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French Pages 11 [12] Year 1981
(Bulletin dit
CERCLE THOMISTE cSainl-c^iceLaS de (Laen
Nouvelle Série
N° 93
SOMMAIRE
Pages
1.
M.-D. PHILIPPE.Anthropologie etMétaphysique
..
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2.
R. de GOURMONT. L’hommeselon la Révélation ..
12
3.
P. de LAUBIER. Le contenu social du message chrétien ........................................................................
26
Bibliographie ....................................................................
38
4.
Trimestriel
DECEMBRE 1981
ANTHROPOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE
Il semble bien que le grand problème d’Aristote, face à la pensée de Platon, ait été de découvrir une véritable éthique respec tant pleinement l’autonomie de l’homme, respectant sa liberté d’action, sa capacité de s’épanouir lui-même et d’acquérir un véritable bonheur.
Pour Platon, en effet, l’homme est avant tout une partie d’un tout. Ou bien il est partie d’une communauté politique, et il l’est d’une manière si forte qu’il ne peut y avoir pour lui de bonheur individuel en dehors du bonheur politique (c’est ce bonheur qui prime et qui détermine celui de l’individu) ; ou bien il est, par sa contemplation, partie d’une communauté divine, la communauté des formes idéales toutes relatives au Bien en soi, à l’Un. L’intuition profonde de Socrate, qui était comme le germe d’une éthique personnelle, est complètement absorbée par une vision politique qui s’impose comme un absolu, ou par une vision contemplative telle que l’homme, par son âme, est tout entier relatif au Bien en soi, à l’Un.
Aristote ne reprend-il pas l’intuition du maître ? Il redécouvre en effet l’oracle de Delphes — Connais-toi toi-même — dans sa signification philosophique : se connaître pour agir comme il faut agir, afin de parvenir progressivement à être pleinement heureux en développant ce qu’il y a de plus humain dans l’homme. Il ne s’agit plus de se connaître d’une manière individuelle, égoïste, mais de connaître ce qu’il y a de plus fondamental et d’ultime dans l’homme. En se connaissant ainsi on découvre ce qu’il y a de plus précieux dans l’homme et ce qui est le plus propre à tout homme, et l’on cherche à préciser comment il peut développer en lui ce qui, précisément, le caractérise le plus profondément. Pour donner à son éthique son autonomie véritable, Aristote a dû découvrir une nouvelle philosophie première. L’homme l’a conduit à ce qu’il y a avant l’homme et au-delà de l’homme : à la considération de ce-qui-est. Le monde du devenir physique ne peut nous conduire au-delà de l’homme, le monde du vivant sensible
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non plus ; seule la considération de ce-qui-est peut permettre ce dépassement. Car l’homme, par son nous, est capable de dépasser le devenir. Il en fait partie, certes, mais il peut l’analyser et comprendre que ce devenir n’est pas premier, puisqu’il (l’homme) est capable par son nous de comprendre que ce devenir est et qu’il implique une limite, une potentialité : il est par un autre. De même, l’homme est capable de saisir que, parmi les vivants, il est le vivant qui possède en lui toutes les autres moda lités de la vie, qu’il unifie et harmonise tout en respectant leur diversité. L’homme se découvre comme le plus parfait des vivants qu’il expérimente, tout en reconnaissant qu’il dépend des autres vivants et surtout de ses propres parents. Il se découvre comme un vivant qui a été engendré et qui est capable de disparaître. Il fait partie des êtres en devenir : il ne peut donc être premier. Et pourtant il y a en lui un esprit capable de penser et d’aimer, un noûs qui est au-delà du devenir, qui est donc impérissable et non engendré. Ce nous est-il la réalité première et dernière ? Par rapport au vivant il apparaît bien comme ce qu’il y a d’ultime (c’est en ce sens que certains diront que le noûs achève l’évolution des vivants) ; mais est-il ce qu’il y a de premier et d’ultime par rapport à ce-qui-est, par rapport à l’être ? Cette interrogation nous oblige à préciser ce qu’est le noûs.
Pour préciser ce qu’est le noûs, il faut considérer ce qu’il est capable d’atteindre, de connaître, afin de saisir ce pour quoi il est fait. Pour comprendre ce qu’est le noûs, il faut regarder ce qu’il atteint en premier lieu, c’est-à-c|ire ce qui est toujours présent à tout ce qu’il connaît. Or en tout ce qu’il connaît est présent l’être ; tout ce'qu’il connaît, il le connaît sous l’aspect de l’être — qu’il s’agisse de l’être existant en acte ou de l’être possible, ou même du non-être. Ce qui spécifie proprement le noûs, c’est ce-qui-est en ce qu’il a de propre ; et ce qui est dernier dans sa connaissance, c’est l’être en ce qu’il a d’ultime. Voilà comment la philosophie première, la philosophie de ce-qui-est en tant qu’être, apparaît comme nécessaire pour savoir ce qu’est le noûs ; et voilà comment elle nous permet de comprendre que l’homme, ce vivant, a en lui quelque chose qui dépasse la vie et qui ne peut se comprendre par la vie : le noûs, qui lui-même est immédiatement relatif à ce-qui-est considéré en ce qu’il a de propre. Il faut donc, pour saisir ce qui caractérise le noûs, analyser ce-qui-est en tant qu’être. De là on est conduit à reconnaître l’exis tence d’un Etre premier nécessaire, Acte pur, que les traditions religieuses et la foi appellent Dieu. Ainsi, l’homme considéré comme capable de penser et d’aimer, comme ayant un esprit, un noûs, conduit à la considération de l’être et de Dieu. Par là nous pouvons saisir l’autonomie de l’homme et sa dépendance, et préciser la place exacte de l’éthique. L’homme est capable de se diriger, d’acquérir son bonheur, de se dépasser
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lui-même jusqu’à contempler Dieu. Cela il peut le faire car, par son noûs, il est capable de toucher ce qui est autre que lui et découvrir le bien, et même le Bien premier, le suprême Aimable.
Sans vouloir faire un parallélisme qui ne serait pas exact, il faut cependant reconnaître que nous nous trouvons aujourd’hui dans une situation assez semblable à celle d’Aristote, en ce sens qu’il s’agit bien pour nous de redécouvrir ce qu’est l’homme et comment une éthique, une véritable anthropologie, peut se fonder. En effet, face à la pensée nietzschéenne deux tentations se présentent. La pensée nietzschéenne détruit le tu dois abstrait de Kant, lié fondamentalement à la volonté de Dieu, et d’autre part considère la métaphysique de l’être comme le pire des mensonges et exalte une volonté de puissance et une créativité ne reposant que sur sa propre création, celle-ci ne pouvant être qu’absolue et première. Devant cela, la tentation peut être grande de revenir à la morale kantienne de l’obligation — nous pensons ici à Clavel —, d’être plus kantien que Kant, et cela avec une intention excellente : celle de sauver au moins une éthique, de permettre à l’homme de vivre avec l’homme, et de lui faire reconnaître qu’il y a un Dieu créateur qui l’aime et qui veut son bien, même si ce bien ne correspond pas toujours à ce que lui-même considérerait comme son bien. Mais la tentation peut être aussi, en reconnaissant que Nietzsche et Kant affirment l’un et l’autre le primat absolu de la subjectivité (de deux manières différentes, certes), de vouloir aller le plus loin possible dans ce primat de la subjectivité en proclamant l’absolu de la créativité, aussi bien dans l’ordre éthique que dans l’ordre esthétique. L’homme est celui qui est capable de déter miner lui-même ce qui est pour lui le bien et le mal, ce qui l’épanouit ou ce qui le blesse et le diminue. Il doit s’accepter tel qu’il est dans sa sensibilité, dans son imagination, dans sa volonté... Il doit s’accepter tel qu’il est puisqu’il n’y a rien au-dessus de lui (1). Ni l’une ni l’autre de ces deux positions philosophiques n’est acceptable, car ni l’une ni l’autre ne reconnaît l’homme dans son intégrité d’homme, ni ne respecte son autonomie propre et sa capacité d’aimer, de choisir, de se finaliser. Du reste, ces deux
(1) Voir Sartre, Le Diable et le Bon Dieu, Xe tableau, scène IV, 6e éd. Gallimard 1951, p. 267 : « Tu vois ce vide au-dessus de nos têtes ? C’est Dieu (...). Il n’y avait que moi : j’ai décidé seul du Mal ; seul, j’ai inventé le Bien. C’est moi qui ai triché, moi qui ai fait des miracles, c’est moi qui m'accuse aujourd’hui, moi seul qui peux m’absoudre ; moi, l’homme. » Cf. L’être et le néant, 4e éd. Gallimard 1963, p. 77 : « Je n’ai ni ne puis avoir recours à aucune valeur contre le fait que c’est moi qui maintiens à l’être les valeurs ; rien ne peut m’assurer contre moi-même, coupé du monde et de mon essence par ce néant que je suis, j’ai réalisé le sens du monde et de mon essence : j’en décide seul, injustifiable et sans excuse. »
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positions ont ceci de commun qu’elles rejettent toute véritable pensée métaphysique, en prétendant que l’éthique se fonde sur elle-même ou, plus exactement, sur le bon plaisir d’un créateur, divin ou humain. Ce que je dois faire est ce qui m’est dicté par le bon plaisir du Créateur ou par ma propre créativité, auquel cas c’est moi-même qui me fais. On est ici en face d’une laïcisation de la mystique chrétienne (celui qui est mû par TEsprit Saint est libre, et seul l’homme mû par l’Esprit est fils de Dieu), d’une exaltation de la liberté dans la négation de tout ce qui n’est pas elle, ou d’un refus du Dieu tyrannique qui s’ingère dans ma conscience au point d’être ma propre conscience.
Il faut donc aller au-delà de ces deux positions extrêmes et les dépasser en redécouvrant, au-delà de ces deux anthropologies éthiques qui se veulent absolues, une métaphysique de ce-qui-est, de l’être, qui peut seule permettre de découvrir l’homme dans toute sa dimension d’homme, sans rien rejeter ni rien diminuer de sa grandeur, le refus de la métaphysique entraînant nécessairement l’oubli de ce qu’il y a de plus profond dans l’homme : son esprit, son noûs. Pour cela il nous faut redécouvrir une métaphysique de ce qui est, il nous faut revenir — ce que Kant n’a pas fait — à l’expé rience fondamentale de l’homme, celle du facere (œuvrer, travail ler), par où il est capable de transformer l’univers. Car la conscience que l’homme a de soi n’est pas quelque chose de fonda mental : elle présuppose toujours une autre activité de l’homme. Avant d’avoir conscience de lui-même, l’homme a l’expérience de l’autre. La première expérience de l’autre, du point de vue géné tique, est sans doute celle que l’enfant, le tout-petit, peut avoir de sa mère. Mais cette expérience est comme enfouie. Nous n’avons pas pu nous en servir pour comprendre ce que nous sommes ; nous en avons vécu, mais nous n’avons pas pu nous en servir philosophiquement. Au contraire l’expérience de la matière que nous transformons par notre facere, notre travail, est à la fois fondamentale et actuelle. En écrivant j’ai l’expérience d'écrire, et je puis me servir philosophiquement de cette expérience pour mieux saisir l’une de mes dimensions essentielles, ma capacité de transformer la matière qui est autre que moi ; et je puis comprendre que cette expérience du travail, si elle est actuelle, m’a accompagné durant toute ma vie, selon des modalités diffé rentes. Car j’ai, durant ma vie, travaillé de diverses manières dans certains domaines où je suis passé maître, j’ai même pu aider de plus jeunes que moi à mieux travailler, c’est-à-dire à travailler plus intelligemment, d’une manière plus efficace et plus humaine. Certains de mes travaux m’ont aidé à être plus homme, alors que d’autres ne m’ont rien apporté immédiatement : je n’en ai rien ressenti ; certains se sont réalisés dans la joie, d’autres dans le labeur ; certains ont eu un résultat glorieux, d’autres ont abouti
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à des échecs... Le travail est divers, il est multiple ; cependant il doit toujours, sous toutes ses formes, rester humain et être pour l’homme.
Autre aspect de la diversité du travail : il peut se réaliser à partir d’une inspiration, d’un choix libre, ou à partir d’un com mandement. A travers toute sa diversité, le travail est toujours une des manières que l’homme a de se développer, d’être plus homme, en comprenant comment il doit dominer l’univers, comment il doit l’utiliser et comment il doit lui donner une « figure » nouvelle qui soit plus en conformité avec celle de l’homme. Le travail donne à l’homme une conscience plus nette de sa noblesse — il peut se servir de l’univers — et de sa fragilité : c’est dans la lutte que le travail se réalise, et il peut épuiser l’homme ou même le détruire, car la matière résiste à l’homme et peut même le terrasser. Si le travail donne à l’homme un sens nouveau de l’univers et de la matière, s’il y a une véritable coopération de l’homme et de la matière dans le travail, celui-ci, cependant, ne permet pas à l’homme de connaître vraiment l’homme. Il lui permet de connaître l’homme travailleur, l’homo faber, mais ne lui fait pas connaître l’homme capable d’aimer un autre homme. Il y a là une nouvelle connaissance de l’homme, dans sa capacité d’aimer l’homme pour lui-même comme un ami. Cette expérience est autre que celle du travail. Le chirurgien qui opère connaît son malade comme patient; il ne le connaît pas comme un homme-ami avec lequel il peut dialoguer, en qui il peut avoir confiance et avec qui il peut réaliser une œuvre commune. Cependant, le patient peut devenir un ami, si le travail du chirurgien a été l’occasion pour lui de découvrir l’autre et de le regarder comme un homme capable de devenir un ami. Il y a bien, dans l’expérience de l’amour d’amitié (2), une découverte nouvelle de l’autre, non en tant que matière, en tant que réalité capable d’être transformée, mais en tant qu’homme capable de m’aimer, capable de me connaître, de répondre à mes prévenances et à mon amour. Une découverte nouvelle de l’homme se fait par l’ami, une découverte à la fois de soi-même et de l’autre. Si, dans le travail, l’homme lié à la matière découvre son propre dominium, dans l’amour d’amitié l’homme uni à son ami découvre sa capacité d’aimer, il prend conscience de son amour et de toutes les exigences de l’amour. L’amour réalise le dépas sement de l’homme vers l’autre qu’il aime. Extatique, il fait sortir l’homme de lui-même pour le faire aller vers l’autre. En même
(2) Nous reprenons ici l’expression de saint Thomas : amor amicitiae (Somme théol., I-II, q. 26, a. 4).
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temps l’amour réalise dans l’homme un accueil à l’égard de celui qu’il aime, il brise 'les limites et crée une « béance », il permet à l’homme de recevoir l’autre en ce qu’il a d’unique et d’original, sans le ramener à sa propre capacité. L’amour fortifie l’homme et mobilise ses forces, il suscite en lui de nouvelles énergies, jusque-là inconnues, pour lui permettre de conquérir ce qu’il aime comme son bien, ce qui lui permet de suivre l’appel de l’ami. Mais s’il fortifie, l’amour rend aussi vulnérable. L’homme qui aime ressent en son propre cœur tout ce qui atteint celui qu’il aime ; tout ce qui intéresse son ami le touche, rien de ce qui le concerne ne le laisse indifférent. C’est cette vulnérabilité que l’on exprime en disant que l’amour « liquéfie » (3) notre cœur durci. L’amour unifie aussi la complexité de la vie humaine en lui donnant sa finalité propre, en donnant au cœur humain son orien tation profonde, en lui faisant découvrir ce pour quoi il est fait. En ce sens l’amour pacifie et simplifie, car il permet de ne plus regarder que celui qu’on aime. Mais l’amour donne également le sens de la diversité de nos tendances, de nos désirs. Par là il peut être source d’une tension et d’un drame intérieur, ceci spécia lement au niveau de nos passions qui ne sont certes pas détruites par un amour spirituel et personnel, mais sont au contraire plus éveillées à cause de cet amour. L’amour implique une générosité et une capacité de se donner gratuitement. Quand on aime, on est tout entier donné, on ne s’appartient plus, on est à celui qu’on aime. Mais l’amour, aussi, appauvrit, il nous donne le sens de notre indigence. Car celui qui aime sait que le bien qui l’attire le dépasse, le transcende. En sa présence il se sent indigne de lui, il prend conscience de sa peti tesse et de sa pauvreté. L’amour nous rend lucides, en éveillant notre intelligence pour nous faire mieux connaître celui que nous aimons ; mais l’amour rend aussi aveugle : en aimant on ne regarde plus que celui qu’on aime et l’on oublie tout ce qui n’est pas' l’objet de notre amour. L’amour nous met au-delà de tous les conditionnements psycho logiques des opérations vitales de l’homme. Il nous met au-delà du temps et du lieu, car le temps et le lieu ne le mesurent pas : il est spirituel. Cependant il s’incarne dans le temps et le lieu et c’est pourquoi il donne à tous les détails, à tout le milieu dans lequel l’ami se trouve, une valeur nouvelle, une signification autre. On se souvient : « C’est là que je l’ai vu pour la première fois, c’est à tel moment que je l’ai rencontré... »
L’amour d’amitié donne le sens de la responsabilité et du
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Cf. I-II, q. 28, a. 5.
respect de l’autre, de la personne humaine. Il donne le sens de l’engagement, du choix libre et de la fidélité dans ce choix. Il nous fait comprendre la profondeur de l’intention qui nous finalise et de l'amour en ce qu’il a de plus fondamental, de plus radical : l’amour même du bien spirituel (la personne) — ce que saint Thomas appelle l’amour de simple « complaisance » (4). Voilà donc les deux grandes dimensions de la personne humaine : sa capacité de travailler et sa capacité d’aimer, capa cités par où elle peut d’une part dominer l’univers, le transformer, et d’autre part se donner à une autre personne en l’aimant. Il est évident que ces deux grandes dimensions de la personne peuvent prendre des modalités très diverses et, par conséquent, donner lieu à des modalités très différentes de l’homme-travailleur et de l’homme-ami. Il y a là quelque chose qui serait très intéressant à développer. Ces deux dimensions peuvent, du point de vue psychologique, apparaître comme s’opposant, impliquant des antinomies dans leur développement propre. En réalité, elles ne s’opposent pas et demandent au contraire à s’harmoniser. Cette harmonie pourra éclore et se développer dans une certaine coopération au niveau du travail, fondant ainsi une certaine communauté humaine. On se trouve alors devant une nouvelle expérience, celle de la coopé ration affective et effective dans l’ordre du travail, et une nouvelle dimension de l’homme prend naissance, celle de l’homme politique — si du moins cette coopération prend un caractère achevé, plénier, ordonné au bien commun de la communauté parfaite (que les anciens appelaient la « cité »). Cependant il faut bien saisir que, dès qu’il y a une coopération entre deux hommes qui travail lent, un certain bien commun prend naissance, puisque l’œuvre réalisée par les deux n’est plus le bien d’un seul.
Mais on ne peut s’arrêter à ces trois dimensions de la personne humaine ; il faut aller plus loin pour saisir le fondement de chacune d’elles.
Au-delà du travail il faut découvrir ce qu’est la matière que l’homme est capable dé transformer. Car en lui aussi il y a la matière et c’est pourquoi, en transformant la matière, l’univers, il se transforme lui-même. Il y a une interaction entre l’hommetravailleur et la matière ; car s’il domine la matière, celle-ci peut aussi le dominer et le mettre dans une situation-limite à l’égard de son travail. Il arrive, nous le savons, que la matière abîme l’homme, et de mille façons. Partie de notre univers et relatif à lui, le corps de l’homme peut être détruit par la matière. Certes il y a une harmonie profonde entre lui et l’univers, mais l’univers peut subitement devenir une menace pour le corps de l’homme,
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Voir en particulier I-II, q. 25, a. 2.
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surtout si celui-ci, par son travail, transforme l’univers d’une manière telle que, sans le savoir, il le déséquilibre. Il y a là une dimension fondamentale de la personne' humaine qu’il faut regarder avec attention. On découvre alors que l’homme, partie de l’univers, a une physis, qu’il est déterminé et limité, qu’il a un devenir propre. Cette physis est la plus parfaite et donc, d’une certaine manière, elle est mesure des autres, qualitativement.
A travers l’amour d’amitié il faut découvrir le vivant. Car l’amour d’amitié, si parfait soit-il, demeure limité par la mort. Mais par lui-même il est, comme nous l’avons dit, au-delà du temps et du lieu. Il ne peut donc accepter la disparition de l’ami, sa mort : celle-ci met un terme à l’exercice de l’amour d’amitié, qui réclame la vie commune. La mort par elle-même est une rupture de la vie biologique. Au niveau de cette vie, elle est naturelle et permet un certain développement des vivants. Mais chez le vivant le plus parfait qui est l’homme, la mort devient intolérable à cause de l’amour d’amitié qui unit l’homme à un autre homme affectivement, vitalement, d’une manière spirituelle, et qui en soi demande qu’il n’y ait pas de rupture. La mort devient intolérable car elle brise ce qui, de soi, demande de ne pas être brisé. C’est donc bien pour l’homme, et pour l’homme-ami, que la mort est la rupture la plus profonde. C’est même là seulement qu’elle prend toute sa signification. On pourrait dire que la mort n’est vraiment mort que pour l’homme, et même pour l’homme-ami. L’homme est le vivant le plus parfait. En lui se trouvent unis et harmonisés tous les degrés de vie que nous pouvons connaître (vie végétative, vie animale, vie de l’esprit). Et, à la racine de ces divers degrés de vie, il y a une âme, principal radical de vie, principe radical de toutes les opérations de l’homme. Mais s’il possède une âme qui est source radicale d’une vie spirituelle, d’intelligence et d’amour, ce vivant qu’est l’homme reste capable de mourir ; et c’est à cause de cette vie spirituelle que la mort prend pour lui un caractère tout à fait spécial. C’est pourquoi, si l’homme ne développe pas sa vie spirituelle, sa mort tend à redevenir comme celle de l’animal : il disparaît pour laisser place à un autre et pour permettre « l’évolution »...
Par sa vie spirituelle, l’homme n’est pas limité à l’univers physique, tandis que par son corps il en demeure dépendant. Il y a donc en lui une opposition radicale qui est source de tout le « tragique » qu’il peut porter en lui. Il est bien, selon une expres sion néoplatonicienne que reprend saint Thomas, comme l’horizon du monde corruptible et du monde incorruptible (5), car il appar tient essentiellement à ces deux univers et ne peut sacrifier l’un en faveur de l’autre, mais doit les ordonner en les harmonisant.
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Voir Contra Gentiles, II, ch. 68.
Cela nous fait comprendre pourquoi la philosophie ne peut s’arrêter à la considération de la philosophie du vivant. En effet, si l’opposition travail-amour d’amitié oblige le philosophe à décou vrir leur coopération qui fonde la communauté humaine, l’opposition corps-vivant oblige le philosophe à découvrir ce qui permet de saisir leur unité radicale : çe-qui-est considéré du point de vue de l’être. Au-delà de ces diverses expériences — celles du travail, de l’amour d’amitié, de la coopération, de la matière et du corps, du vivant — qui nous permettent de découvrir les cinq dimensions essentielles de la personne humaine, il nous faut regarder la « méta-expérience » qui est présente à toutes ces expériences mais d’une manière voilée, et qui leur permet d’exister : celle que l’intelligence liée aux diverses sensations réalise dans toute sa pureté et qui s’exprime dans le jugement d’existence : « ceci est ». C’est bien une méta-expérience en ce sens que c’est une expé rience fondamentale, qui se réalise toujours à travers une autre, jamais à l’état pur ; car ce-qui-est existe toujours dans telle ou telle réalité physique, dans tel ou tel vivant ou dans telle ou telle opération vitale spirituelle. J’expérimente en premier lieu la réalité physique, en reconnaissant implicitement son existence ; mais je peux aussi la regarder en ce qu’elle a de fondamental, dans son exister, du fait qu’elle est. Je puis regarder l’homme qui travaille, qui aime, qui coopère avec un autre homme ; je puis aussi le regarder dans son être propre : il existe parmi les autres, il est, comme je suis. Et je ne puis pas connaître parfaitement l’hommetravailleur, l’homme-ami, si je ne le considère pas dans ce qu’il est, en tant qu’il est. Car tant que je ne le considère pas sous cet aspect, je ne le saisis pas dans saréalité profonde, à la fois commune à toutes les réalités et tout à fait unique. Je ne puis saisir son esprit en ce qu’il à de personnel, ni saisir comment cet esprit, tout en étant conditionné par le corps vivant en lequel il vit, a cependant son propre absolu d’esprit capable de découvrir le bien finalisant tout appétit et de saisir la vérité, bien propre de l’intelligence. Je ne puis comprendre l’autonomie fondamentale de l’homme dans son être propre : il ne peut être relatif à aucune des réalités physiques de notre univers, ni à aucun autre homme, et cependant il est peut-être relatif à un autre être qui n’est plus de notre univers, puisque l’homme que je suis possède cet absolu et que mon ami lui aussi possède le même absolu, et que tous les hommes que je vois possèdent le même absolu. Comment peut-il y avoir ces divers absolus ? Ils sont divers parce qu’ils sont limités, et ils sont limités parce qu’ils sont relatifs à quelqu’un, à un autre absolu, antérieur à eux, qui ne peut être qu’un esprit. Voilà l’ultime problème philosophique : il se pose avec urgence, on ne peut l’éviter, et on ne peut le résoudre qu’en considérant la « méta-expérience » dont nous avons parlé. En considérant cette méta-expérience pour elle-même en ce qu’elle a de plus profond, je suis comme conduit progressivement jusqu’à la nécessité de
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poser un Etre premier nécessaire, celui que les traditions reli gieuses et la foi chrétienne appellent Dieu, le Créateur toutpuissant. Par là je puis découvrir comment l’homme en ce qu’il a de plus radical est un esprit religieux, un être religieux qui peut librement, par amour, remonter jusqu’à son Créateur en l’adorant, en le contemplant. N’est-ce pas ce qui explique l’ultime unité de l’homme, ce qui permet de résoudre le tragique qu’il porte en lui, au plus intime de lui-même ? Car dans la lumière du Créateur, la matière et l’esprit ne sont pas absolument opposés ; ils sont certes divers et irréductibles l’un à l’autre, mais ils sont ordonnés l’un à l’autre et peuvent même coopérer. Dans leur être profond ils ne s’opposent pas mais s’appellent : la matière, pure puissance, est tout ordonnée à ce-qui-est ; l’esprit, par l’intelligence, est lui-même ordonné à ce-qui-est pour le connaître ; la matière n’est pas mauvaise en soi, elle est un bien en puissance ; l’esprit, par la volonté, est ordonné au bien.
Mais pourquoi cette alliance si extrême de l’esprit et de la matière ? Ce « pourquoi » est en définitive celui de l’homme, sa complexité si grande et son besoin d’unité. L’homme n’est-il pas l’être le plus complexe ? Du point de vue biologique, c’est évident ; et, du point de vue de l’esprit, il faut reconnaître la difficulté que l’homme a à s’unifier. Le philosophe, au niveau de l’analyse de la philosophie première, ne peut pas répondre à la question : Pourquoi l’homme est-il homme (6) ? Mais dans la lumière de la découverte de l’Etre premier créateur (au niveau d’un jugement de sagesse), on peut essayer de répondre. Si, en l’homme, l’esprit est lié à la matière, ce n’est pas pour le développement propre de son intel ligence ; car ce n’est pas une perfection, pour l’intelligence comme telle, d’être liée au sensible et conditionnée par les sensations, d’être liée à l’imagination et conditionnée par elle. Mais pour la volonté et le développement affectif spirituel, c’est différent ; car, grâce à la matière, il peut y avoir une communication plus radicale du bien substantiel. Grâce à la matière, les vivants créés peuvent connaître la fécondité. On comprend la parole de la Genèse, le Dieu créateur bénissant les vivants après leur avoir communiqué la vie et leur donnant l’ordre de se multiplier (7). La fécondité peut exister grâce à la matière. Et, chez l’homme, la fécondité prend un caractère très spécial puisqu’elle implique une coopéra tion avec le Créateur : « J’ai enfanté un homme avec Yahvé » (8). Cette fécondité peut être choisie librement, spirituellement, comme une co-responsabilité avec le Dieu créateur. D’où le caractère sacré de la famille, qui n’existe que grâce à la matière.
(6) (7) (8)
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Voir Métaphysique, Z, ch. 17. Gn 1, 22. Gn 4, 1.
On peut encore ajouter que c’est grâce à la matière qu'il peut y avoir un amour d’amitié entre des personnes humaines. Car si la personne était pur esprit, elle ne pourrait pas choisir l’autre comme son bien propre. Un pur esprit ne peut être que contem platif, il ne peut avoir d’amour d’amitié pour un autre semblable à lui. Il faut que l’esprit soit incarné pour qu’il puisse comprendre la nécessité de s’unir à une autre personne afin de s’achever lui-même en une autre personne.
Nous découvrons par là la nécessité de la métaphysique pour une véritable anthropologie. Car, sans la métaphysique, l’anthropo logie ne découvre pas ce qui est tout à fait propre à l’homme : sa découverte de l’absolu, sa découverte de sa dimension religieuse, et elle n’explique pas le tragique qu’il porte en lui, ni ne lui permet, par conséquent, de l’assumer, de le dépasser. Elle ne peut que le décrire, sans le comprendre. On voit du même coup comment une anthropologie qui se coupe délibérément de la métaphysique est condamnée à se développer soit dans une vision rationnelle de l’homme limitée à une critique qui devient alors l’absolu (à la manière de Kant), soit dans une vision affective tragique à la manière de Nietzsche, perspective dans laquelle la vision de Kant apparaît — il faut bien le recon naître — terriblement étriquée.
M.-D. PHILIPPE, o. p.
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