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French Pages 259 [266] Year 1991
VILLEGAGNON
Du même auteur Françoise, roman, Corrêa, Paris, 1944. Grand prix du Roman maritime, décerné par l'Académie de Marine. Le Capitaine Cornil Bart, roman, Corrêa, Paris, 1945. Prix Montvon (Académie française). Magellan, mon maître, roman, Éditions Lumière, Bruxelles, Paris, 1948. Édition abrégée et annotée (collection «Les meilleurs auteurs français, n°118, Amsterdam, Meulennoff, 1954 contient un vocabulaire franco-néerlandais). Marines, préface de Claude Farrère, de l'Académie française, 1951. Cuivres et bois gravés de Dignimont. La Porte de la mer, roman, Corrêa, Paris, 1954. Yougoslavie, album des Guides bleus, Hachette, 1956. Pigafetta Antonio : a) Relation du premier voyage autour du monde par Magellan (1519-1523), commenté, préface, postface du manuscrit français, Club des Libraires de France. Prix de l'Académie française. b) Collection «Le monde en 10/18», Union générale d'éditions, Paris, 1964. c) Éditions Tallandier 1984, (réédité en 1991 avec nouvelles informations). L'Affaire du Laconia, collection «Cejour-là », Éditions Robert Laffont, 1957. La Vie quotidienne à Londres à l'époque de Nelson, Hachette, 1968. Coulez le «Tirpitz », collection «Ce jour-là », Éditions Robert Laffont, 1968. Histoire générale de la guerre sous-marine, Éditions Robert Laffont, 1970. Sur les chemins de l'océan, Hachette, 1973. La Bataille de l'Atlantique (2 volumes), Éditions Robert Laffont, 1974. Le Trésor du Tubantia, Éditions Robert Laffont, 1978.
LÉONCE PEILLARD aë l'AcadémIe de-Manne
VILLEGAGNON Vice-amiral de Bretagne, Vice-roi du Brésil Préface d'Alain Peyrefitte de l'Académie française
Perrin 12, avenue d'Italie Paris
Si vous désirez être tenu au courant des publications de la LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN Vous pouvez nous écrire (12, avenue d'Italie, 75013 PARIS) Vous pouvez nous indiquer également si vous désirez être périodiquement informé des parutions à venir. V Librairie Académique Perrin, 1991. ISBN 2.262.00814.0
Ala mémoire du docteur Robert Lecocq.
SOMMAIRE Préface par A. Peyrefitte, de l'Académie française Avant-propos 1 I. Naissance de Villegagnon à Provins (1510) - Sa famille Compagnon d'études de Calvin - Admis dans l'ordre de Malte (vers1531) - II. Va à Venise chez l'ambassadeur Pellicier (septembre 1540) - Envoyé à Constantinople auprès de l'ambassadeur Rincôn - De Turin, Langey (Guillaume du Bellay) l'adresse à François Ier (mai 1541) - III. Villegagnon renseignera le roi pendant l'expédition d'Alger - La tempête - Bataille sous les murs - Villegagnon blessé - Retraite de l'armée de Charles Quint - Villegagnon est soigné à Rome Son récit de l'expédition 2 I. Villegagnon en Hongrie - Venise - Sa lettre au cardinal du Bellay (juillet 1542) - Les affaires d'Écosse - Mort de Jacques V - Ambition d'annexion d'Henri VIII - Projet de mariage entre Marie Stuart et Édouard, fils d'Henri VIII Beaton et le comte d'Arran - Morts d'Henri VIII et de François Ier - Avènement d'Henri II (1548). II. Expédition d'Ecosse (1548) - Navigation de Villegagnon - Il emmène Marie Stuart en France (août) - Retour en Écosse (octobre) - Une pointe en Angleterre - Jedworth - L'île aux chevaux Il ramène les galères du roi à Rouen (juillet 1549) - Retour en Écosse (septembre). III. Entreprise de Boulogne - Les Guise - Le plan de Villegagnon - Il arme une flotte en Normandie (décembre 1549) - Opinion de Coligny (janvier 1550) 3 I. Nouvelle guerre entre Charles Quint et Soliman (1551) Les Capitulations - Villegagnon retourne à Malte - Le grand maître Omedès - Les dispositions de défense d'Omedès Descente des Turcs dans l'île - Sac de Gozzo - L'ambassa-
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deur d'Aramon arrive à Malte (1eraoût) - Départ d'Aramon pour Tripoli - Prise de la ville par les Turcs - Retour d'Aramon à Malte - Le procès - Villegagnon défend Vallier - Il disculpe d'Aramon - Capturé en mer, Villegagnon est captif à Crémone - Son retour en France. II. Villegagnon fortifie Brest (1552) - Sa lettre au duc d'Étampes (décembre 1553) - Philibert de l'Orme et Marc de Carné - Villegagnon revient à Paris. Il publie DeBello Militensi (avril 1553) - Il est nommé vice-amiral de Bretagne (1553) - La prise du Francon - L'idée du Brésil 63 4 I. Les Français au Brésil - Les Brésiliens à Rouen (1551) Guerre maritime et commerciale entre Français et Portugais - Une paix précaire - Reprise des hostilités (1552) Deux voyageurs, Thevet et Le Testut (1550-1552) - Premier voyage de Villegagnon (1554). II. Second voyage de Villegagnon - L'opinion publique et les navigations lointaines La Cour - Lettre de Henri II en faveur de Villegagnon (26 mars 1554) - La composition de l'expédition: Thevet, historiographe, Nicolas Barré, secrétaire - Départ (12juillet 1555) - Ténériffe - Arrivée dans la baie de Rio (novembre 1555). III. Dispositions militaires - L'île aux Français - Lefort Coligny - Lessauvages - Le roi Quoniambec - Le petun - Villegagnon et l'épidémie - L'anarchie morale - Les mariages - Les baptêmes - Départ de Thevet pour la France (14février 1556) - Les présents - Première conspiration contre Villegagnon (16 février) - Leslettres de Nicolas Barré 91 5 I. Ceque Villegagnon demande à Henri II - Ceque Coligny lui envoya - Les ministres de Calvin - Ils quittent Genève (8septembre 1556) - Bois-le-Comte part pour le Brésil (19novembre) - Levoyage. II. Arrivée des ministres à Guanabara (7 mars 1557) - Bois-le-Comte raconte - La cène (27 mars) - Léry - Lettre de Villegagnon à Calvin (31 mars) - Départ de la Rosée - Deux mariages - Richer et Cointat Seconde cène - Mariage de Cointat - Les mœurs de Villegagnon. III. Départ de Chartier (4juin 1557) - Incidents entre Le Thoret et La Faulcille - Les calvinistes quittent le fort Coligny - Intervention de Macarius - Nouvelles de France - La mission de La Faulcille, notaire (27 décembre 1557) - Départ de du Pont, Léry sur le Jacques (4janvier 1558) - Retour de cinq hommes - Trois condamnés à mort - Désertion de Boulier ................................. 127
6 I. Ce que dirent les envoyés de Calvin à leur retour en France et à Genève - Le roi Villegagnon - Insanités de Richer - Les Singularités de la France antarctique - Villegagnon revient en France - Ronsard et le Discours contre fortune - Lamort d'Henri II (1559) - Villegagnon s'explique devant Montmorency - La conjuration d'Amboise (mars 1560). II. Prise dufort de Villegagnon (15 mars 1560) - Opinions des historiens portugais sur l'homme et l'œuvre - Jean Nicotprévient François II des desseins des Portugais - Préparatifs de Men de Saa - Siège du fort - Vaine résistance. III. Réclamations de Jean Nicot et de Saint-Sulpice à la cour du Portugal (1560-1561) - Réponse de la reine Lettres de Jean Nicot à Charles IXet à Catherine de Médicis - Les deux mille écus du prieur de Capoue - Assassinat du capitaine Lyart - Nicot est rappelé (juillet 1561) - Fin de la France antarctique 167 7 I. Villegagnon se fixe en France - Bulle le nommant commandeur de Beauvais-en-Gâtinais (18 mai 1560) - Calvin refuse d'écouter Chartier - Villegagnon appelle Calvin en discussion publique (6juillet) - Colère de Calvin - Villegagnon adjure Coligny de se prononcer - Tournure politique de la dispute - Villegagnon s'adresse à Catherine de Médicis - Les Remontrances à la reine mère - Libelles contre Nicolas Durand dit Villegagnon - Les injures Réponse de Villegagnon - Lalutte continue - L'Apologie de Richer - Lecyclope Polyphème. II. Les guerres de Religion - Villegagnon à Beaugency - Chassebeuf - Blessé au siège de Rouen (octobre 1562) - Ses instances à la cour du Portugal pour une indemnité - Lettres de J. Pereira Dantas Montaigne. III. Villegagnon reparaît àla Cour- Les fêtes de Bar-le-Duc - Sesconseils à Catherine de Médicis - Lesbiens de Coligny - Villegagnon songe à entrer au service de l'Espagne - Lettres à Granvelle (mai 1564) - Lamort de Calvin (mai 1564) 191 8 1. L'entrée du cardinal de Lorraine à Paris (janvier 1565) Villegagnon à l'avant-garde - Couplets huguenots - Le chevalier de Seurre, candidat au grand prieuré - Villegagnon intervient auprès de Catherine de Médicis - Les nouvelles de la fin du voyage de Charles IX, de la reine mère dans le sud de la France - La rencontre à Bayonne avec le duc d'Albe - Catherine de Médicis et sa politique. II. Villegagnon accompagne Henri de Guise en Hongrie (juillet 1566) - Lettres de Villegagnon au Cardinal (octobre) -
Reprise des guerres de Religion - Villegagnon est nommé gouverneur de Sens - Condé assiège Sens (novembre 1567) - Hautbois de M.de Villegagnon - Condé forcé de se retirer - Villegagnon met la vallée de l'Yonne en état de résistance (1568) - LeJournal du conseil du duc d'Anjou - Lettres de Villegagnon - Une paix boiteuse (mars 1568). III. Traité contre Vannius et les hérétiques - Reprise de la guerre Villegagnon retourne à Sens - Il est envoyé à Montereau (mars 1569) - Lettre à la duchesse de Ferrare - Lettre du 6avril du duc d'Alençon au roi àpropos de Villegagnon - Il quitte Sens - Ambassadeur de l'ordre de Malte à la Cour Ses dernières années - Son testament (26janvier 1572) - Sa mort 215 Remerciements.......................................... 251 Bibliographie............................................ 253
PRÉFACE par Alain PEYREFITTE, de l'Académie française.
Enmontant le raidillon qui grimpe de la «ville basse »à la «ville haute »de Provins, on longe deuxmaisons natales, sur lesquelles ont été apposésdeuxmémoriaux. CelledeThibault de Champagne, qui conduisit ses chevaliers à la croisade et rapporta deSyrie la «rose deDamas»(laquelle, greffée sur la «rose des Gaules »,produisit la «rose deProvins », mère des autres roses composéesquiontproliféré depuislors). Etcelle de Villegagnon, sur laquelle on lit : Ici est né en 1510 Nicolas Durand de Villegagnon Vice-amiral de France Commandeur de Malte Mort en 1571 ' Le plus célèbre homme de mer de son temps. Cetenfant deProvins, néen 1510,estinjustement oublié. Il menaàtravers l'Europe et le monde une vie desplus aventureuse et fut àsa manière, commesonvoisin denaissance Thibault de Champagne, un croisé. Onle retrouve dans tous les combats de son siècle, qui batailla si souvent au nom du Christ - guerre contre les Turcs, guerres de Religion, conquête du Nouveau Monde. Villegagnon quitte Provins pour étudier à Paris, où il aCalvin pour condisciple. Toutefois, la petite noblesse de son père, procureur du roi, permet à Nicolas Durand de Villegagnon d'entrer dans l'ordre de Malte en 1531; c'est là qu'il reçoit sa véritable formation. Dix ans durant, renforcé dans sa foi catholique, il lit les Anciens, apprend le métier des 1. 1571, selon le calendrier julien ; 1572, selon le calendrier grégorien, qui prévalut dix ans plus tard.
armes et celui de la mer, rêve de campagne contre les infidèles. En 1541, Charles Quint envoie une flotte sous Alger; Villegagnon ysert. Échec. Villegagnon, blessé, rédige sur l'opération malheureuse un mémoire qui lui vaut un début de notoriété. Pendantplusieurs années, laFrance val'employeràdes missionsdiplomatiques, souventsecrètes. MaisVillegagnon a la nostalgie de la mer. En 1548,Henri II lui donneun commandementet une mission romanesque et périlleuse : ramener en France la petite reine d'Écosse, Marie Stuart, la fiancée du dauphin François, que gardent les Anglais. Le chevalier ramène la princesse. Villegagnon revoitMalte en 1551,pours'ybattre contre les Turcs. Rentré enFrance en 1552, il se voit confierparle roi la fortification du port de Brest : en 1553, il est nommé viceamiral de Bretagne. LaFrance admet mal que le Nouveau Monde soit partagé entre Espagne et Portugal. Vers 1550, des Français songent au Brésil. Villegagnon y fait un premier voyage en 1554. Au second, en 1555, il fondeune colonie, surun îlot delabaie de Rio qui porte aujourd'hui son nom. Lemouillageyest facile; on bâtit un fort. LesFrançais ne cessent d'y recevoir la visite d'indigènes amicaux. Cette France «antarctique », comme on ditalors, est-elle viable?Colignyyenvoie des colons réformés. Les querelles religieuses seront fatales à l'entreprise. Villegagnon se fixe définitivement en France, en 1560; c'est l'année de la conjuration d'Amboise. LeRoyaumeentre dans la noire période des guerres de Religon. Villegagnon s'y engage, tantôt l'épée aupoing, tantôt la plume àla main. Il se bat autour de Rouen, puis deSens; il polémique avec Calvin, puis avec ses successeurs. Villegagnon est duparti dela Couret desGuise.Samort, en janvier 1572,lui évite de connaître l'abomination de la SaintBarthélemy. Dansl'ordre deMalte, onfait vœudepauvreté. A la veille de son décès, Villegagnon fait son testament en faveur des pauvres de Paris, leur abandonnant un bien modeste avoir. Uneviesibien remplie méritait mieuxqu'une plaque apposée surun murdeProvins. Villegagnon attendaitqu'on ravive son souvenir. Voici sa biographie, vivante et documentée. Qu'elle nous serve de leçon, à nous autres, Français, qui fûmeset sommessi peu souvent portés àtenter notre chance au-delà des mers.
AVANT-PROPOS Villegagnon! Ce nom évoque en moi deux terres aussi éloignées l'une de l'autre, aussi différentes d'aspect et de climat qu'il soit possible. Lapremière est un village de Seine-et-Marne près de Provins, ville où naquit Nicolas Durand de Villegagnon en 1510. Du clocher en aiguille de la petite église, aujourd'hui fermée, abandonnée, en partie détruite par un incendie, on pouvait voir à perte de vue les champs de blé et de luzerne. Par tous les temps, quelle que fut la saison, l'heure, mon beau-frère, le DrRobert Lecocq, rendait visite aux malades des bourgs, des villages environnants : Pécy, Nangis, Maison-Rouge, Courpalay, Villegagnon. Avec sa nombreuse famille - dix enfants -, le docteur habitait Jouy-le-Châtel. Parfois, je l'accompagnais dans sa tournée. Je me souviens de la cour de la ferme des cultivateurs Bouillé où je l'attendais, faisant les cent pas. Les murailles qui entouraient l'ensemble de la ferme étaient hautes, épaisses, solides comme si elles dussent résister à un siège. J'ignorais que là s'érigeait autrefois le château de Villegagnon. Longtemps, il ne resta que les fossés et une tour ronde, jadis le colombier. Aujourd'hui, rien ne subsiste ou presque; peut-être une pierre émergeant du sol gras sur laquelle mon pied buttait. Tout ce qui touche à Nicolas Durand de Villegagnon a été détruit par les hommes, le temps... même son tombeau.
Peu de temps avant sa mort, le DrRobert Lecocq m'a offert un livre relié, sur beau papier, illustré : VILLEGAGNON
Roi d'Amérique Un homme de mer du xvf siècle 1510-1572 par Arthur Heulhard Ernest Leroux éditeur - 1897 Le docteur connaissait mon amour pour la mer, l'aventure, les découvertes de terres nouvelles. Occupé à d'autres ouvrages consacrés à l'histoire de la guerre maritime contemporaine, je rangeai le gros bouquin dans ma bibliothèque. La seconde terre appelée Villegagnon est au Brésil, une petite île dans la baie de Guanabara, à toucher le port de Rio de Janeiro. J'ai vécu quelques mois en 1932 au Brésil et y suis retourné souvent. Autrefois, traversant la baie, sur un transbordeur où l'on dansait, me rendant à Paqueta, l'île enchanteresse, à Niteroï, capitale de l'État, j'ai longé une île que les Brésiliens m'ont dit s'appeler Villegagnon, un nom français, celui d'un amiral qui ydemeuraau xvr' siècle avant d'en être chassé par les Portugais. Là s'arrêtait mon érudition. Rio de Janeiro était loin du Manhattan tropical d'aujourd'hui. Y subsistaient encore quelques vestiges de l'époque coloniale portugaise. Au bout d'allées bordées de palmiers royaux, d'hortensias bleutés, de jardins à végétation luxuriante, se cachaient de grandes maisons à péristyle debois, couleur vert amande, rose bonbon. Laforêt envahissante descendait des collines, des montagnes, avec ses fougères géantes, ses racines ondulantes pareilles à des bras de pieuvres, faisant éclater la terre. Il fallait sans cesse élaguer, couper. Les serpents, disait-on, se glissaient parfois dans les demeures. En vérité, je n'en ai jamais vu ailleurs qu'au centre ophidien de Butantan à Sao Paulo. Les agents du service de santé pénétraient partout, en quête de flasques d'eau stagnante. Ils pourchassaient ces sources de moustiques, porteurs de fièvre jaune. Les ventilateurs aux larges pales tournaient, brassant un air lourd, humide...
Aujourd'hui, rien de tout cela n'existe. Lebéton, le verre, la poutrelle d'acier ont remplacé la terre glaise, le bois. Les maisons grandissent, les étages s'élèvent. Les jardins rétrécissent, vraie peau de chagrin, disparaissent. La climatisation est courante. Seule demeure, magnifique, grandiose, la baie telle que la trouva Villegagnon le 10novembre 1555. Un voyageur de l'inconnu, quelques années auparavant, exactement le 13 décembre 1519, avait abordé ces mêmes rivages : Antonio de Pigafetta. Embarqué sur les caravelles de Magellan, écrivain du bord, il décrit les mœurs des autochtones avec étonnement, humour et précision, mœurs qui ne devaient guère changer en trente années. «Les hommes et les femmes de ce dit lieu sont bien bâtis. Ils mangent la chair de leurs ennemis... Unebelle jeune fille vint un jour dans la nef de notre Capitaine 1.. » M.Paul Caffarel, doyen de la faculté de Dijon, écrivait en 1878: «Villegagnon est un des personnages les plus extraordinaires du xviesiècle, si fécond pourtant en types étranges : soldat, diplomate, marin, historien, controversiste, faiseur de projets, agriculteur, industriel, philosophe même, un homme universel. «Il mériterait les honneurs d'une biographie particulière qu'on n'a pas encore songé à écrire, sans doute parce que les éléments en sont dispersés dans trop d'ouvrages et que, pour étudier Villegagnon, il faudrait étudier l'histoire du xviesiècle tout entier. » Avec Arthur Heulhard, Villegagnon a trouvé son historiographe. Il a fallu attendre la fin du xixesiècle pour cela. Avant lui, n'existaient que des Mémoires, des manuscrits le plus souvent écrits par des protestants contemporains de Villegagnon : Richer, Crespin, Léry, Agrippa d'Aubigné. Tous se succèdent, se copient, chargent Villegagnon du même crime : avoir fondé une colonie calviniste au Brésil, l'avoir abandonnée après l'avoir trahie pour revenir luimême au catholicisme. Rejetant une à une les accusations des protestants, fouillant les archives, traduisant des textes latins, familier de la langue française du xviesiècle, A.Heulhard s'est érigé en 1. Navigation et descouvrement de la Indie supérieure faicte par moy Anthoine Pigapheta, vincentin, chevalier de Rhodes, Mss. 5630 et 24224, Bibliothèque nationale. Édité et commenté par Léonce Peillard. Club des Libraires de France, 1956, nouvelle édition mai 1991, Tallandier éditeur.
avocat du chevalier de Malte. Comme toujours en pareil cas, l'historien a présenté son personnage avec des qualités proches de la perfection. Villegagnon était de son siècle, celui où la culture, les arts, la poésie voisinaient avec le libertinage, le fanatisme, l'intolérance religieuse et la cruauté. Au fur et à mesure de mes lectures d'ouvrages, de lettres, de documents copiés, parfois tronqués, modifiés, rarement originaux, de notes au premier abord rébarbatives, en fait riches de détails, Villegagnon a émergé pour moi des flots tumultueux de l'Histoire. J'ai vécu avec un personnage haut en couleur, imprégné jusqu'au fond de l'âme des principes de droiture, d'honneur, de chrétien, inculqués à Provins par un père magistrat, croyant dans une foi jamais ébranlée même en son époque de contestations, de luttes religieuses. Si, par ma vie, mon tempérament, mes désirs d'évasion, j'ai pu me mettre dans la peau d'un Villegagnon, marin, soldat, aventurier, polyglotte, écrivain, je l'ai plus difficilement suivi dans ses controverses théologiques avec Calvin. Jusqu'à la réception du texte intégral de sa lettre à son « ami » de Genève, alors que je terminai ce livre - ce jour-là, la chance m'a souri - je n'avais pas compris comment deux anciens condisciples de l'université de Paris avaient vu brusquement leur camaraderie, leur amitié virer à une haine mortelle. Le lecteur comprendra que ce sont les « autres », les ministres calvinistes, tournés vers l'Histoire, qui ont versé le poison. Ils n'ont eu à cela qu'une seule raison, une seule excuse : le siècle voulait que des croyants, des catholiques aient deux façons de servir le même Dieu. Deux dogmes se sont heurtés et le sang a jailli, les bûchers ont été érigés, allumés. Triste époque où les Français se massacraient sous l'œil de Dieu, chacun prétendant le mieux servir. On est loin, très loin, de l'œcuménisme - un mot qui n'existait pas -, de la tolérance. On est loin de la parole de Voltaire que nos civilisés d'aujourd'hui ne semblent ne pas avoir retenue : « Je me serais battu pour que ceux qui ne pensent pas comme moi puissent s'exprimer. »
1 I. Naissance de Villegagnon à Provins (1510) - Sa famille - Compagnon d'études de Calvin - Admis dans l'Ordre de Malte (vers 1531). II. Va à Venise chez l'ambassadeur Pellicier (septembre 1540). Envoyé à Constantinople auprès de l'ambassadeur RincÓn - De Turin, Langey (Guillaume du Bellay) l'adresse à François Ier (mai 1541). III. Villegagnon renseignera le roi pendant l'expédition d'Alger - La tempête - Bataille sous les murs - Villegagnon blessé - Retraite de l'armée de Charles Quint - Villegagnon est soigné à Rome. Son récit de l'expédition...
1 «Ici est né en 1510 «Nicolas Durand de Villegagnon «Vice-amiral de France «Commandeur de Malte «Il fut le plus célèbre homme de mer de son temps. » Cette transcription lapidaire, apposée sur le mur d'une maison patricienne de Provins, au n° 18 de la rue SaintThibault, anciennement rue du Murot, résume en quelques mots la vie de Nicolas Durand de Villegagnon D'abord Durand! Ce patronyme commun fut bien lourd, bien gênant à porter pour un homme qui avait quelque 1. Cette maison convertie en un pensionnat de jeunes filles, tenu par les Dames célestines, était connue avant la Révolution sous le nom d'hôtel de Villegagnon. Malgré les changements qu'elle a subis à cause de ses différentes destinations, elle offre encore des parties curieuses telles les vastes caves voûtées qu'on retrouve dans toutes les habitations de la ville haute. Elle a conservé quelque peu son caractère du temps avec un haut pignon et fenêtres à colonnettes sculptées. Les ouvertures du rez-de-chaussée sont grillagées de fer. Son aspect a encore été modifié depuis 1855 : à cette date, elle avait encore, sur le côté gauche, une élégante tourelle qui lui donnait un air de vieil hôtel qu'elle a perdu depuis.
ambition en ce siècle de la Renaissance où la noblesse était reine. Un «de Villegagnon »sonnant bien aux oreilles, fleurant la noblesse, vint agréablement s'ajouter au vulgaire «Durand ». Vice-amiral de France! Ici, l'auteur de l'inscription donne à Villegagnon une dignité qu'il n'a pas : il ne fut pas amiral de France, mais vice-amiral de Bretagne, ce qui n'était pas si mal pour un fils de bourgeois. Chevalier dans l'Ordre de Malte, puis commandeur, Villegagnon finit sa carrière comme ambassadeur de l'Ordre auprès du roi de France. Al'école de navigation de Malte, Villegagnon apprit son métier de marin, sillonna, sur les galères de l'Ordre, la Méditerranée, la Manche, la mer du Nord. Un mot manque à cette plaque commémorative : catholique romain. Acette absence, il y a des raisons que nous tenterons d'éclaircir au cours de cet ouvrage. Sur le mur de la maison de la rue du Murot, le père de Nicolas aurait pu fixer un panonceau avec ses titres gravés : «Louis Durand de Villegagnon, «Procureur du Royau baillage de Provins «Marguillier de Saint-Pierre, «Conseiller du Royaux Conseils d'État et privé, «Lieutenant du bailli de Meaux au siège de Provins. » Un grand personnage à Provins, le descendant d'une famille de commerçants, rudes au travail, âpres au gain, économes, puis bourgeois versés dans la basoche, au service des rois de France! Peu de temps avant la naissance de Nicolas, Louis Durand avait acquis une petite seigneurie : une gentilhommière une petite église, plutôt une chapelle entourée de quelques maisons, des terres. Ainsi, le bailli pouvait se dire : seigneur de Villegagnon, un «de »que son fils Nicolas aura bien du mal à imposer à ses camarades d'université d'abord, aux protestants ensuite, ce qui fut beaucoup plus grave. Lamère de Villegagnon n'était pas apparentée, comme on l'a dit, à Philippe Villiers de l'Isle-Adam, grand maître de l'Ordre de Malte. Nicolas n'eût pas manqué de se prévaloir 1. De l'ancien château, il ne resta longtemps que les fossés et une tour ronde, jadis un colombier. Aujourd'hui, rien ne subsiste : sur ces terres est bâtie la ferme de la famille Bouillée, cultivateurs de père en fils.
de cette parenté quand, plus tard, il devint chevalier de Malte. La famille Durand était alliée à François Errault, seigneur de Chemant, président du Parlement de Turin. Ce personnage, dans la politique italienne, représentait le roi de France. Il protégera Villegagnon en Italie. Nombreuse était la famille du jeune Nicolas : sept frères et cinq sœurs '. A cette époque, la mortalité infantile était grande et les femmes ne cessaient de mettre au monde. Dans la maison de la rue du Murot, le roi, la religion, le droit étaient les trois mots clés. Les bruits de l'extérieur, en ce début du xvie siècle, ont dû percer les murs de la maison du bailli. A table, devant la famille réunie, le magistrat a parlé des nouvelles terres découvertes par Christophe Colomb en Amérique, des établissements de Vasco de Gama aux Indes orientales, de la préparation d'un voyage autour du monde, à Séville... Les mots Pérou, Cathay, Cipango, Brésil ont dû frapper les oreilles du jeune Nicolas et le faire rêver... A la mort de son père en 1521, Nicolas Durand avait onze ans. Il quitta Provins pour poursuivre à l'université de Paris des études commencées avec un précepteur. Il parlait et écrivait déjà le latin. Pour la première fois, Nicolas s'éloignait de la maison familiale, de Provins, sa ville natale. Il en connaissait les coins et les recoins, les pierres descellées, les remparts à tourelles, les escaliers branlants. De leurs créneaux supérieurs, il avait vue sur la Voulzie, le Durteint, les clochers des villages alentour. La tour de César tombait déjà en ruines, envahie par une végétation sauvage. Nicolas ne se perdait pas dans le labyrinthe des souterrains aux plafonds voûtés comme des cryptes. Ici, il avait rêvé seul d'une vie d'aventures, là, avec ses camarades, il avait battu les Anglais et les Turcs... A Paris, il rencontra un adolescent d'un an plus âgé que lui. Il se nommait Jean Chauvin. Plus tard, il atteindra la célébrité sous le nom de Jean Calvin. La date, le lieu de leur 1. Un des frères de Nicolas, Philippe, fut prévôt, puis bailli de Provins, enfin président du tribunal de la ville. Une de ses sœurs épousa Boissy, seigneur de Bois-le-Comte, dont un fils sera, au Brésil, un fidèle lieutenant de son oncle Villegagnon.
rencontre - 1528-1530, collège de la Marche ou celui de Montaigu - demeureront incertains. Aucun document ne permet de les préciser. Qu'importe! les deux adolescents firent un bout de che min ensemble. Leur attirance était peut-être due à l'oppo sition de leurs caractères, de leurs constitutions. Robuste, • audacieux comme un Français, intrigant comme un Anglais, patient et rusé comme un Jésuite espagnol», ne reculant pas devant un pugilat, était Villegagnon. Jean Chauvin était un faible, mû par la bile, visant déjà à domi ner les âmes inquiètes. Adolescent, il écoutera les échos venus de Strasbourg où un adepte de Luther, Mathieu Zell, répandait des idées nouvelles : l'homme ne peut compter
ni sur ses œuvres, ni sur ses mérites pour obtenir la misé·
ricorde divine. Ne pouvant négocier son salut, il ne doit l'attendre que de sa foi, de lui-même. La seule autorité vient de Dieu et non du pape et des conciles. Entre l'homme, le croyant et Dieu, pas d'intermédiaire. Les indulgences ne doivent pas être vendues par le clergé selon un tarif et un barême en fonction d'aumônes, de messes et de prières. Les quelques mois d'université que Villegagnon passa avec son condisciple Jean Chauvin ne semblent pas avoir eu la moindre influence sur sa foi catholique. Alliée à une surprenante mémoire, l'intelligence de Nicolas lui permet d'obtenir facilement une licence de droit. La carrière d'avocat lui était ouverte. Sa mère ne pouvait que se réjouir de ce succès. Nicolas allait entrer dans la basoche. C'était compter sans les arrière-pensées, l'esprit aventureux, cabochard du jeune homme. Ici se place le premier épisode de la haine que portèrent à Nicolas Durand - pour parler comme eux - les protes tants. Pierre Richer raconte ce qui, selon lui, se serait passé lors de la réception de Villegagnon au Parlement, devant le conseil de !'Ordre: Villegagnon, bousculant son parrain qui le présentait, décida de parler lui-même de ses mérites. En termes aussi fanfarons que vulgaires, il s'adressa à ses juges. Le président requit alors la garde pour chasser l'intrus! Et Villegagnon se retrouva sur les quais de la Seine. C'était le scandale. Poursuivi par les avo cats irrités, Villegagnon se réfugia au temple des cheva liers de Saint-Jean-de-Jérusalem, « cet ordre efféminé, voué 20
sans réserve aux joies de la prostitution pour lequelles il était marqué pour ses mœurs 1». Paré de la croix de Malte dans un accoutrement choquant, il eut l'audace de revenir au Palais. Reconnu, il aurait eu mille peines à rentrer chez lui. «AMalte, continue Pierre Richer, il n'a pas pu faire les preuves de noblesse exigées par la règle. Il a été forcé d'abandonner la Croixblanche et dese retirer à la cour de François Ier. Rôdant autour des cuisines des princes, si misérable et affamé que les coups de fouets n'en pouvaient déloger. Après un long parasitisme, il s'est composé une physionomie d'homme grave, versé dans la jurisprudence, dans la marine et les affaires étrangères, parlant beaucoup de ses ancêtres, lesquels, toutefois, n'étaient bons qu'à mener les porcs à la glanderie. » Que Villegagnon ait souffert de sa bien modeste mais honorable origine, aucun doute. Il faut se replacer dans son siècle. Villegagnon était attiré par le métier des armes. Or, à moins de se mêler à la piétaille, de combattre aux côtés de mercenaires suisses ou allemands, Villegagnon ne pouvait entrer dans l'armée. Ala noblesse, à la noblesse seule appartenait le métier des armes. Quiconque n'avait pas de titre ne pouvait yprétendre. On ne changeait pas de condition. Qui naissait manant mourait manant. Lagloire ne se donnait pas au vulgaire. Il faut attendre la révolution de 1789 pour voir la barrière tomber. Villegagnon ne pouvait que la contourner. L'ordre des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem qui venait de s'installer à Malte lui en offrit la possibilité. Pour n'être pas princière, la petite noblesse même récente de Villegagnon lui donnait droit d'entrée dans l'Ordre de Malte2. Et l'Ordre, ayant pris pied dans l'île, avait besoin d'hommes énergiques, solides de corps et d'esprit, ne 1. Pierre Richer, en 1561, pasteur à La Rochelle, écrira son Apologie, en latin. Ouvrage en style si parfait que, selon Arthur Heulhard, on reconnaît la plume de Calvin. Il a été mis en français sous le titre de Réfutation des folles rêveries, exécrables blasphèmes, erreurs et mensonges de Nicolas Durand qui se nomme Villegaignon, divisé en deux livres, auteur Pierre Richer, 1562, in-8 avec une figure sur bois, représentant Polyphème. 2. L'ordre des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem, chassé de Rhodes par les Turcs après un siège long et héroïque en 1522, le grand maître Philippe Villiers de l'Isle-Adam cherchait un lieu pour y installer ses chevaliers. Après un bref séjour à Nice, alors savoyarde, l'Ordre trouva un territoire : l'île de Malte. Le 23 mars 1530, par une chartre promulguée à Castel-Franco d'Emilie, Charles Quint lui accordait un fief, en détachant de la couronne de Sicile les îles de Malte, Gozo et de Comino, ainsi que Tripoli de Barbarie. Le 25 avril, le pape Clément VII, par une bulle, approuvait l'inféodation.
reculant pas devant un combat contre l'ennemi, l'adversaire de la chrétienté, le Turc. Villiers de l'Isle-Adam avait créé une sorte d'école de la navigation. Ensuite, ces élèves embarquaient sur des galères et couraient sus aux pirates barbaresques. La nation française comprenait à Malte trois langues : langue de Provence, langue d'Auvergne, langue de France. Celle-ci était divisée en trois prieurés :France, Aquitaine, Champagne. Villegagnon appartenant au diocèse de Paris relevait du grand prieuré de France '. Sabonne mine, sa taille de géant, sa force herculéenne le firent admettre d'emblée. En 1531, Villegagnon avait vingt et un ans. Il faisait vœux d'obéissance, de pauvreté, de chasteté. Nous voilà loin du lupanar imaginé par Pierre Richer! Rêvant de Turcs assommés, de galères fendant la mer, hommedebelle prestance, parfait cavalier, «le corps rompu aux armes par un travail constant », Villegagnon fut un vrai chevalier de Malte, une chevalerie d'où les femmes étaient bannies. Pendant une dizaine d'années, sans doute employées à lire Cicéron, Plutarque, Justinien, à s'instruire dans l'art de la navigation, à s'intégrer dans l'Ordre, Villegagnon disparaît des chroniques. De lui, on ne sait plus rien. II
Pour contrecarrer la politique d'extension, de conquêtes de Charles Quint, François Ier avait conclu en 1536 une alliance avec Soliman le Magnifique. Les capitulations nouvelles étendaient l'influence française au Levant. François Ier demandait plus : une nouvelle invasion de la Hongrie. Ces tractations étaient menées à Constantinople par l'ambassadeur de France, le chevalier de Rincôn. Ce diplomate était un ancien capitaine espagnol, Antonio de Rincôn, passé au service du roi de France. Dépêches, messages, paquets échangés entre Saint-Germain et Constantinople étaient portés par des émissaires sûrs, courageux, instruits, discrets, parlant les langues pratiquées dans le bassin méditerranéen : l'italien, le grec, le sabir, ce langage des marins, mélange d'italien, d'arabe, de provençal. 1. Onattribue àVillegagnon des armes différentes. Il semble que les véritables fussent «d'argent à trois chevrons de gueules, accompagnés de trois croix recroisetées, aupied fiché de sable ».Vertot,Histoire des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem.
Les dépêches, les paquets - aujourd'hui, on dirait la valise diplomatique, alors non protégée - transitaient par Venise, Raguse, poursuivaient un chemin périlleux par mer où les navires étaient souvent pris en chasse, attaqués par les pirates barbaresques. Les routes, quand il y en avait, les chemins à travers les Balkans, étaient peu sûrs. Pour exécuter pareille mission, Villegagnon avait toutes les qualités nécessaires. Le 25 septembre 1540, Guillaume Pellicier, ambassadeur de France à Venise, évêque de Montpellier devenu diplomate, protecteur des lettres, des savants, grand ami de Rabelais, remit à Villegagnon des lettres que le chevalier de Malte devait porter et remettre à Rincôn. Avec Guillaume du Bellay, seigneur de Langey \ à Turin, Pellicier faisait partie de ces hommes de haute culture sachant évoluer au milieu des
intrigues, des coups fourrés, que François Ierplaçait dans les villes d'Italie. Ces diplomates organisaient aussi des centres de renseignements au service du roi de France. Ils utilisaient des hommes habiles autant que courageux comme Villegagnon. Celui-ci reçut de Pellicier, juste avant de partir, un fort paquet de dépêches que le roi, par l'intermédiaire du connétable de Montmorency, avait recommandé d'envoyer de toute urgence et sûreté jusqu'à Constantinople en passant par Raguse. Pellicier dépeint Villegagnon à Rincôn en ces termes : N'ayant point de mes gens qui soient plus praticiens pour faire tel voyage neplus suffisant que ce gentilhomme, présent 1. Guillaume duBellay, seigneur deLangey, né auchâteau deGlatignyen 1491, avait accompli des missions en Allemagne, en Italie, avant d'être gouverneur deTurin en 1537,puis au Piémont en 1539. Sonfrère, Jean du Belley, de trois ou quatre ans plus âgé, après avoir été évêque de Bayonne (1526), deParis(1532), avait été élevé au cardinalat (1535). Necraignant pas detroquer la mitre et la crosse contre le casque et la cuirasse, il fut nommé lieutenant général en Champagne et en Picardie, puis chargé de mettre Paris en état de défense alors que les impériaux assiégeaient Péronne. Retournant au service de Dieu en 1544, il devint archevêque de Bordeaux. Comme Guillaume, il est ami des lettres, protecteur de Rabelais, de Guillaume Budé, l'humaniste. Troisième frère de Langey, Martin du Bellay sera homme de guerre, lieutenant général en Normandie, avant d'écrire des Mémoires sur le règne de François Ier. Un cousin, Joachim, deviendra célèbre parmi les poètes de la Renaissance. Néen 1522,il rencontrera Ronsard en 1547, il rédigera le manifeste : Défense et illustration de la langue française, donnera les sonnets de l'Olive. ARome, malade, exilé, il écrira lesAntiquités deRome, lesRegrets, Jeux rustiques. Telétait le milieu où évoluait Villegagnon, devenu lui aussi homme de guerre, diplomate, écrivain.
porteur, l'ay dépesché expressement pour cet estat, pour autant qu'il sçait la langue du pays et grecque, et aussi pour ce que l'ay trouvé homme sage et digne pour servir à ung meilleur affaire. Lequel a mon advis, mais que l'ayez cogneu, l'aurez et trouverez en tel estime que moy. Parquoy, encore que sois asseuré que telles gens n'ont que faire d'estre recommandés envers vous, ne laisseray de vous prier de tout mon cœur l'avoir en oultre, pour l'amour de moy, en telle recommandation qu'avez accoutumé les serviteurs du Roy et gens de si bonne qualité que luy 1. Pellicier, dans un autre message au roi, rassurait le souverain sur le sort de ces papiers aussi précieux que secrets. Ils n'arrivaient pas souvent à destination, et le roi s'en était plaint. Le mauvais temps retarda Villegagnon. Pour aller de Venise à Raguse par mer, huit jours furent nécessaires. Il fallut se réfugier souvent à l'abri des îles de la côte dalmate. Arrivé à Raguse le 7 octobre, sans perdre de temps, Villegagnon repartit le lendemain. L'archevêque de Raguse, lui ayant fourni bonne escorte, Villegagnon renonça au voyage par mer, jugé trop long. Il voulait regagner le temps perdu et prit la route habituelle : Trebinje, Tchernica, Fotcha, Pleotjé, Priepoljé, villes d'Herzégovine, puis Novibazar, Nisch, Sofia, Tatar Bazardjik, Kustendjé, Philippoli, Andrinople... Sa mission accomplie, Villegagnon visita Constantinople où il allait pour la première fois. Il fit la connaissance d'un Français, Jean Chesneau, homme précieux pour qui souhaitait connaître les secrets de la Sublime Porte. Et Rincôn ne manquait pas de s'en servir. Horloger d'une grande expérience, habile, Jean Chesneau réparait les horloges, pendules et montres du sultan 2. Villegagnon ne revint pas seul à Venise, Rincôn était du voyage. Officiellement, il allait rendre compte au roi de la situation dans le Levant. Secrètement, il portait à François Ier un message fort important du sultan. Un accord qu'il 1. ARincÓn, 25 septembre 1540. (Bibliothèque nationale, Fonds Clairambault, vol. 570, et archives du ministère des Affaires étrangères, fonds Venise, t. II.) 2. Soliman le Magnifique avait une telle confiance en son horloger qu en 1547 il envoya Jean Chesneau à la cour de France pour s'enquérir des intentions du nouveau roi de France, Henri II. Jean Chesneau mourut pendant son séjour à Venise. Il devait être un personnage notoire. M. de Morvilliers, ambassadeur (il avait remplacé Pellicier, retourné dans son diocèse de Montpellier) avisa de son décès Diane de Poitiers.
avait longtemps hésité à donner et que l'ambassadeur avait eu bien du mal à lui arracher : se porter avec une armée turque à la conquête de la Hongrie, occuper Buda. François Ier, avec le Turc pour allié, prenait Charles Quint à revers, le tenait entre deux feux. Partis à la fin de l'année 1541, Rincôn et Villegagnon arrivèrent à Venise le 14janvier. Le chevalier demeura dans la cité des Doges, tandis que l'ambassadeur continuait son voyagejusqu'à Paris. Le5mars, il remettait l'accord de Soliman le Magnifique à François Ier1. Le 30juillet 1541, Soliman faisait une entrée triomphale à Buda. DeVenise, Villegagnon était allé à Turin où Langey entretenait une petite cour. Poètes, artistes se mêlaient aux hommes de guerre. Rabelais en était le plus beau fleuron. Villegagnon ytrouva un de ses parents, le puissant président du parlement institué par François Ier, M.Chemant. Langey, appréciant les mérites de Villegagnon, le chargea d'une mission délicate auprès de François Ier: lui apporter des documents secrets, les plans des villes et places fortes du Milanais. Lalettre du7mai 1541,commençait par un éloge deVillegagnon : Sire - le porteur de ces lettres sera le chevalier de Villegaignon 2,parent duprésident de votre parlement de ce pays, lequel Villegaignon étant né votre sujet, gentilhomme de bonne race et qui, pour son âge, a voyagé beaucoup et bien appris, outre les langues latines et l'ancien grec, les langues grescques vulgaires, italienne et espagnole qu'il peut utiliser quelque fois. Il m'a semblé, Sire, de devoir lui donner le moyen, tant de vous aller vousprésenter son humble service et de vous envoyer, par lui, les dessins que Monseigneur le Maréchal d'Annebaut m'a commandé de faire exécuter de plusieurs de vos villes etplaces de cepays. Vousentendrez de sa bouche l'état auquel il laisse toutes vos fortifications de deçâ et la diligence et le ménagementdont onyuse. Lesquels, j'espère vous contenter; par lui également vous entendrez à propos de chaque dessin combien la réalisation pourrait coû1. Après son séjour en France, en 1541, retournant à Constantinople avec le capitaine génois Cesare Fregoso, Rincôn sera assassiné près de Pavie sur l'ordre du marquis del Vasto, gouverneur du Milanais. Charles Quint aurait décidé de supprimer ainsi cet ennemi. 2. Al'époque, on écrivait Villegaignon, orthographe que nous conserverons dans les manuscrits.
ter; et vous jugerez si le service qu'on tirera des dites places sera tel qu'il vous vienne d'en faire la dépense. Je vous enverrai, Sire, une plus longue lettre Villegagnon demeura l'été de 1541 en France. Très probablement, il se rendit à Provins où il régla différentes affaires domestiques et familiales. Puis il repassa les Alpes et retourna à Turin auprès de Langey... III
Un bruit de croisade emplissait le monde chrétien. Charles Quint rassemblait une flotte, une armée pour aller combattre l'infidèle. L'empereur invitait la chrétienté à se joindre à lui pour chasser le Turc d'Alger. Cette expédition, tout en satisfaisant le grand chrétien qu'il était, devait permettre à l'empereur d'étendre sa domination sur tout le pourtour de l'ouest méditérranéen. Villegagnon s'offrit un des premiers. Fin politique, Langey vit dans l'engagement du chevalier de Malte la possibilité de suivre les faits et gestes de l'empereur. Le seigneur de Monyns, le 3septembre, retournait à la cour du roi de France. Langey profita de ce voyage pour informer François Ier des intentions de Villegagnon. Dans les Instructions secrètesz, le roi pouvait lire : Le chevalier de Villegaignon, parent du président de Chemant, chevalier qui, l'été dernier, avait porté un paquet au Roy, est retourné en Italie. Il pensait qu'une guerre pouvait avoir lieu et qu'il devait se mettre au service de ce seigneur [Charles Quint]. Voyant la situation calme, en apparence, il s'est offert de faire ce voyage à Alger, ayant la possibilité d'embarquer soit sur la galère du prince Doria, soit sur celle du chevalier LambertDoria. Il fréquenterait d'une façon sui1. La lettre d'introduction de Villegagnon auprès de RincÓn (Bibliothèque nationale, F. f. 5152) a été laissée en français du XVIesiècle. Celle cidessus, faisant également l'éloge de Villegagnon, a été traduite en français d'aujourd'hui. Sans nous éloigner du sens des manuscrits, en langue du xvr'siècle, quitte à perdre un peu de l'atmosphère de l'époque, nous agirons de mêmepar la suite à l'exception des poèmes de Rabelais, Ronsard et documents très courts. Ainsi, éviterons-nous au lecteur des phrases longues et difficiles à suivre, rappelant les textes latins dont elles sont issues. 2. Bibliothèque nationale, F. f. 5152.
vie la maison du Seigneur Empereur. Là, il entendrait les nouvelles. Le seigneur Maréchal d'Annebaut n'a pas trouvé l'idée mauvaise : il a donné à Villegagnon des gens qui se présenteront au moment venu pour apporter les nouvelles qu'il leur donnera et d'autres adresses pour transporter ses paquets sûrement. Si le Seigneur Empereur retourne à Gênes comme il le dit, après avoir conféré avec le Pape, Villegaignon, de Gênes, dépêchera aussitôt un homme. Si l'Empereur a touché terre (comme on le dit aussi) à Nice pour s'emparer du Château, ou s'il faisait autre chose qui soit digne d'être rapporté au Seigneur de Grignan, il ne manquera pas d'en avertir aussi le seigneur Maréchal. Outre Villegaignon, plusieurs autres personnes seront affectées au service de Roi et participeront à ce voyage. Ils auront la possibilité d'écouter et de transmettre tous les jours les nouvelles occurrentes. Ainsi, le Roi sera informé quotidiennement et saura à peu près ce que l'Empereur voudra entreprendre et quels sont ses desseins. Ainsi, Langey, maître en l'art du renseignement, organisait autour de Villegagnon un réseau de courriers, d'informateurs. Le chevalier de Malte allait mettre ses pas dans ceux de Charles Quint. Ce qu'il avait vu, entendu dans le camp de l'empereur pour battre le Turc et le chasser d'Alger serait rapporté à François Ier. Si l'empereur réussissait, il tiendrait toute la côte africaine de Bône à Melilla. La Méditerranée serait un lac espagnol. C'était le rêve de Pichrochole imaginé par Rabelais 1: gouverner la mer à partir des Colonnes d'Hercule. «Et sera nommé estuy destroict la mer Pichrocholine », dit le profond railleur. Villegagnon précise bien que, s'il se trouve aux côtés de l'empereur, c'est par obligation, pour honorer les statuts de l'Ordre et ses vœux personnels. Il souffrait de son inaction. Il l'avouera lui-même dans le récit de l'expédition qu'il dédiera à Langey. Il ya aussi beaucoup de dilettantisme chez ce chercheur d'inconnu, d'aventures. Villegagnon gagna Gênes, puis Port-Venere où il embarqua avec Charles Quint. On cingla vers les Baléares. Trois jours à Fort-Mahon, ensuite on mit le cap sur Alger. Ville1. Rabelais, Gargantua, Livre I.
gagnon n'était pas dupe de l'étrange situation où il se trouvait. Il allait combattre le Turc, allié à Francois Ier. Celui-ci, malgré sa conscience religieuse, son adhésion totale à la croix du Christ, souhaitait la victoire du croissant... Jamais il ne dut la rêver aussi complète! Il faisait encore nuit ce 23 octobre 1541, quand Alger, triangle isocèle appuyé à la montagne, petit côté tourné vers la mer, flanqué de tours, de redoutes, fut entrevue. Une muraille grisâtre, crénelée, ceinturait la ville blanche. La flotte de Charles Quint - soixante-cinq galères et galéasses, plus de cent navires - transportait vingt-quatre mille hommes, vingt-cinq mille selon certains, dont six mille Allemands, autant d'Espagnols, de nombreux Italiens, des volontaires de différents pays. L'Ordre de Malte était représenté par quatre cents chevaliers, embarqués sur quatre galères. Chacun de ces chevaliers était suivi de deux valets bien armés. Ils étaient sous le commandement du grand bailli d'Allemagne. La plus grande partie appartenait à la langue de France. L'empereur en personne commandait l'armada. Il avait sous ses ordres des capitaines de grand renom : le duc d'Albe, Andréa Doria, Fernand Cortez, Fernand de Gonzague. L'ambassadeur d'Angleterre était à bord d'une de ces galères. Cette armée avait embarqué à Naples et dans les ports de Sicile. Certains bateaux venaient des Baléares. Outre les pierriers des galères, l'armement comprenait des arquebuses, escopettes, des lances et des piques, des marteaux, des masses et haches d'armes, des épées lourdes, à deux mains. L'eau potable, le vin, les approvisionnements de bouche, le foin pour les chevaux, les tentes, rien ne manquait. Al'aube du dimanche 23 octobre, la flotte arrivait devant Alger. Il faisait beau temps quand les seize galères espagnoles de tête mouillèrent l'ancre, quatre au couchant, douze au levant. Ace moment, le vent se leva, forcit rapidement et atteignit une telle violence qu'il fallut manœuvrer pour se mettre à l'abri du cap Matifou. D'une de ces galères, une barque se détacha et fit rames vers le rivage. Fernand de Gonzague et Jacques Bos venaient reconnaître le lieu le plus propice au débarquement. Ils choisirent Hussein-Dey, une
plage embarrassée d'herbes, d'algues, avec des marécages proches. Avol d'oiseau, Alger était à douze milles environ. Lessinuosités du rivage sur lequel la montagne peu à peu se resserrait, jusqu'aux abords de la ville, doublaient presque le chemin à parcourir pour parvenir aux premiers mamelons qu'il fallait emporter. Tandis que les bateauxjetaient l'ancre, les galères tirèrent de leurs pierriers. Puis le débarquement commença... Des groupes armés firent de courtes incursions dans la montagne environnante. Aucune réaction. Lentement, l'armée prit les dispositions de marche prévues. Al'avantgarde Fernand de Gonzague avec les Espagnols. L'empereur et son escorte, au centre, avec les Allemands. Ensuite, placés sous les ordres de Camille Colonna, les chevaliers de Malte. Les Italiens formaient l'arrière-garde. Assez tard dans la matinée, l'armée se mit en branle. Le premier jour, selon Villegagnon, elle n'avança que de mille pas. C'était peu. Le matériel, quelques tentes, quelques chevaux étaient débarqués quand la nuit tomba. Les Arabes entrevus dans la montagne, furent cause de nombreuses alertes et d'inquiétudes. Le lendemain, dès l'aube, Gonzague avec les Espagnols, bons grimpeurs, s'élancèrent vers les sommets, refoulant les Arabes, occupant le terrain. LesAllemands, plus lourds, lentement, occupèrent les deux versants, tandis que les Italiens se déployaient dans la plaine jusqu'au rivage. Telle était la situation, le 24octobre à midi. Amille mètres de la ville, à Ras-Tafoura, on tint conseil. Les Espagnols se portèrent en avant, franchissant la montagne du Coudiat-ès-Saboun 1où Charles Quint avait établi son camp, poussèrent leurs avant-postesjusqu'aux pentes du CapCaxine. Algerétait investie. Lasituation semblait bonne, les objectifs atteints. La ville était défendue par un millier d'Arabes et par la garnison turque, tous placés sous le commandement d'Hassan, un eunuque représentant Barberousse. Il disposait de peu d'artillerie 2.. «Alger, la blanche, noire aux yeux des chrétiens, allait succomber. On allait briser le nid et étrangler l'oiseau. Le 1. Montagne du savon. En 1545, Hassan y bâtira le fort Sultan-Ralasi (Fort de l'Empereur). 2. Barberousse, nom donné par les historiens occidentaux aux deux pirates turcs fondateurs de l'État d'Alger au xvie siècle. Arûdj, ou Baba 'Arûdji, et Khair-ed-Dïn, son frère.
soir, dans le camp du César, des cris dejoie montèrent vers le ciel » écrit A.Heulhard. De l'autre côté des murailles, les Arabes avaient une foi aveugle dans le courage d'Hassan, sa valeur militaire, sa ruse. Les préparatifs de défense répondaient point par point à ceux du siège. Les combats d'avant-postes montraient ardeur et courage de part et d'autre. Les femmes, les vieux arabes, le front sur le marbre des mosquées, imploraient Allah de venir à leur secours. Allah les écouta... C'était le soir du lundi 24 octobre. Le ciel s'assombrit, de gros nuages noirs s'interposèrent entre les étoiles, la mer et la montagne. Degrosses gouttes de pluie commencèrent à tomber. Puis le vent se leva, de plus en plus fort, violent, emportant tout. Lapluie tombait dru. Les soldats de Charles Quint avaient laissé leurs capes, leurs tentes sur le rivage. Pas le moindre abri. Trempés jusqu'aux os dans leurs costumes qui leur collaient à la peau, ils glissaient; certains perdaient leurs armes. Entraînées par les cataractes, elles dévalaient de la montagne. Dans une première lettre à Langey1, Villegagnon luimême donne le récit de la suite de la bataille sous les murs d'Alger, le 25 au matin : Et eux [les Arabes] voyant que nous étions molestés par l'eau que nous avions endurée toute la nuit, sortirent de la ville avec un gros escadron de cavalerie entremêlé degens de pied, armés d'arbalètes et de lances. Ainsi, nos arquebuses, bien que nombreuses, demeurèrent inutiles. Ils nous chargèrent avec une grande hardiesse. Voyant que nous tenions tête, ils montrèrent une soudaine peur, commencèrentà tourner les épaules et s'enfuirent comme des gens battus. Nos gens, mal avertis, commencèrent à crier victoire et avec une grande allégresse coururent après. Enpeu d'heures, nous nous trouvâmes au pied de la muraille de la ville, et les Arabes, de peur que nous n'entrions pêle-mêle avec eux, se 1. Extrait d'une lettre écrite par Villegagnon à Langey. Trouvée au château des Bories (Dordogne). Le document a fait l'objet d'une communication au comité des travaux historiques de Périgueux. La lettre a été éditée en 1895 dans une brochure de M. A. Dujarric-Descombes. La bibliothèque municipale de Périgueux nous a envoyé la photocopie de la lettre inédite de Villegagnon - Expédition de Charles Quint contre Alger. A la publication intégrale de cette lettre, nous avons préféré donner les extraits relatant les principales péripéties de la bataille. Villegagnon explique lui-même dans quelles difficiles circonstances il a écrit cette lettre.
retirèrent en partie dans le fossé au pied des murailles, en partie, fermèrent la porte. Ainsi, nous demeurâmes, comme le dit le proverbe « au pied du mur sans échelle ». C'était une ruse imaginée par Hassan. Le peu d'artillerie des Turcs entra en action et accentua le désordre chez les chrétiens. Si leur droite commençait à reculer, enfoncée, leur gauche tenait et traitait durement les musulmans. Dans la plaine, en contrebas, les Italiens avaient lâché pied au premier coup. Poursuivis, harcelés, massacrés, en vain, Spinola et Colonna tentaient d'arrêter leur déroute... Avec quelques Italiens, les chevaliers de Malte, seuls - Villegagnon au premier rang -, combattaient sous les murailles de la ville. Leurs cottes de maille, leurs cuirasses les protégaient. Ils croisaient leurs piques, frappaient d'estoc et de taille, d'estramaçons. Ainsi, gagnèrent-ils la porte BabAzoun. L'Arabe qui la gardait, un vieux soldat nommé HadjiMéemi, pris de panique, donna l'ordre de fermer la porte. Les Arabes demeurés dehors furent tués jusqu'au dernier. Sous une pluie de flèches, de pierres, cernés par les Arabes attaquant à la lance, les chevaliers commencèrent un repli. Savignac, porteur de la bannière, bien que blessé, planta sa dague dans la porte : « Nous reviendrons la prendre! » s'écria-t-il. Villegagnon frappait à droite, parait à gauche. Il accomplissait des prodiges. Tout en combattant, au bout de deux cents mètres, toujours sous la pluie et le vent, les chevaliers atteignirent l'entrée du Kanterat-el-Afroun (le Pont des Fours). Ils combattaient sous les yeux de Charles Quint. L'empereur, avec ses Allemands, accourait pour leur prêter main forte, dégager l'héroïque petite troupe. Les boulets décimaient les premiers rangs. Les pierres frappaient les casques et les cuirasses aux croix blanches. Villegagnon passera sous silence ses propres faits d'armes. La Relation du siège d'Alger adressée au pape Paul III par le secrétaire de son légat les relate : Villegagnon s'était engagé contre une bande de cavaliers maures. L'un d'eux le blesse au bras gauche d'un coup de lance. Villegagnon riposte par un coup de pique et le manque. Le Maure tourne son cheval pour lui porter un second coup. Villegagnon le prévient: malgré la douleur, il
saute sur la croupe du cheval, empoigne le Maure, le poignarde, le jette à terre et l'achève dans la boue. Blessé, de nouveau, il fallut l'emporter du champ de bataille où étaient tombés déjà le prince de Salmone, Billars, du prieuré d'Auvergne, Savignac, qui rendit l'âme, enveloppé dans les plis de la bannière. Quarante chevaliers avaient été tués ou blessés. Dans sa lettre du 31 octobre à Langey Villegagnon passe sous silence l'histoire du cavalier arabe. Il n'en décrit pas moins avec force et précision cette phase de la bataille : En ce détroit [défilé], nous fûmes chargés si impétueusementpar les Turcs sortis de la ville qu'il s'en manquât de peu que nous fussions enfoncés, car nous n'avions que despiques à opposer à force arbalètes, des lances dont ils nous molestèrent si fort que peu d'entre nous demeurèrent sans blessures. Nous en vînmes au main à main alors que nous étions attaqués par leur cavalerie, lances au poing. L'une d'elle me blessa au genou. La lance demeura fichée dedans. Un coup d'arbalète 1mepénétra dans le côté gauche, de profondeur de plus d'une main. Je me blessai en arrachant la lance d'un autre qui venait contre moi, ce qui est cause que je ne puis vous écrire de ma main, sinon quelques lignes. Sur ces entrefaits, le nombre de nos ennemis augmentaient et nous affaiblissaient tellement que nous ne pouvions plus tenir. Déjà notre retraite ressemblait plus à une fuite qu'à une retraite. Il n'était pas possible que je puisse me sauver ni personne de nous si l'Empereur n'était arrivé dans la bataille avec ses lansquenets, lesquels manifestement étaient prêts à abandonner. La présence de l'Empereur leur fit garder meilleure contenance... Pendant que les soldats de Charles Quint étaient blessés, tués ou faits prisonniers, la flotte subissait un autre désastre : une quizaine de galères avaient rompu leurs amarres. Drossées vers la terre, elles se brisaient. Des hommes s'en échappaient. C'était pour être tués par les Maures qui les attendaient à terre. Sur d'autres navires, demeurés sur leurs 1. Trait d'arbalète. Dans le texte original, nous avons lu : «D'un coup de garrot. »Nousavons rapproché le texte de celui de Carloy (Mémoiresde Villegagnon IV. 31) : «Ils tiroient arquebuzardes et garrots d'arbalestre. »
ancres, les équipages, sous des trombes d'eau, jetaient à la mer les tonneaux de vin, d'eau potable, des caisses de biscuits. Ainsi, ils acculaient à la famine les rescapés de l'autre camp. Des navires ronds (transports) coulèrent, d'autres se mirent en travers de la plage : Avec toutes ces choses, le camp était affamé, car le débarquement avait été si subit qu'on ne débarqua les victuailles que pour deux jours, espérant que peu après le camp pourrait être ravitaillé commodément, à toutes heures. En outre, il y avait fort peu de bois pour se chauffer et se sécher. Et la pluie dura plus de soixante heures sans discontinuer ni de nuit ni de jour et nos pauvres soldats ne pouvaient que se protéger les épaules, explique Villegagnon. Devant pareille famine, Charles Quint fit tuer quelques chevaux. On les dépeça, on mangea leur chair à peine cuite car il y avait fort peu de bois sur cette plage. Les hommes blessés gémissaient. Impossible de leur donner les moindres soins sous un déluge qui durait depuis trois jours. On les laissait mourir. D'autres étaient si faibles qu'ils se couchaient dans la boue et attendaient la mort. Les chemins, la plage étaient jonchés de piques, de caisses de vivres, de barils de vin... Une pêche miraculeuse pour les musulmans quand, le beau temps revenu, ils arriveraient sur les lieux d'une victoire qu'ils devaient à Allah! Le 31, les Italiens embarquaient sur les quelques galères restantes, les Espagnols, demeurés les derniers, protégeaient la retraite. Pendant douze heures la tempête cessa, et ces opérations purent être menées à bien. Puis elle reprit. La moitié des survivants étaient montés dans les galères. Il fallut lever l'ancre, s'éloigner du rivage. Les chrétiens demeurés à terre furent massacrés par les musulmans. Les plus heureux, faits prisonniers, allèrent ramer sur les galères de Barberousse... Ainsi se termina l'expédition d'Alger. Du désastre, Charles Quint fut seul responsable. L'empereur ne prit pas le temps de fortifier les 23 et 24 octobre. Il ne débarqua pas l'artillerie, les chevaux, les munitions, les vivres des bateaux. Il avait cru surprendre Alger, défendue par une petite garnison turque, huit cents hommes et une cohue d'Arabes. La veille du débarquement, les vaisseaux espagnols s'étaient emparé d'un bateau turc qui espionnait les mouvements de la flotte ennemie. On interrogea les prisonniers. Que dirent-ils? On ne sait...
Tout l'espoir d'Alger était dans Barberousse. Hassan aurait annoncé son arrivée avec sa flotte dans ses discours au peuple. De la galère où il gisait, Villegagnon pouvait voir les ruines romaines de Rusgunia. Toutbardé de linges, le chevalier eut le courage d'écrire sa première lettre à Langey. Plus d'une fois, il dut lâcher la plume, s'arrêter d'écrire, tant il souffrait. Un de ses compagnons, le gentilhomme, Jean de Beaumont, chevalier de Gleney, attendait qu'il eût terminé sa lettre pour la porter à Fontainebleau où Langey allait recevoir le collier de l'ordre du roi. J'espère, concluait Villegagnon, après avoir recouvert la santé, vous mander les choses plus par le menu. Maintenant, par la grande douleur que je sens, ne puis avoir mémoire de tout. Ce que, j'espère, suppléera le porteur de ces présentes quej'ai prié allerpour ce faire, et il n'y a hommeau camp qui en puisse rendre meilleure, car il était présent comme moi. J'avais oublié à vous dire que, parmi les galères perdues, il y en avait onze du prince Doria, entre autres se trouva celle de Gianettin Doria, qui, à peine put sauver sa vie et ne l'eût fait sans le moyen de l'armée de notre camp, comme je vous ai conté. L'ambassadeur d'Angleterre se sauva tout nu, n'ayant qu'une chemise pour se couvrir. Il y a aujourd'hui sept jours qu'on a été dans le malheur que je vous conte. Aujourd'hui, on a commencé à embarquer les Italiens et l'on ne fera autre chose, que nous ne soyons nous-mêmes embarqués. LesEspagnols retournent en Sicile. Les Italiens, dit-on, seront laissés en leur pays; les pauvres lansquenets sont aussi morts que vifs. On ne dit point encore ce qu'ils vont devenir. Il vous plaira, Monseigneur, de faire mes excuses à Monseigneur le Maréchal [Montmorency] de ce queje lui ai écrit, et si ce n'était la peur de sembler être trop audacieux, je vous prierais de lui glisser un mot de mes recommandations très humbles, ce qui sera la fin de ma lettre, Monseigneur, après avoir prié le Créateur de vous donner une parfaite santé, longue vie et l'accomplissement de vos désirs. Écrit en galère, devant Alger, ce jour 31 octobre 1541. J'ai peu d'aide de mes lettres de change, ce qui mesera une bien grande incommodité en la nécessité oùje suis, car l'armée ne va point où mon argent est adressé, pas plus que mon che-
min. Je pense aller débarquer à Barcelone et là, je verrai le chemin le plus à propos. Votre très humble et obéissant serviteur Villegaignon. Le mauvais temps poursuivit Charles Quint et ses navires jusqu'à Bougie; les galères basses sur l'eau souffrirent. Les galériens, aux bancs de nage, furent trempés jusqu'aux os. Une lame coucha sur le flanc une galère des chevaliers de Malte. Villegagnon dit avoir vu avec horreur un de ces malheureux emporté. Comme il avait les pieds enchaînés à son banc, le tronc se sépara des jambes... La figure de proue représentant saint André fut emportée. Bougie était espagnole. Charles Quint espérait y trouver refuge, repos, réconfort pour les équipages, les soldats. Il trouva la famine. Après trois jours dejeûne, de confessions, de prières, de processions, tous communièrent. La mer s'était calmée, quand, après avoir pris congé de l'empereur, les chevaliers de Malte et ses commandeurs, ses baillis embarquèrent sur leurs galères et firent route vers Tunis avec Fernand de Gonzague. Ensuite, elles firent escale à Trapani, puis à Palerme. Les galères de Sicile y demeurèrent tandis que celles de Malte retournaient en leur île. AMessine, Villegagnon trouva un navire qui remontait la botte. Ainsi, il put gagner Rome. Outre sablessure à la main, Villegagnon avait le corps enflé comme s'il était atteint d'hydropisie. A Rome, le chevalier se présenta à François Guiche, homme dévoué aux du Bellay. Soigné par les meilleurs médecins Villegagnon put bientôt reprendre la plume et conter l'histoire de l'expédition d'Alger '. La lettre écrite par Villegagnon à Langey, datée du 31 octobre, parvint à Fontainebleau le 12décembre. La lisant, Langeydut sourire de satisfaction. Charles Quint avait sous-estimé son adversaire. Il avait commis une faute, en marchant sur Alger pour un siège, sans tentes, avec deux jours de vivres seulement, laissant artillerie, munitions, la 1. Caroli VImperatoris Expeditio in Africam ad Argieram per Nicolaum Villagagnonem, equitem Rhodium gallum. (Parisiis, apud Joannem Lodoicum Teletanum, ex adverso collegii Remensis, 1542, p. in-4, 24 pages. Plusieurs éditions parurent en même temps à Anvers, Venise, Nuremberg. La même année, un médecin de Lyon, Pierre Tolet, fit une traduction en français :Relation de l'expédition de Charles Quint contre Alger. Le texte original suivait. En 1875, A.Aubry, à Paris, rééditait l'ouvrage (355 exemplaires).
plupart des chevaux à bord des navires. S'il s'était renseigné, il aurait appris que la région subissait à cette époque de l'année de brusques variations de temps. Au ciel bleu, succédaient des orages, des pluies diluviennes. La lettre de Villegagnon fut jugée si intéressante que Langey en fit prendre une copie par un de ses secrétaires pour l'envoyer à Rome au cardinal Jean du Bellay. Le chevalier de Gleney, porteur de la lettre du chevalier de Malte, ajouta des détails sur la fin de l'expédition. Quarante à cinquante vaisseaux avaient été perdus. Celui sur lequel luimême avait été embarqué avait fini par couler devant Majorque. Se présentant devant un port de la Corse, un gros galion chargé de sept cents Espagnols avait sombré. Aucun survivant. Ce récit du compagnon de Villegagnon parvint avec celui du chevalier de Malte au cardinal du Bellay. Pendant l'hiver 1542, Villegagnon, remis de ses blessures, vint à Paris conter ses aventures à François Ier. Il retrouva Langey à la cour de France. Entouré, questionné, le chevalier décrivit par le menu ce qui s'était passé en terre africaine. L'hiver en France permit à Villegagnon de retrouver à Provins sa mère, son frère Philippe le bailli, qui s'occupait de ses affaires. Il fit aussi des apparitions à la Cour où il était toujours bien accueilli. Au roi, à Langey, il offrit un exemplaire de son Caroli V Imperatoris expeditio in Africam ad Argieram. Un jour avait suffi pour que l'obscur chevalier de Malte devînt un personnage.
2 I. Villegagnon en Hongrie - Venise - Sa lettre au cardinal du Bellay (Juillet 1542) - Les affaires d'Écosse - Mort de Jacques V- Ambition d'annexion d'Henri VIII - Projet de mariage entre Marie Stuart et Édouard, fils d'Henri VIII - Beaton et le comte d'Arran - Morts d'Henri VIII et de François Ier - Avènement d'Henri II (1548). II. Expédition d'Écosse (1548) - Navigation de Villegagnon - Il emmène Marie Stuart en France (août) - Retour en Écosse (octobre) - Une pointe en Angleterre - Jedworth - L'île aux chevaux - Il ramène les galères du roi à Rouen (juillet 1549) - Retour en Écosse (septembre). III. Entreprise de Boulogne - Les Guise - Le plan de Villegagnon - Il arme une flotte en Normandie (décembre 1549) - Opinion de Coligny (janvier 1550).
1 Dans les premiers jours de l'été 1542, envoyé par Langey, Villegagnon est en Hongrie au camp de l'empereur Ferdinand. Le frère de Charles Quint a réuni autour de Buda une forte armée. Elle va s'opposer à l'avance des Turcs qui menacent les villes revendiquées par l'empereur. Le Turc a placé en avant de ses troupes celles dupetit prince de Transylvanie, Zapoli. Au-dessus de l'Europe inquiète, Soliman II semble tendre la main à François Ier. Villegagnon a pour mission de juger la situation militaire : importance des troupes d'infanterie, cavalerie, artillerie, fortifications. Il doit s'informer discrètement des intentions du frère de Charles Quint. Villegagnon ne restera que peu de temps en Hongrie. Il revient à Venise, fatigué, amer, las de cette vie errante sans but précis, autre que de servir la maison du Bellay dans les missions les plus diverses. Le chevalier a appris que Langey avait l'intention de le «donner » au duc d'Orléans, le plus jeune fils du roi. Villegagnon, le 15juillet 1542, écrit au cardinal du Bellay :
Fac-similé d'une lettre autographe de Villegagnon
Monseigneur, votre bonté et humanité me contraignent à mettre toute mon espérance en vous. Amon départ de la Cour, j'ai laissé une lettre au doyen, votre homme, pour vous donner en recommandation du bien dont vous m'avez comblé. Delà, je m'en allai enHongriepour voir le camp des Impériaux oùje n'ai pas osé demeureren raison de la défense que m'en avait faite monseigneur de Langey. Je vous envoie un mémoire des nouvelles de ce camp. Il vous plaît me donner un jour à Monseigneur d'Orléans qui me semble très gentil prince. S'il vous semble, Monseigneur, que ce soit monbien, je vousprie d'achever ce que vous avez commencé et me faire donner quelques honnêtes degrés de servitude en sa maison, afin d'avoir un lieu en France. Je commence à melasser de tantpérégriner et il mesemble que le temps est venu d'en tirer quelque fruit. J'écris au dit seigneur que vous lui conterez des nouvelles dudit camp afin d'avoir entrée et une occasion de parler de moi. Je suis à Venise attendant des nouvelles de monseigneur de Langeypourfaire ce qu'il mecommandera. Je n'ai le loisir de vous faire plus qui serait cause que je merecommanderais à votre bonne grâce, priant Dieu, Monseigneur, de vous donner une très parfaite santé et longue vie pour l'accomplissement de vos nobles desseins. De Venise 15 juillet 1542 Votre très humble serviteur Villegaignon '. Asa lettre, le chevalier ajoint un Mémoire du camp, rapport qui continue à renseigner la maison du Bellay. Peut-être, tout en disant le contraire, Villegagnon n'a-t-il pas tellement apprécié que Langey disposât de sa personne, même si c'était pour le donner au dauphin. Proposition qui n'aura pas de suite. Aucardinal, Villegagnon fait part de sa lassitude de voyager, d'être chargé de missions, d'espionner, disons le mot. Il vaut tellement mieux que cela! Il sait que sa renommée c o m m e n c e à p e r c e r à la c o u r d e F r a n ç o i s Ier. Langey, malade, a besoin de Villegagnon, les princes italiens se montrant turbulents. Le chevalier s'opposera aux lieutenants du gouverneur du Milanais, le marquis de Guast, dont les soldats font des incursions dans les plaines du Pié1. Bibliothèque nationale, Mss. F. fr. 3921 p. 74.
mont. Il défend la Mirandole, Caselle, Cerisoles, Carignon, reçoit à l'assaut César de Naples. Il l'oblige à se retirer, laissant sur le terrain près d'une centaine d'hommes et «ses échelles pour les gaiges ». Entre deux inspections des bandes italiennes, Villegagnon s'instruit des principes essentiels de l'attaque et de la défense, des dispositions de combat et de l'ordre des cantonnements. Langey était maître en l'art du renseignement, qualité indispensable en ce pays où les jalousies, la vénalité, les intrigues, les trahisons étaient règles communes. Villegagnon profitera de ces leçons et il l'avouera plus tard au duc d'Anjou : Dutemps que j'étais au service duRoi, votre grand-père, en Piémont, je soudoyais et tenais ainsi des soldats au camp de l'Empereur, auxquels je donnais debonnes sommespar mois, plus que ne pouvait se monter leur solde. L'un d'eux venait toujours jusqu'à moi, alors que les autres demeuraient au camp des ennemis. Ainsi, j'étais toujours informé... Feu Monseigneur de Langey, lieutenant du Roy en ce temps-là, faisait plus encore, car il avait gagné le secrétaire du marquis de Gousto, ce que sait très bien Gaspard de Coligny... Le moment n'était pas encore venu pour sortir Villegagnon de l'ombre. Il fut envoyé à Ponte-Stura pour fortifier le château. Il en fit une position redoutable. Le 31 mars 1547, le grand roi, François Ier, mourut pieusement. Villegagnon pouvait-il espérer du nouveau souverain une carrière plus brillante? Dès le début de son règne, Henri II chargea le chevalier d'une mission délicate : accompagner à Rome le comte Flaminio dell' Anguillara. De très noble famille, le comte souhaitait servir le roi de France, à la suite des Strozzi qui avaient pris les armes pour le service de François Ier. Il était le beau-frère de Pierre Strozzi, plus tard maréchal, et de l'amiral Strozzi, prieur de Capoue. Villegagnon était chargé de veiller sur Flaminio, menacé du poignard et du poison par ses ennemis et ceux des Strozzi, les Médicis. Villegagnon a trente-huit ans. Il est dans la force de l'âge. Il a acquis une grande expérience dans l'art de la guerre sur terre et sur mer. Las des missions, des intrigues italiennes, las d'apprendre aux capitaines comment défendre, attaquer
une place forte, il espère être chargé de plus lourdes responsabilités, exercer un commandement, un service auprès du roi de France, par le truchement des Guise qui le connaissent bien. Villegagnon n'a pas oublié le temps que, sur les galères de Malte, il naviguait. Il entend encore la grande voix de la mer qui l'appelle. Nostalgique de cette mer toujours mouvante, du cri des comites, des mariniers soutenant ou insultant la chiourme pour modifier le labeur de la rame, du «hau »cri des galériens poussés avec un tel ensemble qu'on n'entendait qu'une seule voix, et même cette odeur d'hommes mêlée aux senteurs salées de la mer, Villegagnon, de toute son âme, souhaite reprendre la mer. Et cette fois, comme commandant... Le plaisir de commander une galère, peutêtre une flotte, il en rêve... Le 20 mai 1548, une flotte composée de galères, de galéasses - six mille hommes étant embarqués à bord des navires -, quittait Brest et entrait dans la Manche. Sa destination avait été tenue secrète. Le chef de l'expédition était André de Montalembert, seigneur d'Essé, lieutenant général du roi. La flotte elle-même était placée sous le commandement de Léon Strozzi, prieur de Capoue. Les commandants de l'armée étaient gens de qualité :à la cavalerie, d'Anglure, seigneur d'Etauges; à l'infanterie, François de Coligny, seigneur d'Andelot; le Rhingrave; à l'artillerie le seigneur Duno; au conseil, La Meilleraye, Pierre Strozzi, d'Oysel. Hors du rang : le capitaine Loup, lieutenant du seigneur d'Etauges; La Rochefoucauld, Jean de Crussol, seigneur de Beaudiné, de Pienne, Montpezat, Argenlieu; Joachin, seigneur de Warty-en-Beauvaisis; les capitaines Gourdes, Villeneufve qui sera tué lors de la prise du château d'Hardington, Parisot, le futur La Valette. «Ce fut quelque chose d'héroïque et de ruineux. Onse chargea de fausses gloires et de vraies dettes », conclut A.Heulhard, qui donne cette liste où brillent les plus beaux noms de la noblesse française. Asa grande satisfaction, Villegagnon commandait quatre galères, dont celle du roi de France, la magnifique Réale. Sur ses épaules reposait le succès de l'expédition : enlever au château de Dumbarton, sur les bords d'un bras de la Clyde, la petite Marie Stuart, reine d'Écosse à cinq ans, et l'amener en France. Ala cour du roi Henri II, elle serait fiancée au dauphin François.
Villegagnon, comme tous les participants de l'expédition, se réjouissait à l'idée de cet enlèvement au caractère romanesque, chevaleresque. Il fallait s'attendre à l'opposition des Anglais occupant la côte sud du Firth of Forth avec le château de Haddington. La flotte anglaise croisait devant l'estuaire. Entre la France et l'Écosse existait une vieille alliance, une alliance de cœur. L'AuldAlliance remontait à la guerre de Cent Ans, où les contingents écossais avaient combattu sous la bannière de Philippe VI de France. Depuis, des étudiants écossais avaient accès aux universités de Paris, Montpellier, Orléans. Des notables écossais se fixaient dans le sud-ouest de la France, une région qui a toujours attiré les Britanniques. La garde personnelle des rois de France était assurée en partie par des Écossais. LouisXI avait épousé la princesse Marguerite d'Écosse. L'Écosse passait alternativement de la protection de l'Angleterre, la soumission à son roi, à l'alliance avec la France. Chaque nation entretenait chez elle des nobles écossais chargés de maintenir, d'accroître son influence. Une lutte menée avec une obstination très anglaise allait opposer Henri VIII et Marie de Guise, reine mère d'une Écosse catholique, française d'origine. Des périodes de répit, de calme trompeur allaient succéder à des batailles, des défaites écossaises, des invasions soudaines, se retirant comme des marées, laissant derrière elles des dévastations, des rancœurs, de la haine. Marie, la petite reine d'Écosse, née en de dramatiques circonstances, allait être menacée de rapt par Henri VIII, un grand roi pour l'Angleterre, un tyran, hommesans scrupules envers ceux, celles qui lui résistaient. EtMarie de Guise était de celles-ci. D'où cette «ballade très écossaise », très française aussi... Comment en était-on arrivé là? Il convient de remonter le temps. Dès sa naissance, le 8décembre 1542,jour de la fête de la conception de la Vierge, Marie fut marquée du sceau du malheur. Sa mère, Marie de Guise, fille aînée du duc Claude de Guise et d'Antoinette de Bourbon, venait d'accoucher quand elle apprit que son époux, Jacques d'Écosse, agonisait. Il n'avait pu supporter le désastre qui frappait son pays :
àSolwayMoss,le 24novembre, dixmilleÉcossaisavaient été mis en déroute par trois cents cavaliers anglais. Les Écossais s'étaientenfuis, laissantentre lesmainsdel'ennemi unmillier de prisonniers dont plusieurs nobles écossais. Jacques V s'était montré abattu, inconscient, comme frappé par la foudre. Le visage fermé, les yeux hagards, il avait erré de château en château. Après avoir passé quelques jours auprès de sa femme à Linlithgow où, incessamment, elle allait accoucher, le roi d'Écosse se retira au château de Falkland. On rapporte «que le roi restait des heures sans prononcer un mot, ne se réveillant de sa léthargie que pour se frapper la poitrine comme pour arracher le poids qui l'oppressait ». Quand il apprit la naissance de son enfant, il aurait eu un sursaut, un éclair de conscience : «Adieu donc! Cela a commencé par une fille, cela finira par une fille" !» JacquesV, s'il avait prononcé ces paroles, pouvait se montrer amer. Son épouse, Marie de Guise, lui avait donné deux fils, morts en bas âge. Alors qu'il se mourait, c'est une fille qui venait au monde. Le 13 décembre, cinq jours après la naissance de sa fille, Jacques V«donna sa main à baiser à ses fidèles, les regarda quelques instants avec douceur, tristesse, puis se tourna vers le mur et expira ». Pieusement, auprès du cardinal Beaton qui l'assistait en ses derniers instants, le roi, à trente ans, avait rendu l'âme. Après la défaite de SolwayMosset la mort du roi d'Écosse, Henri VIIIavaittoutesfacilitéspourenvahirl'Écosse, sesaisir deMarie de Guise et deson enfant auberceau. Il ne le fit pas. Ce n'était pas qu'il fût arrêté par des scrupules. Cet enlèvement peu chevaleresque d'une femme qui venait de perdre sonépoux, chargée d'une enfant, sans défense, aurait soulevé une vagued'indignation dansles cours d'Europe. Peut-être le roi de France serait-il intervenu pour délivrer une Guise? Henri VIII avait une autre idée pour parvenir à ses fins : sans effusion de sang, pacifiquement, l'Écosse serait réunie à l'Angleterre. Ce serait, avant la lettre, car on ne sait si c'est 1. Ce serait une allusion au fait que le roi Stuart était monté sur le trône, deux siècles plus tôt, par son mariage avec l'héritière de la Couronne. Jacques Stuart se trompait sur l'avenir de sa fille. Marie devait être la souche d'une dynastie : six souverains après elle. Aujourd'hui, la famille royale d'Angleterre est de la même origine. (Michel Duchein, Marie Stuart, Ed. Fayard, Paris, 1987.)
Henri VIII qui, le premier, prononça, écrivit le mot : le royaume uni de Grande-Bretagne. Cependant, l'Écosse allait jouir d'un répit, d'une apparence d'oubli. Henri VIII ne renonçait pas au projet qui mûrissait dans sa tête. Rien ne pressait. La question religieuse en Écosse devenait de plus en plus aiguë, préoccupante pour son clergé catholique. En 1528, la doctrine de Luther avait fait son apparition et gagnait les populations de ce pays pauvre. La nouvelle religion y trouvait d'autant plus facilement des adeptes que le haut clergé catholique accumulait des richesses. Ses membres ne se gênaient nullement pour avoir des maîtresses, mener une vie dissolue. Le premier d'entre eux, le cardinal Beaton, donnait l'exemple. Dès la mort du roi Jacques, David Beaton, précédemment archevêque de Mirepoix en Gascogne, cardinal-archevêque, primat de Saint-Andrews, avait pris tous les pouvoirs. La reine mère Marie de Guise ne pouvait avoir que confiance en ce gouverneur qui, si longtemps et jusqu'à sa fin, avait été le conseiller du roi défunt. Beaton était un homme intelligent, loyal. Il eût été parfait sans ses maîtresses. Par sa vie privée, il prêtait le flanc à la critique et à la calomnie. Un prédicateur protestant, John Knox, qualifiera Beaton de «chef de l'empire des ténèbres »... L'archevêque de Saint-Andrews dut céder le gouvernement à Jacques Hamilton, comte d'Arran. Ala fin de 1542, d'Arran se fit reconnaître comme régent1 du royaume d'Écosse. Il n'attendit que quelques semaines pour faire arrêter Beaton et le placer en résidence surveillée dans le château d'un de ses partisans, lord Seton. Curieux personnage, ce d'Arran! Faible, indécis, irrésolu. Une girouette. Du catholicisme, il virera au protestantisme, pour revenir bientôt à sa religion première, puis retournera à la religion presbytérienne. C'est dire au milieu de quelles intrigues, de retournements, ambitions et même crimes étaient placées Marie de Guise et sa fille, la petite reine, pas encore couronnée. Tous ces événements, François Ier et les Guise, informés par l'ambassadeur de France, les avaient suivis. D'un côté, une reine, un pays troublé mais catholique, de l'autre une 1. Les textes de l'époque utilisent le mot « gouverneur ».
Angleterre puissante, un roi protestant, regardant la faible Écosse comme un gros chat dévore des yeux une souris. Insidieusement, Henri VIII inaugura sa politique de conquête pacifique en faisant sortir de prison les notables écossais, prisonniers depuis Solway Moss. Il leur mit le marché en mains : ou ils demeuraient incarcérés en Angleterre, ou bien, libérés, ils regagneraient leur pays, à une seule condition : en Écosse, ils devaient se faire les artisans de sa politique. Les comtes de Cassillis, de Glencairn, lord Sommerville, lord Oliphan, lord Maxwell acceptèrent avec d'autant plus de facilité qu'ils versaient dans le protestantisme. Henri VIII, maîtrisant son impatience, poursuivait ses desseins. Le premier était de faire condamner Beaton l'ennemi, Beaton, fervent catholique. Le deuxième, dans l'esprit du roi d'Angleterre, infiniment plus important, était de fiancer Marie Stuart, encore au berceau, avec son fils Édouard, âgé de cinq ans, héritier du trône. Marie Stuart serait amenée en Angleterre, élevée auprès de son futur époux. Les lords et comtes écossais, libérés, avaient bien fait leur travail quand le Parlement, convoqué en mars 1543, par le gouverneur, comte d'Arran, vota le principe du mariage de Marie Stuart avec le prince Édouard. Henri VIII avait exigé d'inclure deux clauses. L'une spécifiait que la petite reine devait immédiatement partir pour l'Angleterre et y être élevée, l'autre précisait qu'au cas où Marie et Édouard n'auraient pas d'enfants, l'Écosse perdrait son indépendance. Les deux clauses soulevèrent l'indignation du Parlement écossais. « Les Écossais souffriront toutes les extrémités plutôt que de se soumettre à la domination de l'Angleterre. Les Écossais veulent avoir leur royaume libre et vivre selon leurs propres lois et coutumes » reconnaît Sadler, ambassadeur anglais en Écosse. Le mouvement pro-anglais inauguré par le comte d'Arran, à ce moment penchant vers le protestantisme, ne devait pas durer plus que la séquestration du cardinal Beaton. Avec le concours de quelques amis, le cardinal put fausser compagnie à lord Seton dont le château ne devait pas être bien gardé. Aussitôt, Beaton retourna à son évéché de Saint-Andrews. Les catholiques applaudirent. Le comte d'Arran, pris de doutes, influencé par l'abbé
Paisley, son demi-frère, se rapprocha de Beaton. Laréconciliation eut lieu. L'apprenant, voyant le protestantisme en Écosse perdre du terrain au profit du catholicisme, constatant que ses ambitions, ses projets matrimoniaux étaient discutés, contrecarrés, Henri VIII recula. Par le traité de Greenwich, le 1erjuillet 1543, le souverain renonça à la venue immédiate de la petite reine en Angleterre. Il reconnut solennellement l'indépendance de l'Ecosse. Leprojet de mariage était maintenu, accepté par les Écossais. Pour Henri VIII, c'était l'essentiel. Il comptait sur l'avenir pour revenir sur cette question d'indépendance. Silencieuse, secrète, Marie de Guise ne cessait depenser à l'alliance française. Le cardinal Beaton assurait la liaison entre les deux pays. Le cardinal avait deux neveux, des frères, fervents catholiques et aimant la France. L'un d'eux, Jacques, archevêque de Glasgow sera nommé ambassadeur d'Ecosse en France '. Ces Beaton, dévoués à la reine d'Écosse, furent considérés comme des ennemis à abattre par Henri VIII. Beaton et Marie de Guise ayant constaté la facilité d'accès au château de Linlithgow, exposé à une incursion anglaise, décidèrent de transférer MarieStuart au château de Sterling. Juché sur une falaise abrupte, ce château, forteresse imprenable, à moins de disposer d'une armée et d'en faire le siège, appartenait à un fidèle, lord Erskine. On avait vue sur une plaine barrée par les montagnes mauves des Highlands. Le lieu de ce refuge avait été tenu secret. Seuls, quelques nobles catholiques réunis par Beaton avaient participé à la garde de la petite reine pendant le voyage. L'intérieur du château de lord Erskine était luxueux comme un de ces châteaux Renaissance qui jalonnent la Loire : plafonds à caissons sculptés, grande salle d'apparat tendue de tapisseries. La partie francophile avait le vent en poupe. En grande pompe, le comte d'Arran se convertit au catholicisme. Des renforts français arrivés étoffaient la garde du château. Marie Stuart, âgée de neuf mois, fut couronnée dans l'intimité dans l'église des Franciscains de Sterling avec la couronne, l'épée et le sceptre2.
1. Son frère Jean devint l'agent de liaison entre MarieStuart, prisonnière en 1566, et Catherine de Médicis. 2. Ces «honneurs » sont aujourd'hui exposés au château d'Edimbourg.
Malheureusement, l'intolérance, le despotisme religieux, source d'excès, d'emprisonnements, de meurtres par le fer et par le feu, avaient empoisonné l'âme des catholiques comme celle des protestants, qu'ils fussent français, écossais ou anglais. Le cardinal Beaton avait voulu mettre un terme à la diffusion en Écosse de la doctrine de Luther, aux prêches dans les temples presbytériens. Et des bûchers s'étaient allumés, une malheureuse femme avait été condamnée à la noyade pour avoir refusé de s'agenouiller devant la statue de la Vierge et d'invoquer Marie! Des nobles protestants soupçonnés d'avoir des relations avec les Anglais s'étaient vu chassés de leurs châteaux et ceux-ci aussitôt saisis. L'ambassadeur anglais, Sadler, expulsé, dut regagner en hâte l'Angleterre. Convoqué en novembre 1543, un nouveau Parlement écossais annula purement et simplement le traité de Greenwich dont l'encre était à peine sèche. Les concessions d'Henri VIII ne lui avaient servi à rien. Henri VIII apprenant ces faits entra dans une grande colère. Sanguin, violent, il considéra ce revirement comme une trahison. Puisque les concessions, les amabilités s'avéraient inutiles, il irait chercher la fiancée de son fils à la tête d'une armée! Beaton et Arran étaient des traîtres. Les deux hommes avaient des ennemis en Écosse même : les comtes de Lennox, d'Angus, de Cassillis, de Glencairn. Henri VIII pouvait d'autant plus compter sur eux pour les faire assassiner qu'un mouvement pro-anglais se dessinait. Le 1er mai 1544, une flotte anglaise entrait dans le Firth of Forth. Elle était commandée par le grand amiral lord Lisle et par le comte de Hertford. Le débarquement eut lieu à Leith, le port d'Edimbourg. La ville fut pillée. La capitale, Edimbourg, était à portée. La forteresse qui domine la ville étant imprenable, le comte de Hertford renonça à s'en emparer. Il eût fallu un long siège. Les Anglais dévastèrent, brûlèrent les faubourgs, le palais royal de Holyrood fut pillé, saccagé. Ils s'arrêtèrent devant Linlithgow. Cependant, le régent Arran levait une armée et mettait en déroute devant Glasgow les bandes de Lennox combattant avec les Anglais. Lennox s'enfuit en Angleterre. Il devait y demeurer vingt ans et épouser une cousine d'Henri VIII.
Une période de calme fit croire aux Écossais que l'orage s'éloignait. C'était mal connaître Henri VIII; vindicatif, le roi considérait que le refus opposé par Arran au mariage de son fils était une offense personnelle. Al'automne, des bandes de fantassins anglais se répandirent sur les régions bordant la frontière et brûlèrent des maisons, ravagèrent la campagne. Ils abattirent dix mille têtes de bétail, plongeant le pays déjà pauvre dans la désolation et la famine. En 1545, après un court répit, les Anglais, mieux armés, plus nombreux, réapparurent. Henri VIII leur avait donné liberté de brûler, de piller. «Le château de Broomhouse fut incendié avec la châtelaine et toute sa famille. En quelques semaines, 5 villes, 243 villages, 7 monastères, 16 châteaux, 13 moulins, 3 hôpitaux furent détruits. Henri VIII ne rêvait que vengeance et massacres. «Il payait des assassins pour tuer Beaton, le régent comte d'Arran, tous les traîtres qui l'avaient trompé », écrit Michel Duchein. Beaton, Arran! Lesdeux hommes ne s'entendaient que sur un point :protéger la vie de la petite reine, la soustraire aux ambitions anglaises, au projet de mariage auquel Henri VIII ne renonçait pas. Beaton était de plus en plus critiqué par les Écossais pour sa répression, jugée trop brutale, du protestantisme. Il savait qu'Henri VIII le considérait comme son plus mortel ennemi! Des assassins circulaient dans la population, payés par le roi d'Angleterre. Arran oscillait, une fois de plus! Le protestantisme avait des avantages et les partisans de Luther lui faisaient des avances. Pour empêcher Arran de glisser, le retenir dans ses velléités, Beaton lui suggéra l'idée de marier son fils, Jacques Hamilton, âgé de quatorze ans, à la petite reine qui allait avoir deux ans! Beaton pensa, sans doute, à l'eau qui passerait sous les ponts de la Leith avant que le mariage ne se fît! Beaton signa son arrêt de mort et tourna une page décisive de l'histoire de l'Écosse le 28 mars 1546 : s'étant saisi d'un prédicateur calviniste, Georges Wishart, il le fit brûler vif, sous ses yeux, devant le palais épiscopal. Wishart avait qualifié l'église catholique de «pestilentielle, blasphématoire, abominable, inspirée de Satan ». Or, il était très populaire. Ce fut une grande faute de la part de Beaton. Deux mois s'écoulèrent. Le 29 mai, un groupe de protestants,
décidés à venger leur martyr, déguisés en ouvriers, pénétrèrent dans le palais épiscopal de Saint-Andrews par surprise. Le cardinal fut mis à nu, pendu à une fenêtre du palais. En bas, la foule applaudissait. Les meurtriers se retranchèrent et mirent le régent au défi de les déloger du château épiscopal. Journée dramatique! Son retentissement dépassa les frontières de l'Angleterre, de l'Écosse. L'Europe fut effrayée... Marie de Guise constatait la faiblesse du régent. S'il ne reprenait pas rapidement le château de Saint-Andrews et ne punissait pas les rebelles, la guerre civile, religieuse s'ensuivrait. Il était possible aussi qu'Henri VIII se manifestât en faveur des occupants du château. Affolé, Arran annonça qu'il renonçait aux fiançailles de son fils avec Marie Stuart. Yavait-il jamais cru? Seule la France pouvait secourir l'Écosse menacée, en proie aux désordres. Marie de Guise se tourna vers elle. Lepremier trimestre 1547est marqué par la disparition de deux grands rois : Henri VIII décédé à Westminster le 28janvier, François Ier à Rambouillet le 31 mars. En Angleterre, le nouveau roi étant mineur, un régent est nommé. C'est le comte d'Hertford, devenu duc de Somerset, un homme énergique et ambitieux. Pour lui, Marie Stuart est toujours fiancée à son roi, EdouardVI. Le régent poursuivra vis-à-vis de l'Écosse la politique d'annexion de Henri VIII, soit une union pacifique, un mariage, si Marie de Guise s'y prêtait, soit, selon l'expression dugrand roi défunt, «une manière brutale de faire sa cour ». Lesuccesseur de François Ierautrône de France, Henri II, avait vingt-huit ans. Dès la mort de son père, il quitte Rambouillet pour Saint-Germain-en-Laye. Au château, il convoque le connétable de Montmorency. Un tête-à-tête qui durera deuxheures!Unnouveau gouvernement est fondé. Il sera présidé par le connétable. Parlèrent-ils de la guerre avec Charles Quint, guerre qu'il fallait reprendre jusqu'à l'élimination de l'empereur? Elle avait coûté fort cher et les caisses de l'État étaient quasiment vides. Cela au moment où le régent Somerset exigeait le règlement de deuxcent cinquante mille livres, terme annuel de la dette contractée au traité d'Ardès! Cette dette était payable en huit ans, Boulogne en était le gage. L'Écosse ne fut pas absente de l'entretien entre Henri II et le connétable.
Auprintemps, dans le château d'Anet, propriété de Diane de Poitiers, Henri II réunit Charles d'Humières, sieur de Contay, Philippe de Maillé-Brézé, gentilhomme de la chambre du roi, Léon Strozzi, prieur de Capoue, cousin germain de la reine Catherine de Médicis, un grand marin. Il fallait répondre à l'évêque de Ross qui, au nom de Marie de Guise, était venu demander du secours. Al'expédition projetée, Henri II voulait donner un caractère de lutte contre le dogme luthérien. Il en informa le pape Paul III et le doge de Venise. Les galères du roi, peu nombreuses, quelques galéasses chargées de soldats, de munitions, de vivres, arrivèrent dans le golfe d'Edimbourg alors que les troupes du régent Arran assiégeaient le château Saint-Andrews occupé par les rebelles. Un siège qui durait depuis une année! Charles d'Humières eut tôt fait de s'emparer du château épiscopal. Les rebelles, faits prisonniers, condamnés à ramer sur les galères du roi, furent amenés en France. Parmi eux, un jeune pasteur protestant, John Knox. Cet homme, à l'éloquence enflammée, vomissant tout ce qui était catholique, revenu en Écosse, devait s'avérer un redoutable adversaire pour Marie Stuart. L'expédition française se borna à la prise du château Saint-Andrews et à des entretiens entre Marie de Guise, le régent Arran, et les envoyés d'Henri II. Dans les premiersjours de septembre, une armée anglaise de quinze mille hommes levée par Somerset franchissait la frontière écossaise. Ce fut l'affolement pour les habitants. A nouveau, des villes seraient détruites, les églises, les villages incendiés par la soldatesque déchaînée. Labataille entre les troupes écossaises et anglaises eut lieu le 8septembre 1547 à Pinkie Cleugh, dans les faubourgs d'Edimbourg. Malgré leur courage, les Écossais divisés, mal commandés, furent vaincus, décimés. «Lechamp debataille jonché de morts mutilés ressemblait à un pâturage rempli de moutons », dira un témoin. Les Écossais s'attendaient à voir les Anglais occuper leur pays. Avec soulagement, ils virent leurs troupes se replier et regagner l'Angleterre. Somerset ne laissait qu'une garnison au château de Haddington. Aussitôt, les Anglais fortifièrent ses abords par une double enceinte. Le régent craignait-il de voir son armée trop éloignée de ses bases dans un pays hostile? Voulait-il faire oublier pour
un temps aux Écossais la «solution brutale » dont les avait menacés Henri VIII? C'était pour les Écossais un nouveau répit. La reine douairière, Arran, lord Erskine, gouverneur de Stirling où résidait la petite reine d'Écosse, n'ignoraient pas que les Anglais, que ce fût Henri VIII défunt ou, aujourd'hui, Somerset, avaient toujours comme projet de fiancer Edouard VI à Marie Stuart, peut-être d'enlever la petite reine. Marie de Guise, après en avoir discuté avec lord Erskine, estima que le château était trop facilement accessible. Trop de gens connaissaient le refuge. Ils décidèrent de mettre Marie à l'abri, dans un endroit inconnu, retiré, au prieuré d'Inchmahome, situé sur une petite île du lac de Menteith dans les monts Trossach, loin de tout, routes, villages, dans l'isolement absolu. Marie Stuart ne fit qu'un court séjour dans l'île, du 11 au 29 septembre, jour où les Anglais traversèrent la Tweed. Elle retourna à Stirling pour y passer l'hiver. Cependant, la politique ne perdait pas ses droits. AuParlement écossais, si les discussions sur le sort de la reine étaient vives, une tendance se faisait pour son départ pour la France. Les liens avec le vieil allié se resserraient devant le péril. Les miracles de Solway Moss, de Pinkie Cleugh ne se renouvelleraient pas. Un conseil se réunit en novembre 1547. On décida de demander au roi de France de placer les principales forteresses du royaume sous la protection de garnisons françaises. Ala fin de décembre 1547, cinquante capitaines français étaient arrivés en Écosse. Le 27janvier, un acte était signé entre Henri II et le régent Arran. Ce dernier s'engageait à réunir le Parlement à Edimbourg afin d'obtenir des lords leur consentement au mariage de leur reine avec le fils d'Henri II. La reine irait en France pour yêtre élevée auprès de son futur époux. Les forteresses les plus importantes d'Écosse devaient passer entre les mains de Français chargés de leur défense. En compensation à la renonciation d'Arran au mariage de son fils avec la reine, le roi de France lui conférait le titre de duc de Châtellerault et l'élevait ainsi à la dignité au-dessus de tous les nobles écossais. Désormais, Arran se plaira à s'entendre appeler «Monsieur le duc »... En février 1548, Marie Stuart fut transférée au château de
Dumbarton, sur un bras de la Clyde, la Clyde Bank. Sur un rocher de six cents pieds, Dumbarton était une forteresse imprenable. Quelques gentilshommes français renforçaient la garde écossaise. «Du château, ils ne devaient laisser approcher personne, hormis ceux qui avaient le mot de passe des Guise » écrit Jean de Beaugé '. En ce même mois de février, le Parlement écossais avait vôté l'annulation des fiançailles deMarie avec EdouardVIet le principe de son mariage avec le dauphin François. Lalégalité était ainsi respectée ; restait à la matérialiser en faisant enlever par les Français Marie du château de Dumbarton. Tout avait été prévu pour réaliser cette tâche difficile, délicate, à la barbe des Anglais. Villegagnon en fut chargé. II L'appareillage de la flotte française à Brest ne passa pas inaperçue des Anglais. Ils entretenaient des informateurs dans les ports bretons et il n'était pas rare de voir un de leurs vaisseaux croiser devant le goulet. Ils avaient vu les bâtiments français prendre la direction du nord - nord-est, vers le pas de Calais. Sans aucun doute, ils venaient prêter main forte à leurs amis écossais. Aussitôt, les Anglais dépêchèrent quelques bâtiments au large de l'embouchure de la Leith afin d'intercepter ces navires. Léon Strozzi manœuvra habilement. Il fut favorisé par le brouillard rendant peu visible ces galères et galéasses basses sur l'eau. Le 16juin 1548, les navires français arrivèrent à Leith. Six mille hommes débarquèrent. Pour enlever la petite reine, Villegagnon avait conçu un plan aussi osé que difficile à réaliser. De nuit, en silence, le 23juin, quatre galères, dont la plus spacieuse, la plus décorée, la Réale, était destinée à Marie, quittèrent le port de Leith. Pour détourner l'attention des Anglais, d'Andelot avait fait embarquer cent quarante soldats. Le bâteau longea la rive gauche du Firth of Forth, comme pour pousser une reconnaissance jusqu'au fort de Broughty-Graigs2. 1. Jean de Beaugé, gentilhomme français, Histoire de la guerre d'Ecosse, Paris, Gilles Corroget, 1556. 2. Broughty-Graigs est surla rive gauche duFirth ofTay(comté d'Angus).
Les quatre galères, au sortir du Firth of Forth, prirent la route du sud, en longeant la côte comme si elles allaient franchir le pas de Calais, gagner un port français. A la hauteur de l'île Holy, insensiblement, s'éloignant de la côte, elles gagnèrent la haute mer. A l'abri de tout regard, Villegagnon fit mettre le cap au nord; la direction des Orcades, des Shetlands, une mer toujours parcourue par des vents violents, une mer hachée, même en période d'été. Les galères étaient basses sur l'eau et nul ne pouvait croire que pareils bâtiments s'y fussent engagés... De nuit, Villegagnon franchit l'étroit Pentland, entre la côte nord de l'Écosse et les Orcades méridionales. Empruntant le détroit de Minch, puis le canal du Nord, elles se trouvèrent relativement à l'abri du vent. Les courants étaient violents, poussaient vers l'Écosse. Les deux cent cinquante galériens souquaient aux longues et lourdes rames '. Enfin, l'embouchure du Firth of Clyde fut en vue. Ils rencontrèrent de nombreux navires, des pêcheurs. Les galères avancèrent plus vite quand Villegagnon et les trois capitaines aperçurent, juché sur un roc, le château de Dumbarton. Tout était prêt pour l'embarquement de Marie Stuart. Vingt-quatre heures furent nécessaires pour le repos des équipages des galères. Dans l'émotion de la séparation, la petite reine embrassa et quitta sa mère. Adieux déchirants, aux dires des témoins. C'était le 29 juillet. La suite de Marie Stuart était celle d'une reine : lord Erskine, lord Livingstone, le jeune lord Jacques Stuart, son demi-frère, lady Fleming, ses demoiselles d'honneur : Marie Fleming, Marie Livingstone, Marie Seton, Mary Beaton, toutes jeunes filles de grandes familles écossaises. Certaines avaient un parent à bord. L'Histoire, la poésie devaient les appeler du joli nom des « quatre Marie » ou encore « le trèfle à quatre feuilles ». Hélas ! il ne devait pas porter bonheur à la jeune reine d'Écosse! Aussitôt embarquée, la fillette enchanta les officiers. Elle n'était que grâce, gentillesse et intelligence. Dans les pires moments de la traversée, elle se montra courageuse. Le voyage commença mal. A la sortie de l'estuaire, le temps était si mauvais avec des vents contraires que le sei1. Villegagnon avait consulté une carte marine de ces régions. Vers la fin de l'année 1545, il l'avait reçue en présent de Nicolas de Nicolay. C'était la carte d'Alexandre Lindsay, «excellent pilote et hydrographe écossais ». Nicolay tenait ce précieux document de l'amiral d'Angleterre Dudley qui ne se doutait pas que cette carte servirait un jour contre son propre pays!
gneur de Brézé, après avoir consulté Villegagnon, commandant de la Réale, décida de mouiller les galères dans une anfractuosité à l'abri du vent et d'attendre que la tempête diminuât. Lady Fleming fit son premier esclandre en demandant à Villegagnon de débarquer «pour se délasser ». Elle s'attira une énergique réponse :loin depouvoir être débarquée, elle devait, soit aller en France et s'en montrer satisfaite, soit se noyer en allant à terre. Ladate du départ est incertaine. S'il yeut un livre debord, celui-ci disparut, et les historiens, se basant sur les lettres donnant des dates diverses, ne peuvent rien affirmer : le 7août, pour A. Heulhard, le 26 juillet selon Diurnal of Occurents in Scotland. Onpouvait craindre l'intervention des Anglais. Rien de tel ne se produisit. Le secret avait été bien gardé. Le 31 juillet, le seigneur de Brézé écrivait à Marie de Guise : «Marie est plus gaie qu'elle n'a été depuis longtemps. »Marie Stuart, au cours de dixjours de mer, n'aurait jamais éprouvé le moindre malaise, malgré les tempêtes. De même, elle ne montra jamais aucune émotion quand, une nuit, alors que la pointe de Cornouailles était en vue, la mer démontée cassa le gouvernail de la Réale. Et pourtant, selon Philippe de Maillé-Brézé : «La frayeur était générale, et seule l'intervention divine leur permit de réparer aussitôt le gouvernail et de continuer leur route en toute sécurité, malgré une mer déchaînée » Nous ne trouvons aucune mention de l'action de Villegagnon, commandant de la Réale, au cours de cette traversée mouvementée. Lechevalier n'était pas hommeà décrire ses propres faits et gestes. Dans la circonstance, il n'avait pas de rapport à faire comme il le fit pour labataille d'Alger, ni à Langey ni au roi de France. Le 13août, la Réale arrivait à Roscoff, et Marie Stuart mit pied sur la terre de France2. Le débarquement n'eut lieu qu'à Morlaix. La foule était si pressée qu'un pont se rompit sous elle. «Trahison! »s'écria la garde écossaise, croyant à 1. Antonia Fraser, Marie Stuart, reine de France et d'Ecosse, R. Laffont, 1973. 2. En 1548, Marie Stuart, reine d'Écosse, fonda à Roscoff la chapelle Saint-Ninien, en breton Sant-Dreignon, à l'endroit même où elle descendit du navire. (Pol de Courcy, Annuaire de la société d'émulation du département du Finistère, 1841.)
un attentat. Jean de Rohan, qui recevait Marie, répliqua: «Jamais Breton ne fit trahison... » Quelques jours plus tard, Marie Stuart était à SaintGermain. L'exploit maritime réalisé par Villegagnon, passant par le nord de l'Écosse alors que les Anglais l'attendaient au pas de Calais, le voyage de la petite reine, sur laquelle les yeux des rois et du peuple étaient fixés, firent plus pour la notoriété de Villegagnon que le combat d'Alger, ses missions secrètes en Italie, en Hongrie. Désormais, Henri II, les Guise allaient lui confier des missions délicates, difficiles, demandant courage et ruse. Le chevalier de Malte n'en avait pas terminé avec l'Écosse. Revenu à Brest, il en repartait dans les premiers jours d'octobre. Le 19, Henri II écrivait à Montmorency, de Moulins' : [...] Je vous envoie ce qui m'est venu d'Écosse. Vous y verrez que mes affaires commencent de ce côté-là, à entrer en quelque désordre à cause des paiements qui n'ont pas été envoyés de meilleure heure. Toutefois, j'espère que Villegagnon étant parti depuis dix à douze jours, pourra bientôt y arriver avec l'argent qu'il porte. Vous verrez aussi combien mes forces y sont fort diminuées et j'ai grand peur que mon argent ait été ou soit encore mal administré... Outre l'argent que j'ai envoyé par Villegagnon, j'ai ordonné qu'on soit prêt avec une autre bonne somme d'argent que j'enverrai à Brest pour le paiement et l'entretien de ma force demeurant en Écosse jusqu'au 9 février prochain... Cet argent étant à Brest, on le fera embarquer avec de l'infanterie que vous y enverrez. Toutefois, si vous pensez qu'il serait préférable de les faire embarquer à Bordeaux, vous me le ferez savoir. A Villegagnon, homme de confiance, cet argent était remis pour qu'il le transportât à Edimbourg. Cette lettre prouve combien les dépenses de l'armée, de la marine laissées en Écosse coûtaient cher au trésor royal. Après la bataille sous Haddington, La Meilleraye était ren1. Bibliothèque nationale, Mss. F.f. 6620.
tré en France, ramenant les vaisseaux ronds sur lesquels était venu le gros de l'armée. Après celle de Musselberg, d'Andelot, Pierre Strozzi, d'autres encore suivirent La Meilleraye, ramenant à leur tour les galères. La Chapelle-Biron demeura colonel général en Écosse : l'armée était fort diminuée déjà. Contre les entreprises de l'Anglais, il ne restait que quatre galères sous le commandement d'un Italien, Bacci Martelli, capitaine de valeur. Presque en même temps, le Rhingrave s'en allait aussi, laissant cinq enseignes allemands du capitaine Retouze. Henri II ne pouvait faire autrement que d'envoyer des renforts. De Bordeaux partirent quatre compagnies sous les ordres du comte de Fiesque, Raymond de Pavie, seigneur de Fourquevaulx, avec les capitaines Jalinques, Saint-André, Cageac et La Mothe-Rouge. Villegagnon ne se contenta pas d'amener de nouveaux soldats en Écosse. Il descendit de ses galères et combattit à terre avec eux. Il poussa une pointe en Angleterre avec André de Montalembert, au-delà de Jedburgh 1 et prirent le château de Ford, sauf une tour, défendue par Thomas Carr. Les Français ne purent l'enlever. Dans ces reconnaissances, mêlées de pillages - on avait de cruelles représailles à exercer - Villegagnon se tint à l'avant-garde, éclairant la route avec des arquebusiers à cheval et des salades de la compagnie de M. d'Estauges. Quant au butin, estimé à neuf mille écus, ce fut le petit profit des Écossais, « nos gens n'ayant, dit Beaugué, conservé pour eux que les plaies et blessures. » A Jedburgh, où ils s'étaient retirés, ils avaient faim. Point d'autres ressources que la chasse et la pêche : en ce malheur, les Allemands furent soutenus par leur gloutonnerie, ils passent pour avoir dévoré tout le poisson du Jed. Les Français, réduits à mourir d'inanition, allèrent à Dieu philosophiquement, c'est-à-dire héroïquement. On perdit ainsi le capitaine Jalinques, du Languedoc, le capitaine Charles, enseigne de M. de Saint-André, les seigneurs du Pont, poitevin, du Verger et du Mont, et avec eux, bon nombre de braves qui, dit Beaugué, « dépouillèrent les misères de cette vie avec telle allégresse de cœur qu'il seroit estrange de le croire ». Le reste courait le risque d'être pris par les Anglais qui avaient rassemblé huit mille hommes à Roxburgh pour leur
1. Jedburgh dont l'abbaye, aujourd'hui détruite, était le plus beau spécimen d'architecture gothique en Écosse.
courir sus. Beaugué le déclare : il n'y avait pas dans Jedburgh mille hommes capables de résister. D'Essé évita une surprise en montant à cheval à minuit, avec M.de Villeparisis et Villegagnon. Les Anglais comptaient le saisir en plein sommeil : il troubla leur marche par des manœuvres habiles et quitta la place, à leur barbe, sans être inquiété. L'infanterie de LaChapelle sejeta dans les montagnes par l'abbaye de Melrose, confiant aux cent arquebusiers des capitaines Loup, Beauchastel, Saint-André et Cageac la charge de couvrir la retraite. Si les Anglais avaient poursuivi, on les eût culbutés dans la Tweed débordée. LesAnglais, on le sait, sont plus à l'aise, meilleurs combattants sur les navires, même naviguant en rivière, que sur la terre. Ceci d'autant plus qu'ils avaient une grande supériorité numérique. Contre quatre galères, ils alignaient une flotte de vingt-neuf vaisseaux, les ramberges du roi d'Angleterre, spécialisés dans l'exploration des rivières, qui étaient des hourques flamandes auxflancs très enflés, à l'arrière fortement arrondi. Ceshourques étaient chargées de munitions et de vivres. L'île de Inch-Keith défendait l'accès de la rivière de Forth. Les Français avaient trouvé dans cette île un excellent fourrage. Ils l'appelaient «l'île aux chevaux ».Ils commirent une grande faute en négligeant sa défense. Sans pertes, les Anglais débarquèrent dans Inch-Keith et, en moins de quinze jours, la fortifièrent. Désormais, il était impossible d'accéder à cette île. La flotte anglaise en défendait les abords. Enjuin 1549, le bruit courut que M.de Montalembert, seigneur d'Essé, était rappelé en France par le roi. M.de Thermes - futur maréchal - allait le remplacer. Il devait arriver avec des forces importantes. Apprenant ces réconfortantes nouvelles, la reine Marie de Guise s'en réjouit. Sans doute connaissait-elle bien la région, la rivière, les abords de l'île. Prétextant animer par sa présence les combats qui allaient suivre, elle se mit en avant. Les renforts arrivèrent. L'île aux chevaux, maintenant bien fortifiée, empêchait la jonction des arrivants avec le contingent français en Écosse. Avant d'entreprendre toute action, il était nécessaire de reconnaître les défenses de l'île de Inch-Keith entourée d'écueils. Villegagnon en fut chargé. Abord de ses galères, se trouvaient le seigneur LaChapelle, MM.deDussac, deFer-
rières, de Gordes, les capitaines LaMothe-Rouge et Nicolas. L'île fut longée de très près par Villegagnon. LaChapelle et ses gentilshommes relevèrent les défenses de l'île. Lejour de l'attaque, dès l'aube, Marie de Guise se trouvait au Petit-Leight, entourée des ambassadeurs Villeparisis et Jean de Montluc \ Villegagnon et de Seurre, chevalier de Malte, devaient amener les troupes à pied d'œuvre pour débarquer. LaChapelle les commandait. L'artillerie des galères entra en action pour protéger les hommes qui débarquaient, avec, à leur tête, le courageux LaChapelle. Uncapitaine italien, Gasparo Pizzoni, chez les Anglais, allait d'une pièce d'artillerie à une autre, la braquant, et mettait le feu aux poudres. Unboulet tiré de la galère emporta la tête du vaillant capitaine. Le débarquement fut un terrible corps à corps... LaChapelle fut tué. Bien loin de là, Rabelais immortalisa la prise de l'île aux chevaux : [...] Tu ne vis oncqaes tant d'ames damnées, dit Panurge à frère Jean. Et scais tu qouy?J'ay cuidé (Dieu mele pardoint) que ce fussent ames angloises. Etpense qu'à ce matin ait esté l'Isle des chevauxprès Escosse par les seigneurs de Termeset Dessay saccagée et sacmentée avec tous les Anglois qui Vavoient surprise. Le lendemain, la reine douairière se fit porter dans l'île sur une des galères de Villegagnon. Les morts de la veille, environ quatre cents Anglais, gisaient autour du fort. - Eh! bien, dit-elle au capitaine de Saint-André, serait-il aussi facile à l'ennemi qu'à vous de reprendre l'île? - Non, Madame, répondit Saint-André, montrant ses hommes, car elle est aujourd'hui mieux fortifiée qu'hier. Sur ce fait d'armes, d'Essé et Villegagnon revinrent en France, ce dernier rappelé par une lettre du roi Henri II du 23juin 1549. Monsieur de Villegagnon, comme je suis tout à fait en guerre avec l'Anglais, je pense mefortifier et à armer de tous 1. Jean de Montluc était en 1543ambassadeurà Venise. Il sera évêque de Valence en 1553 et, en 1564, ambassadeur en Espagne. Il aura quelques sympathies pour les calvinistes, tout en demeurant l'ami ducardinal de Lorraine. Sonfrère, Blaise de Montluc, lieutenant général de Guyenneen 1565, réprimera cruellement les protestants.
côtés à leur encontre et même par mer. Pour cette raison, j'écris en ce moment à la Reine d'Écosse, ma bonne sœur. De même au sieur de Thermes, mon lieutenant général en Écosse, pour qu'ils vous laissent venir de ce pays avec mes quatre galères, le plus tôt qu'il vous sera possible, vous priant et ordonnant incontinent de vous rendre à Rouen où se trouvent en ce moment mes autres galères. Il faut, monsieur de Villegagnon, que vous fassiez en sorte de les conduire et amener le plus sûrement possible que vous pourrez, car vous comprenez assez que la perte des dites galères serait à présent très mal à propos 1. Obéissant aux ordres du roi, Villegagnon prit la mer en juillet au Petit-Leight. Après neufjours de traversée, il arriva à Dieppe, galères et vies sauves. Il semble que Villegagnon soit retourné en Écosse. Le 19 septembre, Henri II écrivait de Meyzieu à Montmorency. Il lui donnait des nouvelles d'Écosse, lui envoyant en outre le chevalier de Seurre qui en arrivait. Dès après-dîner, j'ai écrit par la poste au chevalier de Villegagnon pour qu'il fît voile pour s'en retourner le plus tôt qu'il lui sera possible, parce qu'il en est besoin, vu la nécessité d'argent que mes gens ont pour cela... AVillegagnon étaient confiées des sommes considérables pour qu'il les transportât en Écosse. Il n'y demeura pas longtemps. Le roi avait besoin de lui pour combattre l'Anglais en France et lui reprendre Boulogne. III
Villegagnon, pendant les péripéties de la guerre d'Écosse, s'était montré brave, rusé. Les leçons apprises à Turin auprès de Langey avaient porté leurs fruits. Les projets foisonnaient dans sa tête. Habilement, par le truchement des Guise, il en faisait présenter quelques-uns au roi. Il ne pen1. Francisque Michel, les Écossais en France, les Français en Écosse, Londres, 1862, 2 vol., in-8°, tome I, p. 459. Lettre citée comme conservée dans les Balcarres Papers. Bibliothèque des avocats, Edimbourg.
sait pas avoir encore assez de crédit pour les présenter luimême. A la fin d'octobre, Henri II avait fait mander le cardinal de Guise pour adviser à faire faire et construire une vingtaine de ramberges pour se rendre, sur ce nouveau tems, plus fort sur mer que ses ennemis et par ce moien de rendre à ses subjects la navigation plus seure. François, duc d'Aumale, plus tard duc de Guise, reçut l'ordre de rejoindre Coligny dans le Boulonnais au début de décembre. Villegagnon qui avait une idée, une idée de marin, l'alla trouver, lui exposa son projet. Les Anglais, dans les espaces limités de la terre, n'avaient pas les coudées franches à Boulogne. Ils ne pouvaient être ravitaillés que par mer ou par Calais. La flotte du prieur de Capoue croisait au large et leur coupait la voie de la mer. Villegagnon proposait de se porter rapidement à l'entrée du port, d'y couler des bateaux pleins de pierres de taille liés ensemble. Ainsi, l'ennemi serait bloqué dans le port, aucune communication n'étant possible entre la terre et la mer. Pour l'exécution de ce projet, il fallait toute une flotte : des navires d'un nouveau modèle, capables de tenir tête aux rapides et puissantes ramberges anglaises que Villegagnon connaissait bien pour s'y être heurté avec ses galères. Le 16 octobre, Blaise Fructier, par un acte signé au Pavillon-lez-Coussy, s'engageait à construire quatre remberges, moyennant dix-huit mille livres. Livraison fin février 1550. Le 20 décembre, Jehan de Pontpelle, marchand de Dieppe, devait en construire deux, livrables le 25 avril. D'autres constructeurs à Dieppe, Gabriel de Bures, François le Clerc, Jehan Rots se proposaient de lancer chacun une ramberge. Le budget de ces constructions navales s'élevait à 29 100 livres. On devine un Villegagnon heureux de la confiance que lui accorde le roi quand, le 13 décembre, il écrit au duc d'Aumale pour lui faire savoir qu'il vient d'avoir confirmation du souverain d'une importante mission : se rendre en Normandie pour armer et équiper les navires destinés à combattre les ramberges anglaises : « Dieu aidant, le plus tôt qu'il me sera possible... » Ces vaisseaux, construits d'après les plans des ramberges anglaises, étaient taillés en plein cœur de bois, ras sur l'eau, trapus, avec deux tillacs, un pont de corde tressée et un pont volant à l'avant et à l'arrière. Ces forteresses mouvantes
étaient armées de quatre couleuvrines sur plate-forme. Dans leurs flancs, on pouvait arrimer une flottille de bateaux légers. Villegagnon avait terminé ses préparatifs pour attaquer Boulogne quand il pensa que leur temps à la mer pouvait être plus long que prévu. Par une lettre adressée, conjointement à Coligny et au connétable de Montmorency, il demanda un supplément de biscuits de mer. Coligny, peu enthousiaste, écrivit à Montmorency : Je lui en feray bailler de ceux du fort, par aussi bien se gastent-ils. J'en feray faire l'appréciation laquelle vous envoyeray. L'amiral se montra opposé à la tactique imaginée par Villegagnon pour bloquer le port de Boulogne : Je ne puys voir de quelle façon il entendit en sortir avec honneur, car je trouve cette chose plus difficile que jamais... Il est impossible que cela réussisse comme il le dict. Villegagnon n'aura pas à lutter pour reprendre la ville. « On ne se battit pas, on traita en février, on paya en Avril ! Villegagnon ne s'était pas contenté d'armer une flotte. Avec les galères, il s'était attaqué en Manche à des navires de commerce anglais. Ses principales prises consistaient en ces chevaux si utiles à cette époque ! Il ne se douta pas de l'antipathie latente de Coligny à son égard. Les guerres de Religion devaient opposer par la suite les deux hommes.
3 I. Nouvelle guerre entre Charles Quint et Soliman (1551) - Les Capitulations - Villegagnon retourne à Malte- Legrand maître Omedès- Lesdispositions dedéfense d'Omedès - Descente desTurcs dans l'île - Sac de Gozzo - L'ambassadeur d'Aramon arrive à Malte (1er août) - Départ d'Aramon pour Tripoli - Prise de laville par les Turcs - Retour d'Aramon à Malte- Le procès - Villegagnon défend Vallier - Il disculpe d'Aramon - Capturé en mer, Villegagnon est captif à Crémone - Son retour en France. II. Villegagnon fortifie Brest (1552) - Salettre au duc d'Étampes (décembre 1553) - Philibert del'Orme et Marcde Carné- Villegagnon revient à Paris Il publie DeBello Militensi (avril 1553) - Il est nommé vice-amiral de Bretagne (1553) - La prise du Francon - L'idée du Brésil.
1 Après Boulogne restituée, la paix avec l'Angleterre, Henri II donne de somptueuses fêtes, des triomphes auxquels sont conviés les ambassadeurs d'Europe et leurs épouses. L'Europe a les yeux fixés sur la France qui a mis victorieusement fin à cette guerre en mer du Nord et dans les eaux écossaises, l'Écosse ayant été comprise dans le traité. Unbaptême est l'occasion de resserrer les liens entre les deux anciens adversaires : Édouard VI, roi d'Angleterre, sera le parrain d'un nouveau-né, à la cour de France, Édouard-Alexandre - le futur Henri III. La cérémonie du baptême aura lieu le 5décembre 1551 à Fontainebleau. Libéré de ses soucis nordiques, Henri II pourra se tourner vers l'Italie, l'Allemagne et reprendre contre Charles Quint la lutte devenue inévitable. L'empereur persécute, attaque les états des princes allemands et poursuit ses projets de conquête du pourtour méditerranéen. Un autre adversaire allié à l'empereur se déclare : oubliant qu'il a été élu pape grâce au soutien du parti français, Giovanni Ciocchi, cardi-
nal del Monte, souverain pontife sous le nom de Jules III, se montre hostile à la France. Ce pape, par sa vie, ses mœurs, sera un des éléments de l'extension du calvinisme. «C'était un sexagénaire paresseux, colérique et gourmand. Il vivait dans la mollesse en compagnie d'un bel adolescent de dix-sept ans qu'il nomma cardinal pour le garder auprès de lui. » Réservant ses faveurs aux prélats de l'empereur, Jules III proposera au Consistoire le retour au concile de Trente. Sans demander l'accord d'Henri II, le pape réunira les évêques à Trente en 1550. Or, le roi de France protégeait les Farnese, maison rivale de Jules III. Henri II connaissait bien les liens qui unissaient la France et la Turquie. Ils remontaient à 1536, l'année où lui-même avait été proclamé dauphin '. «Les Capitulations »avaient été paraphées par Jean de La Forest au nom de son père, François Ier, et le grand vizir Ibrahim Pacha, représentant le sultan Soliman. Les deux pays, bien que de religions différentes, avaient les mêmes intérêts, le même adversaire, l'empereur Charles Quint. A la nouvelle des armements turcs, des mouvements de leur flotte, Henri II avait envoyé auprès de la Sublime Porte, un ambassadeur versé dans les affaires du Levant, d'Aramon 2. Il avait pour mission d'inciter le sultan à reprendre Bône à l'empereur. Il promettait l'appui de la flotte française qui soutiendrait Hassan, le successeur de Barberousse. A ce moment, Andréa Doria pourchassait les navires de Dragut Rais, un grand marin turc. Tous les éléments réunis pour, dans un même combat, prendre à revers Charles Quint. Situation à nouveau paradoxale, délicate, pour les chevaliers français. Ayant prêté serment à l'Ordre de Malte, enchaînés par leurs vœux de fidélité, en servant la foi, en défendant Malte contre les Turcs qui ne manqueraient pas de s'attaquer à l'île, ils se trouveraient amenés à se lever contre l'allié de leur roi! En juin 1551, Villegagnon était à Messine et faisait route vers Malte. Après avoir mis son épée et son expérience au service du roi de France, en bon chevalier de Malte qu'il était, il allait se ranger sous la bannière de l'Ordre. 1. Ivan Cloulas, Henri II, Éd. Fayard. 2. Voyage de M. d'Aramon, ambassadeur pour le roy, au Levant, escript par noble hommeJean Chesneau, l'un des secrétaires dudict seigneur ambassadeur, publié et annoté par M. Ch. Schéfer, Paris, Leroux 1889, in-8°.
Levice-roi de Sicile, inquiet de la tournure queprenait les événements, interrogea Villegagnon de passage à Messine : «La flotte turque a, dit-on, quitté les détroits. Connaissezvous sa direction : la France, vers Toulon ou vers Malte, Bône, ou la Sicile? » Diplomatiquement, le chevalier avait répondu qu'il l'ignorait. Il pensait que Malte était son objectif. C'est pourquoi lui-même s'y rendait. Il allait défendre l'Ordre auquel il avait prêté serment. Legrand maître était alors Juan Omedès, un Espagnol, «très espagnol »! On le disait plus impérialiste que Charles Quint! Ala nouvelle de la sortie de la flotte turque, il avait envoyé un brigantin en reconnaissance dans la mer du Levant. La nouvelle que son capitaine avait ramenée n'avait rien de rassurante. LesTurcs semblaient faire voile vers Malte ou Tripoli. Les chevaliers, ayant récemment prêté assistance à Charles Quint dans la prise de Bône, ne pouvaient douter des intentions belliqueuses, revanchardes des Turcs. Ils insistèrent auprès du grand maître pour qu'il fît fortifier Malte contre toute surprise. Omedès répondit en faisant état de l'épuisement du trésor de l'Ordre. Les années précédentes, les récoltes en Sicile avaient été mauvaises et on avait fait venir de France et d'autres pays lointains un grain coûteux. D'où l'impossibilité de lever de nouveaux soldats, depayer mêmeceux qui existaient. Réparer le château et ses défenses était également impossible. Aux dires d'Omedès, la flotte turque n'avait nulle intention belliqueuse vis-à-vis de Malte. Elle se dirigeait vers Toulon où des fêtes l'attendaient. Omedès avait rencontré des gens venus de Toulon. Par eux, il avait appris qu'un ambassadeur français était à Marseille avec cinq mulets chargés d'or destiné aux soldes des marins et soldats turcs. Les chevaliers ne crurent leur grand maître qu'à moitié. Ce qu'il disait était trop précis pour être vrai. En réalité, Omedès était bien renseigné. Le 22 juin, M.d'Aramon était à Marseille prêt à s'embarquer... Apprenant que Villegagnon retournait à Malte, le grand maître et les chevaliers décidèrent de l'attendre. Informé comme il l'était des desseins de son roi, de la politique au Levant, Villegagnon devait savoir la destination de cette flotte musulmane. Dès qu'il eut mis pied à terre, il se rendit auprès du grand
maître de l'Ordre. Omedès l'interrogea. Villegagnon répondit : «Sur mon honneur, je ne sache pas que le Turc agisse à l'instance du roi, on n'en parle pas en France. Mais on lui a pris Bône contre la foi jurée, et c'est sur Malte d'abord qu'il vengera cette insulte. Voilà pourquoi, abandonnant le service du Roi, je suis venu me ranger sous la bannière de l'Ordre menacé. Je vous apporte les recommandations de Connétable. Neveu de Villiers de l'Isle-Adam, les intérêts de l'Ordre lui sont chers. Il est prévenu que le Turc cherche à tirer vengeance de la prise de Bône dans laquelle les chevaliers ont assisté l'empereur. Avousdefaire le nécessaire tant à Malte qu'à Tripoli. » Le fin de la réponse déplut à Omedès. Villegagnon ajouta que le vice-roi de Sicile, l'ayant écouté, allait lever des soldats en Calabre et les embarquer pour défendre Tripoli, place si utile à la chrétienté. Le vice-roi avait aussi fait part au chevalier de ses inquiétudes sur le sort de la petite île de Gozzo sans autre défense que sa position à pic sur la mer. Omedès, de tout cela, ne crut que ce qu'il voulait croire. Il fit reproche à Villegagnon de déguiser les intentions de son roi. De cette désobligeante remarque, le chevalier fut d'autant plus touché qu'il avait entendu la mêmeinsinuation du vice-roi de Sicile. Omedès doutait encore. Il réunit en conseil les dignitaires de l'Ordre. Villegagnon en était. Il insista pour que les instructions du vice-roi fussent suivies. Anouveau, le grand maître objecta son manque d'argent. Ainsi justifiait-il son inaction. Il n'avait pas rappelé plus de chevaliers de leurs provinces qu'il n'en fallait. Omedèsproposaun impôt sur les commanderies. Il fut accepté. Cen'était qu'un expédient. Le temps pressait... Laquelle des trois places fallait-il défendre en priorité? Malte, Tripoli, Gozzo? Sacrifier l'une d'entre elles? Pour Malte, siège de l'Ordre, la question ne se posait pas. Ondiscuta d'abord de l'île de Gozzo, proche de Malte. Si les Turcs s'en emparaient, ils en feraient une base menaçant Malte. Pero Nufiès, un Espagnol, bailli de la Boveda, fut d'avis d'abandonner Gozzoaprès l'avoir vidée de sa population qui serait évacuée sur la Sicile. Legrand maître prit la parole : le commandant de la place était un capitaine espagnol dont il connaissait la bravoure. D'autre part, la topographie, les abords rocheux de l'île se prêtaient à la défense. L'abandon
ne serait pas accepté par ses habitants et, si même on les y forçait, ils ne manqueraient pas de demander des indemnités excessives en rentrant chez eux. Qui les payerait? Comment? Le conseil se rangea à l'avis du grand maître. Avant toute chose, Omedès avait défendu l'honneur de son capitaine espagnol. Lesort de Tripoli fut ensuite discuté. Il fallait désigner un sage, un preux chevalier de la grand-croix, pour commander. Les bouches inutiles devaient être évacuées hors de la ville, ainsi que les vieux soldats, invalides, blessés. Aux soldats calabrais, envoyés par le vice-roi de Naples, viendraient s'adjoindre ceux de Malte. Ces derniers devaient être capables de soutenir un siège qui ne pouvait qu'être long, la flotte turque étant obligée de mouiller loin du rivage à cause des faibles fonds et des vents étésiens qui soufflent à l'époque de la canicule. Omedès fit aussitôt des objections. Les mêmes que pour Gozzo. Évacuer les vieux soldats serait priver la défense d'hommes d'expérience, aliéner l'esprit militaire qui fait les victoires autant, et peut-être plus, que la force physique des jeunes soldats. Séparer des combattants, les vieillards, les femmes, les enfants, êtres pour lesquels ils exposent communément leurs vies, surtout en pays étranger, serait leur enlever tout courage. Al'annonce de la décision de les envoyer combattre à Tripoli, les Calabrais furent pris de panique. Ils crièrent à la boucherie, hurlant, puis suppliant. Ils n'étaient que de pauvres laboureurs, des paysans, ignorants. Non seulement ils ne seraient d'aucune aide à la défense de Tripoli, mais une gêne, un embarras. LesCalabrais ne voulaient en aucun cas aller défendre un pays où les chevaliers de Malte ne seraient pas eux-mêmes nombreux. Ne voulant pas mourir à leur place, ils demandaient seulement d'être envoyés en Sicile. Omedèsles considéra avec mépris : «Tripoli, dit-il, se défendra sans eux. » Il obéissait aux ordres du vice-roi. Il ne souhaitait pas perdre des chevaliers et des hommes sur la côte où était le maréchal de l'Ordre lui-même. Il ne laisserait personne dans un lieu intenable. Paroles, apaisements inutiles. La terreur des Calabrais se manifesta avec des cris, des lamentations, des larmes, des prières, des invocations à Dieu, à la Vierge et à tous les saints.
Ces soldats avaient un enseigne et un capitaine calabrais. Omedès les fit venir, parla de l'honneur du soldat, laissa prévoir un avancement à l'enseigne, et réussit à les convaincre. Il fut convenu que les Calabrais partiraient à Tripoli, accompagnés de quelques chevaliers pour les instruire et leur remonter le moral! Les chevaliers du conseil, qui connaissaient la faiblesse des défenses de Tripoli et n'avaient aucune confiance en ces soldats calabrais, estimèrent que cent des leurs devaient partir pour Tripoli. Omedès se récria : «Cent, c'est trop! Cent! c'est enlever à Malte ses meilleurs défenseurs!» Legrand maître fixa le nombre des chevaliers à vingt-cinq, à puiser dans les prisons!Car il yavait des chevaliers incarcérés pour n'avoir point suivi la règle de l'Ordre. Nous supposons qu'il s'agissait d'entorse au vœude chasteté. Il yavait à Malte des prostituées fort peu habillées... Deux galères chargées de ces valeureux soldats quittèrent Malte pour Tripoli, les débarquèrent et revinrent incontinent. Ace moment, la flotte turque, passant plus au nord, avait atteint la côte méridionale de la Sicile. Le généralissime se nommait Sinan-Pacha. Laflotte elle-même était commandée par Dragut et Salah Rais. Sinan-Pacha envoya un parlementaire auprès du vice-roi. LeTurc se référait à ses traités antérieurs au sujet de Bône et réclamait la place. Levice-roi trouva habile de répondre que cette affaire le dépassait, qu'elle ne pouvait être traitée surle-champ. Il lui fallait s'en référer à l'empereur. Sinan-Pacha, qui jugeait les autres par lui-même, vit dans cette réponse dilatoire un moyen de faire perdre à la flotte turque le bénéfice d'une saison propice à la navigation. Furieux, il s'en prit à une charmante petite ville, Agosto, qui semblait dormir sur le rivage ensoleillé de la Sicile. «Ala mauvaise foi impériale, il répliqua par un exploit tout musulman. » Sestroupes débarquées saccagent le château qui domine la ville. Ala nouvelle du sac dupetit port sicilien par les Turcs, les chevaliers de Malte dirent au grand maître que SinanPacha, en attaquant Agosto, montrait bien les desseins des Turcs. Pour eux, il n'était pas question de voir le Turc se rendre en France. Têtu, n'admettant par la contradiction, Omedès répondit qu'Agosto n'était pour la flotte turque qu'une escale et qu'elle se rendait àToulon;il avait étudié les cartes marines :en longeant les côtes méridionales de Sicile, les Turcs abrégeaient leur navigation de cent milles!
Deuxbarques chargées de femmes et d'enfants arrivèrent dans le port de Malte. Elles venaient de la petite île voisine de Gozzo. Ses habitants ne voulaient pas subir le sort de ceux d'Agosto qu'ils disaient avoir été enlevés par les Turcs en esclavage. Sous prétexte du danger qu'il y avait à excepter de la guerre ce que les hommes ont le plus de cœur à sauver, Omedès fit rembarquer ces malheureuses. Les barques et leurs passagers devaient retourner à Gozzo. Défense à leurs habitants d'en bouger! Le château de Malte où se tenait le grand maître passait pour inexpugnable, étant entouré par la mer sur trois côtés. Sur le quatrième, un large canal le séparait du bourg. Celui-ci avait de belles maisons où habitaient les commandeurs, les chevaliers, mêlés à des marchands et à des courtisanes de tous pays, grecques, italiennes, espagnoles, moresques - sans compter les Maltaises, longuement et légèrement vêtues. Le bourg devait facilement succomber à un siège. Le cas est grave. Aubourg, point de défense. Auchâteau, point de place sinon pour quelques chevaliers et leur suite. Ala cité, distante de six milles, encombrement de population. Partout, pénurie d'eau et danger de peste. Les Turcs débarquèrent sans difficulté dans le port de Malte, près du château. Le capitaine d'une des galères de l'Ordre, l'Espagnol Giméran, embusqué avec quelques soldats dans les maisons avoisinantes, leur causa des pertes sévères avant de succomber au nombre. Les Turcs brûlent, saccagent, pillent, tuent tout ce qu'ils trouvent entre la porte de la Calle et la cité autour de laquelle ils se déploient. Le chevalier qui commande là est un Génois, le preux George Adorne. Avec quelques soldats, il se porte au-devant de l'ennemi. Devant le nombre, il recule, s'enferme dans la ville. La nuit venue, il envoie un gentilhomme espagnol auprès du grand maître pour demander des renforts. Le messager, trouvant les portes du bourg closes, fait le tour, descend au quartier de la marine, gardé par la langue française, alors que Villegagnon faisait une ronde au guet. Le messager le hèle, sollicitant une barque pour venir parler au grand maître. Il expose la situation critique de la cité entièrement cernée. Omedès appelle Villegagnon et le prie d'aller prêter main-forte à George Adorne qui ne peut tenir. Villegagnon demande simple-
ment de quoi boucher une brèche, en tout cent chevaliers. Omedès dit qu'ils ont la garde du château, qu'il en distraira bien six, pas un de plus. - Six hommes ne sont pas pour résister à un assaut, réplique Villegagnon, c'est la mort sans l'honneur! - Il n'est point temps de discuter, reprend aigrement Omedès, si vous voulez partir, partez avant le jour: si vous avez peur, dites-le! - Peur! s'écrie Villegagnon, ému, je n'ai pas parlé pour moi, mais pour les autres. Rejoignant ses compagnons, il en prend six des meilleurs et va droit aux écuries. Les chevaliers y trouvent, parmi les bêtes mises à l'abri, quelques juments. Ils les montent à cru. Une corde d'arquebuse dans la bouche de leurs montures, ils sortent de l'écurie. Pour toute protection, quelques-uns portent un corselet d'acier. Les autres, dont Villegagnon, rien. Ils s'élancent, passent au grand galop devant les Turcs stupéfaits. Ceux-ci n'ont pas le temps de faire un geste. Les chevaliers gagnent le fossé de la cité. Une ouverture étroite, une canonnière leur permet d'entrer dans la cité. Avec des cris de joie, le peuple, se croyant sauvé, les accueille. «La réputation de Villegagnon au faict des armes et aultres suffisances estoit telle que tout le peuple feut resjouy et consolé de sa venue; et furent faicts tous signes de resjouissance, mesme par les soldats qui tirèrent tous : et il y eut si grand bruit que les ennemys en entrèrent en grand soupçon, mesmement à cause d'une grande flamme qui paroissoit au Rocher de Saint-Paul, par laquelle on donnoit signal au Grand Maistre que le Villegagnon estoit entré \ » Villegagnon se contenta de dire à Adorne qu'on n'avait plus qu'à se faire tuer sur la brèche. Quant à ces pauvres gens qui voyaient en ces chevaliers des sauveteurs, il leur parla, taisant la vérité. Improvisant une défense, Villegagnon fit creusé un fossé derrière la muraille; sur le bord, avec des pierres, on éleva un second mur pour avoir une plate-forme aux deux bouts. Pour cela, il avait fallu abattre queques maisons, ainsi que le couvent et l'église des Augustins. Ces 1. Boyssat,Histoire deMalte, cité par M.Silvestre dans sesRecherches sur la Brie.
édifices, tout près du mur, à un jet de pierre, gênaient les travaux 1. Les Turcs durent démonter leurs canons. Atravers des rochers tourmentés, glissants, inaccessibles aux chevaux et aux bœufs, sous un soleil de plomb, à bras, ils portèrent pièce après pièce. Les capitaines des galères turques dans le port craignirent de dégarnir leurs vaisseaux, empêchant de faire un siège en règle. Villegagnon, les chevaliers virent les Turcs lever le camp, réembarquer hommes et pièces d'artillerie, et les galères prirent la mer. Par un simulacre de fortifications, Villegagnon avait sauvé la cité. Gozzo tomba entre les mains des Turcs en deuxjours. Le capitaine de la place, un chevalier espagnol, nommé Césel, l'abandonna. Lebruit de sa mort au combat, lancé par Omedès, était faux. Un Anglais pointa sans jamais s'arrêter un canon, tira, jusqu'à sa mort sur l'affût. Une étrange négociation s'engagea alors entre Césel et le pacha. Le capitaine demanda que deux cents personnes fussent exemptées de la capitulation, autrement dit, aient la vie sauve. Lepacha n'en voulut accorder que quarante. Pour les autres, c'était pour le moins l'esclavage. On cite le cas d'un Sicilien habitant dans l'île avec sa femme et ses deux filles. Craignant le pire pour elles, il les tua toutes les trois à coups d'épée. Puis il chargea son arquebuse, banda une arbalète et s'avança vers les Turcs. Après en avoir abattu deux, il s'élança l'épée àla main, s'ouvrit un chemin dans les rangs ennemis et tua plusieurs Turcs. Touché à mort, il tomba sur un monceau de cadavres. Cette résistance demeurera isolée. Six mille habitants de Gozzo seront réunis et enlevés sur les galères turques. Le 1eraoût, à l'heure où les cloches des églises appelaient les fidèles aux vêpres, une galiote, portant pavillon fleurdelisé, se présenta devant le port de Malte. On ouvrit les chaînes qui barraient l'entrée. Lagaliote accosta. Lescheva1. L'église des Augustins reconstruite en 1566 fut placée sous le vocable de Saint-Marc. Sur la porte de la sacristie, on pouvait lire : Augustinus eram, nunc Marci nomine surgo, Et si fata dabunt, nomina prisca geram. Quod Vetus Hospitium Turcarum metu Iul. Mensis M CCCCC LI fuit destructum, Id. Mensis Augusti M CCCCC LVI reaedificari caepi. (Abela. Malta Illustrata 1647, p. in-folio)
liers Parisot et Villegagnon furent les premiers à monter à bord du vaisseau. M. d'Aramon les accueillit. Leur débarquement fut salué par les salves d'artillerie réglementaires. L'ambassadeur de France était suivi d'une cohorte de gentilshommes : le seigneur de Mortenard, dauphinois, homme d'armes de la compagnie du comte de Tende, gouverneur de Provence, venu avec une frégate pour accompagner Aramon à Constantinople, le capitaine Coste, lieutenant de l'ambassadeur sur ses galères, et son neveu Érasme; Saint-Véran, frère de Mme d'Aramon; le jeune baron de Loudon et le sieur de Fleury, neveu d'Aramon ; le chevalier de Magliane ; Cotignac, valet de chambre ordinaire de la chambre du roi, plus tard ambassadeur de France en Turquie ; le seigneur de Virailh qui, depuis, fut envoyé en Allemagne près le Saint Empire; trois gentilshommes gascons, trois frères, les Iveuses; les sieurs de Sainte-Marie; les capitaines la Castelle, Barges et Barthélémy, d'Avignon; Guillaume de Grantrye, neveu de M. de Laubespine; le géographe Nicolas de Nicolay et son neveu Claude de Bayard. Au dîner donné le lendemain, auquel assistaient les anciens et notables chevaliers de l'Ordre, on conta comment Sinan-Pacha avait pris terre au port de Mechetto ; comment, repoussé par Giméran, il était descendu à la calle Saint-Paul pour assiéger la cité ; quelles dispositions avait prises Villegagnon ; comment enfin les Turcs s'étaient rejetés sur Gozzo dont ils avaient enlevé tout le peuple, femmes, enfants. Entre-temps, Nicolas de Nicolay, qui était curieux, visitait Malte avec Villegagnon. Nous ne séjournâmes que deux jours, écrit Nicolas de Nicolay, pour remettre nos galères en état, prendre de l'eau et autres rafraîchissements. En ce peu de temps je m'efforçai de voir, d'étudier les choses les plus curieuses, singulières de cette île. Le chevalier de Villegagnon m'y aida grandement, par son amitié due à une ancienne connaissance. Le chevalier me mena voir un jardin que le grand maître Omedès faisait au-delà du port, face au bourg. Ce jardin était entouré d'un corps de logis contenant chambres, garde-robe, cuisines, cour pavée de mosaïques, un porche, des fontaines très fraîches avec une eau excellente provenant des citernes, une maison pour le jardinier, une chapelle, une mare pour abreuver les chevaux. Le tout d'une architecture très recherchée en belle pierre blanche.
La porte d'entrée franchie, on voyait taillé dans le rocher, ungrandhommeà cheval, peint en vert, beaucoupplus grand que le Rustique de Rome. Quant au jardin, la terre y est apportée. Il est planté de beaux arbres fruitiers comme les pommes de Paradis qu'ils appellent «muses ». Les feuilles de ces arbres sont longues d'une brasse et demie et de la longueur d'un pied et demi. Dattes, pommes, poires, pêches, figues communes et figues d'Inde et autres fruits, herbages d'un goût incomparable. De sorte que le lieu est plein de volupté et de délices '. D'Aramon avait la tâche difficile. Il lui fallut réfléchir, ne dire que ce qu'il convenait de dire. Il avait promis d'intervenir auprès du Turc, au moins pour tirer l'Ordre d'embarras. Il prit la mer et arriva devant Tripoli le 5août. Aussitôt, il alla parler auxpachas et les trouva dans une colère noire. Ils s'attendaient à trouver à Malte, à Tripoli, les clés de Bône entre les mains des représentants de l'empereur. Or, ils avaient été bernés par de bonnes paroles, comme à Agosto, ou par des coups de canon : à Malte, par exemple, où ils croyaient recevoir salutations et rafraîchissements! Ils comprenaient, certes, que le roi de France éprouvât quelque déplaisir à les voir assiéger une ville défendue par les chevaliers de Malte, chrétiens et, par surcroît, français. Était-ce le hasard qui voulait que ces braves chevaliers soient partout où le sultan voulait être lui-même? La flotte turque continuera donc à faire le siège de Tripoli. Prendre Tripoli, c'était pour le Turc reprendre son bien. D'Aramon ne savait que répondre, la prise de Tripoli par les Turcs devant affaiblir l'empereur! Sous les yeux de d'Aramon, de Seurre et des Français, les Turcs activaient les travaux d'approche. Les boulets tombaient sur la ville. Un spectacle de ruines. Vingt pièces à la fois, dans un vacarme infernal, tiraient sur le château. Sa riposte était nulle. Manque de munitions, de projectiles? Il semblait plutôt que c'était l'ardeur à combattre qui manquait. Ala première brèche, il fut question de composer. Legouverneur de Tripoli Vallier, commandeur de Chambéry, hésitait. Tortebosse dit Poisien voulait résister jusqu'à la mort. 1. Navigations et pérégrinations orientales, Lyon, 1568, in-folio.
Sous les ruines du château, il serait enseveli. Les chevaliers espagnols formant la majorité, Vallier décida de les consulter. Ils émirent l'avis d'envoyer auprès du Turc un parlementaire, Guivara, et un autre, chevalier de Majorque. Ils partirent. Comme ils tardaient à revenir, Vallier décida d'aller lui-même parlementer avec Sinan-Pacha. Lesfers aux pieds, il fut aussitôt jeté dans une galère. Les femmes et les enfants demandèrent pitié et sortirent avec les autres chevaliers. Ils se rendaient aux Turcs. Ceux-ci enlevèrent aux combattants leurs armes, leurs cuirasses et même leur argent. La population dut donner aux Turcs tout ce qu'elle avait, linge, objets d'art, bijoux, une véritable spoliation faite avec brutalité. Ils eussent été traités plus durement encore si d'Aramon n'était intervenu auprès de Sinan-Pacha en lui rappelant la convention d'humanité. La capitulation portait que tous les chevaliers et les soldats, jusqu'à deux cents, auraient la vie sauve et seraient ramenés à Malte sur les navires français. Vallier fut relâché. LesTurcs en voulaient surtout aux Espagnols. Sans d'Araman, ils eussent tous été massacrés. Les Turcs commirent cependant une atrocité : Jean de Chabas, un vieux canonnier du Dauphiné, avait pointé sa pièce avec tant de précision que le projectile avait emporté la main du secrétaire de Sinan-Pacha. On lui coupa le nez, les mains aux poignets, on l'enterra vivant jusqu'à la ceinture, puis il fut percé de flèches. Onmit fin à ses souffrances en lui tranchant la gorge. Pendant ces horreurs, Sinan-Pacha offrait un dîner à d'Aramon pour fêter sa victoire! «La diplomatie avait en ce temps-là de cruelles exigences! » D'Aramon, voulant se rendre compte par lui-même des défenses du château, des munitions et des vivres, le visita. Il était accompagné de Nicolay, Saint-Véran, Fleury, Barthélemy. Tous eurent le sentiment que c'était «honte irréparable à ceux qui, si pusillanimement, l'avaient rendu sans aucune raison de guerre ». Les fossés étaient intacts, larges, profonds; au-dedans, tout était bien «emmuraillé ». Trentesix pièces d'artillerie degros et petits calibres étaient en état. Restait une profusion de lance-grenades et pots-à-feu, de vivres, de munitions, d'eau de pluie et de fontaines. Il apparut à tous que la garnison, chevaliers, soldats, les meilleurs canonniers du monde (le malheureux Jean de Chabas l'avait prouvé) «avaient commis un crime énorme envers la religion ».
Le 21 août, d'Aramon quitta Tripoli et fit voile vers Malte. Il arriva le 23 tard dans la soirée. Le port était fermé comme d'usage avec des chaînes. D'Aramon crut qu'il suffisait de faire prévenir le grand maître de l'Ordre pour qu'on lui ouvrît. Il avait signalé qu'il avait à son bord le gouverneur de Tripoli et les chevaliers. Omedès avait compris tout de suite : Tripoli était tombé entre les mains des Turcs ! Malédiction ! Sa colère, sa rancœur le poussèrent à ne laisser entrer d'Aramon et ses compagnons que le lendemain matin. Dans la nuit, Omedès avait mûrement réfléchi à la situation. Il en avait conclu qu'il fallait faire retomber le poids de la défaite de Tripoli sur d'Aramon, les chevaliers français, Vallier, gouverneur de Tripoli. Omedès intrigua dans ce sens auprès des chevaliers espagnols, italiens, avant que l'ambassadeur et ses compagnons de voyage n'aient mis pied à terre. Trois conseils se succédèrent au château. Le récit, les raisons données par d'Aramon furent contestées. Le grand maître montrait un indiscutable parti pris. Il avait besoin d'un récit tronqué, modifié, d'une légende, pour justifier auprès de Charles Quint, du pape, la perte de Tripoli. D'après lui, la simple présence d'un ambassadeur de France avait tout gâché, jeté le trouble dans l'esprit des combattants et détourné le gouverneur Vallier de ses devoirs. Sans plus attendre, Omedès expédia trois galères en Sicile, à Naples et à Bône pour colporter sa version des faits. L'ambassadeur d'Aramon envoya de Seurre auprès du roi de France pour y opposer la sienne. Estimant sa mission accomplie, il retourna à Constantinople. AMalte, on croyait au retour des Turcs. Forts de leur victoire de Tripoli, ils ne pouvaient que tenter d'enlever Malte. Villegagnon ne se faisait aucune illusion sur l'issue d'une seconde attaque des Turcs. Cette fois, ils ne se laisseraient plus tromper par une apparence de fortifications! Amoins qu'il ne plaise au sultan, travaillé par d'Aramon, de laisser en paix Malte et ses chevaliers. Le 24 août 1551, Villegagnon écrit au connétable de Montmorency pour lui exposer la situation. Il insiste sur le fait que les places, Malte particulièrement, ont été laissées dans l'état où elles étaient du temps de Villiers de l'Isle-Adam. Villegagnon n'a trouvé à la cité que dix-huit chevaliers pour garder les vingt mille âmes qui y vivaient... Pas plus de quatre cents hommes sont capables de
prendre les armes et défendre la religion. Et il est impossible de lever des troupes. Tripoli est tombé au bout d'un siège de cinq jours avec quarante chevaliers abandonnés par leurs soldats, la plupart calabrais. Villegagnon va s'enfermer dans la cité et la défendre jusqu'au bout. Ceci, bien que la ville soit loin d'être défendable car les murailles de pierre et de terre, sans chaux ni sable «ne vallent pas de bonnes hayes d'espines vives ». Il fait creuser des fossés intérieurs larges de seize pieds; derrière eux, une muraille épaisse de douze pieds, toute en pierres sèches, faute de terre et de fascines;il afait pratiquer des flancs secrets assez bons, et, si Dieu lui garde l'esprit et la santé, si ses gens ne perdent pas le cœur, il espère résister à l'assaut. «Il y a, dit-il, un gouverneur genevois, chevalier de la Grande-Croix, nommé frère Georges [Adorne], vaillant et vertueux chevalier duquel j'ai bonne espérance : nous ferons là le sacrifice à Dieu de nos vies pour la garde de tant de pauvre âmes 1.» AMalte, une instruction s'ouvrait sur la perte de Tripoli. Vallier, accusé, gardait les arrêts, sous la responsabilité de Parisot chez lequel il était. Les langues, très émues, se rassemblaient, discutaient de la responsabilité de Vallier. Et Villegagnon, inquiet, écoutait sans intervenir pour le moment. Les plus violents voulaient qu'on exécutât sur-lechamp ce traître et ses complices. Ils citaient le cas d'un chevalier qui avait rendu Colorno à dom Ferrand de Gonzague. Onl'avait pendu «tout botté et éperonné! ».LesFrançais demandaient un procès en règle. Vallier devait pouvoir s'expliquer et être défendu. Pour le moment, ce n'était qu'un pauvre homme aux cheveux blancs qui, depuis trentecinq ans, avait fait loyal service à l'Ordre, combattant souvent le Turc sans jamais avoir reçu le moindre blâme. Vallier comparut au conseil et s'expliqua. Les chevaliers français tentèrent de faire retomber la faute sur le grand maître qui, depuis quinze ans, avait puisé à pleines mains dans le trésor commun, sans se préoccuper de l'état des défenses, des besoins de ceux qui se battaient à Tripoli, comme à Gozzo, comme à Malte. Le ton montait. Les discussions s'échauffaient. Les mains se crispaient sur les poignées des épées et des dagues. 1. Ribier, Mémoires d'État, tome II.
Villegagnon, sagement, essayait de calmer les passions. Il tenta de s'allier avec un Italien de l'Ordre, Philippe Pilly, Florentin, amiral de l'Ordre, «parce que d'ancienneté, ils avoyent eu grande privaulté ensemble ». Il ne réussit pas à faire entrer le Florentin dans ses vues. Une ancienne rancune contre Vallier le retenait. Villegagnon comprit que sa démarche avait ravivé la vieille rivalité entre les deux hommes. Omedès ne restait pas inactif. Il avait fait mettre Vallier à la chaîne, le menaçant de dégradation s'il ouvrait la bouche pendant l'instruction de son procès. Il écartait du conseil tout membre estimé favorable à l'accusé, Parisot, le prieur de l'église. A l'inverse, Omedès accumulait les témoignages partiaux, accusateurs. En même temps, le grand maître de l'Ordre répandait dans toute la chrétienté des libelles, non seulement contre le malheureux Vallier mais contre Henri II et son ambassadeur. Villegagnon, par Parisot, suivait les procédés malveillants du grand maître. Il protesta. Le procès traînait depuis deux mois pour être instruit alors qu'on avait donné huit jours à Vallier pour produire la preuve de son innocence. Connaissant les statuts de l'Ordre, Villegagnon savait qu'on ne pouvait dégrader un chevalier. En ce cas, il eût fallu dégrader les chevaliers espagnols qui avaient conclu, eux aussi, à la reddition de la place. Le chevalier Schilling, bailli d'Allemagne, dit à l'un des commissaires : «Vous mériteriez qu'on vous tranchât la teste pour estre aussi variable. » Pero Nunes, espagnol, bailli de la Boveda, ne voulut point que la cause de Vallier fût distraite de celle des autres. En fait, sur quatre accusés, la dégradation atteignait trois Espagnols. Alors que le grand maître de Malte montait de toutes pièces le procès criminel contre Vallier et Fustier, autre chevalier français détesté par Omedès, arrivèrent à Malte des lettres signées d'Henri II destinées au grand maître. Du Bellay les avait reçues le 30 septembre et était parti aussitôt pour Malte. Le grand maître tarda à y répondre. Villegagnon flairait quelque mauvais coup. Omedès voulait envoyer au roi les confessions, les aveux arrachés à Vallier sous la torture. Il eût atteint d'Aramon et, par-dessus, l'ambassadeur, le roi lui-même. Villegagnon ne pouvait admettre cela. Il défendit
avec d'autant plus de force le malheureux Vallier, et tint un langage d'une grande fermeté : «Je m'ébahis, dit-il, qu'on tarde tant : si la réponse fait de telles difficultés, je n'insiste pas pour l'avoir. Mais qu'on me donne le texte de la sentence de dégradation :elle porte qu'en rendant Tripoli, il n'y a eu ni dol, ni fraude, ni machination avec l'ennemi, cela suffit à justifier l'ambassadeur. » Villegagnon fut alors soutenu par un commandeur nommé Labouret : «Le Roi demandait une réponse à ses lettres et non la sentence. » Se levant, Villegagnon, sans se laisser arrêter par les interruptions d'Omedès, parla : «Vous voulez savoir pourquoi je demande communication de la sentence? Voilà. Ona donné ordre, sous peine de cinq cents écus, au commissaire Combes de mettre Vallier à la gehenne. Vallier est un vieillard usé qui ne la pourra souffrir: par la force des tourments, il confessera tous les mensonges et toutes les folies qu'on lui demandera! » Le ton montait. Le grand maître, rouge de fureur, s'écriait : «Qui vous l'a dit? » Avec calme, Villegagnon insista : Omedès devait cesser de faire le procès de Vallier contre sa conscience, lever l'amende de cinq cents écus dont il avait menacé le commissaire Combeset nommerun autre rapporteur s'il voulait que «les choses aillent droitement et justement ». Sur ces paroles dites avec énergie et courage - il s'adressait au grand maître de l'Ordre -, Villegagnon se retira, laissant une assemblée stupéfaite et bouleversée. L'important pour le chevalier français était que son roi eût en main l'absolution de son ambassadeur par l'Ordre lui-même. Unsoupçon pesait injustement sur M.d'Aramon. L'ambassadeur aurait conseillé au Turc des'emparer de Tripoli alors qu'il avait reçu mission du grand maître de l'en dissuader. Invraisemblable !Impossible à prouver. Letémoin principal, le Turc, faisait défaut et jamais il n'eût déposé contre d'Aramon. La réponse de l'Ordre à Henri II fut longue à venir. Le 17novembre 1551, seulement! Son contenu était conforme à ce que le roi attendait : l'ambassadeur était arrivé à Malte le 1eraoût dernier, avec deux galères et une galiote royales. Il avait offert à l'Ordre son concours auprès du Turc. L'Ordre ne pouvait que rendre grâces à Sa Majesté! M.d'Aramon avait été prié d'essayer de sauver le château de
Tripoli, puisque tel était son bon vouloir, s'il arrivait à temps. Le château pris par le Turc, l'ambassadeur était parti, suivi d'une galère de l'Ordre chargée d'apporter la nouvelle. Il était revenu à Malte avec le gouverneur Vallier, les chevaliers et autres gens, délivrés par lui. D'Aramon avait expliqué au conseil tout ce qu'il avait fait pour que le château ne soit pas assiégé. Il ne pouvait qu'en regretter sa perte. Ceux qui ont été sauvés par les galères du roi de France se souviendraient du bon traitement qui leur avait été réservé à bord de ces navires. Au fond du cœur des chevaliers de Malte réunis en conseil, ne subsistait aucun doute : ils savaient bien où allaient les sympathies du roi de France. En toutes circonstances, Henri II voulait prouver à la Sublime Porte qu'elle pouvait compter sur son alliance, même si les faits semblaient parfois contraires. Villegagnon pouvait-il être satisfait? Non! Ala lecture en conseil, le 17novembre, de la lettre d'Omedès adressée à son roi, il déclara que le grand maître laissait planer quelques soupçons sur d'Aramon. Il exigea une autre lettre d'une netteté indiscutable. Lui-même la porterait à Henri II. Cette lettre, le chevalier devait l'attendre trente-deux jours. Il partit aussitôt pour la France. Il gardait au fond de son cœur une peine profonde : celle de laisser dans une geôle infecte, humide, sans air ni jour, malgré la protection de Parisot, Vallier. Un événement devait se produire pendant la traversée. Le 23 décembre, la flotte impériale attaqua la galère de Villegagnon. Aucune résistance n'était possible. Fait prisonnier avec d'autres chevaliers, Villegagnon fut envoyé au château de Crémone, commandé par un Espagnol, don Alvaro de Luna. Villegagnon fut immédiatement mis au cachot, sans air ni lumière. Il y contracta une «véhémente maladie ». Nous ne savons ce qu'il advint de la lettre au roi de France. Nous faisons confiance à l'astuce de Villegagnon pour avoir su la dissimuler et la remettre à Henri II, plus tard, après sa sortie de prison. Gimaran, capitaine des galères de l'Ordre, qui s'était battu courageusement auprès de Villegagnon à Malte lors de l'attaque des Turcs, apprit sa présence dans le cachot de Crémone. Sans hésiter, l'Espagnol alla en Allemagne trouver l'empereur. Charles Quint se souvint-il de ce chevalier de
Malte se battant comme un lion sous les murs d'Alger? C'est probable. Gimaran sut se montrer éloquent, et le souverain accepta l'élargissement deVillegagnon. L'empereur n'y mettait qu'une condition : «Le chevalier ne devaitjamais porter armes contre les ennemys de la sainte religion. » Villegagnon prêta ce serment qui n'était autre que celui de l'Ordre. II Au printemps de 1552, Villegagnon est de retour en France. Il se retire dans sa maison de Provins. Il a besoin de soigner les conséquences de sa dure captivité de Crémone. Il est accueilli en fils prodique par sa mère Jeanne. Son frère Philippe, bailli de Provins, est sur le point d'être nommé président du présidial de la ville. Comme les navigateurs, les grands voyageurs, les hommes vivant intensément chaque minute de leur vie, le chevalier éprouvait la douce satisfaction du foyer retrouvé, chaud, accueillant, de la maison où il était né, le silence de la petite ville. Il savait que, bientôt, le besoin d'horizons nouveaux, de l' « ailleurs », le reprendrait; il repartirait. Villegagnon avait l'impression de n'avoir jamais quitté Provins. Parfois, il partait solitaire, retrouvait les remparts où, enfant, il avait joué, l'église Saint-Quiriace, où, avec sa famille, il assistait à la messe dominicale. Il monta, un jour, par les escaliers en colimaçon, jusqu'à la galerie supérieure de la tour de César. Atravers les créneaux, son regard franchit les jardinets au pied des remparts, s'attarda sur les vallées où serpentaient la Voulzie, la Durtain... Au loin, s'étendait la plaine de Brie, riche de ses champs de blé, de luzerne, de sarrasin. Sur la fin de son séjour à Provins, Villegagnon se sentit capable de remonter à cheval. Il sella une jument à l'écurie et descendit la rue Murot vers la ville basse. Il passa devant l'hôtel des Trois-Singes, la maison du Pilier rouge, l'entrée voûtée de l'hôtel-Dieu, jusqu'à l'église Saint-Ayoul. Les sabots de sa monture résonnaient sur les pavés disjoints. Les rideaux des maisons se soulevaient pour voir passer ce cavalier à stature de géant, droit cambré sur son cheval. Son regard croisait parfois celui d'une femme qui lui souriait. Peut-être savait-elle qui était ce beau cavalier? Le
bruit du retour du chevalier de Malte s'était répandu dans la ville. Alors, Villegagnon, du regard, fixait la crinière de son cheval. Il avaitjuré. Le moindre écart serait connu, de bouche à oreille, dans tout Provins. Chevalier de Malte, dans l'action dépensant sur terre, sur mer toute son énergie, soutenu par sa foi, l'idée de la femme ne le tracassait guère. Il la fuyait cependant comme si elle fût une diablesse... Il arrivait à la porte de Jouy. La nuit, la porte était fermée par des herses, des chaînes entre les massifs de ses deuxjambages. Villegagnon n'allait pas jusqu'à la forêt de Chenoise où se cachait la riche abbaye de Jouy. Ami-chemin, il prenait sur la droite une petite route. Il chevauchait d'une traite jusqu'à Villegagnon, son domaine. Les fermiers lui rendaient compte, se plaignaient du temps. La récolte serait mauvaise... Villegagnon les écoutait d'une oreille distraite. Les revenus de ses terres ne l'intéressaient pas. Il laissait à son frère le soin de s'en occuper. Villegagnon ne manquait pas de faire une prière à l'église, petite, toute blanche avec son clocher d'ardoise en aiguille. Le nom de Calvin parvenait parfois à ses oreilles. Son condisciple d'université avait acquis une notoriété ascendante. Par des prêcheurs endoctrinés, par des livres, des libelles, Calvin répandait ses idées nouvelles quant à la religion. Elles séduisaient d'autant plus facilement le peuple que celui-ci, pauvre, souvent affamé, besogneux, enviait le haut clergé et ses richesses. Le relâchement des mœurs de ceux qui devaient prêcher la pauvreté et la pureté évangéliques était un sujet de mépris pour leurs ouailles. Vu de Provins, le pays semblait calme, et pourtant des bûchers s'allumaient dans les villes et les campagnes. Le roi hésitait entre la tolérance et une fermeté qui ne pouvait être que cruelle. Des temples calvinistes s'ouvraient à Rouen, à Nîmes. On discutait du dogme dans des réunions secrètes. L'autorité du pape, donc de la royauté catholique, était mise en cause. Occupé à écrire, à parfaire son De Bello Militansi, Villegagnon n'accordait que peu d'attention à ces luttes intestines, elles glissaient sur son esprit. Il ne pouvait se douter qu'il serait mêlé intensément à ce drame religieux et qu'il porterait une croix autrement plus lourde que celle de la médiocrité de ses ancêtres.
Revenant de ses promenades, de ses randonnées équestres, fourbu, rompu, Villegagnon se cultivait, lisait. Outre la brise calviniste, qui n'était pas sans qualités morales, un vent de renouveau, né en Grèce, en Italie, englobant tous les arts, soufflait sur la France. Villegagnon pouvait lire des poèmes de Ronsard, de Joachim du Bellay dont il connaissait la famille, Rabelais parlant d'un pays qui semblait imaginaire : le Brésil1 «ès terres du Brezil »! Villegagnon, sans en connaître toutes les clauses, n'ignorait pas la principale, l'inique traité de Tordesillas. François Ier, autrefois, avait protesté. Lechevalier s'en souvenait. «Je voudroys bien qu'on me montrât l'article du testament d'Adam qui partage le Nouveau Monde entre mes frères, l'empereur Charles Quint et le roi du Portugal, en m'excluant de la succession. » François Ier n'avait que deux ans quand ce fameux traité fut signé en 1494 dans la petite ville de la province du Léon entre les Rois Catholiques et Jean du Portugal. La ligne de partage du monde était portée à trois cent soixante-dix lieues à l'ouest des îles du cap Vert. Sur leurs possessions, fixées par le pape Alexandre VI en 1493, l'accord avait été confirmé par Jules II en 1506. Ainsi, ce Brésil faisait partie des nouvelles terres attribuées au Portugal, un Portugal qui semblait s'en désintéresser pour ne s'occuper que de ses possessions le long des côtes d'Afrique, dans l'océan Indien et commercer avec le Siam, le Cambodge et même Cipangu (Japon). Villegagnon était rétabli quand, dans les derniers mois de 1552, le roi l'envoya à Brest avec tout pouvoirpour mettre la ville et ses environs en état de défense. Ce port et les côtes bretonnes étaient menacés par les Anglais débarqués de leurs nombreux navires, croisant de Saint-Malo à la pointe du Croisic. En 1546, peu avant sa mort, François Ier avait envoyé à Brest le grand architecte Philibert de Lorme. Il l'avait chargé de visiter «tous les ans par deux foys toute la coste 1. Brésil. Le mot a pour origine le bois de l'Hematoxylon brasiletto : cisalpiniacée contenant une matière odorante rouge. Gargantua, en son Second Livre, montrait la bibliothèque imaginaire de l'abbaye de SaintVictor, les troupes d'Antoine de Lève, entrant «ès terres du Brezil », par allusion, disait-on, aux incendies qui avaient réduit la Provence en braise.
et forteresse de Bretagne 1». Le rapport de l'architecte fut accablant. Cen'était qu'abus, vols, concussions. Philibert de Lorme citait le cas du capitaine La Chastre, armant des navires pour son propre compte, y montant des pièces d'artillerie soustraites au château. Lescontrôleurs fermaient les yeux sur ces larcins de poudre, de munitions, de vivres qu'eux-mêmes avaient fournis. La concussion était chose courante. Six ans avant l'arrivée de Villegagnon à Brest, Marc de Carné, capitaine du roi, vice-amiral de Bretagne, avait sauvé Brest d'une incursion anglaise. LesAnglais avaient capturé un des vaisseaux du capitaine LaChastre. Ils avaient compris que les pièces d'artillerie du navire avaient été empruntées au château. Ils en avaient conclu que celui-ci était dépourvu de défenses. La supériorité numérique de soixante vaisseaux anglais devait avoir facilement raison de la garnison du château. Marc de Carné avait pris des dispositions inattendues : à côté des pièces d'artillerie réelles, il avait fait placer des canons factices, l'ensemble exposé aux regards de la population rassemblée sur les remparts pour faire nombre à côté des soldats. Les soixante vaisseaux anglais s'étaient retirés. Decette défense improvisée, il ne restait que peu de chose quand Villegagnon arriva à Brest en novembre 1552. Henri II avait nommé Villegagnon vice-amiral de Bretagne. Aucun document confirmant l'élévation du chevalier à cette fonction n'avait suivi. Absence qui plaçait Villegagnon en porte à faux vis-à-vis du vice-amiral Marc de Carné. Il était normal que Carné vît arriver d'un mauvais œil ce Villegagnon qui se disait vice-amiral. Or, malgré l'accueil glacial, l'indifférence affichée par le Breton, Villegagnon, le plus souvent, se plaça sous ses ordres. Il n'y eut aucun éclat, aucune «haine mortelle » entre les deux vice-amiraux, comme l'affirment les écrivains protestants. Villegagnon connaissait et admirait Philibert de Lorme, bien qu'il lui déniât toute compétence en matière de fortifications. Lui, Villegagnon, en avait appris toute la science en Italie. Son premier acte fut de faire venir à Brest un grand nombre de chevaliers de Malte, commeLardière qui demeurait aux Essarts. Ensuite, ayant en main les plans de Philibert 1. Berty, Instructions de M.d'Yvry, dit deLorme. Les architectes français de la Renaissance, Paris, 1860, in-8°.
de Lorme, il en vit les points faibles. Il modifia leurs tracés en tenant compte de la configuration des terrains, de la situation de Brest au fond d'un étroit goulet. Le chevalier fit armer en galères des vaisseaux oubliés au fond de l'arsenal. Sur leur pavois, on plaça des canons de gros calibre. Au roi, Villegagnon rendit compte de ces dispositions. Il insistait pour qu'une armée de mer fût créée : à la coûteuse et risquée défensive d'un port, mieux valait une offensive sur mer. Ainsi, il garderait non seulement Brest mais la Guyenne et la Normandie. Croisaient, à ce moment, devant les côtes françaises de l'Atlantique, vingt-cinq vaisseaux anglais et une douzaine d'espagnols. Il fallait se hâter. Villegagnon avait à rendre compte des travaux des fortifications de Brest, dans leurs grandes lignes, au roi de France. Son supérieur direct était le duc d'Etampes, établi à Nantes. Au duc, dans une longue lettre, Villegagnon faisait part des mêmes projets, des mêmes idées d'offensive qu'il avait faites à Henri II. Il y ajoutait des détails sur les fortifications qu'il projetait de construire : «Établir des canonnières couvertes dans la roche tout alentour du parc; fortifier le lieu où La Chastre avait fait rompre la tour devant le donjon et, de là, tirer une courtine jusqu'à la mer, par-devant la porte... Il nous faut un commissaire d'artillerie et des canonniers pour donner ordre à la dite artillerie et la remonstrer... » Enfin, Villegagnon suggérait d'établir «ung cheval sur le chemin d'ici à Nantes, pour vous faire tenir lettres et à nous les vostres, afin qu'incontinent, je vous avertisse de ce que j'entendré... » Villegagnon voulait créer une liaison fréquente si ce n'est quotidienne par cavaliers entre Brest et Nantes. Le chevalier s'attendait à trouver à Brest les prévarications signalées par Philibert de Lorme. Rien de semblable ne lui sauta aux yeux. Toute la comptabilité lui parut exacte. ABrest, il n'eut à souffrir que de l'indifférence du viceamiral de Camé qui semblait ne plus s'occuper de rien depuis l'arrivée de Villegagnon dans sa ville! La liaison entre Brest et Nantes fut établie, et le duc d'Étampes put suivre les travaux exécutés selon les ordres du vice-amiral. Cela ne l'empêche pas de venir lui-même à Brest pour des inspections. Les travaux de défense des fortifications, l'armement des bateaux n'allaient pas assez vite à son gré!
Villegagnon était trop près de Roscoff pour ne pas s'y rendre. Il retrouva le môle où Marie Stuart avait débarqué La future reine de France, maintenant âgée de onze ans, vivait dans la Maison des Enfants de France. Le dauphin François s'attachait à elle comme à une sœur. Coligny, nommé amiral de France le 11 novembre, semble avoir apporté un concours efficace à Villegagnon. Nous ne saurions l'affirmer car ce point d'histoire, entrant dans les controverses, discussions haineuses entre les auteurs protestants et catholiques, est sujet à caution. Il est incontestable que Coligny, amiral de France, n'était pas totalement étranger aux choses de la mer. Avait-il jamais effectué une traversée ? Le titre de ministre de la Marine ou le poste correspondant, à l'époque, lui eût mieux convenu. L'expérience a prouvé avec Colbert, contrôleur des finances, administrateur, que point n'est besoin d'avoir été marin pour créer, réorganiser une marine. La nomination de Coligny comme «amiral de France » relève du favoritisme régnant à la Cour, permettant une accumulation de fonctions et des profits. Villegagnon devait aller à Paris. Sa lettre du 28 mars 1553 à Charles Quint le prouve : le sort de Vallier, laissé en prison à Malte dans une cellule sous un rocher, large de six à sept pieds, où n'entrait la lumière que par une fissure, taraudait l'esprit de Villegagnon. De même, l'idée de savoir Omedès rendre responsables les chevaliers français de la perte de Tripoli lui était insupportable. Seuls, Charles Quint et lui-même, Villegagnon, pouvaient tirer Vallier de son trou et lui éviter la mort. Dix-huit mois après la reddition de Tripoli, on n'avait pas encore statué sur le sort de Vallier. Le procès n'était pas commencé. Le temps avait dû permettre au grand maître d'obtenir des témoins qui diraient ce qui était conforme à la relation des faits accablant le chevalier, Villegagnon devait convaincre l'empereur de l'innocence de Vallier et en obtenir acte. De Paris, Villegagnon lui envoya un exemplaire du De Bello Militansi dans lequel il faisait Charles Quint lui-même juge entre le grand maître Omedès et les Français. A l'envoi était jointe une lettre : 1. Aujourd'hui au 25, rue Amiral-Reveillère se trouve une maison dite de Marie Stuart, rappelant le débarquement et le court séjour en Bretagne de la jeune reine.
Sire, J'ai été empêché par mon emprisonnement d'aller répondre au nom des chevaliers français étant à Malte, devant votre Majesté, aux calomnies et impostures forgées contre eux afin de les rendre coupables de la perte de Tripoli. Depuis, ayant été retenu en ma maison affligé de la véhémente maladie contractée dans la dureté de la prison, j'ai perdu le moyen, Sire, de vous aller trouver pour satisfaire à mon extrême désir de vous éclairer à qui appartient le blâme et la perte de vos forteresses par les Turcs. Il m'a été possible dans les répits laissés par mon mal de rédiger par écrit, pour être envoyé à Votre Majesté, ce que je n'ai pu lui dire de vive voix. Je m'offre, Sire, de défendre les armes à la main, où besoin sera, tout le contraire de ce qui, par tant de lettres, a été divulgué sur l'événement au préjudice de la fidélité des Français. Et dire la vérité contre le Grand Maître, par-devant le très Saint-Père, notre chef souverain. Ce que vous lirez en ce commentaire pourra changer le jugement de Votre Majesté concernant les malheurs dont ont été victimes les Gozirains et les Tripolitains. Cependant, Elle pourra être informée par le chevalier Guyméran qui est auprès de vous, Sire, sur la pression que le Grand Maître lui fit à son retour d'Allemagne où il était allé pour obtenir ma liberté. Il pourra affirmer qu'en Conseil, sur le commandement de Votre Majesté, on avait voulu faire mourir Vallier. Nous savons aujourd'hui, que le Grand Maître lui refusa sa grâce parce qu'il refusa de dire comme lui. Je vous assurerai, Sire, qu'il a démis le juge Vassal, homme irréprochable, peu après qu'il eut absous le dit Vallier. Au demeurant, je remercierai très humblement Votre Majesté de mon élargissement de prison, l'avertissant toutefois que mes biens et mes écrits ne m'ont pas été rendus entièrement, bien qu'elle eût fait savoir à Alvaro de Luna, châtelain de Crémone, qu'elle m'avait fait grâce. Mes serviteurs et ceux de tous les autres chevaliers qui furent faits prisonniers avec moi sont encore retenus en galères. Ceci, bien que les miens fussent vassaux de notre Roi et que Votre Majesté ait déclaré ne vouloir en rien porter préjudice aux franchises et privilèges de notre Ordre et d'aller exercer leur religion, ce qu'ils ne pourront plus faire par crainte de perdre leurs biens et leurs serviteurs. Sire, je supplie très humblement Votre Majesté, pour
l'amour qu'elle a toujours porté à notre Ordre, et les services qu'elle en a reçu, qu'il lui plaise les faire délivrer et nous prions le Créateur de lui donner longue et heureuse vie. De Paris, le vingt-huit mars 1553 Votre très humble et très obéissant serviteur, Le chevalier de Villegaignon. Cette lettre habilement rédigée mettait en avant l'Ordre religieux que l'empereur avait lui-même autorisé de faire son siège à Malte. Villegagnon parlait très peu de lui-même, sauf pour remercier Charles Quint de son rapide retour à la liberté. La lettre et le petit livre arrivèrent à point. Charles Quint était, pour la première fois, ouvertement l'objet de la critique. Acinquante-trois ans, certains le trouvaient d'un âge trop avancé pour régner. Il souffrait de l'hostilité du pape Paul IV. Perclus de rhumatismes, torturé par la goutte, l'empereur avait l'apparence d'un vieillard, il n'avait plus le goût aux affaires compliquées de l'Europe. L'année précédente, le valet de chambre d'Henri II, Danès, grand helléniste mais maladroit diplomate, sous prétexte de laver les chevaliers français de la honte de la reddition de Tripoli, avait rejeté la faute sur l'empereur. L'hommage de Villegagnon toucha le cœur du monarque. L'esprit de Villegagnon n'était jamais en repos. Il foisonnait d'idées. Son regard se portait sur la carte du monde, ces terres inconnues, les mers aux limites incertaines. La Méditerranée, il la connaissait bien pour l'avoir sillonnée avec les galères de l'Ordre, celles du roi de France. Une terre accrochait souvent son regard. Il en connaissait les plages, les calanques, les montagnes couvertes de forêts sauvages. Plus d'une fois, Villegagnon avait évité les tempêtes, les vents violents du golfe du Lion en empruntant la route à l'est de l'île dont les hautes montagnes faisaient écran : la Corse. Devant ses côtes, passaient depuis des siècles navires carthaginois, pirates barbaresques, carraques, galères, galiotes à destination de Malte, Venise, les îles Ioniennes, les détroits, la mer du Levant... D'après Villegagnon, la Corse devait être française. Il en parla au cardinal du Bellay au cours d'une visite en son beau château de Saint-Maur, construit par Philibert de Lorme. Selon ses renseignements, les Corses étaient las de l'occupa-
tion génoise. Ils étaient prêts à devenir français pour peu qu'on les y aidât. Au printemps, le cardinal reprit le chemin de l'Italie. Cet homme conciliateur, tolérant, à une époque où ce mot n'habitait pas les consciences, eut comme un regret de ne pas avoir favorisé Villegagnon dans ses projets sur la Corse projets caressés jadis par François 1er, redevenus actuels par les événements d'Italie. Le 7 juin, le cardinal envoya au connétable de Montmorency un plan de descente dans l'île : «S'il vous prenait goust d'y adviser, vous pourriez par le menu vous en faire adviser par Villegagnon, avec qui, autrefois, j'en ay advisé : car je crois qu'il l'entend aussi bien qu'homme de France et d'Italie. » Pour «l'entendre », point n'était besoin de s'en instruire auprès de Villegagnon comme le suggérait le cardinal au connétable de Montmorency. Il suffisait d'avoir sous les yeux une carte de la Méditerranée, pour en comprendre l'importance stratégique. Les villes de l'île étaient mal ou peu fortifiées. Trois mille hommes suffiraient pour s'en emparer. Ensuite, un chef intelligent et courageux, pouvant comprendre les Corses, rallierait facilement toute la population. Ils avaient tous le même ennemi commun, le Génois! Du Bellay avait entendu Andréa Doria dire : «Qui tient la Corse tient Gênes et les États de Florence. »Deses habitants, combatifs dans l'âme, on pourrait tirer une armée et l'envoyer en Italie. Le cardinal disait que les Corses «estimaient les Génois marcadants et canailles au prix d'eux qui se disaient nobles ». Du Bellay ne pouvait que regretter que ses avis partagés avec Villegagnon ne fussent écoutés. En 1559, la Corse, devenue française, le bruit se répandait que le roi se proposait de rendre l'île aux Génois. Les députés de Corse, tout en larmes, déclarèrent qu'ils aimaient mieux être esclaves des Turcs! Émouvante démarche! En juin 1553, Marc de Carné vint à mourir. Le roi confirma à son fils Gérôme toutes les attributions paternelles, sauf le titre de vice-amiral de Bretagne. Ce poste était «à la nomination » de l'amiral. Coligny avait fait assez de torts à Villegagnon pour ne pas lui donner une compensation. Le chevalier de Malte fut nommé vice-amiral de Bretagne, officiellement cette fois. «Le chevalier de Villegagnon a été despéché avec argent
pour aller faire radouber les gros vaisseaux du Roy»écrivait le connétable au duc d'Étampes, le 18 juillet 1553. Villegagnon, arrivant à Brest, eut la satisfaction d'être accueilli par Gérôme de Carné, heureux de sa nomination de «capitaine du port ». Entre-temps, le duc d'Étampes était venu à Brest suivre lui-même les travaux de fortifications, les avait menés à bien. Dèsson arrivée, Villegagnon eut à s'occuper d'une affaire délicate : les vaisseaux du roi, l'Espérance, l'Advantageuse, le Claude étaient arrivés à Brest avec une prise, le Falcon, une carraque génoise. La petite flotte était placée sous le commandement d'un Breton sur l'Espérance ; le capitaine Leclerc. Jacques Sorel et Robert Blondel étaient capitaines des deuxautres navires. Pour eux, ce Falcon était une bonne prise! Avanttoute décision définitive concernant les prises, il fallait en référer au roi et à un conseil de magistrats spécialement désignés pour donner leur avis. AFontainebleau, le conseil, avant toute chose, veillait à l'application des ordonnances publiées en 1543, sous le r è g n e d e F r a n ç o i s 1er, et t o u j o u r s e n v i g u e u r . Si la p r i s e é t a i t d é c l a r é e b o n n e , ce q u i n ' é t a i t p a s t o u j o u r s le cas, la diplom a t i e i n t e r v e n a i t , le p a r t a g e d e s b i e n s avait lieu. Le capit a i n e d u n a v i r e qui avait e f f e c t u é la p r i s e r e c e v a i t u n e p a r t . Le v i c e - a m i r a l d e la r é g i o n m a r i t i m e dix p o u r c e n t . Au t r é s o r royal d e la r é g i o n r e v e n a i e n t les d e n i e r s d e s d r o i t s p e r ç u s p a r le c o n t r ô l e u r g é n é r a l d e s finances. V i l l e g a g n o n avait p r o c é d é à u n e e n q u ê t e m i n u t i e u s e , c o n t r ô l é le livre d e b o r d d u F a l c o n , n o t é la liste d e s m a r c h a n d i s e s , l e u r d e s t i n a t i o n . Le c a p i t a i n e é t a i t u n G é n o i s , les mariniers en majeure partie flamands, espagnols, donc e n n e m i s d u roi...
E n d é c e m b r e , M. d e l ' E s p i n e , l i e u t e n a n t g é n é r a l d e B e r r y , avait r e n d u s a d é c i s i o n , u n a c t e m o t i v é , c o n t r e s i g n é p a r H e n r i II : la p r i s e d u F a l c o n é t a i t d é c l a r é e b o n n e . Les a t t e n d u s d e l'acte, e n t e r m e s j u r i d i q u e s d e l ' é p o q u e , n e p o u v a i e n t être compris dans leur intégralité que p a r u n h o m m e versé d a n s la b a s o c h e et c o n n a i s s a n t les m o t s d e la m a r i n e . . . Villeg a g n o n était de ceux-là. Il r é g l a l'affaire d u F a l c o n à la satisf a c t i o n d u roi et d e s o n conseil. Si V i l l e g a g n o n p o u v a i t s ' e s t i m e r satisfait d e c e t t e h a u t e p r o m o t i o n - v i c e - a m i r a l d e B r e t a g n e - p o u r u n c h e v a l i e r de Malte issu d ' u n e famille b o u r g e o i s e n ' a y a n t j a m a i s a p p a r -
tenu à la noblesse, l'essentiel lui manquait :la mer, l'au-delà, l'inconnu. Du haut du château de Brest, son regard franchissait la rade, le goulet. La mer l'appelait. Malte, le siège d'Alger, sa mission à l'ancienne Byzance, le tour de l'Écosse par le nord, dans la brume, sur une mer d'ardoise qu'aucune galère n'avait jamais parcourue, tout cela lui apparaissait comme les prémices d'un grand avenir. Lequel? Le Brésil dont on parlait beaucoup à la Cour et parmi les poètes qui avaient le pouvoir d'imaginer la vérité avant qu'elle n'existât.
4 I. Les Français au Brésil - Les Brésiliens à Rouen (1551)- Guerre maritime et commerciale entre Français et Portugais - Une paix précaire - Reprise des hostilités (1552) - Deux voyageurs, Thevet et Le Testut (1550-1552) Premier voyage de Villegagnon (1554). II. Second voyage de Villegagnon - L'opinion publique et les navigations lointaines - La Cour - Lettre de Henri II en faveur de Villegagnon (26 mars 1554) - La composition de l'expédition: Thevet, historiographe; Nicolas Barré, secrétaire - Départ (12juillet 1555) - Ténériffe - Arrivée dans la baie de Rio (novembre 1555). III. Dispositions militaires - L'île aux Français - Le fort Coligny - Les sauvages - Le roi Quoniambec - Le petun - Villegagnon et l'épidémie - L'anarchie morale - Les mariages - Les baptêmes - Départ de Thevet pour la France (14 février 1556) - Les présents - Première conspiration contre Villegagnon (16 février) - Les lettres de Nicolas Barré.
I
L'idée du Brésil était dans le vent. Onen parlait à la Cour, dans les ports de la Manche et de l'Atlantique. Dans les chaumières, on imaginait des sauvages anthropophages, des palais où l'or, l'argent, les richesses abondaient. Henri II pensait à cette terre d'où revenaient des bateaux chargés de bois de teinture. Il tenait à conserver une apparence de relations amicales avec le souverain portugais installé s u r c e c o n t i n e n t . H e n r i II, p a s p l u s q u e F r a n ç o i s Ier, n e p o u v a i t a d m e t t r e q u e le B r é s i l a p p a r t î n t d e d r o i t a u P o r t u gal. Q u a n d , e n 1533, C h r i s t a v a o J a c q u e s , u n d e s p r e m i e r s p o r tugais, se p r é s e n t a a v e c ses nefs d e v a n t la B a i e d e t o u s les s a i n t s ( B a h i a d e t o d o s los S a n t o s ) , il e u t la s u r p r i s e d ' y t r o u v e r d e u x é q u i p a g e s f r a n ç a i s o c c u p é s à c o m m e r c e r a v e c les I n d i e n s . C h r i s t a v a o J a c q u e s et ses h o m m e s a t t a q u è r e n t les F r a n ç a i s . Ceux-ci se d é f e n d i r e n t a v e c a c h a r n e m e n t , puis,
voyant qu'ils avaient à faire à plus fort qu'eux, retournèrent à leurs vaisseaux et les sabordèrent. Ils n'avaient pas voulu que ces Portugais profitassent de tout ce qu'ils avaient eu tant de mal à se procurer et à mettre en cales. Nous ne citerons pour mémoire que les noms des Français touchant le Brésil et commerçant avec ceux qu'on appelait des sauvages. Le capitaine Gonneville, en 1503, dans la relation de son voyage, écrit : «Depuis quelques années, les Dieppois et quelques Normands vont quérir en ce pays du bois de teinture rouge, cotons, guenons, perroquets et autres denrées... » Le port de Honfleur, avec le capitaine Denis, fit un commerce fructueux avec le Brésil. Au début du xvf siècle, Jean Ango, armateur, fera construire, avec l'argent gagné au Brésil, un palais à Dieppe, avec terrasses à l'italienne, un manoir à Varangeville orné de fresques, doté de loggias et d'un pigeonnier. A Dieppe, dans l'église Saint-Jacques, une frise en bas relief, dite «des Indiens du Brésil », représente des hommes empanachés, des guerriers avec des boucliers d'écaillés et de peaux. Certains brandissent une massue, d'autres lancent des flèches. Des musiciens jouent de la flûte - peut-être un tibia creusé, percé. Un couple danse. Une Ève nue, occupée aux soins de son enfant, ne voit pas un serpent enroulé à un arbre proche. Un haüt à visage humain vous regarde de ses yeux ronds Chaque année, avec une périodicité analogue à celle de la pêche à la morue, au printemps, capitaines et pilotes quittaient les ports français et se rendaient au Brésil. Jusqu'à leur voyage suivant, ils laissaient quelques volontaires. Ceux-ci entretenaient des relations amicales avec les indigènes, apprenaient les idiomes des tribus. Ils servaient d'interprètes, de truchements lors de tractations futures. Pour les fêtes brésiliennes de Rouen, ils recrutèrent des Indiens qui devaient y participer. En 1530, un comptoir protégé par un fort établi dans l'île Saint-Alexis fut créé. Les Portugais voisins en furent irrités. Si les souverains du Portugal et de la France entretenaient 1. Cebas-relief est situé dans la partie nord du déambulatoire de l'église, à la partie supérieure du mur décoré qui ferme l'ancienne chapelle transformée en sacristie. Nous retrouvons le haüt dans les Singularitez de la France antarctique de Thevet. Le haiit figuré dans le texte représente le même visage humain aux yeux ronds.
des relations pacifiques, il n'en était pas de même de leurs sujets. Auloin, sur les côtes du Brésil, hors des lois de leurs pays, escarmouches, combats devenaient de plus en plus violents, meurtriers. Al'aviron brandi, assené, avaient fait place la pique, le poignard, le sabre, l'arbalète, puis la couleuvrine. «Lamerest àqui la dompte, le navire àqui le prend. »Les souverains fermaient les yeux. Si les Français «dégraissaient »trop souvent les Portugais, l'ambassadeur lusitanien élevait une protestation, laissait prévoir des représailles... et on en restait là. Henri II ne pouvait que se souvenir de l'irritation voisine de la colère qu'avait eue son père, François 1er, à la lecture d'une lettre écrite par son ambassadeur à Venise, Pellicier. Celui-ci fréquentait un évêque portugais récemment nommé cardinal et depuis quatre mois à Venise. Lors d'une visite, Pellicier, accompagné de son secrétaire, l'abbé de Saint-Pierre-le-Vif, avait parlé au prélat et rapportait leur conversation dans une lettre à son roi : Ledit évêque nous faisoit entendre que si Votre Majesté vouloit faire garder ses subjects de ne donner aucun trouble et empeschement aux navigages des Indes et terres neufves du Roy de Portugal, son souverain Seigneur, que celle pourroit tourner à votre grand advantage et donner à vostre royaume grand profit et utilité, et obvier à certaines menées de grande importance que l'Empereur fait par le moyen d'un frère dudit Roy et aucuns de son Conseil pour faire qu'il mette entre les mains dudit Empereur tout le traffique dudit navigage, pour ne pouvoir résister je ne dis plus à Votre Majesté mais à ses subjects 1.. Sous ces paroles doucereuses, Pellicier avait senti l'acier de la menace. Si le roi de France persistait à envoyer ses navires au Brésil, Charles Quint avait les moyens de faire cesser tout trafic. Rouen, Dieppe, Paris et autres villes seraient ruinées au profit d'Anvers, porte des Flandres et de l'empire. Pellecier avait dit se défier de ce cardinal, «une créature de l'empereur ». Villegagnon était alors à Venise. Il est pos1. Lettre de Pellicier au Roy, le 18décembre 1541, Bibliothèque nationale, Fonds Clairembault, 570.
sible qu'il fût mis au courant de la démarche du prélat portugais. Six mois ne s'étaient pas écoulés depuis l'avènement d'Henri II qu'un émissaire du roi Jean III du Portugal, François de Noronha demanda audience au souverain. C'était pour prier le roi de supprimer les lettres de «marque, contre marque et représailles octroyées par Henri II contre les Portugais ». Henri II avait acquiescé. Le20octobre 1547, il les suspendit pendant deux ans et fit défense à ses sujets «d'aller aux navigations du Roy du Portugal, comme à nulles terres descouvertes par les Portugallois ». Lemot «Brésil »n'était pas mentionné, peut-être avec intention. Henri II entrait dans une période faste. Il pensait à des triomphes, à des fêtes assurant sa royauté auprès de l'empereur, des Anglais, de ses sujets. Il voulait remercier les Normands de leur fidélité, de leur aide lors du siège de Boulogne. Ango n'avait-il pas mis à la disposition du roi des navires pour transporter munitions et vivres aux troupes assiégeant la ville? En octobre 1550, le moment était venu de célébrer cette paix. Plusieurs cérémonies avaient été organisées, une entrée triomphale à Rouen, avec troupes, musiques, bals. De quoi satisfaire la Cour et le peuple sans les mêler. LesRouennais avaient voulu offrir au roi, invités et ambassadeurs une «fête brésilienne ».Dans l'esprit des Rouennais, le roi devait être impressionné, penser au Brésil qui enrechissait leur port. Dans une prairie, au bord de la Seine, près du monastère des Emmurés, on avait dressé une tribune, reconstitué une forêt tropicale en plantant des arbres aux fûts peints au milieu des saules... Lesbranches étaient couvertes detouffes de genêts, debuis taillés comme des palmes. D'autres arbres étaient si près les uns des autres qu'on eût cru voir la selva dans la pénombre. On avait construit des huttes pour les Topinambaulx 1,celles des Tabajares, leurs prétendus ennemis, étaient plus loin. Ces derniers étaient conduits par leur roi, dont le luxueux livret donné aux invités donnait le nom :Morbicho. Dans les arbres, entre les feuilles, on pouvait deviner les plumes écarlates, bleues, jaunes des perroquets. Lesmariniers mêlés aux 1. On a orthographié différemment les noms des tribus : Topinambaulx, Tupinambas, Tupinambaux, Tabajares, Tabagares, Tamoyos, Tamayoux.
sauvages les interpellaient en leur langue ou quelque chose d'approchant. La fête se termina par une sorte de bouquet de feu d'artifice : on avait mis le feu aux huttes, aux arbres. Les flammes s'élevèrent dans le crépitement du bois brûlant, un «embrasilement » du ciel dans le soleil couchant! Le roi fut très impressionné. Villegagnon était à Brest. L'Histoire voudrait que le viceamiral de Bretagne ait pensé au Brésil dans une taverne de marins. L'un d'eux aurait raconté son dernier voyage aux Indes occidentales. Il parlait d'un pays appelé Geneure, de ses bois de teinture, abondants dans les forêts. Il avait vanté sa température toujours clémente, la fertilité de son sol, l'abondance de vivres, de ses richesses... L'assistance l'écoutait. Dès lors, Villegagnon n'aurait eu qu'une pensée : le Brésil. Une entreprise s'en serait suivie. Histoire trop belle, trop simple pour être vraie. Nous voyons mal le vice-amiral de Bretagne attablé dans une taverne à matelots. Le 15janvier 1552, Henri II signait à Chambord un traité d'alliance avec les princes protestants allemands. Il reprenait la guerre contre Charles Quint avec de grands moyens en argent et en troupes. Il rompait avec le Portugal, royaume lié par des parentés dynastiques avec l'empereur. Malgré les observations de l'ambassadeur lusitanien, Henri II donna à ses sujets le droit de courir sus aux navires portugais qui iraient à Anvers et dans les ports des Flandres impériales pour les ravitailler en épices et autres marchandises. C'était arraisonner les bateaux revenant du Brésil. En juillet de la même année, se présentait devant le port de Dieppe un navire marchand du Brésil. Ayant accosté à quai, en descendirent deux hommes devant lesquels chacun s'inclina. On les savait instruits, cultivés. L'un s'appelait Thevet, cordelier d'Angoulême, cosmographe du roi, l'autre était Guillaume le Testut, «valeureux capitaine et pilote ». Ils avaient atteint la ligne équinoxiale et franchi le 42esud. Les observations qu'ils rapportaient du Brésil étaient intéressantes. Thevet disait être demeuré trois mois chez un cannibale
de la côte. Ce sauvage s'était montré fort accommodant sur toutes les questions '. Un jour, le cordelier (Thevet était un ancien cordelier) ayant osé le blâmer à propos de l'exécution, en sa présence, d'une vieille femme et d'une jeune fille, l'homme s'était fâché très fort. Thevet racontait avoir vu une femme couper la tête d'un de ses petits-fils âgé de sept ans. Par l'affreux trou, elle avait bu le sang, puis elle avait mangé la cervelle de l'enfant. Thevet paraît s'être complu dans des détails horribles. Il en dit tant qu'on finit par ne par ne plus le croire et douter même qu'il fût allé au Brésil, le vrai se mêlant avec l'invraisemblable. Il n'en influença pas moins le roi dans sa décision de l'envoyer à nouveau au Brésil. Thevet avait comblé les cardinaux, les seigneurs de la Cour de cadeaux, d'objets qu'on ne trouvait pas dans les boutiques du pont au Change, habituellement! Thevet rapportait aussi un manuscrit : Au grand insulaire. L'ouvrage était rehaussé d'une carte gravée représentant une île que le cordelier aurait reconnue comme l'île des Margageats, véritable paradis terrestre où hommes et femmes vivaient nus. Thevet racontait leur avoir donné des robes rouges, jaunes, vertes. Au lieu de s'en revêtir, ces indigènes les avaient suspendues dans les huttes, se contentant de les regarder. Au bout de peu de temps, avec les insectes, l'humidité ambiante, les robes étaient devenues des loques... Autant que François 1er, Henri II était curieux des hommes qui avaient parcouru le monde... Les récits de Thevet furent commentés à la Cour. Une Cour où Villegagnon avait sa place. Ne portait-il pas le titre de seigneur de Torcy, de grand échanson du roi' ? Les années 1551-1552 avaient été fastes, riches en événements heureux pour la France. La diplomatie comme l'armée, sous les ordres du connétable de Montmorency, avaient bien mérité d'Henri II. La paix régnait depuis Boulogne entre la France et 1. Bibliothèque nationale, Mss. Histoire d'André Thevet, angoumoisin, cosmographe du Roy, de deux voyages par lui faicts aux Indes australes et occidentales, etc. avec Une response aux libelles d'injures publiées contre le chevalier de Villegagnon, deux manuscrits semblables, Mss. f. fr. 15457 et 17175. 2. Le 15 février 1550, le roi, pour indemniser Villegagnon des deniers qu'il avait dépensés à la fortification du château de Pantestures, l'avait nommé seigneur de Torcy et lui avait fait don des terres afférentes à cette seigneurie, déclarées rachetables à 8350 livres tournois.
l'Angleterre. EdouardVI était l'ami d'Henri II. Le roi d'Angleterre s'était même déplacé jusqu'à Fontainebleau le 5décembre 1551 pour être le parrain du fils d'Henri II et de Catherine de Médicis, Edouard-Alexandre, le futur Henri III. Les mains libres du côté de l'Angleterre, Henri II pouvait attaquer Charles Quint. Il commença par agir en Italie où, par une rapide incursion de l'armée, il réduisit l'hostilité du nouveau pape Jules III et se préparait à faire de même pour les princes allemands. Le 12 février 1552, le roi avait informé le Parlement de Paris de la nécessité d'occuper par les armes le duché de Lorraine et les trois évêchés : Metz, Toul et Verdun, possessions de l'empereur. Le connétable de Montmorency, grand organisateur de la campagne, s'empara de Toul, arriva devant Metz. Il n'eut pas à l'assiéger. Avec la complicité des notables, il entra dans la cité par ruse, le 11avril, accueilli par une revue militaire imposante. Sans s'attarder en Lorraine, pressés de rencontrer les princes allemands, les Français arrivèrent à Strasbourg. La ville ouvrit ses portes. De même pour Wissembourg. «Le voyage en Austrasie », comme on appela cette expédition, dura trois mois et quatorze jours. Elle ébranla la puissance de Charles Quint. L'empereur ne se tint pas pour battu. Il décida de reprendre Metz. Malgré un bombardement pendant quarante-cinqjours, la ville ne capitulait pas. L'hiver arriva, glacial, rigoureux. L'empereur vit son armée épuisée par la faim, le froid, les blessés, les morts nombreux. Il décida de lever le siège. On était le 26décembre 1552. C'était l'échec. «LaFortune n'aime que les jeunes gens »aurait dit Charles Quint, entendant le premier glas de la retraite... Henri II et Montmorency savourent leur victoire, ce dernier, comblé d'honneurs, de richesses par le souverain. Quant au roi, il peut maintenant tourner ses regards vers le Brésil. Le moment est venu d'envisager une opération militaire pour soutenir cesbraves marins et ces commerçants de Rouen, Dieppe, Oléron... Avanttoute chose, pour réussir, il fallait ne pas alarmer le Portugais. Un premier voyage d'exploration était indispensable. Nul mieux que Villegagnon ne pouvait commander l'expédition. Lapensée du roi allait au-devant des désirs, de l'ambition duvice-amiral de Bretagne. Il ne voulait pas mourir avant de
réaliser quelque chose de grand pour son roi, son pays, de laisser son nom dans l'Histoire. Depuis longtemps, Villegagnon avait les faveurs du roi pour services rendus. Les portes du palais royal lui étaient ouvertes. Dans le secret du cabinet du souverain, il pouvait s'entretenir sur le Brésil, établir des plans... La date du départ de ce premier voyage reste controversée. «Peu de temps après l'expédition d'Écosse, écrit Claude Haton 1dans ses Mémoires, Villegagnon alla seul à la découverte du pays barbare qu'aucun nomme pays des sauvages, d'autres, le Brésil en raison de la teinture qu'on en rapporte... » La chronologie des événements semble infirmer ce «peu de temps». L'expédition d'Écosse se situe en 1548, la fête brésilienne à Rouen en 1550. Villegagnon quitta probablement Brest au printemps 1550. De même pour le nombre des navires. Les uns disent : «quelques bateaux », d'autres : «le navire ». Pour une expédition de reconnaissance ayant une apparence commerciale, il semble que Villegagnon partît avec un bâtiment, deux au maximum. Notre chevalier débarqua au cap Frio. Il fut reçu et acclamé par les Tamoyos. Ces indigènes admirèrent cet homme plus grand qu'eux, superbement vêtu, parlant d'abondance, ouvrant les mains royalement. Montrant ses armes, Villegagnon dit qu'il était là pour les aider à combattre les Portugais, des étrangers qui les opprimaient; il attirerait les habitants «de ce pays à la cognoissance de Dieuvivant et éternel qui est la benoiste vérité de Paradis, la personne du Père, du Fils et du Saint-Esprit ». Villegagnon demeura peu de temps au cap Frio. En signe d'alliance, les Tamoyos auraient chargé bénévolement le ou les navires français de leurs produits brésiliens. Ainsi, Villegagnon se serait vu largement remboursé de ses dépens. Il promit de revenir avec des forces importantes pour chasser l'ennemi portugais. Une ancienne légende voulait qu'un homme de grande taille, barbu, viendrait annoncer aux 1. Claude Haton, Mémoires, 1875. Claude Haton est né aux environs de Provins en 1534. Il vécut très vieux et probablement a connu Villegagnon à l'époque du retour du chevalier du Brésil. Prêtre, il fut un des premiers à s'opposer, à tenter d'arrêter la calomnie protestante. Haton avait le goût des armes et combattit dans les rangs catholiques lors des guerres de Religion.
Tamoyos la venue de Dieu. Cette légende était répétée de bouche à oreille au cap Frio depuis des générations. Il ne semble pas que Villegagnon ait poussé une reconnaissance jusqu'à la baie de Guanabara1. Il a hâte de revenir en France pour rendre compte de sa mission au roi de France et l'inciter à établir une colonie en ce pays riche dont les habitants sont accueillants. Les historiens portugais confirment ce premier voyage de Villegagnon, suivi rapidement d'un second2. II Acette époque, celui qui abandonnait sa terre, son village, était considéré comme un fou, un aventurier au mauvais sens du mot. Les premières expéditions avaient été faites par des gibiers de potence, en instance de livraison au bourreau. En 1541, Roberval, accompagné de Jacques Cartier, avait pris des hommes dans les prisons, faute de volontaires, pour fonder une colonie au Canada. On ignorait la situation, même approximative du Brésil. Pour certains, c'était une île dont personne n'avait fait le tour. Il existait à Rouen une maison de bois, sise 17, rue Malpalu, à l'enseigne : L'île du Brésil. Villegagnon était auprès du roi quand Henri II apprit que Philippe d'Espagne avait quitté Cadix et faisait route vers l'Angleterre. Charles Quint, par un coup de maître, avait fiancé son fils Philippe à Marie Tudor qui venait de succéder à son demi-frère Édouard VI, mort prématurément, sur le trône d'Angleterre. Le contrat avait été signé le 15janvier 1554. Le Parlement en avait ratifié les articles. Philippe débarqua à Southampton le 19juillet; il épousa solennellement la reine Marie à Westminster. «Il avait été, pendant la traversée, menacé d'être enlevé par la flotte française sur l'initiative de Durand de Villegagnon, devenu vice-amiral de Bretagne » écrit Henri Cloulas3. 1. Dorénavant, nous écrirons Ganabara, selon l'orthographe de l'époque. En brésilien, ce mot veut dire saco di mar, «poche de mer ». 2. Diego Barbosa Machado, Mémorias para historia do Portugal que comprendem ogoverno do Rey don Sebastiao, do anno 1554 até o anno, de 1561, Lisboa, 1736, in-4, pp. 432 et suiv. 3. Henri Cloulas, HenriII, Fayard éditeur.
Aucune suite ne fut donnée à cette affaire. Le Brésil, le Brésil seul comptait aux yeux de Sa Majesté et de Villegagnon. Par un écrit signé à Fontainebleau en avril 1554 le roi nommait à Brest des officiers, un avocat, un procureur à l'amirauté de Bretagne. Leurs traitements, leurs logements étaient prévus, les dépenses engagées. Des précautions exceptionnelles furent prises pour cacher aux espions de l'empereur et du roi du Portugal la destination des nombreux préparatifs de départ, leur destination. On fit courir des bruits sur la Guinée... Même la chambre des comptes devait être tenue dans l'ignorance du nom du bénéficiaire des sommes qui seraient ordonnées par le roi : dix mille livres tournois sans le moindre contrôle. Jusqu'à ce chiffre, Villegagnon était libre d'engager des dépenses. Il n'avait pas de compte à rendre. Le 26 mars 1554, Henri II avait ordonné: De par le Roy Tresorier et receveur et Receveur général de nostre marine de France, Normandye, Bretaigne, Guyenne, Picardye et Boullonnoys, MeJehan Pilles, Nous voullons, vous mandons et ordonnons par ces présentes que la somme de dix mil livres tournoys, laquelle nous avons nagueres ordonné vous estre payée, baillée et délivrée, comptant par nostre amé feal conseiller le trésorier de nostre espargne, ou appoinctée par ses mandemens portans quittance, pour convertir et employer au faict de vostre office, mesme aux frais qui seront nécessaires pour certaine entreprinse que ne voullons estre ny aucunement spécifiée ni déclairée, et dont nous avons donné la charge à nostre amé et feal, le chevalier de Villegaignon vis-admiral de Bretaigne, vous icelle receue, convertissez et employez en ce que dessus est dict et non ailleurs, et ce par les mandements, ordonnances, rooles cahiers et ainsi qu'il sera advisé par ledit chevalier de Villegaignon, lequel pour ce faire nous avons commis, ordonné et deputté, commettons, ordonnons et depputons par ces présentes. Rapportant lesquelles signées de nostre main, ensemble lesdits rooles cahiers, mandemens, et ordonnances deuement signez et expédiez par ledit chevalier de Villegaignon avec les quic1. Inventaire des titres de la chambre des comptes de Nantes, Bibliothèque nationale, Mss f. fr. 16,820-21.
tances des partyes respectivement où elles escherront sur ce suffisantes seulement, Nous voulions ladite somme de dix mil livres tournois... Car tel est notre bon plaisir, nonobstant quelconques ordonnonces, resctrictions, mandemens, ou deffences à ce contraires. Donné à Vauluysant, le XXVIe jour de mars 1554 avant Pasques. Ainsi de signé la propre main du Roy Henry, et contresigné Clausse 1. Dix mille livres! Dérisoire! quand on compare cette somme aux dépenses de la Cour. Une Diane de Poitiers, un Montmorency étaient des gouffres d'argent. C'était à qui aurait le plus beau, le plus fastueux des châteaux, la plus giboyeuse des chasses pour recevoir le roi et sa suite. En 1557, les dépenses en argenterie du dauphin s'élevaient à 21 048 livres, comprenant, il est vrai, ses petits divertissements ! Dix mille livres pour une pareille entreprise ! C'était bien peu si on compare cette somme aux exigences de Leone Strozzi, prieur de Capoue, pour rentrer au service du roi en décembre 1553. Il mettait d'abord en avant ce qu'il perdait du fait de sa séparation avec l'empereur : Bône en pur don, avec trente mille écus par an pour son entretien et celui de ses galères, ses bénéfices ecclésiastiques restitués ; le titre de général des galères de Naples et de Sicile, sans compter de grandes espérances, comme la grande maîtrise de Naples ou la succession d'Andréa Doria. Son frère, Piero Strozzi, chambellan du roi depuis 1541, avait servi d'intermédiaire. Henri II achetait le prieur le même prix, lui donnant le titre de général de ses galères en Italie. Il priait le grand maître de Malte de le maintenir au commandement des galères de l'Ordre, afin qu'il n'eût «occasion de prendre autre parti ou bien d'aller comme corsaire, ce dont il se démonstre fort aliéné et qu'il dit ne vouloir plus faire estant hors de nécessité ». Oui, Villegagnon se contentait de bien moins! Si, à l'origine, l'idée d'une expédition au Brésil fut tenue secrète entre le roi de France et Villegagnon, il est quasi certain que l'amiral Coligny en fut informé. Peut-être même y participa-t-il de ses propres deniers, comme il devait le faire 1. Registre des expéditions de Clausse. secrétaire des finances, Bibliothèque nationale Mss. f. fr. 5128.
quelques mois plus tard en mettant en état dix-huit navires dieppois qui, le 11 août 1555, devaient combattre victorieusement une importante flotte flamande. Quoi qu'il en soit, le 9 mars, alors que Villegagnon, viceamiral de Bretagne, était en plein dans les préparatifs de son expédition, il recevait des marchands rouennais des centaines d'aulnes de tissus aux couleurs vives pour les troquer avec les sauvages du Brésil contre du bois de teinture et autres produits du pays. Coligny résidait alors en son château de Châtillon-sur-Loing. Il y avait passé l'hiver et écrivait au maréchal de Brissac : « Je partiroy de ce lieu dedans deux jours pour m'en aller faire ung voiage en Normandie qui pourra estre d'environ sept semaines, pour regarder à ce qui touche le faict de ma charge en païs-là. » Coligny avait reçu de la faveur royale une nouvelle charge, le gouvernement de la Picardie. Si Coligny avait quelques penchants pour la Réforme, il était encore loin de s'y donner entièrement. L'amiral eut-il l'initiative, le mérite de l'expédition de Villegagnon au Brésil? Il ne le semble pas. Aucun document n'en fait mention. Le roi pouvait se passer d'informer l'amiral, garder le secret, tout au moins pendant un certain temps. Pour constituer les équipages devant armer les trois vaisseaux du roi, Villegagnon devait se heurter aux difficultés dues à l'esprit casanier des Français. Il s'adressa d'abord à la jeunesse. Il la voyait à son image, éprise de voyages, d'aventures, d'une vie facile dans une terre riche, neuve, pleine d'avenir. Le vice-amiral s'abstint de parler de ce qui aurait pu attirer la jeunesse : les femmes. De même, il devait taire le nom du pays où il devait les entraîner. Faut-il voir là les raisons de son échec auprès des étudiants? Il n'y eut aucun écho, aucun engagement. Alors, à grands sons de trompes, aux carrefours des routes, sur les places publiques, le Pont-Neuf, le pont au Change, Villegagnon s'adressa au tout-venant, aux passants, moines défroqués, piliers de tavernes, « sortis de prison ». La pègre ne lui faisait pas peur, si elle effrayait quelques braves gens tentés de s'expatrier. Là encore, ces proclamations prometteuses, même l'argent qu'il promettait aux travailleurs, n'eurent pas grand
succès. On eût dit que la terre de France collait aux chausses de ces hommes ! Il est possible que, parmi les rares qui s'inscrivirent, se soient glissés quelques calvinistes las des brimades qui leur étaient faites en la pratique de la nouvelle religion. Villegagnon avait besoin non seulement de marins, mais d'hommes capables de créer un embryon de colonie. Il lui fallait des artisans de toute espèce : charpentiers, menuisiers, cordonniers, maçons, tanneurs, mégissiers, laboureurs, vignerons... « barbiers, cardeurs, drapiers, chapeliers, outre les moines et les prêtres de diverses règles» ajoute Haton. En réalité, il n'y eut d'autre moine que Thevet. Faute de volontaires, un dernier recours restait à Villegagnon : s'adresser au roi pour lui demander l'autorisation de puiser dans les prisons des condamnés en instance de départ pour les galères ou promis au bourreau. Or, ce gibier de potence était très demandé. Pour obtenir des hommes, Villegagnon n'avait pas priorité. Il venait après Antoine Cabassoles qui, selon les registres du parlement criminel de Paris le 11 novembre 1554, à titre de capitaine des galères du roi, obtenait lettres de patente à l'effet de prendre trois cents condamnés pour les mener en la mer du Levant. Il venait après François de Lorraine, grand prieur de France autorisé, le 11 février 1554, par arrêt de Toumelle, à puiser dans les prisons de Paris et d'ailleurs trois cent cinquante condamnés pour armer et équiper deux galères pour le voyage qu'il allait faire en sa religion. Villegagnon venait après le baron de Carcès, capitaine des galères du roi à Marseille, lequel, par lettres patentes (16 janvier 1554) lui permettait de prendre jusqu'à deux cents condamnés dans les prisons. Dans le mois qui précéda le départ de Villegagnon, la Cour fit défense au geôlier de la Conciergerie de délivrer aucun prisonnier à autre que le grand prieur (14 juin Villegagnon put faire sortir des prisons de Rouen, ou sur la part du grand prieur, quelques condamnés... Enfin, en fouillant les prisons de Paris, il choisit les plus industrieux parmi les valides. Il s'enquit des raisons de leur emprisonnement, dressa une liste de noms et de métiers et requit la justice de lui délivrer ceux qui étaient condamnés à mourir. Villegagnon évi-
tait d'engager des chétifs, des faibles, des hommes au regard fuyant. « Si quelques agneaux s'égarèrent parmi ces loups, ce fut pour représenter l'espèce. » Des Ecossais s'étaient présentés. Villegagnon les engagea. Ces hommes solides, dévoués, formèrent le noyau de sa garde personnelle. Leur fidélité se révéla sans faille. Quelques gentilshommes qui avaient déjà navigué formèrent le corps des officiers sur les trois navires. André Thevet était du voyage. On dit même qu'il avait été sollicité par Villegagnon. L'un comme l'autre ont dit se connaître depuis « plusieurs années ». Ni l'un ni l'autre ne pouvaient entendre par là le temps qu'ils passèrent ensemble au Brésil, puisqu'il ne dura guère que trois mois. Thevet avait la réputation de bien connaître la route, les mœurs des habitants, la flore, la faune du Brésil. Il était aussi capable d'en remontrer aux marins eux-mêmes sur la direction des courants, leur force, les difficultés et risques de certains mouillages. Bref, un personnage précieux. Le portrait figurant dans la Cosmographie du Levant 1 montre un homme au crâne dénudé, brachycéphale, le front ridé, le cou engoncé dans le col de son habit de cordelier. Thevet emmenait avec lui son secrétaire, Nicolas Barré. Sans être un moine, Nicolas était un homme d'abbaye. Il aurait habité Argenteuil où l'Ordre de Malte avait quelques biens. Il en était à son premier voyage outre-mer. « Nicolas Barré, mon grand ami, mon compagnon, écrit Thevet, la mémoire duquel je révère tant pour la parfaite accointance, amitié et familiarité qui estoit uniquement jurée entre nous deux, que pour la diligence qu'il a employée à nous rendre accessibles et guéyables le païs et rivière de la Floride 2. » L'embarquement devait se faire au Havre-de-Grâce, selon l'appellation de l'époque. La ville était alors bâtie en quinconce autour d'une enceinte double. Si la première était sans grande défense, la seconde, dominant un large fossé, était flanquée de tours assemblées, pareilles à des donjons, reliées par un chemin de ronde. Deux môles défendus par la tour du Vidame, s'avançant sur la mer, marquaient l'entrée du port, prolongé par un
1. André Thevet, Cosmographie du Levant. Le manuscrit correspond approximativement au second voyage du cordelier au Brésil (1554). 2. La Floride est loin du Brésil. Acette époque, la connaissance des contrées n'était pas encore exacte. Ainsitrouverons-nous plustard les noms deSanFranciscoetduPérouquinecorrespondentenrien auxlieuxquenous connaissons aujourd'hui. EtThevet se contredit souvent dansses Mémoires.
long bassin coupant la ville en deux parties sensiblement égales, une ville aux rues larges, aux maisons édifiées en quadrilatères rigoureux. On avait embarqué les outils nécessaires à chaque corps de métier, toutes sortes de graines pour ensemencement : froment, seigle, orge, avoine, choux, poireaux, oignons... Enfin, des livres de toutes sciences. On emportait les ornements d'église nécessaires au culte, à la célébration de la messe, encensoirs, ciboires, croix du Christ, hosties. Rien n'avait été oublié. Devant la Maison de la ville, donnant sur une place et les quais, Villegagnon avait réuni tout son monde. Laplupart de ceux qui allaient partir avaient assisté à une messe. Luimême était au premier rang. L'on sçaura, dit-il, du docteur Bouthiller, abbé de Releq que le jour de la Chandeleur, a mon partement pour aller dresser monembarquementm'ayant oya confesse, medonna l'Eucharistie après la messe, que je prins pour consacrée par solennelle bénédiction à genoux, selon la religion de l'Église Romaine, n'y ayant esté aucune chose obmise des cérémonies, et vestements accoutumés. Ce n'est selon les traditions de Calvin 1. Ensuite, en cortège on se dirigea vers les navires. «La compagnie avait fort grand air, assez semblable pour l'ordre et la discipline à une armée marchant sur terre, tant paraissait considérable le nombre de gentilshommes et d'artisans embarqués » dira Thevet enthousiaste... Le 12 juillet 1555, à trois heures de l'après-midi, Villegagnon fit hisser les voiles, larguer les amarres. Les vaisseaux s'éloignèrent lentement du quai, noir de monde. Villegagnon disposait de trois vaisseaux, deux armées en guerre, de deux cents tonneaux, le troisième, un hourquin de cent tonneaux, chargé de vivres, de munitions, d'outillage, de pacotille, cadeaux pour les Brésiliens. Ils franchirent les jetées du Havre-de-Grâce, salués par une salve d'artillerie de la tour du Vidame. Abord il yavait six cents hommes émus de quitter la terre de France. 1. Villegagnon écrira ces mots à son retour du Brésil, en 1561, dans ses Réponses aux libelles d'injures, pour se défendre des insinuations de Calvin. Louis Le Bouteiller, docteur en théologie, aumônier de la reine, sera nommé abbé de Releq en 1550 par Henri II.
C'était un faux départ. « Le vent souffla si malencontreusement, qu'il fallut relâcher sur la côte anglaise au Blanquet1 et profiter d'un répit pour revenir en hâte à Dieppe. Le vaisseau amiral que montait Villegagnon était tellement endommagé qu'il faisait eau par les sentines, à raison de quatre cents seaux par demi-heure. C'était chose inouïe pour un bâtiment sortant du port» dira Nicolas Barré. L'entrée dans le port de Dieppe fut rendue difficile par les bas-fonds. Un vaisseau s'échoua et les marins dieppois furent dans l'obligation d'intervenir pour le tirer de ce mauvais pas. Après avoir subi ce gros temps, tremblé pour leurs vies, quelques gentilshommes et artisans renoncèrent à ce voyage qui commençait si mal. Des hommes sortis de prison, embarqués au Havre, prirent la clé des champs. L'effectif s'en trouva diminué d'autant. Il fallait les remplacer. A Dieppe, on connaissait l'échec de Roberval au Canada. Et cette expérience n'incitait guère les honnêtes gens à partir pour une terre nouvelle. Villegagnon n'aurait eu que l'embarras du choix s'ils avaient abjuré le catholicisme pour la Réforme. Nombreux étaient les protestants, sentant le bois brûlé, qui eussent embarqué pour la colonie. Déjà, au Havre, quelques réformés, sans cacher leurs idées, avaient décidé de partir. L'un d'eux, un homme important, La Chapelle, pouvait en entraîner d'autres. Peu importe que les gens se présentant soient calvinistes ou papistes. Villegagnon ne connaissait et ne voulait connaître que de bons et loyaux sujets du roi de France. Trois semaines furent nécessaires pour réparer les avaries causées aux navires. Quelques marins de Dieppe acceptèrent de partir. Les trois vaisseaux quittèrent Dieppe. Le temps moyen fit bientôt place à une mauvaise mer avec des vents contraires. Villegagnon estima que mieux valait retourner au Havre, bien que son amour-propre en souffrît. Le vrai, le bon départ eut lieu le 14 août. Le lendemain, en mer, les catholiques prièrent la Vierge Marie de les mener sains et saufs jusqu'au Brésil. Les navires, voguant de conserve, longèrent les côtes de 1. Port anglais inconnu. Ne figure sur aucune carte, même avec un nom approchant.
France, celles d'Espagne et du Portugal, passèrent au large du détroit de Gibraltar', de Madère. Villegagnon voulait faire voile jusqu'aux Canaries, mouiller à Ténériffe, faire aiguade. Il était midi, le 3 septembre, quand les navires s'y présentèrent. De la terre, les Espagnols tirèrent un coup de couleuvrine. Le projectile perça la coque du navire amiral, heureusement assez haut pour ne pas le mettre en péril. Villegagnon riposta par une violente canonnade. Des maisons furent démolies. La panique s'empara de la population. Des femmes et des enfants fuyaient à travers les champs. Villegagnon avait eu un blessé : le canonnier qui s'était blessé lui-même en manœuvrant sa pièce d'artillerie. « Si nos barques et nos bateaux eussent été hors les navires, je crois que nous eussions fait le Brésil en cette belle isle », regrette Nicolas Barré 2. L'île de Ténériffe était mal défendue. Un débarquement aurait été facile. Mais Villegagnon poursuivit des desseins grandioses et secrets. L'archipel canarien, les îles de Canarre dont parle Rabelais, ne sont en rien comparables au Brésil. Villegagnon se souvenait de la beauté et de la richesse de ce pays. Il ne put pas prendre une goutte d'eau potable à Ténériffe. Celle qui restait dans les charniers 3était si polluée que, à bord du navire amiral, sur une centaine d'hommes, quatre-vingt-dix furent malades. Cinq moururent. Pour éviter la contagion, Villegagnon passa sur un bateau non contaminé. Puis le vent se leva, forcit. Dans une mer démontée, les navires furent dispersés. Le vaisseau sur lequel était Thevet eut le mât cassé et manqua de couler. Le rendez-vous était aux îles du cap Vert où ils se retrouvèrent. Le mât cassé fut réparé. Les naturels du pays se montrèrent d'autant plus accueillants que Villegagnon leur fit don de petits cadeaux, miroirs, couteaux, toile blanche, merceries. Estimant qu'on avait perdu beaucoup de temps, que des milliers de lieues restaient à parcourir, Villegagnon, ayant pu faire aiguade, fit lever l'ancre aussitôt. Les navires passèrent au large du promontoire d'Éthiopie (l'Afrique). Le vent tourna, « fouettant les matelots d'un
1. Gibaltar serait plus conforme à l'étymologie, ce mot venant de l'arabe Djebel Adar, «montagne de l'oiseau ». 2. Discours deNicolasBarré sur la navigation duchevalierde Villegagnon en Amérique, Paris, Le Jeune, 1558. 3. Réservoirs ou récipients contenant sur le bateau l'eau potable.
tourbillon de pluies infectes dont le contact engendrait des pustules ». La petite flotte, toujours longeant la côte, s'enfonça dans le golfe de Guinée. Le 10 octobre, sous l'équateur, on était en vue des îles Saint-Thomas. Pour obéir aux vents, certains jours, on était plus près du cap de Bonne-Espérance que du Brésil! Sur les côtes de Guinée, du Congo, pour se désaltérer, les équipages, alternativement, étaient descendus à terre, et ils avaient bu les eaux corrompues des ruisseaux. Certains avaient fermé les yeux, d'autres s'étaient bouché le nez! Le dimanche 20, on découvrit l'île d'Ascension. On avait fait «environ mille lieues de plus qu'il ne fallait! ». Enfin, le 31 octobre, après avoir erré entre les deux continents, les oiseaux survolant les navires leur firent comprendre que la terre du Brésil était proche. Onaperçut, à neuf heures du matin, les montagnes de Croistmouron, équivalant, paraît-il, à la sierra de Espinhaco qui sert de ceinture orientale au Sâo Francisco. On mouilla aux îles Macahé. Thevet conseilla à Villegagnon de fortifier des îles qui étaient, d'après lui, plus faciles à défendre que le cap Frio. On commença les travaux, tout en prenant contact avec les indigènes. Ala vue des navires, les vieillards avaient cru que leurs ennemis portugais arrivaient. Leur joie fut grande en apercevant que c'était des Français. Ils pensaient que ces étrangers étaient venus les aider à combattre les sujets du roi du Portugal. Le lendemain, on reprit la route du cap Frio. En fait, les Portugais de San Salvador, d'Ilheos, et de Saint-Vincent, très rapidement, furent informés de l'arrivée des Français sur ces terres appartenant à leur roi en vertu de titres très contestés. Le voyage de soixante-dix-huit jours avait été très éprouvant pour tous. Le scorbut s'était manifesté, la dysenterie avait affaibli marins et passagers. Tous furent heureux de manger des fruits cueillis sur l'arbre et de boire de l'eau limpide des sources. Villegagnon avait décidé de s'établir, tout au moins quelque temps, au cap Frio. Ce lieu était avenant et plaisait aux Français. Unepetite île proche s'appelait l'île Parlé, du nom d'un capitaine rochellois qui yavait séjourné plusieurs mois. Chaque fois que Villegagnon mettait pied à terre, il était accueilli avec des «applausions de mains »par les sauvages. Le roi du pays vint. Il s'appelait Pindo, soit en français «pal-
mier ». Il était nu et portait une lourde épée de bois sur les épaules. Il salua tous les Français sur son passage avec des mots aimables : carajubé ou erajubé. Auxsalutations du roi Pindo, Villegagnon, amusé, répondait par des monosyllabes, pa, qui signifie «vous aussi ». Villegagnon et Thevet n'avaient pas tardé à connaître quelques mots de leur langage. Plus tard, le chevalier de Malte devait composer un dictionnaire de la langue brésilienne Pindo offrit à Villegagnon de la farine de racines et un breuvage composé de grains mil gros comme des pois, nommé avaty. Sans sourciller, Villegagnon et quelques gentilshommes burent dans une calebasse ce liquide. Hélas! Pindo, dans un excès d'amabilité, de courtoisie, fit présent à Villegagnon d'une épaule et d'une jambe coupées à un allié des Portugais, un Margageat, qu'il avait fait prisonnier. Le tout boucané, préparé sur un gril de bois haut levé, à rendre jaloux le rôtisseur des cuisines royales. Villegagnon et les siens, embarrassés - il ne s'agissait pas de se faire un ennemi du roi -, refusèrent poliment. Et Pindo de s'en aller furieux, grommelant, grinçant des dents. Villegagnon n'hésita pas à racheter deux Portugais prisonniers qui allaient subir le même sort. Thevet, toujours à l'affût de curiosités, acquit une magnifique robe de plumes colorées. Il devait l'offrir à M.de Troistieux, gentilhomme de la maison de Bertrandi, cardinal de Sens. Villegagnon leva l'ancre le quatrième jour et mit le cap au sud, longeant la côte brésilienne. Le 10 novembre, il entrait dans la baie de Ganabara. Les trois vaisseaux saluèrent la terre à coups de canon. Ils mouillèrent près du rivage, là où aujourd'hui s'élève la grande cité de Rio de Janeiro. Les Portugais qui, environ trois décennies auparavant, avaient découvert cet admirable site, avaient pris la baie à l'estuaire d'un grand fleuve et, comme on était enjanvier, ils l'appelèrent Rio de Janeiro. 1. Remis à son retour à différentes personnes, ce dictionnaire circula de main en main, pour tomber dans celles de Léry, un personnage dont nous parlerons plus tard.
III
Labaie de Ganabara était connue par quelques-uns de ces futurs colons. Thevet y avait débarqué autrefois et en avait établi un plan succinct. LesFrançais manifestèrent leur arrivée par des coups de canon et un grand pavois, signe de paix. Auxrivages de la baie, Villegagnon préféra une île facilement défendable. Sur un promontoire, il construirait un fort. Les naturels sautèrent dans de grandes et longues embarcations, des troncs d'arbres qui pouvaient contenir trente à quarante pagayeurs. Avec ces canoés ', ils entourèrent les navires. Près de l'île, les trois bateaux avaient mouillé leurs ancres. Les sauvages, aussi nus que les sujets du roi Pindo, grimpèrent à bord du navire amiral. Ils avaient entendu parler de ces Français, ennemis des Portugais. Dans leur esprit, les arrivants venaient pour les aider dans leur lutte contre les envahisseurs. Villegagnon fit célébrer une messepar Thevet. Entouré de gentilshommes, il était au premier rang. Dans l'assistance, quelques réformés. Il convenait de remercier Dieu de leur avoir permis d'arriver sains et saufs au terme de leur voyage. Il réunit les notables de l'expédition autour de lui et de Thevet. Il leur exposa ses plans. Al'entrée de labaie, au pied de cet immense bloc de rochers la dominant (le Pain de Sucre), sur un îlot minuscule, le Ratier, il ferait établir un fortin. Nul ne pourrait pénétrer dans la baie sans essuyer le feu de ses canons. Un seul regret : cet îlot était vraiment minuscule. Les colons s'établiraient dans une île à proximité du rivage, l'île aux Français, comme devaient l'appeler les Brésiliens avant de lui donner le nomqu'elle a aujourd'hui :Villegagnon. Un fort la défendrait. Toute proche était une île plus grande, l'île des Margageats (aujourd'hui l'île du Gouverneur). Lefort disposera de cinq batteries. Deuxseront pointées à chaque extrémité vers l'entrée de la baie. Une troisième dominera l'accès duport, dans une anfractuosité de l'île. Les 1. Ce mot est d'origine américaine. Il semble qu'il se soit répandu au début du xviesiècle du sud au nord de l'Amérique et qu'il soit parvenu en Europe par les Espagnols (canoa).
deux autres seront postées sur des emplacements à déterminer par la suite. La construction de ce fort auquel Villegagnon donne le nomde fort Coligny, sera sa grande idée, et il s'y donnera tout entier. Les Topinambaulx semblent être de braves gens. Aterre, pour recevoir Villegagnon et les siens, ils avaient construit une sorte de palais de verdure avec des fougères de la taille d'un homme, décoré d'hibiscus, de fleurs inconnues des Européens. Tout paraissait grandiose en ce pays accueillant. Le roi arriva. Son nom était Cunhambebe, alias Quoniambec. C'était un gaillard, unjovial anthropophage régnant sur les terres et la rivière des Vases, à vingt lieues de là. Son territoire s'étendait au nord de la baie, en deçà de la zone de colonisation portugaise, dont le gouverneur, Thomas de Souza, résidait bien au nord, à Bahia. Les Portugais avaient organisé un commerce qu'ils avaient placé en grande partie entre les mains des Juifs «qui résumaient l'esprit de dix nations ». Leurs colons cultivaient la canne à sucre, les agrumes, oranges et citrons verts. Le long de la côte, ils avaient installé des capitaineries, points fortifiés, protégeant les comptoirs, les petits ports. Ils avaient négligé la baie de Ganabara. Ayant des établissements au nord et au sud, ils pensaient sans doute s'en emparer le jour où ils le voudraient. Et c'était dans ce site magnifique que Villegagnon s'était installé. Il allait bâtir un fort sur une de ces nombreuses îles, une île près du rivage, île avenante, paradisiaque, tout au moins en apparence. L'eau douce, seule, manquait. Par la suite les inconvénients, défauts et autres allaient se révéler. Sans attendre, Villegagnon fit débarquer le matériel nécessaire à la construction du fort, à sa défense. Tout le monde se mit à l'ouvrage, même les artisans, les laboureurs, lesbarbiers, mêmeles gentilshommes, comme M.de Boissy, seigneur de Bois-le-Comte, neveu de Villegagnon. Aveccourage, entrain, ils coupaient des arbres, débroussaillaient, transportaient despierres, remuaient la terre. L'île aux Français vécut dans une activité jamais vue en ce pays au climat torride et débilitant, anéantissant les meilleures volontés. C'était un grouillement de populations bigarrées au pied du promontoire où s'érigerait le fort dans une anfractuosité du rivage facilement abordable. Labarre de l'Atlantique ne s'y faisait pas sentir. Cela formait un port naturel. Adeuxencablures étaient mouillés les trois vaisseaux, tou-
jours entourés de pirogues. Les Indiens offraient des fruits contre un objet quelconque : hameçon, aiguille, clou. Unvaet-vient continuel reliait les navires à la terre, chaloupes de service, pirogues, chalands faits de troncs d'arbres assemblés. Les sauvages, remplis de bonne volonté, étaient employés aux plus durs travaux. On était en novembre. Bientôt l'hiver en France, l'été au Brésil. Et quel été !une chaleur de plomb, une humidité destructrice, un ciel blanc se couvrant soudain de nuages sombres. Et c'était l'averse, une pluie diluvienne. Elle ne durait pas. Anouveau, c'était le soleil, le ciel pur... Pour le moment, Villegagnon et les hommes couchaient à bord des navires. On attendait la construction des baraquements. Malgré les prévisions, beaucoup de choses, notamment l'outillage, manquaient. Les Indiens avaient une grande admiration pour Villegagnon. Ils l'appelaient Pay Colas, ce qui signifiait seigneur Nicolas. Lesbaraquements furent construits. Apart, les marins, les soldats, les colons y vécurent. Ils souffrirent de la chaleur. Mêmela nuit, elle était insupportable. Lesmoustiques pullulaient. Leurs piqûres s'envenimaient et donnaient la fièvre. Les bêtes venimeuses se glissaient partout, même à l'intérieur des baraquements. Les malades de plus en plus nombreux demeuraient indisponibles pour le travail. Certains «chevaux de retour », habitués des prisons, simulaient la maladie pour demeurer allongés et ne rien faire. D'autres mouraient. Si le Brésil était un paradis terrestre pour la faune et la flore, il était un enfer pour les Européens. Villegagnon était né pour se battre, pour écrire. Le labourage ne l'intéressait pas, et il employait les laboureurs à la construction du fort. Il n'avait pas tout à fait tort. Lesgraines et semences qu'il avait apportées de France ne convenaient pas au sol, au sable noir des plages. Cette terre couverte d'une inextricable forêt était le domaine des perroquets, des singes, des serpents, des jaguars, les marécages celui des petites crocodiles que les Indiens appelaient jacarés. Ils en mangeaient la chair après les avoir dépecés. Les plaines de la Brie et de la Beauce étaient loin... Heureusement, arrivèrent quelques «Normands » déserteurs, habitant depuis six ans et plus avec les sauvages. Ils en connaissaient les idiomes et se proposèrent comme interprètes. Ces hommes étaient heureux de retrouver des
compatriotes et de pouvoir converser avec eux. C'était le vent du pays venu du large. De leur passé, Villegagnon se moquait bien. Avec lui, il yavait des condamnés qui avaient fait pire que ces exilés volontaires. Ils avaient chacun plusieurs femmes et une multitude d'enfants. Auxyeux du chevalier de Malte, c'était infiniment plus condamnable qu'un vol et même un crime de sang! Pour peu qu'ils s'y prêtassent, Villegagnon vit la possibilité d'associer ces Français à son œuvre. Quant à leur concubinage, il ferait le nécessaire pour y mettre un frein et même régulariser ces situations par des mariages. Pour le moment, le plus urgent était la construction du fort. Ensuite, on établirait un village, embryon de la colonie. Le roi Quoniambec se plaisait à tel point parmi les Français qu'il demeura dix-huitjours avec eux. Il se levait à trois heures du matin. Il fallait faire cercle autour de lui et l'écouter sans l'interrompre. Thevet traduisait. Il racontait ses exploits, ses faits de guerre contre les Portugais, ses bêtes noires, et les tribus Margageats. Ses paroles étaient accompagnées de moulinets de sa lourde épée de bois, véritable massue. Il raconta l'histoire de l'Allemand Hans Staden, travaillant pour le compte des Portugais. Il l'avait fait prisonnier. L'homme s'était jeté à ses pieds. Il prétendait être français. «Encore! j'ai déjà pris et mangé cinq Portugais! Ils se prétendaient tous français », aurait ajouté Quoniambec. L'Allemand n'avait pas été mangé '. Quoniambec avait vu, un jour, des Margageats armés de lances, d'arcs et de flèches s'avancer, menaçants, vers lui et les siens. Quoniambec leur avait tourné le dos. Sur chacune de ses épaules, il avait placé un petit canon trouvé ou pris, jadis, sur une caravelle portugaise. Ces canons contenaient poudre et projectile. Il yavait mis le feu. Les coups étaient partis. Sur cet affût vivant, les deux canons avaient été remplacés par deux autres qui étaient prêts. Après chaque tir, ses hommes rechargeaient les piècesjusqu'à épuisement des munitions et fatigue de l'affût. Les ennemis avaient pris la fuite. Quoniambec était intarissable. Parlant, il se frappait la poitrine avec ses grosses mains ou se tapait sur les cuisses... Et il fallait l'écouter. AuxFrançais, il rendit de nombreux services. Villegagnon 1. Hans Staden, un Hambourgeois, publia la relation de son voyage au Brésil dans la collection Ternaux-Campan. Il appelle le roi Quoniam Bebe.
le remercia en lui faisant don d'une épée à deux mains et d'une vieille arquebuse. Cette arme à feu devait être cause d'un accident mortel. Un des sujets de Quoniambec, profitant de son absence, avait bourré le canon de l'arquebuse de poudrejusqu'à la gueule. Il ymit le feu et l'arme éclata entre ses mains. L'homme fut tué. C'était, bien sûr, la faute de Villegagnon qui en avait fait don sans préciser le mode d'emploi ! Thevet espérait convertir le roi à la foi catholique. Quoniambec imitait les signes extérieurs, se prosternait, joignait les mains comme s'il priait, levait les bras au ciel comme pour implorer la miséricorde divine. Le cordelier était cependant satisfait de son catéchumène. Il dit avoir traduit pour lui : Oraison dominicale, la Salutation angélique, le Symbole des apôtres. Cessauvages étaient tous des voleurs debonne foi. Toutce qui leur tombait sous la main était bon à prendre, même si l'objet subtilisé ne devait leur servir à rien, faute de connaissances. Unjour, Thevet rencontra un sauvage nu. Sur sa poitrine brillait, suspendu à une liane, un astrolabe «clair et luisant comme fin or». C'était le sien. Le coffre qui le contenait avait été fracturé, l'astrolabe volé! Thevet se garda bien de se fâcher, de traiter le sauvage de voleur. Même en sa langue, il n'eût pas compris. Le cordelier troqua son astrolabe contre le chapeau d'un Écossais récemment décédé. Il plaça lui-même le couvre-chefsur la tête de l'homme nu qui partit heureux comme si on avait ceint son front d'une couronne royale!«Avecquelques objets de coutellerie, on amadouait les hommes; avec les miroirs, de petits boutons de verre jaunes, verts, bleus, on avait les femmes! » Les Topinambaulx, braves gens serviables et dévoués, étaient à l'occasion anthropophages. Selon Carvalho, pilote de la flotte de Magellan, qui relâcha dans la baie, en décembre 1519, ces sauvages mangeaient la chair de leurs ennemis, non comme viande, mais à cause d'une coutume qui a l'origine ci-après : une femme avait un fils unique qui fut tué par des ennemis. Quelques jours après, les amis de cette femme capturèrent l'un de ceux qui avaient fait périr son fils. Voyant le prisonnier, comme une chienne enragée, elle courut sus à lui et le mordit à l'épaule à pleines dents. Leprisonnier trouva le moyen de s'enfuir et raconta comment une femme avait voulu le manger. Il mon-
trait sa blessure à l'épaule. Après cela, ceux qui étaient pris d'un côté ou de l'autre étaient mangés. Tout le corps de l'homme capturé était consommé morceau par morceau. De peur que la chair ne se gâtât, ils la découpaient pièce par pièce qu'ils faisaient boucaner au feu. Tous les jours ils en taillaient un petit bout et le mangeaient avec leur viande ordinaire, uniquement pour se souvenir de leurs ennemis 1. Villegagnon, Thevet, Bois-le-Comte et quelques gentilshommes visitèrent la région où régnait Quoniambec, à vingt-cinq lieues du rivage. Là coulait la rivière des Vases, ainsi appelée par les Français qui avaient comparé la coupe des montagnes et des rochers à des vases antiques. Dans ces forêts, cette montagne, on n'osait trop s'aventurer. On y avait cependant reconnu marbre, jaspe et marcassites. On espérait ytrouver de l'or et de l'argent. Laporte dupalais de Quoniambec était ornée de têtes de Portugais. Le village était fortifié de remparts deterre, défendus par quelques fauconneaux 2pris sur quelque caravelle portugaise échouée et abandonnée par son équipage. Ces tribus possédaient quelques vieilles armes à feu, toutes rouillées. Il leur manquait la poudre. Villegagnon ne la leur donna queparcimonieusement. Par la suite, il mélangea la poudre avec du charbon pilé. Les sauvages ne s'y trompèrent pas. En partant, Quoniambec offrit à Villegagnon quelques pierres de couleurs encore dans leur gangue. C'étaient des aigues-marines et des topazes. Aquelque temps de là, une épidémie fit des ravages chez les Topinambaulx. Ils en accusèrent encore une fois Villegagnon et les siens. Ces Français avaient apporté la maladie avec eux. La révolte grondait dans les villages... Sans s'émouvoir outre mesure, Villegagnon descendit à terre, suivi de dix-huit hommes dont Thevet. Ils visitèrent les villages, entrèrent dans les longues maisons que ces natifs appelaient boij. Par maison, vivaient dans laplus grande promiscuité des familles de plus de cent personnes. Elles faisaient grand bruit. Les malades reposaient dans des filets de coton, les amaches, attachés à des poutres courant d'une extrémité de la maison à l'autre. . Journal 224. d'Antonio dePigafetta, Bibliothèque nationale, Mssfd. fr. 5650 et 124 2. Anciennes petites pièces d'artillerie (XVIe-XVIesiècles).
L'odeur était pestilentielle. Rien n'arrêta Villegagnon. Il se pencha sur les hamacs, toucha le pouls des malades, leurs mains, leurs fronts. Et Dieu fit un miracle! Les malades gué rirent. Dans un délire de joie, tous proclamèrent Ville gagnon plus fort que la mort. Ils baisèrent les mains de leur sauveur, touchèrent sa robe. • Que je ne meure point!• sup pliaient-ils. Villegagnon eut beau se défendre, dire qu'il n'était pour rien dans cette guérison, ils ne le crurent pas. « C'est Dieu qui a voulu vous punir pour vos larcins chez les Français • dit Villegagnon. Alors, d'un seul élan, ils allèrent chercher tout ce qu'ils avaient volé. Ils rendirent tous ces objets, même un clou, une épingle. Et pour ne pas les tou cher, ils les placèrent en bout de Oèches et d'arcs. Enfin, la conscience tranquille, ils se calmèrent. Mais le travail s'en ressentit. Les navires qu'ils chargeaient avant l'épidémie en six semaines, cette fois, il leur fallut trois mois. Le nombre des victimes, malgré les guérisons specta culaires de Villegagnon, fut évalué par Thevet à neuf mille. Le roi Quoniambec mourut. • J'ay encore en ma maison de présent l'espée de Quoniambec, capable d'assommer un bœuf •, écrira Thevet 1• Villegagnon avait remarqué les regards concupiscents de ses gens pour les femmes de ce pays, toujours nues. Elles étaient d'accès plus facile que les forêts et les rivières. Leurs maris et leurs pères les proposaient à tout venant. Ville gagnon ne pouvait admettre la loi de l'offre et de la demande en pareil cas. « En homme de bien, et craignant Dieu, il défendait qu'aucun chrétien eût affaire à une Brésilienne. Sous peine de l'épouser ou de périr. • Le mariage ou la mort! Était-ce raisonnable en pareille circonstance? L'extrême licence dans l'accouplement n'eût-il pas mieux valu pour la propagation de l'espèce dans la colonie que Villegagnon voulait créer? La théorie de l'union libre, encore moins sa pratique, à l'exception des rois et de quelques grands sei gneurs, ne pouvait, en ce siècle, être envisagée, et Ville gagnon donnait l'exemple. En exigeant le mariage, Villegagnon poursuivait plusieurs objectifs. D'abord ramener à la légalité les Normands, inter prètes, les hors-la-loi vivant en concubinage depuis des 1. Bibliothèque nationale, fd. f. mass. 17 175, pp. 84 et suiv.
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années sur le sol brésilien, faire reconnaître son autorité à ces blancs qui, jusqu'à ce jour, avaient exploité directement ces sauvages et prétendaient continuer. Il voulait retenir dans l'île, le fort, le plus de défenseurs possible, en cas d'une attaque ou d'un siège. Les hommes qui disparaissaient dans la forêt brésilienne, rares dans ces premiers mois, étaient perdus pour toujours. Fatigués d'errer dans ces forêts, ce pays qu'ils ne connaissaient point, pris de remords, ces transfuges devenaient déserteurs et n'osaient plus reparaître. Heureux s'ils ne se transformaient pas en espions au service des Portugais. Catholiques et protestants s'accordent pour reconnaître et approuver les décisions de Villegagnon dans sa sévère répression d'une luxure sans frein. Les interprètes normands vivaient avec les indigènes dans une totale promiscuité. Au fort, dans l'île, ils recouvraient un semblant de civilisation. Ils passaient des femmes de ces Topinambaulx à leurs filles, sans vergogne, et traînaient avec eux une marmaille hurlante d'enfants de tous âges. Certains, pour plaire aux sauvages, tâtaient à l'occasion d'une grillade de Margageats, arrosée de cahouin, mixture de jus de racines. Et Villegagnon voulait les obliger à paraître devant le notaire qu'il avait amené, à signer un acte, alors qu'ils ne savaient ni lire ni écrire !Puis, le mariage, cérémonie religieuse précédée du baptême de la jeune épousée, c'était trop demander à ces êtres primitifs. Aux Indiens, Thevet avait parlé de Dieu. Ils voyaient en lui un personnage vague, mystérieux, tout-puissant, suppléant le soleil, créateur des racines à manger. Le cordelier ne pouvait leur apprendre une théologie qui les eût dépassés, et de beaucoup! Ses auditeurs buvaient ses paroles, bien qu'ils n'en comprissent que peu. Thevet réussit quelques conversions. La plus notable fut celle d'un roitelet nommé Pindahoussau. S'il guérissait de la forte fièvre qui l'accablait, Pindahoussau promit à Thevet de porter comme lui une longue barbe et honorer Dieu qu'il appelait Toupan. Le cordelier garda quelques jours le roitelet auprès de lui et le baptisa. Villegagnon et une forte escorte débarquèrent un jour dans la grande île des Margageats. De féroces sauvages! Ils virent arriver des hommes portant en collier des ossements. Certains s'en servaient comme flûtes et les sons étaient fort agréables à l'ouïe! Ces flûtes étaient faites de tibias et d'humérus...
Thevet raconte le cas d'une femme de cette tribu : son mari, fait prisonnier, avait été tué et mangé. Elle décida de le venger. Comme un guerrier, elle portait les cheveux ras, l'épée de bois, un arc et des flèches. Elle fit des prisonniers qu'elle donna à manger àses enfants, desprisonnières aussi! Il yavait parmi elles unejeune fille très belle comme le sont les mulâtres en ce pays. Son père était capitaine de l'armée portugaise, sa mère indienne. Villegagnon offrit des présents à la terrible veuve pour qu'elle laissât partir lajeune fille. Lechevalier de Malte voulait la rapatrier. Toutes ses offres furent repoussées. Lajeune fille périt et, sans aucun doute, fut mangée. Les Margageats, une seule fois, acceptèrent l'achat par les gens de Villegagnon de cinq Portugais. Les malheureux, payés très cher, furent livrés nus comme l'étaient leurs gardiens. On leur donna des vêtements. On les traita le mieux que l'on put. Trois mois plus tard, regaillardis, ils volèrent une barque pour aller rejoindre les leurs dans la capitainerie du cap Frio. Un Tabajares qui avait dansé devant le roi Henri II et sa cour, à Rouen, marié à une Française, était retourné au Brésil avec Villegagnon. Les Tabajares étaient les ennemis des Topinambaulx. Lepauvre diable eut la malchance de parler son dialecte. On eut vite fait de le dénoncer. Resté seul à bord, les Topinambaulx en profitèrent pour l'assaillir et le mettre en pièces. Il endura chrétiennement son martyre - il était baptisé -, leur déclarant sa foi qui était «celle de JésusChrist, un seul Dieu en Trinité de personnes et Unité d'essence », écrit Thevet. Depuis longtemps, tout ce qui devait être débarqué avait été mis à terre, et on commençait à charger les bateaux de bois, d'essences rares, de minerais. Tout ce qui était lourd et imputrescible devant être arrimé au fond des cales. Il yavait des sacs de feuilles de plantes séchées. Les Français avaient vu ces sauvages faisant jaillir la flamme en tournant vivement entre leurs mains un bois dur, rond, dont la pointe appuyait sur une pierre. Avec un tison, ils mettaient le feu à un rouleau de feuilles sèches. Ils fumaient. Ils soutenaient que cette herbe, ce petun 1éclaircissait le cerveau, les aidait 1. Le mot petun est celui par lequel les Brésiliens désignaient l'herbe à fumer, «ressemblant, dit Thevet (Singularitez), à notre buglosse ». Lérysoutient que le petun dont il a vu user les sauvages, notamment les Topinambaulx, ne doit pas être confondu avec le petun autrement appelé nicotiane,
à comprendre mieux, enfin elle calmait la faim et la soif. Thevet, les colons, fumèrent ce petun. Ils devinrent «merveilleusement friands de cette herbe et parfum ».Audébut, à chaque aspiration, ils toussaient, avaient des sueurs froides et eurent de courtes syncopes. Le tabac était trouvé. Duport, d'un appontement rustique construit, partait un embryon de rue - quelques cases, des huttes, des dépôts. Le commerce, troc et monnaies s'interféraient sans se heurter, chacun leur attribuait la valeur qu'il voulait, pouvait. Les sauvages apportaient les produits de la terre. Fruits exotiques, noix de coco, ananas, des pierres de couleur, des statuettes sculptées grossièrement dans le bois, des plumes de toucans, deperroquets, des oiseaux àbeau plumage, si petits qu'ils pouvaient tenir dans le creux de la main. Se coudoyaient des gens de toutes races, de toutes couleurs, de tout acabit : prisonniers et prisonnières de guerre, achetés aux Topinambaulx, remuant des pierres, portant des fardeaux, criant dans une incoercible nudité; colons, artisans, dont beaucoup n'avaient pas encore exercé leur métier, cordonnier transformé en manœuvre, en maçon, laboureur entre deux corvées au fort, d'autres tâtant du commerce dans des échoppes. Lescolons avaient adopté les habitudes vestimentaires légères et débraillées des interprètes normands, torse nu ou couvert d'une vague chemise, braies flottantes, cheveuxcoupés ras, pas debarbes, les poils favorisant l'éclosion de parasites tropicaux. Des rayons du soleil, ils protégeaient leur crâne d'un linge ou de chapeaux de paille au large bord fabriqués par les Indiens qui, eux, allaient tête nue. On avait beau donner le fouet à ces sauvages pour les forcer à se couvrir, l'habitude reprenait le dessus. La nuit, il n'était point rare de voir une femme qui, dépouillant sachemise ou son pagne, n'allât rôder dans l'île, ou sauter de rocher en rocher, promenant sur le rivage son corps argenté par les rayons de lune. Laforteresse se terminait. Il avait fallu près de trois mois pour le gros œuvre. Dans l'enceinte du fort, le logement de Villegagnon n'était guère plus grand que celui de ses compagnons. Les canons étaient en place. Sur le Ratier, Villelaquelle, dit-il, retient ce nom de monsieur Nicot, qui le premier l'aurait envoyée du Portugal en France.
gagnon avait laissé quelques pièces d'artillerie et des hommes pour s'en servir. Plus pour donner l'alerte que pour arrêter une flotte portugaise. La nuit, les veilleurs étaient postés sur les remparts. Une garde formée de quelques fidèles, d'Écossais, protégeaient l'amiral. Imaginons un instant ces natifs des Highlands, des monts Grampian, en kilt, écoutant le chant singulier d'une cornemuse s'élevant dans la nuit brésilienne, un ciel lumineux, une poussière d'étoiles autour de la Croix du Sud. Dès l'aube, l'insupportable chaleur montait, accablante, mettant les nerfs à vif de ces Européens habitués à un climat tempéré. Ils se montraient irritables, coléreux devant ces sauvages impassibles. L'ardeur au travail, l'enthousiasme du début n'avaient duré que quelques semaines. Ils se contentaient de commander, abusant de la gentillesse, de la serviabilité des Topinambaulx. A proximité du monolithe, pareil à une gigantesque sentinelle gardant l'entrée de la baie, on avait trouvé de la terre argileuse. Villegagnon fit construire une briqueterie. Il y dépêcha des artisans, des maçons et des indigènes. Ces briques étaient destinées à l'érection de maisons, d'une chapelle, d'une ville embryon de la future colonie brésilienne. Après avoir honoré l'amiral en donnant au fort son nom : fort Coligny, Villegagnon baptisa la nouvelle cité : Henryville, en hommage à son roi. Henryville devait être, en 1567, le dernier refuge de Bois-le-Comte et des Français, quand le Portugais E. de Saa les chassa définitivement du Brésil. Pour mener toutes ces tâches à bien, Villegagnon s'était montré autoritaire. Devant la lenteur des travailleurs, il s'emportait souvent. Il ordonnait aux colons de faire travailler plus durement les Indiens. Alors, ces derniers demeuraient dans leurs forêts, fuyaient ces Français qui leur en demandaient trop. Cependant, on chargeait les navires : du minerai, des bois exotiques, le noir et dur jacaranda, des bois de teinture, des bois tendres et colorés pour l'ameublement, des cages dans lesquelles jacassaient perroquets et perruches, des singes, des oiseaux qu'aucun ornithologue n'avait vus ni classés. Des haüts, sorte de paresseux, familiers, ces grimpeurs à queue très courte, les pattes garnies de trois griffes, sautent sur les épaules de l'homme, comme un chien dressé. L'un d'eux avait été étranglé par les chiens de Villegagnon sans
qu'il se défendît. La pluie, même torrentielle, glisse sur ses poils gris sans le mouiller. Thevet, dans ses Singularitez de la France Antartique, dit avoir gardé un haüt longtemps sans lui donner ni à boire ni à manger. Il en conclut que cet étrange animal « ne vit que de vent ». « Il a une figure de concierge, aimable et prévenant! » Thevet, le cordelier, se disait fatigué par le climat. A la Noël, il n'avait pu distribuer la communion et ne s'en remettait pas. Il demanda à Villegagnon l'autorisation de partir. Elle lui fut accordée. Thevet quittait le Brésil, les pacifiques Topinambaulx, regrettant de n'avoir fait plus de conversions. AVillegagnon, il laissait son précieux secrétaire, Nicolas Barré. Thevet emportait plusieurs sacs de petun. Il en avait planté en divers lieux lui-même. Il pouvait se prévaloir d'être le premier à apporter du tabac en Europe. Il partait sur un navire commandé par M. de Boissy, seigneur de Boisle-Comte, qu'il estimait « capitaine des navires du Roi en France antarctique, homme magnanime, fort instruit dans les choses de la Marine, comme s'il en eût fait profession toute sa vie ». La France antarctique ! une terre loin des régions polaires australes! Antarctique? Ce qualificatif, dans le goût du siècle, sonnait bien pour la science. Villegagnon, il est vrai, songeait à atteindre le 36e et le 45e degré. Thevet emportait mille curiosités : pour Henri II, de grandes raretés qu'il lui présenta; entre autres, un chapeau fort riche et fort beau, que les sauvages avaient façonné avec les plumes jaunes qui se trouvent sous le jabot du toucan, et attaché avec des fils d'écorce aussi fins que des fils de soie; pour Conrad Gessner, « le bec du toucan, la peau d'un haüt et d'autres singularitez, ainsy que luy-même le confesse en ses Œuvres »; pour Philippe Mélanchton, « par la prière qu'il m'en avoit faict, plusieurs graines d'herbes et fruicts des terres Australes et Occidentalles »; un magnifique maraca 1 avec «plusieurs peaux d'oyseaux de diverses couleurs, pour M. Nicolas de Nicolay, géographe du Roy, homme ingénieux et amateur, non seulement de l'Antiquité, mais aussi de toutes choses vertueuses. Depuis, il les a montrées au Roy2, 1. Le maraca était un instrument de musique fait avec une noix de coco dans laquelle on avait introduit des graines, et que, ensuite, on agitait. 2. Il s'agit ici de Charles IX.
estant à Paris en sa maison, qui estoit exprès allé voir le livre qu'il faict imprimer des habits du Levant : et m'a faict le récit que le Roy, print fort grand plaisir à voir de telles choses, entendu qu'elles lui estoient jusqu'à ce jour incongneües ». Les matelots rapportaient des colliers faits d'os de poissons, de coquillages blancs, comme du corail, translucides comme de la porcelaine. Les trois navires quittèrent la « rivière de Janere » le 31 janvier 1556. Barré dit le 14 février. Cette différence de dates peut s'expliquer. Le cordelier précise qu'on resta une huitaine de jours au cap Frio. Le voyage fut long, malheureux. La route suivie paraît invraisemblable '. On côtoya les îles Macahé de loin, à cause des Portugais qui y étaient et y avaient bâti un fort. Après le départ du navire, si trempé de caractère fût-il, Villegagnon éprouva un sentiment de solitude, d'abandon. Il avait l'habitude de se confier à Thevet, à son neveu Bois-leComte. Les difficultés commençaient pour le « roi de la France antarctique ». Il eut des heures de découragement qui expliquent son appel à Calvin, le petit Jean Calvin, qu'il n'avait pas oublié, dans une lettre dont on parlera... L'activité, la dépense physique quotidienne, les conversations avec Thevet, Bois-le-Comte, avaient masqué à Villegagnon le déclin de la colonie : malades de plus en plus nombreux, conciliabules entre les anciens prisonniers et les Normands déserteurs créant un climat de défiance, de suspicion. Les artisans, les laboureurs « se retiraient en Égypte », selon l'expression de Villegagnon pour dire : «Ils abandonnaient la cause de la civilisation. » Ils alléguaient des excuses pour ne pas travailler, s'éloigner du fort, de l'île, quitte à revenir quelques jours plus tard. Il est facile d'imaginer ce qu'ils avaient fait! Après ces absences reprochées par un Villegagnon calme, sans colère, parlant de Dieu, de la damnation qui attend les coupables, l'amiral cherchait à retenir son monde. Mais les désertions recommençaient. Le soir, on apercevait des 1. Aucune carte, à notre connaissance, ne permet de suivre avec un semblant d'exactitude la route suivie par Bois-le-Comte. Il aurait misdeux mois pour doubler le cap Saint-Augustin (sans doute le cap Saint-Roque), côtoya l'île Saint-Paul. Le 1eravril, il passait l'équateur. «Lescôtes du Pérou étaient longées » (probablement les côtes de Guyane), puis Saint-Domingue, les Bahamas, la Floride. Alors, seulement, Bois-le-Comte aurait traversé l'Atlantique...
barques qui gagnaient la terre ferme. Elles transportaient des hommes qui rejoignaient les Normands, les Indiens et ces femmes qui leur manquaient tant! Tout aurait pu rentrer dans l'ordre, s'arranger, si Villegagnon ne s'obstinait dans sa décision : le mariage ou la mort. Un complot se forma. «Le 16février, dit Nicolas Barré, deux jours après le départ de Bois-le-Comte et de Thevet, Villegagnon découvre une conspiration contre lui et ses gens, ourdie par les artisans et les ouvriers du fort. »Lui disposait de huit hommes sûrs, les conjurés d'une trentaine, conduits par un Normand interprète de la suite de Villegagnon. «Cet individu entretenait avec une fille sauvage un commerce tout autre que de futaines et de petits couteaux. Depuis sept ans, il vivait, comme tous les autres truchements, en la plus grande abomination et vie épicurienne qu'il est possible de raconter, sans Dieu, sans Foy, ni Loy. » Nicolas Barré en était scandalisé. Cet homme que Villegagnon avait obligé au mariage, après bien des hésitations, avait accepté le nudus cum nuda légiste mais ne voulut rien entendre quant au sacrement. Il avait d'abord eu l'idée d'empoisonner ce Villegagnon qui empoisonnait sa vie. Le poison était alors en usage pour faire passer de vie à trépas ses ennemis. Un de ses compagnons l'en dissuada. Le résultat n'était pas certain, et Villegagnon prenait ses précautions. L'homme s'adressa ensuite aux mécontents pour les inciter à la révolte. Le fort ne disposait pas d'eau douce. On forait les citernes. Sous un soleil implacable, il fallait chercher l'eau potable sur le continent. A cette corvée quotidienne, les hommes renâclaient. Le cidre était remplacé par de l'eau légèrement vinaigrée. La nourriture était toujours à base de farine de manioc. Était-ce là le pays de cocagne qu'on avait fait miroiter à leurs yeux? Les révoltés n'étaient pas d'accord sur la manière de se soustraire à l'autoritaire tutelle de Villegagnon. Les modérés proposaient une désertion en masse. Villegagnon demeurerait seul avec sa garde d'Écossais. La proposition fut rejetée. Villegagnon et les siens dormaient au-dessus d'un cellier. Celui-ci contenait des barils de poudre. On aurait pu y mettre le feu et, d'un seul coup, faire disparaître Villegagnon et sa garde. Une objection : l'explosion détruirait les objets, les armes que les conjurés considéraient déjà comme leur butin. Les plus durs préconisaient l'assassinat de Villegagnon. Il aurait suffi, lors
d'un premier sommeil, de tuer d'abord les hommes qui le gardaient. Puis, lui ensuite. Ce fut la solution adoptée. Il fallut mettre cependant dans le complot un homme de garde, un Écossais. On lui promit une large part du butin. L'Écossais parla à ses compatriotes. Trois d'entre eux, qui étaient d'un entendement simple, contèrent la chose à Nicolas Barré qui, à son tour, avertit Villegagnon. La suite de cette affaire, Villegagnon nous la contera luimême dans une longue lettre qu'il adressera à Calvin, le 31 mars 1557. Lettre de la plus grande importance pour l'histoire du roi de la France antarctique Ce complot eut des conséquences préjudiciables à la colonie. Vingt-cinq interprètes normands, sans doute au courant du projet de révolte, désertèrent, entraînant avec eux des sauvages. Ce départ accrut les difficultés qui, de tous côtés, s'abattaient sur Villegagnon. Il craignait le retour de ces hommes, armés, avec des Topinambaulx qui refusaient le travail. Le roi de la France antarctique ne pouvait compter que sur les gentilshommes, quelques fidèles, ses Écossais et les couleuvrines du fort. Le lieu est fort naturellement, explique Nicolas Barré, et par art nous l'avons flanqué et remparé tellement que quand ils nous viennent voir dans leurs auges et almadas, ils tremblent de crainte. Il est vrai qu'il y a une incommodité d'eau douce, mais nous y faisons une citerne, qui pourra garder et contenir de l'eau, au nombre que nous sommes, pour six mois. Nous avons depuis perdu un grand bateau et une barque contre les roches, qui nous ont fait grande faute, pour ce que nous ne saurions recouvrer ni eau, ni bois, ni vivres que par bateaux. Avec ce, un maître charpentier et deux autres manœuvriers se sont allés rendre aux sauvages, pour vivre plus à leur liberté. Nonobstant Dieu nous a fait la grâce de résister constamment à toutes ces entreprises, ne nous défiant de sa miséricorde. Lesquelles choses il nous a voulu envoyer, pour montrer que la parole de Dieu prend difficilement racine en ce lieu, afin que la gloire lui en soit rapportée; mais aussi, quand elle est enracinée, elle dure à jamais... Ces troubles m'ont empêché de reconnaître le pays, s'il y avait des minéraux, ou autres choses singulières... L'on nous menasse fort que les Portugais nous viendront assiéger, mais la bonté divine nous en gardera. 1. Voir p. 139.
De la rivière Ganabara, en pais du Brésil, en la France antarctique, sous le tropique, ce vingt-cinquièsme jour de may mille cinq cents cinquante-six. Cependant, quelques bateaux arrivent de France. Le commerce se sentant protégé, commence à prendre le chemin du Brésil. Les capitaines de ces navires rapportent que, en mars de la même année 1556, par ordonnance rendue à Amboise, le roi a fixé à vingt sols par tonneau la taxe des bateaux marchands qui sortent des ports sous la conduite des bateaux de guerre. Dans cette ordonnance, il est question de navires qui se préparent à faire le voyage au Brésil. Jacques de Cauzvigny, de Fécamp, se proposerait d'affréter en juin 1557 la Serpente pour un marchand du Havre, afin de partir au Brésil. Ravitaillé par ces bateaux, Villegagnon demeurera dans l'île aux Français, sous la protection du fort Coligny. Grâce à sa fermeté, l'année 1556 s'achèvera dans la paix.
5 1. Ce que Villegagnon demande à Henri II - Ce que Coligny lui envoya Les ministres de Calvin - Ils quittent Genève (8 septembre 1556) - Bois-leComte part pour le Brésil (19 novembre) - Le voyage. Il. Arrivée des ministres à Guanabara (7 mars 1557) - Bois-le-Comte raconte - La cène (27 mars) - Léry - Lettre de Villegagnon à Calvin (31 mars) - Départ de la Rosée - Deux mariages - Richer et Cointat Seconde cène - Mariage de Cointat - Les mœurs de Villegagnon. III. Départ de Chartier (4juin 1557) - Incidents entre Le Thoret et LaFaulcille - Les calvinistes quittent le fort Coligny - Intervention de Macarius Nouvelles de France - La mission de la Faulcille, notaire (27 décembre 1557) - Départ de du Pont, Léry sur le Jacques (4 janvier 1558) - Retour de cinq hommes - Trois condamnés à mort - Désertion de Boulier.
1 Bois-le-Comte était arrivé en France en juillet. Son voyage avait duré cinq mois. Il avait dû faire pas mal d'escales sur les côtes du Brésil, du Venezuela, le golfe des Caraïbes. Sans compter les jours de calme plat, sans un souffle, le gros temps causant des avaries. Thevet avait eu le temps de revoir ses notes, les parfaire pour son livre. Ce que Villegagnon avait demandé au roi de France, c'est M. Renard, ambassadeur de Charles Quint à la cour de Henri II qui va le révéler non dans une note écrite après coup mais dans le feu d'une conversation avec le souverain. J'ai avis que Villegagnon, ayantpris un port au passage des Indes [le Brésil], le fortifie et a demandé au roi de France qu'on lui envoie des gens de guerre jusqu'à trois ou quatre mille. Il conquerra pour lui partie des Indes et empêchera la navigation dans cette partie. Comme les Français arment des bateaux en Bretagne et en Normandie, encore qu'ils puissent être à un autre effet, il m'a semblé devoir donner cet avis afin
que Votre Altesse informe ceux qu'il convient, car facilement ils pourraient créer des difficultés aux passagers et naviguants auxdites Indes 1 Sans aller jusqu'à trois ou quatre mille gens de guerre, Villegagnon avait demandé le renfort d'hommes qui ne fussent pas puisés dans les prisons du royaume. Il voulait des artisans, des vrais et des soldats. Il s'attendait à une attaque des Portugais, flotte venue de Bahia. De l'argent! Les dix mille livres étaient dépensées depuis longtemps, et Villegagnon avait puisé dans sa bourse. Au roi et à son trésor, il faisait des avances sans trop d'espoir. Le roi de France ne pouvait distraire une livre tournois, un sol, d'un trésor obéré pour satisfaire la moindre demande de Villegagnon. Les dépenses engagées dans la folle expédition d'Italie avec les Guise était un gouffre pour les finances. Avec un intérêt de seize pour cent, les banquiers de Lyon les Médicis, ceux de Francfort et de Florence - prêtaient de l'argent à Henri II. Fin 1556, la somme à débourser pour éteindre la dette flottante s'élevait à plus de deux millions de livres. Villegagnon avait besoin d'hommes. Le roi transmit la demande à Coligny. L'amiral vit-il la possibilité de créer un lieu de retraite où les calvinistes français pourraient vivre en paix, hors des querelles perpétuelles entre catholiques et protestants? Il est certain qu'il fut aidé par les armateurs normands intéressés par le profit et parfois favorables aux thèses de la Réforme. Villegagnon avait-il adressé la même demande à Calvin? Les écrivains protestants répondent par l'affirmative, sans s'appuyer sur le moindre billet, la moindre réponse de Genève. Ils vont même jusqu'à affirmer que Villegagnon avait sollicité des pasteurs pour répandre les thèses calvinistes auprès des sauvages. [...]// m'accuse, dit Villegagnon, répondant à un auteur de libelles2, d'avoir demandé à Calvin par mes lettres des ministres de sa secte; s'il en est ainsi, Calvin lui fera bien plaisir de l'en servir pour m'en faire honte mais JENELETIENS PASENCORESIPERDUQUI'LDITAVOIRJAMAISEULETTRESDEMOISINON 1. L'ambassadeur Renard à la princesse du Portugal, au début daoût 1556, Papiers de Granvelle, éditions Weiss. 2. Réponse du chevalier de Villegagnon aux libelles d^injures, 1561, in-8.°.
PLUS DE DIX-HUIT MOIS APRÈS QUEJE FUS AUBRÉSIL, EN RÉPONSE A CELLESQUI'LMÉ ' CRIVITME'NVOYANTSESHOMMES.JE LUIRENVOYAISUN DE SES MINISTRES NOMMÉ GUILLAUME CHARTIER DE VT l RAY AVEC MÉMOIREDESCHOSESQUEJA ' VAISTROUVÉESMAUVAISESENSADOCTRINE, ET DE SES GENS. LA COPIE SE ' N FERA TROUVER. Un argument, un seul, suffirait à confondre les réformés avançant pareil fait : les Portugais, leurs historiens, les annalistes de la compagnie de Jésus, aucun ne reproche à Villegagnon d'avoir voulu fonder une colonie calviniste. Ils n'auraient pas manqué de voir dans la ruine de sa conquête le doigt de Dieu! Il y avait, vivant près de Genève, un vieux seigneur. Il s'était retiré là pour jouir de la douceur du climat, du calme engendré par les montagnes de ce lac qui, rarement, se fâchait. Ce seigneur, Coligny le connaissait bien pour avoir longtemps été son voisin à Châtillon-sur-Loing. Le nom de ce seigneur, Philippe de Corguilleray, sieur du Pont. Coligny le pria de mener au Brésil ceux qui voudraient rejoindre Villegagnon. Malgré son âge, ses petites infirmités, malgré les difficultés d'une pareille tâche, le sieur du Pont accepta. Il s'agissait de trouver d'abord deux ministres de la Réforme. Se présentèrent Pierre Richer - il avait plus de cinquante ans - et Guillaume Chartier qui avait trente ans. Tous deux étudiaient la théologie à Genève. Ayant demandé l'accord de l'Église, ils furent acceptés. Le sieur du Pont était marié. Il vivait paisiblement avec femme et enfants. On se demande ce qu'il allait faire dans la galère brésilienne? Du Brésil, il n'avait que quelques notions. Loyalement, l'amiral Coligny l'avait averti des conditions difficiles qui l'attendaient. Coligny ne présenta pas le Brésil aux deux étudiants et aux dix hommes qui se déclarèrent prêts à partir comme un pays de Cocagne. D'abord, le voyage. « Cent cinquante lieues par terre, deux mille par mer. A l'arrivée, la chaleur, les moustiques et autres insectes malfaisants, pas de pain, point de vin. » Leur voyage se faisait aux frais de Coligny, tout au moins en partie. Sur les dix, un seul recula au dernier moment. Tous étaient des renégats de l'Église catholique. Au moins cinq étaient des moines échappés de cloîtres, en rupture de vœux. Ils n'étaient recherchés par aucune police, aucun parlement. Étaient-ils seulement français?
Un nommé Jean Léry devait se joindre à eux. Ce Jean Léry, «fieffé menteur », selon Arthur Heulhard, était né en 1534, à LaMargelle, terre de Sainte-Sene, au duché de Bourgogne. Il aurait été cordonnier, profession qu'il n'exerça jamais auprès de Villegagnon. Calvin et Coligny étaient ses dieux. En fait, c'est Coligny 1qui l'engagea à faire ce voyage. L'amiral était connu pour sa discrétion. Il fut l'âme de ce voyage et il est probable que ses fidèles lui fournirent l'argent nécessaire pour l'achat de livres et de vêtements. Lamission quitta Genève le 8septembre 1556. Calvin était à Bâle. DuPont, pris de douleurs, ne put partir que le lendemain. Lerendez-vous était à Châtillon, auprès de l'amiral qui se montra enthousiaste de l'expédition, encourageant les uns et les autres comme s'il avait peur de les voir renoncer. Jusqu'au bout, il leur donna aide et assistance. Puis, les Genevois allèrent à Paris où ils demeurèrent un mois. Des gentilshommes furent recrutés par Coligny. Ace moment, Léry décida de s'anoblir :de Léry. C'est sous ce nomqu'il fut engagé. Il existait un village appelé Léryprès de LaMargelle. DeParis, ils allèrent à Rouen, puis gagnèrent Honfleur où Bois-le-Comte et trois vaisseaux équipés en guerre les attendaient. Les dépenses de l'armement de ces bâtiments étaient, en grande partie, à la charge de Villegagnon. Bois-le-Comte, commandant en chef de la petite flotte, était embarqué sur la Petite Ramberge 2. Son équipage était composé de quatre-vingts hommes, soldats et marins confondus. Le sieur de Sainte-Marie, dit l'Espine, était capitaine de la Grande Ramberge avec le pilote Jean Humbert, de Honfleur, et cent vingt personnes dont Léry. Letroisième vaisseau avait pour nom celui de son capitaine, la Rosée. Au total, étaient transportées deux cent quatre-vingt-dix personnes dont cinq jeunes filles à marier et leurs gouvernantes, sixjeunes garçons qu'on amenait pour apprendre la 1. Le livre de Léry, Voyage au Brésil, dédié à Coligny, paraîtra seulement en 1611. Léry dit avoir alors soixante-dix-sept ans. Léry sera fait bourgeois de Genève et pasteur le 5 août 1560... Voyage au Brésil est fortement inspiré par Richer en ce qui concerne Thevet et Villegagnon. Léry vante la fascinante beauté du Brésil, de la baie de Ganabara, les variétés de la flore tropicale et l'hospitalité des Indiens. 2. Ramberge : ancien navire anglais chargé d'effectuer des croisières d'exploration (XVIe et XVIesiècles). A ne pas confondre avec Roberge employé par certains auteurs pour désigner ces navires. Ce mot vient de l'anglais : rowbarge. C'est un type de vaisseau rond, construit vers 1550 sous le règne d'Henri II. Il était muni de vingt-six longs avirons qui le rendaient plus rapide et plus manœuvrier que les autres. (Claude Farrère, Histoire de la marine; Gruss, Dictionnaire de la marine.)
langue des sauvages. Moins de trois cents hommes et femmes! On est loin des trois à quatre mille gens d'armes demandés par Villegagnon, selon la lettre de l'ambassadeur Renard ! Salués, selon l'usage, par les salves d'artillerie, les sons des trompettes, tambours et fifres, les trois vaisseaux hissèrent leurs voilures le 19 novembre 1556. Le lendemain, Bois-le-Comte faisait relâcher à Caux. Il passa en revue les équipages et s'assura que tout était en ordre pour entreprendre la grande traversée. Puis eut lieu le vrai départ. Il faisait beau temps, un vent régulier gonflait les voiles. Elles poussaient les navires vers les côtes anglaises que, précisément, Bois-le-Comte voulait longer jusqu'au cap Lizard. Ensuite, il ferait route au sud. A bord des trois navires, c'était la satisfaction, le petit pincement au cœur pour ceux qui prenaient la mer pour la première fois. Les capitaines et leurs équipages rêvaient même d'une rencontre avec des navires portugais. Dix-huit canons de bronze auraient permis de les affronter sans crainte. Près des côtes anglaises, deux navires marchands battant pavillon anglais étaient à portée. Bois-le-Comte s'approcha et leur ordonna de mettre bas les voiles. Devant les canons, les deux Anglais obéirent. L'usage des prises, l'instinct du pillage poussèrent ces hommes à mettre des canots à la mer. Ils se préparèrent à aborder les navires anglais pour les « dégraisser », les piller de la cale aux premières enfléchures de la mâture. Les calvinistes, à leur tête le sieur du Pont, protestèrent, s'élevèrent contre ce vol collectif. Leur morale réprouvait pareil acte de piraterie. Les deux vaisseaux anglais furent sauvés. Six jours de gros temps suivirent. Les Genevois étaient malades à rendre l'âme... Le 5 décembre, le cap Saint-Vincent était en vue. A ce moment, se présenta un navire anglais. On l'approcha, on l'arraisonna. Chargé de sel, il faisait route vers l'Irlande. Cette fois, du Pont et calvinistes n'y purent rien. On pilla le navire anglais et, comme on ne put transborder le sel en sacs dans la cale, on mit à son bord un équipage de prise. Il serait conduit jusqu'à la baie de Ganabara... Le 10, les Canaries. Bois-le-Comte tenta d'y aborder. Il voulait réparer, faire aiguade, reposer les équipages. Il s'y essaya durant trois jours. Chaque fois, à coups de canons, les
Espagnols le repoussaient. Inutile d'insister... En mer, on rencontra une caravelle portugaise. On s'en empara. Le capitaine sauva son bateau en acceptant de donner des renseignements sur la route d'un vaisseau marchand espagnol. Ce dernier, rencontré, sera pillé. Le 26 décembre, une autre caravelle espagnole fut capturée, pillée. Tous comprenaient qu'il s'agissait là d'une nécessité pour se ravitailler. On rationna les passagers, un peu moins les marins, toujours au travail des voiles, à l'entretien, à la barre. Les vivres ne convenaient pas aux calvinistes, habitués à se nourrir de viandes fraîches, de légumes. D'où la grogne, les récriminations, leurs accusations d'incurie des officiers et matelots. En termes violents, les équipages répondaient. On leur demandait des vivres! Eh bien! on en avait pris sur les navires rencontrés et vous trouviez que nous étions des pirates ! Il faut continuer à agir ainsi, quelle que soit la couleur du pavillon que ces navires marchands arborent; tout est de bonne prise. Les protestants n'osaient plus ouvrir la bouche, sauf pour manger ce qui avait été volé sur les autres bateaux ! Ils souffraient de voir les exactions commises sous leurs yeux : gens dépouillés de tout, remis dans des embarcations sans vivres, sans eau, sans rames. Des condamnés à une mort, lente, atroce, sans espoir. Auprès de Bois-le-Comte, il y avait des pilotes d'une grande expérience. L'un d'eux, Jean de Meun, d'Honfleur, totalement illettré, possédait une science des cartes, astrolabes et bâtons de Jacob \ telle que, au plus fort de la tempête, il pouvait faire taire un savant qui donnait son avis. On était en mer depuis une quarantaine de jours et on avait toujours en vue les côtes de l'Afrique. On trouva enfin des vents favorables. Le 26 février 1557, au bout de quatre-vingt-dix-huit jours de mer, à huit heures du matin, on aperçut enfin la côte brésilienne. Avec prudence, on s'approcha. Les canoës chargés de sauvages entourèrent les quatre vaisseaux. On échangea quelques objets contre des fruits, de la farine de manioc. Ces sauvages étaient de la tribu des Margageats. On était à environ dix lieues au nord d'une capitainerie que les Portugais
1. Bâtons de Jacob ou arbalètes. Instruments de navigation (xvi siècle) qui servaient à mesurer la hauteur des astres. Ils se composaient d une tige debois, la flèche, sur laquelle glissaient des traverses. Laflèche était divisée en degrés et fractions de degrés. La visée se faisait par l extrémité de la flèche ou le bord d'une traverse. (Gruss, Dictionnaire de la marine.)
avaient établie à Spirito Sancto. La Petite Ramberge prit les devants. Bois-le-Comte voulait arriver le premier dans la baie de Ganabara et se présenter au fort Coligny. Il avait hâte de retrouver les lieux qu'il avait quittés dix mois plus tôt. Passant devant Spirito Sancto, la Petite Ramberge fut saluée par les canons portugais. Mieux valait s'éloigner... Le 1er mars, la Petite Ramberge parvenait à la hauteur d'écueils blancs, dangereux, justifiant leur nom de Petites Basses. Puis elle fit escale aux îles Macahé. On doubla le cap Frio. Désormais, on était dans le pays des doux et pacifiques Topinambaulx. Bois-le-Comte apprit de ces sauvages que Pay Colas était toujours dans son fort, plus puissant que jamais. Ainsi Villegagnon était toujours en vie et il allait recevoir le renfort de ses trois vaisseaux et le navire de sel capturé. II
Ledimanche 7mars, la Petite Ramberge entra dans la baie de Ganabara. Elle mouilla devant le fort. Et la première embarcation de se détacher du navire et de faire force rames vers le port. Villegagnon, dans son plus bel uniforme, donna l'accolade à Bois-le-Comte. Informé de l'arrivée imminente des navires avec ce du Pont de Corguilleray que Bois-le-Comte décrivait comme un homme âgé, sage, honoré de la confiance et de l'amitié de Coligny, des ministres de Genève, Villegagnon prit ses dispositions pour les recevoir dignement. Dès l'apparition des navires à l'entrée de la baie, les couleuvrines du fort Colignytirèrent des salves, répercutées par les montagnes environnantes. Villegagnon, avec Bois-leComte, entourés de la garde, attendaient sur le terre-plein au pied du fort. Apeine les navires à l'ancre, du Pont de Corguilleray, les deux ministres, Pierre Richer, Guillaume Chartier, et Léry débarquent. DuPont présente les lettres de créance à Villegagnon qui, aussitôt, les assure de ses bonnes intentions. Il laisse entendre ses idées sur la tolérance en matière de culte. Villegagnon se fait présenter les neuf personnes qui avaient quitté Genève avec du Pont et les deux mission-
naires : Pierre Bordon, Mathieu Vernevie, Jean du Bordel, Nicolas Denis, Jean Gardien, Nicolas Raviguet, André La Fon, Martin David, Jacques Rousseau. Pierre Richer, dans une lettre à Calvin, racontera cette arrivée et reconnaîtra lui-même que le «fondateur du fort Coligny les a reçus comme un père qui reçoit ses enfants ou un frère cadet ». Aucun récit ne nous est donné des entretiens entre Villegagnon et Bois-le-Comte au soir de l'arrivée des navires à Ganabara. Nul doute que le neveu donna à l'oncle des nouvelles de sa famille, de Provins. Il est probable que Bois-leComte ait brossé un tableau de la situation de la France, de l'extension de la nouvelle religion dans le royaume. Les églises calvinistes ouvertes à Paris, La Rochelle, Tours. Les grands seigneurs se convertissaient : François d'Andelot, premier des Bourbons, prisonnier à Milan, abjurait, suivi d'Antoine, duc de Vendôme. L'amiral Coligny, calviniste notoire, toujours bien en cour, avait été envoyé par le roi à Bruxelles avec mille cavaliers, auprès de Charles Quint après avoir conclu une trêve de cinq ans, la trêve de Vaucelles Récompensé pour son zèle, l'amiral gardait son gouvernement de Picardie mais devait abandonner celui de Paris et Ile-de-France à son cousin François de Montmorency. Villegagnon connut-il les tragiques circonstances de l'abdication de Charles Quint au palais royal de Bruxelles le 25 octobre 1555? Une émouvante cérémonie dans la grande salle du palais. Étaient présents son fils Philippe, le régent, Marie de Hongrie, le duc de Savoie, des délégations venues des Pays-Bas, tous émus, comme à d'impériales obsèques. On savait l'empereur malade, les rhumatismes, la goutte... Vieillard à cinquante-cinq ans, Charles Quint s'avançait dans l'allée centrale jusqu'à son trône, la main droite crispée sur sa canne, la gauche appuyée sur l'épaule de Guillaume de Nassau, prince d'Orange, un solide jeune homme de dix-huit ans. Dans l'oppressant silence, on avait cru entendre le bruit mat de la canne sur le tapis, scandant les pas de l'empereur. Celui qui avait fait trembler l'Europe avait pris place sur le trône. D'une voix cassée, reprenant souvent son souffle, en français, l'empereur avait parlé de sa vie : quarante expédi1. La trêve de Vaucelles fut signée le 5 février 1556. Les Français gardaient Metz, Toul et Verdun, le Hainaut, la Flandre acquise en 1552, le Piémont, Montferrat, la Corse. Conclusion des succès militaires de Henri II.
tions, de multiples traversées, des victoires. Il avait exprimé ses regrets de ne pouvoir continuer à mener à bien les actions qu'il avait entreprises, œuvrer la paix pour le bien du peuple, la défense de la chrétienté contre les empiétements de l'infidèle. Sa santé ne lui permettait plus de continuer à gérer, défendre tant de domaines... L'empereur s'était arrêté de parler. Un temps parut bien long... On devinait le souverain au bord des larmes. Faisant un effort, se redressant, Charles Quint avait demandé pardon à tous ceux auxquels, inconsciemment, ou pour les besoins de la politique, il avait fait du mal. Et l'empereur avait éclaté en sanglots. Philippe s'était jeté aux genoux de son père. Ne parlant pas le français, seulement le castillan, Philippe avait laissé à l'évêque d'Arras, Antoine Perrenot de Granvelle, le soin de répondre. Il promit qu'il gouvernerait avec bonté, justice, en bon chrétien. Il respecterait les coutumes de chacun comme il s'y était déjà engagé dans les provinces des Pays-Bas... Le lendemain, devant son fils, les notables espagnols, Charles Quint signa l'acte de renonciation, de cession des royaumes d'Espagne au profit de Philippe II ; à son frère, Ferdinand, il abandonnait la gestion de l'empire des États germaniques. Villegagnon, écoutant Bois-le-Comte, fut ému. Charles Quint était pour lui un grand empereur, souvent en guerre avec le roi de France, mais toujours grand chrétien. En abdiquant, il se consacrait à Dieu seul. L'arrivée de du Pont de Corguilleray, des deux ministres, fussent-ils luthériens, soulageait la conscience de Villegagnon. Depuis le départ de Thevet, il avait fait office de magistrat, chef du temporel, et de ministre du culte, chargé du spirituel : roi et pape ! Il lui fallait retenir ses gens qui, au contact des Indiens, pouvaient perdre leur foi. Par des prières quotidiennes, en groupe, il les avait raffermis dans la religion chrétienne. La solitude du chef avait pesé sur l'âme de Villegagnon, entouré de gens peu sûrs, pouvant se révolter, s'enfuir, ou pire, ourdir un complot et le tuer. Lui disparu, ce serait le désordre, la lutte pour le pouvoir entre les colons, le vernis de civilisation donné aux sauvages, effacé. Il allait pouvoir désormais se décharger des soins de l'âme sur les ministres genevois. Qu'ils fussent calvinistes, peu lui importait, la cloison entre les deux doc-
trines lui paraissait bien mince. L'important était de croire, croire au sens latin du mot, credere, je crois, je suis sûr que Dieu existe, et d'obéir à ses commandements. Villegagnon ne craignait plus pour sa vie. Je ne veuxpas nier que je n'ai été ravi de leur arrivée : ils avaient de tels dehors de sainteté que j'ay pu croire à un trésor de la divinité tombé du ciel sur notre sol, mais ils n'ont pas soutenu longtemps cette apparence Si, à l'entrée de la baie de Ganabara, les nouveaux arrivants, heureux de parvenir au terme d'un long et pénible voyage, avaient ouvert de grands yeux sur ce magnifique paysage, s'ils avaient été satisfaits de l'accueil du gouverneur, la vue des baraquements à l'intérieur du fort où ils allaient être condamnés à vivre les glaça. Entre les planches mal équarries, sous un toit de palmes, ils allaient passer leurs jours, leurs nuits, dormir dans un hamac de coton, piqués par les moustiques. Dès les premiers jours, les Genevois déchantèrent. Commeboisson, ni bière, ni vin. Del'eau saumâtre tirée de citernes, une nourriture composée de farine de manioc, de poissons rôtis, sans goût. Ils avaient quitté les bords riants du lac Léman, ses côteaux couverts de vignes, le lait des vaches, le fromage, Genève où tout se trouvait à profusion. Ils regardaient la forêt impénétrable, la végétation luxuriante. Le peu de contact qu'ils avaient eu avec les sauvages avait montré leur hébétude, leur ignorance, les rivalités entre les tribus. Richer se demandait comment il pourrait remplir ses fonctions de ministre du culte, prêcher, se faire comprendre de ces gens aux dialectes divers. Pour que les jeunes gens apprennent leur langue, il leur faudrait attendre des mois! Villegagnon, dès le lendemain du débarquement, avait contraint les arrivants à charrier des pierres, à creuser la terre, à terminer la construction de ce fort! Comme leurs précurseurs, ils devaient travailler dur sous cet implacable soleil. «C'est le bon traitement que Villegagnon nous fit, dès le premier jour, à notre arrivée » s'écrie Léry. Beaucoup demandèrent à repartir par le premier bateau retournant en France. Villegagnon leur répondit que c était 1. adEcclesiam Christianam. Entête de son traité contre les articles1.EpistoladeCalvin (1560).
impossible. Il les flatta. Onavait besoin d'eux pour créer une colonie. Ensuite, le commerce avec la France serait tel qu'ils pourraient s'embarquer sur un des nombreux bateaux touchant l'île et retourner en France. Les plus enragés comprirent que, pour le moment, il était inutile d'insister. Ceux qui estimaient que leur rang devaient les exempter des corvées, des travaux durs, avaient protesté. Villegagnon, en exigeant cela, avait voulu connaître le caractère de ses gens, leur souplesse devant le commandement. DuPont de Corguilleray aimait se promener dans le fort, s'arrêter longuement devant un chantier, avec des allures de chef, de patron. Il ne tarda pas à donner quelques conseils. Ils étaient souvent pertinents. Ses interventions étaient suivies de conversations assez longues. Les colons se trouvaient bien loin de leur pays, de leurs femmes, de leurs enfants. Il n'était pas mauvais de forcer ces hommes à se découvrir, leur montrer qu'ils n'étaient pas seuls. Devant Villegagnon, le sieur du Pont parlait avec onction, des intonations doucereuses. Achaque instant, il faisait sonner à l'oreille de ses interlocuteurs le nom de l'amiral dont il était l'ami. Pour plaire à Coligny, du Pont avait accepté de venir au Brésil. Le chevalier de Malte ne pouvait admettre que ce du Pont fût l'œil de l'amiral dans la colonie. Il ne pouvait encore moins le considérer comme le maître de ces lieux. Vint lejour fixé pour la célébration de la cène, le 27mars. Lesthéologiens, inquiets de l'attitude qu'allait prendre Villegagnon, et un certain Jean Cointat, plus communément appelé M. Hector, s'entourèrent de précautions. Jean Cointat se détacha des protestants venus de Genève. Il était docteur en Sorbonne. Catéchisé durant le voyage, il avait formulé le vœu de se convertir au calvinisme... Ce jour-là, M.Hector, formellement, avait abjuré le papisme avant de recevoir le pain et le vin. Léry, partisan du calvinisme, raconte une scène pour le moins étrange! Villegagnon, le premier, devait se présenter à la cène. Il fit sortir les capitaines, maîtres de navires, matelots et autres qui étaient là indûment, car ils n'avaient en rien fait profession de la religion réformée. Il ne se contenta pas d'expulser tous les catholiques ;il abjura solennellement comme Cointat. Agenoux sur un tapis de velours que son page avait étendu par terre, il déchargea sa piété en deux oraisons prononcées coup sur coup, d'une voix haute et claire qui alla au cœur de l'auditoire. C'était le plus calviniste de tous.
Nous imaginons mal pareil spectacle. Pour une poignée d'hérétiques, renâclant au travail, ayant exprimé leur désir de repartir, Villegagnon se serait aliéné ses fidèles, gentilshommes, capitaines de navires, soldats, marins, ses Écossais? Invraisemblable! Le passé de Villegagnon, ses actes à venir prouvent que Léry a fabulé et servi sa cause de huguenot. Léry prétend avoir copié mot pour mot les deux oraisons! «J'aurais eu intérêt à les reproduire, écrit A. Heulhard. Elles ne sont guère compromettantes. C'est une manière d'invocation avec des considérations théologiques fort nébuleuses. Il ymanque précisément les traits définitifs de la religion calviniste. » Le lendemain de cette curieuse cène, qui trouve-t-on en tête de ceux qui se disposent à réduire les prétentions du petit groupe de protestants et à contester le principe de la cène réformée, acceptée la veille, avec ostentation et défi? Villegagnon lui-même et Cointat! Cette succession des reniements spectaculaires de Villegagnon apparaissent le fruit d'une imagination tournée vers la médisance, la calomnie. Il est impossible que les choses se soient passées comme le rapporte Léry. Mordant, résolu, tenace, homme d'action, féru de théologie, adorant les discussions qui permettent à cet ambitieux de faire étalage de son érudition, Villegagnon est tout cela. Pas une girouette !Pas une flamme de tête de mât prenant la direction du vent! Villegagnon s'était montré tolérant. Il avait accepté et bien reçu les ministres calvinistes; entre les réformés et lui était une lune de miel spirituelle. Richer et Chartier rendirent grâce à Dieu de la bienveillance, de la compréhension dont fait preuve Villegagnon à leur égard. Ils ne trouveront de mots pour exprimer leurs louanges. Le 31 mars 1557, ils écrivaient à Calvin: Villegagnon n'est pas seulement un frère mais un père, car il nous traite, nous nourrit et choye comme des fils, un frère, car, comme nous, il invoque un seul Dieu. Il croit que JésusChrist est le seul médiateurentre les hommeset Dieu. L'Esprit saint est en lui... Bien que les docteurs anciens passent pour sacrés auprès de beaucoup, il ne seplaît qu'à la parole même de Dieu. Il y a bien une nuance entre eux. Il ne peut se
résoudre à admettre leur jugement quant à la chair, parce que les anciens ont encore une grande influence sur lui, mais, pour le reste, quelle pureté d'âme! C'est un nouveau saint Paul, un nouveau Salomon. Il a assisté aux sermons et auxprières avec tous ses domestiques, il a communié avec une incroyable ardeur... Il a confessé publiquement sa foi1. Lettre dithyrambique. Unbeau ciel sans nuages qui serait d'une pureté sans une phrase, traînée grise, légère, «la différence de jugement, quant à la chair». Bientôt ce voile prendra des couleurs sombres, s'ensuivront un nuage et un orage tropical. Cemême31 mars, Villegagnon, de son côté, écrivait à Calvin une longue lettre2. Carmeau, qui partait le lendemain, rentrait en France avec la Rosée, était chargé de la faire parvenir à Calvin... Cette lettre, la plupart des historiens protestants ne l'ont certainement point lue. Ils n'en mèneront pas moins grand bruit à son sujet. Ils voient dans ses lignes l'adhésion formelle de Villegagnon au calvinisme. Cette lettre, «écrite avec l'encre du Brésil », la voici : Je nepensepas quepuisse être exprimée quelle joie ta lettre m'a causée, ainsi que les frères qui sont venusjusqu'à moien même temps. Ils m'ont trouvé réduit à ce point que je suis obligé d'assurer le gouvernement et de me charger du ministère ecclésiastique. Or cette chose m'avait causé la plus grande inquiétude. Ozias m'avait détourné de ce type de vie, mais il fallait l'assumer, de peur que nos travailleurs que j'avais amenés en leur proposant un salaire, influencés par les habitudes des indigènes, ne soient contaminés par leurs vices, ou qu'ils se déshabituent de la religion pour se tourner vers l'apostasie. Or, de ce souci, l'arrivée des frères m'a sou1. Richer et Chartier à Calvin, pridie Calendorum, 1557. Ex Gallia antarctica, Calvini Epistolae et responsa, dans ses Œuvres complètes, Amsterdam, 1667, in-fol. p. 121. Lettre en latin, traduite par A. Heulhard. 2. Dans son intégralité, nous donnons la lettre de Villegagnon à Calvin du 31 mars 1557. Le plus souvent publiée en extraits ou tronqués, cette lettre «écrite avec l'encre du Brésil », selon certains écrivains protestants qui ne l'ont point lue, prouve le reniement par Villegagnon du dogme de la Présence réelle, fondement de la catholicité. Laphotocopie de cette lettre nous a été aimablement donnée par le directeur de la Bibliothèque municipale de Genève. Le manuscrit est en latin. Il a été traduit avec le plus grand soin par Mme Christian Franchet d'Esperey, maître de conférence à Paris IV (Sorbonne). Nous leur exprimons toute notre gratitude.
lagé. Elle a, de plus, ajouté cet avantage que si, à l'avenir, pour une raison quelconque, il nous faut peiner ou courir des dangers, il ne manquera pas de gens pour m'aider de leurs consolations et de leurs conseils. Or, le sentiment du danger que nous courions m'en avait ôté la possibilité. En effet, les frères qui avaient fait la traversée depuis la France avec moi, émus par l'iniquité de notre situation, prétextant l'un une raison, l'autre une autre, étaient retournés en Égypte (avaient quitté le travail et s'étaient retirés dans le fort ou dans la forêt). Ceux qui étaient restés - des hommes pauvres attirés par l'appât du gain, et que j'avais pu trouverpour un temps -, leur état d'esprit était tel que je devais plutôt les craindre que de rechercher auprès d'eux un appui. Voici pourquoi. Lorsque je me suis rendu compte que toute la population nous créait des obstacles, j'arrivais difficilement à trouver ce qu'il fallait faire. La région était tout à fait inculte. Il n'y avait ni maison ni ravitaillement en blé. Il n'y avait que des hommes sauvages, étrangers à toute culture et à toute humanité, totalement différents de nous par leurs mœurs et leur discipline, sans religion, sans aucune notion de l'honneur, de la vertu, du bien et du mal, si bien que je me demandais si nous étions tombés sur des bêtes ayant pris l'apparence humaine. Face à ces inconvénients il nous fallait avec le plus grand zèle et la plus grande rapidité, prévoir et préparer un remède, tandis qu'ils (nos gens) gréaient les navires pour le retour, de peur que, si nous étions privés de ce secours, les indigènes séduits par nos richesses ne nous écrasent, alors que nous serions pris au dépourvu et qu'ils ne nous massacrent. Acela s'ajoutait le voisinage déloyal des Portugais qui n'ont pas pu dominer la région que nous habitons. Et cependant supportent mal que nous nous y soyons introduits et nous poursuivent avec une grande haine. Pour cette raison, voici ce qu'il nous fallait faire : il nous fallait choisir un lieu pour notre retraite, le nettoyer, l'aplanir, l'entourer de fortifications, élever des ouvrages de protection, construire des abris pour garder notre matériel, aller chercher des matériaux (du bois) et sur la colline opposée - un endroit inaccessible - les transporter sur nos épaules à cause du manque de bêtes. En outre, étant donné que les indigènes vivent au jour le jour et ne pratiquent pas l'agriculture, nous ne trouvions pas la nourriture rassemblée en un coin précis, mais il fallait aller la chercher au loin et par morceaux. Ala suite de cela, il fal-
lut partager et diminuer notre troupe si petite qu'elle fût. Par suite des difficultés, ceux qui m'avaient suivi par amitié, ayant perdu confiance en nos affaires, battirent en retraite. Moi-même je ne fus pas ébranlé mais comme je pensais que j'avais affirmé à mes amis que j'étais parti de France pour que, le soin que j'avais auparavant consacré aux choses humaines, en ayant compris la vanité, je l'appliquerais désormais au règne de Jésus-Christ, je pensais devoir encourir les reproches des hommes et faire injure à mon nom si la fatigue ou l'idée du danger me détournaient de mon entreprise. En outre, comme il s'agissait de gérer les affaires de Jésus-Christ, j'ai cru qu'il ne me ferait pas défaut, mais qu'Il me conduirait au succès de mon entreprise. Donc, j'ai repris courage. (J'ai consacré toutes mes forces à accomplir cette œuvre que j'avais entreprise avec dévotion au cours de ma vie...) Je pensais pouvoir y arriver si je confirmais mon projet par l'intégrité de ma vie et si je détournais du commerce des infidèles la troupe des travailleurs que j'avais amenés. Car j'avais l'idée que cela ne s'était pas fait sans la Providence de Dieu. Il m'a paru bon de me donner à cette entreprise. Mais c'en était arrivé de peu que corrompus par l'inaction, nous nous livrions à la débauche et à la lascivité. En outre, je fus aidé par l'idée que rien n'est assez ardu pour qu'on ne puisse en venir à bout par l'effort. C'est pourquoi il faut chercher le secours dans la force d'âme, il faut exercer sa famille dans un travail continant et la bienveillance de Dieu ne manquera pas à notre zèle. C'est pourquoi nous nous sommes installés dans cette île située à mille pas du continent... [manque] Al'occasion d'échanges avec la terre ferme, des gens de Villegagnon avaient été séduits par des femmes. Il interdit ces relations et il y eut un complot contre lui... il en fut informé. Voici comment nous avons échappé au danger : j'ai appelé cinq de mes domestiques aux armes et j'ai commencé à m'avancer vers eux [les conjurés]. Alors une telle terreur s'empara des conjurés et un tel trouble que, sans aucune peine, les quatre instigateurs du crime qui m'avaient été dénoncés furent saisis et mis aux fers. Ala suite de cet échec, les autres, effrayés, ayant déposé les armes, se cachèrent. Le lendemain, nous délivrâmes de ses chaînes l'un des prisonniers pour qu'il pût plaider sa cause plus librement. Mais il se précipita dans la mer dans une course désordonnée et se noya. Les autres prisonniers, lorsqu'ils furent délivrés de
leurs liens pour plaider leur cause, exposèrent spontanément, sans question, ce que nous avions appris par le dénonciateur. L'un d'entre eux, qui avait été puni par moi peu avant parce qu'il s'était uni à une prostituée, fut reconnu d'un esprit particulièrement déplorable et on apprit qu'il avait été l'instigateur de la conjuration, qu'il s'était attaché par des présents le père de la prostituée pour l'arracher à notre pouvoir au cas où je tenterais d'empêcher tout commerce avec la prostituée. Il expia ce crime par la pendaison. Nous avons fait grâce aux deux autres coupables, à cette réserve près qu'ils devaient travailler la terre avec des chaînes. Je n'ai pas pensé devoir rechercher en quoi tous les autres avaient fauté de peur que je ne laisse passer sans le punir un crime reconnu et pour ne pas être amené à châtier alors que le crime concernait toute une foule : si je l'avais fait il ne serait resté personne pour continuer l'œuvre entreprise par nous. C'est pourquoi, dissimulant mon courroux, je leur remis leur faute et je dis à tout le monde d'avoir l'esprit en paix. Maisje continuais à me soucier d'eux et à rechercher l'état d'esprit de chacun d'après son zèle et son soin quotidien, et, comme je ne leur épargnais pas le travail et que je les poussais à l'ouvrage par ma présence continuelle, non seulement nous avons fermé une route selon un projet facile [?], mais encore nous avons en peu de temps fortifié notre île en l'entourant d'ouvrages d'art. Pendant ce temps, je n'ai cessé de les détourner des vices et de les remettre dans le droit chemin et de les imprégner de la religion chrétienne. J'avais ordonné matin et soir des prières publiques. Grâce à cette précaution et à ce zèle, nous eûmes le reste de l'esprit plus tranquille. Par ailleurs, le souci que nous avions exposé plus haut fut effacé par l'arrivée de nos navires. Je pus en effet y trouver des hommes dont je n'avais pas du tout à me méfier, et à qui je pouvais confier mon salut en toute tranquillité. Comme la possibilité m'en était offerte, je choisis dix hommes parmi eux aux mains desquels je déléguais mes pouvoirs, et je décidai que rien par la suite ne pourrait être décidé qu'en conseil. Et même, si je prononçais une sentence trop dure à l'égard de quelqu'un, au cas où il n'y aurait pas un accord de tout le conseil, elle serait invalidée et vaine. Je me réservais cependant de pouvoir faire grâce si une sentence de mort était prononcée. Ainsi, je ne puis nuire à personne, et je peux être utile à tous. Tels sont les moyenspar lesquels j'ai décidé de garder, d'observer et de défendre notre dignité.
J'ajouterai que le conseil que tu m'as donné dans tes lettres, comptant meconsacrer de toute la force de monesprit à nepas m'en écartersipeu que ce soit. J'ai en effet la conviction qu'il n'y en a pas de plus saint, de plus juste et de plus sain. C'estpourquoije mesuispréoccupé defaire lire ta lettre par notre assemblée et de la transcrire dans les actes afin que, s'il nous arrivait de nous écarter du droit chemin, cette lettre nous fît revenir de notre erreur. Que Notre Seigneur JésusChrist te protège de tout mal, toi et tes collègues, qu'Il vous encourage desonEsprit et qu'ilprolonge votre vie lepluspossible pour l'œuvre desonÉglise. J'aimerais que tu transmettes mesmeilleurs saluts à nos très chers frères les fidèles Céphas et La Flèche. Si tu as l'occasion d'écrire à Renée de France, notre chère maîtresse, salue-la expressément de ma part. Je t'en prie. Ton Nicolas Villegagnon qui t'aime de tout son cœur et désire ardemment te revoir. De Coligny en France Antarctique, ce 31 mars 1557'. Dans sa lettre, Villegagnon adresse un salut respectueux à Renée de France, «notre chère maîtresse ».Après Crémone, le chevalier de Malte avait été reçu par la duchesse de Ferrare. C'était une femme cultivée, capable de discuter des théories les plus ardues. Comme la reine de Navarre, comme Marguerite de France, elle était prête à abandonner Rome, le pape, pour Genève, Calvin. Paul IV contrariait la politique des grandes familles dont les trois princesses faisaient partie. Lalettre de Villegagnon, avec son tutoiement, est celle d'un camarade d'école àun ancien condisciple ami. C'était la première lettre qu'il lui adressait depuis son arrivée auBrésil. Cequi prouve bien quejamais Villegagnon n'a demandé des ministres à l'homme de Genève. En toute simplicité, il raconte son arrivée dans la baie, les mœurs de ses habitants, les bêtes, la nécessité de construire un fort pour s'en défendre, enfin, le complot dont il faillit être la victime; comment il a constitué un tribunal pourjuger les accusés en dehors de lui, tout en gardant la faculté qu'il s'était réservée de grâcier. Parmi les historiens protestants qui jugeront la lettre du 31 mars, Richer se montrera le plus féroce. Il verra dans ces lignes l'adhésion formelle de Villegagnon au calvinisme et 1. Le texte latin dit : Pridie Kal(endas) aprilio, c'est-à-dire la veille des calendes d'avril (la veille du 1eravril), soit le 31 mars.
s'écriera : « Le voilà ce caméléon, cet impie, cette brute, ce bouffon! Eh! bien! les deux lettres qui ont disparu le montrent mieux qu'il est!» Deux lettres! Quelles lettres? Richer ne le dit pas. S'il s'agit de la lettre de Villegagnon à Calvin, Richer n'a pas dû se donner beaucoup de mal pour la trouver. Elle était dans les archives de la ville de Genève. Pour comprendre, il faudrait avoir lu celle de Calvin à Villegagnon. Elle a disparu, comme sa transcription dans les actes de colonie. Sans aucun doute, elle devait contenir des conseils conçus en termes généraux : prier Dieu, suivre ses commandements, les inculquer aux indigènes afin de leur ouvrir le chemin de la chrétienté. On ne saurait voir dans la lettre de Villegagnon une adhésion à la religion réformée. Une lettre est souvent le reflet de celle qu'on a reçue. Les ministres poursuivirent leurs discussions, parlèrent librement et firent leurs prêches. Il arrivait que Villegagnon les écoutât en silence. Le 3 avril fut un grand jour pour la colonie. On célébra deux mariages. Deux domestiques de Villegagnon épousaient deux jeunes filles venues avec Bois-le-Comte et les ministres. « Les cérémonies religieuses suivirent le rite de l'Église réformée, les premières qui aient été solennisées en ce pays », écrit Léry qui oublie les mariages chrétiens célébrés chez les Portugais. Ce qui étonna le plus les Topinambaulx, ce ne furent pas les cérémonies religieuses elles-mêmes - bien qu'ils les jugeassent inutiles en pareil cas -, mais que les jeunes femmes fussent habillées! « L'étincelle de la guerre religieuse s'allumait tristement au fond des âmes, et aucun n'entendait Dieu de la même façon. » Les conclusions de Villegagnon sont éloquentes : « Aucun n'entendait Dieu de la même façon. Tout n'était que confusion dans la doctrine de ces pauvres gens... De quinze qui vinrent me trouver au Brésil, tous institués à Genève ou à Lausanne, j'eus en eux sept sectes de sacramentaires, toutes différentes. Chascun défendait opiniâtrement son opinion '. » Villegagnon compte sept sectes, toutes différentes, certaines avec d'infimes détails. D'autres sur le principe de la cène. Richer était parfois en contradiction avec Calvin lui1. Réponse aux remontrances de la reine mère, 1560.
même. La plupart des nouveaux colons se prononçaient pour les prières publiques instaurées par Villegagnon. Certains soutenaient la légitimité du divorce. Ces hommes avaient fait le voyage pour instituer la longue séparation entre eux et leurs femmes, en attendant le divorce qui leur permettrait d'en épouser une autre. Villegagnon s'y opposa. Nicolas aimait la controverse. A entamer des discussions sur les différences entre le culte catholique romain et la Réforme, il risquait de se voir entraîné plus loin qu'il n'eût souhaité... Il se taisait parfois, brusquement, pour éviter tout incident. Les ministres, Villegagnon ne tarda pas à s'en apercevoir, se révélaient peu aptes à l'évangélisation des sauvages 1: « Je l'ai remise à un autre temps et à une autre occasion, pour ne pas leur apporter les ténèbres au lieu de la lumière; j'ai eu peur qu'à la première apparition de la Vérité divine, ces malheureux, empêchés par leurs institutions, en devinssent plus bêtes encore. » Dans Articulos Calvini, Villegagnon écrira : J'ai voulu faire l'épreuve de votre religion, j'ai vu vos ministres à l'œuvre pendant dix mois entiers, je leur ai laissé tous les livres qu'ils ont voulu apporter - car j'avais donné charge de les défrayer de tout ce qu'ils voudraient demander. Je leur ai laissé toute liberté de prêcher tous les jours, jamais je n'ai pu en tirer rien qui eût seulement apparence de vérité... Cela fut pour mon bien, car voyant tant de confusion, je me mis à examiner le dire d'un chascun, pour y trouver une résolution, et enfin recognoissant la catholique qu'ils délaissoient, je trouvay qu'elle seule se pouvoit entendre et maintenir, et qu'elle seule estoit religion, ou il n'y en avoit aucune. Deux hommes se détachent des calvinistes, ministres ou non, venus au Brésil : Richer et Cointat. Écrivain de talent, Richer avait fait partie de l'ordre des Carmes. Il avait une certaine pratique de l'apostasie. Richer aurait provoqué un scandale à Annonay, dans le Vivarais? Se présentant comme parfait catholique, il se serait introduit dans les milieux les plus fermés de la petite ville et aurait subtilisé les bonnes grâces des notables... Après 1. Réponse aux remontrances à la reine mère, 1560.
diverses interventions dans la plus stricte orthodoxie, brusquement,jetant le masque, dans un prêche retentissant, il se serait déclaré contre la présence réelle dans l'eucharistie. Il se serait soustrait à la colère des catholiques d'Annonay en s'enfuyant... AuBrésil, ses prêches étaient aussi beaux que redoutables. Il aimait gronder, sermonner. Il n'y avait pas plus despote que lui. Sous couleur de propagande spirituelle, il empiétait sur le temporel, commandait, se mêlant de ce qui en rien ne le regardait. L'autre protagoniste était Jean Cointat, étudiant en Sorbonne. Certains le qualifiaient de docteur expert dans l'art de la polémique. Lettré, parlant clairement, ayant le don de flatter, de plaire, de charmer, Cointat était ambitieux et dédaigneux. Il se considérait comme supérieur aux deux ministres et même au vieux du Pont. Il était le fâcheux, redouté par les ministres duculte;après eux, et mêmeà leur place, il prenait la parole et traitait des affaires de la religion avec une outrageuse dialectique. Dans sa Réponse aux libelles d'injures, plus tard, Villegagnon donnera àCalvinson opinion sur le talent oratoire de Richer et reconnaîtra qu'il en a tiré lui-même quelque bien. Richern'épargna rienpour détournerles âmesdela religion catholique. Il répandit votre religion avec le plus grand art, et, pour ne point manquer le but par sa propre faute, il nous en donna lesprincipaux articles à apprendre, de manière à nous en faciliter la compréhension. Ilyavait dépensé toutes les ressourcesdesonesprit,pourquerien nemanquâtàlaperfection, dénichant dans les moelles mêmes des commentaires calvinistesle trésorquiyestcaché.Etcependant,pournepasl'exposer aux regards des indignes, il avait enveloppé ses doctrines dans certains tours dephrase et deparadoxes. Sur quoi, un ardent désir de connaître la vérité a enflammé monâme. Je mesuis mis à examiner chaque chose, à l'approfondir de tout mon esprit, essayant d'en dégager la leçon : à force depresser, de fouiller, de remuer, je suis arrivé à pénétrer les replis lesplus profonds devos traditions, j en ai atteint les idées les plus sacrées. En somme, cette sacrosainte tradition aboutit à ceci que votre foi, votre espoir dans le Christ, tout cela est livré aux fantaisies des opinions. C'est ce que votre ministre appelait des «formes », à l'instar des platoniques. Et pour preuve de cette doctrine, il s'appuyait sur
votre sacrement de la cène, annonçant qu'il consistait en deux espèces, l'une intérieure, l'autre extérieure : l'intérieure étant, selon lui, une sorte de réalité spirituelle et non corporelle, que vous percevez par la foi. En sorte que s'il vous plaît de croire que le Christ est mort et ressuscité s'offre à vous et qu'ainsi vous vous l'assimilez, c'est très bien : sinon, vous ne mangez que du pain. Et il ajoutait que cette ingestion intellectuelle est ce que vous appelez la distribution du corps divin: non qu'il y ait une opération distributive quelconque (c'est une invention despapistes et des luthériens d'enseigner qu'ils s'incorporent le Christsous l'espèce dupain); mais dès le momentque vous y apportez la foi, point n'est besoin d'opération, sa vie se communique à vous commesi elle était réellement distribuée. Il soutenait que tout est dans l'intention et dans la volonté; que les signes extérieurs sont indifférents, et qu'ils peuvent être omis sans danger comme choses inutiles; outre cela, qu'il ne faut adorer le Christ dans sa chair, mais seulement dans son esprit, sous peine d'adorer un élément terrestre, enfin que tout dépendant de votre foi, de votre intelligence, les âmes seules sont appelées à la vie éternelle, et non les corps à qui il est refusé l'espérance de la résurrection. Par ses connaissances des langues mortes, du français tel qu'on le parlait et l'écrivait au Moyen Âge, par l'expérience acquise lors de délicates missions, des voyages, la fréquentation des grands et des artistes à la cour de Turin, Villegagnon dominait ces ministres prétentieux. Etpourtant, il leur savait gré des enseignements acquis en les écoutant discuter leurs théories. Ils l'avaient obligé à penser, à approfondir les choses. Il avait réussi à pénétrer les replis les plus cachés du dogme calviniste. Et Villegagnon l'avouait à Calvin. Calvin! Il a dû souvent arriver à celui qui fut Nicolas Durand de penser à son camarade d'université. Avec Jean Calvin, tous deux avaient fait leur chemin depuis le temps où ils mangeaient du pain noir et buvaient du lait aigre. Camaraderie, voire amitié, certes! Rivalité aussi. Par des voies diverses, ils étaient parvenus à la notoriété, notamment Calvin, dont le nom en France, dans les pays latins et même dans cet îlot perdu de la côte brésilienne, était prononcé par les uns, avec le respect dû à un maître à penser, avec une haine meurtrière par d'autres. Villegagnon avait un objectif :obéir à Dieu, servir le roi de France, suivre la règle des chevaliers de l'ordre de Malte.
Le jour de la Pentecôte approchant, Richer et Chartier virent là l'occasion de célébrer la cène une seconde fois. Avec une insolente inconscience, Cointet demanda où étaient les vêtements sacerdotaux comme s'il devait s'en vêtir et procéder lui-même à la célébration de la cène. Ensuite, il prétendit qu'il fallait se servir de pain sans levain et mêler l'eau au vin. Il évoqua les Anciens, citant Justin, Irénée, Tertullien, les Docteurs. Le sorbonnard écrasa littéralement les ministres de son érudition... Apartir de ce moment, les récits diffèrent selon qu'il s'agit de celui de Crespin 1ou celui de Villegagnon. Auxdires de l'auteur de l'Histoire des martyrs, ni Richer ni Chartier ne protestèrent contre l'usurpation dont ils étaient victimes de la part de Cointat, pas plus que sur le principe de la cène. Ils dirent seulement que sur le déroulement, les détails de la cène, ils s'en rapportaient à Dieu. Dieu n'ayant rien dit là-dessus, ils s'en rapportaient à la parole écrite de Jésus-Christ et de ses apôtres. Ils excipaient du caractère mêmede leur mission :ils devaient célébrer la cène selon les instructions de Calvin. Ils étaient venus au Brésil pour cela. Autre son de cloche, autrement sonore, celui de Villegagnon! D'après le chevalier de Malte, Richer s'emporta, traitant de sacrilèges, de faussaires, d'hérétiques, d'imposteurs, ceux qui baptisaient le vin de la cène d'eau ou seulement soutenaient qu'elle eût dû y être mêlée. Ainsi, de ceux qui voulaient mêler l'huile et le saint chrême du baptême 2. Hors de lui, furieux, Villegagnon se leva, se tourna vers les ministres Richer et Chartier. Surle point dumélange d'eau et de vin, pour la cène, il déclara qu'il était d'accord avec Cointat. Alléguant un disciple des apôtres, nommé Clément, il dit qu'à l'autorité des docteurs modernesilpréférait celleprofessée par les anciens. «Clément a mêlé de l'eau au vin. Ce mélange doit se faire et il se fera. Je suis le chef de cette compagnieet, d'ailleurs,je nevoisrien quipuisse m'en empêcher. » Richer, vexé, estima que Villegagnon lui avait fait violence. Il prit le sieur du Pont à témoin. La controverse s'envenima et l'on manqua d'en venir aux mains. 1. Le protestant Crespin, dans son Histoire des martyrs, dont ce récit est tiré, se montrera un ennemi virulent de Villegagnon. Avec Richer, il collaborera à sa perte devant l'Histoire. 2. Le saint chrême est un mélange d'huile et de baume consacrés, utilisé selon certains dans les baptêmes. Christ natis, dit le texte latin.
Villegagnon comprit que cet énervement était dû en partie au climat tropical. Néanmoins, c'est lui qui représentait le roi, il ne pouvait y avoir dualité dans le commandement. Le maître ici, c'était lui! Il s'écria: - Votre Calvin n'est qu'un hérétique ! Il ne peut répandre son dogme impie dans la chrétienté. C'est pourquoi il m'envoie ces faux prophètes! - Vous en avez menti, répliqua du Pont, par votre tête, par l'Évangile et par le Christ, sycophante qui blasphémez contre le saint prophète ! Taisez-vous, car si vous recommencez, ma main vous fera sentir la vengeance de Dieu! Si Villegagnon demeura ensuite « plus muet que poisson 1», c'est qu'il était vraiment bon enfant ou que rien ne pouvait affaiblir en lui le respect dû à un vieillard recommandable par ses hémorroïdes... Richer et Chartier s'inclinèrent, faisant seulement remarquer qu'il n'y avait pas nécessité absolue dans cette mixture, selon la formule de Clément, reprise par Villegagnon. Ils voyaient là une superstition dangereuse pour l'avenir de l'Église. Ils demandèrent avec fermeté que les cérémonials de Genève fussent respectés. De leur côté, les ministres calvinistes faisaient des concessions à l'Église romaine. Par ces discussions, on voit combien la situation était tendue entre le groupe des calvinistes et un Villegagnon farouchement catholique et exigeant que ses rites fussent suivis. On put donc célébrer la cène. Le chevalier de Malte avait fait venir discrètement son sommelier auprès de lui. Il lui avait ordonné de mêler l'eau au vin dans des proportions convenables. Lors de la cène, personne ne parut s'en apercevoir. Grâce à ce subterfuge, la paix était revenue en apparence. Chacun campait sur ses positions... Villegagnon, le premier, pour montrer qu'il était bien le maître en toute chose, décida de pousser les ministres calvinistes dans leurs retranchements. Il revint sur la question toujours controversée : le corps du Christ est-il réellement présent dans la cène ? Par sa question présentée sous forme de conviction, il mit les ministres dans l'embarras : « Jésus y est ou il n'y est pas ; il ne dépend pas de vous de l'en ôter ou de l'y mettre » dit Villegagnon. A quoi les ministres répondirent : « Il y est sans y être, c'est notre foi qui l'y introduit. » 1. D'après Crespin, l'Histoire des martyrs.
Discussions sibyllines auxquelles nul, sauf Dieu, ne peut apporter une réponse absolue. Ces controverses, ces arguties, Villegagnon, dans le fond, les aimait, y excellait. Pendant quelquesjours, on oublia les disputes sur tous les sujets, depuis le baptême qui, selon Villegagnon et Cointet, devait se faire avec du sel, de la salive et de l'huile, jusqu'à la mort et au jugement dernier. Aquelque temps de là, on célébra deux mariages. Deux domestiques de Villegagnon épousaient deux jeunes filles venues avec Bois-le-Comte. Villegagnon voulut donner à ces cérémonies faste et joie. Capitaines de navires, pilotes, officiers, soldats, matelots et Écossais furent conviés. S'attendant à quelque éclat, le chevalier se tint sur ses gardes. Rien ne devait assombrir cette double cérémonie. Hélas! Richer étant semainier, donc chargé des mariages religieux, commençapar parler dubaptême de saint Jean comme si les futurs époux et épouses devaient être baptisés avant le mariage. Baptisés! Ils l'étaient déjà depuis leur naissance!Richer, mauvais, intentionnellement, traita de faussaires et de gens stupides ceux qui utilisaient des ingrédients bizarres et avaient corrompu ce sacrement. Écoutant la diatribe de Richer, Villegagnon vit dans ses paroles une attaque personnelle. Il ne l'interrompit point et attendit la fin de son prêche. Puis, oubliant ses intentions d'aplanir toute irritante controverse, il se leva : faisant face au ministre, à haute voix, afin que l'assitance l'entendît, il fit savoir à Richer, à tous, que «les soutiens de ce vieil usage étaient plus hommes de bien que ne le sont Richer et ses semblables. Quant à lui, Villegagnon, il ne délaissera jamais ce qui a été observé depuis plus de mille ans pour sejoindre à la secte calviniste ». Puis, il déclara «qu'il ne remettrait plus les pieds ici, qu'il ne prendrait plus ses repas avec les ministres ». S'adressant directement à Richer, il lui défendit désormais d'administrer des sacrements, et que dans ses prêches, il ne devait jamais marquer une diversion ni une opposition aux articles proposés. C'était un armistice. Unautre mariage devait obliger le roi de la France antarctique à sortir de sa réserve. Une cérémonie qu'il devait honorer de sa présence : le mariage de Cointat, le 17mai, avec une des trois Françaises restantes. Lajeune femme était parente d'un commerçant de Rouen
ayant pignon sur rue. Il s'appelait Roquette et vendait des couteaux, despeignes, desmiroirs, delamercerie. Roquette mourut quelque temps après la noce et la mariée eut unbel héritage. Aprèscemariage,il semblequelapaixait été enfin retrouvée dans la colonie. L'exemple de Cointat fut suivi par deux truchements qui épousèrent les deux dernières Françaises «disponibles ». Chaque mariage se terminait par un banquet, des chants, des danses. Les ritournelles normandes, picardes, faisaient retourner quelques instants les participants aux fêtes villageoisesdeleurpays. Leshommesdansaiententre euxauson des vielles et cornemuses écossaises. On oubliait l'atmosphère tropicale de la colonie. Celle-ci reprenait ses droits avec les danses des Indiens, scandées par les maracas. PayColas présidait. Il était vêtu d'une longue robejaune bordée de velours noir. Il imposait une tenue décente. Les femmes indiennes ne portaient qu'un pagne léger... qui ne cachait rien... mais la morale était sauve! On admirait les couronnesdefleurs ceignant leur front. QuelquesTopinambaulx, plus attirés par la fête, les danses, quepar lebaptême suivi d'une cérémonie nuptiale, se marièrent. Ainsi, leur femme était reine d'un jour, d'un soir. Le concubinage le plus absolu, le plus naturel chez ces sauvages, reprenait ses droits le lendemain. Villegagnon, toujours sévère, impitoyable sur ce chapitre, saufquand il s'agissait des siens, fermait les yeux. Bien que son latin fût solide, il l'eût perdu en demandant à ces sauvages plus qu'ils ne pouvaient donner! Lui,Villegagnon, demeurait chaste. Cequi n'empêchapas Richer de l'accuser de sodomie. En termes latins, ces choses-là sont dites : Utpote qui faedius cum subulco quodam, cui nomen erat Fornario lasciviret, quem in puerorum cubiculariorum numerum asciverat. Villegagnon ne pouvait admettre qu'un colon, un Français, contrevînt à ses ordonnances sur les mariages entre Français et Brésiliennes. Elles furent si bien observées, écrira Léry, que non seulementpas un desgens de Vilegagnon ni de notre compagnie ne les transgressa, mais lui fit de même. Ceci, bien que j'aie entendu dire que, quand Vilegagnon était en Amérique, il s'était pollué avec des femmes sauvages, je puis témoigner qu'il ne fut jamais soupçonné de notre temps.. Untruche-
ment qui était allé en terre ferme, avait été convaincu d'avoir paillardé avec une femme; au lieu d'être condamné à la prison, aux fers, à l'esclavage, Villegagnon voulait qu'il fût pendu selon ce que j'en ai connu, il était à louer en ce point. Il ne semble pas que le roi de la France antarctique ait eu à ses côtés un lieutenant, un vice-roi auquel il aurait pu se confier, qui lui aurait donné son opinion, ses conseils. Le caractère autoritaire de Villegagnon l'aurait-il supporté? La France était loin, et nul avis, nul ordre du roi, de Coligny ne pouvaient être reçus valablement. Les événements allaient plus vite que les voyages par mer. Autre souci : la présence de comptoirs, de capitaineries portugais, au nord et au sud de la baie. Le gouverneur de Bahia avait le soutien de moines-soldats, les Jésuites, unis dans la même foi, ne perdant pas leur temps en des querelles de dogmes. Au Brésil, le roi de la France antarctique ne condamnera aucun de ses sujets à mort, une de ces morts affreuses, par le bûcher ou la strangulation, pour cause de religion. Les protestants lui reprocheront les condamnations de quelques révoltés qui en voulaient à sa vie. Toutes furent rendues par un tribunal après jugement selon les règles juridiques. Le fossé se creusait entre Villegagnon et les ministres. On s'observait, on se taisait de peur de mettre le feu aux poudres. Un feu qui gagnerait vite les esprits et se terminerait par des violences, des morts. Dans les derniers jours du mois de mai, du Pont déclara tout net qu'il avait été envoyé au Brésil par l'amiral Coligny pour y fonder une colonie calviniste. Dorénavant, il demeurerait avec les siens, hors du fort dans lequel il ne remettrait plus les pieds. Les calvinistes refusèrent alors tout travail. D'après les récits des ministres réformés, Villegagnon n'était qu'un «fantoche, un cacatoès dont il portait les couleurs diverses, un caméléon qui jouait de ses nuances pour les marier à celles de son environnement. Il se parait d 'uniformes, de cuirasses extravagantes, de robes écarlates, alors que ses gens suaient, peinaient, à demi nus, sous un soleil de plomb fondu... ».
Fin mai, la rupture entre Villegagnon et du Pont est totale. Le roi de la France antarctique réagit avec une violence qu'on ne lui connaissait pas. Il s'emporte, perd toute mesure : «Par le corps de saint Jacques, je casserai la tête, briserai les jambes et les bras au premier qui me fâchera !» «Par saint Jacques!» C'était son juron habituel. Nul n'osait se présenter à lui! Les protestants mettaient ses colères subites sur le compte du climat. Une chaleur moite qui ne vous lâchait ni le jour ni la nuit. Ils avaient aussi fait le rapprochement entre cette irritation et la lecture des lettres du cardinal de Lorraine. Ces lettres apportées par un bateau ayant fait escale au cap Frio auraient contenu des reproches du cardinal accusant Villegagnon d'avoir déserté la religion catholique. Il ne fallait pas moins de dix mois pour qu'une correspondance fût échangée entre le Brésil et la France. Villegagnon connaissait ses adversaires. Il commençait à établir des documents. Il s'en servira quand, plus tard, il sera attaqué sur ses convictions catholiques. Se souvenant qu 'il était fils de tabellion, d'homme de robe, lui-même licencié en droit, il manda auprès de Richer et du sieur du Pont, MeFrançois Auberi notaire public de la France antarctique, le 28 septembre. Me Auberi avait pour mission d'apprendre de Pierre Richer et de du Pont pour quelles raisons ils se refusaient à adorer le Christ. Richer répondit qu'il yavait deux natures à considérer dans Jésus-Christ, la divine et l'humaine; qu'il était permis de l'adorer comme Dieu, non comme homme; qu 'à le considérer dans son humanité, il n'était pas permis d'adorer la créature pour le Créateur. DuPont dit qu'il n'y avait point trois Dieux mais un seul Dieu et que l'adorer, c était adorer Jésus-Christ. Sur ce, MeAuberi signa, fit signer et scella ce surprenant procès-verbal.
* lâcher contesta vivement l'existence de ce notaire, ces faits. Or, c'est unexpédition officier ministériel quiai rédigea L est du 14m 1559. les actes de mariage de la colonie.
III
Chartier, ayant décidé de revenir en France, avait embarqué sur un navire le 4juin 1557. Il allait demander l'avis des théologiens sur le débat qui divisait la colonie. Il emportait les censures que Villegagnon avait faites sur le dogme de Calvin. Avant le départ, à la fin d'un prêche, le ministre avait imposé les mains sur dix enfants de neuf à dix ans. C'était des prisonniers faits par les Topinambaulx. Villegagnon les avait achetés, les soustrayant ainsi à une mort certaine. Ils étaient partis avec Chartier. Dès leur arrivée en France, ils furent présentés à Henri II qui les partagea entre divers seigneurs. Léry dit avoir revu l'un d'eux chez M. de Passy qui l'avait fait baptiser. Les vaisseaux avaient été chargés de diverses marchandises, notamment des bois de teinture. Après le départ de Chartier, selon les calculs de Richer, il ne restait qu'une trentaine de colons susceptibles d'embrasser la religion réformée : un certain Nicolas et son ami Doissy; les frères Guillaume et Jean Miry hésitaient, tout en courant les femmes sauvages, «avec la connivence de Villegagnon ». La veille de son départ, Guillaume Chartier avait eu un dernier entretien avec le gouverneur : le statu quo serait maintenu entre catholiques et calvinistes. Aucune parole irritante, susceptible d'envenimer les relations entre les deux parties ne serait prononcée tant que Calvin et les théologiens n'auraient tranché sur les questions litigieuses. Villegagnon se retrouva seul dans son fort en achèvement, avec bien peu de fidèles. DuPont, Léry, Richerformaient un trio bien soudé, à part quelques discussions entre eux au sujet de la cène. Pour se distraire, ils allaient assister à des combats entre Topinambaulx et Margageats. Unsoir, Léryramenatrois sauvages dont un petit garçon de trois à quatre ans. Villegagnon interrogea Léry. Ces prisonniers avaient été faits par les Topinambaulx. Léry les avait achetés pour quelques deniers à un sauvage. Ayant sauvé ces deux hommes, l'enfant, d'une mort certaine, il se disait satisfait et voulait ramener le petit
garçon en France. Il ne pouvait être que félicité! A ce moment, la mère de l'enfant qui avait suivi, de loin, la capture et le marché dont il avait été l'objet, survint. Elle pleurait, poussait des cris. Villegagnon exigea que le garçon fût rendu à sa mère. Le Topinambaulx n'était pas content. Il rendait ainsi une partie de ce que lui avait donné Léry et s'écria : «Depuis que Pay Colas est venu ici, nous ne mangeons plus la moitié de nos ennemis! » Aquelque temps de là, Léry, Jacques Rousseau, Jean Gardien, s'absentèrent. Malgré ses dissensions avec le trio, Villegagnon était inquiet. Il savait comment certaines tribus traitaient les Blancs. Les prisonniers étaient mis à nus, garottés, pendus par les pieds à une branche d'arbre. Ils servaient de cibles vivantes aux sauvages qui criblaient leurs corps de flèches. Les jours passaient... DuPont disait avoir vu ses compagnons partir sans armes en direction de l'entrée de Ganabara et tentait de rassurer Villegagnon. Au bout de trois semaines, le trio apparut, fourbu, vêtements en loques, d'une saleté repoussante. Ils ramenaient des peaux de crocodiles. Et ils racontèrent : avec des sauvages, dans des pirogues, ils avaient péché, dans les marécages du nord, de petits crocodiles, des jacarés. Au bout d'une corde, ils avaient fixé un morceau de bois bardé de viande de cochon. Les lignes mouillées, ils avaient tiré de l'eau des crocodiles. Voraces, ils s'étaient jetés sur l'appât. Leurs gueules ficelées promptement par les indigènes dès leur sortie de l'eau, jetés ventre en l'air dans le fond des pirogues, à terre, suspendus à une potence, les jacarés avaient été dépecés vivants. Léry avait goûté de leur chair dont les pêcheurs étaient très friands : «Ni chair, ni poisson... ». Léry donna les peaux encore sanguinolentes au tanneur de la colonie. Ce fut son premier travail de ce genre. Le cordonnier en fit de superbes bottes. L'escapade finissait bien. Villegagnon comprit que les hommes avaient besoin de distractions. Dans le fort, la discipline n'en était pas moins absente. Villegagnon en était le premier prisonnier. Jean Gardien, Jacques Rousseau et quelques autres, dont un Normand, projetaient de tuer Villegagnon : à la prochaine occasion, se saisir du chevalier, le jeter à la mer afin,
disaient-ils, «que sa chair et ses grosses épaules servissent à la nourriture des poissons ». Ils en parlèrent à du Pont qui se déclara trop âgé pour suivre ces projets... Le roi de la France antarctique, à la même époque, avait à trancher un débat, à juger un différend entre deux hommes de qualité : le capitaine Le Thoret et M. de La Faulcille. Le premier était connu depuis longtemps du gouverneur. Le Thoret avait combattu à ses côtés en Italie. Il était chargé de l'artillerie du fort Coligny, des armes en général. M. de la Faulcille, financier, tenait les comptes. Il avait autorité sur les magasins contenant les réserves, sur les dépenses, les achats, les mouvements d'argent. Un homme de confiance! Unjour, peu après le départ de Chartier, Le Thoret insulta la Faulcille qui l'avait pris en faute. Dès son arrivée dans l'île, Villegagnon avait établi des ordonnances. L'une d'elles stipulait que quiconque insulterait son supérieur ou son égal devrait lui demander pardon à genoux, le bonnet au poing et être suspendu de son emploi trois mois durant. Le Thoret fut condamné par le conseil à faire amende honorable envers la Faulcille. On savait que Le Thoret inclinait du côté des calvinistes. La Faulcille tenait pour Villegagnon. Crespin vit dans ce jugement un acte d'autorité. Affaire grave pour humilier un honnête homme. Le Thoret ne put supporter d'être privé de sa capitainerie. Avec quelques troncs d'arbres liés, il fit un radeau, gagna la terre, puis, à travers la forêt, longea les rivages. Atrente lieues de là, il embarqua sur un bateau breton qui faisait voile vers la France... Villegagnon reprocha à du Pont et à Richer d'avoir aidé à fuir le capitaine Le Thoret. A l'issue d'un nouveau conseil, les ministres calvinistes, suivis d'une dizaine de réformés, demandèrent leur retour, les uns à Genève, les autres en France. Villegagnon vit là une occasion de se débarrasser de ces importuns. Il fut décidé qu'ils embarqueraient dès le retour du navire sur lequel Chartier avait quitté le Brésil. Villegagnon regrettait de ne pas les avoir fait partir plus tôt. Les Français calvinistes, si pressés de quitter le Brésil, ne se doutaient pas -qu'à Paris on avait arrêté de nombreux réformés, que le cordelier Rabec avait été brûlé à Angers. Les bûchers flambaient pour des vétilles - passer, par
exemple, devant une statue de la Vierge Marie sans l'honorer d'un signe de croix. Villegagnon, désormais, adoptait une attitude d'indifférence totale auprès des calvinistes. Il n'assistait plus à leurs assemblées. Il ignorait leurs activités, les laissait gagner la côte et y demeurer autant de temps qu'ils le souhaitaient. DuPont se manifesta par une insolence qui n'était pas dans son caractère ni dans son éducation. Il fallait qu'il fût poussé par Léry et les autres pour exiger de partir sans attendre les navires. «Si vous ne cédez pas, s'écria-t-il, j'emploierai au besoin la force. » En vain, Villegagnon tenta la conciliation, le pria d'attendre. La colonie avait besoin d'hommes tels que lui... DuPont se montrait intraitable. Sa décision était irrévocable. Il déclara que lui et les siens allaient quitter définitivement fort Coligny et s'installer en terre ferme; Villegagnon s'inclina et duPont, les calvinistes commencèrent à déménager tout ce qui leur appartenait. Impuissant, Villegagnon faisait visiter leurs effets, leurs sacs, coffres et paquets. Il les soupçonnait de larcins. Unincident éclata : le tourneur Bourdon emportait une pile de coupes qu'il avait faites dans du bois d'ébène. Villegagnon vit les coupes. Elles avaient été tournées dans son bois! Furieux, il envoya un grand coup de pied dans l'étagement des coupes et menaça Bourdon dupoing... Puis, il s'en alla sans un mot. Uneheure après, il revint. Bourdon était encore là. Il n'osait emporter ses coupes. Lecanot qui devait l'emmener à terre l'attendait. Et Villegagnon de s'excuser auprès de l'artisan ; il regrettait de le voir partir. Voici le commentaire de Crespin sur cette affaire : Villegagnon s'est excusé par peur de la postérité qui aurait tiré argument d'un cruel et barbare fait, parce que les autres en auraient conclu que, s'il eût été le plus fort, il les eût tous fait passer au fil de l'épée. Les protestants délaissèrent la forteresse et Henryville. Ils s'installèrent surle continentàunevingtainedelieues dufort. Ils avaientconstruit desmaisonsàlargesouvertures inspirées desdemeures desNormands. Lesindigènesavaient fait le travail. Lecentre de la colonie se situait maintenant sur la terre fermeprès delabriqueterie. Lamontagnequidominaitle site avait été baptisée le Mont-Henry. Laplupart des villages, les
agglomérations dessauvages avaient des nomsfrançais, ceux des capitaines de navires : Pépin, Paul Grosset. DuPont n'hésitapasàdonneràlamontagnedominantlabaie deGanabara le nom de Mont-Corguilleray Apart la révolte, toujours condamnable, quels que fussent les torts, il yavait dans cet établissement des protestants une possibilité d'implantation française au Brésil2. Dans le convoi qui avait amené les protestants, il y avait des graines de blé et des plants de vigne. Villegagnon les avait laissés germer et pourrir dans les sous-sols du fort. Villegagnon surveillait de loin les dissidents. Il approuvait même les efforts de la colonie calviniste pour améliorer le sort des sauvages et leur faire comprendre l'horreur de l'anthropophagie. Léry rapporte que les Topinambaulx ne comprenaient pas que, sans manger la chair de leurs ennemis, les Blancs fussent si puissants!Si les hommes des tribus combattaient, chassaient, péchaient, ils ne faisaient rien d'autre... que des enfants! Pour vivre, il suffisait de tendre la main pour cueillir la noix de coco, l'ananas, la papaye... Les femmes fabriquaient des boissons avec des racines, broyaient les fruits du jacquier (l'arbre à pain). Les Portugais avaient trouvé des métaux précieux aux Moluques et des épices, rarissimes en Europe. Il semblait qu'au Brésil, rien de tout cela, sauf le poivre, les bois et quelques pierres de valeur, n'existât. En tout cas, point d'or ni d'argent. Il y avait bien dans le Sud, à cinq cents lieues de là, un pays avec un grand fleuve, le rio de la Plata. S'il y avait de l'argent, l'or n'était pas loin... Villegagnon disposait d'un seul bateau mouillé devant le fort, d'un capitaine, d'un pilote et d'une vingtaine de marins expérimentés susceptibles d'atteindre le rio de la Plata. Selon les ordres deVillegagnon, le bateau fut armé, approvisionné pour aller jusqu'aux environs du 40e degré sud. La veille du départ, un fait abominable se produisit : le pilote viola, malgré ses cris, un adolescent que Villegagnon lui avait donné, avec un autre jeune homme, comme page 1. Ces hauteurs où le climat est meilleur pendant la période torride de novembre à janvier sont aujourd'hui la résidence des riches Brésiliens: Pétropolis. Rappelons que Stefan Zweig qui a écrit le Brésil, terre d'avenir s'est suicidé en janvier 1943 à Pétropolis. 2. Avant la Deuxième Guerre mondiale, le français était parlé couramment à Rio, à Sao Paulo. Aujourd'hui, s'il ya régression devant l'anglais, il faut dire que, grâce aux écoles religieuses, aux Alliances françaises, notre langue a encore une place honorable au Brésil.
pour le servir. Grand émoi sur le navire !Tout l'équipage fut accablé, le capitaine ne pouvait se passer du pilote, marin connaissant son métier. On étouffa le scandale. Le coupable, regrettant son acte, alla trouver Richer. Il s'excusa, s'humilia. Le ministre le tança vertement, le menaça des foudres du ciel, lui fit un épouvantable tableau de ce qui attendait son âme. Le pilote fondit en larmes, parla de se jeter à la mer. Remords admirablement joués par le pilote comédien ? Possible. Écoutons l'historiographe de Villegagnon : «Si les ministres étaient durs pour ceux qui ne partageaient pas leurs opinions, ils avaient, en revanche, de souveraines indulgences pour ceux qui, poussant à la ruine la discipline ecclésiastique, traitaient le pape d'Antéchrist, disaient " aller aux latrines " pour "aller à la messe ", et tournaient en ridicule les jours fériés (sauf Pâques, la Pentecôte et la FêteDieu). Un de ceux-ci commettait-il un crime? Ils l'excusaient par l'infirmité humaine. Il y avait des divisions dans la grâce... » Richer donna son absolution au pilote. Il promit même de n'en point parler à Villegagnon. Dès l'aube, le lendemain, le vaisseau fit voile emportant le monstre et sa victime... Trois mois plus tard, le navire revint. Sa mission avait échoué, le pilote, malade, était mourant. AVillegagnon, le capitaine rendit compte de l'expédition : arrivés devant les rivages de la Patagonie, les Français avaient aperçu des sauvages leur faisant des signes. Par des cris qu'ils s'efforçaient de rendre aimables - «un hurlement tel qu'on n'eût pas entendu tonner »-, ils invitaient l'équipage à mettre pied à terre. Les Français hésitaient. Il fallait absolument prendre de l'eau, des vivres frais; le vaisseau nécessitait un radoubage. On l'échoua, on l'abattit en carène. Une muraille de terre, garnie de quelques fauconneux le protégeaient de toute attaque des sauvages. Ainsi, le bâtiment fut calfaté, réparé. Bientôt, on reprit la mer, on salua la terre et les sauvages de quelques salves d'artillerie. Cinq jours de navigation. Des vents poussaient le navire vers la côte. Enfin, un golfe abrité se présenta. Des indigènes leur firent un accueil chaleureux, menant les Français jusqu'à une source. Le pilote et les mariniers avaient mis à terre quatre pipes 1pour 1. Réservoir d'une capacité d'environ quatre cent deux litres en France, quatre cent trente-trois litres au Brésil, ce qui semble beaucoup pour être transporté par un seul homme.
les remplir d'eau douce. Faisant étalage d'une force surhumaine, les naturels avaient porté eux-mêmes entre leurs bras les lourdes pipes au bateau. Hélas! un homme de l'embarcation, pour les remercier, n'avait trouvé rien de mieux que de prendre sur le sol quelques petites pierres et de les lancer dans leur direction. Les choses manquèrent de tourner au tragique. L'artillerie du navire dispersa les naturels. On leva l'ancre. On ne rapportait ni or ni argent, même pas un espoir. Villegagnon eut vent du viol dont, la veille de l'appareillage, le pilote avait été coupable. Il entra dans une grande colère, reprocha au capitaine de ne lui en avoir rien dit. Informé de cet acte abominable, il eût fait débarquer cet homme et l'eût condamné à mort sur-le-champ. Le coupable étant au seuil de la mort, Villegagnon laissait à Dieu le soin de le juger... Richer, protestant, lui avait caché la culpabilité d'un de ses coreligionnaires. Ainsi le fossé se creusait chaque jour un peu plus entre le ministre et le roi de la France antarctique. Chartier avait quitté le Brésil pour une mission bien précise : demander à Calvin son opinion sur les questions du dogme discutées en France antarctique! Que fit-il? Rien. En tout cas, bien peu de choses. Il n'osa même pas se présenter à Calvin et se contenta de lui écrire. Calvin, après lecture, prit mal la chose. Le 24 février 1558, il écrit à Frel, un de ses disciples, un confident :
Est apud me apologia cujusdam phrenetici, qui a nobis in Americam missus fuerat, ubi bonam causam pro cerebri sui intemperie male defendit. Si veneris ferendi molestiam et sumptum redimes
Chartier attend avec impatience la réponse du pape de la religion réformée. Elle n'arrive pas. Il s'adresse à une relation commune avec Calvin, un nommé Macarius. Celui-ci écrira à Calvin : Chartier, l'homme de la France antarctique, vous prie de faire réponse bien vite à ses questions, pour qu'il ne soitpoint 1. Calvin à Farel, 24 février 1558, Opera, t. XVII. (« Je suis en possession de l'apologie d'un quidam atteint de frénésie, et que nous avions envoyé en Amérique où il a gâté la bonne cause, par le dérangement de sa cervelle. »)
suspect aux siens d'avoir failli à ses engagements ou péché par trop de négligence, s'il se rembarque sans elle. Calvin lui exprime son mécontentement : Ce n'est pas sans chagrin que j'arrive à Chartier, comme vous le demandez. Il a vagabondé pendant quatre à cinq mois sans souffler mot de son retour, et lorsqu'il était encore près de vous, des bruits couraient déjà de ses dissentiments avec les autres. Maintenant, il m'envoie une apologie diffuse et remplie d'une quantité de sornettes. Vous diriez des rêves de malade. Quel conseil suivre? De la partie adverse, on n'a rien. Alors, à quoi bon se donner en ridicule? Maître, lui écrit de nouveau Macarius, quoique je ne veuille pas me constituer le défenseur de Chartier, lequel vous écrit, il est juste cependant que j'affirme à sa décharge une chose que j'ai apprise de source certaine, à savoir que Bois-le-Comte retient par-devers lui toutes les lettres des frères qui ont passé la mer. C'est en grande partie pour cela que Chartier n'est pas allé vous trouver, il attendait toujours ces pièces. Mais le maître d'hôtel de l'amiral m'a promis de s'employer à les avoir le plus tôt possible. En attendant, comme Chartier restait ici à ne rien faire, et que les frères de Meaux, dispersés, nous suppliaient de leur fournir un pasteur pour rallier le troupeau du Christ, nous l'avons envoyé là dans ce but. D'après ce que nous avons appris, il s'est acquitté de sa mission avec zèle et il continue. Macarius, six jours après, s'obstine. Il explique à Calvin : Ainsi, je vous l'ai déjà écrit, je ne veux pas défendre la cause de Chartier. Je l'excuse simplement de ne vous avoir rien envoyé de la partie adverse. En effet, le neveu de Villegagnon lui a refusé les lettres pour éviter d'être inquiété au cas où on viendrait à apprendre la prédication de l'Évangile aux Terres-Neuves. Mais je ne vous demande pas encore de lui donner satisfaction, car j'espère que nous aurons bientôt les écrits des frères, si ceux qui m'ont promis de se les procurer ne me trompent point. Puis le silence se fait autour de cette affaire : «Je n'ai encore rien reçu de Chartier, dit Macarius, pour en finir. »
La lumière que Villegagnon attendait de Genève ne vint jamais. Par les navires marchands, Villegagnon avait appris les événements qui affaiblissaient la France, la divisaient et ruinaient le royaume, les guerres sans cesse renaissantes. Les Français avaient perdu Sant-Quentin, malgré l'héroïque défense de Coligny, lui-même fait prisonnier par les Espagnols. Une défaite suivie d'une paix, Cateau-Cambrésis, consacrant l'abandon de «notre chère Italie ». Le trésor était à un étiage si bas qu'il fallait de nouvelles taxes, des emprunts à des taux élevés... Au loin, Villegagnon imagine le pire. La division qui règne dans la colonie est à l'image, en infiniment plus petit, de celle qui sépare les Français. A la suspicion succèdent la dénonciation, la haine. Guerre de religion et guerre civile semblaient ne faire qu'un. Villegagnon, pour se protéger, prévoyant un retour en France où les catholiques l'accuseront de calvinisme, et les réformés de suppôt du pape, fait dresser un procès-verbal de constat religieux. Obligation à Richer de répondre, sinon carence... Ce moyen est celui d'un fils de procureur du roi : Richer devait préciser le sens et la portée des articles qu'il soutenait dans la cène. Le 27 décembre, Villegagnon lui envoya Pierre de la Faulcille qui dressa procès-verbal de l'interrogatoire de Richer. Sage précaution quand on sait les mensonges, les interprétations tortueuses d'un Richer. Léry est infiniment plus dangereux. «Nous sommes les plus forts, dira-t-il, avec hauteur, et les plus unis. Nous avions ameuté contre Villegagnon les meilleurs de nos gens, nous n'avions qu'à faire un signe pour chasser ce coquin de son île, mais nous avons préféré lui laisser la place pour ne pas compromettre la cause de l'Évangile. » Quant à du Pont, il entreprend individuellement les gens du fort, insinue, les trouble, les ébranle, les dresse contre Villegagnon. «Je pars, disait-il, mais qu'on ne croit pas à une défaillance, je reviendrai avec des secours tels que je mettrai Durand à la raison. Ceux de la côte viendront à nous : la plupart des interprètes sont avec nous, et, comme ils parlent la langue des sauvages, ils les soulèveront au besoin contre le tyran. Tout est prêt : je ne demande qu'une chose à Dieu,
c'est de me permettre un second voyage! Si j'obtiens cela, nous en aurons fini en dix mois. Patience, et tenez ferme!» Tout était rapporté à Villegagnon, plutôt satisfait d'être débarrassé de ces trublions. Rester avec une élite de fidèles, si peu nombreux fussent-ils, était préférable à vivre avec des semeurs de troubles. Ne disaient-ils pas aux sauvages que Villegagnon était un de ces diables auxquels ces derniers croyaient? Impatient de partir, du Pont avait fait marché avec un Havrais, patron d'un navire, Martin Baudoin! Ce bâtiment, le Jacques, commandé par un Rouennais, le capitaine Fariban, avec un équipage de vingt-cinq hommes, était déjà chargé de brésil, poivre long, coton, guenons, sagouins, perroquets, quand les calvinistes embarquèrent. DuPont, Léry, les sieurs de La Chapelle et de Boissy, en tout, quinze passagers. On leva l'ancre, le 4janvier 1558, par une chaleur torride. Au départ du Jacques, grande était la joie de ceux qui s'en allaient. Encore plus grande celle de ceux qui restaient. Villegagnon avait délivré au capitaine Fariban un congé en règle avec recommandations d'avoir grand soin de ses passagers. D'après Crespin, Villegagnon aurait voulu retenir les protestants. Il aurait refusé le congé, «alléguant qu'ils lui avaient promis de lui tenir compagnie jusqu'au retour de Chartier ». Villegagnon serait allé jusqu'à débaucher les matelots du navire! «Bon débarras !» a dû penser le Chevalier en voyant le Jacques disparaître entre le Ratier et le «pot de beurre »... Pas le moindre souffle ! Calme plat. Huit jours pour doubler la pointe des Basses. Une voie d'eau se déclara. Il était minuit. Les passagers étaient inquiets, angoissés. L'équipage se mit courageusement aux pompes. L'eau fut rejetée à la mer, puis la coque réparée, calfatée. Affolés craignant un naufrage durant une traversée qui s'annonçait mal, sur un navire en lequel ils n'avaient plus confiance, six passagers exigèrent que l'on mit un canot à la mer. Ils voulaient regagner la terre, à dix lieues de là. Parmi eux était Léry '. Il avait déjà jeté ses hardes dans l'embarca1. Léry pare ce voyage de sombre. Les passagers arrivèrent sains et saufs, en Bretagne, à part deux hommes qui moururent de faim, des papistes, selon Léry. Il prétend que Villegagnon aurait formé le dessein de les faire tous arrêter à leur arrivée.
tion, prête à déborder, quand un ami lui fit honte et Léry demeura à bord du Jacques. Crespin racontera plus tard que les «cinq fidèles quittèrent le navire, non par peur du naufrage, mais par ordre du capitaine, parce qu'il manquait des vivres pour tout ce monde... ». Assertion sans fondement... Stupéfait, Villegagnon vit arriver les cinq hommes dans leur barque. Il les croyait bien loin, en pleine mer, en route vers la France. Et les revoici! Pourquoi ce retour? Villegagnon se rappela la menace de duPont : «Je reviendrai... » Pourquoi pas? Ils savaient Villegagnon l'ennemijuré de leur religion. Pourquoi revenaient-ils à nouveau dans cette colonie dont ils haïssaient le gouverneur? Avecinquiétude, Villegagnon les voyait venir vers lui. Il les connaissait ces cinq hommes, trois étaient des moines apostats; interrogés, ils bredouillèrent, répondirent de travers; Villegagnon ne pouvait les renvoyer d'où ils venaient. Ils étaient à bout de forces pour avoir ramé plusieurs heures. Ils avaient soif. Confiés à deux Écossais, ils devaient se rafraîchir, se reposer. Ils promirent à Villegagnon obéissance. Ilsjurèrent de s'écarter de toute conversation ayant la religion pour objet. Trois jours plus tard, Villegagnon apprit que ces hommes prêchaient, incitaient à la désertion. Ils disaient connaître un endroit où la Réforme pouvait s'exercer en toute liberté. Onysuivait les commandements de Dieu, non des hommes. Et ils montrèrent le nord. Là où vivaient les Portugais... Les Portugais! «Les Portugais qui n'ont pu garder la région où nous sommes ne nous pardonnent pas de nous y être introduits. » Ainsi, dans une lettre de Calvin, il définissait la situation. Elle empirait de jour en jour. Les colons désertaient. Certains passaient à l'ennemi, renseignaient les Portugais sur les défenses du fort. On avait vu plusieurs navires portugais croiser devant la baie, mettre des embarcations à la mer. Elles devaient contenir des hommes chargés de prendre pied dans quelques infractuosités de la côte. Ces gens devaient connaître les départs affaiblissant la colonie, le fort des Français. Des mouvements de navires se faisaient du côté de la capitainerie de Saint-Vincent. Villegagnon recherchait alors quatre déserteurs. Repris, ils fussent passés en jugement et condamnés à des peines sévères, sinon la mort.
Sous la conduite de Jean Boulier - ou Boulès -, ils avaient pénétré en territoire portugais. Ce Boulier était bien connu de Villegagnon pour sa parfaite connaissance des langues latine, grecque, hébraïque. C'était un controversiste, un orateur de talent. Pour se concilier les bonnes grâces des Portugais, il prétendit être catholique. Un jour, la démangeaison du prêche l'emporta sur la prudence. En espagnol, faute de connaître le portugais, il essaya sa puissance de dialectique sur les Portugais. Çà et là, il lança des traits contre les sacrements, les statues, les images et le pape. Un Jésuite, don Louis Grana, décelant son imposture, l'entraîna dans des discussions, des combats oratoires à Santos, Saint-Vincent. Boulier, écoutant les sermons de Grana, abjura ou fit semblant d'abjurer. Une conversion qui ne pouvait tromper un Jésuite... Boulier sera arrêté, emmené à Bahia, puis, ironie du sort, exécuté à Rio de Janeiro. C'était en 1567... Villegagnon avait décidé d'en finir avec ces déserteurs. Il avait cinq hommes à juger. Il avait d'abord pensé à les déporter aux îles Macahé... Les abords de ces îles étaient interdits, même aux navires de faible tonnage. Une énorme barre avec flux et reflux, sur faibles fonds, ne pouvait être franchie que par des canots habilement manœuvrés. Les autres navires ne pouvaient y jeter l'ancre. Le conseil avait été saisi du cas de ces cinq hommes, débarqués, revenus, infidèles à leur serment, poussant à la désertion. Le jugement fut rendu. L'innocence de l'un des accusés reconnue, le tribunal requit contre les quatre autres la peine de mort. Lafon plaida son innocence comme traître. Il ne s'était compromis que pour la religion. Il fut acquitté. Les trois condamnés à mort : Jean du Bordel, Mathieu Vermeil et Pierre Bourdon furent exécutés dans le fort en février 1558. «Traîtres à leur pays et à leurs chefs » dit le jugement. «Martyrs »devaient répondre les protestants dont Crespin, dans l'Histoire des martyrs. «Un récit composé pour faire frissonner le candide lecteur et donner l'impression de pauvres agneaux égorgés par un tyran sanguinaire et halluciné » écrit A. Heulhard. Une condamnation à mort est toujours à proscrire. Villegagnon pouvait gracier. Il ne le fit pas. C'est regrettable... Mais, trois exécutions en quatre ans de règne, sentence rendue par un tribunal; en ce xvr' siècle, c'est peu. Lorsque Villegagnon punit de mort trois hommes pour trahison, combien Calvin en avait-il fait exécuter pour avoir seulement différé d'opinion?
6 I. Ceque dirent les envoyés deCalvin à leur retour en France et àGenèveLe roi Villegagnon - Insanités de Richer - Les Singularitez de la France antarctique - Villegagnon revient en France - Ronsard et le Discours contre fortune - Lamort d'Henri II (1559) - Villegagnon s'explique devant Montmorency - La conjuration d'Amboise (mars 1560). II. Prise du fort de Villegagnon (15 mars 1560) - Opinions des historiens portugais sur l'homme et l'œuvre - Jean Nicot prévient François II des desseins desPortugais- Préparatifs de MendeSaa- Siège dufort - Vainerésistance. III. Réclamations de Jean Nicot et de Saint-Sulpice à la cour du Portugal (1560-1561) - Réponse de la reine - Lettres de Nicot à CharlesIX et à Catherine de Médicis - Les deux mille écus du prieur de Capoue - Assassinat du capitaine Lyart - Nicot est rappelé (juillet 1561) - Fin de la France antarctique.
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Le 10juillet 1559, le Jacques toucha un port français. Richer et Lérycommencèrentaussitôt leur travail desape. Lamoquerie, le mensonge, ils usèrent de tout pour ridiculiser et abattre celui qu'ils appelaient le RexAmericae - le roi d'Amérique - ou, plus simplement, Durand. Selon eux, Villegagnon, simulant la Réforme, avait engagé les ministres pour qu'ils convertissent les sauvages. Puis, retombant par faiblesse d'esprit dans les superstitions papistes et, de là dans l'athéisme, il aurait chassé les ministres, les forçant à s'embarquer sur un navire sans fond et sans vivres, de manière à les faire périr. Pour étayer ces accusations, les calvinistes s'appuyaient sur un semblant de vérité : la voie d'eau survenue sur le Jacques avait bien existé. L'équipage avait pompé l'eau et colmaté les fissures. Le navire sans vivres! Il n'était pas
rare qu'un capitaine, constatant que la traversée, faute de vent, durerait plus longtemps que prévu, réduisît les rations. Quant à l'affrètement du Jacques, c'est duPont lui-même qui avait nolisé le bateau à un armateur havrais. Villegagnon n'était donc pour rien dans cette affaire. Aucune des accusations des deux calvinistes ne tenait. Villegagnon aurait voulu se marier avec une princesse de sang royal et fonder une dynastie. Un palais était déjà construit dans l'île aux Français pour accueillir le couple royal. Ainsi, Villegagnon aurait pu appeler Henri II «mon frère »ou, pour le moins, «mon cousin »... Informé, le pape se serait opposé à ce projet de mariage, alléguant qu'un chevalier de Malte ne saurait prendre femme. Voilà le «roi d'Amérique et son empire de sable »! Ces accusations, ces calomnies trop grosses pour être convaincantes furent en partie contrecarrées par un livre : les Singularitez de la France antarctique, livre de bonne foi. Thevet est son auteur. Malheureusement, il avait trop tardé à concevoir son ouvrage, puis à l'éditer. Ason retour du Brésil, il avait fait une visite au cardinal Bertrandi, garde des Sceaux. Il lui avait montré les notes prises au Brésil, avec un début de mise en forme. Le cardinal avait incité le cordelier à écrire son livre. Il obtint le privilège du roi le 18 décembre 1556. La parution fut reportée à 1558 par suite du décès de l'imprimeur, puis de la maladie de l'auteur. L'imprimeur suppliait le lecteur «d'avoir recours aux gens dupaïs qui demeurent par-deçà ou àceux qui ont fait le voyage, lesquelz le pourront asseuré la vérité!»Lelivre était enjolivé d'ornements typographiques fleuris, d'en-têtes et lettres ornées. Le sujets traités étaient, pour l'époque, d'une nouveauté à peine croyable. Les illustrations étaient faites pour éveiller la curiosité, avec la reproduction de fabuleux poissons, des fruits et des plantes inconnues de nos régions. Cet ouvrage donnait à l'expédition de Villegagnon des couleurs véridiques. En termes naïfs, Thevet faisait l'apologie du chevalier de Malte, Villegagnon. Lu par quelques érudits, des curieux d'exotisme, le livre de Thevet fut bientôt rangé dans les bibliothèques et oublié.
Fac-similé du titre des «singularitez de la France antarctique» (1558).
Léry, Richer le présentaient comme une suite de mensonges, de supercheries; son auteur, un complice du tyran, du monstre d'Amérique. Lavague de calomnies, de libelles venimeuses déferla... Ses embruns atteignirent la baie de Ganabara, fort Coligny, Villegagnon lui-même. Bien que filtrées, atténuées par les amis et parents qui écrivirent à Villegagnon, ces nouvelles inquiétèrent le chevalier. Son imagination travailla, noircissant le tableau. Ces informations laissaient entrevoir le succès des thèses calvinistes en France, auprès des libraires, étudiants, moines défroqués. Mêmeune certaine noblesse était touchée. Inspirées par Calvin, écrites par un certain de Bèze, natifdeVezelay, théologien vivant à Genève auprès du maître, ces thèses séduisaient par la rigueur, la simplicité duculte qu'elles prônaient, une sorte de retour à l'église primitive 1. Qui prit la décision du retour de Villegagnon en France? Ce ne pouvait être que le roi. Henri II voulait savoir ce qu'il y avait de vrai dans tous ces ragots dont ses oreilles lui tintaient. Lesbruits rapportés par son ambassadeur du Portugal, les capitaines des navires, les racontars des ministres récemment revenus différaient par trop pour que Sa Majesté ne souhaitât pas connaître la vérité. Enfin, Henri II se doutait de la nécessité de rentrer ressentie par Villegagnon ayant hâte de rendre compte lui-même des résultats de sa mission. Villegagnon ne pouvait de lui-même abandonner la colonie, même s'il laissait sur place son neveu Bois-le-Comte. Il devait se défendre, au besoin attaquer lui-même ses détracteurs. Aubout de quatre ans de séjour au Brésil, il ressentait le besoin de respirer l'air léger, tempéré de la France. Il se promettait de revenir avec des forces nouvelles : un contingent de colons, des jeunes filles à marier. L'expérience qu'il avait acquise devait lui servir à consolider la colonie. Toute discussion concernant la nouvelle religion, susceptible de troubles, serait bannie. 1. Théodore de Bèze (Vezelay 1519-Genève 1605). Issu d'une famille noble, austère, Théodore de Bèze étudia à Bourges et à Orléans. Réputébel esprit à Paris, il devint professeur de grec à Lausanne, puis professeur de théologie à Genève, puis pasteur. En 1550, il représentera Calvin au colloque de Poissy. Il assiste à la bataille de Dreux auprès de Coligny en 1562. Ala mort de Calvin en 1564, de Bèze le remplacera à Genève, sera recteur de l'Université. Son œuvre en latin et en français, véritable acte de foi dans la Réforme, est considérable.
Le fort était maintenant terminé. Henryville s'étendait au pied du Pain de Sucre. Villegagnon laissait auprès de Boisle-Comte des éléments peu nombreux mais sûrs. Le chevalier de Malte avait dépensé presque toute sa fortune au maintien de la colonie, des débours qui, normalement, eussent incombé au trésor royal. Serait-il remboursé en partie? Obtiendrait-il seulement une récompense? Les amis de Villegagnon, les poètes, les écrivains l'incitaient à partir, à abandonner ces sauvages, plus heureux dans leur ignorance que dans ce semblant de civilisation. Ronsard écrivait : Je veux auclll1efois abandonner ce monde Et hazarder ma vie aux fortunes de l'onde, Pour arriver au bord auquel Villegaignon Sous le pole Antarctique a semé vostre nom : Mais, chetif que je suis, pour courir la marine Par vagues et par vents, la fortune maline Ne m'abandonnerait, et le mordant esmoy Dessus la poupe assis viendroit ai,ecqiies moy. 1 Admirable poème, posant le problème de la liberté des peuples de disposer d'eux-mêmes, celui de la colonisation, de ses bienfaits toujours discutés et discutables. Ronsard préférait hasarder sa vie aux fortunes de l'amour de préférence à celles des ondes. La date, même approximative, du départ de Villegagnon de la baie de Ganabara n'est pas connue. Cette imprécision toute poétique, très brésilienne, laisse le champ libre à l'imagination. Nous verrons le vaisseau aux flancs lourds de marchandises lever l'ancre devant le fort Coligny. Nous entendrons les salves d'artillerie réglementaire saluer le départ du roi de la France antarctique se répercuter en écho, de morro en morro. Le passage du vaisseau au pied du Pot de Beurre - le futur Pao de Azucar -, immense, écrasant. Puis, c'est la côte qui s'estompe dans la brume de chaleur, la pleine mer. Dans les cales, sont arrimés les bois du Brésil, bois tendre de teinture, dur et noir jacaranda, acajou, cèdre rose, du tra1. Ronsard, Discours contre la fortune, dédié à Odet de Coligny, cardinal de Châtillon, 1565.
vail pour les artisans ébénistes du quartier Saint-Antoine, des sacs de feuilles séchées de petun. Levaisseau est une arche de Noétropicale :des singes, des ouistitis, des tapirs, des toucans, des aras à longues queues et à plumage coloré, des cacatoès bavards, des perruches, un étrange poisson, le panapa, à peau brune, rugueuse, la queue pareille à deux massues Beaucoup de ces animaux mourront pendant la traversée. La cargaison la plus précieuse est humaine, une cinquantaine de sauvages, hommes, femmes, enfants. Leplus grand nombre de ces indigènes, toujours nus, seront offerts au roi. Une dizaine, donnés par Villegagnon à son frère Philippe, bailli de Provins, intriguèrent fort les habitants de la ville de Thibaut de Champagne. Le docte Villegagnon n'avait pas perdu son temps au Brésil; il ramenait un dictionnaire et un manuel de conversation courante avec les Brésiliens. Ces deux ouvrages devaient servir aux commerçants qui iraient au Brésil. Sans méfiance, Villegagnon remit un exemplaire de ses travaux linguistiques au chancelier de l'Hospital. Il en circula plusieurs de main en main pour aboutir à celles de Léry qui le publia à la fin de son livre sur le Brésil. Dans les derniers jours de l'année 1559, Villegagnon arrive en France, impatient, anxieux de connaître les événements survenus dans le royaume et en Europe. Les échos lui en étaient parvenus au Brésil; ils dataient, étaient fragmentaires, contradictoires, troublants. Dès son débarquement, le roi de la France antarctique apprend la mort du sieur du Pont de Corguilleray qui lui avait donné tant de fil à retordre à fort Coligny! Villegagnon connaissait l'abdication de Charles Quint, sa retraite au monastère de Yuste en 1556. Le souverain devait y mourir le 21 septembre 1558. Ces décès ne frappent pas outre mesure le voyageur revenant sur sa terre natale. Un drame, le 10 juillet 1559 - la mort accidentelle d'Henri II, son roi bien-aimé -, atteint Villegagnon au plus profond de son cœur. Ala place du souverain sage et avisé qui l'avait nommé vice-amiral de Bretagne et lui avait confié l'expédition de colonisation du Brésil, il trouvait son fils, âgé de quinze ans, 1. Il s'agit du requin-marteau, reconnu par le prince Albert I" de Monaco.
François II, enfant fragile, souffreteux, «un vrai cadavre de la royauté », une royauté cassée en deux morceaux, ramassés, l'un par le roi de Navarre, l'autre par les princes de Lorraine, François, duc de Guise, et le cardinal, son frère. La veuve d'Henri II, Catherine de Médicis, «allait des uns aux autres, inconstante, les augmentant ou les diminuant de son poids 1». Ce que Villegagnon veut savoir avant toute chose c'est comment son roi est mort. Écoutant les uns et les autres, il reconstituera le drame. Après le désastreux traité du Cateau-Cambrésis et un habile retrait stratégique, la France avait retrouvé sa place dans le monde. Un climat de paix s'étendait sur toute l'Europe. L'Angleterre se montrait à nouveau un voisin pacifique. Elle abandonnait toute prétention sur Calais, repris par les Guise. Gênes était satisfaite, bien que les Corses continuassent de réclamer leur rattachement à la France : «Nous préférons les galères turques à l'oppression des Génois », diront les députations de l'île, implorant les Français de revenir. Mêmele sultan avait conclu la paix avec l'empereur Ferdinand. Quant aux populations, fatiguées des guerres dévastatrices, le plus souvent faites avec des mercenaires suisses ou allemands se payant sur l'habitant, elles ne demandaient qu'une chose, la paix. Les Pays-Bas demeuraient espagnols, mais le roi d'Espagne avait cessé d'être l'ennemi de la France. Philippe II allait même devenir le gendre d'Henri II. Tous deux ne pensaient qu'à une paix de reconstruction, de remise en ordre de leur royaume. Ils aspiraient à une paix religieuse. ARome, le pape Pie IVsuccédait à Paul IV. En rouvant le concile de Trente, il allait permettre cette paix. Villegagnon apprenait tous ces événements. Son bonheur aurait été à son comble sans cette fatidique journée du vendredi 30 juin 1560, tragique conclusion des somptueuses fêtes données par Henri II et Catherine de Médicis à l'occasion du mariage de leur fille Élisabeth de Valois et des fiançailles de Marguerite de France avec le duc de Savoie. Élisabeth se mariait avec le roi d'Espagne Philippe II, veuf de Marie Tudor, décédée en pleines négociations du traité 1. Arthur Heulhard.
du Cateau-Cambrésis en novembre dernier. Paris était en ébullition : une princesse française allait devenir reine d'Espagne! Le 22juin, le mariage eut lieu à Notre-Dame, mariage par procuration, le roi d'Espagne étant représenté par le duc d'Albe, le prince d'Orange et le comte d'Egmont. On remarquait les neveux protestants, Montmorency, Coligny et d'Andelot. Festins, mascarades, bals, feux d'artifice à l'italienne se suivaient dans la joie et la liesse générale. Du mercredi 28 juin au dimanche 2juillet, des tournois étaient au programme. Ces affrontements pacifiques plaisaient à la Cour, au peuple. Ils rappelaient les duels courtois de la chevalerie. Henri II avait fait savoir que lui-même participerait à un de ces tournois, le dernier jour, pour clore la fête... Onavait fait dépaver l'entrée de la rue Saint-Antoine, près des Tournelles. Des tribunes avaient été dressées. Celle du roi était pavoisée, ornée des blasons des combattants. Au premier rang, la reine, le dauphin, Diane de Poitiers, les princes et les princesses. Lestoilettes chatoyantes formaient une corbeille de fleurs... Les premiers tournois se déroulèrent sans incidents. Les vainqueurs allaient s'incliner devant la tribune royale, les vaincus se retiraient discrètement. Arriva le moment attendu : l'entrée du roi dans la lice. Il montait une superbe bête, don du duc de Savoie. Le cheval s'appelait Malheureux... Il faisait chaud. Il était cinq heures de l'après-midi. Leroi exigea de subir le triple assaut. C'était la règle des tournois. Le duc de Nemours, puis le duc de Guise entrèrent en lice. Ils allaient se mesurer avec le roi. Et Henri II fut vainqueur. Il pouvait s'en tenir là... Le troisième adversaire, Gabriel de Montgomery, capitaine de la garde écossaise, arborait sur son écu les fleurs de lys, hommage à la royauté. Le roi portait les couleurs de Diane de Poitiers : le noir et le blanc. «J'ai un bon cheval qui me fait donner de beaux coups de lance »dit le roi au duc de Savoie. Le duc acquiesça, sourit et joignit les mains. Il priait. Il priait comme la reine. Lanuit précédente, Catherine de Médicis avait fait un cauchemar : elle avait vu le roi blessé à la tête... Henri II assura son casque d'acier lui protégeant le visage, la tête. Il baissa la visière d'argent. Sans attendre le son des
trompettes, Henri II lança son cheval au galop sur la lice. Les lances se croisèrent, heurtèrent les cuirasses. Aucun résultat. Dans les tribunes, les courtisans, les dames se levaient comme si tout était terminé. Leroi fit un geste : «Il m'a fait branler sur ma selle et quasi quitter les étriers. Je veux une revanche » dit-il. La reine envoya auprès du roi un page : - La reine vous conjure de ne plus courir. - Pour l'amour de la reine, foi de gentilhomme,je courrai cette lance, sans plus, répliqua le roi. Vieilleville était à côté du roi. Il avait tout entendu. Il supplia le roi de renoncer. Le roi, à cheval, la lance haute, se pencha pour que Vieilleville abaisse sa visière. Le sort en était jeté... Les deux cavaliers, au galop, penchés sur leurs étriers, lances à l'horizontale, se heurtèrent. Montgomery, vingtneuf ans, souple, bon cavalier, était touché mais réussit à maintenir son équilibre... Leroi était àterre. Unflot de sang s'échappait de la visière soulevée, un éclat du bois de la lance brisée était fiché dans l'orbite de son œil gauche. Dans les tribunes, on courait, on s'affolait. Les dames s'évanouirent. Le roi fut transporté aux Tournelles. Commencèrent des jours douloureux. Des alternatives, des hauts qui laissaient entrevoir une guérison, des bas désespérants. Auchevet du roi, les médecins, les chirurgiens dont le fameux Ambroise Paré, se succédèrent. Dès les premiers jours de sa blessure, Henri II avait dicté une lettre à son ambassadeur à Rome. Il devait annoncer au pape l'arrestation d'Anne duBourg 1et de plusieurs notables calvinistes : «J'espère bien, puisque Dieu m'a donné la paix, employer le temps et les forces quej'aurai àpunir, châtier et extirper tous ceux qui se trouveront admirateurs de ces nouvelles doctrines. » C'était dire avec force sa volonté de combattre la Réforme. La plaie du roi suppurait. Un abcès s'était formé dans sa tête. Le roi était perdu. Il avait pardonné à Montgomery. Lors desapremière lance, le bois de son arme s'était fendu à sa jointure avec le fer. Dans sa hâte, à la vue de son royal 1. Anne du Bourg, convaincu d'hérésie, sera condamné à mort par le Parlement. Il sera pendu, place de Grève, le 23décembre 1559.
adversaire, impatient d'en découdre une deuxième fois, sans vérifier l'état de sa lance, il était parti au galop de son cheval à la rencontre de son roi... Bouleversé, Montgomery s'était enfui... Ayant recouvré son calme, le capitaine de la garde écossaise était revenu. Au chevet de Henri II, il avait sollicité son pardon... Obsédé par la même pensée, Henri II confirma à son entourage sa volonté de lutter jusqu'à extinction du calvinisme : «Que mon peuple persiste et demeure ferme en la foi en laquelle je meurs. » Le 10juillet 1559, à une heure de l'après-midi, le roi expirait. Les Guise, désormais, gouvernaient la France au nom du jeune roi François II. Emprisonnements, bûchers, pendaisons allaient reprendre dans tout le pays avec une extension, une force chaque jour accrues. Par obéissance au roi défunt, par conviction religieuse, par haine des calvinisites qui lui ont fait tant de mal et continuent à lui lancer leurs flèches empoisonnées, par ambition aussi, Villegagnon sait de quel côté se ranger. Il n'hésite pas : les Guise. Lacondition de minorité religieuse des calvinistes se transformait en parti d'opposition. Commençaient pour eux la répressionsystématique,perquisitions, arrestations, condamnations aux galères ou au bûcher. Villegagnon se savait traîné plus bas que terre par Léry, Richer et même, sous une forme plus discrète, par Calvin. Il subissait les effets d'une calomnie savamment distillée, répandue : on le faisait passer pour un calviniste à une époque où il n'était pas bon de l'être! Sans hésiter, à défaut d'un roi trop jeune et inexpérimenté pour l'écouter, le comprendre, le chevalier de Malte frappa haut. Au-dessus de l'amiral Coligny il y avait le connétable de Montmorency. C'est à lui qu'il s'adressa pour se disculper : Monseigneur... ces calomniateurs nés se licencient jusqu à taxer d'athéisme tous ceux qui nepensentpas commeeux: ils n'ont pu ni souiller, ni ébranler mon âme: mais, ayant compris que j'avais chassé les ministres pour leurs blasphèmes, ils ont profité de mon absence pour me charger d'injures et d'infamie: ils m'ont poursuivi de menaces féroces, croyant me réduire au silence en me terrorisant:
mais on n'effraie pas un homme qui, de tout temps, s'est appliqué à vivre intègre, ils ont plutôt ranimé qu'éteint mon zèle. Si je ne me suis pas présenté à vous dès mon retour, c'est que je savais par quelles menées ils s'étaient insinués dans votre jugement et quelle fausse opinion ils vous avaient donnée de moi. Je l'ai compris et avant de m'excuserpar des paroles, j'ai voulu m'expliquer en fait. Villegagnon se défendait, alors qu'en fait, il avait gagné d'avance. Il n'avait à craindre que Coligny. Bien que portant beau, l'amiral se sentait menacé. Il signait àAmboise, le 8mars 1560, un édit :les croyances des calvinistes yétaient qualifiées de crimes. L'amiral reconnaissait que les persécutions étaient conformes à la loi du royaume. Lepardon était accordé aux siens à condition «de vivre dorénavant comme bons et catholiques, vrais, fidèles et obéissants fils de nostre Saincte Église, et de garder les institutions et comme d'icelles »... Étaient exceptés de l'amnistie les prédicants, les conspirateurs et futurs. Huitjours plus tard éclatait ce qu'il est convenu d'appeler le tumulte d'Amboise. Certes, il y eut «tumulte, conjuration », le mot «guet-apens » eût mieux convenu. L'atmosphère était pourtant à la conciliation. Calvin luimême écrivait que «s'il s'épandait une seule goutte de sang, les rivières en découleraient. Il vaut mieux que nous périssions tous cent fois que d'être cause que le nom de la chrétienté et l'Évangile soient exposés à un tel opprobre ». Villegagnon pensait aussi que si le sang était versé, seul, le parti des Guise et non la monarchie en serait responsable : «Si les princes de sang et le Parlement rassemblés condamnaient le gouvernement des Guise, un soulèvement était admissible. » Condé, Navarre, Bourbon se gardaient de prendre parti. Ils attendaient dans la coulisse que le drame éclatât. Un certain La Renaudie se chargea de soulever des milliers d'hommes. Il envoya des messagers dans les provinces... Enfévrier 1560, un vrai tumulte montait à l'embouchure de la Loire, de simples paysans, des artisans, des mécontents, des hommes qui souffraient des rigueurs du temps. Ils s'étaient réunis dans un vaste et bruyant rassemblement. Chacun devait prêter serment à un homme démeuré dans l'ombre, «le capitaine muet ». Cechef mystérieux devait attendre à Orléans les premiers succès des insurgés pour se mettre à leur tête.
Cinq cents gentilshommes jurèrent de s'emparer des Guise et de les juger. Le roi devait être tenu au-dessus des partis... LaCouravait été déplacée de Blois à Amboise, plus facilement défendable. Les Guise, informés, avaient demandé au roi de convoquer à Amboise les grands seigneurs favorables aux réformés. Condé était parmi eux. Le coup de main du 6mars fut reporté au 16. Les conjurés avaient des intelligences dans le château. Une porte devait être laissée ouverte... Quand ils tentèrent d'envahir le château, ils la trouvèrent murée. Aussitôt arrêtés, ils furent incarcérés dans les bas-fonds du château. Les Guise lancèrent leurs cavaliers dans les bois. La Renaudie fut arrêté, tué, le 18 mars, dans la forêt de Château-Renault. La cavalerie ratissa les bois, ramassa les malheureux en fuite. Ce fut une chasse à l'homme. Un tribunal réunit au château, présidé par Charles de Guise, condamna à mort les adjoints de LaRenaudie. Onalla bien au-delà. Onpendit, on égorgea. Plus de mille cinq cents victimes. «Le capitaine muet », Condé, échappa au massacre. Bien que dénoncé par les prisonniers, les preuves manquèrent pour le conduire au billot. Avec le roi, la Cour, la reine Marie Stuart assistèrent aux exécutions d'Amboise... Un homme et son fils passaient le lendemain sur le chemin bordant la Loire. L'enfant avait huit ans. Arrivés devant le château, l'enfant s'étonna : des guirlandes de cadavres étaient pendues à hauteur des fenêtres de la forteresse. Le père expliqua à son fils qu'il s'agissait de chefs huguenots, hommes d'honneur. Il lui fit jurer de venger plus tard ces innocents. L'enfant se nommait Agrippa d'Aubigné. Il écrira les Tragiques. Nul ne sait oùVillegagnon se trouvait cejour-là... il n'était pas à Amboise. Il ne pouvait deviner un autre drame qui se passait au même moment à des milliers de lieues de ce château sanglant : le fort Coligny, défendu par son neveu Boisle-Comte, tombait aux mains des Portugais. II Longtemps, les Portugais, portant leurs principaux efforts sur l'Extrême-Orient producteur d'épices, avaient négligé le
Brésil. En 1549 seulement, le roi Jean III avait envoyé un gouverneur à Bahia. Tomé de Souza était arrivé avec six cents soldats, quatre cents desgregados (sortis de prisons), quelques fonctionnaires et six Jésuites. Parmi ces derniers était un homme remarquable, Manoël de Nobrega. Il avait trente-deux ans quand il arriva à Bahia, port bien abrité dans une anse, dominé par un plateau. Manoël de Nobrega, avant d'entrer dans le nouvel ordre crée par Ignace de Loyola, avait fait des études de droit à l'université de Coïmbra. Comme tous les Jésuites, il ne demandait rien pour lui, ni argent, ni honneurs, ni privilèges. C'était un soldat du Christ. Son énergie, sa force morale étaient immenses. Très naturellement, il gouvernera à côté de Tomé de Souza. Les Portugais s'installèrent sur la falaise dominant la mer, un plateau couvert de broussailles et de forêts. Les indigènes vivaient là, dans des huttes, de la chasse et de la pêche. N'ayant aucun besoin, ils vivaient dans l'oisiveté, la promiscuité, la polygamie et, parfois, le cannibalisme. Les Portugais les mirent au travail sous le fouet. Ils débroussaillaient, abattaient des arbres, transportaient des pierres. On construisit les premières maisons, une chapelle. Aces sauvages qui n'avaient pas plus de sens moral que celui de la propriété, les colons portugais prirent leurs femmes, leurs filles avec d'autant plus de facilité que celles-ci leur étaient souvent offertes. Le troc, sous toutes ses formes, s'établit. Verroterie, hameçons, clous, morceaux de métal, au plus une machette, un poignard échangés contre des plumes de toucans, des peaux de serpents, d'hauts, de jaguars... La grande affaire pour les Jésuites, comme pour Villegagnon, était la polygamie. Aulieu d'employer la contrainte, de parler aux desgregados de mariage ou de mort, les Jésuites fermèrent les yeux. Ils comptaient sur le temps, leurs prières, leur action pour amener ces sauvages à une obscure conception du mariage si ce n'est à celle de la monogamie. Autre concession à la conscience religieuse des Jésuites : des bateaux arrivèrent avec des travailleurs noirs. L'esclavage! Ils s'en accommodèrent. Comment faire autrement alors qu'ils avaient besoin d'hommes! Bahia devait devenir la ville des Noirs, des métis.
Avec le temps, les Jésuites, qui avaient apporté avec eux des animaux domestiques, des plantes, des graines pour le pays, leur foi pour les âmes, firent construire une ville, aujourd'hui Bahia Salvador. S'érigèrent des églises richement ornées, exposant des statues des saints, de la Vierge Marie, au visage noir comme ceux qui venaient la prier. Des monastères aux murs et murettes intérieures ornés d'azuleros abritèrent les Jésuites et leurs catéchumènes. Soldats du Christ, les Jésuites portugais discutaient peu des sujets dogmatiques. Se plaçant souvent au-dessus des autorités gouvernementales, ils se donnaient aux Brésiliens corps et âmes. Esta pais es nossa imprésa. Les Jésuites baptisèrent les premiers enfants nés de concubinages. Les cérémonies du baptême, de la communion, des premiers mariages attirèrent ces sauvages. Catéchumènes, ils passaient alternativement de la sorcellerie aux prières. Le père Nobréga écrira au roi du Portugal : «Que Votre Altesse envoie des jeunes filles. Elles se marieront. » Le roi ne trouva aucune jeune fille acceptant pareille aventure ! Il envoya des femmes de mauvaise vie, des prostituées. Le père s'en contentera. La base de pays prospères repose souvent sur des éléments troubles. A l'arrivée de Villegagnon en baie de Ganabara, Duarte da Costa était gouverneur des états du Brésil. Il s'alarma de cette présence française et demanda des secours. Son incapacité notoire les rendait nécessaires. Il reconnaissait l'habileté de Villegagnon qui s'était concilié les tribus sauvages. D'après lui, les Français s'étaient insinués partout, avec les Petignares dans les provinces d'Itaiba et d'Itamaraca, avec les Cahetes dans celle de Pernambouc et du Rio Sâo Francisco, avec les Topinambaulx dans celle de Sergipe, avec les Tamoyos dans les parages du cap Frio et de la baie de Rio de Janeiro. Bien qu'armés de flèches, de lance-pierres, de massues, peu nombreux, ils avaient tenu tête aux capitaines portugais Lopez da Souza, à Mello da Silva, à Christavao Jayques. Il leur avaient pris quelques navires et incendié plusieurs...
Il y avait quatre ans, écrit l'historien Diego Barbosa Machado \ que les Français régnaient sur ce territoire confédéré avec les Tamoyos, nation naturellement indomptée qu'ils avaient pour ainsi dire domestiqués par leur politique. Ils infestaient les mers et couraient le long des côtes avec une insolence de pirates, portant grands préjudices aux intérêts portugais en même temps qu'ils augmentaient énormément leurs possessions et leur commerce avec les Indiens. Ceux-ci se sentaient protégés par les armes françaises, il n'y avait d'insulte qu'ils n'osassent commettre contre les Portugais, les guettant pour les détruire jusqu'à l'extinction complète et les chasser à jamais des terres dont ils étaient paisibles possesseurs. Barbosa, dans ces lignes, écrites après la chute de la forteresse de Villegagnon, montre une influence pacifique, une extension françaises plus profondes qu'elles n'étaient en réalité. En envoyant Villegagnon fonder une colonie au Brésil, Henri II ne pouvait que s'attendre à une protestation, voire à une intervention militaire du Portugal. En application du traité de Tordesillas qui avait tant irrité François Ier, traité signé par l'Espagne rivale du Portugal, en 1494, le méridien, fixé par le pape Alexandre VI, tracé d'un pôle à l'autre, partageait la terre en deux. Que linea distet a qualibet insularum que vulgariter nuncupatur de los Azores et Caboverde centum leucis versus occidentem et meridiem, précise la bulle du pape. Un an après, l'habileté du roi Jean II du Portugal, par un traité signé à Tordesillas, un bourg sur la route de Valladolid à Salamanque, avait fait reporter la ligne de marcation à trois cent soixante-dix lieues à l'ouest de ces mêmes îles. Ainsi, le Brésil tombait dans le domaine du Portugal. L'Espagne pouvait revendiquer tout le reste de l'Amérique. «Que l'on me montre donc le testament du père Adam qui partage le monde en deux parties égales, l'une à l'Espagne, l'autre au Portugal !»s'était écrié plus tard François Ier. Les choses en étaient restées là. Entre Lisbonne et Paris, 1. Diego Barbosa Machado, Mémorias para historia do Portugal que comprendem o Governo do Rey don Sebastiao do anno 1554 asté o anno de 1561, Lisboa, 1736.
les diplomates, dans un désir de paix, n'avaient pas envenimé le débat. Les échos des engagements, des combats entre Français et Portugais en mer, au Brésil, neparvenaient pas toujours en Europe, oubien ils étaient connus, trop tard. Mieux valait les ignorer. Peu après son accession au trône, Henri II avait rappelé son ambassadeur à Lisbonne, le chevalier de Seurre, et l'avait remplacé par M.Jean Nicot, diplomate aussi fouineur qu'habile. Nicot informa Henri II qu'une grande concentration de forces navales, chaque jour plus importante, se faisait dans la merdepaille. LeBrésil?L'incertitude fut de courte durée. Nicot s'était procuré les plans du fort Coligny que les Portugais appelaient fort Villegagnon, comme l'îlot sur lequel il était érigé. ALisbonne, la régente avait rappelé l'incapable Duarte da Costa et l'avait remplacé par Men de Saa, un marin qui passait pour réfléchi, pondéré, de décision lente mais efficace. Men de Saa arriva à Bahia avec la flotte de Vasconcellos en mai 1558. Il ytrouva le père Nobrèga, futur fondateur de Sâo Paulo. Les deux hommes s'entendirent fort bien. Il fallait chasser les Français de cette baie de Ganabara, un coin enfoncé entre les capitaineries portugaises du nord et du sud. On prépara l'expédition avec le plus grand soin. La surprise devait jouer pour permettre d'enlever le fort rapidement sans trop de pertes. Men de Saa connaissait le départ de Villegagnon pour la France. Il allait se heurter à son neveu Bois-le-Comte, jeune, expérimenté, courageux. Par ailleurs, les Portugais possédaient les plans succints du fort. Tout était prêt quand la flotte appareilla de Bahia le 15janvier 1560, pour se présenter devant la baie de Ganabara le 21 février. Tout paraissait calme. Aucune alerte, semblait-il, n'avait été donnée. Les quelques couleuvrines du fort Ratier tirèrent mollement. Laflotte portugaise, pavillon haut, pénétra dans la baie. Men de Saa, à la vue des fortifications, des batteries devinées dans les embrasures du fort, de l'intelligente utilisation du rocher pour sa défense, comprit que non seulement l'effet de surprise était manqué, mais que des forces beaucoup plus importantes en soldats seraient nécessaires. Il vit aussi des sauvages amis des Français, nombreux. Men de Saa consulta le père Nobrèga. Ils décidèrent d'attendre des renforts. Le Jésuite partit lui-même pour
Saint-Vincent pour lever de nouvelles troupes. Ilhéas, San Spiritu, Porto Seguro furent sollicités d'envoyer des hommes, des armes, des munitions. Ce retard permit aux Français de renforcer leurs positions. Les vaisseaux portugais s'étaient rangés en cercle autour du fort. Mende Saaenvoyaun officier proposer à Bois-le-Comte la reddition du fort. La réponse fut ce qu'elle devait être : un refus hautain, catégorique. Oùétait Bois-le-Comte àce moment? Selon Thevet, il était sur le continent, à Henryville, au pied du Pot de beurre, ou encore au cap Frio, avec le meilleur de ses troupes «pour s'esgoyer et prendre leur plaisir ». En réalité, Bois-le-Comte était dans son fort, prêt à le défendre. Il avait fait abandonner tous les navires afin de renforcer ses effectifs avec les marins, les soldats qui s'y trouvaient. Lebombardement du fort commença le 15 mars. La Cosmographie universelle de Thevet montre une gravure naïve : l'île, le fort, encerclés de vaisseaux, faisant feu de toute leur artillerie. C'est l'image du bouquet final d'un feu d'artifice dont toutes les fusées lumineuses tomberaient sur le même lieu, le fort. Les assiégés tinrent une vingtaine de jours contre un feu terrible. Bien qu'ils fussent inférieurs en nombre, ils rendaient coup pour coup avec avantage. Le roc servait de muraille, la mer, de fossé. Auxdeux extrémités complètement baignées par la mer, se dressaient deux couronnes taillées àpic, au milieu desquelles était pratiqué un penedo de quatre brasses de haut et de huit de tour où la poudrière était établie à l'abri de la violence des coups. Notre artillerie fit rage contre cette impénétrable circonvallation, mais son effet fut tellement inutile qu'après trois jours de canonnade incessante les assiégeants avaient eu plus de mal que les assiégés, écrit Machado. Le canon tonna jour et nuit pendant quarante-huit heures, dit de son côté, Menezes '. LesPortugais se voyant à bout de munitions, parlaient de se retirer. Ala fin de la deuxième journée, les Portugais avaient eu cent-vingt tués, les Français, un. 1. Manuel de Menezes, Chronica de S. Sebastaô, Lisboa, 1730, in-4.
Men de Saa décida d'en finir. Il avait repéré un point de débarquement qui lui avait semblé plus vulnérable. Il était défendu uniquement par des sauvages à l'armement primitif. Ce point menait directement à une esplanade bordée de palmiers. Dès la première attaque, les indigènes fléchirent, et une débandade commença dans leurs rangs. Non sans pertes, les Portugais avançaient sur l'esplanade qui menait au fort. Men de Saa entraînait lui-même ses troupes. Soudain, la nuit tomba, une nuit tropicale, sans crépuscule. Le fort n'était plus que ruines. Le bombardement sans répit de la flotte portugaise avait fait un travail de pilonnage destructeur. Bois-le-Comte rallia ses hommes autour des embarcations restantes. Il avait fait en sorte que la poudrière sautât au moment même où ses embarcations s'éloignaient vers le rivage. Surpris, les Portugais ne les poursuivirent pas. Des incendies étaient allumés, les maisons de bois flambaient. Rien ne fut épargné. Les Français qui s'étaient rendus furent triés parmi les prisonniers. De futurs esclaves pour les galères portugaises. Les indigènes furent tués sur place. Ceux qui s'étaient échappés se cachèrent sur le continent. Beaucoup rallièrent les Français sur un morro proche. Ils les aidèrent à le fortifier. Men de Saa aurait pu facilement compléter sa victoire en poursuivant Bois-le-Comte, ses soldats, ses Indiens sur le morro, une petite colline sur laquelle ils s'étaient réfugiés. Men de Saa ne pouvait ignorer que Bois-le-Comte n'y demeurerait pas inactif, fortifierait la position. Le Portugais fit embarquer la majeure partie de ses troupes et fit route vers Bahia. Il laissait à fort Villegagnon une garnison. Elle commença par raser la forteresse selon l'ordre de Men de Saa. Ce dernier avait remporté matériellement une demivictoire, en fait, une grande victoire morale. Du départ précipité de Men de Saa, on trouve les raisons dans la lettre qu'il adressa le 18 juin à la régente du Portugal : il évoquait sa vieillesse et estimait que, désormais, il serait incapable de demeurer au Brésil. Curieusement, comme Villegagnon, il rappelait sa misère : «Je me ruinerais encore en restant ici. » [...] Il a plu à Notre Seigneur que nous nous décidions à combattre. Nous avons effectivement attaqué par mer, de tous
les côtés, le vendredi (sesta feira) 15 mars et, ce jour-là, nous sommes entrés dans l'île où était la forteresse. Tout ce jour-là et le jour suivant, nous combattîmes sans trêve, jour et nuit, jusqu'au moment où, par la grâce de Notre Seigneur, nous avons très glorieusement emporté la place en causant de grandes pertes aux ennemis et en perdant nous-mêmes peu de monde. Et si cette victoire ne me touchait pas de si près, je pourrais affirmer à Votre Altesse que, depuis nombre d'années, il n'y en a pas eu de semblable chez les chrétiens, car il a paru à beaucoup et à moi-même qu'il n'était pas possible de voir forteresse si redoutable dans l'univers. Il s'y trouvait soixante-quatorze Français et quelques esclaves au moment où je suis arrivé; depuis lors, il en est entré plus de quarante. En outre, il en était venu par terre, et il y avait bien plus de mille hommes des deux nations et de terre [sic], tous gens choisis et aussi bons arquebusiers que les Français. Et nous étions cent vingt hommes portugais et cent quarante sauvages idolâtres, la plupart désarmés et peu désireux de combattre; il y avait dix-huit soldats de marine, jeunes gens n'ayant jamais vu le feu. La gloire en doit être attribuée à Notre Seigneur qui n'a pas voulu qu'il reste sur ce territoire des gens si mal intentionnés et ayant de si mauvais sentiments, luthériens et calvinistes. Leur principale occupation était de faire la guerre aux chrétiens et de les faires manger par les sauvages, comme cela avait eu lieu peu de temps auparavant, à Saint-Vincent. Quant à M. de Vilaganhâo, il était parti depuis huit ou neuf mois pour la France dans l'intention d'amener des gens et des navires pour aller attendre ceux de Votre Altesse venant des Indes et détruire ou prendre toutes les capitaineries et se faire Grand Seigneur. Il a donc paru que ce serait rendre un grand service à Votre Altesse d'envoyer peupler ce Rio de Janeiro, afin de s'assurer le Brésil tout entier et déranger tous les projets, parce que si les Français l'avaient véritablement peuplé, comme le disait M. de Vilaganhâo, toute la puissance d'Espagne non plus que celle du Grand Turc ne suffirait pour s'en emparer. Il se conduit avec les sauvages d'une manière différente de la nôtre. Il se montre libéral à l'extrême vis-à-vis de ces sauvages, et leur rend toute justice; il fait pendre, sans autre forme de procès, les Français qui ont commis des fautes, ce qui fait qu'il est très craint des siens et fort aimé des sauvages. Il fait enseigner à ceux-ci des métiers et l'usage des armes de
toute sorte et les aide dans toutes leurs guerres. Cessauvages sont de beaucoup les plus vaillants de la côte, et, en peu de temps, ils peuvent devenir très forts. J'ai écrit, par une autre voie à Votre Altesse, au sujet de l'état du territoire et touchant ce que j'ai fait pour la population. Et maintenant, je prie VotreAltesse de merappeler d'ici, parce que je suis déjà vieux et ne vaux plus pour cet endroit-là. Je dois beaucoup parce que les guerres ne se fontpas avec de la misère, et je me ruinerai encore plus en restant ici. QueNotre Seigneurprotège votre vie et le bonheurde Votre Altesse Royale. De Saint-Vincent, le 18juin (1560), Men de Saa. III
AParis, devant le conseil du roi, l'ambassadeur du Portugal ne nia point les faits. Selon la reine régente, la responsabilité de ce qu'elle qualifiait d'incidents incombait aux occupants du fort. Elle les accusait de vendre ses sujets aux sauvages brésiliens pour les manger. Al'ambassadeur Nicot, elle disait que le gouverneur de ses possessions au Brésil, Men de Saa, avait été reçu à coups de canon alors qu'il venait proposer aux Français de commercer avec eux. La prise du fort résultant de ce malentendu était naturelle! Sans se démonter, posément, Nicot avait fait remarquer à la régente qu'il était surprenant que des étrangers fussent mieux au courant qu'elle-même de ses propres affaires. Les relations diplomatiques entre la régente du Portugal et Charles IX furent marquées par des périodes de calme et de tension sans jamais se rompre. Les ambassadeurs respectifs essayaient de ne pas envenimer la situation entre les deux royaumes. Au marquis de Saint-Sulpice, ambassadeur de France à Madrid, la régente du Portugal, la main sur le cœur, protestait de son amitié envers le roi de France, tout en précisant que le Brésil lui appartenait par droit de conquête. Elle l'avait prouvé depuis longtemps à François Ier, à Henri II, par son ambassadeur Joam Pereira Dantas. Elle accusait Villegagnon et les siens d'avoir troublé ses sujets dans une pos-
session jusqu'alors paisible. Appuyés sur leur fort, les Français, inhumains, avaient commis des cruautés sans nombre envers les protestants de San Vincente. Par respect pour le roi de France, la régente avait fait élargir quelques Français pris dans le fort. En vérité, c'est Nicot qui, prenant possession de son ambassade, avait obtenu la libération de soixante-dix Français. En mai 1561, il ne restait que onze condamnés aux galères ou à la potence. Par la même occasion, la régente vidait en partie ses cachots et ses galères regorgeant de condamnés. Le petit Portugal, orgueilleux de ses découvertes, de ses comptoirs en Extrême-Orient, faisait sentir sa supériorité, son mépris pour la France. «Je vis au milieu d'un peuple animé contre la France de sentiments violents et furieux, sans chef de gouvernement », écrivait l'ambassadeur Nicot à Catherine de Médicis, le 5mai 1561. Le 22 de ce même mois, les Portugais tuaient sous les fenêtres du palais royal, Bastien de Lyart, capitaine français accusé de pillages auxquels il n'avait en rien participé. Les négociants français à Lisbonne étaient arrêtés sous prétexte de calvinisme. L'Inquisition «ne retenait les corps que pour se saisir de leurs biens ». Malheureusement, la France se trouvait à Lisbonne dans une situation délicate par sa faute : le prieur de Capoue relâchait naguère avec ses galères à Lisbonne. Il y était toujours bien reçu. L'ambassadeur avait donné des réceptions en son honneur. Or, le prieur avait emprunté deux mille écus à un marchand pour le ravitaillement de ses galères, et était parti sans acquitter sa dette. Le marchand se retournait contre l'ambassadeur de France et le baron d'Alvin, superintendant des domaines du roi du Portugal. Il réclamait avec force le principal, l'intérêt, l'escompte et le change !La somme semblait minime pour l'État français. Nicot voulait prouver à son roi que les réceptions avaient vidé ses caisses. Il envisageait de vendre la belle vaisselle de l'ambassade. Arriva un petit scandale qui n'arrangea pas les choses : la régente faisait payer aux navires de commerce français les pirateries des Anglais, infestant les côtes du Portugal. Chaque fois que Nicot protestait, on lui répondait : «Et les deux mille écus de M. le prieur? » Le baron d'Alvin n'était, lui non plus, pas à l'abri des moqueries : «Où en êtes-vous avec les deux mille écus de M. le prieur? »lui demandait-on.
Catherine de Médicis, voulant connaître les dessous de la politique du Portugal au Brésil, «notamment ce que les Portugais ont délibéré de faire du fort Villegagnon », appela Nicot à Paris. Il ne fut pas remplacé à Lisbonne. Bien que la plupart des Français ignorassent où était le Brésil - était-ce une île ou un continent? -, l'engouement pour ce pays était grand. Cela remontait à la fête brésilienne donnée par les armateurs rouennais, en l'honneur de la visite du roi Henri II en cette ville. La taverne de «l'île du Brésil »avait une clientèle de curieux. On yrencontrait des «sauvages »demeurés en France, des marins qui avaient fait escale dans les ports brésiliens. Lors des fêtes foraines, les visites royales ou princières, on exhibait ces sauvages et on leur demandait de danser au son de leurs maracas. Ontrouvait des Brésiliens àTroyes le 23mars 1564, à Bordeaux en avril 1565. Cet emballement dura longtemps. En 1570, quand Vieilleville fut reçu à Marseille par le comte de Tende, dix galères furent amarrées à couple; ne formant qu'un seul pont. On y avait dressé de longues tables et un festin avait été servi par des forçats déguisés en Brésiliens, c'est-à-dire quasiment nus, le corps peint en ocre pour servir '. Ensuite, ils firent des gambades de tourdiens à la façon des sauvages, dont on s'ébahit merveilleusement. Bien que ces Indiens fussent bien traités, Villegagnon souffrait de les voir exhibés comme des curiosités. Il eût souhaité les voir devenir des hommes civilisés, instruits, adaptés aux coutumes françaises. Quelques-uns, cependant, par leur intelligence, leur travail, avaient obtenu des situations enviables. Un certain dom Pedro, d'abord «eschollier » à Poitiers, ensuite à l'université, était entré au service du roi de France. Tel un haut fonctionnaire, il recevait soixante-dix-sept livres tournois pour «sa nourriture, l'entretien de ses chevaux », un autre Brésilien, nommé Georges, était payé trois cents livres tournois. Il entretenait le grand jardin du château de Fontainebleau2. Le philosophe Montaigne, aux regards tournés vers le monde, la vie des hommes, ne pouvait que s'intéresser aux sauvages brésiliens. Il écoutait leurs récits, prenait des notes, en retenait le suc. «J'ay eu longtemps avecques moy, dit Montaigne, un hommequi avoit demeuré dix à douze ans 1. Mémoires de Vieilleville. 2. Bibliothèque nationale, Fonds Clairembault - Mss. 232.
en cest autre monde qui a été découvert en nostre siècle, en l'endroict ou Villegaignon print terre, qu'il surnomma la France antarctique. Ceste descouverte d'un païs infiny semble estre de considération. Je ne sçay si je me puys respondre que il ne s'en face à l'advenir quelque aultre, tant de personnages plus grands que nous ayants esté trompés en ceste cy. J'ay peur que nous ayons les yeulx plus grands que le ventre, et plus de curiosité que nous n'avons de capacité : nous embrassons tout et nous n'estraignons que du vent1 ! » Montaigne, qui rédigea ses Essais au milieu d'affreux événements, est prêt à reconnaître à ces sauvages « plus d'honneur en guerre qu'aux Français de son temps, avec plus d'innocence dans la férocité ». « Trois d'entre eux furent à Rouen du temps que le feu Roy Charles neuvième y était2. » Le roi leur parla longtemps. On leur fit voir notre façon, notre pompe, la forme d'une belle ville. Après cela, quelqu'un demanda leur avis et voulut savoir ce qu'ils avaient trouvé de plus admirable. Ils répondirent trois choses : Ils dirent qu'ils trouvaient en premier lieu fort étrange que tant de grands hommes portant « barbe, forts et armés qui étaient autour du Roy [il est vraisemblable qu'ils parlaient des Suisses de sa garde] se soumissent à obéir à un enfant et qu'on ne choisissait plutôt quelqu'un d'entre eux pour commander. Secondement, qu'ils avaient aperçu qu'il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés de toutes sortes de commodités et que leurs moitiés étaient mendiants à leur porte, décharnés de faim et de pauvreté ; et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu'ils ne prissent les autres à la gorge et missent le feu à leurs maisons ». Le philosophe oubliait le troisième sujet de conversation entre le roy et le sauvage... Un de ces Brésiliens interrogés jugea la France et la royauté d'un mot digne de Montaigne : « Sur ce que je luy demanday quel fruict il recevait de sa superiorité qu'il avait parmi les siens (c'était un capitaine et nos matelots le nommaient roy), il me dit que c'estoit; marcher le premier à la guerre. » 1. Montaigne, Essais, Livre I, chap. xxx, «Les cannibales». 2. L'action se place probablement en octobre 1562 quand la Cour vint à Rouen pour assiéger la ville occupée par les huguenots.
Les années passèrent. Villegagnon n'avait pas oublié son neveu Bois-le-Comte et ses amis Topinambaulx, Tamoyos. Chassés de l'île, ils n'avaient pas abandonné la partie. Ils étaient assez forts pour se défendre. Ils avaient construit, sinon un fort, du moins des défenses sur leur morro... La garnison portugaise laissée par Men de Saa avait même tendance à s'affaiblir faute de renforts. Une paix tacite semblait s'être établie entre les deux anciens adversaires. Villegagnon ! Pay colas ! Son souvenir était toujours vivace chez quelques Français, interprètes, demeurés dans les environs de Rio, chez les sauvages Topinambaulx, Tamoyos et Margageats. Les regards de ces sauvages se portaient souvent vers l'entrée de la baie, espérant voir arriver une flotte française avec Villegagnon à sa tête... A Bahia, le père Nobrèga, tout en faisant bâtir des églises, demandait inlassablement à la régente des vaisseaux et des soldats. Au début de l'an 1566, il eut enfin gain de cause. Il vit arriver des navires commandés par Estacio de Saa. Celui-ci avait mission de s'emparer du Morro Gloria occupé par les Français.
Le 1ermars 1566, Estacio de Saa entra dans la baie de Ganabara avec une flotte de guerre et installa son camp sous le Pâo de Azucar. Il y resta dix mois sans attaquer le fort Gloria. «Ce fut en 1567 que Estacio de Saa attaque l'établissement que les Français avaient formé dans la baie de Rio de Janeiro et dont il réussit à s'emparer, malgré une vive résistance de ceux-ci et de leurs alliés, les Indiens Tamoyos. La plus grande partie des Français parvint cependant à lui échapper en s'embarquantl. » C'était le 18janvier. Estacio de Saa avait donné l'assaut du fort. Un bref combat s'ensuivit. Le chef portugais avait payé de sa vie sa victoire. La flèche d'un Tamoyos lui avait percé la poitrine. Les Français avaient pu s'enfuir sur quatre navires, chargés de bois et de feuilles de tabac. Bois-le-Comte donna le nom de Nicot à ce tabac, en hommage à l'ambassadeur Jean Nicot. Sur les ruines de la forteresse française, du morro Gloria, l'évêque consacra l'église de la Gloria. La ville de Rio de Janeiro naquit à ce moment. 1. Vasconcellos, Chronica do Brasil.
7 I. Villegagnon se fixe en France - Bulle le nommant commandeur de Beauvais-en-Gâtinais (18 mai 1560) - Calvin refuse d'écouter Chartier - Villegagnon appelle Calvin en discussion publique (6juillet) - Colère de Calvin - Villegagnon adjure Coligny de se prononcer - Tournure politique de la dispute - Villegagnon s'adresse à Catherine de Médicis - Les Remontrances à la reine mère - Libelles contre Nicolas Durand dit Villegagnon - Les injures - Réponse de Villegagnon - Lalutte continue - L'Apologie de Richer - Le cyclope Polyphème. II. Les guerres de Religion - Villegagnon à Beaugency - Chassebeuf Blessé au siège de Rouen (octobre 1562) - Ses instances à la cour du Portugal pour une indemnité - Lettres de J. Pereira Dantas - Montaigne. III. Villegagnon reparaît à la Cour - Les fêtes de Bar-le-Duc - Ses conseils à Catherine de Médicis - Les biens de Coligny - Villegagnon songe à entrer au service de l'Espagne - Lettres à Granvelle (mai 1564) - La mort de Calvin (mai 1564).
1 Ason retour du Brésil, la petite fortune de Villegagnon était passablement écornée. Son impécuniosité était soupçonnée bien que le roi de la France antarctique portât beau. L'amitié, la confraternité des chevaliers de Malte, sa famille, se liguèrent pour que le grand homme occupât un rang digne de sa renommée. Après Juan de Omèdès, après Claude de Sangle, en 1557 le capitaine Jean Parisot de La Valette avait été élu par ses pairs grand maître de l'ordre de Malte. Par une bulle du 18mai 1560, Parisot, ancien compagnon d'armes de Villegagnon, lors de l'enlèvement de Marie Stuart à Dumbarton, faisait don à Villegagnon de la commanderie de Beauvais-en-Gâtinais, située près de Nemours, dans la vallée du Loing. Les considérations de la bulle disent les mérites de Villegagnon :
Frère Jean de la Valette et nous, Conseil de l'Ordre, à religieux frère Nicolas Durand dit Villegagnon, soldat de notre dite maison au Prieuré de France, Salut. L'insigne qualité de tes vertus, les nombreux dons de l'âme dont tu es revêtu et par lesquels tu te recommandes à nous; en outre, les louables services que tu as rendus à notre religion et que tu lui rendras certainement dans l'avenir méritent que nous t'élevions au gouvernement et bénéfice de notre Ordre. C'est pourquoi, de notre science certaine et jugement sain, nous t'avons conféré, après en avoir mûrementdélibéré, le bail ou Commanderie de Beauvais-en-Gastinoys dudit Prieuré deFrance, par la renonciation de notre très cher frère en religion du Christ, Antoine de Challemaison, promu à notre Commanderie de Pomereulx pour son amélioration, ledit Challemaison, dernier possesseur et légitime commandataire de ladite Commanderie de Beauvais-en-Gastinoys, laquelle vacante, pour cette raison ou pour une autre, et à notre entière collation et donation avec toutes ses parties et domaines, tels qu'en a joui ledit frère de Challemaison, nous t'avons donné à titre de Commandepour dix années entières et consécutives et au-delà selon notre bon plaisir, moyennant la redevance annuelle, te nommant Commanditaire d'icelle, avec défense à qui que ce soit de troubler ta jouissance. En foi de quoi nous avons scellé cette bulle de notre sceau de plomb. Donné à Malte le 18 du mois de mai 1560 LaCommanderie comprenait quatre bâtiments encadrant de grandes cours, une jolie chapelle avec des chaires de chêne sculpté2. Les chanoines de Saint-Jean-de-Latran y avaient célébré des messes chantées. Sculptés dans la pierre, d'anciens commandeurs priaient, mains croisées sur leur longue robe. Lasobriété de cette chapelle incitait à la prière, au silence, à la méditation, à la quête de Dieu. Laporte franchie, éclatait la lumière d'une riante nature dans l'éternelle succession des saisons. Les revenus de la commanderie 1 CettebulleappartientauxArchivesdeMalte;n°119,Lib.Bull.MM.F. JO.deVallete. Elle aété traduite dulatin enfrançaisparA.Heulhardqui en2.avai Latcreçu ommuannedecopie. rie fut fondée par les Templiers vers le début du, XIIesiècle. L'ordrereligieuxet militaire futanéantiparPhilippe le Bel.En 1 3 1 2 , a u concile d e Vienndévol e, leupsapaeuxClhospitaliers. émentVdécidLaalacom suppressi l'ordre. Ses biens furent mandeorine ddee Beauvais-en-Gâtinais fut attribuée auxchevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem.
étaient considérables, de l'ordre de trois mille six cents livres. Elle comprenait une maison à Nemours, rue du Château. Villegagnon y vint souvent. Son frère Philippe eut envers Nicolas un geste généreux. Le 15novembre suivant, par un acte passé devant MeDejonchery, notaire de la branche du tabellionage de Jouy, il «donnait en usufruit au chevalier de Malte, des maisons, terres et seigneurie de Villegagnon pour en jouir toute sa vie ». Le premier soin du nouvel usufruitier fut de faire construire une petite église en sa seigneurie de Villegagnon. Lebailli de Provins espérait-il retenir son frère en France, estimant qu'il en avait assez fait pour son Ordre, pour le roi de France?Celui qui a goûté aux voyages, aux horizons nouveaux, à l'aventure, renonce difficilement et recule le plus tard possible le temps où il ne devra vivre que de ses souvenirs. Villegagnon avait cinquante ans, âge avancé pour l'époque. Il pensait toujours au Brésil, à la France antarctique. Il rêvait d'y retourner un jour, à la tête d'une flotte importante. Avanttoute chose, il avait un devoirà remplir :rencontrer Calvin, vider sa querelle sur le dogme avec lui. Jusqu'alors, notre chevalier ne s'était heurté qu'à ses ministres. Le plus souvent, ceux-ci s'étaient repliés, retranchés derrière leur maître genevois, quand ils ne s'étaient pas dérobés. Calvin lui-même faisait de même quand il ne se trouvait pas en présence d'un adversaire digne d'engager le fer oratoire avec lui. Il avait montré son mépris en ne recevant pas Chartier. Pour bien préparer sa rencontre, le commandeur de Beauvais-en-Gâtinais s'était retiré au grand prieuré de France, à Paris, rue Saint-Jean-de-Jérusalem. Il avait écrit sa Réponse aux articles que les Ministres de Calvin avaient affichés dans la France antarctique au sujet de l'Eucharistie '. Son écrit avait reçu l'approbation du cardinal de Lorraine, puis le privilège du roi. La Réponse s'adressait à la fois à 1. Ad articulos Calvinianoe de sacramento Eucharistioe traditionis, ab ejus Ministris in Francia Antarctica evulgatoe, Responsiones, per Nicolaum Villagagnonem Equitem Rodium, ad Ecclesiam Christianam. (Parisii apud Andream Wechelum, sub Pegaso, in vico Bellovocao : anno salutis 1562. Cum privilegio regis), in-4 de 438pages, plus l'index. Édition divisée en trois livres. Une lettre de Villegagnon adressée à l'Église chrétienne, une seconde à Montmorency, une troisième aux magistrats de Genève précédant le premier livre. En tête du second livre se trouve une lettre de Villegagnon à Calvin. (Note 2 pp. 214 et 215 - A.Heulhard.)
l'Église chrétienne, au duc de Montmorency, aux magistrats de Genève et à Calvin. Cette multiplicité de destinataires, de lecteurs, devaient mettre Calvin dans l'obligation d'accepter le débat. Villegagnon lançait un défi à Calvin. Il voulait un duel oratoire. Tout était prévu : les témoins, les frais engagés. [...] Les extravagances deRicher, écrivait Villegagnon, ont excité de grands troublesparmi nous, etplus on serrait la discussion, plus la doctrine apparaissait dans sa fausseté. Alors je me suis rabattu sur les livres de Calvin pour me rendre compte de son opinion. Je n'y ai trouvé que la fiction, enveloppée, il est vrai, d'un verbiage relevé de tous les agréments du discours. Je l'ai rejetée avec indignation, jugeant qu'elle aboutissait tout droit aux doctrines deMartion et de Valentin, athéisme et folie ensemble... J'ai résolu d'en référer à l'église chrétienne, pour arracher les faibles à vospièges. J'ai décidé de rentrer enFrance pour medéfendre enpersonne contre la calomnie, en un lieu où nous puissions discuter sûrement avec votre envoyé... Ma résolution est tellement enracinée en moi que rien ne m'en détournera plus. La chose dépend de vous. La France vous est suspecte, je le vois. Eh bien! choisissez un autre endroit, étranger à votre pays et à votre religion, un endroit où je puisse me transporter librement et sûrement. Si tous faites cela, avec serment solennel que je pourrai y parvenir sans danger, j'y vole sans retard, m'engageant à subir le supplice auquel vous l1te condamnerez si je suis convaincu de calomnie. Cela m'aparu le moyen leplus expéditifd'établir le bien-fondé de ma cause. Je ne trouveraiplus d'autre occasion d'écrire, je n'en aipas le loisir, moi qui suis voué au métier des armes et à une région si éloignée. Al'exemple de Richer, je proposerai des articles, nous les débattrons avec Calvin ou avec celui qui viendra metrouver devotre part, et, confirmés ou nonpar lui, nous les soumettrons sans réserve au jugement de l'Eglise chrétienne. Cela peut se faire à peu de frais: que Calvin amène avec lui deux de ses partisans, ceux qu'il voudra, j'en amènerai deux des miens, à frais communs nous en appellerons deux autres de l'Église allemande pour nous départager. Leprince ou le magistrat de votre choixprésidera. J'attendrai votre réponse pendant trente jours à Saint-Jean-de-Latran, ce 6juillet.
Villegagnon demandait à Calvin une garantie de sécurité. Non pas que le chevalier de Malte eût peur. Il se souvenait des paroles de son ancien ami à propos de Servet : «S'il vient à Genève, il n'en sortira pas vivant. » Michel Servet avait été brûlé à Genève en 1553, tandis que l'humaniste Castellion et le pasteur Bolsec, condamnés, avaient pris le chemin de l'exil. Acette époque, un mercier de Saint-Denis, Boniface Marquis, se rendait à Genève. Il accepta d'emporter la lettre de Villegagnon à Calvin et de la remettre en mains propres à son destinataire. Il emportait une copie destinée aux magistrats de Genève. Calvin voulut bien accorder audience à Boniface Marquis. La réception eut lieu en présence de Claude Abraham et de Hughes de la Roche. Le mercier tendit la lettre à Calvin. Celui-ci la prit, en commença la lecture. Dès les premières lignes, on le vit pâlir, puis, fébrile, il tourna et retourna les feuillets de la lettre. Enfin, les froissant, il les jeta à terre, trépignant de colère. «Voilà ma réponse!» Boniface Marquisse retira. Il lui restait àremettre la copie de la lettre aux magistrats de Genève. Prudemment, il la donna à un secrétaire et se retira. Lalecture de la lettre eut lieu en conseil. Rien ne filtra. Sauf ce mot d'un magistrat : «D'autant qu'il est opiniâtre, qu'il attende tant qu'il voudra 1!» Le conseil n'avait pas apprécié le délai imparti pour répondre à la lettre... Calvin avait reculé. Les magistrats de Genève avaient reculé. Villegagnon pouvait s'estimer satisfait, bien qu'il eût préféré discuter avec Calvin commeil se l'était promis. Il se contenta de dire :«Calvin est commeun renard pris dans un lacet par le cou : pour s'échapper, plus il se secoue et se démène, plus fort il s'étrangle. » Villegagnon, à défaut de Calvin, se retourna vers Coligny. Il voulait mettre l'amiral dans l'obligation de se prononcer entre la foi catholique romaine et son hérésie. C'était aussi une occasion de fixer les responsabilités de l'échec au Brésil! Pas plus que Calvin, l'amiral ne bougea. En août 1560, à Fontainebleau, Coligny, devant une assemblée de notables, avec courage, dignité et détermination, avait demandé le droit de construire des temples où les calvinistes pourraient prier. L'amiral devait reprendre sa 1. Registre du conseil, vol. 56, fol. 64, 29 juillet 1560.
requête aux états généraux convoqués le 13décembre à Orléans. Entre-temps, un événement avait endeuillé la France. Malade, le roi François II était mort. Il avait seize ans. Son successeur au trône, Charles IX, en avait dix. Il fallait un grand courage à Catherine de Médicis, nommée régente, pour présider ces états généraux. Par milliers, les soldats du duc de Guise avaient investi la ville d'Orléans. Coligny fut soutenu dans sa demande par Michel de l'Hospital qui exhorta les participants à une paix religieuse. Coligny protesta contre le clergé catholique qui ne voyait que des hérétiques dans les calvinistes. Condé, arrêté, avait été relâché. Atmosphère tendue, tragique. La querelle entre Villegagnon et Calvin n'avait alors aucune chance d'être entendue par Coligny. Villegagnon, opiniâtre, n'oubliait pas Calvin. Le chevalier s'adressa au roi, à la reine Catherine de Médicis. Il sollicitait un sauf-conduit destiné à Calvin ou à un des siens pour entendre leurs différends. Au même moment, coïncidence, la reine mère recevait d'un auteur anonyme des Remontrances. Le plaignant s'élevait contre ses ennemis qui «le qualifiaient de séditieux »lui et les gens de sa croyance. Il parlait de châtier ces accusateurs. Ces insinuations poussaient à la répression et à la cruauté. Qui était l'auteur de cet audacieux pamphlet? Villegagnon yvit «la main d'un homme nourry en affaires d'Estat et non d'homme de lettres ». Coligny? Le ton de la supplique était en accord avec les demandes que l'amiral calviniste formulait aux états généraux. Sans plus attendre, Villegagnon supplia la reine - sans doute connaissait-elle l'auteur - de lui faire rencontrer «le bel orateur, quel qu'il fût, afin de lui démontrer ses erreurs. Le chevalier de Malte s'offrait à payer les frais de déplacement de la rencontre à la condition que celui qui perdrait «serait déclaré fou ». Si, dans ce tournoi oratoire, lui-même, Villegagnon, était vainqueur, le vaincu n'aurait d'autre peine que de rentrer chez lui et de pleurer ses fautes... Par contre, si Villegagnon était déclaré vaincu, il ne lui resterait plus qu'à mourir sans miséricorde! Pour proposer pareille inégalité de punition, il fallait que Villegagnon fût sûr de ses arguments! On a dit aussi que ces Remontrances étaient le fait d'un
ministre de Rouen, Augustin Marlorat. Rien n'est prouvé. Si la reine le sut, elle en garda le secret. Ainsi, elle aussi, refusait et ne se prêtait pas à aider Villegagnon dans sa controverse avec les calvinistes. Elle agissait sagement, ne désirant pas souffler sur un feu qui couvait. Elle laissait les catholiques romains, tels que Villegagnon, mécontents d'une longanimité considérée comme une faiblesse du règne. Pour les catholiques, la reine laissait le champ libre à la «peste calviniste ». Elle allait envahir le royaume, le détruire. «Le germe de toutes les révolutions politiques est souvent dans l'émancipation religieuse. » Les assauts contre le gouverneur de la commanderie de Beauvais-en-Gâtinais reprirent avec une intensité croissante, dirigés par le «capitaine muet ».Onexhumales trois moines exécutés au Brésil, et on promena leurs cadavres. Où eut lieu cette macabre exhibition? L'histoire ne le précise pas. Si elle se passa au Brésil, elle semble bien inutile. En France? Difficile. Il eût fallu la prévoir, transporter par bateau les restes de ces malheureux? Al'accusation concernant les trois moines, Villegagnon répondit : «Si j'ai fait exécuter "les trois moines reniés " c'est pour de bonnes raisons : Lesquels moines après avoirpar moyesté nourry en entretenuz l'espace de dix mois et renvoyz paisiblement, seroyent retournez pour nous troubler en nostre religion et conciter mes gens contre moy, attendans le retour de leur capitaine. Ceque je ne scay qui [homme sans nom] a voulu dissimuler pour avoirplaisir de monstrer combien il est excellent à mesdire, en quoy il a consumé grand langage... L'homme sans nom! Le capitaine muet! Nouscroyons àun bruit répandu debouche à oreille. Tout était bon aux ennemis de Villegagnon pour donner de l'ancien gouverneur de la France antarctique l'image d'un tyran sanglant. Ladispute évoluait. Il était moins question de schisme, de religion, plus de l'État, des hommes, des personnes. Villegagnon ne devait jamais savoir qui orchestra cette symphonie de la haine, de la calomnie dont il était l'objet. Maintenant, on fouillait son passé, celui de ses ancêtres! Commandeur né de rien, il aurait suborné les quatre témoins qu'il produisit jadis aux commissaires, députés par
le grand commandeur du Temple pour recevoir ses preuves de noblesse. Et quels témoins! L'un d'eux n'aurait-il pas été exécuté pour infamie!Villegagnon serait issu d'une famille de maniaques. Maniaque son père, maniaque son oncle, du Fresnoy, chanoine de Noyon! L'année 1561 est celle de l'éruption d'un volcan de libelles. Onentreprit de faire passer Villegagnon pour athée, anabaptiste, «Sédieux, phrénétique et du tout insensé »! Il n'a pas trois sols pour faire quarreler les semelles de ses souliers. Villegagnon est misérable, c'est Nicolas Durand, un licencié qui a fait scandale au Palais, sous FrançoisIer. Sous HenriII, il était souillon de cuisine. C'est un ivrogne. Quand il a bu il cogne comme un sourd. Il ne se découvre jamais de peur qu'on ne voie la fleur de lis dont il est flétri sur l'épaule '. Le chevalier de Malte fut accusé d'avoir participé au retour de Marie Stuart en Angleterre. Ce qui laisse supposer... Faux! Brantôme, qui fut du voyage, n'aurait pas manqué de le signaler. Il donne les noms de tous ceux et celles qui ont accompagné Marie Stuart en Angleterre. [...] S'estant acheminée par terre à Calais, accompagnée de Messieurs ses oncles, M.de Nemours et de la plupart des grands et honnestes de la Court, ensemble des dames, comme de madame de Guyse et autres; tous regrettans et pleurans à chaudes larmes l'absence d'une telle reyne, elle trouva au port deux gallères, l'une deM.de Meuillon et l'autre du capitaine Albize et deux navires de charge seulement pour tout annement : et, sixjours après son séjour de Calais, ayant dict ses adieux piteux et plains de souspirs à toute la grand'compaignie qui estoit là, despuis le plus grand jusques au plus petit, s'embarqua ayant de ses oncles avec elle Messieurs d'Aumalle, Grand-Prieur et d'Elbeuf, et M.d'Amville, aujourd'huy M.le Connestable, et force noblesse que nous estions avec elle dans la gallère de M.de Meuillon pour estre la meilleure et la plus belle2. 1. L'Estrille de Nicolas Durand, dict le chevalier de Villegaignon, 1561, in-8. Sur huit feuilles sans nom de ville ni d'imprimeur. 2. T. VII, p. 145, Œuvres de Brantôme, éditions Ludovic Lalanne.
Dans l'Apologie 1de Pierre Richer, Villegagnon fut représenté sous les traits d'un cyclope appelé Polyphème. Ce tableau qui te représente la figure d'un Cyclope monstreux, penses-tu, benoit lecteur, qu'on l'ait chargé de quelque trait mensonger?Il y a plutôt été oublié quelque chose, pour l'impossibilité de réunir dans une courte page tant de signes distinctifs d'un corps énorme, tant de mouvements, tant de passions d'une âme mauvaise... Valet digne de la meule, il se mêle aux chevaliers. Vil aboyeur, il se faire passer pour docteur ès droits alors qu'il éructe et vomit des mots emphatiques, parmi les ânes ivres, chien répugnant et client de la bande cynique... Plusieurs pages sont de la même eau fétide. En vérité, l'Apologie, dans un latin plus littéraire, plus pur, reprenait les accusations éparses des libelles et n'apportait rien de bien neuf. Pour faire vrai, Richer l'avait agrémentée de quelques souvenirs de sa vie avec Villegagnon au Brésil. On reprochait à Villegagnon même de se défendre : «Ces affamez imprimeurs te descrient presque tous les dimanches, attachant ton nom supposé à tous les carrefours de Paris, comme le nom d'un triacleur ou de quelque joueur de moralitez. » Les libelles représentaient Villegagnon tantôt comme «un homme efféminé, vain », tantôt comme un colosse avec bras et mains énormes. Devant une telle accumulation d'insultes, d'accusation, d'insanités, Villegagnon rongeait son frein. Quel était l'homme se cachant sous cet anonymat? Calvin? Théodore de Bèze? Le chevalier de Malte ne pouvait qu'englober toute la gent calviniste dans sa haine. Ala fin de l'année, Villegagnon fut choisi avec deux autres chevaliers par le grand maître Parisot comme ambassadeur de l'ordre de Malte auprès du concile qui s'assemblait à 1. Petri Richerii lïbri duoApologetici ad refutandas noenias, et coarguendos blasphemos errores, detegendaque mendacia Nicolai Durandi qui se Villagagnonem cognominat, 1561, in-4. Excusum Hierapoli, per Thrasybilum Phaenicum, anno M. D. L. X. I., decimo sexto Calendarum Octobris. L'ouvrage de Richer en latin, si parfait qu'on soupçonne Calvin lui-même de l'avoir écrit ou corrigé, parut en français de l'époque en 1562 sous le titre : la Réfutation desfolles rêveries exécrables blasphèmes, erreurs et mensonges de Nicolas Durand, qui se nomme Villegaignon : divisée en deux livres, auteur :Pierre Richer(sans lieu) in-8 avec la figure surbois représentant Polyphème.
Trente. Villegagnon déclina cet honneur, alléguant ses infirmités. Pour ne pas accepter pareille distinction, il fallait que Villegagnon eût des raisons majeures. Il devait se défendre contre ceux qui «voulaient lui creuser une tombe éternelle ». Des événements graves se passaient en France et il fallait prévoir le pire. Si Villegagnon n'approuvait pas la politique tortueuse de la régente, le faste avec lequel elle avait reçu à la Cour Jeanne d'Albret, reine de Navarre, mais aussi reine des réformés, connue pour son prosélytisme en faveur du calvinisme, Villegagnon n'en était pas moins attaché à la Couronne. Si le roi avait besoin de son épée, elle serait à son service... Le chevalier de Malte avait suivi le colloque de Poissy. En octobre, dans un but d'apaisement dont on ne pouvait que la féliciter, espérant une entente entre les deux partis, Catherine de Médicis avait réuni catholiques et protestants. Hélas ! un cardinal, voyant entrer dans la salle du colloque les protestants, avait dit, assez haut pour être entendu : «Voici les chiens de Genève. » Calvin avait délégué Théodore de Bèze. Celui-ci avait déclaré : «Le corps de Jésus-Christ est aussi éloigné du pain et du vin que le ciel de la terre! » C'était l'échec. Le 17 janvier 1562, par un édit signé à Saint-Germain, Catherine de Médicis avait «autorisé les huguenots à exercer leur culte dans les faubourgs des villes, en dehors des enceintes et à l'intérieur des maisons ». Pour les catholiques tels que Villegagnon, c'était trop, pour les protestants, pas assez. Dans toute la France du sud, de l'ouest, du sud-est, la population grondait, avait peur. Il fallait s'attendre à de graves troubles. Si les chefs prenaient la tête des mouvements, c'était une guerre de religions. Le 1er mars 1562, un incident conduisit à un massacre de huguenots. François de Guise avait voulu s'arrêter à Vassy, petite ville de son domaine, pour participer à une messe. Il était accompagné de son frère, le cardinal, et de son épouse. Une escorte composée principalement d'arquebusiers les entoura. Aux approches de l'église, Guise s'arrêta. Il entendit, venu
d'une grange, un chant huguenot, à la gloire de Dieu. Les réformés pratiquaient donc leur religion à l'intérieur des remparts. C'était interdit! Ala vue de l'escorte de François de Guise, les huguenots lancèrent des pierres dans sa direction, blessant le duc, puis se barricadèrent dans la grange. Les arquebusiers eurent tôt fait d'enfoncer la porte et tirèrent. Les huguenots essayaient de fuir. On comptait bientôt vingt-trois morts parmi eux, et des blessés. La messe dite, Guise et ses gens reprirent leur marche sur Paris, évitant les villes à majorité huguenote. Guise reçut de nombreux renforts. AParis, le duc, entouré de Montmorency qui était allé au devant de lui à Nanteuil, du maréchal de Saint-André, à la tête de trois mille gentilshommes, fit une entrée triomphale. Le «triumvirat » tenait sous sa domination la couronne de France. Pierre Miquel, auteur d'un important ouvrage sur les guerres de Religion \ du massacre de Vassy, tire une conclusion : «que ces honnêtes soldats aient pu considérer comme un triomphe d'avoir fait massacrer une centaine de huguenots sans défense, montrait l'état des esprits ». Hélas! ce massacre ne devait pas être le seul. La «rage de tuer » habitait les hommes, catholiques et protestants, sans compter les mercenaires suisses et allemands engagés dans les deux camps. Des horreurs, des atrocités ravagèrent, ensanglantèrent des villes de la vallée du Rhône, du Forez, du Dauphiné, d'une grande partie du sud de la France. Les troupes du pape, commandées par Fabrizzio Serbollini, avaient massacré des huguenots dans Orange; la réaction fut immédiate : avec à leur tête un Avignonnais du nom de Parpaille2 qui outragea l'évêque, les protestants brûlèrent les reliques de saint Eutrope, le saint vénéré de la ville. Ils abattirent le clocher de l'église. Furieux, les papistes tuèrent, égorgèrent, allumèrent des incendies. Ils massacrèrent un millier de travailleurs descendus de la montagne, pour la moisson. Des femmes furent violées, pen1. Pierre Miquel, les Guerres de Religion, éditions Fayard. 2. Parpaille - Parpaillot - Nous avons longtemps cru que le qualificatif de parpaillot, donné aujourd'hui amicalement aux protestants, avait pour origine ce Parpaille, Avignonnais du xvie siècle. Le Larousse nous apprend aujourd'hui que le mot provençal parpaïoun signifie papillon, peut-être à cause des chemises blanches qu'il leur arriva de porter sous leurs armes, les cavaliers réformés, voletant au vent, faisaient-ils penser à des papillons.
dues à des arbres. Quant à Parpaille, enfermé huitjours dans une cave, à Avignon, il fut décapité. ASens, le 12 avril 1562, les catholiques détruisirent le temple, puis, se répandant dans la ville, massacrèrent les réformés ou ceux qui étaient soupçonnés de l'être. Une estampe de Perissin montre les maisons de Sens bordant le quai de l'Yonne. Maisons envahies par les catholiques jetant des cadavres par les fenêtres, achevant les blessés sur le quai. Atroce vision de malheureux, vivants ou cadavres aux mains liées par trois, quatre, à des madriers filant sur la rivière... Certains charriés, poussés par les courants jusqu'à la Seine, dérivèrent jusqu'aux ponts de Paris... Les bandes catholiques pillaient et massacraient les huguenots, échappant à l'autorité des triumvirs. A Tour, deux cents huguenots noyés. A Angers, des femmes furent conduites à la messe «au son du tambourin », les hommes qui refusaient la conversion étaient tués. Dans le Sud-Ouest, Montluc, interprétant les ordres de Paris, à sa façon, faisait régner la terreur chez les protestants, très nombreux dans cette région. Fait nouveau : les gentilshommes, les nobles venaient offrir leurs épées à Condé. Ils formèrent un corps de cavalerie. D'Andelot et Coligny, Soubise, La Rochefoucauld, le prince de Portien étaient à leur tête. Les volontaires venus de Béarn, de Gascogne, Languedoc affluaient et formaient l'infanterie. On entraînait les hommes à la guerre par des exercices constants, coupés par des chants, des psaumes. La discipline, la rigueur huguenotes leur étaient imposées. «Une armée de moines » écrit Pierre Miquel. Drôles de moines qui violaient les filles, tuaient les hommes, incendiaient leurs maisons. Ainsi, Beaugency fut prise, les habitants martyrisés. II
L'armée royale avait repris les villes de la Loire enjuillet 1562. Leroi de Navarre, alors dans le camp des Guise, s'était emparé de Beaugency et en avait fait gouverneur M.de Rochefort. Villegagnon avait repris du service. Il était à Beaugency quand les Guise, Montmorency et Saint-André occupèrent le pays.
Lecalviniste Chassebœuf, ministre de la Mer, arrêté, avait été amené avec d'autres prisonniers au château. Depuis des mois, Villegagnon n'avait pas eu l'occasion de discuter du dogme, sinon par écrit; il demanda au gouverneur la permission d'interroger les prisonniers, particulièrement Chassebœuf. Plein de son sujet, Villegagnon se vanta, prétendit «que tous ces ministres protestants n'entendaient rien en la religion surtout en la matière de la Cène 1»! Chassebœufvoulut répondre, présenter ses arguments. On l'en empêcha et on le reconduisit en prison. «Comme on le menait lié à la queue d'un cheval, à Chateaudun pour le juger, on le présenta au duc de Guise qui le fit parler et pendre incontinent, car, pour le malheur de Chassebœuf, un maréchal de Blois affirmait lui avoir ouï dire en ses prédications qu'il voulait avoirmangé le cœur duduc deGuise et de ceux qui lui ressemblaient2. » Condé avait perdu l'initiative des opérations. Ses officiers l'avaient abandonné et étaient rentrés dans leurs provinces. Bourbon était passé dans le camp des Guise. Quese passa-t-il dans l'esprit de Condé? Lessoldats du roi de France, des Guise, étaient en grande partie des mercenaires, des étrangers. Pourquoi, lui, Condé, n'aurait-il pas recours aux Anglais? Pourquoi ne pas demander secours à Elisabeth, reine d'Angleterre, qui ne portait pas les catholiques en son cœur? Il envoyaà Londres des délégués. Enseptembre 1562, Elisabeth, hautaine, glaciale, recevait les Français à Hampton Court. «Avec toute l'humilité et pitoyables lamentations, à grosses larmes »,ceux-ci formulèrent leur requête. Elisabeth monnaya son aide : soldats et argent - six mille hommes et cent mille livres - contre Le Havre en gage. En cas de victoire, sans plus attendre, Calais, qui devait lui revenir dans huit ans, d'après le traité de Cateau-Cambrésis. Pour la première fois, les chefs protestants français traitaient non avec des mercenaires mais avec un gouvernement étranger, l'Anglais détesté. L'amiral Coligny, le prince de Condé avaient accepté les conditions d'Elisabeth. L'intervention de ces ambassadeurs auprès de la reine d'Angleterre n'était pas passée inaperçue. Les triumvirs 1. De Bèze, Histoire ecclésiastique, L. VIII, p. 580, 1562. 2. Arthur Heulhard, Villegagnon, roi d'Amérique, chap. VII.
comprirent le danger : la Normandie pouvait tomber aux mains des Anglais. Ils devancèrent ceux-ci. Montgomery 1 était le gouverneur de Rouen. On décida de faire le siège de la ville et de s'en emparer. Antoine de Bourbon, Anne de Montmorency, Catherine de Médicis elle-même assistèrent comme à un spectacle au siège de Rouen! Laville était ceinturée de murailles, de fossés. Lesiège fut mis en place, des tranchées creusées, Rouen encerclée. Impossible de la ravitailler, impossible d'en sortir. Les petites rivières furent détournées. Les catholiques commencèrent par s'emparer du fort Sainte-Catherine sur une hauteur dominant la ville, tenant la Seine sous le feu de son artillerie. L'attaque causa des pertes sévères, desblessés, des morts de part et d'autre. On était le jour de la Saint-Michel. Armé de pied en cap, comme autrefois sous les murs d'Alger, Villegagnon fut un des premiers à se porter à l'attaque pour arriver auxbrèches causées dans le rempart de pierres par l'artillerie. Il yeut dix assauts, une grande effusion de sang. François de Guise et Antoine de Bourbon furent blessés, ce dernier mortellement. Villegagnon avait sauté dans le fossé, quand un coup d'arquebuse le toucha. Blessé, il tomba, une jambe cassée. Le chevalier comprit qu'il serait condamné à boiter jusqu'à la fin de sa vie. Emporté à l'arrière, il apprit que Rouen était tombé aux mains des catholiques. Malgré les ordres, les supplications de François de Guise, les soldats, ayant envahi la ville, pillaient les maisons, tuaient les habitants, incendiaient. La soldatesque, dans sa folie meurtrière, se livra à d'atroces exactions durant trois jours. Guise put enfin reprendre ses troupes en main, les diriger sur Paris menacé par Coligny, ses reîtres et lansquenets allemands, ses mercenaires suisses. Lebruit courait chez les huguenots que Villegagnon avait été tué à Rouen. La semaine suivante, Villegagnon était à Plombières, demandant à ses eaux la guérison de sa jambe cassée, sa consolidation. Il n'avait peur que d'une chose, ne plus pouvoir remonter à cheval. Pour le chevalier, l'aventure brésilienne n'était pas termi1. Gabriel de Montgomery, qui avait causé la mort d'Henri II, poursuivi par la haine de la reine Catherine, était passé au service de Condé. Il fut fait prisonnier et décapité en 1574 à Paris.
née. Il savait que Bois-le-Comte avait pu se maintenir sur certains points de la baie, avec l'appui des tribus topinambaulx; et que les armateurs rouennais et dieppois continuaient à commercer avec le Brésil. En 1561, Michel Suriano, ambassadeur de France à Venise, le confirmera : «Le Roi possède encore quelque chose aux Nouvelles Indes du côté du Brésil; mais ce n'est pas une possession ni bien grande, ni bien sûre. Elle ne sert que pour entretenir la navigation et le commerce qui, de ce moment-ci, sont réduits à presque rien. » A la fin décembre de cette même année, les Portugais avaient appris que plusieurs navires étaient en armement au Havre. Cette information ils l'avaient apprise par la duchesse de Parme. Elle-même avait reçu une lettre datée du 20 décembre. L'évêque Quadra, ambassadeur du Portugal à Londres, lui faisant savoir que : AuHâvre de Grâce, il a été armé huit navires pour le Brésil par le chevalier Villeganon. Les quatre qui sont partis d'ici pour la Guinée avec quatre ou cinq autres français qui avaient pris les devants, sont revenus de cette île, chassés par la tempête et fort mal traités... Le 4janvier 1562, le même ambassadeur Quadra écrira au cardinal Perrenot de Granvelle, gouverneur des Pays-Bas. L'Ambassadeur de France déclare que les navires du Hâvre de Grâce sont sans doute armés parce que, en vertu d'une lettre de marque de quatre cent mille écus, qui sera donnée à Villa Ganon contre les Portugais, pour le préjudice qu'ils lui ont causé en lui démolissant son fort, le prince de Condé veut qu'on envoie ces navires pour leur causer du dommage en Afrique, ou bien où l'on pourra... Quant aux navires que l'on arme au Hâvre de Grâce, je ne dis pas que ce sont véritablement ceux de Villa Ganon, ni que ce soient ceux requis par lui, mais l'on pense qu'il en est ainsi. L'ambassadeur Cevres lui-même me l'a dit et certifié, et il m'a dit que les Portugais auraient fort à faire; il a ajouté que l'affaire du Chérif aussi était exacte; et ce n'est pas peu de chose que j'aie appris cela, attendu que l'on se cache beaucoup de moi ici, et qu'on use de beaucoup de diligence pour savoir qui entre chez moi et qui en sort.
Ainsi circulaient les informations... Un an plus tard, exactement, le 10 janvier 1563, Joam Pereira Dantas, ambassadeur du Portugal à Paris, voyait arriver un homme marchant avec peine, appuyé sur une canne. Il portait cependant haut et beau. Sous le bras, il avait une serviette de cuir qui semblait contenir des documents... C'était Villegagnon. Il avait tiré l'épée contre les Portugais au Brésil... Aujourd'hui, ayant pour toute arme des parchemins, il venait demander réparation et justice à l'ambassadeur du Portugal au nom de son roi. Il voulait que les Portugais versent une somme pour réparer le préjudice causé par la prise de fort Coligny et faire valoir ses intérêts. Le diplomate, surpris, ne sut que répondre. Il avait tout pouvoir pour discuter, refuser, accepter. Il eut peur d'aller trop loin et d'être plus tard désapprouvé par son roi. Alors, il s'abrita derrière l'autorité royale. Il écrira au roi enjoignant la copie de la dépêche que lui avait laissée Villegagnon... Joam Pereira Dantas donna son avis : celui de transiger. Au roi de fixer le montant de la somme. Il le dit en des termes que la faculté de médecine n'aurait pu renier: Mon avis serait de commencer dès maintenant à faire en sorte de laver et cicatriser cette plaie, parce que, surtout fistuleuse, comme elle l'a toujours été, cautérisée comme elle le fut tant de fois, nous avons, en la voyant si bien disposée aujourd'hui, une preuve certaine (ou tout au moins un grand indice) qu'il n'y a pas gangrène et que le moment ou jamais est arrivé où elle doit se laisser naturellement guérir... Cependant, ce qui importe est de fermer la bouche à cet homme.. Et Dantas de vanter les mérites, le talent de M.de Villa Ganon qui : [...] Encore qu'il soit chevalier deMalte et noble, a été avocat et qui sait fort bien, nonpas dire les choses agréablement et les insinuer, mais du moins émouvoir, ce que, dans la présente affaire, je considère comme étant le pire... En parlant du Brésil, Villegagnon, plein de son sujet, laissant percer son amour pour ce merveilleux pays, prétend «avoir perdu monts et merveilles... » L'ambassadeur pria le roi de demander un inventaire des
objets pris. Les fonctionnaires devront adresser au roi la valeur de l'artillerie. Et l'ambassadeur de conclure : Etencore que le dit chevalierde Villa Guanhaô n'ait aucun droit à ce qu'il demande, mais que, au contraire, il mériterait de perdre tout ce qu'il a perdu pour avoir fait occuper les terres qu'il savait clairement être à Votre Altesse, cependant, comme il est homme appartenant à la noblesse, bon catholique et si scrupuleux observateur de la religion comme il est, etparce qu'il a été sérieux et modeste en sa requête, il mérite réellement que votre Altesse fasse preuve de bienveillance à son égard et de la plus grande équité dont il pourrait être fait montre à l'égard de toute autre personne qui ne réuniraitpas les mêmes qualités. J. Pereira Dantas. III
Villegagnon avait besoin de repos. Sajambe cassée nécessitait des soins, des bains, l'immobilité. APlombières, profitant du calme de la ville d'eau, de la solitude, de l'absence de tout devoir, il écrit les Mémoires de sa vie mouvementée. Le chevalier de Malte est cependant tourmenté. Il porte une blessure au cœur plus douloureuse que celle de sa jambe qui, pourtant, pour peu qu'il se fatigue, le fait tant souffrir. C'est la mort de François de Guise, assassiné le 24février 1563 au siège d'Orléans par Poltrot de Méré. François était son héros, la plus belle, la plus haute image de la gloire militaire, l'idole du soldat. Cette blessure, loin d'affaiblir le chevalier lui donne des forces nouvelles contre l'amiral Coligny. Si Poltrot de Méré a assassiné le grand François, François le balafré, son bras a été armé par l'amiral. Ce ne peut être que lui, pense Villegagnon. Poltrot de Méré nia jusqu'au bout, sous la question. Ni l'amiral, ni d'Andelot, ni Soubise ne lui avaient commandé pareille mission. Au moment d'être exécuté, il avoua tout de même avoir reçu vingt écus. Villegagnon est amer, méfiant, soupçonneux. Il se sent vieux. Les luttes qu'il a menées l'ont fatigué, peut-être plus moralement que physiquement. Il passe de l'abattement à une exaltation, un besoin de venger François de Guise. Il constate que la reine mère ne fait rien, n'entreprend aucune
action décisive qui rendrait la royauté solide. Pour la première fois, Villegagnon a quelque pensée pour l'Espagne, un pays où l'autorité royale est entière. Pourquoi, lui Villegagnon, chevalier de Malte, défenseur du Christ, ne prendrait-il pas du service auprès de Philippe II qui, lui, sait traiter les protestants avec une absolue et cruelle rigueur? Une idée qui fait son chemin dans l'esprit du chevalier... Il s'en ouvre au cardinal Antoine Perrenot de Granvelle. Du service de Charles Quint, Granvelle est passé à celui de Philippe II, défendant sa politique absolutiste et catholique. Ace moment, l'Espagne armait une flotte de deux cents vaisseaux. Philippe II allait-il recommencer l'expédition d'Alger, reprendre Bougie? Ce jour-là, Villegagnon serait avec dom Garcie, généralissime des forces espagnoles. Philippe II, tout en tenant secret ses buts, envoyait des émissaires en Allemagne, à Trieste pour recruter des lansquenets, former des bandes de mercenaires. Les regards des Guise, le cardinal de Lorraine le premier, se tournaient vers l'Espagne, seule capable, leur semblait-il, de détruire la secte maudite. Un synode s'était tenu le 27avril 1564, à La Ferté-sousJouarre. Plus de quarante ministres calvinistes y avaient assisté. Des paroles, dans le feu des discussions, avaient été prononcées contre le roi et la reine mère. Aux dires des catholiques, ces propos avaient été menaçants. Selon les protestants, on s'en était tenu strictement à la légalité religieuse, sous l'inspiration de la princesse de Condé qui avait autorisé le synode. Un certain Denise avait dénoncé les menées des huguenots. Ce n'était qu'un calomniateur dont les calvinistes n'avaient pas voulu comme ministre. Le trouble régnait dans les deux camps. Villegagnon, lui, croyait aux plus noirs desseins de ses ennemis : [...] ils traitèrent de choses tant deshonnêtes, de sorte que l'un d'eux en étant étonné en sa conscience et en ayant horreur, vint trouver nôtre maître de Saintes, docteur en théologie et lui en fit plainte...; lequel, de Saintes, envoya ce pénitent ministre à M.le Cardinal à Bar, où mondit sieur le présenta à la Reine... Cela lui pourrait être cause de la faire déclarer; nous verrons ce qu'elle en fera. Bar! Précisément, pendant le séjour de Villegagnon à Plombières, le roi, la reine mère, la Cour étaient à Bar. Ony
donnait des fêtes à l'occasion du baptême du fils du duc. Tous les Guise étaient présents. Sur la prière du cardinal, le roi avait accepté d'être parrain de l'enfant. Les Châtillon en rageaient. L'amiral Colignys'était retiré dans sa maison, furieux, protestant par son absence à ce voyage entrepris, suggéré, organisé par les Lorrains pour la plus grande gloire de leur famille. L'amiral était alors au plus bas de son discrédit. Condé avait accepté d'accompagner la Courjusqu'à Vitry où il l'avait quittée pour se rendre auprès de son épouse malade. La reine mère connaissait tout des conspirations, séditions, intrigues où avait trempé l'amiral. Elle en avait été informée par un des plus vieux compagnons de Coligny, du Mortier. Cet homme, commeéclairé par la grâce - peut-être pas complètement gratuite -, tout-à-coup, s'était confessé, avait communié, adjuré tous les siens de l'imiter... Et il avait découvert tous les actes séditieux passés de l'amiral. Villegagnon estima que le moment était propice à ses desseins. ABar, la Cour, en fête, vit arriver un homme boitillant, le visage renfrogné. C'était Villegagnon. Il était connu par son passé agité, son expédition au Brésil, sa colonisation manquée. Leslibelles des calvinistes avaient laissé des traces à la Cour. Villegagnon connaissait les chemins qui menaient au trône! Il savait que la régente l'aimait, tout en le trouvant trop entier. Seul devant la reine mère qui lui avait accordé audience, dès le début de l'entretien, un long monologue, Villegagnon ouvrit les vannes oratoires de sa rancœur accumulée. Il accusa tout le monde d'une folle et aveugle faiblesse envers les huguenots, décrivant leurs excès, oubliant ceux des catholiques à leur égard. Et il en vint à celui qu'il accusait de trahison, de forfaiture, depréparer une armée de huguenots qui s'emparerait de toutes les villes de France, si on n'agissait pas immédiatement : Coligny! Coligny, odieux traître à son pays, à son roi. Villegagnon était véhément, persuasif. Il en oubliait le parler «courtisan ». Coligny devait d'abord avoir ses biens saisis avant d'être saisi lui-même, passer devant un tribunal qui le condamnerait à une terrible peine : la mort. Car Villegagnon, suivant son tempérament, sa vocation judiciaire ne voulait pas d'assassinat, mais une condamnation par unjugement. Quantà lui, il avait toujours
servi fidèlement le roi de France, la régente. Blessé au siège de Rouen, à la jambe, il savait qu'il boiterait toute sa vie. Devant le silence de la reine mère, il se tut attendant le verdict. Il fit mine de se retirer et esquissa un salut pour prendre congé de la régente quand la reine, très femme, avec un léger mouvement de la tête, un clin d'œil, lui fit signe de se rapprocher : «Assurez-vous, Villegagnon, je suis votre amie. » Surpris par ce geste de connivence, ces paroles amicales, prometteuses, le chevalier en conçut «quelque froyde espérance qu'elle en aurait bientôt assez de ces gens-là ». Intrigués par cette audience particulière de la reine, les courtisans eurent quelques égards pour le trouble-fête. Villegagnon en profita pour leur dire ce qu'il pensait des huguenots, de Coligny, de leurs projets. Alors qu'il prenait congé de la régente, il lui adressa ces fortes paroles : «Jusqu'à ce que le Roy soit ennemi formel des ennemis de Dieu et de son église, les Avgnos- en langue de Suisses, rebelles et conjurés contre le prince, pour la liberté -, il s'interdisait de porter les armes à son service » Paroles prouvant la détermination de Villegagnon à aller jusqu'au bout. Un serment qu'il tiendra. De Bar, Villegagnon revint à Plombières pour ypasser le mois de mars. Il voulait se refaire une santé pour venger «ce pieux et saint François de Guise, en la compagnie duquel il n'a cessé de lutter dans la plus déplorable condition du temps ». Pour Villegagnon, Catherine de Médicis était encore hésitante. Malgré son clin d'œil, sa confidence, rien ne devrait en résulter, du moins rien d'immédiat. Villegagnon regrettait d'être passé si près de Granvelle sans être allé lui faire révérence. Il se sentait libre dese tourner vers Philippe II d'Espagne qui s'armait. Il s'était interdit de porter les armes au service du roi de France tant que celui-ci ne se serait pas déclaré ennemi des huguenots. Le chevalier de Malte alla même plus loin. Il eut geste dans la logique de ses pensées, un acte rare : il laissa tous les «états et pensions qu'il recevait du roi2 ». 1. Papiers d'État du cardinal de Granvelle publiés par M.Weiss, t. VII (lettres de Villegagnon - 25 et 27mai 1564). 2. L'État devait de l'argent à Villegagnon. Il n'avait pas reçu ce qui lui était dû, outre son traitement d'échanson du roi, deses droits à la commanderie de Beauvais-en-Gâtinais. Il touchait les revenus de deux seigneuries voisines de Paris. «En l'an 1562, c'était Nicolas Durand de Villegagnon qui
De Plombières, Villegagnon comptait aller à Vie où le cardinal de Lorraine possédait château, seigneurie et quelques gros bénéfices. De là, Villegagnon passerait en Italie, Venise. Il embarquerait sur un bâteau en route pour un port espagnol. Il verrait Philippe II, en souvenir de son père Charles Quint, de la bataille d'Alger, Alger que, précisément, le roi d'Espagne aurait l'intention de reprendre et d'y entrer victorieux, cette fois. Mais Villegagnon a un autre projet : s'arrêter d'abord en Allemagne où la Diète va se réunir. Il n'ignore pas tout le mal que les protestants ont dit de lui, les calomnies répandues en Allemagne. Il rétablira la vérité auprès des princes... Ici, on a l'impression d'incertitudes, d'hésitations dans les desseins du chevalier. Granvelle, auquel il a écrit, lui conseille de s'appuyer sur la compagnie de Jésus, notamment de voir un de ses membres qui prêchait à Augsbourg. Le cardinal avait incité Villegagnon à rencontrer le chancelier Feld. Le chevalier attend à Plombières d'être tout à fait valide pour affronter un voyage fatigant, dangereux même. Il se renseigne sur la route la plus sûre. Le 3 juin, le cardinal de Granvelle écrira au chancelier Feld : Le chevalier Villegagnon a été aux bains de Plombières, proche d'ici. Il m'a fait entendre qu'il se veut tourner vers Sa Majesté impériale en la première Assemblée qui se fera en l'Empire, pour faire connaître le mécompte auquel les huguenots français tiennent les princes du Saint-Empire et ses Ministres. Il désirait savoir à qui il se pourrait s'adresser pour avoir accès à Sa Majesté et je lui ai dit qu'il prît son chemin droit vers vous. Il est homme de guerre et de bonne volonté et il a un fort beau style latin et je vous le recommande... Il a de bonnes lettres humaines, écrit encore Granvelle, le 7juin, au comte de Bolwiller, et le tenait feu l'Empereur de notre bon maître, pour vaillant homme, l'ayant vu en Alger, à la besogne. Je lui ai dit que je vous avertirai de sa délibération; il devait partir pour aller à Vic et s'il s'adresse à vous, le jouissait des droits et seigneurie de la terre deTouman et de celle deTorcy. Charles lui en confirma le don. » Histoire du diocèse de Paris, t. V, Fechoz IX - 1883.
pourrai voir volontiers, vous souvenant toujours toutefois qu'il est Français Puis ce fut le silence. Villegagnon semble avoir renoncé à ses projets. Il n'ira ni en Allemagne rencontrer l'empereur Ferdinand, ni en Espagne mettre son épée et sa haine des protestants au service de Philippe II. Les raisons de ce recul, il ne les dit pas. Peut-être sa santé compromise, sa jambe boitillante, la crainte, dans son voyage sans escorte, d'être agressé dans quelque chemin creux? Après Bar, dénommé Bar-le-Duc, Catherine de Médicis, le roi, la Cour avaient poursuivi leur voyage vers Lyon, Romans, Valence, Montélimar, Aix-en-Provence, avant de gagner le Sud-Ouest. La régente avait voulu que les populations vissent leur roi, et la Cour unie autour de sa personne royale ; Charles IX devait être le ciment d'une unité retrouvée. En juin, Villegagnon avait appris la rencontre à Mâcon du cortège royal avec Jeanne d'Albret, reine de Navarre, calviniste convaincue. Dans le cortège royal, on comptait Jeanne d'Albret, au milieu des cardinaux de Lorraine, du duc de Bourbon, d'Anne de Montmorency, d'Henri d'Orléans, deux enfants, Charles IX, roi de France, onze ans, Henri prince de Béarn, le futur Henri IV. La reine de Navarre, arrivée quelques jours avant Charles IX et la régente, s'était portée à leur devant avec trois cents cavaliers et plus de mille deux cents huguenots. Elle montrait sa force et sa couleur! Pendant les rencontres de Mâcon, tous catholiques et huguenots ensemble avaient prié pour le repos de l'âme de Calvin, mort à Genève le 27 mai dernier. Villegagnon avait dû s'interroger sur les entretiens, les concessions, les décisions prises entre les deux femmes de religions opposées, ennemies! Le « clin d'œil » prometteur de Catherine de Médicis au chevalier n'était-il qu'un mouvement rapide comme l'éclair des lourdes paupières de la reine mère? Villegagnon, ayant sans doute compris que la haine est mauvaise conseillère et que son roi, son pays allaient un jour avoir besoin de lui, de sa plume, de son expérience, de son courage, s'était retiré en sa commanderie de Beauvais-en1. Mémoires de Granvelle, t. XII.
Gâtinais. Il laissait le cardinal de Granvelle fort marri de s'être donné la peine de recommander le chevalier au vicechancelier Feld, au comte de Bolwiller. Ace dernier, le 5juillet, d'Orchamps-en-Vennes, le cardinal écrivait : «Je n'ai depuis nouvelles du chevalier de Villegagnon, lequel je ne vis nulle part. L'affection que je lui porte est fondée seulement en ce qu'il est vertueux et catholique, vous remerciant de ce que vous m'offrez pour lui, en ma considération. »
8 1. L'entrée du cardinal de Lorraine à Paris (janvier 1565) - Villegagnon à l'avant-garde - Couplets huguenots - Le chevalier de Seurre, candidat au grand prieuré - Villegagnon intervient auprès de Catherine de Médicis Lesnouvelles dela fin duvoyagede Charles IX, de la reine mère dans le sud de la France - La rencontre à Bayonne avec le duc d'Albe - Catherine de Médicis et sa politique. II. Villegagnon accompagne Henri de Guise en Hongrie (juillet 1566) Lettres de Villegagnon au cardinal (octobre) - Reprise des guerres de Religion - Villegagnon est nommé gouverneur de Sens - Condé assiège Sens (novembre 1567) - Hautbois de M.de Villegagnon - Condéforcé de se retirer - Villegagnon met la vallée de l'Yonne en état de résistance (1568) - Le Journal du conseil du duc d'Anjou - Lettres de Villegagnon - Unepaix boiteuse (mars 1568). III. Traité contre Vannius et les hérétiques - Reprise de la guerre - Villegagnon retourne à Sens - Il est envoyé à Montereau (mars 1569) - Lettre à la duchesse de Ferrare - Lettre du 6avril du duc d'Alençon au roi à propos de Villegagnon - Il quitte Sens - Ambassadeur de l'ordre de Malte à la Cour - Ses dernières années - Son testament (26janvier 1572) - Sa mort.
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Di qum eetdeencrtoim onecu!om nensom! Le cardinal de Lorraine venait de visiter son abbaye de Saint-Denis. Avec une imposante escorte, il se dirigeait vers Paris. C'était le 8janvier 1565... Chevauchait au premier rang Villegagnon, heureux de pouvoir faire encore bonne figure, malgré sa jambe toujours douloureuse. Ases côtés, à cheval, des gentilshommes fidèles au cardinal : La Vallée, Fossé, Lignières, Crenay, et d'autres... Venait ensuite le cardinal et sa garde de pistolliers et des arquebusiers. Quesignifiait cette manifestation de force que le cardinal savait interdite? Voulait-il impressionner le
connétable François de Montmorency ', gouverneur de Paris en l'absence des souverains? Constituer une tentative de ligue ou, plus simplement, tel était son bon plaisir? Le point est difficile à cerner. Charles IX, la reine mère, la Cour se trouvaient ce jour-là à Agde. Ils venaient de Nîmes. La prochaine ville à visiter serait Narbonne. Catherine de Médicis avait voulu ce voyage pour faire connaître à ses sujets leur jeune roi... Curieusement, avant de partir, le 13décembre dernier, comme s'il pressentait l'incident, le roi, par une ordonnance, avait spécifié que seuls les princes de la maison de France seraient autorisés à circuler avec une garde personnelle. L'ordonnance avait été clamée aux carrefours dans Paris. Le cardinal ne pouvait l'ignorer. Et il passait outre ! Montmorencyavait toute liberté de faire sentir au cardinal qu'il n'était que de la maison de Lorraine. Le cortège se dirigeait vers la porte Saint-Denis. Asa rencontre, Montmorency dépêcha le prévôt des marchands avec quelques archers. LeParlement fut informé de l'erreur que commettait le cardinal de Lorraine. Le gouverneur de Paris ne pouvait souffrir pareille offense au roi de France. Le cortège approchait de la porte Saint-Denis à onze heures du matin quand le prévôt lui présenta l'interdiction d'aller plus loin. Le cardinal ne l'écouta pas. Les archers du prévôt n'étaient pas assez nombreux pour désarmer la garde du prélat... Montmorency, prévenu, envoya au prévôt un renfort d'une quinzaine d'archers. Le cardinal et sa suite franchissaient la porte Saint-Denis. Les Parisiens, curieux, étaient aux fenêtres, sur le pas de leur porte. Que se passaitil? Le prévôt fit savoir au connétable l'obstination du cardinal qui pénétrait dans Paris. C'en était trop! Furieux, Montmorency monta à cheval, suivi du prince de Portien et d'un grand nombre de gentilshommes. Ils appartenaient aux deux religions! «J'étais délibéré, dira Montmorency, de ne souffrir entrer en mon gouvernement de l'Isle de France le Cardinal avec sa garde d'arquebusiers. » Au coin de Saint-Innocent, la rencontre eut lieu. Mont1. Fils d'Anne de Montmorency, François, marié à Diane, fille naturelle de Henri II, avait reçu du roi le gouvernement de Paris et de l'Île-de-France.
morency s'avança rue Saint-Denis et fit désarmer arquebusiers et pistolliers, laissant passer ceux qui avaient des armes autorisées, les épées, une hallebarde, comme Villegagnon. Uncoup de feu partit, tuant net un des gentilshommes de la garde. Villegagnon en avait vu bien d'autres! Pour lui, ce n'était que banal incident. Lecardinal s'était réfugié dans la maison la plus proche. Montmorency interdit qu'on l'y poursuivît. Le cardinal avait manqué sa démonstration de pouvoir et de force. Il se retira dans l'hôtel de Cluny. «Le renard avait été pris au piège, mais il glapit de façon si percutante que Montmorency fût inquiété pour cela. » Le lendemain, le connétable écrivit à Jeanne d'Albret : Il ya déjà plus de trois millegentilshommes qui seront dans quatre jours dans cette ville, si je veux, par quoi vous connaissez que ledit Cardinal et les siens n'ont guère depouvoir en ce royaume, quoi qu'ils s'en soient voulu vanter, aucuns disant qu'il avait la confiance du peuple de Paris. «Vous en avez trop fait si vous vouliez vous divertir, pas assez si vous vouliez frapper », dit avec ironie Condé à Montmorency. Suite de prestige. Pas de vaincus, pas de vainqueurs. Paris avait toujours sa gouaille, ses chansonniers. Les huguenots poètes s'amusèrent aux dépens du cardinal. Villegaignon le premier Yconduisoit l'avant-garde, Monté dessus un coursier, Tenant une hallebarde; Mais quand se vint à charger, Sa couleur on vit changer De la grande peur qu'il eust, Puis s'enfuyant tant qu'il peust, Il galopoit son cheval, Craignant qu'on le dosse, Laissant là le Cardinal Ch... er en ses chausses. Puis après marchoient en rang Ligneres et La Valée, Crenoy estoit sur le flanc Auparavant la meslée,
Aussi y estoit Fossé Pasle comme un trespassé, Et le comte de Roussi, Cormeri de peur transi, Chascun d'eux eust bien voulu Estre en pleine Beausse. Laissant ce rouge testu Embrener ses chausses 1. L'affaire fit grand bruit et eut un retentissement jusqu'en Écosse. On y chanta: Ces nouvelles du Guisard A l'instant furent venues Aux aureilles de Ronsard Qui les veult mettre en ses Nues, Et qui par là veult armer Toutes les gens d'oultre mer. Le bruit en court çà et là, Et à la fin il vola Sur la mer, puis a esté chanté en Escosse : L'oncle de Sa Majesté Fait tout en ses chausses. Le cardinal, tout en prétendant que le roi lui avait permis d'entrer avec sa garde, quitta Paris avec éclat, le 2février, en pleine nuit - il était trois heures du matin -, précédé de plus d'une centaine d'hommes portant des torches. Une vraie retraite aux flambeaux. Lecardinal au milieu, M.d'Aumaleà l'arrière, pour le cas où ils seraient attaqués. Ainsi, le cortège arriva au château de Meudon, propriété du cardinal. Après un repos, tous prirent la route de Montereau par où ils rentrèrent dans les terres du jeune duc de Guise... La situation de Villegagnon après cette entrée manquée du cardinal de Lorraine était délicate vis-à-vis de la royauté. Les affaires de l'ordre de Malte lui fournirent bientôt l'occasion de rencontrer Catherine de Médicis et de s'en expliquer avec elle. Larégente et le roi avaient voulu donner le grand prieuré 1. La Chanson deFifi, faite par lesHuguenos, sur la venue du Cardinalde Lorraine à Paris, le VIllejanvier 1565, dans l'édition de la Satyre Ménippée, donnée par M.L.Tricotel, Lemerre, 1881, t. II, pp. 205 et suiv.
de France au chevalier Michel de Seurre. Le 14 décembre 1564, ils avaient écrit au pape et au cardinal de la Bourdaisière, leur ambassadeur à Rome. L'annonce de cette promotion fut fort mal accueillie par les chevaliers et les commandeurs de l'Ordre. Ils protestèrent. Villegagnon fut chargé de faire des « remontrances » en leur nom à la reine mère. Le 16 février 1565, il les remit à la reine en personne '. Une longue lettre, des circonlocutions, des prières, des supplications, des rappels des... [...] lois et louables coustumes, de toute ancienneté introduictes et observées audict Ordre, et au moyen desquelles avec l'avde de Dieu et soubz la protection des Roys très chrétiens ledict Ordre s'est jusques icy maintenu et conservé... Vos très humbles et très obéissants subjects et serviteurs, prieurs, bailliz, commandeurs et chevaliers de langue de France. De Paris, ce 15e jour de janvier 1564, P. Ourrier, F. de la Fontaine, A. de Sessons. Villegagnon eut gain de cause et le chevalier de Seurre ne fut pas nommé. Bien que satisfaite de l'accueil fait à son fils dans la grande majorité des villes de France, Catherine de Médicis n'ignorait pas que les réceptions avaient été préparées avec soin, parfois avec rigueur, envers les éléments jugés troubles. Elle avait vu les rues, les places, les palais pavoisés, les maisons décorées dans le Sud-Ouest selon la coutume espagnole, fenêtres et balcons ornés de tapis, de tissus aux couleurs chatoyantes, un vernis brillant récemment passé sur des rugosités. Un trait de plume pouvait le rayer, un vent de fronde l'écailler, le réduire en poussière. Toutes proportions gardées entre une reine, protectrice du roi, son fils, et un de ses sujets, fût-il le très éphémère roi d'une France antarctique, vaillant et loyal capitaine, la politique religieuse de l'une comme de l'autre suit les mêmes chemins difficiles : la tolérance d'abord, tentative d'union 1. Bibliothèque nationale, mss. f. fr. 15 880, p. 95.
entre les chrétiens qui parlaient plus du dogme que de l'amour de Dieu, puis des actes de fermeté ensuite. Cette politique debascule favorisa dans les nobles familles françaises ambitions, rivalités, divisions; chacun agissait en voyant un rival en son voisin, son frère, son cousin. Lahaine faisait son chemin dans les cœurs avant d'armer les bras. Pour Villegagnon, à son retour du Brésil, les pamphlets, les libelles venimeux l'incitèrent à la réplique, le poussèrent à la haine, à la vengeance. Puis ce fut l'épée, le sang... Les nouvelles du voyage de Charles IX et de Catherine de Médicis dans les villes du Sud-Ouest, transmises par courriers et de bouche à oreille, parvenaient à Villegagnon au repos dans son prieuré de Beauvais-en-Gâtinais. Avec plus ou moins de retard, il suivait l'itinéraire royal : Narbonne le 9janvier 1565, puis Carcassonne, Toulouse... Charles IX et sa suite étaient acclamés par les populations. Les fêtes étaient données en leur honneur. Les protestants, tout en préservant leur culte, n'avaient pas été les derniers à assurer le roi de leur fidélité. Villegagnon savait qu'à Montauban, avant l'arrivée du roi, le terrible Montluc avait chassé les réformés les plus notoires. La ville avait été démilitarisée : les boulevards des Cordeliers, du Moustier, un fort détruits, rasés, les églises rendues aux catholiques, débarrassées de leurs forges, de leurs fourneaux, nettoyées. Les habitants attendaient le roi et sa suite. Le 20mars, le cortège avait fait son entrée dans Montaubanpavoisé. Lacérémonie avait été réglée par Montluc. Lesréformés, leurs chefs, avaient éprouvé les plus grandes craintes en apprenant la rencontre du 14juin, à Bayonne, de Charles IX, Catherine de Médicis et Elizabeth, fille du roi d'Espagne, et le duc d'Albe. Ils savaient comment étaient traités les hérétiques en Espagne. Les négociations entre la reine mère et le duc d'Albe s'étaient poursuivies au milieu des festivités jusqu'au 2juillet. Catherine de Médicis avait parlé «mariages ». Elle souhaitait une union entre son fils, Henri d'Orléans, duc d'Anjou, et doÏia Juana, une des filles de Philippe II, ou encore un mariage d'un des fils du souverain espagnol avec sa fille Marguerite de Valois qui allait avoir treize ans. Leduc d'Albe s'était montré réservé sur ces projets matri-
moniaux. Par contre, il exigeait l'expulsion des ministres réformés de France, une épuration qui chasserait les hérétiques, les éliminerait définitivement. Catherine avait tergiversé, s'était montrée réticente, avait fait de vagues promesses. Cette rencontre de Bayonne s'était soldée par un échec. II Villegagnon, en juillet 1566, avait accepté d'accompagner Henri, le jeune duc de Guise, fils du regretté François, en Hongrie. Laproposition avait été faite par le cardinal de Lorraine et allait au-devant des souhaits de Villegagnon : quitter une France endormie dans une paix trompeuse. Henri, futur «balafré »comme son père, avait seize ans. De haute stature, racé, il séduisait quiconque l'approchait. Rien d'un «mignon ».Il promettait d'honorer la lourde épée de son père dont il avait le cœur et le bras guerriers. Ambitieux comme lui, Henri se voyait à la tête d'une armée, peutêtre même, un jour, roi. La faiblesse des Valois lui laissait entrevoir la possibilité de monter sur les marches du trône. Seule une mort prématurée en quelque combat ou un assassinat pouvaient l'en empêcher. A cette époque, la mort n'était pas l'ennemi de la vie, elle marchait du même pas. Letrain de vie dujeune prince pour ce voyage en Hongrie équivalait presque à celui d'un enfant royal : un trésorier, maître Guillaume de Champagne, un gouverneur, Fossé, plusieurs maîtres d'hôtel, des gentilshommes servants, un grand louvetier, trois secrétaires, un aumônier, un argentier, un médecin, un chirurgien, un apothicaire, tout un peuple de valets de chambre, de domestiques... Ce faste devait impressionner l'empereur Ferdinand. Villegagnon avait pour mission deparfaire l'éducation militaire dujeune prince. Dans la première quizaine dejuillet, onpartit. Ontraversa Augsbourg. Après quelquesjours passés dans la cité médiévale de Ratisbonne, on s'embarqua par la porte fortifiée sur le Danube. Le 12août, on était à Vienne. Lelendemain, on rejoignait au camp l'empereur Ferdinand. Un grand nombre de princes, seigneurs, gentilshommes, capitaines vinrent saluer le duc de Guise. C'était à qui ferait la plus profonde révérence, le plus grand salut du chapeau, baiserait la main d'Henri.
L'empereur avait fait armer sur le Danube une flotte de douze galiotes, destinées à inquiéter le Turc. LeTurc! Villegagnon, intéressé, visita les bateaux qui, peut-être bientôt, descendraient jusqu'à Bude pour en chasser son vieil ennemi. Le Turc, fort de cent mille arquebusiers, campait au-delà. Régulièrement, Villegagnon écrivait au cardinal, lui rendant compte de ces mouvements. Monseigneur, ce n'est quepour nepas faillir à macoutume de vous écrire toutes les semaines que je vous fais ce bout de lettre : car il n'est survenu aucune occasion d'écrire depuis mes dernières lettres; nous sommes dans l'attente de voir le Turc commencer à désarmer... On me disait hier, chez l'Empereur, que ledit sieur Turc a fait construire un grand nombre d'écuries pour chevaux et chameaux à Bude, et qu'il a fait renforcer la garnison de Stringonia, ce qui est un signe de retraite aux uns, un vouloirhiverner à Bude aux autres. Je n'adhère pas à l'opinion de ces derniers, parce qu'il est nouvelle de tumulte des Cymariotes, c'est-à-dire des Albanais de l'Epire qui se sont rebellés. On peut croire que le Turc ira hiberner à Andrinopoli. Monseigneur, votre neveu se porte bien ainsi que tous les autres. Il voudrait que l'on ne partît d'ici de tout l'hiver... Je n'ai rien à dire d'autre, sinon, Monseigneur, que je supplie le Créateur, etc. Du camp sous Javarin, le XIoctobre 1566. Le poids des ans, une jeunesse avide de plaisirs, de voyages, qui dépasse le mentor, oblige Villegagnon à écrire deux jours plus tard au cardinal : Monseigneur - Nous avons eu lettres que le Turc s'est retiré, ayant disposé ses garnisons dans tous les lieux de ses nouvelles conquêtes, ce qui est cause que l'Empereurfasse de son côté diligence de bien armer ses frontières, s'apprêtant à sa retraite à Vienne. Voyant cela, j'ai trouvé nécessaire de vous faire ce paquet pour vous avertir de nos affaires. Et je vousdirai queMonseigneurvotre neveu s'est fait fort grand et beau, et qu'il commence à voler sur sa foi en délibération d'aller de Bavière en Italie... mais, le sieur votre neveu, piqué de sa sensualité et guailliardise de son âge et incité par les gens de sa compagnie qui plus approchent de son humeur,
délibèrent d'aller à Venise, Rome, Naples et toute l'Italie avant son retour, et Dieu sait les belles entreprises que l'on mêle parmi ces conseils. Les plus vieux, comme Tranchelion et moi, Crevefosse, n'ayantplus lesjambes assez bonnespour le suivre, et les autres de son conseil, ne le surpassent guère d'âge, je crois que le plus vieil n'atteint l'âge de vingt-deux ans, ce qui mefait prévoir ce que je ne voudrais voir, et pour yremédier, je vous supplie de dépêcher un hommeà Ferrara, rapidement, pour supplier monsieur son oncle de ne lui bailler argent pour tels voyages. Veuillez avoir autorité pour le rappeler en France, lui disant que le roi le veut employer en choses d'importance, comme la guerre des Flandres, en lui promettant que, l'année suivante, le roi l'enverra à Rome avec une charge honorable. Sans ces stratagèmes, je crois que l'ardeur de son âge et la sensualité auront privauté. Il est sur le point deprendre un pli bon ou mauvais à l'âge le plus périlleux de sa vie... Je souhaite avoir quelque lieu près de vous où il serait commode et aisé de vivre ma retraite, fût-il Dyeuse 1ou autre... J'ai eu envie de Saint-Honorat, en Provence, laquelle m'estpassée et je ne sais comment négocier cela avec l'Abbé. Du camp sous Javarin, le 14octobre 1566. Uneautre raison incite Villegagnon à rentrer en France. Il avait dépensé beaucoup pour suivre le train de vie dujeune prince, et avancé de l'argent au roi de France, payant de ses propres deniers les dépenses qui incombaient à la Couronne. Ledébiteur était trop haut placé pour que son créancier lui demandât d'honorer sa dette. S'il le fit, ce ne fut que par allusions. Et le chevalier de Malte avait fait vœu de pauvreté 2! La guerre n'était pas contre le Turc comme Villegagnon l'avait souhaité, mais entre Français. Le mentor de 1566, en Hongrie, et son bouillant disciple allaient pouvoir se juger dans un même combat. Les rôles seront inversés : le jeune 1. Il s'agit de Dyeuse, petite ville de la Meurthe, voisine de la Seille, comme Vic, qui était du duché de Lorraine. 2. Conseil des finances du conseil privé, le 12juin 1567 : «Le général Lefèvre a parlé touchant les fermes aliénées au sieur de Villegagnon et de ce qui en a esté ordonné par Messieurs des Comptes. Sur quoy a esté ordonné que l'exécution de l'ordonnance sur ce cy-devant faite par les dits gens des comptes surserra. »
commandera l'ancien. Tel le veut ce siècle où la naissance fait la hiérarchie. Après s'être quelque peu attardé en Allemagne, Villegagnon allait retrouver avec satisfaction le calme de sa commanderie de Beauvais-en-Gâtinais. A cinquante-sept ans, il se trouvait bien vieux, trop vieux pour être encore sous le harnais. Il ne craignait qu'une chose : c'est que le roi, la reine eussent encore besoin de ses services. Et pourtant! Quand il se sentait bien, il faisait quelques courtes randonnées à cheval, dans la campagne environnante. Il éprouvait quelques regrets devant son inutilité! Il se souvenait des détails de sa vie mouvementée. Le souvenir! c'est tout ce qui lui en restait! Sans disposer de la police, des agents secrets que Catherine de Médicis glissait çà et là, selon les nécessités, les circonstances, Villegagnon, au fond de sa commanderie, se tenait au courant des principaux événements de la politique. Les échos d'un incident survenu à la Cour parvinrent jusqu'à lui : le duc d'Anjou avait publiquement offensé Condé. Le jeune prince avait prétendu commander les armées à sa place! Le duc n'avait que seize ans et ingorait tout de la conduite des armées. Étouffant sa colère, Condé avait avalé la couleuvre, s'était tu et avait quitté la Cour. Visà-vis du frère du roi il ne pouvait agir autrement. Un affront que l'on n'oublie pas! Dans un bourg, proche de la seigneurie de Villegagnon, à Roasy-en-Brie, un grand rassemblement de protestants avait eu lieu. Des agents, des capitaines qu'on disait mandés par Condé avaient recruté en province plusieurs centaines de réformés. Par les routes, la nuit, ils étaient venus à Rosay-enBrie. Ils portaient des armes hétéroclites, fourches, piques, dagues, certains, parmi les gentilshommes - car il y avait pour la première fois des gentilshommes - des épées. Les premiers frais de ce rassemblement avaient été assurés par des quêtes, des dons lors de réunions secrètes dans les églises, les maisons, les granges. Des réserves de vivres, d'armes, avaient été constituées dans des lieux dispersés, hors des grands chemins. Cette concentration d'hommes, parmi lesquels beaucoup d'anciens soldats, avait pour origine une réunion des chefs huguenots au château de Valery, magnifique don de la maréchale de Saint-André à Coligny. Étaient présents autour de l'amiral, Condé, d'Andelot, La
Rochefoucauld, la Nocle, Briquenaut... Coligny hésita longtemps à prendre la tête du mouvement, à briser la trêve. Il savait que, le Rubicon franchi, le sang coulerait sur ses rives;Condé,bien que critiqué pour une vie privée assez dissolue pour un protestant, prit la tête du mouvement. Coligny,plutôt qu'une guerre ouverte, proposa une solution plus directe, plus discrète, tout au moins, à son début. Ons'emparerait de la personne du roi. Charles IXsaisi, on réunirait les états généraux, et le roi serait obligé, publiquement, d'abroger l'édit de Vincennes du 14juin interdisant aux huguenots de travailler, d'ouvrir boutique les jours de fêtes catholiques, la déclaration de Lyon défendant de célébrer le culte réformé dans les lieux où se trouvait la Cour. Condé, plus virulent, voulait la guerre. Il disait disposer de milliers departisans enprovince, dans le Sud-Ouest, le Midi, prêts à prendre les armes, de capitaines pour les instruire, les diriger, constituer des bandes armées. Des reîtres allemands allaient se diriger vers la Champagne, Paris. De Rosay-en-Brie, les huguenots marcheraient sur Meaux. Catherine de Médicis connaissait les réunions du château de Valery. Se doutant que quelque complot se tramait, elle envoyaune nuée d'agents au château de Châtillon. Ils ytrouvèrent Coligny en tenue de jardinier, au milieu des vignerons : il se préparait aux vendanges... Le 23septembre, en toute tranquillité, le roi, la régente, une partie de la Cour festoyaient au château de Montceauxlès-Meaux. Brusquement, le repas fut interrompu : Catherine de Médicis venait d'apprendre que des bandes de huguenots cernaient Lagny. Pire, d'autres, en silence, s'avançaient sur la route menantau château oùse trouvaient le roi et la reine mère. Furieux devant pareilles imprudences, Montmorency dépêcha un courrier à Château-Thierry : ordre était donné au colonel suisse Pfyffer d'envoyer ses hallebardiers à marches forcées vers Montceaux, Lagny, pour s'interposer à l'avance des huguenots et protéger le roi. Montmorency prit la décision de diriger le couple royal vers Paris, un Paris guisard jusqu'au dernier des palefreniers! Les souverains y seraient en sécurité. Près de Lagny, le pont sur la Marne était coupé. Onprit un chemin menant à Chelles. Les hallebardiers de Pfyffer faisaient une escorte solide aux souverains quand on vit les cavaliers huguenots, reconnaissables à leurs casaques
blanches! Ils s'avançaient, Condé à leur tête. Aussitôt, les Suisses formèrent un carré autour du roi et la régente, une sorte de phalange, piques baissées, menaçantes. «Je veux parler au roi », dit Condé à Pfyffer. Devantle hérisson depiques, Condé recule, fait demi-tour. Les cavaliers à casaques blanches s'éloignent. Le connétable fait sortir les souverains de la phalange et, par des chemins déserts, les conduit jusqu'à Paris. L'alerte avait été chaude! Catherine de Médicis, rejetant son esprit de conciliation, comprenait que les protestants, ayant rompu le pacte, étaient désormais des rebelles. LaChampagne, gouvernement du duc de Guise, était particulièrement menacée. Les reîtres venaient de l'est, les huguenots remontaient vers la frontière. On les disait ivres d'atrocités. LaChampagne, si on n'y pourvoyait pas, pouvait être surprise entre l'enclume et le marteau. Les huguenots vainqueurs, le ravitaillement de Paris par terre et par eau serait suspendu. «Sans la prudence du Roi, les Parisiens sejetteraient sur les huguenots », écrit l'ambassadeur de Toscane à Paris. Le duc de Guise défendait la région champenoise. Villegagnon avait été nommé gouverneur de Sens. La ville, alors champenoise, était une pièce maîtresse, un coin enfoncé au cœur des opérations huguenotes. A Troyes commandait M.de Barbezieux, à Sézannes M.deVilliers, à Bray M.de Gombault, à Provins M.de Lours. Villegagnon venait d'arriver à Sens quand il apprit la mort du connétable et les somptueuses funérailles qui lui avaient été faites à Paris. Puis le gouverneur de Sens avait connu les circonstances de la mort de Montmorency. L'armée royale disposait de dix mille hommes et on attendait des renforts espagnols. Les routes, les voies d'eau souvent coupées par les huguenots, les Parisiens commençaient à souffrir de la disette. Ils accusaient Montmorency d'inaction, s'impatientaient alors qu'on disait les huguenots marchant sur Paris par la route de Saint-Denis. Les gens de pied, les arquebusiers s'embusquaient de part et d'autre de la route. Les cavaliers, faute de lances, ferraient des gaules. Chemises blanches au vent, ils attendaient Montmorency. Le 10novembre, le connétable s'était décidé à sortir de Paris, à aller combattre les huguenots. En avant, marchait la
milice parisienne, des volontaires, peu aptes au combat. Dès la première rencontre avec les arquebusiers huguenots, ils furent défaits, mis en déroute. Le connétable se trouvait parmi les premiers cavaliers de l'armée royale. Dans la confusion du premier choc, de la première mêlée, Montmorency fut blessé par-derrière d'un coup de pistolet, mortellement. Sansprofiter de cette demi-victoire, Condé et ses hommes firent retraite sur Saint-Denis. De là, ils gagnèrent Meaux. La mort du connétable fut une grande perte pour les catholiques et la royauté. Catherine de Médicisdonna le commandementde l'armée aujeune Henri d'Anjousous la tutelle du maréchal de Cossé. C'était une lutte entre une femme et deux enfants contre les meilleurs capitaines huguenots : Coligny et Condé. Les souverains se tournèrent vers le cardinal de Lorraine. Il s'agissait debarrer la route aux envahisseurs allemands. Lorsque le roi pria le cardinal de quitter la ville de Troyes pourjoindre Vieilleville à Metz, le prélat se fit tirer l'oreille. Le 6novembre, celui que les huguenots appelaient «la trésorière »dans leurs pamphlets répondit à Catherine de Médicis : J'ai trouvé cela si étrange qu'il est possible. Vous savez assez que je ne connaispoint à la guerre et que je ne suis pas fort vaillant pour combattre les reîtres, et si c'est pour le Conseil, puisque je suis à cette heure le plus vieil, je supplie très humblement trouver bon que n'étant digne de vous faire service, je puisse jouir de quelque repos, et quelque jeune maître des requêtes pourra bien servir monsieur le Maréchal de Vieilleville. Pour le cardinal, c'était une erreur que de se porter audevant des reîtres qui ne se pressaient point. Mieux valait aller au-devant de Coligny et de Condé qui étaient «d'une pâte moins lente ». Quand on se serait débarrassé des Français, on se tournerait vers les Allemands. Le cardinal s'estimait plus à sa place à la Cour. Le vide laissé par le connétable de Montmorency n'avait pas été comblé. Les débuts du duc d'Anjou comme ceux du duc de Guise trahissaient leur jeunesse, leur incompétence; les ordres étaient souvent contradictoires, quand ils existaient.
Leroi Charles IXcommandait à Paris, le duc d'Anjou était à Nemours, le duc de Guise à Sens auprès de Villegagnon, son mentor de Hongrie. Lorsque les huguenots approchèrent de Sens, le duc de Guise qui les attendait depuis huit jours, remonta jusqu'à Troyes, emmenant avec lui toute sa cavalerie. Il laissait Villegagnon seul dans la place avec des gens de pied, sans la moindre ressource offensive. En se retirant à Troyes, Guise se croyait en meilleure place pour s'interposer à l'avance des reîtres. Il obéissait aux directives du roi. Atout prix, il fallait éviter lajonction entre l'armée de Condé et les mercenaires allemands. A Sens, les habitants avaient tout à craindre de voir l'armée de Condé s'emparer de la ville. Ils redoutaient la terrible vengeance des huguenots. Le 12avril 1562, eux-mêmes s'étaient livrés aux pires exactions contre les calvinistes, nombreux à Sens. Cela avait commencé par la destruction d'une grange hors de la ville où, malgré l'édit dejanvier, on prêchait. Puis la maison d'un conseiller du siège présidial du roi avait été pillée, saccagée, après qu'on eut bu le vin de la cave, défoncé les tonneaux et laissé répandre sur le sol le vin qui restait. Onavait détruit une maison où étaient assemblés des gens de la nouvelle religion... et le carnage avait commencé. Lafemme de Jacques Ithier, médecin réputé de la ville, fut prise par la populace et tuée en présence de ses deux filles. L'une d'elle, jetée en prison. Lamère, mise à nu, avait été traînée par le col jusqu'à l'Yonne. D'autres habitants subirent le même sort après avoir été assommés ou tués à coups de fourches. On vit, jetés dans la rivière, les cadavres de plusieurs hommes liés par les mains à des madriers, par trois. Les corps de ces sinistres trios furent retrouvés échoués le long des berges. L'Yonne, puis la Seine, jusqu'à Paris charrièrent des cadavres. On comprend que les catholiques sénonais eussent accepté sans broncher les mesures sévères prises par un Villegagnon bien décidé à défendre la ville jusqu'au bout. La situation à Sens était mauvaise. L'amiral Coligny et Condé venaient de s'emparer d'un point stratégique, Pontsur-Yonne, après avoir anéanti ses défenseurs. Les capitaines avaient été pendus. Unecentaine de soldats avaient pu s'échapper et gagner Sens. Leurs récits répandaient la terreur. Villegagnon disposait de dix compagnies, une milice
urbaine peu aguerrie. Il manquait d'hommes, de munitions pour soutenir un siège en règle. Il demanda au duc d'Anjou, à Nemours, renforts et munitions. Il le prévenait qu'il avait dans la place cinq cents soldats sans capitaines. Condé fit savoir qu'une paix honorable pouvait être signée. Était-il sincère ou voulait-il entretenir cette illusion afin de saper chez les catholiques toute envie de se battre? Pour commander les hommes sans officiers, le duc d'Anjou envoyaàSens les capitaines Serriou et Gouast. Ils se placèrent sous les ordres de Villegagnon. Celui-ci recevait trois caques de poudre. Puygaillard arrivait avec deux cents pistolliers et soixante hommes. La situation s'améliorait. Le27septembre, vers le soir, la femme d'un certain Louis Gasteau, marchand, ramassa par hasard un écrit qui se trouvait sur le pavé dans la rue où demeurait Pescheur, lieutenant particulier. Onpouvait ylire en cinq articles l'horrible dessein que les huguenots avaient sur la ville, son clergé, les religieux et tous les catholiques... Suivaient des instructions de massacres, de mise à mort de «prêtraille et moinerie, les habitants de 1562 qui avaient massacré nos frères seraient reconnus, mis à mort ». Quant à Villegagnon, il serait «la proie opime ». Le gouverneur de Sens fit couper le pont sur l'Yonne. La ville avait forme de bateau, comme la cité de Paris, Villegagnon fit fondre des boulets, bourra ses canons de poudre et attendit. Les Senonais furent fort surpris de voir un groupe de ménétriers, de violoneux s'installer devant la cathédrale de Saint-Étienne. Pendant que les hommes, des tailleurs de pierre, travaillaient à achever la tour de pierre 1que d'autres s'affairaient à ajouter un transept, les musiciens jouaient devant le portail central des airs gais, dansants. Aceux qui les interrogeaient, ils répondirent qu'ils jouaient sur l'ordre de M.le gouverneur, ce qui ne manqua pas de surprendre. Pendant ce temps, Villegagnon inspectait les fortifications enserrant la ville. Condé n'avait qu'un seul canon et deux couleuvrines. Son armée, estimée à trois mille hommes, dont un millier de cavaliers, avançait vers Sens et l'entourait d'un cercle de 1. Latour septentionale deSensn'ajamais été achevée dans le style d'origine. Latour méridionale ou tour de Pierre, s'étant écroulée en 1268, a été réédifiée au xIV"siècle. La partie supérieure a été achevée au xviesiècle. C' est, sans doute, sur cette tour que Villegagnon avait installé ses ménétriers.
feu :brûlaient les églises de Saint-Didier, de Valery, de Villeneuve-de-Dondagre, Villeroy, Saint-Valérien, Villegardin, Courtois, les abbayes de Saint-Jean-lez-Sens et de SaintRémy, les prieurés de Saint-Bond et de Saint-Léon. On ne comptait plus les dévastations. Autrompette du camp Huguenot, sommant la ville de se rendre, Villegagnon répondit en incendiant les maisons et les églises qui encombraient les faubourgs de Saint-Didier, Saint-Antoine et Notre-Dame, quartiers les plus rapprochés des murailles. Toutes les vieilles constructions qui avaient champignonné dans les fossés des remparts furent abattues. Par ces destructions, Villegagnon montrait son intention de se battre. Elles dégageaient le champ de son artillerie. Le gouverneur n'écoutait pas les plaintes des habitants chassés de leurs maisons... Les huguenots avançaient vers la ville, bien décidés à prendre d'assaut les remparts. Villegagnon fit monter les ménétriers au sommet de la tour de Saint-Étienne. Unebelle bande de musiciens. Hautbois, violons, flûtes, jouèrent joyeusement leurs airs favoris puis se mirent en branle les cloches de la cathédrale. C'était une merveille de sonnerie que celle de Saint-Étienne avec ses sept cloches toutes neuves formant les sept notes de la gamme, une cloche à l'octave et deux bourdons pour la basse continue. Politesse envers les chefs huguenots comme si on les attendait pour un festin! Soudain, l'artillerie, juchée sur la tour en construction, donna de la voix, «leur sonna une basse-contre toute différente à celle du hautbois, au son de laquelle faisoit toujours le petit ou le canart quelque huguenot du camp ». Les huguenots, surpris par les incendies allumés par les gens de Villegagnon, par cette musique, le tir de l'artillerie, minèrent la muraille entre la porte Saint-Antoine et l'Yonne. Villegagnon fit éventer la mine. Elle sauta et une grêle de pierres s'abattit sur ceux qui ytravaillaient, une soixantaine d'hommes. Il y eut des blessés, des morts. La maçonnerie, l'ensemble de la muraille n'avait pas bougé. Villegagnon fit ouvrir grand la porte Notre-Dame, donnant sur la route de Troyes, juste en face du camp des huguenots. Le pont-levis fut baissé. Personne pour en défendre l'accès. Pas le moindre soldat, même ceux qui avaient effectué la manœuvre avaient disparu. Les huguenots les plus proches regardèrent avec étonne-
ment le pont, la porte voûtée, béante, vide. Leur hésitation fut de courte durée. L'occasion depénétrer dans la ville était trop belle pour qu'ils n'en profitassent point. Ils rassemblèrent une centaine d'hommes. Ils passèrent le pont-levis et avancèrent à l'intérieur de la porte... Alors, une terrible détonation retentit. Sept à huit pièces d'artillerie tirèrent à la fois, vomissant une mitraille dans l'axe de la porte. Villegagnon lui-même, donnant l'exemple, avait mis le feu à un de ces canons. Les têtes volaient en éclats, les membres dispersés aux quatre vents «sans pouvoir jamais se rassembler en ce monde », dit Haton \ Ce fut une fuite éperdue. Les huguenots marchaient sur les cadavres des leurs tombés sous la mitraille. Avec cinq cents hommes soudain surgis des maisons avoisinantes, des ruelles parallèles aux remparts, Villegagnon s'élança à la poursuite des fuyards, atteignit le camp huguenot. Cefut l'affolement jusqu'au moment où Villegagnon se retira. Les huguenots étaient trop nombreux et le gouverneur de Sens ne voulait pas risquer d'être leur prisonnier. Une autre sortie eut lieu quelques jours plus tard, le 30novembre, jour de la Saint-André. Commencée à sept heures du matin, alors que le jour se levait, elle coûta cinq cents hommes à l'armée de Condé. Nombreux furent les prisonniers qu'il fallut défendre contre les paysans qui assommaient à coups de pelles et de pioches les fuyards surpris dans les campagnes. Dans sa retraite, l'armée dispersée de Condé pilla et ruina l'abbaye de Sainte-Colombe et l'église des Cordeliers, située près de la porte Saint-Hilaire. Quoique obligé de se tenir en vue des murailles pour ne pas compromettre la sûreté de la place, Villegagnon «fict plusieurs sorties en armes dessus lesdits conjurez, et leur bailla de rudes charges sans perte de beaucoup de ses gens, qui donnèrent tant de pertes à l'ennemy huguenot qu'il fut contrainct de lever le siège avec sa honte et de quitter ladite ville en son repos ». Condé n'insista pas, reconnaissant dans cette succession de stratagèmes et de coups hardis la main d'un habile capitaine qui fut à l'école de Langey. Il se replia sur les villages, entre Sens, Brey et Nogent. Chacun de ses pas était marqué par un incendie. Villegagnon demeurera à Sens jusqu'au début de décembre. Dans la sortie du 30novembre, Jehan de Ligne Mémoires, 1. Claude dice; et Bibl.Haton, Provins ms. 32.publiés par M. Bourguelet, tome II, appen-
rot, seigneur de Hutin, fut tué. On enterra solennellement les officiers et les soldats dans l'église des Cordeliers. Une inscription fut placée pour rappeler leur combat dans le siège de Sens : GENEROSIS TRIBUNIS FORTISSIMISQUE MILITIBUS QUI ERUPTIONE FACTA EX URBE SENONENSI, DUM AB HOERETICIS PERDUELLIONIBUS OBSIDERETUR DIE DICTA ANDREAE 1567 CATHOLICA RELIGIONE, CHRISTIANISSIMIQUE REGIS DEFENSIONE FORTITER PUGNANDO, MAGNA HOSTIUM STRAGE EDITA OCCUBUERE, CIVES SENONENSES IN PERPETUAM VIRTUTIS ET PIETATIS EORUM MEMORIAM OFFICII MEMORES ET ANTIQUISSIMAE URBIS TUTELAE.
Le duc d'Anjou s'attendait à voir Sens succomber cent fois. Au contraire, la ville avait tenu bon et repoussé les huguenots. Les lettres de Villegagnon furent lues au conseil du duc ainsi que la dernière lettre du roi Charles IX, datée du 5décembre. Mon frère - par la dépêche que Sourye m'a apportée, j'ai trouvé de quoi mecontenter grandement, voyant le siège levé devant ma ville de Sens, et la bonne résolution que vous avez prise tant pour les logis de mon armée que pour bien employer dorénavant celle-ci aussitôt que vous vous serez joint avec les forces de Gascogne. Pendant ce temps, Villegagnon célébrait une action de grâces dans la cathédrale Saint-Étienne. Elle devait être donnée chaque année le 21 janvier et ce perpétuellement1. Le roi craignait toujours l'avance des reîtres. Il fallait s'y opposer. Tous, même le duc de Nevers, furent instamment priés de se joindre au duc d'Aumale. Villegagnon reçut l'ordre d'envoyer tous ses gens de pied. LeJournal du duc d'Anjou 2nous renseigne sur les événements qui se passèrent dans la vallée de l'Yonne. Ville1. Cette solennité eut lieu pour la première fois le 21 janvier 1569 et fut répétée plusieurs années de suite. On fit graver des inscriptions en langue latine pour perpétuer le souvenir des destructions commises dans les églises des faubourgs de Sens, la première relative à l'église de SaintSavinien. 2. Journal du duc d'Anjou, transcription du Mss. f. fr. 15.543 de la Bibliothèque nationale.
gagnon y tient le premier rôle, tandis que le lieutenant général du roi, le duc d'Anjou, toujours à Nemours, apprend son métier : Le dimanche 7, au matin, Monseigneur eut des nouvelles du Sr de Villegaignon du 6 qui lui faisait savoir que le pont de Sens serait toujours aisé à refaire et qu'il serait prêt à s'en servir quand on voudrait, qu'il envoyait les chevaux d'artillerie par les arquebusiers de Strossi et les équipages, et qu'il ferait la provision de pain et de farine que l'on avait commandé à Sens. Les ennemis selon ce qu'on lui disait tenaient le chemin de Champagne et de Lorraine et voulaient aller au-devant de leurs reîtres et avaient dessein de prendre Metz en passant... La ville de Sens était telle que dès le premier ou le second jour l'ennemi pouvait gagner le fossé et qu'il pouvait commander aux habitants de la ville aussi bien au clergé qu'aux autres de faire flanquer et fortifier le fossé de sorte que la ville se puisse se défendre. A toutes ces choses, il fut répondu et satisfait bien amplement. Monseigneur, après avoir fait répondre au Sr de Villegaignon et pourvu a ce que le Roi en donna avis, lui faisant bien entendre le texte ci-dessus, et lui envoya l'original de la lettre du Sieur Villegaignon. [...] Le soir, Monseigneur eut des lettres de Sens de Villegaignon et des habitants de ladite ville par lesquelles lui fut informé que, après l'arrivée au camp de Mons du duc de Guise, deux cents hommes de pied qui avaient un grand nombre de gougeats parmi eux, lesquels vivaient à discrétion et ruinaient les pauvres habitants de ladite ville, le suppliant d'y remédier, sur ce, ledit seigneur [de Guise], aussitôt, écrivit aux capitaines qui commandaient à ces soldats de ne rien prendre que de gré et de payer raisonnablement sous peine de punition corporelle, et aux habitants de cette ville de faire cent mille pains. Le 9 décembre, rien ne fut fait dans la matinée, sinon que Monseigneur écrivit à Villegaignon d'envoyer au duc d'Aumale le nombre de gens de pied qu'il lui demanderait. Après souper, il fut écrit à Villegaignon qu'il ne fît point de difficulté de les envoyer, qu'on les lui remplacerait par quatre compagnies de Gascons, deux de Tilladet et deux du capitaine de Montluc. Il lui fut également écrit de visiter tous les bateaux, planches, câbles et cordages qui se trouveraient à Sens, de les arrêter et de les tenir prêts en cas de besoin. Aussi
d'envoyer des souliers au camp avec des cordonnierspour la nécessité qu'on en avait. Villegagnon envoya tout le matériel de navigation demandé. Il voulait cependant savoir l'usage qu'on en voulait faire : transporter des soldats, faire des pontons, des ponts? Ainsi, ils obéiraient mieux aux nécessités. Quant aux souliers, il avait beaucoup de peine à en réunir mille paires. Ses hommes s'étant naturellement servis les premiers. Les châteaux des environs regorgeaient de vivres, de grains entassés par l'ennemi. Villegagnon proposait de s'en emparer pour peu qu'on lui envoyât des soldats. Onlui avait enlevé la cavalerie pour Guise, on lui prenait son infanterie pour d'Aumale. Villegagnon, diminué de ses troupes après sa victoire de Sens, avait conscience de sa faiblesse. Il avait reçu un capitaine nommé Petre. Battu à Pont-sur-Yonne, Petre avait été fait prisonnier par les huguenots. Moyennant rançon, le capitaine avait recouvré la liberté et il se présentait devant le gouverneur de Sens pour lui donner force détails sur ce qu'il avait vu, entendu dans le camp huguenot. Le capitaine avait appris que l'ennemi se disposait à reprendre Sens malgré les pertes subies : quatre cents hommes tués ou blessés, dont huit capitaines. Les renseignements étaient si intéressants que Villegagnon dépêcha le capitaine Petre auprès du duc d'Anjou qui venait d'arriver à Montereau. Dans sa lettre introduisant le capitaine Petre auprès du duc, Villegagnon se plaignait qu'il avait dû se dépouiller de ses troupes;il demandait au duc d'Anjou de maintenir à tout prix la petite garnison qu'il avait eu tant de mal à imposer auxhabitants de Villeneuve-le-Roy. Il avait été obligé d'amener six otages à Sens qui, d'ailleurs, s'en étaient enfuis. Finalement, garnison pour garnison, les habitants s'étaient accommodés de celle qu'ils avaient. Lalettre de Villegagnon fut lue le 14décembre au conseil de Montereau. En réponse à cette lettre - Villegagnon n'y avait pas caché son amertume -, le duc d'Anjou fit savoir au défenseur de Sens qu'il prenait la ville sous sa garde. Il se tenait prêt à intervenir. Personne à Sens ne devait redouter le retour de l'ennemi. Leshabitants se montraient irrités par le bruit du va-et-vient des troupes, le galop des chevaux. Ils quittaient la ville. Les Senonais avaient supporté les violences d'un tyranneau, le
capitaine Rancé. Villegagnon lui-même avait eu à subir les incartades de ce capitaine indiscipliné. Le 14 décembre, sans prévenir, sans dire où il allait, il avait quitté Sens avec la plupart de ses gens. Le gouverneur ressentit l'injure qui était faite à son rang et à sa personne. Il supplia le duc d'Anjou de «lui en faire raison, sinon, il demandait son congé ». Leduc fit payerà Rancéune somme importante, en débarrassa Villegagnon et les habitants de Sens. Ce n'était pas terminé : ceux-ci demandèrent une indemnité pour les pertes subies par les méfaits du capitaine. Monseigneur plaida leur cause auprès du roi... Quant à Villegagnon, le duc d'Anjou le priait de «continuer ses bons services comme avant ». Les huguenots, chassés de Nogent, occupèrent Auxerre. Leurs bandes, installées dans les châteaux et les maisons du plat pays, saccageaient, pillaient. Villegagnon, faute d'une cinquantaine de chevaux et de trois cents arquebusiers, était dans l'impossibilité de les en chasser. Son petit trésor de guerre était épuisé et il ne pouvait payer ses soldats qui se débandaient, pillaient, faisaient pis que l'ennemi. Leshabitants, les paysans assaillaient Villegagnon de leurs plaintes. Sous couvert de religion, la lie de la population, les gueux avaient toutes les possibilités pour piller, violer, tuer. Villegagnon souffrait de ne pouvoir arrêter les bandes de huguenots et reprendre en main les catholiques ou ceux qui se disaient tels. Lechevalier de Malte fit part au roi des multiples réclamations qui l'assaillaient: Je ne saurais plus ouïr les plaintes que j'ai eu à ouïr ces jours passés par faute de payement... Nous avons Valeri, Dolot, Chevri, châteaux occupés par le prince de Condé, pleins de brigands qui sont continuellement à battre et épier les cheminspour volerlespassants, disant être ensauvegarde de VotreMajesté; etpour endonnir vospauvres sujetsportent croix blanche sur leurs manteaux, jusqu'à l'approche de leur proie. Alors, ils se découvrent et montrent leur casaque de huguenots. Nouspourrions remédier à ces inconvénients, si nous avions de bons soldats bien payés et vivant bien... J'ai envoyé à Auxerre pour savoir toutes nouvelles, dont j'avertirai votre Majesté incontinent, Dieu aidant, la suppliant, s'il lui semble bon de m'envoyer ici quelques gens, de m'en avertir afin de pourvoir à leurs vivres et logis de bonne heure.
Le gouverneur de Sens entretenait une correspondance régulière et suivie avec Charles IX. Il le tenait au courant du déplacement des capitaines et de leurs compagnies. Le capitaine Bérat était à Sens depuis huit jours quand, «le 22 décembre 1567, le seigneur de Villegagnon ordonna que la compagnie du capitaine Bérat qui était restée en cette ville, serait logée dans les maisons des huguenots absents et des personnes suspectes indiquées par le décret rendu en l'hôtel de ville, le département desquels logies fut fait par le Maire et les eschevins » Le capitaine Bérat ne devait pas demeurer longtemps à Sens. Le 24 décembre 1567, Villegagnon s'était emparé de Courtenay et de son château et confiait au capitaine la mission de rechercher les réserves de vivres laissées par les huguenots au château. Cette question de «vivres »était importante si on ne voulait pas voir les soldats piller les maisons, vivre sur l'habitant. Le capitaine Bérat fit savoir au gouverneur de Sens qu'il voulait aller servir au camp du duc d'Anjou. Villegagnon refusa. Il avaitbesoin de ce capitaine, connupour l'entraînement de ses hommes aux coups de mains, aux attaques impromptues. Toutle mois dejanvier 1568, Villegagnon demeura à Sens. Il lui fallait relever les dégâts causés par le siège, renforcer les points fortifiés démantelés. Pour libérer le champ de son artillerie, il fit abattre des masures, une église. Profitant des emplacements vides, il commença la construction de deux nouveaux boulevards. Il logeait les habitants sans abri en ville ou dans les environs. Il faisait de l'urbanisme!Ainsi, trouvait-il son bonheur dans l'éclectisme de ses entreprises. Le 16janvier, le duc d'Anjou avait fait installer à Sens un des magasins de vivres de l'armée. Uncommissaire avait été chargé de le créer, de le gérer. Cette mesure avait rassuré les Senonais. Leur ville serait défendue. Ils n'avaient plus à craindre la vengeance des huguenots dont les bandes étaient toujours présentes dans la vallée de l'Yonne. Puis les Senonais virent arriver huit enseignes du chevalier de Montluc! Villegagnon reçut l'ordre d'aller à Pont-sur-Yonne pour 1. Registre de Taveau, Archives de Sens.
voir si la ville était occupée par les huguenots et si le pont n'avait pas été rompu. S'il ne l'était pas, il fallait le détruire. Au Conseil du 29 janvier, le duc d'Anjou fut avisé que les Provençaux, qui étaient à Orléans, marchaient sur Montereau où ils devaient se joindre aux huguenots de Condé. Le duc dépêcha immédiatement deux courriers, l'un vers Danga, gouverneur de Montereau, l'autre vers Villegagnon à Sens. Il leur demandait d'envoyer un homme, chacun de leur côté, qui irait au-devant de l'ennemi et reviendrait avec des informations : routes suivies, effectifs, moral des troupes... Le duc d'Anjou, qui faisait chaque jour des progrès dans l'art de la guerre, voulait savoir exactement ce qui se passait du côté de Montereau. Villagagnon commença par couper le pont de Pont-surYonne et par raser les pilotis plantés dans la rivière afin que les huguenots ne pussent le reconstruire. Ainsi, Pont-surYonne était à l'abri de toute surprise. En trois lettres, les 25, 30 et 31 janvier, adressées au duc d'Anjou, Villegagnon dressait un tableau de la situation. Dans les deux premières lettres, le gouverneur ne parlait que de l'arrivée à Sens des huit compagnies de Montluc 1. Il les avait logées aux environs de Sens, pour soulager le pauvre peuple de la ville. Ensuite, il irait à Joigny et à Villeneuve-le-Roi. Il était d'avis de détruire les petits châteaux qui étaient alentour, favorables à l'ennemi. Il fallait en faire autant du château de Courtenay et retirer les deux compagnies qui ydemeuraient. Dans sa troisième lettre, le gouverneur de Sens disait être allé à Villeneuve-le-Roi pour démolir le pont. Il avait trouvé le capitaine La Fontaine, bien embarrassé. Avec sa compagnie, il avait été refoulé par les habitants. Villegagnon, pas plus que La Fontaine, n'avait le pouvoir de les faire céder. Crânement, à cheval, Villegagnon s'était avancé sur le pont, seul. Ayant rencontré les notables de la ville, il leur avait expliqué que ses hommes ne venaient là que pour les protéger. Il convainquit ces gens, craignant toujours l'arrivée de soldats dans la ville. Suivi du capitaine La Fontaine, de ses hommes, il fit son entrée dans Villeneuve-le-Roi. 1. Frère aîné de Bertrand de Montluc qui tenta en 1566 une expédition vers Madagascar. Il fut tué à Madère où il avait l'intention de faire aiguade.
Il n'en fut pas de même à Joigny. C'est ce qu'écrit Ville-
gagnon, le 1erfévrier, au duc d'Anjou.
J'y fus hier. J'y trouvai un peuple si rude et si bestial qu'il n'y a d'espérance de l'amener à la raison, sinon par la force... Personne ne commande. Les vignerons et la population se réunissent et crient tous ensemble. Si l'un veut, l'autre non, de sorte qu'il ne faut en attendre que confusion. Ils ont chassé leur gouverneur et n'obéissent à leurs échevins comme s'il n'y en avait point. Ils ne veulent aucune garnison, disant qu'ils se gouvernent eux-mêmes. Je crois qu'ils n'ont comme armes que des fourches en fer et de vieux rançons. Cette peur des soldats, de quelque religion qu'ils fussent, définit bien ce temps où la France était sans autorité réelle, divisée en deux camps dont les chefs se haïssaient, où les mercenaires suisses, allemands, non payés, faute d'argent, se payaient sur l'habitant. Mieux valait cependant cette paix très relative à une guerre ouverte. Villegagnon tenait Joigny pour perdu dès la première brèche dans des murailles en ruines non flanquées, commandées par une montagne battue en courtine sur un point. Toujours pareil à lui-même, Villegagnon, audacieux, réfléchi, se rendit à Joigny, entra à cheval dans le fossé, parvint au pied de la tour dans laquelle s'ouvrait la porte de la ville. Levant la tête, il appela. Ainsi, il put parler à un notable, puis d'autres accoururent. Ils n'acceptèrent pas que le pont fût abattu, écrivit Villegagnon au duc d'Anjou. Je ne sais si la révérence qu'ils doivent à leur Seigneur les pourrait fléchir; le seigneur de Longueron m'a dit vous avoir écrit. Blosset, l'un des capitaines ennemis, est venu les reconnaître avec cinquante chevaux et des hommes et les somma. Il est nécessaire d'y pourvoir promptement car, cette ville étant perdue, nous amènera beaucoup de difficultés. Aussi, est-il nécessaire de rompre le pont... Aussitôt, le duc d'Anjou fit savoir aux manants et habitants de Joigny que cinq compagnies de gens de pied, une d'arquebusiers à cheval allaient arriver pour maintenir leur ville sous l'obéissance du roi. En persistant dans leur refus, ils s'attireraient une punition exemplaire. Il n'appartenait pas «à telles gens d'interpréter les commandements ».
Le duc de Nemours et le comte d'Aremberg devaient «casser l'entreprise pendant que Villegagnon romprait les ponts de Joigny et de Villeneuve-le-Roi ». Ordre fut donné le 4 février à La Bourdaisière de rétablir les ponts d'Anglure et de Plancy afin d'y faire passer l'artillerie. A Sens, Villegagnon jugeait la situation critique, pire qu'en novembre dernier. Huit compagnies de Montluc, sous le commandement du capitaine Bonavis, avaient quitté la ville pour aller défendre Montargis, menacé. On avait pensé éloigner de la ville Renée de France, duchesse de Ferrare, toujours encline à tendre la main aux huguenots. On ne le fit pas. La «bonne dame », sollicitée, courtisée par les deux partis, tenait balance égale entre eux et s'enferma dans la plus stricte neutralité. Une fois de plus, le capitaine Bérat avait fait savoir à Villegagnon son intention de quitter le château de Courtenay avec trois enseignes et de gagner le camp du duc d'Anjou à Nemours. Villegagnon avait à nouveau refusé. ASens, le gouverneur connaissait sa faiblesse. Il demanda au duc d'Anjou le remplacement des gens de pied, des arquebusiers, des cavaliers qu'on lui avait enlevés. Il écrivit au duc deux lettres, datées du 5 et 6février. Elles furent lues et commentées au conseil du 7. Le duc était à ce moment-là à Saint-Mesmin. Il devait passer la nuit à Pont-sur-Seine. Dans sa lettre du 5février, Villegagnon faisait savoir que le capitaine Bonavis était parti le matin avec son compagnon pour aller à Chartres selon le commandement du chevalier de Montluc. Soudain, il avait envoyé un courrier exprès pour atteindre les compagnies afin qu'elles prissent le chemin de Montargis. Villegagnon demandait au capitaine Bonavis de prendre garde des villes de Joigny et de Villeneuve-le-Roi. Les capitaines commandant ces villes devaient rendre compte de leur situation, de leurs affaires et savoir qu'on les aiderait le plus que l'on pourrait. Dans sa seconde lettre, Villegagnon parlait de l'armée du prince de Condé. Elle passait l'eau à quatre lieues d'Auxerre où était Condé. Elle prenait le chemin de Montargis. Villegagnon «avait oppinion qu'il ne viendroit point les veoir à Sens car il n'estoit point croiable qu'ils se voulussent enfermés entre deux rivières et la ville de Montereau et Villeneuve-le-Roy ayant l'armée dudit Seigneur sur leurs flancz et un pays affamé où ils ne scauroient vivre deuxjours dans une ville où ils n'aoient aulcune intelligence... ».
Il fallait nommer à Villeneuve-le-Roi un homme résolu pour commander trois jeunes capitaines quelque vaillants qu'ils fussent. Ainsi, on fermerait le chemin à l'ennemi. Sens était plus forte que tout autre gouvernement de Champagne ! Quant à la bonne dame Renée de Ferrare, elle trouvait simplement que les deux parties se disputaient trop ses faveurs. Conclusion : elle refusa de recevoir les compagnies de Montluc pour ne pas attirer l'attention de Condé. Elle répondait de sa ville, une cité paisible où il n'y avait ni canons ni poudres, partant, ni catholiques, ni huguenots... Les renseignements de Villegagnon étaient exacts. Le lendemain même, près d'Auxerre, les huguenots tombaient sur les trois compagnies de gendarmes, celles de Turenne, Estauges et Mortemart et les mettaient en déroute. Puis, ils filèrent sur Joigny et Villeneuve-le-Roi où le duc de Nevers avait envoyé La Valette. Le duc d'Anjou, en de subtils calculs, des plans qui ne tenaient guère, perdait son temps, partagé entre de longues périodes de repos à Troyes et des randonnées le long de la Seine, sans jamais rencontrer ni huguenots ni reîtres. Ces Allemands, envoyés par le prince calviniste Frédéric III - six mille cinq cents reîtres et trois mille lansquenets -, étaient venus au-devant de Condé. La jonction des deux armées avait eu lieu sur la Meuse, le 16janvier 1568 '. En janvier, l'armée des vicomtes, forte de quatre mille hommes, commandés par Jean de Crussol, dit le baron d'acier, s'était mise en route d'Alès vers le nord. Le 4janvier, après avoir traversé l'Auvergne, elle campait à Vichy. Gagnant le Berry, ces troupes s'étaient jointes à celles de Condé qui assiégeaient Chartres. Les renforts de troupes italiennes et suisses du duc de Nevers n'empêchèrent en rien Catherine de Médicis d'être inquiète. Les chefs protestants n'étaient pas plus confiants. Ils n'avaient plus d'argent pour nourrir et loger leurs mercenaires. Catherine de Médicis et Condé s'étaient rencontrés à Longjumeau. Le 23 mars 1568, la paix fut signée. Elle avait été négociée par deux boiteux, Biron et Mesmes. De là à dire que c'était «une paix boiteuse », il n'y avait qu'un pas !L'édit d'Amboise qui, déjà, n'avait satisfait personne, était renouvelé. Les reîtres et les Suisses de Condé, selon la parole du roi, 1. Pierre Miquel, les Guerres de Religion, éditions Fayard.
allaient être payés à condition qu'ils quittassent le royaume sur-le-champ. La deuxième guerre de Religion se terminait; en fait, ce n'était qu'une trêve, un armistice. On avait jeté de la cendre sur le feu. Il n'était pas éteint pour cela. Le foyer de braises subsistait, et une nouvelle flambée était à craindre. Villegagnon, retiré en sa maison à quelques lieues de Sens, ne se faisait aucune illusion sur cette paix plus boiteuse que lui! Il laissait Sens avec un bon gouvernement, une milice de quinze cents hommes, moitié arquebusiers, moitié hallebardiers et piquiers, dix caques de poudre à canon, chacune de douze cents livres, six pièces de campagne, six fauconneaux, des mousquets, des arquebuses. Inventaire signé par un nommé Taveau '. Le 27 juillet 1568, les officiers du roi, maire, échevins de Sens, assuraient le roi qu'ils emploieraient leurs vies et leurs biens à la conservation de la ville en son obéissance. III
Après le rude hiver à Sens, les alertes, les veilles, les chevauchées le long des rives de l'Yonne, le soir, les comptes rendus, les lettres au roi, au duc d'Anjou, Villegagnon ressent une grande fatigue. Il ne s'est guère occupé de sa personne, de ses blessures; mal cicatrisées, négligées, elles se sont rouvertes. Il a la fièvre, garde la chambre. Heureusement, son esprit demeure vif. Il profite de sa relative immobilité pour lire. Un livre de sa bibliothèque lui tombe sous les yeux. Il est en latin. Son titre :Adversus consecrationem Christi et mensoe hujus sacrificium. L'auteur est un luthérien : Valentin Vannius. Et Villegagnon sursaute : ce «vain disciple du vain Luther » a eu l'audace, l'impudeur de dédier ce livre à Otto, cardinal et évêque d'Augsbourg!Villegagnon l'a connu en Allemagne et il sait son orthodoxie. Vannius a même placé ses hérésies sous le patronage du duc de Wurtemberg! Un comble! Aussitôt, Villegagnon recherche et trouve dans ses archives un traité inédit qu'il avait composé autrefois pour défendre son opinion sur la messe. 1. Taveau, greffier de la ville de Sens, auteur du Cartulaire Senonais.
Le goût, l'esprit de controverse reprennent le chevalier qui met au point son texte, un texte qu'il lance à la tête de Vannius. Le chevalier place sa réfutation sous le patronage du duc de Bavière, catholique fervent. Prince contre prince! Villegagnon ne pouvant plus servir par l'épée a recours à la plume. Il continue ainsi sa guerre de Religion!Ses témoins seront les plus hautes autorités religieuses romaines de l'époque : d'abord le cardinal d'Augsbourg, auquel il a exprimé son étonnement de voir son nom en première page de l'ouvrage de ce luthérien nommé Vannius, Barthélemy Faye, un vieil ami, président de la Chambre des requêtes au Parlement de Paris, le cardinal de Lorraine. Villegagnon, remis sur pied, dès sa première sortie, porte son manuscrit De Poculo Sanguinis à la Sorbonne. Le Censeur nommé par la faculté de théologie approuve, fait des compliments qui donneraient satisfaction à Villegagnon, puis, avocat du diable, feint de soutenir quelques détails, des propositions mises en avant par Vannius. Il provoque ainsi l'auteur duDePoculo Sanguinis et lui demande de nouvelles explications. L'affaire prend pour Villegagnon une extension inattendue. Alors, notre controversiste, raffinant sur le précédent, écrit une suite à son traité et l'adresse au cardinal de Lorraine. Desbruits de reprise de la guerre circulaient, parvenaient aux oreilles de Villegagnon. Aucun doute, il lui fallait abandonner la plume et reprendre l'épée. En août 1568 reprenait la guerre de Religion, insidieusement. Des confréries se créaient telle la Sainte Ligue chrétienne et royale. Elles se développaient dans les états où les protestants étaient nombreux, la Guyenne, le Languedoc. Leurbut était de «maintenir la foi ancienne et le Roy,souverain naturel et très catholique seigneur ». Les protestants étaient accusés de vouloir ruiner le royaume en attaquant la monarchie. On opposait «ligue contre ligue ». Ce qui manquait le plus à la reprise des combats était l'argent. Leroi vendait les biens d'Église pour s'en procurer. Le fossé entre catholiques et protestants se creusait. Les garnisons royales ne pouvaient plus pénétrer à Montauban, Albi, Castres, Millau. Le sang commençait à couler. AToulouse, le délégué royal Rapin, accusé d'avoir pris part à la guerre civile dans les rues de la ville en 1562, était
arrêté, jugé, condamné, exécuté. A Fréjus, le baron de Cipières et trente-cinq cavaliers protestants étaient massacrés. A Auxerre, la garnison avait saisi au passage cinquante mille écus réunis par Coligny pour faire évacuer le territoire par les reîtres allemands qu'il avait engagés. L'envoyé de Coligny qui venait réclamer les écus avait été tué. Amanzay, un officier d'Andelot, était assassiné par des hommes masqués, probablement des «confrères ». Le roi, la reine mère avaient encore sur le cœur la tentative de Condé de s'emparer de leurs personnes à Montereau. Telle était la situation quand Villegagnon fut désigné pour reprendre la défense de Sens et d'une région qu'il connaissait bien. Son premier, son principal souci était l'attitude que prendrait, à Montargis, la duchesse de Ferrare - «ville et maison sont ouvertes comme un hôtel-Dieu avec des airs d'Arsenal ». Les huguenots venaient de reprendre le château de Diant, domaine de la duchesse. Villegagnon estima nécessaire d'entendre la «bonne dame »de Montargis sinon se déclarer pour le roi de France, du moins faire savoir haut et fort sa neutralité. Villegagnon n'oublie pas qu'il s'adressait à la fille d'Anne de Bretagne, la tante d'Henri II, la femme d'Hercule d'Esté, la belle-mère de François de Guise, raffermie à distance par Calvin dans ses tendances réformées, quand, le 4 mars, il lui écrivit : Madame, Après que monseigneur votre neveu eut entendu la prise du château de Dian, il s'est résolu à le reprendre. Et craignant que ce fût une entreprise qui regardait de plus loin, il lui plut de m'envoyer en ce lieu de Montereau pour y prendre garde ainsi qu'aux villes voisines de cette rivière, puis entreprendre l'expugnation de ce lieu. J'espère une bonne issue s'il ne leur vient autre force que celle du château, dont ils ont espérance par le moyen de leurs confrères qui sont tant en votre ville qu'en autres lieux qui sont en votre obéissance, chose que n'entendrez, ne voudriez contre le roi favoriser telles entreprises, ainsi que j'ai assuré mon dit seigneur et son conseil, ayant depuis si longtemps connaissance de votre vertu et zèle inestimable au bien de la Couronne. Je n'userai d'autre langage persuasif de détourner de si sinistres desseins, qui sont ceux de ces pauvres insensés, sachant que ce seraient paroles perdues et que de vous-même les aborrez et blâmez autant que le roi le pourrait souhaiter.
Je supplie, Madame, le Créateur de vous donner longue et heureuse vie... De Montereau-sous-Yonne, le IVe jour de mars 1569. Loin de Sens, sur les bords de la Charente, à Jarnac, le 13 mars, deux armées sont en présence de part et d'autre de la rivière. L'une, protestante, forte de six mille hommes est commandée par le prince Louis de Condé, l'autre, catholique, royale, par le duc d'Anjou. Soudain, le lieutenant général Tavannes, avec ses cavaliers, ses reîtres, franchit sur un pont la Charente et se jette sur les huguenots qui attendent des renforts. Ceux-ci, surpris, ne peuvent que fuir. Au cours d'une charge de cavalerie, Condé, bousculé, tombe de cheval. Il se casse la jambe. Surviennent deux gentilshommes auxquels Condé se rend. Ils lui promettent la vie sauve. Des gendarmes, ayant à leur tête Montesquiou, arrivent au galop. Montesquiou reconnaît Condé et lui tire un coup de pistolet mortel dans le crâne. Coligny a réussi à s'enfuir. A Cognac, il rencontrera Jeanne d'Albret. En bon ordre, ses troupes rassemblées écouteront la reine de Navarre qui leur présentera son fils Henri, âgé de seize ans, et le fils de Condé, dix-sept ans, leurs nouveaux chefs. De Paris, le 6 avril, le duc d'Alençon écrit au roi de France, alors en Lorraine 1: [...] Le S' de Villegaignon est encore à Sens. Je l'advertiray de tenir la main à tout pour vostre service, tant au dict Sens que Villeneufve-le-Roy et Montereau, comme je feray le semblable à ceulx d'Auxerre. J'ay faict bailler commission au ST de Chivry pour lever cent hommes de guerre à pied, et mande audict Sr de Villegaignon qu'il face l'augmentation jusques aj ou iii [tel] cents hommes selon qu'il en sera besoing; et à vault beaucoup myeulx charger le pays de ceste despense que de le laisser opprimer par des voleurs et cette despense ne sera que pour ung moys ou deux. Ledict Sr de Villegaignon a jusques icy fort bien nettoyé le pays... Votre très humble et très obéissant frère, François. 1. Bibliothèque nationale, A. fr. 1239.
Dans les premiers jours de juin, Villegagnon quitte Sens et se retire dans sa commanderie de Beauvais-en-Gâtinais. Désormais, notre héros ne participera plus à la guerre. Celle-ci continue avec son cortège d'horreurs, de pillages, de massacres, de viols, d'incendies. On s'arrache les mercenaires au plus offrant, comme de précieuses marchandises, comme des objets. Le prince Guillaume de Nassau a dû licencier ses mercenaires touchés par les agents de Catherine. « Pas d'argent, pas de reîtres, pas d'Allemands. » C'est l'argent, chez les royaux, comme chez les huguenots, qui manque le plus. D'où une suite de demi-victoires de part et d'autre. Il semble que le manque de moyens, la peur de pousser plus loin leurs avantages retinrent les combattants. Faute de payement de leurs soldes, les mercenaires demandent, exigent le siège des villes pour les piller, comme Poitiers, après avoir pillé Beaune au passage. A Moncontour, le 3 octobre, les royaux, vainqueurs, ne se montrent pas plus humains que les protestants. Ces derniers, ayant massacré paysans et prisonniers, les troupes royales passèrent au fil de l'épée tous les huguenots captifs. Coligny, blessé au visage, put faire retraite avec ce qui lui restait de son armée sans être inquiété. Puis la guerre se déplaça dans le plat pays toulousain, jusqu'à Montpellier. « La guerre est une vendetta », écrit Pierre Miquel. Après la rencontre d'Arnay-le-Duc, le 27 juin 1570, les avant-gardes de Coligny menacent Montargis. La route de Paris est ouverte et Catherine de Médicis n'a plus de troupes pour s'y opposer. Elle sollicite une suspension des combats que Coligny est trop heureux d'accepter. Par l'édit de Saint-Germain, du 8 août 1570, la régente accorde aux huguenots ce qu'elle leur a toujours refusé : la liberté de conscience et l'exercice public de leur culte partout où il était pratiqué avant la guerre ; dans les faubourgs de deux villes par gouvernement, dans les demeures de nobles hauts justiciers. Pour deux ans, quatre villes fortes, Montauban, La Charité, La Rochelle, Cognac, sont abandonnées aux huguenots. Condé comme Catherine de Médicis peuvent se préparer à une nouvelle guerre...
Villegagnon a déposé les armes et repris sa plume. Il va recevoir les honneurs réservés aux vieux guerriers, ceux que les Romains qualifiaient d'emeritus. Le chevalier de Malte sera choisi comme représentant de l'Ordre auprès de la cour de France en 1570. Ala même époque, Charles IX le nommait gentilhomme de la chambre du roi. Le goût de Villegagnon pour l'étude du droit se réveille, ravivé par les visites de vieux amis, de jeunes parents qu'il a au Parlement. Ils viennent l'écouter, lui demander conseil, avis, sur des sujets brûlants : la politique, la religion. Les plus assidus sont le président Fayet, le conseiller François Allegrain, sieur de Dian, qui avait épousé la nièce de Villegagnon, Marie Durand, fille de Philippe. Le plus familier était le conseiller au Parlement, Faye, admirateur de Ronsard, fervent auditeur de Jacques Amyot, de Vigor, de Saintes, à la Sorbonne. Faye avait entrepris d'écrire un livre contre Calvin. Villegagnon ne pouvait qu'abonder dans ce sens : «Ce Calvin, roseau branlant, s'est vu broyé par notre Villegagnon, l'intrépide chevalier de Malte, non moins apte à exterminer les hérétiques avec la plume que les Turcs et les Maures avec le fer », écrira Faye. Villegagnon s'absentait parfois de sa commanderie. Il aimait se rendre en sa gentilhommière de Villegagnon dont il avait confié la gestion à son frère Philippe, alors président du présidial de Provins. Il poussera jusqu'à sa ville natale où, comme un navire à son port d'attache, il revient après une longue et périlleuse navigation. Il verra la ville nouvelle s'étendre, au-delà des remparts, gagner sur les champs. Villegagnon fera quelques apparitions à la cour de France avec le détachement, l'ironie cachée d'un homme qui en sait trop sur les mesquineries, les coups fourrés, les intrigues, les ambitions des courtisans. Il dut éprouver une certaine amertume en voyant Coligny reparaître à la Cour, avoir l'audace de s'installer près du Louvre. Que la reine mère n'avait-elle suivi les conseils de Villegagnon à Bar! saisir les biens de l'amiral, le faire comparaître devant un tribunal légalement constitué qui l'eût condamné à mort! Catherine de Médicis était-elle capable de faire acte de grand politique? Elle semblait occupée seulement à satisfaire ses passions domestiques, familiales, marier richement, voire princièrement les trois enfants qui lui restaient : Henri, duc d'Anjou, Marguerite qui atteignait vingt ans, et le
petit duc d'Alençon. Elle était restée fidèle à un homme qui ne l'avait point été. Sa vertu l'autorisait-elle à louvoyer, tergiverser, mentir, promettre et ne pas tenir? A force de reculer, de flatter l'une et l'autre partie, de louvoyer, elle allait tomber dans le pire : la sanglante Saint-Barthélemy. AParis, le 24août 1572, les cadavres «traînés dans les rues, attachés à des cordes comme des bêtes mortes », Coligny assassiné, son cadavre défenestré, vêtements arrachés, plongé dans la Seine, puis pendu par les pieds au gibet de Montfaucon. Tragique destin d'un homme qui avait dit : «J'aimerais mieux être traîné dans les rues de Paris que de recommencer la guerre civile. » «LaSaint-Barthélemy n'est pas unejournée, c'est une saison », écrira Michelet. Villegagnon n'avait pas attendu cette «saison » pour rendre son âme à Dieu. Malade, l'ancien guerrier valeureux était mort dans son lit comme un bourgeois de Genève, comme Calvin. Dansson agonie, le chevalier a dûfaire l'appel de ceux qui l'avaient précédé dans le sommeil éternel, lui qui, jamais, n'avait ménagé sa vie : Rincôn assassiné, Henri II mortellement blessé, François de Guise, le grand François, le premierà être balafré, assassiné. Montgomerytué à Saint-Denis, Louis de Condé assassiné... et Marie Stuart, emprisonnée, promise au bourreau. EtVillegagnon part pour son dernier voyage. Il en laisse la date incertaine. Est-ce le 9janvier 1571, selon l'inscription jadis relevée sur sa pierre tombale, ou encore en décembre de la même année, comme l'écrit le père de Saint-Romuald dans sonJournal chronologique?Doit-on croire la date du 15 janvier donnée par le curé de Provins, Claude Haton, dans ses Mémoires, date dont il reconnaît lui-même l'incertitude? Es environs du 15ejour du moys dejanvier de ceste année (1571) mourut auprès de Pluviers-en-Beauce, noble homme MeNicolas Durant licencié ès droictz, commandeuret chevalier de l'Ordre des Templiers de Saint-Jehan deHyerusalem et du roi, natif de Provins d'où il partit le lendemain des Rovs, pour s'en aller à une commanderie qu'il avait assez près dudit Pluviers, où il ne fut qu'environ dixjours avant que de rendre son esprit à Dieu, s'il lui plaist...
En bon chevalier de Malte qu'il était, Villegagnon aura une dernière pensée pour ceux que la mauvaise fortune avait poursuivis de la malchance. Il lègue par testament sa fortune, sa petite fortune, aux pauvres de la ville de Paris. Il en connaît la misère extrême. Son testament, passé devant MeDevetz et MeLe Camus, notaires au Châtelet deParis, le 26janvier 1572 ', nous laisse supposer la date de sa mort. L'exécution de ce testament fut accompagnée d'une procédure compliquée. Les pauvres attendirent longtemps avant de recevoir quelque argent et les frais en obérèrent sérieusement le montant. D'abord une ordonnance de la cour des comptes du 16avril 1572 (Archives nationales X°- 1636). Noyé dans les termes juridiques de l'époque, nous trouvons le montant de la somme léguée par Villegagnon. Les fonds et les arrérages s'élèvent à dix-huit cent cinquante livres tournois. Puis un arrêt suit de la même cour des comptes du 6mars 1574, suivi d'un autre arrêt le 2mai 1576. Ne restaient plus alors aux pauvres de la ville de Paris que neuf cents livres tournois. Villegagnon est-il mort le 9janvier 1571, selon l'inscription de la pierre tombale? En décembre de la même année, soit près de douze mois plus tard, selon le père de SaintRomuald, aux environs du 15e jour de 1571? 1. Archives nationales, p. 2320, p. 283. Apartir de 1567, le Parlement a daté rigoureusement les actes de l'année civile qui commençait le 1er janvier. La chambre des comptes a fait de même. Le testament de Villegagnon est donc bien du 26janvier 1572, date confirmée par deux fois par les arrêts du 6 mars 1574 et 2 mai 1576 : «[...] le testament dudit feu Durand, S' de Villegagnon passé par-devant Devetz et Le Camus notaires au Châtelet de Paris, le vingt-sixième janvier 1572 par lequel est apparue la donation ». Si nous admettons, au contraire, que l'inscription de la pierre tombale suit la règle de l'Église pour qui la nouvelle année ne commençait qu'à Pâques, le « 1571 » de la pierre tombale correspond au « 1572 » des arrêts. La différence entre le 9 janvier, date de la mort selon l'inscription, et le 26 janvier, date du testament selon les arrêts, peut s'expliquer par l'erreur d'un graveur ou encore par usure du temps qui aurait emporté le 2 précédant le 9. Ainsi, Villegagnon serait mort le 29janvier 1572, trois jours après avoir rédigé son testament. Quant à Claude Haton, dans ses Mémoires, il se trompe d'année. Il se serait rapporté à la pierre tombale. «Les tombes de la chapelle de Beauvais étaient en mauvais état et il était difficile de lire les inscriptions » (A. Heulhard). Nous avons eu un exemple, récemment, en examinant de très près la tombe d'un de nos ancêtres au cimetière de Mirmande (Drôme), où les dates effacées par le temps prêtaient à confusion.
Si on se réfère à Claude Haton, ou encore à la rédaction devant notaires de l'acte léguant fortune aux pauvres, c'est à cette date du 29janvier 1572, peut-être trois jours avant que nous nous rangerons. Souvent emporté par le courant de l'Histoire, nous avons été tenté d'imaginer Villegagnon discutant avec Omedès sur le drame de la prise de Tripoli, exposant ses projets de colonisation du Brésil au roi Henri II. Nous nous en sommes abstenu, serrant le plus près possible une vérité historique toujours difficle à cerner. La date de la mort de Villegagnon, située dans la deuxième quinzaine de janvier 1572, est la plus probable. Elle nous permet d'imaginer un homme ayant vécu chaudement, sur la fin de sesjours, dans sa commanderie de Beauvais-en-Gâtinais. Il vient d'apprendre la victoire navale de Lépante des forces de la Sainte Ligue sur le Turc, le 7octobre 1571. Lépante! l'entrée du golfe de Corinthe, la mer Ionienne. Que de fois, à bord d'une galère de l'ordre de Malte, Villegagnon a navigué sur ses eaux bleues, espérant rencontrer une galère de Barberousse, l'aborder, s'en emparer... ALépante, la flotte turque d'Ali-Pacha a été défaite, dispersée, incendiée par les deux cents galères espagnoles, vénitiennes, pontificales, commandées par le jeune don Juan d'Autriche, frère de Philippe II. Que Villegagnon n'était-il à Lépante ce jour-là... Dès l'annonce de la mort de Villegagnon, les écrivains protestants, Léry, Crespin et d'autres continuèrent leur besogne d'ensevelissement du chevalier Nicolas Durand de Villegagnon devant l'Histoire. Ils ne savaient pas ou ne voulaient pas savoir qu'un défunt n'est paré que de qualités, parce qu'il ne peut plus se défendre. Tout au plus, peut-on laisser les épines aux rosesjetées sur son cercueil pour rappeler qu'il fut un homme avec quelques défauts, et qu'il «n'est roses sans espines... ». En cherchant Villegagnon à la droite de Dieu, peut-être y trouverait-on Coligny? N'avaient-ils pas servi et aimé le même Dieu? Villegagnon fut enterré dans la chapelle de sa commanderie vis-à-vis du maître-autel. De pieux guerriers reposent à
ses côtés, entourent une pierre tombale où le chevalier est représenté, tête nue, armé de pied en cap. Sur la pierre on pouvait lire : Cy gift Noble &Religieufe perfonne Frere Nicolas Durand en fon viuant fieur de Villegaignon Cheualier de l'Ordre fainct Iean de Hierufalem, Commandeur de Beauuais lequel decedda le 9. iour de Ianuier 1571 Commanderie, chapelle, tombeau, tout a été emporté par le temps. Subsistent un village de Seine-et-Marne et un îlot dans la baie de Rio de Janeiro, nommés Villegagnon...
REMERCIEMENTS Terminant cet ouvrage, je veux exprimer toute ma gratitude à ceux qui m'ont aidé. En particulier à : MmeChristine Simon-Lecocq, bibliothécaire à Melun. MmeMarthe Mahot, adjointe déléguée au maire de Provins, M.Alain Pevrefitte. MmeMarzin, bibliothécaire de la ville de Provins. MmeIsabelle Le Masne de Chermont, conservateur, chargée du Fonds ancien de la bibliothèque municipale de Troyes. MmeChristian Franchet d'Esperey, maître de conférences à la Sorbonne. MmeAnne Martin, bibliothécaire à Provins. M.Jean-Bernard Roy, château-musée de la Préhistoire de l'Îlede-France - Nemours. M. Étienne Dodet, adjoint au maire, chargé des affaires culturelles de la ville de Sens. M.J.-P. Bitard, conservateur de la bibliothèque municipale de Périgueux. M. Pierre Bazin, conservateur du musée de Dieppe. M.Jean-Marc Meylan, conservateur de la bibliothèque municipale de Genève. M. Pierre Besnault, libraire à Paris. La librairie Amatteis, Le Mée-sur-Seine. M. Claude Gagnon, président de l'Association des familles Gagnon, Tournan-en-Brie. M. Louis Bouillé, maire de Villegagnon (Seine-et-Marne). La Bibliothèque nationale qui a mis à ma disposition les nombreux manuscrits concernant Villegagnon et son époque. Enfin, ce livre n'aurait pas été ce qu'il est dans son élaboration et sa mise en forme sans l'aide et la collaboration de mon épouse Josette.
BIBLIOGRAPHIE CLOULAS (Ivan), Henri II, Éd. Fayard, Paris, 1985. BATHiLD-BouRNiOL, les Marins français, 2vol. Éd. Bray et Retaux, Paris, 1876. DOMMORIN, Histoire du Gâtinais, 3 t. Éd. H. Laurent, Pithiviers. DUCHEIN (Michel), Marie Stuart, Éd. Fayard, 1987. DUJARDIN-DESCOMBES(A), Lettre inédite de Villegagnon - Expéditions d'Alger, Imprimerie de la Dordogne, Périgueux, 1895. FRAssER (Antonia), Marie Stuart - Reine de France et d'Écosse, Éd. R. Laffont, 1973. Gagnon - Guignon - Ganon de France, Association des familles Gagnon, Tournan-en-Brie. HEULHARD(Arthur), Villegagnon, roi d'Amérique - Unhomme de mer au XVIesiècle - 1510-1572, Éd. Leroux, Paris, 1897. JOURDAIN (Antoine), Tournan, village de la Brie française, Société historique de Villiers-sur-Marne et de la Brie française. MARAN(René), Nicolas Durand de Villegagnon, France-Empire Éd. MIQUEL (Pierre), les Guerres de Religion, Éd. Fayard, 1987. SADLER (Fernande), Grès-sur-Loing, Éd. Amatteis, 1986. SWEIG (Stefan), le Brésil, terre d'avenir, Éd. Albin Michel. WISMES (Armel de), les Chevaliers de Malte, Éd. France-Empire, 1972.
INDEX DES NOMS DE PERSONNES A ABRAHAMClaude : 195. ADORNEGeorges : 69, 76. ALBE duc d': 28, 174, 215, 220. ALBIZE capitaine : 198. ALBRET Jeanne d': 200, 212, 217. ALENÇON duc d': 215, 244. AE .iXANDRE VI pape: 181. ALVIN: 187. AMVILLE d': 198. AMYOTJacques : 246. ANDEIO . T d': 52, 56, 134, 177, 202, 207, 224. ANGLURE: 41. ANGOJean: 91. ANGUL ILARA comte dell* : 40. ANJOUduc d' : 40, 220, 224, 227, 232, 233, 235-237, 240, 244, 246. ANNEBAUT maréchal d': 25, 27. ARAMONd': 63-65, 72-75, 78, 79. ARAMONMme d': 72. ARGENLIEU: 41. AUBERI François: 153. AUBIGNÉAgrippa d': 15, 178. AUGSBOURG cardinal d': 242. AUMALEduc d': 60, 198, 218, 232. B
BAYARDClaude de : 72. BEATON cardinal : 44-46, 48. BEATON Marie : 53. BEAUCHASTELcapitaine : 57. BEAUMONTJean de : 34. BELLAY cardinal du : 23, 35-37, 87. BELLAY Martin : 23, 88. BÉRAT capitaine : 236, 239. BERTRAND cardinal: 99, 168. BÈZE Théodore de: 170, 199, 200. BIRON: 240. BLONDEI, Robert : 89. BLOSSET: 238. BOISSY seigneur de Bois-le-Comte : 111, 115, 121, 123, 127, 130-135, 144, 161, 170, 183, 184, 188, 190, 205. BOLWILLERbaron de: 211, 213. BONAVIS capitaine : 239. BORDELJean du : 165. Bos Jacques : 28. BOULIER: 127. BOURBON connétable de : 177, 204. BOURDON Pierre: 134, 157. BOUTHILLER: 105. BRANTÔME: 198. BRETAGNE Anne de : 243. BREZE seigneur de : 54. BRIQUEMAUT: 225. BURES Gabriel : 60.
BACCI-MARTELU: 56. C BARBEROUSSE: 33, 34, 64. BARBEZIEUX de : 226. CABASSOLFS: 103. BARGES capitaine : 72. CAGEAC: 56, 57. BARRE Nicolas: 91, 104, 106, 107, CAFFARELPaul : 15. 121, 123, 124. CALVIN: 16, 17, 19, 20, 81, 122, 124, BARTHÉLEMY capitaine : 72, 74. 125, 128, 138, 139, 144, 146, 147, BAUDOIN Martin : 163. 154, 161, 170, 191, 193-195, 212.
CARCESbaron de : 103. CARMEAUNicolas: 139. CARNÉMarc de : 63, 83, 88, 89. CARRThomas : 56. CARVALHO: 114. CASTELLEcapitaine la : 72. CAUVG INYJacques de: 125. CÉSEL: 71. CHABASJean de : 74. CHALLEMAS IONAntoine de: 191. CHAMPAGNEGuillaume de: 221. CHAPELLEla: 57. CHARLEScapitaine : 56. CHARLESIX: 167, 186, 189, 196, 212, 215, 220, 225, 228, 232, 246. CHARLESQuint : 17, 21, 28, 30-33, 35, 37, 63, 79, 85, 87, 99, 134, 135, 172. CHARTIERGuillaume : 127, 138, 148, 149, 154, 160, 161, 191. CHASSEBEUF: 101, 194, 199. CHASTREcapitaine La: 83, 84. CHEMANT:25. CHESNAUJean : 29. CHV I RYde : 244. CHRS ITAVASJayques : 180. CICERON: 22. CLAUSSE: 101. CLÉMENTVII : 21. CLERCFrançois le : 60. COINTAT: 127, 137, 145, 146, 148, 150, 151. COLBERT: 85. COLG I NY: 37, 40, 41, 61, 85, 88, 101, 102, 125, 128-130, 134, 137, 152, 162, 174, 176, 177, 191, 195, 196, 202-204, 209, 210, 228, 245, 249. COLOMBChristophe : 19. COLONNACamille : 31. COMBEAUXde : 226. COMBES: 78. CONDÉ: 177, 178, 203, 209, 215, 217, 224, 226, 228, 237, 240, 248. CORTÈSFernand : 28. CossÉ maréchal de : 227. COSTADuarte da: 180, 182. COSTEcapitaine : 72. COTG INAC: 72. COURCHAMP:309. CRENAY: 215. CRENAYle jeune : 266.
CRESPIN: 15, 148, 149, 154, 156, 157, 165. CRUSSOLJean de: 41, 240. D DANTASJoam-Pereira : 186, 206, 207. DAVID Martin : 134. DEJONCHERY: 193. DENIS capitaine : 91. DENIS Nicolas : 134. DENISE: 208. DEVETZ: 248. DIANE DEPOITIERS: 101, 174. Doissy : 154. DORIA André: 28, 64, 88, 101. DORIA Lambert : 26. DORIA prince : 26, 34. DpAGUT-RAis: 64, 68. DUDLEY amiral : 53. DUJARRIC-DESCOMBES: 30. DUMOseigneur : 41. DURANDLouis: 18, 20. DUSSAL de : 57. E ÉDOUARDVI: 51, 97. EGMONTcomte d': 174. ELBEUF d': 198. ELIZABETH d'Angleterre : 203. ÉRASME: 79. ERRAUT seigneur de Chemant: 19. ERSKINE lord: 46, 51, 53. EsPINE(Sainte Marie, dit I') : 89. EssÉ André de Montalembert, seigneur d': 41, 56, 57. EsTAUGES seigneur d': 56, 240. ÉTAMPES duc d': 63, 84, 89. F FARIBAN capitaine: 163. FAULCILLE La: 127, 156. FAYE Barthélémy : 246. FERDINAND empereur: 37, 221. FERRARE duchesse de: 215, 244. FERRIÈRES de : 58. FIESQUE comte de : 56. FLEMING lady : 54.
FLEMN I GMarie : 53. FLEURYsieur de : 72, 74. FONTAN I Ecapitaine La: 237. FONTAN I EF. de la: 219. FossÉ: 215. FRANÇOS I Ier: 17, 21, 25, 26, 28, 36, 37, 40, 44, 82, 88, 93, 181, 198. FRANÇOS I II : 167, 173, 176, 196. FRÉDÉRICIII : 240. FRÉGOSE: 25. FREL: 160. FRUCTIERBiaise : 60. FUSTLER: 77. G GARDE INJean: 134, 155. GASTEAULouis : 229. GESSNERConrad: 121. GM I ERA ,N: 69, 72. GLENCAR IN: 45, 47. GOAST: 229. GONNEVL ILEcapitaine : 91. GONZAGUEFernand de : 28, 35, 76. GORDESde : 58. GOURGUEScapitaine: 41. GRANTRYEGuillaume de : 72. GRANVELLE cardinal de: 191, 205, 208, 211. GRG INANseigneur de : 27. GROSSETPaul : 157. GUICHEFrançois : 35. GUL ILAUMEfrères: 154. GUISEles : 37, 59, 127, 176, 177, 202, 203, 209. GUISECharles de : 178. GUISE François de: 200, 201, 204, 207, 210, 227. GUISEduc François de: 174, 221. GUISE Marie de : 43, 44, 57, 58. H HAML ITON Jacques, comte d'Aran : 44-46, 48. HASSAN: 29, 31, 64. HATON: 98, 231, 247. HERTFORDcomte de : 47, 50. HENRIII: 37, 40, 41, 49-51, 56, 59, 60, 63, 78, 79, 83, 84, 86, 90, 93-97, 99, 100, 101, 121, 127, 128, 154, 167, 172, 173, 175, 176, 198.
HENRI III: 63, 97, 221. HENRI VIII: 37, 42-49, 51, 55. HEULHARD Arthur: 14, 41, 54, 129, 138, 165, 168. HÔPITAL chancelier de 1' : 170. HUSSEIN-DEY: 28. I ITHIER Jacques : 228. IVEUSES les : 72. J JACQUES Cinquiesme : 37, 42, 43. JALINQUES: 56. JEAN DEPORTUGALroi : 82. JOACHIM: 41. JUAN DA ' UTRICHE don : 249. JUANAdona : 220. JULES III : 63, 64, 82, 97. JUSTINIEN: 22. K KHAIR ed-Din : 29. KNox John : 44, 50. L UBOURET: 18. LAFON: 165. LAFON André: 134. LANGLY (Guillaume du Bellay) : 17, 25-27, 32, 34, 35, 37, 38, 40. LAUBESPINE de : 72. LE CAmus: 248. LECLERC capitaine : 89. LENNOX: 47. LÉRY Jean de : 15, 109, 127, 129, 130, 133, 137, 138, 144, 151, 154, 155, 157, 158, 162, 163, 167, 170, 172. LÈVE Antoine de : 82. LIGNIÈRES: 215. LisLE: 47. LIVINGSTONE Marie : 53. LONGUERON sieur de : 238. LORME Philibert de : 82-84. LORRAINE François de : 103.
LORRAN I Ecardinal Jean de :215, 222, 242. LOUDUN: 72. Louis XI : 42. Loup capitaine: 41, 57. Loups de: 226. LUNAAlvaro de : 79, 86. LUTHER: 44, 47, 241. LYARTBastien de : 167, 187. M MACARIUS: 161. MACHADODiego Barbosa: 181, 183. MAGALHAES: 15. MAGUANEchevalier de : 72. MAILLÉB -RÉZÉPhilippe : 54. MARGAGEATS:96, 110, 113, 117, 118, 132, 154. MARGUERT IEDÉ'COSSE: 42. MARIEde Hongrie: 134. MARLORATAugustin: 197, 229, 231, 239. MARQUS I Boniface : 195. MÉDICISCatherine de: 50, 97, 167, 173, 174, 187, 191, 196, 200, 204, 210, 212, 215, 219, 220, 225, 227, 240, 245, 246. MEL ILERAYELa: 41, 55. MELANCHTONPhilippe: 121. MENEZESManuel de: 183. MESMES: 240. MEUL ILONde : 198. MEUNJean de : 132. MIRYGuillaume: 154. MONACOprince Albert1er de: 172. MONTseigneur du : 56. MONTAIGNE: 188, 189, 191. MONTGOMERYGabriel de : 174, 176, 204, 212. MONTLUCJean de : 58. MONTLUC chevalier Blaise de : 58, 202, 220, 223, 236, 237, 239, 240. MONTMORENCY: 34, 55, 59, 61, 75, 88, 96, 97, 101, 134, 174, 176, 194, 201, 204, 212, 216, 227. MONTPEZAT:41. MONYNSde : 26. MORTEMART:72, 240. MORVILLIERS: 24. MOTHER -OUGELa: 56, 57. MUSSELBERG: 56.
N NASSAUGuillaume de : 134, 245. NAVARREroi de : 177. NEMOURSduc de: 174, 198, 239. NEVERSduc de : 240. NICOLAS: 154. NICOLAScapitaine : 58. NC IOLAYNicolas de : 53, 72, 74, 121. NICOTJean: 167, 182, 186, 187. NOBREGApère: 179, 180, 182, 190. NOCLEla: 225. NUNÈSPero : 66, 77. 0 OMEDÈSJuan : 63, 65, 66, 68-70, 72, 191. ORLÉANSduc d': 37, 39. OURRIER: 219. OYSELd': 41. OZIAS: 139. P PAISLEYabbé : 46. PARISOTchevalier: 41, 77, 79, 191, 199. PARPAILLE: 201, 202. PASSYde : 154. PAULIV: 88, 143. PAVIERaymond de : 56. PAYCOLAS: 112, 132, 151, 155, 190. PEDROdom: 188. PELUCIERGuillaume : 17, 23, 24, 93. PÉPIN: 157. PERISSIN: 202. PETIGUARES: 180. PETRE: 234. PFYFFER: 225, 226. PHIUBERTmaître : 63. PHILIPPEII: 99, 135, 173, 208, 210, 211. PIGAFETIAAntonio : 15. PiLLEs Jehan : 100. PILLY Philippe : 77. PINDOroi: 108, 109. PLUTARQUE:22. POITROTDEMÉRE: 204. PONTseigneur du : 56, 155-157, 163, 172, 268.
SAINTVÉRAN: 72, 74. SALAH-RAIS: 68. SANGLEClaude de: 191. SAVOIEduc de : 173. SERBOLINI Fabri7zio : 201. SERRIOUcapitaine : 229. SESSONSA. de: 219. SETONlord : 45. Q SEURREchevalier de : 59, 73, 75, 215, 219. QUADRA: 205. SILVAMello da: 180. QUONA IMBRE: 91, 111, 113, 115, 116, SINAN-PACHA: 68, 72, 74. 121. SOLM I AN: 22, 25, 37, 63, 64. SORESJacques : 89. S O R A I NOMichel : 205. R SOUBISE: 202, 207. S O U RYS: 236. RABEC: 158. SOUSAThomas de: 111, 179. RABELAIS: 25, 82, 107. SPINOLA: 31. RANCÉcapitaine : 235. STROZZIamiral : 40. RAPIN: 242. STROZZILéon, prieur de Capoue : 41, RAVG IUETNicolas: 134. 52, 101, 167, 187. RENARD: 127, 131. S TROZZI Robert : 56. RENAUDE I La: 177, 178. S T R OZZI Pierre: 40, 41, 101. RENÉEDEFRANCE: 143, 239, 243. STUA RTMarie : 37, 41, 48, 52-54, 85, RETAUZEcapitaine : 56. 198. RHN IGRAVE: 41. RICHER: 15, 20-22, 127, 129, 132, 136, 138, 143, 144-146, 148-151, T 158, 162, 167, 170, 191, 194, 199. RINCON: 17, 22, 25, 247. T A B A J A R E S : 94, 118. ROBERVAI.: 99, 106. TAMOYOS:94, 98, 99, 180, 188, 190. ROCHEHugues de la: 193. TAVEAU:241. ROCHEFOICAUD I. La: 41, 202, 225. T VETAndré : 91, 95, 96, 104, 107ROCHEFOUCALIJ)François de la: 41. HE 110, 113-119, 121-123, 127, 135, ROHANJean de : 55. 154, 158, 168, 180-183. RONSARD:26, 167, 171, 246. THORETLe: 156. ROSÉEla: 130, 139. : 233. T L i A . l D F T ROTSJehan : 60. TOPN IAMBAULX:94, 111, 114, 118-120, ROUSSEAUJacques: 134, 155. 124, 144, 151, 188, 190. TORTEBOSSE: 73. TROISTIEUX de : 109. S TUDORMarie : 99, 173. TURENNE: 240. SAAEustacio de : 190. SAAMen de: 167, 182-184, 186. SADLER:47. V SAINT-ANDRÉ capitaine de : 56-58, 201, 202. SAINT-ANDRÉmaréchale de : 224. VALETTEJean de la: 191. VALLETTELa: 240. SAINTE-MARIEsieurs de : 72, 130. SAN ITR -OMUALDpère de : 248. VAui.ER: 63, 73, 74, 76-79, 85, 86. SAINT-SULPICEmarquis de: 186. VALOISÉlisabeth de : 173. PONTPhilippe de Corguilleray, sieur du: 127, 129-132, 135, 137, 149, 153. PONTPELLEJehan II : 60. PORTIENprince de: 216. P-Y .l GAILIARD: 229.
VALOISMarguerite de : 220. VANNIUS: 241, 242. VASSALJehan : 86. VENDÔMEduc Antoine : 134. VERGERseigneur : 56. VERMEILMathieu: 165. VERNEVIEMathieu: 134. VIEILLEVILLE: 175, 188, 227. VL ILEGAGNONPhilippe : 36, 193, 246. VILLENEUFVE: 41. VILLEPARISISde : 57, 58. VIlLIERS Ambroise de : 226. VILUERSDELIS'LE-ADAM: 18, 22, 66, 75.
VIRAILH seigneur de : 72. VOLTAIRE: 16. W WISHARTGeorges : 48. WURTEMBERGduc de: 241. Z ZAPOLI: 37. ZELLMathieu : 20.
Cet ouvrage a été réalisé par la SOCIÉTÉ NOUVELLE FIRMIN-DIDOT Mesnil-sur-l'Estrée pour le compte des Éditions Perrin en mai 1991
Imprimé en France Dépôt légal : mai 1991 N° d'édition : 994 - N" d'impression : 17523
Homme universel, grand marin, soldat, écrivain, colonisateur, Nicolas Durand deVilegagnon, né àProvins en 1510, est injustement oublié. Il fut, à l'Université deParis, un ami deCalvin qui deviendra son plus redoutable adversaire. Chevalier deMalte, il défend l'île contre les Turcs. AvecCharles Quint, il assiège Alger et est blessé sous ses murs. Nommévice-amiral de BretagneparHenriII,il fortifieBrest.Ilenlève,àlabarbedesAnglais,lapetite reine d'ÉcosseMarieStuartàDumbertonetamèneenFrance,surlaReale,la futurereinedeFranceetd'Écosse.MalgrélesconseilsdeRonsard«Vilegagnon, tufaisunegrandefaute»),levice-amiraltenteunecolonisationdanslabaiede Janeiroetdevientvice-roiduBrésilqu'àParisonappellela«Franceantarctique» Cenesontpaslessauvagesquilechasserontdufortconstruitaupieddu«pain desucre-surunîlotquiporteencoresonnom,maislesintriguesdesministres etdescolonsprotestants. IlrevientenFrance,prendlaplumepoursejustifier et son épée pour défendre son roi et sa religion. Blessé au siège deRouen, VilegagnonestnommégouverneurdeSensetchasselesarméesdeCondéde ' onne. Aprèsunevieextraordinairementremplie, il laisserases lavalléedelY quelques biens, par testament, à ceux «condamnés à l'éternelle misère, les pauvres deParis». Après avoirfait la guerre de14-18dans la Marine, LéoncePeillard, sorti deHEC,se consacreauxchaires maritimes,puis, en1938,ilentredansl'éditionfondeet dirige chezHachetteLivresdeFrance etBiblio-Hachette. AprèsuneétudesurMagellanetlepremiertourdumonde, itécritplusieursouvragesàsuccèssuril'histoiremaritime delaSecondeGuerremondiale,LaBatailedel'Atlantique, Coulez le «Tirpitz- Histoire générale de la guerre sousmarine. MembredelA ' cadémiedemarinefondateuret membredujury duprixdeMonaco.
135F 54305-8 ISBN 2-262-00814-0
Maquette :L. Gérard 1 Portrait de Villegagnon. Château-musée de Nemours.:. AmericaTertia Pars, par Théodore de Bry. (Giraudon.) (
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