Ceci n'est pas une pipe


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French Pages 90 Year 1973

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Table of contents :
1. Voici deux pipes 9
2. Le calligramme défait 17
3. Klee, Kandinsky, Magritte 39
4. Le sourd travail des mots 47
5. Les sept sceaux de l'affirmation 59
6. Peindre n’est pas affirmer 77
Notes de l’auteur 80
Deux lettres de René Magritte 83
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Ceci n'est pas une pipe

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Michel Foucault

Ceci n’est pas une pipe illustrations de

René Magritte

éditions fata morgana

© fata moigana 1973 pour le texte.

VOICI DEUX PIPES

Première version, celle de 1926, je crois : une pipe dessinée avec soin ; et, au-dessous (écrite à la main d’une écriture régulière, appliquée, artificielle, d’une écriture de couvent, comme on peut en trouver, à titre de modèle, en haut des cahiers d’ écoliers, ou sur un tableau noir après une leçon de choses), cette mention : « Ceci n’est pas une pipe ».

L’autre version — je suppose que c’est la dernière — , on peut la trouver dans Aube à VAntipode. Même pipe, même énoncé, même écriture. Mais au lieu d’être juxtaposés dans on espace indifférent, sans limite ni spécification, le texte et la figure sont placés à l’inté­ rieur d’un cadre ; lui-même est posé sur un chevalet, et celui-ci à son tour sur les lattes bien visibles d’un plancher. Au-dessus, une pipe exactement sem­ blable à celle qui est dessinée sur le tableau mais beaucoup plus grande. La première version ne déconcerte que par sa simplicité. La seconde multi­ plie visiblement les incertitudes volon­ taires. Le cadre, debout contre le che­ valet et posé sur les chevilles de bois, indique qu’il s’agit du tableau d’un peintre : œuvre achevée, exposée, et portant, pour un éventuel spectateur, l’énoncé qui la commente ou l’explique. Et cependant, cette écriture naïve qui n’est au juste ni le titre de l’ œuvre ni l’un de ses éléments picturaux, l’ab­

sence de tout autre indice qui marque­ rait la présence du peintre, la rusticité de l’ensemblë, les grosses lames du par­ quet, — tout cela fait penser à un tableau noix dans une classe : peut-être, un coup de chiffon va-t-il effacer bien­ tôt le dessin et le texte ; peut-être aussi n’effacera-t-il que l’un ou l’autre pour corriger « l’erreur » (dessiner quelque chose qui ne sera vraiment pas une pipe, ou écrire une phrase affirmant que c’est bien une pipe). Maldonne provisoire (un « malécrit », comme on dirait un malentendu) qu’un geste va dissiper dans une poussière blanche ? Mais ce n’ est là encore que la moindre des incertitudes. En voici d’au­ tres : il y a deux pipes. Ne faut-il pas dire plutôt : deux dessins d’une même pipe ? Ou encore une pipe et son des­ sin, ou encore deux dessins représentant chacun une pipe, ou encore deux dessins dont l’un représente une pipe mais non pas l’autre, ou encore deux dessins qui ni l’un ni l’autre ne sont ni ne repré­

sentent des pipes, ou encore un dessin représentant non pas une pipe, mais un autre dessin qui, lui, représente, une pipe si bien que je suis obligé de me demander : à quoi se rapporte la phrase écrite sur le tableau ? Au dessin sous lequel elle se trouve immédiatement placée ? « Voyez ces traits assemblés sur le tableau noir ; ils ont beau ressem­ bler, sans le moindre écart, la moindre infidélité, à ce qui est montré là-haut, ne vous y trompez pas ; c’ est là-haut qu’est la pipe, non pas dans ce gra­ phisme élémentaire. » Mais peut-être la phrase se réfère-t-elle précisément à cette pipe démesurée, flottante, idéale, — simple songe ou idée d’une pipe. Il faudra lire alors : « Ne cherchez point là-haut une vraie pipe ; c’en est le rêve ; mais le dessin qui est là sur le tableau, bien ferme et rigoureusement tracé, c’est ce dessin qu’il faut tenir pour une vérité manifeste ». Mais ceci encore me frappe : la pipe représentée sur le tableau — bois

noir ou toile peinte, peu importe — , cette pipe « d’ en bas » est solidement prise dans un espace aux repères visibles : largeur (le texte écrit, les bords supé­ rieurs et inférieurs du cadre), hauteur (les côtés du cadre, les montants du chevalet), profondeur (les rainures du plancher). Stable prison. En revanche, la pipe d’en haut est sans coordonnées. L’énormité de ses proportions, rend incertaine sa localisation (effet inverse de ce qu’on trouve dans le Tombeau des Lutteurs où le gigantesque est capté dans l’espace le plus précis) : est-elle, cette pipe démesurée, en avant du tableau dessiné, le repoussant loin derrière elle ? Ou bien est-elle en suspens juste audessus du chevalet, comme une émana­ tion, une vapeur qui viendrait de se détacher du tableau, — fumée d’une pipe prenant elle-même la forme et la rondeur d’une pipe, s’opposant ainsi et ressemblant à la pipe (selon le même jeu d’ analogie et de contraste qu’ on trouve dans la série des Batailles de VArgonne, entre le vaporeux et le so-

Kde) ? Ou bien ne pourrait-on pas sup­ poser, à la limite, qu’elle est en arrière du tableau et du chevalet, plus gigan­ tesque alors qu’elle ne paraît : elle en serait la profondeur arrachée, la dimen­ sion intérieure crevant la toile (ou le panneau) et, lentement là-bas, dans un espace désormais sans repère, se dila­ tant à l’infini. De cette incertitude pourtant je ne suis pas même certain. Ou plutôt ce qui m’ apparût bien douteux, c’est l’opposi­ tion simple entre le flottement sans _ localisation de la pipe d’en haut et la stabilité de celle d’en bas. A regarder d’un peu plus près, on voit facilement que les pieds de ce chevalet qui porte le cadre où la toile est prise, et où le dessin est logé, ces pieds qui reposent sur un plancher que sa grossièreté rend visible et sûr, sont en fait biseautés : ils n’ont de surface de contact que par trois pointes fines qui ôtent à l’ensemble, pourtant un peu massif, toute stabilité. Chute imminente ? Effondrement du

chevalet, du cadre, de la toile ou du panneau, du dessin, du texte ? Bois brisés, figures en fragments, lettres sé­ parées les unes des autres au point que les mots, peut-être, ne pourront plus se reconstituer, — tout ce gâchis par terre, tandis que là-haut, la grosse pipe sans mesure ni repère persistera dans son immobilité inaccessible de ballon ?

LE CALLIGRAMME DÉFAIT

Le dessin de Magritte (je ne parle pour l’instant que de la première ver­ sion) est aussi simple qu’une page em­ pruntée à un manuel de botanique : une figure et le texte qui la nomme. Rien de plus facile à reconnaître qu’une pipe, dessinée comme celle-là ; rien de plus facile à prononcer — notre langage le sait bien à notre place — que le « nom d’une pipe ». Or ce qui fait l’étrangeté de cette figure, ce n’est pas la « contradiction » entre l’image et le texte. Pour une bonne raison : il ne

saurait y avoir contradiction qu’ entre deux énoncés, ou à l’intérieur d’un seul et même énoncé. Or je vois bien ici qu’il n’y en a qu’un, et qu’il ne saurait être contradictoire puisque le sujet de la proposition est un simple démonstra­ tif. Faux, alors, puisque son « réfèrent » — très visiblement une pipe — ne le vérifie pas ? Mais qui me dira sérieuse­ ment que cet ensemble de traits entre­ croisés, au-dessus du texte, est une pipe ? Faut-il dire : Mon Dieu, que tout ceci est bête et sim ple; cet énoncé est parfaitement vrai, puisqu’il est bien évi­ dent que le dessin représentant une pipe n’est pas lui-même une pipe ? Et pour­ tant il y a une habitude de langage : qu’est-ce que c’est ce dessin ? c’ est un veau, c’est un carré, c’est une fleur. Vieille habitude qui n’est point sans fondement : car toute la fonction d’un dessin aussi schématique, aussi scolaire, que celui-ci, c’est bien de se faire recon­ naître, de laisser apparaître sans équi­ voque ni hésitation ce qu’il représente. D a beau être le dépôt, sur une feuille

ou un tableau, d’un peu de mine de plomb ou d’une mince poussière de craie, il ne « renvoie » pas comme une flèche ou un index pointé à telle pipe qui serait plus loin, ou ailleurs ; il est une pipe. Ce qui déroute, c’est qu’il est inévi­ table de rapporter le texte au dessin (comme nous y invitent le démonstratif, le sens du mot pipe, la ressemblance de l’image), et qu’il est impossible de définir le plan qui permettrait de dire que l’assertion est vraie, fausse, contra­ dictoire. La diablerie, je ne peux m’ôter de l’idée qu’elle est dans une opération que la simplicité du résultat a rendue invi­ sible mais qui seule peut expliquer la gêne indéfinie qu’il provoque. Cette opération, c’est un calligramme secrète­ ment constitué par Magritte, puis défait avec soin. Chaque élément de la figure, leur position réciproque et leur rapport dérivent de cette opération annulée dès

qu’elle a été accomplie. Derrière ce dessin et ces mots, avant qu’une main ait écrit quoi que ce soit, avant qu’aient été formés le dessin du tableau et en lui le dessin de la pipe, avant que làhaut ait surgi cette grosse pipe flottante, il est nécessaire, je crois, de supposer qu’un calligramme a été formé, puis s’est décomposé. On en a là le constat d’échec et les restes ironiques. Dans sa tradition millénaire, le calli­ gramme a un triple rôle : compenser l’alphabet ; répéter sans le secours de la rhétorique ; prendre les choses au piè­ ge d’une double graphie. Il approche d’abord, au plus près l’un de l’autre, le texte et la figure : il compose en lignes qui délimitent la forme de l’objet avec celles qui disposent la succession des lettres ; il loge les énoncés dans l’espace de la figure, et fait dire au texte ce que représente le dessin. D’un côté, il alpha­ bétise l’idéogramme, le peuple de lettres discontinues et fait ainsi parler le mu­ tisme des lignes ininterrompues. Mais

inversement, il répartit l’écriture dans un espace qui n’ a plus l’indifférence, l’ouverture et la blancheur inertes du papier; il lui impose de se distribuer selon les lois d’une forme simultanée. H réduit le phonétisme à n’ être, pour le regard d’un instant, qu’une rumeur grise qui complète les contours d’une figure; mais il fait du dessin la mince enveloppe qu’il faut percer pour suivre, de mot en mot, le dévidement de son texte intestin. Le calligramme est donc tautologie. Mais à l’opposé, de la Rhétorique. Celleci joue de la pléthore du langage ; elle use de la possibilité de dire deux fois les mêmes choses avec des mots diffé­ rents ; elle profite de la surcharge de richesse qui permet de dire deux choses différentes avec un seul et même mot ; l’essence de la rhétorique est dans l’allégorie. Le calligramme, lui, se sert de cette propriété des lettres de valoir à la fois comme des éléments linéaires qu’ on peut disposer dans l’espace et

comme des signes qu’on doit dérouler selon la chaîne unique de la substance sonore. Signe, la lettre permet de fixer les mots ; ligne, elle permet de figurer la chose. Ainsi, le calligramme prétendil effacer ludiquement les plus vieilles oppositions de notre civilisation alpha­ bétique : montrer et nommer; figurer et dire ; reproduire et articuler ; imiter et signifier; regarder et lire. Traquant deux fois la chose dont il parle, il lui tend le piège le plus par­ fait. Par sa double entrée, il garantit cette capture, dont le discours à lui seul ou le pur dessin ne sont pas capa­ bles. Il conjure l’invincible absence dont les mots ne parviennent pas à triom­ pher, en leur imposant, par les ruses d’une écriture jouant dans l’espace, la forme visible de leur référence : savam­ ment disposés sur la feuille de papier, les signes appellent, de l’extérieur, par la marge qu’ils dessinent, par la dé­ coupe de leur masse sur l’ espace vide de la page, la chose même dont ils

parlent. Et en retour, la forme visible est creusée par l’écriture, labourée par les mots qui la travaillent de l’intérieur, et, conjurant la présence immobile, am­ biguë, sans nom, font jaillir le réseau des significations qui la baptisent, la déterminent, la fixent dans l’univers des discours. Double trappe; piège iné­ vitable : par où échapperaient désormais le vol des oiseaux, la forme transitoire des fleurs, la pluie qui ruisselle ? Et maintenant, le dessin de Magritte. Commençons par le premier, le plus sim­ ple. n me semble être fait des morceaux d’un calligramme dénoué. Sous les appa­ rences d’un retour à une disposition antérieure, il en reprend les trois fonc­ tions, mais pour les pervertir, et inquié­ ter par là tous les rapports traditionnels du langage et de l’image. Le texte qui avait envahi la figure afin de reconstituer le vieil idéogramme,

le voici qui a repris sa place. H est retourné en son lieu naturel — en bas :

là où il sert de support à l’image, où il la nomme, l’explique, la décompose, l’in­ sère dans la suite des textes et dans les pages du livre. Il redevient « légende ». La forme, elle, remonte à son ciel dont la complicité des lettres avec l’espace l’avait fait un instant descendre : libre de toute attache discursive, elle va pou­ voir flotter à nouveau dans son silence natif. On revient à la page, et à son vieux principe de distribution. Mais en apparence seulement. Car les mots que je peux lire maintenant au-dessous du dessin, sont des mots eux-mêmes des­ sinés, — images de mots que le peintre a placées hors de la pipe, mais dans le périmètre général (et inassignable d’ail­ leurs) de son dessin. Du passé calligra­ phique que je suis bien obligé de leur prêter, les mots ont conservé leur ap­ partenance au dessin, et leur état de chose dessinée : de sorte que je dois les lire superposés à eux-mêmes ; ce sont des mots dessinant des mots ; ils forment à la surface de l’image les reflets d’une phrase qui dirait que ceci n’est pas une

pipe. Texte en image. Mais inversement la pipe représentée est dessinée de la même main, et avec la même plume que les lettres du texte : elle prolonge l’écriture plus qu’elle ne vient l’illustrer et combler son défaut. On la croirait remplie de petites lettres brouillées, de signes graphiques réduits en fragments et dispersés sur toute la surface de l’image. Figure en forme de graphisme. L’invisible et préalable opération calli­ graphique a entrecroisé l’écriture et le dessin ; et lorsque Magritte a remis les choses à leur place, il a pris soin que la figure retienne en soi la patience de l’écriture et que le texte ne soit jamais qu’une représentation dessinée. Même chose pour la tautologie. En apparence Magritte revient du redouble­ ment calligraphique à la simple corres­ pondance de l’image avec sa légende : une figure muette et suffisamment re­ connaissable montre, sans le dire, la chose en son essence ; et au-dessous, un nom reçoit de cette image son « sens »

ou sa règle d’utilisation. Or, comparé à la traditionnelle fonction de la légende, le texte de Magritte est doublement paradoxal. Il entreprend de nommer ce qui, évidemment, n’a pas besoin de l’être (la forme est trop connue, le nom trop familier). Et voilà qu’au moment où il devrait donner le nom, il le donne m ais en niant que c’est lui. D’où vient ce jeu étrange, sinon du calligramme ? — Du calligramme qui dit deux fois les mêmes choses (là où sans doute une seule suffirait bien) ; du calligramme qui fait glisser l’un sur l’autre pour qu’ils se masquent réciproquement ce qu’il montre et ce qu’il dit. Pour que le texte se dessine et que tous ses signes juxtaposés forment une colombe, une fleur ou une averse, il faut que le regard se tienne au-dessus de tout déchiffre­ ment possible ; il faut que les lettres restent points, les phrases lignes, les paragraphes surfaces ou masses, — ailes, tiges ou pétales ; il faut que le texte ne dise rien à ce sujet regardant qui est voyeur, non lecteur. Dès qu’il se met

à lire en effet, la forme se dissipe ; tout autour du mot reconnu, de la phrase comprise, les autres graphismes s’envo­ lent, emportant avec eux la plénitude visible de la forme, et ne laissant que le déroulement linéaire, successif, du sens : moins encore qu’une goutte de pluie tombant après une autre, moins encore qu’une plume ou une feuille arrachée. Malgré l’apparence, le calli­ gramme ne dit pas, en forme d’oiseau, de fleur ou de pluie : « ceci est une colombe, une fleur, une averse qui s’abat » ; dès qu’il se met à le dire, dès que les mots se mettent à parler et à délivrer un sens, c’est que l’oiseau s’est déjà envolé, et que la pluie a séché. Pour qui le voit le calligramme ne dit pas, ne peut pas dire encore : ceci est une fleur, ceci est un oiseau ; il est encore trop pris dans la forme, trop assujetti à la représentation par ressem­ blance pour formuler une telle affirma­ tion. Et lorsqu’on le lit, la phrase qu’ on déchiffre (« ceci est une colombe », « ceci est une averse »), n’est pas un

oiseau, n’est plus une averse. Par ruse ou impuissance, peu importe, le calli­ gramme ne dit et ne représente jamais au même moment ; cette même chose qui se voit et se lit est tue dans la vision, masquée dans la lecture. Magritte a redistribué dans l’espace le texte et l’im age; chacun reprend sa place ; mais non sans retenir quelque chose de l’esquive propre au calli­ gramme. La forme dessinée de la pipe chasse tout texte d’explication ou de désignation tant elle est reconnaissable ; son schématisme scolaire dit très expli­ citement : « vous voyez si bien la pipe que je suis, qu’il serait ridicule pour moi de disposer mes lignes de manière à leur faire écrire : ceci est une pipe. Les mots, à coup sûr, me dessineraient moins bien que je ne me représente ». Et le texte à son tour dans ce dessin appliqué qui représente une écriture prescrit : « prenez-moi pour ce que je suis manifestement : des lettres placées les unes à côté des autres, avec cette

disposition et cette forme qui facilitent la lecture, assurent la reconnaissance, et s’ouvrent même à l’écolier le plus balbutiant ; je ne prétends pas m’arron­ dir puis m’étirer pour devenir le four­ neau d’abord, ensuite le tuyau d’une pipe : je ne suis rien d’autre que les mots que vous êtes en train de lire ». Dans le calligramme jouaient l’un contre l’autre un « ne pas dire encore » et un « ne plus représenter ». Dans la Pipe de Magritte, le lieu d’où naissent ces négations et le point où elles s’appli­ quent sont tout à fait différents. Le « ne pas dire encore » de la forme est retourné, non pas exactement en une affirmation, mais en une double posi­ tion : d’un côté, en haut, la forme bien lisse, bien visible, bien muette, et dont l’évidence laisse hautainement, ironique­ ment, dire au texte ce qu’il veut, n’im­ porte quoi ; et d’autre part, en bas, le texte, étalé selon sa loi intrinsèque, affirme sa propre autonomie à l’égard de ce qu’il nomme. La redondance du calligramme reposait sur un rapport

d’exclusion; l’écart des deux éléments chez Magritte, l’absence de lettres dans son dessin, la négation exprimée dans le texte manifestent affirmativement deux positions. Mais j ’ai négligé, je le crains, ce qui est peut-être essentiel à la Pipe de Magritte. J’ai fait comme si le texte disait : « Moi (cet ensemble de mots que vous êtes en train de lire) je ne suis pas une pipe » ; j ’ai fait comme s’il y avait deux positions simultanées et bien séparées l’une de l’autre, à l’inté­ rieur du même espace : celle de la figure et celle du texte. Mais j ’ ai omis que de l’un à l’ autre un lien subtil, instable, à la fois insistant èt incertain était marqué. Et il est marqué par le mot « ceci ». Il faut donc admettre entré la figure et le texte toute une série d’entrecroisements ; ou plutôt de l’un à l’autre des attaques lancées, des flèches jetées contre la cible adverse, des entreprises de sape et de destruc­ tion, des coups de lance et des blessures,

une bataille. Par exemple : « ceci » (ce dessin que vous voyez, dont, sans nul doute, vous reconnaissez la forme et dont je viens à peine de dénouer l’em­ prise calligraphique) « n’est pas » (n’est pas substantiellement lié à..., n’est pas constitué p a r..., ne recouvre pas la même matière que ...) « une pipe » (c’est-à-dire ce mot appartenant à votre langage, fait de sonorités que vous pouvez prononcer, et que traduisent les lettres dont vous faites actuellement la lecture). Ceci n’est pas une pipe peut donc être lu ainsi :

I

n’est

fr-/ une pipe /

Mais en même temps, ce même texte énonce tout autre chose : « Ceci » (cet énoncé que vous voyez se disposer sous vos yeux en une ligne d’éléments

discontinus, et dont ceci est à la fois le désignant et le premier mot) « n’est pas » (ne saurait équivaloir ni se sub­ stituer à ..., ne saurait représenter adé­ quatement...) « une pipe » (un de ces objets dont vous pouvez voir, là, audessus du texte, une figure possible, interchangeable, anonyme, donc inacces­ sible à tout nom). Alors il faut lire :

/ ceci... /—

n’est pas

Or, au total, il apparût facilement que ce qui nie l’énoncé de Magritte, c’est l’appartenance immédiate et réci­ proque du dessin de la pipe et du texte par lequel on peut nommer cette même pipe. Désigner et dessiner ne se recou­ vrent pas, sauf dans le jeu calligraphique qui rôde à Panière-plan de l’ensemble, et qui est conjuré à la fois par le texte, par le dessin, et par leur actuelle sépa­ ration. D’où la troisième fonction de

l’énoncé « Ceci » (cet ensemble consti­ tué par une pipe en style d’ écriture, et par un texte dessiné) « n’est pas » (est incompatible avec...) « une pipe » (cet élément mixte qui relève à la fois du discours et de l’image, et dont le jeu, verbal et visuel, du calligramme voulait faire surgir l’être ambigu).

Magritte a rouvert le piège que le calligramme avait refermé sur ce dont il parlait. Mais du coup, la chose même s’est envolée. Sur la page d’un livre illustré, on n’a pas l’habitude de prêter attention à ce petit espace blanc qui court au-dessus des mots et au-dessous des dessins, qui leur sert de frontière commune pour d’incessants passages : car c’est là, sur ces quelques millimètres de blancheur, sur le sable calme de la page, que se nouent entre les mots et les formes, tous les rapports de dési­

gnation, de nomination, de description, de classification. Le calligramme a ré­ sorbé cet interstice ; mais une fois rou­ vert, il ne le restitue pas ; le piège a été fracturé sur le vide : l’image et le texte tombent chacun de son côté, selon la gravitation qui leur est propre. Ils n’ont plus d’espace commun, plus de lieu où ils puissent interférer, où les mots soient susceptibles de recevoir une figure, et les images d’entrer dans l’or­ dre du lexique. La petite bande mince, incolore et neutre qui, dans le dessin de Magritte sépare le texte et la figure, il faut y voir un creux, une région in­ certaine et brumeuse qui sépare mainte­ nant la pipe flottant dans son ciel d’image, et le piétinement terrestre des' mots défilant sur leur ligne successive. Encore est-ce trop de dire qu’il y a un vide ou une lacune : c’est plutôt une absence d’espace, un effacement du « lieu commun » entre les signes de l’écriture et les lignes de l’image. La « pipe » qui était indivise entre l’énoncé qui la nommait et le dessin qui devait

la figurer, cette pipe d’ombre qui entre­ croisait les linéaments de la forme et la fibre des mots, s’est définitivement enfuie. Disparition que, de l’autre côté de ce peu profond ruisseau, le texte constate avec amusement : ceci n’est pas une pipe. Le dessin, maintenant solitaire, de la pipe, a beau se faire aussi semblable qu’il le peut à cette forme que désigne d’ordinaire le mot p ip e; le texte a beau se dérouler au-dessous du dessin avec toute la fidélité attentive d’une légende dans un livre savant : entre eux ne peut plus passer que la formulation du divorce, l ’énoncé qui conteste à la fois le nom du dessin et la référence du texte. Nulle part, il n’y a de pipe. A partir de là, on peut comprendre la dernière version que Magritte a don­ née de Ceci n’est pas une pipe. En pla­ çant le dessin de la pipe et l’énoncé qui lui sert de légende sur la surface bien clairement délimitée d’un tableau (dans

la mesure où il s’agit d’une peinture, les lettres ne sont que l’image des lettres ; dans la mesure où il s’ agit d’un tableau noir, la figure n’est que la continuation didactique d’un discours), en plaçant ce tableau sur un trièdre de bois épais et solide, Magritte fait tout ce qu’il faut pour reconstituer (soit par la pérennité d’une œuvre d’art, soit par la vérité d’une leçon de choses) le lieu commun à l’image et au langage. Tout est solidement amarré à l’in­ térieur d’un espace scolaire : un tableau « montre » un dessin qui « montre » la forme d’une pipe ; et un texte écrit par un instituteur zélé « montre » que c’est bien d’une pipe qu’il s’agit. L’index du maître, on ne le voit pas, mais il règne partout, ainsi que sa voix, qui est en train d’articuler bien clairement : « ceci est une pipe ». Du tableau à l’image, de l’image au texte, du texte à la voix, une sorte d’index général pointe, mon­ tre, fixe, repère, impose un système de renvois, tente de stabiliser un espace unique. Mais pourquoi ai-je introduit

encore la voix du maître ? car à peine a-t-elle dit « ceci est une pipe » qu’elle a dû aussi se reprendre et balbutier : « ceci n’est pas une pipe, mais le des­ sin d’une pipe », « ceci n’ est pas une pipe mais une phrase disant que c’est une pipe », « la phrase : « ceci n’est pas une pipe » n’est pas une pipe » ; « dans la phrase « ceci n’est pas une pipe », ceci n’est pas une pipe : ce tableau, cette phrase écrite, ce dessin d’une pipe, tout ceci n’est pas une pipe ».

-

Les négations se multiplient, la voix s’embrouille et s’étouffe ; le maître confus baisse l’index tendu, tourne le dos au tableau, regarde les élèves qui se tordent et ne se rend pas compte que s’ils rient si fort, c’est qu’au-dessus du tableau noir et du maître bredouil­ lant ses dénégations, une vapeur vient de se lever qui peu à peu a pris forme et maintenant dessine très exactement, sans aucun doute possible, une pipe. « C’est une pipe, c’est une pipe » crient les élèves qui trépignent tandis que le maître, de plus en plus bas, mais tou-

jours avec la même obstination, mur­ mure sans que personne ne l’écoute dé­ sormais : « et pourtant ceci n’est pas une pipe ». H n’a pas tort : car cette pipe qui flotte si visiblement au-dessus de la scène, comme la chose à laquelle se réfère le dessin du tableau noir, et au nom de laquelle le texte peut dire à juste titre que le dessin n’est pas vrai­ ment une pipe, cette pipe elle-même n’est qu’un dessin; ce n’est point une pipe. Pas plus sur le tableau noir qu’audessus de lui, le dessin de la pipe et le texte qui devrait la nommer ne trouvent où se rencontrer et s’épingler l’un sur l’autre comme le calligraphe, avec beau­ coup de présomption, avait essayé de le faire. Alors, sur ses montants biseautés et si visiblement instables, le chevalet n’a plus qu’ à basculer, le cadre à se disloquer, le tableau à rouler par terre, les lettres à s’éparpiller, la « pipe » peut « se casser » : le lieu commun — œuvre’ banale ou leçon quotidienne — a disparu.

I ll KLEE, KANDINSKI, MAGRITTE

Deux principes ont régné, je crois, sur la peinture occidentale depuis le quinzième jusqu’au vingtième siècle. Le premier affirme la séparation entre re­ présentation plastique (qui implique la ressemblance) et référence linguistique (qui l’exclut). On fait voir par la res­ semblance, on parle à travers la diffé­ rence. De sorte que les deux systèmes ne peuvent s’entrecroiser ni se fondre. Il faut qu’il y ait d’une façon ou d’une autre subordination : ou bien le texte est réglé par l’image (comme dans ces

tableaux où sont représentés un livre, une inscription, une lettre, le nom d’un personnage) ; ou bien l’image est réglée par le texte (comme dans les livres où le dessin vient achever, comme s’il sui­ vait seulement un chemin plus court, ce que les mots sont chargés de représen­ ter). Il est vrai que cette subordination ne demeure stable que bien rarement : car il arrive au texte du livre de n’être que le commentaire de l’image, et le parcours successif, par les mots, de ses formes simultanées ; et il arrive au tableau d’être dominé par un texte dont il effectue, plastiquement, toutes les significations. Mais peu importe le sens de la subordination ou la manière dont elle se prolonge, se multiplie, et s’inverse : l’essentiel est que le signe verbal et la représentation visuelle ne sont jamais donnés d’un coup. Un ordre, toujours, les hiérarchise allant de la forme au discours ou du discours à la forme. C’est ce principe dont Klee a aboli la souveraineté, en faisant valoir dans un espace incertain, réversible, flottant (à

la fois feuillet et toile, nappe et volume, quadrillage du cahier et cadastre de la terre, histoire et carte) la juxtaposition des figures et la syntaxe des signes. Bateaux, maisons, bonshommes, sont à la fois formes reconnaissables et éléments d’écriture. Ils sont placés, ils s’avancent sur des chemins ou des canaux qui sont aussi des lignes à lire. Les arbres des forêts défilent sur des portées musicales. Et le regard rencontre, comme s’ils étaient égarés au milieu des choses, des mots qui lui indiquent la route à suivre, qui lui n o m m ent, le paysage qu’il est en train de parcourir. Et au point de jonction de ces figures et de ces signes, la flèche qui revient si souvent (la flèche, signe qui emporte avec soi une ressemblance d’origine comme si elle était une onomatopée graphique, et figure qui formule un ordre), la flèche indique dans quelle direction le bateau est en train de se déplacer, elle montre qu’il s’agit d’un soleil en train de tom­ ber, elle prescrit la direction que le regard doit suivre ou plutôt la ligne

selon laquelle il faut déplacer imaginairement la figure ici placée d’une manière provisoire et un peu arbitraire. H ne s’agit point là de ces calligrammes qui font jouer tour à tour la subordination du signe à la forme (nuage des lettres et des mots prenant la figure de ce dont ils parlent) puis de la forme au signe (la figure s’anatomisant en éléments alphabétiques) : il ne s’ agit pas non plus de ces collages ou reproductions qui captent la forme découpée des lettres dans des fragments d’objets ; mais bien de l’entrecroisement dans un même tissu du système de la représentation par ressemblance et de la référence par les signes. Ce qui suppose qu’ils se ren­ contrent en un tout autre espace que celui du tableau. Le second principe qui a longtemps régi la peinture pose l’équivalence entre le fait de la ressemblance et l’ affirmation d’un lien représentatif. Qu’une figure ressemble à une chose (ou à quelque autre figure), et cela suffit pour que se

glisse dans le jeu de la peinture, un énoncé évident, banal, mille fois répété et pourtant presque toujours silencieux (il est comme un murmure infini, obsé­ dant, qui entoure le silence des figures, l’investit, s’en empare, le fait sortir de lui-même, et le reverse finalement dans le domaine des choses qu’on peut nom­ mer) : « Ce que vous voyez, c’est cela ». Peu importe, là encore, dans quel sens est posé le rapport de représentation, si la peinture est renvoyée au visible qui l’entoure ou si elle crée à elle seule un invisible qui lui ressemble. L’essentiel, c’est qu’on ne peut dis­ socier ressemblance et affirmation. La rupture de ce principe, on peut la pla­ cer sous le signe de Kandinski : double effacement simultané de la ressemblance et du lien représentatif par l’affirmation de plus en plus insistante de ces lignes, de ces couleurs dont Kandinski disait qu’elles étaient des « choses », ni plus ni moins que l’objet église, l’objet pont, ou l’homme - cavalier avec son arc ;

affirmation nue qui ne prend appui sur aucune ressemblance, et qui, lorsqu’on lui demande « ce que c’est », ne peut répondre qu’en se référant au geste qui l’a formée : « improvisation », « compo­ sition », à ce qui s’y trouve : « forme rouge », « triangles », « violet orange », aux tensions ou rapports internes : « rose déterminant », « vers le haut », « milieu jaune », « compensation rose ». Nul, en apparence, n’est plus éloigné de Kandinski et de Klee que Magritte. Sa peinture semble plus que toute autre attachée à l’exactitude des ressemblances au point qu’elle les multiplie volontaire­ ment comme pour les confirmer : il ne suffit pas que le dessin d’une pipe res­ semble à une pipe ; il faut qu’il ressemble à une autre pipe dessinée qui elle-même ressemble à une pipe. Il ne suffit pas que l’arbre ressemble bien à un arbre, et la feuille à une feuille ; mais la feuille de l’arbre ressemblera à l’ arbre lui-même, et celui-ci aura la forme de sa feuille (VIncendie) ; le bateau sur la mer ne ressemblera pas seulement à un bateau,

mais aussi à la mer, si bien que sa coque et ses voiles seront faites de mer (le Séducteur) ; et l’exacte représentation d’une paire de chaussures s’ appliquera en outre à ressembler aux pieds nus qu’elle doit recouvrir. Peinture plus que toute autre atta­ chée à séparer, soigneusement, cruelle­ ment, l’ élément graphique et l’élément plastique : s’il leur arrive d’être super­ posés à l’intérieur du tableau lui-même comme le sont une légende et son image, c’est à la condition que l’énoncé conteste l’identité manifeste de la figure, et le nom qu’on est prêt à lui donner. Ce qui ressemble exactement à un œuf s’ ap­ pelle l'acacia, à une chaussure la lune, à un chapeau melon la neige, à une bougie le plafond. Et pourtant la pein­ ture de Magritte n’est pas étrangère à l’entreprise de Klee et de Kandinski; elle constitue plutôt, en face d’elles et à partir d’un système qui leur est com­ mun, une figure à la fois opposée et complémentaire.

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LE SOURD TRAVAIL DES MOTS

L’ extériorité, si visible chez Magritte, du graphisme et de la plastique, est symbolisée par le non-rapport, — ou en tout cas par le rapport très complexe et très aléatoire entre le tableau et son titre. Cette si longue distance — qui empêche qu’on puisse être à la fois, et d’un seul coup, lecteur et spectateur — , assure l’ émergence abrupte de l’image au-dessus de l’horizontalité des mots. « Les titres sont choisis de telle façon qu’ils empêchent de situer mes tableaux dans une région familière que l’automa-

tisme de la pensée ne manquerait pas de susciter afin de se soustraire à l’in­ quiétude. » Magritte nomme ses tableaux (un peu comme la main anonyme qui a désigné la pipe par l’énoncé « Ceci n’est pas une pipe ») pour tenir en respect la dénomination. Et pourtant dans cet espace brisé et en dérive, d’étranges rapports se nouent, des intrusions se produisent, de brusques invasions des­ tructrices, des chutes d’images au milieu des mots, des éclairs verbaux qui sil­ lonnent les dessins, et les font voler en éclats. Patiemment, Klee construit un espace sans nom ni géométrie en entre­ croisant la chaîne des signes et la trame des figures. Magritte, lui, mine en secret un espace qu’il semble maintenir dans la disposition traditionnelle. Mais il le creuse de mots : et la vieille pyramide de la perspective n’est plus qu’une taupinière au point de s’ effondrer. D a suffi, au dessin le plus sage, d’une souscription comme « Ceci n’est pas une pipe » pour qu’aussitôt la

figure soit contrainte de sortir d’ellemême, dé s’isoler de son espace, et finalement de se mettre à flotter, loin ou près d’elle-même, on ne sait, sem­ blable ou différente de soi. A l’opposé de Ceci n’est pas une pipe, L’Art de la conversation: dans un paysage de com­ mencement du monde ou de gigantomachie, deux personnages minuscules sont en train de parler : discours inau­ dible, murmure qui est aussitôt repris dans le silence des pierres, dans le silence de ce mur qui surplombe de ses blocs énormes les deux bavards muets ; or ces blocs, juchés en désordre les uns sur les autres, forment à leur base un ensemble de lettres où il est facile de déchiffrer le mot : RÊVE (qu’ on peut, en regardant un peu mieux, compléter en TRÊVE ou CRÈVE), comme si toutes ces paroles fragiles et sans poids avaient reçu pouvoir d’ organiser le chaos des pierres. Ou comme si, au contraire, derrière le bavardage éveillé mais aussi­ tôt perdu des hommes, les choses pou­ vaient, dans leur mutisme et leur som­

meil, composer un mot — un mot stable que rien ne pourra effacer ; or ce mot désigne les plus fugitives des images. Mais ce n’est pas tout : car c’est dans le rêve que les hommes, enfin réduits au silence, communiquent avec la signi­ fication des choses, et qu’ils se laissent pénétrer par ces mots énigmatiques, insistants, qui viennent d’ailleurs. Ceci n’est pas une pipe, c’ était l’incision du discours dans la forme des choses, c’était son pouvoir ambigu de nier et de dé­ doubler : L ’Art de la conversation, c’ est la gravitation autonome des choses qui forment leurs propres mots dans l’indif­ férence des hommes, et la leur imposent, sans même qu’ils le sachent, dans leur bavardage quotidien. Entre ces deux extrêmes, l’œuvre de Magritte déploie le jeu des mots et des images. Les titres, souvent inventés après coup et par d’autres, s’insèrent dans les figures où leur prise était sinon marquée, du moins autorisée à l’avance, et où ils jouent un rôle ambigu : che-

villes qui font tenir, termites qui rongent et font tomber. Le visage d’un homme absolument sérieux, sans un mouvement des lèvres, sans un plissement des yeux, vole en « éclats » sous l’effet d’un rire, qui n’est pas le sien, que nid n’entend, et qui ne vient de nulle part. Le « soir qui tombe » ne peut pas choir sans briser un carreau dont les fragments, encore porteurs, sur leurs lames aiguës, sur leurs flammes de verre, des reflets du soleil, jonchent le plancher et l’appui de la fenêtre : les mots qui nomment « chute » la disparition du soleil, ont entraîné, avec l’image qu’ils forment, non seulement la vitre mais cet autre soleil qui s’est dessiné comme un double sur la surface transparente et lisse. À la manière d’un battant dans une cloche, la clef tient à la verticale « dans le trou de la serrure » : elle y fait sonner jusqu’ à l’absurde l’expression familière. D’ ailleurs, écoutons Magritte : « On peut créer entre les mots et les objets de nouveaux rapports et préciser quel­ ques caractères du langage et des ob-

jets, généralement ignorés dans la vie quotidienne ». Ou encore : « Parfois le nom d’un objet tient lieu d’une image. Un mot peut prendre la place d’un objet dans la réalité. Une image peut prendre la place d’un mot dans une proposition ». Et ceci qui n’emporte point de contradiction, mais se réfère à la fois au réseau inextricable des images et des mots, et à l’absence de lieu com­ mun qui puisse les soutenir : « Dans un tableau, les mots sont de la même substance que les images. On voit autre­ ment les images et les mots dans un tableau » . 1 De ces substitutions, de ces assimi­ lations substantielles, il y a bien des exemples dans l’œuvre de Magritte. Le « Personnage marchant vers l’horizon » (1928), c’est ce fameux bonhomme vu de dos, avec un chapeau et un manteau sombres, les mains dans les poches ; il est placé entre cinq taches colorées ; trois sont posées à terre et elles portent, en écriture italique,' lés mots fusil, fau­

teuil, cheval; une autre, au-dessus de la tête, s’appelle nuage ; enfin, à la limite du sol et du ciel, une autre tache va­ guement triangulaire s’appelle horizon. Nous sommes très loin de Klee et de son regard-lecture ; il ne s’agit nulle­ ment d’entrecroiser les signes et les figures spatiales en une forme unique et absolument nouvelle ; les mots ne se lient pas directement aux autres élé­ ments picturaux; ce ne sont que des inscriptions sur des taches et des formes : leur répartition en haut et en bas, à gauche et à droite, est conforme à l’or­ ganisation traditionnelle d’un tableau : l’horizon est bien au fond, le nuage en haut, le fusil posé sur la gauche à la verticale. Mais en cette place familière, les mots ne remplacent pas des objets absents : ils n’occupent pas des places vides, ou des creux ; car ces taches qui portent des inscriptions sont des masses épaisses, volumineuses, des sortes de pierres ou de menhirs dont l’ombre portée s’allonge sur le sol à côté de celle de l’homme. Ces « porte-mots » sont

plus épais, plus substantiels que les objets eux-mêmes, ce sont des choses à peine formées (un vague triangle pour l’horizon, un rectangle pour le cheval, une verticalité pour le fusil), sans figure ni identité, ce genre de choses qu’on ne peut pas nommer et qui justement « s’appellent » elles-mêmes, portent un nom précis et familier. Ce tableau est le contraire d’un rébus, d’un de ces enchaînements de formes si facilement reconnaissables qu’on peut aussitôt les nommer, et que la mécanique même de cette formulation entraîne l’articulation d’ une phrase dont le sens est sans rap­ port avec ce qu’ on voit ; ici les formes sont si vagues que nul ne pourrait les nommer si elles ne se désignaient ellesmêmes ; et au tableau réel qu’on voit — taches, ombres, silhouettes — vient se superposer la possibilité invisible d’un tableau à la fois familier par les figures qu’il mettrait en scène et insolite cependant par la juxtaposition du fau­ teuil et du cheval. Un objet dans un tableau, c’est un volume organisé et

coloré de telle sorte que sa forme se reconnaît aussitôt et qu’il n’est pas besoin de le nommer ; dans l’objet, la masse nécessaire est résorbée, le nom inutile est congédié ; Magritte élide l’ob­ jet, et laisse le nom immédiatement superposé à la masse. Le fuseau sub­ stantiel de l’objet n’est plus représenté que par ses deux points extrêmes, la masse qui fait ombre et le nom qui désigne. « L’alphabet des révélations » s’op­ pose assez exactement à « l’homme mar­ chant vers l’horizon » : un grand cadre de bois divisé en deux panneaux ; à droite des formes simples, parfaitement reconnaissables, une pipe, une clef, une feuille, un verre ; or, au bas du pan­ neau, la figuration d’une déchirure mon­ tre que ces formes ne sont rien de plus que des découpes dans une feuille de papier sans épaisseur ; sur l’autre pan­ neau, une sorte de ficelle entortillée et inextricable ne dessine aucune forme reconnaissable (sauf peut-être, et encore

est-ce fort douteux : LA, LE). Pas de masse, pas de nom, forme sans volume, découpe vide, tel est l’objet, — l’objet qui avait disparu du tableau précédent. Il ne faut pas s’y tromper : dans un espace où chaque élément semble obéir au seul principe de la représenta­ tion plastique et de la ressemblance, les signes linguistiques, qui avaient l’ air exclus, qui rôdaient loin autour de l’image, et que l’arbitraire du titre sem­ blait pour toujours avoir écartés, se sont rapprochés subrepticement ; ils ont introduit dans la solidité de l’image, dans sa méticuleuse ressemblance, un désordre — un ordre qui n’ appartient qu’à eux. Ils ont fait fuir l’ objet, qui révèle sa minceur de pellicule. Klee tissait, pour y disposer ses signes plastiques, un espace nouveau. Magritte laisse régner le vieil espace de la représentation, mais en surface seulement, car il n’est plus qu’une pierre lisse, portant des figures et des mots :

au-dessous, il n’y a rien. C’ est la dalle d’une tombe : les incisions qui dessinent les figures et celles qui ont marqué les lettres ne communiquent que par le vide, par ce non-lieu qui se cache sous la solidité du marbre. Je noterai seule­ ment qu’il arrive à cette absence de re­ monter jusqu’ à sa surface et d’affleurer dans le tableau lui-même : quand Magritte donne la version de Madame Rêcamier ou du Balcon, il remplace les person­ nages de la peinture traditionnelle par des cercueils : le vide contenu invisible­ ment entre les planches de chêne ciré dénoue l’espace que composaient le vo­ lume des corps vivants, le déploiement des robes, la direction du regard et tous ces visages prêts à parler, le « non-lieu » surgit « en personne », — à la place des personnes et là où il n’y a plus personne. Et quand le mot prend la solidité d’un objet, je pense à ce coin de par­ quet sur lequel est écrit à la peinture blanche le mot « sirène » avec un doigt

gigantesque, dressé, transperçant le plan­ cher verticalement à la place du i et dirigé vers le grelot qui lui sert de point, le mot et l’objet ne tendent pas à consti­ tuer une seule figure ; ils sont disposés au contraire selon deux directions diffé­ rentes ; et l’index qui traverse l’écriture se dresse au-dessus d’elle, simulant et cachant le i, l’index qui figure la fonc­ tion désignatrice du mot et qui forme comme ces tours en haut desquelles on a placé des sirènes, ne pointe que vers le sempiternel grelot.

LES SEPT SCEAUX DE L’AFFIRMATION

La vieille équivalence entre ressem­ blance et affirmation, Kandinski l’a donc congédiée dans un geste souve­ rain, et unique; il a affranchi la pein­ ture de l’une et de l’autre. Magritte, lui, procède par dissociation : rompre leurs liens, établir leur inégalité, faire jouer l’une sans l’autre, maintenir celle qui relève de la peinture, et exclure celle qui est la plus proche du discours ; poursuivre aussi loin qu’il est possible la continuation indéfinie du semblable, mais l’alléger de toute affirmation qui

entreprendrait de dire à quoi il ressem­ ble. Peinture du « Même », libérée du « comme si ». Nous sommes au plus loin du trompe-l’œil. Celui-ci veut faire passer la plus lourde charge d'affirma­ tion par la ruse d’une ressemblance qui convainc : « Ce que vous voyez là, ce n’est pas, sur la surface d’un mur, un assemblage de lignes et de couleurs ; c’est une profondeur, un ciel, des nuages qui ont tiré le rideau de votre toit, une vraie colonne autour de laquelle vous pourrez tourner, un escalier qui pro­ longe les marches où vous vous trouvez engagé (et déjà vous faites un pas vers lui, malgré vous), une balustrade de pierre par-dessus laquelle voici que se penchent pour vous voir les visages attentifs des courtisans et des dames, qui portent, avec les mêmes rubans, les mêmes costumes que vous, qui sourient à votre étonnement et à vos sourires, faisant dans votre direction des signes qui vous sont mystérieux pour la seule raison qu’ils ont déjà répondu sans at­ tendre à ceux que vous allez leur faire ».

Il me paraît que Magritte a dissocié de la ressemblance la similitude et fait jouer celle-ci contre celle-là. La ressem­ blance a un « patron » : élément original qui ordonne et hiérarchise à partir de soi toutes les copies de plus en plus affaiblies qu’on peut en prendre. Res­ sembler suppose une référence première qui prescrit et classe. Le similaire se développe en séries qui n’ont ni com­ mencement ni fin, qu’on peut parcourir dans un sens ou dans l’ autre, qui n’ obéis­ sent à aucune hiérarchie, mais se pro­ pagent de petites différences en petites différences. La ressemblance sert à la représentation, qui règne sur elle ; la similitude sert à la répétition qui court à travers elle. La ressemblance s’ordonne en modèle qu’elle est chargée de recon­ duire et de faire reconnaître ; la simili­ tude fait circuler le simulacre comme rapport indéfini et réversible du similaire au similaire. Soit la Représentation (1962) : exacte représentation en effet d’une partie de

ballon, regardée à partir d’une sorte de terrasse limitée par un mur bas ; or sur la gauche, ce mur est dominé par une balustrade, et dans le jambage qu’ elle dessine, on aperçoit, mais à une échelle plus petite (la moitié à peu près) exac­ tement la même scène. Faut-il sup­ poser, se développant sur la gauche, une série d’ autres « représentations » toujours semblables les unes aux autres et de plus en plus petites ? Peut-être. Mais ce n’est pas nécessaire. Il suffît que, sur le même tableau, il y ait deux images ainsi liées latéralement par un rapport de similitude pour que la référence extérieure à un modèle — par la voie de la ressemblance — soit aussi­ tôt inquiétée, rendue incertaine et flot­ tante. Quoi « représente » quoi ? Alors que l’exactitude de l’image fonctionnait comme un index vers un modèle, vers un « patron » souverain, unique et extérieur, la série des similitudes (et il suffit qu’il y en ait deux pour qu’il y ait déjà série) abolit cette monarchie à la fois idéale et réelle. Le simulacre

désormais court sur la surface, dans un sens toujours réversible. Dans Décalcomanie (1966), un ri­ deau rouge à larges plis qui occupe les deux tiers du tableau, dérobe au regard un paysage de ciel, de mer et de sable. A côté du rideau, tournant comme d’habitude le dos au spectateur, l’homme au chapeau melon regarde vers le large. Or, le rideau se trouve découpé se­ lon une forme qui est exactement celle de l’homme : comme s’il n’était lui-même (bien que d’une autre couleur, d’une autre consistance et épaisseur) qu’un morceau de rideau coupé au ciseau. Dans cette large ouverture, on voit la plage. Que faut-il comprendre ? Est-ce l’homme, détaché du rideau, qui donne ainsi à voir en se déplaçant ce qu’il était en train de regarder quand il était là encore mêlé au pli du rideau ? Ou encore est-ce le peintre qui a plaqué contre le rideau, en le déplaçant de quelques centimètres, ce fragment de

ciel, d’eau et de sable, que la silhouette de l’homme masque au spectateur, de sorte que, grâce à la complaisance de l’ artiste, nous pouvons voir ce que contemple la silhouette qui nous bouche la vue ? Ou faut-il admettre qu’au mo­ ment où l’homme est venu se mettre en face de lui pour le regarder, le frag­ ment de paysage qui était juste devant lui a sauté sur le côté, s’est dérobé à son regard de sorte qu’il a devant les yeux son ombre portée, le bloc noir de son propre corps ? Décalcomanie ? Sans doute. Mais de quoi sur quoi ? D’où à où ? L’ épaisse silhouette noire du bon­ homme semble avoir été retournée de la droite vers la gauche, du rideau sur le paysage qu’il obture maintenant : le trou qu’il a laissé dans le rideau mani­ feste son ancienne présence. Mais aussi bien le paysage, découpé selon la sil­ houette d’un homme, a été découpé et transféré de gauche à droite ; le pan de rideau rouge qui reste bizarrement accroché à l’épaule de ce paysage bon­ homme et qui correspond à la petite

fraction de rideau cachée par la silhouette noire manifeste pour sa part l’origine, le lieu de découpage de ce ciel et de cette eau. Déplacement et échange d’ éléments similaires, mais non point reproduction ressemblante. Et grâce à cette Décalcomanie on saisit le privilège de la similitude sur la ressemblance : celle-ci donne à recon­ naître ce qui est bien visible ; la simi­ litude donne à voir ce que les objets reconnaissables, les silhouettes familières cachent, empêchent de voir, rendent invisible. (« Corps = rideau », dit la représentation ressemblante ; « ce qui est à droite est à gauche, ce qui est à gauche est à droite ; ce qui est caché ici est visible là ; ce qui est découpé est en relief; ce qui est plaqué s’étend au loin », disent les similitudes de la Dé­ calcomanie ). La ressemblance comporte une assertion unique, toujours la même : ceci, cela, cela encore, c’est telle chose. La similitude multiplie les affirmations différentes, qui dansent ensemble, s’ ap­

puyant et tombant les unes sur les autres. Chassée de l’espace du tableau, exclue du rapport entre les choses qui renvoient l’une à l’autre, la ressem­ blance disparaît. Mais n’est-ce pas pour régner ailleurs, là où elle serait libérée du jeu indéfini de la similitude. N’ap­ partient-il pas à la ressemblance d’être la souveraineté qui fait apparaître. La ressemblance qui n’est point une pro­ priété des choses n’est-elle pas le propre de la pensée ? « Il n’appartient qu’à la pensée, dit Magritte, d’être ressem­ blante ; elle ressemble en étant ce qu’elle voit, entend ou connaît ; elle devient ce que le monde lui offre ». La pensée ressemble sans similitude, en devenant elle-même ces choses dont la similitude entre elles exclut la ressemblance. La peinture est sans doute là, en ce point où viennent se couper à la verticale une pensée qui est sur le mode de la res­ semblance et des choses qui sont dans des relations de similitude2.

Revenons à ce dessin de la pipe qui ressemble si fort à une pipe ; à ce texte écrit qui ressemble si exactement au dessin d’un texte écrit. En fait, lancés les uns contre les autres, ou même simplement juxtaposés, ces éléments an­ nulent la ressemblance intrinsèque qu’ils paraissent porter en eux et peu à peu s’esquisse un réseau ouvert de simili­ tudes. Ouvert, non pas sur la pipe « réelle », absente de tous ces dessins et de tous ces mots, mais ouvert sur tous les autres éléments similaires (y compris toutes les pipes « réelles », de terre, d’écume, de bois, etc.) qui une fois pris dans ce réseau auraient place et fonction de simulacre. Et chacun des éléments de « ceci n’est pas une pipe » pourrait bien tenir un discours en appa­ rence négatif, car il s’agit de nier avec la ressemblance l’assertion de réalité qu’elle comporte, mais au fond affirma­ tif : affirmation du simulacre, affirmation de l’ élément dans le réseau du similaire.

Etablissons la série de ces affirma­ tions, qui refusent l’ assertion de ressem­ blance, et qui se trouvent concentrées dans la proposition : ceci n’est pas une pipe. Il suffit pour cela de se poser la question : qui parle en cette énoncia­ tion ? Ou plutôt de faire parler tour à tour les éléments disposés par Magritte ; car tous au fond peuvent dire soit d’euxmêmes soit de leur voisin : ceci n’est pas une pipe. La pipe elle-même, d’abord : « Ce que vous voyez ici, ces lignes que je forme ou qui me forment, tout cela n’ est pas une pipe comme vous le croyez sans doute ; mais un dessin qui est dans un rapport de similitude verticale avec cette autre pipe, réelle ou non, vraie ou pas, je n’en sais rien, que vous voyez là — tenez, juste au-dessus de ce tableau où je suis, moi, une simple et solitaire similitude ». A quoi la pipe d’en haut répond (toujours dans le même énoncé) : « Ce que vous voyez flotter devant vos yeux, hors de tout espace, et de tout

socle fixe, cette brome qui ne repose ni sur une toile ni sur une page, comment serait-elle réellement une pipe : ne vous y trompez pas, je ne suis que du simi­ laire — non pas quelque chose de sem­ blable à une pipe, mais cette similitude nuageuse qui, sans renvoyer à rien, parcourt et fait communiquer des textes comme celui que vous pouvez lire et des dessins comme celui qui est là, en bas ». Mais l’ énoncé, ainsi articulé deux fois déjà par des voix différentes, prend à son tour la parole pour parler de luimême : « Ces lettres qui me composent et dont vous attendez, au moment où vous entreprenez de les lire, qu’elles nomment la pipe, ces lettres, comment oseraient-elles dire qu’elles sont une pipe, elles qui sont si loin de ce qu’elles nomment ? Ceci est un graphisme qui ne ressemble qu’ à soi et ne saurait va­ loir pour ce dont il parle ». Il y a plus encore : ces voix se mêlent deux à deux pour dire, parlant du troisième élément, que « ceci n’est pas une pipe ». Liés par le cadre du tableau qui les entoure

tous deux, le texte et la pipe d’en bas entrent en complicité : le pouvoir de désignation des mots, le pouvoir d’illus­ tration du dessin dénoncent la pipe d’en haut, et refusent à cette apparition sans repère le droit de se dire une pipe, car son existence sans attache la rend muette et invisible. Liées par leur simi­ litude réciproque, les deux pipes contes­ tent à l’énoncé écrit le droit de se dire une pipe, lui qui est fait de signes sans ressemblance avec ce qu’ils désignent. Liés par le fait qu’ils viennent l’un et l’autre d’ailleurs, et que l’un est un discours susceptible de dire la vérité, que l’ autre est comme l’apparition d’une chose en soi, le texte et la pipe d’en haut se conjuguent pour formuler l’asser­ tion que la pipe du tableau n’est pas une pipe. Et peut-être faut-il supposer qu’outre ces trois éléments, une voix sans lieu (celle du tableau, peut-être, tableau noir ou tableau tout court) parle dans cet énoncé ; ce serait en par­ lant à la fois de la pipe du tableau, de la pipe qui surgit au-dessus, qu’elle dirait :

« rien de tout cela n’est une pipe ; mais un texte qui simule un texte ; un des­ sin d’une pipe qui simule un dessin d’une pipe ; une pipe (dessinée comme n’étant pas un dessin) qui est le simu­ lacre d’une pipe (dessinée à la manière d’une pipe qui ne serait pas elle-même un dessin) ». Sept discours dans un seul énoncé. Mais il n’en fallait pas moins pour abattre la forteresse où la simili­ tude était prisonnière de l’assertion de ressemblance. Désormais, la similitude est ren­ voyée à elle-même, — dépliée à partir de soi et repliée sur soi. Elle n’est plus l’index qui traverse à la perpendiculaire la surface de la toile pour renvoyer à autre chose. Elle inaugure un jeu de transferts qui courent, prolifèrent, se propagent, se répondent dans le plan du tableau, sans rien affirmer ni repré­ senter. De là chez Magritte, ces jeux infinis de la similitude purifiée qui ne déborde jamais à l’extérieur du tableau. Ils fondent des métamorphoses : mais

dans quel sens ? Est-ce la plante dont les feuilles s’envolent et deviennent oiseaux, ou les oiseaux qui se noient, se botanisent lentement, et s’enfoncent en terre dans une dernière palpitation de verdure (Les Grâces naturelles, La Saveur des Larmes ) ? Est-ce la femme qui « prend de la bouteille » ou la bouteille qui se féminise en se faisant « corps nu » (ici se composent une perturbation des éléments plastiques due à l’insertion latente de signes verbaux et le jeu d’une analogie qui, sans rien affirmer, passe cependant, et deux fois, par l’ins­ tance ludique de l’énoncé) ? Au lieu de mélanger les identités, il arrive que la similitude ait le pouvoir de les briser : un tronc de femme est sectionné en trois éléments (de grandeur régulière­ ment croissante de haut en bas) ; les proportions conservées à chaque rupture garantissent l’analogie en suspendant toute affirmation d’identité : trois pro­ portionnelles à qui manque précisément la quatrième ; mais celle-ci est incalcu­ lable : la tête (dernier élément — x)

manque : Folie des Grandeurs, dit le titre. Autre. manière pour la similitude de se libérer de sa vieille complicité avec l’ assertion représentative : mêler perfidement (et par une ruse qui semble indiquer le contraire de ce qu’elle veut dire) un tableau et ce qu’il doit repré­ senter. En apparence, c’est là une ma­ nière d’affirmer que le tableau est bien son propre modèle. En fait une pareille affirmation impliquerait une distance intérieure, un écart, une différence entre la toile et ce qu’elle doit im iter; chez Magritte au contraire, il y a, du tableau au modèle, continuité dans le plan, passage linéaire, débordement continu de l’un dans l’autre : soit par un glis­ sement de gauche à droite (comme dans La Condition humaine où la ligne de la mer se poursuit sans rupture de l’hori­ zon à la toile) ; soit par inversion des éloignements (comme dans La Cascade où le modèle avance sur la toile, l’enve­ loppe par les côtés, et la fait paraître

en recul par rapport à ce qui devrait être au-delà d’elle). A l’inverse de cette analogie qui nie la représentation en effaçant dualité et distance, il y a celle au contraire qui l’esquive ou s’en moque grâce aux pièges du dédoublement. Dans Le Soir qui tombe, la vitre porte un soleil rouge analogue à celui qui de­ meure accroché au ciel (voilà contre Descartes et la manière dont il résol­ vait les deux soleils de l’apparence dans l’unité de la représentation) ; c’ est le contraire dans La Lunette d'approche : sur la transparence d’une vitre on voit passer des nuages et scintiller une mer bleue; mais l’entrebâillement de la fe­ nêtre sur un espace noir montre que ce n’est là le reflet de rien. Dans Les Liaisons dangereuses, une femme nue tient devant elle un large m iroir qui la cache presque entièrement : elle a les yeux presque fermés, elle baisse la tête qu’elle tourne vers la gau­ che comme si elle voulait n’être pas vue et ne pas voir qu’elle est vue. Or

ce miroir qui est exactement dan« le plan du tableau et fait face au specta­ teur, renvoie l’image de la femme ellemême qui se cache : la face réfléchis­ sante du miroir fait voir cette partie du corps (de l’ épaule aux cuisses) que dérobe la face aveugle. Le miroir fonc­ tionne un peu comme un écran radioscopique. Mais avec tout un jeu de dif­ férences. La femme y est vue de profil, entièrement tournée vers la droite, le corps légèrement fléchi en avant, le bras non pas tendu pour porter le lourd miroir mais replié sous les seins ; la lon­ gue chevelure qui doit se prolonger der­ rière le miroir vers la droite, ruisselle, dans l’image du miroir, sur la gauche, à peine interrompue par le cadre du miroir, au moment de cet angle brusque. L’image est assez notablement plus pe­ tite que la femme elle-même, indiquant ainsi entre la glace et ce qu’ elle reflète une certaine distance que eonteste, ou qui conteste l’attitude de la femme pressant le miroir contre son corps pour mieux le cacher. Ce peu de distance

derrière le miroir est manifesté encore par l’extrême proximité d’un grand mur gris; on y voit nettement l’ombre por­ tée de la tête et des cuisses de la femme, et celle du miroir. Or sur cette ombre portée, une forme manque, celle de la main gauche qui tient le m iroir; nor­ malement, on devrait la voir sur la droite du tableau ; elle fait défaut comme si, sur cette ombre portée, le miroir n’était porté par personne. Entre lé mur et le miroir, le corps caché est élidé; dans le mince espace qui sépare la surface lisse du miroir captant des reflets et la surface opaque du mur n’ accrochant que des ombres, il n’y a rien. Sur tous ces plans, glissent des similitudes que nulle référence ne vient fixer : translations sans point de départ ni support.

Ceci n'eAytfwa um

PEINDRE N’ EST PAS AFFIRM ER

Séparation entre signes linguistiques et éléments plastiques ; équivalence de la ressemblance et de l’affirmation. Ces deux principes constituaient la tension de la peinture classique : car le second réintroduisait le discours (il n’y a d’af­ firmation que là où on parle) dans une peinture d’où l’ élément linguistique était soigneusement exclu. De là le fait que la peinture classique parlait — et par­ lait beaucoup — tout en se constituant hors langage ; de là le fait qu’ elle repo­ sait silencieusement sur un espace dis-

cursif; de là le fait qu’elle se donnait, au-dessous d’elle-même, une sorte de lieu commun où elle pouvait restaurer les rapports de l’image et des signes. Magritte noue les signes verbaux et les éléments plastiques, mais sans se donner le préalable d’une isotopie ; il esquive le fond de discours affirmatif sur lequel reposait tranquillement la ressemblance ; et il fait jouer de pures similitudes et des énoncés verbaux non affirmatifs dans l’instabilité d’un volume sans repère et d’un espace sans plan. Opération dont Ceci n’est pas une pipe donne en quelque sorte le formulaire. 1. Pratiquer un calligramme où se trouvent simultanément présents et vi­ sibles l’image, le texte, la ressemblance, l’affirmation et leur lieu commun. 2. Puis ouvrir d’un coup, de ma­ nière que le calligramme se décompose aussitôt et disparaisse, ne laissant comme trace que son propre vide. 3. Laisser le discours tomber selon sa propre pesanteur et acquérir la forme

visible des lettres. Lettres qui, dans la mesure où elles sont dessinées, entrent dans un rapport incertain, indéfini, en­ chevêtré avec le dessin lui-même, — mais sans qu’aucune surface puisse leur servir de lieu commun. 4. Laisser d’un autre côté les simi­ litudes se multiplier à partir d’ellesmêmes, naître de leur propre vapeur et s’élever sans fin dans un éther où elles ne renvoient à rien d’ autre qu’à ellesmêmes. . 5. Bien vérifier, au bout de l’opé­ ration, que le précipité a changé de couleur, qu’il est passé du blanc au noir, que le « Ceci est une pipe » silen­ cieusement caché dans la représentation ressemblante est devenu le «C eci n’est pas une pipe » des similitudes en cir­ culation. Un jour viendra où c’est l’image elle-même avec le nom qu’elle porte qui sera désidentifiée par la similitude indé­ finiment transférée le long d’une série. Campbell, Campbell, Campbell, Campbell.

NOTES

1. Je cite tous ces textes d’après le Magritte de P. Waldberg. Ils illus­ traient une série de dessins dans le numéro 12 de la Révolution surréaliste. 2. Il faut lire le livre de René Passeron, René Magritte, et surtout son dernier chapitre. 3. Parmi ces reproductions il y avait « Ceci n’est pas une pipe » : au dos Magritte avait écrit : « Le titre ne contredit pas le dessin ; il affirme autrement ».

Ci.cc

DEUX LETTRES DE RENÉ MAGRITTE

Cher Monsieur, II vous plaira, j'espère, de considérer ces quelques réflexions relatives à la lec­ ture que je fais de votre livre « les mots et les choses »... Les mots Ressemblance et Similitude vous permettent de suggérer avec force la présence — absolument étrange — du monde et de nous-mêmes. Cependant, je crois que ces deux mots ne sont guère différenciés, les dictionnaires ne sont guère édifiants quant à ce qui les distingue. C'est me semble-t-il que, par exemple, les petits pois entre eux ont des rapports de similitude, à la fois visibles (leur couleur, leur form e, leur dimension ) et invisibles (leur nature, leur saveur, leur pesanteur ). Il en est de même du faux

et de l'authentique, etc. Les « choses » n’ont pas entre elles de ressemblances, elles ont ou n’ont pas des similitudes. Il n'appartient qu’à la pensée d’être ressemblante. Elle ressemble en étant ce qu'elle voit, entend ou connaît, eüe devient ce que le monde lui offre. EUe est invisible tout autant que le plaisir ou la peine. Mais la peinture fait intervenir une difficulté: il y a la pensée qui voit et qui peut être décrite visiblement. « Les Suivantes » sont Vimage visible de la pensée invisible de Velasquez. Uinvi­ sible serait donc visible parfois ? A condition que la pensée soit constituée exclusivement de figures visibles. A ce sujet, il est évident qu’une image peinte — qui est intangible de par sa nature — ne cache rien, alors que le visible tangible cache immanquablement un autre visible — si nous en croyons notre expérience.

Il y a depuis quelque temps, une curieuse primauté accordée à « l'invisible » du fait d'une littérature confuse, dont Yintérêt disparaît si Von retient que le visible peut être caché, mais que ce qui est invisible ne cache rien: il peut être connu ou ignoré, sans plus. Il n'y a pas lieu (Faccorder à l'invisible plus d’importance qu’au visible, ni Vinverse. Ce qui ne « manque » pas