Avoir un centre 270680968X, 9782706809682

L’ouvrage est un recueil d’articles réunis à l’occasion des 80 ans de l’auteur : sept d’entre eux ont déjà fait l’objet

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French Pages 160 [148] Year 1988

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Avoir un centre
 270680968X, 9782706809682

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METALANGAGE

FRITHJOF SCHUON

AVOIR UN CEN TRE

EDiTIQNS

LÂRÔSE

COLLECTION MÉTALANGAGE

AVOIR UN CENTRE PAR

Frithjor SCHUON

1988 ÉDITIONS MAISONNEUVE & LAROSE 15, rue Victor-Cousin, 15 PARIS

© 1988, G.-P. M aisonneuve & L arose La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d ’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa 1er de l'Article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.

ISBN : 2-7068-0968-X ISSN : 0299-2892 Imprimé en France

NOTE LIMINAIRE

Les textes régulièrement publiés par Frithjof Schuon ( dans Les É tudes traditionnelles jusqu'à fin 1984 puis dans Connais­ sance des Religions en 1985-86) ont constitué les prémices d'une grande partie de ses livres. Lus isolément, ces articles ne paraissent avoir d ’autre lien entre eux que la marque indélé­ bile de leur auteur jusqu’au moment où leur disposition en un ordre donné, les corrections ou additions et la présentation sous un titre prégnant perm ettent de découvrir qu'une écono­ mie interne structure l'ensemble en un tout cohérent et homo­ gène. C'est, de façon exemplaire, le cas pour Avoir un Centre puisque la matière des sept articles publiés dans Connaissance des Religions s’y trouve enrichie par l’adjonction de sept iné­ dits et que leur ventilation entre les différentes rubriques en coordonne et éclaire le propos. * **

Il n'y aurait pas lieu de présenter le livre d'un auteur qui a à son actif une vingtaine d’ouvrages si sa parution n’intervenait dans des circonstances particulières. Avoir un Centre a pris forme l’année des quatre vingts ans de Frithjof Schuon. Aux États-Unis, où il s’est retiré, deux publications importantes ont coïncidé avec cet anniversaire : —



une anthologie intitulée The Essential W ritings of F rithjof Schuon regroupant par thèmes des extraits de ses livres, des poèmes, lettres, etc. et précédée par une introduction de S. H. Nasr qui constitue à ce jour l'étude la plus com­ plète qui lui ait été consacrée ; un recueil collectif : Islande Spirituality dont les deux volumes s’intégrent dans le cadre d ’un vaste projet intitulé

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AVOIR UN CENTRE

W orld S pirituality — An Encyclopedic H istory of the Reli­ gious Quest. Par sa propre contribution, par celles des nombreux collaborateurs qui se réclament de lui et notam­ ment celles de son responsable : S. H. Nasr, cette entre­ prise de niveau international met indirectement en relief celui qui en est l'inspirateur et le centre de référence : Frithjof Schuon, « the leading authority on the perennial philosophy today ».

Ce n e st pas tout. Une commémoration s'y ajoutera pro­ chainement : il s’agit d ’une « Festschrift » qui, sous le titre de Religion of the H eart, doit rassembler tous ceux qui ont appro­ ché Frithjof Schuon et qui, sous son magistère (dont l’œuvre publiée n’est que la partie visible — pour ne parler que de l’écrit), ont exprimé des points de vue conformes à son ensei­ gnement ou ont été marqués de son empreinte. Ce sera la pre­ mière association d’hommages et, donc, la première initiative qui rompe le silence (symptomatique de l’état de dégradation culturelle de notre époque) fait généralement autour de son œuvre. -î*

**

En France, il est probable que cet anniversaire ne se signa­ lera que par la parution ¿'Avoir un Centre. Les premiers écrits de Frithjof Schuon ayant paru dans Les Études traditionnelles en 1933, c’est sous le signe jubilaire que nous avions esquissé dans la même revue ( N° 477) une première approche de l’homme et de l’œuvre. Nous n ’en reprendrons pas l’exposé ici et nous nous permettons d ’y renvoyer tous ceux qui n ’auraient pas le moyen de lire les publications américaines précitées. Avoir un Centre paraît dans une collection où a prio ri on ne l’attendrait pas — « Métalangage » se proposant plutôt d'accueillir des écrits sur des textes sacrés, mythes, doctrines ou œuvres d ’art. Or, cet effort de déchiffrement et de dépas­ sement de la lettre ou du signe suppose, pour être quelque peu assuré et recevable, l’acquis de solides critères de discer­ nement. C’est précisément l'objet de ce livre de les formuler une fois de plus en termes appropriés et la réitération de prin­ cipes indispensables à toute recherche de transcendance nous paraît non seulement justifier sa place en tête de la collection mais encore lui tenir lieu d’exergue. Si, comme il l’affirme, Frithjof Schuon n’a plus l’intention

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NOTE LIMINAIRE

d ’écrire d ’articles (ce cycle, dit-il, paraît clos), ceci signifie qu’il ne publiera plus de livres et donc que celui-ci serait le dernier. Par l’annonce de ce silence — que nous espérons, cependant, voir encore et longtemps rompu chaque fois qu’il le faudra — le dit se situe d’emblée au-delà du langage et se détermine ainsi opportunément par rapport à ce « méta-langage » retenu comme « signature » de productions de l’esprit que distingue leur appartenance à la même famille intellectuelle. J. C.

AVANT-PROPOS

F ort paradoxalem ent, il est p arfais plus difficile de trouver un titre que d ’écrire un livre ; on sait toujours ce q u ’on veut dire, m ais on ne sait pas to u jo u rs com m ent l’appeler. Il est vrai que la difficulté ne résulte pas de la natu re des choses, car on p o u rrait suivre l’exemple de Rûmî et intitu ler un ouvrage « Un livre qui contient ce qu'il contient » (Kitâb fîhi mâ fîhi) ; m ais nous vivons dans un monde qui est peu enclin à accepter u n tel défi à l’usage et qui nous oblige à dem eurer dans une relative intelligibilité. Nous choisirons donc le titre du prem ier chapitre : « Avoir un Centre », lequel in tro d u it à sa façon les chapitres subséquents, traitan t d ’anthropologie à tous les niveaux et aussi, plus loin, de m étaphysique et de vie spiri­ tuelle. U y a l'ordre des principes, qui est im muable, et l'ordre de l'inform ation — traditionnelle ou au tre — dont on peut dire q u ’il est inépuisable : d'une p art, tout dans ce livre ne sera pas nouveau p o u r nos lecteurs habituels et, d 'au tre part, ils y trouveront néanm oins des précisions et des illustrations qui peuvent avoir leur utilité. On n ’a jam ais trop de clefs en vue de la « seule chose nécessaire », ces points de repère fussent-ils indirects et m odestes. Avouons que ce volume contient des sujets très inégaux : on y trouvera un chapitre su r l’a rt de traduire, un au tre sur l'a rt vestim entaire et un au tre encore su r une question d ’astro­ nomie. Mais to u t se tien t en spiritualité : on a toujours le droit de p ro jeter la lum ière des principes sur des sujets de m oindre im portance, et il va de soi qu'on est même souvent obligé de le faire. Comme disait le duc d ’Orléans : « Tout ce qui est national est nôtre » ; ce que nous paraphraserons en rappelant que to u t ce qui est norm alem ent hum ain, donc virtuellem ent spirituel, entre ipso facto dans notre perspective ; et « il faut de to u t po u r faire u n m onde ».

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AVOIR UN CENTRE

Après ce que nous venons de dire, la question p eu t se poser de savoir si la sophia perennis est un « hum anism e » ; la réponse p o u rrait en principe être « oui », m ais en fait elle doit être « non » puisque l’hum anism e au sens conventionnel du term e exalte de facto l’hom m e déchu et non l’hom m e en soi. L’hum anism e des m odernes est pratiquem ent un utilitarism e pointé sur l’hom m e fragm entaire ; c ’est la volonté de se rendre aussi utile que possible à une hum anité aussi inutile que pos­ sible. Quant à l’anthropologie intégrale, nous entendons pré­ cisém ent en rendre com pte dans le présent livre.

I

ANTHROPOLOGIE INTEGRALE

1.

AVOIR UN CENTRE

Ê tre norm al c ’est être homogène et être homogène c’est avoir un centre. L'homme norm al est celui dont les tendances sont sinon to u t à fait univoques du m oins concordantes — c ’est-à-dire suffisam m ent concordantes p o u r pouvoir véhi­ culer ce centre décisif que nous pouvons appeler le sens de l’Absolu ou l’am our de Dieu. La tendance vers l’Absolu, pour laquelle nous sommes faits, se réalise difficilement dans une âm e hétéroclite — une âm e dépourvue de centre, précisém ent, et de ce fait contraire à sa raison d ’être. Une telle âm e est a priori une « m aison divisée contre elle-même », donc destinée à s’écrouler, eschatologiquem ent parlant. L'anthropologie à la fois spirituelle et sociale de l'In d e dis­ tingue, d'une p art, entre les hom m es homogènes, dont les centres se situent sur trois différents niveaux *, et, d ’autre part, entre l’ensem ble de ces homm es et ceux qui, n ’ayant pas de centre, ne sont pas hom ogènes12 ; elle attrib u e ce m anque, soit à une déchéance, soit au « m élange des castes » — su rto u t de celles qui sont les plus éloignées les unes des autres. Mais c ’est des castes naturelles, non des castes institutionnelles, que nous voulons p arler ici : les prem ières ne coïncident pas toujours avec les castes qui les représentent socialem ent ; car la caste institutionnelle perm et des exceptions et cela dans la m esure m êm e où elle est devenue très nom breuse et englobe de ce fait toutes les possibilités hum aines. Donc, sans vouloir nous occu­ per des castes de l’Inde, nous décrirons succinctem ent les tendances foncières qu’elles sont censées véhiculer, et qui se retrouvent p arto u t où il y a des hommes, avec telles prédo­ m inances suivant la nature du groupe. 1. Le brâhmana, le kshatriya, le vaishya. 2. Le shûdra, le chandâla ou panchama.

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ANTHROPOLOGIE INTÉGRALE

Il y a tout d ’abord le type intellectif, spéculatif, contem ­ platif, sacerdotal, qui tend à la sagesse ou à la sainteté ; celleci se référant p lutôt à la contem plation et celle-là au discer­ nem ent. Il y a ensuite le type guerrier et royal, qui tend à la gloire et à l'héroïsm e ; même en spiritualité — car la sainteté est p o u r tous — ce type sera volontiers actif et héroïque, d ’où l'idéal de 1’ « héroïcité des vertus ». Le troisièm e type est l’hom m e « honnêtem ent moyen » : il est essentiellem ent tra ­ vailleur, équilibré, persévérant ; son centre est l'am our du travail utile et bien fait accompli en vue de Dieu ; il n'aspire ni à la transcendance ni à la gloire — to u t en voulant être à la fois pieux et respectable — m ais il a néanm oins ceci de com m un avec le type sacerdotal q u ’il aime la paix et q u ’il se désintéresse des aventures, ce qui le prédispose à une contemplativité conform e à ses occupations 3. Vient en dernier lieu le type sans idéal autre que le plaisir plus ou m oins grossier ; c’est l’hom m e concupiscent qui, ne sachant pas se dominer, doit être dominé p a r d ’autres, si bien que sa grande vertu sera la soum ission et la fidélité. Sans doute, l’hom m e qui ne trouve son centre qu'en dehors de lui-même — dans les plaisirs, sans lesquels il se sent com me un vide — un tel homm e n'est pas réellem ent « norm al » ; m ais il est néanm oins récupérable p a r sa soum ission à m eilleur que lui, qui fera fonction de centre à son égard. C’est d ’ailleurs exactem ent ce qui a lieu — mais su r un plan supérieur qui peut concerner to u t hom m e — dans le rap p o rt entre le disciple et le m aître spirituel. Mais il y a encore u n au tre type hum ain possible, et c'est celui qui m anque de centre, non parce que la concupiscence l'en prive m ais parce qu'il a deux ou même trois centres à la fois ; c ’est le type même du p a r ia 4, issu du « m élange des castes », et qui p orte en lui la double ou triple hérédité de types divergents : celle du type sacerdotal, p a r exemple, com­ biné avec le type m atérialiste et hédoniste dont nous venons de parler. Ce nouveau type — le désaxé — est capable « de to u t et de rien » : c’est un im itateur et u n comédien-né, toujours à la recherche d ’un succédané de centre, donc d'une homo­ 3. Au point de vue « caste », ce troisième type est particulièrement complexe et inégal : il contient en effet les paysans, les artisans et les marchands. A part toute classification sociale, il comporte donc des tendances éventuellement fort inégales. 4. Mot entré dans les langues européennes, et dérivé du tamoul paraiyan, « tambourinaire ».

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généité psychique qui lui échappe forcém ent. Le p aria n ’a ni centre ni continuité ; il est un néant avide de sensations ; sa vie est une série discontinue d ’expériences arbitraires. Le danger social de ce type est évident, p u isq u ’on ne sait jam ais à qui on a affaire ; nul ne veut faire confiance à un chef qui au fond est un saltim banque et qui p a r sa n atu re est prédisposé au crime. E t c’est ce qui explique l’ostracism e du systèm e hindou à l'égard de ceux qui, issus de mélanges trop hétérogènes, sont « hors caste » ; nous disons que cela explique l’ostracism e et non que cela excuse les abus ni que l’évaluation des individus soit toujours ju ste ; ce qui est même im possible en p ra tiq u e 5. D'une m anière générale, le type psychologique de l ’homm e est une question, non de présence exclusive de telle tendance, mais de prédom inance ; et en ce sens — ou avec cette réserve — nous pouvons dire que le prem ier des types énum érés est « spirituel », le second « noble », le troisièm e « probe », le quatrièm e « concupiscent » et le cinquième « vaniteux » et « transgresseur ». Spiritualité, noblesse, p robité : ce sont là les tendances foncières des homm es qui, selon la doctrine hin­ doue, sont initiables ou « deux fois nés » ; concupiscence et vanité : ce sont les tendances de ceux qui a priori ne sont pas concrètem ent qualifiés p o u r une voie spirituelle m ais qui, étant hommes, n ’ont néanm oins pas le choix ; ce qui revient à dire que to u t hom m e p eu t en principe se sauver. Comme le disait Ghazâlî, il faut faire en trer les hom m es au Paradis à coups de fouet. Il y a donc de l’espoir p our l’hom m e sans centre, quelle que puisse être la cause de sa privation ou de son infirm ité ; car il y a un Centre surhum ain qui est toujours à n otre dispo­ sition et dont nous portons la trace en nous-mêmes, étant donné que nous sommes faits à l’image du C réateur. C’est po u r cela que le Christ a p u dire que ce qui est im possible à l’hom m e est toujours possible à Dieu ; l’homm e p o u rra être aussi décen­ tralisé qu’on voudra, dès q u ’il se tourne sincèrem ent vers le Ciel son rap p o rt avec Dieu lui confère un centre ; nous sommes toujours au m ilieu du m onde quand nous nous adressons à l’É tem el. C’est là le point de vue des trois religions m ono­

5. Le système hindou sacrifie les cas exceptionnels à l’intérêt de la col­ lectivité ; d’une part au point de vue de la qualité et d’autre part à celui de la pérennité.

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théistes d ’origine sém itique et c'est celui de la détresse hum aine et de la divine M iséricorde6. * ** Il est de prem ière im portance de ne pas confondre l'absence de centre chez le hylique ou le som atique, laquelle est anorm ale, avec cette même absence — m ais norm ale cette fois-ci et située su r un to u t au tre plan — chez le sexe fém inin ; car il est trop évident que la femme qui, en ta n t q u ’être sexuel, cherche son centre dans l’homme, possède parfaitem ent son centre sous le rap p o rt où les hyliques ou les parias ne le pos­ sèdent pas. En d ’autres term es, si la femme en ta n t que telle aspire à u n centre situé en dehors d'elle, à savoir dans le sexe com plém entaire — comme celui-ci, sous le m êm e rapport, cherche son espace vital dans son com plém ent sexuel —, en ta n t q u ’être hum ain, au contraire, elle jo u it de sa personnalité intégrale à la seule condition d ’être hum ainem ent conform e à la norm e, celle-ci im pliquant la capacité de penser objective­ m ent, surtout dans des cas où la vertu l’exige. On croit trop souvent que la femm e n ’est capable d ’objectivité, et p a rta n t de logique désintéressée, q u ’au prix de sa fém in ité7, ce qui est radicalem ent faux ; la femme doit réaliser, non les traits spéci­ fiquement m asculins bien entendu, mais les qualités normativem ent et prim ordialem ent hum aines, lesquelles s’im posent à to u t être hum ain ; et ceci est indépendant de la psychologie fém inine en s o i8.

6. Point de vue que l’on retrouve dans le bouddhisme et dans certains secteurs de l’hindouisme ; nécessairement, d’ailleurs, puisque la misère humaine est une comme l’homme est un. 7. Les féministes — des deux sexes — eux-mêmes en sont persuadés, du moins implicitement et en pratique, sans quoi ils n’aspireraient pas à la virilisation de la femme. 8. La psychologie féminine légitime résulte, d’une part, du prototype principiel de la femme — de la Substance universelle — et, d’autre part, des fonctions biologiques, morales et sociales qu’elle personnifie ; ce qui implique le droit à des limitations, à des faiblesses si l’on veut, mais non à des défauts. L’être humain est une chose, et le mâle en est une autre ; et c’est grand dommage que les deux choses aient souvent été confondues même dans les langues qui — comme le grec, le latin et l’allemand — font la distinction ; confusion due au fait que le mâle est plus central que la femelle, donc aussi plus intégral, mais cette raison n’a qu’une portée relative ; car l’homme (homo et non vir) est un.

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Un autre point à considérer ici est le centre personnel sous le rap p o rt de certains facteurs raciaux. Si le mélange entre deux races trop différentes est à éviter, c ’est précisém ent parce que cette disparité a généralem ent p o u r effet que l’indi­ vidu possède deux centres, ce qui signifie pratiquem ent q u ’il n ’en a pas ; en d ’autres term es, q u ’il n'a pas d ’identité. Mais il y a également des cas où le mélange, au contraire, donne lieu à un résultat harm onieux, à savoir quand les deux parents représentent chacun une sorte de su rsatu ratio n raciale, en sorte que le type racial est lim itatif p lutôt que positif ; dans ces cas, la com binaison avec la race étrangère apparaît com me une libération et rétab lit l’équilibre ; m ais cette solution est excep­ tionnelle dans la m esure où ses conditions le sont. Au reste, toute âm e contient deux pôles, m ais ils sont norm alem ent com plém entaires et non divergents. * ** L’intérêt pratiq u e de toutes ces considérations résulte du fait que nous vivons dans u n m onde qui, d ’une p art, tend à enlever aux hom m es leur centre et, d ’autre p art, leur propose — à la place du saint et du héros — le culte du « génie » ; or celui-ci est trop souvent u n hom m e sans centre qui rem place cette privation p a r une hypertrophie créatrice. Certes, il y a un génie qui est pro p re à l'hom m e norm al, donc équilibré et ver­ tueux ; m ais le m onde de la « culture » et de « l’a rt p o u r l’a rt » accepte avec le même enthousiasm e les norm aux et les anor­ maux, ces derniers étan t particulièrem ent nom breux — dans la m esure où les homm es géniaux peuvent l’être — dans ce m onde de rêve ou de cauchem ar que fu t le xixe siècle. Que les génies de ce genre aient souvent été des m alheureux et des désespérés qui ont fini dans le désastre, ne leur enlève aucun prestige dans l’opinion publique, bien au contraire ; on les trouve d ’au tan t plus intéressants et « authentiques » et on se laisse a ttire r p a r la séduction, voire la fascination, qui émane de leurs chants de sirènes et de leurs destins tragiques. Prenons l’exemple d ’un hom m e qui a deux hérédités et p a r­ ta n t deux centres équivalents, un qui est intellectuel et idéa­ liste et un autre qui est m atérialiste et jouisseur : intellectuel, cet hom m e se forgera une philosophie, m ais elle sera déter­ m inée p a r son m atérialism e et son am our des plaisirs ; m até­ rialiste, il jouira de la vie en bon vivant, m ais ses plaisirs

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seront intellectualisés, il jouira donc en épicurien et en esthète. E t ce sera un hom m e insaisissable et inconséquent, dom iné p ar le plaisir du m om ent, q u ’il justifiera toujours p a r sa philo­ sophie hédoniste ; c’est là une des possibilités les plus dange­ reuses qui soient. Aussi n ’est-il pas étonnant que l’hom m e à la fois génial et dépourvu d’un véritable centre soit facilem ent psychopathe — et cela justem ent à cause d ’un subjectivism e sans frein — q u ’il s’agisse d ’un artiste schizoïde, d ’un politicien paranoïaque ou d ’une au tre caricature de grandeur. On a beau adm irer les qualités d ’une œ uvre brillante, son créateur peut avoir, en m arge de son génie, un caractère parfaitem ent odieux ; les valeurs q u ’il m anifeste dans ses créations, ou dans certaines d ’entre elles, ne relèvent alors que d ’un seul com partim ent de son psychism e scindé et hétéroclite et non d ’une personnalité homogène. En ce qui concerne le génie profane en soi, indépendam ­ m ent de la question de savoir s'il est norm al ou m orbide, bon ou mauvais, il im porte de savoir q u ’il peut être le m édium d ’une qualité cosmique, d ’un archétype de beauté ou de gran­ deur, et qu’en ce cas il serait injuste de rejeter sa production ; il serait injuste également de la m épriser p o u r la sim ple raison q u ’elle ne relève pas de l’a rt traditionnel, com me inversem ent ce serait p u r p a rti pris que d ’adm irer une œ uvre p o u r la seule raison qu’elle est traditionnelle ou sacrale, car elle p eu t être m al faite et m anifester de l’inintelligence au tan t que de l'inca­ pacité. En un m ot, les valeurs cosmiques, ou les qualités esthé­ tiques et m orales, peuvent se m anifester incidem m ent dans n ’im porte quel clim at hum ain, dans la m esure où il n ’y m et pas d ’o b stacle9. * **

Il faut donc y insister : ce qui est blâm able chez le génie extériorisé et m ondain, ce n ’est pas forcém ent sa production, m ais c’est le fait q u ’il place son centre en dehors de lui, dans une œuvre qui d ’une certaine m anière le prive de son véritable 9. Notons qu’il y a aussi, à part les modes supérieurs du talent ou du génie — modes dont relèvent également les grands musiciens et comédiens — les prodiges cérébraux tels que les calculateurs et les joueurs d’échecs, ou les prodiges d’imagination et de vitalité tels que les grands aventuriers ; nous les mentionnons ici à cause de la catégorie phénoménale et bien que, ne produisant rien, ils restent en dehors de notre sujet.

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noyau ou se m et à la place de celui-ci. Tel n ’est pas le cas du génie non déterm iné p a r l ’hum anism e : chez u n Dante, p a r exemple, ou chez un Virgile, l’œuvre fu t la m anifestation p ro ­ videntielle d ’un centre im m ensém ent riche et profond ; d ’un « génie » précisém ent, au sens idéal, norm atif e t légitime du term e. Le critère de ce génie est somme toute que l’au teu r s’occupe au tan t de son salut que de son œ uvre et que celle-ci en p orte la trace ; sans doute — en p arlan t de litté ratu re — ce critère ne saurait ap p araître dans chaque poésie ni dans chaque conte, m ais il s’applique à to u te œ uvre qui exige une longue lecture et qui doit com penser cet envahissem ent p a r un parfum spirituel et intériorisant. Tout écrivain ou artiste doit com m uniquer — o utre son m essage littéral — des élé­ m ents de vérité, de noblesse et de vertu, sinon des idées eschatologiques ; le préjugé le plus sot et le plus pervers étan t « l ’a rt po u r l'a rt », lequel ne sau rait se fonder sur quoi que ce soit. Sans conteste possible, c'est en dernière analyse le narcis­ sisme hum aniste, avec sa m anie de la production individualiste et illimitée, qui est responsable d'une profusion somme toute bien inutile de talents et de génies. La perspective hum aniste non seulem ent propose le culte de l’hom m e m ais aussi — et p a r là m êm e — entend parfaire l’hom m e selon un idéal qui ne dépasse pas l’hum ain ; o r cet idéalism e m oral n ’a aucun avenir du fait q u ’il dépend entièrem ent d ’une idéologie hum aine ; c’est u n tel idéal qui veut que l’hom m e soit toujours productif et dynamique, d ’où le culte du génie précisém ent. L'idéal m oral de l’hum anism e est inefficace du fait qu’il dépend du goût du jour, ou de la m ode si l'on v e u t10 ; c a r les qualités hum aines, qui im pliquent p a r définition la volonté de se dépas­ ser, ne s’im posent q u ’en fonction de quelque chose qui nous dépasse. De m êm e que l’hom m e n e saurait avoir sa raison d ’être en lui-même, de m êm e ses qualités ne sauraient repré­ senter une fin en soi ; ce n ’est pas p o u r rien que la gnose déifiante exige les vertus. Une qualité ne s’im pose q u ’à condi­ tion de relever en dernière analyse de l'Ê tre nécessaire, non de la simple contingence, donc de ce qui est sim plem ent pos­ sible. 10. La perfection ostentatoirement humaine de l’art classique ou aca­ démique n’a en effet rien d’universellement convaincant ; il y a longtemps qu’on s’en est aperçu, mais ce fut uniquement pour tomber dans l’excès contraire, à savoir le culte du laid et de l’inhumain, en dépit de quelques oasis intermédiaires, certains impressionnistes par exemple. Le classicisme d’un Canova ou d’un Ingres ne convainc plus personne mais ce n’est pas une raison pour n’admettre que les fétiches de Mélanésie.

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La contradiction initiale de l'hum anism e, c'est que, si tel hom m e peut se prescrire un idéal qui lui plaît, tel au tre hom m e peut to u t aussi bien, et p our la m êm e raison, se prescrire un autre idéal, ou ne rien se prescrire du to u t ; en fait, l’hum a­ nism e am oraliste est presque aussi ancien que l'hum anism e m o ra liste 11. Après la candeur m oralisante d ’un K ant ou d ’un Rousseau, survint l'am oralism e aventureux d ’un Nietzsche ; on ne nous dit plus que « l’hum anism e c’est la m orale », on nous dit m aintenant que « la m orale c’est m oi » — cette m orale fûtelle absence de toute m oralité. V oltaire souhaitait que chaque homm e puisse être « assis sous son figuier et m anger son pain sans se dem ander ce qu'il y a dedans » 12 (nous citons de mémoire). Il entend : à l’abri de la tyrannie des dogmes et des prêtres et il oublie totalem ent, en bon hum aniste, que le brave hom m e dont il rêve est un fauve potentiel ; donc que l'hom m e n ’est pas forcém ent bon et que la seule chose qui protège l'hom m e contre l’hom m e — ou les bons contre les mauvais — est précisém ent la religion, tyran­ nique ou non. E t cela m êm e si à son to u r elle déchaîne quel­ ques m auvais contre quelques bons, ce qui est inévitable et ce qui est de beaucoup le m oindre mal, com paré à ce que serait u n m onde sans discipline religieuse, un m onde livré aux seuls hom m es précisém ent. * **

Puisque, à la suite de n otre thèse sur le centre hum ain, nous avons été amené à évoquer cette possibilité ambiguë qu'est le génie, nous nous perm ettrons, sans vouloir nous enfoncer dans des im passes « p a r trop hum aines » ( allzumenschlich), d'illustrer nos précédentes considérations p a r quel­ ques exemples concrets ; cela n ’est pas dans nos habitudes, m ais notre sujet nous y oblige plus ou moins. Le lecteur ne devra pas s'étonner si, dans ce qui va suivre, il en trera en quelque sorte dans un m onde nouveau. Chez un Beethoven, qui p o u rtan t n ’avait rien de m orbide, m ais qui se situait fatalem ent su r le plan de l'hum anism e, donc 11. Du côté plus ou moins traditionnaliste on parle aussi d’ « hominisme » — avec une intention réprobatrice — sans doute parce que le terme « humanisme » évoque des associations d’idées trop « classiques », avec lesquelles on croit encore devoir se solidariser. 12. C’est-à-dire : sans se préoccuper du surnaturel, des mystères, bref des choses humainement incontrôlables.

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de F « horizontalité » — en dépit du fait q u ’il était croyant — chez Beethoven donc, nous constatons la disproportion carac­ téristique entre l’œ uvre artistiq u e et la personnalité spirituelle ; caractéristique précisém ent p our le génie issu du culte de l ’hom m e donc de la Renaissance et de ses suites. Il ne s’agit pas de m éconnaître ce que beaucoup de m otifs m usicaux chez Beethoven ont de puissant et de profond mais, tout com pte fait, une telle m usique ne devrait pas exister ; elle extériorise et p a r là épuise des possibilités qui devraient rester intérieures et à leur m anière contribuer à l’envergure contem plative de l ’âm e B. En ce sens, l’a rt de Beethoven est à la fois une indis­ crétion et une dilapidation, comme c’est le cas de la p lu p art des m anifestations artistiques depuis la Renaissance 134 ; n'em ­ pêche que, com paré à certains autres génies, Beethoven fut un homm e homogène ; donc « norm al » si l'on fait abstraction, précisém ent, de sa passion dém iurgique d ’extériorisation m usi­ cale. A côté des m otifs qui ont toute la pu re beauté des arché­ types, il y a forcém ent chez Beethoven et ses successeurs — chez W agner notam m ent — les traits qui dénotent la méga­ lom anie de la Renaissance et p arta n t de l’idéalisme hum aniste. Tout en étant sensible à tels m otifs m usicaux et à telles harm o­ nies polyphoniques qui les m ettent en relief, on ne peut s’em­ pêcher de constater le côté disproportionné et « pesant » de la production m usicale dont il s'agit ; une m élodie p eu t être céleste, m ais une symphonie ou u n opéra, c'est trop. A noter cependant que la grande déviation du Cinquecento affecta beau­ coup m oins la m usique et la poésie que la peinture, la sculpture et l’architecture ; aussi le caractère m égalomane de telle m usi­ que m oderne se réfère-t-elle, au fond, plus directem ent — au

13. Il est fort possible qu’un Râmakrishna, s’il avait entendu la Septième Symphonie et s’il avait pu en saisir le langage musical, serait tombé en samâdhi, ce qui lui arriva quand il vit pour la première fois un lion, ou lorsqu’on lui amena une bayadère ; mais nous doutons fort que parmi les auditeurs de Beethoven il y ait beaucoup de Râmakrishnas, en sorte que l’argument n’a guère de valeur pratique en ce qui concerne la justification spirituelle et sociale d’une musique aussi extériorisée et communicative, et en fait « épée à double tranchant ». 14. Alors que la musicalité chez un Bach ou un Mozart se manifeste encore avec une cristallinité sans failles, il y a chez Beethoven quelque chose comme une rupture de digue ou une explosion ; et c’est justement ce climat de cataclysme qu’on apprécie.

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point de vue de l’affinité — aux arts plastiques de la Renais­ sance q u ’à l ’a rt musical de celle-ci15. Après avoir parlé de musique, passons à u n au tre exemple de création géniale, de caractère visuel cette fois-ci m ais égale­ m ent puissante et quasi volcanique : à savoir Rodin, h éritier direct de la Renaissance m algré l’écart des siècles ; bien que nous ne puissions accepter comme une expression pleinem ent légitime de l’a rt hum ain ce dérivé charnel e t tourm enté du naturalism e antique, force nous est de constater l’envergure titanesque de cet a rt dans ses productions les plus expressives. Comme dans le cas des artistes du xvie siècle — tels un MichelAnge, un Donatello, un Cellini — la force m otrice est ici le culte sensuel du corps hum ain com biné avec une perspective néopaïenne 16, donc avec divers abus de l’intelligence et aussi avec le sens gréco-romain de la grandeur ; m ais c’est la grandeur de l’homme, non celle de Dieu. * ** Une des causes déterm inantes de l’éclosion du génie dès la fin du x v m e siècle — m ais su rto u t au xixc — fut l'appauvris­ sem ent de l’am biance : alors q u ’autrefois, au Moyen Âge sur­ tout, l’am biance fu t à la fois religieuse et chevaleresque, donc chargée de couleurs et de mélodies, si l’on p eu t dire, le siècle philosophique, et su rto u t la Révolution, enlevèrent au m onde toute poésie surnaturelle, to u t espace vital vers le h au t ; on fut de plus en plus condam né à une horizontalité, une « profanité » et une petitesse sans espoir. C'est ce qui explique en partie, ou dans certains cas, des cris de protestation, de souffrance et de désespoir, et aussi de nostalgie e t de beauté. Si u n Beethoven ou quelqu'autre grand créateur dans n ’im porte quel domaine 15. Chez Beethoven et d’autres Allemands, le titanisme de la lointaine Renaissance se combine avec le tonnerre de l’ancienne Germanie, et cela indé­ pendamment de la présence d’une dimension quasi angélique d’origine chré­ tienne. 16. Il y a une curieuse analogie entre le Jugement Dernier de MichelAnge et la Porte de l’Enfer de Rodin : dans les deux cas, la beauté sensuelle et tourmentée des coips voisine avec un climat de damnation, au lieu de communiquer la sérénité des rivages célestes comme le font les divinités nues, et éventuellement amoureuses, de l’Inde et de l’Extrême-Orient. Chez un Bourdelle et un Maillol, le naturalisme antique se trouve atténué. L’obser­ vation exacte dans l’art a certes ses droits mais elle exige cet élément régu­ lateur et en quelque sorte musical qu’est la stylisation, l’art doit rester une écriture, mais une écriture lisible.

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de l’a rt avaient vécu à l’époque de Charlemagne ou de saint Louis, leur génie aurait pu rester plus intérieur, ils auraient trouvé des satisfactions et des consolations — et su rto u t des plans de réalisation — plus conform es à ce qui fait la raison d ’être de la vie hum aine. En un m ot, ils auraient trouvé leur centre ; ou ils auraient parfait, en le surnaturalisant, celui q u ’ils possédaient déjà. F rustrés d'un m onde réel, d ’un m onde qui a u n sens et perm et des engagements libérateurs, bien des génies se créent u n m onde intérieur intense m ais extériorisé p a r le besoin de se m anifester ; u n m onde fait de nostalgie et de grandeur m ais en fin de com pte sans signification ni effi­ cacité autres que celles d ’une confession. Tel fut aussi le cas d ’un Nietzsche, génie volcanique s ’il en est ; ici encore — m ais d ’une façon à la fois déviée et démen­ tielle — il y a extériorisation passionnée d ’un feu intérieur ; nous pensons ici non à la philosophie nietzschéenne qui dans sa littéralité est sans in té r ê t17 m ais à l'œ uvre poétique dont l’expression la plus intense est en p artie le « Z arathoustra ». Ce que ce livre, d ’ailleurs fo rt inégal, m anifeste avant tout, c’est la réaction violente d'une âm e a priori profonde contre une am biance culturelle m édiocre et paralysante ; le défaut de Nietzsche, ce fu t de n ’avoir que le sens de la grandeur en l’absence de to u t discernem ent intellectuel. Le « Z arath o u stra » est au fond le cri d ’une grandeur piétinée, d ’où l'authenticité poignante — la grandeur précisém ent — de certains passages ; certes non de tous et su rto u t pas de ceux qui exprim ent une philosophie mi-machiavélique mi-darwiniste, ou de la petite habileté littéraire. Quoi qu’il en soit, le m alheur de Nietzsche — ou celui d ’autres homm es géniaux, comme Napoléon — fut d ’être né après la Renaissance et non avant ; ce qui m arque évidemment u n aspect de leur nature, car il n ’y a pas de hasard. Ce fut aussi le m alheur d ’un Goethe, génie équilibré et, à un certain point de vue, trop équilibré. Nous voulons dire p a r là qu'il a été la victim e de son époque du fait que l'hum anism e en général et le kantism e en particulier avaient vicié sa ten­ dance à une sagesse vaste e t nuancée ; il devint ainsi, fo rt p ara­ doxalement, le porte-parole d ’une « horizontalité » p arfaite­ m ent bourgeoise. Son « Faust », qui débute au Moyen Âge et 17. Cette philosophie aurait pu être un cri d’alarme contre le péril d’un humanitarisme aplatissant et abâtardissant, donc mortel pour le genre hu­ main ; en fait, elle fut un combat contre des moulins à vent en même temps qu’une séduction des plus périlleuse.

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dans le m ystère, finit po u r ainsi dire au xixe siècle et dans la philanthropie, abstraction faite de l’apothéose term inale qui jaillit du subconscient chrétien du poète m ais n ’arrive pas à com penser le clim at kantien et spinoziste de l'œ uvre 18. N'em­ pêche q u ’il y a incontestablem ent de l'envergure dans la substance hum aine de Goethe : une envergure qui se m anifeste p a r l'allure à la fois altière et généreuse de son e s p r it1920, et aussi, d ’une façon plus intim e, dans celle de ses poésies où il se fait le « m édium » de l’âm e populaire, de l’Allemagne médié­ vale en somme ; il prolonge ainsi le lyrism e p rin tan ier et déli­ cat d’u n W alter von der Vogelweide, com me si le tem ps s'était arrêté. Un type particulièrem ent problém atique du talent détourné de sa vraie vocation est le rom ancier. Alors q u ’au Moyen Âge les rom ans s'inspiraient encore de m ythes, de légendes, d ’idéaux religieux et chevaleresques, à p a rtir d ’une certaine époque ils devinrent de plus en plus profanes M, voire bavards et insigni­ fiants : leurs auteurs, au lieu de vivre leur p ro p re vie, vivaient successivement les vies de leurs personnages im aginaires. Un Balzac, un Dickens, u n Tolstoï, u n Dostoïevsky vivaient en m arge d ’eux-mêmes, ils donnaient leur sang à des fantôm es et ils incitaient leurs lecteurs à faire de même, à ra te r leur vie en s’enfonçant dans celles des autres, avec la circonstance aggra­ vante que ces autres ne fu ren t ni des héros ni des saints et que, du reste, ils n ’ont jam ais existé. Ces rem arques peuvent s ’appli­ quer à to u t cet univers de rêve qu'est la « culture » : à force 18. Le poète croit à la grâce salvatrice d’un Amour divin partout pré­ sent, et octroyée à quiconque « s’efforce sans relâche vers le bien » (« Wer immer strebend sich bemüht, den können w ir erlösen ») ; optimisme eschatologique qui se combine étrangement, d’une part, avec le déisme du x v n r siècle et, d’autre part, avec des connaissances ésotériques d’origine hermétique et kabbaliste ; l’incohérence est flagrante. 19. Nous trouvons les mêmes traits chez Schiller, avec un accent quelque peu différent ; aussi est-il inadmissible de couvrir de sarcasmes l’idéalisme pathétique de ce poète — comme c’est maintenant la mode dans les pays allemands — car il y avait chez lui une élévation morale et un sens de la grandeur tout à fait authentiques dont témoignent notamment ses ballades. 20. Cervantès est, à certains égards, une exception — non la seule sans doute — du fait que son œuvre véhicule des éléments de philosophie et de symbolisme qui font penser à Shakespeare. Comme genre littéraire, le théâtre est beaucoup moins problématique que le roman, ne serait-ce qu’à cause de son caractère plus discipliné et moins accaparant. Les pièces de Calderón prolongent les « mystères » du Moyen Âge — à divers degrés — et exercent une fonction didactique et spirituelle, à l’instar des tragédies antiques, qui étaient censées provoquer une catharsis.

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d ’opium littéraire, de chants de sirènes, d ’objectivations vampirisantes et p o u r le moins inutiles, on vit en m arge du m onde naturel et de ses exigences, et p arta n t en m arge — ou à l’anti­ pode — de la « seule chose nécessaire ». Le XIXe siècle — avec ses rom anciers bavards et irresponsables, ses « poètes m au­ dits », ses créateurs d ’opéras em poisonneurs, ses artistes m alheureux, bref avec toutes ses inutiles idolâtries et toutes ses im passes de désespoir — le XIXe siècle, disons-nous, devait fatalem ent s’écraser contre un m ur, fru it de sa p ro p re absur­ dité ; aussi la prem ière guerre m o n d iale21 fut-elle p o u r la « belle époque » ce que fu t le naufrage du « Titanic » p o u r la société élégante et décadente qui se trouvait à bord, ou ce que fut Reading Gaol po u r Oscar Wilde, analogiquem ent parlant. * ** Comme d ’autres écrivains ou artistes, Wilde offre des valeurs isolées — nous pensons ici à ses co n tes22 — q u ’on aime­ ra it voir dans un au tre contexte général m ais dont on peut dire, au moins, q u ’une beauté com m unique toujours une goutte de rosée céleste, et ne serait-ce qu’un instant. Devinant chez lui une dim ension m ystique — le culte de la beauté n ’en était q u ’une om bre dorée —, on a pitié de l’au teu r et on aim erait le sauver de son côté m orbide et fu tile 23 ; on a en tout cas le droit de penser que sa conversion in extremis — après ta n t de cruelles épreuves — fu t une rencontre avec la M iséricorde. Nous pouvons avoir le même sentim ent dans plusieurs cas analogues, où le regret et l ’espoir l’em portent su r le m alaise voire l’irritation. 21. Dont la seconde guerre mondiale ne fut qu’une suite attardée et le point final. 22. Les meilleurs contes relèvent de la poésie plutôt que du roman ; ce sont en somme des poèmes en prose inspirés de ces modèles traditionnels à intention initiatique que sont les contes populaires. Faisons remarquer qu’Andersen n’a pas l’envergure de Wilde mais il a le mérite d’avoir une âme d’enfant. 23. Ou le sauver de lui-même, car il personnifia la tragique trajectoire — ou le cycle total — du plaisir quasi divinisé : de l’hédonisme raffiné et intel­ lectualisé qui voulait se vivre jusqu’à sa conséquence ontologique inéluctable. Dès que la jouissance est prise pour une fin en soi, elle débouche fatalement sur le suicide qu’elle porte en elle-même, en l’absence d’une dimension verti­ cale et spirituelle qui en la sumaturalisant lui prêterait la permanence des archétypes.

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Parm i les cas classiques d'individualism e autodestructif nous pouvons m entionner le poète Lenau — mi-allemand mihongrois — qui personnifie le dram e d'un narcissism e pessi­ m iste som brant dans la mélancolie et la démence. De tels destins sont presque inconcevables en clim at religieux et tra ­ ditionnel ; aussi inconcevables que le phénom ène général d'une culture se présentant comme une fin en soi. Sans doute, la tristesse a ses beautés, elle évoque des nostalgies qui en nous purifiant nous dépassent et p a r conséquent des rivages qui échappent à la décevante étroitesse de nos rêves terrestres ; ce dont témoigne le lyrism e de la Vita Nuova. La tristesse a le droit de relever du chant d ’Orphée mais non de celui des sirèn es24. Il y a aussi les peintres m alheureux et porteurs de cer­ taines valeurs incontestables — sans quoi il ne vaudrait pas la peine d ’en p arler — tels Van Gogh et Gauguin ; ici encore, les qualités sont partielles en ce sens que le m anque de discer­ nem ent et de spiritualité se fait sentir — du moins dans cer­ taines figures — en dépit du prestige du sty le25. Mais ce qui nous im porte ici est moins la valeur de tel style pictural que le dram e — typique po u r l'Occident m oderne — d ’homm es nor­ m alem ent intelligents qui vendent leur âm e à une activité créa­ trice que personne ne leur a dem andée et dont nul n ’a besoin, eux-mêmes pas davantage que d ’autres ; qui font de leur art profane et individualiste une religion et qui, p o u r ainsi dire, m eurent m artyrs p o u r une cause qui n'en vaut pas la peine. On rencontre dans tous les arts le type de génie qui, tel u n feu d'artifice, se consum e en une seule œ uvre significative, ou en deux ou trois œuvres nées d ’un m êm e jet ; c’est le cas d'un Bizet, m édium — si l’on p eu t dire — de l’âm e hispanoprovençale, ou plus particulièrem ent du rom antism e à la fois passionné et tragique de la taurom achie ; avec des accents qui, 24. Aussi saint François de Sales, qui ne manquait certes pas de sensi­ bilité, a-t-il pu dire qu’ « un saint triste est un triste saint » ; il pensait alors à une mélancolie qui ronge les vertus théologales, précisément. La flûte de Krishna est l’image même de la nostalgie ascendante, non descendante ; dou­ ceur de salvation, non de perdition. 25. Ne pas oublier — mais les modernistes ne l’admettront jamais — que le choix du sujet fait partie de l’art, et que le sujet, loin d’être 1’ « anec­ dote » comme on le prétend sottement, est la raison d’être de l’œuvre. En fait, les sujets des portraitistes manquent trop souvent d’intérêt et partant n’ont rien à communiquer ; les paysagistes ont la chance d’échapper à cet écueil.

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en dernière analyse, rem ontent à la chevalerie héroïque et au lyrism e des troubadours, ce dont la grande m ajorité des audi­ teurs n 'a guère conscience. P our en revenir à la littératu re et à ses aspects les moins réjouissants, un Ibsen et un S trindberg sont les types mêmes du talent qui entend se faire le porte-parole d ’une thèse exces­ sive, révolutionnaire, subversive, et au plus h au t degré indivi­ dualiste et anarchique ; au xixe siècle, ce fut comme un titre de noblesse d ’être original à ce prix ; et « après moi le déluge ». Ce genre de talent — ou de génie suivant les cas — fait penser à des enfants qui jouent avec du feu, ou à l’apprenti sorcier de Goethe : on joue avec tout, avec la religion, l’o rdre social, l’équi­ libre m ental, pourvu que l'originalité soit sauve ; une origi­ nalité qui, rétrospectivem ent, se dévoile com me une parfaite banalité, car il n ’y a rien de plus banal qu’une mode, fût-elle tonitruante. Une rem arque générale s'im pose ici, indépendam m ent des considérations im m édiatem ent précédentes : n o tre intention n'est pas — et ne peut pas être — de présenter u n to u r d ’hori­ zon d 'a rt et de littérature, en sorte q u ’il n ’y a pas lieu de poser la question pourquoi nous ne m entionnons pas tel ou tel génie particulièrem ent en vue. Un Victor Hugo p a r exemple ; si nous n ’avons pas parlé de ce porte-parole som ptueux et prolixe du rom antism e français, c'est parce que ni sa personnalité ni son destin ne sauraient m otiver de n otre p a rt un com m entaire substantiel ; et la même rem arque peut s’appliquer à toute autre célébrité typologiquem ent équivalente. Nous ne dirons donc rien de très p articulier en relevant à cette occasion que l ’auteur des « Orientales » — comme ta n t d ’autres créateurs d ’a rt — ne vit que p ar ses productions et qu’il s’enfle, et en fin de com pte se durcit, dans cette projection passionnée de luim êm e ; to u t cela en enferm ant ses lecteurs dans une intense et désespérante horizontalité et en leur inculquant une fausse idée de la grandeur hum aine, ou de la grandeur to u t court. Par voie de conséquence, l'hum anism e — en devenant hum anita­ rism e — im plique également une idée fausse de l’hum aine misère, dont on se garde bien de percevoir to u te l'étendue eschatologique ; une idée qui en plus débouche volontiers sur la démagogie. On sait p a r expérience que l’idéalism e mégalo­ m ane fait bon ménage, chez les porte-bannière de l'hum anism e intégral, avec la petitesse m orale — et cela su r le plan politique notam m ent. Au dem eurant, ce m onde fragile et quasi onirique du génie

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to u t profane et de la « culture » a to u t ju ste duré deux siècles ; né plus ou m oins au milieu du x v m e siècle, il est m o rt environ au m ilieu du xxe après s’être déployé comme un feu d ’artifice au siècle dernier, lui qui se croyait étem el. Avec les protago­ nistes, m eurt le public ; et avec le public, les protagonistes. On objectera sans doute que le flux de la culture continue, puisqu’il y a toujours de nouveaux écrivains et de nouveaux artistes, quelle que puisse être leur valeur ou non-valeur ; cela est vrai, m ais ce n ’est plus la même culture ; vivant d'oubli, ce n'est plus la culture qui au contraire vivait de souvenir. * ** Un secteur particulièrem ent problém atique de la culture à arrière-plan hum aniste est la production philosophique où la prétention naïve et l’am bition im pie se m êlent des affaires de la Vérité universelle, ce qui est gravissim e ; su r ce plan, le désir d'originalité est un des péchés les moins pardonnables. Cepen­ dant, o u tre q u ’il ne faut pas confondre l’habileté avec l’intel­ ligence, il y a de l’intelligence parto u t, et c’est un truism e de faire valoir q u ’il arrive au dernier des philosophes de dire des choses qui ont un sens. Indépendam m ent de cet aspect de la question, il est po u r le m oins paradoxal que ceux que l’on qua­ lifie volontiers de « penseurs » ne sont pas toujours ceux qui savent penser — il s'en faut de beaucoup — et qu’il est des hom m es qui se sentent la vocation de penser précisém ent parce q u ’ils ne sauraient évaluer tout ce que cette fonction implique. Pour ce qui est des doctrines — et c’est là u n point de vue totalem ent différent — il faut reconnaître que la philosophie profane bénéficie parfois, et sous certains rap p o rts m êm e assez souvent, de circonstances atténuantes du fait que les insuffi­ sances de la théologie courante et les zizanies confessionnelles provoquent à bon droit des doutes et des réactions ; en sorte que les philosophes sont plus ou m oins des victimes, du moins dans la m esure de leur sincérité. Car les vérités de la philosophia perennis, largem ent méconnue p a r les théologiens moyens, exigent dans l’esprit hum ain quelque chose qui les rem place ; ceci explique non, certes, to u t le phénom ène de la pensée m oderne m ais ses aspects les plus respectables ou les plus excusables 26. Mais il y a aussi, au-delà des vaines fluctuations 26. Abstraction faite des cas de négligence coupable — dans le cas de théologiens libéraux par exemple — tout le monde ne croit pas devoir s’en-

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de la pensée spécifiquement profane, le renouveau spiritualiste d'un Maine de Biran — dont nous ne saurions m éconnaître les m érites — sans p arler des prolongem ents de l’ancienne théosophie chez un Saint M artin et un Baader, et partiellem ent chez un Schelling. P our en revenir au flot de la littératu re philosophique — et c ’est bien à ce flot que p o u rrait s'appliquer la dialectique hégélienne — le plus grave reproche que nous pouvons faire à la moyenne des « penseurs » est le m anque d ’intuition du réel et p a r conséquent le m anque de sens des proportions ; ou la myopie et la désinvolture avec laquelle ils m anient les plus graves questions que peut concevoir l’intelligence hum aine et auxquelles des siècles ou des m illénaires de conscience spiri­ tuelle ont donné la réponse. Il vaut peut-être la peine de m entionner dans ce contexte un phénom ène aussi déplacé q u ’irritan t, à savoir le philosophe ou soi-disant tel qui croit pouvoir étayer ses thèses aberrantes au moyen de rom ans et de pièces de théâtre, ce qui revient à inventer des histoires de fous p our prouver que deux et deux font cinq ; ce qui est bien caractéristique d ’une m entalité qui ne voit pas l’absurdité d ’un refus de l'intelligence p a r l ’intelli­ gence. C'est comme si l'on p arap h rasait à l ’envers le cogito ergo sum de Descartes en postulant pratiquem ent que « je suis, donc je ne pense pas. » N orm alem ent, la vocation de penseur est synonyme de sens des responsabilités. L’a rt de penser n ’est pas la m êm e chose que la joie de vivre ; qui veut savoir penser, doit savoir m ourir. * ** Il est un côté de la « culture bourgeoise » qui en dévoile toute la petitesse, c ’est son aspect de « roulem ent » convention­ nel, de m anque d'im agination, bref d ’inconscience et de vanité : on ne se dem ande pas un instant « à quoi bon to u t cela » ; aucun au teu r ne se dem ande s’il vaut la peine d ’écrire une nou­ velle histoire après ta n t d ’autres histoires ; on semble en écrire sim plem ent parce que d ’autres en ont écrit, et parce qu’on ne voit pas pourquoi on ne le ferait pas et pourquoi on ne gagnefoncer dans les méandres de la scolastique, d’autant que celle-ci n’est pas acceptée par l’Église d’Orient, pourtant strictement traditionnelle, ni par les protestants, qui entendent s'en tenir à l'Écriture.

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ra it pas une gloire que d’autres ont gagnée27. C’est u n perpetuum mobile que rien ne peut arrêter, sauf une catastrophe ou, m oins tragiquem ent, la disparition progressive des lecteurs ; sans public point de célébrité, nous l’avons dit plus h a u t28. Et ceci est arrivé dans une certaine m esure : on ne lit plus d ’an­ ciens auteurs dont le prestige p araissait assuré ; le grand public a d ’autres besoins, d’autres ressources et d ’autres distractions, fussent-elles des plus basses. La culture c'est, de plus en plus, l'absence de culture : la m anie de se couper de ses racines et d ’oublier d ’où l’on vient. Une des raisons subjectives de ce que nous pouvons appeler le « roulem ent culturel » est que l’hom m e n ’aime pas se perdre tout seul, q u ’il aime p ar conséquent trouver des complices po u r une perdition com m une ; c'est ce que fait la culture profane, inconsciem m ent ou consciemment, m ais non innocem m ent car l’hom m e p orte au fond de lui-même l'instinct de sa raison d ’être e t de sa vocation. On a souvent reproché aux civilisations orientales leur stérilité culturelle, c’est-à-dire le fait qu'elles ne com portent pas un fleuve habituel de production littéraire, artistique et philosophique ; nous croyons pouvoir nous dispen­ ser à présent de la peine d ’en expliquer les raisons. Encore plus détestable que le « conventionnalism e » dépourvu d ’im agination est la m anie du changem ent avec les infidélités répétées q u elle im plique : c'est le besoin de « brûler ce q u ’on a adoré » et, éventuellement, d ’ « adorer ce q u ’on a brûlé » 29. Classicisme, rom antism e, réalisme, naturalism e, sym­ bolisme, rom an psychologique, rom an social et ainsi de suite ; le plus étrange, dans to u t cela, c ’est q u ’à chaque nouvelle étape on cesse de com prendre ce qu’auparavant on avait parfaitem ent com pris ; ou on feint de ne plus le com prendre, de p eu r de rester en arrière. On est bien obligé de se souvenir encore de Racine et de Corneille — de Molière surtout, dont on sait tou­ jours q u ’il est drôle — ou de Pascal, dans le contexte de la « culture » précisém ent ; on est obligé aussi d ’accepter La Fontaine et Perrault, à cause des enfants ; m ais bien peu nom ­ 27. « Être célèbre et être aimé », comme disait Balzac. 28. Un Léon Bloy a beau s’accrocher aux cordes de sauvetage de la religion, son imagination ne s’en trouve pas moins enfermée dans l’univers clos de la littérature et il perd son temps à arroser de flèches ses confrères et complices. Dans trop de cas, la croyance religieuse a étrangement peu de pouvoir sur l’imagination, ce qui est encore un effet de l’humanisme immanent. 29. C’est exactement ce que fit la Renaissance en « brûlant » le Moyen Âge symboliste et en « adorant » l'Antiquité naturaliste.

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breux sont ceux qui connaissent et apprécient encore une Louise Labé, dont les sonnets ne le cèdent p o u rtan t en rien à ceux de Pétrarque, de Michel-Ange et de Shakespeare, sans quoi un poète aussi raffiné que Rilke ne se serait pas donné la peine de les trad u ire et d'en faire des chefs-d’œ uvre nouveaux. Sans doute, l’hom m e peut se lasser d ’une chose dont il s’est trop occupé, ou dont il s’est occupé d ’une façon trop superfi­ cielle, m ais il ne s’ensuit pas q u ’il ait le droit de la m épriser, surtout s'il n ’y a rien en elle qui autorise ni la lassitude ni le m épris. La lassitude elle-même peut être le signe d'une m enta­ lité faussée et la tendance à la raillerie arb itraire l’est certai­ nem ent car si nous avons assez d ’une chose, à to rt ou à raison, nous n ’avons qu'à nous occuper d ’une autre ; rien ne nous oblige à la vilipender ; qui s’est trop occupé d ’A ristote peut aller jouer du violon. Mais c ’est un fait — comme disait Schiller — que «le m onde aime noircir ce qui rayonne et traî­ ner dans la poussière le sublime... » * ** Alors que les littératu res et les arts traditionnels m anifes­ tent tous leurs modes et toute leur diversité d ’une m anière sim ultanée — avec néanm oins des différences d ’accentuation suivant les époques — , l’Occident, depuis la Renaissance, m ani­ feste ses m odes culturels d'une m anière successive, en suivant une route hérissée d'anathém atisations e t de glorifications. La raison en est en dernière analyse une profonde hétérogénéité ethnique, c’est-à-dire une certaine incom patibilité, chez les Européens, entre les esprits aryen et sémite, d ’une p art, et entre les m entalités rom aine et germaine, d 'au tre p a rt ; donc une situation qui équivaut, sous un rap p o rt déterm iné, à ce que les H indous appellent un « mélange de castes », avec la différence toutefois que les éléments constitutifs ne sont pas hiérarchisés, mais sim plem ent disparates — l’Occident étan t p a r surcroît plus individualiste que l’Orient. Un tra it caractéristique de la culture occidentale depuis le Moyen Âge finissant est, du reste, une certaine fém inisation : à l’extérieur, le costum e m asculin m anifeste en effet, du moins dans les classes supérieures et su rto u t chez les princes, un besoin excessif de plaire aux femmes — ce qui est révélateur — , tandis que dans la culture en général nous pouvons observer un accroissem ent de la sensibilité im aginative et émotive, bref 2

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une expressivité qui à rigoureusem ent p arler va trop loin et « m ondanise » les âmes au lieu de les intérioriser. La cause lointaine de ce tra it p o u rrait être en p artie le respect qu’avaient, selon Tacite, les Germains po u r la femm e — respect que nous sommes fo rt loin de blâm er —, m ais ce tra it tout à fait norm al et louable eût été sans conséquence problém atique s ’il n ’y avait pas eu un au tre facteur beaucoup plus déterm i­ nant, à savoir la scission chrétienne de la société en clercs et laïcs ; de ce fait, la société laïque devenait une hum anité à p a rt qui croyait de plus en plus avoir droit à la m ondanité, dans laquelle la femm e — q u ’elle le veuille ou non — joue évidem­ m ent un prem ier rô le 30. Nous m entionnons cet aspect de la cul­ tu re occidentale parce q u ’il explique une certaine allure du génie extériorisé et hypersensible ; et n'oublions pas d ’ajouter que to u t cela relève du m ystère d ’Ève et non de celui de Marie, lequel relève de la Mâyâ ascendante. * ** Il faut réagir contre le préjugé qui veut que tout homm e de génie, fût-il le savant le plus ém érite, soit nécessairem ent intel­ ligent et q u ’il suffise q u ’un Einstein soit intelligent en m athé­ m atiques p o u r q u ’il le soit également en d ’autres domaines — en politique p a r exemple — ce qui en fait ne fu t nullem ent le cas. Il est des homm es qui sont géniaux dans un seul dom aine et qui sont d’au tan t m oins doués sous d ’autres rap ­ p o rts ; des exemples du génie fragm entaire, unilatéral, asymé­ trique, disproportionné, nous sont fournis su rto u t p a r ceux des écrivains ou artistes — et ils sont nom breux — qui com pensent leur sublim ité créative p a r un caractère trivial ou m ême odieux. 30. Un signe de cette autocratie laïque et de la mondanité qui en résulte est, parmi les manifestations vestimentaires, le décolleté des femmes, déjà blâmé par Dante, et paradoxal non seulement au point de vue de l’ascétisme chrétien, mais aussi au point de vue du légalisme sémitique, lequel ignore précisément la distinction entre clercs et laïcs puisqu’il sacralise la société entière ; ce n’est pas le phénomène de la dénudation qui étonne ici — car il existe légitimement dans l’hindouisme et ailleurs — mais c’est le fait que ce phénomène se produise en milieu chrétien. On pourrait dire aussi que la frivolité des mœurs laïques — les bals notamment — fait pendant au rigorisme exagéré des couvents, et que cette disparité trop ostentatoire marque un désé­ quilibre fauteur de toutes sortes d’oscillations subséquentes. Dans l’Inde, le maharadjah couvert de perles et le yogi couvert de cendres sont certes dis­ semblables, mais ils sont tous deux des « images divines ».

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Dans un inonde norm al, on se passerait volontiers de leurs créa­ tions et du poison caché q u ’elles contiennent e t tran sm etten t dans la p lu p art des cas ; non dans tous, puisqu'il y a la possi­ bilité de la « m édium nité » interm ittente. Nous voyons chez bien des hom m es plus ou m oins géniaux une « brillante intelligence » sans aucun rap p o rt ni avec la vérité m étaphysique ni avec la réalité eschatologique ; o r la défi­ nition de l’intelligence intégrale ou essentielle, donc efficace, est bien l'adéquation au réel à la fois « horizontal » et « vertical », terrestre et céleste. Une conscience qui n ’a ni le sens des prio­ rités ni celui des proportions n ’est pas réellem ent de l’intelli­ gence, c ’en est to u t au plus un reflet sur le m iro ir m ental et nous voulons bien adm ettre qu'on l’appelle « intelligence » en un sens to u t relatif et provisoire ; le th éâtre où s’exerce le discernem ent hum ain p eu t être des plus lim ités m ais l’activité m entale dont il s’agit est néanm oins toujours du discernem ent. Inversem ent, il arrive que l’hom m e spirituellem ent — donc fondam entalem ent — intelligent m anque pratiquem ent d ’intelli­ gence sur le plan des choses terrestres, ou de certaines d'entre elles ; m ais c ’est parce que, à to rt ou à raison, il n'arriv e pas à s’y in té re sse r31. Pour en revenir aux poètes, il est im possible de nier que les pièces d'un M ontherlant sont fo rt intelligentes à leur façon, m ais le fait que l'au teu r — d'un caractère excessivement inégal et co n tra d icto ire32 — ne faisait guère preuve de discernem ent en dehors de l ’a rt dram atique, illustre bien la relativité et la précarité de ce que nous pouvons appeler 1’ « intelligence mon­ daine ». Ne pas oublier, dans ce contexte, le rôle des passions : l ’orgueil lim ite l'intelligence ce qui, en dernière analyse, revient à dire qu’il la tue ; nous entendons qu'il en d étru it les fonctions essentielles to u t en laissant subsister éventuellement, comme p a r dérision, le m écanism e de su rface33. 31. Nous n’exagérons rien en disant que pour certains, les hommes les plus intelligents sont les prix Nobel de la physique ; en face de telles énor­ mités, il est bien pardonnable de dire des choses qui risquent d’être des truismes. 32. C’est-à-dire que dans sa personnalité le côté plébéien s’opposait au côté aristocratique, comme chez Heine le cynique s’opposait au lyrique ; dans les deux cas, le mal n ’est pas dans la bipolarité, il est dans l’antagonisme des pôles. 33. Le sens de la vie humaine est la sanctification, sans quoi l’homme ne serait pas l’homme. « La vie n’est plus digne de moi » a cru pouvoir dire un poète pour le moins individualiste qui refusait une épreuve ; alors que tout

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Dans cet ordre d ’idées — et abstraction faite de la question d ’orgueil — nous pourrions aussi nous exprim er ainsi : d ’une certaine façon, ce fu t très intelligent de la p a rt des Grecs et de leurs émules d ’avoir représenté le corps hum ain dans toute son exactitude et dans toute sa contingence ; mais, plus fondam en­ talem ent, ce fut fo rt peu intelligent de leur p a rt de s’être donné cette peine et d ’avoir négligé d ’autres m odes d ’adéquation, ceux précisém ent que développèrent les Hindous et les Bouddhistes. L'intelligence en soi est avant to u t le sens des priorités et des proportions, ainsi que nous l'avons fait rem arq u er plus haut, ce qui im plique a priori le sens de l’Absolu et la hiérarchie de valeurs correspondante. *** Donc, ni l’efficacité en tel dom aine ni le phénom ène du génie ne s ’identifient nécessairem ent avec l'intelligence en soi. Une autre erreu r d ’appréciation à réfu ter est la m anie de voir du génie là où il n ’y en a pas ; c ’est confondre le génie avec l'extravagance, le snobisme, le cynisme, l’outrecuidance et c’est chercher u n objet d ’adoration parce q u ’on n ’a plus Dieu. Ou encore, c ’est s’adorer soi-même dans une projection factice et illusoire ou c’est to u t sim plem ent aduler le vice et les ténèbres. Rien n'est plus facile que d ’être original m oyennant u n faux absolu et cela l’est d 'au tan t plus quand cet absolu est négatif car détruire est plus facile que construire. L’hum anism e, c’est le règne de l’horizontalité, soit naïve, soit perfide ; com me c'est — p a r là m ême — la négation de l’Absolu, c'est également la p o rte ouverte à une m ultitude d ’absoluités factices, souvent négatives, subversives e t destructives p a r surcroît. Il n ’est pas tro p difficile d’être original avec de telles intentions et de tels moyens ; il suffisait d ’y penser. Rem arquons que la subversion englobe, non seulem ent les program m es philosophiques et m oraux destinés à saper l’ordre norm al des choses, m ais aussi — en littératu re et sur un plan apparem m ent anodin — to u t ce qui peut satisfaire une curiosité m alsaine : à savoir tous les récits fantasques, grotesques, lugubres, « noirs », donc satani­ ques à leur façon, et propres à prédisposer les hom m es à tous homme devrait dire d'emblée « je ne suis pas digne de la vie », en acceptant l’épreuve pour s’en rendre digne. Car être digne de la vie, c’est pour l’homme être digne de Dieu, sans oublier pour autant que Domine non sum dignus, ce qui exprime un autre rapport.

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les excès et à toutes les perversions ; c’est là le côté sinistre du rom antism e. Sans avoir la m oindre crainte d’être « enfant » ni le m oindre souci d ’être « adulte », nous nous passons volontiers de ces som bres insanités et nous sommes pleinem ent satisfaits de Blanche-Neige et de la Belle au bois dorm ant. Le « réalism e » littéraire est proprem ent subversif du fait qu’il prétend réduire la réalité aux plus viles contingences de la n atu re ou du hasard au lieu de la ram ener, au contraire, aux archétypes et, p artan t, aux intentions divines ; bref, à l’essentiel que to u t hom m e norm al devrait percevoir sans peine et que to u t hom m e perçoit dans l’am our notam m ent, ou à l'égard de to u t phénom ène qui suscite l’adm iration. C’est d ’ailleurs la m ission de l’a rt d’ab straire les écorces afin de dégager les noyaux ; de distiller les m atières ju sq u ’à en extraire les essences. La noblesse n ’est rien d ’au tre que la disposition n atu­ relle à cette alchimie, et cela sur tous les plans. Pour ce qui est de la subversion, su r le plan des idéologies il n ’y a pas seulem ent celles qui sont franchem ent pernicieuses, donc négatives m algré leurs m asques, il y a aussi celles qui sont form ellem ent positives — plus ou moins —, m ais lim itatives et em poisonnantes et finalement destructives à leur m anière : tels le nationalism e et autres fanatism es narcissiques ; la plu­ p a rt — sinon toutes — aussi éphém ères que myopes. E t les pires parm i les faux idéalism es sont, à certains égards, ceux qui annexent et frelatent la religion. Mais revenons à la question de l’originalité que nous avons abordée plus haut. Pour définir la véritable originalité, nous dirons ce qui suit : l'art, au sens le plus vaste, est la cristalli­ sation de valeurs archétypiques, non la copie taie quale des phénom ènes de la nature ou de l’âm e ; c'est p our cela que les term es « réalité » et « réalism e » o n t dans l’a rt un sens autre que dans les sciences, lesquelles enregistrent les phénom ènes sans dédaigner les contingences accidentelles et insignifiantes, alors que l'a rt au contraire — nous l’avons d it — opère p ar abstraction afin d’extraire l’or de la « m atière b ru te ». L'origi­ nalité positive ne saurait surgir de n o tre désir ; elle provient de la com binaison entre n o tre am biance traditionnelle et notre personnalité légitime, com binaison ensemencée p a r les arché­ types susceptibles de s'y m anifester et enclins à le faire. En un mot, l’a rt est la recherche — et la révélation — du centre, en nous-mêmes comme au to u r de nous.

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A l’antipode du faux génie q u ’on exalte se situe le vrai génie qu’on ignore : parm i les hom m es célèbres, Lincoln en est un exemple, lui qui doit une grande p artie de sa popularité au fait q u ’on le prenait — et qu'on le p rend encore — p o u r l’in­ carnation de l’Américain moyen, aussi moyen que possible. Ce q u ’il ne fut absolum ent pas et q u ’il ne pouvait être, précisém ent parce q u ’il fut un hom m e de génie et un hom m e dont l’intelli­ gence, la capacité — e t aussi la noblesse de caractère — dépas­ saient de beaucoup le niveau de la m oyenne34. Un autre cas — et assez étrange — du génie en pleine pos­ session de son centre est Gandhi ; cas étrange, disons-nous, parce qu'il semble être u n cas-limite au p oint de vue de la sainteté. Techniquem ent p arlant, Gandhi p eu t en trer sans doute dans la catégorie des saints ; traditionnellem ent parlant, la question reste ouverte. Du côté « contre », il fau t m entionner ses idées en p artie tro p libérales, voire tolstoïennes, bien que — en dépit de certaines réserves — il ne rejetât ni le Véda ni les castes ; du côté « p o u r », on peut faire valoir sa pratique du japa-yoga, ce qui est un argum ent au p o in t de vue « traditionalité », non sainteté to u t court. Nous prenons acte ici du phénom ène sans vouloir tran ch er la question d ’une façon pérem ptoire ; il s’agit en to u t cas d ’une possibilité caractéris­ tique de la période cyclique que nous vivons : période d'am bi­ guïtés, de paradoxes et aussi d'exceptions. É tan t donné que Gandhi ne fonda rien et n ’eut pas de disciples au sens rigoureux du term e, la question de son degré de spiritualité, nous le répétons, peut rester sans rép o n se35. La question du génie norm al, non conditionné p a r quelque abus culturel, nous perm et de passer aux considérations sui­ vantes qui, dans ce contexte, ont leur im portance. L’argum ent raciste que les Blancs, et parm i eux les Européens, ont plus de génie que les autres races, p erd évidem m ent beaucoup de sa valeur — p o u r dire le moins — à la lum ière de ce que nous 34. Nous aimerions mentionner dans ce contexte la grandeur d’âme d’un autre homme d’État, Tchang Kaï-Chek : à la fin de la deuxième guerre mondiale, il fit une déclaration pour enjoindre à ses compatriotes de ne pas haïr le peuple japonais, ce qui fut un geste d’une lucidité et d’un courage inouïs ; non en soi, car il n’existe pas de peuple haïssable, mais eu égard aux données de la nature humaine et aux circonstances. 35. Mais nous devons insister formellement sur le facteur que nous venons de signaler, à savoir que Gandhi n’exerça pas la fonction de maître spirituel ; notre « tolérance » ne saurait donc ouvrir la porte à aucune irrégularité technique.

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avons d it de l’hum anism e et de ses conséquences car il saute aux yeux que ni une hypertrophie ni une déviation ne consti­ tuent urne supériorité intrinsèque. Toutefois, en considérant le génie sous son aspect n aturel et légitime, on a le droit de se dem ander si ce phénom ène se rencontre aussi chez les peuples sans écriture étan t donné qu'ils ne sem blent pas en fournir d ’exemples ; nous répondrons sans hésitation que le génie est dans la n atu re hum aine et q u ’il doit pouvoir se pro d u ire p a r­ to u t où il y a des hommes. De toute évidence, la m anifestation du génie dépend des m atériaux culturels qui sont à la dispo­ sition d ’un groupe racial ou ethnique ; comme ces m atériaux sont relativem ent pauvres chez les peuplades dont il s’agit, les m anifestations du génie doivent être d ’au tan t plus insaisissa­ bles et exposées à l’oubli, sauf dans les légendes et les expres­ sions p ro v erb iales 36. Les ethnies sans écriture ont trois genres de m anifestation géniale à leur disposition, en accord avec leur genre de vie, à savoir ; prem ièrem ent, le génie guerrier et royal ; deuxièmement, le génie oratoire et ép iq u e37 et, troisièm em ent, le génie contem ­ platif, m ais celui-ci laisse rarem ent des traces, alors que les deux types précédents en laissent plus facilem ent, le second sur­ tout. Si ces ethnies n 'ont pas le sens de l'histoire, c ’est p o u r la m êm e raison pour laquelle elles n ’ont pas d ’écriture : toute leur conception de la vie est p o u r ainsi dire enracinée dans un « éternel présent » e t dans un flux des choses où l’individu ne com pte pour rien ; le tem ps étant un m ouvem ent spiroïdal autour d ’un Centre invisible et immuable. Un facteur qu'il ne faut pas perd re de vue quand on s’étonne du m anque de « culture » chez les peuplades sans écri­ ture, c ’est que pour celles-ci la n atu re environnante fournit toute la n o u rritu re dont l’âm e a besoin ; ces ethnies n ’éprou­ vent aucun besoin de superposer aux richesses et aux beautés de la n atu re des richesses et des beautés surgies de l'im agina­ tion et de la créativité des hommes, d ’écouter le langage hum ain

36. « Tout homme n’est pas le fils de Gaïka », disent les Zoulous, ce qui évoque le souvenir d’un chef particulièrement doué et glorieux, mais disparu dans la nuit des temps. 37. Il y eut parmi les orateurs peaux-rouges de vrais Démosthènes. Quelques-uns de leurs discours, en entier ou par fragments, ont été conservés par écrit ; ils frappent par leur langage droit, généreux et pathétique.

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p lu tô t que le langage du G rand-E sprit38. D’une p art, le m anque de culture citadine peut assurém ent être le fait d ’une dégéné­ rescence mais, d ’au tre p art, ce m anque peut s’expliquer p a r une perspective particulière et u n libre choix ; les deux causes pou­ vant évidem m ent se com biner. Ne pas perd re de vue que le sannyâsin hindou, qui vit dans la forêt, ne se préoccupe pas de « culture », pas plus que n ’im porte quel erm ite chrétien ; ce qui n ’est pas un critère absolu m ais ce qui a to u t de même son im portance. Car il faut bien considérer ceci : les merveilles des basi­ liques et des cathédrales, des iconostases et des retables, de m êm e que les splendeurs de l’a rt bouddhique tibéto-mongol et japonais ou, avant lui, celles de l’a rt hindou, sans oublier les som m ets des littératu res correspondantes, to u t ceci n ’existait pas aux époques prim itives de ces diverses traditions, époques qui précisém ent fu ren t les « âges d ’o r » de ces univers spiri­ tuels. Si bien que les merveilles de la culture traditionnelle apparaissent comme les chants du cygne des messages célestes : dans la m esure où le m essage risque de se perdre, ou se perd effectivement, on éprouve le besoin — et le Ciel lui-même l’éprouve — d ’extérioriser glorieusem ent to u t ce que les hom­ m es ne sont plus capables de percevoir en eux-mêmes. Il fallait que, désorm ais, des choses extérieures rappelassent aux hom m es où est leur centre ; il est vrai q u ’en principe c ’est là le rôle de la n atu re vierge mais, en fait, le langage de celle-ci n ’est saisi que là où elle assum e traditionnellem ent la fonction de san ctu a ire39. D’ailleurs, les deux perspectives — a rt sacré et n atu re vierge — ne s’excluent pas, comme le m ontre le zénisme notam m ent, ce qui prouve q u ’aucune d ’elles ne rem place to u t à fait l’autre. * ** Après avoir parlé, au début de cet exposé, des types hiérar­ chisés du genre hum ain — des « castes » intrinsèques et non sim plem ent institutionnelles — nous nous sommes engagé dans 38. Remarque d’un chef sioux après la visite d’un musée des beaux-arts : « Vous, les Blancs, vous êtes des hommes étranges ; vous détruisez les beautés de la nature, puis vous barbouillez une planche de couleurs et vous appelez cela un chef-d’œuvre ». 39. Chez les anciens Aryens, de l’Inde jusqu’à l’Irlande — excepté plus ou moins chez les Méditerranéens des temps historiques —et de nos jours encore chez les chamanistes asiatiques et américains.

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des considérations su r un to u t au tre sujet, celui du génie, avec des parenthèses et des illustrations dont nous ne croyons pas devoir nous excuser. Dans les deux cas, celui du génie com me celui des castes, il s’agit toujours de l’hom m e et de son centre : soit que la n atu re ait octroyé à l’hom m e tel centre personnel et p a r conséquent telle tendance foncière et telle conception du devoir et du bonheur — c'est là la « caste » précisém ent —, soit que l’homme, quels que puissent être sa base ou son p oint de départ, se lance à la recherche de son centre et de sa raison d ’être. Qui dit hum anism e, d it individualisme, et qui dit indivi­ dualisme, dit narcissism e et, p a r voie de conséquence, percée de ce m u r protecteu r q u ’est la norm e hum aine ; donc ru p tu re d'équilibre entre le subjectif et l’objectif ou en tre la sensibilité vagabonde et la pure intelligence. Mais il est néanm oins malaisé d ’avoir au sujet du génie « culturel » profane u n sentim ent tout à fait univoque : si, d'une p art, on doit condam ner l'hum a­ nism e et les principes littéraires et artistiques qui en dérivent, d ’au tre part, on ne p eu t s'em pêcher de reconnaître la valeur de telle inspiration archétypique et éventuellem ent les qualités personnelles de tel au teu r ; en sorte qu'on ne so rt guère d ’une certaine am biguïté. E t le fait qu’une oeuvre, en raison de son message cosmique, puisse tran sm ettre des valeurs que quelquesuns seulem ent peuvent saisir — comme le vin peut à la fois faire du bien aux uns et du m al aux autres —, ce fait rend nos jugem ents, dans bien des cas, sinon objectivem ent moins précis, du moins subjectivem ent plus hésitants ; bien qu’il soit toujours possible de simplifier le problèm e en spécifiant sous quel rap p o rt une œuvre a de la valeur. Quoi q u ’il en soit, ce que nous avons voulu suggérer dans la p lu p art de nos considérations su r le génie m oderne, c’est que la culture hum aniste, en ta n t qu’elle fait fonction d ’idéolo­ gie et p a rta n t de religion, consiste essentiellem ent à ignorer trois choses : prem ièrem ent ce q u ’est Dieu, car elle ne lui accorde pas la prim auté ; deuxièmem ent ce q u ’est l’homme, car elle le m et à la place de Dieu ; troisièm em ent ce q u ’est le sens de la vie, car cette culture se borne à jouer avec les choses évanescentes et à s’y enfoncer avec une crim inelle inconscience. En définitive, il n ’y a rien de plus inhum ain que l’hum anism e du fait q u ’il décapite pour ainsi dire l'hom m e : voulant en faire un anim al parfait, il arrive à en faire un p arfait anim al ; non dans l’im m édiat — car il a le m érite fragm entaire d'abolir cer­ tains traits de barbarie — m ais en fin de com pte, puisqu’il

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aboutit inévitablem ent à « reb arb ariser » la société, to u t en la « déshum anisant » ipso facto en profondeur. M érite fragm en­ taire, avons-nous dit, car l’adoucissem ent des m œ urs n ’est bon q u ’à condition de ne pas corrom pre l’homme, de ne pas déchaî­ ner la crim inalité ni d ’ouvrir la p o rte à toutes les perversions possibles. Au xixe siècle on pouvait encore croire à un progrès m oral indéfini ; au XX e siècle ce fut le réveil brutal, il fallut se rendre à l’évidence qu’on ne peut am éliorer l’hom m e en se contentant de la surface to u t en détruisant les fondem ents. Donc, il n ’y a pas de doute que le talent ou le génie ne constitue pas une valeur en soi. Une chose est absolum ent cer­ taine — au point qu'on hésite à en faire état — c’est que la m eilleure façon d ’avoir du génie est de l’avoir p a r la sagesse et p a r la vertu, donc p a r la sainteté. A cette plénitude, le génie créateur peut certes s’ajo u ter comme un don supplém entaire, pour les autres plus encore que po u r celui qui le possède, et avec la m ission de tran sm ettre des élém ents d ’intériorisation et p a r là même de libération. La p u re spiritualité se suffit à ellemême, c’est entendu ; m ais nul ne reprochera à Dante d ’avoir su écrire ni à Fra Angelico d'avoir su peindre. * ** Pour en revenir au prem ier sujet de n otre exposé, quelles que soient les différences foncières entre les types hum ains hié­ rarchisés — au point de voie de cet enracinem ent central qui fait la personnalité —, il y a ce que nous pourrions appeler, non sans réserve bien entendu, 1’ « égalitarism e religieux » et nous y avons d ’ailleurs fait allusion ; l'hom m e en face de Dieu est toujours l’hom m e et rien d'autre, q u ’il possède un centre vala­ ble ou q u ’il en soit dépourvu. E t l’homme, étan t tel, est tou­ jours libre de choisir son centre, son identité et son destin, de b â tir sa m aison soit sur le sable, soit sur un roc. « Libre de choisir » : m ais à vrai dire, l’hom m e conscient de son intérêt et soucieux de son bonheur n ’a pas le choix ; la liberté est faite po u r choisir ce que nous sommes au fond de nous-mêmes. Nous sommes intrinsèquem ent libres dans la m esure où nous avons un centre qui nous libère : un centre qui, loin de nous com prim er, nous dilate en nous offrant un espace intérieur sans lim ites et sans om bres ; et ce centre est en fin de com pte le seul qui soit.

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TOUR D’HORIZON D’ANTHROPOLOGIE

Quand nous parlons de l’hom m e nous pensons to u t d ’abord à la n atu re hum aine en ta n t que telle, c ’est-à-dire en ta n t q u elle se distingue de la n atu re animale. La n atu re spécifiquement hum aine est faite de centralité et de to talité et, p artan t, d ’objec­ tivité, celle-ci étan t la capacité de so rtir de soi et celles-là la capacité de concevoir l ’absolu. Tout d ’abord, objectivité de l’intelligence : capacité de voir les choses comme elles sont en elles-mêmes ; ensuite, objectivité de la volonté, d'où le libre arb itre ; et enfin, objectivité du sentim ent — ou de l ’âm e si l'on préfère : capacité de charité, d ’am our désintéressé, de com passion. « Noblesse oblige » : le « m iracle hum ain » doit avoir une raison d ’être proportionnée à sa n atu re et c ’est ce qui prédestine — ou « condam ne » — l’hom m e à se dépasser ; l’hom m e n ’est entièrem ent lui-même qu'en se dépassant. Fort paradoxalem ent, ce n ’est q u ’en se dépassant que l ’hom m e se situe à son propre niveau ; non moins paradoxalem ent, en refu­ sant de se dépasser il se situe au-dessous de l'anim al qui — p ar sa form e et p a r son m ode de contem plativité passive — p ar­ ticipe adéquatem ent et innocem m ent à un archétype céleste ; sous un certain rapport, l’anim al noble est supérieur à l'hom m e vil. La valeur individuelle de l’hom m e peut être soit physique, soit psychique, soit intellectuelle, soit encore les trois à la fois. Les valeurs les plus extérieures sont la beauté et la santé du corps ; la prem ière m anifeste notre « déiform ité » et la seconde s’y ajoute à titre de norm e. Il y a, ensuite, la valeur m orale, qui est la beauté de l'âm e tout en p articip an t de l’intelli­ gence ; il y a, enfin, la valeur de l’esprit. L’hom m e n'est res­ ponsable ni de sa beauté ni de sa laideur — sauf dans une certaine m esure en vieillissant — m ais ceci ne saurait em pêcher que la beauté comme telle soit une valeur qui peut contribuer à l'alchim ie spirituelle ; la laideur aussi d ’ailleurs, m ais d'une

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façon indirecte et a contrario, à titre de support de certaines prises de conscience. Q uant à la santé du caractère, l’hom m e en est de toute évidence responsable ; s’il la possède p a r nature, il doit la m aintenir, car il p o u rrait la perdre ; s’il ne la possède pas, il doit l’acquérir. E t l’hom m e est ainsi fait que son intelligence n ’a de valeur effective qu'en se com binant avec un caractère vertueux. Du reste, il n ’y a pas d ’hom m e vertueux qui soit to u t à fait dépourvu d ’intelligence ; et quant à l ’hom m e intelligent, sa capacité intellectuelle n ’a de valeur que p a r la vérité. L’intelli­ gence et la vertu ne sont conformes à leur raison d ’être que p a r leurs contenus ou archétypes surnaturels ; en un mot, l’hom m e n ’est pleinem ent hum ain q u ’en se dépassant, donc en prem ier lieu en se dom inant. Dans ce qui va suivre, il nous arrivera de rendre com pte de faits sans doute tro p évidents, m ais n o tre sujet nous y oblige, car nous ne pouvons passer sous silence aucun aspect de l’homme, fût-il des plus extérieurs. Aussi notre exposé, en p artie du moins, aura-t-il p lu tô t le caractère d ’une énum éra­ tion que celui d ’une spéculation, et cela p a r la force des choses ; sans oublier que les truism es peuvent avoir leur raison d ’être à titre d’entrée en m atière. Si donc notre exposé risque de p araître quelque peu hétéroclite, la raison en est dans le sujet même, c’est-à-dire dans la com plexité du phénom ène hum ain ; nous espérons pouvoir être consciencieux sans devoir être trop pédant. * Si d ’une p a rt to u t hom m e possède un corps, une âm e et un esprit, d ’au tre p a rt les hom m es se différencient p a r le sexe et p a r l’âge. Le sexe — q u ’il soit m asculin ou fém inin — doit être envisagé sous les trois rap p o rts suivants : celui de la sexualité proprem ent dite, et c’est le plan de l’inégalité — mais aussi de la com plém entarité — physiologique, psychologique, fonctionnelle et sociale ; ensuite celui de l’hum anité com mune — chacun des sexes étan t hum ain et rien d 'au tre —, et c’est le plan de l'égalité et de l’am itié ; sous ce rapport, telle femme peut être supérieure à tel homme, précisém ent parce q u e lle est hum aine et non fém inine seulem ent ; n ’empêche que la natu re fém inine exclut sinon les sommets de la spiritualité du moins certaines fonctions en fait plus ou m oins sociales. Enfin celui de la portée spirituelle : sur ce plan, p our ainsi dire « tan­

t o u r d ’h o r i z o n

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trique », chacun des sexes assum e p our l’au tre u n rôle quasi divin ; c ’est là le dom aine de l ’am our, non seulem ent au niveau naturel, bien entendu, m ais aussi, et à plus fo rte raison, au niveau surnaturel et « alchim ique ». Après avoir parlé du sexe, nous devrions dire quelques m ots de l’âge, bien qu'en ce secteur l ’expérience com m une des homm es nous fournisse en somme toutes les lum ières désira­ bles. Bornons-nous donc à relever ou à rappeler, p a r acquit de conscience, que l’enfance est la période de la form ation et de l'apprentissage ; l’âge m ûr, la période de la réalisation actuelle et effective ; l'âge plus avancé, la période de la consolidation, de la réparation, de la direction d ’au tru i ; et la vieillesse, la période du détachem ent et du surpassem ent. Matin, jour, soir et nuit ; ou printem ps, été, autom ne et hiver. On p o u rrait dire aussi que l’enfance est le paradis de l'innocence, la jeunesse le tem ps des passions, l'âge m û r celui du travail, et la vieillesse, celui de la tristesse ; car il s’en faut de beaucoup que la vieillesse soit toujours le havre de la sagesse ; elle l’est chez les homm es spirituellem ent supérieurs ou, plus généralement, dans les milieux encore em preints d ’une piété réelle, m ais non dans un m onde hum aniste, « horizontal » et plus ou moins athée où la tendance des vieux est p lu tô t de p araître jeunes à to u t prix et d ’oublier ostentatoirem ent la « seule chose néces­ saire ». C’est là une anom alie qu'on ne trouve guère chez les peuples traditionnels ni chez les barbares du reste qui, sous plus d ’un rappo rt, sont plus norm aux que les ultra-civilisés. Au point de vue physiologique, l’âge coïncide avec une déchéance ; au point de vue spirituel, c’est l'inverse qui a lieu : l’âge est une m ontée vers un au tre monde. * ** S ur un au tre plan différenciant, m ais purem ent psycho­ logique celui-ci, se situe ce que les Hindous appellent la « couleur » (varna), à savoir la caste. Il s'agit des quatre ten­ dances fondam entales — et des aptitudes correspondantes — du genre h u m a in 1 ; tendances et aptitudes de valeur essen­ tiellem ent inégale, com me le m ontre précisém ent le systèm e hindou des castes, ou comme le m o n tren t les systèmes analo-1 1. Non de la « race humaine », comme on dit trop souvent ; cette expression est tout à fait impropre, car un genre n’est pas une race.

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gués dans d'autres civilisations, celle de l ’Égypte ancienne p ar exemple ou celle de l’Extrême-Orient. Sans oublier la hiérar­ chie sociale en Europe, où la noblesse, le clergé et la bour­ geoisie — le « tiers état » — form aient incontestablem ent des castes, la noblesse su rto u t ; les bourreaux, les saltim banques, les prostituées et d'autres étan t considérés comme des parias, à to rt ou à raison suivant les cas. Mais ce n ’est pas de castes ins­ titutionnelles — et forcém ent approxim atives — que nous vou­ lons p arler ici, c’est des castes naturelles, c ’est-à-dire fondées su r la nature intrinsèque des individus ; les castes institution­ nelles n'en sont que des applications légales et, en fait, souvent symboliques p lu tô t qu'effectives quant aux potentialités réelles des personnes ; n ’em pêche q u ’elles ont une certaine justifi­ cation pratique et psychologique, sans quoi elles ne sauraient exister traditionnellem ent. Ce dont il s ’agit ici essentiellem ent c’est que le genre hum ain se différencie psychologiquem ent p a r les dons et les idéaux : il y a l’idéal du sage ou du saint, puis l’idéal du héros ; ensuite l’idéal de l’honnête hom m e moyen et « raisonnable » et, enfin, celui de l’hom m e qui ne cherche que les plaisirs du m om ent et dont la vertu consiste à obéir et à être fidèle. Mais il y a aussi, en m arge des homm es psychologiquem ent homo­ gènes, l’hom m e « sans centre », qui est « capable de to u t et de rien », qui est volontiers un im itateur et un destructeur ; hâtons-nous toutefois d ’ajo u ter que tout est différencié ou nuancé en ce m onde et que, si nous prenons acte de possibilités hum aines inférieures, ce n ’est pas p o u r prononcer des verdicts su r des individus car « ce qui est im possible aux homm es est possible à Dieu. » Nous avons fait m ention plus h au t de « dons », ce qui nous perm et de considérer m aintenant le phénom ène du talent ou du génie. Tout d ’abord, il est trop évident que le génie n ’a de valeur que p a r son contenu, qu’il n ’a même aucune valeur en l’absence des qualités hum aines qui s'im posent et que, p ar conséquent, il vaudrait mieux p o u r un « grand hom m e » à caractère problém atique avoir moins de talent et plus de vertu. La cause du génie est une hypertrophie ou une sursaturation due à l’hérédité ou, comme diraient les transm igrationnistes, à un certain karma, donc aux m érites ou dém érites d ’une vie antérieure, suivant les cas ; le karma est en tout cas bénéfique quand il véhicule ou engendre des valeurs spirituelles. De toute évidence, les grands sages et les grands saints de tous les cli­ m ats traditionnels fu ren t des hom m es de génie ; m ais ils ne furent pas que cela, précisém ent.

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S ur le plan des facteurs neutres — tels le sexe et l’âge — il faut distinguer également les types hum ains : d ’abord raciaux et sous-raciaux, ensuite « astrologiques », et enfin strictem ent personnels. Comme on rencontre toujours les m êm es erreurs et confu­ sions au sujet des races, nous pensons qu’il vaut la peine de donner à ce sujet quelques précisions élém entaires, bien qu'en soi leur intérêt soit fo rt relatif ; m ais enfin, cela fait to u t de même p artie de n otre sujet. Donc, il y a trois grands types raciaux, le blanc, le jaune et le no ir ; puis les types plus ou moins interm édiaires, tels que les races négro-blanche2, malaise, américano-indienne, polynésienne et quelques groupes de m oindre im portance. Les trois races fondam entales repré­ sentent — et ne peuvent pas ne point représenter — des modes quasi essentiels du genre hum ain, et c’est po u r cela que chacun des trois types raciaux se rencontre, d ’une m anière atténuée et adaptée évidemment, au sein des deux autres races, avec la signification psychologique que chaque type com porte p a r sa form e même ; cette signification ne saurait être étroite, elle doit au contraire être aussi vaste et subtile que possible. Pour ce qui est des sous-races — non des races interm é­ diaires — nous nous bornerons à énum érer celles de la race blanche, à savoir : les « nordiques », les « m éditerranéens » et leurs congénères brahm aniques de l’Inde, les « dinariques » et leurs congénères arm énoïdes ou assyroïdes, les « alpins » — on parle im proprem ent du type « slave » — et les « orien­ taux » ; enfin les « dravidiens » de l’Inde et du N ord de l’Extrême-Orient — appelés aussi les « paléo-asiatiques » — auxquels se rattach en t peut-être les A ustraliens veddoïdes, qui sont de souche non mélanésienne. Toutes les races et sous-races ont leur raison d ’être dans l ’économie typologique de l’hum a­ nité, sans quoi elles n'existeraient pas ; l’homm e est différencié p ar définition3. 2. Appelée improprement « chamitique » à cause de la famille linguistique de ce nom. En fait, certaines tribus dites « chamitiques » sont de race blan­ che, d’autres sont de race noire, la majorité étant plus ou moins intermédiaire. 3. Pour être concret, nous dirons que Lincoln est un exemple parfait du type dinarique et Washington, du type nordique. Napoléon nous fournit l’ima­ ge classique du type méditerranéen ; Beethoven celle du type dit alpin. Quant au type oriental — cet adjectif ayant ici un sens particulier — c’est

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Ce qu’il im porte de rappeler ici, c’est qu'il n ’y a pas de race aryenne, sémitique, cham itique ou ouralo-altaïque, ni de race germ anique, celtique, latine, slave ou grecque ; bien q u ’il puisse y avoir dans ces groupes linguistiques des prédom i­ nances raciales e t bien que chaque langue corresponde dans une plus ou moins large m esure à ce qu'on p o u rrait appeler une « race psychologique ». Pour en revenir aux sous-races européennes — nordique, m éditerranéenne et autres —, elles ne coïncident nulle p a rt avec les peuples ; tous les peuples européens com portent tous les types énum érés plus haut, avec des prédom inances plus ou m oins fortes suivant les régions. E t n ’oublions pas de m ention­ ner qu'à chaque type racial ou sous-racial correspond un type psychologique : le nordique se distingue p a r d'autres traits que le m éditerranéen, p a r exemple, m ais nous croyons pouvoir nous borner, sur ce plan, aux deux observations suivantes : p re­ m ièrem ent, il n ’y a pas de race ni de peuple qui n ’au rait soit que des qualités soit que des défauts et, deuxièmement, l’indi­ vidu n ’est pas forcém ent lim ité p a r les caractères moyens de la collectivité ; étan t homme, il garde en principe toute sa liberté. Une rem arque s'im pose ici au sujet des individus qualifiés de « typiques » p o u r un groupe racial donné. Le m ot « typi­ que » a deux sens to u t à fait différents : d ’une part, il désigne les types qui, dans tel groupe, sont particulièrem ent nom ­ breux — sans po u r au tan t représenter la m ajorité — e t qui peuvent d ’ailleurs présenter de grandes différences en tre eux ; d ’au tre part, il désigne des types éventuellem ent peu nombreux, m ais qu'on ne rencontre q u ’au sein de tel groupe et nulle p art ailleurs, bien qu'il puisse toujours y avoir des exceptions à cette règle. Mais il est abusif d ’appeler « typique » la grande moyenne en refusant cette épithète aux deux catégories que nous venons de m entionner, car c'est là le p oint de vue de la quantité pure et simple, non de la qualité, e t cette évaluation est contraire à la natu re des choses. A ce point de vue, on ne p o u rrait jam ais considérer comme représentatif un type qui incarne au plus h au t degré un idéal racial, ethnique et spiritel ; u n archétype po u r ainsi dire. celui d'un Abd el-Kader ou d’un Râmakrishna ; le type dravidien supérieur étant représenté par un Râmana Maharshi. Précisons que le type dit « orien­ tal », de couleur brune, se rencontre parmi tous les peuples orientaux de race blanche et même en Europe, à côté du type méditerranéen ; il est majoritaire en Arabie, dans les pays iraniens et dans l’Inde du Nord.

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Pour ce qui est de la question des physionomies, il n ’y a pas que les types propres aux races, il y a aussi ce qu'on peut appeler les types « astrologiques », lesquels se retrouvent p ar­ to u t et qui peuvent coïncider avec tels types raciaux ; si bien qu’on ne peut pas déterm iner dans tous les cas si tel type est d'origine raciale ou astrale. On a beau constater, p a r exemple, que les nordiques sont grands et dolichocéphales, il y a forcé­ m ent des nordiques purs qui sont p etits et brachycéphales et cela p o u r la sim ple raison que, indépendam m ent des races et des élaborations régionales, les mêmes possibilités typologiques se m anifestent dans tous les cadres raciaux. C’est exactem ent ce q u ’ignorent, ou veulent ignorer, certains ra c iste s4 : selon eux, toutes les grandes œuvres de l’hum anité sont dues à la race nordique p arto u t présente, paraît-il ; s ’il observent, en Chine p a r exemple, des individus grands à la face allongée, ils prétendent que les Vikings sont passés p a r là — ou les ancêtres des Vikings — et ils s’expliquent tous les achèvem ents de la civilisation chinoise, la création et l’expansion de l’em pire sur­ tout, p a r la présence de sang nordique. Ils ignorent que la répé­ tition, dans chaque race, de certains types, est due non à des mélanges, m ais à l’homogénéité du genre hum ain et à l’ubiquité des mêmes possibilités typologiques ; sans p arler du rôle des types astraux, de l’universalité des tem péram ents et autres fac­ teurs à la fois diversifiants et ré p é ta n ts5. *

**

L’astrologie nous enseigne que le soleil, la lune et les pla­ nètes déterm inent dans une certaine m esure les types physi­ ques et psychiques, de diverses façons suivant les signes du zodiaque dans lesquels ils se situent. C’est ainsi que l’on peut distinguer des types solaires, lunaires, m ercuriens, vénusiens, m artiens, jupitériens et saturniens ; tous ces types com portant, nous l’avons dit, des modes divergents, sans p arler de la foule 4. Tels Chamberlain, Gobineau, Günther et autres. Ce ne sont pas les Scandinaves ni les Allemands qui ont inventé le racisme nordique ou nor­ diste ; aucune race ni aucun peuple n’en est responsable. 5. Don Quichotte et Sancho Pança sont — ou peuvent être — tous deux des méditerranéens ; ils représentent une opposition humaine qui, précisément parce qu’elle est humaine, se rencontre dans toutes les races. Il serait ridicule de prétendre que le « Chevalier de la Triste Figure » soit un dinarique parce qu’il est grand et osseux et que son écuyer soit un alpin parce qu’il est trapu.

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de types interm édiaires ou mélangés. Bornons-nous ici à relever que le solaire a quelque chose d ’actif et de rayonnant ; le lunaire a quelque chose de rond, de passif et d'enfantin ; le m ercurien est léger et élégant ; le vénusien est doux et char­ m eur ; le m artien, carré et agressif ; le jupitérien, plein et large, parfois jovial ; et le saturnien, ascétique et morose. Mais les déterm inations astrales ne sont pas tout, sans quoi on ne s’expliquerait pas que dans une série de types astro­ logiquem ent identiques et de m êm e caractère racial, il y ait des différences dont les causes doivent relever d ’une to u t autre dim ension ; ce qui revient au fond à la question de savoir pour­ quoi une personne n ’est pas une autre. Il y a d ’abord le facteur to u t naturel de l'hérédité ; ensuite, les Hindous et les Boud­ dhistes feront valoir l ’argum ent du karma — des actions et expériences situées dans une vie antérieure — m ais à certains égards les deux causes coïncident ; plus fondam entalem ent, nous dirons que la Toute-Possibilité doit m anifester ses poten­ tialités sur tous les plans et qu’aucun déterm inism e ne peut lim iter le jeu de Mâyâ. L'univers est tissé non seulem ent de p rin ­ cipes mais aussi d ’im pondérables ; aux qualités m athém atiques se joignent les qualités musicales. Enfin, il fau t ten ir com pte aussi, en typologie hum aine, des degrés de spiritualité et de nonspiritualité, lesquels se superposent aux m odalités typologiques extérieures et leur confèrent des significations — et des modes d'expressivité — d'un ordre nouveau et strictem ent qualitatif. Le type physique et psychique de l’individu, avons-nous dit, est déterm iné non seulem ent p a r les influences astrales mais aussi p ar des facteurs tels que l’hérédité et la loi du karma ; ce qui revient à dire que tous ces facteurs se com binent. La coïncidence des divers facteurs déterm inants n ’est certes pas due au hasard : elle s ’explique p a r la possibilité globale que l'individu m anifeste, c’est elle qui déterm ine cette m ystérieuse coïncidence ; c’est elle la cause prem ière qui régit les causes secondes, su r le plan dont il s’agit. ❖

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C onstater qu’il y a différents types hum ains et se rendre com pte que leurs form es ne peuvent pas être dépourvues de signification, c ’est adm ettre q u ’il y a nécessairem ent une science qui étudie ce secteur de l’anthropologie. Fondam entale­ m ent, cette science — la physiognomonie — interprète trois

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régions du visage : le fro n t avec les yeux, le nez, la bouche avec le m enton ; ces éléments correspondant respectivem ent à la nature intellective, la n atu re sensitive ou « instinctive » et la nature volitive. Du reste, comme toute form e a une cause et un sens, toutes les parties du corps sont nécessairem ent à u n degré quelconque des expressions de n otre ê tr e 6. Mais l'individu n ’est pas fatalem ent lim ité p a r sa forme, ou p a r ses form es ; il peut l’être m ais il peut aussi ne pas l'être ; la form e peut être l’expression de sa substance m ais elle peut aussi représenter son karma — l’effet d ’actions ou d’attitudes passées — et alors l’individu subit sa form e sans nécessaire­ m ent s'identifier à elle. La form e irrégulière m anifeste alors le passé m ais non la personne ; un accident tran sito ire m ais non la substance im m ortelle ; c’est une cicatrice et non une p la ie 7. E t ceci concerne l'âm e aussi bien que le corps : des homm es sont devenus des saints en devenant le contraire de ce q u ’ils furen t auparavant ; en réalité, en devenant enfin eux-mêmes.

D’une p art, to u t p orte à croire que ce sont les circonstances m ajeures qui créent l’individu ; d ’au tre p art, c’est la possibilité individuelle qui déterm ine les circonstances. C’est la combi­ naison des possibilités qui tisse ce voile de Mâyâ q u ’est le m onde ; le m onde est un jeu homogène de phénom ènes possi­ bles, lesquels concordent p a r conséquent dans la m anifestation de tel être ; et derrière tous les m asques et toutes les coïnci­ dences se tient le divin Soi. Ayant parlé des types physiques et psychiques, nous devons à plus forte raison rendre com pte de ce que nous pour­ rions appeler les « types eschatologiques », dont l'ordre — com me celui des castes — est vertical et hiérarchique, non horizontal et neutre. Le gnosticism e distingue en effet trois types fondam entaux : le pneum atique, dont la n atu re est ascen­ dante ; le hylique ou som atique, dont la n atu re est descen­ dante ; et le psychique, dont la n atu re est ambiguë. De toute évidence, cette hiérarchie est indépendante des hiérarchies ordi­ 6. Les mains par exemple, qui sont l’objet d’une science particulière, la chirologie, dont dérive la chiromancie. 7. Au demeurant, si l’homme n’est pas responsable de sa forme en naissant, il l'est, à un certain degré, à partir de sa maturité, dans la mesure précisément où le caractère peut influencer la forme physique.

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naires et elle donne lieu, p a r conséquent, à des cas à prem ière vue paradoxaux ; nous pouvons, en effet, rencontrer, parm i les hom m es les m oins doués comme parm i les plus doués, des individus quasi angéliques et d ’autres qui personnifient le carac­ tère contraire. Ceci nous ram ène au problèm e de la prédesti­ nation, lequel est intim em ent lié à celui des possibilités initiales et des substances individuelles ; bien entendu, la prescience divine concerne également les psychiques dont le cas semble être indécis m ais qui en réalité « voilent » leur substance — et p a r conséquent leur destinée — p a r un tissu complexe et m ou­ vant de possibilités contradictoires et plus ou moins superfi­ cielles. L'homme, comme l ’Univers, est un tissu de déterm ination et d'indéterm ination ; celle-ci dérivant de l’Infini, et celle-là, de l’Absolu. *** On p o u rrait nous objecter que nos précédentes considéra­ tions su r le phénom ène hum ain ne sauraient rendre com pte de l’anthropologie proprem ent dite puisque nous n'offrons aucune inform ation sur 1’ « histoire naturelle » de l’hom m e ni a fortiori sur son origine biologique, et ainsi de suite. Or telle n'est pas notre intention ; nous n ’entendons pas nous préoccuper de facteurs qui échappent à n o tre expérience et nous sommes fort loin d'adm ettre la théorie « bouche-trou » de l’évolutionnism e transform iste. L'hom m e originel ne fu t pas un être simiesque à peine capable de p arle r et de se ten ir dro it ; ce fu t u n être quasi im m atériel, enferm é dans une au ra encore céleste mais déposée sur la terre, sem blable au « char de feu » d'Élie e t au « nuage » qui enveloppa le Christ lors de l’ascension. C’est dire que notre conception de l’origine du genre hum ain se fonde sur la doctrine de la projection des archétypes ab intra ; notre position est donc celle de l’ém anationnism e classique — dans le sens néoplatonicien ou gnostique du term e — lequel évite l’écueil de l'anthropom orphism e to u t en s’accordant avec la conception théologique de la creatio ex nihilo. L’évolution­ nisme, lui, est la négation même des archétypes et p a r consé­ quent de l’Intellect divin ; c'est donc la négation de to u te une dim ension du réel, celle de la forme, du statique, de l’im m ua­ ble ; concrètem ent parlant, c ’est comme si on voulait faire un tissu avec la seule tram e, en om ettant la chaîne.

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naires et elle donne lieu, p a r conséquent, à des cas à prem ière vue paradoxaux ; nous pouvons, en effet, rencontrer, parm i les hom m es les m oins doués comme parm i les plus doués, des individus quasi angéliques et d ’autres qui personnifient le carac­ tère contraire. Ceci nous ram ène au problèm e de la prédesti­ nation, lequel est intim em ent lié à celui des possibilités initiales et des substances individuelles ; bien entendu, la prescience divine concerne également les psychiques dont le cas semble être indécis m ais qui en réalité « voilent » leur substance — et p a r conséquent leur destinée — p a r un tissu complexe et mou­ vant de possibilités contradictoires et plus ou m oins superfi­ cielles. L’homme, comme l ’Univers, est un tissu de déterm ination et d ’indéterm ination ; celle-ci dérivant de l’Infini, et celle-là, de l’Absolu. *«* On p o u rrait nous objecter que nos précédentes considéra­ tions su r le phénom ène hum ain ne sauraient rendre com pte de l’anthropologie proprem ent dite puisque nous n ’offrons aucune inform ation sur 1' « histoire naturelle » de l'hom m e ni a fortiori sur son origine biologique, et ainsi de suite. Or telle n ’est pas n otre intention ; nous n ’entendons pas nous préoccuper de facteurs qui échappent à n o tre expérience et nous sommes fort loin d ’adm ettre la théorie « bouche-trou » de l’évolutionnism e transform iste. L'hom m e originel ne fut pas un être simiesque à peine capable de p arler et de se ten ir dro it ; ce fu t u n être quasi im m atériel, enferm é dans une au ra encore céleste mais déposée sur la terre, sem blable au « ch ar de feu » d ’Élie e t au « nuage » qui enveloppa le Christ lors de l'ascension. C’est dire que notre conception de l’origine du genre hum ain se fonde sur la doctrine de la projection des archétypes ab intra ; notre position est donc celle de l’ém anationnism e classique — dans le sens néoplatonicien ou gnostique du term e — lequel évite l’écueil de l’anthropom orphism e to u t en s’accordant avec la conception théologique de la creatio ex nihilo. L’évolution­ nisme, lui, est la négation même des archétypes e t p a r consé­ quent de l’Intellect divin ; c’est donc la négation de to u te une dim ension du réel, celle de la forme, du statique, de l’im m ua­ ble ; concrètem ent parlant, c'est comme si on voulait faire un tissu avec la seule tram e, en om ettant la chaîne.

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De toute évidence, une anthropologie n ’est pas intégrale si elle ne tient pas com pte de la dim ension spirituelle de l’homme, et p a r conséquent de facteurs tels que la hiérarchie eschatologique dont nous avons parlé plus haut, ou des fonc­ tions sociales analogues. Qui dit homo sapiens dit homo religiosus ; il n ’y a pas d'hom m e sans Dieu. * ** Nous avons fait rem arquer plus h au t que la prérogative de l’hom m e est la capacité d ’objectivité et que celle-ci est le critère fondam ental de la valeur hum aine. A rigoureusem ent parler, est hom m e celui qui « sait penser » ; celui qui ne sait pas penser, quels que soient p a r ailleurs ses dons, n ’est pas authentiquem ent homme, c’est-à-dire qu’il ne l'est pas au sens idéal du term e. Trop d’hom m es font preuve d ’intelligence aussi longtem ps que leur pensée se m eut dans les ornières de leurs désirs, de leurs intérêts et de leurs préjugés mais, dès que la vérité est contraire à ce qui leur plaît, leur faculté de penser s’estom pe ou s’évanouit ; ce qui est à la fois inhum ain et « trop hum ain ». Nous avons écrit dans un de nos livres q u ’être objec­ tif c’est un peu m o u rir — à moins d ’être un pneum atique car, alors, on est m o rt p ar n atu re et l’on trouve la vie dans cette extinction. Aussi importe-t-il de com prendre que les vertus naturelles n ’ont de valeur effective qu'à condition d ’être intégrées dans les vertus surnaturelles, celles précisém ent qui présupposent une sorte de m ort. La vertu naturelle, en effet, n ’exclut pas l’orgueil, ce pire des illogismes et ce vice p a r excellence ; seule la vertu surnaturelle — enracinée en Dieu — exclut ce vice qui, aux yeux du Ciel, anéantit toutes les vertus. La vertu su rn atu ­ relle — elle seule pleinem ent hum aine — coïncide donc avec l'hum ilité ; non forcém ent avec 1’ « hum ilitarism e » sentim ental et individualiste m ais avec la conscience sincère et bien fondée de n otre néant devant Dieu et de n o tre relativité à l’égard des autres. Pour être concret, nous dirons que l’hum ble est p rêt à accepter m êm e une critique partiellem ent injuste si elle com­ porte un grain de vérité et si elle ém ane d ’une personne sinon parfaite, du moins digne de respect ; l'hum ble n ’a pas intérêt à ce qu'on reconnaisse sa vertu, il a intérêt à se dépasser ; donc à plaire à Dieu plus q u ’aux hommes.

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N otre définition de l’homo sapiens étan t la déiform ité — laquelle fait de lui u n être to tal et p a rta n t une théophanie —, il n ’est que logique et légitime que, p o u r nous, le dernier m ot de l’anthropologie soit la conform ité aux norm es célestes et le m ouvem ent vers Dieu ; ou en d ’autres term es, n o tre per­ fection selon les cercles concentriques et les rayons centri­ pètes ; les uns et les autres disposés en vue du Centre divin.

3.

INTELLIGENCE ET CARACTERE

En spiritualité plus q u ’en to u t au tre dom aine il im porte de com prendre que le caractère d'une personne fait p artie de son intelligence : sans un bon caractère — u n caractère norm al et p a r conséquent noble — l'intelligence m ême m étaphysi­ cienne est partiellem ent inopérante pour la simple raison que la pleine connaissance de ce qui est en dehors de nous exige une pleine connaissance de nous-mêmes. Le caractère d’une personne c’est, d ’une p art, ce q u e lle veut et, d ’autre p art, ce q u e lle aime ; la volonté et le sentim ent prolongent l’intel­ ligence, ils sont, comme celle-ci — qui de to u te évidence les pénètre —, des facultés d ’adéquation. Connaître réellem ent le Souverain Bien c’est, ipso facto, d ’une p art, vouloir ce qui nous approche de lui et, d 'au tre part, aim er ce qui témoigne de lui ; toute vertu dérive en fin de com pte de cette volonté et de cet am our. L'intelligence qui ne s’accompagne pas de vertus donne lieu à une connaissance p o u r ainsi dire planim étrique : c ’est comme si l'on ne saisissait que le cercle ou le carré m ais non la sphère ni le cube.

*** Saisir la sphère ou le cube — sym boliquem ent p arlan t — c ’est avoir le sens de l'im m anence et non de la transcendance seulem ent ; et la condition de cette plénitude est qu'on se connaisse soi-même, c ’est-à-dire qu'on applique le discerne­ m ent à son prop re ego, concrètem ent et opérativem ent puis­ que la connaissance engage la volonté et le sentim ent. Le sen­ tim ent n ’est point p a r lui-même du sentim entalism e ; il n ’est un abus que lorsqu'il fausse une vérité ; en soi, il est la faculté d ’aim er ce qui est objectivem ent aim able : le vrai, le saint, le beau, le noble ; « la beauté est la splendeur du vrai ». La connaissance plénière, avons-nous dit, exige la connaissance de

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soi : c’est discerner l’am biguïté, la petitesse et la fragilité de l’ego. C’est aussi, et essentiellem ent, « aim er le prochain comme soi-même », c’est-à-dire voir dans « l’au tre » u n « moi » et dans le « moi » un « autre ». Avoir le sens de l’immanence, c’est — parallèlem ent au discernem ent entre le Réel et l’irréel, ou en tre la Réalité qui est absolue et celle qui est relative ou contingente, ou p a r voie de conséquence en tre l'essentiel et le secondaire et ainsi de suite — avoir l’intuition des essences, des archétypes, ou disons : de la transparence m étaphysique des phénom ènes ; et cette intui­ tion est le fondem ent de la noblesse de l’âme. L’hom m e noble respecte, adm ire et aime en fonction d ’une essence q u ’il per­ çoit, tandis que l'hom m e vil sous-estime ou m éprise en fonc­ tion d ’un accident ; au sens du sacré s’oppose l’instinct de la dépréciation ; la Bible parle des « m oqueurs ». Le sens du sacré est l’essence de to u t respect légitime ; nous insistons sur la légitim ité car il s'agit de respecter non n ’im porte quoi mais ce qui est respectable ; « il n ’y a pas de dro it supérieur à celui de la vérité ». Ê tre intelligent, to u t le m onde le sait, c’est to u t d'abord savoir distinguer entre l’essentiel et le secondaire, saisir le rap p o rt entre la cause et l'effet, s’ad ap ter aux situations soit perm anentes soit changeantes 1 ; m ais c’est aussi, répétons-le — et ceci est loin d ’être adm is p a r to u t le m onde — , pressentir les essences dans les choses ou entrevoir les archétypes dans les phénom ènes. L'intelligence peut être soit discrim inative soit contem plative, à m oins que le discernem ent et la contem plation ne se tiennent en équilibre. P ressentir les essences dans les choses : c’est là le fonde­ m ent du darshan hindou, de l’assim ilation visuelle de qualités célestes ; l'idéal étan t la coïncidence entre un objet qui m ani­ feste de la beauté ou de la spiritualité et un sujet doué de noblesse et de profondeur, donc de gratitude. E t c’est aussi la signification quasi alchimique de l’a rt sacré sous toutes ses formes.

1. Spécifions que la sottise se manifeste souvent par la confusion entre une cause matérielle et une cause morale, ou entre un phénomène qui est dû à des circonstances et un autre qui résulte d’un caractère foncier, bref, entre un « accident » et une « substance » ; par exemple, on prend un régime pour un peuple, ou une psychose collective pour un caractère ethnique.

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Le discernem ent, p a r sa rigueur adam antine, se réfère en quelque sorte au m ystère de l’Absolu ; d ’une m anière analogue, la contem plation, p a r son aspect de douceur musicale, relève du m ystère de l'Infini. Dans le m icrocosm e hum ain, la faculté volitive dérive en quelque sorte de l’absoluité du Souverain Bien, tandis que la faculté affective témoigne de son infinitude. * ** Une objection facile serait q u ’il y a des hom m es qui sont intelligents to u t en étant m auvais e t qu’il y a des hom m es qui sont bons sans être intelligents ; o r nous ne contestons pas q u ’u n hom m e m oralem ent im parfait puisse être intelligent, nous contestons sim plem ent que son intelligence puisse être plénière et jouir, p a r conséquent, d'une infaillibilité pluri­ dimensionnelle. Q uant aux hom m es m oralem ent sains m ais intellectuellem ent peu doués, ils ne sont jam ais des sots, car la vertu exclut la sottise pu re et sim ple ; sans doute, leur intel­ ligence est plus contem plative que discrim inative, m ais elle est réelle, la vertu étan t précisém ent un m ode d ’adéquation spiri­ tuelle, donc d ’intelligence au sens essentiel du term e ; et naïveté n ’est pas sottise. Ce qui est en to u t cas frappant chez les gens vertueux même m odestem ent doués, c’est q u ’ils ont toujours du bon sens ; en cela ils peuvent être très supérieurs à des philosophes habiles et ingénieux m ais m anquant étrangem ent de sens du réel. Bien des proverbes tém oignent d'une sagesse populaire qui sans doute n ’a rien d ’aristotélicien m ais qui p a r contre voi­ sine le langage angéliquem ent simple et concret de la Bible. * ** L’idéal de Yhomo sapiens est la com binaison d ’une p ar­ faite intelligence avec un p arfait caractère, et c’est là le sens propre du m ot « sagesse » ; c'est l’idéal que représente la gnose, laquelle s ’attache a priori à la restau ratio n de la perfection prim ordiale de l'hom me. L’ésotérism e est en quelque sorte la « religion de l'intelligence » : c’est-à-dire qu’il opère avec l ’intel­ lect — et non avec le sentim ent et la volonté seulem ent — et que, p a r conséquent, son contenu est to u t ce que l'intelligence peut atteindre et ce q u elle seule peut a tte in d re 2. Le « sujet » 2. Il s’en faut de beaucoup que tout ésotérisme historique soit l’éso­ térisme tout court ; une exégèse teintée de parti pris confessionnel, ou trop

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de l’ésotérism e est l'Intellect et son « objet » est ipso facto la Vérité totale, à savoir — exprim é en term es védantins — la doc­ trine d ’Âtmâ et de Mâyâ ; et qui d it Âtmâ et Mâyâ d it p ar là m êm e Jnâna, connaissance directe, intuition intellectuelle. Dire que l'hom m e est fait d ’intelligence, de volonté et de sentim ent, signifie qu'il est fait po u r la Vérité, la Voie et la V ertu. En d'autres term es, l’intelligence est faite p o u r la com­ préhension du Vrai ; la volonté, p o u r la concentration sur le Souverain Bien ; et le sentim ent, p o u r la conform ité au Vrai et au Bien. P our « sentim ent » nous pourrions dire aussi « âm e » ou « faculté d'aim er » car il s’agit d ’une dim ension fondam en­ tale de l'hom m e ; non d ’une faiblesse, comme on le croit trop facilem ent, m ais d ’une participation à la n atu re divine, confor­ m ém ent au m ystère que « Dieu est Amour ». Tout com pte fait, seule la sophia perennis peut être consi­ dérée sans réserve comme un bien to tal ; l’exotérisme, avec ses évidentes lim itations, com porte toujours un aspect de « m oin­ dre m al » en raison de ses concessions inévitables à la nature hum aine collective, donc aux possibilités intellectuelles, m orales et spirituelles d ’une moyenne p a r définition « déchue » ; « Dieu seul est bon » a dit le Christ. Au point de vue opératif plus encore q u ’au point de vue spéculatif, l'exotérism e m et l ’intel­ ligence p u re po u r ainsi dire entre parenthèses, il la remplace p a r la croyance et les raisonnem ents qui s’y rapportent, ce qui signifie q u ’il m et l’accent sur la volonté et le sentim ent. Il le fait nécessairem ent, étant donné sa m ission et sa raison d ’être ; m ais cette lim itation n ’en est pas m oins une épée à double tran ­ chant dont les conséquences ne peuvent pas être uniquem ent positives comme le voudrait le p arti pris religieux. Il est vrai que l’am biguïté de l’exotérism e n ’est pas sans rap p o rt avec les desseins de la Providence. L’intelligence im pie est incom parablem ent pire que la pieuse sottise ; corruptio optim i pessima. En soi, l’intelligence est « pieuse » parce que sa substance m ême est p u r discerne­ m ent, et pure contem plation, du Souverain Bien ; l’intelligence engagée dans un subjectivisme mystique, est loin de la véritable gnose. D’un autre côté, il s’en faut de beaucoup que tout ce qu’on fait entrer dans la catégorie ésotérique relève de celle-ci : il arrive trop souvent qu’en abor­ dant ce sujet les auteurs ne font aucune distinction entre l’authentique et la contrefaçon, donc entre la vérité et l’erreur, conformément à ces deux péchés de notre temps que sont le remplacement de l’intelligence par la psychologie et la confusion entre le psychique et le spirituel.

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foncière ne se conçoit pas en dehors de cette qualité déjà céleste q u ’est le sens du sacré ; l’am our de Dieu étan t l’essence même de la vertu. E n un m ot, l'intelligence, dans la m esure m êm e où elle est fidèle à sa n atu re et à sa vocation, p ro d u it ou favorise les qualités m orales ; inversem ent, la vertu, sous les mêmes conditions, débouche nécessairem ent su r la santé de l’esprit, donc sur la connaissance du Réel.

4.

PRIMAUTÉ DE LTNTELLECTION

La preuve d ’une affirm ation, a-t-on dit, revient à celui qui énonce la thèse, non à celui qui la rejette ; opinion parfaite­ m ent arb itraire car, si on nous doit une preuve p o u r une affir­ m ation positive, on nous en doit une également p o u r une affir­ m ation négative ; ce n ’est pas le caractère positif de l’affirm a­ tion, c’est son caractère absolu qui nous oblige à la prouver, que son contenu soit positif ou négatif. On n ’a pas besoin de prouver une inexistence q u ’on suppose, m ais on est obligé de prouver une inexistence q u ’on affirme. Certes, les négateurs du surnaturel ne se privent pas de produire des argum ents qui à leurs yeux sont des preuves de leur opinion, m ais ils s’imagi­ nent en to u t cas que celle-ci est un axiome n aturel qui n ’a besoin d ’aucune dém onstration ; c’est du juridism e rationa­ liste, non de la logique pure. Les théistes, au contraire, ont le sentim ent que c'est chose norm ale que d ’étayer p a r des preuves la réalité de l’invisible, sauf quand ils p arlent pro domo en se fondant su r l'évidence de foi ou de gnose. On a souvent m ésinterprété la preuve ontologique de Dieu — émise p a r saint Augustin e t développée p a r saint Anselme — et cela dès le Moyen Âge ; en réalité, elle ne signifie pas que Dieu est réel parce qu’on p eu t le concevoir, m ais au contraire, q u ’on peut le concevoir parce q u ’il est réel : c’est-à-dire que la réalité de Dieu a p o u r effet, p o u r n o tre faculté intellective, la certitude la concernant et, p o u r n otre faculté rationnelle, la possibilité de concevoir l’Absolu. E t c ’est précisém ent cette possibilité de la raison — et a fortiori l'intuition prérationnelle de l'intellect — qui constitue la prérogative caractéristique de l’homme. Dans la critique de la preuve ontologique de Dieu, l'erreu r consiste à ne pas voir qu'im aginer un objet quelconque n ’est nullem ent la même chose que concevoir de l’absolu, ou l’Absolu en soi ; car ce qui prim e ici, ce n ’est pas le jeu subjectif de

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notre esprit, c’est essentiellem ent l’Objet absolu qui le déter­ mine et qui constitue même, en dernière analyse, la raison d’être de l'intelligence hum aine. Sans u n Dieu réel, point d ’hom m e possible. En p arlan t de l’argum ent ontologique, nous pensons à la thèse essentielle et non aux raisonnem ents en p artie pro b lé­ m atiques qui sont censés l'étayer. Au fond, la base de l'argu­ m ent est l’analogie entre le m acro-m étacosm e et le microcosme, ou entre Dieu et l’âme : sous un certain rapport, nous sommes ce qui est et p a r conséquent nous pouvons connaître to u t ce qui est, donc l’Ê tre en soi ; car s’il y a le rap p o rt d ’incom m en­ surabilité, il y a aussi celui d'analogie et même celui d ’identité, sans quoi nous serions le néant p u r et simple. Le principe de connaissance n'im plique p a r lui-même aucune lim itation ; connaître, c’est connaître to u t le connaissable, et celui-ci coïn­ cide avec le réel étan t donné q u ’a priori et dans l ’Absolu le sujet et l’objet se confondent : connaître c’est être, et inverse­ m ent. Ce qui nous ram ène à la sentence arabe : « Qui connaît son âme, connaît son Seigneur » ; sans oublier la form ule du sanctuaire de Delphes : « Connais-toi toi-même »... Si l’on nous dit que l’Absolu est inconnaissable, cela se rap p o rte non à notre faculté intellective de principe m ais à telle m odalité de facto de cette faculté ; à telle écorce, non à la substance. * Il ** Il y a peu de choses aussi pitoyables, sur le plan de la pensée hum aine, que l’exigence de « prouver » soit Âtmâ soit Mâyâ ; car dire que ces deux choses — « si elles existent » — sont absolum ent lointaines, c’est dire im plicitem ent qu'elles sont absolum ent proches ; trop proches, en u n certain sens, p o u r pouvoir être prouvées. Un argum ent fallacieux est le suivant : puisque to u t ce qui n ’est pas l'Absolu — « à supposer que celui-ci existe » — se trouve enferm é en Mâyâ, com m ent peut-on, avec no tre connaissance qui de to u te évidence s'y trouve enferm ée, connaître l'Absolu et p a r là même le R elatif en ta n t que tel ? Nous répondons — et cela résulte de nos p ré­ cédentes considérations — que ni l’une n i l’au tre de ces notions ne relève absolum ent de Mâyâ : la prem ière parce que son contenu m êm e la sort de l’Illusion, bien que la notion en ta n t que telle appartienne de to u te évidence à l’o rd re illusoire ; de même p o u r la seconde notion, celle de Mâyâ précisém ent : si

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elle appartient forcém ent à l'Illusion en ta n t que phénom ène intellectuel ou m ental, elle se rattach e néanm oins à Âtmâ du fait q u elle n ’existe que p a r rap p o rt à lui ; sans Âtmâ point de Mâyâ possible. Ce qui revient à dire que la notion de l’Illusion est un rayon d ’Âtmâ en tra n t dans Mâyâ, d'une façon moins directe sans doute que ce n ’est le cas p o u r la notion à'Âtmâ m ais néanm oins d'une façon réelle, ou relativem ent réelle. Nous pourrions dire aussi que la notion du Réel est réelle, ou que la notion de l'Absolu est absolue, de même q u ’on a dit que « la doctrine de l ’Unité est unique ». L’idée de l’illusoire, du relatif ou du contingent se rattache à celle du Réel et bénéficie p a r là du même régim e logique et ontologique. La preuve du p u r logicien se fonde su r un point de départ som m e toute « contre n atu re » — si nous envisageons l’hom m e dans son intégrité prim ordiale et norm ative — à savoir une ignorance et un doute qui, précisém ent, ne sont pas norm aux à l'hom m e comme tel ; l’argum entation du p u r m étaphysicien p ar contre — m ais il arrive q u ’il emploie le langage du logi­ cien à titre de stratagèm e dialectique — cette argum entation, disons-nous, se fonde non sur le doute m ais su r l’analogie et, plus profondém ent, sur l’identité à la fois intellectuelle et exis­ tentielle. Si, analogiquem ent p arlant, la Réalité est le p oint géo­ m étrique, la connaissance que nous en avons correspond, soit aux cercles concentriques, soit aux rayons à la fois centrifuges et centripètes car, d'une p art, la Vérité ém ane du Réel et, d'au­ tre p art, la Connaissance s’étend à celui-ci. Le point, le cercle, le rayon, et aussi la spirale : ce sont là les symboles graphiques de la Connaissance, quel que soit le symbole — ou le rap p o rt — qui prédom ine suivant l’aspect que nous envisageons. R âm ânuja et d ’autres o n t prétendu que la doctrine shankarienne des deux « hypostases » du divin Soi — Brahma en ta n t que tel et Brahma en ta n t que Mâyâ — est fausse parce q u ’elle introduit, paraît-il, une dualité inintelligible e t irré­ ductible dans l'Absolu ; argum ent factice qui n ’envisage le pro­ blèm e que sous un seul rapport, en négligeant délibérém ent un autre rap p o rt qui est to u t l ’essentiel. L’absolu Soi est p u r S ujet ; o r les sujets contingents eux aussi ne sont rien d ’autre que de la subjectivité ou de la conscience et c'est sous ce rap ­ port, non sous celui de la contingence — ou de la projection et de la réverbération —, que Brahma, ou Âtmâ, est un et indivi­ sible. Q uant à Mâyâ, elle procède nécessairem ent de la nature m êm e à’Âtmâ — sous peine d ’être une pu re im possibilité — et elle en prouve l’Infinitude, la Toute-Possibilité, le Rayonne­

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m ent ; elle en extériorise et déploie les innom brables potentia­ lités. Elle ne peut pas ne pas être, et le nier c’est ignorer la nature du suprêm e Soi. * ** Dem ander la preuve de l’intellection — donc d ’une connais­ sance directe, adéquate et infaillible du surnaturel — c ’est prouver qu'on n ’y a pas accès, et c’est, analogiquem ent parlant, dem ander la preuve de l’adéquation de nos sensations élémen­ taires, dont personne ne doute, sous peine de ne pas pouvoir vivre. Mais l’absence d ’intellection m étaphysique chez la plu­ p a rt des hom m es de 1' « âge de fer » ne leur ferm e pas p our au tan t la p o rte vers le su rn atu rel salvateur, comme le m ontre le phénom ène de la révélation et com me le m ontre le phéno­ mène subséquent de la foi, lesquels présupposent un genre d ’intuition élém entaire — m ais nullem ent insuffisant — que nous pourrions qualifier de « m orale » et parfois même d ’ « esthétique » ; car, en fait, la réalité de Dieu pénètre tout notre être. En douter, c’est se faire « une m aison divisée contre elle-même ». E n fait, quand on enlève Dieu de l’univers, celui-ci devient u n désert de rocaille ou de glace ; il est privé de vie et de cha­ leur et to u t hom m e qui a encore le sens du réel intégral se refuse à adm ettre que ce soit là la réalité ; car si celle-ci était faite de rocaille, il n ’y au rait aucune place dans l'univers po u r des fleurs, ni po u r aucune beauté ou douceur quelle q u elle soit. De même p o u r l’âme : enlevez la foi — y com pris cet élé­ m ent de foi qui fait p artie de la gnose — et l'âm e s'appauvrit, se refroidit, se raidit et s’aigrit ; ou bien elle tom be dans un hédonism e indigne de l’état hum ain ; l'un n ’em pêche d ’ailleurs pas l’au tre car les passions aveugles recouvrent toujours un cœ ur de glace, un cœ ur « m o rt » en somme. C’est ainsi q u ’il est une charité ostentatoire et « hum aniste » qui, au fond, n ’est que la com pensation psychologique p o u r l’am ertum e spi­ rituelle ou la haine de Dieu. Quoi q u ’il en soit, le rationalism e p u r 1 entend se faire passer pour la pensée « exacte » p a r excellence, ou p o u r la seule pensée exacte, l’exactitude en soi ; or, il ne fau t pas 1 1. Cette épithète n’est pas une tautologie puisqu’on compte volontiers Aristote et même Platon parmi les rationalistes, alors qu’ils n’ont jamais prétendu tout tirer de la seule raison.

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oublier que le rationalism e, ou le criticism e qui le systématise, com porte des argum ents arb itraires et quasim ent pseudo­ mystiques, telle la flèche kantienne contre les certitudes intui­ tives du croyant : avoir recours à cette certitude c’est, paraîtil, « faire abusivem ent d ’une idéalité subjective une réalité objective » ; d ’où le philosophe sait-il que cette « idéalité » n ’est pas une réalité ? Il parle de 1’ « illusion enthousiaste » (schwärmerischer Wahn) qui consisterait à connaître p a r le sentim ent des entités surnaturelles ; de quel droit en parle-t-il puisqu’il n ’a jam ais fait l'expérience dudit sentim ent ? Ce qui nous ram ène à l’opinion selon laquelle celui qui nie une affir­ m ation n'a pas à prouver sa négation, étant donné — paraîtil — q u ’une preuve ne s’im pose q u ’à celui qui affirme ; comme si la négation pérem ptoire d'une chose q u ’on ignore n ’était pas à son to u r une affirm ation ! Du reste, com m ent ne voit-on pas d’em blée la contradiction initiale du criticism e, à savoir l ’illu­ sion de pouvoir définir les lim itations — évidem m ent conjec­ turales — de la raison à p a rtir de celle-ci. C’est vouloir légifé­ re r — analogiquem ent p arlan t — à l’aide de la faculté visuelle sur les lim itations éventuelles du nerf optique ; ou vouloir entendre l’ouïe ou encore saisir avec la m ain la capacité de s a is ir2. P ourtant, la possibilité de déterm iner les lim ites de la raison existe bel et bien ; mais elle n ’existe q u 'à p a rtir — et au moyen — du p u r intellect, donc de ce que précisém ent le criti­ cisme kantien nie sans l’om bre d'une preuve. On nous dira peut-être — m ais ce serait passer à côté de la question — que le criticism e est dépassé depuis longtem ps et qu’il ne vaut pas la peine de faire la guerre à un m o rt ; sans doute, il est dépassé philosophiquem ent et littérairem ent, m ais non pratiquem ent, car il survit p a r ses fruits, ou p a r son fruit, à savoir l’abolition quasi officielle de l’intelligence spéculative, ce qui revient à dire, en dernière analyse, de l’intelligence spécifiquement hum aine ou de l’intelligence to u t court. Après tout, le p ari de Pascal n ’est pas à dédaigner ; ce qui lui donne toute sa force, c’est non seulem ent les argum ents en 2. Kant, pour discréditer la foi et pour séduire les croyants, n’hésite pas à faire appel à l’orgueil ou à la vanité : quiconque ne se fie pas à la seule raison est un « mineur » qui refuse de devenir « majeur » ; si des hommes se laissent conduire par des autorités au lieu de « penser par eux-mêmes », c’est uniquement par paresse et par lâcheté, ni plus ni moins. Un penseur qui a besoin de tels moyens — somme toute « démagogiques » — doit être bien à court d’arguments sérieux. 3

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faveur de Dieu et de n o tre im m ortalité m ais aussi l’im portance — quantitative aussi bien que qualitative — des voix favorables à ces deux notions-piliers, celle de Dieu et celle de la m e ; nous pensons ici à la puissance et à la m ajesté des É critures sacrées et à l’arm ée innom brable des sages e t des saints. Si ces grands ne sont pas qualifiés p o u r p arler au nom de l’homme, il n'y a pas d ’homme.

5.

LA GNOSE N ’EST PAS N ’IMPORTE QUOI

C’est un fait que trop d ’auteurs — nous dirons presque : l’opinion générale — attrib u en t à la gnose ce qui est p ro p re au gnosticism e e t à d ’autres contrefaçons de la sophia perennis et, en outre, ne font aucune distinction entre celle-ci et les mouvements les plus fantaisistes, tels le spiritism e, le théoso­ phism e e t les pseudo-ésotérism es qui o n t vu le jo u r au xxe siè­ cle. Il est particulièrem ent regrettable que ces confusions soient prises au sérieux p a r la p lu p art des théologiens, qui ont évidem m ent in térêt à avoir de la gnose la plus m auvaise opi­ nion possible ; o r le fait q u ’une im posture im ite forcém ent un bien, sans quoi elle n'existerait pas, ne sau rait auto riser à charger ce bien de tous les péchés de l’im itation. E n réalité, la gnose est essentiellem ent la voie de l'intellect et, p artan t, de l'intellection ; le m oteur de la voie est avant to u t l’intelligence, non la volonté et le sentim ent, com me c ’est le cas dans les m ystiques m onothéistes sém itiques — y com pris le soufisme moyen. La gnose se caractérise p a r son recours à la m étaphysique pure : distinction entre Âtmâ et Mâyâ et cons­ cience de l’identité potentielle entre le sujet hum ain, jîvâtmâ, et le Sujet divin, Paramâtmâ. La voie com porte, d’une p art, la « com préhension » et, d ’au tre p art, la « concentration » ; donc la doctrine et la m éthode. Les m odalités de celle-ci sont fort diverses : il y a notam m ent, d ’une p art, le mantra, la form ule évocatrice et transform atrice, et, d ’au tre p art, le yantra, le sym­ bole visuel. La voie, c'est le passage de la potentialité à la vir­ tualité et de celle-ci à l'actualité, dont le som m et est l’état du « délivré vivant », du jîvan-mukta. Q uant au gnosticisme, q u ’il se produise en clim at chrétien, m usulm an ou autre, c ’est u n tissu de spéculations plus ou moins délirantes d ’origine souvent m anichéenne et c’est une m ythom anie qui se caractérise p a r u n mélange dangereux de concepts exotériques et ésotériques. Sans doute, il y a là des

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symbolismes qui ne m anquent pas d 'intérêt — le contraire serait étonnant — m ais on d it que « le chem in vers l’enfer est pavé de bonnes intentions », on p o u rrait dire to u t au tan t q u ’il est pavé de symbolismes. D’aucuns feront rem arquer peut-être que dans la gnose aussi bien que dans le gnosticisme, 1’ « illum ination » joue un rôle prépondérant ; c'est confondre 1’ « illum ination » avec l’intellection, ou celle-ci avec celle-là, alors q u ’en réalité l'intellection est active et l'illum ination passive ; quel que puisse être le niveau de ces expériences. Ce n'est pas à dire que le phéno­ mène de l’illum ination ne se produise pas en clim at de gnose, il s'y produit forcém ent m ais non à titre de m éthode ou de point de repère. Une rem arque analogue p eu t être faite en ce qui concerne l’herm éneutique, c’est-à-dire l’in terp rétatio n des É critures sacrées ; sans doute, le com m entaire des É critures se pratique en clim at de gnose — il va de soi q u ’on a expliqué les Upanishads — m ais ceci est très différent de l’in terprétation lointaine et incontrôlable de form ules scripturaires dont le sens littéral n ’indique en rien ce que les exégètes m ystiques enten­ dent en tire r — 1’ « illum ination » aidant, précisém ent ‘. Il est vrai que le m ot « illum ination » peut avoir une signi­ fication supérieure, il ne désigne plus alors un phénom ène pas­ sif ; l’illum ination libératrice et unitive est au-delà de la distinc­ tion entre la passivité et l'activité. Ou plus exactem ent : l’illu­ m ination est l’Activité divine en nous m ais p a r là m êm e elle possède aussi un aspect de suprêm e Passivité en ce sens q u ’elle coïncide avec 1’ « extinction » des élém ents passionnels et téné­ breux qui retranchent l’hom m e de son Essence divine imma­ nente ; cette extinction constituant la réceptivité à l'Influx du Ciel. Sans perdre de vue que l’Ordre divin com porte une « Per­ fection passive » aussi bien q u ’une « Perfection active », et que l'esprit hum ain doit particip er en fin de com pte aux deux mys­ tères. En gnose, il y a tout d ’abord la connaissance intellective de l’Absolu — non du « Dieu personnel » seulem ent — et ensuite la connaissance de soi car on ne saurait connaître l’O rdre divin sans se connaître soi-même. « Connais-toi toimême », dit l’inscription su r le portail du tem ple initiatique de Delphes ; et « le Royaume de Dieu est au-dedans de vous ».1 1. Nous ne contestons pas qu’un mot ou une image dans un texte sacré puisse avoir un sens qu’on ne saurait deviner au premier abord, mais alors ce sens ne peut être contraire au sens littéral ni incompatible avec le contexte.

LA GNOSE N'EST PAS N’IMPORTE QUOI

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De même que le th e r est présent dans chacun des éléments sensibles, tels que le feu et l’eau, e t de m êm e que l’intelligence est présente dans chacune des facultés m entales, telles que l’im agination et la mémoire, de m êm e la gnose est nécessaire­ m ent présente dans chacune des grandes religions, que nous en saisissions les traces ou non. Le m oteur de la voie de gnose, avons-nous dit, est l’intel­ ligence ; o r il s'en faut de beaucoup que ce principe soit appli­ cable dans une société spirituelle — à moins q u ’elle soit peu nom breuse — car, en général, l’intelligence est largem ent inopé­ ran te dès lors qu'on lui dem ande de ten ir en équilibre une col­ lectivité ; en toute justice, on ne p eu t dénier à la m orale senti­ m entale et hum ilitariste un certain réalism e et p a rta n t une effi­ cacité correspondante. Il résulte de to u t cela non que la gnose doive renier socialement son principe de p rim au té de l’intelli­ gence m ais qu'elle doive m ettre chaque chose à sa place et p ren ­ dre les homm es comme ils sont ; c ’est po u r cela précisém ent que la perspective de gnose sera la prem ière à insister non sur un m oralism e sim plificateur mais su r la vertu intrinsèque, laquelle — com me la beauté — est « la splendeur du vrai ». L’intelligence doit être non seulem ent objective et conceptuelle m ais aussi subjective et existentielle ; l’unicité de l’objet exige la totalité du sujet. *** Quand on a l’expérience des pieux sophismes dont les doc­ trines volontaristes et m oralistes sont coutum ières, on se rend aisém ent com pte que la gnose n ’est pas un luxe et qu'elle seule peut nous so rtir des im passes de 1' « altem ativism e » p ropre à l’esprit confessionnel. On connaît la thèse stupéfiante des asharites selon laquelle il n ’y a pas de causes naturelles : le feu brûle non parce que c’est dans sa n atu re de b rû ler mais parce que, chaque fois que quelque chose brûle, c ’est Dieu qui intervient directem ent et qui « crée » le b rû lem en t2. Ibn Roshd objecte avec pertinence — contre Ghazâlî qui a fait sienne cette sainte absurdité — que « si une chose n ’avait pas sa nature 2. Tout aussi antimétaphysique est l’opinion chrétienne que les hypos­ tases ne sont ni des substances ni des modes, qu’elles ne sont que des « relations » et que néanmoins elles sont des personnes. Il convient de distinguer entre la Trinité et la théologie trinitaire, et non moins entre l’Unité et la théologie unitaire.

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spécifique, elle n 'au rait pas de nom qui lui est propre... L’intel­ ligence n ’est pas au tre chose que la perception des causes... et quiconque nie les causes doit nier aussi l’intellect ». Ce que les asharites n ’ont pas com pris — et ceci est carac­ téristique pour 1’ « altem ativism e » de la pensée exotérique — c ’est que les causes naturelles, telle la fonction du feu de brûler, n ’excluent aucunem ent la causalité surnaturelle im m an en te3 ; pas plus que la subjectivité lim itée de la créature n ’exclut l’im m anence du Sujet absolu. La causalité divine im m anente est « verticale » et surnaturelle, tandis que la causalité cos­ m ique est « horizontale » et naturelle. En d ’autres term es, la prem ière est com parable aux rayons centrifuges et la seconde aux cercles concentriques. C’est cette com binaison des deux rap p o rts ou des deux perspectives qui caractérise la pensée intégralem ent métaphysicienne, donc la g n o se4. Il y a intelligence et intelligence, connaissance et connais­ sance ; il y a, d ’une p art, un m ental faillible qui enregistre et élabore et, d ’au tre p art, un cœur-intellect qui perçoit et qui p ro jette sa vision infaillible dans la pensée. C’est toute la diffé­ rence entre une certitude logique que peut rem placer une autre certitude logique e t une certitude quasi ontologique que rien ne peut rem placer parce q u elle est ce que nous sommes, ou parce que nous sommes ce q u ’elle est. 3. Selon le Coran, Dieu ordonne au feu qui doit brûler Abraham : « Sois fraîcheur... ! » ce qui n’aurait aucun sens si la nature du feu n ’était pas de brûler et ce qui, par conséquent, réfute a priori et divinement l’opinion asharite. 4. A noter que, de même qu’il y a un « relativement absolu » — l’absur­ dité logique n’empêche pas la signification ontologiquement plausible — de même, il y a un « naturellement surnaturel », et c’est précisément l’inter­ vention divine permanente, en vertu de l’immanence, dans la causalité cosmique.

II

ONTOLOGIE ET COSMOLOGIE

1.

CATÉGORIES UNIVERSELLES

En dressant son tableau des catégories — substance, quan­ tité, qualité, relation, activité, passivité, lieu, m om ent, situa­ tion, condition — A ristote semble se soucier de classification rationnelle plutôt que de la natu re concrète des choses K Nous plaçant à u n point de vue plus proche de la cosmologie que du logicisme péripatéticien — m ais la délim itation est flottante —, nous donnerons la préférence à l’énum ération suivante : l’objet et le sujet, l’espace et le tem ps (qui sont des catégoriescontenant) ; la m atière et l'énergie, la form e et le nom bre (qui sont des catégories-contenu) ; la qualité et la quantité, la sim­ plicité et la complexité (qui sont des catégories attributives) ; le prem ier term e de chaque couple étan t statique et le second dynam ique, approxim ativem ent et sym boliquem ent parlant. Ceci posé, nous ne saurions exclure d ’autres angles de vision possibles, soit plus analytiques soit, au contraire, plus synthé­ tiques ; et toujours préfigurés p a r quelque symbolisme de la n a tu re 12. Ce n'est pas à dire que toutes les catégories soient égales : ainsi, l ’espace se rap p o rte p lu tô t à 1’ « être » des choses, le tem ps, à leur « devenir » ; au début d ’un cycle hum ain — à F « âge d ’o r » — c'est en quelque sorte l’espace qui prédom ine et à la fin du cycle c’est le tem ps. De même, la form e l’em porte sur le nom bre comme la qualité prim e la quantité ; de même, encore, la m atière prim e l’énergie com me 1'« exister » prim e le 1. Le mot grec kategoria, « argument », signifie en fin de compte une ultime forme de pensée, c’est-à-dire une notion clef capable de classer d’autres notions, ou même toutes les notions ayant trait à l’existence. 2. Mentionnons cette énumération fondamentale : l’espace, le temps, la forme, le nombre, la matière ; fondamentale parce que relevant du symbo­ lisme du pentagramme, du corps humain, de la main, des cinq éléments. D’aucuns mettent la « vie » à la place de la matière, sans doute en pensant à l’énergie qui pénètre tout.

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« faire », m ais on p o u rrait sans doute aussi dire l’inverse, en opposant le « subtil » au « grossier ». Quant aux catégories su jet e t objet, elles sont ontologiquem ent, et p a rta n t qualitati­ vement, interchangeables : toute la question est de savoir lequel des pôles porte l’accent, c’est-à-dire de quel côté se situe Dieu ou son re fle t3. Il n ’est pas possible de donner une réponse unique et défi­ nitive à la question de savoir com bien il y a de catégories exis­ ten tielles4. Les lignes de dém arcation en cette m atière sont à la fois précises et indécises : d ’une p art, le nom bre des caté­ gories choisies en fonction de telle définition est précis m ais les perspectives définissantes sont diverses ; d 'au tre p art, et en dehors de telles perspectives ou de tels systèmes, le nom bre des catégories est illim ité comme l’est celui des phénom ènes. La couleur, p a r exemple, est une catégorie qui englobe toutes les couleurs possibles ; m ais telle couleur est une nouvelle catégorie et elle englobe toutes ses propres nuances m ais non celles des autres couleurs ; ce qui revient à dire que to u te chose com portant des m odalités — ou en ta n t qu'elle en com porte — peut être considérée com me une catégorie. E t c’est ainsi que la catégorie aristotélicienne de « relation » est le dénom inateur d ’une série indéfinie d'autres catégories concevables, telles la cause et l’effet, la réalité et la p o ssib ilité5, la potentialité et l’actualité, la nécessité et la liberté, l’activité et la passivité, le contenant et le contenu, l’excès et la privation ; ce dernier dis­ tinguo étant d ’ailleurs le point de départ de la m orale périp até­ ticienne, laquelle consiste à choisir le ju ste milieu.

Les Grecs, et après eux saint Augustin, ont enseigné q u ’il est dans la n atu re du Bien (Agathôn) de se com m uniquer ; c’est ce qui explique la présence, à chaque niveau de l’Univers, d'un système existentiel fait de contenants, de contenus et de m odalités, ad majorent Dei gloriam. 3. Le Vedânta met tout l’accent sur l’absolu « Soi », tandis que les religions envisagent avant tout le « Dieu-Objet », c’est-à-dire 1’ « absolument autre ». 4. Aristote en indique dix, mais à un autre moment il n’en mentionne que trois : la substance, la qualité, le rapport. 5. Il n’y a pas lieu d’objecter ici que le possible aussi est réel dans son ordre, car il va de soi qu’au point de vue de la distinction dont il s'agit le « réel » est synonyme d’ « effectif » ou d’ « effectué ».

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La notion du Bien que nous venons d ’évoquer nous perm et de revenir une fois de plus — car nous en avons traité en d'au­ tres occasions — à ce problèm e crucial qu’est celui du mal. La cause lointaine et indirecte de ce que nous appelons à bon droit le m al — et c’est la privation de bien — est le m ystère de la Toute-Possibilité ; celle-ci, étant infinie, englobe nécessairem ent la possibilité de sa p ro p re négation, donc la « possibilité de l’im possible » ou 1’ « être du néant ». Cette possibilité p ara­ doxale — puisqu’elle existe et que rien ne peut so rtir du Bien, lequel coïncide avec l’Ê tre — cette « possibilité de l’absurde », donc, a nécessairem ent une fonction positive, celle de m ani­ fester le Bien, ou les biens, au moyen du contraste et cela dans le « tem ps » ou la succession aussi bien que dans 1’ « espace » ou la coexistence. Dans 1’ « espace », le m al s’oppose au bien et p ar là en rehausse l’éclat ou en précise la natu re a contrario ; dans le « tem ps », la cessation du m al m anifeste la victoire du bien selon le principe que vincit omnia Veritas ; les deux modes dém ontrant 1’ « irréalism e » du m al en même tem ps que son caractère illusoire. En d’autres term es, la fonction du m al étant la m anifestation contrastante du bien et aussi la victoire finale de celui-ci, nous dirons que le m al p a r sa n atu re même se condam ne à sa p ro p re négation ; représentant l’absence soit « spatiale » soit « tem porelle » du bien, il retourne p a r là même à cette absence, laquelle est la privation d ’être et p a rta n t le néant. Si l’on objectait que le bien aussi est périssable, nous répondrions qu'il retourne à son prototype céleste ou divin dans lequel seul il est totalem ent « lui-même » ; ce qui dans le bien est périssable n ’est pas le bien en soi, c’est tel revêtem ent qui le limite. Comme nous l’avons fait rem arq u er plus d'une fois — et ceci nous ram ène au fond de la question —, le mal est une conséquence nécessaire de l’éloignement du Soleil divin, source « débordante » de la trajecto ire cosm ogonique6 ; le m ystère des m ystères étan t la Toute-Possibilité en soi. Une rem arque s’im pose ici : on p o u rrait nous objecter que le m al aussi, de p a r sa nature, tend à se com m uniquer ; cela 6. Le mal — le « serpent » du Paradis — a surgi du néant dès que le monde intérieur de l’androgyne primordial devint extérieur ; or, ce moment cosmogonique coïncide avec la création d’Ève donc avec la scission de l’androgyne encore immatériel, lequel fut le « premier Adam ». La matéria­ lisation, ou la chute, survint après l’extériorisation et sous l'influence du serpent; l’individualisme — mode élémentaire du « luciférisme » — causa l’emprisonnement dans la matière, avec toutes les calamités subséquentes, mais aussi avec les grâces appropriées.

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est vrai, m ais il a cette tendance parce que, précisém ent, il s’oppose au rayonnem ent du bien e t que, ce faisant, il ne peut pas ne pas im iter ce dernier. Car le mal, p a r définition, est opposition et im itation à la fois : il est ontologiquem ent obligé à l’im itation dans le cadre de l’opposition ; « plus il blasphèm e et plus il loue Dieu » a dit M aître Eckhart. Le mal, en ta n t qu’il est existant, participe au bien que représente l'existence. Le bien et le m al ne sont pas, à rigoureusem ent parler, des catégories existentielles com me le sont l'objet, le sujet, l'espace, le tem ps ; car le bien est l’être m êm e des choses — que les catégories m anifestent précisém ent — en sorte que les choses sont somme toute des « m odes du bien » ; tandis que le mal indique paradoxalem ent l’absence de cet être to u t en annexant certaines choses ou certains caractères au niveau qui lui est accessible et en v ertu de prédispositions qui le lui perm ettent. Mais en dépit de cette réserve, on p o u rrait considérer le bien et le m al comme des catégories existentielles p o u r les raisons suivantes. Le bien com prend, d ’une p art, to u t ce qui m anifeste les qualités du Principe divin ; d 'au tre p art, to u te chose en tan t q u elle m anifeste p a r son existence ce même Principe et aussi en ta n t qu’elle rem plit une fonction ontologiquem ent néces­ saire. Le mal, de son côté, com prend tout ce qui m anifeste une privation au point de vue des qualités ou à celui de l ’Ê tre m êm e ; il est nocif sous divers rapports, cette nocivité fût-elle neutralisée et compensée, dans tels cas particuliers, p a r des facteurs positifs. C’est dire qu’il y a des choses qui sont m au­ vaises ou nocives en principe m ais non en fait, comme il y en a d'autres qui sont bonnes ou bénéfiques de cette même m a n ière7 ; ce qui contribue au déploiem ent du jeu cosmique, avec ses innom brables com binaisons. * Pour ce qui est des catégories « sujet » et « objet », nous com m encerons p ar prendre acte de l’évidence que l’objet est la réalité en soi, ou la réalité envisagée sous le rap p o rt de sa perceptibilité, alors que le sujet est la conscience en soi, ou la conscience envisagée sous le rap p o rt de sa faculté de percep­ tion. Or, il y a de chaque côté le rap p o rt de réciprocité et 7. Car il y a, par exemple, la laideur physique de tel homme bon et la beauté physique de tel homme mauvais.

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celui de divergence. Sous le prem ier rapport, nous dirons que le m onde en ta n t que perception fait p artie du sujet, qui le per­ çoit, et qu'inversem ent l’ego en ta n t que chose perceptible p ar le sujet — donc extérieure à celui-ci — fait p artie de l ’objet ; sous le second rapport, celui de la divergence, nous oppose­ rons 1’ « en-soi » évidem m ent objectif à la pu re conscience « repliée sur elle-même » ; ce qui nous ram ène en dernière ana­ lyse à la transcendance, d ’une p art, et à l’immanence, d ’autre p art, lesquelles se rencontrent dans l’Unique et dans l’in d i­ visible. S ur le plan de la connaissance intellectuelle ou m êm e sim­ plem ent rationnelle, la com plém entarité « objet-sujet » est le parallélism e entre l’être et la pensée, la chose et la notion, la situation form elle et l'adéquation notionnelle ; c ’est là le fonde­ m ent de la logique aristotélicienne — ou de la logique to u t court — dont la clef est le syllogisme. Faisons rem arquer à cette occasion que les m odernes, quand ils p arlent d ’ « objet » et de « sujet », pensent volontiers que le prem ier est inconnais­ sable e t que le second est incapable de connaissance exacte ; c’est dire qu'ils aim ent évoquer le spectre de 1’ « en-soi » (das Ding an sich) et celui de l’inadéquation supposée de la cognition. E n réalité, la connaissance du contingent ou du relatif est forcém ent contingente ou relative non en ce sens qu’elle ne serait pas adéquate — car l’adéquation est la raison d'être de la connaissance — m ais en ce sens que nous ne pouvons per­ cevoir de l’objet qu’un aspect à la fois, lequel dépend de n otre point de vue, celui du sujet précisém ent. Seule la connaissance de l’Absolu est absolue, et elle l’est parce que, dans la gnose, l’Absolu se connaît lui-même au fond du sujet hum ain ; c ’est to u t le m ystère de l’im manence divine dans le microcosme. Ce que nous venons de dire im plique, de to u te évidence, q u ’il n ’y a pas que l’objet physique — sensoriel ou psychique —, qu’il y a aussi l’Objet méta-physique qui confère au monde, donc à ce qu'il contient, toute sa réalité et to u t son sens. Si l’objet est « l’au tre », le prem ier « Autre » est le Principe transcendant et c’est ainsi que la notion de l ’objectif englobe, d ’une part, to u t ce qui est et, d ’au tre p art, le Seul qui est. De m êm e pour la notion du subjectif, mutatis mutandis : si, d'une part, le sujet est l’ego à la fois psychique et sensoriel, d 'au tre part, il est l’Intellect et le Logos im m anent, qui est le p u r Connaissant et dont la conscience s’étend en principe de l ’ego hum ain ju sq u ’au divin Soi. Le relativem ent « au tre » et le relativem ent « soi-même »

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constituent évidemment une opposition com plém entaire ; p ar contre, 1’ « absolum ent Autre » et 1’ « absolum ent Soi-même » coïncident. Ici on p o u rrait nous objecter qu'il y a aussi la confrontation du « relativem ent soi-même », à savoir l’ego, avec 1' « absolum ent Autre », à savoir Dieu ; mais, précisém ent, le Dieu dont nous pouvons être l'interlocuteur n'est pas 1’ « abso­ lum ent A utre » ou ne l’est que dans le sens du « relativem ent absolu ». E t si nous sommes capables de concevoir le p u r Absolu c’est parce que n otre Intellect, qui est « incréé et incréable », perce « jusque dans les profondeurs de Dieu » ; encore une fois, le T ranscendant et l'im m an en t ne font qu'Un. La Connaissance libératrice c’est prendre acte de la n atu re des choses parce qu'il est dans la n atu re des choses que nous en prenions acte. Tout ceci revient à dire que l ’objet cosm ique — le m onde — se trouve pour ainsi dire suspendu entre deux dim ensions com­ plém entaires, la transcendance et l'im m anence : d ’une p art, Dieu est 1’ « A utre » qui est infinim ent « au-dessus » du m onde et, d ’autre p art, le m onde est sa m anifestation dans laquelle il est présent ; ce qui im plique, d ’une part, que sans cette im m anence le m onde se réd u irait au néant et, d ’au tre p art, que le m onde — et to u t ce qu’il contient — est nécessairem ent sym­ bolique. Dans un sens, rien ne ressem ble à Dieu mais, dans un autre, tout lui ressemble, du m oins sous le rap p o rt de la m anifestation positive, non négative. De même, le sujet hum ain — l'ego — est comme suspendu en tre 1' « élévation » e t la « p ro ­ fondeur » : entre l’Ê tre divin qui réside « dans les cieux » et le divin Soi qui réside « au fond du cœ ur ». La prem ière dimen­ sion est celle de la perspective séparative, de l'adoration, du culte, de la loi, de l’obéissance, b ref celle de la religion ; la seconde est celle de la perspective unitive, de la sagesse et de l’union ; ou celle de la pu re sainteté, laquelle p a r définition est « être » et non « pensée » seulement.

La n atu re des choses exige u n équilibre en tre une théosophie qui est positive et une au tre qui est négative ; en tre une perspective — ou une voie d ’approche — soit cataphatique soit apophatique. Dieu se connaît lui-même, nous dirions m êm e : il « est » la connaissance de lui-même et cette connaissance il peut la p ro jeter dans l’hom m e sans qu’on puisse dire pour

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au tan t que l’hom m e en ta n t que tel connaisse Dieu. E n to u t état de cause, la distinction entre une conceptualisation soit positive soit négative — ou soit inclusive soit exclusive — ne peut intervenir que su r le plan de la pensée ou de l’expression, non su r celui de la pu re intellection, laquelle transcende d ’ailleurs essentiellem ent la scission en sujet et objet. Il ne faudrait pas confondre purem ent et simplement, d ’une p art, la conscience to u t court avec le sujet et, d 'au tre part, l ’existence to u t court avec l'o b jet ; car le su jet existe et l’objet contient des phénom ènes de conscience. Il semble, du reste, y avoir une notable asym étrie en tre l’existence et la cons­ cience car — nous venons de le dire — celle-ci se trouve englo­ bée dans celle-là, tandis que celle-là — l'existence — n ’est pas forcém ent consciente ; cependant, les choses existantes ont besoin d ’un tém oin p our exister pleinem ent : d ’une certaine façon, l’objet inconscient n'est rien sans un sujet qui le p er­ çoit, l'existence b ru te de l ’objet inanim é n ’étan t q u ’une sorte de v irtu a lité 8. * ** L'espace différencie et conserve ; le tem ps change et tran s­ forme. L'im portance de certains symbolismes nous oblige à rappeler ici des choses à prem ière vue trop évidentes m ais en fait peu approfondies à savoir, to u t d ’abord, que l’espace a trois dim ensions objectives : la longueur, la largeur et la h auteur ; puis six dim ensions subjectives : en haut, en bas, à droite, à gauche, devant, derrière. D’une façon analogue, le tem ps a quatre dim ensions objectives — les quatre phases du cycle : m atin, jour, soir, n uit ; ou printem ps, été autom ne, hiver ; ou encore enfance, jeunesse, m aturité, vieillesse —, et deux dim ensions subjectives : le passé et l’avenir ; le présent étant insaisissable com me l’est le centre dans l ’espace. Tous ces élém ents donnent lieu à diverses analogies, sur le plan de la vie spirituelle ou sim plem ent m orale aussi bien que sur celui de l’ontologie ou de la cosmologie. Il convient de préciser ici que l’espace et le tem ps — ceux que nous connaissons p a r l’expérience9 — englobent des phé­ 8. Pascal a dit, en substance, que nous sommes infimes, mais nous le savons, tandis que l’univers est incommensurable, mais il ne le sait pas. 9. Car il y en a d’autres, chaque catégorie n’étant qu’une manifestation — à tel niveau cosmique — d’un principe universel. Dans Résumé de métaphysi­ que intégrale (chapitre sur la création) nous avions spécifié que « les concepts

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nomènes psychiques aussi bien que physiques m ais n ’atteignent pas le dom aine de l’esprit. Des éléments psychiques peuvent en effet se fixer à tel endroit et avoir telle durée ; ce qui est exclu pour une idée, une connaissance, un principe en ta n t que tels. Faisons rem arq u er ici q u ’au lieu de p arler d'« espace » et de « tem ps », nous pourrions aussi — comme le fait A ristote — p arler d ’ « endroit » et de « m om ent », en m ettan t ainsi l’accent sur l’application concrète m ais au détrim ent des notions glo­ bales. On le rem arquera sans peine en abordant des considé­ rations telles que la suivante : il y a un rap p o rt en tre la m atière et l’espace, d’une p art, et en tre l'énergie et le tem ps, d ’au tre p a rt : la m atière est quintessentiellem ent l’éther, lequel s’identifie en fait avec l’espace, tandis que l ’énergie n ’est conce­ vable — du m oins en acte — que dans le tem ps puisqu'elle coïncide pratiquem ent avec le changement. Transposé dans le tem ps, le p oint — symbole spatial — signifie l'instant ; psychologiquem ent e t spirituellem ent p ar­ lant, il est la concentration. Le cercle exprim e non seulem ent l'infinitude spatiale m ais aussi l’éternité — l’infinitude, parce q u ’il prolonge le centre et évoque des cercles concentriques se répétant sans lim ite et l’éternité, parce q u ’il n ’a ni commence­ m ent ni fin. Le cercle évoque la rondeur de la voûte céleste et celle de l'horizon ; il est ainsi une image de l’espace ; d ’une m anière analogue, le carré évoque les quatre phases du cycle annuel, il peut être p a r conséquent, une image du tem ps. Dans l'espace, la quatem ité signifie la stabilité ; dans le tem ps, elle signifie le m ouvem ent ; en spiritualité, le m ouvem ent progres­ sif comme la stabilité qualitative sont des conditions sine qua non de la réalisation. C’est ainsi que les symboles num éraux et géom étriques ont leurs applications non seulem ent dans l’espace m ais aussi dans le tem ps ; com me ils les ont — et m êm e a priori — su r les plans ontologique, cosmologique et spirituel, dont les plans cosmiques ne sont que des projections. * ** Le tem ps comme l’espace contiennent la m atière, l’éner­ gie, la form e et le nom bre ; on peut dire néanm oins que la hindous sont souvent plus indicatifs que systématiquement conséquents » en pensant au fait que l’espace et le temps sont présentés comme des parties intégrantes de la Mâyâ « pure » ou divine ; ce qui, pris littéralement, impli­ querait que les choses terrestres se situent, par leurs contenants, dans l’Ordre divin ; mais, symboliquement ou « indicativement », ce langage apparemment restrictif est suffisant.

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m atière est plus proche de l’espace et l’énergie, plus proche du tem ps. L’espace égale l’éther qui l’em plit et qui est la m atière de base dont dérivent les cinq éléments et toutes les subs­ tances ; le tem ps égale le changement, donc l’énergie qui le provoque. Qui dit « m atière », dit « cristallisation » ou « coagu­ lation » ; qui dit « énergie », d it « vibration ». En ce qui concerne la catégorie « form e » — envisagée a priori sous son mode physique — il faut distinguer tout d ’abord les form es qui sont bidim ensionnelles d ’avec celles qui sont tridim ensionnelles, donc les figures d ’avec les volumes 10 ; ensuite, nous percevrons la diversité des form es circulaires, triangulaires et autres, bref toutes les possibilités géom étriques, irrégulières aussi bien que régulières ; sans oublier, sur un to u t autre plan, la différence entre les form es arb itraires et nécessaires, belles et laides, nobles et viles — ce qui est indé­ pendant de nos goûts — suivant que leurs contenus sont posi­ tifs ou négatifs. Dans l'ordre num éral, on distingue to u t d ’abord entre les nom bres qui sont pairs et ceux qui sont im pairs ; ceux-ci se réfèrent à l’unité et évoquent le reto u r au principe et ceux-là signifient la projection et p a rta n t l’éloignement. Ensuite, on distingue entre les nom bres qui répètent ou augm entent 1 unité et ceux qui la divisent, les prem iers se référant à la m anifes­ tation ou à l’effectuation, et les seconds — qui ne sortent pas de l’unité — au principe ou à la potentialité. Une autre distinc­ tion enfin est celle entre les nom bres sim plem ent quantitatifs et les nom bres symboliques et qualitatifs, ces derniers — telles la dualité, la trinité, la quatem ité — équivalant aux figures géo­ m étriques fondam entales et aux nom bres pythagoriciens. E t ceci est im portant : il y a une analogie, d ’une p art, entre le principe positif ou actif et les nom bres im pairs et, d autre part, entre le principe négatif ou passif et les nom bres p airs ; c’est le couple Yang et Yin, lequel déterm ine toutes les oppo­ sitions et toutes les com plém entarités, celles-ci étan t unitives com me l’actif et le passif, le m asculin et le fém inin ; celles-là séparatives comme le positif et le négatif, le bien et le mal. Les nom bres im pairs sont centripètes, ils ram ènent à l'Unité — nous venons de le dire — et ainsi la représentent en mode 10. Transposée et la géométrie à trois concret, la théorie et la et la réalité, la doctrine

dans d’autres ordres, la différence entre la planimétrie dimensions équivaut à celle entre l’abstrait et le pratique, le programme et la réalisation, la vérité et la sainteté.

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de pluralité, tandis que les nom bres p airs sont centrifuges, ils représentent la projection dans le m ultiple et l ’indéfini. Mais, com me les deux principes, le Yin et le Yang, ont surgi du Tao — leur préfiguration dans le Tao étan t respectivem ent l’Infini­ tude et l'Absoluité —, ils doivent m anifester leur unité sousjacente su r le plan m êm e de leur divergence, et c’est ce que m ontre le signe du Yin-Yang, où la p artie noire com porte un point blanc, et inversem ent ; c’est dire que la m asculinité com porte u n élém ent de fém inité, et celle-ci un élém ent de m as­ culinité, et que chacun des pôles possède, à divers degrés, une fonction qui est positive et une au tre qui est négative. Sous le prem ier rap p o rt — nous l'avons relevé plus d'une fois — le m asculin se réfère à l'Absolu et le fém inin à l’Infini ; sous le second rapport, il y a dans la m asculinité un danger de contrac­ tion et de durcissem ent et dans la féminité, au contraire, une tendance à l’extériorisation dissolvante et indéfinie. Ajoutons enfin — car ceci prouve à sa façon la réciprocité com pensatoire dont nous venons de p arler — que, dans le symbolism e géo­ m étrique, le Yang est représenté p a r les surfaces qui délimi­ tent, « enferm ent » et donc rattach en t à l'unité tandis que le Y in l’est p a r les étoiles — à trois ou plusieurs branches — qui p ro jetten t et « rayonnent » ; et cela indépendam m ent des nom bres pairs ou im p a irs11. Toute cette digression su r un symbole extrêm e-oriental se justifie ici du fait qu'il im plique une dim ension num érale, ou plus précisém ent une doctrine de la dualité. Les quatre prem iers nom bres, de m êm e que les quatre prem ières form es, ont quelque chose de quasi divin du fait q u ’ils sont incom parables, d ’une p art, en tre eux et, d ’au tre part, p a r rap p o rt à tous les autres nom bres et à toutes les autres form es. Le point, la ligne, le triangle, le carré sont foncière­ m ent différenciés comme si chacun constituait une espèce à p art, tandis que les form es subséquentes, à p a rtir du pentagone, sem blent toutes ap p arten ir à une seule et m êm e espèce — d ’ail­ leurs leur série aboutit vite au c erc le112 car on ne sau rait im a­ giner u n polygone régulier ayant cent ou mille angles : déjà le 11. C’est d’une manière analogue, mais moins directe, que le Svastika exprime sous forme d’ « étoile » et en mode centrifuge ce que le Yin-Yang et ses dérivés représentent sous forme de « surface » et en mode centripète. 12. En fait, le cercle symbolise la totalité, comme le point symbolise l’unité ou l’unicité ; toutes les autres figures géométriques ou valeurs numé­ rales se situent entre ces deux pôles.

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dodécagone p araît « à bout de souffle ». Il y a donc quelque chose de quasi absolu dans les q u atre prem ières form es comme dans les quatre prem iers nom bres ; ce sont des symboles pro­ prem ent hypostatiques tandis que le nom bre cinq, et avec lui le pentagone ou le pentagram m e — ou l’étoile à cinq b ran ­ ches — sem blent inaugurer le monde, la création, le cosmos, to u t en se référan t forcém ent à des prototypes in divinis. En d ’autres term es, ce sont les qu atre prem iers nom bres et les quatre prem ières form es qui ont po u r ainsi dire le privilège de pouvoir « définir » ou « décrire » le p u r Ê tre ; ce qui n ’est pas une délim itation arbitraire, étan t donné leurs significations tout à fait fondam entales et p a rta n t inégalables. *

Dans les figures géom étriques, l'espace devient form e ; dans les rythm es, le tem ps devient nom bre ; le m onde est tissé de figures et de rythm es dont la beauté ou la laideur est, respecti­ vement, dans leur régularité ou leur irrégularité. E t ceci indi­ que que la beauté n ’appartient pas seulem ent à la forme, q u ’elle relève aussi du nom bre en ce sens que les form es parfaites — le corps hum ain notam m ent — com portent le nom bre dans leur structure qui, précisém ent, constitue leur régularité et p a rta n t leur valeur esthétique. Si, d ’une p art, toute form e est im plicitem ent un nom bre, d ’autre p art, to u t nom bre est im pli­ citem ent une forme. Dans la catégorie formelle, une figure de prem ière im por­ tance est la croix, laquelle est le symbole m êm e de la sym étrie sous le double rap p o rt de la verticalité et de l ’horizontalité. Verticalem ent, la sym étrie exprim e l’opposition ; horizontale­ m ent, elle exprim e la com plém entarité. A un au tre point de vue, la ligne verticale représente la projection créatrice ou le prolongem ent cosmogonique, ou encore — et p a r là m êm e — la totalité universelle, la juxtaposition Âtmâ-Mâyâ ; quant à la ligne horizontale, si elle représente to u t d ’abord les différen­ ciations existentiellem ent équivalentes bien que fonctionnelle­ m ent inégales, elle com porte également des incom patibilités telles que les oppositions m orales ou esthétiques u. A rigou- 13 13. Pour ce qui est des symboles géométriques d’une manière générale, ajoutons que la « tridimensionnalité » rend le symbolisme plus complexe en introduisant dans le plan horizontal le subjectif et l’objectif, l’initial et le terminal, bref des pôles se référant à l’expérience, à la transition, au devenir.

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reusem ent parler, l’axe vertical oppose les « degrés » — m ais ce m ot risque d ’être im propre — tels que l’absolu et le relatif, le principe et la m anifestation, l’essentiel et le form el, le subs­ tantiel et l’accidentel et même, cum grano salis, l’être et le néant ; tandis que l'axe horizontal oppose les « modes », tels que l’actif et le passif, le dynam ique et le statique, le rigoureux et le doux, et caetera. N ’em pêche que les modes se trouvent nécessairem ent préfigurés sur l’axe vertical, com me inverse­ m ent les degrés se reflètent nécessairem ent su r l’axe horizon­ tal ; ce qui dans chaque cas — mutatis mutandis — confère une portée nouvelle aux éléments envisagés. E t ceci est un principe de prem ière im portance : toute chose que nous distinguons d ’avec le Souverain Bien, soit le prolonge soit s’oppose à lui ; ceci, du moins, en apparence car rien ne saurait s’opposer réellem ent à Dieu. * **

Nous avons parlé ju sq u ’à p résent des quatre catégoriescontenant : l'objet, le sujet, l’espace, le temps, et des q u atre catégories-contenu : la m atière, l’énergie, la form e, le nom bre ; viennent ensuite les catégories attributives : la qualité, la quan­ tité, la simplicité, la complexité, lesquelles déterm inent les modes des catégories précédentes. Chacune de celles-ci com­ porte en effet un ou plusieurs aspects qualitatifs puis un ou plusieurs aspects quantitatifs : un objet peut avoir de la valeur parce q u ’il est fait d ’une m atière précieuse, m ais il p eu t en avoir aussi p a r son symbolisme et la beauté de sa form e ; d'une m anière analogue, un objet peut s’im poser soit p a r son étendue, soit p a r sa répétition ou sa m ultitude. La qualité peut être soit substantielle, soit « expressionnelle » ; et la quantité soit conti­ nue, soit discontinue. La notion de « grandeur » im pliquée dans celle de quantité nous amène au point suivant. Dans toutes les catégories exis­ tentielles, il y a opposition entre 1’ « infiniment grand » et 1’ « infiniment petit », selon les m odes appropriés ; or, rien ne peut être m étaphysiquem ent infini en dehors de l’Absolu, si bien que nous devons adm ettre que les « deux infinis », le petit et le grand — le m ot « infini » n ’ayant alors q u ’un sens relatif et em p iriq u e14 —, arrivent nécessairem ent à une limite, sans 14. Quand nous parlons d’ « infini », nous entendons simplement ce qui est sans limites dans son ordre ; nous ne voyons aucune raison de réserver ce terme au seul Infini métaphysique, d’autant que les usages du langage ne nous y obligent pas.

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doute inim aginable m ais en to u t cas concevable. Car on peut parfaitem ent concevoir que les deux apparentes infinitudes débouchent d'une certaine façon sur le néant, p a r une sorte de sursaturation et d ' « explosion ontologique » — s’il est perm is de s’exprim er ainsi — dont le principe ou la préfiguration est donné p a r la lim itation spécifique même des catégories. Faisons rem arquer à ce propos qu'au point de vue de la natu re hum aine l’infiniment grand et l’infinim ent petit sont en principe deux abîmes de dépaysem ent et d’épouvante ; nous disons en principe car, en fait, il n ’est guère possible de per­ cer les m urs protecteurs de n otre position cosm ique ; position à la fois providentielle et norm ative, l’hom m e étan t la m esure réelle des choses, sous peine d'être dépourvu de raison suffi­ sante. Ce que nous voulons souligner ici, c’est q u ’il est des dim ensions cosmiques qui, p a r leur nature, sont interdites à l’homme, m iséricordieusem ent en un certain sens ; ten ter de franchir nos m urs c'est s'éloigner de l’hum ain et p a r là même du divin 15. Car c’est à p a rtir de n otre position cosm ique pro­ videntielle que nous pouvons et devons réaliser le sens de la vie et com prendre en profondeur que « le royaum e de Dieu est au-dedans de vous ». Toujours en ce qui concerne les notions de « grandeur » et de « petitesse », on p o u rrait objecter que ces deux caractères représentent des évaluations ém inem m ent relatives et que rien n ’est petit ou grand en soi — ce qui est à la fois vrai et faux ; dans ce dernier cas, cela revient à oublier, prem ièrem ent, que les m esures des choses correspondent à des réalités archéty­ piques, donc à des intentions divines, et, deuxièmement, que l'hom m e est un critère de ces intentions du fait que son intel­ ligence est « centrale » et p a rta n t « totale », ce qui est préci­ sém ent la raison d ’être de la condition hum aine. A utrem ent dit une chose est grande, extrinsèquem ent, parce que nous sommes moins grands qu’elle et, intrinsèquem ent, en vertu de la possibilité existentielle q u ’elle m anifeste ; la subjectivité hum aine n ’est pas ici la cause de telle illusion d ’optique, elle est la conséquence de telles réalités dont la perception adéquate est prévue p ar le Créateur. Ce point est d'une extrêm e im por­ tance car il étaye toute la théorie du symbolism e ; au demeu­ rant, si toutes les évaluations n ’étaient que relatives ou sub­ is. La physique nucléaire et la « conquête de l'espace » sont des entre­ prises de ce genre, dont le moins qu’on puisse dire est qu'elles manquent totalement de barakah.

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jectives, il ne resterait plus rien à évaluer et les notions de quantité, de qualité et de prim auté perd raien t to u t leur sens. Tout ce que nous venons de dire m ontre com bien est fausse l ’idée évolutionniste que l ’hom m e — son esp rit aussi bien que sa form e — ne serait q u ’une phase quelconque p arm i mille autres, qu'il n'y au rait donc rien de quasi-absolu, de p arfait ni de définitif dans ce phénom ène « fait à l’image de Dieu » ; bref, q u ’à la place de la projection d ’archétypes significatifs il n ’y au rait q u ’une chaîne to u te contingente de form es insignifiantes, toujours transitoires et m onstrueuses ipso facto. Mais revenons, après cette parenthèse, à la question géné­ rale des catégories-attribut et, plus précisém ent, à celle des deux catégories « sim plicité » et « com plexité ». Chaque caté­ gorie com porte un noyau et un déploiem ent ; nous pourrions dire aussi une « racine » et une « couronne ». Pour l'espace, p ar exemple, la racine est de toute évidence le point ou le centre, et la couronne, le vide ou la distance ; p o u r la m atière, la racine est l’éther, et la couronne, les cinq éléments et les corps chim iques ; po u r la forme, la racine est la sphère, et la cou­ ronne, la m ultitude des figures e t des volumes. A noter q u ’il y a des form es parfaites ou im parfaites, comme il y a des m atières précieuses ou viles, tandis q u ’une telle alternative ne semble exister ni po ur l’espace ni p our le tem ps, dont la qualité p araît résider plu tô t dans tel aspect glo­ bal que dans tel accident ; on doit cependant ad m ettre que l ’espace, qui en lui-même n ’a pas de centre, est comme un tissu parsem é d ’ « étoiles », c’est-à-dire qu’il réalise p a r sa nature m êm e cette idée qualitative de point central, ce dont la géo­ graphie sacrée offre de nom breux exemples, et ne serait-ce que d ’une m anière approxim ative et symbolique. Il en est de même p o u r le tem ps qui, p a r nature, com porte des « âges d ’o r », les­ quels — à p a rt leurs m anifestations cycliques nécessaires — se reflètent eux-aussi d ’une m anière plus ou m oins contingente dans l'ordre des phénom ènes hum ains. Qui d it « espace », dit « réseau » ; qui d it « tem ps », dit « rythm e ». P ar les catégories se réalise ce qui doit être, donc ce qui ne peut pas ne pas être ; elles constituent le « th éâtre » de toutes les m odalités du possible, m odalités soit plausibles soit parado­ xales. Il im porte du reste de distinguer en tre les possibilités de principe et celles de fait — et de même p o u r les im possibilités. A utrem ent dit, il faut distinguer entre les choses qui se réa­ lisent parce qu’elles le doivent de p a r leur nature, et celles qui pourraient se réaliser m ais en sont empêchées p a r une cause

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contingente — et de même, en sens inverse, p o u r les im possi­ bilités, qui elles aussi peuvent être soit principielles soit acci­ dentelles, et cela à divers degrés. Il fau t préciser, en outre, qu'il y a deux grands ordres de possibilités, hypostatique l’un et cosm ique l’autre, tous deux contenant des possibilités soit hié­ rarchisées, soit sim plem ent diverses ; c’est le distinguo entre les degrés et les m odes — ou entre la « verticale » et 1’ « hori­ zontale » — dont témoigne universellem ent le symbolism e de la croix. * ** Nous avons considéré plus haut, à titre de parenthèse, le problèm e du bien et du m al ; très proche de cette question est celle de l’être et du néant bien que ce dernier term e ne repré­ sente aucune réalité directe to u t en com portant une réalité indi­ recte, comme le prouve l’existence même du m ot. Bien entendu, nous ne saurions voir dans l’être et le néant — pas plus que dans le bien et le m al — des catégories existentielles ; ils en sont néanm oins des sortes de prototypes, com me le sont l’Absolu et l'Infini ou, « verticalem ent » 16, le Principe et la M anifestation, Âtmâ et Mâyâ. On p o u rrait objecter ici que le néant n ’étant rien, ne sau rait être le prototype de quoi que ce soit ; c ’est précisém ent cette question que nous aim erions exam iner ici à toutes fins utiles. La notion du « rien » est essentiellem ent une référence — négative évidem m ent — à quelque chose de possible ou d'existant, sans quoi elle n ’au rait aucun sens et ne serait même pas concevable. Le « rien », en effet, indique p a r définition l’absence de quelque chose : il exclut soit un ou plusieurs objets, soit tous les objets, suivant le contexte ; p arler d'un « rien » intrinsèque, c ’est-à-dire qui ne serait que lui-même sans référence aux choses q u ’il exclut, serait une contradiction dans le term e. Quand un récipient est rem pli et qu’ensuite on le vide, cela fait une différence ; or cette différence est une réalité, sans quoi jam ais personne ne p o u rrait se plaindre d ’avoir été volé. Si le « rien » était un « néant » p a r lui-même — s’il n ’avait aucun caractère de « référentiel » — il n ’y aurait aucune différence en tre la présence et l’absence, la plénitude et la vacuité, l ’existence et l’inexistence ; et to u t voleur p o u rrait 16. En ordre de superposition ou de hiérarchie, non de juxtaposition ou de complémentarité.

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faire valoir que le « rien » q u ’il a p ro d u it dans le sac d ’un autre n ’existe pas ; le m ot « rien » serait vide de sens com me le néant est vide de contenu. Le « rien » envisagé dans un contexte concret peut en trer pratiquem ent en com pétition avec un « quelque chose » ; un néant intrinsèque ne saurait s’opposer concrètem ent à quoi que ce soit et il ne saurait être affecté d'une façon quelconque. De même, si l’espace était du vide absolu — s’il ne coïncidait pas pratiquem ent avec l’éth er — il ne p o u rrait com porter de l’éloignement et de la séparation, car un néant ajouté à u n au tre néant — si c’était concevable sans absurdité — ne saurait produire une distance. Le « rien » logiquement utilisable n ’a donc rien d ’absolu, il est p a r définition relatif à quelque chose, bien que d ’une façon négative. Il com porte cependant un caractère d'absoluité p a r la totalité de la négation qu’il représente : la différence entre 1 et 2 est relative, m ais celle entre 1 et 0 peut être dite absolue, avec les réserves m étaphysiques qui s’im posent. Une chose ne peut pas exister à moitié, elle existe ou elle n ’existe pas ; p a r conséquent, puisque l'existence a quelque chose d ’absolu p ar rap p o rt à l’inexistence — c'est to u t le m iracle de la création — la négation ou l'exclusion d'un existant a ipso facto quelque chose de logiquem ent absolu ou total, non « en soi » mais quant à l’absence de ce q u ’elle nie ou exclut ; c’est n o tre thèse bien connue du « relativem ent absolu » 17. L’idée d ' « être » im plique, positivem ent la réalité, et restrictivem ent la m anifestation ; nous disons « restrictivem ent » parce que la m anifestation ou l’existence représente un moins ou une lim itation p a r rap p o rt au Principe, qui est l’Ê tre pur. E n signifiant la réalité, l'idée d ’ « être » évoque ipso facto le « bien » et aussi le « plus », donc la qualité et la quantité ; mais elle évoque avant to u t la « présence ». Q uant à l’idée opposée de « néant », elle im plique to u t d ’abord 1’ « absence » d ’être ou l’im possibilité, et plus relativem ent l’absence de choses déter­ minées ; elle im plique également — p a r dérivation et p a r analogie — le phénom ène du « moins » et, sous un au tre rap ­ port, celui du « m al ». Mais cette idée peut s’appliquer aussi, fo rt paradoxalem ent, à l’ordre transcendant ou principiel : est « néant », au point de vue du m onde m anifesté — donc au point de vue de l’existence au sens restrictif du term e — , tout ce 17. Quand parmi quatre bougies une, deux ou trois s’éteignent, la diffé­ rence de luminosité est relative ; mais quand la dernière s’éteint, la différence est totale, car c’est celle entre la lumière et l’obscurité.

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qui transcende ce m onde et p a r conséquent échappe à toutes les lim itations existentielleslâ. * ** Quand nous examinons les catégories existentielles, ce n ’est certes pas po u r encourager une perspective iconoclaste qui entend « réduire » les phénom ènes à leurs conditions stru ctu ­ rales, car c'est le contenu, le message, l'intention divine qui prim e et non le m écanism e de la m anifestation bien que celuici, envisagé en lui-même, puisse à son to u r signifier u n mys­ tère divin, ce qui est précisém ent le cas des catégories dont le m onde est tissé. Il faut y insister : rien n'est plus ab erran t que de chanter victoire parce q u ’on croit avoir dém antelé une beauté en la réduisant à tel ou tel rouage, com me si la raison d ’être du m écanism e n ’était pas son résu ltat ; c ’est p o u rtan t cette erreu r qui est l'essence même de la « dém ystification » si chère aux m odernes. L’attitu d e réaliste envers l’existence est fondam entalem ent le respect et non le m épris, l ’adoration et non l’impiété, la louange et non le blasphèm e. L 'Ê tre suprêm e n ’est pas seulem ent le Principe quasi m athém atique et struc­ tu ra n t des choses, il est aussi — et m ême avant to u t — le Souverain Bien qui, étan t tel, veut déborder p o u r com m uniquer ses valeurs. La prim auté de l’intention divine — donc du message — dans l ’ordre des apparences, im plique une conséquence fort paradoxale, m ais néanm oins pertinente, à savoir l’existence d ’une « double réalité » qui fait penser à la « double vérité » des scolastiques. C’est-à-dire qu'il faut distinguer, dans certains cas, en tre une « réalité de fait » et une « réalité d ’apparence » : que la terre soit ronde et q u ’elle tourne au to u r du soleil, c’est un fait, m ais q u ’elle soit plate et que le soleil voyage d'u n horizon à l ’autre, n ’en est pas moins, dans l’intention divine, une réalité po u r nous ; sans quoi l’expérience de l’hom m e — créature centrale et p arta n t « om nisciente » — ne se b o rn erait pas, a priori et « naturellem ent », à ces constatations physiquem ent illusoires m ais sym boliquem ent pleines de sens. Encore que l’illusion physique soit relative, à un certain point de vue, car 18 18. C’est ce qui permet d’appliquer au pur Être, et a fortiori au Sur-Être, des expressions négatives comme « le Vide » (Shûnya), « non ceci, non ceci » (neti neti) et autres termes de ce genre. Toute théologie apophatique relève de ce principe de terminologie.

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la terre, p o u r l’homme, est incontestablem ent faite de régions plates dont seulem ent la somme — im perceptible aux créatures terrestres — constitue une sphère ; si bien q u ’on devrait dire que la terre est plate et ronde à la fois. Quant au symbolisme traditionnel, il im plique une portée m orale, ce qui nous perm et de conclure que l ’hom m e n ’a droit, en principe et a priori, q u ’à une connaissance qu’il supporte, c’est-à-dire q u ’il est capa­ ble d ’assim iler ; donc d ’intégrer dans la connaissance totale et spirituelle q u ’il est censé posséder en sa qualité d ’homo sapiens 19. Si la te rre p araît im mobile tandis que le ciel p araît to u r­ ner autour d ’elle, c’est parce que la m anifestation est passive vis-à-vis du Principe, lequel est actif et la d éterm in e20. En un certain sens, la terre c’est nous et le ciel c’est le tem ps que nous subissons ; d ’où le rap p o rt — non absolu m ais néanm oins réel — entre les étoiles et n otre destin.

P ar la force des choses, chaque catégorie est une image de Dieu et p a r conséquent m anifeste u n rap p o rt sous lequel Dieu p eu t être envisagé. On objectera sans doute que nos catégories sont strictem ent existentielles, donc « créaturielles », à l'excep­ tion des deux prem ières, à savoir l’objet et le sujet ; m ais il n'en est rien car, s’il va de soi que l'espace et le tem ps que nous connaissons et qui nous déterm inent appartiennent au m onde de notre expérience, il est non m oins évident q u ’ils m anifes­ ten t des conditions réellem ent universelles qui ipso facto em brassent to u t ce qui existe, bien que selon des m odes fo rt divers en fonction de la Toute-Possibilité ; en d'autres term es, « exister » c'est être inclus dans un « espace » et un « tem ps ». En ce qui concerne la Toute-Possibilité, ou plus précisém ent 19. Incontestablement, la science moderne regorge de connaissances, mais la preuve est faite que l’homme ne les supporte pas, ni intellectuelle­ ment ni moralement. Ce n’est pas pour rien que les Écritures sacrées sont volontiers aussi naïves que possible, ce qui excite sans doute la moquerie des sceptiques mais n’empêche ni les simples ni les sages de dormir tranquilles. 20. Un musulman dirait que si l’immobilité du soleil — par rapport aux planètes — n’est pas visible aux hommes, c ’est pour qu’ils ne puissent pas croire que le soleil est Dieu. Ne pas perdre de vue, du reste, que le soleil se déplace à son tour, avec tout son système planétaire ; ce qui permettrait à Ptolémée de faire sienne — mutatis mutandis — la fameuse exclamation de Galilée : Eppur si muove !

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les « form es » q u ’elle actualise ou projette, nous ferons la rem ar­ que suivante : d ’une p art, Dieu m anifeste toujours les mêmes principes, possibilités ou archétypes, parce q u ’étan t absolu il est im m uable, donc toujours pareil à lui-même ; d ’au tre p art, il les m anifeste sous des modes to u jo u rs nouveaux, de cycle en cycle, parce q u ’étan t infini il com porte des possibilités iné­ puisables. Il est facile d ’entrevoir la préfiguration du couple MatièreÉnergie in divinis : Dieu est en effet « Substance » et « Éner­ gie », « Ê tre » et « Possibilité » ; ce qui nous ram ène au dis­ tinguo entre l’Absolu et l’Infini, ou plus précisém ent entre l’Absoluité et l’Infinitude du Souverain Bien. Revenons m aintenant à la com plém entarité Espace-Temps, m ais envisagée au niveau ontologique. Dieu est, d’une p art, 1’ « Infini » et, d’au tre p art, T « É tem el » ; mais, d ’un autre côté, si Ton disait que Dieu est « Espace », cela signifierait qu’il est la Possibilité en ta n t q u ’elle contient, conserve et diversifie ; et si Ton disait q u ’il est « Temps », cela signifierait qu'il est la Possibilité en ta n t q u elle produit, modifie, détru it e t fait succé­ der. E t si l’espace a des régions, le tem ps a des cycles ; toute­ fois, des « Régions divines » et des « Cycles divins » ne sont pas des Qualités divines intrinsèques ; ils ne sauraient concer­ ner que les rappo rts entre Dieu et le monde. P arler de la « Form e » divine est une contradiction dans les term es, sauf quand on entend désigner p a r ce m ot la Per­ fection du Souverain Bien, au degré de l’Ê tre et non au-delà. Quoi q u ’il en soit, on conçoit aisém ent pourquoi le soleil est une image de l’Ê tre divin : sa form e est parfaite puisque sphé­ rique, ses rayons sont innom brables et illim ités ; il est fait de m atière et d'énergie et il p roduit chaleur et lum ière, au tan t de symboles du divin Archétype. Il est vrai que, sous l’angle de la transcendance, rien ne ressem ble à Dieu — certains théologiens y insistent non sans férocité, M aimonide notam m ent — alors que, sous l'angle de l’immanence, to u t témoigne de Dieu, e t ne serait-ce que p ar le seul m iracle de l’existence. « Aucune chose n ’est com me lui », proclam e le Coran, m ais aussi : « Dieu est la lum ière des cieux et de la te rre », et « la Main de Dieu est au-dessus de leurs m ains ». On p o u rrait dire aussi que toute chose positive ressem ble nécessairem ent à Dieu m ais que lui ne ressem ble à rie n 21. 21. N ’empêche qu’on peut qualifier toute religion de « Forme divine » ; et de même, à plus forte raison, le « Visage hypostatique » qui se révèle dans telle religion et qui la caractérise.

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Intrinsèquem ent, la « quantité » se réfère à l'illim itation des Qualités divines, donc des Noms de Dieu. En ce qui concerne « Dieu-Nombre », il y a également un symbolism e m athém atique à envisager : comme nous l’avons fait rem arquer plus d'une fois — et d ’ailleurs la chose ne fait aucun doute — on p eu t conce­ voir dans l’O rdre divin une Dualité, une Trinité, une Quaternité ; m ais alors le nom bre est pythagoricien et n ’a plus de rap p o rt avec la quantité ; il devient au contraire qualitatif et coïncide, p a r analogie, avec les form es géom étriques. C’est là, en somme, le nom bre intrinsèque — représenté arithm étique­ m ent p a r les divisions de l'unité — alors que le nom bre au sens ordinaire du m ot est extrinsèque, donc q u a n tita tif22. Les pôles universels sont l'objet et le sujet. « Objet », Dieu est la Réalité, la seule qui soit ; o r la Réalité coïncide avec le connaissable : n ’est connaissable que ce qui est réel, et inver­ seraient. « Sujet », Dieu est la Conscience, également la seule qui soit ; cette Conscience coïncide avec son contenu, le Réel uni­ que. La relativité, c’est la bipolarisation en sujet et objet ; donc en « point de vue » et en « aspect ». Aussi la question de savoir si « tout a commencé » p ar le sujet ou p a r l’objet est-elle des plus vaines ; chacun des deux pôles peut s’in terp réter comme l’origine absolue du monde. Sans doute, on peut distinguer entre une m étaphysique qui est « existentielle » quant au point de départ et une au tre qui est « intellectuelle », sous le même r a p p o rt23 m ais à condition d ’ajo u ter que le pôle choisi contient l'autre, q u ’il n ’y a donc là q u ’une différence d ’accentuation et non de principe exclusif. En somme, le m étaphysicien a besoin des deux perspectives : la vision « objectiviste » étan t déterm inée p lu tô t p a r le discer­ nem ent du Principe en ta n t qu'il m anifeste l'Univers et la « subjectiviste », au contraire, visant avant to u t la réintégration — à tel niveau — de la conscience dans son Archétype, le divin Soi. A tel niveau, « car il y a beaucoup de dem eures dans la m aison de m on Père ». 22. Les figures géométriques fondamentales — point, cercle, carré, croix, spirale — peuvent signifier des « Formes divines » en ce sens qu’elles retra­ cent, chacune sous un certain angle, le rapport entre l’Absolu et le Relatif, Âtmâ et Mâyâ, ou Nitya et Lîlâ; et cela in divinis aussi bien que dans l’Uni­ vers manifesté. 23. C’est ainsi que le vedânta se fonde sur le symbolisme subjectif du « Soi ». Et l’on connaît, en soufisme, la quasi-rivalité entre une école se fondant sur 1’ « Être » (Wujûd) et une autre se fondant sur la « Perception » (Shuhûd).

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Chaque catégorie, avons-nous d it plus haut, com porte une racine ; o r celle-ci est une sorte de théophanie ou de sacrem ent. Aussi la portée spirituelle de ces racines ou de ces germes sautet-elle aux yeux : la catégorie « objet », dont le point de départ est « l’au tre » en soi, exige de nous le discernem ent, le sens du réel, l’attachem ent à la vérité, la justice — donc aussi l’hum i­ lité ; et la catégorie « sujet », dont le point de départ est le « soi-même » le plus intim e à savoir le « cœ ur », exige la contem plation, le sens du sacré, l’intériorité, la sainteté — donc aussi la charité. L’espace évoque, toujours au point de vue de l’alchim ie spirituelle, le m ystère du centre, lequel coïncide avec celui du cœur-intellect ; le tem ps évoque le m ystère du présent, lequel coïncide avec celui de l ’éveil spirituel. Infini centre et étem el présent, le cœ ur purifié est l’autel d ’Élie su r lequel des­ cend le feu céleste. * L 'im portance du regard sur les catégories existentielles réside dans le fait qu’il relève de la connaissance non seule­ m ent du m onde m ais aussi de Dieu : les catégories sont des hypostases qui se prolongent dans la création et qui la régis­ sent. Ce sont des « divinités » — ou des projections archangéliques — qui en fin de com pte se m anifestent sous nos yeux et dans n otre être même et qui constituent la chaîne et la tram e de l’existence ou de l’univers. Ce dont l’hom m e profane n ’a aucune conscience ; il se m eut exclusivement, avec une assurance de somnam bule, dans les contenus fragiles du tissu cosm ique dont il oublie pratiquem ent la divine facture ; d ’où une surestim ation irréaliste des choses, des faits et de soi-même — com me si les phénom ènes étaient absolus et la vie terrestre étem elle. C’est là un prodigieux m anque d ’im agination d'au tan t plus étonnant et absurde qu’il affecte des hom m es qui sont censés être intelligents et qui tiennent beaucoup à l’être mais qui précisém ent oublient que l’intelligence c ’est la perception du réel et non 1’ « intellectualisation » de l'irréel. A priori, l’hom m e est bien obligé d ’enregistrer des phéno­ mènes concrets, et c’est chose to u te norm ale q u ’il le fasse, d ’au­ ta n t que les phénom ènes peuvent avoir u n sens, p o u r dire le moins, et q u ’il en est qui sont sacrés ; m ais to u t en regardant les phénom ènes avec le respect qui leur est éventuellem ent dû, l’hom m e doit avoir profondém ent conscience de ce m ystère

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universel et sous-jacent q u ’est la m anifestation d’Âtmâ. E t cette conscience, non seulem ent prolonge nécessairem ent celle que nous avons de l’Absolu en soi, m ais aussi confère à n otre rap p o rt avec les phénom ènes ses justes proportions, sa légi­ tim ité, sa noblesse et sa portée spirituelle.

2.

A PROPOS D’UNE AMBIGUÏTÉ ONTO-COSMOLOGIQUE

Quand l'Intellect envisage la Réalité divine au point de vue de l ’Absolu, elle se révèle com me parfaitem ent une, ou « nonduelle » com me diraient les védantins p our éviter to u t soupçon de déterm ination lim itative ; m ais quand l’Intellect envisage cette m êm e Réalité à p a rtir du Relatif, elle se révèle sous les trois aspects hiérarchisés de Principe-Essence, PrincipePersonne e t Principe-Démiurge. C'est à dessein que nous répé­ tons ici le m ot « Principe », afin de bien m o n trer qu’il s’agit toujours de la Réalité une et indivisible. L’im portance de ces distinctions app araît concrètem ent quand on nous parle de la « volonté » et des « actions » de Dieu ; ce faisant, on réd u it volontiers la Réalité divine à la seule Personne to u t en revendiquant abusivem ent p o u r celle-ci les prérogatives m étaphysiques de l’Essence, en m êm e tem ps que les activités cosmiques du Démiurge. C’est là la perspective com m une du m onothéism e anthropom orphiste des Sémites ; et com me cette façon de voir donne lieu à d'innévitables contra­ dictions, les théologies — et à leur façon m êm e les É critures — parlent de m ystères et répondent à n o tre besoin de causalité p a r des fins de non-recevoir. Si nous revenons ici à une ques­ tion dont nous avons traité plus d ’une fois, c'est avec l'intention d'éclaircir le problèm e de la causalité divine — ad majorem Dei gloriam — et de situer le principe du mal, dont l’existence est un des grands écueils de la pensée religieuse. Au Principe-Essence ap p artien t la Possibilité en soi, donc la Possibilité universelle ; le Principe-Personne, lui, n ’est point responsable de cette dernière car il n ’en cristallise que les conséquences fondam entales, à savoir les archétypes ou les « idées ». Le Principe-Démiurge, à son tour, ne p o rte pas la res­ ponsabilité des archétypes ; il ne fait que les tran sférer dans la substance universelle dont il occupe le centre ce qui l’oblige à

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les différencier, à les p articulariser et aussi à les contraster, conform ém ent à la stru ctu re caractéristique de cette substance. En d'autres term es, du Principe suprêm e et essentiel relève la Possibilité en soi, du Principe autodéterm iné et personnel, les possibilités fondam entales et du Principe m anifesté et dém iurgique, les possibilités contingentes ju sq u ’aux « hasards » les plus insignifiants m ais « voulus de Dieu » puisqu’ils exis­ tent. E t c'est de cette troisièm e « hypostase » du Principe un que dérive le génie du mal, non directem ent, m ais p a r une sorte de « chute », ontologiquem ent prévue du m om ent qu’un rayon­ nem ent im plique toujours un éloignement du Centre. * ** Dans le m onothéism e sémitique, Satan app araît d ’abord com me un m auvais génie paradoxalem ent au service de D ieu 1 : il est à la fois l’accusateur, le séducteur et le dépravateur ; c ’est plus ta rd seulem ent qu’il se révèle comme l’ennem i de Dieu et com me le principe même du mal. Dans le Coran comme dans la Bible, le princeps huius mundi se m anifeste sous les deux aspects m entionnés : il véhicule telle volonté punitive de Dieu aussi bien que sa p ropre révolte contre to u t vouloir divin. La Bible, en effet, attrib u e parfois à Dieu des façons d ’agir qu'elle pourrait, avec plus de raison, a ttrib u er à l'adversaire : quand Dieu « endurcit le cœ ur de Pharaon » il le fait forcém ent d ’une m anière indirecte et m oyennant la puissance cosm ique de sub­ version ; c'est ainsi que la théologie islam ique spécifie que « Dieu induit en erreu r » — selon le Coran — en se détournant de l’homme, non en le déterm inant, ce qui revient à dire que Dieu « perm et » le m al m ais ne l’accomplit pas. Se « détour­ n an t » de l’homme, Dieu l’abandonne au diable que lui, l'hom m e, avait choisi auparavant ; et c’est po u r cela que le Coran dit plus d'une fois que ce n ’est pas Dieu qui fait du to rt à l’hom m e m ais que c ’est l'hom m e lui-même qui se fait du to rt ; m étaphysiquem ent, l’hom m e se punit ou se condam ne lui-même

1. Le Midrash, et après lui le Coran, attribuent le même paradoxe à Salomon qui eut à son service des démons pour exécuter toutes sortes de travaux ; ce qui se rapporte d’ailleurs indirectement à la magie, accessible de jure aux seuls initiés. Un autre exemple du même paradoxe est, dans la société humaine, le bourreau, « criminel légalisé » qui exécute les sentences du juge.

A PROPOS D’UNE AMBIGUÏTÉ ONTO-COSMOLOGIQUE

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a priori de p a r sa possibilité initiale et su b stan tielle2. Préci­ sons ici que le « diable » est moins le principe du m al que l’adaptation de ce principe au m onde hum ain, d ’où la person­ nification du génie des ténèbres ; il relève alors, non de l’ordre principiel, m ais du dom aine psychique. Il est « fait de feu », com me dit le Coran, et il est un djinn, non une puissance principielle, bien q u ’il prolonge celle-ci ; mais ce prolongem ent, précisém ent, équivaut à une sorte de chute. Si pour les cham anistes il n ’y a pas de diable, c ’est parce q u ’ils envisagent le m al sous son aspect principiel et non hum a­ nisé ; ils distinguent entre une « divinité » qui est bénéfique et une autre qui est maléfique car toutes les lois cosmiques ont une origine céleste. L’homme, to u t en occupant forcém ent une position centrale dans l’Univers, ne s’en détache pas et ne s'y oppose pas ; le cham anism e n ’est pas « hum aniste » et de ce fait l’hom m e n ’apparaît pas com me le seigneur, voire le tyran, du m onde am biant ; une personnification du m al ne s’im pose guère dans un m onde où l’hom m e s’intégre organiquem ent dans un to u t quasi divin. Nous rencontrons également cette perspec­ tive au sein de l’hindouism e où le m al est divinisé aussi bien que « dém onisé » ; on connaît la tendance de l'hindouism e à réaliser toute perspective possible, du m onothéism e ju sq u ’au cham anisme. Au dem eurant, même le Coran fait dire à Job que « le diable m 'a touché » (S ourate Çad, 41), alors que, selon la perspective islam ique — ou m onothéiste en général — les m ala­ dies comme toute autre épreuve de la vie ne sauraient venir que d ’un vouloir divin : mâ shâ’a ’Llâh ; il y a donc, dans le passage cité, projection d ’une fonction divine dans le démon, ou au contraire « dém onisation » de la même fonction a priori divine m ais négative. De même, dans Shiva — non le Shiva suprême, bien entendu, lequel s’identifie à Parabrahma, mais le Shiva dém iurgique de la Trimûrti —, il est difficile de toujours séparer nettem ent la nécessité principielle de l’initiative dém oniaque ; ou la colère du Ciel de tel caprice maléfique du samsara 3. 2. C’est là le sens du « pacte primordial » entre Dieu et l’homme : « Et quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam, et qu’il les fit témoigner à l’encontre d’eux-mêmes : Ne suis-Je pas votre Seigneur ? ils répondirent : oui, nous en témoignons. Cela pour que vous ne disiez pas au Jour de la Résurrection : nous n’en étions pas conscients. » (Coran, Sourate El-A'râf, 172). Ce qui signifie que la possibilité individuelle parti­ culière contient par définition la conscience de la Possibilité divine et norma­ tive, à laquelle elle se conforme ou à laquelle elle s’oppose ; l’opposition étant le désir d’être « lucifériennement » « pareil à Dieu ». 3. Le Méphisto de Goethe confond les deux choses : pour lui, le mal est « le péché et la destruction » ; or le péché relève de Satan et la destruction 4

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Quoi qu'il en soit, il y a, traditionnellem ent, une certaine am biguïté concernant tels aspects de la fonction négative du Logos-Démiurge, d'une p art, et tels aspects de la personnifi­ cation satanique, d 'au tre p a rt ; si bien q u ’on p o u rrait dire que la pointe la plus basse du dom aine dém iurgique et la pointe la plus élevée du dom aine satanique peuvent coïncider ; ce qui apparaît dans certaines images terrifiantes de divinités, dans le panthéon m ahâyânique aussi bien que dans le panthéon hindou. Car « il fau t de to u t po u r faire un m onde », m êm e un m onde céleste. * ** Le m ythe de la chute de Lucifer — ou de la « chute des anges » — peut s’in terp réter à divers degrés m ais la significa­ tion la plus profonde est celle qui relève de l'o rd re ontologique. Le règne de Mâyâ — l'Univers to tal — s'étend à p a rtir du Dieu créateur inclusivem ent ju sq u ’à ce que nous appellerions le « néant » si cela existait ; si nous en parlons, c’est parce que cela existe en ta n t que tendance ou, disons, sous l’apparence d ’une puissance en soi insaisissable qui ronge les choses exis­ tantes : les choses qui sont à la portée de cette puissance du fait qu’elles se situent dans le m onde « périphérique » et « terres­ tre », le samsâra — non le m onde « central » et « céleste », le Swarga. C’est ainsi que l’Univers entier se situe en tre deux « néants », u n divin et concret et u n cosm ique et ab strait : le Principe-Essence, qui est au-dessus de l'Ê tre même, et le rien qui, placé évidem m ent « au-dessous » de l’existence, tend à nier et à pervertir celle-ci. C’est to u t ce que la divine Possibilité concède à l’im possibilité et elle le lui concède — en lui p rêtan t un sem blant de réalité indirecte — en vertu de l'Infinitude dont elle, la Toute-Possibilité, relève ou, plutôt, avec laquelle elle coïncide. Donc, ce qui est au plus h au t s’affirme aussi au plus bas de l’échelle ; c’est là le symbolism e du sceau de Salomon. Au de Shiva. Satan cause la perte des âmes en souriant, Shiva cause leur salut en fulminant. En principe, on pourrait admettre que la mort vient du diable puisque c’est lui qui en est le responsable primordial du fait qu’il causa la chute de l’homme et la perte du Paradis ; mais, de facto, on attribue la mort à la volonté de Dieu, ou plus directement — dans l’Islam — à l’inter­ vention de l’Archange Izrâ’îl, décrit comme l’être « le plus terrible » que Dieu ait créé, donc comparable à la noire et terrifiante déesse Kali, épouse de Shiva.

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N éant divin — car la Réalité principielle app araît toujours comme u n néant p a r rap p o rt aux degrés in férieu rs4 — semble s'opposer le néant p u r et simple ; nous disons « semble » car rien ne saurait s’opposer à l’Absolu. Quand un arb re se m ire dans u n lac, son som m et est en bas dans l’image réfléchie ; c’est ce qui a lieu aussi, ou p lu tô t a priori, dans l’o rd re ontolo­ gique. Le som m et réfléchi et inversé de l’arb re est irréel — puis­ qu'il n ’est qu’une illusion d'optique — comme le néant qui entend, en l ’anéantissant, tran scen d er le monde, et qui tend ainsi à im iter — à « singer » si l ’on veut — la Transcendance du suprêm e Principe. Le règne de Mâyâ — lequel s’étend du Dieu personnel et créateur ju sq u ’au m onde m atériel — est comme suspendu entre deux néants : le « N éant divin », que nous appelons ainsi parce qu’il n ’y a en lui pas trace de déterm ination ou d ’affirm ation, et le néant proprem ent dit — le rien p u r et simple — dont on ne peut p arler qu’à cause de ses effets existentiels : il est 1’ « inexistence existante » ou T « im possibilité possible ». Le Tout et le rien : le Tout est tellem ent débordant qu’il prête même au rien un sem blant d ’existence5. D'aucuns dem ande­ ro n t : pourquoi en est-il ainsi ? A utant dem ander pourquoi l'Ê tre est l'Ê tre ; c'est la n atu re m ême de l'Ê tre qui donne la réponse. *•** Le Tout ou le rien, avons-nous dit. C’est là aussi le sens profond du dualism e zoroastrien : Ahura Mazdâ ou Ormuzd est « Ce qui seul est » et Angra Mainyu ou Ahriman « ce qui n ’est pas » m ais « veut être » au détrim ent de ce qui est ; c’est tou­ jours la lu tte illusoire — en Mâyâ — de l’im possible contre la Toute-Possibilité. Mais où sera donc, demandera-t-on, cet impos­ sible, ou ce néant travesti transitoirem ent en possible, lors de la victoire finale à’Ormuzd ? Tout d ’abord, il ne faut pas con­ fondre les lois des cycles cosmiques — ni m êm e du grand cycle 4. Le Dieu créateur, lui aussi, apparaît comme un néant au point de vue humain ; d’où 1’ « obscur mérite de la foi » et d’où la possibilité de l’athéisme pour ceux qui ne croient que ce qu’ils voient. 5. Au point de vue de l’intelligibilité humaine, Mâyâ est un plus grand mystère qu'Âtmâ et, dans le cadre de Mâyâ, le mal est un plus grand mystère que le bien. Dans le cadre du mal enfin, l’absurde humain est un plus grand mystère, si l’on peut dire, que les calamités naturelles.

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universel — avec celles de l'ontologie, lesquelles coïncident avec les pu rs principes ; au point de vue de ceux-ci, la victoire est toujours là puisque seul le Principe est réel : le « N éant suprêm e » précisém ent. Q uant aux cycles cosmiques, la victoire finale signifie non que la possibilité du « néant » opérativem ent satanique soit abolie m ais que la p o rte de l'existence lui est ferm ée ; le « néant efficient », si l’on peut dire, est toujours inclus dans la Toute-Possibilité à titre de potentialité et cela, disons-le une fois de plus, en vertu de l’Infinitude du « N éant divin ». L’Infini im plique p a r définition la possibilité au moins sym bolique de sa p ropre négation ; d’où 1’ « existenciation » du néant. « E t plus l'hom m e blasphèm e — dit M aître E ckhart — plus il loue Dieu » ; en s’enflant po u r nier Ce qui est, le néant « existencié » rend homm age à l'Ê tre, source de to u te existence.

Ill PERSPECTIVES SPIRITUELLES

1.

DEGRÉS ET DIMENSIONS DU THÉISME

Chacune des idées associées avec le term e « théism e » peut avoir u n sens légitime à condition q u ’on l ’interp rète selon une intention m étaphysiquem ent juste. Même 1' « athéism e » a un sens adm issible si — interprété selon le p o in t de vue boud­ dhique — il signifie une perspective exclusivement « subjec­ tive » et im m anentiste et cela en u n sens spirituel, non hum a­ niste et profane bien entendu. Toutefois, ce term e est trop usé p a r son application purem ent négatrice p o u r pouvoir être u ti­ lisé en un sens plausible. De même, toutes les autres expres­ sions construites avec « théism e » sont p o u r le moins risquées à cause de leur usage conventionnel, sauf le m ot « m ono­ théism e » ; m ais nous entendons rendre com pte m aintenant, non des m ots, m ais des choses ; nous n ’utiliserons les m ots q u ’à titre de points de repère. Ces réserves faites, nous pourrions appeler « m étathéism e » l’idée védantine ou taoïste d’une Réalité surontologique — l’Âtmâ suprapersonnel — p o u r bien m arq u er que cette idée dépasse en somme to u t théism e proprem ent d it ; car un « Dieu » crée, parle, légifère, juge et sauve, ce que ne saurait faire la divine Essence qui, p a r définition, exclut toute Mâyâ et p a r conséquent n ’a pas de partenaire. Sans doute, le théism e — ou le m onothéism e — ne nie pas cette Essence, m ais il la m et entre parenthèses et n'en rend com pte — horm is le cas de l’ésotérism e ou de la plus haute m ystique — qu’incidem m ent et tim idem ent ou en la m ettan t sur le com pte du Dieu person­ nel ; ce qui est à l’origine des contradictions entre un Souverain Bien qui, to u t en s’opposant nécessairem ent au mal et to u t en étant om nipotent, semble « vouloir » le m al puisqu’il ne l’em­ pêche pas. Nous n ’avons pas à revenir ici sur la solution de ce paradoxe dont nous avons traité en d'autres occasions. Après le théism e proprem ent dit, lequel se fonde su r la dis­ tinction du Principe créateur d ’avec le m onde créé, il faut envi-

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PERSPECTIVES SPIRITUELLES

sager ce que nous pourrions appeler le « pneum atothéism e » ou 1’ « ouranothéism e », la prem ière expression se référant à 1' « E sprit de Dieu » qui se reflète au centre du cosmos et la seconde aux « Cieux » qu’habite Dieu, selon l’Oraison domini­ cale. Même le m onothéism e, si rigoureux dans sa distinction entre Dieu et le m onde, le C réateur et le créé, le Principe et la m anifestation, englobe incidem m ent la « M anifestation divine » dans l’O rdre principiel, exactem ent comme il englobe parfois — en sens in v e rse1 — l'Essence dans la Personne et cela dans la m esure, précisém ent, où il ne p eu t s’em pêcher d ’avoir cons­ cience de l’Essence ou de ses traces. Mais le m onothéism e n ’ira jam ais ju sq u ’à englober dans l'O rdre divin le m onde infra-angélique, celui des « esprits », c'est-à-dire des créatures psychiques ; il n ’acceptera donc jam ais ce que nous pourrions désigner p a r le term e de « panthéism e ». Nous utilisons ici ce term e sans lui p rête r la signification déiste et spinozienne q u ’il a conventionnellem ent12 ; la Divinitésynthèse dont il s'agit n ’est pas le Deus sive natura des philo­ sophes. P our les cham anistes, en effet — car ce sont eux les « panthéistes » traditionnels —, Dieu se situe au-dessus du m onde m ais il pénètre celui-ci et se m anifeste « consciem m ent » à travers les anges et les e s p rits 3 ; c’est la religion des Sibé­ riens, des Bon-Po tibétains, des Shintoïstes, des Indiens d'Amé­ rique et même, q uant au fondem ent mythologique, des Confucianistes et des Taoïstes. Que ce « panthéism e » soit lié à la magie se conçoit sans peine si l’on tient com pte de la fonction pratiquem ent divine q u ’assum ent po u r lui les « esprits », à savoir les kami du shintoïsm e e t les manitou ou wakan de la tradition indienne d'Am érique du Nord. C’est là l’extrêm e lim ite de ce q u ’on peut appeler à bon droit u n « théism e » ; ce qui vient en dessous est le panthéism e au sens classique du mot, po u r lequel Dieu est to u t ce qui 1. C'est-à-dire que dans ce cas 1’ « annexion » opère en sens descendant, alors que dans le cas précédent elle opère en sens ascendant. En tout état de cause, il serait abusif d’entendre le mot « Dieu » exclusivement dans le sens habituel et personnaliste, à moins que le contexte ne nous oblige à cette restriction. 2. Le mot « panthéisme » provient d’un « libre penseur » anglais du X V IIIe siècle, J. Toland, qui entendait nier tout surnaturel dans la religion. 3. Tels les sylphides, les salamandres, les ondines, les gnomes. Para­ celse a traité de ce genre de créatures ; ce sont les elfes des Scandinaves et les djinns des Arabes. Les fées et les péris, génies féminins, appartiennent à la même catégorie.

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existe, ni plus ni m oins. On objectera, peut-être, que, p o u r les cham anistes aussi, chaque anim al et chaque plante est une m anifestation divine m ais dans ce cas c ’est l’âm e sous-jacente qui com pte, ou le génie de l’espèce, donc l’archétype et non la form e physique en ta n t que telle. Le m étaphysicien, qui n ’est pas cham aniste po u r autant, partage cette façon de voir : po u r lui, toute chose s’intégre dans la Substance universelle, donc dans l'Existence, e t ensuite dans telles Qualités, Facultés ou Fonctions, car « to u te chose est Âtmâ » ; m ais ceci ne constitue jam ais la doctrine intégrale, c’est sim plem ent un aspect de la perspective que nous avons appelée « m étathéiste ». Car les « extrêm es se touchent » : qui com prend la divine Essence com­ prend la « divinité » indirecte de to u t ce qui « n ’est pas le néant » ; m ais ceci est sans rap p o rt aucun avec un culte exclu­ sif et p arta n t abusif d ’esprits ou de phénom ènes visibles. Le m étaphysicien authentique éprouve spontaném ent un certain respect des phénom ènes naturels en ta n t qu’ils m anifestent la Possibilité universelle et que, de ce fait, ils p o rten t la signature de l’A bsolu4. Pour en revenir au panthéism e, nous dirons q u ’il est essen­ tiellem ent le point de vue de l'im m anence ; or, celle-ci n'est pas seulem ent la présence du divin dans n otre âme, elle est aussi cette présence auto u r de nous, dans le m onde — com me inver­ sem ent la transcendance est l’inaccessibilité de Dieu, non seu­ lem ent au-dessus de nous, dans les cieux, m ais aussi en nousmêmes, au fond du c œ u r5. Il y a deux déviations de l’im m anen­ tisme, une objective et une subjective : la prem ière est soit l’idolâtrie, soit le culte idolâtre de phénom ènes de la n atu re ; la seconde, l'autodivinisation du m onarque, celle du Pharaon bibli­ que notam m ent et plus ta rd celle des em pereurs rom ains. ***

4. L’hindouisme étant une tradition à base métaphysique, la perspec­ tive panthéiste se manifeste nécessairement en son sein, et c’est ce que mon­ trent des cultes comme celui du soleil, du Gange et d’autres phénomènes de la nature ; sans oublier le culte de certains animaux, celui de la vache notamment ou plus précisément du zébu, lequel fut sacré déjà chez les plus anciens Mésopotamiens et dont la tête, avec ses cornes en forme de crois­ sant, rappelle celle de l’Apis égyptien. 5. Du moins a priori, en faisant abstraction de l’union mystique ou de la réalisation métaphysique.

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PERSPECTIVES SPIRITUELLES

A utant de théismes, au tan t de latries : au « pneum atothéism e » ou à 1’ « ouranothéism e » — que nous pourrions appe­ ler également le « logothéism e » — correspond la « logolâtrie », donc le culte de YAvatâra auquel se rattache m étaphysique­ m ent le culte (si ce m ot p eu t encore s ’appliquer ici) du Logos im m anent, à savoir du p u r Intellect. Au panthéism e se rattach e 1' « héliolâtrie », ou F « astro lâtrie » en général, et aussi, dans beaucoup de cas, la « zoolâtrie », p a r déviation évidem m ent si nous entendons p a r « latrie » une adoration proprem ent dite. Au sujet du culte des animaux, il faut ten ir com pte de ce qui suit. Sans doute, l’anim al est inférieur à l’hom m e mais, sous le rap p o rt du symbolisme concernant des réalités spiri­ tuelles, il peut évoquer — suivant l’espèce anim ale envisagée — des principes, des norm es, des idéaux et aussi, p a r là même, des puissances angéliques ; du m oins en est-il ainsi quand le symbolism e réside dans la natu re de l’anim al, non quand il est conventionnellem ent surajouté en vertu d ’une sim ple asso­ ciation d'idées, com me c'est le cas lorsqu'on voit dans l'ours un symbole du pouvoir royal et dans le sanglier, p a r complém entarism e, u n symbole de l’au to rité spirituelle ; dans de tels cas, le symbolisme se fonde non su r le caractère intrinsèque de l’anim al m ais sur un aspect to u t extérieur, com me tel détail physique ou tel com portem ent. L'hom m e est u n être central, donc intégral ou to tal ; il peut être n 'im porte quoi suivant sa valeur ou non-valeur individuelle ; l’anim al p a r contre, suivant l'espèce, incarne soit telle valeur, soit telle non-valeur ; dans le prem ier cas, il est p o u r l’hom m e l’image vivante d ’un arché­ type, d ’une norm e, d ’u n idéal et il peut même devenir le véhi­ cule ou le support d ’influences spirituelles ; aussi la notion d ’ « anim al sacré » n'est-elle pas un vain m ot. Que l’anim al puisse devenir égalem ent le véhicule d ’influences magiques ou psychiques quelconques explique son am biguïté et p a r là m ême l'am biguïté de son culte ; l’équivoque résulte de la nature mi-céleste m i-terrestre, ou m i-spirituelle mi-psychique, du pan­ théisme opératif, donc du cham anism e6.

6. Aussi est-il probable, dans le cas du chamanisme des Indiens d’Amé­ rique, que la proximité du christianisme, si nocive sous certains rapports tout extrinsèques, accidentels et humains, ait eu en même temps une influence équilibrante sous le rapport strictement spirituel, donc en vertu des valeurs intrinsèques du message chrétien. Les missionnaires sont une chose, l’Évan­ gile en est une autre.

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* ** Au dem eurant, on p eu t distinguer m êm e au sein d ’un même théism e diverses form es de latrie : l'Islam , p a r exemple, nous offre non seulem ent une adoration fondée su r l’am our de Dieu — en vertu de la qualité divine de « Bienveillance », R ahm ah 7 — m ais aussi une adoration fondée sur la crainte et le culte de la Puissance ; cette seconde perspective — qui est celle d ’Asharî et, avec quelques nuances atténuantes, de Ghazâlî — est en principe fondam entale po u r la théologie isla­ m ique mais, en fait, elle se trouve com pensée dans la cons­ cience collective p a r une attitu d e sinon d ’am our m ystique du moins de confiance et p a r d ’autres facteurs conformes aux exi­ gences e t aux droits de la n atu re hum aine. Quoi q u ’il en soit, le grand écueil du m onothéism e est la nécessité — puisque « Dieu est un » et que cet « Un » est l’Ê tre créateur — d ’attrib u er à celui-ci, d ’une p art, la Toute-Possibilité qui en réalité relève du Sur-Être et dont on ne saurait rendre responsable le Dieu per­ sonnel, d ’autre p art, les possibilités particulières les plus contin­ gentes qui relèvent du Logos, centre de l ’Univers et de ce fait déjà « m anifesté » ou cosm ique78. Ne craignons pas de préciser ce dernier point, au risque de nous répéter m ais avec u n souci de p arfaite clarté : il y a quel­ que chose de singulièrem ent disproportionné et invraisem ­ blable à s'im aginer que le Souverain Bien puisse désirer et pré­ destiner tel événement trivial ou infâme, com me l’adm ettent explicitem ent ou im plicitem ent les théologiens soucieux de sauvegarder à to u t prix l’unité d ’un Dieu à la fois absolu et personnel. En réalité, le Dieu personnel — hypostase déjà engagée dans la R elativité m ais située néanm oins au-delà des contingences particulières — ne saurait « vouloir » telles pos­ sibilités « accidentelles » ; il affirme p a r contre les possibilités 7. Ce terme de Rafrmah contient également les idées de Miséricorde et de Beauté, puis d’Amour, et coïncide en dernière analyse avec l’Ânanda du brahmanisme, la « Béatitude » rayonnante. 8. Ne pouvant risquer de paraître introduire une dualité, voire une pluralité, dans le Dieu un et personnel, les Textes sémitiques et leurs commentateurs répondent par une fin de non-recevoir en avançant qu’étant « tout-puissant » Dieu « fait ce qu’il veut » ; nous trouvons cet argument chez Isaïe, chez Job, chez saint Paul aussi bien que dans le Coran. Argument à double tranchant mais qui, pour certaines raisons psychologiques, fut effi­ cace durant trois ou quatre millénaires, dans le climat auquel il était destiné.

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archétypiques, si bien q u ’on p o u rrait dire que Dieu veut les possibilités « comme telles » sans se préoccuper directem ent de « telles possibilités » 9. Le Sur-Être, ou l'Essence suprapersonnelle, ne saurait vouloir que la Toute-Possibilité en soi, laquelle coïncide avec sa tendance au rayonnem ent, effet de son Infinitude. P ar exemple, la possibilité que l’hom m e — et avec lui les créatures qui l’entourent et dont il est le som m et et le centre — tom be dans cette substance relativem ent inférieure q u ’est la m atière alors que la substance réellem ent proportionnée aux êtres vivants fu t incorruptible et paradisiaque, cette possibilité, disons-nous, ne pouvait pas ne pas se réaliser et cela p o u r des raisons relevant du principe d’expansion universelle ; or c’est cette possibilité de principe que contient la conscience de l’Ê tre et non toutes les possibilités qui résultent de la « chute » et des m ultiples conséquences ou contingences q u ’elle engen­ dre ; to u t ceci relève du seul Logos. C’est en effet le Logos qui régit directem ent le m onde et qui coïncide ainsi avec le Démiurge de Platon et des gnostiques — non moins q u ’avec la Trinité hindoue des Dieux efficients : Brahmâ, Vichnou et Shiva 1012. Mais ceci est essentiel, en face des risques de « pneum atothéism e » et d ’ « angélolâtrie » : la Divinité, qui est à la fois « Ê tre » et « Conscience » n, com porte — en direction de la relativité — différentes « couches de Connaissance », si Ton peut dire ; o r ceci ne saurait em pêcher q u ’en elle-même elle soit absolum ent une, car les rap p o rts sont différents suivant les perspectives. Dans aucune de ses autodéterm inations hypostatiques la Divinité ne cesse d'être elle-même ; elle ne saurait perdre sa sim plicité et elle ne cesse jam ais d ’être Dieu. En tout état de cause, un Dieu m athém atiquem ent « un » sous to u t rap ­ p o rt u ne saurait produire l’existence ; on ne peut concevoir q u ’il puisse créer le m onde et p arler aux hommes. 9. « Telles possibilités » : les faits particuliers, déterminés par la contin­ gence. Les « possibilités comme telles » : les possibilités principielles ou les archétypes. Il est évident qu’on pourrait parler aussi de « telles possi­ bilités principielles » et des possibilités contingentes « comme telles », mais ce n’est pas de ces cas qu’il s’agit ici. 10. Et aussi — selon une perspective évidemment différente — avec les quatre « Archanges » efficients de l’Islam, lesquels relèvent du Rûh, de T « Esprit divin ». 11. Ou « Objet » et « Sujet ». 12. Comme Maimonide l’imagine, en perdant de vue que ce n’est pas

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* ** L’esprit hindou, avec la pénétration et la souplesse qui lui sont propres, rend parfaitem ent com pte des distinguos dont nous venons de p arler m ais la rançon en est ce q u ’on appelle à to rt ou à raison le « polythéism e » : à to rt si l’on entend p a r là que le Principe suprêm e soit conçu com me m ultiple et à raison si l’on tient com pte des cultes plus ou moins populaires, sans oublier les symbolismes mythologiques qui les inspirent. L’hindouism e, dont le génie consiste à ne rien exclure, com porte également ce m ode très p articulier de religion q u ’est la « gynécolâtrie » et cela non seulem ent du fait q u ’il adm et des déesses m ais aussi et m ême su rto u t du fait q u ’il pratique, dans l'u n de ses secteurs, un m onothéism e en m ode fém in in 13. Spé­ cifions que le fondem ent de to u t « gynécothéisme » est la déiform ité de l’être hum ain : si l'hom m e « est fait à l’image de Dieu » c ’est que Dieu est à sa façon le prototype transcendant de l'hom m e ; or, qui dit hom m e d it également femme, puisque l’être hum ain com porte deux sexes et que, de toute évidence, la femm e est non m oins hum aine que son parten aire masculin. L’anthropom orphism e religieux donne lieu à deux perspec­ tives : ou bien on p a rt de l'idée que l’hom m e — le m âle — représente la « to talité », qu’il inclut donc la femme, qui est « p artie » — puisque bibliquem ent p arlan t Adam fu t avant Ève — et alors la Divinité est conçue sous un aspect masculin, mais non forcém ent d ’une m anière ostentatoire ; ou bien on p a rt de l’idée que la femme est « m ère », donc « créatrice », et q u ’en plus — ou p lu tô t a priori — elle m anifeste l’inform el, l’Infini, le Mystère, et alors la Divinité est conçue sous un aspect féminin, ou plu tô t sous son aspect de féminité. Cette seconde perspective est celle du shaktism e ; quant à la pre­ mière, 1’ « androthéism e », c’est celle des trois religions sémi­ tiques, avec une certaine exception p o u r le christianism e qui, en tant qu’Absolu que Dieu rencontre le relatif ; la capacité divine de se projeter dans la relativité, ou au contraire d’anticiper celle-ci, étant un aspect de la divine Infinitude. 13. Ce culte — le shalctisme — se situe le plus souvent au sein du shivaïsme. La Déesse une et suprême est Durgâ, épouse de Shiva ; celui-ci devient secondaire à côté de la Shakti toute-puissante et omnisciente, un peu comme c’est le cas quand on compare les principes mâle et femelle respective­ ment à la lune et au soleil, conformément à la mystique de l’extinction dila­ tante dans 1’ « Étemel Féminin ».

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sans accorder à la Sainte Vierge le culte de « latrie », lui accorde, et à elle seule, le culte d ’ « hyperdulie », ce qui p rati­ quem ent revient à une sorte de « divinisation » sinon « de droit » du m oins « de fait » u. En term inologie hindoue, nous dirons que M arie est un Avatâra fém inin au degré suprêm e, ce que prouvent ses qualités d ’ « Épouse du Saint-Esprit » et de « Corédem ptrice », sans p arler de l'épithète — somme toute pro­ blém atique — de « Mère de Dieu » ; et com me l’indique égale­ m ent la pratiqu e de l'Ave Maria, laquelle relève du culte du Logos et, p a r conséquent, du prolongem ent cosm ique de l ’Ordre divin. Mais toutes ces dém arcations ne sont pas seulem ent une question de perspective doctrinale, elles sont aussi affaire de sensibilité religieuse et sur ce plan nous ne discuterons pas le bien-fondé ou au contraire l ’insuffisance de telle option ; si d ’une p a rt l'hom m e choisit son Dieu, d ’au tre p a rt aussi Dieu choisit son homme. 14. Sauf dans l’évangélisme qui, sous ce rapport, revient à la perspective de l’Ancien Testament.

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Dans le m onde sém itique m onothéiste, le Christ fu t le seul à nom m er Dieu « m on Père ». Sans doute, il ne fu t pas le prem ier à user de ce symbolism e de la paternité, dont nous trouvons en effet des exemples dans la Thora : « Je (Yahvé) serai p o u r lui u n Père et il sera p o u r m oi un fils » (II Samuel 7 : 14) ; « comme u n Père p rend pitié de ses enfants, ainsi Yahvé prend pitié de ceux qui le craignent » (Psaume 103 : 13) ; « c ’est toi Yahvé qui es n o tre Père » (Isaïe 63 : 16) ; « et cepen­ dant, Yahvé, tu es n o tre Père ; nous sommes l’argile et toi tu es notre potier, nous sommes tous l'œ uvre de tes m ains » ( ibid ., 64 : 7) ; « car Je (Yahvé) suis un Père p our Israël, et E phraïm est m on prem ier-né » (Jérémie 31 : 9) ; « n'avons-nous pas tous u n Père unique ? N ’est-ce pas un seul Dieu qui nous a créés ? » (Malachie 2 : 10). Ainsi la T h o ra 1; m ais le Christ a fait de ce symbolisme une idée centrale et p o u r ainsi dire le Nom m êm e de Dieu. En appelant Dieu « Père », le Christ rend témoignage du « Sou­ verain Bien » : il se réfère, d'une p art, à l'essentialité de la divine B o n té12 et, d ’au tre p art, à la réciprocité entre le C réateur et la créature « faite à son image » ; autrem ent dit le Christ accorde la p riorité non à la divine Puissance et à l ’aspect de Seigneurie m ais au divin Amour et à l’aspect de Paternité, pré­ cisém ent. De ce fait, l ’hom m e se présente non comme u n sim­ ple esclave m ais com me u n enfant qui, vis-à-vis de son Père, a

1. On trouve la tournure « Notre Père » également dans le Talmud et dans la liturgie juive ; dans celle-ci, elle est utilisée dix fois par an et en connexion avec l’expression « Notre Roi ». 2. « En vérité, ma Miséricorde précède ma Colère », selon un hadîth ; ce qui indique que la Bonté relève de l’Essence. Et de même, selon le Coran : « Votre Seigneur s’est prescrit à lui-même la Miséricorde » (Sourate Les Troupeaux, 54).

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les droits que celui-ci lui a octroyés et qui résultent du carac­ tère d ’ « interlocuteur valable » et d ’ « image de Dieu ». Dans le langage du Christ, il y a de toute évidence une dis­ tinction à faire entre « notre Père » et « m on Père » : le rap p o rt de filiation est principiel et potentiel dans le p rem ier cas, plei­ nem ent actuel et effectif dans le second. L’hom m e ordinaire est « enfant de Dieu » sous le rap p o rt que nous venons d'indi­ quer, c’est-à-dire du simple fait qu'il est hom m e et p a rta n t « interlocuteur » ; m ais le Christ est « enfant » ou « fils de Dieu » sous un autre rap p o rt — rap p o rt qui se superpose au précédent ou qui est au précédent ce que, géom étriquem ent parlant, la dim ension verticale est à la dim ension horizontale ou encore ce que la sphère est au cercle —, il est « enfant » ou « fils » p a r sa personnalité et non du simple fait q u ’il appar­ tient à l'espèce hum aine non plus q u ’en vertu d ’une initiation ou d ’une orientation spirituelle propres à actualiser urne poten­ tialité de theosis. Au dem eurant, YAvatâra est un phénom ène cosm ique qui im plique p a r définition tou te perfection spiri­ tuelle possible — en même tem ps que toute perfection phy­ sique — m ais q u ’aucune réalisation de la p a rt d ’u n hom m e ordinaire ne saurait produire ; le yogin, le sannyâsin, le jnânin peut « réaliser » Brahma, m ais il ne sera jam ais Râm â ou K rishna. Nous voudrions ouvrir à cette occasion une parenthèse. D’une part, l’Évangile d it de la Sainte Vierge q u ’elle est « pleine de grâce » et que « le Seigneur est avec toi » et que « désorm ais toutes les générations me diront bienheureuse » 3 ; d ’au tre p art, le Christ a hérité de la Vierge toute sa n atu re hum aine, au point de vue psychique aussi bien q u ’au point de vue physique, si bien que son corps e t son sang sacram entels sont au fond ceux de la Vierge. Or, une personne qui possède de telles p réro ­ gatives — au point d’être appelée « Mère de Dieu » — a néces­ sairem ent un caractère « avatârique », ce q u ’exprim e d ’ailleurs théologiquem ent l’idée de 1' « Im m aculée Conception » ; aussi le culte de M arie n ’est-il pas qu'une question de tradition, il résulte clairem ent de l’É c ritu re 4. 3. Le Coran dit de Marie : « En vérité, Dieu t’a choisie et t’a purifée, Il t’a choisie au-dessus de toutes les femmes du monde » (Sourate La Famille de 'Imrân, 42). 4. L’évangélisme ignore ce culte parce qu’il entend se concentrer sur le seul Christ-Sauveur et parce qu’il minimise la portée des passages que nous avons cités en se référant à d’autres passages, apparemment moins

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La théologie a raison d ’adm ettre q u ’il y a en Jésus une n atu re hum aine et une n atu re divine et que, sous un certain rapport, les deux n atures s’unissent dans une seule personne, celle du Christ ; n ’empêche que la distinction entre une « n atu re » — hum aine ou divine, qui a sa volonté p ro p re sans être une «personne » — et une « personne » — unique et indi­ visible, qui a deux volontés incom m ensurables et en principe éventuellem ent divergentes — risque fo rt de se réduire en der­ nière analyse à une question de term inologie. Que les écueils im pliqués dans la définition de l ’Homme-Dieu dépassent les ressources d'une pensée qui entend éviter to u t m alentendu à to u t niveau, nous n ’avons aucune peine à l'adm ettre ; et la m êm e rem arque vaut po u r certaines « clauses » implicites — dogm atiquem ent sans doute inutilisables — de la théologie trinitaire. *

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Sans conteste possible, la notion chrétienne d ’ « enfant de Dieu » indique un élém ent d ’ésotérism e qui s'affirme, non à l ’égard de to u t exotérism e p u isq u ’elle com porte elle-même une application exotérique, m ais — au point de vue chrétien — à l'égard de 1' « Ancienne Loi », laquelle semble être form aliste et dans une certaine m esure sociale p lu tô t qu'intrinsèquem ent m orale ; c’est dire que la « Nouvelle Loi » représente à sa façon la perspective d ’ « intériorité », laquelle transcende celle des prescriptions et observances form elles to u t en im posant à l’hom m e une ascèse ésotériquem ent plausible m ais socialement irréaliste. A bstraction faite des prérogatives naturelles de la déiform ité hum aine, on peut dire que c'est p a r l ’attitu d e spiri­ tuelle d ’intériorité ou d ’essentialité que le « serviteur » du « Seigneur » devient effectivement 1’ « enfant » du « Père », ce que — en ta n t q u ’être hum ain — il était potentiellem ent ou virtuellem ent. Précisons ici les points suivants : les prescriptions alim en­ taires ou les interdictions concernant le Sabbat sont incontes­ tablem ent des règles extérieures ; p a r leur natu re et p a r leur quantité, elles constituent un « form alism e objectif » — voulu de Dieu en vue de certains tem péram ents — m ais non forcéfavorables à Marie. L’upâya, le « moyen salvateur », ne se conforme pas toujours aux faits historiques — il s’en faut de beaucoup — comme le prouvent bien des divergences religieuses.

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m ent u n « form alism e subjectif » ; celui-ci étan t la quasi-réduc­ tion hum aine de la religion à ces observances. Quoi qu’il en soit, le Com m andem ent suprêm e — en Israël com me p arto u t ailleurs — est l'am our de Dieu ; cet am our p eu t exiger que nous ayons toujours conscience des sous-entendus profonds de telles prescriptions, com me il peut n ’exiger que le zèle dans l’obéis­ sance à la Loi ; m ais ni n o tre com préhension ni n o tre zèle ne confèrent un caractère d'intériorité aux prescriptions qui p ar leur n atu re sont externes. Aussi l'ésotérism e, dans le m onde hindou surtout, est-il pleinem ent conscient du caractère relatif et conditionnel des règles de com portem ent ; nier ce caractère, c'est précisém ent du « form alism e subjectif » 5. Le Juif est enfant de Dieu en raison de l’Élection d 'Israël ; le Chrétien, en raison de la Rédem ption. Le Ju if se sent enfant de Dieu p a r rap p o rt aux « païens » tandis que le Chrétien se sent tel m ême à l’égard des Juifs dont la perspective lui appa­ ra ît comme « extérieure », voire « charnelle ». Q uant à l'Islam , il n ’a pas la notion du « Dieu-Père » ni p a r conséquent celle de 1’ « enfant », mais il a celle de 1’ « Ami » (Walî). Celle-ci s'applique à la fois à Dieu et à l’hom m e : à Dieu qui « p o rte secours » et aux saints qui « aident » Dieu ; m ais l’Islam ne renonce pas p o u r au tan t à la notion de 1’ « esclave » p u isq u ’elle équivaut pour lui à celle de « créature ». Du reste, la prim auté accordée à l’idée de « Seigneur » — et à l’idée com plém entaire de « serviteur » — a aussi ses m érites, p a r la force des choses ; il en résulte une profonde résignation à la « Volonté de Dieu », une résignation qui refuse de dem ander à Dieu pourquoi il perm et telle épreuve ou n ’accorde pas telle faveur et qui com­ bine sagement le besoin de causalité avec le sens des p ropor­ tions 6. * « N otre Père qui êtes aux cieux » : la précision « aux cieux » indique la transcendance p a r rap p o rt à l'état te rre stre envi­ 5. Une pratique peut être dite « formaliste » non parce qu’elle se fonde sur une forme — sans quoi toute pratique spirituelle relèverait du forma­ lisme — mais parce que son objet immédiat est d'ordre extérieur, donc a fortiori formel. 6. Si le complément humain du « Seigneur » (Rabb) est logiquement le « serviteur » ou 1’ « esclave » (abd), le complément d'Allâh en soi — et celui-ci se présente a priori comme le « Clément » (Rafimân) et le « Miséri­ cordieux » (Rafiîm) — sera plutôt l’homme en tant que « vicaire sur la terre » (khalîfah fîl-ardh).

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sagé, to u t d ’abord au point de vue objectif et m acrocosm ique et, ensuite, au p oin t de vue subjectif et microcosm ique. En effet, la « te rre » ou le « m onde » p eu t être n o tre âm e individuelle et plus ou m oins sensorielle aussi bien que l’am biance dans laquelle nous vivons et qui nous déterm ine, de m êm e que les « cieux » peuvent être nos virtualités spirituelles aussi bien que les m ondes paradisiaques ; car « le roj'aum e de Dieu est au-dedans de vous ». « Que votre nom soit sanctifié » : ce verbe « sanctifier » est presque synonyme d ’ « adorer » et p a r conséquent de « p rier » ou d ’ « invoquer ». Adorer Dieu, c’est avoir conscience de sa transcendance — donc de son absolue prim auté sur le plan hum ain — et avoir cette conscience c’est toujours penser à lui, conform ém ent à la parabole du juge inique et à l’injonc­ tion de l’É p ître 7. E t ceci est crucial : « P our toi, quand tu pries, entre dans ta cham bre et, ta p o rte fermée, prie ton Père qui est dans le secret » ; selon les hésychastes, cette cham bre est le cœ ur dont il fau t ferm er la p o rte donnant sur le monde, ce qui est bien caractéristique du message chrétien. Message d ’in­ tério rité contem plative et d ’am our sacrificiel précisém ent ; l'in­ tério rité étan t comme la conséquence, ésotérique à divers degrés, de la perspective d ’a m o u r8. « Que votre règne arrive » : si la sanctification du divin Nom se rap p o rte à la prière de l'hom m e, l’arrivée du divin Règne se rap p o rtera à la réponse de Dieu ; ce que nous pou­ vons p arap h raser ainsi : « Que votre Nom soit saintem ent pro­ noncé, afin que votre Grâce descende su r nous ». On p o u rrait dire également que la prem ière des deux sentences se réfère à la transcendance et la seconde à l'im m anence ; en effet, le « royaum e de Dieu » étan t « au-dedans de vous », n o tre prem ier souci devra être de l'atteindre là où il nous est le plus immé­ diatem ent accessible car, outre q u ’il nous est im possible de le réaliser hic et nunc dans le m onde extérieur, toute œ uvre vala­ ble et sainte doit com m encer en nous-mêmes, indépendam m ent du résultat extérieur. E t ce n ’est point p a r hasard que la sen­ tence du Règne vient après celle de la sanctification du Nom ; 7. « Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit, alors qu’il se montre patient à leur sujet ! Je vous dis qu’il leur fera justice promptement. » (Luc 18 : 7, 8) — « Priez sans cesse (sine intermissione) » (Thess. 5 : 17). 8. L’injonction de ne pas « prononcer des paroles vaines » renforce encore cette analogie ; les « paroles vaines » ou « multiples » indiquent l’extériorité, laquelle peut d’ailleurs s ’interpréter à différents niveaux.

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la dim enson unitive présuppose en effet la dim ension dévotion­ nelle ; le m ystère de transcendance doit précéder et introduire celui d'im manence. * ** Cette confrontation des rap p o rts de transcendance et d ’im m anence nous incite à préciser un point m étaphysique­ m ent crucial. Dieu est un et il en résulte que le Transcendant com porte une dim ension d'im m anence, comme l’im m anent com porte une dim ension de transcendance. D’une p art, la Pré­ sence divine au fond du cœ ur sanctifié, ou dans le p u r intellect, ne perd pas sa transcendance du fait de son im manence, car le moi ne s'identifie pas taie quale au Soi ; d 'au tre p art, la tran s­ cendance du Principe créateur n ’empêche pas l’im manence objective et « existenciante » de ce m êm e Principe dans la créa­ tion. En d ’autres term es : qui d it transcendance d it to u t d ’abord m acrocosm e et qui dit im m anence dit a priori m icro­ cosme ; p o u rtan t l’un des pôles englobe toujours l’autre, comme le m ontre graphiquem ent le symbole extrêm e-oriental du yinyang, dont nous ne nous lassons pas d ’invoquer le témoignage dans nos exposés doctrinaux. D’une part, point de transcendance sans im manence ; car la perception m ême de la transcendance im plique l'im m a­ nence en ce sens que le sujet connaissant doit d ’une certaine m anière se trouver au niveau de l’objet connu : on ne peut connaître la vérité divine que « p a r le Saint-Esprit » et celui-ci est im m anent à l’In te lle c t9 sans quoi l’hom m e ne serait pas « fait à l'im age de Dieu ». D’au tre p art, point d ’im m anence sans transcendance étan t donné que la continuité ontologique, et en principe mystique, en tre la Divinité im m anente et la conscience individuelle n ’exclut nullem ent la discontinuité en tre ces deux pôles à vrai dire incom m ensurables ; ce que nous pourrions exprim er également en spécifiant que l’union va de Dieu à l ’hom m e m ais non de l’hom m e à Dieu. A l'hom m e se rapporte, géom étriquem ent parlant, la perspective des cercles concen­ triques, lesquels sym bolisent les modes hiérarchisés de sa conform ation au Centre ; à Dieu, p a r contre, se rapporte l’image des rayons, lesquels p ro jetten t le Centre en direction de notre vide en nous réintégrant p a r là même dans sa Plé­ nitude. 9. Comme l’a fait remarquer Maître Eckhart, qui n'avait pas peur des mots, pour dire le moins.

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*** Mais revenons, après cette parenthèse, à l’idée du divin « Père ». Ce term e, avons-nous dit, a un sens différent suivant q u ’il se rap p o rte à l’hom m e comme tel ou au seul Christ ; m ais il a égalem ent un sens différent suivant q u ’il est conçu « verti­ calem ent » ou « horizontalem ent », c’est-à-dire suivant qu'il se rap p o rte soit au « Sur-Être » soit à l'Ê tre. Dans le prem ier cas, le « Père » est le p u r Absolu et rien ne peut lui être associé ; les deux; autres « Personnes » appartiennent déjà à la Relativité dont elles représentent le som m et ; loin d ’ap p arten ir au m onde m anifesté, elles constituent, ensemble avec l ’Absolu p u r et simple, ce que nous pouvons appeler 1’ « Ordre divin ». Dans le second cas — et c'est celui-ci que la théologie dogm atique a retenu en fin de com pte —, le « Père » se situe au m êm e niveau de réalité ontologique que les deux autres hypostases ; d ’où la Trinité « Puissance », « Sagesse », « Amour », si l’on veut l’exprim er a in s i10. Cette Trinité ontologique et « horizontale » ne coïncide sans doute pas avec le « p u r Absolu » m ais elle n ’en est pas moins absolue au point de vue des créatures ; aussi l’homme, dans sa prière, ne doit-il pas se préoccuper des « degrés de réalité » que com porte l’Ordre principiel, sous peine de p arler dans le vide. On p o u rrait nous objecter que la religion n ’a pas à inclure l’idée du « Sur-Être » du m om ent qu'elle vise au salut des âmes et non à la connaissance m étaphysique ; il est vrai que, sous le rap p o rt de sa fonction salvatrice, la religion p eu t se passer d'une telle idée m ais sous un autre rapport, celui de sa reven­ dication d ’absoluité, elle doit l’inclure, sous peine de trom per — ou d ’exclure — certaines âmes ou certaines intelligences. On est donc en dro it de penser que le m ot « Père » exprim e to u t ce q u ’il est susceptible d ’exprim er, à tous les degrés de doctrine et d ’entendem ent ; et c ’est précisém ent le cum ul de perspectives inégales — cum ul inévitable puisque la religion doit to u t contenir sans p o u r au tan t devoir renoncer à sa fonc­ tion spécifique — c’est ce cumul, disons-nous, qui explique les quelques im passes de la théologie dogm atique et le recours à cette fin de non-recevoir q u ’est la notion de m ystère. 10. En termes védantins la Trinité « verticale » correspond à Brahma, Ishvara, Buddhi et la Trinité « horizontale » — laquelle se retrouve dans chacun de ces termes — à Sat, Chit, Ânanda.

3.

DAVID, SHANKARA, HONEN

David, Shankarâchârya et Hônen sont des personnalités spirituelles bien différentes à m aints égards, m ais ils o n t ceci en com m un q u ’ils représentent chacun un m ode de spiritualité to u t à fait fondam ental et q u ’ils le représentent d ’une façon parfaite, insurpassable et percutante. David est la grande personnification de la prière, du dis­ cours adressé du fond du cœ ur à la Personne divine. Il incarne ainsi to u t le génie d ’Israël, to u t le grand m essage sémitique, qui est celui de la foi ; donc to u t le m ystère de l’hom m e debout devant son Dieu et n'ayant rien à offrir que son âme m ais offrant celle-ci en entier, sans réticence ni réserve. De profundis clamavi ad Te Domine ; la créature qui est debout ainsi devant son C réateur sait bien ce que c ’est que d ’être hom m e et ce que c'est que de vivre en ce bas monde. David représente l’homm e de bien aux prises avec les puissances du m al, m ais invincible parce qu’il est hom m e de Dieu. C’est ainsi que David, dans ses Psaumes, étale devant nous tous les trésors du dialogue entre la créature et le Créateur. Tout s’y m anifeste : la détresse, la confiance, la résignation, la certitude, la gratitude ; et tout se com bine et devient un chant à la gloire du Souverain Bien. On com prend sans peine pour­ quoi Jésus est « fils de David » et pourquoi — p a r voie de conséquence — M arie peut être dite « fille » du Roi-Prophète \ indépendam m ent du fait q u ’elle est sa descendante selon la chair. Ê tre Prophète, c’est ouvrir une voie ; David, p a r ses Psau­ mes, a ouvert celle de la prière, bien qu'il n 'ait certes pas été le prem ier à savoir prier. M étaphysiquem ent p arlant, il a m ani­ festé en m ode concret et hum ain — non en m ode ab strait et 1 1. Ce dont témoigne le Magnificat, qui est tout à fait dans la ligne des Psaumes.

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doctrinal — la réciprocité entre Mâyâ et Âtmâ ; il a p o u r ainsi dire incarné — et ce fut la raison d ’être de son avènem ent — to u t le jeu varié et paradoxal entre la Contingence e t l'Absolu et sous ce rappo rt, il a même ouvert indirectem ent u n chem in vers la gnose. Mais il reste toujours hom m e et, p a r conséquent, ne cherche pas à s’éloigner du point de vue hum ain ; ce dont témoigne notam m ent le Psaume 139 : 1-6 : « Seigneur, Tu me sondes et me connais ; que je m e lève ou m 'assoie, Tu le sais ; Tu perces de loin mes pensées... ». E t plus loin : « La parole n ’est pas encore sur m a langue, et voici, Seigneur, Tu la sais to u t entière ; derrière et devant Tu m 'enserres, Tu as m is sur m oi ta main. Prodige de savoir qui m e dépasse, h au teu r où je ne puis atteindre. » Indépendam m ent du fait qu’étan t inspirés p a r l'E sp rit divin ils doivent contenir im plicitem ent toute sagesse2, les Psaumes ne m anquent pas de passages susceptibles de véhi­ culer directem ent des significations ésotériques. C’est ainsi que le prem ier de tous parle de celui qui « se plaît dans la Loi du Seigneur et m urm ure sa Loi jo u r et n u it ». La Loi du Seigneur est, d ’une part, la Révélation et, d ’au tre p art, la Volonté de Dieu ; « m urm urer » signifie ici « m éditer », il s'agit donc d ’une contem plation et non d'u n cri de l’âme. En outre, cette contem ­ plation m éditative com porte deux m odes ou deux degrés : le « jo u r » et la « n u it » ; le prem ier m ode concernant la vérité littérale et im m édiate et le second, la vérité ésotérique. « Le Seigneur connaît la voie du ju ste ; m ais la voie des impies va vers la perdition » car il n'y a de stabilité, de paix et de vie que du côté de l’im m uable. Et le quatrièm e Psaum e nous parle ainsi : « Sachez donc que le Seigneur distingue celui qui lui est fidèle ; le Seigneur écoute, quand je l’invoque ». Cette invoca­ tion, en effet, est l'essence m êm e de l’âm e du juste, à quelque degré que nous envisagions l'oraison du cœur. * ** A bstraction faite des allusions ésotériques nécessairem ent contenues dans les Psaumes, on p o u rrait dire aussi, en se pla­ çant à u n au tre point de vue, que c'est Salom on qui représente 2. Nous ne croyons cependant pas qu’on puisse tirer « de n’importe quel mot n’importe quel sens », car l’herméneutique a ses lois comme tout autre science, mais c’est un fait que ces règles ont trop souvent été perdues de vue.

DAVID, SHANKARA, HÔNEN

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plus directem ent l’ésotérism e ; ainsi David et Salom on appa­ raissent-ils comme deux pôles inséparables ou comme les deux faces d ’une seule et même Révélation. David est le bâtisseur de Jérusalem ; il représente, pour Israël, le passage du nom adism e au sédentarism e. Salomon, lui, est le bâtisseur du Temple ; de David vient le corps, de Salomon le c œ u r3. Salom on fit b â tir également des sanctuaires p o u r des divinités étrangères ; p a r cet universalism e il en tra en conflit non avec la Vérité inform elle m ais avec la form e sinaïtique, mosaïque, israélite, de cette Vérité. Au dem eurant, nous pou­ vons considérer les trois Livres de Salomon comme une m ontée spirituelle, le Cantique des Cantiques étant, de l’avis m ême des kabbalistes, le som m et ou le cœ ur — ou le vin, au sens initiati­ que de ce mot. E n ce qui concerne le problèm e de la form ulation doctri­ nale, il convient de ne pas perdre de vue que p o u r les Sémites, avant leurs contacts avec les Grecs, la m étaphysique relevait dans une large m esure de l’inexprim able ; or, ne pas savoir exprim er une chose — ne pas savoir q u ’on peut l’exprim er ou éventuellem ent ne pas vouloir l’exprim er — n ’est nullem ent ne pas la concevoir. E t cela d ’au tan t m oins q u ’au sein de la pers­ pective de transcendance l ’accent est m is sur la crainte de Dieu, d'où l'interdiction de prononcer le suprêm e Nom ; d ’où, aussi la réticence à articuler les m ystères divins. * ** Chez Shrî Shankarâchârva la distinction entre Âtmâ et Mâyâ n ’apparaît pas comme un m ystère que l’on dégage « en dernière analyse » ; elle s’exprim e d ’em blée sans voile, c ’està-dire q u elle constitue le message même. Quant au voile, à l'exotérisme, au légalisme, Shankara l’abandonne à d ’autres. Comme les Rois inspirés du m onde biblique, S hankara est Prophète m ais non Fondateur de religion ; son message suppose un cadre préexistant. Ce n ’est pas à dire que son m essage ne soit que partiel ; s’il peut avoir cette apparence p a r rap p o rt au système hindou envisagé dans sa totalité, c’est au m êm e titre que géom étriquem ent p arlant, le point n ’englobe pas la péri­ phérie ; m ais ce ne saurait être un m anque p o u r le point, qui 3. David avait cependant choisi le Mont Sion — en quelque sorte en remplacement du Mont Sinaï — comme siège de l’Arche d’Alliance ; Salomon la plaça dans le Saint des Saints.

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est p arfait et peut se suffire à lui-même. Au dem eurant, la Pro­ vidence a prévu p o u r Shankara u n com plém ent quasi exotérique, à savoir R âm ânuja, le grand porte-parole du m ono­ théism e vichnouïte : adversaire convaincu du m étathéism e shankarien et shivaïte m ais toléré p a r l’école shankarienne à titre d ’étape élém entaire. Même au sein de YAdvdita-Vedânta il est tenu com pte de la nécessité d ’u n culte ; les disciples de Shankara, en effet, ne se privent pas d ’adorer et d ’invoquer des divinités car ils savent qu'ils sont des hom m es et q u ’il convient de m e ttre chaque chose à sa place. On ne peut dépasser Mâyâ sans la grâce d'une divinité qui s’y trouve incluse ; qui est cer­ tes Âtmâ, m ais en Mâyâ com me nous. Le contact entre l’homm e et Dieu présuppose u n plan commun. On p o u rrait p arle r de « m iracle shankarien », car ce phé­ nom ène intellectuel est quasi unique p a r son caractère à la fois direct, rigoureux, explicite et intégral ; de m êm e que les Sémites, p a r leurs Prophètes, ont apporté au m onde le grand message de la Foi, de m êm e les Aryens — p a r Shankara, et d ’une certaine façon aussi p a r les Grecs — lui o n t apporté le grand m essage de l'Intellection. Ce n ’est pas à dire, de toute évidence, que S hankara fu t le prem ier dans l’Inde à p arler de ce m ystère ; celui-ci se trouve form ulé dans les Upanishads et ensuite p a r le grand com m entateur Bâdarâyana, m ais Shan­ k ara en offre une cristallisation particulièrem ent précise, com­ plète et unique p ar sa perfection et sa fécondité. Tout le message des Upanishads, des Brahma-Sûtras de Bâdarâyana et finalement de S hankara se laisse condenser dans les paroles suivantes : « Brahma seul est réel ; le m onde est illusion : Mâyâ ; l’âm e n ’est rien d ’au tre que Brahma ».

Quelques érudits ont conclu, fo rt im proprem ent, que l’advaïtism e shankarien — le « non-dualisme » — provient en fin de com pte de N âgârjuna, donc du bouddhism e mahâyânique, lequel est ce que S hankara condam ne le plus im placa­ blem ent. La raison de cette fausse assim ilation est qu'il y a un certain parallélism e entre l’advaïtism e et la perspective nâgârjunienne en ce sens que les deux représentent un im m anen­ tism e m étathéiste, m ais les points de départ sont totalem ent différents. Sans doute, le Nirvana bouddhique n ’est pas au tre chose que le Soi : Âtmâ ; mais, alors que p o u r les Hindous le point de départ est ce reflet du Soi q u ’est le moi, p o u r les Bouddhistes au contraire le point de départ est entièrem ent

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négatif e t d ’ailleurs purem ent em pirique : c’est le Samsâra en ta n t que m onde de la souffrance, et ce m onde n ’est q u ’un « vide », shûnya, qu'il ne vaut pas la peine de chercher à s'ex­ pliquer. Les Bouddhistes nient l’existence concrète de l’âm e et p a r conséquent aussi celle du Soi — ils conçoivent en m ode négatif ce que les Hindous conçoivent en m ode positif — ; les H indous, de leur côté, ne rejetten t pas moins catégoriquem ent ce négativism e des Bouddhistes, lequel leur apparaît comme une négation du Réel même. On p o u rrait néanm oins se dem ander ici — et nous ne pou­ vons éviter cette parenthèse doctrinalem ent im portante — pour­ quoi u n esprit com me Shankara « s’est laissé aller » — comme quelqu’un l'a prétendu — à invectiver la personne m êm e du Bouddha. Or, il est exclu q u ’un S hankara se soit laissé aller ; en fait, il a exercé dans ce cas une fonction que nous appelle­ rons « interprétatio n sym boliste auto-défensive » ; nous en ren­ controns des exemples dans les É critures sacrées elles-mêmes. S hankara avait p o u r m ission non seulem ent de form uler YAdvàita-Vedânta m ais aussi de protéger contre l’envahisse­ m ent bouddhiste le m ilieu vital de cette doctrine ; m ais il ne pouvait avoir p o u r m ission de rendre com pte de la validité intrinsèque du Bouddhisme, laquelle ne concernait pas le m onde hindou. Si la m ission de Shankara avait été de rendre com pte de l’universalité traditionnelle et, p artan t, de la validité de toutes les form es de révélation et de spiritualité, on p o u rrait dire q u ’il a fait fausse ro u te en jugeant le bouddhism e et le Bouddha Shâkyam uni ; mais, encore une fois, la m ission de Shankara fu t to u t intrinsèque — non extrinsèque com me l'eût été une étude des diverses form es traditionnelles —, il pouvait p a r conséquent ignorer et vouloir ignorer la valeur éventuelle des traditions étrangères ; il ne faisait pas de la « science des religions » (Religionswissenschaft). S ur le plan de la m étaphysique en ta n t que telle — et c ’est cela seul qui im porte en dernière analyse — Shankara fu t l’une des autorités les plus ém inentes qui aient jam ais existé sur te rre ; son envergure fu t de l’ordre « prophétique », nous l’avons dit, ce qui signifie qu'il fu t aussi infaillible que les Upanishads. L’œ uvre doctrinale et institutionnelle de Shankara m arqua l'inauguration d’un m illénaire de floraison intellectuelle et sp iritu elle4 : qui d it sagesse hindoue dit Shankara. 4. Car il ne se bornait pas à écrire des traités, il fonda aussi des centres spirituels dont l’influence fut immense et qui existent encore de nos jours.

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* ** Comme Shankara, Hônen Shônin ne fu t pas le fondateur de la perspective qu'il personnifia m ais il en fu t le représentant le plus explicite et le plus p ercu tan t et c’est ce qui nous perm et précisém ent de dire q u ’il fu t la personnification de son message. Sans doute — au point de vue de la phénom énologie « avatârique » — ne se situe-t-il pas au m êm e niveau que David, Salomon ou Shankara ; l ’équivalent bouddhique de ceux-ci serait plu tô t N âgârjuna, le grand porte-parole du Mahâyâna originel. Mais N âgârjuna — bien q u ’il ait représenté ém inem­ m ent la branche invocatoire du Mahâyâna et q u ’il soit consi­ déré comme le prem ier patriarch e de cette école5 — ne fut guère explicite sous le rap p o rt dont il s’agit ; il fallait p a r la suite exposer en détail cette doctrine particulière, et c’est ce que firent les autres patriarches du bouddhism e dit « dévotion­ nel ». Hônen fu t le septièm e et dernier, ses prédécesseurs — après l'Indien V asubandhu — fu ren t des Chinois, puis un Ja p o n a is6. Si David incarne la rencontre avec Dieu e t la Prière et Shankara la Vérité m étaphysique, l'Intellection et la M éditation, H ônen de son côté sera comme l ’incarnation de la Foi et de l’Invocation ; sa perspective et sa m éthode coïncident po u r l’essentiel avec la voie du « Pèlerin russe » et avec le japa-yoga hindou, aussi avec la prapatti — la confiance salvatrice — des vichnouïtes. C’est dire que c'est la voie de la facilité et de la Grâce ; nous entendons ici le m ot « facilité » non dans u n sens p éjo ratif m ais en ce sens que le moyen de cette voie est tech­ niquem ent facile. La Grâce est conditionnellem ent acquise ; m ais la persévérance concrète est de facto difficile car elle engage en fin de com pte tout ce que nous sommes ; l’hom m e ne supporte à la longue le « clim at divin » qu'à condition de mou­ rir doucem ent au m onde et à soi-même. E n fait, aucune voie, si elle est réellem ent spirituelle, ne sau rait être « facile » au sens vulgaire du mot.

5. Fondée sur le culte du Bouddha Amitâbha, grande manifestation de la Miséricorde salvatrice. 6. A savoir Tan-Luan, Tao-Cho, Shan-Tao et Genshin. D'éminents pré­ curseurs japonais non comptés avec les patriarches furent Kuya et Ryônin.

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* ** L’idée fondam entale de la voie d 'Amitâbha (Amida en japo­ nais) coïncide en substance avec cette parole du Christ : « P our les hom m es [c ’est] im possible m ais non p o u r Dieu car to u t est possible p o u r Dieu » (Marc, X, 27). C'est là la perspec­ tive bouddhique du « pouvoir de l'au tre » ( tariki en japonais), non du « p o u v o ir de soi-même» (jiriki) ; c ’est-à-dire que l’hom m e adopte une attitu d e de foi « qui déplace les m onta­ gnes » combinée avec un support divin et sacram entel qui, lui, opère au fond la salvation. Il y a quelque chose d'analogue dans le cas de la com m union chrétienne, laquelle com m unique en effet une grâce incom m ensurable sans que l’hom m e y soit po u r quoi que ce soit, sauf sous le rap p o rt de la réceptivité, laquelle a évidem m ent ses exigences. Mais l’alternative ab ru p te entre « voie du m érite » et « voie de la grâce » — car c’est cela que signifie le distinguo, dans le bouddhism e japonais, entre les principes jiriki et tariki — cette alternative, pensons-nous, est plus théorique que p ratiq u e ; dans la réalité concrète, il y a p lu tô t équilibre en tre les deux procédés, en sorte que le distinguo évoque le symbole extrêmeoriental du yin-yang, composé, on le sait, d'une m oitié blanche p o rtan t un point noir, et d ’une m oitié noire p o rtan t un point blanc ; c’est l’image m êm e de la com plém entarité harm o­ n ie u se7. Shinran, disciple de Hônen, entendait m ettre l’accent sur le seul « pouvoir de l’autre », ce qui à u n certain point de vue m ystique peut se défendre à condition q u ’on ne reproche pas à Hônen de s'être arrêté à mi-chemin et d ’avoir m aintenu à to rt un élém ent de « pouvoir de soi-même » ; car, com m e l’ini­ tiative et l ’activité sont naturelles à l’homme, nous ne voyons pas quel avantage il y au rait à l’en priver. La foi, nous semble^ t-il, est beaucoup plus facile à réaliser si on laisse à l'hom m e la joie d ’y collaborer ; il y a en effet dans n o tre activité person­ nelle un critère de réalité concrète et une garantie d ’efficacité, alors que la seule foi — en ta n t que condition du salut — ne s'appuie su r rien qui nous appartienne et que nous puissions contrôler. Hônen savait aussi bien que Shinran que la cause de 7. Par exemple, l’homme porte en son âme un élément féminin et la femme un élément masculin ; et il en est nécessairement ainsi, non seule­ ment parce que toute personne a deux parents, mais aussi parce que chaque sexe appartient au seul et même genre humain.

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la salvation n'est pas dans n o tre œ uvre m ais dans la grâce d’Amida ; mais nous devons bien nous ouvrir d'une façon quel­ conque à cette grâce sans quoi il suffirait d ’exister p o u r être sauvé. Le grand message sémitique, avons-nous dit en p arlan t de David, est celui de la foi ; le fait que le bouddhism e dévotionnel se fonde sur la foi salvatrice p o u rrait faire penser qu'il s’agit dans les deux cas de la m êm e attitu d e e t du m êm e m ystère et que p a r conséquent les deux positions traditionnelles coïnci­ dent. Or, outre que l’élém ent de foi existe nécessairem ent dans toute religion, il y a ici un distinguo à faire : la foi sém itique ou « abraham ienne » est l'acceptation fervente de l’invisible tout-puissant et p a r conséquent la soum ission à sa Loi tandis que la foi am idiste est la confiance dans la Volonté salvatrice de tel Bouddha, confiance liée à une p ratique particulière bien définie, à savoir l'invocation N am.om.itâbhaya Buddhaya ; ou Namu Amida B u tsu 8. * ** Voie de Prière toute hum aine, voie de Discernem ent m éta­ physique, voie de Confiance salvatrice : les trois voies peuvent se com biner parce que l’hom m e possède plusieurs cordes en son âme, autrem ent dit parce que la subjectivité hum aine com­ p orte des secteurs différents. Il est vrai que la Prière et la Confiance appartiennent au m êm e secteur ; m ais il n ’en va pas de m êm e du Discernem ent m étaphysique dont le sujet est non l ’âme sensible m ais la pu re intelligence, ce qui — loin de créer u n antagonism e — perm et la sim ultanéité d ’approches paral­ lèles. La preuve en est la piété toute lyrique d ’un Shankara, ses hymnes et invocations aux aspects fém inin aussi bien que m as­ culin de la Divinité transcendante et im m anente, au Soi a priori infiniment « autre » mais en réalité infinim ent « nous-mêmes ». 8. « Salut au Bouddha Amitâbha ». La seconde des deux formules citées est l’adaptation japonaise de la formule sanskrite.

4.

CLEFS FONDAMENTALES

M éditation, concentration, prière : ces trois m ots résum ent la vie spirituelle et en indiquent les principaux modes. La médi­ tation, au point de vue où nous nous plaçons, est une activité de l'intelligence en vue de la com préhension des vérités univer­ selles ; la concentration, de son côté, est une activité de la volonté en vue de l’assim ilation p o u r ainsi dire existentielle de ces vérités ou réalités ; la prière, enfin, est une activité de l ’âme à l’égard de Dieu. Vérités universelles, avons-nous d it ; nous entendons p a r là les principes qui déterm inent tout ce qui est. La prem ière fonc­ tion de l'intelligence, sous le rap p o rt envisagé, est la distinction entre l'Absolu et le R elatif ; la seconde fonction sera, d ’une part, la perception intellectuelle de la Relativité en ta n t que celle-ci sem ble en trer dans le dom aine de l’A bsolu1 et, d ’autre part, la perception de l’Absolu en ta n t qu'il se reflète dans le Relatif. Spécifions une fois de plus — puisque le contexte l’exige — que le « p u r Absolu » est « l’Essence des Essences » ou le SurÊ tre ; quant au Relatif, il englobe l’Ê tre et le reflet central de celui-ci dans le monde, puis le m onde en soi ; l'Ê tre — ou le Dieu personnel et créateur — étan t 1' « Absolu relatif », si l'on peut dire faute d'u n term e moins problém atique. Nous pouvons distinguer ainsi dans l'Univers to tal quatre degrés : le Sur-Être, l’Être-Dieu, le Ciel et la Terre, ce dernier term e désignant sym boliquem ent et globalem ent to u t ce qui se trouve au-dessous du Sommet céleste. Ou encore : l’ensemble 1. Ou en tant qu’elle surgit mystérieusement au sein de ce qui, vu à partir de la contingence ou de la manifestation, est toujours l’Absolu ; para­ doxe qui est explicable en dépit de la lourdeur du langage, mais qui ne s’explique pas en quelques mots.

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du Sur-Être et de l’Ê tre — si l’on peut dire — constitue le divin Principe ; le Ciel et la Terre enfin constituent la Mani­ festation universelle — le Ciel pouvant être conçu comme englobant l'Ê tre et le Sur-Être, ce que suggère l’expression : « N otre Père qui êtes aux cieux ». Mais l'Univers total ne com porte pas seulem ent des degrés, il com porte également des modes ; les prem iers sont disposés en ordre « vertical », tandis que les seconds sont en ordre « horizontal » et se situent de la façon appropriée su r chacun des q u atre degrés. Il y a to u t d ’abord une dualité : un pôle « actif » et divinem ent « m asculin » et un pôle « passif » et divinem ent « fém inin » 2 ; vient ensuite une trin ité : la Puis­ sance, la Conscience et la F élicité3. Enfin, nous discernerons une quaternité : la Rigueur et la Douceur, l’Activité et la Passi­ vité ; en d ’autres term es, la Pureté ou le Sacrifice, la Bonté ou la Vie, la Force ou la Lum ière — l’Acte victorieux —, la Beauté ou la Paix ; c’est là l’origine de toutes les Qualités divines et cosm iques4. * Après la m éditation, qui relève de la Vérité et de l’intelli­ gence, vient la concentration, qui relève de la Voie et de la volonté ; il n ’y a pas de Vérité qui ne se prolonge dans la Voie et il n ’y a pas d ’intelligence qui ne se prolonge dans la volonté ; c'est ce q u ’exigent l’authenticité et la totalité des valeurs dont il s’agit. La concentration en soi — donc abstraction faite de ses contenus possibles — se réfère en dernière analyse à la « déiform ité » des plans constitutifs du m icrocosm e hum ain : l'hom m e est comme un arb re dont la racine est le « cœ ur » et dont la couronne est le « fro n t ». Or l’espace m ental — la substance ou 2. Purusha et Prakriti, sur le plan de l'Être, Ishwara ; mais ces pôles se reflètent aussi sur les autres plans, à commencer par le suprême Paramâtmâ dans lequel ils sont nécessairement enracinés. 3. Sat, Chit, Ânanda, lesquels s’insèrent en toute existence, bien qu’en langage védantin ces termes ne désignent que les « dimensions » d ’Âtmâ en soi. 4. La mythologie hindoue, comme toute autre mythologie, désigne ces Qualités-Racines par les noms de nombreuses divinités ; la quaternité étant d’ailleurs l’ouverture vers la différenciation indéfinie. Chez les Indiens d’Amé­ rique les quatre Qualités universelles se manifestent mythiquement par les points cardinaux.

CLEFS FONDAMENTALES

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l'énergie qui contient ou pro d u it la pensée — est en lui-même une conscience du Réel divin ; l'esp rit vidé de toute coagula­ tion « pense Dieu » p a r sa substance même, dans le « saint silence » ; l ’hom m e étan t « fait à l’image de Dieu ». De m êm e po u r la substance corporelle — ou plus préci­ sém ent po u r notre conscience de cette substance — actualisée dans une p arfaite im m obilité : dès que nous ne faisons qu' « exister », nous nous identifions virtuellem ent à l’Être, audelà de toutes les coagulations cosmiques. Parallèlem ent à la conscience corporelle, il y a la conscience vitale, énergétique, bref la vie, le mouvement, lesquels peuvent véhiculer — les danses sacrées en tém oignent — notre participation aux rythm es cosmiques et à la vie universelle, à tous les degrés qui nous sont accessibles de p a r notre n atu re et de p a r la Grâce. Reste, dans le m icrocosm e hum ain, la conscience du moi : celle-ci — le « cœ ur » — peut être également le véhicule d ’un « souvenir de Dieu » existentiel su r la base de conditions intel­ lectuelles, rituelles et m orales qui garantissent la légitim ité et l’efficacité de cette alchimie. Quoi q u ’il en soit les analogies psychosom atiques que nous venons d ’évoquer com portent des enseignements qui concernent to u t hom m e : to u t hom m e doit, p a r am our de Dieu, tendre à « être ce q u ’il est », à se dégager des superstructures factices qui le défigurent et qui ne sont autres que les traces de la chute, à redevenir un arb re dont la racine soit faite de certitude libératrice et dont la couronne soit faite de sérénité béatifique. La natu re hum aine est prédis­ posée à la connaissance unitive de son Modèle divin ; amove e’I cuor gentil sono una cosa. Il nous faut envisager m aintenant un au tre aspect de la question, celui des contenus-symboles. L’activité m entale est capable non de pensée seulem ent m ais aussi d ’im agination, donc de visualisation d'une form e symbolique ; de même, l’esprit est sensible non à des concepts seulem ent m ais aussi à des sons évocatoires, des symboles sonores ; de même, encore, le corps est capable non seulem ent de m ouvem ents nécessaires ou utiles m ais aussi de gestes-symboles. Tout ceci entre dans une alchimie psychosom atique dont les spiritualités d ’Orient nous offrent m aints exemples et dont les liturgies chrétiennes offrent des échos. L’image s’adresse a priori au m ental, elle relève donc de la région frontale ; le son est en connexion avec notre centre, le cœ ur ; et le mouvement-symbole, de toute évi­ dence, concerne le corps. E t ceci est en rapport, d ’une p art, 5

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avec le caractère déiform e des plans constitutifs du m icrocosme et, d ’au tre p art, avec l’alchim ie des symboles existentiels — non discursifs — des form es, des sons et des gestes. C'est là l’alchimie de la participation existentielle à la vie de l'esprit ; l'espace m ental y participe p a r l’image, la racinecœ ur p a r le son et le corps — projection ou extension des deux pôles — soit p a r l’im m obilité et le geste statique, soit p a r le rythm e et le geste agi ; et nous pensons ici à des attitudes élé­ m entaires aussi bien q u ’à des opérations rituelles conscientes de leur n atu re p ro fo n d es. Il va de soi que to u t ceci trouve son application dans les diverses form es de l’a rt sacré ou de l’arti­ sanat traditionnel et parfois même de l'art profane légitime. * ** L’hom m e possède une âme, et avoir une âm e c ’est prier. Comme l'âm e elle-même, la prière com porte des m odes et cha­ que m ode contient une vertu ; prier, c’est actualiser une vertu et c’est en m ême tem ps en sem er le germe. Il y a to u t d ’abord la résignation à la Volonté de Dieu : l’acceptation du destin dans la m esure où nous ne pouvons ni ne devons le changer ; cette attitu d e doit devenir n o tre seconde nature, étan t donné qu’il y a toujours quelque chose à quoi nous ne pouvons échap­ per. Corrélativem ent à cette attitu d e ou à cette vertu, il y a l'attitu d e com pensatoire de confiance : quiconque m et sa confiance en Dieu to u t en se conform ant aux exigences divines, Dieu est to u t disposé à lui venir en aide ; m ais ce que nous attendons du Ciel, nous devons l’offrir aux autres : qui désire p o u r soi la m iséricorde doit être miséricordieux. Une au tre attitu d e com pensatoire p a r rap p o rt à la rési­ gnation est la dem ande de secours : nous avons essentiellem ent le droit, su r la base de n o tre acceptation du destin, de dem an­ der à Dieu tel bien ou telle faveur ; m ais il va de soi que nous ne pouvons rien dem ander au Ciel si nous n ’avons pas de gra­ titude. Or, être reconnaissant c’est être conscient de tous les biens que le Ciel nous a donnés ; c'est estim er la valeur même des petites choses et c ’est se contenter de peu. La gratitude est le com plém ent de la supplication, com me la générosité est le com plém ent de la confiance en Dieu. La grande leçon de la prière c'est que notre rap p o rt avec le m onde est essentiellem ent fonction de no tre rap p o rt avec le Ciel. 5. Ce dont surtout l’hindouisme et le bouddhisme du Nord avec leur science des mantra, yantra et mudrâ, possèdent le secret.

IV

SUJETS DIVERS

1.

AU SUJET DE L’ART DE TRADUIRE

Il n ’y a pas de science du spirituel sans science de l’hum ain et il n ’y a pas de science de l’hum ain sans science du langage ; et ceci justifie que l'on s’occupe, dans le contexte général d ’une anthropologie déterm inée p a r la m étaphysique et la sp iritu a­ lité, de choses aussi secondaires que l'a rt de parler, d ’écrire ou de traduire. Comme disait Euripide, « p oint n'est déshonorant ce qui est nécessaire aux m ortels », o r le langage l’est et les petites choses servent les grandes. La notion de traduction a deux sens assez différents sui­ vant que nous la rencontrons en Occident ou dans l’O rient tra ­ ditionnel ; les deux sens sont légitimes, m ais il s’agit de ne pas les confondre. Tout d'abord, faire une trad u ctio n c'est rendre un discours taie quale dans une au tre langue ; et c’est presque u n truism e d 'ajo u ter que la traduction doit être littérale tout en évitant les fautes de gram m aire et les contresens. La tra ­ duction doit être littérale dans la m esure où elle peut l'être et parce q u ’il n ’y a aucune raison à ce q u ’elle ne le soit pas, étant donné q u ’il s'agit de com m uniquer ce que l'au teu r a voulu dire et rien d ’autre 1; c’est là la signification q u ’a la notion de tra ­ duction en Occident, du m oins en principe, car il s’en fau t de beaucoup q u ’elle l’ait to u jo u rs en fait. En Orient, la signifi­ cation du m ot change avec la différence de l’intention, donc de la raison d ’être de l’opération : p a r exemple, lo rsq u ’on tra ­ duisit tels textes bouddhiques du sanskrit en chinois ce ne fut pas avec l’intention d ’offrir u n équivalent linguistique, ce fut po u r faire com prendre aux Chinois ce que ces textes enten­ daient offrir en substance. A ce point de vue, la notion de tra ­ duction coïncide avec celle de com m entaire : traduire, c'est 1. Devant les tribunaux on exige « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité », de même, le traducteur doit communiquer « ce que dit l’auteur », « tout ce que dit l’auteur » et « rien que ce que dit l’auteur ».

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SUJETS DIVERS

alors en m êm e tem ps expliquer ; et rien n'em pêche les lecteurs d ’avoir recours à l'original sanskrit s'ils le désirent. Mais on ne doit en aucun cas intro d u ire cette perspective particulière dans l’a rt de trad u ire au sens ordinaire et occidental du term e ; il ne faut pas confondre des intentions divergentes ni les rai­ sons d ’être de ces divergences. S ur le plan de la traduction proprem ent dite — non du com m entaire in terp rétatif — il va de soi q u ’une traduction doit toujours rendre la pensée de l’au teu r ; rien que sa pensée, toute sa pensée, que celle-ci s’énonce p a r une phrase complexe ou p a r une simple expression. Mais la translation ne peut pas tou­ jours rendre les valeurs poétiques, et jam ais les valeurs eupho­ niques : celles-ci appartiennent exclusivement à la langue à traduire, celles-là dépendent éventuellem ent des ressources gram m aticales, term inologiques et rhétoriques de cette langue. Ce n ’est pas à dire qu’une traduction puisse enlever toute valeur au texte original car la valeur de pensée se situe au-delà des différences linguistiques et esthétiques ; et puisque la pen­ sée prim e le style et à plus forte raison l’euphonie, un texte qui p erd rait toute valeur p a r une traduction correcte prouverait p a r là son, prop re m anque de valeur. Tout ceci revient à dire qu’une traduction peut pécher, à p a rt d ’autres im propriétés, p a r une suraccentuation du style au détrim ent de la pensée ; n'em pêche q u ’il est des traducteurs de génie qui arrivent à recréer dans la langue nouvelle non seulem ent le clim at stylis­ tique m ais même l’élément m u sic al2. ** Toujours su r le plan de la traduction proprem ent dite, une question se pose : com m ent doit-on traduire, dans la Bible p a r exemple, un m ot qui dans la langue originale com porte un sous-entendu q u ’il n ’a pas dans la langue du traducteur, en sorte que le sens du m ot se p erd dans la translation ? Beau­ coup de traducteurs sont d'avis qu’il faut rem placer le m ot p ar u n au tre ; nous pensons au contraire qu’il faut trad u ire le m ot littéralem ent — sauf quand il s’agit d ’une simple tournure, m ais alors le m ot n ’a pas d'im portance — afin de sauvegarder éventuellem ent le symbolisme de l’image, q u itte à ajo u ter au 2. Certaines traductions allemandes de Dante et de Shakespeare ont ces mérites, du moins en grande partie ; ce qui est facilité par le côté protéiforme du germanique.

AU SUJET DE L’ART DE TRADUIRE

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bas de la page une « note du trad u cteu r », ce qui est to u t à fait norm al p o u r un texte sacré. P ar exemple, nous n'adm ettons pas qu’on traduise, dans le Psaum e 23, les m ots « bâton » et « houlette » respectivem ent p a r « appui » et « consolation », com me d ’aucuns l’ont f a i t 3, car ce com m entaire détru it l’image, laquelle doit rester intacte ; elle aussi p eu t avoir son message à transm ettre. Même rem arque p o u r le m ot « m éditer » qui, dans la traduction du Psaum e P rem ier4, rem place le m ot « m u r­ m u rer » de l’original ; l’intention est juste, m ais le second m ot n ’en désigne pas m oins un fait concret et possède son sym­ bolism e clef. Un exemple quasi classique de traduction littérale injus­ tifiée est la form ule « que Allâh prie sur lui et lui accorde le salut » (çallâ 'Llâhu 'alayhi wa-sallam ) , trad u ctio n proprem ent absurde po u r deux raisons : prem ièrem ent, « p rie r su r quel­ qu’u n » ne signifie rien en français ; deuxièmement, quand on n'est pas sûr du salut d ’u n prophète on se garde de le suivre. La traduction correcte de la form ule est : « Que Dieu le bénisse et lui donne la paix » ; ce dernier m ot signifiant ici, p ar contraste avec la « bénédiction » illum inante et vivifiante, la grâce com plém entaire, qui est stabilisante et apaisante. L'opta­ tif indique non un vide à com bler m ais la n atu re m ême du Pro­ phète ; la perspective islam ique s’attach an t à souligner — p ar l’optatif précisém ent — que to u t dépend de la seule volonté de Dieu et n ’a de valeur que p a r elle. Si l’Ave était une form ule islamique, il y a beaucoup de chances que la to u rn u re Dominas tecum deviendrait optative : « Que le Seigneur soit avec vous » ; alors q u ’il s’agit de rendre com pte d ’un état de fait et non d'un souhait. Un exemple de traduction fausse et m êm e proprem ent irritan te — trouvé dans une version m oderne du Coran — est l’expression « ho les croyants » po u r « ô vous qui croyez » ; cette dernière tournure — utilisée ju sq u ’à présent — étan t la tra ­ duction adéquate de l’arabe yâ ayyuha ’lladhîna âmanû (litté­ ralem ent : « ô ceux qui croient »). Tout d'abord, l'interjection « ho » indique la surprise — en bien ou en mal — et non la sim ple interpellation ; ensuite, elle ne rend absolum ent pas com pte du ton digne et solennel de l’original arabe, m ais au contraire le rem place p ar une exclam ation dém ocratique et familière, totalem ent étrangère au Coran en particu lier et à 3. Dans la traduction effectuée par le rabbinat français. 4. Traduction du rabbinat, aussi de plusieurs Bibles chrétiennes.

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l’arabe classique en général. La m anie de 1’ « authentique » — on le cherche toujours vers le bas et le trivial — rend cer­ taines traductions m odernes aussi inauthentiques que possi­ b le 5. H»

** A un point de vue quelque peu différent, il im porte de ne pas confondre les m ots noblem ent populaires avec les mots, vulgaires et plébéiens ; ne rem plaçons pas des m ots simples, concrets et courants — que l’on peut trouver dans la Bible — p a r des m ots plus ab straits et plus savants ; m ais il fau t évi­ dem m ent em ployer le m ot qui rend le plus directem ent le m ot à traduire. De même, il ne fau t pas craindre d’em ployer des m ots considérés prém aturém ent ou arbitrairem ent comme « désuets » afin de ne pas devenir complice de la destruction dém ocratique et démagogique du langage ; au lieu d'abolir des m ots qui, avec un m inim um de bonne volonté, sont to u t à fait com préhensibles, il faut rééduquer les lecteurs affectés d ’iconoclasme term inologique en les hab itu an t à rester fidèles au lan­ gage norm al et à p ren d re les m ots po u r ce qu’ils veulent dire. La tendance à a ttrib u er aux m ots des nuances « p articu lari­ santes », et trop souvent « trivialisantes », aboutit à rendre le langage inutilisable. Tout ceci évoque la question du « purism e » : d ’après le Petit Larousse on entend p a r ce m ot u n « am our excessif de la pureté du langage, caractérisé p a r le désir de fixer arb itraire­ m ent une langue à u n stade de son évolution, sans ten ir com pte des données de la linguistique ». Tout d'abord, il n ’y a pas, à rigoureusem ent parler, de « données de la linguistique » en dehors des données de l'anthropologie spirituelle, lesquelles définissent et délim itent les devoirs et les droits du langage ; il faut donc s’entendre sur le sens de la notion d ’ « évolution ». Il y a en effet des périodes où une langue change sous l’influence de facteurs ethniques ou religieux nouveaux : le latin de César et de Cicéron ne correspondait plus à la m entalité de l'Italie christianisée et en p artie germanisée, il avait donc le droit d ’évoluer. De nos jours, au contraire, on orne du titre d ’ « évo­ lution » la dégénérescence pure et simple, et non seulem ent 5. D’aucuns nous diront, sans doute, que l’homme « authentique » est celui qui n’a pas de « complexes » alors qu’en réalité l’homme normal en a forcément ; celui qui n’en a pas du tout est un monstre.

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celle-ci m ais aussi la destruction délibérée, em pressée et gros­ sière du langage. Quoi q u ’il en soit, dans le cours norm al des choses, après des périodes d ’évolution naturelle et légitime viennent de longues périodes de stabilisation et de stabilité ; la sauvegarde du patrim oine acquis étan t la fonction su rto u t de l'aristocratie, et de toute évidence aussi — et m êm e avant to u t — du sacerdoce, lequel étant le gardien de la religion est aussi, et p a r là même, celui de la dignité de l’hom m e et du langage.

Nous avons fait rem arquer plus h au t que, dans les condi­ tions norm ales, il ne faut pas trad u ire librem ent ni inteipréter ou com m enter, ni non plus paraphraser, sauf quand la paraphrase s ’im pose p o u r des raisons de gram m aire. Une autre règle cruciale est la suivante, en p ren an t po u r exemples les langues française et anglaise : quand une to u rn u re française, trad u ite en anglais, est parfaitem ent com préhensible et ne com porte aucune faute, to u t en n ’étant pas la to u rn u re anglaise la plus répandue, il n ’y a pas de raison de la rem placer p ar une to u rn u re « plus anglaise » car l’au teu r français n ’est pas censé être un Anglais et le lecteur anglais a le droit de le rem ar­ quer, pourvu que ce ne soit pas au prix d ’une faute caractérisée. Ceci est d ’au tan t plus plausible quand la to u rn u re anglaise non seulem ent est plus répandue m ais aussi exprim e urne façon de sentir trop spécifiquement britannique ; dans ce cas, il faut éviter cette tourn u re p o u r ne pas présenter psychologique­ m ent un auteur non anglais comme un Anglais moyen. Encore une fois, nous citons telles langues ou tels peuples à titre d'exemple car ce que nous disons concerne les traductions en général, quels que soient les idiomes confrontés, mutatis mutancLis. Au dem eurant, il convient de com pter avec la bonne volonté du lecteur et, p a r conséquent, avec une certaine tolé­ rance de sa p a rt ; rien n ’est plus agaçant que les falsifications dues à un souci d ’ « adaptation », ou d’editing com m e on d it en anglais ; c'est tro p souvent p rendre le lecteur soit p o u r un faible d’esprit soit po u r un fanatique de la m entalité nationale. Une pensée doit garder son niveau : un livre s’adressant à des lec­ teurs qui sont intelligents n 'a pas à être « adapté » p o u r des lecteurs étrangers qui ne le sont pas.

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celle-ci m ais aussi la destruction délibérée, em pressée et gros­ sière du langage. Quoi q u ’il en soit, dans le cours norm al des choses, après des périodes d ’évolution naturelle et légitime viennent de longues périodes de stabilisation et de stabilité ; la sauvegarde du patrim oine acquis étan t la fonction su rto u t de l’aristocratie, et de toute évidence aussi — et m êm e avant tout — du sacerdoce, lequel étan t le gardien de la religion est aussi, et p a r là même, celui de la dignité de l'hom m e et du langage.

Nous avons fait rem arq u er plus h au t que, dans les condi­ tions norm ales, il ne faut pas trad u ire librem ent ni interpré­ te r ou com m enter, ni non plus paraphraser, sauf quand la paraphrase s’im pose p o u r des raisons de gram m aire. Une autre règle cruciale est la suivante, en p ren an t p o u r exemples les langues française et anglaise : quand une to u rn u re française, trad u ite en anglais, est parfaitem ent com préhensible et ne com porte aucune faute, to u t en n ’étant p as la to u rn u re anglaise la plus répandue, il n'y a pas de raison de la rem placer p a r une tournure « plus anglaise » car l'au teu r français n ’est pas censé être un Anglais et le lecteur anglais a le droit de le rem ar­ quer, pourvu que ce ne soit pas au prix d ’une faute caractérisée. Ceci est d ’au tan t plus plausible quand la tou rn u re anglaise non seulem ent est plus répandue mais aussi exprim e une façon de sentir trop spécifiquement britannique ; dans ce cas, il faut éviter cette tourn u re p o u r ne pas p résen ter psychologique­ m ent un auteur non anglais comme un Anglais moyen. Encore une fois, nous citons telles langues ou tels peuples à titre d ’exemple car ce que nous disons concerne les traductions en général, quels que soient les idiomes confrontés, mutatis mutandis. Au dem eurant, il convient de com pter avec la bonne volonté du lecteur et, p a r conséquent, avec une certaine tolé­ rance de sa p a rt ; rien n'est plus agaçant que les falsifications dues à u n souci d ’ « adaptation », ou d’editing com me on dit en anglais ; c’est trop souvent p ren d re le lecteur soit p o u r un faible d ’esprit soit po u r un fanatique de la m entalité nationale. Une pensée doit garder son niveau : un livre s’adressant à des lec­ teurs qui sont intelligents n 'a pas à être « adapté » p o u r des lecteurs étrangers qui ne le sont pas.

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Nous avons d it qu'une trad u ctio n doit être littérale dans la m esure du possible ; car le m oindre changem ent risque de fausser ou d ’élim iner une nuance. Quand, p a r exemple, une expression ou to u rn u re française peut être rendue telle quelle en anglais, il ne fau t jam ais la rendre p a r une au tre to u rn u re qui existe aussi en français ; car si l’au teu r français avait voulu utiliser cette au tre tournure, il l’au rait f a i t 6. Sans doute, il est des différences linguistiques dont le tra ­ ducteur ne saurait ten ir com pte : p a r exemple, les m ots d ’ori­ gine latine exprim ent des notions, ils veulent être des défini­ tions et rien de plus, du m oins a priori, alors que les m ots ger­ m aniques évoquent des images et des expériences. Les m ots latins sont po u r ainsi dire des idéogrammes et les m ots ger­ m aniques plutôt des onom atopées ; les anciens Romains ayant été des logiciens et les anciens Germ ains des symbolistes, approxim ativem ent parlant. *

**

Un autre point à p ren d re en considération est le suivant : la phrase longue, suivant les cas, a sa légitim ité comme la phrase brève ; il ne faut donc pas sans hésitation rem placer un faisceau de propositions p ar des form ulations courtes aux contours éventuellem ent arb itraires car on risque alors de violer des enchaînem ents logiques ; au dem eurant, la psycho­ logie de l'hom m e qui utilise de préférence la phrase longue est forcém ent différente, à certains égards, de celle de l’hom m e qui affecte la phrase plus ou moins lapidaire. Pour le prem ier, la phrase est un message qui com porte plusieurs branches et divers degrés d ’im portance ; p o u r le second, la phrase rend com pte d’un fait ou d ’une idée, ou d ’un seul aspect d ’une chose 6. Il va de soi qu’en parlant d’auteurs « français » nous entendons tous les auteurs « francophones », quelle que soit leur patrie ethnique. Chaque langue comporte des façons de penser et de sentir ; tout homme qui la possède se les assimile, du moins sur le plan de l’expression sinon en profondeur. Faisons remarquer à cette occasion qu’on rencontre chez tout peuple — et nous entendons par là le peuple réel et non telle délimitation politique — des différences notoires de mentalité mais qui ne sortent pas du cadre de l'ethnie envisagée ; l’Allemand du Sud, par exemple, peut être plus « latin » que l’Allemand du Nord et celui-ci plus « Scandinave » que celui-là, mais tous deux ont en commun l’âme que manifeste précisément la la langue allemande — le phénomène des patois ne saurait y changer quoi que ce soit.

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complexe ; c’est-à-dire q u ’il isole les élém ents constitutifs de la pensée et ne la subdivise pas en un seul e t m êm e discours. Il s'ensuit que le m essage de la phrase brève doit être à la fois entier et homogène : la sentence ne doit pas contenir la m oitié d'une pensée et elle ne doit pas davantage contenir deux pen­ sées à la fois, sauf quand cette dualité est une bipolarité, auquel cas l’unité prim e la dualité. Enfin, il faut qu’il y ait équilibre entre les phrases : on ne peut pas, dans une phrase complexe, définir la trajecto ire d ’un homm e célèbre et ensuite, dans une phrase courte, dire à quelle date et à quel endroit il est m o rt ; cette inform ation doit s’insérer dans la phrase complexe ou alors il faut subdiviser celle-ci en plusieurs phrases indépen­ dantes, afin d 'être conséquent. Au point de vue de l'a rt de traduire, il va de soi q u ’on ne peut pas transform er, en traduisant, un texte dont les phrases sont longues en un au tre dont les phrases sont courtes, bien que dans certains cas il faille trouver un moyen term e. Quelle que soit la valeur de la sentence brève en soi — ou dans une langue m onosyllabique comme le chinois — il est indéniable que la barbarie de n o tre tem ps affecte la phrase écourtée, tan­ dis que l ’intellectualité ancienne — ou m êm e encore la pensée du xixe siècle — s'exprim e volontiers p a r la phrase longue et complexe, exception faite de sentences lapidaires dont le contenu m êm e exige la brièveté. Ces constatations sont forcé­ m ent approxim atives, car tout b arb are n'affecte pas la phrase courte e t to u t homm e qui l'affecte n ’est pas b arb are ; et autres réserves de ce genre.

Chaque langue est une âm e a dit A ristote ; c'est-à-dire une dim ension psychique ou m entale. Il y a des langues qui sont parallèles, tels le français et l'italien, comme il y en a qui sont com plém entaires, tels le français e t l’allem and ; au tan t dire q u ’il y a des fam illes linguistiques, donc des genres, qui d'une p a rt incluent et d ’au tre p a rt excluent. P ar la force des choses, la possession de langues com plém entaires est plus enrichissante que celle de langues parallèles : M aître E ckhart, dans ses écrits et p a r conséquent dans son âme, com binait avec bonheur la puissance sym boliste et im aginative du germ anique avec la rationalité claire et précise du latin. Ce qui revient à dire que to u t hom m e — puisque le genre hum ain est un — p o rte en luimême la virtualité de toutes les langues et p a r conséquent de toutes les âmes.

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Mais il n ’y a pas que les différences neutres, il y a aussi les différences qualitatives : les langues anciennes sont qualita­ tivem ent équivalentes non en ce sens q u ’aucune ne posséderait une qualité qui lui appartienne en p ro p re mais en ce sens que toutes possèdent une qualité générale qui leur perm et de servir de langue liturgique ; ce qui n'est précisém ent pas le cas des langues m odernes ; e t c'est grand domm age que tro p de théo­ logiens l’ignorent, dans l’Église grecque aussi bien que dans l’Église latine. En un certain sens, toutes les langues anciennes sont sacrées p o u r la simple raison que le langage l’est, du moins a priori ; la profanité du langage est un phénom ène spécifique­ m ent m oderne dont les causes coïncident avec celles de la m odernité en soi. C’est dire que les langues m odernes m anquent d ’universalité et de prim ordialité du fait q u ’elles sont m arquées p a r l’individualism e et toutes les hypertrophies et atrophies qui en résultent ; ce qui ne signifie pas qu’elles soient incapa­ bles d'exprim er les vérités les plus élevées, du m oins sous le rap p o rt de la logique sinon sous celui du clim at sacral. Incon­ testablem ent, ces idiomes m arqués p a r l’hum anism e excellent à exprim er des nuances psychologiques m ais c’est là une sorte d ’abus puisque ces nuances tro p souvent n 'o n t m êm e pas droit à l ’existence et en to u t cas n 'o n t pas à être prises en considé­ ration. On p o u rrait objecter qu'il y a aussi les langues dites « p ri­ mitives » et non fixées p a r l’écriture ; elles sont sans doute fo rt inégales m ais ce qui im porte ici c’est qu’elles n ’ont jam ais subi l’influence d ’idéologies antim étaphysiques et « profanisantes » ; même les peuplades les plus déshéritées ont gardé le sens du sacré. Pour ce qui est des langues européennes, il y a en somme trois degrés à envisager : prem ièrem ent le degré du grec, du latin, du gothique, du slavon, lequel est presque celui des lan­ gues sa c ré e s7 ; deuxièmem ent le degré de l’italien de Dante ou de l’allem and de M aître E ckhart, qui est à la lim ite des lan­ gues liturgiquem ent utilisables ; e t troisièm em ent le degré des langues européennes à p a rtir du x v n e ou du x v m e siècle envi­ ron, qui ne rem plissent plus les conditions requises p o u r l’usage liturgique. Tous ces distinguos ne sauraient em pêcher que le langage hum ain en soi, p a r définition, est chose sacrée ; aussi est-ce une véritable forfaiture de le négliger et même de le pousser dans 7. Il se peut que la ligne de démarcation soit parfois indécise.

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l’abîme, com me on le fait allègrem ent de nos jours. L'un des prem iers devoirs de l ’hom m e est de p arler et d ’écrire correcte­ m ent, d'une façon noble, en gardant toujours le regard fixé sur la tradition, laquelle représente et canalise l’origine divine ; m ême les langues profanes, qui sont les nôtres, ont sauvegardé en elles-mêmes cet élém ent essentiel — et au fond n aturel à l’hom m e — qu'est la dignité. Il n ’en va évidem m ent pas de m êm e des jargons démagogiques qu'on veut nous im poser au nom d ’un sincérism e s'inspirant de la vulgarité réelle ou sup­ posée des masses, et en to u t cas propagée p a r les mass m edia 8 ; d'une p a rt on décide que le peuple est trivial — en oubliant qu' « il y a fagot et fagot » — et d ’au tre p a rt on lui im pose la trivialité ; celle-ci étan t considérée com me la norm e humaine, alors qu'en fait elle résulte de l’irréligion, donc de la perte du sens du sacré. Comme nous l’avons fait rem arq u er plus haut, il convient de distinguer soigneusem ent, su r le plan du langage comme sur d ’autres plans, entre évolution et dégénérescence ; dans les pays m éditerranéens, p a r exemple, la religion chrétienne, d ’une part, et l’influence de l’ethnie germ anique, d ’au tre p art, ont déterm iné, à p a rtir du latin a priori italique et p a ïe n 9, une cer­ taine évolution nécessaire et providentielle, si bien que le lan­ gage de Dante se présente légitim em ent com me une langue nouvelle 10. E t ceci est sans rap p o rt avec le laisser-aller popu­ laire qui caractérise la p lu p art des patois ni à plus forte raison avec la destruction systém atique des langues. Aussi n otre intérêt p o u r les m oindres questions linguis­ tiques s ’explique-t-il p a r la connexion entre le langage et les facteurs spirituels. Le langage c’est l’homme, c’est p a r consé­ quent n otre déiform ité ; p arler c’est être « fait à l'image de

8. Ce mal affecte l’anglais et l’allemand bien plus que les idiomes latins. Pour l’allemand, la « trivialisation » va de pair avec l’abolition de l ’écriture gothique, seule adaptée au caractère imaginatif de cette langue, mais « ana­ chronique » au point de vue de la barbarie internationaliste de notre temps. En français, l’introduction — parfaitement inutile — d’expressions anglaises dénote les mêmes tendances. 9. Cette épithète signifie que l’aplatissement de la religion romaine influençait forcément l’allure du langage. 10. Ce que Dante appelait il dolce stil nuovo, « le doux style nouveau ». Doux parce que plus mélodieux, plus imagé et aussi plus proche de la sensi­ bilité religieuse et contemplative que cette langue de logiciens, de juristes, d’administrateurs, de militaires et de chroniqueurs qu’est le latin ; sans oublier que toute langue correcte se spiritualise par son contenu.

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Dieu » et « noblesse oblige ». La prem ière parole de l ’homm e fut une prière et ne pouvait pas ne p oint en être une ; la créa­ tu re est un m iroir du Créateur. Nous pourrions dire aussi que le prem ier m ot prononcé p a r l’hom m e fu t le Nom de l’Étem el, en réponse à la Parole créatrice qui p ro jeta dans le m onde une image divine.

2.

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Le vêtement, comme le langage e t la position verticale, est une des prérogatives de l’hom m e ; beaucoup moins im portant sans doute que les deux autres prérogatives m entionnées, il n ’en est pas moins caractéristique de Yhomo faber. L’homm e est fait d ’intelligence, de volonté et de sensibilité ; il a besoin d ’une am biance physique congéniale, à com m encer p a r l'enca­ drem ent de sa personne : habitation, ustensiles puis objets d ’a rt proprem ent dits. Sans doute, la notion de vêtem ent est à la fois relative et complexe ; la quasi-nudité de certains grou­ pes hum ains — « civilisés » ou non — relève de cette même notion dans la m esure où ta n t les m inim um s vestim entaires que les ornem ents répondent au besoin d ’encadrem ent de la form e corporelle, le « vêtem ent » pouvant avoir p o u r fonction, soit de dissim uler le corps, soit au contraire d ’en rehausser le symbolisme ou la beauté. L’existence des vêtem ents princiers et sacerdotaux prouve que le vêtem ent confère à l’hom m e une personnalité, c ’està-dire qu’il exprim e ou m anifeste une fonction qui éventuelle­ m ent dépasse ou anoblit l’individu. M anifestant une fonc­ tion, le vêtem ent représente p a r là même les qualités corres­ pondantes ; certes, le costum e ne change pas l’hom m e ex opéré operato, m ais il actualise chez l’hom m e norm alem ent prédis­ posé — donc sensible aux devoirs et aux qualités m orales — telle conscience de la norm e et telle conform ité à l’archétype, donc à la prim ordialité et à l’universalité ’. Il va sans dire que 1. « Si un proverbe français dit que l’habit ne fait pas le moine, il existe un proverbe allemand qui dit justement le contraire : Kleider machen Leute, l’habit fait la personne... Tout le monde peut constater combien le port d’un vêtement particulier modifie notre comportement : c ’est que l’individu tend à s’effacer devant la fonction, de sorte qu’il est en quelque sorte remodelé par l ’habit. » (Jean Hani : La Divine Liturgie, Chapitre Dramatis Personaé).

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l'hom m e ne doit m ettre qu’un vêtem ent auquel il a d ro it à un titre quelconque ; l ’usurpation est aussi avilissante que la vanité to u t court ; et « noblesse oblige ». Une rem arque qui s’im pose ici est la suivante : les form es tém oignant d ’un génie ethnique et d ’une perspective religieuse dépassent toujours la moyenne de ceux qui les véhiculent ; la preuve en est, chez quasim ent tous les peuples, la sous-estima­ tion — soit effective soit virtuelle — de leur a rt traditionnel, qu’ils trahissent avec une déconcertante facilité. Au dem eurant, on aim erait bien que ce bas-monde soit comme u n musée où les peuples ne m ontreraient que leurs beautés, mais ce serait déjà le m onde céleste ; c’est p o u rtan t une sorte de réalism e, et aussi de noblesse, que de s’attach er avant to u t à la perception des intentions archétypiques et quasi divines des choses. Sous cer­ tains rapports, le rêve du poète et le réalism e du sage se rejoi­ gnent : l’esthète — si son intelligence le préserve d ’une cer­ taine myopie — est toujours plus réaliste que l’hom m e trivial, blasé et ingrat. Le vêtem ent en soi peut représenter ce qui voile, donc l’exotérisme, m ais il s'intériorise et s’ « ésotérise » m oyennant ses élém ents symboliques, son langage sacerdotal précisém ent. Dans ce cas, le vêtem ent représente à son to u r l’âm e ou l’esprit, donc l’intérieur, le corps ne signifiant alors que n otre existence m atérielle et terrestre ; ceci im plicitem ent et p a r com paraison — non en soi et envisagé en dehors de tout contexte vestimen­ taire —, car la prim auté spirituelle de tel vêtem ent relève d'un point de vue plus contingent et plus « tard if » que la prim auté spirituelle du corps. Selon les uns, la Vierge céleste qui ap p o rta le Calumet aux Indiens peaux-rouges était vêtue de blanc ; selon les autres elle était nue ; la couleur blanche et la nudité se référant toutes deux à la pureté, à la prim ordialité et à l'essentialité, donc aussi à l'universalité. *

N otre intention est ici de p arler d'un style vestim entaire pratiquem ent peu connu et p arta n t insuffisam m ent apprécié, m ais fo rt expressif et m êm e fascinant, celui des Indiens des Plaines de l'Amérique du N ord ; ce faisant, nous n'avons pas le sentim ent de nous enferm er dans u n sujet trop restreint car p arler de tel a rt c’est toujours p arler de l’a rt comme tel ; outre

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que ce sujet débouche en fait su r des considérations d ’intérêt général. Quand on est debout au milieu d ’une plaine, trois choses s’im posent à no tre vue : l'im m ense cercle de l’horizon, l’im­ m ense voûte du ciel, les qu atre points cardinaux. Ce sont ces éléments qui déterm inent prim ordialem ent l'esp rit e t l’âm e des Indiens ; on p o u rrait dire que toute leur m étaphysique ou cos­ mologie se fonde sur ces m otifs initiaux. Le fils du fameux Black Elk nous expliqua que toute la religion des Indiens peut être représentée p a r un cercle contenant une croix ; le GrandE sprit opère tou jo u rs p a r cercles, avait d it son père, et la croix est la doctrine bien connue des q u atre directions de l'espace sur laquelle se fonde le rite du Calumet. Cercle de la Terre, cercle du Ciel ; Est, Sud, Ouest, Nord. L 'art des Indiens des Plaines fait largem ent usage de ces symboles. Nous pensons ici a priori à deux m otifs particulière­ m ent im portants : le grand soleil dont les rayons sont des plum es d ’aigle et qui p eu t com porter plusieurs cercles concen­ triques et le disque brodé en piquants de porc-épic qui orne souvent les vêtem ents2. Ces piquants sym bolisent en euxmêmes les rayons du soleil, ce qui ajoute au dessin solaire une qualité m agique de plus. Les dessins de ces disques consistent en une com binaison de cercles avec des rayons ; c’est donc toujours une image du soleil ou du cosmos ; dans ce dernier cas, le schéma cruciform e représente à la fois les quatre direc­ tions de l'espace et les quatre phases du tem ps : du jour, de l'année, de la vie, du cycle cosmique. Et rappelons que les cer­ cles concentriques et les rayons centrifuges représentent respec­ tivement, dans les disques brodés aussi bien que dans les soleils em plumés, les rapports ontologiques ou cosmiques de discon­ tinuité et de continuité, de transcendance et d ’immanence. La plum e d ’aigle, comme l’aigle lui-même, représente le G rand-Esprit en général et la présence divine en particulier, nous a-t-on expliqué chez les Sioux ; il est donc plausible que les rayons du soleil, lui-même image du G rand-Esprit, soient symbolisés p a r des plum es. Mais ces plum es très stylisées qui constituent le soleil à cercles concentriques, représentent égale­ m ent le cocon, symbole de potentialité vitale ; o r la vie et le rayonnem ent solaire coïncident po u r d ’évidentes raisons. 2. Pour les broderies on utilisait de plus en plus, au XIXe siècle, de la verroterie importée d’Europe ; ce qui donnait lieu à un nouvel essor stylistique, mais non au détriment de l’authenticité.

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p ar les hommes, le second p a r les femmes, ce qui est significa­ tif : le figuratif se réfère en effet au déterm iné — au central en un certain sens — et le décoratif, à l’indéterm iné et à l’étendu ou à la toute-possibilité ; et ceci indépendam m ent des signifi­ cations particulières que peuvent avoir soit les dessins figuratifs soit les m otifs géom étriques. Ou encore : l ’a rt figuratif exprim e le contenu de n otre conscience ; l’a rt décoratif, n otre subs­ tance ; c ’est ainsi que l’hom m e représente une idée, tandis que la femm e incarne une façon d'être, une materia existentielle dans laquelle l’idée peut se fixer et s ’épanouir ; c’est la complé­ m entarité — ou la réciprocité — entre la Vérité et la Vertu. L 'art en général est à la fois u n moyen d ’expression et un moyen d'assim ilation : expression de n o tre personnalité quali­ tative — non arb itraire et chaotique — et assim ilation des archétypes ainsi projetés ; c’est donc u n m ouvem ent de nousmêmes à nous-mêmes, ou du Soi im m anent à l’Ê tre transcen­ dant, et inversem ent ; un « nous-mêmes » purem ent em pirique ne signifie rien, toute valeur étan t enracinée dans l’Absolu. Sans doute, nos Indiens n ’ont pas d 'a rt sacré proprem ent dit si l’on fait abstraction de cet objet rituel de prem ière im por­ tance qu'est le C alu m et6 ; ils n ’en ont pas moins, et au plus h au t degré, le sens du sacré ; e t ils rem placent l’élém ent « a rt religieux » p a r ce que nous pourrions appeler une « liturgie » de la n atu re vierge. *

* *

Le vêtem ent indien des Plaines « hum anise » la N ature vierge, il transm et quelque chose de l’im m ensité des prairies, de la profondeur des forêts, de la violence du vent e t autres affinités de ce g e n re 7. On au rait du reste to rt d’objecter — comme aim ent à le faire les « dém ystificateurs » profes­ sionnels — que le vêtem ent indien n ’avait qu'une portée sociale et pratique limitée, que tous les individus ne le portaient pas, 6. Le shintoïsme non plus n’avait pas d’art figuratif avant l’arrivée du bouddhisme. 7. L’art vestimentaire des Forêts était analogue — non tout à fait sem­ blable — à celui des Plaines, mais il se modifia rapidement au contact des Blancs ; c’est sans doute à l’influence blanche que sont dus les motifs flo­ raux qui caractérisent la broderie des Indiens des Forêts et même des tribus des Plaines du Nord. Ne pas oublier du reste que beaucoup de Plains Indians venaient des Forêts et ne s’installèrent dans les prairies qu’assez tardivement.

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d ’au tan t que la nudité, po u r les Peaux-Rouges, avait elle aussi sa valeur à la fois pratiq u e et symbolique ; m ais ce qui im porte ici, ce n ’est pas le flottem ent des m odalités, c ’est le génie ethni­ que qui, s’il peut s'extérioriser de diverses façons, reste tou­ jours fidèle à lui-même et à son m essage foncier. C'est u n fait curieux que beaucoup de gens aim ent les Indiens m ais n ’osent pas l’avouer, ou l’avouent avec des réti­ cences de com mande, en se désolidarisant ostentatoirem ent du « bon sauvage » de Rousseau aussi bien que du « noble sau­ vage » de Cooper, et su rto u t de to u t « rom antism e » et de tout « esthétism e » ; sans oublier le souci de ne pas être pris po u r un enfant. Pour ce qui est du « noble sauvage », il n ’est pas totalem ent tiré de l'air, et ne serait-ce que p o u r la simple rai­ son que toutes les peuplades m artiales, qui frôlent habituelle­ m ent et p a r vocation la souffrance et la m o rt et qui ont le culte de l'em pire sur soi et de la dignité, possèdent de la noblesse et de la grandeur, p a r la force des choses. De telles peuplades — ou de telles castes — se distinguent aussi p a r leurs m œ urs hospitalières m ais aucune ne surpasse, ni peut-être n'égale, les Peaux-Rouges sous ce rap p o rt ; une qualité fondam entale de ceux-ci est en effet la libéralité com binée avec le m épris de la richesse, qualité qui com pense leur agressivité guerrière. L'Indien des tem ps héroïques n 'était pas seulem ent hospitalier, il aim ait égalem ent donner, et parfois donnait à peu près tout ce qu'il possédait ; les « fêtes de dons » (giving away), où l’on se fait des cadeaux avec la plus grande générosité, se pratiq u en t encore de nos jours. Le prestige dont jouissent les Indiens dans les milieux et les pays les plus divers s’explique p a r la coïncidence propre­ m ent fascinante de qualités m orales et esthétiques, p a r la com­ binaison d ’un courage intrépide et stoïque avec une extraordi­ naire expressivité des physionomies, des vêtem ents et des ustentiles. Le fait que l’Indien se perpétue dans les jeux des enfants presque dans le m onde entier, et parfois dans les jeux des adultes, ne peut être un hasard sans signification ; il indique un message culturel d'une puissante originalité, un message qui ne peut m o u rir et qui survit, ou p lu tô t rayonne, com me il peut. P our ce qui est du m essage proprem ent spirituel — lequel est lointainem ent apparenté au cham anism e extrême-oriental, y com pris le Shinto — il survit dans cette p rière universelle q u ’est le rite du Calumet et dans la Danse du Soleil, rite sacri­ ficiel po u r le renouveau de l’hom m e et du monde. Sans doute

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SUJETS DIVERS

faut-il m entionner ici également un rite de purification, la « loge à tran sp irer », qui ressem ble au sauna finnois et aussi, et même surtout, l’invocation solitaire au som m et d ’une colline ; ou la prière éventuellem ent sans paroles de l’Indien nu qui, les bras levés vers le ciel, se baigne dans l'infinitude du G rand-Esprit. * Après toutes ces considérations su r divers aspects de la culture des Peaux-Rouges, il ne nous p araît pas hors de propos de présenter quelques réflexions su r le destin tragique de cette ethnie. Tout com pte fait, ce qui, au XIXe siècle e t au début du xxe, a causé la ruine de la race rouge et de sa tradition, ce fut l ’alternative abru p te entre les deux notions du « civilisé » et du « sauvage », chacun des term es étan t pris com me un absolu ; ce qui perm ettait d ’attrib u er à l'hom m e blanc toute valeur possible et de ne rien laisser à l’hom m e rouge, en sorte que, selon cette perspective, ce dernier n'avait plus aucun droit à l’existence ; et c’était là exactem ent la conclusion dont on avait besoin. On s'est beaucoup m oqué — et cela continue — du « noble Peau-Rouge » ( the noble red man) ; cette idée est po u r­ ta n t la seule qui fasse contrepoids à la stupide et crim inelle alternative que je viens de signaler, et ceci prouve d ’une cer­ taine façon la justesse de l’idée dont il s’agit. La noblesse, en effet, est une valeur qui sort totalem ent de ladite alternative, et elle rappelle que l’hom m e est hom m e avant d ’être « civilisé » ou « sauvage » ; que p a r conséquent toute catégorie hum aine norm ale et norm ative possède la dignité de l’homme, avec toutes les possibilités de valeur et de grandeur que cette dignité implique. Quand on réduit la différence entre le « civilisé » et le « sau­ vage » à des proportions norm ales, on arrive à la com plémen­ ta rité — et à l'équilibre — en tre le « citadin » et le « nom ade » dont Ibn K haldoun a parlé avec beaucoup de pertinence en reconnaissant à chacune des deux sociétés une fonction positive dans l'économie des possibilités hum aines. E t ceci s’applique aussi à u n cas com me celui de l’Amérique, où de toute évidence chacune des ethnies au rait eu quelque chose à apprendre de l’autre ; ce que précisém ent les Blancs n ’étaient absolum ent pas disposés à adm ettre. Du côté des Rouges, la difficulté ne venait pas d ’un préjugé de principe, elle venait, d ’une p art, du fait que la « civilisation » les m altraitait et, d ’au tre p art, du fait

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que les valeurs de celle-ci étaient — et sont — largem ent com­ prom ises p a r la déviation m oderne ; les Blancs, tro p préoccupés des « choses » o n t oublié ce qu’est l’homme, to u t en étant « hum anistes » ; m ais c’est justem ent p o u r cela q u ’ils l’ont oublié. * On p o u rrait dire également que l’hom m e rouge — en réa­ lité u n Mongol ém igré de Sibérie il y a plus de dix mille ans — a été victim e du système dém ocratique et de son mécanism e aveugle. La dém ocratie est pratiquem ent la tyrannie de la m ajo­ rité ; la m ajorité blanche, en Amérique, n ’avait aucun intérêt à l'existence de la m inorité rouge ; de ce fait l’arm ée — qui dans certains cas au rait dû défendre les droits des Indiens, droits solennellem ent garantis p a r des traités — défendait les inté­ rêts des Blancs à l’encontre de ces accords. Qui dit dém ocratie dit démagogie ; en un tel climat, une crim inalité populaire « de fait » devient une crim inalité gouvernem entale « de d ro it », du m oins quand la victim e se situe en dehors de la collectivité incluse dans telle légalité dém ocratique. Sans doute, les PeauxRouges n ’étaient pas « citoyens » m ais ils étaient « com patrio­ tes », pour dire le m oins ; il fallait en to u t cas préciser ju rid i­ quem ent leur statu t su r la base de cette définition. Un m onar­ que — ou, fo rt paradoxalem ent, un dictateur m ilitaire — aurait p u veiller à la justice interraciale ; un président dém ocratique ne le pouvait pas ; m êm e un hom m e aussi foncièrem ent noble et m oralem ent courageux que Lincoln eût été paralysé sous ce rap p o rt si on lui avait laissé le tem ps de s'occuper des Indiens com me il en avait l’intention. Au dem eurant, s’il est absurde d'appeler un génocide carac­ térisé et organisé une « fatalité de l’histoire », il est to u t aussi absurde d ’accuser les « Américains » — et eux seuls — d ’avoir tué l’homm e rouge, car il n ’y a pas d ’ « Américains » ; les habi­ tants blancs du Nouveau Monde sont des Européens immigrés, ni plus ni moins, et ce ne sont pas ces im migrés qui ont inventé le « civilisationnism e » et la dém ocratie. L'Indien, en ta n t q u ’il incarne la n atu re vierge, le sens du sacré et le m épris de l'a r­ gent, a été tué en Europe, dans les esprits, indépendam m ent de la conquête du nouveau continent ; et si l’Indien a eu en Europe des défenseurs et des amis, il en a eu, bien avant, en Amérique même.

3.

A PROPOS D’UNE QUESTION D’ASTRONOMIE

On ne peut confronter légitim em ent l’astronom ie de Ptolémée et celle de Copernic sans tenir com pte a priori de leurs bases et intentions respectives. Le système géocentrique, y com pris les spéculations cosmologiques et spirituelles qui s’y rattachent, se fonde sur les apparences naturelles — et p ro ­ fondém ent providentielles — et su r le symbolisme ; le système héliocentrique, de son côté, se fonde sur les faits physiques et sur le désir de savoir. Le prem ier système est inséparable d'une anthropologie intégrale ; le second entend dem eurer indépen­ dant de toute subjectivité hum aine et ne se préoccuper que de la réalité objective. Incontestablem ent, le système géocentrique a raison su r les fondem ents qui sont les siens : l’apparence du soleil se levant à l’E st et se couchant à l'Ouest, ou celle de la voûte stellaire décrivant le même mouvement, est habituelle à l’hom m e au point de faire p artie de sa nature ; elle ne peut être due au hasard, pas plus que l'hom m e lui-même, et c’est p o u r cela qu'elle peut servir de base à une science « exacte » en son ordre, et aussi complexe que le m icrocosm e hum ain ’. Mais, de toute évidence, il n ’en résulte nullem ent que le système héliocen­ trique soit faux ; du reste, le désir de savoir et p a rta n t d'explo­ re r est lui aussi naturel à l’homm e ; on le rencontre, en effet, dans tous les clim ats traditionnels, avec des résultats d ’ailleurs souvent contestables. Ce désir d ’explorer est légitime aussi long­ tem ps q u ’il ne s’accompagne pas de spéculations abusives ni ne s’engage dans des voies qui dépassent de facto les capacités 1 1. Pour les Grecs les plus anciens comme pour les Hindous védiques, la terre fut un disque ; plus tard, avec Pythagore, Aristote et Anaximandre, prévalut l’image d’une terre sphérique, mais toujours centrale et immobile. L’héliocentrisme d’Aristarque n’eut pas de succès et c ’est la cosmographie de Ptolémée qui domina les esprits jusqu’à Copernic.

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SUJETS DIVERS

hum aines moyennes, psychologiques aussi bien qu'intellectuel­ les ; inversem ent, le p oint de vue de l'hom m e se fiant aux appa­ rences naturelles, « ancestrales » et « traditionnelles », est légitime aussi longtem ps q u ’il ne se dresse pas absurdem ent contre l'évidence em pirique. P ar la force des choses, les É critures sacrées — et avec elles la m entalité traditionnelle — se sont toujours solidarisées avec le géocentrisme, m ais ceci ne saurait signifier qu'elles soient intrinsèquem ent contraires aux faits découverts p a r la science profane et que, p a r conséquent, il faille reje ter ces faits au nom de la trad itio n et du sacré ; car il s’agit ici d ’une soli­ darité conditionnelle et non absolue. Si les É critures sont géo­ centristes, c'est parce que Dieu n ’est intéressé q u ’à ce qui est dans l’intérêt réel et ultim e de l’h o m m e2 ; Dieu ne saurait s'intéresser aux faits cosmiques que l’hom m e ne peut observer dans les conditions « norm ales » et que — s’il arrive à les découvrir grâce à des circonstances « anorm ales » — il est incapable de concilier avec les symbolismes spirituels et d ’assi­ m iler sans s’enfoncer dans l ’inhum ain ; nous parlons ici de l'hom m e moyen, car l’hom m e en soi p eu t connaître to u t le connaissable, et p a r conséquent to u t ce qui est. L’inhum ain coïncide avec le faux puisque la raison d ’être de l’hom m e est la perception, non de to u t phénom ène possible sans doute, mais du réel essentiel. La curiosité scientifique a toujours existé, nous le répétons, mais, dans les conditions norm ales, elle a été délim itée p a r des intérêts beaucoup plus im portants et plus réalistes à savoir la science m étaphysique et la religion, la p u re intellection et la foi salvatrice. On a dit que les données de l ’astronom ie m oderne favorisent l’athéism e ; cela est vrai de facto, non p a r la faute de ces données — nul n ’est obligé de devenir athée parce qu'il com prend que la terre tourne au to u r du soleil — m ais p a r la faute des hom m es qui sont incapables de situer ces données correctem ent, de les intégrer dans une perspective m étaphy­ sique qui com bine le message du symbolism e géocentrique avec les faits — eux aussi symboliques à leu r façon — constatés p ar l'astronom ie arm ée de télescopes. A noter du reste que les grands astronom es de la Renaissance fu ren t des croyants sin­ cères ; de même, avant eux, les astronom es m usulm ans. Un argum ent en faveur du géocentrism e p o u rrait être le 2. D’où la « noble naïveté » (die edle Einfalt) de l’Écriture sainte, selon une expression de Schiller.

A PROPOS

d ’u n e q u e s t io n d ’a s t r o n o m ie

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fait que la te rre est l'habitacle de l'hom m e — de la créaturesom m et dont l ’esp rit est « central » et p a rta n t to tal — et que p a r conséquent n o tre planète prim e les autres corps célestes. Il serait donc logique que ceux-ci to u rn en t au to u r d’elle; la situation astronom ique réelle ne serait que le mécanisme a priori caché d'une réalité supérieure que Dieu propose à l’homme. Tout cela est vrai en son o r d r e 3 m ais n'abolit pas la réalité du « m écanism e » ni le fait que celui-ci à son to u r m ani­ feste une situation cosmologique et m étaphysique ; et cela for­ cém ent puisque to u t ce qui existe est u n message de vérité. Sous ce rap p o rt l’hom m e n'est plus que le tém oin neutre d ’une onto­ logie m atérialisée ; la m ajesté de l’objet prim e alors celle du sujet. Tout ce que nous venons de dire m ontre q u ’il est ab erran t de vouloir faire du système ptolém éen une astronom ie au sens de la science physique dite « exacte » — elle l’est au point de vue de l ’enregistrem ent des phénom ènes perceptibles — et de vouloir opposer ainsi le géocentrism e des anciens, forcém ent « traditionnel » de facto, à l’héliocentrism e des m odernes. Le concept d ’un soleil to u rn an t au to u r de la terre est absurde parce q u ’il est inconcevable qu'une masse-énergie relativem ent aussi im m ense que le soleil puisse évoluer au to u r d ’un globe aussi p etit que la te rre ; c'est absurde ontologiquem ent aussi bien que physiquem ent. Bien entendu, les anciens ne pouvaient connaître cette disproportion ; ils ne pouvaient m esurer ni l’étendue de la « plaine » terrestre, ni la grandeur du soleil p a r rap p o rt à cette étendue, pas plus q u ’ils ne pouvaient concevoir les conséquences physiques de la situation réelle. Mais ils com pensaient cette ignorance p a r des connaissances m étaphy­ siques qui, précisém ent, m anquent totalem ent aux m odernes et qui de toute évidence prim ent la connaissance des faits physiques. *** D'ém inents savants, paraît-il, auraient fait rem arquer que, tout com pte fait, on ne saurait décider qui des deux a raison, de Ptolémée ou de Copernic ; nous pouvons im aginer que l'effort de percer ju sq u ’aux confins de l'espace, de la m atière, de l’énergie — nous ne discuterons pas su r la portée de ces 3. Ne pas oublier cependant que d’autres planètes — éventuellement situées dans d’autres systèmes « solaires » — peuvent être habitées par des êtres analogues à l’homme, ce qui affaiblit beaucoup l'argument dont il s’agit.

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SUJETS DIVERS

notions — puisse donner lieu à un « vertige » p erm ettan t de penser q u ’il n'y a de centre nulle p a rt et q u ’aucune chose ne peut être dite to u rn er au to u r d'une autre. Mais les subtilités de la théorie de la relativité — plausibles ou non suivant les cas — restent en dehors de la question dont il s’agit ici, étant donné que n otre système planétaire, ou même la galaxie entière, représente un cosmos où le rap p o rt entre un centre et une péri­ phérie existe sans conteste possible. On a beau être traditionaliste, la théorie de la relativité ne peut pas venir au secours de Ptolémée, pas plus que d ’un ivrogne qui, déam bulant au to u r d ’une lanterne, croit que c'est la lanterne qui se m eut au to u r de lui ; bref, le plus grand des physiciens ne saurait abolir les notions de centre et de péri­ phérie, ni à plus fo rte raison les principes universels — et p ro ­ prem ent « méta-physiques » — auxquels ces notions se réfèrent. * ** Donc, la science profane, dite « exacte », a son efficacité et p a rta n t ses droits ; une toute au tre question est celle du scien­ tism e philosophique et ostentatoire. Les vices « classiques » de celui-ci sont, to u t d’abord, l’ignorance m étaphysique et, ensuite, p a r voie de conséquence, l’em pirism e et le m atérialism e, l'un aussi exclusif que l’au tre : c’est ainsi que la science m oderne ignore de p a rti pris, d ’une p art, le principe des cycles cosmi­ ques et, d ’au tre part, celui des degrés de la m anifestation uni­ verselle ; elle ignore que l’univers équivaut à une sorte de « res­ piration divine » — l’hindouism e est très explicite à cet égard — et que la m atière n ’est q u ’une écorce qui dissim ule des subs­ tances cosmiques de plus en plus réelles en o rd re ascendant. Mais cette ignorance, nous y insistons, ne saurait em pêcher que les découvertes des astronom es correspondent à des réa­ lités dans leur ordre, donc à des symboles ; sans conteste pos­ sible, la position centrale du soleil m anifeste la p rio rité du Principe S u p rêm e4. En d'autres term es : u n degré cosm ique — tel le monde physique — est comme un cercle au to u r d ’un cercle plus « inté­ 4. Comme l’a fait remarquer Kepler. Nous avons lu quelque part que le soleil ne se situe pas rigoureusement au centre des trajectoires plané­ taires — ce qui pourrait s’expliquer par l’influence du contexte galactique — mais ceci ne saurait empêcher que la position du soleil est bel et bien centrale.

a p r o p o s d ’u n e q u e s t io n d ’a s t r o n o m ie

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rieu r » qui lui est ontologiquem ent supérieur et qui le déter­ mine et peut même le déterm iner incidem m ent d ’une façon tout exceptionnelle, « surnaturelle » et m iraculeuse ; ce qui précisém ent échappe aux physiciens m odernes d ’où cet ersatz q u ’est l’évolutionnism e transform iste. D'une m anière analogue, un cycle cosm ique est comme une rotatio n au to u r d ’une ro ta­ tion plus « intérieure » ou plus prim ordiale, chacune des ro ta­ tions possibles étant déterm inée p a r un rayon qui ém ane de l’absolu Centre et qui décide du rythm e des phases temporelles. Le système de cercles concentriques qui constitue le m onde — de m ême que le m ouvem ent spiroïdal des cycles — est soit projeté soit résorbé suivant les intentions archétypiques du Centre absolu ; l’intellect perm et de le concevoir m ais cela échappe de toute évidence aux investigations d ’o rd re purem ent physique.

E n reprenant m aintenant une idée qui fu t n o tre point de départ, nous dirons ceci : la com paraison entre la doctrine de Ptolémée et celle d ’A ristarque ou de Copernic nous apprend qü'il y a essentiellem ent deux genres d ’apparences à savoir l’apparence qui correspond à une substance et qui fait fonction de symbole et celle qui correspond à un accident et qui n'est q u ’une illusion sans portée ; ainsi, le lever du soleil représente un enseignement fondam ental tandis qu’un m irage dans le désert se réduit à une simple erreu r d ’optique. On p o u rrait faire valoir aussi que l'ap p aren t m ouvem ent du soleil et du ciel cons­ tellé constitue un message divin tandis que le m ouvem ent de la terre autour du soleil n ’est que le m écanism e de ce message, du moins p a r rap p o rt à l'hom m e ; Dieu ne saurait nous m entir, ce qui signifie — nous l’avons dit plus h au t — que les appa­ rences terrestres habituelles po u r l’homm e sont providentielles et m anifestent un message spirituel fondam ental ; c ’est ce qui, précisém ent, perm et d ’édifier des sciences sur ce genre d ’images. Le langage des É critures et des m ythes tém oigne de ce même principe, et c’est po u r cela q u ’il est vain de reprocher aux Textes révélés des naïvetés ; le symbolism e prim e le fait envi­ sagé en ta n t que tel. Il est cependant trop évident que le sym­ bolism e dont il s'agit ne saurait être un système clos : le m ur des apparences peut être brisé, soit p a r accident soit p a r explo­ ration, et ce qui est ainsi découvert, loin de dém entir le m es­ sage profond des apparences, donc leur intention divine — bien

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SUJETS DIVERS

q u ’il y ait antinom ie formelle — , véhicule un message céleste à son tour. D’u n part, l’hom m e est la m esure de toutes choses et c ’est là sa raison d 'être ; c'est ce que nous enseigne la Genèse. D’autre p art, il représente forcém ent une subjectivité spéci­ fique, donc une lim itation ; la vérité, to u t en étan t inscrite dans notre substance intellective, existe en dehors de nous et audessus de nous. C’est dire que l'hom m e p eu t avoir raison de deux façons, soit en étant parfaitem ent lui-même, soit au contraire en faisant parfaitem ent abstraction de sa subjecti­ vité ; toute la question est de savoir de quelle m anière ou à quel degré nous envisageons soit le sujet, soit l'objet. L’hum ain le plus profond et le plus authentique, p a r définition, rejoint le divin-

TABLE DES MATIÈRES

N ote

l i m in a ir e ....................................................................................

7

Avant-propos ........................................................................................

11

I. Anthropologie in té g r a le .................................................

13

1. 2. 3. 4. 5.

Avoir u n c e n t r e .............................................................. Tour d ’horizon d ’anthropologie ............................... Intelligence et caractère ........................................... Prim auté de l’in te lle c tio n ........................................... La gnose n'est pas n ’im porte q u o i ...........................

67

IL Ontologie et co sm o lo g ie...................................................

71

1. Catégories universelles ............................................... 2. À propos d ’une am biguïté onto-cosmologique . . . .

73 95

III. Perspectives sp iritu elles...................................................

101

1. 2. 3. 4.

15 43 55 61

Degrés et dim ensions du théism e ............................ « N otre Père qui êtes aux d eu x » .......................... David, Shankara, Hônen ........................................... Clefs fondam entales ...................................................

103 111 119 127

IV. Sujets d iv e r s .......................................................................

131

1. Au sujet de l'a rt de trad u ire ................................... 2. Le m essage d'un a rt v e s tim e n ta ire ............................ 3. À propos d ’une question d 'a s tro n o m ie ...................

133 143 153