Bergson 2130531768, 9782130531760

Epuisée depuis sa première publication en 1997 (Flammarion) cette biographie est composée de deux parties dont l'un

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Bergson
 2130531768, 9782130531760

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Philippe Soûlez et Frédéric Worms

B.U. PARIS Vlll-SAINT-DENIS

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j^^L’-DELA de tout ce qu’elle peut éclairer indirectement, la vie d'Henn Bergson (1859-1941) rire son intérêt d’ellemême Elle permet d’abord de mieux comprendre une œuvre philosophique, centrée sur l’expenence reelle du temps, ou de la duree, qui a souffert de trop de malentendus, et qu'il importe de redécouvrir. Avec elle, et la gloire qu'elle valut a son auteur, devenu mondialement célébré (depuis 1900 et ses cours du College de France jusqu’à son prix Nobel de littérature en 1928), c’est même toute une epoque de notre histoire intellectuelle qui s’en trouve éclaircie Plus encore, la figure d’un • Bergson politique » se précisé ici des silences de l'affaire Dreyfus au retentissement du Tes­ tament de 1941, en passant par les missions en Amérique pendant la Grande Guerre et la présidence, aussitôt apres, de ce qui est devenu depuis l’Unesco ’ Toute l’histoire de la III République, intégralement parcourue, s’y reflete donc FREDERIC WORMS

Bergson Biographie

Philippe Soûlez Frédéric Worms Bergson Biographie

Cet ouvrage a été acquis grâce à l'aide du CNL

QUADRIGE / PUF

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DES MÊMES AUTEURS

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PHILIPPE SOULEZ

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Bergson politique, PUF, 1989. Les philosophes et la guerre de 1914, Actes du colloque ■ Les philosophes et la guerre de 1914 », Saint-Denis, PUV, 1998. La Guerre et les philosophes, colloque, PUV, 1992. « La guerre », numéro spécial de la Revue de métaphysique et de morale, 1990. Otto Neurath, Un philosophe entre science et guerre, Cahiers de philosophie du langage. Hommage à Philippe Soûlez, L’Harmattan, 1996. FRÉDÉRIC WORMS

Droits de l'homme et philosophie, Presscs-Pocket, coll. « Agora », 1993. Introduction à Matière et Mémoire de Bergson, PUF, coll. « Les grands livres de la philo­ sophie », 1997. Le Vocabulaire de Bergson, Ellipses, 2000. Émile ou de l'éducation dp Jean-Jacques Rousseau, commentaire du livre IV précédé d’une introduction1 >• Emild ou la découverte des relations morales». Ellipses, 2001. . Annales bergsoniennes 1 (éàj,'Bergson dans te siècle, PUF, « Épimcthée », 2002.

ISDN 2 13 053176 8 ISSN 0291-0489 Dépôt légal — 1" édition : 2002, octobre

© Presses Universitaires de France, 2002 6, avenue Reille, 75014 Paris

© Flammarion, 1997

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Sommaire

Avant-propos à l’édition Quadrige

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Avertissement

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PREMIÈRE PARTIE (1859-1918) PAR PHILIPPE SOULEZ I. II. III. IV. V. VI.

VII. VIII.

Parlez-moi de son état civil Les années de formation Bergson enseigne en province Bergson enseigne à Paris Le Collège de France La réception de Bergson en Grande-Bretagne et aux ÉtatsUnis La guerre de 1914 : « Ceci tuera cela » Vers la Société des Nations : « Agir à son prix >

13 29 49 73 95 119 141 153

DEUXIÈME PARTIE (1918-1941) PAR FRÉDÉRIC WORMS IX. X.

XI.

L’après-guerre : action publique et approfondissement philo­ sophique Les deux sources de la morale et de la religion dans la vie de Bergson « Et maintenant j’ai fini... »

5

173

205 241

SOMMAIRE

ANNEXES I. II. III.

Postface par Antonia Soûlez Postface par Frédéric Worms Chronologie d’ensemble et résumé des quatre principaux ouvrages de Bergson par Frédéric Worms

277 289 295

Bibliographie indicative

311

Notes de l’ouvrage

323

Index

387

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Avant-propos à l’édition Quadrige

Épuisée depuis sa publication chez Flammarion en 1997, la présente biographie de Bergson reparaît aujourd’hui dans la col­ lection « Quadrige » grâce à Michel Prigent et aux Presses Uni­ versitaires de France. Le texte, composé de deux parties rédigées respectivement par Philippe Soûlez (dont le travail a été tragiquement inter­ rompu par sa disparition) et Frédéric Worms, en est reproduit sans aucun changement. Les seules modifications concernent les annexes où l’on trou­ vera, outre les documents de l’édition initiale qui y sont désor­ mais tous rassemblés, une chronologie d’ensemble et un résumé succinct des quatre principaux ouvrages de Bergson, à titre de repère général. F. W.

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Première partie

(1859-1918) par Philippe Soûlez

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Parlez-moi de son état civil

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Bergson... À première vue tout est simple : dans la langue allemande Sofli]n veut dire fils, Berg signifie montagne, Berg/son veut donc dire « fils de montagne ». Le musée de la Diaspora à Tel Aviv’ précise que l’on sait que des juifs ont vécu depuis le XIIIe siècle dans le duché et grand-duché de Westphalie en Alle­ magne... Les noms juifs, ajoute-t-il encore, ont souvent une valeur symbolique. « Berg » pourrait ainsi être une allusion au mont Sinaï. Berg pourrait être aussi une adaptation séculière de « Baruch » qui signifie le « béni », Baruch fils de Neriah, scribe et compagnon fidèle du prophète Jérémie. Le philosophe se prend alors à rêver. Henri Bergson, qui devait dire dans les dernières années de sa vie que tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza, porterait en quelque sorte dans son patronyme le prénom de Baruch Spinoza... Il vaut mieux se réveiller ! L’interprétation édifiante nous entraîne trop loin de la vérité historique. En réalité, le patronyme « Bergson » vient de Berek’s sohn ; c’est un patronyme yiddish qui veut donc dire « fils de Ber» (ou de Berek). Ber veut dire « ours ». L’ours est un personnage légendaire, il représente celui qui résiste. Quant à sa signification allégorique, le patronyme Bergson équivaut donc à « fils de celui qui résiste ». Une étymo­ logie peut se cacher dans une autre... Nous devons donc tout prendre depuis le commencement et tâcher de ressaisir l’histoire de ce patronyme dont l’origine est à chercher du côté de Varsovie2. Aussi loin que la généalogie puisse remonter, nous trouvons au départ de la lignée Jakob 13

1859-1918

Awigdor, qui s’installe à Varsovie. Comme il venait de la petite ville de Zbytkow, il prend le nom de Zbytkower, Jakob Zbytko­ wer a un fils, Joseph Samuel, qui prit le nom de Jakubowicz ( « fils de Jakob » ), tout en se faisant appeler familièrement Szmul Zbytkower. Sous ce nom, il est le fondateur d’une importante banque de Varsovie, la banque S. I. Jakubowicz. On notera encore qu’un des quartiers de Praha (ville située sur la rive droite de la Vistule, qui ne fut intégrée à Varsovie qu'après l’abolition de la juridiction particulière régissant les banlieues) porte tou­ jours l’un de ses noms : Szmnlavizna. A Praha également il fonde une importante tannerie. Plus tard, sous la contrainte de l’administration prussienne3, il prend le nom de Sonnenberg. Auparavant il était, en tant que fournisseur à la cour, un sou­ tien du roi Stanislas Auguste6. Pour le remercier, Stanislas Auguste lui avait permis d’ouvrir un cimetière juif à Tarkowek sur le domaine royal, « au nom de tous les juifs de Varsovie et de Praha ». Sur ce terrain de cent cinquante coudées de long et de large, il avait également reçu le droit d’établir une maison pour accueillir « une personne spirituelle » (en pratique un rabbin), Jakubowicz bénéficiait là d’un privilège considérable, si l’on veut bien se rappeler que nous sommes au xvill * siècle, dans une Pologne encore féodale où le droit de résidence et de déplace­ ment des juifs est soumis à un ensemble de règles tatillonnes. Il s’attire subsidiairement la reconnaissance des juifs et son nom ainsi que les noms d’une partie de ses descendants, a sa place dans l’histoire de l’émancipation des juifs de Pologne. Jakubowicz eut trois femmes. De son deuxième mariage, avec Judith Lévi (de Francfort), sont issues les familles Fraenkel, Œsterreicher, Flatau3, qui se firent baptiser et comptèrent parmi les plus importantes de Varsovie. Ces familles jetèrent les fonde­ ments du réseau bancaire de la capitale. Par ailleurs, Judith Lévi tenait un salon prestigieux. La famille de Jakubowicz était donc importante aussi dans la société polonaise. Jakubowicz eut cependant de son premier mariage un autre fils, Ber (ou Berek). Ber Sonnenberg, le grand-père d’Henri Bergson, vécut de 1764 à 1822. Il fut, lui aussi, un personnage considérable de la communauté juive de Varsovie, puisque a. En 1798. apres le partage de la Pologne datant del795. (A. S.) b. Stanislas II Auguste Poniatowski, dernier roi de Pologne de 1764 à 1795, grand mécène des Arts et des Lettres. (A. S.)

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PARLEZ-MOI DE SON ÉTAT CIVIL

membre de son conseil exécutif. À sa mort il laissa un héritage, essentiellement immobilier, estimé à cinq millions de zlotys. Le chiffre circula probablement comme une légende. Il avait reçu la concession de la viande kosher et en donnait le profit à la com­ munauté juive. Dans ses établissements, il offrit du travail comme clercs à des rabbins : Binem (de Przysuch), Mendel (de Koch) et Isaak (de Warckia). Les deux premiers faisaient partie de dynas­ ties hassidim très connues. Dans l’une de ses maisons, à Praha, Ber Sonnenberg, encouragé par sa femme, Tamerl, fit établir une synagogue et un Beth hamisdra *. Dans l’acte de donation, il est précisé qu’il ne pouvait dormir la nuit dans cette maison parce .que la pensée que les juifs n’avaient pas de Beth hamisdra où ils pourraient s’assembler pour étudier le Talmud, Ber est donc bien le « résistant » que suggère son nom, surtout si l’on compare ses choix avec ceux des enfants issus du deuxième mariage de son père. Insistons : seuls les descendants de Berek sont restés juifs jusques et y compris son petit-fils Henri Bergson. Une tradition, probablement légendaire, rapporte, de son côté, que Ber serait allé voir le vice-roi Zajaczek - nous sommes à l’époque postnapoléonienne du royaume autonome de Pologne, de la Pologne du Congrès, si l’on préfère — afin de lui demander l’exemption de service militaire pour les juifs. Zajac­ zek aurait reçu Ber en lui offrant un cigare que celui-ci aurait allumé en approchant d’une chandelle une lettre de change d’un montant d’un demi-million de zlotys signée par le gouverneur qui se trouvait ainsi libéré d’une considérable dette... Ber est donc un personnage historiquement si considérable à Varsovie que sa renommée atteint aux portes de la légende... polonaise. A bien y réfléchir l’anecdote du cigare ressemble plus à une histoire polonaise à propos des juifs qu’à une histoire juive proprement dite. Ber, une sorte d’oncle d’Amérique, de Varsovie pourtant, admiré et envié, qui allumerait ses cigares non avec des dollars mais avec des lettres de change ! À la mort de Ber, ses trois fils, Jakob, Michaël et Léopold décident de prendre le nom de Berek’s Sohn, d’où Berksohn et plus tard Bergson. Voici donc l’histoire du patronyme éclaircie. Nous nous étonnons pourtant que les auteurs qui ont reconstitué a. Beth Hamisdra ou Hamisdrasch : la maison de l’étude où l’on se rend pour étu­ dier le Talmud et prier. (A. S.)

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cette généalogie n’aient pas remarqué que « Bergson » est prati­ quement l’anagramme de Son[nen]berg, d’autant plus que le choix est effectué collectivement par les Jils (s’hnen) et non par un seul. En 1825 les fils se tournent vers Zajaczek pour obtenir à leur tour le privilège de séjourner à Varsovie dans toutes les rues de la ville en ayant le droit d’y porter l’habillement traditionnel juif. Ils se réfèrent au privilège que leur grand-père, le grand Jakubowicz devenu Sonnenberg, avait obtenu du roi de Prusse le 25 février 1798 (Generalschutz und Handlungsprivilegiutn). Le privi­ lège était accordé pour Varsovie, la Prusse du Sud, la Silésie entre autres lieux. Ils rappellent que Ber, leur père, avait obtenu du roi de Saxe, qui était en même temps grand-duc de Varsovie, le droit d’habiter à Varsovie dans n’importe quelle rue en y portant l’habit traditionnel juif et sans se raser (11 août 1810)4. Ces deux derniers privilèges étaient cependant accordés à Ber seul. La requête des frères Berksohn (ou son)3 est envoyée par le gouver­ neur au tsar Alexandre Ier avec avis favorable. La raison invoquée ? Les frères s’étaient servis de leur fortune pour fonder des fabriques industrielles utiles. Mais le tsar ne se laissa pas convaincre et déclara que les privilèges accordés par le roi de Saxe pouvaient être hérités par un seul d’entre les frères, le plus âgé, ou alors celui des trois qui serait désigné par les deux autres5. Nous disposons ici d’une information capitale qui explique probablement le destin ultérieur des deux frères : Jakob et Michaël. Précisons tout de suite que Michaël est le père d’Henri Bergson. Il vécut de 1818 (et non pas 1820, comme on peut le lire ici ou là) à 1898. Des trois frères un seul est resté jusqu’au bout à Varsovie : Léopold ; Jakob fut pendant un temps un personnage important de la communauté juive de Varsovie. Il fait partie de la chambre consultative de la Commission pour « les gens de loi mosaïque » mise en place par Alexandre Ier en mai-juin 18256. Cette com­ mission, dont le statut définissait le caractère provisoire, devait essentiellement recueillir les doléances des juifs, faire la synthèse des réglementations datant d’époques diverses qui les régissaient, et proposer des réformes. La commission remit son dernier rap­ port le 21 mars 1828. La commission et la chambre provisoire n’étaient pas toujours d’accord entre elles, mais l’une et l’autre, a. Bcrkson ou Berksohn, l’othographe varie à l’époque. (A. S.)

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sous des formes différentes, demandaient de sérieuses réformes concernant le droit de résidence des juifs dans les principales vil­ les de Pologne, l’accès à tous les emplois, etc. Toutes ces propo­ sitions furent rejetées... Ainsi donc, que ce soit par le biais d’une démarche personnelle ou d’une demande collective, les frères Berkson n’obtinrent pas pour tous les trois les mêmes « privilè­ ges », disons plutôt les mêmes droits, que ceux dont bénéficièrent leur père et leur grand-père. Si nous nous autorisons maintenant à recourir à l’interprétation, force nous est de constater qu’il y avait là une situation intolérable et plus encore pour des enfants issus d’une famille assimilée, ayant probablement fréquenté le salon de leur grand-mère par alliance Qudith Lévi). Nous ne savons pas exactement à quelle date Jakob Bergson décida de partir. Rose-Mane Mossé-Bastide déclare, en s’ap­ puyant sur l’article de J. Beer du Journal de Genève du 16 avril 1941 que « très jeune, il [Michaël] quitta la Pologne avec des émigrants, accompagné de son frère ». Le frère en question ne peut être que Jakob. Mais l’expression qui retient notre attention est « avec des émigrants ». Nous nous demandons si Jakob emmenant avec lui dans la fuite son frère beaucoup plus jeune (Michaël) ne fit pas partie de la « grande émigration » qui survint après l’échec de la révolution polonaise dite de Novembre. Cette émigration vit partir également un nombre important de juifs. Si notre hypo­ thèse est exacte, il faudrait situer le départ, l’exil, en 1831. Bien des indices nous amènent à le penser. Manifestement, la lignée qui va de Jakob Awigdor à Jakob Bergson a fait le choix de « l’option polonaise »7. Joseph Samuel « Jakubowicz » (plus tard « Sonnenberg », rappelons-le) a soutenu la révolte du général Kosciuszko (1794)a. Un nombre important de juifs fortunés avaient fait le choix de l’option patriotique polonaise, espérant qu’en remerciement la révolution victorieuse leur accorderait enfin l’égalité des droits. Il est donc très vraisemblable que Jakob Bergson ait lui aussi soutenu la deuxième révolution polonaise, comme son grand-père avait soutenu la première. Le choix de la Prusse (par opposition à l’autre choix possible, la France) se serait

a. Le général Kosciuszko a été en tête du mouvement qui souleva la nation polonaise contre les Russes et les Prussiens et se solda par un échec, en novembre 1794, suivi du partage de la Pologne. (A. S.)

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imposé de lui-même compte tenu du privilège accordé par le roi de Prusse à son grand-père et du second mariage de celui-ci. Le fait que Jakubowicz puis l’ensemble de la famille Sonnenberg aient été, après l’échec de la révolte de Kosciuszko, des fournisseurs privilégiés de l’armée du régent de Pologne, n’infirme nullement le choix de l’option patriotique. Ce fait doit être replacé dans le contexte d’une Pologne divisée et arriérée, à une période de capitalisme débutant. Naturellement cette posi­ tion paradoxale de juifs à la fois méprisés, auxquels on refusait Légalité des droits, et privilégiés pour des raisons pécuniaires contribuait à la relance périodique de l’antisémitisme chez les Polonais, même les plus éclairés. L’histoire de la Pologne jusqu’à la Première Guerre mondiale est ponctuée de moments de rap­ prochement entre juifs assimilés et Polonais des classes les plus fortunées, suivis de retours périodiques à une méfiance ancestrale trouvant des justifications dans la réussite économique relative des juifs de condition modeste (artisans, commerçants) et la com­ promission des juifs les plus fortunés (hors période révolution­ naire) dans les structures financières du pouvoir russe détesté. Le vieux rêve des rois de Pologne qui voulaient faire des juifs des sujets comme les autres qui n’auraient différés que par leur foi « mosaïque », ne s’est jamais réalisé, tout en restant très agissant. Avant de poursuivre l’histoire de Jakob et de Michaël Berg­ son (oncle et père d’Henri Bergson) nous devons parler du destin ultérieur de la famille Bergson à Varsovie. Deux de nos sources8 indiquent l’existence d’un quatrième frère, Gabriel (1790-1844), resté comme Léopold à Varsovie. Ce quatrième frère aurait donné naissance à un certain Ludwig (1808-1857) qui, luimême, serait le père d’une personnalité considérable dans l’histoire de Varsovie : Michaël Bergson, en polonais Michal, fondateur d’un orphelinat. Cet orphelinat, dont on voit encore le bâtiment au n° 8 de la rue Jagellonska, fut construit d’après les plans d’un architecte juif connu, Henryk Stifelman, en tenant compte des conseils du célèbre éducateur de Vilnius, Korczak9. Bien que l’indication de l’existence d’un quatrième frère et d’une sœur rende la généalogie un peu confuse puisque l’une des deux sources10 en question fait d’Henri Bergson le fils de Gabriel — ce qui est impossible —, nous sommes disposés à admettre l’existence de ce quatrième frère et de cette sœur. Gabriel serait bien le grand-père (le père ?) de Michaël Bergson décédé en 1919 et chef de la communauté juive de Varsovie. La fonda­

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tion de cet orphelinat permet de mieux cerner les traits caracté­ ristiques de cette lignée : les descendants de Ber Sonnenberg sont des juifs à la fois assimilés et fidèles à la religion de leurs ancêtres, nationalement patriotes et socialement philanthropes. Il faut ajouter aussi politiquement conservateurs, en ce sens que rien ne nous indique, dans l’état actuel de notre information, qu’un membre quelconque de cette famille ait eu des sympathies pour l’un ou l’autre courant socialiste, ni plus tard pour le sionisme. Les descendants de Ber sont vraiment représentatifs de la com­ munauté juive originelle de Varsovie (avant l’apport lituanien qui amènera les idées « socialistes » et « sionistes »). Les juifs assi­ milés dirigeaient la « politique extérieure » de cette communauté composée de croyants majoritairement hassidiques, si surpre­ nante qu’une telle alliance puisse paraître. Cela veut dire en même temps que les descendants de Ber, en dépit de l’histoire de leur patronyme, ne sont pas réellement partie prenante du « Yiddishland ». Autant de traits qui vont se retrouver chez Henri Bergson, dans sa maturité du moins. Autant de traits qui expliquent aussi pour quelle raison F enquête que nous avons menée en direction d’Israël et des États-Unis semble devoir se conclure par la négative. Même si des « Bergson » de Pologne ont témoigné à propos de l’holo­ causte, il ne semble pas qu’ils puissent être rattachés à la lignée issue de Ber Sonnenberg. Il ne semble pas non plus que les por­ teurs du nom Bergson aux États-Unis soient reliés à cette même lignée. L’hypothèse la plus vraisemblable est que la branche polo­ naise issue de Ber s’est éteinte avec Michal Bergson. Il est certain, en revanche, que le fils de Jakob Bergson s’est installé à Berlin où il a exercé comme médecin. Joseph Bergson est l’auteur d’un ouvrage Die Beschneidung (La Circoncision), publié en 1844”. L’ouvrage, même aujourd’hui, n’a rien perdu de son intérêt, mis à part les problèmes médicaux. Il constitue une excellente introduction à la problématique de la circoncision du point de vue historique et critique. Joseph Bergson com­ mence son livre par une référence très claire à ses trois années de pratique médicale à Varsovie. Nous touchons ici à un point énigmatique de la biographie de Jakob et Michaël. Il est connu, en France, que Michaël, en quittant Varsovie, a séjourné pendant un certain temps à Dessau (Saxe) pour y étudier la composition musicale et le piano sous la direction de F. Schneider12. Mais les auteurs ne disent rien sur le fait qu’il a séjourné également à Ber19

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lin (avec son frère ?) où il fût l’élève de Rundenhagen et de Taubert13. La notice nécrologique parue dans le Jewish Chronicle * ne parle pas non plus de ce séjour (ni d’ailleurs du passage à Dessau)... Il y a là quelque chose de singulier, comme si quelqu’un (Michaël lui-même ?) avait voulu effacer en totalité ou en partie la période allemande, à moins que ce ne soit plus spécifiquement la période prussienne. Michaël Bergson aurait-il rompu avec son frère aîné ou avec son neveu Joseph qui devait avoir un âge comparable au sien ? En revanche la notice nécrologique du Jewish Chronicle insiste sur les liens que Michaël Bergson garda jusque dans les tout der­ niers jours de sa vie avec Varsovie14, ville où il semble pourtant n’être jamais retourné. C’est là où nous retrouvons le fameux orphelinat dont nous venons de parler puisque le même docu­ ment nous dit que Michaël consacra « les derniers jours de sa vie à travailler en relation avec un foyer (honte) pour orphelins sur son lieu de naissance ». Cette précision nous paraît capitale car elle éclaire tout un pan de la personnalité de Michaël Bergson. Michaël n’est pas seulement un « émigré », ni même un «juif de la diaspora », c’est un expatrié. Cela pourrait expliquer son côté « grand voyageur » ou une certaine instabilité. Le cœur de Michaël Bergson serait resté pour toujours à Varsovie. Il est tout de même étonnant de remarquer que cet orphelin (il perd son père, Ber Sonnenberg, au cours de sa cinquième année et il a peut-être perdu sa mère auparavant) consacre les derniers jours de sa vie à la création d’un orphelinat au lieu même de sa nais­ sance. D’ailleurs le souvenir de la Pologne va jouer un rôle essentiel dans son œuvre musicale. Il frit accepté très jeune comme élève par Chopin, lequel n’était pas particulièrement philosémite ; il composa toute son œuvre dans le prolongement de cette première formation, ce qui lui valut les critiques de Schumann. Il nous paraît excessif de dire que Michaël Bergson fut le premier propagandiste de Chopin hors de la Pologne bien qu’il ait pu apporter sa contribution. Nous retiendrons tout d’abord qu’il est l’auteur d’une Polonaise héroïque, ce qui situe bien ses rapports à la Pologne. Par ailleurs, même s’il ne fut pas pleinement reconnu comme compositeur de grandes œuvres, Michaël Bergson fut un compositeur de chansons très populaire a. 18 mars 1898. (A. S.)

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en Pologne. C’est d’ailleurs en tant que « compositeur polonais » qu’il a toujours sa place dans le dictionnaire des compositeurs15. Avec la question de la notoriété nous abordons un point nodal qui concerne directement le destin d’Henri Bergson, futur prix Nobel. « Mon père, devait-il confier à Édouard Leroy3, fut un compositeur et pianiste des plus distingués. » « Il n’eut d’autre tort que de dédaigner la notoriété », ajoutait-il. Ces deux phrases sont plus éclairantes sur les rapports d’Henri à son père que sur la personnalité même de Michaël Bergson. La confidence est pré­ cieuse puisqu’elle concerne le « tort ». Il est fort douteux cepen­ dant que Michaël Bergson ait dédaigné la notoriété. Disons plu­ tôt que celle-ci, à tort ou à raison, n’est pas venue tout à fait à lui. La réévaluation objective de l’œuvre de Michaël Bergson ne manquerait certainement pas d’intérêt. Mais elle le concernerait lui seul. Même si cette réévaluation devait conclure à la réhabili­ tation d’un génie ou d’un talent insuffisamment reconnu de son vivant, elle ne changerait rien à l’image qu’Henri Bergson s’est faite de son père... ou à l’image que l’épouse, Kate Levinson, s’était faite de son mari. Il y a comme une protestation pathé­ tique dans la notice nécrologique du Jewish Chronicle, que l’on peut supposer écrite avec l’agrément de Kâte Levinson. « Un musicien de renommée européenne, dont certaines compositions vivront parmi les grands classiques, est décédé la semaine der­ nière en la personne du Pr Michaël Bergson, qui est mort à son domicile dans le quartier Shepherd’s Bush, le 9 de ce mois », estil écrit comme entrée en matière. Un peu plus loin, Michaël Bergson est présenté ainsi : « Il fut, en tant que pianiste, un des héritiers personnels de la tradition de Chopin, mais bien plus connu comme compositeur, et beaucoup de ses œuvres atteigni­ rent un niveau élevé de puissance d’invention, de goût et de charme. Elles étaient en parfait contraste avec les productions éphémères qui sont certaines de disparaître. » Jusqu’à maintenant, la postérité « européenne » n’a pas entendu l’appel... Il y a dans la famille de Michaël Bergson le sentiment d’un demi-échec du père (ou du mari), et une protestation contre cet échec. a. Né en 1870, mort en 1954. Mathématicien devenu philosophe puis disciple et ami de Bergson, auquel il succédera aussi bien au Collège de France qu à 1* Académie française. Son œuvre relève de l’épistémologie (dans le sillage de Poin­ caré, Milhaud et Bergson), de la critique religieuse, d’une métaphysique générale. Son livre sur Bergson (Une philosophie nouvelle, Henri Bergson, Alcan, 1912) est un jalon important dans la réception de l’œuvre de ce dernier. (F. W.)

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Essayons de suivre les déplacements de Michaël Bergson16. Après Dessau et Berlin, il part en 1840 à Paris, où il poursuit ses études de piano. Il passe les années 1846-1850 à Florence, Bologne et Rome. De 1850 à 1853, il est à Vienne, Berlin (de nouveau) et Leipzig. Il s’installe alors à Paris, où il joue comme pianiste dans de nombreux concerts. Il y épouse en 1856 une juive d’ascendance irlandaise, Kate Levinson, âgée de vingt-six ans, née à Doncaster dans le Yorkshire et fille d’un médecin. En 1863 il devient professeur au Conservatoire de Genève, puis plus tard directeur de ce même conservatoire. Il revient à Paris vers 1867. En 1869, Michaël déménage avec sa famille, mais sans Henri, à Londres où il finira ses jours dans une demi-retraite, en enseignant à titre privé. L’examen des archives du Conservatoire qui a été fait par Louis M. Greenberg17 jette une lumière sur les difficultés profes­ sionnelles du père. A une telle distance, il est évidemment impossible de savoir avec certitude si la judéité très visible de Michaël Bergson joua un rôle dans ces difficultés ou bien si elles sont imputables à son caractère personnel ou encore à des rivali­ tés par trop banales dans ce métier. Deux mois après son arrivée, Michaël Bergson écrivait au président du Conservatoire, Fran­ çois Bartholony pour solliciter des lettres d’introduction auprès de familles genevoises influentes en vue de donner des cours par­ ticuliers. Bartholony n’était probablement pas la personne à qui demander ce type de recommandation puisqu’il n’avait pas approuvé l’engagement de Michaël Bergson ! Bien que les ins­ pections aient été favorables à ce dernier, le décrivant comme un interprète distingué de la grande musique, Bartholony ne cessa de le déprécier devant le comité directeur du Conservatoire, déclarant qu’il jouait médiocrement en public — ce qui paraît effectivement surprenant —, que les élèves sans talent particulier ne progressaient pas avec lui, qu’il était d’un caractère désa­ gréable et incapable de diriger correctement les professeurs placés sous sa responsabilité (1867)... Michaël Bergson dut remettre sa démission accompagnée d’une demande de dédommagement de cinq cents francs lui permettant de payer le loyer d’un apparte­ ment qu’il devait désormais quitter en toute hâte. Qui est donc Michaël Bergson ? Un romantique ? Probable­ ment. Un croyant ? Vraisemblablement. Il consacre les dernières années de sa vie à une compilation et une édition de la musique de synagogue en collaboration avec M. Hast18. Il ne s’agissait cer­

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tainement pas d’un simple travail éditorial, puisque sa correspon­ dance avec l’éditeur parisien Heugel montre un homme préoc­ cupé de « régénérer le culte israélite » grâce à une « grande publication » dont il n’a composé que les premiers cahiers et qui « ne sera terminée qu’en cinq ans » (1874). « Régénérer » montre une certaine distance avec le culte officiel. Vieille problématique, puisque l’expression3 remonte jusqu’à l’abbé Grégoire qui ne l’appliquait pas seulement au culte « israélite », comme on le sait19. De cette distance faut-il conclure que Michaël Bergson était libre-penseur, comme le déclare un témoin ? Voire liber­ tin20 ? Nous ne pouvons conclure puisque précisément le témoin en question veut à toute force dédouaner Michaël Bergson de toute affiliation « hassidique ». Il y avait peut-être aussi des rai­ sons personnelles et sentimentales à l’instabilité professionnelle de Michaël Bergson. De sa personnalité chaleureuse, de son goût intarissable pour les « anecdotes », conclurons-nous qu’il sera pour le jeune Henri Bergson le prototype de l’homo loquax ? Il est curieux de remarquer que plusieurs commentateurs veulent à tout prix que le modèle soit fourni à Henri Bergson par quel­ qu’un d’autre, Michaël ou, tant qu’à faire, Jaurès21, alors qu’il est très clair que Vhotno loquax c’est la personne même du philosophe lorsque celle-ci répand à la ronde des propos ou des interviews qu’en toute rigueur le philosophe ne peut approuver. Nous reviendrons sur ce point. Il ne semble pas douteux cependant, redisons-le, que le nom de Michaël Bergson ait plutôt survécu à cause de la popularité de ses œuvres mineures, y compris la musique militaire, qu’à cause de la notoriété indiscutable que lui auraient procurée ses grands ouvrages, notamment ses opéras mais aussi les pièces très techniques qu’il était capable d’écrire. Les commentateurs s’accordent à penser que l’élément stable de ce foyer était la mère, Kàte Levinson. Lewinson, écrit Mme Mossé-Bastide. Il n’y a sans doute pas plus à choisir qu’entre Bergson et Berksonb, même si la prononciation des deux patronymes dans le cas de Mme Bergson est fort diffé­ rente... De fait, après une longue errance, Michaël termine ses jours sur le territoire de son épouse. Qui va à la chasse perd sa place est le titre d’un opéra de Michaël Bergson. Certains vont jusqu’à a. • Régénération » : voir l’article sous ce vocable in François Furet, Dictionnaire critique de la Révolution française. (F. W.) b. Ou encore Bcrksohn. (A. S.)

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voir une sorte d’inversion des rôles entre le père et la mère : femme de tête contre sensibilité fantasque, et font le rapproche­ ment avec ce que dit Bergson sur la sensibilité plus profonde chez les hommes que chez les femmes, excepté la sensibilité pri­ vilégiée de la mère pour son enfant22. Il est étrange dans ces conditions que les mêmes commentateurs n’aient poussé aucune investigation dans la direction de la famille Levinson/Lewinson. Kâte Levinson n’est d’ailleurs pas la première femme marquante de l’ascendance de Bergson. Tamerl Sonnenberg, sa grand-mère paternelle, Judith Lévi, son arrière-grand-mère paternelle par alliance, ont laissé leur nom dans l’histoire de Varsovie, pas seule­ ment dans la mémoire de la lignée. Henri-Louis Bergson, quant à lui, naît à Paris le 18 octobre 1859. Il passe les quatre premières années de sa vie dans la « maison à la boutique du marchand d’oiseaux » sise 18, rue Lamartine dans le IXe arrondissement. Il est le premier fils de Michaël et Kâte, mais il n’est pas l’aîné de la famille puisqu’il est précédé par une fille prénommée Juliette, née en 1858. Ceci explique que, suivant les auteurs, il est parfois présenté comme le second fils, ce qui est inexact puisqu’il est le second enfant, ou comme l’aîné, ce qui est encore inexact puisqu’il est le premier fils mais qu’il a une sœur aînée. Non moins intéressant est le fait qu’Henri-Louis naît l’année même de la représentation partielle de l’opérette en un acte Qui va à la chasse perd sa place à Paris, seule composition significative, semble-t-il, de Michaël Bergson jouée dans la capitale française. Dans sa correspondance ulté­ rieure avec un critique musical français, Michaël Bergson se plaindra avec humour de ce que le directeur du théâtre lyrique de Paris, qui avait reçu une autre de ses compositions (un opéra) et l’avait même mise en répétition, se soit vu fermer son théâtre pour cause de dettes: «Voilà comment j’ai été joué» (17 jan­ vier 1894), conclut Michaël dans sa lettre. Retenons donc qu’Henn Bergson naît l’année d’un des succès du père, peut-être même de son dernier succès public. Le tout jeune Henri Bergson suit sa famille en Suisse. Celleci s’établit à Gingin, puis à Genève, à l’adresse à peine croyable du... boulevard des Philosophes ! La famille de Bergson a conservé les cahiers du jeune écolier. Une petite carte de vœux de bonne année a également survécu à la destruction de la cor­ respondance et des notes personnelles d’Henri Bergson dont Fio­ ns Delattre nous dit qu’elle fut effectuée dès la mort du philo­ 24

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sophe. Cette petite carte, datée du 31 décembre 1865, n’est pas seulement intéressante par la piété filiale dont elle témoigne, mais par une expression que les commentateurs français auraient pu relever : «Je prierai tous les jours le bon Dieu pour qu’il vous conserve longtemps... » Le « bon Dieu », voici un Dieu juif sin­ gulièrement christianisé. Bien entendu l’écolier Henri Bergson appelle Dieu du nom que ses parents et son éducation lui ont appris. Il ne fait pas de doute pourtant que le jeune Henri ait été élevé par sa mère dans le respect des observances du judaïsme, mais sans étroitesse. Dès Genève, l’écolier se fait remarquer par ses brillantes qua­ lités. Le grand rabbin de Genève, Joseph Wertheimer, lui obtient une bourse pour la pension Israélite Springer. L’institution, sise au 34, rue de la Tour-d’Auvergne, a été fondée par un Alsacien, Dehremburg, qui l’avait cédée aux Springer, mais continuait à s’y intéresser. « Le vieux Dehremburg remarqua bientôt le petit Henri Bergson, et resta toujours en relations amicales avec lui », précise Mme Mossé-Bastide. Cette bourse semble bien avoir été une bourse de la communauté juive. Une tradition orale par­ venue jusqu’à nous dit qu’Henri Bergson, une fois reçu au concours de l’agrégation, aurait fait preuve d’ingratitude en ne donnant pas à titre de remerciement, comme il était d’usage, une conférence destinée à ses coreligionnaires qui l’avaient soutenu de leurs deniers. Nous mentionnons cette tradition moins pour le fait lui-même que nous ne pouvons vérifier, pas plus que nous ne pouvons vérifier l’usage en question, mais pour indiquer que, dès sa jeunesse, les relations d’Henn Bergson avec la commu­ nauté juive ne sont pas dépourvues de tension. Bergson reçut également, si nous comprenons bien, une deuxième bourse, du gouvernement français celle-ci, lui permettant de faire ses études à partir de la rentrée 1868 au lycée Bonaparte, futur lycée Con­ dorcet (22 octobre 1870), fùtur lycée Fontanes (1er mai 1874), de nouveau et toujours actuel lycée Condorcet (27 janvier 1883)25 ! Les deux bourses ont marqué à jamais le destin du futur phi­ losophe. Ce sont elles qui sont à l’origine de la séparation pré­ coce d’avec sa famille. En 1869, nous l’avons dit, celle-ci s’installe définitivement à Londres (Shirland Road 21) tandis qu’Henri reste seul à Paris. L’actuelle famille Bergson est britan­ nique. Après Juliette et Henri, Michaël et Kàte eurent cinq autres enfants. Ils eurent au total quatre garçons (Henri, Joseph, Philip et John) et trois filles Juliette, Moïra et Renée). Joseph 25

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devint représentant de commerce, John (ou Jack) eut d’im­ portantes responsabilités dans la banque. Il travailla notamment pour Ludwig Neumann (en Afrique du Sud). John est le père de Philip Bergson, industriel, et de Peggy Bergson (Mrs Olive Rowland Jones) que nous avons rencontrés, Philip Bergson, le troisième frère d’Henri, fut acteur et critique littéraire « sous un nom de plume ». Il semble avoir laissé un souvenir mitigé dans l’actuelle famille Bergson et ne pas avoir réussi. Juliette et Moïra se marièrent en Angleterre. Le destin de Moïra fut singulier. Elle épousa contre la volonté de sa famille le comte MacGregor, membre influent de la secte théosophe. Elle était, comme de nombreux membres de la famille, d’une nature artiste et fit une belle sanguine de Kàte Bergson. Ni Juliette ni Moïra n’eurent d’enfànt. La troisième fille, Renée (Ray), dont nous reparlerons, ne se maria pas. Elle resta auprès de sa mère. A la mort de Michaël (1898), Kate se retira avec Ray à Folkestone où elle vécut jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans. Henri écrivait à sa mère tous les dimanches et celle-ci lui répondait tous les mercredis, le tenant au courant de la littérature anglaise. Jeanne Bergson disait d’elle : « Elle se donnait de la peine. »24 « Ma mère, déclara Bergson, fut une femme d’une intelligence supérieure, une âme religieuse au sens le plus élevé du mot, et dont la bonté, le dévouement et la sérémté, je pour­ rais presque dire la sainteté, firent l’admiration de tous ceux qui la connurent. »25 Musique du côté du père et même, pour finir, musique religieuse, religion du côté de la mère. Il est vrai qu’il ne faut pas se hâter de ramener Henn Bergson aux origines dites hassidiques de sa famille paternelle pour « expliquer » son mysti­ cisme. Il convient de chercher du côté de la mère également. Surtout s’il y a un échec relatif du père. Mais n’anticipons pas. Pour le moment, la question qui nous concerne est de savoir ce que Bergson savait de ses origines juives et polonaises. Com­ ment aurait-il pu les ignorer surtout si des visiteurs, anciens amis de son père, venaient lui en parler26... ? Comment aurait-il pu ignorer que son père était resté en contact avec Varsovie jusque dans les tout derniers jours de sa longue vie ? Pour quelle raison, alors, en a-t-il si peu parlé ? Il est vrai que Bergson a parlé de la Pologne à un moment crucial de son existence, la guerre de 1914. Il reste que la réponse à la question que nous posons ici se trouve avant tout quasiment en elle. Dans la France qu’il a connue, Bergson n’était sûrement pas très désireux de passer

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îour « un juif polonais ». La réticence de Bergson à l’égard de la biographie des philosophes, donc de la sienne, vient en partie de à. Cette réticence est d’autant plus justifiée que des deux côtés, que l’on parle de « race » (Hippolyte Taine)27 ou d’« ascendance spirituelle » (Chanan Lehmiann), on a bien trop vite fait de ramener le philosophe qui a voulu exister comme tel, fils de ses œuvres plus que de son père, à ses origines3...

a. Avec nos remerciements les plus chaleureux pour Anthony Polonsky. profes­ seur à Brandcis Univcrsity, à qui nous devons les réferences à Kroszczor, Sokolow, Cicchanowiccki, Jagiclski et Eiscnbach.

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»-2 à la religion, pour un croyant, c’est une manière de se dégager d’une dogmatique, d’un ensemble de rites et par là d’attaches communautaires pesantes, tout en conservant un noyau essentiel de croyances (immortalité de l’âme, affirmation de l’existence de Dieu). Cette double fonction concerne au plus haut point un jeune homme intéressé par les sciences et détaché de sa religion d’origine. C’est avec Lachelier et non pas avec Aubé que Bergson va apprendre que l’on peut être croyant et philosophe et même philosophe des sciences sans cautionner une religion historique. Il est vrai qu’en parlant de spiritualisme nous anticipons un peu sur l’évolution du jeune Bergson, qui n’a peut-être pas encore choisi tout en étant intéressé par la perspective qui vient de s’ouvrir à ses yeux. Bergson est devant une question, une pos­ sibilité, pas devant une réponse, sinon on ne comprendrait pas son enthousiasme un peu ultérieur pour Spencer. Il n’aurait qu’à devenir tout de suite disciple de Lachelier ! Il faut noter aussi que le terme « spiritualiste » n’est pas tout à fait pertinent en ce qui concerne Lachelier. Sans vouloir élever un mur entre spiritua­ lisme et idéalisme, il serait plus exact de faire de Lachelier un « idéaliste » puisqu’il veut reprendre pour le corriger le criticisme kantien. Le spiritualiste, en revanche, avant l’entrée à Normale c’est « l’aimable éclectique » Benjamin Aubé. Nous ne saurions trop insister, après Henri Gouhier — ce sera notre deuxième mise au point — sur le fait que le spiritua­ lisme au xixc siècle est partagé en deux courants : celui de Cou­ sin, le courant éclectique, et celui de Ravaisson, le « positivisme spiritualiste » ou encore le « réalisme spiritualiste » - Que l’un et 38

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l’autre courants se réclament de Maine de Biran ne doit pas nous induire en erreur. On pourrait dire que Maine de Biran est un « subjectiviste spiritualiste », nous ne voulons pas dire pour autant un solipsiste4. Victor Cousin, disait Ravaisson, a recommandé l’introspection mais il ne l’a pas pratiquée, et Bergson adressera à son tour -à Cousin le même reproche26. Pourtant tout en se réclamant de lui, plus légitimement que Cousin, Ravaisson a orienté le spiritualisme dans une direction étrangère à Maine de Biran puisqu’il l’a orienté vers la philo­ sophie de la nature par l’intermédiaire de la réflexion sur la bio­ logie. C’est cette direction que prolonge Lachelier lorsque sa critique de Kant le fait déboucher sur le « réalisme spiritualiste », terme qu’il reprend en toute connaissance de cause27. Pour Lachelier l’idéalisme présuppose une philosophie de la nature. « La véritable philosophie de la nature est un réalisme spiritua­ liste, aux yeux duquel tout être est une force et toute force une pensée qui tend à une conscience de plus en plus complète d’elle-même. »28 A travers Lachelier, Bergson a donc d’emblée accès à une philosophie de la nature, comme le remarque Henri Gouhier.' Ajoutons que cette philosophie de la nature a déjà une tendance discrètement évolutionniste29. Toujours à la suite d’Henri Gouhier, nous pouvons relever un épisode de la vie intellectuelle française qui éclaire bien les problèmes du courant spiritualiste. En 1868 la Revue de l’instruction publique fit paraître un compte rendu du Rapport sur ~la philosophie en France au XIXe siècle reprochant à Ravaisson d’avoir attendu la mort de Victor Cousin pour porter un juge­ ment aussi sévère sur sa doctrine. Lachelier écrivit alors à la revue pour rappeler que, dans un article de 1840 paru dans la Revue des Deux Mondes, Ravaisson avait déjà opposé Maine de Biran à Cousin. L’auteur du compte rendu n’était autre que Benjamin Aubé, le futur professeur de Bergson... L’anecdote est significative car elle montre que l’opposition de Lachelier et Benjamin Aubé n’a pas existé seulement dans la tête du jeune a. Solipsiste : position consistant à nier l’existence des choses extérieures au sujet. Philippe Soûlez voulait dire par là que la réflexion de Maine de Biran (1766-1824), qui s’attachait à l’être de l’ego, ne visait cependant pas à le considérer isolé­ ment de toute phénoménalité mais au contraire réclamait qu’il fut saisi dans sa mani­ festation externe. Subjcctii'iste : position philosophique accordant la prééminence au sujet.

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Bergson. Elle prolonge le conflit de personnes qui opposa Cousin et Ravaisson, analysé bien plus tard si finement par Bergson30. C’est donc une hypothèse tout à fait arbitraire doublée d’une inférence illégitime que d’avancer que c’est Benjamin Aubé qui a suggéré au jeune Bergson de lire Lachelier et d’en conclure qu’il serait de ce fait à l’origine de sa vocation philoso­ phique31. Nous ne savons pas si Aubé a donné un tel conseil à Bergson. L’eût-il donné qu’il ne serait pas, au sens fort, à l’origine de sa vocation. Le témoignage ultérieur de Bergson ne doit pas être sous-estimé. Même si tous les témoignages doivent être situés et critiqués, le propos rapporté par Jacques Cheva­ lier32 est trop catégorique : «Je lui sais gré de ne pas avoir laissé d’empreinte dans mon esprit », devait dire Bergson à propos de Benjamin Aubé. Comme ce troisième témoignage converge avec celui de Benrubi et de La Harpe, il est plus judicieux tout simplement d’en prendre acte. La question en fait n’est pas de savoir si Benjamin Aubé était réellement ou non « cousinien », au sens d’une fidélité à une doctrine particulière. Il semble bien qu’Aubé ait été attaché à la personne de Cousin plutôt qu’à sa pensée. Ce détachement relatif ne fait pour autant pas de lui un philosophe capable de remonter à Maine de Biran, de le reprendre et de le prolonger, quelque velléité qu’il ait pu avoir à ce sujet. Quant à son intérêt pour l’abbé Gassendi, on notera que décidément l’Église catholique l’intéresse, même s’il eut quelque difficulté ultérieure avec elle33 ! La seule chose dont Bergson ait su gré à Benjamin Aubé est de ne pas avoir été sys­ tématique... C’est sans doute qu’il était resté fort éclectique et pas nécessairement dans le meilleur sens du terme34 ! À Benja­ min Aubé il faut peut-être appliquer ce jugement de caractère apparemment général - qui sonne pourtant comme une confi­ dence — concernant la vocation qu’un professeur n’a pas eue et qu’il transmet pourtant : « Il arrive à des formules presque vides de faire surgir ici et là, véritables paroles magiques, l’esprit capable de les remplir. Un professeur médiocre, par l’enseignement machinal d’une science que créèrent des hommes de génie, éveillera chez tel de ses élè­ ves la vocation qu’il n’a pas eue lui-même et le convertira inconsciemment en émule de ces grands hommes, invisibles et présents dans le message qu’il transmet. »35

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IV Revenons maintenant aux préoccupations plus immédiates du jeune Bergson, Bergson, vétéran, comme on disait à l’époque, dans la classe de Benjamin Aubé ne suit pas systémati­ quement les cours36. Il se prépare à l’Ecole normale supérieure de manière personnelle et, comme il a besoin d’argent, ce qui ne nous surprendra pas, compte tenu de l’histoire de sa famille, il donne des cours particuliers. Son premier élève fut Albert Kahn, à l’époque jeune Alsacien émigré à Paris à cause de la guerre de 1870, qui gagnait sa vie comme vendeur dans un magasin et voulait préparer le baccalauréat. Bergson touchait soixante francs par mois pour le faire travailler. Albert Kahn, comme on le sait, devint employé de banque et s’embarqua pour l’Afrique du Sud où il fit fortune dans les mines de diamant. Vingt ans plus tard il demanda à Bergson de l’aider à fonder une œuvre philanthro­ pique : les « bourses du tour du monde »37. Nous aurons à repar­ ler et de ces bourses et d’Albert Kahn, fondateur du Cercle de Boulogne. Bergson se plaisait-il dans ces cours particuliers plus que dans l’enseignement proprement dit ? Jean Guitton rapporte qu’il avait envié son camarade, Gustave Lanson, à qui l’on avait confié le préceptorat du jeune Nicolas II. Nouvel Aristote, Berg­ son aurait peut-être pu faire du tsarévitch38 un nouvel Alexandre. L’éducation politique du jeune prince eût été bien meilleure et le jeune philosophe l’eût préparé sinon à des conquêtes du moins à des réformes inévitables... Pour la deuxième fois nous voyons des préoccupations politiques poindre au cours de ces années de for­ mation. Bergson ne sera jamais un militant de parti, mais la figure de l’homme d’action l’a très tôt retenu, comme nous l’avons vu dans son portrait de La Boétie. Elle ne le quittera jamais. Il se voyait bien lui-même dans celle, classique, de l’éducateur du Prince et il n’a pas manqué à plusieurs reprises d’en être aussi le conseiller. Ce qui le sépare donc de ses camarades de promotion, ce n’est pas le désintérêt pour la politique, mais une tout autre manière de s’y rapporter. En 1878 Bergson est reçu troisième à l’Ecole normale supé­ rieure Lettres. Le premier de la promotion était Jaurès. Il eut en outre comme condisciples Baudrillart et Durkheim. Paul Desjar­ dins était maître de conférences. Il n’est pas impossible que

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Lachelier, qui, répétons-le, n’était plus en poste, ait donné de temps en temps des conférences39. Nombre d’auteurs se sont plu à opposer Bergson et Jaurès. Il y avait à l’évidence une rivalité de bon aloi entre euxz puisqu’ils étaient les premiers de la section de philosophie de l’Ecole nor­ male supérieure. Leur tempérament était fort différent. René Doumic donna d’eux bien plus tard un portrait contrasté en se fondant sur une intéressante anecdote que nous devons repro­ duire à notre tour : « Un de nos maîtres de conférences, Desjardins, avait eu l’idée amusante de mettre aux prises deux de ses élèves qui devaient refaire en français un plaidoyer perdu de Cicéron et la réplique de l’adversaire. Les normaliens seraient les juges. Le soin de prononcer ce plaidoyer échut au chef de la promotion, qui se trouvait être un orateur méridional comme Marcus Tullius, abondant comme lui en périodes et en images, tant et si bien qu’une séance ne lui suffit pas et que son éloquence déborda sur la séance suivante. Ses camarades éblouis par cette richesse de mots et ce luxe de métaphores, éclatèrent en applaudissements. C’était Jaurès. Alors l’adversaire se leva pour la réplique. Il n’avait pas, celui-là, la phrase périodique ni l’argumentation oratoire. Mais ses coups étaient si justes, il y avait tant de sûreté dans la liaison de ses idées, tant de finesse pénétrante dans le choix de ses expressions que soudain le splendide édifice échafaudé par le suc­ cesseur de Cicéron s’écroula : il n’en restait plus nen. Je crois que ^les camarades ne se livrèrent cette fois à aucune démonstration tapageuse ; mais ils admirèrent intérieurement cette force de logique et cette subtilité de pensée. Cette hache du premier dis­ cours de Jaurès, c’est Bergson. »40 Rien n’autorise à conclure de ce portrait, dressé par Doumic, que Bergson aurait éprouvé une « vague hostilité à l’égard de Jau­ rès »41 et encore moins à faire de Jaurès un « homo loquax », voire son prototype pour Bergson. Ce n’est pas rendre service à la mémoire de Bergson que de faire cette inférence, d’autant qu’ici les arrière-pensées politiques ne sont peut-être pas absentes. Elles sont même tout à fait évidentes chez Gilbert Maire42 le premier (ou l’un des premiers) qui ait pu suggérer ce rapprochement43. Les annotations de Bergson écrites en marge du manuscrit de l’ouvrage de Maire n’autorisent en aucune façon cette interpréta­ tion. « Ici encore je ferai des réserves, écrit Bergson. Jaurès, quand je l’ai connu, était éloquent et généreux. Quand il vint au socia­ 42

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lisme, plus tard, je l’avais perdu de vue, mais je suis sûr que ce fut encore par éloquence et générosité. » Répétons-le, l’éloquence n’est pas une caractéristique propre de Vhonio loquax pour Bergson. Elle est parfaitement légitime dans son ordre, la politique. Com­ prendrait-on sinon l’attachement tout à fait sincère de Bergson à l’égard d’une personnalité comme Émile Ollivier dont il fit la per­ sonnification même de l’éloquence44. Comme il s’agit ici de l’af&ontement de deux plaidoiries, ce sont deux types de rhéto­ rique qui s’opposent, l’une plus oratoire, générale et généreuse, invoquant probablement les grands principes, l’autre plus argu­ mentative et plus incisive. Ce ne sont nullement dans cet exercice d'école le verbalisme d’un côté et la philosophie de l’autre qui s’opposeraient. Bergson pendant la guerre de 1914 ne se révélera pas moins orateur que Jaurès, quoique d’un tout autre style. La question qui n’aura — par définition — jamais de réponse certaine est celle de savoir si cette éloquence de Bergson a été orientée dans une direction analogue à celle qu’aurait prise celle de Jaurès s’il avait survécu à son attentat. En revanche, les mêmes notes marginales nous apprennent que Bergson n’appréciait guère Durkheim. Gilbert Maire com­ parant dans une phrase d’une tonalité passablement déplaisante Durkheim, « lévite obstiné », à un « rocher aride », Bergson confirme la comparaison : « Rocher », en effet. En raison de sa tête entièrement chauve, on avait surnommé sa salle d’étude : « quartier du gros caillou ». Voilà qui est bien peu aimable ! Bien que tous les deux juifs, Bergson et Durkheim n’incarnent nulle­ ment le même type de judaïté45. A condition de ne pas caricatu­ rer, il est juste de faire remarquer qu’Émile Durkheim, fils du rabbin alsacien Moses Durkheim, lui-même fils de rabbin, des­ cend d’une lignée qu’on aurait qualifiée de « rationaliste »46 — s’il s’était agi des juifs de Pologne — et que Bergson descend d’une lignée qui a soutenu ceux qui réagissaient contre cette tendance dite « rationaliste ». Comme toute schématisation, celle-ci n’est que partiellement exacte. Certains textes de Durkheim, très idéalistes, ont même une tonalité mystique47, et Bergson, qui n’acceptait qu’avec réserve l’étiquette d’« anti-intellectualiste »• n’aurait jamais accepté celle d’irrationahste et se réclamait lui aussi du « rationalisme »... « au sens intelligent du mot »48 ! Là encore nous devons noter que les relations de Bergson avec ses coreligionnaires n’ont pas été faciles, dès le départ. On n’en déduira pas que ses relations avec les catholiques aient été faciles

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non plus. Baudrillart, le futur cardinal, camarade et voisin du jeune Bergson a confié à Jean Guitton49 que Bergson « courtois, discret, distingué » était « détaché et presque méprisant sur les matières de religion » et qu’il le « plaisantait gentiment » « lorsqu’il le voyait sortir de la chapelle de l’Ecole normale ». Courtois, discret, distingué, presque distant sans l’être pour­ tant et parfois ironique50 ; tous les condisciples du jeune Bergson sont d’accord sur ce point. En l’absence de témoignage autobio­ graphique nous pouvons toutefois dresser un portrait assez net du jeune Bergson, dont nous remarquons qu’il coïncide parfaite­ ment avec la manière dont il se dépeint lui-même à travers La Boétie. Henri est solitaire et poli. Un autre trait apparaît, avec lequel Bergson dut s’expliquer jusqu’à la fin de son œuvre, lors­ qu’il dut répondre à l’objection de « psychologie féminine »51, son côté « demoiselle ». Bergson était surnommé « miss ». Il n’y a aucune raison de mettre en doute ce pomt. Il est confirmé publi­ quement par Doumic et on le retrouve dans la correspondance privée, qu’il s’agisse des lettres adressées par Jaurès ou Henri Bor­ deaux. Surnom un peu cruel, comme beaucoup le sont, mais qui montre bien que les condisciples percevaient l’attachement du jeune Henri à sa mère anglaise, voire son identification partielle à Kate Levinson. V Le témoignage des condisciples fait, en outre, rebondir notre question de tout à l’heure. Le jeune Bergson normalien, à l’évidence détaché de sa religion d’origine, est-il néanmoins croyant ? Ses condisciples ne le voyaient pas tel. Nous devons à notre tour, reproduire une autre anecdote très connue concer­ nant l’argent. A l’Ecole normale, Bergson était bibliothécaire adjoint. « Un jour, rapporte Doumic, apercevant par terre des livres de bibliothèque, un de vos maîtres se tourna vers vous et avec indignation : “Monsieur Bergson voyez ces livres qui traî­ nent à terre ! Votre âme de bibliothécaire doit en souffrir !” Alors toute la promotion de s’écrier : “Il n’a pas d’âme”52 ! » Le jeune Bergson ne semble pas s’être indigné de ce que ses condis­ ciples l’aient tenu pour matérialiste. Ils ne devaient pas ignorer son intérêt pour la pensée de Spencer. Comme le relève Henri Gouhier, le souvenir de la lecture de 44

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Spencer est toujours attaché à celui de l’École normale supé­ rieure. Nous relevons cependant que Bergson dit : « À Normale [...] je continuais à pratiquer Spencer. »53 II avait donc commencé à le lire « au lycée », ce qui est cohérent avec l’ensemble du pas­ sage auquel nous nous référons. Ce choix aussi fait partie de la différence qui s’était établie entre ses condisciples et lui. Là encore les notes écrites en marge du manuscrit de Gilbert Maire sont précieuses. Bergson tenait à se démarquer du « confor­ misme » kantien de ses camarades et de certains de ses maîtres. Il n’a pas eu pour maître Lachelier à l’École normale supérieure, puisque celui-ci n’y était plus depuis longtemps, mais il a suivi celui d’Emile Boutroux. Boutroux était imprégné du kantisme de Eduard Zeller et de Kuno Fischer dont il avait suivi l’enseignement à Heidelberg. Bergson était surnommé par ses camarades 1’ « antikantien ». Bergson suivit également à Normale l’enseignement de OlléLaprune. Il est possible que Léon Ollé-Laprune ait eu une influence sur Bergson. Sur ce point Henri Hude n’a probable­ ment pas tort. Il n’a probablement pas tort non plus d’en trouver une confirmation dans le fait que dans ses premiers cours Berg­ son se réfère à l’un des ouvrages d’Ollé-Laprune La Certitude morale54. Notons au passage qu’on chercherait en vain une quel­ conque référence ultérieure de Bergson à Aubé... Ollé-Laprune était catholique pratiquant55 et philosophe, mais il savait distin­ guer les deux. Bergson lui sut gré de son indépendance d’esprit : « Tout en étant un catholique pratiquant, [il] était resté dans sa manière de philosopher, beaucoup plus indépendant que ne l’était, par exemple, Maurice Blondel », confia encore Bergson à Benrubi. L’enseignement d’Ollé-Laprune avait d’autant plus de chance d’être entendu qu’il insistait lui aussi sur la nécessité pour - un philosophe d’étudier les sciences56, mais également le temps présent. « Tout homme qui pense est de son temps, l’esprit le plus original comme les autres : c’est inévitable. Mais il y a manière et manière de subir la loi commune. »57 L’esprit de dis­ cernement du temps présent que prêche en la matière OlléLaprune n’était certainement pas fait pour déplaire au jeune Bergson. Il recoupe, en effet, son intérêt pour Spencer. Si l’on veut bien y réfléchir, la distance entre « le réalisme spiritualiste » « indépendant de toute religion » (version Lache­ lier) ou indépendant de toute orthodoxie (version Ollé-Laprune) n’est pas si éloigné qu’on le croirait de la forme particulière 45

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d’« agnoticisme » qui est celle d’Herbert Spencer. Entre un agnosticisme respectueux du sentiment religieux, comme celui de Spencer, et un spiritualisme dégagé de toute attache confes­ sionnelle la différence est... philosophique. Dans les deux cas le jeune Bergson n’est pas tenu d’être pratiquant. Nous avons même ici « la question » du jeune Henri Bergson. Il s’est détaché de la religion de ses pères et il ne reviendra pas plus à sa pratique qu’il ne rejoindra une autre religion sous une forme institution­ nelle. La révolte du jeune écolier a donc laissé des traces. La question philosophique de Dieu, de l’âme et de la liberté demeure ouverte. Une fois admis que la positivité des sciences est incontournable — Bergson ne reviendra jamais non plus sur ce point - le dernier mot de la religion apparrient-il à un « positi­ visme spiritualiste » ou à un positivisme « agnotisque » à la manière de Spencer ? Ces deux formes de positivisme ont au moins un avantage très concret pour un jeune juif détaché de sa religion d’origine, c’est de justifier la tolérance. ' C’est bien mal connaître la philosophie de Spencer, en effet, que de se contenter de la qualifier de « positivisme » ou de « mécanicisme ». La philosophie de Spencer est d’abord une réflexion sur... F Absolu. L’Absolu existe mais il est inconnais­ sable. Cette manière de poser F Absolu ressemble un peu à la position kantienne du noumène4. Il est nécessaire de le poser, mais il est impossible de le connaître. Elle s’accompagne d’une philosophie fort complexe de la religion qui n’est pas « reli­ gieuse », mais qui n’est certainement pas « antireligieuse ». Avec beaucoup de perspicacité Spencer compare son agnosticisme au passage du catholicisme au protestantisme, qui a lui-même suivi le passage du paganisme au catholicisme. Dans ces deux passages il s’agit d’un effort supplémentaire en direction d’une conception plus épurée de FAbsolu et plus dégagée des représentations phé­ noménales, donc relatives, de cet Absolu. Il y a un noyau de vérité dans les religions. Spencer ne cesse d’y insister. Par la manière adroite dont il utilise certains théologiens de son époque, qui mesurent à leur juste valeur les antinomies insolubles de la « théologie naturelle », Spencer amène à penser que l’agnosticisme tel qu’il le conçoit est l’aboutissement logique de a. Aspect intelligible c’est-à-dire non phénoménal d’un être (donc inaccessible à intuition sensible), à distinguer de la chose en soi connaissable et de l’objet transcen­ dantal. (A. S.)

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LES ANNÉES DE FORMATION

la problématique du « Dieu caché ». Il n’emploie pas cette expression, mais il signifie très clairement que le mouvement qui épure la transcendance contribue d’autant plus à la rendre incon­ naissable. Au terme de la démarche Û ne reste plus que l’opposition de l’Absolu et du relatif. Les conséquences politiques de cette épuration ne sont pas moins importantes que les conséquences gnoséologiques. Spen­ cer a une philosophie tout à fait décidée de la tolérance. La tolé­ rance est nécessaire car elle permet un aller et retour entre les conservateurs attachés à une conception encore trop phénomé­ nale de l’Absolu et les progressistes qui ont franchi un pas de plus vers une conception plus épurée. Cet aller et retour dure jusqu’à ce que l’ensemble de la société ait atteint un palier dans la conception de l’Absolu, jusqu’à ce qu’une nouvelle conception aussi se mette en marche. L’épuration de l’Absolu ne peut être par définition imposée dogmatiquement, ce serait l’enchaîner à des représentations qui viennent précisément d’être dépassées. L’agnosticisme de Spencer n’a rien à voir avec un athéisme mili­ tant, et Spencer prend ses distances dans la conclusion de son ouvrage à l’égard d’une interprétation matérialiste de son évolu­ tionnisme58. Tout le monde sait que la philosophie politique de Spencer est une philosophie anti-étatiste, mais on a moins remar­ qué que son évolutionnisme aboutit à une philosophie de la tolé­ rance et de la modération59. Nous voici parvenus au terme des années de formation. Elles se terminent, on s’en doute, par le grand rite de passage qu’est l’agrégation. Qui serait le premier : Jaurès ou Bergson ? Ce ne fut ni l’un ni l’autre mais un certain Lesbazeilles. Bergson fut reçu second et Jaurès troisième. C. Pfister déclara, dans un article de 1928, qu’une manifestation d’étudiants venus acclamer ce dernier après sa grande leçon avait indisposé le jury60. Nous rapportons, à notre tour, ce propos, sans pour autant le caution­ ner. Jean Guitton a eu la curiosité de prendre connaissance des notes personnelles de Lesbazeilles61. Il nous dit que celui-ci était un esprit plus mûr que ses deux concurrents. Pourquoi ne pas le croire ? Si Lesbazeilles est inconnu de la postérité, c’est tout simplement qu’il est mort prématurément durant l’été qui a suivi ce concours. Le jury n’a pas nécessairement préféré la « médiocrité » discrète à la popularité tapageuse... Un jury pré­ sidé par Ravaisson peut être agacé sans céder à un mouvement d’humeur. 47

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Par un étonnant hasard, Bergson tira comme sujet de grande leçon : « Quelle est la valeur de la psychologie actuelle ? » Comme il le rapporta à Charles Du Bos dans les années 192062 il fit « une charge à fond non seulement contre la psychologie actuelle, mais contre la psychologie en général, au grand déplaisir d’un des membres du jury qui avait des prétentions psychologi­ ques et avait même donné le sujet... Mais à la satisfaction de Ravaisson qui présidait le jury ». Henri Louis Bergson a vingt-deux ans. La destinée du petitfils de Ber Sonnenberg de Varsovie est tracée : il est philosophe et français63.

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III Bergson enseigne en province

Le 20 septembre 1881 le jeune agrégé est nommé professeur au lycée de Saint-Brieuc. Mais il refuse immédiatement cette nomination. Dès lors il est nommé, le 5 octobre 1881, professeur au lycée d’Angers où il enseignera la philosophie pendant deux ans. Il est nommé en outre le 4 avril 1882, professeur de littéra­ ture à l’Ecole supérieure de jeunes filles. Pour des raisons que nous ignorons (extraprofessionnelles ?), il ne se plut pas à Angers où pourtant il plut beaucoup1. C’est dans cette ville qu’il devait rencontrer ses premiers succès auprès du public féminin, succès qui le desserviront plus tard, auprès des gens « sérieux ». Mme Mathilde Alanic laissera d’ailleurs de lui, sous un titre sug­ gestif, dans la Revue d'Anjou, un portrait devenu célèbre : « L’Enchanteur » : . H

« Traversant la salle d’une allure rapide et glissée, il gagne l’estrade, il prend possession de la chaire, vide sur le tapis vert le portefeuille bourré de livres, les paupières toujours abaissées. Un reste de timidité juvénile com­ mande peut-être cette attitude. Un sourire indécis tremble sur sa bouche fine. Brusquement ses yeux se dévoilent — un rayon bleu où dansent des étincelles de gaieté. Le maître se soulève légèrement pour une inclinaison courtoise et commence : “Mesdemoiselles”. Dès que résonne la voix nette, musicalement flexible, on peut voir la physionomie mobile de l’orateur se fermer, le regard pour ainsi dire se dérober, vers le dedans, pour y suivre uniquement les fluctuations de sa pensée. C’est un très jeune homme qui

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parle : a-t-il 22 ans ? Malgré la séduction d’un visage délicat... il impose une déférence respectueuse à ces jeunes filles qui l’écoutent, et leur apparaît intangible et distant : tout esprit. >2

I

Qu’enseigne-t-il aux filles et aux garçons, ce jeune agrégé qui est « tout esprit » ? Une philosophie « spiritualiste » ? C’est probable, et la conclusion du portrait incite à le penser. Nous n’avons toutefois aucune trace de cet enseignement. Nous pou­ vons suivre en revanche avec une certaine précision l’évolution de ses travaux, et là notre perplexité commence. Ce professeur « spiritualiste » traduit anonymement et, dès sa parution, un ouvrage qui devait avoir une certaine importance pour Freud3 également : Les Illusions des sens et de Vesprit de James Sully4. C’est donc qu’il est fort bien informé de ce qui se passe à Lon­ dres. Nous voyons se dégager un nouveau centre d’intérêt : celui de la perception, du rêve et de la mémoire. On ne peut manquer ici d’être frappé par l’orientation anglophile du jeune agrégé, qui cadre mal avec le spiritualisme français, à supposer que cette expression, « spiritualisme français » ne soit pas pléo­ nastique et qu’il ait jamais existé un spiritualisme autre que fran­ çais. Jules bachelier, par exemple, est un critique décidé d’Hamilton5. Nous retrouvons, en outre, cette orientation propre à Bergson dans le discours de distribution des prix qui clôt la première année scolaire du jeune enseignant. Adam Smith en est la référence fondamentale. Bergson veut montrer que de la « division du travail », au sens de travail manuel, on ne doit surtout pas inférer la « spécialisation », dans le domaine de l’éducation. Sans doute, déclare-t-il, faut-il se résigner à savoir peu si nous ne voulons pas tout ignorer. Mais on ne saurait se résigner trop tard. Si l’on veut poser à une science spéciale des problèmes nouveaux, il faut être capable de s’élever au-dessus d’elle. L’éducation classique, parce qu’elle est désintéressée, peut y aider6. Notre perplexité s’accroît encore lorsque nous constatons que, durant ces deux années à Angers, Bergson prépare égale­ ment un remarquable Extraits de Lucrèce1 que l’on pouvait encore acheter au début des années 1960 de notre XXe siècle en librairie. Ainsi, non seulement le jeune agrégé s’intéresse au 50

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positivisme, mais aussi au matériaEsme... Relevons en passant que Bergson donne une belle appEcation des principes soutenus dans son premier discours de distribution. L’ouvrage destiné aux élèves de rhétorique (notre actuelle première) ; vise donc l’enseignement du latin. Cela n’empêche pas Bergson de prati­ quer l’histoire littéraire telle qu’il la conçoit. Parfaitement à l’aise pour confronter les différentes versions de l’étabEssement du texte par les éditeurs, il s’autorise plus d’une fois un retour à la leçon originelle des manuscrits. Belle appEcation de sa critique de « la psychologie de la transcription »8 ! Pourquoi en somme, voir une erreur là où il n’y a qu’une difficulté surmontable à la réflexion ? Trop de pénétration nuit ! Le jeune Henri le disait déjà dans sa dissertation fort remarquable9. Mais surtout, Berg­ son sait présenter ensemble la doctrine, la langue et la poésie de Lucrèce. Son écriture est déjà ferme et nuancée. Ce pourrait être une œuvre de maturité s’il ne s’agissait d’extraits. Concer­ nant le fonds de la doctrine, Bergson s’abstient volontairement de la critiquer. « Il n’y a pas de système philosophique qui ne se réfute aisément, écrit-il. L’essentiel est de le bien com­ prendre. »10 On repérera ici la première expression du scep­ ticisme dont Bergson ne se départira jamais concernant la « réfu­ tation en philosophie ». On repérera également, à travers la critique de saint Jérôme11, un plaidoyer indirect pour la tolérance. Ces travaux ont probablement un aspect alimentaire. Redisons-le, le jeune agrégé n’est pas fortuné. Le choix des ouvrages n’est cependant pas quelconque. Pour quelle raison toutefois pubEer anonymement l’ouvrage de Sully ? Il n’est tout de même pas contraire aux bonnes mœurs ! Excessive timidité ? Après tout, ce qui touche à l’Angleterre concerne la mère. Ce serait se dévoiler un peu que de signer. Peur d’être catalogué ? L’empirisme n’a jamais eu tout à fait bonne réputation en France... à partir du XIXe siècle. Durkheim, qui se voulait le continuateur de Victor Cousin, l’a remarquablement été sur ce point12. Ne serait-il, un peu double, le nouvel enseignant ? Nous le pensons, en effet. Encore faut-il ajouter que tout son effort consiste à tenter de surmonter le dédoublement qui hante ses rêves13. Nous montrerons dans un moment, comment il tente de conciher l’enseignement de ses maîtres avec ses propres inclinations inteUectuelles. Toute vocation est double, relève Jean Guitton14. Mais Bergson ne pensait pas autrement. C’est

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déjà l’aspect double de Lucrèce, artiste et géomètre qui retient son attention : « [...] il aperçoit du même coup dans la nature ce qui intéresse le géo­ mètre et ce qui séduit le peintre. On pourrait le comparer à un grand artiste qui, devant le modèle qui pose, en admire la beauté, la comprend, l’exprime merveilleusement, et ne peut s’empêcher néanmoins de la décomposer en fibres et en cellules, d’en faire l’anatomie. « C’est cette aptitude de Lucrèce à saisir tout d’un coup le double aspect des choses qui Eût l’incomparable originalité de sa poésie, de sa philosophie, de son génie en un mot.

Encore n’est-ce pas assez que de parler du double aspect des choses. La suite du commentaire le montre : pour Bergson, Lucrèce est poète en tant que géomètre et géomètre en tant que poète. Le motif du chiasme3, qui trouvera son expression défini­ tive bien plus tard, s’esquisse donc très nettement dès 1883. L’intérêt pour l’évolutionnisme et plus particulièrement pour Darwin se confirme dans le commentaire16. C’est peut-être cet intérêt qui explique la motivation proprement intellectuelle, qui a amené le jeune Bergson à composer cet ouvrage17. On peut dire la même chose autrement : avec ces Extraits nous trouvons, par auteur interposé, le premier récit bergsonien de la « créa­ tion » du monde : une « genèse » en somme18.

II

Ayant demandé à quitter Angers, Bergson se voit nommé le 21 septembre 1883 au lycée de Carcassonne. Il refuse immédia­ tement ce poste. Il est alors nommé au lycée Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand, le 28 septembre, il y restera cinq ans. Cette longueur relative est peut-être pour quelque chose dans ce que l’on pourrait appeler « le mythe de Bergson à Cler­ mont-Ferrand ». L’Encydopaedia Judaïca reprenant implicitement Gilbert Maire19, qui lui-même prolongeait des observations de Joseph Desaymard, ne manque pas d’évoquer les promenades du jeune professeur. C’est même d’après Desaymard, au cours d’une a. Cf. à cc sujet < Homo duplex, tout est double dans le bergsonisme ». La figure du « chiasme » est illustrée par la célèbre formule bergsonienne : • 11 faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action » (in Bergson politique, Introduc­ tion 111, PUF, 1989, p. 31). (A. S.)

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de ces promenades, à la sortie d’un cours où il aurait exposé l’argumentation des Eléates *, que Bergson aurait été « frappé de cette idée que le concept mathématique de temps ne rient pas compte de la durée réelle »20... Pour peu que l’on se souvienne en outre, comme Jean Guitton — qui a d’ailleurs rencontré Joseph Desaymard -, que Clermont-Ferrand est également la ville de Pascal21 et de Teilhard de Chardin, nous avons là les ingrédients qui permettent la constitution d’un mythe, la solitude de Bergson s’associant aisément au paysage insolite et rude des monts d’Auvergne, sans oubher la pierre noire dont est bâtie la ville elle-même... Il se peut que cette ville, par son calme, ait offert un cadre favorable à la méditation du philosophe. Mais il est fort douteux que ce soient les rencontres, le cercle ou les cer­ cles qu’il y fréquenta, qui aient été réellement décisifs pour son apprentissage. Ici, il est impossible de suivre Gilbert Maire. Ce n’est pas l’histoire de Bergson que conte Gilbert Maire lorsqu’il insiste sur ce point, mais le roman de ses origines à lui22, fils d’Albert Maire, bibliothécaire à Clermont-Ferrand23. Est-il vraiment présent à Clermont, ce promeneur ou ce cavalier solitaire24 qui, redisons-le, s’entretient épistolairement chaque semaine avec Kâte Levinson, sa mère ? On peut en dou­ ter. Quand il regarde la cathédrale de Clermont, c’est à NotreDame-de-Pans qu’il songe... S’il pratique l’escrime et se fait remarquer par son maître d’armes, par la subtilité de ses passes25, c’est aussi que son célibat lui laisse d’amples loisirs. Il ne faut pas s’étonner dès lors que les amitiés de Clermont se soient rapide­ ment défaites avec le changement de poste pour Paris. Bergson ne s’est pas installé à Clermont. Comme nombre de jeunes agré­ gés, il a vécu ce séjour en province, sinon comme un temps de pénitence, du moins comme une période provisoire agréable­ ment aménagée au bénéfice de la réflexion. Lorsque, bien plus tard, Bergson, âgé, se demandera s’il n’aurait pas mieux fait de rester à Clermont26, c’est, déçu par la suroccuparion des hon­ neurs, de la notoriété et de la vie culturelle parisienne intense mais aussi trop gourmande, cette retraite méditative qu’il regret­ tera plus que la ville et ses habitants. Quand il pense à Clermont, Bergson se réfère à l’opposition entre province et capitale. 11 se a. Allusion au dialecticien Zenon d’Élée, élève de Parménide, célèbre pour ses antinomies relatives à l’existence du mouvement dont quatre d’entre elles se trouvent exposées par Aristote dans sa Physique, VI. (A. S.) •

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souvient de sa disponibilité de jeune thésard cherchant sa voie. Il rêve d’une vie qui n’aurait eu d’autre règle que la progression de sa pensée. Lejeune professeur, que nous avons vu très tôt préoc­ cupé par l’action, se contente pour le moment d’enseigner et de méditer. Il se réserve, à un âge où les options politiques de ses condisciples se sont affirmées27. Pouvons-nous nous faire une idée, par ses fréquentations, de son attitude et de ses convictions politiques ? Jean Guitton, à la suite de Gilbert Maire, accorde de l’importance au fait que Berg­ son était présent à la réception donnée en l’honneur du général Boulanger lors de son passage à Clermont, par le proviseur du lycée3. Il commente, toujours en référence, à Gilbert Maire, en disant que Bergson était frappé par la différence des résultats pro­ duits par le suffrage universel selon qu’il s’exprime par le référen­ dum ou par l’élection d’une chambre des députés. Que ce point ait intéressé Bergson dès ce moment, cela est tout à fait possible. On verra réapparaître cet intérêt dans la correspondance avec Mme Émile OÛivier, lors de la préparation du discours de récep­ tion à FAcadémie française et dans les discussions avec les conseil­ lers de Wilsonb, au cours de la deuxième mission à propos du nou­ veau découpage de l’Europe après l’effondrement prévisible des empires28. Bergson savait-ü quelque chose de la mathématique sociale du marquis de Condorcet et de son application aux modes de scrutin ? Quoi qu’il en soit, il ne faudrait pas voir dans sa pré­ sence à cette réception un ralliement au boulangisme, même si Bergson fût accusé, au moment de sa plus grande notoriété, de... « boulangisme métaphysique »2?, Bergson prend position, dans son

a. Comme l’écrit Michel Winock dans La fièvre hexagonale, il s’agit, au sein d’une crise qui s’étendra essentiellement entre les années 1887-1889, d’un « exil » du général Boulanger, devenu dangereux parce que trop populaire. A l’occasion d’un changement de gouvernement, il est écarté du ministère de la Guerre qu’il détenait : « Le 30 mai [1887], Maurice Rouvier» ancien ministre du Commerce de Gambetta et de Ferry, forme un nouveau cabinet d’où il exclut le trop populaire général [...] le nouveau ministère nomme Boulanger à Clermont-Ferrand, “Limoges” avant la lettre pour exiler les indésirables, éloigner de Paris un militaire transformé en acteur poli­ tique. » Le 8 juillet, les partisans du général Boulanger tenteront d’ailleurs d’empêcher son départ de la gare de Lyon pour Clermont- Ferrand (La fièvre hexagonale, Le Seuil, 1987, p. 117-118). (G. S.) b. Voir chapitres VII et VIII. (G. S.) c. Voir Gilles Gaston Granger : La mathématique sociale du marquis de Condorcet, PUF, 1964. Sur les théories mathématiques des comportements électoraux élaborée par Condorcet, notamment. (F. W.)

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cours, de la manière la plus nette contre le coup d’État antiparle­ mentaire, tentation certaine de l’exécutif30. Mais, nous revien­ drons sur ce point, il distinguait démocratie et parlementarisme, ce dernier étant compris comme « système des partis ». D’où un inté­ rêt probablement constant pour le mode de scrutin et ses consé­ quences prévisibles ainsi que pour les différentes modalités de l’expression de la souveraineté du peuple. Nous pouvons imaginer, après Gilbert Maire, Bergson discu­ tant des problèmes politiques « algébriquement » avec son col­ lègue et camarade d’Ecole, E. Boncenne, qui raisonnait à partir de la lecture des journaux. Bergson prenait ses repas avec lui et avec Constantin, professeur de mathématiques. D’après Jean Guitton, le philosophe estimait que Constantin avait du génie et regrettait que ce génie fût resté inutilisé. C’est sur ce point qu’il critiquait la province. Aux meilleurs esprits, elle ne donnait pas confiance en eux-mêmes. Car, sur place, ceux-ci ne pouvaient donner leur plein rendement. Bergson eut incontestablement des entretiens avec Constantin en particulier, à propos du Traité de calcul différentiel et intégral de Serret. Jean Guitton précise qu’il mettait en question le fondement des mathématiques. S’il s’infor­ mait et écoutait volontiers, Bergson communiquait peu. «Je me gardais de lui découvrir mes idées, de peur de dissiper une espèce de rêve qui se développait en moi »31, dit-il. Bergson faisait donc un rêve à propos des mathématiques. Le professeur de philo­ sophie qui déclare pourtant au même Gilbert Maire n’avoir été qu’un « mathématicien amateur » parce qu’il Usait des ouvrages de mathématiques, « ce qui est plus facile que de résoudre des problèmes »32, a donc un secret. Voilà qui donne du poids à l’interprétation de J. Milet33 ! Pour le point qui nous intéresse en ce moment, c’est un indice que Bergson échappe à Clermont tout en s’y adaptant. Le fait d’avoir pour interlocuteurs privilé­ giés deux mathématiciens n’est pas indifférent, mais ce n’est pas d’eux que Bergson a reçu son inspiration. Là encore, nous trou­ vons une mise au point très claire en marge du manuscrit de Gil­ bert Maire34. Bergson fréquente deux salons : un officiel, celui du recteur Bourget, père de Paul Bourget, l’autre plus amical, celui d’Albert Maire, qui était une sorte de fibre académie provinciale, écrit Jean Guitton. Bergson porte un monocle. N’allons pas trop loin pourtant dans le sens de la mondanité. « Cet aristocrate d’esprit et de manière est professeur et sait demeurer à la fois homme du 55

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J

monde et universitaire ; il s’impose, il charme, il éblouit », écrit Maire. Significativement, Bergson met des points d’interrogation devant ces dernières expressions. Dans le salon d’Albert Maire, Bergson rencontre Gilbert Rouchon, archiviste et chargé de conférences à la faculté de Clermont. Le destin émouvant de cet homme distingué — sa fiancée mourut la veille de leur mariage et il resta fidèle à son souvenir jusqu’à la fin de ses jours — a amené là aussi Gilbert Maire, et puis Jean Guitton, à majorer une influence clermontoise possible. Le saint ou le mystique du Berg­ son des Deux Sources *, ne songe pas essentiellement à « travailler en secret à un perfectionnement tout intérieur »35, même si le destin de certains d’entre eux fut de rester anonymes. Un beau portrait littéraire, chronologiquement tardif, ne fait pas une influence ! Chez Albert Maire, Bergson participait aux séances d’hyp­ notisme organisées par le Dr Moutin. Il ne s’en tint pas là et devint lui-même magnétiseur. Du début à la fin de son enseignement public, Bergson a bien été 1’ « enchanteur »... sans être pour autant un « mystificateur » : pour lui, l’esprit scientifique ne perd jamais ses droits. De ses expériences d’hypnotisme, Bergson devait tirer pn premier article : « De la simulation inconsciente dans l’état 'hypnotisme. »36 Cet article est issu des expériences menées avec i collaboration de M. Robinet, préparateur à la faculté des Scien­ ces de Clermont. Robinet et Bergson cherchaient à comprendre comment il se faisait que des jeunes gens de quinze à dix-sept ans, lorsque le magnétiseur ouvrait devant eux un livre dont ils n’aper­ cevaient que la couverture, parvenaient à lire le numéro de la page que regardait ce magnétiseur, voire des mots ou des lignes entiè­ res. Remarquant que les sujets hypnotisés avaient tendance à inverser l’ordre des chiffres, Bergson émet l’hypothèse qu’ils les lisaient sur la cornée du magnétiseur qui jouait alors le rôle de miroir convexe. D’une manière plus générale, il est intéressant de remarquer que, à Clermont, Bergson s’est intéressé à la « métapsychique »b. Par le témoignage de Gilbert Rouchon37, nous savons

a. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, 1932. La vie est doublement source de la Morale et de la Religion : primo à travers la structure de l’espèce, et secundo à travers le retour au principe vital (cf. Bergson politique, op. cit., p. 275-276). (A. S.) b. Ou parapsychologie : domaine où l’intérêt porte sur les phénomènes paranor­ maux de l’ordre de la suggestion, de la télépathie ou de la voyance, dont l’explication

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que Bergson lisait à cette époque l’ouvrage de Frédéric Myers * et Podmore. Ronchon précise en outre qu’il avait parlé à Bergson des observations du Dr Imbert-Goubeyre sur les stigmatisés38 et qu’il participait à des séances concernant la métapsychique chez le Pr Baron. Ce que nous avons dit du drame de Ronchon aide à comprendre son intérêt pour la métapsychique, mais il faudrait s’entendre sur « l’expérience mystique ». Dans son cours, Bergson ne manifeste aucune sympathie pour le « mysticisme », en tout cas celui de la philosophie grecque finissante39, en outre, l’expérience mystique n’intéressera certainement pas Bergson dans Les Deux Sources par l’aspect qui retient l’attention d’Imbert-Goubeyre ou plus tard de Pierre Janet. De l’époque de Clermont jusqu’aux Deux Sources en passant par l’analyse des dédoublements de per­ sonnalité, Bergson ne c.essera de chercher dans les phénomènes paranormaux un signe de l’au-delà et de conclure pourtant de manière rationaliste, voire de manière métapsychologique *, une fois venu le moment de l’explication.

III Il est un détail sur lequel les commentateurs auraient dû s’attarder plus longuement pour expliquer l’attachement relatif de Bergson à Clermont : Clermont-Ferrand est une ville univer­ sitaire. Bergson y est nommé chargé de conférences le 14 février 188440. Dans le cadre des conférences publiques offer­ tes par la faculté, Bergson donne dès le lundi 18 février à 20 h 30, une conférence sur Le Rire. On aurait tort de voir, dans cette conférence, la première version de l’ouvrage du même nom. Bergson devait même voir bien plus tard dans son changement d’opinion, une preuve indirecte de la durée, au grand étonne­ ment de Mme Albert Maire qui lui fit alors part de sa déception : déborde le cadre scientifique de la psychologie. Jugée, pour cette raison, suspecte, la parapsychologie a rencontré l’hostilité des milieux scientifiques français dès le milieu du XIXe siècle. (A. S.) a. Frédéric Myers : psychologue expérimental d’origine américaine dont les tra­ vaux ont en particulier beaucoup compté aux yeux de William James, qui cite volon­ tiers son Hinnan Personality in the Light of Récent Research. (A. S.) b. Cette expression, à ne pas confondre avec « métapsychique • ni « parapsycho­ logie », fait signe vers la méthode freudienne de la « métapsychologie », développée entre 1897 et 1909, de l’exploration de l’appareil psychique. (A. S.)

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son admiration pour le philosophe remontait en effet à cette conférence même41 ! L’enseignement universitaire à proprement parler de Bergson ne devait commencer toutefois que lors de l’année 1884-1885. Une enquête minutieuse menée par Jean Bardy42, permet désor­ mais de savoir que le « cours historique » a été consacré à « La philosophie grecque avant Socrate. Socrate et Platon. Aris­ tote »43. Cette information est extrêmement précieuse car elle permet de conclure avec une quasi-certitude que l’enseignement reporté par le Cahier noir * 4 est précisément celui qui correspond à l’enseignement donné cette année-là. D’après le témoignage d’Henn Gouhier, une part importante du cours en question est consacrée aux Éléates et notamment à Zénon d’Élée. Par ailleurs, l’ouvrage d’Evellin, Infini et quantité (Pans, 1881), figure dans la liste des ouvrages à consulter. Rappelons que cet ouvrage est consacré à la discussion des arguments de Zénon. On relèvera par contraste que Zénon n’apparaît pas dans le Cours I, pas même à propos de la métaphysique. Cela montre bien que l’ensei­ gnement donné au lycée est plus éloigné de la recherche bergsonienne que celui donné à la faculté. On ne s’en étonnera pas si ce n’est pour regretter que les cours au lycée aient été publiés en priorité et que ce soit sur eux que l’on veuille principalement fonder une relecture de Bergson45. A Clermont-Ferrand Bergson rédige intégralement ses deux thèses, L’Essai sur les données immédiates de la conscience, et Quid Aristoteles de loco senserit. Grâce au témoignage de Charles Du Bos46, repris par tous les auteurs, nous connaissons les grandes étapes de l’élaboration de la thèse. Nous ne connaissons malheu­ reusement pas les étapes formelles de cette élaboration : date d’inscription du sujet, etc. Tout d’abord, il ne semble pas qu’il y ait eu « révélation ». Les « rêveries du promeneur solitaire » de Clermont ne préparaient à aucune « illumination » de Vincennes ! Le cheminement fut progressif. Lors de la première année à Clermont, Bergson, toujours séduit par Spencer, fut « arrêté » par les chapitres sur les notions premières des Premiers principes, en particulier par les chapitres concernant la notion de temps. Berg­ son examine donc « l’idée admise du temps, et se rend compte que, par quelque biais qu’on la prenne, on aboutit à des difficul­ tés insurmontables ». Si la mémoire chronologique de Bergson est fidèle, on s’explique alors aisément que, dès la deuxième année (1884-1885) à Clermont, Bergson remonte à l’origine des 58

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difficultés en examinant les sophismes de Zénon. C’est en expo­ sant au « tableau noir » devant ses « élèves », l’argumentation en question, que Bergson commença « à voir plus nettement dans quelle direction il fallait chercher ». Le terme « élève » ferait pen­ ser ici au lycée. Nous trouvons bien dans le cours dactylographié remis par Joseph Desaymard à Jean Guitton — dont le Cours I est extrait — l’exposé succinct, une page au total, de deux des argu­ ments de Zénon (Achille, la flèchea) et un bref commentaire, une page au total. On ne peut toutefois pas totalement exclure qu’ « élève » veuille dire « étudiant » de la faculté, ce qui serait cohérent avec le fait que Bergson ait consacré une bonne partie de son cours à la faculté aux arguments de l’Éléate. De 1884 à 1886, Bergson, toujours d’après Du Bos, écrit le chapitre II ( « De la multiplicité des états de conscience » ) et le chapitre III ( « De l’organisation des états de conscience. La liberté » ) de ce qui va devenir L’EssaP. Dans sa première ver­ sion, le chapitre III était beaucoup plus développé que celui que nous pouvons lire aujourd’hui. Bergson se rend alors compte du fait qu’il a omis Kant et qu’une telle omission peut disqualifier complètement son travail aux yeux de l’Université de l’époque. Il modifie en conséquence le chapitre III. « D’autre part, continue Bergson, il m’apparaissait qu’une étude de la notion d’intensité constituerait, entre les notions de quantité et de qua­ lité dont traitait le reste de l’ouvrage, un trait d’union susceptible de rendre mes vues beaucoup plus claires et plus accessibles : en outre, ainsi- que Kant et Fechner, la psychophysiquec était à l’ordre du jour et, sur le terrain d’un examen de la théorie de Fechner, j’avais chance d’être compris et suivi. »47 C’est effecti­ vement ce qui se produisit lors de la soutenance. Il faut bien a. Arguments de Zenon : dans l’ordre, Achille est le deuxième argument et la flèche le troisième. Achille ne rejoint pas la tortue à cause de la longueur composée d’une infinité de points qui l’en sépare. La flèche est l’argument en vertu duquel celle-ci ne peut atteindre son but car elle occupe un espace égal à eUc-mêmc à chaque instant de son parcours, ce qui veut dire une séquence de ces positions immo­ biles, mais pas encore un mouvement. Les deux autres arguments sont la dichotomie (premier) et le stade (quatrième). (A. S.) b. Philippe Soûlez, à partir de cette ligne, remplace L’Essai sur les données immé­ diates de la conscience par Essai. (A. S.) c. Le psychophysique : approche physique, fondée par le philosophe allemand Gustav Fechner, de la psychologie, selon laquelle on attribue à un processus psycho­ logique les caractères d’un processus physique, notamment des déterminations de la mesure. (A. S.) . ...

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comprendre stratégiquement ce témoignage. Il vise à répondre non seulement à Desaymard (pas d’iUumination), mais aussi et surtout à Rageot, ancien élève de Bergson - nous sommes le 22 février 1992 - qui avait rapproché William James et Bergson dans un note publiée en 190548. Bergson tient à insister sur le fait que James est un « psychologue-né », alors que lui, Bergson, est arrivé à la psychologie mais n’en est pas parti. Simple reconstruction pour marquer à la fois une originalité et une convergence ? Nous ne le pensons pas. La publication récente d’un cours dit de « psychologie » peut induire le lecteur en erreur. Il s’agit pourtant d’un cours, non d’un livre. Il traite d’une madère obligée du programme de la classe de philosophie allant du « fait psychologique » au « rapport du physique et du moral » en passant par l’associadon des idées, le langage, la liberté, etc. Or Bergson parle à Charles Du Bos de sa « recherche ». Nous devons donc chercher à comprendre de plus près le statut de ce cours de psychologie et sa place dans 1’enseignement donné au lycée.

IV De l’enseignement donné au lycée de Clermont, nous avons des traces précises, certaines et abondantes. Avant de situer cet enseignement, nous devons nous attarder préalablement sur le statut philosophique que Bergson accordait à son propre enseignement. Bergson, on le sait, a ordonné par son testament que l’on détruise toutes ses notes personnelles, y compris les notes de cours que l’on retrouverait après sa mort. C’est qu’il tenait, au moins, à marquer une distance importante entre son enseigne­ ment et son œuvre. Ce point ne doit jamais être perdu de vue, même si désormais, le temps ayant passé, il a été décidé de ne pas respecter cette clause. Bergson pratiquait une sorte de morale par provision de l’enseignement. Il s’en était ouvert à Jean Guitton à ’époque où celui-ci, jeune enseignant, lui demandait conseil. Mous ne voyons aucune raison de minimiser cette mise au point parfaitement claire. Bergson déconseillait au jeune Guitton de passer trop de temps à préparer ses cours : « Vous vous fatiguerez sans motif, et vous leur [les élèves] serez dom­ mageable. On n’enseigne bien que les matières sur lesquelles on ne fait pas

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BERGSON ENSEIGNE EN PROVINCE un travail personnel de prospection et de recherche, et où on livre les véri­ tés traditionnelles, celles sur lesquelles, comme dit Descartes, s’accorde le gros des sages. Et j’avais comme maxime, même au Collège [de France], de ne pas tirer de mes recherches présentes le sujet direct de mes cours. À plus forte raison pour des garçons de seize ans.

Il faudrait sans doute nuancer un peu en ce qui concerne le Collège de France. Bergson ne s’est d’ailleurs pas toujours exprimé de la même façon au sujet de l’enseignement au Collège de France50. L’examen des programmes de cours montre une proximité plus grande, certaines années, entre l’enseignement et les publications en préparation. Il y a par exemple un lien évident entre le cours du samedi de l’année 1903-1904, qui explique le livre de La Métaphysique1 d’Aristote, et le chapitre IV de L’Evolution créatrice. Mais, sans être unique, cet exemple ne cor­ respond certainement pas au cas le plus fréquent. Si nous nous reportons pourtant au cours du vendredi consacré à « L’évolution des théories de la mémoire », nous remarquons qu’il prolonge la réflexion commencée dans un ouvrage déjà publié (Matière et Mémoire, 1896), qu’il se réfère en outre à un article récemment publié (« Introduction à la Métaphysique »31, mais que de ce cours ne sortira aucune publication nouvelle. Relevons donc que, lorsqu’il a publié, Bergson fait fonds sur ce qu’il a publié, plus qu’il ne prépare par l’enseignement ce qu’il publiera ensuite. Ce point est confirmé par le témoignage d’un ancien élève Louis Aubert : « Bergson n’enseignait jamais ce qu’il venait d’inventer avant de l’avoir soigneusement mis au point par écrit et comme éprouvé par la publication. »52 Revenons à la situation de Clermont. Bergson n’a pas encore réellement publié. L’utilisation qu’il fait de Lucrèce, par exemple, sans être insignifiante demeure tout à fait marginale. Le jeune professeur est dans la situation bien connue des jeunes agrégés qui doivent enseigner un cours complet de philosophie alors qu’ils n’ont guère avancé dans l’élaboration de leur propre doctrine. Rien d’étonnant à ce qu’ils utilisent les cours de leurs maîtres à une époque surtout où les manuels ne sont pas publiés surabondamment comme aujourd’hui. Que Bergson ait utilisé le cours d’Aubé ou encore celui de Boutroux53, qui s’en étonnera ? a. Le travail que devaient ici mener Philippe Soûlez et Michel Narcy était engagé (auprès des PUF) lorsque l’accident mortel est survenu. 11 reste à faire. (A. S.)

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Disons, en termes contemporains, que ces cours forment l’hypotexte de l’enseignement de Bergson. Mais ce qui nous intéresserait serait de pouvoir confronter le texte à l’hypotexte pour saisir les écarts différentiels. Mieux encore, il faudrait con­ fronter cette utilisation avec celles faites par d’autres jeunes agré­ gés de ce même hypotexte. Dans l’état actuel des publications cela nous est malheureusement impossible. Il est donc pour le moins prématuré de faire de l’œuvre publiée et des cours les deux moitiés inséparables de Y Œuvre bergsonienne. La proximité chronologique du cours et de Y Essai ne doit pas faire illusion. On trouve bien peu d’échos de la notion de « durée » dans le cours54. On peut facilement sur bien des points mettre en contradiction le livre, la thèse en l’occurrence, et le cours. Considérons un point qui a pu tromper les éditeurs du cours de psychologie’, celui de la liberté. Cette question occupe trois chapitres du cours et finalise l’ensemble de l’argumentation bergsonienne de Y Essai sur les données immédiates de la conscience. D’après la thèse, la liberté est indéfinissable, parce que toute définition de la liberté donnera toujours raison au déterminisme55. Dans le Cours I, en revanche, le Pr Bergson pro­ pose tout à fait sereinement et d’entrée de jeu une définition de la liberté : « Par liberté, on entend en philosophie le pouvoir que nous possédons ou croyons posséder de choisir entre plusieurs actions possibles et de nous déterminer pour l’une d’elles. »56 La suite du texte montre que Bergson pose explicitement la ques­ tion classique du libre arbitre. Les Données immédiates visent pré­ cisément la critique du libre arbitre, en tant que cette thèse place le sujet devant « plusieurs actions possibles » préalablement détermi­ nées sans rapport à la durée intérieure du sujet qui choisit. La cri­ tique du « symbolisme spatial » de la bifurcation est suffisamment nette pour entraîner avec elle celle de liberum arbitrium. Par ail­ leurs, la question de la liberté morale ne joue aucun rôle dans Y Essai. Jamais la question du choix entre le bien et le mal, ou le a. Réference à M. Henri Hude avec la collection de Jean-Louis Dumas, Leçons de psychologie et de métaphysique (Clermont-Ferrand, 1887-1888), Avant-propos par Henri Gouhier, PUF, 1990. La « liberté » est traitée dans trois chapitres du cours : 39, 40 et 41e leçons, p. 247 de cet ouvrage. (A. S.) b. Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889, thèse dédiée à Jules bachelier, complétée par la thèse secondaire en latin « Quid Aristoteles de loco sentent ? ». (A. S.)

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devoir et le plaisir n’est soulevée, alors qu’elle est au centre du cours. La liberté est définie dans la thèse, si elle l’est, comme un rapport du sujet à son acte : « On appelle liberté le rapport du moi concret à l’acte qu’il accomplit. » Et Bergson d’ajouter : « Ce rapport est indéfinissable, précisément parce que nous som­ mes libres. » On ne s’étonnera donc pas que ce soit sur le terrain de l’esthétique plutôt que sur celui de la morale que la question de la liberté soit posée : « Nous sommes fibres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste. »57 De là à dire que, à une lecture attentive, des thèmes propres à l’œuvre publiée n’apparaissent pas, il y a un pas. Il y a une parenté évidente entre la discussion du déterminisme associationmste, façon Stuart Mill, du cours et celle de la thèse. Dans les deux cas, l’accent est placé sur l’opposition du qualitatif et du quantitatif. Plus proche encore de la thèse sont les passages consacrés « au fait » de la liberté. Le témoignage de notre cons­ cience ne saurait être récusé, sous peine de tomber dans le scepti­ cisme. « La conscience est une faculté infaillible, infaillible en ce sens que son témoignage ne peut pas, sous peine d’absurdité, sous peine de contradiction, être contraire à la vérité. En effet, pour un fait ou état psychologique, être et être perçu par la conscience ne font qu’un. » Toutefois, cette invocation de l’infaillibilité de la conscience se trouve juxtaposée sans transition aucune avec un argument qui, à la limite, l’exclurait puisque Bergson ajoute et précise que l’argument « décisif » — « pour certains philosophes comme Kant », se tire de l’existence de la loi morale. On connaît les critiques kantiennes de la « psychologie rationnelle » dont le Pr Bergson, au contraire, salue la grandeur58. Il fonde son ensei­ gnement de psychologie, pour une part essentielle sur V Éthique de Spinoza et le Traité des passions de Descartes. Ici encore nous avons l’occasion de vérifier la justesse du rapport de Jean Guitton : « En somme, lui disait Bergson, il faut combiner le dogma­ tisme nécessaire à l’enseignement avec les suggestions sur les franges. »59 C’est très exactement ce qu’a frit Bergson dans le cours de Clermont-Ferrand. Plus tard, son œuvre s’étant affirmée, Bergson s’autorisera à réécrire le cours. La confronta­ tion du Cours I et du Cours II est instructive à cet égard. Le Cours II consacre un chapitre seulement à la liberté et les consi­ dérations de durée en occupent le centre60. Mais, pour l’heure,

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Bergson applique à l’enseignement les maximes de la morale par provision, et là il suit l’opinion doctrinale des plus sages et plus modérés de son pays... d’adoption et de son temps : le spiritua­ lisme. De ce fait, on ne s’étonnera pas de l’aspect un peu morali­ sant du cours. Bergson ne craint pas de suggérer aux élèves d’utiliser l’esprit d’analyse pour lutter contre les passions61 ! S’il nous est impossible de voir dans « le » cours et l’œuvre publiée les deux moitiés d’un même ensemble, a fortiori s’il nous est impossible d’admettre que, en cas de doute, il faut préférer les thèses du cours aux incertitudes (supposées) de l’œuvre publiée, nous pensons que ce serait une erreur de ne juger du cours, sur­ tout celui de Clermont, que du point de l’œuvre en gestation et à venir. Même si ce cours fut dicté par Bergson62, ce n’est pas tout à fait un texte bergsonien. Considéré du point de vue de l’histoire des idées, c’est un document capital dans l’histoire du spi­ ritualisme français. Nous avons là la synthèse assez brillante, faite par un esprit distingué, de ce qu’il y a de meilleur dans l'enseignement des maîtres du spiritualisme français (Jouffioy, Ravaisson, Ollé-Laprune, Paul Janet, Boutroux)63. Supposons un instant, comme le font les éditeurs du Cours I, qu’une catastrophe nous ait privés de l’œuvre publiée et qu’il ne nous reste que le cours de Clermont-Ferrand, nous ne poumons certainement pas reconstituer la figure de l’œuvre bergsonienne, mais nous dispo­ serions du manuel de ce que Bergson appellera plus tard « l’ancien spiritualisme »w. Cette synthèse de l’ancien spiritualisme est la toile de fond sur laquelle se détache par contraste l’œuvre bergso­ nienne en formation. . « Vous admettez donc, nous dira-t-on, que dès le départ Bergson est spiritualiste ? — La difficulté, répondrons-nous, n’est pas dans l’attribut, elle est dans la copule. » Que veut dire « être » spiritualiste3 ? S’agit-il des convictions de la personne ? factuellement, celle-ci nous échappe. Philoso­ phiquement, en outre, la question n’a guère de sens. Bergson ne

a. Dans le Cours, Bergson définit ainsi le spiritualisme : < La doctrine spiritua­ liste, au lieu d’admettre un principe unique dont l’essence est d’être soumis à des lois mathématiques purement mécaniques, admet à côté de cette matière à laquelle il ne conteste pas une certaine réalité objective, un principe tout different, tout opposé, capable d’intelligence, depuis la conscience la plus vague, la plus confuse, presqueidentique au néant, jusqu’à la réflexion la plus profonde, en un mot un principe spi­ rituel » (F. W.).

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deviendra « spiritualiste » que lorsqu’il aura fondé son spiritua­ lisme. A cette époque, il enseigne le spiritualisme tout en étant visiblement en recherche. C’est donc qu’il n’est pas satisfait de ce qu’il enseigne. On repère d’ailleurs une tension très nette entre le spiritualisme et, pour le dire rapidement, l’empirisme. A l’articulation des deux, se trouve Leibniz. C’est d’ailleurs le rôle joué par Leibniz aux principales articulations du cours qui est, pour nous, la grande révélation de ce cours de Clermont. C’est dans la référence à Leibniz, « l’interprète le plus autorisé du spiritualisme »65, que peuvent se réconcilier les tendances pro­ pres de Bergson et celles de ses maîtres. « La doctrine de Leibniz a encore un autre avantage, écrit le Pr Bergson, c’est de faire de très grandes concessions à la théorie empiriste des principes rationnels. »66 Une conciliation s’amorce donc entre les auteurs préférés de Bergson (Darwin, Spencer) et l’enseignement qu’il a reçu. Tout à fait lucidement, le Pr Bergson rétablit la filiation intellectuelle qui mène de Hume à Spencer en passant par Hamilton et Stuart Mill. Mais l’enseignement de Bergson s’ins­ crit également dans l’effort théorique propre du spiritualisme français, très visible chez Lachelier, par exemple, qui consiste à remonter de Kant à Leibniz en minimisant ce qui les sépare. Toujours en ce qui concerne les principes rationnels, le Pr Berg­ son déclare : « Nous croyons pour notre part, que l’explication la plus simple et en même temps la plus rigoureuse des principes est celle de Descartes ou de Leibniz modifiée par Kant. »67 Comme si le kantisme n’était qu’une... modification de la philosophie leibmzienne ! Cette dernière indication est infiniment précieuse : elle nous permet de comprendre comment l’entreprise de Mau­ rice Blondel est l’aboutissement, notamment dans le Vinadum substantielle6*, de ce que cherchent les philosophes spiritualistes français du xixc, sans arriver jamais à une expression tout à fait convaincante. Ils ont d’ailleurs, en dehors de quelques petits chefs-d’œuvre d’éenture, relativement peu publié. Mais en saisis­ sant sur le vif comment Bergson, par l’enseignement qu’il a reçu, aurait très bien pu devenir Maurice Blondel, nous n’en remar­ quons que mieux pour quelle raison il n’est pas devenu Blondel : l’empirisme l’a séduit. Nous le voyons ainsi utiliser différentes stratégies pour faire passer quelque chose de ses intérêts personnels. Spencer est pré­ sent : sept références indexées dans le Cours I. Ces références montrent que Bergson est en position de discutant à l’égard de 65

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l’évolutionnisme. Il ne l’approuve jamais entièrement, mais il refuse de l’écarter purement et simplement. Il admet l’hérédité des caractères acquis3. C’est cela qui précisément le détourne d’admettre la thèse du parallèle de l’enfant et du primitif. Nous retrouvons, grâce à ce cours, ce que nous avions déjà établi69. L’enfant, du fait de sa longue hérédité, est déjà un être complexe. Bergson encore jeune, pense-t-il à lui-même ? Le plus significatif est la manière dont il fait de Spencer... un méta­ physicien, souvent rapproché de Hegel, à cause de la question du devenir. Spencer, dit-il même, est « le dernier des méta­ physiciens »70. Il est plaisant de voir sous la plume, la dictée plutôt, du jeune Bergson, un type d’expression dont on a passa­ blement abusé en France dans la deuxième moitié de notre siècle ! Moins remarquée, mais non moins significative, nous paraît, sur la question de Dieu, l’importance de la référence à Spinoza. Il serait bien étonnant que cette présence soit, au même degré que celle de Leibniz, un héritage du spiritualisme français. Bergson parle toujours avec sympathie de Spinoza. Il en fait un « pan­ théiste », mais un panthéiste qui croit réellement en Dieu7’. On retrouvera quelque chose de cette idée dans la conférence sur « L’Intuition philosophique »72. Le panthéisme paraît être au Pr Bergson un système instable, difficile à tenir, fatalement des­ tiné à basculer dans le matérialisme ou l’idéalisme. Mais Bergson parle néanmoins du panthéisme de Spinoza qu’il rattache à Héraclite et aux stoïciens, d’un côté, à Hegel, de l’autre, comme d’une « hypothèse à la fois profonde et obscure »73. Significativement, c’est à Spinoza qu’il a recours pour justifier les limites de la théodicée qu’il propose. « Nous ne pouvons que le répéter, dicte Bergson, l’imagination est ici impuissante et nous revenons à la parole de Spinoza : “L’intelligence divine ne peut ressembler à l’intelligence humaine que comme le chien, constellation céleste, ressemble au chien, animal aboyant.”74 » Verrait-on Ollé-Laprune « revenir » à Spinoza pour résoudre la question de l’intelligence divine ? On peut en douter75. Quelle conception au fond le jeune Pr Bergson se fait-il de la métaphysique ? Nous devons ici marquer notre désaccord avec a. Thèse selon laquelle les traits distinctifs d’un individu qui ne sont pas « innés », c’cst-à-dirc qu’il ne possédait pas dès la naissance même à l’état virtuel, peu­ vent se transmettre d’une génération à l’autre par le milieu ou l’éducation. (A. S.)

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les éditeurs du Cours I. Bergson n’a pas donné à ClermontFerrand un cours de psychologie et un cours de métaphysique. Il a donné un cours... de philosophie, unique, bien qu’il com­ prenne plusieurs parties. C’est avec étonnement que nous voyons 1’ « Introduction » de ce cours, publiée en ouverture du volume consacré essentiellement au cours donné au lycée Henri-IV, le Cours II. C’est fausser la perspective. Nous allons donc tenter de donner une idée des quatre chapitres de cette « Introduction » afin que le lecteur puisse se faire une idée de l’articulation des différentes parties du Cours I. 1. «Le mot savoir est employé journellement », telle est la première phrase du Cours. On pensera bien sûr à Aristote — « Tous les hommes désirent naturellement savoir» — formule qui apparaît par après. Le premier chapitre est intitulé « La science ». 11 vise essentiellement à distinguer la science de la connaissance « populaire ». « La science, dicte Bergson, se pro­ pose d’embrasser le plus grand nombre possible de faits particu­ liers dans une formule unique par suite de la découverte ou de la constatation des causes. »76 « A la série indéfinie des faits, conclutil, quelques lois sont substituées et on peut dire que le besoin ou l’esprit de simplification est l’esprit scientifique par excellence. » 2. Le deuxième chapitre est consacré à la classification des sciences. Bergson rappelle la classification aristotélicienne : scien­ ces poïétiques, sciences pratiques, sciences spéculatives. En défi­ nitive Bergson retient pourtant la classification d’Ampère : scien­ ces de la matière ou cosmologiques et sciences de l’esprit ou noologiques. Le point le plus remarquable ici est qu’au fond Bergson maintiendra cette classification jusqu’au terme de son œuvre. On la retrouve dans l’opposition science (sous-entendu de la matière) et métaphysique (i.e. science de l’esprit). On voit bien ce qui intéresse Bergson : les sciences cosmologiques se divisent elles-mêmes en sciences abstraites de la matière, l’arithmétique et la géométrie, et sciences concrètes de la matière, physique et chimie notamment. Voici qui annonce le strict parallélisme de l’intelligence et de la matérialité dans L’Évolution créatrice17. Les sciences noologiques étudient l’esprit, l’homme en tant qu’être intelligent. Si on étudie l’intelligence « dans ses opéra­ tions, dans son fonctionnement, on aboutit à la psychologie et à la logique qui en est l’appendice ». Nous allons revenir sur cette dépendance de la logique par rapport à la psychologie. Mais retenons pour le moment que Bergson juge cette classification 67

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« très rationnelle », même si elle établit une « division » trop accusée entre sciences de la matière et sciences de l’esprit : « Toute classification en est là et pour établir des divisions net­ tes, il en. faut établir de tranchantes. » Réminiscence de la dichotomie platonicienne ? 3. Le troisième chapitre est consacré à « la philosophie des sciences » : « Il pourrait, en effet, exister et il existe dans chaque science un chapitre spécial, la philosophie de cette science, dont l’objet est : d’abord de centraliser tous les résultats acquis ; puis, de ramener à l’unité, si c’est possible, l’infinie multiplicité des éléments qui la composent. » Comme exemple de philosophie d’une science, Bergson propose les idées de « l’école évolution­ niste » qui s’inspire de Darwin. « Elle essaie, affirme-t-il, de mon­ trer comment le plus simple des végétaux serait né d’une combi­ naison d’éléments minéraux organiques, comment les végétaux eux-mêmes se seraient compliqués de plus en plus de manière à donner les espèces très variées que nous avons sous les yeux, comment les animaux les plus simples seraient nés de la même façon, et comment de degré en degré par des complications suc­ cessives, on peut s’élever jusqu’à l’animal le plus parfait de tous, jusqu’à l’homme, sans que la chaîne soit interrompue jamais, chacune des espèces dérivant de l’espèce immédiatement infé­ rieure. »78 Et Bergson conclut : « On réserve le nom d’esprit syn­ thétique ou philosophique à la tendance [...] qui consiste à grou­ per, à simplifier, à unir, à généraliser et qui est la tendance scientifique par excellence. » Nous rencontrons donc pour la deuxième fois la tendance à la simplification : la philosophie d’une science est par conséquent une simplification de simplifica­ tion ou une synthèse de synthèse. 4. A partir de là, le quatrième chapitre, « La philosophie. Son objet », se laisse aisément pressentir. « De même que la phi­ losophie d’une science fait la synthèse des vérités connues de cette science, de même cette philosophie supérieure exprime dans quelques formules simples tout ce qui peut être dit et connu relativement à la matière ou relativement à l’esprit. » Se référant à Janet (Paul), le Pr Bergson déclare que « la philosophie proprement dite, c’est la psychologie et la métaphysique étroite­ ment unies ». La métaphysique cherche donc à connaître l’essence dernière des choses. Cette essence, les sciences particu­ lières ne peuvent la connaître car elles ne s’intéressent qu’à l’apparence ou au phénomène. La référence explicite à Aristote 68

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ne doit pourtant pas faire penser à un retour pur et simple à une position précritique. « S’il est vrai, dicte Bergson, que nous sommes la plupart du temps dupes des apparences, que nous considérons comme quali­ tés des choses ce qui n’est qu’une impression faite sur nous, n’estil pas nécessaire de savoir comment notre esprit fonctionne, afin de pouvoir dire ce qu’il ajoute à la réalité, ce qui est de son cru, ce qui paraît être dans les choses et n’y être pas en réalité... »79 L’étude du fonctionnement de l’intelligence est réservée à la psy­ chologie. Bergson insiste dans le Cours I : l’esprit a une « forme »80. On pourrait être tenté de repérer ici avec Michel Foucault un passage du transcendantal à l’empirique comme quasi-transcendantal3, la psychologie prenant le relais du criti­ cisme. Ce ne serait pourtant pas tout à fait exact, car, pour le Pr Bergson, la psychologie est psychologie rationnelle8’. Elle a accès à la substance du moi. On pourrait aussi à la suite de Politzer1’82 se réclamant de Husserl, taxer Bergson de « psycholo­ gisme ». « La logique, dicte Bergson, a précisément pour but de nous fournir des règles propres à la direction de l’intelligence. » Compte tenu de ce que nous avons dit de l’infaillibilité de la conscience, ce psychologisme n’est pourtant pas un relativisme. Comme Bergson sait parfaitement ce qu’est l’intentionnalité — penser, c’est toujours penser à quelque chose83 —, on ne se tromperait probablement pas en rapprochant Bergson de Brentano84, dont la « psychologie » est surtout « empirique » par le titre, ou... la critique qu’en a faite Husserl. Pour Bergson aussi la psychologie est essentiellement « descriptive »85. La même raison qui rattache la logique à la psychologie conduit à rattacher à cette dernière également la morale. « Quant aux deux autres facultés : sensibilité et volonté, il y a entre elles, comme nous le verrons, un rapport naturel dont le maintien dépend de nous, dicte le Pr Bergson. Et quand la sensibilité n’obéit pas à la volonté, quand la passion prend le dessus, c’est 1. Quasi-transcendantal : on demande à la science de trouver dans l’expérience réponse aux problèmes que posait le philosophe kantien du point de vue des sources a priori de la connaissance. (A. S.) 1. Georges Politzer « dénonciateur • (Ph. Soûlez) du bergsonisme dans La fut d’une parade philosophique : le bergsonisme, Paris, J.-J. Pauvcrt, 1967. C’est dans une intention en effet polémique que l’expression « psychologisme » est empruntée à Husserl, qui dans Les Recherches logiques a critiqué la confusion des lois logiques avec les lois de la pensée. (A. S.)

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toujours au détriment de l’intelligence. Il est donc encore naturel qu’une science spéciale intervienne, dont le rôle est d’établir net­ tement ces rapports qui doivent exister et se constituer entre la sensibilité et la volonté » ; « cette science, c’est la morale ou science du devoir ». Il est intéressant de voir comment le Pr Bergson tente une sorte de phénoménologie de la passion car­ tésienne et postcartésienne, un siècle avant la tentative de Michel Henry86. Bergson conclut ainsi sa présentation du cours : « Nous com­ mencerons donc par la psychologie qui est la clef de tout le reste, la partie fondamentale de la philosophie, et nous terminerons par la métaphysique qui est le but dernier de la philosophie et, entre ces sciences, nous intercalerons la logique et la morale. » Nous ne pouvons bien évidemment entrer dans plus de détails concernant ce cours. Notre information concernant les lectures de Bergson en sort considérablement enrichie. Il est un chapitre sur lequel nous devons attirer l’attention, c’est l’avantdernier chapitre de la partie « Métaphysique » consacrée à la « religion naturelle ». Ce chapitre porte à l’évidence la marque d’Ollé-Laprune, mais il porte au moins autant celle de Jules Simon, qui, par le titre de son ouvrage De la religion naturelle * 1 et son contenu, fournit le titre du chapitre et son organisation. Les devoirs envers Dieu sont les suivants : « Il faut le connaître, l’aimer, le servir. » C’est à propos de la connaissance de Dieu que le Pr Bergson se réfère à Ollé-Laprune. Mais il faut bien com­ prendre l’argumentation. Il y a des athées sincères, dit Bergson, qui possèdent le vrai sentiment religieux. En effet, « celui qui croit à la réalisation nécessaire du bien est un esprit religieux ». Donc celui qui croit au progrès est un esprit religieux. Il suffit alors de continuer « dans cette voie » pour découvrir que « la perfection ne saurait s’accomplir si elle [ne] se personnifie dans un être parfait ». C’est ici que prend place la référence à OlléLaprune : « Un peu de science nous éloigne de Dieu, a-t-on dit, beaucoup de science nous y ramène. » La personnification de Dieu est ainsi subordonnée à l’idée de perfection. Dès lors le seul esprit vraiment irréligieux est le pessi­ miste, en tant qu’il ne croit pas « au progrès, au perfectionne­ ment ni au triomphe ultérieur de la justice ». En ce sens, pour­ rait-on dire en suivant la logique du Pr Bergson, Schopenhauer serait plus « irréligieux » que bien des athées. Ce n’est d’ailleurs sûrement pas par hasard, que deux leçons avant celle consacrée à

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la « religion naturelle », il est traité du pessimisme. Il est d’ailleurs dit à son propos justement que « le dégoût n’est pas chose natu­ relle ». De l’idée de religion « naturelle », Bergson tire très logi­ quement l’idée de tolérance. Faut-il s’astreindre à un culte déter­ miné ? le Pr Bergson est très clair en rejetant deux formes symétriques d’hypocrisie : « Ce qui est blâmable, c’est d’affecter l’incrédulité vis-à-vis d’une reli­ gion par orgueil, vanité ou forfanterie. Ce qui est énormément coupable, c’est d’afficher des convictions religieuses et de pratiquer un culte par inté­ rêt ou simple respect des convenances lorsque, après mûre réflexion, on est convaincu qu’il n’a pas de raison d’être ; dans les deux cas, il y a hypocrisie et l’hypocnsie est toujours coupable. Ce qu’il faut recommander à tous, c’est la tolérance : toute manifestation de la foi même naïve est respectable parce qu’elle est sincère ; il serait absurde de la railler. Cela en tout cas est indigne d’un philosophe.

Il faut bien voir en quoi la dénonciation de cette double hypocrisie concerne Henri Bergson, juif non pratiquant et philo­ sophe. Il faut saisir également toute la portée politique de la réfé­ rence à Jules Simon qui est aussi un homme clef de la IIIe Répu­ blique commençante4. Le jeune Pr Bergson s’efforce de répondre à une dernière question : si la religion naturelle n’impose par elle-même aucun culte, n’exige-t-elle pas une pratique, la prière par exemple ? La réponse là aussi .est significative. Le Pr Bergson reprend la for­ mule de Bossuet, « une élévation de l’âme », mais c’est pour la commenter immédiatement par Platon : « Les âmes s’embel­ lissent à force de penser à ce qui est beau. » Il conclut : « Prier Dieu ce n’est pas autre chose que de fixer son attention sur cette idée de parfait et le prier avec ferveur, c’est y mettre son âme tout entière. » Prier et contempler, ce serait la même chose ? Dif­ ficile de voir ici un Dieu tout à fait judéo-chrétien en dépit de son caractère personnel. Considérons maintenant l’œuvre bergsonienne. Il restera quelque chose de la « psychologie » avec la problématique des données immédiates de la conscience qui suppose bien une a. Jules Simon (1814-1896), philosophe de formation, disciple de Victor Cou­ sin, devint l'une des figures du mouvement républicain et des débuts de la IIIe Répu­ blique. Il fut ministre de l’instruction et des Cultes en 1876, puis président du Con­ seil. Scs livres sur La Liberté de conscience ou Le Devoir ont marqué des générations entières. (F. W.)

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« infaillibilité de la conscience ». Mais que va-t-il rester de la reli­ gion naturelle ? Pour brutale que soit cette réponse, elle nous paraît difficilement réfutable : rien. Il ne restera rien de la « per­ fection » dont il ne sera fait aucune mention dans Les Deux Sour­ ces89, rien de la toute-puissance90 qui est explicitement critiquée. On sait quel traitement ironique va subir le concept de religion naturelle : la religion « naturelle » n’est autre que la religion close. C’est que Bergson, en 1932, ne croit plus guère au progrès... naturel. La religion sera définie à partir du lien social et même communautaire... La mystique en sera expressément distinguée91. On pourrait poser une question analogue à propos de la métaphysique. La distinction d’Ampèrea est promue à un avenir certain dans la suite de l’œuvre, mais c’est à peu près tout ce qui va rester du cours de métaphysique, mis à part, bien entendu, l’intérêt pour la science positive qui ne sera jamais démenti. L’idée que la philosophie serait un système, une « unification du savoir », une synthèse, une construction, est explicitement cri­ tiquée et même dénoncée dans La Pensée et le Mouvant92. Le chemin qui mène du Pr Bergson à Bergson est impression­ nant. Il vaut la peine d’être conté.

a. Voir Cours II, p. 23. « Ampère distingue deux catégories de sciences : les sciences de la matière ou cosmologiques, et les sciences de l’esprit ou noologiqucs. » Bergson dit, deux lignes plus haut : « Parmi les classifications modernes [des sciences, F. W.j, la meilleure assurément est celle d’Ampère. » L’éditeur renvoie à Ampère : Essai sur la philosophie des sciences o»< exposition analytique d’une classification naturelle de toutes les connaissances humaines, Paris, t. 1 : 1834 ; t. 2 : 1843. (F. W.)

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IV

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Bergson enseigne à Paris

Le 11 septembre 1888, Bergson est chargé d’une suppléance aux lycées Louis-le-Grand et Henri-IV. Il obtint sa nomina­ tion comme professeur au collège Rollin l’année suivante (24 août 1889). Pour la petite histoire on notera qu’il eut pour collègue à Rollin Stéphane Mallarmé, professeur d’anglais, mais le contact ne s’établit pas entre eux. Au cours de ces deux années on se doute bien que l’essentiel de l’énergie du professeur nou­ vellement parisien fut absorbée par la soutenance de ses deux thèses. I

D’après André Robinet’ les thèses furent soutenues le 27 décembre 1889. Siégeaient au jury Paul Janet, rapporteur, ainsi que Charles Waddington3 et Émile Boutrouxb. Parmi les auditeurs se trouvait probablement Jean Jaurès qui avait annoncé son intention de venir2. Nous savons d’après le témoignage d’un a. Charles Waddington (1819-1914). Voir au sujet de ce philosophe, disciple de Victor Cousin, l’allocution prononcée par Bergson à l’occasion de sa mort, devant l’Académie des sciences morales et politiques (in Mélanges, p. 1046-1049). (F. ’W.) b. Émile Boutroux : philosophe français dont la réflexion se porta en particulier sur « la contingence des lois de la nature » (titre de sa thèse soutenue en 1874) condi­ tion de la liberté humaine. L’interprétation qu’il donna dans ses cours à la Sorbonne, du kantisme, est restée célèbre dans l’histoire de la philosophie. (A. S.)

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certain nombre d’élèves de Rollin, en particulier Isidore Lévy3, que la soutenance fut brillante et même émaillée de mots d’esprit. Après la soutenance de la thèse secondaire Quid Aristoteles de loco senserif, un membre du jury, peut-être Charles Waddington, déclara : « Nous allons discedere de loco [» quitter le Heu «] ». Est-ce ce mot d’esprit qui valut à son probable auteur, authentique disciple de Victor Cousin, un éloge post mortem pour le moins ambigu de la part de l’ancien doctorant4 ? Au demeurant Charles Waddington n’était pas mal disposé à l’égard du candidat. A mesure qu’il avançait dans son discours, il se plaignit de l’obscurité de Bergson et le grand latiniste qu’il était conclut ainsi : « Ah, Monsieur, j’aime mieux votre latin que votre français ! »5 Il est important, avant de poursuivre, de comprendre le choix de la thèse latine, même si elle n’a pas été incluse par Bergson dans ses œuvres majeures. Cette thèse est inséparable des réflexions sur les sophismes de Zénon d’Élée de la grande thèse qui en constitue, comme le dit Rose-Marie Mossé-Bastide, la « grille explicative »6. Bien qu’il ne le dise pas explicitement, Bergson pense en fait que la théorie du lieub a été le moyen pour Vistote d’échapper à l’argumentation des Éléates. Pour Bergson outefois cette substitution ne résout rien. Il ne peut admettre la :ritique aristotélicienne du vide et se rallie partiellement à la solution kantienne. L’espace est une forme a priori de notre sensi­ bilité ou plus exactement un acte de notre esprit, « une concep­ tion », dit Bergson dans V Essai, par lesquels nous juxtaposons des sensations inextensives dans un milieu idéal. « L’espace vide et infini a une réalité indéniable, quoique purement a priori, mais son infinité de grandeur n’entraîne pas l’infinité du monde, et sa divisibilité infinie ne brise pas la continuité du corps et du mou­ vement. »7 Mais on ne comprendrait pas le choix de Bergson si l’on ne remarquait pas, comme l’a fait Rose-Marie Mossé-Bas­ tide, que Bergson est en même temps séduit par le dynamisme aristotélicien8. L’on retrouve ici typiquement le mouvement qui

a. L idée de lieu chez Aristote : thèse secondaire en latin complétant la thèse principale sur les Données immédiates, 1889. (A. S.) b. Théorie du lieu que l'on trouve dans le livre IV de la Physique d’Aristote. En introduisant les distinctions « être en puissance dans un lieu » et « en acte », « être dans un lieu par soi » ou « par accident », etc. Anstote résoudrait les difficultés soulevées par les Eléates (voir leurs paradoxes plus haut). (A. S.)

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est celui de Bergson dans ses cours de Clermont-Ferrand : il uti­ lise Kant pour conclure sur Leibniz. Ce mouvement, il l’a appris au fond auprès de ses maîtres, comme nous l’avons vu, notam­ ment chez Lachelier mais aussi chez Coumot9. Revenons à la soutenance. D’après le témoignage de Charles Du Bos rapportant les propos de Bergson, la discussion lors de la soutenance porta essentiellement sur le chapitre I de la thèse principale ( « De l’intensité des états psychologiques » ), qui était consacré à une critique de Fechner et Weber . * Ce chapitre fut jugé remarquable, en particulier par le rapporteur Paul Janet. Insigne privilège, le jeune docteur put par la suite constater que le rapporteur insistait avec beaucoup de bienveillance sur cet aspect de la thèse10. Philosophie française contre science alle­ mande ? Expliquons-nous. Nous ne sommes certes pas en 1914. Le prestige de la science allemande est grand. La psychologie expérimentale allemande impressionne. Ce n’est pas tous les jours que l’on rencontre un doctorant capable de discuter cette psychologie expérimentale sur son propre terrain, mais dans la continuité d’une tradition française. A vrai dire l’interminable débat sur Bergson « psychologue » vient de ce que l’on ne dis­ tingue pas suffisamment ce qui est recouvert par ce terme. Nous avons déjà abordé ce point. Bergson distinguait dans son cours au lycée de Clermont la psychologie « étemelle », même s’il était un peu « littéraire », des grands moralistes, et la psychologie scientifique naissante. Il faut distinguer encore. La psychologie morale à laquelle Bergson s’adonne parfois ne doit pas être confondue avec l’analyse philosophique de la cons­ cience, analyse que nous ne pouvons plus guère appeler mainte­ nant autrement que « phénoménologie ». Dans la psychologie scientifique elle-même nous devons différencier la psychologie clinique dont Bergson est un praticien, en tant qu’hypnotiseur, de la psychologie expérimentale, à laquelle il s’intéresse égale­ ment, sauf... quand il en critique certains présupposés comme dans le chapitre I précisément. À la grande déception de Bergson, le chapitre II ( « De la a. Gustav Fechncr (1801-1887), philosophe allemand à qui l’on doit la thèse du parallélisme « psycho-physique » précieux pour l’étude du psychique à partir de fonc­ tions mathématiques obtenues pour le physique considéré comme phénomène mesu­ rable d’après l’idée défendue par Emst Weber (que pour cette raison il appelle la « loi de Weber ») que « la sensation est égale au logarithme de l’excitation ». (A. S.)

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multiplicité des états de conscience » ) ne fut pas critiqué. Émile Boutroux s’intéressa au chapitre III (« De l’organisation des états de conscience. La liberté »). Il s’attarda, nous dit Mme MosséBastide, sur la balance des mobiles et des motifs, ce qui ne sau­ rait étonner, compte tenu de ses réflexions sur la liberté d’indifférence voire même la physique de l’indifférence11, tant et si bien que pour finir le président leva la séance en s’exclamant : « Si cela continue, cette balance va devenir un fléau ! » Aupara­ vant Boutroux, lui aussi, s’était étonné de 1’ « extrême subtilité du style de Bergson ». Des auditeurs vinrent même dire à Berg­ son à l’issue de la soutenance qu’ils avaient trouvé sa langue difficile. Bergson fut déclaré « docteur ès lettres », à l’unanimité, dis­ tinction enviée. Boutroux ne lui avait donc pas tenu rigueur de sa critique de Kant. Peut-être faudrait-il comprendre que luimême cherchait à dépasser Kant d’une certaine façon. Quant à Bergson, il n’était pas fâché au fond de ne pas avoir eu à répondre sur ce qu’il jugeait le plus important. Le témoignage de Du Bos doit être complété par celui de Benrubi. Bergson recon­ naissait qu’on lui aurait fait de grandes difficultés s’il avait dû s’expliquer sur la théorie de la durée12. Plus significatifs que les échos fragmentaires que nous pou­ vons avoir de la soutenance se trouvent être les comptes rendus qui ont été faits de l’ouvrage. Il n’y en eut pas moins de douze (et non pas treize13, ce qui est beaucoup. Certains noms sont significatifs : Lucien Lévy-Bruhl, Gustave Belot et... Georges Sorel. On notera un compte rendu en italien et un autre en anglais. Les auteurs français de ces comptes rendus eurent bien l’impression que quelque chose venait de se passer. La qualité et la finesse de ces comptes rendus, notamment celui de LévyBruhl, étonnent aujourd’hui. Lévy-Bruhl touche d’emblée très juste, lorsqu’il remarque qu’ « au heu de prendre rang parmi les défenseurs ou les adversaires de la liberté morale, il a eu l’idée originale d’examiner l’énoncé même du problème et de voir s’il n’impliquait pas contradiction »u. Lévy-Bruhl n’est pas convaincu par l’ensemble de la démonstration bergsonienne, qu’il comprend au demeurant fort bien parce qu’il pense que « le genre et l’espèce sont précisément une sorte de heu iné­ tendu. Il y a ainsi dans la conscience une homogénéité sui generis, qui ne consiste point dans l’identité des parties, puisque les états de conscience n’ont point de parties, et qui rend possible

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une évaluation — purement subjective — de leurs intensités rela­ tives »’5. Lévy-Bruhl pense, au passage, à confronter Bergson avec Kant et avec Schopenhauer, mais la filiation leibnizienne semble lui échapper. En conclusion Lévy-Bruhl loue la « vénusté » du style de Bergson, tout en déclarant que le dernier mot sur le problème de la liberté n’a pas été dit. Il ajoute : « Mais quand on voudra parler de l’intensité des états psychi­ ques, de leurs relations entre eux, de leurs rapports avec le lan­ gage, de l’association des idées, de l’espace et de la durée réelle, en un mot de la vie de l’âme, on ne pourra se dispenser de recourir à la thèse originale et suggestive de M. Bergson. »16 II Bergson ne se plut pas au collège Rollin, actuel JacquesDecour. 11 avait une classe de philosophie peu brillante, à en juger par ses appréciations trimestrielles, et une mathématique préparatoire aux classes « spéciales » (notre actuelle « taupe »). Dans cette classe préparatoire le professeur de philosophie était traditionnellement chahuté. Bergson n’échappa pas à la règle et demanda son changement. L’ancien mathématicien n’aura pas trouvé le moyen d’intéresser un public de jeunes scientifiques à la philosophie, à sa philosophie naissante ? Le 14 octobre 1890, il est nommé professeur au lycée Henri IV comme remplaçant de H. Michel. Il enseigne dans une classe de philosophie pour « vétérans et nouveaux », c’est-à-dire dans une terminale qui faisait office également de khâgne. Il y enseigna pendant trois ans. Puis il devint professeur en titre en 1893 dans la division A, réservée aux vétérans, c’est-à-dire en khâgne17. Les témoignages que nous avons sur le style de son enseigne­ ment datent au fond de cette époque, plus que de la période d’Angers ou de Clermont18. Bergson dictait son cours, nous l’avons déjà dit, mais certainement pas comme un instituteur qui enseigne l’orthographe. Dicter est une manière de composer en impro­ visant. D’où le charme qui subjugue l’élève. Bergson donne l’impression de créer son cours au fur et à mesure qu’il le pro­ nonce. Aucun à-peu-près. Le débit est suffisamment lent pour que l’élève puisse prendre entièrement en note le cours, mais la composition est suffisamment précise pour que l’élève, relisant

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son cahier, retrouve la même musique19. Au Collège de France l’improvisation sera plus accentuée - le professeur n’a pas à dicter l’équivalent d’un manuel - mais l’aspect musical se fera entendre encore plus nettement. Le musicien et l’acteur seront insépara­ bles du professeur. Mieux, prenant conscience de lui-même, dans une page célèbre et souvent mal comprise de l’introduction à La Pensée et le Mouvant, Bergson va faire la théorie de son style d’enseignement : initier un élève ou un auditeur à un auteur c’est lui faire adopter sa démarche, percevoir la structure et le mouvement de la page que le professeur est en train de lire. La dictée du cours se conçoit donc comme une application de l’art de la diction. Et Bergson de conclure qu’il y a une analogie entre l’art de la lecture tel qu’il le définit et l’intuition qu’il recom­ mande au philosophe : « Dans la page qu’il a choisie du grand livre du monde, l’intuition voudrait retrouver le mouvement et le rythme de la composition, revivre l’évolution créatrice en s’y insérant sympathiquement. »20 Comme le fait remarquer Mme Mossé-Bastide, le succès de l’enseignement de Bergson au lycée, même en khâgne, peut être apprécié diversement. Si on le considère du point de vue de la réussite scolaire des élèves on peut faire des réserves. Une année, un seul reçu à l’Ecole normale supérieure dans la khâgne de Bergson... Quant aux normaliens ils n’appréciaient qu’à moi­ tié l’enseignement de leur maître de conférences, soucieux qu’ils étaient de bienzse préparer à l’agrégation ! Tel serait du moins le témoignage d’Émile Bréhier21. Bergson a toujours voulu tenir à distance ce type d’appréciation de l’efficacité de son enseigne­ ment. Lors d’une discussion à la Société française de philo­ sophie, il ne manqua pas de rappeler qu’ayant fait partie du jury de baccalauréat lorsqu’il était à Henri-IV il avait dû constater que le jour de l’examen tel de ses élèves avait remis une copie de baccalauréat où Bergson ne retrouvait rien de son cours, mais plutôt la reproduction plus ou moins fidèle d’un manuel de baccalauréat22... Notons toutefois que Bergson a toujours été apprécié de l’inspection générale. Pour l’année 1895-1896, l’inspecteur (Bachelier ?) salue dans l’enseignement de Bergson « toute la clarté compatible avec la profondeur et seulement çà et là quelque chose d’un peu artificiel pour la pensée et d’un peu grêle pour le développement »23. Ce sont les seules réserves que nous trouvons. En 1894 Bachelier loue « la rigueur de la méthode ». De 1885-1886 à 1896-1897 les rapports insistent sur

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la nécessité de faire passer Bergson dans l’enseignement supérieur24. Si l’on juge du point de vue de l’influence à long terme l’appréciation sera fort différente. Nombre des anciens élèves d’Henri-IV deviendront célèbres ou importants dans divers sec­ teurs de la société et se réclameront ultérieurement peu ou prou de Bergson, et certains formeront une partie de son auditoire du Collège de France : Henri Delacroix, Mario Roques, Désiré Roustan, Émile Lubac, Maurice Halbwachs, Gaston Rageot, André Chaumeix, Julien Luchaire, Louis Aubert, Albert Thibaudet. A cette liste on ajoutera Daniel Halévy et bien sûr Charles Péguy qui suivirent l’enseignement de Bergson à l’Ecole normale supérieure. Certes la réussite de ces personnalités ne saurait être portée au seul crédit de Bergson. Nous assistons là au phéno­ mène cumulatif de la sélection scolaire et sociale : les meilleurs professeurs sont affectés à l’enseignement des meilleurs élèves dans les meilleurs lycées. Si on se place du point de vue de Berg­ son la proposition peut être renversée. Du simple fait d’être à Paris, à Henri-IV puis à l’Ecole normale supérieure la parole de Bergson est de mieux en mieux entendue. Il y a autre chose encore qui va au-delà de la position institu­ tionnelle, donc communicationnelle, du style et même du fond. Bergson est éducateur, si l’on entend par là initiateur. D’où sa distance à l’égard de la pratique scolaire et même sa critique de l’enseignement en tant qu’il inclinerait trop à la formation de l’Iwino loquax. Cet initiateur ne cherche pas des disciples à pro­ prement parler. Il est capable de s’occuper d’un « cancre ». Gil­ bert Maire a raconté comment mis au courant par son père Albert Maire, l’ancien bibliothécaire de Clermont-Ferrand, du cas désespérant qu’il représentait, Bergson demanda à lire le roman du fils, L’Œuvre d’un fou. Bergson l’invita ensuite à déjeu­ ner et en guise de critique se borna à indiquer les passages les meilleurs de façon que le jeune Gilbert comprenne de lui-même, par comparaison, ses propres insuffisances25. Cette pédagogie, Bergson l’a pratiquée même dans ses salles de cours. Louis Aubert26 a raconté comment Bergson, encourageant avec les « mauvais » élèves qui obtenaient les plus mauvaises notes, dont il soulignait les passages intéressants, devenait de plus en plus sévère au fur et à mesure qu’il remontait dans le palmarès vers le pre­ mier, lequel, pauvre malheureux, s’entendait dire que l’effort à fournir était encore considérable et que le manque de temps ne

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faisait rien à F « affaire »... Bienveillant avec les humiliés mais séparé avec ceux qui auraient pu croire qu’ils étaient amvés. Bergson est socratique mais maître, sans être chef d’école. Subtil alliage1. Bergson ne déclare-t-il pas en 1919 : « Ce n’est pas chez nous qu’on dresse l’écolier à une attitude passive et à un travail automatique ; ce n’est pas chez nous que l’étudiant est occupé à collectionner plus ou moins machinalement des matériaux qui ne serviront — s’ils doivent jamais servir — qu’aux publications du maître ? Le principe de notre système d’éducation est qu’il faut traiter tout étudiant et même tout écolier, comme s’il avait en lui l’étoffe d’un maître »27, il décrit sinon le système d’enseignement français du moins la maïeutiqueb qu’il a effectivement pratiquée et à laquelle il croit. Il est vrai que l’on n’a guère donné à Bergson la possibilité institutionnelle d’être chef d’école au sens où son camarade Emile Durkheim a pu le devenir. Deux fois candidat à la Sor­ bonne, Bergson n’y a jamais été élu. Dans son rapport, lors de la deuxième tentative de Bergson, Boutroux fut certes aimable à l’égard de la ligne de pensée suivie par Bergson en tant qu’elle visait à unir « spéculation philosophique et pensée scientifique », mais il lui préféra finalement Gabriel Séailles, lequel « apparte­ nait » déjà à la Sorbonne28... Séailles devait quelques années après son élection se proclamer disciple de Charles Renouvier29. Inutile de réitérer la critique de FUniversité qui préférerait toujours les médiocres aux esprits originaux. Le problème est beaucoup plus grave. Le deuxième refus de la Sorbonne en date du 28 novembre 1898 est comme un écho de la polémique rationaliste antibergsonienne qui commence dans la Revue de métaphysique et de morale après la publication de Matière et Mémoire sous sa forme définitive (1896). Benjamin Jacob conclut son article polémique de mars 1898 en souhaitant que « l’œuvre géniale » de Bergson, qui est « l’expression métaphysique des deux principales formes de notre “inquiétude”, le mysticisme et l’impressionnisme », « rencontre de nombreux admirateurs, et pas un disciple a30. Paroles deux fois terribles, puisque, tout d’abord, en un certain sens le souhait s’est réalisé presque à la a. Ici, Philippe Soûlez déclare en incise : « Écartons pour un instant la polé­ mique anti-allemande. » b. Maïeutiquc : art d’accoucher les esprits, dont Socrate se faisait fort en compa­ rant sa méthode d’interrogation à la technique des sages-femmes. (A. S.)

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lettre, et peut-être tout simplement parce que celui qui l’avait émis avait par tout un réseau d’influence le pouvoir de contri­ buer à sa réalisation ; terribles encore parce qu’elles émanent d’un coreligionnaire probable qui, en reprochant à Bergson de quitter la tradition qui va de Platon à Leibniz, lui reproche peutêtre en fait de mettre en danger la cause du judaïsme rationaliste et républicain31. Nul ne sait quel aurait été le visage ultérieur de la philosophie française si Bergson avait été placé, conformément à son acte de candidature, dans la position institutionnelle d’avoir des étudiants comme « élèves ». Bergson devait le constater, il avait au Collège de France des auditeurs plus que des étudiants, des admirateurs en attendant les admiratrices. L’institution uni­ versitaire de l’époque a en un certain sens tout fait pour qu’il en fût ainsi. Si l’on veut bien y porter attention on remarquera que Bergson s’est trouvé à peu près totalement dépourvu de pouvoir universitaire, entendu stricto sensu, en France du moins32. Nous ne retrouvons aucune trace d’une participation à un quelconque jury de thèse, a fortiori Bergson n’eut-il jamais de doctorant. Bergson n’a donc pas eu réellement l’occasion de former directe­ ment à sa conception de la recherche en philosophie de jeunes chercheurs. Le succès ultérieur du bergsonisme, la nomination de Désiré Roustan dans les années 1930 comme président de jury d’agrégation et enfin l’élection après 1945™ de bergsoniens à la Sorbonne ne doivent pas masquer ce fait. Les bergsoniens de l’ancienne Sorbonne n’ont pas été des « élèves » directs de Berg­ son. Ils ont connu Bergson, mais à une époque où celui-ci n’enseignait plus. Le passage de Bergson comme maître de conférences à l’Ecole normale supérieure ne doit pas non plus faire illusion. Il fut trop bref, deux ans. Et si l’on veut chercher l’équivalent d’Althusser dans l’Ecole normale supérieure de cette époque, c’est du côté du bibliothécaire (Lucien Herr), comme on le sait, qu’il faut chercher... Peut-être au fond de lui-même Bergson ne regrettait-il pas ses deux échecs à la Sorbonne. La pratique sco­ laire ne l’enthousiasmait pas. Son profond libéralisme ne l’incitait pas à devenir « chef de bande » et l’on voit mal Bergson chercher à imposer une orthodoxie. Il voulait réellement, nous venons de le dire, que chacun fût lui-même. Il n’y aurait donc rien à regret­ ter. Sans doute, mais quelque chose ne s’est pas transmis : le rap­ port original de Bergson aux sciences. On ne peut qu’imaginer ce qu’eût été une sorte de laboratoire philosophique bergsonien 81

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suivant l’actualité scientifique, précisant, renouvelant et, s’il le faut, révisant les thèses du bergsonisme. Entre Ravaisson, Changeux et Althusser, il y a peut-être un lien à trouver... Très vite la voie du Collège de France s’ouvre devant lui, grâce en partie à Mme Raffalovitch34 qui était une amie de d’ArsonvaF. Déjà en novembre 1897, Bergson avait été nommé remplaçant de Charles Levêque, malade, pour le premier semestre 1897-1898. Le mardi, il fit cours sur « La psychologie de Plotin » et le vendredi sur « La IVe Ennéade ». Lorsque la chaire de philosophie moderne occupée par Nourrisson fut déclarée vacante après le décès de celui-ci, Mme Raffalovitch insista pour que Bergson fut élu. Théodule Ribot de son côté fit un rapport très élogieux. « M. Bergson, précisait-il, s’il obtenait la chaire de philosophie moderne, substituerait à la méthode classique de l’histoire des systèmes, celle de l’histoire des problèmes : par exemple l’histoire des théories de l’induction, de Bacon à nos jours, l’idée de matière de Galilée à l’époque moderne35. » C’est effectivement ce que fit Bergson avec L'Esquisse de l'histoire de l'idée de temps dans ses rapports avec les systèmes (1902-1903), L’Évolution des théories de la mémoire (1903-1904), Etude de l’évolution du problème de la liberté (1904-1905). Théodule Ribot fit remarquer également que lors du remplacement de Charles Levêque le cours de Bergson avait connu un réel succès. Finalement Gabriel Tardeb fut retenu. On fit remarquer au candidat malheureux que de toute façon Gabriel Tarde appro­ chait de l’âge de la retraite et que, par conséquent, il pourrait devenir son successeur. Bergson encore jeune en conçut-il du dépit, transformé en animosité à l’égard de la personne et de l’œuvre de Gabriel Tarde36 ? Nous n’en sommes pas convaincu et nous constatons l’absence de toute réference précise. Bergson n’était pas masochiste. Nous ne voyons alors pas pour quelle rai­ son il se serait senti tenu de faire son éloge en 190937 et encore moins de donner une préface aux Pages choisies de Gabriel Tarde38 la même année, sans compter que Bergson avait un art tout particulier de faire sentir ses réserves par une ironie à peine atténuée par la politesse... Nous ne voyons aucune réserve dans a. D’Arsonval était l’administrateur du Collège de France. (F. W.). b. Gabriel Tarde (1843-1904) : criminologue français revendiquant une approche psychologique des phénomènes de déviance. Célèbre pour sa thèse de F « imitation » (1890) par laquelle il entend expliquer le phénomène de la socialité.

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ces deux textes. Il est inexact d’ailleurs de dire que l’imitation, que Bergson met presque exclusivement en valeur dans l’œuvre de Tarde, ne joue aucun rôle dans Les Deux Sources59. A la mort de Charles Levêque, Bergson fut élu sur la chaire de philosophie ancienne du Collège de France (17 mai 1900). L’année suivante (26 mars 1901) il est élu membre de F Académie des sciences morales et politiques. La même année Le Rire paraît chez Alcan après être paru l’année précédente dans la Revue de Paris (lvr février - 15 mars). Le XXe siècle coïncide donc pour Bergson avec le début de la très grande notoriété.

in, C’est à Matière et Mémoire1 qu’est due l’élection de Bergson au Collège de France. L’ouvrage impressionna, ajuste titre, les phi­ losophes de profession. Le pari de la métaphysique positive com­ mençait à être tenu. Les positivistes ne pouvaient que saluer un effort, sans précédent dans la philosophie française, de réflexion sur et à partir des « faits », en l’occurrence ceux de l’aphasie6. On s’explique ainsi le soutien de Théodule Ribot et de sa revue, La Revue philosophique de la France et de Pétranger. On s’explique aussi par là les réserves de la Revue de métaphysique et de morale (RMM). Cette revue cherchait tout à fait explicitement, comme, le montre la correspondance échangée entre Xavier Léon et Élie Halévy, à réhabiliter le rationalisme dogmatique40. D’où la posi­ tion assez inconfortable de Bergson entre les deux revues41, puisqu’il était à la fois positif et métaphysicien. Après le compte rendu remarquable — et toujours d’actualité - de Delbos42, qui soulignait le « rationalisme implicite » de Bergson, la RJMM jugea bon de publier un véritable réquisitoire, comme nous l’avons indiqué, de Benjamin Jacob. L’article s’intitule « La philosophie d’hier et celle d’aujourd’hui ». Le nom de Bergson ne figure pas dans le titre même. Effectivement il n’est pas le seul visé, mais il est considéré comme le principal représentant et l’interprète le plus original d’un courant dans lequel figurent Boutroux, Fouillée, Remacle et Paul Janet. Bergson élaborerait a. Public en 1896 chez Alcan. b. Bergson présente sa propre théorie de l’aphasie dans le chapitre II de Matière et mémoire.

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de manière originale des éléments qu’il trouverait chez ces diffe­ rents auteurs. La charge de Jacob mérite qu’on s’y arrête car elle montre comment certains philosophes se représentaient la tendance phi­ losophique dominante en 1877, c’est-à-dire l’année même où le jeune Henri quitte la classe de mathématiques élémentaires pour revenir à la pnilosophie. « Si nous essayons de caractériser d’un mot la tendance de la philosophie qui avait crédit, il y a vingt ans, auprès des esprits qui se plaisent aux vues d’ensemble sur la >ensée et la nature, nous pouvons dire, croyons-nous, que cette ihilosophie, consciemment ou à son insu, tendait vers le rationaisme. »43 « Consciemment ou à son insu », écrit donc Jacob. De fait, le partage se faisait, selon lui, entre les philosophes universi­ taires qui étaient « consciemment » rationalistes comme Renouvier, « le maître le plus écouté », et ceux, extérieurs à l’Université, qui suivaient « la voie ouverte par les philosophes anglais et leurs disciples français, Bain, Stuart Mill, Spencer, Taine ». Ces derniers n’entretenaient, dit Jacob, avec les premiers qu’un désaccord « apparent plus que réel », dû simplement au fait que la législation de l’expérience se posait pour eux a posteriori et non a priori, comme pour Renouvier. Une convergence s’esquissait entre le criticisme, qui ne parvenait pas à faire des lois fondamen­ tales ou catégories autre chose que des « faits supérieurs » et qui par conséquent installait une sorte d’« empirisme » dans l’ordre idéal lui-même, et Spencer, qui tentait « maladroitement » de systématiser le savoir, mais en remontant à la « conception pué­ rile d’une matière-force » qui par ses transformations engendre toute réalité. Comme Spencer n’accordait aucune valeur à l’hypothèse indéterministe, il s’ensuivait que, pour lui « la Nature est au fond une Logique et que [son] système [...] se révèle à l’analyse comme un idéalisme qui, par défaut de critique, se méconnaît lui-même ». Dès lors de la convergence du criticisme et de l’empirisme qui renouait « si heureusement » avec les scien­ ces pouvait naître un « progrès nouveau du rationalisme ». Pour cela « il fallait [...] délivrer le naturalisme du transformisme adventice qui l’altérait, demander, comme lui, aux diverses sciences, les notions typiques d’où elles partent ou bien auxquel­ les elles aboutissent, puis s’efforcer par la critique de déterminer leur valeur et, par la dialectique, de retrouver l’ordre dans lequel elles s’enveloppent et se supposent ». Il fallait en somme reprendre le programme de Taine là où il l’avait laissé. Mais pour

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accomplir cette tâche il fallait abandonner « la vieille méthode analytique qui n’expliquait les choses qu’en les identifiant, c’està-dire en détruisant la diversité même dont il s’agissait de rendre compte ». En revanche, « on pouvait, ajoutait Jacob, restaurer en la rectifiant, cette méthode synthétique, entrevue par Kant, puis plus nettement définie par Fichte et Hegel, qui procède d’un terme inférieur à un terme supérieur sans absorber l’un dans l’autre »44. De la sorte le rationalisme aurait poursuivi sa marche en avant sans rompre le développement de la « philosophia perrenis ». Pas un mot dans tout ce développement sur les différentes formes de spiritualisme. Aucune mention de Maine de Biran, Ravaisson ou bachelier, ni d’ailleurs dans une tout autre direc­ tion d’Auguste Comte. Il est important de comprendre comment certains philosophes voyaient le xixc siècle français. On com­ prendra d’autant mieux le refus têtu de Bergson de la fameuse méthode synthétique et de la dialectique. Pour quelques philosophes, en général des universitaires, la philosophie française allait donc vers une sorte d’hégélianisme. On comprend la « profonde déception » de Jacob devant le déve­ loppement qui a suivi. De l’affirmation par Renouvier de la contingence de l’exister3, accompagnée cependant de l’affir­ mation de la nécessité des modes d’exister, était sorti le contingentisme de Boutroux. De l’évolutionnisme anglais était sorti un mobilisme « sans limites », héraclitéen. De la notion obscure de force chez Spencer, enfin, était sortie chez Alfred Fouillée une sorte de vouloir-vivre à la Schopenhauer. De la « combinaison » de la contingence fondamentale, du devenir illimité et de « la vie interne antérieure à l’intelligence et l’intelligibilité et créatrice de l’une et de l’autre » serait née « la philosophie nouvelle » qui se rencontre « dans un écrivain de premier ordre, qui est en même temps un esprit d’une vigueur, d’une pénétration et d’une subti­ lité peu communes ». Jacob continue en reconnaissant à Bergson des qualités de « maître », « parce qu’il n’aborde pas une question sans y laisser une empreinte originale, qu’il ne rencontre pas une solution traditionnelle sans la renouveler ». D’où, comme nous l’avons dit, l’auteur de l’article conclura qu’il faut d’autant plus

a. Contingence de l’exister : il s’agit de toutes les philosophies pour qui l’existence est un fait irréductible à toute essence abstraite ou à tout fondement rationnel. (F. W.)

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souhaiter que le maître n’ait pas de disciple ! Bel exemple de laï­ cisme dogmatique45... Que reproche donc en fait Jacob à Bergson ? De faire s’écrouler, avec sa conception dynamiste de la vie psychologique et sa critique de l’atomisme psychologique, toute législation de l’entendement, non seulement dans le monde interne mais aussi dans le monde externe. Avec beaucoup de perspicacité, il rap­ proche le mode d’argumentation de Bergson de celui de Leibniz. Puisque Renouvier et Spencer avaient posé dans les mêmes ter­ mes les questions qui les divisaient et ne parvenaient pas à les résoudre, c’est que les questions étaient mal posées. Il fallait donc déplacer le point de vue pour voir s’évanouir les difficultés facti­ ces. « Ainsi procédait Leibniz à l’égard des disciples de Descartes et des disciples de Locke : il lui suffisait d’interpréter d’une façon nouvelle et la raison dont Descartes avait donné une interpréta­ tion nouvelle et l’expérience invoquée par Locke pour mettre d’accord les adversaires en les renvoyant dos à dos. »46 Jacob saisit bien ici la manière dont ce que l’on peut croire superficiellement être 1’ « éclectisme » leibnizien se transforme en la méthode bergsonienne. Et l’on voit ce qui l’irrite : cette conciliation des points de vue opposés n’est pas une dialectique. Jacob voit bien, en outre, le rôle de la problématique du continu. « Au fond, écrit-il, c’est l’ancienne substance que, de tous côtés, on restaure sous le nom de continuité. »47 II y a du vrai dans cette remarque et l’on songe à ce que Bergson impri­ mera bien plus tard en titre courant sur « changement et mouve­ ment substantiels » dans La Pensée et le Mouvant . * Relevons enfin que Jacob va tirer argument des cas de scissions de la personnalité pour affirmer que l’unité de notre personnalité n’est pas une donnée et l’on comprendra pour quelle raison un peu plus de dix ans après Bergson a jugé bon d’étudier ce type de pathologie en recourant à l’aide de Freud49. Il est évident que Bergson fut très affecté par cette charge émanant de quelqu’un qui le comprenait fort bien et le récusait d’autant plus qu’il ne soulignait ses qualités intellectuelles que pour mieux le dénoncer. La police de la pensée ne date pas d’hier. Etrange attitude que celle qui croit que la réaffirmation suffit à balayer la nouveauté. Voici donc * Bergson dans le même mouvement campé en position de maître et récusé. Par une sorte de logique étonnante que l’on a vue à l’œuvre dans d’autres cas, le maître ne se défen­ 86

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dra pas lui-même dans un premier temps. Un disciple va se découvrir pour le protéger. Il s’agit du mathématicien Édouard Le Roy, qui fut peut-être le seul disciple réel d’un maître qui eut fort peu d’élèves. Une telle intervention avait du poids, puisque Le Roy était ancien de Normale-Sup Sciences (1892) et docteur ès sciences (1898) avec une thèse Sur l’intégration des équations de chaleur50. Henri Poincaré devait dire de lui qu’il avait non seule­ ment acquis une connaissance approfondie des sciences exactes et des sciences physiques mais encore « avait fait preuve de précieu­ ses facultés d’invention mathématique ». Importante remarque qui nous fait toucher le point essentiel de cette controverse, à laquelle le grand public ne participe pas encore, puisqu’elle ne sort pas du cadre de la RMM puis de la Société française de phi­ losophie : dans la théorie de la connaissance, c’est l’invention qui intéresse Le Roy plus que la mise en forme du raisonnement. La logique de l’invention l’intéresse plus que la logique formelle. La rencontre avec Bergson s’explique donc aisément. L’un et l’autre ne pouvaient alors que se heurter à une certaine conception de la philosophia perrenis, celle qu’incarnait — et sur quel ton — Jacob. Dans un mémoire en trois parties publiées en quatre livrai­ sons51 Édouard Le Roy expose une théorie de la connaissance fort complexe, même si le style un peu gauche n’est pas toujours celui d’un professionnel de la philosophie. La première partie est consacrée aux « Données du sens commun ». La ligne directrice est très proche de Bergson puisqu’elle insiste sur l’idée de « morcelage » effectué pour des raisons pratiques et qu’elle accorde que seule la continuité est réelle. L’intérêt de l’article, relu aujourd’hui, vient du fait qu’il ne se borne pas à redire les thèses essentielles de Bergson mais qu’il expose une théorie de l’origine de la notion d’espace. L’idée centrale est la distinction entre l’espace imaginable et l’espace géométrique : « Tout à fait irreprésentable en soi, construit par la raison pure, il est constitué, comme je l’ai dit, par un groupe de propriétés génératrices que les mathématiciens énumèrent. C’est un concept analytique ressortissant à la théorie des ensembles. Pour terminer par une comparaison, l’espace géométnque est à l’espace imaginable ce que. l’équation du cercle est à la figure du “rond parfait”. »52

L’allusion à la théorie des ensembles est capitale car elle nous éclaire sur le degré d’information, sinon de Bergson lui-même, du moins d’un disciple très proche, sur l’évolution des mathéma-

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tiques. À la simple lecture des Données immédiates on pouvait déjà soupçonner que Bergson avait une idée des géométries non euclidiennes puisqu’il parlait d’une quatrième dimension de l’espace et Gilles Deleuze a définitivement établi ce que Bergson devait à la théorie des multiplicités53. Mais ici nous pouvons aller plus loin : un disciple très proche sait ce qu’est la théorie des ensembles et, le reste du mémoire le montre, il sait comment on peut passer de la géométrie projective à F analysis situ54. Nous voilà donc sur le chemin de la topologie. Du même coup l’une des objections de Georges Canguilhem à l’égard de Bergson, d’après laquelle Bergson aurait ignoré la révolution introduite par la géométrie descriptive, puis la géométrie projective et la topo­ logie, perd de sa force55. Bien avant L'Évolution créatrice Bergson sait qu’il existe des mathématiques non quantitatives. L’aurait-il ignoré auparavant, son disciple le lui aurait appris. On ne voit pas Bergson renvoyer le lecteur à des articles de son disciple qu’il ne comprendrait pas. Si Le Roy connaît « le réveil de la géo­ métrie », il est clair en revanche qu’il ignore « le réveil de la logique a56. La deuxième partie de l’article de Le Roy est consacrée à « L’organisation scientifique ». C’est sans doute la partie la plus originale du point de vue épistémologique. Il y est relativement peu question de Bergson. Le Roy y expose ses conceptions sur ce qu’est une théorie scientifique et poursuit ses réflexions sur la spatialisation. En fait cette partie est surtout une discussion avec Poincaré. Le Roy y prend ses distances par rapport au « conven­ tionnalisme » de ce dernier. En ce qui concerne le destin ulté­ rieur de l’œuvre de Bergson, c’est sans doute la troisième partie qui est la plus importante : le disciple va sauter le pas avant le maître, comme Léon Husson l’avait déjà très bien compris57. Edouard Le Roy déclare que sa conception de la science réclame comme « prolongement nécessaire » la philosophie, laquelle repose sur l’intuition « faculté de vivre les choses et de descendre en elles par sympathie familière »58. Avant même la publication du dernier article de Le Roy la polémique devait rebondir dans la RMM avec l’article de Louis Couturat « Contre le nominalisme de M. Le Roy ». [Couturat qui d’ailleurs avait critiqué Bergson peu avant Jacob]59 estime que Le Roy confond la grandeur avec la mesure et le nombre avec le chiffre qui le représente. Cette double confusion vien­ drait donc du « nominalisme » de l’auteur,, c’est-à-dire de « la

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tendance à identifier le signe avec la chose signifiée ». Couturat relève des formules comme « la science rationnelle n’est qu’un jeu purement formel d’écriture sans signification intrinsèque ». En fait par « nominalisme », ce qui est visé par Couturat, c’est l’abandon des « principes rationnels » par Le Roy, et ce qui l’indigne, c’est l’aveu par Le Roy lui-même que celui-ci ne comprend pas la distinction du « logique » et du « rationnel ». Effectivement Le Roy abandonne comme obscure l’idée d’une fonction synthétique a priori de l’esprit et déclare que ce que nous estimons provenir d’une telle fonction n’est qu’un résidu que nous ne parvenons pas encore à analyser. On voit ici une singulière actualité de Le Roy à un moment où le positivisme viennois dans ses différentes étapes commence à être bien connu en France60. Couturat reproche par ailleurs à Le Roy un enthousiasme de néophyte qui l’amènerait à jurer par la parole du maître plutôt qu’à argumenter. Ce dernier reproche n’est pas dépourvu de tout fondement. La tendance à substituer le nom du maître à l’argu­ ment est d’ailleurs peut-être un effet nécessaire de la perception de la nouveauté par le disciple. Il ne s’agit nullement ici de l’argument d’autorité au sens scolastique mais au contraire du sentiment d’un dépassement de la tradition. Qu’est-ce que la tra­ dition sinon un argumentaire que l’usage a rendu maniable ? Devant une argumentation d’un type nouveau, encore peu maniable, le disciple a tendance à invoquer le maître et à le redire, tandis que le critique, lui, ne relève que ce qui heurte le sens commun établi de la tradition. Le reproche de nominalisme, en revanche, est peu fondé61, à moins qu’on ne qualifie de cette façon en matière de raison toute philosophie qui refuse Va priori et reconnaît l’importance des signes... La controverse autour de la « philosophie nouvelle » devait se répercuter dans les débats de la Société française de philosophie62. Trois séances furent consacrées à la discussion des thèses de Le Roy. Le ton devint tellement vif lors de la première séance que l’on décida de renvoyer la discussion à une séance ultérieure en essayant de la circonscrire. La tentative fut bien près d’échouer. Il fallut au cours des quatre heures de la discussion que les assistants mettent de l’ordre à plusieurs reprises. Dans ces deux séances ce fut Couturat qui mena constamment l’assaut. Ce ne frit que dans la troisième séance que le débat revint à une sérénité d’ailleurs relative... Mais l’intervention décisive fut, bien entendu, celle de

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Bergson lui-même. Le 2 mai 1901 il intervient sur « Le parallé­ lisme psychophysique et la métaphysique positive ». Comme l’a bien vu Henri Gouhier63, cette intervention est capitale pour l’interprétation du bergsonisme. C’est la première occasion au cours de laquelle Bergson s’explique sur sa méthode alors qu’il est en quelque sorte à mi-parcours de son œuvre. Certains dévelop­ pements annoncent 1’ « Introduction » à La Pensée et le Mouvant, en particulier lorsque Bergson explique comment il a été amené à partir de la question générale des relations de l’esprit et du corps à « resserrer » le problème jusqu’à l’étude de la mémoire des mots64. Mais le point le plus significatif du point de vue de la genèse proche de l’œuvre de Bergson est que celui-ci marque, comme Léon Husson l’a montré, une certaine distance par rap­ port aux thèses de Le Roy sur la question de l’intuition, terme qu’il n’utilise encore guère, et sur la question du mysticisme65. La première réserve sera levée très rapidement dans « L’Introduction à la métaphysique a66, la seconde bien plus tard dans Les Deux Sources, où Bergson accordera au mysticisme le statut d’une intuition métaphysique. A plusieurs égards le maître devait donc ratifier l’interprétation du disciple. Un dernier mot sur cette première controverse : jusqu’à l’intervention de Bergson lui-même à la Société française de phi­ losophie, on aura abondamment disputé de « la philosophie nou­ velle », on n’aura pratiquement rien dit sur la relation du corps à l’esprit. On comprend le sentiment grandissant de lassitude de Bergson devant les controverses qui vont aller en s’amplifiant.

IV Au cours de ces douze années parisiennes ce n’est pas seule­ ment la carrière de Bergson qui a pris une tournure décisive. Le 7 janvier 1892 il se mane avec une jeune fille de dix-neuf ans, Louise Neuburger. La mère de Louise Neuburger était cousine germaine de Jeanne Weil, la mère de Marcel Proust. Le jeune Marcel Proust fut le garçon d’honneur de sa cousine. Au titre des alliances signalons encore que Henri Franck, brillant auteur de La Danse devant Parche61 disparu prématurément68, était le neveu par alliance de Mme Mathilde Lange, la sœur de Louise Neubur­ ger. Nous devons dire aussi, affreuse confusion de l’histoire, que la sœur d Henri Franck n’est autre que Lisette de Brinon, épouse 90

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de Fernand de Brinon, le futur délégué général du gouverne­ ment français auprès des autorités allemandes d’occupation pen­ dant la Seconde Guerre mondiale. L’annonce à ses parents londoniens de son mariage fut l’occasion pour Bergson de recevoir une lettre qui a échappé au naufrage du temps et au destin voulu par Henri Bergson pour sa correspondance. Le document vaut la peine d’être examiné, d’autant que c’est l’un des rares documents biographiques concernant Bergson qui soit encore accessible. La lettre - un papier plié en deux écrit sur les quatre faces - est datée du 20 novembre 1891. Les trois premières faces sont rédigées en anglais par Kate et adressées à « My oivn darling Boy ». « C’est étrange à quel point le visage de la mère [de Louise Neuburger] semble gravé dans mon cerveau - bien qu’elle n’ait pas dû avoir plus de sept ou huit ans au moment où je l’ai connue »69, écritelle à son fils. L’interprétation est ici à livre ouvert : Henri a rejoint l’image... de la mère, pourrait-on dire en jouant sur les mots. On relèvera encore que Kâte écrit que Ray « ne croira pas que quiconque soit assez bon pour toi ». La quatrième face adressée à « Très cher Henri » est écrite en français par Michaël. « Il y a quelque jour [sic] que je disais à marna, que la vie solitaire que tu mènes ne devait pas se prolonger d’avantage [sic]. » Henri se marie donc enfin et il se marie très vite. Avec cette lettre se trouve une autre de Ray adressée à Louise Neuburger le 16 décembre 1891. Elle concerne essentiellement les préparatifs de la toilette pour la cérémonie du mariage. Mais nous y appre­ nons que Ray appelle ordinairement Henri du surnom de « Harlip », qu’Henn est vraiment un « ange parfait » et qu’ « il n’y a aucune faute en lui ». Voici donc située l’origine d’une figure qui va passer et repasser dans la vie d’Henri et avec laquelle il va devoir sinon se battre du moins s’expliquer70. Plusieurs auteurs l’ont remarqué. Avec son retour à Paris Bergson change. Il change dans son caractère tout d’abord. Rose-Marie Mossé-Bastide en comparant les deux versions du discours sur La Politesse71, dont la deuxième version est donnée l’année même de son mariage, a montré comment dans cette deuxième version le jeune homme encore farouche, sensible et solitaire devient plus maître de lui-même et minimise l’iné­ vitable distance avec autrui. En 1885 Bergson écrivait : « La politesse [...] c’est la charité s’exerçant dans la région des amours-propres, là où il est plus difficile encore de connaître le

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mal que de vouloir le guérir. » En 1892 il écrit : « [...] là où il est aussi difficile parfois de connaître le mal que de vouloir le guérir [...] » La rectification est éclairante. Bergson s’affirme à l’évidence, tout en restant assez secret, pudique plus exacte­ ment. Nous ne savons à peu près nen de sa vie conjugale qui fut pourtant marquée d’une dure épreuve, surmontée au mieux : le 16 mars 1896 la petite Jeanne Bergson naissait sourde. Par leur dévouement et leur discernement Henn et Louise Bergson firent cependant de leur fille un peintre et un sculpteur de talent, élève de Bourdelle. Jeanne Bergson acquit l’usage de la parole. Faut-il ici évoquer la tradition orale qui veut que Bergson ait écrit Matière et Mémoire parce que Jeanne Bergson était née sourde ? Ce serait bien ici qu'Henri Bergson aurait le droit de protester et que son testament rigoureux se trouverait justifié. Ce serait aussi faire preuve d’un singulier manque de jugement : Bergson a mis bien plus de trois ans à concevoir et écrire Matière et Mémoire (publié fin 1896). Mais dans l’ordre de l’inconscient et du destin le rapproche­ ment mérite d’être effectué. Matière et Mémoire est un mes­ sage d’espoir : l’esprit à force de patience, d’intelligence et de volonté peut surmonter la déficience du mécanisme cérébral. Bergson change aussi dans son attitude politique, nous ne disons pas dans ses opinions, encore moins dans ses convictions. Ce sont des nuances que nous interrogeons, mais elles nous paraissent sensibles. Disons que d’une manière générale Bergson porte un regard plus critique sur la société. Contrairement à ce que voudront croire les intellectuels communistes ou communisants à partir des années 193072 et surtout à partir de la Libération, Bergson est assez bien informé concernant l’économie politique et la critique socialiste et même marxiste de l’économie libérale73. Marx et Lassalle sont nommés dans le cours de Clermont. À bien y réfléchir, ce que Bergson critique c’est moins la critique socialiste de l’économie poli­ tique que le remède que les doctrines socialistes prétendent apporter. 11 y a là d’ailleurs une attitude assez constante et que l’on retrouvera jusque dans Les Deux Sources lorsque Bergson repérera que les problèmes les plus graves de la démocratie moderne viennent de l’existence d’un prolétariat74 mais ne prétendra pas avoir la solu­ tion pour autant. Sans être entièrement originale75 la critique du socialisme comme programme politique n’a rien perdu de son 92

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actualité ni d’ailleurs de sa pertinence. Bergson diagnostique les tendances autoritaires du socialisme et les méfaits de la fonction­ narisation de la société... La critique du socialisme s’accompagne cependant de l’éloge des penseurs socialistes en tant que « phi­ lanthropes », beau mot dont Bergson souhaite la réhabilitation76. Pour le point qui nous intéresse maintenant nous relevons que dans le cours de Clermont Bergson insiste sur une sorte d’accord entre l’économie politique et la morale77 alors que dans le cours donné à Henri-IV le désaccord est net. On le voit pré­ cisément sur la question du mérite. Dans le cours de Clermont ce serait plutôt le socialisme qui ne permettrait pas au mérite de se faire valoir78 ; dans le cours au lycée Henri-IV la richesse n’est plus la garantie d’un mérite. Les lois de l’économie politique sont alors assimilées à des lois « physiques » ou « mécaniques ». Autrement dit, l’économie politique perd en partie son statut de science morale et politique79. La question va reparaître incidem­ ment au cours des polémiques de guerre80. La critique du socia­ lisme est absente. Bergson se contente de conclure son cours en cherchant une voie moyenne entre la thèse individualiste et la thèse socialiste81. Il serait à ce moment de sa pensée et à s’en tenir à ce cours un représentant presque parfait de la via médit?2 Si nous revenons, pour conclure ce chapitre, à des considéra­ tions plus théoriques nous constaterons que la morale de Spencer fait une entrée massive dans le cours au lycée Henri-IV. Elle n’était pas totalement absente dans le cours de Clermont. Berg­ son se bornait à en parler à propos de l’utilitarisme après avoir examiné les doctrines de Bentham et Stuart Mill. Il visait à démontrer que l’appel à l’hérédité ne parvenait pas à fonder le caractère obligatoire de la loi morale. Nous retrouvons cet aspect dans le cours au lycée Henri-IV. L’aspect nouveau vient de l’ampleur inédite du développement et surtout de la discussion du parallèle entre organisme et société tel qu’il est présenté par Spencer et l’Allemand Schaeffle. Nous trouvons ici, sauf inadver­ tance de notre part, le premier texte « sociologique » de Bergson, c’est-à-dire le premier texte qui réfléchit explicitement sur ce que c’est qu’une « société », comment même il faut la définir et par quelle méthode il faut la penser. Sur ce point la direction est nette : « La comparaison est fondée en tant que comparaison, elle nous découvre un aspect de la question, le côté solidarité, divi­ sion du travail. » Dans une autre version de ce même cours est introduite la référence à Espinasa. Nous voyons ici esquisser pour 93

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la première fois une thèse qui deviendra centrale dans Les Deux Sources : il faut penser la société dans le prolongement de l’orga­ nisation biologique. L’homme est un être social parce qu’il est un être organisé. Mais il n’est pas que cela. Et Bergson dans son cours va opposer la thèse « naturaliste » (d’Aristote à Spencer) à la thèse rationaliste (Hobbes et Rousseau). Cette dernière thèse veut que la société soit l’œuvre de la liberté humaine (par le con­ trat). La première thèse est vraie en fait, la seconde est en droit Nous voyons ici, incontestablement, la première esquisse de l’opposition entre société close et société ouverte. La différence vient de ce que dans Les Deux Sources, c’est la thèse mystique qui prend le relais de la thèse rationaliste et qui lui sert même de fon­ dement. Sans la « mysticité » le rationalisme n’est qu’une cons­ truction intellectuelle dépourvue de force. L’intérêt de Bergson pour une « science sociale » très proche de la philosophie poli­ tique commence donc à s’affirmer. Elle ne le quittera plus, elle fera une première apparition dans Le Rire et débouchera quarante ans au grand jour dans Les Deux Sources. On est frappé de consta­ ter le faible rôle joué par la « sociologie » comme discipline, en tout cas française83, dans cette inflexion de la pensée bergsonienne. C’est la lecture de VIntroduction à la science sociale, dont nous trouvons un exemplaire comportant quelques annotations dans la bibliothèque de Bergson84 et qui date de l’année où commence ce cours (1891), qui contribue à cet infléchissement net de la pensée bergsonienne. Spencer, toujours Spencer... Le défi à rele­ ver - l’hérédité (... des caractères acquis) — n’explique pas tout, mais la radicalité de Spencer est éclairante85. Au-delà du pro­ blème biologique, c’est aussi un problème personnel qui s’exprime ici. ••

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a. Victor Alfred Espinas (1844-1922) introduisit la sociologie (à la place de h « science sociale »), désignant par là l’étude des lois et des valeurs morales dans les sociétés animales. (A. S.)

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V Le Collège de France

Le contraste est grand entre la discrétion de l’entrée de Berg­ son au Collège de France et le retentissant succès qu’eurent ses cours au bout de cinq années environ. Si étrange que cela puisse paraître, personne n’a été jusqu’à maintenant en mesure de retrouver la trace de la leçon inaugurale de Bergson au Collège de France. En 1987, si nous pouvons évoquer ce souvenir per­ sonnel, l’archiviste du Collège de France nous demanda de lui rendre le service de lui procurer une copie de cette leçon inau­ gurale que précisément nous étions venu consulter ! Seule une simple petite note a été retrouvée : M. Bergson commencera son cours tel jour, telle heure, telle salle... Bien que, par exemple, la Revue de métaphysique et de morale le lui ait demandé, le texte de la toute première leçon de Bergson n’a jamais été publié. « Pru­ dence sémitique ? »’ peut-être. Nous l’avons pensé dans un pre­ mier temps. Mais on peut voir les choses autrement. Si Bergson, soucieux d’ordinaire de se plier aux usages insti­ tutionnels, comme on le voit dans les textes remarquables que sont ses discours d’entrée à l’Académie des sciences morales et politiques, et à l’Académie française, ne s’est pas conformé à l’usage, c’est peut-être parce qu’il y a eu une raison institution­ nelle. Si Bergson s’était plié au rite de la leçon inaugurale, il aurait dû faire l’éloge de son prédécesseur, Charles Levêque, et de la spécialité qu’il représentait : la philosophie grecque et latine. Il aurait dû définir un programme d’études2. Peut-être au fond Bergson n’y tenait-il pas véritablement, considérant son élection à la chaire de philosophie grecque et latine comme une 95

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affectation provisoire. De fait, dès la mort de Gabriel Tarde, Bergson demande et obtient son « transfert » sur la chaire de phi­ losophie moderne (19 novembre 1904). Si nous considérons la lettre de Bergson à l’administrateur du Collège de France dans laquelle il demande son transfert sur la chaire de philosophie moderne5 et les comptes rendus de ces cours, nous serons confirmés dans cette interprétation, laquelle n’est pas nécessairement exclusive de la première à laquelle nous avons songé. Il est curieux de constater en effet que nous n’avons aucun compte rendu dans des revues — à s’en tenir au volume Mélanges - du cours du samedi, qui était consacré à un enseignement justifiant précisément l’élection de Bergson4 sur une chaire de philosophie grecque et latine pendant toutes les années où Bergson a occupé cette chaire (de 1900 à 1904). Pourtant l’importance de ces cours pour l’œuvre ultérieure de Bergson est évidente, en particulier le chapitre IV de L'Évolution créatrice, mais aussi le chapitre II des Deux Sources5. Elle est égale­ ment évidente pour la formation de quelques universitaires comme Émile Bréhier. Les comptes rendus portent umquement sur le cours du vendredi, qui reflétait directement les préoccu­ pations intellectuelles de Bergson. Bergson est et veut être perçu comme moderne et développant une philosophie propre. Sa vocation n’était pas de devenir un érudit, même de très haut niveau. Rose-Marie Mossé-Bastide fait remarquer qu’il n’y eut aucun candidat à la succession de Charles Levêque et qu’en conséquence la chaire fut supprimée6. Sur la suggestion appuyée par Bergson de Pierre Janet, nouvellement élu, la chaire fut transformée en chaire de sociologie. Modernité, modernité... Le problème ne date pas de la fin de notre siècle ! Faut-il tout dire ? Imaginons un instant le développement d’un Bergson à l’état de virtualité dans le Bergson réel qui, sur certains points, connaissait fort bien la philosophie antique et même présocra­ tique, quelle eût été la réception de Heidegger en France, qua­ rante ans plus tard ? I

Avant de parler de l’inévitable sujet qu’a été l’immense succès de l’enseignement de Bergson au Collège de France, nous vou­ drions attirer l’attention sur les particularités de cet enseigne­ ment. Faisant à l’Académie des sciences morales et politiques, 96

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l’éloge de Ravaisson, Bergson présente ainsi le regret, qu’il n’était pas le seul à éprouver, que Ravaisson n’ait pas été appelé à enseigner au Collège de France : « Il eût développé en termes précis, sur des points déterminés, les prin­ cipes encore un peu flottants de sa philosophie. L’obligation d’exposer ses doctrines oralement, de les éprouver sur des problèmes variés, d’en faire des applications concrètes aux questions que posent la science et la vie, l’eût amené à descendre parfois de hauteurs où il aimait se tenir. Autour de lui se fut empressée l’élite de notre jeunesse, toujours prête à s’enflammer pour de nobles idées exprimées dans un beau langage. Bientôt, sans doute, votre Académie lui eût ouvert ses portes. Une école se serait constituée, que ses origines aristotéliques n’auraient pas empêché d’être très moderne, pas plus que ses sympathies pour l’art ne l’eussent éloigné de la science positive. »7

Dans quelle mesure Bergson a-t-il rempli un tel programme pour son propre compte ? Il ne s’est jamais tenu sur les hauteurs. Ses deux, ou même ses trois, ouvrages — en comptant Le Rire — déjà publiés, montrent qu’il n’avait pas besoin de l’exposé oral pour apprendre la précision et encore moins le goût de la science positive. On remarquera d’ailleurs que les rédacteurs des comptes rendus de ses cours ne cessent d’insister sur la similitude des thè­ ses développées dans le cours et dans les ouvrages ou articles qui précèdent cet enseignement. Ils précisent les pages des ouvrages en question. On devine ici l’intervention de Bergson lui-même dans la rédaction. Enfin Bergson n’a pas fait école, en dépit ou à cause de son succès. Est-ce à dire que le cours au Collège de France serait à la limite inutile, comme si Bergson anticipait sur son testament, qui interdit la reproduction de cet enseignement ? Dans ce cas, pour quelle raison Bergson renvoyait-d dans ses Evres au cours du Collège de France ? Quel a donc été pour la philosophie bergsonienne, mis à part la question du prestige et du loisir, l’avantage de l’élection de son auteur au Collège de France ? Il reste l’autre partie du programme : les questions que posent « la vie » et le contact avec la jeunesse. Il serait toutefois trop simple de croire que Bergson se sert du cours pour se situer par rapport à 1’ « actuahté ». Le rapport entre le cours au Collège et l’œuvre est plus complexe et d’une nature spécifique. Le cours au Collège de France est une interprétation de la partition que constitue l’Œuvre pubhée. Cette interprétation joue à la fois sur la détermi­ nation et l’indétermination de l’écriture. Détermination lorsqu’il s’agit de faire ressortir la rigueur musicale de l’écriture de Des97

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cartes et d’emprunter par conséquent sa démarche. Indétermina­ tion lorsqu’il s’agit de l’œuvre de Bergson lui-même. Nous l’avons dit, l’improvisation est plus sensible dans le cours au Col­ lège que dans le cours au lycée. Les obligations ne sont pas les mêmes. Au lycée, Bergson est obligé de conclure, fut-ce rhétoriquement, et les principaux thèmes eux-mêmes sont imposés par le « programme ». Pas au Collège. Cela permet de comprendre le caractère un peu sinueux du développement de cet enseigne­ ment du Collège. On a, en effet, du mal à découvrir une logique rigoureuse dans la succession chronologique des cours. Nous découvrons autre chose qu’une transition linéaire de Matière et Mémoire à L’Évolution créatrice, puis de L’Évolution créatrice à... On serait bien en peine de nommer l’ouvrage suivant, tant Les Deux Sources sont éloignées (... 1932). On serait amené à constater que, paradoxalement, ce sont les cours concernant la philosophie grecque qui ont été le plus visiblement intégrés à l’œuvre du moment, qui était en gestation : L’Évolution créatrice. Les cours sur 1’ « Evolution des théories de la mémoire » (1903-1904), 1’ « Étude de l’évolution du problème de la liberté » (1904-1905), « Les théories de la volonté » (19061907), sur « Nature de l’esprit et rapport de l’esprit à l’action céré­ brale » (1908-1909), «La personnalité » (1910-1911), «L’idée d’évolution » (1911-1912), sont soit des « reprises » de thèmes déjà traités dans les livres, soit des « développements » originaux valant pour eux-mêmes. Tel est, en particulier, le cas du cours important sur « La personnalité », qui nous permet de découvrir une con­ frontation serrée avec la Trautndeutung * de Freud et qui, fort heu­ reusement, a été assez bien transcrit, sans compter les notes de cours disponibles à la bibliothèque Doucet8. Ce cours n’a pas été intégré dans un livre ultérieur. Bergson improvise donc face au public, sur des thèmes déjà inventés par lui9, tandis qu’une nou­ velle partition se compose dans la plus grande discrétion, à son domicile. Pas plus qu’au lycée, mais pour des raisons totalement differentes, il ne propose d’abord oralement un enseignement qui sera ensuite publié. Le vrai Bergson, le grand Bergson est pourtant celui de cette période qui va de l’Œuvre au Collège et du Collège à l’Œuvre, de la partition à l’interprétation et de l’interprétation à une nouvelle partition.

a. L’interprétation des rêves, 1899-1900. (A. S.)

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Du fait de leur improvisation relative, les propos sont aléa­ toires, suggérés. Mais Bergson ne cherche pas à ménager l’opinion des plus sages, à la différence de ce qu’il fait au lycée. D’où l’impression d’extrême nouveauté, le sentiment que Berg­ son va à la rencontre des préoccupations du public. Le contraste était frappant avec l’autre côté de la rue Saint-Jacques. Ils par­ lent toujours de sources, disait Péguy des professeurs de la Sor­ bonne, mais lui [Bergson], c’est un sourcier. Par son côté artiste, Bergson parvenait à réunir ce que Max Weber tenait pour incompatible : la science et la prophétie. Qu’on Use par exemple, comme Merleau-Ponty l’avait fait, la conclusion du cours de l’année 1910-1911. Elle ne peut qu’aller droit au cœur du public : « La joie de créer, de toutes c’est la meilleure. La mère le dit en pressant dans ses bras son enfant, au sens physique comme dans l’ordre moral, le fruit de sa création. L’industriel le dit et le sent, quand, après avoir peiné dans un laborieux enfantement, il voit se dresser devant lui son oeuvre capable de vivre ; il jouit d’avoir mis sur pied, d’avoir créé quelque chose qui marche. Cette joie, la meilleure, est celle du savant, de l’artiste, du philosophe ; sans doute ces hommes ne sont point insensibles aux caresses de h gloire ; mais si le savant, l’artiste, le philosophe s’attachent à la poursuite de la renommée, c’est parce qu’il leur manque l’absolue sécurité d’avoir créé du viable. Don­ nez-leur cette assurance, et vous les verrez aussitôt faire peu de cas du bruit qui entoure leur nom... »’°

Là encore, l’interprétation est à livre ouvert : Henri, porté par la mère, entouré des « caresses » de la gloire, a réalisé le désir de sa mère et le sien. Supérieur à sa gloire, sûr de sa joie, le phi­ losophe compare cette dernière à celle des hommes et des fem­ mes de tous les jours. Pendant la guerre, dans un esprit démocra­ tique, Bergson ira jusqu’au chef d’atelier11 ! Tout se revivifie, il n’est pas de tâche si humble qui ne participe à l’hymne de la création. Et l’on voudrait que le public ne soit pas sensible à qui s’adresse ainsi à lui... ! Le plus instructif, c’est cette sorte de riva­ lité qui va s’instaurer entre les deux constituants principaux du public : les femmes et les étudiants. On trouve dans le dossier Bergson du Collège de France une pétition insistant pour que l’entrée des cours soit réservée aux étudiants munis de leur carte. Rose-Marie Mossé-Bastide12 a déchiffré, au bas de cette pétition, les noms de Pimineta, Halbwachs, Louis Gillet, Maublanc. Les plaintes ne cessèrent pas pour autant puisque des dames âgées se plaignirent de ce que, même arrivées de bonne heure après un 99

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long déplacement, elles n’aient pu trouver aucune place assise13. Certains auditeurs suggérèrent des remèdes. Un ingénieur, Arnold Sandoz14 estima, compte tenu des caractéristiques de place, qu’il vaudrait mieux transférer le cours de Bergson dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. D’autres auditeurs suggérè­ rent un théâtre, sans oublier celui qui suggéra l’Opéra, ce qui, compte tenu des origines de Bergson, marque une revanche familiale fort ambiguë. Le comble fut atteint lorsque, à la suite de l’annonce de l’élection de Bergson à l’Académie française, la chaire du Pr Bergson fiit ensevelie sous les fleurs, ce qui amena ce dernier à dire : « Mais... je ne suis pas une danseuse !» Il y eut des bagarres aux portes, des personnes furent incommodées, si bien que Bergson lui-même dut écrire le 21 janvier 1914 à l’administrateur du Collège de France pour attirer son attention sur le danger potentiel que représentait la salle compte tenu de l’insuffisance des issues et du vissage des fenêtres. S’il faut en croire les photos de l’époque (L’Exelsior, 14 février) Bergson fut entendu, puisqu’on voit qu’une partie du public écoutait le cours >ar les fenêtres... Un tel succès embarrassait Bergson et le mettait dans une position désagréable vis-à-vis de ses collègues. Ceux-ci pourtant, lors des délibérations du Collège de France, n’acceptèrent pas le transfert du cours hors des locaux. La conclusion pratique de cette agitation médiatique — le mot est déjà pertinent puisque les quotidiens s’en mêlèrent — fut au fond regrettable. Le cours de l’année 1913-1914 fut le dernier. Le 16 juin 1914, Bergson demande à être suppléé par Édouard Leroy. Au début de Mes Missions'3 Bergson écrit que sa « popularité » au Collège de France avait fini par lui devenir « odieuse ». Est-ce bien le mot ? L’enchanteur craignait le retournement du charme..., qui se pro­ duisit, mais n’anticipons pas. Disons pour le moment que Berg­ son entretient des rapports ambivalents, non avec sa notoriété mais avec sa popularité. Il eut le trac peu avant sa première conférence publique à Clermont sur... « De quoi rit-on ? ». Là encore les rêves de Bergson sont parlants. En voici un : « Permettez donc au conférencier d’emprunter un exemple à son expé­ rience personnelle et de raconter un rêve récent, ainsi que le travail qui s’effectua au sortir du rêve. « Donc, le rêveur rêve qu’il parle devant une assemblée, qu’il fait un discours politique dans une assemblée politique. Et voici que, du fond de l’auditoire, s’élève un murmure. Le murmure s’accentue, il devient comme 100

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un grondement. Puis c’est un hurlement, un vacarme épouvantable. Et enfin résonnent de toutes parts, scandés sur un rythme uniforme, les cris : “A la porte ! à h porte !...” A ce moment, il se réveille. Un chien aboyait dans un jardin voisin, et avec chacun des “Ouâ, ouâ” du chien un des cris “A la porte !” se confondait. »16

La conférence sur « Le Rêve » dont est extraite cette confi­ dence fut prononcée le 26 mars 1901, soit quelques mois après l’entrée en fonction de Bergson au Collège de France. Bergson craint le murmure de la renommée qui va s’amplifiant. Chose plus étonnante encore : le rêve révèle quelque chose du désir de Bergson de faire un discours « politique » devant une assemblée « politique » ; on relèvera l’insistance. De fait, par un biais inat­ tendu, celui de la popularité justement, Bergson, d’homme public, va devenir de plus en plus homme politique. II

Avant d’aborder ce point, essayons de comprendre pour quelle raison Bergson est en phase pour un temps avec le Zeitgeist1. Étienne Souriau a eu probablement le mot juste en parlant de « symbiose d’époque ». Que viennent chercher les auditeurs qui ne sont pas « élèves » — au sens précis que nous avons donné à ce mot — qui ne sont pas non plus des disciples même au sens large ? C’est tout le problème du statut « public cultivé », spécia­ lité — institution, devrait-on dire — française. Il est arrivé à Berg­ son de comparer son cours à un concert17, comme tel, accessible à un public qui est bien loin d’être professionnel ou même ama­ teur. Peut-on réellement « aller à la philosophie » comme on va au concert ? Le public est sensible à une sorte d’ébranlement opti­ miste de la rationalité dite alors « traditionnelle » ou « classique ». Le symbolisme en poésie18, l’impressionnisme en peinture, le conventionnalisme scientifique fusionnent dans un climat d’époque. Mais qu’est-ce ici que l’influence ? Bergson, en France comme en Amérique, est perçu comme représentatif d’une époque. Ici prennent leur place les comparaisons de Bergson et de Proust, qui ont un sens si l’on s’interroge sur la phrase de Marcel Proust19, plus que sur ses « idées » qui sont plus proches a. En français, « l’esprit du temps, de l’époque ».

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de celles de... Rabier, que de Matière et Mémoire. Il faut saisir Proust dans sa différence propre pour que le rapprochement soit possible20. On oublie d’ailleurs que Proust n’accédera à la noto­ riété qu’en 1913 avec Du coté de chez Swann, et que la comparai­ son ne vaut que pour la dernière année de cours de Bergson au Collège de France (1913-1914). On a souvent comparé - et les contemporains immédiats n’y manquèrent pas - la philosophie de Bergson avec la musique de Wagner. Pour,un peu on illustrerait la prosopée finale du cha­ pitre III de L’Evolution créatrice avec la chevauchée des Walkyries et l’on passerait de là à l’insinuation de bellicisme... Nous savons maintenant grâce au Cours II que Bergson tenait à distance cer­ tains aspects de la théorisation wagnérienne, postwagnérienne, à vrai dire. « C’est en vain que les Wagnériens prétendent faire reconnaître dans une symphonie, Ariane, s’endormant. A la rigueur, la musique, en nous berçant alors l’oreille, peut nous faire rêver, mais jamais elle n’exprimera une idée, un sentiment ou un fait. »21 II existe cependant un texte qui permet de se faire une idée plus précise de ce que pensait Bergson de Wagner, c’est le « Rapport sur “le musicien poète Richard Wagner” de Lionel Dauriac »22. Sans doute n’est-il pas aisé de démêler ce qui revient à Dauriac et ce qui revient à Bergson dans ce rapport. Bergson retient visiblement l’idée de Dauriac que Wagner a réussi la syn­ thèse de l’épopée et du drame : il a fait une « musique narrative » et « il a transformé la matière verbale en matière musicale j»23. Wagner a réussi donc un chiasme24 - suprême éloge, pour Bergson ; ü est double, voire quadruple, puisque, en même temps, la tragédie devient épopée et la comédie se « double » d’un roman. Bergson précise dans un passage qui le concerne directement : « Chacun de nous, en écoutant un opéra de Wagner, a le sentiment d’avoir affaire à un drame en musique, qui ressemble en cela à tous les opé­ ras. Mais chacun de nous sent bien aussi, qu’il est en présence d’une tragédie qui se dépasse en quelque sorte elle-même et qui contient encore plus qu’elle ne donne, d’une continuité en marche qui ne nous livre d’elle-même dans les diverses scènes dramatiques, que des étapes discontinues. »25 ,'j

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Voilà qui pourrait bien s’appliquer à L’Évolution créatrice et pas seulement à la fin du chapitre III, si l’on remplace « scènes dra­ matiques » par « espèces ». Mais il est également fort possible que Bergson suive le jugement esthétique de Dauriac et estime lui aussi que Wagner « n’a jamais été aussi génial » que dans le 102

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« divertissement » que sont les Maîtres chanteurs « où il s’affranchit de toute théorie ». Décidément il se défie de la théorisation wagnérienne, tout en faisant sienne en partie sa musique. Les contemporains ont également rapproché Bergson et Debussy. Valéry en particulier y revint dans son éloge funèbre26. Là encore il ne saurait s’agir que d’une symbiose d’époque. Berg­ son tenait à préciser à André Suarès, qui lui avait envoyé son ouvrage sur Debussy, qu’il avait dû apprendre la musique de Debussy27. Le rapprochement n’est pas infondé pour autant, si l’on n’y voit aucune « influence » dans un sens ou dans l’autre, et Bergson a été sensible à ce rapprochement, comme on le voit dans les entretiens publics ou privés qu’il a accordés et dans sa correspondance. « On m’a aussi signalé, déclare Bergson à Geor­ ges Aimiel, combien la musique de M. Debussy et de son école est une musique de la “durée”, par l’emploi de la mélodie continue qui accompagne et exprime le courant unique et inin­ terrompu de l’émotion dramatique, »28 Pour bien comprendre cette approbation journalistique, il faut la rapprocher des confi­ dences faites à Desaymard3. Reçu par Bergson deux jours après l’interview, Desaymard critique le rapprochement effectué sur le point de la mélodie continue en faisant remarquer que « cette vue [...] pourrait s'appliquer à d’autres musiques que celle de Debussy ». Bergson ajoute alors : « au plain-chant ». « A mon avis, c’est plutôt, poursuit Desaymard, dans une élimination des éléments quantitatifs au profit de la qualité pure qu’il faudrait chercher la relation entre la musique debussyste et la psychologie bergsonienne. »2y D’après Desaymard, Bergson aurait approuvé cette idée. La mise au point de Desaymard est pertinente, car il n’est pas du tout évident que l’objectif de Debussy ait été de revenir à un primat de la mélodie sur l’harmonie30. On ne s’expliquerait pas ainsi qu’il puisse avoir été l’ancêtre de la musique sérielle chère à Gilles Deleuze. Du côté de Bergson d’ailleurs on ne trouvera aucune critique de l’harmonie en tant que telle, s’il en était autrement qu’il dit, dans Matière et Mémoire, de la vie mentale se répétant à l’infini dans des « tons » (hauteurs) différents du sommet du cône à la base, du plan de l’action au plan du rêve, ne serait guère compréhensible. Il est vrai que dans certains passages Bergson nous demande en quelque sorte a. Voir infra, chap. IX, n. a.

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d’écouter « mélodiquement » le résultat de l’harmonie elle-même en effaçant les repères scripturaires31 de manière à retrouver la durée pure. Mais cela n’est pas pour autant une critique de l’har­ monie. Toutes ces informations qui nous viennent du para-texte ne doivent pas nous faire oublier que le seul compositeur auquel Bergson fasse réference dans ses principales oeuvres n’est autre que Beethoven et pour une raison décisive : Bergson veut que h philosophie soit véritablement écrite comme l’était la musique de Beethoven, premier compositeur à avoir fait passer l’écriture de la partition avant son exécution. Bergson, lui aussi, veut « écrire pour l’éternité ». Précisons encore que nous n’avons remarqué nulle part la moindre référence à Chopin, le premier maître de Michaël Bergson... III Il est impossible de parler du succès de l’enseignement de Bergson au Collège de France sans parler de deux auditeurs qui furent des disciples tout en gardant leur personnalité propre : Péguy et Sorel. Les premiers rapports de Péguy et de Bergson remontent à l’École normale supérieure. Déjà marié à l’époque de la nomina­ tion de Bergson (24 février 1898), Péguy put suivre les cours de Bergson comme externe. Il nous a laissé de cette période un beau portrait de Bergson devenu classique : « Nous avions lu les deux livres de M. Henri Bergson : Données immé­ diates de la conscience et Matière et Mémoire. Heureux qu’il eût été nommé maître de Conférences à l’Ecole, heureux d’avoir enfin cette impression personnelle que rien ne peut remplacer, nous entendions tout ce qu’il disait. Il parlait pendant toute la conférence, parfaitement, sûrement, infatigable­ ment, avec une exactitude inlassable et menue, avec une apparence de fai­ blesse incessamment démentie, avec la ténuité audacieuse, neuve et pro­ fonde qui lui est demeurée propre, sans négligence et pourtant sans affectation, composant et proposant, mais n’étalant jamais une idée, fut-elle capitale, et fut-elle profondément révolutionnaire. »32

Si Bergson a impressionné le jeune Péguy dès ce moment, ce dernier ne s’est probablement pas fait remarquer de lui tout de suite. II semble qu’il ne lui ait remis aucun devoir au cours de cette année-là ! Mais Péguy aurait arrêté un jour Bergson dans 104

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un couloir de l’École normale supérieure pour lui dire : « Mon­ sieur, je sais que vous avez suspendu vos travaux personnels pour vous occuper uniquement de nous. Vous avez tort, vous avez une œuvre à écrire, et vous ne devez la subordonner à rien. »33 II doit y avoir une part de vérité dans cette anecdote puisque nous la retrouvons sous une autre forme dans la correspondance de Boivin à la date du 28 février 1899, donc dans l’année qui suit la dernière année de présence de Péguy à l’École normale supé­ rieure. Mais dans le témoignage de Boivin, nous voyons Bergson accompagnant Péguy, ce qui montre un Bergson déjà lié personnel­ lement au jeune Péguy34 et discutant de publication. De fait, une bonne partie des rapports de Bergson et de Péguy va tourner autour de la déception de Péguy, auditeur fidèle pendant un temps, des cours au Collège de France, mais à qui décidément Bergson ne confie la publication d’aucun texte pour les Cahiers de la quinzaine. Il faut prendre en considération l’aspect dramatique de la chose pour un Péguy qui s’éloigne de Jaurès avant de rompre définitivement au moment où celui-ci lance la publication de L’Humanité55. Le nom de Bergson dans sa revue l’aiderait quelque peu. C’est ainsi que Péguy se voit refuser36 la publication de De l’intelligence37. Il se fait réprimander délicatement mais ferme­ ment par Bergson pour avoir sans son autorisation38 publié la conclusion de l’Introduction à la métaphysique59, texte qui eut un retentissement considérable. Péguy n’était pas au bout de ses déceptions. Il se vit encore refuser la publication de L’Ame et le Corps40. Il avait surtout fondé des espoirs qui furent déçus dans un recueil de ses propres textes, Œuvres choisies. En dépit des encou­ ragements et des recommandations de Bergson41, Péguy n’ob­ tient pas le Prix de littérature de l’Académie française ni un prix à l’Académie des sciences morales et politiques dont Bergson est membre. Bergson semble d’ailleurs n’avoir jamais fait parvenir le rapport qu’il avait promis42... Quant à Péguy, de son côté, il s’est incontestablement éloigné de Bergson à l’occasion de L’Evolution créatrice dont les Cahiers ne rendent pas compte. Cette distance qui menaçait de s’agrandir a d’ailleurs été remarquée depuis longtemps43. Péguy publie l’un des textes très critiques de Benda à l’égard de Bergson44... Nous devons rappeler ces faits, aujourd’hui établis, pour que soient correctement situés les rapports de Bergson et de Péguy, lesquels ne furent pas faciles, en grande partie du fait de Péguy 105

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lui-même qui avait tendance à s’attribuer, dans la constitution de la notoriété de Bergson, une importance qu’il n’avait pas45, alors qu’il était, en fait, demandeur. Mais il ne faut pas perdre de vue non plus l’autre face de ces rapports. La sympathie de Berg­ son pour Péguy est réelle. Bergson sut soutenir financièrement Péguy tout en gardant ses distances puisqu’il n’accepta pas d’entrer dans le capital des Cahiers, fût-ce par l’acquisition d’une part de commandite46. Et surtout, il réussit à obtenir pour lui le soutien du baron Henri de Rothschild, mécène et auteur dra­ matique sous le nom d’André Pascal, ainsi que celui d’Albert Kahn. Un peu comme dans le cas d’Edouard Le Roy, le disciple devait précéder le maître et cela ne pouvait manquer d’intéresser Bergson. Bergson devait l’écrire lui-même à Péguy47, le texte sur « la mystique et la politique » (sic) retint son attention48. On en trouve un écho, mais non une réduplication, dans les passages consacrés à « Mécanique et mystique », dans Les Deux Sources49. De l’intérêt accordé a ce thème de Péguy, on ne déduira pas que Bergson approuvait le jugement de ce dernier sur Jaurès, puisque, à chaque occasion, Bergson marque justement une réserve sur ce point50. En fait, la véritable rencontre de Péguy et de Bergson est due à l’approche bientôt confirmée de la mise à l’index. Le début de l’année 1914 marque une phase particulièrement ascendante de la notoriété de Bergson mais en même temps particulièrement dangereuse pour un philosophe qui se déclare « favorable au sen­ timent religieux »5’; Le 12 février, il est élu à F Académie fran­ çaise sur le siège d’Emile Ollivier... ce qui ne le rapproche pas de Péguy32. Péguy énonce d’ailleurs à cette occasion un jugement passablement paranoïaque en écrivant à son ami J. Lotte qu’il avait été le « prix » de cette réconciliation avec la Sorbonne53. Mais cette élection avait été l’occasion d’une attaque particuliè­ rement violente contre Bergson de la part de Charles Maurras. L’auteur de Notre Jeunesse ne pouvait manquer de le remarquer. Comme en même temps, c’est au cours de ce premier tri­ mestre 1914 que Jacques Maritain, se retournant contre son ancien maître à penser, publiait, sous forme de livre, La Philo­ sophie bergsonienne et que tout le monde savait qu’il intervenait auprès de Rome pour obtenir une mise à l’index54, la situation de Bergson auprès des catholiques devenait particulièrement délicate.

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C’est dans ce contexte que Péguy devait prendre une initia­ tive à la fois insensée et géniale en écrivant à Bergson la lettre célèbre qui commence par ces mots : « Dans la solitude totale où on a réussi à me refouler, j’ai un certain sentiment que vous vivez dans une solitude encore plus affreuse, car elle est envahie de tumulte... »55 La solitude envahie de tumulte de Bergson n’est pas si mal vue. Bergson se surmène et a fait même l’éloge du sur­ menage56. Péguy continuait en se plaignant du mal que Bergson lui avait fait en lui disant qu’il n’avait plus le temps de le lire. Bergson eût pu fort mal prendre une telle lettre, qui constituait un bien étrange compliment pour son élection récente. Pourtant Bergson tient à rassurer immédiatement Péguy : il le lit « tou­ jours avec le même intérêt et la même sympathie profonde » et il s’étonne de « ce malentendu »57. Encouragé par cette réponse, Péguy revient à la charge. Il précise sa pensée : il ne s’agit pas d’une lecture « matérielle » : « Il y a dix, quinze ans, même quand nous ne coïncidions pas, nous savions où nous en étions respectivement avant même de nous avoir lus. »58 La modestie n’est pas le fort de Péguy... Mais puisque Bergson accepte un tel langage, c’est qu’il doit bien y avoir de sa part une sympathie réelle. Sur quoi repose cette sym­ pathie, il n’est pas facile de le préciser. La plupart des exemplaires des Cahiers déposés au fonds Doucet ne sont pas coupés59. Berg­ son a certainement aimé la Jeanne d'Arc60 de Péguy, puisqu’il aurait souhaité que Proust consacrât son génie à une œuvre com­ parable61... Mais si Jeanne d’Arc apparaît dans les textes de guer­ re62, si elle apparaît dans la lettre à Daniel Halévy et si elle appa­ raît même dans Les Deux Sources63, c’est à la Recherche du temps perdu que Bergson se réfère pour attribuer un statut philosophique à la littérature64...Mais revenons à notre lettre. « Depuis quatre ans vous man­ quez dans mon jeu et je manque dans le vôtre », poursuit Péguy. Si Péguy avait été présent dans le jeu de Bergson, Lavisse n’eût point bloqué l’attribution du prix de Littérature à Péguy, si Bergson avait été présent dans le jeu de Péguy, les « dévots » n’auraient pas réussi à le « harceler ». Péguy conclut ainsi : < Que les batailles qui se livrent autour de votre philosophie soient à ce point furieuses, cela n’a rien d’étonnant, mais qu’elles soient aussi complète­ ment livrées à l’envers, voilà ce qui est inouï. C’est vous qui avez réouvert en ce pays les sources de la vie spirituelle.

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« Cela ne fait aucun doute et c’est une honte de voir acharnés contre vous des gens qui sans vous seraient encore à Spencer et à Dumas et à Le Dantec. >

« Moi seul ai la plume assez dure pour réduire un Maurras, moi seul ai la poigne assez lourde pour refouler à la fois les anti­ sémites et les fanatiques, verrai-je pour la première fois de ma vie, se livrer et peut-être se compromettre une bataille faute que j’y sois. » Bergson est touché par cette lettre et le contact se rétablit avec Péguy. Celui-ci décide de publier une note sur « Monsieur Bergson et la philosophie bergsonienne » dans la Grande Revue et de consacrer un Cahier à la même question. Le premier texte n’eut pas l’effet escompté. Paru pour l’essentiel le 24 avril 1914 dans la Grande Revue et intégralement le 26 avril dans les Cahiers, il n’empêcha pas la mise à l’index le 1er juin 1914 des trois princi­ paux ouvrages de Bergson publiés à cette date. Seul Le Rire fut épargné ! Mais cet article atténua beaucoup l’effet de la condam­ nation sur les intellectuels catholiques, qui, comme Jacques Che­ valier et bien d’autres, ne rompirent nullement pour cela avec Bergson. Le texte de Péguy développe pour une part ce qu’il dit dans sa lettre sur la bataille qui se livre à l’envers. C’est un très beau texte de philosophie non universitaire qui n’a pas perdu de son intérêt, en particulier lorsque Péguy écrit que la « révolution de la philosophie bergsonienne n’a pas consisté à opposer m à déplacer les royaumes de la pensée ni de l’être. Elle a consisté à poursuivre parallèlement dans tous les royaumes, dans tous les ordres, dans toutes les disciplines, une certaine resituation de la pensée en face de ces réalités parallèles »65. Péguy fait toute une série de mises au point sur le pathétique - contre Benda, qu’il a lui-même publié ! sur la clarté, la profondeur, le nonromantisme de Bergson, la critique du tout fait et la distinction des morales souples et des morales raides. Si les propos rapportés concernant l’appréciation de Jaurès sont exacts66, il faut bien dire qu’ils sont à côté de la question. Il y a bien d’autres choses à dire évidemment du point de vue de l’histoire de la philosophie que ce que dit Péguy, mais l’histoire de la philosophie n’est pas le dernier mot de ce qu’il y a à dire d’une philosophie, sans comp­ ter que le parallèle constant de Bergson et de Descartes ne manque pas de pertinence. Péguy avance quelque chose d’intéressant dans la Note conjointe, lorsque, entre autres choses, il

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fait des maximes de la méthode des maximes qui sont au moins autant de la morale. Le second texte de Péguy, la Note conjointe sur Descartes et la philosophie cartésienne sera publié de manière posthume. Entre­ temps la guerre de 1914 vient d’éclater. Péguy fait partie des pre­ miers tués. Jaurès vient d’être assassiné. Une époque se clôt, non celle de la plus vaste renommée de Bergson, laquelle va pour­ suivre une carrière plus politique, mais celle de sa plus haute renommée, celle où en l’homme, c’est sa philosophie qui est admirée ou contestée. Péguy s’est attribué avant 1914, comme l’avait remarqué Georges Sorel, un rôle qu’il n’avait probablement pas dans la notoriété de Bergson67. Il en va différemment pour Sorel. Il se forma pour l’opinion publique dans l’avant-guerre, puis dans l’entre-deux-guerres, un véritable couple Bergson-Sorel, qui eut une importance considérable à l’étranger. Sorel, qui avait déjà publié un compte rendu des Données immédiates, ne consacra pas moins de cinq articles à l’ouvrage et, comme tous furent publiés dans Le Mouvement socialiste, on en mesure l’importance du point de vue idéologique ou du point de vue de ce que nous avions appelé « Les bergsonismes idéologiques w68. On notera que ces comptes rendus sont antérieurs aux Réflexions sur la violence qui devaient populariser le bergsonisme de Sorel. Comme Bergson devait l’écrire à Sorel69 pour le remercier, le compte rendu est un travail tout à fait personnel et original qui contenait de nombreux développements stimulants pour la recherche, à tel point d’ailleurs qu’on pourrait voir dans Sorel un ancêtre de la sociologie de la connaissance et de la sociologie de la littérature. Nous disons « ancêtre » et pas seulement « précur­ seur », tant il est évident qu’il y a sur ce point une filiation de Georges Sorel à Lucien Goldmann par l’intermédiaire de Lukâcs avant que ce dernier ne le renie et... ne se renie7u ! On peut pen­ ser également à Walter Benjamin. Mais le point le plus intéres­ sant est celui que soulève Sorel en conclusion : « En terminant cette étude, j’exprime le vœu que M. Bergson abandonnant des applications peu fécondes de sa philosophie aux sciences naturel­ les, l’applique aux problèmes qu’elle permet d’éclairer d’une manière si éclatante, c’est-à-dire à ceux que soulèvent les grands mouvements sociaux qui requièrent une grande liberté. »7’ Autrement dit Sorel estime que la biologie de Bergson est une sociologie déguisée et que 1’ « élan vital » n’est qu’un autre nom 109

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pour Le Capital. Tout son texte fourmille de rapprochements avec Marx. Bergson dans sa lettre remarque que la position de Sorel est « agnostique » en matière de biologie. C’est justement ce qu’il ne peut admettre. Mais il est évident que Sorel avait touché un point sensible compte tenu de l’importance que Bergson accor­ dait en fait à l’œuvre de Spencer. Si l’on confronte les textes, on est tenté de trouver un écho de cette discussion dans Les Deux Sources, lorsque Bergson fait remarquer qu’une sociologie, celle de Spencer, qui croit emprunter à une biologie la thèse de l’hérédité des caractères acquis, ne fait en réalité qu’y retrouver ce qu’elle y avait mis72. Bergson n’avait peut-être pas besoin de Sorel pour arriver à cette conclusion, mais la convergence épisté­ mologique n’en est que plus remarquable. L’agnosticisme - terme employé couramment, rappelons-le, à propos de Spencer — de Sorel n’était pas encore tout à fait dans ce compte rendu de l’anti-intellectualisme, position qui sera bientôt la sienne dans les Réflexions, en liaison avec la réfé­ rence à Bergson, et à laquelle il va donner un éclat particulier. C’était plutôt du rationalisme73 découvrant ses limites devant l’absence de « caractère général de la vie ». Bergson reconnaît cette absence dans sa lettre mais justifie pour cela le recours à l’image et l’appel à l’intuition. La discussion ne manquait donc pas de tenue et l’on comprend que Bergson ait eu de la sym­ pathie pour Sorel. On comprend aussi qu’il n’ait pas considéré que Sorel était un « disciple »74. Les divergences politiques ont joué leur rôle. Bergson ne devait pas cacher que les conclusions politiques de Sorel « l’effrayaient un peu »75. Mais — et c’est là où l’on touche du doigt la liberté d’esprit de Bergson — la mise au point une fois faite n’entraîne aucune rupture de sa part. Il admet que celui qui se réclame de lui soit différent et il ne disqualifie nulle­ ment la lecture qui est faite de ses œuvres par le non-disciple... Rare qualité si l’on pense à des exemples de maîtres plus récents. Les thèses « bergsoniennes » de Sorel n’eurent pas seulement une importance idéologique, au sens étroit du mot. « Dieu revient », écrivait Sorel. Pendant toute une période un certain nombre d’intellectuels forent catholiques parce que soréliens76. En particulier, Sorel eut un disciple qui se convertit en 1915 au catholicisme, Edouard Berth, pour lequel Bergson eut également 110

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de la sympathie77. Au cours de sa période — brève — maurassienne, Berth écrivit un ouvrage, Les Méfaits des intellectuels, qui plut à Bergson78... jusqu’à un certain point. Non sans raison, P. Andreu devait écrire bien plus tard79 que l’étrange régime auquel pensait Berth, une sorte de « monarchie syndicaliste », se comprenait mieux à la lumière de la « monarchie élective » qu’est la Ve République, en cette époque d’avant-guerre où le pro­ blème de l’organisation de la démocratie n’était pas résolu et où parlementarisme (au sens de primat du législatif sur l’exécutif) et démocratie ne se distinguaient pas. Berth ira toujours plus loin dans la fusion du bergsonisme et du marxisme. Il estimait que L’Evolution créatrice apportait au marxisme la philosophie de la nature qui lui manquait80. Berth devait rééditer en 1935, sous le titre D’Aristote à Marx, l’essai de Sorel datant de 1894 : L’ancienne et la nouvelle métaphysique8'. En réponse à l’envoi qu’il lui en fit, Bergson écrivit à Berth une lettre82 où il prenait position sur le rapprochement de sa « doctrine » avec celle de Marx. Bergson reconnaissait qu’ « il n’avait jamais fait probablement l’effort qui eût été nécessaire pour embrasser ses vues [celles de Marx] dans leur ensemble ». Mais il ajoutait pour se justifier qu’il n’avait pas été poussé par une sympathie intellectuelle suffisante à cause de la proximité de la doctrine marxiste avec l’hégélianisme. A ce titre le marxisme est, comme l’hégélianisme, une « construction ». Or toute construction philosophique rendait Bergson « méfiant ». Il ajoutait que le matérialisme de Marx, même tempéré par le com­ mentaire de Berth, contribuait aussi à son peu de sympathie. En conclusion il mettait surtout en question « le manque de généro­ sité [de Marx] et son appel implicite à la haine. Sorel pouvait encourager à la violence, mais non à la haine ».

IV Avec son élection au Collège de France complétée par celle de l’Académie des sciences morales et politiques, Bergson accède incontestablement à une forme de pouvoir, même si le pouvoir universitaire lui fut toujours refusé. Ses interventions devant l’Assemblée des professeurs du Collège étaient appré­ ciées. Elles sont d’ailleurs significatives et permettent de faire justice de certaines accusations que des traditions orales ont colportées pendant longtemps. Dans toutes ses interventions,

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Bergson a plaidé pour la défense des sciences positives modernes. A la retraite de Théodule Ribot, Bergson plaide pour le maintien de la chaire de psychologie expérimentale et comparée et l’obtient. Les attendus sont intéressants. Bergson déclare que la méthode de la clinique issue de Broca et Charcot a fini par fusionner avec celle issue du laboratoire de Wundt pour donner une méthode à la psychologie. Nous ne pouvons insister sur ce point qui nous ferait sortir de la biographie de Bergson : comme on le sait, la question de l’unité de la psychologie se posait encore dans les années 1860 et s’est cristallisée dans la contro­ verse célèbre de Lacan et de Lagache. Les problèmes sont têtus... Quant à lui, Bergson révisera (Mél. 1175), nous l’avons dit, en partie ce jugement pendant la guerre. Il est vrai qu’il fut singulièrement attaqué par Wundt lui-même. Une chose d’ailleurs est une position de principe de faire une autre le choix que l’on est obligé devant des candidats au profil déterminé. C’est Pierre Janet qui * grâce au rapport de Bergson, fut élu contre Alfred Binet... A tout prendre, Bergson préférait la psy­ chologie clinique. Il ne nous paraît pas moins important de noter le soutien que Bergson a apporté à la sociologie en proposant, nous l’avons dit, que la chaire de philosophie grecque et latine fût transformée en chaire de sociologie, puis en soutenant chaleureusement la candi­ dature de Simiand pour une chaire de sciences économiques et sociales. Simiand, il est vrai, était plus « positif » au sens qu’aimait Bergson et moins philosophe antiphilosophe que ne l’était Durk­ heim, selon une modalité dont on trouve au moins un exemple contemporain au Collège de France justement. Finalement, Simiand fut élu sur une chaire d’histoire du travail. Non moins significatif est le choix des personnes proposées pour le rempla­ cer. Pour l’année 1905-1906, il se fait remplacer par Couturat, ce qui est tout de même faire preuve d’une singulière largeur de vue, si l’on veut bien se rappeler la polémique que nous avons évoquée au chapitre précédent. Cela montre aussi que Bergson n’ignorait pas les transformations de la logique en gestation à l’époque en France, aussi même si c’était tardivement. Pendant l’année 1909-1910, il se fait remplacer par le sociologue René Worms. Et, pour finir, il proposa le mathématicien Édouard Leroy.

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V Avec la notoriété vient le temps des « enquêtes ». Nous ne nous y attarderons pas. Leur contenu intellectuel est pauvre. Leur analyse relève plutôt de l’histoire culturelle ou de la sociologie culturelle. La plus célèbre d’entre elles est celle d’Agathon, pseu­ donyme dissimulant (...à peine) les noms d’Alfred Tarde, fils de Gabriel Tarde, et de Henri Massis. Cette enquête, L’esprit de la Sorbonne nouvelle85, fut dans un premier temps favorable à Berg­ son. Agathon s’en prenait à la division du travail dans la Nouvelle Sorbonne et au découpage de la philosophie en « spécialités ». Psychologie, méthodologie, histoire des doctrines, telles sont les diverses branches en quoi s’est morcelée'l’ancienne philosophie défunte... Et l’on y affirme ouvertement le dédain des spécula­ tions générales, dans le temps même où Bergson enseigne dans l’établissement d’en face, au Collège de France. M. Bergson qui a suscité un admirable mouvement de renaissance philosophique ; M. Bergson qui n’eût jamais pu enseigner dans la Sorbonne d’aujourd’hui84. Sur ce point Agathon visait juste. Bergson était ami des sciences mais critique de la « spécialité » à laquelle, nous l’avons dit, il devait consacrer son premier discours de distribu­ tion des prix. Agathon toutefois ne fût point constant. Deux ans après cette « enquête », Henri Massis devait s’emporter contre « les sortilèges de cet impressionnisme philosophique plus propre à nous faire goûter le parfum des idées qu’à nous en faire connaître la substance ». Pour être partial ce jugement n’était pas entièrement inexact. Bergson visait par son enseignement oral à suggérer plus qu’à affirmer dogmatiquement. Malheureusement, Massis alla jusqu’au poncif de l’immoralité d’un enseignement imprégné de recherche esthétique. Il affirma que « la philosophie nouvelle plaisait dans la mesure où elle justifiait notre asservisse­ ment aux puissances troubles de l’être »85... La Grande Revue de son côté poursuivit une enquête sur « M. Henri Bergson et l’influence de sa pensée sur la sensibilité contemporaine »86 durant pas moins de cinq numéros. C’est dans l’une des « contributions » que l’on trouve l’expression de « bou­ langisme philosophique »87. On relèvera une contribution de Romain Rolland, remarquable par sa sévérité : «Je regarde M. Bergson comme un grand poète intellectuel, qui a beaucoup

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plus collaboré avec la pensée de son temps qu’il n’a agi sur elle. » Et Romain Rolland, bien imprudemment si l’on songe au destin ultérieur de son œuvre, ne voit pas dans la pensée de Bergson une de ces pensées fortes dont l’action ne peut s’exercer qu’un siècle après la vie de leur auteur, « comme Spinoza sur le jeune Goethe et sa génération »88... Le plus singulier dans ce type d’enquête vient de ce qu’on s’interroge moins sur une œuvre que sur la raison pour laquelle il y a heu justement de faire une enquête, laquelle va confirmer le statut de notoriété qui était présupposé ! Avec les enquêtes viennent les premières polémiques. Dans le chapitre précédent, si vif qu’ait pu être le débat, nous n’étions que dans la « controverse », c’est-à-dire dans un échange d’arguments où la possibilité de convaincre l’autre n’est pas tota­ lement exclue et qui peut susciter au moins des mises au point précieuses. Avec la polémique on s’adresse moins à l’autre qu’au public, avec l’intention de discréditer l’autre en ironisant. Cet aspect a été fort bien vu par Lydie Adolphe à propos de l’une des polémiques en question89. De fait, plus la notoriété de Bergson se transforme en popularité, plus le niveau du débat se dégrade et s’aigrit. Il en ira ainsi jusqu’à Politzer en passant par Bertrand Russell1. Bergson ressentit particulièrement durement la polé­ mique déclenchée par Émile Borel dans un article de la Revue de métaphysique et de morale. Quand on refit les textes en question, on s’aperçoit pourtant que les deux auteurs auraient pu s’entendre, si une interférence d’un autre ordre n’était pas inter­ venue qui empoisonna la discussion. Il est regrettable que les deux auteurs n’aient pas parlé entre eux de la théorie de la proba­ bilité et du hasard. Pour bien comprendre la position de Borel, il faut revenir, comme il y invite le lecteur à un article de lui anté­ rieur de quelques mois, paru dans la même revue90. Dans cet article, qui n’a d’ailleurs rien perdu de son actualité, Borel s’inquiétait, en réponse à un article de Couturat et en pensant également à la réforme de l’enseignement des mathématiques dans le secondaire, du niveau réel d’information des philosophes en matière de mathématiques. Il leur reprochait en somme de n’être capable que d’expliquer quelques théorèmes élémentaires a. Sur Russell et Politzer, voir infra, respectivement chap. VI, p. 120, et chap. X, p. 210-211.

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d’Euclide et de se référer en plus vaguement au calcul infinitési­ mal... La flèche n’est pas si mal envoyée ! Sans doute, continuet-il, le philosophe pense-t-il que toutes les mathématiques quant aux principes, sont contenues dans un seul théorème. Mais, ajoute-t-il, pour le mathématicien professionnel les principes comptent fort peu. Ce qui compte, en revanche, c’est l’intuition. Le lecteur sursaute ici en se demandant ce que veut dire Borel. De fait, il s’en prend à un article de Couturat, qui est luimême un prolongement de la controverse avec Le Roy et Berg­ son, mais que Borel n’identifie pas comme tel, article dans lequel Couturat s’en prend à la « logique de l’invention » qui se moque de la logique. Borel est convaincu justement que la logique ne suffit pas en mathématiques. Il donne deux exemples assez frap­ pants91 de ce que la logique laissée seule peut laisser passer : elle trouvera éventuellement par des procédés « mécaniques », au besoin à l’aide d’une machine, toute une série de formules parfai­ tement formées, mais elle sera incapable de discriminer entre cel­ les qui ont de l’intérêt et les autres. Pour trouver quelque chose de pertinent, il ne faut pas faire appel seulement au calcul. Il faut faire appel à l’intuition. La difficulté de l’article de Borel vient de ce qu’il donne à la fois une formule très générale de l’invention et une application peut-être trop particulière de la notion d’intuition qu’il va devoir relativiser dans sa polémique avec Bergson. « L’invention... » consiste, pour Borel, dans la décou­ verte d’un point de vue nouveau pour classer et interpréter les faits. Voilà qui n’est guère contestable. Mais quand on regarde l’appfication, on s’aperçoit que Borel entend par « intuition » la « représentation géométrique » ou, si l’on préfère, l’imagination spatialisante. L’exemple qu’il donne est celui de l’opposition entre Weierstrass et Riemann. Fort logiquement, Borel conclut son article en disant que, dans la réforme de l’enseignement, il faudrait cultiver d’une part les qualités logiques des élèves par l’algèbre et la géométrie et d’autre part les qualités intuitives par la géométrie. En fait Borel s’inquiète d’une possible stérilisation de l’esprit des élèves due à un enseignement des mathématiques exclusivement « logique ». On croirait retrouver certaines criti­ ques actuelles de l’introduction de la théorie des ensembles dans l’enseignement. Il y eut des mathématiciens — visiblement inspi­ rés par Bergson92 — qui tentèrent de donner le goût de la découverte mathématique en cultivant — il est vrai de manière opératoire, c’est-à-dire par des manipulations concrètes —

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l’imagination spatialisante. Ce à quoi pense Borel est plus spécu­ latif, mais se situerait assez bien dans le prolongement de ce type de pédagogie. Si Borel s’en était tenu là, un accord, au moins partiel, avec Bergson était possible. Malheureusement, dans sa critique de L'Évolution créatrice95, Borel va chercher non pas ce en quoi, par exemple, les thèses de Bergson s’éloignent de celles de Couturat mais la confirmation de l’ignorance supposée des philosophes en mathématiques. Borel, comme le fait remarquer Bergson dans sa réponse, ne comprend pas la différence que fait Bergson entre géométrie spontanée et géométrie savante. Il assimile en fait géométrie « spontanée » et géométrie euclidienne, laquelle, au contraire, pour Bergson est déjà savante. Il croit retrouver dans l’exemple du triangle isocèle que donne Bergson un exemple du procédé de démonstration « par retournement », auquel ce dernier ne pensait nullement. Et comme pour prendre ses distances à l’égard de l’assimilation de l’intuition et de l’imagination spatialisante, il se réfère au mot de Weierstrass, que « le mathématicien est un poète ». Autrement dit, après avoir opposé dans son premier article Riemann le « géo­ mètre », c’est-à-dire le spatialisant, c’est-à-dire l’intuitif, à Weiers­ trass le « déductif », Borel prend appui sur le « déductif » pour donner un exemple du rôle de l’intuition. Allant plus loin et pre­ nant l’exemple d’Abel, Borel continue en disant que les mathéma­ tiques sont même plus poétiques que toute poésie parce que la « beauté [des mathématiques]... remplit l’imagination de tableaux de rêve tirés d’un monde d’idées écarté, plus élevé au-dessus de la banalité de la vie et plus directement émané de l’âme même que tout ce qu’a pu produire aucun poète au sens ordinaire du mot ». Le langage mathématique est plus poétique que le langage ordi­ naire « parce qu’il est fait pour les besoins les plus hauts de l’humanité » et parce que la pensée intérieure y est plus complète­ ment et plus clairement exprimée que « dans aucun autre domaine humain ». On pourrait penser ici à certaines thèses lacaniennes ou supposées telles. Bergson ne rejette nullement dans sa réponse l’idée de Weierstrass ; il la fait même sienne. D’où vient alors la vivacité de ce débat ? On pourrait penser à la critique ultérieure de Canguilhem94, surtout lorsque Borel oppose l’effort d’information fait par Bergson en matière de biologie à ce qu’il estime être son information insuffisante en matière de mathématiques. Il lui reproche en particulier de ne pas prolonger ce qu’il dit de Des­

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cartes — introduction du mouvement dans la considération des figures — en direction de la géométrie de la « transformation » et de citer Poncelet, Chasles, Darboux, Mobius, Klein, etc. À vrai dire, l’argument ne porte guère — présenté de cette façon - car il confirme en le généralisant ce que dit Bergson de la considéra­ tion du mouvement comme caractéristique des mathématiques modernes. Bergson n’a jamais cru que les mathématiques s’arrêtaient à Descartes ni même à Newton. Borel n’aborde pas la question du non-quantitatif, ce qui aurait mis Bergson peut-être en position plus délicate. Il n’aborde pas non plus en tant que telle la question des géométries non euclidiennes. En fait ce qui envenime la querelle, c’est la question de l’antiintellectualisme dont les résonances idéologiques sont fortes (cer­ tains catholiques, Sorel, etc.) — et Borel est aussi un homme poli­ tique qui sera ministre de la Marine dans le Cartel des gauches en 192495... Ainsi s'explique peut-être cet argument extraordi­ naire, sous la plume d’un mathématicien, que Bergson est un anti-intellectualiste comme... Napoléon, Marat et saint Vincent de Paul. La liste est moins arbitraire qu’il n’y paraît du point de vue du courant idéologique qu’est le radicalisme français. Mais elle ne contribue pas à clarifier un débat qui dérape du même coup. Dans sa réponse, Bergson aura beau jeu de faire remarquer qu’on trouve toujours plus intellectualiste que soi. Comment qualifier autrement que de « barbarie intellectuelle » (ce n’est pas l’expression même de Bergson), la remarque finale de Borel, qu’il est totalement inutile de rééditer Euclide parce que c’est dépassé... ? Du même coup cette polémique aura permis à Bergson d’écrire un très beau texte sur l’importance de l’histoire de la philosophie, surtout quand on n’est pas « grec » en philosophie. Borel ne devait d’ailleurs pas en rester là. En tant que direc­ teur de la Revue du mois, il devait éditer, très peu de temps après, un article de Le Dantec96, professeur d’embryologie générale à la Sorbonne, aujourd’hui passablement oublié. L’attaque aurait pu être rude venant d’une personne qualifiée pour critiquer l’information scientifique de Bergson. Le Dantec, pourtant, ne cherche pas véritablement à comprendre mais plutôt à s’amuser au détriment de Bergson, qui ne s’y trompe d'ailleurs pas et fina­ lement ne répond guère. La dispute pourtant aurait pu être inté­ ressante, notamment lorsque Le Dantec reproche à Bergson de traduire en langage subjectif des constatations objectives. « Cela ne change que le procédé de la narration, le résultat reste le 117

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même. »97 Entre la science positive de Le Dantec et la philo­ sophie de la vie de Bergson tout ne serait qu’affaire de traduc­ tion, mais Le Dantec déclare justement qu’il n’a pas rencontré le traducteur qui lui permettrait d’opérer le passage d’une langue dans l’autre. Le langage subjectif permettrait de « faire passer » agréablement des faits qui seraient autrement désolants. L’élan vital « poétiserait » la lutte universelle. Il serait comme l’enve­ loppe de papier des confiseurs qui permet de vendre mieux des bonbons d’une qualité fort ordinaire... Ce genre de « méta­ phore » n’est pas fait pour enclencher une discussion stimulante. Tantôt, Le Dantec loue Bergson de le rencontrer sur certains points, par exemple, sur le fait que notre logique est une « logique des solides », tantôt il le critique lorsque Bergson fait de la « métaphysique », car, par définition, pour le scientiste Le Dantec, qui se réclame tel, la métaphysique n’est qu’illusion. Inutile de dire que la rétorsion est presque trop facile du point de vue bergsonien. Le Dantec est tout simplement un métaphysi­ cien qui s’ignore. Que penser, par exemple, du « théorème » que Le Dantec croira ultérieurement avoir démontré, que « la vie a horreur de la contrainte »98 ? Les termes mêmes de la formulation évoquent des réminiscences prégaliléennes, mais le « scientiste » ne s’en est pas aperçu... En réalité Le Dantec au long de ses ouvrages développe une métaphysique de la vie qui a d’ailleurs la particularité de reposer sur le mauvais choix scientifique, puisque les « théorèmes » de Le Dantec reposent sur l’acceptation de la thèse de l’hérédité des caractères acquis ! Bergson devait être lassé de la suffisance de contradicteurs qui, authentiques savants par ailleurs dans leur spécialité, étaient incapables de voir dans sa phi­ losophie autre chose qu’une « poésie imagée » à laquelle ils oppo­ saient, à rebours de leurs propres principes, une métaphysique inconsciente d’elle-même, quand ce ne serait pas une poésie plus authentique, les mathématiques elles-mêmes ! Le Dantec était bien parti pourtant : quel est le statut scientifique de l’image bergsonienne, par exemple, celle de 1’ « élan vital » par laquelle Bergson conclut une discussion serrée des différentes théories de l’évolution ?

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VI La réception de Bergson en Grande-Bretagne et aux États-Unis

Lors d’une conférence de la société « Les amis de Bergson » en 1948 Floris Delattre1, neveu de Bergson, évoquait le Bergson boom qui aurait existé en Grande-Bretagne entre 1910 et 1914. Mais il ajoutait aussitôt que durant l’entre-deux-guerres l’in­ fluence du bergsonisme avait été vigoureusement combattue par « l’école mathématicienne de Cambridge » et son plus illustre représentant, toujours actif à l’époque où parlait Delattre, Ber­ trand Russell. Il s’agit en fait de l’école logico-mathéinatique de Cambridge et de son projet de réduction intégrale des mathéma­ tiques à la logique. Nous allons revenir sur ce point. Cette manière de présenter la réception de Bergson n’est cependant pas inexacte en ce sens que l’influence de Bergson ne fut guère durable. En fait elle fut dès le départ violemment combattue. Cela fait une grande différence entre la réception de Bergson en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Les conséquences politiques de cette différence ne sont d’ailleurs pas négligeables, comme nous allons essayer de le montrer. Les problèmes logiques et litté­ raires tiennent également une place importante dans ce chapitre.

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On pourrait croire que Bergson traducteur de James Sully, lecteur de Spencer et dont la thèse est remarquée en GrandeBretagne dès sa parution, devait fatalement être reçu comme un enfant de ce pays, qu’il était pour une part. Il n’en fut rien. 119

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L’Essai ne fût traduit en anglais qu’en 19102. On notera que Matière et Mémoire avait été traduit deux ans auparavant en alletnaïuP, langue qui était à l’époque plus que l’anglais la langue scientifique mondiale. Dès sa première lettre à l’éditeur britan­ nique MacMillan Bergson le note : «Je dois vous dire que mes travaux sont peu connus en Angleterre. Ils le sont davantage, je crois, en Amérique. »4 Si nous comprenons bien la lettre, Berg­ son fait d’ailleurs allusion à la traduction allemande dont nous venons de parler. En 1911 Bergson fait une première tournée en Angleterre. Il est tout d’abord invité à Oxford où il donne deux conférences en français sur « La perception du changement » (2627 mai 1911)5. Ces conférences seront reprises dans La Pensée et le Mouvant. C’est sans doute à cette occasion qu’eut lieu une pre­ mière rencontre entre Bergson et Russell dans le cadre de l’Aristotelian Society6. Deux jours plus tard il prononce en anglais une conférence à Birmingham, « Life and Consciousness »7, qui sera reprise dans L’Énergie spirituelle sous le titre « La conscience et la vie ». Après avoir passé comme à l’ordinaire ses vacances en Suisse, Bergson retourne en Angleterre pour donner à l’University College of London une nouvelle série de quatre conférences « On the nature of the soûl »8. Le choix du thème n’est peut être pas indifférent si l’on veut bien se rappeler que c’est dans cette université précisément que James Sully avait occupé jusqu’en 1903 la chaire de logique et de « philosophie de l’Esprit »9. Détail intéressant, ces conférences auraient dû en prin­ cipe être présidées par lord Haldane10. Lord Haldane était secré­ taire d’Etat à la Guerre et... philosophe hégélien à ses heures. En dépit de son absence à la conférence, il reçut Bergson à déjeuner et cette rencontre fut le point de départ d’une relation suivie, principalement philosophique” mais aussi politique12. Dans une lettre à Arthur James Balfour du 22 décembre 1911’*\ Haldane passe sans transition de considérations sur la constitution de l’état-major de la Marine (Navy Staff) au récit du déjeuner qu’il venait d’avoir avec Bergson. En bon hégélien qu’il était, la ques­ tion pour lui était de savoir si Bergson tendait ou non à consti­ tuer un système. La même question d’ailleurs sera reprise par Balfour dans ses notes personnelles. S’il est fort agréable d’être reçu comme conférencier et même de se voir attribuer le doctorat ès sciences honoris causa d’Oxford, il ne faut pas croire pour autant que l’accueil de Bergson ne fut qu’enthousiasme, en dépit de l’importance 120

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numérique de l’auditoire’4. Dès octobre 1911 parut dans le Hibbert Journal un article assez critique et en un sens paradoxal de Balfour, ancien Premier ministre. Pour bien comprendre cette critique, il faut revenir aux positions philosophiques propres de l’ancien prime minister, qui jouait un rôle non négligeable dans la vie intellectuelle philosophique anglaise, même lorsqu’il était en fonction15. Nous avons déjà eu l’occasion de le dire : Balfour était un brillant intellectuel aristocrate16. Il avait publié en 1879 un ouvrage A Defense of Philosophie Doubt'7. Contrairement à ce que le titre pourrait faire croire, il ne s’agissait pas en fait d’un éloge du scepticisme, mais d’une utilisation du scepticisme au bénéfice de la religion. L’essentiel de son argumentation consis­ tait à dire que la science comme la théologie reposait sur un acte de foi. Balfour tenait à son argumentation puisqu’il y revint dans les Foundations of Belief (1895). Il commence son article en rappelant l’essentiel de ses positions. Si nous examinons, disait-il en substance, les fondements sur lesquels reposent nos juge­ ments concernant le monde matériel, nous trouverons qu’ils reposent sur des postulats dont nous ne pouvons pas dire qu’ils sont évidents par eux-mêmes sur un plan théorique mais que nous ne pouvons pas non plus traiter dans la pratique comme douteux. Si nous accordons le même poids philosophique aux valeurs dans des domaines de spéculation qui paraissent regarder au-delà du monde matériel qu’aux postulats nécessaires à la science, nous devrons alors abandonner le naturalisme. La philo­ sophie des sciences n’y perdra pas pour autant. Bien au con­ traire, regarder au-delà des phénomènes diminue plutôt qu’il n’accroît les difficultés théoriques qui assaillent le naturalisme laissé à lui-même. Ce n’est pas par une réduction de l’aire de nos croyances que dans l’état présent de notre connaissance la certitude et la cohérence peuvent être atteintes. Une telle réduction ne serait pas justifiée par la philosophie. Mais justifiée ou non, elle serait presque impraticable. Les valeurs refusent d’être ignorées. A partir d’une telle conception, on comprend facilement le jugement de Balfour sur L’Évolution créatrice. Mis à part certaines critiques de détail sur l’accumulation et la décharge d’énergie ou sur la théorie bergsonienne de l’instinct qui repose peut-être sur une ignorance provisoire de notre part, Balfour reproche en fait à Bergson de ne pas aller assez loin dans l’affirmation des valeurs. L’affirmation de la liberté éloigne certes Bergson du naturalisme 121

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comme l’affirmation de la primauté du temps l’éloigne de l’idéalisme, mais qu’est-ce qu’une liberté sans finalité ou plus exactement une finalité réduite à la liberté elle-même ? Qu’estce qui la sépare du « au hasard » ? Si les valeurs doivent être poses au sérieux autant prendre en considération Dieu avec un dessein plutôt qu’une supraconscience qui en serait dépourvue. En fait, sans s’en rendre compte tout à fait, Balfour souligne la question à laquelle Bergson essaie justement de répondre avec sa conférence « Life and consciousness » qui paraît dans le même numéro de la même revue18. En dépit de la tonalité sceptique de la critique de Balfour le ton de cette critique demeure amical et Balfour con­ clut en disant que nous devons avoir une dette de gratitude à l’égard de l’auteur. L’établissement d’une relation amicale avec Balfour a certai­ nement facilité la réception de Bergson en Grande-Bretagne puisque Balfour l’Ecossais avait un pouvoir d’influence non négligeable sur Cambodge, qui attribuera à Bergsçn après la guerre le doctorat honoris causa, et sur l’Université d’Edimbourg. Elle l’a peut-être limitée également. Certains textes de Bergson, notamment pendant la guerre de 1914, furent traduits dans le Hibbert Journal, Bergson fut en contact avec des théologiens anglicans comme Hastings Rashdall, lui-même ami de Balfour19. On ne saurait pourtant parler d’une influence intellectuelle et encore moins politique de Bergson sur Balfour. Bergson et Balfour se voyaient régulièrement. Nous serions curieux de savoir en quels termes ils pouvaient s’entretenir de l’idée du « foyer national juif » auquel Bergson était nettement défavorable20. Dans l’état actuel de notre information nous n’avons pas non plus l’impression que la philosophie bergsonienne ait été « reçue » en Angleterre dans des milieux progressistes, même si un conférencier jugea bon de rapprocher Bergson et Russell en lesquels il voyait les parrains d’un « socialisme réaliste »21. Il est douteux que Bergson et Russell aient beaucoup apprécié un tel rapprochement... En fait, comme beaucoup à l’époque, l’auteur assimilait Sorel et Bergson. Peut-être nous objectera-t-on le bergsonisme enthousiaste de Bernard Shaw qui est sensible dans une pièce comme Bach to Methusalah. On raconte encore en Angleterre l’histoire d’un fameux dîner où, en présence même de Bergson, Shaw développa ce qu’il croyait être le bergsonisme, jusqu’à ce que Bergson lui fit remarquer qu’il ne reconnaissait pas

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ses idées dans un tel exposé. Fort impoliment Shaw aurait répli­ qué à Bergson qu’il comprenait mieux sa philosophie que Berg­ son ne la comprenait ! Dans le domaine littéraire Bergson n’eut au fond qu’un seul disciple important : Thomas Ernest Hulme. Il accepta de le recevoir et Hulme nous a laissé un portrait très vivant de Berg­ son. A vrai dire l’intérêt de ce portrait est justement de poser la question du décalage entre le portrait « imaginaire » de Bergson pour le public et le portrait « réel », comme si Hulme pressentait la future problématique bergsonienne de Vhotno loqiiax. Hulme s’étonne d’ailleurs que la métaphysique puisse devenir une nou­ velle (news) sensationnelle. Hulme insiste sur la grande diffé­ rence, pourrait-on dire, entre l’énonciation de Bergson (the tnanner of delivery) au congrès de Bologne, et celle des Allemands au même congrès : «Je pourrais le décrire le mieux en disant qu’il était catégoriquement non coulant. Il n’était pas “décidé”. Ses yeux semblaient toujours à demi clos et vous donnaient tout le temps l’impression d’un homme décrivant avec beaucoup de difficulté juste h forme qu’il voyait. « Il y avait une curieuse pause et un geste du pouce et de l’index qui semblait tirer un fil fin d’une masse emmêlée. Il faisait passer à chacun un sentiment extraordinaire de conviction. C’était comme si dans le flux confus des choses il était capable par une grande attention de voir juste une certaine courbe et qu’il était en train de choisir soigneusement ses mots et de cueillir ses métaphores et illustrations de manière à assurer qu’il était en train de transmettre juste la forme exacte dt la courbe qu’il voyait et aucune autre. C’est peut-être la meilleure forme d’énonciation possible, parce que d’une manière subtile il donne à chacun continuellement le sentiment qu’il est en train d’aider le conférencier à découvrir quelque chose.

L’énonciation des Allemands était l’exact inverse de celle de Bergson : pompeuse, continue et coulante. Et Hulme brosse un deuxième portrait inverse du précédent. Mais tout l’intérêt du portrait tient à la remarque conclusive : dans sa conférence à l’University College of London, Bergson est en train de conféren­ ces.. à l’allemande, parce qu’il répète de manière populaire ce qu’il avait déjà exprimé si souvent ailleurs ! Finalement, pour en revenir à la philosophie, nous ne voyons en Angleterre qu’un seul penseur qui se soit réellement réclamé de Bergson et qui ait pris sa défense, c’est le grand Phy­ sicien sir Oliver Lodge. Encore Lodge déclara-t-il qu’il était une sorte d’intrus dans la controverse soulevée par Balfour et qu’il

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n’intervenait qu’en tant que savant23’. Il n’est pas besoin d’insister sur le fait que le dernier disciple de Spencer en Angle­ terre, un certain Eliot, fit un accueil détestable à sa philo­ sophie24. Mais il ne s’agit pas encore du poète T. S. Eliot, qui après avoir connu un bref moment de bergsonisme se retourna contre Bergson25. II

Pratiquement au moment où Bergson achevait sa première tournée de conférences aux Etats-Unis, Bertrand Russell se lan­ çait dans une polémique inamicale à Trinity College (Cam­ bridge) dans le cadre du célèbre club des « Heretics »26. Sur le même fond de scepticisme métaphysique qui est un peu le fond commun de la tradition philosophique britannique depuis Hume s’élevait de ce fait une autre critique en un certain sens symé­ trique de celle de lord Balfour, celle de lord Bertrand Russell. Russell distingue deux niveaux dans son approche. Dans une première partie il tente d’attribuer une place à la phi­ losophie de Bergson dans le cadre d’une classification. Il y aurait deux manières de classer les philosophies. On pourrait d’abord les classer par leur méthode ou leur résultat. On peut ainsi distinguer les philosophies empiristes et les philosophies aprionstes ou encore les philosophies réalistes et les philosophies idéalistes. Il existe tou­ tefois une autre manière de les classer, moins précise, mais peutêtre plus utile pour les non-philosophes, en se fondant sur le « désir prédominant » qui a conduit le philosophe à philosopher. Nous aurions dès lors les philosophies du sentiment inspirées par l’amour du bonheur ; les philosophies théoriques inspirées par l’amour de la connaissance et les philosophies pratiques inspirées par celui de l’action. Les philosophies pratiques considèrent l’action comme le bien suprême. Les philosophies de ce type auraient été très répandues parmi les « Européens occidentaux » si les philosophes avaient été des « hommes moyens » (average tnen). Les principaux représentants de ce courant sont les pragmatistes et Bergson. Ils se révoltent contre l’autorité de la Grèce, plus particu-

a. Sir Lodgc est certainement pour quelque chose dans l’invitation de Bergson à l’Université de Birmingham où fut prononcée la conférence « Life and conscioustiess ».

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lièrement de Platon. On peut rapprocher cette philosophie, comme le ferait probablement Schiller, de l’impérialisme et de la voiture à moteur. Le monde moderne attendait une telle philo­ sophie et l’on ne doit pas être surpris de son succès. Comme beau­ coup d’autres polémistes, Russell ne discute pas la philosophie bergsonienne en elle-même mais tente de la juger à partir de son succès. Par la manière dont il oppose les philosophies théoriques qui représentent ce qu’il y a de meilleur en philosophie, bien que le désir de savoir soit rare, et les philosophies pratiques, Russell ne cache nullement ses sympathies ni son élitisme. On notera cepen­ dant qu’à cette époque il ne classe pas la philosophie bergsonienne parmi les philosophies du sentiment, qui sont en fait pour lui tou­ jours plus ou moins des philosophies religieuses. L’exposé de Rus­ sell se poursuit par un exposé très superficiel de thèses de la philo­ sophie bergsonienne. En particulier Russell affirme que pour Bergson l’instinct et l’intuition s’opposeraient comme le good boy et le bod boy, ce qui est tout simplement absurde puisque pour Bergson instinct et intelligence sont deux solutions également élé­ gantes du même problème. De même qu’il est absurde d’affirmer que pour Bergson l’intelligence est purement contemplative et inactive alors que Bergson ne cesse d’insister sur l’intelligence comme faculté de manipuler des solides inorganisés27’. Le ton de cette partie est véhément et Russell ne craint pas d’être presque injurieux lorsqu’il écrit que « l’instinct est vu à son mieux (at its best) chez les fourmis, les abeilles et Bergson ». Bergson devait souffrir de ce type d’attaques, lui qui avait déjà eu à souffrir du « miss » de sa jeunesse. Il y a autre chose encore. Nous ne sommes qu’en 1913. La politesse de l’ancienne Europe est encore respectée par la plupart des universitaires, même si elle est un peu malmenée par Russell. On devine ce qui va se passer pendant la guerre et l’après-guerre. Peut-être également faut-il remarquer que la viru­ lence des attaques personnalisées est l’indice de la reconnaissance dans notre siècle. Bergson eut plus que son lot. Les carences évidentes de la première partie de l’exposé de Russell ne doivent pas cependant détourner le lecteur de lire la suite, où Russell revient sur son terrain, la logique et les mathé­ matiques. En fait Russell n’est pas convaincu par la dissimilarité a. Russcl conclut en disant que « nous n’avons pas de raison d’accepter la conception de Bergson ».

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introduite par Bergson entre l’espace et le temps. Plus particuliè­ rement il n’est pas convaincu par sa théorie du nombre. « Berg­ son a délibérément préféré les erreurs traditionnelles dans l’interprétation aux vues plus modernes qui ont prévalu parmi les mathématiciens » au cours de la deuxième moitié du xixc siècle. Nous ne pouvons trancher définitivement cette question dans le cadre de cette biographie, mais nous pouvons présenter les prin­ cipaux arguments. Cela nous paraît d’autant plus nécessaire que dans l’actualité philosophique en France ce ne sont plus les dénonciations politisées qui pourraient détourner le lecteur du bergsonisme mais bien l’intérêt pour « le réveil de la logique » que Bergson aurait ignoré ou dont il aurait minimisé la portée philosophique. Curieusement mais significativement, Russell rapproche la position de Bergson de celle de la critique du calcul infinitésimal par Hegel. Comme Hegel, Bergson se serait emparé de sophismes et confusions qui étaient au fondement du calcul infinitésimal pour démontrer que les mathématiques étaient autocontradictoires. Nous croyons bien connaître le corpus bergsonien, nous n’y avons jamais remarqué que pour Bergson les mathématiques seraient autocontradictoires. Quand il se réfère à l’histoire du calcul infi­ nitésimal, il parle de « l’obscurité » de la notion de différentielle à ses débuts pour les mathématiciens qui l’utilisaient, non de la contradiction que cette approche nouvelle semblait introduire28. D’une manière générale la critique bergsonienne des mathémati­ ques ne s’enracine pas dans la crise du fondement des mathémati­ ques au XIXe ou à toute autre époque. Elle demeurerait valable, au moins à ses yeux, même si ce fondement était parfaitement assuré. La critique bergsonienne concerne tout mode de pensée par symboles. Tout système qui définit un ensemble de symboles et détermine les règles de leur manipulation, qu’il soit mathéma­ tique au sens antérieur à la deuxième moitié du XIXe siècle, logique ou logico-mathématique, tomberait sous sa critique. La polémique de Russell est donc mal engagée dès le départ. Russell, qui vient de publier les Principia niathematica, critique et la reprise par Bergson de la définition du nombre ( « le nombre est une collection d’unités » ) et la mamère dont Bergson veut démontrer que « la conception » d’un espace idéal est néces­ saire à la pensée du nombre. Russell lui reproche de confondre le nombre, les nombres et ce qui est nombré. On comprend que

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Russell soit choqué par la reprise bergsonienne d’une définition très ancienne du nombre (qui remonte en fait à Euclide), puis­ qu’il vient de redécouvrir la définition du nombre par l’équinuméricité de l’extension4 que Frege avait déjà proposée de son côté. Il comprend cependant assez vite que là n’est pas l’essentiel pour Bergson. Le point essentiel est bien celui de savoir « si chaque pluralité d’unités implique l’espace »29. Encore le mot « implique » n’est-il pas très clair. Il s’agit moins de savoir pour Bergson si la distinction d’unités séparées implique logique­ ment la position d’un espace, que de savoir si nous pouvons nous représenter des unités séparées sans un espace. Ces unités peu­ vent être des nombres, des concepts, ou leurs symboles. Le logi­ cien « platonicien » sera peut-être scandalisé que le concept et son symbole soient mis sur le même plan. Comme Robert Blanché le fait remarquer, dans « idéographie », Frege pense d’abord « idée »30. La question que se pose Bergson concerne la « graphie ». On ne peut pas « construire » la langue sans l’écrire en même temps. Si vous voulez penser deux concepts séparés vous êtes obligés de leur attribuer deux symboles spatialement séparés et graphiquement différents. Victor Goldschmidt était sur la bonne piste lorsqu’il montrait que Bergson posait au sens kantien une question qui relevait du « schème »31 b. Le passage décisif de ce point de vue est celui où Bergson montre à propos de la liberté comment partisans et adversaires du libre arbitre se réfè­ rent implicitement au même « symbolisme géométrique » dissia. Stolz et l’équinuméricité- cf. Husserl, Philosophie de l'arithmétique, p. 106 (p. 118 de la coll. « Épimcthée ») où il est discuté de la définition de Stolz en termes d’< égalité de deux quantités sous le rapport de leur numération » appelant à la notion de mise en correspondance. Par « extension », il faut entendre le parcours de valeurs de vérité d’une fonction. Deux concepts sont identiques si considérés comme des fonctions, ils ont mêmes valeurs de vérité pour les mêmes arguments (= s ils détermi­ nent la même classe). Ainsi, pour définir le nombre pris comme extension d un concept, l’on recourt à un tel critère de l’identité numérique (en allemand chez Frege : Zahlcnglcichhcit) cc qui évite d’en faire une entité autosubsistante, attitude qui expose à l’erreur de définir le nombre comme un prédicat en même temps qu un élé­ ment dont le prédicat forme la classe : cf. Die Gnindlqgeti der Arithmetik (Les Fonde­ ments de l’arithmétique), Breslau, 1884. (A. S.) b. Schème : allusion au schématisme développé par Kant dans 1 analytique trans­ cendantale de la Critique de la raison pure. Le « schème », produit de 1 imagination, est une médiation permettant d’appliquer les catégories, c’est-à-dire les concepts purs de l’entendement aux phénomènes (divers Élisant l’objet d’une intuition), application impossible directement. (A. S.)

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mulé derrière leur argumentation qui n’est plus qu’une « cristalli­ sation verbale »32. Dans le partage effectué dès le début du « réveil de la logique » par Bolzano, Bergson s’intéresse moins aux énon­ cés ( « propositions en soi » ) et à leur validité « en dehors de l’espace et du temps » qu’à la manière dont nous les formons, id est à « l’acte de l’esprit » qui permet de les poser. « Nous pensons le plus souvent dans l’espace », écrit-il dès la première phrase des Données immédiates55. Cela veut dire tout d’abord, contrairement à ce que croit Kant à propos du nombre que nous ne pensons pas dans le temps parce que ce temps n’est en fait que de l’espace, et cela n’exclut pas ensuite que nous puissions (voire même que devions) penser en dehors de l’espace. Remarquant qu’en fait nous avons besoin de schémas et de symboles, Bergson se demande quelles sont les conséquences théoriques de ce point de passage obligé. La redéfinition logiciste du concept de nombre ne changerait rien à ce fait. Bergson douterait fortement que nous puissions nous représenter une extension, c’est-à-dire un ensemble d’individus auquel s’applique le concept, sans avoir recours à un schéma spatial. De même il lui suffirait de constater que nous nous représentons, comme le fait Stolz34, l’équinuméricité en juxtaposant des petites barres. Bergson se pose une question qui relève de la psychologie et d’une certaine forme de philosophie transcendantale. Russell le comprend à sa façon lors­ qu’il essaie de ramener les arguments de Bergson à son psychisme particulier ou si l’on préfère à un témoignage autobiographique : Bergson serait un « visuel ». La discussion tourne court évidem­ ment lorsque Bergson répond indirectement par l’intermédiaire de Wildon Carr qu’il n’est pas un visuel35. Mais l’attaque de Rus­ sell est intéressante : la philosophie bergsonienne est certaine­ ment beaucoup plus autobiographique qu’on ne croit. Outre quelques rêves, on y trouve plus d’une confidence. Russell con­ clut sa deuxième partie en déclarant qu’il n’y a aucune raison de penser que la philosophie de Bergson est vraie. Bergson était parfaitement conscient de l’aspect un peu litté­ raire de la « psychologie » qu’il pratiquait. Ce point est reconnu dans le Cours de Clermont-Ferrand, nous l’avons vu. Il y revint dans 1’ « Introduction » à La Pensée et le Mouvant. Faisant allusion à Proust, aux romanciers et aux moralistes qui l’avaient précédé dans sa « recherche du temps perdu », Bergson écrit : « S’il appar­ tenait à la littérature d’entreprendre ainsi l’étude de l’âme dans le concret, sur des exemples individuels, le devoir de la philosophie 128

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nous paraissait être de poser ici les conditions générales de l’observation directe, immédiate de soi par soi. »36 Bergson cherche une méthode d’introspection qui ait une portée univer­ selle. Le terme introspection entretient cependant une confusion permanente entre la connaissance de soi-même comme un indi­ vidu particulier et la connaissance des données de la conscience en tant que telle. On comprendra alors combien grande a dû être la satisfaction de Bergson lorsqu’un poète, justement, répliqua à Bertrand Russell sur ce point, un an à peine avant que Bergson ne rédige les lignes que nous venons de citer. George Strevor Hamilton reproche à Russell dans l’Appendice de Bergson and the future philosophy'7 de confondre la connaissance de soi (selfknowledge) et l’intuition. Lorsque Bergson écrit dans Y Introduction à la métaphysique qu’ « il y a une réalité, au moins, que nous saisis­ sons tous du dedans, par intuition et non par simple analyse. C’est notre propre personne dans son écoulement à travers le temps »38, il ne parle pas de la connaissance de notre personnalité dans sa singularité, il parle de l’intuition accessible en principe à tous du moi en tant qu'il dure. Là encore Russell n’accorde pas suffisamment d’attention à l’argumentation de son adversaire pour que sa polémique soit plemement convaincante39, Bergson dans sa lettre envoyée en réponse a bien vu tout le parti qu’il pouvait tirer de la réplique de Hamilton40. Obsédé par son logicisme, Bertrand Russell oublie donc que Bergson n’a pas fait les mêmes choix que lui et que l’objet de son premier ouvrage est parfaitement défini par le titre : décrire les données immédiates de la conscience. C’est ce que comprit parfai­ tement la propre nièce de Russell dans plusieurs articles qui res­ tent aujourd’hui parmi les meilleurs articles qui ont été publiés sur le sujet41. Nous en retiendrons un qui est une réponse directe à la question du logicisme, parce qu’il prend en défaut un logi­ cisme qui voudrait en même temps être un empirisme, ce qui est le projet de Russell. La question à laquelle répond Mme Adrian Costelloe, de son nom de jeune fille Karin Stephen, est celle de savoir s’il existe des données (data) qui apparaissent non logi­ ques42. Cette question est en effet pertinente puisque, en tant qu’empiristes, Russell et Bergson admettent qu’il y a des don­ nées. Considérons donc une gamme de matériaux colorés allant du jaune à l’orange. Prenons dans cette série un matériau quel­ conque O et les deux matériaux les plus proches situés symétri­ quement par rapport à O, R et Y. Nous avons alors en ce qui 129

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concerne les couleurs les données suivantes o, r, y. Si nous com­ parons o et r, nous constatons que o ne peut être distingué de r. Si nous comparons o et y, nous constatons que o ne peut être distin­ gué de y. Mais si nous comparons r et y, nous constatons qu’ils sont differents. Les données, si nous nous en tenons à ce qui apparaît sans remonter aux causes physiques supposées provoquer ce qui apparaît, nous permettent de remarquer trois faits :

o et r n’apparaissent pas comme étant deux couleurs differentes ; o et y n’apparaissent pas comme étant deux couleurs differentes ; r et y apparaissent comme étant deux couleurs differentes.

De ce constat Russell (à la suite de Stumpf l’inventeur de ce problème) conclut que o doit avoir été different aussi bien de r que de y, bien que nous n’ayons pas été capables de les distin­ guer. Stumpf et Russell auraient raison si nous pouvions admettre que trois objets differents produisent des données diffe­ rentes. Mais il y a ici un cercle vicieux : c’est à partir des données que nous inférons les causes ; si les données ne sont pas differen­ tes comment pourrions-nous inférer trois causes differentes ? Il faut bien comprendre que si les données ne sont pas compatibles avec ce que nous savons des objets physiques, ce ne sont pas les données qui ont tort - l’apparaître est ce qu’il apparaît — mais ce que nous avons cru savoir à propos des oojets. L’argument maintenant se déplace : ou bien nous disons que dans certains cas les données doivent être differentes de ce qu’elles apparaissent être, ou bien nous disons que les relations entre données ont des propriétés qui sont logiquement absurdes. Russell fait le premier choix, mais il suppose précisément ce qui est en question. Bergson fait le second : r, o, y ne sont pas des ter­ mes logiques entretenant des relations logiques. C’est bien ce que montre l’expérience de Stumpf. Karin Stephen poursuit alors en montrant comment dans l’expérience du changement les don­ nées sont encore moins logiques puisqu’elles ne contiennent plus ni termes ni relations. Nous ne pouvons développer plus longue­ ment dans le cadre de cet ouvrage. L’ensemble des articles de Karin Stephen montre qu’elle a parfaitement compris que le point crucial pour Bergson était la différence de deux types de multiplicité : celle qui est analysable en terme d’entités séparables répondant aux nonnes logiques des relations entre termes et celle qui ne l’est pas. Elle mettait le doigt sur le point central que Gil­ les Deleuze bien plus tard, en 1966, devait retrouver par une 130

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autre voie43. Karin Stephen entra directement en contact avec Bergson et reçut ses encouragements44. Nous pouvons donc conclure que l’aristocratique GrandeBretagne, essentiellement représentée en l’occurrence par trois lords dont deux d’origine écossaise, a accueilli honorifiquement ou impoliment Henri Bergson. Elle n’a pas fait beaucoup de place à la philosophie bergsonienne. Peut-être faudrait-il regarder aussi du côté d’une Angleterre moins officielle, plus « occulte », pour trouver une réception possible. Les témoignages strictement biographiques concernant Bergson sont tellement rares que nous ne devons pas cacher au lecteur un petit épisode qui concerne la sœur d’Henri Bergson, Renée ( « Ray » ), laquelle semble décidément avoir été très attachée à son frère. Nous trouvons dans la correspondance déposée à la bibliothèque Doucet une lettre signée Clark (E. S. Rittiendon) qui explique à Bergson que Renée, qui a assisté à une conférence du destinateur, s’est permis de lui com­ muniquer l’adresse du destinataire parce qu’elle avait assisté à une conférence à Londres du premier sur les « Aspects théosophiques du bergsonisme ». Le destinateur précisait enjoignant le texte de la conférence qu’il n’était pas lui-même « techniquement » un théosophe ni qu’il estimait qu’Henri Bergson le soit mais que « la vieille pensée “Blavatsky” pouvait être exposée en termes d’ “élan vital”45 ». Nous ignorons la réponse faite à cette lettre mais elle montre au moins que Ray s’intéressait à la théosophie et qu’elle estimait qu’Henri Bergson pouvait être intéressé par une comparaison entre la théosophie et la doctrine de l’élan vital. Rappelons que l’une des sœurs d’Henri, Ray, avait épousé le comte MacGregor . * Rappelons aussi que la Sodety for Psychical Research avait son siège à Londres et que Bergson fut élu président de cette Société au retour de son premier voyage aux Etats-Unis en 1913. Il pro­ nonça à cette occasion une conférence en anglais immédiatement traduite en français sous le titre « Fantômes de vivants et recherche psychique » puis reprise dans L’Énergie spirituelle. Balfour, lui-même ancien président de la Société, déclara que la conférence de Bergson était l’une des plus importantes qu’aient enregistrées les annales de cette association. a. Le comte MacGregor était un célèbre « théosophe » écossais.

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III Nous venons de le voir, la réception de Bergson en GrandeBretagne, surtout si on limite celle-ci à l’Angleterre, ne fut pas aussi évidente qu’on ne l’a cru pendant longtemps. Bien diffé­ rente fut sa réception aux Etats-Unis, comme si Bergson avait bénéficié d’un décalage temporel dans la diffusion d’une philo­ sophie, la philosophie analytique, qui n’en est en 1913 qu’à ses tout premiers pas. En 1913, le logicisme n’est pas à l’ordre du jour aux EtatsUnis. Ce qui est à l’ordre du jour, c’est le sentiment de la décou­ verte d’une « new reality ». Dans un ouvrage récent Tom Quirk a parfaitement établi le fait : « Hulme [E. T. Hulme, philosophe américain influencé par Bergson, est l’auteur entre autres de “Notes on Bergson”, repris dans son recueil Further Spéculations] considère Bergson et le bergsonisme comme l’abrégé de h « nouvelle réalité > naissante, non pas comme la cause mais comme l’occasion de son appantion. Et il me semble que c’est le biais le plus fécond et le plus adéquat pour enquêter sur le rôle de Bergson pendant cette pénode historique.

• [•••]’ « A un moment donné, en 1910 ou aux alentours de 1910, le monde changea, et Bergson permit de comprendre ce change­ ment de façon complète et lumineuse. Que le monde, ou plutôt (pour emprunter la formule de Wallace Stevens [voir plus loin]) que le “sentiment du monde” [sense of world] de tout un chacun avait effectivement changé va de soi sur le plan du témoignage. Que le sentiment du monde de l’artiste, à l’imagination fertile, est (si on emprunte à Stevens le sens de cette formule) suprême­ ment important, mais est aussi, au bout du compte, le véritable sujet du poète avant tous les autres, est une chose dont le sens se révèle au sein même de la recherche des visées et des résultats d’un artiste individuel. Le sentiment du monde d’un artiste est une affaire privée et idiomatique, mais la transformation d’une Weltanschauung est le lot de tous. »a46 , On ne peut pas comprendre la réception de Bergson aux Etats-Unis si on ne remarque pas que c’est dans ce pays que les a. E. T. Hulme, Further Spéculations, édité par Sam Hynes, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1955. Traduction de A. S.

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idées de Spencer trouvèrent la plus grande audience, beaucoup plus qu’en Angleterre. Dès lors, la philosophie bergsomenne, avec quelques autres — mais le bergsonisme est à la fois cause d’une transformation et représentant de cette transformation —, tombait à point nommé. Il paraissait sortir, comme le remar­ quait Balfour, de l’alternative du naturalisme et de l’idéalisme. Il ouvrait surtout la carrière à l’énergie humaine dans le domaine de l’action comme dans celui de la création. L’Amérique était sensible à ce message qui permettait de surmonter le sentiment déprimant du mécanisme universel même si ce mécanisme conduisait inéluctablement au meilleur comme chez Spencer. Bien entendu l’amitié intellectuelle mais également affectueuse qui avait rapproché Bergson et James à partir de 190247 est pour beaucoup dans l’accueil de Bergson aux États-Unis puisque cette amitié était connue. Plusieurs articles « populaires » vont rapprocher ou opposer les deux philosophes, entraînant à chaque fois des mises au point significatives de Bergson48. Une telle amitié n’a pas d’équivalent en Angleterre où Balfour, qui n’est pas un philosophe de la dimension de James, joue réelle­ ment un rôle d’introducteur, avec la critique et l’impact limité que nous venons de dire. Bergson va être « reçu » intellectuelle­ ment aux États-Unis également par un homme d’État dez pre­ mier plan : Théodore Roosevelt, l’ancien président des EtatsUnis. Les conséquences indirectes de cet accueil seront considé­ rables, à la différence de la réception anglaise. Que l’article que consacre Roosevelt à Bergson en 191049 n’ait qu’un intérêt limité n’est pas le problème. La signature de Roosevelt fait entrer Bergson dans le champ politique américain. Il n’en sortira qu’après la Première Guerre mondiale. Tout homme de science véritable et tout homme religieux véritable doit se tourner avec confiance vers la pensée « sublime » (lofiy) de James et Bergson, écrivait Roosevelt. Grâce à l’ouvrage de Tom Quirk, Bergson and American Cul­ ture, nous avons trouvé la réponse à une question qui était restée en suspens pour nous dans Bergson politique : qu’est-ce qui pou­ vait rapprocher intellectuellement Woodrow Wilson et Berg­ son ? Il existe un médiateur entre eux : le journaliste encore jeune Walter Lippmann. Dans son ouvrage A Préfacé to Politics, qui date de 19135ü, Lippmann utilisait des références fabiennes, bergsoniennes et... freudiennes pour commenter et critiquer avec discernement la vie américaine. Disant beaucoup de bien de la

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psychanalyse il affirmait néanmoins que celle-ci n’était pas encore au point pour étudier la complexité de la politique. Dès lors, Lippmann souligna la nécessité d’une « créative statecrafi » personnifiée par Théodore Roosevelt et attendue anxieusement de la part de Woodrow Wilson. Traduisons : Woodrow Wilson sera-t-il aussi « bergsonien » que Roosevelt ? Le lecteur com­ mence à pressentir la suite. La capacité d’influence de Walter Lippmann, qui fait partie du groupe du journal New Republic, ne doit pas être sous-estimée. Ce que dit Lippmann, Wilson en a forcément connaissance, même si en toute hypothèse à partir de son élection comme gouverneur du New Jersey il n’a guère le loisir de lire les philosophes. Significativement d’ailleurs, Lippmann remarque que si Wil­ son n’adhère pas à la conception bergsonienne de l’intuition comme complément des opérations de l’analyse, il en retrouve quelque chose sur le plan pratique puisque pour le futur prési­ dent le leader doit être capable de sympathiser avec le méconten­ tement et l’espoir des hommes ordinaires et de les traduire dans des programmes sociaux significatifs. Il est donc de fait « bergso­ nien ». Redisons-le, Wilson ne peut pas ignorer ce rapproche­ ment effectué par Lippmann. Il se pourrait bien que Bergson le connaisse aussi. 1913 est l’année du premier voyage de Bergson « en Amé­ rique ». C’est déjà en fait une « mission » en ce sens que l’invitation n’est pas purement personnelle mais que Bergson précise à son retour qu’ « il était délégué par le Conseil de l’Université de Paris »51. Ce voyage fut fort bien préparé. Au mois de mai 1912 Bergson fait savoir à un journaliste américain, Herman Bernstein52, qu’il était disposé à le recevoir. Celui-ci nous a laissé un compte rendu du plus grand intérêt, une sorte d’instantané des opimons et préoccupations de Bergson à cette date. Après avoir parlé de la réception de Bergson en Angleterre, en Allemagne et en Russie55, Bernstein aborde la question du jour : quel sera le prochain ouvrage de Bergson ? Ce prochain ouvrage est présenté de manière inattendue : «Je crois com­ prendre que vous êtes occupé à un nouveau volume sous forme de dialogues. Puis-je savoir de quel sujet vous traitez dans cet ouvrage en préparation ? », demande Bernstein. La réponse ne surprendra pas ceux qui connaissent un peu Bergson : «J’ai une manière particulière de travailler. Je pourrais l’appeler une manière anarchiste. » Bergson dit alors à Bernstein ce qu’il disait

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à ceux qui lui posaient la même question : il doit s’engager dans beaucoup d’études particulières sans savoir si ces études conver­ geront, qu’il lui faudra peut-être dix ans pour répondre à une question précise54, notamment dans le domaine politique. Le point intéressant à relever est que Bergson ne dément pas avoir eu l’intention d’écrire un livre sous forme de dialogues. Si l’on remarque les ébauches de discours dialogués qui sont présents sans l’article « Le Rêve » puis plus tard dans Durée et Simultanéité, il n’y aurait sûrement pas mal réussi. Bernstein lui demande alors s’il n’a pas des réponses « provi­ soires » (provisionnai). « Oui, lui répond Bergson, il y a des répon­ ses provisoires. » Bergson précise alors que l’ouvrage auquel il est en tram de travailler s’occupera d’éthique, d’esthétique, des prin­ cipes des mœurs (morals) et des principes d’art. Il fait ensuite l’éloge de deux professeurs américains : John Dewey, dont il salue le travail récent concernant l’éthique, et Félix Adler, «Je m’mtéresse vraiment au mouvement de culture éthique »( « I am quite interested in the ethical cultural movement » ). Bergson déclare l’avoir rencontré personnellement et être très impressionné par lui. En dépit du patronyme, le nom de Félix Adler ne dira pas grand-chose au lecteur français d’aujourd’hui. Il fut pourtant une figure dominante de la scène .intellectuelle new-yorkaise^. Adler fonda en effet l’Ethical Culture Society de New York en 1876 et y donna des conférences jusqu’à sa mort en 1933. Ce mouve­ ment, qui eut des ramifications jusqu’en Europe, s’occupait essentiellement d’action sociale au-delà des limites imposées par la religion et les idéologies. En tant que philosophe, Adler était plutôt agnostique ; mais afin de donner un sens à l’existence cet agnosti­ cisme était compensé par un idéalisme éthique. Il est clair que Bergson se réfère à ses idées dans la suite de l’entretien lorsqu’il déclare que Kant dans ses ouvrages sur l’éthique a établi des for­ mules trop vagues pour être d’une quelconque utilité dans la vie pratique. Lorsque Kant déclare : « Agis de telle sorte que ton action puisse devenir une loi universelle » [sic], il n’est pas aise d’appliquer cette formule au problème du capital et du travail, à la différence entre employeur et travailleur. Chacun des deux essaie d’agir de telle sorte que son action devienne une loi uni­ verselle. Comment pourrons-nous juger lequel des deux a rai­ son ? Chacun des deux déclarera que son action devrait être une loi universelle. « Il n’y a pas d’éthique réelle sans des réponses

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réelles à ces questions très difficiles », même si bien entendu les réponses du philosophe ne peuvent être aussi précises que la réponse du mathématicien, conclut Bergson. Cette argumenta­ tion est très proche de celle exposée un peu plus tard par Adler dans son ouvrage The Reconstruction of the Spiritual Idéal56. Con­ cernant l’attitude politique et sociale de Bergson cette partie de l’entretien nous montre à nouveau un Bergson situé exactement au point médian de la via média. La suite de l’entretien, très bien mené, est également intéres­ sante car elle permet de faire le point sur les opinions de Bergson dans d’autres domaines, esthétique et politique. Interrogeant Bergson sur le cubisme, Bernstein obtient comme réponse que ce qui compte en art ce n’est pas la méthode mais le génie. Con­ cernant la littérature contemporaine, Bergson déclare que son écrivain préféré est Maunce Barrés à cause de la musique de son style. Il dit son admiration également pour Tolstoï et Dos­ toïevski. On a d’ailleurs bien le sentiment que Bergson a lu Dos­ toïevski assez tôt puisqu’il figure dans le Cours II et qu’une rémi­ niscence suivra Bergson jusque dans Les Deux Sources57. Bergson dit son admiration également pour Emerson qu’il n’a lu que tar­ divement et pour Poe. Il déclare ne pas être familier de l’œuvre d’Henry James mais que son frère [c’est-à-dire William James] lui a dit que Henry James réécrivait ses préfaces et des parties de ses œuvres pour les nouvelles éditions. « Pour moi, commente Berg­ son, c’est le signe d’un grand écrivain. Seuls de grands artistes se donnent la peine de faire cela. » Remarque significative si l’on relève que, quatre ans auparavant, en ce qui le concernait, Berg­ son ne voulait rien avancer sur quoi il aurait eu à revenir plus tard38. Il est vrai qu’il s’agissait en ce cas du problème religieux. Si Bergson réécrivait parfois beaucoup ses articles lorsqu’il les inté­ grait dans ses livres, il ne réécrivait que fort peu ses livres propre­ ment dits. Nous ne trouvons rien de comparable par exemple aux remaniements de la Critique de la raison pure. L’écriture artis­ tique serait-elle pour Bergson plus provisoire que l’écriture philosophique ? Herman Bernstein aborde enfin deux questions à l’ordre du jour : les suffragettes et le sionisme. Concernant le sionisme, Bergson dit que « cette question semble paradoxale ». « Nous sommes assimilés », ajoute-t-il. On relèvera le « nous ». S’il y avait une nouvelle Sion, peu de juifs voudraient y aller. Un homme d’Etat éminent, commente Bergson, lorsqu’on lui

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demanda en 1848 ce qu’il pensait du sionisme, répliqua qu’il serait en faveur du siomsme si on lui donnait le poste d’ambassadeur à Paris ! Le moins qu’on en puisse dire est que Jérusalem n’attire guère Bergson ! Répondant à une nouvelle question de Bernstein, Bergson reconnaît toutefois que le pro­ blème se pose différemment pour les juifs opprimés. Ceux-ci ont le droit de chercher une patrie. Mais il ajoute qu’il ne sait pas si la « question juive » sera résolue de cette façon. Lorsque des droits égaux auront été assurés aux juifs, «je crois que la question juive sera résolue », conclut Bergson. Bergson reste ici singulièrement fidèle à ses ancêtres qui avaient choisi 1’ « option polonaise ». Même la Russie, dit-il encore, finira peut-être par accorder des droits égaux aux juifs. Se référant à la conversion des Kazars, Bergson refuse de considérer que les juifs sont une « race » parti­ culière, différente de la « race blanche ». Il pense toutefois qu’il y a des différences entre les « races blanche, jaune et noire. » Le 24 décembre 1912, un peu plus d’un mois avant le départ de Bergson, Herman Bernstein devait lui écrire qu’il « aimerait beaucoup » qu’il rencontre le président élu « Dr. Woodrow Wil­ son, notre plus grand homme d’Etat universitaire »59. Décidé­ ment, les médiateurs entre Bergson et Wilson ne manquaient pas ! Il se peut d’ailleurs que Bergson ait effectivement rencontré Wilson dès ce premier voyage. Nous n’en avons toutefois pas trouvé trace dans ses notes personnelles. Mais nous avons trouvé à Yale une trace d’une demande de rendez-vous de Walter Lippman adressée à Bergson. Ce n’est certainement pas par hasard qu’à l’occasion de ce séjour le thème, rhétorique, du « philo­ sophe-roi » a fait une apparition remarquable dans les discours de Bergson. Nous avons étudié ce point ailleurs de manière spécifique60. L’accueil de Bergson aux États-Unis fut triomphal. Comme le fait remarquer Quirk, ce triomphe est dû en partie à la remar­ quable organisation de ce voyage, dont Bergson devait se plaindre un peu à son retour, parce qu’elle l’avait empêché de voir le pays lui-même6’. L’Université de Columbia avait publié une biblio­ graphie de 417 entrées d’articles et de livres sur Bergson et le New York Times publia un long article juste une semaine avant son arrivée. Le résultat fut que Broadway connut un des premiers embouteillages de son histoire lorsqu’il donna sa première confé­ rence sur « Spiritualité et Liberté » à Columbia, bien que la confé­ rence ait été donnée en français. On retrouva le même phéno137

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mène qu’au Collège de France : une dame se trouva mal, les étudiants se plaignirent de ne pouvoir s’asseoir... Dans le souvenir de Bergson la notoriété des conférences américaines est d’ailleurs immédiatement associée à celle du Collège de France. Cette série de conférences publiques avait, en effet, tout pour plaire à un vaste auditoire : « Nous, les hommes d’aujourd’hui, éprouvons le besoin d’une philosophie plus proche du fait concret, d’une philo­ sophie qui ne soit pas seulement une récréation intellectuelle, une philosophie qui puisse fournir une motivation dominante dans la vie » ; Bergson donna également un cours fermé plus technique centré sur la question de l’intuition. Nous retenons cette formula­ tion : « L’attention purement contemplative devenue sensitive et experte est ce que M. Bergson appelle intuition. »62 Pour commu­ niquer l’intuition, le langage de la science est par sa nature tech­ nique « disqualifié » ; le langage ordinaire lui-même par son « dis­ positif » (device) n’a pas été fait pour cela. « Nous devons répéter une étape précoce dans la croissance du langage et nous servir de métaphores sérieusement. Le premier voyage de Bergson aux États-Unis n’eut pas seulement des conséquences intellectuelles et politiques. L’empreinte de Bergson sur la littérature américaine fut considé­ rable, plus évidente que sur la littérature anglaise. Sans doute cer­ tains des membres du groupe de Bloomsburry eurent-ils une phase « bergsoruenne » ou apparentée au bergsonisme, T. S. Eliot notamment. Comme on le sait, T. S. Eliot devait ensuite rejeter violemment l’influence bergsonienne. Quant à Virginia Woolf, la question n’est toujours pas tranchée de savoir si elle s’intéressa directement à Bergson ou si elle suivait simplement le Zeitgeist. Le groupe de Bloomsburry comportait un ami déclaré de Berg­ son, Alfred North Whitehead, mais aussi deux adversaires décla­ rés, Bertrand Russell et George Edward Moore. Dès lors il est difficile de conclure sur la question de l’influence éventuelle de Bergson concernant les écrivains de ce groupe. Deux écrivains américains, en revanche, qui sont d’une géné­ ration un peu antérieure, sont en fait incompréhensibles si on ne remarque pas de quelle manière ils se réfèrent à Bergson : Willa Cather et Wallace Stevensw. On recommence à parler de Willa Cather en France. Qui sait pourtant aujourd’hui qu’elle frit l’inventeur d’un personnage dénommé « Alexandra Bergson »65, dont le patronyme et la féminisation du prénom n’ont pas été choisis fortuitement, même si, en l’occurrence, c’est plutôt Willa 138

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Cather qui est fascinée par la masculinisation de la femme que Henri Bergson qui se trouve féminisé ? C’est encore un change de sexe, mais c’est « Miss » à l’envers. Des impressions de voyage livrées par Bergson nous retien­ drons que Bergson compare la beauté des couchers de soleil de New York à ceux qu’il avait « admiré à Rome, lorsque, du haut d’une des sept collines [il] regardait le soleil descendre et dispa­ raître derrière le dôme de Saint-Pierre o66. L’Amérique, nouvelle Rome : étonnant pressentiment et d’autant plus que la condamna­ tion des œuvres bergsomennes par le Vatican surviendra quatorze mois après cette déclaration et que Bergson comprendra pendant la guerre que la clef de la paix désormais est à Washington.

IV Juste avant la guerre, Bergson devait se rendre une nouvelle fois en Grande-Bretagne, mais en Ecosse cette fois, pour donner une série de conférences dans le cadre des célèbres Gifford Lec­ tures d’Edimbourg. Les onze conférences furent intitulées « The probletn of personality »67. Cette série prolonge les cours du Col­ lège de France, tout en étant profondément originale. Plotin, le seul « psychologue » de l’Antiquité d’après Bergson68, en occupe le centre. Plotin a exposé souvent avec plus de clarté que ses suc­ cesseurs une conception de la personnalité qui est précisément celle avec laquelle Bergson pense que nous devons rompre. Cette série de conférences ne fut pourtant recueillie dans aucun ouvrage extérieur. Nous n’en avons que les sommaires. Là encore l’accueil du public fut spectaculaire. Ce fut égale­ ment l’occasion de nouer toujours de nouveaux contacts. Dans les Archives de l’Université d’Édimbourg nous trouvons une recommandation chaleureuse pour Norbert Kemp Smith, tra­ ducteur de la Critique de la raison pure. Tout « adversaire de Kant » qu’il soit, Bergson reconnaît l’importance de la pensée qu’il combat et favorise sa compréhension en soutenant le traducteur dont la traduction fait encore autorité. Dans sa lettre d’ac­ compagnement Bergson dit qu’il verra avec Balfour « ce qu’il faut faire » pour que Kemp Smith obtienne le poste qu’il sou­ haite. C’est l’une des rares traces que nous retrouvions où l’on voit que Bergson a exercé un pouvoir universitaire stricto sensu, encore ne s’agit-il pas de la France.

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Après ces conférences données en avril-mai 1914, les événe­ ments devaient singulièrement se précipiter et pour Bergson et pour l’Europe tout entière. En dépit du bel article consacré par Péguy à Bergson, les trois principaux livres de Bergson, nous l’avons rapporté au chapitre précédent, sont mis à l’index69 le 1er juin 1914. Trois semaines après le rapport de Bergson sur « La Scandinavie, le nationalisme Scandinave» (11 juillet 1914), la Grande Guerre éclatait. Ce rapport rendait compte des tendances divergentes, pro-allemande ou anti-allemande, des nationalismes des différents peuples Scandinaves. Et Bergson comparait la résis­ tance des Slesvigois à la germanisation à celle des AlsaciensLorrains...

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VII

La guerre de 1914 : « Ceci tuera cela »

La guerre fut-elle pour Bergson un coup de tonnerre dans un ciel serein ? Bergson a décrit dans une très belle page, située au milieu des Deux Sources comme s’il voulait minimiser l’impor­ tance de la confidence pour ne garder que le témoignage d’une expérience, son état d’esprit à la veille de la déclaration de guerre. Après avoir rappelé comment au lendemain de la guerre de 70, comme tous ceux de sa génération, il avait cru à l’imminence d’une nouvelle guerre, puis comment pendant dix ou quinze ans cette guerre lui était apparue à la fois comme pro­ bable et impossible, Bergson écrit : « [...] Mais lorsque, le 4 août 1914, dépliant un numéro du Matin, je lus en gros caractères : “L’Allemagne déclare la guerre à h France”, j’eus la sen­ sation soudaine d’une invisible présence que tout le passé aurait préparée et annoncée, à la manière d’une ombre précédant le corps qui la projette. Ce fut comme si un personnage de légende, évadé du livre où l’on raconte son histoire, s’installait tranquillement dans la chambre. [...] Il avait attendu son heure ; et sans façon, familièrement, il s’asseyait à sa place. C’est pour inter­ venir à ce moment, en cet endroit, qu’il s’était obscurément mêlé à toute mon histoire. C’est à composer ce tableau, la pièce avec son mobilier, le journal déplié sur la table, moi debout devant elle, l’Événement imprégnant tout de sa présence, que visaient quarante-trois années d’inquiétude confuse. »*

Le sentiment que décrit Bergson est très proche de la fausse reconnaissance, telle que lui-même la décrit2. Bergson est donc entré le 4 août 1914 dans un vécu de légende. Plus tard, il analy­ sera cette étrange familiarité de la guerre comme une réaction 141

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contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence et contre la crainte de la mort. Pour l’heure, la singulière « camaraderie » de l’Evénement le dispose à « faire son devoir ». Faire son devoir, Bergson y était disposé même à froid, comme on le voit par ce qu’il disait du patriotisme dans ses cours3. Le patriotisme de Bergson est républicain. La patrie, pour les raisons que nous avons expliquées dans les deux premiers chapitres de cet ouvrage, ne peut être pour lui la terre des ancêtres. A ses yeux, le patrio­ tisme est donc nécessairement d’une tonalité et d’une qualité bien différente de celle de Barrés, par exemple. On le voit bien sur le point sensible et « inactuel » que constitue l’acquisition de la nationalité *. C’est un État de droit que défend Bergson. Le thème est suf­ fisamment répété dans les discours de guerre pour qu’il ne puisse pas passer inaperçu. Ecartons ici la critique, à vrai dire la dénon­ ciation léniniste. Le jugement que porte Lénine à partir de sa rentrée en scène n’est pas plus objectif que celui d’un quel­ conque acteur de cette guerre. Lénine a besoin, d’abord pour des raisons stratégiques, de soutenir qu’il n’y a pas de différence entre le régime impénal allemand et les « démocraties » occidentales. Il peut ainsi justifier la sale paix de Brest-Litovsk. Les changements de cap ultérieurs du marxisme-léninisme officiel, nous voulons dire soviétique, sur la question de l’Etat de droit, en particulier à l’époque de la lutte contre le fascisme, nous indiquent assez que nous n’avons pas là le point de vue qui permettrait de porter un jugement définitif sur la guerre de 14 et la compromission des intellectuels dans cette guerre. Inutile d’insister non plus sur la fomeuse « dictature du prolétariat ». Emporté à son tour par l’histoire, le marxisme-léninisme ne peut plus prétendre, en fonction de ses propres normes, être le juge de l’histoire. Trouverons-nous donc un courant de pensée, voire une seule personnalité qui nous permette déjuger Bergson ? Pour qu’un courant de pensée puisse condamner Bergson, il fau­ drait que l’un au moins de ses représentants ait eu raison non seu­ lement en 1914, mais aussi en 1919, en 1936, en 1939, en juin 1940, en août 1944, voire dans les années 1950. Il nous fau­ drait Alain sans Echec de la force, Romain Rolland sans son stali>• .,i u , •. ..., j. ; k , .. i a. Alain, Suite Mars II, Échec de la force, Gallimard. 1939. Alain y défend son pacifisme jusque dans l’esprit de « négociation • face aux fascismes. (F. W,)

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nisme, Benda sans le procès Rajk... La guerre de 1914 et le totali­ tarisme européen forment un processus unique5. Jan Patocka nous le donne à penser. A quel moment dès lors est-il légitime de prati­ quer un arrêt sur image pour prononcer son verdict ? Si l’on veut juger, il ne faut pas avoir une mémoire sélective,. Si l’on élude pen­ dant cinquante ans ou plus la républication d’Échec de la force, a-ton le droit de brandir « La force qui s’use et celle qui ne s’use pas » ? Nous retenons ici Alain, Benda et Rolland parce que la confrontation avec Bergson a une pertinence en fonction d’une commune référence de ces quatre auteurs à l’Etat de droit. Il n’est pas question non plus de tout justifier, ni de tout relativiser. Il n’y a pas à choisir entre « comprendre » et « s’indigner ». Ce fut là l’erreur de Bergson. On peut très bien comprendre et résister6. Il ne suffit pas non plus de compter les points : un tel a eu raison ici et tort là. Ce qu’il faut chercher à élucider, c’est le lien de pensée, si ce lien existe, entre la prise de position du philosophe qui paraît satisfaisante dans un cas et non satisfaisante dans un autre, et naturellement en fonction de quoi on juge une prise de position satisfaisante ou non satisfaisante. Travail difficile et passionnant, à la frontière de l’histoire des his­ toriens et de la philosophie. Si l’on ne veut pas l’entreprendre, qu’on ne se mêle pas déjuger les philosophes.

I Commençons par le tout premier discours de Bergson qui fut d’emblée source de polémiques en Allemagne" mais aussi aux Etats-Unis8. En tant que président de FAcadémie des sciences morales et politiques, Bergson déclare : « La lutte engagée contre l’Allemagne est la lutte même de la civilisation contre la barbarie. Tout le monde le sent, mais notre Académie a peut-être une autorité particulière pour le dire. Vouée, en grande partie à l’étude des questions psychologiques, morales et sociales, elle accomplit un simple devoir scientifique en signalant la brutalité et le cynisme de l’Allemagne, dans son mépris de toute justice et de toute vérité, une régression à l’état sauvage. »’

Ce passage est devenu une sorte de vignette découpée suivant le pointillé pour illustrer la compromission des intellectuels dans la guerre de 1914. Où est exactement le problème ? Stigmatiser le « cynisme » et la « brutalité » de l’Allemagne dans l’invasion de 143

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la Belgique, ce n’est pas employer des termes excessifs. Sur un plan strictement moral justifier l’invasion de la Belgique par le fait que d’autres États à d’autres époques’0, la France par exemple, n’ont pas agi différemment, est dépourvu de toute valeur. Invoquer « la nécessité », comme le fit le chancelier Bethman-Hollweg, c’est confirmer la gravité de la transgression. D’où vient pourtant le malaise que ressent le lecteur même encore aujourd’hui, à la lecture de ce premier discours de guerre ? On peut le formuler ainsi : qu’en est-il de l’impartialité du juge ? Ou, si l’on préfère, les conditions sont-elles réumes pour que l’autorité scientifique et morale dont se réclame Berg­ son ne puisse être soupçonnée ? Il est clair qu’elles ne le sont pas. Il suffit de lire la suite du compte rendu pour s’en convaincre : « Tous les membres de l’Académie, debout, ont fait écho lon­ guement par leurs acclamations et leurs applaudissements, à ces ardentes et cinglantes paroles” »... Où sommes-nous ? Dans un meeting ? Dans une assemblée politique en tout cas. Mais alors peut-on continuer à croire que l’on ne fait qu’accomplir un « simple devoir scientifique »? Le manichéisme — la lutte de la civilisation contre la barbarie - n’est pas compatible avec l’exercice du discernement moral ou de la pertinence scienti­ fique. Lorsque les déceptions de la guerre, et surtout de l’aprèsguerre, viendront, un ressentiment se développera contre les autorités morales dont on estimera qu’elles auront failli. Ce res­ sentiment atteindra les personnalités les plus en vue, donc Berg­ son. Il est pour quelque chose dans la crise morale aux consé­ quences politiques multiples de l’après-guerre. Le mélange des genres a été le prodrome du totalitarisme européen. La mobilisa­ tion des intellectuels fut une expénence de politisation généra­ lisée, prélude à des politisations encore plus insensées. La véhémence du ton de Bergson, toujours sensible aujourd’hui, s’explique peut-être par le fait qu’il y a aussi des Bergson en Allemagne et que Bergson le sait. Souvenons-nous que l’un des frères de Michaël Bergson s’est installé en Alle­ magne et que, du vivant même de Michaël, un silence semble avoir été entretenu sur ce point. Nous aurions ici un cas de figure symétrique de celui de Thomas Mann12. Ce n’est pas que Bergson soit extrémiste, tant s’en faut. Avec les autres philoso­ phes de l’institut, il s’opposa à la radiation des membres associés de nationalité allemande13. Il n’y a pas de nationalisme ni encore moins de chauvinisme chez lui.

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Le deuxième discours « La force qui s’use et celle qui ne s’use pas » déplut fort... à la postérité. Nous l’avons analysé ailleurs ainsi que les autres discours de guerre14. Considéré comme un discours de combat, il atteint sa cible, puisqu’il repose sur l’opposition entre l’ouverture de l’idéal — et des ports mariti­ mes —, d’un côté, et le blocage moral - et des côtes de l’Allemagne —, de l’autre. De fait l’Allemagne perdit cette guerre en grande partie par la conjonction de sa défaite idéologique aux États-Unis, justifiant l’entrée en guerre de ceux-ci, et du blocus maritime. Nous attirerons à présent l’attention sur un autre point : « ceci tuera cela », la dernière phrase de ce discours, laquelle pourrait choquer, est en fait une citation. C’est le titre d’un des chapitres de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo15. On se rappelle la scène. Dom Claude désigne de sa main droite un livre imprimé, et de sa main gauche, l’édifice de Notre-Dame de Paris « et, promenant son regard du livre à l’église », déclare : « Hélas, ceci tuera cela. » Victor Hugo se livre dans le chapitre suivant à un commentaire approfondi de la for­ mule sibylline10. Nous ne pouvons bien entendu pas l’appliquer mécaniquement au discours de Bergson. Bergson partagerait-il le jugement de Victor Hugo sur Saint-Pierre de Rome qu’il a admiré au soleil couchant ? Il ne s’agit pas ici pour Bergson de l’opposition du livre et de l’architecture pris en tant que véhicu­ les de la pensée, mais il s’agit bien de la conquête de la liberté de pensée, telle que le xviiic siècle l’a construite autour de F Encyclo­ pédie par contraste avec « l’édifice colossal », oserons-nous dire... gothique ? « Colossal » est bien en tout cas l’adjectif retourné par dérision contre l’Allemagne de Guillaume II... Cette réminis­ cence bergsonienne renvoie à un fonds culturel que Bergson par­ tage avec des auditeurs qui ne connaissent pas Victor Hugo moins bien que lui. Elle signifie a niinima que la France des Lumières et de la Révolution vaincra avec ses alliés l’Allemagne politiquement moyenâgeuse...

II À la différence de Boutroux, par exemple, Bergson n’a pas renié dans la guerre de 1914 ce qu’il avait adoré. Il devait dire en confidence à J. Chevalier17 que le seul moment de sa vie où il avait eu envie de défendre Kant, ce fut pendant la guerre

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de 1914. C’est bien ce qu’il fit. Bergson n’a jamais fait de Kant un « Prussien ». Bergson explique, en effet, dans un troisième discours qui lui fut également beaucoup reproché plus tard, que l’Allemagne avait le choix entre trois doctrines : une Allemagne « éprise de beauté morale » serait restée fidèle à Kant, une Allemagne « sen­ timentale » se serait placée sous l’invocation de Jacobi ou de Schopenhauer, mais l’Allemagne devenue « nation de proie » se réclame de Hegel18. Bergson fait donc de Hegel un « Prussien ». Cela ne lui fut pas pardonné par la génération des années 1930. Sans vouloir justifier à tout prix Bergson, on dira qu’il avait quel­ ques excuses si l’on veut bien considérer le temps que prendra en France la constitution d’une tradition de lecture de Hegel qui essaiera de penser Hegel en dehors du tandem Hegel-Marx. N’insistons pas non plus sur le caractère bien étrange de la lecture kojévienne de Hegel, relevé par Raymond Aron dans ses Mémoi­ res19. Lorsque Bergson parle des « aventures de la dialectique », il ne sait pas à quel point l’avenir va lui donner raison... Ce n’est d’ailleurs peut-être pas fortuitement que Merleau-Ponty repren­ dra l’expression elle-même20. Laissons toutefois ces justifications a posteriori que nous ne mentionnons qu’en raison des dénoncia­ tions a posteriori. Que sait Bergson de Hegel en août 1914 ? Il sait ce que tout le monde sait, qu’un certain nombre d’historiens allemands de grand renom21 se réclament des paragraphes de La Philosophie du droit ou de la Phénoménologie de l'esprit consacrés à la guerre. Par ailleurs il a lu... Alfred Fouillée22 ! On dira que le grand historien de la philosophie qu’est l’auteur du chapitre IV de L'Évolution créatrice aurait dû puiser à de meilleures sources et s’informer un peu mieux avant de dénoncer. Certes, mais nous sommes ici devant un discours de combat. Si la dénonciation n’atteint pas Hegel, qui ne peut être réduit à des pages pour le moins discutables elle s’en prend à un « hégélianisme » qui a bel et bien existé. Quant à Hegel luimême, ce n’est pas parce qu’il fait l’éloge de la guerre qu’il est l’ancêtre du militarisme15 « prussien », ni parce que l’Etat est pour lui une totalité qu’il est responsable du totalitarisme, marxiste ou fâscisant. Il n’est pas pour autant un défenseur de l’Etat de droit, sur le plan international en tout cas, tel que Bergson essaie de le penser à la suite de Kant, mais sur d’autres bases. La caricature déforme l’ensemble d’une pensée en accentuant certains traits. La

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question, en l’occurrence, est de savoir si elle va jusqu’à la nonressemblance absolue, s’il n’y a rien de commun entre Hegel et F hégélianisme des historiens allemands. Nous ne pensons pas que la réponse soit simple. Le discours qui a le plus étonné les contemporains en France est le cinquième24, le discours de fin de présidence à l’Académie des sciences morales et politiques dont Bergson ne devait certai­ nement pas s’attendre à ce qu’il suscitât une telle tempête. Reprenant l’image de la force qui ne s’use pas parce qu’elle « s’alimente » à un idéal, Bergson attire l’attention sur l’insuf­ fisance de la civilisation et du progrès matériel. 11 termine ainsi la partie « philosophique » de son discours en exprimant un vœu pour l’après-guerre : « Alors, sans doute, se reportera sur les choses psychologiques, morales, sociales, et plus généralement sur l’esprit, une attention qui s’était concentrée davantage sur les phénomènes de la matière. L’évolution qui semblait depuis longtemps possible, et même probable, s’accomplira défini­ tivement. Comme le XIXe siècle avait donné leur plein essor aux sciences physiques, le XXe sera celui des sciences morales, t25

Le lecteur d’aujourd’hui aura bien du mal à voir ce qui pou­ vait déclencher une polémique spécifique dans ce passage d’un auteur bien connu pour son « spiritualisme ». Bergson venait en fait de diagnostiquer l’ébranlement des Lumières, ce qu’il n’avait pas fait jusque-là. Le discours « la force qui s’use et celle qui ne s’use pas » restait dans le droit fil du libéralisme : le progrès du Droit et le progrès économique vont de pair. C’est d’ailleurs bien ainsi que l’entend Hébrard dans sa colonne éditoriale du Temps. « Plus ils [les Allemands] s’étaient étendus sur le monde, écrit Hébrard, plus ils avaient besoin de lui. En raison même des for­ midables éléments de prospérité qu’ils devaient à leur expansion économique, ils vont être châtiés de leur manquement à la loi morale. Les marchés qui s’étaient ouverts, et qui leur sont indis­ pensables, se ferment devant eux. Le commerce est l’auxiliaire du droit. »26 Position tout à fait classique. Mais le point intéressant est justement qu’Hébrard a l’impression, avec ce cinquième dis­ cours de guerre de Bergson, que ce dernier a remis en question l’évolution parallèle du commerce et de la morale. Il n’a pas tort au fond. Il ne s’agit pas seulement maintenant, comme dans le troisième discours de guerre de Bergson, de F hypothèse d une évolution « perverse » •? « mécanisation de l’espnt » au lieu de 147

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« spiritualisation de la matière » — à laquelle le sursaut moral des Alliés allait mettre un terme, mais d’un doute sur le caractère nécessaire de l’évolution elle-même. Il n’est pas exact, en effet, de dire que les partisans des Lumières avant guerre estimaient l’évolution parallèle du commerce et de la morale possible, voire probable. Ils l’estimaient nécessaire si ce n’est fatale... Il y a là plus qu’une nuance. Parce qu’il croit au caractère nécessaire de cette évolution jarallèle, Hébrard ne voit pas pour quelle raison le xxc siècle aurait larticulièrement besoin d’un développement des sciences moraes. Celles-ci existent déjà : au premier rang d’entre elles, ‘économie politique. Or Bergson, nous l’avons montré précé­ demment, commençait depuis longtemps à avoir des doutes sur le statut moral des sciences économiques27... Bergson aura beau faire remarquer dans sa réponse28 à Hébrard que les sciences économi­ ques ne sont nullement pour lui des « sciences de la matière », que les économistes n’étaient nullement visés par sa remarque sur la priorité donnée jusqu’alors à l’étude des phénomènes de la matière au détriment de la connaissance de l’esprit et qu’il prédisait donc un avenir éclatant à l’économie politique comme aux autres scien­ ces morales, en un certain sens c’est Hébrard qui avait parfaite­ ment compris la position de Bergson. De toute façon, prédire un tel avenir à l’économie politique, c’était constater l’insuffisance de son développement dans le présent. La question va rebondir du côté de la sociologie avec l’intervention des disciples d’Auguste Comte. P. Grimanelli, le directeur de la Revue positiviste internationale29, s’étonne à son tour du fait que Bergson ne mentionne pas le nom d’Auguste Comte, en tant que fondateur de la sociologie positive, dans la contribu­ tion du XIXe siècle au développement des sciences morales. Dans sa réponse Bergson est amené à préciser ce qu’est à ses yeux l’instaurateur ou le rénovateur d’une science : c’est celui « qui apporte une découverte capitale, capable de servir de type ou de modèle30 aux découvertes futures et de les provoquer dans une certaine mesure31 ». Tel n’est pas le statut d’Auguste Comte aux yeux de Bergson. Auguste Comte n’est donc pas « le “Galilée, ou le Descartes, ou le Newton” des sciences sociales ». Pour conclure sur cette polémique franco-française, nous attirerons l’attention sur le fait qu’il est décidément impossible d’établir une démarcation absolue entre les textes « de circons­ tances » et les « œuvres » des philosophes. Il y a dans cette polé­

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mique publique des enjeux épistémologiques considérables à par­ tir desquels se comprennent les clivages politiques et non pas l’inverse.

III La guerre de 1914 ne fut pas remplie pour Bergson unique­ ment ni même principalement de discours. Comme nous pou­ vons le voir à travers la correspondance échangée avec Mme Émile Ollivier, Bergson s’efforça de se rendre utile en envisageant différents projets. On peut d’ailleurs presque dire que la préparation de l’éloge d’Émile Ollivier32 fut la toile de fond de toutes ses occupations. On finissait par se demander si cet éloge serait prononcé pendant la guerre. Bergson ne cessait d’attendre que « la phrase » qui avait commencé en 1870 eût enfin revêtu sa pleine signification du fait de la victoire de la France et de ses Alliés33. Bergson fit partie de plusieurs comités34. Mais surtout, comme on commence sinon à le savoir du moins à le remarquer, trois missions absorbèrent une notable partie de l’emploi du temps de Bergson pendant la guerre. La première, « de beaucoup la moins importante », dira Berg­ son dans Mes Missions, fût une mission collective en Espagne. Le gouvernement fiançais décida d’envoyer plusieurs membres de l’institut pour y donner des conférences, mais surtout pour « cau­ ser avec des personnages influents du pays »35. Telle fut bien, en effet, la forme finale de cette première mission. Pour être plus précis cependant et en nous fondant sur le témoignage même de Bergson36, il semble que l’invitation de Bergson connut deux phases. Dans un premier temps, Bergson fut invité à titre person­ nel. Nous ne pouvons dire malheureusement si cette invitation dans sa première phase fut antérieure à la guerre. Puis, deuxième phase, avec l’arrivée des membres de l’institut, l’invitation fiit « élargie » quant au nombre d’intervenants et quant à 1 auditoire qui fut composé désormais également de « représentants du monde pohtique, scientifique, artistique et littéraire ». Pour situer le contexte politique, il faut rappeler que cette mission eut fieu en pleine bataille de Verdun. Depuis mars 1916, le Portugal était entré en guerre aux côtés des Alliés. Qu allait faire l’Espagne cathohque, monarchiste, « terre du mysticisme »,

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selon l’expression même de Bergson37 ? De fait cette mission n’arrive pas non plus à n’importe quel moment de l’œuvre bergsonienne. Bergson a commencé à lire les mystiques vers 191038. Cet intérêt est-il connu avant guerre en Espagne ? Dans l’état actuel de notre information nous ne connaissons pas la réponse. Comment faire la part de la politesse et de l’opportunité poli­ tique dans l’éloge que Bergson fait de l’Espagne, nation « noble » comme la France parce qu’elle a gardé l’esprit chevaleresque et qu’elle met le droit au-dessus de la force39 ? Quoi qu’il en soit, ces conférences permettent de faire le point sur l’évolution de la pensée proprement philosophique de Bergson, beaucoup mieux que les discours de combat prononcés en France et un an plus tard en Amérique. Dans la première conférence, nous trouvons pour la première fois une expression proche de celle qui clôt 1’ « Intro­ duction » de La Pensée et le Mouvant. « On n’est jamais obligé de faire un livre a40, déclare Bergson, ce qui évoque irrésistiblement le «on n’est jamais tenu de faire un livre »41 de 1922. Lorsque Bergson évoque devant son auditoire madrilène « un certain pro­ blème nouveau », ce problème n’est autre que celui de la religion et du mysticisme précisément. C’est encore au cours de la même conférence madrilène que Bergson affirme que « le philosophe est avant tout un homme qui est toujours prêt, quel que soit son âge, à se refaire étudiant42 », ce qui fait penser là aussi à une phrase presque semblable à celle de 1’ « Introduction » de La Pensée et le Mouvant45. La deuxième conférence de Madrid n’est pas tout à fait le premier discours dans lequel Bergson s’intéresse au mysticisme. Dans une allocution à l’Alliance d’hygiène sociale, Bergson avait déjà comparé, « en tant que psychologue », l’état d’âme du soldat français à celui du mystique44. Mais cette fois-ci, Bergson parle en tant que philosophe, en soulevant la question de la nationalité philosophique espagnole. Tout dépend, dit Bergson, de ce que l’on entend par philosophie. Si la philosophie est une « construction systématique d’idées entassées les unes au-dessus des autres, comme des pierres, pour former un édifice immense et imposant, mais fragile », alors, en effet il n’y a pas de philosophie espagnole. Mais justement, ce n’est pas ainsi non plus que l’on conçoit la philosophie dans les pays « latins » et « anglo-saxons ». Bergson réussit donc le tour de force d’exprimer sa conception de la phi­ losophie tout en polémiquant indirectement contre l’Allemagne. En tant qu’artiste, continue Bergson, l’Espagne contribue à voir 150

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la réalité directement, comme la philosophie. Il y a tout de même une différence : la philosophie s’intéresse moins aux objets extérieurs qu’à la vie intérieure. Mais ici l’Espagne rejoint pour de bon la philosophie, puisqu’elle est « terre du mysticisme ». Poursuivant, Bergson expose alors pour la première fois, semblet-il, sa conception des rapports entre l’art et la mystique. Le mys­ tique est un « homme privilégié ». Il est « le seul à pouvoir perce­ voir une partie de ce monde qu’il découvre ». Bergson ajoute cependant qu’il en est une autre que nous poumons tous attemdre avec lui grâce à une « méthode appropriée ». Nous sommes cette fois dans la problématique du chapitre III des Deux Sources. Bergson vient de déplacer sur le mysticisme ce qu’il disait auparavant de l’art dans l’article « L’intuition philosophique »45. La philosophie grâce à une méthode que nous ne possédons pas encore tout à fait pourrait devenir disons, « l’équivalent démo­ cratique du mysticisme ». Contrairement à ce qu’affirme Rose-Marie Mossé-Bastide, insuffisamment informée à l’époque46, il fut bel et bien question également de politique, notamment dans la troisième conférence de Bergson. Il est d’abord question de philosophie politique et même de la question centrale pour un philosophe qui doit penser la politique « en durée » : « Les grandes erreurs politiques viennent presque toujours du fait que le point de départ n’est pas le suivant : la réalité bouge et est en mouvement continuel. On raisonne sur une personne, sur un peuple, comme s’ils étaient toujours ce qu’ils sont et ce qu’ils ont été. Une fois nommés et défi­ nis, nous nous les représentons d’une manière déterminée, et nous pensons qu'ils doivent demeurer ainsi. »47

Bergson conclut que « celui qui voudra agir et influer sur le sens que suit la réalité devra par un effort d’imagination, de pénétration, se placer au sein de ce mouvement et adopter, en pensée, le changement ». Nous avons là une anticipation des der­ nières pages de 1’ « Introduction » à La Pensée et le Mouvant : « Sur dix erreurs politiques, il y en a neuf qui consistent simplement à croire encore vrai ce qui a cessé de l’être. » Bergson ajoute toute­ fois une restriction — penserait-il à la nouvelle^ Allemagne, celle de Weimar ? : « Mais la dixième, qui pourra être la plus grave, sera de ne plus croire vrai ce qui l’est pourtant encore. »48 À la fin de cette conférence49, il est de nouveau question de politique. Bergson passe de ses réflexions sur la notion de per­

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sonne aux deux théories opposées de la « personnalité natio­ nale ». Nous retrouvons la thèse des Alliés ( « la société est une personne et elle a comme toute personne, des droits inviola­ bles » ) çpposée à celle des Allemands, plus précisément de Hegel ( « Un Etat n’a pas de devoir envers un autre ; il n’a des devoirs qu’à l’égard de lui-même et tous ces devoirs se résument à un seul : être fort, devenir de plus en plus fort. » ) Bergson précise tout de même que « cette thèse a été mise en pratique depuis Hegel, dans des conditions que ce philosophe n’avait peut-être pas complètement prévues ». Répétons-le, la philosophie de Hegel ne sort peut-être pas complètement indemne de sa dévia­ tion belliciste, mais la pensée de Hegel ne se ramène certaine­ ment pas à cette idée que le rôle de l’Etat est de devenir toujours plus « fort ». Les pages discutables de la fin de La Philosophie du droit ou de La Phénoménologie de l’esprit, supposent une philo­ sophie de l’histoire ; il ne suffit pas d’être « fort » pour être le représentant de l’Esprit à un moment donné. Des deux théories de la personnalité nationale suivent pour Bergson deux concep­ tions de l’unification de l’humanité : l’une par consentement, l’autre par coaction. La première respecte et encourage la diver­ sité humaine, la seconde impose une « uniformité mécanique ». L’ensemble de ces pages est à relire, surtout si l’on songe à l’éloge de l’Etat mondial « homogène » en marche vu par Kojève. S’il avait suivi le séminaire de Kojève - n’en savait-il d’ailleurs rien P50 - Bergson y aurait peut-être vu la confirmation de ses préjugés ! Trêve d’ironie. On peut penser également à la reprise par Bergson d’un certain nombre de thèses de Gabnel Tarde qui formulait lui aussi une alternative analogue concernant l’avemr de l’humanité51.

r. :

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VIII Vers la Société des Nations : « Agir à son prix »

Si par un funeste hasard un accident avait interrompu la vie de Bergson peu après sa mission en Espagne, Bergson serait pro­ bablement en tant qu‘auteur de L’Evolution créatrice entré dans le Panthéon des grands philosophes, mais nous n’aurions pas eu matière à écrire notre thèse d’où est sorti Bergson politique. Les cours publiés peu après la sortie de cet ouvrage, les innombra­ bles textes de circonstances, certains passages du Rire même per­ mettraient de dresser un portrait « politique » de Bergson en fonction de son libéralisme, de son patriotisme, de son républi­ canisme, de son sens des institutions, de sa modération en matière sociale1, de sa prudence peut-être excessive, notamment dans l’affaire Dreyfus2. On découvrirait sans doute un Bergson plus attentif à la chose politique qu’on ne l’a cru pendant long­ temps, mais dans tous ces matériaux rien ne laisserait présager l’étonnant destin du philosophe intervenant au plus haut niveau dans la décision que fut l’intervention des Etats-Unis sur la scène mondiale en avril 1917, événement dont l’importance n’est comparable qu’à celle de la révolution bolchevique en octobre de la même année. C’est comme si la vie active de Bergson avait été divisée en deux parties : d’abord essentielle­ ment « philosophe », il va devenir à partir de son dernier cours au Collège de France, datant du 28 mars 1914, de plus en plus « politique » jusqu’à sa démission de la Commission internatio­ nale de coopération intellectuelle (CICI, commission de la sdn), le 27 juillet 1925. Il sera ensuite inactif et silencieux pour cause de maladie, jusqu’au retournement final que constitue l’exploit

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de la publication des Deux Sources (1932) bientôt suivi d’un magnifique chant du cygne, La Pensée et le Mouvant (1934), plus particulièrement son « Introduction ».

I

Bergson avait suivi de près l’évolution de l’opinion publique américaine. Il était en relation suivie avec Nicholas Murray Buder, celui qu’il avait lui-même qualifié de « philosophe-roi » en 19133. II avait répondu à une interview par le sénateur Beveridge4, mais aucune action décisive n’était sortie de ces contacts avant qu’Aristide Briand ne songe à lui. Nous nous bornerons dans le présent chapitre à une présentation synthétique de ce que nous avons exposé en détail dans Bergson politique. Le 11 janvier 1917, Emest Lavisse, l’historien bien connu qui avait barré Péguy, écrit à Bergson pour l’informer de ce que Bnand, alors président du Conseil, désire lui confier (à Bergson), une mission politique et s’en entretenir avec lui5. Lavisse conclut son mot en disant que c’est un grand service qu’on lui demande et qu’il espère que Bergson ne se récusera pas. A quoi peut donc bien penser Briand en ce 11 janvier 1917 ? Il est plus qu’inquiet. Il vient d’achever (10 janvier), en collabo­ ration avec le gouvernement anglais, la réponse officielle à l’ultime offensive de paix du président Wilson. Le 18 décembre 1916, Wilson avait demandé aux belligérants de définir leurs buts de guerre6. Il fallait voir dans cette demande beaucoup plus qu’une nouvelle offre de bons offices, mais une volonté bien arretée de mettre fin à la guerre en Europe en évi­ tant si possible d’y impliquer les États-Unis. Wilson craint la reprise de la guerre sous-manne du côté allemand et ne supporte plus le contrôle que les pays alliés exercent par leurs croisières sur la « contrebande de guerre ». Mais comme le note Lavisse dans une deuxième lettre à Bergson, les États-Unis disposent contre les Alliés d’une « arme temble »7 : le crédit. Contre les Alliés, en effet, beaucoup, plus que contre l’Allemagne qui, elle, n’a guère emprunté aux États-Unis. Dans leur réponse, les deux gouverne­ ments alliés déclarent « s’associer de tous leurs vœux au projet de création d’une ligue des nations pour assurer la justice et la paix à travers le monde », mais ils ajoutent que cette ligue ne sera pos­ sible qu'après que seront assurées « les réparations, les restitutions 154

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et les garanties auxquelles leur donne droit l’agression dont la res­ ponsabilité incombe aux puissances centrales »8. Cette réponse officielle est complétée par les instructions que Briand donne aux ambassadeurs : « Lors du règlement du conflit actuel, il serait désirable d’écarter l’intervention des puissances qui n’y auront pas pris part. »9 Il faut avoir présent à l’esprit ces éléments pour comprendre ce que Lavisse appelait dans sa lettre « la genèse » de la mission de Bergson. On demande, en fait, à Bergson de résoudre un pro­ blème de communication. Les proches de Wilson avaient fait savoir à Louis Aubert, ancien élève de Bergson, en mission aux Etats-Unis pour les achats d’armement, que le contact avec le président des États-Unis et l’ambassadeur de France, Jusserand, était trop formel. Il y a lieu, pensons-nous, de distinguer plu­ sieurs aspects dans ce reproche. Tout d’abord Jusserand avait été un ami intime du rival de Wilson, Théodore Roosevelt. Ensuite Jusserand était partisan d’une politique de discrétion en matière de propagande. Enfin Jusserand n’aurait pas eu un contact suffi­ sant avec les milieux d’affaires. Il faut bien distinguer ces trois éléments pour comprendre la, mission de Bergson. Lorsque Briand et Poincaré le chef de l’État décident d’envoyer Bergson aux Etats-Unis, ils ne décident pas pour autant qu’il y ait lieu de mener une politique de propagande beaucoup plus active. De fait, lors de la deuxième partie de son séjour, Bergson fera quel­ ques conférences, entrera en contact avec les responsables de la propagande française aux États-Unis (Stéphane Lauzanne10 et M. Knecht), il donnera quelques conseils ici et là, mais là n’est pas, à notre sens, l’essentiel de sa mission. Son intervention porte sur les deux autres points : établir un contact personnel avec Wil­ son, débloquer la situation financière. Avant de partir, Bergson aura vu outre Phibppe Berthelot, directeur politique du Quai d’Orsay, Jules Cambon, Octave Homberg et Max Lazard*, pour ne mentionner que les plus importants. Il emmène dans ses a. Jules Cambon est secrétaire général du ministère des Affaires étrangères. Max Lazard est membre de la mission d Artillerie : il rédige en janvier 1917 une note sur la situation de l'approvisionnement de la France en Amérique qui conclut à la nécessité d’un eflort de propagande pour • dire au public américain pourquoi nous nous bat­ tons et pourquoi nous voulons continuer à nous battre Octave Homberg est chef de l’Agence financière du gouvernement français aux État>Unis (octobre 1915 juillet 1916). D’après Philippe Soûlez, Bergson politique. (G. S.)

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bagages une documentation juridique, financière et économique précise et ses notes personnelles montrent qu’il s’en est servi à Washington. Mais pourquoi les plus hauts responsables politiques ont-ils choisi « Bergson » ? A notre avis, la réponse n’est pas douteuse : parce qu’il est « philosophe ». Seul un « philosophe » peut donner du poids par sa parole à l’acceptation de principe par les gouvernements alliés de la « Ligue des Nations » dont Wilson a parlé tout au long de la guerre et dont il vient de réaffirmer la nécessité dans son discours du 22 janvier 1917. Autrement dit, ce qui concerne « la » philo­ sophie dans cette mission de 1917, c’est précisément l’efficace historique de la représentation de « philosophe ». Nous voulons attirer l’attention sur ce point plus précisément. La philosophie n’est pas concernée seulement par les concepts qu’elle élabore mais aussi par les représentations qu’elle suscite. De fait nous lisons dans les notes que Bergson rédige pratiquement sous la dictée de Berthelot : « Veille du départ 31 janvier [...] 3. Dites-lui que moi, Bergson, dont on connaît les théories, dont on sait que je désire la Société des Nations, je suis d’avis que ce sera impossible si l’on ne va pas jusqu’au bout. 4. Vous avez voulu être juge : je demande à être entendu comme témoin, je ne dis que vérité. »n Dans le point n° 3 nous retrouvons l’écho des instructions données par Briand et aussi celui de la réponse officielle des gou­ vernements alliés. Le message est le suivant : si les États-Unis ne participent pas militairement au conflit, ils ne seront pas présents à la table des négociations, ils ne seront donc pas en position de force pour imposer la Société des Nations. « Aller jusqu’au bout », cela veut dire aussi aller jusqu’à la défaite complète de l’Allemagne. Bergson reviendra sur ce point dans ses conférences de mars 191712. Quant au point n° 4, nous allons montrer dans un instant comment le témoin de vérité va s’y prendre. Mais auparavant, il convient de se demander pour quelle raison per­ sonnelle Bergson accepta cette mission. Son premier mouvement était de dire non, mais fort habilement Jules Cambon l’informa qu’il courait les plus graves dangers dans ce voyage transatlantique. « Ces mots suffisaient, écrivit bien plus tard Bergson. J’étais obligé de partir. Il ne fut plus question de mes hésitations. »13 Et Bergson ajouta « qu’à courir enfin un risque, on se sentait rentrer 156

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dans des conditions normales et pouvoir être un peu moins mécontent de soi-même ». Il n’existe aucune raison de mettre en doute le témoignage de Bergson qui est tout à fait vraisemblable et converge avec le témoignage de bien d’autres personnalités qui se sont engagées. Mais nous pensons qu’en fait on peut trou­ ver des racines plus profondes à cette acceptation. La question de « l’homme de vénté » est très ancienne chez Bergson. Elle appa­ raît dans certains cours du Collège de France14 II * . Elle s’articule avec la question tragique par excellence : quelle est l’efficace de la vérité15 ? Agé d’une vingtaine d’années le jeune normalien Henri Bergson avait été invité à commenter le sujet suivant : « Le plus grand défaut de la pénétration n’est point de n’aller point jusqu’au but, c’est de le passer » (La Rochefoucauld). Le jeune Bergson avait répondu ainsi : « Un diplomate, homme d’esprit, se plaisait à répéter que le meilleur moyen de tromper les cours, c’est de leur dire la vérité. Il connaissait ses adversaires et ne les estimait pas assez naïfs pour croire à la parole d’un homme d’Etat, fut-il honnête. En ce sens nous sommes tous plus ou moins diplomates : nous regardons trop loin ou trop haut, et lorsque la vérité est sous nos yeux, nous passons sans l’apercevoir. »16

Ce texte est saisissant pour notre propos. Il est toujours déli­ cat d’expliquer un auteur par des textes de jeunesse, surtout si l’on y cherche des « concepts ». Mais il en va différemment si nous tentons d’y découvrir un destin, en l’occurrence le destin du philosophe-diplomate Henri Bergson. Si nous admettons avec Freud, mais aussi avec Bergson, pour des raisons que nous ne pouvons développer ici, la catégorie de « répétition »17, il devient très clair que les missions de Bergson sont la répétition de ce qui s’est joué une première fois dans cette dissertation de jeunesse. II

On peut distinguer trois phases dans la stratégie adoptée par Bergson en accord avec Briand, phases rythmées par les déplace­ ments New York - Washington aller-retour : Première phase, 12 février - 6 mars 1917 : période de dis­ cussions confidentielles. Bergson se déplace de New York à Washington et reste quinze jours à Washington. 157

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Deuxième phase, 6 mars - 6 avril : Bergson est à New York. Il donne des conférences. Troisième phase, 6 avril - 7 mai: Bergson revient à Washington au moment où les délégations françaises et anglaises officielles y arrivent elles-mêmes à la suite de la déclaration de guerre. Bergson suit les déplacements de la mission JoffieViviani18 et rentre en France avec cette mission. A. Bergson arrive incognito à New York, probablement sous un nom d’emprunt. Mais c’est compter sans l’efficacité de la presse américaine, déjà fort redoutable à cette époque et d’autant plus qu’elle n’est pas encore soumise à censure, puisque la guerre n’est pas encore déclarée. A peine Bergson a-t-il télé­ phoné à ses amis, principalement ses collègues de l’Université de Columbia, que toute la presse est au courant. Les journalistes se précipitent à son hôtel. Bergson ne veut nen dire de précis sur le but de son voyage. Les journalistes concluent alors d’euxmêmes que Bergson est en mission politique. A peine arrivé, le témoin de vérité se trouve donc quelque peu embarrassé. Son incognito a produit l’effet inverse de ce qui était recherché. D’où une cascade de démentis qui en font valeur de confirma­ tion. La situation du point de vue de la vérité est alors la sui­ vante : tout le monde sait que Bergson est en mission, mais comme les amis de Bergson ont de l’estime pour lui et qu’ils sont eux-mêmes souvent très engagés dans la vie politique, aucun d’entre eux n’a l’indiscrétion de poser une question directe à Bergson sur le but réel de cette mission. Bergson ne ment donc pas. Du moins pas à ses amis. Il est donc toujours « philosophe », puisque la règle du jeu, la pragmatique pour par­ ler plus sérieusement, veut, depuis Platon, qu’un philosophe dialoguant avec ses amis ne mente pas. Les apparences sont sau­ ves, mais les apparences seulement ; Bergson en a d’ailleurs éprouvé quelque mauvaise conscience : « Mais je pensais toujours à l’effet que produirait sur mes amis de New York et de Washington, la nouvelle que j’avais été parmi eux en mission politique, alors que je ne leur en avais rien dit. Ils auraient pu voir là une petite tromperie. 11 n’y en avait pourtant pas, car, heureusement pour moi, la question ne me fut jamais posée. Si elle l’avait été, je n’aurais pu me déci­ der à mentir. »

Dès le 14 février Bergson en contact avec House, le conseil­ ler de Wilson, lui parle d’un soutien maritime, industriel, mais

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aussi déjà d’un apport en hommes. Bergson télégraphie immédia­ tement au gouvernement français : l’Amérique « deviendrait un immense réservoir d’hommes »19. À notre avis, cette dernière information était la plus importante de toutes, car le gouverne­ ment français ne savait pas encore exactement lui-même ce qu’il pouvait attendre du concours américain. Si l’on regarde les télé­ grammes que J tisserand envoie de son côté à la même époque, on remarque que celui-ci ne parle pas d’envoi de troupes. En fait, et Bergson en a eu rapidement conscience, deux types d’intervention américaine étaient pensables. Ou bien les EtatsUnis se limitaient à un soutien limité financier et maritime, avec envoi d’un contingent symbolique de troupes dans les tranchées. C’est la vision de Théodore Roosevelt, lorsqu’il commence à recruter un corps de volontaires20. Ou bien les Etats-Unis s’engageaient avec la totalité de leurs forces. C’est manifestement la vision de House. Nous pensons que le témoignage de Bergson est ici historiquement important. Bergson va contribuer à faire comprendre au gouvernement français jusqu’où il peut aller dans ses demandes. Comme on le sait, c’est la présence de deux mil­ lions de soldats américains sur le front ouest qui a décidé de l’issue de la guerre. Bergson, bien entendu, va œuvrer pour obte­ nir cet engagement maximum. Il faut pour cela convaincre une personne, la plus importante de toutes : Wilson. Bergson s’emploie à cette tâche en passant quinze jours à Washington. Il est reçu le 18 février à 15 heures à la Maison-Blanche pendant une heure environ. D’après ses notes manuscrites, il semble avoir développé l’argumentation suivante : a) Bergson déclare à Wilson que grâce à ce dernier on voit, « pour la première fois », la possibilité de faire de la philo­ sophie l’âme ou l’esprit de la politique (§ 1) ; b) la France, parce qu’elle vit depuis trois ans dans une atmo­ sphère mystique est bien préparée à entendre ce « mes­ sage » (§ 2) ; c) Bergson met en garde Wilson contre les fausses rumeurs d’origine allemande qui circulent en Amérique concernant l’état de faiblesse et de découragement de la France. Jamais le moral de la France n’a été si élevé, ni l’armée française si forte, plus forte qu’au moment de la bataille de la Marne. Les politi­ ciens qui seraient tentés par une paix prématurée seraient balayés (§ 3, 4 et 5) ;

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d) en conclusion Bergson reprend une formule de Wilson : « paix sans victoire ». Il l’interprète ainsi : paix sans conquête d’aucune sorte (§ 6)21.

Essayons de comprendre pour quelle raison l’argumentation de Bergson a été si efficace. Tout d’abord Wilson est certaine­ ment satisfait d’avoir devant lui un interlocuteur français de pre­ mier plan, et détail non négligeable, parlant parfaitement l’anglais, puisque l’anglais est la langue de sa mère. Ensuite il est certainement très heureux de la caution apportée à sa formule « paix sans victoire ». Enfin et surtout nous pouvons constater ici la rencontre d’une conjoncture et d’un mythe. Ce mythe n’est autre que celui du philosophe-roi qui revient comme un leitmo­ tiv dans la période « politique » de Bergson. Bergson dit en subs­ tance à Wilson : vous êtes philosophe, prophète et roi. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité ces trois personnages ne font qu’un. Si Bergson est si persuasif, c’est qu’il croit luimême à ce qu’il avance. En ce sens Bergson est bien « témoin de la vérité » : il renvoie à Wilson l’image que celui-ci voudrait avoir de lui-même. Il est témoin du désir de Wilson, ou si l’on veut, il est la caution de son idéal du moi. Seul un philosophe pou­ vait apporter cette caution. On nous objectera peut-être que nous accordons une impor­ tance excessive au rôle d’une subjectivité, celle de Wilson. Nous répondrons à cela que cette subjectivité est bien le point archimédique dans ce contexte, non pas seulement parce que Wilson est le président des Etats-Unis mais parce que lui et lui seul peut parler le langage prophétique qui va entraîner la masse améri­ caine vers un destin totalement nouveau. Tout se passe comme si, en février 1917, la planète Terre allait tourner en direction inverse. L’Occident n’avait cessé de se déplacer vers l’ouest. Désormais c’est l’Ouest qui se déplace vers l’est. Cette réflexion apparaît chez House et Wilson22. Ce changement d’orientation n’est pas sans exemple dans l’histoire de la philosophie. On peut penser au mythe du Politique de Platon23. Traduite dans le lan­ gage de ce dialogue, l’interrogation qui se fait jour parfois chez Wilson et House est celle-ci : il se pourrait que le fuseau que le Pasteur divin des hommes tient dans sa main se mette à tourner en sens inverse. Notons d’ailleurs que l’intervention du Nouveau Monde est perçue comme un rajeunissement de toute la planète, ce qui est conforme au mythe du Politique. Bref, Wilson est

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philosophe-roi non seulement à ses propres yeux et à ceux de Bergson, mais c’est l’Amérique et elle seule qui recueille désor­ mais cet héritage « européen ». L’hégémonie appartient désor­ mais à l’Amérique. La reconnaissance de cette hégémonie est la condition première que Wilson met à son engagement « aux côtés » des Alliés. Bien que Bergson transmette au gouvernement français que Wilson fait siens les principes pour lesquels les Alliés se battent, Wilson entend quant à lui que les Alliés se battent pour les mêmes principes que ceux qui lui sont propres. Il impo­ sera la réference aux quatorze points dans les négociations de l’armistice, en dépit des réticences des Alliés. B. Bergson confirme cette caution dans les conférences publiques qu’il donne à New York en mars 1917. On Ut dans les brouillons que nous avons déchiffrés comme une critique anti­ cipée des thèses de Husserl dans la Krisis. Il ne suffirait pas de dire pour Bergson que l’Amérique fait partie de « l’Europe ». C’est au contraire l’Amérique qui réalise pleinement pour Bergson l’idéal « européen ». En Europe, au sens géographique, l’idéal rationnel doit composer avec des forces qui ne sont pas rationnelles, avec l’histoire, la tradition, etc. Seule l’Amérique a été fondée d’emblée, dit Bergson, sur la Raison. Il ne faut voir dans ces déclarations de Bergson aucune marque d’opportunisme. Berg­ son n’a pas attendu la guerre pour avancer cette thèse. Dès 1913, il avançait des thèses semblables et il les maintiendra jusqu’à la fin de sa vie24. Là encore, cependant, Bergson ne manque pas de faire preuve d’une certaine forme d’habileté. Il dre argument de cette différence entre l’Europe et l’Amérique pour mettre en garde les Etats-Unis contre une application prématurée de la Société des Nations. Toutes les nations européennes sont plus ou moins l’œuvre de la force, mais il en est une qui n’est que le produit de la force : l’Allemagne réunifiée par la Prusse. Admettre l’Alle­ magne immédiatement, ce serait la compromettre, car une nation décidée à la guerre bénéficiera toujours de l’avantage de la surprise. Avant d’admettre l’Allemagne, il faudra s’assurer de sa rééducation. La condition première de cette rééducation est que la non-invincibilité de l’Allemagne soit établie à ses propres yeux. Poursuivant son raisonnement Bergson propose meme un critère : il faudrait que dans cinquante ans les jeunes générations allemandes puissent dire : vous nous avez sauvés... Qui dira apres cela que les discours de Bergson aux États-Unis sont inactuels ?

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C. Nous passerons rapidement sur la troisième phase de l’activité de Bergson (avril-mai). Elle a laissé peu de traces docu­ mentaires. Mais on imagine bien que Bergson, qui avait agi si efficacement à Washington entre le 18 février et le 3 mars, n’y est pas retourné pour le plaisir de suivre de loin les déplacements de la mission Joffie-Viviani. Au tenue de cette troisième phase c’est finalement House qui demande à rencontrer Bergson25. Demande d’autant plus significative que House écrit dans son journal qu’il ne compte pas entrer en contact avec la mission Joffie-Viviani. Ni l’un ni l’autre ne parlent anglais... House leur reproche, en outre, de n’être revêtus d’aucun mandat officiel. Par contre on voit que House est très impressionné par « l’intellectuel aristo­ crate » qu’est Balfour, qu’il espère revoir à la table de négociation de paix. Or Bergson est un ami personnel de Balfour. Nous avons du mal à imaginer que Bergson et Balfour ne se soient pas rencontrés en avril ou en mai. Pour finir, après avoir reçu les compliments du gouverne­ ment français26, Bergson obtient la permission de rentrer avec la mission Joffie-Viviani. Il se peut que ce voyage de retour ait été à l’origine d’un contact permanent avec l’état-major et même à l’origine du mythe de « l’entourage bergsonien de Joffie ». Il est certain, en revanche, que Bergson restera en contact ininter­ rompu avec les personnalités politiques américaines qu’il a ren­ contrées en 1913 et 1918 jusqu’à sa mort ou jusqu’à leur dispari­ tion, même lorsque la faveur du public américain aura quitté le bergsonisme. Si discret que Bergson ait été sur sa première mission, elle ne pouvait passer totalement inaperçue en France à son retour. Bergson en fit une sorte de compte rendu à l’Académie des sciences morales et politiques. « La crise américaine, décrite par cet anatomiste des âmes, palpitait, si j’ose dire, écrit Gabriel Hanotaux, devant nous. Au milieu de ses confrères, attentifs, M. Bergson, mince et droit, la figure aiguë, le verbe clair, la parole incisive, découvrait les raisons profondes de ces grandes décisions, leur importance immédiate, leur infini retentissement sur l’avenir. »27 La stature de Bergson se fait désormais de plus en plus politique. On comparera utilement cette esquisse de portrait avec celui du « pur esprit » qu’était le jeune professeur à Angers28 et avec celui dramatique du paralysé qui viendra plus tard.

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III

L’idée de Société des Nations étant lancée, Bergson va faire l’objet d’approches directes ou indirectes pour qu’il prenne posi­ tion, pour qu’il soutienne cette idée. Ùn correspondant non identifié, probablement Léon Bourgeois, qui s’était spécialisé dans cette question, demanda à Bergson l’autorisation de publier une lettre qu’il (Bergson) lui avait envoyée concernant la Société des Nations. Cette lettre est très intéressante pour trois raisons : par sa date (16 août 1917), par son contenu et par la date de sa divulgation (10 octobre 1945). Tout d’abord elle révèle que Bergson ne souhaite pas que celle-ci soit publiée ni qu’un débat public s’engage sur la question. En effet, [Bergson écrit :] « Qu’il faut remettre la Société des Nations proprement dite à un avenir qui est peut-être rapproché et peut-être très lointain, mais qui sera sûrement pas l’avenir immédiat, sûrement pas le lendemain de la guerre, car ilfaudrait un miracle pour que l’Allemagne renon[ce] à sa mentalité actuelle »* ; même si elle y renonçait, les Alliés n’en auraient aucune garantie. Ensuite si la sdn n’est pas possible dans l’immédiat après-guerre, ce qui est souhaitable, c’est de songer à une fédération des Alliés. Or il est impossible de savoir quelle forme prendra cette fédéra­ tion puisque « tout dépendra des événements et de la manière dont s’achèvera la guerre »29. Si les Alliés restent dans le vague, le gouvernement allemand pourra en tirer un bénéfice de propa­ gande en faisant croire aux Neutres et surtout au peuple alle­ mand lui-même que les Alliés visent une sorte d’« impérialisme fédératif» en vue de tenir asservi le reste du monde après la guer­ re30. Traduite en termes contemporains la question est de savoir si la sdn c’est I’onu ou I’otan. On s'explique aisément pour quelle raison cette lettre pouvait redevenir ainsi d’actualité après la Seconde Guerre mondiale. Bergson devait revenir sur cette question avec un autre inter­ locuteur : Albert Adès, le romancier-philosophe, auteur de Goha a. Le manuscrit de Philippe Soulcz est difficilement lisible à cet endroit, en rai­ son d’un problème d’impression. Devant l’impossibilité de déchiffrer une phrase, on a préféré citer, en italique, à sa place, le passage correspondant de la lettre de Bergson qui est un peu plus long (puisque l’auteur restitue ici le contenu de cette lettre). La citation de Bergson s’enchaîne naturellement ensuite.

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le simple. On notera au passage que nous avons ici l’une des rares traces d’une rencontre du juif ashkénaze qu’était Bergson avec un juif séfarade originaire d’Égypte. Comme Péguy, comme Sorel surtout, Adès fait partie de ceux qui voulaient tirer des conclusions pratiques, « sociales » de la philosophie bergsonienne. L’article d’Adès s’intitule significativement : « La philo­ sophie de Bergson dans la vie ». Après en avoir fait paraître la première partie en février 1918 dans la Grande Revue, Adès eut un entretien avec Bergson, qui annota le manuscrit dactylogra­ phié paru ensuite en mars et avril 1918 dans la même revue. Comme pour les deux disciples précédents mentionnés, le spectre de 1’ « anarchie »3‘ devait passer dans le champ et, comme à eux également, Adès devait se voir opposer un refus ferme et affectueux de leur philosophe préféré... « Les idées n’ont pas de conséquences », va jusqu’à dire Bergson. Il précise tout de même : « Ce sont des idées sur une chose spéciale. On ne peut les transplanter. »32 Les aspirations d’Adès sont plus indéterminées que celle de Péguy ou de Sorel. Il s’agit plutôt d’un appel de caractère général à la réforme. Prenant acte de l’accentuation du « caractère doctri­ nal » de la philosophie bergsonienne qu’il attribue — à tort — uni­ quement aux disciples alors que Bergson ne récuse pas, en ce qui le concerne, le mot « doctrine »33, c’est le mot « système » qu’il refuse, Adès ne voit pas d’autre solution que « d’ouvrir à l’enseignement nouveau une large brèche dans la vie des mas­ ses »34. Adès presse Bergson de s’engager et d’engager ses disciples dans une série de publications et de conférences populaires qui modifieraient les cadres anciens. Comme le montre le compte rendu de l’entretien accordé à Adès et publié bien longtemps après, en 1949, Bergson n’est pas insensible à cet appel. Il dit à Adès : « Plusieurs années avant la guerre ont été consacrées par moi à ces problèmes. La guerre a tout interrompu parce que j’ai voulu être utile, j’ai été à l’étranger... »35 Nous avons ici la toute première plainte de Bergson concernant le prix que lui coûte ses missions par rapport à l’avancement de son œuvre. Mais le plus intéressant, ce sont les précisions que Bergson apporte concer­ nant le statut de l’intuition « qui ne vaut que pour la connais­ sance », les réformes qui ne doivent pas être cimentées à la base pour être des constructions étemelles et le message de Wilson. Bergson sait très bien en ces mois de mars-avril 1918 que le res­ sort psychologique de la guerre du côté français est l’esprit de 164

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vengeance. « Il faut savoir s’appuyer sur le relatif, sur les petites passions à certaines heures... parce que si on essayait de les rem­ placer par de grandes idées, on risquerait le résultat lui-même. » On verra à soigner les esprits « après ». Au fond, le jeune Adès n’avait pas tort : « après », serait-il encore temps ? Nous verrons un peu plus loin comment Bergson pensera avoir contribué à soigner les esprits par l’intermédiaire de la CICI. Cette action tou­ tefois va se dérouler dans un cadre discret. Pourquoi Bergson, qui avait publié ou laissé publier des discours antiallemands dans la grande presse36, n’aurait-il pas choisi les mêmes canaux après guerre ? Bergson admet que Wilson n’est pas compris. «J’ai connu le milieu de Wilson. 11 a une conception de l’avenir qui est très belle et il est entouré d’hommes qui, comme lui, sont d’un niveau moral très élevé. Pour eux leur programme leur paraît très simple et ce qui est extraordinaire c’est qu’ils n’y voient aucune part d’utopie, ils le voient dans la réalité. »37 Adès, non sans clair­ voyance, lui fait remarquer qu’il pourrait bien y avoir deux paix blanches à cramdre : « La paix blanche de puissance, la paix blanche de morale. » Bergson sursaute ici : « Mais c’est impos­ sible. La guerre ne peut être nulle moralement. » Elle le fut pour­ tant... Pis, le traité de Versailles, mélangeant la sdn et des rigueurs à la fois draconiennes et incomplètes quand elles n’étaient pas absurdes, devait créer un effet moralement pervers. Il faudra attendre juillet 1947 pour que le public sache ou du moins puisse savoir que Bergson avait des réserves sur le traité..?8. Cet entretien entre Bergson et Adès soulève, on le voit, un important problème d’éthique pragmatique. La question est : non seulement quand, mais sur quel canal faut-il parler ? Si nous continuons sur la question pragmatique nous devrons aussi remarquer que Bergson exprime ses opinions indirectement sur un canal particulier : les discours dans les deux académies dont il est membre. Peu de temps avant son entretien avec Adès, il avait enfin prononcé son discours de réception à l’Académie française. Dans ce discours Bergson, à propos d’Emile Ollivier, fait indirectement part de sa critique du parlementarisme39 sans approuver pour autant le coup d’Etat antiparlementaire de Napoléon III : Bergson n’a pas changé par rapport à son cours de Clermont-Ferrand40. Lorsque Bergson dit qu’Emile Ollivier aurait souhaité une République autoritaire mais que puisqu’il y avait un Empire il le voulait libéral, il exprime un peu aussi son 165

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opinion. Le moins qu’on en puisse dire quand on a lu sa lettre à propos du Jury criminel41 comme institution est qu’il ne penche pas du côté du « laxisme ». Ce qu’il dit publiquement sur le régime politique converge tout à fait avec ce qu’il dit en confi­ dence à Adès sur la société : «Je voulais une société forte, non pas comme en Allemagne une société oppressive des individus, mais souple et forte à la fois. Je considère que nous avons passé avant la guerre par une période d’individualisme excessif. Sur­ tout, ne croyez pas que ces idées sont nouvelles pour moi — je pensais ainsi bien avant la guerre — bien avant. »42 IV La paix de Brest-Litovsk est à l’origine de la seconde mission de Bergson. Elle crée, en effet, une situation très grave pour les Alliés et les Américains sur le front ouest puisque l’Allemagne va pouvoir transférer un nombre important de divisions sur ce front. Très significativement, le journal de Bergson s’ouvre à la date du 1er mars 1918. Bergson, en effet, chose exceptionnelle chez lui, a tenu un journal de cette seconde mission. Pour notre part, nous sommes tentés d’établir un lien entre le fait qu’il tient ce journal et le changement de statut qui est le sien dans la deuxième mission. Bergson laisse entendre, comme il le dit luimême, qu’il est bien en mission du gouvernement. Il n’est donc plus le messager de la transcendance philosophique qui voulait rencontrer à titre « personnel » le philosophe-roi Wilson. Il est un « agent » et se perçoit avec plus d’exactitude lui-même comme un auteur soucieux de rédiger lui-même le texte de ses faits et gestes. Du point de vue documentaire cette seconde mis­ sion est encore plus riche que la première. Bergson rencontre Masaryk à Washington. On voit se dessiner également l’avenir de la Tchécoslovaquie ; l’établissement du « Foyer national juif » et •surtout les futurs rapports des États-Unis et du Japon. Bergson présente ainsi cette seconde mission : « Vu aujourd’hui de si loin dans le temps et dans l’espace, il (le projet dont Bergson devait entretenir Wilson] paraît chimérique. Il ne l’était nul­ lement alors, et se présentait même comme la seule et dernière ressource, notre front étant presque enfoncé, l’ennemi étant débarrassé de la Russie, et personne ne croyant l’Amérique capable de nous apporter assez vite le secours qu’elle préparait. Il s’agissait de reconstituer à l’est le front dont la

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disparition avait permis à Ludendorff de faire porter tout entier à l’ouest l'effort de l’armée allemande. Pour cela on ferait appel aux Japonais. »45

A bien des égards la deuxième mission est l’image inversée de la première. Lors de la première mission les événements ne ces­ saient d’abonder dans le sens de Bergson. Trois jours après son départ, les relations diplomatiques étaient rompues entre les Etats-Unis et l’Allemagne. Au milieu de son séjour le tsarisme est renversé en Russie, ce qui permit de présenter la cause idéolo­ gique des Alliés sous un bien meilleur jour. En mai 191844, lorsque Bergson se décide enfin à partir, il en va différemment. De semaine en semaine la situation ne cesse de s’améliorer sur le front ouest ; par conséquent l’argumentation stratégique et mili­ taire de Bergson ne cesse de perdre de sa valeur. C’est dans ce contexte que se produit l’inversion des rôles en Bergson et Wil­ son. C’est Wilson, qui dans le cadre de cette deuxième mission joue le rôle du témoin de vérité. Pendant la première mission, la stratégie argumentative de Bergson avait consisté à redire mais à titre privé ce que les autori­ tés officielles disaient (que les Alliés se battaient pour des princi­ pes, etc.). Il s’était opéré un dédoublement d’images. Wilson continuait à se méfier des gouvernements, mais comment se serait-il méfié du philosophe Bergson ? Comment l’universitaire Wilson se serait-il méfié du philosophe Bergson qui lui ren­ voyait sa vérité à lui, Wilson ? Cette vérité, c’était que Wilson avait besoin de croire que la conjoncture du début de l’année 1917 était favorable à la création de la Société des Nations ; Bergson la renvoyait tellement bien à Wilson que celui-ci en oubliait que Bergson était l’envoyé secret du gou­ vernement français. Il n’était pourtant pas difficile de s’en enquérir, puisque Bergson était disposé à reconnaître le fait « en cas de nécessité absolue ». Bergson avait parfaitement compris que Wilson si méfiant était pourtant naïf, c’est-à-dire qu’on pouvait le rendre dupe de lui-même. Wilson n’était pas assez naïf pour croire les Alliés, mais il l’était bien assez pour se croire lui-même, pour peu qu’un philosophe de premier plan le conforte dans la haute idée qu’il se faisait de sa mission. Telle était précisément la fonction que le gouvernement français attri­ buait à la « mission » de Bergson. Nous n’avons pas besoin d’insister sur le fait que le signifiant majeur de cette affaire est précisément le signifiant « mission ».

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Mais dans le cadre de la deuxième mission, la situation est inverse. Wilson n’a pas envie de croire, en dépit des suggestions de ses proches45 que la situation de mai 1918 est analogue à celle de février 1917. Il ne veut à aucun prix renforcer la puissance du Japon. Sa stratégie consiste alors à refuser la réouverture d’un deuxième front en rappelant Bergson à ses propres principes. Il prend donc Bergson et les Alliés à leur propre piège ! Pour bien se faire comprendre, il décide de rédiger une note très ferme avec l’intention de la rendre publique, note par laquelle il décla­ rait qu’il n’avait pas l’intention d’aller au-delà d’une simple assis­ tance apportée à la légion tchécoslovaque menacée par les batail­ lons de « prolétaires internationaux » et les soviets locaux. Légion très menaçante aussi pour le jeune régime bolchevique, puisque cette légion commençait à servir de point de ralliement aux occupants du nouveau régime. Apprenant par Jusserand l’intention de Wilson de publier cette note, Bergson est effrayé à l’idée qu’on va rassurer les Alle­ mands. Il a même dans son journal certes formule que n’aurait pas renié Clausewitz : « La loi de la guerre est de laisser à l’ennemi le maximum d’inquiétude pour qu’il disperse le plus possible ses forces. »46 Mais le plus stratège, c’est ici Wilson. Il déclare qu’il « a renoncé à cacher quoi que ce soit aux Allemands ». On pour­ rait ajouter conformément à la dissertation de jeunesse de Berg­ son qu’une simple déclaration ne suffirait pas, en effet, à rassurer les Allemands qui en bons « diplomates » sont justement trop « pénétrants ». Bref, en réalité, Wilson a utilisé une déclaration externe pour un usage purement interne à destination des Alliés. Il fait donc rigoureusement l’inverse de ce que Bergson avait fait lors de la première mission, lequel parlait à titre « privé » pour produire un puissant effet public. De surcroît Wilson se donne le beau rôle en enfermant Bergson dans la belle image que la France a voulu donner d’elle-même : < Nous sommes pour l’Amérique, écrit Bergson dans son journal, l’idole qui ne doit pas s’abaisser de quelques crans, de son piédestal, or, dans l’afîàire actuelle, on croit voir quelque chose de ce genre (ou du moins, selon moi, les Américains s’efforcent de se le persuader, parce qu’ils ne veu­ lent pas marcher) ; on prétend que nous faisons appel à l’autocratie et à l’impérialisme japonais, que nous songeons à faire la paix sur le dos de la Russie en donnant aux Japonais une partie de la Sibérie, que l’on pourra nous reprocher de faire de la Russie une nouvelle Belgique, etc.

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«J’ajoute, moi, ceci, que me suggère ma dernière conversation avec House. Les Américains sont convenus qu’eux seuls, dans cette guerre, sont restés cool-headed et toujours prêts à accepter nos buts, ils prétendent savoir mieux que nous les moyens d’y atteindre. Dans l’aflâire actuelle, que nous risquons de soulever contre nous les Russes et d’aller contre notre but. »47

La deuxième mission s’achève ainsi - quant à son objectif principal — sur cette analyse pénétrante et sur ce relatif insuccès. Bergson a-t-il présumé de ses forces au cours de cette mis­ sion ? Toujours est-il que ses ennuis de santé48, réels, lui fournis­ sent, avec le soutien de Jusserand, un bon prétexte pour refuser une troisième mission, honorifique, celle-ci. Albert Métin devait conduire une mission qui ferait le tour du monde. Il décéda sou­ dainement au début de la mission à San Francisco. Le gouverne­ ment français eut alors l’idée de confier cette mission à Bergson qui s’apprêtait à rentrer en France. «J’envoyai [...], conclut Berg­ son dans Mes missions, des explications détaillées au ministre, et aussi des remerciements, puisque ce n’était plus une tâche diffi­ cile qu’on me demandait d’accomplir, mais un honneur qu’on me faisait. Au fond, tout honneur me laissait indifférent. Ou plu­ tôt je ne m’en sentais pas digne. Je n’étais rien. Personne n’était plus rien. Il n’y avait que la France. » La France... : déesse mortelle49 à laquelle le petit-fils de Ber Sonnenberg, de Varsovie, vouera un amour presque incondi­ tionnel jusqu’à la fin de sa vie.

V

Avec le refus d’une troisième mission Bergson ne retourne pas, tant s’en faut, à la vie civile, nous voulons dire « philoso­ phique ». Dans les papiers du président Wilson nous avons la sur­ prise de le voir, à la demande du général Franchet d’Esperey, transmettre au colonel House une demande de nomination d’un général américain à la tête des armées alliées à Fiume30, compte tenu de la méfiance des Italiens à l’égard des Français ainsi qu’une demande de déplacement à Cetinje, capitale du Monténégro, d’une compagnie du bataillon américain basé à Cathare ! Nous voyons également Bergson s’occuper de la réception de Wilson à l’Académie des sciences morales et politiques, à laquelle finale­ ment lui-même, Bergson, ne pourra assister en raison d une conférence à donner à Strasbourg51. Il est clair que Bergson a 169

1859-1918

continué à jouer un rôle de médiateur entre l’Amérique et la France lors des négociations du traité de paix de Versailles. Il sert d’interprète entre Briand et Wilson peu de temps après l’arrivée de ce dernier à Paris. Il servira encore d’interprète après la signa­ ture du traité, en 1922, cette fois-ci entre Briand et House. Le véritable prolongement de la rencontre de Wilson n’est pas là toutefois. Il est manifestement dans l’acceptation par Berg­ son de la présidence de la cici. Cette Commission était une des commissions de la sdn. Elle favorisa la naissance de l’institut international de coopération intellectuelle, connu du public de nos jours essentiellement parce qu’il fut le cadre officiel de l’échange de correspondance entre Einstein et Freud autour de la question : « Pourquoi la guerre ? »52 Bergson ne fut d’ailleurs pas la première personnalité pressentie. D’après Charles Andler53 ce fut Lucien Herr qui fut pressenti tout d’abord, mais qui se récusa154.

a. Ici s’interrompt le manuscrit de Philippe Soûlez.

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Deuxième partie

(1918-1941) par Frédéric Worms

Approfondir une œuvre n’est déjà pas aisé ; mais quand on songe au peu que l’on sait des personnages que l’on a le plus fréquentés, à l’ignorance où l’on demeure souvent de celui avec lequel on a inséparablement vécu, je veux dire de soi-méme, on est pns de peur à l’idée d’avoir à poser sur le sable mouvant du témoi­ gnage humain la reconstruction d’un caractère, et à faire l’histoire d’un homme. Bergson, Discours de réception à l’Académie française, 24 janvier 1918, in Mélanges, PUF, 1972, p. 1275-1276.

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IX L’après-guerre : action publique et approfondissement philosophique

En janvier 1918,z lorsqu’il est reçu à FAcadémie française et prononce l’éloge d’Emile Ollivier, Bergson semble au sommet de sa gloire philosophique et politique. Ce sont pourtant des changements profonds qui s’annoncent. Une fois la guerre ter­ minée, l’action militante de Bergson au service de la France pourra-t-elle se dévouer à un idéal de paix, qu’il évoque déjà dis­ crètement, et qui sera bientôt incarné par la Société des Nations ? Nez peut-on déjà deviner, à côté de la philosophie de la vie de L’Évolution créatrice, mobilisée dans les Discours de guerre (ainsi pour opposer « la force qui s’use et celle qui ne s’use pas) »*, les thèmes nouveaux qui deviendront, en 1932, ceux des Deux Sour­ ces de la morale et de la religion ? Quoi qu’il en soit, s’il est un lien entre philosophie et politique dans cette vie et dans cette œuvre, on voit qu’il ne saurait être envisagé de manière statique et comme un problème abstrait. Ces deux plans, distincts et même soumis à un certain décalage, se croisent de manière à chaque fois différente dans le temps de la vie de Bergson, et participent autant des transformations les plus profondes de sa personne, que de l’histoire publique de son époque.

Plutôt qu’à l’ancien ministre de Napoléon III, Bergson aurait pu succéder à Henri Poincaré, dont le fauteuil à l’Académie fran­ çaise était vacant lors de la même élection2. On peut certes regretter l’analyse de l’œuvre du physicien et philosophe, sou­ 173

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vent associée à la sienne propre, que Bergson aurait offerte dans cet éloge. Sa réception à l’Académie des sciences morales et poli­ tiques, en 1904, lui avait ainsi permis de rendre au philosophe Félix Ravaisson un hommage dont il fera ensuite une partie inté­ grante de son œuvre3. Pourtant, l’éloge d’Emile Ollivier, dont le souvenir est lié à la défaite de 1870, n’est pas pour Bergson un simple exercice rhétorique, dans les derniers mois d’une guerre à laquelle il fut de son côté si étroitement mêlé. Ce qu’il s’agit pour le nouvel académicien de justifier dans ce discours, c’est un acte, moins encore, c’est un mot d’Emile Olli­ vier, « un mot léger »\ comme le dit Bergson avec ironie, puis­ qu’il s’agit du mot « léger » lui-même, employé par le premier ministre de Napoléon III pour décrire son attitude devant la déclaration de la guerre : « Nous l’acceptons d’un cœur léger. »5 Le but de Bergson est de remonter à la genèse de cette parole malheureuse, associée rétrospectivement non seulement à la défaite, mais aux dix-huit ans du Second Empire qui l’ont pré­ cédée. Il s’efforce ainsi de montrer en quoi ce mot résulte à la fois d’un enchaînement de circonstances et d’un choix assumé, selon sa conception du devoir et au détriment de son intérêt per­ sonnel, sans aucune légèreté, par un homme avec lequel son dis:ours cherche à nous faire « sympathiser ». Le contraste entre les rirconstances et les conséquences, la place infime mais décisive .aissée aux acteurs et à la liberté ; bref, la dramatisation des enjeux jointe à une sympathie qui les personnifie, tels sont les ressorts de l’éloquence de Bergson dans ce discours. Mais c’est aussi le miroir de ses propres engagements qu’il semble nous présenter. Pourquoi en effet s’être lui-même engagé, apparemment d’un « cœur léger », non seulement dans le soutien mais dans la justification de la guerre ? Pourquoi la déclaration de guerre du 2 août 1914 l’a-t-elle fait « sortir de lui-même », comme Xavier Léon l’écrit avec surprise à Elie Halévy6, alors qu’aucun des grands événements politiques, aucune des querelles parfois vio­ lentes où son œuvre même s’est trouvée mêlée n’y avait réussi ? L’afiàire Dreyfus semble (selon le même témoignage) l’avoir trouvé « indifférent ». Le lien établi entre son œuvre et l’anarchisme de la bande à Bonnot7 ou la violence révolution­ naire8, les attaques de l’Action française9, rien ne paraît, au sens propre, l’émouvoir, ce silence renforçant d’ailleurs son prestige et son influence. Bergson ne semblait alors devoir répondre qu’à des objections ou à des contresens philosophiques10. Mais alors

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pourquoi cette réaction soudaine aux événements ? Pourquoi, dès le 8 août 1914, cette mobilisation es qualités de l’Académie des sciences morales et politiques, dont il était alors président pour un an, au service d’une interprétation de la guerre, ou plu­ tôt de son énoncé lapidaire11 : « La lutte engagée contre l’Allemagne est la lutte même de la civilisation contre la barbarie. Tout le monde le sent, mais notre Académie a peut-être une autorité particulière pour le dire ? »12 Pourquoi ce nouvel usage de l’autorité conférée par la science et la philosophie, jusqu’ici jalousement réservée aux questions scientifiques et philosophi­ ques ? Ce que nous apprend l’éloge d’Émile Ollivier, c’est en tout cas à refuser toute explication simpliste. Un engagement aussi rare et délibéré ne peut provenir que du croisement ou du carrefour entre deux histoires, celle d’un homme et celle de son époque, mais aussi de la façon dont il les conçoit. Bergson mêle ainsi, dans son discours de réception, une réflexion historique très générale sur la France; et une analyse psychologique très précise d’Émile Ollivier, qu’il « bergsomfie » d’ailleurs l’une et l’autre (comme cela fut dit de sa présentation de Ravaisson)1-3 : d’un côté, une idée du droit qui transcenderait les régimes politiques et pourrait s’incarner dans un Empire libé­ ral comme dans une République autoritaire, de l’autre, une élo­ quence fondée sur une « idéalité supérieure ». Ou encore une volonté de paix, d’un côté, mais aussi une responsabilité assumée devant l’enchaînement des actes qui mènent à la guerre, ces deux aspects s’incarnant enfin conjointement dans une figure fémi­ nine, maternelle, mystique, de la France14. Qu’il s’agisse des indi­ vidus ou des sociétés, Bergson s’attache donc moins aux opinions et aux institutions, qu’aux idéaux et aux personnes, morales ou nationales. Ainsi, en face d’Ollivier et de la France, il y a Bis­ marck et la Prusse (plus même que l’Allemagne). Dès lors, la guerre de 1914 résulterait à la fois, de façon inéluctable, d’un lourd passé remontant à celle de 1870, et des volontés des hom­ mes, que leurs idéaux permettent de juger moralement et même quasi religieusement, de sanctifier ou de diaboliser. Les positions défendues par Bergson sur le plan historique et politique15 renvoient donc d’elles-mêmes, comme pour toute action libre (selon la doctrine de Bergson lui-même), à ses moti­ vations les plus personnelles. Son intervention est bien, selon les termes qui qualifient la liberté dans sa philosophie, un acte « grave », profondément « mûri », bien loin d’être « léger » ou

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irréfléchi. Bergson n’est pas seulement ébranlé par l’événement, et mobilisé par son devoir (ou l’opinion qu’il pouvait s’en faire), tout se passe comme s’il cherchait aussi à s'expliquer à lui-même les raisons de son propre ébranlement, et d’une action qu’il pour­ suivra jusqu’à la fin de 1918. C’est ce qui explique l’apparition de nouveaux thèmes philosophiques, jusque dans les discours de guerre. Si l’explication de la guerre emprunte beaucoup, en effet, à la philosophie de V Évolution créatrice, à travers la question de la force ou l’opposition du mécanique et du vivant, Bergson ne peut s’en contenter. Pourquoi ces deux principes seraient-ils incarnés dans les parties (c’est-à-dire dans les patries) en présence ? Comment soutenir cette interprétation du rôle de la France ? Pourquoi cette interprétation peut-elle motiver une action ? Tout se noue, en quelque sorte pour le meilleur et le pire, autour de ce thème : la guerre n’est pas une simple guerre de conquête comme les guerres anciennes, aux buts limités et clos, elle n’est pas non plus une guerre entre des principes abstraits comme tels, entre des sectes ou des Églises, c’est une guerre où les principes sont incarnés dans des personnalités collectives, une guerre de nations les unes contre les autres. Bergson en voit ainsi le caractère nouveau et total ; mais il l’interprète aussitôt en un sens psychologique et moral, et non pas comme idéologique ou mythologique. Il ne s’agirait pas tant d’un conflit entre deux « forces » objectives qu’entre deux idées incarnées dans deux pays par une histoire et par la volonté des hommes politiques. Ainsi Emile Olhvier en 1870 hériterait-il de la tradition française une idée, celle du droit, qui est aussi son idée maîtresse, comme Bis­ marck forgerait celle de la force mécanique pour l’incarner dans la Prusse, puis dans l’Allemagne. Ainsi encore Bergson prend-il sur lui la personnification d’un idéal moral par la France, s’en fait l’ambassadeur, entrant dès lors de plain-pied dans l’action poli­ tique et historique. Son action sur ce plan demande à être jugée comme telle. Mais ne peut-on aller au-delà ? Cela n’est possible qu’au prix d’un approfondissement du problème qui est justement, comme l’a montré Henn Gouhier’6, celui devant lequel Bergson est placé philosophiquement à la suite de son ouvrage de 1907, celui de la « personnalité ». On peut en suivre les premières variations, à travers des conférences philosophiques en Amérique, en Écosse ou en Espagne17, des discours politiques (notamment celui sur « l’amitié ffanco-

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américaine»)18, et jusque dans la personnification de la France qui clôt l’éloge d’Émile OHivier. Cette théorie de la personnalité, au-delà de la valorisation héritée d’une philosophie de la vie et d’une « psychologie des nations »19 encore sommaire (et peutêtre même prise malgré elle dans le mécanisme propre au natio­ nalisme du xxc siècle), est ce qui doit venir légitimer philosophi­ quement la signification morale attribuée d’emblée à la guerre. Mais sa place dans la philosophie de Bergson elle-même reste encore à définir ; peut-être d’ailleurs réservera-t-elle des surprises. Tout se passe pourtant comme si Bergson pouvait dès à pré­ sent transposer ce thème, qui appelle encore son explication théorique, sur le plan pratique des motivations personnelles, de ce qui pousse l’homme à agir. La question que posent l’événement et surtout la réaction qu’il suscite de sa part est celle de son ressort profond : quelle corde la guerre vient-elle toucher en Bergson, qui le pousse sur le devant de la scène ? Cette inter­ rogation anime ses discours militants, au-delà de la simple rhéto­ rique du sacrifice20 : qu’est-ce qui explique l’héroïsme des soldats français21, dont le type restera jusqu’au bout celui de Péguy ? Telle sera aussi la question des Deux Sources : quelles sont les motivations profondes de l’action morale, si les explications rationnelles ne suffisent jamais à causer une action volontaire et libre, si une philosophie de la vie ne parvient pas à expliquer ce qui peut pousser l’homme à la sacrifier et à surmonter, pour le pire et le meilleur, sa nature ? Dans ce qui est encore un pro­ blème umque, Bergson fera en 1932 (disons-le par avance)22 la part de deux sources morales et métaphysiques distinctes : la « pression » sociale relayée par les puissances de l’imaginaire et de la fabulation, et « l’émotion » ou « l’aspiration » morale inspirée par des individus exceptionnels. Le patriotisme, pris pour l’instant comme un tout, sera alors lui-même dédoublé, entre un nationalisme clos faisant appel aux forces que la société hérite des contraintes de la vie, et un sentiment de nature déjà mystique23 qui le dépasse, et anticipe sur l’amour de l’humanité dans son ensemble. On comprend pourquoi, sensible sans doute à la justice sociale, à la démocratie comme régime politique, ces motivations qu’il ne cessera déjuger « abstraites » (ainsi dans son dernier texte écrit, consacré à Péguy)24 ne furent pourtant pas suffisantes pour faire agir Bergson lui-même. Pour conduire à une telle action (ce 177

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qui ne permet d’ailleurs pas de la juger), il fallut toucher l’unité même de la personnalité morale de Bergson, sa relation à un idéalv et à l’entité historique qui le personnifie à son tour pour lui. A charge en revanche pour la réflexion philosophique d’y revenir ensuite. On comprend aussi pourquoi l’éloge d’Émile Ollivier, prévu pour 1914, dut être différé et pourquoi, comme l’a montré Phi­ lippe Soûlez, Bergson aurait voulu attendre la fin de la guerre pour le prononcer25. Il aurait fallu d’abord que soit clos le moment historique ouvert le 2 août 1914, lui-même précédé par celui du 15 juillet 1870, pour que toute cette époque puisse prendre sa signification rétrospective. Certes, comme nous le savons nous-mêmes après coup, et comme Bergson lui aussi pourra douloureusement le constater, l’armistice du 11 novembre 1918 laissera à son tour s’amonceler les effets d’une histoire inachevée, jusqu’à de nouveaux déclenchements meur­ triers. Le livre de 1932 en prendra une tonalité très particulière. Mais justement, il aurait fallu que puissent aussitôt se mettre en place les nouvelles données philosophiques du multiple problème posé par la guerre. Or, malgré l’engagement de son autorité morale, c’est avec une extrême rigueur que Bergson maintient l’écart entre son activité politique et sa réflexion philosophique. On vient de le rappeler: il faudra attendre 1932 pour que la publication de celle-ci ait heu, sur le plan théorique, quant au problème moral, social, religieux, sur lequel ses lecteurs savent pourtant26 que Bergson travaille depuis son dernier livre, et dont ses interven­ tions pendant la guerre ont rappelé l’importance qu’il lui accorde. Le public de Bergson n’aurait-il pas heu d’être déçu, à cet égard,z malgré son titre aux allures militantes, par le recueil qu’est L’Énergie spirituelle, paru en 1919 ? Le décalage n’est-il pas sensible entre le Bergson qui s’adresse aux armées françaises, qui se voit nommé commandeur de l’ordre de la Légion d’honneur en mars de cette même année, qui termine une conférence à Strasbourg reconquise sur un éloge de la France et de l’Alsace27, et celui qui rassemble chez Alcan des articles scientifiques sur des « problèmes déterminés de psychologie et de philosophie t28 parus avant la guerre, entre 1902 et 1913 ? En publiant ainsi ce recueil, à soixante ans, au moment même où il décide de démissionner du Collège de France et de renon­ cer à toute activité d’enseignement29, Bergson entend se redon­

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ner la liberté de poursuivre son œuvre, en commençant par renouer avec la ligne principale de son activité philosophique, et par en manifester la cohérence. Les articles repris dans le recueil de 1919 se laissent en effet regrouper en deux grandes catégories : les études de psychologie («le rêve», «la fausse reconnaissance...»)30 où est mise en œuvre la théorie de Matière et Mémoire, mais aussi, ouvrant le recueil, les deux essais qui portent sur des « grands problèmes » ou des « questions vitales » ( « la conscience et la vie » et « l’âme et le corps » )31 , et qui prolongent plutôt la métaphysique de L’Evolution créatrice. Entre les deux, on trouvera en outre la conférence prononcée par Bergson à Londres, en mai 1913, en tant que président de la Society for psychical research ( « Société de recherche psychique » )32, au titre marqué par des guille­ mets significatifs : « “Fantômes de vivants” et “recherche psy­ chique”. » Ce sont plusieurs images de la philosophie de Berg­ son, mais aussi une figure de son unité profonde, qui sont ainsi offertes au public. Bergson reste d’abord le psychologue, celui qui « étudie l’esprit humain en tant que fonctionnant utilement pour la pra­ tique »33. Une théorie très générale lui permet ainsi de proposer ses hypothèses pour résoudre certains des problèmes les plus débattus par la science de son temps, qui sont encore (ou qui sont à nouveau) les nôtres34. Ainsi du « rêve » : il libérerait selon Berg­ son les souvenirs du passé, en suspendant la contrainte de l’action qui, pendant la veille, les refoule dans l’inconscient. La « fausse reconnaissance », c’est-à-dire le « déjà vu », ou ce que Freud appelle au même moment « inquiétante étrangeté »3:>, posait pour de nombreux savants de l’époque (tous cités par Bergson) un problème de « pathologie de la vie quotidienne ». Elle résulterait, selon l’auteur de Matière et Mémoire, du dédoublement perpétuel de chaque moment de notre vie, en perception consciente (d’objets extérieurs) et en souvenir (inconsciemment mtégré à notre mémoire subjective) : elle se produirait lors de l’intrusion inopportune du second dans le premier, en général empêchée ou inhibée par les contraintes de l’action. « L’effort intellectuel », en revanche, est précisément ce qu’il faut fournir pour convoquer consciemment ses souvenirs dans l’usage de la vie et la reconnais­ sance des choses perçues. C’est bien une théorie complète de la vie psychologique, issue de Matière et Mémoire, qui prend ainsi place aux côtés de celle de Freud, ou de Pierre Janet, comme

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d’ailleurs elle garderait une grande pertinence dans les débats contemporains autour des « sciences cognitives ». Chacun de ces essais est l’occasion d’une application qui inscrit Bergson dans des débats scientifiques, psychologiques notamment, en même temps qu’elle lui permet d’approfondir sa propre doctrine. Mais Bergson est aussi le métaphysicien qui refuse « d’éluder j)36 les grands problèmes qui surgissent de la vie (par opposition aux « faux problèmes » qui ne proviennent que de la réflexion philosophique). Tel est le but des deux premières conférences reprises dans ce recueil (au prix d’ailleurs d’un minu­ tieux remaniement). Le dualisme d’ordre simplement psycholo­ gique, entre les souvenirs et la perception (ou entre la conscience et le cerveau), y est inscrit cette fois dans le dualisme proprement métaphysique entre « l’âme et le corps », et dans la filiation qui lie « la conscience et la vie ». L’idée maîtresse est ici celle d’une « réalité » de cet « esprit » qui était d’abord étudié dans ses mani­ festations pratiques sans être interrogé dans sa nature métaphy­ sique. Il se définit alors comme une création « de soi par soi », soutenue par la continuité temporelle de notre existence ou de notre durée, et s’inscrit dans l’espace à travers le corps, l’action, le langage. Outre les questions métaphysiques, la question morale de la personnalité y est déjà abordée, notamment dans les célè­ bres pages qui terminent La Conscience et la vie : « La vie humaine a sa raison d’être dans une création qui peut, à la diffé­ rence de celle de l’artiste et du savant, se poursuivre chez tous les hommes : la création de soi par soi, l’agrandissement de la personnalité par un effort qui tire beaucoup de peu, quelque chose de nen, et ajoute sans cesse à ce qu’il y avait de richesse dans le monde. »37

De cette activité, il est des exemples privilégiés, qui vérifient et dépassent à la fois la seule philosophie : « Les grands hommes de bien, et plus particulièrement ceux dont l’héroïsme inventif et simple a frayé à la vertu des voies nouvelles, sont révélateurs de vérité métaphysique. »38

On comprend alors pourquoi Bergson pouvait affirmer dans l’avant-propos du recueil : « Tous ces problèmes se ramènent à celui de L'Énergie spirituelle ; tel est le titre que nous donnons au livre » (souligné par lui)39. Saisie sur deux plans différents, dans l’activité psychologique et dans la création métaphysique, cette notion désigne bien l’esprit comme réalité temporelle s’inscrivant dans l’espace extérieur, et puissance d’agir malgré la nécessité des 180

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choses. De « l’esprit » en général, on voit en outre Bergson s’orienter vers les esprits individuels, ou les « personnalités ». Mais c’est aussi cette thèse de la « réalité » énergétique ou agis­ sante de « l’esprit » qui conduit Bergson à tenter de fonder philoso­ phiquement les « recherches psychiques » de la Société londo­ nienne qui l’avait élu en 1913 à sa présidence. Si, selon lui, la réalité de l’esprit nous est masquée par les exigences de notre action, qui nous tournent vers la matière, elle n’en est pas moins accessible en droit à une investigation scientifique. Cette « science de l’activité psychique », qu’il appellera encore de ses vœux en 1932 à l’ultime page de son œuvre, n’est donc pas pour lui illusion ou superstition. Bergson avait certes, dans son tout premier article, démonté le mécanisme d’une « suggestion inconsciente »40 ; on sait par des transcriptions de cours et de conférences qu’il a refusé les doctrines alors très débattues des personnalités multiples et de l’hypnose41 ; sans doute ne partage-t-il pas les expériences effectuées dans le même genre par sa sœur Moïra42 en Angleterre. Il va cependant plus lom que William James, Freud, ou Janet qui marquent leur intérêt pour ces recherches sans les intégrer explicitement à leur doctrine. Précisément, c’est seulement une fois reprises dans sa philosophie de l’expérience morale et religieuse, que l’on pourra comprendre la portée de ces théories. Quoi qu’il en soit, le recueil de 1919 manifeste nettement les tensions d’une philosophie qui, aussi bien par ses résultats scienti­ fiques que par son audace métaphysique et par ses spéculations sur le « psychique », reste au cœur des débats de son temps, et qui divise plus que jamais les differents publics auxquels elle s’adresse. Les options de Bergson, au sommet de sa gloire, relancent le sens même de celle-ci, tout en étant loin, en philosophie comme en politique, de pouvoir se résumer en des thèses simples ou des for­ mules définitives. Le rôle doublement public, doublement central, de Bergson, apparaît en tout cas en pleine lumière au meeting philosophique d’Oxford, en 1920, « meeting » et non congrès (et ce en concer­ tation avec Bergson lui-même43) : cette appellation est une cica­ trice de la guerre. Fondés en 1900 sous l’impulsion ardente de Xavier Léon, Élie Halévy, Léon Brunschvicg, les « congrès de philosophie », alors tenus tous les quatre ans (comme les Jeux olympiques, renouvelés à la même époque !), étaient en effet par principe des réunions internationales ouvertes aux philosophes du monde entier. Leur richesse, comme miroir de la philosophie

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de leur temps, fut inépuisable. Bergson y a prononcé certaines de ses interventions les plus marquantes : ainsi en 1904, à Genève, avec sa communication très discutée sur « le paralogisme psycho­ physiologique »44. Il fut absent à Heidelberg, en 1908, pour des raisons de santé exposées à Xavier Léon45, peut-être aussi pour des raisons diplomatiques, la réception de sa philosophie en Alle­ magne ayant toujours été difficile (comme le rappelle Thibaudet46 en évoquant justement ce congrès). En 1911, il prononce à Bologne sa conférence sur « l’intuition philosophique »47, appelée à faire partie intégrante de son œuvre, mais dès ce moment pièce majeure du débat qui l’entoure : par sa théorie d’une intuition originale, irréductible dans chaque philosophie à des influences externes, elle répond aussi à des critiques qui lui étaient alors adressées (ainsi par Berthelot)48. Bergson entendit aussi dans ces congrès des communications qui devaient avoir une importance majeure pour lui : c’est à Bologne, en 1911, qu’il eut un premier contact avec la théorie de la relativité, à travers un exposé de Paul Langevin49. Pourtant, après la Première Guerre mondiale, il paraît impossible aux organisateurs de ces congrès (le bergsomen H. Wildon Carr en Angleterre, Xavier Léon en France), de maintenir leur caractère international, et d’y inviter les savants allemands. Le terme de « meeting » est ainsi adopté, à la fois sans doute pour officialiser cette restriction, et aussi pour ne pas usur­ per l’intégrité de la notion de « congrès » : on peut y voir la marque tragique de la guerre, en partie sanctionnée par les philo­ sophes, mais aussi la volonté de ne pas hypothéquer l’avenir, qui verra d’ailleurs de nouveaux congrès se mettre en place, auxquels Bergson ne participera plus directement (ses messages y seront pourtant lus avec solennité)50. Les Jeux olympiques, eux aussi, ont connu leurs vicissitudes historiques... A Oxford, en 1920, la prédominance de Bergson s’affiche en tout cas doublement : il ouvre le meeting avec une conférence intitulée « Prévision et nouveauté » (qui sera reprise successive­ ment dans une revue suédoise à l’occasion du prix Nobel et dans La Pensée et le Mouvant)51, et le ferme au nom de la délégation française, en prononçant un « toast » (selon l’expression et le sou­ venir de Chevalier)52. Le témoignage d’Étienne Gilson, jusque dans son emphase (et même s’il frit erreur dans son souvenir sur la date et le nom du meeting de 1920), est très évocateur : « C’est au Congrès d’Oxford, en 1921, que j’ai senti le plus vivement qu’il était un prince de l’esprit. Il y avait là une centaine de philosophes du

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monde entier. Bergson avait fait une communication éblouissante sur Prévi­ sion et nouveauté. Au banquet d’adieu, il indiqua quelle était à son avis la tâche du philosophe et, pour bien montrer en quoi elle consistait, il esquissa un tableau saisissant de l’histoire de l’âme dans ses rapports avec ce qu’il appelait “le corps de l’humanité”. »5’

Ainsi voit-on dès maintenant apparaître, proposé qui plus est à la méditation des philosophes comme relevant de leur respon­ sabilité historique, le thème du « supplément d’âme », qui illustrera de manière énigmatique les dernières pages des Deux sources de la morale et de la religion, en 1932. La méditation politique de Berg­ son semble ici largement déborder du cadre défini par le conflit qui vient de s’achever. Pourtant, les deux interventions de Bergson à Oxford ne témoignent pas seulement des deux facettes de sa notoriété, elles marquent aussi l’écart persistant qui les sépare l’une de l’autre. D’un côté, une théorie du « possible » qui renverse la place que nous lui attribuons dans le temps : le possible ne serait pas la condition préalable du réel, mais son « effet » rétrospectif, immé­ diatement et nécessairement projeté par notre entendement dans le passé, comme pour masquer la nouveauté du présent, et la création sans cesse à l’œuvre en nous comme dans l’univers. De l’autre côté, une analyse de l’industrie et de son sens historique : neutre en lui-même, voire potentiellement libérateur, cet élargis­ sement « du corps de l’humanité » demanderait à être orienté par un idéal moral. Entre ces deux versants de la pensée de Bergson en 1920, il y a certes un rapport (ils en appellent tous les deux à une création imprévisible qui donne un sens au temps et à l’histoire). Cependant, non seulement ce rapport n’est pas encore établi philosophiquement par Bergson lui-même, mais l’écart que le meeting d’Oxford aurait pu permettre de combler, va paraître se creuser encore par la suite. En 1922, Bergson fait paraître Durée et Simultanéité, interprétation de la théorie d’Einstein, sans doute un de ses ouvrages les plus difficiles par son double appareil technique, scientifique et philosophique ; en cette même année, il représente la France à la Commission inter­ nationale de la coopération intellectuelle (cici), au sein de la Société des Nations à Genève, où il paraîtra s’absorber dans des taches pratiques, sans chercher à les interpréter en philosophe. Autant de surprises et de ruptures, mais qui n’en révéleront peutêtre pas moins d’unité et de continuité.

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« 11 est tombe un bolide dans ma vie. »M

Au moment sans doute où la vie de Bergson, quoique encore surchargée d’occupations, paraissait pouvoir reprendre son cours privé et philosophique, loin du Collège de France et des missions de guerre, on ne sera pas surpris que sa nomination à la Commis­ sion internationale de coopération intellectuelle soit décrite dans une confidence à Jacques Chevalier comme l’irruption d’un véhicule lancé à toute vitesse. Cette intrusion durera trois ans, de la mise en place de cette Commission (aux fonctions compara­ bles à celles de l’Unesco aujourd’hui), à la tête de laquelle Berg­ son sera aussitôt élu, jusqu’à l’installation à Paris de l’institut de coopération intellectuelle (grâce à laquelle l’Unesco s’y trouve encore !), qu’il a pu mener à bien, et qui coïncidera avec sa démission pour raisons de santé. Certes, Bergson n’aurait sans doute pu refuser sa nomination, issue d’ailleurs d’un choix délicat au plus haut niveau du gouvernement55. Mais il apporte à cette commission bien plus qu’une simple caution morale et intellec­ tuelle : il s’attache à lui donner un sens, dont on peut résumer les grandes lignes avant de le voir mis en œuvre. Étrange situation en effet, pour un philosophe qui critique l’intelligence et ses artifices conceptuels, techniques ou institu­ tionnels, que de se retrouver à la tete d’une instance administra­ tive de coopération intellectuelle ! Certes, cette commission fait partie de la sdn, elle-même issue, malgré ses imperfections nom­ breuses (le Congrès américain lui-meme, il faut le rappeler, a refusé d’y adhérer), de la vision de l’ancien président des ÉtatsUnis, Woodrow Wilson, à laquelle Bergson reste profondément attaché. On peut donc la concevoir comme l’un des moyens mis en œuvre par l’intelligence technicienne pour réaliser l’intuition d’abord simple d’un grand homme de bien. Sans doute Bergson ne partagerait-il pas, pour autant, la déclaration enthousiaste de son successeur à la tete de la Com­ mission, le Britannique Gilbert Murray, qui affirmera avec emphase : «J’attends du développement de la coopération intel­ lectuelle un sage gouvernement du monde. »56 Même s’il s’y engage entièrement, tout se passe en effet comme si, pour Berg­ son, les fonctions de la Commission étaient étroitement limitées : 184

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elle ne peut ni ne doit se substituer aux nations, elle peut et elle doit travailler de la façon la plus modeste et pragmatique possible, son objet étant avant tout de promouvoir la collaboration entre les personnalités scientifiques, les savants eux-mêmes. Selon une thèse constante de Bergson, ce dialogue des esprits au plus haut niveau redescendrait ensuite de lui-même vers les sociétés, pour favoriser l’entente internationale. On voit donc Bergson s’écarter de toute position d’autorité morale, supranationale ou non,, qu’aurait pourtant pu lui confé­ rer sa fonction, et laisser aux États le soin de tenir compte des recommandations de la Commission. Bergson est lui-même, sans aucun doute, un fidèle représentant des intérêts de la France. Ainsi sa position critique à l’égard de l’espéranto57, comme langue universelle officielle, si elle est motivée par ses positions philosophiques propres, rare occasion même de les exprimer publiquement, l’est aussi par les directives des gouvernants fran­ çais, soucieux de préserver au français le statut de langue interna­ tionale58. Inversement, Bergson n’hésite pas à défendre les besoins institutionnels et financiers de sa Commission, tant devant les instances internationales de Genève, que devant son propre gouvernement. Il rappelle ainsi à ses collègues (pour les convaincre d’ailleurs d’accepter la subvention française, soup­ çonnée d’amère-pensées nationales...) les difficultés qu’il avait dû surmonter pour obtenir des crédits de la sdn à Genève : * Le Président rappelle que c’est à grand-peine que la Commission a obtenu un modeste crédit d’une quinzaine de mille francs, nécessaires à la création de l’Office de renseignements universitaires. Il a plaidé cette cause de toute son âme devant la Commission de contrôle qui a émis un avis négatif. Le crédit n’a été arraché à la Commission financière de l’Assemblée qu’au bout d’une heure et demie de discussion et sur la promesse qu il ne serait pas demandé d’augmentation de crédit pendant trois ans... »59

Julien Luchaire, secrétaire de la Commission et assistant de Bergson, se souviendra de l’avoir rencontré, révisant ses notes avant son audition, comme un écolier avant un examen, seul sur un banc, près du lac Léman60. Bergson, aidé par Marie Curie, finira pourtant par convaincre ses collègues, et parmi eux Eins­ tein61 (qui s’était d’abord fait porte-parole des réticences alleman­ des), d’installer à Paris ce qui deviendra l’Unesco (1 Institut sera d’abord logé dans une aile du Palais-Royal). Si cette installation sert l’intérêt du gouvememeht de la France, elle marque aussi la

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volonté de Bergson de ne pas laisser les États à l’écart d’une insti­ tution qui serait cantonnée dans la neutralité suisse. Cependant, l’activité même de la Commission est orientée par Bergson, qui la préside donc pendant trois ans, dans le sens le plus technique et pragmatique qui soit. La Coopération intellec­ tuelle, pour ne pas être une abstraction, doit se donner les outils nécessaires : échanges de publications, de bibliographies, de résultats, soutiens financiers, etc. Telles sont les tâches concrètes que le philosophe soutient avec force. Il est vrai que les obstacles sont nombreux (et n’ont pas cessé de l’être depuis) : Bergson se heurte au secret scientifique et politique. Mais c’est aussi le terram positif sur lequel l’entente est la plus aisée. Tel est sans doute l’avis que Bergson partagerait avec Albert Einstein62. Celui-ci, d’abord proposé comme membre allemand, avait refusé par méfiance vis-à-vis de l’institution internationale et du rôle qu’on voulait lui faire jouer. Mais il revient en 1924 sur cette décision, et l’utilité concrète de la Commission, défendue de manière si diplomatique et tatillonne par Bergson, loin de tout idéal moral abstrait, le surprend alors. Le chassé-croisé de Bergson et d’Einstein est à ce sujet, comme il le sera sur la théorie de la rela­ tivité elle-même, des plus révélateurs. C’est d’ailleurs sur le plan des relations personnelles, au sein de la Commission même comme pour les savants étrangers en géné­ ral, que Bergson place la réalité de la « coopération intellectuelle ». Sa diplomatie personnelle, le souci qu’il a de « l'amitié » entre les membres de la commission63, autant que sa philosophie ellemême, tout va dans ce sens. L’encouragement aux déplacements des savants à l’étranger fournit même un éclairage rétrospectif sur la plupart des missions de Bergson, dont l’enseignement a presque toujours été la raison réelle, loin d’être un simple prétexte. Dans Les Deux Sources, Bergson le dira encore : il n’y a pas d’autre moyen pour surmonter la xénophobie et comprendre un peuple que d’assimiler sa langue et sa culture64. Favoriser institutionnelle­ ment cette approche individuelle, c’est pourtant passer par ce que l’on appellerait aujourd’hui une mince « élite ». On retrouvera une conception identique dans la philosophie de l’éducation que Bergson propose au meme moment dans le débat français. Voici donc Bergson, diplomate français, administrateur inter­ national, personnalité savante et ouverte, jouant tantôt sur la corde nationale, tantôt sur les ficelles de la sdn, sur les relations person­ nelles et amicales : on comprend que la présidence de la CICI

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l’occupe au point de bouleverser le rythme de sa vie, au-delà de la séance annuelle de Genève. La conception qu’il se fait de l’institution exige précisément de lui une activité incessante et sur plusieurs fronts. L’idéalisme de Bergson, s’il soutient sa pratique politique, est d’ailleurs bien réaliste : plus réaliste encore, si l’on ose dire, que celui d’un Kant, quant à la philosophie de l’histoire et à la paix universelle. Certes Kant, qui en fut l’un des premiers grands théoriciens63, ne concevait la paix perpétuelle que comme un idéal, auquel l’humanité n’arrivera qu’à travers les conflits et les heurts dus à son « insociable sociabilité ». Mais la conception bergsomenne de la finalité renverse et dramatise encore la perspective. L’idéal qui suscite l’action n’est aucunement, selon Bergson, un but à atteindre à l’avenir, un plan abstrait à réaliser. C’est un élan initial, une idée simple conçue intuitivement, un commencement et non un terme. Plein de virtualités confuses au commencement, cet élan, en se réalisant, rencontrera cependant des obstacles qui lui feront prendre sa forme réelle, plus ou moins achevée selon l’intensité de son effort et celle, inverse, des résistances auxquelles il se sera heurté. Ainsi, si nul ne sait a priori jusqu’où pourra aller la Société des Nations réelle, l’on sait pourtant d’où en vient l’idée, et Bergson, dans Les Deux Sources, la fera remonter, plus haut encore que tout projet politique, jusqu’à une origine mystique et religieuse66. On pressent dès lors les raisons pour lesquelles, devant la déchéance progressive de cet idéal, parallèle à la montée de nou­ veaux dangers (Philippe Soûlez insistera avec raison sur la décision hitlérienne de quitter la sdn en 1935)67, Bergson en appellera en 1932 à un ressourcement dans l’intuition mystique originelle. Cependant, de 1922 à 1925, son espoir et son devoir sem­ blent le porter vers les aspects intellectuels et techniques de ce qui reste pourtant une exigence unique et idéale. Bergson paraît presque s’interdire toute interprétation explicitement philoso­ phique de son action politique. Plus encore, l’écart entre cette action publique, toujours plus visible, et sa recherche philoso­ phique, ou du moins ce qui en est publié, semble s’être creusé. Achevant une méditation commencée en 1911, et donc poursuivie tout au long des années de guerre elles-mêmes, Berg­ son publie en effet, en 1922, une interprétation de la théorie de la relativité d’Einstein, intitulée Durée et Simultanéité (à propos de la théorie d'Einstein). Le titre même en sigpale la portée : c’est le seul des ouvrages de Bergson qui met ainsi en avant la notion centrale de sa philosophie, celle de « durée » (se manifestant ainsi comme 187

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application d’une doctrine, en même temps que comme son pro­ longement original), le seul qui se confronte directement à une théorie physique contemporaine ; ce sera aussi le seul dont Berg­ son interrompra la réédition. Sans entrer dans le détail d’une confrontation scientifique qui reste en partie à mener68, il faut faire le diagnostic du malentendu qui sépare ici Bergson et Einstein, et dans lequel Merleau-Ponty pourra voir le symptôme d’une « crise de la raison »69. Avant même la parution de son livre, Bergson assiste en effet le 6 avril à une séance de la Société française de philosophie où Einstein expose lui-même sa théorie70. Au moment où le public parisien se passionne avec de curieux excès pour les « paradoxes » de la relativité (les vieillissements différents d’un homme lancé dans un boulet de canon et d’un autre resté sur la Terre, etc.), cette séance est attendue avec impatience, y compris par la grande presse. On ne peut résister à la tentation de citer ce quatrain révélateur, paru dans Bonsoir le 3 avril 1922 après la conférence d’Einstein au Collège de France : « M. Bergson finement sou­ riait/ Car il songeait, reconnaissant ses auditrices/ Si Einstein les accaparait/ Il me rendrait un fier service71... » La présence de Bergson trois jours plus tard n’est en tout cas aucunement ano­ dine. Le chassé-croisé entre les deux hommes fut scientifique avant d’être politique : sans vouloir rabattre les deux dimensions l’une sur l’autre, on ne peut s’empêcher de voir dans ce double croisement un signe des temps. Pourtant, lors de cette séance, le dialogue tourna court. En résumant l’intervention de Bergson, Einstein exclut lapidairement toute pertinence physique du « temps du philosophe » ou du « temps psychologique »72. Merleau-Ponty aurait-il donc tort de voir dans la controverse d’avnl 1922 un événement intellectuel ? La théorie de Bergson ne serait-elle pas tout simplement fausse physiquement, ou absurde philosophiquement, se trompant sur la relativité, et surtout y important indûment des catégories psychologiques ? L’intervention orale d’avril 1922 résume sur un point précis un débat que le livre traitera de façon plus générale, et que Berg­ son et Einstein entretiendront indirectement (notamment à tra­ vers le physicien André Metz) jusqu’en 192473. Du côté de Berg­ son, il ne trouvera un terme que dans une note ajoutée, en 1934, à un texte écrit en cette même année 1922 : l’Introduction à La Pensée et le Mouvant74.

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Bergson, devant Einstein, concentre donc son questionne­ ment sur un point précis, sur une notion décisive : la simulta­ néité. Quel en est le sens ? Sont dits simultanés deux événements qui se produisent (en des lieux différents) en même temps, ou plutôt au même instant. La théorie de la relativité consiste à montrer, selon Bergson, que « la simultanéité n’a rien d’absolu, et que les mêmes événements sont simultanés ou successifs selon le point de vue d’où on les considère La simultanéité suppose en effet l’immobilité parfaite du système où ont lieu les événe­ ments qu’elle relie, pour que le temps de les enregistrer soit ins­ tantané et ne change pas entre les deux points concernés. Or, tout système, vu de l’extérieur, peut être dit en mouvement : dès lors le temps mis à faire coïncider les deux événements et les deux horloges qui les enregistrent, compte tenu de la vitesse de la lumière, n’est « pas le même à l’aller et au retour » (il va plus vite dans le sens du mouvement et moins vite dans l’autre), et les évé­ nements, pour un observateur extérieur, ne sont plus simultanés, mais successifs. Mais l’objection fondamentale de Bergson est la suivante : c’est qu’on ne peut et ne doit jamais parler de simultanéité entre deux événements, ou plutôt qu’on ne peut parler de simultanéité qu’entre deux événements et une conscience ou un observateur (par définition interne cette fois au système). Il ne peut y avoir de simultanéité en soi, comme relation purement objective entre événements spatiaux : tout usage de cette notion suppose une relation de ces événements avec un sujet qui les observe, pour qui ils ont lieu. Telle est, avait commencé Bergson dans son exposé d’avni 1922, la signification que « le sens commun » donne à la simultanéité. Mais même le théoricien de la relativité ne pour­ rait, selon Bergson, s’en passer, ne serait-ce que pour établir la simultanéité entre un événement et son enregistrement par une horloge : « La simultanéité entre l’événement et l’indication d’horloge est donnée par la perception qui les unit dans un acte indivisible ; elle consiste essentiellement dans le fait [...] que cet acte est un ou deux à volonté. »76 Ainsi l'instant lui-même n’a de sens que par l’acte de la conscience, qui perçoit des objets, et qui peut considérer dans cette perception le tout (événement et hor­ loge) ou les parties (événement ou horloge). Ici l’immobilité n’est plus relative, mais absolue. Ce n’est donc pas du « temps psycholo­ gique » que la théorie physique ne peut se passer, mais, plus pro­ fondément, par la supposition même qu’il se passe des événe­

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ments, d’observateurs conscients qui en sont les témoins. Ce sont eux qui donnent à des points de vue relatifs et interchangeables un sens absolu ou qui font, pour ainsi dire, que chacun de ces points de vue soit un véritable point de vue. Telle est bien la démonstration que Durée et Simultanéité va généraliser, par-delà l’appareil mathématique qui doit permettre à Bergson d’entrer dans la théorie physique elle-même. Pour Bergson en effet, « l’essence de la théorie de la Relativité est de mettre sur le même rang la vision réelle et les visions virtuel­ les »77, en en faisant des points de vue parfaitement réciproques. Mais le philosophe doit réintroduire la distinction entre la per­ ception réelle et les perceptions possibles des choses. De même, il n’y aurait jamais qu’un seul temps réel, celui de l’observateur conscient. Les fameux « temps multiples » de la relativité (qui avaient provoqué toute la controverse) ne seraient donc qu’une expression mathématique de la réciprocité idéale des points de vue sur l’univers (que le physicien doit démontrer pour prouver l’invariance des choses, quels que soient les points de vue d’où on les observe). Plus encore, la pluralité abstraite des points de vue renverrait, pour Bergson, à la pluralité concrète des cons­ ciences : d’où se déduit l’unité non plus spatiale, mais temporelle de l’univers, que les consciences communiquent aux choses78. De la durée interne à chaque conscience vivante, on passerait au « temps des choses » par une projection à chaque instant renou­ velée. La conscience qui perçoit le monde lui transmet par cette perception même à la fois « durée » et « simultanéité ». C’est bien ce passage, de la conscience aux objets, ou des objets à la conscience, qu’Emstem refuse à Bergson : et c’est bien dans ce refus que Merleau-Ponty a vu de son côté l’indice d’une « crise de la raison ». Bergson demande en somme au physicien de reconnaître que son activité n’est pas seulement démonstra­ tive, mais aussi perceptive : qu’il doit à un moment se penser comme observateur réel d’événements réels. Il ne s’agit pas de faire intervenir cette perception dans la démonstration, mais de la préserver comme exigence, pour assurer ce qu’on pourrait appe­ ler l’unité de l’expérience. La note de La pensée et le Mouvant, qui se voudra définitive, s’insérera d’ailleurs dans un développement qui passe du débat entre Bergson et Einstein au débat entre science et philosophie, en général, et au lien entre le réel et la conscience79. Qu’il s’agisse de la simultanéité, du temps, du réel en général, il doit, selon Bergson se « donner dans une expérience »

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et pour une conscience. Cette conscience, dans le cas de la phy­ sique pure, on n’a pas à lui attribuer d’autres propriétés que la perception pure et instantanée ; mais, même dans ce cas, on ne peut se passer d’elle. Ainsi, même si la physique est autonome et atteint bien la structure de l’univers réel, elle ne peut prouver la réalité de son objet qu’en se plaçant au point de convergence de cette structure autonome avec la conscience : soit à l’instant de la perception. Du point de vue de Bergson, la confrontation avec Einstein est donc l’épreuve qui permet de donner sa parfaite cohérence à la métaphysique de L’Evolution créatrice et de Matière et Mémoire. Il fallait établir non point la fausseté de la théorie physique, mais le point où elle se raccorde à la métaphysique, et où la science de l’univers se raccorde du même coup à la conscience de soi. C’est cette exigence qui explique, selon Bergson lui-même, le malen­ tendu qui frappa Durée et Simultanéité et le frappe encore : si ce malentendu le conduisit à interrompre la réédition du livre, ce n’est pas, loin de là, comme un désaveu qu’il faut le comprendre. Outre le rapport à la science, c’est en effet « la nature du temps » (tel est le titre du troisième chapitre), de la conscience, bref, des notions les plus centrales de sa doctrine, que l’on pou­ vait voir Bergson énoncer d’un ton plus ferme et personnel que jamais. L’usage de la première personne y est certes appelé, comme souvent dans les livres de Bergson, par une convention de discours. Mais on ne peut s’empêcher dans les dernières pages du livre d’entendre la voix même de l’auteur : « Le temps est pour moi ce qu’il y a de plus réel et de plus nécessaire ; c’est la condition fon­ damentale de l’action ; — que dis-je ? c’est l’action même ; et l’obligation où je suis de le vivre, l’impossibilité de jamais enjamber l’intervalle de temps à venir, suffiraient à me démontrer — si je n’en avais pas le sen­ timent immédiat — que l’avenir est réellement ouvert, imprévisible, indéterminé, j»80 On rejoint ainsi sans artifice non seulement la personnalité consciente en général, à l’intérieur de l’univers physique, mais aussi, de l’intérieur du théoricien et du philosophe, le Bergson réel et agissant. Plus encore, une certaine analogie semble relier les differents débats où Bergson intervient en cette période. Qu’il s’agisse de la Société des Nations ou de la Société française de philosophie, Bergson y apparaît sûr de ses positions, entièrement présent dans leur défense publique et active, même si elles donnent lieu à de 191

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profonds malentendus. Ces thèses ne rencontrent d’ailleurs pas d’échec brutal. Mais les obstacles auxquels elles se heurtent, s’ils n’interrompent pas l’élan initial, le figent en quelque sorte en un état ou une étape intermédiaire. L’image publique de Bergson s’est ainsi insensiblement déplacée : ce n’est plus le théoricien de l’élan vital, mobilisé mal­ gré lui dans une lutte pour le nationalisme ou contre le rationa­ lisme. C’est maintenant celui qui objecte la conscience à la science, mais qui laisse à celle-ci sa part d’absolu, celui qui affirme la réalité des personnalités nationales, mais ne voit d’autre issue que dans la communication internationale et la recherche de la paix. Comme il aura à le constater amèrement sur le plan religieux, où les controverses les plus vives sont encore à venir, les solutions de Bergson ne «plairont ni aux uns ni aux autres »81. C’était bien malgré lui, au fond, que le « bergsonisme » avait été si conquérant entre 1907 et 1914 ; c’est bien malgré lui aussi qu’on le voit à présent, entre 1918 et 1925, s’approcher d’une « retraite », qui n’a d’ailleurs rien d’une défaite, et qui est loin de signifier la clôture d’une œuvre et d’une pensée appelées encore à de nombreux rebondissements. Ce qui est vrai de l’action de Bergson sur le plan scientifique ou sur le plan international est d’ailleurs vrai encore sur le troi­ sième des plans où son action se déploie en cette même période : la politique intérieure, éducative, de la France. L’intervention majeure de Bergson dans ce domaine date encore une fois de 1922, avec une communication à F Académie des sciences morales et politiques, publiée en 1923 sous forme d’article dans la Revue de Paris, en plein débat parlementaire sur la réforme de l’Éducation nationale. Ce texte s’intitule d’ailleurs : « Les études gréco-latines et la réforme de l’enseignement secon­ daire. »82 Là encore, Bergson ne se mêle pas au débat sur le main­ tien du latin et du grec dans les sections modernes de l’enseignement secondaire, simplement pour respecter une exi­ gence extérieure, par exemple son statut de membre élu du Conseil supérieur de l’instruction publique. La position « extré­ miste » (selon le mot de l’auteur de Bergson éducateur)85 de Berg­ son met en jeu en effet, outre une philosophie de l’éducation, une philosophie politique à deux volets (le rôle des élites dans une démocratie, mais aussi le caractère d’une nation), ainsi que, finalement, une philosophie de la connaissance (concernant l’intelligence ainsi que le rôle des Anciens, et surtout des Grecs). 192

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C’est cette convergence entre une fonction éducative, que Berg­ son exerce depuis toujours, une mission nationale qu’il ne cesse de chercher à préciser, et sa philosophie de la connaissance, qui explique non seulement le contenu, mais les motivations mêmes de cette intervention politique. De fait, il ne s’agit pas pour Bergson d’énoncer pour ellemême une position de principe. Il parle ici « pour préparer une action »84, pour orienter une réforme, et le « nous » qui est employé dans le discours prononcé à l’institut paraît désigner, par une sorte de triple identification, à la fois la communauté savante, la nationalité française, et les responsables d’une poli­ tique. Mais si tel est son enjeu, quelle est donc l’action préco­ nisée par Bergson ? Il faut selon Bergson préserver un lien exclusif entre les lan­ gues anciennes et les sciences, entre la culture classique et h cul­ ture française, enfin entre cette culture enseignée dans le Secon­ daire et l’accès à l’Université et aux études libérales. Mais le seul moyen pour le faire (dans les « circonstances présentes ») serait, d’après lui, de réserver ces études à une « élite » de la « pensée » triée sur le volet, qui serait chargée d’une triple mission : faire avancer les sciences, préserver l’esprit classique, et « représenter plus spécialement, aux yeux du monde, l’esprit français »85. Les « circonstances » imposeraient en outre de séparer de cette pre­ mière forme d’éducation une éducation technique, qui formerait une autre « élite » celle de « l’action », orientée vers la pratique et « la puissance productrice du pays ». La position de Bergson n’est donc pas seulement « élitiste », elle distingue et hiérarchise entre elles deux « élites » selon une opposition qui rappelle celle de la science et de la technique dans sa philosophie, elle conçoit même le but même de l’éducation comme « recrutement » de cette élite. Aux fortes questions que Léon Brunschvicg lui adresse86, comme en écho, lors de la même séance de l’institut, Bergson n’aurait pas même, dans sa perspective, à répondre (même s’il paraît le faire bien plus tard dans le message adressé en 1937 au Congrès Descartes)87. Il n’est pas faux non plus de noter, avec certains députés de l’époque88, à quel point Bergson évoque ici, consciemment ou non sa propre éducation intellectuelle. Quoi qu’il en soit, rejetée par quarante voix contre cinq au Conseil supérieur de l’instruction publique, cette position qui trouvait un accueil très favorable chez le ministre Léon Bérard, perdit tout avenir politique avec le changement de ministère le 193

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11 mai 1924, et l’arrivée du Cartel des gauches, dirigé par Edouard Herriot89. Pas plus cependant que dans les autres débats auxquels on l’a vu prendre part, Bergson ne renonce ici aux positions qu’il a exprimées publiquement et dès lors, selon sa pratique constante, définitivement. Il n’est pas surprenant d’en retrouver des échos jusque dans 1’ « Introduction » à La pensée et le Mouvant ou dans Les Deux Sources : entre les textes « politiques » et « philosophi­ ques », le premier trait commun est bien leur publication, et h cohérence de l’auteur qui fait de cet acte une épreuve de vérité. Il faut cependant éviter de forcer ici la cohérence en une concor­ dance systématique, et l’on doit insister un peu sur l’écart révéla­ teur qui persiste entre ces textes et la pensée philosophique pro­ prement dite de Bergson. De fait, l’enseignement secondaire auquel se limite l’inter­ vention politique de Bergson prendrait en quelque sorte une place intermédiaire, dans sa philosophie, entre deux extrêmes : une « mystique » de l’individu, qui apparaît dans le discours de 1922 (à travers la fugitive exception du « génie »), et le « dres­ sage » de la collectivité, qui seront dans le livre de 1932 les deux termes limites de la pratique éducative90. Entre l’enseignement supérieur auquel il prépare, et dans lequel seul peut s’exprimer l’individualité d’une vocation, et l’enseignement primaire sur lequel il s’appuie et qui serait au fond institution sociale de pres­ sion et de cohésion collective, l’enseignement secondaire repré­ senterait alors un moment intermédiaire, celui de 1’ « intelli­ gence ». Les sciences, les langues, les textes sont les médiations intellectuelles d’une société que Bergson persistera à dédoubler en une collectivité close, et en individualités de nature mystique, et ouverte. Les véritables fondements de cette doctrine éducative bergsonienne restent donc à établir philosophiquement : Pour­ quoi le but avant tout normatif et sociologique (en un sens très restrictif) qu’il attribue à l’éducation primaire ? Pourquoi l’idéal d’individus privilégiés incarnant eux-mêmes des individualités nationales de façon « ouverte » et non plus « close » ? Pourquoi, entre les deux, cette élite intermédiaire de l’intelligence scienti­ fique et technique, appuyée sur un modèle « grec » lui-même réincarné dans l’esprit « français » ? Avec ces questions, on touche à ce qui lie chez Bergson la philosophie et la politique, à la dua­ lité mais aussi à l’unité d’une pensée qui ménage encore ses sur­ prises peut-être les plus profondes. 194

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Quoi qu’il en soit, lorsque sa santé obligera Bergson, en 1925, à démissionner de ses diverses responsabilités publi­ ques, sur la scène nationale et internationale, intellectuelle et politique, les choix qu’il y a mis en œuvre auront modifié, voire raidi son image. Il serait exagéré pourtant de croire qu’à cette date (sans même attendre le dernier grand livre) sa vie et sa pensée puissent se réduire à ces choix publics. Son influence philosophique, ses amitiés personnelles, et l’exercice même de sa vie privée ont leur rôle dans des changements plus profonds.

Se rappelant en 1937 (non peut-être sans une certaine fierté) sa propre activité diplomatique, Bergson proposera une curieuse identification rétrospective de sa vie avec celle de Descartes : « La coopération intellectuelle internationale, que la Société des Nations et le gouvernement français ont installée à Genève et à Pans, il en avait comme le pressentiment quand il prenait contact avec les savants de divers pays, correspondait avec une princesse, enseignait une reine. »91 Au-delà des travaux de la sdn Bergson n’a-t-il pas lui-même correspondu avec de nombreuses person­ nalités, telle la comtesse Murat, Anna de Noailles ou la princesse Marie Bonaparte92, et conseillé, comme on l’a vu, les « pnnces » de son temps ? Mais surtout, Bergson semble bien livrer la clé de sa propre activité lorsqu’il continue, à propos de l’auteur des Méditations : « Il organisa sa oie de manière à en tirer le maximum de rendement, se fixant à l’étranger, s’y déplaçant aussi, pour plus de tranquillité et d’indépendance : c’était, dans un cas comme le sien, le meilleur moyen de servir son pays. »93 Si la villa que Bergson, juste avant la guerre, avait fait cons­ truire en Suisse94 s’appelait L’Échappée, ce n’était sans doute pas en raison seulement de la vue sur les montagnes, depuis les hau­ teurs du lac Léman. À Paris même, les résidences successives du philosophe, villa Montmorency, dans un hôtel particulier de la rue Vital, à l’époque dont nous parlons, bientôt boulevard Beauséjour95 (lorsque sera percée l’avenue Paul-Doumer)96, évoquent toutes pour les visiteurs, dans leur quartier cossu, avec leur ouverture sur un jardin, une vie tranquille et retirée. Mais ce retrait devait surtout représenter la condition de cette « organisa­ tion » rigoureuse du temps et du travail, de ce « rendement >?, par

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lequel Bergson caractérise si curieusement (et à plus d’une reprise) l’effort intellectuel lui-même. On peut se demander en effet comment Bergson parvient, en ces années de multiple notoriété, à mener de front des activités aussi diverses. Dans ses conférences sur la « personnalité », il caractérisait lui-même celle-ci par l’effort constant qui la main­ tient en action, et par la fatigue que représente chaque instant de notre vie psychologique. On ne peut que deviner l'organisation stricte de la vie privée de Bergson (la discrétion, voire le secret faisant partie de cette organisation même) ; un seul témoignage permet de reconstituer en partie l’emploi du temps habituel de sa journée : « Bergson me confie qu’il lui serait impossible de travailler le soir. Il consacre deux heures par jour, le matin, au travail qui exige une contention d’espnt ; le reste de ses occupations, il s’y emploie d’une façon quasi machi­ nale. Car [observe-t-il] avec l’âge on arrive à cet heureux résultat que l’activité se scinde en deux modes de travail : l’un qui s’exécute, pour ainsi dire, sans qu’on y pense ; l’autre pour lequel se réserve tout l’effort de l’esprit. »97

Une telle discipline, la tenue ou la retenue irréprochables que Bergson s’impose physiquement et moralement, voire sociale­ ment, ne laissent pas percevoir de fatigue, du moins jusqu’à ce que le corps de Bergson ne le trahisse, en 1925. Il serait inexact pourtant de s’en tenir à l’affirmation selon laquelle Bergson n’aurait pas été malade entre une rougeole, en 187098, et la maladie rhumatismale de 1925, même si cela reste vrai en gros. Bergson invoque sa fatigue à de nombreuses reprises : elle l’empêche, comme on l’a vu, d’aller en 1908 à Heidelberg ; elle l’empêche, en 1923", de prononcer à Clermont-Ferrand une conférence sur l’œuvre de Biaise Pascal. Notons-le en passant : celle-ci aurait permis à Bergson de retracer le lien secret qu’il évoquait en 191510°, et qui mènerait de la philosophie de Pascal à la sienne propre. On aurait ainsi compris la tentative bergsonienne pour concilier ce qu’il décrit lui-même comme deux ten­ dances complémentaires, issues de Descartes et de Pascal, et constituant la « philosophie française ». Ce n’est cependant pas la fatigue mais l’organisation rigou­ reuse de sa vie selon des règles inflexibles qui retient le plus sou­ vent Bergson d’intervenir dans les nombreux débats publics où il est sollicité. A plusieurs reprises il invoque de telles règles, et les fait même parfois imprimer à l’avance sur une sorte de formu­ 196

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laire101 ! Bergson refuse ainsi catégoriquement de donner des interviews, de parler d’un sujet avant d’avoir publié quoi que ce soit le concernant, de participer à des initiatives qui ne vien­ draient pas seulement et entièrement de lui-même. À ces règles souvent répétées, il faudrait en ajouter d’autres, tacites, mais non moins apparentes et contraignantes : répondre aux « trente let­ tres »102 reçues quotidiennement, assister aux séances des institu­ tions académiques, suivre de près la réception du bergsonisme lui-même. Au-delà du contenu de ces règles, dont on voit qu’elles portent le plus souvent sur le rapport au public en tant que tel, c’est le fait même de s’imposer des obligations qui frappe ici. Bergson n’est pas un ermite solitaire, il n’est pas non plus cet « homo loquax »103 dont la parole perd toute autorité dans le tour­ billon des discours et des opinions vaines. Ce qui lui permet de concilier son activité philosophique, et la multitude de ses rela­ tions sociales, c’est sans doute la rigueur de ses choix et de ses règles de vie. Pourtant, au-delà des actes publiquement revendiqués dont on a parlé plus haut, nombreux sont les déplacements qui affec­ tent insensiblement Bergson, à travers l’influence de son œuvre ou la diversité de ses relations personnelles, sources et témoi­ gnages de bouleversements plus profonds qui. éclateront bientôt au grand jour. En dehors de sa stricte réception philosophique, l’œuvre de Bergson l’entraîne malgré lui dans de nombreux débats, qui couvrent toute l’étendue de la culture de son temps. C’était déjà le cas avant la guerre. Mais la nature de ces débats paraît avoir changé. Au temps de la « controverse bergsonienne » (pour reprendre le titre d’un livre récent)104, l’œuvre de Bergson mobilisait et divisait, elle suscitait l’adhésion ou la condamna­ tion, l’une et l’autre bien rarement justifiées par la compréhen­ sion de la pensée elle-même. Voici maintenant qu’on l’étudie en elle-même, et jusque dans son influence, de manière déjà quasi historique. Le témoignage le plus important est à cet égard la publication en 1923 du livre d’Albert Thibaudet, ancien élève et ami de Bergson : Le Bergsonisme, troisième et dernier d’une série d’ouvrages consacrés à Trente ans de vie française, publiée aux édi­ tions alors en pleine croissance de la nrf105 (les deux autres ouvrages de la série portaient sur Maurras et Barrés). Si, comme le dit Thibaudet, « d’une façon générale rien n’est plus instructif 197

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que la courbe des réticences et des hostilités qu’a rencontrées le bergsonisme »106, il faut relever à cet égard que la carrière philo­ sophique de Bergson fut aussi ponctuée d’ouvrages comme celui-ci, venus d’amis proches, qui ont relayé et diffusé sa pensée. Il y eut en 1912 Une philosophie nouvelle, Henri Bergson™1 d’Edouard Le Roy ; il y aura en 1926 le Bergson de Jacques Chevalier, dont on reparlera108. Mais les titres mêmes de ces ouvrages manifestent une profonde évolution. Au manifeste de Le Roy sur la « philosophie nouvelle », en pleine controverse avec les premiers pamphlets critiques de Julien Benda109, succé­ dera le livre de Jacques Chevalier, étudiant plus classiquement « l’homme et l’œuvre », dans une collection consacrée aux « Maîtres de la pensée française ». De son côté, Thibaudet entend par « bergsonisme » à la fois la cohérence d’une pensée, et l’influence d’une école, saisies du dedans, mais aussi avec du recul : « Le philosophe a dû attendre que son morceau de sucre fondît. Cette fusion, qui s’est étendue à toute une nappe ou à tout un courant de la vie intellectuelle française, c’est ce qu’une philosophie de la durée pouvait espérer de plus conforme à son élan vital. »110 On comprend pourquoi, dans la recension enthou­ siaste qu’il donne de cet ouvrage111, Etienne Gilson insiste avec force sur son caractère charnière, le plaçant, pour ainsi dire, entre un bergsonisme enseignant et un bergsonisme enseigné, entre celui des cours au Collège de France et des controverses, et celui des commentaires ou des exposés scolaires. Thibaudet lui-même suit l’influence de Bergson livre par livre112 : seul le « monde philosophique universitaire » remarqua l’Essai de 1889 ; Matière et Mémoire fut perçu en 1896 comme «un mélange déroutantt d’expénence précise et de spécula­ tion métaphysique » ; L’Evolution créatrice, « explosion brusque », apporta d’un coup en 1907 la gloire et « cette rallonge bizarre de la gloire qu’est la légende ». Renvoyant justement aux «journa­ listes » cette légende que serait le succès « mondain » du bergso­ nisme, Thibaudet étudie alors son influence réelle dans les trois sphères successives de la philosophie universitaire ou de « l’idéalismejationnel », de la religion ou plutôt de « cette ombre du Moyen Age qui erre encore sur le bord des systèmes en leur murmurant : In scholasticatn reverteris » [Tu retourneras à la scolas­ tique], enfin de sa réception à l’étranger et notamment dans le monde anglo-saxon113. Il est vrai qu’en 1923 les querelles les plus vives qui entourent 198

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le bergsonisme tournent encore autour de la critique de la science. L’Evolution créatrice avait pourtant relevé la science en même temps qu’elle la rabaissait. La philosophie bergsomenne fait désormais le partage entre deux registres purs de connais­ sance, avec aux deux limites la métaphysique et la physique pures : l’expénence humaine est d’ailleurs faite de tous les degrés de leur mélange, comme en témoignent la place de la conscience jusque dans la physique ou, à l’inverse, le rôle du corps pour la conscience elle-même, donnant heu surtout à ces mixtes étudiés par la biologie ou la psychologie, sciences vouées selon Bergson à être celles du XXe siècle. On peut certes relever la présence des théories de Bergson dans un certain nombre de discussions scien­ tifiques, en neurologie ou en psychopathologie par exemple, à travers des articles de Raoul Mourgue et déjà d’Eugène Minkowski114. Le débat semble pourtant s’être figé sur ce point, et sans doute la philosophie du XXe siècle y a-t-elle perdu une posi­ tion singulière, capable de maintenir un lien en même temps qu’une différence entre la métaphysique et les sciences, de ne s’enfermer ni dans une méditation sur le destin de la métaphy­ sique, m dans la pure histoire des sciences, et moins encore dans leur opposition stérile. Si, pour Bergson, la métaphysique doit participer aux progrès des sciences, inversement les sciences s’enracinent dans une origine philosophique : leur vie, l’étant déjà dans notre expérience, ne peut être que commune dans l’œuvre des philosophes ou des savants. Les débats sur l’influence de Bergson ne se limitent d’ailleurs pas à la science, ils envahissent tous les domaines de la pensée. Curieusement, Thibaudet ne parle qu'incidemment de la littéra­ ture, alors qu’il participe au même moment de très près aux dis­ cussions qui commencent sur les rapports de Bergson et des grands écrivains de son temps, tels Valéry ou Proust. Dans son Paul Valéry, qu’il publie également en 1923 chez Grasset, c’est avec prudence que Thibaudet évoque une convergence incons­ ciente entre Valéry et Bergson. Sans confondre les œuvres et leurs buts respectifs, il évoque les harmoniques philosophiques de la poétique de Valéry, et les harmoniques poétiques de la philo­ sophie de Bergson. Mais cela suffit pour lancer une contro­ verse115 qui témoigne de l’importance de cette pensée, mais aussi des risques de la voir réduite à une figurante dans un jeu dç rôles. De même, la revue où écrit Thibaudet, la NRF, est le fieu privi­ légié pour étudier aussi bien les proximités que les distances entre 199

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Bergson et Proust. À Proust, et sans doute à Bergson euxmêmes, les rapprochements ne semblent imposés que par l’esprit du temps. Proust l’écrit avec finesse et respect à Bergson116. Berg­ son, ironique en général dans son rapport à ceux qui « croient s’inspirer de [lui] »117, relève pour sa part en 1922, dans La Pensée et le Mouvant, une convergence avec la « recherche du temps perdu »118 de son cousin par alliance et la sienne propre, tout en distinguant aussitôt avec fermeté les principes de la littérature et ceux de la philosophie. Là aussi, cependant, les discussions ne manqueront pas, jusqu’à la mise au point historique de Joyce Megay119 : en attendant la confrontation philosophique de fond qui ne sera que plus nécessaire, une fois la querelle des influences vidée. De nouveau, le débat semble donc s’être en partie figé, et même si un critique tel que Charles Du Bos continue de s’en inspirer120, sans doute ne retrouve-t-on plus les revendications spontanées du bergsonisme qui avaient émaillé les années du Collège de France, qu’il s’agisse des écrivains unanimistes, et de Jules Romains, de Péguy ou de Suarès, de Henri Franck ou Anna de Noailles, de Antonio Machado ou de T. S. Eliot, de peintres cubistes ou de poètes symbolistes121. Souvent peu fon­ dées, parfois abandonnées par la suite122, ces filiations bergsoniennes ont en tout cas cédé la place à des discussions critiques plus extérieures qui ne préjugent pas, cependant, d’une persistance souterraine plus tenace. Thibaudet le note en revanche avec ironie : « Les deux plus gros livres qui aient été publiés en France sur la philosophie de M. Bergson l’ont été par des scolastiques. C’est un livre, à cou­ verture violet d’évêque, de monseigneur Farges, et un fort volume de M. Jacques Maritain. »l2J Ce débat sur la conciliation du bergsonisme et du catholicisme, malgré les conversions célè­ bres de disciples de Bergson, malgré aussi la condamnation du Vatican124, reste pourtant prématuré du point de vue de la pensée de Bergson lui-même. Bergson avait écrit sur ce point au père de Tonquédec une lettre célèbre125. C’est pourquoi il n’intervient pas, notamment au moment du débat qui, dans Les Lettres'26, oppose en 1920 Jacques Maritain, lui-même ancien disciple de Bergson (et dont ce dernier reconnaît d’ailleurs la compréhen­ sion qu’il a de son œuvre), et Jacques Chevalier, dont l’amitié avec Bergson semble autoriser les positions. Ce débat est pour­ tant révélateur : entre la critique d’inspiration thomiste de Mari-

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tain, et la revendication d’affinité catholique de Chevalier, les enjeux semblent une fois encore s’être figés. L’absence d’un Péguy se fait doublement sentir, à travers son modèle « héroïque » du mystique, comme à travers sa « plume » seule « assez lourde » pour intervenir dans cette « bataille »127, et ne pas la laisser se réduire à une querelle d’héritage. Mais, sur ce point, il reviendra à Bergson lui-même de marquer à nouveau sa posi­ tion philosophique, dût-elle ne satisfaire « ni les uns ni les autres »128. Ses amis le savent pourtant, et la concordance des témoigna­ ges indique même la publicité indirecte que Bergson entendait sans doute leur donner : depuis 1911 environ, c’est la lecture des mystiques qui le retient et constitue l’objet de son travail philo­ sophique. Mais justement, avant d’indiquer ce que l’on peut pressentir de cet ultime mouvement de pensée, il convient de dire un mot des amis de Bergson qui en témoignent, qui voient sur sa table les Torrents de Mme Guyon et à son mur la Vierge de Munllo, qui s’entretiennent avec lui à des degrés divers d’intimité, et laissent ainsi percevoir une pratique constante, ori­ ginale, directrice, de l’amitié même. Bergson, on l’a dit, n’enseigne plus. Mais il reçoit. Visite quasi officielle ou rituelle pour les uns, rencontre réelle pour les autres129. De jeunes philosophes nés au début du siècle comme Jean Guitton130 ou Vladimir Jankélévitch, qui deviendront parmi ses amis les plus proches, condisciples à l’Ecole normale supé­ rieure au début des années 1920, rencontrent alors celui qui est déjà pour eux un maître. Jacques Chevalier, rentré chez lui, transcrit les propos que Bergson lui tient, tandis que le jeune Albert Adès en publie aussitôt un compte rendu fiévreux, passé au crible le plus pointilleux par Bergson lui-même151. Remontant plus loin encore dans te temps, des liens à la fois publics et dis­ crets relient Bergson à Édouard Le Roy, son successeur au Col­ lège de France (comme il le sera plus tard à F Académie), ainsi qu’à Léon Brunschvicg, malgré leurs divergences philosophi­ ques ; quant à l’amitié qui l’avait hé à William James, dont le portrait restait en permanence sous ses yeux sur sa bibliothèque, on verra combien elle avait dû dépasser une convergence intel­ lectuelle pourtant profonde. Des amis de jeunesse ou de forma­ tion, il ne semble rester en revanche que des liens plus distendus, souvenirs de la solitude évoquée plus haut par Philippe Soûlez. Bergson ne laisse cependant pas l’un de ses disciples, Gilbert

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Maire132, emporté par son zèle politique, critiquer la personne de Jaurès. C’est l’un de ses anciens condisciples à l’Ecole normale supérieure133 qui l’avait par ailleurs reçu à F Académie française. Il se dessine même en ces années, entre les discours sur « l’amitié franco-américaine » et nombre de lettres personnelles, une doctrine bergsonienne de l’amitié, que l’on peut résumer en quelques points. Une référence fréquente à Aristote134 permet d’abord à Bergson de distinguer divers degrés d’amitié selon l’objet de la relation même. S’il est des amitiés fondées sur l’intérêt commun, les plus hautes le sont sur la recherche de la vérité et de la vertu. Une formule de Leibniz sert par ailleurs à Bergson pour décrire le mode de communication de l’amitié : à ses amis les plus proches il parle toujours de « l’harmonie pré­ établie »135 qui les lie. Il ne s’agit pour Bergson ni de simple loisir partagé, ni pourtant non plus d’influence mutuelle : l’harmonie désigne un accord immédiat et sans distance entre des personnes qui restent pourtant des individus, métaphysiquement distincts. Pas plus qu’avec d’autres doctrines philosophiques, on ne saurait doser ici les interactions : l’individualité ou plutôt la personnalité reste un absolu. On ne cherchera pas non plus de mouvement ou d’école bergsonienne constituée comme telle : mais une séné d’accords, d’harmoniques, lient Bergson à une variété d’autres personnalités individuelles, souvent d’ailleurs différentes, voire contradictoires entre elles. Précisément ses amis entrent en réso­ nance avec des aspects différents de Bergson, dont ils font ressor­ tir en retour la diversité intérieure. Mais il ne s’agit là que des amitiés les plus intimes : ici comme ailleurs, Bergson est l’homme de l’intensif, du degré, non pas quantifiable mais qualitatif, non pas relatif mais absolu, faisant passer une même relation par des seuils décisifs, de la relation de simple politesse à la sympathie la plus profonde. On pourrait en suivre les traces jusque dans les formules épistolaires récurrentes et soigneusement dosées, qui parsèment une correspondance immense et encore en grande partie inconnue. Sans doute aussi pourrait-on tracer quelques lignes de partage d’avec des « ennemis »136, des adversaires qui seraient allés au-delà, justement, de leur critique objective, comme l’amitié va toujours au-delà de l’accord sur des thèses ou des idées. Lorsque Bergson se retire, en 1925, de toutes ses responsabi­ lités publiques, il n’est donc pas plus seul dans sa vie personnelle, qu’il n’est figé dans une doctrine philosophique close une fois

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pour toutes. D’ailleurs, c’est seulement en apparence que la maladie rhumatismale qui le frappe, à partir de la fin de l’année 1924 (à soixante-cinq ans), représente une rupture véritable. Bergson n’est pourtant pas, pour employer une épi­ thète nietzschéenne qui semble parfois lui être implicitement appliquée, un « contempteur du corps ». Certes Emmanuel Berl, l’un des rares témoins à avoir tenté de restituer la démarche cor­ porelle de Bergson137, le décrit essayant son habit de nouvel aca­ démicien, lequel accentuait sa raideur naturelle d’« oiseau », voire d’« insecte ». De fait, les portraits photographiques l’accentuent également, irréprochables poses appuyant sur la finesse des mains et la percée du regard, au détriment du mouve­ ment du corps rarement deviné. Le peintre Jacques Emile Blanche l’avait bien compris. Il avait insisté pour peindre succes­ sivement différentes poses de Bergson, et pour que celui-ci porte des vêtements de différentes couleurs : < Il a fait de moi trois portraits, afin d’exprimer en chacun d’eux un aspect different de mon visage, par exemple une fois le sourire, une autre fois le sérieux. Comme il aime les couleurs, il m’a demandé de mettre une cravate bleue, un gilet jaune foncé, et derrière moi des livres avec une reliure verte. »,3“

Bergson lui-même n’était-il pas allé jusqu’à « définir l’homme “un animal sportif’169 » ? L’escrimeur, le cavalier, voire le danseur, qu’il avait pu être140, et dont il a tiré les exemples mêmes qui illustrent la « logique du corps » dans son œuvre141, ne sont pas si loin, jusqu’en 1924. Raideur et souplesse paraissent bien être les catégories cardinales de cette logique, et la raideur des portraits, en académicien ou en professeur, ne permet pas de juger d’une souplesse plus discrète, précisément atteinte par la maladie. L’acte d’écrire, par exemple, comporte intrinsèque­ ment, dans la philosophie comme dans la vie de Bergson (qui ne dédaignait pas la graphologie et dont on sait qu’il s’était forgé une écriture)142, la dimension première du dessin des lettres par le mouvement de la main. Vers la fin de 1924, pour la première fois143, on voit Mme Bergson écrire à la place de son mari des lettres qu’il ne peut que malhabilement parapher. Bergson est atteint dans sa mobilité même, comme sa fille Jeanne l’est de son côté, depuis sa naissance, dans sa perception sensorielle. On ne peut s’empêcher de penser de nouveau à

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Matière et Mémoire, écrit au moment de la naissance de Jeanne Bergson : le système sensori-moteur du corps y était décrit comme la pointe par laquelle la conscience s’insère dans l’univers et en reçoit de la « nourriture », pour lui rendre des « actes »144. De fait, la maladie semble contraindre Bergson à un retrait sur soi. Cependant, l’erreur à éviter consisterait sans doute à faire de ce retrait un repli, et plus encore à faire naître une œuvre d’un tel repli. Des deux discontinuités que représentent la maladie du corps, et l’œuvre philosophique, la plus importante est peut être encore à venir. Sans doute est elle-même depuis déjà quelque temps en cours de préparation, se nourrissant des expériences, des rencontres, des lectures, qui relient à l’extériorité autant qu’à elle-même la méditation la plus personnelle. Si l’écart paraît s’être accru entre les actes et l’œuvre de Bergson, entre son image publique et le mouvement de sa pensée, ainsi qu’entre sa vie personnelle et sa signification historique, on ne peut savoir à l’avance s’il lui sera possible ou impossible de le combler.

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Les Deux Sources de la morale et de la religion dans la vie de Bergson

Venant après le long silence qui en traduisait la lente matura­ tion, la publication des Deux Sources de la morale et de la religion sera souvent ressentie en 1932 comme un acte brusque, capable de tout trancher. Bergson n’y ferait-il pas converger sa pensée philosophique, ses interrogations les plus intimes, et les problè­ mes les plus brûlants de son temps, non seulement moraux et religieux d’ailleurs, mais aussi (à travers les « remarques finales » du dernier chapitre) historiques et politiques ? Pourtant, loin d’exposer en public ses choix personnels, ou de répondre par des opinions personnelles à des questions publiques, Bergson ne pré­ tendra pas proposer autre chose qu’un livre, un livre comme les autres, ou du moins comme ses autres livres, un livre de philo­ sophie. Ce n’est pas qu’un livre de philosophie doive se couper de ces questions et de ces choix, les plus publics et les plus inti­ mes. Mais il ne peut les accepter tels quels, et oblige à les formu­ ler d’une manière nouvelle et inattendue, à partir du problème philosophique qui les sous-tend, qu’il s’efforce justement, tout à la fois, de poser et de résoudre. Quelle est donc l’unité de ce problème, de ce livre, de cette philosophie ? Comment tranche-t-elle sur l’attente qui la précède et sur les effets qui la suivent, dans une vie et une histoire auxquelles elle nous renvoie ? Ces questions n’ont rien d’abstrait : c’est même de la manière la plus singulière que l’œuvre philosophique et le temps vécu ou historique se recouperont ici. 205

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Déjà, Albert Thibaudet avait consacré aux problèmes moraux et religieux certains chapitres exploratoires (même si Henri Gouhier, en 1961, les juge encore « admirables »)' de son Bergsonisme. Nul n’était plus conscient, cependant, de leur caractère provi­ soire et hypothétique : « En ce qui concerne la question religieuse sa philosophie laisse la voie libre. [...] Le train qui s’y engagera n’est pas encore formé. Et ce que nous écrivons ici n'est destiné qu’à occuper, en attendant, nos loisirs sur le quai de la gare. »2 Quant à Jacques Che­ valier, c’est à la demande expresse de Bergson qu’il fut amené, en 1926, à préciser que le dernier chapitre de son Bergson (où cette philosophie était appliquée à des problèmes qui n’y avaient pas encore été traités) n’engageait que le commentateur'. L’une et l’autre démarche témoignent ainsi d’une même attente, de la part du large public intéressé au bergsonisme, attente à laquelle Bergson, avant et même après la publication de son livre, répon­ dra par cet aphorisme devenu célèbre : « On n’est jamais tenu de faire un livre. »4 Cette phrase, écrite en 1922, fut en effet main­ tenue en 1934, lors de la parution de La Pensée et le Mouvant, accompagnée d’une note5 qui l’expliquait sans l’annuler. C’est que cette réponse, loin d’être de circonstance, se trouvait au cœur même de la philosophie de Bergson, ou de sa conception des rapports entre la philosophie et la vie. Quant à la morale sur­ tout, l’attente des lecteurs de Bergson se heurtait ainsi à un prin­ cipe de méthode qui était aussi pour lui une règle de conduite, et qui avait donc une portée singulière à la fois pour sa doctrine et pour ses attitudes personnelles. Si Bergson entendait maintenir une séparation entre ses vues théoriques et leurs applications pratiques, c’est aussi parce qu’il séparait strictement les domaines de la philosophie entre eux, et se limitait, dans chacun de ses livres à un problème précis. Ainsi, ce qui avait surpris les lecteurs de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, en 1889, c’était peut-être moins une doctrine morale opposée à une autre, à travers une certaine conception de la liberté, qu’une théorie de la liberté, comme fait d’expérience, d’où Bergson ne tirait aucune conséquence explicite sur le plan moral ou éthique. Si Bergson pouvait même reprocher ironique­ ment à Kant son « scrupule moral », à cause duquel il avait « reconduit [la liberté] avec beaucoup d’égards dans le domaine des choses 206

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en soi »6, c’est qu’il voyait pour sa part dans l’acte libre une donnée psychologique, impliquant avant tout l’unité temporelle du moi et la durée, et indépendante de la réflexion morale pro­ prement dite. Celle-ci, qu’elle précède ou suive l’action, qu’elle prenne la forme de délibérations ou de jugements, manquerait et même masquerait la liberté, en projetant sur elle des représenta­ tions extérieures. Dès la parution de V Essai, cette conception s’était vu accusée d’irrationahsme radical, l’acte libre de Bergson étant comparé à un acte « gratuit » (tel celui du héros des Caves du Vatican, de Gide, qui pousse sans raison un passager par la porte d’un train)7. Pourtant, il s’agissait moins pour Bergson de savoir si la liberté pouvait prendre une signification morale, que de reporter l’étude de cette question, qui relève d’un autre domaine. Le philosophe, selon lui, ne peut ni construire ni inventer la morale, il doit attendre d’avoir étudié le domaine propre de l’expérience éthique de l’humanité, les actes par les­ quels la liberté se donne à elle-même un sens, d’ailleurs con­ fronté à tous les déterminismes de la vie et de la société. C’est aussi pourquoi, à côté des actes exceptionnels d’une liberté tem­ porelle et individuelle, Bergson, loin de les contester, conservait et même renforçait les exigences de l’action ordinaire, à la fois spatiale et sociale. Il est vrai que dans ses deux livres suivants, Matière et Mémoire et L'Évolution créatrice, Bergson avait paru inscrire la liberté dans l’univers matériel et dans la création de la vie ; mais c’était, une fois de plus, sans lui assigner de direction ou de contenu moral8. Certes, depuis L’Évolution créatrice, l’acte libre qui continue la tâche de création de la vie a pris une portée métaphysique et même virtuellement religieuse. Mais, comme pour sa portée morale, Bergson s’en était tenu, pour expliciter celle-ci, à une allusion énigmatique à un Dieu cosmologique dépourvu de toute dimension personnelle ou éthique9. De même, les contraintes de l’action et de la société ont reçu une justification tirée de la nature de l’espèce humaine. Mais si le philosophe, lorsqu’ü cons­ tate la liberté, ne peut en tirer de norme de vie ou d’action, de même, s’il décrit la servitude que la vie impose à l’humanité indi­ viduelle et sociale, il ne peut la condamner ; il doit se contenter, sinon de la justifier, du moins de la constater et de la respecter, comme dirait Descartes, « par provision ». La conciliation de la liberté individuelle avec les règles mora­ les et sociales paraît même si difficile qu’elle est punie, en cas 207

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d’échec, par l’effet de comique que décrit si finement, mais aussi si durement Bergson, dans son célèbre ouvrage sur Le Rire, paru sous forme d’articles, puis de livre, en 190010. On ne doit pas y voir seulement une fine étude psychologique du « mécanique plaqué sur le vivant », servie par une grande variété d’exemples : c’est le rôle social du nre comme châtiment des écarts individuels que Bergson y décrit aussi avec force * 1. Certes, Bergson y écnt aussi que « tout le sérieux de la vie lui vient de notre liberté »12, mais dès que celle-ci manque aux exigences vitales et sociales, elle devient comique et ridicule. Ainsi Bergson semble-t-il conduit, en vertu d’abord de sa méthode, non seulement à une doctrine de la liberté indépendante de tout jugement moral, mais aussi à un respect pragmatique des exigences de la vie et de la société. C’est ce qui expliquerait sa double attitude personnelle, défenseur irréductible de la liberté individuelle, mais aussi, de façon non moins intransigeante, de l’ordre social : la position très sévère qu’il avait prise comme membre du jury d’assises du département de la Seine, en 1913, en témoignait publiquement, dans un des rares écnts de Bergson publiés par la presse13. Berg­ son, pour expliquer une indulgence qui lui paraît excessive, notamment pour les « crimes passionnels », se livre à une « psy­ chologie du juré parisien ». La théorie exposée était proche de celle du Rire, puisqu’il faut selon lui refuser toute sympathie morale avec des accusés, qu’il ne faut pas considérer en tant qu’individus, mais à travers l’effet de leurs actions sur la société14. D’où un principe bien ambigu dans sa radicalité même : « Il n’y a nen de plus opposé à la justice que le sentiment. »1S La fonction du juge ou du juré, comme celle du rieur, se définit donc par son insensibilité morale, dont l’homme libre et le philosophe de la liberté sont pourtant, en tant que tels, dépositaires. L’attente d’une philosophie morale, de la part de Bergson, était donc doublement révélatrice : si celle-ci paraît bien consti­ tuer l’horizon de sa pensée, sa méthode lui interdit de la traiter avant de l’avoir étudiée comme un domaine parmi d’autres, et surtout d’en tirer une règle de vie privée ou publique. Jusque dans le livre de 1932, on retrouvera cette double attitude qui élève la philosophie au plus haut, car elle touche à l’absolu, et en même temps la limite, car elle ne l’atteint jamais que sur des points déterminés, de sorte que, plutôt qu’une construction du tout comme une idée, elle prétend être une rencontre, à chaque fois ponctuelle, avec le réel.

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Mais si l’impatience de ses lecteurs pouvait contredire les exi­ gences scientifiques de Bergson, elle traduisait aussi, bien sou­ vent, un nouvel enjeu. Il ne s’agissait plus seulement, en effet, comme chez Thibaudet ou Chevalier, d’apporter d’éventuels prolongements à une théorie philosophique. Les objections et les critiques adressées à Bergson sont de plus en plus significatives : à mesure qu’on approche des années 1930, elles passent le plus souvent du terrain de la théorie de la connaissance, ou même de la philosophie morale ou politique, vers celui de la responsabilité morale et politique de la philosophie. Peut-être s’agissait-il aussi de mesurer les ressources de cette philosophie pour répondre aux défis de son temps. Telle est ainsi la critique adressée à Bergson par les auteurs (proches notamment de la tradition kantienne) qui demandent à la philosophie une règle rationnelle capable de guider une cons­ cience morale, non seulement individuelle mais collective, non seulement dans une vie mais dans l’histoire. Il faut y voir comme un doute sur la possibilité, pour un sujet moral mais aussi pour un citoyen politique, de reprendre à son compte la liberté bergsomenne. Ainsi le philosophe Jean Nabert, en 1924, regrette-t-il dans L’Expérience intérieure de la liberté que, chez Bergson, « la vic­ toire de la causalité fibre [soit] trop complète » et « nous ôte tout espoir de faire collaborer [...] la liberté et la raison »16. Plus signi­ ficative encore est l’attitude de Léon Brunschvicg, qui domine alors l’enseignement universitaire, et dont l’œuvre est sans doute trop méconnue aujourd’hui. Brunschvicg accorde en effet à Bergson une place prééminente dans le deuxième tome de ses Progrès de la conscience, parus en 1927. L’intuition bergsomenne représente selon lui un affranchissement majeur, une « rupture décisive avec le xixc siècle »17. Il relève par ailleurs tous les jalons qui, depuis la doctrine de la liberté, font entrevoir chez Bergson une philosophie morale, du texte sur le « surhomme » de L’Évolution créatrice, à celui sur les « grands hommes de bien » de L’Énergie spirituelle. Il reproche pourtant à Bergson de ne pas donner à la conscience le moyen de tirer d’elle-même et de sa liberté la portée morale qui donnerait un sens à ses avancées théoriques et scientifiques. Il semble que faire participer la philo­ sophie de Bergson aux « progrès de la conscience » soit, pour ses contemporains, aussi fondamental que difficile. Rien n’est plus révélateur à cet égard que le nouveau tour pris par les objections de Julien Benda à l’encontre de Bergson.

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On sait que Benda avait consacré, depuis 1912, de nombreux et célèbres essais à dénoncer le « dynamisme » et « l’irrationalisme » de Bergson18. Mais cette polémique, plus importante peut-être qu’elle n’en a l’air, prend avec La Trahison des clercs, publié en 192719, un tour moral et politique. Certes, avant la réédition et surtout la Préface de 194620, où la critique de Bergson revien­ dra au premier plan, Bergson était moins exclusivement visé dans ce livre que dans les précédents : il y était associé en effet à la fois à Nietzsche et à Péguy, à Sorel ou même Maurras et Barres. Tous auraient trahi, au nom de leur pragmatisme, fut-il biolo­ gique et non politique, invoqué au nom de l’humanité et non d’une nation, la vocation des « clercs », c’est-à-dire leur dévoue­ ment nécessairement désintéressé à la vérité pure. Pourtant, c’est peut-être ce bref ouvrage, par son importance intrinsèque, qui a le plus marqué les rapports critiques entre Benda et Bergson pour la postérité. Un bref débat avec Gabriel Marcel dans la NRJF2', une plus vive et forte discussion de la part de Jean Prévost dans la revue Europe22, marquèrent bien l’importance de l’enjeu. Prévost constate avec Alfred Jarry, lui-même ancien élève de Bergson, que ce qui manque à ce dernier, ce n’est pas l’intellectualité pure, mais au contraire « cette bonne gidouille w23 ; il en appelle en outre à Bergson, pour le distinguer de ses disciples : « La vraie, la belle attitude du chef du bergsonisme aurait dû être de foudroyer, de renier continuellement ses disciples. [...] Injustes contre Matière et Mémoire, les critiques de M. Benda redeviennent justes contre le bergsonisme tel qu’il a été. »24 Mais il n’y eut pas de réponse explicite du côté de Bergson lui-même. Lorsqu’un de ses amis avait pris sa défense contre le même auteur, en 1913, n’avait-il pas été jusqu’à confier à un autre ami, que c’était « faire à Benda un honneur qu’il ne méritait pas. Le mieux [étant] de passer des livres de ce genre sous silence »25 ? N’y a-t-il pas pourtant dans un tel débat, de plus en plus vivement exprimé sur la place publique, un réel enjeu de fond ? A ces objections, désormais indissociablement d’ordre théo­ rique et pratique, formulées dans un contexte de plus en plus tendu, s’ajoute en tout cas une série de critiques plus directement politiques, même si elles s’appuient encore sur des aspects philo­ sophiques de l’œuvre de Bergson. C’est le cas avant tout du livre que Georges Politzer publie en 1929 sous le pseudonyme (anti­ clérical par excellence) de François Arouet, et qui s’intitule : La Fin d’une parade philosophique, le Bergsonisme26. La portée histo­ 210

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rique de ce pamphlet vient d’abord de ce qu’il témoigne, dès sa parution, d’un changement brutal d’appréciation de la philo­ sophie de Bergson, notamment parmi une nouvelle génération d’universitaires et de philosophes. Certes, dans les Chiens de garde de Paul Nizan, paru peu après27, et qui va dans le même sens, ce n’est pas le seul Bergson qui est soumis à une critique brutale (c’est avant tout Brunschvicg lui-même qui était visé). Toujours est-il que les affinités bergsoniennes se font bien discrètes au sein, par exemple, de la fameuse promotion de 1925-1928 de l’École normale supérieure, répondant à cinquante ans de distance à celle de 1878, qui avait compris Bergson lui-même ainsi que Dur­ kheim et Jaurès. Jean-Paul Sartre entreprendra bientôt une cri­ tique de la doctrine de Bergson28, appuyée sur la phénoméno­ logie de Husserl, qui lui paraîtra non seulement la contredire, mais la rendre périmée ou inutile. Simone Weil mènera son propre refus jusqu’au cœur de ses choix moraux et religieux, qui ne sont proches qu’en apparence de ceux de Bergson luimême29. Il n’est peut-être que Raymond Aron30 et Georges Canguilhem31 (ce n’est certes pas rien !), pour continuer chacun de leur côté, dans des domaines éloignés d’ailleurs de la philo­ sophie « pure », et sans être le moins du monde de simples disci­ ples, à tirer des enseignements du bergsonisme. Jean Hyppolite32 et Maurice Merleau-Ponty33 en feront bientôt autant. Quoi qu’il en soit, écrit par un fougueux philosophe informé de la psychologie la plus récente, à l’avant-garde du combat mené par un groupe de jeunes auteurs au nom du concret, et bientôt figure de proue des universités ouvrières du parti com­ muniste, le livre de Politzer a en lui-même une double portée. Sur un plan philosophique, il s’en prend d’abord, au nom de sa propre « psychologie concrète » à l’abstraction qui caractériserait encore la psychologie et la métaphysique de Bergson. Mais sur­ tout, il marque un nouveau pas dans la polémique, en entrant (à travers la critique des discours de guerre notamment) dans le domaine directement politique, et en faisant des liens supposés de Bergson avec les institutions sociales ou ecclésiastiques la vérité cachée de sa philosophie elle-même. Tel est le contenu du quatrième et dernier chapitre du livre, dont Politzer recom­ mande sarcastiquement la lecture à Bergson lui-même (dans un envoi dédicacé)34 !, et qui est ainsi un précieux témoignage sur la rhétorique de l’époque. Il témoigne tout autant, d’ailleurs, du déchirement interne de son auteur, encore théoricien et philo­ 211

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sophe à ce moment précis, mais prêt à basculer dans la seule action politique, qui le conduira dans les circonstances tragiques de la guerre à être fusillé sur le mont Valérien. L’activité de Politzer dans la résistance ajoutera rétrospectivement comme une ombre portée, d’une guerre sur l’autre, sur sa critique de Berg­ son, laquelle y gagna en prestige, mais y perdit peut-être en portée. Ainsi le débat sur le « concret » représentait-il un véri­ table enjeu de fond, entre psychologie et métaphysique. Mais de sa critique, Politzer cherche surtout des conséquences politiques, et en revient à l’absence d’une doctrine morale : « Toute la vie [de Bergson] comme les indications qu’il a données de sa morale, qui n’est pas encore née et ne naîtra jamais, nous permettent de comprendre qu’il s’est donné intégralement aux valeurs bourgeoises. [...] Le concret et la vie sont donc [sic] d’une nature tellement extraordinaires qu’on peut [...] se comporter dans toutes les afiaires qui regardent le concret et la vie comme si l’on n’en avait pas la moindre notion, et comme si l’on n’avait pas pour eux le moindre sentiment ? »?5

Ainsi les silences de Bergson, même s’ils étaient dus à une méthode philosophique rigoureuse en elle-même, sont-ils de plus en plus noyés dans les assourdissantes ambiguïtés des débats de l’époque. A l’écho que rencontre ainsi sa philosophie s’ajoute, qui plus est, l’image que l’on se fait de sa vie et de son chemine­ ment personnel lui-même. C’est le livre de Jacques Chevalier, paru en 1926, qui cons­ titue à cet égard un jalon privilégié, puisqu’il s’ouvre sur deux chapitres à caractère biographique36, dont Bergson a pu non seu­ lement prendre connaissance, mais aussi contrôler le contenu37, et qu’il ira jusqu’à présenter plus tard comme la base autorisée de toute biographie le concernant38. Suivant les exigences expresses de Bergson, l’auteur s’en tient donc aux étapes marquantes de la carrière universitaire et de l’œuvre philosophique de Bergson. Mais, au-delà de toute révélation biographique concrète, il n’en reconstitue pas moins un cheminement de pensée, qu’il situe dans une histoire intellectuelle et même politique, où il n’hésite pas à prendre parti. Tout se passe dès lors comme si la réserve imposée par Bergson à son biographe se retournait contre lui : le contraste devient frappant entre deux faces de la vie de Bergson, sa carrière académique, voire officielle, d’un côté, et son évolu­ tion spirituelle ou intérieure supposée, de l’autre, doublement présentées en modèle, et offertes ainsi à la louange ou à la cri­ tique. Dans le contexte existentialiste, Manuel de Diéguez résu­

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mera une impression fréquente en écrivant que Bergson a vécu « entre l’institut et le Collège de France, sous une pluie de fleurs et de doctorats honoris causa »39. Par contraste, l’esquisse biogra­ phique de Chevalier, qu’il complétera plus tard par un « Com­ ment Bergson a trouvé Dieu »4Ü, ne pouvait qu’accentuer l’image d’un Bergson replié sur lui-même. Seule peut-être la publication des Deux Sources pourra bousculer cette double image, de plus en plus reçue, de Bergson. Un nouvel honneur, sinon un couronnement, s’ajoute en tout cas aux dignités dont Bergson est titulaire : le prix Nobel de littérature lui est décerné en 1928, au titre de l’année 1927 (le prix ayant été « réservé » l’année précédente)41. Cette récom­ pense atteste de sa célébrité mondiale, soutenue d’ailleurs par une influence profonde et ancienne dans les pays Scandinaves, due à des traducteurs ou disciples fidèles, tels Ruhe ou Landquist, ou à des amitiés personnelles, ainsi avec l’évêque Sôderblom42 : la can­ didature de Bergson était présentée, par des savants ou écrivains de tous pays, depuis 1912 ! Bergson ne pourra pas se rendre luimême en Suède pour recevoir le prix, sa santé l’en empêchant, et son bref discours de remerciement sera lu, en son absence, par l’ambassadeur de France à Stockholm. Il faut insister, néanmoins, sur le sens de cette nouvelle marque de reconnaissance. Refuser le prix Nobel, comme le fera plus tard Jean-Paul Sartre, est certes un geste inimaginable au moment où Bergson se le voit décerner. Mais même si cela n’avait pas été le cas, il n’en aurait rien fait. Quelle était donc la relation de Bergson aux hon­ neurs multiples qui ont émaillé sa vie et sa carrière ? Du Con­ cours général des lycées au pnx Nobel, en passant par l’Académie française, la Grand-Croix et le Conseil de l’ordre de la Légion d’honneur, où il vient d’être nommé, là encore in absentia (mal­ gré le tableau fictif qui le montre décoré en grande pompe)43, l’image si fisse de son parfait cursus honorant traduit-elle une prise de position sociale ou morale particulière ? Faut-il y voir, comme certains n’ont pas manqué de le faire, un effort singulier d’assimilation, ou une demande de reconnaissance, vis-à-vis de la société française ? Sans doute Bergson, sans y attacher de valeur morale, soutiendrait-il l’utilité sociale de telles « distinctions ». Sa pratique des honneurs semble illustrer sa philosophie « élitiste » de l’éducation : récompenser des individus triés sur le volet, lier la science et les « lettres », représenter la France. Mais les choix libres de l’individu, « l’idée du bonheur et de l’honneur » qu ils 213

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représentent (selon l’expression de son premier livre)44, le contenu philosophique de l’œuvre, tout cela l’emporte chez lui sur les institutions. On le verra au moment le plus sombre. Un second aspect doit être souligné. Il n’existe pas, en effet, de prix Nobel « de philosophie », et les philosophes distingués par l’Académie suédoise l’ont toujours été au titre de la « littéra­ ture ». Dans le cas de Bergson, cependant, cette précision accentue une ambiguïté déjà ancienne. Depuis V Essai sur les don­ nées immédiates de la conscience, en effet, et jusqu’aux Deux Sources de la morale et de la religion, les lecteurs de Bergson ont toujours fait valoir l’aspect littéraire de son « style », la beauté de ses expressions et notamment de ses images, etc. Dans l’exposé des motivations de l’académie Nobel, il est même indiqué que, quelle que soit la vérité de sa philosophie ou la compréhension qu’on puisse en avoir, elle fera toujours du moins une « impres­ sion esthétique »45 sur son lecteur. Or, que l’on se serve d’une telle analyse pour louer ou critiquer l’œuvre de Bergson (comme Politzer n’y a pas manqué)46, elle repose sans doute sur un pro­ fond malentendu. En effet, aussi inimitable soit-il, le style de Bergson, avec ses images, avec sa fameuse « fluidité », n’est pas séparable pour autant du contenu même de sa pensée et du mouvement de son argumentation. Lorsque Bergson parle du travail de l’écrivain, lorsqu’il évoque ce travail comme l’activité esthétique que doit en effet au minimum pratiquer le philosophe, ce n’est pas aux images et à leur beauté expressive qu’il renvoie, mais au travail de « composition » d’un livre47. Seule cette composition d’en­ semble permet à la fluidité de l’expression et aux « images » de participer à une démonstration. Ce travail n’est pas pour autant, selon Bergson, la structuration d’un système abstrait ; il doit au contraire confirmer une « loi qu’[il tient] pour générale » dans un texte trop méconnu, et essentiel : « à savoir que les idées réellement viables, en philosophie, sont celles qui ont été vécues d’abord par leur auteur — vécues, c’est-à-dire appliquées par lui, tous les jours, à un travail qu’il aime, et modelées par lui, à la longue, sur cette technique particulière »4K.

Mais justement, une philosophie « vécue », ce n’est donc pas pour Bergson, comme une idée trop courante pourrait le faire croire, une expression immédiate de soi, une confession bien écrite : c’est une philosophie qui se lie au contraire à l’expression

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comme à un travail et à une œuvre, et sans doute l’écriture d’un livre, pour Bergson, en était-elle l’exercice réel. Tel serait, dès lors, l’écrivain récompensé par le prix Nobel de littérature, l’écrivain en train, au même moment, de composer son dernier ouvrage. Mais quel sens Bergson attribue-t-il lui-même à ce prix ? Le discours de remerciement qui est lu à Stockholm le 10 décembre 1928, est un nouveau jalon vers certaines des thèses qui seront exposées dans le livre de 1932. Remerciant en tant qu’ « écrivain français », Bergson fait pourtant du prix Nobel, par son double caractère « idéaliste et international », une incarnation de la « société des esprits ». Il « implique que le monde civilisé tout entier est envisagé, d’un point de vue purement intellectuel, comme constituant une seule et même république des esprits »49. N’est-ce pas là le point de vue d’un « clerc », s’arrachant à toute passion pragmatique ou nationale, au sens de Julien Benda ? Bergson n’ajoute-t-il pas que « le problème politique par excel­ lence est celui de l’éducation » ? C’est la réflexion sur l’écart entre le « développement de l’outillage social » et 1’ « effort spiri­ tuel correspondant », entre le « corps » et 1’ « âme » de l’huma­ nité, qui annonce alors le thème sur lequel s’achèveront Les Deux Sources... Certes, Bergson n’indique pas encore par quels moyens pourrait intervenir ce qu’il appellera plus tard le « supplé­ ment d’âme » : est-ce la coopération intellectuelle entre les esprits, est-ce l’éducation internationale, est-ce plutôt un ressourcement moral et religieux, voire une expérience mystique renouvelée ? Entre la première hypothèse, que semble plutôt appeler ce discours, et la seconde, qui semblera privilégiée par le livre de 1932, il y aura précisément l’achèvement de celui-ci. Quoi qu’il en soit, le problème est désormais publiquement posé, dans une circonstance solennelle qui plus est, et Bergson s’oblige en quelque sorte par avance à le résoudre. Le prix Nobel est l’occasion, dans la réception publique de Bergson et du bergsonisme, d’une sorte de mise à plat. La plupart des grands journaux français (et étrangers, plus succinctement) consacrent de longs commentaires à l’événement. La parution la plus représentative à cet égard consiste peut-être dans le numéro spécial du 15 décembre 1928 des Nouvelles littéraires, dirigées par Frédéric Lefèvre : il illustre à la fois les aspects mondains, philo­ sophiques, religieux, l’influence sur une génération qu évoque alors le nom de Bergson. Essayons de décrire sa première page, si

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représentative : de gauche à droite, autour d’un portrait central de Bergson, une étude de sa place « dans l’histoire de la philo­ sophie » par Léon Brunschvicg, un texte ému sur « la renommée de Bergson » par Anna de Noailles, moins mondain cependant qu’il peut en avoir l’air, puis un texte sur les relations entre cette philosophie et le catholicisme, du père Sertillanges, répondant par avance au titre de son opuscule si ambigu de 1941 « Lumières et Périls du bergsonisme jj50 (dont se moquera à demi-mot MerleauPonty)51, en dessous encore, de gauche à droite à nouveau : la science, avec Emile Meyerson, des souvenirs de « Bergson à l’École normale » par son aîné Lucien Lévy-Bruhl qui n’hésite pas à l’appeler « le prince des philosophes », et enfin le début d’un bel article de Thibaudet sur le « style intérieur » de Bergson, bien approprié au prix Nobel de Littérature. Les pages intérieures du numéro apportent des hommages complémentaires, venus de France et du monde entier : mais quoi de plus représentatif que cette « une », dans toute sa diversité, voire ses tensions virtuelles ! On pourrait voir dans le Bergson52 que publie, en 1931, le jeune Vladimir Jankélévitch (dont c’est le premier livre), une semblable remise à plat, dans le domaine proprement philoso­ phique. Certes Jankélévitch commence en quelques mots par justifier ironiquement son entrepose même : « Qu’y pouvonsnous ? Ce n’est pas notre faute si une grande familiarité avec le bergsonisme multiplie les raisons qu’on a de l’admirer. »53 Mais il ne s’agit pas d’une défense externe d’un système : son livre se présente bien comme une étude interne de la philosophie de Bergson, notamment de ses enjeux de méthode (à travers la « cri­ tique des idées négatives »). Sans donc s’embarrasser de justifier le bergsonisme, Jankélévitch en relance la portée proprement phi­ losophique : ce n’est pas un hasard si Bergson lui-même en a d’emblée reconnu les analyses54, si Canguilhem le présente avec celui de Thibaudet comme l’un des deux ouvrages de référence sur l’œuvre de Bergson55, si aujourd’hui encore il remplit cette indispensable fonction. Comme celui de Thibaudet, la première version du livre de Jankélévitch frappe à la fois par son élan et sa précision (malgré la revendication parfois excessive d’une validité scientifique du bergsonisme), par sa fidélité au texte et par ses surprises (les rapprochements avec Spinoza, l’anticipation par­ tielle de 1’ « Introduction » à La Pensée et le Mouvant...), par l’exi­ gence personnelle qui l’anime aussi bien que par son refiis d’aller au-delà des textes mêmes de Bergson.

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Ce n’est pas dans ce livre, en tout cas, que l’on pouvait trou­ ver une anticipation prématurée de la philosophie morale et reli­ gieuse de Bergson, même si Jankélévitch devait être l’un des pre­ miers à consacrer un compte rendu aux Deux Sources, dans la Revue de métaphysique et de morale. On le voit bien à présent : audelà de toute position préalable du problème dans l’œuvre de Bergson, au-delà de la place de Bergson lui-même dans la vie intellectuelle de son temps, c’est aux Deux Sources de la morale et de la religion elles-mêmes qu’il faut en venir. Ce ne sera pas pour autant, loin de là, quitter la vie de leur auteur.

On comprend la portée du dernier grand livre de Bergson à la force des formules qui l’émaillent, notamment de celles qui résument chacun de ses quatre chapitres. C’est d’abord une théorie générale de la morale : « Disons pour conclure que toute morale, pression ou aspiration, est d’essence biologique. »56 Puis, au terme d’un parcours de toute l’histoire des religions, ou en tout cas de la « religion statique », la fonction vitale de celle-ci se résume en une image, sereine, mais immuable : « A un dieu, qui regarderait d’en haut, le tout paraî­ trait indivisible, comme la confiance des fleurs qui s’ouvrent au printemps. »57 Quel contraste avec l’image sur laquelle s’achèvera l’étude de la « religion dynamique », et son ton prophétique : « L’écorce sautera, si le vieil arbre se gonfle sous une nouvelle poussée de sève ! »58 La dernière phrase du livre s’adressera pourtant à l’humanité qui résiste, ou du moins hésite, devant cette espérance : « À elle de se demander [...] si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux. »39 Impossible de s’y tromper : c’est un parcours d’ensemble qui est ici proposé. Il s’ouvre sur « ce qu’il y a de plus ancien dans la mémoire de chacun de nous comme dans celle de l’humanité »6Ü, qui nous fie toujours à notre nature, et se referme sur cet appel lancé, en 1932, à une espèce qui serait encore capable, malgré cette nature, de prendre en charge son histoire. Entre ces deux extrêmes, on trouvera les chapitres sur la religion « statique » et « dynamique », ce dernier formant en quelque sorte le cœur du livre, son point d’équilibre et de basculement, où se remet enjeu 217

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l’ensemble de la philosophie de Bergson. On ne pourra donc pas être surpris de l’ampleur du débat qui suivra cette publication : Les Deux Sources de la morale et de la religion, traité philosophique, vise (et atteint sans doute) un effet historique ou du moins public. Mais il faut en comprendre d’abord le contenu et le sens intérieurs. Le titre même du livre semble donner raison à certaines des critiques adressées à Bergson avant sa parution. Pourquoi lier ainsi le moral et le religieux, ou la morale et la religion ? Peutêtre n’est-ce pas seulement le moral qui sera aspiré par le reli­ gieux, mais la religion qui aura aussi, voire avant tout, un sens moral. Mais alors, pourquoi faire surgir la morale et la religion de deux « sources », certes distinctes, mais toutes deux rattachées à « la vie », au risque de donner raison à ceux pour qui la philo­ sophie de Bergson serait un biologisme réducteur ? C’est pourtant en ce point qu’il faut se placer d’emblée, pour comprendre ce qui est désormais pour Bergson « le problème religieux », ou plutôt le problème auquel la religion (comme fait psychologique et sociologique) a justement pour fonction de répondre. « La religion est ce qui doit combler, chez les êtres doués de réflexion, un déficit éventuel de l’attachement à la vie »61 : telle est la définition qui, au carrefour des deux chapitres centraux, donne l’unité du phénomène religieux, avant de conduire à son dédoublement. Qu’est-ce donc que la religion, en général, selon Bergson ? C’est en quelque sorte la contrepartie de l’intelligence qui définit l’humanité comme espèce. Si l’intelligence éloigne l’homme de la vie, par des représentations réflexives qui lui montrent les difficultés de la vie et la possibilité de la mort, la religion en revanche, par ses représentations imagi­ naires, par des fables qui ont un pouvoir contraignant, l’y ramè­ nerait donc. Elle qui surprenait, au début du deuxième chapitre, celui qui « a commencé par définir l’homme un être intelli­ gent »62 (c’est-à-dire l’auteur de L'Évolution créatrice), loin de con­ tredire seulement la raison de l’homme, la compléterait mainte­ nant, par une sorte de ruse de l’élan vital. Paradoxalement, c’est parce que l’homme se définit d’abord par son intelligence que la religion serait d’abord pure superstition compensatoire, illusion vitale, fable correctrice, « instinct virtuel », dont la philosophie n’aurait à faire que la généalogie extérieure. Elle vient résoudre le problème anthropologique, c’est-à-dire, plus que le problème posé à l’homme par son existence, le problème posé à la vie par

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l’homme, ou encore, plus précisément : le problème que l'homme pose à la vie quand la vie devient un problème pour l'homme. Mais Bergson ajoute alors : « Il est vrai qu’on aperçoit tout de suite une autre solution possible du problème. »63 C’est cette « autre solution possible » qui va introduire l’expérience mys­ tique dans la philosophie de Bergson et qui va en bouleverser profondément la structure. Elle pourra alors donner sens à l’humanité, non seulement de l’extérieur mais aussi de l’inté­ rieur : c’est pourquoi, à la fleur qu’un dieu voyait éclore de haut, succédera l’éclatement interne de l’arbre. Mais quelle est donc cette expérience qui se trouve au centre du nouveau livre de Bergson et, par là même, de la vie de son auteur et des débats de son temps ? Comment est-elle introduite ? L’expérience mystique est en quelque sorte étudiée d’un triple point de vue par Bergson. Elle est tout d’abord présentée comme une hypothèse pour résoudre le problème religieux : elle est donc, à cet égard, déduite par le philosophe et décrite par le psychologue. Mais, muni de cette hypothèse, le philosophe se fait ensuite historien, il recherche dans l’histoire les expériences qui correspondent à ce modèle : cette enquête culmine alors dans l’expénence des « grands mystiques chrétiens », elle-même soustendue par le commencement, ou l’origine, que représente pour Bergson le Christ. Enfin, le philosophe reprend la parole, pour démontrer, à partir de cette expérience mystique, les vérités métaphysiques qui lui importent, sur la nature de Dieu, la destina­ tion de l’homme, la survie de l’âme. La situation où Bergson semble se placer n’est-elle pas presque intenable ? Il n’est pas un pur psychologue du mysti­ cisme, comme avaient pu l’être son ami William James ou son disciple Henri Delacroix64, puisqu’il incarne la description géné­ rale du mystique dans une expérience historique et religieuse particulière. Il n’est pas non plus, cependant, un pur historien des religions, comme son collègue au Collège de France, Alfred Loisy, ou comme son lecteur Jean Baruzi63, puisque son enquête historique est précédée par un modèle a prion déduit de sa philo­ sophie, et suivie par des conséquences métaphysiques qui doivent concorder avec elle. Il n’est pas pour autant un pur philosophe, ou plutôt il n’attend pas la solution du problème de sa seule phi­ losophie, puisque la principale nouveauté qu’il revendique pour son livre consiste à s’appuyer sur l’expérience d’individus pri­ vilégiés, que le philosophe ne peut qu’écouter et interpréter.

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Bergson n’est pas enfin dans la position d’un croyant ou d’un théologien, puisqu’il n’interprète l’expérience mystique, chré­ tienne notamment, qu’à la lumière de la raison et de la philo­ sophie, et non pas du dogme ou de la révélation. La force de cette réflexion, on le sent bien, vient précisément de la singula­ rité de son point de vue, et même de ce qu’il ne se réduit à aucun autre, tout en laissant chacun d’eux ouvert : malgré les malentendus qui suivront avec eux tous, Bergson libère plutôt qu’il n’exclut les travaux du psychologue ou de l’historien, les recherches du philosophe ou du théologien, les choix de la cons­ cience individuelle. Mais on ne peut se contenter ici de comprendre la médita­ tion de Bergson par ce qu’elle n’est pas. Un changement de ton insensible et brusque s’opère dans l’écriture même du livre, qui traduit la transfiguration de son objet et de sa portée. C’est ici que tout se joue. Tout se passe en effet comme si ce changement de ton s’opérait en Bergson malgré lui, resté philosophe, et s’insérant pourtant à l’intérieur de l’expérience qu’il décrit, tout comme le sujet de cette expérience, de son côté, introduit simplement pour résoudre un « problème » théorique, se trouve rencontrer par surcroît ce qui fait de lui un « mystique ». A titre de simple hypo­ thèse, Bergson propose en effet que l’homme tente, pour dépas­ ser les doutes de l’intelligence, d’utiliser la « frange d’intuition » qui le définit aussi, et remonte par elle aux sources de la vie : « Pourquoi l’homme ne retrouverait-ii pas la confiance qui lui manque, ou que la réflexion a pu ébranler, en remontant, pour reprendre de l’élan, dans la direction d’où l’élan était venu ? »66 C’est encore le philosophe de la vie qui parle. Mais, dans la même page, cette hypothèse change aussitôt de sens, bascule de l’intérieur : le contact d’« une âme capable et digne de cet effort » avec le principe de la vie se découvre contact avec « un être » qui sera bientôt une « personne » ; la confiance qui en résulte est bien plus encore : un « amour », qui s’adresse à la vie entière, et unifie en particulier l’humanité elle-même ; enfin, son effet n’est plus seulement une « fable » rassurant l’homme, mais une « action » qui donne à l’humanité un sens moral et une visée historique. Tel serait donc le sens de l’expérience mystique dans le berg­ sonisme. Bergson emploie presque involontairement, pour la décrire, un vocabulaire déjà religieux. De fait, il peut justifier par

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une fonction biologique commune l’emploi du même mot de « religion » pour désigner à la fois cette expérience transcendante et la fabulation qui était immanente à la nature de l’homme. Pourtant, ce qui s’est produit est tout autre chose : c’est la possi­ bilité pour l’homme de dépasser sa condition pour mieux la rejoindre. L’individu privilégié (dont on ne sait d’ailleurs pas si le pnvilège est effort ou grâce67, ou les deux) n’entre en effet en contact avec le principe de la vie que pour retourner dans l’histoire de l’humanité, il ne dépasse la condition humaine, d’abord inflexible, que pour tenter en retour d’en infléchir l’histoire. Paradoxalement, c’est avec le mysticisme que l’huma­ nité prendrait, non seulement métaphysiquement, mais morale­ ment et même politiquement conscience de soi. Mais Bergson reste ou redevient aussitôt philosophe : la des­ cription psychologique ne peut lui fournir qu’un critère général du mysticisme, qui attend son contenu précis d’une vérification effective, historique. Précisément, n’y a-t-il pas là un cercle vicieux ? Bergson n’a-t-il pas défini le mysticisme avec en tête une expérience historique particulière, dont il soutiendra ensuite qu’elle illustre sa définition philosophique ? Tout n’est-il pas joué ? Cette impression est accentuée par la manière (aussitôt con­ troversée) dont l’expérience chrétienne, seul exemple selon Bergson de « mysticisme complet », est précédée dans l’histoire par des « tentatives »68 que seraient les « mystères » grecs, l’hin­ douisme, le bouddhisme et, en un sens un peu différent, le judaïsme. Certes, Bergson précise qu’il n’y a là des « tentatives » que pour le philosophe, qui pose un résultat et se retourne en arrière pour en observer les conditions69. Mais pourquoi ce résul­ tat est-il posé tout d’abord, et en même temps décrit comme un achèvement ? N’est-il pas trop simple de retrouver chez les « grands mystiques chrétiens » toutes les caractéristiques d’abord déduites par le philosophe ? Ces dernières s’enrichissent certes au contact des discours tenus par les mystiques, et leur empruntent leur vocabulaire : la participation au principe devient extase, « nuit obscure » (comme chez Jean de la Croix), puis action sura­ bondante ; l’amour devient amour d’un homme pour Dieu, de Dieu « pour les hommes », puis, à travers Dieu, du mystique luimême pour les autres hommes ; enfin l’action morale devient un effort quasi révolutionnaire pour « rénover » et transformer radi­ calement la société, en utilisant l’organisation politique, les

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inventions techniques, et même les institutions de la religion « statique ». Mais si l’on retrouve ainsi toutes les données du pro­ blème moral et religieux, historique et politique, n’est-ce pas jus­ tement parce qu’on s’est donné d’abord l’adéquation du modèle philosophique et d’une expénence historique particulière ? Bergson reconnaît ce cercle : « Mysticisme et christianisme se conditionnent donc l’un l’autre, indéfiniment. »70 Tout se passe même comme si ce cercle faisait preuve pour lui. Il faut pour­ tant en sortir. De fait, Bergson continue : « Il faut pourtant bien qu’il y ait eu un commencement. Par le fait, à l’origine du christianisme, il y a le Christ. »71 On pourrait alors s’attendre à ce que Bergson analyse de près les « divines paroles » qu’il retient comme témoignage premier et absolu de la convergence entre philosophie et histoire. Il n’en est nen. Comment le comprendre ? Il n’y a pas eu pour Bergson coïncidence directe entre son intuition philosophique et le témoignage du Christ : c’est à tra­ vers les grands mystiques, dans leur multiplicité, qu’il a été reconduit à cette origine. Tout se passe comme si Bergson avait été arrêté par la convergence des grands mystiques chrétiens, non seulement avec sa propre philosophie, mais aussi (et surtout) entre eux et dans l’histoire72. La diversité de ces actes et de ces témoignages représenterait alors une médiation et une garantie suffisantes. C’est par elle-même qu’elle renverrait à l’unité d’un commencement absolu, aussitôt éprouvé comme tel, selon le philosophe, à la lecture des Évangiles. Inversement, le sens de l’origine (dont est brutalement écartée toute discussion, théolo­ gique, critique ou autre) repose tout entier dans la diversité et la fécondité de l’histoire qu’elle aura ouverte. On comprend pour­ quoi il n’a cessé lui-même de le dire : c’est bien par la lecture des mystiques que Bergson serait arrivé à une philosophie morale et religieuse, voire, sur un autre plan (qui reste rigoureusement dis­ tinct et laisse chaque conscience libre de ses choix), à ce qu’il appellera une « adhésion morale » et à une croyance personnelle. Ajoutons encore une remarque. On doit en effet dire un mot, dès maintenant, de ce qui don­ nera lieu à l’une des plus vives controverses qui entoureront ces analyses de Bergson : à savoir la place qu’il attribue au judaïsme. Avant d’aborder sur ce point ses actes personnels, il importe en effet de méditer la page consacrée aux « prophètes d’Israël »73, située non pas avant mais après l’apparition du « Christ des Évan­

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giles ». Bergson ne place pas en effet la religion juive parmi les anticipations du mysticisme chrétien en tant que tel : si les mys­ tères d’Eleusis ou le bouddhisme ont à cet égard une originalité et une importance certaines, il ne paraît pas en être de même pour les mystiques juifs, fut-ce pour ceux dont Bergson était le descendant direct (les hassidim de Pologne). La place du judaïsme est à part : elle n’est pas du côté de la métaphysique, mais de la morale, et plus précisément de la justice, voire de la « passion de la justice » ; son sens n’est pas du côté de la kabbale, mais des prophètes. Ceux-ci sont certes critiqués par Bergson, pour des raisons d’ailleurs contraires entre elles : d’un côté le judaïsme reste selon lui une « religion nationale », de l’autre « entre Israël et son Dieu il n'y avait pas assez d'intimité ». Mais ils ont ouvert la voie dans la direction de l’action, de l’invention d’une justice ouverte dans l’histoire, qui découlera du mysticisme com­ plet. C’est donc, selon Bergson, en des sens différents que le christianisme doit « accomplir » (comme il le dira jusque dans son Testament)74 le mysticisme antique d’une part, le judaïsme pro­ phétique de l’autre. Sur ce point vif comme sur bien d’autres, on pressent les débats que put susciter une telle doctrine. Mais justement, quelles conséquences théoriques et pratiques Bergson peut-il tirer de sa rencontre philosophique et historique avec les mystiques ? Il apparaît d’emblée que l’expérience mys­ tique, loin d’être seulement pour lui le secret le plus intime d’une conscience, a au contraire la portée la plus large et publique sur tous les plans, que son rôle de philosophe serait de manifester. Mais peut-on pour autant tout en déduire, le sens de la vie et de l’histoire, la raison d’être de l’homme et la norme de son action ? La singularité de Bergson reste la même, elle est, comme il le répétera avec une insistance significative, dans sa méthode : d’une certaine façon, l’essentiel est dit, le domaine moral, métaphysique, religieux, repose tout entier sur la fine pointe du mysticisme, surgie à l’extrême limite de la philosophie de la vie, et à l’issue d’expériences fondamentales dans l’histoire de l’humanité. Mais « tout », c’est-à-dire une métaphysique, une morale, une religion, une philosophie de l’histoire, ne s’en déduit pas pour autant. Loin de construire sur l’expérience mys­ tique un système du monde, Bergson en répartit et en limite en quelque sorte les conséquences sur des plans différents et autono­ mes, qu’il s’agisse de la théorie métaphysique ou morale, de la pratique politique ou historique de l’humanité. C’est ce que

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reflète la structure même du livre de 1932, dont l’ambition n’a d’égale que la modestie, dont l’audace n’a d’égale que la retenue, et qui suscitera, dans un sens ou dans l’autre, dans l’éloge ou dans la critique, aussi bien les enthousiasmes que les déceptions. Il en est ainsi quant aux enseignements proprement métaphy­ siques que Bergson entend tirer d’abord du mysticisme, qui comportent surtout une part critique, tournée contre le « Dieu des philosophes ». Lorsque l’expénence mystique livre à Bergson une « indication » positive sur la nature de Dieu ou sur la destina­ tion de l’homme, elle est bien laconique : « Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout l’apport du mysticisme est là »75 ; ou encore : « Dieu a besoin de nous, comme nous avons besoin de Dieu. Pourquoi Dieu aurait-il besoin de nous, smon pour nous aimer ? Telle sera bien la conclusion du philosophe qui s’attache à l’expénence mystique. »76 Quant aux problèmes traditionnels, qu’il s’agisse du mal ou de l’immortalité, aussi vitaux soient-ils, le mystique se définit justement par le fait qu’ils ne se posent pas pour lui. Il reste donc au philosophe à en traiter en quelques lignes d’une densité énigmatique, loin de toute « réponse » simple aux questions qui lui seraient adressées par des lecteurs pressés. Ainsi, quant au mal, Bergson nous propose-t-il, d’un côté, un optimisme « empirique », appuyé sur l’élan vital et sur la joie parfaite des mystiques, mais nous remet aussi en face de sa « terrible réalité », exprimée en une phrase (qui évoque d’ailleurs pour lui des expériences proches, dans la famille de son épouse notamment)77. Ou encore, on trouvera, d’un côté, les indices convergents d’une « survie », mais de l’autre toutes les incerti­ tudes sur sa durée et son sens, qui appellent un complément d’expériences positives. Le contraste est toujours plus saisissant entre la concision des formules répondant aux questions les plus graves, et la longueur des considérations de méthode qui y mènent ou en repartent : tout Bergson est là, en deux phrases ou en vingt pages, irréductible et argumenté, méticuleux et tranchant. Mais qu’en est-il de la morale ? Certes, on trouvera, dans le premier chapitre du livre ( « l’obligation morale » ) une morale double tirée de l’opposition entre les « deux sources » de la reli­ gion : d’un côté les obligations sociales et la pression qu’elles font peser sur l’individu, de l’autre dans les actes individuels et excep­ tionnels, accomplis par les grands hommes de bien, qui fondent un type radicalement différent d’obligation, grâce à l’émotion et

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l’imitation qu’ils suscitent. La liberté et la société prennent enfin dans la philosophie de Bergson, un sens moral. Pourtant, dans les deux cas, le sujet de l’action, l’homme moral et rationnel, en est dépossédé : il est comme doublement dépassé, par la société et par l’héroïsme, par l’instinct et par l’intuition, par le bas et par le haut ! Bergson, comme Pascal, écartèle la raison, abaisse et relève l’homme d’un seul et même mouvement. D’où une nouvelle interrogation : y a-t-il même une expé­ rience proprement morale dans l’œuvre de Bergson ? De fait, la morale ne concerne pas tant le rapport de l’homme à la vie, que de l’homme à lui-même ou à l’humanité. Ainsi, obligation sociale ou aspiration héroïque supposent la liberté d’un sujet moral, ne serait-ce que pour en subir la pression ou en recevoir l’écho. Le héros moral lui-même, s’il annonce le mystique, s’en distingue : c’est l’homme qui, comme tel et de l’intérieur, dépasse l’humanité. Plus encore, les deux sources de la morale convergent, entre le pur instinct de l’espèce et sa destination héroïque, dans une moralité intermédiaire. Entre une nature immanente et immuable, et les actes exceptionnels qui la trans­ cendent absolument, s’ouvrent alors à la fois l’espace intérieur d’une rationalité morale, et le temps historique d’une expérience que l’humanité fait d’elle-même. Tel est aussi le point de confluence entre les deux sources religieuses elles-mêmes. Si l’expérience mystique diffère en nature de la religion instinctive, elle l’imprégnera, selon Bergson, une fois qu’elle sera apparue : « Ainsi se constituera une religion mixte [...] ainsi s’intercalent [...] des différences apparentes de degré entre deux choses qui différent radicalement de nature et ne sembleraient pas d’abord, devoir s’appeler de la même manière. »78

Cette histoire toujours mélangée est la source de progrès réels, mais aussi des pires confusions : « Le contraste est frappant [...] par exemple quand des nations en guerre affirment l’une et l’autre avoir pour elles un dieu qui se trouve ainsi être le dieu national du paganisme, alors que le Dieu dont elles s’imaginent parler est un Dieu commun à tous les hommes, dont la seule vision par tous serait l’abolition immédiate de la guerre. »79

Ainsi la guerre est-elle devenue un cntère historique de démarcation entre les deux formes de religion : la religion sta­ tique, naturelle à l’espèce humaine, et maintenant appelée

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« paganisme », renforce la clôture d’une société contre les autres, et justifie la guerre ; il relève en revanche de la religion des mys­ tiques de viser l’unité du genre humain et la paix. Mais, entre ces deux limites, se situe le mixte qu’est chaque moment de l’histoire réelle, chaque figure d’une expérience religieuse mêlant un peu des deux sources pures que le philosophe est en droit de distinguer. Mais ce même philosophe peut aussi, par la force même de ses distinctions, rejoindre l’expérience mêlée de son propre pré­ sent : tel est le sens de l’énigmatique chapitre sur lequel se termi­ nent Les Deux Sources de la morale et de la religion™. Il faut com­ mencer d’ailleurs par éviter de séparer sa première partie, qui forme une sorte de bref traité politique, et la deuxième, où Berg­ son s’oriente, pour la seule et unique fois dans son œuvre, vers des conséquences « pratiques » immédiates. Appliquée à la politique, la distinction du clos et de l’ouvert conduit Bergson à opposer la société naturelle et l’idéal démocra­ tique. Tous les aspects de la discipline naturelle convergent vers « l’instinct de guerre » ; en revanche, tous ceux de « l’état d’âme démocratique » convergent vers un idéal de paix pour l’humanité entière. C’est ainsi que de « grands optimistes »81 ont conçu la Société des Nations. Mais c’est encore là une opposition abs­ traite. Bergson est alors conduit « tout naturellement » vers une question pourtant hautement paradoxale pour celui qui vient d’énoncer que « la nature ne change pas », à savoir : « Dans quelle mesure l’instinct originel pourra être réprimé ou tourné ? »82 En effet, comment donc peut-on avoir prise sur la nature ? Quelle^ est la marge laissée au philosophe et en l’espèce au moraliste ? A qui s’adresse celui qui dit : « L’humanité ne se modifiera que si elle veut se modifier » ? Il faut bien tenter de répondre à ces questions, si l’on veut comprendre ici le propos de Bergson. Celui-ci se fonde sur la remarque suivante : « L’instinct guerrier a beau exister par lui-même, il ne s’en accroche pas moins à des motifs rationnels »83 sur lesquels on peut donc agir. Or, le motif spécifique qui, outre l’instinct originel, conduit les nations modernes à la guerre, ce serait, selon Bergson, l’industrie, non pas en elle-même, mais à travers un double défaut : son aspect national et la compétition économique, son aspect moral et le renfort apporté à la vanité par le luxe et les besoins artifi­ ciels. Aussi le biologiste ou le philosophe de la vie se voit-il

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rejoint ici en Bergson par un économiste fugitif et un moraliste insistant. Il faudrait d’un côté agir sur les causes économiques de la guerre, et Bergson se fait interventionniste et dirigiste, notamment en matière de population : « Ce qui est certain, c’est que l’Europe est surpeuplée, que le monde le sera bientôt, et que si l’on ne “rationalise” pas la production de l’homme luimême comme, on commence à le faire pour son travail, on aura la guerre. »84 Etrange apologie de la « rationalisation » chez ce philosophe de la vie ; étrange surtout pour lui de parler de « production de l’homme »... Mais il faudrait agir surtout sur les causes morales de la guerre, c’est-à-dire sur l’utilisation des pro­ grès économiques et techniques, et la signification qu’on leur donne. Le ton change, à travers l’usage d’une première per­ sonne collective : « Nous voulons nous amuser. Qu’arriverait-il si notre vie devenait plus austère ? »85 Mais pour agir moralement sur l’homme, il faut remplir une double condition : il faut que la nature n’oriente pas fatalement la moralité de l’homme, et que celle-ci ne soit pas non plus un résultat irréversible de son histoire. Pour le dire autrement : ni Pascal ni Rousseau ne doivent avoir raison, ni Pascal, qui condamne la nature de l’homme pécheur au divertissement, ni Rousseau, qui condamne l’histoire de l’homme social à une décadence aggravée par la science et la technique. Au moment précis de son œuvre où Bergson est le plus proche de ces deux penseurs, qui ont toujours irrigué souterrainement sa pensée morale, il s’en éloigne définitivement. Tout pourrait encore, selon lui, bifurquer86. Bien sûr, l’industrie suscite de faux désirs et repose sur le luxe, comme l’a montré Rousseau, mais elle peut aussi nous libérer des vrais besoins, et soulager « les millions d’hommes [qui] ne mangent pas à leur faim »87. Bien sûr, comme Pascal l’avait montré, l’homme social recherche le divertisse­ ment, il doit se définir par la vanité (« au commencement était la vanité », écrit même Bergson)88, mais il peut aussi rechercher la * dignité 9. Le pessimisme bergsonien, issu de la méditation de Pas­ cal sur la nature humaine, ou de celle de Rousseau sur l’histoire, renforcé encore par sa propre philosophie de la vie, semble in extremis, à l’un des pires moments de l’histoire humaine qui plus est, pouvoir se renverser en un optimisme moral. Tel serait le point où le philosophe rejoint le moraliste, où le biologiste rejoint l’homme et sa conscience historique. Mais si Bergson tente d’inventer un avenir « possible », si son but ultime 227

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est ici d’unifier moralement l’humanité autour d’une histoire ouverte, les moyens qu’il propose pourront nous sembler au choix grandioses ou dérisoires, désespérés ou illimités. Il faudrait en effet, pour lui redonner un sens moral, ressourcer l’histoire dans son origine mystique, et pas seulement dans le progrès tech­ nique, même si celui-ci lui permet de ne pas être enfermée dans les limites naturelles de l’espèce. Tout se passe en effet comme si l’homme était triple aux yeux de Bergson : instinct naturel sans histoire ou tirant toujours l’histoire vers la guerre ; intelligence technicienne ouvrant un avenir indéterminé, mais neutre mora­ lement ; enfin intuition mystique seule capable de donner à cette histoire une direction morale qui puisse contrebalancer celle de l’instinct. L’unification technique ou institutionnelle de l’humanité, par les moyens de communication ou par les organi­ sations internationales, ne suffira donc jamais, elle risque même d’être mise aux services des fins guerrières de la nature : c’est alors qu’intervient l’appel à un « supplément d'âme »90, envolée finale de l’ouvrage et formule vouée à toutes les ambiguïtés. Un dernier rappel pour séparer ce mysticisme de toute mystique nationaliste ou impérialiste ; et voici les solutions de Bergson : espoir quasi messianique, mais fugitif et vite retiré, en « l’appa­ rition d’une grande âme privilégiée » ou d’un « génie mys­ tique »91 ; confiance, appuyée sur toute une philosophie (ici rap­ pelée), dans ce que l’on appellerait aujourd’hui le parapsychologique ; allusion désabusée enfin, dans le dernier paragraphe, aux structures administratives que pourrait à défaut se donner l’humanité : «Joie serait [...] la simplicité de vie que propagerait dans le monde une intuition mystique diffusée, joie encore celle qui suivrait automatiquement une vision d’au-delà dans une expérience scientifique élargie. A défaut d’une réforme morale aussi complète, il faudra recourir aux expédients, se soumettre à une “réglementation” de plus en plus envahissante, tourner un à un les obstacles que notre nature dresse contre notre civilisation. »92

Quelle que soit pourtant la portée de ces propositions de Bergson, on en voit à présent la cohérence philosophique. Les Deux Sources de la morale et de la religion ne s’achèvent ni sur des avis personnels professés du haut de son autorité par un philo­ sophe de soixante-treize ans, m sur une philosophie de l’histoire déduisant le sens du présent du haut de principes a priori. L’audace de Bergson se mamfeste pourtant doublement, dans

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l’ouverture interne de l’œuvre sur une interprétation de l’histoire, dans l’espoir exprimé par un témoin de l’histoire, que celle-ci pourrait se laisser orienter par ce qui n’est pas pour lui une vérité simplement « théorique ». Peut-être le xxc siècle nous a-t-il enseigné plus de prudence encore, notamment quant au rapport entre philosophie et politique, entre théorie et pratique, mais peut-être aussi chaque moment de l’histoire en appelle-t-il encore à cette forme d’audace philosophique, devant laquelle Bergson ne s’est en tout cas pas dérobé. Nous voici replacés devant celui qui est désormais devenu < l’auteur des Deux Sources ».

Bergson avait su ménager la surprise ou le secret des Deux Sources. Telle est en tout cas l’impression d’un lecteur pourtant aussi attentif que Jacques Maritain : « Un beau jour, sans publi­ cité, sans avis de presse, sans que personne, même parmi les plus intimes amis de l’auteur, ait été averti, l’ouvrage attendu pendant vingt-cinq ans paraissait en librairie. »93 De fait, même si Bergson avait demandé à Jacques Chevalier de l’aider dans la relecture des épreuves du livre94, c’était au dernier moment, et en excluant explicitement toute modification de fond. Que représentait donc une telle publication pour l’auteur lui-même ? Bergson tenta certes d’écarter de la réception de son livre toute interprétation biographique ou politique, toute tentation de l'expliquer par sa genèse intime ou par ses conséquences publiques. C’est avant tout d’un livre de philosophie qu’il s’agit. Pourtant, on l’a vu à travers l’analyse même de l’ouvrage, son point de contact avec la personnalité de l’auteur et avec l’époque où il écrit est plus aigu et sensible que jamais. Les enjeux les plus personnels et les effets visés peuvent bien rester implicites, ils n’en font pas moins partie intégrante du livre et de sa sigmfication. On ne peut comprendre les débats théoriques suscités par Les Deux Sources sans faire la part de l’image de leur auteiy et de l’emprise étrange qu’il exerce sur son temps. Certes, il l’exerce moins en y intervenant directement, que par l’absence même de certaines actions. Mais justement, si l’écart semble s’être resserré, sur le plan thématique, entre la philosophie de Bergson, sa vie et son histoire, tout se passe comme s’il ne faisait que devenir plus sensible sur le plan des actes. La publication même des Deux 229

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Sources, malgré la retenue de Bergson, semble en appeler à des manifestations plus effectives, tant vis-à-vis de l’intimité person­ nelle qu’il y exprimerait, que du sens historique qu’il y assume­ rait. On peut pressentir ici, dès maintenant, l’une des raisons pro­ fondes qui donneront, quelques mois plus tard, une telle portée à la mort de Bergson, ainsi qu’à la publication, même partielle, de son Testament. Quoi qu’il en soit, la dimension biographique du livre frappe d’emblée ses lecteurs, avant même sa portée philosophique et historique. C’est d’abord une sorte d’exploit personnel qui est salué, le long silence de Bergson étant attribué avant tout aux effets de sa maladie. Le rhumatisme infectieux dont il souffre est en effet passé, entre 1924 et 1932, par des périodes de rémission et de rechutes dont témoignent ses amis, et qui sont suivies par la presse. Le New York Tintes avait ainsi évoqué les quatorze médecins qui se seraient succédé à son chevet95 ! Il est arrivé d’ailleurs à Bergson lui-même, au témoignage de Léon Brunschvicg, de présenter son livre, non sans ironie, comme une victoire sur la maladie : «J’ai enseigné [...] que l’âme pouvait dominer le corps. Je vais mainte­ nant en fournir la preuve expérimentale. »96 On remarquera certes que Bergson, après avoir été l’un des plus jeunes auteurs (avec Hume ou Berkeley) d’un ouvrage majeur de philosophie, puisqu’il avait terminé l’Essai à vingt-neuf ans, est aussi l’un des plus vieux (avec Leibniz ou Kant), quarante-quatre ans plus tard ! Pourtant, on aurait tort de rechercher dans le livre lui-même, futce dans l’inachèvement supposé dont témoigneraient ses « remar­ ques finales », de quelconques traces de l’âge, de la maladie, ou de l’effort pour les surmonter, auxquelles la figure de Bergson doit dans cette période d’être devenue si hiératique. On devrait plutôt se poser la même question étonnée que s’adresse l’un de ses lec­ teurs les plus fins et les plus profonds, Henri Gouhier : « Comment le livre de la vieillesse est-il encore une œuvre de jeunesse ? »97 Il ne pouvait pourtant s’agir, pour Henri Gouhier, d’annuler toute dimension temporelle ou personnelle dans la lecture de cette œuvre. Son attitude d’interprète est même exemplaire à cet égard, comme elle l’avait été dans chacune de ses études à carac­ tère biographique et philosophique, telle sa Jeunesse d'Auguste Comte, que Bergson avait lui-même admirée98. Au moment dz’aborder le rapport qui lie désormais Bergson et le Christ des Evangiles, et alors même qu’il s’efforce de distinguer la philosophie

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de Bergson de tout dogme théologique autant que de toute croyance intime, Gouhier écrira avec force : « Toute philosophie sérieuse a une dimension biographique. »" II suit pourtant fidèle­ ment Bergson en expliquant que « la discrétion, ici, n’est pas seu­ lement une qualité de l’homme : elle exprime l’idée que le phi­ losophe se fait de la philosophie ; c’est cette idée qui exclut les confidences dans l’exposé des résultats acquis et, à plus forte rai­ son, dans l’attente des résultats douteux ». Cependant, il rend compte tout aussi fidèlement de son attitude, lorsqu’il ajoute : « Mais quand le bergsonisme élabore une métaphysique de la joie, quand le bergsonisme rencontre le Christ du Sermon sur la Montagne, quand le bergsonisme met une majuscule à l’Amour créateur, il ne s’agit pas d’un jeu d’espnt, mais d’Henri Bergson qui engage sa vie dans sa pensée et sa pensée dans sa vie. »,0° C’est surtout sur ce plan, en effet, que la personne même de Bergson devient inséparable de son œuvre aux yeux de ses lec­ teurs, après Les Deux Sources de la morale et de la religion. Il n’est quasiment pas de recension, dans la grande presse en tout cas (où elles furent si nombreuses, tout au long des années 1930, dans le monde entier)101, où cet aspect ne soit évoqué. La question de la conversion ne se pose pas encore ; mais l’on souligne en général, dans les publications issues de l’une ou l’autre confession, ainsi que dans les journaux qui ne sont affiliés à aucune d’entre elles, le chemin qui mène Bergson du judaïsme au christianisme. Tel lecteur peut déplorer et critiquer l’analyse bergsomenne du judaïsme102, tel autre peut juger sommaire la réflexion sur le christianisme103, partageant bien souvent un même regret devant tout ce que Bergson laisse de côté de l’une et l’autre religion. Mais aucun ne manque de souligner la portée personnelle de la démonstration philosophique, qui la transforme aussitôt en un itinéraire spirituel. De fait, dès avant les formules laconiques du Testament, Bergson attestera auprès de certains amis de la validité de cette conséquence. Elle était déjà sensible à la lecture du livre, dans ce que Baruzi, qui l’étudie pourtant d’une manière stricte­ ment philosophique, appellera à bon droit « le point de rencontre de Bergson avec la mystique »104. Pourtant, dans la période qui suit la publication des Deux Sources, et où Bergson est pressé de tous côtés de s’engager plus explicitement, il est bien loin de répondre à cette demande. Bien sûr, Bergson entretient avec de nombreux prêtres des relations régulières, ainsi avec un dominicain, le père Gillet105, ou le père

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Sertillanges106, ou des relations plus exceptionnelles, telle celle qui est ménagée par Jacques Chevalier et Jean Guitton entre lui et le père Pouget107. Pourtant, la seule interview qu’il accorde alors, publiée en 1933 par le chanoine Magnin dans La vie catholique'08, porte presque entièrement sur la distinction entre ce que pense « M. Bergson lecteur et électeur »109 et ce que peut dire « le philosophe » en tant que tel. Certes, la publication scelle l’unité de deux personnages : l’homme devient auteur et atteste qu’il s’est fait une opinion en lui donnant la forme du savoir, tout comme le savoir du philosophe fonde en retour l’opinion même de l’homme. Mais cette unité ne se fait qu’en se limitant : elle ne vaut que sur ce dont le livre parle effectivement, pour mieux ins­ crire tout ce qui en fait partie dans le domaine public et scienti­ fique, et renvoyer tout le reste aux opinions privées, « résultat d'une information hâtive et superficielle ». Il ne faudrait pas voir ici une marque de prudence. C’est au contraire pour assurer un plus large effet public à sa démonstra­ tion que Bergson tente ainsi d’en maintenir étanche la cohérence philosophique. N’en a-t-il pas, pourtant, dit cette fois trop ou trop peu sur lui-même ? C’est sans doute l’impression de certains de ses lecteurs, parmi les plus proches, qui, au-delà des marques les plus bruyantes d’accord ou de désaccord, se traduit dans cer­ tains silences. Bergson s’inquiète ainsi du silence d’Albert Thibaudet110, qu’aucun désaccord d’opinions n’avait jusqu’ici empê­ ché d’exprimer une compréhension philosophique. De son côté, Henri Gouhier examinera avec minutie la réaction d’Etienne Gilson111, disciple et défenseur ardent de Bergson, mais aussi croyant et « philosophe chrétien » : recevant le livre, et s’atten­ dant à une contradiction douloureuse entre ses deux fidélités, Gilson ne peut se résoudre même à le lire, et le range sur une étagère où il restera pendant de longues années. Mais si telle est la résonance biographique produite par Les Deux Sources, aussi bien d’ailleurs dans la vie de ses lecteurs que dans celle de son auteur (où elle reste à percevoir au grand jour), quelle en est la réception intellectuelle et philosophique ? Quel effet le livre produit-il, non seulement dans le champ des scien­ ces humaines et des sciences religieuses où il intervient avec fra­ cas, mais en philosophie même, où il semble achever le parcours intérieur du bergsonisme, et lui donner du même coup toute sa portée historique ? Certes, comme l’écrivait déjà Philippe Soûlez dans Bergson 232

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politique : « Faire l’analyse de la réception des Deux Sources serait un travail qui mériterait d’être entrepris pour lui-même. »112 II faut pourtant distinguer la discussion proprement scientifique et philosophique que le livre ne manqua pas de susciter, de « l’impact » social qui fut le sien dans de nombreux « milieux » : c’est la première qui explique en grande partie le second, sans préjuger de l’effet peut-etre plus profond que le livre put avoir sur ses lecteurs individuels, témoins et acteurs de l’histoire de leur temps. Si tous les lecteurs de Bergson furent surpris par Les Deux Sources de la morale et de la religion, les savants et les philosophes furent plus particulièrement « déconcertés », selon le mot de l’un d’entre eux. Voici un livre en effet qui s’engage sur le terrain des sciences les plus avancées de son temps, sans pourtant mener avec elles de discussion explicite. Pas plus que Bergson n’en a déve­ loppé la portée intime, il n’a déployé tous les présupposés et tou­ tes les conséquences théoriques et scientifiques de ses hypothèses. Tout se passe même comme si les controverses qui suivirent la parution du livre durent rétablir les termes d’un débat que Berg­ son aurait, selon la perspective que l’on veut adopter, ou bien esquivé ou bien dépassé. Pourtant, à elle seule, la diversité de ces controverses montre bien la portée délibérément scientifique du livre de Bergson : elle révèle même de sa part un réel effort d’unification du savoir sur l’homme, des « sciences humaines » alors naissantes. Il semble cependant que, dans chacune d’entre elles, le débat tourne court et renvoie Les Deux Sources à une certaine solitude. Certaines des controverses scientifiques qui entourèrent Les Deux Sources dès leur parution eurent pourtant un retentissement public très large, notamment lorsqu’elles recoupaient des préoc­ cupations biographiques et religieuses. Ce fut le cas, dès 1933, avec le livre que le collègue de Bergson au Collège de France, Alfred Loisy, publia sous un titre évocateur : Y a-t-il deux sources de la morale et de la religion"5 ? (il avait d’abord pensé l’intituler, en accord avec l’historien du mysticisme Henri Bremond : « La source unique de la morale et de la religion. »IH La critique de Loisy eut d’autant plus de portée qu’elle venait de quelqu’un qui fut souvent associé à Bergson, non seulement par leur commune appartenance au Collège de France (où Bergson avait largement contribué en 1909 à son élection), non seulement par leur com­ mune implication, avant la guerre, dans la « crise du moder233

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nisme »115 qui secoua l’Église catholique, mais aussi par leur façon empirique et scientifique d’envisager les faits de la religion ellemême. Les deux hommes avaient d’ailleurs entretenu une corres­ pondance où Bergson, en 1926, avait annoncé à Loisy une convergence possible de leurs vues : « Si mes recherches aboutis­ sent jamais à un livre, vous verrez combien je suis près de vous sur certains points essentiels. »116 Loisy pouvait donc être légitimement surpris que Bergson n’ait rien cité de ses propres travaux d’histoire et de critique. Mais, au-delà de toute portée personnelle, au-delà même du contenu scientifique de ses arguments, la critique de Loisy révèle d’abord ce qui sera, sur le plan religieux, un certain isolement de Bergson. Certes, c’est par le hasard des circonstances et des rela­ tions communes, notamment avec Édouard Le Roy (même si ce dernier maintenait une stricte séparation entre son bergsonisme militant, sa propre philosophie scientifique et sa théologie moderniste, notamment sa théorie très controversée du dogme), que Bergson avait été associé au courant moderniste au sein de l’Église, ou d’ailleurs qu’il avait été critiqué par les philosophes et théologiens thomistes. Mais tout se passe comme si Bergson se trouvait pris désormais entre des théologiens qui restent réticents devant sa théorie scientifique du religieux, et des savants qui l’observent avec surprise se rapprocher de la dogmatique catho­ lique. C’est en dehors de tout mouvement constitué en école que devra passer l’influence de Bergson dans le domaine religieux. Plus encore, Bergson se voit bien renvoyé par Loisy à la phi­ losophie et même à « sa métaphysique ». Bergson se place pour­ tant dans son livre sur le terrain de l’expérience : un historien des religions plus philosophe, tel Baruzi, le reconnaît plus facilement. Mais l’essentiel de la querelle tient à la valeur philosophique du mysticisme et à l’opposition de nature qu’elle permet à Bergson d’établir deux sources de la religion. C’est elle qui le reconduirait à son propre cheminement philosophique. Plus encore, il entraî­ nerait ainsi, avec lui, toute la philosophie loin des sciences histo­ riques et religieuses. Son œuvre est-elle donc l’une des dernières à témoigner d’un effort d’unité avec elles, ou au contraire l’une des premières à s’en séparer ? La même question se pose quant aux sciences humaines, notamment la psychologie et la sociologie, avec lesquelles Berg­ son mène une discussion profonde, mais en grande partie impli-

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cite dans Les Deux Sources. Là encore, le débat qui aurait pu avoir lieu paraît tourner court. C’est le cas en psychologie où, malgré une recension embarrassée de Nabert, parue en 1934 dans le Journal de psychologie normale et pathologique"7, Bergson ne semble pas entrer de plain-pied dans un débat scientifique pourtant en plein essor. C’est seulement dans de rares recensions destinées au grand public118 qu’un rapprochement est parfois tenté entre Les Deux Sources et L’A venir d’une illusion où Freud proposait sa propre théorie des origines psychologiques de la religion (le livre date de 1927, mais venait d’être traduit, en 1932, par Marie Bonaparte, amie commune de Freud et de Bergson) : c’est encore un rendez-vous manqué entre les deux théories et les deux théoriciens, si proches et si éloignés à la fois. Mais c’est sur­ tout le cas en sociologie, alors même que Bergson, dans Les Deux Sources, avait tenté de trouver un terrain commun avec la science illustrée par son ancien condisciple, Emile Durkheim, et qu’en discutant de la religion primitive il s’était permis une rare inter­ vention personnelle pour rappeler sa « vieille amitié » avec Lucien Lévy-Bruhl * ’9. Certes, Bergson avait critiqué la théorie durkheimienne de l’obligation, pour ajouter à son fondement purement social une dimension psychologique, certes il avait défendu, contre la diversité des mentalités de Lévy-Bruhl, prélo­ gique et logique, primitive et civilisée, l’idée d’une unité de la « mentalité humaine » fondée partout sur l’intelligence. Mais c’étaient là des hypothèses qui gardaient une portée proprement sociologique ou anthropologique, dont il reviendra plus tard à Claude Lévi-Strauss, non sans ironie, de montrer la pertinence pour comprendre la « pensée sauvage »120. Pour l’heure, sans même tenir compte des poses de parti idéologiques qui croient voir dans le livre de Bergson la défaite de Durkheim (ou inverse­ ment), il faut attendre le compte rendu très critique d’Albert Bayet, paru en 1935 dans L’Année sociologique'21, pour mesurer l’écart qui sépare Bergson de cette discipline. Il ne faut pas s’y méprendre : derrière la vivacité bruyante du débat qui suit immédiatement sa parution, la discrétion ou les malentendus qui marquent la réception scientifique du dernier livre de Bergson seront pour beaucoup dans son éclipse future. Mais qu’en est-il de la philosophie ? C’est chez les philosophes que l’on peut trouver l’effort le plus net de compréhension du livre de Bergson, de son origina­ lité profonde, mais aussi des problèmes qu’il a en commun avec

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ses contemporains, par lesquels il s’inscrit dans l’histoire intellec­ tuelle de son temps. Les philosophes n’échappent pas toujours, cependant, et jusqu’à aujourd’hui encore, à la tentation d’une double réduction : de l’originalité des Deux Sources à l’intérieur du bergsonisme, comme si avait toujours été préformée dans la pensée de Bergson une aspiration religieuse, et de l’originalité du bergsonisme à l’intérieur de la philosophie morale et religieuse, voire de ce qui serait la civilisation «judéo-chrétienne ». C’était et ce serait encore faire du dernier livre de Bergson le moment d’un repli du bergsonisme sur soi, au heu d’y trouver la marque renouvelée de la fécondité de sa méthode, permettant non pas à la philosophie et à la religion de s’annuler l’une l’autre, mais au contraire d’avoir un point de contact, à la fois entre elles et avec un absolu, dont il appartient à chaque conscience de véri­ fier pour soi la validité. Des lecteurs tels que Brunschvicg, dans sa recension des Nouvelles littéraires, ou Jankélévitch, dans la Revue de métaphysique et de morale'22 (comme plus tard Gouhier et aupa­ ravant Thibaudet), tentent justement de cerner l’originalité de Bergson à partir de ce qui est alors, quoique en sourdine, un pro­ blème crucial et partagé. Brunschvicg marque pourtant la dis­ tance qui le sépare du recours bergsonien aux mystiques, lui qui défend de son côté l’idée d’une découverte de l’absolu à même la pensée réfléchissante. Jankélévitch appuie de son côté sur la dis­ tinction bergsonienne entre le clos et l’ouvert, en l’inscrivant dans une immanence plus grande peut-être que chez Bergson lui-même. Mais c’est précisément, pour ainsi dire, par leurs variations propres sur un thème dès lors tenu pour commun, qu’ils préservent un accès à la pensée de Bergson pour leurs contemporains. > Cependant, outre les préoccupations biographiques, c’est sur­ tout la recherche d’un ben entre la philosophie de Bergson et l’histoire de son temps, où il cherchait en effet à intervenir par son livre, qui en perturbera la réception philosophique. C’était déjà le cas lors d’une discussion à laquelle Bergson avait participé par une lettre, et qui avait été organisée par l’Union pour la vérité123, fondée par son ami Paul Desjardins (également organisateur des Décades de Pontigny, et qu’il pro­ posera plus tard pour le prix Nobel de la paix)124. Ce le sera plus encore lors d’une séance de la Société française de philosophie, en novembre 1932, où la théorie bergsonienne du mysticisme est évoquée par Charles Appuhn, Célestm Bouglé, Léon

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Brunschvicg et d’autres, avant tout comme solution possible aux problèmes du présent125. Sur ce plan les critiques sont plus vives. Appuhn oppose Spinoza, dont il fut traducteur et lecteur, et qui venait d’être célébré à La Haye, à Bergson. Opposant lui aussi sa confiance en la raison à l’espoir mystique de Bergson, le socio­ logue Célestin Bouglé va même jusqu’à critiquer ensemble tou­ tes les formes d’irrationalisme, et à unir délibérément dans la même phrase le mysticisme de « Thérèse de Lisieux... Gandhi... et Hitler »126. Il témoigne par là du contexte brûlant dans lequel sont reçues et perçues les théones de Bergson, et leurs consé­ quences, et du désarroi des intellectuels, du moins de ceux qui n’ont pas de position toute faite devant la montée des pénis : fàut-il répondre à l’irrationnel par la raison dont la faiblesse pra­ tique semble alors criante, ou par un recours à une irrationalité positive, mystique (de l’héroïsme ou de la sainteté), qui risque aux yeux de beaucoup de rejoindre ou d’aggraver le mal même auquel il faut répondre. L’évolution d’un lecteur tel que le philo­ sophe Jean Nabert est en elle-même très significative à cet égard : après la recension scientifique, assez distante, dont on a parlé, il proposera en 1941, en guise d’hommage posthume envers Berg­ son, un article sur « L’Intuition bergsomenne et la conscience de Dieu »127, qui représente l’une des analyses les plus profondes de la philosophie bergsonienne de la religion. Pourtant, dans ses Élé­ ments pour une éthique qui seront publiés en 1943, au plus profond du désastre de la guerre ou de l’occupation, c’est du point de vue de sa responsabilité historique qu’il critiquera Bergson, « le philo­ sophe le plus écouté de notre temps »128, qui aurait découragé toute initiative morale par son pessimisme sur la nature humaine, aussi bien que par son espoir exclusif dans un dépassement mystique. C’est là trop anticiper, même s’il faut bien examiner la posté­ rité de Bergson sur ce plan, c’est-à-dire non seulement d’un point de vue lointain et théorique, mais dans l’immédiat moral et politique. Mais si cette dimension était présente dès la parution des Deux Sources, c’est qu’elle attestait de la portée historique qui y était revendiquée, d’une façon largement implicite, par Berg­ son lui-même. Il est difficile, là encore, de séparer l’effet du livre de l’image de son auteur, bien souvent renvoyé à ses actes personnels, pour en être d’ailleurs mieux loué ou mieux critiqué. C’est ainsi qu’Emmanuel Berl a beau jeu, dans le compte rendu violemment ironique du livre qu’il publie dans la revue Europe, dirigée par 237

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Romain Rolland, de rappeler les actes de Bergson pendant h Grande Guerre, si opposés à ceux de Rolland lui-même : « Il y eut, dans la tourmente, quelques appels de quelques hommes courageux, représentants de la “morale ouverte” ! M. Bergson n’en était pas ! »129 Même un lecteur enthousiaste des Deux Sour­ ces comme Jean Prévost, passé pour l’occasion à la NRF, est sur­ pris par le contraste entre « l’éloquence, serrée et comme secrète » du troisième chapitre, qui « entraîne dans un mouve­ ment souverain [...] tout ce qui reste de technique philoso­ phique », et le simple « bon sens » qui marque selon lui « la der­ nière partie, faite de conseils pratiques pour le temps présent ». Il en voit le caractère partiel : « M. Bergson se doit d’y revenir. »,3° Comme sur les autres plans, cependant, c’était sa méthode qui interdisait à Bergson d’aller plus loin. Tel serait ainsi, dans toute sa variété, l’écho produit par le livre de Bergson sur ses lecteurs. Au-delà des innombrables con­ troverses biographiques et scientifiques, religieuses et politiques, au-delà de l’image même de l’auteur, et de l’écart qui subsiste entre ses actes personnels et sa doctrine philosophique, il s’inscrit dans son temps par la corde qu’il vient toucher individuellement chez ceux qui en sont comme lui les témoins. Il faudrait faire à cet égard une étude plus systématique qu’on ne peut le tenter ici. L’écho du livre de Bergson est multiple : le premier écrit publié par Albert Camus est une recension désap­ pointée des Deux Sources dans Swd131, un périodique algérien ; le seul écrit que publie le grand philosophe Ernst Cassirer en Alle­ magne, pendant l’année 1933, après une période d’excep­ tionnelle fécondité et avant la période tragique de l’exil, est une recension des Deux Sources dans Die Morgenii2. On connaît par ailleurs la fortune paradoxale qu’auront des expressions comme celle de « société ouverte », jusque chez le philosophe Karl Pop­ per133, qui en fait le titre de son traité de philosophie politique tout en prétendant remplacer l’ouverture émotionnelle et mys­ tique de Bergson par une ouverture rationnelle et scientifique. On peut ici mesurer la portée que pouvait avoir, ' après l’engagement de Bergson en 1914, sa critique de la guerre, son avertissement ultime devant le nouveau péril. Mais si cette réception souterraine est difficile à retracer, c’est en grande partie du fait même du silence de Bergson, qui ne prolonge pas directe­ ment son livre par des interventions dans l’histoire de son temps. Bergson n’est décidément pas un « intellectuel » : il ne fait pas 238

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partie, par exemple, des comités de vigilance qui se développent au même moment contre le fascisme. Même si sa motivation morale et historique fut assez grande pour se traduire jusque dans son dernier livre de philosophie, elle ne le conduit pas à se laisser engager dans l’action malgré lui, dans un sens ou dans l’autre. La contribution de Bergson à l’histoire de son temps n’est cependant pas un pur geste isolé. Elle doit, pour être comprise, être comparée à ces autres méditations que les événements font surgir, aux limites du politique et du philosophique, de la science et de l’histoire : telle la correspondance échangée en 1935 par Einstein et Freud sous l’égide de la sdn et intitulée Pourquoi la guerre ?134 ou la célèbre conférence qu’Edmund Husserl pronon­ cera la même année, sous le titre : La crise de l’humanité européenne et la philosophie'55. Certes, là encore, les solutions proposées sont bien différentes : Einstein et Freud en appellent à la culture et à l’éducation, Husserl au retour aux sources de la rationalité scien­ tifique et philosophique, tandis qu’on a vu Bergson en appeler à un ressourcement mystique, tout à la fois religieux et moral. Mais la singularité profonde de Bergson, au moment où son isolement semble s’accuser, ne prend toute sa signification qu’à travers le dialogue d’une société des esprits, auquel il n’a jamais cessé de participer, ainsi que le drame des sociétés réelles, dont il n’a jamais cherché à se désintéresser. Ainsi, qu’il s’agisse de l’évolution personnelle de Bergson, de sa pensée philosophique, ou des actes qui pourraient les manifes­ ter sur une scène publique, c’est moins à un pomt d’arrivée défi­ nitif qu’à une nouvelle et décisive étape que l’on serait parvenu, après la publication des Deux Sources de la morale et de la religion. Sur le fond d’une telle attente, les événements imprévisibles qui suivront paraîtront plus inattendus encore.

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