Ce que nous disent les mythes 9782228910057

« Un remède à l’instabilité éthique de notre époque » : ainsi Albert Einstein qualifiait-il l’œuvre de Paul Diel (1893–1

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French Pages [228] Year 2012

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Table of contents :
Ce que nous disent les mythes
Evolution et humanisme1
L’origine prémythique de l’image « divinité »
Mythe et dogme1
Le symbolisme dans la mythologie grecque1
Le symbolisme dans l’Ancien et le Nouveau Testament
La théorie des archétypes chez Carl Gustav Jung1
Correspondance avec Adolphe Ferrière
Psychologie et art1
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Ce que nous disent les mythes
 9782228910057

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Ce que nous disent les mythes

Paul Diel

Ce que nous disent les mythes Préface de Maridjo Graner

Petite Bibliothèque Payot

Retrouvez l’ensemble des parutions des Éditions Payot & Rivages sur www.payot-rivages.fr

© 2012, Éditions Payot & Rivages, © 2013, Éditions Payot & Rivages pour l’édition de poche.

PRÉFACE

par Maridjo Graner

Au lendemain de l’armistice de juin 1940, Paul Diel, à cette époque citoyen autrichien, se trouvait à ce titre interné au camp de Gurs. Employé à des travaux à l’extérieur du camp, il profita d’un moment de liberté à Albi pour se rendre à la bibliothèque municipale et demanda un ouvrage sur la mythologie grecque. Il s’intéressait en effet depuis longtemps aux mythes, en marge de son travail d’élaboration d’une psychologie introspective : la concor­ dance entre sa propre recherche et l’inscrip­ tion « Connais-toi toi-même », au fronton du temple d’Apollon à Delphes, l’avait frappé. Il voulait savoir ce qu’était dans la mytho­ logie grecque cette image de la Chimère, qui avait donné son nom à l’imagination exaltée, chimérique, dont il avait étudié longuement,

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et d’abord en lui-même par introspection, le rôle central dans la déformation du psy­ chisme humain et étudié les méfaits, chez les autres comme en lui-même. Il lut que la Chi­ mère était un animal monstrueux avec une tête de lion, un corps de bouc et une queue de serpent. Et c’est là qu’il reçut 1’« éclair de Zeus », l’intuition première qui allait orienter dura­ blement sa recherche vers la traduction du symbolisme : le lion, dans son sens négatif, n’était-il pas une image de la perversion des appétits matériels en tentation de domina­ tion ; le bouc, celle de la déviation de la sexualité vers la luxure ? Le serpent, quant à lui, dont, selon le récit biblique, le chucho­ tement à l’oreille d’Ève avait poussé l’être humain à rivaliser avec Dieu, n’était-il pas la perversion de son élan vers la recherche du sens de la vie en vanité d’en être la réalisation parfaite, voire le législateur suprême ? La Chimère était bien le symbole de l'exaltation imaginative, qui empêche la réalisation sensée des désirs émanant des trois pulsions : matérielle, sexuelle et spirituelle. Mais si une image mythique pouvait ainsi symboliser un trait du fonctionnement psy­ chique, ne devait-il pas en être de même pour toutes les autres, y compris pour la figure cen­ trale des mythes : la divinité ? 8

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Il fallait un certain courage pour aborder ainsi de front la possibilité que Dieu fût une image mythique : pour les croyants, c’était commettre un blasphème, et pour les noncroyants, un essai pour ménager une illusion infantile qui ne méritait pas la moindre consi­ dération. Pourtant Diel n’était pas le premier à pres­ sentir que les images mythiques pouvaient avoir un sens symbolique. Mais lequel préci­ sément ? Son apport fondamental a été l’immense travail de traduction de chaque image et de l’ensemble des récits mythologi­ ques en termes de fonctionnement psychique, tel qu’il s’est efforcé par ailleurs d’en com­ prendre la genèse et découvrir la dynamique. Il exposera dans plusieurs livres : Le Symbo­ lisme dans la mythologie grecque, Le Symbolisme dans la Bible, La Divinité, Le Symbolisme dans l’Evangile de Jean, les résultats de cette recherche. Les inédits présentés ici les résument et en condensent le sens d’une manière frap­ pante, comme en témoignent le chapitre sur 1’« Origine prémythique du symbole divi­ nité » et le résumé du « Symbolisme dans la mythologie grecque ». Ils proposent également d’autres exemples que ceux qui figurent dans ses ouvrages. Entre autres, la traduction du mythe de la Trinité,

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celle de l’histoire de Jonas, l’explication des miracles de Jésus, qu’on trouvera ci-après dans les chapitres « Mythe et dogme » et « Le sym­ bolisme dans l’Ancien et le Nouveau Testa­ ment », sont particulièrement éclairantes et stimulantes. Le chapitre « Evolution et humanisme » présente les conséquences pour la culture de l’opposition des dogmes spiritualiste et maté­ rialiste. Celui sur 1’« Origine prémythique de l’image divinité » montre qu’il existe une his­ toire du symbole Dieu, ce qui inverse la pro­ position traditionnelle d’un Dieu réel qui aurait créé l’homme à son image en celle de l’homme créant les dieux à sa propre image : celle de ses désirs et de ses craintes, de l’émer­ veillement et de l’effroi qui le saisissent devant le mystère de son existence. Mi-imaginatif, mi-cognitif, le psychisme humain évolue vers la lucidité intellectuelle et spirituelle, mais, à l’époque de la création des mythes, c’est encore l’imagination surcons­ ciente qui préside à l’orientation sensée de la conduite humaine. Elle « devient capable de créer des symboles, c’est-à-dire des images à signification précise ayant pour but d’exprimer la destinée de l’homme », dit Diel. Conscient de lui-même, l’homme devient par là conscient de ses limites : il a la capacité de prévoir sa mort et, d’autre part, il ne peut

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s’expliquer la finalité de sa propre existence. L’angoisse humaine a ainsi deux composantes, métaphysique et éthique : l’une envisage le mystère de son apparition et de sa disparition ; l’autre la possibilité de s’égarer dans la conduite de sa vie. Il va « rêver » la réponse apaisante à ces deux formes d’angoisse confor­ mément à sa capacité surconsciente d’expres­ sion imagée, créant ainsi les récits cosmogoniques et éthiques qui constituent les mythes. Ces récits sont nombreux et divers, chaque culture ayant cherché à sa façon une réponse imagée à la question fondamentale de l’ori­ gine du monde et de la vie, mystère inson­ dable pour l’esprit humain, que symbolise par exemple le chaos originel. Viennent ensuite les images de la création. Le Verbe créateur, la séparation du Ciel et de la Terre, l’homme créé de boue et animé du souffle divin sont, dans notre culture, quelques-unes des images les plus connues de ces « débuts » du monde et de l’humanité. Sur le plan éthique, qui est celui de la conduite sensée de la vie, les mythes mettent souvent en scène un héros (l’Homme) aux prises avec les démons et les monstres (ses tentations et ses angoisses issues de sa propre déformation vaniteuse) ; il est aidé dans son combat par les armes ou les conseils que lui 11

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donnent les divinités protectrices (sa propre lucidité à l’égard de ses motifs, et les juge­ ments de valeur qui en résultent). La mytho­ logie grecque, Diel l’a amplement démontré, est riche de ces exemples à portée générale. Ils symbolisent la délibération individuelle par le dialogue d’un humain avec tel dieu ou déesse. Achille reçoit ainsi la visite d’Athéna (la sagesse), envoyée elle-même par Héra (sym­ bole de la sublimation), pour lui ordonner de calmer sa colère. Dans le récit biblique, c’est Dieu lui-même qui parle à Moïse, afin de sti­ muler son courage pour affronter Pharaon. Ces images parlaient d’elles-mêmes à l’émo­ tivité primitive, immédiatement sensible à leur sens caché. Leur interprétation littérale, ignorant ce sens caché, aboutit à le dévoyer et ne lui permet donc pas de remplir son rôle de guide. N’est-il pas dit que « la lettre est morte, seul l’esprit est vivifiant » ? Tout l’apport de Diel à la compréhension du langage symbolique, sa traduction en lan­ gage conceptuel, permet d’en restituer l’esprit, d’en révéler le sens. Pour moi, comme pour beaucoup d’autres, cette lecture fut en effet comme une révéla­ tion : Dieu n’était ni un personnage réelle­ ment existant ni une illusion (comme le proposait Freud) mais le symbole du senti­ ment le plus profond qui anime l’être

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humain, le sentiment du mystère de l’exis­ tence du monde et de la vie. Non seulement ce sens devenait clair mais devenaient clairs aussi les méfaits de l’inter­ prétation littérale. Qu’en est-il, par exemple, de l’image néga­ tive de la femme, « séductrice perverse de l’homme », véhiculée par la figure d’Eve, tentée par le serpent ? Or Eve n’est pas une femme. Encore moins la Femme. Elle symbolise l’imagination sus­ ceptible de s’exalter et d’abuser aussi bien l’homme que la femme, tandis qu’Adam sym­ bolise l’espèce humaine en général. Cette fausse interprétation de l’image « Eve » a induit au long des siècles une dévalorisation dévastatrice de la femme qui perdure jusqu’à nos jours1. Et le serpent n’existe pas plus qu’Ève ou Adam. Il n’est pas un animal qui parle (qui pourrait le croire ?) mais la tendance à la fausse justification dont les ruses entraînent l’être humain à s’aveugler sur lui-même et sur le sens de sa vie. Combien de névroses sont redevables, dans notre culture, à la vision culpabilisante d’une 1. Voir « Féminin-masculin. L’universel et le spé­ cifique », Revue de psychologie de la motivation, n° 25, 1998.

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humanité maudite parce que le premier homme a mangé une pomme ? (Voir dans Le Symbolisme dans la Bible l’interprétation détaillée du mythe de la Genèse.) Bien d’autres exemples de compréhension à la lettre imposent de croire à l’incroyable, (credo quia absurdum). D’où naissent et s’entre­ tiennent les guerres que les hommes se font au nom de religions qui s’opposent fanatique­ ment sur des dogmes pris pour des vérités absolues car révélées par Dieu (chacun pre­ nant le sien pour le seul vrai). La croyance à la façade illogique des récits mythiques, faisant ainsi violence à la raison, ne peut à la longue qu’engendrer le doute et retirer toute crédibilité à des récits apparem­ ment absurdes, et au pire dangereux. Leur traduction détaillée, telle que Diel la propose, permet de les sauver tant de la mécompréhension qui conduit au dogma­ tisme, voire au fanatisme, que de leur oubli qui nous prive d’un pan entier de notre héri­ tage culturel. Elle nous permet de nous récon­ cilier avec ces récits imagés et d’en discerner et ressentir la portée métaphysique (mythes des origines) tout comme la portée éthique (l’aide des dieux aux héros dans les combats de la vie). « Dans la compréhension du symbo­ lisme se trouvent réconciliées la foi mythique

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(le véritable sens religieux) et la raison », dit Diel dans le chapitre « Mythe et dogme ». Moins centré sur la traduction du symbo­ lisme mais proche par son thème, le chapitre « La théorie des archétypes chez Jung » établit une comparaison entre les notions d’archétype et de symbole, ainsi qu’entre les théories des instances qui les sous-tendent, tandis que « Psychologie et art » montre l’enracinement commun des arts et des mythes dans l’instance surconsciente, et détaille les motivations des artistes et du public dans les époques de flo­ raison et de décadence culturelles. Sa correspondance avec Adolphe Ferrière exprime sur un ton plus intime sa préoccupa­ tion majeure du sens symbolique des mythes. Comprendre les mythes, c’est d’abord saisir de manière de plus en plus consciente notre propre fonctionnement intime, objectif de la recherche psychologique. Mais c’est aussi se laisser porter par l’ampleur poétique et sug­ gestive de ces récits qui continuent à nous tou­ cher dans notre émotivité profonde. Dans les textes qui suivent, parfois plus libres dans leur expression que ses ouvrages plus aboutis, Diel nous ouvre cette double voie de compréhen­ sion et d’émerveillement qui fut la sienne.

De la réflexion sur l’origine de l’Univers et de la vie dépendent les idéologies théologi­ ques et philosophiques aussi bien que les théo­ Evolutionenet tant humanisme 1 ries scientifiques, que ces dernières s’occupent du sens de la vie. Les solutions proposées n’ont pas seulement une portée théorique. Elles décident de la conduite sensée ou insensée de la vie humaine. Elles aboutissent à une vision des valeurs. Notre époque est caractérisée par l’avè­ nement de la pensée évolutionniste. Sa conséquence est la scission entre la science matérialiste et les anciennes croyances spiri­ tualistes. Le conflit entre spiritualisme et matérialisme a toujours existé. Il traverse 1. Ce texte paru dans « Progrès et évolution », le n° 23 de la Revue de psychologie de la motivation, est celui de la première conférence faite par Paul Diel, en France en 1947, à l’université de Poitiers.

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toute l’histoire de la philosophie. La pensée évolutionniste - scientifiquement fondée - a porté ce conflit à un degré d’acuité précédem­ ment jamais atteint. La répercussion de ce conflit sur la vision des valeurs - assise des cultures - est la cause, peut-être la plus pro­ fonde, de la désorientation angoissée de l’époque. Toutes les cultures passées - et même l’actuelle culture occidentale - ont été fon­ dées sur la croyance en des valeurs éthiques d’origine transcendante, imposées par un « Esprit-créateur » conçu également comme « Juge moral » de l’homme. Le terme religion contient la racine lier. Les individus de la communauté sont liés par la croyance en une hiérarchie des valeurs. Au sommet se trou­ vent les valeurs spirituelles supposées être plus proches de la volonté de l’Esprit-créateur que les valeurs de base formées par les exi­ gences de la vie matérielle. Les valeurs spi­ rituelles forment l’idéal-guide destiné à freiner l’égotisme individuel, destructeur de la vie communautaire. Les religions, issues de l’imagination personnifiante des mythes, accomplissent ainsi une fonction conserva­ trice. Institutions sociales, les religions, par souci d’assurer aux valeurs une portée absolue, ne peuvent s’accommoder de l’idée d’une évolution lente. Pour que les valeurs 18

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soient absolues, Dieu - Créateur et Juge - doit être imaginé comme omnipotent. La preuve de l’omnipotence est, pour les religions, la Création intentionnelle et subite. La science a accumulé une multitude de faits qui plaident pour une évolution lente. La physique a pu démontrer que les mouve­ ments des astres ne sont pas soutenus par la volonté d’un Esprit-créateur, mais par des lois mécaniques inhérentes à la matière. Les sciences humaines1 entendent démontrer que la vie et son évolution sont elles aussi parfai­ tement explicables à partir des lois mécani­ ques et chimiques. Selon cette manière de voir, l’esprit qui semble diriger l’évolution et qui en surgit finalement sous la forme de l’esprit humain n’est plus qu’un épiphéno­ mène de la matière, une sorte d’illusion. Qu’est-ce dire sinon affirmer l’omnipotence de la matière ? Est-ce résoudre le problème des origines ? Est-ce expliquer l’existence de la vie et de son évolution que de placer à l’origine une matière absolument inerte douée unique­ ment d’un mouvement mécanique ? N’est-ce pas plutôt éliminer le problème - la vie et son 1. Diel fait allusion ici au fondement matérialiste des sciences humaines de son époque. [Toutes les notes sont de la rédaction de la Revue de psychologie de la motivation où plusieurs de ces textes ont paru.]

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évolution -, au lieu de l’expliquer, que de rem­ placer le dogme Esprit absolu par le dogme Matière absolue ? Les organismes psychoso­ matiques se trouvent ainsi réduits à n’être que des automates. L’évolution elle-même ne serait qu’un automatisme et la vie qu’un fonc­ tionnement automatique. Si l’esprit humain - résultat de l’évolution - n’est qu’une illu­ sion, comment la matière peut-elle parvenir à réfléchir sur le sens de la vie et sur sa valeur, sans que le résultat de ses réflexions ne soit lui-même illusion ? C’est précisément le problème des valeurs et de leur hiérarchie qui se trouve mis en question. Si la matière est principe créateur, rien n’existe que des valeurs matérielles et leur économie mécaniciste. Les besoins maté­ riels de l’ensemble des individus créent des conventions sociales. L’être vivant, tel un automate, est exclusivement déterminé par les exigences économiques du milieu. Son propre esprit, sa fonction valorisante, ses décisions éthiques ne sont qu’illusion, tout comme ses passions d’ailleurs. Mais l’indi­ vidu, tout automate qu’il serait, demeurerait néanmoins centré sur son ego. Le moralisme spiritualiste pour lequel les valeurs transcen­ dantes sont imposées à l’homme contre sa nature ne risque-t-il pas d’être remplacé par l’amoralisme égocentrique pour lequel les

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valeurs ne sont qu’illusion ? À moins que la rigidité de l’absolutisme spiritualiste ne se trouve à son tour remplacée par l’absolutisme des conventions sociales ! La contradiction, d’apparence insoluble, ne serait-elle pas le signe qu’une erreur doit être contenue dans la manière d’envisager le problème des origines ? Esprit et Matière considérés comme abso­ lus et comme Principe-créateur ne sont que des abstractions. Étant psyché et corps, esprit et matière, l’homme crée à sa propre image l’image d’un Principe-créateur. Il hypostasie soit l’esprit, soit la matière. Ne devrait-il pas se rendre compte que, dans l’un et dans l’autre cas, cette hypostase n’est qu’une pro­ jection imaginative, source d’erreurs spécula­ tives lorsqu’elle est prise pour une explication logique ? Du fait que seules ces deux projec­ tions sont possibles, l’une et l’autre s’impo­ sent avec l’évidence de la croyance. Pour le croyant religieux, les détails du déploiement de la vie ne soulèvent aucun problème. Tout s’explique par l’Esprit-créateur et son inten­ tion omnipotente. La science a des raisons très impérieuses de douter de cette explica­ tion métaphysique. Mais elle devrait alors se charger d’expliquer tous les détails de l’immanent déploiement évolutif. Les théo­ ries matérialistes de l’évolution sont bien loin 21

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de pouvoir expliquer toutes les modalités de l’évolution. Et seraient-elles à même de le faire, le croyant religieux ne manquerait pas de poser la question ultime : d’où vient cette Matière créatrice ? S’est-elle créée ellemême ? Et, sinon, qui l’a créée ? Déclarer que la Matière absolue a existé depuis toujours et la placer ainsi en dehors des limites du temps, est-ce moins spéculatif que de placer l’Esprit absolu en dehors de l’espace ? L’une et l’autre solution sont transcendantes et, par là, de nature métaphysique. Le savoir sans préjugé, la science, ne devrait-il pas s’aviser que le problème méta­ physique concernant l’origine de l’existence n’est pas de son domaine parce que la recherche d’une solution conduit nécessaire­ ment à deux formes de projection imaginative et que le projet d’une solution transcen­ dante et métaphysique est illusoire ? L’esprit humain n’est pas une illusion. Mais il s’égare dans des illusions lorsqu’il prend ses propres abstractions pour des réalités. L’illusion est de croire que les deux images abstraites - Esprit absolu et Matière absolue - sont des réalités existantes. La question métaphysique une fois exclue de la recherche, le problème de l’évolution se pose dans toute son ampleur. Au lieu de faire abstraction de la matière ou de l’esprit, au 22

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lieu d’hypostasier soit la matière, soit l’esprit, il s’agit d’étudier les modalités évolutives aussi bien de la matière que de l’esprit. Au lieu de remonter aux origines et de poser le problème en des termes abstraits, il importe d’étudier la vie concrète. Le véritable pro­ blème n’est pas l’évolution de la matière, mais l’évolution de la vie. La vie humaine est l’inséparable unité « esprit-matière, psyché-soma ». Tout le pro­ blème de l’évolution consiste à comprendre de quelle manière la vie humaine a pu se déployer à partir des formes élémentaires. L’esprit est une fonction de la psyché humaine et, si la vie n’est pas un épiphéno­ mène de la matière, le « germe » de la vie psychique, ou - pour éviter ce terme matéria­ lisant - la potentialité de l’esprit, doit déjà être décelable dans les organismes psychoso­ matiques les plus primitifs1. La forme la plus élémentaire de vie est la cellule. Le matéria­ lisme ne voit dans la cellule qu’une parcelle de matière : germen et soma. Aussi les théories matérialistes de l’évolution se contententelles de n’étudier que les transformations morphologiques du soma. 1. On dirait plutôt aujourd’hui que la transition inanimé-animé est progressive, ainsi que Diel le sou­ tenait lui-même. Il s’agit avant tout d’une question de définition.

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La matière vivante est définie par une pro­ priété qui la distingue radicalement de la matière inerte : la sagesse du langage emploie le terme animal, afin d’indiquer que déjà la cellule primitive est « animée » d’une appétition préférentielle qui est sa vie intime, invi­ sible et pourtant constatable dans ses effets. Elle cherche ou fuit l’excitation et y répond non seulement par une réaction mécanique ou chimique mais, en plus, par un apaisement de son inquiétude ou par une irritation perçue. La perceptibilité, d’abord tactile et gustative (mécanique et chimique), acquiert une dimension spatiale en devenant olfactive, acoustique et visuelle. L’ambiance se diffé­ rencie de plus en plus en objectifs distincts possédant finalement une qualité désirable ou non désirable, satisfaisante ou insatisfaisante. Qu’est-ce dire sinon que l’appétit préférentiel - source de tous les sentiments - est le germe d’un fonctionnement psychique dont il importerait d’étudier la différenciation pro­ gressive afin de comprendre à fond les moda­ lités du phénomène évolutif ? En faisant de l’appétition un épiphéno­ mène, le matérialisme évite la nécessité d’étu­ dier l’évolution du psychisme. L’hypothèse épiphénoménale s’impose au matérialisme parce que, à la remorque de la physique astrale, son point de départ est le mouvement 24

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mécanique de la matière. Mais, premier signe de vie, l’appétition est beaucoup plus proche du chimisme que du mécanicisme. La cellule n’est-elle pas cristal fluide1 tout en étant déjà végétal, et même animal, soma animé ? Le cristal est constitué par sa propre loi inhé­ rente dictée par l’affinité chimique. Le cristal évolué, la cellule animée, ne se consti­ tuerait-il pas également à partir de ses lois inhérentes ; son appétition sélective, germe d’esprit, serait-elle une forme évoluée de l’affinité préférentielle observable déjà au niveau prévital ? Pour surprenant que ce rap­ prochement puisse paraître, elle possède en commun avec le mécanicisme le souci d’éco­ nomie tout en permettant d’éviter l’impasse de l’épiphénoménalisme. Commune à tous les êtres vivants, l’appétition préférentielle serait-elle le chaînon entre les réactions chi­ miques et la réactivité vitale qui devient fina­ lement activité humaine dirigée par l’esprit ? L’hypothèse apporte un total changement d’optique. Il importe de la formuler claire­ ment. Sa conséquence inéluctable est que le chimisme prévital se transforme au niveau de la vie en chimisme d’appétition. Au niveau 1. Actuellement «cristal liquide» a pris, en phy­ sique, un sens spécifique différent.

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de la vie apparaissent deux voies évolutives, l’une psychique, l’autre organique. L’appétition évolue vers la vie des désirs soumis à la sélection lucide exercée par l’esprit ; le chimisme cellulaire évolue vers le chimisme hormonal dont toutes les manifestations de l’esprit demeurent sous-tendues. Mais ces transformations seraient-elles possibles si la matière ne contenait pas dès l’origine la vie sous une forme latente ? Le chimisme pré­ vital n’est alors qu’un cas spécial du chi­ misme de la vie. La matière se présente sous l’aspect inerte tant que le chimisme n’atteint pas le niveau vital où il se manifeste pleine­ ment sous la forme d’appétition sélective. L’univers commence avec la vie ; la vie com­ mence avec l’univers. Certes, il s’agit là d’une hypothèse improu­ vable, d’une fiction. Mais le mécanicisme est-il autre chose qu’une fiction ? Tout ce que l’on dira sur l’origine de la vie ne peut être que fiction. Encore faut-il que la fiction ne soit pas entachée de suppositions occultes (matière absolue et épiphénomène). La fiction proposée n’est nullement en contradiction avec l’hypothèse de travail de la physique astrale qui fait ressortir l’univers d’une poussière d’atomes. Pour la physique, la fiction mécaniciste est économique parce qu’elle est suffisante pour expliquer le mou26

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vement des astres, tout en permettant d’étu­ dier le chimisme transformateur qui carac­ térise la « cellule inanimée », l’atome. Mais lorsqu’il s’agit d’expliciter le passage de l’inertie à la vie, il est inéconomique de tabler sur l’hypothèse restreinte de la physique. Il faut l’élargir. Le tout est de ne pas recourir à une pseudo-économie par l’introduction d’un principe absolu destiné à tout expliquer tout en n’expliquant rien. La fiction « Matière absolue » est inéconomique parce que, selon sa conséquence, la vie n’est qu’une illusion ; la fiction « Esprit absolu » est inéconomique parce que, pour elle, l’évolution n’est qu’une illusion. Le phénomène à expliquer est la vie en évolution. Ce phénomène se présente sous deux aspects : la matière se spiritualise, l’esprit se matérialise. La fiction proposée est exempte de toute illusion parce qu’elle tient compte de la limite que toute fiction doit s’imposer. Au lieu de s’enhardir à remonter au principe-créateur en soi inexplicable, elle se contente de com­ prendre l’esprit et la matière comme coordon­ nées. Elle établit ainsi un cadre fictif comme tout système de coordonnées 1 - mais 1. « Fictif» signifie ici : introduit par l’homme par opposition à intrinsèque. Une courbe a des propriétés

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permettant de situer n’importe quel point de la courbe évolutive. Le cadre coordonnateur demeure pure fiction tant que le projet expli­ catif n’envisage que les périodes qui pré­ cèdent l’avènement manifeste de la vie : l’apparition de la cellule et de son appétition sélective. Mais la fiction de départ se justifie finalement. Elle devient l’hypothèse de tra­ vail des sciences de la vie, car elle seule permet d’expliquer d’une manière écono­ mique l’évolution de la cellule jusqu’à l’appa­ rition de l’esprit humain. L’hypothèse se justifie de plus parce que d’elle seule résulte une vision économique du sens de la vie et de sa valeur. Préfigurée par l’affinité chimique, l’appétition sélective de la cellule vivante devient le principe-organisateur de la matière-soma. L’appétition se scinde en besoin nutritif et besoin sexuel, de plus en plus différenciés en désirs multiples. La propriété sélective, le choix, s’élucide de plus en plus jusqu’à devenir finalement prévoyance consciente, valorisation de l’esprit. L’évolution somatique de l’être devenu pluricellulaire est caractérisée par la cérébration progressive. Chaque étape intrinsèques, l’homme lui choisit des axes de coordon­ nées en fonction de l’utilisation qu’il fait de cette courbe.

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somatique se trouve accompagnée d’une étape évolutive du psychisme, dont la lucidité prévoyante est finalement le meilleur moyen d’adaptation à l’ambiance, différenciée en objets qui deviennent l’objectif du choix valo­ risant. L’orientation sensorielle dans l’espace se complète de l’orientation dans le temps due à la prévoyance valorisante. Les valeurs sont les promesses de satisfaction, lucidement évaluées et hiérarchisées par la fonction valo­ risante de l’esprit humain. Produit de la fonction valorisante de l’espèce humaine, les valeurs acquièrent la portée d’idéal-guide. Chaque individu, doué d’une fonction valo­ risante plus ou moins lucide, demeure sus­ ceptible de s’égarer. Mais les valeurs éthiques, biologiquement fondées, sont valables pour tout homme, parce qu’elles prescrivent à l’espèce entière la voie de la satisfaction sensée qui réside dans la réunification har­ monieuse des désirs. L’évolution du psychisme, de l’ambiance et du soma vont de pair. Le problème de l’évolution est bien plus complexe que ne le font prévoir les théories matérialistes. La théorie de l’épiphénomène élimine la complexité du problème au lieu de l’élucider. L’inconscient psychosomatique - caractéristique de l’animal - demeure une partie fonctionnelle du psychisme humain.

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L’inconscient lie le conscient humain à ses assises biologiques. La psychologie dite des profondeurs commence à étudier le fonction­ nement inconscient du psychisme humain. Elle se contente encore trop exclusivement de l’étude de l’ontogenèse. Mais la voie de l’étude de l’inconscient une fois ouverte, la psychologie est nécessairement obligée de s’intéresser à la phylogenèse des fonctions conscientes, et de rejoindre ainsi l’étude du problème de l’évolution. Seul des efforts asso­ ciés de la biologie et de la psychologie pourra résulter une véritable solution, capable de concilier le spiritualisme et le matérialisme. A condition toutefois de se contenter d’étu­ dier les modalités de l’évolution, sans se perdre dans des spéculations sur l’indéfinis­ sable cause absolue.

L’origine prémythique de l’image « divinité »

Spiritualisme et Matérialisme, théisme et athéisme sont des spéculations postmythi­ ques apparues chez tous les peuples à culture mythique au moment du déclin culturel. Ces tardives spéculations intellectuelles ont pu servir théologiquement à étayer les croyances devenues vacillantes ou à les attaquer à l’aide d’une philosophie matérialiste qui à notre époque se présente comme postulat scienti­ fique. Les conflits entre religions et sciences sont, certes, de nos jours, la cause la plus profonde de la désorientation des esprits et le symptôme le plus grave du déclin de la culture. Cependant même les attaques scientifique­ ment orientées (ou plutôt pseudo-scientifiquement désorientées) sont restées incapables d’influencer décisivement les croyances popu31

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laires, du fait que celles-ci restent indéracinablement fondées sur les persistantes imagina­ tions d’une « couche magique ». Son existence se trouve historiquement documentée par le fait que l’ère des cultures animistes précède l’avènement de la symbolisation mythique. La prescience symbolique doit donc être considérée comme le produit d’une longue évolution qui s’opère au sein de l’imagination surconsciente où se trouvent conservées, non seulement la force suggestive des symboles propres au rêve mythique (survivance attestée par l’utilisation des symboles dans le rêve noc­ turne) mais encore la force plus primitivement suggestive des imaginations magiques. C’est la persistante précroyance magique et animiste qui fonde, encore à nos jours, l’indé­ racinable pressentiment de l’existence d’une intentionnalité providentielle, protectrice et primitive : la naïve croyance populaire en l’existence du « Bon Dieu » qui s’occupe per­ sonnellement de chaque personne humaine et dont les intentions à l’égard de chacun sont favorablement influençables par voie d’incan­ tation magique.__

L’ancestral présentiment magique d’une intentionnalité providentielle se trouve être tellement indéracinable qu’il persiste à son insu, en chaque homme, même en l’athéiste, 32

L’ORIGINE PRÉMYTHIQUE

ne serait-ce que sous la forme d’une vague intentionnalité dépersonnalisée, nommée la « Providence ». Les préoccupations accidentelles de la vie quotidienne étouffent dans l’homme civilisé la sous-jacente croyance magique. L’idée d’une intentionnalité providentielle ne surgit plus que devant les accidents catastrophiques et surtout devant la catastrophe décisive : la mort (que ce soit la mort propre de chacun ou la mort des êtres aimés). L’homme primitif recourt à la consolation magique devant le mystère de la mort ; le culte des ancêtres morts et pourtant magique­ ment survivants est l’une des racines de l’ani­ misme. La vie, jusque dans les moindres accidents, est pour le primitif mystère certes, mais de plus énigme, incapable qu’il est d’expliquer les modalités changeantes par liaison de cause à effet. L’inévitable auto­ observation préconsciente lui fait entrevoir le lien intentionnel (lien qu’il utilise en le pro­ jetant dans les objets), le motif en action (cause des événements), comme seul moyen d’orientation explicative pour interpréter tout ce qui lui arrive - tous les accidents quotidiens - à partir d’une intentionnalité motivante répandue dans la nature entière. Chaque être vivant, chaque objet inerte 33

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

même, en tant qu’objectif de ses désirs et des angoisses, lui paraît animé d’un esprit chargé d’intentions favorables ou défavorables à son égard. L’efficacité des cultures animistes se trouve ainsi fondée sur les totems (devoir envers les ancêtres et envers les esprits qui animent la nature) et sur les tabous (interdictions qui spécifient les devoirs ancestraux). L’animisme repose sur la qualité psychique de suggestibilité. Le primitif se sent face à la Nature impuis­ sant comme l’enfant qui ne sait qu’implorer faveurs et pardons. La nature est pour lui réduite à la terre nourricière qui pourvoit pro­ videntiellement à ses besoins (Terra-mater, la plus ancienne des divinités dont l’image se trouve déjà dans les cavernes de la préhis­ toire). Imaginatif et suggestible, le primitif se sug­ gère surconsciemment que la Nature entière, les êtres et les choses, intentionnellement animés comme lui, sont pareils à lui, soumis à l’influence suggestive exercée par le Magi­ cien-Prêtre au nom de la tribu. Si les implorations cérémonielles n’obtien­ nent pas la grâce implorée, la faute n’incombe ni au Magicien ni aux cérémonies. L’ineffi­ cacité de l’imploration magique est due à la présence d’un coupable, membre de la tribu, 34

L’ORIGINE PRÉMYTHIQUE

qui a transgressé les tabous. Il faut purifier la tribu par la mort de l’impur (le sacrifice humain peut se trouver adouci par la simple exclusion du coupable ou du prétendu cou­ pable. Il peut être aggravé par voie de trans­ fert exigeant la mise à mort d’un quelconque membre des tribus ennemies et qui conduit jusqu’à l’anthropophagie rituelle). Les imaginations magiques appuyées par la force suggestive des cérémonies créent dans chaque membre de la tribu des autosugges­ tions indéracinables, des motivations collec­ tives, protectrices des mœurs de chaque tribu. L’autre enracinement suggestif, fondement des cultures animistes, est le culte des ancê­ tres morts. Il ajoute à la divinisation de la Terre-mère, la divinisation de l’Esprit-père. L’adoration de l’esprit-sagesse qui a animé l’ancêtre-père durant sa vie et qui lui a inspiré la force de respecter les tabous et de vivre ainsi en conformité avec la sagesse de la Nature, avec les intentions qui, omniprésentes, animent tout ce qui existe, tout ce qui participe à l’insondable mystère d’exister et de cesser d’exister. La disparition de l’animation omnipré­ sente, la mort personnelle, n’est qu’un acci­ dent pour le primitif sans cesse exposé à la menace mortelle. L’essentiel n’est pas de

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

vivre longuement mais de vivre en pleine conformité et confraternité avec la Nature entière, vivre naturellement et simplement, sans exalter ni les désirs ni les angoisses, vivre vaillamment selon l’exemple des ancêtres. Ne pas craindre la mort et être prêt à chaque instant à sacrifier la vie personnelle pour le salut de la tribu, à l’origine composée des membres d’une famille unie par le lien parental et soumise au régime patrimonial patriarcal. Ce n’est encore que courage physique et pourtant, c’est déjà vaillance morale : mourir plutôt de corps que de subir la « mort de l’âme », la mort des intentions vaillantes qui animent l’homme ou devraient l’animer. L’exemple des ancêtres ainsi survivants dans le for intérieur du primitif exerce une surveillance et c’est comme si l’ancêtre-père vivait encore et surveillait son fils. Puisque l’ancêtre ne vit plus sur terre, il est imaginé vivant dans l’au-delà, où il reçoit la récom­ pense de ses mérites et où le fils doit le joindre après sa mort pour recevoir la récompense pour sa vie digne des ancêtres. L’ancêtre-père se trouve immortalisé et quasi divinisé. Il n’est sans doute pas erroné d’avancer que les quasi-divinités de l’animisme sont - pour 36

L’ORIGINE PRÉMYTHIQUE

ainsi dire - les ancêtres des divinités, sym­ boles conçus à l’époque mythique. Les divinités mythiques ne sont plus des mortels immortalisés. Le lien analogique persiste cependant : l’être vainqueur dans le combat contre les démons et les monstres, l’homme-héros des mythes païens, peut se trouver immortalisé et élevé au rang de divi­ nité (dans la mythologie grecque, par exemple, Persée et Héraclès). L’animisme est la forme de religiosité des tribus nomades, chasseurs et bergers qui vivent en contact intime avec les animaux. La précarité de leurs conditions de vie les préserve plus ou moins du danger vital qui est l’exaltation des désirs, péché originel. Tant que les tabous restent des impositions de l’instinctivité surconsciente, l’organisation tribale se trouve jusque dans les mœurs et les coutumes harmonieusement adaptée aux exi­ gences de la Nature tant intime qu’ambiante. La décadence survient lorsque sous l’em­ prise des Magiciens les tabous se trouvent fortuitement multipliés. Ils ne constituent plus une morale naturelle et se dégradent en dogmatisme moralisant. Les croyances magi­ ques ne sont plus que superstitions. Exté­ rieurement imposé, le moralisme écrase les besoins naturels, sexuels et matériels, qui à force d’inhibition malsaine finissent par se

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

révolter. L’intentionnalité motivante se scinde en des velléités mi-obéissantes, mi-désobéis­ santes. A la « magie blanche » surconsciemment inspirée s’oppose la « magie noire » qui adresse ses conjurations superstitieuses et ses sortilèges cérémoniels aux forces démonia­ ques du subconscient dans l’espoir d’obtenir leur aide maléfique. La décadence de l’animisme prépare la pro­ gression évolutive d’une nouvelle forme d’orientation surconsciente. Elle coïncide historiquement avec l’avène­ ment de l’agriculture (« A la sueur de ton front tu arracheras les fruits à la terre »). A la différence de la vision animiste, fixée aux objectifs terrestres, la contemplation mythique qui commence à poindre élargit l’horizon. L’agriculteur se trouve entière­ ment dépendant de la succession rythmique des saisons de l’année, de la pluie et du soleil. Il observe les mouvements des astres. Soleil et Lune deviennent des divinités bienfaisantes et malfaisantes, Jour et Nuit symbolisent la lumière et les ténèbres dans l’âme humaine : la lucidité d’esprit et l’aveu­ glement affectif. L’harmonie des mouvements astraux ins­ pire à l’homme un surcroît d’adoration. Cependant, aux côtés positifs de l’agricul­ ture correspondent des dangers accrus quant 38

L’ORIGINE PRÉMYTHIQUE

à l’intime intentionnalité de l’homme. Les tribus agricultrices deviennent sédentaires. Elles s’agglomèrent et forment des cités puis­ santes qui se disputent l’hégémonie. La vie devenue plus opulente incite à l’exaltation imaginative des désirs. L’agriculture, tout en étant un énorme pro­ grès civilisateur, comporte par là même le danger d’une diminution de l’élan culturel. C’est pourquoi la culture mythique nais­ sante garde un souvenir nostalgique de l’ani­ misme prédécadent dont la naïveté, presque encore innocente, se trouve célébrée par les symboles mythiques de 1’« âge d’or » ou de 1’« âge paradisiaque » de l’humanité.__ Mais, d’autre part, c’est précisément le danger vital de pervertissement immanent à la civilisation progressive qui deviendra motif stimulant d’une intensification de l’élan culturel, afin de parer à la menace essentielle de la « mort de l’âme » - mort de l’animation -, désadaptation décisive à l’égard du sens de la vie. L’imagination surconsciente parviendra à remplacer la primitive magie animiste par l’imagerie bien plus sublimement suggestive de la symbolique des mythes. La réorganisation adaptative de l’instinct surconscient marque une nouvelle étape

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biologiquement évolutive dans l’histoire de l’espèce humaine. La différence la plus fondamentale entre la vision animiste et la vision mythique concerne l’intentionnalité. L’explication magique du monde et de la vie a projeté l’intentionnalité humaine dans les êtres et les choses qui paraissent animés chacun d’un esprit bienveillant ou malveil­ lant à l’égard de l’homme. L’explication sym­ bolique retire la projection. Elle reconcentre les multiples esprits bien ou mal intentionnés dans le for intérieur de l’homme délibérant, animé de bonnes et de mauvaises intentions qui décident de son destin. Animaux et choses ne servent plus qu’à figurer symboliquement les conflits intimes de l’âme humaine. Ceci assure au langage symbolique toute sa liberté d’expression imaginative. Libérée de la primitive projection magique, la symbolisation projette les innombrables conflits de l’homme et les présente sous la forme des combats extériorisés de l’hommehéros, ce qui donne lieu à d’innombrables récits d’aventures héroïques. La projection symbolique n’est plus contrainte d’intentionnaliser exclusivement des êtres réellement existants. Elle se trouve libre d’inventer des 40

êtres monstrueux, mi-animal, mi-homme ou des êtres bénéfiques mi-homme mi-dieu. Tous les objets, tous les êtres vivants, en plus des êtres imaginativement créés, devien­ nent pour l’imagination sublime des mythes, moyen de symboliser les forces animant l’homme, les motivations justes ou fausses, et le bien ou le mal qui en résulte. L’éclair, attribut de la divinité, devient symbole de la pensée éclaircissante, tout en étant aussi la foudre qui châtie le coupable. Le soleil devient symbole de chaleur d’âme et de lucidité de l’esprit. La terre entière devient symbole des désirs terrestres. La montagne avec ses sommets et ses abîmes, symbolise les possibilités d’élévation et de chute de l’âme humaine. Le langage symbolique acquiert toute sa flexibilité du fait qu’il se montre apte à décrire le dynamisme psychique, la transformation du sublime en pervers et du pervers en sublime. Tous les symboles figurant les perversions peuvent se trouver transformés en symboles à signification sublime par juxtaposition d’un attribut ou d’une attitude. Ainsi, par exemple, le dragon ailé, le serpent qui verse son venin dans la coupe salutaire, etc. Impossible de citer ici du langage symbolique tout le vocabulaire, sa grammaire même, constituée par la flexibi­ lité des significations, par les attributions

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significatives, par l’articulation du récit fabu­ leux d’apparence illogique. Tous ces moyens d’expression - et bien d’autres qui se trouve­ ront ultérieurement exemplifiés par le déchif­ frement détaillé du mythe de la Genèse rendent le langage symbolique à même de for­ muler avec précision les phases sensées ou insensées de l’intime calcul de satisfaction qui, à l’insu de l’homme, se passe sans répit dans le for intérieur. Pour ce qui est de la précision du langage symbolique, il n’est sans doute pas superflu d’ajouter que les chiffres arithméti­ ques mêmes et les figures géométriques sont utilisés pour symboliser les « intentions de l’esprit organisateur » mystérieusement mani­ feste dans tout l’Univers.

Mythe et dogme1

Il n’est pas habituel de discuter dans une revue artistique et littéraire de problèmes religieux. Religiosité et arts peuvent, à cer­ tains égards, être considérés comme possé­ dant une racine commune. Il se pourrait que la compréhension de ce commun enracine­ ment renferme la clef de tout le problème. Les religions païennes tirent incontestable­ ment leur origine de la mythologie des peu­ ples, récits poétiques par excellence. La poésie mythique, fondement des anciennes croyances, envisagerait-elle le sens profond de la vie, son origine et sa valeur éthique ? Une telle affirmation ne serait guère en accord ni avec la théologie, ni avec l’opinion 1. Texte paru dans la revue Présence, Genève, octobre 1956 et dans la Revue de psychologie de la moti­ vation, n° 5, janvier 1988.

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de la plupart des mythologues. Mais cette divergence n’est pas nécessairement une preuve de fragilité de la thèse. Personne ne mettra raisonnablement en doute que le moyen d’expression des mythes est la sym­ bolisation personnifiante, et pour trancher ne faudrait-il pas connaître la signification cachée des symboles ? Indiscutablement, le symbolisme mythique crée originairement la notion du divin, image-guide de toutes les cultures polythéistes. Serait-il également à la base du monothéisme ? Pour le moment, ceci n’est pas encore le problème. Ce qu’il importe de souligner dès à présent, c’est qu’au long du déroulement historique des cultures à fondement mythique s’opère une scission entre la religiosité et les arts. Perdant de vue la profondeur de la vision mythique, les arts tournent au profane ; à leur tour, les religions, dans le dessein de sauve­ garder l’approfondissement, se refusent à envisager la portée symbolique de la primi­ tive imagination poétique. Oublieuses de la profonde signification cachée, les religions cherchent la profondeur dans la façade mira­ culeuse de la fabulation mythique comprise à la lettre. « La lettre est morte, seul l’esprit est vivifiant. » Or il est clair que si la lettre exprimait sans arrière-fond la vérité, sa com-

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MYTHE ET DOGME

préhension littérale serait esprit vivifiant. La lettre, littéralement comprise, est morte lorsque l’esprit, la signification véridique, se cache sous la façade d’une imagination fabu­ leuse et d’apparence illogique, ce qui définit le symbole et ce qui est précisément la carac­ téristique des mythes. Les Lettres (à savoir : la littérature, manifestation artistique) sont, elles aussi, en passe de mourir ; vie et vérité s’épuisent, à mesure que, négligeant le sens profond, les arts ne s’occupent plus que des accidents de la vie et de leurs péripéties. Unis dès l’origine, les arts et les religions subissent parallèlement les mêmes formes de dégrada­ tion, conduisant à la déchéance des cultures. Toutes les époques anciennes de décadence culturelle se trouvent caractérisées par un trait commun. Au déclin de la foi religieuse et de la vision artistique correspond un effort de réflexion, précurseur d’une nouvelle for­ mulation des valeurs, mais auquel s’oppose la lettre morte tirant sa justification des insti­ tutions traditionnelles. Notre culture est fondée sur le christia­ nisme. Celui-ci contiendrait-il une expression véridique symboliquement voilée ? Il n’est certainement pas abusif de dire que nous nous trouvons actuellement dans une phase déca­ dente, caractérisée par les signes certains d’une déchéance de la foi religieuse et de la 45

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

vision artistique. Et cette déchéance n’est-elle pas accompagnée - produit du refoulement des valeurs véridiques - d’une exaspération de la croyance morte, d’une tendance à se cram­ ponner aux valeurs dogmatisées et à les défendre plus ou moins farouchement ? Zélotisme et bigotisme sont des phénomènes non moins répandus dans les arts que dans les reli­ gions. Toute tentative de redressement risque d’être décriée comme impiété à l’égard des opinions publiques. Il serait pourtant injuste de ne pas constater que l’adhésion aux formes déviées du sens religieux et artistique est sou­ vent signe d’une nostalgie qui s’attache déses­ pérément aux valeurs dogmatisées, faute de valeurs authentiques. Cette nostalgie est la seule justification de l’époque et son seul espoir. Elle peut animer aussi bien les hommes épris d’art que ceux voués aux pratiques reli­ gieuses. Ce qui a été développé jusqu’ici tente d’aboutir, on le devine, à la conclusion hypo­ thétique que le dieu unique est une image apparentée aux dieux des mythes païens. Quoi de plus plausible, somme toute ? La seule chose qui nous empêche de l’admettre, ne serait-ce pas le credo de notre enfance ? Ce ne sont pas les croyances successivement régnantes qui infirmeront cette supposition. Dans l’ancienne Grèce, par exemple, la foule

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MYTHE ET DOGME

n’a-t-elle pas cru avec une même fermeté, qui semblait alors inébranlable, que Zeus résidait réellement sur l’Olympe ? Il aurait suffi d’y monter pour se rendre compte de l’erreur. Encore que les serviteurs du dieu suprême de l’époque, face au fait, eussent sans doute pré­ tendu que le monde divin est imperceptible à la vue et qu’il ne se dévoile qu’à la vision intérieure. Mais cette version ne rejoint-elle pas précisément l’hypothèse en question ? Le dieu unique apparaît pour la première fois d’une façon distincte dans le récit judaïque de la Genèse. Prenant forme humaine, il se promène dans le jardin du Paradis et, selon les textes, il parle pour ainsi dire d’homme à homme à sa créature Adam. Comment ne pas y reconnaître le comportement des divi­ nités païennes ? Croire à la réalité de ce dieu anthropomorphique, n’est-ce pas s’imposer d’admettre également que le serpent du Paradis ait réellement parlé ? Se soustraire à cette conclusion plus qu’incroyable serait admettre que le serpent est un symbole et que le récit contient de ce fait des éléments mythi­ ques. Or la figure divine de ce mythe n’estelle pas identique au dieu du Nouveau Testament, bien que l’image évoluée soit beaucoup plus majestueuse ? Bon nombre de sectes chrétiennes, d’ailleurs - et non des moindres en importance -, admettent, face à 47

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

certains détails trop incroyables, l’exégèse symbolique, mais qui reste arbitraire faute d’une méthode. Toutes, cependant, demeurent solidaires dans la croyance en un dieu réel. Ainsi se pose la question cruciale : les divi­ nités sont-elles, sans exception, des symboles ? Ou, pour formuler l’interrogation d’une façon plus décisive encore : Dieu est-il un mythe ? La supposition ne serait irrévérencieuse que si le mythe était une fabulation insensée et puérile, et s’il ne se pouvait que le non-sens consiste précisément à méconnaître la profon­ deur de la foi mythique1. Établie dans sa raison d’être supposée, la thèse se laisse résumer comme suit : ni théisme ni athéisme, mais symbolisme. Nous dirons ultérieurement en quoi la preuve méthodique de l’hypothèse pourrait consister. Dans l’impossibilité de la fournir dans un cadre restreint, essayons de l’étayer le mieux possible. Incontestablement, le mythe est un produit de la psyché humaine ; il est élaboré par la fonction imaginative. Pour ne pas être une production arbitraire, le mythe doit contenir la réponse la plus ancestrale, cherchée par 1. Paul Diel, La Divinité. Le symbole et sa signification (1950), Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2004.

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l’angoisse de la créature et par son espérance - par l’inquiétude et par son besoin d’apaise­ ment -, aux problèmes les plus essentiels de la vie, qui concernent son origine et son but (son sens, sa valeur). Cette réponse ancestrale - commune à tous les peuples dans son sens ésotérique, bien que très diverse par les images élaborées - est, pour employer le terme jungien, archétypique ; elle est sur­ rationnelle selon la terminologie typologique d’Adolphe Ferrière. La réponse est plus-que-rationnelle, plus sûre et véridique que les concepts de l’intel­ lect et que les idéologies (théologiques et phi­ losophiques) élaborées par le raisonnement, ce qui n’empêche pas que les images peuvent être traduites en langage conceptuel, à condi­ tion de les comprendre comme telles et d’en chercher l’arrière-sens. S’il est vrai que les mythes, à l’aide de la symbolisation, préfigu­ rent la solution des problèmes essentiels et le moyen d’apaiser l’inquiétude de la vie, la signification énigmatique des symboles doit concerner les diverses formes de l’inquiétude humaine, les conflits psychiques et les moyens sensés de s’en affranchir. Ainsi com­ prise selon l’intention secrète, la symbolisa­ tion mythique devrait être - si surprenant que cela puisse sembler - une véritable pre­ science du fonctionnement psychique sous

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ses formes sensée et insensée. Le fonctionne­ ment sensé est personnifié par les divinités, l’insensé par les démons. (Dans la mytho­ logie grecque, par exemple, Zeus signifie la lucidité, qualité suprême de l’esprit ; Héra, l’amour ; Apollon, l’harmonie [des désirs] ; Athéna, la sagesse ; etc.1.) Dans les mythes monothéistes, les qualités positives se trou­ vent condensées en une seule image divine, symbole suprême de la direction sensée. Dieu unique finit par être imaginé comme l’esprit idéalisé à dimension absolue, omniscient, omniprésent, omnipotent. Il dirige - plus clairement encore que les divinités païennes la vie humaine, dicte les valeurs et juge les hommes. La direction insensée de la vie se trouve, elle aussi, condensée en une seule figure symbolique : le démon, Satan, l’ange tombé, l’esprit déchu. Le mythe, tout en étant un produit de l’imagination symbolisante, fonction du psy­ chisme, exerce à son tour - tant que la foi demeure vivifiante - une influence suggestive et positive sur le psychisme. Il produit la conduite sensée. À partir des images mythi­ ques se forme dans la psyché un impératif1. Paul Diel, Le Symbolisme dans la mythologie grecque (1952), Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2002.

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guide. L’image mythique du sens de la vie, l’image divinité, se transforme dans la psyché croyante en une idée personnellement direc­ tive, produit et soutien d’une activité sensée. La portée vitalement sensée de l’activité reli­ gieuse réside dans sa capacité d’apaiser les conflits et le sentiment de culpabilité qui s’y attache. Cet effet de l’image « divinité » est ressenti comme une grâce accordée. C’est qu’en effet la divinité, tout en étant image, redevient - parce que foyer d’activité - une sorte de réalité. Mais une réalité purement psychique : une force motivante. Tout comme la divinité, la grâce est un état d’origine pure­ ment psychique. La divinité est le symbole de l’élan de dépassement, et le sentiment d’être en état de grâce se produit par voie d’expérience intime lorsque le croyant fer­ vent, stimulé par l’idée symbolique « divi­ nité », parvient à se dépasser dans la direction sensée. Les conflits s’apaisent et la paix qui s’établit est interprétée comme grâce envoyée. L’expérience religieuse est appelée « intime » parce qu’elle se passe entièrement dans l’intrapsychique, et elle est un phénomène purement psychique : sa projection dans l’extra-psychique transcendant est l’effet de la croyance aux images mythiques, croyance qui, elle aussi, est une fonction du psy­ chisme. L’erreur spéculative consiste donc à 51

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confondre l’idée symbolique de la divinité, réalité intrapsychique, motif d’accomplisse­ ment sensé et réjouissant (le Ciel est en vous), avec une divinité qui habiterait un Ciel extra­ psychique. Cette confusion est une tentation presque inévitable, suggérée par le procédé mythique de projection personnifiante. Le dogmatisme, par méconnaissance de la nature symbolique de cette projection, procède, lui aussi, par voie de projection ; mais par une projection faussement réaliste. La projection dogmatisante n’est pas nécessairement dan­ gereuse tant que la ferveur du dépassement actif l’emporte sur la croyance morte dans le dogme. L’effet positif opéré par l’image « divinité », réalité psychique, risque cependant de se dégrader par suite de l’erreur essentielle qui hypostasie l’image et en fait une réalité extra­ psychique. La grâce, en vérité symbole du mérite, n’est plus pour les croyances mortes qu’un don gratuit obtenu fortuitement. N’étant pas méritée par l’action sensée, la grâce imméritée devient, pour celui qui s’en sent touché, preuve réelle de la vérité du dogme et ferment d’accomplissements céré­ moniels. Les conventions cérémonielles finis­ sent par remplacer l’activité vitalement sensée. A cette forme banalement fréquente de la dégradation correspond son penchant patho52

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gène. Chez certains croyants du type pseudo­ fervent, le sentiment d’être personnellement surveillé par leur Dieu réel déclenche des élans exaspérés de dépassement, des efforts de perfection dépassant toute force réalisatrice. Il en résulte des conflits de plus en plus insur­ montables accompagnés de sentiments de culpabilité à forme exaltée et malsaine. Le croyant-pécheur, pour trouver l’apaisement, se réfugie dans une vie cérémonielle qui l’absorbe, dans des prières exaltatives et même dans des pratiques ascétiques ; il espère ainsi capter le don gracieux qui l’aiderait à sur­ monter ses faiblesses. A la place et au lieu d’une constante activité sensée et pondérée, se produit, par voie d’autosuggestion obsessive, un fourmillement de bonnes intentions par lesquelles le pénitent se sent comme emporté malgré lui. Plus l’euphorie de ses élévations passagères contraste avec l’état habituel du pécheur et avec son inquiétude due aux constantes rechutes, plus aussi l’exaltation pseudo-spirituelle procure un sentiment de libération étrangère à la faiblesse humaine, pris pour la preuve de l’intervention gracieuse d’une force surnaturelle qui se préoccuperait personnellement du pénitent et de ses tribu­ lations. L’autosuggestion devient d’autant plus obsédante que, par ses prières et l’accom­ plissement de cérémonies, le croyant obsédé

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s imagine entrer en contact direct avec son Dieu réel, dont il se sent l’élu. Expérience intime, 1’« état de grâce », sous toutes ses formes, mérité ou immérité, loin d’être la preuve de l’existence réelle de Dieu, se réduit à des phénomènes d’autoformation active ou d’autoexaltation imaginative pro­ pres au fonctionnement psychique. Tout homme qui porte en lui l’idée de Dieu, et en qui elle s’incarne au point de motiver l’activité sensée, est mythiquement considéré comme « Fils » de l’idée (du fait que l’idée de Dieu « l’engendre » sur le plan essentiel, forme son caractère). Il est, dans l’acception mythique, nommé « Fils de Dieu » (les autres sont appelés « fils du diable » [Jean VIII, 42-45], ce qui montre bien qu’il s’agit d’un symbolisme). Cette significa­ tion de la filiation symbolique, répandue tout au long de l'Ancien Testament et développée dans le Nouveau Testament, est même déjà propre aux mythes païens. Dans la mytho­ logie grecque, par exemple, le héros combat­ tant dont les exploits symboliques, les combats contre les monstres (les désirs exaltés), témoignent de la qualité spécifique figurée par telle ou telle divinité, est appelé son fils : fils de Zeus, fils d’Apollon, etc. Conformément à cette ancienne signification de la filiation, l’homme dans lequel l’idée de 54

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Dieu s’est entièrement incarnée, l’homme exceptionnel devenu l’image vivante de l’idée divine, de l’Esprit-Saint, est en droit de s’appeler lui-même, non seulement « Fils de Dieu », mais « fils unique ». Mais, dans le mythe chrétien, le symbole « Fils de Dieu » acquiert une signification bien plus vaste encore. Le « Fils » n’est pas seulement tel ou tel homme inspiré par la vérité essentielle, fût-il unique en raison de son accomplissement parfait. Le terme « Fils de Dieu », dans sa plus vaste signification, désigne cette vérité inspiratrice elle-même, l’esprit de sainteté, l’Esprit-Saint, la Parole de Dieu-Père. Réalité intérieure, Dieu parle - pour ainsi dire - à l’homme ; l’idée de Dieu qui l’anime lui dicte ce qu’il doit faire. Pour le dogmatisme, Jésus - Dieu réel et fils unique de Dieu son père - devient - erreur centrale - le Verbe qui descend des Cieux. Étant Dieu, il n’a pas besoin d’être inspiré, d’où il résulte que le Dieu intérieur (l’idée que l’homme se fait de Dieu-Père, la voix qui se fait entendre du tréfonds de l’âme humaine et qui - sur le plan symbolique - est la véri­ table Parole de Dieu, son Verbe) n’est plus pour le dogmatisme que l’inspirateur des foules. L’Esprit-Saint, relégué ainsi à un rang quasi inférieur, n’est plus conçu que comme

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dispensateur de grâces imméritées, celui qui confère, par la voie de sacrements et de céré­ monies, à la faiblesse des humains la force de redressement et qui accorde le pardon. Pour la compréhension symbolique, Jésus n’est pas Dieu réel, ni le Verbe. C’est que l’épithète « Fils unique » n’est pas corrélative à Dieu-Père. L’homme Jésus est « Fils du Père », il est vrai, mais uniquement sur le mode métaphysique : créature du « Créa­ teur » comme tous les hommes. Mais il est - sur le mode psychique -, contrairement aux autres hommes, fils unique de l’Esprit-Saint, de la Parole du Père, car, grâce à sa force humaine unique, il incarne entièrement la Parole de Dieu-Père (il domine les désirs charnels grâce à la force de son esprit) et il exprime la sainteté de son esprit par ses œuvres (qui ne sont pas les miracles, comme Jésus lui-même l’atteste à maintes reprises, notamment dans l’entretien avec Nicodème [Jean III, 2-3]). Le Verbe - comme dit le sym­ bole - s’est entièrement incarné en lui : il n’est pas le Verbe, mais il est le Verbe-faitchair. Le Verbe ainsi compris est, contrai­ rement au dogme, deuxième personne, et l’homme dans lequel le Verbe s’incarne, Jésus symboliquement divinisé, devient la troi­ sième personne de la Trinité.

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Cependant, cette rectification, proposée par l’étude du symbolisme, est loin d’épuiser dans toute son ampleur la signification du symbole « Trinité », ce qui oblige d’insister. La conception d’un Dieu-Créateur a été employée jusqu’ici par nous de manière impropre, pour faciliter le développement. Il importe de la réviser. D’après le symbolisme proposé comme hypothèse, le mythe n’envisage pas seulement le but sensé de la vie, mais encore son origine. Le symbole « Fils » exige le symbole « Père ». Dieu n’est pas seulement imaginé comme source des valeurs éthiques et comme juge de la conduite humaine, mais encore comme Créateur de l’Univers, Père des créatures. Cependant le terme « Créateur » est, tout comme l’image « Père », un symbolisme ana­ logiquement formé à partir de l’activité créa­ trice de l’homme. L’analogie est inadéquate et anthropomorphisante, tout comme l’image mythique du vieillard à manteau bleu (la cou­ leur étant figuration du ciel). Le principe créateur n’est pas physique comme l’uni­ vers créé ; il est métaphysique, c’est-à-dire qu’aucune image tirée du monde existant, de la création ou de la créature, n’est en mesure de figurer d’une manière adéquate la « cause » créatrice. Nécessairement sup­ posée par l’entendement humain, l’ultime 57

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cause, symboliquement personnifiée et appe­ lée « Créateur », demeure en soi inexplicable, indéfinissable, innommable, À cet égard, il peut être ajouté en paren­ thèse que même les fervents du dogmatisme attestent cette constatation, sinon par leurs dires, du moins par leur attitude. Tout croyant quelque peu cultivé, auquel on demande com­ ment il s’imagine Dieu, niera, de peur d’être ridicule, que Dieu est pour lui une figure anthropomorphe comme le dogmatisme le suggère. S’il daigne répondre, il donnera à entendre que sa vision est incommunicable au profane parce que trop profonde. Il n’en est rien. Un Dieu qui surveille les humains, qui écoute leurs prières, qui répond par des sentiments aux implorations des hommes, est nécessairement imaginé d’une manière anthropomorphiste tant qu’il n’est pas com­ pris comme symbole. L’homme étant corps et esprit, l’imagination est nécessairement contrainte de figurer Dieu soit corporelle­ ment comme le fait le mythe, soit d’inventer un esprit pur flottant sans enveloppe corpo­ relle dans on ne sait quel espace, image plus insatisfaisante encore que la naïve figuration du Bon Dieu populaire. La parenthèse fermée, il importe de revenir sur le mythe de la Trinité. 58

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En soi indéfinissable, le principe créateur se manifeste pourtant et sa manifestation cons­ tatable est le monde existant. Rien n’existe réellement que le monde et ce n’est que par extrapolation symbolique que se forment les images mythiques d’une transcendance. Le monde est symboliquement appelé, dans le mythe chrétien, le « Verbe » (Dieu dit - d’après le mythe judaïque de la Genèse que la lumière soit [et avec elle, l’univers visible] et la lumière fut). Expression mani­ feste de Dieu, le Verbe est à la fois l’acte créa­ teur et son effet, l’univers créé, ce qui symbolise la Toute-Puissance. « Le Verbe est au commencement » (Jean, Prologue), parce que le temps, condition de l’existence mani­ feste, commence avec la prononciation du Verbe et son effet, l’apparition de l’univers. Le mode d’être du temporel est le change­ ment (opposé à l’immuabilité de Dieu), mais ce changement n’est pas chaotique, il exprime pour ainsi dire la stabilité supposée « divine » par son ordonnancement orthogénétique. Le Verbe de Dieu acquiert ainsi la signi­ fication de l’esprit ordonnateur qui, en s’incarnant progressivement, devient l’esprit illuminateur, le « Saint-Esprit ». Le symbole « Verbe » abrite donc la double signification du Verbe-Création et du Verbe-Esprit : la Création qui se spiritualise. Le Verbe procède

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du Père-Dieu, et la Création en voie de spi­ ritualisation est symboliquement « Fils du Père ». Ce Fils, le Verbe-Esprit, devient dans la créature humaine, dans l’homme pensant, 1’« idée de Dieu », l’idée que l’homme se fait de Dieu, le Dieu intérieur, l’impératif qui dicte l’activité sensée. Le Verbe-Esprit en s’incarnant dans l’homme crée (engendre) l’homme spirituel. L’homme parfaitement spiritualisé, l’homme Jésus dont l’activité est entièrement dictée par le Verbe-Esprit, incarne l’idée de Dieu - le Verbe-Fils - et l’exprime par ses œuvres. Il procède psychiquement du Verbe-Créateur et devient, grâce à sa spiritualisation parfaite, le Fils du Verbe-Esprit1. « Il est avant qu’Abraham fût » (Jean VIII, 58), car l’incar­ nation parfaite préexiste virtuellement dès le commencement, dès l’apparition du Verbe et son incarnation successive. Le mythe de la Trinité est une formula­ tion symbolique employée par Jésus luimême pour expliquer ce que l’on pourrait appeler sa « mission ». Par le mythe chrétien de la Trinité se trouve développée, à l’aide du symbolisme central de la filiation, la sous1. Pour plus de détails, voir Paul Diel, « La divinité trinitaire », in La Divinité, op. cit.

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jacente signification psychologique - l’ori­ gine évolutive et la destinée essentielle de l’homme - déjà indiquée dans le mythe judaïque de la Genèse par l’image du DieuPère, son acte créateur, et l’histoire d’Adam. Déjà, au cours de l’Ancien Testament, se trouve opposée à la vie temporelle et acciden­ telle (exposée aux accidents et soumise à l’inquiétude) la vie essentielle et éternelle. Dieu est appelé 1’« Éternel » et l’éternité est, tout comme Dieu, un symbole, dont il s’agit de dégager la signification. L’Éternité n’est pas un prolongement infini du temporel. Elle n’est pas le temps qui s’écoule. La seule signi­ fication concevable est la Présence sans com­ mencement ni fin. L’éternelle présence est exempte de tout changement et, par là, de toute inquiétude. Elle est imaginée comme la demeure du Dieu-Père, le Ciel, lieu de la joie impérissable. Mais la vie éternelle, précisé­ ment parce qu’elle est « Présence immuable », sous-tend déjà la vie temporelle. L’homme vit non seulement sur le mode temporel mais aussi sur le mode de l’Éternité, indéfinissable comme 1’« Éternel ». Par image, non symbo­ lique mais métaphorique, on pourrait conce­ voir l’Éternité comme la mer, sur laquelle le temporel serait la fluctuation des vagues. Les vagues se reperdent dans l’océan ; l’homme meurt, mais sa « substance » éternelle demeure, 61

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bien que sans trace de sa vie temporelle et individuelle. Son âme, sa substance essen­ tielle, entre, selon le symbole de l’immorta­ lité, dans la demeure du Père de toute vie, dans l’Éternité. L’immortalité individuelle, imaginée comme prolongement infini de la vie temporelle et de l’individualité, n’en est que l’image et le symbole. Dans l’Ancien Testament, le symbole de l’immortalité n’est d’ailleurs que très vague­ ment indiqué. L’important est que, déjà selon le mythe judaïque, l’homme, durant sa vie temporelle, peut vivre sur le mode « éternel » ; il peut vivre en conformité avec la « volonté » de l’Éternel, obéissant à ses commandements. Tout le sens ésotérique du mythe chrétien groupé autour du symbole de la Trinité se condense dans cette possibilité de renaître durant la vie temporelle (et non après la mort) à la vie essentielle, appelée « éternelle ». (La porte étroite, difficile à franchir - image dans laquelle se concentre tout l’enseignement pra­ tique de Jésus -, ne conduit pas, de toute évidence, de la vie à la mort, mais de l’acci­ dentel à l’essentiel.) En sanctifiant sa chair (les désirs charnels, cause d’inquiétude), Jésus devient, par l’exemple de sa vie (et non point par sa mort, qui n’est qu’un accident de sa vie), la Lumière du monde, celui qui montre le chemin vers 62

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la vie éternelle, vers les Cieux, symbole de la joie essentielle et impérissable. Tout en étant homme mortel, il est ainsi la vérité qui sauve, le Christ immortel. Sa chair sanctifiée par la Parole incarnée devient symboliquement la nourriture des âmes, le pain qu’il faut manger (selon un des plus anciens rites animistes de communication et de transmission de force) pour participer déjà durant la vie terrestre à la renaissance essentielle. Le pain, le blé sont déjà dans le mythe païen symboles de nour­ riture de l’âme et de résurrection. Dans l’ancienne Grèce, par exemple, le symbolisme des Mystères d’Eleusis (qui enseignent sym­ boliquement les conditions de la renaissance morale de l’homme durant la vie terrestre) a été groupé autour du grain enseveli, qui, res­ suscitant à la lumière, devient l’épi, le fruit de la terre obtenu par l’effort discipliné de l’agriculteur, l’homme attaché à la terre, atta­ chement qui, lorsqu’il devient excessif, est précisément cause de perdition essentielle. (À ne pas oublier, à cet égard, la sanction du mythe judaïque de la Genèse : à la sueur de ton front tu arracheras ta nourriture au sol.) L’épi symbolise la discipline essentielle, l’effort de spiritualisation en dépit des préoc­ cupations matérielles, l’effort qui fait renaître de l’exaltation indisciplinée des désirs terres­ tres, dont un des plus anciens symboles est la 63

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« mort de l’âme » (par contraste analogique avec la vie essentielle). Au pain (blé, épi), symbole de la renaissance spirituelle, se trouve, d’autre part, anciennement opposé le fruit (la pomme) considéré comme séducteur par rapport au blé indispensable. La préfé­ rence accordée à la pomme symbolise déjà dans les mythes païens la « mort de l’âme », l’attachement excessif aux désirs terrestres. Dans le mythe judaïque de la Genèse, la pré­ férence accordée à la pomme devient la cause originelle de la mort de l’âme. Adam, symbole de l’humanité naissante, mange le fruit du pommier (il exalte les désirs terrestres), désobéissant ainsi à l’appel divin. Le pommier est l’Arbre de la Connaissance, car Adam, vivant encore au Paradis de l’inno­ cence animale, est le premier être devenu conscient, capable de choix. Son faux choix, la préférence accordée à la pomme, aux désirs terrestres, l’oubli de l’esprit et de son appel, demeure caractéristique de l’humanité entière ; il est le péché originel de la nature humaine. La faute du premier homme, sym­ bole de l’humanité, est rachetée par l’homme Jésus, qui, en obéissant à l’appel de l’Esprit, en spiritualisant les désirs charnels, conduit l’humanité - chassée du Paradis de l’inno­ cence animale à cause de la « mort de l’âme » -

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vers la renaissance de l’âme, vers la vie « éter­ nelle », vers la joie impérissable du Paradis spirituel, le Ciel (qui est en l’homme). Le mythe judaïque de la chute de l’homme et le mythe du Christ-Jésus - l’Ancien et le Nouveau Testament - forment un tout, com­ pris selon leur signification symbolique. La croyance morte, la compréhension à la lettre, oblige de croire que l’humanité entière a été condamnée par le Dieu réel parce que le pre­ mier homme a mangé une pomme. L’injus­ tice flagrante, pour pouvoir y croire, oblige à se réfugier en une crédulité absurde (credo quia absurdum') et, pour s’y complaire, à dégrader la raison, l’esprit humain et son effort d’élucidation. Ce péché contre l’esprit humain - contre le Verbe qui tente de s’in­ carner progressivement - est le seul péché irrémissible (Luc XII/10), car il porte en soi sa sanction, la perdition de l’Esprit. L’absurdité, une fois introduite par l’incom­ préhension du symbolisme de la chute ori­ ginelle (l’apparition de la mort de l’âme) empêche de comprendre le mythe entier jusqu’au récit symbolique qui le parachève : la résurrection du Christ. L’humanité a tué le « messager divin », le Messie et, selon le dogmatisme, elle serait par là même sauvée, grâce à son méfait. C’est de nouveau l’injus­ tice complète, et c’est l’incompréhension 65

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totale du symbole de la grâce - la grâce immé­ ritée - à son comble. Le sens symboliquement caché, et pourtant évident, est que Jésus, homme réel, est réellement mort et que le héros du mythe, le Christ, la vérité vécue par Jésus, ressort du tombeau. Cette vérité n’est rien autre que le Verbe-Esprit que Jésus a incarné. La vérité ressortira le troisième jour, trois étant un ancien symbole de l’Esprit. La résurrection du Christ s’accomplira au jour du triomphe de l’Esprit, lorsque la vérité cachée et ensevelie sera par l’humanité com­ prise et incarnée. Ce jour est loin d’être arrivé. L’espoir de son avènement est l’Esprit-Saint sous sa forme consolatrice, le Paraclet, dont Jésus lui-même dit qu’il l’enverra après sa mort. La vérité incomprise est mythiquement imaginée comme remontant aux Cieux et figurée par l’ascension de Jésus. (Déjà dans le mythe grec, les héros-vainqueurs remontent au Ciel. Héraclès après sa mort monte à l’Olympe et devient une divinité. L’autre héros-vainqueur, Persée est - tout comme Jésus - fils de l’Esprit et d’une femme ter­ restre. Zeus féconde Danaë sous la forme d’un nuage [pluie d’or, symbole de sublimité]. Persée, après sa mort, est transfiguré en étoile [symbole de l’idéal], expression primitive du symbole de la divinisation, exemple de l’évo­ lution des images mythiques.)

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Les mythes de la Résurrection et de l’Ascen­ sion sont complétés par le mythe de la Parousie d’après lequel le Fils de Dieu, la vérité vécue, apparaîtra dans le nuage et, dis­ persant les ténèbres de l’erreur, descendra du Ciel. (D’après le processus mythique de per­ sonnification, c’est Jésus - figure réelle du Christ - qui ressuscite, remonte aux Cieux et en descend...) La grâce, dispensée au jour de l’avènement à l’humanité entière, sera le mérite. Ce sont les hommes qui, en vivant dans la vérité, doivent accomplir le « miracle » de la résurrection du Christ et de sa descente sur terre. Mais déjà avant l’avènement ultime, chaque homme peut mériter la grâce, il peut, par sa propre force d’accomplissement, faire renaître le Christ en ranimant et en vivant la vérité dans la mesure de l’ampleur de son élan essentiel. La foule, qui ne comprend que la lettre morte, tue sans cesse la vérité, elle ense­ velit le Christ et fait obstacle à sa résurrection et à sa venue. Car, psychologiquement parlant, il est deux façons de se justifier faussement, de refouler la culpabilité (l’appel de l’esprit) en tant qu’elle est attachée à l’accomplisse­ ment inégalable de l’homme exemplaire : le crucifier, comme les Pharisiens du temps passé l’ont fait, ou alors l’élever au rang inac­ cessible d’une divinité réelle et implorer par la magie des cérémonies la grâce, au lieu de la 67

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mériter activement dans la limite de sa propre force. Ce qui a été développé dans ces lignes n’est que l’esquisse de la signification symbolique. Une fois celle-ci comprise comme clef de l’explication, le sens caché se laisse pour­ suivre jusque dans les détails des textes. Il eût été prétentieux de présenter cette esquisse autrement que sous la forme d’une hypothèse. Mais quelle prétention pourrait être plus grande que celle du dogmatisme qui, pour soutenir la croyance en son hypothèse inter­ prétative, se déclare bénéficiaire d’une révé­ lation divine ? Si Dieu est un symbole, la révélation l’est aussi. L’esprit révélateur n’est autre que le « dieu intérieur ». Car si, sur le plan symbolique, l’esprit de la vérité peut être appelé « divin », sur le plan de la réalité, il est l’esprit humain et son élan en quête du pro­ blème essentiel de la vie. Une hypothèse doit être économique et vérifiable. Certes, le Dieu réel ne peut être expérimenté ; mais le sens du symbole « divi­ nité » est expérimentable. Le symbole se trouve dans tous les mythes des anciens peu­ ples de haute culture, documents historiques d’une inépuisable richesse révélatrice. Quelle explication pourrait être plus économique que celle qui, puisant dans ces documents, se pose pour tâche de démontrer que les mythes, 68

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à l’aide d’une symbolisation foncièrement commune, parlent d’un seul et unique thème : l’origine de la vie et sa conduite sensée, et qui, en décelant la signification des symboles, aboutit à une exégèse dont se trouve exclu tout élément surnaturel ? Le surnaturel ne peut être utilisé pour l’explica­ tion, car il est précisément le symbolisme à expliquer. Mais l’économie de cette hypothèse n’est pas seulement d’une portée théorique ; elle est éminemment pratique. Notre culture est fondée sur le mythe chrétien, et la croyance morte est peut-être la cause la plus profonde de la décadence. Si les valeurs sont présentées comme imposées par un Dieu réel, le doute, qui répond nécessairement aux credo quia absurdum et à la dévalorisation de la raison humaine, se fait fort de nier Dieu, symbole du sens immanent de la vie et de sa valeur éthique. En dévalorisant à son tour de manière excessive les croyances, le doute finit par rejeter les valeurs essentielles. Seule la com­ préhension de la sous-jacente signification symbolique pourra être en mesure de démas­ quer les deux erreurs complémentaires : le dogmatisme et l’excès de rationalisation. Dans la compréhension du symbolisme se trouvent réconciliées la foi mythique (le véritable sens religieux) et la raison. 69

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Le dogmatisme fut une nécessité histo­ rique, car la croyance au surnaturel se trouve enracinée dans le tréfonds animiste de la psyché. Le symbolisme mythique, avec ses images à double sens, est une tentative de surmonter le primitif réalisme animiste. Dans cette perspective, le réalisme dogma­ tique, avec la magie de ses cérémonies (liée à la fausse conception de la grâce), apparaît plutôt comme un recul par rapport à la vision mythique, d’où l’exigence - non moins his­ toriquement nécessaire - de le surmonter par la mise en évidence du sens double des sym­ boles. Dans cette acception, il n’est peut-être pas trop téméraire de dire que l’élucidation conceptuelle et psychologiquement métho­ dique de la prescience du fonctionnement psychique, condensée dans le symbolisme mythique, se trouve exigée par l’élan culturel, et que de la compréhension du sens essentiel de la vie - anciennement formulé par les mythes - dépendent le sort de notre culture et l’espoir de sa renaissance.

Le symbolisme dans la mythologie grecque1

Comme l’a démontré Freud, le fonction­ nement extra-conscient est caractérisé par l’expression symbolique (symptôme psycho­ pathologique, rêve, mythe). Ainsi les images mythiques constitueraient dans l’ensemble une prescience du fonc­ tionnement psychique et toute science de ce fonctionnement, toute psychologie de l’extra­ conscient, devrait être tenue de prouver la véracité de ses conceptions en se montrant capable de fournir une traduction détaillée du symbolisme mythique. Pour peu que les images mythiques soient une expression symbolisante du fonctionne­ ment psychique, leur portée significative et leur valeur véridique ne peuvent concerner 1. Texte de la conférence faite par Paul Diel à la Faculté de médecine de Paris en mai 1968.

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que l'immanence de ce fonctionnement. L’appa­ rence d’une transcendance, due au procédé per­ sonnifiant de l’expression prélogique, n’est, elle-même, qu’image à sens couvert, symbole à réduire à sa signification réelle et d’origine intrapsychique. Dans tous les mythes, on retrouve trois groupes de personnages symboliques : les divinités, les héros et les démons (les mons­ tres). Parmi ces personnages, seuls les héros sont les représentants des êtres réellement vivants. Les mythes ne parlent que de la destinée humaine sous son aspect essentiel, destinée consécutive au fonctionnement sain ou mal­ sain (évolutif ou involutif) du psychisme. Ainsi compris, le héros et son combat sont à considérer comme représentatifs de l’huma­ nité entière et de son élan évolutif. Le héros est l’homme sublimement combatif. Le combat ainsi symbolisé n’est pas la lutte contre les dangers accidentels et extérieurs mais contre le péril essentiel et intrinsèque. Le héros doit combattre les monstres à l’aide d’armes qui lui sont prêtées par la divinité. Du fait que nul ne voudrait adopter l’idée d’une existence réelle des monstres comme, par exemple, Méduse ou Chimère, force est d’admettre que les divinités, elles non plus, ne peuvent avoir d’existence réelle (ce qui 72

d’ailleurs, à l’égard des divinités grecques, est - à notre époque - une évidence généralement admise). Toutes les figures mythiques ayant trait à la constellation du psychisme humain, les divinités sont la personnification des diverses qualités positives, et les armes qu’elles prêtent symboliquement à l’homme combatif sont les forces de l’âme : la clarté de la pensée (spiritualisation) et la pureté des intentions (sublimation). Dans la conséquence de cette symbolisation, les monstres à combattre sont les diverses formes du pervertissement psy­ chique. Toutes les formes « monstrueuses » du pervertissement se laissent unir dans une définition commune : elles naissent de l’exal­ tation affective des désirs. De cette exaltation résultent l’aveuglement affectif (contraire de la spiritualisation) et l’impureté des motifs (contraire de la sublimation). Le combat mythique entre l’homme-héros et les monstres est une image symbolisante dont la signification cachée est la situation conflictuelle de la psyché humaine. L’homme est appelé à développer ses qua­ lités, car seul dans cet accomplissement (dont la condition est l’harmonisation des désirs, contraire de l’exaltation) peut être trouvé ce que tout homme désire du plus profond de son être : la satisfaction vitale, la joie. Le 73

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mythe figure cette « appellation », biologi­ quement naturelle et psychologiquement évi­ dente, par l’appel symbolique de la divinité. Cependant, la situation biopsychique de l’homme, le fait qu’il est l’être devenu cons­ cient capable de choix, implique la perspec­ tive tragique de la destinée humaine : la possibilité de l’égarement. Le pas évolutif qui libère l’homme de la conduite instinctuelle de l’animal et qui le conduit vers le choix responsable l’expose à un risque inséparable de toute responsabilité : l’homme est tenté de négliger la satisfaction du désir essentiel et de s’attarder dans l’exaltation des désirs mul­ tiples et contradictoires. Il devient - mythi­ quement parlant - la proie du monstre. La séduction des jouissances multipliées fait naître la rivalité entre les hommes et crée une ambiance d’intrigue. Seul l’homme-héros, l’homme capable de résister à l’intrication des faux motifs et des fausses actions, est capable de trouver la solution, sensée parce qu’essentiellement réjouissante, du conflit intrapsy­ chique. Ce conflit ne mériterait pas d’être symbolisé par le combat héroïque contre les monstres et les démons s’il ne se passait pas sur un plan extra-conscient, de sorte que son importance foncière pour la vie humaine, tant individuelle 74

que collective, se trouve ordinairement déro­ bée à la compréhension. La tendance la plus caractéristique de l’homme, la tendance à exalter ses désirs au lieu de les harmoniser, est une coulpe vitale qui inclut sa propre sanction (ce que le mythe exprime par l’image de la divinité-juge). L’aveu de la coulpe étant pénible, la sanction se prépare par le désaveu refoulant qui met en jeu tout le fonctionnement extra-conscient. La coulpe vitale (l’égocentrisme qui multiplie et exalte les désirs jusqu’à ce que - exagérant et convulsant leur tension naturelle - ils finis­ sent par dépasser toute possibilité de réalisa­ tion sensée) est dispersée en de multiples fautes accidentelles (projets irréalisables en raison de l’actuelle constellation de la réalité, accusation du monde qui refuse la satisfaction, pitié de soi-même) qui créent un état psy­ chique irrité et angoissé : l’exaltation de l’ima­ gination, terrain de la morbidité. L’ensemble de ces autosuggestions égarées, quasi imper­ ceptibles, forme la fausse motivation, cause secrète d’une activité faussée et dont le mobile le plus constant est l’erreur flatteuse à l’égard de soi-même : la conviction d’être sans faute en toutes circonstances, la vanité (symbolisée par le serpent-séducteur). Le thème central de tous les mythes est le conflit entre l’aveu et le désaveu de la coulpe. L’aveu (mythiquement 75

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parlant : la victoire sur le monstre) conduit vers l’élucidation de la coulpe et de sa fausse justification, vers la compréhension de son conditionnement intrapsychique (spirituali­ sation) et vers la purifiante dissolution de la fausse motivation (sublimation) ; le désaveu refoulant (mythiquement parlant : la défaite du héros) loin de libérer de la coulpe (de tuer le monstre) ne la rend que plus redoutable encore. Refoulée dans le subconscient, la coulpe devenue incontrôlable et obsédante ne parvient plus à s’exprimer que d’une manière oniriquement déformée : elle devient géné­ ratrice du symptôme psycho-pathologique. L’attitude faussement libératrice, la vanité refoulante, ne rend que plus décisivement manifeste la justice de la légalité inhérente au psychisme : la liaison inséparable entre la faute et sa sanction. Le « châtiment » du refoulement est la destruction graduelle du fonctionnement sain de la psyché : la maladie psychique. Rien n’est plus instructif que de pour­ suivre, à travers le détail de l’imagination visionnaire du mythe, l’exactitude de sa pre­ science à l’égard de l’imagination devenue insensée à force d’exaltation et à l’égard de ses vaines tentatives de libération. Cette pre­ science n’est possible que parce que le mythe et le symptôme pathologique sont l’un et

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l’autre le produit d’une seule et même imagi­ nation créatrice mais qui, dans un cas, se manifeste sous une forme positive et, dans l’autre sous sa forme négative. Le mythe peut être considéré lui-même comme un symp­ tôme onirique faisant irruption du tréfonds du psychisme mais dont le sens et la portée se trouvent être diamétralement opposés à la déformation subconsciente et pathologique. Le mythe est une création surconsciente et l’on serait tenté de définir le surconscient et le subconscient à partir de l’inconscient animal dont l’un en serait une forme évolu­ tive et l’autre une forme involutive. D’après cette hypothèse, le psychisme humain (en dépit de sa nouvelle acquisition : le conscient et son choix lucide mais hésitant) conserve en partie la sûreté instinctive de l’adapta­ tion élémentaire. Conforme aux complexités accrues de la condition humaine, l’échec de l’adaptation devenu possible (les réactions subconscientes) se trouve surcompensé par une réussite évolutive : l’adaptation vision­ naire au sens directif de la vie : le rêve sur­ conscient, le mythe. Le mythe prévoit l’échec de l’adaptation avec ses conséquences néfastes et, pour en avertir, il symbolise ces conséquences par les sorts divers des héros déchus. La traduction détaillée des mythes doit tenir compte de 77

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toute la richesse des images significatives ; le résumé présent se contente d’indiquer le sens secret, la signification psychologique qui sous-tend la diversité de l’illustration symbo­ lique. Le thème préféré du mythe est l’appel à la formation ; mais cet appel ne peut être mis en valeur que par sa confrontation avec la déformation et ses divers degrés. La forme la plus bénigne de la déformation est la nervosité, caractérisée par l’affaiblisse­ ment graduel des qualités psychiques (la clarté de la pensée, la décision de la volonté, l’intensité des sentiments). L’explosion oniriquement déformée des fautes refoulées (des désirs ambitieusement exaltés et vaniteuse­ ment inhibés) conduit vers les névroses et les psychoses (les symptômes névrotiques étant des compromis oniriques entre l’exaltation ambitieuse et l’inhibition vaniteuse, tandis que les symptômes psychotiques en sont l’explosion hallucinative et délirante). Afin d’entrevoir toute l’ampleur de la pre­ science psychologique et psycho-pathologique exprimée par les images mythiques, il importe toutefois de tenir compte du fait que le refou­ lement vaniteux des désirs exaltés et ressentis comme coupables n’est pas la seule attitude possible à l’égard de la faute vitale (carence de la force harmonisante). Plus fréquente est 78

la tentative banale de dissoudre entièrement le désir essentiel et son appel harmonisant afin de parvenir à satisfaire sans scrupule les désirs trop multipliés et exaltés, sans que puisse se manifester le sentiment de culpabi­ lité. A la déformation nerveuse et son tour­ ment intrapsychique correspond - aussi bien pour la psychologie intime que pour la pré­ voyance mythique - l’euphorie de la banali­ sation dont l’image symbolique est la « mort de l’âme ». Ainsi, la prescience mythique élabore son langage figuratif qui permettra de tenir compte de l’ensemble du fonctionnement psychique. Dans la mythologie grecque, par exemple, l’esprit est appelé Zeus ; l’amour, Héra ; l’har­ monie, Apollon ; etc. Le refoulement et ses conséquences légales se trouvent représentés par Hadès, dont la demeure, la région souter­ raine, devient symbole du subconscient. La vanité est figurée par le serpent, l’animal mor­ tellement dangereux ; le pervertissement en général par le dragon, etc. pour ne citer, de la terminologie imagée, que quelques exemples parmi les plus fréquents et les plus facilement compréhensibles. Les diverses aventures et combats des héros permettent aux mythes d’exprimer toutes les variations du conflit intrapsychique et de sa motivation extra79

consciente et d’élaborer ainsi toute la richesse détaillée de la symbolisation. Cette terminologie, imagée mais psycholo­ giquement précise, impose à l’effort de traduc­ tion son principe fondamental qui, seul, peut l’empêcher de s’égarer. La signification d’un symbole typique une fois établie, celle-ci doit demeurer constante à travers tous les mythes. A cette règle extrêmement sévère s’ajoute une exigence complémentaire : dans le fonc­ tionnement psychique, le sublime peut se dégrader en perversité et la perversion devrait être transformée en sublimité. Les symboles typiques doivent permettre de tenir compte de cette mutabilité mais l’inversion de la signification doit être indiquée par un attri­ but précis. Ainsi le serpent mort, dompté, ailé, devient, par exemple, symbole de la vic­ toire sur la vanité et de l’élévation sublime. Le fonctionnement psychique est le résultat d’une évolution biologique qui, pour avoir conduit à l’être humain, est loin de pouvoir être considérée comme terminée et qui impose donc la continuation de l’effort évo­ lutif. En conséquence, les différentes qualités psychiques, tant positives que négatives, ne sont définissables que par rapport au déploie­ ment évolutif et à l’égarement involutif, ce qui exige comme moyen de déchiffrement la connaissance préalable d’une psychologie géné80

tique capable de servir de base à la définition des diverses fonctions du psychisme (genèse du désir, enchaînement imaginatif des désirs, exaltation involutive de l’imagination, mais aussi transformation évolutive de l’imagi­ nation en prévoyance intellectuelle et en clairvoyance spirituelle). A partir de cette défi­ nition génétique des fonctions psychiques, il devient possible d’établir le rapport constant qui lie la terminologie psychologique à la ter­ minologie imagée du symbolisme mythique. Le déchiffrement détaillé des mythes per­ met de partager les héros en deux groupes : le premier traite de héros dont le danger est le refoulement des désirs multiples et l’exalta­ tion du désir essentiel (nervosité) ; le second traite de héros dont le danger est la dissolu­ tion du désir essentiel (appel évolutif) et l’exaltation active et sans scrupule des désirs multiples (banalisation). Entre les deux groupes se trouve intercalée (par des raisons indiquées dans le texte) la traduction de la Théogonie. L’ouvrage se termine par la traduction des Mystères d’Eleusis dans lesquels se trouve condensée, et résumée, toute l’histoire évolu­ tive et involutive du désir humain : le refou­ lement avec ses conséquences néfastes et la spiritualisation avec ses conséquences libéra­ trices. 81

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L’effort de déchiffrement doit prouver sa véracité par la multiplicité des exemples et par la cohérence qui sous-tend la répétition variée des thèmes mythiques, cohérence significa­ tive qui - en vertu de la sévérité de la règle que la traduction s’impose - ne peut pas être introduite artificiellement et qui, du fait qu’elle existe réellement, doit de plus en plus imposer son évidence à mesure que la traduc­ tion avance. Une vérification plus étendue encore demeure possible. La signification psycholo­ gique du symbolisme ne peut pas être une caractéristique exclusive de la mythologie grecque. Elle doit se laisser vérifier à travers toutes les grandes cultures mythiques, y com­ pris la mythologie judéo-chrétienne, fonde­ ment de notre culture.

Le symbolisme dans l’Ancien et le Nouveau Testament

L’alliance, les prophètes, le messie Dieu a fait alliance avec le seul homme juste, sauvé du châtiment du déluge d’un ancien monde. Les descendants de Noé se per­ vertissent de nouveau, ils rompent l’alliance. La confusion des langues survient ; les hommes ne peuvent plus s’entendre. N’étant plus liés en essence, ils ne peuvent plus se comprendre, ils se haïssent et se combattent. Le châtiment se renouvelle. Il arrive la catas­ trophe de la tour de Babel, symbole de l’amas­ sement de la richesse matérielle et de la révolte vaniteuse contre l’esprit, révolte qui veut conquérir le ciel, la joie, par l’édifice de l’intel­ lect, par l’ingéniosité technique ; et il arrive la destruction de Sodome et Gomorrhe, sym­ bole de la jouissance perverse. Mais Dieu 83

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

renouvellera toujours de nouveau son alliance avec les hommes et c’est l’homme juste, Abraham, qui sera choisi. Dieu lui promet une postérité innombrable et la possession du pays de Chanaan pour sa descendance. Mais, comme l’histoire symbolique le montrera, Chanaan ne sera qu’une récompense ; il ne sera le pays de la joie, de la floraison culturelle et de la richesse matérielle que tant que la descen­ dance d’Abraham demeurera fidèle à l’alliance. C’est donc la fidélité à l’alliance, le Chanaan de la joie, que la descendance d’Abraham doit chercher et le pays promis devient le symbole de la récompense et de la joie sublimes. L’autre promesse, celle de la postérité, a éga­ lement deux significations. Car Isaac est aussi bien fils d’Abraham que fils de Jahweh. Jahweh visita Sara et il fit à celle-ci comme il avait dit. Isaac, surnommé Israël, l’ancêtre des Israélites, est fils symbolique de la femme terrestre et fils d’Abraham et de l’Esprit divin, le héros engendré par le Dieu des anciens mythes, symbole de l’humanité entière. Déjà à Abraham, père de la sublimité humaine, Dieu demande le sacrifice symbo­ lique du fils symbolique, sacrifice qui ne sera accompli que par le Christ. Isaac n’étant pas seulement le fils mythique de Dieu, mais le fils corporel de l’homme, le sacrifice signifie l’abdication complète à tout désir terrestre, 84

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fils symbolique de l’homme. Mais l’appel de Dieu, de l’esprit évolutif symbole de l’essence, tout en indiquant par sa demande la possibi­ lité du sacrifice ultime, ne le réclame pas à l’humanité primitive des anciens temps. Il n’exige pas la victoire définitive réservée à l’homme unique, mais le combat évolutif de l’humanité, l’humanisation des mœurs et des rites que le sacrifice, sur un plan ethnique, signifie : l’abolition du sacrifice des hommes et son remplacement par le sacrifice des ani­ maux. La condition d’une alliance durable entre Dieu et l’humanité en évolution, symbolisée par Abraham et son fils ancêtre du peuple symbolique des Israélites, cette condition unique, est la circoncision de la chair, sym­ bole de la purification de l’âme. La chair, le plaisir de la chair n’est pas défendu, mais il doit être, à travers toutes les générations, cir­ concis, limité, maîtrisé par les exigences sublimes de la vie de l’âme pour que l’homme soit admis dans l’alliance avec Dieu. De nouveau, cette condition symbolique ne concerne pas seulement la postérité corpo­ relle d’Abraham, les descendants futurs de son fils Isaac-Israël, les Israélites, mais l’humanité entière. Les servants étrangers de la maison d’Abraham sont inclus dans l’alliance et sa condition et les descendants

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

corporels, les Israélites, seront exclus s’ils ne sont pas circoncis, si leur âme n’est pas puri­ fiée, s’ils ne sont pas des hommes justes. « Son âme sera retranchée de son peuple. Il aura violé mon alliance. » L’alliance et sa condition, la circoncision, la postérité d’Abraham et le pays qui lui est promis sont donc des symbolismes qui s’éten­ dent sur l’humanité entière. Ils ont une signi­ fication spirituelle et l’expression matérielle n’est qu’un symbole. La vraie postérité d’Abraham est la postérité spirituelle, les hommes justes, circoncis dans l’âme, inclus dans l’alliance et à qui le pays promis, la joie sublime, est vraiment donné. Ce sont les hommes justes, de toutes les nations et de toutes les époques en qui la vie est bénie. « En sa postérité seront bénies toutes les nations de la terre, parce que tu as obéi à ma voix. » L’histoire symbolique se rétrécira et ne par­ lera plus que de la postérité corporelle d’Abraham, le peuple symbolique, les Israé­ lites. Il ne sera plus question que des justes en Israël, et Jahweh est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Ni eux ni les justes après eux ne seront des hommes purs, mais des hommes dans lesquels l’appel sublime de la vie est fort. Ces hommes seront rares en Israël comme ils sont rares en toutes les nations, et la postérité spirituelle ne sera innombrable 86

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qu’à travers l’évolution des temps. Parce que les hommes justes en Israël étaient rares, parce que la postérité corporelle et innombrable n’a rempli qu’extérieurement la condition de l’alliance, les impurs étaient retranchés du peuple et de sa signification symbolique. Parce qu’ils ont rompu l’alliance sous sa significa­ tion symbolique, ils n’ont même pas pu garder le pays promis sous son aspect matériel. Ils étaient expulsés de l’alliance et du pays promis et ce n’étaient plus que les prophètes, les hommes justes, restés inclus dans l’alliance qui ont connu la cause du châtiment. « Cir­ concisez-vous et enlevez les prépuces de votre cœur » (Jér. IV/1) et : « Voici que des jours viennent - oracle de Jahweh - où je châtierai tout, circoncis avec l’incirconcis... car toutes les nations sont incirconcises et toute la maison d’Israël est incirconcise de cœur » (Jér. IX/2). Inlassablement, les prophètes rappellent la vraie cause du désastre culturel et matériel, l’impureté des cœurs. Tous les autres peuples, même ceux qui étaient à l’époque les plus puissants et les plus victorieux, subissent le même désastre, le même châtiment, dû à la même cause, à l’impureté du cœur. Les pro­ phètes espèrent l’avènement d’une époque où le désastre de leur peuple sera transformé en splendeur culturelle et matérielle. L’espoir 87

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

sublime leur fait clamer cette époque comme certaine. Les oppresseurs et les séducteurs du peuple, les injustes qui se croient justifiés par la réussite, seront humiliés. Mais, pour que le désastre soit vraiment aboli et à jamais, il faut que sa vraie cause, l’impureté des âmes disparaisse et sa suite dévastatrice, l’oppres­ sion contre les peuples, les guerres. Le peuple juif, symbole de l’humanité, ne pourrait pas vivre sous le règne promis de la justice et de la paix, entouré par des peuples injustes et guerriers. Les autres peuples se convertiront au Dieu du peuple symboliquement élu, au Dieu unique, à Jahweh, symbole de l’essence. Chez eux aussi les cœurs seront circoncis, les âmes seront purifiées et la liaison entre l’homme et l’essence, l’alliance, inclura chaque homme, tous les hommes et tous les peuples. Les autres peuples ont subi le même châti­ ment et le même chemin de salut leur est ouvert. Ils sont inclus dans les prophéties. Sur la terre justifiée et pacifiée régnera le roi des hommes justes, l’envoyé de Dieu, l’apparition de l’essence, l’accomplissement du sens de la vie, symbole suprême de l’alliance accomplie, le Messie. Il sera fils de David. David était l’homme juste, en alliance avec Dieu, le roi du peuple heureux en pleine floraison culturelle et matérielle. La déchéance idéalise l’époque heureuse du passé et la lie spirituellement et 88

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symboliquement à l’espérance future. Le roi des hommes justes, le Messie futur est le fils symbolique, le descendant spirituel du roi juste du passé. LES PROPHÉTIES

Les prophéties ne contiennent aucune pré­ dication miraculeuse. Ce que les prophètes annonçaient, c’est l’âge d’or futur, le paradis retrouvé, mais plus sous sa forme primitive et animale, le repos dans l’instinct, le repos dans l’esprit inconscient. Ils annoncent le paradis sous sa forme élevée, sublimée et spi­ ritualisée, le ciel sur terre, le ciel descendu sur la terre, le repos dans l’esprit devenu sur­ conscient. C’est l’espérance de l’humanité entière, toujours reconçue sous de nouvelles images. C’est la même espérance que les pre­ miers chrétiens, sous une image renouvelée, appelaient la Parousie, le royaume de la joie sous le règne du Christ revenu. Cette espé­ rance de l’humanité n’est pas vaine ; elle est basée sur le fait biologique de l’évolution, qui s’est forgée à travers la souffrance, à tra­ vers l’insuffisance de l’apparition, le chemin jusqu’à l’être conscient, l’homme, et qui donc, selon sa propre nécessité, se frayera à travers la souffrance le chemin vers l’être plus évolué, 89

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

surconscient. L’espérance n’est que la pro­ jection nécessaire de l’accomplissement du temps passé dans le temps futur. Cette espé­ rance est le sens métaphysique de la vie ellemême animée par l’Esprit qui se manifeste toujours plus clairement. La conception de l’évolution biologique de notre époque n’est qu’une nouvelle image pour l’espérance méta­ physique, la pulsion évolutive, l’Esprit-Saint qui anime la vie et l’homme. Les anciens temps n’ayant aucune notion sur la longueur des époques passées, les croyant plutôt très courtes, ont projeté cette courte durée dans l’avenir et ont pu croire à un avènement proche. L’espérance de notre époque basée sur la notion d’un passé qui se perd dans les profondeurs insondables, forme l’image d’un avènement qui se perd dans les profondeurs insondables de l’avenir et qui sera plutôt un approchement infini. Mais ce ne serait que vanité que de sourire sur la naïveté de la croyance passée devenue superstition. Car encore dans notre époque se manifeste cette transformation de la vision sublime, la ten­ dance de rapprocher l’espérance trop éloignée et chaque nouvelle génération vit dans l’espoir superstitieux d’événements décisifs et proches, attendant - comme le peuple juif l’a fait - le Messie guerrier et révolutionnaire qui, sans que la condition de l’alliance avec 90

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le sens de la vie soit accomplie, sans que les cœurs soient circoncis, apportera par la force des armées la délivrance des maux terrestres et instituera l’ère de la justice et de la paix. A la vision naïve des époques passées, ces tentatives, prophétiquement prévues, appa­ raissaient sous l’aspect de l’Anté-Christ. LE MESSIE

Le don prophétique (la révélation de l’Esprit par la bouche des hommes élus) n’est luimême qu’un mythe ; son sens caché est l’espé­ rance sublime de l’humanité qui, toujours de nouveau dans les temps de déchéance, deviendra voix et appel. Elle est devenue voix et appel par les pro­ phètes et elle est devenue voix et appel par la bouche de Jésus. Mais puisqu’au temps de Jésus la Parousie n’était pas arrivée, puisque ce n’était qu’une époque de déchéance, puisque Jésus lui-même annonce la Parousie pour un temps futur, de quel droit a-t-il pu dire que c’est lui-même le Messie annoncé, le roi de l’époque future où régneront la paix et la justice ? Toute confusion dans la compré­ hension du sens mythique vient de ce que l’image, le symbole, est pris pour une réalité. La réalité est Jésus et le symbole est le Christ.

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

Réellement, il faut les distinguer, symboli­ quement ils ne font qu’un. Jésus est symboliquement le Christ, le Messie, car il est l’homme sanctifié qui est annoncé ; c’est par lui que l’alliance parfaite entre l’essence et les hommes s’accomplira, c’est lui qui régnera sur le royaume futur des hommes justes et justifiés. Le Christ est l’essence incarnée en l’homme et il n’est d’aucune importance que cet homme soit Jésus. Le Christ futur sera de nouveau l’essence réincarnée en un homme et il n’est plus d’aucune importance que cet homme ne soit plus Jésus. Le Christ-Jésus et le Christ futur sont le même en essence ; ils ne sont pas apparem­ ment, mais essentiellement mêmes. JésusChrist est le Messie qui viendra. Il n’a plus besoin de dire, tels les prophètes, qu’un Messie viendra ; il peut dire que lui-même il reviendra. Mais, de plus, le Christ-Jésus n’est pas seulement le Messie qui viendra, il est aussi le Messie que voilà. C’est cet homme-là, l’homme historique, l’homme Jésus qui est - comme dit l’écriture - le sauveur. Le royaume futur, le royaume de la joie, le royaume du ciel qu’il annonce n’est pas spa­ tial, il s’étend à travers les époques, mais il commence à exister, il devient réalité par l’homme sanctifié, Jésus. Chaque homme 92

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porte le royaume de la joie, le ciel, en possi­ bilité en lui et cette possibilité est celle de la sublimation et la joie sublime, la réalisation de l’Esprit qui l’anime, la vie animée, l’âme vivifiée, le contraire de la mort essentielle, de la banalisation. Puisque par la sanctification de l’homme-Jésus, l’alliance entre l’essence et l’homme est devenue parfaite, puisque le chemin du salut est entièrement révélé, chaque homme échappant à l’aveuglement de la vanité, à la coulpe essentielle, à la mort de l’âme, ayant la force de la foi, la clairvoyance de l’âme, se justifiant devant la vie, peut dès maintenant entrer dans le royaume de la joie impérissable, dans le ciel de la vie essen­ tielle. La condition de cette nouvelle alliance est restée la même : la circoncision du cœur. Mais elle n’est plus symboliquement expri­ mée, elle est réellement démontrée. Ce que les prophètes prédisent, ce n’est pas la vie historique de Jésus, mais la vie essen­ tielle du Christ, l’avènement de l’homme sanctifié. Cette prédiction n’est de nouveau pas miraculeuse, car la possibilité de la sanc­ tification et la nécessité de son avènement historique sont incluses dans la vie apparente, animée par l’Esprit-Saint, poussée par l’Esprit évolutif, par le désir essentiel de rentrer à l’essence ; elles sont incluses depuis l’avène­ ment de la vie apparente et l’évangéliste 93

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

peut donc mettre dans la bouche de Jésus les mots symboliques : « Avant qu’Abraham fût, j’étais. »

Jonas Pour croire à la mission messianique de Jésus, comme eux la comprennent, les Phari­ siens réclament un signe, un miracle, égale­ ment comme eux le comprennent : un fait contre la nature, un accomplissement surna­ turel. Jésus répond qu’aucun autre signe ne leur sera donné que celui du prophète Jonas. Or Jonas a été englouti par le grand poisson, par le Léviathan, symbole du monde pervers. Il en est devenu la proie parce qu’il n’a pas osé clamer la vérité, l’avertissement du châ­ timent contre le monde pervers, ou sous un autre symbole contre Ninive, bien que la voix intérieure - l’appel de Dieu - le poussait à le faire. Pourtant, la lâcheté spirituelle de Jonas n’est que passagère, Jonas est sauvé car l’Esprit ne meurt pas en lui, l’Esprit reste vivant sous forme de la culpabilité, Jonas se repent de sa lâcheté envers l’Esprit. Le monde, de ce fait, ne peut pas le faire périr. Il est sauvé de la mort spirituelle, il sort de l’abîme du monde pervers, angoissé et angois­ sant, qui l’a englouti ; il reste vainqueur du

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monstre, du monde perverti, de Ninive, en donnant voix et vie à l’Esprit. Par sa voix qui se lève, par sa vérité qui se répand, le monde perverti, Ninive se repentant est sauvée. Par l’histoire symbolique de Jonas, Jésus dit donc aux Pharisiens que le monde perverti dont ils sont les représentants pourrait bien le menacer et l’engloutir. Mais elle ne pourrait pas faire périr sa vérité messianique. Plus forte encore que celle de Jonas, puisqu’elle ne se laissait jamais intimider, elle se lèvera même après sa mort corporelle et finira par vaincre la menace de la perversion et ce serait le seul signe miraculeux, mais point surna­ turel, qui sera donné au monde hostile et à ses représentants, les Pharisiens. Mais le signe de Jonas, donné aux Pharisiens, est bien plus significatif encore. Il caractérise non seule­ ment la relation entre Jésus et eux. Il est encore dans un autre sens un signe, un aver­ tissement qui leur est donné. Il contient leur trait caractéristique. Car si Jonas ne subit pas la mort spirituelle définitivement par la peur du monde, il la subit finalement par la vanité, et c’est bien la vanité qui est la cause de la mort spirituelle des Pharisiens. Au lieu de se réjouir de sa réussite sublime d’avoir converti Ninive, le monde pervers, Jonas s’irrite parce que Dieu pardonne et sa prédiction, la des­ truction, ne se réalise pas. Au fond de lui, 95

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

semblable aux Pharisiens, il n’a pas voulu le salut du monde perverti, de Ninive, mais la démonstration triomphante de sa mission, la destruction. Comme les Pharisiens qui atten­ dent le Messie guerrier et destructeur pour faire triompher leur cause, Jonas voudrait la destruction de Ninive, symbole du monde entier, pour le triomphe de sa propre cause. Il est devenu un faux prophète, comme les Pharisiens sont des faux prophètes, annon­ çant leur roi plein de splendeur extérieure, leur Messie destructeur, extérieurement vic­ torieux. Jonas ayant pu vaincre la tentation de la peur du monde et ayant pris sa mission sur lui, de même que les Pharisiens croient vaincre les tentations du monde en satis­ faisant scrupuleusement les Commandements de Dieu, Jonas croit avoir mérité que Dieu sacrifie Ninive, le monde entier, pour la glo­ rification de son serviteur élu. Jonas accuse Dieu de ne pas récompenser son mérite, de ne pas sacrifier le monde que lui, Jonas, vaniteux de la victoire sur sa peur, a condamné fanatiquement. Il est blessé que le monde condamné, au lieu de succomber, ait pu réaliser la même victoire qu’il voudrait exceptionnelle. Jonas se retire de Ninive, du monde. La signification de l’histoire de Jonas, qui est celle des Pharisiens, est expli­ quée et résumée par un symbole : Dieu fait

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pousser un ricin, symbole de la purification, qui s’élève au-dessus de la tête de Jonas et dans l’ombre duquel son âme se repose, allu­ sion à la purification précédente et appel à la purification nouvelle. Mais le ver de la vanité pique le ricin et il sèche. Jonas, au point d’en défaillir, est exposé au soleil qui donne sur sa tête, symbole de l’Esprit tourmenteur et au vent brûlant, symbole de la culpabilité vaniteusement refoulée. Dieu appelle Jonas : « Fais-tu bien de t’irriter à cause du ricin, à cause de la vanité qui a piqué ton âme qui était pourtant purifiée ? » Mais Jonas ne veut plus entendre l’appel de l’Esprit. Il veut plutôt mourir que d’avouer sa coulpe : « Je fais bien de m’irriter jusqu’à la mort. » L’his­ toire de Jonas a bien la signification, elle est bien le signe qui convient aux Pharisiens. Comme Jonas ils ont voulu se purifier, ils ont voulu être les annonceurs de Dieu. Mais la vanité a piqué leur âme et elle est séchée à jamais. Ils ne peuvent plus entendre l’appel messianique de l’Esprit. Ils réclament un miracle surnaturel pour pouvoir croire à l’appel manifeste. (Voir Matt. XII/43-45.)

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

Les miracles : guérisons réelles et symboliques Jésus n’aime pas les manifestations qui pour­ raient sembler miraculeuses, que la supersti­ tion pourrait prendre pour surnaturelles. A bien des gens souffrant des symptômes hys­ tériques, possédés par l’esprit mauvais, la per­ version, ou paralysés corporellement et qui, par la force suggestive de leur croyance plus ou moins sublime sont guéris, il dit de ne pas le publier. Il aime aider, mais il ne veut pas augmenter la fausse croyance en sa mission, la superstition, dont il se sent de plus en plus entouré. Ce n’est pas parce qu’il aurait peur des Pharisiens qu’il impose le silence à ceux qui sont guéris, car par l’accumulation des miracles il pourrait plutôt espérer faire réflé­ chir ses ennemis qui ne deviennent dange­ reux qu’à cause de son attitude d’approche presque offensive et qui fait que, sans aucune peur, poussé par la nature de sa mission véri­ dique, il ne manque aucune occasion pour attaquer ce centre de l’erreur que sont pour lui ces superstitieux de l’ancienne croyance dogmatique. Son besoin d’aider est pourtant si grand qu’il dépasse son aversion des gué­ risons publiques et qu’il l’incite à faire des guérisons devant la foule, malgré la foule et devant les Pharisiens, en dépit d’eux, les défiant en choisissant le jour cérémonieuse98

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ment défendu, le sabbat. Cette force sugges­ tive qui se dégage de lui et qu’il inspire, le champ des forces « miraculeuses » dont il est le centre devient si puissant que des miracles se produisent partout où il se montre. Presque malgré lui et malgré son besoin d’aider, car tout en voulant aider il voudrait plutôt sauver et réveiller les âmes que guérir les corps. Comment donc ne se rendrait-il pas compte que la croyance suggestive, guéris­ seuse des corps, n’est pas toujours la foi vivante, guérisseuse de l’âme qu’il voudrait inspirer ? Un peu attristé et plein d’indul­ gence, il dit aux hommes guéris : « Va en paix, ta foi t’a aidé. » Le mot indique que lui-même se rend bien compte que ses guéri­ sons spectaculaires, qu’il veut par amour et qu’il craint par prudence sublime, sont dues à une influence bien naturelle et point à une force surnaturelle dont il se croirait pourvu. Il comprend aussi pourquoi le phénomène spectaculaire l’abandonne lors de son passage au lieu de sa naissance où ces mêmes gens qui ailleurs se seraient enflammés superstitieuse­ ment se montrent superstitieusement inim­ pressionnables et ne peuvent pas prendre au sérieux le fils du menuisier qu’ils ont connu durant toute sa jeunesse. La croyance sugges­ tive ne se réveille pas. « Un prophète n’est sans honneur que dans sa patrie et dans sa

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

maison. » Faut-il ajouter qu’une force sur­ naturelle se serait manifestée n’importe où ? Le peu d’estime que Jésus porte à ces signes extérieurs, les soi-disant miracles, se montre clairement par la réponse qu’il donne aux Pharisiens lorsqu’ils réclament le miracle pour croire qu’il est le Messie. « Ce n’est que la race méchante et adultère qui demande un signe. » Quel nouveau miracle pourrait les convaincre, puisque les miracles déjà accom­ plis ne les ont pas convaincus et que les mira­ cles multipliés au lieu de les convaincre leur feront dire : « C’est par Belzébuth qu’il chasse les démons. » Ce ne peut donc pas être pour convaincre que Jésus multiplie les miracles, mais pour aider, même où il ne peut pas sauver. Il indique clairement la différence car, touché par l’humilité vraie de Marie-Made­ leine, il ne dira pas : « Ta foi t’a aidée », il dira : « Va en paix, ta foi t’a sauvée. » La croyance suggestive aide le corps, mais la foi vraie sauve l’âme. L’âme de la pécheresse est sauvée car beaucoup de péchés, toutes ses amours charnelles lui seront pardonnés à cause de son amour sublime, à cause de sa foi profonde et vraie. De même, touché et surpris par la foi du paralytique qui, vainquant tous les obstacles et pour entrer malgré la foule dans la chambre où se trouve Jésus, se fait descendre sur son grabat par une ouverture 100

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dans le toit, Jésus lui dit tout d’abord : « Mon fils, tes péchés te sont remis. » Et ce n’est qu’après - comme une chose qui, en soi, n’a plus grande importance après la remise des péchés - qu’il ajoute le signe extérieur pour aider aussi au corps de l’homme sauvé et pour réfuter le cri au blas­ phème des Pharisiens : « Lève-toi, prends ton grabat et va dans ta maison. » Aussi, quelle joie ne devine-t-on pas dans sa voix, à une autre occasion, lorsque la foule qu’il a nourrie du pain multiplié - c’est-à-dire à qui il a offert la nourriture essentielle, le vrai pain de la vie, sa vérité et son âme - vient le cher­ cher en traversant même la mer de Galilée : « En vérité, je vous le dis, vous me cherchez non parce que vous avez vu des miracles, mais parce que vous avez mangé des pains, que vous avez été rassasiés » (Jean, VI/22). Ce n’est pas la foule qui l’affirme, c’est lui qui l’affirme à la foule comme s’il voulait l’en convaincre. En est-il convaincu lui-même ? Il voudrait pouvoir le croire de toute son âme. Mais il est vite déçu. La foule n’est venue que pour réclamer de nouveaux miracles et mécomprend plus que jamais ses paroles. Jésus lui-même se vante des miracles accomplis, par exemple lorsque les disciples de Jean viennent lui demander s’il est le Messie. Mais les miracles auxquels il se réfère 101

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

ne sont justement pas la guérison du corps, abhorrée par lui comme étant trop spectacu­ laire et pouvant soutenir l’opinion [fausse] sur sa mission. Cet autre élément miraculeux - dont il reste à parler - est d’une tout autre portée. Il comporte justement la guérison de l’âme, seule réjouissance du héros sauveur et qui seule atteste sa mission. Ce ne sont pas des signes extérieurement visibles, mais des signes intérieurs et invisibles, exprimés par des sym­ boles. Aux disciples de Jean, Jésus répond symboliquement par un détour symbolique, pour ne pas soutenir par une affirmation directe de sa mission la fausse croyance dans le Messie. Les aveugles qui voient, les boiteux qui marchent, les lépreux qui sont purifiés, les sourds qui entendent, les morts qui res­ suscitent, ce ne sont plus ici les affligés cor­ porels, mais les hommes qui étaient aveugles et sourds pour la vérité et qui - si rares qu’ils soient - ont pourtant fini par la voir et par l’entendre. Ce sont les boiteux de l’âme qui commencent à marcher, c’est la lèpre de l’âme qui se purifie et ce sont les morts de l’âme qui se réveillent. C’est parce que c’est ainsi que Jésus peut résumer sa réponse : « Les pauvres sont évangélisés. » Cette deuxième sorte de « miracles » non moins répandus que les autres ne contient 102

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donc de nouveau aucun élément surnaturel. L’aspect surnaturel des miracles de cette deuxième sorte vient de la confusion de la réalité et du symbole. On peut partager ces miracles en deux groupes. Les miracles qui se passent autour de Jésus, comme par exemple la descente du Saint-Esprit sous forme de la colombe lors du baptême, et les actions évangéliques de Jésus exprimées sym­ boliquement, comme par exemple la multi­ plication des pains. Le symbolisme est clair. Le pain est le symbole de la nourriture spi­ rituelle et Jésus lui-même dit - comme c’est déjà cité - que la foule est venue le chercher, non pas à cause d’un miracle qu’elle a vu, mais à cause du pain qui l’a rassasiée. La dis­ tribution du pain ne peut donc pas être un fait réel et miraculeux. D’ailleurs si la multi­ plication du pain avait été un fait réel, aucun doute n’aurait plus pu subsister dans les âmes et il est complètement impossible que cette même foule qui aurait assisté à ce miracle si convaincant aurait clamé le jour suivant : « Quel miracle faites-vous donc afin que nous le voyions et que nous croyions en vous. Quelles sont vos œuvres ? » De cette deuxième sorte de miracles qui se réduit à un symbo­ lisme, il sera encore suffisamment parlé par la suite et il n’est pas nécessaire d’entrer ici davantage dans les détails.

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES LA RÉSURRECTION DE LAZARE

Il peut pourtant être parlé encore d’un miracle, qui, s’il se rapporte à un fait réel, aurait été, entre tous les miracles, le plus irrésistiblement convaincant : la résurrection de Lazare, d’un homme mort depuis quatre jours, déjà en décomposition et qui, sur l’appel de Jésus, malgré ses pieds bandés, liés, sort de son tombeau pour continuer à vivre. On ne peut pas assez insister sur le fait que dans les Ecritures - comme dans tous les mythes - il ne s’agit pas de la maladie et de la mort du corps, mais de la maladie et de la mort de l’âme. Dans les Écritures, la mort a dès le début, dès le mythe de la Genèse où elle fait son apparition comme suite de la chute d’Adam, cette signification, et elle l’a gardée à travers tous les récits mythiques, jusque dans les Évangiles. La mort signifie la banalisation. Dans son message à Jean, Jésus dit : « Les morts ressuscitent. » S’ils ressuscitaient cor­ porellement, il y aurait lieu de s’étonner que de ces miracles éclatants il n’est pas parlé plus amplement et que ce sont plutôt les guérisons corporelles, beaucoup moins importantes, qui sont énumérées et racontées en détail. C’est parce que ces résurrections ont une significa­ tion symbolique, parce qu’elles sont des faits

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de la vie intérieure, inconstatables par la foule, qu’elles passent inaperçues. La résur­ rection de Lazare, plus retentissante parce qu’il était l’ami de Jésus, doit être de la même espèce que toutes les autres résurrections. Le sépulcre aurait donc l’ancienne signification de l’enterrement, symbole de l’engloutisse­ ment par la terre, soit comme châtiment de la banalisation, soit comme traitement injuste, infligé par le monde banal, comme par exemple la fosse de Daniel, le ventre du Léviathan, qui en sont des variantes. Lazare serait donc tombé dans la banalisation et aurait subi le châtiment symbolique. D’autres détails du récit accroissent ce sens caché et le soulignent : les mains, et surtout les pieds bandés, symbole de l’âme liée ; l’illogisme qui veut que le ressuscité, malgré les pieds liés, sorte à l’appel irrésistible sans aucune autre aide qui lui délierait les pieds ; les quatre jours de l’enterrement, quatre étant un nombre symbolique, signifiant la matière, contraire de l’esprit. La mauvaise odeur que le mort répand fait penser - ce qui par excep­ tion n’est pas une pure traduction, mais une interprétation psychologique possible - que l’ancien ami de Jésus, nécessairement plus en proie à la culpabilité que les autres, pour broyer son tourment, pour étouffer la voix intérieure, se soit obstiné davantage en se

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réfugiant dans une vie scandaleuse. Jésus, sûr du tourment insupportable de cette âme, l’interpelle ; et l’appel de son ami sublime, de son ancien maître spirituel, à l’instant fait s’écrouler toute bravade convulsée, et toute résistance. A la foule présente, cette conver­ sion subite, cette influence irrésistible a pu sembler miraculeuse. Un fait est encore à retenir : Jésus pleure. Le saint doit être ima­ giné comme ayant vaincu tout tourment et toute affliction terrestre. L’idéal souligné par le bouddhisme d’une insensibilité complète est peut-être trop rigide et on peut admettre des différenciations. Mais peuvent-elles aller jusqu’à l’abaissement de la maîtrise spiri­ tuelle, du calme intérieur, abaissement qui fait verser des larmes sur la mort corporelle d’un ami, serait-ce le plus aimé ? Cela ne serait pas le signe d’une tendresse naïve et touchante, mais une faiblesse incompréhen­ sible. Car ce qui lie l’homme saint à un autre homme ne peut pas être un affect qui s’attache par hasard, une tendresse acciden­ telle pour un faible capable de succomber ; ce qui le lie ne peut être que l’espoir de sa mis­ sion, concentrée sur un homme plus naïf et plus tourmenté que les autres. L’amitié que le saint peut donner ne peut pas être une affection exclusive, mais l’amour le plus élevé pour un homme dont la grandeur naïve et

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tourmentée de l’âme inclut l’espoir sublime en l’humanité entière. Dans la maison qui, plus que toutes les autres, a fait généreuse­ ment et le plus courageusement accueil à Jésus, même à l’époque où il était déjà menacé, une telle âme a pu se trouver. Même d’un tel ami, la mort corporelle ne serait qu’un tribut à la nature qui doit être supporté calmement. Ce n’est que la défaite morale d’un homme tellement aimé qui pourrait troubler pour un instant l’âme sainte ; car la possibilité de cette défaite signifierait pour l’instant du trouble, la possibilité de la défaite de l’humanité entière ; elle touche pour l’ins­ tant ou trouble le fond même de l’âme sainte, l’Esprit-Saint qui l’anime et qui la pousse ; l’amour sublime du monde et l’espoir sublime de sa Mission. Dans l’Évangile de Jean où tout est sym­ bolisme, le mythe de Lazare placé avant la défaite extérieure du héros, avant l’humilia­ tion de la Passion que le monde lui fait subir, symbolise la victoire de sa mission, malgré la défaite extérieure qui va suivre. Le mythe de Lazare symbolise la résurrection de l’huma­ nité. Mais la Passion, malgré la défaite, est en même temps la victoire intérieure non plus symbolique, mais réelle, du héros sur le monde et toute la souffrance qu’il peut infliger. Le mythe de Lazare lié à la victoire 107

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

réelle du héros est donc le pendant direct de l’autre expression symbolique de la victoire plus définitive encore, le pendant du mythe de la résurrection de Jésus lui-même. Dans les deux sortes de « miracles », les gué­ risons par la croyance suggestive et les mira­ cles qui sont des symbolismes, la plupart des récits miraculeux des Évangiles se laissent naturellement ranger.

La théorie des archétypes chez Carl Gustav Jung1

Freud, Adler, Jung ont placé au centre de leurs investigations l’étude des phénomènes extra-conscients, et mis l’accent sur l’acti­ vité symbolisante de l’extra-conscient. Leurs idées ne concordent cependant pas entière­ ment. Il nous a semblé qu’il était intéressant de rechercher les raisons de cette divergence, et que la voie la meilleure était d’examiner le système le plus complet : la théorie des arché­ types de Carl Gustav Jung. Selon la définition de Jung, « les archétypes sont des systèmes disponibles, images et émo­ tions à la fois. Ils sont hérités avec la structure cérébrale ; bien plus, ils en sont l’aspect psy­ chique. Ils forment, d’une part, le plus puissant 1. Article paru dans le Journal de psychologie normale et pathologique, janvier-mars 1952.

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préjugé instinctif, et d’autre part, ils sont les auxiliaires les plus efficaces qu’on puisse ima­ giner des adaptations instinctives1 ». Les archétypes sont, ainsi, des schémas de réaction ancestraux, susceptibles d’être vivi­ fiés dans chaque individu. Ils sont des motifs extra-conscients. Ils sont des prédispositions archaïques qui incitent l’individu à répondre d’une manière typique à des rapports vitaux demeurés invariables depuis les temps les plus reculés (vie-mort ; parents-enfants ; hommefemme, etc.). Étant donné que les archétypes - s’ils existent - détermineraient en partie le comportement de l’homme, il est important de prendre position à l’égard de ce problème. Certes, on peut le nier, mais on risquerait d’exclure en même temps de l’investigation psychologique certains autres phénomènes, moins hypothétiques mais non moins énigma­ tiques, comme l’instinct et le rêve. La psychologie de l’extra-conscient s’est développée à partir des recherches de Freud, et il est intéressant à constater qu’il a déjà entrevu l’existence des archétypes qu’il appelle « fantaisies primitives ». Dans Introduction à la psychanalyse, Freud écrit : « ... il est possible 1. Carl Gustav Jung, Essais de psychologie analytique, Paris, Stock, 1931.

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que toutes ces inventions [les fantaisies sexuelles de l’enfant] aient été jadis, aux phases primitives de la famille humaine, des réalités, et qu’en donnant libre cours à son imagination, l’enfant comble seulement, à l’aide de la vérité préhistorique, les lacunes de la vérité individuelle1. » On voit qu’ici les « fantaisies primitives » qui seraient de nature archétypique n’ont encore - conformément à la doctrine freudienne - qu’une signification restreinte et d’ordre sexuel. D’ailleurs, en se référant au mythe d’Œdipe, et pensant y trouver une justification ancestrale de sa conception d’une libido originairement inces­ tueuse, Freud admettait l’explication mythique dans son ensemble : on devait ainsi être conduit à la notion d’images archétypiques. Jung ne rejette point le complexe d’Œdipe ; tout le problème est de voir de quelle manière il modifie la théorie freudienne, pour donner une place prépondérante à sa conception des archétypes. Voulant définir le rapport de l’extra­ conscient avec le conscient, Freud a proposé un schéma du fonctionnement psychique dans son ensemble. À côté de l’instance 1. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse (1922), Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2001.

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consciente, le moi, on y trouve deux instances extra-conscientes : le ça et le surmoi. L’éner­ gie psychique de nature sexuelle (la libido) lierait ces instances, en s’investissant dans l’une ou dans l’autre, selon les habitudes requises dès l’enfance (complexe d’Œdipe) et les exigences de la vie actuelle. La culture humaine et la maladie psychique seraient consécutives à deux modes d’investissement : la sublimation et le refoulement1. Les archétypes n’ont aucune place dans ce schéma. C’est pourquoi Jung a fortement remanié le dispositif freudien, en introdui­ sant notamment une nouvelle terminologie. Il faut distinguer, déclare-t-il, la « per­ sona » et 1’« anima ». La persona, c’est le masque de l’individu socialisé, le rôle social qu’il joue, l’ensemble de ses réactions, le com­ portement déterminé par la lutte de domina­ tion, qui est le principe d’explication chez Adler : « La persona est l’ensemble très com­ plexe des relations de la conscience indivi­ duelle avec la société ; elle est une sorte de masque que l’individu revêt, d’une part, pour produire un effet déterminé sur les autres ; d’autre part, pour cacher sa véritable nature2. » 1. Ibid. 2. Carl Gustav Jung, Dialectique du moi et de l’incons­ cient (1928), Paris, Gallimard, 1993.

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Il résulte de cette définition que la persona est réductible à la motivation et que l’analyse psychologique n’est pas terminée tant qu’on n’a pas procédé à cette réduction. Le motif qui détermine l’individu à vouloir produire un effet (à vouloir paraître meilleur qu’il n’est) ne peut être que la vanité ; et le motif qui fait qu’il veut cacher sa véritable nature est la culpabilité. L’anima c’est ce qui détermine le compor­ tement, l’ensemble des motifs souvent ina­ voués. Ces motifs sous-jacents sont, pour Jung comme pour Freud, de préférence d’ordre sexuel. Mais Jung introduit ici une hypothèse additionnelle : l’être masculin serait, selon lui, psychiquement complété par un idéal incons­ cient de féminité qui déterminerait d’une manière sous-jacente son comportement ; inversement, la femme aurait un idéal secret de virilité, elle porterait en elle l’image idéa­ lisée de l’homme désiré et la tendance à s’identifier à lui (même avant de l’avoir ren­ contré). C’est 1’« animus », qui déterminerait secrètement le comportement de la « per­ sona » féminine. Ces distinctions ont un certain fondement physiologique dans la bipolarité des hormones sexuelles. Pourtant le fonctionnement psychique est sous-tendu par un fonctionnement physiologique telle­ ment complexe qu’il paraît arbitraire de faire

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d’un de ses éléments le principe d’explication du psychisme. L’anima et l’animus constituent l’incons­ cient personnel. Jung en distingue l’incons­ cient collectif, responsable des réactions archétypiques. La terminologie ici est équi­ voque, car, du fait de cette distinction, l’anima et l’animus, bien qu’ils soient des produits de l’imagination extra-consciente, ne peuvent être considérés comme des arché­ types collectifs. Ils apparaissent comme une catégorie intermédiaire, des figures plutôt formées au cours de la vie individuelle, mais qui possèdent pourtant toute la structure de ce que Jung appellera « archétype collectif ». Ces figures ont à la vérité, à certains égards, un aspect archétypique, étant donné que l’anima (l’âme partiellement féminisée de l’homme) et l’animus (l’âme partiellement masculinisée de la femme) servent à Jung à introduire dans le psychisme de chacun la préfiguration ancestralement typique de l’atti­ rance-répulsion caractéristique du rapport extérieur entre homme et femme. La scission entre l’inconscient personnel et l’inconscient collectif - établie pour les besoins de la théorie - demeure ainsi quelque peu floue. Quoi qu’il en soit, l’invention de l’anima et de l’animus permet à Jung de rester fidèle à la théorie sexuelle de Freud et même de sau114

LA THÉORIE DES ARCHÉTYPES

vegarder la situation œdipienne, étant donné que ces figures extra-conscientes peuvent être considérées (pour ce qui est de leur forme particulière qui diffère en chaque individu) comme acquises - tel le complexe d’Œdipe dès l’enfance et grâce à l’influence du parent de sexe opposé. La théorie de l’anima et de l’animus conduit la doctrine jungienne à une concep­ tion spéciale de la théorie des instances. Chez Jung, la source énergétique n’est plus à cher­ cher dans la pulsion sexuelle du ça, dans la libido freudienne, mais dans la polarisation de l’être humain qui s’établit chez chacun entre son sexe réel et l’idéalisation imagée et personnifiée du sexe opposé. Ainsi la théorie jungienne ne sait plus que faire du ça, ins­ tance biologique de nature instinctive, et tout se passe comme si l’être humain n’était pas lié à l’animalité par son passé évolutif et comme si l’histoire de la vie commençait à partir de l’inconscient collectif et avec la for­ mation ancestrale des images archétypiques. Bien entendu, Jung ne manque pas de parler des réactions primitives et d’ordre biologique qui sous-tendent le fonctionnement du psy­ chisme humain. Mais ces réactions biologi­ ques ne trouvent aucune base dans sa théorie des instances.

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Cette remarque est importante pour le pré­ sent essai d’analyse critique. La théorie des instances forme, aussi bien chez Freud que chez Jung, une sorte de système de coordon­ nées auquel se réfèrent tous les détails de leurs doctrines. La moindre erreur dans ce système de référence risque de se répercuter sur toute la doctrine. C’est donc ce soubasse­ ment théorique que toute analyse doit en pre­ mier lieu examiner. Or il n’est certainement pas excessif de dire que toute la doctrine des instances chez Freud est une sorte de spécu­ lation en vue d’étayer l’hypothèse de la pan­ sexualité1. Mais cette objection est valable également pour le remaniement proposé par Jung. L’inconscient collectif n’est en somme qu’une hypothèse destinée à servir de support à l’hypothèse des archétypes, et prouver une hypothèse est tout autre chose que de l’étayer par une hypothèse auxiliaire. Étant donné que le schéma de Jung, comme celui de 1. Freud appelle sa théorie des instances « une fic­ tion ouverte à la révision ». Voici ce qu’il dit à ce sujet : « [...] c’est une hypothèse comme il y en a tant dans les sciences. Les premières de toutes ont toujours été assez grossières. Open to révision, peut-on dire... La valeur d’une telle “fiction”... dépend de ce qu’on peut en faire », in Sigmund Freud présenté par lui-même (1925), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1987.

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Freud, ne sert qu’à justifier l’hypothèse prin­ cipale de chacun des deux (pansexualité, ou archétypes), il nous a paru préférable de ne pas entrer d’emblée dans ces disputes d’écoles et de faire précéder l’analyse par un détour qui, pour long qu’il soit, permettra peut-être d’avancer ultérieurement plus vite. Nous vou­ drions essayer d’établir préalablement un schéma du fonctionnement psychique fondé - aussi exclusivement que possible - sur l’observation du comportement de l’orga­ nisme biopsychique. Certes, un tel schéma demeurera également hypothétique. Il aura pourtant l’avantage de fournir - nous l’espé­ rons - une base plus admissible pour l’étude du problème en question. Ce schéma du fonc­ tionnement psychique dans son ensemble n’est d’ailleurs pas construit pour le besoin actuel de la critique. Il constitue la base des travaux de l’auteur et se trouve - bien que développé d’une manière différente - déjà exposé dans l’introduction de La Divinité. L’assise de ce schéma est fournie par des phénomènes biopsychiques. L’observation oblige à distinguer la vie consciente de l’homme et la vie inconsciente de l’animal. Cependant, ces deux instances ne suffisent pas à expliquer toutes les manifestations du psychisme. Il est remarquable que l’ensemble des manifestations qui nous semblent mal

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élucidées se résume dans le phénomène envi­ sagé ici : la fonction symbolisante, qui se présente sous deux formes : le symbolisme pathologique étudié par Freud et le symbo­ lisme archétypique étudié par Jung. Il nous a paru utile de rechercher s’il était possible de développer théoriquement les deux instances de la fonction symbolisante, à partir du cons­ cient et de l’inconscient. Le conscient, caractéristique de l’homme, demeure fondé sur l’inconscient, caractéris­ tique de l’animal ; il en est une fonction évo­ lutive. L’homme aussi bien que l’animal est poussé à chercher la satisfaction des besoins vitaux dans le monde extérieur qui fournit les objets excitants. On est ainsi amené à parler de deux pulsions élémentaires : nutrition et propagation. De ces pulsions dérivent les excitations inconscientes de l’animal (cher­ chant leur satisfaction à l’aide d’instincts divers caractéristiques des espèces) et d’elles aussi dérive finalement le désir, caracté­ ristique de l’espèce humaine. Le désir est réductible à l’excitation primitive : il est l’excitation retenue, tendue vers la réaction future. Devenues désir, les excitations ont à leur disposition un nouveau moyen de satis­ faction dépassant la primitivité de l’instinct : les projets, formés en vue d’une réaction future. Pourtant ce dépassement de la sûreté 118

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primitive des instincts n’est pas nécessaire­ ment un progrès évolutif. Il introduit un élé­ ment d’hésitation (de choix) et décide de toutes les complications du psychisme humain. Les désirs projetés dans l’avenir sont sus­ ceptibles d’enchaînement et de regroupement et forment ainsi le jeu de l’imagination. Sa fonction naturelle est de prospecter l’avenir, de varier la promesse de satisfaction suivant les possibilités multiples de la réalité. Mais cette fonction naturelle peut être gauchie : le jeu de l’imagination peut se replier sur luimême. Perdant de vue sa signification adap­ tative et, partant, évolutive, négligeant la recherche de la satisfaction réelle, l’imagina­ tion se contente de la promesse de satisfaction. Ainsi s’ouvre le contraste entre l’imagination et la réalité, cause des troubles psychiques. Les désirs et les projets, exaltés par l’imagi­ nation, perdent leur raison d’être : l’espoir de réalisation. Ne pouvant se décharger ni dans l’action ni dans la cognition, ils n’ont plus qu’un seul moyen de décharge : ils subissent l’attirance de l’inconscient dont originaire­ ment l’imagination les a fait surgir. Ils recher­ chent la satisfaction primitive et instinctive. Mais ils ne peuvent plus la trouver. L’ima­ gination exaltée et inhibée est pervertie. Refoulée dans l’inconscient, elle perd sa qua­ lité mi-consciente et se décompose en images 119

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inconscientes, qui expriment le désir refoulé, arraché de tout contexte. Mais ces images iso­ lées ne peuvent plus s’exprimer qu’en langage inconscient : en langage organique ou - tout au plus - en langage de rêve. Les désirs refoulés ressurgissent, avec un caractère symbolique, sous la forme d’un symptôme psycho-pathologique (cette explication psy­ chologique du symptôme n’exclut pas la pos­ sibilité d’une explication physiologique, car toute émotion - et surtout l’angoisse - se trouve accompagnée d’un trouble organique). L’ensemble des désirs refoulés et leurs explo­ sions symboliques et symptomatiques consti­ tuent une nouvelle forme de réactivité psychique, une nouvelle instance : l’incons­ cient maladivement déformé : le subcons­ cient. Il est pourtant évident que cette décompo­ sition du moi conscient ne peut être qu’un accident de l’évolution biopsychique. Celle-ci tend vers une exaltation du conscient. Sa tendance (inverse de la déformation subcons­ ciente) est donc de dépasser même le conscient. C’est avec le conscient humain qu’est apparue l’incertitude : la capacité de choix valorisant. Pouvant être faussée, la valorisation peut échouer dans l’accident évo­ lutif qu’est l’involution subconsciente. Mais la valorisation des désirs peut être juste, et il 120

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doit en résulter une motivation purifiée, spi­ ritualisée et, partant, un faisceau d’actions sublimées, une nouvelle instance, qui dans l’espèce humaine n’est qu’en voie de forma­ tion : l’instance surconsciente. Dépassant l’intellect dans la direction évolutive, le but du surconscient n’est plus d’élaborer un moyen de réalisation immédiate de n’importe quel désir mais d’établir une échelle de valeurs, destinée à harmoniser les désirs avant de les décharger et de préparer ainsi la décharge la plus efficace. C’est une inhibition prévoyante, opposée à celle qui résulte de l’imagination obnubilée et exaltée. La vision surconsciente des valeurs cons­ titue une nouvelle forme de l’imagination : l’imagination créatrice. Sa force harmonisante peut se manifester de plusieurs manières. Lorsqu’elle s’exerce à l’égard des actions, elle crée l’accord de l’individu avec lui-même, et par là l’accord avec autrui. L’imagination créatrice peut également se contenter d’un jeu préparatoire à l’égard des intentions (motifs). Elle crée alors une image harmonieuse de la vie active (beauté, arts). Sa force harmoni­ sante se manifeste aussi à travers des images abstraites que sont les concepts de l’intel­ lect, et il en résulte une vision harmonieuse des rapports légaux entre les objets dont 121

l’intellect a tiré les concepts (intuition scien­ tifique)1. L’ensemble du comportement humain ne peut être compris que si l’on envisage ces dif­ férentes instances psychiques, ces diverses formes de réaction comme nécessairement sous-tendues par les motifs. Elles vont de la base biologique (inconscient instinctif) jus­ qu’au sommet spirituel (surconscient). Déjà l’inconscient animal contient, en puissance, l’esprit, car ses réactions instinctives sont orientées. Le surconscient est l’éclosion évo­ lutive de cet esprit inconsciemment préformé. La poussée instinctive s’est transformée en un idéal directeur constitué par des jugements de valeur. Mais cette éclosion évolutive, garde encore, à certains égards, un caractère pré­ conscient, étant donné que les valeurs, long­ temps avant de parvenir à s’exprimer à l’aide d’images abstraites, pleinement conscientes, sont préfigurées par l’imagination créatrice. La preuve de cette préfiguration se trouve constituée par un phénomène historique : la création des images mythiques. Ces images du rêve collectif et surconscient ne proviennent pas de désirs isolés, comme celles du subcons­ cient ; elles forment un enchaînement plein 1. Paul Diel, Psychologie de la motivation (1948), Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2002.

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d’une profonde signification. Le symbolisme surconscient du rêve mythique figure l’idéal évolutif et le danger de la déformation involutive, sous la forme de divinités bienfai­ santes et malveillantes, symboles dont la signification cachée est la légalité du fonc­ tionnement psychique '. Ainsi comprises, les divinités mythiques ne seraient que des pro­ jections de la psyché humaine, des symboles signifiant le conflit entre les motifs surcons­ cients et subconscients. Création de l’imagi­ nation symbolisante, stimulus d’une forme évoluée d’adaptation, le rêve surconscient et mythique pourrait être considéré comme un état évolué de cette « connaissance » instinc­ tive des conditions de satisfaction vitale que possède déjà l’animal inconscient. Cette « pres­ cience » surconsciente n’aurait pu prendre la forme d’images précises s’il n’existait des conditions typiques de formation et de défor­ mation, des lois psychiques qui régissent l’évolution et l’involution, conditions typi­ ques et légales enregistrées surconsciemment à travers l’expérience ancestrale. On arrive ainsi à l’hypothèse de Jung concernant les images archétypiques, schéma 1. Voir Paul Diel, La Divinité, op. cit.

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directeur doué d’une capacité stimulante à l’égard des réactions1. Il y a pourtant une différence importante entre la conception jungienne et la théorie des archétypes ainsi développée : les images archétypiques ne seraient pas des créations de l’inconscient, mais du surconscient, et elles ne concerneraient pas des situations spéciales (enfants-parents ; homme-femme), mais la situation fondamentale de l’homme dans la vie (évolution-involution ; formation psy­ chique et déformation psychique). Essayons de rechercher la cause de cette différence dans la conception des archétypes, chez Freud, chez Jung, et telle qu’elle nous apparaît. Comme il a déjà été souligné, l’idée d’un inconscient collectif n’est - de toute évidence venue à Jung qu’à partir de la conception freudienne d’une instance extra-consciente 1. Voir Carl Gustav Jung, Essais de psychologie ana­ lytique, Paris, Stock, 1931 : « L’inconscient collectif - pour autant que nous puissions nous permettre de porter sur lui un jugement - semble être composé de motifs de genre mythologique ou d’images de même sorte ; aussi les mythes des peuples sont-ils les vérita­ bles exposants de cet inconscient collectif. » Et plus loin : « Aussi pouvons-nous étudier l’inconscient col­ lectif des deux façons différentes, dans la mythologie et dans l’analyse de l’individu. »

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capable de s’exprimer à l’aide de symboles. Il semble donc de prime abord clair - le sym­ bolisme chez Freud étant de nature patholo­ gique - qu’il ne suffit pas - comme l’a fait Jung - de diviser l’instance symbolisante de Freud en deux parties, dont l’une, déclarée de nature collective, serait le support des archétypes, des images mythiques, qui, loin d’être pathologiques posséderaient une puis­ sance directrice. La théorie des instances de Freud paraît, à première vue, conduire au même résultat que la reconstruction proposée ici, et ceci d’autant plus que le ça, le moi et le surmoi sont com­ plétés chez Freud par une sorte de subcons­ cient, partie de l’inconscient (ça), où seraient refoulés certains désirs d’ordre sexuel, inces­ tueux et parricide, qui ne parviennent plus à s’exprimer que symboliquement. Ainsi, chez Freud, la source biologique de la vie, le ça, serait, dès l’origine, de nature perverse. Plus exactement, son impulsivité débordante est décrite comme magnifique et sauvage, mais aussi comme dangereuse, de sorte que la culture humaine ne serait pas la forme la plus épanouie et évoluée de l’inconscient primitif, mais le résultat d’une domestication. C’est la raison pour laquelle Freud n’envisage pas le surconscient, qui est précisément l’ins­ tance de l’épanouissement évolutif dont les

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fonctions sont la spiritualisation et la subli­ mation et non la domestication et le refoule­ ment. La sublimation, pour Freud, n’est pas un épanouissement évolutif, mais la domes­ tication à son comble, le refoulement complet de la libido incestueuse et parricide1. Ainsi, il semble que la différence entre la conception freudienne et le schéma proposé se précise. D’une part, le ça n’est pas l’inconscient ani­ mal, le fondement biologique caractérisé par les pulsions de nutrition et de propagation. Freud n’accorde aucune place à la pulsion nutritive, laquelle, pourtant, élargie (devenue prévoyante grâce au conscient), constitue chez l’homme le champ de toutes les préoc­ cupations d’ordre social. Freud ne manque pas de citer cette pulsion ; il l’appelle « pul­ sion du moi » (Ich-Trieb). Mais il se contente de constater son existence. Sa théorie est exclusivement fondée sur la libido (SexualTrieb). Avec sa franchise habituelle, il accuse lui-même cette lacune de sa théorie. D’autre part, le surmoi freudien n’a rien de commun avec le surconscient. Loin d’être un produit naturel de l’évolution, il est un sous1. Voir Paul Diel, « Analyse du complexe d’Œdipe », in Culpabilité et lucidité, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2007.

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produit de la domestication qui commence dès l’enfance (interdictions parentales). Il n’est pas d’une importance biologiquement évolu­ tive, mais plutôt de nature individuellement involutive. Instance refoulante, le surmoi freudien est solidaire de l’instance refoulée, du subconscient ; il est à la vérité un sousmoi. (Le fait que Freud l’appelle « sur-moi » pourrait indiquer qu’il a entrevu la nécessité d’une instance qui surpasse le moi conscient, instance dont sa théorie demeure pourtant amputée.) Ce fait psychique, la duplicité de l’instance déformante, la solidarité du refoulant et du refoulé (qui dans leur union inséparable for­ ment le sous-moi, le subconscient), est d’une importance assez grande pour qu’on s’y arrête. Cela permettra de montrer un phéno­ mène qui se trouve à la base de toute défor­ mation et que l’on pourrait appeler la « convulsion psychique ». Elle est la consé­ quence inévitable de la duplicité indiquée, laquelle n’est, en somme, qu’un autre aspect du couple « inhibition-exaltation » précédem­ ment établi comme cause de la surexcitation subconsciente. La mise en évidence de ce trait commun à toute déformation psychique et son explication faciliteront l’analyse de la conception jungienne.

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La déformation subconsciente (la surexcita­ tion nerveuse et ses complications névrotiques et psychotiques) peut se définir - pour ce qui est de ses causes purement psychiques comme une surtension entre l’inconscient et le surconscient (base et sommet du psy­ chisme), tous deux maladivement déformés. C’est cette surtension intrapsychique qui rend le malade incapable de décharger son énergie d’une manière sensée. Au lieu de se décharger consciemment vers l’extérieur grâce à des réa­ lisations actives, l’énergie est refoulée, d’où la tendance à rêver les désirs, qui ainsi s’exaltent plus encore. La souffrance due au désordre psychique ainsi créé par l’inhibition-exaltation imaginative des désirs multiples a pour conséquence l’exaltation inhibante du désir évolutif (que l’on pourrait appeler « désir essentiel », car il est le désir caractéristique du surconscient). Celui-ci s’oriente vers la mise en ordre harmonieuse du psychisme déréglé et souffrant. Il en résulte un jeu impuissant de l’imagination pervertie, laquelle, tantôt refoule les désirs multiples en exaltant le désir essentiel, tantôt (fatiguée de cette exaltation sublime qui n’est qu’une perversion) retombe dans l’exaltation des désirs multiples, ce qui équivaut à un refoulement du désir essentiel *. 1. La duplicité du subconscient est déjà reconnue par Jung : « L’inconscient ne se borne pas à “désirer”.

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Tous les motifs qui agitent le subcons­ cient deviennent ambivalents par suite de ce contraste fondamental entre l’exaltation faus­ sement sublime (refoulant) et l’inhibition per­ verse (refoulé). L’exaltation inhibante du désir essentiel est une vanité qui surcharge les désirs multiples d’inhibition exaltée : de culpabilité. Mais cette culpabilité vaniteuse - dont l’aveu est insupportable - se trouve projetée à l’exté­ rieur (décharge imaginative qui finit par rem­ placer la décharge réelle et active). Autrui est vaniteusement accusé d’être seul coupable, seule cause de la souffrance du sujet, et le ner­ veux ne tarde pas à se prendre sentimentale­ ment en pitié pour l’injustice qu’il doit subir de la part du monde ambiant. Or cette fausse motivation sous-jacente se trouve chez tout nerveux concrétisée en une tâche secrète, qui capte toute son énergie, rem­ place l’activité, et qui est dirigée contre le monde jugé coupable. Dans l’imagination déviée se forme le dessein d’améliorer le monde, et ceci précisément dans la mesure où le sujet n’a pas su s’améliorer (s’harmoniser) lui-même. Tous les signes de l’irritation ner­ veuse, jusqu’aux expressions symboliques, symptomatiques et pathologiques, ne sont que Il peut aussi annuler ses propres désirs » (Dialectique du moi et de l’inconscient, op. cit.).

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la conséquence de cette déformation la plus secrète de l’individu : la tâche exaltée. L’instance refoulante par excellence est le surconscient, inhibé par la tâche exaltée. Le nerveux échoue non seulement sur le plan spi­ rituel, mais encore dans ses rapports sociaux et sexuels. Sa vanité mensongère lui fait croire à sa perfection, et sa culpabilité l’en fait douter. Sa culpabilité incessante aiguise son effort de perfection, lequel demeure impuis­ sant à cause de sa vanité. Le sujet finit par tirer vanité de son effort impuissant, de ses intentions sublimes, et il s’indigne d’une ambiance qui se contente d’un moindre effort. Il s’oppose aux exigences sociales jugées trop conventionnelles et il demeure inadapté. La psychiatrie a d’ailleurs depuis longtemps tenu compte de cette cause fondamentale de la déformation psychique. Elle a noté l’ambiva­ lence fondamentale, l’exaltation-inhibition, en parlant d’une névrose de perfection et d’une névrose d’échec. La nature empirique de cette découverte a empêché de voir qu’il s’agit là de deux syndromes inséparables qu’on trouve chez tout névropathe, souvent noyés, il est vrai, dans la multitude de symp­ tômes plus spectaculaires, mais qui ne sont que la manifestation apparente de l’ambiva­ lence fondamentale.

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LA THÉORIE DES ARCHÉTYPES

En raison de son insuffisante définition du surconscient et du subconscient, la doctrine freudienne a suscité les deux réactions théo­ riques que l’on sait. Adler s’est efforcé d’éliminer l’erreur du surmoi œdipien. Jung a tenté d’approfondir le problème du symbolisme de l’extra-conscient. Cette voie de recherche aboutissait à cons­ tater que la symbolisation n’est pas seulement - comme Freud le pensait - une fonction pathologique du subconscient, mais qu’il existe également un symbolisme à significa­ tion évolutive. Adler, en réaction contre la pansexualité de Freud, croyait trouver la cause primaire de la déformation psychique dans une insuffisante domestication de la pulsion nutritive socia­ lisée qui serait, selon lui, tout naturellement (instinctivement et non pas perversement) compromise par ce qu’il appelle l’instinct de domination. En revanche, la doctrine de Jung se montre empreinte d’une tendance à un mythologisme excessif. Les archétypes mythiques, bien qu’ils ne soient que des images symboliques, sont chez Jung un principe réel de l’explication du comportement, irréductible à une compré­ hension naturelle et extra-mythique du fonc­ tionnement psychique. Or quelles sont ces images archétypiques ?

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

Ce ne peuvent être que les images cou­ rantes des mythes, lesquelles, réduites à leurs traits communs, montrent l’homme-héros (secouru par la divinité) en lutte avec des monstres fabuleux. Ce combat symbolise la situation psychique, ancestralement typique. Toutes les figures de ce combat symbolique ne sont, elles-mêmes, que des symboles ; aucune n’est réalité : ni le héros, ni le monstre, ni la divinité. Le héros symbolise l’homme, l’être conscient animé inconsciemment par la poussée évolutive, par le désir essentiel ; le monstre symbolise le danger essentiel, la déformation subconsciente ; la divinité sym­ bolise l’élan de spiritualisation-sublimation, l’idéal évolutif, l’instance surconsciente. Le but du combat est l’harmonisation des désirs. La terminologie jungienne, malgré les imperfections relevées, se révèle féconde, car elle réussit - quoique d’une manière assez compliquée - à exprimer la signification de ce combat symbolique et archétypique. Dans le langage de cette terminologie, le but du combat est la libération de l’anima (ou de l’animus). La psyché - d’après la représen­ tation jungienne - demeure subconsciem­ ment déformée, tant que l’image idéale qui l’anime (anima ou animus) n’est formée que par les souvenirs des interdictions parentales (surmoi trop rigide de Freud). Il faut purifier

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LA THÉORIE DES ARCHÉTYPES

par l’analyse l’inconscient personnel, déformé, de ses souvenirs obsédants qui empêchent la libre disponibilité de l’énergie, tenant le sujet dans une situation de contradiction constante, opposant ses désirs conscients aux suggestions subconscientes provenant de l’anima déformée. La conséquence de cette situation contradictoire est que toute l’acti­ vité se déforme à son tour, que la personne n’est pas elle-même, que son activité n’est qu’un masque (persona). Jusqu’ici la théorie jungienne est conforme à celle de Freud ; la différence n’est que ter­ minologique. (Ainsi Jung a pu recommander de traiter les extrovertis (qui ne veulent jouer qu’un rôle social) selon la thérapie d’Adler et les introvertis selon la technique de Freud.) Mais la différence terminologique prépare une conception qui dépasse Freud et Adler et qui permet de tenir compte du phénomène fondamental de toute déformation psychique : la tâche exaltée. Jung montre que même si l’on avait dissous tous les souvenirs obsédants du passé indivi­ duel, toute la déformation de l’inconscient personnel, la personne n’abandonnerait pas son masque, elle continuerait à jouer un rôle faussé. L’homme ne serait pas lui-même. Ce qui l’empêche de l’être, c’est une tentation surindividuelle et d’ordre collectif, une vanité

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

ancestrale, l’exaltation-inhibition de la pous­ sée évolutive. Cette exaltation typique fait que chaque persona, chaque individu, se croit évolué au plus haut degré, se croit la perfec­ tion, la personnification de l’idéal. Chaque homme - de par la faute la plus ancestrale et héréditaire de la nature humaine - est tenté de jouer ce rôle et la faute ancestrale ainsi dévoilée (quoique seulement à l’aide d’une terminologie qui n’abandonne jamais le plan imagé), Jung a en effet atteint la profondeur mythique de l’âme collective. Car c’est cette faute héréditaire qui (comme l’auteur l’a montré) se trouve symbolisée dans le mythe de la Genèse sous forme de la tentation dia­ bolique. Or plus l’homme est déficient, plus il subit la tentation néfaste : son exaltation imagina­ tive l’incite à se croire parfait ; et plus il se croit la personnification de l’idéal, plus il devient déficient. C’est le cercle vicieux et monstrueux : la vanité coupable. L’homme en proie à une vanité sans limite et sociale­ ment déficient, va d’échec en échec, ne peut évoluer réellement parce qu’évoluer signifie pour sa vanité : dépasser tous les autres (selon le mythe de la Genèse : « être comme Dieu ». Dieu étant le symbole de la perfection). Cette tâche exaltée l’effraie et l’inhibe. Il croit fina­ lement avoir dépassé les autres hommes. C’est 134

LA THÉORIE DES ARCHÉTYPES

cette déformation essentielle, cette imagina­ tion monstrueuse, qui capte l’énergie et qui rend le nerveux graduellement impuissant dans tous les domaines vitaux. Jung trouve pour cette monstruosité ima­ ginative le symbole du magicien qui capte l’énergie1. Il est plus près encore de la vérité mythique lorsqu’il emploie l’image du dragon, gardien du seuil. L’homme en tuant ce monstre devient le « héros », capable de franchir le seuil qui conduit vers l’évolution réelle, vers l’épa­ nouissement, vers le surconscient et ses fonc­ tions créatrices. Le héros trouve le trésor. Il libère la vierge. Cette vierge mythique n’est plus l’anima (la sexualité idéalisée) ; elle sym­ bolise la psyché à libérer, l’âme à purifier. Mais, dans cette libération spirituelle et sublime, dans la libération à l’égard de la tâche exaltée (symbolisée par le dragon tué), se trouve incluse la libération des autres pul1. Jung appelle le magicien « le porteur de la grande vérité ». Le magicien devient la tâche exaltée lorsque l’individu - au lieu d’être stimulé par l’idéal archéty­ pique dans son effort de sublimation-spiritualisation progressif - s’identifie d’emblée avec l’idéal par un processus que Jung appelle 1’« inflation psychique » et qui n’est rien d’autre que l’agissement de la fausse moti­ vation : la vanité coupable.

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

sions et la purification de leurs désirs exaltés et inhibés (l’exaltation-inhibition qui n’était que la suite de la fascination magique exercée par la tâche monstrueuse). Aussi bien la sexualité (l’anima) que la socialité (la per­ sona) se trouvent, par la victoire sublime, libérées de l’emprise obsédante de l’imagina­ tion perverse. L’anima (le choix sexuel) n’est plus hantée par l’amour-haine que les parents nerveux ont inspiré à l’enfant, et la persona (le rôle social) n’est plus un masque qui empêche l’homme d’être lui-même. L’indi­ vidu devient capable d’être soi, de vivre libre­ ment son élan évolutif. Le moi (conscient) tend vers le « soi » (surconscient). Jung appelle cette libération le processus de l’individuation. Il consiste en l’intégration de tous les désirs dans un ensemble sensé, ce qui n’est qu’un autre mot pour l’harmonisa­ tion. Aussi Jung finit-il par introduire à la place du surmoi freudien la vraie instance surcons­ ciente qu’il appelle le « soi1 ». 1. Le soi se trouve chez Jung défini comme suit : « le centre inconnu et tant recherché de la personna­ lité, ce point indéfinissable où se réconcilient les anti­ nomies » (voir Carl Gustav Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient, op. cit.). Ce centre est parfaitement défi­ nissable. Il n’est pas un vague « point », mais l’instance

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LA THÉORIE DES ARCHÉTYPES

Il faut pourtant dire que le « soi » jungien n’est pas une instance biologiquement évolu­ tive. Il n’indique qu’un idéal individuel : le degré de sublimation dont tel ou tel individu est capable. Le soi jungien ne peut pas être le surconscient dans toute son ampleur bio­ logiquement évolutive, précisément parce que Jung néglige la base de l’évolution bio­ logique : l’instance inconsciente. Le « soi », accident trop individuel chez Jung, ne peut pas être le support de la création des images mythiques et archétypiques, d’où résulte la nécessité d’introduire cette instance mal définie : l’inconscient collectif. Il est clair que cet inconscient collectif, doté d’une lucidité prévoyante qui dépasse même celle du conscient, connaissant sous la forme des images mythiques et archétypiques toute la motivation formatrice et déforma­ trice de la psyché humaine, toutes les condi­ tions de la libération de soi, ne peut être, à la vérité, que l’inconscient évolué : le surcons­ cient. La prévoyance inconsciente et instinc­ tive qui pousse l’animal devient - par voie d’évolution - la prévoyance imaginative et créatrice, la prévoyance plus que consciente, évolutive et surconsciente. Les antinomies à réconci­ lier sont les ambivalences dues à la motivation sub­ consciente.

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

surconsciente, qui guide l’homme à l’aide d’images symboliques et archétypiques, les­ quelles, tout en étant une forme de spirituali­ sation, exercent sur l’être conscient - tant qu’il n’est pas trop subconsciemment déformé une influence formatrice, sublimement har­ monisante. Ce qui vient d’être esquissé dans les pages précédentes de la psychologie jungienne n’en est qu’une explication à l’aide d’une psycho­ logie de la motivation. Si les archétypes exis­ tent, ils ne peuvent être qu’un schéma symbolique de la réactivité typique et ances­ trale, évolutive et involutive, de la psyché humaine ; s’ils ont une signification, celle-ci ne peut être que la motivation souvent extra-consciente, car la motivation, consciente ou non, n’est rien d’autre que le schéma de la réactivité psychique. Parce que Jung ne s’est pas occupé de l’étude directe de la motivation, parce qu’il a découvert les archétypes grâce à l’étude des rêves individuels, eux-mêmes schémas sym­ boliques et significatifs de la réactivité, il est parvenu à deviner tout au plus la signification cachée des archétypes par lesquels le rêve individuel et subconscient demeure lié à la sphère surconsciente responsable de cette réactivité typique, biologiquement évolutive,

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LA THÉORIE DES ARCHÉTYPES

qui se trouve symboliquement exprimée par les images mythiques. Pour ne pas être une fabulation vaine, les mythes doivent contenir une signification cachée de portée psycholo­ gique, et celle-ci ne peut être qu’une figura­ tion de la lutte entre les instances. Ceci conduit à établir une théorie des instances, non - comme Jung l’a fait - par opposition à la théorie freudienne, mais à partir de la réa­ lité évolutive. Étant donné que les différentes formes de la réactivité extra-consciente (cons­ tituant le symbolisme surconscient et subcons­ cient) s’interinfluencent, Jung a pu déceler l’existence des archétypes surconscients grâce à l’étude du rêve. Le rêve individuel subcons­ cient contient une allusion à l’existence des archétypes surconscients et collectifs, parce que l’interinfluence des activités sublimes et perverses, la lutte intrapsychique entre le sur­ conscient et le subconscient, se trouve soustendue par une motivation commune dont l’aspect surconscient (mythiquement parlant, le Bien) n’est rien d’autre que la sublimation, la transformation active, de l’aspect pervers (mythiquement parlant : le Mal). Seule l’étude préalable de la motivation polarisée entre le sublime et le pervers pourrait permettre, non seulement de déceler l’existence des arché­ types, mais d’en trouver la signification cachée

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

et, par là même, d’établir la clef de la traduc­ tion des mythes. Le grand mérite de Jung est d’avoir approfondi la découverte initiale de Freud : la tendance symbolisante de l’extraconscient.

Correspondance avec Adolphe Ferrière

Extraits de la biographie (inédite) de Paul Diel par Jane Diel :

La première lettre de Ferrière où celui-ci fait une excellente appréciation de La Divinité s’est mal­ heureusement égarée. La lettre ci-dessous est la deuxième réponse de mon mari après avoir reçu le livre d’Adolphe Ferrière : L’Essentiel.

Paris, le 15 novembre 1954 Cher Monsieur,

Votre ouvrage, que j’ai lu avec grand intérêt et attention, présente en effet une surprenante parenté de nos conceptions. Je comprends les sentiments qui ont pu vous animer en me lisant car en prenant connaissance de votre pensée j’ai éprouvé cette même joie. Vous pré­ sentez sous un autre aspect et par d’autres 141

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

développements l’idée centrale que j’ai essayé de formuler dans le livre qui a eu la chance d’aller à votre rencontre. Il y a bien lieu de parler d’une chance, vu le déluge des publica­ tions et l’encombrement qui en résulte. Je vous remercie de m’avoir envoyé votre ouvrage et de m’avoir donné ainsi l’occasion de constater que les problèmes qui sont dans l’air à un moment donné finissent par se concentrer et par réaliser l’exigence de leur solution par des voies diverses. Je crois cependant que les temps sont encore loin d’être mûrs et que tout ce que l’on peut faire actuellement à l’égard de ce problème le plus fondamental n’est qu’un très modeste travail de pionnier. Ce qui m’a le plus surpris, c’est le fait que nos points de départ sont assez différents. Vous partez certes aussi de la psychologie, mais votre pensée, à ce qu’il me semble, est en premier lieu fécondée par la philosophie. Je n’ai pas négligé l’enseignement philoso­ phique, mais il m’a plutôt laissé sceptique et j’avouerai très volontiers que je fus un athée assez convaincu lorsque, cherchant une nou­ velle base d’orientation dans la psychologie de l’extra-conscient inaugurée par Freud, je me suis senti tenté de chercher l’élargisse­ ment de la base biopsychique. C’est le pro­ blème de l’évolution qui m’a conduit à introduire la distinction entre l’existence

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CORRESPONDANCE AVEC ADOLPHE FERRIÈRE

modale et le « mystère » indéfinissable. Ma préoccupation constante demeure de ce fait de concevoir les valeurs vitales comme des modes évolutifs et de souligner leur origine immanente afin de démontrer que seul le mythe, parce qu’expression symboliquement voilée, est en droit de parler d’une origine transcendante des valeurs en les présentant comme imposées par la divinité, symbole du mystère de l’existence et de sa légalité. Dans la conséquence de ces prémisses, des expres­ sions comme 1’« Être créateur » 1’« Un, source des valeurs », ne peuvent être pour moi que pures images, non plus réellement conformes et pourtant symboliquement véridiques. Je vous parle de la différence de nos points de départ, qui ressort beaucoup plus claire­ ment de mes autres publications, parce qu’il se pourrait qu’il en résulte dans nos conclu­ sions une certaine divergence, ce qui d’ailleurs ne nuirait en rien à l’étonnant parallélisme. Rien ne serait plus valable, et je suis sûr que c’est aussi votre conviction, que de déceler les points de divergence dans l’intérêt même d’un commun effort d’élucidation. Je me sens trop en accord avec vous dans l’aversion pour le dogmatisme, d’où qu’il vienne, pour ne pas admettre que l’erreur puisse être de mon côté et dans ce cas rien de plus heureux ne pourrait m’arriver que de rencontrer l’argument décisif

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

capable de m’en affranchir. Il est d’ailleurs très possible que l’unique réserve contre laquelle je n’ai pu me défendre au cours d’une première lecture (et qui concerne la légitimité de réifi­ cation) me soit suggérée par l’apparence d’un désaccord qui, vous le dites vous-même, pour­ rait reposer sur une simple différence termi­ nologique. Je constate avec plaisir que le parallélisme de nos intérêts s’étend jusque dans le domaine de l’application pratique. Chargé de recherche au CNRS, je travaille au Laboratoire de psycho-biologie de l’enfant (Professeur Wallon) où je m’occupe de la rééducation d’enfants inadaptés. Je me ferai un plaisir de vous envoyer par le même courrier mon livre sur le symbolisme dans la mythologie grecque. J’ai été très impressionné par la clairvoyance qui vous permet de constater que le sens caché des symboles, en dépit de la diversité des images employées, doit être le même dans les mythes de tous les peuples. Rien ne me ferait autant plaisir que de vous entendre constater que vous avez pu accepter le livre comme une illustration de votre thèse. Veuillez, je vous prie, Cher Monsieur, accepter mes très cordiales salutations. Paul Diel. 144

CORRESPONDANCE AVEC ADOLPHE FERRIÈRE

Genève, le 22 novembre 1954 Cher Monsieur,

Votre lettre du 15 novembre et l’envoi du Symbolisme dans la mythologie grecque m’ont fait grand plaisir. Je vous en remercie vive­ ment. Je n’ai pas besoin de vous dire combien je me réjouis de lire votre livre. Vous avez pu constater combien nos voies étaient proches. Après mon ouvrage L’Essentiel, je projetais d’écrire des ouvrages sur l’Inde, la Chine, le Japon, la Perse, l’Égypte, la Grèce, les pays Scandinaves. Mais l’engrenage de la vie est féroce. Une correspondance mondiale sur l’éducation nouvelle m’a accaparé et une légère attaque cérébrale en mai 1951 a mis un terme à mes écrits. C’est un soulagement et une joie pour moi que de constater que vous continuerez à traiter des problèmes religieux dans la ligne de la psychanalyse. Car c’est la voie de l’avenir. Certes nous avons contre nous les matéria­ listes et les orthodoxes, le type IV (orthodoxe) et le type VI (matérialiste) de ma classifica­ tion naturelle des types psychologiques. Mais n’importe, l’objectivité de la science est sur la ligne de l’élan évolutif vers la surcons­ cience.

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

Et quelle surprise d’apprendre que vous travaillez avec Μ. Wallon, Président de la Section Française (après Langevin) de la Ligue internationale pour l’éducation nou­ velle que j’ai fondée à Calais en 1921 ! Veuillez croire, Cher Monsieur, votre bien sincèrement dévoué,

Adolphe Ferrière. Genève, le 16 décembre 1954 Cher Monsieur,

C’est avec un sentiment d’émerveillement que j’ai lu Le Symbolisme dans la mythologie grecque. Vous y fouillez l’âme grecque, l’âme humaine de partout, à une profondeur jamais atteinte. Il faudra encore des siècles avant que l’humanité, même l’humanité cultivée, vous suive. Comme vous l’avez vous-même reconnu, le but que nous visons : percer la réalité enve­ loppée sous le symbole, est le même. Mais vous êtes parti de la psychanalyse tout en la dépassant immensément en hauteur, moi, je suis parti en 1901, du double mouvement complémentaire : différenciation (de l’un vers le multiple, analyse) et concentration (du multiple vers l’un, synthèse) puis, ayant 146

CORRESPONDANCE AVEC ADOLPHE FERRIÈRE

voulu « prouver » l’inanité de l’astrologie, je me suis engagé sur une voie que je décris dans le journal Coopération que je vous envoie... J’ai trouvé une quantité considérable de confir­ mations de mes vues dans les deux volumes de vous que j’ai lus. Comme je n’écrirai plus de livres, je sou­ haite ardemment que vous en écriviez encore sur les mythologies de l’Inde, ou celles de la Scandinavie. Encore une fois mes chaudes félicitations. Je bénis le hasard qui (par le canal de mon amie Élisabeth Huguenin) m’a mis en contact avec vous et vos ouvrages ! Croyez-moi, Cher Monsieur, votre recon­ naissant et bien dévoué Adolphe Ferrière. Paris, le 25 mars 1955

Cher Monsieur, Depuis longtemps je voulais vous écrire. Mais je suis en train de terminer un livre qui s’appellera « Peur et Angoisse » qui me prend actuellement tout mon temps et j’ai toujours à nouveau remis la réponse à votre carte qui m’a fait grand plaisir, car elle m’a montré que vous avez réservé bon accueil à mon article sur l’Éducation. Je sais la grande activité que 147

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

vous avez déployée sur ce domaine et je suis tout particulièrement sensible à votre appré­ ciation. La devise « Deviens celui que tu es » est une autre formule pour l’élan d’authenti­ cité. Elle fait un pendant très heureux à cette autre formule « Connais-toi toi-même » dans laquelle les anciens Grecs ont su condenser toute leur sagesse. Je serai toujours très heureux de recevoir de vos nouvelles et je ne manquerai pas de vous tenir au courant de mes préoccupations qui se rencontrent si heureusement avec les vôtres. D’ici peu doit paraître un article « La vanité et ses métamorphoses » que je me ferai un plaisir de vous envoyer. Je vous prie, Cher Monsieur, d’accepter mes très cordiales salutations.

Paul Diel.

Genève, le 23 septembre 1959

Chère Madame et Monsieur, ou Amis, Nous avons été touchés que vous ayez trouvé le temps, le 7 septembre de venir nous voir, malgré l’énorme travail des Rencontres inter­ nationales ! Et nous avons eu grand plaisir, bientôt après, à lire le bel article de Madame Jane Diel dans les Cahiers de l’Enfance. Je puis bien dire, en toute modestie, que c’est là exac148

CORRESPONDANCE AVEC ADOLPHE FERRIÈRE

tement ma méthode pédagogique ; calme, sourire, affection, qualités auxquelles les enfants qui se sentent un peu abandonnés ou poussés de côté sont très sensibles. Quand on me demande : Quelle fut votre méthode ? Je réponds, aucune méthode au singulier, mais mille voies propres à ouvrir le cœur de l’enfant. Avec quelques-uns, le sourire et l’humour gentil font merveille ! « l’enfant naît bon » ; c’est souvent la famille ou l’ambiance qui le déséquilibre. Oui les enfants « sentent tout » ! Encore merci ! Nous vous saluons tous deux très cordialement.

Ad. Ferrière La visite dont il parle aura été la dernière car, à notre prochain voyage à Genève, il n'était plus.

Psychologie et art1

L’art fait l’objet d’opinions les plus diver­ gentes. Simple moyen de distraction pour les uns, l’expression artistique est pour d’autres la manifestation la plus idéale de la vie. Selon ces fervents, seul l’art saurait refléter dans toute sa splendeur la coloration et le sens de la vie. De là, l’idée que cette activité, sublime entre toutes, devrait planer au-dessus de la vie et se dicter ses propres règles et ses lois grâce à un raffinement de goût qui la rendrait inac­ cessible à la compréhension des foules et à leur exigence de distraction. À cette idéalisation extrême, prônant l’art pour l’art, s’oppose une forme d’idéalisme à programme dont les visées s’orientent vers la vie active. Son intention est d’utiliser l’art pour l’édification des masses. 1. Texte paru dans la Revue de psychologie de la moti­ vation, n° 6, juin 1988.

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

Tandis qu’une de ces tentatives à portée pra­ tique attend de l’art l’exaltation du sens moral et religieux, l’autre sollicite son aide dans la lutte pour l’organisation plus équitable des sociétés. Production de la psyché, Part est un des objets de l’étude psychologique

Une seule constatation est certaine de prime abord : l’art est une production de la psyché humaine. Avant toute prise de posi­ tion, ne devrait-on pas - afin de saisir l’authentique rapport entre l’art et la vie recourir à un approfondissement théorique, capable de faire comprendre la fonction sublime, habituellement attribuée à l’art, à partir du fonctionnement général du psy­ chisme ? Il serait difficile de contester le bien-fondé d’une telle proposition, si la psy­ chologie en son état actuel était à même de fournir des critères précis. L’obstacle que la psychologie rencontre dans l’établissement de tels critères provient de la convention la plus généralement admise et qui consiste à n’envisager du psychisme que son fonction­ nement conscient. C’est peut-être l’emploi d’une psychologie ainsi tronquée qui rend irréductible la divergence des opinions à

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PSYCHOLOGIE ET ART

l’égard de la valeur vitale de l’art. Afin de mettre en relief de quelle manière l’art témoigne d’une vision trop élevée pour que son rapport à la vie puisse être compréhen­ sible à partir des idées courantes, ne fau­ drait-il pas se libérer de ce préjugé conventionnel à l’égard de la vie et de son intime fondement psychique ? Comment l’artiste pourrait-il nier l’existence d’un fonc­ tionnement psychique plus-que-conscient et son importance pour la production artistique, lui qui en fait l’expérience grâce à son inspi­ ration et qui, à juste titre, protesterait si on voulait prétendre que sa vision ne dépasse guère le niveau conscient ? Cependant, si l’artiste se voit forcé d’admettre ce dépasse­ ment, il demeure en droit de considérer comme entachées d’erreurs toutes les théories en cours concernant l’extra-conscient. Il y a pourtant une constatation à l’égard de la vie et de l’art qui semble être incontestable. La vie oscille entre l’angoisse et la joie. L’homme préfère la joie à l’angoisse sans connaître ni de l’une ni de l’autre les conditions d’éla­ boration intime, celles-ci n’étant pas cons­ cientes. La valeur de la vie consiste pourtant à dominer les accidents angoissants et à réa­ liser la joie dans la mesure du possible. Valeur vitale, l’art et son inspiration surconsciente doivent être en rapport avec la joie et ses

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

conditions surconscientes de réalisation. Ces constatations sont si élémentaires et semblent être si évidentes qu’il pourrait paraître super­ flu de les énoncer s’il ne s’agissait précisé­ ment - face à la diversité des opinions d’établir, comme point de départ, ce fonde­ ment simple qui se trouve à l’abri de toute contestation. L’ART ET LA VIE

Ce que les points de vue les plus divergents à l’égard de l’art ont de commun, c’est l’idée sous-jacente que l’art est un jeu avec les sen­ timents, d’où son pouvoir d’influencer les passions et, à travers elles, la manière de vivre. Cet indispensable rapport au dyna­ misme actif n’empêche en rien que l’art soit avant tout un divertissement sublime du fait qu’il transpose les passions trop lourdement subies dans la vie active sur le plan supérieur d’une vision significative, miroir de vérité. En recréant une imagerie du conflit pas­ sionnel et de ses solutions sensées ou insen­ sées, en haussant ainsi le conflit au niveau d’un jeu, l’art parvient à l’égard de la contrainte angoissante des passions (à l’égard de leur tendance à mettre la volonté en état de passivité et à s’extérioriser sous la forme d’une agitation obsédante) à opérer une libé154

PSYCHOLOGIE ET ART

ration qui, pour n’être que sentiment et vision, demeure susceptible d’éveiller un renouveau d’élan. Sur le plan de la vision artistique, le contraste « angoisse-joie » qui hante la vie réelle se reflète comme un jeu oppositionnel, comme une lutte libératrice, et c’est avant tout ce facteur de lutte qui assure à l’art l’intérêt vital. Encore faut-il - pour que l’intérêt suscité par toute situation de lutte ne s’abaisse pas au niveau d’une curiosité banale avide d’épisodes - que l’œuvre d’art non seu­ lement contienne l’allusion au conflit le plus essentiel de la vie, mais que, de plus, grâce à la transposition au plan supérieur où ne règne plus que l’allégresse du jeu, l’œuvre parvienne à en suggérer, sans lourdeur didactique, la solution sublimement réjouissante. Ainsi l’art assume son rôle de guide en illustrant les valeurs et en jouant avec les sentiments, sans se soucier d’imposer un jugement. Privé de ce lien avec le sens de la vie, l’art ne serait qu’un passe-temps distrayant dépourvu de toute portée culturelle. A l’arrière-fond de toute œuvre authentique se cache une signi­ fication secrète touchant le conflit de l’âme, d’où il vient que l’illusion ludique surconsciemment inspirée par l’œuvre d’art possède le pouvoir magique d’éveiller une sensation d’allégresse dont l’intensité n’est pas sans atteindre même l’organique : à la surexalta-

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

tion passionnelle, source d’angoisse, corres­ pond une sensation de pesanteur qui réappa­ raît sur le plan psychique sous la forme d’un sentiment d’abaissement pouvant aller jus­ qu’à son extrême, la bassesse ; l’aspiration d’élévation, par contre, porte au réjouissant sentiment d’harmonie, unique source d’où peut naître le principe de la forme en art : la beauté (qu’elle soit inspirée par la réalité ou stylisée). L’ART ET L’ETHOS

De ces constatations résulte que le sens le plus profond de l’art, le fondement essentiel de son principe-forme qui est la beauté, serait le sens de la vie elle-même, le dynamisme de la joie, l’ethos des anciens. Ce fond essentiel de l’art est diamétralement opposé au mora­ lisme conventionnel et c’est un fait sur lequel on n’insistera jamais assez. L’ethos peut être considéré comme une passion sublime dont l’objectif est de libérer de l’enchaînement par les passions perverses, l’objectif vital valable uniquement parce que la libération est réjouissante. L’ethos n’est donc pas un devoir extérieurement imposé. Il s’impose de lui-même car son but est d’installer le jeu libre de l’activité et ce jeu réjouissant ne peut s’établir que grâce à l’accord de l’individu

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PSYCHOLOGIE ET ART

avec lui-même ; grâce à l’harmonie entre les actions manifestes et les intentions en sus­ pens qui - sous forme de pensées, de senti­ ments et de volitions - doivent élaborer les mobiles d’actions futures. Le moralisme, par contre, prétend obtenir l’activité harmo­ nieuse sans une préalable harmonisation des motifs. Il impose ainsi l’impossible et contient de ce fait une nuance de ridicule. Au lieu de conduire vers le jeu sublime, vers la liberté et sa joie, il n’aboutit qu’à un devoir sans cesse manqué, à la convulsion d’intentions trop bonnes pour être réalisables, et à l’an­ goisse spécifique attachée au désaccord entre l’action et les motifs : la culpabilité. Devant la difficulté de réaliser l’ethos et sa joie et devant l’échec risible de la morale conven­ tionnelle, rien ne paraît plus séduisant que de rejeter tout effort de libération et de se croire affranchi et fort en cherchant le sens de la vie dans un immoralisme non moins conven­ tionnel et qui n’est précisément rien d’autre que la chute de l’effort essentiel, l’inhibition passivement subie qui enchaîne la volonté, et qui conduit au déchaînement passionnel. Ce déchaînement est à qualifier de conven­ tionnel parce qu’il suit la pente de la facilité et devient ainsi la tentation inavouée de tout homme. Le but secret de l’art et le sens de 157

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

son rapport à la vie est précisément de s’oppo­ ser à la facilité et à la convention. Cependant, l’artiste se trouve tout spécialement tenté d’idéaliser le débordement passionnel et de faire de ce principe, inverse à l’art, l’idéal même de sa productivité. Du fait que l’art s’occupe du conflit des passions en le trans­ posant sur le plan de l’imagination vision­ naire, il arrive à l’artiste de se croire créateur de valeurs tout en transposant - inversion néfaste - le jeu avec les passions sur le plan plat de la vie réelle où leur emprise insur­ montée exercera sur sa vie et sur son art son pouvoir désharmonisant et destructeur. Aucune prétention n’est plus grande que celle de l’artiste qui commet l’erreur de se croire un être d’exception sans avoir la force d’atteindre le plan supérieur de l’harmonie. L’ART ET L’ARTISTE

Comment la vie n’imposerait-elle pas une responsabilité à celui qui veut approcher la sphère des valeurs, et que serait l’art s’il n’était pas une approche à cette sphère ? La grandeur de l’art, divertissement sublime, réside dans sa puissance d’orientation essen­ tielle qui en fait une force culturelle. La grandeur de l’artiste ne peut consister qu’à satisfaire pleinement les conditions de l’art. 158

PSYCHOLOGIE ET ART

Comment le don d’expression artistique ne désorienterait-il pas la vie lorsqu’il ne s’em­ ploie qu’à exprimer les affres d’une âme déchue ? Encore que le cri de culpabilité, lors­ qu’il est sincère, peut parvenir à toucher tous ceux qui, se débattant dans les affres de la désorientation, demeurent animés d’une nos­ talgie plus ou moins impuissante vers une vie plus sensée. Les grands créateurs artistiques savent unir à la beauté de la forme expressive l’harmonie du fond. Leur talent spécifique* d’expression et la virtuosité de son manie­ ment technique ne témoigneraient que d’un don superficiel s’il ne s’y ajoutait le tempéra­ ment combatif qui d’ailleurs décide de la valeur fondamentale de l’homme et de son accomplissement productif, même si celui-ci n’est pas de nature artistique. Seule la force de combativité essentielle est à même de rendre apte à éviter la convention entre toutes la plus banale et la plus répandue, la trop facile exaltation des passions et c’est seule­ ment de cet accomplissement, objectivant et personnifiant, que peut surgir la condition essentielle de toute productivité, l’art y com­ pris : la vision personnelle, caractérisée autant par son originalité que par sa valeur d’ordre général. L’originalité véridique est le fruit d’une imagination objective, d’une vision créatrice, parce que ne se fiant qu’à elle-même, 159

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

elle renverse toutes les conventions, et même les modes passagères de l’art, avide qu’elle est de ramener l’art à la vie grâce à la redécouverte personnelle des origines où le sens de l’art rejoint le sens de la vie. Ainsi peut-on constater que la production des grands artistes de toutes les époques fut le résultat harmonieux, non seulement de l’imagination créatrice, mais encore de leur tempérament actif, de leur volonté de concen­ tration et, de plus, de leur réflexion sur l’art, de leur jugement de valeur à l’égard de l’art. Toutes les facultés de l’âme humaine - la pensée, la vie des sentiments, la volonté participent à cette activité sublimement créa­ trice qu’est l’art et c’est uniquement de cette complétude que l’art tire sa portée vitale et sa grandeur. L’ART ET LA CULTURE

L’art est apparenté à d’autres grandes mani­ festations culturelles destinées à orienter vers le sens de la vie : la philosophie (qui est une sorte de prescience) et la religiosité (qu’il importe de distinguer des religions). A l’ori­ gine, l’art de chaque peuple se trouve intime­ ment lié à l’imagination religieuse et la philosophie est un effort tardif pour en dégager le sens voilé.

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Si chacune de ces visions tente d’embrasser la vie entière, il n’en reste pas moins que la philosophie se présente plutôt comme un effort pour créer la synthèse harmonieuse de la pensée (vérité) tandis que la religiosité pro­ pose en premier lieu l’union harmonieuse de la volonté et, partant, de l’activité (bonté). L’art, cherchant l’harmonie des sentiments (beauté), occupe une place intermédiaire. Besoin le plus fondamental, l’orientation sensée (l’ethos) finit ainsi par se différencier suivant la direction des facultés fondamen­ tales de l’âme. Cependant, en raison de leur racine commune, ces divers aspects du besoin fondamental, loin d’être radicalement sépa­ rés, forment un tout. La portée de chacun des aspects n’est compréhensible que par rapport à celle des autres, d’où il résulte que le sens profond de ces visions surconscientes se montre beaucoup moins accessible à la réflexion logique qu’à la visée intuitive, car c’est le propre de l’harmonie que sa compré­ hension n’est possible que par comparaison analogique de ses parties constituantes. L’en­ semble de ces visions constitue une « har­ monie des harmonies » grâce à la conjugaison réciproque des qualités en jeu. La philosophie, dans la mesure où elle approche son idéal de vérité, rejoint l’harmonie de la beauté artis­ tique et devient en quelque sorte une forme

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d’art. Le plus complet de tous les arts serait la production de soi qui libère la volonté de l’emprise passionnelle et obsédante. L’art de vivre en harmonie et en beauté se réalise grâce à l’harmonisation de l’activité. La libé­ ration active est de toutes les harmonies la plus valable, parce que l’effort nécessaire pour tirer de la vie la satisfaction la plus intense (l’accord avec soi-même) exige indubitable­ ment la force la plus grande qui soit. L’har­ monie des pensées guide vers cet accord libérateur car, pour être à même de soutenir l’effort vers l’harmonisation idéale et active, il est indispensable d’avoir du sens de la vie une vision fondée sur des jugements de valeur inébranlables. Cet accomplissement, à la fois idéal et idéel, trouve ses plus grandes chances de réalisation grâce au pouvoir suggestif de l’imagination créatrice et de ses images-guides destinées à harmoniser les sentiments avant la décharge active, et de réveiller ainsi leur participation enthousiaste. Grâce à l’influence sublime qu’il exerce sur l’imagination, l’art proprement dit devient donc le trait d’union entre l’harmonie des pensées et l’harmonie des actions. Ce fondement commun de toutes les har­ monies-guides et son procédé d’expression - la vision analogique - se constatent dans toutes les manifestations des arts. 162

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L’ART, EXPRESSION SYMBOLIQUE DU FONDEMENT ÉTHIQUE DE LA VIE

Le principe de la poésie, par exemple, est l’imagination personnifiante. La personnifi­ cation établit un rapport analogique entre les êtres et les choses. (Tandis que la métaphore se contente d’une comparaison analogique purement formelle et fondée sur l’apparence, le symbole envisage - comme on le verra un lien analogique à portée légale et essen­ tielle.) Dans l’image poétique les choses sont personnifiées, car elles sont représentées comme si elles communiquaient avec les êtres en une même volonté d’harmonisation. La poésie touche l’âme humaine parce qu’en ani­ mant les objets, elle utilise leur sérénité en vue de rappeler à l’homme son destin suprême qui est de surmonter le conflit pas­ sionnel afin de parvenir à exprimer à son tour par son dynamisme actif, la beauté harmo­ nieuse, loi, non seulement de l’art, mais de la vie et de toute la nature. Tous les autres arts expriment cette même loi. L’architecture n’aurait rien de significatif et de foncière­ ment artistique si le triomphe sur la matière et sa pesanteur n’était pas symbolique de l’activité de l’homme, si cette victoire n’était pas également un problème - et le problème fondamental de l’âme humaine. Tout comme

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l’homme en tant qu’artiste impose à la matière l’ordonnance harmonieuse qui lui confère l’aspect de l’élévation allègre, l’homme en général doit être l’architecte qui impose la maîtrise et l’ordre aux désirs corporels et charnels afin qu’ils ne soient pas entraînés dans les régions inférieures, dans la pesanteur de la trop primitive instinctivité, laquelle, opposée au besoin essentiel d’orientation et d’élévation, entraîne dans les affres des conflits et de l’angoisse coupable. Cette même signification de joie allègre, d’harmonie, de triomphe sublime sur la pesanteur charnelle, s’exprime - par une autre voie d’analogie et de condensation symbolique - dans les danses sacrales, tandis que les danses folklo­ riques accordent aux besoins plus élémen­ taires du corps tous leurs droits naturels. La musique et la peinture transposent sons et couleurs sur un plan d’irréalité supérieur où, purifiés de la perception utilitaire, ils devien­ nent aptes à évoquer toutes les nuances des sentiments humains et toute la beauté de la nature, inépuisable dans la mesure où la vision se libère de l’optique conventionnelle. Mais, par une voie symbolique plus subtile encore, musique et peinture contiennent l’allusion à l’idéal de l’activité. L’une par la dissolution des dissonances, l’autre par les jeux de contraste coloré entre lumière et ombre 164

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parviennent à figurer les conflits de l’âme et à apaiser l’étreinte et l’angoisse grâce à l’image d’une facilité qui se joue des diffi­ cultés, qui transforme l’âpreté de la lutte en jeu réjouissant. Il en est de même en sculpture où la matière se trouve spiritualisée par l’inci­ dence des plans qui transforme leurs rapports en jeu d’harmonie. Ce problème essentiel d’élévation et de chute, symbolisant les deux penchants contradictoires de l’âme humaine - figuré d’une manière sous-jacente par tous les arts - s’exprime finalement sans voile symbolique dans la tragédie et dans l’épopée. Tourmenté par la passion qui le rend cou­ pable, le héros doit successivement s’élever à travers les péripéties déclenchées par ses erre­ ments, sous peine de succomber dans une catastrophe finale. Bien entendu, le symbolisme essentiel, l’appel à l’élévation - trait d’union de tous les arts -, est habituellement trop secret et trop profond pour se présenter à l’artiste sous la forme d’un projet conscient. L’artiste s’en trouve inspiré à son insu. Voudrait-il s’en laisser guider consciemment, il ne saurait le faire sans mensonge à moins que tout son être actif jusque dans le tréfonds de l’extra­ conscient - et non seulement son activité artistique - participe à son témoignage. La condition de toute œuvre d’art est d’être

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alimentée par la vision surconsciente des valeurs-guides. L’intention consciente, lors­ qu’elle domine la création de l’œuvre, serait plutôt l’indice que l’inspiration ne coule pas de source, elle ne serait qu’une sentimentalité vaine et tendancieuse, un moralisme, qui dérangerait la conception et détruirait la vision. L’œuvre d’art est magnifique dans la mesure où la sincérité de son créateur est assez profonde et certaine d’elle-même pour ne pas avoir besoin en s’extériorisant d’être soutenue par un projet conscient dont la lour­ deur ne saurait qu’entraver les jeux sublimes. Dans sa modestie consciente, l’artiste véri­ dique ne veut être que l’artisan parfait, l’enchanteur et le décorateur. C’est son âme aimante qui se plaît à orner et à chanter la vie. Mais c’est encore par profondeur d’amour qu’il est porté à être l’instrument pur de sa vocation essentielle. Les précédentes considérations n’établis­ sent de l’art que son but idéal et son principe directif. L’ART ET LA VIE RÉELLE

Toutes les formes idéales - les harmonies de la pensée, de la vie des sentiments, de l’activité - subissent l’influence de la réalité désharmonisante et s’étalent en une multipli166

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cité de faits historiques. La pureté de la vision se trouve perturbée par la vie passionnelle qui convertit partiellement la vérité en erreur, la beauté en hideur, la bonté en haine. Ces déformations, parce que source d’angoisse, portent en elles-mêmes l’exigence d’être sur­ montées et conduisent vers le sens historique de la vie qui, lui, n’est plus idéalement directif. Ce sens réel de la vie n’est plus jeu sublime mais lutte d’adaptation jalonnée de défaites et de victoires, d’époques de déca­ dence et de renaissance culturelles. La vie - s’il est permis de la personnifier et de lui prêter une intention - n’aspire pas seulement à réaliser le but idéal ; elle tend également à s’étaler sous d’innombrables formes, sublimes et perverses, se plaisant ainsi à improviser toute la gamme de ses possibilités évolutives et toute la variation de ses nuances pertur­ bantes ou réjouissantes. En jouant ainsi avec les formes et les contrastes, la vie est ellemême l’artiste suprême qui assure aux har­ monies directives (beauté, vérité, bonté) leur pleine valeur d’idéal-guide. Appelées à har­ moniser l’activité humaine et vu la difficulté de les réaliser, les valeurs idéales confèrent au déroulement historique son sens culturel. Considérée sous l’optique essentielle, l’his­ toire des cultures n’est qu’une lutte incessante

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en vue d’approcher la réalisation des idéaux directifs. Il serait impossible d’entrevoir le rapport entre l’art et la vie sans dérouler le panorama de la naissance et de la décadence des arts, mais aussi sans remonter aux origines où la pensée, le sentiment et l’activité ne sont pas encore différenciés, où toute l’activité se trouve pénétrée d’art et où l’imagination artistique se charge même de la fonction cognitive. L’ART ET LE MYTHE

Déjà les cultures les plus primitives se trou­ vent caractérisées par la façon de satisfaire le besoin d’orientation. La pensée, réduite à l’explication animiste, et l’activité guidée par la conjuration magique sont l’une et l’autre fondées sur l’imagination poétique et person­ nifiante qui projette les sentiments humains dans toutes les choses et dans tous les êtres. On serait tenté de dire que la vie entière (jusque dans les mœurs et les coutumes) se présente comme une œuvre d’art façonnée par 1’« artiste » anonyme qu’est l’imagination surconsciente. Cependant, le chef-d’œuvre de l’art anonyme sera la création des mythes, fondement des cultures supérieures. Selon leur forme et leur contenu de façade, les 168

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mythes de tous les peuples paraissent n’être qu’un art de fabulation plein de beauté. Mais à l’arrière-plan de la façade artistique se cache, symboliquement masquée, la vérité essentielle de la vie humaine. Les figures cen­ trales des mythes, les divinités sont des per­ sonnifications idéalisées des qualités humaines et le héros figure l’homme, animé par la pas­ sion sublime, par l’aspiration qui l’incite à réaliser ces qualités dans la mesure des forces disponibles. Le sens réel de la vie, la lutte essentielle, se trouve symboliquement exprimé par les combats que les héros livrent aux monstres, symboles des passions perverses. La façade artistique des mythes n’est ainsi - sens de tout art - que l’ornement symbo­ lique d’un fond secret qui est la vérité à l’égard de l’activité sensée. D’après le symbo­ lisme personnifiant du mythe, c’est la divi­ nité qui impose à l’homme la loi de l’activité. Il suffit de comprendre que toute figure mythique - la divinité autant que les mons­ tres fabuleux - est le produit de l’imagination poétique et personnifiante, pour entrevoir que cette fabulation significative la « divinitéjuge des actions » est une suprême expression de la vérité vitale. Cette vérité - la justice immanente - se trouve magnifiée non seule­ ment par le mythe, art d’origine, mais par l’arrière-fond symbolique de toute véritable 169

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œuvre d’art. L’art mythique se trouve à l’ori­ gine de tous les arts ; il est la source commune des arts, précisément parce que l’imagination personnifiante du mythe sait condenser de la manière la plus parfaite la vérité que tous les arts continueront à exprimer symbolique­ ment : la beauté de la légalité et de la justice qui sont inhérentes à la vie et qui stipulent que la pesanteur passionnelle porte en elle-même l’indice de son non-sens, l’angoisse coupable de la désorientation, tandis que l’orientation harmonieuse trouve en elle-même sa récom­ pense, symboliquement exprimée dans l’art mythique grâce à l’image de la victoire du héros et de son élévation vers les « régions » de la joie et de l’allégresse. A cet égard, rien n’est plus remarquable que la simplicité et la précision dont le mythe grec, par exemple, fait preuve en exprimant symboliquement le rapport entre l’art et la vie. Apollon (symbole suprême de l’har­ monie) est le maître des Muses (symbole de l’inspiration artistique). L’image mythique exprime donc la vérité fondamentale concer­ nant l’art : la condition maîtresse de l’inspi­ ration artistique est l’état harmonieux de l’âme. (Comment le mythe aurait-il pu connaître et symboliquement formuler le rap­ port essentiel entre l’art et la vie, s’il n’était pas une sorte de prescience psychologique, le

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produit d’une vision intuitive à origine sur­ consciente ? L’image en question pourrait paraître un détail insignifiant comparée à la richesse infinie de l’imagination mythique. Et pourtant, si à l’arrière-plan d’une seule image symbolique se tient une signification d’ordre psychologique, ne devient-il pas extrêmement vraisemblable - sinon évident qu’à l’arrière-plan de l’ensemble de la figura­ tion personnifiante des mythes doit se cacher un sens secret touchant les conflits psychi­ ques et leur solution sensée ?) L’ART ET LA SOCIÉTÉ

L’art, dont l’idéal est l’harmonie des sen­ timents, et la religiosité, dont l’idéal de bonté envisage l’harmonie de l’activité, se trouvent inséparablement liés dans la secrète vérité de la vision du mythe. Exprimant selon son sens caché les valeurs éthiques qui orientent l’acti­ vité sensée, le mythe, création collective du surconscient, devient capable de fonder des collectivités culturelles. Soudée par la vision des valeurs mythiquement formulée et par les mœurs et les coutumes qui en dérivent, la société (bien que subdivisée en castes par suite de la nécessité de division du travail) collabore à l’art mythique grâce à une com­ mune croyance. Les images mythiques et leur 171

pouvoir de suggestion se trouvent ainsi pro­ fondément enracinés dans le besoin essentiel, non seulement de l’individu, mais des peu­ ples entiers. Cependant, l’art mythique, en raison de son caractère de vision suggestive qui dépasse le conscient et son besoin d’explication, demeure exposé à l’erreur qui consiste à prendre les images symboliquement signifi­ catives pour des réalités plates. Détruisant l’idéal de vérité (l’harmonie des jugements capable de souder la communauté), l’erreur exige une rectification dont l’effort se pro­ longe à travers les siècles. La lutte des idées - la dogmatisation des valeurs et l’effort de rétablir leur authenticité - décidera du dérou­ lement historique des cultures. Le sens de cette lutte consiste en la confrontation des visions surconscientes avec les exigences d’une vie réelle dont les complications vont croissant. (Ce sont les exigences de la réalité qui introduiront dans les conflits des passions et dans la lutte des idées, des facteurs d’ordre secondaire - utilitaire et économique - très importants et spectaculaires en raison de l’immédiateté de leur contrainte.) Art, religion et science, à l’origine contenus en germe dans la commune vision à l’égard du sens de la vie, finissent par s’émanciper. Ils prolifèrent chacun pour soi et s’érigent en 172

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institutions séparées ; ceci n’empêche pas que les arts continueront à subir aussi bien l’em­ preinte conservatrice des religions que l’in­ fluence de la progression des sciences. L’ART ET LE CULTE

La raison la plus décisive du processus his­ torique de la transformation du mythe et de sa vision surconsciente en institution réside dans le phénomène de la socialisation, car la participation imaginative et active de la foule a besoin d’être soutenue à la longue par une stimulation concrète. Ce soutien se réalise par le culte et ses cérémonies. Le culte religieux transpose l’accent d’im­ portance plus ouvertement que ne l’a fait le mythe, sur l’orientation de l’activité, dévoi­ lant ainsi clairement la signification secrète des symboles mythiques. Tout comme le mythe, le culte - avec ses danses, ses chants et ses cérémonies - demeure dans son ensemble une manifestation d’art dont il conserve le trait caractéristique : l’expression symbolique du fondement éthique. Dans l’intention significative du culte religieux, la vision des valeurs est représentée par une activité substitutive et occasionnelle. L’offrande apportée au symbole suprême des

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valeurs, à la divinité, exprime symbolique­ ment la promesse de sacrifier dans la vie réelle les valeurs matérielles aux valeurs spirituelles, d’abandonner l’exaltation pas­ sionnelle des désirs au profit de leur harmo­ nisation. C’est à partir de l’institution du culte reli­ gieux que l’art devient à son tour une insti­ tution sociale. De mythique, l’art devient cultuel et sacerdotal. Au service du culte, l’art se ramifiera en ses diverses branches. Les arts ainsi constitués dans leur diversité s’appli­ quent à construire et orner les lieux du culte et à en créer la parure par le faste des céré­ monies. Cependant, dans le culte se transmet et se prolonge le danger inévitablement inhérent à la vision symboliquement voilée du mythe. La tentation de prendre le symbole pour une réalité suggère la croyance que l’offrande est exigée par la divinité et qu’il suffit, pour se sentir justifié, de participer de temps à autre au culte expiatoire. Les arts contribuent à étayer la superstition en substituant à la vision figurative de la divinité-symbole, la vue réelle d’une figure plastique. C’est le propre même des arts - une fois détachés du fond mythique - et c’est le secret de leur force suggestive, d’exprimer l’inspiration symbo­ lique du mythe en lui prêtant l’enveloppe 174

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d’une forme sensible et concrète. Mais ce double aspect de l’art porte en soi le risque que le regard, séduit par l’esthétique, ne perce plus la forme et ne perçoive plus le fond. Ainsi, c’est précisément la force expressive de l’art qui risque d’exalter la faiblesse humaine. Quelle tentation pourrait être plus grande que celle de faire précisément de l’appel à la dif­ ficile concentration essentielle un prétexte et une justification commode de l’obsédant pen­ chant à la dispersion passionnelle ? Au début de l’art socialisé et institutionnel, cette ten­ tative de renverser l’ordre des valeurs n’a de prise que sur la foule. Mais, parallèlement à la socialisation et à la diversification des arts, se manifeste l’individualisation de la produc­ tion artistique auparavant anonyme et collec­ tive. Au fur et à mesure que le culte se déploie, exigeant une parure de plus en plus abon­ dante, les artistes ne manqueront pas de faire foule et leur élan d’expression ne sera peutêtre pas à l’abri des faiblesses humaines. L’art et les arts

Le déploiement des arts et leur dégénéra­ tion lente sont l’indice très significatif de cette lutte entre les passions sublimes et les passions perverses, lutte qui décide essentiel-

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

lement du surgissement des cultures, de leur épanouissement et de leur disparition. Chaque nouvelle culture, émergée de la déchéance des cultures précédentes (dont elle sauvegarde les acquisitions pour les amplifier sur un plan de civilisation plus élevé) est appelée à parcourir des phases caractéristiques qui la conduisent de sa jeunesse mythique vers la maturation suivie d’une caducité qui, à son tour, prépare le sol fécond pour l’éclosion de nouvelles cultures. La concentration culturelle vers l’orienta­ tion sensée et la civilisation utilitaire (condui­ sant à travers la diversification des besoins et des moyens de satisfaction vers l’excessif atta­ chement passionnel) décident ainsi du dérou­ lement de l’histoire générale. Les arts suivent dans le cadre de chaque culture les étapes de son histoire. LES ARTS ET LEUR DÉROULEMENT HISTORIQUE

Il ne sera pas possible de passer en revue les étapes conduisant les arts dans le cadre d’une culture donnée, de la jeunesse à l’apo­ gée et jusqu’à la décadence, sans procéder par confrontation constante avec les époques cor­ respondantes de la culture générale. Afin de ne pas perdre le fil conducteur malgré cette complication, il importe de revenir sur le fon-

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dement qui seul permet de comprendre le sens de l’art et son rapport à la vie. Tout ce qui a été développé dans les pages précédentes avait pour but de mettre en relief cette condi­ tion fondamentale pour la compréhension de l’histoire des arts. La divergence des opinions à l’égard de l’art provient du fait que l’on ne prend habituellement en considération que le rapport entre le contenu et la forme, en négli­ geant le fond. Le fond de l’art (l’ethos) est tout autre chose que le contenu et sa forme. Après leur scission à partir du commun fondement mythique, les arts ne seraient plus liés aux profondeurs de la vie, si, grâce à la sousjacente énergie du fond, grâce à l’élan uni­ fiant d’harmonisation, ils ne continuaient pas à communiquer avec le fondement surcons­ cient des autres courants culturels (pensée et religiosité) destinés eux aussi à satisfaire le besoin essentiel d’orientation sensée. L’énergie qui se plaît à produire l’art est cette même tension dynamique qui alimente éga­ lement les courants de la foi mythique et de la pensée critique. À l’intérieur du cadre plus restreint des arts diversifiés, c’est encore cette même tension sublime qui fonde l’activité productrice sous ses aspects les plus divers. Sans cette notion dynamique du fondement

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éthique, la vie et la mort d’une culture et de son art spécifique ne seraient pas explicables car le vieillissement ne se produit que par épuisement lent de l’énergie fondamentale, garante des valeurs-guides. La progressive dégradation de la valeur des arts n’est que la conséquence de l’effondrement des juge­ ments de valeur justes (pensée harmonisée). Le fond énergétique de la culture et des arts (expressions des sentiments harmonisés) est appelé à s’épuiser peu à peu du fait qu’il se déverse successivement dans le contenu et la forme qui, ainsi alimentés, s’épanouissent à leur tour au détriment du fond, plus exposés qu’ils sont à subir la contrainte du pervertis­ sement passionnel, seule manière par laquelle l’énergie productive du fond peut être dégra­ dée en sa forme négative et destructive. LES TROIS CRITÈRES DE L’ART : LE FOND, LE CONTENU ET LA FORME

Seul le fond est commun à toutes les cultures. Chaque culture, dès son origine, exprime symboliquement le fond par un autre contenu mythique, qui décide à son tour de la diversification des formes expressives. Le rapport entre le fond et le contenu formé décide de l’existence et de l’épanouissement 178

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de la culture et de son art. Par contre, le rap­ port entre contenu et forme, la formulation du contenu, décide du style qui différencie non seulement les cultures, mais - dans le cadre de chaque culture - les époques d’ascen­ sion vers la maturité et les époques du déclin conduisant vers la décomposition. Les styles varient parce que le contenu, tout en héritant du fond une certaine tendance à l’unification harmonisante, se trouve également en rapport énergétique avec la forme, laquelle, en raison de son besoin de raffinement, devient principe de diversification. (Tendant vers la surcharge, le raffinement aboutit à un maniérisme vide qui, finalement, provoque une révolution. Les vieux moules sont brisés et l’avènement d’une nouvelle forme s’ébauche. Celle-ci ne peut être valable que dans la mesure où elle sera à même de trouver l’inspiration dans les réserves d’un fond culturel non encore épuisé.) Les forces opposées d’unification et de diversification obligent la vie (l’énergie vitale du fond) à se dérouler à travers l’espace et le temps. La contradiction, pourtant complé­ mentaire, de ces deux forces d’expression sou­ tient un conflit ayant besoin d’être surmonté, et qui pousse la vie à se diversifier sans perdre de vue l’unification. Les visions harmo­ nieuses des pensées, des sentiments et des 179

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

volitions ont précisément pour but de sou­ tenir l’équilibre des deux forces contradic­ toires, car l’harmonie n’est rien d’autre que l’unité dans la diversité. LE GOÛT ARTISTIQUE ET SON CRITÈRE OBJECTIF

L’idéal serait la réalisation du goût parfait de la vie qui est la joie ; tout comme le parfait goût artistique est condition de la joie esthé­ tique. Le goût se réalise d’une manière idéale lorsque le rapport entre fond, contenu et forme est parfait, lorsque le contenu, déter­ miné par le fond, détermine à son tour la forme. Mais la vanité des passions ruine le goût. C’est alors que face à la vie dépravée, l’homme, au lieu de contenir l’énergie des désirs, source de sa vitalité, et au lieu d’assurer aux désirs ainsi contenus la sublime forme d’harmonie, se trouve entraîné à la diversification excessive des passions, s’il ne se réfugie pas pour échapper au relâchement dans l’autre solution de mauvais goût, dans la convulsion moralisante, non moins irréconciliablement opposée au jeu libre de la volonté harmonisante. Et c’est alors aussi que, devenu prétentieux et ayant perdu le style de vie, l’homme-artiste échoue dans la diversification d’un raffinement superficiel. 180

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Le rapport entre le fond, le contenu et la forme dicte aux arts la loi qui préside à l’esthétique. Tant que, négligeant le fond, on ne prend en considération que le contenu de l’art et sa forme, aucune valorisation n’est possible. Le goût paraît alors n’être que le résultat de jugements arbitraires. L’intro­ duction de la notion de fond permettra d’esquisser l’histoire des arts et de leur rap­ port avec les étapes de la vie culturelle. L’histoire des arts

Précisément parce que cette esquisse se propose de dégager le trait essentiel commun à toutes les cultures, elle ne sera conforme à l’histoire réelle d’aucune culture. Le dérou­ lement historique de la vie culturelle des peu­ ples se trouve déterminé non seulement par le fondement essentiel qu’est la vision des harmonies, mais aussi par l’inharmonie des passions, susceptible de créer des perturba­ tions d’ordre économique et social, des guerres, des révolutions, des invasions, qui ne sont de toute évidence pas sans influer sur le sort des arts. A ces événements de nature acci­ dentelle s’ajoute l’interinfluence pacifique des cultures contemporaines dont chacune se trouve à un autre stade de maturation. Ainsi, 181

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se créent des perturbations mutuelles et même des fusions. Par exemple : par les guerres entre Athènes et Sparte et par l’inva­ sion macédonienne, la culture grecque est finalement absorbée par la culture romaine, dont la décadence finale englobe, à la suite des conquêtes, le monde entier alors connu sauf les tribus germaniques. La culture occi­ dentale, en se fondant sur le mythe chrétien, donnera naissance à de nouvelles formes d’art. Bien que perturbée par l’histoire acci­ dentelle des divers peuples qui y participent, l’histoire essentielle de l’Occident, et avec elle le sort des arts, demeure caractérisée par l’épuisement graduel du fondement mythique et par la successive destruction de la hiérarchie des valeurs. Une histoire détaillée de l’art occidental devrait tenir compte des bouleversements historiques et culturels ayant pour conséquence des épuise­ ments partiels et des rebondissements de l’élan de sorte que dans la succession des siè­ cles on voit émerger tantôt chez un peuple, tantôt chez l’autre, une époque de floraison (comme, par exemple, le classicisme de la renaissance italienne et le classicisme français du XVIIe siècle). Ces complications - compa­ rables aux bouleversements des couches géologiques - rendraient le déroulement his­ torique et avec lui l’histoire des arts incom-

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préhensibles si l’effort d’explication n’était pas en droit de substituer au chatoiement multicolore des données concrètes et consta­ tables, un schéma idéal de la succession des époques culturelles. Pour ce qui est de l’his­ toire des cultures et de leurs arts, un tel schéma ne dépend pas seulement - comme celui de l’histoire des couches géologiques des événements accidentels mais, au contraire, d’un élan créateur susceptible de se frayer un cheminement autonome à travers la codéter­ mination perturbante des événements. Une histoire des arts qui s’efforcerait de suivre tous les méandres des détails, mais qui négli­ gerait l’élan créateur, le fond et son graduel épuisement, serait peut-être conforme à la réalité, mais deviendrait certainement insuf­ fisante du point de vue de la compréhension essentielle. Une esquisse des tournants déci­ sifs menant à l’épuisement graduel du fond sera nécessairement insuffisante eu égard à l’énumération des détails ; elle sera pourtant essentiellement véridique dans la mesure où elle parviendra à dégager le cheminement de l’élan créateur et où elle mettra en relief la triade « fond-contenu-forme » et son impor­ tance pour le sort des arts. Sous le bénéfice de cette réserve, il peut être permis d’essayer de tracer en quelques

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pages une illustration des critères auparavant établis. L’ORIGINE DE L’ART : LE MYTHE

Dans toutes les cultures supérieures, les arts, à leur naissance émergeant du mythe, sont cultuels selon leur contenu et primitifs selon leur forme. L’art ne s’est pas encore émancipé de ses assises cultuelles. Culture et art forment un tout indivisible. La culture elle-même peut être considérée comme un art, car les mœurs et les coutumes dérivent du culte qui se pro­ longe ainsi jusque dans les moindres détails de la vie profane. Les arts, loin d’être un but en eux-mêmes, ne sont qu’un moyen de sti­ muler la vie active, car tout le contenu des arts demeure limité aux épisodes mythiques célébrés par le culte. En dépit de cette limitation de son contenu - ou, plutôt, précisément en raison de cette concentration -, l’art primitif est assuré d’un profond retentissement. En représentant les personnages mythiques, en figurant et nar­ rant les épisodes de leur vie, les arts tiennent en éveil l’allusion à une activité proposée comme idéalement exemplaire. Toute la puis­ sance suggestive, si intense dans les arts pri­ mitifs, repose sur ce lien qui les rattache à la 184

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vie active de l’époque et à la croyance qui la fonde. L’ART PRIMITIF ET CULTUEL

Cependant, ce contenu immédiat ne serait qu’une imagerie pieuse et il n’aurait qu’un retentissement très superficiel, s’il n’attei­ gnait pas la profondeur extra-consciente, s’il ne reposait pas sur l’arrière-fond de l’ancienne symbolisation mythique, destinée à exprimer la légalité des conflits de l’âme et du sort humains. Issue de l’art des mythes, chacune des formes d’art de la primitive époque culturelle parvient à figurer d’une manière ésotérique l’énigme de la vie grâce à ses moyens propres d’expression essentielle (triomphe sur la pesanteur en architecture, incidence expressive des plans en sculpture, etc.). La limitation à un contenu mythique devenu culte officiel ne détermine ainsi que l’aspect conventionnel de cet art primitif dont l’intention inconsciente demeure orientée vers une intense concentration sur la profon­ deur authentique du fond. C’est la raison pour laquelle la forme, en dépit de son apparente naïveté primitive, est à la vérité le plus puissant moyen de magni­ fier le sens ésotérique. Il est d’une portée très secondaire que les déformations dans l’art 185

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plastique et pictural trahissent une technique rudimentaire, car celle-ci est surcompensée au point de devenir une force expressive, une simplification significative de la forme acci­ dentelle et distrayante et un moyen de trans­ position surconsciente au plan de la surréalité. Loin d’être un accident arbitraire, la déforma­ tion témoigne de l’inspiration surconsciente et de sa concentration exclusive sur l’essentiel. LE BUT DE L’ART PRIMITIF

Cette communion dans l’essentiel demeure d’ailleurs également un aspect du cérémoniel des cultes, suprême œuvre d’art, imposant aux imaginations des artistes un canon, une forme commune d’expression. Dépasser cette limitation ne pourrait être que l’effet d’une vaine prétention individuelle par laquelle l’artiste perdrait le contact avec la vie de l’époque. L’anonymat de l’art mythique se prolonge ainsi partiellement dans l’art pri­ mitif. La production artistique est confiée à l’individu doué, mais celui-ci demeure servi­ teur de l’élan commun. L’artiste est artisan anonyme. L’aspiration de l’élan fondamental dépasse l’individu isolé ; elle est l’âme de la culture entière. L’époque culturelle est primitive parce qu’elle ne pense pas son élan, elle n’en

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fait pas un problème ; elle le vit affective­ ment. Le besoin d’orientation sensée cherche sa satisfaction avant tout dans l’harmonie de l’activité. La dévotion demeure de toute sa puissance affective - sans arrière-pensée cri­ tique et sans raffinement artistique - attachée au culte et à ses cérémonies parce que la céré­ monie cultuelle figure d’une manière occulte le trait le plus marquant de l’époque : l’élan commun vers l’harmonie active. Ceci n’em­ pêche nullement que la vie réelle soit infestée du déchaînement passionnel. La séduction - non moins que l’aspiration sublime insépa­ rable de la nature humaine - s’exerce à toute époque (d’où il vient précisément que les épo­ ques culturelles se distinguent par la manière de combattre la séduction perverse ou d’y verser). LE DÉCLIN DE L’ART PRIMITIF

Les traits positifs de la primitive époque culturelle portent déjà en eux un germe de déclin. L’action cérémonielle se substituera de plus en plus à l’effort d’harmonisation réelle. L’élan de l’époque s’épuise et cet épuisement exerce son influence sur l’art. La vision ne parvient plus à percer le voile symbolique de l’œuvre. Bien plus qu’au fond vivifiant, l’attention s’attache au contenu réel et à la

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forme expressive. Le canon, dicté par la vision fondamentale, commence à se désagréger. La curiosité profane, fascinée par le contenu formel, en exige le raffinement et l’artiste flatté ne demande pas mieux qu’à satisfaire le goût de l’époque en déclin. L’œuvre d’art n’est plus seulement l’ornement des lieux sacrés, elle se multiplie et devient décoration des lieux publics puis des foyers. La tendance à la dispersion finit par l’emporter sur la concen­ tration essentielle. Cependant, l’amour naissant de la forme prépare l’éclosion de l’époque classique. Le raffinement était signe de déclin uniquement par rapport au contenu de l’art primitif limité à l’imagerie cultuelle. La concentration exclu­ sive sur ces images, justifiée tant que celles-ci furent vécues comme symboliquement signi­ ficatives, devient une limitation intolérable de la vie et de son authentique besoin d’expan­ sion multiforme dans la mesure où, dépouil­ lées de leur sens profond, les images sont prises pour une réalité. L’élan vers l’orienta­ tion sensée est le fondement même de la culture, qui s’oppose à ce non-sens. Le retour à l’ancienne concentration mythiquement profonde étant devenu impossible, la seule issue est d’élargir la sphère de l’intérêt essen­ tiel, de l’étendre sur la nature entière, afin de justifier ainsi la diversification de la forme en 188

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lui assurant un contenu varié et inépuisable. Ce fut le sens même de la forme classique, partout où elle naquit, de libérer le sentiment de l’attachement excessif à l’imagerie cultuelle prise pour une réalité afin de l’étendre sur la réalité entière, sur la nature multiforme. L’affranchissement des sentiments qui com­ mence ainsi à s’ébaucher, assurera aux jeux artistiques une richesse illimitée. L'art classique Le classicisme est l’époque de l’épanouis­ sement de la forme tant dans l’art que dans la vie. Le centre de la culture n’est plus le sacré. Cependant, la graduelle profanation, la pro­ lifération de l’accidentel, ne perd pas encore de vue l’essentiel ; le principe fondamental demeure l’harmonie. Mais ce n’est plus l’har­ monie de la volonté stimulée exclusivement par l’uniformité d’une vision surconsciente, par la communion dans une foi. Le fond, l’orientation sensée de l’activité, demeure l’idéal inchangé ; mais l’idéal tente de se réa­ liser par un détour qui déplace l’accent d’importance de l’activité vers la vie des sen­ timents. L’idéal classique consiste à élaborer non plus collectivement mais individuelle-

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ment l’harmonie active en imposant à la multiformité des sentiments une forme stylisée. Ce renversement dicte sa loi également à l’art. Dans l’art primitif, le contenu cultuel, expres­ sion du fond, détermine la forme ; dans l’art classique, le contenu, étendu sur l’accidentel, a besoin d’être dominé par la forme qui devient ainsi l’essentiel de l’art, le moyen d’exprimer le fond. Le style classique est caractérisé par la prédominance de la forme au point d’obliger souvent le contenu à se plier à des règles strictes et même tyranniques (le cadre de la symphonie, la règle des trois unités, etc.). N’importe quel contenu est admissible à condition d’être domptable par la forme idéalisante. Le style de l’art classique demeure ainsi une expression du sens pro­ fond de la vie, car il n’y a qu’un seul contenu vécu, une seule manifestation active qui, dia­ métralement opposée au fond, ne peut être domptée, formée, harmonisée, transformée en beauté, c’est l’informe en principe, le débordement anarchique des passions. Le sens de la vie entière se trouve ainsi inclus dans l’intention de l’art classique et le sens le plus profond de cette intention est de faire de la vie un art grâce à l’épanouissement indivi­ duel (et non plus par épanouissement col­ lectif comme c’est dans l’intention des institutions cultuelles en tant qu’elles se pro190

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longent dans les mœurs et les coutumes). Pour le goût classique, l’art de vivre consiste à satisfaire des désirs épanouis. Mais cet idéal implique l’évitement de toute exaltation informe, l’harmonie de la volonté, la limita­ tion des désirs selon les exigences de la réa­ lité, la maîtrise de l’imagination vagabonde, toute une technique de réalisation qui donne son style à la vie active. BUT ET TECHNIQUE DE L’ART CLASSIQUE

Dans le domaine des arts, l’importance accrue de la forme fait naître le problème de la technique individuelle. L’artiste n’est plus un simple artisan. Puisque son œuvre glorifie l’idéal de l’époque - l’équilibre entre le contenu réel et la forme idéalisante -, l’artiste commence à être entouré d’une auréole de gloire. Mais cette gloire n’est pas une célé­ brité vaine. Loin d’être un privilège flatteur, elle est le reflet de la responsabilité essen­ tielle, car la perfection harmonieuse de l’œuvre est inconcevable sans l’harmonie de la personnalité. La vie et l’art, l’homme et l’œuvre, se trouvent unis en un seul élan de réalisation et de formation. Le style classique abhorre la déformation, aussi bien dans la vie que dans l’œuvre. Il ne voit dans la déformation que l’informe, la

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laideur. La réalité entière, la nature, étant devenue le contenu idéal, la forme s’applique à l’idéaliser tout en respectant son aspect concret. La transposition symbolique sur le plan d’une irréalité supérieure ne s’opère plus à partir d’un contenu significatif qui plie la forme selon ses exigences, mais à partir des exigences de la forme libérée qui se plaît à idéaliser le monde et la vie afin que l’image de sa beauté devienne reflet translucide de l’harmonie qui devrait être également le fon­ dement de la nature humaine. Tout le carac­ tère du classicisme se résume dans cette exigence de formation qui ne s’adresse plus à la collectivité mais à l’individu libéré, et qui complète l’adoration des images mythiques, symbolisation condensée du sens de la vie, par l’admiration de l’image réellement étalée devant le regard, le spectacle de la nature conçu comme arrière-fond significatif de la vie humaine. LE DÉCLIN DE L’ART CLASSIQUE

Cependant, cette idéalisation formaliste qui marque l’époque classique comporte le danger que le contenu apparent, la réalité multiforme, finisse par l’emporter sur le fond. Au lieu d’être moyen de transposition signi­ ficative, l’idéalisation - lorsqu’elle devient

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excessive - porte en elle le risque de devenir un procédé superficiel de parure, une surfor­ mation mensongère de l’accidentel, une déformation plate de la réalité. Le classicisme décadent se perd dans un formalisme acadé­ mique. Vidée de son sens, la beauté n’est plus qu’un geste, l’harmonie qu’un poncif. Le contenu réel se dégrade en une imagerie poly­ chrome. L’idéal classique de formation indi­ viduelle, dépouillé de son élan actif, retombe dans le collectivisme d’une morale conven­ tionnelle et hypocrite. L’art, au lieu d’être un jeu sublime avec les sentiments, tombe au niveau d’un schématisme stérile. Le classicisme étant le point culminant de l’évolution culturelle et du déploiement des arts, il convient, après l’ascension et avant de s’engager dans la descente, de s’arrêter un ins­ tant afin de s’orienter en regardant en arrière et en avant. LES ARTS ASCENDANTS ET LES ARTS DESCENDANTS

Si l’on peut parler d’une ascension vers l’apogée classique, il importe de ne pas omettre que l’élévation progressive ne concerne que les étapes d’une extension du contenu et de la forme, extension qui se produit au détriment de l’intensité du fond. L’énergie évolutive, à

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

l’origine concentrée dans le fond, se diversifie et se déverse successivement dans le contenu cultuel et dans la forme classique. Le germe s’étale et produit la floraison du classicisme où les deux forces qui composent l’élan évolutif, la concentration et la diversification se tien­ nent en équilibre. Mais l’équilibre n’est que passager et les étapes du déclin succédant au classicisme sont caractérisées par l’excès de la dispersion. Ce qui les différencie l’une de l’autre c’est la perte progressive de l’orientation sensée. La conséquence est la progressive transforma­ tion de l’ethos en pathos qui devient de plus en plus pathologique. Avec la forme artistique, guide de l’époque classique, s’altère également l’art de vivre. Ce qui a été la force de l’époque classique, la libération de l’individu, devient, par voie d’exaltation, faiblesse et cause d’écroulement. Le jeu raffiné avec les sentiments, lorsque ceux-ci ne sont plus bridés par la forme et fondés sur l’harmonie, risque de se désagréger en avidité des désirs et en conflits sentimen­ taux. Les individus étant tentés de se déchaîner, la société se décompose. Au péril qui commence à s’annoncer tant pour la vie culturelle - assise de la société - que pour l’art, aucune issue essentiellement valable ne peut plus être trouvée, car toutes les possibi194

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lités de fonder, de contenir et de formuler les valeurs-guides sont épuisées. Dans les époques d’ascension, le symbo­ lisme surconscient, source des grandes formes d’art, a su exprimer les valeurs en se basant successivement sur le fond (art mythique), sur le contenu significatif (art primitif) et sur la forme expressive (art classique). Les époques du déclin suivent la pente inverse. Après l’épuisement des possibilités essentiellement valables, la culture et les arts se trouvent réduits à parcourir les étapes du déclin succes­ sivement caractérisées par l’aspiration vaine vers le fond, le contenu et la forme. Ces étapes sont : le regret nostalgique des valeurs per­ dues (romantisme), la tentative de rétablir les valeurs, non plus par vision surconsciente mais par imitation de la nature (naturalisme) et, finalement, le renversement complet de la vision des valeurs, la justification vaine du débordement passionnel (décadence).

L’art romantique

Le romantisme est l’époque qui, ayant perdu la référence active aux valeurs fonda­ mentales, s’y réfère désespérément par une aspiration sentimentale d’autant plus exaltée qu’elle ne parvient plus à trouver sa réalisa-

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

tion. Cette époque pourrait être considérée comme une crise pubertaire annonçant des temps nouveaux qui seront caractérisés par un esprit révolutionnaire, indice du mécon­ tentement croissant étendu sur tous les domaines de la vie mais foncièrement impu­ table à la perte de l’orientation essentielle. Réaction contre le classicisme décadent, le romantisme ne se contente plus du forma­ lisme. Il tend à verser dans le cadre devenu vide, son fondement déformé, son exaltation nostalgique contraire de l’harmonie. L’aspi­ ration profonde assure pourtant, dans tous les arts, aux œuvres des grands représentants du romantisme un caractère spécifique de fer­ veur et de noblesse. Pourtant, l’idéal classique - l’accord entre l’homme et la nature -, tout comme l’idéal de l’art classique - l’accord entre le contenu et la forme - se trouvent par suite de la vaine aspiration vers le fond, inversés en désaccord irrémédiable. L’exalta­ tion nostalgique, s’attachant aussi bien à la nature qu’à l’individu, fait de l’une et de l’autre des hypostases irréconciliables. La nature, objet d’adoration exaltée, s’élargit jusqu’à devenir l’univers au milieu duquel l’individu se sent égaré tout en se prenant pour l’unique centre d’attraction. Tandis que dans l’époque classique, l’individu libéré consent librement à s’imposer à lui-même 196

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une limitation afin de réaliser l’accord entre la passion sublime et l’attrait des passions multiples, le romantique commence à abuser de la liberté acquise en s’accordant à luimême - à ses sentiments et à ses passions une importance démesurée. Au lieu de dominer les passions multiples grâce à la puissance de la passion sublime, il exalte imaginativement sa propre sublimité de peur que sa force réelle ne soit insuffisante à maîtriser l’exaltation des passions multiples. Il en résulte une perte d’orientation sensée aussi bien à l’égard de la réalité contingente qu’à l’égard de l’idéal d’harmonie. De là l’instabi­ lité, le raffinement de la sensibilité et le reflet dans la souffrance. Emmuré dans sa désorien­ tation angoissée, l’individu s’isole de la com­ munauté et tombe hors du sens de la vie. LE PATHOS ROMANTIQUE

L’art romantique est l’expression pathé­ tique du désarroi résultant de la perte de l’ethos. Dans l’art se reflète le contraste entre la faiblesse d’âme et l’immensité de la vision. L’art des époques en déclin demeure le miroir de vérité dans lequel se reflète chaque époque selon son caractère propre ; mais le caractère commun de ces époques étant la désorienta­ tion et son angoisse, la fonction des arts n’est

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plus de figurer l’appel des valeurs-guides. L’art devient un moyen de consolation. Cher­ chant la consolation dans l’exaltation des sen­ timents et dans l’immensité de la vision, et ne trouvant ni bornes ni point de repère, l’art romantique finit par exprimer le désarroi de l’homme qui s’effraie de sa propre démesure prise pour le signe de sa grandeur. Au lieu de remédier à la faute qui est l’exaltation de l’aspiration, la fausse sublimité, le palliatif est cherché soit dans une diminution excessive de l’aspiration, dans le retour sentimental vers la nature primitive, soit dans une nou­ velle surtension de l’élan malsain, dans la révolte contre la condition humaine, dans l’accusation du sort, accusation pathétique qui se veut grandiose et qui risque de tourner à la déclamation. LE DÉCLIN DE L’ART ROMANTIQUE

L’art romantique, à ses origines anobli par la sincérité de la souffrance due à l’évanouis­ sement des valeurs essentielles, finit par se perdre dans les plaintes d’une sensiblerie affectée, s’il ne préfère pas la pose grandilo­ quente comme elle se manifeste, par exemple, dans les récits romanesques, où l’invention devenue inhumaine à force d’exaltation, se perd en des aventures pleines de prouesses,

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et où les malheurs du héros ne sont plus que prétexte en vue d’obtenir l’effet d’apitoiement à l’aide d’un jeu stéréotypé avec les péripéties du sort. Après le déclin du romantisme, l’unique issue possible est d’abandonner le pathos qui a perdu sa raison d’être, la nostalgie du fond. Mais avec ce dernier lien qu’était la nostalgie, le fond lui-même se trouve irrémédiablement abandonné. Rien ne peut évidemment empê­ cher la persistance du problème essentiel, conflit passionnel qui se livre dans le for inté­ rieur des individus. Cependant, la nouvelle époque qui commence à s’ouvrir ne cherchera plus la solution dans la direction des valeurs fondamentales qui exigent l’harmonisation individuelle. Par réaction contre l’exaltation romantique du moi, l’époque qui surgit ambi­ tionne de trouver la solution grâce à la conventionnalisation du rapport entre l’indi­ vidu et la nature. L’individu se trouve des­ titué de l’importance exaltée qu’il s’était arrogée et la nature, l’univers dans lequel il se reflétait complaisamment, se trouve - du moins pour ce qui est de la recherche des valeurs - réduit aux exigences de l’environ­ nement social. L’idéal est cherché dans l’adaptation utilitaire de l’individu aux exi­ gences de la société. Cette transposition de la 199

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vision des valeurs du plan essentiel de l’har­ monie au niveau de l’incorporation sociale est la conséquence inévitable du déchaînement inharmonieux des individus, menace crois­ sante pour les assises de la vie sociale et ses exigences, immédiates. L’individu ayant, par l’exaltation romantique, manqué son effort de libération essentielle, l’intérêt se retourne de nouveau vers la vie communautaire. Cepen­ dant, le salut n’est plus cherché - comme dans l’époque primitive - dans la communion en l’action symbolique du culte, mais dans la réflexion d’ordre philosophique ou scienti­ fique.

Le naturalisme L’époque qui s’ouvre - le naturalisme - est caractérisée par l’aversion contre toute inspi­ ration de source extra-consciente trop facile­ ment transformable en vision exaltative et spéculative. Le besoin d’orientation subis­ sant l’influence de l’essor scientifique se concentre, en raison de la désorientation croissante, sur l’étude de la nature. L’art ne procède plus par transposition sur le plan irréel et symboliquement véridique ; il se contente d’imiter la nature et de décrire minutieusement la réalité. L’art naturaliste se

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destitue de sa mission de guide vers les valeurs essentielles ; il devient un instrument d’analyse des mœurs et des coutumes de la société en état de décomposition. L’analyse naturaliste ne peut manquer de mettre en évi­ dence la cause profonde, le débordement pas­ sionnel, dont la dépravation des mœurs n’est que l’effet. Elle tente pourtant de transposer l’accent d’importance de cette cause secrète et individuelle sur l’effet social extérieure­ ment constatable. Le naturalisme se masque ainsi en étude objective et se met - en dénon­ çant le malaise - au service de l’idéal du pro­ grès. Cet idéalisme sous-jacent, tout comme la peinture véridique du conflit des passions, conserve à l’art naturaliste le contact avec la sphère des valeurs, ce qui assure à l’œuvre de certains artistes de grand tempérament une puissance remarquable. La tendance générale du naturalisme prouve néanmoins que l’art commence à se plier à des exigences étran­ gères à son essence. Par là même, les arts ne sont plus foncièrement représentatifs de l’époque comme ce fut le cas au temps de la maturité classique et jusqu’au déclin du romantisme. La science prend le pas sur les puissances d’orientation visionnaire, les arts et les religions, dont le pouvoir suggestif com­ mence à s’épuiser.

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Cependant, les sciences humaines, en voie de constitution, sont encore - et demeureront longtemps - incapables d’affronter d’une manière objective le problème essentiel des valeurs-guides. De peur de s’égarer dans le dédale du for intérieur, elles négligent d’étu­ dier la cause essentielle du désarroi individuel et collectif : le conflit passionnel enraciné dans l’extra-conscient. Impressionnées par la réussite triomphale des sciences exactes, les sciences humaines se contentent d’avancer des explications mécanistes pour la vie et ses manifestations. Une scission profonde se crée ainsi entre l’effort d’élucidation devenu iné­ vitable d’une part et, d’autre part, le fond de vérité contenu dans les anciennes visions. La lutte des idées qui en résulte demeure sans issue valable tant que les adversaires ont en partie tort et en partie raison. Et pourtant, cette lutte fait naître le danger le plus redou­ table, tant pour la culture en général que pour les arts en particulier. La scission - menace mortelle qui se produit pour la première fois au sein même de la culture - atteint la culture et les arts dans leur raison d’être, dans la condition même de leur existence, dans le besoin fondamental d’orientation sensée : elle détruit l’unité des jugements de valeur. Le péril est d’autant plus grave qu’à la lutte des idées s’ajoute le combat des passions

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déchaînées. La montée des sciences produit une surabondance d’inventions techniques qui, tout en facilitant la vie pratique, finissent par modifier toutes les conditions extérieures de vie et par ébranler la structure de la société. Le problème urgent de réorganisation de la vie sociale, se superposant au problème essen­ tiel et masquant son importance fondamen­ tale, se trouve porté au premier plan des préoccupations affectives. Le pathos réappa­ raît. Mais il n’a plus la forme nostalgique attachée au fondement culturel des époques passées et il ne s’exprime plus en premier lieu par les arts. Sa nostalgie se dirige vers l’ave­ nir. L’espoir pathétique devient combatif et lutte pour la réalisation d’une civilisation future qui n’aura plus besoin d’être fondée sur la vision des valeurs d’harmonie, mais où la conduite des individus et tout le contenu réel de la vie se trouveraient équitablement réglés grâce à l’organisation civique. La lutte pour l’amélioration des conditions sociales, devenant inévitable dans l’époque décadente, influe d’une manière si décisive sur le sort de l’art qu’il est nécessaire de s’y arrêter. Ce phénomène historique ne peut être com­ pris - selon sa cause essentielle - qu’à partir du but fondamental des cultures qui est la ten­ tative d’enchaîner sublimement les passions

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en les harmonisant afin d’éviter leur déchaî­ nement. La culture qui, à partir du déclin du classicisme, a commencé à se désorienter, avait eu dès sa naissance (et en plus de son fonde­ ment essentiel sur la vision éthique) besoin, pour se concrétiser en réalité historique, d’une base économique constituée par le prin­ cipe de la division du travail. La société civi­ lisée, unie par la vision culturelle, se trouve ainsi dès l’origine divisée en classes, ce qui implique la nécessité de réglementer par des lois civiques les droits et les devoirs. Précisé­ ment parce que la vision culturelle n’est qu’un idéal directif qui ne se réalise que d’une manière imparfaite, les droits et les devoirs se trouvent répartis entre les classes d’une façon plus ou moins conventionnelle et inéquitable. Le dynamisme des passions, insuffisamment dominé par la vision des har­ monies-guides, entraînera nécessairement les classes avantagées vers la tentative d’élargir leurs privilèges, tentative qui traverse toute l’histoire de la culture et qui n’est pas la der­ nière des causes de la progressive destruction de la vision des valeurs. L’histoire de la culture étant caractérisée par le fait que les passions l’emportent de plus en plus sur la vision, la période où la vision commence à s’effondrer sera nécessairement celle où éclate ouvertement la révolte passionnelle contre les

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abus accumulés et devenus iniquité insuppor­ table. On est même en droit de dire que la révolte contre l’iniquité sociale est la seule forme du déchaînement passionnel où se conserve encore un fond de sentiments justes et valables. Les souffrances de la décomposi­ tion, tout en étant symptôme d’agonie de la culture, sont en même temps signe de la renaissance d’une société future. Elle sera forte dans la mesure où une nouvelle formu­ lation des valeurs d’harmonie saura tenir en échec les passions humaines et leur tendance à s’arroger des privilèges et à en abuser. Conformément au caractère scientifique de l’époque actuelle, cette nouvelle formulation ne saurait être de nature visionnaire et mythique. Elle se constituera dans la mesure où la réflexion sur les causes essentielles de la déroute culturelle parviendra à lever au niveau du plan conscient les conditions intimes du conflit passionnel et de sa solution harmonieuse. Les inventions techniques ayant réduit la distance spatiale et tous les peuples étant unis dans un commun désastre, le renou­ veau devient un problème à dimension mon­ diale. Serait-ce imprudent de dire que jamais encore l’histoire ne s’était trouvée devant un tournant aussi décisif et que peut-être des siècles passeront avant que soient surmon­ tées les souffrances et les convulsions d’une 205

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époque dont l’ampleur de la déchéance n’est que l’aspect négatif de sa grandeur, vu l’im­ mensité de la tâche qu’elle est appelée à résoudre. Toutes les forces positives de l’époque mourante, elles-mêmes entachées du débor­ dement passionnel, luttent à la fois pour hâter sa fin et pour préparer son dépassement. LE DÉCLIN DE L’ART NATURALISTE

Mis au service de la lutte active ou de la lutte des pensées, l’art s’expose au risque de devenir tendancieux ou didactique. Selon son essence même, il devrait s’y refuser. Et pourtant, le refus de participation réserve à l’art un sort à peine meilleur. Le refus risque de l’empêcher d’exprimer les seules valeurs qui subsistent et de couper ainsi tout contact avec la vie réelle. Le fon­ dement éthique de la culture étant épuisé et le contenu réel de l’époque actuelle n’étant pas acceptable pour l’art, la production artis­ tique se trouve exposée au péril de ne conserver de son ancienne splendeur que le principe formel. Mais privée du fond et du contenu, la forme n’a plus rien à exprimer et devient elle-même en quelque sorte inexis­ tante. L’art, pour ne pas périr dans la tour­ mente déchaînée par l’époque socialement et

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PSYCHOLOGIE ET ART

spirituellement combative, doit abandonner son caractère foncièrement contemplatif et se faire lui-même combatif afin de ne pas se voir réduit à un simple moyen de plate distraction. L’art se trouve contraint à lutter pour son existence. L’idéalisme est pourtant la condi­ tion trop naturelle de la production artistique pour que l’art ne tente pas de défendre son ancienne position de guide. Et pourtant, la menace se dirigeant contre son assise sociale, comment éviter que l’art ne subisse l’effrite­ ment de son aspiration et que, pactisant avec les tendances négatives de la société décom­ posée, l’art ne se décompose à son tour ? Dégénéré en reportage tendancieux, le natu­ ralisme se désagrège, donnant naissance à de multiples tentatives d’assurer un regain d’attrait à cette forme sans fond ni contenu à laquelle l’art a abouti. Mais si ce feu d’artifice fait merveille aux yeux des spectateurs éblouis, c’est uniquement parce que l’arrièrefond est le crépuscule dans lequel commen­ cent à s’évanouir - ou même la nuit dans laquelle se sont déjà évanouies - les perspec­ tives d’orientation sensée dont l’une était le sens véridique de l’art.

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

L’art décadent L’époque de la décadence finale ne peut produire qu’un art décadent. Au lieu d’être transposition visionnaire du conflit essentiel et expression symbolique de la victoire, l’art n’est plus que l’expression réelle d’une déroute qui s’étale en triomphe ou en déses­ poir (si elle ne préfère pas chercher une consolation vaine dans le retour au passé, s’accrochant aux anciennes visions des valeurs, pétrifiées en institutions sociales ou religieuses). LA LUTTE CONTRE LA DÉCADENCE

Aux époques décadentes existent, comme à toutes les autres, des hommes de grand tem­ pérament doués d’un talent artistique remar­ quable. Mais leur situation est tragique car ils ne sont plus portés par le goût de l’époque. L’artiste d’envergure aura à se défendre contre la tentation de verser dans le style de l’époque dont la loi est la virtuosité dans l’ara­ besque et le caprice. A mesure qu’il surmon­ tera l’inévitable conflit entre l’attrait du compromis et l’appel de la vocation, il érigera individuellement le rempart contre les forces négatives qui l’assaillent et recréera dans l’intimité de son for intérieur le fond valable 208

PSYCHOLOGIE ET ART

et la vision personnelle qui feront de son œuvre l’expression symbolique de l’accom­ plissement personnel et solitaire. Fort heu­ reusement, l’homme et l’artiste ne sont pas exclusivement le produit de leur temps, bien qu’encore l’anonyme effort essentiel de « pro­ duction de soi » - plus difficile et plus néces­ saire dans l’époque déchue - demeure influencé par l’emprise négative à surmonter. Dans tous les arts on rencontre des œuvres qui témoignent plus ou moins intensément de la persistance de l’effort valable. De ce point de vue, la diversité des styles, caracté­ ristique de l’époque, peut être considérée comme une originalité authentique, résultat naturel de l’effort essentiel devenu solitaire. Cependant, cette restitution du fond commun grâce à un contenu et un style per­ sonnels demeure l’exception à laquelle s’oppose la tendance générale, réclamant la liberté inconditionnée pour la foule crois­ sante des artistes-épigones. L’individualisa­ tion de l’authentique originalité d’action et de vision - dernier refuge des valeurs devient prétexte à justifier cette caricature d’originalité qu’est le règne conventionnel de l’arbitraire et du caprice. Le goût désorienté d’une époque avide de stimulations sensation­ nelles est enclin à admirer dans les styles 209

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

authentiquement diversifiés non pas tant l’ori­ ginalité véridique, fruit de la concentration de l’artiste-créateur, que l’effet mineur offert par la diversité stylistique des œuvres. Les artistes, même authentiques, sont applaudis - souvent après leur mort - comme les vedettes d’une compétition d’extravagance, et bientôt parviendront à s’infiltrer dans leurs rangs les virtuoses et les prestidigitateurs beaucoup mieux armés qu’ils sont à satisfaire le goût du sensationnel. Les applaudissements deviennent l’appât attirant une foule d’imita­ teurs trop faibles pour résister à la tentation de forcer à leur tour la réussite grâce à une exaltation extravagante de plus en plus spec­ taculaire. Dans la cohue vers les arts, les géné­ rations montantes ne sont même plus capables de discerner le vrai du faux et tout leur enthousiasme se dépense à vouer à la vision faussée de l’art un culte d’adoration (dont l’intensité, lorsqu’elle se montre trop exaltée, n’est rien d’autre que l’indice d’une secrète vanité sur la prétendue vocation et l’affiche de l’espoir d’être l’élu qui triomphera des concur­ rents). Les vraies vocations subissent à un degré toujours plus difficile à surmonter la tentation de se laisser emporter par le courant pour ne pas périr en essayant de le remonter.

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PSYCHOLOGIE ET ART LE TRIOMPHE DE LA DÉCADENCE

Ainsi, l’artiste déchaîné l’emporte finale­ ment sur l’art qui, de plus en plus dépouillé de sa signification essentielle, risque de ne plus être qu’une occasion de réussite. Loin d’être miroir du fond culturel et du contenu concret d’une vie qui a trouvé sa forme, l’art n’est plus que mirage complaisant de l’époque déformée. Il est lui-même symptôme de déformation, ce qui explique que la déforma­ tion devient le moyen préféré d’expression, soit en littérature où, à l’exclusion de l’aspect positif de la vie, s’étale l’analyse minutieuse de l’appauvrissement pathologique des âmes ; soit dans les arts plastiques et picturaux, où l’informe devient une convention d’origina­ lité et un gage du succès. L’abstraction de la forme concrète des êtres et des choses, pour l’art primitif moyen puissant de transposition symbolique destinée à faire valoir l’impor­ tance prédominante du fond, n’est plus que l’expression allégorique de l’époque informe et de son cauchemar. Cette différence fonda­ mentale dans la signification de l’expression stylisée met en évidence toute l’ampleur du non-sens d’un égarement qui - pour pallier l’absence de tout contenu concret - s’autorise à remplir le vide de la forme grâce à l’imita­ tion de toutes les époques primitives (passées

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

ou actuellement existantes) en cherchant l’inspiration même dans les cultures prémy­ thiques et animistes, dans l’espoir de trouver par ce retour aux sources la pureté qui serait l’aube d’un nouvel essor. C’est à partir de cette imitation que l’originalité prétextée s’enhardit à diversifier sans fin son forma­ lisme déformant, créant un intérêt secondaire de choc et de surprise, et transformant sa pau­ vreté même en l’apparence d’une richesse inouïe. Ce n’est d’ailleurs pas seulement dans le passé que l’imitation qui prétend à l’origi­ nalité cherche un contenu réel qui lui échappe. N’importe quelle promesse d’inspi­ ration devient valable et il n’y a pas jusqu’aux conquêtes de la science qui ne se trouveraient explorées et ceci avec d’autant plus d’engoue­ ment que ces théories offrent l’avantage de laisser le champ libre à l’évasion imaginative dans la mesure même où elles sont incom­ prises. Ainsi se produit une floraison d’écoles et de sous-écoles qui se succèdent sans relâche et qui tiennent en haleine la curiosité. Par suite de la perte de leur fondement essentiel qui conférait aux arts une puissance sugges­ tive capable d’émouvoir les masses, le goût adapté aux actualités devient de plus en plus l’apanage des élus qui jouent avec d’autant plus d’empressement aux initiés qu’ils sont

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PSYCHOLOGIE ET ART

fiers d’émerger de la foule des retardés. Encore s’agit-il de comprendre qu’à l’arrière-plan de cette vaine satisfaction se cache un intérêt, peut-être non moins morbide, mais pourtant de source plus valable. La lutte désespérée des arts pour leur subsistance n’aurait pas pu aboutir à un retentissement aussi limité qu’étourdissant, si la productivité multiforme n’était pas le point de mire d’une large couche de la société, avide de se cramponner à l’illu­ sion de cultiver les valeurs des époques pas­ sées et de se consoler grâce à une distraction pseudo-sublime des affres de l’époque pré­ sente. Il serait d’ailleurs injuste de ne pas constater que, dans la plupart des arts, les ten­ tatives répétées de capter l’intérêt par l’audace d’extravagance sont restées sans lendemain, lorsque l’excès a dépassé les limites du bizarre devenu convention admise. La raison en est sans doute que la consommation de l’œuvre, en littérature par exemple, s’étend sur un temps trop long pour que l’absurdité ne finisse pas par devenir choquante et par se heurter à l’impatience et à l’irritation. C’est seulement dans les arts qui ne demandent qu’une observation plus ou moins fugitive que le choc de surprise a pu exercer tout son pouvoir d’envoûtement. Dira-t-on jamais assez la responsabilité d’une critique dépourvue de critères au point 213

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

de saluer au passage chaque nouvelle tenta­ tive de provocation, déroutant de proche en proche le goût et obligeant les artistes coûte que coûte à se dépasser dans l’invention du jamais vu et du jamais osé ? L’art dégénère en marché de sensations et lorsque, de peur d’être exclu, l’artiste se soumet à l’imposition dégradante tout en continuant à idolâtrer l’art, son élan désemparé l’expose à une situa­ tion d’ambivalence qui le déchire et l’inhibe. Son audace demeure trop timide pour qu’il puisse concourir avec des jongleurs d’enver­ gure, affranchis de scrupules par mépris d’un monde qui se laisse envoûter et berner, et entraînés aux excès par triomphe de revanche pour la dégradation que le monde leur impose. Nulle limite n’est plus possible car la critique, asservie par les idoles qu’elle a portées au pinacle, doit continuer à distribuer le tribut de ses louanges sous peine de perdre la face, et le monde ébahi assiste au spectacle qui l’intrigue autant qu’il l’amuse, à moins qu’il ne préfère s’en désintéresser sous la pres­ sion de soucis bien plus urgents. Dans ces intrications sans fin, faisant sombrer l’art et son sens, la faute n’incombe finalement plus à personne car le vrai coupable est l’époque désaxée. Poussés par le jeu et le contre-jeu des forces négatives, l’art et l’époque se pervertis­ sent mutuellement. À chaque degré de son 214

PSYCHOLOGIE ET ART

épanouissement morbide, l’art reflète plus clairement la grimace douloureuse et iro­ nique, l’image de l’époque. L’ARTISTE DÉCADENT

De la signification profonde de l’art qui devrait s’épanouir en jeu réjouissant avec la vie et son sens, rien ne subsiste - conformé­ ment au caractère de l’époque qui a perdu le fondement sensé - que l’attrait séduisant du jeu insensé, devenu défi de la vie, jonglerie avec la forme vide. L’harmonie cède la place au déchaînement passionnel qui devient la loi de l’art et de l’artiste parce qu’il est devenu la loi de l’époque et de la vie entière. Les attitudes opposées à l’égard de l’art - l’idolâ­ trie et la commercialisation - ne sont que les aspects complémentaires de l’avidité du déchaînement passionnel. Pour que l’œuvre artistique - significative de l’époque tout en étant expression des états d’âme individuels attise l’intérêt même commercialisé jusqu’à forcer le succès, il faut bien que le for inté­ rieur de l’artiste soit en quelque sorte le foyer où se concentrent les traits opposés du carac­ tère inharmonieux de l’époque qui sont le tour­ ment intime du déchirement et l’espoir vain cherchant la libération grâce au libertinage. L’âme de l’artiste se charge d’une sensibilité 215

CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

exacerbée dépourvue de la capacité de retenir l’hypertrophie des désirs prise pour une force exceptionnelle d’expansion. Ainsi se crée la légende que la production artistique est l’apa­ nage d’une âme tourmentée et inassouvissable et que ces traits pathologiques et leur extériorisation désaxée représentent la valeur la plus élevée à laquelle - en raison de la nécessité des conventions sociales - seul l’artiste, être d’exception, garde accès et droit. Par progression inévitable vers la déchéance s’ajoute ainsi à la dissolution de la forme et à la décomposition pathologique du contenu, non seulement la destruction du fond, mais finalement le renversement complet de son intention : au lieu d’assumer sa tâche de guide dans la lutte d’harmonisation, l’art déchu se vante de flatter les instincts. L’art finit par se rendre séduisant grâce à l’invitation au déchaî­ nement des passions. À la lyre d’Apollon s’oppose la flûte de Pan et Marsyas, disciple de Pan, ose prétendre détrôner le maître des Muses. Le mythe, origine de l’art, a su condenser en une image saisissante de vérité le sort de Marsyas, symbole autant de l’artiste que de l’art de l’époque déchue. En jouant la flûte de la séduction, Marsyas tentera vainement de triompher d’Apollon, symbole suprême de l’harmonie dont la lyre figure l’art sous son 216

PSYCHOLOGIE ET ART

aspect le plus valeureux. Dans la compétition proposée par Marsyas, la lyre l’emporte sur la flûte et, livré - d’après le pacte - à la merci du vainqueur, le vaincu est attaché à l’arbre (symbole de la vie) et écorché vif. L’écorchement symbolise le tourment, conséquence inévitable de la révolte contre l’idéal d’har­ monie : ne pas reconnaître la suprématie de l’harmonie, source de joie, c’est être condamné au tourment. L’image mythique indique donc clairement que la cause réelle du tourment réside dans la séduction de l’exaltation passionnelle et dans sa prétention vaniteuse. Quelle outrecuidance pourrait être plus vaine que celle du séducteur qui se croit appelé à remplir, à la place de l’harmonie, la fonction de guide de la vie ? Quelle image pourrait mieux illustrer le sort de l’époque et de son art ? Et pourtant, même déchu, l’art conserve encore sa mission magistrale de guide de la vie. Devenu négation des valeurs, l’art rem­ plit sa mission sublime sous une forme néga­ tive : il guide l’époque vers la déchéance, vers la souffrance insupportable et mortelle de l’écorchement et précipite ainsi l’agonie vers son issue fatale. Seul le châtiment affreux de Marsyas, seule la mort de l’époque tour­ mentée, assurera le triomphe d’Apollon : l’avènement d’une nouvelle ère de culture

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

fondée sur l’harmonie des valeurs, condition d’un véritable renouveau de la vision artis­ tique. Mais aucun renouveau ne se produit sans l’effort de précurseurs, pionniers qui se débat­ tent longtemps sur des postes avancés en apparence perdus. Aussi voit-on paraître des artistes d’un nouveau type. Tenus à l’écart et se tenant à l’écart eux-mêmes, leur œuvre recommence à exprimer la nostalgie des valeurs. Non point la nostalgie désespérée des romantiques, mais la nostalgie pleine d’espoir d’un temps à venir où art et vie seront récon­ ciliés par une nouvelle vision des valeurs.

NOTICE BIOGRAPHIQUE

Paul Diel, psychologue français d’origine autri­ chienne (1893-1972), philosophe de formation, a appro­ fondi sa propre recherche psychologique sous l’influence des découvertes de Freud et d’Adler, dont il aimait à reconnaître le génie novateur. Ses premières recherches furent appuyées avec enthousiasme par Einstein, qui lui écrivait dès 1935 : « J’admire la puissance et la consé­ quence de votre pensée. Votre œuvre est la première qui me soit venue sous les yeux, tendant à ramener l’ensemble de la vie de l’esprit humain, y compris les phénomènes pathologiques, à des phénomènes biologi­ ques élémentaires. Elle nous présente une conception unifiante du sens de la vie. » En 1945, Paul Diel entre au CNRS et travaille comme psychothérapeute au Laboratoire de psychobiologie de l’enfant que dirige Henri Wallon. Témoignant des succès thérapeutiques incontestables de Diel, Henri Wallon classe le chercheur, d’emblée, « dans la lignée de Freud, d’Adler et de Jung » et souligne « le mérite de ce fouilleur profond de la conscience, qui ne se borne pas à l’intuitionnisme pur mais montre la progression qui peut mener de l’instinct à la raison ». Allant à contre-courant de la psychologie classique qui jetait l’anathème sur l’introspection, Paul Diel, dans

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CE QUE NOUS DISENT LES MYTHES

son livre Psychologie de la motivation, a démontré com­ ment l’introspection, méthodiquement guidée, peut retrouver la place qui lui revient de droit en psycho­ logie. L’étude du fonctionnement psychique et de ses instances consciente et extraconscientes le conduit à l’élucidation du sens caché mais précis des mythes, des rêves nocturnes et des symptômes psychopathologiques. Gaston Bachelard, dans sa préface au Symbolisme dans la mythologie grecque, a témoigné de l’apport décisif de Paul Diel à la compréhension du langage symbolique et en souligne les conséquences : « Quand on aura suivi Paul Diel dans ses traductions psychologiques minu­ tieuses et profondes, on comprendra que le mythe couvre toute l’étendue du psychisme mis au jour par la psychologie moderne. C’est tout le problème de la des­ tinée morale qui est engagé dans cette étude. » Signalons la fécondité des applications pratiques de la Psychologie de la motivation aux problèmes posés par la tâche éducative et par la rééducation des diffé­ rentes formes d’inadaptation familiale ou sociale. Les ouvrages de Paul Diel sont régulièrement réé­ dités aux Éditions Payot. Ils sont traduits en plusieurs langues. À noter la publication de 1986 à 2008 de la Revue de Psychologie de la motivation (cf site de 1ΆΡΜ). Associations diéliennes : Association de la Psychologie de la motivation (APM). Site : www.psychomotivation.net Association de psychanalyse introspective (API). Site : http://introspective.psychology.pagesperso-orange.fr/

TABLE

préface, par Maridjo Graner ................

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Évolution et humanisme ...................... L’origine prémythique de l’image « divinité »........................................... Mythe et dogme .................................... Le symbolisme dans la mythologie grecque................................................. Le symbolisme dans l’Ancien et le Nouveau Testament .......................... La théorie des archétypes chez Cari Gustav Jung ....................................... Correspondance avec Adolphe Ferrière Psychologie et art ..................................

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109 141 151

Notice biographique .................................

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31 43 71

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Mise en pages PCA 44400 Rezé

Achevé d’imprimer en avril 2016 par Black Print CPI Iberia Dépôt légal : octobre 2013 Imprimé en Espagne

« Un remède à l'instabilité éthique de notre époque» : ainsi Albert Einstein qualifiait-il l'œuvre de Paul Diel (1893-1972). La grande originalité du célèbre psychologue est d'avoir traduit les récits mytholo­ giques en termes de fonctionnement psychique. Plusieurs de ses livres sont devenus des classiques, dont Le Symbolisme dans la mythologie grecque et Le Symbolisme dans la Bible. Les textes présentés ici, tous très accessibles, condensent le sens et la portée de cet immense travail d'élucidation du langage symbolique. Ils en proposent d'autres exemples : la traduction du mythe de la Trinité, celle de l'histoire de Jonas, ou encore l'explication des miracles de Jésus.

Préface de Maridjo Graner Couverture : D.R.

ISBN : 978-2-228-91005-7