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du même auteur
Les Chevaliers bretons au Moyen Âge. Entre Plantagenêts et Capétiens, du e
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milieu XII au milieu XIII siècle, t. 1, Coop Breizh, Spézet, 2014 ; Chevalerie bretonne et la formation de l’armée ducale, 1260-1341, t. Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2009 ; La Chevalerie bretonne temps de Bertrand Du Guesclin, 1341-1381, t. 3, Centre d’histoire Bretagne, Porspoder, 2016.
La 2, au de
Généalogies des ducs de Bretagne, Éditions Jean-Paul Gisserot, Paris, 2013. Les Bretons. L’esprit valeureux et l’âme fière, 1870 à 1970, Michel Lafon, Paris, 2014. Histoire de Bretagne. De l’âge du fer aux invasions scandinaves (937) (dir.), Encyclopédie de la Bretagne, Rennes, 2015. Les Souverains de Bretagne. Des rois aux ducs, Encyclopédie de la Bretagne, Rennes, 2016.
AVANT-PROPOS
L’histoire de la Bretagne confisquée à qui ? Par qui ? Pourquoi ? Au risque d’être accusé de partir en croisade, il est impossible de ne pas dire quelques vérités afin d’expliquer le choix de ce titre. À qui, d’abord ? Bien sûr aux Bretons et aux Bretonnes ? À la population entière, mondiale sans exagération, car l’histoire de la Bretagne revêt une importance mondiale, et pas uniquement régionale, comme les autorités scolaires françaises aimeraient le faire croire. Je crains de devoir mentionner que l’histoire de la Bretagne contient tout de même des événements d’importance mondiale : la constitution en Bretagne d’une civilisation organisée au Mésolithique, le rôle des Vénètes dans la guerre des Gaules sous César, la place de la Bretagne et des Bretons dans la vague e e d’émigration des V et VI siècles (avec l’émigration bretonne, et évidemment les saints britonniques), le rôle de la Bretagne et des Bretons dans la christianisation, dans la conquête de l’Angleterre avec Guillaume le Conquérant (après 1066), dans la guerre de Cent Ans avec la célèbre guerre de la Succession de Bretagne (13411365), dans les grandes découvertes et la modernisation des e e économies entre les XV et XVI siècles, leurs relations avec les rois e de France de la maison de Bourbon au XVIII siècle. Et il faut bien sûr parler des conflits de la Révolution, des participations bretonnes e
dans les guerres napoléoniennes et de colonisation au XIX siècle, dans les guerres mondiales, dans la modernisation de l’Europe et les liens avec les mondialisations depuis la Libération.
Pour certaines autorités étatiques françaises, rassurez-vous de moins en moins influentes, de moins en moins nombreuses car e s’appuyant sur des théories fumeuses du XIX siècle qui amenèrent tant de malheurs et même des génocides et constituèrent ce que l’on nomme le « roman national », mis en avant par des historiens de garde, la Bretagne n’est qu’une région de la République française. Son histoire ne doit donc mettre en valeur que l’histoire de France. L’histoire de France, de la monarchie française comme de la République française, ne peut recevoir d’exemples bretons qu’à la condition que cela serve à la grandeur de la France, territoire, faut-il le rappeler, constitué par et pour une famille, les Capétiens. Au mois de mai 2016, un inspecteur régional d’histoire-géographie de l’Éducation nationale affecté dans l’académie de Rennes s’exprimait ainsi : « Les professeurs ont toute latitude pour employer dans le cadre de leur enseignement les ressources qui leur paraissent les plus appropriées à la mise en œuvre des programmes. Ils peuvent donc bien évidemment prendre des exemples dans le cadre breton tant en histoire qu’en géographie, non dans une perspective d’histoire ou de géographie locales ou régionales, mais pour concrétiser les phénomènes et les notions qu’ils abordent et sans se limiter au cadre de la région. Il ne s’agit toutefois pas d’enseigner l’histoire de la Bretagne mais bien de mobiliser des repères ou des exemples en vue de construire les apprentissages attendus dans le cadre des programmes nationaux. » Ainsi, si je comprends bien, le professeur chargé de l’enseignement de l’histoire dans l’académie de Rennes, et donc en Bretagne, n’est pas autorisé à enseigner l’histoire de la Bretagne, mais il doit prendre des exemples issus de celle-ci afin de servir à aider à la compréhension de l’histoire de France. Bref, on peut utiliser des personnalités bretonnes telles que Du Guesclin, Anne de Bretagne, Le Chapelier, Waldeck-Rousseau, car ce sont de grandes figures de l’histoire de France... Il faut comprendre ces hauts fonctionnaires qui se croient investis d’une mission de sauvegarde de l’unicité et des valeurs de la République française – au sommet de l’État, on ne leur en demande pas tant, et leur fanatisme commence à être gênant. Ils craignent
que les Bretons, ces gens venus d’ailleurs – de l’autre côté de la e
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Manche... – entre les V et VI siècles, vivant sur un territoire dont les limites n’ont guère changé en mille ans, ne se révoltent – comme au temps des Bonnets rouges de 1675, au temps des Chouans sous la Révolution, au temps plus récent, et qui leur a fait très peur, des Bonnets rouges de 2013 – et/ou ne se réunissent en nation pour prendre leur indépendance. Lorsque l’on évoque devant moi cette question, je réplique : « Mais pourquoi voulez-vous que la Bretagne soit indépendante puisque les Bretons dirigent la France ? », reprenant ainsi l’idée, qui circule chez les journalistes, dans les ministères, au Conseil d’État, dans les cercles des grands entrepreneurs français et internationaux, selon laquelle les Bretons dirigent la France. Le président de la Russie, Vladimir Poutine, ne s’y trompe pas... faisant la cour à bon nombre de Bretons qu’il pense influents. Par ailleurs, le gros problème lorsque l’on évoque l’histoire de la Bretagne, c’est qu’il faut parler aussi de l’histoire des Bretons et des Bretonnes, l’une n’allant pas sans l’autre, et, comme les Bretons ont une forte identité – c’est du moins ce qui se dit –, l’historien de la Bretagne se doit de mentionner le territoire où ont vécu les populations bretonnes. Mais il existe un problème considérable : le e territoire n’est plus le même. Jusqu’au VI siècle, la Bretagne actuelle se nommait l’« Armorique ». À la fin de la période romaine, elle appartenait au gouvernement de Gaule lyonnaise III et était divisée en cités gallo-romaines des Vénètes, des Namnètes, des Redones, des Osismes et des Coriosolites. La Bretagne était ce que l’on appelle aujourd’hui l’« Angleterre » et le « pays de Galles ». Cela signifie que si l’on veut étudier l’histoire de la Bretagne, on est contraint et forcé de se pencher aussi sur l’histoire de l’Angleterre actuelle, mais, rassurez-vous, seulement en ce qui concerne la e période située avant le V siècle après J.-C., et comme beaucoup de livres sont en anglais, il faut connaître un peu cette langue...
Il est clair qu’une population dont une partie notable de l’histoire repose sur une histoire étrangère au territoire français ne peut être que suspecte d’antinationalisme français... Et cela d’autant plus lorsque les historiens du territoire où elle a vécu – l’Angleterre – et avec lequel elle a entretenu des liens étroits, et même très importants, pendant des siècles, et qui fut en guerre contre le royaume de France puis la République française, se sont emparés et s’emparent, avec talent, il faut bien l’avouer, de son histoire. Le plus grand spécialiste de la période antique bretonne est incontestablement sir Barry Cunliffe, et celui de l’époque médiévale Michael Jones, entre autres... Ces auteurs, et bien d’autres encore, m’ont fait comprendre que les Bretons n’étaient pas des Celtes mais des Britonniques, appartenant à une culture atlantique, maritime, liant terre et mer. La Manche n’a jamais été une frontière pour les Bretons. Pour les autorités françaises, oui, mais pas pour les Bretons. Et de là découlent bien sûr la présence des Bretons dans le commerce maritime, sur les bateaux des grands découvreurs européens (il paraît qu’il y en a eu même sur les caravelles de Christophe Colomb), la tentative de Pierre Landais (mort en 1485) de faire de la Bretagne une thalassocratie, au même niveau au Moyen Âge que les petits (à peine plus peuplés que la Bretagne) royaumes du Portugal, de Castille, d’Angleterre. Ces historiens savent se servir de l’abondance des documents conservés dans les archives bretonnes et françaises. Ils savent démontrer la richesse de la Bretagne et ne sont donc pas comme les historiens de la Bretagne et de la France qui se sont arrêtés à la pauvreté de ce territoire et de sa population e au XIX siècle, sans doute afin de montrer qu’une lutte des classes a façonné la Bretagne et les Bretons. On me demande souvent si les Bretons ont été des révoltés. Les historiens de la Bretagne sont un peu embêtés pour répondre. Il y a bien sûr les fameux Bonnets rouges de 1675 et de 2013, les Chouans pendant la Révolution, quelques révoltes paysannes à la fin de la guerre dite « d’Indépendance » vers 1490, quelques e e mouvements hérétiques aux XII -XIII siècles, en fait des conflits
contre des prélats qui abusaient. Les Bretons ont été bien sûr en colère après l’affaire du camp de Conlie (1870). Bien sûr encore, ils ont participé, et pas qu’un peu, à la Révolution française – au Club breton, on prépara le discours qui fut prononcé par un Breton dans la nuit du 4 au 5 août 1789 et qui mit fin à l’Ancien Régime ; les Tuileries furent prises le 10 août 1792 par les fédérés marseillais... et bretons. Mais de là à dire qu’ils sont légitimistes, qu’ils sont prêts à tout accepter de leurs gouvernants, il ne faut pas exagérer ! L’étude de l’histoire de la Bretagne – et j’aimerais vous en faire partager quelques moments à travers ces réflexions – m’a montré la réelle richesse de ce territoire et de sa population : richesse économique d’abord, car les Bretons et les Bretonnes (et c’est normal au regard de la position géographique du territoire breton, qui a contrôlé durant des siècles le passage entre le nord et le sud de l’Europe) ont été très riches, à tel point que leurs souverains étaient considérés parmi les plus riches d’Europe et que leurs alliances étaient recherchées ; richesses intellectuelles, par leurs idées politiques, par leur culture : Abélard fut l’un des plus grands philosophes européens, et les universitaires et penseurs bretons ne manquent pas. Cependant, cette richesse ne provient pas de l’uniformisation mais de la diversité. Même lorsque l’on croit en l’unité politique, territoriale, économique, culturelle, sociale des Bretons et de la Bretagne, il faut savoir que cette diversité est bien présente et qu’elle est constitutive de ce peuple et de ce territoire. Confisquée sans doute, mais j’espère qu’après la lecture de ce livre la Bretagne et son histoire vous seront dévoilées.
LA BRETAGNE, UNE HISTOIRE FORTE À APPRENDRE
Il est étrange que l’histoire de la Bretagne soit si peu connue des Bretons. Pourtant, elle est constitutive de la Bretagne. On en vient à croire que cette histoire est donc mieux connue hors de Bretagne qu’en Bretagne, surtout dans le monde anglo-saxon. Faut-il rappeler que le roi Arthur (même si ce souverain est légendaire) est un roi des Bretons et que le roman arthurien se déroule en Grande comme en Petite-Bretagne ? Et pourtant ! Cette histoire est riche, très riche, même spécifique, car la Bretagne appartient à l’Arc Atlantique. La Bretagne fut longtemps partagée entre les royaumes de France et d’Angleterre, entre les dominations capétienne et Plantagenêt. La Bretagne, presqu’île, se retrouva dans toutes les aventures ultramarines, les grandes découvertes (les cartes du Conquet aidèrent Christophe Colomb, qui comptait des Bretons parmi les membres de ses équipages ; faut-il rappeler que Jacques Cartier était malouin ?) et la colonisation (l’Indochine fut administrée par la marine royale... composée aux trois quarts de Bretons). Les livres d’histoire de la Bretagne ne manquent pas – environ une centaine de publications par an. Des synthèses se vendent comme des petits pains : des milliers d’exemplaires vendus d’Histoire de la Bretagne et des Bretons, de Joël Cornette (Le Seuil), des milliers de Toute l’histoire de Bretagne (Skol Vreizh), sans compter les ouvrages audio de Jean-Jacques Monnier, ou la collection « Histoire de la Bretagne », publiée par Ouest-France et dirigée par André Chédeville, ou même mon livre Les Bretons (1870-1970) (Michel Lafon). L’histoire de la Bretagne a intéressé de très nombreux chercheurs et universitaires,
parmi lesquels Chédeville, Kerhervé, Lespagnol, Croix, Nassiet, Tonnerre, Contamine, Jones, etc. Les sociétés savantes se consacrant à l’histoire de la Bretagne sont très nombreuses – plus d’une centaine –, dont les prestigieuses Association bretonne, Société polymathique du Morbihan, Société d’émulation des Côtesd’Armor et la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne. Les Bretons s’intéressent à leur histoire. Il suffit de voir le gigantesque succès des associations généalogiques, comprenant des dizaines de milliers d’adhérents.
Aujourd’hui, quelle est la place de l’histoire de la Bretagne ? Le problème actuellement n’est pas de savoir quelle est la place de l’histoire en Bretagne, mais de connaître la place de l’histoire de la Bretagne. Les Bretons aiment l’histoire et le montrent en plébiscitant les festivals à thème historique, en protégeant leur patrimoine, jusqu’à leurs lavoirs. Cependant, après des années d’observation, je remarque avec une certaine stupéfaction, avec regrets, que l’histoire de la Bretagne n’a pas droit au même traitement. Pourquoi ? Est-ce la faute des Jacobins et de la centralisation étatique parisienne ? Les Bretons en sont-ils responsables ? Dans son dernier ouvrage collectif, Secoue-toi Bretagne !, l’historien de la Bretagne André Lespagnol évoque la nécessité de promouvoir l’économie de la connaissance comme remède à la crise économique, tout en préservant les activités économiques traditionnelles qui ont fait la richesse de la Bretagne. Cependant, force est de constater que si la Bretagne dispose du contenant – les entreprises de haute technologie ne manquent pas en Bretagne –, le contenu pose problème surtout lorsqu’il s’agit d’histoire de la Bretagne. Il est difficile, voire quasi impossible, de sortir de la e conception romantique des historiens du XIX siècle. L’histoire selon Arthur de La Borderie reste toujours une référence. Pourquoi ? Pourtant, les livres d’histoire de la Bretagne publiés depuis le e XIX siècle ne manquent pas. Beaucoup de thèses éclairant des éléments importants de l’histoire de la Bretagne ont été écrites et publiées. La Bretagne n’a pas manqué de grands historiens, peutêtre en manque-t-elle maintenant ? Il est vrai que le système des mutations au sein de l’Éducation nationale lui retire une grande partie de ses meilleurs talents transférés pour longtemps, trop longtemps, hors de Bretagne.
Souvent, trop souvent, et encore récemment, il m’a été donné de constater que l’on mettait la charrue avant les bœufs. Issues de trois mondes – culturel, politique, économique –, des personnalités souhaitent valoriser l’histoire de la Bretagne. Elles ont des idées, de belles idées. Lorsqu’il leur faut les concrétiser, elles se tournent vers l’historien de la Bretagne, qui ne peut leur répondre, car souvent il ne sait pas, car on n’a pas encore travaillé sur le sujet ou, pire, parce que le traitement du sujet est à revoir, personne n’ayant eu ni le temps, ni le désir, ni le courage de combler les lacunes. Et il est généralement trop tard, car le projet se trouve en voie d’achèvement. Dès le départ du projet, on ne s’interroge donc pas sur la faisabilité. Pourquoi cette certitude que l’histoire de la Bretagne est totalement connue ? Pourquoi cette idée d’achèvement ? N’a-t-on pas le droit de chercher davantage, d’émettre d’autres hypothèses, d’autres vérités historiques ?
Une solution simple : apprendre aux jeunes l’histoire de la Bretagne La solution bien sûr serait que les jeunes connaissent l’histoire de la Bretagne le plus tôt possible. Tout serait bien plus aisé. Tous, auditoires comme responsables, seraient plus réceptifs, plus compréhensifs, plus à même de réaliser le potentiel de l’histoire de la Bretagne. Trop souvent, il devient très vite embarrassant d’être contraint de devoir fournir les fondamentaux non seulement de l’histoire de la Bretagne mais encore de l’histoire de la France et de l’Europe. L’interlocuteur bafouille des excuses, se sent noyé par un flot d’informations totalement inconnues, trop nouvelles. Et il faut le rassurer, lui dire que c’est normal – alors qu’en fait ça ne l’est pas – et que ce n’est pas sa faute. Souvent, j’ai eu droit à « Je n’ai jamais appris cela à l’école » ou « Mais on devrait apprendre cela à l’école » ! Force est donc de continuer de s’user à demander, avec force et conviction, au ministère de l’Éducation nationale et aux rectorats des académies de Rennes et de Nantes (pour la Loire-Atlantique) que l’histoire de la Bretagne soit enseignée dans les collèges et les lycées, que tous les jeunes élèves et étudiants relevant de ces deux rectorats et demeurant dans les cinq départements bretons puissent recevoir cet enseignement, et bien sûr puissent connaître l’histoire de la Bretagne. Certes, il existe d’autres voies : les actions du réseau associatif breton, les actions des collectivités locales (mairies, départements, région), l’édition, la télévision, la radio, etc. Mais est-ce suffisant ? Beaucoup se plaignent de toute part : où sont les jeunes ? Que fontils ? Se sentent-ils concernés ? Pour cela, faudrait-il qu’ils soient touchés ? Certains le sont. Il s’agit de ceux qui sont sensibilisés par les actions de ces associations, de ces collectivités territoriales, de ces radios et télévisions, par les cours de professeurs d’histoire qui enseignent l’histoire de la Bretagne de temps à autre, lorsque les programmes le permettent, lorsqu’ils disposent de connaissances,
sans savoir s’ils en ont le droit, en se demandant s’ils ne vont pas subir les foudres de quelques parents d’élèves, de principaux ou proviseurs ou de leurs inspecteurs. Et pourtant, le Centre d’histoire de Bretagne/Kreizenn Istor Breizh, une très petite et très récente association, avait obtenu de la part du recteur en novembre 2014 un texte informatif réaffirmant le droit de ces enseignants d’histoire à enseigner l’histoire de la Bretagne. Mais ce texte n’a pas été diffusé... ni par les rectorats, ni, il faut aussi le dire, par le mouvement associatif breton. Qui est responsable ? La réponse est simple : nous tous, et cela sans exception. On a baissé les bras. C’est trop dur. Ils sont trop forts. Il faut affronter l’État et l’Éducation nationale. Mais force aussi est de constater partout, dans les différents mondes bretons (culturel, économique, politique), qu’il faut que rien ne bouge, que rien ne change. Rester entre nous... Et la démographie est là. On vieillit et on se demande où sont les jeunes. Certains arrivent, surtout lorsqu’ils sont issus des écoles bilingues. Souvent, il faut bien l’avouer, ils sont bien reçus et puis, très rapidement, car ils bousculent les habitudes, on les regarde avec suspicion... Il est vrai qu’ils parlent de Facebook, de réseaux sociaux, d’ordinateurs, de téléphones portables, de YouTube, bref, de modernités et de phénomènes mondiaux, dont on ne comprend pas tout. Et tout cela coûte cher. Et les autres jeunes ? Eh bien, on les abandonne à leur sort. On ne peut pas lutter contre l’inéluctable, contre des gens qui ne veulent pas, contre un système éducatif aussi puissant, contre l’État. Et pourtant, tout est en place. Eh oui, tout est en place pour que les jeunes puissent recevoir des enseignements d’histoire de la Bretagne. Le droit est là. Il est tout à fait légal pour un enseignant d’histoire de l’enseignement privé comme public d’enseigner l’histoire de la Bretagne. Cela doit même être recommandé comme ailleurs, sur tout le territoire de la République française. Le monde culturel breton est prêt. Je sais que des personnalités très célèbres de ce monde bouillonnent d’impatience à l’idée d’intervenir publiquement en sa faveur. Quant
au monde économique ? Savez-vous que de très importants, mais alors très importants, industriels bretons souhaitent que les futurs cadres de leurs entreprises parlent breton et connaissent la culture bretonne, dont bien sûr l’histoire de la Bretagne. Quant au monde politique ? On voit mal Jean-Yves Le Drian être contre puisqu’il est professeur agrégé d’histoire et breton. Le nombre de politiciens bretons diplômés en histoire (et même de la Bretagne) est proprement hallucinant : Bernadette Malgorn, Paul Molac, Christian Troadec, Gwenagan Bui, Benoît Hamon, etc. Alors où se trouve le verrou ? Il semblerait que cela vienne de certains inspecteurs de l’Éducation nationale, bref, de la haute administration. Si cela se vérifie, il faudra leur dire : « Mais de quoi avez-vous peur ? Qu’en connaissant l’histoire de la Bretagne, les jeunes demeurant en Bretagne (B5) demandent dans le futur l’indépendance de la Bretagne ? Qu’ils deviennent des nationalistes, indépendantistes, identitaires, totalitaires, extrémistes, voire des terroristes, influencés par les idées provenant des gens de Breiz Atao et du Bezen Perrot ? Soyez sérieux et soyons sérieux une minute. Nous vivons au e XXI siècle, à l’ère de Facebook, de Twitter, de Wikipédia, de Google et d’Amazon. Ce n’est pas en recevant au sein des établissements scolaires des enseignements sur l’histoire de la Bretagne qu’ils vont rejeter la République française. Bien au contraire. Ils apprendront comment leurs ancêtres, comment les Bretons et les habitants de la Bretagne ont intégré cette république pour en faire leur république. Messieurs les inspecteurs qui ne semblez pas très bien connaître l’histoire de la Bretagne – bien que les choses paraissent peut-être évoluer grâce à l’arrivée d’inspecteurs bretons –, l’histoire, la république, la démocratie proviennent de Bretons et de Bretonnes. Et Dieu sait que ces Bretons et ces Bretonnes ont eu une part importante dans ces avancées. L’Histoire ne doit pas être vue uniquement d’en haut, mais aussi d’en bas, au niveau des êtres humains. Ce ne sont pas les institutions et les grands corps de l’administration qui ont fait l’histoire. Alors ayez confiance ! Et n’oubliez pas que vous travaillez pour le peuple. N’oubliez jamais les
vraies significations de “République” (la Chose Publique) et de “Démocratie” (le pouvoir au Peuple). Le Peuple, tout le peuple sans exception, a le droit et le devoir de connaître son Histoire, toute son Histoire, même si elle n’est pas glorieuse. » Eh oui, et certains en seront surpris, les Bretons ont joué un rôle essentiel dans l’essor du royaume de France. Ce sont des Bretons qui ont chassé le roi d’Angleterre, Jean sans Terre, du continent, en conquérant en 1205 l’ouest de la Normandie, et en l’obligeant à fuir en 1214 à La Roche-aux-Moines, permettant ainsi au roi de France, Philippe II Auguste, non seulement de faire d’énormes conquêtes territoriales, mais encore de mettre en place une puissante administration qui va perdurer jusqu’à nos jours et qui a créé la France. Par ailleurs, il me faut vous mentionner que trois guerriers bretons entourés de milliers de soldats bretons devinrent connétables de France au Moyen Âge, et ont chassé les Anglais de France, permettant à la nation France de naître : ce sont Bertrand Du Guesclin, Olivier de Clisson et Arthur de Richemont. J’ai découvert récemment que les Bohic, membres d’une famille de juristes originaires d’un manoir situé à tout juste deux kilomètres de chez moi, ont eu une responsabilité énorme dans la naissance du e
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droit français aux XIII -XIV siècles, droit que l’administration qui nous gère aujourd’hui utilise encore quotidiennement. Lors de mes recherches, j’ai été surpris de voir le nombre considérable de juristes d’origine bretonne auprès des rois de France, tradition qui semble encore bien actuelle. On ne peut pas vraiment dire que les Bretons n’ont pas joué de rôle majeur pour la République. C’est même plutôt le contraire. Les fédérés bretons avec les Marseillais ont pris le palais des Tuileries le 10 août 1792 et ont permis ainsi l’installation de la République. Ce sont des soldats bretons qui ont pris l’Hôtel de Ville de Paris en 1871, mettant fin à la Commune de Paris. Ce sont des centaines de milliers de Bretons qui ont défendu la France durant la Grande Guerre, au prix de 240 000 morts (aux Bretons de Bretagne, il faut ajouter les Bretons de Paris). Ce sont des Bretons qui sont partis les premiers rejoindre à Londres le général de Gaulle. Ils y étaient si
nombreux que le général, paraît-il, s’exclama en constatant le nombre de Sénans parmi ses hommes : « Mais l’île de Sein, c’est le quart de la France ! » La Résistance fut très importante en Bretagne, comme le montrent ces chiffres : 3 763 déportés (dont la moitié ne reviendra pas des camps de concentration), 2 276 fusillés et près de 6 500 victimes civiles, indiquant clairement l’importance des sacrifices bretons. Bien sûr, c’est sans compter encore l’action de Bretons dans la libération de Paris. Quant à l’idée européenne, elle paraît bien ancrée dans l’âme bretonne. Les saints bretons qui ont structuré pour plus d’un millénaire la Bretagne venaient d’Irlande et du pays de Galles. La féodalité bretonne passait son temps entre la Bretagne, les royaumes d’Angleterre et de France jusqu’en 1220. Comme le révèle l’enquête royale de 1296, de nombreux étrangers peuplaient e les ports bretons et, au XV siècle, les marins bretons étaient partout en Europe, jusque sur les navires de Christophe Colomb. Pierre Landais, ministre de François II, exécuté en 1485, se rendait-il compte qu’en concluant des traités avec d’autres puissances européennes maritimes, il permettait à la Bretagne d’entrer dans le concert des grandes puissances économiques de l’Europe ? Anne de Bretagne (1477-1514), en mariant sa fille et héritière à Charles de Habsbourg (le futur empereur Charles Quint), a voulu unifier l’Europe et le monde. Les administratifs de l’Éducation nationale ne veulent-ils pas que les enseignants transmettent ces quelques connaissances aux élèves de Bretagne ? À notre époque, à part quelques-uns, les enseignants, à la différence de leurs aînés, se sont écartés des idéologies, surtout extrémistes. Ils recherchent la neutralité, l’objectivité. Le but de leur pédagogie est, du moins je le crois, de donner à leurs élèves des connaissances suffisantes pour comprendre la vie politique du monde qui les entoure, afin qu’ils puissent décider librement. Mais il semblerait que la suspicion soit hélas encore la règle. Sans le savoir, ces administratifs préfèrent travailler avec des extrémistes... qui détiennent des postes bien en vue. Cela les
rassure. Il faudrait qu’ils se renseignent ainsi un peu plus avant de s’adresser à certains. Il est tout de même très étrange qu’ils rejettent ceux qui sont les plus proches des idées de l’écrasante majorité de la population. Mais ne leur jetons pas trop la pierre ! Vers qui d’autre pourraient-ils s’adresser lorsqu’il leur faut s’occuper de l’enseignement de « cas bretons » ? On enseigne de moins en moins l’histoire de la Bretagne dans les universités bretonnes. Les plus capables n’y sont pas recrutés et ont dû partir pour faire de belles et surprenantes carrières universitaires hors de Bretagne, et de plus en plus à l’étranger. Pour finir, dois-je vous transmette encore mon inquiétude ? L’absence de formation fait dire n’importe quoi à certains enseignants. J’ai appris qu’une professeure d’histoire a annoncé à ses élèves que les routes bretonnes étaient gratuites grâce à Anne de Bretagne. Pire, certains se font des idées, je dirais même qu’ils fantasment. Ils s’appuient sur une histoire de la Bretagne imaginée et imaginaire pour tomber dans l’extrémisme. Le pire est que, faute de connaissances sur l’histoire de la Bretagne, des jeunes les croient et les suivent. Et pourtant ! Faut-il voir dans cette méconnaissance un échec généralisé ? Échec des pouvoirs publics, Éducation nationale en tête, qui a du mal à admettre l’enseignement de cette histoire dans les établissements scolaires, ou de la Région, ou des conseils généraux ? Échec des associations, trop fermées sur elles-mêmes, trop élitistes peut-être, trop vieillissantes certainement. Doit-on leur trouver des excuses dans le fait que le recrutement des plus jeunes devient très difficile ? Doit-on mentionner que le vieillissement des cadres comme des adhérents est patent ? Comment expliquer l’actuel manque cruel de chercheurs et d’universitaires se penchant sur la question de l’histoire de la Bretagne ? Les historiens bretons ont-ils préféré déserter la recherche pour faire de la politique ? Doiton trouver une explication dans le fait que beaucoup de jeunes professeurs d’histoire bretons se retrouvent mutés par l’Éducation nationale hors de Bretagne et finissent par s’y installer et, trop éloignés durablement, abandonner leurs projets de recherche ?
Peut-on penser qu’il y a aussi une baisse de niveau expliquant le recrutement récent dans les universités bretonnes de très nombreux professeurs d’histoire non bretons ? Vont-ils s’occuper de l’histoire de la Bretagne ? Le peuvent-ils alors qu’ils sont spécialistes de la Normandie, du Poitou ou de l’évêché de Rodez ? Et pourtant ! On s’en inquiète. La Région Bretagne donne des prix, subventionne des thèses d’histoire de la Bretagne, aide à la publication, sollicite la création du Centre d’histoire de Bretagne, tente de remplacer l’Institut culturel de Bretagne (ICB) par l’association Bretagne Culture Diversité (BCD). L’Institut de Locarn a favorisé dans ses formations l’enseignement de l’histoire de la Bretagne, a cherché à créer le collège d’histoire, mais cela n’a pas duré. Les initiatives ont été tentées autour de la Vallée des Saints. De nouvelles sociétés savantes plus jeunes apparaissent. Mais estce suffisant ? Touche-t-on vraiment la population ? L’intéresse-t-on ? Les nouvelles technologies et les nouveaux médias seront-ils les vecteurs à privilégier ? Qui va le faire : l’État ? La Région Bretagne ? Les collectivités territoriales ? l’ICB, BCD, les sociétés savantes ? L’Institut de Locarn ? Les entreprises bretonnes ou non bretonnes ? Des universitaires en Bretagne ou hors de Bretagne (ces derniers étant de plus en plus nombreux actuellement) ? Ou tout simplement les gens, les internautes, ceux qui se passionnent pour l’histoire de la Bretagne, ceux qui savent utiliser Internet, Twitter, Facebook, etc. ?
Les grandes figures de l’histoire de la Bretagne Si l’histoire de la Bretagne était enseignée, tous sauraient aussi qu’à l’instar de grands pays, la Bretagne possède de grandes figures qui ont fait non seulement son histoire, mais aussi celle de l’Europe et, même si c’est assez grandiloquent de le mentionner, celle du Monde. En parlant d’eux, on va bien sûr me traiter de « sale nationaliste breton », d’« historien de garde », notion qu’il y a encore très peu de temps je ne connaissais pas.
Le roman national... Un historien de garde, si je comprends bien, est le gardien du Temple, du roman national, c’est-à-dire d’une construction établie par des politiques – d’où l’accusation d’historien à la solde du politique (souvent proche des gouvernements en place), des idéologues, marxistes, libéraux, catholiques, islamistes, juifs, que sais-je encore ? – afin de créer, de conforter, de pérenniser un Étatnation, État dominé par un peuple qui se confond avec une nation. e
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Et Dieu sait qu’il y en a eu beaucoup, surtout aux XIX et XX siècles. On me dit encore il y a peu que, pour plaire aux médias, aux politiques, au peuple qui aime avoir des modèles (d’où l’engouement pour les grandes biographies), pour faire carrière, accéder aux honneurs du monde des historiens, il faut produire de véritables hagiographies. Il faut canoniser des personnes pourtant souvent peu recommandables, aux mains couvertes de sang. Tous les Étatsnations en ont et exigent que leurs enseignants, payés par eux, inculquent de gré ou de force aux enfants, dès leur plus jeune âge, des morceaux, bien choisis, des vies de ces idoles nationales. Et quoi de mieux que de porter aux nues les anciens dirigeants que l’on désigne alors comme les grands constructeurs de la Nation, avec un grand N ? Prenons quelques exemples. En Russie, on peut trouver Alexandre Nevski, Ivan le Terrible (qui a tué son fils), Pierre le Grand (qui lui aussi a tué le sien), Catherine la Grande (qui a fait éliminer er son mari), Alexandre I (qui a fait tuer très certainement son père), Alexandre II, Lénine et Staline (deux tortionnaires épouvantables), et plus récemment Nicolas II (gentil garçon dont le règne a connu des pogroms sauvages). Aux États-Unis se distinguent Washington (qui avait des esclaves), Lincoln, Theodore Roosevelt (un peu colonialiste sur les bords) et Franklin (son cousin, légèrement antisémite), ainsi que Kennedy (qui trompait ouvertement son épouse). En Angleterre, on peut disposer de Guillaume le Conquérant (un chic type qui a passé sa vie à la guerre), Henri II
Plantagenêt (qui fit la même chose et emprisonna pendant dix ans son épouse, Aliénor d’Aquitaine), Henri VIII (qui a fait tuer deux de ses épouses et fut un des plus grands voleurs de l’histoire de re l’Angleterre, comme Guillaume le Conquérant), Élisabeth I (qui fit exécuter pas mal de gens, y compris sa cousine et héritière, Marie Stuart). Il y a aussi Winston Churchill, qui ne fut pas non plus un tendre, en Afrique du Sud dans sa jeunesse (les Britanniques ne lui pardonnèrent guère sa dureté puisque, après la Seconde Guerre mondiale, il perdit les élections et son poste de Premier ministre). En France, les historiens Jules Michelet (mort en 1874) et Ernest Lavisse (mort en 1922) seraient ravis d’ouvrir les différents manuels scolaires d’histoire pour collégiens publiés depuis quelques années. On y trouve les « grands » dirigeants qui illustrent le « récit » national de la République : Vercingétorix, Philippe Auguste, saint er Louis, Philippe le Bel, Charles V, Louis XI, François I , Henri IV, Louis XIV, Napoléon Ier, Suger, Richelieu, Colbert, Jules Ferry, Clemenceau (dont les comportements moraux sont discutables, c’est le moins que l’on puisse dire...) – Vercingétorix avec sa politique de la terre brûlée, saint Louis avec les Juifs, Philippe le Bel er
avec les Templiers, François I , Henri IV, Louis XIV, les rois très chrétiens, qui ont collectionné les maîtresses et les bâtards, Robespierre (un héros de la Révolution qui a dirigé la Terreur), Napoléon (reconnu partout sauf en France et en Pologne, comme un tyran, un monstre, un boucher), Jules Ferry (grand colonialiste devant l’éternel), et Clemenceau (qui envoya la troupe pour réprimer dans le sang les grévistes). Mais on ne construit pas des États sans connaître quelques difficultés... et surtout sans avoir pour partenaire une administration dont l’efficacité est proportionnelle à l’ampleur des avantages qu’elle trouve sous la direction de ses « grands personnages » conquérants... Sous tous ces rois, le royaume de France connut d’importantes acquisitions territoriales, et je ne parle pas de l’empire de Napoléon, qui couvrit presque toute l’Europe. Jules Ferry créa véritablement le second empire colonial français (le e premier étant celui du XVIII siècle). En ce qui concerne Clemenceau,
il ne faut pas oublier que par sa victoire sur les Allemands la France devint la nation la plus puissante de l’Europe continentale, faisant exploser l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, constituant les États baltes, créant une grande Pologne et une grande Roumanie. Des colonies allemandes, elle prit le Togo et le Cameroun, et de l’Empire ottoman, la Syrie et le Liban.
... même en Bretagne Et pour la Bretagne, le nationaliste français et breton – un paradoxe, non ? – qu’était l’historien Arthur de La Borderie (18271901) a formé aussi un roman ou un récit national – comme on veut – avec des personnages hauts en couleur. Son Histoire de Bretagne, publiée en 1905, est calquée sur les règnes des souverains de Bretagne afin de révéler, tout comme pour leurs homologues du royaume de France ou d’Angleterre, auxquels ils sont souvent opposés, leur grandeur et leur rôle majeur dans la construction de l’histoire de la Bretagne. Il ne faut pas oublier qu’Arthur de La Borderie était royaliste. Son but est donc de montrer que seuls les souverains ont la capacité de diriger un territoire, que ce sont eux qui sont au centre du récit national. Bien sûr, il met bien en valeur les figures des fondateurs du royaume de Bretagne (Nominoë et Salomon), et du duché de Bretagne (Alain Barbetorte, Pierre de Dreux, le bienheureux Charles de Blois, Jean V, François II et bien sûr Anne de Bretagne). Mais en écrivant mon livre sur ces souverains, je me suis aperçu qu’il y avait de petits problèmes, que derrière les descriptions hagiographiques – et Arthur de La Borderie, qui fut suivi et l’est encore par de nombreux historiens et amoureux de l’histoire de la Bretagne – tout n’était pas rose. En réalité, on ne connaît pas grand-chose des rois de Bretagne. Bien sûr, ils ont fait des conquêtes, ils ont remporté des batailles, mais comme la famille des Atrides, ils s’épuisèrent à se massacrer les uns les autres, à tel point que, comme leurs voisins, les rois carolingiens, ils laissèrent leurs côtes être ravagées par les Vikings. De plus, force est de remarquer que leur titre de roi leur fut octroyé, après quelques victoires sur les Carolingiens, par ces derniers, qui avaient sur leur tête la couronne suprême, le cercle impérial. Alain Barbetorte (mort en 952) ne devint le souverain de la Bretagne qu’avec l’aide de son parrain, le roi d’Angleterre, et en renonçant au titre de roi pour celui de duc.
Pierre de Dreux (1213-1237, dates de règne) est un prince capétien et donc un membre de la dynastie royale de France. Bien sûr, il chassa du continent le méchant Jean sans Terre, roi d’Angleterre. Il le poursuivit même en Angleterre, contraignant ce roi er
assassin de son beau-frère, Arthur I de Bretagne, à une fuite éperdue dans les marais et à périr dans les douleurs atroces de la dysenterie. Mais Pierre savait surtout préserver ses intérêts. Fils cadet du comte de Dreux, et donc modeste prince, il accepta d’épouser Alix de Thouars, duchesse de Bretagne un peu usurpatrice sur les bords (la demi-sœur aînée d’Alix, Aliénor Plantagenêt, étant encore vivante en Angleterre). Alix était riche. Pierre intervint en Angleterre pour reprendre le richissime comté de Richmond, confisqué par Jean sans Terre à Arthur de Bretagne. Il s’empara du Trégor et du Penthièvre, alors à un enfant, Henri d’Avaugour, fiancé débouté d’Alix, et héritier des ducs de Bretagne de la maison de Rennes, car selon lui ils constituaient une partie de l’héritage de sa femme, fille de Constance de Rennes. On ne peut pas dire qu’il fut un vassal fidèle, se révoltant contre la régente de France, Blanche de Castille. On ne peut pas dire non plus qu’il fut apprécié par la féodalité bretonne, qui se révolta contre lui en 1230. Il mena contre elle une véritable guerre. Il n’hésita pas à employer des mercenaires particulièrement sanguinaires. Il finit par perdre et, pour se préserver de toute condamnation, devint croisé mais mit du temps à partir pour la Croisade. La vie de Charles de Blois (qui régna de 1341 à 1364, officiellement) est mise en exergue par le très catholique Arthur de La Borderie, alors qu’il fut un bien piètre duc et, surtout, lorsqu’il commandait l’armée ducale, il laissa des milliers de ses partisans se faire massacrer sur les nombreux champs de bataille qu’il perdait les uns après les autres. Fait prisonnier à la bataille de La RocheDerrien en 1347, il ruina son épouse et joua un rôle trouble comme conseiller des rois de France. Quant à l’idole des nationalistes bretons, il s’agit du duc Jean V, chic type au début de son règne puisqu’il aida de nombreuses personnes à fuir les atrocités des bouchers parisiens lors de la guerre civile Armagnacs contre
Bourguignons. Cependant, après son kidnapping en 1420, il devint totalement paranoïaque, ne dormant jamais – j’ai vérifié dans ses actes publiés par René Blanchard – plus de trois nuits d’affilée dans le même lit. On imagine les difficultés pour l’administration ducale, qui devait suivre les pérégrinations de son duc. L’avantage est qu’il enferma la Bretagne, fortifia sa frontière terrestre et s’allia avec des puissances maritimes (Hanse, Castille), afin de protéger les côtes bretonnes. Le résultat fut que, alors que l’Angleterre et la France étaient ravagées par la seconde partie de la guerre de Cent Ans, la Bretagne, en paix, prospérait. Quant à François II (qui régna de 1458 à 1488), on le présente, surtout à la fin de sa vie, alors qu’il subissait défaite sur défaite, comme soumis à la volonté de ses favoris (surtout des non-Bretons, comme par hasard), comme un gentil duc sénile avant l’heure, soit vers 50 ans (il mourut à 53 ans). On a du mal à le croire... Prince dispendieux, enfant gâté, car on savait quasiment à sa naissance qu’il allait devenir duc de Bretagne, il hérita d’une des plus grosses fortunes de l’Occident chrétien, sans compter bien sûr des forces militaires bien organisées par son oncle et prédécesseur Arthur III (le connétable de Richemont). Il se crut supérieur en s’opposant au retors et très intelligent Louis XI. Maintenant, le cas d’Anne de Bretagne... et cela ne va pas plaire. Georges Minois a écrit dans sa biographie de cette duchesse-reine ou reine-duchesse, selon que l’on se place du côté breton ou du côté français, que si l’on se consacre réellement à la vie d’Anne, on ne peut écrire que 50 pages – et encore – sur elle. Joël Cornette, qui a commencé un livre sur cette souveraine, me l’a confirmé. Et je lui ai répondu que c’était totalement normal. Personne n’a osé réunir, comme Michael Jones l’a fait pour Jean IV, Charles de Blois et Jeanne de Penthièvre, les actes d’Anne de Bretagne. Ils sont tellement dispersés... Il paraît qu’on en trouve dans les archives espagnoles et anglaises. J’ai aussi le sentiment d’une grande destruction. Il est tout de même très étrange de ne pas disposer de son testament. Anne ne pouvait pas ne pas en avoir fait un... Son patrimoine était tellement vaste... Durant dans la seconde partie de sa vie, elle fut obsédée par l’établissement de ses filles, et sa piété
était très profonde. Une catholique, ne pas établir un testament, cela est impossible ! Où est-il donc passé ? Probablement détruit par les autorités royales, et certainement par Louise de Savoie, la grande captatrice d’héritage. Il ne faut pas oublier comment cette dernière s’empara de la fortune de la duchesse Suzanne de Bourbon. Louise er de Savoie, la mère de François I , et donc belle-mère de Claude de France (fille d’Anne et épouse du roi François), avait l’appât du gain et savait très bien préserver ses propres intérêts et ceux de son royal fils. Il ne faut pas oublier non plus comment Renée de Ferrare et sa fille Anne d’Este, duchesse douairière de Guise, alors en procès vers 1570 contre le roi de France, Charles IX, leur neveu et cousin, afin de récupérer l’héritage d’Anne, mère de Renée, ont trouvé le contrat de mariage d’Anne de Bretagne et Louis XII. Alors que l’administration royale leur refusait l’accès au document, elles ont fouillé elles-mêmes dans les archives royales. On les imagine arriver en carrosse, entourées de gardes (Anne d’Este était alors la veuve très respectée du chef des catholiques), bousculant le personnel des archives, courbé en deux devant ces deux princesses de si haut rang, et fouillant dans les caisses des archives. Quel beau spectacle ! Pour revenir à Anne de Bretagne, la propagande bretonne et française lui fait dire tout et n’importe quoi, comme l’a montré Didier Le Fur dans sa biographie de la duchesse-reine. Ce que je retiens d’elle : elle était princesse et elle le savait ; elle fut trois fois reine (des Romains et deux fois de France... et en plus couronnée, ce qui est exceptionnel, faisant d’elle une potentielle régente du royaume de France) et encore une fois elle le savait. Elle était riche et puisait largement dans ses caisses et celles de son duché pour payer son train de vie somptueux. Autoritaire, peut-être, dispendieuse, certainement, car il lui fallait montrer à tous qui elle était. Sa situation ne fut jamais assurée, surtout pas sous le règne de son second mari Charles VIII, qui avait aussi des droits importants sur le trône breton. Dans sa jeunesse, elle vécut des moments très difficiles, puis elle se retrouva seule à 13 ans, orpheline de père et de mère, sa sœur cadette étant décédée, protégée et donc dépendante des agents
ducaux, Philippe de Montauban, des grands féodaux et de son cousin germain et héritier direct, le prince d’Orange. Pauvre Anne ! Elle voulut mais ne put rien faire... pas même transmettre son duché à qui elle le voulait. Il est clair qu’elle n’eut qu’un but : que son cher duché ne soit pas entre les mains du roi de France. Pourquoi ? Par amour pour la Bretagne, peut-être ? Par volonté d’indépendance ? On peut l’admettre. Par ressentiment envers le centralisme français ? On peut le penser. Il faut rappeler qu’elle vécut ses jeunes années à fuir les armées royales. On a l’impression que si elle s’entendait personnellement bien avec ses maris, Charles VIII et Louis XII, elle n’aimait guère les rois de France et surtout leur administration. Il est clair aussi qu’elle se fit un devoir de pérenniser l’administration ducale mise en place par ses prédécesseurs, principalement de la dynastie Montfort, à laquelle elle appartenait. S’il faut prendre des souverains de Bretagne comme modèles de dirigeants, il me paraît plus intéressant de se pencher d’abord sur les organisateurs. Ils sont assez austères. Leurs vies manquent clairement de romantisme. L’historien aujourd’hui disparu Hubert Guillotel a étudié Conan III (duc de 1112 à 1148). J’ai ajouté récemment à sa biographie l’épisode Abélard, c’est-à-dire lorsque Conan III a voulu, à l’instar de tous les autres princes d’Europe, y compris le pape, se reposer sur les agents de la réforme grégorienne, sur ceux qui étaient en train de réorganiser la chrétienté pour la rendre plus juste, plus efficace, à une époque où il fallait mobiliser toutes les forces de cette chrétienté pour s’implanter en Palestine. Conan III échoua car le père de l’individualisme qu’était Abélard lui préféra son Héloïse, et le duc dut se tourner vers les moines cisterciens, dont les buts étaient différents des siens. Conan III voulait qu’ils travaillent à l’aider à contrôler son énorme duché, et ces moines étaient avant tout des religieux au service de Dieu et de la chrétienté. er
Le duc Jean I (1237-1286) ne fit pas cette erreur. Comme je l’ai montré dans mon livre La Chevalerie bretonne ou la formation de l’armée ducale (1260-1341), il sut profiter de ce que l’on nomme la « révolution notariale ». Il recruta des agents qui n’étaient pas des
religieux. Il sut faire de son duché une véritable entreprise prospère, permettant à son fils Jean II (1286-1305) d’être le duc parmi les plus riches de la chrétienté, à tel point qu’il put tenir tête au roi Philippe le Bel. Pour moi, Jean V est bien sûr un grand souverain de la dynastie Montfort, mais le plus important est son second fils, Pierre II, qui régna de 1450 à 1457. Pendant ces sept années de règne, avec l’aide de son oncle et successeur Arthur de Bretagne, connétable de France, soit le numéro 2 du royaume de France, il se positionna en chef à la fois de la noblesse (en créant les fameux neuf barons), soit d’une armée permanente sous sa seule autorité, mais encore des finances ducales, de la justice et des lois. Bref, il devint un souverain moderne, position dont hérita sa petite-nièce Anne de Bretagne. Et que dire aussi des Eudonides et de Jeanne de Penthièvre ? On ne connaît que depuis peu leur rôle, grâce aux publications de Stéphane Morin et de Michael Jones. Auparavant, ils étaient quelque peu oubliés. La propagande des ducs Montfort avait bien travaillé. En effet, bien que Jeanne de Penthièvre, duchesse de Bretagne par droit propre (de 1341 à 1384), en tant que fille unique de Guy de Bretagne, seigneur de Penthièvre, lui-même frère cadet utérin du duc Jean III, mort sans enfants en 1341, ait perdu la guerre dite « de la Succession de Bretagne » au profit de son cousin germain Jean de Bretagne, comte de Montfort-l’Amaury, fils du demi-frère cadet de Jean III et Guy, les enfants de Jeanne et le comte de Montfort, e
devenu le duc Jean IV, s’étaient réconciliés vers la fin du XIV siècle. On vit même Jean V (qui régna de 1399 à 1442), fils de Jean IV, dormir en toute confiance dans le même lit que les petits-enfants de Jeanne. Tout allait pour le mieux entre les deux familles jusqu’au jour où les Penthièvre s’emparèrent de Jean V en 1420 et le traînèrent de château en château pendant des mois, venant lui dire tous les soirs qu’ils allaient le trucider le lendemain. Bel esprit de famille ! Libéré grâce à son épouse, Jeanne de France, qui parvint à mobiliser les troupes ducales, Jean V se vengea, confisqua tous les biens des Penthièvre, les fit poursuivre partout. Ses historiens, qui furent suivis par bien d’autres, firent en sorte de salir la mémoire des
Penthièvre et celle de ceux qui portaient le titre de comte de Penthièvre, soit les descendants d’Eudes de Rennes (mort en 1073). Eudes devint un être ignoble dans l’histoire de la Bretagne, surtout qu’il s’était lui aussi emparé de son neveu, Conan II, duc de Bretagne, et que ce dernier avait réussi à s’imposer à lui. Bref, il y avait comme des similitudes historiques. On mit donc dans le même sac les descendants d’Eudes et ceux de Jeanne. Pourtant, les premiers avaient créé une véritable principauté à cheval entre la Bretagne et l’Angleterre. Sans eux, Guillaume le Conquérant, neveu d’Eudes (qui fut régent de la Normandie lors de la minorité du futur roi d’Angleterre), n’aurait pu gagner la bataille d’Hastings (1066). Ce sont eux qui obtinrent d’immenses biens en Angleterre, dont héritèrent par mariage les ducs de Bretagne. Ce sont eux qui ont organisé politiquement et religieusement (mais au Moyen Âge, c’est à peu près la même chose) tout le nord du duché. On dit que le fils cadet d’Eudes, Alain le Roux, qui reçut plus de 250 manoirs de Guillaume le Conquérant, figurerait dans la liste des dix plus grandes fortunes de l’histoire de l’humanité. Et que doit-on dire de son petit frère, Étienne, qui hérita de l’ensemble des biens familiaux en Angleterre et en Bretagne ? Il devint beaucoup plus riche que le duc de Bretagne lui-même. Ce fut pour cela que Conan III maria vers 1145 sa fille et héritière au fils d’Étienne, Alain le Noir. Quant à Jeanne de Penthièvre, ses actes publiés par Michael Jones montrent une femme de tête, qui refusa toujours de diviser le duché en deux, le Nord pour elle et le Sud pour Jean de Montfort. L’histoire des souverains de Bretagne peut ainsi rivaliser sans peine avec celle des rois de France ou d’Angleterre, tout comme celle de leurs conjoints et conjointes. J’ai cité Charles de Blois, mais il y a aussi Ermengarde d’Anjou, Jeanne de Flandre (la mère de Jean IV, dite « Jeanne la Flamme »), Jeanne de Navarre, régente du duché pour son fils Jean V, puis reine d’Angleterre. Il y a aussi leurs enfants, tels Brian Fitzcount et Jean de Richmond, très célèbres en Angleterre, le premier pour avoir soutenu l’impératrice Mathilde pendant l’Anarchie et le second pour avoir combattu William Wallace
durant la guerre d’indépendance de l’Écosse. Si la France a eu des Suger, des Richelieu, des Colbert, la Bretagne a eu Pierre Landais (mort en 1485), qui ne put achever sa grande œuvre, faire de la Bretagne une grande thalassocratie. Et oui, comme ailleurs, les princes de Bretagne ne purent régner sur la Bretagne qu’en s’appuyant sur une administration de plus en plus structurée, et donc forte : d’abord des féodaux (des vassaux résidant dans des forteresses souvent d’origine princière quadrillaient le territoire) et des religieux (des moines sortaient des monastères et des prieurés pour dire des messes correctes dans les églises paroissiales), puis des techniciens sachant compter, faire fructifier le Domaine ducal (une énorme fortune immobilière, en terre, en pierre, en paysans), sachant se battre et défendre les intérêts des ducs et uniquement les leurs. En contrepartie, les ducs en firent des nobles, des nobles seconds peut-être au début, mais peu à peu, surtout après la e e disparition aux XV et XVI siècles des féodaux bretons, les premiers, les tout-puissants nobles bretons qui régnèrent, discrètement mais certainement, sur la Bretagne jusqu’à la Grande Guerre. Avec le temps, des figures plus populaires, issues des couches inférieures de la société, apparurent de plus en plus nombreuses : Georges Cadoudal (1771-1804), René Laënnec (1781-1826), Guillaume Lejean (1824-1871), Nathalie Lemel (1827-1921), Marie de Kerstrat (1841-1920), Emmanuel Desgrées du Loû (1867-1933), Jeanne Pencalet (1886-1972), Corentin Cloarec (1894-1944), Yves Tanguy (1900-1955). Erwan Chartier et François Labbé en ont publié sur Internet de nombreux portraits. Ils démontrent à eux deux que la Bretagne ne manque pas de grandes figures. À tel point que les histoires anglaise et française en empruntent à l’histoire de la Bretagne : Clisson et Du Guesclin, Anne de Bretagne, Cadoudal, Duguay-Trouin, Surcouf, Pléven sont des grands noms de l’histoire de France et de celle de la Bretagne. Pour l’Angleterre, il ne faut pas er chercher bien loin : le roi Arthur, bien sûr, mais aussi le duc Arthur I (mort en 1203), Jeanne de Navarre, la mère de Jean V.
LA BRETAGNE, UNE TERRE D’EXCEPTION
Quelle prétention, me direz-vous ! La Bretagne, une terre d’exception. Avec un tel titre, je vais être traité de chauvin, voire de régionaliste, d’autonomiste ou même de nationaliste. Mais que voulez-vous que je vous dise : la Bretagne est un territoire comme un autre ? Eh bien non ! Et c’est ce qui fait sa célébrité mondiale. Sa géographie est unique, ses habitants ont la réputation de posséder des caractères bien trempés, même s’il reste toujours dangereux de globaliser, et enfin l’organisation qui l’a structurée et qui, malgré des influences extérieures, le fait toujours demeure originale. Car en effet la Bretagne est originale.
Une géographie unique
La Manche, le lien historique Il suffit de regarder et de faire pivoter la carte de l’Europe pour comprendre que la Bretagne est la porte sud du plus riche canal mondial, la Manche, ou en anglais the Channel, nom qui vient de l’ancien français « chanel », signifiant justement « canal ». Il faut considérer la Manche ainsi, c’est-à-dire comme un canal et non une frontière, que l’on empruntait quotidiennement et ce, depuis les temps les plus reculés. On naviguait sur des barques, ces navires aux caractéristiques très variées, désignés sous le nom de navis, terme très élastique, ou plus spécifiquement les barges, les rescaffes, les vessels, les crayers, les pinasses. L’origine de ces barques est très ancienne, sans doute protohistorique, et leur succès ne se démentit pas, car elles étaient parfaitement adaptées à toutes les activités maritimes – pêche, commerce, y compris le e piratage. Vers le XII siècle, des navires à haut bord, désignés le plus souvent par le terme de « nef », armés, apparurent, puis ce furent e
les caravelles au XVI siècle, puis les grands vaisseaux à voile au e XVIII siècle et enfin les navires à vapeur au siècle suivant. Depuis le Néolithique, les populations des deux rives appartenaient au même monde, à cette civilisation atlantique qui nous a laissé Stonehenge et Barnenez et qui dominait les mers jusqu’à l’arrivée des Romains. Rome avait coupé les liens entre les deux rives pour mieux les restaurer lorsqu’elle fit la conquête au er I siècle de l’île de Bretagne (aujourd’hui l’Angleterre et le pays de e Galles). Rome, en difficulté au IV siècle, installa sur les côtes nordarmoricaines des Britons insulaires. La Manche était alors un grand fleuve que l’on pouvait traverser facilement, comme le montrent les e e nombreux voyages des saints bretons du VI au VIII siècle. Si face aux Saxons à l’est, aux Scots d’Irlande et aux Pictes d’Écosse des Britons ont quitté à cette époque leur Bretagne pour se réfugier en Armorique, les princes de Bretagne (l’Armorique étant devenue la e
Bretagne) au IX siècle ont fui devant les Vikings en Angleterre. Alain
Barbetorte, le premier duc de Bretagne, ne revint qu’avec le soutien militaire de son parrain, le roi Athelstan d’Angleterre. Les relations politiques restèrent étroites entre les deux pays. L’intervention de ses alliés bretons permit à Guillaume le Conquérant de l’emporter à la bataille d’Hastings. Leur chef, Alain le Roux, fut récompensé par le don de centaines de seigneuries, formant l’honneur de Richmond, qui resta à ses héritiers, les ducs de Bretagne, pendant plus de trois er cents ans. Henri I Beauclerc (mort en 1135), le dernier fils de Guillaume, parvint à monter sur le trône anglais grâce à ses amis bretons (les Dols dont sont issus les Stuart, les Dinan), qui eux aussi furent largement récompensés. Si, lors de la guerre civile, d’un côté Mathilde, fille d’Henri, avait ses Bretons, de l’autre le roi Étienne avait les siens. Le fils de Mathilde, Henri d’Anjou, devint roi d’Angleterre, mais aussi – après avoir obligé le duc de Bretagne, Conan IV, à abdiquer en faveur de sa fille Constance – régent du duché de Bretagne de 1166 à 1181. Le fils d’Henri, Geoffroy, époux de Constance, et leur fils Arthur devinrent ducs de Bretagne. Ce dernier aurait pu devenir roi d’Angleterre s’il n’avait pas été assassiné par son oncle, Jean sans Terre. Les Bretons chassèrent ce dernier du continent. Et ce sont leurs cousins installés en Angleterre qui l’obligèrent à signer la Grande Charte de 1215. Les ducs de Bretagne se préoccupèrent toujours de l’Angleterre. Pierre de Dreux (1213-1237), battu par le roi de France, se réfugia en Angleterre. Jean II (1286-1305) se maria avec Béatrix er d’Angleterre et fut le meilleur ami d’Édouard I d’Angleterre, qui éleva comme son fils son neveu Jean de Bretagne, l’adversaire de William Wallace en Écosse. La Bretagne était si indispensable à l’Angleterre – il est vrai qu’elle était le passage obligé pour rejoindre l’Aquitaine anglaise – qu’Édouard III et ses successeurs profitèrent de la querelle dynastique qui secoua pendant près d’un siècle la Bretagne (guerre de la Succession de Bretagne de 1341 à 1420) pour tenter de s’en emparer. Leurs projets échouèrent devant la détermination de Du Guesclin et d’Olivier de Clisson. Au XVe siècle, alors que
l’Angleterre était ravagée par la guerre des Deux-Roses, la Bretagne, protégée par ses ducs et ses soldats, s’enrichissait. Pour préserver sa souveraineté, on pensa marier Anne de Bretagne au prince Édouard d’Angleterre, mais le roi de France s’y opposa et il épousa Anne. À partir de ce moment, les liens avec l’Angleterre furent compromis, d’autant que l’Angleterre devint protestante et la Bretagne resta catholique. La Bretagne appartenait alors aux rois de France. Leurs ministres Richelieu, Fouquet, Maurepas voulurent faire de la Bretagne la tête de pont vers l’empire colonial français. Les marins bretons devinrent les pires ennemis de la Royal Navy. La Révolution française et la défaite de Napoléon permirent aux Anglais d’avoir le contrôle des mers. La Manche était à eux. À la restauration de la monarchie en 1815, la Bretagne était fermée. Bien sûr, à la fin e
du XIX siècle, le charbon gallois arrivait à Saint-Nazaire et les Johnnies léonards commencèrent à vendre leurs oignons en Angleterre, mais c’était bien peu. Pendant l’Occupation allemande (1940-1945), de Bretagne, des avions de la Luftwaffe partaient bombarder Coventry et ceux de la Royal Air Force lâchaient des milliers de bombes sur les ports bretons. Avec l’Union européenne, les liens entre les deux Bretagne réapparurent pour le plus grand bénéfice de tous (comme le montre le succès de la Brittany Ferries). Mais... le Brexit paraît remettre tout en question. On n’y croyait pas. Et pourtant c’est arrivé. Nos voisins d’outre-Manche ont voté pour quitter l’Union européenne. Et leur gouvernement semble vouloir appliquer leur décision. Une nouvelle fois, la Manche, ce canal le plus fréquenté au monde, va servir de frontière. Et la Petite-Bretagne, dont la partie nord, comme tout le monde le sait, donne sur la Manche, va se retrouver coupée de ses liens millénaires – que dis-je, de ses relations plurimillénaires – avec la Grande-Bretagne.
Des limites pluriséculaires trop méconnues Il y a maintenant deux ans, en juillet, un ami qui admire Chateaubriand, l’écrivain, venu me voir de son Nord – on dit aujourd’hui les « Hauts-de-France » –, me demanda : « Puisque je suis en Bretagne, peut-on aller voir Combourg (qui se situe en Illeet-Vilaine) ? » Je n’osais lui refuser la visite du château ancestral de son idole, même si je râlais un peu en lui disant qu’il fallait tout de même trois heures de voiture pour traverser d’ouest en est (j’habite en face de Molène) la Bretagne. Et nous nous rendîmes à Combourg pour visiter cette forteresse médiévale, qui fut au temps des ducs de Bretagne une des pièces maîtresses de la frontière du duché avec le royaume de France. À l’accueil de cette demeure historique, une dame charmante nous vendit les tickets d’entrée et nous demanda à chacun le numéro de notre département (pour ses statistiques). Lorsque je lui donnai le mien, soit le 29, elle me répondit : « Vous venez de Bretagne. » À mon regard stupéfait, cette dame se reprit et ajouta : « De là-bas... De Basse-Bretagne », ce qui n’est pas faux en soi. Ayant reçu, du moins je le crois, une éducation soignée, je ne répliquai rien. Mais je ne pus m’empêcher de penser – et d’en faire part à de nombreux interlocuteurs – que l’on ne sait plus où se situent les limites de la Bretagne, et, pire encore, que des gens ne savent même pas qu’ils vivent en Bretagne. Lors d’une séance de dédicaces à Montaigu, on m’a demandé si Clisson était en Bretagne, ce à quoi j’ai répondu : « Bien sûr ! » Mon interlocuteur a ajouté : « Et Ancenis ? » J’ai répliqué, un peu agacé, encore par un « Bien sûr ! ». Mon voisin de table, auteur de romans sur la région de Clisson, m’a dit peu après que ces questions n’étaient en rien agressives, comme j’aurais pu le croire, mais que souvent on lui posait le même genre de questions, car les gens vivant en LoireAtlantique ne savent plus s’ils sont ou non en Bretagne, tant certains politiques aimeraient faire croire à leurs administrés qu’ils ne vivent pas en Bretagne. Si les habitants de Loire-Atlantique résident dans la région administrative Pays-de-la-Loire, ils demeurent dans la Bretagne historique et donc sont des Bretons et des Bretonnes.
Il est nécessaire de faire ici un petit rappel. La Bretagne – territoire 2
d’une superficie de 32 000 km (la Bretagne est plus vaste que la e Belgique) –, pour le chroniqueur du XV siècle Pierre Le Baud, « a ses limites immuables car enracinées dans l’immémorial, ses frontières naturelles déterminées par les fleuves du Couesnon, de Sélune, de Mayenne et de Loire au-delà desquels le Breton vit en exil ». Il est impossible ici de ne pas mentionner un fait à peine croyable dans une Europe en recomposition politique constante : la permanence des frontières de la Bretagne. À partir du IXe siècle, elles sont en effet fixées ou presque, car la Bretagne perdit le MontSaint-Michel, la nécropole de ses ducs, un siècle plus tard. La Bretagne est en effet une presqu’île entourée par la mer au nord, au sud, à l’ouest et fermée à l’est par des limites gardées par un système de forteresses : Combourg, Fougères, Vitré, La Guerche, Châteaugiron, Châteaubriant, Machecoul, Clisson, parmi les châteaux les plus connus et les plus magnifiques d’Europe. Mais revenons à ces réactions. Pourquoi ces réflexions de la part de gens qui habitent en Bretagne et qui sont souvent Bretons et Bretonnes ? Le sentiment de ne pas être en Bretagne et d’appartenir à un département : je suis Finistérien, Morbihanais, Costearmoricain, d’Ille-et-Vilaine, de Loire-Atlantique... Mais de Bretagne, on n’en parle pas beaucoup, on l’oublie peut-être. Il est vrai que la Bretagne a perdu son unité. En 1791, avec la Révolution française, e le duché de Bretagne, devenu province au XVI siècle, fut divisé en cinq départements : le Finistère (le département le plus éloigné de Paris), les Côtes-du-Nord (au nom trop froid qui deviendra en 1990 les Côtes-d’Armor, ce qui fait plus breton), le Morbihan, l’Ille-etVilaine et la Loire-Inférieure (devenue, en 1957, la Loire-Atlantique, ce qui est moins dévalorisant). Le régime de Vichy, par le décret du 30 juin 1941, décida de la création de préfectures de région. Ille-etVilaine, Morbihan, Finistère et Côtes-du-Nord dépendirent du préfet de Rennes, mais la Loire-Atlantique releva de celui d’Angers. Ces préfectures disparurent à la Libération. Cependant, la création des
« régions programmes » de 1956 voit le retour de cette « partitionamputation » de la Bretagne « historique » qui est reconduite lors des réformes régionales de 1972 et 1982. Autre raison possible de ces réactions : la honte d’être breton ou d’être reconnu comme tel. La peur de l’identité bretonne semble être un sentiment encore durable. Être reconnu et assimilé à des Bretons, pour certains, est dévalorisant socialement – être un plouc ou un fils de plouc vivant dans une maison sans toilettes ni électricité, comme peuvent le penser certains –, culturellement – parler une langue que personne ne comprend –, politiquement – être un Bonnet rouge, voire, pire, un régionaliste ou encore un séparatiste indépendantiste. Mais les choses changent, et bien largement. Ce que je viens de décrire n’est plus, du moins faut-il l’espérer, que des traces d’un certain crétinisme. Il est clair que dans les nouvelles générations, surtout chez les moins de 30 ans, on est fier d’être breton.
Quelques vérités sur le caractère des Bretons
Des gens ouverts Jean-Michel Le Boulanger, vice-président actuel de la Région Bretagne chargé de la Culture, s’est beaucoup exprimé sur l’identité bretonne. Il a conclu que tous les Bretons et les Bretonnes étaient bretons et bretonnes, français et françaises, européens et européennes, ce dont tout le monde aujourd’hui convient, à part quelques personnes un peu bizarres. Pour lui aussi, s’inspirant des écrits de l’historien médiéviste de la Bretagne aujourd’hui disparu Jean-Christophe Cassard, l’identité bretonne plonge ses racines dans ce qu’a nommé cet historien la « civilisation paroissiale », à l’exception de quelques cas, comme les marins. Et c’est cette exception qui me dérange. On est toujours influencé par son enfance. Il semblerait que celle de Cassard fut paysanne et terrienne. La mienne est plus proche de la mer, puisque je suis issu d’une famille de marins fermiers, habitant dans une maison de maître de barque. e
Pour Cassard, à cause des incursions vikings du IX siècle, la Bretagne s’est enfermée, et tournée vers la terre. Il aurait fallu e attendre le XV siècle pour qu’elle regarde vers la mer, là d’où étaient venus les saints britonniques qui ont structuré une grande partie de la Bretagne. Pour moi, il n’y a jamais eu de rupture. Mes propres recherches sur la période allant du XIe au XVe siècle, soit plus de quatre cents ans, m’ont montré que la mer est restée essentielle pour les Bretons. Plusieurs exemples le démontrent. Les nobles bretons héritiers de ceux qui ont aidé Guillaume de Normandie à conquérir l’Angleterre et qui ont obtenu d’énormes fiefs dans ce royaume avaient aussi d’importants fiefs en Bretagne et devaient passer de l’un à l’autre et traverser la Manche, tel bien sûr le duc Conan IV (qui abdique en 1166), duc de Bretagne et comte de Richmond (au nord de l’Angleterre). De nombreuses mottes féodales, centres des plus grands fiefs bretons, que j’ai identifiées en utilisant les indications fournies par le célèbre Livre des Ostz de 1294 recensant les devoirs des vassaux du duc, se situent non loin
des côtes, souvent à l’embouchure de rivières. Le roi Philippe le Bel ordonna en 1296 une enquête royale en Bretagne pour évaluer le degré de fidélité des Bretons (il était alors en guerre contre l’Anglais) et les agents royaux rapportèrent l’intense activité des ports bretons. Enfin, ce n’est pas pour rien que le château de Suscinio devint la résidence ducale préférée de nombreux souverains bretons : il se trouve à seulement quelques centaines de mètres d’une plage où l’on pouvait embarquer facilement pour rejoindre la Loire. La terre est essentielle, bien sûr, comme ailleurs. L’écrasante majorité des Bretons et des Bretonnes ont été des paysans comme ailleurs... Leur vie était rythmée par les travaux des champs. Bien que... si les documents d’archives du Moyen Âge nous montrent l’importance de la terre et des forêts, ils révèlent aussi l’importance de l’eau. Peut-être plus qu’ailleurs l’eau détermine l’identité bretonne. Du fait de la géographie de la Bretagne, elle est partout. La mer entoure sur trois côtés la Bretagne, qui est drainée par de très nombreuses rivières. Les côtes étaient, et sont encore, parsemées de ports. Des villes du Centre-Bretagne disposaient de ports fluviaux. Sur les rivières – on a du mal à se l’imaginer aujourd’hui – voguaient de nombreuses barques transportant hommes et marchandises du nord au sud de la péninsule et vice versa, reliant les ports bretons, évitant ainsi de passer les pointes bretonnes périlleuses. Ces rivières servaient aussi de frontières entre les fiefs, entre les comtés. L’eau représentait la richesse. Les e
ducs de Bretagne du XIII siècle s’occupèrent tout particulièrement de pisciculture. Ils ne furent pas les seuls. Lorsque l’on découvrit l’Amérique, la Bretagne était prête. Elle était déjà une thalassocratie, développée par le marchand vitréen, propriétaire de navires, et conseiller principal du duc François II Pierre Landais, qui passa d’importants traités avec les autres puissances maritimes de l’époque : la Castille, le Portugal, l’Angleterre, la Bourgogne (Flandre), la Hanse (les ports germaniques). La Bretagne bénéficia largement du trafic maritime e transocéanique à partir du XVI siècle. Les Bretons et les Bretonnes tissaient partout (surtout dans le Haut-Léon) pour vêtir les
Américains mais aussi pour produire les énormes voiles des navires. Les ports bretons – Nantes, Saint-Malo, Brest et le petit dernier, Lorient –, qui se classaient parmi les plus grands ports européens, avaient besoin d’approvisionnements permanents, surtout au e XVIII
siècle, en eau, en vin (beaucoup), en bois, en nourriture, en marchandises et bien sûr en hommes. Ces ports ont attiré des milliers d’hommes et de femmes, et pas seulement des marins des côtes mais aussi des paysans, qui étaient également des artisans. Il y a eu d’importants mouvements de population, dont on a encore du mal à identifier l’ampleur. La civilisation paroissiale, campagnarde, rurale, n’a pas été bouleversée, du moins je le crois, car elle était ouverte depuis longtemps déjà. Bien sûr, la paroisse avec son église, le quartier avec sa chapelle restaient le centre de la vie. On allait à la foire et aux pardons. On se mariait un peu à côté, mais sans plus. Toutefois, on regardait loin, très loin et on pouvait se le permettre. De nombreux nobles de cette époque allièrent terre et mer : le second de Bougainville dans son expédition, Fleuriot de Langle (1744-1787), détenait des fiefs près de Carhaix ; la noblesse léonarde du bord de mer disposait aussi d’importantes terres à l’intérieur de la Bretagne. Le problème est que nous nous arrêtons très souvent à l’image e des Bretons et des Bretonnes du XIX siècle jusqu’en 1920 : le blocus continental, le centralisme d’État, le repli de l’aristocratie bretonne, qui a abandonné la mer après la Révolution pour ne s’occuper que de l’exploitation de ses terres, ont bien sûr fermé la Bretagne. C’est vraiment à cette époque que l’on voit la civilisation paroissiale décrite par Jean-Christophe Cassard, et j’ajouterais même une civilisation de quartier, car souvent en hiver on n’allait pas très loin, et pour aller à la messe on préférait la chapelle d’à côté afin d’éviter de s’embourber dans les chemins pour rejoindre l’église paroissiale. Le curé n’avait qu’à y envoyer un vicaire ou un prêtre pour servir la messe. On vivait entre fermes, dans des hameaux. On bougeait un peu pour aller à la foire et aux pardons.
Il faudrait étudier de manière approfondie l’importance des migrations bretonnes. Dans les fermes, on connaissait le monde : il y avait toujours un parent ou un voisin qui était parti pour la ville, pour Paris, pour l’étranger. Les ports militaires en plein essor comme Brest et Lorient attiraient les populations. Beaucoup de Bretons n’avaient rien perdu de leurs connaissances en navigation et s’engageaient sur les barques et les navires, devenant marins de commerce ou de la Royale. Les innombrables vagabonds qui circulaient en Bretagne véhiculaient informations et nouvelles modes. Et les villes n’étaient jamais loin. Une des caractéristiques, toujours actuelles, de la Bretagne était son nombre incroyable de petites et moyennes villes qui avaient besoin de main-d’œuvre pour travailler dans les ateliers et les usines. L’arrivée du train ne fit qu’accentuer les départs. J’ai été surpris de constater la présence de nombreux Bretons dans la Commune de Paris en 1871. La guerre omniprésente a amené aussi des migrations : guerres napoléoniennes, guerre franco-prussienne, guerres coloniales (au Mexique, en Indochine), Grande Guerre bien sûr. Enfin, le nombre de missionnaires d’origine bretonne est incroyable ! La Bretagne a été un vrai vivier de prêtres aventureux et voyageurs. Le Breton n’a donc pas eu peur de partir, de quitter sa ferme, son quartier, son hameau, le bourg ou même la petite ville rurale où il habitait. Le Breton n’a pas eu peur de la mer pour traverser les océans sur des bateaux à voile ou à vapeur. Eh oui, le Breton a l’esprit aventureux. Et là, on ne peut que généraliser tant les exemples sont nombreux. On sait maintenant que des Bretons faisaient partie des équipages de l’expédition de Christophe Colomb. Dans l’exploration de nouvelles terres, en Amérique, en Afrique, en Océanie, on trouve des Bretons partout. N’oublions pas que Jacques Cartier était de Saint-Malo. N’oublions pas les fameux corsaires bretons. N’oublions pas l’importance de la diaspora bretonne, qui se chiffre aujourd’hui à plusieurs millions de personnes. Peut-on dire que le Breton aime avancer, découvrir de nouvelles choses, de nouveaux territoires ? Les exemples pullulent. Le Vitréen Pierre-Olivier Malherbe (1569-1616) fut le premier à faire
le tour du monde par voie terrestre. La Brestoise Louise de Keroual (1649-1734) favorisa l’implantation de la franc-maçonnerie en France. Le Quimpérois docteur Laënnec révolutionna le diagnostic médical. Si pour Jean-Michel Le Boulanger un des éléments essentiels de l’identité bretonne est la diversité, moi, je rajouterais l’ouverture.
Conservateurs ou progressistes ? S’ils sont ouverts, les Bretons sont-ils conservateurs ou progressistes ? On dit souvent, et je l’ai signalé dans les médias, que les Bretons sont conservateurs, traditionalistes, bref, légitimistes, c’est-à-dire qu’ils aiment la sécurité, que le changement leur fait peur, que cette volonté de stabilité est un des pivots des institutions en place. J’ai dit aussi qu’il ne fallait pas aller trop loin avec eux, sinon... Cependant, il faut bien se garder de toute généralisation. Prenons quelques faits historiques. Et commençons par la célèbre Anne de Bretagne. On voit souvent Anne de Bretagne (morte en 1514) comme l’archétype de la Bretonne : pieuse, dévouée à sa Bretagne, bonne épouse et bonne mère, femme de l’époque médiévale plus que de la Renaissance. Bien sûr, elle fut une monarque féodale, comme ses époux, les rois de France, avec ses châteaux forts, ses vassaux, ses chevaliers. Bien sûr, car ses troupes étant vaincues, elle dut se marier avec son ennemi le roi de France, Charles VIII. Elle dut aussi accepter que sa fille aînée, Claude, épousât l’héritier de la Couronne er de France, le futur François I , car son troisième mari et seigneur supérieur, Louis XII, roi de France, l’exigea. Mais elle était aussi une duchesse progressiste. Elle reconstitua, dès la mort de Charles VIII, la principauté bretonne, et cela durablement. Et, surtout, elle eut ce rêve impérial que Louis XII reprit à son compte. Par sa mère, Marguerite de Foix-Navarre, elle était la cousine très proche des plus riches et plus puissantes familles souveraines d’Europe. Son rêve fut ainsi de marier son héritière au futur Charles Quint, le futur empereur du Saint Empire, roi des Espagnes et souverain des Amériques. Par ce mariage, elle aurait uni l’Europe chrétienne. Prenons un autre cas célèbre que je connais bien pour avoir étudié ses agissements depuis quinze ans : Du Guesclin. On le voit comme un mercenaire, une grosse brute, laid, et bien sûr stupide. En réalité, issu d’une grande famille de la noblesse bretonne, il fut toute sa vie un grand seigneur. En Espagne, il obtint même plusieurs
duchés. Toutes ses opérations militaires furent menées avec l’approbation de sa dame supérieure, Jeanne de Penthièvre, duchesse de Bretagne (1341-1384). Dans la modernité, on ne peut pas faire mieux. Il transforma littéralement l’art militaire. Il n’aimait guère les charges de la chevalerie, frontales et brutales, détruites alors par les flèches galloises, et préférait aborder l’ennemi par les flancs ou l’arrière avec un effet de surprise. Il n’avait guère non plus confiance dans les armées féodales composées de vassaux indisciplinés et souvent vaniteux, préférant s’appuyer sur des contingents d’hommes de guerre très expérimentés, même s’ils étaient peu recommandables. Il est le père de la guérilla. Surtout, il ne rechigna pas à se déplacer et à entreprendre. Comme ailleurs, les Bretons sont divers. Durant la Commune de Paris (1871), on trouve la Brestoise Nathalie Lemel (1827-1921) parmi les communards et en face, parmi les Versaillais, on rencontre un autre Brestois, François Monjaret de Kerjégu, qui conduisit ses Bretons dans la prise de l’Hôtel de Ville de Paris, suscitant les foudres éternelles de Karl Marx. On sait aujourd’hui que les régions bretonnes qui furent chouannes pendant la Révolution sont plus traditionalistes, plus conservatrices, plus légitimistes que celles qui furent républicaines. Et encore, car là aussi il faudrait regarder dans le détail. Peut-on résumer en mentionnant que les Bretons sont des progressistes qui aiment les structures en place, qu’ils sont des conservateurs qui apprécient le changement et adorent avancer et entreprendre ?
Le rejet des extrémismes Les Bretons n’aiment pas les extrémismes. Cette affirmation estelle vraie ? Est-elle vérifiable ? Définissons d’abord le sujet : qu’estce que l’extrémisme ? Je ne vais pas être hypocrite en vous disant que j’ai cherché dans le dictionnaire. J’ai fait comme tout le monde, j’ai recherché sur Internet et trouvé cela : « C’est une tendance à adopter une attitude, une opinion extrême, radicale, exagérée, poussée jusqu’à ses limites ou ses conséquences extrêmes. Ces opinions extrêmes peuvent servir de fondements théoriques qui prônent le recours à des moyens extrêmes, contraires à l’intérêt général, voire agressifs ou violents. » Ce qui signifierait que si les Bretons n’aiment pas l’extrémisme, ils n’aiment pas ce qui nuit à l’intérêt général, ils n’aiment pas ceux qui veulent imposer leurs idées et leurs politiques, qu’elles soient économiques, politiques ou culturelles, de manière agressive ou violente. Vous me direz : mais vous allez trouver dans l’histoire de la Bretagne et des Bretons des exemples qui vont nous dire : « Oui, les Bretons n’aiment pas les extrémistes ! » Mais bon... Comme on aime bien les Bretons, comme tout le monde aime bien être du côté des gentils... Vous allez me dire encore maintenant : « Quand va-t-il nous donner ses faits historiques ? » Bon, allons-y ! Et reprenons les plus importants, majeurs pour l’histoire de la Bretagne mais aussi de l’Europe ! Lorsqu’en 1203 le roi d’Angleterre, Jean sans Terre, tua probablement de ses mains son neveu, le duc Arthur de Bretagne, les hommes de guerre de Bretagne s’armèrent et s’allièrent au roi de France, Philippe Auguste. En très peu de temps le roi Jean perdit sa Normandie, envahie à l’ouest par les Bretons et à l’est par le roi capétien. Les Bretons, qui n’avaient pas apprécié un acte hautement condamnable par une société pourtant assez violente car injuste, mirent fin à l’empire Plantagenêt, qui pourtant leur était bénéfique. En 1231, Pierre de Dreux, régent du duché, voulut soumettre la noblesse bretonne révoltée contre son autoritarisme. Il employa des
mercenaires qui se livrèrent à des tortures. Ce prince, de plus en plus seul, dut se réfugier en Angleterre. Pour revenir, il dut se soumettre « haut et bas » au roi de France, appelé par les nobles bretons. Pour prix de son pardon, Pierre abandonna son pouvoir sur la Bretagne et partit en Terre sainte se faire pardonner ses fautes. Lorsqu’en 1378 Charles V décida d’annexer purement et simplement le duché, la noblesse bretonne se ligua et alla chercher le duc de Bretagne, Jean IV, qui avait été obligé cinq ans auparavant de fuir en Angleterre. Du Guesclin, pourtant à l’origine de cet exil, pourtant connétable de France, amis de ces nobles, ne fit rien pour s’y opposer. Pour lui comme pour eux, le duché ne pouvait pas être annexé alors qu’il y avait encore des princes de Bretagne. Cette mesure royale, considérée comme extrême et injuste, fut très mal perçue. Charles V mourut peu après, et on signa avec son successeur le second traité de Guérande, restaurant définitivement le duché de Bretagne. On trouve très peu d’hérésies en Bretagne. On peut même penser que celle d’Éon de l’Étoile n’en fut pas une. Je ne vois guère de fous de Dieu dans l’histoire de la Bretagne. Les saints britonniques étaient surtout, comme on le verra, des organisateurs spirituels et politiques, et même peut-être économiques. Peut-on qualifier Robert d’Arbrissel, le fondateur de l’abbaye de Fontevraud, de fou de Dieu ? Quant à Abélard, c’est un original, un petit génie de la philosophie, mais un fou de Dieu, certainement pas ! Les saints britonniques ont tellement bien organisé la société bretonne que les extrémismes, surtout religieux, qui ravagèrent pendant des siècles l’Europe ne purent s’implanter en Bretagne. La Bretagne ne connut que très peu e
de procès en sorcellerie, et le protestantisme – au XVI siècle, qui était considéré comme extrémiste – ne fut en Bretagne que le fait de membres de la noblesse ou de la bourgeoisie aisée. L’évangélisation e
menée par l’Église romaine au XIII siècle, portée entre autres par saint Yves, canonisé seulement cinquante ans après sa mort, n’a pas réussi à transformer les comportements religieux – à l’époque, qui déterminaient tout : vie politique, morale, économique – hérités des saints, mais aussi de la période antique, et très certainement
encore des profondeurs du Néolithique. Cela a donné naissance à une foi hétéroclite qui convenait aux fidèles bretons et bretonnes. Cette forme de catholicisme « à la mode de Bretagne » mais ostentatoire fut durablement un facteur de cohésion sociale et un bouclier contre les extrémismes internes mais surtout externes, provenant même des autorités ducales et royales. Je me suis demandé si les Bonnets rouges de 1675 avaient été des extrémistes. Il y a eu des violences antifiscales à Rennes et à Nantes. Mais qui furent les plus extrémistes ? Les Bretons qui manifestaient derrière les bannières religieuses déployées, qui livrèrent aux autorités les fauteurs de troubles les plus violents, ou le roi de France, Louis XIV, qui réclamait toujours plus d’argent pour financer son train de vie fastueux, ses maîtresses et ses bâtards, ses guerres ruineuses, meurtrières et injustes, qui envoya pour réprimer son peuple des contingents de brutes, pillant, violant, tuant ? Quant à la Révolution, peut-on dire que les Bretons qui sont à l’origine de l’Abolition des privilèges et de la féodalité étaient des extrémistes ? Après tout, ils ont amené la monarchie constitutionnelle. Qui étaient les plus extrémistes après 1792 ? Les dirigeants de la Terreur ou les Chouans qui s’opposaient à ceux qui avaient osé tuer un roi qui avait été sacré, qui avaient renversé un ordre établi depuis des centaines d’années ? Les Bretons n’aiment pas les extrémismes, ce qui est clair comme de l’eau de roche si l’on regarde les siècles suivants. Louis-Philippe et Napoléon III furent considérés comme des usurpateurs en Bretagne, et pas seulement par les prêtres et les nobles. Je me dois de rappeler que ce sont des troupes bretonnes conduites par le capitaine finistérien Montjaret de Kerjégu, qui prirent l’Hôtel de Ville de Paris, alors occupé par les communards. L’extrémisme du général Boulanger, pourtant rennais, ne prit pas en Bretagne. L’affaire Dreyfus, jugée à Rennes, ne suscita pas de grandes violences en Bretagne, ce qui ne fut pas le cas ailleurs. En revanche, pour la question scolaire et surtout la séparation des Églises et de l’État, ce fut une autre affaire. Pour les Bretons qui
aimaient bien leurs prêtres souvent très intégrés à la société locale, les décisions gouvernementales furent perçues comme extrémistes. Il fallut tout le sens de la diplomatie des Bretons Aristide Briand et Pierre Waldeck-Rousseau pour apaiser les esprits, et encore. Perçus comme de dangereux révolutionnaires par leurs supérieurs e et par les autorités en place, les abbés démocrates (fin XIX -début e XX siècle) connurent un succès prodigieux, réalisant la transition vers la modernisation. On leur doit nos mutuelles, notre système bancaire, nos coopératives, notre puissante agriculture, nos écoles, notre presse (Ouest-France, bien sûr). Peut-on dire qu’ils ont eu une importance politique ? Bien sûr, et pas qu’un peu. La Démocratie chrétienne, dont la plupart des dirigeants politiques actuels bretons se réclament, leur doit beaucoup. Avec eux, la JAC et la JOC sont devenues plus que considérables en Bretagne. Avec eux et leurs héritiers, les extrémistes n’ont pu passer... Les élus royalistes, extrêmement puissants au XIXe siècle, considérés maintenant comme extrémistes, furent priés très poliment de s’écarter. Le communisme ne réussit guère à percer, si ce n’est dans des villes très ouvrières et... aussi dans des régions rurales qui avaient connu la répression louisquartorzienne. Aux élections de 1936, on ne peut pas non plus dire que le Front populaire fut porté au pouvoir par la Bretagne, c’est le moins que l’on puisse dire. Quant au fascisme, il y a bien le dorgérisme, mais il fut vraiment minoritaire et très peu durable. Pour parler du régionalisme et du nationalisme bretons, dois-je dire qu’ils furent extrêmement minoritaires, que les Bretons n’apprécièrent pas du tout durant la Seconde Guerre mondiale le Bezen Perrot ? J’ai même lu qu’à Pontivy il y eut, alors que la ville était occupée par les Allemands, une manifestation des habitants contre un rassemblement de nationalistes bretons. Il paraît même que les Allemands leur retirèrent leur soutien, car ils virent que la population les rejetait. Qu’en conclure ? De ces quelques exemples pris dans l’histoire de la Bretagne, mais aussi de l’analyse des crises récentes des Bonnets rouges et des légumiers, sans bien sûr vouloir généraliser,
on peut mentionner sans trop se tromper que les Bretons acceptaient et acceptent encore que l’on manifeste, que l’on crie sa colère, que l’on fasse éclater l’injustice – et les Bretons aiment la justice, le patron des avocats est saint Yves et le précédent ministre de la Justice fut un breton. Mais lorsque l’on en arrive aux violences, cela devient si inacceptable que cela s’arrête très vite, au grand dam de médias friands d’images de gens en sang. Je me demande si le Breton, sans vouloir bien sûr encore une fois généraliser, n’est pas bonne pâte... Mais il ne faut pas exagérer, car s’il s’aperçoit que l’on est injuste envers lui, il se révolte... sans tomber dans l’extrémisme qu’il ne semble en fait guère apprécier, du fait de son éducation, de sa morale, de sa mentalité.
Les Bretons, des guerriers ? On peut se poser la question. Ils disposent des qualités pour l’être : aventureux, mesurés, obéissant à l’ordre établi, n’aimant guère les extrémismes. À une époque où il faut affronter les armes à la main les conséquences de la guerre de religion qui oppose sunnites et chiites, conflit pluriséculaire, afin de savoir qui des descendants du Prophète Mahomet ou des chefs politico-religieux élus ou autodésignés doivent diriger le monde musulman, le président de la République, François Hollande, paraît avoir choisi son ministre de la Défense, son chef d’état-major et son directeur de la Sécurité intérieure parce qu’ils sont Bretons et qu’ils ont le sens de la guerre. J’entends d’ici vos remarques. « Mais il exagère ! » La guerre dans les gènes des Bretons ? Prenons une nouvelle fois quelques faits historiques connus et moins connus. Les Vénètes ont donné beaucoup de fil à retordre à César, qui dut faire construire une énorme flotte de guerre pour soumettre ces Armoricains qui semblent avoir contrôlé le golfe de Gascogne et les liaisons avec les îles britanniques et même au-delà. Les premiers Bretons venant de la Bretagne insulaire installés sur les côtes du nord de l’Armorique et qui ont déstabilisé l’organisation des cités armoricaines antiques à la e
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fin du IV siècle et au cours de la première moitié du V siècle, étaient des guerriers-paysans-marins du nord du pays de Galles, amenés là dans le cadre du Tractus Armoricanus, cette vaste organisation romaine ayant pour but de protéger les côtes de la Manche. Des troupes du roi Riothamus, qui serait peut-être le bien mystérieux Ambrosius Aurelianus, venu de Bretagne, furent les derniers remparts contre l’invasion des Goths sur l’Empire romain d’Occident. Vaincus en Gaule du Nord, ils se seraient repliés en Armorique. L’efficacité des guerriers bretons des rois Salomon, Erispoë et e Nominoë (IX siècle) permit à ses souverains originaires du Poher de bousculer l’immense empire de Charlemagne et de ses successeurs à tel point que non seulement les empereurs carolingiens leur
cédèrent ce qu’ils nommaient les « Marches de Bretagne » – le Rennais, le Nantais, le Poitou, le Cotentin et même le Maine et l’Anjou actuels –, mais ils les proclamèrent rois ou princeps, permettant à leurs chroniqueurs de faire croire que leurs défaites de Ballon (845) et de Jengland (851) n’avaient été qu’un épisode malheureux et que les souverains bretons n’étaient somme toute que des aristocrates de l’Empire en rupture avec des empereurs guère à la hauteur. La période féodale permit aux guerriers bretons de s’exprimer pleinement. Les conflits permanents entre les aristocrates, entre les souverains et surtout en Bretagne entre les ducs et ceux qui leur disputaient leur couronne fournirent à nos combattants bretons bien des occasions de s’exprimer. Quelques exemples célèbres et moins célèbres. En 1066, à la bataille d’Hastings, remportée comme tout le monde devrait le savoir par Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, et grâce à sa victoire roi d’Angleterre, un très fort contingent breton était sous le commandement d’Alain de Bretagne, fils aîné du comte Eudes de Bretagne (le fondateur des Eudonides). En récompense, Guillaume donna à ces Bretons qui l’avaient aidé manoirs (soit des domaines seigneuriaux), revenus et châteaux. Ces Bretons devinrent les membres les plus éminents de l’aristocratie anglo-normande – on devrait dire davantage de l’aristocratie angloer bretonno-normande. Lorsque Henri I Beauclerc, fils de Guillaume le Conquérant, chercha des guerriers pour l’aider à s’emparer du trône anglais, alors occupé par son frère, il fit appel à la chevalerie bretonne de la région de Dinan-Dol-Fougères, qu’il connaissait bien er pour s’y être réfugié pendant des années. Victorieux, le roi Henri I d’Angleterre fut généreux avec ses guerriers bretons. L’un d’entre eux, fils du sénéchal de l’archevêque de Dol, décida de proposer son épée au roi d’Écosse, qui le fit sénéchal d’Écosse. Lorsque la mode consistant à prendre un nom commença à s’imposer, à la fin du XIIe siècle, ses descendants devinrent les Stewart, ou en français les Stuart.
Peu de gens le savent, mais ce sont les guerriers bretons qui mirent fin à la puissance politique des Plantagenêts, permettant ainsi au roi capétien de France, Philippe Auguste, de faire de son royaume le plus riche et donc le plus puissant de l’Occident chrétien (en gros de l’Europe occidentale). Ils permirent à ce roi de s’emparer de la Normandie, ne laissant au roi Jean sans Terre qu’un choix, celui de partir en Angleterre. Ce roi revint en 1214 et fut vaincu à La Roche-aux-Moines par les troupes du duc de Bretagne, Pierre de Dreux. Il retourna en Angleterre, où il rencontra les pires problèmes avec la noblesse anglo-bretonno-normande, qui l’obligea à signer la Grande Charte (1215) et à errer jusqu’à sa mort dans son royaume. e
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La guerre de Cent Ans (XIV -XV siècles) constitua la grande période pour les combattants bretons. Derrière des Bretons aussi célèbres que Du Guesclin, Clisson et Richemont, tous trois connétables de France, soit chefs des armées du roi de France, se trouvent des dizaines de milliers d’autres Bretons, qui ont composé les armées de ces connétables et de bien d’autres chefs de guerre comme Jean de Malestroit ou Sylvestre Budes, qui ont opéré non seulement en Bretagne lors de la guerre de la Succession de Bretagne (1341-1365) mais encore en Espagne (avec Du Guesclin), en Allemagne, en Italie et bien sûr en France. Ce sont eux qui ont chassé les Anglais du royaume de France. Ce sont eux également qui ont mis sur le trône d’Espagne un nouveau roi qui révolutionna l’Espagne (ce que l’on nomme la « révolution trastamarienne »). Les Bretons suscitaient alors terreur et respect. Les souverains, y compris le pape, les payaient à prix d’or. Les plus dynamiques revinrent en Bretagne, construisirent manoirs et châteaux et pour certains eurent la chance de fonder des dynasties qui constituèrent une nouvelle aristocratie bretonne sur laquelle les ducs de Bretagne purent s’appuyer. Ce n’est pas pour rien que Louis XI craignait l’alliance du duc de Bourgogne et du duc de Bretagne, leurs deux armées le mirent à genoux à la bataille de Montlhéry (juin 1465). Ce n’est qu’à prix d’or qu’il réussit à s’entourer de Bretons. Peut-on penser que le duc François II (mort en 1491) perdit la bataille de
Saint-Aubin-du-Cormier (1488), car il ne parvint pas à mobiliser en sa faveur tout le potentiel guerrier breton ? Pire, en face des troupes ducales, dans la bataille, se trouvaient au service du roi de France des contingents bretons. Comme tout le monde le sait, la fille de François II dut se marier avec le fils de Louis XI, Charles VIII, puis avec son successeur Louis XII. Ce que l’on ne sait pas assez, c’est que ce dernier, lorsqu’il imposa à son épouse le mariage de leur fille er alors unique, Claude, à François d’Angoulême (le futur François I ), dut affronter la colère d’Anne de Bretagne, qui décida de le quitter et de parcourir son duché de Bretagne (ce fut le fameux Tro-Breiz). Le roi et son entourage s’en inquiétèrent, voyant dans ce périple une duchesse belliqueuse, mobilisant son peuple, passant en revue son potentiel militaire (châteaux, villes fortifiées, troupes). Deux autres indices révèlent que ce potentiel n’était pas négligeable. À la mort d’Anne, sa fille Claude devint duchesse de Bretagne. Lorsque Louis XII finit par accorder à son gendre François, au bout de plusieurs mois, l’investiture du duché, les émissaires anglais firent comprendre au nouveau duc de Bretagne l’importance politique de son duché. Il faut mentionner que deux décennies plus tôt, des combattants bretons avaient grandement aidé Henri Tudor, père de leur roi, à devenir Henri VII, roi er
d’Angleterre. Le second indice provient encore de François I . Lorsqu’il devint roi de France, il partit en Bretagne et se montra très conciliant surtout avec la féodalité bretonne, qui disposait de centaines de places fortes et qui pouvait mobiliser de forts contingents militaires. Il est vrai que les plus grands seigneurs de Bretagne étaient ses parents (François était le petit-fils d’une Rohan) et qu’il avait besoin de leurs combattants (leurs milliers de vassaux) pour ses guerres en Italie. L’histoire ne retient guère le nom des maréchaux des rois Bourbons de France, Goyon-Matignon, Budes de Guébriant, RohanSoubise, Beaumanoir-Lavardin, Fouquet de Belle-Isle, souvent nobles d’origine bretonne installés hors de Bretagne, mais bien davantage les soldats des mers que furent Duguay-Trouin, Kerguelen ou Fleuriot de Langle. Bien sûr, il faut mentionner
l’incroyable destin de René Madec (héros du roman Le Nabab, d’Irène Frain) et, pendant la période révolutionnaire, de Surcouf. En réalité, la Couronne de France avait un besoin énorme des marins bretons pour sa marine de guerre. Le nombre d’inscrits maritimes explosa surtout sous le roi marin Louis XVI. Le monde e s’était tourné vers l’Atlantique depuis le XVI siècle et la Bretagne se retrouva en première ligne, surtout lorsque Louis XVI décida de réduire l’influence de plus en plus prépondérante de l’Angleterre, en soutenant entre autres la Révolution américaine. Les ports de Brest et de Lorient devinrent les principaux ports de guerre de la France. Les Bretons y affluaient par milliers de gré ou de force pour servir sur les nouveaux navires royaux. La Révolution désorganisa la Flotte, et les Anglais purent imposer le blocus continental. Sur les er 26 maréchaux de Napoléon I , pas un seul Breton. Par contre, Louis XVIII éleva au rang de maréchal de France, à titre posthume, Georges Cadoudal, le héros de la Chouannerie. Faisons un bond pour arriver en 1870. Les autorités gouvernementales eurent si peur de l’armée de Bretagne, armée de secours qu’elles appelèrent alors que la France était envahie par les troupes allemandes, armée composée de Bretons en qui les autorités voyaient des Chouans, qu’elles refusèrent d’équiper convenablement. Elles les armèrent avec des pétoires, les laissèrent par milliers croupir dans la boue à tel point que des milliers de soldats bretons malades durent être rapatriés. La population bretonne vit donc revenir les siens dans un état déplorable. Lorsque l’on sut que les Bretons avaient été envoyés sur le front, à l’abattoir, mal équipés, qu’ils furent traités de lâches par les autorités militaires de l’époque, la coupure fut nette pendant des années entre les nouvelles autorités républicaines et les Bretons, surtout lorsque fut publié le rapport du député et historien breton Arthur de La Borderie. La IIIe République semble avoir vraiment apprécié les qualités guerrières des Bretons pour en avoir recruté beaucoup dans ses armées et flottes coloniales. En Bretagne, pullulaient alors garnisons et ports de guerre. Et pour nombre de Bretons, entrer dans l’armée
ou la Royale permettait d’échapper à la misère bretonne du e XIX siècle. Et puis cela permettait de voir du pays. Quant aux deux guerres mondiales, on ne peut vraiment pas dire que les Bretons en furent absents. C’est le moins que l’on puisse dire. Les Bretons de Bretagne et hors de Bretagne périrent par centaines de milliers sur les fronts de la Première Guerre mondiale, défendant, selon la propagande de la République, leur grande patrie, la France, et leur petite patrie, la Bretagne. C’est à l’issue de cette guerre qu’ils abandonnèrent réellement leurs costumes, leurs langues, leurs croyances, qu’ils adoptèrent définitivement et profondément la République française, qu’ils ne portaient guère dans leur cœur avant le conflit. Faut-il rappeler une nouvelle fois qu’une forte proportion de Bretons composait les Forces françaises libres et que dans le commando Pfeiffer qui débarqua en mai 1944 sur les plages normandes on trouve de très nombreux Bretons ? Il serait très intéressant bien sûr d’apprendre combien de Bretons et Bretonnes sont actuellement engagés dans les forces militaires françaises.
Une organisation originale Un territoire aussi vaste que la Bretagne, aussi bien situé, habité par des gens que l’on peut qualifier parfois d’assez remuants, se devait d’être encadré, et il le fut très tôt, par un double clergé, les saints britonniques et le clergé gallo-romain, par sa féodalité, par ses ducs.
Les saints britonniques J’entends d’ici quelques lecteurs dire : « Mais qu’est-ce qu’il raconte encore, cet historien ? » Les saints bretons, fondateurs de la Bretagne, sont des saints celtes, mais britonniques : qu’est-ce que cela encore ? J’ai eu un débat houleux à ce sujet avec Alan Stivell, qui a bien dû admettre que les Bretons étaient avant tout des Britonniques. Bien sûr, on va me dire que des deux côtés de la Manche on est en présence de Celtes. Et là nous avons un problème. Les analyses historiques, linguistiques, archéologiques, génétiques récentes, surtout celles provenant des équipes dirigées par les professeurs britanniques John T. Koch et sir Barry Cunliffe, révèlent que les populations de la Bretagne insulaire et même d’Armorique ne sont pas les mêmes que celles du centre de l’Europe (de la région d’Hallstatt et de la Tène), que l’on nomme « Celtes ». En fait, ce sont les géographes et marchands grecs qui parlent de ces derniers en tant que Celtes. C’est aussi un Grec de Marseille, Pythéas, qui vers 310 avant J.-C., alors qu’il osait prendre la route de l’étain sous le contrôle des Carthaginois, parla le premier d’un territoire qu’il appela Pretannikai nesoi. Le nom Britanni est alors donné. Selon une ancienne théorie, très et trop assimilée, et inscrite dans l’inconscient collectif, ces populations celtes du centre de l’Europe auraient migré – avec une certaine brutalité –, faisant la conquête de toute l’Europe, mais elles furent arrêtées au sud par les Grecs et les Romains. Elles auraient même traversé la Manche pour conquérir la Bretagne insulaire. En réalité, on sait que ce ne sont que des Belges qui ont traversé, et ils n’étaient pas « celtes ». Une autre idée, moins brutale, a pris le dessus, acceptée et reconnue par toute la communauté des historiens – les historiens « français » et « bretons » ont eu, et ont encore, bien du mal à l’accepter –, car elles reposent sur la collecte et l’identification de dizaines de milliers d’artefacts d’origine dits « celtiques » : l’Europe serait dominée par trois cultures plurimillénaires : la culture méditerranéenne au sud, celle alpine au centre (là où on a trouvé tant de riches artefacts dits « celtes » à Hallstatt et à la Tène) et celle atlantique le long des
côtes de l’Atlantique et de la mer du Nord. Pendant des millénaires, les populations de ces trois espaces ont eu des liens commerciaux et culturels étroits ; les mers, comme la Manche, et les fleuves n’auraient pas été des frontières mais des lieux d’échanges drainant toute l’Europe. Une culture européenne se serait alors développée, diverse et riche... Les saints bretons ou « celtes » sont donc des saints britonniques, car ils sont originaires de Bretagne – pas de la Bretagne continentale, mais de la Bretagne insulaire, c’est-à-dire des îles britanniques. La population redécouvre depuis peu ces saints oubliés depuis la Seconde Guerre mondiale, grâce à l’action et au succès de la Vallée des Saints, cette association qui érige des dizaines de statues à l’effigie de ces saints et de quelques saintes, statues financées par quelques généreux donateurs. Grâce à ce succès, on se repenche sur l’histoire de ces saints et on redécouvre, avec stupéfaction, leur énorme importance. Dois-je vous dire, chers lecteurs, que chez les historiens on n’aimait guère les étudier, car les sources ne sont pas claires, mais alors pas du tout ? En effet, elles sont écrites souvent par des religieux (que l’on nomme les « hagiographes ») des siècles postérieurs à l’époque des saints, e e entre le IX et le XIII siècle, qui préfèrent mettre en valeur bien sûr les miracles de leurs héros sanctifiés. Les historiens s’arrachent les cheveux pour distinguer imaginaire et réalité, et il faut connaître le latin, le grec, le breton, le gallois, et les anciennes langues britonniques. Comme si cela ne suffisait pas, de très nombreux écrits ont disparu dans les destructions des abbayes par les Vikings e
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aux IX -X siècles. Pour finir, ces saints ont vécu dans une période sombre, les Dark Ages, les heures noires de la fin de l’Empire romain, ce que l’on nomme en France l’« Antiquité tardive » (IVe-VIe siècle après J.-C.). Qui sont ces saints ? Pourquoi sont-ils venus en Armorique ? Pourquoi sont-ils considérés comme les fondateurs de la Bretagne ? Pourquoi leur emprise a-t-elle été si considérable pendant des milliers d’années ? Que savons-nous d’eux ? Il est plus que
nécessaire de les replacer dans le contexte historique pour comprendre leur rôle. Des Romains et chrétiens
Pour commencer, ils sont surtout des hommes – sur les quelque 700 répertoriés, on trouve une vingtaine de femmes – qui ont vécu les dernières heures de l’Empire romain, soit dans la Bretagne actuelle, qui était comprise dans la province romaine Lyonnaise III (plus étendue que l’Armorique), soit, et c’est souvent plus le cas, en Angleterre et au pays de Galles actuels, qui étaient alors la province de Bretagne. Si sur le continent les Armoricains sont désignés comme Gallo-Romains, de l’autre côté de la Manche on les nomme les « Brito-Romains ». Ils étaient protégés des Pictes (vivant dans l’actuelle Écosse) par deux murs (ceux des empereurs Hadrien et e Antonin, édifiés au II siècle) et par trois légions. Ces saints sont donc des Romains, n’en déplaise à certains. Ces hommes et quelques femmes ont vécu des heures troublées. Depuis le e III siècle, c’est sur le territoire de la Bretagne romaine que se firent et se défirent les empereurs. Constantin y fut acclamé empereur par les légions de Bretagne en 306. Le problème fut que le recrutement des légionnaires devint de plus en plus local. Si ces légions partaient encore sur le Rhin défendre les frontières de l’Empire contre les turbulents germains, pour les empereurs il était de plus en plus difficile de leur faire quitter les villes qu’elles avaient fondées et développées en Angleterre et au pays de Galles (comme Chester et York), d’autant plus que les légionnaires recevaient de moins en moins bien leurs soldes. Ils étaient aussi chrétiens. Le premier historien de la Bretagne insulaire, saint Gildas, a daté l’arrivée du christianisme à la fin du er règne de Tibère (I siècle). Les premières traces remontent au e III siècle, ce qui est déjà pas mal du tout, certainement provenant de légionnaires romains. Les premiers martyrs chrétiens de l’île sont saint Alban et saint Amphilabus, qui ont sans doute vécu au début du siècle suivant. Les premiers évêques bretons apparaissent au
concile d’Arles en 314. Pélage et son hérésie bretonne si importante pour l’histoire de la Grande-Bretagne firent trembler un peu plus tard même le grand Augustin d’Hippone. Ces saints étaient des chrétiens romains, ce qui signifie qu’ils obéissaient à l’autorité du pape. Bien sûr, ils avaient une tonsure étrange (la moitié avant était tondue) ; bien sûr, ils fêtaient Pâques (soit le premier jour de l’année) un autre jour que les autres chrétiens ; bien sûr, ils vivaient différemment, entourés de femmes ; bien sûr, ils n’étaient guère enfermés dans leurs monastères et voyageaient beaucoup, mais ils étaient catholiques romains. En 363 eut lieu la Grande Conspiration. Les troupes romaines désertèrent et laissèrent passer les Pictes d’Écosse. Les Saxons débarquèrent à l’est, comme les Scots d’Irlande. Campagnes et villes brito-romaines furent dévastées. De nombreux Brito-Romains kidnappés furent réduits en esclavage. Le futur empereur Théodose intervint et remit de l’ordre. Mais rien n’allait plus. Le Tractus Armoricanus et Nervicanus, cette administration militaire chargée du contrôle de toutes les côtes de Boulogne à la Gironde, créée en 370, se trouva dépassée. Les mers étaient infestées de pirates. Ce fut l’époque où un jeune Brito-Romain, nommé Maun Succat, fut enlevé par des pirates Scots d’Irlande et vendu comme esclave. De 405 à 411, il vécut en Irlande, où il trouva Dieu. Il finit par s’enfuir pour revenir chez lui puis partit en Irlande pour évangéliser ses anciens maîtres. Ce jeune garçon est saint Patrick. Ce fut aussi l’époque où le jeune fils de Théodose, l’empereur Honorius III, décida d’abandonner à leur sort les Brito-Romains, qui répliquèrent en chassant les officiers romains (407). Il fallait, il est vrai, mobiliser toutes les énergies pour défendre Rome, ville qui fut tout de même mise à sac par les Vandales trois ans plus tard. Un soldat romain de Bretagne, Constantin, voulut s’emparer de l’Empire romain d’Occident. Il quitta la Bretagne avec toutes les troupes et laissa le territoire sans défense. Vaincu par Honorius III, il fut exécuté. Les Brito-Romains furent donc livrés à eux-mêmes. Qui pouvait maintenir l’ordre ? Les aristocrates brito-romains, bien sûr, ceux qui pouvaient se payer des troupes, faire construire des défenses, se
constituer des principautés. Mais l’esprit de Rome était encore très présent. Le presque légendaire Ambrosius Aurelianus – que certains assimilent au roi Arthur –, après avoir repoussé des incursions de Saxons (455) de plus en plus installés dans l’Est, serait parti sur le Rhin combattre les Germains. Récemment, l’archéologie a révélé une vague de constructions de type romain – bains, villas – entre 450 et 500. C’est aussi à cette époque qu’apparurent nos saints. Comme saint Patrick, ils fondèrent des monastères peuplés par des milliers d’hommes, de femmes, de soldats... Bref, c’étaient de vraies cités. Souvent, les abbés avaient le titre d’évêque, à l’instar de saint Patrick, qui semble avoir été leur modèle. Les disciples de Patrick formèrent saint Finian, qui fonda l’abbaye de Clonard (comté de Meath, Irlande). Plus de 3 000 personnes y vivaient ; là étudièrent saints Kiaran, Colomba et Brendan (qui bâtit l’abbaye de Clonfert et une abbaye à Alet près de Saint-Malo vers 560). Saint Ildut (mort en 522) peut être considéré comme aussi important que saint Patrick. Il fonda l’abbaye de Llanilldud (Llanilltud Fawr à Llantwit Major, Glamorgan, sud du pays de Galles), où furent formés de jeunes aristocrates des environs, parmi lesquels saint David (le saint patron du pays de Galles), saint Samson (le fondateur de l’évêché de Dol), saint Pol-Aurélien (le fondateur de l’évêché de Saint-Pol-de-Léon), saint Tugdual (le fondateur de l’évêché de Tréguier), saint Gildas (auteur de l’ouvrage De excidio et conquestu Britanniae, l’une des sources majeures de l’histoire de la Grande-Bretagne). Ces saints sont à l’origine d’un réseau d’abbayes, de prieurés, d’ermitages, proches des côtes, dans les îles, à tel point que l’on peut se demander s’ils n’ont pas voulu créer un empire thalassocratique. Un empire monastique sur la mer d’Irlande
C’était loin d’être stupide de leur part. Ils étaient bien sûr des religieux, mais aussi des politiques. Ils appartenaient très souvent à des familles princières du pays de Galles et d’Irlande. Certains auraient renoncé à être rois, préférant la vie religieuse. On trouve de nombreux saints au sein de mêmes familles. On peut même
élaborer d’impressionnantes généalogies de saints. Ils évangélisèrent, c’est-à-dire qu’ils firent des conquêtes... et pas seulement spirituelles. Ils diffusèrent une nouvelle religion, le christianisme, religion de l’élite romaine surtout à partir de la conversion de l’empereur Constantin en 313, religion devenue officielle par la décision de l’empereur Théodose, ce qui ne signifie pas que l’ensemble de la population avait adopté le christianisme... Toute la mer d’Irlande était sous leur contrôle, ce qui comprend les territoires qui la bordent : Irlande, ouest de l’Écosse, pays de Galles, sud-ouest de l’Angleterre actuelle et aussi un peu plus loin, la Bretagne actuelle. Leurs points d’appui – abbayes, ermitages – se situaient sur les côtes, dans des îles. Aujourd’hui, on se dit lorsque l’on voit où ils habitaient qu’ils devaient être fous pour vivre dans de tels endroits. En réalité, ces îles et ces côtes étaient très fréquentées, car elles appartenaient à la très ancienne route maritime de l’étain. Si on prend le cas de Llanilltud Fawr, au sud du pays de Galles, l’abbaye dominait le canal de Bristol (Bristol Channel) et la route allant du nord au sud de l’ouest de la GrandeBretagne. Des saints en Bretagne continentale
Et la Bretagne continentale ? L’Armorique ne pouvait être qu’intégrée à leurs zones d’activité, et cela pour deux raisons. La première est que, pour défendre le sud du Tractus Armoricanus et Nervicanus, des populations brito-romaines avaient été installées sur e les côtes armoricaines à la fin du IV siècle. En quelle quantité ? On ne sait pas. La seconde cause provient de la géographie même de notre Bretagne. Pendant des siècles, si vous vouliez passer du nord au sud de l’Europe, vous aviez le choix entre effectuer le tour de la Bretagne en faisant du cabotage et traverser la Bretagne en utilisant ses rivières intérieures. Ce n’est donc pas pour rien que saint PolAurélien s’installa à Saint-Pol-de-Léon, non loin d’un antique port près de Roscoff, ou que saint Brendan créa une abbaye près d’Alet, non loin de Saint-Malo. Il faut remarquer aussi que Saint-Pol-deLéon et Alet avaient été occupés par des Romains. Alet est proche
de la cité romaine de Corseul, et le nom de Léon fait référence à une légion romaine. Et les malheurs revinrent
Les saints semblent donc avoir construit pendant un siècle (milieu siècles) un empire politico-religieux reposant sur un réseau de monastères plus ou moins grands, où l’on commença à fusionner différentes cultures : celle des Brito-Romains, venant d’une Rome fortement teintée d’influences grecques et orientales, venant aussi d’un passé plus ancien remontant au Néolithique, et celles des Scots d’Irlande et des Pictes d’Écosse, peu touchés par la romanisation. Cependant, une catastrophe se produisit : vers 540, le climat changea et le froid et l’humidité s’installèrent, réduisant les ressources agricoles. Surtout, la peste justinienne arriva. Plus de moitié de la population européenne disparut. Le désordre fut si important en Bretagne insulaire que les Anglo-Saxons, bien implantés dans la moitié est de ce territoire et dominant la mer du Nord, gagnèrent du terrain... et finirent par remporter sur des BritoRomains la bataille de Dyrham (577), provoquant l’exil en masse des Brito-Romains vers l’Armorique. Ces Brito-Romains auraient été conduits par leurs chefs religieux, les saints. e e V -milieu VI
C’est du moins ce que l’on a cru pendant très longtemps. À partir des années 1990, l’archéologie et la génétique ont révélé que les populations brito-romaines ne sont pas parties en masse, que les Anglo-Saxons étaient beaucoup moins nombreux qu’on ne l’a cru. On ne sait même pas si cette bataille de Dyrham a vraiment eu lieu. Des historiens pensent maintenant que des chefs anglo-saxons, des guerriers, prirent le pouvoir et que les populations brito-romaines – il est vrai que le vernis romain, dès le départ de Rome, s’était bien vite écaillé – adoptèrent la culture de leurs nouveaux chefs. Même cette théorie est sujette à caution. On pense de plus en plus que le chef anglo-saxon Cerdic, à l’origine du royaume de Wessex (royaume du Sud-Ouest de l’Angleterre), d’où est issu directement le royaume d’Angleterre, était un Brito-Romain. Pour s’imposer, il se serait
entouré d’Anglo-Saxons... et pourquoi pas de guerriers d’autres origines. Des saints conduisant l’émigration bretonne
Peut-on aller plus loin ? Peut-on envisager que ce furent seulement les chefs brito-romains, c’est-à-dire les saints, qui partirent se réfugier en Bretagne continentale à partir de la seconde e moitié du VI siècle ? Cependant, il n’est guère envisageable qu’ils partirent vraiment seuls. Les monastères étaient peuplés de plusieurs milliers de personnes. Les saints avaient de nombreux disciples. En plus, il s’agissait souvent de princes. Ils durent être accompagnés par des centaines de personnes, voire des milliers. Cependant, on doit ici admettre notre ignorance. Ce que l’on sait en revanche, c’est que leur influence en Bretagne continentale, tout comme au pays de Galles, fut énorme et durable. En Bretagne, ils ont marqué les paysages. Leurs noms sont partout – villes, villages, hameaux, églises, chapelles, fontaines. Ils ont créé l’ensemble de la structure administrative de la Bretagne, et cela jusqu’à la Révolution. Évêchés et paroisses portent leurs noms. Une énorme partie des croyances et des pratiques religieuses se réfèrent à eux. Comment ont-ils réussi ce tour de force d’encadrer des territoires de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres carrés à tel point que leur souvenir perdure encore, et cela depuis plus de mille ans ? Ont-ils pu le faire, car il n’y avait plus rien en Armorique ? À leur arrivée, la population y aurait disparu à cause des malheurs – temps, peste, famine, pirates, révoltes de bagaudes (soldats déserteurs, esclaves en fuite, paysans libres en rébellion contre des plus riches qui profitaient de la disparition de Rome pour former de véritables seigneuries). C’est peu probable. L’Armorique envoyait encore des troupes au général romain Aetius pour combattre Attila e le Hun en 451. Il est préférable de penser qu’à partir du V siècle le terrain était particulièrement propice à leurs arrivées, qui semblent s’être étalées sur des décennies, voire des siècles. Les populations
se connaissaient très bien. Depuis des millénaires, les liens commerciaux étaient constants entre le nord et le sud de la Manche. e Lorsque arrivèrent les malheurs de la seconde moitié du VI siècle, depuis des décennies, les saints brito-romains parcouraient la Bretagne et y avaient installé abbayes et ermitages, bref, un réseau d’encadrement. Les structures étaient déjà bien implantées. Si outreManche ils virent leurs espaces d’influence se réduire, en Bretagne ils paraissent avoir eu un énorme succès à tel point qu’on se référa à eux pendant des siècles.
Le christianisme gallo-romain en Armorique
Lorsque les saints britonniques arrivèrent en Armorique, ils y rencontrèrent des frères. La christianisation des habitants de l’ouest de l’Armorique (la province romaine Lyonnaise III avec pour capitale Tours) a commencé, comme pour les autres régions périphériques e e de la Gaule, durant les IV et V siècles. Les premiers indices remontent aux années 286-304, époque des probables martyrs Donatien et Rogatien à Nantes. Elle est attestée par la découverte d’un médaillon de verre à l’effigie du Bon Pasteur à La Chapelle-desFougeretz ou par celle d’un tesson de céramique sigillée gravé d’un e
chrisme à Locmaria (à Quimper), qui remonteraient au IV siècle. Des évêques sont mentionnés en 453, 461 et 463 respectivement à Nantes, Rennes et Vannes, c’est-à-dire dans les chefs-lieux des cités antiques. Comme ailleurs en Gaule, la structure ecclésiastique se calqua sur l’organisation administrative gallo-romaine. Les évêques étaient devenus, surtout depuis que l’empereur Théodose (347-395) avait proclamé le christianisme religion officielle et exclusive, les personnages les plus importants de l’Empire romain, comparables à des hauts fonctionnaires. Riches, ces prélats dominaient des groupes cathédraux composés de plusieurs églises et de sanctuaires hors les murs : à Nantes, quatre églises et douze sanctuaires intra- et extra-muros ; à Rennes, seize édifices religieux intra- et extra-muros ; à Vannes, quatre sanctuaires, et deux à Alet. Les moines britonniques, tels saint Ildut et saint Patrick, influencés par le puissant prélat gallo-romain Germain d’Auxerre, qui les avait aidés à rejeter le pélagisme, reconnaissaient l’autorité du pape. Pour les évêques gallo-romains, ils étaient bien utiles. La papauté était alors totalement soumise à l’empereur byzantin, soumission dont elle ne sortit qu’en s’alliant aux rois « barbares » lombards. Les « moines noirs » (les Bénédictins) s’étaient retirés auprès du pape au Latran, alors que les moines britonniques évangélisaient à tour de bras, tel l’Irlandais saint Colomban (543-615), qui convertit les populations campagnardes de Gaule, d’Allemagne, de Suisse,
d’Autriche et même d’Italie. C’était un christianisme de monastère, intellectuel, rigoureux, voire très rigoureux, qui plaisait aux souverains et aux prélats, souvent maîtres de cités et conseillers des rois, car tout en étant soumis à eux seuls, ils structuraient les territoires et encadraient les populations. Toutefois, ces influents moines si dynamiques se heurtèrent bien vite aux puissants évêques de Gaule, héritiers des structures romaines, surtout lorsque l’évêque de Rome, le pape, parvint au e VII siècle à se débarrasser du joug byzantin. Les Bénédictins les virent alors comme leurs concurrents, notamment lorsqu’ils se mirent à fonder des abbayes dans leur zone d’influence en Gaule et surtout en Italie. Au concile de Whitby (663), le souverain de Northumbrie trancha en faveur des évêques « romains » : le calcul de la date de Pâques, qui commençait l’année, suivra dorénavant les ordres venant de Rome, tout comme la tonsure des ecclésiastiques, qui devra être comme celle des Bénédictins de Rome. Les abbayes adoptèrent les unes après les autres la règle de saint Benoît de Nursie. Le christianisme « britonnique » recula pour disparaître partout, ou presque. Et ce « presque », c’est bien sûr la Bretagne. Car à partir de ce concile quelque peu secondaire commença non seulement l’essor d’une Église catholique internationale et uniforme, mais aussi la spécificité bretonne, sa diversité, son originalité. La coexistence pacifique
En effet, en Armorique, deux christianismes semblent alors avoir coexisté, tous deux, ne vous y trompez pas, reconnaissant l’autorité supérieure du pape de Rome : le christianisme « celtique », christianisme que je préfère nommer « britonnique » ou « du bassin de la mer d’Irlande », et le christianisme romain ou continental. « Coexister » car les chercheurs pensent de plus en plus que les Britons qui émigrèrent en Armorique n’arrivèrent pas dans un territoire inhabité, surtout là où ils s’installèrent, c’est-à-dire dans la région nord-ouest, économiquement la plus riche de Bretagne, région riche de bonnes terres, région qui contrôlait le passage entre la Manche et l’Atlantique, entre donc l’Europe du Nord et l’Europe du
Sud. La peste justinienne, les bagaudes, les pirates avaient fait des ravages, mais tout de même. Il devait bien rester des populations armoricaines dans ces espaces si lucratifs. Les 180 occurrences de l’appellatif toponymique préfixé plou- et ses variantes plo-, plœ-, etc., à l’origine des paroisses bretonnes, ont pu être créées par des soldats-paysans-marins brito-romains, recrutés en Bretagne e insulaire, dans le cadre du Tractus Armoricanus du IV siècle. Ces derniers auraient été chargés de protéger les côtes de la Manche. Ces paroisses se seraient développées avec l’arrivée d’immigrants bretons insulaires les siècles suivants. Elles se seraient étendues en taille, certaines couvrant des superficies supérieures à 20 000 hectares, et auraient essaimé avec des annexes et de nouveaux plou sur plusieurs siècles. Pour appuyer cette argumentation, l’origine du mot plou, qui vient du latin plebs, qui signifie « paroisse », comme loc, qui remonte au latin locus. N’oublions pas que ces Bretons étaient des Brito-Romains, et qu’ils connaissaient la culture latine et étaient soumis à une organisation militaire romaine (pour ce qui concerne le Tractus). Ces structures d’origine britonnique se mêlèrent en Armorique au réseau de sanctuaires gallo-romains, qui lui aussi était en train de se constituer autour d’églises baptismales élevées dans les vici, agglomérations rurales secondaires, autour des chapelles privées construites par exemple au sein d’un domaine, autour de sanctuaires de petits monastères. Avec le soutien des souverains, moines britonniques et évêques post-gallo-romains coexistèrent afin e d’encadrer les populations rurales. L’arrivée au IX siècle des Vikings, païens, aurait pu tout remettre en question, car les riches abbayes et les groupes cathédraux furent détruits, provoquant la fuite des élites religieuses et politiques. En fait, il n’en fut rien. Imposer le christianisme pontifical
À leur retour d’exil, une fois les Vikings vaincus, les puissants retrouvèrent leur place. Seul changement, et de taille : on fortifia partout, c’est le féodalisme. Les seigneurs construisirent des
chapelles dans l’enceinte de leur château et dans leur domaine. Au centre des villages qu’ils contrôlaient, ils édifièrent des églises, qui furent sources d’abondants revenus, car elles leur permettaient de prélever les dîmes, c’est-à-dire la part de récolte due aux prêtres pour son entretien et l’entretien des sanctuaires. Ce fut si lucratif que la fonction ecclésiastique devint héréditaire et que l’aristocratie militaire et politique s’en empara, et cela pour longtemps. Les comtes de Cornouaille furent avant tout évêques de Quimper et se marièrent aux héritières des évêques et comtes de Vannes et de Nantes, avant de ceindre la couronne ducale avec Hoël de Cornouaille en 1066. Eh oui, à l’époque, les prêtres pouvaient se marier. Mais le système était arrivé à un tel niveau de corruption, de népotisme et d’incompétence (les services religieux étaient devenus déplorables) que Rome intervint avec le soutien de nouveaux moines bénédictins, véritables fous de Dieu, tel Bernard de Clairvaux. Les souverains les appelèrent afin d’encadrer les populations et surtout de réduire le pouvoir des féodaux qui durent abandonner églises et chapelles, et surtout leurs dîmes. Cela ne se e e fit pas sans heurts, comme partout : du XI au XIII siècle, aux violences contre les moines répondirent les sentences d’excommunication, qui touchèrent même les souverains bretons. En Bretagne, il y avait une particularité politique : le Nord appartenait aux comtes de Bretagne de la maison de Rennes (les Eudonides), le Sud aux ducs de Bretagne issus de la maison de Cornouaille. Chacun constitua un réseau de monastères structurant sa zone d’influence. Si le duc Conan III chercha dans le moine Abélard, grand philosophe, fils de proches de ses parents, un homme capable de prendre la direction de cette nouvelle structure, il ne put que constater l’échec de sa tentative – Abélard étant trop fragile psychologiquement et politiquement – et dut lui aussi se tourner vers Cîteaux, c’est-à-dire vers des moines non bretons. Cependant, cela ne suffisait toujours pas. Les pouvoirs politiques se méfiaient de ces prêtres devenus trop puissants, trop bien installés, trop proches du peuple ou des seigneurs, devenus trop
libres et donc peu contrôlables. Il ne faut pas oublier qu’ils étaient pour le souverain des fonctionnaires qui devaient transmettre partout, jusqu’au moindre hameau, ses ordres. Aux Cisterciens e succédèrent à partir du XIII siècle les ordres mendiants, Dominicains, Franciscains, Carmes. Vers 1500, près de 1 000 religieux mendiants quadrillèrent la Bretagne. Croix et calvaires furent édifiés partout et par milliers. Le protestantisme ne prit pas racine en Bretagne, trop nobiliaire, trop urbain, trop bourgeois. Et les Mendiants avaient bien travaillé. Malgré tout, on considère en haut lieu que les façons de croire et de pratiquer en Bretagne n’étaient guère « catholiques ». Bien sûr, l’adhésion de la symbolique chrétienne montrait que les Bretons étaient de bons catholiques, mais l’adhésion populaire restait plus démonstrative qu’intériorisée. L’amalgame d’éléments dits « celtiques » ou « préceltiques » (ou britonniques, armoricains) et « orthodoxes » (romains) avait donné naissance à une foi hétéroclite qui convenait aux fidèles mais guère aux autorités ecclésiastiques qui suivaient les dogmes romains. La foi était plus collective qu’individuelle. La vie paroissiale avec ses grands rassemblements populaires, dont les traces de paganisme étaient bien visibles, était trop flamboyante pour les nouveaux prêtres réformateurs. Ils n’appréciaient guère, mais étaient contraints d’accepter, que les Bretons entretiennent d’étroites relations personnelles avec leurs saints, à qui ils demandaient tout ou presque : la prospérité, la santé, la fécondité et même la vengeance. Ces saints, dont très peu étaient reconnus par Rome, étaient les héros des Bretons et des Bretonnes. Leurs histoires remontant au plus haut Moyen Âge furent racontées pendant des centaines d’années au coin du feu. Alors qu’ailleurs le surnaturel, le côté magique pouvaient amener à se retrouver accusé de sorcellerie devant l’Inquisition, et même sur le bûcher (comme ce e fut le cas pour un Breton installé à Toulouse au XVII siècle), en Bretagne ce n’était pas le cas, bien au contraire. On en redemandait, au grand déplaisir de nombre de prêtres romains. Cette foi, étrange, mixte, à la fois romaine et « celtique », était difficilement compréhensible par des épiscopats romains, mieux
formés grâce à la Contre-Réforme, qui la considéraient comme archaïque et peu canonique. Il fallut donc de nouveau mieux e encadrer : ce furent les missions, qui débutèrent au XVII siècle et e perdurèrent jusqu’au milieu du XX siècle ; ce furent les fameux pardons, qui réunirent des dizaines de milliers de personnes ; ce furent les séminaires, petits et grands ; ce furent les écoles chrétiennes. La Bretagne, très catholique, apostolique et romaine
Les résultats furent spectaculaires. La Bretagne devint une terre de grande foi religieuse et de stabilité politique. On sait aujourd’hui que les missions ont eu un grand rôle pour calmer les régions dites « des Bonnets rouges » de 1675. Même si les Bretons, surtout urbains et bourgeois, ont eu un immense rôle dans les débuts de la re Révolution, les décisions de la I République, opposée à l’Église romaine, n’ont pas été bien perçues, c’est le moins que l’on puisse dire, dans les régions bretonnes qui avaient connu les missions. Aux e e XIX et XX siècles, la Bretagne était considérée comme un pivot du catholicisme. La Bretagne était très bien encadrée par des milliers de prêtres et de religieuses bretons formés dans les séminaires et les couvents. Ils se trouvaient si nombreux qu’ils migrèrent pour évangéliser le monde : en Afrique, en Chine, dans les Caraïbes, en Amérique. Ils surent se moderniser pour mieux encadrer les populations qui elles aussi migraient. Et là nous retrouvons le rôle majeur des prêtres de la Mission bretonne de Paris, qui échouèrent néanmoins en partie faute de moyens, laissant partir de nombreux Bretons et Bretonnes vers l’extrémisme de l’époque, le communisme. Si, au sommet, les prélats bretons aimaient le faste – il n’y a qu’à regarder les photographies des enterrements des évêques –, de simples abbés que l’on nommait les « abbés démocrates » révolutionnèrent la vie politique, créant des journaux comme L’Ouest-Éclair, l’ancêtre d’Ouest-France, et surtout la vie économique, puisqu’ils furent à l’origine d’énormes coopératives. L’éducation était leur terrain de prédilection, à l’école bien sûr et hors
de l’école avec les Jeunesses catholiques (JOC, JEC, JAC, scouts), qui eurent le vent en poupe jusque dans les années 1950 et qui formèrent nombre de cadres politiques, économiques et sociaux, dont des ministres bretons parmi les plus connus. À partir de 1950, ce fut la dégringolade. Le clergé ne sembla plus vouloir encadrer. Il paraît avoir privilégié la qualité de la foi à la quantité. Et ce fut le cercle vicieux. Puisque les populations étaient moins encadrées, les pratiques régressèrent, et donc les vocations furent moins nombreuses et le nombre de prêtres bretons s’écroula. Il est vrai que devenir prêtre ne permet plus, aujourd’hui, à la e e différence des XIX et XX siècles, de progresser socialement. En 2006, on comptait dans les cinq diocèses de la région administrative Bretagne 780 prêtres de moins de 76 ans. Ils n’étaient plus que 423 en 2014, dont 200 de moins de 65 ans. Les baptêmes, les mariages, les funérailles, cérémonies qui ont marqué profondément la vie des Bretons et des Bretonnes pendant plus d’un millénaire, ne sont plus assurés par des prêtres mais par des diacres – et encore, sur rendez-vous. Les spécialistes de la question religieuse en Bretagne prévoient qu’un grand nombre de paroisses vont être gérées par des laïcs, paroisses qui devraient retrouver leur superficie d’origine, couvrant des dizaines de milliers d’hectares. Le catholicisme pourrait, selon eux, en Bretagne, se transformer en minorité religieuse. Nous en reparlerons plus loin.
Le féodalisme breton On pourrait croire, certainement à cause de l’influence de ces e saints britonniques et de ce clergé pléthorique breton du XIX siècle, que la Bretagne et les Bretons étaient encadrés, jusqu’à leurs plus petits hameaux, uniquement par des religieux. Bien sûr, ils l’ont été, comme nous l’avons vu, par ce clergé prépondérant, omniprésent, et on peut même dire omnipotent. Cependant, l’encadrement par des laïcs n’est pas du tout à négliger. Aux origines de la féodalité
L’arrivée des Brito-Romains paraît avoir totalement déstabilisé la structure gallo-romaine de l’Armorique datant du Bas-Empire. Les cités des Coriosolites, des Osismes et une partie de celles des Vénètes tombèrent entre leurs mains tandis que celles des Namnètes et des Redones restèrent gallo-romaines. Si ces dernières se maintinrent sous l’autorité de comtes désignés par les souverains mérovingiens puis carolingiens, les premières disparurent et furent remplacées par d’autres territoires : au nord, la Domnonée, et au sud, la Cornouaille, qui, paraît-il, furent des royaumes... Cependant, on ne sait pas vraiment si ces deux « royaumes » ont existé. Il est vrai que nous sommes alors dans les âges sombres de l’Europe occidentale. Ce que l’on sait, c’est que dans une grande partie de l’ouest de la Bretagne ont existé des comtés. Au nord des monts d’Arrée, dans l’ancienne cité des Osismes, apparut le Léon, et au sud un grand comté de Poher, d’où e
sortirent les rois de Bretagne du IX siècle, et peut-être le long des côtes sud et sud-ouest un comté de Cornouaille. La cité des Coriosolites donna le comté d’Alet, mais réduit par un comté de Rennes en plein essor, et enfin la grande cité des Vénètes se réduisit à un maigre comté côtier de Vannes, car les territoires intérieurs devinrent le comté de Broërech, soit le comté de Gueroc, un comte de Vannes du VIe siècle. On dit qu’à cette époque préféodale, où les liens d’homme à homme étaient déjà devenus très
puissants, les habitants de l’Armorique, qui était en train de devenir la Bretagne actuelle, gallo-romains et brito-romains, eurent pour dirigeants des rois. En réalité, ces rois reconnaissaient, n’en déplaise à certains lecteurs, l’autorité supérieure des souverains mérovingiens. Même lorsque les comtes de Poher s’imposèrent au e IX
siècle en tant que rois de Bretagne ou des Bretons – Nominoë, Salomon, Erispoë, Alain le Grand – et s’emparèrent des comtés de Rennes, de Nantes, de Coutances et d’Avranches, sans compter la vicaria de Retz, ils ne le devinrent qu’après des cérémonies d’hommage où les rois francs héritiers de l’empereur Charlemagne leur donnaient terres et titres, même si c’était contraints et forcés après avoir connu des défaites sur le champ de bataille. Sans que l’on sache vraiment comment ils étaient désignés, à un niveau inférieur, de leur côté, des machtierns, selon les textes des « princes du peuple », administraient une ou plusieurs paroisses et détenaient des fonctions qui étaient administratives et relevaient de la justice. Les querelles dynastiques au sein de la famille royale de Bretagne et surtout les incursions vikings détruisirent le royaume de ces princes du Poher. Lorsque leur descendant, Alain Barbetorte, revint en Bretagne en 936, pour devenir seulement le duc de Bretagne – Bretagne réduite à un peu plus de 30 000 km², ce qui est déjà pas mal –, il dut se rendre compte qu’il n’était plus seul à diriger les Bretons. Le comte de Rennes, son cousin, très lié aux Normands, qui avaient reçu des rois carolingiens la Neustrie, dominait une grande partie du Nord, probablement jusqu’à la rivière de Morlaix, et le centre de la Bretagne, avec tout le Porhoët actuel. L’évêque de Quimper était devenu le comte de Cornouaille et s’était emparé d’une grande partie du Poher, et peut-être même que le mystérieux vicomte de Léon, dont on ne connaît franchement pas les origines, lui était soumis. Il faut aussi mentionner que l’évêque de Vannes s’était emparé du comté de Vannes et l’archevêque de Dol d’une grande partie du comté d’Alet. Au duc Alain et à sa descendance, il ne restait plus que le comté de Nantes. Bien sûr, tous ces comtes qui se battirent pendant des décennies entre eux pour monter sur le
trône ducal de Bretagne disposaient de forces militaires. C’est ainsi que naquit la féodalité bretonne. La couche supérieure de la féodalité bretonne
Les territoires à administrer étaient immenses, et, faut-il le rappeler, le seul moyen de locomotion rapide était le cheval. Les puissants devaient donc déléguer à des auxiliaires, en qui ils avaient bien sûr le plus confiance, des parties de territoires qu’ils tenaient. Ces puissants passaient leur temps à se déplacer dans les différentes parties de leurs domaines, mais ils ne pouvaient être partout. Il est très vraisemblable que ces comtes ont nommé des vicecomtes ou vicomtes afin d’administrer des territoires éloignés : le comte de Rennes avait son vicomte de Rennes, mais aussi sans doute celui du Poher et celui d’Alet ou du Poudouvre ; le comte de Vannes en avait un ; le comte de Nantes semble en avoir eu deux ; enfin, le comte de Cornouaille en avait un au Faou et peut-être aussi le vicomte de Léon relevait-il de lui. Ces comtes comme ces vicomtes, dans un contexte d’insécurité chronique, étaient installés dans des châteaux. N’imaginez pas de grosses forteresses en pierre e de taille – ça, c’est à partir du XV siècle ! Ils vivaient dans des mottes féodales, dans des conditions guère confortables. On a compté plus de 10 000 mottes en Bretagne. Le problème est que l’on a du mal à faire la différence entre les mottes du Moyen Âge et les fortifications plus anciennes. Il est vrai que certaines de ces forteresses d’origine néolithique ont dû être réutilisées afin d’édifier des mottes féodales. Même si pour l’instant très peu d’études ont été réalisées sur le sujet, il semblerait que ces mottes aient servi de garnisons pour faire face à l’ennemi : on en trouve beaucoup entre le Vannetais et la Cornouaille, surtout dans les Kemenet Guingamp et Kemenet Héboé. Ce terme Kemenet, qui est devenu « Guéméné », est très intéressant, car il a le même sens que le mot « fief ». Les comtes ont donc constitué des fiefs fortifiés par des mottes féodales en lisière de leurs comtés.
Mais pourquoi et pour qui ? Pourquoi ? La réponse est facile : pour mieux défendre leur territoire. Pour qui ? Pour des fidèles et pour des parents, très certainement. Je crois de moins en moins en l’existence de parvenus qui auraient profité des désordres politiques pour se constituer de petites principautés. La puissance ducale et celle des comtes étaient trop importantes, surtout lorsque le comte de Rennes devint duc de Bretagne et lorsque le comte de Cornouaille devint par alliance également comte de Vannes et de Nantes, puis lui aussi duc de Bretagne. Toutefois, il ne faut pas négliger un fait : l’existence de ces mottes féodales par milliers sur le territoire breton. Qui les a construites ? Face à l’insécurité – incursions vikings, guerres civiles entre les différents prétendants au trône ducal, comportements agressifs de leurs voisins, nécessité de se trouver des refuges pour les habitants de la région et pour les gens qui travaillaient pour eux –, les plus importants propriétaires fonciers des paroisses bretonnes, soit les plus riches, ou les plus forts – ceux qui avaient les moyens de s’armer, qui avaient le temps de s’entraîner –, peut-être les descendants des machtierns, ceux qui portent dans les documents le titre de miles (les chevaliers), les ont édifiées. Selon Michel e e Brand’Honneur, aux XI -XII siècles, il y aurait eu un à trois chevaliers par paroisse en Bretagne. Dans les centaines d’actes que j’ai pu e consulter pour la première moitié du XIII siècle, j’en ai rencontré des centaines, et une autre catégorie, les fils de..., c’est-à-dire les gens connus, en fait les nobles au sens premier du terme, sans compter bien sûr les fils de... fils de... fils de..., démontrant une origine illustre. L’origine de la féodalité peut donc provenir d’en haut – un comte voulant récompenser un de ses hommes – ou d’en bas, un propriétaire de terres franches et surtout de mottes féodales reconnaissant pour x raisons que son bien, ou une part de ses biens, relevait d’un seigneur. La multiplication des fiefs, et donc l’élargissement presque à l’infini de la féodalité en Bretagne, a, à mon sens, deux origines principales : la famille et le pouvoir ducal. Il fallait doter ses cadets et
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comme à l’époque, entre le X et le XII siècle, les espaces vides ne manquaient pas, les aînés pouvaient se montrer généreux en terres et en mottes féodales. De plus, cela permettait d’avoir un meilleur contrôle de son territoire. Et qui mieux que son frère, à une époque où la famille jouait un rôle majeur, pouvait le faire ? C’est ainsi que la e célèbre vicomté de Rohan est née, au XI siècle, de la vicomté de Porhoët. Le vicomte de Porhoët laissa en effet à son frère, Alain de Rohan, la partie de sa terre la moins lucrative mais la plus vaste. Il semblerait qu’à la même époque le fils cadet du vicomte d’Alet reçut Dinan et qu’un autre de ses fils, l’archevêque de Dol, Junguenée (mort vers 1040), se permit de donner à un de ses frères les châteaux de Dol et de Combourg, appartenant alors à son archevêché. À la mort de Geoffroy de Dinan, en 1123, ses deux fils aînés se partagèrent ses fiefs : Olivier II eut Corseul, Jugon et Dinan-Nord et Alain reçut Bécherel, Léhon et Dinan-Sud. Au début du XIIe siècle, Étienne de Rennes donna en Bretagne à son fils aîné, Geoffroy II Boterel, le Penthièvre, à son fils cadet, Alain le Noir, ses biens anglais et Guingamp dans le Trégor, et à son fils puîné, Henri, le Goëlo et Avaugour, aussi dans le Trégor. Mais le plus grand responsable du féodalisme demeure le pouvoir ducal. Le duc Alain III (mort en 1040) et son frère, Eudes (mort en 1073), qui régnèrent conjointement, utilisèrent ce qui était en train de se développer partout en Europe : les réseaux féodaux. C’est sous leur règne qu’en Bretagne se développèrent les lignages féodaux de Dol-Dinan-Combourg, de La Guerche-Pouancé, de Vitré, de Châteaugiron, de Fougères, etc. Disposant donc d’importantes forces féodales, le fils d’Alain, le duc Conan II (mort en 1066), put s’emparer du comté de Nantes et pousser son oncle, Eudes, à se réfugier dans le comté de « Pleteva », soit en gros le Penthièvre et le Trégor. Les descendants d’Eudes, qui n’acceptèrent jamais que le titre de duc de Bretagne soit transmis en ligne féminine (la sœur de Conan II devint duchesse de Bretagne et épousa le comte de Cornouaille et de Vannes), portèrent toujours le titre de comte (sousentendu de Bretagne ou des Bretons) et nommèrent pour administrer leurs terres bretonnes des vicomtes, issus de leur famille
(ils eurent de nombreux bâtards) ou de l’aristocratie foncière des régions qu’ils dominaient. Il leur fallait aussi placer leurs nombreux fidèles. C’est ainsi qu’ils disposèrent d’un potentiel militaire considérable qui participa à la bataille d’Hastings (1066), remportée par leur cousin, Guillaume le Conquérant. La puissance de la féodalité bretonne devint énorme, beaucoup trop. On sait que Conan III, même s’il réussit à vaincre les vicomtes de Nantes ou de Bougon, fut vaincu par les seigneurs de Vitré. Le roi Henri II d’Angleterre (mort en 1189), régent du duché de 1166 à 1183, eut les pires difficultés à faire face aux belliqueux et influents seigneurs bretons, dont surtout le vicomte de Léon. Quant au duc Pierre de Dreux, il fut vaincu après cinq ans de guerre civile, en 1235, par les seigneurs bretons. C’est seulement grâce au Livre des Ostz de 1294 que l’on connaît l’ampleur du féodalisme en Bretagne. Ce document rare qui fournit la liste des devoirs de tous les vassaux directs du duc de Bretagne avait un objectif : permettre au duc de montrer à ses vassaux, et ainsi aux plus grands seigneurs de son duché, toute son autorité. Pour nous, il révèle l’étendue de l’encadrement de la Bretagne par le système féodo-vassalique. Cependant, il ne donne que la première strate : les vassaux directs du duc et du duché. Il faut faire une petite distinction. Pour être plus clair, j’aime à donner cet exemple actuel, celui de la reine d’Angleterre. Comme vous le savez sans doute, le régime politique britannique, même s’il est aujourd’hui totalement démocratique, est féodal, car il repose sur un contrat entre le souverain et ses vassaux. Ce contrat s’appelle la « Grande Charte » (Magna Carta), octroyée par le roi Jean sans Terre en 1215 à ses vassaux révoltés, dont beaucoup étaient issus de familles bretonnes (deux des 25 gardiens de ce célébrissime document étaient même bretons). Élisabeth II dispose de biens privés (ses domaines de Balmoral et de Sandringham, 40 000 hectares de terres), comme c’était le cas pour les ducs : Anne de Bretagne possédait en propre les comtés de Montfort-l’Amaury, de Vertus, d’Étampes et autres baronnies et seigneuries ; Élisabeth II détient en tant que souveraine les biens de
la Couronne, des bijoux spectaculaires, des châteaux par centaines et surtout le duché de Lancastre, 110 000 hectares de terres. De la même manière, les ducs de Bretagne possédaient le Domaine ducal, c’est-à-dire un ensemble de très nombreux biens partout en Bretagne faisant d’eux certains des plus grands propriétaires terriens d’Europe occidentale. Dans ce Domaine demeuraient leurs vassaux, généralement de très petits seigneurs, disposant aussi de très petites demeures. Ces espaces qui n’appartenaient pas au Domaine ducal, qui ne relevaient pas de l’administration directe du duc, se trouvaient sous la gestion de seigneurs plus ou moins grands. Certains, comme les seigneurs de Vitré, de Goëlo, de Porhoët, de Fougères, de Châteaubriant, de Léon, de Rohan, gouvernaient des terres immenses et possédaient des châteaux aussi puissants que ceux du duc. De la même façon qu’aujourd’hui, en Angleterre, le fils aîné de la reine, le prince de Galles et duc de Cornouaille, le fait à sa mère, ces vassaux bretons prêtaient hommage dès que leur prédécesseur mourait ou qu’il y avait un nouveau souverain. Comme les vassaux anglais avaient obtenu de se réunir en assemblée (la Chambre des lords), les seigneurs bretons étaient réunis en Conseil, désigné sous le nom des États à partir de la fin de la guerre de la Succession de Bretagne, vers 1380. En 1294, on connaît donc le maillage féodal de la Bretagne, toutefois seulement dans ses grandes lignes, et encore, il manque certains vassaux (comme ceux de la vicomté de Dinan). Ces vassaux, qui administraient des fiefs, obtenus par leurs ancêtres de différentes manières et pour différentes raisons, avaient des fonctions politiques, sociales, économiques, mais surtout militaires. Ils devaient en tout premier lieu amener leurs hommes d’armes à leur souverain. Ils devaient pourvoir le duc en chevalier d’ost – un chevalier d’ost équivalait, selon mes calculs, à dix hommes d’armes. Toujours d’après mes recherches, ce chevalier représentait un château majeur, comme ceux de Fougères, Vitré, Châteaubriant, Tonquédec, La Hunaudaye, et d’autres aujourd’hui disparus comme Castel-Dinan, près de Morlaix, et Runfao, au sud de Tonquédec. Ainsi, celui qui devait dix chevaliers d’ost était très riche, très
influent, et sans doute se trouvait être un des chefs militaires les plus importants du duché. Au total, le duc pouvait réclamer à ses vassaux directs 170 chevaliers d’ost. À la découverte de l’arborescence féodale
Le Livre des Ostz donne quelques-uns des noms des vassaux qui devaient fournir à leur seigneur supérieur des chevaliers d’ost. En effet, les vassaux directs du duc se reposaient sur leurs propres vassaux pour réunir ces très coûteux chevaliers d’ost (qui valaient le prix d’une seigneurie ou d’une bonne armure selon les calculs du très grand médiéviste français Philippe Contamine). Mais on est très loin de disposer de toute l’arborescence féodale ou seigneuriale – c’est la même chose puisque l’obtention d’un fief permettait de devenir seigneur –, et le miracle arriva avec la guerre. N’oublions pas que la raison de vivre de ce système féodovassalique – l’homme d’armes prêtait hommage à son employeur contre un fief, une terre, avec de préférence un château, une demeure –, c’est la guerre. Et la guerre de la Succession de Bretagne (1341-1365) et surtout la guerre de Cent Ans (1337-1453), auxquelles participèrent des cohortes de Bretons, vont leur permettre de montrer tous leurs talents militaires, et Dieu sait si les Bretons en avaient. Les documents abondent... par milliers, par dizaines de milliers, remplissant les archives, surtout celles de la Bibliothèque nationale de France et des Archives nationales de France. Heureusement pour nous, lorsqu’un vassal partait à la guerre, son seigneur supérieur devait le dédommager. Par exemple, son cheval lui était remboursé. Ainsi, les agents de ce seigneur supérieur inspectaient avec la plus grande attention les équipements des vassaux qui étaient convoqués, ce qui nous donne des listes interminables de noms, de descriptions de chevaux et d’armes. Ces documents se nomment des « montres ». Lorsque les hommes d’armes étaient remboursés, ils scellaient (quand ils avaient des sceaux) ou signaient des quittances. Comme les rois de France ont recruté beaucoup de Bretons pour leur guerre de Cent Ans, nous disposons des montres et des
quittances par dizaines de milliers. Si on les étudie en détail et que l’on parvient à identifier les noms inscrits, on s’aperçoit que le capitaine du contingent cité dans le document (de 5 à 6 personnes à des centaines) allait combattre ou avait combattu avec ses parents et ses voisins, qui ont pu être ses vassaux. Cette impression est confirmée par d’autres documents bretons, contemporains et postérieurs : les actes des ducs de Bretagne, publiés en partie, surtout par le professeur Michael Jones ; les montres et les quittances réalisées par les agents ducaux, en particulier sous le duc François II (1458-1488) lorsqu’il convoqua ses troupes pour affronter les armées du roi de France ; et enfin les aveux, c’est-à-dire les déclarations au souverain par les seigneurs bretons de toutes leurs e e possessions, aveux datant surtout des XVII et XVIII siècles. Et là, des milliers de noms apparaissent. L’arborescence féodale se fait jour et donne le tournis tant elle est impressionnante. Au sommet, on trouve des hommes que l’on peut qualifier de « chefs de guerre ». Titrés, nommés ou non dans les actes chevaliers, issus pour l’essentiel de lignages pluriséculaires, apparentés aux différentes dynasties ducales bretonnes, ils disposaient d’une puissance s’asseyant sur plusieurs châteaux, possédaient une autorité sur de vastes territoires et dominaient une galaxie de fidèles, pouvant se mettre rapidement en armes pour défendre leur quasi-indépendance. Ce sont les grands seigneurs. Le second groupe est plus étoffé mais moins bien connu. Ce sont des seigneurs importants, proches des précédents mais aussi du duc de Bretagne ou même d’autres souverains. Ils étaient établis sur un nombre de châteaux moins considérable (deux, trois ou quatre), disposaient de terres pouvant s’étendre sur plusieurs paroisses, suffisamment pour porter, parfois avec fierté, les titres de seigneur et de chevalier. Enfin se dessine une masse importante de chevaliers et d’écuyers, propriétaires fonciers, disposant donc de plus petites seigneuries, vassaux des précédents mais aussi des établissements ecclésiastiques, voire du duc en personne, jouissant sans doute seulement d’une petite motte féodale, d’une maison forte, ou d’une
ferme fortifiée, installée en périphérie de finage, ce qui leur permettait d’avoir assez de moyens financiers pour porter les armes. Dans son ouvrage sur la géographie féodale de la Bretagne, Arthur de La Borderie a dressé une carte de cette géographie. Elle est immense et très détaillée. Il faut souvent une loupe pour en distinguer toute la complexité, mais elle démontre avec évidence que si les frontières externes de la Bretagne n’ont guère changé du e X
siècle à 1791, à l’intérieur, la Bretagne est un gigantesque puzzle de fiefs. Du fief à la seigneurie
Et ce puzzle est en mouvement. Si juridiquement les fiefs avaient été confiés à titre temporaire par un homme à un autre homme, le temps et les besoins de l’époque firent que l’hérédité s’installa. Ces fiefs devinrent des propriétés foncières, des seigneuries, héréditaires, divisibles, transmissibles aux filles, et vendables. Très tôt, le duc de Bretagne, Geoffroy II Plantagenêt, tenta de limiter ces divisions par un long texte de loi (l’Assise au comte Geoffroy en 1185), mais ce sera en vain. Il réussit tout de même pour les grands fiefs bretons à réglementer les successions en ligne féminine : s’il n’y a pas de garçon, la fille aînée hérite des deux tiers et le dernier tiers doit être divisé entre les autres filles cadettes. Les ventes de seigneuries ne furent visibles en Bretagne qu’à partir de la première e moitié du XIV siècle : vente au duc de Bretagne de sa vicomté par le vicomte de Léon entre 1240 et 1275 ; vente de Dinan au même duc par Alain d’Avaugour, seigneur de Mayenne et de Dinan en 1264. À la même époque, Alain VI de Rohan acheta aussi de nombreuses terres, étoffant sa vicomté de Rohan. Au XIVe siècle, Olivier de Clisson acquit la terre de Porhoët avec en son centre le château e
de Josselin. Au XV siècle, le duc Jean V fit l’acquisition morceau après morceau des terres de Gilles de Rais au sud du comté nantais. Plus tard, le comte d’Alençon, qui devait payer sa rançon, fut contraint de vendre sa grande seigneurie de Fougères, et le duc e l’acheta. Le mouvement s’accéléra, surtout au XVII siècle. Le duc
de Brissac vendit – on en reparlera – ses très nombreuses seigneuries. Pour mieux les vendre, les seigneuries étaient morcelées. La carte de la géographie féodale de La Borderie, qui est, comme je l’ai dit, déjà très complexe, ne nous fournit que la situation intermédiaire. Je défie quiconque, et pour l’instant aucun historien ne s’y est risqué, de dresser pour toute la Bretagne la carte de l’intégralité des seigneuries, des plus grandes aux plus petites, à un instant t, pourquoi pas à la veille de la Révolution française. Une seigneurie pouvait être composée d’un ensemble groupé de terres dominées par un château principal, et d’une galaxie de terres, parfois un simple champ, éloignées les unes les autres de plusieurs kilomètres. Prenons l’exemple de la grande seigneurie du StangBrunault, entre Carhaix et Callac. Son seigneur était vassal direct du duc de Bretagne. En 1629, elle s’étendait sur 27 paroisses et 12 trêves, et réunissait en plus du manoir du Stang en Locarn 17 autres manoirs, 4 lieux nobles et 10 moulins. Sa forme était très bizarre. Alors qu’on imagine les seigneuries comme des pavés, cette seigneurie était totalement allongée, répondant ainsi à des impératifs économiques. En effet, elle contrôlait la route reliant le nord de la Bretagne au sud. Ces seigneuries, si elles avaient des impératifs politiques, militaires et administratifs, étaient surtout des centres économiques. Leurs détenteurs, à cause d’achats, d’héritages, des dots de leurs épouses, pouvaient en avoir un certain nombre, parfois très éloignées les unes des autres. Pour reprendre l’exemple de la seigneurie du Stang, la dernière détentrice de cette seigneurie, à la veille de la Révolution, fut Renée-Françoise Carbonnel de Canisy, comtesse de Canisy (en Normandie), marquise de Pontcroix et dame de Tyvarlen en Landudec (en Bretagne), qui vivait à la Cour, à Versailles. Une paroisse bretonne pouvait appartenir dans sa totalité à un même seigneur mais aussi être divisée entre plusieurs seigneuries, et pas toujours de manière compacte. Un seigneur pouvait avoir un champ à un endroit, un autre à un autre lieu, tandis qu’un autre
seigneur disposait de trois maisons et quelques champs et de bois ailleurs. J’ai remarqué que souvent, autour des manoirs et des châteaux bretons (on compte en Bretagne plus de 10 000 manoirs et plusieurs centaines de châteaux), on trouvait des bois, plus ou moins grands. Pour les Bretons et les Bretonnes qui vivaient dans ces paroisses, il est clair qu’ils connaissaient parfaitement la structure seigneuriale de leur environnement. Mais attention, si dans certaines régions bretonnes comme le Centre breton (la région de Carhaix, par exemple, avec les convenants) la pression seigneuriale était forte, les Bretons ne semblaient pas avoir été dépendants totalement du système seigneurial. Les assemblées paroissiales (que l’on désigne sous le nom de « fabriques ») disposaient de terres communes – les communaux –, qui existent toujours, car j’en ai rencontré l’an dernier des traces dans la région de Redon. Leurs origines devaient être très anciennes. Ils possédaient aussi des maisons, auberges, moulins, etc., ce qui permettait d’entretenir les églises paroissiales, et même d’en construire de magnifiques, surtout lorsque la paroisse devenait un centre industriel majeur, comme dans le Léon, où furent édifiés les fameux enclos paroissiaux. Dans les documents que j’ai e
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consultés pour les XIII , XIV et XV siècles, il est clair que les Bretons disposaient d’une liberté de manœuvre face au système féodal dont le but premier était normalement de les protéger. À mon avis, à partir du moment où ce système devint de plus en plus seigneurial, pour finir par l’être exclusivement à la veille de la Révolution, c’est-à-dire que les rôles politiques et militaires s’effacèrent pour ne laisser que les fonctions économiques et juridiques, les relations entre les Bretons et ce système devinrent, comme le montrent les Cahiers de doléances bretons, de plus en plus tendues. Ici, je ne peux que mentionner ce riche paysan du Léon, Guy Le Guen de Kerangal (son père se nommait Le Guen et sa mère Kerangal, mais pour faire « plus riche » il ajouta la particule), ancien député de Landivisiau aux États généraux, qui prononça dans la nuit du 4 au 5 août 1789 le discours qui mit fin à la féodalité dans le royaume de France et donc qui permit l’Abolition des privilèges, et
en même temps... la fin des droits particuliers de la Bretagne et à court terme la disparition de la Bretagne historique. On me dira : « Et donc, en Bretagne, avec cette décision, il n’y a plus de système ni féodal, ni seigneurial ? » Ne rêvez pas, cher lecteur ! Si durant la Révolution et l’Empire, les plus riches paysans et négociants s’approprièrent les biens du clergé (ceux des très riches évêchés, abbayes, prieurés bretons) et de la noblesse alors émigrée, ce que l’on nomme les « biens nationaux », il y a eu la Restauration. Sous le roi Charles X (roi de 1824 à 1830), l’État a restitué aux anciens seigneurs, et à leurs descendants, les biens non vendus, et pour ceux qui n’étaient pas récupérables, ces derniers ont reçu d’importantes sommes d’argent. Ce fut la loi dite du « Milliard des émigrés » (25 avril 1825). C’est ainsi que le prince de Condé, héritier des barons de Châteaubriant, récupéra sa baronnie de Châteaubriant, qu’il légua à son filleul le duc d’Aumale. C’est ainsi aussi que le duc de Rohan, s’il dut abandonner à son ancien créancier, le baron de Janzé, sa forêt ancestrale de Quénécan et son château magnifique de Kerguéhennec (qui appartiennent toujours aux descendants du baron de Janzé), put récupérer le centre de l’ancien fief de Porhoët (le duc de Rohan est comte de Porhoët), le château de Josselin et le centre de l’ancien fief de Léon (le fils aîné du duc est prince de Léon), soit les châteaux en ruine de La Roche-Maurice (vendu pour un franc symbolique au Conseil général du Finistère) et de Joyeuse Garde (toujours entre les mains du duc actuel). Avec la Restauration et cette loi, dite du « Milliard des émigrés », dont je reparlerai souvent bien sûr tant elle est essentielle dans l’histoire, le système seigneurial reprit de la force et se maintint jusqu’aux années 1950. Certains descendants des anciens seigneurs devinrent de grands propriétaires terriens bretons. D’autres les vendirent, car ils s’étaient installés hors de Bretagne. Les héritiers de la dernière dame du Stang se séparèrent ainsi en 1826 de tout ce qu’ils avaient reçu du fait de cette loi au profit d’une famille noble de la région, les Jegou du Laz, qui devinrent durablement les plus grands propriétaires terriens de la région de
Carhaix. Selon moi, cette loi rétablit en Bretagne, jusque dans les années 1950, dans les campagnes, et même dans les villes – surtout les petites et moyennes –, un système seigneurial, sans doute plus pesant qu’avant la Révolution. En effet, beaucoup moins absents que leurs prédécesseurs, les grands propriétaires dominaient à la fois la vie politique et la vie administrative (beaucoup d’entre eux étaient maires, députés, sénateurs, conseils généraux), la vie sociale (ces propriétaires se trouvaient au sommet...), la vie économique et aussi la vie religieuse, car il n’était pas rare qu’ils interviennent dans les nominations des prêtres et curés desservant les églises où ils avaient leurs terres et demeures. Pourquoi ce changement à partir de 1950 ? Le Breton du Léon François Tanguy-Prigent, ministre socialiste de l’Agriculture, mit en place des lois très dures (particulièrement les lois sur le métayage en octobre 1946) protégeant le paysan du propriétaire, surtout du grand propriétaire terrien. Les propriétaires de type seigneurial virent leurs rentes foncières s’écrouler et vendirent massivement leurs terres.
L’État breton La troisième strate d’encadrement est bien sûr l’État breton. J’en ai déjà parlé en filigrane, car, comme vous avez dû le comprendre, il n’a pas été sans avoir une énorme influence sur les encadrements « religieux » et « féodaux ». Mais il est grand temps d’en parler plus largement, d’autant plus que j’entends ici et là certains utopistes – pour être gentil – parler de la nécessité de reformer l’État breton, avec ses institutions, son Parlement, sa Chambre des comptes, son Conseil. Et lorsque je réplique : « Et qui comme duc ou duchesse de Bretagne ? », bien sûr je n’obtiens pas de réponse ! Bizarrement, on ne me parle pas de république de Bretagne. Qu’est-ce que l’État breton ?
L’historien de la Bretagne Jean Kerhervé a montré l’existence d’un e État breton à partir du milieu du XV siècle, un État éphémère qui n’a pas réussi à imposer son indépendance et sa pleine souveraineté. Cet État, qui fut une monarchie puisque son chef était le duc de Bretagne, n’a pas existé, selon moi, que quelques années en cette e
fin du XV siècle, avec les ducs de la maison de Montfort, mais il a mûri. Il a mûri sur une longue période de plusieurs siècles allant du e e XI au XV siècle, connaissant des périodes fastes et des époques de repli, de doutes, d’effacements, selon les aptitudes des ducs, selon le degré de faiblesse de la féodalité bretonne et des puissants voisins de la Bretagne, les rois d’Angleterre et de France. Cet État a été construit pierre par pierre par des souverains et leurs administrations pour asseoir leur pouvoir sur un territoire de plus de 32 000 km². e
On me répliquera bien sûr qu’avant ce XV siècle ce n’était pas un État, car la notion d’« État » n’apparut véritablement qu’au tournant e e des XV et XVI siècles ; auparavant, il ne pouvait s’agir que d’une principauté – et encore, d’une principauté féodale, vassale de souverains plus importants comme les rois de France et
d’Angleterre. Cependant, prenons la définition de Max Weber : « un État est une entreprise politique à caractère institutionnel, c’est-àdire que sa structure administrative parvient à être la seule à se faire respecter par des lois, à travers l’armée, la justice et la police, sur un territoire délimité. Cet État est souverain s’il a la capacité à travers son appareil administratif de s’emparer du monopole de la violence physique et symbolique, c’est-à-dire du pouvoir. » Voyons si cela fonctionne pour la Bretagne. L’habitude a été prise de dire que l’État breton naît à l’époque des Montfort dans la seconde moitié du e XV siècle et qu’il prend fin avec la défaite de Saint-Aubin-du-Cormier (1488). Comme vous l’avez compris, j’adore contredire les historiens, dont Jean Kerhervé, qui fut mon premier directeur de thèse. Un État breton féodal
Première question : un État breton féodal a-t-il existé ? On voit la féodalité, c’est-à-dire cette structure à la fois économique, sociale et politique, et même culturelle, comme profondément individualiste, créée à partir de rien, par quelques aventuriers qui savaient manier les armes, les chevaux et les hommes, et surtout qui ont su profiter de l’éloignement et des faiblesses de prince, pour s’emparer de territoires et de châteaux. C’est peut-être un peu vrai, mais en Bretagne, franchement, ils sont bien peu nombreux. Le plus souvent, si l’on parvient à remonter aux origines des fiefs, comme je l’ai mentionné plus haut, on trouve des membres de riches familles, grands propriétaires terriens, très proches des princes des maisons ducales. On se doit de rappeler qu’en Bretagne deux familles ont régné parallèlement : les descendants directs en ligne masculine de Geoffroy de Rennes, duc de Bretagne et mort en 1008, et les descendants de ce dernier en ligne féminine, les deux se disputant e e pendant trois cents ans le trône breton. Du XI au XII siècle, ces deux maisons ducales ont permis l’installation de fiefs, possédés par des seigneurs qui défendaient des territoires plus ou moins grands. Pourquoi le faire ? Pour obtenir le maximum de fidèles à une époque où les deux descendances de Geoffroy rivalisaient militairement
pour contrôler l’ensemble du duché ? C’est vraisemblable ! Pour mieux encadrer le duché ? C’est fort probable, comme nous l’avons dit. L’ancienne organisation administrative ne les satisfaisait pas. Elle était vieille, issue du Bas-Empire. Comtés, vicaria (au singulier vicarius), pagi (au singulier pagus), doyennés, diaconnés, évêchés surtout, étaient administrés par des religieux séculiers... trop séculiers, trop dans leur époque. Trop riches, trop influents, e beaucoup au XI siècle avaient oublié qu’ils devaient être des fonctionnaires. Regardez cet archevêque Junguenée de Dol, qui divisa son archevêché en fiefs, qu’il donna en priorité à ses frères. Il ne fut pas le seul. Les évêques de Vannes et de Cornouaille firent de même, tout comme un évêque de Rennes dont sont issus les puissants seigneurs de La Guerche. e
Au milieu du XII siècle, un double système de pouvoir encadrait ainsi les Bretons jusqu’aux tréfonds de la Bretagne : l’un d’origine ancienne, religieux, ancré jusqu’à aujourd’hui dans l’inconscient, l’autre nettement plus récent, militaire et laïc, et quelque peu oppressif. Ni l’un ni l’autre n’étaient acceptables pour des ducs qui souhaitaient avoir le contrôle du duché. Les ducs du XIIe siècle, qui avaient réuni entre leurs mains la majeure partie des comtés bretons, décidèrent de réduire la puissance de leurs vicomtes, devenus bien trop autonomes. Conan III (duc de 1112 à 1148), héritier des comtés de Rennes (en partie), de Vannes, de Nantes et de Cornouaille, soumit les armes à la main ses vicomtes de Nantes. Son petit-fils et héritier, Conan IV (duc de 1156 à 1166), héritier aussi du comté de Tréguier, eut beaucoup de mal à vaincre le vicomte de Porhoët, qui avait épousé sa mère. Il put recevoir le soutien des cadets de ces vicomtes, les Rohan, dont l’aîné épousa sa sœur. Il fallut au régent de Bretagne, le roi d’Angleterre, Henri II (mort en 1189), pas moins de trois expéditions pour réduire la puissance des vicomtes de Léon. Et les ducs connurent bien des défaites, surtout contre les seigneurs possesseurs des châteaux de la frontière est : les Vitré, les Fougères, les La Guerche. Les fidélités de ces derniers étaient limitées. Ayant tendance à se marier avec des lignages voisins, vassaux des comtes d’Anjou ou du Poitou, ou du duc de
Normandie, ils devinrent par héritage de grands seigneurs d’Anjou, du Poitou et de Normandie (Retz ; Châteaubriant-Candé ; La Guerche-Pouancé, Laval-Vitré). Ce qui devint gênant, c’est lorsque ces trois régions appartinrent aux rois d’Angleterre puis de France. Par ailleurs, la réforme grégorienne (œuvre du pape Grégoire VII, mort en 1073), menée de Rome par les souverains pontifes, ne permettait plus d’avoir confiance dans les curés, doyens et autres évêques, qui devaient maintenant se soumettre non aux ducs ou aux rois, mais au pape directement. Leurs biens souvent énormes, toutes les églises, même celles qui avaient été construites par des seigneurs et les ducs – bref, tous les lieux de culte –, devaient appartenir à l’Église, et donc d’une certaine façon dépendre d’un pouvoir extérieur à celui des souverains de Bretagne. e
Des tentatives de réforme au XII siècle
Conan III, qui avait connu une humiliante défaite contre le seigneur de Vitré, paraît avoir tenté une réforme en s’appuyant sur le prestigieux intellectuel breton Pierre Abélard (1079-1142), dont la famille était proche de la sienne. Abélard avait les capacités intellectuelles et était entouré de dizaines de disciples. Il aurait pu former une nouvelle administration. Issu comme Conan III d’une famille qui disposait de grands biens d’origine ecclésiastique – Conan était l’héritier du comte et évêque de Quimper, et les parents d’Abélard possédaient des biens dans la cathédrale de Nantes –, Abélard pouvait se révéler plus souple, d’autant plus qu’il aimait Héloïse, dont lui, un religieux, avait eu un fils qui vivait à Nantes et qui semble avoir fréquenté la Cour ducale. Bref, Abélard était idéal, mais cela ne se fit pas, car il n’en eut pas le courage et, surtout, comme il l’a mentionné dans son célèbre ouvrage Histoire de mes malheurs, le mal était trop profond. Le duc lui donna l’abbaye de Saint-Gildas-de-Rhuys, alors occupée par des moines, leurs femmes et leurs enfants. Abélard voulut tout changer, à l’instar des moines cisterciens qu’il détestait. Mais il finit par s’enfuir devant la haine qu’il suscitait auprès des moines de Saint-Gildas, pour rejoindre Héloïse
en Champagne. Conan III dut se résoudre à s’allier aux Cisterciens, mais ceux-ci se plaignirent que les dons du duc étaient trop peu importants pour s’installer en Bretagne. Conan III trouva une autre solution : déshériter son fils, qui reçut néanmoins le riche comté de Nantes, et donner le trône breton à sa fille, et surtout à son gendre, Alain le Noir. Le père de ce dernier, Étienne, descendait en ligne er masculine directe de Geoffroy I de Bretagne et était donc prétendant au trône breton. Il réussissait très bien à contrôler sa vaste principauté du nord de la Bretagne, allant de la rivière de Morlaix à l’Arguenon, en s’appuyant sur les organisations féodales et religieuses. Et Alain le Noir était un guerrier. Hélas pour Conan III, ce dernier mourut avant lui, en 1146. À sa mort, le trône breton alla à sa fille Berthe et au second mari de celle-ci, le vicomte de Porhoët. Arrivé à sa majorité en 1181, Geoffroy Plantagenêt, fils cadet du roi Henri II d’Angleterre, qui dut le laisser faire, prit en mains le duché de son épouse, Constance de Rennes, fille de Conan IV et donc descendante directe d’Alain le Noir et de Conan III. Geoffroy s’occupa de reprendre les armes à la main des pans entiers de l’héritage de Constance, que des seigneurs indélicats avaient usurpés. Il imita son père en s’occupant du contrôle de la féodalité bretonne. Ce fut l’Assise au comte Geoffroy, qui ne permit plus aux seigneurs de partager leurs biens sans autorisation ducale entre leurs enfants. Bref, les fiefs n’étaient plus privés. Mais il mourut trop vite, en 1185. Son fils, Arthur, naquit posthume, et son épouse fut bien trop accaparée par les querelles qui ravageaient la famille Plantagenêt et l’Europe chrétienne pour prendre sa relève. L’œuvre des Dreux
Pierre de Dreux (qui régna de 1213 à 1237) épousa Alix, la fille de Constance et son troisième mari, Guy de Thouars. Dès le départ, ce duc, trouvère et guerrier, fit comme Geoffroy : il attaqua, s’emparant d’une partie de la vicomté de Léon, mais aussi des comtés de Tréguier et de Penthièvre, sous prétexte que ces deux territoires devaient revenir à son épouse en tant qu’héritière directe des derniers comtes (descendants des frères d’Alain le Noir). Il reprit
Ploërmel, que le roi de France avait donné au seigneur de Craon. Mais il échoua pour deux raisons. Tout d’abord, il s’opposa à la régente de France, car lui-même avait l’ambition de devenir régent du royaume de France. Ensuite, les seigneurs bretons, mécontents, s’allièrent au roi de France et, après quatre années de guerre, Pierre de Dreux dut se soumettre à ce roi et à ses alliés, « haut et bas ». er Ce furent son fils et son petit-fils, Jean I et Jean II, entre 1240 et 1300, qui réorganisèrent le duché. Ils s’appuyèrent sur la terre, la pierre, l’argent et les hommes. Ils firent de très nombreuses er acquisitions (Jean I ne restitua jamais le Trégor et le Penthièvre aux héritiers du frère cadet d’Alain le Noir et acheta Dinan et le Léon morceau par morceau). Les ducs étaient très riches... grâce aussi à leurs mariages avec de très riches héritières : Jean Ier épousa Blanche de Champagne, princesse de Navarre, qui lui apporta les deux tiers du Perche et d’énormes revenus sur les foires de Champagne, et Jean II se maria avec Béatrix d’Angleterre, ce qui lui permit de récupérer l’honneur de Richmond, la troisième fortune foncière du royaume d’Angleterre. Ces ducs firent encore de très importants investissements afin de mettre en valeur leurs domaines... Il en reste les murs impressionnants longs de plusieurs kilomètres des parcs ducaux dans la forêt de Duault près de Carhaix, à Suscinio, dans la presqu’île de Rhuys, et bien sûr encore le Lac au duc, à Ploërmel, le plus grand lac artificiel de Bretagne. Cet argent leur permit de moderniser leurs châteaux. Alors que ceux de leurs vassaux n’étaient que des mottes féodales souvent faites de bois, les leurs étaient en pierre. De plus, depuis Pierre de Dreux, c’étaient eux qui donnaient ou non l’autorisation de construire en pierre. Ainsi, les Tournemine, leurs parents, eurent le droit de construire le château de pierre de La Hunaudaye. Pour Fougères, c’est un cas à part, car la dame de Fougères était l’égale des ducs en tant que comtesse de La Marche et d’Angoulême (son mari étant le chef de l’illustre lignage des Lusignan). Autre cas à part, Vitré, dont les seigneurs, selon le traité de paix de 1240 signé devant le roi de France à Paris, n’étaient plus considérés comme les vassaux des ducs de Bretagne... Par ailleurs, il faut mentionner aussi qu’André III
de Vitré, qui épousa la sœur cadette d’Alix, Catherine de Bretagne, er était donc l’oncle de Jean I . L’État breton durant la guerre de la Succession de Bretagne
L’œuvre des ducs de Dreux s’arrêta-t-elle lorsque le dernier duc de la maison de Dreux, Jean III, mourut en 1341 ? On pourrait le croire, car la querelle de succession déclenchée par sa disparition occasionna un tel conflit, la guerre de la Succession de Bretagne, que l’administration ducale semble avoir disparu, que le pouvoir ducal paraît s’être dilué. Pendant cette guerre, châteaux, territoires entiers étaient entre les mains de capitaines, véritables chefs de bandes armées, d’origine plus ou moins féodale. Bien sûr, il y a eu de grandes batailles (La Roche-Derrien, Mauron, Auray, et aussi le fameux combat des Trente) au retentissement international, mais cette guerre était en réalité surtout une guerre de garnisons, entre forteresses. Toute l’organisation de la Bretagne pendant des décennies, d’environ 1340 à 1421, était devenue militaire, car la priorité était la guerre. La guerre de Succession perdura, après le premier traité de Guérande de 1365, après le second traité de Guérande de 1381. Les héritiers de Jean III, les Montfort et les Penthièvre, et leurs alliés, se disputaient toujours. Le conflit s’acheva après l’erreur des Penthièvre, qui osèrent bafouer l’ordre chevaleresque en kidnappant le duc Jean V Montfort en 1420. Même lorsque la paix revenait, comme entre 1373 et 1378, le duché était gouverné par un militaire, rien de moins que le connétable de France, Bertrand Du Guesclin. Un autre connétable de France, Olivier de Clisson (1336-1407), en gouverna des pans entiers dans les années 1380-1390. La guerre fut très favorable bien sûr aux guerriers, à la féodalité, même si la grande féodalité, celle issue du e XI siècle, finit par disparaître faute d’héritiers (souvent morts au combat). Les Bretons qui savaient combattre purent s’entraîner pendant cette guerre, et continuer leurs activités très lucratives (car ils étaient largement payés) hors de Bretagne pendant la guerre de Cent Ans, sous la conduite de chefs militaires blésistes (du nom du
mari de Jeanne de Penthièvre, Charles de Blois), tels, pour les plus célèbres, Du Guesclin et Clisson, et montfortistes (du nom de Jean IV, compétiteur de Jeanne), tels, pour les plus fameux, Geoffroy Tête Noire (un personnage que j’adore... maître pendant des années de Ventadour) et Arthur de Richemont, fils de Jean V, connétable de France... On trouve aussi comme autres capitaines des Rieux, des Beaumanoir, des Rohan, des Mauny, le terrible Sylvestre Budes, qui laissa massacrer les habitants de Césène en Italie (3 000 personnes). Cependant, comme pour la guerre de Cent Ans, la guerre de la Succession de Bretagne n’est pas une période de guerre continuelle ; les trêves se succédaient, donnant des périodes de paix. Après les deux traités de Guérande, on crut à la paix. Durant ces époques de paix, on peut voir ressurgir l’organisation administrative bretonne. Pour moi, elle ne disparut pas. Elle n’était pas non plus en sommeil. Elle continuait à fonctionner pour Jeanne de Penthièvre dans les zones contrôlées par elle, ses vassaux et alliés, c’est-à-dire principalement le Nord, dans les grands fiefs bretons et dans les cités épiscopales (sauf lorsqu’elles étaient prises par l’ennemi), car les grands seigneurs et les évêques de Bretagne furent tous blésistes. Pour les régions soumises à Jean de Montfort et à ses alliés, surtout anglais, soit dans le Sud et principalement les côtes, c’est beaucoup moins évident tant les capitaines anglais avaient imposé leurs propres administrations. Durant les périodes de trêve, surtout pour récolter de nouveaux impôts afin de payer l’impressionnante rançon de son époux fait prisonnier par les Anglais à La Roche-Derrien en 1347, Jeanne de Penthièvre réunit les États de Bretagne, c’est-à-dire un conseil représentatif de la société bretonne de l’époque, bien sûr les seigneurs, les évêques et les abbés des grands monastères mais aussi les représentants des villes... Et cette administration, alors que les routes bretonnes étaient dangereuses à cause des soldats en rupture de ban, parvint à réunir des sommes d’argent et d’or colossales, mais le navire qui achemina une partie de la rançon de Charles de Blois vers l’Angleterre fit
naufrage. Une partie de l’or de son épouse repose encore sur les fonds de la Manche. Certains ont cru après le traité de Guérande de 1365 que l’administration ducale allait pouvoir reprendre pleinement ses activités. Mais non ! Le nouveau Jean IV avait promis à son allié et beau-père, le roi d’Angleterre, Édouard III, de lui rembourser ses dettes contractées durant son exil anglais, pour payer la défense de son duché pendant ces années de guerre civile. Il est clair que le roi ne manqua pas d’aplomb, car lui et ses capitaines s’étaient bien servis durant cette guerre. Jean IV, devenu duc de Bretagne, n’eut qu’une parole et installa des Anglais à la tête de l’administration ducale, surtout pour récolter l’argent. Ce comportement fut inacceptable et le duc, trop anglophile, fut contraint et forcé de fuir vers l’Angleterre une nouvelle fois en 1373, où il resta rien moins de cinq années. Ici, il est possible de faire une toute petite remarque : c’est, à mon avis, la première fois que les Bretons – bon, c’est vrai que ce sont les partisans de Jeanne – ont révélé un comportement « nationaliste » ou ont montré au moins leur « bretonnité »... Alors qu’auparavant cela ne semble pas du tout les avoir dérangés d’avoir eu un duc fils et petit-fils du roi d’Angleterre – Geoffroy et Arthur Plantagenêt –, là ils rejetèrent leur duc et les Anglais. Il est vrai que la guerre avec les Anglais, qui avaient constitué les principales forces de Jean de Montfort, avait été si dure qu’elle avait suscité des comportements de solidarité et de communautarisme. On sait que le nationalisme français est apparu vers la même époque, suscité par les mêmes causes : la guerre atroce menée contre les Anglais. e
Les grandes réformes des Montfort au XV siècle
Les ducs de Montfort ne pouvaient pas avoir confiance dans une organisation administrative dominée par des élites seigneuriales, ecclésiastiques et des agents ducaux chargés de l’administration des domaines ducaux, qui pendant plus de quatre-vingts ans étaient majoritairement Penthièvre, qui l’avait montré clairement en 1373,
contraignant Jean IV à l’exil, mais aussi en 1420, où l’on vit pas mal d’entre eux soutenir les Penthièvre qui avaient kidnappé Jean V. Ce dernier duc recruta assez facilement de nouveaux agents afin de construire des structures administratives bien à lui, lui permettant d’encadrer, de contrôler, de centraliser le pouvoir. Bien entendu, prudents, lui et ses successeurs surent non seulement préserver des liens étroits avec les bénéficiaires des anciennes structures, avec la féodalité, en mariant leurs enfants au sein des grandes familles seigneuriales Rohan et Laval, mais encore et surtout intégrer à leur entourage les descendants des familles tenant l’administration des ducs de la maison de Dreux, les Montbourcher, les Beaumanoir, les Goyon (de Matignon), les Tournemine, les Dinan-Montafilant (la dernière d’entre eux, la riche Françoise de Dinan, fut la gouvernante d’Anne de Bretagne), les Malestroit (Jean de Malestroit, évêque de Nantes, fut le principal ministre de Jean V), les Châteaugiron (Jean, seigneur de Derval, fut grand chambellan de Bretagne en 1451), les Montauban (Philippe de Montauban fut le chancelier d’Anne de Bretagne durant tout son règne). Néanmoins, les ducs de la maison de Montfort recrutaient en priorité les cadets de ces grandes familles, qui n’avaient reçu que des miettes des énormes fortunes familiales, et surtout leurs petits vassaux indirects qui leur devaient tout. Sous leurs règnes apparurent ainsi de nouveaux noms qui constituèrent la nouvelle noblesse bretonne : Lambilly, la Moussaye, Rosnyvinen, Sévigné, Quélen, Cambout, La Rivière (chancelier en 1450), Kerouzéré (Yvon de Kerouzéré fut président du Parlement de Bretagne en 1420), Carné (grand maître de l’Hôtel ducal à titre héréditaire en 1450, mais aussi en 1530), et surtout d’Espinay (Robert fut grand maître de Bretagne en 1431, son fils Simon lui succéda en 1438). Les Montfort purent s’entourer et renouveler l’élite de leur duché en favorisant tel ou tel, mais aussi restructurer la totalité de la Bretagne, ou presque. À l’instar des ducs de la maison de Dreux, ils étaient très riches. L’affaire de 1420 avait permis à Jean V non seulement de confisquer les énormes biens bretons des Penthièvre, le Penthièvre et le Trégor, mais encore d’acquérir la structure
e
administrative construite depuis le XI siècle par les Eudonides. On voit ainsi les Coëtmen et les Périer les servir fidèlement. Anne de Bretagne reprit en effet la dame d’honneur de sa mère, Marguerite du Périer, dame qui fut très proche d’elle. Il faut savoir qu’en 1335 le seigneur du Périer était le tuteur de Jeanne de Penthièvre, alors jeune héritière orpheline. Sous les ducs de la maison de Dreux, terres, châteaux, argent et hommes se trouvaient massivement entre les mains des ducs de la maison de Montfort, qui purent accentuer leur présence par la mise en place de nouvelles institutions : sous Jean V, la Garde ducale et les Francs-archers furent établis en 1425, tout comme le Conseil ducal, la Chancellerie, la Chambre des comptes ; sous Pierre II virent le jour les compagnies d’ordonnances (formant la nouvelle armée ducale permanente), les neuf barons des États (constituant le plus haut niveau de la hiérarchie nobiliaire bretonne). Ce dernier duc fut le grand réformateur. Alors que son père, Jean V, avait combattu la papauté, il obtint de celle-ci le privilège de choisir les évêques. De plus, les affaires ecclésiastiques devaient être dorénavant jugées par le Parlement ducal. Face à la féodalité, il réunit les États de Vannes le 25 mai 1451, où il décida de créer trois nouveaux barons de Bretagne – Périer, Hunaudaye, Coëtmen –, récompensant ainsi des fidèles et les mettant au même niveau que les autres barons qu’étaient les Rohan, Laval, Rieux. Face à l’ampleur de la nouvelle administration, il nomma un vice-chancelier et ordonna que le Parlement de Bretagne (soit la chambre de justice) soit réuni deux fois par an. La pression fiscale s’accentua considérablement. Le fouage, soit l’impôt direct, créé par Jean IV (1391), fut de plus en plus levé, ce qui demandait la réunion des États, une fois en 1448, deux fois en 1451, deux fois en 1452, une fois en 1453, deux fois en 1454, trois fois l’année suivante, deux fois en 1456, deux fois en 1457. Et l’ordonnance ducale du 18 décembre 1456 assujettit même les nobles... qui faisaient du commerce de détail. Pierre II osa aussi émettre une monnaie d’or bretonne, au très grand mécontentement du roi de France, dont la monnaie d’or avait moins de poids en or que celle de Bretagne. Son successeur, François II (duc de 1458
à 1488), n’eut qu’à glisser ses pieds dans les belles pantoufles de Pierre II. Pour payer son train de vie somptueux, son administration de plus en plus nombreuse, et surtout sa politique extérieure très ambitieuse, il demanda aux États, et donc aux représentants de la noblesse, du clergé et des villes, réunis de très nombreuses fois, de lever des fouages. C’était l’époque, comme en France (les États) ou en Angleterre (le Parlement), en Allemagne (la Diète), dans les royaumes espagnols (les Cortes), où l’on réunissait de grandes représentations. Il est vrai que les modes de gouvernance, le train de vie des princes, les administrations, les armées, les politiques dites « modernes », coûtaient des fortunes. On souhaitait la caution non du peuple – il ne faut pas exagérer – mais de la nation représentée alors par les riches élites. Les gouvernants les obtenaient presque toujours. À mon humble avis, le pouvoir montfortiste ne pouvait se maintenir tant des forces autant internes qu’externes le poussaient vers sa chute. Les ducs eux-mêmes viciaient le système qu’ils avaient mis en place. Si Jean V était entouré de gens issus des différentes er couches de l’élite bretonne, François I préféra les nobles d’ancienne noblesse, tandis que Pierre II donna la priorité à l’efficacité de la nouvelle élite. François II alla plus loin en s’appuyant, à travers son favori et trésorier, Pierre Landais, sur la bourgeoisie commerçante bretonne qui accompagnait l’essor économique breton. Il arriva un moment où ces élites issues de milieux différents se déchirèrent, et Guillaume Chauvin, chancelier, et Pierre Landais en firent les frais. Chauvin mourut en prison et Landais fut pendu en 1485. Quant au duc François II, il y perdit le contrôle de la Bretagne : la grande féodalité se tourna vers le roi de France, et l’administration ducale eut beaucoup de mal à réunir les forces militaires nécessaires pour faire face aux troupes du roi de France qui entrèrent en Bretagne en 1487. Pourtant, nombreux furent les convoqués à l’ost ducal qui devaient leur position et leur enrichissement aux ducs de Montfort. Jamais la petite et la moyenne noblesse bretonne n’auraient pu se former, se construire leurs milliers de manoirs, se constituer leurs petits et moyens domaines
fonciers, sans la politique des ducs consistant à protéger la Bretagne et sa prospérité économique, tout en laissant participer des milliers de Bretons à la fin de la guerre de Cent Ans, Bretons qui revinrent chargés d’or. Par ailleurs, alors que les anciennes structures administratives – e celles d’avant le X siècle (dominées par l’organisation e e ecclésiastique), celles des XI et XII siècles (dominées par la féodalité), celles du XIIIe siècle (constituées par les ducs de la maison de Dreux) – avaient existé ensemble plus ou moins pacifiquement, il faut bien l’avouer, les nouvelles structures Montfort peuplées par de nombreux agents avaient du mal à les supporter et même à supporter des souverains itinérants, coûteux par leur train de vie et surtout dangereux par leur ambitieuse politique d’opposition au plus puissant roi de la chrétienté, le roi de France. Tant que ce dernier était empêtré dans ses guerres avec l’Angleterre et tant que le duc de Bretagne obtenait le soutien des autres princes capétiens, qui comme lui tentaient d’arracher leur indépendance (les Bourbons, les Bourgogne, les Anjou), c’était acceptable. À partir du moment où le duc n’eut plus que les appuis bien lointains de la parenté de son épouse, Marguerite de Foix-Navarre, et de quelques réfugiés en sa Cour comme son cousin germain, le duc d’Orléans, l’avenir des Montfort était compté. L’État breton sous les rois de France
Il est clair que Charles VIII se trompa en mettant ses hommes à la er tête des institutions bretonnes. Louis XII et surtout François I furent plus pragmatiques. Ils favorisèrent une sorte de fusion. Les administrateurs du duché, et donc de l’État breton, purent devenir des administratifs du royaume de France, et vice versa. Il est vrai que les traitements que versait le duché à son élite administrative étaient lucratifs. Et puis Louis XII ne voulait pas déplaire à Anne, lui laissant croire qu’elle conserverait toute son autorité sur son duché. er
Pour le roi François I , le maintien des institutions qui géraient l’État breton était aussi acceptable tant qu’il recevait l’or breton. Cette
situation put perdurer jusqu’à la Révolution. Pourquoi détruire les institutions formées au cours des siècles qui contrôlaient et encadraient aussi efficacement le duché, qui avec application et efficacité levaient les impôts, qui jugeaient les Bretons, qui organisaient la défense de la Bretagne ? Le millefeuille administratif breton perdura donc jusqu’à la Révolution, chacun connaissant sa place et sa fonction.
La Bretagne est donc une terre d’exception, ce n’est un secret pour personne. Vaste, très bien située, à l’entrée du canal le plus actif de la planète, et cela depuis des temps immémoriaux, la Bretagne a tissé des liens étroits avec ses voisins, bien sûr la France, mais surtout, et c’est beaucoup moins connu, avec l’Angleterre et le pays de Galles. On dit que la Bretagne, territoire entre mer et terre, a forgé le caractère de ses habitants. On dit que les Bretons et les Bretonnes ont la tête dure, qu’ils sont têtus. Cependant, l’histoire montre qu’ils ont été et sont encore beaucoup plus ouverts et aventureux qu’on le croit, qu’ils sont donc beaucoup plus progressistes que conservateurs. Cependant, il est risqué d’aller trop loin avec eux, leur défiance pouvant s’installer durablement. L’histoire démontre aussi qu’ils sont combattants, qu’ils ont su tirer de la guerre des avantages importants. La Bretagne est originale aussi par l’empilement des systèmes qui l’ont administrée. Elle est née de la fusion de deux structures, l’une brito-romaine venue justement des îles britanniques et l’autre gallo-romaine et armoricaine, toutes deux chrétiennes, ce qui a permis à cette religion de jouir d’une autorité et d’une puissance sans doute inégalées ailleurs jusqu’à nos jours. Tout comme s’est maintenue durablement jusqu’à encore peu la féodalité dont l’origine remonte bien sûr aux désordres provoqués par les Vikings, par les querelles dynastiques au sein des familles royales puis ducales, mais aussi par la volonté des princes bretons, qui trouvèrent dans le système féodovassalique un moyen d’encadrer un territoire plus vaste que la Belgique actuelle. Pour moi, ces princes n’ont jamais voulu
abandonner leur autorité sur la Bretagne aux féodaux mais plutôt trouver des auxiliaires, de nouveaux agents administratifs. Très tôt, un État breton vit le jour. Bien sûr, il subissait les aléas des querelles politiques, des minorités des souverains de Bretagne, des régences, des guerres civiles, mais il perdura, car il sut s’adapter, s’étoffer, répondre aux besoins du territoire et de ses habitants, et cela jusqu’à la Révolution. Bien que la Bretagne fût divisible, divisible en évêchés, diaconnés, doyennés, comtés, vicomtés, seigneuries à l’époque ducale, duchés, marquisats, comtés, vicomtés, baronnies et seigneuries sous les rois de France, divisible entre les deux maisons régnantes de Bretagne, l’une dominant le Nord (les Eudonides de 1040 à 1205 puis les Penthièvre de 1319 à 1420), l’autre le Sud (les ducs de Bretagne en titre), elle fut toujours unie. Ses frontières, ce qui est exceptionnel en e Europe, ne bougèrent quasiment pas du IX siècle à 1791, soit pendant huit cents ans. C’est sans doute pour cela qu’aujourd’hui tant de Bretons et de Bretonnes veulent, avec une force que certains politiques ont du mal à comprendre, la « réunification » : que la région administrative Bretagne corresponde à la Bretagne historique, celle d’avant 1791. C’est aussi ce qui explique cet engouement populaire et volontaire, incroyable pour ceux qui ne sont pas bretons, pour le drapeau breton (en fait, il y en a deux, le Gwenn ha Du, celui avec les neuf bandes et le quartier d’hermine, et le Kroaz Du, croix noire sur fond blanc), que l’on voit partout : dans les jardins, surtout ceux des grands industriels bretons, dans les supermarchés, lors de toutes les manifestations. Un maire, un principal de collège, un proviseur de lycée aura droit à une remarque si l’on n’en voit pas un à l’entrée de sa mairie ou de son établissement. Pourquoi cette omniprésence ? On me dira bien sûr que cela vient de la politique régionale, des industriels et de leur politique de marketing. En fait, les Bretons n’ont plus peur de se montrer, bien au contraire. Elle est bien finie, l’époque des années d’après-guerre où l’on n’osait pas dire que l’on était Breton. Cela faisait plouc. Elle est bien finie, l’époque où arborer un drapeau breton signifiait que l’on était un nationaliste breton, un Breiz Atao
(ce qui était totalement absurde puisque les hermines ont été apportées par le duc de Bretagne Pierre de Dreux, un prince de la maison royale de France). Les Bretons veulent montrer qu’ils sont Bretons et ils le peuvent, car la Bretagne est devenue un enjeu de pouvoir.
LA BRETAGNE, UN ENJEU DE POUVOIR
Jamais les Bretons n’ont été aussi influents. Un chroniqueur d’une chaîne télé d’info a même dit qu’ils étaient le pivot de la république. L’émigration massive des Bretons à Paris depuis 1880 en est bien sûr responsable. Au recensement de 1911, on comptait 160 000 natifs de Bretagne dans le département de la Seine et 38 000 dans celui de Seine-et-Oise. C’étaient surtout des bonnes et des manœuvriers. Dans les années 1950-1970, la Bretagne expédia des dizaines de milliers de ses fils et filles dans toute la France et bien sûr à Paris, et ils étaient beaucoup plus formés. Pour s’en sortir, tous les Bretons... de Bretagne et de Paris et d’ailleurs... ont trimé surtout à l’école. Très suivis par leurs parents, poussés par leur environnement, ils ont réussi et réussissent encore les concours de la fonction publique, des grandes écoles et ont peuplé et peuplent toujours (certains disent « monopolisent ») la haute administration et les grandes entreprises. Ils sont à la tête du monde culturel (Stivell, Patrick Poivre d’Arvor, Le Lay, Le Clézio, Nolwen Leroy, Ozouf, Cornette, etc.), du monde économique (Bolloré, Le Duff, Glon, Pinault, Guillemot, Hénaff, Rocher, Beaumanoir, Rouiller, etc.), du monde politique (Le Drian, Lebranchu, Le Foll, Urvoas, Hamon, Le Pen). Malgré toute cette influence, cette présence, ce pouvoir, ils ont beaucoup de mal à se faire entendre. Il a fallu récemment une grande révolte, celle des Bonnets rouges de 2013, qui a fait très peur, car elle a beaucoup surpris les élites aristo-technocratiques parisiennes (où l’on trouve de nombreux Bretons et Bretonnes) pour obtenir la suppression de l’écotaxe qui risquait de ruiner tout l’ouest de la Bretagne. Malgré des manifestations réunissant des dizaines de milliers de personnes, le soutien des élites bretonnes et même
des ministres, la Loire-Atlantique n’est toujours pas intégrée à la Région Bretagne. On est en droit de se demander pourquoi. Je me suis donc tourné vers l’histoire de la Bretagne, toujours sur une période très longue – plusieurs siècles –, pour tenter de comprendre les blocages et les avancées, bref, les mouvements qui régissent la Bretagne, les mouvements politiques, culturels, sociaux, économiques. Très vite, mes analyses m’ont amené à constater que la Bretagne représentait un enjeu de pouvoir.
La diversité bretonne en mouvement Comme je l’ai déjà mentionné plusieurs fois, mais j’aime enfoncer le clou une nouvelle fois, il existe bien sûr une Bretagne, plus vaste en superficie que la Belgique, diverse dans ses paysages – dès que l’on traverse la Loire, les toits sont couverts majoritairement de tuiles et plus d’ardoises. Bien sûr, il n’y a pas un seul Breton, mais des Bretons et des Bretonnes. Pour ceux qui voulaient, veulent, voudraient un homo britonnicus, comme certains ont voulu un homo anglicanus, un homo sovieticus, un homo americanus, etc., ils en seront pour leurs frais. Les Bretons et les Bretonnes sont multiples et en mouvement, comme le révèlent quelques éléments historiques. Regardons dans les quatre mondes, pas assez liés à mon goût d’ailleurs : la politique, la société, la culture, l’économie.
Le monde politique breton Au risque de me répéter, mais ici je le fais encore intentionnellement, si les frontières est de la Bretagne sont immuables ou presque (voir les marches séparantes au sud du pays de Retz), à l’intérieur de la Bretagne, cela a bougé, ce qui n’a pas été sans conséquence pour ses habitants. Sans que l’on sache exactement leurs limites (sans doute matérialisées par des rivières), les grandes circonscriptions politiques bretonnes ont connu des e
e
transformations. Avant les invasions vikings des IX et X siècles, le royaume de Bretagne comprenait les comtés de Poher, de Cornouaille, de Vannes, de Léon, de Nantes, de Rennes, de Coutances et d’Avranches. Les Vikings changèrent la donne. Les princes royaux de la maison de Poher s’enfuirent en Angleterre puis revinrent pour devenir simplement ducs de Bretagne (Alain Barbetorte en 936), sans parvenir vraiment à restaurer le pouvoir de leurs ancêtres, les rois Nominoë, Erispoë, Salomon. Après la disparition d’Alain Barbetorte et de ses enfants, les comtes de Rennes et de Nantes, apparentés aux rois bretons, se disputèrent le pouvoir sur la Bretagne, pouvoir qui glissa donc de l’ouest vers l’est. Les comtes de Rennes, disposant d’un immense territoire, allant à l’ouest jusqu’à Callac et Lannion, comprenant tout le centre de la Bretagne, et allant au sud jusqu’aux landes de Lanvaux, semblèrent l’emporter. Les comtes de Nantes répliquèrent en s’alliant avec les comtes de Cornouaille, de plus en plus puissants, d’autant qu’ils étaient de père en fils évêques de Cornouaille, mais aussi par e mariage comtes-évêques de Vannes. Au XII siècle, on tenta un mariage, et donc une réconciliation : Hoël de Cornouaille, comte de Vannes, Nantes et Cornouaille, épousa Havoise de Rennes, duchesse de Bretagne en 1066, comtesse de Rennes. L’unification n’eut pas lieu, car l’oncle paternel d’Havoise, Eudes (mort en 1073), fils du duc Geoffroy Ier (mort en 1008), prétendit, car il était le seul descendant mâle de la maison de Rennes, au trône breton et s’installa à l’ouest du comté de Rennes, dans les évêchés
de Tréguier et de Saint-Brieuc. Ses descendants furent à l’origine des comtés de Tréguier et de Penthièvre. De ce conflit familial découla, comme j’en ai déjà parlé, une série de crises majeures qui durèrent plus de quatre cents ans et qui ensanglantèrent la Bretagne (le plus grave épisode étant la guerre de la Succession de Bretagne, de 1341 à 1365, en réalité jusqu’en 1420), opposant en gros le nord (Eudes) et le sud (Havoise) du duché, opposant les descendants d’Eudes, plus enclins au fédéralisme s’appuyant sur la féodalité, aux descendants d’Havoise, ducs de Bretagne en titre, représentant le centralisme ducal breton. Cette querelle permit au roi de France de contraindre en 1491 Anne de Bretagne à se marier avec lui. Charles VIII de France disposait en effet des droits des descendants d’Eudes mais aussi de ceux de la maison de Dreux-Bretagne, qui avait régné sur le duché de 1213 à 1341. Ce conflit dynastique et politique ne se termina pas avec Anne. Il revint en force lors de la e Ligue, à la fin du XVI siècle, lorsque la femme du gouverneur de Bretagne, le duc de Mercœur, descendante directe d’Eudes, réclama le duché pour elle. Mercœur fut vaincu et se soumit au roi Henri IV. Son épouse fut humiliée par le mariage forcé de sa fille et héritière au bâtard d’Henri IV, le célèbre duc de Vendôme. Le roi de France contrôlait alors toute la Bretagne – c’est du moins ce que l’on pourrait croire. On sait peu que Louis XIV laissa à sa mort en 1715 des dettes colossales (on parle de 600 milliards de livres) que ne purent, malgré quelques manipulations financières, jamais éponger ses successeurs. On sait encore moins que le duc de Penthièvre, cousin des rois Louis XV et Louis XVI, richissime, amiral de France... et de Bretagne, racheta au roi la gestion de tous les domaines royaux en Bretagne. Le pouvoir de ce duc en Bretagne avoisinait celui de son royal cousin, voire en était supérieur. On ne sait guère que la Bretagne était administrée par ses propres institutions, que le roi n’avait pas que des amis au Parlement, dans la Chambre des comptes et dans les États de Bretagne – c’est le moins que l’on puisse dire (voir sous Louis XV l’affaire La Chalotais). On sait trop peu que dans ces instances on se disputait beaucoup : l’ancienne noblesse féodale, très présente à la Cour royale, était très
critiquée par la nouvelle et riche noblesse parlementaire, qui fut ellemême contestée par les représentants des villes. On sait en revanche que la Bretagne implosa en 1791 en cinq départements : Loire-Inférieure, Côtes-du-Nord, Ille-et-Vilaine, Morbihan, Finistère, dont les limites avaient été fixées en gros... sous Louis XV, alors en guerre avec le Parlement et les États de Bretagne. Même si ces départements avaient le même fonctionnement que les autres départements français, ils conservaient entre eux des liens historiques, culturels, militaires, économiques, sociaux, dont le ciment était bien sûr la langue, la religion, mais surtout les Bretons et les Bretonnes eux-mêmes. Le gouvernement de Paris sut en tenir compte. Par exemple, il constitua une armée de Bretagne pour défendre la France, envahie par les Prussiens en 1870. Au début de la Grande Guerre, les Bretons étaient dans des régiments bretons. On pensait qu’ils combattraient mieux ensemble. Ces liens entre les Bretons et les Bretonnes étaient très visibles, surtout lorsqu’ils émigrèrent vers Paris, Le Havre, Boulogne, etc. Ils surent se regrouper. À Paris, des dizaines de milliers d’entre eux vivaient en Seine-Saint-Denis. Tout le monde sait que le quartier Montparnasse est le quartier des Bretons. Cependant, à partir de la départementalisation, les choses changèrent... On n’était plus simplement des Bretons, sujets du roi, cornouaillais, nantais, léonards, vannetais, mais on était Français, Bretons, Finistériens, Cornouaillais ou Léonards, ou Morbihannais de Vannes ou de Lorient, etc. Et on l’est encore ! Les Bretons s’éloignèrent les uns des autres. Les résultats sont visibles aujourd’hui. De plus, les Bretons ne votaient pas tous de manière identique lorsqu’ils en avaient le droit. Il faut mentionner que le suffrage censitaire excluait les plus pauvres dans la première moitié e du XIX siècle, et, surtout, l’absence d’isoloir obligea pendant longtemps de montrer son vote à tous... essentiellement aux propriétaires terriens, qui souvent se présentaient aux élections. De l’extérieur, comme je l’ai mentionné plus haut, on voit les Bretons comme des conservateurs, légitimistes, n’aimant donc guère le
changement. Ils auraient eu bien du mal à accepter la république, mais lorsqu’ils l’ont assimilée, ce fut pour la vie. Toujours de l’extérieur, on vit et voit encore les Bretons d’un seul tenant : peuple agricole, terrien, attaché à son terroir, à la Bretagne. Force est d’avouer que c’est à la fois vrai et faux. C’est vrai, et le maréchal Pétain comme d’autres l’ont cru, surtout lorsqu’il redonna son unité à la Bretagne... du moins sans la Loire-Inférieure, car, pour lui comme pour d’autres, Nantes et son département – aujourd’hui la Loire-Atlantique – appartenaient au Val de Loire. Il a cru que la Bretagne et les Bretons étaient entre les mains fermes d’une noblesse et d’une Église catholique traditionnelles, terriennes, plongeant leurs valeurs dans l’Ancien Régime, dans la féodalité et dans le régime seigneurial. C’était et c’est encore oublier que Nantes et sa région (en gros la Loire-Atlantique) appartenaient et appartiennent de manière inaliénable à la Bretagne. Il est étrange que les éléments extérieurs à la Bretagne voient Nantes et sa région comme des territoires détachables de la Bretagne. Ainsi, si je ne me trompe pas, dans les actes de la succession d’Anne de Bretagne (morte en 1514), l’administration royale parlait du duché de Bretagne et du comté de Nantes. Néanmoins, cette administration savait qu’il fallait les citer ensemble. Pétain se trompait encore, comme d’autres. La Bretagne et les Bretons n’étaient pas figés dans leurs opinions politiques. Tout le monde n’y votait pas (et n’y vote pas) de la même manière. Heureusement ! On remarque que souvent les paroisses ou les communes qui ont connu la révolte des Bonnets rouges de 1675 sont plus « révolutionnaires ». Elles ont été proches des républicains durant la Révolution. Bref, elles sont plus à gauche. En 1881, la république en Bretagne est devenue majoritaire : 22 députés de « gauche » (républicains) contre 19 conservateurs (souvent royalistes). Les côtes et les villes étaient plus favorables au nouveau régime que le Centre-Bretagne, la Haute-Bretagne, les marges angevines et vendéennes, qui restèrent des fiefs conservateurs. Et encore, car cela dépend des terroirs, des paroisses, des quartiers, des individus qui se présentaient aux élections.
Pétain voulut donc se reposer sur les riches et puissants clergé et noblesse bretons, sans savoir ou comprendre que l’encyclique Au milieu des sollicitudes (de Léon XIII, 1892) les avait mis en difficulté et qu’une nouvelle génération d’hommes politiques, jeunes prêtres (ce que l’on nomme les « abbés démocrates », parmi lesquels Trochu, le fondateur de L’Ouest-Éclair, Mancel), notables (comme ces nobles, Boisanger, Guébriant, qui furent à l’origine de l’Office central de Landerneau), médecins, avocats, notaires, négociants, en avait profité pour imposer ses nouvelles idées, plus humanistes, plus sociales, plus universelles. Même les Juloded, ces notables ruraux du Léon, retirèrent leur soutien au comte de Mun, fondateur de la démocratie chrétienne, qui perdit alors sa députation du Finistère. Pétain et d’autres ne comprirent pas que l’énorme émigration bretonne et surtout la Grande Guerre étaient passées par là, que les Bretons et les Bretonnes avaient fait exploser les carcans imposés e
par les élites bretonnes de la première moitié du XIX siècle. Ils étaient partout et voulaient tout voir, comme avant la Révolution. Pendant l’entre-deux-guerres, la Bretagne politique était tricolore : blanc, bleu... et rouge. En 1929, un quart des municipalités bretonnes étaient entre les mains de conservateurs monarchisants, les Blancs. C’est la Bretagne des marquis : Montaigu, Kerouartz, Kernier, Ferronnays. Les Bleus, radicaux et radicaux-socialistes, qui gouvernaient alors la France (avec le Nantais Aristide Briand), représentaient à l’époque 10 à 12 % des voix et dominaient surtout les villes et quelques régions rurales (le Trégor, la HauteCornouaille, le Finistère sud). Ils glissèrent progressivement vers le centre politique, avec l’arrivée des Rouges, socialistes et marxistes, ces derniers se réclamant de la pensée de Karl Marx, qui a eu, on ne le sait guère, des propos très durs envers les Bretons (ceux bien sûr qui ont étouffé la Commune de Paris – mais aujourd’hui ses seuls descendants... sont Bretons, évidemment). Si à partir de 1920 le communisme ne prit pas en Bretagne, sauf dans les ports de Concarneau et de Douarnenez, il fut très puissant parmi les Bretons de Paris. En Bretagne, les socialistes se retrouvèrent progressivement de plus en plus importants dans les villes. Quant à
Emsav, le mouvement breton, il tenta de sortir de l’élitisme et de la marginalité, sans grand succès, sauf pour ce qui est du nouveau drapeau breton, le Gwenn ha Du, adopté par la population bretonne avec une rapidité spectaculaire. Après la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants traditionnels comprirent qu’il leur fallait s’effacer, même si certains avaient été des résistants. On voulait des gens neufs, plus jeunes, issus de la Résistance, mais surtout de la JAC (Jeunesse agricole catholique), très active pendant la guerre, organe mobilisateur, donnant de l’espoir dans un autre avenir, vers l’ouverture et la modernité, d’où sortirent de nouvelles personnalités, élus politiques et syndicaux. Ce renouveau ne dura pas. Les grandes tendances politiques de l’entree deux-guerres revinrent en force en Bretagne sous la IV République. e
Avec l’arrivée de la V République réapparurent les notables traditionnels. Le CELIB, ce Comité d’études et de liaison des intérêts bretons, né en 1950, réunissant des leaders bretons de l’économie et de la politique, réussit à se maintenir jusqu’aux événements de 1968. S’il fut à l’initiative de ce que l’on nomme le « modèle économique breton », il n’est pas parvenu à établir un modèle politique breton. Trop de différences politiques. Trop d’intérêts divergents. Des institutions centrales parisiennes trop attractives. Et puis les Bretons étaient depuis longtemps si divers politiquement ! Conservateurs, légitimistes, pivots de la monarchie française lorsqu’elle fut acceptée et assimilée, pivots de la République française encore aujourd’hui, les Bretons et les Bretonnes ne semblent pas aimer une chose : qu’on les prenne pour des crétins et des crétines. Louis XIV dépassa les bornes et eut droit en 1675 aux Bonnets rouges. La Révolution, initiée par les nombreux Bretons du Club breton, fit de même et eut droit aux Chouans. Napoléon III vit la noblesse bretonne et la Bretagne lui tourner le dos lorsqu’il crut pouvoir imposer sa volonté à la puissante Association bretonne. La république radicale, celle de Combes, eut un mal de chien à imposer ses lois anticléricales (entre 1882 et 1905)... Il est vrai que les prêtres bretons jouaient depuis plus d’un millénaire un rôle social et culturel essentiel en Bretagne. Peut-on dire que l’opposition
bretonne à Pétain fut dès le début considérable ? On sait qu’à Londres les Bretons soutenant le général de Gaulle étaient très nombreux. L’association bretonne des Forces françaises libres Sao Breiz réunissait plus de 800 adhérents. Il faut donc se méfier. En politique, les Bretons et les Bretonnes n’ont pas des opinions immuables. Ils sont divers et en mouvement, comme le sont leur société, leur culture et leur économie.
La société bretonne Lorsque l’on parle de l’histoire sociale de la Bretagne et des Bretons, on a l’impression que deux parties émergent : les riches, voire les très riches, et les pauvres, voire les très pauvres. Cette e
situation provient de ce XIX siècle, siècle vraiment maudit pour la Bretagne et sa population, où le territoire comme ses habitants ont connu en masse une profonde misère et l’émigration. En fait, c’est beaucoup moins simple qu’il n’y paraît. Les riches
Commençons donc par les plus riches. Je les aime bien, car il est assez facile de les étudier tant nous disposons de documents à leur sujet. Et puis ils sont partout et détiennent le pouvoir social, politique, militaire, économique, culturel, religieux. Bref, tous les pouvoirs... Au sommet, nos ducs de Bretagne, parmi les plus riches princes de l’Occident chrétien. Le duc Jean II, à sa mort en 1305, était richissime : il disposait d’un Domaine ducal reconstitué par son père et son grand-père, avec notamment 80 châteaux de pierre rien qu’en Bretagne, plus huit dans le Perche, deux demeures à Paris, ainsi que des fiefs en Picardie, des revenus sur les foires de Champagne et sur le Trésor royal de Normandie et... l’énorme honneur de Richmond, troisième ensemble foncier d’Angleterre, avec plus de 250 manoirs et deux châteaux forts énormes (Richmond et Bolton). Il possédait même une partie de la ville de Cambridge et une demeure à Londres, bien sûr. À sa mort, on trouva dans ses chambres, à Ploërmel, à Suscinio, à Nantes, des coffres bourrés d’or. On sait qu’Anne de Bretagne était très riche et dépensait sans compter. C’est avec ses bijoux que son gendre er guère aimé par elle, le roi François I , constitua les premiers Joyaux de la Couronne de France. La féodalité bretonne ne fut pas en reste. L’archevêque puis évêque de Dol était l’un des prélats les plus riches de l’Occident chrétien. Ses domaines allaient jusqu’en Flandre. Nombre d’abbayes bretonnes avaient des biens en
Angleterre et possédaient les très lucratives îles bretonnes. Ainsi, Landévennec était le seigneur d’une grande partie de la presqu’île de Crozon. Sainte-Croix de Quimperlé avait Groix. Dans la féodalité puis l’aristocratie bretonne et même au-delà de la Bretagne, ce fut constamment et jusqu’à une date assez récente la chasse aux riches héritières bretonnes, et Dieu sait qu’il y en a eu beaucoup. Les guerres et les maladies avaient provoqué des phénomènes d’entonnoir. À la fin du Moyen Âge, quatre familles concentraient entre leurs mains plus de biens que le duc lui-même : Rohan, Rieux, Kergorlay (Montfort), Laval-Vitré. Il était donc normal que depuis la chute de Pierre Landais, en 1485, ils disposaient des er pleins pouvoirs. Dès son avènement, le roi François I s’appuya sur eux, car tous étaient ses proches cousins. Le roi disait « mon oncle » lorsqu’il s’adressait au maréchal de Rieux, ancien tuteur d’Anne de Bretagne. Les rois de France marièrent leurs favoris aux riches héritières de la féodalité bretonne : ainsi, Richelieu eut le droit de marier son neveu et héritier à la baronne de Rostrenen et de Pont-l’Abbé ; le duc de Rochechouart épousa la comtesse de Laval et baronne de Vitré, et dame de dizaines de fiefs bretons. Le summum fut atteint par le mariage en 1645 d’Henri de Chabot, noble poitevin, avec la duchesse de Rohan, princesse de Léon, comtesse de Porhoët, marquise de Blain et de La Garnache. La vie à la Cour royale coûtait très cher, et beaucoup s’y ruinèrent. Le duc de Brissac, très grand seigneur en Bretagne, vendit une à une ses terres et châteaux bretons. Le prince de Rohan-Guéméné créa une banque, acheta les riches marquisats de Carman et du Chastel (allant de Plouescat à Recouvrance) et fit faillite en 1782, ruinant bon nombre de Brestois. Mais rassurez-vous, le prince ne fut guère ruiné, Louis XVI épongea ses dettes en rachetant à prix d’or ses deux marquisats. Après la Révolution, ses descendants, les princes de Rohan, qui s’étaient installés en Autriche et en Bohême pendant les dangereuses années révolutionnaires, vendirent Guéméné et autres anciennes seigneuries (comme Rochefort-en-Yvelines) et
purent faire construire le château de Sychrov (République tchèque actuelle) et acheter 12 000 hectares de terres. Il est vrai qu’ils avaient aussi vendu les biens qu’ils avaient hérités des La Tour d’Auvergne, comtes d’Auvergne, d’Évreux, et surtout ducs souverains de Bouillon. Ces biens furent vendus à de nouveaux arrivants, qui avaient fait fortune dans le commerce, dans la justice, dans l’exploitation plus raisonnée des terres, mais aussi dans la guerre : ce sont bien sûr ces messieurs de Saint-Malo (à leur tête, les richissimes Magon) et de Nantes qui construisirent les malouinières et les hôtels particuliers de Nantes ; ce sont aussi ces familles parlementaires (Robien, La Bourdonnaye, Lorgeril, Boisgelin, Marbœuf, etc.) qui édifièrent de somptueuses demeures dans les styles de l’époque. Plus ils montaient, plus ils se fermaient. Il était inévitable qu’ils se heurtent à de nouveaux arrivants, qui firent la Révolution... française, tel Isaac Le Chapelier ou Jean-Denis Lanjuinais, tous les deux présidents de l’Assemblée constituante en 1789. Mais si Le Chapelier finit sur l’échafaud, Lanjuinais devint comte par la grâce de Louis XVIII. Si la Révolution avait permis aux très gros fermiers, aux notaires de profiter de la vente massive des biens nationaux, surtout ceux de l’Église, il est clair que la Restauration permit à beaucoup d’aristocrates émigrés pendant cette Révolution e
de voir leurs fortunes rétablies. La noblesse construisit au XIX siècle plus de 300 châteaux et en restaura le double. Les indemnités du « Milliard des émigrés » aidèrent considérablement. À Paris, les nobles bretons édifièrent plus d’une centaine d’hôtels particuliers. Comme la terre était devenue la seule source de richesse en Bretagne, les grands propriétaires tenaient le haut du pavé et étaient pour les plus considérables députés et présidents de conseil départemental. C’est l’époque des notables. C’est l’ère de ce que je nomme la « Bretagne des marquis » : Montaigu, Kerouartz, Ferronnays, Kernier, Juigné, disposant de plusieurs châteaux et de milliers d’hectares. Le top était bien sûr les ducs de Rohan – jusqu’à peu il y a toujours eu un Rohan sur les bancs de l’Assemblée nationale – mais aussi les marquis de Talhouët, héritiers du comte
Roy, richissime ministre des Finances de Louis XVIII. Les nobles recherchaient les riches héritières et la bourgeoisie très aisée vivait noblement. Les Levesque, descendants de l’industriel, armateur et maire de Nantes, chassaient dans leurs immenses forêts, dont celles de Paimpont et de Lannoué. Encore récemment, ils devaient être les plus grands propriétaires terriens de Bretagne (après l’État et l’armée). On connaît peu l’étendue des fortunes des industriels, armateurs et grands commerçants bretons, ce que l’on nomme la « grande bourgeoisie ». Il existe peu d’études sur le sujet... Les pauvres
Face aux riches, il y a bien sûr les pauvres. Et Dieu sait qu’il y en a eu beaucoup en Bretagne. Cependant, on les connaît bien et mal à la fois. Au Moyen Âge, ils sont très souvent cités dans les testaments des riches, ducs et grands seigneurs (ces testaments sont parmi les plus importants de l’histoire de France), car pour le salut de son âme on donnait beaucoup aux pauvres, surtout à partir e du XIII siècle avec le développement des ordres mendiants (essentiellement les Franciscains et les Dominicains), répondant ainsi à une des plus célèbres béatitudes divines : « Heureux les pauvres... ». On les connaît mal, car ils ne sont cités qu’à travers les dons des riches, et les études sont bien maigres. La documentation sur eux devient néanmoins plus abondante pour les époques modernes et contemporaines. Mais regardons du e côté du XIX siècle. La pauvreté en Bretagne y fut tellement répandue et extrême que les Bretons et les Bretonnes émigrèrent par centaines de milliers : migrations internes, des campagnes vers les villes bretonnes – des Finistériens arrivèrent à Nantes, où leur pauvreté dégoûta bon nombre de Nantais –, migrations externes, vers Paris, vers les ports du Havre, de Boulogne, de La Rochelle, vers le Périgord ou l’Anjou, mais aussi vers l’étranger – le Canada, les États-Unis (les habitants de Gourin et de sa région). Les ouvriers agricoles plus qu’ailleurs se comptaient par centaines de milliers. On louait sa force de travail, car le lopin de terre hérité –
on disposait souvent de moins d’un hectare de terre – ne suffisait pas à nourrir la famille. On travaillait pour les plus gros propriétaires fonciers qui avaient besoin de main-d’œuvre jusqu’à l’arrivée de la mécanisation. En 1893, dans le Finistère, les domestiques, travaillant en ville comme à la campagne, étaient plus de 67 000, et près de 57 000 dans les Côtes-du-Nord. Ils ne possédaient que quelques affaires, surtout le précieux couteau et la cuillère en bois. Un serviteur qui ne la raccrochait pas au porte-cuillère mentionnait ainsi son intention de quitter la ferme. Pour les plus pauvres, les mendiants, que l’on appelait pudiquement les « indigents », les chiffres sont hallucinants : en 1872, près de 50 000 dans les Côtesdu-Nord, dont 4 000 à Saint-Brieuc et 3 000 à Guingamp. Heureusement, la solidarité était bien présente. Il était extrêmement mal vu de renvoyer un pauvre quémandant aux portes sans lui avoir donné un peu de soupe, de farine, des pommes de terre. Charité chrétienne bien sûr, mais on pouvait aussi sombrer si vite à son tour dans la misère ! On faisait attention à tout et, il ne faut pas rêver, le beurre et le bon vin étaient réservés aux plus riches. Avec la pression démographique et la mécanisation, les Bretons et les Bretonnes les plus pauvres partirent. Il est vrai qu’à Paris et dans les villes portuaires en plein essor on pouvait trouver du travail, de l’argent, ou du moins pouvait-on l’espérer, de meilleures conditions de vie. À Paris, les dizaines de milliers de Bretons furent les terrassiers du Métropolitain et du chemin de fer ou de simples ouvriers d’usine. Le sort de la plupart de ces paysans ne fut guère enviable. Mal logés, mal nourris, mal payés car sans aucune formation professionnelle, parlant mal le français pour beaucoup, durs à la tâche, ils constituèrent une main-d’œuvre bon marché. Quant aux Bretonnes, beaucoup devinrent des bonnes et des nourrices ou sombrèrent dans la prostitution. Une catégorie intermédiaire
Les riches et les pauvres. C’est un peu réducteur, ne trouvez-vous pas ? Avec les années, les pauvres, à force de travail, d’économies, de luttes sociales et politiques, ont vu leurs conditions d’existence
s’améliorer, grignotant la part des plus riches. Le suffrage universel et la mise en place des isoloirs obligatoires (1913) lors des votes ont permis de mettre au pouvoir des élus plus proches du peuple qui votèrent des lois aidant les plus pauvres. La papauté se pencha aussi très sérieusement sur leur sort, permettant que s’expriment e largement à partir de la fin du XIX siècle les abbés démocrates qui ont tant influencé les élites bretonnes. Tout cela est vrai, bien sûr, comme il est vrai que les tueries de la Grande Guerre ont permis de réduire la pression démographique, que les départs de plus en plus massifs des Bretons, mieux éduqués, vers les villes et surtout vers Paris après cette guerre et jusque dans les années 1960 ont permis d’augmenter considérablement la superficie des fermes. Néanmoins, on ne peut m’empêcher de penser qu’il a existé une couche intermédiaire, moyenne, médiane, peu importe, particulièrement puissante en Bretagne, qui a commandé les communautés villageoises et paroissiales. Si on remonte loin, on trouve en Bretagne, comme je l’ai déjà mentionné plus haut, de nombreux chevaliers, sans doute petits propriétaires terriens. On les reconnaît au fait qu’ils sont fils de..., à la différence des autres, qui ne sont cités que par leur prénom. On peut les trouver dans les centaines de documents antérieurs au e XIII siècle conservés aux archives des Côtes-d’Armor. On estime qu’il y avait sans doute trois ou quatre chevaliers par paroisse en Bretagne ; un chevalier à l’époque était surtout un homme qui pouvait se payer un cheval pour aller à la guerre. Cette situation perdura très longtemps. Beaucoup d’entre eux, et bien d’autres, composèrent au cours des siècles suivants les armées de Du Guesclin, d’Olivier de Clisson et d’Arthur de Richemont, les trois connétables de France bretons durant la guerre de Cent Ans. Ils revinrent des guerres enrichis et purent construire les fameux manoirs bretons, en fait des grosses fermes en pierre, avec quelques éléments décoratifs et surtout des éléments seigneuriaux – une tour, de hauts murs de pierre. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ils formèrent cette noblesse bretonne pauvre étudiée par Michel Nassiet, en réalité pas si pauvre que cela, surtout pour ceux qui
surent bien se marier, et bien sûr pour ceux qui vivaient au bord de la mer. Certains connurent l’ascension sociale et d’autres la dégringolade, surtout pour les cadets. Pour ces derniers, ce sera pour éviter le pire : la marine du roi ou la prêtrise. Les prêtres, recteurs, curés, vicaires, appartiennent à cette catégorie intermédiaire : ils furent respectés, bien sûr, et furent donc au sommet de la hiérarchie paroissiale. Devenir recteur d’une paroisse pour un homme issu d’une famille de domestiques représentait une formidable ascension sociale. Religieux et religieuses étaient complètement intégrés à la société bretonne, sans doute plus qu’ailleurs. Il est vrai qu’ils pouvaient prétendre être les héritiers des saints britonniques qui avaient mis en place les e
structures sociales, politiques et administratives après le VI siècle. e
J’ai découvert qu’au XIII siècle les agents ducaux étaient partout. Les ducs puis les rois de France ont employé de très nombreux fonctionnaires afin d’encadrer la Bretagne. On recourait très souvent aux notaires, et on pouvait en trouver dans presque toutes les paroisses, comme aujourd’hui. Mais, bien sûr, les gens importants tant en ville qu’à la campagne étaient les aubergistes, surtout ceux qui tenaient leur propre auberge, toujours à usages multiples – cabaret-quincaillerie, cabaret-tabac, cabaret-épicerie –, et cela pas uniquement aux XIXe et XXe siècles, mais certainement bien avant aussi. Il y en avait partout, parfois plusieurs par hameau : 43 000 en 1914 contre 29 000 en 1872, soit une progression un peu plus rapide que la moyenne française. Lorsqu’il fallait décider pour la paroisse, pour répartir les impôts que les seigneurs, les ducs, les rois, les États de Bretagne réclamaient, pour recruter un maître d’école ou des artisans pour rénover l’église, les paysans les plus importants – ceux qui disposaient de fermes de plusieurs dizaines d’hectares, qui employaient des domestiques et des ouvriers agricoles, qui possédaient plusieurs bêtes, qui sur les côtes avaient ces grosses barques qui permettaient de caboter – avaient plus que leur mot à dire. On les reconnaissait à leurs habits, plus luxueux. Étaient-ils à la
tête des révoltes antifiscales, surtout celles des Bonnets rouges et du Papier timbré en 1675 ? On peut le croire, car rien ne pouvait se faire sans leur accord. Il est clair qu’ils ne pouvaient qu’être mécontents à cause de ces augmentations constantes de la fiscalité royale. Il ne faut pas oublier que c’étaient eux qui payaient les impôts – les pauvres n’en payaient pas, ou très peu –, et lorsque les demandes des gouvernants, des princes, des prélats, des États de Bretagne, du roi de France devenaient trop pressantes, c’était l’explosion. Néanmoins, il semblerait qu’ils n’aient pas été trop touchés par la répression menée par les troupes de Louis XIV. Il est vrai qu’il fallait les ménager. Après tout, c’étaient eux qui payaient les impôts, qui travaillaient pour permettre au roi de financer ses interminables guerres, la construction de ses châteaux, l’entretien de sa Cour, recevant plus de 15 000 personnes par jour. Une autre chose est à remarquer : ce sont eux qui ont bousculé les structures politiques existantes. N’oublions pas que ce fut Guy Le Guen de Kerangal (qui je le rappelle n’était pas noble) qui prononça le fameux discours, dans la nuit du 4 au 5 août 1789, qui entraîna l’Abolition des privilèges et donc la fin du système seigneurial et la fin de l’Ancien Régime. Ce Le Guen était un assez gros fermier de la région de Landivisiau. Ce furent les membres de cette catégorie intermédiaire qui finirent e
par rejeter le conservatisme à la fin du XIX siècle de nombre d’élus bretons, députés, conseillers généraux, nobles souvent, royalistes aussi, soutenus par les prélats, pour qui la république était « la gueuse ». Ces couches intermédiaires comprirent que la république n’avait pas de si mauvais côtés : elle fournissait de l’instruction aux enfants, même si on préférait souvent envoyer les siens chez les religieux et religieuses. Elle donnait du travail au sein d’une armée et d’une marine dynamisées par l’expansion coloniale. Elle permettait, grâce aux concours ouverts à tous ou presque, d’obtenir des postes dans une administration puissante. Bref, la république signifia l’opportunité de progresser, et bon nombre de Bretons et de Bretonnes surent saisir leur chance...
Le monde culturel breton Le sujet est d’importance, essentiel même, polémique, c’est certain, très politique... surtout en Bretagne. J’ai trouvé récemment sur Internet un site de discussion où les gens répondaient à la question : « Qu’est-ce qu’un Breton ? » Les réponses tournaient toujours autour de l’appartenance à une culture, autour de l’héritage culturel. Bien sûr, certains répondaient bien justement : « Quelqu’un qui vit en Bretagne », suivant ainsi la définition du dictionnaire : « Un Breton est un habitant de la Bretagne », qui, j’ajoute encore une fois, e
selon le chroniqueur du XV siècle Pierre Le Baud, « a ses limites immuables car enracinées dans l’immémorial, ses frontières naturelles, déterminées par les fleuves du Couesnon, de Sélune, de Mayenne et de Loire au-delà desquels le Breton vit en exil ». Seulement voilà, beaucoup de gens vivant en Bretagne ne se disent pas Bretons. Et beaucoup d’autres qui résident hors de Bretagne se disent Bretons, car un, ou plusieurs, de leurs ancêtres était Breton. On dirait même, imitant ainsi la noblesse, qu’il y a des quartiers de bretonnité ou de bretonnitude. Lorsque j’ai défini le sujet de ma thèse sur les hommes d’armes bretons de 1213 à 1381, j’ai été bien embêté. J’ai fini par décider qu’un homme d’armes breton était Breton par le lieu (de résidence) et par le sang (la famille), ce qui explique l’attachement quasi viscéral au territoire de la Bretagne et l’immense intérêt des Bretons pour la généalogie – les centres et cercles de généalogie de Bretagne réunissent aujourd’hui des dizaines de milliers d’adhérents, et leurs sites Internet sont extrêmement fréquentés. Lors d’une conférence de Marc Halévy à laquelle j’ai assisté, il a demandé à l’assistance : « Pour vous, qu’est-ce qu’un Breton ? » Et il obtint – j’ai pris en notes les réponses tellement elles m’ont surpris : « le culte de la liberté », « le courage », « l’amour de la famille », « la fraternité », « le sens de l’aventure et l’esprit d’entreprendre », « le respect et la bienveillance réciproques entre les êtres humains », « le goût de l’effort et du travail bien fait »,
« l’autonomie de tous et de chacun », « la saine équité dans le respect radical des différences », « la priorité de la joie de vivre sur l’accumulation des biens matériels », « l’accueil de l’autre, de l’étranger, pourvu qu’il respecte inconditionnellement les valeurs, croyances et modes de vie de la Bretagne », « le rejet de toute forme de bureaucratie et de tout fonctionnarisme ». Ma surprise passée, je me suis dit que ces réponses étaient tout à fait logiques, car la confusion entre « qu’est-ce qu’un Breton ou une Bretonne » et « être Breton, avoir un comportement de Breton » est largement partagée. Il faudrait donc adjoindre à la définition de « Breton » une part de culture. Actuellement, on parle souvent de culture, de la Culture avec un grand C, comme solution à tous les problèmes, mais aussi de guerre entre les cultures, alors qu’aux deux siècles précédents il n’était question que de guerres de civilisations. Mais en fait, de quoi parle-ton ? C’est quoi, la culture bretonne ? Un ou des comportements, ou des qualités, comme l’ont mentionné les interlocuteurs de Marc Halévy ? L’Unesco (l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, en anglais United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization) dit que la culture rassemble « les traits distinctifs, spirituels, matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts, les lettres et les sciences, les modes de vie, les lois, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances. » Ce « réservoir commun » qui évolue dans le temps se constitue en de multiples manières distinctes d’être, de penser, d’agir et de communiquer. Alors quels sont ces traits distinctifs qui caractérisent les Bretons et les Bretonnes ? Si j’ai déjà parlé plus haut de leur caractère, j’aimerais évoquer ici la façon dont on les voit de l’extérieur. Ils seraient très chrétiens, très mystiques, adorant des saints dont on ne connaît pas grand-chose, mais avec une mystique fortement teintée de paganisme remontant à l’époque des druides et au-delà au Néolithique. Franchement, ce trait de spiritualité très prononcé est ou était partagé par bon nombre d’autres populations
européennes. Les Bretons porteraient des costumes particuliers, avec des chapeaux ronds, des coiffes, mais on observe cela ailleurs aussi. Ils seraient plus intelligents que les autres, ce qui expliquerait leur excellente réussite aux examens. Mais si leur taux de réussite au bac est bon, les résultats en post-bac sont moyens... Et il reste le trait affectif : ils s’entendent très bien entre eux, formant une communauté unie... et on a là encore franchement du mal à le croire tant les querelles déchirent, comme ailleurs, les Bretons. Certains nationalistes aimeraient croire et faire croire en cette unicité. À force, car ils en sont persuadés, on va finir par être convaincus que les Bretons ne forment qu’un, qu’ils ont des traits communs, un seul mode de vie, parlant tous et partout en Bretagne le breton (ce qui n’est bien sûr pas du tout le cas, et cela ne le fut jamais, qu’on arrête de me faire croire l’inverse !), mangeant tous du beurre, buvant le café à quatre heures de l’après-midi, portant des chapeaux ronds et des coiffes, allant danser aux fest-noz, croyant dans la même chose et surtout ayant les mêmes valeurs... Franchement, là, j’attends encore de savoir qu’elles sont les valeurs propres aux Bretons... Liberté, fraternité, égalité. Un de mes élèves qui devait constituer un dossier sur la géographie de la Bretagne m’en a parlé et a commencé par me dire « famille », ce à quoi j’ai ajouté « travail, patrie ». Là, il a souri en me disant : « Tout de même pas ! » Bon, c’est vrai que j’ai été malicieux. Mais honnêtement, n’y a-t-il pas une volonté de totalitarisme d’un autre âge, âge destructeur et particulièrement atroce, à vouloir que cette culture repose sur des traits communs ou communautaires ? Cela fiche un peu la trouille, non ? Je ne vais pas vous faire languir davantage. Bien sûr, comme ailleurs, la culture bretonne ou des Bretons et des Bretonnes, est diverse, et c’est normal. Le territoire breton contient de grandes régions : le Léon, la Cornouaille, le Trégor, le Goëlo, le Penthièvre, le Poudouvre (région de Saint-Malo), le Rennais, la Mée (au nord de Nantes), le pays nantais, le pays de Retz, le Vannetais, le Porhoët, le Poher. Et ces régions sont divisées en sous-régions, pour le cas du Léon, entre Bas-Léon et Haut-Léon, ou pays. Jusqu’à une date
récente (années 1950-1970), on parlait encore en termes de paroisse ou de commune, de quartier, de hameau, autour de sa chapelle. Eh bien non, avant 1950, tous les Bretons ne portaient pas sabots, guêtres, larges braies ou culotte de drap de lin blanc plissé ou de toile de chanvre, large ceinturon ouvragé, veste à pans brodés de motifs de couleurs vives. En fait, chaque bourg, chaque village, chaque quartier, chaque condition, chaque profession, chaque âge se distinguait en Bretagne par des jeux de broderies et de couleurs. On a dénombré 68 modes féminines et 1 200 variantes. La vision communément répandue de l’habitat breton est une petite maison en pierres mal taillées, avec un toit d’ardoise, de petites fenêtres, des volets en bois peints en rouge ou en bleu, battus par les vents venus du large. Eh bien, là encore, non ! Lorsque l’on traverse la Loire bretonne, à Nantes, les maisons ont des toits rouges, couverts de tuiles... On trouve des longères dans la région de Derval, des maisons à avancée du côté de Roscoff, des maisons ramassées sur les côtes, et bien sûr des maisons néobretonnes un peu partout, et maintenant de plus en plus des maisons avec des toits en tôle ondulée en forme de vagues, traces de volontés architecturales d’uniformiser. On dirait que certains oligarques de la culture, administrateurs et même présidents des associations culturelles les plus prestigieuses de Bretagne, veulent non seulement cette uniformisation, mais aussi qu’elle soit stéréotypée, figée dans le temps et dans l’espace, dans le seul cadre géographique de la Bretagne et selon les critères fixés par des personnages des années 1920-1940 particulièrement contestés aujourd’hui, influencés par la celtomanie, et qui ont voulu constituer une culture bretonne loin des réalités de l’époque, bien loin des préoccupations et des mœurs de leurs contemporains, une culture artificielle empruntant, tant dans les arts, les lettres, les modes de vie, les traditions d’Écosse, du pays de Galles et surtout d’Irlande. Loin de moi l’idée de dire que la culture bretonne ne doit pas être influencée par d’autres cultures, d’autant plus qu’elle l’a été – il suffit de voir les nombreux retables des églises bretonnes qui ont
été réalisés à Laval –, mais de là à créer une culture spécifique, à affirmer avec force qu’elle seule est bretonne, et à tenter bien sûr de l’imposer aux Bretons, cela est évidemment inacceptable. Il est clair qu’il est nécessaire de s’inspirer de ce qui existe ailleurs, et comment faire autrement en Bretagne, un territoire aussi ouvert géographiquement, afin de faire évoluer cette culture, comme Jeanne Malivel (1895-1926), qui s’inspira d’autres cultures dans le but de créer ? Il est tout aussi clair que certains, après sa mort prématurée, ont utilisé son œuvre à des fins politiques. Elle en aurait été horrifiée. Il faut davantage parler de culture traditionnelle et de nouvelle e culture. Dans la dernière décennie du XIX siècle, et surtout après la Grande Guerre (1914-1918), alors que le breton commençait à s’effacer, on parlait de plus en plus un français teinté de forts bretonnismes. Les costumes traditionnels furent progressivement délaissés, particulièrement en ville, par les jeunes filles et par les hommes, qui préférèrent le complet trois pièces et la casquette. On abandonna la célèbre et unique cuillère pour utiliser la fourchette. On buvait du café, on jouait de l’accordéon, on dansait le tango, on faisait de la bicyclette et on suivait le Tour de France. Et le football, amené par les Anglais de Saint-Servan, près de Saint-Malo, commença à faire fureur. Un stade rennais vit le jour en 1902. Après la Libération (1944-1945), les langues bretonne et gallo disparurent à une vitesse prodigieuse. Ceux qui portaient des costumes bretons furent de plus en plus rares, et dans les années 1970 on se retournera dans les rues de Brest au passage de quelqu’un qui en portait encore un. Le rock venu d’Amérique et la pop anglaise écrasèrent les musiques bretonnes. Les films américains firent aussi fureur, comme c’est le cas aujourd’hui. Bref, les Bretons et les Bretonnes, comme ailleurs, ont intégré très rapidement, peut-être plus rapidement qu’ailleurs, la culture mondiale. Plus rapidement qu’ailleurs, car ils ont voulu faire table rase du passé, un passé douloureux, marqué par la misère, ce que l’on nomme les « âges noirs bretons » depuis 1680. Pour eux, semble-t-il, la culture des anciens ne servait plus à rien. Afin de
réussir les examens scolaires et les concours, il fallait bien parler et écrire le français, donc on ne parlait plus breton ni gallo, même à la maison. Leur transmission ne se fit plus. L’heure était au bulldozer et au formica dans les années 1960. On détruisit les lits clos, au mieux transformés en buffets de cuisine. On abandonna les vieilles maisons de pierre pour des maisons en parpaing néo-bretonnes ou des appartements avec tout le confort : eau courante, chauffage central, électricité partout, carrelage, salle de bains et toilettes à l’intérieur, avec aussi de vrais murs. La machine à laver entra dans les foyers, et ce fut la fin de la culture du lavoir, si importante pour les Bretonnes. La télévision qui se diffusa en Bretagne la première fois en 1959 devint de plus en plus indispensable, et les émissions étaient toutes en français... L’automobile détruisit la civilisation du cheval. Les Bretons devinrent de plus en plus urbains et de moins en moins paysans, et les paysans se transformèrent en agriculteurs, véritables chefs d’entreprise. Comme partout, la déchristianisation était là, mais elle surprend par sa rapidité, car elle concerne une population très pratiquante. Le christianisme n’aurait-il été en Bretagne, comme ailleurs, qu’un vernis imposé par des élites ? Les oligarques actuels de la culture en Bretagne s’en lamentent, crient au scandale, cherchent les responsables parmi les autorités de l’État français, parmi les élus bretons et de Bretagne, qui selon eux n’en font jamais assez. Tout est de la faute des Jacobins... Mais là, je risque de finir au pilori, où ils vont pouvoir, dans le meilleur des cas, me balancer des tomates pourries et autres légumes. Je leur réplique : « Si les Bretons avaient voulu... » Bien sûr, l’État français n’a rien fait pour ralentir le mouvement. Bien sûr, puisque cela correspondait justement à sa politique d’uniformisation culturelle, afin de permettre l’unicité du PEUPLE FRANÇAIS. Entre parenthèses, je rappelle que la France a été créée par et pour une famille, les Capétiens, qui ont uni des peuples, leurs peuples au pluriel. Louis XVI parlait de ses nations. Et c’est un chanoine de la cathédrale de Tréguier (eh oui, en Bretagne) depuis 1775, l’abbé Sieyès (1748-1836), qui a parlé à l’Assemblée nationale constituante
en 1790 de la nécessité d’unir tous ces peuples et de parler de la nation française. Selon moi, les Bretons ont fait et voulu autre chose. Le breton n’a pas du tout disparu. Pourquoi les livres d’Hervé Lossec, Les Bretonnismes, ont-ils connu cet énorme succès (plusieurs centaines de milliers d’exemplaires vendus) ? Non seulement c’est drôle, mais surtout les gens se sont rendu compte qu’ils disaient énormément de bretonnismes tous les jours. J’ai trouvé sur un site Internet une liste de bretonnismes, que j’ai projetée en cours à mes élèves. Au début, pas de réaction... et puis un ou deux élèves, qui n’ont pas leur langue dans leur poche, m’ont demandé : « Mais pourquoi vous nous montrez cela ? », « Où sont les bretonnismes ? » Je leur ai répliqué : « Ce sont des phrases qui ne sont pas correctes en français. » Leur surprise a fait plaisir à voir lorsque je leur ai montré des exemples de phrases qui sont la traduction littérale du breton en français. Ils n’en revenaient pas. Il est clair qu’encore aujourd’hui le breton est employé de manière courante, mais différemment. J’ai fini par faire de la morale de prof (après tout, j’étais aussi prof d’éducation civique et morale) en ajoutant : « Vous comprenez pourquoi vos profs de français s’arrachent les cheveux avec vous et vous disent que votre français, surtout à l’écrit, n’est pas correct ? » Ce que je ne leur ai pas dit, c’est que leurs profs de français n’étaient pas d’origine bretonne. Lorsque j’en ai parlé à ces derniers, ma surprise fut totale, aucun ne m’a dit : « Je comprends pourquoi j’ai tant de difficultés avec eux ! » Il faut aussi regarder l’immense intérêt pour l’histoire de la Bretagne. Les livres sur l’histoire de la Bretagne – eh oui ! – se vendent. Je ne vais pas parler de mon cas, mais de celui de Joël Cornette, qui a vendu plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires de son Histoire de la Bretagne et des Bretons. On sort des dizaines de livres sur l’histoire de la Bretagne. On commence à faire des documentaires pour la télévision. Cependant, les grandes associations culturelles bretonnes, très subventionnées, et même la Région Bretagne – ce qui est bizarre, puisque le président actuel de cette région est un prof d’histoire, que son prédécesseur est un duc,
vivant dans une demeure historique de premier plan, que le viceprésident chargé de la culture a d’énormes connaissances en histoire de la Bretagne –, ne montrent guère d’enthousiasme, c’est le moins que l’on puisse dire, pour aider les associations spécialisées dans l’histoire de la Bretagne et les historiens de la Bretagne. On dirait que la culture bretonne, de la Bretagne, en Bretagne, doit se réduire aux langues, aux danses et à la musique traditionnelles, c’est-à-dire à la préservation du patrimoine, surtout immatériel. On y dépense des millions d’euros par an. C’est tout à fait honorable, bien sûr ! Il est clair qu’il est impensable que ce patrimoine disparaisse. Mais pourquoi ces lacunes en ce qui concerne l’histoire de la Bretagne ? Trop politique, trop difficile à défendre ? Cela pourrait être mal considéré par les autorités étatiques... par les élus, m’a-t-on souvent expliqué. J’ai du mal à le croire tant il y a d’élus diplômés en histoire de la Bretagne, tels Jean-Yves Le Drian, Benoît Hamon, Christian Troadec, Bernadette Malgorn, et bien d’autres. Est-ce de la faute de l’administration de l’État et des fonctionnaires qui croient qu’en étant de zélés Jacobins ils accéderont aux plus hauts postes parisiens ? Oui, peut-être qu’il y a un peu de ça, mais ils sont dépassés par la demande populaire. Probablement, pour ces élites, y compris bretonnes, la peur de déplaire ? Mais à qui ? Certainement pas à la population. La peur que l’on découvre des choses qui n’iraient pas dans leur sens, remettant en cause leur position, leur influence, leur appartenance à une certaine oligarchie ? En juin 2016, j’ai participé à une réunion du conseil d’administration de Bretagne Culture Diversité – BCD, association culturelle créée en mai 2012 par la Région Bretagne et son viceprésident à la culture, Jean-Michel Le Boulanger, l’auteur du livre Être breton ? – en tant qu’administrateur. Lorsque j’y ai présenté le projet d’élaboration d’un manuel d’histoire de la Bretagne destiné à aider les professeurs qui choisissent d’enseigner l’histoire de la Bretagne dans le cadre des EPI (Enseignements pratiques interdisciplinaires) de cultures et langues régionales, un autre administrateur de cette association, par ailleurs important
responsable du monde de la musique bretonne, m’a répliqué : « Encore l’histoire de la Bretagne ? Il n’y en a que pour l’histoire de la Bretagne. » J’en suis resté coi, d’autant plus qu’une autre administratrice, chanteuse de chants bretons, l’a soutenu, après nous avoir montré une publication de son association diffusée par un énorme organe de presse et qui avait coûté plusieurs dizaines de milliers d’euros, payés par des sponsors, dont beaucoup d’institutionnels. Après réflexion, je me dis que cette réaction est très intéressante, démontrant une vision erronée de la position de l’histoire de la Bretagne, franchement guère aidée par la Région Bretagne. Il s’agit aussi d’une réaction de protection, de défense de son pré carré. Eh oui, l’argent se fait rare, et l’unité des associations culturelles bretonnes et de Bretagne devient de plus en plus aléatoire.
Le monde économique breton Tout le monde cherche un nouveau modèle économique pour la Bretagne, depuis la crise de 2008, depuis que la très puissante industrie agroalimentaire bretonne, reposant sur une agriculture ultra-productiviste guère populaire, il faut bien l’avouer, et un système bancaire parmi les plus efficaces de la planète, va mal. Trois documents sont sortis ces dernières années : un livre, Secouetoi Bretagne !, de, entre autres, Jacques de Certaines et André Lespagnol, historien moderniste ; le Pacte d’avenir pour la Bretagne, élaboré par les services de la Région Bretagne et ceux de l’État ; et un autre livre, Le Nouveau Défi armoricain, publié par l’Institut entrepreneurial de Locarn. Je vais oser ici mettre mon humble contribution au débat. Quel autre modèle économique faut-il pour la Bretagne puisque, paraît-il, l’actuel est en panne ? Reposons-nous sur ce que nous avons, sur ce que nous savons, sur, bien sûr, vous l’avez deviné, l’histoire de la Bretagne. e e IX -XIII
siècle. Selon l’historien récemment disparu JeanChristophe Cassard, la Bretagne connaît une phase d’empaysannement : une économie agraire, encadrée par un système seigneurial, tournant le dos à la mer. Mais je ne crois pas du tout en ce modèle. Les documents d’archives, que ne connaissait guère J.-C. Cassard, montrent sans équivoque l’importance de la mer, des relations maritimes, des ports et l’existence d’une bourgeoisie pendant cette période. Le modèle économique, bien sûr comme partout, était agricole, terrien, forestier, seigneurial, mais avec une bonne dose d’activités commerciales et surtout des activités maritimes peu étudiées jusque-là par les historiens, et pour lesquelles on ne dispose que de quelques indices reposant sur e l’étude des fortunes ducales et nobiliaires. Les ducs du XIII siècle tiraient leurs revenus de leurs terres qui produisaient des céréales, du bois (et l’exploitation des forêts était particulièrement réglementée, car elles servaient à fournir combustibles et matières premières pour la construction des bâtiments), de leurs mines, de
droits maritimes. Par exemple, en ce qui concerne la navigation, pour passer du nord au sud de l’Europe, il fallait passer par Le Conquet, qui appartenait aux ducs ; ils vendaient aussi des brefs de sauvetés, soit des contrats d’assurance. En cas de naufrage et d’échouement sur les côtes bretonnes, l’épave ne pouvait pas être pillée et revenait à son propriétaire. Ils vivaient aussi de l’élevage, de chevaux dans d’immenses parcs (Duault), de bovins et, fait moins connu, de poissons... Le Lac au duc de Ploërmel a été en réalité un énorme investissement ducal pour produire des tonnes de poissons. Et la Bretagne produisit très tôt énormément de saumons. e e XV -XVIII
siècle. La Bretagne se situe dans une position centrale, sur la rocade maritime ouest européenne joignant la mer du Nord au détroit de Gibraltar. Les Bretons ont été les rouliers des mers dominant le cabotage, expédiant le sel vers l’Europe du Nord et le blé vers l’Espagne. La Bretagne avait une place de premier plan e dans les nouveaux trafics océaniques dès le XVI siècle, vers l’Amérique (Terre-Neuve, Amérique espagnole, Antilles), vers l’Afrique (traite négrière), puis vers l’océan Pacifique après 1660 (avec les ports de Saint-Malo, de Nantes, de Lorient). Elle disposait de véritables filières manufacturières – toiles de chanvre à Vitré, Locronan et dans le Léon (les crées), les « bretagnes » (Quintin et Loudéac). L’organisation industrielle était rurale et dispersée sous le contrôle de marchands-fabricants. Les grandes industries d’exportation étaient entre les mains des négociants de Saint-Malo, de Morlaix, de Nantes. En s’appuyant sur leurs potentiels existants – flottes de navires, élevages, productions de céréales et de sel et surtout leurs qualités de bons marins, tisserands et paysans –, les Bretons ont pu et su répondre à une demande de plus en plus forte venant de la découverte de nouveaux mondes, de l’accroissement colossal des opportunités. Selon des historiens spécialistes de l’époque moderne, comme Joël Cornette, un déclin certain commença à partir des années 1670 lorsque le roi de France décida de mener une politique mercantiliste (on dit aussi « colbertiste ») afin de faire sortir le moins d’or possible de son royaume, lui permettant ainsi, le croyait-il, de payer sa Cour,
ses palais, ses guerres, ce qui ne faisait pas du tout l’affaire des Bretons. En effet, ces derniers avaient misé sur le grand commerce, sur l’ouverture au monde (les Bretons étaient à Séville depuis le e XIII siècle comme des Espagnols demeuraient à Nantes), surtout lorsque les ennemis du roi Louis XIV, Anglais et Hollandais, menèrent une vie d’enfer aux navires français et bien sûr bretons. 1770-1780. L’activité se ralentit encore, toujours pour les mêmes raisons : les guerres douanières avec la Hollande (Provinces-Unies) et l’Angleterre, mais surtout la Bretagne se retrouva ruinée par vingt années de blocus maritime mené par la Royal Navy (installée dans les îles bretonnes) de 1795 à 1815, sans compter que s’effondrèrent aussi les piliers de l’économie maritime – l’économie des plantations antillaises, la traite négrière, les compagnies des Indes, le commerce colonial hispano-américain. La Bretagne ne résista pas à la politique très protectionniste de la France, à sa position « périphérique » amplifiée par la substitution de la voie terrestre (chemin de fer) à la voie d’eau. e
La Bretagne connut un long XIX siècle, qui va jusqu’en 1950. Elle passa globalement à côté de la Révolution industrielle, avec la disparition après 1840 de l’industrie toilière, avec l’échec de la modernisation de sa sidérurgie traditionnelle. Quelques exceptions tout de même : la chaussure à Fougères, la métallurgie en BasseLoire, la conserverie en Bretagne sud. En 1896, 15,4 % de la population active travaillait dans le secteur secondaire, contre près de 18 % en France. La Bretagne aurait manqué d’énergie (charbon) et de capitaux (quasi-absence du système bancaire breton). Ce fut donc le retour généralisé à la terre. Le bloc dominant noblessebourgeoisie terrienne aurait néanmoins modernisé l’agriculture : défrichement des landes, introduction de la pomme de terre, des engrais chimiques, essor de l’élevage bovin et porcin. Ce fut l’apogée de la civilisation paysanne bretonne. L’agriculture était alors familiale, vivant de l’autoconsommation, peu commerciale, très inégalitaire. La Bretagne conserva un réservoir humain important. L’émigration ne commença vraiment qu’après la guerre de 1914-
1918 et prit son essor avec la reconstruction des années 1945-1955, soit pendant les Trente Glorieuses, qui se prolongèrent après 1973. Grâce au travail du CELIB, le Comité d’études et de liaison des intérêts bretons, qui a su réunir des experts du monde surtout politique et économique, grâce à une conjoncture favorable, et à cause du besoin de nourrir une population de plus en plus nombreuse, la Bretagne connut cinq décennies de révolution agricole après la Libération. Le modèle agricole breton reposa et repose encore sur l’exploitation familiale, qui recourt très peu à la main-d’œuvre salariée. Le morcellement des terres fut compensé par le recours à l’association (les GAEC, les CUMA). Les choix dominants consistèrent dans la spécialisation des productions animales avec le triptyque lait-porc-volaille, le recours massif aux engrais, le primat des labours, le développement hors-sol. Ce qui n’alla pas sans provoquer des transformations majeures sur la structure sociale globale, la fin de la pluriséculaire et puissante paysannerie bretonne amenant bien sûr un énorme excédent de main-d’œuvre qui se dirigea vers les villes et vers Paris. Tout n’alla évidemment pas dans le meilleur des mondes. Les crises furent récurrentes – la chaussure à Fougères, la fermeture des forges d’Hennebont, les problèmes de la construction navale, de la conserverie. Mais cela fut largement compensé par de nouveaux secteurs créateurs : les industries agroalimentaires avec l’essor d’une puissante industrie d’aliments (pour bétail) et de transformation des productions (conserverie et surgélation), le développement de l’automobile et des TIC (télécoms, électronique, informatique). Ce modèle breton pouvait se reposer sur le maillage très fin et très ancien des villes petites et moyennes, qui fut accompagné par une modernisation globale, de nouvelles infrastructures de transport (plan routier, électrification, ferroviaire, TGV), énergétiques (barrage de la Rance), le développement des grandes surfaces commerciales (initié par des personnages comme Édouard Leclerc, Jean-Pierre Le Roch), un réseau bancaire mutualiste (Crédit agricole, Crédit mutuel de Bretagne), une économie résidentielle.
Cette mutation économique fut portée par des forces issues de la société civile, par des Bretons entreprenants, par l’action de paysans modernistes formés par les mouvements d’action catholiques (JAC), par un patronat constitué de self-made men surtout dans les IAA (Guyomarc’h, Glon, Doux, Tilly, Hénaff), mais aussi dans le bâtiment, les transports routiers, le grand commerce, par des structures professionnelles et des réseaux (Club des Trente, Institut de Locarn). La recherche de l’excellence scolaire stimulée par la concurrence public-privé, avec l’adhésion de la société aux valeurs de la réussite par l’école, permit d’obtenir une main-d’œuvre très qualifiée et très recherchée. Cependant, on n’alla pas jusqu’au bout, et le modèle en subit les conséquences. L’État, qui avait été poussé par l’influent CELIB (dirigé par le non moins influent René Pleven, qui fut rien de moins que président du Conseil de 1950 à 1952), tourna ses priorités après 1980 vers l’est et la reconversion des industries « noires », déclarant la Bretagne en périphérie, ce que confirmèrent les autorités européennes (la Bretagne aurait reçu peu de fonds structurels européens... Il est vrai que les Bretons aiment dire qu’ils savent se débrouiller sans subventions). Et puis la Bretagne devint l’atelier ou la grande ferme de la France, alors que les activités considérées comme plus nobles de recherche et développement se situaient dans la région parisienne. Sauf pour les quelques secteurs de l’IAA, des télécoms, de l’électronique, la Bretagne fut et est toujours incapable de créer suffisamment d’emplois qualifiés au moment où le système éducatif mit et met encore sur le marché du travail une jeunesse éduquée et mieux formée, ce qui engendre le recours, de gré ou de force, à une émigration de la matière grise bretonne. Et, enfin, ce modèle fut et est encore vulnérable car – très et trop – dépendant de la mondialisation. Même si la Bretagne dispose d’un puissant entreprenariat... très breton, elle reste dépendante de décisions venues de l’extérieur, des grands groupes mondiaux, de l’État trop parisien, des technocrates européens trop bruxellois.
Le paysage breton n’est pas figé, car il est divers. Au niveau politique, comme d’autres territoires, la Bretagne a été et est toujours tiraillée entre centralisme et fédéralisme. Cela peut paraître étrange. Les autorités centrales, ducales puis royales, ont voulu contrôler toute la Bretagne, pour extraire bien sûr d’importantes ressources financières. Cependant, la Bretagne est – comme je l’ai dit – un puzzle. Elle est composée de régions, chacune à forte identité. Politiquement, comme aussi ailleurs, elle a connu d’importantes influences venant de l’extérieur. N’oublions pas que les saints qui ont contribué à sa fondation venaient d’outre-Manche. On peut penser que le féodalisme anglo-normand a eu des répercussions importantes sur le féodalisme breton tant il y eut de seigneurs bretons installés des deux côtés de la Manche. Quant à la monarchie bretonne, on ne peut pas dire qu’elle ne fut pas influencée par son homologue anglais (sous les ducs Plantagenêt à e e la fin du XII siècle et au XIII siècle) et surtout français (à partir de Pierre de Dreux, duc en 1214, les ducs de Bretagne appartinrent à la dynastie royale de France, soit les Capétiens). Par ailleurs, il faut mentionner que les parlementaires bretons, si riches et si puissants, e e étaient étroitement liés au XVII et XVIII siècle aux autres parlementaires, surtout ceux de Paris. Il n’est donc pas étonnant que les courants politiques de la fin du XIXe siècle – nationalisme, radicalisme, socialisme, communiste – aient atteint la Bretagne, mais avec beaucoup moins de vigueur qu’ailleurs. Née de la pensée d’un député de Bretagne, favorisée par les élites, la Démocratie chrétienne s’est vite répandue pour s’imposer en Bretagne, semblet-il jusqu’à aujourd’hui. En Bretagne, l’analyse marxiste de la société ne semble pas fonctionner. Les riches oppresseurs existent, bien sûr, mais ils sont en perpétuel mouvement : aux machtierns succédèrent des seigneurs, et à ces derniers de grands propriétaires fonciers, qui furent supplantés récemment, à partir des années 1970, par des entrepreneurs – c’est du moins ce que croient certains. Les pauvres, opprimés, étaient très nombreux comme ailleurs : tenanciers des seigneurs, ouvriers agricoles, domestiques, indigents. Toutefois, un
monde intermédiaire très ancien est visible dans les actes à partir du e XIII siècle. Ce sont des gens aisés, petits propriétaires liant l’exploitation de la terre à l’artisanat, au négoce, à l’exploitation de la mer, et à des métiers juridiques, certains se spécialisant plus que d’autres. Leurs situations dépendaient de l’essor économique : très à e e l’aise pendant les âges d’or de la Bretagne – au XIII siècle, du XV au e XVII siècle, de 1880 à 1920, de 1970 à nos jours –, ils le furent e beaucoup moins dans la seconde moitié du XVIII siècle, et surtout e dans les trois quarts du XIX siècle – on peut néanmoins le penser... Je crois de plus en plus que, dans des périodes difficiles, ils disposèrent de capacités de repli qui leur permirent d’être présents lorsque les bonnes opportunités survinrent. Ils formèrent les notables, qui pendant des siècles dominèrent le monde paysan. Grâce à la Révolution, qui leur permit d’acquérir des fonctions juridiques et politiques, mais surtout les biens nationaux (les biens confisqués au clergé et à la noblesse), ils montèrent en puissance, jusqu’à s’emparer du pouvoir politique à la Libération. Il n’y a pas une culture bretonne, mais des cultures bretonnes. Il vaudrait même mieux dire qu’il existe des cultures en Bretagne et des cultures de Bretagne. Ces cultures, comme ailleurs très religieuses, fortement teintées de paganisme remontant à des âges antédiluviens, étaient différentes selon les régions, selon les villes, selon les paroisses bretonnes. On peut même penser qu’on cultivait sa différence, ce qui ne signifie pas que l’on était fermé aux influences extérieures, bien au contraire. On était ouvert aux influences lointaines, mais pas à celles de ses voisins. Toutefois, e tous savaient qu’ils étaient de Bretagne. À la fin du XIX siècle, influencés par le nationalisme ambiant, par la volonté d’uniformisation, des penseurs voulurent unifier les cultures de la Bretagne, même si pour cela, lorsque les différences étaient trop manifestes, ils allèrent chercher dans les autres cultures « celtiques » (Irlande, Écosse, pays de Galles). Toutefois, cela ne fonctionna pas, car les populations bretonnes n’y adhérèrent pas du tout, préférant la culture mondiale, qui arrivait via la presse, la
musique, les sports, la radio, le cinéma. Aujourd’hui, quelques héritiers de ces penseurs tentent de renouveler l’expérience et, il faut bien l’avouer, avec un certain succès. Quant à l’économie, dire que la Bretagne est une terre uniquement agricole serait stupide. Très tôt, ses habitants ont su profiter de la géographie bretonne, de cette alliance entre la mer et la terre. Le monde économique breton est à mon avis depuis très longtemps – je dirais même depuis le Néolithique – lié aux négoces, maritimes voire terrestres. Maritimes, car les documents, qui sont e e e e plus nombreux pour les XV , XVI , XVII , XVIII siècles, donnent l’impression que les Bretons furent constamment au cœur des grands courants maritimes. Terrestres, car la Bretagne possédait depuis le Moyen Âge un nombre de foires incroyable – plusieurs e milliers au XIX siècle. On sait trop peu que beaucoup de négociants préféraient débarquer leurs marchandises dans les ports du nord de la Bretagne et les faire acheminer sur les rivières bretonnes vers le sud, et vice versa, que d’affronter les très dangereux caps bretons. Des décisions extérieures ont ruiné ce monde économique pluriséculaire : la volonté de Louis XIV d’accroître ses possessions à l’est de son royaume ; la Révolution et l’Empire en guerre perpétuelle avec l’Angleterre. Depuis cette époque, l’économie bretonne paraît s’être repliée, car ses élites y ont vu et y voient encore leurs intérêts, principalement dans le secteur agricole et ses dérivés. Malgré toutes ses interventions, le CELIB n’a pas réussi à faire renouer la Bretagne avec cette économie liant les activités terrestres et maritimes. Si le paysage breton est divers, actuellement il n’est guère uni. Monde culturel, monde politique et monde économique cherchent à avoir la prééminence l’un sur l’autre, et ainsi à diriger la Bretagne.
Qui a dirigé la Bretagne ? Vous me répondrez bien sûr qu’il s’agit des rois et des ducs de Bretagne, puis des rois de France par l’intermédiaire de leurs gouverneurs et intendants de Bretagne, et enfin de la République française à travers ses préfets, et vous aurez raison, mais partiellement.
Les monarchies bretonnes Les traces d’une organisation structurée, sans doute princière et plus certainement monarchique, sont encore visibles en Bretagne. Il s’agit des alignements de Carnac dans le Morbihan et du cairn de Barnenez, qui ont demandé la mobilisation de populations très nombreuses. On ne sait pas grand-chose de la structure politique des cités armoricaines des Osismes, Vénètes, Namnètes, Redones, Coriosolites. Étaient-elles gouvernées par des monarques ou des oligarchies ? On pense davantage à ces dernières, car ces cités er devenues gallo-romaines après la conquête de César au I siècle se trouvaient administrées selon ce système politique. Bien sûr, le gouverneur romain de la Gaule lyonnaise (toujours un ancien sénateur de Rome) détenait la haute main sur l’Armorique. Lorsque la situation devint de plus en plus catastrophique – épidémies, famines, pirates sur les côtes –, une réorganisation s’imposa au e IV siècle : les littoraux furent gérés par un dux (l’ancêtre du duc) du Tractus Armoricanus et l’intérieur de l’Armorique par le gouverneur de la Lyonnaise III (la Gaule lyonnaise étant divisée en trois provinces) demeurant à Tours. Le christianisme, devenu religion d’État, permit à Rome de disposer des évêques, qui devinrent des relais aussi puissants que les comtes (comes). Le départ de Rome de l’île de Bretagne permit aux princes britonniques de créer une thalassocratie entre l’Irlande, le pays de Galles, l’ouest de l’Angleterre actuelle et l’Armorique. Cet empire sur la mer était à la fois religieux, économique et politique. Il est clair que nos fameux saints britonniques y jouèrent un rôle majeur. Le résultat fut que l’Armorique se retrouva divisée en deux parties : à l’ouest, des territoires et des populations rattachés à cet empire, gouvernés par des saints et par de petits rois, dont on ne sait pas grand-chose ; et à l’est – à Rennes et Nantes –, le maintien de la structure galloromaine du Bas-Empire, avec la collaboration des comtes impériaux, des évêques du christianisme romain et de l’aristocratie locale.
L’unification vint de la famille des comtes du Poher, c’est-à-dire du centre-ouest de l’Armorique, devenue alors la Bretagne, dont les e membres se proclamèrent rois de Bretagne au IX siècle : Nominoë, Salomon, Erispoë, Alain le Grand. Leurs armées s’emparèrent des comtés d’origine gallo-romaine de Nantes, Rennes, Coutances, Avranches, alors entre les mains des rois francs de la dynastie carolingienne. Pour sauver la face, ces derniers souverains acceptèrent une simple reconnaissance de principe. Ces nouveaux rois de Bretagne devaient accepter d’être leurs vassaux, ce qui coûta très cher au roi Erispoë (mort en 857), qui fut assassiné sur l’ordre de son cousin et successeur le roi Salomon, qui lui aussi sera tué par des membres de l’aristocratie bretonne. On ne s’interroge guère sur cette aristocratie. Qui étaient ses membres ? De riches bretons issus de familles brito-romaines et/ou de familles galloromaines ? Sans doute des deux. On sait que des machtierns, sortes de princes locaux, gouvernaient de vastes territoires. Les structures d’origine gallo-romaine maintenues par les rois francs mérovingiens et carolingiens à l’est de la Bretagne s’étaient même renforcées : les évêques et les comtes détenaient d’importants pouvoirs. Les rois de Bretagne s’appuyèrent sur eux : Nominoë appartenait à la famille des comtes de Poher et Salomon fut comte de Vannes avant d’être roi. Cependant, les incursions vikings et les querelles de succession au sein de la famille royale de Bretagne eurent raison du royaume breton. Les chroniqueurs écrivirent que les princes bretons s’enfuirent, laissant les Bretons livrés à eux-mêmes. À la différence de l’Angleterre ou de la Normandie, les Vikings ne tentèrent pas de constituer des entités politiques. Leur but était essentiellement commercial. Au retour de son exil anglais en 936, Alain Barbetorte, héritier de la dynastie royale de Bretagne, ne disposa pas du tout de la même autorité que ses ancêtres, à tel point qu’il ne prit pas le titre de roi mais celui de duc de Bretagne ; les comtes et les évêques qui étaient parvenus à survivre étaient sans doute plus puissants que lui, surtout ceux de Nantes et de Rennes. L’autorité du comte de Rennes, issu d’une famille de la haute noblesse carolingienne,
apparenté par mariage aux premiers ducs vikings de Normandie, allait ainsi jusqu’à la rivière de Morlaix et comprenait le Porhoët. Il se heurtait à la puissance des comtes de Cornouaille, à celle des comtes de Vannes, et à celle des comtes de Nantes, tous issus de familles épiscopales. Les enfants d’Alain Barbetorte ne purent résister bien longtemps à leurs ambitions, d’autant plus que, étant des enfants bâtards, leur légitimité était sujette à caution. Les comtes de Rennes et de Nantes s’affrontèrent. Rennes l’emporta, et son comte devint le duc de Bretagne. La Bretagne fut divisée en deux d’autant que le comte de Cornouaille maria son fils à l’héritière des comtés de Nantes et de Vannes. En 1066, le duc Conan II, comte de Rennes, décida d’unir sa sœur et héritière Havoise à Hoël de Cornouaille, comte de Cornouaille, de Nantes et de Vannes. Bref, la Bretagne devait être réunifiée. Évidemment, vous l’aurez compris, les choses ne se passèrent pas ainsi. Bien sûr, la maison de Cornouaille devint la maison ducale de Bretagne. Mais l’oncle de Conan, Eudes de Rennes, qui avait gouverné en commun le duché avec son frère aîné, Alain III, ne l’accepta pas. Il fit la guerre à son neveu, fut fait prisonnier et libéré, s’exila dans ses domaines du Trégor et du Penthièvre. Un très long conflit débuta alors, qui devait durer jusqu’en... 1420. Le fils d’Eudes, Étienne (mort en 1138), sans doute un des princes les plus riches de la chrétienté, revendiqua le trône breton, car il était le descendant direct, par voie masculine, de er Geoffroy I de Rennes, duc de Bretagne (mort en 1008). Son rival était alors le duc de Bretagne, Conan III de Cornouaille, fils d’Havoise et Hoël. Conan III tenta de réorganiser la Bretagne, mais en vain. Comme Conan II, il tenta une réconciliation en mariant sa fille à Alain de Richmond, second fils d’Étienne. Ce mariage donna un fils, Conan IV, duc de Bretagne. Mais, la maison de Rennes perdura, car, alors qu’on les croyait incapables d’en avoir, les deux autres fils d’Étienne, Geoffroy Boterel III, l’aîné, et Henri, le puîné, eurent chacun des enfants. Cette rivalité avait accentué en Bretagne un phénomène dont j’ai déjà longuement parlé : la féodalité. Les grands seigneurs en
profitèrent pour prendre de plus en plus leur autonomie et même usurper les biens de la Couronne ducale. Seigneurs brigands et guerres privées étaient alors la norme en Bretagne. Les ducs Conan III et Conan IV tentèrent d’y remédier, mais sans succès. Pour garantir les liaisons entre l’Angleterre et l’Aquitaine, le roi d’Angleterre, Henri II Plantagenêt (mort en 1189), ordonna à Conan IV d’abdiquer en faveur de sa fille unique, Constance, alors âgée de 4 ans. Cette dernière fut mariée au troisième fils du roi, Geoffroy. Le roi devint alors régent du duché jusqu’à la majorité de son fils, qui tenta lui aussi de mettre au pas la féodalité. Geoffroy mourut trop jeune, laissant une veuve et un enfant, Arthur, né posthume. Constance (morte en 1201), pour faire face à son envahissante belle-famille, les Plantagenêts, dut s’appuyer sur la féodalité bretonne et accepter le retour des usurpations. Héritier de l’empire Plantagenêt, le plus important d’Europe, Arthur obtint bien sûr tout le soutien de l’aristocratie bretonne. Mais il fut fait prisonnier à Mirebeau et exécuté sans doute par son oncle, le roi Jean sans Terre en personne (en 1203). L’aristocratie bretonne, commandée par le veuf de la duchesse Constance, Guy de Thouars, et par le descendant direct d’Étienne de Rennes, Alain de Goëlo, s’allia au pire ennemi de ce roi, le roi de France, Philippe Auguste, et, alors que ce souverain attaquait la Normandie anglaise à l’Est, les Bretons envahissaient l’Ouest. Il semblerait que ce soient les membres de la féodalité bretonne qui aient choisi comme duchesse de Bretagne Alix, fille du troisième mariage de Constance, une enfant de 5 ans, à la place de sa sœur aînée, Aliénor Plantagenêt, alors prisonnière en Angleterre. De 1205 à 1213, la Bretagne était sous le contrôle du roi de France. Les grands seigneurs bretons, surtout ceux de Fougères, de Vitré, de Châteaubriant, de Rieux, de Porhoët, de Rohan, de Léon, étaient tout-puissants. En attendant que le fiancé d’Alix, Henri d’Avaugour, fût plus âgé – il n’avait alors que 11 ans –, la Bretagne était divisée sur ordre du roi de France : le Nord à Alain de Goëlo, père d’Henri, et le Sud à Guy de Thouars, père d’Alix. Mais en 1213 le roi de France changea d’avis et donna la main d’Alix à son cousin, un jeune homme prometteur dans le métier des
armes, Pierre de Dreux. Il est vrai qu’il fallait au roi une armée bretonne unie sous une seule autorité afin d’affronter le retour sur le continent de Jean sans Terre. Pierre de Dreux accomplit parfaitement sa mission mais ne put faire face à la puissance de la er féodalité. En 1237, il quittait le pouvoir en faveur de son fils Jean I . Très riche grâce à l’héritage de sa mère, princesse de Navarre et de Champagne, et à la dot de son épouse, princesse d’Angleterre, proche parent des rois de France et d’Angleterre, le duc Jean II (mort en 1305) encadra son duché par ses châteaux de pierre (plus de 80) et surtout par ses agents issus de la petite et moyenne noblesse. Cependant, les descendants d’Étienne de Rennes et d’Alain de Goëlo, devenus les Avaugour, malgré les confiscations et les ventes forcées, demeuraient riches et puissants dans le nord de la Bretagne. En 1315, Henri III d’Avaugour devint le conseiller du roi de France, Philippe V le Long. Le frère cadet et héritier du duc Jean III, Guy de Penthièvre, pour montrer sa rancœur à son frère qui l’avait spolié de son héritage, décida de s’allier à Henri en se mariant avec sa fille aînée, Jeanne d’Avaugour. Si Henri III gouvernait avec son gendre le nord de la Bretagne depuis Dinan et sa demeure parisienne, le duc Jean III dominait le Sud depuis Suscinio et aussi sa demeure parisienne. Jean III n’eut pas d’enfants et à sa mort, en 1341, sa nièce, Jeanne de Penthièvre, déjà héritière de Guy et d’Henri III, hérita du duché et unit donc le Nord et le Sud. Mais son oncle, Jean de Montfort, frère cadet de Jean III et de Guy, issu d’un second mariage de leur père, Arthur II, revendiqua le trône breton : selon lui, une fille ne pouvait pas être duchesse de Bretagne. Le conflit de succession tourna à la guerre lorsque Jean de Montfort rechercha l’alliance avec le roi d’Angleterre, alors en guerre contre le roi de France. Comme les plus grands seigneurs étaient apparentés à Jeanne, elle obtint leur soutien. Mais son époux, Charles de Blois, ne fit que perdre bataille sur bataille, envoyant à la mort la fine fleur de l’aristocratie bretonne. Il finit par trouver lui aussi la mort à la bataille d’Auray (1364). Par le premier traité de Guérande (1365), le fils et homonyme de Jean de Montfort
devint le duc Jean IV de Bretagne, mais il ne régna que sur le Sud. L’aristocratie bretonne, qui le détestait, conduite par Bertrand Du Guesclin, connétable de France et champion de la duchesse Jeanne, réussit à l’obliger à s’exiler en Angleterre de 1373 à 1378. Toutefois, le roi de France n’accepta pas que Jeanne remontât sur son trône, et Charles V de France essaya même d’annexer le duché breton en 1378. Pour l’éviter, une association de la noblesse bretonne fut formée et alla rechercher en Angleterre, avec l’autorisation de Jeanne, Jean IV. Un second traité à Guérande fut signé, en 1381. La noblesse bretonne se soumettait au duc Jean IV (mort en 1399), qui ne se sentait en sécurité que dans ses forteresses de Vannes et de Suscinio. Il est vrai qu’Olivier de Clisson, grand seigneur breton, connétable de France et administrateur des biens de son gendre, le fils de Jeanne, était tout aussi puissant que le duc. À la mort de Clisson, en 1407, ses descendants et donc ceux de Jeanne de Penthièvre firent semblant de bien s’entendre avec le jeune duc Jean V, si bien qu’ils purent le capturer en 1420. Libéré grâce au soulèvement de la noblesse bretonne, surtout du Sud, Jean V confisqua les biens des Penthièvre, soit une grande partie du nord de la Bretagne. Jean V put alors installer la monarchie bretonne des Montforts. À er l’extérieur, lui et ses successeurs, les ducs François I , Pierre II, Arthur III et François III, s’allièrent avec les grandes puissances montantes : la Hanse, la Castille, l’Angleterre, les Pays-Bas. À l’intérieur, ils renforcèrent les institutions créées par leurs prédécesseurs : États de Bretagne, Parlement de Bretagne (soit la Cour de justice), Chambre des comptes, qui furent très vite peuplés par les membres de la petite et moyenne noblesse et aussi par des techniciens issus des milieux de la finance et de la justice. Le problème fut que les ducs ne savaient pas trop qui favoriser : er François I préféra les gens issus de la féodalité bretonne ; Pierre II, au contraire, s’appuya sur les techniciens, et François II semble avoir tenté d’unir les deux sous l’autorité de Pierre Landais, un bourgeois de Vitré. La politique de François II échoua. La féodalité bretonne se tourna vers le roi de France et réussit à arracher au duc
l’exécution de son favori en 1485. Le duc perdit la bataille de SaintAubin-du-Cormier (en 1488) et, deux ans plus tard, Anne, sa fille, dut se marier au roi de France, Charles VIII, dont les troupes occupaient maintes places bretonnes. À la mort du roi, Anne, qui se remaria très avantageusement avec l’ancien allié et cousin germain de son père, Louis XII, reprit le pouvoir en Bretagne, et cela avec l’aide de son chancelier, Philippe de Montauban. Mais en fait ce n’était qu’une apparence, car l’autorité royale était de plus en plus importante en Bretagne. Les agents royaux mis en place par Charles VIII y avaient pour l’essentiel été maintenus. Anne tenta toute sa vie de faire en sorte que son duché ne tombât pas entre les mains des rois de France. Elle échoua. À sa mort, en 1514, son mari, Louis XII, le donna à son héritier et cousin, François d’Angoulême, qui venait d’épouser sa fille, Claude, déshéritant ainsi sa seconde fille, Renée, qui selon le contrat de mariage d’Anne devait hériter du duché. Que répondirent les Bretons ? En fait, pas grand-chose, à part qu’ils grognèrent modérément parce que leur nouveau duc réclamait un peu trop d’argent. Par ailleurs, François d’Angoulême était le proche parent des très puissants vicomte de Rohan, seigneur de Rieux et seigneur de Vitré-Laval. Dès son avènement en tant que roi de France, François nomma gouverneurs de Bretagne Guy XVI puis Guy XVII de Laval, trois fois barons des États et seigneurs de dizaines de seigneuries. Quant au vicomte de Rohan, il était alors mineur et sous la tutelle de la sœur du roi. La belle-sœur, Renée, fut mariée – une grande mésalliance ! –, avec le duc italien de Ferrare. En Bretagne, l’administration bretonne fut maintenue mais sous le contrôle d’Antoine Duprat, chancelier de France et... de Bretagne. er En 1532, le roi François I , après avoir fait couronner duc de Bretagne son fils aîné, François (III de Bretagne), en la cathédrale de Rennes, unit ou annexa, comme on veut, le duché de Bretagne au royaume de France, tout en disant haut et fort qu’il ne toucherait jamais aux droits et coutumes de la Bretagne. Lorsque mourut le gouverneur Guy XVII de Laval, le roi choisit pour le remplacer Jean de Brosse, comte de Penthièvre, le descendant direct de Jeanne de Penthièvre. Pourquoi ce choix
surprenant ? Plusieurs raisons peuvent apparaître : Jean était son ami et s’était marié avec la maîtresse du roi ; Jean était membre de la haute noblesse bretonne et vit même son comté érigé en duché ; surtout, Jean était catholique alors que les autres grands féodaux de Bretagne commençaient à adopter la Réforme, comme le comte de Laval et seigneur de Vitré et le vicomte de Rohan.
La monarchie française C’est le roi Henri II (dernier duc souverain de Bretagne à la mort de son frère aîné François III) qui, à son avènement, en 1547, officialisa l’intégration définitive de la Bretagne à la France. Grâce à une administration mixte, franco-bretonne, le roi de France quadrilla la Bretagne. Chacun y avait son intérêt : le roi, ses agents, qui virent leur fortune et leur rang social s’accroître, les féodaux, qui étaient respectés et même titrés abondamment (le seigneur de Guéméné devint prince de Guéméné). Toutefois, cet édifice ne résista pas aux guerres de Religion (1562-1598). À la mort du dernier roi de la maison de Valois, le protestant Henri IV devint roi de France. Le duc de Mercœur, gouverneur de Bretagne, proclama prince de Bretagne le fils qu’il avait eu de son mariage avec l’aînée des descendantes de Jeanne de Penthièvre. Comme au temps de la guerre de la Succession de Bretagne, la Bretagne se retrouva divisée entre les influences nobiliaires et les intérêts économiques. Là encore, l’administration fut dédoublée : deux Parlements (à Rennes et à Nantes). Là aussi, la Bretagne fut coincée entre plusieurs impérialismes : celui de la France, celui de l’Espagne et celui de l’Angleterre. Des régions entières de la Bretagne, comme au e XIV siècle, furent ravagées par la soldatesque et les noblesbrigands, tels Guy Éder de La Fontenelle ou Sanzay de La Magnanne. Une fois Henri IV devenu catholique, les Bretons se rallièrent à lui. Le duc de Mercœur renonça à ses prétentions, et quitta la Bretagne après avoir accepté le mariage de sa fille unique avec le bâtard du roi, César de Vendôme. Le premier ministre d’Henri IV, Sully, et celui de Louis XIII, Richelieu, usèrent de la même stratégie : intégrer la grande féodalité bretonne. Sully maria sa fille au duc de Rohan. Richelieu s’appuya sur ses parents bretons, les Cambout, et maria son neveu à la baronne de Rostrenen et de Pont-l’Abbé. Plus que Sully, Richelieu voyait l’importance de la Bretagne, alors de plus en plus tournée vers le Nouveau Monde, l’Amérique. Cette politique se
heurta à la Fronde. Les jeunes héritiers de la féodalité se révoltèrent dans toute la France contre le pouvoir du Premier ministre Mazarin et de la régente Anne d’Autriche, alors aussi gouvernante de Bretagne. Parmi ces frondeurs, on trouve les plus grands noms de la noblesse de Bretagne : les Rohan et les Retz. La Fronde constitue un événement essentiel, car elle marque la rupture du contrat féodal entre le monarque et sa féodalité. Louis XIV la réduisit, sous prétexte de la contrôler, à une noblesse de représentation. N’ayant plus d’intérêt politique à garder leurs fiefs, ruinés par la vie de cour, les féodaux se mirent à vendre, d’autant plus que leurs seigneuries bretonnes valaient des fortunes. Ils trouvèrent aisément des acheteurs, surtout dans le milieu des Parlements. Les gens de finances et de justice, appartenant à la petite et moyenne noblesse, à la bourgeoisie, étaient très riches, car ils avaient su gérer leurs biens, les faire fructifier dans le commerce et dans l’administration. Eh oui, être membre de l’administration, avocat, procureur, conseiller et surtout président au Parlement ou à la Chambre des comptes rapportait des sommes considérables. On tenait à ce que sa fonction soit rentable, d’autant qu’elle avait coûté très cher, car il fallait l’acheter. Le pouvoir royal ne pouvait que voir le danger. À mon avis, c’est une des raisons qui expliquent la décision de Louis XIV d’écarter très durement son ministre des Finances, Fouquet, issu d’une famille parlementaire, grand propriétaire en Bretagne, au profit d’un bourgeois d’origine champenoise, Colbert. Ce dernier fit pleuvoir sur les Parlements des édits royaux, et les Parlements, surtout ceux de Paris et de Rennes, répliquèrent en refusant d’enregistrer les décisions royales qui alors ne pouvaient pas être appliquées. En 1668, les agents royaux vérifièrent les documents nobiliaires et renvoyèrent aux oubliettes maintes familles, qui auparavant avaient le droit de siéger aux États, et qui surtout détenaient des postes importants dans les différentes institutions administratives bretonnes. L’agitation chronique tourna à l’émeute lorsque les agents du roi réclamaient de nouveaux impôts. Les villes dominées par les juristes (à Rennes et Nantes) s’enflammèrent, puis ce fut le
tour des paysans de Basse-Bretagne, qui portèrent des bonnets rouge et bleu (1675). L’affaire des Bonnets rouges constitua une aubaine pour le gouvernement, qui exila le Parlement à Vannes, contraignit au silence les États qui payèrent un très fort don gratuit au roi sans discuter, roi qui nomma le dur et méprisé duc de Chaulnes comme gouverneur de Bretagne. Chaulnes réprima dans le sang, à tel point que même les parlementaires qui soutenaient le roi, ceux que l’on nomma « le Bastion », demandèrent son rappel. En 1689, le roi désigna le premier intendant de Bretagne, qui avait toute autorité sur la justice, la police et les finances de la Bretagne. La monarchie absolue de Louis XIV semblait l’avoir emporté. Seul le roi – et son intendant – dirigeait la Bretagne. C’était oublier le fonctionnement du royaume qui reposait sur le système pyramidal de la féodalité, et cela jusqu’à la Révolution. Bref, celui qui détenait les grands fiefs avait le pouvoir. Étrangement, à partir de 1685, les grandes seigneuries bretonnes changèrent de mains, passant de la noblesse de cour ou de la haute noblesse locale à la noblesse parlementaire. Les ducs d’Elbœuf, de Brissac, de Mortemart, de La Trémoille, très grands seigneurs en Bretagne, vendirent aux Boisgelin, Cornulier, Le Prestre, Huchet de La Bédoyère, La Bourdonnaye, Robien, Rosnyvinen, c’est-à-dire aux membres des plus riches familles parlementaires bretonnes. Rendant déjà la justice au plus haut niveau, ils se mirent à la donner aussi au plus bas, car bon nombre de leurs nouvelles seigneuries disposaient des haute et basse justices. Par ailleurs, leur influence devint gigantesque, car ils disposaient de milliers de vassaux qui leur devaient obéissance. Louis XV réagit, et ce fut l’affaire La Chalotais, du nom d’un parlementaire breton qui s’opposa au gouverneur du roi, le duc d’Aiguillon. Aiguillon dut renoncer à son gouvernement et se réfugier à Versailles. Le roi prépara une réforme très importante qui allait mettre fin aux droits de la Bretagne et, pire, allait la diviser en cinq morceaux, mais il mourut. Son petit-fils, Louis XVI, se réconcilia avec les parlementaires bretons, d’autant plus facilement qu’il mena une politique maritime très favorable à la Bretagne et surtout qu’il
laissa faire son cousin, le duc de Penthièvre, gouverneur de Bretagne, amiral de Bretagne, le plus riche seigneur de Bretagne.
L’époque contemporaine La Révolution ne semble pas avoir préoccupé véritablement les Bretons. En effet, ni le Parlement de Bretagne ni les États de Bretagne, ou si peu, ne se plaignirent lorsque la jeune Assemblée nationale constituante proclama la fin des privilèges, et donc la fin de la province de Bretagne. Comment expliquer une telle attitude ? Cette révolution n’était pas pour déplaire aux puissants parlementaires et à la noblesse bretonne, car elle réduisait le pouvoir du roi. La vente des biens de l’Église (2 mai 1789) et de la Couronne pouvait aussi leur profiter. Toutefois, lorsque les nobles commencèrent à partir, vendant aux bourgeois bretons et français leurs terres (les Rohan aux Janzé) avant qu’elles ne soient confisquées et vendues pour pas grand-chose, la paysannerie bretonne réagit. Les nouveaux propriétaires étaient plus exigeants que les nobles, surtout les grands seigneurs, qui, très riches, s’étaient montrés plus généreux, accordant des délais de paiement à leurs locataires en cas de mauvaises années, regardant moins dans le détail les usurpations ou les manquements aux devoirs seigneuriaux. Par ailleurs, la suppression de la gabelle ruina les trafiquants de sel des frontières bretonnes (Jean Chouan était un faux-saunier) comme la diffusion des assignats. Le mécontentement tourna à la révolte, que l’on désigna du mot de « Chouannerie », lorsqu’il fut décidé de la levée en masse de 300 000 hommes (février 1793). Outre que du temps de l’Ancien Régime les Bretons n’avaient pas à aller combattre hors de la Bretagne, les nouvelles autorités avaient décidé d’accepter les pratiques du tirage au sort et du rachat en cas de mauvais tirage au sort, ce qui bénéficiait bien sûr à la nouvelle élite bourgeoise, dite « patriote ». Ce fut la guerre civile. On ne sait plus alors vraiment qui dirigeait la Bretagne : la république (dominant surtout les villes) ou les Chouans (très présents dans le Léon, en pays de Fougères, dans le Vannetais et le Nantais). Bien sûr, la république envoya ses commissaires et autres représentants en mission et ses généraux ; bien sûr, les Chouans
avaient leurs chefs, le héros de l’indépendance américaine, le marquis de La Rouërie, les membres de l’Association bretonne, Cadoudal, Guillemot. Il ne faut pas oublier non plus que les Anglais s’étaient emparés de toutes les îles bretonnes, ruinant les ports bretons qui connaissaient des agitations de la faim, ni que beaucoup de nobles bretons avaient rejoint les armées des émigrés en Allemagne ou étaient à Jersey. La guerre fit rage en Bretagne. Les royalistes semblaient l’emporter. Nantes et Rennes furent menacées d’encerclement par les Chouans et les Vendéens. La Convention montagnarde qui avait pris le pouvoir expédia Carrier à Nantes et le massacre commença. Les marches bretonnes (Machecoul, Clisson) furent ravagées par les expéditions des colonnes infernales (1793-1794), qui tuèrent des dizaines de milliers de personnes. La Terreur permit à la république d’imposer sa loi, d’autant que les chefs chouans se disputaient, que le comte d’Artois (le frère du roi Louis XVI et l’oncle de Louis XVII, enfermé au Temple) et les Anglais n’étaient pas fiables. En juinjuillet 1795, l’expédition de Quiberon fut un échec retentissant. Napoléon, devenu monarque, semble avoir été bien accepté. Il est vrai que bon nombre de nobles bretons, surtout issus des grandes familles parlementaires, intégrèrent la noblesse impériale. AugusteJoseph Baude de la Vieuville (1760-1835) devint son chambellan, préfet de plusieurs départements et comte d’Empire. Charles Huchet de La Bédoyère, son aide de camp, comte d’Empire lui aussi, fut exécuté à cause de sa fidélité à l’empereur. À la Restauration, en 1815, la Bretagne avait bien changé. Les ports avaient été ruinés par le blocus continental. La bourgeoisie urbaine et la paysannerie aisée avaient profité des ventes des centaines de milliers d’hectares provenant des biens de l’Église, de la Couronne, des émigrés et des fabriques et communaux et s’étaient tournées exclusivement vers l’agriculture. Leur emboîtèrent le pas les émigrés et leurs héritiers qui purent récupérer des biens non vendus et surtout qui touchèrent les indemnités grâce à la loi dite du « Milliard des émigrés » (1825). Pourtant, les familles nobiliaires, souvent liées avec l’ancien Parlement de Bretagne, se détachèrent du régime et formèrent un
contre-pouvoir en Bretagne. Si le roi (Charles X puis Louis-Philippe jusqu’en 1848) et l’empereur (Napoléon III) régnèrent en Bretagne à travers leurs préfets et leurs sous-préfets, ces familles dirigeaient tant socialement, qu’économiquement ou politiquement. Ses membres demeuraient en Bretagne, dans leurs châteaux et dans leurs résidences urbaines de Rennes, de Nantes, de Vannes, et dans leurs hôtels particuliers de Paris. L’arrivée de la e III République, même s’il y eut un flottement républicain qui leur fut défavorable en 1870, ne changea rien à leurs habitudes, bien au contraire. Ils furent indispensables au nouveau régime qu’ils avaient participé à créer. Il ne faut pas oublier que ce furent des troupes bretonnes qui enlevèrent l’Hôtel de Ville de Paris aux communards et que le président de la République était alors un royaliste, le duc de Magenta, cousin germain du marquis de Roquefeuil, héritier des riches Kerouartz et Kergroadez. Présidents des sociétés agricoles, ils étaient alors les maîtres de l’organisation des campagnes bretonnes et décidaient qui serait candidat aux élections et qui serait élu ou non. Le pouvoir politique resta longtemps entre leurs mains, surtout jusqu’à la mise en place de l’isoloir en 1913. Avant son installation, le châtelain voyait parfaitement pour qui votaient ses fermiers. Aussi trouve-t-on sur les 130 parlementaires de Bretagne élus de 1871 à 1885 40 % de nobles. Face aux républicains qui avaient pris le pouvoir à partir de 18751880, ce fut l’opposition frontale, essentiellement lors de la séparation des Églises et de l’État (1905), où cette noblesse toutepuissante en Bretagne défendit les intérêts de l’Église catholique, avec qui elle entretenait des liens étroits. Mais, à partir de 1880, une nouvelle génération de notables – jeunes prêtres, médecins, avocats, notaires, négociants –, profitant des mutations sociales, économiques et politiques nationales et bretonnes, adhéra à la république. En 1881, la république en Bretagne comptait 22 députés républicains contre 19 conservateurs (souvent royalistes). C’est surtout la Grande Guerre qui modifia le rapport de force. Les questions religieuses et scolaires étroitement liées qui avaient remis en question juste avant la guerre le statu quo entre la république et
l’aristocratie, qui se partageaient le pouvoir en Bretagne, furent oubliées. Nombre d’aristocrates et de notables trouvèrent la mort sur les champs de bataille. De nouveaux dirigeants apparurent : ce n’était plus ni monsieur le curé et monsieur le comte qui commandaient, mais de plus en plus monsieur le maire, souvent un notaire, un médecin, le plus souvent républicain, qui avait eu un rôle déterminant durant la guerre dans l’organisation de la commune (qu’on nommait de moins en moins « paroisse »), dans les prélèvements afin de ravitailler le front en nourriture, dans les levées d’emprunt, ou dans la distribution des aides aux veuves et aux orphelins. Il devint l’interlocuteur privilégié pour les autorités, surtout les préfets et les sous-préfets de la république. À la Libération, en 1945, une nouvelle vague de dirigeants apparut. Les dirigeants traditionnels, nobles et prélats, tout comme l’élite « municipale », médecins, juristes, fonctionnaires, commerçants, durent s’effacer en faveur de gens neufs, plus jeunes, issus de la Résistance, mais surtout de la JAC (Jeunesse agricole catholique), très active pendant la guerre, plus moderne, offrant un nouvel espoir. D’elle sortiront de nouvelles personnalités, élus politiques et syndicaux, comme François Tanguy-Prigent, André Morice et surtout René Pleven. C’est à l’initiative de ce dernier que se réunit le fameux CELIB (Comité des études et de liaison des intérêts bretons), qui permit la modernisation de la Bretagne. Cependant, pour les autorités étatiques, et européennes alors naissantes, la Bretagne devait seulement nourrir la France et l’Europe ; ses aspirations politiques et culturelles ne venaient qu’au second, voire au troisième plan, ce qui, il faut bien l’avouer, convenait à une élite bretonne que j’ose nommer « oligarchie ». Comme au temps des ducs de Bretagne et des rois de France, où les souverains partageaient le pouvoir avec la féodalité puis avec la noblesse, aujourd’hui, il semblerait bien que la république doive partager son autorité avec les membres de cette oligarchie bretonne, si influente dans le domaine politique, économique et culturel non seulement en Bretagne mais encore hors de Bretagne, et qu’elle doive accepter, même si les membres de la Haute administration
grincent de plus en plus des dents, son ingérence diraient certains, sa participation diraient d’autres, dans les nominations de dirigeants d’organismes administratifs de l’État, de candidats aux élections politiques (au plus haut niveau), de présidents d’entreprises ou d’associations essentielles en Bretagne. Cela a été, et pourrait être encore, profitable à la Bretagne, aux Bretons et à la république si depuis quelques années le comportement de plus en plus élitiste et fermé de l’oligarchie, tous courants confondus, n’avait amené souvent de nouvelles générations, que je nomme les « créatifs », à se tourner vers de nouvelles organisations, de nouvelles associations, à faire cavalier seul. Il est de plus en plus évident que les oligarques bretons n’osent plus le faire, de peur de déplaire à l’État et à son Administration, qui les ont intégrés en leur sein. Depuis une dizaine d’années maintenant, même s’ils ont du mal à s’en rendre compte, leur légitimité se réduit. Trop occupés à se disputer entre eux, de plus en plus âgés, ils ont oublié de préparer la relève. Le pouvoir a donc été ainsi constamment partagé en Bretagne, surtout lorsque l’autorité centrale était affaiblie et éloignée, lorsque cette autorité y voyait aussi son intérêt, ce qui arriva fréquemment. Si la Bretagne connut des régimes monarchiques et républicains, ses élites demeurèrent toujours très attentives à l’autonomie, l’indépendance, la souveraineté de leur Bretagne. Trois mots qui demandent quelques explications : autonomie, indépendance, souveraineté.
Autonomie, indépendance, souveraineté Ces trois mots sont en fait étroitement liés. La question m’a été posée souvent : la Bretagne se gouverna-t-elle elle-même, selon ses propres règles, sans être contrôlée de l’extérieur, sans des apports en provenance de l’extérieur, selon sa propre volonté ? Si l’on se réfère à ce que j’ai écrit auparavant, la réponse ne peut qu’être négative. Mais...
La question de l’hommage de Bretagne Le roi de Bretagne, Salomon, aurait juré à l’assemblée de Compiègne, en août 867, sa fidélité au roi carolingien, et ainsi les rois de Bretagne prêtèrent hommage, faisant donc acte de soumission, aux descendants de l’empereur franc et romain Charlemagne. Afin de combattre les Normands avec l’appui des Francs, Alain Barbetorte, le premier duc de Bretagne de 936 à 952, prêta lui aussi un serment de fidélité au roi carolingien Louis IV d’Outremer. Toutefois, en mars 1113, lors du traité de Gisors, le roi capétien Louis VI le Gros abandonna définitivement ses droits de seigneur supérieur qu’il détenait sur le duc de Bretagne, Conan III, er au duc de Normandie, Henri I Beauclerc, par ailleurs roi d’Angleterre, et beau-père de Conan III. Les ducs de Bretagne prêtèrent alors hommage aux ducs de Normandie, qui étaient les rois d’Angleterre, et lorsqu’en 1205 le duché de Normandie fut annexé par le roi de France, les ducs de Bretagne durent se soumettre aux souverains capétiens, très souvent leurs proches parents – à partir de Pierre de Dreux, duc de Bretagne en 1214, tous les ducs de Bretagne étaient des Capétiens. Lorsque, le 7 septembre 1297, à Courtrai, le roi Philippe le Bel conféra le titre de duc et pair de France à Jean II, « comte de Bretagne » (l’administration royale ne reconnaissait au duc de Bretagne jusqu’alors que le titre de comte), en récompense de ses services, il imposa à Jean II et à ses successeurs les devoirs de faire hommage à la Couronne de France. Philippe le Bel instaurait ainsi un paradoxe juridique. Le duc de Bretagne, pair de France, relevait directement de la Couronne royale, mais pas la Bretagne. En principe, un pair de France et sa pairie étaient tous les deux soumis à l’hommage lige du roi de France. Pour la Bretagne, cela n’était pas le cas. Le roi de France fit la différence. On peut émettre l’hypothèse qu’il voulut élever au plus haut rang politique de son royaume un de ses plus proches parents, Jean II de Bretagne, cousin germain de son épouse et de son père, par ailleurs membre
de la dynastie capétienne, l’attachant davantage, alors que le duc er était très proche de son beau-frère, Édouard I d’Angleterre, à la destinée de son royaume. Cette situation permettait aussi au roi de donner une grande autorité au duc Jean II, qui l’avait soutenu au début des guerres de Flandre. Inversement, cela permettait au même roi d’intervenir dans les affaires du duc, surtout celles concernant la famille ducale elle-même. Cependant, la Bretagne n’était pas traitée par l’administration royale de la même manière que son duc. Judiciairement, elle continuait à être soumise à la Normandie, comme le révèlent plusieurs actes. Lorsque les rois de France voulaient gêner le duc de Bretagne, ils acceptaient donc les appels des sujets de ce dernier, qui étaient alors convoqués pour être jugés devant le Parlement de Paris aux Grands Jours de Normandie. Profitant du fait que la duchesse de Bretagne, Jeanne de Penthièvre, en grande difficulté militaire face à son cousin et compétiteur, Jean de Montfort, aidé par les Anglais, avait besoin de lui et de ses troupes, en juillet 1352, à Paris, le roi de France, Jean II, décida de mettre en adéquation le statut juridique de la Bretagne avec celui de son duc. La Bretagne eut alors ses Grands Jours, et les Bretons n’eurent plus à passer par les Grands Jours de Normandie. Cette situation juridique redevint bien ambiguë avec l’avènement du nouveau duc de Bretagne, Jean IV, qui avait acquis son trône par la force des armes anglaises victorieuses à la bataille d’Auray (29 septembre 1364). Il était hors de question pour Jean IV de prêter un hommage lige au roi de France, allié de Jeanne de Penthièvre. Il fallut attendre deux ans pour que les représentants des deux camps – celui du duc et celui du roi – trouvassent une solution. Dans l’hôtel de Saint-Pol, à Paris, le 13 décembre 1366, Jean IV prêta un hommage simple à Charles V devant tout son Conseil. Nous connaissons parfaitement le déroulement de la cérémonie. Le duc s’excusa de son retard et remercia le roi de sa patience. Ensuite, le comte de Tancarville, grand chambellan de France (mais aussi chambellan héréditaire de Normandie), annonça que Jean IV était
venu pour faire hommage « à cause de sa duché et pairie de France, ni plus ni moins, toutefois selon que ses prédécesseurs ont accoutumé de le faire ». Le chancelier de France, de son côté, preuves à l’appui, fit savoir que le duc de Bretagne, en raison de sa pairie, devait prêter un hommage lige alors que Jean IV n’offrait qu’un hommage simple, soit « avec la bouche et les mains ». Le roi Charles V mentionna qu’au regard des circonstances il acceptait de recevoir l’hommage de Jean IV « en la manière que le duc l’avait proposé ». Le duc se mit alors à genoux et joignit les mains. Son chancelier de Bretagne, Hugues de Montrelais, évêque de SaintBrieuc, déclara que le duc faisait hommage à son souverain seigneur comme ses prédécesseurs. Charles V prit alors les mains du duc et prononça la formule : « Nous recevons cet hommage, sauf notre droit et l’autroy en tout. » Il le baisa et reçut ensuite l’hommage lige du duc pour son comté de Montfort-l’Amaury. Puis le roi se retira dans une autre salle, et son chancelier, montrant les actes attestant er
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des hommages liges d’Arthur I de 1202 et de Jean I de 1240, fit savoir que le duc avait prêté un hommage simple et que le roi attendait un hommage lige. Le chancelier de Bretagne lut les actes et déclara que « personne n’empêcha ce que vous demandez. Vous avez ce que vous désirez. » Cinq notaires apostoliques dressèrent l’acte final, très ambigu, car rien n’était réglé. Jean IV avait réalisé tous les gestes de l’hommage lige – tête nue, à genoux, les mains dans celles de son seigneur –, mais il n’avait prêté que le serment de fidélité, pas celui d’assistance attaché à l’hommage lige. Le roi de France avait accepté cette imprécision comme il allait accepter les excuses de Jean IV, en 1369, de ne pas se rendre en personne à l’ost royal, tout comme il exempta le duc, en janvier 1371, de son devoir militaire, se contentant des paroles des ambassadeurs ducaux attestant que le duc tiendrait son hommage. Charles VI, nouveau roi de France en 1380, ne reçut de Jean IV, le 27 septembre de la même année, rien de moins que ce que son père avait obtenu. Jean V imita son père auprès de son beau-père, Charles VI, le 7 janvier 1404, puis de son beau-frère, Charles VII, en mai 1424.
Une anecdote très intéressante est relatée par BarthélemyAmédée Pocquet du Haut-Jussé, dans son ouvrage sur les relations entre les papes et les ducs de Bretagne. À l’arrivée des ambassadeurs bretons au concile de Bâle le 19 mars 1434, l’avocat du duc de Bourgogne annonça, car des querelles de préséance bloquaient dès le départ le concile, que « les Bretons auraient tort de chercher à prendre le pas sur les Bourguignons, car le duc de Bretagne n’était pas pair, tandis que le duc de Bourgogne était doyen des pairs et que la Bretagne était vassale de la Normandie ». Piqué au vif par ces propos qui démontraient le manque de connaissance de l’avocat, Philippe de Coëtquis, archevêque de Tours, et breton, répondit : « Si le duc de Bretagne est vassal, le duc de Bourgogne l’est aussi, l’excellence du premier se prouve par un texte du droit canonique où le pape s’adresse révérencieusement au roi Salomon, car ce pays était royaume, il n’y a pas si longtemps », ajoutant aussi qu’« à la Cour des pairs, Anjou précédait Bourgogne, et Bretagne Anjou, du moins jusqu’à ce que le duc d’Anjou fût roi de Sicile ; que les Bretons aimeraient mieux mourir que de s’avouer vassaux de la Normandie ; que la Bretagne, suivant un mémoire présenté vingt et un ans auparavant au Parlement de France, comptait 3 comtes, 9 grands barons, qui égalaient les ducs puisque l’un d’eux avait épousé la sœur de Jean V, 18 bannerets et 4 700 nobles ; que le duc avait des ports de mer, battait monnaie, levait la régale comme le roi » (Les Papes et les ducs de Bretagne, p. 399). Cette diatribe du susceptible prélat est révélatrice du sentiment que l’on peut qualifier de « national breton », sentiment sans doute partagé par nombre d’officiers de la Couronne ducale et e que les ducs de Bretagne de la seconde moitié du XV siècle utilisèrent afin de faire de la Bretagne une principauté indépendante. er
Lorsque le duc François I vint à Chinon, le 16 mars 1446, prêter hommage à son oncle maternel, Charles VII, il avait quatre ans de retard et resta debout et ceint de son épée. Il se contenta de mettre ses mains dans celles du roi, sans s’incliner, le baisa, et ne dit rien, alors que le chancelier de France lui ordonnait de quitter son épée. Le roi ordonna de le laisser faire, considérant que les choses avaient
été réalisées comme il se devait. Puis le duc et le roi devisèrent comme si de rien n’était, comme les proches parents qu’ils étaient. Le 3 novembre 1450, Pierre II, le nouveau duc, prêta hommage au roi. Alors qu’il s’était mis à genoux, Charles VII le fit relever, ce qui déplut au chancelier de France, qui considéra que le duc avait procédé à un hommage lige. Pierre II semble s’être mis en colère et menaça le notaire de prendre garde à ce qu’il allait écrire. L’évêque d’Agde, conseiller du roi, pour en finir, dit au notaire, sans que le duc pût l’entendre, d’inscrire que le roi avait reçu l’hommage lige du duc de Bretagne pour son duché. À la mort de Pierre II (22 septembre 1457), son oncle, le connétable de Richemont, lui succéda, et le vieux guerrier qu’était devenu maintenant le nouveau duc Arthur III ne l’entendit pas de la même oreille et ne se laissa pas faire. À la fin du mois de mars 1458, il se rendit à Tours, entouré d’une grande suite, afin de rencontrer Charles VII, qui, il le savait, et les mots sont faibles, ne l’aimait pas. Agenouillé devant Charles VII, il refusa tout net de lui prêter un hommage lige, n’acceptant qu’un hommage simple. Comme les officiers royaux s’y opposaient. Arthur III se releva et déclara qu’il ne pouvait effectuer l’hommage lige sans l’avis de ses États, révélant ainsi au passage l’importance qu’avait prise la représentation de la population bretonne. Il s’en alla, quitta Tours et regagna la Bretagne. Le 14 octobre 1458, il se représenta devant le roi, résidant alors dans le château de Vendôme. Buté, Arthur III refusa de retirer son épée de sa ceinture et dit au roi qu’il allait faire « tel hommage que mes prédécesseurs vous ont fait je vous fais, et ne l’entends et ne le fais lige ». Une nouvelle fois, ce fut le roi qui sauva la situation en lui demandant de faire comme ses prédécesseurs. L’entêtement d’Arthur III avait donc payé. Pour le duché de Bretagne, son prince ne devait plus au roi de France qu’un hommage simple, c’est-à-dire que ses devoirs d’obéissance envers le roi étaient beaucoup plus limités. Ainsi, il confirma que le duc de Bretagne n’avait pas à venir à l’ost royal sur simple convocation du roi. Le lien vassalique qui attachait le duché de Bretagne au royaume de France n’était pas absolu. Le duc, en son duché, pouvait ainsi agir à sa guise, ou presque...
L’hommage du duc François II ne posa donc guère de soucis. Venu le rendre, le 28 février 1459, au château de Montbazon à peine vingt jours après son couronnement à Rennes, il se comporta exactement comme son oncle, Arthur III, mort en décembre 1458. Une fois la cérémonie achevée, le duc et le roi parlèrent de chasse. Pour François II, cette affaire de l’hommage simple ou lige était anodine.
Le duc de Bretagne, souverain en son pays Toutes ces précisions, qui intéressent beaucoup – on me demande souvent des renseignements sur la question de l’hommage de la Bretagne –, révèlent que les liens d’hommage, d’homme à homme, marqués par une cérémonie très formelle, n’avaient rien de symbolique, car ils constituaient le fondement de toute la vie politique, sociale et économique de l’Occident chrétien. Dans l’Ancien Régime, tout le monde relevait de quelqu’un autre. Le chevalier prêtait hommage au seigneur, qui prêtait hommage au vicomte, qui prêtait hommage au comte, qui prêtait hommage au duc, qui prêtait hommage au roi... Et pour le roi ? Certains rois prêtaient hommage à l’empereur, qui prêtait hommage au pape. e
Jusqu’au XII siècle, l’idée politique dominante était que le pape, chef de la communauté chrétienne, devait contrôler une constellation de souverains plus ou moins importants. Ce dogme fut détruit par l’apparition d’une autre idée, développée par le Breton Abélard, la primauté de l’individu, mais aussi par les ambitions de monarques appartenant aux dynasties des Plantagenêts et des Capétiens, qui se partagèrent, tout en se heurtant violemment l’une à l’autre, l’Occident chrétien. Les ducs de Bretagne, même s’ils étaient très e e riches, étaient trop faibles et durent mener pendant les XII , XIII , e e XIV siècles, et jusqu’au milieu du XV siècle, une politique à bascule entre les rois de France et ceux d’Angleterre, leurs puissants voisins et parents. Mais dès que ces deux grandes monarchies féodales se trouvèrent affaiblies, surtout par la guerre, les ducs de Bretagne, comme leurs homologues, les princes au rang modeste, en profitaient. Charles VI et Charles VII connurent la guerre avec les Anglais mais aussi la guerre civile, qui ravagèrent leurs États. On comprend mieux pourquoi ces rois capétiens, ayant besoin des ducs de Bretagne et surtout de leurs troupes bretonnes, si efficaces qu’elles mirent fin à la guerre de Cent Ans (en 1453), se montrèrent si peu exigeants lors de la cérémonie de prestation d’hommage des ducs de Bretagne.
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Par ailleurs, au XV siècle, de nouveaux princes, de nouvelles ambitions, mais aussi de nouvelles méthodes politiques apparurent. C’est le temps des principautés que théorisa Machiavel dans son livre Le Prince. Les ducs de Bretagne tentèrent de se constituer, comme d’autres princes capétiens et apparentés (les ducs de Bourgogne sur un vaste territoire allant de la mer du Nord à la Savoie ; les comtes de Foix et leur principauté de Vasconie à cheval sur les Pyrénées ; les ducs de Bourbon dans le Massif central), une principauté cohérente du point de vue tant institutionnel, économique que territorial, ce qui ne leur fut pas si difficile tant la Bretagne était alors unie. Ces ducs n’avaient pas, à l’inverse de leurs prédécesseurs, de compétiteurs. Jamais le Domaine ducal ne fut aussi vaste et, surtout, ils disposaient du soutien d’une nouvelle élite locale issue de la petite noblesse et d’une bourgeoisie commerçante dynamique. À partir de 1385, et systématiquement après 1417, les ducs de Bretagne se désignèrent comme ducs par la grâce de Dieu. L’année suivante, en 1418, le pape Martin V déclara que « le duc de Bretagne tient son pouvoir de la largesse divine, comme tout roi et prince ». L’historien officiel du duché sous Anne de Bretagne, Pierre Le Baud, mentionna : « Le duc était aussi bien dans son duché comme était le roi à Paris. » Il détournait ainsi le fameux adage de Jean de Blanot, juriste des rois de France : « Le roi est empereur en son royaume » (1256) pour la non moins fameuse formule : « Le duc de Bretagne est roi en son pays. » Bref, le duc de Bretagne se voulait maître chez lui comme le roi de France l’était à Paris. C’est ainsi que ces ducs refusèrent de prêter un hommage lige au roi de France, qu’ils portaient une couronne à hauts fleurons (de type royal), frappaient monnaies d’or et d’argent à leurs effigies, entretenaient des relations directes avec des pays étrangers et signaient des traités avec eux (comme avec la Castille, la Norvège, la Hanse, l’Angleterre... et même souvent avec le royaume de France), disposaient de leurs propres finances gérées par une Chambre des comptes, de leur propre justice (avec des tribunaux allant jusqu’au « Parlement de Bretagne »), de leur propre armée, de leurs propres conseils (Conseil d’État et les États).
Mais leur politique fut un échec. Le roi de France envahit le duché de Bretagne. L’héritière du duché, Anne de Bretagne, dut épouser deux rois de France, Charles VIII puis Louis XII, et sa fille, malgré toute la mauvaise volonté de sa mère, qui s’y opposa toute sa vie, er finit par épouser le roi François I , et cela avec le soutien des plus hauts responsables de l’administration du royaume de France. Ces derniers, ancêtres de nos aristo-technocrates tant décriés par le juriste Claude Champaud, étaient plus fervents défenseurs des intérêts du roi que le roi lui-même. J’ai souhaité vous relater la description dans le détail de la cérémonie de l’hommage des ducs de Bretagne au roi pour vous montrer à quel point ils le furent. On sait que Louis XII, qui, de prime abord, n’était pas contre le mariage de Claude, sa fille, avec le futur Charles Quint, fut influencé par eux afin de renoncer à ce mariage et donner sa fille à son cousin et er héritier, le futur roi François I , qu’il n’aimait pas. Quant à sa seconde fille, Renée, il est clair que les administrateurs du royaume firent tout leur possible pour qu’elle n’obtienne pas son héritage, et surtout pas le duché de Bretagne. Même lorsqu’elle remporta son procès, que son neveu, le roi Charles IX, lui donna gain de cause en 1575, l’administration refusa d’enregistrer la volonté royale et les héritiers de Renée (Renée finit par mourir en juin 1574), les ducs de Guise, n’obtinrent rien. Toutefois, ce n’est pas parce que les rois de France s’étaient emparés du duché qu’ils obtinrent la totalité de la souveraineté sur la Bretagne. Une grande partie de l’autorité des souverains de Bretagne, alors disparus, glissa en effet, comme je l’ai mentionné plus haut, entre les mains d’une assemblée, les États, dominé par les élites bretonnes. Bien sûr, les rois de France montrèrent les dents, envoyèrent leurs troupes lorsque les sommes d’argent versées n’étaient pas suffisantes, lorsque les exigences financières royales amenaient des révoltes (comme en 1675 avec les Bonnets rouges), mais les rois durent souvent reculer devant l’intransigeance bretonne. Louis XIV a pu hurler pour avoir une augmentation de la dotation bretonne, les États faisaient souvent la sourde oreille. Louis XIV comme Louis XV ont peut-être ordonné l’exil ou la
dissolution du Parlement de Bretagne, ils ont toujours fini par plier et rappeler les exilés. Le plus dangereux fut Louis XVI, qui, peu de temps avant la Révolution, avait prévu une grande réforme administrative. À la veille de la Révolution, les élites bretonnes, que j’ai longuement décrites ci-dessus, détentrices à mon sens de la souveraineté sur la Bretagne, refusèrent d’envoyer leurs députés aux États généraux. Quoi de plus normal pour elles ? Les y envoyer signifiait reconnaître la supériorité politique des États généraux du royaume de France sur les États de Bretagne ; c’était accepter que l’autorité sur la Bretagne soit exercée par une assemblée royale ; c’était renoncer à un très vieux compromis : le duc, puis le roi, détient la souveraineté, l’autorité, le pouvoir, mais seulement avec le concours, la collaboration, le soutien de Bretons, membres d’un Conseil, d’un Parlement ou des États. La souveraineté sur la Bretagne n’était plus entre les mains des Bretons pendant les périodes de la Révolution et de l’Empire. Mais après ? Force est de constater que c’est un sujet très peu abordé par les historiens. Normalement, rien ne changea. Pourtant, on peut se demander si... car les administratifs français nommés en Bretagne, tout comme les responsables nationaux de la République française, firent et font toujours très attention aux réactions des notables bretons.
Comme vous l’avez très certainement constaté, je parle presque exclusivement des relations entre les élites et les autorités centrales. J’évoque le mouvement, la diversité, des périodes, des évolutions, des changements, mais l’impression générale semble être la suivante : on veut que rien ne change, ce sont toujours les mêmes qui décident – féodaux, noblesse, notables – et leur autorité est quasi souveraine en Bretagne. L’autonomie, l’indépendance et la souveraineté de la Bretagne qu’ils réclamaient et qu’ils souhaitent encore leur étaient et leur sont toujours très favorables, ce qui ne
signifie pas que le reste de la population n’en obtenait pas et n’en obtient pas encore les fruits, bien au contraire. Cependant, je dois vous alerter sur un fait. À mon sens, le système politique breton qui a si bien su s’adapter aux évolutions est bloqué. Aux trois mots « autonomie », « indépendance » et « souveraineté » (et loin de moi tout nationalisme ou toute volonté d’indépendance de la Bretagne) a succédé une formule : « Pas de modifications, pas d’adaptations, pas de modernisations. » Qui le veut ? Il faut arrêter de se voiler la face : ceux qui appartiennent à ce qu’on peut nommer l’« establishment breton », c’est-à-dire l’élite actuelle composée de notables, qu’on appelait auparavant les « féodaux » puis les « nobles » ; ceux qui ont beaucoup à perdre ; ceux qui ont construit leur pouvoir sur un celtisme clos – on devrait dire un « bretonnisme », car tout le monde ou presque en Europe de l’Ouest est celte – pour enfermer la Bretagne et sa culture entre des murs imaginaires, ce qui est un non-sens pour un espace aussi maritime que la Bretagne ; ceux qui ont bénéficié d’un système économique reposant surtout sur l’agroalimentaire, aujourd’hui à bout de souffle, et qui pensent qu’après eux vient le déluge et donc n’ont pas voulu préparer l’avenir. Ils ont joué un rôle énorme et – rendons à César ce qui appartient à César – ont permis à la Bretagne d’être une très grande région connue dans le monde entier. Mais il faut passer à autre chose. On ne peut pas regarder tout le temps en arrière. Il n’est plus acceptable de voir de grands responsables avoir peur du numérique, de l’informatique, des jeunes. Il n’est pas non plus acceptable qu’ils mettent des bâtons dans les roues, qu’ils tirent à boulets rouges, qu’ils ralentissent ou cassent des carrières, qu’ils censurent, et, vous l’avez compris, j’ai connu toutes ces situations. Je sais qu’il est difficile de quitter le pouvoir, du moins d’en abandonner le peu que l’on en a. Certains – beaucoup – s’accrochent à leurs fonctions. Franchement, ils ont peur des nouvelles générations, de l’avenir. Mais on ne leur a jamais demandé de se retirer. On a besoin d’eux, de leurs conseils, de leurs expériences, de leur amitié. À force de jouer à ce petit jeu, face à
leurs erreurs, à leur immobilisme, à leur vision d’un autre temps faite souvent de compromissions avec un establishment français auquel ils appartiennent souvent, ils finissent par être carrément éliminés. Une nouvelle génération se lève. On ne peut sacrifier des générations. On ne peut pas refuser aux jeunes Bretons et Bretonnes de travailler au pays. On ne peut pas les contraindre à partir parce que, pendant qu’on les forçait à bosser à l’école comme des acharnés, on ne faisait que préparer sa propre retraite en oubliant bien involontairement de travailler pour leur donner du boulot. Il est clair que l’exaspération monte, que la cocotte-minute va exploser si cela continue ainsi, si l’establishment refuse de voir la réalité en face et continue d’appuyer de toutes ses forces sur le couvercle.
LA BRETAGNE, ENTRE CRISES ET ESPÉRANCES
Depuis quelque temps, on dit que la Bretagne va mal. Oh, ce n’est pas la première fois. Elle a connu bien des périodes noires dans son histoire : les âges sombres de la fin de l’Empire romain du IVe au e VI
siècle ; les incursions vikings aux deux siècles suivants ; les débuts de la féodalité durant lesquels de nombreux seigneurs se sont comportés comme des brigands ; la guerre de la Succession de Bretagne (1341-1365) qui la divisa, la ruina et amena l’insécurité e
chronique ; les guerres de la Ligue (fin XVI siècle) furent aussi particulièrement atroces ; les révoltes des Bonnets rouges (en 1675) et des Chouans furent durement réprimées à tel point que dans de nombreuses régions bretonnes on s’en souvient encore, et, surtout, e le XIX siècle est considéré comme son siècle le plus noir, particulièrement si on le compare à la richesse du siècle précédent. Depuis une décennie, la Bretagne paraît renouer avec ces époques de crise, du point de vue tant culturel, qu’économique ou politique. Pourtant, la Bretagne dispose d’un tel potentiel que tous les espoirs lui sont permis.
Le temps des difficultés Le ciel paraît s’écrouler sur la tête des habitants de la Bretagne tant les difficultés se sont accumulées et amplifiées au point de devenir des crises majeures et structurelles. Des nuages noirs tombent des cascades de maux : la langue bretonne et le christianisme, deux fondements constitutifs de la Bretagne, qui sont abandonnés ; la jeunesse bretonne, qui est sacrifiée ; et enfin la Bretagne, qui est de nouveau divisée et, même – et c’est nouveau –, rejetée.
La déchristianisation Comme je l’ai mentionné plus haut, et longuement, les premiers qui encadrèrent les peuples résidant dans la nouvelle Bretagne, au e V siècle – Brito-Romains et Gallo-Romains –, furent des religieux, et leur empreinte et leur influence furent si durables et si fortes jusqu’à peu que, de l’extérieur, on voyait tous les Bretons et les Bretonnes comme des pivots du catholicisme non seulement en Bretagne, mais en France et, plus encore, dans le monde. Aujourd’hui, la Bretagne connaît une déchristianisation spectaculaire. Les curés en Bretagne sont vieux pour beaucoup d’entre eux et de plus en plus – il ne faut plus en être surpris – les cérémonies les plus importantes que sont les mariages et les enterrements sont réalisées par des diacres et des diaconesses, efficaces bien sûr, mais eux aussi assez âgés. À l’allure où cela va, si vous avez une diaconesse lors de ces événements, vous aurez bien de la chance. Peut-être n’aurez-vous pour votre mariage ou votre enterrement dans les années à venir qu’une vidéo ou un hologramme ? Un robot ? Mais je m’égare sans doute ! Où sont les curés de Bretagne si puissants pendant plus de mille ans ? Vivent-ils dans le passé, dans un passé glorieux où ils dominaient la société, une société où on les adorait ou on les détestait ? Alors que dans les années 1950-1960 un curé connaissait tous les habitants de sa paroisse, même et surtout ceux qui n’allaient pas à la messe, de nos jours ils ne cherchent même plus à les identifier tant il est vrai que très nombreux sont ceux qui ne vont justement plus à la messe. Le peu de curés qui restent semble même, selon certains propos de catholiques pratiquants, se désintéresser d’eux. Je me demande bien ce qu’ils font alors : sontils plongés dans leurs prières ? Écrivent-ils des livres de théologie ? Des mémoires ? Préparent-ils des missions d’évangélisation ? Doisje leur dire que la situation est grave, voire désespérée, car la majorité des enfants de 12 ans des paroisses les plus pratiquantes de Bretagne, par exemple celle de Plouescat, ne connaît strictement
rien du christianisme ? Bien sûr, le nom de Jésus est connu, mais pour le nom du Christ, c’est une autre histoire. Est-ce bien ou est-ce mal ? Le problème est qu’un pan entier de la culture s’est écroulé, et bien sûr de la culture bretonne.
De la disparition de la langue bretonne Sujet extrêmement grave, qui déchaîne les passions : la défense de la langue bretonne, langue considérée par beaucoup comme constitutive de la culture et même des mentalités et des comportements des Bretons. Alors qu’il y a encore cinquante ans des centaines de milliers de Bretons et Bretonnes parlaient le breton, y compris ma grand-mère et marraine, aujourd’hui, selon Fañch Broudig, un des plus grands spécialistes et défenseurs du breton, on compte à peine 180 000 locuteurs. Pire, dans une conversation avec une jeune collègue professeure de français (pour moi, « jeune » signifie maintenant « moins de 50 ans »), elle m’a affirmé que « le breton est une langue morte » et, en voyant mon étonnement, elle a ajouté : « Euh... je crois... » Je lui ai alors demandé si elle était bretonne. Elle m’a répondu par l’affirmative. Dans un lycée brestois, et donc en plein pays dit « bretonnant », l’administration a demandé au corps enseignant, alors que la Région Bretagne, propriétaire des lieux, le demandait, ce qu’il pensait de mettre des panneaux bilingues français et breton. Quelle ne fut pas ma surprise d’entendre des professeurs, portant des noms bretons, répondre : « Mais à quoi cela sert-il ? On devrait plutôt mettre les panneaux en anglais ! » Les propos de ces enseignants n’ont aujourd’hui absolument rien de surprenant. Ils démontrent une situation banale, qui a suscité récemment une véritable polémique lors de l’assemblée générale de l’Institut culturel de Bretagne, et même la détermination de Yannig Baron, autre grand défenseur de la langue bretonne, d’alerter sur l’urgence de la situation en effectuant une grève de la faim. Pourquoi cette situation ? Pourquoi cette chute vertigineuse et cette désaffection provenant aussi de nombreux Bretons pour la langue de leurs ancêtres ? L’usage paisible de plusieurs langues
N’en déplaise à certains défenseurs de la langue bretonne, un peu trop fanatiques à mon goût, la Bretagne n’a pas disposé dans son histoire que d’une seule langue, mais d’au moins quatre : deux
langues officielles, le latin et le français, et deux langues communes, le breton et le gallo. Comme l’historien breton Jean Kerhervé, qui a e beaucoup consulté les documents officiels du XV siècle, je n’ai e e jamais trouvé dans les archives du XII au XIV siècle d’écrits en breton. Tout est en latin jusqu’au milieu du XIIIe siècle, puis majoritairement en français à partir de cette époque, bien sûr à cause de la révolution notariale et surtout parce que les ducs de Bretagne étaient des princes de la maison royale de France. Le breton était donc une langue parlée, même par l’élite, surtout dans l’ouest du duché. Mon propos n’est pas ici de dire jusqu’où on a parlé le breton, je laisse cela aux spécialistes. Bien que... on a parlé le breton à Rennes et aussi à Nantes. Pour revenir au Moyen Âge, il est assez amusant de constater le mal de chien des agents ducaux pour écrire le nom des grands seigneurs bretons de BasseBretagne. On constate qu’ils ne savaient pas le breton. Il est vrai que e les ducs du XIII siècle ont recruté leurs agents dans leurs terres du Perche, de Champagne et d’Île-de-France. er
Lorsque ce cher roi de France, François I , ordonna que tous les actes en son royaume soient rédigés en français, pour la Bretagne, ce n’était pas un problème puisque le français s’était imposé comme la langue des écrits officiels sans doute depuis l’avènement des e Montfort (fin XIV siècle). Et encore, c’était un français que peu de gens comprenaient. On estime qu’à peine 20 % des Français au e XVIII siècle parlaient le français. Paraît-il qu’Henri IV le parlait mal et Louis XIV faisait de nombreuses fautes d’orthographe. Il faut dire que les règles n’étaient pas aussi draconiennes qu’aujourd’hui. À la Révolution, on tenta d’unifier et d’imposer une seule langue... C’était plus pratique pour transmettre les ordres lors des batailles. Je me suis demandé quels avaient été les cris de ralliement lorsque les fédérés bretons et marseillais s’emparèrent du palais des Tuileries le 10 août 1792. À mon avis, ce furent des cris bretons et provençaux qui ont mis fin à la Monarchie constitutionnelle et donc ont permis la mise en place de la Première République.
Pour sauver la jeune République régicide menacée de toute part, il fallait qu’elle soit une et indivisible. Pour cela, elle se devait d’être une seule nation et d’avoir une seule langue. C’est du moins ce que pensaient les députés de la Convention (l’Assemblée nationale de la Première République, celle qui mit en place la Terreur). L’abbé Grégoire, député de cette assemblée, s’exprima ainsi au Comité d’instruction publique, en septembre 1793 : « Ainsi disparaîtront insensiblement les jargons locaux, les patois de 6 millions de Français qui ne parlent pas la langue nationale, car je ne puis trop le répéter : il est plus important qu’on ne pense en politique d’extirper cette diversité d’idiomes grossiers qui prolongent l’enfance de la raison et la vieillesse des préjugés. » Bertrand Barrière, autre député, déclara en 1794 : « Le fédéralisme [les Girondins, députés de la Convention qui avaient été déclarés ennemis de la patrie après le coup d’État des Montagnards] et la superstition parlent basbreton ; l’émigration [composée des nobles qui avaient fui] et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle italien et le fanatisme parle basque. » Cependant, la Convention n’eut pas le temps d’agir contre les autres langues parlées. Elle ne dura que peu de temps. Elle avait aussi tant à faire avec ses guerres qui coûtèrent la vie à des dizaines de milliers de personnes qui n’avaient rien demandé... Jusqu’à l’arrivée des républicains au pouvoir, c’est-à-dire vers 1877-1880, des millions de Bretons en Bretagne et ailleurs, comme les autres populations de France, pouvaient parler leurs langues en toute quiétude. C’est ainsi, sans doute en donnant ses ordres en breton, que le capitaine de Kerjégu lança ses troupes bretonnes en 1871 contre l’Hôtel de Ville de Paris, alors occupé par les e communards, permettant ainsi l’installation de la III République. À ce propos, le général Trochu, premier président de cette république en 1871, originaire de Belle-Île-en-Mer, parlait-il le breton ? C’est donc à partir de 1877-1880, lorsque certains républicains qui puisaient leurs idées dans les paroles et les actes de cette Convention montagnarde se retrouvèrent au pouvoir, que la situation pour les langues de Bretagne se détériora. Rappelons le contexte.
La France avait perdu la guerre contre les Prussiens, qui avaient formé le puissant Empire allemand. Elle voulait sa revanche, et il fallait à tout prix constituer une armée moderne, disciplinée et unie, unie bien sûr par une même langue. Il était hors de question que se reproduise l’affaire du camp de Conlie (1870). Lors de cette affaire, les républicains, dirigés par Gambetta, avaient été contraints de permettre la constitution d’une armée de Bretagne conduite par des chefs militaires exclusivement bretons. Ils eurent rapidement peur, et Gambetta en premier, de voir se reconstituer une armée chouanne, car pour beaucoup de membres de l’élite cultivée un Breton était un Chouan en puissance. De plus, même si l’enquête parlementaire menée par le royaliste et historien de la Bretagne Arthur de La Borderie, en 1873, avait démontré le comportement scandaleux des autorités gouvernementales, pour les républicains, l’origine de l’échec de la contre-attaque française demeurait pour l’élite au pouvoir l’indiscipline des soldats bretons qui ne parlaient pas le français, ou le parlaient mal. e
Une lente disparition à partir de la fin du XIX siècle
Première étape. Pour les chefs politiques républicains au pouvoir vers 1880 – Jules Ferry, l’ancien séminariste Émile Combes et le Nantais Pierre Waldeck-Rousseau –, les Bretons étaient entre les mains des prêtres, alliés aux nobles royalistes, qui s’opposaient, ce qui n’était pas faux, il faut bien l’avouer, à toutes les décisions qui pourraient permettre l’installation définitive de la République française. Pour ces leaders politiques, pour que cette république soit puissante, il fallait l’unir et que tous comprennent les ordres, qui seraient donnés en français. Pierre Waldeck-Rousseau épura l’armée en limogeant les nobles royalistes, souvent haut gradés. Il imposa la loi sur les associations de 1901, permettant de fermer de nombreuses congrégations religieuses particulièrement puissantes en Bretagne. Les religieux et religieuses, qui parlaient souvent le breton, partout, qui s’occupaient alors de la santé, des indigents, de l’enseignement des enfants, et bien sûr du salut des âmes, souvent gratuitement, furent expulsées. Les décisions gouvernementales
suscitèrent des violences, ce que les historiens ont nommé les « batailles », comme celles du Folgoët et de Brasparts, dans le Finistère. Émile Combes, alors président du Conseil, écrivait le 23 septembre 1902 : « Les prêtres bretons veulent tenir leurs ouailles dans l’ignorance en s’opposant à la diffusion de l’enseignement et en n’utilisant que la langue bretonne dans les instructions religieuses et le catéchisme. Les Bretons ne seront républicains que lorsqu’ils parleront le français. » La même année, l’inspecteur d’académie Dantzer mentionnait dans son discours au Conseil général du Morbihan, en 1902 : « Que l’Église n’accorde la première communion qu’aux seuls enfants parlant le français. » Le gouvernement d’alors comprit assez aisément que la clé de l’unicité était l’enseignement, et bien sûr ce furent les lois Jules Ferry. Avant 1880, les écoles primaires bretonnantes étaient tolérées. Avec les lois Ferry, le français fut la seule langue qui devait être parlée dans toutes les écoles de la République. Des ordres furent transmis dans ce sens aux inspecteurs de l’instruction publique, qui obéirent aveuglément. « Ce sont des Français qu’il faut pour franciser les Bretons, ils ne se franciseront pas tout seuls. Il y a un intérêt de premier ordre à ce que les Bretons comprennent et parlent la langue nationale. Ils ne seront vraiment français qu’à cette condition » (Irénée Carré, inspecteur général de l’instruction publique, 1905). Beaucoup de parents, de responsables politiques et religieux approuvèrent, car, pour entrer dans l’administration, dans la marine nationale, dans l’armée, connaître une certaine ascension sociale, bref, réussir, il fallait passer les concours, qui étaient tous en français (comme aujourd’hui !). Ainsi, on apprit le français, et on l’apprit très bien. Il n’y eut pas que les instituteurs de la République qui imposèrent durement aux petits Bretons de parler le français. Les prêtres enseignants le firent aussi. Il en allait de la réussite de leurs élèves...
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Deuxième étape. En cette extrême fin du XIX siècle, les Bretons avaient déjà commencé à quitter massivement les campagnes pour les villes où l’on parlait le français, beaucoup, surtout dans les ports militaires (comme à Brest). Ils partirent en masse vers Paris, où, pour se faire comprendre, ils durent couramment et très souvent parler le français. Partout en Bretagne, le français devint utile et obligatoire. Lorsque l’on allait voter, les bulletins de vote étaient en français. Pour s’informer, les plus grands journaux étaient en français. Pour prendre le train, tout était en français. On francisa les noms sur les panneaux d’entrée et de sortie des communes et des rues. On allait au cinéma, et là aussi les plus grands films étaient en français (sous-titrés en français, car nous sommes encore au cinéma muet). Et pour suivre les étapes du Tour de France, il fallait bien sûr connaître le français. Cependant, le breton restait prépondérant dans la vie courante, bien entendu dans la zone bretonnante, soit à l’ouest de la Bretagne. Selon une enquête réalisée à la demande de l’évêque du Finistère en novembre 1902, 256 paroisses sur 310 parlaient exclusivement le breton. Troisième étape. La Grande Guerre, qui sera une véritable catastrophe pour le breton. On m’a raconté que nombre de Bretons étaient arrivés à l’incorporation habillés en costume breton et étaient revenus en complet trois pièces et casquette lors de leur démobilisation. Si au début les Bretons ont combattu ensemble, très vite, parce que les régiments avaient été décimés dès les premiers combats, ils furent dispersés dans d’autres régiments. Dans les régiments bretons furent affectés des soldats venant de toute la France. Et chacun, pour communiquer, dut parler en français. Les propos du grand historien du Moyen Âge, Marc Bloch, sont terribles : « Les hommes de l’intérieur des terres nous parurent de bien médiocres guerriers. Vieillis avant l’âge, ils semblaient déprimés par la misère et l’alcool. Leur ignorance de la langue ajoutait encore à leur abrutissement. Comble du malheur, le recrutement les avait pris aux quatre coins de la Bretagne, si bien que chacun parlait un dialecte différent, ceux d’entre eux qui savaient un peu de français ne pouvaient que rarement servir d’interprètes auprès des autres »
(Souvenirs de guerre, 1914-1915). Et on sait aujourd’hui que ces propos sont injustifiés. Nous savons que beaucoup de Bretons connaissaient le français. N’oublions pas que l’école était obligatoire et gratuite (du moins presque) depuis une trentaine d’années. Et les lettres et les carnets de souvenirs sont écrits en français la plupart du temps. Peu de Bretons savaient alors écrire en breton, le breton étant la langue de l’oral, de la famille, du quotidien. Quatrième étape. Après la guerre, on veut vivre autrement. La tendance qui a débuté avant-guerre s’accéléra. Il fallait paraître moderne. Les costumes bretons, les pardons, les noces bretonnes furent considérés comme ringards, et le breton n’y échappa pas. Les départs en masse vers les villes, vers Paris, n’arrangèrent rien. On parla de plus en plus le français et de moins en moins le breton. Néanmoins, le breton fut toujours utilisé dans la sphère privée, même aussi parfois au travail lorsque l’on savait que le collègue parlait le breton. On parlait en breton entre voisins, entre amis, dans la commune, comme sur les navires de guerre de la Royale. Mais ce n’était pas un problème, car beaucoup de locuteurs du breton, à l’époque, étaient bilingues. Alors que l’on sait qu’aujourd’hui le bilinguisme est un atout, à l’époque cela était peu apprécié. On se sentait plouc, car les locuteurs exclusifs du français ne se gênaient pas pour montrer leur supériorité. Peu de gens savent aujourd’hui que les très nombreux Bretons partis rejoindre le général de Gaulle à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale étaient des bretonnants. Ils ont même créé une association réunissant des milliers de membres et qui a eu pour président d’honneur justement le général. Cette association a même publié des revues en breton. Peu de gens savent encore que de Gaulle parlait un peu le breton. Normal, son oncle, Charles de Gaulle, était un expert de la langue bretonne. Sa mère mourut en Bretagne et, avant de partir à Londres, le général rendit visite à sa femme, réfugiée à Carantec. Cinquième étape. La descente aux enfers. Après la guerre, pour la langue bretonne, ce fut une longue chute. Danses, musique et chants bretons ne firent guère le poids face au rock venu d’Amérique
et à la pop anglaise. Les films les plus célèbres étaient en français. Le breton commença à ne plus être parlé dans la sphère privée, chez le boucher ou le boulanger, et même au lavoir. Cela empira lorsque la télévision arriva (elle joua le même rôle que la radio ou la TSF dans l’entre-deux-guerres). La sphère familiale fut touchée. On ne parlait même plus le breton à la maison. Beaucoup de Bretons décidèrent de faire table rase du passé. Honte du passé et de leur culture ou sacrifice pour permettre à ces enfants d’accéder à un avenir meilleur ? Les anciens ne la transmirent pas, souvent volontairement. L’État n’a pas aidé le breton. C’est le moins que l’on puisse dire. Pourtant, le très influent Marcel Cachin, Paimpolais, fondateur du Parti communiste, député de la Seine, directeur de L’Humanité, déposa en 1947 une proposition de loi en faveur du breton. Cette proposition, vidée de sa substance par ses collègues parlementaires, aboutit en 1951 à la loi Deixonne, qui autorisa néanmoins l’enseignement du breton à l’école. Une situation actuelle catastrophique
Pourquoi y a-t-il eu si peu de réactions de la part des Bretons ? Bien sûr les amicales et associations bretonnes réagirent, mais en vain. Il est clair que l’extrémisme de certains séparatistes pendant la guerre avait provoqué le rejet de la population bretonne, fondamentalement légitimiste, républicaine et française. Après la Libération, celui qui défendait le breton, la culture traditionnelle, recevait l’insulte suprême : « Breiz Atao ». Certains ont eu conscience qu’il fallait faire quelque chose. En 1966, la pétition pour obtenir un enseignement facultatif du breton à l’école récolta 160 000 signatures. Glenmor et Alan Stivell montrèrent que le breton était loin d’être une langue ringarde. Des écoles où l’on apprenait et parlait le breton ouvriront, dans la difficulté, avec bien sûr peu de moyens, la puissante administration de l’Éducation nationale ne les voyant pas du tout d’un bon œil. Le déclin continua. Pourquoi ? Effet cumulatif ? Il était de plus en plus difficile de trouver des gens qui parlaient le breton, alors on finit
par l’oublier. Je me souviens d’avoir vu ma grand-mère devant une émission en breton sur FR3 dire : « Mais je ne comprends pas son breton » en parlant du commentateur, et passer sur une autre chaîne... en français. Elle me dira plus tard alors que je lui demandais des renseignements, car je suivais les cours de toponymie bretonne de Bernard Tanguy, devenu plus tard mon collègue : « Je ne vous ai pas appris le breton, car je ne parle pas bien le breton. » Surprenant, alors que le breton était sa langue natale. Aujourd’hui, l’écrasante majorité des Bretons et des Bretonnes – on m’a cité le chiffre de 89 % des habitants de Basse-Bretagne – veulent que le breton ne meure pas. De gros moyens financiers ont été mis en œuvre par les collectivités territoriales, surtout la Région Bretagne, et plus discrètement par des entrepreneurs. On parle et on écrit en breton à l’école, dans les médias (livres, presse, radio), sur Internet (200 à 300 sites). Pourtant, la chute continue... La presse rencontre de grandes difficultés pour trouver des rédacteurs en breton. Les radios ont du mal à obtenir des intervenants qui veulent bien parler le breton. Pourquoi ? Peut-être ont-ils peur qu’on leur reproche de mal écrire ou de mal parler le breton. Yannig Baron a parlé d’un jeu des quatre familles, dont les membres jouent un rôle très important dans la lutte pour la promotion du breton. Il m’a même dit que l’un d’eux lui avait affirmé : « Tant pis s’il ne reste qu’un millier de personnes qui parlent le breton, pourvu que ce soit le bon breton. » Mais quel est ce breton ? Correspond-il au breton de ma grand-mère ? Autre problème à mentionner : seuls 5 % des bretonnants se connectent sur des sites en breton. Pourquoi ? Bien sûr en est responsable la surpuissance des langues dites « impériales » : le français et l’anglais. Enfin, on me dit qu’on a les plus grandes difficultés à recruter des enseignants en breton, car les formations à l’université n’existent que très peu. Que fait le ministère de l’Éducation nationale, de la Recherche et de l’Enseignement supérieur ? Lorsque je me suis rendu en tant que président du Centre d’histoire de Bretagne à ce ministère, j’avais été reçu par une
des plus importantes conseillères de la ministre, Agathe Cagé, qui m’avait interrogé longuement sur le devenir de la langue bretonne. Elle semblait alors à l’écoute. On me reproche souvent de ne pas donner de solution. Je me lance, même si cela ne va pas plaire. Peut-être est-il temps que ces quatre familles, si elles disposent de ce pouvoir, s’écartent. Elles ont joué leur rôle. Il est sans doute temps aussi que d’autres agissent, autrement. Peut-être sans s’en rendre compte ont-elles enfermé le breton sous une cloche. Il faut également changer certains comportements des bretonnants. Je me rappelle avoir entendu mes neveux raconter que leur professeur de breton – ils ont eu une initiation en primaire – leur avait parlé durement, car ils ne parlaient pas un mot de breton... malgré leur usage massif de bretonnismes. Dommage que je n’aie été mis au courant que des années plus tard, sinon il m’aurait entendu, cet ayatollah. À mon humble avis, il faut dire aux gens : « Mais oui, laissez apprendre le breton à vos enfants ! Ils vont l’apprendre assez rapidement, d’autant qu’ils utilisent déjà tellement de bretonnismes ! Ainsi, ils seront bilingues et apprendront plus facilement d’autres langues pour devenir polyglottes, atout indéniable aujourd’hui, et trouveront peut-être plus facilement un travail bien rémunéré et intéressant, surtout que de très grands entrepreneurs bretons à la tête d’empires industriels d’envergure mondiale ont décidé de favoriser l’embauche de ceux qui parlent le breton. »
La crise agricole bretonne Il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas savoir que la Bretagne connaît une grave crise agricole. Pas un jour ne passe sans que la presse, les chaînes de télévision et les radios en parlent. On évoque ouvertement maintenant les suicides de ces agriculteurs bretons ruinés qui ont vu leur exploitation, fruit de leur labeur et de celui de leurs ancêtres, être saisie, sur ordre souvent de leurs banques, celles-là mêmes qu’ils avaient tant enrichies au siècle dernier. Cette nouvelle crise agricole constitue-t-elle un nouveau soubresaut d’une chronique de la mort annoncée de l’agriculture bretonne, la première de France et donc une des premières d’Europe ? Tous savent maintenant qu’elle ne sera plus comme avant. Le tout est de savoir comment on accompagne la défunte aux obsèques. Aura-t-elle droit à un service civil ? un service religieux, officié par un prêtre ? un service avec requiem ? Aura-t-elle droit au caveau de famille ou à la fosse commune ? On cherche bien sûr les responsables du massacre, de la destruction de l’agriculture la plus moderne et la plus puissante du monde, celle qui a nourri les populations qui crevaient de faim après la Seconde Guerre mondiale, celle qui a permis le baby-boom, celle qui devrait et pourrait nourrir la planète. On ne peut imaginer le colossal effort qu’ont fourni les paysans devenus les agriculteurs, surtout en Bretagne : une modernisation à marche forcée, depuis la fin du e XIX siècle, au prix de voir ses fils et ses filles émigrer en masse vers les villes et vers Paris, et, il faut bien le mentionner, au prix de graves crises agricoles. Les paysans-agriculteurs bretons se sont adaptés, ils savent le faire, à une vitesse assez spectaculaire. Mais là, en exigeant d’eux de tout simplement réduire ou même cesser leurs activités, on leur demande beaucoup, vraiment beaucoup, certainement trop. Des efforts d’adaptation pluriséculaires
e
Jusqu’à la fin du XIX siècle, vers 1880, le monde du paysan breton fut celui de l’Ancien Régime. Il exploitait les terres des seigneurs, princes, nobles et religieux, grands propriétaires terriens, qui détenaient le pouvoir politique. Il exploitait aussi ses propres terres – un, deux, trois, parfois quatre hectares –, composées souvent d’une vingtaine de champs. Ces terres étaient l’objet de toutes ses attentions. Engraissées, c’est là, avant la Révolution, que l’on trouvait les riches cultures de chanvre, de lin, de froment... C’est là qu’étaient élevés les porcs. On possédait aussi une ou deux vaches, très peu de volailles, qui consommaient trop de céréales, comme les chevaux, dont l’élevage fut pourtant la richesse des vicomtes puis ducs de Rohan. Les fameuses landes bretonnes, qui couvraient des centaines de milliers d’hectares, étaient très loin d’être laissées à l’abandon : y étaient cultivées des céréales pauvres ; on y trouvait ce qu’il fallait pour les toitures, pour le chauffage, mais aussi on y élevait les moutons. Les communautés paysannes allaient devant les Cours de justice pour les conserver. Même si l’habitat était dispersé le plus souvent, on se réunissait pour savoir qui faisait quoi, pour s’occuper de l’instruction des enfants, de la construction et de l’entretien des bâtiments qui appartenaient à tous (chapelles, églises, lavoirs, fontaines, tavernes, etc.), mais aussi des talus et des chemins. On se réunissait après être allé à l’église et/ou surtout lors des foires, très nombreuses en Bretagne. Mais n’imaginez pas, chers lecteurs, un monde sans évolution. Le e
peu de servage attesté en Bretagne disparaît au XIV siècle. Il existait toute une hiérarchie sociale : du plus riche au plus pauvre. En réalité, beaucoup de nobles n’étaient que des paysans assez aisés et, comme la guerre anoblit, de nombreux paysans aisés devinrent nobles. C’étaient ces paysans aisés qui avaient du poids dans la communauté, car c’était sur eux que reposait l’impôt. Et nombreux furent ceux qui participèrent à la révolte des Bonnets rouges de 1675. Par le mariage, par le travail, grâce à la chance et à l’esprit de commerce, le paysan breton pouvait développer la ferme. Surtout, en Bretagne, le paysan ne s’occupait pas exclusivement de la terre.
Sur les côtes, le paysan-marin dominait, possédant un navire ou une barque, quelques hectares de terres et un petit cheptel. Plus à l’intérieur, on trouvait les paysans-tisserands, si nombreux et si e industrieux qu’au XVII siècle la Bretagne fut une des grandes régions textiles du monde. Eh oui ! Ces paysans furent dominés par des paysans-marchands. Le plus connu d’entre eux est ce Le Guen de Kerangal, dont j’ai longuement parlé. e
Le sarrasin arriva au XV siècle. Plus facile à cultiver, non soumis surtout à la dîme, ayant un rendement très intéressant, il fut adopté massivement. On pouvait vendre maintenant les surplus, surtout son froment au marché ou s’en servir pour payer les taxes en nature dues au seigneur, qui le revendait sur les grands marchés hors de Bretagne. La Bretagne devint le grenier à blé du royaume de France au XVIIIe siècle, tout en parvenant à nourrir et occuper une population e de deux millions d’habitants, soit un million de plus qu’au XV siècle. Ce fut l’époque où les terres du littoral léonard devinrent un grand jardin. Les premiers artichauts poussèrent dans celui de l’évêque de Saint-Pol-de-Léon en 1661. On vit arriver des fraises à PlougastelDaoulas. Les grands bourgeois de Rennes et de Nantes s’occupèrent des terres qu’ils avaient acquises à la haute noblesse bretonne et à ses héritiers ruinés par la vie de cour à Versailles. La Révolution française mit fin à ce bel essor : fin du paysan-marin (dont beaucoup moururent sur les pontons anglais), fin du paysantisserand, ruiné par le blocus continental. La noblesse bretonne, qui aimait assez le commerce maritime – comme le père de Chateaubriand, qui avait redoré son blason en faisant de la traite (des Noirs) –, ne voulut s’occuper que d’agriculture, de folklore et d’archéologie (ce furent les buts de la très puissante Association bretonne, née après la Révolution). La paysannerie bretonne a-t-elle bénéficié des ventes de biens nationaux, c’est-à-dire des terres des anciens seigneurs confisquées et vendues dès 1790 ? Dois-je vous avouer qu’on ne le sait pas vraiment, faute d’une étude systématique sur la Bretagne. C’est sans doute probable ! Il est vrai que cela a dû être un sujet tabou après la Restauration. Il fallait se taire sur ce que
l’on avait acquis, d’autant plus qu’en 1825 l’État restitua, comme je l’ai mentionné plus haut, aux victimes des confiscations ce qui restait de leurs propriétés sans compter des dédommagements financiers. La très grande propriété revit le jour en Bretagne. En 1837, les exportations de céréales bretonnes représentaient la moitié des exportations françaises. Par contre, la misère était partout. Bien sûr, avant la Révolution, les journaliers, les mendiants se comptaient par centaines de milliers. Mais après, la vision d’un vieillard breton mendiant sous le porche d’une église devint une image d’Épinal, qui reste encore collée à la peau des Bretons. Le système de succession égalitaire n’a rien arrangé : chaque enfant a droit à la même quantité de terres. Et le peu d’acquis de terres provenant de la vente des biens nationaux a dû s’envoler avec la pression démographique. On ne possédait encore que quelques hectares et c’est tout. e
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Fin XIX -début XX siècle, de grands changements bouleversèrent la paysannerie bretonne. La mécanisation fit des miracles. On vit des locomotives faire fonctionner les batteuses dans les champs. Les canaux qui avaient été creusés, et surtout le chemin de fer qui arriva partout, permirent de faire voyager les productions. La pression démographique devint moins forte, car les cadets et cadettes prirent le train pour s’employer comme manœuvres dans les grandes villes et à Paris. Les landes furent réduites de moitié (ne restèrent que 250 000 hectares), laissant place aux prairies et aux céréales, surtout le blé, aux dépens du sarrasin. C’est l’adoption massive de la pomme de terre, à peine acceptée avant la Révolution, qui est la vraie responsable de cette révolution agricole. Elle permit de mieux nourrir hommes et bétail. L’élevage breton en 1914 est impressionnant : 10 % du porc élevé en France, 14 % des bovins, 12 % des chevaux, et la qualité était au rendez-vous, si bien que les Bretons exportaient. De Saint-Malo à Cancale, de Paimpol à Lézardrieux et de Roscoff à Saint-Pol-de-Léon, ce n’étaient que beaux jardins de choux, d’artichauts et d’oignons, produits acheminés vers les villes et vers Paris, et même vers l’Angleterre. Pour produire davantage, on utilisait plus d’engrais naturels (maërl,
sables calcaires, goémons). Encouragés par les concours lors des comices agricoles, on sélectionnait. Surtout, on s’organisait. Sous la conduite de nobles et d’abbés démocrates, des milliers de paysans se regroupèrent en syndicats agricoles : en 1911 fut fondé l’Office central de Landerneau, dans le Finistère, d’où sortiront les actuels Groupama, Triskalia et Crédit mutuel de Bretagne. Les paysans payèrent le prix fort de la Grande Guerre. Incorporés le plus souvent dans l’infanterie, ils furent massacrés sur les champs de bataille. Pendant la guerre, grâce au travail extraordinaire des paysannes, la Bretagne fut considérée comme le grenier de la France. En revenant du front, les survivants bénéficièrent encore d’une situation plus favorable. La pression sur la terre était nettement moins forte. On avait de l’argent, car les produits agricoles, de plus en plus chers pendant la guerre, avaient rapporté. L’État avait payé les réquisitions, surtout des dizaines de milliers de chevaux bretons. Et puis il fallait nourrir la population française, et même étrangère. En France, 6 millions d’hectares (au nord-est) étaient devenus inutilisables. La Bretagne connut sa première grande crise agricole « moderne » vers 1932-1933. À la suite de la crise dévastatrice de 1929, qui était partie des États-Unis, la Bretagne comme le monde entier furent touchés. Les blés rentrés se vendirent mal. On ne put plus rembourser les emprunts, et il fallut vendre bêtes, matériels et terres, bref, tout ce que l’on avait acquis dans les années 1920, et à vil prix. Des faillites eurent lieu et les ventes des exploitations saisies se passèrent très mal. L’amertume de la paysannerie, qui considérait à juste titre qu’elle avait payé de son sang à la guerre l’amélioration de sa condition d’existence, fut grande. Le mouvement coopératif en fit les frais. Les idées d’Henri d’Halluin, dit Dorgères, originaire de Tourcoing et installé à Rennes, devinrent populaires en Bretagne. Comme lui, beaucoup pensèrent que « l’agriculture était sacrifiée à l’industrie et aux villes » et que les paysans étaient « traités en citoyens de seconde zone ». En 1935, il fonda le Mouvement des jeunes paysans, qui portèrent des chemises vertes. Au dorgétisme
répondit la Confédération nationale paysanne, créée par le jeune Breton socialiste Tanguy-Prigent en 1933. La paysannerie bretonne fut fragilisée, et elle le fut plus encore dans la décennie suivante. Des dizaines de milliers de paysans bretons furent prisonniers en Allemagne. L’Occupation montra que la richesse agricole proverbiale de la Bretagne n’était qu’un mythe. Il n’y avait plus de chevaux pour les attelages. Les surfaces ensemencées s’écroulèrent d’autant que la météo était souvent mauvaise. Et il fallait nourrir les réfugiés qui fuyaient les bombardements des villes. À la Libération, la famine menaça. François Tanguy-Prigent, à l’époque ministre de l’Agriculture, et René Pleven, conseiller de Charles de Gaulle à Londres avant de devenir Premier ministre, prirent le taureau par les cornes. La Bretagne était alors riche de sa terre et de sa paysannerie, nettement plus instruite qu’auparavant grâce à l’action pendant la guerre de la Jeunesse agricole chrétienne. Selon eux, la Bretagne pouvait et devait nourrir la population. Ils fondèrent avec d’autres le CELIB (Comité d’études et de liaison des intérêts bretons). Ce groupe de pression très présent à l’Assemblée nationale (première réunion en novembre 1951, suivie de 171 autres) obtint l’électrification de la Bretagne et donc des fermes et ainsi de la traite, la construction de routes et de nouvelles dessertes ferroviaires. L’agriculture bretonne était devenue intensive à marche forcée et nourrit la France et bientôt l’Europe. Le paysan breton devint un agriculteur. L’exode rural énorme de l’après-guerre permit la diminution importante du nombre des exploitations. L’élevage hors-sol compensa l’étroitesse des exploitations. Des structures de productions simplifiées (production laitière et maïs fourrager ; production porcine et culture de céréales) émergèrent comme se développa une forte spécialisation des productions (lait, œufs, volailles, porcs, légumes). Et l’industrie agroalimentaire, composée d’entreprises privées et de coopératives, suivit le mouvement, pour devenir une des plus importantes d’Europe. Les campagnes bretonnes changèrent de visage : lors des remembrements, souvent houleux, on supprima des kilomètres de
talus, car le bocage ne se prêtait pas à la mécanisation. Les chemins de terre furent asphaltés pour relier la ferme au bourg. Apparurent ces longs bâtiments abritant des porcheries ou des poulaillers, des silos et des usines d’aliments, des centrales laitières et des tours de séchage. La maison d’habitation de l’agriculteur, de style néo-bretonne, se dissocia maintenant de l’exploitation. De nombreux bourgs et petites villes progressèrent sous l’impulsion des établissements de l’industrie agroalimentaire. Mais on ne fut pas content des conséquences environnementales. Et, surtout, l’agriculteur breton devint dépendant de l’industrie agroalimentaire, des politiques européennes et de l’État, et des conditions du marché, qui provoquèrent des crises graves, comme la crise légumière du Haut-Léon-Trégor de 1961, qui vit apparaître la figure d’Alexis Gourvennec et un nouveau genre de coopérative, la SICA. Ces crises demandèrent de pénibles réajustements toutefois sans remettre en cause l’existence même de l’agriculture bretonne. Ce n’est plus le cas depuis très peu de temps. Il faut sauver le paysan breton
On cherche bien sûr les responsables de la situation actuelle : la mondialisation, la globalisation, l’Union européenne, les États-Unis, le libre-échange, la politique, les politiciens, les énarques, les eurocrates, les technocrates, la ploutocratie, la grande distribution, les industriels, les banquiers et autres financiers, les syndicats agricoles, les coopératives, les agriculteurs eux-mêmes et même les consommateurs qui ne consomment pas bien. En fait, tout le monde est responsable, mais certains plus que d’autres. Il est clair que le système agricole dit « agriculture intensive » mis en place après la Seconde Guerre mondiale et favorisé par l’Union européenne naissante et en plein essor (avec sa fameuse PAC, Politique agricole commune) a rempli bien des poches. Les plus faibles n’ont pas pu suivre. Il est clair encore que les paysans devenus des agriculteurs ont eu plus que leur mot à dire, et si on ne les écoutait pas, ils savaient se faire entendre. Et ils savent encore le faire.
Le problème est que, très progressivement, ce ne sont plus eux qui décident, ni, il faut bien l’avouer, les acteurs directs du secteur agricole – banquiers, industriels, grande distribution –, cela surtout depuis quelques années. Ceux qui décident sont des techniciens qui ne voient que des chiffres, qui ont décidé d’une grande distribution du travail en Europe : les côtes bretonnes et atlantiques doivent servir de villégiature ; les côtes méditerranéennes sont destinées au tourisme des Européens du Nord urbains et périurbains assez aisés ; les campagnes et petites et moyennes villes « rurales » intérieures doivent être abandonnées au profit de grandes villes « métropoles » ; l’Europe rhénane doit se consacrer aux productions industrielles à forte valeur ajoutée. L’Europe de l’Est sera l’atelier de l’Europe : on produit des automobiles en Slovaquie, en Roumanie, en Tchéquie et, pour l’agriculture, les usines (car il n’y a pas d’autre mot) d’élevage sont aujourd’hui en Allemagne de l’Est, en Pologne, en Roumanie, en Bulgarie... et en Ukraine, et tant pis pour l’écologie de ces pays. Ainsi, la disparition des systèmes totalitaires communistes en Europe de l’Est a provoqué une privatisation des grandes exploitations agricoles d’État (de plusieurs milliers d’hectares) renforcée par une vague de restitution à d’anciens propriétaires d’avant 1945 (Allemagne de l’Est, Tchéquie, Roumanie récemment), très bien formés, qui savent rentabiliser cette nouvelle manne. Ces techniciens constatent que ces grandes exploitations sont beaucoup moins coûteuses en subventions que les petites et moyennes. Pour eux, ces dernières doivent donc disparaître. Il est vrai que la crise financière est là et qu’il faut faire des économies, du moins montrer qu’on en fait ou veut en faire. Et puis le budget européen n’est pas énorme... Le problème est qu’en Bretagne les exploitations sont toutes petites, même si elles ont fortement grandi en superficie et en chiffre e
d’affaires. Au début du XX siècle, les exploitations d’un hectare étaient légion, la faute au système de succession égalitaire (issu de la Révolution et surtout de l’Empire napoléonien). L’effort a été surhumain. Aujourd’hui, les techniciens exigent plus : la disparition pure et simple des petites et moyennes exploitations, et aux
politiques de se débrouiller pour le faire, qu’ils soient d’accord ou pas. S’ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à démissionner. Si le peuple n’est pas satisfait, on passe en force, puisque ce sont les techniciens qui disposent de l’argent... des contribuables. Ce qui est incroyable tout de même, c’est le fait que des milliards d’hommes, de femmes et d’enfants manquent de lait, de viande, de nourriture. Le lait est une denrée rare en Chine. Dans ce pays, si vous voulez acheter du lait dans un supermarché, vous devez prendre un carton vide et, après avoir payé à la caisse, un garde du corps vient vous apporter un autre carton, celui-là rempli de lait. L’agriculture russe est dans un état lamentable... Des décennies de stalinisme l’ont ruinée. Cependant, il y a la politique, les embargos. On fait pression sur des pays en tentant d’affamer les populations. On dit alors d’un côté aux agriculteurs bretons : « Ne vous inquiétez pas, les marchés extérieurs vous sont ouverts, l’Asie, l’Inde, la Chine... la Russie ont de tels besoins »... et d’un autre côté quelques mois plus tard on entend : « Désolé, on arrête tout pour des raisons politiques »... Bien sûr, on donne quelques millions d’euros pour faire passer la pilule, sauf que quelques millions d’euros ne suffisent pas (lorsqu’ils sont donnés), car il faut les diviser entre les dizaines de milliers d’agriculteurs concernés. On leur dit maintenant qu’il faut (parce que souvent on leur dit : « il faut, il faut, il faut ») changer le système de production : faire du bio, faire de l’agriculture de proximité, faire de l’écologie. Bien sûr, c’est bien, c’est meilleur pour la santé, du moins paraît-il, jusqu’à ce que l’on dise : « En fait, le bio que vous mangez depuis des années vient d’Europe de l’Est, où les critères “bio” ne sont pas les mêmes qu’en France... Ils ont été allégés. » Par ailleurs, ce n’est pas donné, ce n’est pas à la portée de toutes les bourses – seulement à la portée d’une petite minorité. L’écrasante majorité des gens achètent leur lait et leur viande et le reste en supermarché, et ce n’est pas bio... Bref, les obsèques de l’agriculture bretonne vont être difficiles, très difficiles, et longues, très longues. Le tout est surtout de savoir comment vont se comporter une nouvelle fois les Bretons. Il y a eu les Bonnets rouges, la crise légumière...
La jeunesse bretonne sacrifiée Vaste sujet qui à ma connaissance n’a jamais été traité. Pourtant, on en apprendrait beaucoup sur l’avenir. Il est évident que nous sommes dans une période de grandes transformations, que, peutêtre, on peut qualifier de « révolution ». Vers où se dirige la jeunesse bretonne ? Comment va-t-elle agir ? Comment va-t-elle construire son avenir ? On est jeune entre 15 et 35 ans, voire jusqu’à 40 ans. Durant des siècles, des millénaires, à cause de la démographie, ce sont eux qui ont fait l’histoire. En exagérant un peu le trait, je dis à mes élèves qu’avant la révolution démographique qui a commencé au milieu du e XVIII siècle un quart des enfants mouraient avant 1 an, un autre quart avant 10 ans... et qu’il fallait être une force de la nature pour dépasser les 50 ans. La société était peuplée de jeunes qui devaient affronter les malheurs des temps – pandémies, guerres, famines –, qui n’épargnaient personne. Il fallait faire vite pour avoir un destin hors du commun. Il ne faut pas oublier que le Christ serait mort entre 33 et 40 ans. Alexandre le Grand est mort vers le même âge. La duchesse-reine Anne de Bretagne est morte à 36 ans. Les princes et les princesses étaient mariés à un âge qui nous scandaliserait aujourd’hui : Anne fut mariée à 13 ans, ce qui fait du roi Charles VIII de France, son cousin et époux, un pédophile. Il fallait faire vite lorsqu’il s’agissait d’héritage. Et les héritiers d’Anne devaient avoir non seulement le royaume de France mais aussi le duché de Bretagne, le comté de Montfort, d’Étampes, de Vertus, etc. Dans la population, on se mariait plus tard, pour les hommes vers 25-28 ans, pour les femmes un peu plus jeunes, surtout à partir du moment où l’on avait hérité, et où l’on pouvait vivre décemment et nourrir ses enfants. Il fallait faire vite, car la mort était omniprésente. Ce qui est paradoxal dans un monde lent, lorsque l’on étudie comme moi les généalogies, surtout les généalogies d’origine médiévale, c’est la rapidité des successions, et même souvent leur fluidité. On pensait davantage « lignées », « continuités » et « stratégies
familiales, et cela sur plusieurs centaines d’années. C’était une véritable course pour se maintenir, pour durer le plus longtemps possible. On se reposait alors sur la jeunesse. Et il ne fallait pas perdre de temps. Lors de mes recherches sur l’histoire de la Bretagne entre 1870 et 1970, j’ai été très surpris par deux choses : l’état déplorable de la jeunesse bretonne et son départ massif de Bretagne durant cette période. On trouve sur Internet beaucoup d’articles, et même des thèses de médecine, analysant l’hygiène catastrophique des Bretons à la veille de la Grande Guerre. Les médecins militaires étaient effrayés par l’état physique des jeunes Bretons qui se présentaient à la conscription pour faire leur service militaire : rachitisme, idiotisme, carences en tout genre, alcoolisme précoce. L’hygiène n’était pas une priorité. Et à cause du séisme de la Révolution française, la e e Bretagne du XIX siècle ne disposait plus de la richesse du XV au e XVII
siècle. On est loin du Breton costaud. Comme ailleurs, les progrès de la médecine, de l’alimentation, de l’éducation – et Dieu sait que les Bretons et les Bretonnes ont travaillé dur à l’école – ont permis de réduire le nombre de décès à partir de la fin du XIXe siècle. Et comme ailleurs encore, on a continué à faire beaucoup d’enfants... et les jeunes étaient très nombreux, comme dans beaucoup de pays émergents actuels. Pendant des décennies, les jeunes Bretons et Bretonnes sont partis par centaines de milliers, vers les villes, vers les ports, vers Paris, à l’étranger. C’étaient les plus pauvres qui partaient, souvent les cadets et les puînés, pour ne pas trop diviser les fermes. Peu instruits et parlant une autre langue méprisée par les élites, ils étaient ouvriers, bonnes ou prostituées. Très bons dans les études, grâce à l’égalité devant les concours de recrutement dans la fonction publique, ils accédèrent, comme je l’ai mentionné plus haut, à partir de l’entre-deux-guerres à des métiers plus lucratifs, plus importants, plus respectables – ingénieurs, professeurs, commandants dans l’armée ou la marine, etc. –, mais... tout en devant quitter la Bretagne.
Nous arrivons alors dans les années 1970, où la jeunesse bretonne trouve du travail en Bretagne grâce à l’essor économique. Le CELIB a réussi son pari : développer économiquement la Bretagne pour garder sa jeunesse au pays. Pourtant, récemment, peut-être seulement depuis quelques années, une décennie, sans doute, la jeunesse bretonne repart : manque de travail en Bretagne, c’est certain, mais il n’y a pas que cela. L’heure n’est plus aux grandes usines employant des milliers d’ouvriers et d’ouvrières. L’agroalimentaire et l’agriculture bretonnes, parmi les meilleures du monde, doivent s’adapter à de nouveaux modes de consommation. La jeunesse bretonne est bien placée dans la révolution numérique. Les webmasters bretons se comptent par milliers. Mais force est de constater qu’ils partent, contraints et forcés, car la Bretagne n’est pas assez attractive. Cependant, un autre phénomène est apparu – et je suis très loin d’être le seul à l’avoir remarqué –, totalement inédit aujourd’hui : la mise à l’écart de la jeunesse. Celle-ci n’a plus du tout la même importance qu’il y a un demi-siècle. Elle doit attendre son tour, car l’espérance de vie a particulièrement progressé pour atteindre des niveaux jamais égalés. Chacun devrait avoir sa place. Cependant, aujourd’hui, quatre ou cinq générations vivent ensemble, alors qu’auparavant c’était deux et au maximum trois. L’esprit de permanence et de continuité familiale est évidemment compris différemment. Tout ne repose plus sur la génération des jeunes de 15 à 35 ans, mais sur l’ensemble des générations qui ont maintenant la certitude de survivre durablement. Il faudra s’y faire. Quant aux plus âgés, surtout à ceux qui ont toujours le schéma traditionnel dans la tête, il faudra bien partager... – beaucoup le font déjà –, et cela afin d’éviter des guerres civiles générationnelles.
La géographie de la Bretagne recomposée La Bretagne divisée : Est et Ouest
Cette crise agricole n’est plus conjoncturelle, elle est clairement structurelle. L’essor de l’agriculture bretonne avait touché l’intégralité du territoire breton jusqu’aux moindres recoins, permettant sa modernisation uniforme. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, et il suffit de traverser la Bretagne du Conquet à Fougères ou de la pointe du Raz à Clisson pour s’apercevoir très vite qu’une profonde division est récemment apparue : l’Est ou Haute-Bretagne, industrieuse, dynamique, joyeuse ou presque, plus jeune, dominée par Rennes et Nantes, vraies métropoles, considérées parmi les plus agréables de l’Hexagone ; et l’Ouest ou Basse-Bretagne, plus agricole, plus déprimée, plus âgée, dont les cités souvent petites et moyennes ont du mal à se constituer de réelles zones d’influence. De plus en plus, on rencontre les termes de « Haute-Bretagne » et de « Basse-Bretagne ». Et je puis vous affirmer que cette division est récente. Dans mes recherches sur le Moyen Âge breton, je suis tombé pour la première fois sur les notions de « Basse-Bretagne » et « Haute-Bretagne » dans un document de Du Guesclin des années 1370 lorsqu’il gouvernait le duché en l’absence de Jean IV, parti en exil en Angleterre. Force est de constater qu’auparavant la Bretagne était divisée entre le Nord et le Sud, suivant ainsi la disposition de son relief. Politiquement depuis le XIe siècle, le Nord était gouverné par les princes bretons, les Eudonides, alors que le Sud était contrôlé par les ducs de Bretagne. Les Eudonides et leurs parents ont développé les villes de Fougères, Dinan, Guingamp, tandis que leurs alliés, les riches évêques bretons de Dol, SaintMalo, Rennes, Tréguier, Saint-Pol-de-Léon et Saint-Brieuc faisaient de leurs cités des pôles économiques, politiques et spirituels. Quant aux ducs, au sud, ils avaient bien du mal à faire face à la puissance des évêques de Nantes, Quimper, Vannes dans leurs cités, à tel point qu’ils préférèrent s’en écarter et s’installer dans leur château de Suscinio, dans le domaine de Sarzeau, véritable résidence
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ducale du début du XIII à la fin du XV siècle. Ces ducs (de la maison de Dreux) firent aussi de Ploërmel le centre – le mot « capitale » étant anachronique – de la Bretagne. De Ploërmel, ils pouvaient ainsi surveiller le nord de la Bretagne et leurs rivaux, les Eudonides. C’est à Ploërmel que certains d’entre eux se firent inhumer. C’est à Ploërmel qu’ils construisirent une importante forteresse. C’est là encore qu’ils convoquaient leurs vassaux qui devaient approuver leurs décisions (comme en 1240 avec l’expulsion des Juifs). Ce n’est pas pour rien qu’eut lieu non loin de Ploërmel le combat des Trente (1351), combat homérique et illustre dans toute la chrétienté, dont le véritable objectif était de contrôler l’un des principaux passages entre le Nord et le Sud. Il y avait d’autres passages, dont on a aujourd’hui le plus grand mal à percevoir l’importance. Leurs emplacements sont fournis par les grands événements militaires de la guerre de la Succession de Bretagne (1341-1365) : bataille de Restilliou, entre Carhaix et Guingamp, non loin d’une zone de rupture de charge pour les marchands allant du nord vers le sud ; bataille à Mauron (1352), prise du Grand-Fougeray par Du Guesclin. Ce n’est qu’après 1420, lorsque le duc Jean V de la maison de Montfort chassa du Nord ses cousins, les Penthièvre, héritiers des Eudonides, que les deux parties de la Bretagne furent unifiées. Et à partir de ce moment on vit fleurir dans les documents administratifs ducaux les notions de « Basse-Bretagne » et « Haute-Bretagne » : il y avait un trésorier en Haute-Bretagne et un autre en BasseBretagne. Peut-on dire que les ducs favorisèrent plus la Haute-Bretagne que la Basse-Bretagne ? En fait, non ! Ils étaient des souverains itinérants allant d’un de leurs très nombreux châteaux et manoirs (plus d’une centaine) à un autre. Ils n’oubliaient pas de visiter régulièrement toutes les régions de leur duché. Il est très surprenant de constater en suivant l’itinéraire de Jean V qu’il ne dormait jamais trois nuits de rang au même endroit. Il ne faut pas oublier que les autres souverains d’Europe faisaient la même chose. Et les agents gouvernementaux suivaient.
Du point de vue économique, une division Est-Ouest ou même Nord-Sud est très difficile à appréhender. Partout, les agents ducaux (à Carhaix, Ploërmel), les seigneurs (à Pontivy, Vitré, Châteaubriant, Clisson, Dinan, etc.), les évêques, les abbés et les prieurs, les marchands se préoccupèrent du dynamisme des bourgs et des cités qu’ils administraient. Le résultat est le maillage urbain actuel, constitué de très nombreuses petites et moyennes villes, cités étroitement liées aux campagnes environnantes. Jusqu’à récemment, soit dans les années 1950-1960, les foires se comptaient par centaines, dans les bourgs comme dans les villes, foires souvent favorisées par les princes de Bretagne ou des seigneurs laïcs et ecclésiastiques. Il n’y avait pas une région qui dominait l’autre. Les côtes n’étaient pas séparées comme aujourd’hui de l’intérieur. Seule dominait la ruralité, c’est-à-dire cette alliance entre l’agriculture et l’artisanat, artisanat qui correspondait davantage dans certaines régions (Loudéac, Haut-Léon, etc.) à de l’industrie. Et cette situation perdura pendant des siècles, acceptée par les rois de France, héritiers des ducs de Bretagne, situation que e surent apprécier Richelieu et Fouquet au XVII siècle. La situation changea à partir de Louis XIV. La Basse-Bretagne, où s’était déroulée principalement la grande révolte des Bonnets rouges, fut écartée. Ses représentants principaux en Bretagne, les puissants intendants, s’installèrent à Rennes, en Haute-Bretagne. Nantes et Rennes devinrent les grands pôles politiques de la Bretagne. La situation empira bien sûr après la Révolution. Avant cette période, l’ouverture de la Bretagne au grand commerce mondial permit de développer les ports bretons et, bien entendu, les arrière-pays qui fournissaient marchandises et ravitaillements pour les navires qui partaient vers les Indes, l’Amérique ou l’Afrique. Après la Révolution et le blocus continental, les ports furent ruinés, entraînant dans leur chute les arrière-pays. Le schéma ferroviaire, si e e important pour l’essor économique des XIX et XX siècles, accentua la division de la Bretagne : il fallait relier non seulement Nantes et Rennes, soit les deux grandes villes de Haute-Bretagne, à la capitale, Paris, mais aussi permettre de ravitailler en hommes et en
marchandises le plus rapidement possible les garnisons et les ports militaires de Bretagne, c’est-à-dire que l’intérieur de la Bretagne fut oublié, que les axes nord-sud disparurent, que les villes de Nantes et Rennes connurent des développements bien plus importants que celles de Basse-Bretagne, que Quimper, Morlaix, Carhaix, Saint-Polde-Léon, Quimperlé, etc., restèrent de petites villes. Brest et Lorient connurent un réel essor grâce bien sûr à la marine de guerre et à la colonisation. Après la Libération, le CELIB mena tout un travail pour rééquilibrer la Bretagne : chemin de fer, quatre voies, haute technologie à Lannion, projet pour le port de Roscoff. Mais aujourd’hui force est de constater que cela n’a pas été suffisant : le déséquilibre entre Basse-Bretagne et Haute-Bretagne demeure et s’accentue. La Bretagne, en périphérie
Ce déséquilibre s’accroît encore récemment, d’autant plus que pour se rendre de Paris à Rennes ou à Nantes en TGV il faut entre deux heures et deux heures et demie, et qu’ainsi Rennes, plus que Nantes peut-être, est rentrée dans la zone d’influence de Paris. Jean-Yves Le Drian, président du conseil de la Région administrative Bretagne, a parlé longuement dans son discours aux Dîners celtiques, en avril 2016, de la situation périphérique de la Bretagne, situation qu’il est difficile de ne pas constater lorsque l’on passe de la Bretagne à Paris. La Bretagne serait donc sur le pourtour, mais de quoi ? De la France ? De l’Europe ? Du monde ? Elle serait ainsi en limite, à l’entrée de, autour de... Elle intégrerait presque certainement la région la plus riche du monde, que l’on nomme la « banane bleue », allant de la région londonienne au nord de l’Italie en passant par l’axe rhénan, mais plus encore la zone d’influence de plus en plus étendue de Paris, cité rappelons-le peuplée par les vagues de centaines de milliers d’émigrés bretons. La Bretagne n’a pas toujours été dans cette situation, bien loin de là. Elle était même au cœur de l’économie européenne. Comme je l’ai mentionné plusieurs fois, elle est idéalement située, contrôlant
non seulement le sud de l’entrée de l’énorme canal qu’est la Manche, mais encore l’embouchure de la Loire, le nord du golfe de Gascogne et la route continentale reliant l’Angleterre à l’Aquitaine. Son agriculture était riche comme l’étaient ses carrières et ses mines, et bien sûr son industrie... et cela sur une très longue période, remontant très certainement au Mésolithique. En ce qui concerne le commerce, elle dominait la route de l’étain dans la haute Antiquité. On se battait pour avoir le droit de passer les premiers la pointe Saint-Mathieu – pour certains historiens, la guerre de Cent Ans commença au large du Conquet en 1294 lorsque les navires des sujets du roi de France se heurtèrent à ceux du roi d’Angleterre. Les pilotes léonards étaient si riches qu’ils purent se faire construire e des maisons en pierre de taille, presque des manoirs. Au XV siècle, les navires bretons étaient partout et les marins bretons étaient célèbres. On étudie à l’école et à l’université essentiellement l’histoire de cette banane bleue, les villes italiennes, les foires de Champagne, l’axe rhénan, Bruges, Amsterdam, afin bien sûr de comprendre l’essor économique, politique et culturel de cette zone. Cependant, l’Europe ne connaissait pas l’important déséquilibre géographique actuel. À cet espace marqué par le réseau rhénan répondaient plusieurs riches espaces maritimes : bien sûr au sud la Méditerranée, à l’est la mer Noire, qui dominait les entrées du Dniepr et donc de la riche Ukraine, et plus loin de la Russie, mais aussi du Danube et des grandes plaines de Hongrie ; au nord la mer Baltique, avec l’essor prodigieux des ports de la Hanse et le très riche Danemark ; et évidemment à l’ouest les côtes de la Manche, la grande mer d’Irlande et le golfe de Gascogne, constituant un Arc Atlantique dont le cœur, ou le centre, comme on veut, était justement la Bretagne. Lorsque l’Atlantique devint, à partir de la découverte de l’Amérique, l’espace maritime le plus important de la planète, la Bretagne et les Bretons surent en profiter : Lorient, Brest, Saint-Malo et surtout Nantes devinrent parmi les ports les plus riches d’Europe. On dit même que les Magon de Saint-Malo étaient plus riches que le roi de France. Le banquier de Louis XIV, Crozat, acheta une fortune
les marquisats de Chastel et de Carman, soit les droits féodaux sur les régions côtières allant de Plouescat à Brest. Les Bretons et les Bretonnes tissaient des voiles pour les navires de toute l’Europe et des chemises pour les colons d’Amérique. Mais tout s’écroula, très progressivement... avec lenteur, avec des soubresauts. Ce rejet de la Bretagne vers la périphérie commença inexorablement à partir du moment où elle fut intégrée au royaume de France. Avec Pierre Landais, marchand vitréen, financier, et principal ministre de François II de 1458 à 1485, le duché de Bretagne appartint aux monarchies de l’Arc Atlantique en plein essor économique grâce aux grandes découvertes maritimes qui ne faisaient que débuter et qui atteindront leur apogée les deux siècles suivants avec l’exploitation de l’Amérique. Ce n’est pas pour rien que Pierre Landais maria son maître, François II, à Marguerite de FoixNavarre, très proche parente de tous les monarques de cet Arc. Ce n’est pas pour rien non plus qu’Anne de Bretagne, lorsqu’elle redevint après la mort de Charles VIII seulement duchesse souveraine de Bretagne, imita la politique de Pierre Landais en tentant par tous les moyens de marier ses filles et héritières à l’héritier de tous ces monarques, Charles de Habsbourg, qui allait être maître d’un empire, comme l’a montré l’historien Fernand Braudel, à vocation économique. Cet empire, le plus vaste du monde, contrôla l’axe rhénan, mais aussi les routes atlantiques et méditerranéennes, sans compter bien sûr le Danube et les plaines tchèques, hongroises et polonaises, mais il connut les pires difficultés, car il ne put dominer l’axe rhénan : révoltes continuelles des Pays-Bas, politique anti-Habsbourg des rois d’Angleterre et surtout échec de l’acquisition de la Bretagne, qui comme on le sait fut absorbée par mariage par la Couronne de France. Oh, bien sûr, la Bretagne put continuer à participer à l’essor économique de cet Arc Atlantique, alors le plus riche du monde, mais tant que cela pouvait remplir les caisses du roi de France... Par ailleurs, il faut dire e e que les rois de France à la fin du XV et au XVI siècle demeuraient dans cet espace puisqu’ils avaient élu domicile dans le Val de Loire.
Avec les rois Bourbons, cela changea, car ils s’installèrent davantage dans la région parisienne. La décision de Louis XIV, vers 1670, de s’implanter définitivement à Versailles marqua un véritable tournant. Toutes les forces politiques, culturelles et bien sûr économiques suivirent ce prince alors considéré comme le plus puissant et l’un des plus riches d’Europe. Cependant, si la Cour était à Versailles, les courtisans vivaient essentiellement à Paris, surtout à partir de la fin du règne de Louis XIV. On s’ennuyait tellement à la Cour de ce roi, devenu à la fin de sa vie très dévot ! Pour la Bretagne, les choses allèrent de plus en plus mal à partir de 1675. Ce souverain n’apprécia pas la révolte bretonne ; les riches bretons devaient lui payer ce qu’ils lui devaient afin qu’il puisse créer son vaste royaume, aux dépens de l’immense empire Habsbourg, déjà er bien mis à mal par les ancêtres de François I , aidés par les révoltés protestants. Le roi Louis XVI semble avoir été plus ouvert. Il est vrai qu’il adorait toutes les questions maritimes. Mais la Révolution arriva et les Anglais bloquèrent la totalité des ports bretons. On y crevait de faim. À partir de 1815, et peut-être avant, sous l’Empire, on se replia en Bretagne sur l’agriculture, un peu sur l’industrie, un peu sur les mines et les carrières, et la Bretagne se retrouva en périphérie, alors que sa grande voisine, la Grande-Bretagne, devenait la plus grande puissance économique et politique du monde. Les riches nobles bretons se partageaient alors entre leurs domaines agricoles bretons et leurs hôtels particuliers parisiens (j’en ai compté 150). La Bretagne connut bien le chemin de fer, mais ce fut uniquement pour des raisons militaires. À partir de 1880 et la fin de la mise en place du réseau ferroviaire breton, montèrent dans les trains des dizaines de milliers de Bretons et de Bretonnes qui fuyaient la pauvreté et cherchaient à Paris de meilleures conditions d’existence. Paris était devenu le centre, là où se trouvaient – et se trouvent encore – le travail, le pouvoir, la culture, la richesse. Les Bretons et les Bretonnes le comprirent très vite en venant en masse y travailler, en occupant peu à peu grâce à leur réussite aux concours, après un
travail acharné couvrant plusieurs générations, les meilleures places dans les domaines politiques, économiques et culturels. Cependant, il ne faut pas oublier l’histoire. Si elle évolue, subsistent toujours des permanences. Le bloc soviétique avait étouffé l’Europe de l’Est, coupé les liens entre les zones économiques, l’axe du Danube, la mer Baltique. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Après une période de convalescence d’une vingtaine d’années, l’axe du Danube, les zones dominées par les pays de la mer Baltique et de la mer Noire se sont reconstitués. Et qu’en est-il de l’axe atlantique, dont le cœur fut pendant des siècles, voire des millénaires, la Bretagne ? La Bretagne doit-elle espérer uniquement rentrer dans l’énorme zone d’influence parisienne ou regarder plus largement au niveau européen et mondial ? Et si elle faisait les deux ? Après tout, les Bretons et les Bretonnes, dit-on, sont partout. Ainsi, la Bretagne est confrontée actuellement à une double crise : crise culturelle et crise économique, avec les disparitions des pratiques chrétiennes, de la langue bretonne, de sa jeunesse et de son agriculture, bref, de quatre de ses fondements. On pourrait ajouter aussi une crise politique avec l’affaiblissement assez récent du légitimisme breton sur lequel s’appuyaient les élus non seulement bretons mais aussi nationaux. En effet, terre de centrisme, de la Démocratie chrétienne qui s’est transformée peu à peu en socialdémocratie, la Bretagne semble, sans doute plus qu’ailleurs, s’interroger sur l’efficacité et la probité des idéologies et des systèmes politiques qui l’ont gouvernée et qui la gouvernent toujours. Aisément, on peut faire un lien entre ces quatre disparitions et ce questionnement sur la vie politique. En effet, on sait qu’encore récemment on pratiquait largement sa foi catholique dans les fermes et les campagnes bretonnes, que l’on y parlait quotidiennement le breton et le gallo, que l’on y votait au centre, plus ou moins à droite, plus ou moins à gauche, et surtout que beaucoup d’enfants y naissaient et y étaient formés. Ainsi, force est de remarquer que si les agriculteurs, de plus en plus âgés et célibataires, connaissent de graves difficultés structurelles du point de vue économique, cela
n’est pas du tout sans conséquence ni pour la vie culturelle bretonne, ni pour la vie politique de la Bretagne et de la France. Pour aller plus loin, on ne peut pas envisager que ces modifications en profondeur n’aient pas d’implications sur l’ensemble de la population. Le vote paysan a une influence beaucoup plus importante qu’on le croit. Il ne concerne pas uniquement les agriculteurs mais aussi leurs parents installés en ville depuis une, deux, voire trois générations. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les petites et moyennes villes dominent encore en Bretagne et qu’elles ne sont pas loin des campagnes, et même qu’elles en vivent. Ces crises ne sont pas non plus sans laisser de traces sur les paysages, donnant une impression de vide, de déséquilibre, de rejet. J’ai dit plus haut qu’il y avait maintenant deux Bretagnes : HauteBretagne et Basse-Bretagne, est et ouest. Je dois confesser mon erreur. Il faudrait ajouter une Bretagne des métropoles, avec quelques activités industrielles, beaucoup de centres commerciaux et énormément de quartiers résidentiels remplis de pavillons, et une Bretagne de villégiature, c’est-à-dire une Bretagne réservée aux riches, aux classes privilégiées, sur toutes les côtes bretonnes du Mont-Saint-Michel à Pornic. Car c’est si joli, la Bretagne côtière ! C’est si calme ! Même s’il pleut de temps à autre et que le ciel est un peu trop souvent nuageux (n’oubliez pas de ne pas le répéter !), on y est si tranquille ! L’économie de la Bretagne se résumera-t-elle à cela : une zone côtière vide les trois quarts de l’année, réservée à une élite aisée, pour qui tout sera mis en œuvre pour un séjour agréable durant l’été ? Des centres-ville de plus en plus vides, peuplés la journée par quelques administrations et établissements scolaires ? Des périphéries de villes couvertes de pavillons dont les seuls dynamismes proviendraient de quelques usines et laboratoires de haute technologie et surtout de centres commerciaux, de plus en plus les seuls lieux de divertissement pour les jeunes ? Cette situation est-elle le fruit d’une volonté politique et économique provenant de nos élus, d’industriels, de techniciens rennais, nantais,
parisiens, européens ou la conséquence d’une évolution normale, longue et durable ?
Les atouts de la Bretagne pour l’avenir Une évidence : la Bretagne ne manque pas de potentiels. Potentiel politique, potentiel économique, potentiel intellectuel et humain : le tout sera de vouloir et savoir s’en servir.
Un potentiel politique impressionnant Les habitants de la Bretagne sont fréquemment surpris d’apprendre que dans les gouvernements de la République française on trouve de très nombreux Bretons. Sous la présidence de François Hollande, j’ai compté six ministres originaires de Bretagne : Jean-Yves Le Drian (Défense), Jean-Jacques Urvoas (Justice), Marylise Lebranchu (Fonction publique), Stéphane Le Foll (Agriculture), Benoît Hamon (Éducation nationale), Annick Girardin (Fonction publique). Il faut aussi mentionner que la famille maternelle de Myriam El Khomri est originaire de Porsmoguer, dans le Léon. En fait, cette situation n’a rien d’extraordinaire. Au Moyen Âge
Les ducs de Bretagne, en tant que vassaux immédiats du roi de France, étaient de droit conseillers des rois de France, qui étaient aussi souvent leurs parents. Pierre de Dreux (1213-1237), duc de Bretagne par son mariage, fut un proche conseiller des rois Louis VIII et Louis IX. Il voulut tellement être régent à la place de la mère de Louis IX, Blanche de Castille, qu’il se révolta et qu’il fallut que trois armées royales envahissent la Bretagne pour qu’il se soumette « haut et bas ». Louis IX, qui l’aimait, lui pardonna avec une facilité déconcertante. Charles de Blois (mort en 1364) fut aussi duc de Bretagne grâce à son mariage. Il devint un conseiller très respecté du roi Jean II, son cousin germain, pendant la période où il recherchait de l’argent pour payer sa rançon. Olivier de Clisson devint connétable de France et le principal ministre du roi Charles VI. C’est pour venger une tentative d’assassinat qu’on croyait commanditée par Jean IV contre Clisson que le roi leva son armée pour envahir la Bretagne. Sur le chemin, le roi perdit la raison et Clisson dut s’exiler et mener en Bretagne, jusqu’à sa mort en 1403, une véritable guerre civile contre Jean IV et ses partisans.
Un autre Breton, aussi connétable de France, joua un rôle majeur dans la vie politique du royaume de France : Arthur de Bretagne (mort en 1458), comte de Richemont, frère cadet du duc Jean V. Ce dernier prince l’imposa à ce poste pour prix de son soutien à Charles VII (son beau-frère). C’est Richemont qui libéra Paris et mit fin à la guerre de Cent Ans. Il fut toujours en froid avec le roi. Il est vrai qu’il avait fait kidnapper et tuer un des favoris du roi. Parmi ces favoris et ministres de ce roi, on trouve des Bretons comme Tanguy du Chastel. Ce Léonard sauva la vie de Charles VII alors adolescent, menacé par les Parisiens révoltés en 1415. Il devint prévôt de Paris, maréchal de France, gouverneur de la Bastille. C’est lui qui donna le coup de hache qui tua sur le pont de Montereau le duc de Bourgogne. C’est lui encore qui présenta Jeanne d’Arc à Charles. Son neveu et héritier fut l’un des principaux conseillers du roi Louis XI. À l’époque moderne
À l’époque moderne, on trouve peu de ministres bretons. Il est vrai que l’édit de 1532, dit « d’Union », permettait à l’élite bretonne de gouverner la Bretagne. Ses membres n’avaient pas à aller à Paris pour exercer le pouvoir et accroître leur fortune puisqu’en Bretagne ils disposaient des deux. Peut-on « ranger » Nicolas Fouquet (mort en 1680), le fameux surintendant des Finances de Louis XIV, celui qui fut arrêté par d’Artagnan et condamné à la prison à vie, parmi les ministres bretons ? Il appartenait à une famille de commerçants angevins, enrichis et installés à Paris. Son oncle fut président du Parlement de Bretagne (la Cour de Justice). Son épouse était une riche héritière bretonne. Il devint le premier marquis de Belle-Isle en Bretagne. Parmi les ministres bretons de Louis XVI, on peut identifier Paul de Quélen, duc de La Vauguyon, qui fut l’éphémère ministre des Affaires étrangères en 1789 – éphémère puisque, « craignant de payer de sa tête le court et funeste honneur d’un ministère de cinq jours », il décida de démissionner. Il fut l’un des quatre ministres de Louis XVIII (de 1795 à 1797) pendant l’exil de ce prince. Le second
fut Jérôme Champion de Cicé (1735-1810), archevêque de Bordeaux en 1781 et ministre de la Justice en 1789. Il est l’auteur du projet de déclaration des droits en 24 articles qui a servi de base à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, rien que cela. Il paraît qu’il fut aussi sensible aux langues régionales. Force est de constater que l’on ne trouve guère de Bretons dans re les ministères de la I République. Je n’ai trouvé qu’un Pierre Marec (1759-1838), Brestois, qui fut membre du Comité de salut public après la mort de Robespierre, où il s’occupa de la Marine et du Commerce, du moins ce qu’il en restait. De 1815 à 1852
Après la Révolution, les Bretons étaient plus nombreux. Bien sûr, en tête, le fougueux vicomte de Chateaubriand (1768-1848), père du romantisme. Il est beaucoup plus connu par ses écrits que par sa fonction d’éphémère (1823-1824) ministre des Affaires étrangères de Louis XVIII. Jacques (1766-1853), comte de Corbières, devint ministre de la Justice en 1821 (et pour l’anecdote, il épousa la veuve d’Isaac Le Chapelier). À la même époque, en 1823, le général Charles Cyr du Coëtlosquet (originaire de Morlaix, 1781-1837), eut le portefeuille de ministre de la Guerre. Auguste Ferron (1777-1842), comte de La Ferronnays, fut aussi ministre des Affaires étrangères, juste un an, en 1829. Il est le grand-père d’Albert de Mun. Enfin, François Régis de La Bourdonnaye devint ministre de l’Intérieur en 1829 juste avant la Révolution, qui mit fin au règne de Charles X. Après la fin de la Restauration, il est difficile de trouver un ministre breton. Il était alors très mal vu par l’aristocratie bretonne de montrer un quelconque soutien à l’usurpateur roi des Français Louis-Philippe e
(1830-1848), ou à la très courte II République (1848-1852), ou encore à l’empereur Napoléon III (1852-1870). Cette élite, majoritairement légitimiste (en faveur de l’héritier des Bourbons, le comte de Chambord), avait décidé de se replier dans ses fonctions et domaines bretons. Il y a bien le richissime Auguste, marquis de
Talhouët-Roy, mais il fut ministre des Travaux publics, sous Napoléon III, en 1870, pendant seulement quelques mois.
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Sous la III République e
Les tout débuts de la III République sont marqués par une forte présence bretonne. Le général Trochu (né à Belle-Île-en-Mer en 1815) fut président du gouvernement de la Défense nationale de septembre 1870 à février 1871. Son ministre de la Guerre fut le général Adolphe Le Flô (né à Lesneven en 1804 et mort près de Morlaix en 1887). Participa aussi à ce gouvernement Alexandre Glais-Bizoin (né à Quintin en 1800 et mort à Saint-Brieuc en 1877), journaliste qui engagea Émile Zola. Sous la présidence du maréchal de Mac-Mahon, on trouve deux Bretons : le Rennais Louis Grivart, ministre de l’Agriculture de 1876 à 1877, et Albert Gicquel des Touches, ministre de la Marine. Trois Bretons se sont particulièrement illustrés pendant cette République au point de pouvoir être considérés comme des stars de l’Histoire : le Rennais et général Georges Boulanger (1837-1891), ministre de la Guerre en 1886, connu pour avoir ébranlé la République ; le Nantais Pierre Waldeck-Rousseau (1846-1904), père de la loi de 1901 sur les associations, président du Conseil de 1899 à 1902 et ministre de l’Intérieur, qui rétablit l’ordre républicain ; et bien sûr un autre Nantais, Aristide Briand (1862-1932), 11 fois président du Conseil entre 1909 et 1930 et 26 fois ministre (surtout des Affaires étrangères), prix Nobel de la paix en 1926. Ont été oubliés Félix Martin-Feuillée (1830-1898), de Rennes, ministre de la Justice sous Jules Ferry ; Eugène Durand (18381917), de Tinténiac, modeste sous-secrétaire d’État sous Ferry, comme Armand Rousseau (1835-1896), Léonard de Tréflez, qui mourut gouverneur d’Indochine ; Yves Guyot (1843-1928), de Dinan, ministre des Travaux publics en 1889, défenseur de Dreyfus et, plus original, défenseur des prostituées ; Auguste Lefèvre (1828-1907), de Brest, ministre de la Marine en 1894 ; le Lorientais Paul Guieysse (1841-1914), en charge des Colonies pendant un an, en 1895 ; le Malouin Charles Guernier (1870-1943), petit secrétaire d’État en 1914, puis ministre des Postes puis des Travaux publics en 1932,
poste qu’occupa Yves Le Trocquer (1877-1938), de Pontrieux, en 1920, et cela pendant plus de quatre ans, ce qui était très rare en cette période d’instabilité ministérielle. Louis Deschamps (18781925), de Lamballe, s’occupa de la démobilisation de 1918-1919 sous Clemenceau. La Marine fut l’apanage, entre 1921 et 1931, d’Alphone Rio (1873-1949), de Carnac. Le Brestois Albert Peyronnet (1862-1958) eut le portefeuille du Travail sous Poincaré de 1922 à 1924. Le père du cardinal Daniélou et maire de Locronan fut plusieurs fois ministre de 1930 à 1933, tout comme de 1931 à 1939 le comte de Chappedelaine (des Côtes-du-Nord), qui s’occupa beaucoup des Colonies et de la Marine. Victor Le Gorgeu (18811963), de Quimper, fut sous-secrétaire d’État à l’Éducation en 19331934, et lui succéda le maire de Guingamp André Lorgeré (18911973). En 1936, le Finistérien de Sizun, Pierre Mazé (1893-1946), s’occupa des Travaux publics. Le ministre de la Marine dans le premier gouvernement Blum du Front populaire fut Alphonse Gasnier-Duparc (1879-1945), maire de Saint-Malo. Le Nazairien François Blancho (1893-1972) devint sous-secrétaire d’État de 1937 au 10 mai 1940. Comme ministre du maréchal Pétain, je n’ai trouvé que le Lorientais Robert Gibrat (1904-1980), secrétaire d’État aux Communications en 1942. e
Sous la IV République
À la Libération, le nombre de Bretons ministres explosa. En tête bien sûr, René Pleven, né à Rennes en 1901, membre du gouvernement de De Gaulle en exil (le Comité français de Libération nationale puis le Gouvernement provisoire de la République française), devint président du Conseil entre 1950 et 1952 et e plusieurs fois ministre sous la IV République (surtout de la Défense e
nationale) et même sous la V (la Justice). Il fut un des éléments moteurs du CELIB. Dans son gouvernement, plusieurs Bretons : le Rennais et gaulliste de la première heure Pierre-Olivier Lapie (19011994), qui fut ministre de l’Éducation nationale ; lui succéda le
député-maire de Nantes André Morice (1900-1990), avant d’être ministre de la Marine marchande, puis des Transports (1952-1953), puis du Commerce (1955-1955) et enfin de la Défense ; André Guillant, né à Quimper (1902-1972), s’occupa de l’Industrie en tant que secrétaire d’État. René Pleven est suivi de peu dans la célébrité par François Tanguy-Prigent (1909-1970), Finistérien de Saint-Jeandu-Doigt, ministre de l’Agriculture de 1944 à 1947. Il fut à l’origine d’importantes réformes dans l’agriculture et devint le vice-président du CELIB. Pierre-Henri Teitgen (1908-1997), de Rennes, obtint le portefeuille de l’Information en 1944, puis de la Justice de 1945 à 1946 avec pour mission de juger les collaborateurs. Par la suite, il eut le portefeuille des Forces armées. Charles Tillon fut un des plus célèbres ministres communistes de l’après-guerre. Né à Rennes en 1897, il obtint à la Libération le portefeuille de l’Air, de l’Armement et de la Reconstruction. André Colin (1910-1978), né à Brest et mort à Carantec, lui aussi résistant, s’occupa de l’Intérieur de 1950 à 1953. Il est le père de la ministre Anne-Marie Idrac. Dans la liste des e
ministres bretons de la IV République, on trouve encore Jean Le Coutaller (1905-1960), député-maire de Lorient, sous-secrétaire d’État aux Anciens Combattants du gouvernement de Guy Mollet (1956-1957). e
Sous la V République
En 1958, De Gaulle semble avoir apprécié les Bretons. Il est vrai qu’il connaissait très bien la Bretagne. Émile Pelletier, né à SaintBrieuc en 1898 et mort en 1975, devint ministre de l’Intérieur, puis ministre des Relations avec Monaco jusqu’en 1962. Bernard CornutGentille (1909-1992), né à Brest, obtint l’Outre-Mer avant d’avoir les Postes de 1959 à 1960. François Missoffe (1919-2003), député de Paris en 1958, était le fils d’un Brestois. Il obtint le poste de secrétaire d’État chargé du Commerce intérieur, qu’il conservera jusqu’en 1962, puis des Rapatriés jusqu’en 1964, avant d’être ministre de la Jeunesse et des Sports. Il est le père de l’ancienne secrétaire d’État Françoise de Panafieu.
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Sous la V République, on trouve autant de ministres bretons à gauche qu’à droite. Yvon Bourges (1921-2009), député de Rennes, après avoir été secrétaire d’État de 1965 à 1972, devint sous le gouvernement Messmer ministre du Commerce et de l’Artisanat (1972-1973), puis de la Défense de 1975 à 1980. Yves Guéna, né à Brest (1922), fut ministre des Postes pendant les événements de mai 1968, avant de s’installer à Périgueux comme député-maire et de redevenir ministre des Transports sous Messmer (1973-1974), puis de l’Industrie et du Commerce. Le centriste Pierre Méhaignerie (né à Balazé en 1939), député-maire de Vitré, s’occupa de l’Agriculture de 1976 à 1981, puis de l’Équipement (1986-1988) et enfin de la Justice (1993-1995). Marc Becam, né à Saint-Martin-desChamps (1931), député-maire de Quimper, fut secrétaire d’État aux Collectivités locales (1977-1980). Son voisin de Pouldreuzic, Ambroise Guellec, né en 1941, obtint d’être secrétaire d’État à la Mer sous le gouvernement Chirac (1986-1988). Brice Lalonde, né en 1946, d’une famille américaine installée à Saint-Briac (Ille-et-Vilaine), commune dont il fut le maire, fut ministre de l’Environnement de e 1988 à 1992. L’actuel député-maire de Paris (16 arrondissement), Claude Goasguen, Breton de Dirinon, né à Toulon en 1945, occupa le poste de ministre de la Réforme de l’État, de la Décentralisation et de la Citoyenneté sous le premier gouvernement Juppé en 1995. Françoise de Panafieu obtint le Tourisme à la même époque. Alain Juppé nomma Anne-Marie Colin, épouse Idrac, née à Saint-Brieuc en 1951, secrétaire d’État aux Transports, puis elle s’occupa sous le gouvernement Fillon II du Commerce extérieur (2008-2010). Gilles de Robien, né dans la Somme en 1941, député-maire d’Amiens, ministre des Transports sous les gouvernements Raffarin (20022005), puis de l’Éducation nationale sous celui de Dominique de Villepin (2005-2007), appartient à la grande noblesse bretonne. La mère de la très médiatique Roselyne Bachelot, née à Nevers en 1946, ministre de l’Écologie et du Développement durable (20022004) puis de la Santé (2007-2010) et enfin des Solidarités en 2010, est originaire de Gourin. L’actuel maire de Vannes, François Goulard, natif de cette ville, obtint le portefeuille de ministre de
l’Enseignement supérieur et de la Recherche (2005-2007) après avoir été en charge de 2004 à 2005 des Transports et de la Mer. Dès la victoire de la gauche en 1981, des Bretons et des Bretonnes occupèrent des postes ministériels. Nicole Questiaux, née à Nantes en 1930, fut ministre de la Solidarité nationale jusqu’en 1982. Le ministre de la Défense jusqu’en 1985, Charles Hernu (1923-1990), député de Villeurbanne, est né à Quimper. Edmond Hervé, député-maire de Rennes, s’occupa de la Santé de 1981 à 1986. Le Finistérien Louis Le Pensec devint le premier ministre de la Mer de 1981 à 1983 puis en 1988, avant de s’occuper de l’OutreMer de 1988 à 1993 et enfin de l’Agriculture et de la Pêche sous le gouvernement Jospin (1997-1998). Dès le retour de la gauche au pouvoir, Claude Évin, né au Cellier (Loire-Atlantique) en 1949, fut ministre de la Santé (1988-1991). Charles Josselin, né à PleslinTrigavou (Côtes-d’Armor) en 1938, se retrouva en charge des Transports de 1985 à 1986, puis de la Mer de 1992 à 1993, et enfin de la Coopération et de la Francophonie (1997-2002). Jean Glavany, fils d’un Nantais, né à Sceaux en 1949, devint ministre de l’Agriculture et de la Pêche (1998-2002) sous le gouvernement Jospin. Yves Cochet, ancien ministre vert de l’Environnement sous le gouvernement Jospin (2001-2002), est né à Rennes en 1946. Guy Hascoët, né au Mans en 1960, secrétaire d’État à l’Économie sous le même gouvernement, devint conseiller régional de Bretagne (2010-2015) après avoir été député du Nord. Jacques Floch, né en 1938, député-maire de Rezé, s’occupa toujours sous le même gouvernement des Anciens Combattants. Force est de constater que les Bretons furent nombreux à occuper des postes ministériels et souvent d’envergure. On trouve parmi eux un président de la République et plusieurs présidents du Conseil ou Premiers ministres. Il est clair qu’on les apprécia aux postes liés à la Mer et à l’extérieur : aux Colonies, à l’Outre-Mer, au Commerce extérieur, à la Marine marchande, à la Marine de guerre. Plusieurs d’entre eux s’occupèrent aussi de la défense. L’agriculture semble aussi leur domaine réservé, comme la fonction publique et l’éducation nationale. Il est vrai que les Bretons et les Bretonnes
sont très doués pour réussir les concours de la fonction publique et devenir enseignants.
Un potentiel économique indiscutable La richesse proverbiale de la Bretagne
Ici, je l’affirme : la Bretagne est riche et l’a toujours été. Le territoire – bien sûr les cinq départements bretons – représentait en 2015 une richesse créée (le fameux PIB) d’un peu plus de 110 milliards d’euros, soit un peu plus que la Slovaquie. Une situation géographique idéale La Bretagne ne se situe pas à la périphérie de l’industrieuse Europe mais à son entrée. Ses ports, sur ses trois façades maritimes, ont toujours été considérés comme vitaux par les navigateurs-marchands : on pense bien sûr à Nantes, Saint-Nazaire, Lorient, Douarnenez, Brest, Roscoff, Saint-Malo. Mais on serait surpris en le regardant aujourd’hui d’apprendre que le petit port d’Argenton, dans les Abers, était un port très dynamique au Moyen Âge, un havre connu de tous ces navigateurs qui voulaient descendre du nord de l’Europe vers le sud. Le passage du Fromveur, entre les îles (Molène, Ouessant) et Le Conquet, a constitué des sources de revenus quasi inépuisables pour les vicomtes de Léon puis pour les ducs de Bretagne. En 1294, les navigateurs marchands pro-anglais (bayonnais et anglais) et profrançais (normands) engagèrent une bataille navale à cet endroit pour savoir qui avait le droit de passer le premier ; cette bataille fut le prélude de la guerre de Cent Ans. Une richesse remontant à la plus haute Antiquité Avant 1400, il est difficile, faute de chiffres, d’avoir une idée précise de la richesse de la Bretagne. Les historiens bretons et d’ailleurs ne se risquent e
guère à étudier l’histoire économique de la Bretagne avant le XV siècle. On a des indices bien sûr, beaucoup d’indices. On sait que les mines d’étain de l’Armorique, si précieuses pour la fabrication du bronze, étaient aussi importantes que celles d’outre-Manche. Les Phéniciens bloquaient vers le e IV siècle avant J.-C. les colonnes d’Hercule (détroit de Gibraltar), empêchant
tout autre navire que les leurs de remonter par le golfe de Gascogne pour atteindre ces fameuses mines. Il fallait, pour Rome, vaincre les Vénètes en 56
avant J.-C., dominés selon César par des marchands navigateurs, pour contrôler les routes et les accès maritimes en Gaule et aussi en Bretagne insulaire. L’échec vénète fut une des causes essentielles de la défaite gauloise. Les archéologues ont trouvé en 2007 le trésor de Laniscat (dans le Morbihan), composé de 545 pièces d’électrum (alliage d’or, d’argent et de cuivre) frappées par les Osismes, peuple de l’ouest de l’Armorique. Ils ont e
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découvert aussi d’énormes trésors datant de la fin du II au III siècle : 16 368 monnaies pour le trésor de la préfecture à Rennes, 22 000 pour celui d’une villa de Plouhinec chez les Vénètes. Les indices du Moyen Âge Et pour le Moyen Âge ? Les testaments des grands seigneurs et des ducs révèlent des fortunes considérables. Le testament de Jean II (mort en 1306) mesure un mètre carré. Je me suis amusé à convertir ses legs en or, et cet or en euros d’aujourd’hui... et le résultat n’est que de 200 millions d’euros, ce qui paraît bien peu pour un prince pourtant considéré comme l’un des plus riches de toute la chrétienté occidentale. L’argent n’est donc pas le critère à suivre, car sa valeur varie trop. Au temps de la duchesse Constance (morte en 1201), 100 livres correspondaient à une fortune. Sous Jean II, le duché de Bretagne e
fournissait à son duc environ 30 000 à 40 000 livres. À la fin du XV siècle, c’était dix fois plus. Pour moi, le principal critère est la pierre. Lorsque Anne se maria avec le roi de France Charles VIII (en 1491), la Bretagne comptait plus de 300 châteaux de pierre, dont le château de Fougères, aujourd’hui considéré comme le plus grand château fort d’Europe. Françoise de Dinan, gouvernante de la duchesse, en possédait 40. Son cousin, Jean de Rieux, tuteur de la duchesse, en avait autant, tout comme le vicomte de Rohan. Ce dernier était si riche et si puissant – on dit qu’il détenait le tiers de la Bretagne – que des princes de la maison royale de France cherchaient à s’allier avec lui. À l’époque d’Anne (1477-1514), et cela depuis bien un siècle, la Bretagne commençait à se couvrir de manoirs – aujourd’hui, on en compte entre 10 000 et 15 000 –, d’églises, de chapelles. Toutes les cathédrales bretonnes (Saint-Pol-de-Léon, Quimper, Vannes, Nantes, Rennes, Dol, Saint-Malo, SaintBrieuc, Tréguier) avaient été construites, comme certaines basiliques (Le Folgoët, par exemple). Un territoire parmi les plus riches d’Europe
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On commence donc à avoir des chiffres à partir de la fin du XV siècle. La Bretagne est alors parmi les principales puissances maritimes de l’époque. Pierre Landais, premier conseiller du duc François II, semble avoir voulu en faire une thalassocratie à l’égal du Portugal (qui était en train de conquérir les côtes africaines sous la conduite de l’amiral de Portugal, le Breton Jean Coatanlem), la Castille (qui fera en 1492 la découverte de l’Amérique), la Hanse (dont le pouvoir domine toute la Baltique), la Bourgogne-Flandre et bien sûr l’Angleterre. Ce n’est pas pour rien que François II se remaria avec Marguerite de Foix-Navarre, cousine germaine des rois d’Aragon, de Castille, de Portugal, de Naples. Ce n’est pas pour rien non plus qu’Anne de Bretagne fut fiancée au prince héritier d’Angleterre. La Bretagne était alors un territoire qui comptait. Cette richesse permit à la duchesse Anne de mener grand train lorsqu’elle devint reine. C’est avec elle que débutèrent les collections royales de pierres er
précieuses. Lorsque François I devint usufruitier du duché, il voulut plus d’argent de la Bretagne... et ses cousins, les grands seigneurs bretons, lui en donnèrent beaucoup... mais le roi en voulait davantage pour payer ses ruineuses guerres contre les Habsbourg. Il expédia ses agents en Bretagne pour « mieux administrer la Bretagne », et son épouse, Claude, duchesse de Bretagne à titre personnel, lui céda tous ses biens... et ceux de sa sœur, Renée – il est vrai que l’amour rend aveugle ! Et à l’époque moderne, ce fut l’âge d’or e
Les guerres de Religion provoquèrent bien des ravages au XVI siècle en Bretagne, qui néanmoins prospéra : les ports étaient ouverts et les flottes bretonnes partaient à la conquête de l’océan Atlantique. Le Malouin Jacques Cartier découvrit le Canada. On commençait à faire des pêches miraculeuses du côté de Terre-Neuve. La mer, les rivières, l’agriculture, l’industrie formaient alors un tout. La Bretagne était une grande région agricole, une grande région textile – peut-être une des premières d’Europe –, une grande région charbonnière (avec ses hauts fourneaux). On était très actif sur les rivières bretonnes. Dans la région de Carhaix, on débarquait les marchandises venant des ports de la Bretagne du Nord pour les embarquer sur d’autres bateaux en direction de ceux du Sud. Brest et Lorient furent construits. Richelieu investit personnellement en Bretagne. Fouquet, issu d’une grande famille parlementaire bretonne, devint ministre des Finances de Louis XIV. Sa stratégie pour la France était, tout en se reposant sur les structures économiques de la Bretagne, de développer le commerce vers l’Atlantique,
vers l’ouest. Louis XIV autorisa un temps cette politique car il ne voulait qu’une chose : de l’argent pour ses guerres, sa Cour et ses très nombreuses maîtresses. Cependant Louis XIV et Colbert firent emprisonner Fouquet et décidèrent que la Bretagne était riche et qu’elle pouvait payer plus. Et, franchement, ce n’était pas faux. Dans la région du Haut-Léon (Saint-Thégonnec, Guimiliau), la moindre paroisse faisait alors édifier des églises magnifiques. Les Léonards pouvaient se le permettre. Leur production textile était une des plus considérables d’Europe. Louis XIV et Colbert firent augmenter les taxes malgré les droits et privilèges de la Bretagne, et ce fut la révolte des Bonnets rouges (1675), dont on ne connaîtra jamais réellement le déroulement exact ni même les conséquences puisque les archives furent détruites sur ordre du souverain. Louis XIV en profita pour réprimer... assez sauvagement afin de montrer sa puissance. On dit qu’il mit fin ainsi à l’âge d’or de la Bretagne. J’ai du mal à y croire, car peu après sa mort, en 1715, la Bretagne restait encore et toujours riche. Elle bénéficiait largement du commerce triangulaire : Nantes et Saint-Malo étaient des ports négriers et Lorient se trouvait être le siège de la richissime compagnie des Indes. J’ai découvert qu’un habitant de mon e
village dans ce XVIII siècle laissa à sa mort une fortune de plus d’un million de livres. Le comte de Toulouse (mort en 1737), amiral de Bretagne, fils légitimé de Louis XIV, disposait de la sixième fortune de France, avec 14 millions de livres. Là où je réside, des centaines de maisons furent construites en pierre, avec escalier en pierre dans des tours. Et la Bretagne possède des milliers de belles maisons en pierre datant de cette époque. e
Le renouveau de la fin du XIX siècle Et à la Révolution ? Bien sûr, le blocus continental ruina le grand commerce ; les ports et l’économie bretons souffrirent énormément. Bien sûr aussi, après 1815, il ne resta à la Bretagne que son agriculture, et encore, en triste état. Toutefois, il faut mentionner que s’ils ont été spoliés par la Révolution, les nobles bretons ont retrouvé vers 1830 beaucoup de leurs biens et ont reçu de fortes indemnités, ce qui leur permit de vivre confortablement dans des hôtels particuliers urbains, mais aussi dans des châteaux modernes. À partir de 1880, on sut soulever les piles de draps pour trouver les rouleaux de louis d’or afin de moderniser les fermes, d’acheter des animaux, et le résultat fut que les Bretons exportèrent leurs productions. Dans l’industrie, en 1880, la Bretagne avait le quasi-monopole de la conserve de sardines, de thons et de légumes. Les entreprises des familles Chancerelle (aujourd’hui
Connétable), Cassegrain (fondée en 1861), Saupiquet (1877), Hénaff, fournirent du travail aux soudeurs-boîtiers, mais surtout à des milliers de femmes et de jeunes filles. La Bretagne devint le royaume de la construction navale, de la chaussure, du biscuit avec LU (Lefèvre-Utile) et BN (Biscuiterie nantaise). L’union fait la force Cependant, si l’industrie bretonne n’était guère aidée par l’État, qui préféra les usines de l’Est utilisant le charbon lorrain, si la construction navale connut de multiples crises, que les hauts fourneaux bretons fermèrent les uns après les autres, l’agriculture bretonne se modernisa et s’organisa. Des aristocrates, des abbés, des paysans fondèrent et développèrent de vastes structures mutualistes dont sortiront nos banques, nos coopératives et nos mutuelles. Malgré la crise des années 1930, malgré la Seconde Guerre mondiale, elles sauront accompagner la modernisation nécessaire à la reconstruction de la Bretagne que la guerre a ravagée, pour éviter la famine. Les Bretons des milieux économiques, culturels et politiques surent se réunir dans le CELIB pour pousser à de grands travaux d’équipement, d’électrification, de communication, et permettre une nouvelle industrialisation de la Bretagne. La Bretagne retrouva alors sa richesse, d’autant plus que les Bretons étaient économes et surent investir. Mines et carrières de Bretagne
Les récents projets miniers suscitent la polémique, comme on peut le voir souvent dans la presse et sur les réseaux sociaux, polémique qui éclaire un sujet très peu traité par les historiens. Pourtant, la Bretagne dispose d’un sous-sol particulièrement riche, et cette situation ne date pas d’aujourd’hui. L’étain, richesse bretonne Grâce à ses mines d’étain, peut-être moins bien situées que celles de Cornwall, la Bretagne se trouvait au cœur de la production du bronze – sans étain, on ne peut pas faire de bronze – et donc de cet âge dit « du bronze », e
qui a succédé au Néolithique à la fin du III millénaire et qui a dominé toute e
l’Europe pendant tout le II millénaire avant J.-C. avant d’être supplanté vers
600 avant J.-C. par le fer fournissant aux outils et aux armes une solidité et donc une efficacité plus grandes. C’est en recherchant la route des mines d’étain que le Marseillais grec Pythéas, vers 320 avant J.-C., décrivit le premier les côtes du Finistère (il accosta à Penmarc’h et sur l’île d’Ouessant) et cita pour la première fois les Ostimioi (en latin les Osismes), peuple vivant alors dans l’ouest de la Bretagne. Deux mines d’étain, très connues, sont donc très anciennes. Celle d’Abbaretz, près de Nozay (Loire-Atlantique), fut exploitée par les Vénètes, et e
même jusqu’au III siècle après J.-C. et peut-être plus tardivement encore, e
vers le VI siècle. On y redécouvrit le filon en 1882, filon qui ne fut exploité que temporairement de 1920 à 1926 et plus sérieusement en 1952. Jusqu’en 1957, date de sa fermeture, la mine d’Abbaretz employa 350 mineurs. Pour la seconde mine, j’apprends avec stupéfaction qu’une des capitales européennes de l’étain fut la petite ville de Saint-Renan. Dans la région de l’Aber-Ildut, on y exploitait le minerai d’étain, la cassitérite depuis l’âge du bronze. Les Romains embarquaient le minerai au port du Dellec. C’est en recherchant de l’uranium dans les années 1950 que les prospecteurs s’aperçurent de la richesse du sous-sol. De 1960 à 1975, 6 000 tonnes de minerai correspondant à 4 000 tonnes de métal pur en furent extraites. La Bretagne, grande région du plomb argentifère : le Poher L’âge d’or de l’exploitation minière paraît avoir été l’époque moderne et, bien sûr, on doit parler des mines de plomb argentifère du Poher. La mine d’Huelgoat était alors connue depuis longtemps. En 1425, Jean de Penhoat, amiral de Bretagne et capitaine de Morlaix, reçut du duc Jean V de Bretagne le droit d’exploiter les mines d’Huelgoat. Ce seigneur le fit en faisant venir des e
mineurs allemands. Au début du XVII siècle, le roi de France Louis XIII concéda ces mines au baron de Beausoleil. Toutefois, l’initiative de leur énorme expansion ne provint pas de Bretons mais des exilés jacobites qui appartenaient à la suite du roi Jacques II Stuart, roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, alors en fuite après la « Glorieuse Révolution » de 1688. Ils prospectèrent en Bretagne et demandèrent en 1708 au roi de France l’autorisation de fouiller et de travailler les mines de plomb situées dans la paroisse de Carnoët, évêché de Cornouaille. En 1732, le sieur Guillotou de Kerever, négociant de Morlaix, prit leur succession et obtint du duc de Bourbon, grand maître des mines de France, le droit d’exploiter les mines de
Poullaouën, de Plusquellec et celles de toute la région environnante. Pour fonder sa compagnie des mines de Basse-Bretagne, il s’aida des banquiers protestants de Genève. En 1741, il y avait 150 employés, en 1751, 850. On trouve parmi eux des Anglais, des Allemands, et même un Hongrois de Transylvanie. À la veille de la Révolution française, 2 000 personnes produisaient 600 tonnes de plomb et 1,5 tonne d’argent, faisant de la mine de Poullaouën la première mine métallurgique de France. Les actionnaires étaient si prospères qu’ils achetèrent d’autres mines en Bretagne, comme celle de plomb de Pont-Péan, près de Rennes, développée par le richissime négociant malouin Noël Danycan, puis par sa veuve, comme celle de charbon à Montrelais (Loire-Atlantique) (300 employés au début de l’exploitation en 1757, 600 fin des années 1780 ; taux de rentabilité 28 % l’an). Ils se permirent aussi des innovations techniques : achats pour Poullaouën et Montrelais de quelques exemplaires des machines à vapeur de Thomas Newcomen (le père de la révolution industrielle) pour pomper l’eau dans les galeries. Les compagnies minières de Bretagne étaient alors les premières du royaume de France (avec celle d’Anzin). Après la Révolution Mais ces actionnaires n’étaient pas bretons, tels le banquier jacobite Darcy, le marquis d’Hérouville ou le duc de Chaulnes, et ne firent aucun cas de procéder à de telles coupes dans les forêts environnantes si bien qu’ils les ruinèrent, sans compter aussi la pollution de la rivière l’Aulne. De leur côté, les révolutionnaires nationalisèrent les mines et les laissèrent à l’abandon. Elles ne reprirent vie qu’à la Restauration. À proximité de Montrelais, on ouvrit la mine de Mouzeil vers 1820. On y a extrait du charbon jusqu’en 1911. À sa fermeture, 150 mineurs y étaient encore employés. Les accidents n’y étaient pas rares. En un siècle, on compta 79 morts. Une description de 1838 fournit quelques éléments sur les mines de Poullaouën et d’Huelgoat : la première donnait 7 500 tonnes de minerai brut par an, dont étaient extraites 660 tonnes de plomb, et employait 330 ouvriers ; la seconde, où travaillaient 280 personnes, produisait 4 600 tonnes de minerai, dont on obtenait 370 tonnes de plomb. C’était bien sûr sans compter une centaine d’ouvriers travaillant dans les quatre fourneaux pour la fonte. Les conditions de travail y étaient, on s’en doute, épouvantables. La mortalité y atteignait des records. Les ouvriers souffraient de saturnisme. Dans son poème Les Bretons, Auguste Brizeux imagina qu’ils cachaient sous terre la honte d’une « existence tarée, de crimes impunis ». On faisait visiter la mine, comme ce fut le cas pour Gustave Flaubert. L’attraction était le puits de Poullaouën, qui descendait alors
à 265 mètres de profondeur. Face à la concurrence des mines étrangères, Poullaouën ferma en 1866, suivie en 1873 d’Huelgoat. Les mineurs partirent en Vendée et dans la région nantaise, où ils furent très mal accueillis. e
Et le XX siècle Les propriétaires des mines de Pont-Péan, mines dont l’exploitation n’avait repris vraiment qu’en 1844, tentèrent de relancer l’exploitation de Poullaouën en 1906, mais en vain. Les mines du Poher fermèrent alors en 1934. Toutefois, à la fin du siècle, Pont-Péan était la première mine de France dans son secteur à fournir les quatre cinquièmes de la production nationale. Des problèmes financiers, et surtout la forte inondation des galeries de 1904, provoquèrent sa fermeture, mettant au chômage un millier d’ouvriers. À cette fermeture répondit l’ouverture de la mine de wolfram (minerai de tungstène) et de cassitérite (étain) de Montbelleux, à Luitré, près de Fougères. L’exploitation connut des hauts et des bas. En 1918 étaient extraites 41 tonnes de minerai brut par jour. Occupée par les Allemands, en 1944, la mine fut sabotée. L’exploitation reprit, et cela jusqu’en 1983. Non loin de là, les mines de Brais-Vieux-Vy-sur-Couesnon, elles aussi mines de plomb argentifère, e
ouvertes en 1879, prirent de l’ampleur au début du XX siècle : 350 employés et 12 000 tonnes de minerai extrait par an. En 1952, elles furent fermées à cause de difficultés financières. Plus au sud, des centaines d’ouvriers travaillèrent dans les mines de fer de Segré et d’Oudon à partir de 1912. Après la guerre, bien trop éloignées des centres de consommation, elles périclitèrent, pour finalement fermer leurs portes en 1978. Dans l’entre-deuxguerres, une autre mine, toujours de plomb argentifère, rencontra un vif succès : celle de Trémuson. En 1930, on y comptabilisait 800 ouvriers, qui venaient aussi de Pologne, de Bulgarie, d’Espagne. Pour les loger, des centaines de pavillons furent construits à Saint-Brieuc (commune des Mines). L’année suivante, la mine fut fermée. Elle n’avait pas pu faire face à la concurrence des mines espagnoles. Un potentiel important Après la Seconde Guerre mondiale et l’électrification, on rechercha de l’uranium. Et on en trouva dans la région de Pontivy. Les avancées techniques relancèrent des mines comme à Saint-Renan. Dans les années 1960, on découvrit de l’andalousite. Mais on ne l’exploita que très peu, la France préférant acheter et exploiter ailleurs. Des découvertes fortuites et surtout de
nouvelles méthodes (imagerie spatiale) ont enrichi la Bretagne de gîtes de titane, de zircon, de terres rares, et même d’or (déjà exploité à Elliant, près de Quimper, et à Plougasnou). Récemment, une compagnie minière d’origine australienne a obtenu des permis de recherche à Loc-Envel (Côtes-d’Armor, tungstène), Silfiac (Morbihan, zinc), Beaulieu (Loire-Altantique, étain) et Dompierre-du-Chemin (Ille-et-Vilaine, étain et tungstène).
Le potentiel humain La réussite scolaire
Il est très connu que les Bretons réussissent aujourd’hui très bien à l’école. Depuis des décennies, les lycées de cinq départements bretons obtiennent les meilleurs résultats de France au bac (plus de 90 % de réussite). Le lycée Diwan de Carhaix a été classé en 2016 quatrième meilleur lycée de France. Comment expliquer ce succès ? Les chauvins répondront par : « C’est normal, les Bretons et les Bretonnes sont génétiquement plus intelligents ! » Ben voyons ! Plus justement, il y a la pression familiale et sociale. La famille bretonne est plus qu’ailleurs regardante sur le travail scolaire. Pour la société bretonne, l’école joue un rôle essentiel. Et ce n’est pas nouveau. Saint Ildut, mort vers 522, moine gallois ou armoricain (on ne sait pas vraiment), un des fondateurs du christianisme celtique ou britonnique, était, selon La Vie de saint Samson, « de tous les Bretons le plus versé dans les Écritures, à savoir l’Ancien Testament et le Nouveau Testament, ainsi que dans les sciences de toute espèce, c’est-à-dire la géométrie, la rhétorique, la grammaire, l’arithmétique et toutes les théories de la philosophie ». C’est lui qui fut à l’origine du monastère de Llanilltud, situé au sud du pays de Galles, immense centre culturel, école très recherchée par l’aristocratie bretonne, d’où sortiront de très nombreux saints bretons. Il est plus que vraisemblable qu’existaient au Moyen Âge des écoles dans les principaux centres religieux, dans les abbayes, mais aussi dans les cours épiscopales, autour des cathédrales. Il est vraisemblable de même que les paroisses qui en avaient les moyens disposaient d’écoles où l’on apprenait quelques rudiments. Pierre Abélard (mort en 1142), le très grand philosophe breton, fréquenta l’école de la cathédrale de Nantes, cathédrale desservie à titre héréditaire par des membres de sa famille. Il partit en Anjou et à Tours puis à Paris, où il devint un des maîtres de l’université. Il fonda le Paraclet avant d’être appelé par le duc Conan III comme abbé de
Saint-Gildas-de-Rhuys afin de rénover l’école de cette abbaye et d’y attirer par sa gloire des étudiants et des disciples qui pourraient devenir les futurs agents de l’administration ducale. Un autre personnage important de l’histoire, Guillaume le Breton (mort en 1226), a dû connaître quelques réussites scolaires, probablement dans l’école cathédrale de Saint-Pol-de-Léon, avant de partir à 12 ans à Mantes puis à Paris, où il suivit des cours. Il devint un proche du roi Philippe II Auguste de France, au point de devenir son principal chroniqueur. C’est donc un Léonard qui est à l’origine de la propagande capétienne visant à la domination du roi de France sur les autres souverains. Le fameux saint Yves, ou Yves Hélory de Kermartin (1253-1303), fit sans doute sa scolarité à l’école cathédrale de Tréguier avant de partir à Paris. Il étudia le droit à l’université d’Orléans, puis revint à Tréguier, où il occupa la fonction de prêtre de paroisses considérables. Il fut canonisé en 1347 grâce à l’appui de la duchesse de Bretagne. Un autre Breton, beaucoup moins connu, semble avoir suivi les pas de saint Yves : il s’agit d’Henri Bohic (mort en 1357), lui aussi issu de la petite noblesse, mais celle du Bas-Léon, et plus exactement de Plourin (c’est-à-dire près de Lanildut). Après avoir passé par l’école cathédrale de Léon ou l’école de l’abbaye de SaintMathieu-de-Fine-Terre, il fit ses études de droit à Orléans et arriva à Paris en 1334, où il enseigna. Il fut avocat, conseiller du duc d’Orléans, frère du roi, et même du roi Philippe VI. Ses commentaires des décrétales du pape Grégoire IX seront largement diffusés grâce à l’imprimerie et serviront de sujets d’examen du doctorat jusqu’en 1679. Comme vous avez pu le constater, les meilleurs élèves partaient vers Paris et occupaient des places de choix au sein de son université où les rois de France recrutaient leurs plus brillants administrateurs : Abélard fut protégé par le chancelier du roi Louis VI, Guillaume le Breton par le roi Philippe II et Bohic par Philippe VI. Rien de plus normal car les Bretons disposaient de trois collèges prestigieux à Paris : celui de Tréguier, celui du Léon et celui
du Plessis. Le collège du Plessix fut fondé en 1322 par Geoffroy du Plessis-Balisson, pronotaire de France et conseiller du roi Philippe V, afin d’accueillir les étudiants venant de l’évêché de SaintMalo, rue Saint-Jacques, à l’emplacement où se dresse aujourd’hui le Collège de France. Trois ans plus tard, l’archidiacre du Léon, Even de Kerobert, fondait le collège du Léon, où se retrouvèrent les étudiants de l’évêché de Léon, qui parlaient le latin bien sûr mais e aussi le breton. Ce collège fut dominé pendant tout le XIV siècle par la dynastie des Bohic. Le collège comptait 44 clercs. Les étudiants les plus brillants devenaient évêques ou abbés. Les bons avaient le droit d’être nommés recteurs de paroisse. Grâce au collège de Léon, les paroisses du diocèse bénéficiaient d’un fort taux de doctorat et offraient à des hommes modestes un formidable ascenseur social. Le collège de Tréguier fut fondé la même année que celui de Léon par le grand chancelier de l’église de Tréguier afin de recevoir des e étudiants pauvres issus de l’évêché de Tréguier. Au XVII siècle, les collèges de Tréguier et de Léon étaient en ruine. Ils reprirent un peu de prestige grâce aux riches seigneurs léonards de Kergroadez. En 1763, ils furent attachés au collège Louis-le-Gand. Face à cette hémorragie de l’élite intellectuelle vers Paris, le duc de Bretagne, François II, réussit à obtenir du pape Pie II en 1460 l’autorisation de créer l’université de Nantes, où l’on enseigna les arts, la théologie, le droit et la médecine. Jusqu’au XVIIe siècle, on pouvait y compter plus de 1 000 étudiants. Pendant l’époque moderne, pour les succès intellectuels des Bretons, je vous laisse à la lecture des écrits de mon ami François Labbé. À l’origine de cette réussite, il faut mentionner que, grâce à l’essor « industriel » et commercial de la Bretagne, de nombreuses fabriques (ou associations) paroissiales purent payer des maîtres d’école afin d’enseigner aux enfants de la paroisse. Après la Révolution et donc pendant la Restauration, selon la loi Guizot (1833), chaque commune devait avoir son école publique et un maître qualifié formé à l’École normale. Mais pour nombre de communes, c’était beaucoup trop cher, et souvent l’instituteur se
retrouvait à la limite de la mendicité. La loi Falloux (1850) laissa aux municipalités le droit de choisir entre instituteur laïc et frère enseignant. Les congrégations religieuses enseignantes envahirent alors toute la Bretagne. En 1819, Jean-Marie de Lamennais créa l’Institut des Frères de l’instruction chrétienne (qui gère aujourd’hui 72 établissements scolaires). Beaucoup de communes préférèrent les religieux, qui disposaient de leurs propres locaux et donc ne grevaient pas le budget communal, et les religieuses, qui enseignaient aux jeunes filles, visitaient les malades, secouraient les pauvres. Mais tout dépendait si l’on était d’une commune « bleue » – celle qui avait suivi la Révolution, celle qui préférait les instituteurs laïcs –, ou d’une commune « blanche » – monarchiste et chouanne pendant la même période, celle qui choisit les Frères. L’enseignement était très limité : compter, lire, écrire, surtout pour les garçons qui ne venaient à l’école qu’au printemps et qui la désertaient lors des moissons. Pour les filles, vouées au foyer, au mariage, à la maternité, elles n’avaient droit qu’au strict minimum. Il faut savoir que l’enseignement était loin d’être gratuit : 1,50 franc par mois et par enfant, alors qu’un ouvrier agricole ne gagnait que 90 centimes par mois. L’école secondaire était réservée à l’élite, évidemment. Dans les lycées, les élèves, souvent pensionnaires, vivaient selon des rythmes militaires et monastiques. Pour presque tous, avoir son baccalauréat tenait du rêve. Accéder à l’université pour un fils de paysan tenait du miracle. Déjà obtenir son certificat d’études représentait un événement. Une chose peu connue : les lois Ferry (1881-1882) n’eurent pas un retentissement extraordinaire en Bretagne. L’école était devenue obligatoire et gratuite de 6 à 13 ans, soit, mais dans les années 1890 les deux tiers des garçons ne restaient à l’école que cinq ans. Et puis les vêtements, les chaussures, les livres, les crayons et le papier n’étaient pas accessibles à tous... En fait, le déclin de l’analphabétisme breton n’a pas suivi les lois Ferry, mais il est intervenu bien plus tôt, vers 1860. Le principal résultat fut qu’avec ces lois débuta la guerre sans merci entre le gouvernement radical, laïc et républicain, assisté par son armée d’instituteurs, et l’Église
catholique, appuyée par les Frères et les religieuses. En Bretagne, le dualisme scolaire s’imposa. Les écoles catholiques progressèrent face aux écoles publiques souvent abritées dans les mairies. Plus les lois anticléricales et laïques pleuvaient, plus les écoles catholiques bretonnes s’ouvraient et recevaient d’élèves. En 1911, un élève morbihanais sur deux fréquentait l’école « libre ». Cette dualité perdura jusqu’à nos jours. On dit même qu’elle a suscité l’émulation entre les établissements scolaires, et qu’elle serait donc à l’origine de la réussite scolaire des Bretons et des Bretonnes. Par ailleurs, la Bretagne s’est parfaitement bien adaptée er au système élitiste créé par Napoléon I , développé par la e III République en vue de disposer de cadres militaires et politiques de qualité. La sélection des meilleurs élèves semble remonter au Moyen Âge. On m’a raconté que dans les années 1930-1940 l’évêque de Quimper faisait le tour des écoles primaires et testait les connaissances des élèves. Les meilleurs allaient au petit séminaire et les meilleurs des meilleurs incorporaient le grand séminaire, consécration suprême pour de nombreuses familles. Et puis on travaillait pour s’en sortir. La période noire pour la Bretagne et les Bretons reste le XIXe siècle. Les choses vont aller un peu mieux à partir de 1880-1890. Il fallait travailler à l’école, passer les différentes classes et examens afin de réussir aux concours d’État que l’on voulait égalitaires, qui permettent de sortir de la misère, d’accéder à la fonction publique ou d’être intégré dans une armée et une flotte considérées comme les plus puissantes du monde. Si les Bretons finissaient contremaîtres ou premiers maîtres à la veille de la Première Guerre mondiale, ils furent ingénieurs, instituteurs, souslieutenants pendant l’entre-deux-guerres. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, surtout depuis les années 1970, ils sont professeurs d’université, commandants voire amiraux et généraux, entrepreneurs parmi les plus importants d’Europe, ministres et même Premiers ministres, et pourquoi pas un jour président de la République ! L’esprit d’entreprendre
Les Bretons et les Bretonnes sont aujourd’hui partout, influents, voire puissants, dans les domaines culturels – les auteurs et les éditeurs bretons se comptent par centaines, les chanteurs bretons et bretonnes sont plus que célèbres –, dans le domaine politique – regardez du côté des politiques, du côté de la haute fonction publique –, dans le domaine économique – bien sûr le fameux Club des Trente, qui réunit une soixantaine de très grands entrepreneurs bretons et amis de la Bretagne. Comment expliquer cette volonté d’entreprendre qui paraît si forte chez les Bretons et les Bretonnes ? La géographie de la Bretagne, peut-être ? La Bretagne, je le rappelle encore et toujours, est à l’entrée de la vieille Europe. Ses côtes, ses plages, ses ports sont autant de possibilités de s’ouvrir. La liaison particulièrement forte entre la terre et la mer fonde la Bretagne, fournissant d’énormes opportunités à ses habitants. La société bretonne aussi et sans doute n’aime guère les fainéants. Il faut agir et réussir, « crocher dedans », comme le disent certains. Et pour entreprendre, il faut avoir la tête pleine, et là les Bretons sont assez gâtés. L’instruction, comme on vient de le voir, a toujours été une priorité absolue. Des entrepreneurs marins Les habitants de l’Armorique n’avaient pas à se plaindre : des terres assez riches, des ports qui donnaient accès à la mer d’Iroise, si importante dans le commerce entre le nord et le sud de l’Europe, des mines riches et très anciennes qui ont attiré les Phéniciens, sans compter le sel. Saviez-vous que le garum, ce condiment à base de poisson si apprécié des Romains, était produit durant l’Antiquité de manière industrielle sur les côtes bretonnes ? La marine vénète était si puissante que Jules César décida donc de la détruire, car elle contrôlait les liens avec la Bretagne insulaire. La Bretagne constitue un lieu de passage vers l’outre-Manche : Irlande, pays de Galles et Angleterre actuelle, voire Écosse. Bien avant le Moyen Âge, les Bretons furent ainsi les grands entrepreneurs des mers : commerçants, navigateurs, pêcheurs. Il paraîtrait que Christophe Colomb s’appuya sur les cartes établies au Conquet pour traverser l’Atlantique. Mieux encore, dans son carnet d’études, il serait indiqué de sa main qu’il avait interrogé un pêcheur breton à la morue qui lui aurait indiqué les vents que l’on nomme aujourd’hui les « alizés ». Ou sont-
ce les écrits aujourd’hui disparus de l’amiral de Portugal, Jean Coatanlem, er
chassé de Bretagne par le duc François I – il est vrai qu’il avait pillé Bristol sans autorisation du duc de Bretagne –, qui permirent à Christophe Colomb de devenir le plus grand découvreur de tous les temps ? Il suffit de consulter la liste des corsaires et des pirates pour comprendre bien vite que la mer était le e
terrain de jeux des entrepreneurs bretons. Au XVIII siècle, les ports bretons de Lorient, Nantes et Saint-Malo firent partie des plus importants d’Europe. Ces messieurs de Nantes ou de Saint-Malo devinrent parmi les plus riches d’Europe, et en tête bien sûr les Magon, preuve en est les magnifiques demeures qu’ils construisirent à Nantes, à Saint-Malo et dans les alentours. Des entrepreneurs de guerre Fait moins connu, les Bretons sont aussi des entrepreneurs de guerre. La Bretagne est vaste, et il a fallu l’administrer, à une époque où n’existaient ni le téléphone – encore moins le portable –, ni Internet, ni le train, ni l’avion, ni même la voiture. En étudiant pour ma thèse « mes » hommes d’armes au Moyen Âge, j’ai été très surpris de constater à quel point il était important pour eux d’agir, agir pour que leurs terres rapportent, agir pour que leurs interventions militaires soient lucratives en termes d’argent et de puissance. Si l’on regarde le contenu des actes, ces documents d’archive essentiels pour la connaissance de l’histoire mais si peu étudiés par les historiens, pour l’écrasante majorité, ne parlent que d’argent. On a du mal à croire – tant on a enseigné que les chevaliers s’occupaient exclusivement de tournois, de défendre le faible, le moine et les femmes – que ces hommes – seigneurs, chevaliers, écuyers – voulaient être payés durant les guerres. Eh oui, les rois, les ducs de Bretagne devaient payer pour les voir se battre pour eux : en argent, en terres et en châteaux. Si le cheval était tué sous le chevalier, ce dernier était remboursé par les agents royaux ou ducaux, selon ses employeurs. Bertrand Du Guesclin, Olivier de Clisson, Arthur de Richemont, les trois connétables de France, chefs de l’armée royale durant la guerre de Cent Ans, étaient avant tout des entrepreneurs de guerre. Du Guesclin était assez mauvais pour gérer son argent, préférant accepter de ses débiteurs des seigneuries, comtés et duchés qu’il lui fallait conquérir. Clisson, quant à lui, fut nettement plus efficace. Il prêta son argent à des princes royaux, frères du roi de France, qui pour éviter de le rembourser voulurent l’éliminer. On le disait même le plus riche seigneur d’Europe. Il acheta Josselin et le Porhoët. Quant à Richemont, prince de la maison ducale de Bretagne, c’est lui qui créa
l’armée de métier... qui coûtait nettement moins cher, et remporta la guerre de Cent Ans. Pour les autres combattants bretons, très efficaces et très célèbres pendant cette guerre, mais aussi très dangereux – on criait à leur approche : « Voilà les Bretons ! » et tout le monde s’enfuyait, tant ils avaient une réputation de pilleurs et d’écorcheurs –, ils devinrent si riches qu’ils purent construire des manoirs en revenant au pays. Aujourd’hui, la Bretagne en comprend environ 15 000. À la guerre de Cent Ans succédèrent les guerres d’Italie – et les rois er
Charles VIII, Louis XII, François I (tous mariés à des duchesses de Bretagne) aimaient être entourés de troupes bretonnes très expérimentées –, puis les guerres de Religion. Louis XIV adora la guerre. Mieux encore, Richelieu, Louis XV et surtout Louis XVI s’occupèrent beaucoup de marine de guerre et employèrent de nombreux illustres marins bretons. Et ces souverains fournirent aux Bretons de quoi entreprendre... et donc de quoi se faire aimer. Entrepreneurs de justice Les Bretons furent aussi des entrepreneurs de justice. À cause des guerres, de la démographie, des mariages, les grands lignages seigneuriaux bretons s’éteignirent ou furent absorbés par d’autres lignages proches du trône royal qui, absentéistes, ne faisaient que percevoir leurs rentes bretonnes, et se ruiner à la Cour royale. Des Bretons qui avaient réussi dans le commerce, dans l’exploitation de la terre, mais aussi dans l’administration, dans l’armée, achetèrent des fonctions judiciaires que les souverains vendaient de plus en plus pour faire face aux dépenses de guerre et de cour. Et comme les affaires judiciaires étaient de plus en plus nombreuses, ils devinrent très riches et purent acheter terres, manoirs et châteaux, que les grands lignages vendaient e
morceaux après morceaux. Au XVIII siècle, les Rosnyvinen, les La Bourdonnaye, les Talhouët, les Robien, les Boisgelin, les Caradeuc, les Cornulier, les Le Cardinal, les Kerouartz firent en sorte que le Parlement de Bretagne, Haute Cour de justice où ils siégeaient à titre héréditaire, soit plus puissante que les États de Bretagne, soit plus puissante même que le roi de France et que ses intendants. Après la Révolution, ces familles, et d’autres, retrouvèrent leur place, profitant du « Milliard des émigrés ». Mais ce ne sont pas des entrepreneurs, me direz-vous ? Bien au contraire, car lorsque l’administration leur demandait leur métier, ils répondaient « exploitant agricole ». Ce sont eux qui décidèrent après la Révolution de tourner
résolument la Bretagne vers l’agriculture. L’Angleterre l’avait emporté et dominait alors les mers. Les entrepreneurs des finances Rare sont les écrits sur les finances, les financiers, les banquiers, surtout en Bretagne. Le professeur gallois Michael Jones a écrit un article sur les finances de Jean IV. Jean Kerhervé a fait sa thèse sur les gens de finances à la fin du Moyen Âge, montrant ainsi que s’était constitué un monde puissant qui a su mobiliser l’argent des Bretons pour financer la politique très ambitieuse des ducs de Bretagne, afin de constituer une principauté, non souveraine, car elle l’était depuis des siècles, mais indépendante. Son travail laisse à penser, du moins d’après ce que j’ai compris, que les ducs et la Bretagne ont échoué, car ils ne pouvaient rivaliser avec la puissance financière des rois de France, leurs concurrents, leurs adversaires, puis à partir de 1480 leurs ennemis. Son disciple, Dominique Le Page, a travaillé sur la période suivante, c’est-à-dire du règne d’Anne de Bretagne à celui du roi er
François I (soit de 1488 à 1547), comprenant donc la transition de « l’Union » de la Bretagne et de la France (1532). Il paraît démontrer que les rois de France se sont emparés des finances bretonnes en nommant progressivement leurs agents, qui étaient Bretons mais aussi non Bretons. On peut trouver sur Internet un travail de master 2 (bac + 5) de Françoise JanierDubry, de 2011, sous la direction de Philippe Hamon, intitulé Des rapports entre l’État royal et les États de Bretagne, le système fisco-financier breton entre compromis, intermédiation et réseaux des années 1670 à 1720. Philippe Jarnoux a travaillé sur la Chambre des comptes de Bretagne. Et, à ma connaissance, c’est à peu près tout... Il est vrai que les historiens de la Bretagne ne travaillent guère sur l’histoire économique. Ne vous inquiétez pas. Je ne vais pas vous écrire un livre sur le sujet, du moins pas encore. Que peut-on dire sur les manieurs d’argent en Bretagne ? Il semblerait que la communauté juive de Bretagne eut ce rôle en Bretagne. Elle prêta beaucoup au duc Pierre de Dreux (1213-1237), sans doute afin de payer ses mercenaires lors de sa guerre contre les seigneurs bretons et leur allié le er
roi de France (1230-1235). Jean I , fils de Pierre, duc de Bretagne en 1237, trouva une solution pour ne rien leur rembourser : les expulser du duché, ce qui fut fait à partir de 1240 après l’Assise aux Juifs de Ploërmel. Les abbayes aussi étaient de grands banquiers. Disposant de dons, de revenus provenant de leurs terres et de leurs droits souvent maritimes ou fluviaux – elles possédèrent de nombreuses îles bretonnes nécessaires au ravitaillement des
navires de commerce –, elles prêtaient de l’argent. Des centaines d’actes parlent de leurs prêts, garantis souvent sur les possessions d’origine religieuse des seigneurs. C’est ainsi qu’elles récupèrent dîmes, chapelles et églises. Les ducs de Bretagne eux-mêmes furent aussi des financiers er
redoutables : Jean I prêta par exemple aux vicomtes de Léon, qui, ne pouvant rembourser, finirent par tout perdre vers 1280 ; Jean V (1399-1442) fit de même avec Gilles de Rais, qui sombra selon la version officielle dans la magie noire pour produire de l’or et finit, après avoir été pendu, brûlé sur un bûcher. Les grands seigneurs étaient banquiers : Alain VI de Rohan prêta à e
ses vassaux impécunieux et acquit dans la seconde moitié du XIII siècle les terres de Lanvaux. À partir de lui, sa maison, celle des Rohan, devint la plus riche de Bretagne. Olivier de Clisson (mort en 1407), le connétable de France, fut un grand banquier prêtant au roi de France, aux princes de la maison de royale et à beaucoup d’autres, devenant l’un des hommes les plus riches de France et donc l’un des personnages les plus détestés et jalousés du royaume. On sait que les marchands de Vitré, de Morlaix, de Nantes, de Saint-Malo, de Dinan, bref, des ports donnant sur la mer ou sur les fleuves les plus importants, avec l’essor du commerce intérieur et extérieur surtout à partir du e
moment où la guerre de Cent Ans prit fin dans la seconde moitié du XV siècle et que les Européens commencèrent leurs grands voyages vers l’Afrique, les Indes et bientôt l’Amérique, étaient aussi des financiers. Ils avaient des parts dans des navires plus ou moins gros et prêtaient à leurs ducs contre le contrôle total, ou presque, de l’administration financière du duché. Pierre Landais (mort en 1485) eut le soutien de nombreux marchands. Lorsqu’il fut arrêté, il avait été abandonné par les siens. Il faut mentionner qu’il avait été bien trop loin, et la marchandise ne pouvait et ne voulait rivaliser avec les grands seigneurs de guerre. Un même système paraît avoir perduré jusqu’à la Révolution. On s’enrichissait dans le commerce et, grâce à ses compétences en matière de maniement d’argent (souvent très complexe), on trouvait des emplois dans l’administration financière de la Bretagne ducale puis royale, d’autant plus facilement que les charges, même celles de président de la Chambre des comptes, étaient achetables et transmissibles, même de son vivant, à ses héritiers, sans compter qu’elles anoblissaient. Des familles quittèrent la marchandise pour se faire une spécialité du maniement des deniers publics, e
ceux du duc de Bretagne pendant tout le XV siècle (tels les Thomas, les e
e
d’Espinay), puis ceux des États de Bretagne durant les XVI , XVII
et
e XVIII
siècles. Les très influents États de Bretagne, réunissant les représentants de la noblesse, du clergé et des villes, levaient d’importants impôts particuliers, ce qui permet de dire que la Bretagne jouissait d’une grande autonomie. Les trésoriers des États, des financiers de haut vol, étaient parmi les plus grosses fortunes de Bretagne, pouvant, avec leurs parents, leurs alliés et leurs prête-noms, mobiliser des sommes énormes – plusieurs millions de livres –, afin de remporter les enchères et donc de détenir la perception des impôts des États. Il ne faut pas oublier que le système fiscal dominant était la ferme. De 1534 à 1578, ce furent les Avril qui étaient trésoriers des États, puis les Poullain de 1609 à 1651, et pendant trente-trois ans, de 1687 jusqu’en 1720, après la faillite de Guillaume d’Harouys, les Michau de Montaran, issus d’une famille de marchands de Morlaix. À la mort de Jacques Michau, en 1699, son fils Jean-Jacques lui succéda en tant que trésorier des États tandis que son gendre René Le Prestre de Lézonnet, alors sénéchal et président au Présidial de Rennes, devint président à mortier du Parlement de Bretagne. Il laissa à ses héritiers plus d’un million et demi de livres et le château des Loges près de Rennes. Les Michau travaillaient avec leurs associés, les Bréart de Boisanger, les Gicquel de La Vigne, les Le Gouverneur et bien d’autres, qui servaient souvent de prête-noms et remportaient les enchères sur les fermes. Pour atteindre ce niveau et s’y maintenir, il entretenait des liens étroits avec la grande finance parisienne et surtout avec la Cour royale. Les Michau appartenaient au réseau Pontchartrain, qui a régné sur les finances, la marine et le commerce royal du e
milieu du XVII siècle à peu avant la Révolution. Le monde des financiers de Bretagne se trouvait donc totalement intégré à un système bien plus vaste remontant jusqu’à la Cour royale. Abbés et nobles jouaient aussi les financiers, imitant ainsi les aristocrates les plus importants : membres de la famille royale, le duc d’Orléans, le prince de Condé ou le duc de Penthièvre (qui sous Louis XVI avait acquis à ferme tout le Domaine royal en Bretagne). Vers 1720, on put voir l’abbé de Langonnet participer aux enchères sur la ferme des impôts des États de Bretagne. En 1782, le prince de Guéméné, fils du chef de la maison de Rohan, la plus prestigieuse et la plus riche de Bretagne, créa une banque afin de ratisser le plus d’argent possible dans le but de financer son train de vie princier et l’acquisition de grandes seigneuries, par exemple les marquisats du Chastel et de Carman, allant de Brest-Recouvrance à Plouescat, marquisats très lucratifs mais aussi parmi les plus chers du royaume de France. Le problème est que le prince se ruina, et sa banque fit faillite. Les parents du prince de Guéméné, les très riches ducs de Montbazon, princes de Soubise et de Condé, et surtout Louis XVI, qui racheta à un prix délirant les deux
marquisats, épongèrent en grande partie le passif de 33 millions de livres, somme colossale pour l’époque. Si de nombreux Bretons, surtout à Brest, qui avaient cru dans les rentes mirifiques que les agents du prince de Guéméné promettaient de verser, se retrouvèrent ruinés, les Guéméné ne perdirent qu’un peu de leur honneur, mais certainement pas leur énorme principauté de Guéméné, ni leur tout aussi énorme seigneurie de Clisson, ni même leurs châteaux et leurs hôtels parisiens, qui, confisqués par la Révolution, leur furent rendus à la Restauration, juste à temps pour qu’ils les vendent et leur permettent d’acheter une immense propriété de 15 000 hectares en Bohême autrichienne. Comme on le sait, la Révolution ruina l’économie bretonne, mais aussi les e
familles de la finance qui avaient amorcé pleinement dès le XVIII siècle, et même auparavant, leur transformation vers le mode de vie nobiliaire en acquérant titres, châteaux et grandes seigneuries. Après la Révolution, ils changèrent de politique économique : l’important était maintenant la terre, l’agriculture, la vie de grand propriétaire terrien, son ou ses châteaux bretons et ses hôtels de Rennes ou de Paris. e
L’argent paraît s’être fait rare au XIX siècle. La Bretagne semble avoir manqué d’investisseurs et pourtant, lorsque la modernisation arriva dans les années 1880, on vit les rouleaux de pièces d’or sortir des boîtes de fer, de sous des piles de draps afin de payer les précieuses nouvelles machines, les bêtes sélectionnées, les engrais si efficaces. La Bretagne restait néanmoins éloignée du système bancaire. La création de l’Office central de Landerneau (1911) et l’action altruiste des abbés démocrates permirent la mobilisation de la paysannerie bretonne et la constitution d’un système bancaire mutualiste qui perdure encore de nos jours. On dit que de cet office sont nés le Crédit mutuel de Bretagne, Groupama et le Crédit agricole (surtout leur puissante caisse du Finistère). Les caisses des départements bretons du Crédit agricole paraissent si importantes qu’elles sont régionales : la régionale du Finistère, celle des Côtes-d’Armor, celle d’Illeet-Vilaine, celle du Morbihan, celle de l’Atlantique et Vendée. Le nom « Bretagne », attire, et on a vu BNP Paribas adjoindre à son nom, pour peu de temps, « Banque de Bretagne ». Mais il faudrait savoir aujourd’hui si ces banques, ces caisses autonomes, très autonomes, en voie d’indépendance ou carrément indépendantes des sièges parisiens, souhaitent seulement ratisser les économies des Bretons et des Bretonnes pour accéder à plus de puissance ou aider aux investissements et à la création d’emplois en Bretagne. On me dira qu’ils ne peuvent faire l’un sans l’autre, bien sûr, mais tout de même... On dirait que c’est à qui dira laquelle est la banque de la
Bretagne... mais pour faire quoi ? Pour assouvir les ambitions de quelques banquiers bien placés issus des grandes écoles parisiennes, qui veulent faire et être comme les autres grands banquiers en s’octroyant en cas de départ des primes de plusieurs millions d’euros. Soyons sérieux ! La Bretagne et les Bretons méritent mieux et, surtout, ont besoin de bien plus.
Un nouveau modèle pour la Bretagne On me dit souvent de donner la solution. Allons-y pour une fois ! Je ne prétends pas la fournir, car je ne crois pas qu’il y en ait une seule... C’est peut-être là le problème. Passons en revue les atouts de la Bretagne que je viens justement d’exposer ci-dessus. La Bretagne est grande, qu’on se le dise une bonne fois pour toutes, même plus grande que la Belgique. Presqu’île, elle est dotée d’une ouverture maritime forte (1 300 km de côtes). Elle est à l’entrée du canal naturel le plus fréquenté du monde : la Manche ; à l’entrée d’un grand fleuve : la Loire. Elle est parcourue par un réseau fluvial important encore sous-exploité. La mer, l’ensoleillement, l’eau des pluies, les terres riches (dans le Léon, par exemple) ne manquent pas. La population est assez nombreuse : 4,3 millions d’habitants, soit autant que l’Irlande. Comme ce dernier pays, elle dispose d’une diaspora : 4 à 5 millions de personnes, en France et à l’étranger, occupant des postes d’encadrement. Huit villes comptent plus de 50 000 habitants, et trois sont des métropoles officielles : Nantes, Rennes et Brest. Possédant un réseau considérable de petites et moyennes villes très nombreuses et très prisées, la Bretagne est attractive. Et sa population, bien formée, aimerait y rester. Somme toute, l’économie bretonne est compétitive et ouverte. Si l’on prend le PIB des cinq e départements bretons, on peut classer la Bretagne vers la 30 place mondiale. Même si elle manque de ports, elle dispose d’un grand port : Saint-Nazaire. Les autoroutes (que les Bretons nomment les « voies express ») sont gratuites, et on a même le TGV – bon, qui ne va pas très vite à partir de Rennes. L’agriculture est forte comme le tissu industriel, comme le tourisme grâce à la variété des paysages, la mer, et bien sûr la richesse du patrimoine. À la différence du e XIX siècle, la Bretagne devrait normalement pouvoir compter sur des banques et assurances, sur la présence de nombreux et puissants investisseurs potentiels résidant sur son territoire, issus pour beaucoup d’entre eux de ce territoire, et bien sûr sur des réseaux
associatifs et coopératifs (Produit en Bretagne, Triskalia, SICA) que l’on respecte. Tout cela est enrobé par une forte culture, que l’on désigne sous la notion d’« identité bretonne », forte, reconnue et reconnaissable, dynamisée dans le monde par la diaspora, diffusée par les médias, et pas uniquement la presse, par des fêtes et des festivals réunissant aujourd’hui des centaines de milliers de personnes. Cependant, les jeunes diplômés formés en Bretagne sont contraints de s’expatrier. Les riches côtes bretonnes deviennent le territoire des retraités et sont mitées par les pavillons, souvent des résidences secondaires. Et les élites sont en pleine recomposition. La noblesse, si influente jusque dans les années 1980, n’est plus guère présente. Que peut-on penser de la bourgeoisie bretonne, enrichie par l’essor du modèle breton ? Les enfants des classes moyennes issues du baby-boom pourront-ils, voudront-ils les remplacer et en auront-ils le droit ? Avec le temps, les faiblesses économiques s’accumulent, devenant insurmontables. La Bretagne manque de sièges sociaux (même si le groupe Bolloré est installé à Ergué-Gaberic, près de Quimper), de la confiance des entrepreneurs, qui vieillissent, qui ont du mal à trouver des successeurs, ou qui ne veulent pas passer le flambeau, se croyant éternels. On réfléchit trop, on n’agit pas assez. Les structures financières sont trop moyennes. On manque de ports à l’ouest, un vrai scandale lorsque l’on connaît la situation géographique de la Bretagne. Autre scandale, les TGV qui s’arrêtent d’être des TGV à Nantes et à Rennes. Pire qu’un scandale, un crime, on laisse les agriculteurs affronter quasi seuls les différentes crises de reconversion. On ne veut plus de la quantité, aujourd’hui on veut de la qualité. Mais on ne les aide pas. Il est vrai qu’à l’heure actuelle, partout en Europe, sont privilégiées les grandes exploitations agricoles, de plusieurs milliers d’hectares, et les grands propriétaires terriens, héritiers des grands seigneurs, se frottent les mains. Et puis les agriculteurs ne sont guère populaires – on a trop douté de la qualité des eaux –, bien que les choses semblent changer. Les Bretons n’oublient pas d’où ils viennent. Ils n’aiment
pas l’injustice que ces agriculteurs doivent affronter, injustice entretenue par certains, dont des écologistes irréfléchis, intégristes et irresponsables, qui actuellement se manifestent beaucoup moins. Comme si cela ne suffisait pas, la Bretagne manque d’énergie, et pourtant elle dispose des ressources nécessaires pour utiliser les énergies renouvelables. On me dit que le nouveau modèle économique de la Bretagne reposera sur la culture. Il est vrai que, lorsque l’on voit les beaux succès de la Vallée des Saints, des festivals, de la fondation Leclerc, des expositions photographiques de La Gacilly, des activités médiévales de Brocéliande, on se dit que l’avenir est là. Mais on a tendance à réduire cette culture à du folklore. Et puis elle n’est que saisonnière. On me parle encore de l’économie de la connaissance (où les brevets, les licences, les savoir-faire, l’organisation sont plus importants que les productions). Je réponds : « Génial ! » Avec le niveau intellectuel des Bretons, la Bretagne ne pourra être qu’un des territoires les plus dynamiques du monde. En plus, cerise sur le gâteau, la Bretagne va pleinement intégrer la société de la connaissance, avec ses réseaux, ses coopératives, son système participatif. Pourtant... les Bretons bien formés continuent à quitter la Bretagne. Les entrepreneurs demeurent frileux, car ils ont du mal à faire le lien entre production industrielle et culture. S’ils parviennent à comprendre qu’il faut rétribuer la connaissance, pour eux, néanmoins, le savoir culturel doit être gratuit, car il est de l’ordre du public, du domaine réservé de l’État et des collectivités locales. Normal de le penser, car ces derniers ont tout fait pour que cela soit ainsi, sauf que, depuis peu, et le succès de la Vallée des Saints, de la fondation Leclerc, de La Gacilly le leur montre, la culture est et sera encore plus un acteur essentiel dans le développement économique de demain. S’il faut donner un nouveau modèle, à mon humble avis, il devra être composite. L’agriculture produira de la qualité tout en préservant sols et paysages et, pour cela, elle devra être bien payée. L’industrie high-tech sera ouverte sur le monde et les marchandises partiront de ports modernes et développés : Saint-Nazaire au sud, et pourquoi
pas Roscoff au nord. La Bretagne sera bien drainée par un réseau de communication. Le vent, l’eau, la mer seront les sources énergétiques. Identité, savoir, culture, patrimoine seront mis en valeur, et pas uniquement pour le tourisme. Les villes, petites et moyennes, devront être privilégiées aux métropoles moins humaines et nettement plus énergivores. Que l’on s’appuie donc sur les fondamentaux de la Bretagne pour réaliser ce nouveau modèle.
Un nouveau rêve pour la Bretagne Pour quoi certains – élus, aristo-techniciens des administrations, élites sociales, culturelles, politiques, hommes et femmes d’influence, universitaires, professeurs, simples particuliers – bretons ou non, prennent-ils la Bretagne ? Pour une simple région comme une autre ! Je ne crois pas qu’une région en vaille une autre, que l’histoire d’un territoire soit supérieure à celle d’un autre. C’est malsain et dangereux, car naît de cette impression trop souvent voulue et entretenue le nationalisme qui a conduit à tant de e massacres et de génocides depuis le début du XIX siècle. Pour eux, il faut à tout prix que la Bretagne, sa culture, son économie, son histoire, soient intégrées et fassent partie d’un plus vaste ensemble : la France, l’Europe, le monde. Pas la peine de s’énerver, de taper dessus pour que cela rentre, puisque c’est déjà fait, et depuis très longtemps. Je peux même vous dire que cela s’est fait tout naturellement, sans douleur, et ce n’était pas difficile au regard de la situation géographique, culturelle, politique, économique. La Bretagne, à l’entrée de l’Europe, à l’intersection entre le nord et le sud du Vieux Continent, est un carrefour d’influence. Soyons un peu compatissants ! Ils connaissent très mal l’histoire de la Bretagne, voire pas du tout. Les heures sombres l’emportent clairement sur les moments heureux. Ils pensent à la Bretagne de l’après-Révolution française, à la Bretagne des années 1950-1960. Ils sont persuadés que la Bretagne était couverte de petites fermes, ce qui est vrai, mais arriérées, où l’on crevait de faim, où animaux et hommes vivaient dans les mêmes pièces. Ils ne voient que le travail pénible et dangereux des ouvriers et des marins. Bien sûr que c’était vrai, mais c’était partout pareil. Lorsqu’ils vont au-delà de la Révolution apparaissent les Chouans qui se font massacrer par les troupes de la république ; les corsaires, pour eux des marins qui ont dû piller les autres navires pour survivre ; les Bonnets rouges de 1675 (et encore, ils se trompent souvent sur la date parce qu’il y a eu les Bonnets rouges de 2013) ; Anne de Bretagne, qui a été
contrainte et forcée – la pauvre ! – de se marier avec le satyre Charles VIII. J’entends parfois parler de Du Guesclin, mais pour certains il s’agit d’un traître... et de Nominoë, qui serait le père de la nation bretonne ! Mais lorsque l’on évoque une Bretagne riche, influente et, j’ose le dire, puissante, j’ai droit soit à des demandes d’éclaircissements – et j’ai profité de ce livre pour vous en fournir un maximum –, même si l’on reste dubitatif, soit à un rejet net et sans appel. Bref, je suis considéré comme un imbécile. Dans le premier cas, je prends cette attitude intéressée avec espérance. Enfin, on peut avancer, faire comprendre le potentiel de la Bretagne. Dans le second cas, ce n’est pas la peine. J’ai plus que la sensation qu’ils ne veulent pas savoir ; pire, qu’ils ne veulent pas que l’on sache. Je n’y vois que deux explications : faire croire que la Bretagne est un territoire martyrisé, exploité et soumis délibérément ; en profiter pour se présenter en sauveur, celui qui arrive pour sortir la Bretagne et ses résidents de la misère. Sans eux, la Bretagne resterait pauvre, inculte, arriérée, à peine civilisée, peuplée de pauvres hères – naufrageurs, mineurs, charbonniers, paysans, en guenilles, errant dans les landes ou sur les côtes, traînant avec eux leurs très nombreux enfants, priant à genoux devant chaque calvaire rencontré, se signant à genoux encore chaque fois qu’ils rencontrent un prêtre ou une religieuse, qui sont bien sûr encore des dizaines de milliers. Tout cela est bien évidemment faux. Mais force est de constater que certains ne sont pas loin de le penser. Prend-on les Bretons et les Bretonnes eux aussi pour des imbéciles ? La Bretagne est si pauvre qu’il faut l’aider financièrement, mais ce qu’on lui donne d’un côté, on le lui reprend d’un autre. Les Bretons ne disent rien, ou si peu, ou de temps en temps. Et puis ils ne sont plus là, et cela depuis longtemps. Ils sont partout : en France bien entendu, à Paris surtout – il paraît que plus d’un million de Parisiens auraient des origines bretonnes –, en Europe, dans le monde. Ils sont de plus en plus nombreux à occuper de très bonnes places au sein des plus hautes sphères de l’économie, de la culture, de l’administration et de la politique.
Certains d’entre eux ont formé un puissant réseau, qui, récemment allié aux très dynamiques Vendéens, serait en train de jouer un rôle majeur dans le choix du chef de la cinquième puissance mondiale, la France. Cependant, d’autres jouent leurs gammes seuls ou presque, et leur participation à ce choix est encore plus importante. Ont-ils oublié la Bretagne ? Je ne le pense pas, tant, comme l’essentiel des Bretons qui ont quitté la Bretagne, ils y reviennent le plus souvent qu’ils peuvent. Cependant, ils croient qu’il leur faut partir pour assurer leur ascension. Sans doute ont-ils raison tant il est difficile d’obtenir quelque chose en Bretagne... Le pouvoir semble être à Paris, à Bruxelles, ou ailleurs, mais pas sur ce territoire. Bien évidemment, ce que j’énonce ne va pas plaire. En recherchant, en analysant, en tentant de faire découvrir l’histoire de la Bretagne, je me permets de détruire des mythes, de donner des vérités qui devaient rester cachées au nom de l’unicité de la République française. Cette République était-elle si fragile qu’elle aurait peur de l’on découvre l’histoire d’une de ses régions ? Soyons sérieux ! Généralement, je me suis dit que j’aurais reçu beaucoup moins d’insultes – j’ai eu droit à « béotien », « bras cassé », « incompétent », « idiot », etc. – et surtout eu une plus belle carrière professionnelle si je ne m’étais pas entêté à vouloir travailler absolument sur l’histoire de la Bretagne. Souvent, lorsque l’on me présente, lors d’une conférence, d’un entretien à la radio, on m’annonce comme un universitaire. Je ne dis plus rien, mais je sais que l’an dernier encore, et cela pendant quinze années, contre ma volonté, j’ai été professeur en collège. Oh, ne vous inquiétez pas, les élèves ont adoré – bon, pas tous, surtout ceux qui avaient souvent de mauvaises notes. L’année dernière, j’ai enfin obtenu un poste en lycée, mais c’est au prix de tels efforts que je suis persuadé qu’il m’aurait été plus aisé d’être nommé au Collège de France. Quant à une nomination à l’université... Il ne faut pas rêver. Je me suis demandé pourquoi j’ai essuyé tant de refus. Cela m’a pris plusieurs années pour découvrir que mes connaissances sur l’histoire de la Bretagne faisaient très peur, qu’elles me permettraient de prendre un
pouvoir. Il est clair que celui qui sait face à celui qui ne sait pas ou mal détient plus d’autorité, et puis il peut aussi dire que ce que l’on raconte habituellement, c’est du grand n’importe quoi. Et je peux vous l’assurer, pour l’histoire de la Bretagne, on atteint des sommets d’idiotie. Je sais que certains n’ont pas aimé ce qu’ils ont lu, mais alors pas du tout. J’en suis persuadé, car plusieurs des correcteurs – les livres sont nécessairement relus par des gens extérieurs – n’ont pas aimé. Parler directement aux lecteurs, avec parfois une certaine familiarité, les dérange. Dois-je vous dire que pour moi vous êtes présents si souvent ? Et puis je ne sais pas écrire dans un style ampoulé. Puisque j’ai l’aval d’une descendante quinze fois de Louis XV, un er nombre de fois incalculable de François I , le père de la langue française, je puis me le permettre. J’ai un rêve – et, non, je ne me prends pas pour Martin Luther King. Que ceux qui n’ont pas apprécié ce qu’ils ont lu s’interrogent sur leur situation. La raison de leur malaise, de leur rejet ne viendrait-elle pas du fait qu’ils appartiennent à ce que l’on nomme de plus en plus « le système », ou « un système », car à mon sens il y en a plusieurs qui s’opposent et qui se rassemblent lorsque leurs intérêts sont en jeu ? J’aimerais que, rien que pour la Bretagne, et c’est déjà pas mal, l’on s’appuie sur son histoire pour retrouver ses fondamentaux et ainsi mieux gérer ce territoire. J’aimerais que se réunissent dans un nouveau CELIB les forces culturelles, économiques, politiques de la Bretagne qui devront agir comme son prédécesseur. J’aimerais que tous comprennent que maintenant l’histoire de la Bretagne ne peut plus être confisquée, car elle vient de vous être dévoilée.
REMERCIEMENTS
Jamais ce livre n'aurait existé sans l'idée, sans l'aide, sans le soutien inconditionnel de Patrick Mahé qui a voué son existence à la Bretagne, à la diffusion de sa culture et bien sûr de son histoire. D'autres amis méritent aussi toute ma reconnaissance : François Labbé, Martine Leroy, Philippe Lanoë, Sophie de Roumanie. Dois-je vous dire que pour réaliser cet ouvrage j'ai mis à rude épreuve leurs amitiés – peut-être et très certainement trop, pour certains. Qu'ici, ils reçoivent toutes mes excuses. Un immense merci aussi à toute l'équipe de cherche midi qui a mis à ma disposition temps, talent, compétence, patience et gentillesse. Enfin et surtout ma gratitude va aux dizaines de milliers de lecteurs de mes chroniques qui par leurs demandes pressantes m'ont contraint d'approfondir mes réflexions.
BIBLIOGRAPHIE
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Vous aimez les documents ? Inscrivez- vous à notre newsletter pour suivre en avant-première toutes nos actualités : www.cherche-midi.com Couverture : Mickaël Cunha Directeur d’ouvrage : Patrick Mahé © le cherche midi, 2017 23, rue du Cherche- Midi 75006 Paris Mis en page par IGS-CP Dépôt légal : mai 2017 ISBN 978-2-7491-5505-0 Ce document numérique a été réalisé par IGS-CP