUYANA
RÍO NEGRO
Rincón de los Sauces
YPF
NEUQUÉN
Les cartes en tant que partie d’un processus collectif en constante évolution
En 2011, l’Argentine – dont la matrice énergétique dépend à 90 % du gaz et du pétrole – a enregistré un déficit historique de sa balance commerciale énergétique. SALE En réponse, l’État a renationalisé partiellement l’YPF, la plus grande entreprise pétrolière du pays, avec pour objectif le développement des gaz et huiles de schiste. De leur côté, les entreprises multinationales se sont aussi lancées dans cette nouvelle course pour exploiter ces gisements. Leur extraction se fait au travers de nouvelles techniques : forage horizontal et fracturation hydraulique (injection de millions de litres d'eau, des tonnes de sable et des produits chimiques). Les projets a Maragüe de ce type sont dénoncés mondialement pour leur fort impact environnemental, climatique et social. Selon le gouvernement des États-Unis, les formations de Vaca Muerta et Los Molles constituent la zone de plus grand potentiel après l’Amérique du Nord. 400 puits ont déjà été forés à Neuquén. PROV VII N CE CE
16 ENTRE RIOS MENDOZA
4
ARGENTINA
CHACO PARANAENSE
NOROESTE
Dans ce cas, pourquoi travailler avec des cartes ?
Boom des hy hydrocarbures hyd ydrocarbures non conventionn io onnels dans conventionnels la province nce ccee d dee N Ne Neu eeuquén q qu quén uééén u n Neuquén
LES HYDROCARBURES DE SCHISTE EN AMÉRIQUE LATINE
Pour exploiter un outil qui nous permet de créer collectivement des récits critiques et partager des données afin d’inventer des pratiques émancipatrices ! Dans les ateliers, nous utilisons des outils qui nous permettent de créer collectivement des scénarios complexes, d’approfondir des approches critiques et d’encourager des subjectivités vives et actives. Ces éléments sont essentiels si nous voulons protéger les biens communs, lutter contre les processus de colonisation et de privatisation de la sphère publique et faire advenir de nouveaux mondes. CHILE
ginations qui leur sont inhérentes, ni de sa mutabilité et des changements permanents auxquels il est soumis.
San Roque
Las Manadas
18
24
17
R. Ne uq ué n
20
7
APA
8
16
6
6
7
13
P R O V I NCE NC
25
Puits non conventionnels
Gardien
2
5
5
Ordonnance déclarée anticonstitutionnelle
75km
y ima R. L
Les personnes qui résistent
ay Lim R.
Plottier
Cipolletti Allen R. N egr o
Gral. Roca
Communautés mapuches 1. Newen Mapu, 2. Puel Pvjv, 3. We Kvyen, 4. Ragiñ Ko, 5. Kaxipayiñ, 6. Paynemil, 7. Campo Maripe, 8. Kilapí, 9. Huayquillán. 10. Millain Currical, 11. Cheuquel, 12. Millaqueo, 13. Wiñoy Folil, 14. Tuwun Kipalmeo Maliqueo, 15. Gelay Ko, 16. Quinchao, 17. Logko Purán, 18. Antipán, 19. Kalfukurá, 20. Zapata, 21. Gramajo, 22. Filipin, 23. Cayupán, 24. Marifil Limay, 25. Wenxú Xawvn Leufú, 26. Paineo, 27. Rams, 28. Cayulef, 29. Zúñiga.
Principaux permis et leur opérateur 1. Centenario: Pluspetrol, 2. Lindero Atravesado: Pan American Energy, 3. Loma La Lata: YPF, 4. Sierras Blancas: Shell, 5. Cruz de Lorena: Shell, 6. Loma Campana: YPF- Chevron, 7. Aguada Pichana: Total, 8. Sierra Chata: Petrobras, 9. El Orejano: YPF, 10. Pampa de Las Yeguas Bloque II: Total, 11. Rincón La Ceniza: Total, 12. San Roque: Total, 13. Aguada Federal: Wintershall, 14. Veta Escondida: Petrobras, 15. Bajo del Choique: ExxonMobil, 16. La Escalonada: Total, 17. Águila Mora: Shell, 18. Puesto Hernández: YPF, 19. El Trapial: Chevron, 20. Parva Negra: Petrobras, 21. Cerro Partido: YPF, 22. Loma Negra: Apache, 23. Anticlinal Campamento: Apache.
Le fleuve Neuquén, sur lequel repose une partie importante de la production d’hydrocarbures, rejoint le fleuve Limay pour former le Río Negro. C’est justement à partir de cette confluence que s’étend une vallée de production fruitière, parmi les plus importantes du pays. Apache y occupe des parcelles pour exploiter des hydrocarbures non conventionnels. Allen, une des municipalités de la zone, a interdit cette activité, mais, à la demande du gouvernement de province, la justice a annulé cette interdiction, au mépris de la mobilisation citoyenne.
3
2
Villa Regina
Haute vallée du Río Negro Cinco Saltos
Grl. Roca
Neuquén
Centenario 1
Cipolleti
Lac Pellegrini
Neuquén R. Negro
SHE
Destruction des cultures originaires / Occupation territoriale / Expulsions / Criminalisation des luttes sociales
Problématiques sociales
Communautés autochtones mapuches, étudiant·es, syndicats étatiques, enseignant·es, travailleurs, assemblées environnementales, organisations sociales et partis politiques s’unissent dans la diversité. Ces groupes organisent des manifestations, des festivals, occupations de puits, débats, etc. pour faire connaître les impacts déjà provoqués par le « fracking » ailleurs et pour rappeler que la présence historique des pétroliers dans la province n’a pas apporté SHE le « développement », mais la pollution et le pillage.
Senillosa
4
1
YPF CHE
CHE
4
WIN
TOT
P-B
Enquête : Observatorio Petrolero Sur. Graphique : Iconoclasistas. Sources : Observatorio Derechos Humanos de los Pueblos Indígenas (ODHPI), Dirección de Áreas Naturales Protegidas de la Provincia de Neuquén et Subsecretaría de Minería e Hidrocarburos de Neuquén.
Ordonnance votée
Municipalités libres de fracking
Puits
Aires naturelles protégées
Formations de schiste de Vaca Muerta et Los Molles
50
14
PLU
Réservoir Ezequiel Ramos Mexía
El Mangrullo
Va. El Chocón
PAE
3
Réservoir Cerros Colorados
Añelo
P-B
12
Auca Mauhida
D E R IO IO NEGRO
25
17
Cutral Có
YPF
9
11
15
Légende
0
Picún Leufú
APA
23
15
13
TOT
La municipalité de Cinco Saltos, au bord du fleuve Neuquén, fut la première d’Argentine à se déclarer « libre de fracking ». La mobilisation a permis le vote d’ordonnances qui interdisent ce type d’exploitation dans 30 municipalités du pays. Zapala est la seule localité de Neuquén avec une telle règlementation. L’union des forces dans la diversité a permis d’étendre au niveau national le débat sur les risques liés à cette activité.
28
23
21
19
14
21
11
YPF
TOT
P-B
Résistances
29
26
16 Zapala
12
YPF
10
8
TOT
À l’occasion de la ratification par le Parlement de Neuquén du premier projet de développement massif de gaz et huiles de schiste par YPF et Chevron, cinq mille personnes ont manifesté leur opposition. La police a accueilli la manifestation avec des balles en caoutchouc ou en plomb et des gaz lacrymogènes. La loi fut votée malgré tout. Deux jours après, des maisons de la communauté Campo Maripe, sur les terres desquelles se trouve ce projet, furent brûlées par des auteurs anonymes.
Las Coloradas
27
22
Laguna Blanca
20
9
Répression
Diminution de la biodiversité / Gaz à effet de serre / Risque de pollutions
Problématiques environnementales
Plusieurs permis d’hydrocarbures se trouvent à l’intérieur de l’aire naturelle protégée Auca Mahuida. C’est là que Total a fracturé en 2012 sur le permis de Pampa las Yeguas. L’entreprise française opère aussi à Rincón de la Ceniza et à San Roque. La filiale de Shell, O&G Developments, opère à Águila Mora. YPF et Gas y Petróleo de Neuquén détiennent aussi des permis sur cette aire sensée protéger une des plus grandes réserves de la biodiversité de la Patagonie aride.
7
Pampa de las Yeguas
Rincón de la Ceniza
uén euq R. N
53
Océano Pacífico
2
800 mts. de profundidad
Tajo o socavón
4km
Mine d’Alumbrera
DES DIZAINES D’ANNÉES JUSQU’À CE QUE LE FILON SOIT ÉPUISÉ.
Phase commerciale : les montagnes sont dynamitées et la roche est séparée du minerai à l’aide de produits chimiques toxiques.
3. Exploitation et transformation
Les mines à ciel ouvert consomment d’énormes quantités d’eau et d’énergie, détruisent des territoires et affectent directement la santé et le mode de vie des habitant·es.
PAS POUR TOUT L’OR DU MONDE !
MINA LA ESCONDIDA (CHILE)
ACUEDUCTOS
A
N
40
J
29
A
20
25
38
JÁCHAL (MAYO 2004)
150
R
IO
A
38
5
157
LAS TAPIAS (LITIO)
SALSACATE (ORO)
9
7y8
Salinas de Ambargasta
Emb.
49 45
44 48
CÓRDOBA
11ª CORDOBA (DICIEMBRE 2009)
46
1ª CNIA. CAROYA (JULIO 2006)
n egu
LAG. MAR CHIQUITA SNAS. GRANDES (LITIO)
9
19
Lag. Mar Chiquita
R. Sa lad o
E S T E R O
TREN AZUL RUMBO A TERMINAL 6 PUERTO SAN MARTÍN CERCA DE ROSARIO LA ALUMBRERA
6ª CAPILLA DEL MONTE (ABRIL 2008)
157
GUAMPACHA (ORO)
9
SANTIAGO DEL ESTERO
Emb. R. Hondo
a sojera
CANAL A CIELO ABIERTO DP2 LA ALUMBRERA
MINERODUCTO LA ALUMBRERA
DE L
Avanz ad
S AN T IA G O
R. B
ejo Près de 30ermcompagnies minières transnationales opèrent en Argentine. Elles sont majoritairement canadiennes (les plus grandes sont Yamana Gold, Barrick Gold, Xstrata, AngloGold, Ashanti y Silver Standard Resources et Pan American Silver R. Dorado Corp). Entre 2003 et 2008, les investissements dans l’industrie extractive se sont multipliés par 10 et ces projets ont crû de 907 %. 13 provinces sont particulièrement concernées. 300 mines seront mises en route dans les 10 prochaines années. 7 provinces ont interdit l’exploitation à ciel ouvert : Mendoza, Chubut, Rio Negro, San Luis, La Pampa, Tucumán et Córdoba.
RANCHILLOS PLANTA DE SECADO LA ALUMBRERA
7ª CATAMARCA (AGOSTO 2008)
CATAMARCA 60
6
TUCUMÁN
CRUZ DEL EJE PROYECTO DE CENTRAL ATÓMICA
J
26
9
EL BRACHO PLUSPETROL
ANDALGALÁ (FEBRERO 2010)
FAMATINA (ABRIL 2009)
FAMATINA BARRICK GOLD
21
T
10
AGUA RICA YAMANA GOLD
4ª FAMATINA CHILECITO (JULIO 2007)
A
GUALCAMAYO MINAS ARGENTINAS S.A.
CERRO CASPOSO INTREPID MINERALS
S
22
23
24
40
15
C
GUANDACOL IMA RESOURCE/VICEROY RESOURCES
EL ZAPALLAR
R. Jachal
VELADERO BARRICK GOLD
PASCUA LAMA BARRICK GOLD
VALLECITO GOLDEN PEAKS RESOURCES
CERRO EL POTRO VICUÑA DE TENKE MINING
TINOGASTA (NOVIEMBRE 2007)
13
12y16
Emb. Cabra Corral
9
S A L T A
4
SALTA
JUJUY
10ª LDOR. GRAL. SAN MARTÍN (JULIO 2009)
TUCUMÁN
2
LCHILECITO (ORO) SANAGASTA CNEA (URANIO) A LA RIOJA
FIAMBALÁ (URANIO) LAS HIGUERITAS JACKSON GLOBAL (URANIO)
14y19
FARALLÓN NEGRO AGUA DE DIONISIO YMAD
11 PO CAMRENAL A DEL
LÍNEAS DE ALTA TENSIÓN LA ALUMBRERA
BLOQUEO ANTIMINERO VALLES CALCHAQUÍES (AGOSTO 2008)
40
3
SAN CARLOS Y CAFAYATE (URANIO)
BAJO LA ALUMBRERA XSTRATA PLC
17y18
CACHI (URANIO)
PQUE NAC. LOS CARDONES DON OTTO
43
CONDORYACU CAVOK/CARDERO RESOURCES/ASCOT DTO DE ANTOFAGASTA DE LA SIERRA COMPAÑÍA VALE DO RIO DOCE
40
CAMPO QUIJANO MINERA AGUILAR
51
1
TILCARA
EL AGUILAR MINERA AGUILAR
9
TARIJA
CANGREJILLOS (PLATA/PLOMO)
YAVI (PLOMO)
ABRA PAMPA (PLOMO)
JUELLA Y YACORAITE (URANIO) RINCÓN Y LOS POCITOS (LITIO)
SALAR DE OLAROZ (LITIO)
40
LAGUNA DE POZUELOS
MINA ESPERANZA MINERA AGUILAR
MINA PIRQUITAS SILVER STANDARD RESOURCES
PAN DE AZÚCAR (CIANURO)
BO LIV IA
SALAR DEL HOMBRE MUERTO MINERA DEL ALTIPLANO
Elle compte parmi les 10 plus grands pollueurs du monde Bélén, Catamarca. Elle consome 100 millions de litres ANTOFAGASTA d’eau par jour, prélévés dans l’aquifère du Camp de Arenal. Elle utilise des floculants, détergents, agents SOPA moussants et xanthates très polluants. Tous les déchets QUÍMICA sont stockés dans un site présentant des fuites. Les explosions qui servent à dégager la roche envoient des Filtraciones tonnes de particules dans l'atmosphère, créant des tóxicas nuages artificiels et provoquant des altérations majeures de la biosphère.
Planta de tratamiento y campamento Escombreras Dique de colas
MINES GÉANTES DANS LA PUNA SÈCHE DES ANDES CENTRALES
Estadio de River Plate
NUBES TÓXICAS
0
A Ruta 40 Hualfin / Belén
ENTRE 1 À 3 ANNÉES
On creuse de grands puits de Les compagnies minières commencent à forage et commence à construire les infrastructures. négocier avec les gouvernements locaux.
2. Exploration et installation
Un projet de mine géante se réalise en plusieurs étapes. Soyez vigilant·es ! 1. Projet
A
S
Signaux d'alarme
E L I H
S
L
E D
. Vinchina
A
R. Salado
C
D
R. Salí
N
Tarija do
54 E
R. G de. de lce Du R.
R. Be rm ejito
R. T euc o
Les sociétés minières transnationales bénéficient de subventions gouvernementales et d’une juridiction stable depuis plus de 30 ans ; grâce aux incitations fiscales de l’État et des collectivités locales, ces sociétés ne paient que des retenues minimales pour exporter des métaux précieux, et ce sur simple demande et sans contrôle de l’État. Elles sont également autorisées à laisser hors d’Argentine 100 % des bénéfices tirés de ces transactions. La mise en œuvre de ce modèle de pillage – extraction et exportation – a été combattue par la population, les communautés paysannes, les organisations sociales, les VALPARAÍSO peuples autochtones Kolla et Diaguita et les personnes riveraines organisées en assemblées socio-environnementales pour la défense de la vie et de la terre. Ces groupes utilisent diverses stratégies de lutte et de dénonciation face aux dommages causés par ces projets miniers. Les gouvernements locaux affirment que l’exploitation minière apporte « développement RANCAGUA et travail » alors que les faits démontrent qu’elle ne génère que maladie, destruction et mort. Ces gouvernements soutiennent l’assaut des compagnies minières transnationales par des politiques répressives qui criminalisent et pénalisent les protestations. Ils couvrent l’action de « groupes spéciaux » quasi-officiels chargés de s’opposer violemment aux marches ou aux blocus anti-mines dans le but de faire taire la résistance.
28 27
39
33y37
35
R. Tu 7 nuy án
41
30
VALLE DE UCO (2007)
8ª TUNUYÁN (DICIEMBRE 2008)
40
36
143
Emb. del Nuhil
MALARGÜE CONTRA
144
34
40
Lag. Llancanelo
(DESDE 2008)
42y43 MINA POTASIO RÍO COLORADO
40
SIERRA PINTADA MINERA FABRIL SAN RAFAEL/CNEA
3ª SAN RAFAEL (ABRIL 2007)
MALARGÜE URANIO
20
9ª SAN JUAN (ABRIL 2009)
N
31 32
M E N D O Z A
SAN CARLOS
38
J
USPALLATA MINAS SAN JORGE /ACONCAGUA S.A.
40
SAN JUAN
. San
PUNTA NEGRA
MENDOZA
ANCHORIS MINA ANCHORIS
7
LOS AZULES MINERA ANDES
PACHÓN XSTRATA COPPER
2ª EL BARREAL (OCTUBRE 2006)
PLEBISCITOS PROHIBIDOS POR EL GDOR.JOSÉ L.GIOJA
R E L I
D R
SANTIAGO 200Km 100 50 0
141
143
R. Diamante
Zona ampliada
ero guad esa R. D
O
Quantité et taille des mines et projets miniers en Argentine
188
PÓSTER Nº2
CHEPES
Assemblée
R. Q uinto (Pop auto-organisée opis )
Résistance Kolla et Diaguita
Expulsions et expropriation
51 9
R.
harava)
Soulèvement et manifestation
Eviction
Ch R. C uarto oc nc
Bassin versant contaminé (
Exploitation
Rencontre des assemblées syndicales citoyennes (Union of Citizes’ Assemblies – UAC)
Criminalisation des manifestations
Fuite et poussière toxique
Glacier
rcer o (Cta lam och 3. ita)
Centrale hydro-électrique (grisé=en construction)
2. Exploration et installation
R. T
CÓR DO B A
Emb. Los Molinos
50
35
Jujuy. 1. Vecinos autoconvocados de Tilcara y Juella. 2. Colectivo Caminando por Jujuy. Salta. 3. Autoconvocados del Valle Calchaquí, Cafayate y San Carlos. 4. Junta Coordinadora Popular del Agua. Tucumán. 5. Asamblea socio ambiental de Tucumán. 6. Asamblea socio ambiental del NOA (ASANOA). Santiago del Estero. 7. Movida Ambiental Termas de Río Hondo. 8. Vecinos Ambientalistas Autoconvocados de Termas de Río Hondo. 9. Campesinos autoconvocados. Catamarca. Asambleas vecinos autoconvocados por la vida: 10. Aconquija, 11. Santa María, 12. Andalgalá, 13. Tinogasta, 14. Fiambalá. 15. Belén Resiste. 16. Asamblea El Algarrobo (Andalgalá). 17. Comisión de regantes de Medanitos. 18. ACAMPA (Asociación Campesina del Abaucán). 19. Comisión en defensa del agua Fiambalá. La Rioja. 20. Asamblea Ciudadanos por la Vida (Chilecito). Vecinos autoconvocados: 21. Famatina (Mantiene el corte de ruta en Peñas Negras desde marzo de 2007), 22. Miranda, 23. Pituil, 24. Chañarmullo, 25. Villa Sanagasta, 26. Capital. San Juan. 27. Asamblea Sanjuanina contra la contaminación y el saqueo. 28. Autoconvocados de Calingasta. 29. Madres Jachalleras. Mendoza. 30. Asambleas Mendocinas por el agua pura (AMPAP). 31. Por el agua pura. 32. Asamblea Popular por el agua. 33. Vecinos Autoconvocados de Tunuyán. 34. Agrupación Uranionogracias (San Rafael). 35. Asamblea Popular de Ciudad de Mendoza. Vecinos Autoconvocados: 36. Las Heras, 37. Tunuyán, 38. Tupungato, 39. San Carlos, 40. Maipú, 41. Guaymallén, 42. Punta del Agua, 43. Malargüe. Córdoba. ¡Ongamira Despierta!: 44. Capilla del Monte, 45. La Falda, 46. Villa Giardino, 47. Traslasierra, 48. Casa Grande, 49. San Marcos Sierras. 50. Red por el uso responsable del agua de traslasierra. 51. Coordinadora Córdoba en Defensa del Agua y la Vida (CCODAV).
7
Site minier non récupéré
Emb. San Felipe
47
Emb. R. Tercero
Usine électrique
1. Projet
Symboles :
TRASLASIERRA (URANIO)
LOS GIGANTES (URANIO)
a
C
uan
e
tuel R. A
55
34
pratiques, de stimuler la participation collective, de travailler avec des inconnu·es, d’échanger des expériences, de remettre en question des espaces hégémoniques, de promouvoir la création et l’imagination, d’examiner des questions spécifiques, de visualiser les résistances et de mettre en évidence les relations de pouvoir…
HYDERABAD
Réseau du transport public Fréquence aux heures de pointe 05-10 minutes Fréquence hors heures de pointe 11-20 minutes Fréquence aux heures de pointe 11-20 minutes Fréquence hors heures de pointe 21-30 minutes Arrêt à Lingampally – Falaknuma et Lingampally – Hyderabad Arrêt à Hyderabad – Falaknuma et Lingampally – Lingampally Arrêt à Hyderabad – Falaknuma et Lingampally – Hyderabad
CARTOGRAPHIE CITOYENNE DANS UNE MÉGAPOLE INDIENNE l’utilisation et les défis des données spatiales pour la recherche critique Hyderabad Urban Lab – Harsha Devulapalli et Indivar Jonnalagadda hydlab.in
Hyderabad Urban Lab a été lancé en 2012 par les chercheurs Harsha Devulapalli et Indivar Jonnalagadda. Reporter graphique auprès du San Francisco Chronicle, Harsha Devulapalli étudie à l’école de journalisme de Columbia. Indivar Jonnalagadda est doctorant en anthropologie à l’université de Pennsylvanie.
Pour le groupe de recherche Hyderabad Urban Lab (HUL), la ville est un composé complexe de relations de production, de relations sociales et de relations entre les citoyen·nes et les pouvoirs publics. Lancé en 2012, HUL s’est fixé pour objectif de mener des recherches sur les questions urbaines d’une manière qui comblerait le fossé entre la recherche universitaire et le vécu quotidien des gens. Depuis le début, le groupe a mené des expérimentations cartographiques à visée autant scientifique que pédagogique et plaide également auprès du gouvernement et des citoyen·nes pour un recours plus important à l’outil cartographique dans l’espace urbain. Au fil des ans, HUL a organisé des ateliers de cartographie avec une grande variété d’actrices et d’acteurs de la ville ainsi qu’avec des écolières et des écoliers. Les événements qui se produisent dans les villes sont le résultat de nombreuses relations qui se croisent à différentes échelles de l’espace et du temps. Selon Denis Wood (2010), on peut dépeindre ces intersections en rassemblant les objets à un même niveau. C’est ce niveau et les assertions des cartographes qui feront la carte. Comme le dit Peter Turchi (2004), les cartes ne sont pas différentes de la littérature dans le sens où elles tentent, elles aussi, d’expliquer les réalités humaines. C’est le privilège des cartographes que de sélectionner ce qui sera pris en compte ou non. Les cartes sont en fait des affirmations sur l’état du monde, formulées par les cartographes selon leurs propres intentions. C’est pourquoi elles sont des outils de pouvoir. L’État, détenant dans de nombreux pays les droits exclusifs sur la production cartographique, peut choisir de dépeindre certaines versions de la réalité tout en en omettant d’autres. Les entreprises disposant d’importantes quantités de données spatiales détiennent également
57
un pouvoir croissant sur la manière dont le monde est perçu et vécu à travers les cartes numériques. La pratique de la cartographie critique ne correspond pas à cet usage conventionnel qui cherche à asseoir un pouvoir ou à pousser à la consommation. Elles donnent plutôt le change à ce pouvoir en aidant les citoyen·nes ou les communautés à concevoir leur propre géographie. Depuis sa création, HUL a utilisé la cartographie critique en tant que méthode de recherche et outil clé de son engagement auprès des actrices et acteurs de la ville, mais aussi comme une composante essentielle de son approche pédagogique. Ayant réalisé une grande variété de projets cartographiques et d’ateliers didactiques, notre groupe a sensiblement perfectionné ses modes opératoires. Nous présentons ici, à partir de quatre exemples tirés de notre pratique, les principes qui nous guident, les difficultés concrètes auxquelles nous sommes confronté·es et les raisons pour lesquelles nous avons décidé de travailler avec des données ouvertes et avec la production participative (crowdsourcing).
Cartographie communautaire – Cartes des marchés de la ferraille de Bholakpur Le tout premier projet de HUL a consisté à créer un outil numérique afin de permettre une recherche collaborative avec la communauté du quartier historique de Bholakpur – un ancien quartier de tanneries, remplacé aujourd’hui par les marchés de la ferraille. Notre motivation était de comprendre l’économie politique des marchés et de revaloriser le quartier en termes de dynamique et de productivité économique, des aspects négligés par le gouvernement.
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Les membres de la communauté ont accueilli la proposition avec enthousiasme et ont joué un rôle majeur dans la facilitation du processus, nous aidant à saisir les coordonnées GPS et à identifier les objets à représenter
sur la carte. Ils ont très vite compris l’utilité de la carte et le fait qu’elle finissait par leur appartenir en propre. L’idée que la cartographie communautaire puisse être un processus d’empowerment s’est confirmée par la confection de cartes remettant en question l’image que les pouvoirs publics se faisaient de Bholakpur. En s’appropriant ces cartes, la communauté était en mesure d’appuyer ses revendications sur sa propre connaissance des lieux. Les marchés de la ferraille de Bholakpur ont subi des pressions de la part du gouvernement et sont menacés d’expulsion. Cette pression répond à une préoccupation de la population, persuadée qu’il existe un lien entre la contamination persistante de l’eau dans la région et ces marchés. Avec l’aide de cartes, les personnes travaillant sur le terrain ont pu identifier les endroits du quartier où la contamination perdurait. Ces données ont ensuite été croisées avec celles des emplacements des unités de traitement de la ferraille et leurs écoulements. Ces données spatiales ont permis de démontrer qu’il n’y avait que peu ou pas de corrélation entre la contamination de l’eau et la présence des marchés de la ferraille. La capacité à travailler avec des cartes et des données spatiales a ensuite permis aux habitant·es du quartier de négocier avec les instances gouvernementales et les ONG travaillant dans la région.
Données du crowdsourcing – Plan du réseau et des horaires de bus La société de transport routier d’Andhra Pradesh (Andhra Pradesh State Road Transport Corporation – APSRTC) gère la plupart des bus de la ville d’Hyderabad, mais ne dispose d’aucune base de données publique de leurs itinéraires et horaires. Après le nettoyage rigoureux d’une liste assez incorrecte d’arrêts et d’itinéraires de bus fournie par l’entreprise, nous avons réalisé la première base de données géospatiale des lignes de bus d’Hyderabad.
La carte générée à partir de cette base de données est très utile aux citoyen·nes, mais elle montre aussi quelles zones de la ville sont privées de transports publics. La confection de cette carte a soulevé la question suivante : comment les gens se déplacent-ils dans les zones dépourvues de transports publics ? Nous avons supposé que les pousse-pousse partagés couvraient ce besoin. À titre expérimental, nous avons donc lancé un appel public pour que les gens nous signalent les itinéraires de pousse-pousse partagés qu’ils connaissaient. En moins de huit heures, nous avons obtenu des informations sur 85 trajets dans la ville. L’ajout de ces itinéraires au plan et aux horaires du réseau de bus a permis d’enrichir la base de données publique sur la mobilité à Hyderabad.
Recours à l’audit public – Carte des toilettes publiques En Inde, les audits publics et les missions d’enquête servent depuis longtemps aux groupes militants et aux organisations civiles pour rappeler les autorités publiques à leurs responsabilités en matière de droits des citoyen·nes. Nous pensons que l’outil cartographique constitue un apport inestimable pour ces démarches.
toilettes publiques, un affichage accordé aux entreprises privées qui les construisent. Ce dispositif a généré la construction de 50 nouvelles toilettes. Cependant, beaucoup d’entre elles ont été installées à des endroits déjà pourvus en sanitaires publics, qu’elles n’ont fait que remplacer. Parfois, elles ont aussi été construites juste à côté d’anciennes toilettes, alors même que de nombreux autres quartiers de la ville n’étaient toujours pas équipés. Perplexes faces au choix de ces emplacements, nous avons complété notre exercice de cartographie par un audit de certaines de ces toilettes. Nous avons constaté que ce dispositif d’incitation amenait les entrepreneurs privés à construire des toilettes là où la visibilité des panneaux publicitaires était la plus grande. Bien que l’incitation ait été conçue avec de bonnes intentions, un suivi insuffisant des réalisations a donné lieu à des installations inadéquates, faisant parfois double emploi, par rapport à l’objectif initial qui était de faciliter l’accès général aux toilettes publiques. Nombre de nos exercices de cartographie sont menés selon cette méthode de l’audit, grâce à laquelle nous espérons persuader les autorités de planifier les équipements publics et de mettre en œuvre ses politiques plus judicieusement.
Le gouvernement actuel de l’Inde a annoncé que l’hygiène serait l’une de ses priorités. Alors qu’il ciblait la pratique courante de la défécation en plein air, nous avons publié une carte rapportant ce comportement à la disponibilité des infrastructures sanitaires. Hyderabad, une ville de plus de 6 millions d’habitant·es, ne compte que 186 toilettes publiques. Notre carte met en évidence une distribution injuste et insuffisante des toilettes dans la ville. L’autre objectif de notre carte interactive est de montrer l’inégale disponibilité des toilettes pour les hommes et pour les femmes. Les données ont été recueillies lors d’un audit public mené par l’équipe de HUL et quelques volontaires.
Nettoyage des données publiques – Atlas des quartiers informels d’Hyderabad
Notre carte illustre également les effets pervers de la publicité gratuite placardée sur les murs extérieurs des
⒈ Dans un format fermé ou propriétaire, l’utilisation de données est soumise à des restrictions légales. Dans un format ouvert, elles sont utilisables librement (ndlt).
La plupart des villes du monde en développement, comme Hyderabad, disposent plutôt de données dans des formats fermés1 et archaïques qui empêchent l’interopérabilité. Elles ne disposent pas non plus d’inventaires qui permettraient de répertorier de multiples ensembles de données dans l’espace et le temps. Il est par exemple difficile de trouver des données sur les quartiers municipaux d’avant 1990. De plus, l’ajustement
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périodique des frontières administratives et des districts de recensement rend particulièrement difficile la constitution d’ensembles de données cohérents dans le temps. L’incertitude quant aux droits sur les données est un autre gros problème. Ces questions représentent souvent des obstacles majeurs pour toute personne souhaitant effectuer des recherches dans ces villes. Dans le but de transformer Hyderabad en une « ville sans bidonvilles » (une véritable ville de « classe mondiale »), la municipalité a procédé au recensement des 1476 quartiers informels de sa juridiction. Comme il est d’usage, cette tâche a été confiée à une entreprise privée. Il est tout à fait étonnant que la tâche ait été menée en 30 jours et, ce, avec un budget de seulement 1,8 million de roupies (environ 23 000 euros). Nous mettons fortement en doute la validité de l’information fournie et la légitimité de la manière dont les données ont été collectées. Quoi qu’il en soit, des données ont été produites et bien qu’elle comporte quelques incohérences flagrantes, cette carte est la seule représentation disponible des quartiers informels d’Hyderabad. Ce qui est plus important encore : cette représentation reflète la manière dont les autorités perçoivent ces « paysages de bidonville ». Après avoir procédé à un nettoyage minutieux de ces données peu cohérentes, nous avons réalisé un atlas de cartes décrivant les différentes caractéristiques des quartiers informels d’Hyderabad officiellement reconnus. En partageant ces cartes avec le gouvernement, nous l’informons des possibilités d’analyse et de planification qu’offrent des données spatiales solides. Par la publication régulière d’articles et par nos interventions lors de réunions de consultation, nous essayons de pousser les autorités à améliorer leurs pratiques en matière de données. Il s’agit d’un projet à long terme, car nous pensons qu’en dehors des projets de cartographie citoyenne, les données publiques elles-mêmes devraient être accessibles à tout le monde. 60
Conclusion Étant en accès libre, nos cartes ont constamment suscité de nouvelles questions et de nouvelles propositions de la part des citoyen·nes qui les regardaient. Il est évident que le recours aux données ouvertes et au crowdsourcing sont des procédés qui commencent à se généraliser dans notre ville. Avec chaque nouveau projet, nous essayons d’exploiter cet état d’esprit. Avec chaque atelier, nous cherchons à l’encourager davantage. Avec chaque engagement, nous essayons de disséminer l’idée que la planification urbaine peut être un exercice plus démocratique.
Références Peter Turchi, Maps of the Imagination. The Writer as Cartographer, San Antonio, Texas, Trinity University Press, 200⒋ Denis Wood, Rethinking the Power of Maps, New York, The Guilford Press, 20⒑ Cartes par HUL.
Poubelles Station de traitement des écoulements Station de transfert des déchets solides Station d’épuration des eaux usées Décharge fermée Unité de traitement des déchets et décharge
CIRCUITS DES DÉCHETS À
HYDERABAD Sources : Localisation des poubelles : Système OSRT de la société municipale du Grand Hyderabad Réseau routier et cours d’eau : OpenStreetMap Carte réalisée par Hyderabad Urban Lab.
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QUARTIERS INFORMELS
D’HYDERABAD En rouge, les zones des quartiers informels.
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Sources : Localisation des quartiers informels : Plan d’action municipal d’éradiquation des quartiers informels, Hyderabad Réseau routier et cours d’eau : OpenStreetMap Carte corrigée par Hyderabad Urban 1Lab.
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Autochtones Kaxinawá de Rui Humaitá concevant des sketches lors d’un atelier de cartographie.
UNE NOUVELLE CARTOGRAPHIE SOCIALE
Défense des territoires traditionnels amazoniens par la cartographie Projeto Nova Cartografia Social da Amazônia – Alfredo Wagner Berno de Almeida, Sheilla Borges Dourado et Carolina Bertolini novacartografiasocial.com
Projeto Nova Cartografia Social da Amazônia doit permettre aux populations et communautés autochtones de réaliser leur propre cartographie. L’initiative est coordonnée par Alfredo Wagner Berno de Almeida. Cet anthropologue enseigne à l’université d’Amazonie et à l’université de Maranhão. Sheilla Borges Dourado, qui enseigne à l’université d’Uberlândia, est spécialiste du droit socioenvironnemental et des peuples et communautés autochtones d’Amérique latine. Les recherches de Carolina Bertolini, spécialiste des sociétés et cultures de l’Amazonie, portent sur l’ethnomusicologie. Elle produit des cartes avec les communautés traditionnelles.
Par le recours aux techniques de la cartographie sociale, le projet de recherche Nouvelle Cartographie sociale de l’Amazonie (Projeto Nova Cartografia Social da Amazônia – PNCSA)1 étudie les processus différenciés de territorialisation actuellement en cours dans la région amazonienne. Ce travail se concentre sur la relation entre ces processus et l’émergence d’identités collectives ancrées dans les mouvements sociaux. Ces identités sont multiples et forment une diversité socioculturelle amazonienne souvent négligée. Les différentes identités collectives se fédèrent autour de dénominations locales telles que : les riverains (ribeirinhos), les exploitants de caoutchouc (seringueiros), les Marrons (quilombolas), les peuples indigènes, les extracteurs de palmiers à piassava (piaçabeiros), les pêcheurs artisanaux (pescadores artesanais), les ramasseurs de noix (castanheiros), les artisan·es (artesãos et artesãs)2, les communautés autochtones urbaines, les briseuses de noix de coco babaçu (quebradeiras de coco babaçu) et les récolteurs de baies d’açaï (peconheiros). Chacune de ces catégories d’identité se définit en fonction de la forme de son organisation. Au fil des mobilisations successives, elles ont construit leurs propres territoires. Grâce à une ⒈ Le projet de Nouvelle Cartographie sociale de l’Amazonie a débuté en 2005, en collaboration avec la Federal University of Amazonas (UFAM), et il a été financé par la Fondation Ford. Actuellement, environ 270 différentes formes d’organisation et 240 chercheuses et chercheurs participent aux activités du PNCSA. Depuis 2005, le PNCSA a produit 163 brochures, 70 livres, 17 synthèses cartographiques, 21 bulletins, 12 vidéos, 3 catalogues, 6 rapports, 5 expositions, 10 brochures (cadernos) et 10 cartes de localisation en mobilisant différentes organisations. Environ 230 000 exemplaires de brochures avec cartes ont été publiés, qui peuvent servir à obtenir la reconnaissance des droits fonciers des peuples traditionnels et des communautés. En 2016, l’accès au site web du PNCSA a dépassé 93 000 visites à partir de 109 pays. ⒉ Ces groupes utilisent diverses fibres, comme l’arumã, le tucum, le cipó ambé ainsi que des feuilles et des graines.
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conscience croissante de la spécificité de leur culture, elles ont mobilisé différentes forces pour défendre leurs territoires contre la prédation commerciale. Les entreprises poursuivant leurs seuls intérêts commerciaux sont les principales responsables de la destruction de l’environnement en Amazonie, notamment de la déforestation et de la contamination des ressources en eau. C’est pourquoi les mouvements sociaux ont mené des campagnes contre les bûcherons, les grands projets d’agriculture et d’élevage, les usines de minerai de fer et les compagnies minières. Les terres des autochtones et des Marrons, tout comme celles qui sont effectivement contrôlées par les peuples et communautés traditionnel·les, sont aujourd’hui menacées par cette expansion. La menace découle du fait que ces peuples et communautés traditionnel·les vivent et occupent des zones particulièrement bien préservées, bénéficiant d’une couverture végétale dense. La cartographie sociale produite par les communautés sur leurs propres territoires témoigne de leur conscience aigüe de l’environnement. L’objectif du PNCSA est de cartographier ces mobilisations populaires en les décrivant et en les géoréférençant sur la base de ce que les communautés étudiées jugent elles-mêmes pertinent. Le travail cartographique implique la formation et le renforcement des compétences des membres de ces communautés, que l’on va familiariser avec les dispositions constitutionnelles et la législation environnementale, mais tout d’abord former aux techniques GPS de base. Les ateliers de cartographie réalisés au sein même des communautés contribuent grandement au renforcement de ces capacités. Élaborées par les participant·es, les activités de ces ateliers portent sur la délimitation territoriale et visent à consolider les informations obtenues par l’observation directe ou à partir de différents types de récits. Cela contribue à la production d’une description ethnographique suffisamment précise. Tout au long du travail de terrain, nous avons pu vérifier l’utilisation fréquente de l’expression « terres traditionnellement occupées »3 66
⒊ « Terres traditionnellement occupées » est l’expression que l’on retrouve
dans les listes des revendications des groupes militants. Il s’agit d’une référence récurrente qui indique probablement la perception croissante qu’ont ces groupes des violations de leurs droits territoriaux. Afin de permettre leur large diffusion, les résultats de ces travaux sont publiés sous forme de livrets (fascículos) contenant des cartes et des extraits de récits écrits par les membres des communautés étudiées ainsi que les revendications du groupe. Ce sont principalement les membres des communautés cartographiées qui distribuent ces livrets. Nous nous sentons solidaires des groupes qui militent pour la reconnaissance et la protection des droits de l’humain dans les zones urbaines et qui recourent également à la cartographie sociale. Les représentant·es d’autres minorités, comme les militant·es lesbiennes, gays et transgenres de Manaus produisent leurs propres cartes pour se rendre visibles aux yeux de l’État et des autres agents sociaux. Le PNCSA s’est également constitué grâce à la rencontre entre, d’une part, des chercheuses et chercheurs appartenant à des institutions de l’enseignement supérieur et, d’autre part, des membres des mouvements sociaux panamazoniens. Leur objectif principal est toujours de renforcer les droits territoriaux des peuples et communautés traditionnel·les. Aujourd’hui, les cartes sont utilisées par ces peuples et communautés pour étayer autant leurs demandes que leurs réclamations à l’encontre de l’État. Les cartes sont produites par les membres dans le cadre d’ateliers de cartographie organisés au sein de leur propre communauté. Elles sont devenues des ressources techniques qui garantissent l’exactitude et la précision des limites territoriales revendiquées par les associations communautaires et les groupes militants. Depuis la parution du livre Carajás. La guerre des cartes (Almeida, 1994), nous avons consolidé les bases de la « nouvelle cartographie sociale ». dans l’article 231 de la Constitution brésilienne de 1988 et dans les articles de la Convention 169 de l’OIT, ratifiée par l’État brésilien en 2003 (Almeida, 2008b, p. 138).
L’approche critique montre qu’il y a un conflit interne d’ordre lexical dans ce champ de la recherche. En ce sens, le terme nouvelle dans l’expression « nouvelle cartographie sociale » correspond à une critique du recours à des expressions similaires, telles que « cartographie participative », « cartographie collaborative » ou « cartographie culturelle », utilisées par la Banque mondiale, de grandes entreprises comme Google ou bien dans le cadre de mégaprojets et par des ONG. Ces cartographies correspondent à des pratiques dans lesquelles la participation de la population et des communautés traditionnelles est généralement limitée et parfois ces limites font que la « participation » correspond plutôt à une simple « ratification » de décisions prises par quelqu’un d’autre.
Produire des cartes de situation Comme évoqué ci-dessus, les travaux du PNCSA se concentrent sur des situations dans lesquelles les agents sociaux se définissent et considèrent les autres à partir de leurs identités ethniques, ceci afin d’interagir et de former des groupes politiques au sens organisationnel. L’ethnicité sert ainsi de mode collectif d’action et de mode de représentation. Notre travail de terrain et nos analyses portent sur les limites ethniques qui définissent les groupes et non sur les contenus culturels. Elles reflètent une nouvelle réalité et plus précisément la tendance des groupes à s’investir profondément dans une identité collective afin de revendiquer des droits essentiels à leur reproduction physique et culturelle. Cette nouvelle réalité semble être associée à l’autodéfinition des agents sociaux et à leur condition de sujets de droit. Conformément aux techniques du PNCSA, on pourrait dire que les cartes de situation se réfèrent à des cas concrets de conflits dans des régions déjà délimitées avec une relative précision. Le but est de délimiter
des territorialités4 spécifiques en permettant une description plus détaillée des éléments considérés comme pertinents par les membres des communautés étudiées, afin de constituer une base cartographique. En ce sens, elles se distinguent des cartes thématiques puisqu’elles considèrent que même des croquis peuvent être choisis par les agents sociaux afin de composer les cartes à inclure dans leur livret5. La carte de situation montre le caractère dynamique des réalités cartographiées. Elle reflète les points de vue des communautés à un moment donné, mais peut également présenter des changements induits par les processus en cours dans les territoires et les perceptions des membres des communautés qui réalisent les cartes. Le travail de cartographie sociale comprend donc deux dimensions : d’une part, un travail ethnographique qui repose sur une recherche universitaire, des techniques d’observation directe, des descriptions détaillées et des critères de sélection précis des informations et, d’autre part, un travail réalisé par les agents sociaux eux-mêmes, consistant à définir l’utilisation des instruments et à les choisir, puis à décider de ce qui sera reporté sur la carte. Le PNCSA contribue non seulement à leur formation, mais respecte aussi leur autonomie dans la pratique. Les décisions sont ainsi laissées aux communautés locales après qu’elles aient appris comment relier les points GPS et d’autres techniques de base. Elles peuvent décider d’inclure ou d’exclure des informations qu’elles considèrent comme non pertinentes ou qui sont confidentielles. Il ne s’agit pas d’une cartographie purement quantitative de certains types de végétation, biomes ou écosystèmes. Il s’agit plutôt d’une cartographie sociale qui produit un matériau que nous nommons cartes de situation. Elles se distinguent des cartes participatives qui, tout comme les instruments ⒋ La territorialité attribue au territoire approprié une dimension symbolique et identificatoire. ⒌ l’un des exemples les plus complets de l’application de cet instrument, appelé carte de situation, se trouve dans Alfredo Wagner Berno de Almeida, Joaquim Shiraishi et Cynthia Carvalho Martins, Guerra Ecológica nos Babaçuais (2005).
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de planification, sont définies par les planificateurs et visent à intégrer les communautés dans les décisions qui sont prises pour elles ou qui les affecteront. Nos cartographies sociales travaillent, au contraire, dans l’intérêt des groupes militants et des identités collectives ainsi que des formes organisationnelles particulières (de mobilisation et de solidarité) adoptées par les groupes eux-mêmes (Almeida, 2013, p. 157-173). D’habitude, on sépare le travail manuel du travail intellectuel. Nous pensons, au contraire, que ces deux formes de travail sont intellectuelles. Les groupes et communautés traditionnel·les, les indigènes et les Marrons, ont appris à utiliser un GPS ou un logiciel comme ArcGIS sans le moindre souci. L’utilisation de ces outils technologiques combine la compétence technique avec les intérêts de la communauté. Dans ce contexte, l’expertise technique fournie par les universités pour produire des cartes avec les communautés est associée au « capital militant »6 propre aux associations et aux représentations des peuples et des communautés. Cette combinaison élargit de façon significative le spectre de la production cartographique et redéfinit considérablement l’utilisation actuelle de la « participation » dans la cartographie sociale. De cette façon, les communautés traditionnelles deviennent une source de production d’informations. En toute logique, elles pourraient également gérer leurs propres territoires dans un avenir proche. Elles seront en mesure de le gérer en temps réel malgré les difficultés, notamment la nécessité d’apprendre à interpréter les images satellites, ou les défis, tel celui d’obtenir des images nettes de la région amazonienne qui se trouve en permanence sous une couverture nuageuse. Sur ce dernier point, le recours à des drones pourrait être une solution pour obtenir de meilleures images.
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⒍ « Parler de capital militant, c’est insister sur une dimension d’engagement, dont le capital politique rend insuffisamment compte. » (Matonti et Poupeau, 2004, p. 7).
Conflits sociaux et cartes Dans de nombreuses situations, les cartes et les livrets ont fonctionné comme un moyen de pression, démontrant la faiblesse des décisions officielles et rendant visibles les lacunes dans les interventions des dirigeants municipaux. En ce sens, le recours à l’ethnographie apporte une véritable scientificité aux revendications autochtones. À Jambuaçu (Pará), où les Marrons ont subi de graves préjudices à la suite de l’explosion d’un pipeline au cœur de leurs villages, le livret a été utilisé dans le cadre de la procédure judiciaire de demande de compensation pour les dommages environnementaux. Dans le périmètre de leurs villages, les autochtones de la communauté Beija-Flor de Rio Preto da Eva (État d’Amazonas) ont fait pression sur la municipalité pour qu’elle gèle ce périmètre et leur en accorde enfin la propriété, après des décennies de conflit. Dans les conseils municipaux de Rio Preto da Eva et Novo Airão (État d’Amazonas), des autochtones, des Marrons et des riverain·es ont agité à bout de bras les livrets qu’elles et ils avaient produits. Ces livrets sont considérés comme des documents rendant évidente la réalité de leurs territoires. Dans le cas de Novo Airão, les zones réquisitionnées pour le parc national Jaú empiètent sur les territoires des Marrons à Tambor. Les Marrons ont hautement apprécié d’avoir produit cette carte, devenue un document de référence obligatoire pour toute personne désireuse de comprendre la dynamique du conflit. Ils ont montré le livret lors du Conseil municipal de Novo Airão afin de rendre publiques leurs revendications territoriales. Par la suite, et en raison de leur utilisation pour la mobilisation politique, les cartes se sont transformées en instruments de lutte quand elles portaient sur les droits territoriaux et ethniques. Dans le conflit entre les Marrons d’Alcântara (MA) et l’Agence spatiale brésilienne (AEB), l’intrusion sur le territoire marron a été documentée ethnographiquement par un historien et par des technicien·nes agricoles qui étaient également membres de familles marronnes déplacées en 198⒍ Ces professionnel·les ont suivi les cours de formation technique dispensés par le PNCSA et ont réalisé
tout le travail de cartographie. Nous avons constaté l’indéniable dimension politique de ces revendications à travers la construction des cartes elles-mêmes, faisant de ce travail un support de mobilisation et de renforcement de l’identité ethnique. Le travail du PNCSA s’est constitué depuis 2005 à travers des processus de politisation et une critique des géographismes (les approches qui limitent la cartographie du territoire à sa seule dimension physique) et de l’ancienne vision des agents « biologisés » (le sujet agissant étant représenté d’un point de vue exclusivement biologique ou génétique). La position de la médiatrice ou du médiateur prend ici une forme nouvelle et la contribution de la recherche universitaire s’appuie sur des critères de compétence, d’expertise et de sagesse scientifiques. Il y a une division intellectuelle du travail qui exige de l’attention dans l’élaboration des cartes et des livrets. Les relations de recherche se sont construites patiemment, d’autant plus que l’on tente aujourd’hui d’instituer de nouvelles règles de tutelle (la subordination légale à un tuteur) à travers la redéfinition des stratégies de lutte par de nombreuses ONG (Almeida, 2008a, p. 105). Le renouvellement des leaders des mouvements sociaux à grande échelle a également joué un rôle important. Dans toutes les situations étudiées, un point de critique récurrent fait référence à la « personnification des collectifs » (Micelli, 2007), qui se manifeste clairement dans des phrases telles que : « Les autochtones pensent que… » ou encore « Les paysans n’acceptent pas que… ». Nous avons évité de reproduire ces lieux communs et avons décidé de publier une liste des personnes présentes dans les ateliers de cartographie et d’indiquer qui a réalisé les exposés correspondants. Les livrets ont donc plusieurs autrices et auteurs. Une autre difficulté concerne les tentatives d’usurpation de la représentation politique des peuples et communautés traditionnelles, ce qui soumet l’action des médiatrices et médiateurs à une remise en question permanente. À cet égard, la cartographie sociale représente un instrument qui renforce l’émergence d’identités collectives et rétablit en même temps l’équilibre à propos de la
biodiversité. En effet, les discours environnementalistes concernant la région amazonienne mettent généralement l’accent sur les seuls éléments naturels. Ainsi, la cartographie sociale crée des liens avec la diversité culturelle et la mobilisation des peuples et des communautés traditionnel·les en matière de droits territoriaux et culturels.
Références Alfredo Wagner Berno de Almeida, Joaquim Shiraishi et Cynthia Carvalho Martins, Guerra Ecológica nos Babaçuais. O Processo de Devastação dos Palmeirais, a Elevação do Preço de Commodities e o Aquecimento do Mercado de Terras na Amazônia, São Luís, MIQCB, 200⒌ Alfredo Wagner Berno de Almeida, A guerra dos mapas, Belém, Falangola, 199⒋ Alfredo Wagner Berno de Almeida, Antropologia dos’ Archivos’ da Amazônia, Rio de Janeiro, Casa 8, 2008a. Alfredo Wagner Berno de Almeida,Terras de Quilombo,Terras Indígenas, ‘Babaçuais Livres’, ‘Castanhais do Povo’, Faxinais e Fundos de Pasto. Terras Tradicionalmente Ocupadas, Manaus, PPGSCA/UFAM, 2008b. Alfredo Wagner Berno de Almeida, « Nova Cartografia Social. Territorialidades Específicas e Politização da Consciência das Fronteiras » dans id. et Emmanuel de Almeida Farias Júnior (éd.), Povos e Comunidades Tradicionais. Nova Cartografia Social, Manaus, UEA Edições, 2013, p. 157-17⒊ Pierre Bourdieu, Contrafogos. Táticas para Enfrentar a Invasão Neoliberal, Rio de Janeiro, Jorge Zahar, 199⒏ Eric J. Hobsbawm, A Era Dos Extremos. Breve História do Século XX, 1914-1991, São Paulo, Cia das Letras, 199⒏ Frédérique Matonti et Franck Poupeau, « Le Capital Militant » dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 155/5, p. 4-⒒ Miceli, « Introdução. A Força do Sentido » dans Pierre Bourdieu, A Economia das Trocas Simbólicas, São Paulo, Perspectiva, 199⒉ Cartes et photographies par le PNCSA.
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Territoire de la communauté autochtone Beija-Flor à Preto da Eva.
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Carte d'Aldeia Boa Vista réalisée par ses habitant·es.
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TERRITOIRE DES QUILOMBOS DES COMMUNAUTÉS MARRONES RÉMANENTES ALCÂNTARA – MA Carte levée pour le rapport d’enquête anthropologique (investigation) pour le Bureau du procureur général de la République (Procuradoria Geral de Republica)
Légende Agrovila (village déplacé) Colonie de pêche Manufacture de filets de pêche
Conception et coordination : Alfredo Wagner Berno de Ameida Sélection des sources et vérification des données : Cynthia de Carvalho Martins, Patricia Portela Nune, Silvianete Matos Carvalho, Wilson de Barros Bello Filho
Briqueterie Vannerie de tipiti (couleuvre à manioc) Verger de palmier babaçu Verger de Murici Verger de Juçara
NOUVELLE CARTOGRAPHIE SOCIALE DU PROJET AMAZONE – MARS – 2009 Terra de Preto (Terres héritées par les esclaves noir·es) Périmètre urbain
Cimetière
Plage
Village
Base aéronavale occupée par le CLA
Village déplacé par la BASE (CLA- Maer) Village électrifié
Conventions cartographiques
Village avec école élémentaire
Limites municipales
Village avec école secondaire
Limites des bassins hydrographiques
Projet de relocalisation
Route goudronnée
Construction et réparation de bateaux et de canoës
Route non goudronnée
Bureau syndical (STTR) Port Phare
Réseau hydrographique Étendue d’eau Mangrove
Ruine de station de broyage et ruines de Grande Maison Ruine de sucrerie Ruine de Grande Maison
Cartographie : Vamilson Freire Fontes Compléments : Davi Pereira Junior, Luis Augusto Pereira Lima
Workshop et information
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Femmes maires en Autriche
Noms de rue à Vienne
Pionnières
Navetteuses et navetteurs du Burgenland
DES DONNÉES LIBRES À LA CARTOGRAPHIE (CRITIQUE)
Des sources croisées pour un plan genré des rues de Vienne Florian Ledermann genderatlas.at
Florian Ledermann enseigne à l’université technique de Vienne. Sa recherche porte sur la cartographie interactive et l’analyse critique des pratiques cartographiques numériques.
La création d’une carte peut s’avérer une stratégie efficace pour remettre en question les représentations admises de la réalité. Cependant, pour de nombreux projets de cartographie critique, l’intention de départ à propos de ce qui devrait être rendu visible sur la carte se heurte très vite au fait que les données appropriées ne sont souvent pas disponibles. Même lorsque nous sommes prêt·es à payer pour ces données ou à travailler avec des institutions commerciales ou gouvernementales pour y avoir accès, nous constatons que la vision propre à ces groupes visant le marché ou la gouvernance façonne clairement les données collectées et diffusées. Pour le projet genderATlas, nous avons été confronté·es au défi suivant : alors qu’il existe de nombreuses données statistiques (collectées par des organismes officiels) sur divers aspects de la représentation des femmes et leur place dans la société, on se rend compte que la granularité (le plus petit niveau de détail) de ces données ne va pas en deçà des unités administratives, telles que les comtés et les municipalités. Ceci oblige tout projet cartographique qui les utilise à reproduire une manière de structurer l’espace conformément à la hiérarchie établie par l’administration politique. Pour toute analyse à une échelle plus fine, portant par exemple sur la représentation des femmes dans l’espace public à l’échelle de la ville, on ne trouve tout simplement pas de données spatiales détaillées sur la question de l’égalité des genres en Autriche. Nous devons les produire nous-mêmes. Pour nous permettre de produire une carte sur le thème de la représentation des femmes dans l’espace public urbain, nous avons donc développé une approche consistant à travailler avec des données libres ne concernant à priori pas le sujet (comme Wikipédia ou OpenStreetMap), mais qui nous
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permettent de relier ces sources entre elles et de les exploiter. Au cours de ce processus, nous contribuons à la constitution d’un bien commun par des corrections et des ajouts, en fonction des besoins de notre projet. En « montant sur les épaules des géants », nous pouvons tirer parti de la précision et de l’étendue de ces initiatives collaboratives pour soutenir notre projet de cartographie critique.
Extraction de données En janvier 2016, Vienne comptait 6 842 rues et places. Le sujet de la représentation équitable des femmes dans les noms de rues est bien connu et fait l’objet d’un débat public à Vienne, mais il n’existe aucune source de données complète et publique qui permettrait de réaliser une analyse ou une visualisation détaillée. Dans le domaine des données libres, il n’existe pas non plus d’ensemble de données contenant les informations requises. Wikipédia fournit une liste complète des noms de rues de Vienne séparés par arrondissement, bien tenue à jour et qui comprend un bref commentaire sur l’origine des noms1 sans mentionner explicitement le genre. Dans un premier temps, nous avons conçu une liste informatisée des noms de rues et de leurs « noms de base » (l’entité dont la rue porte le nom) en extrayant les données de Wikipédia à l’aide d’un script Python. Les erreurs qui se sont produites pendant l’extraction des données (par exemple, en raison d’un formatage incohérent de la liste) ont été corrigées directement dans Wikipédia, contribuant ainsi à l’amélioration de la qualité des données partagées.
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⒈ Liste des noms de rue à Vienne : https://de.wikipedia.org/wiki/Liste_ der_Stra%C3%9Fennamen_von_Wien License : CC-BY-SA.
La promesse (intenable) d’une automatisation totale La deuxième base de données ouverte que nous avons utilisée était une liste libre de prénoms et de leur affectation à un genre2. Une première tentative d’affectation automatique d’informations sur le genre à nos noms de base au moyen d’un script, consistant à rechercher simplement le premier mot (supposé être le prénom) dans la liste des noms, a échoué – seulement 19 % environ des rues portant un nom de base attribuable à un genre spécifique (15,1 % d’hommes et 3,6 % de femmes). Cependant, cette opération nous a fourni un point de départ pour un traitement manuel ultérieur. Lors de cette étape de traitement manuel des données, les noms de rue, les informations sur le genre attribuées automatiquement et les commentaires de Wikipédia ont été exportés vers une feuille de calcul et édités manuellement. Cela a pris environ deux jours complets de travail et a permis d’obtenir une source d’information fiable pour l’analyse. Elle a montré que 57,4 % des rues portaient le nom d’un homme et seulement 5,2 % celui d’une femme (soit un rapport de 1 sur 11). Il est intéressant de noter que notre première tentative d’attribution strictement automatique avait considérablement mieux fonctionné pour les noms féminins (3,6 % contre 5,2 % correctement attribués manuellement) alors qu’elle n’avait fonctionné que pour un quart des noms masculins (15,1 % contre 57,4 % attribués manuellement) ! La raison de cette différence réside dans le fait que pour les personnes de sexe féminin, le prénom de la personne est plus souvent ajouté au nom de la rue (par exemple Maria-Theresien-Straße), alors que pour les personnes de sexe masculin, dans de nombreux cas, seul le nom de famille est mentionné, ce qui rend impossible la détection du genre par une approche automatique.
⒉ Liste des prénoms classés par genre par Albert Martin : albertmartin. de/vornamen/ (licence : domaine public).
La technologie informatique suggère souvent que tout peut être automatisé et que le travail manuel ou l’interprétation deviennent obsolètes. Notre projet démontre qu’il s’agit d’une promesse intenable et bien que toutes les informations soient disponibles, un traitement humain important a été nécessaire pour compléter le processus et vérifier l’exactitude des données. Le traitement automatique a même faussé les résultats en surestimant largement la représentation des femmes, ce qui montre que même les algorithmes techniques « neutres » peuvent amplifier les aspects subtilement discriminatoires de la réalité sociale s’ils sont appliqués sans supervision et sans possibilité d’intervention humaine3.
Ambiguïtés de la classification Même une tâche apparemment simple, comme l’attribution manuelle d’un genre aux noms historiques, n’est pas exempte d’ambiguïtés. Certaines rues de Vienne portent le nom de personnes historiques (Maria-Theresien-Straße), d’autres celui de personnages fictifs ou religieux (Mariengasse), d’autres encore celui de lieux qui portent à leur tour le nom de personnes réelles ou historiques (Mariahilferstraße). Nous avons décidé de n’inclure que les rues portant le nom de personnes historiques dans notre catégorisation afin de refléter la reconnaissance sociale de personnes réelles dans l’espace public et d’omettre les personnages fictifs et les toponymes dérivés des catégories de genre4. ⒊ Les conséquences du non-recours à un traitement et une vérification par un humain (opération laborieuse et coûteuse !) sont vérifiables sur une carte consultée en ligne en 2018 et produite par la société Mapbox (mapbox.com). Bien qu’elle prétende avoir produit des cartes genrées similaires aux nôtres à l’aide d’un processus entièrement automatisé, un rapide échantillonnage de leurs cartes révèle de sérieuses lacunes (par exemple, sur leur carte de Londres, pour une raison inconnue, Bishopsgate est étiqueté comme féminin et Cornwall Road comme masculin). ⒋ L’une des principales critiques formulée à l’encontre de notre carte était le fait que nous n’ayons pas classé la célèbre Mariahilferstraße dans la catégorie des femmes. Elle porte en fait le nom d'un quartier (Mariahilf ),
Production de la carte avec les données OpenStreetMap Dans une dernière étape, les données de noms de rues annotées ont été fusionnées avec les données géométriques d’OpenStreetMap (OSM)5. La géométrie d’OSM a été sélectionnée et téléchargée à l’aide de l’API Overpass6. La carte finale en ligne a été produite à l’aide de la bibliothèque cartographique mapmap. js7 pour créer une visualisation interactive des données de l’analyse. Les utilisatrices et utilisateurs de la carte peuvent choisir entre une carte des rues révélant des détails, tels que de courtes notices biographiques des personnes historiques, ou un diagramme dans lesquels toutes les rues sont triées par catégorie (femmes, hommes, autres) en fonction de leur longueur.
Retours Bien que les faits que nous avons montrés sur notre carte soient déjà connus et fassent l’objet d’un débat permanent à Vienne, la carte a reçu un accueil très positif et était, en 2018, la deuxième carte du genderATlas la plus consultée dans la rubrique sur l’égalité des genres. Nous pensons qu’une partie de ce succès est aussi dû à l’animation originale de cette carte interactive, ce qui montre la force d’attraction quelque peu ambiguë des « effets spéciaux », même pour diffuser des messages critiques. Cependant, comme tout projet contre-hégémonial à forte visibilité, la carte a également été l’objet de trolling et de critiques portant surtout sur les ambiguïtés de la classification évoquée plus haut. qui fait référence à une église (Mariahilfer Kirche) nommée d'après une peinture (Maria Hilf de Lucas Cranach, dont une copie se trouve dans l'église), qui représente Maria, la mère de Jésus-Christ, considérée par certain·es historien·nes comme un véritable personnage historique. Alors comment la classer ? ⒌ Street geometries/OpenStreetMap openstreetmap.org/ License: ODbL ⒍ Overpass API / Roland Olbricht wiki.openstreetmap.org/wiki/
Overpass_API License: Affero GPL v3
⒎ mapmap.js / Florian Ledermann ; github.com/floledermann/mapmap. js License: Affero GPL v3
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Il était important d’avoir une politique claire sur la façon de traiter ces ambiguïtés dans le cadre du projet afin de répondre à ces critiques (qui semblaient plus souvent destinées à pointer des failles dans un projet auquel on s’oppose pour des raisons politiques qu’à un retour constructif ) ; dans une prochaine version de la carte, nous prévoyons d’expliquer nos choix de façon encore plus explicite et de fournir une interface permettant au public de décider de la politique de classification, par exemple, en incluant ou non les toponymes dans la catégorisation. Ces tentatives de discréditer le projet sur la base d’erreurs perçues montrent que l’exactitude des données et des explications claires sur le traitement des ambiguïtés et des cas limites revêtent une importance particulière pour les projets contre-hégémoniques et critiques, même pour des projets apparemment aussi simples que la représentation du genre dans les noms de rue d’une ville. La carte et les données qui en résultent sont disponibles sur genderatlas.at/articles/strassennamen.html. Cartes par genderATlas.
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Noms de rue et genre à Vienne Les noms de rue de Vienne rappellent des personnages importants et des événements marquants. Ils racontent l’histoire de la ville et de son développement. Les femmes et les hommes ne sont cependant pas représenté·es de manière égale dans l’espace urbain : sur 4 269 rues portant le nom d’une personne, seules 356 étaient ceux d’une femme. Par souci d’une planification urbaine respectueuse de l’égalité des genres, dans les nouveaux quartiers comme celui du quartier Seestadt Aspern, on a attribué aux rues des noms de femmes pionnières.
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La rue Wilhelminenstraße, nommée d’après Wilhelmine von Montléart-Sachsen-Curland est la plus longue rue de Vienne portant le nom d’une femme. En 1888, elle a financé la construction de l’hopital viennois portant son nom. Il est toujours en activité.
2
Le chemin Kretschmerweg, nommé d’après Ingrid Kretschmer, géographe à l’Université de Vienne, a été pris en compte dans OpenStreetmap grâce à genderATlas.
3
Dans le second district de Vienne, un ancien chef de district a nommé les rues d’après des femmes de sa famille, telles les rues Herminengasse et Helenengasse.
4
Depuis 2013, toutes les rues du quartier Seestadt Aspern sont nommées d’après des femmes.
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NOMBRE DE RUES
LONGUEUR DE LA RUE
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ACHETEZ ET VOUS POURREZ VOLER Les centres commerciaux des aéroports Philippe Rekacewicz visionscarto.net
Philippe Rekacewicz est géographe, cartographe et designer d’information. Son champ de recherche inclut la socio-géographie et la cartographie expérimentale et sensible. En 2021, il a publié Cartographie radicale. Explorations avec Nepthys Zwer. Il anime le site visionscarto.net et vit dans un petit fjord en Norvège.
Les cartes présentées ici sont le résultat d’un long travail d’observation effectué dans de nombreux aéroports, principalement en Europe.
Le processus d’observation Ces cartes montrent comment le grand public, les passagères et passagers, se déplacent dans un espace soigneusement dessiné par une force « invisible », c’est-à-dire par des individus ayant le pouvoir et chargés d’organiser la logistique et le flux des choses, des avions, des voitures et des personnes dans les lieux publics. Le grand public n’en sait rien, à moins qu’il ne s’attèle à un projet de recherche et ne fasse lui-même des observations sur le long cours de ces espaces afin d’en évaluer les changements. La collection de cartes a pour but de rendre visible ce processus : la prise de contrôle progressive des passagères et passagers (de leur volonté et de leur liberté de mouvement) les pousse à dépenser leur argent en marchandises, nourriture et boissons coûteuses. Dans de nombreux aéroports, après le contrôle de sécurité, on trouve de tout, des millions de bouteilles de vodka ou des cigarettes… Les cartes montrent la réduction progressive de « l’espace public possible » pour le public, qui finira par être obligé de se déplacer dans un environnement commercial entièrement organisé. Je propose une méthodologie d’observation de ces espaces et des territoires afin de « reconquérir les rues », de récupérer leur juste usage public. Cela nécessite une approche assez stricte et disciplinée, qui peut être envisagée en deux phases.
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La première phase est une démarche de recherche pure. L’observation, le suivi d’un lieu et de son évolution, est une analyse multiparamétrique qui nécessite d’envisager à la fois le temps (vision verticale) et l’espace (vision horizontale). Un lieu évolue dans le temps, à une vitesse plus ou moins rapide, et s’organise différemment en fonction du « besoin » des commanditaires que nous avons identifié dans notre problématique de départ. En ce sens, notre processus d’observation est une entreprise de déconstruction : nous cherchons à évaluer les changements et ce qui les motive (Pourquoi a-t-on fait ceci ? changé cela ? placé cette barrière ici plutôt que là ?). Le processus d’observation est corroboré par une série d’entretiens avec les responsables de l’infrastructure : architectes, directrices et directeurs de magasins, autorités aéroportuaires et responsables techniques du ministère. Ces personnes se voient poser les mêmes questions, afin que les réponses puissent être comparées et interprétées. Ensuite un entretien libre permet de recueillir leurs sentiments, opinion, domaine de compétence, souhaits, intérêt, inconfort, etc. La deuxième phase consiste à tester les résultats in situ. On peut lancer des actions d’occupation du terrain, impliquer par exemple les passagères et passagers dans un projet de cartographie participative. On peut ensuite faire connaître le problème aux médias par des cartes et des récits. À partir de ces nouvelles productions de savoirs, on pourra interpeller les principaux groupes impliqués sur ce qu’ils font et sur l’impact qu’ont leurs actions sur les personnes, les compagnies aériennes, les évolutions sociales, la société de consommation, et finalement, l’environnement et le climat.
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Cette méthodologie est celle de la cartographie radicale : la collecte de données est suivie de leur visualisation et de l’analyse des phénomènes posant problème. On agit ensuite directement sur le terrain en impliquant les actrices, acteurs, spectatrices et spectateurs dans un « acte de résistance ». Ce processus combine deux leviers : l’accès à la connaissance et la mise en œuvre concrète de la résistance.
Un cas exemplaire Au travers de la cartographie, je cherche à donner l’alerte face à un processus qui prive de plus en plus les gens de leur liberté de mouvement et renforce le contrôle et la surveillance. Ce choix de société nous est imposé sans notre consentement. Partout dans les bureaux de poste, les gares, les aéroports, les rues, l’espace public est privatisé et le public se voit téléguidé vers des espaces commerciaux. Il y a quelques années, j’étais à l’aéroport récemment rénové de Kristiansand-Kjevik, en Norvège. Mon vol avait du retard, alors j’ai cherché un endroit où prendre un verre avec les gens qui m’avaient accompagné. Le café se trouvait de l’autre côté du contrôle de sécurité. Une heure passe, pas d’avion, pas de nouvelles – et pas de bureau d’information. Je me rends aux portes d’embarquement pour savoir ce qui se passe, mais l’accès à ces portes a disparu. Je demande à un agent de sécurité à l’entrée du magasin hors taxes comment y accéder. Il me répond que je dois passer par le magasin. Je lui explique que je vais juste aux nouvelles, pensant pouvoir revenir par le même chemin. Il me rétorque que ce n’est pas possible : si je reviens par le magasin, je dois repasser par la douane. Au lieu de passer directement par un couloir public pour rejoindre la porte d’embarquement, j’ai dû traverser une boutique remplie de jouets, de parfums, de chocolats et de bouteilles de gin… L’aérogare était autrefois un espace ouvert, mais elle est désormais divisée en trois secteurs, le passage d’un secteur à l’autre étant strictement contrôlé. Lors d’un autre voyage, c’est une fois arrivé sur le tarmac que j’ai découvert avec une certaine gêne que l’un de mes enfants, alors âgé de deux ans et demi, avait rempli sa veste de paquets de bonbons et d’une grosse bouteille de Chanel n° 5, marchandises innocemment empochées en traversant la boutique hors taxes par laquelle on est obligé·e de passer pour se rendre aux portes d’embarquement. Ces deux incidents ont été à l’origine du projet Duty Free Shop. Il vise à étudier les nouvelles stratégies
d’organisation de l’espace et de la circulation piétonne qui modifient la nature et la finalité des espaces publics. Dans les aéroports européens, j’ai observé les mouvements, les objets, les attitudes du personnel aéroportuaire, le décor, l’éclairage, le design et la signalisation, et j’ai dessiné des cartes pour expliquer les changements d’aménagement et leur signification. Les responsables de ces changements sont les autorités aéroportuaires, les ministères des Transports et les entreprises qui gèrent les espaces commerciaux et les services aéroportuaires. Il s’agit d’une véritable production théâtrale pour laquelle les décisionnaires distribuent les rôles et forment les vedettes et les figurant·es : agent·es de sécurité, personnel des boutiques hors taxes, personnel au sol des compagnies aériennes, personnel des douanes, policières et policiers et, bien sûr, les gens qui voyagent. Ces personnes collaborent à l’aménagement intérieur des terminaux, décident du décor, de l’éclairage et des champs de vision, des zones « ouvertes » et « fermées ». Tout est conçu pour amener les passagères et passagers au point où elles et ils céderont à l’acte d’achat. Les autorités aéroportuaires nient toute implication dans ces changements. Jo Kobro, ancien responsable des relations avec les médias à l’aéroport d’Oslo, m’a déclaré : « Les responsables des boutiques décident de leurs propres stratégies de vente. » En disant cela, il n’a pas pu me regarder dans les yeux. Le fait est que ces magasins gagnent de l’argent et que les autorités aéroportuaires en reçoivent une part.
Quand le commerce sauve de la crise La vulnérabilité de l’aviation civile est apparue dans les années 1950, après que deux avions ont été détruits au-dessus de l’Amérique du Nord par des bombes placées dans leur soute à bagages, en 1949 et 195⒌ Les motifs des poseurs de bombes étaient l’infidélité conjugale et la fraude à l’assurance-vie. Malgré cela, pendant près d’un demi-siècle encore, les aéroports ont été des lieux relativement ouverts où les familles venaient passer
une journée agréable, à dévisager les personnes VIP et à rêver devant les affiches annonçant des destinations exotiques. Les attentats à la bombe contre le vol 772 d’UTA (Union des transports aériens) en 1988 et contre le vol 103 de la Pan American Airlines en 1989 avaient déjà conduit à un renforcement des systèmes de surveillance et de sécurité, mais les attentats du 11 septembre 2001 inaugurent une nouvelle ère : le transport aérien subit alors un effondrement qui dure jusqu’en 2005 et les compagnies aériennes et les autorités aéroportuaires sont confrontées à une crise sans précédent. De nombreux aéroports et compagnies aériennes ont d’abord bénéficié de subventions publiques massives, notamment en Amérique du Nord, mais les aéroports ont rapidement été sommés de couvrir leurs propres frais de fonctionnement, ce qui était d’autant plus difficile que les taxes sur les billets d’avion avaient été considérablement réduites, voire temporairement supprimées, pour relancer la croissance. La gestion des aéroports a alors été confiée à des entreprises privées, publiques ou semi-publiques. La solution trouvée par les nouveaux gestionnaires a consisté à transformer les aéroports en espaces commerciaux. Certains sont devenus des petites villes, avec supermarchés, boutiques hors taxes, parkings, hôtels, centres d’affaires et de conférences. Les aéroports perçoivent une commission sur le chiffre d’affaires généré. Ces chiffres ne sont pas publiés. Après le 11 septembre, les aéroports ont également revu leur approche de la surveillance et de la sécurité. Le « monde extérieur » était désormais strictement séparé du « monde intérieur ». Passer de l’un à l’autre signifie être scanné, fouillé, palpé et dépossédé de tout objet présentant une « menace » (y compris une bouteille d’eau minérale). Ainsi, les aéroports sont-ils devenus des espaces hyper-commercialisés et hyper-sécurisés, dans lesquels les voyageuses et voyageurs sont emprisonné·es. Les sociétés de gestion ont réorganisé le flux de personnes dans les terminaux, les transformant en laboratoires où elles testent de subtiles modifications spatiales pour déterminer comment tirer le maximum d’argent d’un public manipulé et canalisé
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à travers des zones spécialement conçues à cette fin et remplies de marchandises alléchantes. Tout dans l’espace « intérieur » est réglementé, de la liberté de se réunir en groupe à la photographie. Aucune plainte n’est autorisée, on ne peut choisir son itinéraire. Il s’agit d’une économie capitaliste et monopolistique où quelques multinationales seulement gèrent des centaines de magasins, de restaurants, de bars et les services au sol des compagnies aériennes, sous-traitant le travail à des opérateurs locaux. Le droit à l’information y est bafoué : les avis exposant les « droits des passagers » sont placés là où ils sont les moins visibles, dans des coins sombres ou derrière des piliers. La publicité basée sur des thèmes tels que le rêve, le voyage et le sexe escamote la façon dont l’espace public a été confisqué. La première étape consiste à désorienter les gens. Les agent·es de sécurité et le personnel des boutiques hors taxes portent des uniformes presque identiques. Le personnel des boutiques est lui-même chargé de maintenir l’ordre à l’intérieur et autour des magasins ; les agent·es de sécurité font, de leur côté, office de rabatteuses et rabatteurs pour les boutiques. J’ai vu un jour, à Kristiansand-Kjevik, un agent désigner d’autorité à un groupe l’une des deux portes situées derrière lui et diriger ainsi l’ensemble des passagères et passagers d’un vol vers la boutique hors taxes. Personne n’a vu la porte voisine, qui menait directement à la récupération des bagages.
Passage obligé par les boutiques
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La signalisation utilise les mêmes codes graphiques pour diriger les passagers vers les portes d’embarquement et pour faire de la publicité pour les boutiques, de sorte que les gens pensent obtenir des informations, mais lisent en fait une publicité ; ils pensent partir en voyage et finissent dans les boutiques. À l’aéroport de Gatwick, à Londres, les principales toilettes se trouvent à l’intérieur de la boutique hors taxes et elles sont
traitées comme une commodité pour le client et non comme un service au public. Pour monter à bord d’un avion à Bruxelles, les gens doivent passer par des boutiques – une petite thérapie commerciale forcée après les épreuves de l’enregistrement et du contrôle de sécurité. Il y a moins de dix ans, les espaces commerciaux des aéroports (où tout est payant) étaient distincts des espaces publics (où tout est gratuit). Aujourd’hui, ces espaces ont fusionné et à Londres, Oslo, Bergen et Milan, les couloirs publics « gratuits » ont tout simplement disparu. Les deux espaces existent parfois côte à côte : le monde commercial est soigneusement pensé, brillamment éclairé, rempli de marchandises et ses couleurs sont dominées par le blanc brillant, le jaune vif et le rouge ; les espaces publics où les gens peuvent s’asseoir (à condition de trouver un siège) sont souvent gris verdâtre. Dans des aéroports comme celui de Copenhague, de nombreux sièges ont été supprimés pour faire place à des restaurants et des boutiques. Ces zones inconfortables n’ont droit à aucune fioriture : elles ne sont pas considérées comme utiles. Ces changements ne touchent qu’un petit nombre de personnes (seuls 10 à 15 % des Européen·nes prennent régulièrement l’avion), mais ils préfigurent ce qui se passe actuellement dans d’autres espaces autrefois publics, notamment les gares et les stations de métro, des rues entières et les centres-villes. La gare SaintLazare de Paris est devenue un centre commercial ; à Bodø, dans le centre de la Norvège, la totalité de la rue principale a été privatisée. Photomontage et cartes par Philippe Rekacewicz.
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Carte « Spaces of Homelessness » par Lovely Jojo.
DONNER À VOIR LE SANS−ABRISME DANS UNE VILLE D’ACCUEIL Cartographie participative avec des personnes sans domicile Oliver Moss et Adele Irving esrcimaginghomelessness.wordpress.com
Oliver Moss est chercheur à l'université Northumbria. Sa recherche porte sur la phénoménologie et les approches non-représentationnelles dans le champ de l’urbanisme. Adele Irving, également à la Northumbria, est une spécialiste de l’exclusion des sansabri. Ensemble, Adele et Oliver ont lancé une série de projets destiné à informer le grand public sur le sansabrisme, dont « Sounding Off ». L'artiste Jojo Oldham (Lovely Jojo) vit à Londres (lovelyjojos.com).
« Donner à voir le sans-abrisme dans une ville d’accueil » est un projet de cartographie participative entrepris avec 30 personnes sans-abri célibataires à Newcastle upon Tyne (Royaume-Uni) en 20⒕ L’objectif du projet était triple : travailler avec une méthode innovante basée sur la cartographie ; offrir aux personnes seules sans-abri l’opportunité de commenter l’offre et la prestation de services locaux ; informer le public sur le sans-abrisme et remettre en question la perception qu’il en avait. Dans ce qui suit, nous décrivons le contexte du projet et les raisons pour lesquelles nous avons adopté une approche cartographique. Nous discutons ensuite du processus de recherche et des différentes idées qui ont vu le jour. Enfin, nous réfléchissons à l’efficacité de la méthode utilisée.
Contexte de recherche Le terme « sans-abri isolé » fait référence aux adultes sans enfants à charge qui n’ont pas droit à un logement en vertu de la législation sur le sans-abrisme en Angleterre. En l’absence de processus de suivi formel, il s’agit d’une catégorie d’exclusion liée au logement, largement non quantifiée. Les chiffres indiquent toutefois que le nombre de personnes dormant dans la rue a augmenté de 134 % depuis 2010 (DCLG, 2017). La visibilité accrue du sans-abrisme dans nos rues suscite des réactions mitigées. Les dons et donations aux organisations caritatives pour les sans-abri ont augmenté et l’on constate un plus grand engagement envers le sans-abrisme de rue de la part de groupes confessionnels (Cloke et al., 2012). Dans un même temps, les médias s’intéressent de près au caractère et à la moralité
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des sans-abri (Fitzpatrick et Pawson, 2014) et le traitement répressif du sans-abrisme reste répandu (Harding et Irving, 2014). Dans ce contexte hautement polarisé, il est important d’informer et de remettre en question la perception qu’a le public du sans-abrisme.
Processus de recherche La recherche s’est déroulée par le biais de six ateliers avec 30 personnes vivant dans la rue ou hébergées dans des logements accompagnés. Les participant·es ont été encouragé·es à annoter des cartes bidimensionnelles du centre-ville de Newcastle avec des réflexions sur les espaces, les lieux et les expériences significatives de leur parcours de vie. Les cartes ont joué un rôle d’incitation pour faire remonter à la surface les expériences, les attitudes et les valeurs des participant·es. De nombreuses personnes ont été consultées après une nuit éprouvante passée dehors et retracer les événements de leur vie par des méthodes conventionnelles basées sur la discussion aurait probablement été difficile. En outre, la nature intuitive de la cartographie permettait aux participant·es de prendre le contrôle du processus de recherche. Les cartes ainsi générées ont été confiées à l’artiste Lovely JoJo, qui a préparé une carte « composite ». L’objectif était de présenter les points de vue des participant·es d’une manière délibérément « lo-fi »1 c’est-à-dire conforme à leur nature sélective et subjective.
Constatations Cette carte composite présente un mélange complexe et souvent contradictoire de pratiques. Tout d’abord, elle met en évidence la grande diversité des parcours qui mènent les individus à la rue ; la « preuve » que, même 92
⒈ « Lo-fi » signifie « low-fidelity », « de basse fidélité », soit une œuvre brute (ndlt).
si certaines personnes paraissent davantage prédisposées par la vie à cette situation, en fin de compte, tout le monde peut en être victime. Deuxièmement, la carte met en évidence les défis quotidiens associés au sansabrisme ainsi que la multiplicité des stratégies de survie employées pour y faire face, stratégies qui peuvent être considérées comme des exemples d’« individus déployant intelligemment leur créativité, leurs compétences et leurs connaissances culturelles pour survivre » (Duneier, 1999, p. 312). Troisièmement, elle présente une série de contre-lectures de l’utilisation des espaces et des formes de la ville. Les embrasures de porte, par exemple, deviennent des espaces sociaux et de sommeil, tandis que les tuyaux et les conduits de chauffage sont présentés comme des sources de chaleur et de confort. Quatrièmement, la carte révèle une gamme de comportements et d’activités caractéristiques des modes de vie « normaux », présentant ainsi les participant·es comme des sujets pleinement émotionnels ayant des besoins, des désirs et un véritable sens d’eux-mêmes (May et Cloke, 2014). Enfin, elle dépeint la variété des services d’aide aux sans-abri de la ville. Bien qu’il y ait des preuves de réponses punitives au sans-abrisme, la plupart des participant·es ont parlé positivement du soutien reçu.
La cartographie participative comme méthode de recherche sociale La carte s’est avérée très efficace pour capter l’imagination du public. Plus de 60 décideuses et décideurs politiques, praticien·nes et universitaires ont assisté au lancement du projet. Le blog du projet a reçu plus de 5 000 visites provenant de plus de 40 pays et la carte a bénéficié d’une large couverture médiatique, avec une audience de plus de 2,5 millions de personnes. La réaction positive semble reposer sur la capacité de la carte à susciter l’intérêt du public de manière instinctive et émotionnelle. Les personnes ayant formulé des
commentaires ont souligné que la carte permettait de mettre en évidence les nombreuses significations attribuées à la ville, tout en humanisant les discussions sur le sans-abrisme. Voici un exemple de commentaire : « J’ai trouvé les cartes des participant·es et de Lovely JoJo très touchantes. Je me surprends à y revenir et à reconsidérer les lieux que je croyais connaître. » Cependant, la carte composite n’est pas sans limites. Elle ne fournit pas une image objective du sans-abrisme à Newcastle upon Tyne. Au contraire, il s’agit d’une construction sociale avec son propre caractère performatif. Les participant·es ont sélectionné les informations à cartographier en fonction de leurs réalités subjectives du moment. En outre, la carte n’est que partiellement capable de dépeindre la complexité du sans-abrisme. Les objets et les événements qui n’ont pas de spécificité géographique (par exemple les déplacements) sont souvent difficiles à saisir, malgré l’ensemble des flèches et des symboles. Par conséquent, les processus cartographiques tels que celui-ci sont probablement à utiliser en combinaison avec d’autres méthodes de collecte de données.
Conclusion Pour nous, l’expérience de la cartographie participative a confirmé l’idée selon laquelle de nombreuses méthodes traditionnelles des sciences sociales échouent à saisir les différents aspects de la vie quotidienne et accéder à un discours de proximité. Il existe des pensées, des sentiments et des expériences qui sont tout simplement « indicibles ». La valeur de cartes telles que celle-ci réside donc dans leur capacité à susciter l’intérêt du public de manière instinctive et émotionnelle, plutôt que par des arguments « rationnels ». Les approches créatives de l’écriture, de la cartographie et de la création d’images ne sont que quelques-uns des moyens par lesquels les chercheuses et chercheurs peuvent tenter d’accéder à des connaissances incarnées et pré-réflexives et à communiquer à leur propos.
Références Paul Cloke, Sarah Johnsen et Jon May, « Ethical citizenship ? Faith-based Volunteers and the Ethics of Providing Services for Homeless People » dans Justin Beaumont et Paul Cloke (éd.), Faith-Based Organisations and Exclusion in European Cities, Bristol, Policy Press, 2012, p. 127-152 ; researchportal.hw.ac.uk/ en/publications/ethical-citizenship-faith-based-volunteers-andthe-ethics-of-prov, [14 janvier 2018]. Department for Communities and Local Government (DCLG), 2017, « Rough Sleeping Statistics. Autumn 2016, England », Londres, Department for Communities and Local Government ; gov.uk/government/statistics/rough-sleeping-in-englandautumn-2016, [14 janvier 2018]. Geoffrey DeVerteuil, « Homeless Mobility, Institutional Settings, and the New Poverty Management » dans Environment and Planning, « Economy and Space », 35/2, 2003, p. 361-37⒐ Mitchell Duneier, Sidewalk, New York, Farrar, Straus and Giroux, 199⒐ Susanne Fitzpatrick et Hal Pawson, « Ending Security of Tenure for Social Renters. Transitioning to “Ambulance Service” Social Housing ? » dans Housing Studies, 29/5, 2014, p. 597-6⒖ Jamie Harding et Adèle Irving, « Anti-Social Behaviour among Homeless People. Assumptions or Reality ? » dans Sarah Pickard (éd.), Anti-Social Behaviour in Britain, Londres, Palgrave Macmillan, 2014, p. 155-165 ; link.springer.com/ chapter/⒑1057/9781137399311_13, [14 janvier 2018]. Christine L. Jocoy et Vincent Del Casino, « Homelessness,Travel Behavior, and the Politics of Transportation Mobilities in Long Beach, California » dans Environment and Planning A, 42/8, 2010, p. 1943-196⒊ John May et Paul Cloke, « Modes of Attentiveness. Reading for Difference in Geographies of Homelessness » dans Antipode, 46/4, 2014, p. 894-9⒛ Oeuvres graphiques par Lovely Jojo.
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Carte « Spaces of Homelessness » par Lovely Jojo.
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CARTOGRAPHIES TEXTILES1
Expérimentations de cartographie sensible dans le quartier de Sidi Yusf, Marrakech Élise Olmedo
La géographe Élise Olmedo revisite la pratique cartographique sur le terrain. Ses recherches à la croisée de l’art et des sciences sociales portent actuellement sur la cartographie de la mémoire du génocide de 1994 contre les Tutsis du Rwanda en collaboration avec des porteurs de récit rwandais exilés et vivant à Montréal. Sa recherche à l’université Concordia de Montréal est transdisciplinaire et mobilise la cartographie sensible comme outil de recherche critique, collaboratif et créatif.
Ce travail de recherche en géographie mené au Maroc entre 2010 et 2016 est un projet cartographique évolutif réalisé avec des femmes du quartier de Sidi Youssef Ben Ali, plus couramment appelé Sidi Yusf. Dans ce quartier de la ville de Marrakech, au sud-est du pays, ont été menées plusieurs expérimentations de « cartographie textile ». Il s’agit d’un travail plastique pour restituer les espaces tels qu’ils sont pratiqués et vécus par les femmes de ce quartier populaire. Cette cartographie qualitative cherche à intégrer un autre rapport au savoir géographique dans le but d’approcher la complexité sensible des espaces, c’est-à-dire ce que l’on ressent quand on est quelque part, tant du point de vue sensoriel qu’affectif.1
Du terrain à l’écriture et inversement, une approche relationnelle de la cartographie Réintroduire le sensible en cartographie En s’intéressant à l’expérience de l’espace et aux points de vue géographiques situés qu’il engendre, la cartographie sensible met en avant la dimension sociale et genrée des pratiques, des micro-espaces domestiques jusqu’aux espaces publics de la ville de Marrakech. Le tissu sert à figurer les lieux de vie et les parcours des femmes du quartier populaire de Sidi Yusf. ⒈ Ce texte est une version abrégée d’un article publié par l’autrice en 2016 dans la revue Cartes & Géomatique, n°229-230. Photographies par Élise Olmedo.
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Les personnes enquêtées ont réalisé la carte en cousant et en brodant ; à leur tour, le public touche et manipule la carte pour la lire. Ces cartes questionnent la hiérarchie des sens et interrogent le primat du visuel dans le savoir géographique, car elles invitent non seulement à un parcours visuel, mais aussi à un parcours tactile. La cartographie textile exige donc une implication du corps pour produire, appréhender et comprendre les savoirs géographiques. Ce travail de recherche cartographique est produit in situ avec les habitantes qui participent plus ou moins et s’impliquent chacune à leur manière. La cartographie comme médiation crée des relations, des langages, et parfois des imprévus affectifs, entre les personnes enquêtant et enquêtées, entre ces dernières et le monde de la recherche. Marrakech, terrain rétro-actif
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Les cartographies sensibles ont été réalisées sur la base d’enquêtes de terrain permettant une observation empirique des pratiques et une implication dans le quotidien des femmes rencontrées. Les deux enquêtes de terrain ont néanmoins eu des fonctions différentes dans la recherche. La première, en 2010, a fondé la recherche qualitative mêlant entretiens et observation participante durant deux mois et demi avec une quinzaine de personnes enquêtées, principalement des femmes des milieux populaires, majoritairement d’origine rurale. Elle a permis de caractériser leur rapport aux espaces urbains. Le second terrain, en 2014, a consisté à travailler durant un mois avec les mêmes personnes pour leur présenter les résultats du travail réalisé en 2010 et les soumettre à leur validation. Suite à ces échanges est née l’idée de créer une nouvelle carte avec Naïma, l’une des femmes enquêtées en 20⒑ Ces cartographies textiles donnent à voir la complexité des rapports que des femmes de Sidi Yusf entretiennent avec l’espace. Elles ont été réalisées à partir de techniques d’enquête plus classiques, comme l’entretien qualitatif, l’observation
participante et le dessin de terrain. Les espaces qu’elles pratiquent correspondent à divers lieux, depuis la maison jusqu’à la ville de Marrakech. Des espaces domestiques aux espaces publics, cette géographie par le corps montre les pratiques de la ville et traduit ainsi des rapports sociaux de genre, de classe et de « race »2. La cartographie textile de 2010 (p. 104) a eu une place déterminante dans la présentation des résultats de l’enquête sur les espaces pratiqués et vécus. Elle a permis de construire ce que nous appelons un « terrain rétro-agissant », à partir d’un langage tactile. Donner à voir et à toucher le tissu en narrant aux femmes leur propre vécu de la ville a permis d’activer la mémoire d’un premier terrain vécu ensemble en 2010 et le savoir, vernaculaire comme scientifique, qui en a émergé. Cette cartographie se présente sous forme de deux pôles réalisés dans deux tissus différents. À droite, le pôle domestique est fabriqué avec un tissu bon marché, utilisé pour coudre les parties intérieures du vêtement traditionnel marocain (djellabah). La maison y est représentée par un carré en patchwork de plusieurs tissus cousus ensemble pour signaler le caractère multifonctionnel de cet espace qui change de fonction selon les heures de la journée (salle à manger, salon de réception, lieu de couchage). Y sont associés les abords immédiats de la maison et les lieux fréquentés par les femmes (hammam, épicerie, four à pain, boucherie, souk de la Msallah). À gauche, le pôle travail figure principalement la médina et le quartier du Guéliz, dans lequel les femmes effectuent un travail informel (des travaux ménagers essentiellement). Les deux pôles sont reliés par un nœud central, la place Jemaa el Fna, un point de repère dans la ville pour ces femmes. Très souvent analphabètes, leur mobilité est conditionnée par le travail et implique des rapports sociaux de classe et de genre liés aux assignations spatiales des femmes issues des quartiers populaires. ⒉ Cette approche prenant en compte la question des rapports de pouvoir dans les liens sociaux est intersectionnelle. Voir Elsa Dorlin, Sexe, race, classe, pour une épistémologie de la domination, Paris, Presses Universitaires de France, 200⒐
La seconde carte textile a été réalisée collectivement lors du retour sur le terrain en 2014 pour présenter les résultats de la première enquête aux participantes (p. 105). La première carte était présentée accompagnée d’une narration et les femmes étaient invitées à la toucher. Raconter leur propre vie aux femmes du quartier de Sidi Yusf à travers la carte textile a donné lieu à des échanges, notamment sur l’évolution de leur situation depuis 2010 et sur la pertinence de l’usage du tissu comme langage cartographique. Ces échanges, traduits par Hanane Hafid, doctorante en géographie à l’Université de Marrakech et traductrice, ont mené à la fabrication d’une seconde carte réalisée par Naïma avec l’aide de cinq autres femmes du quartier. La première carte ayant été validée, la seconde présente les mêmes caractéristiques spatiales. On retrouve les lieux de vie, la maison représentée par des modules de tissu brodés ensemble, les itinéraires jusqu’à la place Jemaa el Fna, à droite, un morceau de tissu blanc plié symbolisant le lieu de travail. Cette cartographie permet de produire un résultat géographique éclairant les représentations spatiales des individus. Si on l’envisage du point de vue de sa pratique, elle crée non seulement de nouvelles figurations du savoir géographique, mais génère aussi un processus de production du savoir dont nous allons présenter les spécificités. Le mapping, la cartographie comme démarche de recherche Ce travail de recherche répond au constat d’une sous-estimation de la portée de l’expérience de terrain dans la construction des savoirs de l’espace et questionne la part sensible de la production scientifique. Cette cartographie montre que l’expérience peut non seulement être approchée en sciences humaines et sociales, mais peut aussi faire l’objet d’une recherche-action avec une dimension opérationnelle. On considère alors l’espace de la recherche comme un espace actif et évolutif. En ce sens, d’un point de vue sensible, il n’y a plus de
coupure insurmontable ni entre le terrain et le laboratoire, ni entre les chercheuses et chercheurs, les actrices et acteurs de l’enquête. C’est ici qu’intervient la notion anglaise de mapping (Cosgrove, 1999) qui désigne le processus cartographique. Dans notre cas, il permet de prendre en charge une approche sensible de la cartographie. Il ne se résume donc pas à la conception de la carte proprement dite, mais à l’ensemble de son processus, du projet cartographique à sa réalisation, jusqu’à sa réception. On s’intéresse donc moins à l’objet en soi qu’à sa pratique. Fabriquer les cartes Il s’agit, dans un premier temps, d’insister sur le processus de fabrication de la cartographie textile. Ces cartographies ont mobilisé plusieurs jours de travail, des bobines de fil et d’étoffes achetées au souk de Sidi Yusf, des heures de discussions, des mains créatrices, des savoir-faire, notamment dans les domaines de la broderie et de la couture traditionnelles marocaines, ainsi que l’intervention d’un tailleur de Sidi Yusf pour l’assemblage final de la carte en 20⒕ Ces cartographies sont donc conçues à partir de « gestes cartographiques » caractérisés. Ces gestes – couper le tissu, assembler, coudre, broder – permettent une corporalisation du savoir. On accorde en ce sens une place privilégiée à la manière dont les savoirs de l’espace s’expriment par le corps dans la plasticité de la carte. Ils permettent à la fois de le conscientiser par un acte physique et de le mettre en forme pour le communiquer à quelqu’un d’autre. Ces cartes sont donc élaborées de près ou de loin avec les personnes enquêtées selon des niveaux divers d’implication. Il s’agit de rendre visible et de mettre en forme leurs points de vue. Trouvant son unité dans le point de vue subjectivé de l’autrice, clairement assumé dans la carte, elle s’harmonise avec les lieux sensibles et les personnes qui s’y trouvent. Ce point de vue est médié, par la situation de communication et les modes
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de langage utilisés (oral et textile dans ce cas précis : la carte se fabrique à travers des discussions et par le travail textile). Ce travail présente aussi des réflexions épistémologiques pour la géographie, puisque sur la base d’une critique de la géographie des représentations, nous nous intéressons à l’apparition de nouvelles formes de savoirs dits « post-représentationnels », « non-représentationnels » (Thrift, 2008) ou « plus-que-représentationnels » (Lorimer, 2010) que nous considérons avec intérêt pour le renouvellement des savoirs géographiques, mais dont nous nous distancions du fait de leur approche apolitique. Dans une perspective plus anthropologique, la cartographie sensible est ici pensée dans un faisceau de relations. Cela signifie le dépassement de l’objet « carte ». L’idée d’un objet en construction, d’un mapping, l’emporte sur la carte comme « image ». Fabriquer ensemble, collaboration et cartographie Ces réalisations cherchent à restituer le rapport sensible des personnes enquêtées à l’espace, comme le contact sensible de la chercheuse avec le terrain et la place de la traductrice dans le projet. Pour cela elles mobilisent des matériaux et des modes de fabrication propres aux pratiques locales. Quelle place ont ces langages spécifiques dans le champ de « la » cartographie ? Comment réaliser « des » cartographie⒮ adaptées aux situations qui ne reconduisent pas des rapports de domination liés au savoir des cartes ? (Burini, 2008) Ces cartographies sont collaboratives, elles permettent la construction d’un savoir géographique in situ, dans lequel la chercheuse co-construit le savoir avec les personnes enquêtées. Dans cette relation de recherche, la cartographie est pensée comme un médium de travail pour rapprocher personnes enquêtant et personnes enquêtées. 102
D’autre part, cette approche pose la question du langage cartographique en proposant de former des
langages cartographiques évolutifs. Ces langages naissent de la pratique du terrain avec les habitant·es : preuve de la présence sur le terrain, témoignage de la naissance d’un raisonnement géographique, expression empirique d’un phénomène géographique pris « sur le vif ». Ces cartes sont autant d’étapes de travail orientées vers l’expérimentation des modalités de figuration d’un espace de vie. Chaque carte a donné lieu à la réalisation de plusieurs expérimentations cartographiques permettant une expression au plus proche des situations vécues au jour le jour. Les cartes finales, elles, généralisent et synthétisent ces expériences vécues une par une. Ces différentes versions correspondent au processus de recherche, c’est-à-dire à l’exploration d’un langage contextuel, ouvert, dans l’idée qu’il s’enrichit au fur et à mesure.
Vers de nouvelles éthiques cartographiques Au terme de ce travail, la carte est conçue comme une écriture de l’espace, comme celle décrite par certains ethnologues (Bromberger, 1998), plutôt que comme une représentation. Tout en conservant les propriétés essentielles de ce qui constitue une carte, celle de figurer
l’espace, elle en propose de nouvelles modalités de production comme de réception. En considérant la carte non plus comme un objet mais à travers sa pratique sensible, on comprend que la cartographie s’exerce en relation avec une situation donnée et à une individualité qui la conçoit. À ce titre elle en est donc davantage une « expression de l’espace ». Ce travail de recherche repose aussi la question de la possibilité pour les personnes enquêtées d’accéder a posteriori aux résultats scientifiques de la recherche effectuée. À travers ces cartes non textuelles, il s’agit de réfléchir à une cartographie qui prenne en compte la réalité du terrain, celle de l’absence de l’écrit pour ces femmes, analphabètes pour la plupart. La carte créée en 2010 a été pensée au départ pour communiquer l’ensemble des résultats relatifs à la recherche avec les personnes enquêtées. Plus encore, le retour sur le terrain a permis de concevoir une recherche sur le temps long de plusieurs années (six années). Cela a permis de communiquer les résultats aux personnes enquêtées, qui les ont validés et enrichis. La restitution du savoir s’est faite hors de tout rapport de domination, ce qui aurait été le cas en apportant un travail de recherche écrit, par exemple. Ces allers et retours permettent de repenser la question de l’accès au savoir et de son statut, puisque ces cartes ont été autant pertinentes pour des géographes que pour des femmes analphabètes. Les cartographies textiles créent donc des passages entre la vie scientifique et la vie des personnes enquêtées. En réintroduisant le sensible dans la mise en forme du savoir géographique, cette cartographie facilite l’appréhension complexe d’un savoir pour des publics non scientifiques. En réintroduisant le geste du toucher dans la connaissance, tant pour les personnes produisant la carte en conscientisant et formalisant leur vécu, que pour les destinataires qui s’impliqueront dans une lecture corporelle de ce vécu, cette cartographie replace le savoir dans le sensible.
Références Frederica Burini, « La cartographie participative et la pratique du terrain dans la coopération environnementale. La restitution des savoirs traditionnels des villages de l’Afrique subsaharienne », Arras, 2008, halshs-0038959⒌ Amanda Bingley, « Touching space in hurt and healing. Exploring experiences of illness and recovery through tactile art » dans Mark Paterson et Martin Dodge (éd.), Touching Space, Placing Touch, Londres, Ashgate, 20⒓ Christian Bromberger, « l’ethnocartographie. D’une cartographie d’inventaire à une cartographie d’invention » dans Antropologia Cultural (Actes du IIe Congrès Mondial Basque, vol. 6), San Sebastian, 1988, p. 83-10⒊ Sébastin Caquard, William Cartwright et Barbara Piatti, « Art & Cartography » dans Cartographic Journal, 46/4, 2009, p. 287-37⒏ Denis Cosgrove, Mappings [1999], Londres, Reaktion Book, 200⒏ Benoît Feildel, Espaces et projets à l’épreuve des affects. Pour une reconnaissance du rapport affectif à l’espace dans les pratiques d’aménagement et d’urbanisme, Thèse de doctorat, Université François Rabelais, Tours, 20⒑ Irène Hirt, « Cartographies autochtones. Éléments pour une analyse critique » dans l’Espace géographique, 2/38, 2009, p. 171-18⒍ Tim Ingold, Une Brève Histoire des lignes, Paris, Zones sensibles, 20⒔ Sarah Mekdjian, « Figurer les entre-deux migratoires. Pratiques cartographiques expérimentales entre chercheurs, artistes et voyageurs » dans Carnets de géographes, 4, 20⒓ Muriel Monnard, « l’école, lieu⒳ de vie. Une exploration cartographique du quotidien scolaire », visionscarto.net, [5 mars 2015]. Élise Olmedo, Cartographie sensible. Tracer une géographie du vécu par la recherche-création, thèse de doctorat, Paris 1 Panthéon Sorbonne, 20⒖ Élise Olmedo, « Cartographie sensible, émotions et imaginaire. Visions cartographiques », visionscarto.net, [15 juin 2018]. Mohamed Sebti, Gens de Marrakech. Géo-démographie de la ville rouge, INED, 200⒐ Anne Volvey, « l’espace vu du corps », Logiques de l’espace, esprit des lieux. Géographies à Cerisy, Paris, Belin, 2000, p. 319-33⒉ Denis Wood, « Map Art » dans Cartographic Perspectives, 53, 2006, p. 5-⒖
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Cartographie textile des espaces vécus de femmes de Sidi Yusf. Elise Olmedo, 20⒑
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Cartographie textile de Sidi Yusf. Naïma S., Hanane Hafid, Elise Olmedo, 20⒕
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Carte « Information Overload – Allers-retours de la carte au terrain » par Günter Nest, Marcus Jeutner, Paul Klever, Anna Sauter, Louisa Scherer et Elisa T. Bertuzzo.
SURCHARGE INFORMATIONNELLE Allers-retours de la carte au terrain Elisa T. Bertuzzo et Günter Nest1 habitat-forum-berlin.de
La sociologue urbaine Elisa T. Bertuzzo s’intéresse aux pratiques quotidiennes développées par les habitant·es face aux politiques d’exclusion, aux régimes frontaliers et aux désastres écologiques, principalement en Asie du Sud. Elle est l’autrice d’Archipelagos. From Urbanisation to Translocalisation (2019) et anime le blog archivesof-movement.net. De 2011 à 2018, elle était responsable du projet « Mapping Karail Basti » avec Günter Nest. Ce spécialiste des stratégies spatiales enseigne à l’École supérieure des arts Weißensee de Berlin et dirige la plateforme Habitat Forum Berlin.
Un-deux-trois : sur la carte, elle a vraiment l’air inoffensive, cette fine ligne qui court vers l’est, fait ensuite un virage serré à 90 degrés vers le nord et à nouveau à 90 degrés vers l’est. Pourtant, sur le terrain, cette ligne est un mur de béton, construit en guise de frontière entre deux mondes, le monde « légal » et le monde « illégal », celui qui est accepté et celui qui est à peine toléré. Le fait que ces frontières ne sont que fictives devient évident quand on se promène le long de ce mur et qu’on le franchit. Car le quartier « légal », avec ses cabanes rouillées adossées à des immeubles à l’apparence décrépite et ses enfants qui jouent pieds nus dans les rues, ne diffère pas vraiment de ce que vous verrez de l’autre côté – sauf que la majorité de ses habitant·es préfèrent faire leurs achats quotidiens dans les boutiques du quartier situé derrière le mur et préfèrent aussi y envoyer leurs enfants à l’école. De ce côté-là, les mêmes bâtiments d’un ou deux étages, construits en tôle ondulée, forment un ensemble encore plus dense et les routes ne sont que partiellement pavées. En regardant de plus près, on réalise que la construction du mur a dû couper en deux certaines maisons, certaines cours et, vu le nombre et la forme des tôles fixées sur lui pour former des toits et créer des pièces, on parvient à la conclusion que cela a dû se produire il y a longtemps. Pourquoi les deux quartiers ont-ils été séparés ? Qui a construit ce mur ? Et qu’est-ce que tout cela a à voir avec notre carte ? Le sous-titre de celle-ci précise : Allers-retours de la carte au terrain. Il souligne le processus qui a donné naissance à la carte et sa double fonction : représenter les relations sociales et les souvenirs personnels, les expériences, les idées, tout en encourageant l’autoréflexion. Mais je vais plutôt expliquer une chose à la fois.1 ⒈ Texte d’Elisa T. Bertuzzo, photos de Günter Nest.
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Le quartier derrière le mur, entouré de tous les autres côtés par ce qui reste d’un ancien canal rempli de détritus et de gravats déposés ici de manière illicite, est Karail Basti, l’un des plus grands et des plus anciens quartiers auto-organisés de Dhaka. Nous – un réseau informel d’étudiant·es, de chercheuses et chercheurs coordonné par l’organisation à but non lucratif Habitat Forum Berlin – étudions les circonstances et les conditions préalables de sa production sociale depuis 200⒐ Tout le monde sait que le Bangladesh, situé à basse altitude dans le plus grand delta du monde, est exposé à de graves risques du fait du réchauffement climatique et qu’il est sujet à des inondations saisonnières et à l’érosion des sols en raison des longues périodes de mousson et de projets de digues fluviales mal mis en œuvre. Quand les gens sont contraints de quitter leur village à la suite de catastrophes naturelles ou par pauvreté et migrent vers Dhaka, la majorité d’entre eux se retrouvent dans l’un de ses nombreux basti : des quartiers d’habitation se formant spontanément, c’est-à-dire sans avoir été planifiés (ce que beaucoup appellent péjorativement des « bidonvilles »). Comment les gens s’organisent-ils ici ? Comment assurent-ils les services de base – eau, électricité, routes, gaz – que les autorités refusent généralement de fournir en raison de l’occupation illégale du terrain ? Jusqu’où va l’auto-organisation et où s’arrête son champ d’action ? Voici les principales questions que nous nous sommes posées au début de la recherche. Les croquis et schémas placés autour et à l’intérieur de la carte proprement dite répondent à certaines d’entre elles avec des données recueillies dans le cadre d’une étude de fond en 2012, 2013 et 20⒕ À l’époque, nous nous sommes principalement intéressé·es à des questions telles que les conditions d’habitation et la construction de logements, les infrastructures bâties, ainsi que les équipements publics (espaces ouverts, mosquées, marchés, écoles, etc.) de Karail. Progressivement, nous avons intégré toutes ces informations dans une carte de l’agglomération, dessinée à partir de son image Google Earth de 2013 et modifiée par des vérifications sur place, des discussions
et des ateliers réalisés avec des groupes choisis d’habitant·es2. Notre décision de compléter une carte avec les éléments vérifiés sur le terrain (tout en y réfléchissant dans des articles destinés à des journaux et des revues scientifiques, des notes de terrain, un blog3, etc.) avait avant tout une raison pratique : nous pensions qu’un document visuel serait plus facile à examiner avec les habitant·es de Karail, dont peu d’entre nous parlaient la langue, le bengali. La deuxième raison entre en résonance avec d’autres pratiques de contre-cartographie rassemblées dans ce livre. Nous voulions opposer aux cartes officielles de Dhaka, dans lesquelles la zone couverte par Karail Basti était (et reste à ce jour) représentée comme un endroit vide, une carte qui représente la situation actuelle, afin d’attirer l’attention sur l’existence et les luttes quotidiennes de ses plus de 100 000 habitant·es. Comme beaucoup d’autres dans cette ville, ces personnes sont littéralement rendues invisibles par l’État et son attitude générale anti-pauvres en matière de développement et de planification urbaine. Ainsi, les allers-retours incessants entre la carte et le terrain, nécessaires pour modifier l’image de Google Earth, nous ont confronté·es aux avantages, mais aussi aux limites de la cartographie. En fonction de la perspective, une image satellite révèle énormément ou très peu de choses de Karail Basti. On s’étonne de la densité des logements avant de comprendre, lorsque l’on est chez quelqu’un pour prendre le thé, que les unités d’habitation individuelles sont subdivisées en pièces encore plus petites et occupées par les sous-locataires respectifs : une famille, une pièce – c’est la norme. Vous êtes fière et fier d’avoir localisé chacune des mosquées, mais on vous demande alors pourquoi vous n’avez pas pris en ⒉ Notre étude est une étude sans budget qui fonctionne grâce à l’engagement personnel et politique, à la passion scientifique et à l’amitié des participant·es. Les équipes locales ont été constituées par Louisa Scherer, Paul Klever, Farhana Kaniz Sharna (2012), Abdul Kader Khan (Komol), Anna Sauter (2013), Marian Knop, Lisa Lampe,Tamanna Siddiqui (2014) et guidées par Günter Nest et Elisa T. Bertuzzo. ⒊ Cf. habitat-forum-berlin.de/page/adda-discourses.html
compte les arbres, les palmiers et surtout les banyans, sur les branches desquels vivent, selon le dire des habitant·es, des esprits bienveillants, mais aussi les esprits malins. Vous vous familiarisez avec l’ensemble du basti et vous vous rendez compte, en revenant six mois plus tard, que votre endroit préféré, le canevas général d’une zone particulière, ou même la composition de la population, ont considérablement changé en raison du remplacement des structures en tôle par des bâtiments en brique4. En d’autres termes, les points de vue pluriels sur ce que la carte devrait montrer et les transformations constantes que nous avons observées grâce à nos interactions personnelles et à l’approche à long terme de notre étude (nous avions choisi de couvrir au moins dix ans des développements de l’agglomération) nous ont placé·es devant un dilemme : nous devions soit rendre notre carte plus générale et abstraite, soit accepter qu’elle devienne rapidement obsolète. En dépit de cette limitation bien connue de la cartographie, nous avons pu réaliser certains de nos principaux objectifs. Les variations de la carte principale nous ont permis d’aborder avec des individus et des groupes de résident·es des questions de plus en plus complexes liées au développement spatial. De plus, les leaders de l’organisation communautaire de Karail (Community-Based Organization – CBO) ont parfois utilisé des cartes dans leur lutte permanente pour la reconnaissance et la légalisation du basti. C’est lors d’une rencontre avec les habitant·es, en 2012, que nous avons découvert leurs samajer manchitra, des cartes communautaires (voir la carte dessinée p. 112-113). L’une des principales différences entre les ONG qui poursuivent un programme plutôt émancipateur et celles qui se contentent de distribuer des aides est que les premières encouragent l’organisation communautaire parmi les ⒋ La construction en briques plutôt qu’en tôle ondulée facilite l’empilement, au rez-de-chaussée dans les mezzanines et aux premiers étages. Alors que les mezzanines sont généralement attribuées à des hommes seuls, notamment des tireurs de pousse-pousse et des ouvriers du bâtiment, les petites chambres des premiers étages sont de plus en plus louées à des étudiant·es, de jeunes couples et des professionnels.
membres des groupes sociaux défavorisés. Il en est ainsi de la célèbre ONG Dushtha Shashtya Kendra – DSK5, dont les militant·es sont formé·es à transformer des projets de développement, généralement axés sur l’amélioration des infrastructures, en différentes occasions de collaborer avec les habitant·es, de favoriser leur mise en réseau et donc de les « aider à s’aider elles et euxmêmes ». Ce slogan quelque peu ronflant, si on le prend au sérieux, signifie que l’objectif d’une ONG devrait être de se rendre inutile à long terme, voire plus tôt encore. Celle-ci doit accompagner les groupes concernés dans le processus de détection de leurs propres besoins et de formation de coalitions, afin qu’ils deviennent capables de réaliser des projets et des campagnes par et pour eux-mêmes. Cartographier ensemble facilite un tel processus, car les problèmes communs sont identifiés et les solutions possibles émergent « naturellement » par le biais de la comparaison et d’une occupation de l’espace qui associe dans le dessin les facteurs physiques et sociaux. Il est apparu que les dirigeants du CBO produisaient une ou deux cartes communautaires par an depuis 2009, d’abord sous la direction des activistes de la DSK, puis de manière indépendante, et que cet exercice régulier avait permis d’améliorer non seulement leur compréhension des exigences techniques et infrastructurelles, mais aussi leur sentiment d’appropriation de l’agglomération. Ils ont également procédé à des comptages réguliers de la population : le fait que les résultats de leur recensement correspondent à nos propres estimations était d’autant plus marquant que la plupart des statistiques diffusées par l’État, mais aussi par les ONG et les agences internationales, sont plutôt erronées6.
⒌ Habitat Forum Berlin collabore avec Dushtha Shashtya Kendra depuis 2014 ; dskbangladesh.org. ⒍ Les autorités publiques réduisent les chiffres des recensements de la population de Karail et des autres basti, alors que la plupart des ONG (locales et internationales) et des organismes donateurs ont tendance à les surestimer, manifestement pour se conformer à leurs programmes respectifs.
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déclencher une génération et une régénération idéalement infinies d’observations selon des perspectives changeantes. En bref, la samajer manchitra nous a obligé·es à transformer la cartographie en une manière de raconter des histoires. C’est la leçon radicale de notre carte « Surcharge informationnelle » : arrêtez de compter ; commencez à parler avec les habitant·es d’un lieu. Faites-le à l’excès. Et tout en cherchant des mots pour nommer ce qui résonne dans vos oreilles, ce que vous avez devant les yeux et ce que votre mémoire et votre corps n’oublieront jamais, vous remarquerez que le lieu vous parle déjà avec sa propre voix.
Ainsi, nous savions à présent que les habitant·es de Karail, et en particulier les dirigeants du CBO, étaient en mesure de produire et d’utiliser des cartes pour planifier et mettre en œuvre des interventions de développement localisées. Cela nous donnait une raison supplémentaire d’essayer de pousser notre pratique cartographique encore plus loin en associant des formes d’expression personnalisées à la logique géographique. Pour cette entreprise, les cartes communautaires des habitant·es ont servi de modèle inspirant : elles étaient très synthétiques, mais d’innombrables histoires en émanaient. Nous pensons que cela était dû à leur fabrication collective, à main levée, et à une approche qui ne prétendait pas du tout expliquer ou réduire la complexité des relations et des rapports, des structures et des négociations, si profondément ancrées dans la vie quotidienne de Karail. De même, notre interprétation devait transmettre ces informations de manière poétique et fonctionner de manière poïétique7, c’est-à-dire 110
⒎ On désigne par « poïétique » le processus de création d’une œuvre (ndlt).
« Et le mur ? », me demanderez-vous. Le mur, symbole de la façon dont les puissants voudraient régimenter l’espace dans une ville dont la croissance démographique est considérée comme la plus rapide du monde et où les prix des terrains ne cessent d’augmenter, il se dresse encore aujourd’hui entre Karail et T&T Colony. Nous espérons qu’en regardant également cette ligne ridiculement mince sur la carte, les gens des deux côtés abandonneront bientôt leur foi aveugle dans des distinctions telles que « légal-illégal », forgées uniquement dans le but de maintenir le statu quo dans une ville qui n’assume pas son devoir de s’occuper de tou·tes les habitant·es, et qu’ils exigeront ensemble une redistribution équitable de l’espace de vie.
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Carte communautaire par Mohiuddin en collaboration avec Selina, Md. Mannan et Shahid Gazi, 20⒔
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METTRE EN IMAGE LES CONTRERÉCITS DE PORT-SAÏD Expérimentation cartographique d’une histoire sociale Nermin Elsherif nerminelsherif.wixsite.com/othermaps
Nermin Elsherif est géographe critique, designeuse et urbaniste. Elle travaille sur le theme de la mémoire à l’université d’Amsterdam. En 2015, elle a lancé le projet « Other Maps of Egypt » intégrant des initiatives telles celle du « History Workshops Egypt (Ateliers d’histoire de l’Égypte) », une collaboration qui a permis de réaliser la carte présentée ici.
L’histoire et la carte sont toutes deux des constructions sociales produites par des personnes cherchant à normaliser leurs arguments. Mais que se passe-t-il lorsque ce processus de production devient collaboratif ? Et lorsque les arguments reflètent les contre-récits des gens plutôt que celui des autorités ? Que se passe-t-il lorsqu’on utilise les sources primaires de l’histoire au lieu de leur interprétation par les historien·nes ? Cela pourrait-il contribuer à la création d’une contre-cartographie remettant en question la représentation officielle des espaces décrits, comme, par exemple, les villes ? J’aimerais évoquer une expérience de cartographie de l’histoire sociale de Port-Saïd. On connait cette ville portuaire par les descriptions qu’en ont faites les États fondateurs de la Compagnie du canal de Suez, l’enquête nationale égyptienne ou bien les guides touristiques. Chacune des cartes produites dans ces contextes fait écho aux intérêts des personnes qui les ont créées et de leurs commanditaires. Bien que la géographie de la ville soit toujours présente dans les histoires, les chansons et même les expressions quotidiennes des habitant·es de Port-Saïd, ce type de récits ascendants n’a jamais été cartographié. Cette expérience cartographique était l’une des activités proposées lors des « Ateliers d’histoire de l’Égypte1 » qui ont eu lieu du 27 au 30 janvier 20⒗ L’objectif de notre propre atelier était de former de jeunes artistes, activistes, chercheuses et chercheurs aux méthodes de l’histoire sociale. Il s’agissait de visualiser leurs découvertes sous forme ⒈ Les « Ateliers d’histoire de l’Égypte » sont une initiative fondée par l’historienne du social Alia Mossallam, qui a travaillé à la collecte d’histoires orales dans différentes régions d’Égypte, de la Nubie à Port-Saïd, en passant par Alexandrie et Le Caire. Pour des informations sur l’initiative, ses ateliers et ses résultats, on peut consulter historyworkshopsegypt.net
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d’une carte qui resterait ensuite installée au « Boulvard », l’un des lieux culturels les plus dynamiques de la ville. Ces cartographes ont travaillé à la collecte de sources primaires d’histoire de la ville, à partir de journaux, cartes postales, chansons et archives personnelles, et en menant des entretiens d’histoire orale avec les habitant·es. Ensemble, elles et ils ont redéfini les bases de la carte, décidé de la légende, de l’échelle, de l’étendue et des méthodes d’inscription de l’histoire sur la carte. Inspirée de la carte communautaire du musée Fietas en Afrique du Sud, la carte constitue un tableau de la mémoire collective des habitant·es de Port-Saïd. Après en avoir jeté les bases et mis en images tous les récits recueillis, les cartographes ont invité les habitant·es de la ville à l’événement célébrant la fin de leur atelier de recherche et présenté pour la première fois la carte au public. L’installation a été conçue pour offrir aux habitant·es un espace où partager et visualiser leurs souvenirs en ajoutant leurs propres photos et témoignages des cinq périodes historiques. À ma connaissance, la carte est restée un élément central du lieu culturel, sur lequel se sont greffées d’autres initiatives de jeunes, jusqu’à ce que l’endroit soit fermé par le gouvernement.
À propos des échelles et des étendues
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Sachant que la « cohérence de l’échelle » serait une limitation à la représentation de cette ville, les cartographes ont décidé d’utiliser trois cartes à des échelles différentes : une carte du monde, une carte de l’Égypte et enfin une carte de Port-Saïd. Les événements étaient ainsi montrés à leur emplacement géographique et développés sur la frise chronologique adjacente. L’objectif était de proposer une contre-histoire de la ville à partir de différentes perspectives : celle des paysans égyptiens amenés de force de Haute-Égypte pour creuser le canal en 1859, celle des personnes arrivées d’Europe entre 1914 et 1918 à la recherche d’un refuge sûr et dans l’espoir de gagner leur vie et celle d’autres personnes
parties d’un point quelconque du monde et ayant atterri dans cette ville ou vice versa. La frise chronologique montre que la densité des événements de la guerre de Suez (1956-1957) est telle que cette unique année occupe une surface égale aux 55 années calmes de la construction de la ville (18591914). L’expérience de visualisation du temps à travers l’histoire sociale des gens a montré que quelques mois avaient été plus « bruyants » que plusieurs années. La frise comprend des images, des scans des archives personnelles des habitant·es, des récits de voyages, les textes de chansons simsimiyya2 et des citations tirées d’interviews des membres de la résistance civile.
À propos de la légende Afin de relier entre eux les contre-récits de la ville, la légende de cette carte devait représenter les multiples sources dont sont issues les histoires. Avec des fils de cinq couleurs, représentant les thèmes ou les sources de l’histoire sociale (les archives personnelles en bleu, les récits de l’État en noir, l’environnement bâti en blanc, la circulation des personnes et des biens en vert et l’histoire culturelle des chansons et des arts en rouge), différents espaces ont été reliés à chaque ligne temporelle. Des épingles ont été utilisées pour répartir les fils aux diverses localisations géographiques et la frise a été codée par des couleurs représentant différents intervalles de temps. Bien que ce système de codage puisse sembler complexe, il a évolué naturellement grâce aux participant·es, qui se sont efforcé·es de projeter les histoires recueillies dans leurs contextes géographiques et temporels. Il vous suffit de suivre le fil bleu représentant le récit personnel d’une famille migrante, attaché à une ⒉ La simsimiyya est un instrument à cordes arrivé à Port-Saïd depuis la Haute-Égypte avec les travailleurs amenés de force. Cet instrument s’est transformé en un genre musical lié à l’identité de la ville et est également utilisé comme instrument populaire pour raconter l’histoire. Pour plus d’informations voir Mossallam (2012).
épingle verte signifiant les années de guerre, pour comprendre comment et pourquoi la famille s’est déplacée. La légende est devenue un système permettant de raconter chaque histoire sans que l’une ne domine l’autre. Il en est résulté une carte d’épingles et de fils qui se croisent et se chevauchent et qui représentent pléthore de voix singulières derrière la multitude d’histoires de la ville. Néanmoins, il était toujours possible de voir la carte globale derrière les fils. Cette « toile » reflétait la complexité du récit dans une visualisation à taille réduite. Comme toute carte, elle est la réduction d’un paysage complexe.
Lire la carte La carte peut être lue chronologiquement. Cette lecture permet de créer une vue d’ensemble. La lecture géographique est toujours possible si l’on veut suivre l’histoire depuis un endroit spécifique de la ville. Dans le premier intervalle, la plupart des matériaux utilisés sont des cartes postales représentant soit les grands boulevards et les arcades du quartier européen, en soulignant sa nature cosmopolite, soit le port avec ses imposants bateaux à vapeur. Dans le deuxième intervalle apparaissent davantage de visages humains. Les photographies et les scans provenant des archives personnelles d’un capitaine de marine qui travaillait pour la Compagnie du canal de Suez en tant que pilote de navire dominent la frise temporelle avec une référence spatiale au port sur la carte de Port-Saïd. Les lieux qu’il a visités au Caire, à Alexandrie et à Paris apparaissent également sur la carte du monde. La prédominance des fils bleus représentant les archives personnelles de cette époque montre l’intensité de la vie sociale de la ville pendant l’entre-deux-guerres et avant la guerre de Suez de 195⒍ Le troisième intervalle est le plus riche en histoires et en images, même s’il ne représente qu’une année, celle de
l’agression par l’alliance tripartite de 19563. Ici, la prédominance des fils bleus (histoires personnelles) saute aux yeux. Presque toutes les images de cet intervalle proviennent de Per Orlow, un photographe suédois qui a couvert la période de la guerre. Ses photographies – les rares documents visuels que nous ayons de la guerre – documentent ses horreurs et la résistance de la population. Cet intervalle comprend également des articles et des graphiques tirés de tracts et d’ouvrages imprimés par la résistance de l’époque. Des citations de héros de cette résistance populaire armée, décrivant des scènes de guerre, ont également été épinglées à leur emplacement dans l’espace et dans le temps. En suivant les fils, on réalise que la ville entière est devenue un champ de bataille. Le quatrième intervalle ne contient que des témoignages oraux à propos des sons de la ville. Aucune image de la ville n’ayant été retrouvée au cours de cette recherche, la section est entièrement constituée de citations et de textes de chansons d’habitant·es qui parlent de leur déportation du fait des guerres. Entre 1957 et 1975, la ville était en état d’agitation permanente. Tout ce qui reste de cette période sont des chansons de la résistance populaire et les images de la défaite. Le dernier intervalle représente une nouvelle image de la ville après le traité de paix avec Israël et l’octroi du statut de zone libre. Les fils verts commencent à souligner de nouvelles frontières sur la carte, montrant l’accroissement du nombre de marchandises exonérées de taxes. L’intervalle sur la frise montre principalement des publicités pour des voitures, des produits ménagers et des vêtements. Il contient également de brèves informations sur les fraudeurs fiscaux. Au cours de cette période ont été lancés les projets de logements de l’après-guerre, à l’ouest de la ville. Le faible nombre de fils partant de cette vaste région urbaine montre qu’elle n’était pas très présente dans la mémoire collective de la ville par rapport aux deux anciens quartiers du village arabe et du quartier européen. ⒊ En 1956, une coalition de la France, du Royaume-Uni et d’Israël a déclenché la guerre en envahissant la zone du canal de Suez suite à sa nationalisation par l’Égypte.
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En comparant entre eux les cinq différents intervalles de temps et en prenant en considération les trois échelles spatiales des cartes, on parvient à une compréhension plus globale de la recherche menée au cours de cet atelier. La carte nous a permis de nous rendre compte des espaces silencieux de la ville, auxquels aucun souvenir ne semble être lié. Elle nous a montré les centres de lutte et de contestation, d’agonie et de perte, de fierté et de nostalgie, mais aussi une économie capitaliste qui prend le dessus.
tâche. Il est difficile de dire si cette expérience est une contre-carte de Port-Saïd ou non, mais elle est sans aucun doute une tentative de visualiser des contre-récits et de questionner le format normatif des cartes. Cette expérience montre qu’il est possible de concevoir une carte de récits multiples pouvant être lue de plusieurs façons : géographiquement, chronologiquement et thématiquement.
Références Une contre-carte ?
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À ce stade, il semble utile de prendre du recul par rapport à la carte et de se demander si elle peut être considérée comme une contre-carte ou non. La carte – en termes de contenu – était une tentative de visualiser une contre-histoire de la ville, une histoire construite à partir de matériaux d’archives personnelles, de chansons, de témoignages et de sources primaires. De plus, le processus de réalisation de la carte, qui consiste à remplacer des figures dominantes uniques par un groupe de participant·es issu·es de milieux différents pour concevoir ensemble leurs sujets de recherche dans le temps et l’espace, est un acte contestataire en soi. Il défie le processus normatif de création de cartes. Il en résulte plusieurs aspects dissidents de la carte. Cela va de la légende, qui montre les sources multiples de l’histoire sociale au lieu des frontières officielles, à l’échelle, qui est devenue presque incohérente, rassemblant les trois échelles différentes du monde, du pays et de la ville. À la fin du processus de cartographie, la carte était recouverte d’un réseau complexe de fils et d’épingles de couleur qui rendait difficiles le déchiffrage et la compréhension de son contenu par le public qui la consultait pour la première fois. Cependant, cette complexité a également été décrite par les cartographes qui, en regardant la carte, ont réalisé à quel point il est délicat de visualiser les histoires sociales, probablement en raison de la difficulté, voire de l’impossibilité de la
Alia Mossallam, Hikāyāt sha‛b – Stories of Peoplehood. Nasserism, popular politics and songs in Egypt, 1956-1973, thèse de doctorat, Londres, London School of Economics, 20⒓ Photographies par Youmna el Khattam, commandées par « History Workshops of Egypt ».
CARTE DU MONDE
LÉGENDE COLLABORATIVE FILS :
ÉPINGLES :
Bleu
Rouge Jaune Vert Bleu Blanc
– Récits personnels/archives personnelles Noir – Récits officiels Blanc – Architecture Vert – Mouvements de personnes et de marchandises Rouge – Histoire culturelle et arts
CARTE DE L’ÉGYPTE
Carte réalisée dans le cadre des « Ateliers d’histoire de l’Égypte », en collaboration avec les 17 participant·es et l’équipe organisatrice. Le projet a bénéficié d’un financement de l’Arab Council for Social Sciences (ACSS).
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PORT-SAÏD SUR OPENSTREETMAP
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1859-1914 1945-1950 1951-1956 1957-1976 1976-2002
55 années
42 années
18 années 1 année
+45 années
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CONTRE-CARTOGRAPHIE DE L’EXIL Sarah Mekdjian et Anne-Laure Amilhat Szary antiatlas.net/en
La géographe Anne-Laure Amilhat Szary est une spécialiste des frontières. Elle enseigne à l’université de Grenoble-Alpes et est l’une des fondatrice de l’antiAtlas des frontières, collectif de rechercheaction. Elle est notamment l’autrice de Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ? (2015), Géopolitique des frontières. Découper la terre, inventer une vision du monde (2020), Border Culture. Theory, Imagination, Geopolitics (2022, avec Victor Konrad). Sarah Mekdjian enseigne et fait des recherches à l’université Grenoble-Alpes et avec des collectifs, principalement le Bureau des dépositions (https:// bureaudepositions.wordpress.com). Elle s’inquiète de sa participation à la division du travail intellectuel/ non intellectuel, de l’Université en tant qu’entreprise capitaliste et de la prolifération des processus de frontiérisation.
D’Afghanistan à la France La carte que nous présentons a été créée par H.S. (qui a demandé à être cité avec ses initiales) en 2013 à Grenoble, en France. Elle figure un itinéraire d’exil d’Afghanistan à la France. Le point de vue zénithal, classique de la cartographie, n’est pas la seule perspective adoptée. Cette carte est aussi élaborée depuis le sol, la marche et la remorque d’un camion. En perspective frontale, des montagnes autour de l’Afghanistan et de l’Iran rompent avec la perspective zénithale, mais on voit aussi une voiture, des camions, une barque et un personnage en chemin. On revient au sol, l’espace est un paysage décrit depuis les pratiques de déplacement de H.S. qui s’autoreprésente. La figuration brouille la dichotomie entre carte-grille et carte d’itinéraire. La première relève de l’imposition a priori de codes servant à figurer un référent considéré comme stable et mesurable ; la seconde « fournit une représentation du territoire dans laquelle [ce dernier] n’est pas considéré indépendamment des pratiques qui s’y déploient […] mais, au contraire, défini dans sa structure même par les engagements pratiques de ceux qui y inscrivent leurs déambulations » (Besse, 2010, p. 7). Cette carte d’exil de l’Afghanistan à la France invite à partager celui du voyageurdessinateur, entre ce qui tient de la géographie et de la géopolitique instituées (les noms de pays et de villes) et l’expérience du chemin (les périodes d’emprisonnement, les morts dans les camions, la clandestinisation, etc.). Pour lire cette carte, un passage par la légende est nécessaire, la légende du voyage. Ici, les figurés de couleurs et de formes différentes ne représentent ni les fleuves, ni les villes mais la peur, le danger, l’amitié, l’amour rencontrés en exil, la police, l’injustice.
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Les ateliers de cartographie Cette carte a été créée lors d’ateliers de cartographie qui ont eu lieu pendant deux mois, en mai et juin 2013, dans les locaux de l’association Accueil Demandeurs d’Asile1. Cette association locale accompagne les procédures administratives des personnes qui demandent l’asile à Grenoble. Les ateliers de cartographie, initiés par Sarah Mekdjian, chercheuse en géographie, ont réuni douze Grenobloises et Grenoblois de diverses professions, en situation de demande d’asile depuis le Soudan, l’Afghanistan, l’Arménie, l’Érythrée, l’Azerbaïdjan, l’Algérie, la République démocratique du Congo, trois artistes plasticiens, et deux chercheuses en géographie en France. Certain·es étaient logées dans des centres d’hébergement d’urgence, des chambres d’hôtel, d’autres vivaient dans la rue ou des squats.
Nos intentions La première intention était de produire des cartes à plusieurs qui ouvrent des brèches dans les normes de représentation classique où les déplacements sont figurés par des flèches. Les cartes dites « migratoires » relèvent souvent d’une conception territoriale et quantitative des situations d’exil, prenant difficilement en compte le mouvement dans ses dimensions qualitatives, sensibles et le point de vue de celles et ceux qui se déplacent. Dans leur analyse des migrations transsahariennes, les géographes Armelle Choplin et Olivier Pliez (2011) expliquent que nombre de représentations cartographiques, notamment médiatiques, aboutissent « à la vision d’un espace migratoire “lisse”, c’est-à-dire où le trait de dessin continu de quelques routes migratoires occulte toutes les “aspérités” – spatiales et temporelles, d’ordre politique, policier, pécuniaire… – qui jalonnent les itinéraires empruntés par les migrants ». Les obstacles mortifères rencontrés sur les routes de 124
⒈ http://ada-grenoble.org/
l’exil semblent plus difficilement représentables que la mesure des flux d’individus qui franchissent les frontières. Routes et flux sont par ailleurs souvent figurés indistinctement par des flèches, et, ainsi, confondus sur les cartes, ce qui alimente les discours xénophobes et racistes sur les thèmes de l’« invasion » ou du « remplacement » : « Les longs traits qui figurent la migration africaine vers l’Europe restituent l’image un peu inquiétante d’une invasion passant par des itinéraires (les villes de Ceuta et de Melilla, la Libye…) qui sont pourtant rarement empruntés simultanément par des milliers de migrants. De telles cartes font oublier que ces flux sont marginaux au regard des migrations africaines et même des migrations transsahariennes. Elles induisent aussi une confusion entre “itinéraires” et “flux”. » (Choplin et Pliez, 2011). Nous souhaitions également agir depuis un autre « partage du sensible » (Rancière, 1994) pour tenter d’ouvrir un espace créatif hospitalier où puissent être minées les normes administratives du « vrai » et du « faux » réfugié. Les administrations chargées du droit d’asile (en France, l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides en première instance et la Cour nationale du droit d’asile en seconde instance) instaurent la figure normative du « vrai récit » et du « vrai réfugié » – et, en creux, celle du « faux » –, générant une très forte violence symbolique qui accompagne un taux important de refus des demandes (Fassin et Kobelinsky, 2012). Le fait de demander l’asile dans les pays signataires de la convention de Genève suppose d’être confronté·e à des tests de crédibilité et de mise en conformité des « récits » par les administrations. Chaque individu est sommé de raconter les raisons et les conditions des voyages entrepris dans un « récit » à adresser aux administrations en français. Le registre de la preuve fait partie des conditions requises pour le succès de la procédure. Alors que les administrations exigent des « récits » « vérifiables », en conformité avec la définition statutaire de la personne réfugiée, pour délivrer ou non le droit d’asile, les cartes dessinées à Grenoble ne répondent à aucune injonction de « vérité »,
ni de référentialisation. Notre travail tente précisément de remettre en cause ces procédures légales de judiciarisation des vies.
chemin traumatique qui ne semble pas avoir de fin et qui reste trop présent, pour quoi faire, pour partager quelles expériences, pour transformer quels moments ?
La première étape de ce travail a consisté en l’élaboration d’une légende commune pour choisir des mots significatifs des voyages vécus. À plusieurs, et depuis des échanges hétérolingues, depuis des silences, nous avons commencé par discuter de mots qui seraient évocateurs des expériences de l’exil. Nous avons discuté des termes à retenir, nous avons traduit, nous ne nous sommes pas compris, nous avons parlé encore, pour symboliser une dizaine de termes depuis des gommettes de couleurs et de formes différentes, également discutées à plusieurs. La seconde étape a consisté à mobiliser cette légende mise en commun dans le dessin de cartes réalisées individuellement.
Cartographies traverses/Crossing Maps est une invitation à lire des cartes de pertes de repères.
Pendant les ateliers, d’autres protocoles créatifs ont été initiés : dessiner les itinéraires au feutre noir sur de grands tissus blancs, brodés ensuite en partie (proposition de Marie Moreau, artiste plasticienne), se souvenir des voyages par les ambiances sonores et depuis une partition à marcher (pièce sonore avec Lauriane Houbey)2, décrire les expériences urbaines à Grenoble (pièce sonore avec Fabien Fischer). De ces rencontres a donc été créé un assemblage plastique et sonore, à géométrie variable, intitulé Cartographies traverses/Crossing Maps. La carte « D’Afghanistan à la France » présentée, et la légende « Légende des voyages », sont des extraits de cet assemblage, de cette sorte d’atlas fragmentaire.
Références Jean-Marc Besse, « Cartographies » dans Les Carnets du paysage, 20, 2010, p. 5⒐ Armelle Choplin et Olivier Pliez, « De la difficulté de cartographier l’espace saharo-sahélien » dans M@ppemonde, 103, 20⒒ Didier Fassin et Carolina Kobelinsky, « Comment on juge l’asile. L’institution comme agent moral » dans Revue française de sociologie, 4/53, 2012, p. 657-68⒏ Sarah Mekdjian, Anne-Laure Amilhat Szary, Marie Moreau, Gladeema Nasruddin, Mabeye Deme, Lauriane Houbey et Coralie Guillemin, « Figurer les entre-deux migratoires. Pratiques cartographiques expérimentales entre chercheurs, artistes et voyageurs » dans Carnets de Géographes, 7, 20⒕ Jacques Rancière, « Esthétique de la politique et poétique du savoir » dans Espaces Temps, 55-56, 1994, p. 80-8⒎ Photographies des travaux réalisés lors de l’atelier par Mabeye Deme.
Les cartes de Cartographies traverses/Crossing Maps sont marquées de ratures, silences, hiatus, changements de perspectives, vues du ciel et du sol, figurant des bifurcations et des hésitations. Ces cartes expriment le mouvement de la mémoire, elles sont autant spatiales que temporelles. Comment parcourir a posteriori un ⒉ La pièce sonore s’écoute au casque individuel. La voix de l’artiste, mêlée à celles de personnes évoquant leurs déplacements de l’exil, guide les déplacements de l’auditoire (ndlt).
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Le monde connecté Pourcentage de personnes utilisant Internet
Nombre de personnes utilisant Internet Chaque tuile représente environ 470 000 personnes utilisant Internet
Carte « The World Online » dans Galery : CC-BY-NC.
La taille des pays est fonction du nombre de personnes utilisant Internet dans chacun d’entre eux. Les pays en comptant moins de 470 000 n’apparaissent pas. Sources : Indicateurs mondiaux de développement de la Banque mondiale, 2013 ; Natural Earth.
DES GÉOGRAPHIES NUMÉRIQUES INÉGALES… ET DE LEUR IMPORTANCE Mark Graham, Stefano De Sabbata, Ralph Straumann et Sanna Ojanperä geonet.oii.ox.ac.uk
Mark Graham est un spécialiste de la géographie du numérique. Il enseigne au Oxford Internet Institute et dirige des projets de recherche internationaux sur le travail numérique, la gig economy, Internet et les TIC. Stefano De Sabbata enseigne les sciences de l’information géographique à l’université de Leicester. Le géographe Ralph Straumann mène sa recherche sur les sciences de l’information à l’université d’Oxford. Sanna Ojanperä, spécialiste de la recherche quantitative, prépare sa thèse de doctorat sur les plateformes numériques au Oxford Internet Institute.
L’information a toujours été spatiale. Elle est produite quelque part ; elle est utilisée quelque part ; elle se déplace entre les lieux (Graham et al., 2015a). Et les géographies de l’information ont toujours été imbriquées dans des relations de pouvoir. Certaines personnes ont bien plus de contrôle sur l’information que d’autres et certains endroits sont centraux dans les écosystèmes de l’information tandis que d’autres sont périphériques. Par exemple, la carte « Top 400 Universities » (voir p. 130) montre la localisation des 400 premières universités du monde, classées par le Times Higher Education. Elle illustre également la richesse relative du pays qui accueille chaque université. Sur cette liste ne figure aucune université de pays à faible revenu et l’Inde est le seul pays à revenu moyen inférieur représenté, puisqu’elle abrite 5 des 400 meilleures universités du monde. La plupart des universités d’élite du monde se trouvent dans le Nord global1, la plupart des connaissances universitaires publiées dans le monde sont produites dans le Nord global et même les taux de publication pour la plupart des revues ont tendance à être plus élevés pour les autrices et auteurs du Nord global. Il est surprenant que le cluster du Grand Londres compte à lui seul le même nombre d’universités parmi les 400 premières que l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, du Moyen-Orient et de l’Amérique latine ! Nous sommes dans une situation où le Nord global a tendance à être un producteur de connaissances et le Sud global un consommateur. ⒈ Les termes de « Sud global » et de « Nord global » (ou « pays des Nords » et « pays des Suds ») remplacent les anciennes dénominations de « tiers-monde » (ou « pays les moins avancés » pour l’ONU) et de « pays développés ». On insiste aujourd’hui sur la nature globale de cette situation plutôt que sur sa localisation géographique (ndlt).
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Nombre de personnes contribuant à GitHub pour 100.000 personnes utilisant Internet
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Amérique du Nord Amérique latine et Caraïbes Afrique subsaharienne Moyen-Orient et Afrique du Nord Europe Asie Océanie
Source : GitHub.com, data worldbank.org
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GitHub
Cartographier le développement collaboratif de logiciels
Dans le même ordre d’idées, les cartes « Submission by Country… (Soumissions par pays…) » et « Acceptance Rate by Country… (Taux d’acceptation par pays…) » (Graham, 2015) ont été créées à partir de certaines données sur les soumissions à publication que les revues SAGE2 ont partagées avec nous. Entre autres choses, les données nous indiquent d’où viennent les autrices et auteurs d’articles et la discipline principale de la revue à laquelle sont soumis ces articles. Nous constatons que le contenu universitaire provient beaucoup plus du Nord global que du Sud global. L’Afrique, en particulier, se distingue par son absence. La plupart des pays du continent ne comptent pas la moindre soumission d’article de revue. Non seulement de nombreux pays du Sud ont un nombre particulièrement faible de soumissions, mais ils ont également des taux d’acceptation très bas pour leur petit nombre de soumissions, ce qui creuse encore davantage le fossé géographique dans la production de connaissances. Toutefois, de nombreuses personnes considèrent Internet comme un moyen de transcender certaines de ces restrictions traditionnelles. L’accès à Internet, en théorie, permet aux gens d’accéder à la somme de toutes les connaissances humaines codifiées ; il permet une participation plus équitable. Ceci parce qu’il existe relativement peu d’obstacles géographiques à la circulation de l’information numérique. À quelques exceptions près (notamment la Chine et quelques autres régimes autoritaires), un contenu tel qu’une page Wikipédia ou un livre Google est accessible à l’ensemble des habitant·es de la planète. Mais il est bon de rappeler qu’Internet et les informations qu’il contient se caractérisent également par de réelles inégalités géographiques. Une majorité de l’humanité n’a encore jamais utilisé ce réseau et certaines parties du monde sont très peu représentées dans notre monde numérique. Tout en gardant ces déséquilibres à l’esprit, il est bon de rappeler qu’il y a environ quatre milliards de personnes qui utilisent Internet dans le monde. Potentiellement, elles ⒉ La société SAGE publie plus de 1000 revues scientifiques par an (ndlt).
sont toutes en mesure de contribuer à la richesse des informations que nous partageons et utilisons sur la toile. Le problème est qu’elles ne le font pas.
Participation numérique Voyons ce qu’il en est de l’un des services d’hébergement de projets de développement de logiciels les plus importants et les plus connus au monde : GitHub. Les nuances de la carte GitHub | Mapping collaborative Software (voir page opposée en bas) illustrent le nombre de personnes utilisant GitHub par rapport à la population faisant usage d’Internet de chaque pays. Les cercles entourant les deux hémisphères représentent le nombre total de personnes utilisant GitHub (à gauche) et celui des contributions (à droite) par pays. L’Amérique du Nord et l’Europe représentent chacune environ un tiers du nombre total de personnes utilisant GitHub. Le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne en représentent ensemble moins de 1 % et à peine 1 % des enregistrements. La Suisse compte à elle seule presque autant de personnes utilisant GitHub que la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, et plus que l’Afrique subsaharienne. Pour ce qui concerne « l’économie de la connaissance », la participation numérique est donc très inégalement répartie sur Terre. Wikipédia est un autre exemple utile de plateforme qui, en théorie, permet à n’importe qui dans le monde de soumettre des informations. Pourtant, dans la pratique, nous constatons également des inégalités massives dans la quantité de contenus soumis à Wikipédia par les différentes parties du monde. La grande majorité de Wikipédia est rédigée par des personnes du Nord global et seule une infime partie des contenus provient de personnes du Sud (Graham et al., 2016). Cela a de l’importance car les contributrices et contributeurs du Nord peuvent facilement s’imposer face à celles et ceux du Sud lorsqu’il s’agit d’écrire sur des sujets contestés. Le Moyen-Orient est peut-être la partie du monde
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où ces clivages se manifestent de la manière la plus frappante. Il y a presque autant d’éditions de contenus provenant d’Israël que de tout le reste de la région, du Maroc à l’Iran (Graham, 2012). Ainsi, les habitant·es de quelques régions du monde semblent avoir beaucoup plus de voix que les autres (Ojanperä et al., 2017).
Représentation numérique Non seulement certaines parties du monde sont exclues de la participation numérique, mais certaines bénéficient également d’une couverture en information se développant plus lentement que d’autres. Ces couches d’informations aident à comprendre et à définir un lieu : il est donc important de comprendre non seulement d’où elles viennent, mais aussi ce qu’elles représentent. La carte « Content Density » (voir carte ci-contre) montre la localisation des contenus édités pour le plus grand projet de cartographie collaborative du monde : OpenStreetMap. Dans OpenStreetMap, les pays de l’OCDE à revenu élevé abritent environ 80 % du contenu soumis. Nous nous retrouvons ainsi face à des situations telle celle de l’Égypte, comptant autant de nœuds3 que l’Islande, bien qu’elle soit 10 fois plus grande et que sa population soit 250 fois plus nombreuse. Nous pouvons observer des inégalités similaires dans la représentation numérique si nous regardons GeoNames, qui est le plus grand répertoire géographique (c’est-à-dire un dictionnaire des noms de lieux géographiques) librement accessible au monde. Les couleurs des pixels représentent le nombre de noms faisant référence à un lieu géographique par unité spatiale : un carré d’un dixième de degré de latitude et d’un dixième ⒊ Dans OSM, un nœud est un point géospatial unique, défini par une latitude et une longitude (ndlt).
de degré de longitude4. Les États-Unis représentent un peu plus d’un quart de la base de données. Il y a plus de contenu créé sur les États-Unis que sur toute l’Asie dans son ensemble (l’Asie ne représente qu’environ 23 % du contenu, bien qu’elle abrite plus de la moitié de la population mondiale). Il est intéressant de noter que les informations représentées obéissent à des schémas parfois inhabituels. Nous trouvons de grandes quantités d’informations chez les pays contributeurs habituels, l’Europe occidentale et les États-Unis, mais aussi des densités importantes dans des pays comme le Sri Lanka, l’Iran et le Népal. En proposant des informations ordonnées sur le monde, les répertoires géographiques ont finalement le pouvoir de façonner et de structurer l’information géographique. La présence et l’absence de données forment la manière dont le monde est recréé numériquement. Enfin, il est intéressant d’explorer la géographie du contenu de Wikipédia. La carte « The Geographical Uneven Coverage of Wikipedia », présentée sur la double page, met en évidence la répartition spatiale très inégale des articles (géolocalisés) de Wikipédia dans les 44 versions linguistiques de l’encyclopédie. Un peu plus de la moitié d’un total de 3 336 473 articles concerne des lieux, des événements et des personnes situé·es à l’intérieur du cercle rouge de la carte, qui n’occupe qu’environ 2,5 % de la superficie terrestre mondiale (voir Graham et al., 2014). Tout comme GeoNames ou OpenStreetMap, Wikipédia joue un rôle important dans la façon dont se forme notre compréhension du monde. La géographie de son contenu est donc extrêmement importante.
⒋ Sur cette méthode, voir Graham et De Sabbata, 20⒖
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Informations géographiques et géographies de l’information Il convient de rappeler que la géographie de la production de l’information a toujours été caractérisée par de considérables biais géographiques. Mais le fait que des milliards de personnes soient désormais connectées à Internet a été considéré par beaucoup comme un tournant. Internet a été décrit comme un « niveleur » et un « démocratiseur » (Graham et al., 2015), permettant à quiconque d’accéder à ce que Wikipédia appelle « la somme de toutes les connaissances humaines » et d’y contribuer. Si les utilisatrices et utilisateurs de Manchester, de Mombasa et de Mumbai sont connecté·es, il ne devrait pas y avoir de différence dans leur désir d’accéder à la connaissance numérique et de la créer, n’est-ce pas ? Dans les faits, nous voyons un monde dans lequel certains endroits sont beaucoup plus visibles que d’autres. Un monde dans lequel les habitant·es de certaines parties du monde ont beaucoup plus leur mot à dire sur la façon dont nos environnements numériques sont construits (Graham, 2015b). N’oublions pas que les lieux où nous vivons sont de plus en plus numériques. Nos villes ne sont plus seulement faites de briques, de mortier, de verre et d’acier. Elles sont également faites de données (Graham, 2013 ; Graham et al., 2013). À ce titre, il est extrêmement important d’interroger les couches d’informations numériques des lieux. Où sontelles ? Que sont-elles ? Que prennent-elles en compte et qu’excluent-elles ? Qui les construit et qui est mis à l’écart ? Qui les contrôle (Shaw et Graham, 2017) ? Ce sont les questions que nous devons nous poser si nous voulons, en fin de compte, œuvrer pour des géographies de l’information moins inégales et plus justes.
Références
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Mark Graham, « Mapping Edits to Wikipedia from the Middle East and North Africa » (2012) ; markgraham.space/blog/ mapping-edits-to-wikipedia-from- the-middle-east, [13 janvier 2018].
Mark Graham, « Geography/Internet. Ethereal Alternate Dimensions of Cyberspace or Grounded Augmented Realities? » dans The Geographical Journal, 178/2, 2013, p. 177-18⒉ Mark Graham, Bernie Hogan, Ralf Straumann et Ahmed Medhat, « Uneven Geographies of User-Generated Information. Patterns of Increasing Informational Poverty » dans Annals of the Association of American Geographers, 104/4, 2014, p. 746-76⒋ Mark Graham, Matthew Zook et Andrew Boulton, « Augmented Reality in Urban Places. Contested Content and the Duplicity of Code » dans Transactions of the Institute of British Geographers, 38/3, 2013, p. 464-47⒐ Mark Graham, « The Geography of Academic Knowledge » (2015a) ; geonet.oii.ox.ac. uk/blog/the-geography-of-academicknowledge, 13 janvier 20⒙ Mark Graham, « Information Geographies and Geographies of Information » dans New Geographies, 7, 2015b, p. 159-16⒍ Mark Graham, Stefano De Sabbata, « Mapping Information Wealth and Poverty. The Geography of Gazetteers » dans Environment and Planning A. Economy and Space, 47/6, 2015, p. 1254-126⒋ Mark Graham, Casper Andersen et Laura Mann, « Geographical Imagination and Technological Connectivity in East Africa » dans Transactions of the Institute of British Geographers, 40/3, 2015, p. 334-34⒐ Mark Graham, Stefano De Sabbata et Matthew Zook, « Towards a Study of Information Geographies. (Im)Mutable Augmentations and a Mapping of the Geographies of Information » dans Geo : Geography and Environment, 2/1, 2015, p. 88-10⒌ Mark Graham, Ralf Straumann et Bernie Hogan, « Digital Divisions of Labor and Informational Magnetism. Mapping Participation in Wikipedia » dans Annals of the Association of American Geographers, 105/6, 2016, p. 1158-117⒏ Sanna Ojanperä, Mark Graham, Ralf Straumann, Stefano De Sabbata et Matthew Zook, « Engagement in the Knowledge Economy. Regional Patterns of Content Creation with a Focus on Sub-Saharan Africa » dans Information Technologies & International Development, 13, 2017, p. 33-5⒈ Joe Shaw et Mark Graham, « An Informational Right to the City ? Code, Content, Control, and the Urbanization of Information » dans Antipode, 49/4, 2017, p. 907-92⒎ Cartes par le Geonet Project.
La couverture géographique inégale de W
Alors que Wikipédia est une source de connaissance inestimable pour de nom montrent un sérieux biais dans leur répartition géographique. Cette carte est ré géolocalisés mis en ligne en novembre 2012 dans 44 langues. Chaque point or
Il y a plus d’articles Wikipédia dans ce cercle qu’en dehors de lui. 136
Cette carte fait partie du projet Information Geographies : http://geography.oii.ox.ac.
Wikipédia
breuses personnes, ses articles éalisée à partir de 3 336 473 articles range représente un article.
n uk.
CC-BY-NC Ralph Straumann, Mark Graham Source : Wikpedia ; Natural Earth.
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En haut : Lucy Fondo de Map Kibera et un enseignant localisent son école sur la carte. En bas : la carte de la sécurité de Map Kibera sur un mur.
CARTOGRAPHIE ÉMANCIPATRICE : LES LEÇONS DE KIBERA Erica Hagen, Julian Stenmanns et Till Straube mapkibera.org
Erica Hagen a mené le projet Map Kibera et dirige la GroundTruth Initiative de Washington, D.C., qui met la technologie du numérique, les médias sociaux et la cartographie au service de la société civile. Till Straube enseigne la géographie humaine à Francfort-sur-leMain. Ses travaux portent sur les technopolitiques de l’économie, les médias du numérique et les inégalités. Julian Stenmanns enseigne la géographie économique à l’université de Bayreuth.
La cartographie moderne dans les pays du Sud est profondément liée à la volonté coloniale de produire des espaces lisibles. La géographie critique a mis l’accent sur le rôle des cartes dans le gouvernement des populations1 et leur fonction d’in/visibilisation, en particulier en ce qui concerne les communautés marginalisées. Que peuvent-elles faire d’autre, ces cartes ? Comment les communautés et les militant·es peuvent-elles mettre en œuvre les technologies cartographiques en tant qu’outils de soutien aux communautés marginalisées, en favorisant la reconnaissance, la participation politique et l’accès aux services de base ? Julian Stenmanns (JS) et Till Straube (TS) se sont entretenus avec Erica Hagen (EH), cofondatrice de « Map Kibera », un projet communautaire de cartographie open source dans le quartier de Kibera à Nairobi, au Kenya. Elle revient sur ses expériences en matière de cartographie participative et sur le rôle des cartes dans les politiques d’in/visibilisation. JS : Quelles étaient les motivations de « Map Kibera » ? EH : « Map Kibera » a vu le jour en 200⒐ Le concept est apparu lors d’une conférence sur la cartographie à Nairobi. Un groupe de géographes et d’autres personnes s’y rendaient pour parler de la cartographie. Or, quand on est à Nairobi, on ne peut s’empêcher ⒈ Pour Michel Foucault, le gouvernement des populations correspond au contrôle exercé sur elles par l’État. Voir ses cours sur la gouvernementalité au Collège de France de 1977-1978 : Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, Paris, Éditions du Seuil, 2004 (ndlt).
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de remarquer que Kibera, un très grand quartier informel du centre-ville, est un endroit très important et tout à fait visible. Cependant, les participant·es à la conférence, qui s’intéressaient par ailleurs à la géographie open source, ont constaté que Kibera n’était pas du tout cartographiée. De plus, en recherchant dans les registres officiels, nous avons découvert que les autorités étiquetaient et désignaient la zone comme étant une forêt. Nous voulions donc changer cela en cartographiant la zone non pas du point de vue d’une ONG internationale, mais plutôt de celui des habitant·es. TS : Comment avez-vous démarré le projet ? EH : Nous avons commencé par faire équipe avec une organisation de service communautaire locale qui était prête à nous accueillir et à nous présenter à la communauté. C’était indispensable, car nous ne pouvions pas nous promener seul·es dans les parages. Si vous n’êtes pas de la région, vous vous perdez en cinq minutes. En outre, vous pourriez vous retrouver dans une situation délicate, pas forcément dangereuse, mais il y a une certaine « résistance » aux personnes étrangères qui se promènent ici. Cependant la cartographie depuis « l’extérieur » n’était pas une option pour nous. De plus, lorsque vous regardez des images satellites de la zone, vous ne pouvez pas voir grand-chose en termes de détails caractéristiques, également en raison de la densité d’habitation. JS : Pouvez-vous nous parler des processus de travail qui ont permis de réaliser la carte ? À quoi ressemblait votre journée de travail type ?
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EH : Nous avons d’abord recruté des jeunes adultes âgé·es de 18 à 25 ans qui vivaient dans cette zone, connaissaient bien le quartier et étaient impliqué·es dans la communauté. Il
y a sept ans, les téléphones portables et les ordinateurs n’étaient pas courants à Kibera. Par conséquent, ces jeunes ont d’abord dû se familiariser avec les appareils GPS. Nous avions au moins une personne originaire de chacun des 13 villages de Kibera. Nous leur avons demandé de cartographier ce qu’il leur semblait important de montrer. Ainsi a démarré la collecte de points de repère ; il suffisait d’appuyer sur le bouton de l’appareil GPS et de préciser ce qu’était cet endroit. Nous ne leur avons pas vraiment donné d’autres instructions. C’était donc à elles et à eux de décider de ce qu’il fallait noter. De cette façon, nous nous assurions que la carte était informée aussi localement que possible. TS : Rétrospectivement, y a-t-il des choses qu’il aurait été utile de savoir au départ ? Quelles ont été les parties les plus difficiles du processus d’apprentissage ? EH : Les défis auxquels nous ne nous attendions pas étaient davantage de nature sociale que technologique. Nous n’étions pas vraiment en mesure de payer les gens. Or nous avons réalisé qu’ils passaient toute la journée à faire un travail assez fatigant et qu’ils s’attendaient à avoir au moins une forme de compensation. Nous avons donc mis en place une petite rétribution. Par la suite, le défi a consisté à faire en sorte que tout cela fasse partie d’une vision d’ensemble : comment rendre ces informations aussi pertinentes que possible pour la communauté ? JS : En parlant de la communauté, quels types de cartes – mentales ou autres – existaient avant « Map Kibera » ? EH : Il y en avait plusieurs de différentes natures. La compréhension de l’espace dans les communautés était plutôt intéressante. La principale méthode de navigation est basée
sur des points de repère dans le paysage. Nous voulions donc nous assurer que les principaux repères figuraient bien sur la carte. Nous ne nous attendions pas à ce que les gens utilisent la carte pour se rendre à l’épicerie du coin. Nous avons plutôt commencé par imprimer des cartes par secteurs d’activité. Par exemple, nous avons regroupé tous les lieux liés à la santé sur une même carte et l’avons partagée avec la communauté. De cette façon s’est dessinée une image globale de la santé à Kibera qui pouvait également être utilisée lors de discussions avec les représentant·es du gouvernement. TS : La technologie de la cartographie véhicule un certain bagage historique. Qu’est-ce que cela a signifié pour vous de vous engager dans la cartographie dans un contexte postcolonial ? EH : Si nous avons abordé ces questions, c’était à un niveau très local et concret. Bien que de nombreux aspects de la vie à Kibera sont en fait assez formalisés, il s’agit toujours d’un quartier informel, installé sans autorisation officielle, et les habitant·es en sont conscient·es. Les cartes gouvernementales désignent le site de Kibera comme une « zone forestière ». À bien des égards, devenir visible sur la carte était une question de fierté pour les personnes avec lesquelles nous avons travaillé. JS : Que signifie mettre Kibera sur la carte dans un sens politique ? Quelles sont les réalisations politiques concrètes et quels résultats avez-vous obtenus en mettant Kibera sur la carte ? EH : Au cours des dernières années, nous avons travaillé avec les écoles locales. À Kibera, il y a environ 300 écoles, dont beaucoup sont gérées par des prestataires non étatiques. Aucune des personnes ayant ouvert ces écoles ou y enseignant n’avait de visibilité. La carte est
venue légitimer leur travail. Un responsable de l’enseignement du gouvernement local a commencé à copier les cartes et à les distribuer pour montrer quel était le paysage éducatif de Kibera. Aujourd’hui, pour les établissements privés, les cartes et toutes les informations qu’elles contiennent font en quelque sorte partie du programme scolaire. Il est également devenu évident que les écoles publiques ne concernaient qu’un petit nombre d’élèves, ce qui a donné un argument au ministre du Parlement de Kibera pour essayer d’obtenir plus de ressources. TS : Votre carte donne une visibilité à Kibera. Quelles conséquences cela a-t-il de mettre dans le domaine public des connaissances locales ? EH : Sans celle-ci, personne n’aurait prêté attention à ce petit point sur la carte. Alors comment avons-nous géré cette visibilité ? Je pense que nous nous sommes surtout demandé si le processus de cartographie et son résultat mettaient les gens en danger. Parce que Kibera et d’autres endroits comme celui-ci sont des lieux contestés et vulnérables, notamment parce qu’il y a beaucoup d’activités qui ne sont pas officialisées. La plupart des quartiers informels s’alimentent en électricité par des branchements informels au réseau. Mais nous voulions insister sur la protection que procure la visibilisation : tout ce qui se passe peut être rendu public et toute tentative de réprimer l’habitat informel serait vite repérée. Enfin, les habitant·es de Kibera ont un sens aigu de la communauté et diront : cette chose, nous ne voulons pas qu’elle soit connue, donc nous ne voulons pas la mettre sur la carte. C’est la ligne directrice que nous avons suivie. Nous avons simplement suivi l’avis des gens. JS : Comment la nature d’OpenStreetMap, votre principale plateforme, a-t-elle influencé
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les objectifs du projet ou son potentiel émancipateur ? Cela aurait-il été possible avec une carte papier ? EH : Cartographier Kibera sur une carte papier, c’est-à-dire uniquement hors ligne ? Non, cela n’aurait certainement pas été possible, car nous avions vraiment l’intention de nous connecter à un public plus large. Ce projet est plus qu’un outil pour rassembler des données, c’est un espace de communication et de diffusion, ce qui nécessite par définition de faire appel à Internet et aux technologies de l’information. De cette façon, nous avons pu créer une carte ouverte et participative de et par la communauté. Cependant, nous avons également distribué des cartes imprimées, ce qui nous a permis de nous assurer que l’information atteignait davantage de personnes au niveau local. Les cartes papier des écoles ont été remises à chaque établissement. Il est donc important de réfléchir aux meilleurs moyens d’accéder aux gens et de leur permettre de prendre part à la cartographie numérique ouverte.
Conclusion (JS et TS)
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Après avoir parlé avec Erica Hagen, nous avons revu les différentes représentations de Kibera sur GoogleMaps et OpenStreetMap. En comparant les deux cartes côte à côte, la différence est en effet frappante : alors que la visualisation sur la plateforme de Google ne suggère en aucun cas un quartier dense et vivant, les données de « Map Kibera » sur OpenStreetMap permettent une lecture cartographique ascendante des lieux qui comptent pour la communauté. Depuis son lancement en 2009, « Map Kibera » propose une cartographie alternative de Kibera, disponible à la fois pour ses habitant·es et pour les personnes accédant à distance aux cartes en ligne de la zone.
Enfin, bien que nous soyons d’accord avec Erica Hagen sur les mérites du projet « Map Kibera » et de la cartographie communautaire en général, nous souhaitons également attirer l’attention sur les ambiguïtés qui accompagnent intrinsèquement les entreprises de cartographie des communautés marginalisées. La cartographie relève toujours d’une certaine manière de voir les choses. Le projet « Beyond the Map » de Google utilise des drones et des caméras montées sur des scooters pour explorer les favelas de Rio de Janeiro, un « endroit inexploré et mystérieux sur la carte… » (Google, 2017). Non seulement ce langage est révélateur de « qui voit » et « qui est vu », mais Google repousse aussi activement la frontière de ce qui est visible, accessible et gouvernable sur des terrains auparavant indiscernables pour le capital et l’État (Luque-Ayala et Neves Maia, 2018). Cet aspect rappelle le projet colonial qui voulait rendre les populations et les espaces lisibles par la cartographie. C’est donc un défi majeur pour les projets de cartographie communautaire que d’être conscient·e de la politique complexe de l’in/visibilité et de se donner les moyens de réaliser leur potentiel émancipateur dans ce champ de tension.
Références Google, « Google presents “Beyond the Map” », 2017 ; beyondthemap.withgoogle.com, 19 mai 20⒘ Andrés Luque-Ayala et Flávia Neves Maia, « Digital territories. Google maps as a political technique in the re-making of urban informality » dans Environment and Planning D, Society and Space, 2018, p. 1-⒚ Photogaphies par Kibera Trust.
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Kibera et ses alentours telle qu’elle apparaît sur OpenStreetMap. © OpenStreetMap contributors.
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Explusion de la Fränkelufer de Kreuzberg le 24 mars 198⒈ Photographie par Michael Kipp/Umbruch Bildarchiv.
CARTOGRAPHIER LE MOUVEMENT DES SQUATS DE BERLIN Pappsatt-Kollektiv – Tobias Morawski berlin-besetzt.de
Pappsatt est un groupe d’artistes et de spécialistes des médias travaillant à l’intersection d’un engagement politique de gauche et du design. Tobias Morawski est designer d’information, artiste et auteur. Il a étudié les stratégies spatiales et travaille au Graffiti Archive. En 2014, il a publié Reclaim Your City – Urbane Protestbewegungen am Beispiel Berlin.
Au début des années 1980, le mouvement des squats était un sujet de discussion majeur de la politique locale de Berlin. Celui-ci a été déclenché par une pénurie croissante de logements alors même que, paradoxalement, des rues entières étaient vidées de leurs habitant·es, ce qui induisait à terme la dégradation des appartements laissés vacants. La chute du mur de Berlin au début des années 1990 a été suivie d’une deuxième vague de squats qui a conduit à la formation de nombreux lieux culturels autogérés. Aujourd’hui encore, il existe dans la ville des centaines d’espaces résidentiels et culturels issus d’anciens squats. Au moment où différents mouvements de protestation urbaine reprenaient de la vigueur, 2012 a marqué l’augmentation du nombre de squats d’immeubles et d’endroits divers. En juin, par exemple, des retraité·es ont occupé leur lieu de rencontre habituel dans le quartier de Wedding afin d’assurer son maintien. Les riverain·es de la station de métro Kottbusser Tor ont construit une cabane, la « Gecekondu », pour en faire un lieu de rencontre et de protestation contre la hausse des loyers et les évictions. La cabane est toujours là et on l’utilise encore aujourd’hui. En décembre 2012, lors de la « grève des réfugié·es », des migrant·es ont organisé un camp de protestation sur Oranienplatz pour dénoncer leurs mauvaises conditions de vie, occupant également un ancien bâtiment scolaire à Kreuzberg. Ces exemples montrent que les squats ont eu et continuent d’avoir une vraie signification pour les luttes sociales à Berlin. Notre projet « Berlin occupé (Berlin besetzt) » présente l’histoire de ces squats sous forme d’une carte interactive de la ville. Puisque l’objet même du mouvement des squats est l’appropriation de l’espace urbain, son histoire doit être présentée de manière spatialisée.
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« Berlin Besetzt » est un plan interactif en ligne comportant des archives numériques sur l’histoire de l’occupation de maisons et de lieux à Berlin. Le projet raconte l’histoire des squats berlinois, qui sont des exemples des actions autonomes des mouvements de protestation dans l’espace et la vie urbaine. La carte explique ce qui motive les occupations, en montre certaines, et ce que sont devenus ces lieux aujourd’hui. On y découvre des espaces collectifs et autogérés, des histoires d’actrices et acteurs du mouvement et des espaces de résistance dans la lutte pour le droit à la ville1. L’idée est de montrer que les luttes et mouvements politiques peuvent être couronné·es de succès. La carte se veut une contribution au débat politique et montre l’espace urbain de Berlin comme le résultat de luttes pour son appropriation. Le point de départ de cette description est le Berlin d’aujourd’hui – le résultat visible de ce mouvement.
Le processus de formation – Visualisation des archives du mouvement Étant donné qu’à ce jour le thème des occupations d’immeubles à Berlin n’a été couvert dans son intégralité que par peu de publications scientifiques, les données utilisées se basent principalement sur des publications de la scène locale, des articles de journaux et nos propres recherches. Certains documents sont fragmentaires et parfois contradictoires. Dans de nombreux cas, une vérification « scientifique » n’est guère possible. Plusieurs années de recherche ont été nécessaires pour combler nos lacunes dans la connaissance de l’histoire de la ville et de ses mouvements.
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⒈ l’idée du « droit à la ville » a été développée par Henri Lefebvre dans Le Droit à la ville, Paris, Éditions Anthropos, 1968 (rédigé en 1967). Les habitant·es doivent pouvoir habiter décemment la ville mais aussi contribuer activement à la production sociale de l’espace urbain (ndlt).
Les archives Papiertiger et la Kollektivbibliothek Bethanien, toutes deux des archives des mouvements sociaux à Berlin, nous ont fourni de nombreux documents originaux sur ces squats. Nous avons recueilli des données sur les lieux et les différentes périodes de squat, l’histoire de chaque maison et les faits saillants de l’histoire du mouvement à partir de sources telles que des tracts, des journaux et des articles de revues (dont nous avons pu numériser une grande partie). Nous avons réussi à convaincre l’Umbruch Bildarchiv de contribuer au projet avec sa vaste collection de photos. Nous avons également publié une frise chronologique des événements, établie à partir du livre Autonome in Bewegung (Grauwacke, 2008). Pendant les interviews d’activistes de différentes époques, dont certain·es avaient participé aux occupations, nous avons minutieusement renseigné des tableaux Excel de plus en plus fournis. Nous avons saisi les informations collectées dans une base de données ensuite intégrée à une carte d’OpenStreetMap. Cette carte est accessible en ligne sur berlin-besetzt.de. Les tableaux Excel contenant les données brutes sont mis à jour régulièrement et seront à terme téléchargeables à partir de notre site web. L’affichage interactif de la carte procure une vue d’ensemble de centaines de lieux et permet de naviguer intuitivement à travers une archive de milliers de données et de documents sur les actions des squats. Le projet est pensé pour être auto-explicatif et donc accessible aux personnes ne connaissant pas le sujet. En même temps, il est à même de fournir des connaissances détaillées aux spécialistes et aux scientifiques. Nous avons décidé d’utiliser un langage imagé factuel et universellement accepté qui ne s’adresse pas uniquement aux milieux de la subculture locale2. La carte en ligne est destinée à être consultée sur un ordinateur à la maison. Néanmoins, elle peut également être utilisée pour des expositions et des explorations individuelles de ville à l’aide d’un smartphone. ⒉ La subculture se distingue de la culture dominante dans laquelle elle est localement immergée (ndlt).
Réactions à la publication
Les leçons de la diffusion internationale
Le lancement du site web a eu un énorme retentissement. La presse et les réseaux sociaux ont fait circuler la nouvelle de sa mise en ligne comme un événement politique. Nous avons reçu de nombreux courriels dans lesquels d’ancien·nes militant·es et membres d’initiatives et de projets de logement exprimaient leur gratitude, nous félicitaient ou nous envoyaient des corrections. Le projet a été cité à plusieurs reprises comme source dans différents travaux à propos des squats. Même le Musée historique allemand a exposé temporairement le contenu du site sur un terminal informatique. Cela montre combien il est important de mener son propre travail historique plutôt que de laisser faire les médias grand public et les institutions scientifiques. Cela prouve aussi le pouvoir de visualisations simples à comprendre.
En collaboration avec le SqEK (Squatting in Europe Collectives), un réseau composé d’activistes et de scientifiques impliqué·es dans l’occupation de bâtiments, nous avons publié une version internationale de la carte. Les données de cette carte avaient été collectées par les membres du SqEK dans le cadre du projet de recherche collective sur les squats en Europe MOVOKEUR. Ceci nous a confronté·es à certains problèmes que nous analysons comme suit :
Nous avons aussi été contacté·es par des militant·es plus âgé·es qui nous disaient que la réécriture de l’histoire des squats n’était pas nécessaire, voire inutile, puisque le mouvement avait échoué et s’était terminé. Cependant, les réactions à cette publication ont montré le contraire. Le journal grand public Berliner Kurier, par exemple, a consacré une double page entière à la couverture de l’événement, sous le titre « Le deuxième été des squatters – Ils sont toujours là alors qu’on croyait le spectre disparu » (Fleischmann, 2014). La partie consacrée au « deuxième été des squatters » ne se fait pas l’écho d’un renouveau des squats d’immeubles car, avant la publication de la carte, il n’y avait pratiquement pas eu d’occupation réussie au cours des 20 dernières années. Il semble plutôt que ce soit la publication même de la carte qui a été perçue comme un renouveau du mouvement, car elle a permis de visualiser de nouveau des luttes pour le droit à la ville.
– Le travail au sein d’un groupe important implique un effort supplémentaire conséquent. Par exemple, la communication collective par e-mail est difficile si elle concerne de nombreux pays avec des langues différentes. – La question de savoir si et comment les cartes seront mises à jour dépend de la disposition des individus à s’engager dans un travail bénévole difficile ou la recherche d'autres possibilités de financement. Les coûts de fonctionnement de certains éléments comme les serveurs web et la programmation peuvent également constituer un obstacle. – Un site web ou une carte collaborative semblent permettre une comparaison objective des informations affichées. En réalité, seules quelques villes ont été intégrées dans ce travail. Les recherches pour chaque ville ont été menées par différents groupes ou par des personnes seules. En fonction de la disponibilité des sources d’information, des connaissances préalables ou de la rapidité du travail individuel, certains ensembles de données sont quasi complets alors que d’autres sont lacunaires. – Il existe également des différences dans l’évaluation de ce qui est important pour l’histoire des mouvements. La carte de Barcelone, par exemple,
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ne montre que les centres sociaux car les squats résidentiels sont trop nombreux pour être tous représentés. Comme à Madrid, ils existent surtout de manière informelle et ne doivent pas être localisés afin que les gens ne soient pas expulsés. En Italie, des personnes ont même protesté contre la publication de la carte car les informations divulguées pouvaient entraîner des attaques de la part de néonazis et de la police. Cela soulève la question de savoir s’il ne serait pas plus judicieux de créer des cartes indépendantes les unes des autres, afin de tenir compte des particularités de l’histoire du mouvement, de la recherche de données ou de ce qui motive la réalisation d’une carte spécifique. Une solution créative pourrait ensuite être envisagée afin de montrer les similitudes et les relations entre les mouvements. Nous avons certainement beaucoup à apprendre, toutes et tous, de chacune de ces histoires.
Références Marc Fleischmann, « Die Szene Lebt. Der Zweite Sommer der Hausbesetzer » (2014) dans Berliner Kurier, 13 juin 2017 ; berliner-kurier.de/berlin/kiez---stadt/die-szene-lebt-der-zweitesommer-der-hausbesetzer-1030090. Collectif A.G. Grauwacke, Autonome in Bewegung. Aus den Ersten 23 Jahren, Berlin, Assoziation A, 200⒏
Liens berlin-besetzt.de maps.squat.net sqek.squat.net movokeur.wordpress.com
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En septembre 2014, des réfugié·es ont occupé un toit dans la rue Guertelstraße afin de protester contre la politique d’asile inhumaine et illégale du Sénat de Berlin et exiger des services de base. Photo page par Oliver Feldhaus/Umbruch Bildarchiv.
Le terrain vague de la rue Cuvry abritait un groupe de personnes de profils divers jusqu’à leur expulsion en 20⒕ Photo par Nico Baumgarten.
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BERLIN OCCUPÉ
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Mouvement des squats à Berlin
Contenu de la carte En déplaçant le curseur sur l’axe temporel, on peut voir les développements et la répartition spatiale des squats. Des aperçus annuels, une frise chronologique, des textes sur l’histoire et l’imaginaire de différents squats (squats de maisons et de lieux) expliquent le contexte historique du mouvement et la politique municipale de Berlin. Ils mettent en lumière les raisons du conflit ainsi que son impact sur la vie sociale et culturelle de la ville et des différents quartiers. Des informations précises sur chaque lieu et les archives correspondantes, telles des auto-descriptions et des publications (posters, flyers, journaux, brochures) expliquent les objectifs du mouvement et son usage de l’espace.
Carte par Pappsatt-Kollektiv/reclaimyourcity. net en collaboration avec Papiertiger Archiv, Umbruch Bildarchiv, Kollektivbibliothek Bethanien, Eike Send, etc.
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Carte d’un village temuan, réalisée par les habitant·es lors d'un atelier.
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LA CARTOGRAPHIE, OUTIL DE LUTTE DES PEUPLES AUTOCHTONES1 Aude Vidal blog.ecologie-politique.eu
Aude Vidal réalise des reportages sur des conflits environnementaux en Malaisie et Indonésie. Anthropologue, militante écologiste et féministe, autrice d’essais sur l’imprégnation des idées libérales en milieu militant, elle a coordonné la revue l’An 02 et anime le blog ecologie-politique.eu.
Pour prouver aux juges leur présence de longue date, des communautés pratiquent la cartographie participative et recensent leurs lieux de culture, de cueillette, d’habitation et de culte. Une façon, aussi, de se rendre visibles et de s’émanciper d’un État malaisien qui les infantilise.1 Au bout d’une heure de piste entre les plantations de palmiers à huile, nous voilà enfin sur une route goudronnée, au milieu de la forêt. Les panneaux avertissent de possibles passages d’éléphants et leurs excréments encore frais au milieu de la chaussée confirment cette présence. L’entrée du parc naturel national d’Endau-Rompin, le deuxième plus grand de Malaisie occidentale, est au bout de la route, à côté d’un village jakun, population autochtone du sud de la péninsule Malaise. Les maisons sont modestes, les environs plantés d’arbres et les habitant·es sillonnent le village sur leurs scooters. Nous sommes à Kampung Peta, le village le plus en amont de la rivière Endau, qui se jette dans la mer de Chine méridionale. À une heure et demie du premier bourg, les opportunités économiques sont rares. Il y a peu d’agriculture vivrière à Kampung Peta et les terres sont dédiées à la culture de l’hévéa. Le latex ne rapporte guère et les fruits et légumes sont difficiles à protéger des intrusions des sangliers, singes et éléphants. Comme beaucoup de sa génération, Sima, une jeune femme qui travaille à temps partiel au parc national, ne souhaite pas quitter son village même s’il est difficile d’y gagner un revenu décent : « Si tu habites en ville, il faut tout payer, tout passe par l’argent. Tu ne peux pas chasser le sanglier, ⒈ Ce reportage a été publié dans une première version en novembre 2019 dans la revue l’Âge de faire puis sur visionscarto.net.
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récolter les herbes sauvages comme on fait ici. Sans la forêt, je serais vraiment pauvre. Sans la forêt, nous n’aurions plus rien. » La forêt, en partie réserve forestière et en partie parc national, apporte à la communauté une manne touristique très inégalement distribuée, entre celles et ceux qui connaissent suffisamment l’anglais pour emmener des touristes occidentaux en excursion, comme Sima, et les autres. Ceux-là dépendent de terres agricoles à la superficie limitée. Pour compléter leur revenu ou parce qu’ils n’ont pas de terres, ils collectent en forêt du rotin, une palme avec laquelle on fabrique fauteuils et paniers. Ils atteignent difficilement les deux tiers d’un salaire minimum malaisien alors même que l’éloignement augmente le coût de la vie. Pour accompagner la croissance démographique du village, il faudrait ouvrir d’autres parcelles agricoles sur la forêt, mais celle-ci est protégée et les autorités contiennent les autochtones dans des réserves devenues trop petites.
Des réserves autochtones trop étroites
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Avant l’arrivée des Malais et des colons britanniques, les Jakun vivaient dans un espace autrement plus vaste, dans toute la vallée de l’Endau, de la pointe du mont Janing à celle de Bukit Peta. Les Orang Asli (ou « êtres humains naturels », peuples autochtones de Malaisie occidentale auxquels appartiennent les Jakun) sont constitués d’une vingtaine de groupes. Certains sont chasseurs-cueilleurs et plantent arbres fruitiers et tubercules au sein même de la forêt. D’autres sont plutôt essarteurs : ils pratiquent une agriculture sur brûlis adaptée à des sols pauvres. Les Jakun ont longtemps cultivé en brûlant des parcelles de forêt secondaire qu’ils laissaient ensuite se régénérer pendant une ou deux décennies. Tous ces groupes font usage de la forêt primaire pour la chasse, la collecte de plantes, de champignons, de miel, de plantes médicinales, de produits forestiers comme le rotin, le camphre ou le dammar, une résine naturelle. Ils y plantent des arbres fruitiers, durian ou petai (un fruit et un haricot au goût et à l’odeur
saisissantes, très prisés des Malaisien·nes). La forêt et la rivière sont également les lieux où s’enracine leur vie spirituelle. Ce mode de vie, qui suppose un usage très extensif de la forêt, fait l’objet d’attaques régulières de la part des autorités du pays. Première exportatrice de bois tropicaux dans les années 1980, aujourd’hui championne de la production d’huile de palme malgré une superficie de moitié plus petite que la France, la Malaisie n’aime ni sa forêt ni ses peuples autochtones, en particulier les Orang Asli de la péninsule. Ceux-ci constituent environ 0,7 % de la population, parmi les plus pauvres. Elles et ils sont sédentarisé·es, regroupé·es dans des villages comme ceux de Kampung Peta depuis l’insurrection communiste et l’état d’urgence qui a suivi pendant 12 longues années (19481960) dans la jungle de la péninsule. Les Britanniques, puis les Malais au pouvoir ont pris l’habitude de les administrer en vertu de textes de loi spécifiques. Les vastes terres dont ces peuples autochtones tirent leur subsistance n’ont jamais fait l’objet d’aucune reconnaissance en droit et cette absence de titre leur vaut aujourd’hui d’être contenus dans des réserves autochtones constituées de seules terres agricoles, trop étroites pour y pratiquer leurs méthodes culturales traditionnelles. Ailleurs qu’à Kampung Peta, la déforestation et les plantations de palmiers polluent les rivières et détruisent la forêt, c’est-à-dire qu’elles les privent d’une partie de leurs ressources. La situation est d’autant plus inquiétante pour les peuples qui ne vivent que de chasse, de pêche et de collecte de produits forestiers.
« Faire ces cartes, c’est partager l’histoire des peuples » Les Orang Asli s’engagent peu à peu dans un bras de fer pour la défense de leurs terres : action directe non violente et défense de leurs droits fonciers devant les tribunaux, village après village, en s’appuyant sur la cartographie de leurs terres. Jef a presque 30 ans et un bon niveau d’anglais. Il appartient au peuple jah-
hut et cultive des bananes dans l’État de Pahang trois semaines par mois. La quatrième semaine, il anime un projet de cartographie communautaire, forme les enquêteurs, va sur le terrain et produit des cartes utilisées dans les procès que des groupes autochtones intentent aux États. 70 villages ont suivi la démarche et 10 d’entre eux sont devant les tribunaux. Il s’agit de démontrer les usages qui ont été faits des terres par les communautés, en répertoriant lieux d’habitation, lieux de culte animiste, tombes, arbres fruitiers, toutes traces tangibles de la présence des Orang Asli, et ce, en les faisant apparaître sur une carte. Ces terres ne font pas l’objet de revendications sans fondement, ce sont bien des territoires vécus, et de longue date. Les milliers de journées de marche à la recherche de sanglier ou de rotin, la familiarité des personnes avec leur forêt, tout cela ne peut être mis en cartes, mais, malgré tout, selon Jef, « faire ces cartes, c’est partager l’histoire des peuples autochtones ».
Arpenter les terres, GPS en main Kampung Peta a été l’un des premiers territoires cartographiés. Les villageois·es jakun ont ainsi pu tenir tête à la direction du parc national, qui souhaitait les priver de l’accès à une partie de leurs terres. La situation est plutôt favorable, d’après Jef, les juges étant souvent convaincu·es du bon droit des communautés autochtones. La victoire de Kampung Peta a été obtenue entre autres grâce aux efforts des villageois·es pour établir la carte de leurs terres traditionnelles. Machang, un homme de presque 50 ans qui vit d’une parcelle d’hévéas louée à sa sœur, a participé à cette initiative. Comme lui, une vingtaine de personnes du village ont arpenté les terres, GPS en main, d’une pointe à l’autre des collines qui délimitent la vallée de l’Endau. Elles ont répertorié chaque lieu sacré, chaque tombe et chaque trace de terres cultivées (un jardin abandonné, un arbre fruitier) sur un carnet papier en notant la description du lieu sur une page et les coordonnées GPS sur l’autre.
D’autres ont entré les informations dans un système d’information géographique (SIG). Machang garde un souvenir ému de cette aventure : « Jef est mon maître, ce mec est un génie ! » Jef a appris le métier à Sabah, dans la partie malaisienne de Bornéo, auprès de groupes autochtones bien organisés, et le transmet désormais en Malaisie occidentale. Après avoir travaillé avec les villageois·es de Kampung Peta il y a quelques années, il a animé en avril 2019 l’un de ses nombreux ateliers de formation avec une autre communauté rurale à Ulu Beranang Jeramkedah, un village temuan dans l’État de Negeri Sembilan, non loin de Kuala Lumpur. Mimi, une jeune femme temuan, prend en charge avec une femme du village l’organisation de cette rencontre de trois jours. Cette activiste, déjà croisée dans une formation de la branche malaisienne des Amis de la Terre (Sahabat Alam Malaysia) pour les « défenseurs de territoires » autochtones, voudrait convaincre son village de s’engager dans une telle démarche, mais le batin, le chef coutumier, refuse – comme c’est le cas dans une moitié des villages contactés. En attendant, elle aide donc les autres communautés à s’organiser.
Du dessin à la gestion de données Ce sont d’abord des rivières qui surgissent sur les grandes feuilles blanches, et puis des maisons et des cultures. Entre le brouillon au crayon papier et la version définitive au feutre, il faut bien une heure ou deux pour se mettre d’accord sur ce qu’on va représenter, et comment. C’est le premier moment d’une formation qui va durer trois jours. Elle a lieu après des premiers contacts favorables, mais avant la décision des villageois·es de s’engager dans la démarche. Une manière de s’assurer que tout le monde sait ce dont il est question et ne se laisse pas intimider par une tâche dont Jef s’attache à montrer qu’elle est accessible. Les villageois·es ont, pour les plus jeunes, l’usage régulier de
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leur smartphone et peuvent vite apprendre à manier un GPS. Le premier soir, Jef présente les cartes élaborées par d’autres communautés, puis les participant·es sont invité·es à produire des cartes participatives par petits groupes. Il y a à peine plus de femmes que d’hommes. Dans ces communautés autochtones où l’égalité entre les sexes s’érode sous le coup de la modernisation, elles prendront en charge une grande part de l’organisation, tandis qu’eux formeront le gros des arpenteurs. Avec le GPS et les systèmes de SIG, leurs cartes dessinées à la main vont prendre une nouvelle dimension. Les deux journées suivantes sont consacrées à apprendre le fonctionnement des techniques de cartographie, pas à pas, de l’arpentage à la gestion des données. Après cela, la communauté pourra choisir de s’engager ou pas dans la cartographie de son territoire. Et d’utiliser éventuellement la carte qu’elle aura produite pour défendre ses droits à la terre. C’est une entreprise américaine du numérique qui finance ce projet de pemetaan komuniti (cartographie communautaire), en collaboration avec JOAS (Jaringan Orang Asal SeMalaysia, le réseau des peuples autochtones de Malaisie) et COAC (Centre for Orang Asli Concerns), une organisation qui ne travaille que dans la péninsule. La multinationale, philanthrope quand ça l’arrange, a déjà contribué à un projet de carte mené par l’université du Maryland2, qui documente la déforestation depuis l’année 2000 dans le monde entier. Elle met ici à disposition le matériel nécessaire et finance chaque atelier à hauteur de 500 euros, qui servent à prendre en charge la nourriture de presque cent personnes pendant trois jours. Jef souhaite rester bénévole et former d’autres formateurs et formatrices qui prendront son relais. Les Orang Asli bénéficient également de soutiens dans la société civile, particulièrement des écologistes, 158
⒉ Voir Hansen et al., 20⒔
qui tentent avec elles et eux de protéger ce qu’il reste de forêt dans la péninsule, et d’une partie du barreau malaisien, dont les membres les accompagnent bénévolement dans la suite de la démarche, c’est-à-dire la reconnaissance de leurs droits devant les tribunaux. La bonne volonté des juges est encourageante, mais celle du pouvoir politique est plus douteuse.
Résistances d’est en ouest Depuis 2016, des communautés temiar (un peuple connu pour sa culture non violente) bloquent par intermittence des chantiers forestiers. La déforestation toujours en cours menace les peuples autochtones de la péninsule, mais aussi les autres populations rurales, toutes subissant les inondations et effondrements de terrain qui s’ensuivent pendant la saison des pluies. Malgré des déclarations d’intention et quelques gestes entre 2018 et 2020, le gouvernement fédéral s’est montré incapable d’encadrer les politiques des États qui émettent les licences d’exploitation forestière et bénéficient de ces revenus. Les peuples autochtones de Malaisie orientale, sur l’île de Bornéo, pratiquent depuis les années 1980 ces méthodes de lutte contre la déforestation que sont les blocages de routes et les procès contre l’État. Ils représentent plus de deux millions de personnes et une majorité de la population locale. L’organisation de la résistance des Orang Asli de la péninsule a été plus lente et plus difficile, eux qui sont moins de 200 000 et héritent d’une longue histoire de domination de la part des sultanats malais. Les Orang Asli s’inspirent désormais des luttes de Bornéo et réclament un nom commun aux deux groupes : Orang Asal, « les êtres humains originaires ».
Conseil de village à Kampung Peta, septembre 20⒙
Premier jour de la formation à la cartographie, Ulu Beranang Jeramkedah, avril 20⒚
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Premier atelier de cartographie, Ulu Beranang Jeramkedah, avril 20⒚
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Regards situés Ce reportage fait suite à un travail de recherche sur l’économie de Kampung Peta en 2019 et à un engagement avec des activistes malaisien·nes depuis 20⒕ Française blanche travaillant dans un pays du Sud, parlant laborieusement le malais, je me suis plus d’une fois demandée ce que ma recherche pouvait apporter à leurs causes. D’autant que la Malaisie, tout en accueillant chercheuses et chercheurs de pays occidentaux, est riche d’activistes et d’intellectuel·les qui pensent ensemble les droits des peuples autochtones. J’ai cité dans le reportage Sahabat Alam Malaysia et le Centre for Orang Asli Concerns animé par l’anthropologue Colin Nicholas. Il me faut en outre mentionner les anthropologues Rusaslina Idrus et Shanthi Thambiah (Universiti Malaya) ainsi que Lye Tuck-Po (Universiti Sains Malaysia) qui m’ont toutes trois épaulée à des degrés divers. Un regard sur la littérature académique produite en Malaisie au sujet des Orang Asli m’a toutefois permis de modérer mes scrupules. Nombre d’articles, dans une part que j’aurais du mal à évaluer, sont des textes indigents, étalant des idées communes et des préjugés offensants sur ces peuples perçus comme rétrogrades ou paresseux. Si mon regard n’est pas indemne des siècles de domination européenne, le regard de certaines chercheuses et chercheurs malaisien·nes est empreint d’un caractère toujours très colonial. J’assume donc une position d’alliée, à coup sûr maladroite, mais attentive à la défense de la dignité de ces peuples.
Références M. C. Hansen et al., « High-Resolution Global Maps of 21stCentury Forest Cover Change » dans Science, 342/6160, 2013, p. 850-85⒊ Photographies par Aude Vidal.
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Carte de localisation de Kampung Peta en Malaisie par Philippe Rekacewicz.
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Pour montrer l’importance de l’activité minière au-delà du seul projet de la Montagne d’Or, qui occupe tout l’espace médiatique, le collectif Or de question, en collaboration avec l’association SystExt, a diffusé dans la presse en avril 2019 cet inventaire cartographique des permis miniers. Source : Ferrarini, avril 20⒚
CES PETITES CARTES QUI VEULENT DÉPLACER DES MONTAGNES… D’OR L’ICONOGRAPHIE CONTESTATAIRE EN GUYANE FRANÇAISE1 Matthieu Noucher patiencesgeographiques.org
Matthieu Noucher est géographe, chercheur au CNRS au laboratoire Passages et directeur-adjoint du GdR MAGIS, réseau national de recherche en sciences de l’information géographique. Ses travaux actuels se focalisent sur le « blanc des cartes », c'est-à-dire les marges territoriales qui, à bien des égards, peuvent aussi être considérées comme des marges cartographiques. En 2017, il a publié Les Petites cartes du Web. Approche critique des nouvelles fabriques cartographiques et, en 2020, il a co-dirigé avec Laurent Polidori l’Atlas critique de la Guyane.
Des petites cartes aux contre-cartes1 Si dans le domaine des politiques publiques, le recours à la carte ne constitue pas un fait nouveau, la cartographie numérique connaît un essor fulgurant au-delà des arènes institutionnelles. Ce succès s’explique à la fois par le besoin croissant de représenter des phénomènes de plus en plus complexes et par l’expansion de ces usages sur Internet. C’est ainsi qu’a émergé, depuis une quinzaine d’années, une myriade de « petites cartes du web ». J’ai proposé cette expression en 2017 pour signifier l’importance d’étudier cette iconographie abondante qui sort des cadres conventionnels d’analyse des référentiels cartographiques. Ces milliers de représentations alternatives des territoires, produites sur des plateformes numériques variées, par des professionnels (géographes, cartographes, géomaticien·nes), mais aussi par de nouvelles actrices et de nouveaux acteurs (militant·es, journalistes, hackers, etc.), méritent qu’on les prenne au sérieux (Noucher, 2017). Comme les grands récits cartographiques d’antan, ces petites cartes sont en effet porteuses de savoir socialement construit, subjectif et idéologique. L’expression « petites cartes du web » permet d’insister sur leur caractéristique selon trois perspectives : historique, politique et technique. D’un point de vue historique, elle permet de marquer la rupture entre les grands récits cartographiques qui ont toujours guidé la discipline et l’émergence récente de ces pratiques diffuses et exponentielles. Au niveau technique, les « petites cartes du web » font aussi référence aux « petites formes du web » ⒈ Cette contribution est une version retravaillée et enrichie de Matthieu Noucher, « Dénoncer, braconner, renverser le pouvoir des cartes. Enjeux et limites de la contre-cartographie en Guyane française » dans Diane Bracco et Lucie Genay, Contre-cartographier le monde, Presses universitaires de Limoges, 2021, p. 55-6⒏
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(Candel et al., 2011) décrites comme les prima elementa de l’écriture éditoriale d’Internet. En ce sens, elles constituent une nouvelle forme d’écriture géographique du monde. Enfin, l’expression permet également de souligner leur dimension politique. La politisation de ce qui est « petit » conduit ainsi à considérer les « petites cartes » comme mineures, c’est-à-dire produites en dehors des sphères institutionnelles ou commerciales dominantes. Elles donnent potentiellement la voix à diverses minorités et peuvent même devenir des contrecartes.
Batailles de cartes, luttes de visibilité L’idée que la carte peut faire entendre une voix citoyenne, notamment celle des groupes marginalisés ou des minorités mal ou peu représentées sur les cartes dominantes, a progressivement fait son chemin. Elle est désormais perçue comme un instrument de renforcement social parce qu’elle permet de mettre à plat des conflits spatiaux. Dans un texte fondateur publié en 1995, la sociologue Nancy Peluso a qualifié ce type d’initiative de « contre-cartographie ». Décrivant les luttes locales sur les ressources forestières à Kalimantan en Indonésie, elle caractérise cette démarche des militant·es et de leurs allié·es comme une stratégie visant à « s’approprier les techniques et le mode de représentation de l’État pour renforcer la légitimité des revendications “coutumières” sur les ressources » (ibid., p. 384). En cherchant à souligner de nouveaux centres d’attention, en conférant une dignité nouvelle à des thématiques ou des populations jusque-là enfouies dans les blancs des cartes, la contre-cartographie ambitionne de reconfigurer les manières de voir le monde et participe aux luttes de visibilité.
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À l’ère du numérique, la contre-cartographie trouve des points d’appui rétrospectifs dans l’histoire des contestations de la technique, comme dans le travail
précurseur de Jacques Ellul2. De fait, si la théorie critique de la technique examine les outils numériques comme des outils de rationalisation sociale au service d’instances de domination, elle invite aussi à ne pas se limiter à cette vision déterministe (Feenberg, 2014). C’est ainsi que des réseaux, des collectifs formels ou informels de militant·es, d’artistes ou de chercheuses et chercheurs tentent de se réapproprier les statistiques et la cartographie comme outil de lutte et moyen d’émancipation. Des expériences de « statactivisme » ou de « contre-cartographies » constituent des ressources de résistance et d’imagination politique. La relation à l’information géographique numérique ne relève plus alors de l’instrumentation ou de l’aliénation, mais peut au contraire s’opérer sur le mode du détournement, où art et hacktivisme technocritique s’entremêlent (Fourmentraux, 2020). En devenant des braconnières et braconniers des plateformes algorithmiques, les contre-cartographes tentent donc de renverser le pouvoir des cartes. Dans les Amériques, ces luttes cartographiques sont souvent associées à des conflits autour de l’implantation d’industries extractivistes comme c’est le cas en Guyane française.
En Guyane, une cartographie institutionnelle « figée » ? Au cœur du bouclier des Guyanes3, la situation de la Guyane française, seul territoire européen d’Amérique du Sud, témoigne des défis qui accompagnent toute ambition cartographique : l’étendue du territoire, son faible taux d’occupation, les interactions transfrontalières de toutes natures, mais aussi les difficultés d’arpentage du massif amazonien ou encore son taux ⒉ Jacques Ellul dénonce la sacralisation de la technique en tant que phénomène social (Ellul, [1973] 2003). ⒊ Le bouclier (ou plateau) des Guyanes est une formation géologique qui rassemble dans une même unité la Guyane française, le Suriname, le Guyana, une partie du Venezuela et de la Colombie et le nord du Brésil. Plusieurs initiatives transnationales tentent d’émerger à cette échelle, en particulier en matière de conservation de l’environnement.
de couverture nuageuse élevé qui rend particulièrement délicates les prises de vue aériennes ou satellitaires (Noucher et Polidori, 2020). De grands récits d’explorateurs et de nombreux mythes cartographiques ont façonné son histoire. Aujourd’hui encore, les cartes institutionnelles françaises semblent avoir figé leur toponymie pour mieux marquer le territoire national (Noucher, 2020). Les cartes de l’IGN perpétuent ainsi l’héritage des explorations des xix-xxèmes siècles dans les secteurs aurifères, comme en témoigne la persistance des noms évocateurs désignant des placers (les chantiers d’exploitation minière) : « Panne », « Bon espoir », « Patience », « Certitude », « Repentir », « Misère », etc. Mis bout à bout, ils permettent de lire l’histoire d’une migration, celle des colons français qui entrent progressivement dans la forêt (Lézy, 2000). Ils témoignent de l’incapacité de ces expériences pionnières à décoder les marqueurs autochtones alors qu’une toponymie d’usage particulièrement riche existait déjà. Elle est le reflet de la diversité des habitant·es de ce territoire. Faute de recensement ethnique, les peuples autochtones de Guyane sont vaguement estimés à 9 000 personnes (Gay, 2021) réparties en six ethnies : les Kali’na et Wayana qui proviennent du groupe Karib, les Lokono et les Paykweneh originaires du groupe Arawak et les Teko et Wayapi qui dépendent du groupe TupiGuarani. Les Bushinengués, inégalement acculturés et perpétuant eux aussi des modes de vie traditionnels, sont fréquemment associés à ces communautés, notamment au sein du Grand Conseil coutumier créé en 20⒘ Descendants d’esclaves révolté·es ayant fui les plantations du Suriname au xviiie siècle pour s’installer en Guyane, ils vivent majoritairement le long des fleuves. Estimés à environ 37 200 en 2003 (ibid.), ils sont répartis en quatre groupes linguistiques (Saramaka, Ndyuka, Aluku, Paramaka) et deux zones géographiques principales : le littoral et l’Intérieur. Figée sur la période coloniale, la cartographie institutionnelle n’est nullement le reflet de cette diversité. Confrontée à d’intenses controverses sur son passé, la Guyane voit aussi s’affronter des visions diamétralement
opposées sur son devenir, notamment sur la question du développement des activités minières. Le projet emblématique de la Montagne d’Or est celui qui a cristallisé le plus de tensions, les revendications cartographiques oscillant entre priorités environnementalistes, indigénistes ou industrielles. Si la montée en puissance de contre-cartes pour contester les activités aurifères légales ou illégales s’observe depuis peu, des mobilisations très variées occupent aujourd’hui l’espace public. Pour autant, les effets des contre-cartographies sont à relativiser : la promesse implicite d’un empowerment par la carte semble inachevée, tant les peuples autochtones apparaissent, une fois de plus, comme totalement marginalisés par ces combats de cartes.
Détourner les cartes Les cartes sont avant tout utilisées dans les actions de revendications et de résistance perceptibles sur les murs des villes, au bord des routes, sur les places des marchés ou encore sur les réseaux sociaux (p. 172-173). Ces détournements cartographiques visent, pour la plupart, à alimenter les luttes en cours. Ils laissent apparaître une Guyane tantôt pillée, tantôt balafrée qui contraste avec les imaginaires associés au tapis vert, homogène et intact que serait la forêt tropicale humide. Le mouvement d’opposition à la Montagne d’Or est emblématique de ce type de lutte. Ce projet d’exploitation minière d’une concession aurifère à l’est de Saint-Laurent-du-Maroni, porté par un consortium russo-canadien, prévoyait d’extraire 7 tonnes d’or en 12 ans et nécessitait de déforester 600 hectares à la lisière d’une réserve biologique intégrale où ont été recensées une centaine d’espèces protégées. Ce projet a vu se confronter une élite créole attachée à un développement économique du territoire passant par les activités extractivistes, à des groupes kali’na leur opposant une vision alternative valorisant leur autochtonie, eux-mêmes soutenus par des militant·es de la cause environnementale (Malfant, 2021). L’ampleur médiatique de la contestation qu’a suscitée
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ce projet est liée notamment aux positions contradictoires qui se sont succédées au sommet de l’État français sur ce dossier : après l’avoir longtemps soutenu, le gouvernement l’a finalement mis à l’arrêt en 20194. Ces revirements successifs ont attisé l’opposition au projet et généré une montée en puissance des pratiques de détournements cartographiques qui visaient, au-delà du cas de la Montagne d’Or, à dénoncer les pratiques extractivistes en Amazonie.
Retravailler les données Les cartes soutiennent une autre forme de revendication qui s’appuie sur le principe n° 10 de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement. Celui-ci sert couramment de référence aux mouvements sociaux pour réclamer leur droit à l’accès à l’information au nom de la transparence démocratique. Des obligations légales engagent maintenant les États à mettre à disposition les données environnementales sur des plateformes Internet, comme c’est le cas avec GéoGuyane5. Lorsqu’elles sont diffusées, les données sont parfois reprises et traitées par la société civile. Ainsi, l’association SystExt tient à jour le site Panoramine6 qui recense tous les permis miniers en France. Fin avril 2009, une carte produite avec le collectif « Or de question » soulignait « la grande braderie du territoire » en affichant sur un même référentiel (p. 164) une informa-
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⒋ Alors ministre de l’économie, Emmanuel Macron avait effectué un déplacement sur le site minier en 2015 et exprimé son soutien au projet, soutien renouvelé en 20⒘ Deux ans plus tard, à l’occasion du premier conseil de défense écologique du 23 mai 2019, le Président s’exprimait finalement en faveur de l’arrêt de ce projet minier. L’État n’a donc pas donné suite aux demandes de prolongation des concessions de la compagnie. Un tribunal administratif international a été saisi en octobre 2021 : en s’appuyant sur un traité franco-russe de 1989, dit de « protection des investissements », la compagnie minière réclame près de 4 milliards d’euros à la France, ce qui correspondrait à la moitié de la valeur présumée de la mine. Par ailleurs, en avril 2020, la commission départementale des mines de Guyane a donné son accord pour un nouveau projet de mine de taille industrielle au nom révélateur : « Espérance ». ⒌ http://www.geoguyane.fr ⒍ https://umap.openstreetmap.fr/fr/map/panoramine-activite-miniere-e n-france_542755#2/2⒎2/10⒋1
tion jusque-là fragmentée dans divers dossiers administratifs, à savoir : l’ensemble des concessions, permis d’exploration, permis d’exploitation et demandes en cours. L’objectif de cet inventaire est alors clairement stipulé : rendre visible sur une seule carte « les 360 000 hectares de forêt qui peuvent potentiellement être saccagés pour le profit des multinationales ». Le visuel diffusé par l’association Tulupele fournit un autre exemple de ce type de contestation cartographique basé sur l’exploitation de données en accès libre. Pour dénoncer la déforestation associée aux activités aurifères, il montre une capture de Google Maps sur laquelle la superficie des titres miniers accordés a été remplacée par des photos aériennes de mines de régions amazoniennes voisines ou de zones déforestées. L’auteur précise que « cette superficie a été réduite de 30 % pour ne pas généraliser l’idée reçue selon laquelle l’emprise totale des titres miniers générerait une déforestation totale ». Ce travail relève ainsi à la fois de la récupération et de l’agrégation des données, mais aussi du montage cartographique. Dans les deux cas, la carte sert à marquer les esprits, à rendre tangible un risque, à matérialiser ce qui est jugé comme une menace.
Collecter ses propres données Un troisième registre de revendication observé en Guyane passe par la production de données inédites ou impossibles à obtenir. Ainsi, l’Observatoire de l’activités minières (OAM) est un dispositif piloté par la Préfecture en partenariat avec le Parc amazonien, les Forces armées de Guyane, la gendarmerie, l’Office national des forêts et les services déconcentrés de l’État. L’OAM a mis en œuvre une plateforme qui permet à ses partenaires d’échanger leurs données (prétraitements sur des images satellites, repérages issus de survols en hélicoptère, traces GPS recueillies sur le terrain…) pour
assurer un suivi coordonné de l’activité des garimpeiros7. Des données de synthèse agrégeant les informations confidentielles sous la forme d’une carte et d’indicateurs étaient régulièrement diffusées pour informer la population des évolutions des activités illégales. Un changement de doctrine de la Préfecture a interrompu cette diffusion. Constatant l’indisponibilité des données et l’incapacité pour la population de disposer d’un état des lieux et d’un suivi de la situation, le WWF a lancé son propre observatoire. Deux ateliers de cartographie participative ont été organisés en 2016 en Guyane et en Amapá. Des volontaires ont délimité les zones déforestées par l’activité minière sur la base d’images satellites Landsat ⒏ Face au silence des autorités publiques, ces données diffusées dans la presse et sur des portails cartographiques mettent en lumière un phénomène cryptique difficile à quantifier (Noucher et al., 2021). Si leur méthode de production peut être discutée, le simple fait d’exister et d’être diffusées fait de ces données un référentiel désormais incontournable, repris même par les autorités publiques.
Vers un double renversement du pouvoir des cartes ? Ces quelques exemples emblématiques illustrent l’inversion du pouvoir des cartes depuis quelques années : la carte peut dorénavant donner voix aux citoyen·nes en permettant à des non spécialistes de la cartographie de porter sur le devant de la scène des controverses ou des conflits spatiaux. Les contre-cartographes soutiennent, à l’instar de William Bunge, que la production de cartographies est porteuse d’une mise en visibilité d’éléments de réalité qui échappent aux représentations dominantes de l’espace et du territoire (Bunge, 1971). Puissance révélatrice et performative qui consiste à objectiver et objectifier des réalités territoriales, les batailles cartographiques peuvent être appréhendées comme des batailles politiques à travers ⒎ Orpailleurs clandestins d’origine brésilienne.
les enjeux de visibilité qu’elles soulèvent. Le pouvoir émancipateur des cartes et les effets concrets de ces productions citoyennes restent cependant encore à questionner, tant la présence autochtone dans ces combats de cartes semble marginale. En Guyane, il est frappant de constater que les initiatives de contre-cartographies précitées sont toutes portées par des environnementalistes et non par des collectifs autochtones. Les cartes mises en circulation sont ainsi très conventionnelles dans leur forme, reproduisant ou détournant la sémiologie des cartes occidentales. Quelques projets de cartographie participative en contexte autochtone commencent à voir le jour, notamment à propos de la toponymie teko et wayãpi (Grenand et al., 2017), mais ils restent exceptionnels. De plus, bien qu’ils soient les grands oubliés des projets cartographiques en Guyane, les Bushinengués ne se présentent jamais comme les victimes de cette invisibilisation. Leur défiance séculaire des outils de lisibilisation des autorités les conduit à rejeter ces cadres de connaissance et de reconnaissance : « Vivre dans le blanc des cartes, c’est s’extirper délibérément de la carte des Blancs » (Touam Bona, 2021, p. 43). L’exemple guyanais permet de souligner que le développement de la contre-cartographie sous toutes ses formes est porteur d’une promesse paradoxale : les contre-cartes offrent une diversité de représentations de l’espace, mais leur mise en avant dans le débat public semble privilégier les contenus les plus conventionnels. Il est donc temps de revoir ces représentations cartographiques dominantes et ces processus conventionnels afin de présenter et confronter différentes conceptions du monde. Si elles voient enfin le jour, elles permettront peut-être à la contre-cartographie de renverser doublement le pouvoir des cartes : d’un point de vue politique en s’opposant aux visions dominantes, d’un point de vue épistémologique, en cherchant des modes d’expression alternatifs. Ce faisant, la contre-cartographie s’inscrira dans un contexte plus large de décolonisation des savoirs encore balbutiant en Guyane.
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Références William Bunge, Fitzgerald.Geography of a Revolution, Cambridge, MA, Schenkman, 197⒈ Etienne Candel, Valérie Jeanne-Perrier et Emmanuel Souchier, « Petites formes, grands desseins. D’une grammaire des énoncés éditoriaux à la standardisation des écritures » dans Jean Davallon (dir.), L’Économie des écritures sur le web, vol. 1 : Traces d’usage dans un corpus de sites de tourisme, Hermès-Lavoisier, 2012, p. 135-16⒍ Jacques Ellul, Les Nouveaux Possédés [1973], Paris, Fayard, 200⒊ Andrew Feenberg, Pour une théorie critique de la technique, Montréal, Lux/Humanités, 20⒕ Jean-Paul Fourmentaux, AntiDATA, la désobéissance numérique – Art et hacktivisme technocritique, Dijon, Les Presses du réel, 20⒛ Jean-Christophe Gay, La France d’outre-mer. Terres éparses, sociétés vivantes, Paris, Armand Colin, 202⒈ Pierre Grenand, Françoise Grenand, Pierre Joubert et Damien Davy, « Pour une histoire de la cartographie des territoires teko et wayãpi (Commune de Camopi, Guyane française) » dans Revue d’ethnoécologie, 11, http://journals.openedition.org/ ethnoecologie/3007, 3 juillet 20⒘ Emmanuel Lézy, Guyane, Guyanes, une géographie « sauvage » de l’Orénoque à l’Amazone, Paris, Belin, 2000. Chloé Malfant, « Lutter ensemble contre la Montagne d’or. Les mobilisations anti-extractives à l’épreuve des fractures ethnoraciales » dans Cahiers des Amériques latines, 93, 2020, p. 133-15⒉ Matthieu Noucher et Laurent Polidori, Atlas critique de la Guyane, Paris, CNRS Éditions, 20⒛ Matthieu Noucher, « The Place Names of French Guiana in the Face of the Geoweb. Between Data Sovereignty, Indigenous Knowledge, and Cartographic Deregulation » dans Cartographica, University of Toronto Press, 55/1, 2020, p. 15-2⒏ Matthieu Noucher, Les Petites Cartes du web. Approche critique des nouvelles fabriques cartographiques, Paris, Édition Rue d’Ulm, Presses de l’École normale supérieure, 20⒘ Nancy Lee Peluso, « Whose Woods are These ? CounterMapping Forest Territories in Kalimantan, Indonesia » dans Antipode. A Radical Journal of Geography, 27/4, 1995, p. 383-40⒍ Dénètem Touam Bona, Sagesse des lianes. Cosmopoétique du refuge, 1, Fécamp, Post-éditions, 202⒈
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Affiches et tags d’opposants aux activités extractivistes sur les murs de St Laurent-du-Maroni. Photographies par Matthieu Noucher, mars 20⒚
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CARTOGRAPHIE AUTOCHTONE À ACRE INFLUENCER LES POLITIQUES PUBLIQUES AU BRÉSIL Comissão Pró-Índio do Acre – Renato Antonio Gavazzi cpiacre.org.br
Pour la commission Pró-Índio do Acre, le géographe Renato Antonio Gavazzi a conçu un programme d’agroforesterie. Spécialisé en agriculture biodynamique, il travaille depuis 1983 avec les populations autochtones du Brésil, du Venezuela et de Bolivie. Auteur de plusieurs livres sur le sujet, il est également coordinateur pédagogique pour la formation d’agents territoriaux locaux.
« La carte est le miroir de notre communauté, elle sert à montrer ce que nous apprenons et elle aide à comprendre le territoire. » IAAFs Raimundo Kaxinawá, 20081 L’expérience rapportée ici fait référence à la Commission pro-indienne d’Acre (Comissão Pró-Índio do Acre - CPI/AC)2, qui a travaillé avec des agents agroforestiers autochtones (IAAFs) à la production d’une « cartographie autochtone » comme moyen de gestion de leurs territoires. En cartographiant les ressources naturelles, la morphologie, les conflits environnementaux, les éléments historiques culturels et de nombreux autres aspects du paysage et de la vie, elle devient, avec la participation effective des peuples autochtones, un outil important de la gestion territoriale et environnementale des terres autochtones à Acre. Les cartes mentales et géoréférencées, réalisées par les autochtones après une formation, intègrent leurs connaissances profondes de leurs terres et ⒈ Toutes les citations sont extraites d’entretiens avec les participant·es aux ateliers d’ethnocartographie menés par Renato Gavazzi. ⒉ La Commission pro-indienne d’Acre, une organisation à but non lucratif de la société civile brésilienne, basée à Rio Branco, capitale de l’État d’Acre, a été fondée en 1979 pendant la période de lutte pour la démocratie brésilienne et à une époque où les peuples autochtones étaient à peine reconnus, voire pas du tout. La mission de l’organisation est de « soutenir les peuples autochtones d’Acre dans certaines de leurs luttes pour la conquête et l’exercice de leurs droits collectifs – territoriaux, linguistiques, sociaux et culturels – par des actions qui coordonnent la gestion territoriale et environnementale des terres autochtones, l’éducation interculturelle et bilingue et les politiques publiques ». À cet égard, l’ONG entretient une relation solide avec les peuples autochtones d’Acre.
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de leur environnement. Ce processus conduit les personnes autochtones à utiliser les cartes qu’elles produisent comme outil de planification et de gestion. Ceci est d’autant plus remarquable qu’historiquement, les cartes ont été des outils utilisés contre ces populations. Cet article aborde les réponses apportées au problème de la gestion territoriale et environnementale des terres autochtones d’Acre et aux conflits vécus par certains peuples autochtones confrontés à l’exploitation forestière illégale dans la région frontalière entre le Brésil et le Pérou. 176
Les ateliers d’ethno-cartographie, des activités éducatives réalisées dans les communautés, rassemblent un nombre important de représentant·es autochtones pour discuter des conflits, des problèmes et des avancées touchant à la gestion territoriale et environnementale. Ces ateliers permettent de cartographier et de répertorier le design autochtone, les différents écosystèmes qui composent leur territoire, les zones d’exploitation agricole, la gestion et la conservation des ressources naturelles et l’agroforesterie. Ils servent également à identifier et nommer, dans leur langue d’origine, les fleuves, rivières et lacs, les zones de refuge pour la faune sauvage, les sites culturels et spirituels, et à consigner l’histoire de
l’occupation, les zones de conflit et d’autres phénomènes significatifs pour les peuples autochtones. Les ethno-cartes3 produites par les autochtones sont devenues un outil essentiel de la planification des activités de gestion du territoire et de l’environnement, car les pratiques cartographiques font émerger des réflexions et des discussions et poussent les communautés à s’engager dans des formes plus durables et organisées de l’utilisation de la terre et des ressources naturelles, ainsi que dans la protection de la biodiversité. Un autre aspect important des activités de cartographie participative est la systématisation et la mise en œuvre de plans de gestion du territoire et de l’environnement (Land Management and Environnemental Plans – LMEP).
La cartographie autochtone – Quelques réalisations et avancées à Acre La cartographie autochtone d’Acre a fait des progrès significatifs depuis que les ateliers permettent aux gens de produire nombre de matériaux précieux pour les écoles autochtones. Cette pratique soutient le développement de projets communautaires et informe la société environnante sur la réalité du territoire et sur les points de vue des personnes qui y vivent. Cela permet également de montrer et d’organiser la gestion et la protection de leurs territoires. Aujourd’hui, de nombreuses écoles autochtones disposent de cartes, de manuels et de documents sur leurs terres rédigés dans leurs langues. Ces cartes ont été réalisées par les populations locales elles-mêmes, ce qui a contribué à améliorer l’enseignement et les politiques de promotion ⒊ La politique nationale de gestion environnementale et territoriale des terres autochtones (National Policy on Environmental and Territorial Managment Indigenous Lands – PNGATI) définit l’etnomapeamento comme une « cartographie participative des zones d’importance environnementale, socioculturelle et productive pour les populations autochtones, basée sur les connaissances autochtones ».
des langues minoritaires au Brésil. En valorisant les récits autochtones sur le passé et le présent, les cartes contribuent à écrire une histoire où ces peuples sont des sujets historiques actifs dans la transformation de la réalité. Le contenu géographique contribue aux discussions et aux réflexions sur leurs richesses et leurs difficultés. Il contribue également à la réflexion des élèves et des enseignant·es sur les processus de gestion de leurs territoires. « J’ai trouvé très beau le fait que nous ayons reporté [sur les cartes] les noms autochtones des rivières. Nous avions déjà identifié certains d’entre eux, mais nous avons découvert qu’à l’origine, elles avaient toutes des noms autochtones. Mais ces noms n’ont pas été utilisés par les générations plus jeunes. Lorsque les hommes blancs sont arrivés, ils ont donné leurs propres noms aux rivières. Ces noms sont devenus les noms les plus couramment utilisés et seules quelques personnes se souvenaient encore des noms autochtones. Mais à présent, tout le monde connaît de nouveau les noms originels et nous voulons qu’ils soient également utilisés dans les écoles. » Bebito Pianko, 2004 Un autre résultat significatif de l’ethno-cartographie de la terre kampa de la rivière Amônia, réalisée en 2004, est que les cartes produites par les autochtones ont prouvé au gouvernement brésilien l’invasion de leurs terres par les bûcherons péruviens. Cela a déclenché une série d’actions publiques de surveillance et de répression le long des frontières Brésil-Acre et PérouUcayali. Un autre exemple du pouvoir des cartes et de leur importance en tant qu’outil politique sont les discussions, les négociations, la gestion et la résolution des conflits entre le gouvernement brésilien et les Kaxinawá Rio Humaitá. Ces cartes, produites dans le cadre d’ateliers d’ethno-cartographie, s’avèrent une aide précieuse lors des discussions et des négociations avec
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les groupes qui vivent volontairement isolés dans la partie sud de la terre autochtone. Les cartes ont été utilisées dans des ateliers de sensibilisation comme un outil, afin de développer des stratégies de protection pour ces groupes isolés et résoudre les conflits interethniques de cette région. Les ateliers d’ethno-cartographie initiés en 2004 ont eu un effet positif sur la situation des peuples autochtones d’Acre parce qu’ils reflétaient la mise en place et la systématisation de plans de gestion de leurs terres. À partir de 2009, l’inclusion de « Plans de gestion territoriale et environnementale » dans la politique publique de l’État d’Acre en faveur des peuples autochtones a contribué significativement à la découverte de l’ethno-cartographie. Actuellement, l’État d’Acre compte 29 plans de ce type et le gouvernement a mis des ressources humaines et économiques à la disposition des peuples indiens. Grâce à leurs associations, ces groupes peuvent désormais mettre en œuvre une partie de leurs plans de gestion dans leurs communautés. Au niveau national, cette politique a influencé positivement les plans de gestion territoriale et environnementale des terres autochtones (Planos de Gestão Territorial e Ambiental de Terras Indígenas – PGTA) et la cartographie participative (ethno-zonage et ethno-cartographie). Ces outils clés ont été mis en place en 2012 dans le cadre d’une politique nationale de gestion territoriale et environnementale des terres autochtones au Brésil. Actuellement, le ministère de l’Environnement et la Fondation nationale des peuples autochtones (Fundação Nacional dos Povos Indígenas4) sont chargé·es de promouvoir, soutenir, développer et mettre en œuvre les plans de gestion territoriale et environnementale des terres autochtones.
Conclusion Les ethno-cartes réalisées par les communautés autochtones sont des outils de planification efficaces pour la protection, la conservation et la gestion des ressources naturelles. Elles comblent le vide d’informations des cartes officielles. Elles témoignent également d’opinions, d’idées et de préférences esthétiques. En outre, elles constituent un outil puissant qui peut être utilisé à diverses fins politiques. Les cartes sont également utiles pour soutenir certaines revendications. La production d’ethno-cartes donne aux peuples autochtones la possibilité de bâtir leurs connaissances et leurs valeurs à partir de leur relation aux « autres », contribuant ainsi à formuler une « stratégie du futur » permettant aux non autochtones de comprendre leur façon d’occuper l’espace géographique. Elle permet également d’éclairer les interdépendances sociales au sein du monde contemporain sur les plans économique, politique et écologique. Le savoir cartographique construit par et pour les peuples autochtones se révèle un puissant outil de défense du territoire et du patrimoine culturel et intellectuel.
Références Renato Antonio Gavazzi, Agrofloresta e Cartografia Indígena. A Gestão Territorial e Ambiental nas Mãos Dos Agentes Agroflorestais Indígenas do Acre, thèse, Universidade de São Paulo, 2012a ; www. teses.usp.br/teses/disponiveis/8/8135/tde-25102012-121716, [13 janvier 2018]. Renato Antonio Gavazzi, Etnomapeamento da Terra Indígena Kampa do Rio Amônia. O Mundo Visto de Cima, Brasília, Edição e Organização – Programa de Gestão Territorial e Ambiental – Comissão Pró-Índio do Acre CPI/AC, 2012b. Cartes et photographies réalisées dans le cadre du projet.
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⒋ La FUNAI est l’agence de protection des intérêts et de la culture autochtones du gouvernement fédéral brésilien ; funai.gov.br.
Occupation des sols à Aldeia São Joaquim - Territoire autochtone Kaxinawá du Rio Jordão inférieur.
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Occupation des sols à Aldeia Nova Aliança ‒ Territoire autochtone Kaxinawá du Rio Jordão supérieur.
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CARTOGRAPHIER LE HARCÈLEMENT SEXUEL EN ÉGYPTE
HarassMap team – Texte édité par Noora Flinkman harassmap.org/en
L’initiative HarassMap, portée par l’activiste des droits humains Noora Flinkman, œuvre à éradiquer le harcèlement sexuel de l’espace public. Basé en Égypte, le collectif soutient des projets semblables dans le monde entier.
Partout, les femmes subissent des violences sexuelles en public, qui vont de l’œillade, des commentaires, des appels du pied, du harcèlement en ligne, des attouchements, du traquage, jusqu’aux agressions sexuelles et aux viols. Le harcèlement sexuel est une réalité quotidienne pour les femmes égyptiennes, qui doivent l’endurer, voire l’accepter dans de nombreux cas, pendant qu’elles vaquent à leurs occupations. Il est souvent considéré comme une chose insignifiante, qui n’entraine pas ou peu de conséquences, et dont il faut attribuer la faute aux femmes elles-mêmes. La responsabilité des auteurs n’est jamais reconnue, ni son impact sur la perception que les femmes ont d’elles-mêmes et de leur rôle dans la société. Le harcèlement sexuel est mal compris et sous-documenté dans le monde entier. La stigmatisation et la honte empêchent de nombreuses femmes d’en parler ou de le signaler et les données sur ce problème sont rares. Les nouvelles technologies d’Internet et de la téléphonie mobile permettent cependant de surmonter certains des obstacles rendant difficiles la documentation et la collecte de données sur ce sujet. La plateforme de signalement et de cartographie HarassMap offre au public un moyen alternatif pour signaler les cas de harcèlement sexuel. Devenue un outil essentiel pour générer ces données, elle a connu un grand succès et suscité des débats et des discussions sur cette question en Égypte et dans le monde entier.
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La carte La carte de HarassMap utilise les technologies d’Internet et de la téléphonie mobile pour recueillir collectivement les incidents de harcèlement sexuel dans tout le pays. Les personnes qui subissent ou sont témoins de harcèlement sexuel peuvent faire des signalements anonymes directement via l’interface ou via Facebook et Twitter. Leur rapport doit répondre à certains critères cartographiques de base et indiquer, notamment, le lieu, la date et l’heure de l’incident. Les rapports sont automatiquement cartographiés à l’aide de Google Maps et rendus publics sur le site Internet de HarassMap. Chaque cas signalé apparaît sur la carte sous forme d’un point rouge qui, lorsque l’on clique dessus, affiche les informations complètes du rapport dans sa langue d’origine (arabe ou anglais). Chaque signalement comprend non seulement le lieu, la date et l’heure, mais aussi un texte décrivant l’incident, le⒮ type⒮ de harcèlement sexuel (par exemple, des commentaires déplacés, un traquage ou une poursuite). Parfois, il contient également des informations supplémentaires sur l’âge ou le niveau d’éducation de la personne qui fait le signalement et de la personne harcelée ou indique si des témoins sont intervenus. Chaque rapport fait l’objet d’une réponse contenant des informations sur la manière d’accéder à des services juridiques gratuits et à une aide psychologique.
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Les données figurant sur la carte peuvent être consultées et utilisées par tout le monde et remplissent de multiples fonctions. Il s’agit de recueillir le témoignage de personnes victimes ou témoins de harcèlement sexuel à propos de la gravité du problème, mais aussi de construire une base de données permettant de suivre l’évolution du harcèlement sexuel en Égypte. Les informations fournies à HarassMap pourront être utilisées pour adapter les campagnes de communication et les programmes éducatifs, mais l’opération doit aussi encourager le public à signaler le harcèlement sexuel et à s’y opposer. Immédiatement après le lancement de la carte, en 2010, HarassMap a reçu un grand nombre de
signalements de harcèlement sexuel et, au fil des ans, les données recueillies collectivement ont aidé à reformuler le débat sur le harcèlement sexuel en Égypte. Elles ont également contribué à remettre en question les stéréotypes et la désinformation sur le sujet.
Harcèlement sexuel : quelle est l’efficacité des données du crowdsourcing ? Le crowdsourcing est apparu comme une nouvelle méthode prometteuse pour collecter des données, mais son efficacité n’est pas bien comprise. En 2014, HarassMap a publié une étude1 qui examinait les forces et les faiblesses des outils de crowdsourcing en tant que méthode de collecte de données, comparant sa propre plateforme de reporting et de cartographie aux techniques traditionnelles de collecte telles que questionnaires, groupes de discussion et entretiens. L’étude suggère que le reporting et la cartographie en ligne peuvent être une alternative efficace pour la collecte de données sur des sujets aussi sensibles. Les résultats montrent que les récits de harcèlement sexuel répertoriés sur une carte donnent souvent une image beaucoup plus forte du problème que s’ils sont, par exemple, issus d’entretiens approfondis. Les rapports cartographiques sont plus audacieux, les individus fournissant plus d’informations sur leur expérience que lors des entretiens. En ce qui concerne le langage, les mots et les phrases à connotation sexuelle, qui pourraient causer un inconfort dans le cadre d’un entretien en face-à-face avec une enquêtrice ou un enquêteur inconnu·e, ils sont beaucoup plus présents dans les données des cartes. Les signalements effectués par le truchement de la carte sont également plus complets et plus détaillés que lors des entretiens, ce qui semble suggérer que les personnes sont plus disposées à parler du problème de ⒈ HarassMap [2014] 20⒘
manière anonyme et en ligne plutôt que de vive voix. Les récits sur la carte présentent une structure récurrente en quatre parties caractérisée par ⒈ une présentation de la scène, ⒉ des détails sur le harcèlement sexuel lui-même, ⒊ la réponse de la personne harcelée et ⒋ la morale (des commentaires publics sur le harcèlement sexuel en Égypte en général). Cette structure n’a pas été observée dans les entretiens approfondis, au cours desquels les échanges de questions-réponses plus courts étaient plus fréquents que les récits longs. De plus, alors que les types de harcèlement sexuel « plus légers », tels que les commentaires et les regards déplacés, étaient les formes les plus courantes discutées au cours des entretiens approfondis, les attouchements, les agressions physiques et les viols étaient les types les plus fréquents dans les signalements cartographiques. Cela peut représenter un avantage majeur de la carte par rapport aux méthodes traditionnelles, car elle offre un espace dans lequel les individus peuvent s’exprimer relativement librement et sans jugement – ce qui les invite davantage à discuter de questions sensibles et d’expériences douloureuses. HarassMap repose sur l’idée que si un plus grand nombre de personnes commence à agir lorsque se produit un harcèlement sexuel en leur présence, nous pourrons mettre fin à cette épidémie.
Références Amel Fahmy, Angie Abdelmonem, Enas Hamdy et Ahmed Badr, « Towards a Safer City – Sexual Harassment in Greater Cairo. Effectiveness of Crowdsourced Data » [2014] ; harassmap. org/storage/app/media/uploaded-files/Towards-A-Safer-City_ executive-summary_FR.pdf, [5 juin 2017].
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Capture écran de la carte interactive en ligne de HarassMap. Idée de la carte de Rebecca Chiao avec les personnes cofondatrices et des bénévoles. Conception et illustration de Piero Zagami et Noora Flinkman.
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CONTRE-CARTOGRAPHIE DE RÉSISTANCE ET DE SOLIDARITÉ AUX PHILIPPINES Entre art, pédagogie et communauté Arnisson Andre C. Ortega, Ma. Simeona M. Martinez, Cian Dayrit et Kristian Karlo C. Saguin
Les travaux d’Andre Ortega, géographe passionné de justice sociale, portent sur les géographies du pouvoir, les contrecartographies, les politiques urbaines et le travail communautaire. Il a publié des articles sur l’urbanisme aux Philippines. Avec d’autres activistes, universitaires et artistes, il a lancé Countermapping PH, un collectif de cartographie qui soutient les communautés philippines en lutte contre les logiques de développement agressives. Il enseigne la géographie à l’université de Syracuse/ État de New York. Simeona M. Martinez et Kristian Karlo C. Saguin enseignent la géographie à l’université des Philippines Diliman et mènent des projets de contre-cartographie pour dénoncer l’accaparement foncier et la militarisation des Philippines. L’artiste Cian Dayrit travaille régulièrement avec des communautés marginalisées pour cartographier le pouvoir, l’impérialisme et les politiques spatiales.
La cartographie est une pratique profondément politique. Surtout si l’on considère la manière dont elle s’inscrit dans la reproduction du pouvoir dans le contexte philippin. Historiquement, la cartographie peut être reliée aux exploits coloniaux et aux visées impériales, car elle tente de représenter les populations et les lieux colonisés dans un territoire rendu « lisible » afin de mieux l’exploiter et le contrôler (Harris et Hazen, 2006). Aux Philippines, les cartes servent d’outils de construction de l’identité nationale car elles offrent une vision spatiale de la nation, qui peut ainsi être facilement gérée, planifiée et soumise à la militarisation. Les cartes ont été utilisées comme outils d’accumulation et de contrôle par l’État, les industries, l’Église et d’autres institutions puissantes, tandis que les intérêts et les besoins des populations subalternes étaient ignorés. Nous prétendons qu’au contraire, la cartographie peut être réemployée et utilisée pour la justice sociale. Dans cette contribution, nous présentons les opérations de contre-cartographie menées collaborativement par des géographes philippin·es critiques, des artistes et des communautés locales. Ces projets interrogent la façon d’articuler l’espace pour représenter de manière appropriée les pratiques d’habitation des populations marginalisées. Ils fournissent également des outils pour critiquer les projets néolibéraux, pour créer des alliances plus fortes entre les groupes et pour montrer les géographies négatives de l’accumulation et de la dépossession qui sont à l’origine des développements actuels aux Philippines. En outre, ces projets reflètent la multiplicité des initiatives contre-cartographiques qui impliquent souvent l’engagement de personnes d’horizons divers, allant des étudiant·es aux organisations populaires. 189
Le contexte : développement, nation et nécessité d’une contre-cartographie Le terme très contesté de « développement » est associé à des significations et visions qui diffèrent selon les groupes. Pour l’État, le développement est un résultat indispensable qu’il doit fournir à sa population. Son articulation à travers des programmes concrets implique généralement l’identification d’espaces sur lesquels projeter ses interventions politiques et ses visions du développement. Les cartes y jouent un rôle important car elles rendent lisibles les espaces nationaux. Au cours des dernières décennies, les Philippines ont fait l’objet de politiques et de programmes axés sur l’investissement qui ont encouragé, à leur tour, la reconversion des terres et la création de zones économiques spéciales (Special Economic Zones – SEZ) pour attirer les capitaux étrangers (Ortega, 2016 ; Kelly, 2000). Dans tout le pays, de vastes étendues de terre ont été identifiées et planifiées en tant que sites SEZ (Ortega, Acielo et Hermida, 2015). Ces projets, issus des plans directeurs qui portent la vision étatique des espaces, supplantent les visions spatiales et les revendications des populations. Contestant le pouvoir de l’État, de nombreux projets de contre-cartographie associés à la création de cartes communautaires soutiennent les revendications autochtones. L’art et la pédagogie sont notamment des moyens puissants de s’engager et de collaborer avec les communautés en utilisant des cartes. La contre-cartographie par l’art
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L’artiste philippin Cian Dayrit utilise la cartographie pour aborder les questions du pouvoir, du contrôle et de la mémoire. Son œuvre fascinante intègre l’image, le contexte et la cartographie pour des visualisations créatives de l’information, en particulier celles qui concerne les mouvements sociaux et politiques. La cartographie est pour lui un outil qui permet de résister à l’hégémonie, de mettre en lumière les aspirations des
classes marginalisées et de montrer les problèmes de dépossession parmi les sans-terre1. Les cartes servant d’emblème à l’imaginaire impérial, Cian les utilise pour mettre au jour l’inconscient visuel néocolonial et détourner les pratiques cartographiques occidentales. Par exemple, son exposition « Atlas of the Global South » analyse les tensions géopolitiques, la politique néolibérale et le néocolonialisme qui ont façonné le Sud global. Il remet en question le format traditionnel des cartes historiques afin de retracer et de représenter les questions d’inégalité, d’hégémonie et de violence. Dans Cartography for Colonialism, Cian propose des lectures alternatives des frontières définies par la colonisation. La fonction des cartes comme outils de maintien des structures traditionnelles du pouvoir politique est mise en échec par la création de contrerécits de l’histoire de la propriété coloniale. Ce projet interroge les notions de nation et d’impérialisme et aborde l’histoire « par le bas » : il adopte les toponymes précoloniaux, dessine les lieux de pouvoir et de résistance, retrace les mouvements sociaux et révolutionnaires et montre les routes commerciales, les lignes de démarcation et la piraterie. Une autre exposition intitulée « Seascapes : Tranquillity and Agitation » remet en question les notions de construction nationale et de souveraineté, de territoire et de lutte (voir la carte p. 196). Une carte de l’île de Negros, le « pot à sucre » des Philippines, présente de multiples points de vue sur l’histoire de l’île et de l’industrie sucrière. Elle montre l’arbre généalogique de Jorge Vargas (secrétaire exécutif du président Manuel L. Quezon pendant le Commonwealth des Philippines, donateur, entre autres, du musée Vargas), les noms des familles éminentes qui ont émigré sur l’île dans les années 1880 pour investir dans la production de sucre, le féodalisme et les luttes dans l’industrie sucrière. Dans le cartouche principal, le toponyme précolonial de l’île symbolise la résistance ⒈ On qualifie de « sans-terre » les paysan·nes ayant perdu leur moyen de subsistance, la terre. Le terme s’est généralisé après l’apparition du mouvement des sans-terre (Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra) en 1985 au Brésil (ndlt).
représenter les géographies tumultueuses de leur communauté, les participant·es ont utilisé des étiquettes, des icônes, des traits et fourni des récits détaillés sur des lieux d’événements horribles (massacres, bombardements par les militaires, embuscades), des rivières polluées par les raffineries, d’anciens sentiers clôturés par les promoteurs, des sites d’exploitation minière ou forestière et des plantations de monocultures de sociétés multinationales. Après avoir dessiné leurs cartes, les participant·es les ont montrées et étayé leur travail par les récits de leurs expériences. L’atelier illustre comment la représentation cartographique des déplacements et abus peut être complétée par des narrations.
à l’oppression coloniale et à l’État féodal (voir carte p. 197). Cian collabore avec des collectifs, des syndicats, des universitaires et d’autres individus. Cette pratique est née du besoin d’articuler les questions de justice sociale et d’inégalité avec les communautés paysannes et autochtones. Ces collaborations permettent d’explorer des modes alternatifs de résistance au système étatique néocolonial et semi-féodal qui exploite les secteurs marginalisés de la société philippine en mêlant ethnographie, cartographie et art. Un exemple de cette coopération est une série d’ateliers avec des peuples autochtones, des agricultrices et agriculteurs, organisés dans des espaces de contestation et des campements du Grand Manille. Les participant·es ont dessiné des cartes de leur vie quotidienne. L’objectif était de développer un module de contre-cartographie utile à l’organisation communautaire et montrant les espaces des déplacements et des dépossessions. De mémoire, les participant·es ont dressé des cartes mentales (voir illustration ci-dessus) qui identifiaient les sites où elles et ils vivaient, travaillaient, pratiquaient leur culte et s’organisaient. Étaient également localisés les lieux de peur et de confrontation, en particulier ceux où les forces (para)militaires harcelaient la population. Pour
La contre-cartographie par la pédagogie Une autre série d’activités de contre-cartographie a impliqué des étudiant·es et des professeur·es d’université engag·ées dans un travail de solidarité avec les populations autochtones et paysannes. À l’université des Philippines (UP), la cartographie critique et les contre-cartographies sont menées comme des projets d’action participative. Intégrées dans le contenu de plusieurs cours, elles contribuent également à enrichir les activités des organisations étudiantes. Depuis 2010, la Junior Philippine Geographic Society de l’UP Diliman mène un projet de contrecartographie intitulé « Contour : Mapping for the People (Contour : Cartographier pour les gens) ». Afin de mettre en lumière la situation critique des communautés marginalisées et touchées par le développement, le projet utilise une approche de cartographie participative à usage mixte qui combine des techniques SIG et des méthodes qualitatives. Au fil des ans, « Contour » a utilisé la contre-cartographie pour s’engager auprès de communautés urbaines et rurales comme San Roque, une communauté urbaine pauvre de Quezon City. Les principaux objectifs étaient de lutter contre la démolition de l’habitat informel et la construction de nouveaux quartiers d’affaires. Une autre communauté était
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Hacienda Luisita, une terre agricole contestée dans le centre de Luzon où les agricultrices et agriculteurs se battent pour leur droit de collectiviser les terres et de les cultiver. Au second semestre 2012-2013, les étudiant·es de premier cycle du département de géographie de l’UP ont lancé un blog intitulé « Cartography Mission : Mapping with a Cause (Mission cartographique : cartographier pour une cause) », un projet de cartographie qui répond aux besoins des communautés en matière d’organisation et de visualisation des données spatiales pour appuyer leurs luttes. Avec une classe de géographie, les étudiant·es ont pris part à une cartographie participative tridimensionnelle (P3DM) du domaine ancestral des Agta-Dumagat-Remontado2, un groupe autochtone de la province de Quezon, au sud de la chaîne de montagnes de la Sierra Madre. L’activité était organisée par des ONG qui soutiennent les peuples autochtones dans la défense de leur domaine ancestral3, le Non-Timber Forest Product Exchange Programme for South and Southeast Asia – NTFP (Programme d’échange de produits forestiers non ligneux pour l’Asie du Sud et du Sud-Est) et Anthropology Watch – AnthroWatch (Veille anthropologique). Les étudiant·es ont préparé les matériaux qui ont constitué le modèle de base de la carte en trois dimensions
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⒉ Le groupe autochtone est représenté par le Samahan ng Katutubong Agta- Remontado Dumagat na Ipinaglalaban ang Lupang Ninuno (SA-GUIBIN-LN), une organisation populaire (OP) locale de General Nakar, province de Quezon. ⒊ Aux Philippines, les peuples autochtones doivent se soumettre au processus d’attribution de titres de propriété sur les domaines ancestraux par le biais de l’auto-délimitation, comme le stipulent les règles et règlements d’application de la loi sur les droits des peuples autochtones (IPRA) de 1997, afin d’obtenir des droits sur leurs terres et eaux ancestrales. Une partie de ce processus consiste à présenter des preuves comprenant des comptes rendus historiques d’accords sur les frontières et des descriptions de points de repère traditionnels, ainsi que des relevés et des croquis cartographiques des terres ancestrales (The Indigenous Peoples’ Rights Act, 1997). Plusieurs organisations non gouvernementales et populaires s’engagent auprès du gouvernement et des groupes autochtones pour faciliter la consolidation de documents pertinents au regard des exigences prévues par la loi mentionnée ci-dessus.
(voir la photographie sur la page précédente). En plus d’observer et de documenter le processus P3DM, les étudiant·es ont aidé les aîné·es et discuté avec des participant·es de tous âges pour mieux comprendre leur situation en tant que groupe marginalisé. Il s’agissait aussi de recueillir leur opinion sur la manière dont la carte pouvait contribuer à répondre à leurs préoccupations et sur l’activité de cartographie en général. Pendant que les étudiant·es de premier cycle menaient ces entretiens, les étudiant·es diplômé·es se sont rendu·es à la Sentrong Paaralan ng mga Agta (SPA), une école primaire que l’Agta a créée dans la municipalité de General Nakar. Équipé de récepteurs GPS, le groupe a aidé à localiser les bornes qui délimitent le périmètre de l’école. Les photos géolocalisées des endroits où se trouvaient les bornes de propriété ont ensuite été ajoutées à une image de Google Earth, annotées, imprimées et fournies aux responsables quelques mois après la visite sur le terrain. « Cartography Mission » a été conçu comme un blog pour les projets étudiants qui utilisent la cartographie comme outil de communication et non seulement comme un exercice académique de production de cartes. Bien que la visite sur le terrain ait été brève et que l’interaction avec la communauté ait été limitée, elle a eu un impact significatif sur les étudiant·es, qui ont réalisé que la cartographie en tant qu’activité collective a le potentiel de révéler les réalités géographiques des secteurs marginalisés et d’informer de la situation. Un autre projet était le blog en ligne « Cartodiem – every day cartography for everyone (Cartographie quotidienne pour tout le monde) ». Lancé au premier semestre 2013-2014, il mariait les technologies cartographiques, les théories de la communication cartographique, les principes de conception des cartes et les médias en ligne. Les cartes et la cartographie servaient ainsi à la défense de l’information tout en promouvant la connaissance spatiale. Le projet comprenait le « Canlubang Counter Mapping Study (Étude de contrecartographie) », qui visait à cartographier les multiples récits spatiaux du développement urbain dans l’ancien
domaine sucrier de Canlubang, dans la province de Laguna. Dans le cadre de « Cartodiem », les étudiant·es ont utilisé les données spatiales recueillies lors d’entretiens et de visites de sites pour produire trois cartes qui mettent en lumière les histoires et les réalités vécues du développement urbain : ⒈ Une carte animée qui montre le développement des domaines de Canlubang. L’équipe a recueilli des données à partir de sources Internet, de brochures et de sites Internet de promoteurs immobiliers. La carte finale montre l’année de création des projets de développement et les structures particulières, leur description, leur nature (institutionnel, commercial, etc.) et leur taille. ⒉ Une carte-affiche sur laquelle les récits des agricultrices, agriculteurs et habitant·es de Sitio Buntog (un village de Barangay Canlubang) sont géolocalisés et superposés à l’image de Google Earth. Les étudiant·es ont écouté les entretiens enregistrés par les membres du JPGS lors de visites sur le terrain dans le cadre d’un autre projet de recherche mené par Arnisson Ortega et ont noté les lieux mentionnés par les personnes interrogées en utilisant Google Earth (voir l’illustration p. 195). ⒊ Une carte qui identifie les changements d’utilisation des terres dans Barangay Canlubang. Des photos montrant les développements récents dans certaines parties du barangay4 ont été ajoutées au contenu original de la carte mentionnée. Dans un article publié sur le blog, deux membres de la classe, Socrates Mariano et Niel Anne Espiritu, ont raconté leur expérience : ⒋ Aux Philippines, le barangay est la plus petite unité administrative (ndlt).
« La classe de géographie 197 se sent honorée de prendre part à ce mouvement mené par les habitant·es de Canlubang dans la volonté de récupérer leurs droits perdus. C’est un bonheur de mettre nos compétences cartographiques au service de la représentation de questions et problèmes auxquels ces personnes sont confrontées, grâce à des cartes créatives, efficaces et constructives qui visent à donner une image plus claire de leurs luttes. Comme les cartes sont traditionnellement un facteur puissant de la réalisation du changement social, nous sommes ravi·es d’avoir, d’une certaine manière, réalisé l’un de nos rôles de géographes, à savoir “cartographier pour une cause” ».
Conclusion Les projets que nous avons présentés dans ce chapitre montrent comment la contre-cartographie peut être utilisée dans l’art et la pédagogie. Comme l’illustre le travail de Cian Dayrit, l’art fournit un moyen de résister culturellement aux représentations hégémoniques de l’espace et de critiquer le développement néocolonial. La contre-cartographie par l’art a la capacité de rassembler et de réarticuler les récits des communautés marginalisées qui luttent contre la violence et la dépossession. Les initiatives telles les ateliers de Canlubang montrent comment les récits des populations marginalisées peuvent être représentés de multiples façons : cartes mentales réalisées de mémoire et décrivant le quotidien des communautés autochtones, cartes-affiches qui combinent technologies géospatiales, données administratives et récits de terrain. Ces projets montrent non seulement comment la contre-cartographie fournit des dispositifs pour résister et critiquer le développement ou les discours néocoloniaux, mais aussi comment elle peut faciliter les revendications territoriales des peuples autochtones.
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Ces expériences montrent que la cartographie est plus qu’un ensemble de techniques visuelles permettant de représenter des lieux. Les projets révèlent qu’il est tout aussi important de souligner le rôle des relations sociales dans la production de cartes. Dans la contre-cartographie, la solidarité et la réalisation d’objectifs progressistes sont les principales forces motrices qui fédèrent les étudiant·es, les enseignant·es, les militant·es et la communauté. Toutefois, la durabilité et l’extensibilité de ces projets constituent une préoccupation majeure. Étant donné qu’il s’agissait principalement d’initiatives limitées dans le temps et contraintes par le manque de ressources, il a été difficile de maintenir la collaboration avec les communautés. De plus, à mesure que les problèmes auxquels sont confrontées ces communautés évoluent, il faut produire et publier des cartes actualisées. Compte tenu de ces défis, nous plaidons pour la nécessité de projets de contre-cartographie durables qui impliquent de multiples secteurs et institutions.
Références Fadzilah Majid Cooke, « Maps and Counter-Maps. Globalised Imaginings and Local Realities of Sarawak’s Plantation Agriculture » dans Journal of Southeast Asian Studies, 34/2, 2003, p. 265-28⒋ Leila M. Harris et Helen D. Hazen, « Power of Maps. (Counter) Mapping for Conservation » dans ACME, An International Journal for Critical Geographies, 4/1, 2005, p. 99-130. Dorothy L. Hodgson et Richard A. Schroeder, « Dilemmas of Counter-Mapping Community Resources in Tanzania » dans Development and Change, 33/1, 2002, p. 79-100. Philip F. Kelly, Landscapes of Globalization. Human Geographies of Economic Change in the Philippines, Londres, New York, Routledge, 2000. Arnisson Andre Ortega, Neoliberalizing Spaces in the Philippines. Suburbanization, Transnational Migration, and Dispossession, Lanham, MD, Lexington Books, 20⒗ Arnisson Andre Ortega, Johanna Marie Astrid E. Acielo et Maria Celeste H. Hermida, « Mega-regions in the Philippines. Accounting for Special Economic Zones and Global-Local Dynamics » dans Cities, M.C.H., 48, 2015, p. 130-13⒐ Brenda Parker, « Constructing Community Through Maps ? Power and Praxis in Community Mapping » dans The Professional Geographer, 58/4, 2006, p. 470-48⒋ République des Philippines, Loi républicaine n° 8371, The Indigenous Peoples’ Rights Act (Loi sur les droits des peuples autochtones) de 1997 ; officialgazette.gov.ph/1997/10/29/ republic-act-no-8371, 19 April 20⒙ Photographies par A. Vitug.
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Projet contre-cartographique de Canlubang.
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Cian Dayrit, Objects of Colonial Desire, 2017, huile et collage sur canevas (exposition « Seascapes. Tranquility and Agitation », Metropolitan Museum).
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Cian Dayrit, Mapa de la Isla de Buglas, 2017, tapisserie (exposition « Almost There »,Vargas Museum).
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CETTE TERRE T’APPARTIENT
Stratégies pour rendre visibles et se réapproprier les communs 596 Acres – Paula Z. Segal et Mara Kravitz 596acres.org
Paula Z. Segal et Mara Kravitz sont membres du collectif 596 Acres, qui défend l’accès à la terre des habitant·es de New York. Par ses campagnes locales, le groupe a déjà initié plus de 40 projets. Son travail d’organisation et d’accompagnement judiciaire se double d’outils web pour soutenir la prise de décision locale en matière d’aménagement du territoire (livinglotsnyc.org, urbanreviewer.org et nycommons.org).
Identifier les objets à prendre en compte1 Pour donner forme aux rêves et aux demandes des citadin·es qui aspirent à des espaces créatifs et collaboratifs adaptés aux besoins de leurs communautés, nous cartographions les terrains et les bâtiments appartenant aux municipalités. Nos cartes montrent l’abondant potentiel de nos espaces partagés, ceux que nous ne voyons pas alors qu’ils se trouvent sous notre nez et qu’ils ne demandent qu’à être gérés et entretenus collectivement. Les cartes sont le point de départ de la création de véritables biens communs qui viennent remplacer les actifs immobiliers publics mis en réserve. Il y a environ 660 acres2 de terrains publics vacants dans la ville de New York, répartis sur 1 800 lots vacants (596 Acres, 2016). Ces lots pourraient être des jardins, des terrains de jeu ou des sites de rassemblement communautaire et d’activité culturelle. Situés principalement dans les communautés de personnes de couleur à faibles revenus, ces espaces publics potentiels restent vacants, verrouillés et oubliés et sont comme des abcès dans les quartiers qui auraient le plus besoin de ressources saines. Ces lacunes ne font qu’aggraver une histoire faite de redlining3, du « nettoyage » de la rénovation urbaine et de la négligence municipale.
⒈ « Les cartes ne se contentent pas de représenter l’espace, elles façonnent les arguments ; elles fixent des limites discursives et identifient les objets à prendre en compte. » (Institute for Applied Autonomy, 2008). ⒉ Un acre vaut environ 4047m² (ndlt). ⒊ Voir note de bas de page n°2, p. 40.
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En tant que programme communautaire d’accès aux terrains de la ville de New York, 596 Acres aide les habitant·es d’un quartier à se concerter autour de terrains vacants et à les investir. Nous combinons des outils en ligne sophistiqués et un travail de proximité pour transformer les données municipales en informations utiles au public, aider les personnes à s’orienter dans la politique de la ville et connecter entre elles les personnes en charge de l’organisation des quartiers par le biais des réseaux sociaux et de collaborations personnelles. Le modèle de 596 Acres repose sur la croyance en un pouvoir local démocratique et inclusif, qui peut être étendu à des problèmes de justice environnementale et d’espace public à l’échelle de la ville et de l’État. Au cours des quatre dernières années, grâce aux informations que nous avons fournies et à notre soutien direct, les habitant·es ont remplacé 36 terrains vacants par des espaces communautaires dynamiques.
Cartographier ce qui est déjà à nous Nous avons d’abord dû définir ce qu’était une propriété « vacante ». Le département de l’urbanisme de la ville de New York regroupe sous le même terme de « vacant » les jardins communautaires, les parcelles de terrain entre les bâtiments et les terrains vacants accessibles au public. Nous utilisons un script automatisé et faisons vérifier par une personne les registres en ligne de chaque bien. Nous demandons également à des jardinières et jardiniers de réaliser une enquête sur les jardins communautaires pour les recenser précisément. Ainsi, nous pouvons être certain·es que notre carte en ligne montre des terrains publics bel et bien vacants, ceux qu’une personne ordinaire désignerait spontanément comme étant vacants, car clôturés, pleins d’ordures, de mauvaises herbes, de chats errants et d’armes abandonnées (596 Acres, 2016). 200
En 2011, l’équipe de 596 Acres a commencé à rechercher les informations disponibles sur les terrains
vacants appartenant à la ville de New York. Au début, c’est par l’intermédiaire d’une université locale que nous avons eu accès aux données de la municipalité. Celles-ci étaient inaccessibles au public car payantes. Ces informations cruciales étant soustraites aux communautés qui en avaient le plus besoin, nous avons, avec d’autres groupes de défense des droits humains, lancé une opération en 2012 pour faire pression sur la ville afin qu’elle publie ces données gratuitement. Nous passons aussi au peigne fin le portail NYC Open Data et les dossiers d’autres agences de la ville ou d’organisations à but non lucratif pour trouver des informations relatives aux biens appartenant à la ville de New York. Nous transformons ces données en informations détaillées, qui décrivent le monde tel que le vivent les New-Yorkais·es. Notre carte va encore plus loin : elle connecte l’information sur ces espaces négligés aux arrêtés qui ont conduit à leur état présent et identifie les décisionnaires actuel·les, qui auraient le pouvoir de changer leur destinée. Certaines de ces décisions ont été prises dans le cadre d’un processus de « renouvellement urbain »4 au siècle dernier. Sachant que les plans de rénovation urbaine pèsent lourdement sur l’état actuel de nos quartiers et ne trouvant pas de données décrivant ces plans sous une forme lisible par une machine, nous avons utilisé la loi sur la liberté de l’information de l’État de New York pour demander qu’on nous communique des décennies de documents de planification. Nous les avons épluchés puis traduits
⒋ En 1949, le Congrès des États-Unis a lancé un programme fédéral de réaménagement urbain, ou « renouvellement urbain », qui fournissait des ressources pour « l’élimination du fléau » au niveau municipal. L’argent fédéral a été mis à la disposition des autorités locales de réaménagement pour acheter et nettoyer les zones dites « ravagées (blighted) », puis vendre ces terrains à des promoteurs privés. Le programme a été suivi d’une décennie de redlining fédéral – qui distribuait l’accès aux prêts pour les propriétaires selon des lignes raciales explicites – et a été déployé dans pratiquement les mêmes quartiers que ceux qui avaient été détruits. La rénovation urbaine a facilité l’élimination des quartiers dans lesquels des personnes de « races » différentes vivaient côte à côte dans les villes américaines de l’entre-deux-guerres.
en tableaux de données que nous sommes en mesure de cartographier et d’associer à des propriétés particulières.
Les données ouvertes deviennent un espace ouvert La clé de notre succès dans la transformation des données ouvertes en espaces ouverts gérés par la communauté est que nous plaçons des panneaux sur les clôtures qui entourent les terrains vacants. Nous signalons ainsi clairement qu’ils sont publics et que les habitant·es du quartier peuvent chercher à obtenir la permission de le transformer en jardin, en parc ou en ferme. La carte en ligne et les panneaux sur place indiquent l’identifiant de la parcelle de la ville, l’agence qui contrôle cette propriété et les informations sur la personne gestionnaire. Chaque groupe d’habitant·es doit se frayer un chemin dans un véritable labyrinthe bureaucratique : demander l’approbation du conseil communautaire local, obtenir l’aval des élus locaux et négocier avec l’organisme qui détient le titre de propriété du terrain. Les panneaux et la carte en ligne permettent d’entrer en contact avec l’équipe de 596 Acres, qui oriente et soutient les habitant·es par une aide à l’organisation, des conseils juridiques et une assistance technique. Nous déterminons ce qu’il est possible de faire dans chaque cas particulier et aidons les gens à atteindre leur objectif : parfois il est seulement possible de créer un espace temporaire pendant quelques années, jusqu’à ce que d’autres projets se développent, mais généralement, les campagnes aboutissent à un transfert permanent au service des parcs de la ville de New York. 596 Acres joue un rôle de soutien et de défense pendant la durée des campagnes, mais à terme, chaque espace est géré de manière autonome. Il est transformé et entretenu par des habitant·es bénévoles et des partenaires de la communauté locale et devient un lieu de rassemblement, de culture et de jeu. Chaque parcelle donne aux gens l’occasion de façonner activement la ville, de pratiquer la participation citoyenne et
l’autogouvernance avec leurs concitoyen·nes. En conjuguant les données numériques aux réalités du terrain, nous aidons les New-Yorkais·es à construire un pouvoir politique en se mettant en réseau avec les autres, quelles que soient leurs différences, leur appartenance sociale. En ligne, on peut s’inscrire pour s’occuper d’un lot en particulier, puis recevoir des mises à jour lorsque d’autres personnes s’inscrivent ou postent un message. L’application permet aux gens de s’organiser avant même d’avoir accès au lieu réel pour construire quelque chose ensemble. Cependant, toutes les personnes avec lesquelles nous travaillons ne se servent pas forcément de l’outil en ligne ; beaucoup interagissent en personne ou par téléphone avec notre équipe et nous donnent la permission d’ajouter leurs coordonnées afin que d’autres puissent les contacter.
Données en action Alors que les politicien·nes de la ville de New York s’attachent essentiellement à tenir de beaux discours sur l’agriculture urbaine et l’espace public, 596 Acres comble le fossé entre les lieux et les habitant·es. Nous voyons – et apprenons aux autres à voir – les espaces vides comme de possibles espaces verts dans les quartiers qui en manquent ou comme des points de convergence pour l’organisation communautaire et l’engagement citoyen. En janvier 2015, la ville a publié une liste de 181 propriétés « difficiles à développer » qu’elle était prête à vendre pour 1 dollar chacune à des promoteurs immobiliers afin d’y construire des logements plutôt chers. Nous avons analysé la liste et découvert qu’elle comprenait 18 jardins communautaires, dont six s’étaient créés grâce à notre soutien. Nous avons publié une carte et battu le rappel des jardinières et jardiniers, en puisant dans notre réseau et au-delà, et donné aux habitant·es concerné·es les outils nécessaires pour plaider la cause de la préservation des espaces communautaires existants
201
(voir la carte p. 204-205). En trois semaines, plus de 150 New-Yorkais·es, dont 4 membres du conseil municipal, se sont rassemblé·es sur les marches de l’hôtel de ville (Tortorello, 2015). Une campagne d’un an s’en est suivie. Elle a impliqué les conseils de planification communautaire, le conseil municipal et des personnes engagées à tous les niveaux de l’administration. Le 30 décembre 2015, les départements des parcs, de la préservation et du développement du logement de NYC ont accepté de préserver de manière permanente 15 des jardins figurant sur la liste des terrains à vendre ; la pression communautaire était si forte que l’annonce s’est étendue à des espaces communautaires qui n’avaient même pas été proposés aux promoteurs en janvier : au total, 36 espaces communautaires ont été préservés de manière permanente à la suite d’un plaidoyer fondé sur l’information – il s’agit de la quatrième vague de grands succès de préservation des jardins dans l’histoire de NYC.
niveau local et devenir source d’inspiration bien au-delà des limites des terrains vacants à l’échelle d’un quartier. Le « droit à la ville », tel que formulé pour la première fois par Henri Lefebvre en 1968, reconnaît l’environnement urbain comme une œuvre d’art constamment renouvelée par ses habitant·es, un espace de rencontre au service de la différence qui crée les conditions de vie pour des communautés humaines créatives. Le droit à la ville est le droit d’exercer un effet sur l’environnement urbain qui, inévitablement, influencera à son tour celles et ceux qui y passent leurs journées. Il s’agit en fait d’un droit à l’autonomie et à l’autodétermination de la communauté. Nos cartes sont une porte d’entrée pour façonner les lieux urbains par des actes collectifs et créatifs. Elles rendent possible l’expression du droit à la ville pour toutes et tous.
Références Par-delà les terrains vagues de NYC
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En associant la mise à disposition des ressources publiques à l’émergence de projets coopératifs en faveur d’un accès communautaire à la terre, nous controns le discours de pénurie de l’immobilier et permettons aux gens de façonner collectivement leur ville. Des stratégies dérivées du succès de 596 Acres ont émergé dans près d’une douzaine de villes dans le monde, dont Los Angeles, Montréal et Melbourne (596 Acres, 2016). À Philadelphie, le projet local Grounded In Philly a conduit à la reconnaissance officielle des gestionnaires de parcelles et des gens pratiquant l’agriculture urbaine, à un moment où cette ville adoptait un nouveau protocole pour l’usage des terrains publics. Rendre visible le potentiel de ces espaces vacants, en commençant par les cartographier, permet aux personnes concernées d’être au centre de la prise de décision. Le partage de nos ressources peut déclencher des changements tangibles au
596 Acres, « Living Lots NYC » ; livinglotsnyc.org, 4 février 20⒗ 596 Acres, « Other Cities Copy » ; 596acres.org/about/othercities-copy, [14 janvier 2018]. Institute for Applied Autonomy, « Tactical Cartographies » dans Louise Mogel et Alexis Bhagat (éd.), An Atlas of Radical Cartography, Los Angeles, Journal of Aesthetics & Protest Press, 2007 ; cril.mitotedigital.org/node/352, [14 janvier 2018]. Henri Lefebvre, Writings on Cities, Oxford, Wiley-Blackwell, 199⒍ Michael Tortorello, « In Community Gardens, a New Weed ? » [2015] ; nytimes.com/2015/02/12/garden/incommunity-gardens-a-new-weed.html, [14 janvier 2018]. Cartes et visuels par 596 Acres.
Modèle de pancarte apposée par 596 acres sur un terrain vacant.
Photographie du haut par Murray Cox : « The Electric Ladybug Garden ». Photographie du bas par Murray Cox : « The Free Black Women’s Library ».
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596 Acres, carte de terrains vacants identifiés par Housing Preservation and Development.
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Deux membres d’Alarmphone pendant leur service. Photographie par Leona Goldstein.
CARTOGRAPHIER LES PASSAGES SÛRS
Interventions en temps réel aux frontières maritimes de l’Europe Stephan Liebscher et Ina Fisher1 alarmphone.org / watchthemed.net
Ina Fisher (nom d’emprunt) a été une membre d’Alarmphone pendant plusieurs années. Stephan Liebscher consacre sa recherche aux questions de la migration et des régimes frontaliers. Il s’implique dans de nombreux projets d’investigation.
Les mouvements migratoires transnationaux ont été particulièrement importants au cours de l’été 20⒖ Alors que les États se servaient depuis longtemps d’informations géographiques et de cartes pour contrôler les déplacements des personnes, les migrant·es et leur réseau de soutien ont commencé à utiliser les plateformes de cartographie en ligne pour organiser leurs voyages transnationaux et échapper aux pratiques étatiques de contrôle et d’immobilisation.1 Stephan Liebscher (SL) s’est entretenu avec Ina Fischer (IF), membre d’Alarmphone, à propos de l’utilisation de la plateforme de crowdmapping2 en ligne watchthemed.net pour assurer la sécurité des personnes traversant la Méditerranée et leur permettre de participer aux prises de décision. SL : Pour quelle raison Alarmphone a-t-il démarré son activité et quels sont ses objectifs ? IF : L’idée du projet a germé en 2013, lorsque deux bateaux en détresse en Méditerranée centrale ne sont pas assistés : le 3 octobre 2013, 366 personnes se noient à proximité de l’île de Lampedusa, une catastrophe de plus, qui aurait facilement pu être évitée par un sauvetage en mer adéquat. À peine quelques jours plus tard, ⒈ Ina utilise un nom d’emprunt pour parler plus librement de son expérience avec Alarmphone et éviter de se voir criminalisée. ⒉ Le crowdmapping consiste en la collecte sur une plateforme de données sociales signalées par un public contributeur (crowdsourcing) pour réaliser une carte numérique en ligne, mise à jour en temps réel et en accès libre (ndlt).
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ce sont plus de 250 personnes qui se noient après avoir appelé à l’aide en vain pendant des heures : d’après les récits des survivant·es, l’assistance a été sciemment refusée, malgré les innombrables appels de détresse. La situation de détresse et de non-assistance a pu être reconstituée en détail par la plateforme de surveillance en ligne watchthemed.net. Ces deux drames ont soulevé des questions essentielles : que se serait-il passé si ces personnes en détresse, délibérément ignorées par les gardecôtes, avaient eu la possibilité d’appeler une ligne téléphonique indépendante ? N’est-il pas possible de donner plus d’efficacité aux appels de détresse en impliquant immédiatement le public ? En octobre 2014, Alarmphone commence son travail en tant que ligne d’assistance téléphonique – fonctionnant 24 heures sur 24 – pour les gens qui se trouvent en détresse en mer. Nous informons les garde-côtes et faisons pression sur les autorités de sauvetage en temps réel, au besoin via les médias publics et les politicien·nes. Ce travail met aussi l’accent sur le point de vue des migrant·es et produit un contre-récit à partir de leur expérience effective. SL : Pouvez-vous décrire un cas typique ?
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IF : Les conditions sont très différentes d’une région à l’autre de la Méditerranée. La distance entre la Turquie et la Grèce n’est, par exemple, que de quelques kilomètres. De plus, les gens qui traversent la mer Égée dans des zodiacs sont généralement bien équipés en smartphones. Nous nous renseignons en premier lieu sur leur problème. Parfois, le moteur ne fonctionne pas et nous pouvons leur donner des conseils. Si les gens ont échoué sur une île inhabitée ou s’ils sont en situation de détresse, nous leur demandons de nous envoyer leur position GPS actuelle par WhatsAp.
En revanche, en Méditerranée centrale, la distance jusqu’à l’Europe est très grande. Pour le voyage depuis la Libye ou la Tunisie, les gens ont besoin de téléphones par satellite pour nous appeler et pour déterminer leur position GPS. En général, il y a un téléphone pour un bateau transportant en moyenne 150 personnes ou plus. Celles qui tentent de rejoindre l’Europe via le Maroc et l’Espagne, qui viennent pour la plupart d’Afrique subsaharienne, doivent mettre leur argent en commun pour acheter des petits zodiacs, rarement motorisés. Or, traverser le détroit de Gibraltar avec un bateau de 10 personnes est une aventure périlleuse ! Les gens nous appellent surtout avec des portables bon marché. Sans leur position GPS, leur vie dépend de leur information exacte sur l’heure et le lieu de leur départ. Lorsque nous sommes alerté·es par des ami·es ou des membres de la famille, nous demandons à avoir un contact direct avec le bateau. Nous appelons immédiatement les passagères et passagers pour les interroger sur leur situation actuelle : combien de personnes, de femmes ou d’enfants sont sur le bateau ? Y a-t-il des personnes malades ? SL : Comment utilisez-vous les cartes pour gérer ces situations d’urgence ? IF : Nous saisissons la position GPS d’un bateau dans l’application cartographique de watchthemed.net – un projet jumeau – afin de déterminer en temps réel quel garde-côtes national est en charge du sauvetage. Elle montre les « zones de recherche et de sauvetage » officielles et d’autres couches cartographiques d’informations. L’équipe d’Alarmphone transmet ensuite toutes les informations pertinentes aux garde-côtes européens en poste. En utilisant la plateforme cartographique, nous pouvons également identifier si un bateau risque
d’être refoulé ou remorqué illégalement par les garde-côtes. Les cartes de suivi en temps réel comme vesselfinder.com ou marinetraffic.com indiquent si des navires de secours civils ou des cargos sont à proximité. D’autres acteurs importants (les navires militaires de l’OTAN, de Frontex ou de missions telles que EUNAFVOR MED) ne sont pas affichés car ils peuvent éteindre leur émetteur. Nous nous référons aussi à des cartes des vents et aux prévisions météorologiques pour prendre la mesure des risques en mer au moment du contact téléphonique. Par la suite, nous publions des histoires de sauvetage représentatives sur la plateforme watchthemed.net. SL : Vous avez mentionné la plateforme watchthemed.net. Pouvez-vous nous raconter l’histoire qui se cache derrière ? IF : watchthemed.net est issue du projet de recherche Forensic Oceanography3. Ce dernier a été lancé en 2011 pour soutenir un groupe d’ONG demandant des comptes sur la mort de migrant·es en Méditerranée centrale alors que cette région était étroitement surveillée par la coalition dirigée par l’OTAN, qui intervenait à ce moment-là en Libye. Ses efforts se sont concentrés sur ce qui est aujourd’hui considéré comme le premier cas de « left-to-dieboat (bateau abandonné à la mort) », dans lequel 63 personnes migrant·es ont perdu la vie alors que leur embarcation dérivait depuis 14 jours dans la zone de surveillance maritime de l’OTAN (voir l’illustration p. 213). Pour la première fois, les technologies de surveillance ont été utilisées pour reconstituer une documentation détaillée : il a été démontré avec précision comment les actrices et acteurs opérant une surveillance en Méditerranée centrale utilisaient les juridictions ⒊ https://forensic-architecture.org/category/forensic-oceanography
maritimes complexes (qui se chevauchent) pour se soustraire à leur responsabilité. Le rapport a servi de base à un certain nombre de pétitions juridiques toujours en cours déposées contre des États membres de l’OTAN. Le projet Forensic Oceanography a ensuite été développé pour devenir la plateforme de surveillance watchthemed.net. Cette plateforme publique, lancée en 2012, permet à quiconque de soumettre son propre signalement sur les violations des droits des migrant·es en mer en l’indiquant sur la carte. Au sein d’Alarmphone, nous nous appuyons sur leur expérience et utilisons la plateforme de cartographie pour nos interventions en temps réel. SL : Alarmphone se décrit elle-même comme un « téléphone d’alarme alternatif » pour les personnes en détresse en mer Méditerranée. Quelle est la dimension politique de votre travail ? IF : Tout notre travail est basé sur la conviction que la migration n’est pas un crime et que les frontières étatiques servent à priver les gens de leur droit de circuler librement. La prétendue « lutte » de l’Union européenne contre les passeurs et les morts en mer sert avant tout son intérêt à combattre la migration vers l’Europe. Nous ne nous contentons pas de répondre aux appels d’urgence et de les transmettre aux garde-côtes, nous donnons également des conseils aux boat people4 qui se retrouvent en situation d’urgence. Via les médias sociaux, nous informons dans différentes langues sur la sécurité en mer, nous initions les gens à l’utilisation de la fonction GPS des téléphones ou expliquons comment agir en ⒋ Le terme de « boat people » désignait à l’origine les personnes fuyant par la mer les guerres de la péninsule indochinoise après 197⒌ Conformément à l’usage anglo-saxon, il s’applique aujourd’hui à toutes les personnes migrant par la voie maritime sur une embarcation (ndlt).
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cas d’hypothermie. Dès que nous connaissons la position d’un bateau, nous informons ses occupant·es de la zone SAR5 dans laquelle se trouve leur embarcation et du garde-côtes qui doit les sauver. Alors qu’en Méditerranée occidentale, les garde-côtes espagnols et marocains coopèrent étroitement, en mer Égée, les compétences des acteurs du SAR sont assez clairement divisées. Nous prévenons les bateaux des conséquences d’une interception par les garde-côtes de la Turquie ou du Maroc : les personnes seront ramenées dans leur pays de départ. Comme nous savons que ces personnes seront confrontées à l’enfer des camps de déportation en Libye, nous n’alerterons jamais les autorités libyennes – à moins que les boat people ne nous le demandent. Si les personnes souhaitent poursuivre leur voyage, nous attendons avant d’appeler les autorités responsables. SL : Les boat people vous envoient leurs positions GPS et vous les transmettez aux autorités nationales pour donner l’alerte. Où intervient Alarmphone ? IF : Alarmphone constitue un intermédiaire partiel entre les boat people et les autorités nationales, c’est-à-dire les garde-côtes des différentes régions. Souvent les autorités nous écoutent plus attentivement qu’elles ne le feraient pour les boat people : cela revient à donner une voix à ces derniers ou à l’amplifier. Nous sommes les seul·es à les rappeler pour leur demander comment est la situation à bord, et les calmer en cas de panique. Nous essayons d’être en contact direct avec les bateaux pendant et après l’opération de sauvetage. Ceci nous
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⒌ Dans les zones SAR, en anglais « Search And Rescue (recherche et sauvetage) », définies par une convention internationale de 1985, les États s’engagent à prendre en charge les opérations de sauvetage (ndlt).
permet d’apprendre s’il y a des changements soudains à bord. Ainsi, le 15 avril 2017, nous sommes informé·es qu’un bateau se trouve en détresse en Méditerranée centrale. Nous parlons pendant plus de 12 heures avec les gens du bateau avant de perdre le contact. Le moteur ne fonctionnait pas et le navire prenait l’eau. Nous avons transmis leur demande de sauvetage aux autorités responsables, mis à jour leurs positions GPS et les avons accompagnés dans ce moment difficile. Comme les conditions météorologiques étaient bonnes, des dizaines de bateaux de migrant·es partaient simultanément des côtes libyennes ce week-end alors qu’un seul navire de Frontex était en service. 8 360 personnes ont finalement été secourues, principalement par des organisations civiles de sauvetage. Nous avons dénoncé la responsabilité de l’UE dans la construction de ce vide mortel en mer de différentes manières : via les réseaux sociaux – Facebook et Twitter –, par des communiqués de presse et en coopération avec les navires des ONG impliquées. Par principe, nous informons toujours les institutions comme le HCNUR (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) de toutes nos interventions et nous contactons des journalistes et des organisations dans les régions concernées. Cependant, c’est avec prudence que nous décidons d’alerter l’opinion publique ou non. Au préalable, nous faisons tout notre possible pour inciter les autorités responsables à intervenir en les appelant à plusieurs reprises et en signalant les cas d’urgence sur les médias sociaux. SL : Comment jugez-vous les pratiques étatiques en Méditerranée ? IF : Notre principal objectif est d’abolir les frontières (nationales) et le contrôle des migrations. Nous ne nous considérons pas comme un prestataire de services supplémentaire
pour les garde-côtes, mais plutôt comme un soutien aux personnes qui revendiquent leur droit à la liberté de mouvement. Régulièrement, nous publions des déclarations critiques sur la situation actuelle en Méditerranée et dénonçons les mesures de l’Union européenne et de Frontex visant à construire et étendre la forteresse Europe tout en prétendant lutter contre les passeurs et le trafic d’êtres humains. Nous sommes convaincu·es que seules des frontières ouvertes mettront un terme au business des passeurs et à toutes ces morts prévisibles en mer, conséquence de l’illégalisation de la migration. Dans notre travail, nous constatons que les conditions de la traversée se dégradent avec chaque nouveau durcissement du régime migratoire. Nous nous réjouissons de chaque bateau qui atteint sa destination, même si nous sommes conscient·es du fait que la traversée de la Méditerranée n’est qu’un tout petit pas sur le chemin d’une vie sûre et digne. SL : On dit que les cartes servent un point de vue politique. Pourquoi est-il important pour vous de vous approprier les cartes et conventions officielles et comment servent-elles vos objectifs ? IF : Les conventions officielles définissent les frontières et les responsabilités nationales. Elles encadrent le travail des actrices et acteurs, tels les garde-côtes et les navires SAR, ainsi que notre propre travail. Afin de soutenir les personnes en détresse, il est essentiel de connaître la position d’un bateau par rapport aux frontières et aux zones de sauvetage. Ainsi, nous pouvons évaluer si les droits humains ont été violés par des activités étatiques illégales. La carte de watchthemed.net est particulière : elle ne montre pas seulement les frontières définies par les États, mais aussi les lieux des catastrophes et des décès. Vous y trouverez
beaucoup de grands cercles rouges : les chiffres à l’intérieur indiquent le nombre de signalements dans une région donnée, de sorte que vous pouvez immédiatement détecter les zones et routes migratoires les plus meurtrières de la Méditerranée. SL : Il y a beaucoup de discussions autour de la participation et de la prise de décision démocratique à propos du crowdmapping. Qu’en est-il des boat people au sein d’Alarmphone ? IF : Le réseau Alarmphone est composé d’environ 150 activistes autour de la Méditerranée dont certain·es assurent régulièrement le service téléphonique. Plusieurs membres ont fait personnellement l’expérience d’une telle traversée en bateau et assistent aujourd’hui d’autres personnes ou s’impliquent d’une autre manière. Celles et ceux qui vivent au Maroc ou en Tunisie peuvent assurer le suivi des dossiers – une autre partie importante de notre travail. Par exemple, si des personnes sont renvoyées illégalement et arrêtées, ces membres entrent en contact avec elles, leurs ami·es ou leurs familles afin de savoir ce qu’il s’est passé. Certains migrant·es décident finalement de venir en Europe où nous pouvons les accueillir. Notre travail est largement basé sur les expériences de personnes qui ont été boat people à un moment particulier de leur vie.
Repenser la critique cartographique Le travail quotidien d’Alarmphone tourne autour de l’appropriation de diverses cartes, outils numériques et conventions cartographiques. Pour prendre des décisions en commun, Alarmphone et les boat people peuvent établir et maintenir une communication « imperceptible » (Papadopoulos et al., 2008, p. 214) pour les garde-côtes
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et les patrouilles frontalières. La communication et la cartographie en temps réel deviennent ainsi des actes de subversion lorsqu’elles permettent d’identifier les violations des droits humains, de détecter les petits trous dans le dispositif frontalier européen et de les transformer en une amélioration instantanée de la situation des boat people. L’exemple d’Alarmphone est intéressant en ce qui concerne la critique cartographique. La subversion ne réside pas dans la réinterprétation des conventions cartographiques ; elle se situe plutôt dans l’appropriation des cartes et des conventions et leur combinaison avec d’autres outils numériques. Au sein de ces assemblages complexes, les cartes deviennent une sorte d’outil d’organisation pour les flux de données, de corps et de bateaux. Elles aident à identifier les moyens à mettre en œuvre et le moment propice à une intervention subversive (Cobarrubias et Pickles, 2009). Ces cartographies quotidiennes créent un espace d’imagination géographique alternative. Au lieu de rejeter les normes cartographiques, les activistes d’Alarmphone se servent des plateformes de cartographie numérique et de leurs principes de fonctionnement pour s’approprier temporairement les frontières territoriales de l’Europe.
Références Alarmphone, « For a ‘Watch the Med – Alarmphone’ for Boatpeople » [2014] ; alarmphone.org/en/call, [12 janvier 2017]. Alarmphone, « Moving On. One Year Alarmphone » [2016] ; alarmphone.org/pt/intros/moving-on-6, [13 janvier 2018]. Charles Heller et Lorenzo Pezzani, « Case. ‘Left-to-Die Boat’ » dans Forensic Architecture (éd.), Forensis. The Architecture of Public Truth, Berlin, Sternberg Press, 2014, p. 637-65⒍ Bernd Kasparek et Marc Speer, « Of Hope. Ungarn und der Lange Sommer der Migration » ; https://bordermonitoring.eu/ ungarn/2015/09/of-hope, [12 janvier 2017].
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Map Mos Maiorum, « Closing Statement. Documenting Racist Controls with Mapping Software » [2014] ; map.nadir.org/ ushahidi/page/index/8, [12 janvier 2017]. Matthias Monroy, « Staatsanwaltschaft Ermittelt gegen RefugeeKonvoi und Fluchthilfe-Webseite » ; cilip.de/2015/11/06/ staatsanwaltschaft-ermittelt-gegen-refugee-konvoi-undfluchthilfe-webseite, [12 janvier 2017].
La dérive du « left-to-die-boat ». Graphique par Watch the Med.
Un bateau localisé et contextualisé via la plateforme cartographique watchthemed.net. Graphiques par Alarmphone. La ligne en tirets représente les démarcations territoriales internationales, la ligne en pointillés, les zones de recherche et de secours respectives.
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Les points rouges montrent le nombre de cas dans chaque région. Les zones de recherche et de secours sont délimitées par des traits rouges. Capture-écran de watchthemed.net
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CECI N'EST PAS UNE CONCLUSION : DISCUSSION À PROPOS DE LA CONTRE-CARTOGRAPHIE
Avant de publier cet atlas qui n’en est pas un, nous avons invité des cartographes critiques engagé·es dans le militantisme, l’art et le monde universitaire à réfléchir aux contre-cartographies en général et à notre nonatlas en particulier. Il s’agissait de mener une réflexion sur notre compréhension des cartes et des atlas, notamment sur leur conception, mais aussi sur d’autres aspects de la contre-cartographie et sur les moyens de l’encourager. Nous ne prétendons pas avoir fait le tour de ces questions et souhaitons plutôt clore ce livre en proposant des pistes de réflexion. Il ne s’agit donc pas d’une conclusion : notre livre ne se termine pas avec cette discussion, il s’inscrit plutôt dans une cartographie en mouvement qui a commencé bien avant et qui pourrait continuer à bouger bien après sa parution. Nous ne pensons pas que les contre-cartographies se suffisent à elles-mêmes. Pour nous, les cartes peuvent être à la fois un point de départ et un outil d’analyse pratique pour soutenir le changement local et mondial. Mais il faut faire la différence entre la carte et le territoire pour contribuer à la transformation sociale et rejoindre ce « mouvement fluide, dont les tactiques vont de la création artistique à l’action directe, en passant par l’élaboration de politiques. Ce travail lent, cumulatif et
constant à travers de nombreuses échelles d’action est ce qui crée le changement social »1. Pour trouver une manière appropriée de ne pas terminer cette publication, nous avons donc demandé à des cartographes critiques de réfléchir à certains enjeux, de poser leurs propres questions, de nous faire part de leurs doutes, de s’exprimer et de réagir. Nous sommes ravi·es de réunir ici les individus et collectifs qui ont accepté d’initier un dialogue réflexif sur ce sujet. kollektiv orangotango+ : Pouvez-vous vous présenter ? André Mesquita : Je suis historien et chercheur, j’écris sur l’art et l’activisme politique. Dans la pratique, j’ai utilisé des contre-cartographies dans mon travail tout en dirigeant parfois des ateliers avec des étudiant·es, des artistes et des groupes militants. Je réalise également des diagrammes pour organiser mon travail de chercheur et de conservateur. En ce moment,
⒈ Mogel et Bhagat (éd.), An Atlas of Radical Cartography, 2007, p. ⒓
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je suis en train de réaliser un diagramme géant pour une exposition dont je suis le commissaire2. Denis Wood : Cela fait 50 ans que je réfléchis, écris et organise des expositions sur les cartes. J’ai publié sept livres sur les cartes, certains en plusieurs éditions. J’ai également réalisé quelques cartes. Je ne les aime toujours pas3. Felipe Martín Novoa : Je suis anthropologue à l’université nationale de Colombie. Depuis plus de dix ans, je participe à divers processus d’éducation, de communication et d’auto-organisation des communautés autochtones du sud-ouest de la Colombie. Afin de critiquer les logiques néocoloniales à l’œuvre en Amérique du Sud, j’ai étudié les stratégies de privatisation des territoires. Je collabore à la planification et à la construction de l’école de communication du Putumayo4. Francis Harvey : J’ai toujours porté une grande curiosité aux cartes, en particulier aux représentations géographiques non conventionnelles. Je travaille maintenant à l’institut Leibniz de géographie régionale à Leipzig/Allemagne après avoir enseigné dans des universités aux États-Unis et en Europe pendant plusieurs années. La plupart de mes recherches ne s’inscrivent pas directement dans le champ de la cartographie critique, mais elles l’éclairent pour moi de diverses manières5.
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⒉ Voir l’introduction, p. 29 ; andremesquita.redezero.org ; voir aussi André Luiz Mesquita, Mapas Dissidentes. Proposições Sobre um Mundo em Crise (1960-2010), thèse de doctorat, Université de São Paulo, 20⒕ ⒊ Nous renvoyons aux articles de John Krygier et Denis Wood, p. 165 et 324 de l’ouvrage en anglais ; deniswood.net. ⒋ Felipe est coauteur de Geopolitica del Despojo – Biopiratería, Genocidio y Militarización, CEPA Editores, 2016 ; geopoliticadeldespojo.com ⒌ ifl-leipzig.de/de/das-ifl/mitarbeiter/harvey-francis.html
Iconoclasistas : Nous sommes un duo formé par Julia Risler et Pablo Ares en 200⒍ Dans nos projets, nous combinons l’art graphique, les ateliers de création et la recherche collective. Toutes nos productions sont sous licence creative commons et sont distribuées via iconoclasistas. net. En 2008, nous avons commencé à expérimenter différents outils cartographiques dans des espaces de travail collectif. C’est ainsi que sont nés les ateliers de cartographie et les processus de recherche territoriale collaborative. Nous faisons partie d’un réseau dynamique d’affinités et de solidarité opérant dans le monde entier, ce qui nous permet d’élaborer des ressources ludiques et pédagogiques à partir d’un « horizon tactique » commun6. Lize Mogel : Je suis une artiste interdisciplinaire et une contre-cartographe qui travaille dans les domaines de la production culturelle, de l’éducation populaire, des politiques publiques et de la cartographie. J’utilise des cartes pour rendre visible la politique des lieux, notamment les espaces verts publics de Los Angeles, les futurs conflits territoriaux dans l’Arctique et les systèmes d’infrastructure des eaux et eaux usées de la ville de New York7. Liz Mason-Deese et Tim Stallmann du counter-cartographies collective : Notre collectif a vu le jour à Chapel Hill, en Caroline du Nord, en 200⒌ Nous utilisons la cartographie pour intervenir dans les espaces et les flux de production de la connaissance, pour contredire les représentations hégémoniques du social et de l’économie et pour construire ⒍ Voir l’article p. 49 ; iconoclasistas.net ; . Sur les ateliers cartographiques, voir leur Manual of Collective Mapping. Critical cartographic resources for territorial processes of collaborative creation (2013) ; https://issuu.com/iconoclasistas/docs/manual_mapping_ingles ⒎ Lize a coédité avec Alexis Bhagat le livre et la collection de cartes An Atlas of Radical Cartography, JOAAP, 2007 ; publicgreen.com
de nouveaux imaginaires de lutte collective et de mondes alternatifs. Nos principaux projets comprennent des guides de désorientation, des opérations de dérive situées8 et des cartographies communautaires convergentes9. kollektiv orangotango+ : Jeremy Crampton et John Krygier ont écrit que la cartographie critique était « une combinaison de nouvelles pratiques cartographiques et de critique théorique »10. En tant que géographes critiques, nous avons voulu axer le non-atlas sur les contre-cartographies, car elles ne sont pas reconnues par la critique théorique des cartes. Nous voulions montrer qu’un travail critique avec les cartes peut aller au-delà de leur déconstruction et que cela peut conduire à de nouvelles formes de cartographie. Nous avons donc invité certaines des personnes avec lesquelles nous pensons partager la même approche critique des cartes. Commençons par une question simple : qu’est-ce que vous n’aimez pas dans les cartes ? Denis Wood : Je déteste l’insistance des cartes à croire qu’elles ont tout compris. Elles ne le font jamais. Tim Stallmann : Je pense que la vraie question contre-cartographique n’est pas tant « Qu’est-ce que vous n’aimez pas dans les cartes ? » que « Qu’est-ce que vous n’aimez pas dans la façon dont les cartes sont utilisées ? ».
⒏ Guy Debord a imaginé la notion de « dérive urbaine », une déambulation libre dans la ville. Voir Guy Debord, « Théorie de la dérive », dans Les Lèvres nues, 9, décembre 1956 et Internationale Situationniste, 2, décembre 1958 (ndlt). ⒐ Voir la carte p. 32 ; countercartographies.org ⒑ Jeremy Crampton et John Krygier, « An Introduction to Critical Cartography » dans ACME. An International Journal for Critical Geographies, 4/1, 2005, p. 11-33, ici p. ⒒
Liz Mason-Deese : Eh bien, je pense que les cartes sont produites avec certaines intentions et celles-ci ne devraient jamais être ignorées. Il est donc important de ne pas oublier l’aspect critique de la contre-cartographie. Je pense que ce que je n’aime pas dans les cartes, c’est qu’elles essaient de se présenter comme neutres, comme n’étant pas politiques. Cela s’oublie même dans certains projets de cartographie activiste ou participative. Francis Harvey : Je n’aime pas leur réification et l’acception essentialiste qu’en ont beaucoup de personnes, même dans les sciences humaines, et le manque de distance critique par rapport à leur sélectivité et leurs biais. Il me semble que trop souvent, on a besoin de cartes dans des situations d’urgence et que les gens finissent par suivre les conventions qu’ils critiqueraient ou qu’ils s’efforceraient de dépasser par ailleurs. André Mesquita : Je n’aime pas l’obsession avec laquelle le monde capitaliste et néolibéral aborde l’utilisation des cartes : il cherche toujours un intérêt dans la manipulation des données. Ces cartographies finissent par être utilisées comme des moyens de surveillance, d’emprisonnement, d’annihilation et de génocide des communautés et des populations. Lize Mogel : Les cartes peuvent occulter les données et les histoires qui se cachent derrière elles parce qu’elles proposent une image totalisante du monde. De plus, étant donné l’omniprésence de la cartographie à l’ère du numérique, il y a une dépendance excessive à la géographie comme cadre de référence. Tim Stallmann : Il y a beaucoup de choses à ne pas aimer, mais celle qui me vient à l’esprit 219
est la façon dont les cartes choroplèthes11 à une seule variable (zones colorées) sont devenues une solution de choix pour de nombreuses agences gouvernementales et à but non lucratif, qui tentent de « démocratiser » les données au niveau du quartier ou de les rendre plus « accessibles »12. Les cartes choroplèthes sont faciles à réaliser et s’adaptent à presque tous les indicateurs quantitatifs. Elles sont donc de plus en plus souvent le premier mode de représentation des portails de données ou des atlas de quartiers axés sur l’inégalité spatiale, comme le projet « 500 Healthy Cities », l’atlas alimentaire et environnemental de l’USDA, etc. Ces cartes fonctionnent bien pour montrer les tendances spatiales globales d’un indicateur particulier, mais finissent par confondre les différences liées au lieu avec l’espace géographique cartésien. Cela peut conduire à masquer des histoires profondes d’exclusion, d’oppression et de résistance, qui ont beaucoup plus à voir avec des corps racialisés et des structures particulières qu’avec les coordonnées de latitude et de longitude définissant un quartier ou une région donnée. André Mesquita : Nous devons également rester vigilant·es face à notre tendance à vouloir cartographier absolument tout ce qui nous entoure, car les cartes sont des outils aux objectifs ambivalents. Elles peuvent servir à libérer, mais aussi à contrôler et à détruire, à « faire la guerre », comme le disait Yves Lacoste (1976) à propos de la géographie. Personnellement, je préfère ne pas créer de cartographies des mouvements sociaux, car bien souvent, ce type d’action peut donner
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⒒ La carte choroplèthe représente des données statistiques par des plages de couleurs ou de tons gradués (ndlt). ⒓ Tim Stallman ne parle pas ici de ce discours actif et intéressant, par exemple, de la Detroit Digital Justice Coalition ou du projet Our Data Bodies, qui se demandent si les « portails de données » augmentent la participation ou la surveillance des communautés marginalisées.
trop de visibilité à des collectifs, des espaces et des actions qui doivent rester invisibles pour l’appareil de contrôle et le radar capitaliste/ militaire. Peut-être devons-nous être plus stratégiques que tactiques dans ce type d’analyse, avoir conscience des actions et des risques mais aussi des conséquences de la cartographie. Il existe des initiatives qui traitent de ces questions avec beaucoup de soin et ont conscience des effets de la production de cartes sur les histoires de résistances. C’est par exemple le cas de la cartographie réalisée par les iconoclasistas : lors des ateliers collectifs organisés avec les mouvements sociaux et étudiants, tout ce qui apparaît sur la carte est discuté et approuvé collectivement13. Je crois que ces expériences de discussion et de prise de décision sur le pouvoir de la cartographie constituent une étape pédagogique fondamentale dans la pratique cartographique. Liz Mason-Deese : André soulève un point important. C’est un problème auquel nous avons été confronté·es au sein du collectif countercartographies lorsque nous avons travaillé avec des communautés de migrant·es. Nombre de ces personnes ne veulent pas être cartographiées pour des raisons évidentes, leur visibilité pouvant être dangereuse. Par conséquent, nous avons choisi de nous concentrer sur la cartographie des régimes qui tentent de policer, de contrôler ou de produire certains types de migrant·es. Je pense que cette tendance à vouloir « tout cartographier », que j’observe beaucoup chez mes étudiant·es, demanderait à être remise en question, notamment pour ce qui concerne les mouvements sociaux. Felipe Martín Novoa : Je n’aime ni la standardisation ni le discours d’objectivité, ⒔ Voir l’article p. 4⒐
ni l’impossibilité de générer un dialogue au-delà de l’œuvre créée. Je conteste tout ce qui empêcherait de produire des réactions, une narration ou une analyse de celle-ci par le public. Dans une perspective déconstructiviste de la cartographie et parce que les conceptions et les créations de nos mondes sont précieuses pour justifier nos prises de positions, nous ne pouvons pas céder ce rôle aux « expert·es » qui tentent d’homogénéiser la réalité à travers un cadre rationnel et cartésien. Il est nécessaire de rompre avec ce concept du « représentant » et du « représenté ». Iconoclasistas : Je n’aime pas quand les cartes sont incompréhensibles, c’est-à-dire quand elles offrent très peu en termes de communication ou qu’elles sont difficiles à lire, et quand la forme devient plus importante que le contenu. Dans ce cas, les cartes deviennent des produits esthétiques tout en perdant leur valeur politique. Je n’aime pas non plus qu’on appelle « carte » une tentative, très à la mode, de recourir à une forme géographique sans aucune approche objective ou tactique. kollektiv orangotango+ : Nous sommes d’accord. Trop d’atlas manquent de clarté par rapport à l’intention à laquelle ils obéissent. Nous constatons aussi un manque de réflexivité. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons choisi le titre de This Is Not an Atlas pour notre collection. Nous tou·tes, contrecartographes, semblons avoir quelque chose en commun. Nous critiquons les cartes et, en même temps, nous n’arrêtons pas d’en lire, d’en utiliser et d’en fabriquer. Il semble donc que nous partagions cet amour critique pour elles. En quoi les cartes peuvent-elles être bonnes ou meilleures ?
Iconoclasistas : Les cartes sont bonnes pour préfigurer les actions, recomposer les perspectives, réfléchir à nos forces et reconnaître nos faiblesses et nos peurs. En outre, les cartes potentialisent les processus de co-recherche territoriale. Elles facilitent la réflexion à partir d’un support graphique commun. Elles transforment les interventions en quelque chose de ludique, permettant de penser à partir d’autres perspectives : moins rationnelles, plus sensibles, corporelles, émotionnelles et expérimentales. Les cartes résument rapidement des processus complexes et permettent d’esquisser les lignes directrices d’un projet de recherche territoriale, qui peut être approfondi sur une longue période. Les cartes aident aussi à composer des espaces de travail collectif dans lesquels les corps des participant·es jouent un rôle clé et s’articulent avec les autres. Francis Harvey : Elles permettent de montrer graphiquement les connexions et les relations géographiques. Les capacités et les possibilités des cartes simples ont augmenté au cours des 30 dernières années. Simple ne signifie pas nécessairement conventionnel. Je suis convaincu que pour de nombreuses utilisations contemporaines, la carte que vous utilisez n’est pas celle de votre grand-mère ou de votre grandpère. Aujourd’hui, une carte est davantage une technologie graphique pour réduire l’ambiguïté spatiale et/ou fournir des informations géographiques dans le contexte de géographies institutionnalisées. Lize Mogel : Les cartes nous donnent l’illusion que nous pouvons comprendre entièrement des systèmes vastes et complexes. Les contre-cartes peuvent nous aider à comprendre la politique du lieu. 221
Felipe Martín Novoa : Pour moi, ce qui rend les cartes intéressantes et pleines de possibilités, c’est précisément la capacité de narration des cartographies et les possibilités de construire divers modes de pensée sur les territoires que nous habitons. Il y a quelque temps, j’ai participé à un exercice de cartographie de l’histoire des communautés autochtones de la municipalité de Puerto Asís dans le Putumayo, dans la région amazonienne de la Colombie. Cette cartographie a été réalisée en construisant une histoire collective sur l’identité et en faisant du corps humain une carte. J’ai également participé à un projet cartographique analysant le conflit entourant l’industrie pétrolière. Cette cartographie était basée sur des ressources multimédias telles que la vidéo, l’animation, la cartographie interactive, etc. Ces travaux me font penser que les cartes sont des outils flexibles, toujours en construction. On assiste actuellement à une résurgence de la cartographie critique, en raison du besoin de personnes et de groupes de présenter des analyses critiques de la réalité qu’on leur impose. Ces personnes construisent de nouvelles propositions de re-territorialisation et d’autonomisation, basées sur l’ethnicité ou la multiplicité des genres, ou sur les « sous-cultures » hybrides urbaines et/ ou rurales et leurs diversités philosophiques et idéologiques. Elles génèrent ainsi de nouveaux processus cognitifs pour un monde en crise permanente.
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André Mesquita : Je pense que les bonnes cartes sont celles qui produisent de bons usages. Des cartes qui, par leurs limites, leurs informations et leurs zones vides, me permettent de créer mes propres contre-cartographies du monde. Je vois ces possibilités dans de nombreux projets d’artistes cartographes. Souvent, je ne veux pas seulement cartographier un territoire connu, mais inventer d’autres territoires, des
mondes imaginaires, des rêves et de nouvelles constellations. Ce type d’imagination radicale, rendue possible par la cartographie, est quelque chose de politiquement puissant. Liz Mason-Deese : Les cartes ont le don de changer nos relations à la terre, au territoire, aux autres. Bien sûr, cela peut être bon ou mauvais. Je pense que les meilleures cartes font partie d’un processus collectif, qu’elles rassemblent les gens qui, dans de nouvelles rencontres, peuvent produire de nouvelles façons de voir et d’habiter le monde. Denis Wood : Les cartes sont bonnes pour identifier qui possède quoi, pour dire aux gens où ils sont censés être, pour établir la loi. Mais comme l’a dit Proudhon, la propriété c’est le vol ; les gens devraient être là où ils veulent être. Et, comme l’a également dit Proudhon, les lois « sont des toiles d’araignée pour les riches et les puissants, des chaînes d’acier pour les pauvres et les faibles, des filets de pêche entre les mains du gouvernement »14, ce qui pourrait également être une bonne définition de la plupart des cartes. Les cartes sont donc bonnes à faire de mauvaises choses ! André Mesquita : J’aime penser aux nombreuses connexions représentées sur les cartes comme à des flux d’énergie, comme sur les grands organigrammes produits par Bureau d’Études15. On peut les regarder comme s’il s’agissait d’une visualisation des actrices et acteurs d’une entreprise ; cependant, l’esthétique administrative utilisée par Bureau d’Études pour se réapproprier un modèle standardisé, voire militaire, d’organisation visuelle est ce ⒕ Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la Révolution au XIXᵉ siècle, Paris, Garnier, 1851, p. 14⒐ ⒖ Voir la carte p. 36-3⒎
qui peut changer une « mauvaise » carte en une image très puissante et intéressante. Je pense que c’est un exemple de la façon qu’ont les contre-cartographies de produire de nouvelles subjectivités et de nouveaux désirs de recherche et de découverte. En même temps, elles créent des connaissances stratégiques qui alimentent les actions de nombreux mouvements. Tim Stallmann : Cette question – À quoi les cartes sont-elles bonnes ? – soulève la question plus vaste de savoir ce qu’est une carte ! Dans le sens le plus large du terme, les cartes sont des constructions visuelles (ou auditives) avec un lien avec l’espace ou le lieu. Je pense que les cartes sont surtout non linéaires. Elles ont le don d’initier des questions et des conversations : elles sont bonnes pour suggérer de nouvelles idées et de nouveaux liens ; elles sont aussi puissantes quand elles incorporent des éléments de l’art visuel (ou sonore ou de mouvement) et dépassent ainsi le rationnel, suscitent des réactions émotionnelles et spirituelles, et qu’à l’instar de l’écriture poétique, elles ouvrent de nouvelles possibilités. kollektiv orangotango+ : Les cartes sont des outils puissants qui peuvent être utilisés à différentes fins. Les contre-cartographies dessinent quant à elles l’image d’un monde de possibilités et de réalités non dominantes. Quel type d’inspiration tirez-vous des cartes critiques ? Iconoclasistas : Toute l’inspiration disponible pour continuer à penser qu’il est possible de changer l’état figé des choses au niveau mental, matériel, social et politique, etc. Les cartographies critiques produisent des panoramas complexes de sujets et de territoires déterminés, elles permettent d’avoir une vue zénithale remarquable et de voyager
de manière réfléchie dans un espace et un temps déterminés. Au cours de ce vol, tout est possible : un moment d’inattention ou le commentaire d’une autre personne peuvent faire resurgir un souvenir ou déclencher une expérience surprenante. Une image forte peut créer des réactions similaires. De même, les dissensions ou désaccords temporaires créent des tensions qui peuvent évoluer lorsque le terrain de jeu est défini par un « horizon tactique » d’objectifs communs. Denis Wood : Les cartes critiques me donnent le sentiment que tout n’est pas encore fini, qu’il y a encore une raison de continuer à respirer ! Francis Harvey : Et qu’il est possible d’être critique avec et sur les cartes dans une mer proverbiale de médiocrité. La clarté et la puissance cartographiques restent une source d’inspiration. Lize Mogel : Les cartes critiques racontent des histoires très différentes et ont des effets politiques tout à fait distincts de ceux des cartes conventionnelles et institutionnelles. Au moment où Alexis Bhagat et moi-même avons commencé à travailler sur An Atlas of Radical Cartography, au milieu des années 2000, j’ai été inspirée par les cartes de contre-cartographes comme Bureau d’Études, Philippe Rekacewicz et hackitectura16. Certains cartographiaient les flux mondiaux tout en créant des contre-cartes plus locales, tel le Spatial Information Design Lab avec sa carte des « blocs à un million de dollars » ou la carte « payante » de l’Institute for Infinitely Small Things de Cambridge, MA. Je m’intéresse aux enjeux politiques de ce type ⒗ Voir pour Bureau d’Études p. 36-37 et Philippe Rekacewicz p. 83 ; pour hackitectura : https://hackitectura.net/en/
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de cartographies, inhérents ou visibles, et à la manière dont elles servent la justice spatiale. Felipe Martín Novoa : Plus qu’une inspiration, c’était une sorte de diarrhée, car initialement notre travail cartographique répondait à la militarisation des bases militaires américaines en Colombie. La démarche s’est développée en même temps que celle de plusieurs collectifs d’art de rue, associée à des interventions et des transmissions dans l’espace public. De ce processus est née la nécessité de faire la lumière sur ce qui se passait à ce moment-là. Après avoir compilé toutes les informations, un ami a suggéré de créer une carte plus simple à comprendre et attrayante sur le plan du design. André Mesquita : Je me considère comme un cartographe punk ! Je pense que les premières cartes critiques que j’ai trouvées dans ma vie et qui m’ont inspiré étaient dans les paroles de certains groupes punk, comme « Map Ref. 41°N 93°W »17 de Wire ou encore « End on End »18, une chanson de Rites of Spring qui ne traite pas directement de cartographie, mais dont j’ai toujours imaginé qu’elle pouvait parler de quelqu’un dans une pièce qui choisit des données et des informations, puis qui s’obstine à faire des diagrammes des pouvoirs occultes afin de comprendre les cycles de la marche du monde
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⒘ « An unseen ruler defines with geometry ; An unrulable expanse of geography ; An aerial photographer over-exposed ; To the cartologist’s 2D images knows ; The areas where the water flowed ; So petrified, the landscape grows ; Straining eyes try to understand ; The works, incessantly in hand ; The carving and the paring of the land ; The quarter square, the graph divides ; Beneath the rule, a country hides ; Interrupting my train of thought ; Lines of longitude and latitude ; Define and refine my altitude […]. » ⒙ « I’ve had days of end on end, Where nothing changed ‘cause nothing ever began, Restless movement in an empty room, Gathering shadows of a darkened blue ; And oh, it feels so strange, Oh, it feels so strange when it comes again ; Cycles of end on end, Edges begin to blend, Time following time, A pattern becomes defined […]. »
– comme Mark Lombardi19. Les chansons me font penser aux cartes ! Par exemple, le disque Yanqui U.X.O. (2002) de Godspeed You ! Black Emperor : au dos de la pochette, on trouve un diagramme avec les noms des maisons de disques et des conglomérats mondiaux du divertissement, des sociétés directement ou indirectement liées au complexe industrialomilitaire. Même si les graphiques étaient assez limités, ces informations m’ont époustouflé ! kollektiv orangotango+ : En dehors de votre rapprochement personnel entre le punk et la cartographie, existe-t-il un autre lien entre ces cultures apparemment éloignées ? André Mesquita : l’une des plus grandes qualités des cartes critiques est qu’elles sont de merveilleux outils de bricolage. J’ai été très inspiré par mon travail avec Chris Jones et le 56ª, un centre d’information autonome dans le quartier d’Elephant & Castle à Londres qui existe depuis 199120. Chris possède des archives de cartes critiques créées par le 56ª et il a organisé un festival en 2005 intitulé « You Are Here But Why ? ». Ce festival comprenait une exposition de cartes alternatives produites par des collectifs et issues d’ateliers. Chris et ses collègues produisaient non seulement des cartes sur les processus de gentrification et de spéculation immobilière d’Elephant & Castle, mais créaient aussi des diagrammes, des frises chronologiques et divers graphiques sur des événements inhabituels très intéressants, comme les événements punk rock et reggae ou l’histoire de l’autonomie des travailleurs en Italie. Il y avait d’innombrables thèmes à étudier sur ces cartes. Les cartes critiques sont justement inspirantes parce qu’elles s’ouvrent à la vie, à l’organisation ⒚ Voir l’œuvre p. 28. ⒛ http://56a.org.uk/
d’idées, à la narration d’histoires et à la suggestion de futurs alternatifs. Ce qui me plaît, compte tenu de mon intérêt pour la musique et les espaces autonomes, c’est qu’elles vont à l’encontre de l’ordre établi, et c’est bien l’esprit de ce que nous faisons et l’esprit de ce non-atlas. Tim Stallmann : Les cartes critiques, plus que tout, me rappellent que d’autres personnes dans le monde font ce genre de travail. Pour moi, chaque carte est une conversation potentielle : comment avez-vous conçu ce dessin ? Comment avez-vous collecté ces données ? Quels ont été les effets (et les affects) voulus et non voulus ? Et puis, peut-être : devrions-nous construire quelque chose ensemble ? kollektiv orangotango+ : Ce sont exactement ces questions qui nous ont inspiré le projet du non-atlas. C’est dans cet esprit que nous avons plongé dans le monde de la contre-cartographie. Nous nous sommes d’abord demandé ce que cela signifiait de (ne pas) publier un atlas, et nous avons réfléchi aux contre-atlas existants. Au cours de notre voyage, nous sommes passés de l’atlas critique à l’anti-Atlas, puis à l’atlas d’en bas, pour finalement nous mettre d’accord sur This Is Not an Atlas. L’« atlas » a donc été un sujet central dans nos discussions au cours du processus d’édition. Nous avons fini par nous demander : si ceci n’est pas un atlas, qu’est-ce qu’un atlas ? Maintenant, nous aimerions savoir : à quoi pensez-vous lorsque vous entendez le mot « atlas » ? Iconoclasistas : Je pense à quelque chose d’énorme, de mondial et d’étendu, une vue panoramique générale des choses, une image complexe sur un thème particulier, un geste d’arrogance nécessaire pour créer une histoire, et donc quelque chose qui provoque la peur mais aussi la curiosité. Et c’est aussi une expression à
la mode, éculée et, dans de nombreux cas, vide de sens. Tim Stallmann : Je suis toujours excité quand j’entends le mot atlas. Il me fait penser qu’une personne ou un groupe de personnes a pris le temps de créer ou d’organiser un ensemble de cartes qui explorent un thème à travers diverses dimensions – je m’attends à voir un large éventail de cartes dans un atlas. Mais j’attends aussi une sorte de flux narratif dans lequel je puisse mordre à pleines dents et me lover. Denis Wood : Ce qui me vient à l’esprit quand j’entends le mot « atlas », c’est Atlas, le roi africain, un astrologue réputé que Mercator a placé en frontispice de sa collection de cartes, mais qui n’était qu’une partie d’une gigantesque méditation cosmogonique qu’il a appelée… Atlas. Il n’avait pas conçu cet Atlas comme une simple collection de cartes, mais il se trouve que les cartes étaient la seule partie qu’il a réussi à publier de son vivant. Malgré cela, le terme d’« atlas » est devenu un terme désignant bien plus qu’une collection de cartes : cela pouvait être une collection de n’importe quoi – des vaisseaux sanguins ou des poissons, par exemple – arrangée de manière systémique. Ou, comme dans l’atlas de Gerhard Richter, une collection de photographies, de coupures de journaux et de croquis à peine organisée. Francis Harvey : Je voudrais citer l’atlas de Michel Serres, une œuvre importante de ce dernier, qui fait sienne la signification culturelle de l’atlas dans les sciences et la société postLumières. La discussion de Bruno Latour sur les globes dans Face à Gaïa offre quelques idées importantes en ce sens. Le globe semble transcender nos expériences, mais, comme l’atlas, il n’est jamais transcendant, il n’est qu’un modèle lié à nos connaissances matérielles et
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au contexte social. Son autorité découle de son pouvoir politique fondé sur le mythe de l’atlas tel qu’il est interprété par les cartographes depuis des centaines d’années. Le potentiel de ce pouvoir provient de sa pertinence et de sa fonction. Lize Mogel : Un atlas est un tome lourd, une autorité, une référence, une utilité : il définit le territoire, parle le langage des institutions, amasse la poussière. Un contre-atlas est créé à partir du moment politique, il est fait et refait, il est enraciné dans le local, il contient et transmet des connaissances à partir de la base. André Mesquita : Pour moi, un atlas est un processus ouvert qui marie différentes façons de voir, d’interpréter et d’intervenir dans le monde. Dans son livre L’Invention du quotidien (1980), Michel de Certeau nous rappelle que l’ancien nom de l’atlas était « théâtre », et qu’une carte rassemble en un même schéma « des lieux hétérogènes, les lieux reçus par une tradition (des lieux supposant un itinéraire), les lieux produits par une observation (des lieux conditionnant un itinéraire) »21. J’aime à penser que la « scène » qui résulte de ce théâtre est une carte qui remet en question une tradition cartographique ainsi que notre vision positiviste des territoires. Et qu’elle devient un outil critique qui nous aide à connaître, à nous souvenir, à problématiser et surtout à agir dans le monde. De la même façon, un atlas peut être une « machine à penser et à agir » que l’on met en marche en l’utilisant. kollektiv orangotango+ : Alors, qu’envisagezvous avec ce non-atlas ? Et qu’est-ce que cela vous fait de faire partie du livre ? 226
2⒈ Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, 1980, t. 1 « Arts de faire ».
Denis Wood : C’est génial. Je suis heureux de participer à tout effort visant à contester, à remettre en question, à mettre en doute ou à déconcerter les orthodoxies fatiguées de la cartographie traditionnelle. Francis Harvey : Très bien. C’est un projet contemporain important et une contribution à un certain nombre de domaines. J’espère qu’il y aura une exposition. Tim Stallmann : Je suis excité mais aussi curieux de voir le produit fini – le non-atlas sera-t-il plus que la somme de ses parties ? Iconoclasistas : C’est formidable de partager des espaces avec d’autres collectifs et nous avons vraiment hâte d’apprendre des expériences des autres. Nous pensons qu’il y a de nombreuses coïncidences dans le monde et cela nous donne un territoire commun dont nous devons débattre collectivement : Pourquoi tant de gens font-ils des cartes ? Quelle est leur utilité ? Pourquoi avons-nous besoin d’approcher, d’expliquer nos territoires d’un point de vue cartographique ? Est-ce que cela est lié d’une manière ou d’une autre à un processus plus large de perte générale de sens, de certitudes imposées ou de recherche de compréhensibilité ? Felipe Martín Novoa : Concevoir un atlas mondial comme une collection de cartographies critiques ou anti-système est une affaire sérieuse et intéressante. Réaliser des analyses dans une perspective contre-hégémonique, tout en discutant de la construction cartographique, instaure un débat sur les territoires, les pratiques, les pensées et le langage cartographique. Cela nous amène à questionner notre utilisation des cartes. Comment faire en sorte que tous ces projets et groupes participants
s’engagent dans un dialogue qui enrichit notre travail ? kollektiv orangotango+ : C’est exactement le but ! Donc, au-delà de vos sentiments positifs : quelles sont vos attentes vis-à-vis de ce livre ? André Mesquita : Je pense qu’un anti/nonatlas ne se contente pas de nier ou de rejeter les cartes officielles. Il crée de nouvelles conventions et définitions et produit surtout des contremémoires, des contre-récits et des exercices de contre-cartographie. Le rejet d’une vision traditionnelle et normative du monde à travers les contre-cartographies doit être accompagné d’une position politique visant à transformer le territoire dans lequel nous vivons, même si ce changement, comme nous le savons, est lent, difficile et parfois incertain. Un anti-atlas doit nous diriger vers les mouvements autonomes de résistance et d’action collective ; il doit être ouvert et réceptif aux luttes sociales et aux personnes qui sont dans les rues, qui luttent contre la violence et l’inégalité de ce système capitaliste/patriarcal/raciste. Produire un antiatlas signifie créer une dissidence et des moyens d’agir avec ces mouvements ; c’est une façon de déstabiliser ce qui est supposé être « la seule » et « officielle » vérité sur notre histoire. Felipe Martín Novoa : Au-delà de la réflexion sur les cartes en tant que récits alternatifs, contre-hégémoniques ou anticapitalistes, nous devons penser aux processus qui sous-tendent la création de chacune de nos propres œuvres et à la richesse que représente chacune des conceptions reflétées dans nos cartographies. Nous devons réfléchir à l’aspect artistique de ces cartes tout en comprenant l’analyse critique et collective de l’art qu’elles impliquent.
kollektiv orangotango+ : Pour nous, éditrices, éditeurs et activistes, la plus grande récompense serait de savoir que cette collection de contre-cartographies mène à de nouvelles cartes et à une coopération solidaire. Qu’elle inspire d’autres cartographes et soutienne les mouvements populaires qui luttent pour une société mondiale plus libre, égalitaire et écologique. C’est un grand plaisir d’être en contact avec plus de cent contre-cartographes, de connaître les différentes luttes à travers le monde, de se rappeler que toutes ces personnes se battent jour après jour pour créer un autre monde. Mais après avoir passé en revue tant de projets de différents endroits, cela ressemble un peu à un panorama de cartes de luttes mondialisées. Nous nous demandons donc s’il y a encore de la place pour une culture locale de la cartographie ? Quels types de différences et de spécificités locales observez-vous dans les contre-cartographies ? S’agit-il déjà d’une culture globale homogénéisée ? Tim Stallmann : D’après mon expérience, les contre-cartographies sont encore un savoir « mineur », qui se transmet de bouche à oreille et par des rencontres personnelles plutôt que selon un canon formalisé. Il semble y avoir de multiples cultures mondialisées de la contrecartographie, chacune étant située dans des lieux différents. Depuis ma propre position à Durham, en Caroline du Nord, un réseau de contre-cartographies liées aux humanités numériques critiques, à l’histoire orale et aux mouvements de lutte contre la gentrification et les expulsions me semble le plus « proche » de ma culture. Mais je constate qu’il y a beaucoup d’autres contre-cartographies issues de mouvements autochtones au Mexique, au Canada et dans l’ouest des États-Unis, une formation sud-américaine avec les iconoclasistas, etc. Les différences que j’ai observées découlent
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de problèmes et de contextes différents ; il ne s’agit pas nécessairement de différences stylistiques à priori. Iconoclasistas : Les cartes avec leur langage graphique sont très communicatives et universellement comprises car « une image vaut plus que mille mots ». Mais nous ne devons pas oublier que l’Occident a un pouvoir hégémonique qui rend invisibles d’autres façons de comprendre les espaces et les territoires faisant partie des cultures ancestrales ou des peuples autochtones du monde entier. Le grand défi sera d’apprendre à connaître d’autres formes d’approche et de représentation de l’espace territorial : des cartes aux échelles imaginaires, des références inexistantes ou une iconographie qui tente de représenter l’« irreprésentable ». Une carte doit nous permettre d’aller au-delà du visible et nous aider à franchir les portes de la perception. André Mesquita : Comme je le dis toujours, les contre-cartographies doivent aller au-delà des représentations. C’est un processus d’apprentissage vivant et je pense que leur existence est liée aux expériences des mouvements du Sud et aux pratiques décoloniales. Les expériences des zapatistes et le soulèvement du Chiapas au cours de la décennie 1990 ont radicalement transformé la configuration de la carte sociale, politique et économique du monde. Sans aucun doute, ces actes ont totalement transformé nos points de vue locaux et transnationaux et il faut tenir compte de leur impact lorsque nous pensons aux cartographies. « Preguntando caminamos », comme disent les zapatistes, est quelque chose qui nous aide à comprendre l’idée d’une carte en tant qu’action. 228
Lize Mogel : Dans An Atlas of Radical Cartography, Jai Sen parle d’un projet de la fin des années 1980 dans lequel le groupe Unnayan (un collectif radical d’urbanistes et d’architectes) a cartographié des quartiers informels en marge de Kolkata (anciennement Calcutta). Il a utilisé ces cartes pour convaincre les responsables de l’urbanisme de fournir des services aux habitant·es. Il écrit : « Après tout, les cartes que nous avons préparées à Unnayan recouraient au même vocabulaire cartographique que les détenteurs du pouvoir. Les techniques de représentation que nous avons utilisées étaient toutes tirées de nos compétences de professionnel·les formé·es dans les cadres formels de la planification et de l’architecture. Nous avons rarement discuté ou développé les cartes avec les personnes dont nous documentions la vie et les luttes. Il n’y a rien de mal (et tout de bon) à utiliser de telles compétences à des fins contraires. Cela soulève néanmoins des questions : à quoi auraient ressemblé les cartes si nous les avions développées avec les habitant·es mêmes ? Ces gens disposaientils d’un vocabulaire propre pour cartographier le monde qui les entourait, comme le font de nombreuses cultures populaires ? Et ces cartes, contrairement aux nôtres, auraient-elles perduré, y compris par la mémoire et la culture orale ? »22 Dans la plupart des projets de contrecartographie que j’ai vus (ou créés), on recourt à des techniques de cartographie admises pour parler de la réalité. Le choix d’utiliser ce langage exclut-il d’autres types de représentation plus locale ? Ces autres formes de représentation locale peuvent-elles avoir le même pouvoir que 2⒉ Jai Sen, « Other Worlds, Other Maps. Mapping the Unintended City » dans An Atlas of Radical Cartography, p. 13-27, ici p. 13.
la carte ? La culture de la carte et des données est importante, mais que perdons-nous en donnant la priorité à la carte ? kollektiv orangotango+ : …et cela nous ramène à la discussion : en quoi le non-atlas est-il ou n’est-il pas un atlas ? Nous disons que ce n’est pas un atlas car il ne prétend pas à l’intégralité ou à l’exhaustivité. Il doit plutôt être compris comme une rencontre possible et préliminaire d’expériences cartographiques. Il ne s’agit pas d’un projet fini, mais d’un projet à poursuivre. En ce sens, la version en ligne (notanatlas.org) est dynamique, ouverte à de nouvelles cartes, de nouveaux processus et de nouvelles représentations. Ce livre ne doit pas être considéré comme la référence standard représentant l’état de l’art de la contre-cartographie. Il doit même être contesté dans sa forme et son contenu. Nous devons donc nous demander : de quoi ces supposées contre-cartographies ont-elles besoin pour véritablement dépasser les représentations, les langages et les esthétiques qui dominent ? Iconoclasistas : C’est quelque chose que nous devons proposer comme un défi constant, comme une question permanente dans chaque processus que nous développons ! Par exemple, comment pouvons-nous incorporer les cartes des communautés qui n’ont pas accès à Internet ? Ou les cartes qui ne sont transmises qu’à l’oral ? Ou celles qui représentent leurs territoires par des danses, des chants ou de la nourriture ? Ce serait merveilleux de penser aux cartes comme à des organismes vivants, car nous savons qu’en créant une carte, nous prenons une « photo du moment », mais qu’en même temps, les territoires représentés sont en constante évolution et transformation. Alors, comment pouvons-nous représenter cette ouverture que les cartes devraient avoir ? Comment pouvons-
nous montrer qu’elles sont continuellement construites de manière subjective ? Felipe Martín Novoa : Il serait bon de repenser la construction de ces nouvelles territorialités dans une perspective de diversité des identités. Ainsi, la construction et le retour à des luttes invisibilisées ou oubliées signifient que la cartographie critique serait bien plus qu’un simple outil. L’objectif serait de transcender l’espace des cartes en tant que tel, en mettant en évidence la capacité de transformation de communautés dialoguant à partir d’autres espaces et visions : faire des cartes qui parlent avec des cartes. Il s’agit d’une certaine façon de comprendre nos réalités et nos propositions. Lize Mogel : La contre-cartographie peut être une sorte de « sous-veillance ». Même si la cartographie d’en bas donne à nos communautés le pouvoir de se rendre visibles, ces représentations et ensembles de données sont alors également disponibles pour les intérêts du capital. Tim Stallmann : Je tombe souvent dans le piège de décrire la contre-cartographie en l’inscrivant dans une histoire chronologique des cartes : les cartes étaient autrefois les outils de l’Empire et de l’État, puis les cartographes critiques ont développé de nouvelles façons de lire les cartes ; aujourd’hui, les contre-cartographes tentent d’utiliser ces mêmes outils au service des mouvements pour la justice. Mais plus j’étudie l’histoire, plus je me rends compte que les mouvements critiques et les contre-mouvements ont été une présence constante, une présence que le pouvoir étatique tente continuellement d’effacer. Les contre-cartographies (y compris This Is Not an Atlas) font l’impasse sur nos prédécesseurs historiques et je veux me mettre au défi, ainsi que d’autres personnes, au cours de
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la prochaine décennie, de continuer à déterrer et à partager des exemples de contre-cartographies du passé ! Francis Harvey : Je mets cette question en relation avec le célèbre tableau de Magritte La Trahison des Images (dont la légende dit « Ceci, n’est pas une pipe ») et le paradoxe de la réalité propre à l’essentialisme implicite qui lubrifie le discours capitaliste. L’angle mort le plus négligé est peut-être la façon dont les distorsions et les préjugés des cartes et atlas se cachent dans l’ombre, mais sont en réalité bien visibles. Le sentiment de « laisser les images atroces nous hanter »23, comme disait Susan Sontag, est de plus en plus présent dans les sociétés que je connais. Trop souvent, trop facilement et trop béatement, nous semblons glisser sur les ratures et les complexités des cartes et des atlas. André Mesquita : Cet atlas nous permettrat-il de dépasser les discussions sur les représentations et le pouvoir des cartes et de transformer nos vies ? Nous parlons ici de changement social ! Au Brésil, ainsi que dans la plupart des régions d’Amérique latine, nous vivons un moment social et politique terrible. J’espère que les cartes et les histoires de cet antiatlas nous aideront à mettre en lumière les luttes actuelles et à les optimiser. kollektiv orangotango+ : Dans les discussions et les cartographies avec les groupes militants et radicaux d’Amérique latine et d’Europe du Sud, nous ressentons très fortement le besoin de créer des récits partagés au-delà des différences. En fait, nous traitons de nombreux problèmes communs et nous devrions commencer à les 230
2⒊ Susan Sontag, Regarding the Pain of Others, New York, Farrar, Straus et Giroux, 200⒊
aborder comme tels, en nous considérant comme étant engagé·es dans les mêmes luttes. Nous voyons de nombreux parallèles entre votre travail et le nôtre, ainsi qu’entre les différentes contre-cartographies rassemblées dans le nonatlas. Nous sommes donc déjà, d’une certaine manière, engagés dans une lutte commune. Tout comme André, nous espérons que la discussion que nous menons ici renforcera les luttes actuelles et suscitera de nouvelles vocations de contre-cartographes, peut-être justement en insistant sur les points communs de toutes ces cartographies. Nous vous remercions tou·tes d’avoir participé à cette discussion et espérons trouver des moyens de poursuivre ce dialogue.
Severin Halder, Paul Schweizer, Boris Michel et Laurenz Virchow se sont exprimés pour kollektiv orangotango+. Traduction initiale vers l’anglais par Carla Guerrón-Montero et Nicole Jullian.
Biographies
Références
André Mesquita Voir p. 29
Avec Alexis Bhagat, elle a publié An Atlas of Radical Cartography (2008).
Depuis un demi-siècle, Denis Wood pense aux cartes, écrit sur les cartes et organise des évènements cartographiques. Ses livres sont régulièrement réédités. Il dit ne pas aimer les cartes qu’il a lui-même réalisées.
Le géographe et activiste Severin Halder a étudié les formes de résistance quotidienne à Rio de Janeiro, Bogotá et Maputo. ll a cofondé kollektiv orangotango et l’AllmendeKontor (jardins partagés) à Berlin. Il travaille comme collaborateur scientifique au StadtLabor de Munster et vit à Chiloé.
L’anthropologue Felipe Martín Novoa enquête sur les stratégies de privatisation des territoires autochtones du sud-ouest de la Colombie. Il a participé à la création de l’école de communication autochtone de Putumayo. Géographe, spécialiste de la visualisation cartographique, Francis Harvey enseigne à l’université de Leipzig. Iconoclasistas – Julia Risler, Pablo Ares Voir p. 49. La géographe féministe Liz MasonDeeze est une spécialiste de l’Amérique du Sud. Tim Stallmann est un cartographe, géographe et développeur web indépendant. L’artiste interdisciplinaire Lize Mogel crée des cartographies qui relient l’histoire réelle et l’imaginaire collectif de lieux spécifiques à des récits plus larges sur les économies mondiales.
Paul Schweizer est géographe et éducateur populaire. Au sein du collectif orangotango, il co-dirige des processus artistiques collectifs dans l’espace public. Il a coédité This Is Not an Atlas et gère la plateforme notanatlas.org. Ses recherches portent sur les méthodes décoloniales de cartographie collective. Boris Michel enseigne la géographie à l’université d’Erlangen-Nuremberg. Sa recherche porte sur l’histoire de la géographie, l’urbanisme et la cartographie. Il s’occupe de la revue en ligne sub\urban. Laurenz Virchow trouve son inspiration dans la pédagogie alternative, la recherche-action et la géographie radicale. Il apprend par la pratique en cartographiant collectivement des lieux, y habitant et partageant son enthousiasme.
Michel de Certeau, L’Invention du quotidien [1980], Paris, Gallimard, 1990. Jeremy Crampton et John Krygier, « An Introduction to Critical Cartography » dans ACME. An International Journal for Critical Geographies, 4/1, 2005, p. 11-3⒊ Yves Lacoste, La Géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, Maspero, 197⒍ Bruno Latour, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 20⒖ Lize Mogel et Alexis Bhagat, An Atlas of Radical Cartography, Los Angeles JOAAP, 200⒎ Michel Serres, Atlas, Paris, Julliard, 199⒋