Aux limites de la couleur: Monochromie et polychromie dans les arts (1300-1600) 9782503542225, 2503542220

L'histoire des couleurs dans le monde occidental au Moyen Age et à la Renaissance a été nourrie par des travaux maj

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CENTRE D'ÉTUDES SUPÉRIEURES DE LA RENAISSANCE Université François-Rabelais de Tours - Centre National de la Recherche Scientifique

Collection « Études Renaissantes » Dirigée par Philippe Vendrix

Dans la même collection Frédérique Lemerle La Renaissance et les antiquités de la Gaule, 2005 Jean-Pierre Bordier & André Lascombes (éds) Dieu et les dieux dans le théâtre de la Renaissance, 2006 Chiara Lastraioli (éd.) Réforme et Contre-Réforme, 2008 Pierre Aquilon & Thierry Claerr (éds) Le berceau du livre imprimé : autour des incunables, 2010 Maurice Brock, Francesco Furlan & Frank La Brasca (éds) La Bibliothèque de Pétrarque. Livres et auteurs autour d'un humaniste, 2011 Sabine Rommevaux, Philippe Vendrix & Vasco Zara (éds) Proportions. Science, musique, peinture & architecture, 2011

Textes réunis et édités par

Marion Boudon-Machuel, Maurice Brock & Pascale Charron

Actes du colloque international organisé par l’Institut national d’histoire de l’art (Paris) et par le Centre d’Études Supérieures de la Renaissance (Tours) les 12 et 13 juin 2009

Conception graphique et mise en page Alice Nué © Brepols Publishers, 11 ISBN 978-2-503-54222-5 D/2011/0095/127 All rights reserved. No part of this publication may be reproduced stored in a retrieval system, or transmitted, in may form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, whithout the prior permission of the publisher. Printed in the E.U. on acid-free paper

Marion Boudon-Machuel, Maurice Brock & Pascale Charron Avant-Propos

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Entre monochromie et bichromie Michel Pastoureau Noir, gris, blanc. Trois couleurs en mutation à la fin du Moyen Âge

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Inès Villela-Petit Historié de blanc et de noir : la tradition du « portrait d'encre » dans l'enluminure parisienne des xive et xve siècles

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Marie-Lys Marguerite Albus et candidus : usages du blanc sur quelques sculptures pisanes en bois de la fin du xive au début du xve siècle Nathalie Roman La place des soies monochromes dans les arts autour de 1400 Natacha Pernac Des expériences sur la monochromie dans la peinture autour de 1500 : le cas négligé de l'Italie centrale

35 49

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Denise Zaru Ut rhetorica pictura : genèse et fonctions des reliefs monochromes en trompe-l'œil dans la peinture italienne de la Renaissance

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Maxence Hermant Grisailles et semi-grisailles dans le vitrail de France du Nord (1530-1560)

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Michel Hochmann Coloris et noir & blanc : les Vénitiens préparaient-ils leurs peintures par des dessous en clair-obscur ?

87

7

Mathilde Bert In monochromatis […], quid non exprimit ? La réception des arts monochromes dans la critique d'art humaniste à la Renaissance

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Laurence Riviale Le blanc comme couleur et comme lumière dans les vitraux religieux, de 1550 au xviie siècle

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Entre monochromie et polychromie

8

Bertrand Cosnet Les personnifications dans la peinture monumentale en Italie au xive siècle : la grisaille et ses vertus

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Michele Tomasi L'or, l'argent et la chair : remarques sur l'usage de la couleur dans les bustes reliquaires en métal du xive siècle

133

Marc Gil Couleur et grisaille dans l'œuvre du Maître de Rambures (Amiens, v. 1454-1490) : l'exemple des Faits des Romains du Musée Condé de Chantilly (ms. 770) et de la Bibliothèque municipale de Lille (ms. 823)

141

Olivier Deloignon Noiret coulouré. Erhard Ratdolt et l'impression xylographique polychromée

157

Marc Bormand « E dove faceva le dette opere di terra semplicemente bianche... ». Quelques interprétations sur l'usage du blanc chez les Della Robbia

167

Audrey Nassieu Maupas De couleurs achevées. La couleur dans la tapisserie en France au xvie siècle : entre documents préparatoires et tissage

177

Laure Fagnart Du mur à la toile ou comment imiter le chromatisme de la Cène de Léonard de Vinci

185

Antonella Fenech Kroke Façades peintes polychromes : la vague florentine de 1575

193

Valentina Sapienza Leonardo Corona : dal « bozzetto » all'opera definitiva ? Storia, funzione e statuto del monocromo con i santi Agostino, Monica, Nicola da Tolentino e Gugliemo di Malavalle della chiesa di Santo Stefano in Venezia

203

Anne Lepoittevin Les monochromes des Sacri Monti : l'idole au royaume chamarré de la statue chrétienne

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Agnès Bos Polychromie et monochromie dans le mobilier : le cas des cabinets d'ébène parisiens du xviie siècle

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Avant-propos Marion Boudon-Machuel, Maurice Brock & Pascale Charron

L’histoire des couleurs dans le monde occidental au Moyen Âge et à la Renaissance a été nourrie par des travaux majeurs qui ont permis d’en cerner de multiples aspects, depuis les pratiques techniques jusqu’aux usages symboliques. En revanche, la question des rapports entre monochromie et polychromie dans les arts n’a guère fait l’objet que d’études ponctuelles. Ce constat a d’abord suscité une journée d’études qui s’est tenue au Centre d’Études Supérieures de la Renaissance en mai 2007. En raison de l’importance et de la diversité du sujet, il a ensuite débouché sur un colloque international, organisé conjointement par l’Institut National d’Histoire de l’Art et par le Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, qui s’est déroulé à Tours les 12 et 13 juin 2009. Le colloque « Aux limites de la couleur » se propose de traiter la question de la perception et du rôle de la couleur dans les œuvres d’art en adoptant un spectre large, allant de la conception de l’œuvre à sa réception, de l’analyse des gammes chromatiques réduites (grisaille, camaïeu, monochromie, bichromie…) à l’étude des rapports entre la monochromie et la polychromie. Malgré l’absence de couleur dans la majorité des œuvres préparatoires, la question de la polychromie de l’œuvre finale se pose dès son origine. Ce simple constat conduit à soulever des questions aussi délicates que la pensée en couleurs par l’artiste dès les prémices de la construction mentale de l’objet ou que la traduction explicite ou implicite de cette pensée sur le support préparatoire. En amont, les modalités d’indication de la couleur peuvent être traquées dans les œuvres monochromes comme les dessins sous-jacents, les dessins ou gravures préparatoires, les petits patrons et les cartons. Comment interpréter les indications, rares et laconiques, que portent certaines œuvres préparatoires ? Jusqu’où les simples mentions de couleurs (rouge, bleu, vert…) permettent-elles de définir les questions de variétés de tonalités et de coloris (rapport des couleurs entre elles) ? Les jeux de clair-obscur doivent-ils déjà être lus comme des indications de lumière,

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marion boudon - machuel , maurice brock & pascale charron

de couleurs ou de luminosité de la couleur ? Inversement, qu’est-ce que l’œuvre achevée conserve de sa monochromie d’origine ? Pour compléter cette étude, l’historien de l’art doit également prendre en compte les pratiques culturelles de la couleur (la robe de la Vierge est rouge ou blanche, son manteau bleu, etc.), voire les habitudes d’atelier. Au sein d’une même œuvre, le rapport entre monochromie et polychromie peut être porteur de sens. La question de l’illusionnisme s’impose d’emblée, tant devant les œuvres à la palette limitée (camaïeux, grisailles…) que devant celles qui mêlent étroitement monochromie et polychromie : représentation de sculpture dans la peinture, bipartition de l’image (carnations, ou vêtements, ou architecture monochromes…). Pour comprendre ces jeux d’illusion, l’analyse doit, dans la mesure du possible, porter sur l’œuvre replacée dans son contexte spatio-temporel d’origine. Les sculptures feintes sur les revers des volets des polyptyques flamands doivent être comprises non seulement dans leur rapport à l’architecture qui les environne, aux œuvres qu’elles côtoient, à la peinture qu’elles cachent, mais aussi dans leur rapport au rituel liturgique qu’elles servent. De même, une grisaille sur soie comme le Parement de Narbonne, qui n’était exposé que durant le Carême, permet d’approfondir la question de la temporalité du mode d’exposition des œuvres monochromes. De plus, il ne suffit pas d’analyser la couleur, il faut aussi étudier ses rapports avec le matériau même. Le matériau noble (marbre, or, argent, bronze, albâtre, ivoire, soie…) est-il plus volontiers laissé vierge ? Le matériau courant est-il systématiquement recouvert de couleurs ? Dans ce cas, la monochromie ne vise-t-elle pas à donner l’illusion d’un matériau noble ? L’estampe et le dessin ont permis une large diffusion d’œuvres polychromes, organisée ou non par l’artiste. La réception de l’œuvre polychrome doit donc être interrogée à travers ces filtres monochromes. Peut-on détecter la mise en place, par les peintres, de procédés techniques spécifiques destinés à exprimer la couleur et le coloris dans les gravures d’après leurs œuvres ? Au-delà, certaines copies monochromes ne peuvent-elles pas être lues comme une contestation de la valeur de la couleur au profit de la forme ? Les actes du présent colloque envisagent ces questions sur une période large, allant de 1300 à 1650, et à de multiples niveaux de réflexion. Ils regroupent les disciplines artistiques les plus diverses (peinture, sculpture, orfèvrerie, arts graphiques, textile…) et s’articulent autour de deux binômes : monochromie-bichromie, monochromie-polychromie. En raison de sa tradition d’hospitalité conviviale et studieuse, le Centre d’Études Supérieures de la Renaissance nous a paru constituer le cadre le plus approprié pour les travaux de ce colloque. Que sa direction et son personnel trouvent ici l’expression de notre reconnaissance amicale.

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Partie 1 Entre monochromie et bichromie

Noir, gris, blanc.

Trois couleurs en mutation à la fin du Moyen Âge

Michel Pastoureau École pratique des Hautes Études, Paris

Longtemps plus ou moins immobile, l’histoire des couleurs en Occident connaît entre le milieu du xve siècle et le milieu du xvie une phase d’accélération et une période de profondes mutations, à la fois techniques, esthétiques, scientifiques et symboliques. En trois générations, la société européenne cesse de produire des images presque exclusivement polychromes – les images médiévales – pour fabriquer des images très majoritairement en noir et blanc – les images modernes. Dans le livre, notamment, ces transformations sont nombreuses et contribuent progressivement à modifier les sensibilités du public et une partie des théories savantes concernant la nature et la vision des couleurs. Pour l’œil médiéval, le noir et le blanc étaient des couleurs à part entière, et même les couleurs de base de tout système chromatique. À partir des années 1450, et plus encore du milieu du siècle suivant, il n’en va plus de même : le noir et le blanc commencent à être regardés comme des couleurs particulières, puis comme des non-couleurs. Ce que Newton finit par démontrer dans la seconde moitié du xviie siècle, lorsqu’il réalise ses expériences du prisme, décompose la lumière du soleil en rayons colorés et découvre un nouvel ordre des couleurs : le spectre. Dans le continuum chromatique qui constitue celui-ci, il n’y a désormais plus de place ni pour le blanc ni pour le noir : la science les a exclus de l’univers des couleurs. À l’origine de ces changements, qui se sont produits par étapes successives sur une période d’environ deux siècles, la naissance de l’imprimerie et la diffusion de l’image gravée ont probablement joué le rôle essentiel. Mais d’autres facteurs ont également été importants, notamment l’ensemble des morales religieuses et sociales liées de près ou de loin à la Réforme protestante. Pour les grands réformateurs du xvie siècle, héritiers des moralistes du Moyen Âge, il existe des couleurs honnêtes et d’autres qui ne le sont pas. Le rouge, le jaune, le vert et toutes les couleurs trop vives ou trop franches sont abominables : tout bon chrétien, tout honnête citoyen doit les fuir. Au contraire, le noir, le gris et le blanc sont des couleurs dignes et respectables : elles seules trouvent leur place

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michel pastoureau

dans le temple et le culte ; elles seules conviennent pour le vêtement et la vie quotidienne. J’ai étudié ailleurs l’attitude de la Réforme protestante à l’égard des couleurs ainsi que le rôle joué par l’imprimerie et par la gravure dans la « mise en noir et blanc » de la culture européenne aux xvie et xviie siècles. Je ne souhaite pas m’y attarder ici. Notre colloque, en revanche, me donne l’occasion de revenir quelque peu en arrière et de faire le point sur le statut du noir et du blanc à la veille de l’apparition de l’imprimerie et de la diffusion de l’image gravée. À cette date, de nombreux courants sont déjà à l’œuvre qui préparent les mutations de l’époque moderne.

Difficultés techniques : fabriquer le noir et le blanc Il faut d’abord rappeler les difficultés qui existent, encore et toujours, pour fabriquer le noir et le blanc. Et ce, aussi bien en teinture qu’en peinture. Teindre en noir coûte cher, très cher. Les racines, les écorces ou les fruits tirés de certains arbres (noyer, châtaignier, aulne) ne permettent d’obtenir que des bruns ou des gris foncés. Quant à la limaille de fer ou aux résidus de suie, frauduleusement utilisés par certains teinturiers, ils ne tiennent pas sur l’étoffe. Seule la noix de galle – excroissance produite sur les feuilles de quelques variétés de chênes par la piqure d’un insecte qui y dépose ses œufs – permet de teindre dans un noir vraiment noir et solide. Mais il faut récolter énormément de noix pour produire un peu de matière colorante. À partir de la fin du xive siècle, cependant, la teinturerie occidentale fait des progrès, associant la noix de galle au mélange de différents colorants très foncés. Cela lui permet de créer, sur la laine et sur la soie, de nouveaux tons de noir, presque aussi beaux que ceux de la zibeline, la plus belle et la plus chère des fourrures. Dès lors, le noir devient une couleur à la mode, d’abord dans le vêtement des riches patriciens italiens puis dans celui des rois et des princes. Au xve siècle, les cours de France, d’Anjou et de Bourgogne en font un usage immodéré. Teindre en blanc est plus difficile encore. Cela n’est guère possible que pour le lin, et encore est-ce une opération complexe. Pour la laine, on se contente souvent des teintes naturelles blanchies sur le pré en associant l’eau oxygénée de la rosée du matin et la lumière du soleil. Mais







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Michel Pastoureau, « La Réforme et la couleur », Bulletin de la Société d'histoire du Protestantisme français, juill.-sept. t. 138, 1992, p. 323-342 ; id., « Morales de la couleur : le chromoclasme protestant », Cahiers du Léopard d'or, 1994, t. 4, p. 27-46. Outre les articles cités à la note précédente, voir Michel Pastoureau, « La couleur en noir et blanc » dans Le livre et l’historien. Études offertes en l’honneur du Professeur Henri-Jean Martin, Genève, 1997, p. 197-213 ; id., Noir. Histoire d’une couleur, Paris, 2008, p. 115-152. Pour la cour de France et celle d’Anjou : Françoise Piponnier, Costume et vie sociale. La cour d’Anjou (xive-xve siècles), Paris, 1970. Pour la cour de Savoie : Agnès Page, Vêtir le prince. Tissus et couleurs à la cour de Savoie (1427-1457), Lausanne, 1993, p. 59-104 et passim. Pour la cour de Bourgogne : Otto Cartellieri, La cour des ducs de Bourgogne, Paris, 1946, p. 71-99 ; Michèle Beaulieu et Jeanne Baylé, Le costume en Bourgogne de Philippe le Hardi à Charles le Téméraire, Paris, 1956, p. 23-26 et 119-121 et passim ; Armand Grunzweig, « Le grand duc du Ponant », Moyen Âge, t. 62, 1956, p. 119-165.

noir , gris , blanc . trois couleurs en mutation à la fin du moyen âge

le procédé est lent et long, demande beaucoup de place et est impossible en hiver. En outre, le blanc ainsi obtenu ne reste pas blanc mais devient bis, jaune ou écru au bout de quelque temps. C’est pourquoi, dans les sociétés de la fin du Moyen Âge et du début de l’époque moderne, qui ignorent le blanchiment au chlore, il est rare d’être habillé d’un blanc absolument blanc. L’utilisation tinctoriale de certaines plantes (saponaires), de lessives à base de cendres ou bien de terres et de minerais (magnésie, craie, céruse) donne aux différents blancs des reflets grisâtres, verdâtres ou bleutés et leur ôte une partie de leur éclat. La peinture n’est pas en reste qui rencontre des difficultés semblables. Toutes ne sont pas connues car les quelques recueils de recettes qui nous sont parvenus ne compensent pas les innombrables secrets d’ateliers. Pour peindre en noir, beaucoup d’enlumineurs et certains peintres emploient le noir de fumée, surtout pour les petites surfaces, et tirent de certains charbons de bois des noirs magnifiques. Le plus recherché est le noir de vigne (nigrum optimum), obtenu par la calcination de sarments très secs qui donnent à la couleur un aspect profond et des reflets bleutés, particulièrement estimés. Certes, le noir d’ivoire passe pour plus beau encore, mais son prix très élevé en restreint l’usage. Au contraire, le noir d’os, également obtenu par calcination, est bon marché et donc très répandu ; mais il ne peut s’utiliser que pour de petites surfaces. Quant aux terres naturelles noires ou brunes, riches en oxyde manganèse, elles fournissent à la peinture murale et à une partie de la peinture sur panneau les principaux pigments minéraux en usage dans la gamme des noirs et des bruns. Elles coûtent relativement cher car il faut souvent les faire venir de loin, et les effets colorés qu’elles produisent sont plus mats que ceux des noirs végétaux ou des noirs de lampe. Dans l’enluminure, le noir le plus fréquemment employé est celui de l’encre. La plus commune est faite de noir de charbon ou de lampe en solution dans de l’eau additionnée de colle animale ou de gomme arabique. L’encre à base de noix de galle, associée à un sel métallique, est plus noire et plus brillante mais elle est corrosive. Des nombreuses tentatives pour améliorer ces deux espèces d’encre dont se servent les scribes et les enlumineurs, est née l’encre d’imprimerie, grasse, épaisse, très foncée, pénétrant parfaitement dans les fibres du papier. Sans la mise au point de cette encre dense et solide, séchant vite et se conservant longtemps, l’imprimerie n’aurait sans doute pas connu le succès rapide qui a été le sien. Tout chercheur, libraire ou simple curieux







Le blanchiment à base de chlore et de chlorures n'existe pas avant la fin du xviiie siècle, ce corps n’ayant été découvert qu’en 1774. Celui à base de soufre est connu dès la fin du Moyen Âge mais, mal maîtrisé, il abîme la laine et la soie. Il faut en effet plonger l’étoffe pendant une journée dans un bain dilué d’acide sulfureux : s’il y a trop d’eau, le blanchiment est peu efficace ; s’il y a trop d’acide, l’étoffe est attaquée. Franco Brunello, L’arte della tintura nella storia dell’umanita, Vicence, 1968 ; Emil Ernst Ploss, Ein Buch von alten Farben. Technologie der Textilfarben im Mittelalter, 6e éd., Munich, 1989 ; Jean Hellot, L’art de la teinture des laines et des étoffes de laine en grand et petit teint, Paris, 1750. Guy Loumyer, Les traditions techniques de la peinture médiévale, Bruxelles, 1920 ; Heinz Roosen-Runge, Farbgebung und Maltechnik frühmittelalterlicher Buchmalerei, Munich, 1967 ; Reclams Handbuch der künstlerischen Techniken. I : Farbmittel, Buchmalerei, Tafel- und Leinwandmalerei, Stuttgart, 1988.

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michel pastoureau

qui ouvre un ouvrage imprimé au xve siècle est frappé, à plus de cinq siècles de distance, par la blancheur du papier et la noirceur de l’encre . Pour peindre en blanc, les pigments sont assez variés : matières calcinées (ossements, coquilles d’œufs ou de coquillages), craies et terres diverses, chaux, plâtre, gypse, pâte de tilleul. Leur pouvoir est plus ou moins couvrant et les tons obtenus ne sont pas toujours bien blancs. C’est pourquoi, comme dans l’Antiquité, le pigment le plus employé est la céruse, produite facilement en laissant agir un liquide acide (urine, vinaigre, verjus) sur une plaque ou des lamelles de plomb. Elle présente l’avantage d’être vraiment blanche, très couvrante et de sécher rapidement. Mais c’est un pigment qui s’altère à l’air et qui a tendance à attaquer le support sur lequel il est posé. C’est en outre un poison violent. Différentes recettes s’efforcent d’en atténuer les effets nocifs, mais à la fin du Moyen Âge elles demeurent peu efficaces. C’est peut-être pourquoi, à partir du xive siècle, un procédé nouveau apparaît dans le livre manuscrit et dans la peinture murale pour produire de la couleur blanche : laisser le support à nu, ne pas le recouvrir de matière picturale. Dans le livre, cela ne se fait – timidement – que si celui-ci est copié et peint sur papier, jamais sur parchemin. Dans la peinture murale, le plâtre ou la chaux non recouverts jouent le rôle des blancs. Il s’agit là d’une nouveauté d’une portée considérable : le blanc et l’absence de couleur tendent à devenir équivalents. Le terrain est ainsi préparé à l’imprimerie et à la gravure qui diffuseront à grande échelle ce procédé nouveau, faisant du blanc et de l’incolore des synonymes. Idée qui nous est restée familière mais qui est inconnue des sociétés antiques et de la plupart des sociétés médiévales.

De l’éthique à l’esthétique La fin du Moyen Âge n’est pas seulement marquée par des progrès techniques dans la fabrication des pigments et des colorants. Elle est aussi et surtout traversée par un fort courant moral dont la Réforme protestante se fera plus tard l’héritière. Ce courant juge désormais certaines couleurs plus sobres ou plus tempérantes que d’autres, notamment le noir et le blanc qui sont parés de

  

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Sur les encres médiévales, Monique Zerdoun, Les encres noires au Moyen Âge, Paris, 1983. Sur la céruse : H. Faure, Histoire de la céruse depuis l’Antiquité jusqu’aux temps modernes, Lille, 1889 ; Anthelme Thibaut, La céruse, Lyon, 1907. Ce nouveau regard porté sur le blanc et les systèmes de valeurs qui s’y rattachent, se retrouve à la même époque dans la teinture des draps de laine. À partir des années 1340, certains documents comptables emploient l’expression « draps blancs » non pas pour des draps véritablement teints en blanc (opération difficile dont les résultats sont décevants, nous l’avons dit) mais pour des draps de luxe non teints, exportés loin de leur lieu de production. Ils reçoivent leur teinture sur le lieu même de leur destination. Avant d’être teints, ils sont qualifiés de « blancs », c’est à dire « sans couleurs ». C’est là une grande nouveauté dans le monde de la teinturerie à partir du milieu du xive siècle. Voir Henri Laurent, Un grand commerce d’exportation au Moyen Âge. La draperie des Pays-Bas en France et dans les pays méditerranéens (xiie-xve s.), Paris, 1935, p. 210-211. L’utilisation précoce de l’adjectif « blanc » dans le sens de « non coloré » est ici extrêmement intéressante. Elle prépare la synonymie qu’établiront les lexiques, les savoirs et les sensibilités modernes entre « blanc » et « incolore ».

noir , gris , blanc . trois couleurs en mutation à la fin du moyen âge

multiples vertus. À dire vrai, cela n’est guère nouveau concernant le blanc. Depuis longtemps, la symbolique des couleurs en faisait celle de la pureté, de la virginité, de l’innocence. Les exemples abondent dans la Bible et chez les Pères de l’Église qui expliquent pourquoi le Christianisme médiéval a doté le blanc de toutes les qualités et l’a associé au baptême, à la sainteté, à la résurrection et à la gloire éternelle. Rares sont les exemples où le blanc est pris en mauvaise part. Il est quelquefois signe de peur, d’affliction ou de lâcheté, mais cela n’est pas fréquent. La vogue et la valorisation du noir à la fin du Moyen Âge constituent en revanche une indéniable nouveauté et contribuent à en transformer profondément la dimension symbolique. Jusqu’à la fin du xiiie siècle, cette couleur était bien plus négative que positive. Associé à la faute et au péché, aux ténèbres et au monde souterrain, à la nuit et à la mort, le noir était la couleur du Diable et de toutes les forces du mal. Il n’en va plus de même à partir du xive siècle. Un noir humble et austère, jusque là réservé au monde des moines, envahit peu à peu le vêtement de différentes classes et catégories sociales. Ce sont d’abord les « gens de robe longue » qui, dès les années 1300, le recherchent pour teindre leur habit. Ils y voient une couleur sobre, digne, austère, gage de sagesse et de sérieux ; ce qui n’est pas le cas des couleurs trop vives, notamment du rouge, du vert et du jaune dorénavant jugés plus ou moins « déshonnêtes ». Ce sont ensuite les riches patriciens, puis les banquiers et les marchands italiens qui adoptent cette mode nouvelle vers le milieu du siècle : dans beaucoup de villes, les lois somptuaires et les décrets vestimentaires leur interdisent les splendides tons de bleu et de rouge obtenus au moyen de colorants de très grand prix, et par là même réservés à la noblesse ; par dérision ou par provocation, les patriciens et les marchands se mettent au noir et, ce faisant, contribuent à en diffuser la vogue. Plus tard, au tournant des xivexve siècles, les rois, les princes et leurs courtisans suivent leur exemple et recherchent des noirs somptueux, signes non plus de mort ou de péché mais de beauté, d’orgueil, de luxe et de majesté. Tout au long du xve siècle, la vie de cour est habitée par cette mode envahissante des tons noirs, laquelle se prolonge fort avant dans l’époque moderne. Cette beauté nouvelle reconnue au noir rejoint celle que l’on plaçait depuis longtemps dans le blanc. Désormais les deux couleurs font couple et prennent place dans les livrées, les décors, les emblèmes. Ce qui n’était jamais le cas auparavant : noir et blanc étaient rarement associés. De fait, la liste est courte de ce qui est noir et blanc en Europe avant les mutations chromatiques de la fin du Moyen Âge : le pelage de certains animaux domestiques (chiens, chevaux, ovins et bovins) ; le plumage de la pie ; l’habit dominicain. C’est peu. Même le tablier sur lequel on joue aux échecs n’est pas noir et blanc. Jusqu’aux années 1320, le jeu oppose le plus souvent un camp rouge et un camp blanc et déplace les pièces sur un échiquier de mêmes couleurs. À partir du xive siècle, l’as

 

Diane Owen Hugues, « Sumptuary Laws and Social Relations in Renaissance Italy », dans Disputes and Settlements : Law and Human Relations in the West, John Bossy (éd.), Cambridge, 1983, p. 69-99 ; id., « La moda proibita », dans Memoria. Rivista di storia delle donne, 1986, p. 82-105 ; Liselotte C. Eisenbart, Kleiderordnungen der deutschen Städte zwischen 1350-1700, Göttingen, 1962. Voir supra note 3. Michel Pastoureau, L’échiquier de Charlemagne. Un jeu pour ne pas jouer, Paris, 1990, p. 45-51.

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michel pastoureau

sociation du noir et du blanc constitue donc une innovation remarquable, qui prépare le terrain à la diffusion des images et des œuvres d’art « en noir et blanc ». Les vitraux en grisaille, apparus dès la fin du xiiie siècle, en sont les premières manifestations. Mais c’est surtout dans l’enluminure que la grisaille triomphe quelques décennies plus tard. Dans le livre, surtout en France et aux Pays-Bas, des miniatures uniquement faites de noirs, de gris et de blancs commencent à faire concurrence aux traditionnelles peintures polychromes. L’association de ces trois couleurs, pensées comme plus dignes ou plus morales que les autres, semblent désormais mieux convenir pour peindre les images jugées particulièrement saintes. Dans certains livres de piété (bréviaires, livres d’heures, missels), il n’est désormais pas rare que toutes les images du cycle de la Vierge ou de la Passion soient polychromes sauf deux, les plus sacrées : l’Annonciation et la Crucifixion, peintes en grisaille. Dans d’autres, c’est la totalité du décor qui est réalisée en grisaille, les préoccupations artistiques l’emportant sur les raisons morales ou religieuses : par cet art nouveau de la grisaille, les enlumineurs veulent montrer leur savoir-faire. Rapidement le procédé s’étend à la peinture sur panneau, notamment les retables, pour dissimuler en période d’Avent et de Carême des scènes trop colorées, ne convenant pas pour ces temps d’affliction et de pénitence : les volets du retable sont alors refermés, et au lieu et place d’une scène polychrome en apparaît une autre faite de blanc, de gris et de noir. Pour la liturgie, la peinture en grisaille, qui donne priorité au trait sur la couleur, est plus vertueuse que la peinture polychrome. À la fin du Moyen Âge, beaucoup de peintres trouvent en outre dans cet exercice un moyen d’exprimer leur talent de dessinateurs.

La vogue des tons gris Au xve siècle, cette vogue nouvelle des tons gris ne se limite plus à la création artistique mais s’étend au costume et à la culture matérielle. Pour la première fois dans l’histoire du vêtement européen, cette couleur, jusque-là abandonnée aux tenues de travail, aux habits les plus humbles et à la robe franciscaine – qui se veut sans couleur mais que les laïques qualifient de « grise » – séduit les princes et les poètes. En deux générations les teinturiers réussissent à faire du gris une couleur franche, unie, lumineuse, ce qu’ils n’étaient jamais parvenus à faire pendant de longs siècles. Pour obtenir ces tons de gris inconnus jusqu’alors, ils mordancent les bains d’écorce d’aulne ou de bouleau avec de nouveaux produits, ajoutent des sulfates de fer, parfois un peu de noix de galle. Le gris se sature, tend à foncer mais devient plus uniforme, plus solide, plus éclatant. Dès les années 1420-1430, quelques villes drapières (Rouen et Louviers, en France ; Lucques et Udine en Italie ; Ypres et Louvain aux Pays-Bas) se spécialisent dans la production de draps gris de qualité, tant est grande la demande noble et princière. Cela aurait été impensable un siècle plus tôt. En France, le gris se valorise tellement que plusieurs princes du sang en font une des couleurs de leur livrée et l’associent au rouge (Jean de



20

Sur la grisaille : Pierre Cockshaw, Miniatures en grisailles, Bruxelles, 1986 ; Thomas Dittelbach, Das monochrome Wandgemälde. Untersuchungen zum Kolorit des frühen 15. Jahrhunderts in Italien, Hildesheim, 1993 ; Michaela Krieger, Grisaille als Metaphor. Zum Entstehen der Peinture en Camaieu im frühen 14. Jahrhundert, Vienne, 1995.

noir , gris , blanc . trois couleurs en mutation à la fin du moyen âge

Berry), au noir (Philippe le Bon, à la fin de sa vie), au blanc (le roi Charles VIII), voire au noir et au blanc (René d’Anjou). La triade blanc-gris-noir passe pour la plus séduisante, comme le proclame un étonnant traité des couleurs attribué au héraut Sicile, mort en 1435, mais dont la dernière partie est due à un auteur anonyme écrivant dans les années 1480. Parlant des livrées et « de la beauté des couleurs les unes avec les autres », cet auteur écrit : Le bleu avec le vert et le vert avec le rouge sont fort communes livrées, mais guère ne sont belles. Et les trois ensemble signifient seulement joie modérée. Mais noir avec blanc c’est belle livrée. Mais plus belle encore noir avec gris. Et les trois ensemble c’est plus belle encore, et signifie espérance bien attrempée.

Plusieurs auteurs font même du gris le contraire du noir. Ce dernier étant parfois signe de deuil ou de désespoir, le gris devient pour eux symbole d’espérance et de joie, comme le chante à plusieurs reprises Charles d’Orléans, prince et poète « au cœur vêtu de noir » : fait prisonnier à la bataille d’Azincourt (1415), il demeura en Angleterre pendant vingt-cinq ans et désespéra de revoir un jour son « doux pays de France ». Mais le port de vêtements gris lui permit de garder espoir : Il vit en bonne espérance, Puisqu’il est vestu de gris, Qu’il aura, a son devis, Encore sa desirance. Combien qu’il soit hors de France Par deça le Mont Senis, Il vit en bonne espérance Puis qu’il est vestu de gris.

Cette symbolique nouvelle et favorable de la couleur grise ne concerne pas seulement le vêtement. Elle se retrouve également dans le décor textile et sur certains objets utilitaires. La vaisselle d’étain, par exemple, jusque-là peu prisée, devient au xve siècle le signe d’un rang supérieur et voit son prix augmenter dans des proportions considérables. Sa couleur grise ou grisâtre semble la tirer du côté de l’argenterie et faire de l’étain un métal précieux. Il n’est pas jusqu’aux chevaux à robe grise qui dans les joutes et les tournois sont à l’horizon des années 1440 les montures les plus recherchées, alors qu’auparavant les chevaux gris, liards ou pommelés étaient jugés peu nobles.

     

Laurent Hablot, La devise, mise en signe du prince, mise en scène du pouvoir, thèse Poitiers, 2001 ; voir le Devisier, t. II, p. 460, 480 et passim. Sicile (attribué au héraut), Le blason des couleurs en armes, livrées et devises, Paris, 1860, p. 64. Sur le gris symbole d'espérance à la fin du Moyen Âge, voir le bel article d'Alice Planche, « Le gris de l'espoir », Romania, 1973, t. 94, p. 289-302. Charles d'Orléans, Poésies, Paris, 1931, chanson n° 81, vers 5-8. Roger Verdier, La poterie d’étain en France, tome I, Saint-Martin de la Lieue, 1992 ; Philippe Bardelot, Quand l’étain brillait en Anjou, Angers, 1996. Christian de Mérindol, Les fêtes de chevalerie à la cour du roi René. Emblématique, art et histoire, Paris, 1993, p. 43-44.

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michel pastoureau

Partout le gris devient une « valeur », fait couple avec le noir, le blanc, le rouge et même l’or. Cette vogue, cependant, ne dure que quelques décennies. Elle s’atténue au tournant du siècle et disparaît dans les années 1530. Le gris devient ou redevient alors, pour plusieurs siècles, une couleur discrète, celle de la tristesse et de la vieillesse.

Vers un nouvel ordre des couleurs À la fin du Moyen Âge, les teinturiers, les peintres, les prédicateurs, les poètes et les hérauts d’armes ne sont pas les seuls à repenser les systèmes de valeurs construits autour des couleurs. Les humanistes et les hommes de science le font aussi. Certains d’entre eux commencent à regarder le noir et le blanc sous un jour particulier et même à se demander si ces deux couleurs n’ont pas un statut à part, voire si elles sont vraiment des couleurs. L’exemple le plus pertinent est peut-être celui de Leon Battista Alberti (1404-1472), architecte, mathématicien, peintre, philosophe, homme complet comme le xve siècle italien en a produit plusieurs. Nul n’était mieux placé que lui pour s’interroger sur la nature, la classification et la vision des couleurs. Son traité sur la peinture, souvent cité en raison de développements importants concernant la perspective, comporte également sur les couleurs plusieurs remarques tout à fait neuves. La version vernaculaire, écrite en toscan, a été achevée en 1435, soit avant la mise en forme de la version latine (1436 ou 1438) ; mais cette dernière connut une diffusion plus grande et, me semble-t-il, propose un vocabulaire plus précis et un exposé mieux articulé. C’est elle que je citerai ici. Alberti distingue nettement les couleurs à part entière ou « couleurs souches » (genera coloris) des simples nuances (species coloris). Les premières sont au nombre de quatre, comme les quatre éléments : le rouge (feu), le bleu (air), le vert (eau) et le « gris couleur de cendre » (terre). Les secondes, en revanche, sont infinies et sont produites selon deux procédés : soit par mélange (permixtio) des couleurs souches entre elles, puis par mélange successif des nuances obtenues, et ainsi de suite ; soit par addition (admixtio) de noir ou de blanc, d’abord aux couleurs souches puis aux différences nuances que l’on en a retirées. Pour Alberti, l’addition de noir ou de blanc aux couleurs souches ne change pas leur nature mais les « altère », en modifiant leur aspect et en créant des nuances variées. Par là même, il en vient à se demander s’il faut vraiment considérer le noir et le blanc comme des couleurs à part entière. Certes, c’est l’opinion traditionnelle « des philosophes qui affirment qu’il n’y a dans la nature que deux couleurs pures, le blanc et le noir, et que toutes les autres naissent de leur mélange ». Mais ce n’est pas la sienne. Au contraire, Alberti proclame que le noir et le blanc « ne 



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Leon Battista Alberti, De pictura, éd. et trad. Sylvie Deswarte-Rosa, Paris, 1992. Les spécialistes d’Alberti ne s’accordent pas toujours sur la chronologie des deux versions. Certains pensent encore que la version latine a précédé la version vernaculaire. Mais ce n’est plus la position dominante aujourd’hui. Voir les introductions aux éditions récentes (et excellentes) du De Pictura par Thomas Golsenne et Bertrand Prevost, Paris, 2004, et par Danielle Sonnier, Paris, 2007. L. B. Alberti, De pictura, op. cit. à la note 20, § 9.

noir , gris , blanc . trois couleurs en mutation à la fin du moyen âge

sont en rien de véritables couleurs mais, si l’on peut dire, des modificateurs de couleurs (alteratores colorum) ». Idée neuve chez les artistes – du moins sur un plan théorique – mais idée qui est déjà dans l’air du temps chez les moralistes, les théologiens et les savants. Nicolas de Cues (1401-1464), par exemple, contemporain d’Alberti, fait observer qu’il n’y a ni noir ni blanc dans l’arc-en-ciel, lequel constitue pourtant le plus parfait de tous les systèmes de la couleur. Le traité d’Alberti ne sera imprimé à Bâle qu’en 1540. Cependant, bien avant de partir chez l’imprimeur, il circula sous forme manuscrite et exerça une influence certaine dans les milieux humanistes, dans ceux de la physique (l’optique notamment) puis dans ceux de la peinture. Deux générations plus tard, dans une des notes destinées à la compilation d’un éventuel traité de peinture, Léonard de Vinci, à la suite d’Alberti, écrit sa phrase restée célèbre : « Le noir n’est pas une vraie couleur ». Entre-temps, le livre imprimé était apparu et s’était largement diffusé. De même, le dessin avait peu à peu pris son autonomie par rapport à la peinture, et l’image gravée, imprimée à l’encre noire sur du papier blanc, avait conquis de nombreux territoires auparavant réservés à l’image polychrome. De ces mutations techniques et artistiques étaient sorties des sensibilités nouvelles, invitant à reconsidérer le vieil ordre aristotélicien des couleurs (blanc, jaune, rouge, vert, bleu, noir), puis à en exclure le noir et le blanc. Certes, Newton était encore loin. Mais, à la fin du Moyen Âge, la voie lui était déjà largement ouverte.

   

Ibid., § 10. Nicolas de Cues, De iride, dans Opera omnia iussu et auctoritate Academiae Litterarum Heidelbergensis, III, Leipzig, 1935, p. 61-64. De Pictura praestantissima et numquam satis laudata arte, libri tres absolutissimi Leonis Baptistae de Albertis, Basilae, apud Thomas Venatorium, 1540. Léonard de Vinci, Traité de la peinture (Trattato della pittura). Textes traduits et présentés par André Chastel, Paris, 1987, p. 209, § 174.

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Historié de blanc et de noir :  la tradition du « portrait d'encre » dans l'enluminure parisienne des xive et xve siècles*

Inès Villela-Petit Bibliothèque nationale de France, département des Monnaies, médailles et antiques, Paris

Les inventaires des bibliothèques princières du début du xve siècle opposent assez nettement deux modes d’enluminure. Il est des livres dits « très richement historiés », d’autres seulement « historiés de blanc et de noir ». Malgré un certain flottement lexical et le caractère non systématique de ces notations, elles semblent recouvrir une distinction d’ordre esthétique qui faisait sens pour l’époque. Cette distinction n’est pas la seule qui se rapporte aux peintures du livre. Entre « historié » et « très bien historié », une gradation s’établit qui renvoie non plus au mode mais à la qualité de l’enluminure. Et entre livres « historiés au commencement » et livres « historiés en plusieurs lieux », « où il y a plusieurs histoires » ou encore « historiés tout au long », les inventaires opèrent une autre distinction suivant que l’on a affaire à des manuscrits avec une page frontispice ou à des manuscrits dotés d’un cycle d’illustrations. Car le nombre des enluminures, comme leur qualité d’exécution, comme la richesse de leurs matériaux, faisaient, avec ses fermoirs et sa reliure, la valeur du livre. Suivant les circonstances, cette valeur patrimoniale qui est aussi valeur marchande pouvait donner lieu à une prisée, dans les inventaires après décès par exemple, ou ceux préalables à une vente. Les précisions sur le nombre et la qualité des enluminures sont alors données d’autant plus volontiers qu’elles concourent à l’estimation du livre. Mais qu’est-ce exactement qu’historier de blanc et de noir ? Que recouvre au juste le lexique ? Quelles techniques et quels matériaux sont ici mis en œuvres ? D’où procède cette esthétique ? Et qu’est-ce qui la fait parfois préférer à la couleur riche, la « pleine couleur » comme on peut dire « chanter à pleine voix » ? Telles sont quelques-unes des questions que l’on est amené à se poser lorsqu’on étudie la couleur dans l’enluminure parisienne du temps de Charles VI.

* 

Je remercie la BnF de m'avoir procuré les reproductions des fig. 1 et 4, ainsi que l'IRHT pour les fig. 2 et 5. Jules Guiffrey, Inventaires de Jean duc de Berry, Paris, 1894-1896 ; Léopold Delisle, Recherches sur la librairie de Charles V, Paris, 1907 ; Patrick M. De Winter, La bibliothèque de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, Paris, 1985.

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Quelques entrées des inventaires, ceux de Philippe le Hardi, et surtout de Jean de Berry, les plus détaillés en cette matière grâce au soin de son garde des joyaux Robinet d’Étampes, aideront à préciser le champ de l’étude. La comparaison avec les manuscrits correspondants, lorsqu’ils sont identifiés, ou avec des manuscrits de même type, nous éclaire sur ce que les mots employés désignent et sur la façon dont le scribe médiéval nommait ce que nous appelons communément, et peut-être improprement, « grisaille ».

Le noir et blanc au naturel

Fig. 1 - Simon d’Orléans, Rapaces et leurs proies, vers 1310, Frédéric II de Hohenstaufen, L’art de chasser avec les oiseaux, Paris, BnF, fr. 12400, f. 69v.



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On trouve d’abord dans les collections bourguignonnes une traduction du De arte venandi cum avibus de l’empereur Frédéric II dont le manuscrit est dit en 1420 « historié es marges de plusieurs oiseaulx et personnages, enluminé d’or et d’asur ». Point de mention ici du mode qui nous intéresse. Le manuscrit apparaît à première vue en pleines couleurs, mais l’inventaire de 1485, précise à son propos : « ouquel livre a pluseurs oyseaulx pains au feuillet à noir, illuminé d’or et d’azur ». Ce manuscrit, qui n’est autre que le BnF, fr. 12400 réalisé vers 1310 pour Jean II de Dampierre (fig. 1), présente en effet des lettrines historiées ou ornées dont le corps et la hampe alternent rose, bleu et or. « Enluminé d’or et d’azur » s’applique donc ici aux seules lettrines et ne retient de leur polychromie que les deux couleurs les plus précieuses, à savoir la feuille d’or et la poudre de lapis-lazuli, de prix équivalent. La signature de l’ornemaniste au colophon met d’ailleurs en valeur cet usage de l’or : « Simon d’Orliens, enlumineur d’or, enlumina se livre-si », alors que Simon d’Orléans est sans doute aussi le peintre des figures d’oiseaux. Celles-ci, comme l’indique le premier inventaire, occupent effectivement les marges, mais il est tout de même réducteur de les dire peintes en noir. En fait, ces représentations d’oiseaux au

P. M. De Winter, La bibliothèque …, op. cit. à la note 1, n° 46.

historié de blanc et de noir

naturel font grand usage de brun, de blanc, de gris et de noir, auxquels s’ajoutent le rougeâtre, le vert, le bleu, l’ocre des éléments de paysage et des habits des petits personnages. Cependant, si les oiseaux ne sont pas peints que de noir, ils sont bel et bien dans une gamme réduite où la couleur vive n’a pas sa place. Il y a ici une équivalence intéressante entre « oyseaulx pains à noir » et oiseaux au naturel. L’attention à une représentation naturaliste des oiseaux semble d’ailleurs puiser dans une tradition picturale spécifique à l’illustration des herbiers et des bestiaires qui ne coïncide exactement ni avec la couleur riche, ni avec notre noir et blanc. L’idée d’un rendu d’après nature, pris sur le vif, prime alors sur l’identification du mode ou de la technique, ainsi d’un Livre des simples médecines de la bibliothèque de Jean de Berry dont il est dit qu’il « traicte de la vertu des herbes et des bestes » et « ouquel sont lesdictes herbes et bestes contrefaictes de painture ». Il est donc des manuscrits enluminés qui n’entrent pas d’emblée dans une des deux catégories prédéfinies. Aux xiiie et xive siècles cependant, les dessins à l’encre et lavis de couleurs de ces traités les apparentent davantage au « portrait d’encre », autre nom de l’image en noir et blanc qui à l’époque justement n’est pas faite que de noir et de blanc. François Avril a souligné la technique particulière employée dans la réalisation du Bestiaire de Cambrai copié vers 1270-1275 (Douai, Bm, ms. 711) : les représentations d’animaux dessinés au trait et teintés de lavis d’ocre, d’indigo ou de vert s’y inscrivent directement sur le parchemin en réserve, sans autre délimitation qu’une simple ligne de sol. Ces tons délavés, la place faite au fond de parchemin et l’absence de cadre contrastent avec la richesse du coloris des miniatures en forme de tableautins et des initiales historiées des manuscrits cambraisiens contemporains. Dessin rapide, tons lavés et absence de finitions sont propres à l’illustration des textes profanes, tandis que les manuscrits liturgiques demandent un plus grand fini et des tons saturés. Le mode en noir, que l’on retrouve vers 1320 dans le Roman de Fauvel (Paris, BnF, ms. fr. 146), est donc d’abord associé à des ouvrages de moindre valeur spirituelle et matérielle. Il est lui-même beaucoup moins coûteux en temps et en pigments puisque les quantités nécessaires sont moindres et que les pigments les plus chers n’entrent apparemment pas dans la composition des « histoires » ou images narratives. Il concilie donc deux contraires apparents : le moindre coût et l’enluminure qui renchérit le prix du livre, et permet de la sorte une illustration à l’économie. Cependant, ce qu’il a en moins fait aussi sa qualité. Plus rapide et sans souci du fini, il est aussi plus libre. Enfin, l’usage privilégié qu’en fait la littérature des Livres de simples et des Bestiaires associe ce mode en noir et le rendu au naturel. Si, avec quelques variantes, les textes distinguent bien deux modes esthétiques, plusieurs manuscrits qui auraient vraisemblablement été tenus pour « richement historiés » relèvent en fait dans le détail des deux à la fois. C’est le cas de la production parisienne des débuts du règne de Philippe le Bel : dans les enluminures du Maître du Méliacin (Paris, BnF, ms. fr. 1633) comme

 

J. Guiffrey, Inventaires …, op. cit. à la note 1, n° 1003. L’Art au temps des rois maudits. Philippe le Bel et ses fils, 1285-1328, cat. exp., Paris, Grand Palais, 1998, Paris, 1998, cat. 198, p. 293-294.

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dans les premières œuvres de Maître Honoré (fig. 2), les visages des personnages définissent des plages de noir et blanc au milieu d’un espace à dominantes de rouges, bleus et or. Alors que la couleur vive emplit les fonds, recouvre les costumes où le drapé n’est marqué que de quelques lignes noires, les carnations et les chevelures sont blanches. Il ne s’agit plus ici d’exploiter le ton du parchemin, mais d’un pigment Fig. 2 - Atelier de Maître Honoré, Repas de mariage, 1289, blanc, la céruse ou blanc de plomb, très Gratien, Decretum, Tours, Bm, ms. 558, f. 323v. vraisemblablement, sur laquelle l’enlumineur a dessiné à l’encre noire les traits du visage et les boucles de chevelure. On remarquera que ce blanc est identique à celui du linge de table, comme si la peau faisait partie des matières qui imposent leur blancheur à l’image. Elle ne peut être que blanche, modelée d’encre, et combien différente des tons chair mêlant céruse, ocre, vermillon et terre verte des indications pour la représentation des facies et nuda corpora contenues dans un traité comme le De diversis artibus du bénédictin Théophile. De même, les cheveux ici ne sont ni blonds ni bruns, mais d’un blanc à peine teinté. L’usage oppose ainsi le corps humain à tout ce qui relève du décor (fonds ornés, encadrement, vêtements). Le portrait de la famille royale dans une traduction latine du Livre de Kalila et Dimna commandée par Jeanne de Navarre (Paris, BnF, ms. lat. 8504, f. 1v) en est un exemple frappant : toute la surface de l’image est saturée de couleurs et d’un semé de motifs héraldiques ou ornementaux, à l’exception des mains, des visages et des cheveux. Ici aussi le mode en noir et blanc semble identifié au naturel du corps nu, sans fard.

Économie de la couleur, économies de couleurs La plus célèbre mention d’enluminure en noir et blanc est celle relative aux Heures de Jeanne d’Évreux dans les collections de Jean de Berry : « Item, unes Petites Heures de Nostre Dame, nommées les Heures de Pucelle, enluminées de blanc et de noir, à l’usaige des Prescheurs […] couvertes d’un drap de soye bleue ». Chef d’œuvre de Jean Pucelle, les enluminures de ces toutes petites heures sont conçues pour ajouter au raffinement de l’ensemble (fig. 3). Sans doute les dimensions mêmes du manuscrit (8,5 x 5,5 cm la page) suggéraient-elles l’emploi d’une technique

 

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Inès Villela-Petit, « Imiter l'arc-en-ciel : la règle des couleurs dans la Schedula diversarum artium de Théophile », Histoire de l’Art, n°39 : La Couleur, 1997, p. 23-36, pl. IV et V. Jules Guiffrey, Inventaires …, op. cit. à la note 1, n° 850.

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moins contraignante que la pleine couleur que Pucelle applique ailleurs. Au contraire des manuscrits de ses prédécesseurs où les histoires en noir et blanc étaient associées à un système de lettrines ornées de couleurs vives, Pucelle a manifestement mis un soin particulier à harmoniser images, cadres, lettrines et bordures de ces Heures de Jeanne d’Évreux, en un même camaïeu de gris. Il n’est plus question de traits d’encre sur une surface blanche, mais d’une véritable peinture d’encre, lavis de gris et rehauts de blanc pur qui donne du relief aux figures, et aux drapés tout leur moelleux. Les couleurs vives ne sont pas absentes cependant : en lavis sur les objets, les architectures, les toits de tuile rosée et les toits d’ardoise bleutée ; en surfaces saturées pour le fond ornemental des lettrines et de plusieurs images. Dans l’opposition chromatique persistante entre décor et figures, c’est maintenant le noir et blanc qui l’emporte puisqu’il ne s’applique plus seulement aux carnations mais aussi aux vêtements, en sorte que les personnages sont entièrement peints de grisaille. L’arrière-plan coloré sert dès lors de faire-valoir aux « portraits d’encre », la couleur vive étant effecFig. 3 - Jean Pucelle, La Visitation, Heures de Jeanne d’Évreux, vers 1325-1328, New York, The Cloisters, Acc. 1954.1.2, f. 35. tivement passée à l’arrière-plan. L’influence du style Pucelle se fait sentir tout au long du xive siècle, notamment dans la prédilection des enlumineurs parisiens pour des formes de grisaille. On y retrouve une certaine propension à sortir du cadre ou à l’abolir dès lors qu’il s’agit de noir et de blanc sur parchemin en réserve, mais aussi une prédilection pour les portraits d’encre sur fonds de couleurs vives qui dans ce cas particulier disqualifie les raisons économiques invoquées plus haut : le coût alors n’est pas moindre et la technique tout aussi raffinée que celle de la pleine couleur. Le parti de ces grisailles précieuses relève donc d’un choix esthétique et d’un héritage revendiqué : Pucelle lui avait donné ses lettres de noblesse. Le Psautier-livre d’heures de Bonne de Luxembourg enluminé par Jean Le Noir vers 1348-1349 s’inscrit dans cette lignée avec ses figures en grisaille qui se découpent sur un fond décoratif et saturé (New York, The Cloisters, ms. 1969).

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Nonobstant cet emploi riche du noir et blanc, l’usage économique de la grisaille persiste. Le cas est manifeste pour certains cycles enluminés de très grande ampleur tels que les Bibles moralisées (ainsi l’exemplaire de Jean le Bon : Paris, BnF, ms. fr. 167), les Grandes chroniques de France, la Légende dorée, le Roman de la rose, etc. Les inventaires de Jean de Berry mentionnent par exemple « un Brevière en deux volumes, où il a pluseurs histoires de blanc et de noir ». Il est d’ailleurs fréquent de faire suivre un frontispice en pleines couleurs, d’un cycle en noir et blanc, comme ce « livre des Diz moraulx des philosophes […], historié au commancement d’enlumineure, et ailleurs de blanc et de noir ». Il faut remarquer au passage que la distinction que les historiens de l’art tendent à faire entre enluminer (qui s’appliquerait au décor des lettres et des marges) et « historier » (aux seules images) ne se rencontre pas chez Robinet d’Etampes. Les inventaires bourguignons, en revanche, font mention d’un Roman de Troie, autre texte au cycle illustré très fourni, qui était « historié de blanc et de noir, et enluminé d’asur et de vermeillon ». Dans cette mention-ci, la distinction reste claire : d’un côté les « histoires » ou images, de l’autre l’enluminure, c’est-à-dire le décor des lettrines et des rinceaux. Nous retrouvons une opposition entre des motifs ornementaux peints de couleurs vives et de grand prix, et des images en noir et blanc dont les matériaux sont de moindre coût. L’esthétique de la page de ces manuscrits en noir n’exclut donc pas les pleines couleurs, mais les réserve à l’ornement. Toutefois, dans les inventaires de Jean de Berry, les deux termes sont quasi synonymes et tendent à être employés l’un pour l’autre ou en doublet. Nous avons par exemple un livre « ouquel est le Romans de la Rose, le Livre de la Violete, le Livre de la Penthère et le Testament maistre Jehan de Mehun, bien historié et enluminé de blanc et de noir », où l’expression « historié et enluminé » s’applique aux seules « histoires ». Dans les manuscrits abondamment illustrés du Pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Digulleville (fig. 4), la longueur du cycle n’est sans doute pas seule en cause dans le choix de la grisaille, tant l’esthétique d’un Perrin Rémiet s’accorde au caractère morbide du texte. Les inventaires de Jean de Berry citent un autre exemplaire de ce texte enluminé dans le même mode (aujourd’hui Paris, BnF, ms. fr. 829) : « Item, un livre de pelerinaige du corps et de l’âme, appellé le Pelerin […], historié au commancement et en pluseurs lieux de blanc et de noir ». D’autres cycles furent d’emblée conçus en grisaille. Dans le programme d’illustration concocté par Jean Lebègue en 1417 sous le titre d’Histoires sur les livres de Salluste , seule la description du portrait d’auteur au frontispice ou « première histoire » comporte des notations de couleur vive : « cotte vermeille ou d’aultre couleur », « harnoiz doré », etc. Le reste du programme se conforme au parti du noir et blanc que l’on retrouve dans l’exemplaire réalisé (Genève, BPU, ms. lat. 54). Le frontispice est en pleines couleurs sur fond d’or, le reste en portrait d’encre sur fond de parchemin nu. L’adoption      

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Ibid., n° 907. Ibid., n° 917. P. M. De Winter, La bibliothèque …, op. cit. à la note 1, n° 115. Michael Camille, Master of Death. The Lifeless Art of Pierre Remiet, Illuminator, New Haven, 1996. Jules Guiffrey, Inventaires …, op. cit. à la note 1, n° 928. Paris 1400. Les arts sous Charles VI, cat. exp., Paris, Musée du Louvre, 2004, Paris, 2004, n° 117, p. 204-205.

historié de blanc et de noir

du noir et blanc dans les premiers manuscrits de Christine de Pizan, tantôt avec fond de parchemin en réserve (Paris, BnF, ms. fr. 848), tantôt avec fond orné, paraît répondre elle aussi à des nécessités financières. Le dépouillement du dessin d’encre contraste avec les lettrines à vignetures bleu, rose et or. Le manuscrit reste riche par les matériaux employés, mais le dessin est apprécié pour lui-même.

L’expressivité du portrait d’encre À l’instar des Pèlerinages de Digulleville, il est souvent fait de la grisaille un usage expressif. Ainsi les Grandes Chroniques de France de Charles V (Paris, BnF, ms. fr. 2813), achevées avant Fig. 4 -  Pierre Rémiet, La mort du pèlerin, 1393, 1380, font partie de ces manuscrits abondamment illustrés Guillaume de Digulleville, Pèlerinage de vie où la grisaille s’impose. Il s’agit de dessins d’encre sur fond humaine, Paris, BnF, fr. 823, f. 94. orné, ce qui revient à dire que seuls les personnages sont en noir et blanc. Encore n’ont-ils pas des visages blancs comme à l’époque de Philippe le Bel, mais des carnations délicatement modelées de rose et de brun et des chevelures blondes ou châtain. Le noir et blanc est donc pour l’essentiel réservé aux drapés. Dans l’enluminure du Couronnement qui sert de frontispice, le roi de France seul est habillé de couleurs saturées, ses couleurs héraldiques. Or dans tout le cycle cet écart de couleurs sert de fil conducteur. L’azur semé de lys d’or désigne chaque fois celui par qui passe la filiation royale. Dans le Partage du royaume de Clovis (f. 15v), par exemple, c’est manifestement Clotaire qui s’inscrit dans la lignée des rois de France et qui est désigné comme tel par la couleur seule. Si la grisaille est signifiante, ses ruptures aussi font sens. L’étude de ce manuscrit fournit aussi un florilège de tout ce qui échappe à la grisaille. D’une part, les objets en or, couronnes, sceptres, ceintures, calices, sont d’or, en sorte que le métal se représente lui-même. D’autre part, des matières rouges à forte connotation symbolique : le sang, le feu et la cire des lettres cachetées, ne sauraient apparemment être peintes en grisaille. Les enlumineurs ne conçoivent pas de représenter le sang gris. Pour rester expressif, il ne peut être que rouge ! Un deuxième exemple d’emploi subtil de la grisaille est celui d’André Beauneveu dans les figures de prophètes et d’apôtres sur fonds ornés du Psautier de Jean de Berry (Paris, BnF, ms. fr. 13091). La représentation en noir et blanc entretient ici un rapport évident avec la sculpture, 

 

« Item, un petit livre appellé le Livre de long estude, fait et compilé par une femme appellée Cristine, escript de lettre de court, historié de blanc et de noir » (J. Guiffrey, Inventaires…, op. cit. à la note 1, n° 932). Inès VillelaPetit, « À la recherche d’Anastaise », Cahiers de recherches médiévales, cat. 16, 2008, p. 301-316. Paris 1400…op. cit. à la note 12, p. 38-39. Inès Villela-Petit, « Mandement de Dieu, lettres du diable », dans Pourquoi les sceaux ? La sigillographie, nouvel enjeu de l’histoire de l’art, Marc Gil (éd.), actes de colloque, Lille, 2008, à paraître.

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premier métier de Beauneveu. Elle met l’accent sur le relief et le modelé. Ces figures sont comme l’image de statues. Jouant des effets illusionnistes, le Maître montre sa virtuosité dans les deux arts, annonçant le paragone entre peinture et sculpture et les sculptures en grisaille peintes par Jan Van Eyck sur les panneaux du Retable de l’Agneau mystique. Cependant, on a récemment proposé une interprétation théologique convaincante de ce goût flamand pour les statues peintes en trompe-l’œil sur les faces externes des volets de triptyques – seules visibles en temps ordinaire – qui pourrait aussi s’appliquer au cas de Beauneveu. Cet usage est à rapprocher des vives controverses sur l’image que l’on voit surgir dès la fin du xive siècle, déjà accompagnées d’épisodes d’iconoclasme, chez les Hussites et les Lollards notamment. La crainte que la prière du dévot ne s’adresse pas aux saintes personnes représentées (le signifié) mais à leur représentation, à l’image elle-même (le signifiant), est récurrente dans leurs textes. Ce « doubte d’ydolatries » (Eustache Deschamps) frappe plus spécialement la statuaire polychrome qui apparaît à certains trop ornée et surtout trop illusionniste. La couleur vive donne trop de vie. Dès lors, le parti de représenter des statues non peintes, dont le matériau – la pierre – reste bien reconnaissable, permet d’éluder la critique et de montrer la représentation pour ce qu’elle est : une image. Enfin, un autre manuscrit de Jean de Berry, les Heures de Bruxelles (Bruxelles, BR., ms. 1106011061), est fameux pour une peinture formant diptyque dans laquelle le duc est présenté par ses saints patrons à une Vierge à la supplique. Ce feuillet ajouté suit un modèle de composition de Jacquemart de Hesdin pour une enluminure de même thème, mais en couleurs, contenue dans le manuscrit. La scène a un précédent chromatique dans le frontispice peint par Jean de Bruges en 1372 dans la Bible de Jean de Vaudetar (La Haye, Musée Meermanno-Westreenianum, 10B23, f. 2). Dans les deux images, les personnages sont peints en grisaille sur le fond saturé et dans les deux cas ce choix semble étroitement lié au portrait naturaliste. Il s’inscrit dans la tradition des carnets de modèles comme celui de Jacquemart de Hesdin. Le portrait était d’abord dessiné sur le vif, puis, dans un second temps seulement, transposé en peinture. Par conséquent, la représentation en camaïeu de gris à peine teinté, plus proche du dessin, peut-être ressentie comme plus fidèle, pouvait avoir un plus grand effet de naturel. Les enluminures à l’encre de carbone et rehauts de couleurs trouvent en effet un parallèle dans le dessin à la pointe d’argent qui donne un fin trait grisé ou brunâtre sur planchette de buis apprêtée en blanc. Les matériaux et la technique sont différents, mais l’esthétique est apparentée : ils se fondent sur la ligne brune ou noire, rehaussée de teintes en lavis. Ainsi, sous l’expression « historié de blanc et de noir » qu’emploient les inventaires, se révèlent en fait des manières très différentes : le « style sec » proche du dessin, le dessin d’encre modelé, le dessin rehaussé de lavis et de touches de couleurs ou grisaille teintée, la grisaille sur fond orné. Il ne s’agit pas encore d’une recherche de pure grisaille ou de camaïeu, car d’autres teintes que le noir et le blanc sont quasi toujours présentes, ne serait-ce que sous forme d’un peu de vert



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Constanze Itzel, « Peinture et hétérodoxie : La peinture flamande à la lumière du débat sur les images », dans Campin in Context : Peinture et société dans la vallée de l’Escaut à l’époque de Robert Campin, 1375-1445, Ludovic Nys & Dominique Vanwijnsberghe (éds), Valenciennes, 2007, p. 139-154.

historié de blanc et de noir

sur le sol, de rose aux joues ou de brun dans les cheveux, mais l’idée de noir et blanc est déjà là. Cependant l’enluminure en fait encore peu usage en grandes surfaces. Au début du xve siècle, apparaissent des styles intermédiaires entre dessin d’encre et pleines couleurs : bien que l’image soit largement colorée, elle se caractérise par l’utilisation de couleurs légères passées en couches translucides qui jouent avec le dessin en noir et avec des plages de couleurs saturées, ainsi dans l’Apocalypse de Chantilly (Musée Condé, ms. 28), dont les images en médaillon ont donné leur nom au Maître des médaillons de Chantilly. Alliant couleurs vives et liberté d’un dessin rapide, cette nouvelle manière coïncide avec l’adoption de fonds plus légers en dégradé de bleu, autrement dit d’un véritable ciel en perspective aérienne qui supplante les fonds ornés traditionnels. L’effet esthétique de la grisaille est si différent de celui des pleines couleurs qu’un même Maître peut être méconnaissable suivant le mode qu’il adopte. La question a été récemment soulevée par François Avril à propos du Maître du Roman de la rose de Valencia (nommé d’après le manuscrit Valencia, BH, ms. 387), un enlumineur dont il avait établi le corpus en 1974, et qu’il pense aujourd’hui ne faire qu’un avec le Maître du Couronnement de la Vierge (d’après le frontispice d’une Légende dorée, Paris, BnF, ms. fr. 242). Le premier nom correspond au mode du dessin d’encre et du lavis de couleurs, le second à la manière riche comme dans la Bible historiale que l’enlumineur réalise avec Rémiet (BnF, ms. fr. 159). À mon sens, les nommés Maître des textes romains et Maître de Flavius Josèphe (Paris, BnF, ms. fr. 247, f. 25 et 49) relèvent du même cas de figure (fig. 5). Il pourrait s’agir d’un peintre travaillant ponctuellement dans le domaine du livre enluminé – son corpus d’enluminures est très réduit – et adoptant tantôt le mode en noir tantôt la couleur suivant les habitudes des ateliers du temps, mais toujours avec une grande expressivité et une grande acuité dans le rendu des visages. De même encore, dans une Légende dorée (Paris, BnF, ms. fr. 414) dont on croyait le frontispice en pleines couleurs d’une main différente que les dessins d’encre à sa suite, le premier étant du Maître de Virgile, les autres donnés au Maître des médaillons de Chantilly, il semble que là encore on ait affaire à un même artiste travaillant successivement dans les deux modes. Il n’y a pas là qu’une question de coloris, mais ce sont deux langages distincts, l’un plus orné, plus soigné et qui occupe tout le champ de l’image, l’autre plus rapide, plus léger et qui joue avec la surface du feuillet de parchemin. Ces deux langages peuvent être aussi dissemblables qu’un dessin et une peinture d’un même Maître, ou bien que deux styles d’écriture chez un copiste.

 

 

Inès Villela-Petit, « La petite clef d’harmonie », dans Les Très Riches Heures du duc de Berry : L’enluminure en France au début du xve siècle, Patricia Stirnemann (éd.), Chantilly, Musée Condé, 2004, Paris, 2004, p. 64-75. Inès Villela-Petit, « Die andere Perspektive : Farbe und Darstellung des Raums im späten Mittelalter / The other perspective : Colour and the representation of space in the Late Middle Ages », dans Farbiges Mittelalter ?! : Farbe als Materie, Zeichen und Projektion in der Welt des Mittelalters, actes de colloque, Bamberg, 2009, à paraître. Paris 1400… op. cit. à la note 12, p. 230-231. Ibid. p. 299-300 ; Inès Villela-Petit, « Deux visions de la Cité de Dieu : le Maître de Virgile et le Maître de Boèce », Art de l’enluminure, 17, 2006, p. 2-65.

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Fig. 5 - Maître des textes romains, dit aussi Maître de Flavius Josèphe, Concours musical, vers 1411, Virgile, Bucoliques, Lyon, Bm, ms. 27, f. 13.

L’enluminure parisienne prend ensuite d’autres directions et il faut attendre la seconde moitié du xve siècle pour retrouver le goût du noir et blanc. Entre-temps, la Flandre avait pris le relais avec les dessins aquarellés du Maître de Wavrin où la manière enlevée du cerne noir est mise au service de l’humour, et les « histoires de blanc et de noir » de Jean le Tavernier où le modelé de blanc sur sombre inverse les valeurs de l’ancienne manière et relève déjà de la grisaille au sens moderne, non plus « portrait d’encre » mais bien une peinture en camaïeu de blanc, noir et or.

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Albus et Candidus : 

Usages du blanc sur quelques sculptures pisanes en bois de la fin du xive et du début du xve siècle* Marie-Lys Marguerite Institut national du patrimoine, Paris

Au Moyen Âge, et jusqu’au seuil de la Renaissance, « l’artiste qui se propose de faire une belle statue coupe d’abord du bois, l’élague de ses branches aux endroits qui conviennent puis taille l’image, enfin la couvre de couleurs variées ». Par leur polychromie, les sculptures italiennes en bois, produites en grand nombre aux xive et xve siècles, s’inscrivent dans cette tradition médiévale. Essentielle à l’efficacité de l’œuvre, cette dissimulation du matériau par la polychromie répond à des enjeux tant matériels que symboliques : la peinture, elle-même sublimée par la dorure, permet d’une part de masquer les jointures entre les pièces multiples qui constituent ces sculptures, et renforce d’autre part leur rôle liturgique et dévotionnel. La sculpture sur bois est donc un « art

*



 

Je remercie M. Collareta, P. Stiberc et M. Bormand pour leurs observations. Je remercie également la Soprintendenza per i Beni Architettonici, Paesaggistici, Artistici, Storici ed Etnoantropologici per le province di Pisa e Livorno de m'avoir autorisée à reproduire la fig. 5. Thomas de Perseigne, vers 1170, cité dans Edgar De Bruyne, Études d’esthétique médiévale, Bruges, 1946, vol. III, p. 57-58, note 5. En 1504 encore, Pomponius Gauricus ne considère une œuvre en bois achevée qu’une fois peinte : Pomponius Gauricus, De Sculptura (Florence, 1504), André Chastel, Robert Klein (éds), Genève, 1969, p. 240 (Hautes études médiévales et modernes, V). Peter Stiberc, « La scultura lignea policroma del Rinascimento fiorentino », dans Le antologie di ‘OPD Restauro’, 3, La scultura lignea policroma, Laura Speranza (éd.), Florence, 2007, p. 195-212. Pour saint Bonaventure la polychromie est essentielle à la sculpture, comme l’âme est essentielle à l’être (voir E. De Bruyne, Études…, op. cit. à la note 1, p. 213). Sur l’évaluation du rôle de la couleur dans la fonction de support de dévotion ou d’objet liturgique, voir Hans Belting, Image et culte. Une histoire de l’image avant l’époque de l’art, Paris, 1998 ; Marco Collareta, « From color to black and white, and back again », dans The color of life. Polychromy in sculpture from Antiquity to the present, Roberta Panzanelli (éd.), cat. exp., Los Angeles, The Getty Museum, 2008, Los Angeles, 2008, p. 62-77 ; Marco Collareta, « Le immagini e l’arte. Riflessioni sulla scultura dipinta nelle

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polychrome » par nature, mais le présent article se propose d’étudier un corpus de sculptures en bois qui se distinguent par une tendance à la monochromie, voire à l’achromie. Les restaurations récentes conduites sur des sculptures toscanes en bois de la fin du xive et du début du xve siècle, statues de saints, des anges et de la Vierge, ont permis de mettre en évidence l’emploi de couleurs variées, rouges vifs, verts sombres, roses et d’infinies nuances de bleu. Un examen rapide de ces œuvres permet de formuler l’hypothèse d’un goût plus systématique pour le rouge de la part des artistes siennois, qui en parèrent notamment les robes des saintes et de la Vierge de l’Annonciation. Par ailleurs, un groupe d’une quinzaine de statues de l’ange Gabriel et de Marie se distingue par l’emploi majoritaire du blanc pour les vêtements. Mais tandis que la couleur rouge semble s’être diffusée dans toute la Toscane à l’aube du xve siècle, le blanc n’est employé que pour ces Annonciation, bien circonscrites dans l’espace – ces œuvres ont été vraisemblablement produites dans la région de Pise –, et dans le temps – à la fin du Trecento. Il s’agit en fait de quatre groupes de l’Annonciation conservés à Washington, au Musée San Matteo de Pise, à Castelfranco di Sotto et à Montefoscoli, ainsi que des Ange Gabriel du Musée de Cluny à Paris et du Victoria and Albert Museum à Londres, et d’une Vierge de l’Annonciation isolée, conservée au Musée du Louvre. Les causes d’un tel emploi du blanc peuvent être recherchées dans la symbolique de cette couleur, mais il est également opportun de s’interroger sur les raisons qui ont poussées les artistes à déroger à la polychromie vive, dans une région où la sculpture en marbre est omniprésente. L’examen de chacune des œuvres permet en outre d’observer la diversité des solutions envisagées par les sculpteurs sur bois pour adapter leur production à cette prégnance de la blancheur.

Dialectique du blanc En dehors du corpus qui nous intéresse, l’emploi du blanc pour les vêtements de la Vierge dans les Annonciation sculptées en Toscane s’avère rare. Par ailleurs, un sondage rapide des peintures tosca-







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fonti letterarie », dans Scultura lignea, Lucca 1200-1425, cat. exp., Lucques, Museo Nazionale di Palazzo Mansi/ Museo Nazionale di Villa Guinigi, 1995-1996, Florence, 1995, vol. I, p. 1-7. Le travail de recensement et de restauration conduit par les surintendances dans la seconde moitié du xxe siècle a été présenté au public lors d’expositions importantes à Sienne (Scultura dipinta : maestri di legname e pittori a Siena 1250-1450, cat. exp., Sienne, Pinacoteca Nazionale, Florence, 1987), à Lucques (Scultura lignea…, op. cit. à la note 3) et à Pise (Sacre Passioni, Mariagiulia Burresi (éd.), cat. exp., Pise, Museo Nazionale di San Matteo, 20002001, Milan, 2000). La répartition de l’emploi de ces couleurs sur le territoire toscan est un terrain de recherche en devenir. Paola Antonella Andreuccetti, La policromia della scultura lapidea in Toscana tra XIII e XV secolo, Florence, 2008, traite uniquement de la sculpture en pierre, mais son travail ouvre d’intéressantes perspectives. Dans le domaine de la sculpture en bois une telle étude n’a pas encore été réalisée. Néanmoins, les Vierge de l’Annonciation d’Agostino di Giovanni (1321, Pise, Museo Nazionale di San Matteo) et de Piero d’Angelo (1394, Benabbio, Église Santa Maria) ou encore la Sainte Lucie provenant de l’église Sant’Agostino de Massa Marittima et aujourd’hui conservée au Musée des arts décoratifs à Paris constituent quelques exemples, parmi tant d’autres, de l’emploi du rouge, couleur que semblent particulièrement affectionner les sculpteurs d’origine siennoise. La question des « couleurs de la Vierge » a été développée par Michel Pastoureau, dans Art sacré, 21, Images de la Vierge dans l’art du vitrail, actes de colloque, Bourges, 2003, Bourges, 2006, p. 7-19.

albus et candidus

nes du Trecento représentant l’Annonciation révèle également que le blanc est utilisé avec parcimonie, même s’il convient de distinguer les deux protagonistes de la scène. Ainsi, le blanc n’orne presque jamais le costume de Marie, tandis que Gabriel est plus souvent vêtu d’une tunique blanche généralement rehaussée d’or, mais peut également porter un vêtement rose ou bleu. L’emploi spécifique du blanc pour le groupe des statues pisanes invite donc à en étudier la valeur symbolique. En sculpture comme en peinture, la réalité matérielle du blanc, un pigment issu du cinabre ou de la céruse, renvoie de fait à une dimension anagogique. Dans son Traité de la sensation et des sensibles, Aristote conçoit la gamme des couleurs comme une variation du mélange des deux extrêmes que sont le noir, qui symbolise l’obscurité, et le blanc, qui est lumière pure. Dans cette perspective, le vêtement blanc de l’ange annonciateur se révèle porteur de sens car il est un être issu de la Lumière. Si celui de la Vierge n’est pas absolument privé de blanc dans la peinture toscane, cette couleur est réservée, pour la période étudiée, à certains sujets, et en premier lieu à la scène du Couronnement, véritable théophanie de la lumière. Et en effet, la matérialisation de la lumière est réalisée par les artistes du Moyen Âge par l’application de feuilles ou de pigments d’un blanc lumineux, que l’on nommera volontiers candidus . Ainsi, au xiie siècle, le moine Théophile évoque-t-il la qualité lumineuse de la céruse dans ses recettes. Le blanc est en outre symbole de pureté, car il est l’immaculé, et ce depuis l’Antiquité. L’ambivalence du blanc est encore forte au Moyen Âge, comme on peut le voir dans le Tractatus de coloribus où le terme albus désigne à la fois le blanc et l’absence de couleur. Dans ces acceptions linguistiques et symboliques, le blanc convient donc à la représentation de la Vierge pure, c’est pourquoi il s’accorde avec l’iconographie de l’Annonciation. Mais la portée symbolique du blanc n’est pas la seule raison de son emploi pour les sculptures étudiées, elle se double de considérations formelles. En effet, les Annonciations sculptées étaient vraisemblablement situées en hauteur, de part et d’autre de la pala d’autel, parfois adossées aux premiers piliers du chœur. Conçues en tant que groupe, ces œuvres étaient donc vues de loin



  



 



Aristote, De la sensation et des sensibles, dans Aristote. Petits traités d’histoire naturelle, René Mugnier (éd.), Paris, 1965, p. 29, « Génération des couleurs ». Roberto Scognamillo, « La mescolanza dei colori nel trattato Del senso e i sensibili di Aristotele e la tecnica dei pittori greci », dans Da Aristotele a Cina, Rome, 1994, p. 5-34. Jeanne Villette, L’Ange dans l’art d’occident du xiiie au xvie siècle, Paris, 1940 et Mario Bussagli, Storia degli angeli, Milan, 1995. Philippe Verdier, Le couronnement de la Vierge, Montréal, 1980, p. 161. Michel Pastoureau, Histoire symbolique du Moyen Âge, Paris, 2004, p. 140-147 ; Michel Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur, Paris, 2002, p. 19 ; Jacques André, Étude sur les termes de couleur dans la langue latine, Paris, 1949, unique du genre, comporte cependant quelques inexactitudes dans les références aux textes anciens. Traité des divers arts par le moine Théophile, Lyon, 1998, au chapitre intitulé « De la lumière/première espèce », p. 6, l’auteur écrit : « l’adjonction de céruse à la couleur chair permet de compose[r] la couleur qui est appelée lumière ». Platon, Leg. XII, 956 a. Mills F. Edgerton, « A Mediaeval “Tractatus de coloribus” together with a contribution to the study of the color-vocabulary of Latin », Mediaeval studies, 25, 1963, p. 173-208. De même, dans son traité sur la peinture sur verre, Antonio da Pisa (v. 1400) utilise le terme « verre blanc » pour qualifier le verre incolore, mais parle également d’une couleur blanche, opaque (Antoine de Pise : l’art du vitrail vers 1400, Claudine Lautier, Dany Sandron (éds), Paris, 2008, p. 308).

Marco Collareta, « Visibile parlare », dans Il teatro delle statue, gruppi lignei di Deposizione e Annunciazione tra XII e XIII secolo, Francesca Flores D’Arcais (éd.), Milan, 2005, p. 61-68.

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et à une certaine distance l’une de l’autre, dans un espace auquel elles demeuraient surajoutées. La gestuelle et la polychromie tiennent dès lors un rôle prépondérant pour capter le regard du fidèle et recréer le lien entre les deux personnages. À n’en pas douter, les sculpteurs pisans ont paré leurs œuvres de blanc pour magnifier l’image de la Vierge autant que celle de Gabriel, et cet embellissement reposait probablement autant sur le symbolisme de la couleur que sur les caractéristiques formelles de l’œuvre.

Du marbre au bois Sur le plan stylistique, les sculptures en bois qui composent le corpus sont marquées par l’influence de Nino Pisano (v. 1310-1368). Dans les Vite de Vasari, si Nino est avant tout cité comme un collaborateur de son père Andrea, quelques œuvres de sa main sont toutefois mentionnées. Parmi elles, conformément à la vision de l’art propre à l’auteur, aucune œuvre en bois, mais la mention d’un Ange et d’une Vierge de l’Annonciation (fig. 1) en marbre, réalisés « pour un autel de Santa Caterina, que l’on peut regarder comme les meilleures statues de ce temps », est essentielle pour notre propos. Les études menées dans les années 1980 ont précisé le corpus de Nino et mis en lumière des sculptures de ses suiveurs, soulignant à ce titre les correspondances formelles notables entre l’Annonciation en marbre de Santa Caterina de Pise retenue comme l’œuvre de Nino, et les sculptures en bois évoquées dans cet article. Les œuvres en marbre de Nino Pisano se distinguent par le grand soin apporté au poli qui fait jouer la lumière et anime les visages, ce qui a pu inciter Vasari à déclarer que « Nino était arrivé à faire perdre à la pierre sa dureté et à lui donner l’apparence de la chair ». Au-delà du topos, il est vrai que le sculpteur s’applique à donner l’illusion de vie à ses sculptures, notamment par l’application d’une polychromie parcimonieuse. L’éclat des visages et la finesse de la peau sont rendus par le contraste avec la chevelure dorée et le dessin noir des yeux. Les revers des habits sont rehaussés de bleu, les festons des vêtements parés de décors dorés et la polychromie est elle-même complétée par des jeux d’ombres ménagés par les plis des vêtements. Cet emploi partiel de la polychromie est caractéristique des sculptures toscanes en marbre des xive et xve siècles, rehaussées de couleur dans certaines zones pour faciliter la lecture du relief et conférer aux figures un aspect naturel, tout en soulignant, par contraste, les qualités de blancheur et d’éclat inhérentes au matériau.

 

  

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Giorgio Vasari, Les Vies (Vite), André Chastel (éd.), Paris, 1989, II, p. 170. Mariagiulia Burresi, Andrea, Nino e Tommaso, scultori pisani, Milan, 1983 ; Gert Kreytenberg, Andrea Pisano und der toskanische Skulptur des 14. Jahrhunderts, Munich, 1984 ; Anita Fiderer Moskowitz, The sculpture of Andrea and Nino Pisano, Cambridge, 1986. Ces ouvrages furent précédés par Ilaria Toesca, Andrea e Nino Pisani, Florence, 1950. Voir aussi Sacre Passioni…, op. cit. à la note 4. G. Vasari, Les Vies…, op. cit. à la note 15, p. 170. Laurence Gérard-Marchant, « Compter et nommer l’étoffe », Médiévales, 29, 1995, p. 87-104 ; « Orli, nastri e righe, passamanerie e tessitura nelle vesti fiorentine del Trecento », Archivio Storico italiano, 2005/1, 603, p. 133-157. A. Andreuccetti, La policromia…, op. cit. à la note 5, p. 23-25. Exemple de la valorisation de l’aspect d’un matériau précieux, en 1298, Giovanni Pisano désigne dans un document une Vierge à l’Enfant en tant qu’« opus ebur-

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Fig. 1 - Nino Pisano, Annonciation, 3e quart du xive siècle, Pise, Santa Caterina.

Les sculptures en bois peintes en blanc semblent s’inspirer du groupe de l’Annonciation de Santa Caterina. Les positions relatives identiques, les mouvements des corps similaires, et le travail des drapés en plis successivement plats puis tubulaires frisent parfois la copie systématique. Dans cette recherche de reproduction fidèle du modèle, la polychromie joue un rôle majeur. Il est toutefois impossible de déterminer si ces sculptures s’inspirèrent du groupe en marbre luimême ou d’un modèle en bois réalisé dans l’atelier de Nino, destiné à diffuser l’image du marbre original. Les similitudes du groupe en bois de la National Gallery de Washington (fig. 2) avec celui, en marbre, de Santa Caterina sont telles qu’elles laissent penser qu’ils furent tous deux



neum ». La caractérisation du matériau prouve que ce sont ses qualités esthétiques propres qui priment et donnent une certaine valeur à l’objet. Autour de la copie au Moyen Âge, voir Herbert Kessler, « copia », dans Enciclopedia dell’arte medievale, vol. V, p.  264-277 ; Philippe Lorentz, «  De l’usage de la copie au xve siècle  », dans Pierre, Lumière, Couleur  : études d’histoire de l’art du Moyen Âge en l’honneur d’Anne Prache, Paris, 1999, p. 425-439 et pour exemple : Enrica Neri Lusanna, « Invenzione e replica nella scultura del Trecento : il “Maestro dei Magi di Fabriano” », Studi di storia dell’arte, 3, 1992, p. 45-58.

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Fig. 2 - Nino Pisano (attribué à), Annonciation, vers 1370, Washington, National Gallery.

créés dans l’atelier de Nino Pisano. Leur parenté est renforcée par une utilisation identique de la couleur : les yeux sont cernés de noir, les chevelures dorées, les manteaux peints en blanc et en bleu sur le revers. Dans son aspect général, l’Annonciation de Washington évoque celle de Santa Caterina jusque dans son matériau, par l’emploi du blanc. Trois autres sculptures en bois, stylistiquement affiliées à l’œuvre de Nino et dont la polychromie, partiellement conservée, est blanche sur les vêtements, sont tributaires du groupe de Santa Caterina. Il s’agit des Anges conservés au Musée de Cluny (fig.  3) et au Victoria and Albert



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Gert Kreytenberg rejetait l’authenticité de ce groupe du fait même de sa trop grande proximité avec l’Annonciation de Santa Caterina (G. Kreytenberg, Andrea Pisano…, op. cit. à la note 16, p. 144). Cependant, les analyses réalisées en 1979 ont permis de confirmer la datation du xive siècle et l’originalité de la polychromie est assurée par Mario Modestini (A. Fiderer Moskowitz, The sculpture…, op. cit. à la note 16, p. 76-77, note 44). Le groupe a en outre été considéré comme le modèle préparatoire à celui de Santa Caterina (Enrica Neri Lusanna, « Invenzione e replica… », art. cit. à la note 20, p. 50), mais, dans l’état actuel des recherches, aucun exemple de statue en bois réalisée pour servir de modèle à une sculpture en pierre ou en marbre n’étant connu pour la période, cette hypothèse doit être rejetée pour le groupe de Washington.

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Museum, ainsi que de la Vierge de l’Annonciation du Musée du Louvre. Un groupe conservé à Castelfranco di Sotto, dans la province de Pise, constitue également un écho formel au groupe de Santa Caterina, mais la polychromie actuelle est le fruit de repeints postérieurs à 1737. Pour toutes ces œuvres, le vêtement est blanc à revers bleu et orné sur les galons de dorures imitant des brocards, comme sur les marbres dont elles sont dérivées. Cependant, l’imitation du modèle en marbre est imparfaite, puisque les chairs étaient peintes au naturel, comme on le voit aujourd’hui encore sur les sculptures de Washington et de Montefoscoli (fig. 4). Lorsque Vasari relève l’aspect vivant des marbres de Nino Pisano, il évoque une surface sublimée, dont la couleur est uniquement intellectualisée, loin de l’aspect plus concret des carnations peintes qui caractérise ces œuvres en bois. Et cependant, les sculpteurs n’ont pas renoncé à évoquer dans le bois, des caractéristiques matérielles du modèle en marbre. On trouve dans quelques textes la mention de l’emploi du blanc sur des statues en bois pour donner l’illusion du marbre, notamment chez Vasari qui évoque la réalisation par Jacopo della Quercia d’une statue éphémère, recouverte d’étoupe et peinte en blanc. Mais il s’agit dans ce cas d’une pâle copie du matériau, comme le notait déjà Pline en distinguant l’albus, couleur blanche fabriquée par les peintres, donc artificielle, du candidus, blanc pur et lumineux qui peut caractériser le marbre. Afin de renforcer l’effet visuel du blanc sur leurs sculptures en bois, les sculpteurs sont donc amenés à rechercher des solutions plastiques. 

 

 

Fig. 3 - « Maître de Montefoscoli » (attribué à), Ange de l’Annonciation, 3e quart du xive siècle, Paris, Musée National du Moyen Âge-Thermes et hôtel de Cluny.

L’œuvre a perdu presque toute trace de polychromie. Cependant, elle est formellement très proche de la Vierge de l’Annonciation en marbre de Santa Caterina et les études menées sur un îlot conservé au dos de la sculpture ont permis de mettre en évidence la présence de blanc sur le vêtement qui pourrait correspondre à la polychromie originale. Rapport de restauration par Cécile Aballea et Florence Godinot, mars 2000. Lorenzo Carletti dans Scultura lignea pisana. Percorsi nel territorio tra Medioevo e Rinascimento, Milan, 2001, p. 32. Dans l’état actuel des connaissances, rares sont les sculptures en bois de la période médiévale à présenter sur le visage une polychromie ayant un rôle autre que celui d’évoquer la carnation. Voir à ce propos les débats autour du Volto Santo de Lucques dans La Santa Croce di Lucca : il Volto Santo ; storia, tradizioni, immagini, actes de colloque, Villa Bottini, 1 - 3 mars 2001, Empoli, 2003. Giorgio Vasari, Les Vies (Vite), André Chastel (éd.), Paris, 1989, III, p. 33. Pline, Histoire naturelle, livre XXV.

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Sous les manteaux, les tuniques de l’Ange et de la Vierge de Washington sont peintes en rouge. Le contraste ainsi créé renforce l’éclat du blanc. L’usure de la polychromie ne permet plus d’envisager l’effet originel . Il est cependant remarquable que dans l’entourage même du maître de l’Annonciation de Santa Caterina, on fit le choix d’adapter le modèle aux propriétés d’un matériau traditionnellement couvert de couleurs vives. Contrairement aux statues de Washington, les autres groupes du corpus présentent un emploi plus systématique du blanc, dont les artistes ont cherché à développer les qualités lumineuses par d’autres procédés. Les sculptures en bois usent en effet du blanc comme d’une couleur en soi, plus évocatrice que performative dans le rappel du marbre. C’est pourquoi, afin d’accentuer la luminosité du pigment blanc qui ne peut naturellement copier celle du marbre, les sculpteurs – ou les peintres – appliquent parfois des décors à la feuille d’or plus généreusement que sur le modèle. Sur l’Ange du musée de Cluny par exemple, outre la présence de galons, le vêtement s’enrichit d’un passement dans la zone inférieure du manteau. L’ensemble de l’ornement doré est rehaussé de glacis bleus et rouges faisant vibrer la lumière (fig. 3 bis). Des motifs similaires sont plus développés encore Fig. 4 - « Maître de Montefoscoli », Vierge du Groupe de l’Annonciation, sur la bordure du manteau de la Vierge de l’Annonciation de Montefoscoli, Santa Maria Assunta. Montefoscoli. Un tel recours à l’or sur les vêtements permet ainsi de combler les insuffisances de la peinture blanche sur bois pour évoquer le marbre. L’observation attentive des sculptures en bois permet donc de constater qu’au-delà de l’imitation formelle de l’Annonciation de Santa Caterina, les sculpteurs se sont appliqués à exploiter d’autres possibilités techniques de la couleur pour rendre l’éclat du marbre. Le but pour les sculpteurs était visiblement de réaliser des œuvres diffusant un modèle qui bénéficiait d’une certaine fortune, étant toutefois tributaires des caractéristiques propres à leur matérialité : l’adaptation nécessaire de la forme générale de l’œuvre, plus ou moins développée en largeur selon la forme de la grume, mais aussi de la polychromie couvrante indispensable à la sculpture sur bois.



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L’éclat des manteaux est en outre atténué par un repeint imitant des craquelures qui a probablement été réalisé lors d’une restauration récente dans l’histoire de l’œuvre (Nous remercions Alison Luchs pour cette information).

albus et candidus

Fig. 3 bis - « Maître de Montefoscoli »

(attribué à), Ange de l’Annonciation, Paris, Musée National du Moyen Âge -Thermes et hôtel de Cluny (détail du décor à la feuille d’or).

Variations autour d’un thème : copie, citation, réinterprétation Dans la seconde moitié du xive siècle, de nombreuses petites sculptures en marbre diffusées dans toute la péninsule italienne s’inspirèrent des modèles élaborés par Andrea, puis par Nino Pisano. Se mêlent ici des statues de qualité variable, réalisées dans l’atelier familial, ou de simples reprises, ponctuelles ou sérielles, d’un style en vogue en Toscane. C’est à la même période que furent sculptées les œuvres en bois visiblement inspirées du travail de Nino. Cette production témoigne de l’engouement pour la sculpture du maître à cette période, mais sa diffusion limitée, circonscrite aux alentours de Pise, incite à s’interroger sur le rôle des commanditaires dans un attachement au modèle pisan. Le groupe de Montefoscoli fut réalisé pour une cité qui dépendait alors de l’archevêché de Volterra mais qui était politiquement placée sous la domination de Pise, jusqu’à sa chute en 1406. La réalisation de l’œuvre, proche dans ses effets des sculptures pisanesques, était-elle issue d’une commande spécifiant la reprise du groupe de Santa Caterina ? Un tel acte aurait bien entendu une valeur politique forte, liant par la citation artistique l’église de Santa Maria Assunta de Montefoscoli, non pas à Volterra, mais à Pise elle-même. Cette hypothèse se pose avec plus d’acuité encore dans le cas du groupe de Castelfranco di Sotto. La présence d’un tel groupe dans une ville qui fut à l’époque le théâtre d'affrontements entre guelfes et gibelins, passant alternativement sous la dépendance de Florence, de Pise ou de Lucques, peut constituer un indice de la prégnance culturelle pisane dans la ville ou des accointances politiques du commanditaire. Les lacunes documentaires concernant les œuvres conservées hors d’Italie ne permettent pas de connaître leur contexte de réalisation, mais



Luisa Becherucci, « La bottega pisana di Andrea da Pontedera », dans Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz, 11, 1965, p. 231-236. Ces petites sculptures en marbre sont considérées selon les auteurs comme étant issues de l’atelier familial ou comme des imitations par des artistes florentins et pisans du style des Pisano. Elles font par conséquent souvent l’objet de discussions quant à leur attribution. Mario Campigli, « Su Nino Pisano e sul suo seguito in Toscana : due Madonne lignee della Fondazione Giorgio Cini », Saggi e memorie di storia dell’arte, 27, 2003, p. 35-56, évoque le cas d’une petite sculpture en bois qui serait une copie de la Madonna della Rosa (Pise, Santa Maria della Spina).

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la présence de plusieurs statues dans des villages ou des bourgs situés près de Pise ou dans sa zone d’influence témoigne de la réception de l’art de Nino par ses contemporains (commanditaires, mais aussi sculpteurs et peintres) et de l'impact de la ville sur son contado. Les sculptures en bois qui nous occupent reprennent donc un modèle qui a connu une certaine fortune à Pise et dans ses environs, tout en développant à chaque fois une esthétique propre. En cela, elles sont représentatives de « l’innovation dans la tradition » qui caractérise la production artistique médiévale. L’apparition d’une personnalité forte, telle que celle de Francesco di Valdambrino, permet toutefois de dépasser ce stade de la dérivation-adaptation à l’aube du Quattrocento. La polychromie plus audacieuse, et cependant évocatrice, de l’Annonciation du musée San Matteo de Pise (fig. 5) conduit à l’isoler du reste du corpus étudié. Le groupe provient de l’église San Francesco de Pise, située non loin de Santa Caterina. Les similitudes de formes et de couleurs avec les statues en marbre de Nino Pisano ont pu être souhaitées par le commanditaire, afin de faire rejaillir sur le groupe sculpté le prestige d’un modèle illustre, mais la proximité géographique avec l’une des œuvres les plus célèbres du temps fut sans doute une motivation supplémentaire pour Francesco di Valdambrino. L’Annonciation est remarquable pour sa grande liberté d’interprétation du modèle de Santa Caterina. Elle se distingue par un intérêt soutenu pour l’humanité des personnages, traduite dans l’attention portée à l’expression du visage et au mouvement du corps, caractéristiques de la manière de Francesco. L’artiste, formé dans l’aire siennoise mais actif à Lucques et dans les environs de Pise dans les premières années du xve siècle, reprend à son compte le style du plus grand sculpteur pisan de la période, Nino, afin de développer une manière propre. L’Annonciation de San Francesco se démarque du modèle de Santa Caterina par l’application de rouge sur de larges surfaces. Le groupe ayant été entièrement conservé, nous avons ici la chance de pouvoir observer comment l’artiste joue sur la couleur pour associer ses sculptures malgré la distance qui les sépare au sein de l’espace ecclésial. Si le bleu est utilisé de manière traditionnelle pour le revers des manteaux, le rouge et le blanc sont appliqués sur les figures dans une sorte de chiasme permettant de distinguer le manteau de la robe. Le rouge se retrouve sur le revers du voile de la Vierge, le dissociant ainsi plus nettement de son manteau. La superposition des couleurs signale

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 

H. Kessler, , « copia »…, art. cit. à la note 20, p. 264-277. Gabriele Fattorini, «  Francesco di Valdambrino  : per un riepilogo generale  », La Diana, 2, 1996 (1998), p. 109-157.



Il anticipe ainsi les conseils de Cennino Cennini : « prends la peine et le plaisir de reproduire toujours les meilleures choses que tu puisses trouver, sorties de la main des grands maîtres […] tu en viendras à acquérir une manière qui te sera propre et qui ne pourra qu’être bonne », dans Le livre de l’art (Il libro dell’arte), Colette Déroche (éd.), Paris, 1991 [éd. française] (on situe la rédaction de ce traité à la fin des années 1390), Chap. XXVII.



Mariagiulia Burresi, Mostra delle sculture lignee restaurate nel Museo di San Matteo, cat. exp., Pise, Museo Nazionale San Matteo, 1984-1985, Pontedera, 1984, n° 7 et 8, et la notice n° 57 sur le Cd-Rom produit à l’occasion de l’exposition de 2000 : Sacre Passioni. I restauri, Mariagiulia Burresi (éd.), ZYX multimedia, 2000.

albus et candidus

les différentes couches de vêtement et participe à un nouveau sens des volumes qui est une préoccupation récurrente chez Francesco. La lisibilité renforcée inscrit la sculpture dans une quête de réalisme accrue, loin de l’impression lumineuse et quasi immatérielle du groupe en marbre dont s’inspirent les autres œuvres où prime le blanc. Le groupe de San Francesco suit donc une forme artistique préexistante mais l’adapte à un style et à un vocabulaire novateurs, instituant un véritable jeu de paragone entre sculpture sur marbre et sculpture sur bois.

Fig. 5 - Francesco di Valdambrino, Annonciation, vers 1400, Pise, Museo Nazionale San Matteo.

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Sculpter le blanc : la Madone de Palaia Une ultime œuvre réalisée par Francesco di Valdambrino, étrangère au corpus étudié, éclaire le rapport de l’artiste au blanc dans ses œuvres en bois. La Madone de Palaia (fig. 6) porte sur sa base la signature de « Francisco de Senis », la date de 1403 et l’identité du commanditaire, la confrérie des Bianchi de Palaia. Cette confrérie de pénitents avait choisi le blanc en signe de pureté mais aussi de renoncement. La Madone revêt donc des drapés où se croisent les aspects symboliques du blanc, entre albus et candidus. La Vierge et l’Enfant sont entièrement revêtus de blanc, mais pour contrer l’effet unitaire du vêtement, Francesco choisit d’enrichir les manteaux d’un semis d’étoiles à la feuille d’or qui garantit une meilleure lisibilité à la sculpture, en distinguant les différentes épaisseurs du vêtement. On retrouve ici le souci que porte Francesco au rendu réaliste du volume du corps. Mais l’emploi de l’or permet également de donner l’illusion de la superposition de deux couleurs différentes  : un blanc pâle, albus, pour la robe et un blanc brillant dont la luminosité parvient à conférer au bois une dignité marmoréenne. L’éclat du blanc est également souligné par le bleu soutenu du revers du manteau, plus profond que celui des œuvres précédentes. Les études de polychromie ont révélé l’emploi du lapis-lazuli, fait exceptionnel dans le domaine de la sculpture en bois pour la période en Toscane. L’emploi d’un matériau si précieux indique que l’œuvre était particulièrement coûteuse, davantage peut-être qu’une sculpture en marbre rehaussée d’or et d’azurite. La polychromie de la Madone de Palaia constituait pour l’œuvre une plus-value, au   

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Fig. 6 - Francesco di Valdambrino, Madone, 1403, Palaia, Sant’Andrea.

Visibile pregare, arte sacra nella diocesi di San Miniato, Roberto Paolo Ciardi (éd.), Pise, 2001, p. 168-170. Les brocards sont similaires, tandis que le rouge au niveau du col ne semble pas appartenir à la polychromie d’origine : Sacre Passioni…, Mariagiulia Burresi (éd.), op. cit. à la note 32, notice n° 59. À propos du prix des œuvres de dévotion : Susanne Kubersky-Piredda, « Immagini devozionali nel Rinascimento fiorentino : produzione, commercio, prezzi », dans Il mercato dell’Arte in Italia, Marcello Fantoni et al. (éds), Modène, 2003.

albus et candidus

même titre que le choix de l’artiste. La signature a, dans ce contexte, le rôle d’exposer la responsabilité de l’artiste aux yeux de tous. En effet, le sculpteur étant le seul à signer, elle indique sa paternité, sinon dans la réalisation, du moins dans la conception de la polychromie. Par ce jeu des effets de lumière et de matière, Francesco parvient à sculpter le blanc, à lui donner profondeur et présence. Le sculpteur détient tous les savoirs nécessaires à la réalisation d’une œuvre pouvant rivaliser en qualité avec les sculptures en marbre de son temps.



À la même période, l’artiste s’essaye d’ailleurs à la sculpture sur marbre, puisqu’en 1406, il est mentionné comme magister lapidum (Pelèo Bacci, Francesco di Valdambrino emulo del Ghiberti e collaboratore di Jacopo della Quercia, Sienne, 1936, p. 112-114 ; Gabriele Fattorini, dans Collezione Salini, Luciano Bellosi (éd.), Florence, 2009, II, p. 242-243). Deux œuvres en marbre lui ont d’ailleurs été récemment attribuées (Le arti a Siena nel primo rinascimento, cat. exp., Sienne, Santa Maria della Scala, 26 mars-11 juillet 2010, Milan, 2010, cat. A.7, p. 40 et cat. A.8, p. 42).

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La place des soies 

monochromes dans les arts autour de 1400

Nathalie Roman Université américaine du Caire

On ne conserve qu’un nombre très restreint d’œuvres constituées de soies peintes en grisaille, parmi lesquelles prend place le chef-d’œuvre incontesté du Parement de Narbonne . Souvent étudiée isolément, louée pour sa grande qualité artistique, cette œuvre est présentée comme une originalité au sein de la production artistique des xive et xve siècles. Il existe pourtant quelques autres soies blanches peintes de noir et de variations de gris : deux mitres peintes conservées au musée de Cluny  et à la bibliothèque d’Amiens et une « sarga » à Huesca. Si le corpus d’œuvres conservées est limité, il ouvre néanmoins des interrogations sur le choix de la monochromie. Cette interrogation a trouvé des éléments de réponse dans l’article de 1957 de Molly Teasdale Smith, véritable jalon dans l’historiographie. L’auteure y identifie ce corpus  qu’elle complète par des citations d’inventaires. L’argument majeur de sa publication est l’association de la monochromie au temps du carême. L’ensemble des publications ultérieures a repris ses conclusions limitant la grisaille à une fonction de carême et de deuil. Susie Nash, explorant surtout la technique de réalisation des monochromies en soie, a complété cette analyse par l’examen de la composition des chapelles

      

 

Musée du Louvre, Départements des Arts Graphiques, MI 1121. Musée national du Moyen Âge - Thermes de Cluny, numéro d’inventaire CL 12924. Bibliothèque Amiens Métropole, Collection Charles L’Escalopier, n° 57. Cathédrale d’Huesca, (Espagne), allée centrale de la cathédrale, chapelle Nuestra Señora Del Populo. Molly Teadsdale Smith, « The Use of Grisaille as a Lenten Observance », Marsyas VIII, (1957-59), p. 43-54. Ce corpus d’œuvres n’a pu être étendu à ce jour malgré les recherches dans les collections actuelles. Molly Teadsdale Smith observe aussi que les inventaires distinguent nettement deux types de pièces : celles du devant et du bas de l’autel, « la table en dessoubz », et les pièces du haut et de l’arrière de l’autel, « la table d’en hault » ou « table d’amont ». Susie Nash, « The Parement de Narbonne : Context and Technique », dans The fabric of images, Catherine Villers (éd.), Londres, 2000, p. 77-87. La chapelle réunissait de nombreux prêtres et musiciens sous la direction d’un doyen. Elle était pourvue de vaisselle, vêtements et livres. Il existe différentes catégories de chapelles.

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nathalie roman

dans les collections royales et ecclésiastiques. Néanmoins, aucune vue d’ensemble de la présence, ou de l’absence, tout aussi révélatrice, d’œuvres textiles faites de « blanc et de noir » dans ces collections n’a été publiée à ce jour. L’objet de cette recherche consiste à déterminer la place des œuvres monochromes dans les inventaires, notamment au regard des textiles polychromes, le corpus étant trop limité pour donner lieu à des conclusions. De plus, l'observation des inventaires remet partiellement en cause l’existence d’une prescription liturgique liée au carême.

L’extension du corpus des soies monochromes. Si le Parement de Narbonne demeure un unicum, il oriente toutefois les premiers pas de la recherche vers la cour de France. L’examen des collections royales permet d’observer que les monochromies sur soie apparaissent sous Charles V. Si aucune chapelle n’est mentionnée dans l’inventaire connu de Jean le Bon, à l’inverse Charles V, encore dauphin, marque sa prédilection pour ces ensembles mobiliers au point d’organiser sa collection en 1363 en distinguant les différentes catégories d’ornements liturgiques. Ainsi, sous la mention de «  dépaillérées  » sont spécifiées des chapelles dédiées au temps du carême : « 500 : Item II paires de chapelles de Caresme destaintes, à ymages, garnies » ; « 501 : Item uns paremens de Caresme qui sont de toiles ouvrez à l’esguille ». Si l’item 501 était orné de broderies, la présence des « ymages » pour l’item précédent laisse supposer que ces représentations pouvaient également être peintes. Le qualificatif « destainte » pose cependant la question du blanc ou du tissu non teint. Le roi Charles V ordonne en 1379 la rédaction d’un second inventaire très détaillé recensant soixante-trois chapelles. Y sont précisées les différentes catégories de chapelles associant des couleurs et des fonctions. Cette attention pour la description des chapelles, figurant tout de même dans une collection de 3900 objets, montre l’intérêt de Charles V pour ces ornements. Deux grisailles y sont décrites : 1121 : Une chappelle de samyt blanc pourtraicte de noir, en la table d’amont, de l’Annunciacion, du Crucifiement et du Couronnement, et, en celle de descoubz, Dieu en sa majesté ou mylieu, les quatre Evangélistes autour et plusieurs ymages ; et la chasuble de ladicte chapelle, pourtraicte a

   

 

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Sans prétendre à l’exhaustivité, ce travail a permis de fournir une liste des inventaires contrôlés. Germain Bapst, Testament du roi Jean le Bon et de ses joyaux à Londres publié d’après deux manuscrits inédits des Archives nationales, Paris, 1884. Danièle Gaborit-Chopin, L’inventaire du trésor du dauphin futur Charles V, 1363 : les débuts d’un grand collectionneur, Paris, Société de l’histoire de l’art français, Nouvelle période- tome XXXII, 1996, p. 65. Ibid., p. 65, note 536 : « destaintes, c’est-à-dire non teintes, certainement blanches et noires, en grisaille, comme le Parement de Narbonne, exécuté pour Charles V en donne encore un exemple aujourd’hui… ». Je ne partage pas son assimilation des termes déteintes, cendrées ou en grisaille, même si toutes ces chapelles étaient utilisées lors du carême. Jules Labarte, Inventaire du mobilier de Charles V, Collection des documents inédits sur l’histoire de France, troisième série archéologie, Paris, 1879, p. XII. Ibid., p. 147.

la place des soies monochromes dans les arts

ymages, a ung orfroiz de beguine, garnye de frontier, dossier, estolle et fanon, aube et amyt, avec la touaille parée. 1122 : Item, une autre chappelle cothidiane de samit blanc, portraicte comme dessus, et en la table de dessoubz ung ymage de Nostre Dame, et celle d’en hault ung crucifiement environné de plusiuers ymages et histoires, garnye comme dessus ; et est ladicte chappelle brodée de gresles bisectes d’or, nommée la Chappelle maistre Girard.

Ces descriptions, plus précises qu’en 1363, permettent de conclure qu’il s’agissait bel et bien de soies peintes. En effet, le terme « pourtraicte » aurait le sens actuel de « représenter », le verbe exprimant l’idée de dessiner. Cet usage est attesté au moins depuis la première moitié du xiiie siècle. Les verbes tisser et broder, qui sont attestés depuis le xiie siècle, ne sont pas utilisés dans ces descriptifs vraisemblablement parce que les œuvres n’étaient pas brodées. D’ailleurs, les éléments brodés sont systématiquement décrits en tant que tels, au point d’en distinguer les différents styles et origines. Notons que les chapelles en grisaille ne sont pas les seules utilisées pour le carême : « 1124. Item, deux custodes d’autel de satanin cendré, pour karesme » ; « 1126. Item, une autre chappelle cothidiane destainte, de quoy, en la table de dessoubz, sont pourtraiz les six dimanches de karesme, et celle de dessus, de la Passion, et est l’orfroiz de la chasuble brodée à griffons et à appostres, garnye comme dessus. » Le successeur de Charles V portera moins d’intérêt aux chapelles, qu’elles soient en grisaille ou brodées. Dans le premier inventaire de Charles VI, les descriptions d’ornements liturgiques sont sommaires. Ainsi l’item 29 : « unze pièces de plusieurs paremens, tant de broderie comme de plusieurs autres et diverses façons».. Dans l’inventaire après décès de 1424, une chapelle en grisaille est explicitement signalée : Item le lundi XXVIJ jour de mars MCCCCXXIII avant Pasques fut baillie a Jehan du Val une chapelle cotidienne de satin blanc de pourtraiture de blanc en noire pour le karesme. En la table de dessus a un crucifix, a un des costes est Dieu que on bat a lestache image de la flagellation et de lautre coste est Dieu qui est ou tumbel tombeau ; et en la table de dessous est N. S. en sa majeste, et aux iiij coins sont les iiij evangelistes et la chasuble de la creation du monde, et a un orfrois de satin noir et a soleil de broudeure et a chapelles de brodures ou est escrit dedans lachapelle Jesus et doublez de cendal tiecelin sorte d’etoffe vermeil, et laube amit amict estole et



     

Il s’agit probablement des deux chapelles décrites de façon sommaire à l’item 500. Néanmoins, la description de l’item 1122 ne permet pas d’affirmer qu’il décrit le Parement de Narbonne. J’en doute car l’item 1122 cite aussi des broderies sur la chapelle dont on ne trouve pas trace. Le Parement ferait donc partie d’une autre chapelle non décrite dans l’inventaire de 1380. Portraire signifie déjà dessiner dans le carnet de Villard de Honnecourt, vers 1230, BnF, ms. fr. 19093. Il signifie « orner un tissu d’un motif composé à l’aiguille et au crochet », vers 1160, Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, 1998, p. 531. La broderie est un art bien connu car dans de nombreux inventaires, on en distingue le savoir-faire. Philippe Henwood, Les collections du trésor royal sous le règne de Charles VI (1380-1422). L’inventaire de 1400, Paris, 2004. Ibid, p. 72. Constant Leber, Collections des meilleures dissertations, notices et traités particuliers relatifs à l’histoire de France, Paris, 1838, vol. 19, États de la maison royale des France, inventaires p. 224.

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nathalie roman

fanon dutto e mesme, et la touaille parée a demy apostres figures d’apôtres en buste ; prises par le dict Gillet Feillet et Jehan de Paris chasublier..iiijxx x≠ p.

L’iconographie décrite peut indiquer qu’il s’agit de la même pièce que l’item 1122 possédée par Charles V. Mais il ne s’agit pas en tout cas du Parement de Narbonne car la représentation du Christ au tombeau ne s’y trouve pas. La valeur de la chapelle est aussi à souligner : elle est évaluée à une somme de quatre-vingt-dix livres, probablement parisis. Cette somme est élevée, mais cette appréciation doit être tempérée par le fait que la chapelle comprend aussi plusieurs pièces brodées. Plus loin dans le texte, d’autres chapelles entières sont décrites et classées selon leur couleur, mais elles sont brodées ou unies. Néanmoins, il est permis de conclure que les chapelles en grisaille n’ont pas disparu avec la fin du règne de Charles V. Charles VI a ainsi remplacé l’item 1121, donné à Isabeau de Bavière, par une nouvelle chapelle en grisaille qui est certainement cette pièce. L’intérêt pour la monochromie est encore manifeste en 1435 dans les possessions du duc de Bedford : « Item, une chapelle cotidienne de satamit blanc, pourtrait de noir, en la table d’amont d’un Crucifiement environné de pluseurs ymages et histoires, et en celle de dessoubz, ung ymaige de Nostre Dame, garnie de frontier, dossier, chasuble, estole et fanon, aulbe et amit parez, brodez de petites bosseites d’or, pris, x li. P. » Il s’agit de la seule pièce peinte parmi les étoffes liturgiques majoritairement brodées. La description de la pièce, trop sommaire pour permettre de l'identifier au Parement de Narbonne, confirme néanmoins la présence d’une peinture sur tissu en grisaille dont la valeur est toutefois faible. Sous le règne de Charles VII, les grisailles ne sont plus mentionnées. Dans l’étude des œuvres en grisaille des collections princières, l’examen des possessions des frères de Charles V, commanditaires très actifs, constitue une étape essentielle. Si l’inventaire de Louis d’Anjou ne mentionne que des chapelles brodées, son frère Philippe le Hardi possédait une mitre, vraisemblablement peinte. En effet, l’inventaire des biens du duc de Bourgogne, daté de 1404 montre qu’il était tout comme son frère Charles V, amateur d’ornements liturgiques. À la suite d’une liste éloquente de pièces d’orfèvrerie est signalée : « une autre mittre de satin blanc, painturée de noir à ymaiges ». La mention « autre » fait certainement référence à la mitre brodée et richement décorée citée dans l’item précédent, et non à la possibilité que le duc de Bourgogne ait possédé deux mitres peintes. Parmi les « cothidians » figure, tout comme chez son frère, une pièce de couleur cendrée : « Item, ung autre pareil cothidian de drap de Damas cendré a plus

     

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Jenny Stradford, The Bedford Inventories, the wordly Goods of John, duke of Bedford, Regent of France, (1389-1435), Londres, 1993, p. 288. Ibid., p. 192-194. Ibid., p. 78. J. Pargant « Inventaire des joyaux du roi, 31 juillet 1423 », Archives historiques du Poitou, 1873, t. II, p. 298-300. Henri Moranvillé, Inventaire de l’orfèvrerie et des joyaux de Louis Ier duc d’Anjou, Paris, 1906, p. 194 et p. 597-98. Chrétien Dehaisnes, Documents et extraits divers concernant l’histoire de l’art dans la Flandre, l’Artois, et le Hainaut avant le xve siècle, Lille, 1886, t. II, p. 834.

la place des soies monochromes dans les arts

menuz compas et ouvraiges, garni et estouffé d’offrois, comme le devant dit et sont lesdis cothidians ordonnés pour servir en Karesme ». Ce goût pour la collection de chapelles se poursuivra à la cour de Bourgogne avec Philippe le Bon, lequel en possédait de nombreuses, comme en témoigne son inventaire de 1420. Sans aucun doute, deux grisailles peuvent être identifiées au sein de cet ensemble : Item 4064. Une mitre de satin blanc painte de noir, à l’istoire de la passion devant et le jugement derrière. Item 4101. une chappelle cothidienne, de satin blanc, painturée de noir, s’est assavoir le frontier hault à ung cruceffiement ou milieu et IIII autres histoires de la passion NS aux II costés, en tabernacles, et ou dossier bas est NS tenant son jugement, à plusieurs ymages et anges et gens qui ressuscitent et la chasuble à plusieurs histoires de NS, garnie de I orfroiz à aspostres, en tabernacles de brodeure d’or assis sur satin asuré, semé de petiz rainceaulx, aube, amit pareils et nape parée, à demi ymages d’apostres painturez.

Il est intéressant de noter l’évolution du vocabulaire : le texte utilise le mot « painturé », et non « pourctrait », pour lequel aucune ambiguïté n’est possible quant au mode de réalisation. Par ailleurs, la collection de ces œuvres s’étoffe : la mitre citée est vraisemblablement la pièce 4101 transmise à Philippe le Bon par son aïeul Philippe le Hardi, mais le duc procède aussi à une nouvelle acquisition. Or, les enrichissements de collection témoignent, davantage que les transmissions, des préférences des commanditaires. On peut donc affirmer que Philippe le Bon cultive un goût certain pour la grisaille, qu’il exprime d’ailleurs aussi dans le domaine du livre et de la délicate vaisselle d’émaux en grisaille. Cet intérêt s’atténue sous Charles le Téméraire, lequel ne détient plus qu’une mitre : « Item 2212. Une mictre de drap de damas blanc, painte de painture noire, servans pour les trespassés, dont les pendans sont semblables brodés de franges grise et noire » ainsi que des pièces vieillies : « Item 2224. deux paremens d’autel de sandre gris vielz » ; « Item 2228. ung viel cotidian de blanc satin pour le quaresme, à tout une vielle mitre ». L’autre grand pôle artistique de la France de la fin du xive siècle est indiscutablement le duché de Berry, où le duc Jean a joué un rôle essentiel de collectionneur. De nombreuses chapelles sont

    



 

Ibid., C, 1886, p. 838. Léon de Laborde, Les ducs de Bourgogne, Études sur les lettres, les arts et l’industrie pendant le xve siècle, Paris. 1851, t. II. Ibid., p. 236. Ibid., p. 246. Chroniques et conquêtes de Charlemagne de Jean le Tavernier (Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, ms. 9066) manuscrit commandé en 1460 par Philippe le Bon ou la Composition de la Sainte écriture, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, ms. 9017, 1462. Till-Holgert Borchert, « Le goût marqué pour les grisailles à la cour du duc », dans Charles le Téméraire (14331477), Faste et déclin à la cour de Bourgogne, cat. exp., Musée historique de Berne, 25 avril-24 août 2008, Zürich, 2008, p. 180-181. L. de Laborde, Les ducs de Bourgogne…, op. cit. à la note 30, p. 26. Cet inventaire, provenant des Archives de Lille, n’est malheureusement pas daté. Susie Nash (« The Parement de Narbonne… », art. cit. à la note 8, p. 78) en dénombre 19.

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répertoriées dans son inventaire de 1401-1403, dont deux dans le recensement des biens de la Sainte-Chapelle de Bourges. Outre ces chapelles complètes, le duc possédait également nombre de « dossiers », « frontiers » et « tables d’autel ». Le soin apporté à la description des étoffes et des broderies transparaît dans les mentions détaillées des motifs d'ornement. Ces pièces témoignent du grand luxe des ensembles liturgiques possédés par le duc tout comme par son frère aîné. Mais s’il est un collectionneur de chapelles, le duc ne possède aucune soie en grisaille, ni même de toile « destainte », et toute mention de carême est absente dans le descriptif des ornements liturgiques. Or, le duc possédait dans sa collection un panneau peint en grisaille : « uns tableaux de bois, où il a une Pitié d’une part, et de l’autre un ymage de Nostre Dame tenant un enfant, et sont faiz de blanc et de noir », ainsi que des manuscrits « de blanc et de noir », dont les célèbres Heures de Jeanne d’Évreux . Il commanda expressément un psautier en grisaille à André Beauneveu. Ces commandes permettent de confirmer les choix artistiques du prince, les acquisitions étant un témoignage sûr du goût des collectionneurs. D’ailleurs, le duc savait impulser des recherches artistiques innovantes et participait à l’élaboration des commandes. Il est donc possible d’affirmer que le duc de Berry appréciait le genre de la grisaille mais qu’il ne l’assimilait pas aux fonctions des chapelles. L’iconographie du panneau, comme celle du psautier, ne fait d’ailleurs pas explicitement référence au temps du carême. Liées par leur nature même à la famille royale et bénéficiant d’un prestige sans précédent, les trésors des Saintes-Chapelles doivent être pris en compte lors de cette recherche. Ainsi les inventaires de la Sainte-Chapelle de Paris, nombreux et suivis, sont particulièrement intéressants. La première vision complète du trésor date de 1336. On y dénombre une soixantaine de vêtements et d’ornements liturgiques. Y sont aussi cités des parements d’autels, parmi lesquels un noir « pour les mors », un blanc « pour le quaresme » et un autre avec des images de martyrs. Dès cette date, le trésor se caractérise par la part prépondérante qu’occupent les vêtements et les textiles liturgiques, et ceci jusqu’à la fin du xve siècle. La mention de pièces pour les morts se retrouve dans l’inventaire de 1341. Il n’y a cependant pas de spécification des couleurs pour le temps du carême, comme en témoignent les cour-

 

   

 

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Jules Guiffrey, Inventaires de Jean Duc de Berry (1401-1416), Paris, 1896, tome II, p. 151-66 et p. 171-186. Ibid., p. 186, pour l’item 342, « Item une chapelle sur sathin vermeil en graine, semée de petites branches de brodeure, assis sur veluau asur… », l’item 343 : « item, une autre chapelle de samit blanc, semée d’estoilles de brodeure… ». Toutes les chapelles historiées sont brodées tout comme les quelques mitres. Ibid., t. I, p. 19, n°15. Les Fastes du gothique, Le siècle de Charles V, cat. exp., Grand Palais, 1981-1982, p. 292. Paris, BnF, ms. fr. 13091. Jean-Yves Ribault, « Pour nostre dévocion et plaisance, l’amour de l’art selon le duc Jean de Berry », dans Mécènes et collectionneurs : les variantes d’une passion, Jean-Yves Ribault (éd.), Congrès National des Sociétés Historiques et Scientifiques, 121e, Nice, 26-31 octobre 1996, Paris, 1999, p. 27-33. Le trésor de la Sainte-Chapelle, Cat. d’exp., Musée du Louvre, 31 mars-27 août 2001, p. 139. Alexandre Vidier, « Le trésor de la Sainte-Chapelle », Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-deFrance, 1911, p. 223, Inventaire de 1341, item 138, 147, 149.

la place des soies monochromes dans les arts

tines rouges de l’inventaire de 1349. Dès 1341, des pièces de couleur cendrée sont mentionnées pour le temps du carême, leur nombre augmente dans la seconde moitié du xive siècle. Les descriptions gagnent en précision avec l’inventaire réalisé entre 1363 et 1377, où les vêtements liturgiques dédiés au carême sont nombreux et de couleurs variées : cendré, jaune, blanc, rouge. Ce n’est qu’en 1480 que la mitre en grisaille, vraisemblablement conservée aujourd’hui au musée de Cluny, apparaît dans les inventaires : « item 407.  Una alia mittra alba, duobus pendentibus munita, in uno latere cujus est Resurrectio picta de novo, et de alio latere sepultura Domini, et in dictis penentibus similiter sunt quedam ymagines, que eciam de novo sunt picte ». Cette mention ne signifie évidemment pas que la pièce date du xve siècle mais la place après 1377 dans la mesure où cette mitre est absente de l’inventaire précédent. Par ailleurs, la mention picta de novo ne permet pas de douter de la technique utilisée et suggère peut-être une restauration. Cette œuvre n’est d’ailleurs plus considérée au xvie siècle comme l'attestent les termes de l’inventaire de 1573-1575 : « laquelle ne vault quasi rien, et par ce n’a esté estimée ne prisée ». La Sainte-Chapelle de Vincennes, fondée en 1379 par Charles V, invite par la qualité de son fondateur, à un examen attentif de ses collections. Seuls deux documents décrivent son trésor, dont celui de 1456 concernant les reliques, joyaux et ornements. Si cet inventaire est quelque peu tardif par rapport à la période étudiée, il montre que nombre de chapelles subsistent encore, même si elles nécessitent réparation. Les chapelles sont classées selon leur couleur et leur fonction. Un item retient particulièrement l’attention : « Item ung cotidien pour Karesme, qui est paint à ymages d’apostres et fleur de liz, garni de frontier, dossier, chasuble, estole, fanon, aube et amit paré. Ils sont si vielz que à peine pevent-ilz mettre ». Le verbe « paint », utilisé aussi dans les inventaires des ducs de Bourgogne, est ici mentionné alors qu’il ne l’est pas pour les autres étoffes. L’usure de la pièce laisse à penser qu’elle est assez ancienne et pourrait donc dater de la fin du xive siècle. Certes, cette description ne permet pas de conclure de façon certaine qu’il s’agissait d’une grisaille car se pose le problème de l’héraldique et de l’usage des couleurs qu’elle imposait. Le motif des fleurs de lys étant certainement d'or sur fond d’azur, il est possible que les autres représentations soient en grisaille. Visiblement, ce parement a servi pour le carême mais ne pouvait plus être utilisé du fait de son ancienneté.

     

 

Ibid, p. 233, Inventaire de 1349, item 21, 22, 23. Ibid, p. 238, Inventaire de 1363, item 20.  Ibid, item 146, 174, 221, 243, 249, 250, 251, 252.  Ibid, p. 107. Ibid, p. 188, Inventaire de 1573-75 pièce n°169. « Recolement de l’inventoire des reliques, joyaulx et aournements de la chappelle du Boys de Vincennes […] et à l’occasion du réparement des chappes, chasubles et austres vestemens d’icelle chappelle …. » dans Chartes et documents de la Sainte-Chapelle de Vincennes (xive et xve siècles), Claudine Billot (éd.), Paris, 1984, t. I, p. 255. Ibid, p. 259. Vérification faite dans les inventaires publiés par J. Labarte, Inventaire du mobilier…, op. cit. à la note 14, cette pièce ne provient pas d’un transfert des collections de Charles V et Charles VI, il s’agit donc potentiellement d’une nouvelle pièce en grisaille.

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La grisaille semble également absente des trésors des deux Saintes-Chapelles fondées par Jean de Berry à Riom en 1382 et à Bourges en 1405 comme de celles de Châteaudun – malgré la richesse de ses tissus liturgiques – et du château de Chambéry. L’intérêt pour les grisailles semble donc refléter davantage le goût personnel du commanditaire que la nature même de l’institution qui les possède. L’examen des biens d’autres institutions ecclésiastiques, notamment ceux des cathédrales, est nécessaire pour conforter ou infirmer cette observation. Le champ de cette étude n’a pu embrasser toutes les cathédrales de la France du xive siècle. La première limite est l’ampleur de la tâche, la seconde consiste en l’absence de sources, de nombreux inventaires ayant disparu ou étant encore actuellement non publiés. Néanmoins, ce panorama permet de circonscrire l’état des collections ecclésiastiques. Le trésor de la basilique de Saint-Denis, nécropole royale, ne conservait aucune œuvre monochrome parmi les nombreux éléments de chapelles, chasubles, parements d’autel et mitres mentionnés, lesquels étaient tissés de motifs ou brodés. Notre-Dame de Paris possédait également une forte dotation d’ornements liturgiques : « L’inventaire de 1416, le plus étendu, mentionne douze chapelles et trente-cinq vêtements, ensembles plus modestes composés d’une seule chasuble dalmatique et tunique, dont beaucoup sont incomplets. En dehors de ces ensembles, on ne compte pas moins de cent cinq chapes, treize aubes brodées, cinquante-six autres aubes dont douze spécialement affectées à des chapelles déterminées ». Cependant aucune grisaille ne figure dans l’inventaire de 1343. Seuls deux parements font référence au carême dans le dénombrement de 1416, mais ils sont brodés. Hors de la sphère parisienne, seule une mitre peinte est signalée dans l'inventaire personnel de l'évêque Guillaume de Lestrange. Cette rareté des grisailles rejoint les conclusions de l’examen des biens de multiples institutions ecclésiastiques, lesquelles ne possèdent aucune grisaille mais des voiles ou vêtements liturgiques de couleurs variées dédiés au carême. L’inventaire de la cathédrale d’Angers signale « item una cortina radiata de sirico, que ponitur ante majus altare in quadragesima ». Des mentions similaires existent dans les inventaires d’Amiens. À la cathédrale d’Auxerre 

         

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Le trésor de la chapelle de Riom n’est pas publié à ce jour. Inventaire de 1404-1407, J. Guiffrey, Inventaires de Jean…, op. cit. à la note 37. Louis Jarry, Testaments, inventaire et compte des obsèques de Jean bâtard d’Orléans, Orléans, 1890, p. 79-82. Adolphe Louis Fabre, Trésor de la chapelle des ducs de Savoie aux xve et xvie siècles, Vienne, 1868, p. 75-76. Blaise de Montesquiou-Fezensac, Danielle Gaborit-Chopin, Le trésor de Saint-Denis. Inventaire de 1634, Paris, 1973-77. Michèle Beaulieu, « Les ornements liturgiques à Notre-Dame de Paris aux xive et xve siècles », Bulletin monumental, 1967, p. 274. Gustave Fagniez « Inventaire du trésor de Notre-Dame de Paris de 1343 et de 1416 », Revue archéologique, t. 28, 1874, p. 89-90, item 153, 154. Inventaire et vente des biens meubles de Guillaume de Lestrange, archevêque de Rouen, nonce du pape Grégoire XI et ambassadeur du roi Charles V mort en 1389, Paris, 1888. Godard-Faultrier, « Inventaire de la cathédrale d’Angers de 1391 », Revue des sociétés savantes, 1867, série 5, t. IV, p. 517. J. Garnier, « Inventaires du trésor de la cathédrale d’Amiens », Mémoires de la Société des Antiquaires de Picardie, 1850, p. 229-347

la place des soies monochromes dans les arts

sont mentionnés « deux draps de soye jaune semeees de plusieurs bestes saubaiges, dobblee de toilles blanches servant a la Caresme, aux festes saint Vigille, saint Grégoire, saint Ambroise ». À Beauvais, « Item deux draps cendrés servans au grand autel en temps de carême ». À Lyon, les inventaires dénombrent également des ornements variés dédiés au carême. L’abbaye de Sens possède aussi divers parements servant spécifiquement pour le carême : Item, le parement du grant austel qui est de telle ouvrée avec deux courtines qui sont de lin, servant audit autel en quaresme Item, une nappe ouvrée pour mestre devant le grant austel en ladite quaresme Item, la grant custode Item le drap de lin qu’on met devant le crucifix en ladite quaresme Item, une custode de lin que on met à l’ostel Notre-Dame en ladite quaresme.

Quelques excursions hors du territoire français (Saint-Omer, Cambrai, Westminster, Saint Albans ou Lausanne) montrent que les grisailles sont également absentes de leurs inventaires et que les parements ou vêtements sacerdotaux de carême sont de diverses couleurs. Cette identification des grisailles permet de conclure que les parements et vêtements de carême sont bien individualisés à la fin du xive siècle, puisqu’ils sont décrits spécifiquement dans les inventaires. Les ornements en grisaille sont plus nombreux que le faible corpus recensé par Molly Teadsdale Smith, mais ils ne sont cependant pas les seuls à répondre à ce temps liturgique. D’autres couleurs sont associées à cette période : rouge, jaune, blanc… Pour comprendre les pratiques liées au carême, il est donc indispensable de circonscrire les prescriptions liturgiques en vigueur.

La question de la liturgie du carême Du fait de leur considérable impact à partir du xiiie jusqu’au xve siècle, il convient de se référer aux écrits de Guillaume Durand, lequel explicite longuement les usages des voiles dans son chapitre relatif aux ornements des églises. Comme l’observe Kristin Faupel-Drevs, Durand distingue

          

Gustave Bonneau, Inventaire du trésor de la cathédrale d’Auxerre, 1892, p. 58. L’inventaire date de 1531. Gustave Desjardins, « Inventaire du trésor de Saint-Pierre, daté de décembre 1464 » dans Histoire de la cathédrale de Beauvais, 1865. p. 200, et item 437. Vital de Valous, Inventaires du trésor de l’Église de Lyon en 1448 et 1724, 1877, p. 13, item 109 et p. 18 item 154. Eugène Chartraire, Inventaire du trésor de l’abbaye de Saint-Rémi de Sens en 1467, Extrait du Bulletin de la Société archéologique de Sens, Sens, 1900, p. 4-5. Charles Linas, « Le trésor de la bibliothèque de l’Église métropolitaine de Rouen, au xiie siècle », Revue de l’art chrétien, XXI année, 1886, p. 464, n. 4. C. Dehaisnes, Documents et extraits divers…, op. cit., à la note 28, vol. 1, p. 405. Joseph Braun, Der christliche Altar in seiner geschichtlichen Entwicklung, Munich, 1924, Band 2, p. 142. Jacques Stammler, Le trésor de la cathédrale de Lausanne, Lausanne, 1902. En revanche, jamais de vert n’apparaît dans les mentions. Guillaume Durand, Rational des divins offices, traduit, annoté par C. Barthelemy, Paris, 1854, t. 1, chap III, p. 52-64. Kirstin Faupel-Drevs, Vom rechten Gebrauch der Bilder im liturgischen Raum, Mittelalterliche Funktionsbestimmungen bildender Kunst im „Rationale divinorum officiorum“ des Durandus von Mende, Boston, Londres, Leyde, Cologne, 2000, p. 295-296.

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différentes catégories de voiles selon leur terminologie et leur fonction : ornare ou velare . Ainsi, les cortinae ornent les murs pour exprimer le caractère festif et ornemental, alors que les vela visent à cacher et protéger des objets et lieux pour signifier le temps du carême, du renoncement et de la tristesse. Cependant, aucune prescription liturgique pour la constitution de chapelles en grisaille dédiées au temps de carême ne figure dans ses écrits. Lorsque Guillaume Durand évoque les vela, il ne précise ni leur couleur, ni leur texture, ce qui est d’ailleurs confirmé par les mentions d’inventaires. La thématique des couleurs est uniquement abordée lorsqu’il cite les courtines des festivités : « Certaines courtines sont parfois teintées de diverses couleurs, comme on l’a déjà dit auparavant, afin que, par la variété de ces couleurs, on voie et on sache que l’homme, qui est le temple de Dieu, doit être orné de la variété et de la diversité des vertus. La courtine blanche représente la pureté de la vie ; la rouge, la charité ; la verte, la contemplation ; la noire, la mortification de la chair ; la grise, la tribulation ». Apparaissent également des associations symboliques entre les couleurs et les vertus chrétiennes, dont la source se trouve dans les écrits de Lothaire, futur Innocent III. Ce dernier rédige en 1195 un traité de la messe, le De sacro sancti altaris mysterio repris par les liturgistes du xiiie siècle : « Le blanc, symbole de pureté, est utilisé pour les fêtes des anges, des vierges et des confesseurs, pour Noël et l’Épiphanie, pour le Jeudi Saint et le dimanche de Pâques, pour l’Ascension et la Toussaint. Le rouge, qui rappelle le sang versé par et pour le Christ, s’emploie pour les fêtes des apôtres et des martyrs, pour celles de la croix et pour la Pentecôte. Le noir, lié au deuil et à la pénitence, sert pour les messes des défunts ainsi que pendant le temps de l’Avent, pour la fête des saints Innocents, et de la Septuagésime à Pâques. Le vert, enfin, est sollicité les jours où ni le blanc, ni le rouge, ni le noir ne conviennent, parce que, et c’est là une notation du plus grand intérêt, viridis color medius est inter albedinem et nigritiam et ruborem. Lothaire précise également que l’on peut éventuellement remplacer le noir par du violet et le vert par du jaune ».  Le texte de Lothaire, menant à une unification de la liturgie, fut repris et relayé par le Rationale de Guillaume Durand. « Si tous les diocèses de la Chrétienté adoptèrent peu à peu les cinq couleurs liturgiques principales, imposées par Rome (blanc, rouge, noir, vert et violet), de nombreuses particularités locales survécurent jusqu’en plein xixe siècle ». Les spécifications liturgiques des couleurs n’ont cependant jamais concerné la mitre puisque, selon l’Ordo romain, les évêques ne pouvaient porter que des mitres blanches.

    



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G. Durand, Rational des divins… op. cit. à la note 71, p. 58-60. Ibid., p. 60. Ibid., p. 219. Ibid., p. 221 et note 34. Les trésors des églises de France, cat. exp., Musée des Arts décoratifs, Paris, 1965, p. 217 et Michèle Beaulieu, Jeanne Bayle, « La mitre épiscopale en France des origines à la fin du xve siècle », Bulletin archéologique, Nouvelle série 9, fascicule A, 1976, p. 41. Ces prescriptions ne concernent que le fond des ornements et des vêtements, auxquels peuvent être ajoutées peinture et/ou broderies.

la place des soies monochromes dans les arts

Aucune prescription ne lie donc explicitement le noir et blanc ou le cendré au temps du carême. Seul le rite de se couvrir la tête de cendres en signe de pénitence et de deuil est attesté dans les pratiques liturgiques. Le choix de la grisaille ne s’explique donc pas par une contrainte liturgique : ce sont les commanditaires qui ont réservé ces œuvres pour le carême. Les premières commandes ont certainement vu le jour avec Charles V et ont connu un succès similaire à la cour de Bourgogne. Cet intérêt persiste dans la création artistique avec la génération suivante, puis s’éteint. Le faible nombre d’items dans les inventaires étudiés ne doit donc pas être interprété strictement puisque le goût princier pour les grisailles apparaît clairement et se précise au fil des années. La grisaille semble toutefois être réservée au domaine de la peinture : « blanc pourctrait de noir »  puisqu’il n’existe aucune mention de broderies en grisaille. Le goût pour les œuvres en grisaille sur soie ne semble pas avoir été une simple variante de l’enluminure « de blanc et de noir » développée à la même époque mais avoir été associé à une fonction, celle des chapelles liturgiques.

  

Dans l’Ancien Testament (Jos 7,6,2 ; Sam 13,19 ; Ez 27,30, Job 2,12 et 42,6, Jon 3, 6 ; Est 4,3). Paris 1400, Les arts sous Charles VI, cat. exp., Paris, Musée du Louvre, 2004, p. 45. Même des œuvres comme la mitre brodée de l’église de la Madeleine de Sixt, témoignant pourtant des liens entre broderie et enluminure, ne laissent pas de place à la grisaille.

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Des expériences sur la monochromie

dans la peinture autour de 1500 : le cas négligé de l'Italie centrale

Natacha Pernac Université Paris Sorbonne

La tradition historiographique, récemment renforcée par les recherches de Sabine Blumenröder, a véhiculé l’idée que, dans la péninsule italienne, Mantegna et dans une moindre mesure Bellini furent, à la fin du Quattrocento, les grands spécialistes de l’emploi du monochrome, notamment des grisailles autonomes faisant tableaux, avec les finti rilievi pour Isabelle d’Este et les Cornaro. Cette conception n’est pas dénuée de contradictions. Certes, depuis les schémas élaborés par Vasari, le territoire vénète était devenu synonyme d’école du colorito, de touche sensuelle et de palette aux séductions faciles, à l’opposé de l’image de triste austérité et de réduction essentielle véhiculée par la sobre grisaille. À rebours, ce creuset artistique se préoccupait beaucoup d’illusion picturale et de rendu de la lumière, visées qui entraient en résonance avec la pratique du camaïeu. En outre, Mantegna et Bellini avaient développé une sensibilité particulière aux vestiges lapidaires archéologiques, ce qui les encouragea à chercher des moyens efficaces pour retranscrire cette Antiquité sculpturale. Si, indéniablement, les deux beaux-frères ont apporté une contribution fondamentale à cette technique dans les années 1480-1500, la richesse des tentatives contemporaines dans ce champ en Italie centrale, de Bologne à Florence, ne doit pas être sous-estimée. Partant des expériences de Luca Signorelli et d’Amico Aspertini dans cette sphère vers 1480-1520, nous tenterons d’éclaircir les raisons de cette autre aspiration au monochrome. Il s’agira ensuite, en prélude à d’autres études, de relever quelques spécificités de l’emploi de la grisaille chez ces deux artistes itinérants. En lançant des éléments de réflexion sur la nature du camaïeu, Vasari revendiquait l’illusion statuaire comme fondatrice : « Vogliono i pittori, che il chiaro scuro sia una forma di pittura, che tragga più al disegno che al colorito, che ciò è stato cavato dalle statue di marmo, contrafacendole, così dalle figure di bronze et altre varie pietre ». Le lien établi par Vasari entre camaïeu, 

Giorgio Vasari, Le vite de'più eccelenti architetti, pittori et sculptori italiani, Luciano Bellosi & Aldo Rossi (éds), Turin, 1991, I, p. 71.

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natacha pernac

sculpture et dessin met en relief la résonance que cette technique trouva dans l’art de Mantegna, mais aussi chez Signorelli et Aspertini. L’intérêt de Mantegna pour le camaïeu est à relier à sa pratique sculpturale et à son goût pour le matériau lapidaire, manifeste dans les représentations de carrières et de figures d’aspect statuaire. De la considération pour la tridimensionnalité à l’exercice de la grisaille, la transition était naturelle puisque par le gris, couleur par excellence de la pierre et dissolution du noir dans le blanc, surgissait, selon Alberti, la plastique de la forme synthétisée. L’intérêt pour cette technique était pourtant davantage prévisible en Toscane et en Italie centrale, si l’on considère les débats et pratiques qui y avaient cours. Dans le laboratoire polytechnique florentin prédominait une interaction forte entre Peinture et Sculpture, ces arti sorelle. En témoignent certaines productions locales au statut ambivalent, le rilievo stiacciato donatellien, ou les terres cuites vernissées robbiesques. La grisaille peinte était un équivalent pictural de ces recherches. De l’injonction albertienne recommandant aux peintres la copie des sculptures, Léonard avait tiré un nouveau genre, les toiles de lin, monochromes imitant des modèles en terre habillés d’étoffes mouillées, invention logique pour un peintre qui voyait dans le rilievo des figures le but ultime. C’est sur ce terrain expérimentant la sculpture picturale et la peinture sculpturale que se manifestèrent les premières salves de la querelle du Paragone. Chez Signorelli, formé à Florence, cette double aspiration à la peinture et au dépassement de la planéité est constante. Maîtrisant les subtilités du raccourci et la représentation de dos, il est tiraillé entre deux conceptions du volume : celle per via di porre surgit dans le moelleux rebondi qu’il confère aux chairs, parfois jusqu’à l’emphase, et celle per via di levare apparaît dans ses formes épannelées. Passionné par la retranscription tridimensionnelle, Luca aurait probablement fait sienne la déclaration de Michel-Ange à Benedetto Varchi : « Io dico che la pittura mi par più tenuta buona quanto più va verso il rilievo ». La probable expérience précoce qu’eut Signorelli de la coloration de sculptures est plus significative encore de cet intérêt pour le relief et du passage au monochrome. En effet, Panofsky l’avait remarqué pour les Primitifs flamands, les peintres chargés d’appliquer la polychromie sur les statues observaient par ce biais l’effet de la lumière sur les formes, et en consignaient ensuite le témoignage en noir et blanc dans leurs grisailles. Par ailleurs, la conception vasarienne du monochrome associe aussi à l’émergence d’une impression sculpturale la prééminence du dessin ; or, ce second aspect définit encore l’art de Signorelli, remarquable dessinateur à la manière sèche, jugé jadis comme un coloriste inégal. La définition vasarienne de la grisaille n’est pourtant pas exempte d’énoncés discutables. La dépendance de la couleur vis-à-vis du relief et de son simulacre en camaïeu ne peut être évacuée, comme il le fait, au profit de celle du trait. Alberti le spécifie, c’est de la modulation du noir et du blanc que surgissent les ombres et les lumières, et c’est par là que s’immisce le volume. De la sorte, la problématique

   

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Paola Barocchi, Scritti d’arte del Cinquecento, Turin, 1971, vol. 1, p. 522. Cf notre thèse de doctorat : Luca Signorelli en son temps (vers 1445-1523) « ingegno e spirito pelegrino », la peinture de chevalet, dirigée par Alain Mérot, soutenue en 2009, Centre André Chastel. Erwin Panofsky, Les Primitifs flamands (1953), Paris, 2003, p. 296. S’ajoutait aussi la double équivalence entre art du trait et sculpture, et encore art de la couleur et peinture.

des expériences sur la monochromie dans la peinture

du camaïeu ne peut se résumer par l’opposition disegno/colorito, mais est étroitement liée à la question des contrastes, chère à Signorelli. Le genre condense ainsi en lui seul tous les enjeux de la tension proprement signorellienne entre art du trait et art du volume. Ce contexte du Paragone éclaire aussi l’attachement d’Aspertini à la grisaille. Sa pratique sculpturale ne fait aucun doute pour Leandro Alberti (1550) qui le dit « non meno degno scoltore, che dipintore ». Son Christ mort avec Nicodème en façade de la cathédrale bolonaise fut décrit comme étant « della maniera che sono le sue pitture ». En outre, son ardeur à l’étude de la sculpture classique, amplement documentée par sa production graphique, le porte à réélaborer les reliefs de manière illusionniste dans sa peinture. Enfin, par le biais d’un détail savoureux et crédible, Vasari dressait le portrait d’un Aspertini devenu la personnification même du clair-obscur, maniant en maître les subtilités du contraste jusqu’à l’obsession : « Dipigneva Amico con amendue le mani a un tratto, tenendo in una il pennello del chiaro, e nell’altra quello dello scuro ». Ainsi, le monochrome ne pouvait que représenter pour lui un terrain d’élection. Très lié aux enjeux locaux du parallèle sculptural, l’enthousiasme des peintres d’Italie centrale pour le monochrome ne peut non plus se concevoir sans recourir aux expériences des Flamands qui, dès le Maître de Flémalle, animèrent le revers des retables de simulacres statuaires en grisaille. L’arrivée à Florence du Triptyque Portinari en 1483 joua un rôle notable dans la diffusion de la formule en Toscane. Les expériences prirent cependant des orientations diverses. Aspertini fournit dans son Saint Luc lucquois (Rome, Galleria Spada, 1505/1515) une interprétation relativement plastique des statues feintes eyckiennes, quand les Annonciations de Fra Bartolomeo et d'Albertinelli explorèrent des solutions plus abstraites et picturales (Florence, Offices et Milan, Museo Poldi Pezzoli, vers 1500). Parallèlement, Van der Weyden avait inauguré un autre type de camaïeu, le portail cadre, à la fois métaphore du portail d’église et support du symbolisme. Rarissime dans la peinture italienne contemporaine, cette formule est cependant adoptée par Signorelli dans l’encadrement illusionniste in terretta de sa Madone Médicis (fig. 1), probablement sous l’influence de la Nativité Mellon de Petrus Christus : proche de l’oculus, ce parergon joue sur le rapport ambigu entre réel et image, matérialité et fiction, et ménage une transition entre l’espace du spectateur et l’image mariale. Cette sensibilité à la réflexion flamande sur les seuils picturaux et à l’idéal d’une amitié des arts est fortement représenté chez les peintres en grisaille d’Italie centrale. Si le profil d’un Mantegna ou d’un Cima da Conegliano se distingue par l’ambition proprement antiquaire de leur emploi du monochrome devenu parfois une entité indépendante, cette tentation fut toutefois présente en Italie centrale, quoique exceptionnellement. Il est vrai que l’utilisation autonome ou à grande échelle de la grisaille avait débouché prioritairement dans certains cloîtres, de Jacopo Salimbeni à Andrea del Sarto, sur une mise en scène de l’économie chromatique à visée expiatoire, véritable mortification par la vision. Signorelli œuvra pourtant, à l’instar de ses collègues du Nord, à la recréation picturale d’un genre antique, le bas-relief

 

G. Vasari, Les vies …, op. cit. à la n. 1, livre VI, t. II, p. 201. Il est possible que le cadre ait été ajouté par Luca dans un second temps.

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Fig. 1 - Luca Signorelli, Madone Médicis, vers 1490, Florence, galerie des Offices.

Fig. 2 - Luca Signorelli, Allégorie païenne, vers 1500, Florence, galerie des Offices.

 

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marmoréen et ses déclinaisons en bronze ou camée, en proposant dans son Allégorie (fig. 2) une fiction puisée aux sources des hymnes homériques, le couronnement de Déméter, nourrice du jeune Triptolème, par Dionysos, un sujet idoine pour un décor nuptial. L’intérêt pour ce genre spécifique, chez deux familiers de l’ekphrasis de Lucien comme Signorelli et Mantegna, était somme toute naturel : le bas-relief, investi d’un grand prestige dans l’Antiquité monumentale, pouvait en effet se définir comme «  una mistione di pittura e di scultura  » selon Léonard, une forme frontière dotée des avantages narratifs et spatiaux de la peinture. Dans son évocation d’une minéralité terreuse proche de la pietra serena et dans sa frise humaine isocéphale aux profils stricts, Signorelli se montre davantage intéressé par la compétition plastique que par l’imitation de la sculpture antique précieuse, en bronze doré ou sur camée, qui fascina tant Mantegna. Aspertini livra lui aussi un hommage au bas relief romain dans une Tête héroïque à la coiffure italianisante, présentée devant un cadre mouluré, le tout en un trompe-l’oeil lapidaire (Esztergom, Museo Cristiano, 1496/1505). La démarche, bien que peu documentée au sud de la Vénétie ne dénotait pas dans la culture humaniste de Bologne, où Bartolomeo Bianchini avait réuni une collection sur les hommes illustres de l’Antiquité. La particularité d’Aspertini dans ce domaine tient à son rôle d’expérimentateur usant de la plus grande liberté. D’autres sujets antiques pouvaient ainsi s’éloigner chez lui des conventions du bas-relief feint pour rejoindre la bidimensionnalité décorative du méplat métallique (Amazonaumachie, coll. part., avant 1503) ou même explorer toutes les déclinaisons de la grisaille autonome jusqu’au traitement pictural pur .

P. Barocchi, Scritti d’arte…, op. cit. à la note 2, p. 484-485 et p. 478, note 5. Cf. les œuvres reproduites dans Marzia Faietti & Daniela Scaglietti, Amico Aspertini, Modène, 1995, p. 162-163, et dans Andrea Emiliani & Daniela Scaglietti, Amico Aspertini 1474-1552 : artista bizzarro nell’età di Dürer e

des expériences sur la monochromie dans la peinture

L’aspiration au monochrome des peintres du Centre ainsi mieux comprise, on doit encore expliciter certains particularismes de leur oscillation entre grisaille et polychromie au sein d’ensembles narratifs spatialement unifiés. Découlant parfois d'une simple cohérence historique, l’insertion d’éléments monochromes permet souvent de signaler un écart de statut face à l’élément paré de toutes ses couleurs. L’alternance chromatique définit ainsi des frontières entre Ancienne et Nouvelle Loi sur le mode de la concordance et de la recherche des antétypes, une démarche théologique usuelle. La diffusion de cet emploi acquit dans l’oeuvre de Signorelli et Aspertini une richesse insoupçonnée. Dans la Madone Médicis (fig. 1), il prend valeur de système symbolique rigoureux. La palette et l’intensité du contraste hiérarchisent la phase sub lege (les prophètes en haut relief feint), la transition apportée par le Baptiste (en bas relief monochrome) et le monde sub gratia (la Vierge à l’Enfant colorée) ; l’ère ante legem incarnée par les nus païens du fond, l’attente de la Rédemption est quant à elle isolée par Fig. 3 - Luca Signorelli, Circoncision, vers 1490-1491, Londres, National Gallery. un artifice spatial. Dans la Circoncision signorellienne (fig. 3), cette dimension symbolique présente en filigrane est éclipsée par une volonté esthétique. Les prophètes en grisaille, placés sur un fond coloré abstrait dialoguant avec un pavement sophistiqué, s’immiscent dans une théorie illustrée de la couleur, impliquant les notions de dilution, de changements locaux de tons, d’harmonie balancée et d’équilibre des couleurs complémentaires. Aspertini ne fut pas moins innovant. Tantôt la grisaille outrepasse son rôle d’opposition des Testaments, pour les réunir dans la monochromie et insister sur la Réconciliation, sur l’unité des Alliances, comme dans sa Madone et saints de Cardiff (National Gallery, c. 1530). Tantôt le Bolonais dilate davantage la fonction généralement dévolue au monochrome et en fait un outil de création d’analogies fantaisistes : dans son Saint Sébastien à la colonne (fig. 4), le mythe de Céphale et Procris, évoqué en trois temps (Hercule avec la muse, la lamentation du faune et la renaissance de Procris devant l’autel d’Artémis), est convoqué en camaïeu à partir d’un parallèle entre les flèches de Sébastien et la lance qui tua Procris, ainsi qu'entre leurs résurrections respectives. Signorelli avait lui aussi mis en oeuvre ce type d’association audacieuse dans la petite chapelle d’Orvieto par la confrontation entre une Lamentation du

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Raffaello, cat. exp., Bologne, Pinacoteca Nazionale, 2008, Milan, 2008, p. 108-109. Sur le débat iconologique, voir A. Faietti et D. Scaglietti, Amico Aspertini…, op. cit. à la note 9, p. 107-109 ; et A. Emiliani et D. Scaglietti, Amico Aspertini…, op. cit. à la note 9, p. 88.

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Christ colorée et son pendant lapidaire inspiré du transfert du corps de Méléagre : la concordance typologique devenait alors démarche syncrétique. À cette date, ces insertions illusionnistes monochromes ne sont pas sans rappeler le dispositif autoréflexif du tableau dans le tableau. Cadre ou bordure, l’encadrement vaut dans les deux cas déplacement temporel ou spatial et parenthèse dans l’énoncé du récit principal. La mise en abyme picturale sert de rappel d’un épisode antérieur ou postérieur, mais encore peu de commentaire moral à la scène. Les deux formules visuelles mettant en jeu la question des seuils picturaux semblent s’être développées en parallèle dans la peinture italienne, quoique les insertions picturales soient moins fréquentes. En outre, ces instruments chronologiques apparaissent historiquement dans un contexte d’unification spatiale, alors que la perspective monofocale centrée s’impose peu à peu comme norme. Sans doute, l’ajout en grisaille ou le tableau inséré se justifièrent-ils d’autant plus lorsque les facilités narratives permises par le compartimentage médiéval avaient disparu et alors que la représentation simultanée de deux épisodes anachroniques en continuité dans le même espace n’était plus rationnellement acceptable. Au sein de fresques, le problème de l’irruption de la Fig. 4 - Amico Aspertini, Saint Sébastien, 1494-1505, Washington, National Gallery. monochromie se pose de manière plus aïgue encore, tant du fait de l’analogie naturelle entre le mur et la pierre que de l’implication des notions de cycle, de voisinage et d’articulation. Les visées de ces insertions en grisaille dans une narration colorée, qui, depuis Giotto, étaient de souligner un élément ontologiquement à part, abstrait, allaient s’infléchir vers 1500 pour privilégier la restitution d’un complément artificiel du cadre architecturé, en jouant sur la dualité de la paroi, réceptacle et frontière. De ces premières insertions monochromes allégoriques, les fresques de l’oratoire Sainte Cécile à Bologne, consacrées par Aspertini à la sainte éponyme, proposent une survivance issue d’une subtile réflexion. Sur ce chantier des Bentivoglio achevé vers 1506, Amico a représenté, de part et d’autre de l’autel, deux épisodes, le Martyre des saints Valérien et Tiburce (l'époux de Cécile et son beau-frère) et leur Ensevelissement (fig. 5) . Dans le Martyre, un bouclier, partiellement coloré et illustré par le procès de deux païens convertis, rappelle ostensiblement la sentence à peine prononcée et légitime le martyre imminent, tandis que la grisaille du socle de la statue

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Cf. A. Faietti & D. Scaglietti, Amico Aspertini…, op. cit. à la note 9, p. 131-136 ; et A. Emiliani & D. Scaglietti, Amico Aspertini …, op. cit. à la n. 9, p. 241-242.

des expériences sur la monochromie dans la peinture

Fig. 5 - Amico Aspertini, Ensevelissement de Valérien et Tiburce, vers 1506, Bologne, oratoire sainte Cécile.

représente l’adoration des idoles exigée par les autorités impériales. La gradation colorée signale ici habilement la distinction entre le passé révolu (en grisaille) et le passé proche (en semi grisaille) qui relie les deux rebelles à leur présent de suppliciés. L’Ensevelissement de Valérien et Tiburce porte à son comble le jeu d’alternance entre polychromie et monochromie et en use comme d’un indicateur temporel très sophistiqué. Sur le tombeau lapidaire qui s’apprête à recueillir le corps martyrisé est inséré, au point focal de l’action, un relief en camaïeu à la forte volumétrie et reproduisant la Cène. Le rôle de cet élément, visuellement distinct, est d’engendrer un parallèle bien connu entre le sacrifice consenti des martyrs et celui du



À propos de ce relief, Faietti parle d’une « Ultima Cena » (Faietti et Scaglietti, Amico Aspertini, op. cit. à la note 9, p. 131-136), alors que Calvesi évoque la Descente du Saint Esprit (Maurizio Calvesi, Gli affreschi di Santa Cecilia in Bologna, Bologne, 1956). L’absence de table et de langues de feu, ainsi que la présence ambivalente du Christ au centre des apôtres brouillent l’iconographie traditionnelle, mais la concordance typologique fonctionne aussi bien avec une Pentecôte, image même de la fondation de l’Ecclesia, étant donné le rôle prosélyte de Valérien et Tiburce auprès de Maxime.

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Christ. Les solutions qu’Aspertini expérimente au premier plan de l’épisode, dans des dispositifs « métapicturaux » extérieurs à la narration, sont en revanche totalement inédites. À l’angle de la fresque, c’est-à-dire à proximité de la fresque suivante du Procès de Cécile, deux objets superposés fonctionnent comme une machine à projection temporelle. Le volume en grisaille, au sommet de ce curieux édifice, est un parallélépipède en pierre sur lequel figure une scène identifiable à l’arrestation de Cécile. En effet, après les funérailles de son époux, la sainte refusa de sacrifier aux idoles et, à son tour conduite par des soldats au supplice, elle fut plongée dans un bouillonnant caldarium. Cette dernière scène apparaît sur la seconde boîte en couleurs dans un décor fortement inspiré de la Domus Aurea, demeure néronienne explorée par Aspertini lors de son premier séjour romain (1496). Cet élément joue de toutes les ambiguïtés. À la fois espace pictural perspectivement construit, et volume aux bords lapidaires, l’objet incertain ne prend son sens qu’en association avec le camaïeu qui le surmonte, métaphore du passé face à l’édicule bariolé. Ces trois éléments accessoires dans la scène principale entrent en réseau par une gradation entre le relief du sarcophage immédiatement accrocheur, le méplat de la boîte en grisaille et la planéité de la boîte peinte. La saillie variable, couplée à un positionnement stratégique, au coeur de l’action ou dans les marges, les place dès lors dans des dimensions nettement différenciées. Aspertini instaure ici un système visuellement hiérarchisé par la palette et le relief auquel correspond un ordre narratif, un discours subtil. Dans un tour de force compositif, il réunit l’actualité de la storia (la mort des martyrs), l’analogie spirituelle (le sacrifice christique), le renouvellement imminent du sacrifice par la protestation de Cécile et l’accomplissement à venir du martyre. Cette dernière étape permet non seulement la projection dans la fresque voisine, mais rappelle encore, pour le peintre, cette Antiquité néronienne à peine exhumée qui prend valeur de programme esthétique. Métaphore illustrée du temps révolu ou à venir, le jeu entre monochromie et polychromie outrepasse ici la signification typologique univoque. La déclinaison de contrastes variables avec des reliefs plus ou moins accusés et les modalités de combinaison à la couleur sont en elles-mêmes signifiantes. Preuve de la vitalité des expériences chromatiques en Italie centrale, la grisaille devint pour Signorelli et Aspertini un formidable instrument de représentation du récit en synchronie, mais aussi un outil pour divulguer une pensée syncrétique et souligner des filiations ou des conceptions esthétiques.



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Aspertini, qui appartenait alors probablement à l’atelier de Pintoricchio, y a laissé une trace de son passage (Nicole Dacos, La découverte de la Domus Aurea et la formation des grotesques à la Renaissance, Londres, 1969). La Maison Dorée au-dessus de laquelle avaient été édifiés les thermes de Trajan offrait un cadre adéquat à la légende de sainte Cécile.

Ut rhetorica pictura :

genèse et fonctions des reliefs monochromes en trompe-l'œil dans la peinture italienne de la Renaissance*

Denise Zaru Université de Lausanne

Le répertoire ornemental monochrome des architectures peintes dans les Sacre conversazioni italiennes à partir du troisième quart du xve siècle offre un terrain d’étude idéal des rapports de la monochromie à la couleur. L’analyse des ornements en grisaille et en camaïeu révèle que l’usage de la monochromie ne répond plus à des critères mimétiques mais qu’elle devient un élément rhétorique qui peut assumer plusieurs fonctions : temporelle, typologique, allégorique et morale. Le point de départ de cette réflexion est une œuvre qui n’est pas un tableau d’autel mais dans laquelle l’emploi de la monochromie résume deux des principales fonctions qu’elle assume dans diverses sacre conversazioni en Émilie-Romagne et en Vénétie à la fin du xve siècle. Il s’agit de l’Annonciation (fig. 1) peinte par Girolamo Bonsignori pour l’église de San Pietro Martire à Murano. Le faux bas-relief monochrome représentant Judith qui orne l’édifice où se tient la Vierge transforme l’architecture en un élément visuel qui commente la scène en couleurs. À la fonction descriptive habituellement accordée à l’architecture s’en ajoute une autre : insérer un discours typologique et moral. Judith est en effet non seulement un type de la Vierge, mais également la personnification de ses vertus (la chasteté, l’humilité). Attribuer ce discours à l’architecture et à l’imitation d’un autre médium permet de visualiser son statut différent sans rompre l’unité du tableau ni nuire à sa vraisemblance. À partir du dernier quart du xve siècle, l’usage d’ornements monochromes semble se systématiser dans les tableaux d’autel en Émilie-Romagne et en Vénétie. Il peut apparaître sous une forme restreinte, comme dans la pala de Bartolommeo Montagna pour l’église S. Sebastiano à

* 

Je remercie le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique qui a rendu possible ma participation à ce colloque par l'octroi d'un subside. Voir Denise Zaru, « Une étrange Annonciation : les volets d’orgue de San Pietro Martire à Murano de Girolamo Bonsignori », dans Entre tradition et nouveauté : pour un aperçu actuel de la recherche en histoire de l’art en Suisse, Denise Zaru et alii (éds), Lausanne, 2006, p. 31-64.

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Vérone (fig. 2), où Adam et Ève après la Chute apparaissent comme des imitations de bas-reliefs dans deux médaillons monochromes. Opposés à la Vierge à l’Enfant et aux deux saints par leur monochromie et leur position en retrait, ils appartiennent à une réalité temporelle différente, ante Legem. Si leur fonction est essentiellement temporelle – représenter une période antérieure de l'Histoire Sainte –, ils constituent également la raison d’être des personnages polychromes. Dans la syntaxe visuelle, ils assument le rôle de subordonnées causales structurant un discours sur la Rédemption et sur le pouvoir d’intercession des figures sacrées. Dans la Pala de San Lazzaro d’Ercole de’ Roberti (fig. 3), connue seulement à travers des photographies en noir et blanc, l’usage de la monochromie se complexifie et envahit l’espace pictural, articulé par une architecture fantastique composée d’un trône sur lequel sont disposés les personnages sacrés. La base est ornée d’imitations de bas-reliefs sur fond de mosaïque dorée, représentant des scènes de l’Ancien Testament qui évoquent la Chute et préfigurent le sacrifice du Christ. À leur fonction temporelle s’ajoute une fonction typologique. Comme chez Bartolomeo Montagna, les bas-reliefs structurent un discours centré sur le pouvoir rédempteur des figures sacrées, à l’intérieur d’un système plus vaste d’oppositions formelles : polychromie versus monochromie, imitation d’un matériel inanimé versus imitation de corps animés, dimensions réduites et emplacement dans des parties marginales du décor versus dimensions supérieures et position centrale des personnages principaux. Ils transforment l’architecture en un édifice temporel régi par l’organisation des anciens polyptyques : l’emplacement des bas-reliefs narratifs, sous le personnage principal, correspond à celui que les scènes narratives occupaient dans les prédelles. De même, Moïse et David, assis dans les lunettes, occupent la place des prophètes et des figures vétérotestamentaires dans les couronnements des polyptyques. Au-delà de sa valeur typologique, la monochromie constitue aussi une trace de la transformation du polyptyque en pala : elle indique le caractère hétérogène des architectures. C’est pourquoi elle apparaît essentiellement au Quattrocento, période de transformation du polyptyque en tableau unifié. Ces deux exemples montrent que la monochromie appliquée aux ornements d’un édifice est une figure rhétorique visuelle de la typologie ou, plus simplement, de l’Ancien Testament. Si elle avait déjà cette signification dans la Vierge du chancelier Rolin  et la Vierge au chanoine van der Paele  de Jan van Eyck, peintes dans les années trente du xve siècle, elle conserve dans ces dernières une intention mimétique plus forte, liée à l’exigence croissante de vraisemblance des œuvres peintes et se laisse lire comme une manifestation du disguised symbolism.

 

  

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Une description des couleurs extrêmement riches de la pala se trouve dans Otto Härtzsch, Katalog der echten und fälschlich zugeschriebenen Werke des Cosimo Tura, Hambourg, 1931, p. 30-31. Pour l’identification et l’analyse des scènes, voir Catherine Turrill, Ercole de’ Roberti’s Altarpieces for the Lateran Canons, University of Delaware, Ph.D. thesis, 1986 ; id., « Ercole de’ Roberti’s San Lazzaro altarpiece », Jahrbuch der Berliner Museen, 35, 1995, p. 121-141 ; et Joseph Manca, The Art of Ercole de’ Roberti, Cambridge, 1992, p. 106-109. Paris, Musée du Louvre, peinture sur bois (66 x 62 cm), 1435. Bruges, Groeningemuseum, peinture sur bois (122 x 152 cm), 1434-36. Erwin Panofsky, Early Netherlandish painting : its origins and character, Cambridge, 1953. Pour une analyse de ces deux œuvres, voir John L. Ward, « Disguised symbolism as unactive symbolism in Van Eyck’s painting », Artibus et Historiae, 15, 1994, p. 9-53.

genèse et fonctions des reliefs monochromes en trompe - l ' œil

Fig. 1 - Girolamo Bonsignori, Annonciation, après 1520, Vérone, Musée G.B. Cavalcaselle.

Fig. 2 - Bartolommeo Montagna, Vierge à l'Enfant entourée de saint Sébastien et saint Jérôme, 1507, Venise, Accademia.

Fig. 3 - Ercole de' Roberti, Pala di San Lazzaro, vers 1480, détruit.

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La source de la valeur vétérotestamentaire et négative de la monochromie, due à son utilisation privilégiée pour des scènes liées au Péché originel, est avant tout textuelle. Elle est à chercher dans la tradition patristique, en particulier dans les écrits de saint Augustin, qui applique le terme figura aux personnages de l’Ancien Testament dans une perspective typologique. L’emploi de ce mot, dérivé du verbe latin fingere qui signifie façonner ou sculpter, constitue une des raisons possibles de l’usage privilégié de l’imitation de bas-reliefs pour les scènes vétérotestamentaires. Toutefois, l’absence de couleur et la valeur négative de la monochromie et plus particulièrement de la grisaille se fondent sur saint Paul, qui écrit par exemple dans l’Epître aux Hébreux (10, 1) : « La Loi juive n’est pas la représentation exacte des réalités ; elle n’est que l’ombre des biens à venir ». Le fait que la Pala de San Lazzaro soit une commande augustinienne n’est certainement pas étranger à cet usage typologique de la monochromie. Dans l’Annonciation muranaise, la monochromie permet également d’insérer un discours moral dans une représentation narrative. Une des sources visuelles probables de cette valeur abstraite est à rechercher dans le système décoratif des fresques de la chapelle des Scrovegni. Dans les faux basreliefs monochromes prennent place les personnifications des vertus et des vices présentés sous une forme narrative et colorée dans les scènes qui les surmontent. Ainsi, dans le Christ devant Caïphe, le geste de colère du grand prêtre reproduit exactement celui de l’Ira. Ambrogio Lorenzetti réélabore ce procédé dans la fresque du Martyre des Franciscains à Ceuta de la salle capitulaire de S. Francesco à Sienne . Cette fois, les personnifications des vices sont insérées dans les scènes narratives mêmes, sous la forme de statues ornant l’édifice où se déroule un épisode de l’histoire franciscaine contemporaine. La scène polychrome illustre sous une forme narrative l’effets de ces vices. Elle témoigne de l’usage visuel précoce des ornements monochromes comme lieu d’un discours allégorique. Au-delà de leur dimension temporelle, leur opposition, à l’intérieur d’une même scène, à une représentation polychrome révèle l’association couleur/narration et monochromie/discours théorique. La polychromie et la monochromie sont utilisées pour connoter des formes « discursives » différentes mais également pour exprimer des niveaux de « réalité » différents à l’intérieur de la fiction picturale.

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



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Pour une analyse du terme figura, voir Erich Auerbach, « Figura I. Von Terenz bis Quintilian », Archivum romanicorum, 22, 1938, p. 436-489. Catherine Turrill a bien souligné le rôle des chanoines réguliers de saint Augustin dans l’élaboration iconographique de la pala, sans toutefois le lier à l’usage prédominant de la monochromie. À propos des significations attribuées à ceux-ci, voir Reinhardt Steiner, « Paradoxien des Nachahmung bei Giotto : die Grisaillen der Arenakapelle zu Padua », dans Die Trauben des Zeuxis. Formen künstlerischer Wirklichkeitsaneigung, Reinhardt Körner et alii (éds), Hildesheim, 1990, p. 61-86. Voir également la contribution dans ce volume de Bertrand Cosnet. À propos de cette fresque, voir Max Seidel, « Gli affreschi di Ambrogio Lorenzetti nel chiostro di San Francesco a Siena », Prospettiva, 18, 1979, p. 10-20 et Suzanne Maureen Burke, « The “Martyrdom of the Franciscans” by Ambrogio Lorenzetti », Zeitschrift für Kunstgeschichte, 65, 2002, p. 460-492. Dans ces exemples, la monochromie utilisée sous la forme de l’imitation de bas-reliefs antiquisants participe du phénomène plus vaste de récupération de l’antique. À ce propos, voir entre autres les articles de Marie D. Edwards, « Ambrogio Lorenzetti and classical painting », Florilegium, 2, 1980, p. 146-160, et de Serena Romano,

genèse et fonctions des reliefs monochromes en trompe - l ' œil

Dans la Maestà de Massa Marittima peinte pour les Ermites de saint Augustin, Ambrogio Lorenzetti utilise encore la monochromie dans sa valeur morale mais non plus sous la forme d’imitation de bas-reliefs. Les personnifications des vertus qui prennent place sur les gradins du trône où est assise la Vierge ne se distinguent pas des autres personnages par l’utilisation de la grisaille mais elles portent chacune un habit d’une seule couleur similaire à celle du gradin correspondant (rouge pour la Charité, blanc pour la Foi et vert pour l’Espérance). Cet usage non mimétique de la couleur transforme le trône en une structure allégorique qui rend visibles les vertus de la Vierge tout en thématisant également les vertus nécessaires à la méditation du spectateur . Ici, l’origine de la fonction morale des ornements de l’architecture s’enracine dans les métaphores de la tradition patristique pour décrire le travail de l’exégète. Saint Grégoire le Grand comparait ce travail à la construction d’un édifice dont la dernière étape, l’application des ornements et de la couleur, correspondait au sens moral. Ces quelques exemples montrent qu’au xive siècle, la monochromie permettait déjà de revêtir les figures d’une valeur abstraite. Ce procédé réapparaît un siècle plus tard dans un manuscrit du De immortalitate animae de Giovanni Camfora dédié au duc de Ferrare Ercole d’Este. Une enluminure de ce manuscrit représente Hercule et l’Hydre

 



Fig. 4 -  Giovanni Vendramin, Hercule et l'Hydre de Lerne, vers 1472, Londres, British Library, Additional ms. 22325, f. IV.

« Giotto e la nuova pittura : immagine, parola e tecnica nel primo Trecento italiano », dans Il secolo di Giotto nel Veneto, Giovanna Valenzano & Federica Toniolo (éds), Venise, 2007, p. 7-45. Massa Marittima, Palazzo communale, détrempe sur bois (155 x 206 cm). 1335-1337. L’iconographie du tableau est complexe, centrée sur l’idée du Logos divin et la théologie augustinienne. Voir à ce propos Diana Norman, « “In the Beginning was the Word” : an altarpiece by Ambrogio Lorenzetti for the Augustinian Hermits of Massa Marittima », Zeitschrift für Kunstgeschichte, 4, 1995, p. 478-503. Le texte de saint Grégoire le Grand est cité dans Mary Carruthers, The craft of thought. Meditation, rhetoric and the making of images (400-1200), Cambridge, 1998, p. 18 : « Nam primum quidem fundamenta historiae ponimus ; deinde per significationem typicam in arcem fidei fabricam mentis erigimus ; ad extremum quoque per moralitatis gratiam quasi superducto aedificium colore vestimus. » Il s’agit d’un passage du prologue des Moralia in Job.

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de Lerne (fig. 4) en monochrome doré sur un fond pourpre imitant le porphyre. La couleur or, également employée pour les caractères des inscriptions placées au-dessus et au-dessous, instaure moins un rappel des statues de bronze antique, qu’elle n’établit un parallèle entre l’image et le texte. Elle ne possède aucune valeur mimétique mais transforme le héros en une personnification du courage. À l’image du texte, elle confère à la représentation visuelle la capacité d’illustrer une notion abstraite grâce à son caractère irréel : aucun être vivant n’est monochrome. Enlever les couleurs est un acte qui assimile les figures à des dessins et les réduit à leur idée. L’usage de la monochromie, propre aux lettres, élève ainsi la représentation visuelle au rang de la représentation écrite et fait de la monochromie le vecteur d’un paragone, non pas entre la peinture et la sculpture, mais bien plus entre la peinture et la poésie. La monochromie se révèle donc être une formule visuelle de l’abstraction. Dans un autre tableau d’Ercole de’ Roberti, la Pala Portuense (fig. 5), les bas-reliefs du Nouveau Testament en grisaille sur fond d’or recouvrant le trône à baldaquin sur lequel est assise la Vierge n’ont pas une valeur typologique ou morale. Ils évoquent plutôt les archivoltes ornées de grisailles du Triptyque de saint Jean-Baptiste de Rogier van der Weyden que Robert Suckale a interprétées comme une solution visuelle pour développer le thème des scènes principales et dont les racines se trouveraient dans la connotation didactique de la grisaille dans les manuscrits gothiques. À l’intérieur de la représentation, ces reliefs monochromes constitués d’épisodes du Nouveau Testament tant antérieurs que postérieurs aux scènes centrales en couleur assumeraient le rôle d’instruire les fidèles alors que les figures principales rempliraient une fonction dévotionnelle. Détachés de tout souci de réalisme, ils s’affichent clairement comme un élément rhétorique porteur d’un discours qui complète le thème général du tableau. Cependant le rapport entre la monochromie et la polychromie relève bien davantage, dans le triptyque de Rogier van der Weyden, de la différence littéraire entre l’imparfait et le passé simple et du phénomène de mise en relief que l’alternance de ces deux temps verbaux produit dans un récit. La monochromie permet de moduler la temporalité représentée et ne se laisse plus lire, comme chez Jan Van Eyck, à l’intérieur du disguised symbolism. Cette valeur rhétorique, détachée d’un discours purement typologique et d’une volonté mimétique, est à la base de la composition de la Pala Portuense. Les bas-reliefs monochromes sur fond d’or, comme dans le triptyque de Rogier van der Weyden, font partie d’une rhétorique ecclésiologique et deviennent une figure générale du Temps. Ils sont employés pour représenter aussi bien des scènes du Nouveau Testament que des figures de l’Ancien Testament (David et Samson). Le caractère irréel et indéterminé de la monochromie s’avère idéal pour insérer une dimen   

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À propos de cette enluminure, voir The painted Page. Italian Renaissance Book Illumination 1450-1550, Jonathan Alexander (éd.), Münich, 2004, p. 76-77. Berlin, Staatliche Museen, peinture sur bois (chaque panneau mesure 77 x 48 cm). Vers 1455-60. Robert Suckale, Die Johannestafel. Das Bild als stumme Predigt, Frankfurt am Main, 1995, p. 37. À propos de la notion linguistique de mise en relief, voir Anne Herschberg Pierrot, Stylistique de la prose, Paris, 1993, p. 84-86.

genèse et fonctions des reliefs monochromes en trompe - l ' œil

sion temporelle dans une œuvre iconique, car il permet paradoxalement d’en préserver l’atemporalité et ici d’introduire un discours ecclésiologique. Interprété comme une allusion au trône de Salomon, à la Sedes Sapientiae, à un baptistère et même à la chaire en ivoire de Maximien à Ravenne, le trône apparaît bien davantage, dans l’économie rhétorique du tableau, comme une métaphore de la Vierge Ecclesia. Le fond doré des bas-reliefs et les diverses couleurs du marbre des colonnes rappellent l’évocation de la Bien-aimée, interprétée comme une personnification de l’Église, dans le Cantique des Cantiques (5, 15). Ses jambes y sont décrites comme des colonnes de marbre sur des socles dorés : « Crura illius columnae marmorae, quae fundatae sunt super bases aureas ». Le recours à la monochromie dans le dispositif architectural permet la création d’un jeu complexe de dédoublement, d’image dans l’image : les bas-reliefs du trône font écho aux couleurs de la tunique de la Vierge et transforment le trône en une figure de celle-ci. Marie apparaît encore une fois dans l’Adoration des Mages située à la base du trône. Ici, la posiFig. 5 - Ercole de' Roberti, Pala Portuense, 1481, Milan, tion de dos du mage agenouillé invite le specPinacothèque de Brera. tateur à s’identifier à lui et à venir déposer ses hommages à la Vierge et à l’Enfant représentés dans le tableau. La monochromie met alors en abyme le rôle du tableau et du spectateur et introduit ainsi un discours métapictural. Le foisonnement d’imitations de bas-reliefs monochromes dans la Pala Portuense et les différentes valeurs que la monochromie y prend mettent en évidence son usage polysémique. Utilisée comme ornement des structures architecturales peintes, elle se révèle l’instrument privilégié d’un discours parallèle au thème principal, discours qui a une fonction typologique, narrative, voire symbolique. Dans les Sacre conversazioni que nous avons analysées, l’usage de la monochromie se laisse



Une analyse iconographique détaillée a été proposée par Joseph Manca, « Meaning in Ercole de’ Roberti Pala Portuense », Studies in Iconography, 11, 1987, p. 15-34.

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lire comme l’une des facettes du phénomène culturel que Michael Baxandall décrit dans Giotto and the Orators. L’utilisation de dispositifs architecturaux ornés de représentations monochromes forme un pendant visuel au goût des humanistes pour la période et pour une rhétorique fondée sur la comparaison et l’antithèse. Tout comme la période permet de combiner à l’intérieur d’une seule phrase différentes affirmations sous la forme de propositions équilibrées, la structure architecturale combine diverses propositions visuelles sous la forme de bas-reliefs monochromes qui viennent compléter et expliciter le thème central de la représentation, ici la Vierge comme moyen de salut. La monochromie permet d’identifier des unités visuelles significatives tout en maintenant, grâce à son utilisation à l’intérieur d’une structure architecturale, une unité et une cohérence de la représentation. Ce procédé visuel répond aux exigences de l’esthétique albertienne fondée sur la varietas et sur les notions antithétiques de compositus et dissolutus. Ce n’est donc pas un hasard si les œuvres que nous avons analysées sont nées dans une région où le De Pictura d’Alberti a connu une grande diffusion et où les humanistes étaient nombreux. La redécouverte des traités sur l’art de la mémoire et les édifices imaginaires qu’ils invitent à créer pour mémoriser les parties d’un discours complexe ne sont pas étrangers à la fonction discursive de ces dispositifs architecturaux. Dans les tableaux d’Ercole de’ Roberti, il s’agit de véritables machines temporelles qui se laissent lire comme des métaphores de la mémoire, capables de rendre présent le passé et de contempler l'avenir. La monochromie y a une valeur rhétorique, fondée sur son caractère abstrait qui lui permet de signifier le passé comme le futur et de transformer les personnages en figures conceptuelles. Dans une culture du paragone où la rhétorique est le modèle artistique par excellence, elle traduit moins la supériorité de la peinture sur la sculpture que sa supériorité sur la poésie. Utilisée de façon privilégiée comme ornement des trônes, la monochromie fait de ceux-ci des métaphores de la capacité rhétorique de création visuelle du peintre. Et ce n’est pas un hasard si, dans la Sainte Veneranda en trône que Lazzaro Bastiani peint pour l’église du Corpus Domini à Venise à la fin du xve siècle, la baguette du peintre est appuyée contre le trône sur lequel est assise la sainte. Elle témoigne d’une prise de conscience, de la part de l’artiste, de l’autonomie du langage pictural et de son statut d’art libéral.



 

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Michael Baxandall, Giotto and the orators : humanists observers of painting in Italy and the discovery of pictorial composition 1350-1450, Oxford, 1971. [Les humanistes à la découverte de la composition en peinture 1340-1450, trad. de l’anglais par Maurice Brock, Paris, 1989]. Frances A. Yates, The art of memory, (Londres, 1966), Londres, 1972. [L’art de la mémoire, trad. de l’anglais par Daniel Arasse, Paris, 1975]. Huile sur toile (325 x 218 cm). Le tableau est conservé à la galerie de l’Accademia à Venise, inv. n° 1023, cat. n° 822.

Grisailles et semi-grisailles dans le vitrail de France du Nord (1530-1560)

Maxence Hermant Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits, Paris

Dans la peinture sur verre, la limitation de la couleur s’exprime parfois dans des verrières que l’on appelle « grisailles ». Ce terme est ambigu car il désigne également l’élément vitrifiable qui permet de représenter sur des verres de couleur des traits ou des ombres. Dans l’histoire du vitrail, on note un goût récurrent, parfois largement répandu, parfois plus localisé, pour des verrières plus claires ou dont la palette est réduite à quelques couleurs ou à un camaïeu de tons. Un des exemples les plus connus est la production de grisailles dites « cisterciennes », dans un contexte particulier qui est celui de l’interdiction de la figuration et des couleurs par les statuts de l’ordre édictés par saint Bernard. On note également, au début du xve siècle, un large mouvement d’éclaircissement des vitraux. Cette évolution a été rendue possible par la découverte, au début du xive siècle, de la technique du jaune d’argent. Couleur de cémentation, il est constitué d’un colorant d’origine métallique, nitrate ou sulfate d’argent qui, à l’aide d’un cément, en l’occurrence de l’ocre ou de l’argile, pénètre dans les couches superficielles du verre et teint ponctuellement celui-ci, ne laissant aucune trace perceptible au toucher. Les teintes obtenues sur du verre blanc vont ainsi du jaune citron à l’orange intense, selon la concentration en sels d’argent et la cuisson. Il est également possible d’obtenir des mélanges de couleurs en appliquant le jaune d’argent sur des verres de couleur. Dans le courant du xve siècle se développe aussi la technique de la sanguine, grisaille

 

 

Vitrail. Vocabulaire typologique et technique, (Paris, 1993), Paris, 2004, p. 258. Voir par exemple Clémence Raynaud, « Vers une hypothèse de reconstitution : sources, documents, fragments », dans Une fondation disparue de Jean de France, duc de Berry. La Sainte-Chapelle de Bourges, cat. exp., Paris, 2004, p. 72-79 et Françoise Gatouillat, « Le vitrail », dans Paris 1400. Les arts à Paris sous Charles VI, cat. exp., Paris, 2004, p. 93-95. Jean Lafond, Pratique de la peinture sur verre à l’usage des curieux, suivie d’un essai historique sur le jaune d’argent et d’une note sur les plus anciens verres gravés, Rouen, 1943, p. 39-116. Vitrail…, op. cit. à la note 1, p. 278.

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à forte concentration en oxyde de fer qui donne des bruns chauds ou du roux. Joint à la technique traditionnelle de la grisaille, le jaune d’argent permet ainsi de se passer en tout ou partie de verres colorés et est généralement utilisé pour rehausser les chevelures, les bijoux, les vêtements, les objets, l’architecture. À partir de cette définition de grisailles rehaussées de jaune d’argent, on peut circonscrire en France du Nord un ensemble d’une centaine de verrières datables entre 1530 et 1560 pour la plupart et situées dans un espace géographique défini : la Champagne, l’Île-de-France, le Nord de la Bourgogne et le Sud de la Normandie. Les trois premières grisailles datées se trouvent dans l’ancien diocèse de Troyes : un Saint Quentin à Villiers-Herbisse, ainsi qu’une Passion et une Histoire de Daniel à Saint-Pantaléon de Troyes (fig. 1). Toutes portent la date de 1531. En 1535-1536 fut commandé un ensemble de six verrières dans l’église Saint-Alpin de Châlons-en-Champagne, en Champagne septentrionale. 1536 est également la date figurant sur une Vie de saint Jean-Baptiste, Fig. 1 - Détail de l’Histoire de Joseph, 1531, Troyes, très restaurée, de l’église Saint-Jean-au-Marché de Saint-Pantaléon. Troyes. De la même époque date certainement une Vie de sainte Agathe, dans la même église. La fin de la décennie est marquée par une extension du phénomène : 1536, Jugement dernier de Chaource ; 1537, Vie de Joseph d’Ervy-leChâtel ; 1539, Verrière des prophéties liées à la Vierge de Bar-sur-Seine. Le mouvement continua dans les trois décennies suivantes, avec d’importants ensembles, en particulier à Chaource, Bar-

       

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Vitrail…, op. cit. à la note 1, p. 262. Aube, cant. Arcis-sur-Aube. Baie 4. Les vitraux de Champagne-Ardenne, Paris, 1992, p. 308. Baies 6 et 8. Danielle Minois, Le vitrail à Troyes : les chantiers et les hommes (1480-1560), Paris, 2005, p. 176. Maxence Hermant, « Étienne de La Vallée. Un peintre et verrier de la Renaissance entre la Champagne et Paris », Revue de l’art, n° 161, 2008-3, p. 29-39. Baies 20 et 6. Bernard Ducouret, L’église Saint-Jean-au-Marché de Troyes, Langres, 2009. Aube, chef-lieu de cant. Baie 9. Les vitraux de Champagne…, op. cit. à la note 6, p. 72. Aube, chef-lieu de cant. Aube, chef-lieu de cant. Baie 11. Les vitraux de Champagne…, op. cit. à la note 6, p. 51.

grisailles et semi - grisailles dans le vitrail de france du nord

sur-Seine (fig. 2), Brienne-le-Château et Charmontsous-Barbuise. Un nombre non négligeable de grisailles se trouvent aussi dans les anciens diocèses de Sens et d’Auxerre : à Saint-Florentin, 1539, Saint-Bris-le-Vineux, vers 1540-1547, Tonnerre, 1541 et 1542, Brienon-surArmançon, 1543, Germigny, vers 1550. Le diocèse de Meaux connut également quelques commandes, en particulier à Coulommiers en 1539 ou Provins vers 15501560. Quant à Paris, diverses grisailles y sont conservées ou documentées : à Saint-Merry se trouve un tympan représentant Jésus chez Marthe et Marie, vers 1545-1550. Une autre grisaille, une Vie de sainte Geneviève, était autrefois dans la même église, ainsi qu’une Vie de saint Crépin et saint Crépinien dans l’église de l’hôpital des Quinze-Vingts. Enfin, le goût pour les grisailles toucha en partie la Normandie, par exemple à Gisors au milieu du xvie siècle. Si certaines verrières sont de véritables grisailles rehaussées de jaune d’argent, d’autres présentent des verres colorés en proportion plus ou moins grande, si bien qu’il est possible de parler de semi-grisailles. Il était en effet parfois indispensable d’utiliser des couleurs. C’est le cas des armoiries, la couleur étant un des éléments

            

Aube, chef-lieu de cant. Aube, cant. d’Arcis-sur-Aube. Fig. 2 - Saint Augustin, détail de la Verrière des pères de l’Église Baie 12. Yonne, chef-lieu de cant. et des évangélistes, 1542, Bar-sur-Seine, église. Yonne, cant. Auxerre-est. Yonne, chef-lieu de cant. Yonne, chef-lieu de cant. Yonne, cant. Saint-Florentin. Seine-et-Marne, chef-lieu de cant. Seine-et-Marne, chef-lieu de cant. Julia Fritsch, Vitraux civils et religieux du xvie siècle, musée national de la Renaissance, Écouen, Paris, 1999, p. 17-20. Françoise Gatouillat, Guy-Michel Leproux et Élisabeth Pillet, « L’église Saint-Merry de Paris : un monument daté par ses vitraux », Cahiers de la rotonde, 1997, t. 19, p. 111-112. Jean Lebeuf, Histoire de la ville de Paris et de tout le diocèse, (Paris, 1754-1757), Paris, 1883-1893, t. 1, p. 67. Il en existe une représentation chromolithographique (coll. part.) extraite d’un ouvrage non identifié, d’après un certain Livre des confréries conservé à la BnF. Eure, chef-lieu de cant. Baies 10 et 15. Les vitraux de Haute-Normandie, Martine Callias-Bey et al.(éds), Paris, 2001, p. 170.

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primordiaux de l’héraldique, comme dans la Bataille de saint Jacques contre les infidèles à Clavijo, vers 1540, à Saint-Pantaléon de Troyes. La couleur pouvait également permettre d’identifier un personnage important comme dans la Vie de saint Louis de Bar-sur-Seine, vers 1540, où le saint roi est vêtu d’une robe bleue fleurdelysée. Si les cieux ou le sol étaient parfois indiqués par des nuances variées de jaune d’argent ou de grisaille, certains peintres verriers optèrent pour de grands aplats de couleur, comme dans la Vision d’Auguste de Chavanges, vers 1540, où le ciel est uniformément bleu, ou dans la Baie allégorique de la Saulsotte, vers 1538, où les sols sont verts. Dans d’autres cas, tels que la Vie de saint Jean-Baptiste de Saint-Alpin à Châlons, vers 1535, les verres de couleur, en l’occurrence des colonnes roses et bleues, permettent de scander la scène et de définir des espaces. Parfois, il devient très difficile de savoir si on est en face d’une grisaille avec une forte présence de pièces de couleur ou plutôt d’une verrière de pleine couleur où la grisaille prend une place importante. C’est le cas de la Verrière de l’Apocalypse de Chavanges, vers 1540 (fig. 3). Plus anecdotique, mais tout aussi significatif, l’unique panneau en grisaille, la Mise au tombeau de saint Julien, dans la verrière de la Vie de saint Julien de Brioude, vers 1530, de l’église Saint-Julien du Sault. Dans l’Apparition de la Vierge à saint Dominique de Bar-sur-Seine, 1557, la couleur est réservée aux deux panneaux de la Vierge, pour la robe et le dais, tandis que les deux panneaux où sont représentés le saint et un autre personnage sont entièrement peints en grisaille. L’effet visuel renforce ainsi le message véhiculé par la verrière. Cette mode, qui ne trouve aucun développement dans d’autres régions, et qui reste largement concurrencée par le vitrail de pleine couleur, nous invite à réfléchir sur les raisons de ce goût et de ses liens avec d’autres arts. On avance régulièrement un critère de prix pour expliquer le développement des vitreries en grisaille, le verre blanc étant réputé moins cher que le verre de couleur. En réalité, peu d’édifices civils étaient vitrés au xvie siècle, hormis les salles principales des grands hôtels et des châteaux. Le verre blanc ne circulant pas encore aussi largement qu’au xviie siècle, son prix restait élevé, même si, de 4 à 6 sous le pied dans les années 1540, il représentait environ la moitié de celui des verrières historiées. Le prix augmentait de façon significative dès lors que ce verre blanc était peint. Ainsi,

        

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Baie 11. Voir D. Minois, Le vitrail…, op. cit. à la note 7, p. 178-179. Baie 8. Les Vitraux de Champagne…, op. cit. à la note 6, p. 51. Aube, chef-lieu de cant. Baie 6. Les Vitraux de Champagne…, op. cit. à la note 6, p. 206 et pl. X. Vitraux des églises de Châlons-en-Champagne, Jean Fusier (éd.), Langres, 2005, p. 51. Baie 13. Les Vitraux de Champagne…, op. cit., à la note 6, p. 85 et pl. III. Baie 15. Les Vitraux de Bourgogne, Franche-Comté et Rhône-Alpes, Paris, 1986, p. 171. Les Vitraux de Champagne…, op. cit. à la note 6, p. 54-55. Guy-Michel Leproux, Recherches sur les peintres-verriers parisiens de la Renaissance (1540-1620), Genève, p. 26-28. Le 8 mars 1547, un marché est passé pour une verrière pour l’église Saint-Nicolas-des-Champs de Paris, à raison de 10 s.t. le pied (Catherine Grodecki, Histoire de l’art au xvie siècle. 1, architecture, vitrerie, menuiserie, tapisserie, jardins, Paris, 1985, p. 227-228).

grisailles et semi - grisailles dans le vitrail de france du nord

Fig. 3 - Détail du Jugement dernier, vers 1540, Chavanges, église.

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la petite verrière de l’Histoire de Daniel de l’église Saint-Denis de Coulommiers, commandée fin 1538, formée de 6 panneaux et d’un personnage dans le remplage supérieur, coûta 35 livres tournois, soit autant que d’autres verrières équivalentes de pleine couleur. Une volonté d’éclaircissement des édifices religieux n’explique pas plus la mode des grisailles dans le vitrail religieux. Pourquoi dès lors, seule une aire géographique somme toute assez réduite aurait-elle été réceptive à cette nouveauté ? En revanche, cette question de la luminosité fut primordiale dans le domaine du vitrail civil. Dans les hôtels particuliers ou les grandes demeures, il était impossible d’utiliser, quand les moyens des propriétaires le permettaient, des verres de couleur, ceux-ci retenant trop la lumière. C’est donc naturellement que se développa la production de vitraux civils en grisaille, parfois rehaussés de sanguine voire plus rarement de verres de couleur. Ces vitraux civils pouvaient prendre plusieurs formes. La première ne concernait que les clientèles aisées et est à mettre en lien avec le succès des galeries et des hôtels et châteaux de la Renaissance. L’exemple le plus connu est celui de la Galerie de Psyché au premier étage de l’aile occidentale du château d’Écouen. Le connétable Anne de Montmorency y fit en effet poser quarante-quatre vitraux, aujourd’hui conservés au château de Chantilly, consacrés à l’histoire de Psyché. Portant pour certains les millésimes de 1542 ou 1544, ils ont été pour la plupart réalisés à partir de gravures du Maître au dé et d’Agostino Veneziano. Le château d’Écouen possédait également un ensemble de verrières héraldiques de premier ordre, aujourd’hui dispersé, où la seule entorse à la grisaille rehaussée de jaune d’argent sont les verres de couleur figurant un décor héraldique. Leur ornementation est quant à elle directement inspirée d’estampes comme celles de Fantuzzi, gravées dans les années 1540 à Fontainebleau. À côté de ces productions, somme toute réservées à une certaine élite, la fabrication de rondels était beaucoup plus répandue, ce depuis le xve siècle, à en juger par le nombre d’exemplaires conservés. De forme ovale ou ronde, ces rondels de grisaille rehaussée de jaune d’argent étaient insérés dans une vitrerie blanche (fig. 4). Souvent faits à l’avance, car pouvant convenir à tout type de baie, ils étaient une alternative moins onéreuse aux vitraux civils historiés ou héraldiques dont le prix était presque semblable à celui des verrières d’église.

  



 

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M. Hermant, « Étienne de La Vallée… », art. cit. à la note 8, p. 39. G.-M. Leproux, op. cit. à la note 34, p. 28-31. Voir Psyché au miroir d’Azay, cat. exp., Paris, 2009, p. 106-113, 134-135 et Nicole Garnier-Pelle, « Les vitraux de la galerie de Psyché  », Le mythe de Psyché, numéro hors-série de L’Estampille l’Objet d’art, n° 43, mai 2009, p. 56-63. Françoise Perrot, « Les panneaux peints de vitrerie héraldique du château d’Écouen au Musée Condé », Le Musée Condé, n° 3, octobre 1972, p. 11-20 et « Les vitraux du château d’Écouen. Contribution à l’étude du vitrail civil de la Renaissance », dans Actes du colloque international sur l’art de Fontainebleau, 18-20 octobre 1972, Paris, 1975, p. 175-184. Voir par exemple Timothy B. Husband, Stained Glass before 1700 in American Collections : Silver-Stained Roundels and Unipartite Panels, Washington, 1991. G.-M. Leproux, Recherches sur les peintres-verriers parisiens..., op. cit. à la note 34, p. 29.

grisailles et semi - grisailles dans le vitrail de france du nord

La facilité de fabrication des verrières en grisaille ne peut guère plus être invoquée. Leurs réseaux de plomb ne sont en effet pas plus simples. Par ailleurs, la technique du jaune d’argent est complexe et nécessite une maîtrise particulière. En effet, à la différence de l’application d’une grisaille que l’on peut vérifier avant cuisson, le jaune d’argent ne peut se voir qu’après cuisson, une fois que l’argile appliquée sur le verre a été retirée. Aucun retour en arrière n’est possible et le peintre-verrier travaille pour ainsi dire à l’aveugle. Enfin, la prétendue volonté des artistes de produire des verrières en grisaille pour se rapprocher des teintes de la pierre des statues ne tient pas. On sait en effet que la statuaire, en particulier champenoise, était peinte, souvent avec des couleurs très vives. Comment dès lors expliquer une telle mode à l’époque de la Renaissance, en Champagne et dans quelques régions alentour ?

Fig. 4 - Homme portant une coiffe décorée d’animaux, vers 1540, Troyes, musée de Vauluisant.

Un artiste semble être en partie responsable de ce mouvement. La récente redécouverte de l’œuvre du peintre et verrier Étienne de La Vallée permet de jeter un regard nouveau sur ce corpus essentiellement champenois. Celui-ci est documenté à Sézanne en 1538, mais est probablement originaire de Paris, où on le retrouve en 1545. Il est désormais possible de lui attribuer une quinzaine de verrières, pour la plupart des grisailles rehaussées de jaune d’argent : en 1535 et 1536, une Entrevue de saint Alpin et d’Attila, une Vision d’Auguste (fig. 5), un Dieu le Père, une Vie de saint Jean-Baptiste, une Eucharistie à Saint-Alpin de Châlons-en-Champagne ; vers 1535, une Histoire de Joseph à L’Huître – œuvre de pleine couleur ; en 1536, une Vie de saint Jean-Baptiste – œuvre de pleine couleur – ainsi qu’un Martyre de sainte Agnès à Saint-Jean-au-Marché de Troyes ; en 1537, une Histoire de Joseph à Ervy-le-Châtel et une Vie de la Vierge à Notre-Dame-en-Vaux de Châlons-en-Champagne – œuvre de pleine couleur ; en 1539, une Histoire de Daniel, une Histoire de Constantin et un Serpent d’Airain, à Saint-Denis-Sainte-Foy de Coulommiers ; en 1540-1541, une Vie de saint Thomas, une Vision d’Auguste et une Vie de saint Jean-Baptiste à Chavanges.

  

Le Beau xvie, chefs d’œuvre de la sculpture en Champagne, exposition de Troyes, église Saint-Jean-au-Marché, 18 avril-25 octobre 2009, Vanves, 2009. M. Hermant, « Étienne de La Vallée… », art. cit. à la note 8, p. 29-39. Aube, cant. Ramerupt.

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Fig. 5 - Étienne de La Vallée, détail de la Vision d’Auguste, 1535, Châlons-en-Champagne Saint-Alpin.

La Vallée utilisa pour plusieurs de ses œuvres, en particulier à Châlons et Chavanges, des modèles attribuables à Jean Cousin le Père. Par ces modèles particulièrement novateurs dans les années 1535-1540, il sut s’attirer une clientèle qui déjà auparavant appréciait les grisailles. En effet, lors de la commande en 1538 de l’Histoire de Daniel de Coulommiers, c’est précisément l’Histoire de Daniel de Saint-Pantaléon de Troyes qu’on demanda à La Vallée d’adapter. Ce modèle, qui est une des premières grisailles datées, 1531, devait avoir un renommée particulière, Coulommiers étant distant de Troyes de plus de cent kilomètres. On connait les donateurs de la verrière de Saint-Pantaléon, Pierre Dorigny et Nicole Molé, sa femme. Or, il n’est peut-être pas anodin que celle-ci soit une parente de Claude Molé qui, vers 1500, commanda un Livre d’heures à l’usage de Rome enluminé par le Maître des Triomphes de Pétrarque. Certaines des enluminures à pleine page, dont la figuration du commanditaire devant la Vierge, sont réalisées en grisaille. La clientèle champenoise semble avoir été sensi-



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Caroline Zöhl, Jean Pichore. Buchmaler, Graphiker und Verleger in Paris um 1500, Turnhout, 2004, p. 53, 97 et 187. Très riches heures de Champagne, François Avril & Maxence Hermant (dir.), Françoise Bibolet (collab.), cat. exp., Troyes, Reims et Châlon-en-Champagne, Paris, 2007, notice n° 44 (François Avril).

grisailles et semi - grisailles dans le vitrail de france du nord

ble à ce type de production relativement rare et souvent destinée à une clientèle aisée ou proche de la cour. Citons également les Heures de Michel Jouvenel des Ursins, vers 1465/1470, dans lesquelles la palette des scènes principales, à la différence des bordures, est réduite et largement dominée par le gris et le noir, sans pour autant qu’il s’agisse d’une grisaille à proprement parler. Ce Michel Jouvenel des Ursins fut bailli de Troyes à deux reprises, de 1455 à 1461 puis de 1465 à 1470. Il est dès lors possible d’envisager que la riche bourgeoisie troyenne a été un des vecteurs de la diffusion, en Champagne, des vitraux en grisaille et jaune d’argent où elle retrouvait la même esthétique que dans certains manuscrits. Marie-Blanche Cousseau a également montré combien deux livres d’heures manuscrits conservés pour l’un à la Bibliothèque nationale de France (Latin 10563), et pour l’autre à la Pierpont Morgan Library de New York (M 632), permettent d’envisager des liens entre manuscrits en grisaille et gravure. Leur enlumineur, exécutant principal des Statuts de l’Ordre de Saint-Michel, collaborateur privilégié de l’enlumineur parisien Étienne Colaud, puisa son inspiration dans les livres d’heures imprimés. Des compositions ont ainsi été remployées et pour certaines à peine modifiées. Notons que dans ces manuscrits l’or est employé comme l’est le jaune d’argent dans les verrières en grisailles (fig. 6). Dans un monde dans lequel la gravure prenait une place de plus en plus importante, les liens entre verrières



 

Fig. 6 - Adoration des bergers, BnF, ms. lat. 10563, Heures à l’usage de Rome, 1531, f. 47v.

Voir par exemple le Carcer d’Amour (BnF, dép. des mss, fr. 2150), commandé vers 1527. Il pourrait avoir été offert à Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier (Le cardinal, la Fronde et le bibliothécaire. Les trente plus beaux livres de Mazarin, cat. exp., Paris, 2002, n° 19). Pour les manuscrits en grisaille du début du xve siècle, voir la communication d’Inès Villela-Petit. François Avril et Nicole Reynaud, Les manuscrits à peintures en France : 1440-1520, cat. exp., Paris, 1993, n° 99. Marie-Blanche Cousseau, Autour d’Étienne Colaud. Recherches sur les enlumineurs à Paris sous le règne de François Ier, thèse, École pratique des Hautes Études, sous la dir. de G.-M. Leproux, Paris, 2009, t. 1, p. 294-309, t. 3, pl. 70 et 71.

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en grisailles et imprimés en noir et blanc ne peuvent être négligés. La diffusion de la gravure n’explique cependant pas tout, puisque la réutilisation de planches gravées n’est pas propre à la vitrerie en grisaille. Dans un autre domaine, les peintres troyens pratiquaient eux-mêmes la peinture en grisaille, souvent sur des revers de volets de retables, comme le prouvent les exemples conservés dans les musées de Troyes  : Lavement des pieds, 1519, Sainte Élisabeth et saint Jean, 1522, Annonciation, vers 1530-1540, Jésus au milieu des docteurs, 1541, Saint Bernard et un ange, 1552, Trahison de Judas, milieu du xvie siècle, Quatre prophètes d’un retable complet consacré à la Passion, 1569. On peut également ajouter à ces quelques exemples un panneau de lambris représentant Agar et Ismaël, datable du milieu du xvie siècle. Plus généralement, on note dans d’autres arts un goût pour des œuvres ayant une palette réduite de couleurs. Si toutes ces raisons expliquent en partie pourquoi les verrières en grisailles et semi-grisailles ont eu un tel succès dans les années 1530-1560, seule la personnalité d’Étienne de La Vallée permet de comprendre l’écho régional de cette mode. Grâce à des modèles modernes, il a su toucher une clientèle avide de nouveauté et déjà habituée à des productions rares. Ses œuvres, probablement admirées, eurent un effet d’entraînement, si bien que la Champagne, et le diocèse de Troyes en particulier, devinrent, pour une génération au moins, le principal centre de production de verrières en grisailles rehaussées de jaune d’argent, n’excluant aucunement, y compris dans les mêmes ateliers, la production de vitraux de pleine couleur.

  

        

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Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur, Paris, 2008, p. 115-121. De multiples exemples existent, par exemple la Bataille de Clavijo de Notre-Dame en Vaux de Châlons-enChampagne qui reprend diverses gravures de Dürer et Schongauer. Constanze Itzel, « Peinture et hétérodoxie. La peinture flamande à la lumière du débat sur les images », Campin in Context. Peinture et société dans la vallée de l’Escaut à l’époque de Robert Campin, 1375-1445, Valenciennes/ Bruxelles/Tournai, 2007, p. 139-154. Troyes, musée de Vauluisant, Inv. 73.2. L’avers en couleur, disparu, de ce panneau, représentait une Déposition. Ibid., Inv. 850.1.17. L’avers en couleur de ce panneau représente l’Assomption de la Vierge. Ibid. Inv. D.74.2. L’avers en couleur de ce panneau représente une Scène de la vie de saint Dominique. Ibid., Inv. 850.1.23. L’avers en couleur de ce panneau représente le Songe de Joseph. Ibid., Inv. 05.6. L’avers en couleur de ce panneau représente la Charité de saint Bernard d’Aoste. Ibid., Inv. D. 74.3. L’avers en couleur de ce panneau représente le Portement de Croix. Ibid. Inv. 53.2.1. Ibid., Inv. D. 82.1. Voir, pour le domaine de la tapisserie, la communication d’Audrey Nassieu-Maupas dans le présent ouvrage.

Coloris et noir & blanc :  les Vénitiens préparaient-ils leurs peintures par des dessous en clair-obscur ? Michel Hochmann École pratique des Hautes Études, Paris

Dans son grand ouvrage sur les techniques de la peinture, Malmaterial und seine Verwendung im Bilde (1921), Max Doerner se propose de restituer les méthodes de travail des maîtres anciens. Il consacre à ce propos un chapitre à Titien et à l’école vénitienne, qui, on le sait, jouèrent un rôle central dans le développement de la peinture à l’huile. Il commence par décrire les moyens qui, selon lui, permettaient aux peintres de concevoir leur tableau comme un ensemble harmonieux, de produire des effets de lumière et d’ombre indépendants des objets ou des figures particulières (ce qu’on appelle généralement l’unité tonale). Selon lui, cette évolution était la conséquence d’un minutieux travail de préparation, qu’il explique longuement. Les peintres, dit-il, recouvraient le support d’un fond sombre (préparation ou couche d’impression) sur lequel ils peignaient d’abord uniquement avec du blanc employé dans un mélange d’huile et de tempera : « On a une vision immédiate de cette technique dans la phase des dessous quand on pense au modelé d’une forme sur une ardoise noire avec de la craie blanche. On dessine d’abord les contours, on fait apparaître les parties illuminées en couvrant complètement la surface avec la craie et le fond sombre de l’ardoise est utilisé partout pour rendre les ombres. Les demi-teintes sont créées en estompant avec le doigt le bord des zones claires sur le fond, en laissant transparaître l’ardoise […] Tout le schéma des dessous est construit autour de trois valeurs, les lumières, les demi-teintes et les ombres », les lumières étant très chargées en pigment et les demi-teintes dérivées de la couleur du fond. Doerner s’appuie à ce pro

Max Doerner, Malmaterial und seine Verwendung im Bilde (éd. originale, 1921), 9e édition, Stuttgart, 1949, p. 299-300 : « Man kann sich die Wirkung der Untermalungsarbeit und die Absicht dabei anschaulich vorstellen, wenn man annimmt, man müsse auf einer Schiefertafel allein mit weißer Schriebkreide einen Körper in Licht und Schatten herausarbeiten. Man wird den Umriß zeichen, die Lichtmasse kräftig decken, den Ton der Tafel dagegen als Schatten stehenlassen müssen und kann Halbtöne leicht erzielen, indem man an den Rändern der Lichtmasse mit den Fingern die Kreide so verwischt, daß die Shieferfarbe hinduchwirkt. Dieses

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Fig. 1 - Le Gréco, Espolio, Munich, Alte Pinakothek.



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pos sur l’exemple de la version de l’Espolio du Gréco conservée à la pinacothèque de Munich (fig. 1). Le peintre aurait d’abord passé un glacis brun sur la préparation, puis il aurait tracé le dessin sous-jacent avec une craie blanche. Il aurait ensuite peint avec du blanc de plomb lié à l’huile et au jaune d’œuf. Il aurait commencé par les zones les plus claires. Pour les ombres, il se serait servi exclusivement de la couleur du fond. Les demi-teintes seraient constituées sans adjonction de pigment, grâce aux gris optiques obtenus par le blanc semi-transparent passé sur le brun de la couche d’impression. Ce brun s’affirmerait ainsi partout et contribuerait à l’unité tonale recherchée. Pour résumer, celle-ci reposerait donc sur la mise en place de dessous en clair-obscur qui précèderait l’emploi des couleurs. Max Doerner retrouve, dans ce passage, un certain nombre d’indications données par les anciens traités. L’unité tonale est en effet l’une des grandes questions qu’affrontèrent les peintres de la Renaissance. Elle repose sur un lien étroit entre les couleurs et les valeurs et, donc, entre les couleurs et le noir et blanc. On sait que Vasari recommande aux peintres de régler les lumières de leur composition par des dessins préparatoires en clair-obscur. Dès le xve siècle, Filarète décrit des dessous en camaïeux, dans le passage où il explique la nouvelle technique de la peinture à l’huile inventée par les Flamands : après avoir préparé son panneau avec « una mano di colore macinato a olio », c’est-à-dire une couche d’impression (qui

Durchwirkenlassen des unteren tieferen Tones durch einen lichteren dünn darüber aufgetragenen Farbton ergibt die von den Alten so viel verwendeten “optischen Grau”. Auf diese drei Töne, Licht, Mittelton und Tiefe, wird die ganze Untermalung absgestimmt ». Voir aussi sur la question des dessous dans la peinture John Gage, « Dead colours : some problems in the interpretations of layers », dans Art et chimie de la couleur, actes de colloque, Paris, 1998, Paris, 2000, p. 56-59. Giorgio Vasari, Le vite de’ più eccellenti pittori scultori ed architettori (éd. originale, Florence, 1568), Gaetano Milanesi (éd.), Florence, 1906, vol. I, p. 175 : « […] altri, di chiaro e scuro, si conducono su fogli tinti, che fanno un mezzo, e la penna fa il lineamento […] e questo modo è molto alla pittoresca, e mostra più l’ordine del colorito ».

coloris et noir

peut cependant être blanche), le peintre doit passer partout « une ombre de blanc » et ainsi « former les figures, les édifices, les animaux et tout ce que l’on doit peindre ». Conformément à ce que disait Doerner, la première étape consiste donc bien à poser les lumières. Toutefois, chez Filarète, nous l’avons dit, la couche d’impression est blanche ou blanchâtre, à la différence de la pratique des peintres de la fin du xvie siècle ; les ombres ne naissent donc pas du fond laissé en réserve, et il faut aussi les indiquer avec des couleurs choisies à cette fin pour achever de modeler les volumes. On conserve à Padoue une Crucifixion due probablement à un artiste padouan ou vénitien, qui copie un tableau de l’école de Van Eyck aujourd’hui à la Ca’ d’Oro (fig. 2) : or, le panneau de Padoue est inachevé et laisse donc voir une partie de l’ébauche, qui semble correspondre à ce que décrit Filarète, puisque le peintre l’a réalisée en camaïeux de blanc et de gris, sur laquelle il a ensuite posé les couleurs. Les recherches autour de l’Adoration des Mages de Botticelli ont aussi révélé, semble-t-il, des premières couches monochromes brun-vert semitransparentes. Ce modelé sous-jacent a ensuite été relevé par l’addition de lumières et de demitons en blanc et en gris, et le peintre a voulu que ce modelé transparût autant que possible derrière les dernières couches. Toutefois, cette méthode ne



 

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Fig. 2 - Artiste anonyme padouan (?), Crucifixion, Padoue, Musei civici, Museo d’arte.

Antonio Averlino dit il Filarete, Trattato di architettura, Anna Maria Finoli et Liliana Grassi (éds), Milan, 1972, vol. 2, livre 24, p. 669 : « […] e poi una mano di colore macinato a olio : s’ella è biacca, è buona ; e anche fusse altro colore, non monta niente che colore si sia […] In su questo poi, col bianco di tutto quello che vuoi fare da’ come dire una ombra di bianco, cioè che tu o figure, o casamenti, o animali, o arbori, o qualche cosa che tu abbi a fare, da’ la forma con questa biacca, e che sia bene macinata. E così, dato questa mano di biacca alle forme di tutto quello che vuoi fare suvi, e tu con quegli colori con che tu vuoi fare l’ombra, e poi con una mano sottile di quello colore che l’hai a vestire dagliene una coperta sottile ». Il Rinascimento a Venezia e la pittura del Nord ai tempi di Bellini, Dürer, Tiziano, Bernard Aikema et Beverly Louise Brown (éds), cat. exp., Venise, Palazzo Grassi, 1999, Venise, 1999, cat. 11, p. 204. Marcia Hall, Color and Meaning. Practice and Theory in Renaissance Painting, Cambridge et New York, 1992, p. 55. Marcia Hall mentionne aussi, à ce propos, le modelé sous-jacent brun que l’on décèle sous plusieurs œuvres de Piero della Francesca.

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Fig. 3 - Atelier de Cima da Conegliano, La Vierge entre saint André et saint Pierre, Édimbourg, National Gallery of Scotland.

  

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paraît pas avoir été employée de manière générale au xve et au début du xvie siècle. Pour rester dans le domaine vénitien, une autre œuvre inachevée, la Vierge à l’Enfant avec saint André et saint Pierre de l’atelier de Cima da Conegliano, montre un travail très différent (fig. 3) : la composition n’a pas été ébauchée entièrement en clair-obscur. Le dessin sous-jacent est ombré par endroits, mais chaque zone colorée semble peinte de manière indépendante, sans définition préalable des lumières. On sait aussi que Giovanni Bellini utilisa souvent des dessins sous-jacents extrêmement détaillés, dont le modelé était précisément indiqué par des hachures, mais il ne s’agissait pas d’une ébauche peinte. C’est plutôt en Italie centrale, à cette époque, que les peintres paraissent avoir peint des dessous en clair-obscur. On connaît les exemples très célèbres de Léonard, avec le Saint Jérôme de la pinacothèque du Vatican et l’Adoration des Mages des Offices, ou de Fra Bartolomeo avec la Pala della Signoria, sur lesquels il est inutile d’insister. L’Allégorie de la vertu de la galerie Doria-Pamphilj, à Rome, montre aussi que Corrège a préparé en grisaille le modelé de la figure nue au centre de sa composition. Mais quel fut, à cet égard, l’attitude de Giorgione ou de Titien, qui jouèrent un rôle fondamental dans le développement de la peinture tonale ? On doit se rappeler tout d’abord que les préparations ou les couches d’impression, à Venise, restèrent de couleur claire pendant pratiquement toute la première moitié du xvie siècle. La reconstitution proposée par Doerner ne peut donc convenir, stricto sensu, pour cette période. Les œuvres de Titien et de Giorgione comportent de très nombreux repen-

The Age of Titian. Venetian Renaissance Art from Scottish Collections, cat. exp., Edimbourg, National Galleries of Scotland, 2004, cat. 9, p. 72. L’exemple le plus parfait de ce type de dessin sous-jacent est la Lamentation sur le Christ mort aujourd’hui conservée au musée des Offices, à Florence. Voir à ce propos les remarques de M. Hall, Color and Meaning, op. cit. à la note 5, p. 84 et p. 110.

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tirs, ce qui semble également contradictoire avec la présence d’esquisses très détaillées comme celles que nous venons d’évoquer chez Léonard et chez Fra Bartolomeo. De plus, en regardant, par exemple, l’Assomption de Palma l’Ancien à l’Accademia, on a l’impression que les premières couches étaient plutôt constituées de couleurs passées de manière relativement uniforme, dont le modelé était ensuite renforcé par des glacis. Le Jugement de Salomon de Sebastiano del Piombo (Kingston Lacy), qui est inachevé, ne montre pas non plus la moindre trace de camaïeux et les premières couches paraissent, encore une fois, déjà colorées. Il en va de même pour une œuvre plus tardive de Titien, elle aussi inachevée, le Paul III et ses petits-fils (Naples, Capodimonte, 1545). La plupart des tableaux vénitiens de cette période ne semblent donc pas avoir comporté d’ébauche en clair-obscur. Je ne connais qu’une exception, à cet égard : dans l’Adoration des Bergers attribuée à Giorgione et aujourd’hui au Kunsthistorisches Museum de Vienne, qui est une copie ou une version inachevée de l’Adoration Allendale de la National Gallery de Washington, le paysage est peint en partie dans une sorte de camaïeu de bruns, qui devait préluder à l’emploi des couleurs. Mais ce type de travail est très rare à Venise au début du siècle. Les préparations ou les couches d’impression sombres ne commencèrent à se généraliser que dans les années 1540, et c’est donc à ce moment-là que les techniques décrites par Doerner auraient pu être mises en œuvre. Or, certaines sources anciennes paraissent confirmer ses hypothèses. Il s’agit, en particulier, du célèbre passage de l’introduction aux Ricche minere dans lequel Boschini décrit le travail de Tintoret : Mais, pour bien distribuer toute la masse de son tableau, il prenait grand soin de distinguer ce qui devait paraître s’enfoncer et ce qui devait être en relief, en faisant constamment apparaître des lumières éclatantes, des ombres, des reflets et des éclats de lumière. Et, parfois, il mettait les figures les plus proches dans l’obscurité et rejetait la clarté dans le lointain, d’autres fois, il conservait au contraire ses figures principales dans la lumière et rejetait les parties obscures dans les lointains, et, d’autres fois, il faisait naître un accident qui illuminait une figure en contraste avec les autres, pour bien composer ses œuvres […] Quand il avait établi cette importante distribution, il esquissait tout le tableau en clair-obscur, en ayant toujours comme but principal de composer toute la masse, comme on l’a dit [nous soulignons].

Pour Boschini comme pour Doerner, Tintoret aurait donc ébauché ses toiles en clair-obscur avant d’appliquer les couleurs. L’inventaire après décès de Jacopo Bassano (1592) fournit un autre témoignage précieux à cet égard : en effet, on y signale aussi plusieurs tableaux esquissés de cette manière.

 

Bellini, Giorgione, Titian and the Renaissance of Venetian Painting, David Allan Brown et Sylvia Ferrino Pagden (éds), cat. exp., Washington, National Gallery of Art, Vienne, Kunsthistorisches Museum, 2006, cat. 18, p. 120. Marco Boschini, Breve instruzione per intender in qualche modo le maniere de gli Auttori Veneziani, introduction aux Ricche minere della pittura veneziana (Venise, 1674), dans Marco Boschini, La carta del navegar pitoresco, Anna Pallucchini (éd.), Venise, 1966, p. 730-731 : « Ma per ben distribuire tutta la massa applicava grand studio all’artifizio del di dentro e del di fuori, col far apparire sempre fierezze de lumi, ombre, riflessi e battimenti ; e alle volte col formar le figure vicine tutte oscure, e gettar in distanza il chiaro, ed altre volte tenendo le figure principali chiare, e mandando in lontano gli oscuri, ed altre volte facendo nascer qualche accidente che lumeggiasse una figura all’opposito dell’altre, per ben concertare le sue opere : licenze pittoresche ed artificii industriosi […] quando poi aveva stabilita questa importante distribuzione, abbozava il quadro tutto di chiaro scuro, avendo sempre oggetto principale di concertare tutta la massa come s’è detto ».

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Certes, le document n’est pas toujours très clair et on peut se demander si ces toiles étaient toujours des œuvres inachevées, qui auraient dû être ensuite colorées, ou bien s’il s’agissait de modèles pour les membres de l’atelier. L’expression « sbozzati di chiaro scuro » que l’on rencontre dans le document pourrait faire pencher pour la première hypothèse et laisser penser que Jacopo Bassano aurait recouru aux mêmes modes de préparation que ceux décrits par Boschini. Toutefois, en examinant les œuvres de ces artistes, nous ne sommes pas sûrs qu’ils aient bien procédé d’une manière aussi systématique. Dans le cas de Tintoret, sa technique repose évidemment en grande partie sur les contrastes lumineux et sur l’utilisation d’un fond sombre. D’autre part, son fils Domenico a laissé un grand nombre d’études à l’huile sur le papier en clair-obscur, grâce auxquelles il mettait au point ses compositions. On peut supposer qu’il avait en partie repris une habitude de son père, même si celui-ci ne nous a laissé qu’une esquisse de ce type, celle pour la Bataille du Taro des Fastes Gonzague aujourd’hui conservée à Capodimonte. Certaines parties des toiles de Jacopo sont peintes uniquement avec des rehauts de blanc sur le fond brunâtre : ce sont notamment les figures fantomatiques qui apparaissent à l’arrière-plan du Baptême du Christ de la Scuola de San Rocco ou de l’Enlèvement du corps de saint Marc. Il est vrai enfin que, comme l’indique Boerner, il laisse très souvent la préparation en réserve et s’en sert pour définir les ombres (le bœuf de l’Adoration des bergers de San Rocco est un bon exemple de cette pratique). Mais doit-on penser pour autant que toute la composition était préalablement esquissée comme l’indiquent Boschini et Doerner ? Nous connaissons malheureusement peu de tableaux inachevés pour pouvoir en juger. Parmi ceux-ci, Paola Rossi et Rodolfo Pallucchini ont publié, dans leur monographie sur le peintre, une Sainte Famille avec saint Jean d’une collection privée de Bergame : on y voit un dessin sous-jacent, tracé de manière très libre, qui est ensuite rehaussé avec du blanc. Mais je ne connais cette œuvre qu’au travers d’une photographie en noir et blanc et je ne sais donc pas quel rôle joue la couleur à ce stade. L’esquisse pour le Rédempteur adoré par le doge Alvise Mocenigo (New York, Metropolitan Museum, fig. 4) est elle aussi un document passionnant. Elle montre un grand nombre de repentirs, qui prouvent que, comme beaucoup de peintres vénitiens, Jacopo pouvait changer radicalement d’idée en cours d’exécution : certaines figures ont été esquissées sur le paysage et le ciel après que ceux-ci eurent été complètement peints. Dans ce cas, en effet, le fond a servi à définir les ombres, et de larges empâtements permettent de créer la lumière et le relief. Mais on peut douter que toutes les figures aient été préparées de cette façon et, surtout, que Tintoret ait ébauché ainsi toute sa composition, puisqu’il l’a ensuite profondément modifiée. Dans le Christ et les docteurs de



 

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Giovanni Battista B. Verci, Notizie intorno alla vita e alle opere de’ pittori scultori e intagliatori della città di Bassano raccolte ed estese da Giambattista Verci, Venise, appresso Giovanni Gatti, 1775, p. 91 : « La Sala di Vicenza grande fatta in rodolo sbozzata di chiaro scuro […] Quadri numero cinque d’invenzion delli Mesi cinque dell’anno shozzati di chiaro scuro vecchi di grandezza come di sopra » ; p. 95 : « Un quadro della partita d’Abramo […] con una tela di dietro di chiaro scuro, d’uno de’ mesi […] Una tela di chiaro scuro in schizzo d’uno de’ dodici mesi dell’anno » ; p. 99 : « Altro d’Aprile, sbozzato di chiaro scuro […] ». Rodolfo Pallucchini et Paola Rossi, Tintoretto. Le opere sacre e profane, Milan, 1982, cat. 135, p. 158. Tintoretto, Miguel Falomir (éd.), cat. exp., Madrid, Museo nacional del Prado, 2007, cat. 37, p. 324-329.

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Fig. 4 - Tintoret, Étude pour le tableau votif du doge Alvise Mocenigo, 1571-1574, The Metropolitan Museum of Art.

Milan, le peintre a laissé inachevée une petite partie de sa toile, autour du Christ, et on voit donc encore une partie du dessin sous-jacent : on n’y voit aucune trace de clair-obscur (fig. 5). Dans le Martyre de saint Laurent de Christ Church, un tableau tardif, qui pourrait aussi être inachevé, le corps de saint Laurent et l’armure du soldat sont en effet esquissés simplement avec du blanc, mais les vêtements des autres figures le sont directement avec des couleurs (fig. 6). Là aussi, une ébauche réalisée suivant les indications de Doerner paraît exclue. On a souvent évoqué, pour confirmer le témoignage de Boschini, le résultat des radiographies : certaines d’entre elles sont en effet spectaculaires et révèlent un important travail de préparation réalisé au blanc de plomb. Tintoret traçait une partie des contours de ses figures avec ce pigment. Certes, ce type de document doit être interprété avec précaution : le blanc de plomb réagit de la même manière aux rayons X, qu’il appartienne aux couches superficielles ou aux couches sousjacentes. On peut donc parfois confondre, en analysant une radiographie, un empâtement, une touche visible et un élément de l’ébauche. Toutefois, certaines parties appartiennent clairement aux phases préparatoires : ainsi, Jacopo a d’abord dessiné certaines figures nues avant de les habiller, il a tracé des têtes schématiques qui évoquent peut-être ces petits mannequins dont, dit-on, il se servait. Des recherches approfondies menées sur les Fastes Gonzague de la pinacothèque de Munich ont montré l’existence, parfois, d’une sorte de modelé sous-jacent : l’esquisse reste en effet visible grâce à la transparence des couches superficielles et les lumières sont donc définies par en dessous, pour ainsi dire, et non par des empâtements au-dessus des autres couches, comme on le voit de manière plus habituelle (fig. 7). Dans ces endroits, il y a donc en effet, conformément à ce que disait Doerner, une esquisse en clair-obscur au-dessous de la peinture.

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Fig. 6 - Tintoret, Le Martyre de saint Laurent, Oxford, Christ Church.

Fig. 5 - Tintoret, Le Christ et les docteurs, Milan, Museo del Duomo, détail.

Fig. 7 - Radiographie de La Prise de Parme, détail, Munich, Alte Pinakothek.

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Toutefois, je crois que Doerner reconstruit la technique des peintres vénitiens de façon trop systématique. D’une part, chez Tintoret, les nombreux repentirs et la rapidité de l’exécution rendent difficile d’établir une distinction aussi nette entre les différentes phases de son travail et on ne doit pas penser, encore une fois, qu’il a fait reposer toute l’exécution sur une ébauche uniforme et bien établie. D’autre part, Boschini lui-même évoque d’autres manières de procéder chez les contemporains de Tintoret, ce qui montre que les techniques n’étaient pas fixées ou uniformes de ce point de vue à Venise. Ainsi, il nous a laissé une description célèbre de la manière d’ébaucher de Titien : celui-ci formait une sorte de lit de couleurs, qui « servait de base aux expressions qu’il voulait former au-dessus » ; avec un pinceau teint de blanc, de rouge, de noir et de jaune, « il formait le relief d’un clair, et, avec ces maximes de sa doctrine, il faisait apparaître en quatre coups de pinceau la promesse d’une rare figure ». Ce type d’ébauche, dont nous connaissons des exemples (notamment avec le Saint Sébastien de l’Ermitage), est certes fondé sur un nombre de couleurs relativement restreint, et il semble exclure les teintes les plus éclatantes, mais il ne peut absolument pas se comparer avec l’esquisse en blanc et noir dont parlait Doerner. D’autre part, certains peintres continuaient de composer les premières couches de couleurs passées de manière relativement uniforme, qu’ils modulaient ensuite par des glacis, pour les ombres, et des empâtements, pour les lumières : nous avons déjà rencontré cette technique chez Palma le Vieux, mais elle continua d’être utilisée par les peintres de la seconde moitié du siècle. Elle correspond d’ailleurs aux indications de certains traités de l’époque, comme celui d’Armenini : celui-ci conseille en effet d’esquisser avec des couleurs franches (« abozzar con i colori sodi »), en particulier les étoffes (« le bozze de i panni »), et de recouvrir ensuite ces première couches d’un glacis. Ces remarques sont très proches de la description de la technique de Véronèse par Boschini (même si, d’après lui, Paolo n’aurait pas employé de glacis) : « Dans son coloris, il se servait d’une demi-teinte dans les carnations comme dans les étoffes, dans l’architecture et dans le reste […] Ainsi, après avoir peint tout son tableau de la manière que nous avons dite […], il retouchait les carnations dans les lumières et dans les ombres avec des coups de pinceau si résolus et brillants, qu’il les faisait paraître vivantes, en laissant les demi-teintes dans leur première distribution, de sorte que l’on peut compter tous les coups de pinceau qu’il a ajoutés, comme si c’étaient des perles, des rubis, des saphirs, des émeraudes, des diamants et les joyaux les plus précieux que nous apporte le Levant ». L’ébauche est

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M. Boschini, Breve istruzione, op. cit. à la note 10, p. 711 : « […] questo abbozzava i suoi quadri con una tal massa di Colori, che servivano (come dire) per far letto, o base alle espressioni, che sopra poi li dovevva fabricare […] altre volte con una pennellata di biacca con lo stesso pennello, tinto di rosso, di nero e di giallo, formava il rilievo d’un chiaro, e con queste massime di Dottrina faveca comparire in quattro pennellate la promessa d’una rara figura ». Giovan Battista Armenini, De’ veri precetti della pittura (Ravenne, 1586), Marina Gorreri (éd.), Turin, 1988, p.  143-144 : « Ci sono alcuni che, nel fare i panni verdi, tengono novo modo : pigliano del smalto grosso con giallo santo e, quelli mesticati insieme su la pietra, ne fanno nascere un verde bonissimo per lo abozzar di quelli ; i quali asciutti, li velano col verderame, che dentro abbia vernice commune ». M. Boschini, Breve istruzione, op. cit. à la note 10, p. 733 : « Vero è che nel colorito, si valeva d’una mezza tinta, così nelle carni, come ne’ panni, nell’Architettura e nel rimanente […] Così, doppo aver dipinta tutta la massa nella maniera espressa, sì di Figure, come d’Ornamenti, d’Architettura, di Paesi, d’Animali ed altro, e l’esser

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donc formée en demi-teinte, et le peintre ajoute dans un deuxième temps le modelé, les ombres et les lumières. Le clair-obscur est défini dans la phase ultime du travail au lieu d’être mis en place dans la phase préparatoire : c’est donc exactement l’inverse de la démarche décrite par Doerner. Le passage de Boschini semble confirmé par la manière dont les restaurateurs des Noces de Cana restituent le travail du peintre : « En général, la pose d’une couche unique de couleur est le premier stade de l’exécution d’un vêtement. Les parties en lumière sont ensuite figurées par l’ajout d’une couleur plus claire : par exemple outremer sur smalt, jaune de plomb et d’étain sur ocre jaune. Des touches plus localisées, peintes avec des couleurs plus claires et plus sombres que la couleur générale marquent enfin le relief des plis, en particulier des drapés rouges et verts ». Les reconstitutions de la technique des maîtres anciens tendent souvent à être simplificatrices. En réalité, les méthodes variaient d’un artiste à l’autre et, souvent, chez un même artiste. C’est ce que montrent d’ailleurs, nous l’avons vu, les Ricche minere de Boschini. Les peintres vénitiens, par la part importante qu’ils accordaient aux repentirs au cours de l’exécution, s’interdisaient une répartition trop fixe entre les différentes étapes du travail. Une ébauche monochrome, qui fixe entièrement la composition, semble donc aller contre cette manière de faire. Néanmoins, les analyses récentes confirment la présence de modelés sous-jacents partiels dans certaines œuvres de Tintoret. Les peintres vénitiens ont donc joué un certain rôle dans le développement des ébauches en camaïeux, notamment pour ceux qui ont repris leurs leçons et ont voulu les imiter en généralisant certains de leurs procédés. C’est le cas, par exemple, de Rubens : ainsi, son ébauche de la Bataille aux environs de Paris (Anvers, Maison de Rubens) est largement réalisée en blanc sur un fond brun, malgré la présence de quelques notations colorées. Mais, à Venise, les procédés et les techniques qui déterminent l’unité tonale sont complexes (emploi des glacis, utilisation des mélanges, rôle de la préparation) et ne reposent pas sur une première couche entièrement en clair-obscur.

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ogni cosa ben situata, ritoccava le carni nei Chiari, nell’Ombre, con pennellate così rissolute e brillanti, che le faceva (come si vede) comparir vive ; lasciando le meze tinte nello stato primo distribuite, di modo che si possono numerare tutte le pennellate rimesse, come se fossero perle, rubini, zaffiri, smeraldi, diamanti e gioie le più preziose che ci arrechi il Levante ». Jean-Paul Rioux, « La matière picturale », dans Les Noces de Cana de Véronèse. Une œuvre et sa restauration, Nathalie Volle et Jean Habert (éds), Paris, 1992, p. 144.

In monochromatis […], quid non exprimit ? 

La réception des arts monochromes dans la critique d'art humaniste à la Renaissance*

Mathilde Bert Université de Liège / Université de Paris I Panthéon Sorbonne

Dans une série d’œuvres remontant probablement à la fin de sa carrière, Mantegna recourt au camaïeu afin d’imiter des reliefs sculptés de marbre ou de bronze. Bien qu’issues de commandes diverses, ces peintures présentent un traitement analogue de la couleur : elles associent des figures monochromes dans les tons gris ou bruns à des fonds en camaïeux de rouge, de jaune, de brun, de gris, de blanc et, parfois, d’or. Longtemps envisagées sous l’angle exclusif du rapport avec la sculpture, elles ont récemment fait l’objet d’une monographie de Sabine Blumenröder qui en

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Cette étude s’inscrit dans le cadre de la thèse de doctorat que nous préparons actuellement sur la réception, à la Renaissance, du texte de Pline sur la peinture. La communication initiale a bénéficié des discussions qui la suivirent. Aux organisateurs de la rencontre et aux divers intervenants, nous exprimons notre vive gratitude. Nos remerciements les plus sincères vont également à nos directrices de thèse, Dominique Allart et Colette Nativel, pour leurs savantes suggestions, ainsi qu’à Maurice Brock pour ses lectures attentives et rigoureuses. Toutes les références au livre XXXV de l’Histoire naturelle proviennent de Pline l’Ancien, Histoire naturelle : livre XXXV, texte établi traduit et commenté par Jean-Michel Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 1985. Une douzaine de peintures de Mantegna est traitée en camaïeu. Les datations proposées vont de 1485-1490 à 1506. En réalité, seule l’Introduction du culte de Cybèle à Rome, commandée par Francesco Corner, peut être datée précisément de 1505-1506. Voir Ronald Lightbown, Mantegna. With a complete catalogue of the paintings, drawings and prints, Oxford, 1986, p. 210-218 ; Keith Christiansen, « Paintings in Grisaille », dans Andrea Mantegna, Jane Martineau (éd.), cat. exp., Londres/New York, 1992, p. 394-400. Ronald Lightbown considère les camaïeux de Mantegna comme une version « économique » des reliefs de marbre ou de bronze qu’ils imitent, et explique leur invention par l’absence de sculpteurs de qualité à la cour

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élargit le champ de références et propose de considérer ce traitement de la couleur comme porteur de significations précises : les camaïeux de Mantegna répondraient à la volonté d’adopter un style pictural historiquement pertinent pour représenter des événements du passé, qu’ils soient empruntés à l’Ancien Testament ou à l’histoire païenne. Pour cautionner ce rapprochement entre palette réduite et sujets anciens, l’historienne convoque plusieurs passages du livre XXXV de l’Histoire naturelle dans lesquels Pline l’Ancien associe les étapes anciennes de l’histoire de la peinture à l’emploi d’un nombre limité de couleurs : d’abord une seule, dans des œuvres appellées « monochromes », puis quatre (blanc, ocre, rouge et noir). Elle attire en particulier l’attention sur l’utilisation de ces quatre couleurs dans la plupart des camaïeux de Mantegna. Sans doute cette hypothèse appelle-t-elle plusieurs réserves : elle oublie notamment qu’à la Renaissance, seules trois des quatre couleurs pliniennes (le rouge, le noir et le blanc) étaient identifiées. Reste qu’elle suggère, pour la première fois à notre connaissance, un lien précis entre les camaïeux de Mantegna et l’intérêt pour la peinture antique. S’ouvre ainsi une nouvelle piste de recherches impliquant d’appréhender le recours aux techniques monochromes en référence non plus seulement à la sculpture (comme on le fait d’habitude), mais aussi à la peinture antique. La présente étude a pour but de préciser le fondement historique de cette association entre le recours au monochrome et l’émulation de la peinture antique. Pour ce faire, nous examinerons la réception des passages de Pline sur le monochrome à la Renaissance : elle est riche d’enseignements sur les enjeux de la pensée de l’art. Par ailleurs, en confrontant la littérature à la pratique artistique, on comprendra mieux certains choix picturaux. La question étant vaste, nous nous concentrerons sur deux exemples d’utilisation des propos de Pline à l’intérieur d’une réflexion sur les arts monochromes : le célèbre éloge qu’Érasme consacre à Dürer en 1528, et la biographie de l’artiste liégeois Lambert Lombard que son contemporain, Dominique Lampson, publie en 1565. À travers ces deux exemples, nous voudrions suggérer que la réception humaniste de l’art et le goût pour le monochrome sont étroitement liés dans le Nord.



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des Gonzague à cette époque (R. Lightbown, Mantegna…, op. cit. à la note 1, p. 212). Keith Christiansen met quant à lui l’accent sur les enjeux liés à la rivalité entre la peinture et la sculpture traditionnellement appelée paragone (K. Christiansen, « Paintings in Grisaille », art. cit. à la note 1). Sabine Blumenröder, Andrea Mantegna – die Grisaillen. Malerei, Geschichte und antike Kunst im Paragone des Quattrocento, Berlin, 2008. Voir aussi Sabine Blumenröder, « Andrea Mantegna’s Grisaille Paintings : Colour Metamorphosis as a Metaphor for History », dans Symbols of Time in the History of Art, Christian Heck, Kristen Lippincott (éds), Turnhout, 2002, p. 41-55. La thèse de S. Blumenröder se fonde tant sur l’iconographie des tableaux de Mantegna que sur l’histoire de la grisaille. Elle relève en particulier que, dans les cycles polychromes, la grisaille est traditionnellement employée pour représenter des événements issus d’une autre temporalité et venant commenter les scènes principales. Seul le Sacrifice d’Isaac (Vienne, Kunsthistorisches Museum) présente un fond vert et jaune. Datable entre 1495 et 1500, il est considéré comme une œuvre d’atelier. Voir R. Lightbown, Mantegna…, op. cit. à la note 1, p. 470. Le problème consistait à identifier le sil attique. À la fin du Quattrocento, Ermolao Barbaro hésite par exemple entre un bleu et un ocre. Voir à ce propos John Gage, « A Locus Classicus of Colour Theory : the Fortunes of Apelles », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XLIV, 1981, p. 19 et note.

la réception des arts monochromes dans la critique d ' art humaniste

Passages pliniens sur le monochrome et le tétrachromatisme Pline comprend le monochrome à la fois comme un jalon de l’évolution picturale et comme un genre de peinture. En tant que moment historique, le monochrome constitue la deuxième étape du développement de la peinture, après l’invention du dessin au trait : La question des origines de la peinture est obscure et n’entre pas dans le plan de cet ouvrage. […] tous reconnaissent qu’il a consisté à tracer, grâce à des lignes, le contour d’une ombre humaine : ce fut donc là, selon eux, la première étape ; dans la seconde, on employa les couleurs une à une, d’où le nom de monochrome usité quand on eut trouvé un procédé plus complexe et cette méthode est encore en usage aujourd’hui.

Un autre passage confirme que le monochrome est bien aussi un genre de peinture : alors que les débuts historiques du monochrome remontent probablement aux viie-vie siècles, Zeuxis « peignit aussi des monochromes en blanc » vers 425-397. Outre le monochrome en tant que tel, la peinture antique connaît également le camaïeu. Celui-ci semble coïncider avec l’invention des couleurs, puisque les peintres disposent de seulement quatre couleurs, et cela jusqu’à une époque tardive. Autrement dit, dans la peinture antique, la polychromie est d’abord un tétrachromatisme : Quand on considère un si grand nombre de couleurs, on se prend à admirer les temps anciens. C’est en utilisant uniquement quatre couleurs qu’Apelle, Aétion, Mélanthius et Nicomaque, peintres célèbres entre tous, ont exécuté les immortels chefs-d’œuvre que l’on sait : pour les blancs, le melinum ; pour les ocres, le sil Attique ; pour les rouges, la sinopis du Pont ; pour les noirs, l’atramentum ; et pourtant chacun de leurs tableaux se vendait au prix des trésors de cités entières.









XXXV, 15 : « De picturae initiis incerta nec instituti operis quaestio est. […] omnes umbra hominis lineis circumducta, itaque prima talem, secundam singulis coloribus et monochromaton dictam, postquam operosior inuenta erat, duratque talis etiam nunc ». XXXV, 64 : « Pinxit et monochromata ex albo. » Pline fait également référence au monochrome en XXXV, 29 : « Quelles furent les couleurs utilisées séparément par les premiers peintres, nous l’avons dit quand nous traitions de ces sortes de pigments à propos des métaux : les œuvres de ce genre s’appellent monochromes, d’après l’espèce de peinture à laquelle elles appartiennent ». Et en XXXV, 56 : « S’il faut accepter cette conclusion, il s’ensuit que les débuts de la peinture sont beaucoup plus anciens et que remontent à une époque nettement plus précoce ceux qui ont peint des monochromes – et dont la tradition ne fixe pas les dates : Hygiainon, Dinias, Charmadas – […]. » Des peintures sur marbre en un seul ton retrouvées à Herculanum rendent peut-être compte de la pratique antique du monochrome. Elles sont considérées comme des copies d’originaux datant de 425-410, mais les débuts historiques du monochrome remontent aux viie-vie siècles. Voir Adolphe Reinach, Textes grecs et latins relatifs à l’histoire de la peinture ancienne : Recueil Milliet, introduction et notes par Agnès Rouveret, Paris, 1985, n° 56, p. 63 et n° 190, p. 180-181. XXXV, 29 : « L’art finit par acquérir sa propre autonomie et découvrit la lumière et les ombres, le contraste entre les couleurs étant réciproquement souligné par leur juxtaposition. Ensuite, vint s’ajouter l’éclat, qu’il faut distinguer ici de la lumière. L’opposition entre ces valeurs lumineuses et les ombres fut appelée tonos (tension) ; quant à la juxtaposition des couleurs et au passage de l’une à l’autre, on leur donna le nom d’harmogè (harmonisation) ». XXXV, 50 : « Quattuor coloribus solis immortalia illa opera fecere – ex albis Melino, e silaciis Attico, ex rubris Sinopide Pontica, ex nigris atramento – Apelles, Aetion, Melanthius, Nicomachus, clarissimi pictores, cum tabulae eorum singulae oppidorum uenirent opibus ».

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Ce passage prend place à la fin du développement sur les pigments (§30-50), auquel il fournit un épilogue non exempt de connotations morales. Pline conclut en effet : Mais maintenant que les pourpres font leur apparition sur les parois et que l’Inde nous apporte le limon de ses fleuves, la sanie de ses reptiles et de ses éléphants, il n’est plus de renommée dans le domaine pictural. Tout était donc meilleur au temps où les ressources étaient moins abondantes. Il en est ainsi, comme nous l’avons dit plus haut, parce que c’est à la valeur matérielle, et non à la valeur spirituelle, que l’on est attentif .

Même si le tétrachromatisme s’attache à un art ancien, désormais révolu, Pline voit en lui, non pas une phase archaïque du développement pictural, mais bien plutôt l’apogée de la peinture antique. Apelle, Aétion, Mélanthius et Nicomaque sont en effet « célèbres entre tous », leurs tableaux se vendent « au prix des trésors de cités entières », alors que la copia colorum a entraîné la décadence de la peinture. L’utilisation exclusive de quatre couleurs par les peintres antiques suscite aujourd’hui encore des débats sur lesquels nous ne nous attarderons pas. On notera simplement que seul Pline associe le tétrachromatisme à ce qu’il considère comme l’apogée de l’art antique, à savoir le ive siècle av. J.-C., l’époque d’Apelle (v. 360-300) et d’Alexandre le Grand. Or, l’idée de tétrachromatisme se rencontre chez plusieurs auteurs antiques, notamment Cicéron, qui l’attribue à des peintres de la génération précédente, Zeuxis, Polygnote et Timanthe. Cette différence entre les peintres mentionnés est grosse de conséquences quant aux connotations plus ou moins positives que chaque auteur attache au tétrachromatisme : hautement valorisé chez Pline (comme un aspect de la peinture à son apogée), le procédé figure chez Cicéron comme une dernière entrave à la perfection de l’art. Les valeurs très positives que le tétrachromatisme revêt chez Pline se comprennent à la lumière d’une éthique d’austérité qui traverse toute l’Histoire naturelle . Dans le livre XXXV, l’encyclopédiste

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XXXV, 50 : « Nunc et purpuris in parietes migrantibus et India conferente fluminum suorum limum, draconum elephantorumque saniem nulla nobilis pictura est. Omnia ergo meliora tunc fuere, cum minor copia. Ita est, quoniam, ut supra diximus, rerum, non animi pretiis excubatur ». Sur le tétrachromatisme, voir la synthèse de Jean-Michel Croisille (avec bibliographie) dans Pline l’Ancien, Histoire naturelle : livre XXXV, Jean-Michel Croisille (éd.), Paris, 1985, appendice n°2, p. 301-303. Voir aussi J. Gage, « A Locus Classicus of Colour Theory… », art. cit. à la note 5, p. 4-5 ; et Agnès Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne (ve siècle av. J.-C.-i er siècle ap. J.-C., Rome, 1989, p. 54-55, 245-246, 261-265. On trouvera par ailleurs un relevé des occurrences textuelles sur le tétrachromatisme dans Charikleia Brécoulaki, « Considérations sur les peintres tétrachromatistes et les colores austeri et floridi : l’économie des moyens picturaux contre l’emploi de matériaux onéreux dans la peinture ancienne », dans Couleurs et matières dans l’Antiquité. Textes, techniques et pratiques, Agnès Rouveret, Sandrine Dubel et Valérie Naas (éds), Paris, 2006, p. 29-42. Pline revient sur le tétrachromatisme dans le développement sur Apelle, rappelant le prix élevé atteint par ses tableaux (XXXV, 92). Cicéron, Brutus, Jules Martha (éd.), Paris, 1966, XVII, §70-71 : « De même en peinture : Zeuxis, Polygnote, Timanthe et les artistes qui n’ont employé que quatre couleurs, sont cités avec éloge pour leur modelé et le trait de leur dessin, au lieu que dans Aétion, Nicomaque, Protogène, Apelle, tout déjà est parfait ». Sur l’éthique de l’austérité dans l’Histoire naturelle, voir Sandra Citroni Marchetti, Plinio il Vecchio e la tradizione del moralismo romano, Pise, 1991. Sur son impact sur le discours sur les arts, voir Jacob Isager, Pliny on Art and Society : The Elder Pliny’s Chapters on the History of Art, Odense, 1991.

la réception des arts monochromes dans la critique d ' art humaniste

se plaint de la décadence de l’art de son temps, qui privilégie, selon lui, le luxe outrancier des matériaux au détriment du sujet des œuvres (XXXV, 2-3). Ce point de vue éthique semble également sous-tendre l’appréciation esthétique de l’œuvre du peintre Athénion de Maronée. Pline le loue en effet pour l’austérité de son coloris : « cette austérité accentue l’agrément que l’on prend à ses œuvres, de telle sorte que sa science éclate dans sa peinture même ». L’austérité des couleurs répond donc à un choix artistique. On retiendra que, pour Pline, ce choix manifeste la science de l’artiste.

Dürer vu par Érasme : la gravure comme monochromaton Dans l’éloge qu’il consacre à Dürer en 1528, Érasme accorde une place centrale à la notion de monochromaton et recourt massivement aux conceptions pliniennes afin de promouvoir une réception du « monochrome » qui n’a pas de précédent dans la littérature artistique. Or, si ces emprunts ont été étudiés par Erwin Panofsky, on n’a pas suffisamment souligné leur portée et leur signification, tant du point de vue de la réception humaniste de l’art que de celui de la réception de Pline. L’éloge d’Érasme étant bien connu, nous nous contenterons de rappeler deux éléments de contexte importants, puisqu’ils révèlent l’existence de liens particulièrement étroits entre art et humanisme. D’abord, l’éloge vise probablement à remercier Dürer pour le portrait gravé qu’il fit d’Érasme deux ans auparavant. Sans être proches, les deux hommes se connaissaient : comme l’artiste le note dans son journal, il rencontre l’humaniste à deux reprises pendant les années 15201521, lors de son séjour aux Pays-Bas. Une première étude au fusain pour un portrait d’Érasme remonte à ce séjour, mais ce n’est qu’en 1526 que ce projet se concrétise sous la forme d’un portrait gravé. Ensuite, la rédaction de l’éloge doit se comprendre à la lumière de l’intervention d’un grand humaniste : on sait par une lettre que Willibald Pirckheimer (1470-1530), ami intime d’Albrecht Dürer, a encouragé – voire provoqué – la démarche d’Érasme. L’éloge de Dürer clôt une discussion sur l’apprentissage de l’écriture aux enfants dans le Dialogus de recta latini graecique sermonis pronunciatione (Bâle, Froben, 1528). En voici l’essentiel :

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

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XXXV, 134 : « austerior colore et in austeritate iucundior, ut in ipsa pictura eruditio eluceat ». Sur l’austeritas des couleurs, voir encore XXXV, 30, 97. Appliqué aux couleurs, austerus est tantôt un terme technique utilisé pour désigner un groupe de couleurs (XXXV, 30, 97), tantôt un terme critique utilisé pour désigner une qualité particulière du coloris (XXXV, 134). Selon J. J. Pollitt, l’emploi critique du terme, qui l’oppose à iucundus, est emprunté à la rhétorique. Dans son emploi technique, le terme s’oppose à floridus et provient probablement de traités professionnels comme le De coloribus d’Euphranor (XXXV, 111). Voir Jerome Jordan Pollitt, The Ancient View of Greek Art : Criticism, History, and Terminology, New Haven/Londres, 1974, p. 244-249. Chez Pline, l’austeritas peut aussi relever du comportement de l’artiste (XXXV, 102). L’économie des moyens artistiques est également valorisée par Aristote (Poétique, 1450a-1450b) et par Vitruve (De architectura, livre VII, 5, 7). Sur l’éloge d’Érasme, voir en particulier Erwin Panofsky, « Nebulae in pariete », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XIV, 1951, p. 34-41 ; id., « Erasmus and the Visual Arts », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XXXII, 1969, p. 220-227 ; Aloïs Gerlo, Érasme et ses portraitistes : Metsys – Dürer – Holbein, Nieuwkoop, 1969, p. 29-44. Voir A. Gerlo, Érasme et ses portraitistes…, op. cit. à la note 16, p. 39.

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Ursus : De mon côté, je suis d’avis que, si Apelle, généreux et honnête comme il était, vivait de nos jours, il céderait la glorieuse palme d’honneur à notre Albert. Léo : Comment pourrait-on croire cela ? Ursus : Je concède qu’Apelle a été le prince de cet art […]. Mais Apelle se servait de couleurs, quelque rares et discrètes qu’elles aient pu être [XXXV, 50, 92]. Dürer cependant, bien qu’il doive être admiré dans d’autres domaines, que n’exprime-t-il pas en monochromes, c’est-à-dire en lignes noires [in monochromatis, hoc est nigris lineis, quid non exprimit] [XXXV, 15, 29]? Ombres, lumière, éclat [umbras, lumen, splendorem] [XXXV, 29], relief [eminentias] [XXXV, 131] […]. Il veille scrupuleusement aux proportions [symmetrias] [XXXV, 67, 128-129] exactes et harmonieuses. Oui, il sait même représenter ce qui, au fait, ne peut être peint, comme le feu, les rayons, le tonnerre, la foudre, les éclairs [quae pingi non possunt, ignem, radios, tonitrua, fulgetra, fulgura] [XXXV, 96] […], et aussi les sentiments, les passions, toute l’âme humaine en vérité [sensus, affectus omnes, denique totum hominis animum] [XXXV, 98], telle que la reflète l’apparence physique, et jusqu’à la voix même ! Tout cela, il le fait apparaître rien qu’avec ces traits noirs et si heureusement qu’on abîmerait l’œuvre en l’enduisant de couleurs. N’est-il donc pas plus appréciable de produire, sans l’appât des couleurs, ce qu’Apelle n’obtenait qu’avec leur aide ? Léo : Je ne pensais pas qu’il y eût tant d’érudition [XXXV, 134] dans l’art pictural, qui de nos jours nourrit à peine l’artiste.

On ne saurait trop insister sur le parti qu’Érasme parvient ici à tirer des conceptions pliniennes relatives à l’austeritas de la peinture antique. Commençons par passer en revue ces emprunts. La première chose à noter est qu’Érasme transpose la notion antique de monochromaton – qui, on l’a rappelé, relève chez Pline d’une pratique picturale – à des œuvres réalisées exclusivement à l’aide de lignes noires, c’est-à-dire à des dessins et à des gravures. Ensuite, il fonde la supériorité de Dürer sur Apelle précisément sur les effets qu’il sait obtenir du seul trait noir, par opposition aux couleurs, même réduites, de la palette du peintre grec (allusion évidente au tétrachromatisme). In monochromatis […] quid non exprimit ? Les pouvoirs expressifs qu’Érasme attribue aux « monochromes » de Dürer sont, dans leur grande majorité, empruntés au livre XXXV : la découverte du lumen, des umbrae et du splendor qui, chez Pline, vient après celle du dessin au trait et du monochrome ; l’eminentia qui est louée à propos du peintre Nicias ; la symmetria 

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Opera omnia Desiderii Erasmi Roterodami, I, 4, Amsterdam, 1973, p. 40 : « Leo : Dureri nomen iam olim noui, inter pingendi artifices primae celebritatis ; quidam appellant horum temporum Apellem. – Vrsus : Equidem arbitror si nunc viueret Apelles, vt erat ingenuus et candidus, Alberto nostro cessurum huius palmae gloriam. – Leo : Qui potest credi ? – Vrsus : Fateor Apellem fuisse eius artis principem, cui nihil obiici potuit a caeteris artificibus, nisi quod nesciret manum tollere de tabula. Speciosa reprehensio. At Apelles coloribus, licet paucioribus minusque ambitiosis, tamen coloribus adiuuabatur ; Durerus quanquam et alias admirandus, in monochromatis, hoc est nigris lineis, quid non exprimit ? vmbras, lumen, splendorem, eminentias, depressiones : ad haec, ex situ, rei vnius non unam speciem sese oculis intuentium offerentem. Obseruat exacte symmetrias et harmonias. Quin ille pingit, et quae pingi non possunt, ignem, radios, tonitrua, fulgetra, fulgura, vel nebulas (vt aiunt) in pariete, sensus, affectus omnes, denique totum hominis animum in habitu corporis relucentem, ac pene vocem ipsam. Haec felicissimis lineis iisque nigris sic ponit ob oculos, vt si colorem illinas iniuriam facias operi. An non hoc mirabilius, absque colorum lenocinio praestare, quod Apelles praestitit colorum praesidio  ? – Leo : Non arbitrabar esse tantum eruditionis in arte pingendi, quae nunc vix alit artificem ». XXXV, 29, cité à la note 8. XXXV, 131 : Nicias « observa scrupuleusement la lumière et les ombres et mit le plus grand soin à faire ressortir sur le fond de ses tableaux les sujets qu’il peignait ».

la réception des arts monochromes dans la critique d ' art humaniste

qui caractérise les œuvres de Parrhasios et d’Euphranor ; la capacité de peindre quae pingi non possunt qui fait le mérite d’Apelle. Ici, Érasme s’écarte du texte de Pline lorsqu’il précise en quoi consiste l’irreprésentable : à la triade plinienne tonitrua, fulgetra fulguraque, il ajoute l’ignis et les radii – extension sur laquelle nous reviendrons. En évoquant ensuite le rendu du sensus et de l’animus hominis, Érasme reprend des termes que Pline emploie pour décrire l'œuvre d'Aristide de Thèbes (XXXV, 98). Enfin, nous voyons dans la remarque sur l’érudition inhérente à la peinture une allusion au passage sur Athénion de Maronée que nous avons signalé. Érasme attribue ainsi aux « monochromes » du seul Dürer une série d’innovations qui, chez Pline, jalonnent l’évolution picturale postérieure à la découverte des couleurs. En appliquant au monochrome des notions que Pline associe au coloris – même réduit, même austère –, Érasme réalise une sorte de tour de force critique puisqu’il parvient à démontrer l’absolue supériorité de Dürer sur la peinture antique sans remettre en cause les critères d’appréciation de celle-ci : il reprend le rapport que Pline établit entre érudition et austérité des couleurs, ainsi que l’idée selon laquelle l’économie de moyens figuratifs augmente le mérite artistique. Tout au plus abolit-il la distinction antique entre le monochrome et l’introduction des couleurs, qui, chez Pline, constituent deux étapes du développement de l’art. D’ailleurs, parmi les effets qu’il énumère, Érasme prend soin de souligner ceux que Pline associe aux couleurs : la découverte du lumen, des umbrae et du splendor (XXXV, 29) procède clairement de l’invention des couleurs ; l’eminentia dérive de ces effets d’éclairages – associés à l’invention des couleurs – tels que Nicias les porte plus tard à leur apogée. Or, Nicias étant de peu postérieur à Apelle (vers 350-300), on peut présumer qu’il peignait avec plus de quatre couleurs. Ainsi, jouant des catégories de Pline, Érasme assimile le défi que lance la peinture antique à un défi que la couleur lance au dessin. C’est pourquoi nous ne saurions suivre Panofsky lorsqu’il considère la fréquence des emprunts à Pline comme un simple indice de « l’embarras » de l’humaniste face à un art auquel il n’adhère pas pleinement. Les remarques d’Érasme disent quelque chose

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

 

XXXV, 67 : « Parrhasius, natif d’Éphèse, contribua beaucoup, lui aussi, aux progrès de la peinture. Le premier, il sut la doter des proportions […] ». XXXV, 128-129 : « Il [Euphranor] est le premier, semble-t-il, à avoir su rendre l’aspect noble des héros et à avoir bien appliqué la règle des proportions […]. Il composa aussi des ouvrages sur les proportions et les couleurs ». XXXV, 96 : Apelle « a peint, de plus, des sujets que la peinture ne peut guère représenter, le tonnerre, la foudre et les éclairs : on leur donne le nom de Bronté, Astrapé et Ceraunobolia ». (Pinxit et quae pingi non possunt, tonitrua, fulgetra, fulguraque ; Bronten, Astrapen et Ceraunobolian appellant). XXXV, 98 : Aristide de Thèbes « fut le premier peintre psychologique ; il sut exprimer les sentiments humains […]. » (« Is omnium primus animum pinxit et sensus hominis expressit […] ». L’usage du vocabulaire plinien (« animus » et « sensus ») pour traiter le problème de l’expression ne va pas de soi dans la littérature artistique de la Renaissance écrite en latin. Par exemple, dans le De pictura (1435), Alberti utilise de préférence « motus animi » et « affectio », qui ne figurent pas chez Pline. Pline ne précise pas quand les peintres ont disposé de plus de quatre couleurs ; il se contente de noter qu’Apelle, Aétion, Mélanthius et Nicomaque en utilisaient seulement quatre. E. Panofsky, « Nebulae in pariete… », art. cit. à la note 16.

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d’autrement plus précis et significatif, tant en ce qui concerne les goûts artistiques des humanistes que la réception de Pline dans le Nord, dans le premier quart du xvie siècle. Abordons successivement ces deux points. Les remarques d’Érasme suggèrent que certaines expériences monochromes sont étroitement liées à une demande émanant des milieux humanistes. Panofsky proposait – à juste titre – d’associer l’énumération de phénomènes « irreprésentables » (quae pingi non possunt) à la série gravée de l’Apocalypse, réalisée peu avant 1500. Montrant l’intérêt de Dürer pour le rendu des rayons lumineux et des flammes, cette série expliquerait l’addition de l’ignis et des radii aux motifs pliniens de l’irreprésentable (tonitrua, fulgetra fulguraque). La gravure du Martyre de sainte Catherine (fig. 1), qui remonte à la même époque, nous semble encore mieux illustrer la description d’Érasme : dans une apparition céleste manifestant la force divine qui brise la roue du supplice, Dürer parvient à combiner les divers éléments de l’irreprésentable – quitte à s’écarter de la tradition iconographique qui, conformément au récit de La légende dorée, montre l’agent de destruction de la roue sous les traits d’un ou de plusieurs anges. On pourra dès lors se demander si, chez Dürer, l’invention ne vise pas, précisément, à se mesurer à l’irreprésentable d’Apelle. Une telle hypothèse mérite d’être prise au sérieux : non seulement Dürer est l’un des artistes qui, de son temps, est le plus souvent comparé à Apelle, mais il opère lui-même des références directes à l’œuvre de son illustre prédécesseur et ce, tant dans ses écrits que dans ses peintures ou ses gravures. Soulignons par exemple l’emploi de l’imparfait dans ses signatures. Comme Pline l’explique dans la préface de l’Histoire naturelle, les meilleurs artistes antiques – dont Apelle – avaient l’habitude de signer à l’imparfait afin de signaler l’inachèvement inhérent à leurs œuvres et leur volonté de les amender tant que la mort ne les en empêchait pas. Situés dans la préface – la partie du texte de Pline la plus commentée à la Renaissance –, ces propos sur le perfectionnisme des peintres ont attiré l’attention des humanistes, qui ont ensuite



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

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Sur l’extension des motifs pliniens relatifs à l’irreprésentable, voir Pascale Dubus, Deux figures de l’irreprésentable : mort et tempête dans la peinture du Cinquecento, Thèse présentée devant l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Décembre 1997 ; Victor I. Stoichita, « Peindre le feu ? La représentation en excès dans l’art de la Renaissance », Journal de la Renaissance, II, 2004, p. 235-246 ; Mathilde Bert, « Pline l’Ancien et l’art de la Renaissance. Balises pour une étude de réception entre le Nord et le Sud », Revue belge d’archéologie et d’histoire de l’art, LXXV, 2006, p. 36-40. On peut citer, par exemple, les fresques de Masolino à la chapelle Sainte-Catherine de la basilique de San Clemente (Rome, v. 1425), ou les Belles heures de Jean de Berry par les Frères Limbourg (New York, Cloisters Museum, f. 18v). Jacques de Voragine, La légende dorée, trad. de J.-B. M. Roze, Paris, 1967, vol. 2, p. 391. Voir aussi Louis Réau, Iconographie de l’art chrétien, t. III, Iconographie des saints, vol. 1, A-F, Paris, 1958, p. 263. On trouvera deux exemples d’emprunts textuels de Dürer à Pline dans Oskar Bätschmann, Pascal Griener, Hans Holbein, trad. fr., Paris, 1997, p. 20 et p. 215, note 55. Les écrits d’humanistes sur Dürer sont réunis dans Dürer schriftlicher Nachlass, Hans Rupprich (éd.), Berlin, 1956-69, vol. 1, p. 290-328. Sur Dürer et Apelle, voir Ernst Hans Gombrich, « The Pride of Apelles : Vives, Dürer and Bruegel », dans The Heritage of Apelles : Studies in the art of the Renaissance, Oxford, 1976, p. 132-134 ; Matthias Mende, « Dürer-der zweite Apelles », dans Dürer heute, Willi Bongard, Matthias Mende (éds), Munich, 1971, p. 23-42 ; J. Gage, « A Locus Classicus of Colour Theory… », art. cit. à la note 5, p. 13-14.

la réception des arts monochromes dans la critique d ' art humaniste

informé les artistes. Si on en croit Christoph Scheurl (1481-1552), ce serait ainsi Willibald Pirckheimer qui aurait encouragé Dürer à adopter cette façon de signer. En tout état de cause, l’intérêt des contemporains pour les effets « irreprésentables  » du Martyre de sainte Catherine est confirmé par la pratique artistique. Deux tableaux de Lucas Cranach, dont l’un est daté de 1506, reprennent en effet le motif des météores brisant la roue du supplice tout en réintroduisant la couleur. Sans prétendre résoudre ici une question qui mériterait d’être approfondie, ajoutons que le goût des humanistes pour le monochrome est attesté par d’autres pratiques. On peut citer, par exemple, le succès des dessins en chiaroscuro qui, par leurs sujets fréquemment classiques et ésotériques (contrairement à la plupart des peintures de cette époque), semblent destinés à un petit marché de collectionneurs aux Fig. 1 - Albrecht Dürer, Le Martyre de sainte Catherine, B. 120 (détail).







Sur la prédilection des humanistes pour la préface de l’Histoire naturelle, voir en particulier Paola de Capua, « Fortune esegetiche della praefatio alla Naturalis historia tra Quattro e Cinquecento », dans Filologia umanistica. Per Gianvito Resta, Vincenzo Fera & Giacomo Ferraù (éds), Padoue, 1997, p. 495-526. Sur l’usage de la signature à l’imparfait pas des artistes de la Renaissance, voir Vladimir Juren, « L’art de la signature. Fecit faciebat », Revue de l’art, 26, 1974, p. 27-30 ; Lisa Pon, « Michelangelo’s first signature », Source, 15, 1996, p. 16-21 ; Norman Land, « Apelles in Venice : Bellini, Pino, Titian, and Esengren », Explorations in Renaissance Culture, 26, n°2, 2000, p. 161-176 ; Nicole Hegener, « sancti iacobi eqves faciebat. Signiersucht und Selbsterhebung im Werk Baccio Bandinellis », dans Die Virtus des Künstler in der italianischen Renaissance, Joachim Poeschke, Thomas Weigel, Britta Kusch-Arnhold (éds), Münster, 2006, p. 143-172. Sur les signatures de Dürer à l’imparfait, voir M. Bert, « Pline l’Ancien et l’art de la Renaissance… », art. cit. à la note 26, p. 25-30. Oratio attingens litterarum prestantiam, Leipzig, 1509 : « À la manière d’Apelle qui signa “Apelles faciebat” toutes ses œuvres sauf trois, ce que Pirckheimer, homme très savant en langues classiques, conseille à Dürer d’adopter […]. » (Quemadmodum autem Apelles operibus suis, tribus exceptis, subscribebat : Apelles faciebat, id quod Durerum nostrum Pirchamerus, vir latine et graece vehementer eruditus […].) Le texte est traduit chez Juren, « L’art de la signature… », art. cit. à la note 29. Dès 1500, Dürer formule à l’imparfait la signature de l’Autoportrait au manteau de fourrure (Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen). Lucas Cranach, Martyre de sainte Catherine, signé et daté en bas à gauche : « LC 1506 », tilleul, 126 x 138 cm, Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister, cat. 1974 ; Martyre de sainte Catherine, vers 1505, bois, 112 x 95 cm, Budapest, collection Raday de l’Église réformée de Hongrie.

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intérêts humanistes. Le statut particulier de ces dessins en chiaroscuro est également attesté par les imitations dont ils font l’objet, aussi bien en gravure qu’en peinture en camaïeu. L’éloge de Dürer doit être vu à la lumière de ces productions : il apporte une preuve supplémentaire qu’une demande humaniste existe à l’époque pour des expériences artistiques valorisant l’austeritas des moyens figuratifs. Par son nombre élevé d’emprunts à Pline, Érasme associe de facto cette demande à l’intérêt pour la peinture antique. Il est vrai que ces emprunts s’expliquent partiellement par des contraintes rhétoriques – qui poussent l’humaniste à recourir aux topoi appropriés –, mais on a vu que, dans le cas de Dürer, ils coïncident assurément avec une volonté de se mesurer aux peintres antiques. On peut dès lors se demander si ces emprunts ne reflètent pas un rapport d’émulation concret entre l’art antique tel qu’il était connu par les descriptions textuelles et les techniques monochromes modernes. Au vrai, la réception de l’Histoire naturelle à cette époque amène à le penser. Dans la première moitié du xvie siècle, les études pliniennes se développent dans le Nord, en relation avec l’activité des presses bâloises de Froben. Érasme lui-même, rappelons-le, est responsable de l’édition de 1525. Dès l’année suivante, son ami Beatus Rhenanus (1485-1547) publie un commentaire de Pline qui a ceci de singulier qu’il mentionne plusieurs artistes modernes. Or, de telles mentions sont tout à fait inhabituelles. Elles suggèrent donc l’existence de liens – peut-être encore plus étroits dans le Nord qu’en Italie – entre les études pliniennes et la promotion des arts. La littérature artistique le confirme d’ailleurs : les éloges d’artistes écrits par les humanistes dès le début du xvie siècle contiennent des exemples antiques particulièrement nombreux et précis.



 



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On y retrouve également le motif de l’orage. Par exemple  : Altdorfer, Saint Nicolas de Bari apaisant un orage, 1508, plume et encre, lavis gris-brun, rehauts blancs, sur papier brun préparé, 190 x 148 mm, Oxford, Ashmolean Museum. Voir David Landau, Peter Parshall, The Renaissance Prints. 1470-1550, New Haven/ Londres, 1994, p. 184. Par exemple : Niklaus Manuel Deutsch, Suicide de Lucrèce, 1517, détrempe et plume sur panneau, 325 x 260 mm, Bâle, Kunstmuseum. Voir D. Landau, P. Parshall, The Renaissance Prints…, op. cit. à la note 32, p. 184. Beatus Rhenanus, In C. Plinium, Bâle, 1526, p. 29-30. Les noms d’Holbein, d’Hans Baldung Grien et de Lucas Cranach sont cités à l’occasion d’une correction de la préface. Ce passage est reproduit chez O. Bätschmann, P. Griener, Hans Holbein, op. cit. à la note 28, annexe 1, p. 210. À notre connaissance, il faut attendre 1561 pour trouver d’autres mentions d’artistes modernes dans une édition de Pline : Historia naturale di G. Plinio Secondo tradotta per Lodovico Domenichi, con le postille in margine, nelle quali, o vengono segnate le cose notabili, o citati alteri auttori… et con le tavole copiosissime di tutto quel che nell’opera si contiene…, (Venise, 1561), Venise, Giacomo Vidali, 1573, p. 1087, 1109-1110. Les artistes mentionnés sont Titien, Michel-Ange et Irene di Spilimbergo. Sur le contexte des études pliniennes, voir Marie-Élisabeth Boutroue, « Les Annotationes in Plinium de Rhenanus et la tradition textuelle de l’Histoire naturelle à la Renaissance », dans Beatus Rhenanus (1485-1547) lecteur et éditeur de textes anciens, James Hirstein (éd.), Actes du colloque international tenu à Strasbourg et à Sélestat du 13 au 15 novembre 1998, Turnhout, 2000, p. 327-375. Pour un aperçu des divers textes, voir la synthèse récente de Catherine E. King, « Making Histories, publishing Theories », dans Making Renaissance Art, Kim W. Wood (éd.), New Haven/Londres, 2007, p. 251-280.

la réception des arts monochromes dans la critique d ' art humaniste

Lambert Lombard vu par Dominique Lampson : la peinture en grisaille comme monochromaton La première biographie consacrée à un artiste au-delà des Alpes, la Lamberti Lombardi vita que Dominique Lampson publie à Bruges en 1565, doit être envisagée à la lumière de la tradition de l’éloge savant qui s’est développée dans le Nord, et non, comme on le fait habituellement, dans un rapport exclusif avec l’Italie (ou avec l’Antiquité). Elle est en effet rédigée en latin et présente des emprunts à Pline nombreux et précis. À cet égard, elle s’écarte tant des biographies d’artistes italiens, qui contiennent peu d’emprunts à Pline, que des éloges poétiques, qui, en Italie, sont courts et ne font référence aux peintres antiques qu’en termes généraux. Malgré les affinités qui l’unissent aux éloges du Nord, la Vita n’en demeure pas moins profondément originale, notamment par le statut sans précédent que Pline y occupe : si on en croit Dominique Lampson, l’encyclopédiste aurait constitué une importante source d’inspiration pour Lambert Lombard lui-même. De fait, dans la Vita, l’art de Lambert Lombard n’est pas seulement comparé à l’art des peintres antiques (comme Érasme le fait pour Dürer), il est également présenté comme une recréation consciente de leur démarche telle que la décrit Pline.





[Dominique Lampson], Lamberti Lombardi Apud Eburones, Pictoris Celeberrimi Vita, Pictoribus, Sculptoribus, Architectis, Aliisque Id Genus Artificibus Utilis Et Necessaria, Bruges, H. Goltzius, 1565. Ci-après : Vita. Une traduction française, accompagnée de notes, a été publiée par Jean Hubaux et Jean Puraye dans la Revue belge d’archéologie et d’histoire de l’art (XVIII, 1949, p. 53-77), mais elle comporte des fautes et des omissions. La Vita a récemment fait l’objet d’une nouvelle traduction et édition critique par les soins de Colette Nativel, à paraître dans Liège au xvie siècle : art et culture autour de Lambert Lombard, Dominique Allart, Mathilde Bert (éds), (sous presse). Colette Nativel nous a généreusement laissé utiliser ce travail avant sa parution ; qu’elle en soit ici remerciée. Nous citons ses traductions et le texte latin, selon la pagination de l’édition de 1565. Sur la Vita, voir aussi Colette Nativel, « La tradition latine dans la pensée de l’art : la Lamberti Lombardi… vita (1565) de Dominique Lampson », dans La littérature et les arts figurés de l’Antiquité à nos jours. Actes du XIVe Congrès de l’Association Guillaume Budé. Limoges, 25-28 août 1998, Paris, 2001, p. 555-566. Nous développons l’hypothèse d’un lien entre les éloges consacrés à Dürer et la Vita dans Mathilde Bert, « Pline l’Ancien et Dominique Lampson. Usages des propos de Pline sur la peinture dans la littérature artistique de la Renaissance », à paraître dans les actes du colloque Pline à la Renaissance. Transmission, réception et relecture d’un encyclopédiste antique (Besançon, Université de Franche-Comté, 25-28 mars 2009). Sur D. Lampson, voir aussi : Jean Puraye, Dominique Lampson. Humaniste, 1532-1599, Liège, 1950 ; Colette Nativel, « Domenicus Lampsonius », dans Centuriae latinae II, Cent une figures humanistes de la Renaissance aux Lumières offertes à Marie Madeleine de la Garanderie, Colette Nativel et al. (éds), Genève, 2006, p. 449-455 (avec bibliographie) ; M. Bert, « Pline l’Ancien et l’art de la Renaissance… », art. cit. à la note 26, p. 3-4, 16-17, 42-46 ; « Dominique Lampson et ses correspondants : réflexions sur l’art, ses concepts et sa pratique », dans Liège au xvie siècle, op. cit., D. Allart, M. Bert (éds). C’est une rencontre avec l’humaniste Michel Zagrius, secrétaire de la commune de Middelbourg, qui aurait éveillé l’intérêt de Lambert Lombard pour Pline. Vita, p. 6-7 : « Comme, très grand amateur de dessins, il était venu à l’atelier, à son habitude, il avait indiqué à Lombard un solécisme commis par hasard dans une inscription apposée à une effigie de Didon, la reine de Carthage, et avait porté au ciel par ses louanges la science des artistes anciens selon l’Histoire naturelle de Pline ; il avait cité ensuite ce précepte mémorable au sujet des lignes extrêmes des corps et de la façon dont la peinture s’achève, pour utiliser les mots mêmes de l’auteur. Selon lui, ce précepte que Pline avait tiré, comme plusieurs autres concernant cet art, de livres

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Brouillant les pistes entre ce qui relève de la pensée de l’artiste – présenté comme théoricien – et de son biographe, la Vita est, en tout état de cause, le fruit d’échanges féconds entre Dominique Lampson et Lambert Lombard : le peintre et l’humaniste sont au service des princesévêques de Liège, l’un en tant que peintre de cour, l’autre en tant que secrétaire privé. Amateur d’art et collectionneur, Dominique Lampson (1532-1599) s’efforce d’apprendre la peinture, allant jusqu’à obtenir la maîtrise. De plus, il joue un rôle important dans la promotion des artistes de son temps, tant par ses écrits que par ses contacts avec les cercles humanistes et artistiques anversois et italiens. Il n’est jamais allé en Italie, mais il correspond avec plusieurs artistes italiens en vue, dont Vasari, à qui il envoie des informations sur les artistes des Pays-Bas que l’historiographe intègre à la deuxième édition des Vies. Aussi est-ce notamment grâce aux efforts de Dominique Lampson que Lambert Lombard (1505 ou 1506-1566) se doit d’avoir conservé sa célébrité, alors que son corpus d’œuvres est des plus restreints : seule l’exécution d’un cycle de peintures sur toile, réalisé pour l’abbaye d’Herkenrode sur le thème des Femmes vertueuses, lui est aujourd’hui attribuée avec certitude. Cette rareté de l’œuvre peint est d’autant plus étrange qu’elle ne semble pas



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d’auteurs grecs assurément très savants en cet art, qui avaient disparu à cause de l’injure des temps, avait été transcrit dans son histoire pour l’orner. Ayant entendu cela avec un plaisir incroyable, Lombard commença aussitôt à se consacrer à apprendre les rudiments du grec et du latin ». (Is cum ad officinam summus graphices amator de more venisset ; solœcismum forte commissum in inscriptione ad Didus Reginæ Carthaginis effigiem apposita Lombardo indicarat ; & priscorum artificum doctrinam ex historia naturali Plinij ad cælum laudibus extulerat, citato inde etiam memorabili illo præcepto de extremis corporum lineis, & picturæ desinentis modo, vt auctoris ipsius verbis vtar, includendo, quod præceptum sicut alia huius artis nonnulla e Græcorum eiusdem artis scientissimorum libris qui iniuria temporum intercidissent, a Plinio delibatum, atque in historiam illam ornamenti caussa transcriptum fuisse sentiebat. His Lombardus incredibili cum voluptate auditis, statim sese addiscendis Græcæ & Latinæ linguæ principijs dare cœpit). Sur Michel Zagrius (Wilhem de Zaghere, ?-1538), voir Godelieve Denhaene, Lambert Lombard. Renaissance et humanisme à Liège, Anvers, 1990, p. 167 et note. Le 14 novembre 1575. On ne lui connaît toutefois qu’une peinture, une Crucifixion (1576) destinée à l’église SaintQuentin (aujourd’hui cathédrale) à Hasselt, encore in situ. Voir Jean Gessler, « Le peintre liégeois Dominique Lampson et son Calvaire à Hasselt », dans Mélanges Hulin de Loo, Bruxelles/Paris, 1931, p. 187-192 ; Dominique Allard, Calvarie (1576) Dominicus Lampsonius, Bruxelles, 1992 ; Pierre-Yves Kairis, « Les peintres liégeois dans le sillage de Lambert Lombard », dans Lambert Lombard, peintre de la Renaissance, Liège 1505/06-1566 : Essais interdisciplinaires et catalogue d’exposition, Godelieve Denhaene (éd.), Bruxelles, p. 305-316, ill. 273, (Scientia Artis, 3). Après avoir composé quelques poèmes épars faisant l’éloge d’œuvres d’art et rédigé la vie de Lambert Lombard, Dominique Lampson contribue à un recueil commandé par Jérôme Cock et publié en 1572, en procurant de courtes notices versifiées sur vingt-trois peintres des Pays-Bas, destinées à accompagner leurs portraits gravés. Dominique Lampson, Pictorum aliquot celebrium Germaniae inferioris effigies, Anvers, Apud Viduam Hieronymi Cock, 1572, édition et traduction de Jean Puraye, sous le titre Les effigies des peintres célèbres des Pays-Bas, Liège, 1956. La date inscrite sur la copie d’un dessin préparatoire de Lambert Lombard permet de situer la commande et son exécution vers 1547-8. Le cycle comprend huit tableaux qui illustrent des épisodes majeurs de la vie de huit femmes vertueuses. Voir « Le cycle des Femmes vertueuses provenant de Herkenrode et sa restauration », dans Lambert Lombard, peintre de la Renaissance…, G. Denhaene (éd.), op. cit. à la note 38, p. 157-255. Sur Lambert Lombard, voir principalement G. Denahene, Lambert Lombard. Renaissance…, op. cit. à la note 37 ; Cécile Oger, Les tableaux attribués à Lambert Lombard (Liège 1505-1566) : révision critique du catalogue, Liège, Université de

la réception des arts monochromes dans la critique d ' art humaniste

uniquement due aux hasards de conservation des peintures : Dominique Lampson y fait allusion dans la Vita. Elle est toutefois contrebalancée par l’abondance de la production graphique. De nombreux dessins, souvent signés et datés, nous sont en effet parvenus. Alors même qu’elle se présente sous la forme d’une biographie et suit un parcours chronologique, la Vita de Lambert Lombard a justement été rapprochée du traité théorique parce qu’elle contient peu d’anecdotes biographiques mais développe les préceptes qui ont nourri la pratique de l’artiste. La notion d’érudition est donc, ici encore, tout à fait centrale : selon Dominique Lampson, c’est la découverte des lettres et, par elles, de la « science » des artistes anciens qui permet à l’art de Lambert Lombard de se hisser au-dessus de celui de ses contemporains et de leur servir de modèle. Or, l’idée d’érudition s’accompagne, comme chez Pline et Érasme, d’un goût manifeste pour le monochrome :

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

Liège, Faculté de Philosophie et Lettres, Thèse de doctorat, 2005 ; G. Denhaene (éd.), Lambert Lombard, peintre de la Renaissance…, op. cit. ; ainsi que Liège au xvie siècle, D. Allart, M. Bert (éds), op. cit. à la note 36. Vita, p. 31-32 : « Certains, du nombre desquels je fus parfois, blâment Lombard de n’avoir pas orné sa patrie et son siècle de plus nombreuses œuvres polychromes ; pour s’en justifier, il avançait qu’il attendait jour après jour d’être appelé par les princes que j’ai nommés, comme souvent ceux-ci avaient manifesté qu’ils le feraient, afin d’élaborer les œuvres insignes et dignes pour lesquelles il pensait être dans toute la force de son talent, mais que ces mêmes princes avaient quitté leur magistrature ou la vie avant que leurs obligations ou celles du principat de Liège ne leur laissent le loisir d’y penser calmement et tranquillement. Il pensait donc qu’on ne devait pas lui tenir rigueur, client des princes et attendant d’heure en heure leurs commandes, de n’avoir pas loué son travail à un particulier pour un gain sans gloire : il lui semblait qu’il aurait commis une injustice à leur endroit, puisque par là il aurait manifesté qu’il n’espérait pas d’eux une libéralité assez grande pour qu’il pût se dispenser de vendre ses œuvres à des particuliers pour gagner sa vie ». (In quo autem Lombardus a nonnullis, quorum in numero ipse quoque aliquando sui, reprehendi solet, quod non pluribus variorum colorum operibus patriam & sæculum suum decorarit, de eo vt se purgaret, hanc caussam afferebat, quod, cum in dies futurum exspectaret, vt ab ijs quos dixi, principibus, quemadmodum sæpe illi se facturos ostenderant, ad insignia aliqua opera, ac digna in quibus statueret omnibus ingenij viribus esse elaborandum, vocaretur ; ijdem Principes, vel magistratu, vel vita ante defuncti essent, quam vel ipsorum, vel principatus Leodiensis rationes passæ fuissent, eos placide & tranquille ea de re cogitare. Quamobrem ignoscendum sibi putabat, quod principum cliens, eorumque iussa in horas exspectans operam suam nemini priuato ad inglorium quæstum locauisset ; quod ipsum alioqui non sine eorum iniuria sibi facturus videbatur, quippe quo declaraturus erat non se tantam ipsorum erga se liberalitatem sperare, vt non etiam priuatis hominibus operas suas ad vitæ subsidium vendere cogeretur). Le Cabinet des Estampes de la Ville de Liège conserve deux recueils de dessins de Lambert Lombard, l’Album d’Arenberg et l’Album de Clérembault, ce dernier redécouvert en 1997 sur le marché de l’art. À côté de cet ensemble, on compte une cinquantaine de dessins épars. Voir « Les dessins », dans Lambert Lombard, peintre de la Renaissance…, G. Denhaene (éd.), op. cit. à la note 38, p. 41-154 ; Dominique Allart, « Revisiter l’œuvre de Lambert Lombard », dans Liège au xvie siècle, D. Allart, M. Bert (éd.), op. cit. à la note 36. Vita, p. 6 : Par sa formation livresque, Lambert Lombard se détourne « de l’usage de tous ses collègues et compatriotes qui étaient partout à ce point dépourvus de toute doctrine un peu raffinée que l’art de peindre, qui est le plus beau de tous, gisait encore négligé et n’était pas mis au nombre des arts libéraux comme dans les temps très érudits des anciens, mais au nombre des arts sordides » (tum etiam reliquorum eiusdem loci atque artificij hominum, qui omnis elegantioris doctrinæ passim vsque eo erant expertes, vt propterea omnium pulcherrima pingendi ars neglecta adhuc iaceat ; nec, vt eruditissimis illis veterum temporibus, in liberalium, sed sordidarum artium numero habeatur). Voir aussi l’anecdote de la visite de Michel Zagrius, citée à la note 37.

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[…] en outre, cependant, je fus surtout satisfait de remarquer qu’il prit toujours plus de plaisir aux monochromes et au dessin qu’à ajouter des couleurs par la suite, par une résolution commune aux plus remarquables artistes qui recherchent l’excellence de l’invention et des linéaments et une bonté châtiée partout avec plus d’application que les séductions des couleurs. Il réalisa en effet des monochromes de ce genre tantôt à la craie, de couleur rouge ou noire, tantôt avec du pigment blanc et noir, mais une très grande quantité surtout à la plume […] ».

Ce passage doit se comprendre à la lumière d’une série de remarques dans lesquelles Dominique Lampson mobilise les références aux conceptions antiques afin de décrire et de valoriser les dessins de Lambert Lombard. Comme nous les avons abordées dans un précédent article, nous ne nous y attarderons pas. On soulignera plutôt ici que, dans le passage que nous venons d’évoquer, le terme monochromaton n’est pas confiné au seul sens de dessin (delineatio) : la mention de monochromes réalisés à l’aide de pigments blancs et noirs renvoie également aux peintures en grisaille. On notera d’ailleurs que le terme monochromaton désigne aussi des œuvres de Mantegna, artiste que Lombard appréciait tout particulièrement. L’usage du terme monochromaton, plutôt que de celui de dessin, pourrait-il signifier que Lambert Lombard ne connaissait pas seulement Mantegna à travers des dessins et des gravures mais qu’il avait également vu ses tableaux en camaïeu ? Quoi qu’il en soit, un autre passage confirme l’intérêt de Lambert Lombard pour la peinture en grisaille. Il évoque en effet un tableau du peintre liégeois traité dans cette technique et représentant la Tabula cebetis. Réalisé à la demande de Reginald Pole, que Lambert Lombard accompagne à Rome en 1538, ce tableau aurait suscité une vive admiration chez les humanistes de l’entourage du cardinal. Il est perdu, mais les remarques de Dominique Lampson invitent à en-

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Vita, p. 32-33 : « Has ergo caussas mihi de eius operum varietate conquerenti tametsi eo facilius probabat, quod ex indefessa in litteris diligentia eum illiberalis otij atque inertiæ osorem semper fuisse acerrimum coniectura minime dubia deprehendi posset ; præ his tamen omnibus illa mihi potissimum satisfecit, quod eum animaduerti monochromatis & delineatione magis semper delectatum fuisse, quam coloribus postea addendis, inductione animi præstantissimorum quorumcunque artificum communi, qui fere inuentionis ac lineamentorum excellentiam, atque reprehensam vndequaque bonitatem studiosius, quam colorum lenocinia, persequuntur. Huiusmodi enim monochroma tum alias graphide cretacea vel rubri vel nigri coloris, alias pigmentis albo nigroque […] ». M. Bert, « Pline l’Ancien et Dominique Lampson… », art. cit. à la note 36. Vita, p. 14-15 : « […] parmi ces dernières [les œuvres modernes], des monochromes un peu rigides, durs et maigres du seul Mantegna plus que des œuvres de tous les autres, parce que la maigreur même des œuvres des anciens et de Mantegna lui faisait voir et lui apprenait avec plus d’exactitude sa propre grammaire qui était comme le fondement de son art ». (inter hæc autem ex vnius Mantenij rigidis illis quantumuis ac duris, & macris monochromatis, quam ceterorum operibus, propterea quod ex illa ipsa antiquorum & Mantenij operum macie exactius perspiceret atque addisceret grammaticen illam suam, artisque ipsius veluti fundamentum). Vita, p. 9 : « C’est ce que pensaient aussi, au premier coup d’œil sur ses œuvres, de très grands connaisseurs, familiers intimes de Reginald Pole, Bartolomeo Stella de Brescia et Alvise Priuli, un patricien vénitien. Ce dernier me raconta, en Angleterre, que lui-même et Stella portèrent le même jugement sur ses œuvres et il affirma n’avoir jamais rien vu de mieux peint par un homme né hors d’Italie que ce tableau que Lombard avait exprimé, à Rome, sur commande de Reginald Pole, d’après le dialogue du philosophe thébain Cébès, en employant deux couleurs seulement, le blanc et le noir ». (Idem ad primum eius operum adspectum iudicabant Reginaldi Poli intimi familiares harum artium intelligentissimi homines & summi amatores Barptolemæus Stella Brixianus, & Aloisius Priulus Patricius Venetus, quorum hic eiusmodi suum & Stellæ iudicium de illis fuisse mihi in

la réception des arts monochromes dans la critique d ' art humaniste

visager certaines grisailles produites dans le Nord à la lumière de la catégorie du monochrome et des connotations d’érudition et d’émulation avec la peinture antique que la réception de ce passage de Pline suggère. Nos recherches nous ont jusqu’ici permis de repérer deux cas particulièrement intéressants. En 1565 (année de publication de la Vita), Pieter Bruegel réalise deux peintures en grisaille : la Mort de la Vierge et le Christ et la femme adultère. Or, la Mort de la Vierge (fig. 2) témoigne de liens entre la grisaille et le milieu humaniste auquel la Vita était destinée. Ce petit tableau appartenait en effet au libraire et cartographe anversois Abraham Ortelius (1527-1598), auquel l’imprimeur Hubert Goltzius, ancien élève de Lambert Lombard, a adressé la dédicace de la Vita. D’après cette dédicace, Abraham Ortelius connaissait personnellement Lambert Lombard et soumit à Goltzius le texte de la Vita pour qu’il la publie. Il était par ailleurs l’ami de Pieter Bruegel et il savait, comme Lampson, manier la référence à Pline à des fins laudatives : en 1574, dans son Album amicorum, il consacre à Bruegel un court éloge funèbre en forme d’épitaphe fictive, dans lequel il mentionne nommément Pline à deux reprises et compare Bruegel à Apelle et à Timanthe. Il n’évoque pas le monochrome ou le tétrachromatisme, mais il connaissait sûrement ce que Pline en dit. En tout cas, il appréciait tout particulièrement la Mort de la Vierge qu’il possédait : il la fit graver par Philippe Galle afin de pouvoir en offrir des reproductions à ses amis.





 



Britannia narrauit, cum quidem negaret se melius quidquam ab homine extra Italiam nato pictum vnquam vidisse ea tabula, quam Lombardus e Cebetis philosophi Thebani dialogo Reginaldi Poli iussu duobus tantum coloribus albo & nigro, Romæ expressisset). Le tableau de Lombard est perdu, mais il existe une gravure de Philippe Galle d’après un dessin de Frans Floris exécuté sur ce thème à la demande de Dominique Lampson en 1561. Voir G. Denhaene, Lambert Lombard, peintre de la Renaissance…, op. cit. à la note 38, cat. 15, p. 352-353. Sur la grisaille dans l’art flamand, voir principalement Paul Philippot, « Les grisailles et les “degrés de réalité” de l’image dans la peinture flamande des xve et xvie siècles », Bulletin des Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, 15, 1966, p. 225-242 ; Marion Grams-Thieme, Lebendige Steine. Studien zur niederländischen Grisaillemalerei des 15. und frühen 16. Jahrhunderts, Cologne/Vienne, 1988. Voir aussi la bibliographie réunie chez Reindert L. Falkenburg, « Hieronymus Bosch’s Mass of st. Gregory and “sacramental vision” », dans Das Bild der Erscheinung. Die Gregorsmesse im Mittelalter, Andreas Gorman & Thomas Lentes (éds), Berlin, 2007, p. 205, n. 57, (Kultbild, 3). Pieter Bruegel, Mort de la Vierge, signé « Brvegel », huile sur bois, 36 x 55 cm, Banbury (Warwickshire), Upton House. Le Christ et la femme adultère, signé et daté en bas à gauche « P. Brueghel 1553 », huile sur bois, 24,1 x 34,3 cm, Londres, Courtauld Institute of Art, Count Antoine Seilern Collection. Vita, dédicace, p. 3-4. Abraham Ortelius, Album amicorum, f. 12v-13r, dans De Gulden Passer, Jean Puraye (éd.), 1969, n°45 et 46 : « Brugel [sic] a peint beaucoup de choses qu’on ne peut peindre, ce que Pline a dit d’Apelle. Dans toutes ses œuvres il donne souvent à comprendre au-delà de ce qu’il a peint, ce que Pline dit aussi de Timanthe ». Cet éloge est commenté par Jan Muylle, « Pieter Bruegel en Abraham Ortelius. Bijdrage tot de literaire receptie van Pieter Bruegels werk », dans Archivum Artis Lovaniense, Bijdragen tot de Geschiedenis van de Kunst der Nederlanden, Opgedragen aan Prof. Em. Dr. J. K. Steppe, Maurits Smeyers (éd.), Louvain, 1981, p. 321. Dirck Volckertsz. Coornhert (1519/22-1590), humaniste et graveur à Haarlem, fait l’éloge de la gravure dans une lettre du 15 juillet 1578 ; reproduite chez Muylle, « Pieter Bruegel en Abraham Ortelius… », art. cit. à la note 50, p. 329. Voir aussi Walter S. Melion, « Ego enim quasi obdormivi : Salvation and Blessed Sleep in Philip Galle’s Death of the Virgin after Pieter Bruegel », Nederlands Kunsthistorisch Jaarboeck, 47, p. 14-53.

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Fig. 2 - Pieter Bruegel, La Mort de la Vierge, 1565, Banbury (Warwickshire), Upton House, The Bearsted Collection (The National Trust).

Dans un autre tableau, ce n’est plus le contexte, mais la peinture elle-même qui suggère des rapprochements avec le texte de Pline : le Triptyque de la Descente de croix (1570) de Pieter Pourbus, réalisé lui aussi en grisaille, est signé à l’imparfait. L’emploi de la grisaille et de la signature à l’imparfait pourraient ainsi constituer une double référence à la meilleure peinture antique. La métamorphose du monochromaton tantôt en gravure, tantôt en dessin ou en peinture, dans les écrits d’Erasme et de Dominique Lampson montre combien le recours aux catégories de Pline permet, dans le Nord, de mettre en valeur le monochrome au point de le faire considérer comme supérieur à la couleur. Rien de tel en Italie, où l’association de la peinture en grisaille, par exemple, à la catégorie antique du monochrome n’est attestée que tardivement. Les pas-





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Pieter Pourbus, Triptyque de la Descente de croix, signé en dessous au centre « petrus faciebat » et daté en dessous à droite sur une pierre « 1570 », huile sur toile, collée sur bois, panneau central, 100,5 x 105,5 cm, Bruges, Musée Groeninge, inv. n°0.111. En 1681, dans son Vocabolario dell’arte del disegno, Filippo Baldinucci définit le chiaroscuro comme une peinture d’une seule couleur, avec des nuances plus claires et plus sombres de cette même couleur visant à suggérer le relief. Se réclamant de Carlo Dati, il assimile ce procédé au monochrome des peintres antiques. Filippo Baldinucci,

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sages de Pline sont certes connus, mais, dans la littérature artistique italienne, ils font l’objet d’usages exclusivement historiques ou antiquaires : à notre connaissance, ils ne sont jamais mobilisés afin de commenter l’œuvre d’un artiste moderne. Ce silence des textes signifie-t-il que, dans l’art italien, les techniques monochromes ne peuvent pas être considérées comme une référence à la peinture antique ? Dans un recueil de notes prises en 1564, aujourd’hui conservé à la bibliothèque du Kunsthistorisches Institut de Florence, Vincenzio Borghini, ami de Vasari et humaniste profondément impliqué dans les affaires artistiques de son temps, livre peut-être un élément de réponse. Il reconnaît que la qualité d’une peinture ne dépend pas du prix des couleurs, mais de la façon dont celles-ci sont disposées et, surtout, du dessin. Il estime toutefois qu’un tableau destiné à un lieu important ne serait pas digne de louange s’il adoptait la rigueur de coloris des peintres anciens : pour une œuvre prestigieuse, le peintre doit utiliser de la laque ou de l’outre-mer, étant entendu qu’il ne doit pas chercher à être apprécié pour la valeur de ses couleurs, mais pour la beauté de sa peinture. Ce témoignage montre combien la richesse du coloris reste importante dans la réflexion italienne sur la peinture.





Vocabolario toscano dell’arte del disegno, (Florence, 1681), Florence, 1985, p. 33 : « Chiaroscuro. Pittura d’un color solo, al quale si dà rilievo con chiari e con iscuri del color medesimo. Secondo quello che ne lasciò scritto l’erudito Carlo Dati nelle sue Vite, chiaroscuro è lo stesso che Monocromato, una sorta di pittura degli antichi, così detta, perche era d’un sol colore. Del Monocromato scrive Plinio nel libro 35. cap. 3. ma però e da avvertire, che egli quì parla di quella sorta di Monocromato, che usarono i primi inventori dell’Arte, colorendo le figure d’un sol colore, col quale riempieuano il dintorno di esse, senza alcun rileuo, per non v’esser, nè ombre, nè lumi. Il qual modo di dipignere viene attribuito a Igienonte, e Dina ; perchè trovasi ancora che Zeusi ed Apelle attesero a’ Monocromati ; ma questi dobbiamo credere che fossero i nostri artificiosi chiariscuri, i quali veramente sono tutti d’un sol colore, o bianco, o giallo, o verde, o altro ; perchè il chiaro, lo scuro, e la mezza tinta, o più chiari, o più scuri che sieno, non lasciano d’essere di quello stesso colore, del quale la pittura a chiaroscuro si fa ». L’enquête de John Gage sur la réception du tétrachromatisme dans la littérature artistique du xvie siècle conclut à une même absence d’intérêt des critiques jusqu’au Gallus Romae hospes de Louis de Montjosieu (Rome, Joannes Osmarinus, 1585. J. Gage, « A Locus Classicus of Colour Theory… », art. cit. à la note 5. Sur le Gallus Romæ hospes, voir Colette Nativel, « La tradition latine dans la pensée de l’art moderne, le Gallus Romae Hospes de Ludovicus Demontiosus (Louis de Montjosieu) », Studi Umanistici Piceni, XX, 2000, p. 268-284. Vincenzio Borghini, Selva di notizie, ms. K 783 (16) de la Bibliothèque du Kunsthistorisches Institut, Florence. Ce recueil de notes a été partiellement publié par Paola Barocchi, « Una Selva di notizie di Vincenzio Borghini », dans Un augurio a Raffaelle Mattioli, Florence, 1970, p. 87-172 (repris dans Scritti d’arte del Cinquecento, Milan/ Naples, 1971, p. 611-673, et dans Benedetto Varchi, Vincenzio Borghini, Pittura e scultura nel Cinquecento, Livorno, 1998, t. 1, p. 85-142). Le reste est publié par Eliana Carrara, « Vasari e Borghini sul ritratto. Gli appunti pliniani della Selva di notizie (ms. K 783.16 del Kunsthistorisches Institut di Firenze) », Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz, XLIV, 2/3, 2000, p. 243-291 (avec bibliographie sur Borghini). P. Barocchi, Scritti d’arte…, op. cit. à la note 49, p. 633 : « […] non nel pregio de’ colori, ma ne l’esser posti bene et a sua luoghii e con grazia, e sopratutto nel buon disegno consiste l’artifico et bontà della pittura; […] non lodereii ch’in una tavola che avesse a ire in qualche luogo principale e famoso volessi tenere quella rigorosità delgl’antichi di far col rossaccio o col biadetto, ma vorrei della lacca e de l’oltramarino, e del meglio, purché l’intenzione fussi che non per la valuta de’ colori, ma per la bontà della pittura avessi a essere stimata quella tavola. Eccoti quattro chiarissimi et celebratissimi artefici : Apelle, Echione, Melantio et Nicomaco, In quelle tavole che si venderno la valuta d’una città l’una, adoperarono quatro color soli : melino, attico, sinopia et atramento che furono bianco, rosso et nero ».

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Le blanc comme couleur  et comme lumière dans les vitraux religieux, de 1550 au xviie siècle Laurence Riviale Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand II

Le mot « vitrail » est évocateur d’un kaléidoscope d’images confuses qui, dans l’imaginaire collectif, est presque exclusivement relatif à la période médiévale et à un édifice emblématique, la cathédrale de Chartres. Cette image de référence absolue impose l’idée que le vitrail est intense polychromie et que ses couleurs sont porteuses d’une riche symbolique, parce qu’elles sont issues d’un contexte « médiéval ». Étrangement, cette idée disparaît totalement de la pensée à l’évocation du vitrail de la Renaissance ; les historiens du vitrail eux-mêmes ne cherchent pas à savoir si la symbolique des couleurs a conservé son hypothétique valeur au xvie siècle, et encore moins si on peut la mettre en relation avec des faits historiques et religieux précis. C’est là pourtant une question importante, surtout s’agissant du phénomène des verrières peintes à la grisaille et au jaune d’argent sur verre blanc, qui se multiplient en Champagne à partir de 1530, et dans une moindre mesure, dans les autres provinces. L’appellation d’usage « verrières blanches » cache une réalité plus variée : elles sont parfois composées de verres d’un bleu très pâle, suggèrent les carnations à la grisaille rousse et les chevelures au jaune d’argent. Mais parce que ces œuvres sont un exercice de style de type lipogrammatique, s’interdisant les verres colorés dans la masse, elles sont dites « blanches » et diffusent de fait une lumière, sinon blanche, du moins claire dans l’édifice. Pour expliquer ce phénomène, plusieurs raisons ont été avancées : le moindre coût du verre blanc, et la mise en plombs plus simple réduisant le prix de revient. Mais les donateurs des verrières blanches sont riches autant que les autres et peuvent parfaitement financer un vitrail de couleur, et il n’est pas certain qu’une verrière blanche peinte avec soin soit beaucoup moins coûteuse qu’une



On compte 108 grisailles sur 1332 vitraux du xvie siècle recensés en Champagne, dont une cinquantaine dans l’Aube, riche à elle seule de 1042 peintures sur verre du même siècle ; Henri Zerner et alii, Mémoire de verre, vitraux champenois de la Renaissance, Châlons-sur-Marne, 1990, (cahiers de l’Inventaire n° 22), p. 26.

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verrière colorée. Une hypothétique « réaction » aux verrières saturées a par ailleurs été invoquée ; mais l’argument de l’évolution du goût n’est jamais recevable à lui seul : généralement, ce n’est pas le « goût » personnel ou collectif qui est en cause, mais un phénomène de nature profonde autant que complexe, une lame de fond religieuse ou politique qui entraîne des modifications esthétiques auxquelles les goûts individuels se soumettent. La plus grande facilité d’adaptation sur verre blanc des modèles gravés, de plus en plus utilisés à partir de 1530, a également paru une explication plausible, mais il existe autant de verrières de couleur adaptant des gravures avec succès que de verrières blanches ; tout au plus le verre blanc induit-il une plus grande facilité d’imitation de la gravure. Le souci d’éclairage tempéré des nefs est une idée plus rationnelle qui mérite d’être examinée. Vers 1260, furent inventées, dans les travées du haut chœur de la cathédrale de Tours, les verrières dites « en litre », c’est-à-dire en bandes colorées alternant avec des registres de grisailles ; placées face à face, elles diffusaient une clarté bienvenue entre les vitrages de pleine couleur. Au xvie siècle cependant, les grisailles ne sont pas toujours placées de façon aussi rationnelle, ne serait-ce que, dans bien des cas, parce que le vitrage est déjà en grande partie posé. Le vitrail coloré réalisé en 1502 à Ervyle-Châtel (Aube), complété vers 1540 de deux lancettes de grisailles sur un thème iconographique différent, est exemplaire à cet égard : l’aspect contrasté de la baie a été voulu tel au milieu du xvie siècle, pour une raison inconnue. Pour la Champagne, on a invoqué récemment l’influence, comprise comme déterminante, d’un manuscrit des années 1500 commandé par Claude Molé, parent de l’épouse du donateur du vitrail de Daniel à Saint-Pantaléon de Troyes, première grisaille en date. Selon cette analyse, le goût des Molé pour la grisaille est à l’origine des nombreuses verrières d’Étienne de la Vallée, qui lancèrent la vogue du vitrail blanc. Pourtant l’esthétique du manuscrit est très différente de celle, italianisante, de l’histoire de Daniel, qui utilise des gravures de Caraglio d’après Rosso, et l’on peut douter qu’un homme, qu’il soit peintre verrier ou commanditaire, ait à lui seul déterminé une orientation artistique qui se fait sentir jusque vers 1590. La « réaction à la Réforme » a également paru une raison vraisemblable d’adoption de ce parti-pris esthétique : généralement, on suggère par là une influence du chromoclasme de la Réforme poussant les donateurs catholiques à imiter l’exemple des réformés. Il est peut-être plus exact de noter l’opposition du blanc catholique au noir des « démons » réformés, noirceur dont rendent compte des expressions comme « enfans de ténèbres ». Certains textes et événements dis-

    

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Karine Boulanger, « De la couleur ou pas : le vitrail médiéval entre narration et simple décor », dans Le symbolisme de la lumière au Moyen Âge : de la spéculation à la réalité, Chartres, 2004, p. 47-56, voir p. 51. Recensement IV, Les vitraux de Champagne-Ardenne, Paris, 1992, p. 103, Baie 8. Maxence Hermant, « Étienne de la Vallée. Un peintre verrier de la Renaissance entre la Champagne et Paris », Revue de l’Art, n° 161, 2008-3, p. 29-39. Michel Pastoureau, « La Réforme et la couleur », Bulletin de la Société historique du protestantisme français, t. 138, p. 324-342. Relation des troubles excités par les calvinistes en la ville de Rouen depuis l’an 1537 jusqu’à l’an 1582, dans Revue rétrospective normande, André Pottier (éd.), Rouen, 1837, p. 4.

le blanc comme couleur et comme lumière dans les vitraux religieux

tribuent radicalement les valeurs et les formes du noir et du blanc. À l’emploi de verrières claires à partir de 1530, on peut légitimement supposer une cause religieuse, servie par la symbolique de la couleur blanche, qui, semble-t-il, demeure en 1590 à peu près la même qu’au xve siècle. Si ces verrières apparaissent juste avant la prise de position de François 1er en 1534 et se sont multipliées avant la politique de répression de la Réforme voulue par Henri II, alors que la Réforme commençante n’est pas combattue officiellement, elles apparaissent bien, en revanche, avec la montée en puissance de la Réforme et sont en faveur jusque vers 1590, pour ne rien dire pour le moment des vitreries blanches sans peinture des églises de la Contre-Réforme officielle. Mais la blancheur a-t-elle le même sens en 1530 et en 1590 ? Pourquoi le peintre verrier troyen Linard Gontier, après l’Édit de Nantes (1598) et jusque vers 1633, revient-il aux vitraux de pleine couleur à Saint-Martin-ès-Vignes de Troyes, nouvellement construite à la suite des conflits entre la Ligue et Henri de Navarre ? Enfin, pourquoi opte-t-on ensuite pour des vitraux blancs, sans figuration et sans peinture, dans les édifices nouvellement construits, et d’autre part, pour des « campagnes d’éclaircissement » dans les édifices anciens, autrement dit, pour la suppression de quelques panneaux de pleine couleur sur une verrière ancienne ? Répondre à la première question oblige à s’intéresser à la symbolique de la couleur blanche ; pour cela on peut faire appel aux traités d’héraldique. Le recours à celui, bien connu, du héraut du roi Alphonse V d’Aragon dit « Sicile », identifié comme Jacques d’Enghien, rédigé entre 1435 et 1458, et maintes fois réédité, semble légitime, dans la mesure où l’édition de 1582 est contemporaine d’un fait religieux de première importance, l’émergence des processions blanches. Dans le système de Sicile, la blancheur, éblouissante et aveuglante, est à la fois condition de vision et possibilité d’aveuglement : « blancheur est une couleur qui est engendrée de lumière claire & grande en une claire partie du corps ou elle est. La couleur blanche s’espend moult par les yeux et blesse & corrompt la veuë : & faict aucunesfois les yeux plorer ». Chaque couleur a sa correspondance dans plusieurs domaines : les éléments, les humeurs, les planètes, les vertus, et les sacrements : « Blanche couleur est commencement de beauté et de ioye […] Quant à blasonner ladicte couleur, aux metaux elle ressemble à l’argent. En pierreries, la marguerite le christal, la gemme, le diament, le voirre ; qui sont pierres precieuses fors que voirre ». Ainsi, d'après ce passage, le verre est, d’essence, de couleur blanche. Enfin et surtout, dans le système de Sicile, la blancheur est associée au baptême : « Quant aux sept sacremens de l’Eglise : elle represente le sacrement de baptesme. »  […] « Le blanc se doit porter par enfans […] et aussi les folz incisez doivent estre vestus de blanc comme il appert d’Herodes, qui reputa nostre seigneur Iesus comme fol, & le fist vestir de blanc. Pareillement les prestres portent le blanc, quant ils veulent administrer, ou faire le service divin : demonstrant leur pureté & netteté de conscience ». 

  

Jacques d’Enghien, dit Sicile, Le Blason des couleurs en armes, livrées et devises, Paris, 1860. Ibid., p. 23v. Sicile, op. cit. à note 7, p. 35 et 35v.

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Fig. 1 - Pont-Sainte-Marie (Aube), église paroissiale, vitrail (baie 20), Combat du soldat chrétien contre les forces du mal, 1590-1592.





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Selon Sicile, marier la couleur blanche change sa signification : « Avec le gris : esperance de venir en la perfection ; avec le jaune, iouyssance d’amours ». D’après le chapitre sur le jaune, il s’agit d’amour sacré, car « pour la porter en livrée avec aultre couleur le bleu y est plus seant : alors signifie iouissance des plaisirs mondains ». Le jaune symbolise le saint sacrement : « Aux sept sacremens elle est comparée au sainct sacrement de l’autel. Elle signifie ioüyssance, prudence et hautesse ». De fait, le Christ de la Transfiguration est vêtu de blanc et son visage, dans les vitraux, est teint au jaune d’argent. Cet ensemble de significations, blanc = baptême, jaune = saint sacrement, est parfaitement en harmonie avec les vitraux de grisaille placés dans une église, qui pourraient donc symboliser une volonté de purification, de retour à la robe blanche du baptême et à la lumière éblouissante de la grâce, tout en évoquant le saint sacrement. Ainsi, est-ce simplement pour mieux imiter la gravure que l’on choisit, à Pont-Sainte-Marie (Aube) près de Troyes, la grisaille pour l’allégorie du soldat chrétien combattant les forces du mal selon l’épître de saint Paul aux Éphésiens (6, 10-24) (fig.1) ? Datée de 1590-1592 environ par l’identification des noms des donateurs, elle reprend une gravure de Hans Collaert d’après Crispijn van den Broeck. À la date de sa réalisation, la paroisse de Pont-Sainte-Marie est tout acquise à la Ligue ; tout spécialement les donateurs, des marguilliers qui l’ont offerte à un moment précis de l’histoire de leur pays et de leur ville de Troyes : les suites des

Abbé Charles Nioré, « Un vitrail politique dans l’église de Pont-Sainte-Marie », Mémoires de la Société académique d’agriculture des sciences, arts et belles lettres du département de l’Aube, t. XXXII, troisième série, année 1895, 73-103. Laurence Riviale, « Le Miles christianus de Hans Collaert dans un vitrail champenois du temps de la Ligue : le choix de la transparence », dans Les échanges artistiques entre les anciens Pays-Bas et la France, 1482-1814, Gaetane Maes & Jan Blanc (éds), Lille, 2008, p. 251-263.

le blanc comme couleur et comme lumière dans les vitraux religieux

meurtres des Guise et l’affrontement avec les partisans d’Henri de Navarre. En 1590, une cérémonie d’expiation du double assassinat d’Henri de Guise et du cardinal, perpétré sur l’ordre de Henri III à Blois en 1588, eut lieu dans la cathédrale de Troyes, où l’on prêta serment de poursuivre sans merci la lutte contre les hérétiques. À l’instigation du duc de Mayenne, une procession générale fut décidée pour soutenir la cause ligueuse et lutter contre l’hérésie d’Henri de Navarre. Mieux comprendre le contexte implique d’examiner le climat général depuis le premier quart du xvie siècle. L’« angoisse eschatologique » qui étreint la conscience des chrétiens, analysée par Denis Crouzet, commence vers 1525 et atteint son paroxysme à la saint Barthélemy (1572), massacre expiatoire attendu comme une délivrance, mais qui n’eut pas l’effet escompté. Cette hantise s’exprime donc par la suite dans des processions blanches qui prennent une ampleur sans précédent dans les années 1583-1584, puis réapparaissent en 1589 après le meurtre des Guise. Un chroniqueur champenois, Nicolas Pithou, signale cependant des manifestations de ce type beaucoup plus tôt, entre 1556 et 1557. Des villages entiers abandonnent leurs travaux, prennent tout à coup l’habit blanc, et vont par les chemins en direction des sanctuaires de pèlerinages, situés essentiellement dans la province ecclésiastique de Reims, comme Notre-Dame-de-Liesse, ou Notre-Dame-de-l’Épine, sur le territoire des Guise (Marchais-Liesse est aux Guise depuis 1553, acquis par le cardinal de Lorraine, archevêque de Reims), parfois sous la direction de prêtres, et parfois de leur propre chef. Des études récentes ont montré que ces pèlerins forment des armées de soldats chrétiens en ordre de bataille, leur chant donnant la cadence de leur pas. Hubert Meurier, doyen et chanoine théologal de la cathédrale de Reims, dans un traité rédigé en 1583, enseigne en détail la signification de ces habits blancs : Ce n’est que reprendre la première robbe que sainte Eglise notre mere nous a donnée quand elle nous a adoptés pour ses enfans, après nous avoir administré le saint sacrement de baptesme en nous baillant l’Aubette […] La blancheur de la robbe signifie la blancheur des âmes. En reprenant aujourd’hui l’habit blanc, nous faisons comme une amende honorable de noz pechez, & protestons, si nous voulons, comme nous devons vouloir, qu’il nous deplaist d’avoir miserablement souillé nostre première robbe d’innocence, receue au sacrement de baptesme, & promettons à Dieu moyennant sa sainte grâce, d’estre plus songneux à l’advenir de la tenir plus entière & plus nette.

Dans ce texte, les significations de la couleur blanche énoncées par le héraut Sicile se retrouvent intactes : le blanc est joie, pureté ou absolution ; il est surtout symbole de baptême. Ces passages de l’Apocalypse servent de caution : « ceux qui n’ont souillé leurs vestemens, marcheront avec moy en habits blancs, pour ce qu’ils en sont dignes » (Ap, 3) ; « ils ont lavé leurs

  

 

Abbé Charles Nioré, op. cit. à la note 10, p. 82-83. Denis Crouzet, Les guerriers de Dieu, Seyssel, 1990, 2 vol., t. II. Jacky Provence, conférence du 26 novembre 1998 publiée sur Internet, cite la chronique de Nicolas Pithou, Histoire ecclésiastique de la ville de Troyes capitalle du comté et du pays de Champagne (1524-1594), BnF, fonds Dupuy, ms. 698, où il est question de grands pèlerinages entre 1556 et 1557 qu’il nomme « processions blanches » et qui lui paraissent pratiques nouvelles. Bruno Maes, Le roi, la Vierge et la nation, Paris, 2002. Hubert Meurier, Traicté de l’institution et vray usage des processions, Reims, 1584.

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robes et les ont blanchies dans le sang de l’agneau » (Ap, 7, 9-14). Ainsi le rouge du sang du Christ produit-il le blanc de la purification. L’habit blanc rappelle aussi la couleur du saint sacrement, souvent porté lors des processions ; c’est lui que l’on défend, sa vérité, sa réalité, et sa valeur : L’habit blanc propre pour représenter la qualité de nostre sacrement […] joint que l’habit blanc mesmement fait grandement à la louange de ce divin et céleste mystère. Du moins chacun peut veoir qu’il est fort propre pour protester publiquement ce que nous en croyons : à sçavoir, que c’est l’oblation pure et nette, que Dieu devoit envoier pour l’expiation des péchés du monde, comme il l’avoit promis par la bouche de son prophète Malachie […].  

Entre le héraut Sicile et Hubert Meurier, on observe un glissement du jaune au blanc pour la couleur symbolique du saint sacrement. Or le verre blanc a cette qualité de transparence et de clarté qui caractérise l’Eucharistie, le corps du Christ, qui est lumière. L’inventaire après décès du fonds d’atelier de Toussaint Lebel, peintre verrier mort en 1577, mentionne des « liens d’hostie » parmi les feuilles de verre. En 1589, après le meurtre des Guise, à l’époque de la réalisation du vitrail, des processions blanches du même ordre reprennent à Paris, mais aussi à Bourges, Rouen et Senlis ; elles s’organisent cette fois autour des paroisses et non vers les lieux de pèlerinage. Denise Turrel a montré que la croix blanche signalait les catholiques dans les batailles et l’écharpe blanche, les protestants, sémiophore habilement repris à son compte par la monarchie sous le règne de Henri IV. Il s’agit là non seulement de l’aspect politique et militaire de la question du symbolisme de la couleur, mais aussi de l’aspect religieux, le blanc prenant progressivement le sens de couleur catholique, précisément à l’avènement de Henri IV (1589). Il n’est donc pas exclu que l’esthétique du vitrail de grisaille ait été choisie à Pont-SainteMarie en fonction de ces significations religieuses militantes et soit liée aux processions. Les vêtements blancs des pèlerins sont de simples draps blancs compris comme des linceuls : le blanc est donc aussi la couleur de la mort, de l’attente de la mort et du Jugement dernier, thème très proche de celui du soldat chrétien. Cette signification, valable pour les années 1550 à 1590, l’est-elle déjà pour les années 1530 ? Si les processions blanches n’existaient pas alors, on peut en revanche se fonder à la fois sur le symbolisme des couleurs tel qu’il est dévoilé dans le traité du héraut Sicile : blanc = verre = joie = pureté = baptême, et, dans la mesure où ces vitraux de 1530 sont contemporains de la Réforme naissante et de l’angoisse eschatologique qui lui est corrélative, également, par analogie, sur le

    

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Michel Pastoureau, Jésus chez le teinturier, couleurs et teintures dans l’Occident médiéval, Paris, 1997. H. Meurier, op. cit. à la note 16 , p. 43. Catherine Grodecki, Histoire de l’art au xvie siècle (1540-1600), I : Architecture, vitrerie, menuiserie, tapisserie, jardins, Documents du Minutier central des notaires de Paris, Paris, 1985, p. 237 et 243. Thierry Amalou, Le lys et la mitre, loyalisme monarchique et pouvoir épiscopal pendant les guerres de religion (15801610), Paris, 2007, p. 148, reprise des processions blanches à Senlis. Denise Turrel, Le blanc de France, la construction de signes identitaires pendant les guerres de religion (1562-1629), Genève, 2005.

le blanc comme couleur et comme lumière dans les vitraux religieux

sens que le blanc revêt dans les décennies 1580-1590, celui d’une aspiration à la pureté du baptême et d’une invitation à la pénitence, avec un glissement du jaune au blanc pour symboliser le saint sacrement. Faut-il donc exclure l’hypothèse que l’angoisse eschatologique décelée par Denis Crouzet, très tôt apparue, ait suscité cette esthétique du blanc comme lumière et comme couleur ? Le nombre important de verrières en Champagne qui privilégient le blanc pour les thèmes eschatologiques ou eucharistiques apporte un commencement de preuve, et a contrario, le retour à la couleur après l’Édit de Nantes avec les vitraux de Linard Gontier à Troyes, ceux du charnier de Saint-Étienne-du-Mont à Paris (vers 1620-1625), celui du maréchal de Montigny à la cathédrale de Bourges (1519) : comme si la tolérance et l’œuvre de la Contre-Réforme officielle, après purification, autorisait de nouveau l’esthétique du verre teint dans la masse et des émaux. Si la verrière de Pont-Sainte-Marie est une des dernières du genre, c’est aussi parce qu’à cette date, il reste peu d’églises à vitrer ; en revanche les verrières qui firent la gloire de Linard Gontier et de ses fils sont la conséquence d’une destruction par les ligueurs : Saint-Martin-ès-Vignes, entièrement détruite en 1590 pour ne pas servir de tête de pont aux partisans d’Henri de Navarre, fut rebâtie à partir de 1592 et revitrée au début du xviie siècle, selon l’esthétique colorée traditionnelle du premier quart du xvie siècle. La verrière de Pont-Sainte-Marie correspond aux dernières processions blanches, les vitraux de Saint-Martin-ès-Vignes, à un retour à l’ordre. Mais ce retour à la couleur est éphémère. Sauf exception, la tendance générale, après 1640, fut à l’esthétique du vitrail blanc sans peinture ni figuration, pour les églises nouvellement construites, et à l’éclaircissement des vitraux médiévaux de pleine couleur, pour les édifices anciens. Parmi les premiers figurent les parties hautes de l’église Saint-Pantaléon de Troyes (vers 1640-1675) et la chapelle royale de Versailles (1698-1712), édifiée sur les plans de Jules Hardouin-Mansart et Robert de Cotte ; parmi les seconds, l’église Saint-Merry, dont les verrières du xvie siècle laissèrent en 1751 le champ libre à des lancettes de vitreries blanches à bornes. Deux raisons sont communément invoquées pour rendre compte de ce phénomène. La première est avec justesse ironiquement mise en avant par Gustave Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues : « peinture sur verre : le secret s’en est perdu » ; la même chose s’est dite de la coloration des verres dans la masse. On sait mieux aujourd’hui ce qu’il faut en penser. Force est de constater néanmoins la baisse de production de verres de couleur après 1640. Les effets de la Contre-Réforme, le besoin de lire le missel romain et de voir les retables, qui deviennent désormais le lieu quasi unique de la figuration colorée, sont la seconde raison. Si cette hypothèse était vérifiée, il y aurait bien un lien entre réaction à la Réforme et blancheur, réduite à présent à la clarté. Afin de s’en assurer, la lecture des Instructiones supellectilis ecclesiasticae (1577) de Charles Borromée s’impose. Le système de Borromée fait des fenêtres de simples vecteurs de lumière, blanche s’entend. Un seul paragraphe traite de leur emplacement dans l’édifice et donc du contrôle

 

Guy-Michel Leproux et alii, « L’église Saint-Merry de Paris : un monument daté par ses vitraux », Cahiers de la Rotonde, n° 19, 1997, p. 47-114. Jean Lafond et alii, Le vitrail français, Paris, 1958.

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des flux de lumière, et la question de la verrière comme image est réglée en une phrase, qui précède un plus long passage s’inquiétant des problèmes d’étanchéité nuisibles aux exercices de dévotion, de la protection contre les regards indiscrets et de la garantie de l’exercice paisible des cérémonies liturgiques, enfin de la protection des clôtures de verre par des grillages. Preuve que la verrière comme image est niée, le manque de moyens financiers qui oblige à se contenter de toiles de protection est évoqué sans état d’âme. La seule image recevable est celle du saint qui donna son vocable à l’église. Dans l’ensemble, Borromée rejoint une esthétique antiquisante et albertienne dans laquelle les vitraux, même figurés et colorés, doivent laisser la place à une maîtrise des flux de lumière blanche au service de l’architecture et de la liturgie. Pour la première fois la lumière servirait donc aussi à y voir clair et non plus surtout à purifier et célébrer, fonction qu’assure aussi le luminaire.   Cette victoire de la blancheur comme clarté et non plus comme couleur, qui peut être comprise grâce aux analyses précédentes comme une volonté de purification des hérésies, suscite une ultime question : d’après Jacques Le Hongre, prédicateur, auteur en 1564 d’homélies sur les saintes images, les réformés iconoclastes furent inspirés par le démon afin de détruire, à travers les images, la mémoire des saints, du Christ et de la Vierge : sans mémoire, plus de foi possible. La question est donc ouverte, de savoir si l’éviction des vitraux figurés et colorés, et par ailleurs des thèmes issus des Apocryphes, n’est pas le résultat d’un sacrifice de mémoire librement consenti par l’Église catholique. Autrement dit, le blanc en tant que lumière purificatrice semble avoir entraîné avec lui la perte d’une mémoire, d’une tradition iconographique spécifiquement catholique qui s’exprimait par le vitrail dans la couleur, et dans l’ombre des édifices médiévaux, comme l’avait voulu l’abbé Suger.

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

Carlo Borromeo, Instructiones fabricae et supellectilis ecclesiasticae, dans Trattati d’arte del Cinquecento fra manierismo e controriforma, Paola Barocchi (éd.), Bari, 1960-1962, 3 vol., t. III, p. 1-113, chap. VIII, p. 16.

 

Catherine Vincent, Fiat Lux, Paris, 2007.

Jacques Le Hongre, Quatre homélies touchant les saintes images en la religion des chrétiens, publiées aux habitans de Rouen en l’église de Nostre-Dame l’an 1563, Rouen, 1564.

Partie 2 Entre monochromie et polychromie

Les personnifications

dans la peinture monumentale en Italie au xive siècle : la grisaille et ses vertus Bertrand Cosnet Centre d'Études Supérieures de la Renaissance, Tours

La technique de la peinture en grisaille apparaît et s’affirme dans l’Italie du Trecento. Elle se développe au sein d’une thématique particulière, celle des images des vertus et des vices, qui connaît alors une fortune sans précédent. En effet, dès les premières décennies du xive siècle, de nombreux cycles sculptés ou peints s’intéressent à ce thème : chaire du Dôme de Sienne, sculptée vers 13021311 par Giovanni Pisano (1248-1317), fresques de la chapelle de l’Arena à Padoue, exécutées vers 1303-1305 par Giotto di Bondone (1267-1337), tombe de Marguerite de Brabant à Gènes, sculptée vers 1311-1312 de nouveau par Giovanni Pisano, voûtes de la croisée du transept de la basilique inférieure de Saint-François d’Assise peintes vers 1316-1320 par un élève de Giotto appelé le Maestro delle Vele. Le développement de cette imagerie procède de l’influence des ordres mendiants qui, au cours du xiiie siècle, déploient un abondant discours sur les vertus : les franciscains, les dominicains et les augustins vantent la supériorité de leur ordre en célébrant la perfection morale de leurs saints respectifs. Ce regain d’intérêt pour la morale est amplifié par les laïcs qui composent de nombreux traités de bonne conduite et par les communes toscanes qui cherchent à légitimer leur régime politique par les vertus. Ainsi, au cours du xive siècle, les personnifications morales s’affichent partout et deviennent des images incontournables de l’univers visuel et intellectuel aussi bien des laïcs que des clercs. Elles constituent pour les peintres un vaste champ d’investigation, propice à l’invention de nouvelles formules figuratives – notamment de la grisaille. 

À ces cycles du début du Trecento on peut ajouter les enluminures du Tesoretto de Brunetto Latini (v. 1310) conservées à la Biblioteca Medicea Laurenziana, Florence (ms. Strozzi, 146), celles des Documenti d’amore de Francesco da Barberino (1313-1315) conservées à la Biblioteca Apostolica Vaticana, Rome (ms. Barb. Lat. 4077), les fresques de la chapelle Bardi réalisées par Giotto dans la basilique Santa Croce à Florence (v. 1320), les statues des vertus théologales sculptées par Tino di Camaino pour le baptistère San Giovanni à Florence (v. 1321) et conservées au Museo dell’Opera del Duomo, Florence.

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Le premier peintre qui donne une ampleur monumentale à la grisaille est Giotto. Il l’emploie pour figurer les vertus et les vices sur le soubassement – particulièrement novateur – de la chapelle de l’Arena à Padoue. Alors que, jusque-là, la peinture de la péninsule italienne déployait sur les soubassements des tentures en trompe-l’œil aux couleurs souvent très vives, Giotto a préféré figurer une plinthe constituée de plaques de marbres et de statues de pierre dont la faible intensité chromatique contraste nettement avec la polychromie du reste du décor. On peut d’emblée exclure qu’un tel choix réponde à des raisons budgétaires. Ce n’est vraisemblablement pas par souci d’économie de moyens ou d’argent que le peintre a refusé d’employer plus de couleur. Bien au contraire, les récentes restaurations ont permis de mesurer l’exceptionnelle qualité de cette partie du cycle. Si la grisaille nécessite moins de pigment, elle est tout aussi exigeante – voire plus – que la polychromie. Elle oblige en effet Giotto à donner forme à ses figures à l’aide de moyens plus restreints mais plus recherchés : exactitude du dessin, subtiles variations de teintes avec des nuances de gris parfois légèrement colorés – notamment à partir d’ocre et de terre verte –, application accrue dans le rendu du modelé et des textures. La tâche était d’autant plus ardue que Giotto a choisi de figurer ce soubassement en trompel’œil. Il s’est notamment appliqué à rendre vraisemblables les statues des personnifications. Pour ce faire, il a figuré en perspective les niches rectangulaires qui les accueillent, de manière à leur conférer une forte volumétrie. Il a aussi suggéré l’effet « pierre » de la sculpture par divers moyens. Par exemple, les tituli peints au-dessus et au-dessous de chaque personnification prennent la forme d’inscriptions gravées. De plus, pour renforcer le trompe-l’œil, le peintre s’est employé comme jamais à multiplier la variété et la teinte des marbres (fig. 1). D’abord, les dalles placées dans les niches, derrière les personnifications, sont figurées dans des pierres qui sont toutes sensiblement différentes : elles vont du granite gris bleuté au porphyre rouge et sont bordées de marbre blanc veiné. Ensuite, chaque niche est encadrée par des plates-bandes de différents marbres qui sont quadrillées par un réseau de moulures blanches en relief. Enfin, les intervalles entre les niches sont occupés chacun par deux grandes dalles carrées ressemblant à de la brèche violette, elles-mê-







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Les études concernant le cycle de la chapelle de l’Arena sont très nombreuses. Voir entre autres James H. Stubblebine, Giotto : The Arena Chapel Frescoes, Londres, 1969. Andrew Ladis, The Arena Chapel and the Genius of Giotto : Padua, New York/ Londres, 1998. Parmi les monographies consécutives à la campagne de restauration de 2001, voir notamment Giuseppe Basile, Francesca Flores d’Arcais, Giotto : gli affreschi della Cappella degli Scrovegni a Padova, Milan, 2002. Giotto nella cappella Scrovegni : materiali per la tecnica pittorica. Studi e ricerche dell’Istituto Centrale per il Restauro, Giuseppe Basile & Arcangeli Luciano (éds), Rome, 2005. Laura Jacobus, Giotto and the Arena Chapel : Art, Architecture and Experience, Londres/Turnhout, 2008. En ce qui concerne spécifiquement l’iconographie des vertus et des vices de la chapelle de l’Arena, voir Selma Pfeiffenberger, The Iconology of Giotto’s Virtues and Vices at Padua, Ph.D. University of Princeton, 1966. Pour une analyse technique de la peinture en grisaille à la chapelle de l’Arena, voir notamment Francesca Capanna, Antonio Guglielmi, « L’intonaco giottesco per la realizzazione dei finti marmi : riflessioni e comparazioni sui procedimenti esecutivi », dans Giotto nella cappella…, op. cit. à la note 2, p. 73-83. Même si Giotto n’imite pas une pierre en particulier mais un genre de pierre, il propose une interprétation qui rend vraisemblables les dalles de marbres.

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mes encadrées par des moulurations à plusieurs ressauts, insérées dans une dalle rectangulaire plus grande imitant le marbre vert de Prato. L’illusion instaurée par ce décor feint devait être d’autant plus efficace qu’au Trecento, du vrai marbre était employé un peu partout, tant à l’extérieur de la chapelle – sur la façade – qu’à l’intérieur – pour le chancel, pour la chaire et pour les statues sculptées par les Pisano.

Fig. 1 - Giotto di Bondone, soubassement avec la Justice et la Foi, 1303-1305, Padoue, chapelle de l’Arena.

Ces effets plastiques particulièrement réussis inciteraient à penser qu’en portant son choix sur la technique de la grisaille, Giotto a surtout eu pour ambition de jouer avec les artifices de la peinture et de « faire croire que la peinture est ce qu’elle n’est pas », c’est-à-dire de la sculpture. Cependant, à y regarder de plus près, on constate que les vertus et les vices comportent des éléments qui perturbent l’effet de vraisemblance. Si les personnifications sont placées dans un contexte minéral et adoptent la couleur de la pierre, elles ne sont pas pour autant totalement traitées comme des statues. Certaines semblent en effet plus vivantes que pétrifiées. Ainsi, le Désespoir qui se pend à une corde liée à une traverse de bois écarte violemment les bras tandis qu’un petit démon muni d’un crochet s’approche pour extirper son âme. Juste en face, l’Espérance défie les lois de la statuaire : loin de reposer sur son socle, elle s’envole en direction d’un ange qui lui tend une couronne (fig. 2). En figurant les valeurs morales sous la forme de sculptures en trompe-l’œil, Giotto rend manifeste le problème consistant à figurer des abstractions. Pour comprendre l’ampleur du problème, il est nécessaire de prendre en compte les principes qui régissent l’élaboration des personnifica 

Voir L. Jacobus, Giotto and the Arena Chapel…, op. cit. à la note 2, p. 191. Boccace, Il comento di Giovanni Boccacci sopra la Commedia, Gaetano Milanesi (éd.), Florence, 1863, p. 264 : « Sforzasi il dipintore che la figura dipinta da sé, la quale non è altro che un poco di colore con certo artificio posto sopra una tavola, sia tanto simile, in quello atto ch’egli la fa, a quella la quale la natura ha prodotta, e che naturalmente in quello atto si dispone che essa possa gli occhi de’ riguardanti o in parte o in tutto ingannare, faccendo di sé credere che ella sia quello che ella non è ».

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Fig. 2 - Giotto di Bondone, Espérance, 1303-1305, Padoue, chapelle de l’Arena.

 

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tions au xive siècle. En effet, en tant que figurations d’images intérieures, les personnifications occupent une place singulière dans le répertoire figuratif des imagiers. Faisant autant partie du monde des idées que du monde des arts visuels, elles sont avant tout conçues pour faciliter la mémorisation de notions et sont donc étroitement liées aux arts de la mémoire. De fait, depuis les travaux pionniers de Frances Yates, de nombreux historiens de l’art s’accordent à voir dans le cycle de la chapelle de l’Arena certains des éléments constitutifs de la mnémotechnique. Les personnifications de Giotto sont en effet disposées, à l’instar des images mémorielles, dans des niches qui suivent les principes des loci de l’Ars memorativa : elles sont assez petites pour pouvoir être embrassées d’un seul coup d’œil, elles sont régulièrement disposées le long des murs sans être trop espacées les unes des autres pour pouvoir être facilement parcourues du regard, et elles présentent suffisamment de ressemblances pour être assimilées à une série unique tout en bénéficiant, grâce notamment à la variété des marbres, d’un traitement assez différent pour pouvoir être distinguées les unes des autres. De plus, les personnifications sont dotées d’attributs et de caractéristiques physionomiques qui permettent de susciter des enchaînements d’idées propices à la remémoration. Enfin et surtout, elles sont suffisamment vraisemblables pour marquer durablement la mémoire. Le lettré Florentin Francesco da Barberino (1264-1348) constate ainsi, après avoir visité la chapelle de l’Arena, combien l’Envie semble

Frances Amelia Yates, L’art de la mémoire, (Londres, 1966), Paris, 1975. Voir entre autres Mary Carruthers, Machina Memorialis : méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, (Cambridge, 1998), Paris, 2002. Mary Carruthers, Le livre de la mémoire : une étude de la mémoire dans la culture médiévale, (Cambridge, 1990), Paris, 2002. Lina Bolzoni, La chambre de la mémoire : modèles littéraires et iconographiques à l’âge de l’imprimerie, (Milan, 1995), Genève, 2005. Plus précisément, sur la mnémotechnique dans le cycle de la chapelle l’Arena, voir Sven Georg Mieth, Giotto, das mnemotechnische Programm der Arenakapelle in Padua, Tübingen, 1991.

les personnifications dans la peinture monumentale

vraiment consumée de « l’intérieur comme de l’extérieur » par l’intensité du désir : debout au milieu de gerbes de feu, elle ouvre une bouche de laquelle sort un serpent qui lui dévore le visage (fig. 3). Cette portée mémorielle est sans nul doute amplifiée par le mode figuratif que Giotto a adopté : en figurant les personnifications en trompe-l’œil, le peintre parvient à les rendre plus marquantes. De plus, elle est confortée par les fausses dalles de marbre dont nous avons noté l’exceptionnelle qualité d’exécution. En effet, avant même de fournir un cadre décoratif propice à l’invention des loci, les dalles de marbre constituent un matériau favorable à la mémoire. Ainsi, dans la Summa de exemplis et rerum similitudinibus locupletissima – manuel de prédication proposant des outils mnémoniques qu’il rédige dans la première moitié du xive siècle –, le dominicain Giovanni da San Gimignano présente le marbre comme une pierre étroitement liée à la vertu de Prudence et donc, à travers elle, à la mémoire : réputé pour sa dureté et sa solidité, le marbre est, selon l’auteur, le matériau de la résistance et de la permanence. À l’Arena, sa vertu se manifeste clairement dans l’une des personnifications : le bloc de marbre, fiché dans le sol, sur lequel l’Inconstance perd l’équilibre symbolise de manière antinomique la pérennité et la stabilité. En s’associant au marbre, les personnifications acquièrent un peu de ses qualités : elles deviennent permanentes. Leur fonction mémorielle en vient ainsi à se confondre avec leur statut ontologique. En effet, pour les théologiens de la fin du Moyen Âge, les vertus sont des « Êtres » et des puissances 



Fig. 3 - Giotto di Bondone, Envie, 1303-1305, Padoue, chapelle de l’Arena.

Francesco Egidi, I Documenti d’amore di Francesco da Barberino secondo i manoscritti originali, 4 vol., Rome, 1902-1927, II, p. 165 : « Invidiosus invidia comburitur intus et extra hanc Padue in Arena optime pinsit Giottus. » (À l’Arena de Padoue, Giotto a parfaitement peint comment l’Envieux est consumé par l’Envie de l’intérieur et de l’extérieur). Giovanni da San Gimignano, Summa de exemplis et rerum similitudinibus locupletissima, Lugduni, 1585, Livre II, « De metallis et lapidibus ».

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qui s’inscrivent dans la permanence de l’intellect. Ainsi, Robert Grosseteste (v. 1175-1253) les place parmi les universaux et en fait des « propriétés » invariables dans le temps comme dans l’espace, tandis que saint Bonaventure (v. 1217-1274) et saint Thomas d’Aquin (v. 1225-1274) font d’elles des substances intellectuelles et spirituelles « incorruptibles ». Très présentes chez les ordres mendiants, ces idées conduisent les peintres à figurer les vertus sous la forme de sculptures. Ainsi, entre 1332 et 1338, dans la basilique franciscaine de Santa Croce à Florence, Taddeo Gaddi (v. 1300-1366) reprend la méthode de Giotto pour les vertus théologales et l’Humilité qu’il peint sur les voûtes de la chapelle Baroncelli (fig. 4) : il traite les personnifications dans un camaïeu de gris imitant la couleur de la pierre et leur donne une forte volumétrie en les disposant dans des médaillons polylobés à double enveloppe qui instaurent un fort effet perspectif. Pour renforcer le trompe-l’œil, il les intègre dans une voûte couverte de dalles de marbre feintes et de décors sculptés feints qui donnent l’illusion du relief. De même, vers 1360, dans l’église augustine de San Leonardo al Lago (près de Sienne), Lippo Vanni (v. 1340-1375) donne une forme de reliefs sculptés aux vertus qu’il peint dans l’intrados de l’arc de l’abside. Grâce à ces artifices, les peintres cultivent délibérément le rapprochement avec la statuaire et font en sorte que les vertus s’intègrent dans l’architecture de l’église. En faisant corps avec l’architecture, les personnifications répondent en fait à un lieu commun qui prend forme dans l’art du Trecento : les valeurs morales sont des principes fondateurs. Au xive siècle, les vertus ne constituent que très rarement le sujet premier des programmes, mais elles sont régulièrement investies d’un rôle fondamental. Elles se distribuent en effet à des emplacements clefs des cycles. Ainsi, dans les programmes sculptés, elles prennent fréquemment la forme de cariatides : dans la cuve baptismale de San Giovanni Forcivitas à Pistoia, sculptée par Giovanni Pisano à la fin du xiiie siècle, dans la chaire du Dôme de Sienne ou dans le tombeau de saint Pierre Martyr dans la basilique Sant' Eustorgio à Milan, sculpté par Giovanni di Balduccio (v. 1317-1349) vers 1335-1339, leurs images supportent au sens propre l’ensemble des structures.







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Robert Grosseteste distingue trois sortes d’universaux : les Idées créatrices ; les formes émanées dans l’Intelligence, créées et causales ; les Puissances, c'est-à-dire les vertus et les rayonnements des corps célestes. Voir Robert Grosseteste, Commentarius in Posteriorum Analyticorum libros, Pietro Rossi (éd.), Florence, 1981, p. 131-141. Bonaventura da Bagnoregio, Itinerarium mentis in Deum, Philoteus Boehner (éd.), New York, 2002, I, 10-14 : « Videt nihilominus, quaedam esse mutabilia et corruptibilia, ut terrestria, quaedam esse mutabilia et incorruptibilia, ut super caelestia ». Voir également, Bonaventura da Bagnoregio, Opera omnia, Commentaria in quatuor libros sententiarum, Florence, 1885, II, XIX, a. 1, Q. I, 7-8 : « Ex quarta consideratione, scilicet ipsius animae quantum ad propriam virtutem, arguitur sic. Nulla virtus materialis et corruptibilis nata est super se reflecti – haec per se manifesta est – anima rationalis secundum actum proprium nata est super se reflecti cognoscendo se et amando : ergo virtus animae rationalis non est materialis et corruptibilis : ergo est immaterialis et incorruptiblis. Sed si virtus est incorruptibilis, et substantia : ergo etc. » ; Thomas d’Aquin, Summa contra gentiles, Rome, 1934, II, 55, 2 : « Ubi autem non est compositio formae et materiae, ibi non potest esse separatio earundem. Igitur nec corruptio. Ostensum est autem quod nulla substantia intellectualis est composita ex materia et forma. Nulla igitur substantia intellectualis est corruptibilis ». Nombreux sont les tombeaux – notamment en Campanie – qui emploient les statues des vertus à la manière de cariatides. Voir par exemple : tombeau de Marie de Hongrie, 1325, basilique Santa Maria Donna Regina, Naples (Tino di Camaino) ; tombeau de Marie de Valois, 1337-1339, basilique Santa Chiara, Naples (Tino di

les personnifications dans la peinture monumentale

Fig. 4 - Taddeo Gaddi, Espérance, 1331-1338, Florence, Santa Croce, chapelle Baroncelli.

La vocation architecturale des vertus transparaît également dans la littérature de l’époque. Ainsi, chez Dante (1265-1321), la paroi de la montagne du Purgatoire est ornée, entre le premier et le deuxième cercle, de trois bas-reliefs en marbre illustrant des exempla de l’Humilité. À Florence, ce rôle fondateur se manifeste clairement dans le décor sculpté du Campanile de Santa Maria del Fiore, commencé par Giotto à partir de 1334 : les reliefs des vertus, sculptés vers 1351-1359 sous la direction de Francesco Talenti (v. 1300-1369), prennent place aux étages inférieurs, où elles sont environnées d’un décor constitué de dalles de marbre réelles (fig. 5). Comparable à celui de la chapelle de l’Arena, ce soubassement rend explicite la valeur dont la peinture en grisaille est investie au Trecento. Loin de se réduire à un simple artifice pictural, l’imitation de la sculpture contribue à rendre compte des propriétés des personnifications et des valeurs morales : d’un côté, elle résout le problème de la figuration de l’infigurable ; de l’autre, elle signifie la permanence des vertus et affirme leur présence au sein de l’édifice ecclésiastique.



Camaino) ; tombeau de Robert d’Anjou, à partir de 1343, basilique Santa Chiara, Naples (Giovanni et Pacio da Firenze) ; tombeau de Francesco Pozzi, première moitié du xive siècle, basilique Santa Croce, Florence (sculpteur inconnu). Dante, Commedia : Purgatorio, Anna Maria Chiavacci Leonardi (éd.), Milan, 1991, chant X, v. 28-32 : « Là sù non eran mossi i piè nostri anco, / quand’io conobbi quella ripa intorno /che dritto di salita aveva manco, / esser di marmo candido e addorno / d’intagli sì, che non pur Policleto, / ma la natura lì avrebbe scorno ».

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Fig. 5 -  Giotto di Bondone et Andrea Pisano, étages inférieurs du Campanile, 1334-1343, Florence.

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L'or, l'argent, la chair :

remarques sur l'usage de la couleur dans les bustes reliquaires en métal du xive siècle* Michele Tomasi Université de Lausanne

En mars 2009, l’Opificio delle Pietre Dure de Florence a dévoilé les résultats de la restauration menée sur le buste reliquaire de sainte Ursule appartenant à la Pinacothèque Communale de Castiglion Fiorentino (fig. 1), considéré jusqu’à une date récente une œuvre majeure de l’orfèvrerie alto-rhénane datable vers 1340. L’intervention a permis d’écarter les doutes qu’on avait soulevés sur l’authenticité de la peinture appliquée directement sur la feuille d’argent, qui donne au métal la chaleur et la tendresse des carnations. En effet, la polychromie naturaliste de nombre de bustes reliquaires en métal a posé problème aux chercheurs. Pour le buste de sainte Julienne du Metropolitan Museum de New York, œuvre sans doute siennoise de la seconde moitié du xive siècle, on avait émis l’hypothèse qui s’est ensuite révélée erronée, que l’épaisse couche de gesso revêtue de peinture qui enveloppe l’âme en cuivre aurait servi à masquer le remploi d’une tête plus ancienne, masculine.

* 

 

Je tiens à remercier pour leur aide Élisabeth Antoine, Élisabeth Taburet-Delahaye, Frédéric Tixier. Johann Michael Fritz, Goldschmiedekunst der Gotik in Mitteleuropa, Munich, 1982, cat. 216, p. 214. Élisabeth Taburet-Delhaye, « L’émaillerie translucide à Montpellier et Avignon au xive siècle », dans Oreficerie e smalti in Europa fra XIII e XV secolo = Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, Anna Rosa Calderoni Masetti (éd.), s. IV, Quaderni, 2, 1997, p. 47-62, attribue le buste à Avignon, surtout sur la base de rapprochements stylistiques percutants entre les émaux de son socle et ceux de la Coupe du Tournoi du musée Poldi Pezzoli à Milan, marquée par le poinçon d’Avignon. La palette des émaux et les traits du visage d’Ursule ne s’insèrent peut-être pas aussi aisément dans le milieu avignonnais, et la question de la localisation mérite probablement une réflexion plus poussée que celle qu’on pourrait offrir ici. Sur le buste après la restauration, Sacra mirabilia : tesori da Castiglion Fiorentino, cat. exp., Rome, Museo nazionale di Castel Sant’Angelo, 2010, Florence, 2010, cat. 5, p. 41-48. Arte aurea aretina : manifatture europee in terra d’Arezzo, cat. exp., Arezzo, Museo Statale d’Arte Medioevale e Moderna, 1987, Arezzo, Centro affari e promozione, 1987, cat. 27, p. 80-86. Thomas P. F. Hoving, « The Face of St. Juliana », The Metropolitan Museum of Art Bulletin, 21, 1963, p. 173-181 ; Set in Stone : The Face in Medieval Sculpture, cat. exp., New York, The Metropolitan Museum of Art, 2006-2007,

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Fig. 1 - Buste reliquaire de sainte Ursule, Rhin supérieur, v. 1340, Castiglion Fiorentino (Arezzo), Pinacoteca Comunale.

 

 

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Quant au célèbre buste de Charlemagne du trésor d’Aixla-Chapelle, datable vers 1349, il est possible qua la carnation naturaliste qu’il présentait jusqu’à peu avant 1858 ait été d’origine. Le fait qu’elle fut alors retirée, puis restituée à la fin du siècle, enfin définitivement enlevée en 1925, montre bien que les couleurs appliquées sur le métal suscitent un malaise même chez les spécialistes, et les exemples pourraient être multipliés. Cette gêne explique pourquoi la question de la polychromie des bustes reliquaires en métal reste entièrement ouverte, malgré l’abondance et la qualité des travaux récents consacrés à cette classe d’objets, alimentés entre autres par la réflexion des historiens sur le culte des reliques et par les nouvelles questions posées par l’anthropologie de l’image, ainsi que par le regain d’intérêt pour la notion de portrait. Le sujet même pose certes des difficultés considérables : non seulement il faut prendre en compte les énormes pertes auxquelles doit faire face quiconque s’occupe d’orfèvrerie ancienne, mais on doit aussi envisager le risque qu’un certain nombre d’œuvres conservées aient été dépouillées de leurs couleurs, justement parce que la polychromie étonnait ou dérangeait. Par conséquent, nous ne disposons toujours pas d’un recensement complet des bustes reliquaires en métal peint, qui permette d’en définir la date d’apparition, le rythme et les modes de diffusion, la distribution géographique, les caractères techniques. Malgré ces incertitudes, on peut affirmer que les bustes reliquaires en métal polychromés furent rares au Moyen Âge, à la différence des bustes et

New Haven/Londres, 2006, cat. 73, p. 180-182 ; Da Jacopo della Quercia a Donatello. Le arti a Siena nel primo Rinascimento, cat. exp., Sienne, Santa Maria della Scala, Opera della Primaziale, Pinacoteca Nazionale, 2010, Milan, 2010, cat. F.4, p. 436-439. J. M. Fritz, Goldschmiedekunst…, op. cit. à la note 1, cat. 84, p. 196-197. Hans Belting, Image et culte, (Munich, 1990), Paris, 1998, p. 397-417 ; Birgitta Falk, « Bildnisreliquiare », Aachener Kunstblätter, 59, 1991-1993, p. 99-238 ; Scott B. Montgomery, The Use and Perception of Reliquary Busts in the Late Middle Ages, Ph.D., Rutgers University, 1996 ; Das Porträt vor der Erfindung des Porträts, Martin Büchsel (éd.), Mayence, 2003 ; Set in Stone…, op. cit. à la note 3 ; Kopf /Bild. Die Büste in Mittelalter und früher Neuzeit, Jeanette Kohl, Rebecca Müller (éds), Munich/Berlin, 2007 (I Mandorli, 6). J. M. Fritz, Goldschmiedekunst…, op. cit. à la note 1, p. 30-36, avance l’estimation pessimiste d’un taux de conservation de 0,5 pour mille. B. Falk, « Bildnisreliquiare »…, op. cit. à la note 5, p. 140.

l ' usage de la couleur dans les bustes reliquaires en métal

statues reliquaires en bois. Un connaisseur de l’envergure de Joseph Braun, dont le répertoire sur les reliquaires reste inégalé en ampleur et variété, considérait que les bustes en métal peints au naturel durent apparaître vers le milieu du xive siècle, et que leur diffusion resta limitée. La question qui se pose ici est d’essayer de comprendre quelles raisons pouvaient pousser à recouvrir de peinture un métal précieux, et quelles raisons s’opposaient en revanche à un tel choix. En suivant Braun, rappelons d’abord que les plus anciens bustes reliquaires en métal peints au naturel apparurent vers 1340-1350 : les bustes déjà cités de Castiglion Fiorentino et d’Aix-laChapelle sont sans doute deux des plus anciens, suivis de peu du buste de saint Julienne de New York et de celui de sainte Agathe à Catane, œuvre de l’orfèvre siennois Giovanni di Bartolo, exécutée à Avignon en 1376. Il est difficile de suivre ensuite le rayonnement de cette innovation, d’autant plus que les œuvres conservées ne sont pas toujours bien étudiées. Avignon a sans doute joué un rôle important dans cette histoire, puisque le buste reliquaire de saint Valère du trésor de la cathédrale de Saragosse, en argent doré et émaillé et au visage peint au naturel, fut offert à l’église par le pape Benoît XIII, en 1397 ; deux bustes similaires, pour des reliques des saints Vincent et Laurent, parvinrent à Saragosse juste quelques années plus tard. On trouve encore des objets de ce genre au xve et au début du xvie siècle : le buste de saint Lambert du trésor de Liège, datant de 1505-1512, semble être l’un des exemples à la fois les plus imposants et les plus tardifs. L’évocation de ces quelques cas ne permet pas de dessiner une géographie ni une chronologie du phénomène,



  





Sur la polychromie de la sculpture médiévale en général, Marco Collareta, « From color to black and white, and back again : the Middle Ages and the Early Modern Times », dans The Color of Life. Polychromy in Sculpture from Antiquity to the Present, cat. exp., Malibu, J. Paul Getty Museum, Los Angeles, 2008, p. 62-77, ainsi que Circumlitio. The Polychromy of Antique and Medieval Sculpture, Vinzenz Brinkmann, Oliver Primavesi & Max Hollein (éds), Munich, 2010. Joseph Braun, Die Reliquiare des christlichen Kultes und ihre Entwicklung, Fribourg-en-Brisgau, 1940, p. 414-434 ; id., « Büstenreliquiar », dans Reallexikon zur Deutschen Kunstgeschichte, Stuttgart, 1954, vol. III, col. 274-285. Sant’Agata. Il reliquiario a busto. Contributi interdisciplinari, a cura dell’Ufficio Beni Culturali dell’Arcidiocesi di Catania, Catane, 2010. Par exemple, rarement mentionnés, les deux bustes des saintes Libérate et Marse conservés dans le trésor de Conques sont normalement datés au xive siècle, mais le profond décolleté des deux vierges, leur front ample, leurs yeux légèrement rapprochés poussent à les situer bien après 1400 : Les Trésors des Églises de France, cat. exp., Paris, musée des Arts décoratifs, 1965, Paris, 1965, cat. 553, p. 311. Les deux bustes sont en plaques d’argent, de vermeil et de cuivre doré sur âme en bois, avec le visage, le cou et les épaules couverts d’une toile marouflée, peints au naturel. Nous pouvons sans doute les assimiler aux bustes en métal. La question des bustes en bois peints et partiellement revêtus en métal, quoique cruciale, ne peut être développée ici. Avignon 1360-1410. Art et histoire, cat. exp., Avignon, musée du Petit Palais, 1978, Avignon, 1978, cat. 20-22, p. 3839. Si l’attribution du buste de sainte Ursule de Castiglion Fiorentino est acceptée, l’importance d’Avignon dans ce contexte serait encore renforcée. Par ailleurs, un buste d’une sainte vierge colonaise et une statuette mariale en argent dont les carnations étaient peintes au naturel sont mentionnés dans des inventaires de la cour pontificale, au tout début de la seconde moitié du xive siècle, comme l’avait déjà relevé Ulrich Middeldorf, « On the Origins of “émail sur ronde-bosse” », Gazette des Beaux-Arts, 1960-1, p. 233-244, en part. p. 235. Pour cet exemple et d’autres, J. Braun, Die Reliquiare…, op. cit. à la note 8, p. 425 ; B. Falk, « Bildnisreliquiare »…, art. cit. à la note 5, p. 140 ; Eva Kovács, Kopfreliquiare des Mittelalters, Leipzig, 1964.

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mais elle autorise à constater que, aux débuts de cette évolution, le choix même de cacher le métal précieux sous une couche de peinture imitant les carnations n’était pas une pratique courante. Parmi les expérimentations les plus anciennes en ce sens, il faut sans doute compter le reliquaire de Jaucourt du musée du Louvre, et le reliquaire d’Élisabeth de Hongrie du musée des Cloisters, datables, pour des raisons stylistiques, vers 1320-1340 (fig. 2). Dans ces deux œuvres, la peinture est utilisée pour les visages et les mains de statuettes de petites dimensions, mais lorsque cette démarche est transférée à un objet de grande taille et à la forte charge symbolique, l’impact devenait tout autre. Le pas ne pouvait donc pas être franchi à la légère, d’autant plus que plusieurs raisons se conjuguaient pour pousser à exhiber plutôt le matériau précieux dans sa pureté.

Fig. 2 - Reliquaire d’Élisabeth de Hongrie, Paris, v. 1320-40, New York, The Metropolitan Museum of Art, The Cloisters Collection.

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Les Fastes du Gothique. Le siècle de Charles V, cat. exp., Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 1981-1982, Paris, 1981, cat. 181, p. 227-228 ; Danielle Gaborit-Chopin, « The Reliquary of Elizabeth of Hungary at the Cloisters », dans The Cloisters : Studies in Honor of the fiftieth Anniversary, Elizabeth C. Parker (éd.), New York, 1992, p. 326-353.

l ' usage de la couleur dans les bustes reliquaires en métal

Il y avait d’abord l’idée que les restes des saints étaient dignes des matériaux les plus nobles. Comme l’indiquaient dès le milieu du iie siècle les actes de saint Polycarpe, évêque de Smyrne, les os du martyr étaient, aux yeux des fidèles, « plus précieux que des pierres précieuses et meilleurs que l’or ». Plus encore, le recours à l’or ou à l’argent doré servaient à rendre visible le statut particulier du saint, ce que l’on a appelé sa « double existence ». Le saint était en effet considéré comme présent sur terre par ses reliques, mais aussi auprès de Dieu, où il pouvait intercéder pour les fidèles. L’or traduisait cette proximité à Dieu, car, comme l'enseignait l’Évangile, « les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père » (Mt 13,43). Représenté sous une forme humaine, mais par le biais de matériaux incorruptibles, le saint était donc perceptible au fidèle dans toute l’ambiguïté de son existence après la mort. Ceci vaut théoriquement pour n’importe quel fragment d’un corps saint, mais est d’autant plus vrai pour sa tête. Dans la culture chrétienne, héritière en cela de la culture antique, la tête est la partie la plus importante et la plus noble du corps, celle qui résume le reste de l’homme, tout en mettant l’accent sur ce qu’il a de plus propre à sa nature et qui le distingue des autres êtres vivants, l’intellect. La tête devait alors être abritée par un réceptacle des plus précieux. Barbara Drake Boehm a attiré l’attention sur un épisode révélateur de cette attitude : en 1488, à Saint-Nectaire, en Auvergne, on commanda un buste en argent pour la tête du saint, un bras en argent pour une relique du bras, une fiole avec une monture en argent pour son cœur, une châsse en cuivre pour le reste du corps et un coffret en bois pour quelques fragments d’os. Une hiérarchie matérielle et visuelle était ainsi clairement établie entre les différentes reliques. Les fidèles percevaient bien cette relation implicite que les objets suggéraient entre matière précieuse et rang de la relique. Saint Bernard laisse entrevoir, par sa critique, quelle était l’approche la plus répandue face aux reliquaires en métal, lorsqu’il écrit : Tali quadam arte spargitur aes, ut multiplicetur. Expenditur ut augeatur, et effusio copiam parit. Ipso quippe visu sumptuosarum, sed mirandarum vanitatum, accenduntur homines magis ad offerendum quam ad orandum. Sic opes opibus hauriuntur, sic pecunia pecuniam trahit, quia nescio quo pacto, ubi amplius divitiarum cernitur, ibi offertur libentius. Auro tectis reliquiis signantur oculi, et loculi aperiuntur. Ostenditur pulcherrima forma Sancti vel Sanctae alicuius, et eo creditur sanctior, quo coloratior. Currunt homines ad osculandum, invitantur ad donandum, et magis mirantur pulchra, quam venerantur sacra.

Une anecdote assez connue va dans le même sens : au milieu du ixe siècle, au monastère de Prüm, juste après l’arrivée des reliques des saints Chrysantus et Daria, une riche femme serait arrivée avec un chariot chargé de biens, pour vénérer les saints. En arrivant et en voyant que le tombeau

   

Anton Legner, Reliquien in Kunst und Kult, Darmstadt, 1995, p. 7. Bruno Reudenbach, « Reliquiare als Heiligkeitsbeweis und Echtheitszeugnis. Grundzüge einer problematischen Gattung », Vorträge aus dem Warburg-Haus, IV, 2000, p. 1-36. Barbara Drake Boehm, « Body-Part Reliquaries : The State of Research », Gesta, 36, 1997, p. 8-19, en part. p. 15. Conrad Rudolph, The « Things of Greater Importance ». Bernard of Clairvaux’s Apologia and the Medieval Attitude Toward Art, Philadelphie, 1990, p. 280 (citation), 323-325 (commentaire).

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ne scintillait pas d’or et d’argent, elle aurait décidé de repartir, puisqu’il n’y avait à ses yeux rien de saint dans un tel tombeau. De puissantes raisons symboliques militaient donc en faveur de la mise en valeur de l’or ou de l’argent. Aussi est-il nécessaire de s’interroger sur les motivations qui, vers le milieu du xive siècle, incitèrent quelques commanditaires à dérober à la vue, sous les couleurs, des métaux si chargés de sens. Il est évident que l’évolution artistique générale en direction d’un naturalisme grandissant constitue le cadre qui permit une telle innovation. Il serait intéressant (mais la place manque ici pour le faire) d’observer comment le recours à la couleur s’accompagne d’autres choix figuratifs naturalistes : individualisation des traits des visages, rendu des tissus, utilisation d’émaux translucides pour accroître la vraisemblance. Néanmoins, il faut Fig. 3 - Buste reliquaire de sainte Thècle, Bâle (?), v. 1290-1300, Amsterdam, Rijksmuseum. aussi rappeler que le passage à la polychromie n’était pas inévitable, et que les exigences d’évocation de la nature pouvaient être satisfaites par d’autres moyens. Quelques bustes du xive siècle se limitent à accentuer l’impression de vie en posant des accents de couleur sur les parties les plus expressives du visage : les yeux, la bouche. C’est le cas de trois reliquaires qui appartinrent au trésor de la cathédrale de Bâle, entièrement dorés, mais dont les lèvres sont peintes en rouge et dont les yeux sont exécutés avec un procédé d’un raffinement frappant, qui permet de suggérer le contraste entre iris et pupilles, en jouant avec la couleur et l’épaisseur de l’émail (fig. 3). Une autre solution fréquente fut de suggérer la couleur par le seul recours à la variété des métaux précieux. À partir de l’un des plus anciens bustes reliquaires conservés, celui de saint Alexandre provenant de Stavelot et datant de 1145 (Bruxelles, Musées Royaux d’Art et d’Histoire), et pendant des siècles, on eut recours au contraste entre l’argent et l’or pour suggérer la distinction entre les carnations et les chevelures. Du moins en Italie, du moins autour de 1300, l’argent était perçu comme apte à suggérer la blancheur des chairs  : les poètes de l’époque en témoignent. Giacomo da Lentini

 



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Ibid., p. 72. Il s’agit des bustes des saints Pantaléon, Ursule et Thècle, produits dans le Haut-Rhin entre la fin du xiiie et le début du xive siècle, et aujourd’hui conservés les deux premiers au Historisches Museum de Bâle, le troisième au Rijksmuseum d’Amsterdam ; B. Falk, « Bildnisreliquiare »…, op. cit. à la note 5, cat. 53, 55-56, p. 209-216. La complexité des procédés mis en œuvre est symptomatique de l’importance accordée à l’effet de réalité conféré au regard. Peter Lasko, Ars sacra 800-1200, New Haven/Londres, 1994, p. 191-193.

l ' usage de la couleur dans les bustes reliquaires en métal

(v. 1230-40), par exemple, chantait sa bienaimée en la disant « blonde, visage d’argent ». Avec les seuls couleurs des métaux les artistes, les plus habiles pouvaient atteindre des résultats de vraisemblance tout à fait époustouflants, comme l’attestent les meilleurs exemples, tel le buste reliquaire de saint Donat (Cividale, Duomo), exécuté par Donadino da Cividale en 1374 (fig. 4). Il y eut certainement aussi, toujours du moins en Italie, la pression exercée par la peinture, qui devint, à partir de 1300, la technique pilote. Néanmoins, et même en tenant compte de la fonction de relais de la situation transalpine qu’a joué Avignon, une telle explication ne peut pas fonctionner aussi Fig. 4 - Donadino da Cividale, Buste reliquaire de saint Donat, bien pour d’autres aires géographiques que la 1374, Cividale, Duomo. péninsule italienne. On peut alors se demander si l’explication ne doit pas être cherchée dans la pression exercée par le modèle des bustes reliquaires en bois, qui ont toujours été polychromés. Comme hypothèse de travail, je suggère que cette option en faveur de la couleur a été orientée par un modèle prestigieux, celui des bustes reliquaires des onze mille vierges de Cologne. Ge genre de buste apparaît autour de 1260-1270 ; à partir de 1300 environ, la production de ce type de reliquaires prend des proportions impressionnantes, avec un pic entre 1320 et 1340 ; après 1360, la production s’essouffle. Quelques 160 bustes sont conservés pour les années 1300 à 1360. Dans la grande majorité des cas, il s’agit de bustes en bois, en ronde bosse, dorés sur les chevelures et sur les vêtements, alors que les carnations sont peintes de manière naturaliste (fig. 5). Le recours au bois s’explique par l’essor soudain du culte des onze mille vierges, qui impose de réaliser rapidement et à moindre coût un grand nombre de reliquaires. Bien que peut-être destinés surtout au marché local, selon les études récentes, ces bustes reliquaires circulèrent largement en Europe. Tous les caractères novateurs de ces œuvres convergent pour leur conférer une apparence naturaliste qui rompt de manière très nette avec la tradition des bustes reliquaires plus anciens. Deux indices me semblent étayer l’hypothèse que les bustes colonais aient eu un impact sur la produc 

 

Poeti del Duecento, Gianfranco Contini (éd.), Milan/Naples, 1960, p. 67. Marco Collareta, « Aspetti e problemi di alcuni reliquiari a busto del Friuli-Venezia Giulia », dans Ori e tesori d’Europa, Giuseppe Bergamni & Paolo Goi (éds), actes de colloque, Udine, 1991, Udine, 1992, p. 235-244, en part. p. 238. Enrico Castelnuovo, Arte delle città, arte delle corti, Turin, 2009, p. 55-75. Anton Legner, Kölner Heilige und Reliquien, Cologne, 2003, p. 68-71 et passim.

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Fig. 5 - Deux bustes reliquaires des onze mille vierges, Cologne, v. 1330-50, Cologne, Schnütgen Museum.

 

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tion de bustes en métal précieux. D’une part, l’un des bustes en argent polychromés les plus précoces est conservé dans le Bas-Rhin : celui de Charlemagne, datant du milieu du xive siècle. Il s’agit là de l’un des rares bustes en métal peints de manière naturaliste du xive siècle qui représentent un homme. Dans tous les autres cas, la couleur est utilisée pour des images de vierges : c’est peut-être une deuxième trace de l’action du modèle colonais. Afin de confirmer ou infirmer cette suggestion, il faudra toutefois établir un recensement détaillé des bustes en métal polychromes. Quelle que soit la réponse, la question me paraît cruciale, et elle n’est pas uniquement le fruit d’une curiosité anachronique. En 1393, à Avignon, le chapitre de Saint-Agricol commande à l’orfèvre parisien Robert de Nesle un buste reliquaire en argent de son saint patron. Le contrat, conservé, précise que l’orfèvre réalisera une tête accompagnée de deux anges, « quorum facies capitis et angelorum manus et pedes angelorum sint picturati ». La question de la couleur est un enjeu qui tenait déjà à cœur aux contemporains de ces bustes, car elle impliquait différentes stratégies de construction de l’image du saint.

La question du rapport entre l'usage de la couleur (et ses nuances) et le genre du personnage représenté ne peut pas être abordée dans le cadre de cet article, mais elle est évidemment du plus haut intérêt. Anne-Marie Hayez, « Deux commandes d’orfèvrerie pour les églises avignonnaises (1363, 1393) », Mémoires de la Société archéologique de Montpellier, XXI, 1993, p. 163-174, en part. p. 169. Ici l’orfèvre semble se charger de la polychromie ; dans d’autres cas, on sait qu’on pouvait faire appel à des peintres. Quelques exemples sont réunis par Françoise Baron, « Les arts précieux à Paris aux xive et xve siècles d’après les archives de l’hôpital Saint-Jacques-aux-Pèlerins », Bulletin archéologique du CTHS, 20-21A, 1988, p. 59-141, en part. p. 65.

Couleur et grisaille

dans l'œuvre du Maître de Rambures

(Amiens, v. 1454-1490) : l'exemple des Faits des Romains du Musée Condé de Chantilly (ms. 770) et de la Bibliothèque municipale de Lille (ms. 823) Marc Gil Université de Lille III, IRHiS

Nous connaissons actuellement vingt manuscrits enluminés, à des titres divers, par le Maître de Rambures : images frontispices, sous-traitance, reprise d’une œuvre laissée inachevée, mais le plus souvent seul ou comme chef d’entreprise (tabl. 1). Ce corpus, dont sept manuscrits ont été illustrés de miniatures en grisaille ou semi-grisaille, peut être divisé en trois groupes. Le premier comprend sept ouvrages tournant autour des commanditaires Créquy et Rambures et de leur parentèle picardo-artésienne. Trois autres manuscrits, également picards, appartiennent à ce premier ensemble, car exécutés localement. Ils bornent chronologiquement la production du Maître de Rambures dont les commanditaires sont identifiés (org. 1, 2 & 3). Un deuxième groupe de quatre manuscrits concerne plus directement la cour de Bourgogne, en lien avec les ateliers d’enlumineurs brugeois, dans une période qui peut se situer entre 1468 et 1475 (tabl. 2). Un dernier groupe de six livres, écrits en français, en picard ou en latin, est sans commanditaires connus (tabl. 3). Le 



Nous renvoyons en dernier lieu à Nicole Reynaud, Les Manuscrits à peintures en France 1420-1520, François Avril & Nicole Reynaud (éds), cat. d’exp., Paris, 1993 (1re édition), p. 93-97 ; M. Gil, Du Maître du Mansel au Maître de Rambures, le milieu des peintres et des enlumineurs de Picardie, ca 1440-1480, 5 vol., thèse, Université de la Sorbonne-Paris IV, 1999, III, p. 685, tabl. 37, p. 692-693, tabl. 46-48 ; Susie Nash, Between France and Flanders. Manuscripts Illumination in Amiens in the Fifteenth Century, Londres-Toronto, 1999, p. 194-204 ; Thomas Kren et Scott McKendrick, Illuminating the Renaissance,The Triumph of Flemish Manuscript Painting in Europe, cat. exp., Los Angeles, 2003, p. 256-257, notice 66 ; Marc Gil, « Picardie-Hainaut : Quelques remarques sur les livres d’heures produits par le Maître de Rambures et Simon Marmion », dans Books of Hours : A New Look at the Medieval « Best Seller », Sandra Hindman & James Marrow (éds), actes de colloque, Paris, 2007, (à paraître). Seul le Miroir de l’humaine salvation de Berlin était destiné à un chanoine qui s’est fait représenter dans la marge du f. 53v, portant chasuble et aumusse et agenouillé en prière sous le Couronnement de la Vierge. Le manuscrit

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plus récent, ici, est un exemplaire des Livres du roy Modus et de la royne Ratio de la bibliothèque de l’Arsenal, encore inédit. Au xvie siècle, il était en possession d’un prêtre prénommé Robert († 1590), demeurant à Senarpont, au sud d’Amiens, près de Rambures. Son texte, semblable au BnF fr. 1301, a été écrit sur un papier dont les cinq filigranes situent sa copie entre 1479 et 1496 ; datation que la mode vestimentaire des personnages permet de resserrer aux années 1485-1490. Ainsi la carrière de notre artiste se déroule-t-elle pour l’essentiel en Picardie. L’exception vient des quatre manuscrits brugeois, exécutés dans une période bien délimitée, pour des destinataires prestigieux : Edouard IV d’Angleterre, en exil en Flandre d’octobre 1470 à mars 1471 et hébergé chez Louis de Bruges, seigneur de la Gruuthuse et gouverneur de Hollande, ainsi que trois membres importants de l’entourage ducal dont Wolfart de Borsele, cousin de Charles le Téméraire et beau-frère de Louis de Bruges. Tout cela montre deux choses : l’artiste a probablement séjourné en Flandre, à partir de 1468 au plus tard, et s’était fait une réputation dans le milieu bourguignon, sans doute grâce à Jean V de Créquy, bibliophile averti, et son neveu Jacques de Rambures, passé depuis 1466 au service exclusif de Charles le Téméraire. Enfin, c’est à partir de cette période que ses peintures montrent de réels liens iconographiques avec les œuvres des peintres flamands, en particulier Rogier van der Weyden, mort depuis 1464.





  

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a appartenu au xviie siècle un certain « De Courvaudon », probablement un membre de la famille normande (région de Caen) des Anzeray, seigneur de Courvaudon (f. 1v, inscription dans la marge inférieure). Jusqu’à présent nous n’avons trouvé aucun lien entre ce nom et une famille picarde du xve siècle. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 3079-3080, papier, ca 363 x 272 mm, les 53 miniatures du premier volume et les 48 du second sont du Maître de Rambures ; la lettrine historée du « prologue de l’acteur » (vol. I) est d’une autre main. L’usage de pigments grenus, très étirés et secs, comme le style des bordures ornées qui encadrent les frontispices du Livre des déduis et du Songe de pestilence qui composent l’ouvrage se retrouvent dans Yale BL, ms. 427, New York, PML. ms. 194, Chantilly, Condé ms. 770 et Lille, Bm, ms. 823. Henri Martin, Catalogue des manuscrits de la bibliothèque de l’Arsenal, Paris, t. 3, 1887, p. 213-215 ; Gunnar Tilander, Les manuscrits des livres du roi Modus, Lund, 1932, p. 111-116 ; pour une étude iconographique du premier volume (ms. 3079), voir Sandrine Pagenot, Recherches sur l’iconographie profane à la fin du Moyen Âge : Les premiers traités de chasse enluminés (Livre du roy Modus et de la royne Ratio de H. de Ferrière – Livre de chasse de Febus), 4 vol., thèse de doctorat, Université Paris IV-La Sorbonne, 2009, II, p. 597-612, n° 7. Nous espérons pouvoir présenter bientôt une étude sur ce manuscrit, richement illustré, de l’atelier Rambures. Livia Visser-Fuchs, « “Il n’a plus lion ne lieppart, qui voeulle tenir de sa part” : Edward IV in exile, october 1470 to march 1471 », Publication du Centre européen d’études bourguignonnes, 35, 1995, p. 91-106 : 92-94, 101. Edouard IV fera de Louis de la Gruuthuse le comte de Winchester. Sur ce dernier voir l’article de Chrystèle Blondeau, dans Dictionnaire d’histoire de l’art du Moyen Âge occidental, Pascale Charron & Jean-Marie Guillouët (éds), Paris, 2009, p. 551. Marc Gil, « Le Mécénat littéraire de Jean V de Créquy, conseiller et chambellan de Philippe le Bon », Histoire du livre : Le livre dans les pays du Nord : douze siècles de médiation culturelle, Revue Eulalie, n° 1, 1998, p. 69-95. Jean Desobry, « Le livre d’heures des Rambures (Amiens, Bm, 200) », Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie, 1er trimestre 1990, numéro spécial, p. 383-425 : 391-393. Bert Cardon, « Roger Van der Weyden and The Master of Amiens 200 concerning The Relationships between Panel painting and Book illustration », dans Dessin sous-jacent et copies, Hélène Verougstraete-Marcq & Roger Van Schoute (éds), actes du VIIIe colloque, Le dessin sous-jacent dans la peinture (Louvain-la-Neuve 1989), Louvain-laNeuve, 1991, p. 43-55 ; id., « Nouvelles données concernant les relations artistiques entre le Maître d’Amiens 200

couleur et grisaille dans l ' œuvre du maître de rambures

Deux œuvres bornent cette production  : en amont, les Histoires romaines que Jean Mansel a écrites à Hesdin en 1454 pour le duc de Bourgogne Philippe le Bon et dont la totalité de l’enluminure a été payée à Loyset Liédet en 1460, alors également à Hesdin. L’illustration montre cependant que cet enlumineur, installé dès le milieu des années 1460 à Bruges, a sous-traité l’exécution de cinq grandes miniatures au Maître de Rambures, dont le style très caractéristique est déjà pleinement constitué. En aval, l’exemplaire des Livres du roy Modus de l’Arsenal, datable donc vers 1485-1490. Malheureusement, il n’a pas de commanditaire connu. En revanche, un autre manuscrit, de peu antérieur et très proche par la technique d’exécution de celui-ci, est parfaitement daté et localisé et son commanditaire connu. Il s’agit d’un exemplaire des Faits des Romains, copié à Hesdin en 1480 par un scribe resté anonyme, pour le compte d’Antoine de Chourses, gouverneur de Béthune pour le roi de France Louis XI (fig. 1). Le frère jumeau de cet exemplaire a appartenu, au plus tard au xvie siècle, à Jean, seigneur de Lannoy et d’Améraucourt en Picardie, connétable hé-



Fig. 1 - Chantilly, Musée Condé, ms. 770, Les Faits des Romains, f. 1, détail, Naissance de Jules César. 229 x 200 mm.

et Rogier Van der Weyden », dans Le dessin sous-jacent et pratiques d’atelier, Hélène Verougstraete-Marcq & Roger Van Schoute (éd.), actes du IXe colloque, Le dessin sous-jacent dans la peinture, (Louvain-la-Neuve 1991), Louvainla-Neuve, 1993, p. 51-57. Pour une réfutation de la thèse de l’auteur, reprise par Susie Nash (Between France and Flanders…op. cit. à la note 1), voyant dans le Maître de Rambures un Flamand émigré à Amiens, voir M. Gil, Du Maître du Mansel …op. cit. à la note 1, vol. I, p. 527-537, et id., « Picardie-Hainaut… op. cit. à la note 1. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 5087-5088, Henri Martin, Les Histoires romaines de Jean Mansel illustrées par Loyset Liédet, Paris, s. d. (1914), p. 5-6, pour la transcription complète du paiement à l’enlumineur, conservé à Lille, Archives départementales du Nord, cote B 2037, pièce n° 62614 ; pour le style de Loyset Liédet cf. M. Gil, Du Maître du Mansel …op. cit. à la note 1, p. 463-486, 743-744. En dernier lieu pour sa carrière, T. Kren et S. McKendrick, Illuminating the Renaissance…, op. cit. à la note 1, p. 230-233  et Dominique Vanwijnsberghe, « Marketing Books for Burghers : Jean Markant’s Activity in Tournai, Lille and Bruges », dans Flemish Manuscript Painting in Context, Thomas Kren & E. Morrison (éds), Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 2006, p. 143, 147 note 52.

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Fig. 2 - Lille, Bibliothèque municipale, ms. 823 (442), Les Faits des Romains, f. 1, détail, Naissance de Jules César. 240 x 208 mm.

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réditaire du Boulonnais (fig. 2)9. Son grand-père, prénommé également Jean, avait été en 1477 gouverneur de Montreuil-sur-mer, à une vingtaine de kilomètres d’Hesdin, et son grand-oncle Raoul de Lannoy, seigneur de Folleville, gouverneur d’Hesdin la même année. Par ailleurs, la donation à l’église des clarisses d’Amiens, par les Lannoy-Améraucourt, de son jubé et de sa chaire montre leur forte implantation locale. Les deux manuscrits des Faits des Romains, au style parfois relâché, sont illustrés des mêmes images, en semi-grisaille pour l’exemplaire lillois, alternant couleur et semi-grisaille pour celui de Chantilly. C’est en partant de l’étude comparée de ces deux œuvres que nous essaierons de comprendre le rapport du Maître de Rambures à la couleur et sa pratique picturale, ainsi que le fonctionnement de son atelier dans la mise en peinture des miniatures. Les deux manuscrits possèdent non seulement le même texte, mais également une écriture et une mise en page similaires utilisant la même formule de réglure tracée à l’encre rouge et des rectangles remarquables identiques, malgré un nombre de lignes à la page différent.

Voir la mention (début xviie siècle) au f. 240v, transcrite dans le Catalogue général des bibliothèques publiques de France, t. 26, Lille, Paris, 1897, p. 286-287. Antoine Goze, Histoire des rues d’Amiens, 4 tomes, Amiens, 1854-1861, (Reprint, Marseille, 1976, 4 tomes en 1 volume), t. 1, p. 22. D’après cet auteur certaines clés de voûtes portaient les armes des Lannoy-Améraucourt. Il ne donne malheureusement pas la date de donation. Brian Woledge, « Encore des manuscrits des Faits des Romains », Neophilologus, 24, 1938, p. 39-42, ici p. 40. L’auteur regroupe le Lille 823 avec trois autres exemplaires du même texte, classés par Louis Fernand Flutre, Les manuscrits des Faits des Romains, Paris, 1932, p. 37 ; Scott McKendrick, « La Grande Histoire Cesar and the Manuscripts of Edward IV », dans English Manuscript Studies 1100-1700, Peter Beal & Jeremy Griffiths (éds), vol. 2, Oxford, 1990, p.109-38, ici p. 115-116, 128-132. Lille : 2 col./ 42 L/90 + 29 + 87 (209 mm) x 297 mm ; unité de réglure, 7,071. Chantilly 770 : 2 col./ 39 L/ 87 + 27 + 89 (203 mm) x 282 mm ; unité de réglure, 7,230. Rapports remarquables : 7/10 (hauteur/largeur de la justification générale) et rectangle d’or (h/l de la première colonne). Pour une mise en perspective de ce type d’étude codicologique et ses limites, voir Marc Gil, « Jean du Chesne, écrivain lillois à la fin de l’époque bourguignonne », dans Manuscript Studies in the Low Countries : Proceedings of the ‘Groninger Codicologendagen in Friesland’, 2002 (Boekhistorische Reeks, 3), Anne Margreet W. As Vijsvers, Jos. M.M. Hermans (†) et Gerda C. Huisman (éds), Groningen - Leeuwarden, 2008, p. 159-184, ici, p. 177-184.

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L’exemplaire de Chantilly est illustré de trente miniatures dont six ne sont pas dans l’exemplaire de Lille, cependant que ce dernier en possède vingt-cinq dont une n’est pas dans le premier. Sur la plupart des feuillets, ces miniatures sont insérées de la même façon, avec des cadres dorés généralement de forme identique d’un livre à l’autre. Elles sont encadrées de bordures de même style, utilisant les mêmes patrons pour les deux livres. Ces marges ornées sont peuplées de grotesques et de petits personnages de la main même du miniaturiste, que l’on retrouve dans les marges du livre d’heures de Jacques de Rambures et celui de la famille Mailly, ainsi que dans le second volume des Histoires du Hainaut de Boulogne. Enfin, il semble bien que c’est l’exemplaire lillois qui a pris modèle sur celui de Chantilly. En effet, la miniature lilloise illustrant la reddition des habitants de Chartres (f. 79r) s’inspire de celle de Chantilly (f. 89r), modifiée par la mise en couleur, et non de la composition originale dont témoigne encore le dessin sous-jacent (fig. 4). La manière de travailler du Maître de Rambures permet de reconstituer le processus de création d’une miniature depuis les consignes données au miniaturiste en marge du folio jusqu’à la mise en couleur, en passant par le mot ou le code inscrit dans l’espace réservé à la miniature pour indiquer la technique picturale à utiliser, grisaille ou couleur. Il permet également de saisir l’importance des repentirs dans le dessin sous-jacent et la liberté laissée à l’artiste dans la mise en couleur. Si, dans les manuscrits de Chantilly et de Lille, les indications au miniaturiste ont disparu, elles sont encore visibles en marge de deux miniatures de l’Ovide moralisé de Copenhague. En revanche, l’exemplaire des Faits des Romains du Musée Condé laisse apparaître sous la couche picturale de nombre de miniatures en semi-grisaille le mot « noir » (fig. 3), et pour celles en couleur un code « a∫ » qui semble formé de deux lettres cursives accolées (fig. 4). Si le terme « noir » est classique pour désigner la grisaille, en revanche le code reste pour nous énigmatique, d’autant plus qu’il paraît de prime abord inutile, puisque le mot est suffisant pour désigner par son absence les miniatures en couleur. Ce qui surprend ici est que l’on n’ait pas songé à gratter ces indications avant la mise en couleur. C’est d’autant plus étonnant que la technique picturale est celle d’une gouache aquarellée, sèche et légère, étirée jusqu’à laisser apparaître le dessin sous-jacent et, bien souvent, la couleur naturelle et le grain du parchemin qui deviennent alors des composantes de la palette du peintre. Est-ce l’indice d’une accélération de la production, signe peut-être d’un artiste devant répondre à une forte demande ? La réduction de la gamme chromatique dans le manuscrit de Chantilly est peut-être un second indice en faveur de cette hypothèse. Dans la palette assez restreinte du Maître de Rambures, utilisée pour les manuscrits les plus prestigieux, dominent trois couleurs fondamentales, un rouge saturé, un azur soutenu et un vert. Viennent en complément du mauve, du lie-de-vin et toute une gamme de gris et de bruns, rehaussés de filets et de hachures d’or. La spécificité de l’artiste réside d’abord dans la manière d’élaborer certaines de ses couleurs : évitant les tons rompus, il superpose deux teintes pures directement sur le parche-



Copenhague, Det Kongelige Bibliothek, ms. Thott 399-2°, f. 104v, Histoire de Pyrame et Thisbé où l’on voit l’amant mort allongé près d’une fontaine et découvert par Thisbé. En marge de la miniature, on peut encore lire « Pyramus et Thysbee a la fontaine » ; f. 148v, Histoire de Pallas et des neuf muses.

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Fig. 3 - Chantilly, Musée Condé, ms. 770, Les Faits des Romains, f. 163r, Mort de Curio. 105 x 91 mm.

Fig. 4 - Chantilly, Musée Condé, ms. 770, Les Faits des Romains, f. 89r, Reddition des habitants de Chartres. 98 x 90 mm.



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min pour en créer une troisième. C’est le cas pour ses deux couleurs favorites, le rouge et le bleu, qui peuvent donner, suivant la charge en pigment, du violet-noir, du noir bleuté ou du violet clair. À ces couleurs uniques et rares, inimitables parce que non préparées au bol, s’ajoute un brun tirant sur le bronze. Dans les Faits des Romains de Chantilly et les manuscrits qui s’y rattachent, tous datables des années 1475-1480, cette palette s’est encore réduite à ses trois couleurs de base, complétées de brun pour les peintures en pleine couleur. Ainsi, dans les Faits des Romains de Chantilly, certaines miniatures en couleur dénotent une uniformisation de ton évoquant la semi-grisaille. Cette manière, systématisée vers la fin, est déjà en gestation dans l’impressionnant Saint Christophe des Heures de Rambures (fig. 5), dont le modèle est eyckien, mais pas la facture, et dans la Mort de Lucrèce du Valère Maxime de Berlin (f. 265v). Ce caractère particulier se développe et prend rapidement une ampleur tout à fait unique dans les œuvres des années 1470. L’artiste, dans une simplification exceptionnelle et étonnamment moderne pour son époque, réduit à sa plus simple expression la composition chromatique de ses peintures, juxtaposant horizontalement ou verticalement de grandes plages colorées dont la confrontation tend à nier toute volonté de troisième dimension, toute velléité de creuser la surface du tableau qui est alors rabattue sur le plan de la page. Son style s’éloigne aussi bien du faire flamand que français, mais est ô combien proche de la peinture picarde sur panneau de la fin du xve siècle. Par ailleurs, il n’est pas sans rappeler l’art des lissiers, comme le laisse penser, dans les Histoires du Hainaut de Boulogne, la peinture d’un tournoi en Champagne (t. II, f. 82r), comparable à la

Par exemple, Londres, BL Royal 17 F IV, Faits et dits mémorables, f. 297r, reproduit dans T. Kren et S. McKendrick, Illuminating the Renaissance…, op. cit. à la note 1, p. 256.

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tapisserie sur le même thème, tissée pour Frédéric de Saxe, en 1494. La force picturale du Maître de Rambures réside dans cette confrontation violente de masses colorées qui confine à l’abstraction dans certaines de ses peintures où le motif disparaît au profit de l’agencement des couleurs. Cette liberté de facture, qui va à l’encontre de l’idée de travail d’atelier et donc de division des tâches, est corroborée par le fait que le dessin sousjacent de certaines miniatures n’est pas toujours respecté au moment de la mise en couleur. Celle-ci est parfois l’occasion de modifications ou de simplifications plus ou moins radicales, comme dans la Mort de Ptolémée du manuscrit lillois (f. 205v), où le dessin laisse encore apparaître des têtes de soldats sur les remparts et une coque de bateau supprimées par la suite, ou encore dans la miniature introduisant l’histoire des empereurs romains (Lille, f.  232r) le dessin sous-jacent original des voûtes sous lesquelles se tiennent les empereurs ne correspond pas à la composition définitive. Ainsi, les aplats colorés tendent à s’affranchir d’un dessin toujours présent qui, en raison de la matière pictuFig. 5 - Amiens, Bibliothèque municipale, ms. 200, rale translucide, devient un élément fondamental Heures de Jacques de Rambures, f. 146r, Saint Christophe. 75 x 53 mm. du style. Dans les Faits des Romains lillois, l’enlumineur développe une autre méthode qui allie rapidité et sûreté de main. Pour composer un groupe de cavaliers sur un paysage, il étale d’abord un aplat de gris par-dessus le vert du fond, puis, par un jeu de traits de plume et de rehauts de blanc, il modèle, sur ce gris, hommes en armures et chevaux (f. 15v, 90v, 214v). Pour d’autres petits personnages des marges, il travaille uniquement la couleur et la lumière, en camaïeu et en rehauts de blanc de plomb, sans plus avoir recours au trait de plume. En cela, le Maître de Rambures s’éloigne de l’enluminure traditionnelle. Il s’en écarte aussi par la manière de brosser à grands coups de pinceau figures et paysages, d’utiliser la réserve du parchemin pour faire éclater le blanc strié sur l’azur du ciel et de souligner de la pointe du manche du pinceau les gros nuages ballonnés – technique empruntée aux peintres de chevalet et qui, chez lui, équivaut à une signature. Il utilise



Valenciennes, Musée des Beaux-arts, cf. Chefs-d’œuvre de la tapisserie du xive au xvie siècle, cat. exp., Paris, Grand Palais, 1973-1974, Paris, 1973, n° 17, p. 72-75.

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enfin une matière aquarellée, à la fois couvrante et translucide, d’aspect granuleux – sans doute parce que les pigments sont broyés moins finement et que l’artiste joue avec le grain du support. Cette manière d’utiliser pigments et parchemin est peutêtre empruntée à un autre artiste de la génération précédente, dont il prend la suite dans les Heures de Jacques de Rambures, une dizaine d’années après. Il s’agit du Maître des Grandes Chroniques de France. Disparu à la fin des années 1450, cet enlumineur, peut-être Jean Marmion le père de Simon, collabora avec ce dernier à plusieurs manuscrits et probablement au Retable de Saint-Bertin. Cette proximité du Maître de Rambures avec l’atelier familial des Marmion, dès les années 1450, s’est poursuivie par la suite avec Simon Marmion, alors à Valenciennes, comme nous l’avons montré dans une communication récente. Dans les grisailles, souvent d’une grande subFig. 6 - Lille, Bibliothèque municipale, ms. 823 (442), Les Faits des Romains, f. 26r, détail, tilité, le Maître de Rambures garde cette même liCésar recevant une délégation des Helvètes. berté et cette même sûreté du trait qui fait de lui un grand dessinateur. À partir d’un dessin préparatoire, il pose une couche de gris qui donne l’illusion du papier préparé (fig. 6). Sur cette base plus ou moins opaque, des rehauts de blanc au pinceau disposés en traits à l’épaisseur variable, complétés par des hachures simples ou en peigne et de taches, permettent de donner les coups de lumière, de tourner les volumes, d’épaissir et d’alourdir les drapés géométrisés et de souligner enfin les reflets lumineux des chevelures bouclées. Par ailleurs, des traits noirs accentuent la plasticité des figures ou l’expressivité des visages, par la reprise à la plume de certaines parties du dessin sous-jacent. Dans certaines miniatures du manuscrit lillois, c’est le dessin à l’encre qui prime, le peintre inversant les effets de grisaille par l’usage d’un subtil dégradé de gris sur la réserve du parchemin (fig. 7). Le long des lignes d’armature, les hachures noires, simples ou croisées, mettent en place les formes, indiquent le creux des plis et le modelé qui est alors accentué par le camaïeu de gris posé au pinceau. Les effets à la fois graphiques et plastiques de ces grisailles évoquent le travail d’un peintre et l’art du « pourtraict ». Elles peuvent être rapprochées du travail d’un artiste d’origine picarde comme Colin d’Ypres, installé

 

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M. Gil, Du Maître du Mansel…, op. cit. à la note 1, II, p. 538-540 et Marc Gil et Ludovic Nys, Saint-Omer gothique. Les arts figuratifs à Saint-Omer à la fin du Moyen Âge 1250-1550, Valenciennes, 2004, p. 168-185. M. Gil, « Picardie-Hainaut… », art. cit. à la note 1 (à paraître).

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Fig. 7 - Lille, Bibliothèque municipale, ms. 823 (442), Les Faits des Romains, f. 230r, détail, Assassinat de César. 132 x 209 mm.

à Paris vers 1446, et en particulier de ses petits patrons pour la Tenture de la Guerre de Troie. Par ailleurs, le dessin sous-jacent du Retable de la Résurrection de Lazare du Louvre, aussi attribué à Colin, montre cette même liberté dans le trait. On la retrouve dans certains dessins flamands de l’entourage de Rogier van der Weyden, entre autres dans le dessin rapproché par Susie Nash, en 1999, du saint Jean-Baptiste des Heures Rambures (f. 142r) représentant un tableau perdu du maître bruxellois. Cependant, les peintures du Maître de Rambures s’éloignent à la fois de Colin d’Ypres et de l’art weydénien par un rendu simplifié et géométrique des attitudes et des drapés



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Nicole Reynaud, « Un peintre français cartonnier de tapisserie au xve siècle : Henri de Vulcop », Revue de l’art, 22, 1973, p. 6-21 ; id. dans F. Avril et N. Reynaud, Les Manuscrits à peintures…, op. cit. à la note 1, p. 58-69, en particulier p. 64-66, notice 26 ; Philippe Lorentz, « La peinture à Paris au xve siècle : un bilan (1904-2004) », dans Les Primitifs français. Découvertes et redécouvertes, Dominique Thiébaut, Philippe Lorentz & FrançoisRené Martin (éds), cat. exp., Musée du Louvre, Paris, 2004, p. 86-107 : p. 97-102. Paris, Musée du Louvre, RF. 2501 et RF. 1994.1. L’Assomption, peinture picarde de la fin du xve siècle. Expositiondossier autour d’une acquisition, Pantxika Béguerie-de Paepe (éd.), Abbeville, Musée Boucher-de-Perthes, 2003, p. 25, fig. 24-25 (réflectographie à l’infrarouge). Vierge à l’Enfant entre saint Jean Baptiste, saint Jean l’Évangéliste et un saint évêque, Stockholm, Nationalmuseum, inv. n° 148/1918. Michèle Sonkes, Dessins du xve siècle : groupe Van der Weyden, (Les Primitifs flamands. III. Contributions à l’étude des primitifs flamands, 5), Bruxelles, 1969, cat. C 9, p. 104-106, pl. XXIIIa et XXIVb et S. Nash, Between France and Flanders…, op. cit. à la note 1, p. 196-197, fig. 155-156.

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et un certain aplatissement des formes qui rappellent la peinture picarde contemporaine, tel le Christ Jardinier du Musée de Picardie. Au delà du style de l’artiste, qu’est ce qui, en définitive, aura présidé au choix de la couleur ou de la grisaille pour tel ou tel manuscrit ? Pour l’Histoire ancienne de la Pierpont Morgan Library, l’artiste s’est conformé aux miniatures en semi-grisaille déjà présentes dans l’ouvrage et dues à trois enlumineurs différents du tout début des années 1450. Pour la Biblia pauperum de La Haye, le choix s’est sans doute fait à la fois par économie, étant donné le nombre d’images à reproduire, et dans une volonté d’imitation de l’ouvrage xylographié pris comme modèle, tant pour le texte que pour les illustrations. Mais ici, la question reste de savoir pourquoi préférer le manuscrit enluminé au livre imprimé, moins coûteux ? Car, même sans commanditaire connu, il ne peut s’agir, à ce stade-là, d’une simple production du commerce de librairie. Le Quadrilogue invectif d’Alain Chartier, dont on peut attribuer la copie au scribe anonyme des deux exemplaires des Faits des Romains de Lille et Chantilly, est un manuscrit à l’apparence modeste. Ses huit miniatures, sans aucun décor marginal et à l’iconographie répétitive, ponctuent les interventions de la France personnifiée en femme, du paysan, du chevalier et du clerc, dans le débat sur l’état et les souffrances du pays, provoqués par la guerre de cent ans. Cette copie d’un texte écrit avant 1422 a probablement vu le jour après l’ouverture de la succession de Bourgogne, à la mort de Charles le Téméraire en janvier 1477, qui voit la Picardie et l’Artois dévastés, et avant le traité de paix d’Arras de 1482, réglant provisoirement le sort de ces deux régions. Enfin, pour les Heures de Marguerite Blondel et François de Créquy, les Faits du grand Alexandre pour Guillaume de la Baume et les deux exemplaires des Faits des Romains qui sont des commandes, nous pouvons supposer que le choix de la technique picturale a été celui du client, mais sans certitude aucune. En conclusion, que nous révèle cette courte étude des œuvres du Maître de Rambures ? Si elle n’apporte pas de réponse franche sur les raisons du choix de la technique picturale pour tel ou tel manuscrit, en revanche elle nous permet de mieux saisir la personnalité de l’artiste. Celui-ci apparaît comme peintre plutôt que simple enlumineur de métier. Bien ancré dans un milieu local probablement amiénois, il a, au cours de sa carrière, côtoyé le milieu artistique flamand, répondant à la demande de la cour de Bourgogne.



 

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En dernier lieu, Marc Gil, « L’Assomption de la Vierge et le Noli me tangere provenant d’un retable démembré de la Glorification de la Vierge », dans Saint-Riquier une grande abbaye bénédictine, Anne Magnien (éd.), Paris, 2009, p. 253-259 ; Sur la peinture picarde des années 1470-1520, Charles Sterling, « La peinture sur panneau picarde et son rayonnement dans le nord de la France au xve siècle », Bulletin de la Société de l’histoire de l’Art français (1979), 1981, p. 7-49 ; L’Assomption, peinture picarde…, op cit. à la note 19, p. 52-69 ; M. Gil, «  La peinture murale », dans Saint-Riquier… op. cit., p. 211-234. Pour les rapports de l’enluminure lilloise avec la Picardie, Pascale Charron, Le Maître du Champion des dames, Paris, 2004, p. 327-349. Avril Henry, « “Biblia pauperum” : The Forty-page Blockbook and The Hague, Rijksmuseum MeermannoWestreenianum MS. 10.A.15 », Scriptorium, 38, 1984-1, p. 84-88, pl. 5-8. N. Reynaud, dans Les Manuscrits à peintures…, op. cit. à la note 1, p. 97.

couleur et grisaille dans l ' œuvre du maître de rambures

Les archives amiénoises, d’une part, et la comptabilité ducale, de l’autre, nous ont révélé le nom d’un peintre et enlumineur qui pourrait peut-être correspondre à la personnalité du Maître de Rambures. Il s’agit de Jean Beugier, fils du peintre amiénois Pierre Beugier, connu de 1460 à 1479 et père de deux garçons dont l’un, Jacques, fut aussi peintre (1513-† vers 1520). Jean apparaît dans les comptes de la ville d’Amiens en 1473 et meurt, semble-t-il, avant août 1505. Par ailleurs, A. de Laborde publiait en 1852, à propos des préparatifs du mariage de Charles le Téméraire avec Marguerite d’York à Bruges, en mai 1468, une mention concernant un certain « Jennin Bughier ». Celui-ci était venu travailler dix jours à ces préparatifs comme valet de Vrancke van der Stockt, élève de Rogier van der Weyden et son successeur comme peintre de la ville de Bruxelles. Cette mention, s’il s’agit bien du même artiste, pourrait expliquer les emprunts rogiériens et à des peintres flamands comme Jan van Eyck et Hans Memling dans l’œuvre du Maître de Rambures, mais aussi sa collaboration avec les enlumineurs brugeois vers 1468-1475. Si le diminutif de Jennin indique un homme jeune, il ne désigne pas pour autant un apprenti. Ainsi, Marmion porte le diminutif de Simonet, quand il est payé pour sa participation comme maître peintre aux préparatifs du Banquet du Faisan à Lille, en janvier 1454. Il touche douze sous, là où Bughier en touche dix en 1468. Le 28 juin 1454, Marmion, de retour à Amiens, est encore prénommé Simonet quand il est rétribué pour l’exécution d’un tableau de la Crucifixion pour la chambre de justice de l’hôtel de ville ; retable d’ailleurs refait par Jean Beugier quarante-quatre ans plus tard. Plus probléma-



 





  

M. Gil, Du Maître du Mansel …op. cit. à la note 1, t. III, p. 695. Jean est désigné légataire universel de son père en 1479, cf. Amiens, Archives municipales, série FF 10, f. 85 ; mention donnée par Georges Durand, Inventaire sommaire des Archives communales antérieures à 1790. Ville d’Amiens, t. VI, série FF (1 à 702), Amiens, 1911, p. 52. Amiens, Arch. Mun. FF 30, f. 81 , G. Durand, Inventaire sommaire …,op. cit. à la note 24, p. 140.

Une mention du 2 mai 1505 (Amiens, Arch. mun., série FF 29, f. 41v, ibid., p. 135) évoque une quittance signée par « Jehan Beugier l’aîné, paintre », ce qui suppose un Jehan le jeune, est-ce son fils Jean, dont le métier est saiteur (Idem, FF 35, f. 175, ibid., p. 160) ? On peut se demander si les dernières mentions concernant Jean Beugier ne recouvrent pas en fait les deux Jehan, l’aîné et le jeune. Pour cette famille de peintres, voir M. Gil, Du Maître du Mansel …op. cit. à la note 1, t. III, p. 695 et 699 ; Marie-Laure Legrain, Les Manuscrits à peintures en Picardie, autour d’Amiens et d’Abbeville, à la fin du Moyen Âge (1480-1520), thèse de doctorat, 4 vol., Université Lille 3, 2006, vol. III, p. 490-492, qui n’évoque pas ce problème d’homonymie. Léon De Laborde, Les Ducs de Bourgogne : Études sur les lettres, les Arts et l’Industrie pendant le xve siècle, 3 vols., Paris, 1849-1852, nos 4449-4450 ; dans la seconde mention, on lit: « A lui paié [Franck Stoc], pour Jennin Bughier, pour X jours qu’il a ouvré, comprins sa venue [de Bruxelles?], au pris de x s. pour chaque jour, pour ce icy… c s ». Franck Stoc est payé 24 sols par jour, plus 3 sols pour les repas (n° 4449) ; pour Franck Stoc, identifié avec Vrancke van der Stockt et sa présence à Bruges en 1468, cf. Les Primitifs flamands et leur temps, Brigitte de Patoul & Roger van Schoute (éds), Louvain-la-Neuve, 1994, p. 526, avec bibliographie commentée sur l’artiste, p. 643. Bert Cardon, « Roger Van der Weyden … » et id. « Nouvelles données… » art. cit. à la note 6 ; S. Nash, Between France and Flanders… op. cit. à la note 1, p. 196-197 ; M. Gil, Du Maître du Mansel …op. cit. à la note 1, t. II, p. 527-535. M. Gil, « Jean du Chesne… », art. cit. à la note 12, p. 167-172. Maurice Hénault, « Les Marmion (Jehan, Simon, Mille & Colinet). Peintres amiénois du xve siècle », Revue archéologique, 4e s., IX, 1907, p. 119-140, 282-304, en particulier p. 412, nos 9 et 10. Amiens, Arch. Mun., CC 76, f. 132, G. Durand, Inventaire sommaire des Archives communales antérieures à 1790, Ville d’Amiens, t. IV, série CC (1 à 241), Amiens, 1901, p. 355.

151

marc gil

tique est la longévité de la carrière supposée du Maître de Rambures, si l’on admet qu’il puisse être confondu avec Jean Beugier. En effet, il aurait alors commencé à la fin des années 1450 et serait mort vers 1505. Même si des carrières aussi longues peuvent exceptionnellement exister – il en va ainsi de Colin d’Ypres et de Mille Marmion, le frère de Simon –, peut-être faudrait-il envisager alors son travail au sein d’un atelier familial, où aurait exercé le père Pierre et le fils Jean, puis bien plus tard le petit-fils Jacques. Ce fonctionnement en cellule familiale a existé avec Jacques, Colin puis Jean d’Ypres à Paris, et, en Picardie, avec l’atelier des Marmion à Amiens, installé peut-être provisoirement à Saint-Omer, avant le départ de Simon à Valenciennes en 1458, à la mort du père. Bien sûr, notre proposition reste une hypothèse, certes séduisante, qui demande à être corroborée par d’autres preuves plus circonstancielles.





 

152

Venu à Paris avec son père André d’Ypres, dit d’Amiens, dès le début des années 1450 et toujours en activité en 1495, cf. P. Lorentz, « La peinture à Paris au xve siècle », dans Les Primitifs français…, op. cit. à la note 18, p. 86107 ; Philippe Lorentz, « Colin (Nicolas) d’Amiens », dans Dictionnaire d’histoire de l’art…, op. cit. à la note 4, p. 260-261. Actif à Amiens dès avant 1464, Mille meurt au tout début du xvie siècle, probablement à Abbeville, cf. Maurice Hénault, « Les Marmion … », art. cit. à la note 30, p. 117, n° 90 ; M. Gil, Du Maître du Mansel …op. cit. à la note 1, t. III, p. 696, et id. « L’Assomption de la Vierge… », art. cit. à la note 21, p. 250. P. Lorentz, « La peinture à Paris … », art. cit. à la note 18, p. 86-107 et dans Dictionnaire d’histoire de l’art…, op. cit. à la note 4, p. 24-25, 260-261, 479-480. M. Gil et L. Nys, Saint-Omer gothique…, op. cit. à la note 4, p. 160 et 184.

couleur et grisaille dans l ' œuvre du maître de rambures

Org. 1 : Le premier groupe picard (v. 1454/60-1480) Philippe le Bon Paris, Ars.,  Histoires romaines de Jean Mansel Hesdin, - Jacques de Rambures, neveu de Jean de Créquy fils de Jeanne de Créquy l'aînée Amiens, Bm, ms.  manuscrit éponyme Jean III de Mailly et Isabelle de Cayeu cousins d'Antoinette de Rambures, fille de Jacques New York, PLM, ms. 

Org. 2 : Le groupe des manuscrits « flamands » (1468-1475)

Wolfard de Borssele Paris Ars.,  Faits et dits mémorables v. - Edouard IV d'Angleterre Londres BL, Royal  F IV Faits et dits mémorables v.  Antoine, Grand Bâtard de Bourgogne Oxford, BL, Laud Misc.  Vieilles chroniques d'Angleterre (version continue) ap. / Guillaume de La Baume Londres BL, Royal  D IV Les faits du Grand Alexandre v. -av. 

Famille Crèvecœur par Jeanne de Créquy la Jeune, sœur de Jean V Yale University, Beinecke L., ms. 

Jean V de Créquy Boulogne-sur-mer, Bm, ms.  New York, PLM, ms.  François de Créquy/Marguerite Blondel fils de Jean V de Créquy Londres, BL, Add.  Famille Estouteville/Torcy ou d'Estouteville/Béthune par Jeanne de Créquy la Jeune, sœur de Jean V Berlin, Staatsbibliothek, ms.  Antoine de Chourses, gouverneur de Béthune Chantilly, Condé,  Faits des Romains texte : Hesdin,  Famille Lannoy-Ameraucourt par Jean, gouverneur de Montreuil () ? Lille, Bm, ms.  Faits des Romains

Org. 3 : Le second groupe picard (v. 1470-1490) Chanoine inconnu Berlin, Kunstbibliothek, ms. Lipp Cd  Miroir de l'Humaine Salvation v. - Commanditaire inconnu Copenhague, KB, ms. Thott -° Ovide moralisé v. - Commanditaire inconnu, xvie s. Robert, prêtre à Senarpont (Somme) Paris, Ars., ms. - Livres du roi Modus et de la royne Ratio . -

Commanditaire inconnu Paris, BnF, fr.  Livres du roi Modus et de la royne Ratio . - Commanditaire inconnu Paris, BnF, fr.  Quadrilogue invectif . - Commanditaire inconnu La Haye, RMW, ms.  A  Biblia Pauperum (copie de l'œuvre néerlandaise xylographiée) . -

153

154 v. 1470-av. 1473 (t. II)

Jean V de Créquy († av. mai 1473) Chanoine français inconnu

Edouard IV, roi d’Angleterre († 1483)

Antoine, Grand Bâtard de Bourgogne

Boulogne-sur-mer, Amiens Bm, ms. 149ii Amiens Paris Amiens Bruges

Flandres, Bruges ou Gand

Berlin, Kunstbibliothek, ms. Lipp. Cd I

Berlin, Staatsbibliothek, ms. 94

Londres, BL, Royal 17 F. IV

Oxford, BL, Laud misc. 653

Après 1469- 1472

v. 1470

Famille d’Estouteville- v. 1415 (texte) seigneurs de Béthune ? v. 1470 (images)

Vers 1470-1475

v. 1455, complété v. 1470-av. 1473

Jean V de Créquy († av. mai 1473)

Boulogne-sur-mer, Amiens Bm, ms. 149ii

Bruges

Paris, Ars. 5196

Jacques de Rambures

v. 1455 (cahier de l’Annonciation) Repris vers 1465av. 1471

1454-av. 1460

Datation

v. 1468-69

Amiens

Amiens, Bm, ms. 200

Philippe le Bon

Commanditaire/ possesseur

Wolfard de Borsele

Hesdin

origine

Paris, Ars. 5088

Lieu de conservation

Recueil de feuillets provenant d’un exemplaire des Chroniques et vieilles istoires de la Grant Bretaigne de Jean de Wavrin, conservé à La Haye KB, 133 A 7 I, 133 A 7 II, 133 A 7 III et Baltimore, Walters Art Galery, Ms. W. 201 (vol. IV)

Faits et dits mémorables de Valère Maxime

Faits et dits mémorables de Valère Maxime.

Miroir de l’humaine Salvation

Histoires des nobles princes du Hainaut, tome III.

Picard

Français

Français

Picard

Picard

Picard. 2 miniatures. Le reste de l’enluminure Isidore du Ny date de la première campagne vers 1455.

Histoires des nobles princes du Hainaut, tome I, picard.

3 miniatures dans le recueil d’Oxford

Toutes les miniatures sauf le frontispice (suiveur de Guillaume Vrelant à Bruges). Marges ornées de style brugeois.

6 miniatures. Le reste de l’enluminure date de la première campagne, Paris, vers 1415.

Toutes les miniatures

Toutes les miniatures et leurs marges ornées.

Miniature du frontispice. Le reste, miniatures et bordures ornées, est brugeois.

Français

Faits et dits mémorables de Valère Maxime

Toutes les miniatures et les bordures sauf l’Annonciation et les marges ornées du cahier correspondant (v. 1455)

5 miniatures. Toutes les autres sont de Loyset Liédet à Hesdin.

Maître de Rambures

Latin-picard

Français

Langue/ scribe

Heures de Jacques de Rambures

Histoires romaines de Jean Mansel, tome II

Contenu

Tabl. 1 : corpus des manuscrits enluminés par le Maître de Rambures (en gras les manuscrits en grisaille ou semi-grisaille)

marc gil

Amiens ? Amiens Hesdin Amiens Hesdin ? -Amiens

Amiens

La Haye, RMW, ms. 10 A 15

Paris, BnF, fr. 19127

Chantilly, musée Condé, ms. 770

Lille, Bm, ms. 823 (442)

Paris, Ars, ms. 3079-80

Inconnu ; au xvie s., possession de Robert, prêtre à Senarpont, au v. 1485-1490 sud d’Amiens, près de Rambures

Livres du roy Modus et de la royne Ratio

Les Faits des Romains

v. 1480

Famille picarde des LannoyAméraucourt

Quadrilogue invectif de Alain Chartier

Biblia pauperum. Copie de l’œuvre xylographiée

Livres du roy Modus et de la royne Ratio

Les Faits des Romains. Texte copié à Hesdin

v. 1475-1480

v. 1475-1480

v. 1475-1480

Antoine de Chourses, 1480 gouverneur de Béthune

Inconnu

inconnu

Inconnu

Amiens

Toutes les miniatures et leurs marges ornées

Toutes les miniatures et les bordures ornées (sauf les petits personnages et grotesques dans ces bordures)

Toutes les miniatures et leurs marges ornées

5 miniatures et les lettrines vignetées de ces folios. Le reste de l’enluminure date de la première campagne v. 1450

Toutes les miniatures et leurs marges ornées.

Toutes les miniatures et leurs marges ornées 101 miniatures de l’artiste et une lettrine historiée d’une autre main. Deux marges ornées d’un style identique que dans PML 194, Yale, BL ms. 427, Chantilly ms. 770 et Lille ms. 823

Français avec quelques traits picards, texte proche du BnF fr. 1301 (Tilander 1932)

Toutes les miniatures et leurs marges ornées

Toutes les miniatures (pas de décor marginal)

Toutes les miniatures (pas de décor marginal)

Toutes les miniatures (pas de décor marginal)

Picard. Scribe d’Hesdin (?)

Picard. Scribe d’Hesdin

Picard

Latin

Français

Français, 26 miniatures sur 48. Illustration avec quelques complétée en Flandre puis achevé à Paris traits picards (?). Pas de décor marginal à l’origine.

Paris, BnF, fr. 1301

Ovide moralisé

inconnu

Amiens Flandre ? Paris ?

Copenhague, KB, ms. Thott 399-2° v. 1475-1480

Latin-français

Heures à l’usage de Paris, calendrier mixte pour Amiens et Paris

v. 1475-1480

Femme de la famille picarde des seigneurs de Maillly

Amiens

New York, PML, ms. 194

Français

Les Faits du Grand Alexandre de Quinte Curce

Latinfrançais

Français

Français

v. 1475, av. 1477

Amiens ou Bruges

Londres, BL, Royal 15 D. IV

vers 1450 Histoire ancienne Terminé v. 1470, jusqu’à César av. 1473

Livre des trois Vertus de Christine de Pisan

Guillaume de La Baume, chevalier d’honneur de Marguerite d’York

Amiens

Londres, BL, Add. 19738

Jean V de Créquy († av. mai 1473)

v. 1465-1470

Heures à l’usage d’Amiens

Amiens

New York, PM. ms. 212

Famille picarde de Crèvecœur

François de Créquy et Ap. 1473 Marguerite Blondel

Amiens

Yale University, Beinecke L., ms. 427

couleur et grisaille dans l ' œuvre du maître de rambures

155

marc gil

Tabl. 2 : le groupe des manuscrits flamands, vers 1468-1475 Paris, Ars., ms. 5196

Faits et dits mémorables de Valère Maxime

Wolfard de Borsele

1468-1469

Londres, BL, Royal 17 F. IV

Faits et dits mémorables de Valère Maxime

Edouard IV

v. 1470

Oxford, BL, Laud misc. 653

Chroniques et vieilles istoires de la Grant Bretaigne de Jean de Wavrin, (version continuée)

Antoine, Grand Bâtard de Bourgogne

Ap. 1469-1472

Londres, BL, Royal 15 D. IV

Les Faits du Grand Alexandre de Quinte Curce

Guillaume de La Baume

v. 1475av. 1477

Tabl. 3 : le second groupe picard (commanditaires inconnus) vers 1470-1490

156

Berlin, Kunstbibliothek, ms. Lipp. Cd I

Miroir de l’humaine salvation

v. 1470-1475

Copenhague, KB, ms. Thott 399-2°

Ovide moralisé

v. 1475-1480

Paris, BnF, fr. 1301

Livres du roy Modus et de la royne Ratio

v. 1475-1480

Paris, BnF, fr. 19127

Quadrilogue invectif d’Alain Chartier

v. 1475-1480

La Haye, RMW, ms. 10 A 15

Biblia pauperum (Copie de l’œuvre néerlandaise xylographiée)

v. 1475-1480

Paris, Ars., ms. 3079-80

Livres du roy Modus et de la royne Ratio

v. 1485-1490

Noiret coulouré.

Erhard Ratdolt et l'impression xylographique polychromée*

Olivier Deloignon École Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg

Le titre choisi pour cette intervention cherche à traduire l’ambiguïté des rapports qu’entretiennent, à l’époque des incunables, les arts du livre imprimé, arts monochromes par essence, avec la couleur. L'expression Noiret coulouré souhaite transcrire une pratique visant à complémenter le noir avec d’autres couleurs lors du passage sous presse, à résoudre l’opposition entre la monochromie imprimée et la couleur ajoutée, à réaliser des polychromies imprimées. Noiret est un diminutif de noir, la couleur de l’impression typographique par excellence ; coulourer consiste, depuis le xiie siècle, à embellir artificiellement quelque chose, à le présenter sous de « bonnes couleurs », sous un jour favorable. Les premières décennies de l’imprimerie marquent un bouleversement majeur dans l’univers chromatique de la fin du Moyen Âge. L’espace paginal et la plupart des images médiévales sont polychromes, les premières impressions sont en noir sur support blanc, textes et images confondus. Les feuillets ne sont pas pour autant strictement monochromes, les gravures sont la plupart du temps relevées de couleurs aquarellées ou déposées au pochoir. Cette première période du livre incunable, « monochrome », s’interrompt avec la mise au point d’une série d’innovations techniques permettant l’apparition de la polychromie imprimée. Elles sont le fait d’un éditeur allemand installé à Venise, Erhard Ratdolt. * 

Je remercie Louis Caron de m'avoir autorisé à reproduire les fig. 2 et 3. Le noir est encore considéré comme une couleur. Voir Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur, Paris, 2008, p. 115 et sq.



Qui apparaît au xvie siècle.

157

olivier deloignon

Fig. 1 - Appien, Historia romana, Bernhard Maler, Erhard Ratdolt et Peter Löslein, Venise, 1477. Bibliothèque de Genève.

158

erhard ratdolt et l ' impression xylographique polychromée

Erhard Ratdolt, Venise et la bichromie Ratdolt est originaire d’Augsbourg. Il quitte la ville pour Venise le 15 septembre 1474 à l’âge de vingt-sept ans. Là, il ouvre un atelier d’imprimerie et fait paraître ses deux premiers ouvrages, en collaboration avec Bernhard Maler (« peintre ») d’Augsbourg et Peter Löslein « associé et correcteur ». En 1476, Venise compte seize autres ateliers qui publient des classiques latins et humanistes, des textes historiques et liturgiques, des ouvrages de droit canon et d’exégèse. Ratdolt et ses associés publient tout d’abord le Kalendarium de l’astronome Regiomontanus. L’influence de la Renaissance italienne y est indéniable, notamment par l’usage de bordures de rinceaux sortant de vases à double anse spécifiques de la production florentine copiée par les vénitiens. La page qui contient l’incipit de l’ouvrage est imprimée en noir et rouge. Une lettrine et les noms de Ratdolt, Bernhard et Löslein sont reportés en rouge, le reste du texte et les bordures en noir. Il s’agit de la première apparition d’une page de titre complète dans le livre imprimé en plus d’être l’une des premières réutilisations de l’impression bicolore après les essais de la décennie 1450. L’emplacement de la couleur semble réservé dans la composition typographique noire, le rouge étant reporté sur une seconde forme pressée lors d’un deuxième passage bien qu’on ait envisagé que Ratdolt se soit servi de xylographies encrées séparément et emboîtées avant l’impression. Bernhardt, le peintre, fait office de Reisser (dessinateur de motifs) quand Ratdolt est le Formschneider (graveur) ou leur responsable. Succès faisant, ils se lancent dans la production d’ouvrages illustrés de luxe (fig. 1). En 1477 et 1478, les associés publient divers ouvrages qui se distinguent par des encadrements de rinceaux gravés sur bois, adjoints à des lettrines romaines ornées en réserve sur fond noir. Les gravures sont imprimées en noir et parfois en rouge. Ils mettent au point un style spécifique d’ouvrages en bichromie (noir et rouge), résultat de la collaboration d’un grand dessinateur et d’un excellent graveur maîtrisant parfaitement les contraintes du pressage typographique. Les bordures, entrelacement de motifs végétaux en leucographie contenus dans un cadre, sont agrégées à d’élégantes lettrines romaines blanches épigraphiques enchevêtrées avec des entrelacs de la même facture que les bordures mais dans la couleur opposée (encadrements rouge, lettrines et texte en noir ; lettrine en rouge, bordure et texte en noir) pour les tirages luxueux. L'impression en noir et rouge s'impose à Venise. Les éditions usuelles reprennent tous ces éléments en noir uniquement. Les encadrements ménagent un médaillon dans la partie in-

       

Paul Geissler, « Erhard Ratdolt », Lebensbilder aus dem Bayerischen Schwaben, n° 9, (1966), p. 97 et sq. « Bernardus pictor de augusta », dans Kalendarium, Venise, 1476, incipit. « Petro loslein de langencen correctore ac socio » dans Ars moriendi, Venise, 1477, f. 20v. La production annuelle est de soixante-dix titres. Gilbert Redgrave, Ehrard Ratdolt and His Work at Venice, Londres, 1894, notice n° 1. La page contient le titre, l’auteur, le lieu, l’année d’impression et les imprimeurs. Aucune des pages de titre précédentes n’est aussi complète. Voir Margareth Smith, The Title Page. Its Early Development 1460-1510, Londres, 2000. Gunther Zainer l’emploie également pour sa Biblia Teutsch parue en 1475 à Augsbourg. Passavant et Bartsch suggèrent que certaines des gravures de Ratdolt sont réalisées sur métal, l’idée réapparait périodiquement sans que l’on soit capable de l’affirmer ou de l’infirmer avec certitude.

159

olivier deloignon

férieure, espace laissé libre afin d’y apposer les armes du possesseur de l’ouvrage par un enlumineur (fig. 2). La polychromie reste, pour peu de temps encore, l'objet d'un ajout ultérieur.

La mise au point de l’impression polychrome Fin 1478, une réédition du Kalendarium de Regiomontanus en allemand, premier livre imprimé en Italie en langue allemande, ne cite plus Peter Löslein et associe, pour la dernière fois, celui de Bernhardt Maler à Ratdolt. C’est peut-être une conséquence de l’épidémie de peste sévissant à Venise entre 1478 et 1479. Ratdolt poursuit seul ses publications qui comptent un Elementa geometrica d’Euclide, paru le 25 mai 1482, comprenant (pour la première fois) six cents figures géométriques complexes réalisées probablement à partir d'éléments imprimant métalliques et réparties sur cent trente-huit feuillets. Des exemplaires de tête du tirage portent une dédicace au doge Mocenigo, reportée à partir d’une feuille d’or appliquée directement sur la forme d’impression pour être transférée sur le parchemin. C’est une découverte technique majeure confirmant le rapport tout-à-fait singulier de Ratdolt avec la couleur apposée en presse. Le procédé prétend bien évidemment rivaliser avec la dorure enluminée et, quoiqu’il reste l’apanage exclusif de Ratdolt, sera, deux décennies plus tard, à l’origine d’un progrès majeur de la gravure ; nous y reviendrons.

Fig. 2 - Breviarum pataviense, Ehrard Ratdolt,

Augsbourg, 27 nov. 1490.

  

160

Trois ans plus tard, une réédition modifiée du Sphæra mundi de Johannes de Sacro Bosco déjà paru le 6 juillet 1482 comporte sept diagrammes imprimés en rouge, jaune et, selon les éditions, en brun, vert-olive et noir. C’est la première impression d’une illustration en polychromie dans l’histoire de l’imprimerie occidentale. Dans l’édition

Cet ouvrage fait partie du fonds Ratdolt puisqu’il l’édite 12 fois. Geissler recense 420 gravures sur bois et 200 autres illustrations imprimées à partir de filets imprimants, dans « Erhard Ratdolt », art. cit. à la note 3. Il ne s'agit pas de gravures mais de filets et autres vignettes. Victor Carte et alii, « Printing with Gold in the Fifteenth Century », The British Library Journal, n° 9 (1983), fasc. 1, p. 1-13 et Claus Gerhardt, « Wie haben Ratdolt und Callierges Ende des 15. Jahrunderts in Venedig ihre Drucke mit Blattgold hergestellt », Gutenberg Jahrbuch, 1984, p. 144-150.

erhard ratdolt et l ' impression xylographique polychromée

de 1482, ces diagrammes étaient coloriés à la main. Les couleurs de l’impression de 1485 sont bien plus chatoyantes, l’encre étant fortement pigmentée. Le Sphæra mundi dispute néanmoins la primauté de la polychromie avec une autre publication, le Breviarum Augustense, premier ouvrage réalisé par Ratdolt pour sa ville natale, daté du 30 avril 1485 et qui comporte le blason épiscopal de Johann II von Werdenberg imprimé en noir, rouge et jaune. Au début des années 1480, le nombre d’imprimeurs et celui des ouvrages produits augmentent sensiblement à Venise. La concurrence s’exacerbe, Ratdolt est de retour à Augsbourg en avril 1486. Ratdolt semble réserver la polychromie imprimée aux livres destinés aux marchés du Nord des Alpes mais il a appris à maîtriser le véhicule de l’encre à Venise. Pour le marché italien, il emploie au plus le noir et rouge conformément aux canons vénitiens. Par ailleurs, il possède une encre dont le poisseux permet l’encrage de formes complexes sans bouchage des parties en faible saillie. Les encres colorées ne sont, en effet, pas constituées d’une base aqueuse comme en enluminure mais d’un medium oléagineux (huile de lin, de noix ou de pavot) épaissit par ébullition dans lequel des pigments argileux, organiques ou métalliques (souvent dérivés de mercure, de plomb et de cuivre) sont triturés avec un liant (glucidique ou protéinique) et un sel métallique. Le mélange est éventuellement délayé avec un solvant. La siccativité de l’encre pose d’importants problèmes de mise en œuvre et de stabilité des assemblages, obligeant à re-préparer régulièrement les mélanges. Le nombre de pigments colorés disponibles au xve siècle est de surcroît très limité et leurs interactions peu maîtrisées.

La conjonction des expériences vénitiennes et des tendances septentrionales À Augsbourg, Ratdolt trouve une situation concurrentielle plus favorable, quatre ateliers seulement réalisent annuellement quinze ouvrages en vernaculaire uniquement. Il ramène en Allemagne, outre l’esprit de la Renaissance italienne, une partie de son matériel imprimant, caractères, lettres ornées et xylographies qu’il s’empresse de mettre à profit, instillant les caractéristiques des éditions florentines et vénitiennes dans les ouvrages germaniques. Il publie des livres de mathématiques et d’histoire, essentiellement en latin. Son fonds de publication ne rencontrant aucune concurrence, il amplifie son activité d’éditeur d’ouvrages liturgiques, livres de commande impliquant un risque financier minimal. Cette situation de quasi monopole explique peut-être la libéralité dont il fait preuve en matière de somptuosité chromatique. Le premier ouvrage, l’Obsequiale Augustense, paraît le 1er février

    



Mais imprimé à Venise. Durant la période incunable 4340 livres paraissent à Venise. À Venise, Ratdolt publie 12 ouvrages en association, 61 à son compte. 86 % d’entre eux sont en latin, 9 en italien et 2 en allemand. À base de plomb ou de céruse. Rouge vif : cinabre, ou son équivalent synthétique, le vermillon. Jaune : oxyde de plomb-étain ou de chrome. Noir : carbone ; bleu : azurite, un carbonate de cuivre ou lapis-lazuli ; vert olive : malachite, un carbonate de cuivre ; vert foncé : vert de gris, un acétate de cuivre ; le rouge foncé est un pigment obtenu à partir de plantes ou d’insectes ; plus les diverses terres. Christoph Reske, « Erhard Ratdolts Wirken in Venedig und Augsburg », Pirckheimer-Jahrbuch, 18 (2003), p. 25-43.

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1487. Il est réalisé à partir d’une commande du successeur de l’évêque Johann II, Friedrich II von Zollern. Les armes du prélat, de même que la gravure représentant l’évêque, sont imprimées en noir, jaune, rouge et vert olive, les couleurs variant quelque peu selon l’édition. Il s’agit de la première figure polychrome réalisée par Ratdolt et de la première impression en multiples couleurs mise en œuvre en Allemagne. Le 3 juin 1488, Ratdolt édite la seconde édition de la Chronica Hungarorum de János Thuróczy. Elle présente une page de dédicace imprimée avec une encre dorée et non avec le procédé « à la feuille » mis au point à Venise six années plus tôt, preuve de la permanence de ses recherches. Le 27 novembre 1490, il publie la seconde édition du Breviarum pataviense , comprenant les armes de Graf von Öttingen, évêque de Passau, décédé le 3 mars 1490, accompagnées des armes de Christoph von Schachner, son successeur et de celles du diocèse de Passau en noir, rouge, ocre jaune avec addition de bleu à la main (fig. 3). L’usage d’une page de titre en polychromie pour un missel est tout-à-fait inhabituel puisqu’il réclame un jeu de bois pour chaque diocèse, ce qui n’est pas le cas des illustrations du corps de l’ouvrage qui peuvent être réemployées dans les diverses versions. En 1491, Ratdolt fait appel au dessinateur de motifs (reisser) Hans Burgkmair. Leur première collaboration s’exprime par une Madone à l’Enfant schongauerienne et parfaitement monochrome. Burgkmair fournit à Ratdolt une succession de modèles. Une nouvelle tendance se dessine alors dans le style des bois employés. L’usage de hachures nerveuses présentant des dégradés pour exprimer le modelé des figures se répand, tentative de restituer dans le bois les subtiles variations de la taille douce. L’éditeur n’hésite pas à employer son procédé d’impression en multiples couleurs pour l’impression des motifs fournis par Burgkmair, imposant au graveur une certaine retenue dans l’usage des ombres compensée par la superposition des teintes, le noiret coulouré. Poursuivant ses investigations colorées, Ratdolt publie le 16 septembre 1491, le Missale Augustense avec des illustrations de Burgkmair réalisées en hexachromie (rouge, bleu, brun, vert-olive, jaune et noir). Le 3 mars 1494, une réédition du Missale Pataviense est l’occasion d’imprimer une page de titre ornée d’un motif de Burgkmair en cinq couleurs (noir, ocre jaune, rouge, bleu-violacé, et marron clair) déposées par autant de contre-planches. Il s’agit d’un saint Étienne entouré des saints Valentin et Maximilien disposés sur un petit podium décoré des blasons de Schachner et de Passau et d’un réseau de bandes entrelacées. Ils se tiennent sous une arcade trilobée constituée de rameaux de vigne entrecroisés en taille blanche, traduisant l’influence de Schongauer (fig. 4). Une gravure de Burgkmair, imprimée en rouge, ocre jaune, bleu-violacé et olive, d’autres couleurs étant surajoutées à la main, illustre les pages du canon. Bien que chaque couleur soit clairement séparée, Ratdolt utilise des encres transparentes, permettant de visualiser les détails de la gravure en noir apparaissant en dessous, sorte de concession faite à l’art de la taille de Burgkmair autant qu’une mise en avant du primat du dessin sur la couleur.     

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La première est du 12 mai. La première est du 21 janvier 1494. Rolf Biedermann et Tilman Falk, Hans Burgkmair, 1473-1973. Das graphische Werk, Augsbourg, 1973, n° 3, fig. 4 et Albert Schramm, Der Bilderschmuck der Frühdrucke, fasc. 23, Die Drucker von Augsburg, p. 23, fig. 23. Voir Le Beau Martin. Gravures et dessins de Martin Schongauer, Colmar, 1991, fig. G 105 à 108. Paul Heitz, Christus am Kreuz, Munich, 1910, fig. 3.

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Fig. 3 - Breviarum pataviense, Ehrard Ratdolt, Augsbourg, 27 nov. 1490.

Fig. 4 - Missale pataviense, Ehrard Ratdolt, Augsbourg, 1494, gravure d’Hans Burgkmair. Board of Trustees, National Gallery of Art, Washington.

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Le remarquable repérage des différentes impressions, délimitées par la délinéation du dessin, permet des effets décoratifs largement plus précis que ceux obtenus à partir d’une coloration à l’aquarelle ou au pochoir mais restant très proches de la pratique manuscrite. Ratdolt ne mélange pas les pigments entre eux, ignorant probablement que leur interaction chimique est stoppée par le médium, pas plus qu’il ne superpose deux formes colorées pour obtenir une troisième teinte. L’harmonie entre la sobriété du dessin et l’impression colorée est frappante. Les grisés de la gravure, servant à décliner la couleur imprimée, créent ainsi une gamme complète de nuances à partir d’une unique teinte, celle du pigment pur dilué dans son médium. Ratdolt et Burgkmair semblent vouloir mettre au point une alternative au livre enluminé de luxe. Cependant, après la réédition du Missale Augustense parue le 10 juin 1496, comprenant une Crucifixion de Burgkmair en rouge, bleu, ocre jaune, vert-olive et noir, Ratdolt renonce à la polychromie pour se limiter dorénavant presque exclusivement au noir et au rouge de ses débuts.

Le triomphe des maîtres des ombres et de la lumière Le noiret coulouré n’est plus de mise. La maîtrise accrue des techniques de l’estampe, notamment les incisions croisées, le déploiement d’un répertoire complexe de tailles et de contre-tailles propres à restituer les tessitures et les tonalités rares de la gravure en taille douce, font rapidement de l’image xylographique un instrument de connaissance et un outil rhétorique parfaitement adapté à la monochromie. L’évolution de l’illustration gravée s’accompagne du développement de la technique xylographique comme un art à part entière, les graveurs savent désormais faire de la couleur en noir. Ainsi, la gravure revêt-elle les attributs traditionnels de la grande peinture dont elle tire ses enseignements et dont elle contribue à diffuser les motifs. Les artistes xylographes sont dorénavant formés au sein même des ateliers travaillant pour l’imprimé à l’instar de Burgkmair chez Ratdolt et de Dürer chez Wolgemut. Ils développent l’impression monochrome tout en améliorant la qualité du rendu des modelés par l’usage de dégradés de gris, technique largement employée jusqu’alors par les dessinateurs mais déficiente faute d’une adéquation technique suffisante en xylographie. La couleur imprimée s'efface au profit de l'art du dessinateur. Les expériences colorées de Ratdolt, à partir de plusieurs bois, sont indéniablement à l’origine d’un dernier développement, la technique des bois multiples en clair obscur ou chiaroscuro xylographique. La xylographie colorée est mise au point par Mair von Landshut, à la fin du xve siècle à partir du procédé d’encrage développé par Ratdolt, repris par Hans Wechtlin et par l’anversois travaillant pour l’éditeur impérial Schönsperger, Jost de Negker. En 1505, Conrad Peutinger, humaniste proche de Maximilien Ier et chancelier d’Augsbourg, publie une luxueuse édition de ses Romanæ vetustatis fragmenta chez Ratdolt. Le colophon est imprimé en trois couleurs, noir, rouge

 

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Le clair obscur superpose plusieurs planches colorées, les teintes sont ton sur ton. Contrairement à ce qu’affirme Vasari, Hugo da Carpi n’est pas l’inventeur de la technique.

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et un or probablement déposé par flocage sur une base rouge, une technique inusitée renouant avec la polychromie tout en rappelant l’or coquille des peintres italiens. Le 24 septembre 1508, Peutinger, évoque dans une lettre une figure équestre réalisée par Lucas Cranach, imprimée en argent et en or. Il s’agit du Saint Georges et le dragon réalisé à partir de deux bois sur papier teinté et relevé au lavis, technique déjà attestée en dessin mais novatrice en impression. L’or déposé sur cette gravure a été floqué comme sur le colophon imprimé par Ratdolt en 1505. Cette même année 1508, Burgkmair, (le reisser de Ratdolt) publie un Saint Georges en chiaroscuro à partir de deux bois (en noir et marron sur fond bleu préparé) puis un autre consacré à un Portrait équestre de Maximilien Ier (en noir et blanc sur fond rouge). Mais la démarche a radicalement changé : quand Ratdolt applique de la couleur en aplat pour remplir la délinéation, Cranach, Burgkmair ou Wechtlin mettent en relief la richesse de leurs réseaux de grisailles colorées adhérant à l’approche cultivée et humaniste de l’image fondée sur la forme-dessin. Alors que Ratdolt exalte la couleur imprimée, le noiret coulouré, les graveurs s’apprêtent à renouer avec la reine des couleurs augustinienne, l’ombre. Le chiaroscuro se diffuse rapidement, on le retrouve, de manière exceptionnelle, sur un frontispice gravé par Hans Wechtlin (fig. 5) à Strasbourg dès 1511 (en noir et rouge sans fond). Mais ce n’est déjà plus un mode d’impression polychrome destiné aux livres. Quant à Ratdolt, il continue sa carrière jusqu’en 1522 et meurt fin 1527 ou début 1528, après avoir associé brièvement son fils à son officine. L’opposition noire et rouge elle-même, devenue traditionnelle, a disparu des livres à l’instigation des éditeurs humanistes. Désormais, seul le noir primera, ouvrant au chromoclasme de la Réforme, mouvement auquel Ratdolt n’adhérera jamais.

  

« …von gold und silber auf pirment [parchemin] getruckt kurisser ». Un Vénus et Cupidon et un Saint Christophe traditionnellement datés de 1506 semblent aller à l’encontre de cette chronologie. Peter Parshall, Rainer Schoch The Origins of European Printmaking, New Haven, 2005, p. 190 et sq. Augustin, Confessions, X, xxxiv, 51.

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Fig. 5  - Johannes Lupi, De libertate ecclesiastica, Johannes Schott, Strasbourg, 1511, gravure d’Hans Wechtlin. Méditahèque André Malraux, Strasbourg.

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« E dove faceva le dette opere  di terra semplicemente bianche... »1. Quelques interprétations sur l'usage du blanc chez les Della Robbia* Marc Bormand Musée du Louvre, département des Sculptures

En 1442, Luca della Robbia reçoit la commande de la grande lunette de la Résurrection du Christ, une sculpture monumentale destinée à décorer le tympan surmontant la porte de la sacristie des Messes dans la cathédrale Santa Maria del Fiore à Florence. Le marché indique que l’œuvre doit être réalisée « in terra cotta invetriata prout videntur alia laboreria fieri et secundum designum factum ». Le résultat correspond, dès cette expérimentation inaugurale, à l’image, diffusée couramment par la suite, des sculptures robbiesques composées de figures blanches en relief placées sur un fond bleu uni. On s’interrogera ici sur le contexte artistique et sur les raisons stylistiques qui ont favorisé ce mode de création où le blanc domine, mais entouré de bleu et rehaussé d’or, sur cette absence originelle de couleurs variées dans les scènes et les figures que l’on retrouve, à des degrés divers, dans la suite de la production de l’atelier des Della Robbia. Avec l’utilisation pour la sculpture d’un matériau entièrement neuf, l’interrogation centrale pourrait se présenter ainsi : quelles sont les raisons de ce choix parmi des possibilités multiples offertes par cette technique ?

Un artiste du marbre Luca della Robbia débute, comme de nombreux sculpteurs ayant travaillé dans la bottega de Lorenzo Ghiberti, en produisant des oeuvres polychromées en terre cuite ou en stuc. Luca crée en effet dans les années 1430 une série de Vierge et l’Enfant polychromées, suivant en cela un * 



Je remercie les édition Scala de m'avoir fourni la reproduction de la fig. 2. « Et comme il avait fait ces œuvres en terre simplement blanche », Giorgio Vasari, « Luca della Robbia. Scultore fiorentino », dans Le vite de più eccellenti pittori scultori ed architettori scritte da Giorgio Vasari pittore aretino con nuove annotazioni e commenti di Gaetano Milanesi, Florence, 1906, t. II, p. 174. Cité dans Allan Marquand, Luca della Robbia, Princeton, 1914, p. 75.

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mouvement lancé dès la deuxième décennie du siècle par Lorenzo Ghiberti. On en conserve encore aujourd’hui des centaines d’exemples en terre cuite ou en stuc. Avec leurs chairs roses, leurs habits rouges, bleus ou verts, leurs cheveux dorés, ces oeuvres de petites ou moyennes dimensions peuvent généralement se rattacher à la dévotion privée. Elles sont parfaitement comparables aux innombrables peintures du même sujet qui se sont multipliées en Toscane, et à Florence en particulier, notamment depuis le xive siècle. Mais Luca n’est bien évidemment pas seulement le sculpteur de la terre cuite, polychromée ou émaillée. Il se forme probablement dans l’atelier de Nanni di Banco, avant d’entrer dans celui de Lorenzo Ghiberti au moment où celui-ci travaille aux troisièmes portes du baptistère San Giovanni. La première commande qui marque avec éclat le début de sa carrière, probablement autour de 1431, telle que nous la restituent les documents est constituée par l’un des chefs-d’œuvre de la période. Il s’agit de la Cantoria de la cathédrale Santa Maria del Fiore, tribune d’orgue achevée en 1437, célèbre pour ses huit reliefs en marbre figurant des thèmes musicaux qui illustrent le psaume 150. Ce travail est réalisé à un moment où les grandes sculptures en marbre sont traitées en marbre blanc, fréquemment ornées de rehauts d’or, une formule qui respecte et valorise au mieux le caractère précieux du matériau, à la différence de la pierre souvent largement polychromée. Mais on notera que, dès le siècle suivant, cette oeuvre fait l’objet de critiques liées à son manque de visibilité dans un espace semi-obscur : « poco si vegghiono le loro perfectioni ». De même, un peu plus tard, Vasari, dans un paragraphe très michelangelesque valorisant le non finito, critique sa technique de travail du marbre pour son manque de lisibilité à cet emplacement précis : « à une hauteur de 16 brasses [….] si lisse et fini que l’oeil, à distance, le perçoit mal ».

 

  

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Sur ce type d’œuvres, voir par exemple Geraldine A. Johnson, « Art or artefact ? Madonna and Child reliefs in the early Renaissance », dans The Sculpted Object 1400-1700, Stuart Currie & Peta Motture (éds), Aldershot, p. 1-24. Pour une vision globale du travail de Luca della Robbia et de son atelier, on se reportera en particulier à John Pope-Hennessy, Luca della Robbia, Oxford, 1980 ; et à Giancarlo Gentilini, I Della Robbia. La scultura invetriata nel Rinascimento, 2 vol., Milan, 1992, ainsi qu’aux catalogues des trois expositions suivantes : I Della Robbia e l’arte nuova della scultura invetrieta, Giancarlo Gentilini (éd.), cat. exp., Fiesole, Basilica di Sant’Alessandro, 29 mai-1 novembre 1998, Fiesole Musei, 1998 ; Les Della Robbia. Sculptures en terre cuite émaillée de la Renaissance italienne, Jean-René Gaborit & Marc Bormand (éds), cat. exp., Nice, Musée national Message Biblique Marc Chagall, 29 juin-11 novembre 2002, Sèvres, Musée national de Céramique, 10 décembre 2002-10 mars 2003, Paris, 2002 ; et I Della Robbia. Il dialogo tra le Arti nel Rinascimento, Giancarlo Gentilini (éd.), avec la collaboration de Liletta Fornasari, cat. exp., Arezzo, Museo Statale d’arte Medievale e Moderna, 21 février-7 juin 2009, Arezzo, Provincia di Arezzo, Milan, 2009. Dans ce dernier catalogue, voir une synthèse élargie sur matériaux et couleurs chez les Della Robbia, Alfredo Bellandi, « Il colore e i materiali nell’arte robbiana », p. 68-75. Pour une synthèse récente sur le sujet, voir Paola Antonella Andreuccetti, La policromia della scultura lapidea in Toscana tra XIII e XV secolo, Florence, 2008. Voir Il codice dell’Anonimo Gaddiano (cod. Magliabechiano XVII, 17) nella Biblioteca Nazionale di Firenze, Cornelius Von Fabriczy (éd.), Florence, 1893, p. 80, cité par G. Gentilini, I Della Robbia…. op. cit. à la note 4, vol. 1, p. 90. Giorgio Vasari, « Vie de Luca della Robbia. Sculpteur florentin », dans Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Florence, 1568, traduction et édition commentée sous la direction d’André Chastel, Paris, 1983, p. 86.

quelques interprétations sur l ' usage du blanc chez les della robbia

Du marbre à la terre cuite émaillée : le blanc C’est également dans une oeuvre essentiellement exécutée en marbre que Luca expérimente, probablement pour la première fois dans une sculpture de grande dimension, l’utilisation de la terre cuite émaillée. Ce Tabernacle eucharistique (fig. 1) est conservé depuis une date indéterminée (peut-être la fin du xvie siècle) dans la petite église Santa Maria à Peretola dans la banlieue de Florence. Il a cependant été conçu comme un élément du programme décoratif de la chapelle San Luca, chapelle majeure de l’église San Egidio de l’Hôpital Santa Maria Nuova au cœur de Florence, programme qui débute en 1439 avec un cycle de peintures sur la vie de la Vierge par Domenico Veneziano, composant un ensemble vraisemblablement abondamment coloré ; l’oeuvre lui est payée en 1442 et 1443. Haut de 2,60 mètres, le tabernacle est composé de grands reliefs en marbre enserrés dans une cadre architectural classicisant. L’effet visuel donné par l’ensemble est accentué d’au moins deux manières : par les deux reliefs dorés (en particulier la Colombe du Saint Esprit de Luca, dont l’original est aujourd’hui conservé au Bargello) et par les motifs décoratifs en terre cuite émaillée plats sur la base, les écoinçons et le fond bleu de la Fig. 1 - Luca della Robbia, Tabernacle eucharistique, Pietà, mais en relief pour la frise de chérubins bleus et Peretola (Florence), église Santa Maria. violets séparés par des guirlandes vertes. L’ensemble devait également avoir une apparence encore plus variée dans sa polychromie. En effet, comme c’est le cas pour de nombreux reliefs en marbre (ou d’ailleurs en d’autres matériaux pierreux), les figures de marbre étaient probablement rehaussées d’or. Il apparaît clairement que dès ce moment précoce (1441-1443), Luca possède la maîtrise technique des différentes couleurs émaillées, non seulement du blanc, mais également du bleu, du vert, du jaune et du violet. Le relief du tympan de la sacristie des Messes succède à cette œuvre et propose pour la première fois dans des dimensions monumentales un usage déterminant et exclusif de la terre cuite émaillée. L’usage dominant du blanc s’explique probablement d’abord par la rivalité visuelle et économique que la terre cuite entretient avec ce matériau précieux qu’est le marbre. Ce sont ces

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valeurs du marbre que Luca cherche à égaler dans le relief du tympan. D’autant plus que – un aspect que l’on a tendance aujourd’hui à oublier en raison du déplacement de l’oeuvre depuis plus d’un siècle au musée de l’Opera del Duomo – le relief du tympan devait prendre place juste en dessous de la cantoria, ce qui aurait permis au spectateur d’embrasser d’un seul regard les deux genres de reliefs superposés et ainsi de les comparer aisément. La bonne visibilité de la sculpture constitue donc un des éléments recherchés grâce à cette nouvelle technique de la terre cuite émaillée : une visibilité pas forcément plus forte, mais traitée différemment de celle de l’imposant monument en marbre qu’est la Cantoria, car imaginée pour une œuvre située à une moindre hauteur. Cependant le choix de Luca et de ses commanditaires ne se porte pas sur la création d’une oeuvre colorée, mais majoritairement blanche. La glaçure blanche constitue par elle-même une innovation technique. Elle apparaît dans son analyse technique comme absolument pure, ne laissant rien apparaître de la couleur beige ou beige rosée de la terre sous-jacente. Cette blancheur de la glaçure est également renforcée par une épaisseur relativement importante (de 150 à 400 μm) qui donne une densité particulière à la couleur. Cette épaisseur a en outre un autre effet capital sur l’apparence du relief. À la différence du travail de Luca sur le marbre, dont la sévérité du style est accentuée par une taille fine, précise et presque acérée, la propriété couvrante de cet émail épais entraîne un adoucissement du modelé. Les angles aigus du relief, dans les drapés comme dans les corps et les visages, sont atténués et permettent d’obtenir cette qualité de non-fini si importante pour Vasari dans la pénombre ou la semi-clarté qui environne ce grand tympan, qualités encore renforcées par le blanc de l’émail.

Des œuvres dans l’architecture : monochromie ou bichromie ? Dans la Résurrection (fig. 2), le blanc se détache sur un large plan bleu uniforme. À distance, cette opposition blanc-bleu domine la perception de l’oeuvre. Cette présence au second plan de la couleur bleue constitue l’une des autres marques de fabrique des robbiesques. Michel Pastoureau rappelle bien comment, en germe depuis l’époque carolingienne et triomphant dans la première moitié du xiie siècle, « ce lien entre le bleu et le fond des images se rattache à une nouvelle théologie de la lumière ». La lumière étant dans la théologie médiévale à la fois visible et immatérielle, le bleu prend une place particulière, comparable à l’or, devenant à partir du xiie siècle « lumière divine, lumière céleste, lumière sur laquelle s’inscrit tout ce qui est créé ». À la suite de Suger





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Sur l’analyse technique de la couleur blanche, voir en particulier Anne Bouquillon, Alessandro Zucchiatti, « Les glaçures : atout maître des Della Robbia », Della Robbia. Dix ans d'études. Dieci anni di studi, Anne Bouquillon, Marc Bormand & Alessandro Zucchiatti (éds), Actes des journées d’études, Paris, C2RMF, 30 et 31 janvier 2009, Gênes, 2011, p. 30-41. La connaissance technique des oeuvres des Della Robbia doit beaucoup aux travaux menés conjointement par le C2RMF à Paris et par l’Institut de la Physique nucléaire (INFN) de Gênes sous la direction d’Anne Bouquillon et d’Alessandro Zucchiatti. Michel Pastoureau, Bleu. Histoire d’une couleur, Paris, 2000, s.p.

quelques interprétations sur l ' usage du blanc chez les della robbia

dans la basilique Saint-Denis, la couleur joue un rôle majeur dans les vitraux. Cette bichromie du relief entre donc en résonance avec son environnement architectural, le modèle blanc/bleu faisant contrepoint à cet environnement blanc et gris. Ce modèle blanc/bleu connaîtra à partir de cette période un large épanouissement. Luca et son atelier vont ainsi produire des reliefs de la Vierge et l’Enfant en blanc sur fond bleu. Avec de légères variations, ces reliefs de dévotion sont largement diffusés durant tout le Quattrocento. Cette bichromie reprend un modèle déjà connu au xive siècle, ainsi dans cette Vierge et l’Enfant d’Andrea Pisano provenant du campanile de Santa Maria del Fiore (Florence, musée de l’Opera del Duomo) dont les figures en marbre du deuxième niveau se détachent sur un fond bleu en céramique. Ce type de reliefs de marbre sur fond bleu inscrits dans de grands ensembles monumentaux est repris à la fin du xive siècle pour la Loggia dei Lanzi avec les figures de vertus exécutées par Giovanni di Ambrogio et Jacopo di Piero Guidi.

Fig. 2 - Luca della Robbia, la Résurrection, Florence, cathédrale Santa Maria delle Fiore.



Sur ce groupe d’œuvres, voir Anna Moore Valeri, « Il campanile di Giotto e le origini della maiolica blu in Toscana », Faenza, n°5-6, vol. LXXII, 1986, p. 281-289 et p. XCI-XCIII. L’auteur note bien la proximité de Luca avec ces reliefs au moment où lui-même complète la série des reliefs du campanile.

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Après ces ensembles conçus pour le décor extérieur, Luca imagine avec la Résurrection une œuvre monumentale dont la symbolique colorée s’accorde avec son environnement architectural. La localisation de la sculpture n’est sans doute pas étrangère à ce choix : ces deux oeuvres sont conçues pour un emplacement exceptionnel, sur un des piliers monumentaux supportant la construction la plus importante et la plus vaste de la Florence du premier Quattrocento – la coupole conçue et exécutée par Filippo Brunelleschi pour la cathédrale Santa Maria del Fiore. Le document de la commande du relief est d’ailleurs signé Brunelleschi, maître d’œuvre de la coupole achevée en 1436. Ces reliefs sont conçus pour un environnement un peu sombre, dont la principale caractéristique réside dans l’harmonie de blanc et du gris de la pietra serena de l’architecture intérieure de Brunelleschi. Cette intégration à un environnement « brunelleschien » rappelle les questions rapportées par Manetti dans sa Vie de Brunelleschi à propos de la Vieille Sacristie de San Lorenzo. Selon l’auteur, Brunelleschi aurait été contrarié par les encadrements des portes latérales conçus par Donatello, probablement vers 1437, et achevés avant 1443. Le choix d’une monochromie ou d’une polychromie sous la coupole n’est donc probablement pas anodin. Il faut par ailleurs noter que dans l’ensemble des reliefs en stucs qui décorent la Vieille Sacristie – diacres au dessus des portes, évangélistes dans les tondi placés au centre des arcs, scènes de la vie de saint Jean placées dans les pendentifs de la coupole – les figures sont également traitées en blanc sur un fond bleu ou rouge. Ce modèle, figures blanches en relief sur un fond bleu plan, se retrouve dans d’autres grandes réalisations robbiesques contemporaines. La commande de la Résurrection peut être mise en en parallèle avec celle des sculptures exécutées pour la décoration de la chapelle des Pazzi à Santa Croce commandée par Andrea de’ Pazzi à Brunelleschi vers 1429-1430, mais demeurée inachevée en 1446 à la mort de l’architecte. L’intérieur de la chapelle et les reliefs d’apôtres qui ornent les douze médaillons constituent ce qui est souvent considéré comme l’exemple le plus harmonieux d’insertion d’œuvres en terre cuite émaillée au sein d’une architecture. Est alignée en haut des parois un groupe de grandes figures blanches placées sur un fond singulier, constitué pour une partie des tondi, d’une série de cercles concentriques de quatre couleurs bleues, dégradées du plus clair au centre au plus sombre sur le pourtour (fig. 3). Pourtant, il suffit de lever la tête pour apercevoir dans les pendentifs de la coupole de la chapelle quatre médaillons multicolores. Les quatre reliefs des Évangélistes (fig. 4) présentent des figures traitées avec une grande variété de couleurs, sculptures suffisamment exceptionnelles pour avoir pu être attribuées tant à Luca qu’à Brunelleschi ou même à Donatello. Les couleurs de ces reliefs tranchent nettement par rapport à la bichromie générale de cet espace.



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Sur le décor de la chapelle, voir l’opinion de John Pope-Hennessy, « The Evangelist Roundels in the Pazzi chapel », Apollo, vol. CVI, n° 188, octobre 1977, repris dans The study and criticism of Italian sculpture, New York, The Metropolitan Museum of Art, Princeton, 1980, p. 106-118, qui attribue la plus grande partie des Apôtres à Luca ; voir également J. Pope-Hennessy, Luca…, op. cit. à la note 4, qui attribue les quatre Évangélistes à Donatello.

quelques interprétations sur l ' usage du blanc chez les della robbia

Fig. 3 - Florence, Basilique Santa Croce, intérieur de la chapelle des Pazzi avec des médaillons (ici saint Pierre) de Luca Della Robbia.

Fig. 4 - Artiste florentin autour de 1450, Saint Matthieu, Florence, chapelle des Pazzi.

Cette bichromie est atténuée par des liaisons tonales entre les figures sacrées et le fond : un mélange de bleu et de blancs, la matière des nuages, d’où s’élèvent le Christ et les anges en vol qui, tout en rendant le caractère immatériel de cet objet figuratif, ménage le passage entre les figures et le ciel. Pour les anges, la simple coloration des bordures des robes permet le rendu de cette impression nébuleuse. Sur les figures, l’unique partie colorée est constituée par les yeux du Christ et des anges, qui présentent une teinte bleutée. Cet élément se retrouve dans de nombreuses autres figures contemporaines : ainsi dans l’un des premiers hauts reliefs de Vierges en terre cuite émaillée blanche, celle provenant de l’Hôpital des Innocents, dont l’iris de la Vierge et celui de l’Enfant sont d’une belle couleur bleu clair. Dans le groupe des Anges, réalisé autour de 1448 pour la nouvelle chapelle du Saint Sacrement voulue par le nouvel archevêque de Florence, Saint Antonin, ces détails morphologiques sont accentués. En plus des yeux bleu gris, les sourcils et les cils sont définis par de petits traits bleu foncé. Cette pratique fut très souvent reprise par Luca puis par ses successeurs dans la bottega.

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marc bormand

Lumière et or Sous le tambour de la coupole de Santa Maria del Fiore, l’éclat propre de l’oeuvre de Luca lui permet de s’imposer dans la monumentalité de l’espace  « brunelleschien » ; d’autant plus que les sculptures de Luca sont ainsi confrontées à un ensemble très important de vitraux. Par leur matière même, ceux-ci développent une brillance propre, concentrant sur leur surface une luminosité qui met en valeur dessin, couleur et sujet. Dans les années 1440, le tambour de la coupole de Brunelleschi fut décoré d’immenses vitraux circulaires vivement colorés, réalisés d’après des dessins de Donatello et d’autres grands créateurs de la première Renaissance florentine. L’installation contemporaine sous la coupole d’un vitrail sur le même thème que le relief de Luca, La Résurrection du Christ, dessiné par Paolo Uccello (1443-1444) est, pour cela, particulièrement significative. Dans le vitrail, couleurs et lumière s’additionnent pour rendre le volume. Luca s’ingénie à rendre les figures dans l’espace dans le cadre de la monochromie. Grâce à sa nouvelle technique, Luca peut donner une réponse appropriée à cette confrontation et à ce défi de techniques. L’émail, matériau vitrifié, est en lui-même brillant et lumineux ; il renvoie la lumière naturelle, et plus encore celle mouvante des bougies et des cierges. La surface blanche, lisse et scintillante s’anime en fonction des variations lumineuses. Cet aspect changeant de la surface est encore renforcé par une souplesse des formes accentuée comme on l’a vu par l’épaisseur de la couche émaillée, particulièrement dans les nombreux arrondis des figures et des drapés. Ces traits stylistiques se retrouvent dans les oeuvres postérieures de Luca, ainsi dans l’un de ses premiers grands exemples de sculptures en ronde-bosse grandeur nature, la Visitation de l’église San Giovanni Fuorcivitas de Pistoia, datant de 1445 environ, véritable équivalent en terre cuite émaillée des groupes en marbre contemporains. Forme et technique se renforcent mutuellement. Le caractère arrondi et sinueux des drapés et des visages est pleinement soutenu par la douceur potentielle de la nouvelle technique grâce à la souplesse, la blancheur et la brillance de cet émail moelleux et épais ; en retour, la terre cuite émaillée, par sa consistance même, trouve une expression achevée dans la souplesse du dessin de Luca. Cette diffusion du blanc comme lumière a également fait l’objet d’interprétations religieuses contemporaines. Elle a ainsi été rapprochée de sermons de saint Bernardin de Sienne tenus à Florence en 1425 : « le blanc luit et resplendit : ainsi l’âme juste luit et resplendit de la grâce de Dieu… le blanc signifie l’esprit pur et net, rempli d’intelligence, rempli de pureté et d’innocence… ». Un dernier aspect lié au rendu de la luminosité de l’œuvre robbiesque concerne les rehauts d’or présents sur le relief. Dans la Résurrection, des rais d’or sont placés tout autour du corps du Christ, créant un espace lumineux particulier à la figure divine. Plus généralement, les reflets d’or





174

Sur cette relation, voir Marco Collareta, « Un percorso coerente. Fortuna e sfortuna della scultura invetriata », dans I Della Robbia e l’arte nuova della scultura invetrieta, Giancarlo Gentilini (éd.), cat. exp. Fiesole, Basilica di Sant’Alessandro, 29 mai-1er novembre 1998, Fiesole Musei, 1998, p. 3. Saint Bernardin de Sienne, « Secondo quaresimale di Firenze », dans Le prediche volgari inedite, Sienne, 1935, p. 168, cité par G. Gentilini, I Della Robbia…, op. cit. à la note 4, p. 162.

quelques interprétations sur l ' usage du blanc chez les della robbia

viennent se mêler à la brillance de la matière émaillée, donnant au relief un éclat propre à entrer en concurrence avec les vitraux. Cette utilisation de l’or est une constante que l’on retrouve par la suite dans les oeuvres produites par l’atelier des Della Robbbia. Mais la fragilité de ces rehauts fait qu’ils ont très souvent disparu à la suite de nettoyages des sculptures. Ainsi des traces d’or étaient encore visibles voici un siècle sur les rebords des manteaux des Anges créés par Luca pour la chapelle du Saint Sacrement. Nous en avons un bon exemple dans les figures de Vertus placées sur le plafond de la chapelle abritant le tombeau du cardinal de Portugal dans l’église San Miniato al Monte. Des traits d’or viennent rehausser la chevelure, les plumes des ailes, le décor des vêtements, et certaines parties des attributs ; cette dorure se retrouve sur le fond bleu sous forme de lignes rayonnantes. Tous ces rehauts confortent ainsi l’importance prise par les reflets lumineux dans la technique de la terre cuite émaillée. À travers l’usage dominant du blanc, lié au bleu et à l’or, c’est toute une relation entre sculpture et lumière que Luca della Robbia invente dans ses oeuvres des années 1440. Ce primat absolu du blanc est cependant atténué dès le second relief commandé au sculpteur pour le tympan surmontant la porte de la sacristie sud de la cathédrale Santa Maria del Fiore, l’Ascension du Christ, qui forme un pendant au relief de la Résurrection. Ce second relief présente un paysage coloré, « sui coloris » pour reprendre les termes d’un contrat qui est postérieur à 1446, et donc à la mort du maître d’œuvre de la coupole, Filippo Brunelleschi : on peut y voir le premier exemple d’une expansion colorée qui ira croissante dans l’atelier. Pendant toute la période de production de la bottega – et elle fut fort longue –, l’usage de la couleur blanche pour les figures s’est maintenu, en parallèle avec une production plus naturaliste ou picturale utilisant toute la gamme colorée à la disposition des sculpteurs grâce à la technique de l’émail, c’est-à-dire les principales couleurs sauf le rouge. Au xvie siècle, on relève plusieurs modèles quasi identiques, traités soit en blanc, soit avec une large gamme de couleurs, aussi bien pour des oeuvres de dévotion privée de dimensions réduites, comme un Saint Jean-Baptiste adolescent dans le désert , connu dans une version émaillée blanche (collection privée) ou dans une version polychromée (Florence, musée national du Bargello), que pour du mobilier liturgique comme les fonts baptismaux de Giovanni della Robbia dans l’église de San Piero a Sieve (en blanc) ou ceux conservés aujourd’hui dans l’église San Leonardo à Cerreto Guidi (en couleurs). Parallèlement, on assiste aussi à la picturalisation dans de nombreux reliefs, en particulier dans de grands retables réalisés par des petits-neveux de Luca comme Luca le Jeune  ou Giovanni della Robbia. La Pietà entre saint Jean et



Voir sur ce sujet Anne-Solenn Le Hô, Laurence Labbe, « L’emploi de la polychromie à froid dans la sculpture robbiesque : étude de cas », dans Della Robbia.., op. cit. à la note 8, p. 94-101.



Voir notice n° 24 « Ascribed to Jacopo Sansovino (1486-1570). Seated St. John the Baptist, c. 1505-10 », dans Earth and fire. Italian terracotta sculpture from Donatello to Canova, Bruce Boucher (éd.), Houston, The Museum of Fine Arts, 18 novembre 2001-3 février 2001, Londres, Victoria & Albert Museum, 14 mars-7 juillet 2002, p. 154-155.

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la Madeleine (Florence, Musée national du Bargello) de ce dernier est représentative de cette tendance qui voit des figures vivement colorées prendre place sur des paysages véritablement peints en couleur sur un fond plat, cherchant en cela à égaler les retables peints florissants en ce début du xvie siècle, atteignant cette variété soulignée par Vasari : « …vi aggiunse il modo di dare loro il colore, con maraviglia e piacere incredibile d’ognuno ».



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« …il trouva la manière de les colorer, à l’émerveillement et l’incroyable plaisir de chacun », Giorgio Vasari, « Luca della Robbia. Scultore fiorentino », dans Le vite…, op. cit. à la note 1, p. 161.

De couleurs achevées.

La couleur dans la tapisserie en France au xvie siècle : entre documents préparatoires et tissage Audrey Nassieu Maupas École pratique des Hautes Études, Paris

L’art de la tapisserie entretient des rapports tout à fait particuliers avec la couleur. Sans atteindre l’effet de fondu des couleurs, possible avec la palette du peintre, le lissier, au moyen de juxtapositions et d’interpénétrations de divers fils colorés, lui donne cependant l’aspect saisissant qui lui est propre. Mais au-delà des considérations techniques, se pose toujours la question de la coloration : entre les documents préparatoires, point de départ de la réalisation d’une tapisserie, le plus souvent en noir et blanc, et le résultat final qu’est l’œuvre tissée, il convient de définir à quel moment et comment interviennent le choix et la mise en place des couleurs. Quelques observations à ce propos peuvent être formulées concernant la tapisserie parisienne du milieu du xvie siècle. C’est en effet une période, au contraire des premières décennies du siècle, où il devient possible de mettre en relation des dessins avec des commandes de tapisseries plus ou moins documentées. Elle correspond en outre à une production tout à fait caractéristique du point de vue de la couleur. Avant tout, une remarque préliminaire s’impose. Le processus d’élaboration comprenait plusieurs étapes, de la maquette de petites dimensions au tissage, en passant par le carton à grandeur d’exécution, ce qui revient à considérer qu’un certain nombre de mains collaboraient : plusieurs lissiers travaillaient sur une même pièce et le peintre qui réalisait les modèles n’était pas toujours le même que celui qui les agrandissait. D’autre part, le bon déroulement de ces opérations successives, qui étaient longues et coûteuses, pouvait être sujet à de nombreux aléas, remettant parfois en cause les contrats signés lors des commandes. Il est donc extrêmement difficile de déterminer avec précision lequel de tous les intervenants est réellement responsable des éléments constitutifs d’une tapisserie, comme peut l’être la couleur. Le cas de Jean Cousin est significatif de la complexité du phénomène. Une tenture comme la Vie de saint Mammès constitue un exemple bien documenté de la manière dont les tâches étaient

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Fig. 1 - Tenture de la Vie de Saint Mammès, Saint Mammès se livrant au gouverneur de Cappadoce (détail), 1543-1544, Paris, musée du Louvre.





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réparties (fig. 1). Claude de Longwy, l’évêque de Langres qui la commanda pour orner le chœur de sa cathédrale, passa d’abord marché avec le peintre, en 1543, pour huit cartons. Un an après, deux tapissiers de haute lisse, Pierre Blassé et Jacques Langlois, s’engagèrent à en exécuter le tissage. Pourtant des doutes sur l’auteur des cartons peuvent persister, quand on sait que Jean Cousin, très sollicité, disposait dans son entourage de plusieurs collaborateurs. Ainsi, concernant une autre tenture hagiographique qui lui fut commandée en 1549 pour l’église Saint-Germain l’Auxerrois, il s’associa pour l’occasion à un confrère, Louis Dubreuil. Il était cependant spécifié dans le contrat que les parties les plus délicates (visages, mains et pieds), ainsi que l’agencement, devaient revenir à Cousin seul. Il s’avéra finalement, comme les délibérations capitulaires l'attestent, que les chanoines firent appel à deux autres peintres pour terminer le travail, quelque trois années plus tard. Si ces tapisseries avaient été conservées, il aurait été ainsi malaisé d’en proposer une attribution. Les conditions exactes de création d’une tapisserie restent donc en grande partie méconnues. Quelques indices permettent cependant de mieux cerner la question, notamment en ce qui concerne la mise en couleur et l’importance qui lui était accordée par les artistes et leurs clients. Ainsi, en premier lieu, on constate que la phase de conception, préalable à tout autre travail sur l’œuvre, n’intègre pas nécessairement de réflexion sur la couleur. En effet, la majeure partie des dessins relatifs à des tapisseries qui nous sont parvenus ne

Maurice Roy, Artistes et monuments de la Renaissance en France, Paris, 1929-1934, p. 50-51. Seules trois tapisseries subsistent aujourd’hui : une au Musée du Louvre, Saint Mammès se livrant au gouverneur de Cappadoce (département des Objets d’art, OA 9327), et deux dans la cathédrale de Langres (trésor), Prêche de saint Mammès devant les bêtes sauvages et Saint Mammès dans la fournaise. Audrey Nassieu Maupas, « Sur quelques collaborateurs de Jean Cousin », Documents d’histoire parisienne, n° 6, 2006, p. 11-23.

la couleur dans la tapisserie en france au xvi e siècle

portent aucune indication sur les futures valeurs colorées. Ceci est le cas de deux dessins attribués à Jean Cousin et rapprochés par leur iconographie de la tenture de Langres : la Noyade de saint Mammès et L’Adoption du saint par la veuve Amya (fig. 2). Ce dernier n’est pas strictement réalisé en noir et blanc. Cependant, les effets de chromatisme, rendus par l’ocre du papier, le noir de la plume et les rehauts de blanc, sont utilisés ici par l’artiste pour indiquer simplement les ombres et les volumes et mettre en valeur les différents éléments de la composition d’ensemble, surtout pour le premier plan, particulièrement élaboré. Ils ne déterminent en aucun cas le coloris final. On ne connaît pas la fonction d’un projet tel que celui-ci, mais il s’agit sans doute d’une étude préparatoire révélatrice du travail au sein de l’atelier.

Fig. 2 - Jean Cousin, Saint Mammès adopté par la veuve Amya, New York, The Metropolitan Museum of Art.

En revanche, les maquettes de tapisserie à proprement parler montrent d’autres particularités, bien qu’il semble qu’à ce stade encore l’intérêt pour la couleur reste secondaire. En effet, une maquette devait être suffisamment complète et détaillée pour d’un côté satisfaire le commanditaire et de l’autre permettre que son agrandissement reflète ses caractères intrinsèques. Dans ce sens, elle pouvait ressembler fortement au document graphique qui était annexé au contrat de commande et qui servait juridiquement de référence en cas de litige entre les parties. Un dessin de la Bibliothèque nationale, représentant Saint Nicolas au concile de Nicée, en est un exemple caractéristique (fig. 3). L’inscription portée dans la partie inférieure gauche donne la date en toutes lettres, 18 août 1561, et précise qu’il a été paraphé par les notaires ne varietur. Ce dessin correspond ainsi parfaitement au marché passé à cette date entre les chanoines de Saint-Nicolas-des-Champs

 

Le premier est conservé à la Bibliothèque nationale de France et le second au Metropolitan Museum de New York (n° 2001. 106). Paris, Bibliothèque nationale de France (département des Estampes et de la Photographie, Rés. B 11 format 4).

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Fig. 3 - Pierre Quesnel ?, Saint Nicolas au concile de Nicée, 1561, Paris, Bibliothèque nationale de France.

à Paris et le peintre Pierre Quesnel, pour le carton de tapisserie correspondant. Le marché ne dit pas si ce dessin est de la main du cartonnier, mais on voit qu’il est assez fouillé : les bordures sont définies, la composition est en place, et de nombreux détails sont donnés aux différents plans, aussi bien pour les éléments du décor que pour les personnages. On comprend que ce type de dessin ait pu servir de garantie au commanditaire, dont le rôle était particulièrement important, puisque c’est lui qui décidait théoriquement, ou, en tout cas, approuvait ou non le projet qui était soumis à son approbation par le peintre. L’absence de couleur montre, en tout cas, que l’aspect purement décoratif de la tapisserie ne constituait pas la préoccupation majeure des chanoines ou autres destinataires de ces œuvres. Dans un contexte religieux troublé, l’attention des fabriques se portaient essentiellement sur la cohérence, l’ampleur, voire l’orthodoxie du cycle narratif. Comme cela a déjà pu être remarqué dans de nombreux



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Le carton devait mesurer quatorze aunes de superficie et être exécuté sur toile. Il faisait partie d’une série de la Vie de saint Nicolas destinée à l’église Saint-Nicolas des Champs de Paris. Voir Audrey Nassieu Maupas, « Le rôle des peintres dans l’invention en tapisserie à la Renaissance : l’exemple de Pierre Quesnel », dans Invention et statut de l’artiste à la Renaissance, Valérie Auclair (éd.), actes de colloque, Paris/Marne-la-Vallée, 26 et 27 juin 2007 (actes à paraître).

la couleur dans la tapisserie en france au xvi e siècle

cas, l’iconographie primait sur le rendu stylistique. Mais comme la tapisserie était un art très coûteux qui exigeait l’emploi de matériaux eux-mêmes onéreux, les mentions de couleurs dans les marchés étaient associées dans l’esprit des commanditaires au souci exclusivement matériel de la qualité des laines et des soies utilisées. Leurs exigences à ce propos portaient essentiellement sur l’origine des fibres textiles ou la tenue des teintures. Tout au plus évoquent-ils parfois la diversité des couleurs, surtout quand celles-ci devaient suggérer ou imiter les tissus précieux comme des brocarts d’or et d’argent dans les vêtements de personnages. Les tapisseries héraldiques, pour lesquelles, par définition, la couleur est indispensable, correspondaient à une production très spécifique. La lecture des marchés de couvertures de mulets ou de tapisseries armoriées, qui constituaient un débouché important pour les lissiers parisiens, est significative : l’intérêt pour la couleur ressort de l’exigence de qualité des teintures. Fig. 4 - Robert Peigné, Armoiries des États de Bretagne, 1585, Rennes, archives départementales d’Ille-et-Vilaine. En outre, il semble que les petits « pourtraits » aient été en couleurs. On peut avoir une idée exacte de ce que devait être ce genre de documents grâce au modèle, à l’encre et aquarelle sur papier, conservé aux archives départementales de Rennes (fig. 4). Bien documenté, il porte au dos une quittance signée de son auteur, le peintre parisien Robert Peigné, qui le réalisa en vue de la commande de six tapisseries armoriées passée à Paris en 1586 par les États de Bretagne. Au vu de la simplicité et de l’aspect répétitif des motifs héraldiques à reproduire, l’utilisation de la couleur dans les modèles de petites dimensions peut sembler paradoxale : elle ne paraît pas dépendre de l’intérêt pictural du sujet représenté.

 

 

Audrey Nassieu Maupas, Peintre et lissiers à Paris dans la première moitié du xvie siècle, thèse de doctorat de l’École pratique des Hautes études, sous la direction de Guy-Michel Leproux, 2006, t. I, p. 154-155. Voir, par exemple, les nombreux documents d’archives concernant la tapisserie publiés par Catherine Grodecki, Documents du Minutier central des notaires de Paris. Histoire de l’art au xvie siècle (1540-1600), Paris, 1985, t. I, ou par Jules Guiffrey, Artistes parisiens des xvie et xviie siècles. Donations, contrats de mariage, testaments, inventaires, etc. tirés des insinuations du Châtelet de Paris, Paris, 1915. C. Grodecki, Documents du Minutier…, op. cit. à la note 7, nos 376, 424, 425. Rennes, Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, C 2897 (1).

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Cependant, même si les couleurs n’apparaissent pas au premier stade de l’élaboration, on ne peut exclure que les peintres aient dû, pour les cartons à grandeur, prendre en compte des recommandations orales de la part des commanditaires. En tout état de cause, il est logique d’envisager le rôle du peintre cartonnier dans le choix et l’application des couleurs, et donc, a contrario, de connaître la marge de manœuvre laissée au lissier dans ce domaine. Cela nécessite en parallèle de tenter d’évaluer le degré de précision des cartons à grandeur. Les archives, en particulier les marchés de tapisseries, montrent que ceux-ci contenaient les indications de couleurs. Elles étaient contraignantes pour les lissiers qui devaient, comme il est souvent précisé, respecter intégralement le carton. On peut toutefois se demander à quoi correspondaient, matériellement, ces indications. On ne conserve actuellement, pour la production française, aucun carton de tapisserie, en tout cas reconnu comme tel d’une manière certaine. Il est tout de même possible de tenter des comparaisons avec la façon dont procédaient les ateliers flamands, car les pratiques nordiques n’étaient pas fondamentalement différentes. Il faut donc se demander si ces indications de couleurs ne se réduisaient pas à de simples inscriptions, comme c’est le cas pour le carton de la Décollation de saint Paul, conservé au musée de la Ville de Bruxelles. Il est attribué à Pierre Coeck Van Aeslt et n’est pas entièrement peint : il comporte simplement quelques rehauts de rouge et de vert, ainsi que quelques inscriptions en flamand sur le carton qui précisent certaines couleurs, comme « gout » (or), « blaeuw » (bleu) ou « grys » (gris). Mais ce cas semble exceptionnel, car on connaît de nombreux autres cartons totalement peints pour des tentures tissées dans les ateliers bruxellois, comme ceux de Raphaël pour les Actes des Apôtres, ou encore les deux cartons de la série des Fructus Belli du Musée du Louvre. À Paris, quand Cousin reçut la commande pour les cartons de Langres en 1543, il accepta de les réaliser «  de couleurs achevées et prestes pour servir de patrons  ». Cette expression sous-entend qu’il était habituel que les couleurs figurent sur les cartons. En outre, ceux de Saint Mammès étaient complets, puisqu’ils comprenaient également les bordures. En 1549, pour les cartons de la Vie de saint Germain, il était précisé que Cousin devait utiliser une technique qualifiée de « colle destrampé ». Or, ce terme de « détrempe » désigne précisément l’emploi de colle animale pour lier les pigments. Ces quelques informations nous apprennent indubitablement que le cartonnier était bien celui qui appliquait les couleurs. Tout porte à croire que les lissiers, en revanche, n’étaient que des exécutants. Comme cela a été constaté par ailleurs, les meilleurs d’entre eux devaient être capables de transposer fidèlement un carton. Cela nécessitait un grand savoir-faire, car ils n’avaient à leur disposition que peu de nuances de couleurs pour les fils de laine et de soie. Ils devaient donc travailler au moyen de

    

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A. Nassieu Maupas, Peintres et lissiers…, op. cit. à la note 6, p. 146-148. Guy Marlier, La Renaissance flamande. Pierre Coeck d’Alost, Bruxelles, 1966, p. 318. M. Roy, Artistes et monuments…, op. cit. à la note 1, p. 50-51. Ibid., p. 71. A. Nassieu Maupas, Peintres et lissiers…, op. cit. à la note 6, p. 229-230.

la couleur dans la tapisserie en france au xvi e siècle

hachures pour représenter les dégradés. Mais une tapisserie réussie techniquement peut refléter le style d’un peintre cartonnier sans trop le trahir. La comparaison entre deux œuvres d’échelle différente en témoigne : le gouverneur de Cappadoce auquel se livre saint Mammès dans la tapisserie du Louvre (fig. 1) reprend précisément le personnage de Faustus dans le dessin de L’Adoption de saint Mammès par la veuve Amya (fig. 2). Même une fois agrandi et tissé, un type physique caractéristique d’un peintre reste identifiable. Les couleurs d’une tapisserie ne procèdent donc pas du tissage, si ce n’est par certains côtés techniques propres à cet art. Il n’est ainsi pas justifié d’utiliser l’argument des coloris pour attribuer à un atelier particulier la réalisation d’une tapisserie. La Vie de saint Mammès, par exemple, a été tissée par deux lissiers parisiens, Pierre Blassé et Jacques Langlois, dont les carrières sont bien documentées par ailleurs. Il n’est pourtant pas possible de porter à leur crédit, sans preuve, d’autres tentures aux teintes similaires, comme l’Histoire de Diane . Il est vrai, cependant, que l’examen de la production picturale issue du milieu parisien autour du milieu du siècle laisse deviner la diffusion d’un goût certain pour des œuvres présentant une gamme chromatique assez restreinte, à base d’ocres plus ou moins clairs, de bruns, de verts et de bleus, avec quelques touches de rouge parfois. Ces coloris tranchent avec ceux, plus vifs et à dominante rouge, qui caractérisent la production médiévale et du début de la Renaissance. Deux des pièces encore conservées de la série, célèbre à l’époque, de l’Histoire de Lérian et Lauréolle témoignent de ce contraste : les Retrouvailles de Lauréolle et de sa mère présente une prépondérance du rouge, alors que l’Inflexibilité du Roi de Macédoine est plutôt fondée sur des tons verts, bruns et jaunes. Ces tapisseries appartiennent à deux suites différentes et leurs cartons respectifs, qui sont issus des mêmes modèles, ne sont pas forcément de la même main. Outre cette dernière pièce et les Tentures de saint Mammès et de Diane, on retrouve ces coloris dans un certain nombre de tapisseries, comme celles représentant des scènes figurées dans un médaillon ovale sur fonds de motifs à grotesques, ou encore les trois pièces de l’Histoire de Psyché conservées au château de Cadillac. Ces teintes froides, rehaussées de touches de rouge, se remarquent également dans la peinture parisienne de l’époque : on peut citer à titre d’exemples

 

  

Nello Forti Grazzini, « Deux tapisseries retrouvées de la tenture de l’Histoire de Diane », Revue des musées de France. Revue du Louvre, 2007, n° 4, p. 41-60. Sans pour autant généraliser cette tendance, on peut la mettre en rapport avec le développement des grisailles et des semi-grisailles dans les domaines du vitrail et du manuscrit à la même époque, évoqué dans la communication de Maxence Hermant. Il faut cependant rester prudent sur les couleurs actuelles des tapisseries de la Renaissance qui ont pu faner. En effet, une tenture comme la Vie de saint Mammès, où sont représentées les armes de son commanditaire et donc ses attributs de cardinal, devait comporter du rouge très clair (ce que confirme l’examen de l’envers de certaines pièces de cette époque). Cette couleur en particulier ne tenait vraisemblablement pas, puisque avec le temps elle a viré au beige. Les contemporains devaient le savoir, comme le montrent les nombreuses clauses, surtout dans les marchés de tapisseries armoriées, concernant l’emploi d’une teinture rouge de qualité. Ces deux pièces sont conservées au musée national du Moyen Âge.

Fabienne Joubert, La tapisserie médiévale au musée de Cluny, Paris, 1987, p. 127-134. Par exemple au Musée des Arts décoratifs de Paris, au Musée des Tissus de Lyon ou au Mobilier national.

183

audrey nassieu maupas

la toile de Diane et Actéon ou même le panneau de l’Eva Prima Pandora de Cousin, tous deux au Musée du Louvre. Les tableaux qui s’inspirent des compositions de ce dernier montre les mêmes valeurs chromatiques, comme le Martyre de saint Mammès conservé à Nolay (fig. 5). La comparaison avec certains vitraux proches de l’art de Jean Cousin confirme ces observations : c’est le cas pour l’Auguste et la Sibylle de Tibur, dans la baie d’axe de la chapelle du château de Fleurigny, dans l’Yonne, la Piscine probatique du chœur de l’église Saint-Gervais-Saint-Protais à Paris, ou le Serpent d’airain de l’église Saint-Étienne-du-Mont à Paris. Ces quelques pistes de réflexion sur l’emploi des couleurs dans la tapisserie de la Renaissance confirment en définitive l’importance de l’étape de l’exécution des cartons à grandeur dans ce domaine particulier et, en général, le rôle primordial du peintre.

Fig. 5 - Martyre de saint Mammès, 2e moitié du xvie siècle, Nolay (Côte-d’Or),

église Saint-Martin.

 

184

Nolay (Côte-d’Or), église Saint-Martin. Le soubassement de la baie, ainsi que la lancette de gauche, ne sont pas d’origine.

Du mur à la toile 

ou comment imiter le chromatisme de la Cène de Léonard de Vinci Laure Fagnart F.R.S.-FNRS / Université de Liège

Chef-d’œuvre de la peinture occidentale, la Cène (fig. 1) que Léonard de Vinci réalise entre 1494 et 1498 dans le réfectoire du couvent Santa Maria delle Grazie à Milan connaît une renommée immédiate et continue depuis plus de six siècles. En témoignent les innombrables copies et dérivations qui en ont été exécutées, de tout temps, dans différentes techniques et avec plus ou moins de déférence. Ces œuvres ont déjà fait l’objet d’études nombreuses, notamment à l’occasion de l’exposition que Pietro C. Marani a organisée en 2001 au Palazzo Reale de Milan. Toutefois, jusqu’à présent, la question de la reproduction des couleurs du Cenacolo a peu retenu l’attention des historiens de l’art. Il s’agit pourtant là d’une donnée fondamentale : la plupart des copies fidèles qui ont été réalisées au xvie siècle – comme celle de la Royal Academy of Arts de Londres ou celle conservée à l’abbaye de Tongerlo, près d’Anvers (fig. 2), deux œuvres attribuées à Giampietrino, l’un des élèves de Léonard, et datées des années 1515-1520 – présentent un chromatisme comparable à la peinture murale milanaise. Les couleurs constituent ainsi l’une des composantes du modèle que les copistes s’attachent à reproduire, au même titre que les dimensions, l’expression des apôtres ou la nature morte éparpillée sur la nappe. Ce n’est en fait guère étonnant : dans le premier tiers du xvie siècle, quand ils commandent une copie de la Cène, les amateurs exigent une œuvre fidèle. À cet égard, l’acte par lequel on apprend que le trésorier français Antoine Turpin demande en mai 1503 une copie du Cenacolo à Bramantino, est particulièrement significatif. Le document précise en effet que le peintre, qui recevra cent écus pour exécuter le travail, devra « reproduire ou faire reproduire le repas des douze apôtres peint dans le réfectoire du monastère […], et ce de manière tout à fait semblable à la dite peinture ». Malheureusement, seul l’acte de com-

  

Les études sur la Cène de Léonard sont innombrables. Pour une synthèse et la bibliographie antérieure, Pietro C. Marani et Pinin Brambilla Barcilon, Leonardo. L’Ultima Cena, Milan, 1999. Il Genio e le Passioni. Leonardo e il Cenacolo. Precedenti, innovazioni, riflessi di un capolavoro, Pietro C. Marani (éd.), cat. exp., Milan, Palazzo Reale, Milan, 2001. «  Retrahere seu retrahi facere mensam duodecim apostolorum depinctam in refectorio monasterii […] ad similitudinem dicte picture », Milan, Archivio di Stato, Fondo Notarile, notaire Francesco Moriggi, f. 6190, 29 mai 1503, acte publié par Janice Shell et Grazioso Sironi, « Documents for copies of the Cenacolo and the Virgin 185

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mande témoigne de l’existence de cette copie. Ni son histoire ultérieure, ni sa qualité d’exécution, ni son degré de fidélité à l’original, notamment à son chromatisme, ne sont connus. Mais comment les élèves de Léonard, qui sont les auteurs de la plupart des versions fidèles et anciennes du Cenacolo, ont-ils procédé ? Comment sont-ils passés du mur à la toile ? Comment ont-ils reproduit l’original, spécialement ses couleurs ? Des gravures, réalisées d’après la Cène quelques années seulement après la fin de son exécution, ont servi d’intermédiaires pour exécuter plusieurs copies peintes. Quatre estampes, toutes milanaises et quasiment contemporaines de l’original, nous sont parvenues. La première date de la fin du xve siècle. Malgré la fidélité de la reproduction, quelques variantes sont à mentionner : les tapisseries ne sont pas imitées ; le format carré de l’estampe induit une perspective plus étroite et une disposition des apôtres plus serrée ; au centre de la table est accroché un cartel portant l’inscription « Amen Dico Vobis Qvia unus/Vestrvm me traditurus est ». La deuxième copie gravée de la Cène est attribuée au milanais Giovan Pietro Birago (fig. 3). Alors que son format rectangulaire est conforme à celui de l’original, elle présente les mêmes différences par rapport au modèle que la gravure précédente. En outre, un chiot, symbolisant la fidélité et donc, par contraste, la félonie de Judas, a été ajouté aux pieds de Simon. Comme en témoigne un dessin de Rembrandt, datant de 1635 environ et conservé au Metropolitan Museum of Arts de New York, la diffusion de l’œuvre de Birago est bien attestée. On le sait, l’artiste hollandais n’a jamais séjourné en Italie. En revanche, comme l’indique un inventaire de ses biens dressé en 1656, il possédait une collection de dessins et de gravures d’artistes italiens. Et, puisqu’il a reproduit, à l’avant-plan droit de la feuille, le chien qui ronge un os, on peut supposer qu’il avait acquis la gravure de Birago avant de l’imiter. La correspondance d’Abraham Ortelius confirme également que des estampes reproduisant la Cène de Léonard ont largement circulé au nord des Alpes : dans une lettre datée du 4 août 1580, son ami Georges Braun lui demande de lui faire parvenir une gravure du Cenacolo. La troisième estampe milanaise qui nous est parvenue comprend un chat.



  

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of the Rocks by Bramantino, Marco d’Oggiono, Bernardino de Conti and Cesare Magni », Raccolta Vinciana, XXIII, 1989, p. 109-111 ; commenté par Luisa Cogliati-Arano, « A proposito del Bramantino », Arte Lombarda, 86-87, 1988, p. 36-42, et par Laure Fagnart, Léonard de Vinci en France. Collections et collectionneurs (xve-xviie siècles), Rome, 2009, p. 154-156. Arthur M. Hind, Early Italian Engraving. A critical catalogue with complete reproduction of all the prints described, V, Londres, 1948, p. 88 et 89, n°9-11, et VI, 1948, planches 616-619 ; Leonardo e l’incisione. Stampe derivate da Leonardo e Bramante dal XV al XIX secolo, Clelia Alberici (éd.), cat. exp., Milan, Castello Sforzesco, Milan, 1984, p. 59-61 ; Mark J. Zucker, The Illustrated Bartsch. Early Italian Masters, 24/4, New York, 1999, p. 107-111, n°001 ; Il Genio e le Passioni …, op. cit. à la note 2, P. C. Marani (éd.), p. 172-177, n°42-45, et L. Fagnart, Léonard de Vinci en France …, op. cit. à la note 3, p. 172 et 173. Leonardo’s Last Supper : Precedents and Reflections, David Alan Brown (éd.), cat. exp., Washington, National Gallery of Art, Washington, National Gallery of Art, 1983, cat. 15. Kenneth Clark, Rembrandt and the Italian Renaissance, New York, 1966, p. 193-209 ; Emmanuel Starcky, Le cabinet des dessins. Rembrandt. Les figures, Paris, 1999, p. 108-119. Abraham Ortelius, Abrahami Ortelii et virorum eruditorum ad eundem et ad Jacobum Colium Ortelianum Epistulae. Cum aliquot aliis epistulis et tractatibus quibusdam ab utroque collectis (1524-1628), Jan Hendrick Hessels (éd.), Cambridge, Typis Academiae, 1887, p. 230-232, n°96.

comment imiter le chromatisme de la cène de léonard de vinci

Fig. 1 - Léonard de Vinci, La Cène, entre 1494 et 1498, Milan, Réfectoire du couvent Santa Maria delle Grazie.

Fig. 2 - Atelier de Giampietrino, La Cène, vers 1520, Tongerlo, Abbaye.

Fig. 3 - Giovan Pietro Birago, La Cène, fin du xve siècle, Vienne,

Graphische Sammlung der Albertina (inv. 1942/57 H.9).

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Par ailleurs, des rosettes décorent les caissons du plafond, et des portes surmontées de médaillons montrant la Vierge et l’ange de l’Annonciation remplacent les tapisseries. La dernière gravure est celle qui s’individualise le plus par rapport à l’original : à l’avant-plan, on trouve une souris et le mur du fond du cénacle est percé d’une double colonnade, avec trois arcs en plein cintre, au travers desquels se déploie un paysage parsemé de constructions. Ces quatre estampes – toutes monochromes – ne comportent quasiment aucune indication de couleurs. Seules des hachures parallèles et/ou entrecroisées suggèrent quelques nuances chromatiques. Ces traits, plus ou moins profonds et, donc, plus ou moins chargés d’encre, établissent une gradation entre des zones plus foncées et d’autres plus claires, la superposition de hachures faisant en outre apparaître des parties presque entièrement noires. Dans certains cas, par exemple dans la gravure de Birago, les zones davantage hachurées correspondent aux couleurs les plus foncées de l’original. Ainsi, comme à Milan, le drapé qui couvre le vêtement de Barthélemy est plus sombre que l’habit de son voisin, Jacques le Majeur. De même, le drapé qui rehausse le vêtement du Christ est, dans la gravure, plus foncé que le reste de son habit, comme pour montrer que, dans le modèle, Jésus est dépeint avec un vêtement bicolore. Toujours est-il que ces gravures, même si elles ont pu transmettre certaines indications permettant d’imiter le chromatisme du Cenacolo, sont en noir et blanc. De ce fait, elles constituent des intermédiaires sommaires pour copier minutieusement les couleurs de l’original. Les artistes ont nécessairement dû recourir à d’autres outils pour les reproduire. Pour définir ces outils, au moins en partie, nous voudrions interroger une série de dessins conservés au Cabinet des estampes et des dessins des Musées de Strasbourg (inv. 295, fig. 4). En effet, à nos yeux, ces 

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George Dehio, « Zu den Kopien nach Lionardos Abendmahl », Jahrbuch der Königlich Preussichen Kunstsammlungen, 17, 1896, p. 181-185 (les dessins y sont attribués à Giovanni Antonio Boltraffio et considérés comme des feuilles réalisées d’après les cartons dont Léonard se serait lui-même servi pour exécuter la peinture murale) ; Hans Klaiber, « Die Straßburger Kopien nach Leonardos Abendmahl », Monatshefte für Kunstwissenschaft, IV, 1911, p. 231-234 ; Dessins et manuscrits de Léonard de Vinci, cat. exp., Tours, Musée des Beaux-Arts, Amboise, 1956, p. 68 et 69, nos  52 à 57 ; Emil Möller, Das Abendmahl des Lionardo da Vinci, Baden-Baden, 1952, p. 93-103 (l’exécution des dessins, toujours attribués à Boltraffio, y est liée à la réalisation de copies que commandèrent des Français en 1499, à l’occasion de la conquête du duché de Milan. Pour l’auteur, ces feuilles ont été exécutées d’après la peinture murale ou d’après les cartons du maître, encore conservés dans son atelier) ; Alain Roy et Paula Goldenberg, Les peintures italiennes du musée des Beaux-Arts, xvie, xviie et xviiie siècles, Strasbourg, 1996, p. 22 et 23 (Alain Roy reprend la thèse d’Emil Möller) ; Cristina Geddo, « Disegni leonardeschi dal Cenacolo. Un nuovo nome per le teste di Strasbourg », dans Tutte le opere non son per istancarmi. Raccolta di scritti per i settent’anni di Carlo Pedretti, Fabio Frosini (éd.), Rome, 1998, p. 159-172 (les dessins y sont attribués à Giampietrino sur la base des liens qu’ils entretiennent avec la copie de la Royal Academy of Arts de Londres) ; P. C. Marani et P. Brambilla Barcilon, Leonardo…, op. cit. à la note 1, p. 27 ; Maria Teresa Fiorio, Giovanni Antonio Boltraffio. Un pittore milanese nel lume di Leonardo, Milan, 2000, p. 202 et 203 (les dessins y sont exclus du catalogue de l’œuvre de Boltraffio, l’auteur les estime trop faibles pour relever de sa production et propose de poursuivre la piste en faveur d’une attribution à Giampietrino) ; Il Genio e le Passioni…, op. cit. à la note 2, P. C. Marani (éd.), p. 192-195, cat. nos 54-59. Une seconde série de dessins montre les bustes des apôtres de la Cène. Provenant du château de Weimar, ils sont aujourd’hui dispersés dans plusieurs collections américaines. Longtemps considérés comme des copies réalisées au xviiie siècle à partir de la série de Strasbourg, les dessins sont aujourd’hui datés du début du xvie siècle et

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feuilles – exécutées au crayon, repassé à la pierre noire et à la sanguine, avec des rehauts de pastel coloré, c’est-à-dire selon un procédé qui permet justement d’enregistrer des couleurs – proposent une solution au problème que pose le recours à un intermédiaire en noir et blanc. La série de dessins de Strasbourg compte aujourd’hui six feuilles  d’environ 56 centimètres de haut sur 43 centimètres de large, reproduisant le buste du Christ et ceux des cinq apôtres, qui, à Santa Maria delle Grazie, sont assis à la droite de Jésus, c’est-à-dire Jean, Pierre, Judas, André et Jacques le Mineur. L’histoire des feuilles est relativement bien connue  : elle remonte au xviie siècle quand, en 1646, la série, alors complète, est mentionnée, avec une attribution à Léonard, dans la collection du comte milanais Galeazzo Arconati qui, on le sait, posséda d’autres œuvres alors estimées de la main du maître italien. En 1726, les feuilles sont vendues à la famille vénitienne Sagredo. Plus tard, elles passent chez le londonien Robert Udny, qui les acquiert par l’intermédiaire de son frère, consul à Venise. En 1803, à la mort du collectionneur anglais, la série entre dans les collections impériales de Saint-Pétersbourg. Après la mort de Catherine II et celle de Paul  Ier, Samuel Woodburn achète les dessins, avant de les vendre au duc d’Hamilton, qui les cède à son beau-frère, Edward Adolphus Seymour, et, celui-ci, à son fils aîné. En 1890, chez Christie’s, sa famille met six feuilles en vente. En 1892, l’acheteur, le peintre Charles Fairfax Murray, les vend à Wilhelm Bode qui les lègue aux Musées de Strasbourg.

Fig. 4 -  Attribué à Giampietrino, Buste du Christ de la Cène, début du xvie siècle, Strasbourg, Cabinet des estampes et des dessins.

associés à la production de Giovanni Antonio Boltraffio. À leur propos, E. Möller, Das Abendmahl des Lionardo da Vinci…, op. cit. à la note 8, p. 103-108 ; Leonardo’s Last Supper…, op. cit. à la note 5, D. A. Brown (éd.), cat. 6 et 7 ; Sixteenth-century Italian drawings in New York collections, William M. Griswold et Linda Wolk Simon (éds), cat. exp. New York, The Metropolitan Museum of Art, New York, 1994, p. 51-53 ; M. T. Fiorio, Giovanni Antonio Boltraffio…, op. cit. à la note 8, p. 168 et 169 et P. C. Marani (éd.), Il Genio e le Passioni…, op. cit. à la note 2, p. 196-198, cat. nos 60-64.

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La destination originale des dessins de Strasbourg est incertaine. Il s’agit toutefois de feuilles autonomes, et non de cartons. On ne décèle en effet aucune trace de perforations qui pourraient faire état du report des motifs. De plus, contrairement à ce qui a parfois été dit, notamment par Alain Roy , ces œuvres n’ont pas été réalisées à partir des dessins préparatoires ou des cartons de Léonard. Nous sommes face à des copies exécutées d’après la peinture murale achevée, voire d’après les premières copies peintes du Cenacolo : les apôtres apparaissent dans des attitudes comparables à celles visibles à Milan et certains détails qui couvrent plusieurs figures de la composition permettent d’exclure qu’il s’agisse de dessins réalisés au moment où l’original était en cours d’élaboration. L’exécution des apôtres de Strasbourg est donc quasiment contemporaine de la fin de l’exécution de l’original. Les six dessins, que nous avons examinés en février 2009, sont en mauvais état de conservation : marouflés sur toiles, ils présentent non seulement d’anciennes traces d’eau et d’huile, mais aussi des repeints importants à la gouache qui, tant bien que mal, masquent perforations, lacunes et déchirures. Puisque les dessins de Strasbourg ont été exécutés en utilisant le pastel – procédé d’origine française alors rarement utilisé en Italie –, on les a associés au commentaire qu’en donne Giovan Paolo Lomazzo. Dans le Trattato dell’arte della pittura, scoltura e architettura qu’il publie à Milan en 1584, le théoricien indique que Léonard utilise « un certo altro modo di colorare che si dice a pastello, il quale si fa con punte composte particolaremente in polvere di colori che tutti si possono comporre. Il che si fa in carta, e molto fu usato da Leonardo da Vinci, il qual fece le teste di Cristo e de gl’apostoli a questo modo, eccellenti e miracolose, in carta. Ma quanto è difficile il colorire in questo nuovo modo, tanto è egli facile a guastarsi ». Les propos de Lomazzo sont d’une telle précision qu’il est difficile de croire qu’il n’a pas possédé, ou vu, des œuvres de ce type. Pourtant, aucun dessin de Léonard ne correspond à ces « têtes » : les études pour la Cène qui nous sont parvenues ont été réalisées à la pierre noire ou au fusain, et non au pastel. De même, le Portrait d’Isabelle d’Este (Musée du Louvre, inv. MI753), dont on a souvent dit qu’il avait été exécuté au pastel, a été esquissé « aux deux crayons », soit en combinant la pierre noire et la

   



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Il Genio e le Passioni…, op. cit. à la note 2, P. C. Marani (éd.), p. 192. A. Roy et P. Goldenberg, Les peintures italiennes du musée des Beaux-Arts…, op.cit. à la note 8, p. 22. M. T. Fiorio, Giovanni Antonio Boltraffio…, op. cit. à la note 8, p. 202. « Une différente manière de colorier, que l’on appelle pastel, manière qui se pratique avec des pointes composées en particulier de couleurs en poudre, et toutes ces couleurs [ou ces poudres] peuvent être combinées les unes avec les autres. On pratique cette technique sur papier, et Léonard de Vinci l’a souvent utilisée, il a réalisé de cette manière les têtes du Christ et des apôtres, excellentes et relevant du miracle, sur papier. Mais autant il est malaisé de colorier de cette nouvelle façon, autant il est aisé que les œuvres ainsi réalisées se détériorent ». Giovan Paolo Lomazzo, Trattato dell’arte della pittura, scoltura e architettura, Milan, Gottardo da Ponte et Pietro Tini, 1584 (Gian Paolo Lomazzo. Scritti sulle arti, II, Roberto Paolo Ciardi (éd.), Florence, 1973-1974, p. 170). Les bâtons de pastel s’obtiennent en effet en mélangeant de la poudre de couleur à un liant. À ce propos, André Béguin, Dictionnaire technique et critique du dessin, Bruxelles, 1978, p. 184, 320 et 321, 422-426 et 448-451. P. C. Marani et P. Brambilla Barcilon, Leonardo …, op. cit. à la note 1, p. 26. La Tête de Christ de la Pinacoteca di Brera de Milan (Reg. Cron. 862) est le seul dessin au pastel qui peut être associé au témoignage de Lomazzo, mais son authenticité est très contestée.

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sanguine. En revanche, on trouve des dessins au pastel dans la production de certains leonardeschi, notamment dans celle de Giovanni Antonio Boltraffio, auquel les apôtres de Strasbourg ont d’ailleurs longtemps été attribués. Toujours est-il que, comme le démontrent le témoignage de Lomazzo et l’utilisation du pastel chez les leonardeschi, le maître s’est intéressé à cette nouvelle manière de dessiner. Un autre fait en témoigne : dans le Promemoria Ligny – un aide-mémoire rédigé sur le folio 669r (ex 247r-a) du Codex Atlanticus –, Léonard enregistre des recettes qu’il vient de découvrir par l’intermédiaire du miniaturiste français Jean Perréal : « Piglia da Gian di Paris il modo de colorire a secco e ’l modo del sale bianco e del fare le carte impastate, solie in molti doppi, e la sua cassetta de’ colori. Impara la tempera delle cornage. Impara a dissolvere la lacca gutta ». La datation de ces quelques lignes ne fait pas l’unanimité. Léonard les a-t-il rédigées en 1494, au moment de l’expédition italienne de Charles VIII, ou en 1499, quand Louis XII conquiert le Milanais ? Nous penchons en faveur de la première hypothèse. Comme l’a montré Carlo Pedretti, originalement, le folio sur lequel est écrit le Promemoria Ligny était associé au folio 218r-b du Codex Atlanticus, sur lequel le maître a reporté des calculs et des esquisses relatives à des « fontaines à vin et à eau ». Ces mêmes éléments se retrouvent sur le verso du folio 669 (ex 247v-a). Or, en mars 1494, à l’occasion de l’entrée royale de Charles VIII et d’Anne de Bretagne à Lyon, Jean Perréal a érigé de telles fontaines. En outre, nous avons trouvé mention de la même technique à utiliser lorsqu’il s’agit de colorier à sec dans un autre manuscrit de Léonard, le Codex Forster II (folio 159), que l’Italien rédige aux environs de 1495-1497, soit avant que Louis XII ne conquière le Milanais : « Per fare punte da colorire a secco, tempera con un po’ di cera e non cascherà. La qual cera dissolverai con acque che, temperata la biacca, essa acqua stillata se ne vada in fumo e rimanga la cera sola, e fara’ bone punte. Ma sappi che ti bisogna macinare i colori colla pietra calda ». Les dessins de Strasbourg permettent également, nous semble-t-il, d’assigner une datation précoce au Promemoria Ligny. Ils témoignent des débuts de l’utilisation du pastel en Italie, quand

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 

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Léonard de Vinci. Dessins et manuscrits, Françoise Viatte & Varena Forcione (éds), cat. exp., Paris, Musée du Louvre, Paris, 2003, p. 185-189, et Maria Teresa Fiorio, « La cassetta de’ colori di Jean Perréal », dans L’opera grafica e la fortuna critica di Leonardo da Vinci, Pietro C. Marani, Françoise Viatte & Varena Forcione (éds), atti del convegno internazionale (Musée du Louvre, 16-17 mai 2003), Florence, 2006, p. 17-36, spécialement p. 23. Sur les relations entre Léonard et Jean Perréal, L. Fagnart, Léonard de Vinci en France …, op. cit. à la note 3, p. 20-23. « Prends de Jean de Paris la manière de colorier à sec, la manière du sel blanc et de faire les papiers teintés couchés en rame, et sa boîte de couleurs. Apprends la détrempe pour les carnations [ ?]. Apprends à dissoudre la laque ». Edoardo Villata, Leonardo da Vinci. I documenti e le testimonianze contemporanee, Milan, 1999, n°141. L. Fagnart, Léonard de Vinci en France …, op. cit. à la note 3, p. 21. « Comment faire des crayons pour colorer à sec. Fixe [la couleur en poudre] avec un peu de cire pour qu’elle ne s’émiette pas. Il faudra dissoudre cette cire avec de l’eau, pour que, quand tu l’auras mêlée avec de la céruse, l’eau distillée s’en aille en vapeur et qu’il ne reste que la cire, et cela donnera de bons crayons. Mais sache qu’il faut moudre les couleurs avec une pierre chaude ». Leonard de Vinci, I codici Forster del Victoria and Albert Museum di Londra. Edizione in facsimile sotto gli auspici della commissione nazionale vinciana. Trascrizione diplomatica e critica di A. Marinoni, II, Florence, 1992, p. 136.

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le procédé est encore utilisé conjointement à la technique du dessin aux « deux crayons ». En effet, dans les bustes des apôtres strasbourgeois, la pierre noire et la sanguine sont associées à des rehauts de pastel – par exemple, jaune dans le vêtement de Jacques le Mineur ou rose dans l’habit du Christ. Or, le recours à un véritable dessin en couleur, et non plus à un dessin au crayon noir rehaussé exclusivement de sanguine et de craie blanche, pouvait permettre d’enregistrer la large gamme chromatique des couleurs de la Cène. Aussi est-il probable que Léonard ait été particulièrement attentif à cette nouvelle manière de dessiner, venue de France, et ce dès les environs de 1494, c’est-à-dire au moment où il conçoit le Cenacolo et où ses élèves se demandent quelles solutions devront être mises en œuvre afin de reproduire les couleurs de l’original quand il s’agira de le dupliquer. Dans le cas des copies fidèles de la Cène de Léonard, le pastel semble donc résoudre – au moins en partie – le problème de la reproduction des couleurs de l’original, contournant de ce fait les lacunes qu’offre en ce domaine la gravure en noir et blanc.

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Façades peintes

polychromes : la vague florentine de 1575

Antonella Fenech Kroke Université de Paris I Panthéon Sorbonne

Parmi les nombreuses urbes pictæ d’Italie, ce ne sont pas des villes polychromes célèbres comme Venise, Trente ou encore Gênes, mais bien une ville à l’apparence monochrome comme Florence qui est l’occasion d’évoquer la relation qui unit la couleur à l’architecture. En effet, Florence devient une ville polychrome seulement à partir de 1575, donc très tardivement par rapport aux autres cas italiens. La spécificité chronologique et géographique, le caractère privé de la commande, l’originalité technique sont autant d’éléments qui définissent la particularité florentine dans ce domaine. Si les palais aux façades en pierre de taille composent au xvie siècle une partie de la scénographie urbaine florentine, ils ne représentent pas la majorité des édifices résidentiels de prestige. Ce sont les palais aux façades enduites qui prédominent ; et c’est la façade enduite, moins prestigieuse et moins riche du point de vue de ses matériaux, qui s’anoblit et s’enrichit par l’application de la couleur.





Parmi les études consacrées à la décoration non-architecturale des façades florentines, nous signalons principalement  : Christel et Gunther Thiem, Toscanische Fassaden-Dekoration in Sgraffito und Fresco  : 14 bis 17 Jahrhundert, Munich, 1964 ; Charles Davis, « Frescoes by Vasari for Sforza Almeni “Coppiere” to Duke Cosimo I », Mitteilungen des Kunsthistorisches Institut von Florenz, 24, 1980, p. 127-202 ; Graffiti, affreschi, murales a Firenze, cat. exp., Florence, 1993 ; Cristina Danti, « Il restauro della facciata dipinta da Giovanni Stalf su disegno di Francesco Salviati nel Palazzo Mellini Fossile a Florence », OPD Restauro, 9, 1997, Florence, p. 127-135 ; Erkinger Schwarzenberg, « Alla ricerca di Francesco Salviati a Palazzo Mellini Fossi », OPD Restauro, 8, 1996, p. 137-140 ; Antonella Fenech, Les façades à fresque et à sgraffito des palais privés florentins au xvie siècle, mémoire de maîtrise sous la dir. de Ph. Morel, Université Paris 1, 2000 ; Antonella Fenech Kroke, « Florentia Picta. Décor de façade et courtisanerie au xvie siècle », Histoire de l’Art, 55, 2004, p. 55-69.  Il ne sera toutefois pas question de la couleur en tant que badigeon, ni d’incrustations de marbres et de pierres colorés ; de ce fait, dans notre analyse, le terme « couleur » se superpose au terme « peinture ».

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antonella fenech kroke

Florence 1575 L’année 1575 est marquée, à Florence, par un engouement particulier pour les façades polychromes. Le chroniqueur Agostino Lapini en témoigne dans son Diario, où il note que, quelques jours avant la Saint-Jean, les premières cinq façades peintes de la ville furent dévoilées. Et in questo 1575, pochi giorni innanzi la festa di S. Giovanni, si scoperse la prima facciata dipinta delle case qui in Firenze, che fu quella che è nella Vigna che è de’ Nunziati artefici, e la 2.a fu quella del Mellino da Santa Croce, dove è la storia di Perseo, dipinta medesimamente a colori. E la 3.a fu quella di Simone Corsi che è vicina alla colonna di S. Trinita, dove sono le quattro teste di nome di grandi uomini fra le quali vi è il gran duca Cosimo de’ Medici. E la quarta fu quella che è quasi dirimpetto alla chiesa di S. Friano ; la quinta della Piazza di Madonna che fu la più bella di tutte.

Pour deux raisons cette date est particulière : premièrement, lorsque le chroniqueur parle de « la prima facciata dipinta », il faut comprendre la première façade peinte en couleurs . La décoration nonarchitecturale des façades n’était pas en effet inédite à Florence. Cependant, depuis le Quattrocento, les palais étaient ornés de décors essentiellement monochromes – sauf dans les cas particuliers que sont les peintures infamantes. Caractérisées par leur résistance aux intempéries et aux effets du temps, les techniques utilisées étaient le chiaroscuro et le sgraffito qui est « dessin et peinture à la fois », soit une technique florentine par excellence, comme on le considère habituellement . En second lieu, le caractère mémorable de cette année 1575 est dû au nombre de façades peintes. Aux cinq décorations mentionnées par Lapini, il faudra ajouter les peintures du Palazzetto Pitti, dont la datation tourne autour de 1575. Toutefois, cette saison polychrome reste très limitée dans le temps car elle s’achève avec les fresques extérieures du palais degli Antellesi (fig. 1), place Santa Croce, réalisées en 1619-1620 par une équipe dirigée par Giovanni da San Giovanni. À l’exception du témoignage de Lapini, on sait peu de chose sur ces décorations. Le palais de Simone Corsi fut construit sur la via Tornabuoni, l’un des axes les plus importants de la ville ; le projet architectural de la façade serait de Giorgio Vasari. Les fresques polychromes, aujourd’hui perdues, comprenaient quatre bustes d’hommes illustres parmi lesquels celui de Cosimo I de

 

  

   

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Agostino Lapini, Diario Fiorentino, Giuseppe Odoardo Corazzini (éd.), Florence, 1900, p. 188. En réalité, Baldinucci affirme que la façade du Palazzo Castellani, ou dei Giudici, fut décorée de grotesques polychromes en 1573 par Bernardino Poccetti ; Filippo Baldinucci, Notizie de’ professori del disegno da Cimabue in qua, Florence, III, 1688, p. 243. C. et G. Thiem, Toscanische Fassaden-Dekoration…, op. cit. à la note 1 ; A. Fenech, Florentia picta…, et Façades à fresques…, op. cit. à la note 1. Gherado Ortalli, La peinture infamante du xiiie au xvie siècle [1re éd. Rome, 1979], Paris, 1994. Dans cette technique, la paroi est recouverte de deux couches d’enduit de couleurs différentes, la première grise-noire, la seconde blanche qui, encore fraîche, est incisée avec un stylet suivant le dessin préliminaire, réalisé à l’aide d’un carton. Par ces incisions, on fait ressortir l’enduit gris sous-jacent. Giorgio Vasari, Le vite dei più eccellenti pittori scultori ed architettori, Gaetano Milanesi (éd.), Florence, 1906, I, p. 191-193. C. et G. Thiem, Toscanische Fassaden-Dekoration…, op. cit. à la note 1, p. 18. Aujourd’hui Palazzetto Bocciolini (via Santo Spirito, 15). Les fresques ont été détachées et seraient aujourd’hui conservées à l’intérieur de l’édifice. Karl Frey, Der literarische Nachlass Giorgio Vasaris, 2 vols, Munich, 1923, II, p. 886.

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Fig. 1 - Palazzo degli Antellesi, vue générale de la façade sur la place Santa Croce. Décoration à fresque par Giovanni da San Giovanni, 1619-1620.

Médicis. Un buste de Francesco I, grand-duc de Toscane à l'époque de la décoration, fut réalisé par Giambologna et placé sur le portail. On connaît encore moins les fresques de la Casa degli Altoviti ; on sait seulement qu’elles furent exécutées par Bernardino Poccetti et qu’elles furent détruites au xviiie siècle. De même, on ignore tout des fresques de la Casa de’ Nunziati, une famille d’artistes, probablement les auteurs de la décoration. Les seuls décors de 1575 qui ont survécu sont ceux du palais Benci-Mannelli (fig. 2) et du palais Mellini-Fossi (fig. 3). Le premier s’élève sur la Piazza Madonna degli Aldobrandini et il appartenait aux Benci di Sanna, famille noble philomédicéenne très impliquée dans la vie politique et intellectuelle de la ville. Sur le portail est encore visible un buste de Francesco I réalisé par Giovanni dell’Opera. Un chroniqueur anonyme du xvie siècle affirme qu’il y fut placé en remerciement pour une charge obtenue par les Benci par l’intermédiaire de Bianca Cappello, maîtresse du grand-duc. Le décor à fresques est constitué de motifs de grotesques qui encadrent des personnifications. Par les thématiques évoquées, les allégories et les emblèmes font allusion aux rapports entre le prince et le courtisan. Si au premier étage, sont encore lisibles trois vertus (l'Honneur, la Prudence et la Force) qui caractérisent de façon générique le commanditaire – dont les armoiries s’affichent au centre – ainsi que le prince, en revanche, la typologie des figures allégoriques et des médaillons de l’étage supérieur parlent de l’exercice du pouvoir et incarnent les qualités du prince juste et magnanime.

  

C. et G. Thiem, Toscanische Fassaden-Dekoration…, op. cit. à la note 1, p. 143. Marcello Vannucci, Splendidi palazzi di Firenze, Florence, 1995. A. Fenech, Florentia picta…, op. cit. à la note 1, p. 61-63.

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Fig. 2 - Palazzo Mannelli-Benci, vue de la façade sur la Piazza Madonna degli Aldobrandini. Décoration à fresque, attribuée à Bernardino Poccetti, 1575 .

Fig. 3 - Palazzo Fossi-Mellini, vue de la façade sur la via de’ Benci. Décoration à fresque attribuée à Giovanni Stolf (ou Stalf ?), 1575.

Ainsi, tout comme le buste du grand-duc, les peintures de la façade seraient un témoignage d’appartenance politique et de fidélité venant de la famille Benci envers les Médicis. Cette marque d’allégeance se manifeste également mais différemment sur la façade du palais Mellini-Fossi (fig. 3). Ici, les peintures relatant les épisodes du mythe de Persée auraient été réalisées par un peintre flamand méconnu, Giovanni Stalf ou Stolf . Il faut rappeler que la figure mythologique de Persée joue un rôle central dans l’imagerie cosimienne. Souvent choisies comme sujets des commandes artistiques princières (le Persée de Cellini en est l’exemple le plus frappant), l’origine et les vertus de ce personnage permettent de mettre en avant deux faits indispensables à la politique de légitimation médicéenne. En s’identifiant à ce héros, Cosimo s’approprie l’idée

 

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Via de’ Benci, 20. La littérature prétend que ces peintures auraient été exécutées d’après des cartons de Francesco Salviati (réalisés avant 1559, pour la décoration d’un salon intérieur) ; cependant, aucune preuve documentaire ou stylistique ne permet de corroborer cette hypothèse. Sur cette façade : Due restauri : 2003, Florence, 2003 ; Erkingen Schwarzenberg, « Alla ricerca di F. Salviati a palazzo Mellini Fossi », OPD Restauro, 1996, 8, p. 137-144.

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de la généalogie divine et de la protection que les dieux accordent à Persée. En outre, l’épisode de Méduse est exploité par le grand-duc en guise d’avertissement à l’adresse de ses adversaires politiques. De ce fait, ce personnage peut être considéré comme le manifeste du gouvernement de Cosimo I et l’utilisation de ce thème par Mellini doit être comprise comme un hommage au prince, décédé en 1574, et au nouveau couple grand-ducal – Francesco I et Jeanne d’Autriche – dont les armoiries s’affichent sur le portail du palais (fig. 4).

Fig. 4 - Palazzo Fossi-Mellini, détail des armoiries sur le portail. Décoration à fresque attribuée à Giovanni Stolf (ou Stalf ?), 1575.

Une « vague polychrome » ? Voir une simple coïncidence dans la réalisation d’au moins cinq façades polychromes au cours de l’année 1575 est historiquement improbable, en égard aux raisons qui motivent les commanditaires de tels décors. À ce propos, la comparaison avec les années du règne de Cosimo I (1537-1574) est éclairante : une véritable relation s’était dessinée entre la propagande cosimienne par les arts et la décoration (monochrome) de façades des palais privés. Au cours de cette période, la courtisanerie s’extériorise aussi dans l’art de la façade décorée. Comme sous Cosimo I, les familles qui, en 1575, font peindre à fresque les façades de leurs palais représentent les forces économiques et politiques vives de la noblesse philomédicéenne flo-

 

Corine Mandel, « Perseus and the Medici », Storia dell’Arte, 1996, n° 87, p. 168-187. A. Fenech, Florentia picta…, op. cit. à la note 1.

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rentine. Les Mellini comptaient parmi les plus proches du prince : depuis son enfance, Domenico faisait partie de la cour de Maria Salviati, la mère de Cosimo ; académicien dès 1556, il devient le biographe du duc et l’un des polygraphes de l’État. Pour sa part, Simone Corsi était l’ambassadeur du grand-duché de Toscane auprès de Pie V, un des operai de Santa Croce, et un collectionneur d’œuvres de Salviati, de Giambologna ou de Vasari, tous artistes au service de la cour. Le cas des Altoviti est bien plus complexe : famille engagée dans la vie politique florentine, depuis le xve siècle son histoire est partagée entre l’hostilité et la sympathie envers les Médicis, selon les branches de la lignée. Proche de l’opposition anti-médicéenne, après l’extinction de la branche romaine de Bindo Altoviti, la famille se range définitivement du côté des Médicis à partir de 1567. Dans son article sur le palais Mellini, E. Schwarzenberg déclare qu’à l’origine de la série de façades polychromes dévoilées en 1575 il y aurait eu une compétition entre notables pour embellir la ville. Cependant aucun document ne corrobore cette affirmation. On peut se demander si cette concentration serait liée à des festivités publiques, autres que la fête de la Saint-Jean. Aucun événement d’envergure n’est toutefois recensé à Florence en 1575. Certes, c’est une année de jubilé et d’importantes personnalités transitent par Florence, mais rien qui puisse expliquer cet engouement et cette « vague polychrome ». Les chroniqueurs contemporains, partisans ou même opposants modérés au régime médi céen , rendent compte d’une année difficile pour le nouveau grand-duc Francesco. Dans la marge de la page où il est question de nos façades polychromes, le manuscrit du Diario de Lapini comporte une annotation ; raturée, elle est presque totalement illisible, exception faite d’une date : « a dì 12 agosto ». Elle fait référence au jour du décret de mise au ban de six Florentins accusés d’être mêlés à la conjuration contre Francesco I guidée par Orazio Pucci. Si les textes contemporains sont très parcimonieux en informations, tous indiquent néanmoins que la suspicion habitait Francesco et préoccupait, à Rome, son frère Ferdinando dès 1574. Si les conjurés étaient des jeunes gens qui ne présentaient pas un véritable danger pour le régime, l’inquiétude du grand-duc était toutefois bien réelle et, comme en témoigne le journal de Bastiano Arditi, le ville entière était surveillée avec la plus grande attention, et cela fut le cas jusqu’à l’élucidation de l’affaire précisément en août 1575.

     

 

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Certains de ses membres furent impliqués dans la conjuration des Pazzi en 1474. Plus tard, Bindo Altoviti finança l’opposition républicaine des fuorusciti opposés à Cosimo I. Raphaël, Cellini & a Renaissance Banker. The Patronage of Bindo Altoviti, cat. exp., Milan, 2003, p. XI-XXII. E. Schwarzenberg, « Alla ricerca… », op. cit. à la note 19. A. Lapini, Diario, op. cit. note 3 ; Bastiano Arditi, Diario di Firenze e di altre parti delle Cristianità (1574-1579), Roberto Cantagalli (éd.), Florence, 1970. ASF, ms. 148 tergo ; A. Lapini, Diario…, op. cit. à la note 3, p. 188, note 2. B. Arditi, Diario…, op. cit. note 22 et Giuliano de’ Ricci, Cronaca (1532-1606). On connaît mieux la conjuration du même nom organisée contre Cosimo I par le père d’Orazio, Pandolfo Pucci, en 1560. Pour la conjuration de 1575, nous renvoyons à Jean Boutier, « Trois conjurations italiennes : Florence (1575), Parme (1611), Gênes (1628) », Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée, 1996, 1, p. 319-375. Ibid., p. 327-329. B. Arditi, Diario…, op. cit. à la note 22.

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Sans aller jusqu’à établir une relation directe entre la « vague polychrome » de 1575 et cette situation politique, on peut imaginer que les façades en couleurs ont pu constituer un signe de ralliement ou bien de fidélité renouvelée à l’adresse de Francesco I, exactement comme au temps de Cosimo. À cette hypothèse peut s’en ajouter une autre. Si jusqu’à cette date, la couleur ne caractérisait pas la pratique des façades peinte à Florence, elle dominait dans de nombreuses villes de Vénétie. Or c’est précisément sur la façade du palais de la Vénitienne Bianca Cappello que la couleur fait sa première apparition à Florence, dans les médaillons intégrés à la décoration à sgraffito (fig. 5) réalisée en 1574. Ce constat conduit à poser la question de l’influence de la maîtresse puis épouse de Francesco, et de la culture visuelle vénitienne en général, dans la société et les arts de Florence à la fin du Cinquecento.

Fig. 5 - Palazzo Bianca Cappello, détail d’un médaillon à fresque polychrome de la façade sur Via Maggio. Bernardino Poccetti, sgraffito et fresques polychromes, 1574-1579.

Couleur et architecture dans la théorie de l’art Il est intéressant de noter que les théoriciens de l’art de la Renaissance utilisent une métaphore physionomique en parlant de l’architecture de la façade ; Vasari écrit : « Per l’aspetto suo primo la facciata vuole avere decoro e maestà et essere compartita come la faccia dell’uomo » ; plus tard, Filippo Baldinucci ne fera que reprendre ces idées. La façade représente un dispositif architectural complexe capable de se charger d’une valeur symbolique et qui, par ses potentialités énonciatives inégalées, peut être considérée comme le lieu où l’image sociale du propriétaire s’affiche. Si la façade est métaphoriquement comparable au visage, sa mise en couleur peut donc être assimilée à un maquillage embellissant, mais capable

  

Monica Schmitter, « Odoni’s façade : the house as portrait in Renaissance Venice », Journal of the Society of Architectural Historians, 66, 3, 2007, p. 294-315. G. Vasari, Vite…, op. cit. à la note 8, I, p. 146. Sur les questions théoriques voir Uhle-Wettler I., Kunsttheorie und Fassaden-Malerei (1450-1750), 1994. « L’aspetto primo, per così dire la fronte o la faccia di qualsivoglia fabbrica […] è quella che […] fa l’ufizio che fa il viso tra le molte membra del corpo » ; Filippo Baldinucci, Vocabolario Toscano dell’Arte del Disegno, Florence, 1681 (édition en ligne sans pagination ).

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également de cacher la médiocrité de l’architecture. De ce fait, la décoration polychrome est un véritable révélateur visuel et social de l’édifice et de ceux qui l’habitent, qui s’ajoute aux moyens expressifs proprement architectoniques. Écran signifiant et marqueur social et politique, la façade devient à la Renaissance le lien symbolique qui s’inscrit dans la trame – elle-même symbolique – de la ville. De ce fait, la décision de décorer la façade de son palais devient un acte à valeur délibérément politique. Dans leur article sur les habitations romaines au xvie siècle, Élisabeth et Thomas Cohen ont montré la relation étroite qui existait entre l’aspect extérieur de la maison et ceux qui y vivaient, mais surtout leur « sentiment d’honneur ». Un des enjeux de l’introduction de la couleur dans l’architecture est de modifier la réception, de surdéterminer la signification de la structure extérieure de l’édifice, de transformer la surface en une interface entre l’extérieur et l’intérieur, la société et l’individu ou la casata. Il s’agit d’une transformation de la façade en lieu de self-fashioning , de construction de l’identité, de l’image sociale de l’individu dans une équation qui voit le citoyen être à l’État ce que la maison familiale est à l’ensemble de la ville. Or, l’importance que prend la décoration picturale de la façade au xvie siècle est en contradiction avec les recommandations des théoriciens contemporains. La littérature artistique de l’époque ne glose pas sur les façades peintes et Vasari en parle dans ses Vies, en en décrivant certaines ou en soulevant des questions purement techniques, sans jamais poser le problème d’un point de vue théorique. Dans le quatrième des sept Livres d’Architecture, publié en 1537, Sebastiano Serlio consacre quant à lui un chapitre entier à cette pratique : la préoccupation principale, celle d’un architecte, est de mettre en adéquation l’architecture – avec ses éléments caractéristiques – et la peinture. Cette dernière ne doit jamais entrer en conflit avec l’enveloppe volumétrique de l’édifice. De ce fait, les décors réalisés par le peintre doivent respecter l’intégrité de la membrane architecturale en intégrant des motifs sélectionnés afin de ne pas « rompere l’edificio », risque inhérent au pouvoir illusionniste de la peinture. Et percio hauendoli ad ornare alcuna facciata di edificio col pennello : certo è, che non se le conviene apertura alcuna che finga aria, o paesi : le quali cose vengono a rompere l’edificio, e d’una forma corporea, e soda, la trasformano in una trasparente, senza fermezza, e come edificio imperfetto, o rovinato : nè se le convengono medesimamente personaggi, nè animali coloriti, eccetto se non fingesse alcuna finestra, alla quale fussero persone : ma più tosto in attitudine quiete, che in gagliardi movimenti ; e similmente si può in quella far animali convenienti a tali luoghi, come ho detto a qualche finestra, o sopra ad alcuna cornice. E se pur il padrone dell’opera, o il pittore si vorrano compiacere della vaghezza dei colori, per non rompere, o guastar l’opera, come di sopra dissi, si potranno finger alcuni panni attaccati al muro, come cosa mobile : e in quelli dipingere ciò che piace ; perché cosi facendo, non romperà l'ordine ; e attaccar festoni di fronde, di frutti, e di fiori, e trofei e altre cose simili colorite, le quai rappresentano cose mobili ;

  

200

Elizabeth S. Cohen, Thomas V. Cohen, « Open and shut : the social meanings of the Cinquecento Roman House », Studies in the decorative arts, 9, 2001/2002, 1, p. 61-84. Stephen J. Greenblatt, Renaissance Self-Fashioning : From More to Shakespeare, Chicago, 1980. Sebastiano Serlio, Tutte le opere d’architettura, Venise, 1584, I, IV, chap. XI, p. 191-192.

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e il suo campo ha da esser proprio del muro, e a questo modo le pitture in tai luoghi potranno stare senza riprensione alcuna.

Serlio manifeste donc une certaine circonspection quant à l’usage de la polychromie dans les décors de façades : elle peut être appliquée, mais à condition de ne pas entrer en contradiction avec la volume de l’édifice. L’architecture de la façade est considérée comme une unité cohérente, une enveloppe contenant de l’espace ou un écran dont la consistance physique ne doit pas être compromise par une utilisation incohérente des éléments chromatiques et décoratifs. C’est pour cette raison qu’il est partisan, comme le sera Armenini, d’une peinture de façade monochrome, qui imite les matériaux traditionnellement compatibles avec l’architecture. En d’autres termes, pour Serlio les peintures imitant des ouvertures, des paysages, des êtres en mouvement avec leurs couleurs sont à privilégier sur des surfaces murales intérieures : l’allusion à l’extérieur, à la lumière et aux couleurs variées de la nature est concevable seulement dans un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur du palais. Le mouvement allant du dedans au dehors doit rencontrer la résistance imperméable de l’écran de la façade avec des peintures solides et immobiles dans leur consistance minérale. La seule note discordante dans ce concert d’opinions négatives est représentée par le Dialogo della pittura de Lodovico Dolce qui ne stigmatise pas la peinture polychrome appliquée à la façade : E di fuori molto più dilettano agli occhi altrui le facciate delle case e de’ palagi dipinte per mano di buon maestro, che con la incrostatura di bianchi marmi, di porfidi e di serpentini fregiati di oro34.

Ce débat entre les théoriciens qui sont pour une peinture polychrome et ceux qui lui sont hostiles est révélateur de la tension existant entre la façade et la couleur. Or, cette tension peut être minimisée lorsque la couleur est utilisée à des fins illusionnistes, c’est-à-dire lorsque la peinture devient un succédané de l’ornementation architecturale et lorsqu’elle imite les matériaux compatibles avec l’architecture, tels que la pierre, le marbre, le bronze. Se con giudicio saldo si vorrà ornar coi pennelli una facciata, si potrà finger di marmo, o d’altra pietra ; scolpendosi con essa ciò che si vorrà : di bronzo ancora in alcuni nicchi si portà fingere delle figure di tutto rilievo, e ancora qualche historietta finta pur di bronzo, perchè così facendo manterrà l’opera soda, e degna di lode appresso di tutti quelli, che conoscono il vero dal falso.

Ces témoignages constituent sans doute la première manifestation critique expliquant l’échec – du moins à Florence – d’une alliance entre la peinture polychrome et l’architecture. Elle concerne la capacité qu’a la peinture de dissoudre la consistance matérielle de l’architecture. Deux autres réserves sont exprimées : la première est d’ordre moral. D’après Armenini, peindre la façade de sa maison en couleur serait une preuve de mauvais goût et révélerait une certaine forme d’hypocrisie. Les peintures de façades sont :

  

Ibid., p. 191v. Lodovico Dolce, Dialogo della pittura intitolato l’Aretino [1557], dans Trattati d'arte del Cinquecento fra manierismo e contrariforma, P. Barocchi (ed.), t. I, Bari, 1968, p. 163. S. Serlio, Tutte le opere…, op. cit. à la note 32, p. 191v.

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[…] cose che sono comune a’ dozinali […] Conciosiacosa che si è ripreso di nuovo in quelle a farvi istorie con figure et altre materie tutte colorite nel modo che si usa a far nelle sale e dentro i palagi de’ signori, il che vien biasimato da chi intende come di cose improprie e volgari36.

Fournie par Lomazzo, la dernière réticence est plus spécifiquement artistique : c’est la nature même de la façade qui disqualifierait la peinture. Utilisée dans des lieux publics comme les rues, la peinture de façade est considérée comme une pratique artistique vile. Sa grande accessibilité entamerait son prestige. E perchè le pitture de le strade è di necessità che si stendano nelle facciate, questo lavorare da gli antichi fu tenuto poco nobile […] Si possono dipingere all’aperta, […] discretamente però, e con ragione, secondo i gradi delle genti ; e soprattutto osservando il decoro e l’onestà.

Et Ridolfi d’écrire, quelques années plus tard : Ed era a tale segno ridotta l’arte, che dar solevasi al pittore la solita mercede, o poco più, de’ portatori dello schifo, come se stata non fosse differenza dal dipingere all’imbiancar le case.

À la fin du xviie siècle, la réduction de l’utilisation de la couleur dans les décors peints des façades est vraisemblablement due au discrédit qui associe l’hypocrisie à son usage. La tromperie technique, propre à un enrichissement fictif des matériaux, était doublée par une hypocrisie sociale car cet anoblissement architectural extérieur était tout aussi éphémère que les jeux de pouvoir que ces décors affichaient. Le coût de ces décorations était en fait très inférieur à ceux de l’ornementation sculptée ou de la mise en œuvre des incrustations de marbres colorés, et leur exécution d’une grande rapidité. En somme, décorer la façade de peintures était un investissement financier réduit pour un double effet assuré : la visibilité accrue de l’édifice dans le réseau urbain aussi bien que celle de l’individu dans le réseau social ; la reconnaissance sociopolitique de celui-ci grâce à la clé métaphorique de son identité, illustrée par les thèmes iconographiques présentés en façade. Ainsi, les caractéristiques dénuées de noblesse que sont la rapidité et la moindre valeur matérielle seraient compensées par les potentialités expressives de la couleur, à la fois symboliques, rhétoriques et narratives. La peinture polychrome investit alors l’architecture et la ville, comme un signe rendant plus éloquente une architecture cachant sa médiocrité. C’est dans ce court laps de temps entre 1575 et le début du xviie siècle, qu’à Florence la décoration en couleur des façades est appelée à afficher « l’identité » du commanditaire afin de faire correspondre sfacciatamente, sa faccia (sociale et politique) et sa facciata.

  

202

Giovan Battista Armenini, De’ veri precetti [1586], dans Scritti d’arte del Cinquecento, Paola Barocchi (ed.), t. III, Milan-Naples, 1973 p. 2602. Gian Paolo Lomazzo, Trattati dell’arte de la pittura, Rome, 1584, p. 203 et 202. C. Ridolfi, Maraviglie dell’arte, Venise, 1648, I, p. 248.

Leonardo Corona : 

dal « bozzetto » all'opera definitiva ? Storia, funzione e statuto del monocromo con i santi Agostino, Monica, Nicola da Tolentino e Gugliemo di Malavalle della chiesa di Santo Stefano in Venezia Valentina Sapienza Centre d'Études Supérieures de la Renaissance, Tours / Ca' Foscari, Venise

Il visitatore che decide di varcare il portale della chiesa di Santo Stefano rimane innanzitutto colpito dall’imponente soffitto ligneo a carena di nave, decorato da rosoni e motivi floreali dipinti. Qualche istante dopo, si precipita solitamente alla ricerca più o meno affannosa dei Tintoretto provenienti dalla chiesa di Santa Margherita e attualmente custoditi in sacrestia. I più informati non mancano di rendere omaggio al sofisticato Battesimo di Cristo, attribuito a Pomponio Amalteo, che decora l’altar maggiore del battistero, o ancora alla Stele funeraria di Giovanni Falier realizzata da Canova nel 1808. In realtà, innumerevoli sono i capolavori che le alte mura della chiesa dei Padri Eremitani di Sant’Agostino custodiscono gelosamente da molti secoli. E tra di essi, ci dedicheremo in questa occasione a una delle meno conosciute, eppure più curiose testimonianze artistiche conservate in situ. Mi riferisco al dipinto su tavola (fig. 1), letteralmente appeso contro una delle pareti della cappella destra del transetto dedicata a Sant’Agostino, che solo in pochi hanno avuto la fortuna di osservare da vicino. * 



Ringrazio molto Cameraphoto (Venezia) per avermi procurato le riproduzioni delle figg. 1, 2 e 4 e la Soprintendenza Speciale per il Polo Museale di Venezia per avermi procurato la riproduzione della fig. 3. ASVe : Archivio di Stato di Venezia. ASPV : Archivio Storico del Patriarcato di Venezia. I dipinti del Robusti eseguiti per la Scuola del Santissimo Sacramento della chiesa di Santa Margherita raffigurano rispettivamente un’Ultima cena, una Lavanda dei piedi e un’Orazione nell’orto. L’ingresso alla cappella è tassativamente proibito perfino agli studiosi con motivate necessità di accesso. Occorre rivolgersi all’apposito ufficio della Curia Patriarcale di Venezia per ottenere una sorta di lasciapassare. Va inoltre precisato che le condizioni di luce non sono sempre ottimali e conviene optare per una visita mattutina, intorno alle 10.30, possibilmente in un bella giornata soleggiata.

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valentina sapienza

La tavola, interamente a monocromo, è opera del misconosciuto pittore muranese Leonardo Corona. Essa raffigura la porzione sottostante della pala d’altare dello stesso autore con la Madonna della cintura con i santi Agostino, Monica, Stefano, Nicola da Tolentino e Guglielmo di Malavalle (fig. 2), che decora ancor oggi il primo altare della navata sinistra della chiesa. Della misteriosa tavola, saltata fuori per caso nel corso di una campagna di restauri condotta sotto la direzione di Francesco Valcanover nel 1971, non sappiamo praticamente nulla. Rimossa in quell’occcasione la tela dall’altare per provvedere al restauro delle parti marmoree e alla pulitura del dipinto, i restauratori si sono trovati di fronte a uno « spettacolo » inusuale (fig. 3) : al posto del tradizionale tavolato in legno, dietro la tela è apparso il monocromo, ivi collocato – si è detto – « a rinforzo » della stessa. E su questo punto torneremo. Ma da dove viene questo oggetto ? Che funzione aveva ? E per entrare nel vivo del dibattito di cui questo convegno intende occuparsi, che tipo di rapporto possiamo ipotizzare abbia intrattenuto con il dipinto che decora attualmente l’altare ?







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Sul monocromo si segnalano i seguenti contributi bibliografici : Antonio Niero, Chiesa di Santo Stefano in Venezia, Padova, 1978, p. 74 ; Giovanna Nepi Scirè, « Madonna della cintola e santi », in Da Tiziano a el Greco. Per la storia del Manierismo a Venezia 1540-1590, Rodolfo Pallucchini (ed.), cat. esp., Venezia, Palazzo Ducale, 1981, Milano, 1981, p. 228-230 (con bibl.) ; Maria Agnese Chiari Moretto Wiel, Andrea Gallo, Ettore Merkel, Chiesa di Santo Stefano. Arte e e devozione, Venezia, 1996, p. 25-28 ; William Roger Rearick, Il disegno veneziano del Cinquecento, Milano, 2001, p. 197-198 ; Cristina Bragaglia, « I santi Agostino, Monica, Nicola da Tolentino, Guglielmo d’Aquitania e angeli », in Centro Studi Agostino Trapè di Tolentino. Comitato Nazionale VII Centenario di san Nicola. San Nicola da Tolentino nell’arte. Corpus iconografico, I. Dalle origini al Concilio di Trento ; II. Dal Concilio di Trento alla fine del Seicento, Roberto Tollo (ed.), coordinamento scientifico di Valentino Pace con la collaborazione di Mario Marubbi, Tolentino, Biblioteca Egidiana, 2006, II, n. 34, p. 243 (con bibl.). Leonardo Corona nasce a Murano nel 1552 circa e muore a Venezia a soli quarantaquattro anni il 17 ottobre 1596. Nonostante oggi siano in pochi a conoscere il suo nome, si tratta di uno dei più abili pittori attivi a Venezia e dintorni nella seconda metà del XVI secolo. Non a caso Boschini lo classifica secondo per merito, subito dopo Palma il Giovane, tra i pittori delle Sette Maniere. Se si eccettuano le notizie tramandate da Ridolfi e qualche raro articolo ormai datato, l’opera di questo pittore, attivo nei più importanti cantieri veneziani di fine secolo (da Palazzo Ducale, alla chiesa di San Giuliano, da San Nicolò de’ Mendicoli a San Giovanni in Bragora, dalla Scuola de’ Picai a San Fantin, a San Giovanni Elemosinario), non ha mai ricevuto l’attenzione che merita. Ecco le ragioni che mi hanno spinto a scegliere di dedicare a lui la mia tesi di Dottorato. Per la ricostruzione del profilo biografico di Corona si veda Valentina Sapienza, « Leonardo Corona, 1552-1596 », Venezia Cinquecento, XVI (luglio-dic. 2006), 32, p. 195-207. Per qualche spunto bibliografico su Corona vedi ivi, p. 205, nota 4. Così recita la scheda OA (Opera d’Arte) n. 189214 della Soprintendenza per i beni storico-artistici e demo, etnoantropologici di Venezia, a cura di F. Colombo e aggiornata da L. Levolella. Mi spiace segnalare che l’autore della scheda, complice anche chi ha provveduto all’aggiornamento, ha compiuto diversi errori : innanzitutto l’attribuzione della tavola a tale Matteo (sic) Pagani, pittore attivo tra la fine del Seicento e l’inizio del secolo successivo nel centro Italia. L’errore attributivo si deve al fatto che Antonio Niero nella già menzionata guida dedicata alla chiesa di Santo Stefano ipotizza che la tavola debba identificarsi con il dipinto del veneziano Paolo Pagani, citato da Tassini presso la Scuola dei Centurati. Si vedano : Giuseppe Tassini, Edifici di Venezia distrutti o volti ad uso diverso da quello a cui furono in origine destinati, Ia ed. Venezia, 1885, ed. cons. Venezia, 1969, p. 66 ; A. Niero, Chiesa di Santo Stefano…, op. cit. nota 3, p. 74. Un’ ipotesi, quella di Niero, che in ogni caso va respinta : Tassini parla di un dipinto finito di tutto punto e non di un monocromo appena abbozzato, e in ogni caso la nostra tavola non può datarsi alla seconda metà del XVII secolo. Quanto alla funzione di « rinforzo » che essa avrebbe avuto, posta com’era dietro la tela definitiva, avrò più avanti l’opportunità di chiarire la mia posizione.

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«  bozzetto  »

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Fig. 1 - Leonardo Corona, Les saints Augustin, Monique, Nicolas de Tolentino et Guillaume de Malavalle, 1590, Venise, église de Santo Stefano.

Fig. 2 - Leonardo Corona, La Vierge à la ceinture avec les saints Augustin, Monique, Nicolas de Tolentino et Guillaume de Malavalle, 1591-92, Venise, église de Santo Stefano.

Fig. 3 - Leonardo Corona, Les saints Augustin, Monique, Nicolas de Tolentino et Guillaume de Malavalle, 1590, Venise, église de Santo Stefano.

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Per rispondere a questi e ad altri interrogativi sarà necessario innanzitutto approfondire il contesto per cui monocromo e tela sono stati concepiti, successivamente analizzare la natura materiale del « bozzetto » (le virgolette saranno chiarite al momento opportuno) e i cambiamenti iconografici presenti nell’opera definitiva.

Un po’ di contesto Il 6 febbraio 1590, la Scuola dei Centurati congregatasi sotto l’invocazione di Santa Maria della Consolazione e la protezione dei santi Agostino e Monica, e in unione con l’omonima confraternita della chiesa di San Giacomo di Bologna, ottiene la concessione del primo altare a sinistra della chiesa di Santo Stefano a Venezia. La confraternita esisteva in realtà da quasi un decennio, se già Nicolai precisa che i Centurati, riunitisi per la prima volta nel 1581, l’anno seguente organizzavano una bella processione con tanto di suonatori, cui partecipavano anche alcuni religiosi del convento. Nell’ottobre 1583 la Scuola avanza una serie di richieste ai frati, abbozzando una prima versione dello statuto in attesa della compilazione ufficiale della Mariegola. Il documento inedito costituisce, a mia conoscenza, la prima testimonianza dell’esistenza della confraternita e ci permette di comprendere assai agilmente la natura particolare di questa scuola di devozione : 1583 mensis octobris / Havendo noi fratelli della Compagnia della Cintura col nome di Dio, più volte congregatj per ben fondare, stabilire et ordinare ditta compagnia, habbiamo dal corporal di









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ASVe, Provveditori di Comun, reg. V, « Matricola della Scola della Beata Vergine della Centura in S. Stefano », c. 445. L’informazione si ricava da una parte più tarda, datata 14 marzo 1597, in cui la Scuola chiede conferma ai Padri Eremitani della concessione dello spazio posto innanzi al proprio altare, per la costruzione delle sepolture per i confratelli e le consorelle. Sebbene la concessione fosse già contemplata all’epoca dell’accordo riguardante l’altare (per questo se ne evoca la data), i confratelli non vogliono in alcun modo generare contrasti con i religiosi e non mancano allora di chiedere ulteriore conferma. Agostino Nicolai, Memoria manoscritta sopra la chiesa e di Santo Stefano, Venezia, Biblioteca civica del museo Correr, ms. Cic. 1877. Si tratta di una delle fonti più preziose sulla storia del convento. Essa risale al XVIII secolo ed è stata compilata sulla scorta delle carte d’archivio di Santo Stefano, puntualmente citate dall’autore. Purtroppo non è agile ritrovare i documenti segnalati da Nicolai nel fondo archivistico del convento, attualmente custodito presso l’Archivio di Stato di Venezia. Un’inventariazione ulteriore, risalente probabilmente al secolo successivo, ha fatto perdere le tracce della numerazione dei processi citati da Nicolai, senza dimenticare che detto inventario è estremamente approssimativo. La fortuna in qualche caso mi ha assistito e qualche piccola novità documentaria è saltata fuori, ma nulla ahimé che interessi direttamente i dipinti di Corona. Ivi, carta segnata 16[r] : « Nell’anno 1581 si formò nella Chiesa di S. Stefano di Venezia la Confraternita o Scuola de’ Cinturati e Cinturate di S. Agostino e di S. Monica sotto l’invocazione di Maria Santissima di Consolazione : e nel primo giorno dell’anno seguente 1582, essendo Priore del Convento il P. M.ro Fra’ Raffaello Giordani Veneto, si fece la Processione generale per la Città da detti Fratelli, accompagnati da nostri Religiosi, e con molta pompa e solennità di suonatori di diversi strumenti ». Si ricorda che la Mariegola altro non è che l’insieme delle regole che scandiscono la vita di una confraternita o scuola di devozione. Essa viene normalmente approvata dal Capitolo della chiesa presso cui la confraternita ha sede e pubblicamente registrata dai Provveditori di Comun. Per il documento dell’ottobre 1583 si veda ASVe, Santo Stefano, b. 24, fascicolo segnato « N° CCCLXIII », cc. 47r-v - 49r.

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essa compagnia fatto elletione ultimamente, e con l’aiuto di Reverendi Signori et a bossoli, di alcuni officiali come di Guardiano, Avicario, scrivano et di tre altri li quali dal detto corporale hanno facultà di far per esaltatione di detta compagnia alcune dimande alli P.V.M.N. con farle qualche proposta che parerà conveniente […].

Purtroppo non conosciamo i nomi dei confratelli scelti in seno alla compagnia per avanzare le richieste divenute ormai impellenti al convento : il documento non ne fa menzione alcuna. Piuttosto ragionevoli e ferme al tempo stesso appaiono invece le pretese della confraternita dinanzi ai padri eremitani : innanzitutto la richiesta di attribuzione di un « loco » in chiesa per poter collocare il banco della scuola, suggerendo a siffatto scopo lo spazio esistente in prossimità dell’altare di Santo Stefano, in corrispondenza della colonna più vicina a detto altare. Quanto alle funzioni religiose, i confratelli chiedono che sia celebrata una messa cantata presso l’altare di santa Monica, che si reciti il vespro, che il giorno della festa, ossia la prima domenica dell’avvento, si cantino messa e vespri e che il lunedì a seguire la quarta domenica del mese sia celebrata una messa cantata in onore dei fratelli e sorelle defunti della compagnia. Ma ancora – fatto più interessante – che gli eremitani consegnino al guardiano e al vicario « quelle cose over robbe » di pertinenza della scuola. Solo alle cariche più alte deputate alla gestione della scuola, precisa ancora il documento, spetta in effetti la giurisdizione sulla stampa di libri, la fabbricazione di cinture, le elemosine, i legati e quant’altro. In cambio dell’avvenuto riconoscimento, che si direbbe coincidere con una sorta di emancipazione della scuola dallo stretto controllo dei religiosi, la compagnia si dichiara disponibile a versare la somma di ducati quattro all’anno nelle casse del convento. Nel 1583 la scuola dei Centurati non possiede dunque un altare di propria pertinenza e si appoggia all’altare dedicato a Santa Monica per la celebrazione delle funzioni religiose. Necessitando anche di un luogo per le proprie riunioni, i Centurati chiedono la possibilità di usufruire del « refettorio quando sarà bisogno di congregarsi, e ordinar le cose che saranno a honor d’Iddio, e dell’anime fino che si farà altra provisione ». A breve distanza di tempo, i confratelli sono costretti a sottoporre agli Eremitani una nuova serie di richieste, giacché il documento precedente non ha ricevuto risposta alcuna, quasi non fosse mai stato scritto. Se i toni introduttivi si fanno più morbidi, le pretese sono decisamente più importanti. Vale la pena di sottolineare – ci tornerà utile anche per l’analisi del monocromo e del dipinto – che tra le novità introdotte dal secondo documento compare la richiesta di rimettere ai confratelli l’intera cassa « del seminario et della Compagnia, cioè limosine, legatj, con altre che

 

 

Ivi, c. 47r. Grazie alla Mariegola conosciamo almeno il nome dei confratelli che ricoprono le cariche di governo della scuola nel 1586 : personaggi su cui sto indagando ma su cui per il momento non posso dire molto. Si veda Gastone Vio, Le Scuole Piccole nella Venezia dei dogi : note d’archivio per la storia delle confraternite veneziane, Costabissara, 2004, p. 320 e per maggior completezza ASVe, Provveditori di Comun, reg. V, c. 433v. ASVe, Santo Stefano, b. 24, c. 47v. Si tratta di un altro documento inedito, questa volta non datato, ma plausibilmente di poco successivo al precendente (la grafia è identica). Ivi, cc. 48r-49r.

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potessero avenire per beneficio di detto seminario et di detta compagnia », insieme al desiderio della scuola di eleggere « un fratino [ossia un novizio] ognj anno, qual sarà eletto dalla compagnia » « che sia assistente al servitio dell’Altare, dove si comunica le persone, […] ». Compare inoltre per la prima volta nei documenti la figura del Padre Custode, un eremitano di Santo Stefano appositamente scelto all’interno della comunità dei religiosi per presenziare alle riunioni della confraternita, tenere in ordine l’altare con tutti gli oggetti di pertinenza dello stesso, andar a far la questua in nome della compagnia, confessare i fratelli e le sorelle, etc. All’uso del refettorio quale luogo di riunione si sostituisce la richiesta che sia messo a disposizione della confraternita « un luogo da servirsi per oratorio », nonché un « terreno per far due sepolture » nel chiostro del convento. Tra gli effetti di proprietà della scuola, i confratelli reclamano anche « i libri », parte dei quali essa stessa si è occupata di far stampare a cura di tale mastro Ambrogio. E « Perché bisogna spesso congregarsi a utili della compagnia […] » e non sono rare le occasioni in cui il Priore del convento o il Maestro dei costumi non esitano a inventarsi scuse su scuse, « pertanto noi volemo liberamente authorità di poter far le congregationi et proponer cose a beneficio del seminario, et a utile della compagnia senza impedimento alcuno ». Le tensioni sono evidentemente all’ordine del giorno tra i confratelli e le alte sfere del convento che continuano con ogni mezzo a cercare di bloccare il tentativo della scuola di rendersi maggiormente autonoma.   



  

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Ivi, c. 48r. Ibid. Informazioni sui compiti del novizio non esplicitate dal documento fin qui citato si ritrovano invece sulla Mariegola da cui ho estrapolato la seconda parte della citazione. Vedi ASVe, Provveditori di Comun, reg. V, c. 444v. Egli svolgeva dunque per i Centurati le funzioni di un moderno chierichetto. Sul ruolo del Padre Custode si veda il capitolo primo della Mariegola in ASVe, Provveditori di Comun, reg. V, cc. 433v-434r : « Capitolo Primo / Che sia eletto un reverendo padre spirituale dell’ordine di Santo Agostino della Chiesa di Santo Stefano, il quale sia di buona vita, fama, et scientia per benefficio della nostra Compagnia, il quale intervenghi nelle Congregationi, che si faranno, et habbi obligo di confessar tutti li nostri Fratelli, et sorelle, che vorranno confessarsi da lui raccordandogli l’Indulgentie che giornalmente s’acquistano per salute dell’anime loro. / Item sia in obligo al devotissimo Officio come nella Bolla della Santa Felice memoria di PP Gergorio XIII, et di mettere ad ordine l’Altare, della nostra Compagnia, et haver cura di tutte le robbe pertinenti al detto Altare, le quali li debbano essere consignate per Aventario, et così ogni, et qualunque cosa li pervenisse nelle mani di essa Compagnia sia in obligo di consignarle al Mag.co Guardiano, et successori. / Et se occorresse per qualche accidente, che tralasciasse il detto Padre Custode l’officio suo debba, et sia in obligo di consignar tutte le robe, le quali haverà havuto in custodia, consignarle à quello, che li sarà ordinato dal // [c. 434r] Magnifico Guardiano. Sia avvertito nel benedir la Centura, che non riescano scandali, et che li fratelli, et sorelle, che sono ricevuti nella Compagnia farli capaci, et dechiarirli tutte l’immunità, gratie, et privileggi, che li acquistano, tenendo special cura, che la Processione della quarta Domenica sia benissimo regolata, et il tutto sia fatto à laude, et gloria di Sua Divina Maestà, et à benefficio della detta Compagnia, et salute dell’anime di nostri fratelli ». Mi pare importante sottolineare che tra i requisiti essenziali del Padre Custode è richiesta una certa « scientia » : non a caso il primo Padre custode eletto dalla confraternita nel 1586 è un baccelliere in teologia, tale fra’ Domenico da Santa Vittoria. Vedi Ivi, c. 433r. ASVe, Santo Stefano, b. 24, c. 48r. Ivi, c. 48v. Ibid.

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Cosa si può dedurre da questa mole di notizie più o meno scomposte ? La confraternita dei Centurati non è una scuola di devozione qualsiasi, sorta in una delle tante parrocchie di Venezia. Intanto essa nasce e vive in seno a una comunità religiosa e convive dunque con le esigenze dei padri eremitani ; in secondo luogo non è affidata esclusivamente alla gestione di laici, comparendo tra le cariche anche il Padre Custode, figura di riferimento in materia di teologia e pratiche rituali. Infine se l’obiettivo principale dei Centurati resta il soccorso dei « poveri fratelli secondo possibilità », essi si occupano ugualmente di « statuire, dare ordini, capitolare, et fare altre utilità per la Compagnia dell’Altare, et per il luogo de’ novitij, […] ». Quanto agli aspetti più propriamente teologico-devozionali, sarà opportuno precisare che la cintura di cui la Scuola si fa in un certo senso depositaria si riferisce a un episodio della vita di Monica, madre di Agostino, divenuto poi esemplare per gli eremitani. Rimasta vedova, la santa donna si rivolge in preghiera alla Vergine, per sapere come Maria avesse vissuto la propria vedovanza e quali abiti sarebbe stato più opportuno indossare. La Vergine le appare allora con indosso una misera veste di colore scurissimo, stretta in vita da una rozza cintura in pelle con tanto di fibia, e ne offre una identica a Monica. La cintura diviene allora prezioso simbolo del legame privilegiato della Vergine con Monica e Agostino, e di lì per transizione con tutto l’ordine degli eremitani. Ma i confratelli della scuola dei Centurati che in un primo momento fissano la festa della compagnia la prima domenica dell’avvento, nel 1582 decidono che essa avrebbe dovuto celebrarsi piuttosto nel giorno dell’Assunzione della Vergine. Segno di una contaminazione che già alle origini vedeva coinvolto il culto della cintura di santa Monica con quello della cintura che Tommaso riceve dalla Vergine al momento dell’Assunzione, quando l’apostolo si rifiuta di credere che Maria sia stata accolta in cielo anima e corpo. Non stupisce allora che iconograficamente parlando, la Madonna della Cintura ricalchi spesso il modello della Vergine assunta, che per Corona e più in generale per la pittura veneta del XVI secolo vuole innanzitutto dire il capolavoro di Tiziano ai Frari.

  





Vedi in proposito la nota 17. ASVe, Provveditori di comun, reg. V, c. 433r. Su Monica si veda Agostino Trapé, s.v. « Monica, madre di S. Agostino, santa », in Bibliotheca sanctorum, Roma, 1967, IX, p. 548-562. Per l’iconografia il paragrafo di Angelo Maria Raggi della già menzionata voce, ivi, p. 558-562. ASVe, Provveditori di comun, reg. V, c. 437r : « All’anno 1582 fu posta, et accettata questa Parte dal Capitolo generale della Compagnia, che la principal festa, et solennità della Nostra Confraternita s’havesse à celebrare nel giorno solennissimo dell’Assontione della Madonna di mezzo Agosto per più rispetti, mà particolarmente per utile grande di essa nostra Compagnia ; non essendo solenne il giorno della Nostra Protettrice, e Tutrice, e Madre Santa Monica, e per esser noi anche membra, e figli della gloriosa Madre Maria della Consolazione in Bologna […] ». Sulla morte e assunzione di Maria si vedano soprattutto le innumerevoli versioni dell’apocrifo Dormitio Virginis e per fare un po’ di chiarezza sulla complessa tradizione testuale a riguardo, l’introduzione di Luigi Moraldi, Apocrifi del Nuovo Testamento, Casale Monferrato, 1994, p. 163-179.

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Questioni materiali Il supporto del nostro monocromo è costituito da sei tavole di notevole spessore (all’incirca 5 cm) e di larghezza variabile. I bordi laterali sono piuttosto irregolari e il legno presenta numerose abrasioni. All’epoca del ritrovamento, suppongo, i restauratori sono intervenuti sul monocromo limitandosi ad apporre alcune staffe di metallo posizionate orizzontalmente sul retro per tener insieme il tavolato, originariamente inchiodato sull’altare. La composizione, interamente eseguita a pennello nero e lumeggiature bianche (biacca ?), è tracciata su una sottilissima preparazione brunastra a gesso e colla che si rintraccia a fatica in qualche rara zona. Al centro della scena si stagliano imponenti le figure di sant’Agostino con il libro e il pastorale, e di santa Monica con il crocifisso. Entrambi sono raffigurati seduti con lo sguardo rivolto verso la Vergine che ormai non c’è più, ma di cui si intravede il piede sollevato da uno degli angioletti e il drappo finale della veste che un altro angioletto ha preso tra le mani, proprio come nel dipinto su tela. Le altre due figure in secondo piano devono identificarsi plausibilmente con Nicola da Tolentino e Guglielmo. Anche qui come nella versiona definitiva, si intravede il libro di san Nicola, mentre Guglielmo non sembra esibire alcun attributo. Nella porzione alta della tavola compare la folla di angioletti che volteggia tra le nuvole nelle attitudini più disparate. Manca, e vale la pena di notarlo immediatamente, Stefano, la cui presenza certo i religiosi avranno preteso per rendere omaggio al santo titolare della chiesa e del convento. E manca pure la bellissima figura del « fratino » biancovestito, di cui diremo di seguito. Non vi sono dubbi, mi pare, che le due





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Non sono in grado per il momento di pronunciarmi sull’essenza del legno. Si tratta in effetti di un aspetto fondamentale per stabilire la natura dell’oggetto di fronte a cui ci troviamo. Si ricorda a tal proposito che le tavole su cui si dipingeva all’epoca a Venezia erano quasi esclusivamente in pioppo. Per le questioni materiali sono stata straordinariamente soccorsa da un’abile restauratrice della Soprintendenza per il Polo Museale di Venezia, la dott.ssa Gloria Tranquilli che in questa occasione ringrazio di cuore. Oltre a dimostrare la più totale disponibilità e generosità, il suo intervento e il suo parere sono stati per me preziosissimi e senza di essi non avrei potuto sostenere l’ipotesi che segue. La supposizione è d’obbligo giacché pur esistendo una scheda di restauro, la numero 2509, essa riporta esclusivamente il nome del già menzionato responsabile del cantiere, Francesco Valcanover, la data 1971, e il nome dei restauratori, i fratelli Serafino e Ferruccio Volpin. Essa peraltro non fa menzione del ritrovamento del monocromo. È stata necessaria una lunga ricerca negli archivi della Soprintendenza per ritrovare un negativo con la foto del tavolato al momento del rinvenimento, indicante il numero 26669. Ringrazio moltissimo il dott. Giulio Manieri Elia per avermi messo a disposizione con una velocità insolita per l’amministrazione italiana tale materiale, e le sue assistenti per la paziente ricerca e disponibilità. Mi sono chiesta se gli oggetti che si trovano immediatamente sotto la figura di san Guglielmo appartengano proprio a lui. Si tratta di una corona dorata ornata da alcune pietre preziose e di un altro oggetto metallico non meglio identificabile – forse un brano dell’armatura (un elmo di fattura medievale ?) che il santo esibisce in qualche caso, a ricordare il suo passato di condottiero. Va poi precisato che se effettivamente si tratta di un san Guglielmo, l’unico santo con questo nome che abbia a che vedere con la comunità degli Eremitani è in realtà Guglielmo di Malavalle, discepolo di san Bernardo e fondatore dell’ordine dei Guglielmini, aggregatosi a un certo punto con quello degli Eremitani. L’iconografia di quest’ultimo è spesso frutto di contaminazione con quella del più celebre Guglielmo d’Aquitania, con cui peraltro lo identificano le fonti più antiche. Sui due Guglielmi si veda Rombaut Van Doren, « Guglielmo, monaco a Gellone » e Sergio Mottironi, « Guglielmo il Grande, o di Malavalle », in Bibliotheca sanctorum, Roma, 1966, VII, p. 467-470 e 471-473.

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Fig. 4 - Leonardo Corona, Les saints Augustin, Monique, Nicolas de Tolentino et Guillaume de Malavalle (détail), 1590 et La Vierge à la ceinture avec les saints Augustin, Monique, Nicolas de Tolentino et Guillaume de Malavalle (détail), 1591-92, Venise, église de Santo Stefano.

opere siano state concepite all’unisono e che la tela costituisca semplicemente l’evoluzione ultima del percorso creativo del pittore, in accordo con le esigenze della committenza (fig. 4). Per tornare a questioni di ordine materiale, un’altra considerazione mi pare fondamentale a questo punto del discorso : come si è già accennato, Corona ha steso una preparazione sottilissima e il tavolato ha un aspetto estremamente grezzo. Sono lasciati a bella vista i nodi del legno, le imperfezioni, le giunzioni fra le tavole, difetti che avrebbero gravemente nuociuto alla buona riuscita di un’opera pittorica su tavola, se di questo si fosse trattato. Manca in sostanza l’operazione prima cui ogni buon pittore dovrebbe attendere quando si avvicina al supporto che accoglierà l’invenzione : la stesura di una preparazione atta a ricevere la pellicola pittorica. Nessun committente avrebbe mai accettato un dipinto il cui supporto lasciasse trasparire i difetti del legno, né tanto meno un pittore raffinato come Corona avrebbe potuto trascurare una tappa fondamentale come la stesura di un’adeguata preparazione. Possiamo quindi escludere che il monocromo costituisca una prima versione del dipinto abbandonata in corso d’opera per ragioni che ignoriamo. La natura del supporto e ancor di più le dimensioni del monocromo (324 x 274 cm contro i 490 x 260 della tela : la differenza per l’altezza è dettata naturalmente dal fatto che la tavola è stata mutilata nella parte superiore), ci obbligano ugualmente a mettere in dubbio l’ipotesi che possa trattarsi di un bozzetto nel senso stretto del termine. Occupiamoci innanzitutto del supporto.

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La tavola è in effetti un supporto scarsissimamente utilizzato nella seconda metà del Cinquecento a Venezia. L’unico esempio più o meno coevo che mi viene in mente è il bellissimo San Gerolamo di Tiziano (1556-60) alla Pinacoteca di Brera, realizzato per l’altare della famiglia Helman della distrutta chiesa di Santa Maria Nova. In quel caso, la scelta della tavola quale supporto potrebbe esser stata dettata dalle propensioni culturali della committenza : Enrico Helman era un mercante tedesco, originario di Colonia, con affari e famiglia ad Anversa. La scelta di un supporto come la tavola ancora largamente in uso nella cultura nordica fino al XVII secolo – si pensi ad esempio a Rembrandt – potrebbe dipendere da un’apposita richiesta del committente. Nel caso di Corona invece non ci sono dubbi che l’uso della tavola costituisca in qualche modo un’anomalia che non ha apparenti giustificazioni. Peraltro la confraternita dei Centurati non disponeva di particolari ricchezze e non sembra ci siano ragioni particolari per cui abbia potuto pretendere un supporto più costoso e meno pratico, per di più per la realizzazione di un bozzetto. Inutile poi aggiungere che se di un bozzetto si fosse trattato, esso non dovrebbe possedere le stesse dimensioni (o perfino leggermente superiori) del dipinto su tela : per sua natura il bozzetto è un’« idea », una « prova » sottoposta alla committenza che magari l’ha pretesa a titolo di verifica preventiva. Non conosco esempi di bozzetti che posseggano le stesse dimensioni del dipinto definitivo, soprattutto quando si tratti di opere tanto imponenti, quali ad esempio una pala d’altare o un grande telero. Siamo così giunti a una sorta di impasse. Se non si tratta di un bozzetto nel senso stretto del termine e neppure di una prima versione dell’opera successivamente abbandonata, cos’è il nostro monocromo ?

Dal « bozzetto » all’opera definitiva : per un’ipotesi storica e materiale Il 6 febbraio 1590, data della concessione dell’altare alla Scuola dei Centurati, costituisce un utile post quem per il monocromo e la tela di Corona in S. Stefano. L’evoluzione della carriera di Leonardo Corona, pittore venuto fuori dal nulla e improvvisamente convocato a Palazzo Ducale per decorare insieme a celebri e importanti colleghi il soffitto della Sala del Maggior Consiglio, sfugge ancora profondamente a una comprensione totale. Per la prestigiosa occasione, Corona esegue tre scene a monocromo (!) di straordinario impatto dinamico : Isabella Cornaro consegna al doge Agostino Barbarigo il regno di Cipro, la Battaglia sul lago di Garda e il Restauro dell’istmo di Corinto. Eugenio Manzato dal canto suo si limita a supporre che se Corona viene ammesso nell’alveo dei pittori del Maggior Consiglio deve aver già dato prova di sé a Venezia, e data dunque a un periodo precedente le Storie della Passione di Cristo nella vicina chiesa di San Zulian. Eppure una lunga e accurata verifica documentaria mi fa supporre che la

 

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Eugenio Manzato, « Leonardo Corona da Murano », Arte Veneta, XXIV (1970), p. 130. A Corona le fonti attribuiscono l’Ingresso di Cristo a Gerusalemme e Cristo davanti a Caifa. Vittorio Moschini (« Inediti di Palma il Giovane e compagni », Arte Veneta, XII (1958), p. 106) aggiunge anche la Crocifissione,

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«  bozzetto  »

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realizzazione del ciclo di San Zulian, avviata forse alla fine degli anni Settanta, sia poi proseguita almeno fino alla prima metà degli anni Ottanta, ed è dunque più o meno coeva ai dipinti del Maggior Consiglio. Seguono anni di poco impegno e poi improvvisamente, all’alba dell’ultimo decennio del secolo, Corona si ritrova sommerso di richieste : dalla grande Crocifissione per la Scuola del Santissimo Sacramento di San Fantin, ai dipinti per la chiesa di San Giovanni Elemosinario, alla Crocifissione per l’altare di Marco Barbaro nella chiesa di Santa Maria Formosa. E di lì a breve l’Ecce homo e la Flagellazione per San Giovanni in Bragora, le Storie di San Nicolò per il soffitto della chiesa di San Nicolò de’ Mendicoli, quelle della Passione di Cristo per la sala terrena della Scuola de’ Picai, e la pala con San Mattia Apostolo in San Bartolomeo, databile al 1595 e dunque riconoscibile come una delle ultime opere del pittore, morto di lì a breve il 5 ottobre 1596. Ma il 1590 più di ogni altro momento è un anno di grande, eccessivo impegno, e Corona non ce la fa : finisce per disattendere a uno dei tanti obblighi contratti in buona fede e rischia di pagarne le conseguenze. Il 14 maggio 1590 Orazio, fante dei Provveditori di Comun, si presenta dinanzi a « ser Lunardo Corrona Pittor » per intimargli la restituzione della caparra ricevuta dal Santissimo di San Fantin, essendo ormai trascorso « il termine che ha havuto di principiar il quadro » per l'altare della scuola. Leonardo dunque non ha neppure cominciato a dipingere l’enorme Crocifissione, commissionatagli evidentemente qualche tempo prima. Di lì a due giorni e probabilmente in risposta a una supplica del pittore, il Provveditore Nicolò Pisani concede a Corona una proroga di sei mesi, entro cui però il pittore dovrà assicurare la consegna del dipinto finito di tutto punto. La vicenda non ha ulteriore seguito, lasciandoci immaginare che tutto si sia concluso per il verso giusto.











mentre E. Manzato (« Leonardo Corona… », art. cit. nota 29, p. 131) ritiene che di mano del pittore siano pure il Cristo davanti a Pilato e la Deposizione. E probabilmente qualche altra opera che per il momento non siamo in grado di datare con certezza. Penso ad esempio alla bellissima pala con Sant’Onofrio, San Rocco e una beata ( ?), eseguita per l’altare della Scuola dei Tintori in Santa Maria Maggiore (ora a Castelfranco, Duomo, sacrestia) o ancora alle numerose opere perdute e citate dalle fonti. Archivio di San Bartolomeo presso l’Archivio di San Salvador, filza 21 anticamente segnata « Y » fasc. segnato 33, c. non numerata, alla data 16 settembre 1595 : « Recevi io Leonardo Corona pitor da s. Simon Bosello come gastaldo di Santo Matia a bon conto della pala […] da far in la gesa di san Bortolo ducati trenta val ducati 30 ». Segue : « Ricevi io Michiel fio del condam Leonardo Corona ducati 20 per resto della pala del santo Matia fata nela scola del santo Matia […] ». ASPV, San Canciano, Registri dei battesimi, matrimoni e morti (25 sett. 1564 – 9 giu. 1626), b. 1, c. non numerata, lettera « L » ; e ASVe, Provveditori alla Sanità, Necrologi (1595-96), b. 826, alla data 17 ottobre 1596. Vedi V. Sapienza, « Leonardo Corona 1552-1596 », op. cit. nota 4, p. 198. ASPV, San Fantin, Tomi e atti diversi, b. 32 (Chiesa, sepoltura e scuole), c. 237. Gastone Vio che per primo pubblica il documento lo segnala in San Fantin, Tomo XXXVIII, Chiesa, sacristia e fabrica, c. 147v. Vedi Gastone Vio, « I mistri della chiesa di San Fantin in Venezia », Arte veneta, XXXI (1977), p. 230. Personalmente ne ho rinvenuto copia in una trascrizione inedita della Mariegola della Scuola : un documento prezioso perché contiene informazioni più dettagliate della Mariegola originale custodita presso la Biblioteca Correr. Il corsivo è mio. Ibid.

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valentina sapienza

Se l’ingiunzione di Nicolò Pisani obbliga Corona a consacrarsi più o meno esclusivamente all’esecuzione della Crocifissione per San Fantin, possiamo ipotizzare che il pittore sia stato costretto a trascurare le altre commissioni e magari a lasciare indietro impegni precedentemente contratti, quali ad esempio la realizzazione della pala d’altare per i Centurati – l’assegnazione dell’altare alla confraternita precede di un mese la vicenda di San Fantin. E se allora il monocromo su tavola fosse per Corona una soluzione provvisoria per soddisfare un altro cliente esigente, evitando di incorrere in ulteriori problemi giudiziari ? L’idea di un decoro provvisorio ci permetterebbe di rispondere ai numerosi interrogativi sollevati fin’ora. La mancanza di un’adeguata preparazione del supporto si giustificherebbe da sé, trattandosi di un’opera destinata a scomparire dietro la tela definitiva. Così la scelta del supporto e le dimensioni : in effetti la tavola sui cui il monocromo viene eseguito dovrebbe semplicemente identificarsi con il tavolato destinato a ricoprire l’altare per potervi fissare la tela definitiva, non esistendo nel Cinquecento i telai moderni. A questo punto, le dimensioni sono per necessità identiche (o quasi) a quelle della pala. Si spiegherebbe così anche la presenza di un elemento nel monocromo, cui fin’ora non si è accennato : la presenza di una cornice di foglie e frutti che corre lungo il lato sinistro del dipinto e che presumibilmente doveva esistere anche sul lato destro. Lo stato di conservazione del decoro provvisorio si giustificherebbe perfettamente per l’uso, cui il destino l’ha in seguito costretto. Inchiodato contro la parete per fungere da telaio – e non « da rinforzo », come recita la scheda della Soprintendenza – il monocromo deve essere staccato dal muro in almeno due occasioni, giacché l’altare della Scuola dei Centurati subisce notevoli trasformazioni nel corso dei secoli : la prima volta nel 1642, quando viene ridotto in forma di cappella con tanto di soffitto decorato a fresco dal pittore bolognese Antonio Bernardi ; la seconda nel secolo successivo a opera di tale Domenico Pirolli, quando è ridotto a più sobria apparenza e assume presumibilmente le sembianze attuali. Operazioni queste che potrebbero aver facilmente danneggiato la porzione superiore del tavolato, dov’era la Vergine, e che giustificherebbero dunque anche la mutilazione del monocromo, sostituito nella parte superiore da semplici tavole nude (si veda ancora la foto del rinvenimento, fig. 3). Se così fosse, il dipinto su tavola di Leonardo Corona costituirebbe una testimonianza più che insolita e al tempo stesso preziosissima : da una parte, l’opera altro non sarebbe che un rarissimo tavolato originale risalente alla fine del XVI secolo ; essa documenterebbe inoltre una tappa importante dell’evoluzione del percorso creativo del pittore, da un progetto appena abbozzato – e in tal senso possiamo continuare a utilizzare, seppure tra le opportune virgolette, il termine



 

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Se si osserva con attenzione la fotografia del ritrovamento, si noterà che una porzione della cornice è stato segata e riutilizzata per ricoprire una parte superiore del muro dell’altare. Forse quel brano apparteneva all’altro lato del tavolato, anche se l’irregolarità del bordo destro del monocromo è del tutto simile a quella sul lato sinistro. A. Niero, Chiesa di Santo Stefano…, op. cit. nota 3, p. 20. Ivi, p. 92 e Agostino Nicolai, Memoria manoscritta…, op. cit. nota 7, c. non numerata [2v].

leonardo corona  : dal

«  bozzetto  »

all ' opera definitiva ?

« bozzetto » – fino all’opera definitiva che certamente avrà dovuto tener conto delle esigenze della committenza e di quelle dei padri eremitani. Se il monocromo diviene la soluzione ideale per una risposta rapida alle esigenze del pittore, sovraccarico di impegni, e della scuola che vuole almeno assaporare il piacere di veder ornato nel più breve tempo possibile il nuovo altare, esso obbliga Corona e i Centurati a un dialogo forzato con i religiosi del convento. Mi pare infatti più che probabile che siano stati proprio questi ultimi a reclamare la presenza del santo titolare, il protomartire Stefano, nell’opera defintiva e a costringere il pittore a ripensare l’insieme della composizione, in un certo senso ai danni della confraternita : non solo Monica perde la centralità che insieme ad Agostino ricopriva nel decoro provvisorio, ma nella tela pare quasi un errore, appiattita com’è nella veste nera e incredibilmente e malamente invecchiata. Ma il riscatto dei Centurati e degli splendidi pennelli di Corona, cui certo i padri non poterono opporsi, è rappresentato dall’introduzione del novizio biancovestito che si tramuta in leggio vivente a sostegno dell’imponente volume di Agostino : il novizio mostra infatti gli stessi tratti fisiognomici seppur più giovani di Stefano, quasi a dire che per raggiungere la perfezione spirituale che permette al protomartire di levare il capo e volgere lo sguardo alla Vergine assunta, essenziale è certo il ruolo svolto dagli eremitani, assistiti però dalla generosità della confraternita impegnata a « proponer cose a beneficio del seminario […] ».

 

Il monocromo costituisce inoltre l’unica testimonianza certa dell’attività grafica di Corona, da cui si potrebbe cominciare a ragionare per tentare di rintracciare il corpus dei disegni del pittore muranese. ASVe, Santo Stefano, b. 24, c. 48v.

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Les monochromes des Sacri Monti :

l'idole au royaume chamarré de la statue chrétienne* Anne Lepoittevin Centre d'Études Supérieures de la Renaissance, Tours

Depuis la fin du Quattrocento, les Sacri Monti de Toscane, de Lombardie et du Piémont sont pour l’œil de fastueux « sanctuaires de la couleur ». Peintes à fresque, les architectures internes des nombreuses chapelles entourent des scènes de l’Histoire Sainte auxquelles des figures polychromes – en bois, puis en terre cuite – donnent chair. Ce monde entièrement peint est singulier à plusieurs titres. D’une part, il se développe au xvie siècle, à deux coudées des cantons « chromoclastes » où les statues qui ont échappé aux destructions n’ont, en général, pas échappé au badigeon. D’autre part, les Monts Sacrés sont le lieu d’une statuaire illusionniste de par ses formes et de par ses couleurs au moment où la quasi totalité de la sculpture italienne devient – à la suite, pense-t-on, du modèle antique – strictement monochrome. À cet égard, les débats sur le paragone

* 

 

Je tiens à remercier la Riserva Naturale Speciale du Sacro Monte de Varallo de m'avoir accordé une autorisation spéciale pour photographier les fig. 1, 2, 3. Michel Pastoureau, « Morales de la couleur : le chromoclasme de la Réforme », dans La couleur. Regards croisés sur la couleur du Moyen Âge au xxe siècle, Michel Pastoureau et Philippe Junod (éds), actes de colloque, Lausanne, 1992, Paris, 1994, p. 39-40. Ibid., p. 27-46. La distinction philosophique qui fait de la forme, en sculpture, le vecteur de l’idée (comme chez Platon et Hegel) en écarte la couleur, que celle-ci soit matière, comme chez Schopenhauer (Arthur Schopenhauer, Esthétique et métaphysique, Paris, 1999, p. 174-175), ou qu’elle ait vocation à abuser qui la voit, comme chez Platon. Conformément à ces distinctions, qui sont naturellement solidaires chez Hegel et Schopenhauer des canons – ou comptables des préjugés – de leur époque, la forme s’adresse à l’intelligence et la couleur à l’organe sensoriel. Schopenhauer en déduit une supériorité des arts monochromes comme la sculpture, la gravure et l’eau-forte, pures émanations d’une forme géométrique, manifestement fausses. Une telle distinction souligne en creux la force d’émotion associée à la statue polychrome puisque l’illusion propre au tableau est limitée, ne serait-ce que par la parallaxe de nos deux yeux : c’est l’argument de Schopenhauer.

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anne lepoittevin

sont éloquents : Léonard, Castiglione ou Galilée s’accordent à reprocher à la sculpture l’infirmité d’une monochromie qu’ils ne questionnent pourtant pas. En revanche, aux Sacri Monti, la couleur donne vie aux sculptures comme elle anime les fresques. Filles du dessin, sculpture, peinture et architecture y restent solidairement filles de la couleur qui assure au dévot une ferme continuité visuelle. La monochromie y est donc aussi rare qu’elle est fréquente dans la vie quotidienne des pèlerins qui observent ces scènes. Rare, elle y devient remarquable – visible par contrastes. Le premier contraste est une propédeutique : il oppose l’extérieur à l’intérieur des chapelles. Les architectures de certaines chapelles de Varese et d’Orta, ainsi que les arcs de ces deux Sacri Monti, sont ornés de statues monochromes qui s’opposent au peuple vivement coloré qui habite l’intérieur des chapelles et qui devait fortement impressionner le dévot qui y entrait ou regardait. Une telle épiphanie, marquée par le franchissement d’un seuil, peut se comparer à l’ouverture des polyptyques flamands pour l’office ou à l’entrée dans un sanctuaire baroque. Le second contraste se situe à l’intérieur des chapelles. On le rencontre d’abord à Varallo, où quelques statuettes décoratives sculptées, des amorini en bronze et en stuc ornant les trônes de qui juge Jésus, sont monochromes. Certains éléments architecturaux peints (colonnes torsadées, hermès, caryatides, etc.) y sont également monochromes. Surtout, sont monochromes à Varallo des statues feintes en grisaille. Les premières et les plus significatives datent des années 1617-1628 et sont réalisées par Tanzio da Varallo. Apparus dans les fresques italiennes – surtout profanes – depuis Giotto, de tels motifs deviennent très fréquents dès la seconde moitié du xvie siècle. À Varallo, ils campent des figures mythologiques isolées, installées pour la plupart dans des niches qui doivent « apparaître comme des parties réelles du mur » selon les principes propres au trompe-l’œil – ici exercice de style plus que véritable recherche perspectiviste. À première vue, ces grisailles s’insèrent parfaitement dans les usages de la fresque d’art sacré : solutions spatiales qui scandent les décors, elles procurent à l’œil une véritable respiration architectonique, plus nécessaire à la fresque – qu’elles allègent et structurent – qu’à la peinture de chevalet qui couvre des surfaces moins amples. Hors cadre de l’historia , elles sont en marge de la narration de l’Histoire Sainte, de sorte qu’on pourrait les penser ornementales à un moment où l’usage en est si répandu. Reste qu’elles sont tardives (les







 

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Scritti d’arte del Cinquecento, Paola Barocchi (éd.), t. I, Turin, 1978, p. 477, 485, 490, 710, cité par Willibald Sauerländer, « Quand les statues étaient blanches. Discussion au sujet de la polychromie », dans La couleur et la pierre. Polychromie des portails gothiques, Denis Verret, Delphine Steyaert (éds), actes de colloque, Amiens, 2000, Paris, 2002, p. 27-34. Commandés en 1607 et 1608 à Giovanni Maria Palanchino et Martino Retti, la Pietà et les saints en pierre de Brenno qui ornent l’architecture de la chapelle de la Flagellation du Christ de Varese en sont de bons exemples. On citera également les statues plus tardives qui couronnent les arcs de Varese ou le saint François qui introduit au Sacro Monte d’Orta. On peut également mentionner les deux statuettes de terre cuite placées à Varese dans les niches qui flanquent l’autel de la chapelle de la Circoncision, probablement de petits modèles sauvés par la volonté du sculpteur Francesco Silva en 1617. Voir Silvano Colombo, Sculture dei Sacri Monti sopra Varese, Gavirate, 2002, p. 159-162. Victor I. Stoïchita, L’instauration du tableau. Métapeinture à l’aube des temps modernes, Genève, 1999, p. 38-40. Ibid., p. 42.

les monochromes des sacri monti

premières apparaissent en 1617) et rares, sans doute parce que le contrôle strict que saint Charles Borromée et les évêques de Novare exercent sur l’art sacré des Sacri Monti en exclut fermement, du moins jusqu’aux années 1640, tout décor mythologique et tout détail immotivé ou inconvenant. Or, les statues feintes imitant le marbre ou le bronze rappellent immédiatement les statues retrouvées de l’Antiquité païenne. La présence inattendue de ces grisailles aux Sacri Monti invite donc à s’interroger sur le rôle qu’elles y tiennent. À Varallo, les sculptures feintes en grisaille et les statuettes monochromes se situent toutes dans le cycle du Procès du Christ (à l’exception des statues feintes dorées de soldats qui ornent la chapelle de la Guérison du Paralytique). Assis sur un masque diabolique (une tête de fou cornu qui tire la langue), un angelot musicien blanc domine le trône de Caïphe réalisé par Giovanni d’Enrico vers 1625 (fig. 1) ; directement inspirées de l’Apollon et du bouclier de Diane de l’École d’Athènes, les blanches statues feintes de Diane, d’Apollon et d’un guerrier peuplent les niches de porphyre feintes de la Première comparution du Christ devant Pilate réalisées en 1617 par Tanzio da Varallo, frère de Giovanni d’Enrico (fig. 2) ; des statues feintes dorées de dieux païens occupent les niches du palais d’Hérode, peintes par le même Tanzio entre 1628 et 1629 (fig. 3) ; des statuettes de putti en bronze ornent le trône du gouverneur romain dans la Seconde comparution du Christ devant Pilate, tandis que des statues feintes en grisaille, plus tardives, décorent son palais ; quelques mémoires de dieux antiques blancs, de nouveau situés dans leurs feintes niches de porphyre, ornent les fresques tardives de la chapelle du Christ conduit au Prétoire, achevées en 1657. Pier Francesco Gianoli y reprend alors ce qui est devenu un motif depuis les frères d’Enrico qui exécutent ensemble les chapelles qui, après celles de Gaudenzio Ferrari, proposent les ensembles les plus réussis d’accord

Fig. 1 - Giovanni d’Enrico (sculptures), Cristoforo Martinoli (peintures), Jésus au tribunal de Caïphe, détail, ca 1620-1628 (sculptures), 1648 (peintures), Varallo, Sacro Monte.

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Fig. 2 -  Giovanni d’Enrico (sculptures), Tanzio da Varallo (peintures), Jésus conduit pour la première fois au tribunal de Pilate, détail, 1615-1618, Varallo, Sacro Monte.

Fig. 3 -  Giovanni d’Enrico (sculptures), Tanzio da Varallo (peintures), Jésus au tribunal d’Hérode, détail, ca 1628-1629, Varallo, Sacro Monte.

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entre peinture et sculpture. Toujours traitées en statues à l’antique à Varallo, les grisailles sont systématiquement associées aux chapelles qui opposent les juges à Jésus, une religion polythéiste à une religion monothéiste ou une religion prétendument monothéiste mais en réalité idolâtre et déicide (tel est le propos de la chapelle de la Comparution de Jésus devant Hérode) au « vrai dieu » vivant et incarné. Or, lors de son entrée en Égypte, ce vrai dieu fit s’écrouler les idoles. Le veau d’or feint situé à l’extérieur de la chapelle du Second songe de Joseph – celui qui lui enjoint de fuir en Égypte – rappelle donc cet écroulement des idoles qui semble racheter l’adoration du veau d’or à laquelle les Juifs se sont livrés à leur sortie d’Égypte et qui est représentée dans la chapelle de la Comparution de Jésus devant Caïphe. Pour mieux marquer sa « vérité », Jésus est personnifié par une ronde bosse à taille humaine et à la polychromie la plus réaliste possible. Au contraire, les faux dieux païens – qu’ils soient associés aux Romains ou aux Juifs – sont des simulacres délibérément donnés pour faux : la niche, qui sert l’illusion de ronde bosse comme la sert l’ombre portée de la statue, est à la sculpture, vraie ou feinte, ce que le cadre est au tableau ; elle confesse le statut de représentation de l’objet qu’elle présente. Or, dans l’Italie moderne, la représentation de l’idole est si fréquente que, dans un contexte religieux, les sculptures feintes – excepté celles qui représentent des vertus ou des prophètes – apparaissent souvent comme des traces du paganisme, surtout lorsqu’elles se situent directement dans la scène (comme la statue dorée qui surmonte la colonne dans la Flagellation de Piero della Francesca). Dans la littérature artistique, les théologiens s’efforcent de distinguer la statue chrétienne des idoles adorées par les païens. Dans l’iconographie, les sujets bibliques à idoles abondent : Adoration du veau d’or (dans laquelle le veau figure souvent au sommet d’une colonne – comme l’étaient souvent les statues représentées dans les fresques antiques –), Laban cherchant ses idoles, Daniel refusant d’adorer les idoles ou encore les innombrables histoires des premiers saints et martyrs qui refusent d’adorer les idoles. Le Sacro Monte de Varallo, modèle très encadré d’art de la Réforme Catholique, exemplifie la cristallisation du motif de la statue antique comme idole païenne. Reste à savoir comment ce motif iconographique, arrivé tardivement, y a été introduit. En 1599, l’évêque de Novare, Carlo Bascapè, demande aux artistes d’imiter les réalisations de Gaudenzio Ferrari. Cette injonction fut respectée, notamment par Giovanni Tabacchetti et les frères d’Enrico. Or, les fresques de Gaudenzio, situées dans des chapelles qui ne campent pas le décor d’un palais, ne comportent pas de statues feintes. Toutefois, dans l’immense fresque



  

Voir par exemple le Livre premier de Jean Molanus, Traité des saintes images (Louvain, 1570 et 1594), François Bœspflug, Olivier Christin, Benoît Tassel (éds), Paris, 1996, et le Livre premier de Gabriele Paleotti, Discorso intorno alle imagini sacre et profane, diviso in cinque libri, dove si scuoprono varii abusi loro, Bologne, 1582. Genèse, 31, 30-35. Daniel, 4-5. Elena De Filippis, « “Cieli, angeli figure humane al naturale più che sia possibile ad imitatione della Cappella del Monte Calvario”. La fortuna della Cappella della Crocifissione al Sacro Monte », dans Gaudenzio Ferrari. La crocifissione del Sacro Monte di Varallo, Elena De Filippis (éd.), Turin, 2006, p. 75-90, rappelle les textes et analyse certains des modèles iconographiques proposés à l’imitation.

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du chancel de Santa Maria delle Grazie à Varallo qu’il achève en 1513(fig. 4), Gaudenzio a figuré Pilate et Jésus sous un imposant haut-relief ornant le fronton de la façade du palais du gouverneur romain. Accompagné de l’inscription « palacium pilati », ce relief feint représente un Laocoon – à vrai dire, si fantaisiste qu’il porte à croire que le peintre s’est inspiré d’une ekphrasis – flanqué de deux rondes bosses monochromes feintes. Autant que les fresques de l’École d’Athènes vues à Rome, c’est sans doute ce motif – qui place le vrai dieu sous l’exemple le plus fameux de statue antique retrouvée en 1506 (celle du grand prêtre de Poséidon) – qui a inspiré à Tanzio da Varallo les statues feintes de Diane, d’Apollon et du guerrier peints dans la chapelle de la Première comparution du Christ devant Pilate, le palais du gouverneur se trouvant ainsi placé sous le signe du polythéisme romain. À partir de ce premier exemple, d’autres statues feintes viennent orner les murs des palais dans les chapelles du Procès du Christ et des statuettes sont sculptées sur les trônes de Caïphe et de Pilate. Toutes ces statues – qu’il s’agisse des grisailles ou des statuettes ornant les trônes – sont monochromes, all’antica. Certaines sont dorées, comme les statues feintes des chapelles Fig. 4 - Gaudenzio Ferrari, Jésus au tribunal de des palais juifs (chapelle de la Comparution de Jésus devant Pilate, (détail), 1513, Varallo, Santa Maria Hérode, caryatides de la chapelle de la Comparution de Jésus delle Grazie. devant Caïphe). Elles rappellent alors le veau d’or et les statues métalliques qui, dans l’Ancien Testament, sont systématiquement associées aux idoles païennes – même si les statues métalliques antiques retrouvées jusqu’alors sont peu nombreuses. Les précédents prestigieux ne manquent pas : sans remonter à la Flagellation de Piero della Francesca, Cosimo Rosselli peint à la chapelle Sixtine l’Adoration du Veau d’or, Filippo Lippi représente dans la chapelle Strozzi de Santa Maria Novella le Martyre de saint Jean l’Évangéliste, dans lequel saint Jean est jeté dans l’huile bouillante sous le regard d’une idole d’or, Amico Aspertini figure aux pieds d’une idole dorée le martyre de Valérien et Tiburce qui ont, eux aussi, refusé d’abjurer le « vrai dieu » (Bologne, Oratoire de Sainte Cécile). Ces grisailles peuvent aussi figurer des statues de marbre blanc, plus volontiers associées à l’ancienne Rome. En général, c’est le cas des statues feintes qui décorent les palais romains (chapelle de la Première comparution de Jésus devant Pilate).



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Isaïe, 30, 22 ; Jérémie, 10, 3-5 et 8-9 ; Baruch, 6,50 et 57, 69-70, cité par Marco Collareta, « From colour to black and white, and back again. The Middle Ages and Early Modern Times », dans The Color of Life. Polychromy in Sculpture from Antiquity to Present, Roberta Panzanelli (éd.), cat. exp., Malibu, Getty Museum, Los Angeles, 2008, p. 62-77, p. 62-63.

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Les rares statues feintes réalisées à Varallo au début du xviie siècle font de la statue all’antica une idole monochrome à une période où elle est souvent employée, dans les fresques profanes et dans les fresques religieuses, comme une simple référence à l’antique dénuée d’arrière-plan religieux. À Varallo, les statuettes des trônes des palais du juif Caïphe et du romain Pilate et surtout les grisailles contrastent avec les statues réelles qui incarnent à grandeur les scènes du Nouveau Testament. Associer des statues feintes à des statues réelles dans un même espace n’est pas nouveau. Dans la chapelle de l’Arena à Padoue, les grisailles des Vices et des Vertus que Giotto peint entre 1303 et 1305 répondent aux statues que Giovanni Pisano achevait d’y sculpter. Autre exemple célèbre – mais profane – réalisé peu avant que Tanzio n’aille visiter Rome, la Galerie Farnèse : les hermès-atlantes feints et les médaillons de bronze peints en camaïeu de vert qui flanquent les quadri riportati de la voûte représentent la sculpture en peinture dans la salle qui hébergeait la collection de statues antiques la plus prestigieuse de l’époque. Aux Sacri Monti également, les statues préexistent aux fresques. Les peintres œuvrent en les voyant, qu’ils restituent en peinture les physionomies des effigies en terre cuite ou qu’ils peignent en grisaille le contrepoint exact des statues réelles qui peuplent les chapelles. Les bons de commande indiquent quelle attention les autorités religieuses portaient à la syntonie entre peintures et sculptures : Tanzio, lorsqu’il entreprit les fresques de la chapelle de la Montée au calvaire, dut suivre les indications iconographiques données par l’évêque et conformer sa peinture aux sculptures déjà existantes. L’opposition entre monochromie et polychromie – dans un contexte de sculptures polychromes et de stricte observance de la Contre-Réforme – va au-delà des jeux habituels du paragone (sans toutefois les exclure) et esquisse, notamment au moyen des couleurs, les linéaments d’un paragone chrétien. En effet, ces chapelles rétablissent une évidence que la Renaissance a partiellement contournée : la polychromie persistante des statues de culte qui sont, avec les peintures anciennes et miraculeuses, les premiers supports de la dévotion. Ici, les peintres qui ont polychromé les statues ne les ont pas décorées de couleurs irréalistes comme pouvaient l’être les statues des temples antiques ou comme l’était la médiévale Sainte Foy de Conques-en-Rouergue, toute de métaux et de pierres précieux. Ils les ont au contraire maquillées de la façon la plus réaliste qui soit – et cette polychromie réaliste donne à la statue son « épiderme », et donc sa

 

 



M. Collareta, « From colour to black… », op. cit. à la note 13, p. 62-77 : 67. Giovanni Pisano sculpte les marbres de la chapelle Scrovegni entre 1300 et 1305. Ferdinando Bologna, « Tanzio a Roma, sugli Altopiani Maggiori d’Abruzzo e a Napoli », dans Tanzio da Varallo. Realismo, fervore e contemplazione in un pittore del Seicento, Marco Bona Castellotti (éd.), cat. exp., Milan, Palazzo Reale, 2000, Milan, 2000, p. 33-40. Elena De Filippis, « Tanzio al Sacro Monte », dans Tanzio da Varallo. Realismo, fervore e contemplazione in un pittore del Seicento, Marco Bona Castellotti (éd.), Milan, 2000, p. 51-59 : 53. Clara Baracchini, « “Ymago vero lignea cito perdit pulchritudinem et colorem” : problematiche di studio e restauro sul rapporto tra plastica lignea e policromia », dans La Deposizione lignea in Europa. L’immagine, il culto, la forma, Giovanna Sapori & Bruno Toscano (éds), Castello, 2004, p. 403-422, et M. Collareta, « From colour to black… », op. cit. à la note 13, notamment p. 68 et 74. Enrico Castelnuovo, Préface, dans Scultura lignea. Lucca 1200-1425, Clara Baracchini (éd.), cat. exp., Lucques, Palazzo Mansi, Villa Guinigi, 1995-1996, Florence, 1995, p. XXIV.

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vie. Cette vie fallacieusement insufflée aux simulacres au moyen des couleurs, parfois condamnée par les théologiens du Moyen Âge, est ici exploitée par les théologiens de l’époque moderne pour l’immédiateté qu’elle confère à ces corps peints très illusionnistes. Juxtaposées aux statues affranchies de l’architecture ou de la niche et librement disposées en vastes scénographies réunissant parfois plusieurs dizaines de corps dans une même chapelle, les grisailles se donnent ostensiblement pour des représentations du fait de leur monochromie et de leur inscription dans des niches : dans ces statues monochromes feintes, le dévot est amené à voir d’antiques et fausses idoles tandis que, dans les statues polychromes, il est amené à voir des personnages vivants comme le seraient les acteurs d’une représentation sacrée ou comme l’étaient les protagonistes de l’Histoire Sainte. Les fresques de Varallo permettent de repenser des représentations de sculptures peintes souvent considérées comme de simples défis picturaux dans le cadre des débats sur le paragone. Dans un contexte de Contre-Réforme qui contraint les penseurs catholiques à répondre aux accusations que les Réformateurs portent contre les images en général et contre les statues en particulier, il convient de considérer la comparaison entre les arts d’un point de vue théologique – ici, celui de l’idole. Ce sens religieux donné à la statue all’antica est limité géographiquement autant que chronologiquement. À Varallo même, à partir de la seconde moitié du xviie siècle, l’assimilation entre statue feinte et représentation de l’idole n’a plus cours, comme en témoignent les grisailles de la chapelle du Christ conduit au Prétoire. À Varese, les statues peintes en grisaille sont avant tout des motifs décoratifs qui permettent d’introduire une distinction entre les temps (l’Ancienne et la Nouvelle Loi) sans plus faire référence à l’idole. Situées dans ces chapelles « peuplées », elles n’en demeurent pas moins le levier d’un fort contraste visuel. C’est à Varese qu’un tel contraste entre statues feintes en grisaille et statues polychromes connaît son apogée, dans la chapelle de la Résurrection du Christ (fig. 5). Les figures modelées ont été réalisées en 1622 par Francesco Silva et son atelier tandis que les fresques, plus tardives, ont été exécutées en 1650 par Isidoro Bianchi. À Varese, les grisailles matérialisent l’ancienneté des prophètes de l’Ancien Testament sous les traits de statues feintes figées dans leur monochromie tandis que la couleur rend présentes et actuelles les scènes du Nouveau Testament. Dans la chapelle de la Résurrection, le quadro riportato central représente le Christ ressuscité apparaissant à la Vierge tandis qu’au registre inférieur, les ressuscités sortent de terre à la fin des temps. Deux personnages en grisaille, le prophète Isaïe et le patriarche Jacob, pourvus de phylactères et d’inscriptions, encadrent la fresque. Un Christ en terre cuite peinte semble sortir à la fois de la fresque et du tombeau en bois reposant sur le sol de la chapelle. Paré de son linceul, muni de sa croix hastée, le Christ en terre cuite s’élève dans les airs sous les yeux stupéfaits des soldats en ronde bosse qui occupent la chapelle. Des anges peints encadrent sa tête. Les deux Christ – l’un peint, l’autre sculpté – sont presque identiques et portent les mêmes attributs. Le peintre a si étroitement conformé son art à la statue – antérieure de trois décennies – que le Christ sculpté semble à la fois sortir du tombeau et jaillir de la fresque, impression renforcée par la cambrure de son corps, qui n’est relié à la fresque que par une armature en bois évidemment invisible depuis les points d’observation prévus pour les pèlerins. Au sol, les soldats regardent cette apparition

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les monochromes des sacri monti

et leurs visages manifestent des passions d’une grande variété. L’impression de vérité qu’instaure cette ascension épiphanique du Christ est renforcée par les grisailles qui l’encadrent : tout en se donnant pour feintes, elles attestent la vérité du miracle annoncé de longue date. Le contraste entre ces figures plates et grises, artifices confessés, et l’apparition du Christ, qui semble se matérialiser en sortant de la fresque, donne une ardente réalité à la statue du ressuscité. Non que les pèlerins aient cru à la réalité de cette apparition mais parce que, comme l’écrit Giovanni Careri, « une figure sculptée en trois dimensions s’offre, mieux qu’une figure peinte, à la « sym-pathie » de l’observateur et invite davantage à la conformation affective ». Une telle « sym-pathie », qui vaut pleinement pour le relief, vaut pareillement pour les couleurs, objet même de la vue et attraction sensuelle incontestable déjà dénoncée au xiie siècle par Bernard de Clairvaux. La polychromie, indissociable de la statue de culte, est ici recherchée par les religieux eux-mêmes pour son pouvoir de conviction. L’opposition entre, d’une part, relief et couleur et, d’autre part, peinture et monochromie et leur mise en contiguïté dans un contexte d’illusionnisme qui questionne très sérieusement les frontières de la représentation situe, une nouvelle fois, l’artifice du côté des grisailles et le vrai du côté des statues peintes.

  

Fig. 5 - Francesco Silva et atelier (sculptures), Isidoro Bianchi (peintures), Résurrection du Christ, détail, 1622 (sculptures), 1650 (peintures), Varese, Sacro Monte, chapelle de la Résurrection.

Giovanni Careri, Envols d’amour. Le Bernin : montage des arts et dévotion baroque, Le Plessis-Robinson, 1990. M. Collareta, « From colour to black… », op. cit. à la note 13, p. 65. Ibid., p. 62-67.

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Le contexte des Sacri Monti, domaine d’élection d’une statuaire polychrome, narrative et chrétienne à l’époque moderne, est particulier. Le contraste intense entre des statues réelles et des peintures en camaïeu qui feignent d’être des statues et qui, en ayant recours au trompe-l’œil, empruntent aux statues leur forme ou « sostanza » (pour reprendre les mots de Benedetto Varchi), souligne que la polychromie des « vraies » statues qu’elles observent, dominent, relèvent, annoncent ou commentent ne saurait être pensée comme « accidentelle ». L’opposition entre les « vraies » et les « fausses » statues invite à distinguer deux sortes de représentations. D’une part, les « vraies » statues, les rondes bosses, les statues chrétiennes, par la séduction de leurs formes anthropomorphes et de leurs couleurs réalistes, émeuvent le pèlerin au point de lui faire oublier – ou de chercher à lui faire oublier – leur statut de représentations : en termes ignaciens, « l’application des sens » s’enracine dans un terreau émotionnel que les jeux de camaïeu des statues feintes sont incapables de solliciter (on retrouve ici l’intuition philosophique d’une statue sans couleur qui s’adresserait exclusivement à l’intellect). D’autre part, les statues feintes, les fausses statues, mémoires d’idoles et d’antiques ou simples motifs artistiques all’antica, dénoncent leur fausseté, se donnent pour des représentations et, face aux rondes bosses, esquissent un jeu de vis-à-vis qui vaut d’autant plus qu’aux Sacri Monti comme à l’âge d’or des polyptyques flamands, ce sont parfois les mêmes peintres qui sont chargés de polychromer les rondes bosses et de peindre des statues feintes.

 

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Voir W. Sauerländer, « Quand les statues… », op. cit. à la note 4, p. 27-34. Varchi oppose la « substance » des statues, c’est-à-dire leur forme, à leurs éventuelles couleurs, accidentelles. Van Eyck et Van der Weyden ont peint des grisailles et polychromé des statues. Michael Kühlenthal, Sadatoshi Miura, Historische Polychromie – Historical Polychromy. Polychrome Sculpture in Germany and Japan, Munich, 2004, p. 13.

Polychromie et monochromie  dans le mobilier : le cas des cabinets d'ébène parisiens du xviie siècle Agnès Bos Musée du Louvre, département des Objets d'art

L’insertion des arts du bois aux xvie et xviie siècles dans une problématique liée à la couleur peut sembler à première vue peu évidente. On sait pourtant que, à l’instar des boiseries qui ornaient les murs des demeures de la Renaissance, certains meubles possédaient des éléments dorés ou peints, comme en témoigne encore aujourd’hui l’armoire dite d’Hugues Sambin, conservée au musée du Louvre. De nombreuses armoires à deux corps des dernières années du xvie et du début du xviie siècle portent de petites plaques de pierres dures de couleur qui animent la surface monochrome du bois. À partir des années 1630-1640, et pendant une vingtaine d’années, les ateliers parisiens produisent des meubles en rupture avec cette recherche de polychromie, des cabinets en ébène. Il s’agit de meubles monumentaux, de près de deux mètres de haut et de long, dont l’extérieur est entièrement monochrome car plaqué de panneaux de bois noir. L’utilisation du bois d’ébène dans le mobilier ne constitue pas une nouveauté totale, on la trouve antérieurement en particulier en Italie et dans les Flandres. C’est d’ailleurs par le biais d’artisans d’origine flamande ou germanique que la technique de l’ébénisterie s’est implantée en France au xviie siècle. Mais alors que, hors de France, l’ébène est le plus souvent associée à des plaques de mosaïques de pierres dures ou à des panneaux peints placés à l’extérieur des meubles, le cabinet parisien s’affirme dans la rigueur mo-



 

Voir en particulier Parures d’or et de pourpre. Le mobilier à la cour des Valois, Thierry Crépin-Leblond (éd.), cat. exp., château de Blois, 2002, Blois-Paris, 2002 et Amaury Lefébure, « Le mobilier peint français sous la Renaissance », Bulletin de la Société des Amis du château de Pau, 1983, 92, p. 3-11. Paris, Musée du Louvre, département des Objets d’art, inv. OA 6968. Daniel Alcouffe et Geoffrey de Bellaigue, Le Mobilier français de la Renaissance à Louis XV, Paris, 1991 ; Daniel Alcouffe, « La naissance de l’ébénisterie : les cabinets d’ébène », dans Un temps d’exubérance : les arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche, cat. exp., Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 2002, Paris, 2002, p. 212-217.

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nochromatique : effet de mode et de goût ou inflexion plus large dans le domaine de l’ameublement à cette époque ?

Du noir et blanc au noir La production de ces cabinets d’ébène frappe par son homogénéité : sur les dizaines de cabinets que l’on trouve encore aujourd’hui dans les collections publiques françaises et étrangères ou dans les collections particulières et les catalogues de vente, la structure et le format sont presque systématiquement les mêmes. Le caisson, parallélépipède rectangle, repose sur un pied et l’ensemble est couvert d’un placage de panneaux d’ébène ou parfois, pour des raisons d’économie, de bois noirci. Vu à quelque distance, le décor sculpté et gravé qui orne ces panneaux se devine à peine et il n’est guère possible d’identifier les scènes qui sont représentées (fig. 1) ; pour cela, il faut se placer à moins d’un mètre du meuble. Il s’agit de sujets aussi bien religieux que mythologiques, parfois simplement d’ornements végétaux et, dans quelques cas, de reprises d’illustrations gravées publiées dans les grands roFig. 1 - Paris, Musée du Louvre, vers 1640-1650, cabinet mans à la mode à l’époque, tel L’Ariane de Desmarets d'ébène, H. 1,84 m ; L. 1,58 m. de Saint-Sorlin. Dans tous les cas de figure, les ébénistes adaptaient des gravures pour composer leurs panneaux. Certaines gravures sont elles-mêmes d’après des œuvres polychromes. On peut citer, parmi de nombreux autres exemples, la peinture de Rubens représentant le Jugement de Salomon dont on retrouve la composition sur plusieurs panneaux d’ébène. Néanmoins, les ébénistes n’ont en aucun cas travaillé d’après l’œuvre originale polychrome mais d’après des gravures. Il y a donc deux étapes essentielles. L’adaptation de l’œuvre polychrome sur un support noir et blanc, avec une infinité de nuances de gris et des subtilités de textures rendues possibles par la gravure en



  

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Theodoor H. Lunsingh Scheurleer, « Novels in ebony », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 1956, vol. XIX, p. 259-268 ; Agnès Bos, Musée national de la Renaissance château d’Écouen. Meubles et panneaux d’ébène : le décor des cabinets en France au xviie siècle, Paris, 2007. Agnès Bos, « De la peinture murale au panneau de bois. L’utilisation des modèles gravés dans les cabinets d’ébène au milieu du xviie siècle », Revue de l’art, no 164, 2009-6, p. 29-35. Copenhague, Statens museum for Kunst, inv. KMSsp185. A. Bos, Musée national de la Renaissance…, op.cit. à la note 4, p. 65-68.

polychromie et monochromie dans le mobilier

taille-douce, permet de suggérer les couleurs. Puis intervient le passage de la gravure au panneau d’ébène entièrement noir. Pour restituer au mieux la composition gravée, l’ébéniste dispose de deux « outils », la sculpture et la gravure. Les panneaux d’ébène, peu épais, peuvent être sculptés en plus ou moins haut relief : il est ainsi possible de redonner un volume réel, en trois dimensions, à un volume qui était simplement suggéré par un dégradé de gris sur une estampe. Par ailleurs, du fait de sa densité, le bois d’ébène peut être incisé de façon très fine. Certains cabinets portent d’ailleurs un décor exclusivement gravé, le plus souvent de motifs végétaux ; c’est le cas du cabinet conservé au Geffrye Museum à Londres, provenant de la collection de l’écrivain anglais John Evelyn. Très souvent, les ébénistes combinent sculpture et gravure sur un même panneau, les deux techniques se complétant afin de rendre au mieux les détails des gravures. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, dans un panneau représentant Persée décapitant Méduse (fig. 2) d’après la composition d’Annibal Carrache dans le Camerino du palais Farnèse à Rome, gravée à plusieurs reprises, en particulier par Nicolas Mignard (fig. 3), de nombreux éléments sont gravés : le reflet de Méduse dans le bouclier de Pallas, les lanières des sandales de cette dernière, les nuages et les arbres de l’arrière-plan… Quand, comme dans le cas de ce panneau, les qualités du sculpteur sont solides, le passage du modèle gravé au panneau d’ébène constitue une réussite. Le rendu des musculatures et des drapés est ainsi particulièrement convaincant. Ce n’est pas toujours le cas et certains ébénistes peinent à retranscrire des volumes suggérés par une gravure. Les chairs rebondies des figures de Simon Vouet, rendues avec finesse par le graveur Michel Dorigny dans une composition représentant la Nativité, sont grossièrement adaptées sur un autre panneau provenant d’un cabinet d’ébène. Le volume des nuées d’où émergent des anges sur l’estampe disparaît également sur l’ébène. Les rayons lumineux, manifestation de la divinité, ont disparu. Quelles que soient les qualités du sculpteur, les effets d’ombres et de lumière, si éclatants et subtils dans la gravure en taille-douce du milieu du xviie siècle, ne peuvent en l’occurrence être retranscrits sur un support de couleur noire. Les panneaux sculptés d’après les gravures d’Abraham Bosse illustrant le roman de l’Ariane sont particulièrement révélateurs de cette limite. Dans Émilie et Camille trouvant Mélinde et Palamède blessés (scène de nuit où la découverte des victimes se fait à la lueur des torches), dans Mélinte sauvant Ariane d’un incendie (également de nuit, les flammes de l’incendie éclairant les protagonistes), dans Mélinte s’échappant de prison (de nuit), ou encore dans Cyllénie et Lépante se reconnaissant (de nuit, à la lueur d’une torche), les jeux de clair-obscur et de contrastes de luminosité sortis du burin d’Abraham Bosse disparaissent totalement sur l’ébène.    

Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur, Paris, p. 121. Londres, Geffrye Museum, inv. 46/1979. Lindsay Boyton, « Some documented pieces of English furniture », Antiques, avril 1971, p. 562-565. Écouen, Musée national de la Renaissance, E.Cl. 12449. A. Bos, Musée national de la Renaissance…, op.cit. à la note 4, p. 70. Ibid., p. 82-93.

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Fig. 2 - Écouen, Musée national de la Renaissance, E.Cl. 12409 a. Panneau représentant Persée décapitant Méduse provenant d'un cabinet en ébène.

Fig. 3 - Nicolas Mignard, Persée décapitant Méduse, d'après Annibal Carrache, 1637. Paris, Bibliothèque nationale de France.

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polychromie et monochromie dans le mobilier

Des cabinets polychromes à l’intérieur L’alliance d’un format monumental avec un bois noir et brillant donne un aspect extérieur austère aux cabinets d’ébène parisiens. La face principale du caisson possède deux portes, ou vantaux, qui, en s’ouvrant, dévoilent une série de petits tiroirs, dont la façade est plaquée d’ébène, encadrant deux petits vantaux. Ce n’est qu’une fois ouverts ces deux petits vantaux, qu’est visible une partie du meuble qui contraste fortement avec le reste du fait de sa polychromie. Il s’agit d’une sorte de niche, ou théâtre, aménagée dans la profondeur du caisson avec des matériaux de nature et de couleurs variées (fig. 4). Elle possède le plus souvent un sol marqueté de bois plus ou moins précieux et colorés (palissandre, acajou, houx, amarante, satiné, ébène…), mêlé à l’occasion d’ivoire, naturel ou teinté. Les parois sont ornées de miroirs insérés dans un décor architectural qui fait également intervenir des éléments marquetés ou peints. Dans certains cabinets, comme celui du musée du Louvre, on trouve une évocation d’un paysage de montagne fabriqué à partir de galène, sur lequel sont fixées de petites maisons en papier peint. Enfin, une version plus élaborée encore est proposée dans le cabinet du Rijksmuseum d’Amsterdam : le théâtre abrite une véritable scène sous la forme de figurines en bronze doré représentant le Jugement de Salomon. Le théâtre des cabinets parisiens est rarement constitué de matériaux très précieux – les ébénistes utilisent ainsi de l’ivoire teinté pour imiter le marbre – mais il fait l’objet néanmoins d’une attention particulière car il est à chaque fois différent. Le contraste entre l’extérieur noir du cabinet et cette partie centrale, révélée après l’ouverture de deux séries de portes, est saisissant. Cela s’explique au moins en partie par le rôle dévolu à cette niche. Outre les tiroirs accessibles quand on ouvre les grands vantaux extérieurs, la niche centrale renferme d’autres petits tiroirs « secrets », masqués par des parties amovibles de son décor. Ce type de cabinet servait à son propriétaire à ranger objets et documents précieux et il est probable que les tiroirs « secrets » étaient destinés à abriter les biens à protéger plus particulièrement. À ce titre, la mésaventure subie par Lucrèce dans le Roman bourgeois de Furetière constitue une belle preuve : le marquis, dont la fougue amoureuse pour la malheureuse se trouvait bien éteinte par les faveurs qu’il en avait déjà obtenues, cherchait un moyen de reprendre la promesse de mariage qu’il lui avait donnée. Il eut l’idée d’offrir à Lucrèce un cabinet d’ébène dont il se procura un double des clés. Sa maîtresse tomba dans le piège et « y serra avec joie ses plus précieux bijoux, et ne manqua pas surtout d’y mettre sa promesse de mariage qu’elle avait du marquis » qui s’empressa de profiter d’une absence de son amante pour reprendre le papier fatidique. Cet usage du cabinet n’est évidemment pas réservé aux cabinets parisiens, comme en témoigne une peinture donnée à l’atelier de Francken le Jeune montrant Ulysse reconnaissant Achille

  

Paris, Musée du Louvre, département des Objets d'art, inv. OA 6629. Amsterdam, Rijksmuseum, inv. BK-16117. Mechtild Baumeister et Stéphanie Rabourdin, « A Seventeenth-century Parisian Ebony Cabinet Restored by Herter Brothers », dans Postprints of the Wooden Artifacts Group, 33rd Annual meeting of the American Institute for Conservation, Minneapolis, Minnesota, June 2005 (http://www.wag-aic.org/2005/05index.html).

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parmi les filles de Lycomède sur laquelle les tiroirs entrouverts d’un cabinet flamand, portant des panneaux peints à l’extérieur, laissent deviner la présence de bijoux. Mais il prend une valeur particulière dans les cabinets parisiens du fait de l’association entre la richesse des couleurs et des matériaux en leur sein, et la préciosité des objets qu’il abrite, en contraste avec l’austérité de l’extérieur du meuble. Bien qu’il n’en existe pas de témoignage documentaire ou littéraire, il est possible d’imaginer les propriétaires de ce type de cabinet les faisant admirer à leurs hôtes les plus prestigieux et leur faisant découvrir, après l’ouverture successive des deux séries de portes, la richesse colorée de l’intérieur du meuble. C’est probablement ce contraste presque dramatique entre l’extérieur et l’intérieur qui explique en partie le succès rencontré par cette formule auprès des amateurs du milieu du xviie siècle.

Fig. 4 - Paris, Musée du Louvre, cabinet d'ébène, détail de la niche centrale.



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Paris, Musée du Louvre, département des Peintures, inv. RF 1535.

polychromie et monochromie dans le mobilier

Un meuble noir dans un environnement coloré ? Pour tenter de mieux cerner les autres raisons de la mode des cabinets d’ébène, il convient de les replacer dans leur contexte, c’est-à-dire dans l’environnement dans lequel ils se trouvaient à l’intérieur des demeures. On peut notamment se demander si l’austérité extérieure de ces meubles correspondait à un goût plus général pour des aménagements privilégiant le noir ou des teintes sombres. Les inventaires de biens après décès, les sources iconographiques et les vestiges d’ameublement et de décors du milieu du xviie siècle témoignent au contraire d’une prédilection pour la polychromie. Les gravures d’Abraham Bosse montrant des intérieurs bourgeois ou aristocratiques, certes en noir et blanc, suggèrent ainsi largement la présence d’éléments colorés : tapisseries tendues sur les murs sur lesquelles des tableaux sont souvent fixés, lits aux riches étoffes, tapis sur les tables et sur les cabinets, et décor peint ou sculpté des cheminées. Dans les transcriptions peintes de ces gravures, qui ont été faites dès le xviie siècle, comme Les femmes à table en l’absence de leurs maris du musée national de la Renaissance au château d’Écouen (fig. 5), l’ambiance n’est certes pas à l’exubérance multicolore mais on constate un mélange de tonalités plus ou moins soutenues que la lumière du jour vient le plus souvent généreusement éclairer. Les rares décors de cette époque qui ont été conservés témoignent également dans leur large majorité d’une polychromie assez vive, comme les boiseries du cabinet de la maréchale de la Meilleraye (bibliothèque de l’Arsenal) ou celles de plusieurs pièces du château de Cormatin (Saône-et-Loire). Par ailleurs, les pièces de mobilier conservées de cette époque, comme l’ensemble composé d’un lit et de fauteuils provenant du château d’Effiat (Puy-de-Dôme), permettent d’imaginer les touches vivement colorées apportées par le mobilier dans les demeures du milieu du xviie siècle. L’inventaire après décès du cardinal Richelieu nous donne une vision précise de l’environnement de ces cabinets d’ébène au début des années 1640, moment où ils commencent à connaître un grand succès. On trouve dans l’appartement vert du Palais-Cardinal, dont les murs sont tendus de damas vert, « un grand cabinet d’esbeyne à deux guichetz […] garni de sa couverture de cuir doublée de serge rouge » et un autre « grand cabinet d’esbeyne » qui semblent correspondre à des cabinets



     



En particulier, dans la série des métiers : la saignée, le clystère, le cordonnier, le barbier ; dans la série du Mariage à la ville, le contrat de mariage, l’accouchement, la visite à l’accouchée ; la série des Vierges sages et des Vierges folles ; dans la série des Quatre âges de l’homme, la Virilité et la Vieillesse ; Les femmes à table en l’absence de leurs maris ; ou encore la série des Cinq Sens (voir en dernier lieu Abraham Bosse, savant graveur. Tours, vers 1604-1676, cat. exp., Paris, Bibliothèque nationale de France, Tours, musée des Beaux-Arts, 2004, Paris-Tours, 2004). David Langeois, « L'ameublement des appartements », dans Un temps d’exubérance, op. cit. à la note 3, p. 142-145. Abraham Bosse, savant graveur, op. cit. à la note 16, p. 298-317. Écouen, Musée national de la Renaissance, inv. E.Cl. 846. David Langeois, « Évolution du décor intérieur entre 1600 et 1660 », dans Un temps d’exubérance..., op. cit. à la note 3, p. 119-126. Paris, Musée du Louvre, département des Objets d’art, inv. Cl. 2550 à 2556 (dépôt du musée du Cluny). Honor Levi, « L'inventaire après décès du cardinal de Richelieu », Archives de l’art français, 1985, t. XXVII, p. 9-83. Voir également Patrick Michel, « Le cardinal de Richelieu et les arts décoratifs », dans Un temps d’exubérance, op. cit. à la note 3, p. 37-39. Ibid., no 483 et 846.

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parisiens, mais également des cabinets d’ébène d’origine manifestement étrangère, flamande et peutêtre italienne. On y trouve aussi nombre de sièges, fauteuils et ployants, et quelques lits, tous garnis de tissu de couleur, damas vert, taffetas ou velours rouge cramoisi. Vingt ans plus tard, l’inventaire du cardinal Mazarin offre une perspective encore plus contrastée. Si l’on s’en tient aux seuls meubles, les cabinets d’ébène parisiens côtoient les cabinets au décor de pierres dures, ceux incrustés d’ivoire ou d’éléments métalliques, ainsi que les cabinets en écaille de tortue ou en laque, des meubles qui sont loin de présenter le même aspect extérieur austère que les cabinets parisiens. Par leur ampleur et leur richesse, les collections de Mazarin constituent certes un cas à part, mais elles montrent bien qu’en ce début de la décennie 1660, à un moment où la mode des cabinets d’ébène parisiens décline, ces derniers ne représentent pas un point central de l’ameublement. Dans les intérieurs beaucoup plus modestes évoqués par les gravures d’Abraham Bosse, les quelques cabinets qui apparaissent, toujours recouverts d’un tapis ou d’un autre type de textile, occupent une position nettement plus isolée. Effet du temps ou du milieu social ?

Fig. 4 - Écouen, Musée national de la Renaissance, d'après Abraham Bosse, Les femmes à table en l'absence de leurs maris, France, xviie siècle.

 

234

Ibid., no 823, 825, 847. Inventaire dressé après le décès en 1661 du cardinal Mazarin, édité par Tomiko Yoshida-Takeda et Claudine LebrunJouve (mémoires de l’académie des inscriptions et des belles-lettres, tome XXX), Paris, 2004, p. 144 et sq.

polychromie et monochromie dans le mobilier

Quoi qu’il en soit, il est manifeste que, même dans des demeures bourgeoises relativement simples, le noir ne domine pas dans les aménagements intérieurs et l’ameublement. Ce constat oblige à reposer la question des raisons du goût des années 1630-1650 pour ces meubles entièrement noirs : pourquoi choisir un meuble qui tranche avec le reste du décor intérieur ? On a parfois avancé des raisons religieuses en en faisant des meubles commandés par des protestants : le noir cher aux Réformés et les scènes vétérotestamentaires représentées sur les vantaux pourraient être vus comme des indices en faveur de cette hypothèse. C’est oublier que les scènes de l’Ancien Testament ne représentent qu’un cinquième environ de l’iconographie visible sur ces cabinets et que les marchés de commande de cabinets conservés ne livrent pas particulièrement le nom de familles protestantes. L’enquête ne mène pas, il faut bien l’avouer, à des conclusions très affirmées. Cet engouement pour les cabinets d’ébène parisiens, très fort à partir des années 1640 et déclinant après 1660, correspond incontestablement à une mode qui a reposé sur les facteurs suivants : nouveauté de la production française en ébénisterie, aspect très particulier de l’extérieur, possibilité de représenter des scènes d’après des romans en vogue ou des peintures connues, contraste si original entre l’intérieur et l’extérieur du meuble. Si l’effet de mode n’est certainement pas la seule cause de ce succès, il trouve une preuve supplémentaire dans le fait qu’après 1660, plutôt que de faire évoluer le principe du cabinet d’ébène, alors même qu’il y avait eu quelques tentatives, comme en témoigne le cabinet récemment acquis par le musée des Arts décoratifs qui est décoré, à l’extérieur, de plaques d’ivoire teinté imitant le marbre, ce type est totalement abandonné au profit d’un décor coloré de marqueterie de fleurs et, peu après, des premières marqueteries Boulle.

  

M. Pastoureau, Noir..., op. cit. à la note 8 , p. 130-133. A. Bos, Musée national de la Renaissance, op.cit. à la note 4, p. 16. Paris, Musée des Arts décoratifs, inv. 2007.1.1. Anne Forray-Carlier, « Cabinet sur piètement », La Revue des Musées de France-Revue du Louvre, 2008-2, p. 43-44.

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