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French Pages 311 Year 2019
Autoportrait du Sultan Ottoman en Conquérant
Analecta Isisiana: Ottoman and Turkish Studies
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A co-publication with The Isis Press, Istanbul, the series consists of collections of thematic essays focused on specific themes of Ottoman and Turkish studies. These scholarly volumes address important issues throughout Turkish history, offering in a single volume the accumulated insights of a single author over a career of research on the subject.
Autoportrait du Sultan Ottoman en Conquérant
Gilles Veinstein
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The Isis Press, Istanbul 2011
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Gorgias Press LLC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright © 2011 by The Isis Press, Istanbul Originally published in 2010 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of The Isis Press, Istanbul.
2011
ܒܐ
ISBN 978-1-61143-091-2
Reprinted from the 2010 Istanbul edition.
Printed in the United States of America
Gilles Veinstein est professeur au Collège de France et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Il a accompli ses études supérieures à l’Ecole normale supérieure, à la Sorbonne et à l’institut national des langues et civilisations orientales. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles consacrés à l’Empire ottoman et, plus généralement, à l’histoire turque et islamique, notamment Mehmet Effendi. Le Paradis des Infidèles (Paris : Maspéro, coll. "La Découverte", 1981) ; L'Empire ottoman et les pays roumains, 1544-1545 (avec M. Berindei) (Paris et Cambridge MA : EHESS et Harvard Ukrainian Research Institute, 1987), Etat et société dans l'Empire ottoman. La terre, la guerre, les communautés (Londres, Variorum, 1994), Le sérail ébranlé (avec Nicolas Vatin) (Paris, Fayard, 2003), L'Europe et l'Islam. Quinze siècles d'histoire (avec Henry Laurens et John Tolan) (Paris, Odile Jacob, 2009). Il est l’éditeur de la revue Turcica (Paris-Louvain).
AVANT-PROPOS Les 15 études republiées ici sont parues pour la première fois à des dates diverses puisqu’elles vont de 1986 à 2007. Elles abordent d’autre part des questions très variées. Il m’a semblé cependant qu’elles présentaient assez de points communs pour qu’il soit justifié de les réunir dans un même volume. Elles donnent la parole au pouvoir ottoman et donc à celui qui l’incarne, le sultan. Non pas l’homme privé, l’individu, mais le souverain ex officio. C’est en ce sens que toutes ces déclarations à la première personne dressent un « autoportrait » du padişah. Plutôt que de chercher, comme le font, non sans de bonnes raisons nombre d’historiens aujourd’hui, les réalités déguisées ou masquées derrière la parole officielle, ou à faire parler les « officieux » qui sont les oubliés de l’histoire, l’auteur s’est voulu attentif à cette parole officielle, telle qu’elle est livrée dans les documents, firmans ou lettres impériales. Elle ne dit assurément pas tout, mais son message reste cependant éloquent sur la philosophie politique, l’art du gouvernement et la pratique diplomatique des Ottomans, plus particulièrement ceux de la « grande époque » du XVIe siècle. Ce message, bien entendu, est loin d’être entièrement original. On peut y reconnaître des héritages multiples, mais il représente une synthèse spécifique. La spécificité ottomane est remise en question sur bien des sujets par les analyses contemporaines. A ce niveau là, il n’y a pas lieu de la contester. Un second point commun de ces articles est de traiter de la guerre et de la conquête. Non sans paradoxe, elles sont peu abordées ici dans leurs aspects proprement militaires. On trouvera assez peu de considérations tactiques et stratégiques ; moins encore de récits ou d’analyses de batailles. Les questions d’effectifs, de types de troupes, d’armement et de munitions qui d’ailleurs, dans la période récente, ont donné lieu à des études ottomanistes de qualité, seront au contraire peu présentes. La conquête n’est pas prise pour ce qu’elle est, mais comme l’un des principaux objets du discours sultanien. C’est en conquérant que le sultan se dépeint. Encore cette peinture met-elle plusieurs plans en perspective. Comme nous le remarquions dans un article de 1992 (« La voix du maître à travers les firmans de Soliman le Magnifique ») que nous avons placé en tête de ce recueil, le discours du souverain se déploie sur des registres différents, fût-ce à l’intérieur d’un seul et même document, avec les tonalités les plus contrastées. Les instructions données à l’occasion des campagnes militaires, dans leurs différentes phases et notamment dans la phase préparatoire, sont concrètes, pragmatiques, passablement désabusées
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AVANT-PROPOS
sur la nature humaine et ce que le maître peut attendre de ses serviteurs. Entre la puissance et la gloire qu’il proclame, les objectifs infiniment ambitieux qu’il annonce et les instruments défectueux à sa disposition, l’abîme est profond et l’on se demande comment il pourra être comblé. Dans d’autres documents, sur lesquels repose un deuxième ensemble d’articles, le sultan s’explique sur les mobiles de son action militaire : toutes les considérations stratégiques et économiques que nous pourrions attendre, sont bannies de ses propos : il n’est question que de son bon droit, de sa sollicitude pour ses alliés et protégés, de l’exercice de sa légitime défense et last but not least de ses devoirs vis-à-vis des pèlerins de l’islam. Qui donc est celui qui érige sa propre statue, ainsi idéalisée ? D’où tire-t-il sa légitimité ? Dans le troisième groupe d’articles, notre conquérant apparaît tantôt en César, en « serviteur des deux saints sanctuaires », en champion de l’orthodoxie sunnite, en redresseur de torts de tous les saints et les héros de l’islam, victimes des mécréants et des hérétiques, mais aussi en éternel errant, en quête de la Pomme d’or. Aucun souverain de l’islam ne ressemble plus que lui aux anciens califes, mais, pour autant, en ce seizième siècle, l’heure du sultan-calife n’a pas encore sonné pour lui.
G. VEINSTEIN (août 2009)
CHAPITRE I LE LANGAGE DES INSTRUCTIONS
I LA VOIX DU MAÎTRE À TRAVERS LES FIRMANS DE SOLIMAN LE MAGNIFIQUE
Le régime politique de l'Empire ottoman a fasciné durablement les observateurs européens — des différentes parties de l'Europe. Toute une littérature émanant de diplomates, de voyageurs, de philosophes et de juristes, s'est imployée à le décrire, le définir et le juger. Au XVIe siècle en particulier, alors que cet Empire — et donc le système qui le soutient — triomphe d'abord puis commence à décliner, le thème est d'une actualité brûlante1, mais le débat rebondira au XVIIIe, dans un contexte nécessairement autre : la définition du despotisme dans L'esprit des lois de Montesquieu (1748) représentera alors un jalon capital2. Les commentateurs modernes se sont souvent penchés — et continuent à le faire — sur cet ensemble de textes en mettant en évidence la diversité des interprétations et des appréciations, selon les auteurs et familles d'auteurs, les pays d'origine, les moments. Ces conceptions s'opposaient en particulier sur la question de savoir si le pouvoir du sultan était illimité, arbitraire, ou au contraire borné par des lois, des préceptes religieux, un devoir de justice et plus généralement les exigences d'une sorte d'idéologie impériale. De même, ce régime a été tantôt présenté comme pertinent et légitime — comme un modèle même, chez certains3 — ou, il a été au contraire stigmatisé avec force comme une dépravation néfaste et odieuse.
1Cf. notamment R. Ebermann, Die Türkenfurcht. Ein Beitrag zur Geschichte der öffentlichen Meinung in Deutschland wärhrend der Reformationszeit, Halle, 1904 ; G. Atkinson, Les nouveaux horizons de la Renaissance française, Paris, 1935 ; C. D. Rouillard, The Turk in French History, Thought and Literature, Paris 1941 ; R. Schwoebel, The Shadow of the Crescent : the Renaissance Image of the Turk, Nieuwkoop, 1967 ; P. Preto, Venezia e i Turchi, Florence, 1976. 2Cf. notamment, A. Grosrichard, Structure du sérail, Paris, 1979 ; H. Laurens, Les origines intellectuelles de l'expédition d'Égypte. L'orientalisme islamisant en France (1698-1798), Istanbul-Paris, 1987. 3Cf. par exemple, C. Backvis, «Les Slaves devant la ‘leçon’ turque à l'aube des temps modernes», Revue de l'Université de Bruxelles, V, 1954-1955, p. 137 sq.; D. Matuszewski, Peresvetov : The Ottoman Example and the Muscovite State, Ph. D. Dissertation, Univ. de Washington, 1972 ; M. Cazacu, «Aux sources de l'autocratie russe. Les influences roumaines et hongroises, XVe-XVIe siècles», Cahiers du Monde russe et soviétique, XXIV, 1-2, 1983, pp. 741.
10 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T Prenant l'exemple des relations des bailes vénitiens à Constantinople — témoignages qui ont influencé le reste de la littérature politique occidentale —, Lucette Valensi, a mis en lumière que ces textes illustraient d'abord le premier point de vue, dans les deux premiers tiers du XVIe siècle, en faisant ressortir tous les aspects positifs de la monarchie ottomane ; en revanche, à partir du dernier tiers de ce siècle, ce même pouvoir est dépeint à Venise sous les couleurs les plus sombres et comme haïssable dans toutes ses manifestations. Morosini déclare ainsi en 1585 : «Ne fut jamais conçue ni exercée plus grande tyrannie au monde»1. L'auteur met ce renversement sur le compte d'un déclin objectif de Venise qui incite la République à affirmer son attachement à ses valeurs politiques traditionnelles et à incarner dans le repoussoir ottoman toutes les déviations dont elle doit se préserver. Notons pourtant que des appréciations si divergentes — et elles ne le seront pas moins dans la polémique sur le despotisme oriental au XVIIIe siècle — gardent toutes en commun un postulat de base : l'autorité du sultan est absolue, que cette autorité, répétons-le, s'exerce selon le droit et la justice, ou au contraire de façon arbitraire et violente ; ou, pour considérer l'autre face d'une même réalité : l'obéissance des sujets est absolue, que cette servitude soit le fruit de la contrainte ou qu'elle apparaisse paradoxalement comme volontaire chez un sujet abandonnant toute estime de soi. Cette soumission est mise en avant aussi bien par les admirateurs du régime qui y voient l'un de ses atouts majeurs que par ses contempteurs défendant la cause du libre arbitre et de la dignité individuels. Comme l'écrit, parmi tant d'autres, le baile Erizzo en 1557 : L'obéissance que chacun considère comme le fondement le plus solide de tous les empires soutient indubitablement celui-ci.2
Et Jean Chesneau, secrétaire de l'ambassadeur français d'Aramon, en apporte ce témoignage, recueilli lors de la campagne de Perse de 1548-1549 : Quand ledit Grand Turc veut faire quelque entreprise, il ne fait que mander lesdits beglerbeys se trouvant à un tel temps avec ses gens, à un tel lieu, et incontinent ils sont prêts, car ils n'oseraient sous peine de leur vie faillir d'un demi-jour.3
1L. Valensi, Venise et la Sublime Porte. La naissance du despote. Paris, 1987. 2A. Erizzo, in E. Albéri, Le relazioni degli ambasciatori Veneziani al Senato durante il secolo decimosesto, 3e série, III, Florence, 1855, p. 134, cité par L. Valensi, op. cit., p. 48. 3J. Chesneau, Le voyage de Monsieur d'Aramon, ambassadeur pour le Roy en Levant, Ch. Schefer, éd., Paris 1887, p. 46.
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Cette exécution immédiate et parfaite des ordres du souverain dont le déroulement impeccable des expéditions militaires constituerait le prototype aurait pour condition exclusive la crainte qu'il inspire. Il y a également consensus entre les observateurs sur ce point — qu'ils recommandent, rejettent ou seulement constatent ce puissant ressort de gouvernement qui a noms poura, spavenfo, timore chez les Italiens1 ; groza chez les Russes dont Ivan Groznyj — le terrible ou le majestueux —, imitateur en cela des sultans, tirera son surnom2. On connaît l'orchestration du thème chez les artisans du concept de despotisme : «il faut que la crainte empêche la négligence du gouverneur ou du magistrat éloigné…», notait Montesquieu3, et chez Turgot : La crainte et le respect s'emparent de l'imagination. Le souverain, environné d'une obscurité formidable, semble gouverner du sein d'un nuage orageux, dont les éclairs éblouissent et les tonnerres inspirent la terreur.4
Mais, si les meilleurs historiens des idées politiques ont le mérite de dépasser une présentation abstraite de ces thèses dans laquelle elles s'opposeraient entre elles ou s'engendreraient les unes les autres selon des déterminations purement intellectuelles, pour les mettre en rapport au contraire, par des démonstrations souvent fort savantes et subtiles, avec des préoccupations de politique intérieure (le Turc n'étant plus qu'un alibi pour masquer des règlements de comptes internes), on constate que ces mêmes historiens se posent plus rarement la question de l'adéquation des opinions à ce qu'il faut bien appeler le réalité historique turque. Manque d'intérêt pour cette réalité, conviction que de toute façon elle n'est pas l'objet véritable de ceux qui prétendent en parler, relativisme absolu, discréditant a priori toute appréciation qu'on peut porter sur l'autre et donc l'usage des témoignages externes comme source historique5 : cette abstention peut relever de plusieurs explications. Elle peut aussi tout simplement tenir à la prudence : soumettre à l'épreuve des faits les jugements qu'ils analysent nécessiterait que ces commentateurs disposent sur les faits en question d'une vérité de référence 1Cf. L. Valensi, op. cit., p. 95. 2Cf. les analyses à ce sujet de M. Szeftel, «The Epiteth Groznyj in Historical Perpective», in Festschrift G. Florovski. The Religious World of Russian Culture, La Haye, 1975, II, pp. 101116. 3Montesquieu, L'esprit des lois, III, 10 et VIII, 21, in Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pleïade, Paris, 1976, II, p. 259, 365 ; cité par H. Laurens, op. cit., pp. 45-46. 4Turgot, «Plan du premier discours sur la formation des gouvernements et le mélange des Nations», in Œuvres, G. Schelle, éd., Paris, 1913, I, p. 294, cité par H. Laurens, op. cit., p. 52. 5Postulat sous-entendu, par exemple, d'un bout à l'autre de l'essai fameux de E. Said, Orientalism, Londres, Henley, 1978 ; trad. fr. par C. Malamoud, L'Orientalisme : l'Orient créé par l'Occident, Paris, 1980 ; 2ème éd., 2005.
12 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T bien établie. Mais en même temps, pour considérer que des jugements contraires puissent être radicalement opposés les uns aux autres, comme le fait, par exemple, Lucette Valensi dans l'essai stimulant auquel il a été fait il faut présupporter que ce substrat au moins qui leur est commun — la notion d’un souverain obéi au doigt et à l’oeil par des sujets que meut la seule crainte — est une réalité objective ; faute de quoi, ces opinions ne seraient plus aussi radicalement étrangères les unes aux autres : les artisans d'une image positive du régime y auraient inclus des éléments de leur invention sur lesquels se seraient appuyés les accusateurs ultérieurs. Or il existe, croyons-nous, une manière d'approcher concrètement les réalités du pouvoir ottoman, de constater comment le sultan traite ses agents et ses sujets, de quelles armes il use auprès d'eux, s'il se sent assuré d'être obéi ou redoute de ne pas l'être, si effectivement il l'est ou s'il ne l'est pas : il suffit d'examiner les ordres du pouvoir central ottoman, les firmans1. Sans doute ces documents font-ils l'objet depuis longtemps d'une exploitation massive de la part des historiens, mais principalement, me semble-t-il, dans deux perspectives : d'une part, on les étudie du point de vue formel de la diplomatique, quitte à tirer parti éventuellement des formules protocolaires — en particulier la titulature que se confère le sultan et celle qu'il accorde à son interlocuteur, surtout quand ce dernier est un prince étranger — pour des considérations sur les rapports de force, la vision géopolitique ottomane, l'idéologie impériale à un moment donné2. D'autre part, ces firmans sont couramment utilisés comme des sources historiques dont on ne retient alors que les informations contenues — principalement dans la narratio, la dispositio et la datatio — sur une question particulière. 1Nous prendrons ici le vocable de firman (du persan ancien framânâ et du persan moderne farmân) comme un terme générique pour désigner non un type particulier d'actes émis par la chancellerie ottomane mais l'ensemble des ordres émanant du pouvoir central ; cf. I. H. Uzunçarşılı, art. «ferman», in Islam Ansiklopedisi, IV, pp. 571-572 ; H. Brusse, U. Heyd, art. «farm®n», in Encyclopédie de l'Islam, 2e éd., II, pp. 822-825 ; F. Kraelitz, Osmanische Urkunden in türkischer Sprache aus der zweiten Hälfte des 15. Jahrunderts, Vienne, 1922, pp. 3-43 ; L. Fekete, Einführung in die Osmanisch-türkische Diplomatik der türkischen Botmässigkeit in Ungarn, Budapest, 1926, p. XXX-XLVI ; U. Heyd Ottoman Documents on Palestine, 1552-1616. A Study of the Firman according to the Mühimme Defteri, Oxford, 1960, introduction ; J. Matuz, Das Kanzleiwesen Sultan Süleym®ns des Prächtigen, Wiesbaden, 1974, pp. 64-91, 101-103 ; A.C. Schaendlinger, Die Schreiben Süleym®ns des Prächtigen an Karl V., Ferdinand I. und Maximilian II aus dem Haus —, Hof — und Staatsarchiv zu Wien, Vienne, 1983 ; A. C. Schaendlinger, Die Schreiben Süleym®ns des Prächtigen an Vasallen, Militärbeamte, Beamte und Richter aus dem Haus—, Hof — und Staatsarchiv zu Wien, Vienne, 1986. 2Pour un exemple d'étude menée dans cette perspective, cf. H. Inalcık, «Power Relationships between Russia, the Crimea and the Ottoman Empire as Reflected in Titulature», in Ch. Lemercier-Quelquejay, G. Veinstein, S.E. Winbush, éds., Passé turco-tatar, présent soviétique. Études offertes à Alexandre Bennigsen, Louvain-Paris, 1986, pp. 175-211 Reprint dans H. İnalcık, The Middle East and the Balkans under the Ottoman Empire. Essays on Economy and Society, Bloomington, 1993, pp. 369-411.
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Mais il reste une troisième voie, insuffisamment empruntée jusqu'ici : les firmans, comme d'ailleurs les actes émis par toutes les chancelleries du monde, témoignent de la nature et de l'efficacité d'un pouvoir, en le montrant en action. Ils sont donc aussi une source pour ce qu'on appelle aujourd'hui les sciences du Politique, et notamment l'étude de la "gouvernance" à travers les âges. Toutefois, on constate rapidement que le firman est une source à cet égard ambiguë puisqu'elle juxtapose et entremêle même souvent deux plans bien distincts : celui qu'on peut dire abstrait de la théorie juridique et plus largement de l'idéologie impériale, et le plan concret, voire trivial, des modalités pratiques de l'exercice du pouvoir. Appartiennent bien évidemment au niveau idéologique les contenus de l'invocatio, de la şu∫ra, de l'intitulatio, de l'inscriptio, et, de manière générale, tout ce qui constitue les protocoles initial et final du firman, mais aussi, dans le corps même du texte, toutes les formules dont le sultan se sert pour exalter sa personne, le siège de son pouvoir (le «seuil de félicité»), ses commandements, ses dignitaires. Tout cela constitue une rhétorique à peu près immuable (les variantes significatives de l'intitulatio ou de l'inscriptio auxquelles nous avons fait allusion, ayant elles-mêmes leurs limites). La narratio et la dispositio sont au contraire pour l'essentiel du domaine du concret, mais on constate qu'elles n'en mettent pas moins en œuvre un corpus de formules à peine moins stéréotypées que celles du discours idéologique. A vrai dire, c'est la consultation des volumes des Mühimme defteri qui permet de prendre pleinement conscience du caractère répétitif, codifié, et donc limité des formulations employées ici. Avec ces vastes collections d'actes du dîvân, on dépasse en effet l'étude de firmans isolés dont l'originalité ou la banalité serait difficilement perceptible, pour se trouver en face de masses d'ordres sur les sujets les plus variés où les constantes se révèlent au contraire en pleine lumière. Il apparaît alors que la chancellerie ottomane avait mis au point une seconde rhétorique, moins remarquée que la première, en prise cette fois sur la pratique effective du pouvoir : je veux parler de toutes les incitations, recommandations, mises en garde, menaces, mais aussi encouragements que le sultan multiplie invariablement à l'appui de son commandement, de son buyurdum ki. Sans doute, toutes ces formules n'ont-elles rien de nouveau pour l'historien familier des firmans, mais il reste éclairant, me semble-t-il, de prendre en considération de manière systématique ce qu'elles nous apprennent sur la façon dont le sultan exerce son pouvoir. Or Soliman est en fait le premier des souverains ottomans pour lequel on puisse se livrer à ce test, puisque c'est à son époque, ou du moins à quelques années de son règne, que
14 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T se rapportent les plus anciens spécimens de la série des Mühimme defteri1. On mesure alors combien les deux rhétoriques découvertes au sein du firman, ont ceci de particulier qu'elles disent à peu près la contraire l'une de l'autre. La chute est parfois si soudaine et brutale d'un plan à l'autre que l'effet en est parfois presque comique — comique involontaire assurément. On sait, sans qu'il soit besoin d'insister, que le discours idéologique — notamment dans le cadre de l'intitulatio (‘unvân) — exalte la puissance du sultan en soulignant qu'elle est voulue par Dieu et bénéficie de la bénédiction divine, qu'elle est supérieure à celle de tous les autres souverains de la planète qui en reçoivent bienfaits ou châtiments, qu'elle s'étend à d'innombrables territoires toujours augmentés, qu'elle est l'héritière de la conjonction de toutes les grandes royautés de l'histoire, bref, qu'elle incarne le plus haut degré possible de l'autorité monarchique2. Mais, pour nous attacher plus précisément à la question posée, celle de la capacité du sultan à se faire obéir, de la soumission des sujets, aucun doute n'est laissé à ce propos : le sultan qualifie ses ordres d'augustes (hümâyûn), de sacrés (şerîf), ce qui leur confère une portée religieuse. Plus explicitement encore, il les présente comme «suscitant l'obéissance» (vâcib ül-ittibâ‘) ou comme «s'imposant au monde» (cihânmuşâ‘). Les sujets, du plus haut dignitaire au plus humble serviteur, peuvent être désignés comme Δ∆ul, c'est-àdire comme esclaves du sultan, et eux-mêmes, s'adressant à leur maître, se présenteront comme «ce serviteur» (bu bende), «l'insignifiant» (bivücûd), le «misérable» (el-ΩΩâΔ∆ir), le «pauvre» (el-faΔ∆îr). Remarquons que que le rapport maître-serviteur, le caractère «seigneurial» de cette monarchie, pour reprendre, l'épithète de Bodin3, ou «patrimonial» en termes wébériens, est encore souligné par le fait que tout firman est un dialogue entre le sultan et le destinataire. Par un procédé 1Le registre E. 12321 des archives du Musée du Palais de Topkapı (13 décembre 1544-2 mai 1545) ; le manuscrit Koğuşlar K. 888 (cité infra KK 888) de la Bibliothèque du Musée du Palais de Topkapı (11 janvier-22 décembre 1552) ; et quatre volumes de Mühimme Defteri proprement dits, conservés aux Archives de la Présidence du Conseil (Başbakanlık arşivi) à Istanbul : III (1558-1560), IV (1559-1560), V (1564), VI (1564) ; cf. U. Heyd, op. cit. ; M. Sertoğlu, Muhteva bakımından Başvekâlet Arşivi, Ankara, 1955, p. 16 ; A. Çetin, Başbakanlık Arşivi Kılavuzu, Istanbul, 1979, p. 49 ; M. Berindei, G. Veinstein, L'Empire ottoman et les pays roumains, 15441545. Étude et Documents, Paris-Cambridge, 1987, pp. 9-10. C'est l'ensemble de ce corpus qui a inspiré les remarques et le florilège d'expressions qui suivent. E. 12321 a été édité par H. Sahillioğlu, Topkapı Sarayı Arşivi H. 951-952 Tarihli ve E-12321 Numaralı Mühimme Defteri, Istanbul, 2002. Ces vol. III, V et VI des Mühimme defteri ont été édités par la direction de Başbakanlık Arşivi entre 1993 et 1998. Du point de vue qui est le nôtre ici, il présente une entière unité. 2Nous nous permettons de renvoyer à notre commentaire de la titulature de Soliman dans R. Mantran, éd., Histoire de l'Empire ottoman, Paris, 1989, pp. 162-164. 3J. Bodin, Les six livres de la Republique, à Monseigneur du Faur de Pibrac, Paris, 1577, Livre II, ch. 2, pp. 234-235.
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relevant à la fois de l'idéologie et de la technique de gouvernement, qu'il s'agisse d'une affaire d'État ou de questions nous paraissant bien minimes, le firman n'est pas seulement émis au nom du sultan, source de toute autorité, ce dernier s'y exprime en personne — qui plus est, le cas échéant, à la première personne du singulier (à la différence, par exemple du «nous» du roi de France), de même qu'il tutoie fréquemment son correspondant, fût-il un haut dignitaire, voire un prince étranger (alors que la forme de politesse existe bien en turc ottoman). On a d'autant plus l'impression d'un dialogue que le sultan commence généralement son propos en rapportant au style direct l'essentiel de la lettre antérieure de son interlocuteur, qui a provoqué l'émission du présent firman, et qui faisait elle-même éventuellement suite à l'expédition d'un ordre précédent. La relation directe établie entre le souverain et son sujet est presque toujours fictive puisqu'il est évident que le sultan n'écrivait ni ne dictait lui-même les milliers d'ordres portant sa şu∫ra ; bien plus, il n'était même pas au courant de nombre d'affaires traitées en son nom. Pourtant, tout est fait pour communiquer l'impression contraire : rien ne permet de distinguer — dans l'original du moins, car les notes de chancellerie des Mühimme sont parfois éclairantes à cet égard1 — entre une affaire effectivement soumise au souverain (il y en avait assurément, surtout dans le cas d'un sultan aussi actif que Soliman) et une autre, entièrement réglée en dehors de lui dans le cadre du dîvân, si ce n'est peut-être la mention insérée parfois que la question a été «embrassée et englobée par [sa] connaissance sacrée qui s'étend au monde entier» (‘ilm-i şerîf-i ‘âlemârân muΩΩîş ve şâmil olmuşdur). Mais, par la forme donnée au firman, se concrétisait la notion d'un souverain au courant de tout et décidant personnellement de tout, dont la science s'étendait en effet au monde entier ou, pour citer une autre formule, dont « la présence était abondante en informations» (ΩΩu˙ûr-i mevfûr-i ¿ubûr), en même temps que tout ordre envoyé du centre, fût-il le plus anodin, était lesté de tout le poids de l'autorité souveraine. On relèvera que, jusqu’à ce point, notre rapide analyse du message idéologique du souverain ne contrevient pas à l'idée qu'on se fait de son pouvoir à l'étranger, plus précisément à ce que nous avons défini comme le substrat commun aux appréciations divergentes de ce pouvoir. L'image d'un monarque tout-puissant et omniscient, imposant sa volonté sans réplique à un peuple d'esclaves, est en effet partie intégrante de l'idéologie impériale. Pourtant, avec un autre aspect de l'analyse idéologique, nous commençons à nous éloigner déjà un peu plus de la vision occidentale : si le sultan tutoie ses agents et les désigne volontiers comme ses esclaves, il ne se 1Cf. U. Heyd, op. cit., p. 15 ; M.S. Kütükoğlu, «Mühimme Defterlerindeki Muâmele kayıdları üzerine», in Tarih Boyunca Paleolografya ve Diplomatik Semineri, Istanbul, 1988, pp. 103-104.
16 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T croit pas dispensé pour autant, soit dans le cadre de l'inscriptio quand il s'adresse directement à eux, soit dans le corps du texte quand il est amené à en mentionner certains, d'accompagner l'énoncé de leur nom et de leur fonction de ces marques de considération et ces éloges hyperboliques qui constituent les elΔ∆âb : «gloire des Δ∆â¥î et des juges, source de la Science et de Verbe» pour un Δ∆â¥î ; «parangon de ses égaux et de ses pairs, émir des émirs glorieux» pour un officier du palais ou un gouverneur provincial, etc. On sait même quelle hypertrophie peuvent connaître ces elΔ∆âb, par le nombre des formules accumulées et l'emphase démesurée dont elles font preuve quand il s'agit d'un grand vizir tel qu'Ibrâhîm Pacha1, alors que, comme sa fin l'a prouvé, Soliman n'a jamais cessé de le tenir pour son esclave sur lequel il avait droit de vie et de mort. Mais la contradiction n'est sans doute qu'apparente : si la puissance du souverain exige la dépendance absolue du sujet, une certaine idée de la majesté sultanienne, entrant à son tour dans l'idéologie impériale, suppose qu'un si grand souverain soit servi non par des êtres vils mais bien par les meilleurs, et elle commande également la noblesse du style dans les échanges (en l'occurrence, la rhétorique emphatique léguée par la tradition persane), ce qui proscrit au contraire la manière expéditive et brutale qu'on accolerait volontiers à la notion de maître absolu. En dernière analyse, la politesse dont le sultan fait ainsi preuve à l'égard de ses esclaves est un hommage qu'il se rend à lui-même puisque la dignité qu'il leur confère est nécessaire à sa propre grandeur. La politique des sultans donnant leur fille ou leur sœur en mariage à des vizirs issus du devşirme — comme Soliman fit épouser Mihrimâh par Rüstem Pacha — procède vraisemblablement, entre autres motivations, d'un principe analogue2. Les du‘â ou vœux qui accompagnent ces elΔ∆âb appellent à leur tour une petite mise au point : n'est-on pas en droit de s'étonner d'entendre un maître formuler le souhait que se poursuivent la gloire, la puissance, la prospérité, l'élévation d'un sujet dont on avait compris qu'il dépendait entièrement de son bon vouloir ? Mais ce serait oublier que ces du‘â font intervenir une troisième présence dans le dialogue maître-serviteur du firman, celle qui est invoquée dès le commencement et plane sur l'insemble du texte : la présence divine imposant sa volonté au maître autant qu'à l'esclave. C'est
1Cf. par exemple, la lettre de Soliman au roi de Pologne Sigismond-Auguste des 25 février-6 mars 1534 où les louanges accompagnant la mention du grand vizir Ibrâhîm pacha n'occupent pas moins de trois lignes (Varsovie, Archiwum glówne akt dawnych Archivum Koronne, Dz. turecki tecka 40, n° 90), cas analogue dans la lettre de Soliman à François Ier du 12 juillet 1535 (Paris, Bibliothèque Nationale, Supplément turc 815). Cf. aussi J. Matuz, «Eine ungewöhnliche osmanische Grosswesirs Titulatur», WZKM, 77, 1983, pp. 87-103. 2Sur cette question, cf. L. Peirce, "The Family as Faction : Dynastic Politics in the Reign of Süleymân" dans G. Veinstein, éd., Soliman le Magnifique et non temps, Paris, 1992, pp. 105-116.
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Dieu qui permet au premier de faire le bonheur du second. Non seulement il n'est pas question pour le sultan de dissimuler à ses sujets cette limite infranchissable de sa puissance, mais, au contraire, il ne manque pas une occasion de mettre en avant que, quoi qu'il entreprenne, c'est un Autre qui de toute façon dispose, qui est le véritable roi. L'aide de Dieu, le «Roi omniscient» (el-melik el-‘allâm) est espérée dans tous les projets et les succès ne sont remportés que par sa faveur (‘inâyet-i ilâhî). Il faudrait ainsi apporter deux retouches à la conclusion précédente selon laquelle l'image que le sultan prétend donner de son pouvoir colle assez bien à l'idée de base que s'en faisaient les étrangers : il s'adresse plus poliment à ses serviteurs et se montre plus humble devant Dieu qu'ils n'avaient probablement tendance à l'imaginer. Mais le profil qu'il présente n'en reste pas moins celui du souverain omnipotent, sûr de lui et dominateur, dont personne ne met la réalité en doute. Or, l'imposante statue s'effrite dès qu'on sort de l'idéologie pour passer au second registre du firman, celui de la pratique : là, à travers cette autre série de clichés dont nous annoncions l'existence, émerge une nouvelle image du maître qui est bel et bien le négatif de la première. Sans doute est-il toujours aussi impérieux mais tellement moins sûr de lui : plus souple et complexe, patient et prudent, pragmatique en un mot, et constamment inquiet du résultat de ses entreprises, parce que, même en l'absence de rébellion caractérisée, sceptique sur la capacité de ses serviteurs à le bien servir, sur leur bonne volonté, passablement désabusé enfin sur cette nature humaine avec laquelle le plus grand monarque du monde est bien obligé de compter. On le voit s'efforcer de conjurer les déficiences qu'il redoute — et qu'assurément l'expérience lui a appris à redouter — par des incantations verbales dont l'accumulation trahit le faible effet. Bien plus, Soliman ne fait pas que craindre l'inexécution ou la mauvaise exécution de ses ordres, il la constate fréquemment, et bien des firmans se présentent expressément comme la répétition de commandements antérieurs restés lettre morte. Cette observation qui nous met de plain-pied avec la réalité de l'autorité sultanienne est d'autant plus frappante qu'elle se rapporte à Soliman et donc au plus prestigieux des sultans ottomans, à celui qui incarne l'apogée de la puissance impériale et du centralisme monarchique avant le XIXe siècle. Un premier motif d'inquiétude pour le sultan : même si le système des çavuş et autres courriers paraît bien fonctionner dans l'ensemble1, le firman, authentifié par la tu∫ra, reste un support matériel relativement fragile et incertain de sa volonté. N'est-il pas question ici ou là d'ordres non parvenus à
1Cf. M. Berindei, G. Veinstein, op. cit., pp. 135-140.
18 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T destination1, de documents faux ou falsifiés2 ? Et si Soliman a changé d'avis entre temps, il risque d'être obéi malgré lui, en vertu d'un firman devenu caduc : il importe donc de retirer la pièce périmée de la circulation en exigeant — c'est le moyen le plus sûr — qu'elle soit renvoyée à la Porte3. D'autres fois au contraire, le sultan insistera auprès d'un Δ∆â¥î pour qu'il recopie l'ordre dans son sicill, afin qu'il reste en vigueur «de façon permanente» (dâ’imâ) et ne risque pas d'être perdu ou oublié4. Mais, comme nous l'annoncions, le souverain se méfie, de façon générale, de la faiblesse toute humaine, de son officier ou de son juge : «Parangon de ses égaux et de ses pairs» ou bien «source de la Science et du Verbe», l'un et l'autre n'en doivent pas moins être mis en garde contre leurs «nonchalance et négligence» (∫âflet, müsâhele, tekâsül, ihmâl), facteurs de «torts et de dommages» (˙arar-ü gezend) pour l'Etat et la Religion, pour les «pays bien-gardés», pour les «pauvres sujets». Il faut au contraire leur recommander sans relâche vigilance et circonspection (bâşiret, intibâh), soins et efforts (ihtimâm, iΔ∆dâm, mesâ‘i), ou encore les inciter en toutes occasions à prendre des mesures adéquates et pertinentes : aña göre (ou geregi gibi) muΔ∆ayyed olasın ; oňat vechile tedârik edesin… Pour être plus convaincant, il n'hésitera pas à prétendre, à peu près à chaque fois, que l'affaire en question est «la plus importante des affaires importantes» (ehemm-i mühimmâtdan dur), ou même qu'elle ne peut «être comparée à aucune autre» (sâ’ir umûra Δ∆yâs etmeyüb…), et qu'au lieu de se disperser, il faut s'y consacrer exclusivement : bir dürlü da¿i etmeyesin. Le sultan ira même jusqu'à donner sa propre implication en exemple par des remarques telles que : «je déploie moi-même tous mes efforts et mes soins pour la campagne militaire en question» (bu sefer ¿u◊û◊unda benüm ziyâde iΔ∆dâm ve ihtimâmım vardur)5. Le cas échéant, il précisera à son agent qu'il ne doit pas déléguer l'affaire mais s'en occuper «en personne» (kendü nefsiñle)6. S'il s'agit au contraire d'une mission à confier à des exécutants, il est toujours à craindre qu'il ne les choisisse mal. Aussi lui prescrit-on invariablement de trouver des hommes capables (Δ∆âdir, münâsib, yarar) et dignes de confiance
1Cf. par ex., KK 888, f° 172 r (au sancaΔ∆beg de Midillü) et f° 227 (au sancaΔ∆beg des Çingâne). 2Cf. par ex., ibid., f° 165 r (à l'ex-sancaΔ∆beg de Maarra) et 166 r (au sancaΔ∆beg d'Elbasan). 3Cf. par ex., ibid., f° 188 v (au Δ∆â¥î de Tokat). 4Cf. par ex., ibid., f° 306 r (au Δ∆â¥î d'Edirne) : «inscris une copie de ce mien ordre sacré dans ton registre et agis de façon permanente selon son contenu…». 5Cf. par ex., ibid., f° 152 (au sancaΔ∆beg de Silistre) et f° 159 r (au même). 6Cf. par ex., ibid., f° 7r (au Δ∆â¥î d'Hezargrad) et f° 237 v (au müderris de l'imâret du sultan Bâyezîd à Edirne).
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(mü‘temeddin‘aleyh), en explicitant, le cas échéant, le genre de compétence requis1. De même, si des formules rituelles veulent, comme l'a vu, que la science du sultan «s'étende au monde entier» et que «sa présence soit abondante en informations», il appréhende pourtant que son correspondant ne néglige de l'informer suffisamment des réalités locales ou ne le fasse de façon vague ou inexacte ; d'où ces réclamations incessantes de rapports «véridiques» (◊aΩΩîΩΩ, vüΔ∆û‘u üzere) et «détaillés» (mufa◊◊al), ses exhortations à ne pas le laisser manquer de nouvelles: ¿aberüñ eksük etmeyesin, aΩΩvâli südde-i sa‘âdetime i‘lâm eylemekden ¿âli olmayasın. Une autre hantise permanente de Soliman, d'ailleurs liée à la présomption de négligence, a trait aux délais dans l'exécution de sa volonté : sans doute peut-on soupçonner que ceux-ci sont autant dus à des facteurs objectifs qu‘à des déficiences humaines ; et peut-être le sultan n'en est-il pas totalement inconscient : en tout cas, il affecte de considérer qu'il dépend exclusivement du zèle de ses serviteurs de les éviter, d'empêcher qu'aucun retard ne vienne compromettre la réalisation de ses plans. Une kyrielle de formules toutes faites répondent à cette préoccupation, ajoutées les unes aux autres, bien que parfaitement redondantes, comme s'il fallait leur accumulation pour qu'elles aient une chance d'être entendues : l'ordre devra être exécuté «dès qu'il arrivera» (vu◊ûl bulduΔ∆da, vâ◊l olcaΔ∆) — on réclame souvent d'indiquer en réponse quel jour il est arrivé —, «sans retard ni délai» (te’¿îr ü terâ¿i eylemeyüb), «à l'heure même» (hemân ol sâ‘at), «en toute hâte» (mu‘accelen, ta‘cîl‘al’etta‘cîl, ber vech-i isti‘câl), «sans surseoir d'un instant ni d'une heure» (bir an ve bir sâ‘at te’¿îr etmeyüb), «sans perdre une minute» (daΔ∆îΔ∆a fevt etmeyüb), «sans musarder» (eglenmeyüb), «en y travaillant de jour et de nuit» (geceyi gündüze Δ∆atub)2, etc. Mais il est encore d'autres mauvais penchants virtuels de ses dignitaires ou de leurs subordonnés que le ƒânûnî doit combattre pour que, comme il le prétend, l'ordre et la justice règnent «dans les jours bienheureux de [son] sultanat, marqué d'heureux auspices». S'il les engage à la fermeté, il doit les mettre en garde contre toute tentation de partialité, de corruption, d'oppression sous toutes ses formes. A ce souci correspond toute une série de formules conventionnelles telles «que toute partialité et tout favoritisme sont totalement exclus (aslâ meyl-ü muΩΩâbâ iΩΩtimâli yoΔ∆dur)» ; «tu te garderas absolument de molester ou opprimer quiconque sous ce prétexte» (bu bahâne 1S'il s'agit, par exemple, d'expédier de la poudre au port de Varna, la Porte recommande de choisir un convoyeur «connaissant la situation de la mer Noire», ibid., f° 159 r (au beglerbeg de l'Archipel). 2Cf. par ex., ibid., f° 144 v (au sancaΔ∆beg d'Izvornik).
20 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T ile bir ferde ˝ülm-ü te‘addi olunmaΔ∆dan ziyâde ΩΩ a�er eylesin) ; «sous ce prétexte, tu ne laisseras percevoir de personne le moindre aspre ni le moindre grain de blé» (kimesneden bir aΔ∆ça ve bir ΩΩabbe aldırmayub…), etc. Au demeurant, la sultan ne se contente pas toujours de ces multiples recommandations et mises en garde dont nous venons de donner un échantillon. Le cas échéant, à la fin de l'ordre, il se montre franchement menaçant. Le sens général de ses menaces (la‘net) qui constituent la partie sanctio du document, est que le serviteur sera tenu pour responsable des conséquences d'une mauvaise exécution des intructions, ce qu'exprime la formule : neticesi saña ‘â’id olur, avec quelques variantes comme mazlemesi kendü boynuna. A quoi s'ajoute très fréquemment la précision : «aucune excuse ne sera admise ni reçue de ta part» (‘ö�rüñ maΔ∆bûl ve mesmû‘ olmaz), ou un commentaire du genre : «il ne servira à rien d'avoir des regrets» (◊oñ peğîmânlΔ∆ fâ’ide etmez). La responsabilité du contrevenant est explicitée encore davantage lorsqu'il est dit : «les torts et les dommages te seront imputables» (˙arar ü gezend erişe senden bilinür), ou même : «on te les fera rembourser» (saña ta˙mîn etdirilüb…). Un autre groupe de formules fait allusion à la destitution et la suppression du bénéfice, ainsi qu'au châtiment, en insistant sur le fait que les premières qui vont de soi n'excluent pas le second : «on ne se contentera pas de te destituer» (‘azille Δ∆onulmayub…). La nature du châtiment est très généralement laissée dans le vague bien qu'avec des degrés dans la formulation : on châtiera «comme il convient» (geregi gibi ΩΩ aΔ∆Δ∆ñdan gelinür) ou «rigoureusement» (şiddetle) ou encore «de manière à donner un exemple ou un avertissement aux autres» (sâ’irlerine mûcib-i ‘ibret ve na◊iΩΩat olur). Il est vrai pourtant que ces menaces encore floues et relativement modérées passent d'un ou de plusieurs crans au-dessus quand il faut renouveler un ordre non exécuté, et que de premières mises en garde n'avaient donc servi à rien : le sultan peut alors réclamer une punition immédiate pour les récidivistes et en préciser la nature : peine de galères, voire exécution capitale (siyâset)1. Pour autant, on aurait tort de croire, comme les tenants de la théorie du despotisme, que Soliman compte sur la seule crainte de ses sujets pour se faire obéir, qu'elle lui paraisse suffire à les mouvoir : à travers un lot d'autres locutions, tout aussi rituelles, on voit au contraire le monarque faire vibrer chez tous, du plus humble au plus grand, la corde de l'intérêt en leur faisant miroiter pour les stimuler butins fabuleux, récompenses fastueuses, honneurs 1Cf. par ex. E 12321, f° 1 v-2 v (au sancaΔ∆beg de Silistre ; M. Berindei, et G. Veinstein, op. cit., doc. n 1, p. 159) ; KK 888, f° 62 v (au sancaΔ∆beg de Midillü) ; f° 159 v (aux Δ∆â¥î de Rûmeli).
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éclatants, avantages de toutes sortes : ceux qui auront bien servi «auront part à mes faveurs» (‘inâyetimle behremend olurlar), «se trouveront comblés de mes sublimes bienfaits impériaux» (‘avâşif-i ‘âliye-i ğâhânemle muΩΩa◊◊l ülâmal olurlar), « doivent savoir avec certitude qu'ils auront accès à toutes les faveurs» (külli ‘inâyetlere muΔ∆ârin olmaΔ∆ muΔ∆arrer bileler). Ces formules, ou d'autres très voisines, sont monnaie courante. Elles restent d'ailleurs assez floues pour être interchangeables. Dans certains cas, toutefois, il peut devenir nécessaire d'ajuster plus précisément le tir pour avoir une chance d'éveiller des ardeurs incertaines. Par exemple, la levée de raideurs (aΔ∆nc) et de jeunes volontaires pour la guerre en Transylvanie ne se fait pas sans difficultés dans l'été 1552. Le sultan droit recommander aux autorités locales de souligner auprès des intéressés qu'en matière de butin à escompter, «ils ne doivent pas comparer à ce qui a pu être réalisé en d'autres temps» (sâ’ir zamâna Δ∆yâs etmeyeler)1 ; de préciser qu'aucun prélèvement ne serait fait par le fisc sur le butin effectué2. D'ailleurs, c'est en réalité pour une mission de garde des frontières qu'il faut lever ces éléments, mais on prétextera une incursion pour donner corps à ces espérances sur le butin qui attireront des candidats : «recrute-les en parlant d'incursion ; ne mentionne pas la mission de défense» (aΔ∆n adına cem‘ edesin, muΩΩafaza demeyesin), recommande soigneusement Soliman au sancaΔ∆ beg de Kırkkilise3. Non seulement le souverain doit faire des promesses, mais il lui arrive parfois de bluffer… Il lui arrive aussi de flatter pour convaincre, du moins dans le cas de hauts personnage et plus particulièrement de vassaux ou alliés dont il n'est pas superflu d'entretenir le zèle : une fois de plus, les formules sont alors stéréotypées et les compliments interchangeables, quels que soient la personnalité et le comportement effectifs du destinataire. Il est invariablement question de sa droiture et de sa loyauté (◊adaΔ∆ât, istiΔ∆âmet) manifestées en toutes occasions, de son courage et de sa vaillance (celâdet, şehâmet), des actes de bravoure dont il a toujours fait preuve (yoldağlΔ∆, dilâverlik), de la qualité des mesures qu'il prend et de sa sagacité (ΩΩüsn-ü tedbîr-ü ferâset), de ses «justes avis et vues pénétrantes» (ârâ-i ◊â’ib ve fikr-i nâΔ∆ib), tout cela pour arriver à une conclusion telle que : «tu es mon esclave capable» (yarar Δ∆ ulumsun), ou même, comme pour le beglerbeg de Budun dans l'été 1552 : «tu es mon preux esclave» (∫âzî Δ∆ulumsun)4. Promesses et caresses viennent ainsi tempérer la sécheresse de l'injonction. On en trouvera une bonne illustration dans la manière passablement enveloppée dont Soliman 1Par exemple, ibid., f° 158 v (aux beg et aux Δ∆â¥î d'Avlonya, Yanya et Delvine). 2Ibid., f° 140 r (aux Δ∆â¥î des sancaΔ∆ de Silistre, Nigbolu et Vidin). 3Ibid., f° 238 v. 4Ibid., f° 143 v.
22 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T formule son ordre de participer à la campagne de l'été 1552, au voïvode de Valachie — un vassal envers qui, il est vrai, il est tenu à certains égards mais dont il a de bonnes raisons aussi de redouter l'abstention : Tu es mon esclave capable dont les services et les preuves de courage ont été constatés un grand nombre de fois. Conformément à la fidélité et à la loyauté que tu voues à mon Seuil de la Felicité, ne perds pas une minute dans l'avancement des affaires et des tâches qui intéressent mon Auguste Fortune mais fais paraître toutes sortes d'actes glorieux. S'il plaît à Dieu le Toutpuissant, il est constant que mes esclaves dont la bravoure et l'héroïsme seront manifestés auront part à toutes mes faveurs.1
Le même vocabulaire se retrouve dans les cas où le sultan est amené à s'en remettre entièrement à l'un de ses agents, sur le plan local, pour prendre une décision, effectuer un choix entre plusieurs options, mener une affaire à bien. C'est en fonction d'états de services et d'éminentes qualités évoquées par les expressions que nous venons de citer que Soliman déclarera à son serviteur : «Mon auguste confiance t'a été accordée» (saña i‘timâd-i hümâyûnum olmuşdu) et «cette question t'a été confiée» (bu ¿u◊û◊ saña tefvî˙ — ou tevcîh — olunmuşdur). Ces situations qui ne sont pas rares, en particulier lors d'opérations militaires plus ou moins lointaines, en l'absence du sultan, et éventuellement de son grand vizir lui-même, méritent d'être relevées car elles vont à l'encontre d'une vision trop rigide du centralisme ottoman : si les affaires importantes, entendues en un sens très large, doivent remonter jusqu'au souverain (c'est-à-dire dans la pratique jusqu'au dîvân), s'il aspire à être au courant de tout, il reconnaît néanmoins que pour des raisons de distance, d'information, de délai, tout ne peut être décidé depuis le centre mais que des initiatives doivent être prises sur place et des conclusions tirées. En somme, par réalisme, par pragmatisme, le monarque consent à «déléguer» et, dans bon nombre de firmans, on le voit répondre à des demandes d'instructions en rappelant à l'intéressé qu'en vertu de ses mérites et de la confiance qu'il inspire, une délégation d'autorité lui a été accordée une fois pour toutes et que c'est donc à lui de trancher : «tu es mon esclave capable, ayant la connaissance de la situation de ces confins»2 ; «tu agiras selon ce que requiert
1«Nice def‘a ¿i�met ve dilâverligi müğâhede olunmuğ yarar Δ∆ulumsun. Âstâne-i sa‘âdetime olan ◊adaΔ∆ât ve istiΔ∆âmetiñ muΔ∆te˙asnca devlet-i humâyûnuma müte‘alliΔ∆ olan muhimmât ve ma◊âliΩΩde daΔ∆îΔ∆a fevt etmeyüb envâ‘i yüzaΔ∆lΔ∆lar vücûda geturesin. Inğallah ül-e‘az bu sefer-i hümâyûnda yoldağl∫ ve dilâverligi zuhûra gelen Δ∆ ullarım külli ‘inâyetlerimile behremend olmaları muΔ∆arrerdür» (ibid., f° 286 v). 2«Ol serΩΩaddlerin aΩΩvâline vâΔ∆f yarar Δ∆ulumsun» (ibid., f° 224 r, au sancaΔ∆beg de Peçi et Beçkerek).
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la situation» (maΩΩall iΔ∆ti˙â etdigine göre…) ; «tu opteras pour la solution la meilleure» (Δ∆an∫s münâsib ise…). Mais, dès que le maître a investi l'un de ses officiers du pouvoir de décision, voici qu'une nouvelle inquiétude surgit : les autres lui obéiront-ils, ne court-on pas à l'anarchie ? Il précisera donc bien aux parties concernées qui a la préséance et servira de référence aux autres, mais cela ne le dispense pas de prêcher inlassablement à tous la concertation (ittifâΔ∆ ü ittiΩΩâd), «l'unité de cœur et d'intention» (yekdil ve yekcihet). Dans d'autres situations à l'inverse, une communication trop étroite entre plusieurs agents locaux paraîtra suspecte car propice à dissimuler des infractions et des fraudes, à entraver l'application de la justice en faisant écran à l'omniscience impériale. C'est au contraire une tactique bien connue du pouvoir que d'utiliser ses agents les uns contre les autres, que d'établir entre eux une surveillance mutuelle. La coexistence au niveau provincial de pouvoirs distincts, relevant de carrières et de hiérarchies différentes (kâ¥î issus des ‘ulemâ, gouverneurs militaires, agents des finances) est un principe quasi constitutionnel de l'Empire, qui doit concourir à cet effet1. Par exemple, le Δ∆â¥î de Salonique recevra l'ordre de veiller à ce qu'aucun achat de drap destiné aux janissaires ne soit effectué par les agents officiels qui en sont chargés, les emîn, sans qu'il en ait connaissance. Il s'agit d'éviter d'éventuelles «ruses et tromperies» (ΩΩîle ve ¿ud‘a) de la part de ces derniers2. Mais on notera que le surveillant recueille par la même occasion, de façon plus ou moins explicite, une marque de confiance de la part du maître qui, une fois encore, ne dédaigne pas de flatter. La connivence qu'il établit avec son serviteur atteint même, dans des cas plus exceptionnels, un degré singulier : on verra par exemple le sultan s'appuyer sur l'a∫a des janissaires pour abuser le Δ∆apudan pacha (Sinân pacha, frère du grand vizir Rüstem Pacha) à qui, manifestement, il craint de déplaire : il ordonne au premier de n'affecter que mille janissaires à l'expédition navale de l'année, mais «sans en rien dire à personne, et surtout pas au Δ∆apudan pacha» à qui on en avait annoncé deux mille3. Soliman, gêné, en appelle à la complicité d'un serviteur pour en tromper un autre : étrange posture pour un despote ! Tout ce qui précède relevait de l'action préventive : il s'agissait par le martellement des recommandations et des mises en garde, comme par le déploiement de manœuvres de séduction, de tenter d'assurer l'accomplissement toujours incertain de la volonté du maître. Il y avait tout 1H. Inalcık, The Ottoman Empire. The Classical Age, Londres, 1973, pp. 117-118. 2KK 888 f° 275 r. 3«Senden ∫ayri kimesne bilmeye. ƒapudana da¿i demeyüb donanma ile iki biñ nefer yeñiçeri gönderildi deyü…» (ibid. f° 99 r).
24 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T lieu de supposer que l'inquiétude ainsi reflétée résultait de déconvenues antérieures. L'hypothèse se vérifie si l'on prend en considération tous les firmans dans lesquels le souverain dénonce expressément l'inexécution d'ordres précédents. Ces cas courants attestent que, même indépendamment de rébellions caractérisées, plus ou moins organisées et armées, de défis ouverts à son autorité — dont les exemples ne manqueraient d'ailleurs pas, le sultan est loin d'être toujours obéi aussi sûrement et aussi vite qu'on l'a répété de toutes parts. Combien de fois n'entend-on pas Soliman se plaindre auprès d'un gouverneur ou d'un Δ∆â¥î que son «ordre auguste» est resté lettre morte, pour souligner qu'il demeure en vigueur (ol emr-i hümâyûn muΔ∆arrerdür), constater qu'une situation irrégulière se perpétue en dépit d'avertissements multiples (bu ¿u◊û◊ içün def‘âtla ΩΩükm -ü humâyûnum gönderildi ; def‘âtla tenbîh olunmuşdur) ? Il lui faut alors renforcer les menaces et affirmer bien haut que désormais il ne tolérera plus d'infractions (minba‘d emr-i şerîfim ¿ilâfna cevâz göstermeyesin), que «les excuses et les prétextes n'ont aucune chance d'être admis ou entendus» (‘ö�r-ü bahâne maΔ∆bûl ve mesmû‘ olmaΔ∆ iΩΩtimâli yoΔ∆dur) : cela n'empêchera pas toujours de retrouver des textes sur la même affaire un peu plus loin dans le volume de Mühimme… Combien de fois aussi n'entend-on pas reprocher à un agent d'avoir laissé la Porte dans l'ignorance ? La grande question est alors : «pourquoi ?» (sebeb nedür ?). Au demeurant, le plus souvent, la désobéissance n'est pas le fait du destinataire même de l'ordre, mais de ses subordonnés ou des populations dépendant de lui — cette tierce partie à l'arrière-plan du dialogue entre le maître et le serviteur et dont le parler direct et fruste retentit assez fréquemment au sein du style plus littéraire du firman. En même temps qu'ils désobéissent, ils donnent généralement leurs raisons : autant «d'excuses et prétextes» (‘ö�r-ü bahâne) généralement à rejeter, plus rarement à vérifier. Cette insoumission populaire se manifestera dans le non-paiement d'un impôt, le non-accomplissement d'un service, l'inexécution d'une instruction, la contrebande et le marché noir sous toutes leurs formes, des infractions de toutes espèces à la loi canonique, à la loi sultanienne, à l'ordre du souverain ou aux registres de recensement (şarî‘a, Δ∆ânûn, emr, defter). Quelques exemples pris au hasard. Des villageois continuent à pêcher et à chasser dans les forêts domaniales malgré des interdictions antérieures : les re‘âyâ seront envoyés aux galères et les sipâhî dénoncés à la Porte1 ; impossibilité après trois ans d'obtenir le remboursement d'un prêt consenti par le Trésor aux sipâhî d'Anatolie, lors d'une campagne2 ; on continue à tisser 1Ibid., f° 64 r (au Δ∆â¥î des ¿â◊◊). 2Ibid., f° 72 v (au beglerbeg d'Anaşol).
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en cachette du fil d'or, dans les villes syriennes malgré des avertissements répétés1 ; les juifs et les chrétiens d'Edirne n'ont pas cessé d'utiliser des esclaves en dépit de tous les commandements antérieurs2 ; le transport en Asie de bétail originaire d'Europe n'a pas été arrêté par les prohibitions antérieures3… Le refus d'obtempérer peut prendre des formes plus actives, s'apparentant à la grève ou au boycott, quand, par exemple, les bouchers de Kırkkilise ferment leurs boutiques parce qu'un firman les empêche de s'aligner sur les prix d'Istanbul et d'Edirne4. Ailleurs, la population exerce un véritable chantage sur les autorités quand ses représentants font valoir au sancaΔ∆beg de Vülçitrin que si les bandits dont elle est victime, ne sont pas arrêtés, elle continuera à fuir la région et qu'il en résultera un grave préjudice pour l'exploitation des mines de l'Etat5. Il n'est pas rare non plus que le souverain ait à dénoncer une alliance des autorités locales et de leurs administrés contre des prescriptions étatiques : par exemple, les kâ¥î de Macédoine protégeront les marchands de bestiaux (celeb) locaux, vendant les moutons sur place au lieu de les conduire, comme ils le devraient, à Istanbul, en arguant : «ici aussi, il y a des re‘âyâ». Ils ne recopient pas dans leurs sicill les ordres impériaux sur ce point, et prétendent si quelqu'un s'y réfère : «c'est un ordre ancien», et le rapport poursuit : «quand on leur présente un ordre actuel, ils s'abstiennent d'agir et ignorent l'ordre sacré»6. Comment reconnaître dans de semblables circonstances l'oppression des peuples décrite, par exemple, par le baile De Ludovisi (1534), qui fait que «personne n'a plus de force ni de vigueur»7 ? Mais le principal domaine auquel se rapportent les griefs du sultan est celui des mobilisations militaires. Les inspections de sipâhî font apparaître des défections, des lacunes dans l'équipement, des retards dans l'acheminement des effectifs : le contraste est éloquent entre les doléances continuelles du pouvoir à ce sujet et les couplets comme celui de Jean Chesneau que nous rappelions plus haut, sur les troupes 1Ibid., f° 95 r (au defterdâr des provinces arabes). 2Ibid., f°. 306 r (au Δ∆â¥î d'Edirne). 3Ibid., f° 313 v (au Δ∆â¥î de Gelibolu). 4Ibid., f° 139 r (au Δ∆â¥î de Kırkkilise). 5Ibid., f° 186 v (au sancaΔ∆beg de Vülçitrin). 6Ibid., f° 225 r (aux Δ∆â¥î de Rûmeli). 7Ludovisi, in Albéri, op. cit., I, p. 6, cité par L. Valensi, op. cit., p. 47. Sur les initiatives de la base, cf. également S. Faroqhi, «Political initiatives ‘from the bottom up’ in the Sixteenth- and Seventeenth-Century Ottoman Empire : Some Evidence for their existence», in H. G. Majer, ed., Osmanistische Studien zur Wirtschafts- und Sozialgeschichte in Memoriam Vančo Bo·kov, Wiesbaden, 1986, pp. 24-33.
26 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T du Grand Turc obéissant au doigt et à l'œil. Le sancaΔ∆beg de Bozok, par exemple, ne fait-il pas remarquer que des sipâhî de son sancaΔ∆, absents en 1552, l'avaient déjà été lors de la campagne de l'année précédente, sans qu'on leur ait enlevé leurs tîmâr ou qu'ils aient été réprimandés d'aucune façon, ce qui, note-t-il, donne le mauvais exemple1. Il est vrai qu'au fur et à mesure que la saison des préparatifs s'avance et que l'ouverture de la campagne approche, le sultan donne des signes de nervosité et hausse le ton : par exemple, à la miavril 1552, il réclame un châtiment immédiat pour tous les subaşı de sipâhî de Rûmeli «qui sont restés chez eux ou se trouvent en arrière»2. Mais, de façon plus paradoxale encore, la mobilisation de ces corps d'élite que sont les «troupes de la Porte», notamment les unités de cavalerie, ne se fait pas sans ratés à son tour : les menaces sont cette fois à la hauteur de la gravité du problème. Ceux qui, au lieu de se présenter à l'appel à Sofia, seront restés sur place, «seront exécutés immediatement et sur le champ là où ils se trouvent»3. Pourtant, encore plus que dans les unités militaires proprement dites, c'est dans ces corps à statut intermédiaire, formés par des communautés redevables d'un «service» (¿i�met) à l'armée ou plus généralement à l'Etat, que les dysfonctionnements de la belle machine du sultan sont les plus flagrants : aΔ∆nc, yaya, müsellem, voynuk, derbendci, do∫anc, kürekçi, cera¿or, etc., font l'objet, sous le règne de Soliman, de quantités de firmans qui sont presque autant de constats d'échec. La question mériterait d'être approfondie : nous ne faisons que la mentionner comme particulièrement révélatrice des difficultés d'exécution auxquelles se heurte le sultan. Les voynuΔ∆, par exemple, fuient les réquisitions en se réfugiant sur ces terres d'asile que sont les domaines des vaΔ∆f, de la Couronne ou des gouverneurs provinciaux4 ; ils se cachent avec le complicité des chefs de village et du reste de la population5 ; ils cherchent à se racheter de leurs obligations6 ou se trouvent des remplaçants qui eux-mêmes sont défaillants ou impropres au service parce que trop vieux ou trop jeunes7. Les effectifs très incomplets qu'on parvient à rassembler sont généralement composés d'éléments non qualifiés et insuffisamment équipés8. Quant aux rameurs (kürekçi), ils 1KK 888, f° 153 v. 2Ibid., f° 159 (aux Δ∆â¥î de Rûmeli). 3«Simdikez ve hemân maΩΩalinde siyâset olunur» (ibid., f° 220 r, à l'a∫a des Janissaires). 4Par ex., ibid., f° 174 r (aux Δ∆â¥î de Rûmeli). 5Par ex., ibid., f° 163 v (aux Δ∆â¥î de Rûmeli). 6Par ex., ibid., f° 75 v (au beg des voynuΔ∆ et aux Δ∆â¥î des lieux où il y a des voynuΔ∆) ; f° 271 r (aux Δ∆â¥î du sancaΔ∆ d'Ankara). 7Par ex., ibid., f° 7 v (aux Δ∆â¥î des sancaΔ∆ de Filibe, Nigbolu et Silistre, à propos des voynuΔ∆). 8Par ex., ibid., f° 274 r (aux Δ∆â¥î des lieux où il y a des voynuΔ∆ de Rûmeli).
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désertent à la première occasion1. De même, les oiseaux de proie, nécessaires aux chasses dont un Soliman est si friand, ont suscité une importante organisation de fauconniers (do∫anc), chargés de capturer dans les provinces les rapaces destinés au palais ; or, autre leitmotiv des Mühimme, le sultan ne récolte qu'un nombre dérisoire de faucons, s'interroge sur ce que sont devenus tous ceux qu'il était en droit d'escompter : dénicheurs et autres chasseurs ontils manqué à leur service ? Les commissaires chargés de rassembler les oiseaux et de les conduire dans la capitale les ont-ils soustraits au passage ? Des éléments extérieurs, parmi lesquels les entourages des sancaΔ∆beg sont manifestement suspectés, ont-ils braconné dans les zones réservées à la fourniture de la volière impériale ? Bien entendu, des menaces sont proférées, des dédommagements et des punitions exigés, mais l'autorité du maître n'en est pas moins prise en défaut : la question de la capacité du souverain à se faire obéir est posée et c'est de Soliman le Magnifique qu'il s'agit. Le firman est à la jonction de l'idéal et du réel : il dresse le décor du pouvoir et révèle en même temps l'envers de ce décor par un corpus d'expressions codifiées qui redisent invariablement la difficulté du maître à se faire servir, pour tenter de la conjurer ou pour la déplorer. Les bailes vénitiens contemporains de Soliman ont sans doute trop admiré les imposantes cérémonies qui accompagnaient leurs audiences au palais de Topkapı : ils ont cru que toute la marche de l'Empire était réglée à leur image. L'illusion qu'ils ont forgée d'une discipline parfaite, d'une soumission totale, sera reprise telle quelle et utilisée par les détracteurs du despotisme oriental. Mais un AnquetilDuperron écrira à propos de ce concept : «M. de Montesquieu a peint un monstre qui ne peut exister»2 : la leçon des Mühimme defteri du règne de Soliman va dans ce sens.
1Par ex., ibid., f° 177 r (au sancaΔ∆beg de Çirmen). 2Anquetil-Duperron, Législation orientale […], Amsterdam, 1778, pp. 17-18 ; cité par H. Laurens, op. cit., p. 59.
II COMMENT SOLIMAN LE MAGNIFIQUE PRÉPARAIT SES CAMPAGNES : LA QUESTION DE L’APPROVISIONNEMENT (1544-1545, 1551-1552)
Sans doute faut-il faire une place aux innombrables actions ponctuelles, mobilisant des forces limitées sur tel ou tel point des immenses frontières de l’Empire ottoman ou à l’intérieur même de l’Empire du fait des troubles éclatant ici ou là ; aux expéditions maritimes également sous l’autorité suprême du kapudanpaşa, qui par leur nature même connaissent une organisation et un déroulement particuliers. Mais la grande affaire des armées ottomanes, celle qui depuis les origines est le moteur premier de l’existence et de l’accroissement de l’Empire, c’est la “campagne auguste” (sefer-i hümayûn). Elle est traditionnellement conduite par le sultan lui-même conduisant selon les circonstances la totalité ou du moins une bonne partie des “troupes de la Porte” : janissaires et corps de cavalerie casernés dans la capitale, de la masse de la cavalerie provinciale dotée d’un timâr dans les différents gouvernorats (sancak) de l’Empire, à quoi s’ajoutent les “faiseurs de raids” (akıncı), de multiples corps auxiliaires et les contingents des pays vassaux1. Cette campagne, même si une menace ennemie peut l’orienter de préférence dans telle ou telle direction, présente fondamentalement un caractère offensif, conquérant, et l’écartement progressif des frontières ottomanes en éloigne continuellement les objectifs. Elle n’en garde pas moins son caractère originel d’opération limitée dans le temps, saisonnière : elle commence au printemps, généralement en avril ou mai, parfois plus tard en fonction des circonstances, et se termine le plus souvent en octobrenovembre, avec l’arrivée de l’hiver qui ramène le sultan et les troupes de la Porte dans la capitale, les sancakbey et sipâhî sur leurs dotations foncières. D’ailleurs, des départs relativement tardifs ne suffisaient pas à épargner à 1 Sur les questions militaires dans l’Empire ottoman classique, cf. Caroline Finkel, The Administration of Warfare : The Ottoman Military Campaigns in Hungary, 1593-1606, Vienne, 1988 ; Rhoads Murphey, Ottoman Warfare, 1500-1700, UCL Press, 1999.
30 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T l’armée l’épreuve de redoutables intempéries, surtout de pluies et d’inondations dont les “journaux de campagne” conservés se font fréquemment l’écho. De plus, le déroulement de certaines campagnes particulièrement ambitieuses imposait parfois au sultan de passer outre au caractère saisonnier de l’expédition et de contraindre ses troupes, non sans murmures, à hiverner loin de chez elles : campagne de Selîm 1er de 15161517 en Syrie et Egypte, campagnes de Süleymân de Moldavie (1538-1539), de Tabriz (1548-1549), de Nakhichevan (1553-1555)1. Soliman le Magnifique (Kânûni Süleymân) maintint cette tradition de manière éclatante pendant la plus grande partie de son règne, même s’il eut tendance dans les dix dernières années à déléguer le commandement à ses vizirs, pour le reprendre d’ailleurs en 1566, lors de l’ultime campagne de Szigetvár. Pendant ses 34 premières années, il dirigea en personne 12 “campagne augustes”, ce qui représente, on le voit, une moyenne d’une campagne tous les trois ans. Ces entreprises gigantesques excluaient l’improvisation et les préparatifs auxquels elles donnaient lieu frappèrent les contemporains qui ne manquèrent pas d’y voir l’une des causes des redoutables succès turcs : les ambassadeurs et autres agents étrangers supputaient avec inquiétude, d’après la nature et l’ampleur des préparatifs mis en œuvre plusieurs mois à l’avance, les intentions du Grand Seigneur pour le printemps suivant. Néanmoins, c’est seulement à partir du milieu du règne de Süleymân, en gros, que l’historien peut aujourd’hui apprécier avec une certaine précision le contenu exact et les dimensions de ces préparatifs – leurs limites aussi -, grâce aux documents des Mühimme defterleri. La série de ces fameux “registres des affaires importantes”, qui regroupent année par année l’ensemble des ordres émis par le divan ottoman, est conservée aux archives de la Présidence du Conseil (Başbakanlık Arşivi) à Istanbul2. Le volume portant le numéro 1 date de 1553-1554, mais le premier registre permettant de suivre en détail l’organisation d’une campagne impériale proprement dite, est en fait le volume n°5, de juillet 1565 – juin 1566, qui couvre l’organisation de la campagne de Szigetvár, cette treizième et dernière campagne de Süleymân3). Néanmoins, deux registres analogues plus anciens de plusieurs 1 Sur l’hivernage en campagne, cf. Gilles Veinstein, “ L'hivernage en campagne, talon d'Achille du système militaire ottoman classique. A propos des sip®hī de Roumélie en 1559-1560 ”, Studia Islamica, LXVIII, Paris, 1983, p. 109-148. 2 Başbakanlık Osmanlı Arşiv Rehberi, Ankara, 1992, p. 82-91. 3Gli·a Elezović, Iz Carigradskih Turskih Arhiva. Mühimme Defteri, Belgrade, 1950 ; Gy. KáldyNagy, « The first Centuries of Ottoman Military Organization », Acta Orientalia, XXXI, 2, Budapest, 1977, p. 147-183. Les documents de ce volume des Mühimme defteri ont été publiés en résumés par le service des archives : T.C. Başbakanlık Devlet Arşivleri Genel Müdürlüğü,
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années ont été par ailleurs retrouvés dans le fond du musée de Topkapı1. C’est le professeur Mihail Guboglu qui avait attiré autrefois mon attention sur ces deux mines de documents qu’il connaissait bien, et qui m’avait incité à les utiliser pour préparer la contribution qui m’était demandée par les organisateurs de la « semaine d’études » de Prato consacrée en 1984 aux « aspects économiques de la guerre ». Cette circonstance m’encourage à publier aujourd’hui, dans un volume dédié à la mémoire du grand orientaliste roumain, ce texte inédit jusqu’à aujourd’hui2, en dépit de son ancienneté et de ses faiblesses certaines. Tous ceux qui, comme moi, ont bien connu le Professeur Guboglu, n’ont pu qu’admirer et aimer ce grand savant, doublé d’un homme si chaleureux et si généreux. Le premier des « pré-Mühimme » de Topkapı, le manuscrit E. 12321 comprend des ordres allant du 13 décembre 1544 au 2 mai 15453. Il éclaire ainsi une partie des préparatifs d’une importante campagne de Hongrie – voire peut-être même d’une marche sur Vienne, généralement oubliée des historiens car elle n’eut finalement pas lieu : Süleymân décida en effet de l’ajourner à la mi-avril 1545 devant les progrès des pourparlers amorcés dès la fin 1544 avec les négociateurs de Ferdinand de Habsbourg, pourparlers qui aboutirent en effet à une trêve en novembre 1545 et finalement à la paix en juin 1547. Le second manuscrit (Koguşlar K. 888, cité infra KK 888) composé d’ordres émis entre le 11 janvier et le 22 décembre 1552, abonde en informations sur la préparation et le déroulement de la campagne hongroise de 1552 : celle-ci fut conçue au départ comme une “campagne auguste”, le sultan annonçant encore son dessein d’y prendre part personnellement au début de mai 1552 (KK 888, f. 213v). Finalement, il se contentera en fait d’expédier Ahmed pacha, deuxième vizir, avec une partie des troupes de la Osmanlı Arşivi Daire Bakanlığı Yayınları n°21, 5 Numaralı Mühimme Defteri (973/1565-1566), Ankara, 1994. 1 Cf. U. Heyd, Ottoman Documents on Palestine, 1552-1616. A Study of the Firman According to the Mühimme Defteri, Oxford, p. XVIII et n.4. 2 Nous en avions publié une version abrégée dans G. Veinstein, « Some views on Provisionning in the Hungarian Campaigns of Suleyman The Magnificent » dans H. C. Majer, éd., Osmanistische Studien zur Wirtschafts-und Sozialgeschichte in Memoria Vančo Boškov, Wiesbaden, 1986, p.177-185. 3 Depuis l’élaboration du présent texte, le manuscrit a été publié dans son entier par Halil Sahillioğlu, Topkapı Sarayı Arşivi H. 951-952 Tarihli ve E. 12321 Numaralı Mühimme Defteri, Istanbul, 2002. Voir aussi M. Berindei et G. Veinstein, l’Empire ottoman et les pays roumains (1544-1545), Paris-Cambridge, 1987 (publie 83 documents de ce manuscrit, allant du 13 décembre 1544 au 14 avril 1545). En outre les documents des manuscrits E. 12321 et KK 888 relatifs à la Hongrie, ont été édités en transcriptions en caractères latins et en traduction hongroise, avec une étude introductive dans Dávid Géza et Fodor Pál, Az ország ügye mindenek elött való. A szultáni tanács Magyarországra vonatkozó rendeletei (1544-1545, 1552), Budapest, 2005.
32 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T Porte qui quittent Edirne (Andrinople) le 28 avril 1552. La campagne se soldera principalement par la prise de Szolnok et surtout de Temesvár (Timişoara). Ces deux ensembles constituent donc les plus anciens témoignages connus sur des préparatifs de campagnes impériales ottomanes, vus de l’intérieur, dans le détail et la continuité chronologique. Ils nous font connaître à travers une grande masse de documents (surtout pour le KK 888) non seulement les ordres de la Porte mais les rapports de ses subordonnés locaux dans la mesure où ils sont couramment repris en tête des ordres qu’ils inspirent. On ne saurait affirmer qu’ils nous permettent toujours d’avoir une image véritablement exhaustive et tout à fait précise de la situation sur le terrain dans les différentes régions concernées. Reconnaissons qu’ils laissent subsister des obscurités et des incertitudes. Ils en disent néanmoins plus que toute autre source sur les préoccupations de la Porte, ses méthodes, l’ampleur de ses efforts, ses résultats et aussi les obstacles auxquels elle se heurte.
LES PRINCIPES GÉNÉRAUX Les préoccupations du gouvernement central dans la phase préparatoire sont à vrai dire multiples. La préparation, la mobilisation et enfin la mise en marche des troupes n’est pas un problème simple, surtout pour toutes celles qui ne relèvent pas de corps permanents de la Porte : il faut s’assurer que les cavaliers des sancak, les sipâhî, leurs chefs (çeribaşı) et leurs subordonnés (cebelü), que les coursiers (akıncı) ainsi que les divers corps auxiliaires (yürük, müsellem, ‘azab, beşlü, cebelü tatar, voynuk, etc.) pourvoient bien eux-mêmes, comme la loi leur en fait le devoir, à leurs équipements et armement réglementaires. Il s’agit également de lutter contre la mauvaise volonté régnante qui prend les formes de l’absentéisme, de la désertion, du recours aux échappatoires et à la corruption des recruteurs. Il importe en outre d’affronter les réticences et les manœuvres dilatoires des princes vassaux (voïévodes de Moldavie et de Valachie, khan des Tatars de Crimée) occupés à leurs propres affaires, pour les convaincre d’armer et d’expédier les contingents qu’on en attend. Il faut encore susciter des troupes nouvelles, en aussi grande quantité que possible, dont on aura besoin pour lancer des raids puissants contre l’ennemi, convaincre des volontaires (gönüllü) de s’engager, parmi “les jeunes guerriers sachant monter à cheval, aptes au combat, ivres de raids et d’incursions” (gazâdan ve akından safâlu olub atı ve donu yarar olan yiğıt ; par exemple KK888, f ; 159r). En outre, en particulier dans l’hiver et le printemps 1551-1552, ces préparatifs de mobilisation ne suivent pas un cours tranquille, à l’abri de
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toutes menaces : la Porte n’est pas seule à disposer de l’initiative : dans le même temps, les incursions des troupes de Ferdinand, notamment le siège et la prise de Segedin (Szeged), le 24 février 1552, viennent constamment interférer dans ses préparatifs, obligeant sans cesse le sultan à remanier ses plans, à commander aux sancakbey des départs précipités, à les accabler de contre-ordres. Il doit en outre faire procéder à une intense activité de renseignement. Par ailleurs, la Porte veille à la préparation des routes et des ponts en collectant les matériaux nécessaires et en réquisitionnant les ouvriers (baltacı, müsellem, cerahor) qui marcheront au devant des troupes et leurs ouvriront la voie. Elle se préoccupe aussi de l’état des forteresses, s’informe des effectifs des garnisons qu’elle s’efforce, en cas de besoin, de compléter, comme de l’état des murs et des fossés pour lesquels elle commande des travaux. La préparation de l’armement en général et surtout de l’artillerie retient toute son attention : elle fait établir l’inventaire des ressources, procéder à des réparations, fondre de nouveaux canons et boulets, acheminer les pièces et les munitions vers la frontière. Tous ces points mériteraient d’être analysés avec le détail que permettent les deux corpus auxquels nous avons fait allusion. Dans les limites de cette contribution, nous nous bornerons à exploiter cette documentation sur ce qui constitue d’ailleurs l’un de ses thèmes majeurs : la question de l’approvisionnement. Comme le sultan l’énonçait en tête d’un de ses multiples ordres de collecte, “l’une des affaires indispensables à ma sublime fortune est de préparer des approvisionnements en grains et de les faire arriver aux lieux assignés pour le ravitaillement...” (Topkapı arşivi, E.2834). En illustration de ce principe, la fourniture et le transport de vivres, pour les hommes comme pour les chevaux, occupent une grande place dans les préparatifs de la “campagne auguste”. Non seulement des autorités locales, cadi et sancakbey sont mis à contribution, des commissaires (emîn) spécifiques sont désignés, mais le gouvernement central lui-même dirige activement les opérations, dépêchant continuellement sur place ses courriers, les çavuş ; ne cessant de donner des instructions et de prendre des informations jusque dans le plus petit détail, de rappeler à l’ordre ses agents. Dans leur principe, les mesures prises sont assurément anciennes même si l’historique n’en a pas été précisément dressé. De vastes collectes de grains dans le cadre de l’obligation du nüzül sur laquelle nous reviendrons, sont précisément attestées pour les grandes campagnes de Selim 1er en perse et au Moyen-Orient comme pour les premières campagnes de Süleymân en
34 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T Hongrie1. Néanmoins, on discerne un tournant dans l’organisation des campagnes – celles de Hongrie en tout cas – à partir de 1540-43, sous l’effet de conditions nouvelles : l’occupation de Budun (Buda) et la constitution de la province (beylerbeyilik) de ce nom, et sans doute aussi en fonction des insuffisances et des échecs antérieurement constatés. Désormais, dans les hivers 1540-41, 44-45, 51-52, le sultan prépare ses campagnes hongroises, dans sa seconde capitale, Edirne, plus proche qu’Istanbul des futures zones d’opération et d’abord de cette base avancée sur laquelle s’appuieront les troupes que constitue ce nouveau beylerbeyilik de Budun. Il apparaît à travers les données fournies par les gazâvât-i Isturgun ve Istolni Belgrad, données déjà reprises par Hammer, que la campagne de 1543 “se fit remarquer entre toutes les autres... par la prévoyance et l’ordre qui présidèrent aux approvisionnements2. Avant le départ, Süleymân aurait fait rassembler 124 800 minots d’orge et 4000 minots de farine. Selon le même chroniqueur, une flotte de 371 navires devait transporter ces provisions par la mer Noire et leur faire remonter le Danube (ce qui indique qu’elles ne provenaient pas des pays danubiens eux-mêmes). Nous savons par ailleurs que, pour la même campagne, les paysans avaient été obligés de fournir au titre du nüzül 22 368 müdd de farine et d’orge (1 müdd d’orge = 445 kg), ce qui représentait une imposition presque aussi importante que pour les campagnes de Tabriz et d’Egypte de Selim 1er (respectivement 25437 et 24791 müdd3). Il y a tout lieu de supposer que c’est au cours des préparatifs de ces campagnes antérieures et particulièrement de ceux de 1542-43 que furent mises au point les méthodes que nous voyons à l’œuvre dans les ordres relatifs à ces questions des registres E.12321 et KK 888. Tentons de dégager de ces multiples ordres de collecte et de transport de provisions les objectifs et méthodes de la Porte. Les objectifs sont de deux sortes : Veiller à l’approvisionnement de l’armée, avec une sollicitude particulière pour les janissaires et les autres corps de la Porte (kapu halkı), au cours de sa longue marche depuis le point de départ d’ Edirne, à travers les territoires ottomans eux-mêmes puis en pays ennemi. Sans doute, l’armée sultanienne n’a pas quitté Edirne sans provisions : la marche de départ à Edirne en avril 1543 comprenait, selon les gazâvât citées plus haut, 900 rangs de chameaux (à raison de six par rang), chargés de provisions et de 1 Gy. Káldy-Nagy, art. cit., p. 173. 2 J. de Hammer [- Purgstall], Histoire de l’Empire ottoman, V, trad. Par J.-J. Hellert, Paris, 1836, p. 360. 3 Gy. Káldy-Nagy, art. cit., p. 173.
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munitions1 : il s’agit là vraisemblablement de réserves qui ne dispensent évidemment pas d’un approvisionnement en cours de route. Celui-ci se fera aux différentes étapes (konak, menzil) rencontrées par l’armée sur sa route. Les soldats s’y procureront des denrées et plus généralement les principaux articles dont ils ont besoin. C’est aux cadis dans les juridictions desquels ces étapes sont situées, d’en assurer le ravitaillement en faisant porter les provisions au lieu d’étape de l’armée. Le principe est que les soldats achèteront ces marchandises moyennant argent et les paieront au “prix fixé du jour en vigueur” (câri olan narh-i rûzî). Le second objectif est de constituer à proximité des frontières et des zones de combat des stocks de provisions (en même temps d’ailleurs que d’armes et de munitions) les plus importants possibles. Ces dépôts doivent permettre de ravitailler les troupes au passage mais aussi d’alimenter, si besoin, les diverses forteresses de la frontière menacées par l’ennemi, et, une fois l’armée engagée en territoire ennemi, de constituer sur ses arrières une base avancée d’approvisionnement qui permette de pallier l’allongement extrême des lignes turques, l’éloignement du front par rapport au centre de l’empire. Ces lieux de dépôts doivent être les plus avancés possible mais, en même temps, être reliés par des voies de communication, tant avec l’arrière qui les alimente qu’avec les diverses forteresses qu’ils doivent approvisionner et éventuellement avec l’armée en marche. Or, c’est la voie fluviale qui permet le mieux l’acheminement de ces masses de céréales, ce qui nécessite la construction et l’organisation d’une flottille à cet effet. D’où le rôle assigné par les Turcs à Belgrade et surtout à Bude, à partir de 1543, dans la préparation de campagnes destinées à assurer le contrôle ottoman sur la Transylvanie et la Hongrie et peut-être à atteindre Vienne. La constitution de stocks de vivres à Bude est un aspect majeur des préparatifs de campagne et l’organisation d’un va et vient entre Bude et les sancak en aval du Danube, la tâche assignée dans cette phase préparatoire à la flottille ottomane du Danube . L’armée se mettant en campagne avant les récoltes de l’année, c’est sur des réserves, principalement sur le produit de la récolte précédente, que devront être assurés ces provisions d’étapes et ces stocks stratégiques de l’armée. Il en résulte une compétition sur ces réserves entre les besoins de l’armée et ceux de la population, celle-ci ne pouvant que s’accentuer à mesure que les mois s’écoulent. D’où la nécessité pour l’Etat d’effectuer ses prélèvements sans tarder, d’inscrire les ordres de collecte alimentaire parmi les premiers à lancer, une fois résolue la campagne du printemps prochain. Par ailleurs, les prohibitions d’exportation de céréales, de chevaux et de bétail 1Hammer, op. cit., V, p. 361.
36 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T – articles constamment assimilés par les Turcs à des marchandises stratégiques – doivent être renforcées dans de telles conjonctures, non seulement parce que l’Empire doit pouvoir disposer de ses ressources au maximum, mais parce qu’il faut à tout prix éviter de renforcer l’ennemi1. Il est à noter que si le début de la campagne devançait inévitablement celui de la récolte de l’année en cours, en revanche, dans la mesure où ce départ n’était pas trop précoce, les chevaux pouvaient bénéficier des pâturages de printemps avant de se mettre en route. Eclairant à cet égard, un ordre au beylerbey de Rumeli (Roumélie) du 7 mars 1552, le dissuade de rassembler trop tôt ses troupes, “sauf au cas où se présenterait une affaire importante” : il attendra au contraire pour concentrer ses sipâhî que les chevaux aient profité des pâturages de printemps (göğü), “de telle sorte que les bêtes seront suffisamment robustes et qu’on ne pourra pas avancer le prétexte : « nos bêtes sont trop maigres »”. Cette précaution était d’autant plus nécessaire que les troupes du beylerbey avaient dû hiverner. “Nous te faisons observer, ajoutait le sultan à son gouverneur, que l’année dernière les soldats de Roumélie ont considérablement souffert du froid et de la fatigue et que si leurs bêtes partent cette fois encore en campagne sans avoir profité des pâturages de printemps, elles seront trop maigres (zâyıf) et, dans ces conditions, les soldats ne seront pas en mesure d’accomplir leur service et leur devoir” (KK 888, f. 102r). De même, des ordres d’avril 1552 commandaient aux cadis “sur la route entre Istanbul et Edirne”, puis à l’ensemble des cadis de Roumélie, de renvoyer à Edirne, auprès du commandant de l’expédition prévue, Ahmed Pacha, les cavaliers de la Porte, silâhdâr et ‘ulûfeci de la “compagnie de droite” (sağbölük), occupés à faire paître leurs chevaux dans ces campagnes (ibid., f. 150r et 163r). Quant à la récolte de l’année en cours, ce n’est que dans la seconde moitié de la campagne, et surtout lors du retour des troupes vers leurs bases, que l’armée pourrait en bénéficier. Il est vraisemblable que cette perspective n’était pas étrangère à l’extrême sévérité, souvent signalée, manifestée par les autorités ottomanes à l’encontre de ceux qui, à l’aller, endommageaient la future récolte. Nous avons ainsi connaissance de plusieurs cas d’exécutions de cavaliers ayant fait entrer leurs chevaux dans des champs non moissonnés2: ils répondaient à un souci de justice mais aussi à un intérêt bien compris. L’analyse des ordres de la Porte laisse apparaître des méthodes fort diverses dans la collecte des denrées nécessaires à l’approvisionnement des étapes et à la constitution des dépôts. Mais quelle que soit la méthode utilisée, 1 cf. notamment, KK 888, f. 101r, 106v, 122v, 125v, 129r, 134v, 163r. 2 cf. Konstantin Mihailović, Memoirs of a Janissary, trad. de B. Stolz ; commentaires historiques de S. Soucek, Ann Arbor, 1975, p. 189 ; Hammer, op. cit., V, p. 434-435, 447,
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on retrouve toujours le souci manifesté par Süleymân “le législateur” de préserver les producteurs de prélèvements abusifs, de faire reconnaître les droits de ces derniers par les autorités locales et par l’armée elle-même. Dans l’optique du souverain, il revient aux paysans comme d’ailleurs à de nombreuses catégories de la population de soutenir la “campagne auguste” mais, pour autant, elle ne doit pas les ruiner, les mener au désespoir et à la fuite ; la guerre ne doit pas remettre en question le système économico-social sur lequel elle s’appuie ; elle doit le perturber le moins possible. Nous relevons trois types de collecte de principes différents : I. Achats effectués par l’Etat1 : ils sont accomplis par les autorités locales (sancakbey, cadi) dans une région donnée, en général en présence de messagers de la Porte. Celle-ci fixe les quantités à fournir par la région, en tenant compte des possibilités locales : si le pays n’est pas en mesure de répondre à la demande, la Porte modifie ses instructions en fonction des informations reçues. De même, elle n’impose pas des prix d’achat mais s’aligne sur les prix locaux en vigueur, quitte à renoncer à ses achats quand ceux-ci lui paraissent trop élevés, pour se tourner vers une autre zone où une abondance supérieure rend les prix plus bas. Les fonds nécessaires sont, selon les cas, prélevés sur des revenus locaux du fisc ou expédiés sous escorte de la capitale. C’est en somme une avance que consent le Trésor : il en sera remboursé quelques mois plus tard quand les troupes achèteront ces vivres aux agents publics. Ces paiements permettront d’ailleurs d’alimenter la trésorerie locale pour de nouveaux achats nécessaires à la suite de la campagne. Un ordre du 19 avril 1552 au sancakbey de Çirmen, illustre bien le processus : lorsque les troupes passeront à Belgrade, il leur vendra les provisions qu’il y a rassemblées ; “avec l’argent, lui est-il prescrit, tu achèteras encore et encore des provisions et tu les mettras de côté” (KK 888, f. 177v). II. Prélèvement fiscal : le nüzül2 : la fiscalité ottomane normale comprenait des prélèvements en nature sur la production paysanne : les re‘âyâ étaient en particulier soumis à la dîme (‘öşr) (d’un taux variable, généralement d’environ 1/8) sur les céréales. Celle-ci revenait aux détenteurs des timâr et ze’âmet concédés par le sultan, sur lesquels vivaient les re‘âyâ concernés, ou directement au Trésor quand ces paysans relevaient de domaines impériaux (havâss-i hümâyûn). Le sultan se trouvait ainsi 1 L. Güçer, XVI-XVII Asırlarda Osmanlı Imparatorluğunda Hububat Meselesi ve Hububattan Alınan Vergiler, Istanbul, 1964, p. 115-135. 2 Ibid., p. 69-92.
38 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T localement à la tête d’importants stocks de “céréales publiques” (mîrî tereke) qui entraient dans les circuits commerciaux. Sans doute pouvaient-ils euxaussi concourir à l’approvisionnement des troupes mais, pour la bonne gestion du patrimoine impérial, à condition que ces céréales soient achetées au même titre que celles d’autres origines1. D’autre part, à côté de cette fiscalité normale, la préparation des campagnes a nécessité la mise en place d’une autre fiscalité : extraordinaire à l’origine, liée aux situations de guerre, elle n’a pas tardé à devenir permanente. Ces prestations nouvelles, portant la dénomination générale d’‘avâriz-i dîvâniyye, peuvent être en argent, en services ou en nature : à cette troisième catégorie appartient le nüzül. Il porte sur les deux éléments fondamentaux du ravitaillement de l’armée : l’orge pour la nourriture des chevaux et la farine pour celle des hommes, cette dernière ayant sur le blé l’avantage d’être transformée plus rapidement en aliment. L’assiette de cette contribution est originale : au terme de recensements particuliers, donnant lieu à leur tour à des registres spécifiques, gardés entre les mains de l’administration, les différents sites de peuplement (hameaux, villages, bourgs, villes) sont estimés à un certain nombre d’“unités de contribution” (‘avâriz hânesi), voire seulement à une fraction d’unité : le concept est fiscal et non démographique, l’estimation se faisant non seulement en fonction du nombre effectif de familles mais du plus ou moins haut degré de richesse d’une population donnée2. D’autre part, différentes catégories étaient exemptées du nüzül : les militaires au sens large (‘asker), les religieux (‘ulemâ), les agents financiers de l’Etat, aussi bien qu’un grand nombre de communautés rendant par ailleurs des services spécifiques à l’Etat (gardiens de défilés, préposés aux étapes, mineurs, riziculteurs, fournisseurs de faucons, etc.) ainsi que les vieillards, infirmes, estropiés et autres inaptes au travail. Selon l’importance de la campagne envisagée, la Porte fixe le montant global du nüzül et la part de chaque kazâ, en fonction du registre d’‘avâriz hânesi de celui-ci. Elle fixe également la part respective de l’orge et de la farine. La première est toujours de loin la plus importante : d’après les chiffres fournis par L. Güçer pour l’Asie mineure à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, elle est, selon les cas des 2/3, 3/4, 4/53. De même, en fonction du montant global attendu et des zones de l’empire mises à contribution, la quantité à fournir par chaque hâne varie considérablement d’une campagne à l’autre : un ordre de perception de 1547 1 Cf. par exemple, 3 Numaralı Mühimme Defteri (966-968/1558-1560), Ankara, 1993, doc. n° 216. 2 Cf. Encyclopédie de l’islam2, I, p. 783. 3 L. Güçer, op. cit., p. 76.
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où se devine le souci de relativiser l’effort présentement demandé, rappelle que, selon les campagnes, un müdd de grains (orge et farine) avait été exigé pour 10, 11, 12, 15 unités de contribution, avant de réclamer pour la campagne d’Iran de la même année, un müdd pour 23 familles (composé de quatre kile de farine et 16 kile d’orge)1, Dans les chiffres de la fin du siècle cités par Güçer, on rencontre des taux d’un müdd pour 30, 20, 10, huit et même cinq hâne selon les années et les régions concernées2. Un ordre non daté relatif à l’une des campagnes d’Iran de Süleymân demande un müdd pour quatre hâne 3. Rappelons que le müdd était une mesure de capacité correspondant à 513,12 kg pour le froment et 445 kg pour l’orge. Quant au kile d’Istanbul, il équivaut à un poids de 20 ocques soit 25,656 kg4. À l’origine, les prélèvements qui viennent d’être évoqués, étaient destinés à approvisionner les étapes (menzil) de l’armée en marche : d’où la dénomination de nüzül (littéralement : action de descendre) qui est de même racine que menzil. Mais les documents de 1552 témoignent, comme nous le constaterons, d’une évolution du nüzül, observée par Güçer pour la fin du XVIe siècle : dès cette époque, le nüzül ne sert plus à l’approvisionnement des étapes, mais, concurremment aux achats de l’Etat et à d’autres méthodes, à la constitution des dépôts stratégiques définis plus haut. D’autre part, les paysans, n’étaient pas seulement tenus de fournir les denrées mais aussi de les transporter au lieu de leur destination ou du moins d’acquitter le coût de ce transport. L’argent versé était qualifié de « loyer » (kirâ), car il servait aux subordonnés du cadi à louer aux propriétaires locaux de bétail les bêtes de charge et de trait nécessaires au transport du nüzül. III. Ventes forcées : il s’agit d’une autre obligation imposée aux re‘âyâ, mais d’une nature différente de la précédente : elle leur impose de venir vendre à l’armée des denrées et autres marchandises, auxquelles on donne ordinairement le nom de sürsat zahîresi5. Le terme n’apparaît d’ailleurs pas dans nos documents, bien que la pratique y soit bien présente, et même de façon fréquente. Le vocable sürsat provient du verbe sürülmek qui désigne le fait d’être conduit à un endroit donné6. On a à faire à une 1 Káldy-Nagy, art. cit., p. 173 2 Gücer, art. cit., p. 75. 3 Archives du palais de Topkapı, E. 2834. 4 W. Hinz, Islamische Masse und Gewichte umgerechnet ins metrische System, Leyde, 1955, p. 41-42 et 47. 5 L. Güçer, op. cit., p. 93-114. 6 Ibid., p. 93.
40 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T réquisition, mais les ventes sont faites cette fois directement à la troupe par les producteurs ou marchands particuliers, sans passer par l’étape intermédiaire d’un achat de l’Etat. C’est aux cadis et à leurs subordonnés ou, en dehors de l’empire proprement dit, aux autorités des pays vassaux mis à contribution, d’assurer la collecte sur leurs territoires respectifs. Ils sont généralement assistés d’un messager du gouvernement central. L’éventail des marchandises concernées est beaucoup plus large que dans les cas des achats de l’Etat ou du nüzül : il comprend en fait tout ce dont l’armée peut avoir besoin, non seulement des céréales mais du fourrage, du bois, de la graisse, du miel et surtout des moutons. Parfois la consigne est seulement que ces marchandises soient fournies “en quantité abondante et suffisante”, mais il arrive aussi que les quantités soient précisément fixées. Güçer estime que, dans la période dont il traite, l’Etat fixait, province par province et kazâ par kazâ, les quantités à réquisitionner au titre du sürsat1. Les demandes de moutons, quant à elles, sont précisément chiffrées. La réquisition a un caractère absolument impératif : les cadis seront tenus responsables des lacunes dans leurs livraisons. Par exemple, ils ne pourront prétendre que leur circonscription n’était pas en mesure de fournir les quantités demandées, notamment pour les moutons2. Comme pour le nüzül, il incombe aussi aux re‘âyâ de “conditionner” et de transporter les marchandises à vendre. Néanmoins, les mêmes ordres insistent constamment sur le fait que ces ventes doivent se dérouler dans des conditions normales : non seulement les soldat doivent s’acquitter régulièrement (“on ne doit pas prendre ces marchandises sans qu’elles soient payées”), mais les achats se feront au prix fixé du jour en vigueur (câri olan nahr-i rûzî üzere) dans chacun des Δ∆azâ. D’ailleurs, il est toujours rappelé que les ventes ne doivent pas se faire en l’absence des fournisseurs : les propriétaires des marchandises “ou leurs représentants” (vekîl) doivent accompagner les convois et les troupeaux jusqu’au passage de l’armée. Selon la formule qui revient comme un leitmotiv avec de menues variantes, l’opération doit apporter simultanément un profit commercial aux fournisseurs et des moyens de subsistance aux soldats (sâhiblerine ticâret ve ‘asker halkına sebeb-i ma’îğet hâsıl ola). Le Serbe Constantin Mihailović qui, prisonnier des Turcs, fut contraint d’être janissaire de 1454 à 1463, met en évidence dans son récit, l’existence de cette prescription à son époque et témoigne également de sa bonne application : “quand l’empereur l’ordonne aux chrétiens, écrit-il, (mais l’obligation ne vaut pas seulement pour les paysans chrétiens), ils doivent 1 Ibid. p. 95. 2 Par ex., KK 888, f. 45v et 59v.
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envoyer plusieurs milliers de samar (bâts) ou chevaux qui transportent de la nourriture ; et ils la vendront là où ils ont ordre de le faire, chacun séparément, car les choses sont estimées à leur juste prix, sans dommage pour eux”1. Les mêmes principes sont clairement exprimés par exemple dans cet ordre au beylerbey de Budun du 11 mars 1545 : “tu éviteras bien que sous ce prétexte (celui de la vente aux armées), rien ne soit arraché ni extorqué aux sujets et que personne ne subisse d’injustices ni de violences. Tu prendras des mesures conformes à l’équité de façon à ce que les moutons à vendre soient tenus prêts et qu’il ne survienne de torts ni de dommages aux sujets (E.12321, f. 153v ; cf. encore KK888, f. 165v). Précisons enfin que le nüzül recevant comme nous l’avons vu une autre destination, c’est du sürsat que la Porte attend l’approvisionnement d’étape proprement dit. Ces trois modes d’action définissent ce qu’on peut qualifier en termes modernes d’interventionisme de l’Etat en matière d’approvisionnement de l’armée ; mais ce secteur dirigé n’exclut pas le recours au secteur libre : nous verrons ci-dessous de façon plus détaillée qu’il appartient également aux cadis et sancakbey d’inciter les négociants privés (rencber) à fournir des céréales et à en transporter à l’intention de l’armée mais il n’y a ici nulle contrainte et les marchands ne répondront à l’appel qui leur est fait que de leur plein gré (ihtiyârıyla). D’autre part, l’intervention de l’Etat ne concerne que l’armée en marche ainsi qu’une partie des forteresses : pour le reste, qu’il s’agisse de contingents allant rejoindre le gros de l’armée par un itinéraire particulier, ou stationnant en attente d’instructions sur une partie du territoire ou de garnisons de forteresses ne faisant pas l’objet d’une protection spéciale de la Porte, les soldats vivent sur le pays alentour. Mais dans tous les cas, tant qu’on est sur le territoire ottoman luimême ou dans des pays vassaux, les troupes doivent acquérir moyennant paiement les provisions dont elles ont besoin. Des distributions ont pu être faites dans certains cas : par exemple, le journal de la campagne de Vienne signale que le 27 octobre 1529, au cours du difficile retour de l’armée, à la hauteur de Pest, on distribua un “kilo” de farine et d’orge à chaque membre de la cavalerie régulière2. Mais de tels cas apparaissent comme des exceptions. En principe, l’Etat doit, pour ce qui le concerne, rentrer dans les fonds qu’il a avancés pour l’approvisionnement, cela devant permettre, comme nous l’avons vu, à ses agents de procéder à de nouveaux achats par la suite (KK 888, f.177v). Nous avons souligné que les marchands réquisitionnés 1 K. Mihailović, op. cit., p. 189. 2J. de Hammer, op. cit., V, p. 452.
42 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T pour le sürsat ou les marchands libres devaient eux aussi être régulièrement payés. Ces achats supposaient que les différentes catégories de soldats au niveau individuel ou à celui du corps disposent d’argent liquide. D’où, par exemple, l’importance des sommes d’argent (harçlık) que les délégués des sipâhî hivernant en campagne, les harçlıkçı, leur rapportent de leurs timâr ; d’où l’intérêt des marchés au sein même de l’armée dans lesquels les akıncı peuvent réaliser immédiatement tout ou partie de leur butin ; d’où également la nécessité des prêts consentis dans certaines circonstances par le Trésor aux troupes en campagne : un document des archives de Topkapı révèle qu’en 1516, alors que l’armée de Selîm 1er se trouvait à Damas, le sultan qui entendait poursuivre son avance en Egypte, décida d’accorder une avance sur leurs revenus non seulement aux hauts dignitaires mais aussi aux subaşı et sipâhî des différentes provinces)1. De la même façon, lors de la campagne de Tabriz de 1548-49, Süleymân accorda un prêt en pièces d’or aux sipâhî d’Anatolie sur lequel d’ailleurs 6000 pièces d’or restaient à devoir en février 1552 (KK 888, f. 70v, 72v) ; d’où l’intérêt enfin – un intérêt immédiat – des dons faits par le sultan au cours des campagnes en certaines circonstances pour stimuler les énergies2.
ETUDE DE CAS : DEUX CAMPAGNES DE HONGRIE Ces quelques principes étant dégagés, tentons de les illustrer plus précisément à travers l’exemple des préparatifs des deux campagnes « hongroises » (au sens large) de 1544-45 et de 1552. Le nüzül Nous n’avons pas d’informations sur la perception du nüzül en 154445. Au demeurant, il n’est pas douteux qu’il fut procédé à celle-ci à l’occasion d’une campagne dont les préparatifs furent par ailleurs de très grande envergure et pour laquelle on envisageait de mobiliser la plus grande partie des troupes d’Europe et d’Asie, même si, finalement, il n’en résulta rien. En 1552, le responsable de la perception, l’emîn (intendant) du nüzül est le sancakbey de Serem (Srem), Behrâm Bey, dépendant du beylerbey de Budun (KK 888, f. 156r). Toutefois, comme il sera ultérieurement affecté à 1 Archives de Topkapı, D. 9255, cité par J.-L. Bacqué-Grammont, “Un registre d’emprunts de l’armée ottomane en décembre 1516”, Annales islamologiques, Le Caire, XVIII, 1982, p. 171191. 2 Cf. J . de Hammer, op. cit., V, p. 445, 449, 451.
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d’importants travaux de réfection à la forteresse de Pest, il sera remplacé dans sa fonction, le 8 mai 1552, par Hüsâm bey, ancien defterdâr (receveur des finances) du prince impérial, le şehzâde Selîm, futur Selîm II : la Porte lui adresse à cette date les registres nécessaires à la perception (ibid., f. 214r, 215v). Nous ne disposons pas de l’ordre général de perception qui fut vraisemblablement expédié dès avant janvier 1552. Dans ces conditions, nous ignorons, en cette circonstance, quel en fut le montant global, quels furent la proportion entre orge et farine et le taux imposé à chaque ‘avâriz hânesi. Nous ne savons pas non plus quelle zone fut mise à contribution en prévision de la campagne de Hongrie, mais tous les problèmes de perception qui seront soumis à la Porte surgissent dans des Δ∆azâ de Roumélie. De toutes façons, il fallut tenir compte pour l’approvisionnement (comme par ailleurs pour la mobilisation des troupes) de la préparation d’une campagne parallèle en Orient, suscitée par les troubles de la frontière persane, provoqués par Chah Tahmasp : les préparatifs en apparaissent dès février et le grand vizir Rustem pacha sera finalement envoyé de ce côté en septembre 1552, prélude à la campagne de Nakhichevan. Or, dans un ordre au beylerbey du Diyarbekir du 17 février 1552, le sultan prenait des mesures préliminaires pour la perception d’un second nüzül en vue de cette campagne supplémentaire : “tu enverras, ordonnait-il au beylerbey, un registre à ma Porte de Félicité indiquant quelle quantité de nüzül on peut tirer de ces provinces. Mes ordres sacrés seront envoyés en conséquence et le nüzül sera alors collecté selon mes dispositions” (KK 888, f. 90r). Pour revenir à la campagne de l’ouest, on sait par une allusion ultérieure du cadi de Prevadi (Provadija) que l’ordre général de perception lui avait prescrit comme à ses confrères de “faire accompagner les charrettes d’orge et de farine provenant de chaque kâdlk d’un charpentier pour qu’il assure les réparations afin d’éviter tout retard en route” (ibid., f. 59r). En dehors de ces territoires faisant partie des “Etats bien gardés” (memâlik-i maΩΩrûse), c’est-à-dire de l’empire lui-même, on constate que, dans un second temps, par un ordre du 22 janvier 1552, adressé au voïévode de Valachie et assorti d’une copie pour celui de Moldavie, le sultan tente également de soumettre ces deux pays vassaux à l’obligation du nüzül, à côté d’autres contributions sur lesquelles nous reviendrons : à la Valachie sont demandés 10000 müdd d’orge et 2000 müdd de farine ; à la Moldavie, un apport plus modeste : 2000 müdd d’orge et 500 müdd de farine. Ces pays n’ayant pas été recensés à la façon de ceux du sultan par l’administration ottomane, celle-ci n’est pas en mesure d’effectuer une
44 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T quelconque répartition et le soin en est donc laissé aux voïévodes : “on ne sait pas ici, indique-t-on explicitement au voïévode de Valachie, combien le pays de Valachie comporte de foyers (hâne) : tu imposeras de façon équitable les quantités demandées en fixant à combien de foyers doit correspondre un müdd (ibid., f. 19r). Il n’est pas sûr que les voïévodes aient satisfait à cette exigence de leur suzerain : l’ordre au voïévode de Valachie sur ce point sera réitéré le 12 février et encore le 29 mars (Ibid., f. 61v, 139r). Dans l’empire lui-même la collecte se heurtait sur le terrain à certaines difficultés auxquelles plusieurs documents font écho. L’obligation de transporter sans retard les céréales vers le lieu fixé pour leur destination n’allait pas sans problèmes : nous avons signalé qu’il était prescrit de faire accompagner les charrettes de chaque kazâ d’un charpentier. Le cadi de Prevadi ajoute qu’il cherchera pour sa part « à empêcher que les affaires de l’Etat ne subissent de retard lorsque des dommages surviendront aux bœufs pendant la route » en consultant des gens expérimentés. Faisant savoir par ailleurs qu’il était impossible de connaître à l’avance quel serait le coût final de la location des bœufs pour le transport, il proposait de prélever sur les re‘âyâ une somme forfaitaire, de la confier en dépôt à des hommes de confiance parmi les loueurs (kirâcılarıñ yararlarına emânet koyulub) et, une fois la location faite, de restituer en le répartissant entre les contribuables l’argent qui n’avait pas été utilisé. La Porte lui confirme le 9 février la nécessité de percevoir à l’avance cette somme forfaitaire mais lui prescrit de la garder par devers lui, “au vu et au su de gens expérimentés” (ehl-i vukûf ma‘rifetiyle). Elle lui demande en outre de faire savoir par écrit quelle somme il aura perçue et quelles dépenses il aura effectuées afin d’éviter “que des exactions et des abus ne soient commis à l’encontre de personne” (ibid., f. 59r). À Salonique, le cadi soulève un problème plus radical en faisant savoir qu’il y avait dans sa circonscription pénurie de bêtes à louer pour le transport du nüzül. Toutefois, les assujettis (nüzül sâhibleri) étaient prêts dans ces conditions à acquitter le prix de location ainsi que l’équivalent du nüzül sous forme d’argent. La réponse de la Porte est révélatrice de l’évolution du nüzül au cours du siècle. Le 8 avril, elle propose au cadi deux solutions : ou bien les re‘âyâ sont d’accord pour transporter eux-mêmes de leur plein gré (kendü rızâlaryla) le nüzül à l’endroit désigné (mahal-i me’mûre) et dans ce cas ils l’acquitteront en nature ; la Porte a manifestement une préférence pour cette solution mais elle souligne néanmoins qu’il ne doit pas y avoir de contrainte : la monétarisation de l’obligation de transport est bien acquise, la prestation personnelle ne peut être imposée sans le libre consentement de l’assujetti (rızâlar yokken vech-i meşrûh üzere teklîf etdirmiyesin). D’autre part, pour ceux qui ne retiendront pas cette solution, la Porte admet le versement du
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nüzül sous forme d’argent, l’équivalent monétaire étant déterminé d’après le prix courant (narh-i câri üzere) de l’orge et de la farine dues, et le montant sera envoyé à l’emîn du nüzül pour entrer dans sa trésorerie (ibid., f. 156r). À la fin du XVIe siècle, cette monétarisation du nüzül que nous voyons s’esquisser ici, connaîtra une large extension : Güçer estime qu’à cette époque, seuls les kazâ proches du théâtre d’opérations acquittaient encore le nüzül en nature, la perception en numéraire prévalant dans les kazâ plus éloignés 1. À côté de ces questions techniques, d’autres difficultés provenaient de la mauvaise volonté des re‘âyâ à se soumettre à l’obligation : on voit dans plusieurs cas quelques “meneurs” donner l’exemple d’une obstruction qui fait tâche d’huile. Ils prennent argument des ambiguïtés que peut faire naître l’existence des diverses catégories d’exemptés signalée plus haut. Le même cadi de Prevadi fait ainsi état de résistances chez les loueurs (kirâcı) prétendant disposer de certificats d’exemption (mu‘afnâme) pour ce service, mais c’est surtout chez les contribuables eux-mêmes que des cas d’insoumission son signalés. Le cadi de Prevadi dénonce celui des habitants de deux villages, Manastir et Akkısrak, faisant partie de legs pieux (evkâf) du défunt sultan Selîm (Selîm 1er) : incités par deux d’entre eux, Yovan l’Albanais et MiΩΩu, ils prétendent : « nous détenons des certificats d’exemption et nous ne sommes soumis ni au nüzül ni aux frais de location (kirâ ) ». La Porte ordonne au cadi le 9 février de sévir avec la dernière énergie contre les auteurs de fausses allégations et de les enchaîner pour les envoyer aux galères (KK 888, f.59 r). Cas analogue dans le kazâ de Ğumnu (∞umen) qui dépend de Niğbolu (Nikopol) : le kazâ comprend 946 ‘avâriz hâne et lorsque les agents du cadi ont entrepris de “percevoir le nüzül en fonction de ce nombre”, les habitants de deux villages situés sur des défilés (derbend köyleri) ont refusé de s’acquitter, leur exemple étant suivi par les habitants d’autres villages de défilés “qui avaient antérieurement coutume d’acquitter l’‘avâriz”. La Porte rappelle à ce cadi, le 8 février, que dans les villages de défilés, seuls sont exempts ceux qui assurent effectivement la garde de ces défilés pour l’Etat, étant inscrits comme gardiens de défilés (derbendci) exempts dans le registre impérial. Les contrevenants seront envoyés aux galères (ibid., f. 58v). À la mi-mars, la Porte demande aux cadis de Hîrşova et de Silistre d’enquêter sur une autre affaire remontée jusqu’à elle : pour quelle raison deux adjoints du sancakbey de Silistre, son kethüdâ et l’un de ses voïévodes (percepteurs de revenus), se sont-ils mêlés de la perception du nüzül en prétendant que le nüzül et la fourniture de paires de bœufs ne devaient pas être 1 L. Güçer, op. cit., p. 80-81.
46 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T exigés des mécréants (kefere) de la ville de Silistre, ces derniers s’étant ainsi trouvés indûment exemptés ? (ibid., f. 123v). Notre documentation ne nous permet pas de suivre précisément le calendrier de cette perception ni d’en faire le bilan pour 1552 : les exemples d’insoumission que nous venons de donner attestent que dans les kazâ de Prevadi et de Ğumnu, la collecte avait au moins commencé avant le début de février (avant la mi-mars pour le kazâ de Silistre). Dans le cas de la Valachie, nous avons vu que la Porte n’avait encore aucune nouvelle à la fin mars. Le 20 avril, elle demande encore au cadi de Filibe (Plovdiv) d’envoyer le nüzül dû par sa circonscription, accompagné par l’un de ses adjoints (nâ’ib) et de le remettre à l’emîn du nüzül (ibid., f. 181v). De même, lorsque le cadi de Varna est nommé le 24 avril au siège de Tırnova, il n’a pas encore fourni le nüzül de son ancien kazâ et la Porte lui précise bien que sa nouvelle nomination ne le dispense pas de son obligation antérieure : il devra prendre le nüzül de Varna destiné à la campagne, se mettre en route et le livrer à l’endroit désigné (Varna’nıñ nüzülü sefere alub gidüb yerine teslîm etmek emr edüb ; et plus loin : Varna’nıñ nüzülü te’hîr etmeyüb biΔ∆u◊ûr mu‘accelen maΩΩal-i me’mûre iledesin ; ibid., f.189r). De toutes façons, il est certain que l’ensemble de l’opération n’était pas achevé le 8 mai lorsque le sultan désigne un nouvel emîn du nüzül. A cette date, il écrit en effet à ce dernier : “étant donné que mon auguste confiance a été accordée à ta parfaite probité et ta droiture sans défaut, l’ordre t’est donné de collecter le nüzül destiné à être expédié à ma campagne auguste et les registres t’en ont été envoyés… Tu déploieras tes efforts et tes soins et toute ton attention pour le collecter et le percevoir” ; et dernière injonction : “si dans ce qui provient des différents cadis, il y a des manques, tu forceras ces derniers à les compléter” (ibid., f.213). D’ailleurs, à la même date, le lieu exact de rassemblement de ces réserves d’orge et de farine restait indéterminé. Dans les ordres aux différents cadis, la destination du nüzül est laissée dans le vague. Il leur est seulement enjoint de le faire transporter : “à l’endroit désigné” (mahal-i me’mûre). Nous apercevons néanmoins plusieurs solutions successivement envisagées : dans le premier ordre du 22 janvier au voïévode de Valachie, on lui demandait de tenir le nüzül prêt à Braşov “et dans ces régions”, pour qu’“au moment où l’armée arriverait, il la lui fasse livrer” (ibid., f. 19r). Cependant, l’ordre du 29 mars prescrivait au même : “tu dois envoyer à Belgrade les provisions qui ont été fixées en vue de ma campagne auguste” (ibid., f.139r). Par ailleurs, un ordre du 15 avril rappelait que le bey de Serem, emîn du nüzül, s’était rendu le 17 mars précédent dans son sancak de Serem, y avait cherché un endroit approprié pour rassembler le nüzül et avait finalement conclu, en se concertant avec les gens de la région (ol vilâyetiñ ehl-i vüΔ∆ûfu
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ittifâk edüb), que ce lieu était les environs de la forteresse de Petervaradin (Petrovaradin). Ordre était donc donné à ce bey de le rassembler à ce même endroit (ibid., f. 164r). Mais cette localisation n’est pas définitive puisque, le 8 mai, il est prescrit à Hüsâm bey, nouvel emîn du nüzül : “tu rassembleras tout le nüzül qui aura été collecté dans chaque kadlk […], soit à Belgrade soit à Serem selon le lieu qui paraîtra le plus approprié à mon vizir AΩΩmed pacha (général en chef de l’expédition), et le sultan ajoute : “tu le rassembleras dans un lieu qui soit pratique pour les troupes qui viendront avec le susdit (Ahmed pacha) ou pour mon armée impériale elle-même, s’il s’avère dans un second temps nécessaire que la campagne impériale se fasse avec la participation de ma personne sacrée” (ibid., f. 213v). Quoiqu’il en soit, que le choix de ses représentants locaux se porte sur Petervaradin, Serem ou Belgrade, il apparaît que, dans l’esprit de la Porte, une partie au moins de ce nüzül devait parvenir au dépôt stratégique de Budun : le 1er avril, elle commandait au bey de Çirmen, chargé de la constitution de ce stock et se trouvant lui-même à Belgrade, d’envoyer “directement et sans attendre” à Budun, tant le nüzül que les autres provisions arrivées par bateau (ibid., f. 145v). Le même jour, un ordre dans le même sens était également adressé au sancakbey de Niğbolu : “tu feras parvenir à Budun avec sécurité et en bon état, tant les céréales réquisitionnées par ailleurs que le nüzül, et tu les livreras (eğer � ahîre ve eğer nüzül emîn ve salîm cümlesin Budun’a iledüb teslîm eyliyesin ; ibid., f. 144v). Les ventes forcées Ces réquisitions ou sürsat dont nous avons défini plus haut le principe, sont présentes tant dans les préparatifs de 1544-45 que dans ceux de 1552. Ces attestations peuvent se diviser en deux catégories : les premières concernent la viande dont il est souvent rappelé qu’elle “compte parmi les provisions de la plus haute importance” ; les secondes ont trait à l’approvisionnement des étapes en articles de toutes natures. L’approvisionnement en viande, tant des grandes villes, Istanbul surtout ainsi qu’Edirne, que de l’armée, sont l’objet d’une organisation et d’un contrôle de l’Etat, représenté par l’emîn des moutons (koyun emîni). Il est notamment fait appel à des fournisseurs officiels, les celeb, tenus de contribuer pour une quantité définie de têtes1.
1 Cf., Bistra Cvetkova, “Les celep et leur rôle dans la vie économique des Balkans à l’époque ottomane (XVe-XVIIe s.), dans Studies in the Economic History of the Middle-East from the Rise of Islam to the Present Day, M.A. Cook, éd., Londres – New York – Toronto, 1970, p.172-192.
48 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T La Porte s’efforce de répondre à cette double exigence de ravitaillement militaire et urbain en cherchant à déterminer des sources d’approvisionnement distinctes mais une concurrence n’en subsiste pas moins, qui peut devenir problématique , entre les deux impératifs. La collecte de moutons pour l’armée en 1545 apparaît à travers un ordre du 11 mars au beylerbey de Budun : le sultan lui commande de rassembler dans sa province 20 000 moutons pour, écrit-il, “qu’ils soient vendus au sein de mon auguste armée”, et il poursuit : “j’ordonne donc que sans délai ni retard, tu rassembles et tiennes prêts 20 000 moutons pris dans ce pays […] de la façon qui te paraîtra convenable, que tu les parques en divers endroits, et que tu en dresses le registre, afin qu’à l’arrivée bienheureuse et fortunée de l’armée, tu les envoies avec leurs propriétaires ou les représentants de ces derniers à mon auguste armée […] Ils doivent être vendus au prix fixé (narh) (E. 12321, f.153v). La même année, la Porte réclame également, dans les mêmes conditions, au voïévode de Valachie, le reliquat des moutons dus au titre de l’année antérieure et 100 000 moutons pour l’année en cours, ramenés quelques mois après à 50 000 (ibid., f. 114v, 118r, 223rv) ; et d’autre part 100 000 moutons au voïévode de Moldavie, mais dans les deux cas, les moutons “roumains” sont destinés à Istanbul, de même, par exemple, que les moutons fournis cette même année par les celeb du sancak de Silistre, doivent être acheminés exclusivement vers Istanbul et Edirne (ibid., f. 138v-139r, 140r). En revanche, on avait demandé à la fin janvier, à “Brata”, le “frère” Georges Martinuzzi, gouverneur de Transylvanie, de se préparer à faire vendre à l’armée des moutons et des bœufs provenant de son pays “en quantité abondante et suffisante”, sans précision. Une copie du même ordre était prévue pour “Petrovik” (Petrovics, le “comte” de Temesvár, ibid., f. 116r-v). Le tableau est plus complet pour 1552. Dès le 22 janvier, appel est fait – mais cette fois pour l’armée – aux voïévodes de Moldavie et Valachie, mis à contribution non seulement pour des moutons comme les cadis de l’empire mais aussi pour des bœufs. Le sultan annonce au second : “tu feras venir à mon armée 30 000 moutons et (n)000 (le premier chiffre est illisible sur notre photocopie) bœufs (à distinguer des 500 paires de bœufs réclamées par ailleurs “pour tirer les canons”) avec leurs propriétaires, pour que [ les animaux] soient égorgés lorsqu’ils seront arrivés à mon armée impériale” ; ces bêtes seront accompagnées de leurs bouchers et acquises par les soldats moyennant argent. Le voïévode de Moldavie fournira dans les mêmes conditions 30 000 moutons et 3000 bœufs (KK 888, f. 19r). Comme pour le nüzül, nous ignorons dans quelle mesure ces demandes furent satisfaites par les voïévodes, et également si elle s’ajoutaient à celles faites la même année
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pour le ravitaillement d’Istanbul ou si elles se substituaient partiellement ou totalement aux premières. En ce qui concerne les “Etats bien gardés” proprement dits, un ordre du 29 janvier commandait à l’emîn des moutons d’assigner aux fournisseurs officiels, les “celeb enregistrés”, 40 000 moutons pour l’armée, en précisant qu’il devait s’agir de moutons mâles et “bons pour la boucherie” (bıçağa yarar ; ibid., f.45v). D’autre part, par un ordre du 31 janvier, six sancak sont mis à contribution : Semendire (Smederevo), Vidin, Niğbolu, Izvornik (Zvornik), Alacahisâr (Kruševac) et Bosna (Bosnie), chacun pour un contingent précis, le total se montant à 45 000 têtes, à envoyer avec leurs propriétaires à l’armée impériale. Les cadis les réquisitionneront auprès des madrapaz, marchands de bestiaux qui n’ont pas le statut et les obligations des celeb enregistrés, et des “autres re‘âyâ qui ont des moutons”. Toutefois, ils sont mis en garde contre des abus commis dans des occasions précédentes : “on a appris qu’on avait même fait des réquisitions chez ceux qui n’avaient pas de moutons ou chez des orphelins et des veuves qui n’en avaient que 20 ou 30 ; que toutes sortes d’exactions avaient été ainsi commises”. Elles ne devront pas être répétées : “cette affaire, est-il précisé, concerne ceux qui ont des moutons”. Si les cadis ne doivent pas se montrer injustes, ils sont cependant avertis qu’“il ne sera aucunement possible de prendre en considération le prétexte selon lequel il n’y aurait pas dans leurs circonscriptions une telle quantité de moutons” (ibid., f.45v). Enfin, un ordre du 17 février est adressé aux seize cadis des régions du sud de la Bulgarie, de la Thrace et de la Macédoine, pour leur réclamer 30 000 moutons, les contingents étant fixés cette fois non plus par sancak mais par kazâ. Dès l’arrivée de l’emîn des moutons dans leurs circonscriptions respectives, ils feront rassembler les moutons en les prenant auprès des celeb inscrits et des madrapaz. La part qui est demandée à cette occasion aux celeb inscrits est-elle comprise dans les 40 000 moutons cités dans l’ordre antérieur à l’emîn des moutons ? Chaque cadi désignera parmi les celeb et les madrapaz de sa circonscription, un chef de troupeau (sürücü başı) qui sera chargé de mener le contingent du kazâ au lieu de passage de l’armée, accompagné, bien entendu, par les propriétaires des moutons concernés. En attendant ce départ vers l’armée, les moutons seront parqués dans des lieux appropriés. Il est également fortement prescrit aux cadis de remédier à l’habituelle négligence de leurs subordonnés dans ce genre d’affaires (ibid., 59v). Récapitulons les données numériques des deux derniers documents analysés.
50 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T TABLEAU I Données sur les moutons réquisitionnés pour la campagne d’Europe de 1552 1) sancak Alacahisâr (Kruševac) Bosnie (région de Yeñi Bâzâr) Izvornik (Zvornik) Semendire (Smederevo) Vidin Niğbolu (Nikopol) 2) kazâ Selanik (Salonique) Gümülcine (Komotini) Karasu Yenicesi Kavala (Kavalla) Siroz (Serrès) Drama Zihne (Sikhne) ‘Avrethisârı (Gunaykokastron) Iğtip (Stip) Usturumca (Strumica) Filibe (Plovdiv) Zagra Eskisi (Stara Zagora) Dublice Akova Ilıca Total
moutons demandés 5000 5000 10 000 10 000 10 000 5000 5000 1000 1000 1000 2000 1000 1000 4000 2000 1000 5000 1000 1000 1000 ( ?1) 75 000
Nous ne pouvons affirmer que ces chiffres représentent la totalité des moutons réquisitionnés pour la campagne : si l’on compte à part les 40 000 demandés séparément aux celeb inscrits et les 60 000 des voïévodes roumains, on arrive à un total de 175 000 têtes. Signalons qu’en 1566, un ordre du 27 janvier à divers cadis de Roumélie leur demandait de fournir 174 290 moutons ; un autre ordre du 24 mai, partiellement aux mêmes et partiellement à d’autres cadis, réclamait 228 340 moutons que leurs propriétaires devaient amener à Belgrade pour les y vendre. Ils n’étaient d’ailleurs pas encore arrivés le 6 juin2. Par ailleurs, nous savons que dans la même année 1552, d’autres kazâ européens étaient parallèlement affectés à l’approvisionnement en viande d’Istanbul : citons ceux de Yenişehir (Larisa), Fenar (Phanari), Tirhala (Trikala) (ibid., f.44r) et Kırkkilise (Kırklareli) (ibid., f.139r). Enfin, il incombait à d’autres zones de répondre aux besoins de la campagne projetée à l’est : il était ordonné le 17 février 1552 au beylerbey du 1 Le chiffre manque sur notre cliché. 2 Gy. Káldy-Nagy, art. cit., p.182.
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Diyarbekir de fournir 50 000 moutons sur sa province et d’avertir les « bey du Kurdistan » de tenir prêts, eux aussi, des moutons “pour le moment nécessaire” (ibid., f.90r). L’approvisionnement de l’armée en marche ne se limite pas aux moutons, bien d’autres articles étant exigés des circonscriptions proches des routes suivies par l’armée. En ce qui concerne les premières étapes de cette route, nous disposons d’ordres précis mais dont il faut en même temps relever le caractère tardif dans la saison : en 1552, un ordre du 15 avril relatif aux 11 premières étapes (alors que le départ d’AΩΩmed pacha et de son corps expéditionnaire de 2000 janissaires et de 3000 cavaliers de la Porte, est fixé pour le 28 du même mois) ; en 1566, un ordre du 15 mars visant cette fois les 15 premières étapes (le sultan se mettra finalement mis en route le 1er mai)1. En 1545, le sultan ayant ajourné les préparatifs à la mi-avril, il n’est pas sûr qu’un tel ordre de ravitaillement des premières étapes ait été émis. Pour revenir à l’ordre du 15 avril 1552, il comprenait deux copies : l’une destinée “aux cadis du côté droit de la route entre Edirne et Sofya”, remise à un officier de la cavalerie impériale, Mustafa subaşı des ‘ulûfeci de la “compagnie de droite” (sağ bölük) ; l’autre aux “cadis du côté gauche”, remise à un membre d’un autre corps de cavalerie, le silâhdâr Hudâverdi. À l’arrivée de ces deux émissaires de la Porte, investi chacun sur sa route d’un rôle de messager et sans doute aussi d’incitateur, les cadis concernés devaient rassembler les provisions à destination des étapes (konak) proches de leurs circonscriptions respectives. Les 11 étapes séparant Edirne de Sofia et constituant le plan de route du corps expéditionnaire, sont citées : Çirmen, Bey Alañi, ÇaΔ∆r Ağa Değirmeni, Keklik (ou Keklik yurdu : camp des perdrix2), Pıñarbaşı, Filibe, Tatar Pâzârı (Pazarcık), Masra (?), Ihtiman, Fenarlı Köy, Sofia. Les cadis étaient tenus d’envoyer à chacune de ces étapes, accompagnés des propriétaires et pour être vendus au prix en vigueur : orge, foin, paille, pain, moutons, agneaux, fromage, beurre et miel ; tout cela “en quantités abondante et suffisante”, sans plus de précision (KK 888, f.165v). L’ordre du 15 mars 1566 précisera au contraire les quantités requises pour chacune des 15 premières étapes : 400 müdd d’orge, 400 charrettes de foin, 400 charrettes de bois, du pain pour 4 à 5000 aspres et d’autres denrées 3. Pour la suite de la route, nous ne rencontrons pas d’ordres aussi précis. Néanmoins les préoccupations de la Porte à cet égard ne sont pas absentes : le même ordre de janvier 1545 qui réclamait des bœufs et des moutons à Georges Martinuzzi, y ajoutait de l’orge, de la farine, du miel, du beurre et du 1 Ibid., p.179. 2 Cf. J. de Hammer, op. cit., V, p. 446, 476 ; 3 Gy. Káldy-Nagy, art. cit., p. 179.
52 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T fromage, ainsi que d’“autres sortes de provisions et de denrées”, mais l’échéance était alors lointaine, et la Porte ne faisait que prendre date en précisant à son correspondant : “tu agiras conformément au contenu de mon ordre qui sera émis ultérieurement à ton intention”. Rappelons qu’un ordre de même teneur était adressé simultanément au comte de Temesvár, Petro Petrovics (E. 12321, f.116r-v). Il est également signifié dans l’édit de pacification que le sultan adresse aux Saxons et Sicules de Transylvanie le 22 janvier 1552, qu’ils manifesteront leur loyauté “en entretenant les chemins et en ravitaillant les soldats” (ibid., f.22r). C’est de la même façon encore qu’en 1552, les bey du Kurdistan auront eux aussi à fournir pour la campagne de Perse, outre les moutons déjà cités, du beurre, du miel, et d’autres denrées “en quantité abondante et suffisante”. Ils sont avertis que tout doit être prêt “pour le moment nécessaire”, soit celui - non encore fixé- où l’armée passera à proximité de leurs contrées respectives (KK 888, f.90r). Les dépôts stratégiques Cet aspect des préparatifs d’approvisionnement est bien illustré dans la documentation de 1544-45. Le sancakbey de Semendire, Toygun, est chargé dès le 27 décembre 1544, de constituer des “réserves augustes” (hâssa-i hümâyûn) dans les forteresses de Belgrade, Islankmen (Szalánkemén), Varadin (Petervarad) et Aylok (Ujlak) (E. 12321, ff. 18v-19r). Cette importante mission le dispense d’ailleurs de répondre à un éventuel ordre de mobilisation de son supérieur hiérarchique, le beylerbey de Budun (ibid., f.114v). Dans le cas d’un tel ordre, il enverrait les sipâhî de son sancak avec leur chef de cavalerie, l’alaybey, mais lui-même resterait sur place avec 20 ou 30 de ses sipâhî pour remplir sa mission d’approvisionnement (ibid., f.115r). Sa tâche consiste à acheter au nom de l’Etat 6000 müdd d’orge (2670 t.) dans le sancak de Semendire et sur les domaines (hâss) du beylerbey de Budun dans l’“île” de Serem ; ce dernier a d’ailleurs ordre de faciliter la tâche au sancakbey en donnant des consignes à ses voïévodes, percepteurs de revenus sur ces domaines (ibid., f. 67v). Les achats de l’Etat se feront au « prix du jour » (narh-i rûzî). En même temps, le sancakbey enquêtera secrètement pour savoir s’il pourrait éventuellement acheter davantage dans cette même zone (ibid., f.13r). Pour les achats, 100 000 aspres sont “débloqués” par le Trésor impérial (hazîne-i ‘âmire). Si besoin, des prélèvements seront faits en outre sur les mukâta‘a (unités de revenus fiscaux) locales. À la fin de l’opération, la Porte recevra un registre indiquant “quelle quantité de provisions a été placée dans chacune des forteresses, à quel prix elles ont été achetées, combien d’aspres ont été dépensés, combien d’aspres
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ont été pris sur les mukâta‘a, en plus des 100 000 aspres initialement prévus et sur quelles mukâta‘a … (ibid., f.18v-19r). L’entrepôt de Belgrade, d’une importance particulière et pour lequel le sancakbey de Semendire devait faire les réparations nécessaires à une bonne conservation des grains (ibid., f.102), serait par ailleurs alimenté en farine en provenance du “pays de Petrovik”, soit le banat de Temesvár : le 2 février, ordre était donné à Petrovics de faire parvenir 2500 müdd de farine “tamisée comme il convient” à l’entrepôt de Belgrade où ils seraient payés. Relevons que Petrovics lui-même ne percevrait ni n’achèterait la farine : il se contenterait, à l’instar des cadis dans le cadre de la livraison du sürsat, d’envoyer des producteurs et marchands de son pays à Belgrade où leurs fournitures leur seraient payées, le client en la circonstance n’étant plus la troupe, mais l’Etat lui-même. À cette fin, on annonçait le 14 février au sancakbey de Semendire l’envoi de 2000 florins (ibid., f.92v-93r, 103r). Toutefois, des informations ultérieures vont amener la Porte à assouplir ses instructions : devant la cherté sévissant dans la région, elle ajoute 400 000 aspres (soit 8000 florins) aux 2000 florins précédents, afin, précise-t-elle, que la totalité des fournitures puisse être payée au comptant. Elle consent en outre à se contenter de 1500 müdd de farine si c’est le maximum qu’on puisse obtenir de la région . En outre, elle recommande au sancakbey d’y acheter de l’orge à la place de la farine si celle-ci est d’un prix supérieur à “six ou sept aspres le kile”. On apprendra ensuite que la farine est à huit ou neuf aspres le kile et l’orge à quatre ou cinq. Dans ces conditions, l’initiative est laissée au sancakbey de Semendire de faire le meilleur achat possible : orge ou farine. Enfin, il n’est plus question d’exiger des fournisseurs qu’ils apportent eux-mêmes les marchandises à Belgrade : le çavuş Mehmed qui se trouve auprès de Petrovik paiera sur place les provisions acquises puis les fera charger à Beşledek (Becskereke ?) sur des bateaux envoyés par le sancakbey de Semendire (ibid., f.103r, 125v, 179180r). À ce propos, le sancakbey se demande si, plutôt que d’entreposer les provisions en question à Belgrade, il ne vaudrait pas mieux les expédier directement à Budun, car, écrivait-il, “il faudrait au moment où le padichah se mettrait en campagne […] sortir de nouveau les provisions en question des entrepôts pour les faire continuer vers Budun […] et ainsi il y aurait deux fois de frais et de la peine”. Là encore, la Porte s’en remet à lui pour adopter “la solution la plus avantageuse” (ibid., f.179v-180r). Cette discussion prouve en tout cas que l’entrepôt de Belgrade n’a pas pour seule fonction d’approvisionner l’armée à son passage à la hauteur de cette ville, mais joue aussi le rôle de base arrière de Budun, de relais entre Budun et les sources
54 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T d’approvisionnement en aval du Danube, caractère qui se retrouvera dans les préparatifs de 1552. Au demeurant, les divers obstacles rencontrés dans cette affaire, comme sans doute l’urgence de la situation, amènent la Porte à renoncer au moins provisoirement à ses acquisitions dans la zone de Temesvár : le 4 avril, elle rappelle au sancakbey de Semendire d’acheter “sans tarder” de l’orge avec les 2000 pièces d’or et les 400 000 aspres qui lui ont été expédiés, mais ailleurs que dans le “pays de Petrovik” (ibid., f.194v-195r). Si le stock de Belgrade était partiellement destiné à alimenter celui de Budun, ce dernier devait, par ailleurs, être concurremment constitué de façon directe par le beylerbey de Budun. À cette fin, la Porte consultait ce dernier, le 27 décembre 1544 : valaitil mieux acheter l’orge nécessaire à Budun en Transylvanie, en utilisant le tribut dû au sultan par ce pays, ou se le procurer dans la région de Segedin (Szeged) ? “On ne sait pas, lui mandait-on, à combien reviendrait le kile venant de là-bas (de Transylvanie) jusqu’à Budun” (ibid., f.18v). Le beylerbey ayant recommandé la première solution, il était ordonné le 3 janvier à Georges Martinuzzi d’utiliser les dix mille pièces d’or dues par son pays au titre du tribut pour y acheter de l’orge. On notera que cette solution évitait ces transferts de fonds depuis la capitale que nécessitaient au contraire les achats du sancakbey de Semendire. On précisait d’ailleurs au “Frère” que si le tribut de l’année en cours (dont l’échéance, disait la Porte, était déjà passée depuis quatre mois) faisait actuellement route vers la Porte, il n’avait qu’à utiliser celui de l’année à venir - et donc à en faire l’avance. De son côté, le beylerbey devait dépêcher ses agents en Transylvanie pour participer à ces achats, au transport de l’orge sur des charrettes et à l’embarquement pour Budun, lequel se ferait à Segedin ou dans une autre “échelle”, “selon ce qui conviendrait le mieux”. La consigne à donner aux émissaires du beylerbey était que le “prix d’achat et les frais de transport jusqu’à l’entrepôt de Budun, se montent au maximum de quatre aspres par kile”. Ils ne devaient pas acheter pour plus : “arrange-toi pour que ce soit moins que cinq”, écrivait le sultan à son gouverneur (ibid., f.21r, 52r). Cependant, l’affaire traîne : l’ordre d’achat est répété à Martinuzzi à la fin de janvier puis le 27 février. À cette date, un autre ordre est également adressé au çavuş ‘Ali envoyé auprès de Martinuzzi, pour qu’il veille de son côté à l’avancement des choses : “le prix du kile, transport compris, ne doit pas dépasser quatre aspres”, est-il rappelé. Le çavuş ne quittera la Transylvanie pour regagner la Porte qu’une fois la totalité de l’orge livrée à Budun (ibid., f.124v). En fait, la livraison n’avait pas encore été effectuée à la date du 3 avril (ibid., f.218v). La Porte se montrait également très soucieuse de la bonne conservation des denrées qu’elle s’efforçait ainsi de faire entreposer : en témoignent
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plusieurs ordres adressés au beylerbey et au defterdâr (receveur des finances) de Budun, de prendre toutes les mesures pour préserver leurs réserves de l’humidité et du pourrissement : “il ne doit pas y avoir de risques qu’elles soient gâtées ni endommagées du fait de la pluie, de l’humidité ou d’autre chose”. Ils seraient tenus pour responsables de toutes pertes ainsi provoquées (ibid., f.21r, 67v, 180r). En somme, ces diverses opérations d’achats publics, objets de nombreux ordres et délibérations en 1544 et 1545, ne paraissent pas avoir encore porté leurs fruits au moment où le sultan décide de suspendre les préparatifs de campagne. En 1551-52, il s’agit, bien entendu, de constituer de nouveau des stocks à Belgrade et à Budun. C’est cette fois le sancakbey de Çirmen, Mehmed, qui en est chargé (zahîre cem‘inde olan Mehmed...). Nous le voyons agir à ce titre depuis Belgrade et Semendire à partir du 25 janvier 1552, mais sa mission a certainement commencé plus tôt (KK 888, f.27v). Les cadis doivent apporter leur concours aux émissaires qu’il expédiera en tout lieu pour effectuer ses collectes (ibid., f.103r). Cette fois, le stock de Budun sera constitué de froment, de farine et d’orge, et il revient de nouveau au beylerbey de Budun d’assurer la bonne conservation de ces denrées, “dans un lieu bien aménagé et abrité” (ibid., f. 101v, 108v). Ce sont des céréales de diverses origines et acquises par différents moyens que le sancakbey fera parvenir à Budun, “en quantité aussi grande que possible” (ibid., f. 101v, 114v, 122r). Il procède à des achats pour le compte du Trésor, bien que nous soyons moins précisément renseignés sur ce point qu’en 1545. Il déclare à la fin mars n’avoir acheté “ici” (dans la région de Semendire-Belgrade) que la quantité de blé qu’il a expédiée à Budun avant cette date, soit 500 müdd (256,56 t.) et de la farine “ seulement en petite quantité”, car, explique-t-il, de la farine a été achetée par ailleurs dans les sancak de Vidin et de Niğbolu (ibid., f. 176v). D’autre part, nous avons vu que le produit du nüzül est lui-aussi acheminé, au moins en partie, sur Budun : le 3 mars, il est écrit au beylerbey de Roumélie d’envoyer, “la saison venue”, les vivres qui ont été collectées au “trésor” de Budun (ibid., f. 102r). Le 1er avril, cet ordre est adressé au sancakbey de Çirmen : “à présent, tu enverras directement et sans attendre à Budun tant le nüzül que les provisions arrivés par bateau” (gemiyile varan eğer nüzül ve eğer zahîredir ; ibid., f.145v). Le même jour, la Porte demandait au sancakbey de Niğbolu « de tenir prêtes les céréales en dépôt entre les mains de leurs propriétaires, de même que le nüzül prévus pour être emportés sur des bateaux » à destination de Budun (ibid., f. 144r).
56 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T C’est donc un courant continuel de vivres auxquelles le sancakbey de Çirmen doit faire remonter le Danube entre Belgrade, Semendire et Budun (ibid., f. 114v). Nous saisissons plus précisément ce mouvement grâce à un rapport du sancakbey repris dans un ordre du sultan du 18 avril : il avait antérieurement reçu l’ordre d’envoyer à Budun 2000 müdd d’orge (890 t.) et 500 müdd de blé (256,56 t.). En conséquence de quoi, il avait chargé à la date du 24 mars 41 120 kile d’orge et 6 880 kile de blé sur 62 bateaux et les avait fait partir pour Budun. Suite à cet ordre, un second lui était parvenu, adressé simultanément au sancakbey de Semendire et à lui-même, leur enjoignant d’expédier à Budun 1500 müdd d’orge supplémentaires ainsi que du blé ou de la farine “selon ce qui serait opportun”. En conséquence, il avait chargé de nouveau 1500 müdd d’orge et 793 kile de farine sur 42 bateaux qu’il se proposait de faire partir pour Budun dans la deuxième décade de rebî‘ ül-âhr (15-24 avril) (ibid., f. 176v). Dans le contexte troublé de la Hongrie et de la Transylvanie dans l’hiver et le printemps 1552, le stock de Budun est non seulement préparé à l’intention de la future armée qui serait acheminée, il doit servir aussi à approvisionner celles des forteresses environnantes qui, d’après les informations recueillies par les espions et auprès des prisonniers-informateurs (dil), apparaissent comme particulièrement menacées d’un siège ennemi. Le 1er avril, le beylerbey de Budun reçoit l’ordre d’affecter à partir des réserves de Budun les provisions et armements nécessaires à Istolni-Belgrad (Székesfehérvar), Usturgun (Esztergóm), Segedin (Szeged) “et autres forteresses qui en ont besoin” (ibid., f. 122r, 143r). Le dépôt de Belgrade sert d’étape préalable à celui de Budun mais il a également ses fonctions propres. Comme en 1545, la Porte se préoccupe de l’état des entrepôts. À la mi-mars elle demande au sancakbey de Çirmen quels seraient les coûts respectifs de la reconstruction des murs de l’entrepôt à grains de Belgrade en pierre, bois, pierre et chaux ou terre battue (ibid., f. 122r). De la même façon qu’en 1545, Belgrade doit pouvoir ravitailler au passage le corps de deux mille janissaires et trois mille cavaliers envoyé avec Ahmed pacha, de même que les troupes conduites par le beylerbey de Roumélie, ou bien, le cas échéant, les troupes du sultan lui-même : “lorsque les troupes... arriveront avec mon vizir, écrit ce dernier au bey de Çirmen, le 19 avril, tu vendras les provisions que tu as collectées à ces troupes si toutefois Belgrade ne reçoit point la gloire d’une halte marquée par la présence de ma personne sacrée avant que de nouvelles provisions de céréales ne soient parvenues” (ibid., f. 122r, 167r). Par ailleurs, le sancakbey de Çirmen rappelait dans son rapport déjà cité de la fin mars qu’il avait reçu l’ordre de fournir à partir de Belgrade 1000
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müdd de céréales (environ 500 t.) à Segedin : cinq bateaux avaient déjà été expédiés et le reste était sur le point de l’être. Il lui avait été également commandé d’approvisionner les forteresses de Beçi (Bécse) et Beşkerek (Becskereke) : il avait déjà envoyé 525 kile de farine (13,5 t.) à la première, et 700 kile d’orge (18 t.) à la seconde. Il attendait des instructions devant les nouvelles demandes de ces forteresses. La Porte lui répond : “tu enverras du blé pour l’approvisionnement des forteresses ; quant à la farine, elle ne se conserve pas longtemps” (ibid., f. 176v). À partir d’avril, à mesure que l’entrée en campagne se rapproche, le sultan donne l’impression de redouter que Belgrade ne reste insuffisamment approvisionnée : le 18 avril, il revient sur un ordre antérieur de faire passer directement à Budun les céréales en provenance de Vidin et de Niğbolu : “j’ai ordonné, écrit-il au bey de Çirmen, que tu n’agisses pas selon mon ordre antérieur mais que tu retiennes sur place à Belgrade une certaine quantité de ces provisions” (ibid., f. 176v). D’autre part, il fait largement appel au “secteur libre”, prescrivant aux autorités locales d’inciter les marchands indépendants à venir de leur plein gré (ihtiyârıyla) ravitailler l’armée à Belgrade ; le 29 mars, il était notifié au bey et aux cadis du sancak de Silistre : “vous donnerez des avertissements aux re‘âyâ qui possèdent des grains et en font commerce, pour que, chaque fois qu’il sera possible, ils chargent des grains sur des bateaux, leur fassent remonter le fleuve et les vendent à la troupe” (ibid., f. 139v). Les instructions données le 4 avril au sancakbey de Bursa, alors mobilisé sur le Bas Danube, sont plus précises encore : “dans la région de Silistre et de Niğbolu, il y a beaucoup de gens faisant du trafic sur des donbaz (bateaux de transport en usage sur le Danube). Tu leur feras charger de leur plein gré de l’orge, de la farine et d’autres denrées sur les bateaux de négociants (rencber) de ce type et tu enverras ces articles en direction de Belgrade afin qu’une fois arrivés, ils soient vendus aux soldats” (ibid., f. 153r). Des consignes de même nature sont également adressées le 16 avril aux cadis du sancak de Niğbolu, un ancien emîn (intendant de l’échelle) de Bra’il (Brăila) étant chargé de superviser cet envoi de négociants volontaires à Belgrade (ibid., f. 171r). Les 16 et 21 avril, ce sont des ordres au sancakbey et aux cadis de Bosnie leur commandant d’inciter les marchands de la région à descendre la Save sur leurs bateaux chargés de provisions en quantités aussi importantes que possible pour aller les vendre aux soldats à Belgrade (ibid., f. 167v, 181v). Les bateaux de ces négociants devaient bénéficier de toute l’aide des autorités et des troupes locales dans les passages difficiles de leur remontée du Danube (ibid., f. 181v). Qui plus est, ils ne devaient être l’objet d’aucune
58 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T intervention fiscale le long de leur route, comme le précisait un ordre du 22 avril aux sancakbey et cadis des sancak de Silistre, Niğbolu et Vidin (ibid., f. 182r). Le transport des provisions Les préparatifs d’approvisionnement supposaient, comme nous l’ avons vu, non seulement la collecte mais aussi le transport des vivres. Cette donnée était prise en compte tant dans les obligations imposées aux re‘âyâ que dans l’évaluation des coûts. Une place était faite au transport terrestre au moyen de charrettes tirées par des boeufs, de chevaux de bât, de mulets et de chameaux, mais il apparaît que la navigation sur le Danube et ses affluents jouait un rôle essentiel. L’Etat pouvait faire appel comme nous venons de le voir à l’appoint des embarcations de marchands privés mais l’acheminement des provisions comme d’ailleurs celui des canons et autres armements, était principalement dévolu à la flottille danubienne du sultan. Celle-ci avait été mise sur pied dès le début de la pénétration turque en Hongrie et avait été d’un grand secours en 1521 lors de la prise de Belgrade comme en 1529 dans la marche sur Vienne. Rappelons qu’en 1543 elle avait réuni 371 bâtiments. Cette flottille avait à sa tête un responsable militaire, l’amiral du Danube (Tuna kapudanı ; E. 12321, f. 13r). Elle comprenait en fait trois types de “bateaux de l’Etat” (mîrî gemi) : bateaux de transport (zahîre gemileri) aménagés spécialement pour le transport des grains (ânbârlanub ; KK 888, f. 144r), bateaux de traversée (geçid gemileri) et enfin bateaux de guerre armés (şa’ika) pouvant assurer la protection des convois. La mise en état de bateaux anciens ou la construction de nouveaux constituaient l’une des tâches préliminaires aux préparatifs des campagnes hongroises. Dès avant janvier 1545, le sancakbey de Semendire avait ainsi reçu consigne d’“examiner la situation des şa’ika et des bateaux de provision se trouvant sur place”, d’en dresser la liste à l’intention de la Porte et de se pourvoir en goudron et autres matériaux nécessaires au calfatage (E. 12321, f.87v). Des questions lui étaient de nouveau posées à ce sujet le 22 janvier 1545 : combien de bateaux des différents types se trouvaient disponibles dans son sancak ? Combien d’entre eux avaient besoin d’être réparés et calfatés ? Les matériaux nécessaires étaient-ils arrivés sur place ? Combien de temps ces travaux demanderaient-ils ? (ibid., f. 13r). Le même questionnaire minutieux, cette fois relatif à Budun, était soumis le même jour au beylerbey (ibid., f. 14r). Le 13 février suivant, il était ordonné au cadi de Serem d’envoyer les calfats (kalafatçı) de sa circonscription au sancakbey de Semendire. Par ailleurs, le sancakbey d’Izvornik était chargé de la construction de 150
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nouveaux bâtiments : 50 şa’ika et 100 bateaux de transport. À cette fin, un ordre du 8 mars commandait à l’ensemble des cadis de Roumélie d’expédier à Izvornik les artisans que le sancakbey pourrait leur réclamer (ibid., f. 151r, 178v). Pour la campagne de 1552, des ordres de constructions furent apparemment donnés dès avant janvier. Un ordre du 16 de ce mois au voïévode de Valachie fait allusion à des ordres antérieures de construire des bateaux de provisions dans les sancak de Niğbolu et de Vidin (KK 888, f. 6v7r). Faute de disposer des ordres initiaux, nous ne savons pas combien de nouveaux bateaux furent ainsi commandés pour 1552. Signalons que le 15 novembre 1565, la Porte prescrivait au sancakbey de Semendire de construire 130 nouvelles embarcations en sus des 120 déjà ordonnées précédemment : c’est donc un total de 250 bateaux (dont 50 şa’ika) qui devaient être construits pour 15661. Pour revenir à la situation de 1552, il est indiqué le 30 mars au bey de Vidin qui doit rejoindre le beylerbey de Roumélie pour la campagne, de confier sur place l’“affaire des bateaux de l’Etat” à des hommes capables (KK 888, f. 142r). Un autre ordre au même du 30 avril fait état d’un rapport de celui-ci selon lequel “les bateaux construits dans les sancak de Vidin, Niğbolu et Silistre (également cité ici), étaient tous parvenus à Vidin mais y restaient bloqués du fait de problèmes de navigation et de sécurité” (ibid., f. 195v). Il fallait en effet au sancakbey de Vidin, sans renoncer à la garde des rives elles-mêmes, disposer d’hommes de troupes pour accompagner les bateaux et assurer ainsi leur protection mais aussi pour les aider à franchir les zones de navigation difficile, surtout au passage des “portes de fer” : “le passage par le lieu difficilement praticable nommé Portes de fer (Demirkapu), écrivait-il à la Porte, nécessite de très grands efforts et il est nécessaire d’avoir avec soi des hommes sachant s’y prendre dans ces lieux et y naviguer” (ibid., f. 195v). Il se proposait donc d’utiliser à cette fin les martolos (auxiliaires chrétiens des garnisons2) de Vidin et les ‘azab (autres auxiliaires des forteresses et de la flotte, en majorité musulmans3) et les ‘azab et les martolos de la forteresse de Feth-i Islam (Kladovo). Cependant, si ces derniers accompagnaient les bateaux, il ne lui resterait personne pour assurer des postes de garde sur les rives du fleuve : d’autant que les autres hommes de garnison de Vidin et ceux de Holonik (Turnu Magurele, enclave ottomane sur la rive valaque, en face de Vidin) n’étaient autres que des “fils de sipâhî’” 1 Gy. Káldy-Nagy, art. cit., p. 175. 2 Cf., M. Vasić, Martolosiu jugoslavenskim pod turskom vladavinom, Sarajevo, 1967. 3 Cf. E.I.2, I, p. 830-31.
60 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T (sipâhîzâde) qui négligaient d’assurer leur service (ibid., f. 143r) et que les sipâhî du sancak eux-mêmes étaient partis pour la campagne. La Porte lui ordonne le 30 avril d’utiliser les 50 ‘azab et les 75 martolos de Vidin et de Feth-i Islam pour faire passer les bateaux puis d’envoyer ces hommes immédiatement à Belgrade auprès du bey de Çirmen qui en a besoin (ibid., f. 195v). Le sancakbey de Vidin, insatisfait, revient peu après à la charge en précisant que “du fait des courants violents , il était nécessaire de hâler les bateaux depuis la rive hongroise (Engürüs yakası)” et qu’étant donné les troubles sévissant localement (c’est-à-dire dans le Banat), des risques d’attaque étaient à redouter de ce côté. Néanmoins, il n’avait personne en dehors des rameurs pour accompagner les bateaux. Face à ces difficultés, la Porte se contente, le 4 mai, comme faisant la sourde oreille au problème d’effectifs posé, de lui ordonner de rester personnellement sur place pour superviser le passage des bateaux en évitant qu’il ne leur arrive “de torts ni de dommages” (ibid., f. 206r). Des problèmes semblables affectent les expéditions du sancakbey de Niğbolu : il avait quitté son sancak le 16 mars pour se diriger vers Budun, laissant derrière lui des bateaux de provisions devant également, comme nous l’avons vu, être acheminés vers Budun. Le 1er avril, la Porte lui donne les instructions suivantes : “lorsque les bateaux t’auront rejoint, tu t’en occuperas personnellement : tu recruteras chez les re‘âyâ des hommes en quantité suffisante là où ce sera nécessaire pour faire passer aux bateaux les endroits difficiles. Tu les suivras par terre […] et les feras parvenir à Budun avec sécurité et en bon état” (ibid., f. 144r). En ce qui concerne la navigation entre Belgrade et Budun, elle paraît avoir commencé après le 11 mars, date d’arrivée des rameurs à Belgrade (ibid., f. 177r). Nous avons une idée de son volume grâce à un rapport du sancakbey de Çirmen repris par la Porte dans un ordre à ce dernier du 19 avril : au moment où il rédige son rapport, le sancakbey avait déjà affecté 142 bateaux au transport de provisions et de canons de Belgrade vers Budun et Segedin : certains avaient été expédiés ; d’autres étaient sur le point de l’être. En outre, 93 bateaux restaient en attente de chargement (ibid., f. 177r). Pour l’aider dans sa tâche, le sancakbey devait bénéficier du concours des müsellem de son sancak. Cette dénomination recouvre un corps auxiliaire de cavaliers regroupés en unités appelées ocak, composées de 30 hommes dont cinq étaient susceptibles de participer à la campagne, les autres, désignés comme “assistants” (yamak) assurant l’entretien des premiers 1. Le sancak de 1 Gy. Káldy-Nagy, art. cit. p. 171-173) ; id., « The Conscription of the Müsellem and Yaya Corps in 1540 » dans Gy. Káldy-Nagy, éd., Hungarico-Turcica. Studies in Honour of Julius Németh, Budapest, p. 1976, p. 275-281 .
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Çirmen comprenait 362 ocak dont chacun, aux termes d’un ordre du 25 janvier 1552, devait envoyer deux hommes de service (nöbetlü) auprès du sancakbey : ils étaient destinés à “charger des provisions sur les bateaux se trouvant à Belgrade” (Belgrad’da olan zahîre gemilerine tahmîl eylemeye) et au “service des bateaux” (gemiler hizmeti) en général (KK 888, f.27r). Chaque homme devait se présenter avec son cheval, ses “autres armes et matériel” ainsi qu’un sac (çuval) contenant de la nourriture pour six mois. On prévoyait que le recrutement ne se ferait pas sans mal et les cadis étaient mis en garde contre les tentatives de corruption des récalcitrants. Le 5 mars, la Porte réitérait avec vigueur l’ordre de mobilisation aux cadis du sancak, le bey de Çirmen s’étant plaint entre temps de ce que, malgré l’ordre précédent, les müsellem n’étaient pas encore arrivés (ibid., f. 88bis r). Nous supposons qu’ils finirent par arriver puisqu’il n’est plus question d’eux par la suite. Par ailleurs, le sancakbey de Çirmen souffrait pour ses expéditions d’une même pénurie de soldats accompagnateurs que celui de Vidin. Comptant envoyer les 15-24 avril, comme nous l’avions signalé plus haut, dix bateaux transportant dix canons avec pour chacun 200 boulets ainsi que 42 autres bateaux chargés d’orge et de farine, il observe que “le fait d’expédier les canons et les provisions accompagnés des seuls rameurs et sans escorte constituerait une erreur” ; or les troupes alentour étant occupées à d’autres tâches ou non encore mobilisées, il ajoute : “on ne dispose de personne pour les escorter”. Il a pris l’initiative de demander au beylerbey de Budun d’envoyer “une quantité d’hommes importante” et des şa’ika qui viendraient à la renconre du convoi à la hauteur de la forteresse d’Erdud (Erdut). A quoi la Porte répond en l’informant qu’elle a pris des dispositions en ordonnant au bey d’Alacahisar (lequel a été rattaché au début de mars au beylerbeyilik de Budun ; ibid., f. 114r) de faire suivre par terre à ses sipâhî les céréales et armements chargés à Belgrade pour les faire parvenir “en toute sûreté et en bon état” à Budun (ibid., f. 144r, 176v). Une autre condition fondamentale du fonctionnement de la flottille danubienne était le recrutement de rameurs. Il ne semble pas que les condamnés qui constituaient une part de la chiourme de la flotte de mer1, aient été utilisés dans ce contexte. Une partie des rameurs danubiens était demandée au voïévode de Valachie, obligation remontant peut-être à la campagne de 1543. La Porte y recourt de nouveau en 1545 : un ordre du 31 mars qui se réfère à un autre déjà donné antérieurement sur le même sujet, réitère au 1 G. Veinstein, “ Les préparatifs de la campagne navale franco-turque de 1552 à travers les actes du Divan ottoman ” dans D. Panzac, éd ; Les Ottomans en Méditerranée, Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 39, 1, 1985, p. 43-47.
62 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T voïévode son obligation de fournir “selon l’usage” (üslûb üzere) des rameurs (kürekçi) pour la campagne en préparation. Le nombre n’est pas précisé mais le voïévode doit les recruter “de la même façon et dans le même nombre que précédemment […] ; dans le nombre fixé par usage” (E. 12321, f.177v). Les choses se présentent différemment en 1552 : un ordre du 16 janvier qui, de nouveau se réfère à un ordre antérieur qui nous échappe, indique au voïévode que le bey de Niğbolu a été chargé de la construction de bateaux dans les sancak de Niğbolu et de Vidin, et c’est de ce sancakbey que lui parviendront les instructions : “j’ai ordonné, écrit le sultan au voïévode Mircea Ciobanul, que, selon le nombre de rameurs que le susdit déterminera et requerra pour les bateaux susmentionnés, tu te les procures tous dès maintenant dans le pays de Valachie ; que tu les tiennes prêts et disponibles ; que tu dresses le registre portant leurs noms et l’envoies au susdit […]. Dès que le sancakbey les réclamera, poursuit l’ordre, tu les feras escorter et les enverras”. Si le voïévode n’envoie pas les rameurs dans le nombre et au moment fixés par le sancakbey, les retards ainsi provoqués seront imputés à sa “négligence” et sa “légèreté” (KK 888, f.6v-7r). Le nombre exigé dans ces conditions nous échappe. Signalons qu’en 1566, pour la campagne de Szigetvár, la Valachie fournira 2400 rameurs. Quoiqu’il en soit, le sultan se plaint dans un ordre du 30 mars 1552 de ce que les rameurs de Valachie ne soient pas encore arrivés à Vidin. Il rappelle au voïévode qu’il doit les recruter et les envoyer en toute hâte (ibid., f. 142). Ces rameurs sont destinés à être embarqués à la hauteur de Vidin et de Niğbolu et leur entretien est à la charge du voïévode : l’ordre du 16 janvier prescrivait à ce dernier de pourvoir “à tout l’approvisionnement et l’équipement des rameurs […] Rien ne devait leur manquer ni faire défaut afin qu’ils ne souffrent d’aucune pénurie” (ibid., f. 6v-7r). Les frais ainsi occasionnés au voïévode étaient fréquemment retranchés du montant de son tribut. Par ailleurs, le sancakbey de Çirmen avait à recruter d’autres rameurs en territoire proprement ottoman, dans différents kadlk : ceux du sancak d’Izvornik et dans le sancak de Semendire, les kadlk autres que Semendire, Rudnik et Brakin (Paracin) – circonscriptions auxquelles d’autres services étaient en effet demandés (ibid., f. 177r). Un premier ordre convoquant les rameurs à Belgrade pour le 12 mars, avait été suivi d’un second en vue des bateaux non encore pourvus de rameurs et pour laisser à la disposition du sancakbey un surplus à garder sur place pour les expéditions futures. Ces rameurs étaient destinés à assurer la navigation entre Belgrade et Budun ou aux convois expédiés sur la Tisza vers Segedin. Ils étaient à la charge du Trésor ottoman : le sancakbey devait leur délivrer des soldes (‘ulûfe) ou du moins, pour ceux qu’il fallait garder mobilisés un temps indéterminé avant
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que leur convoi ne soit prêt à partir, une avance (harçlk) destinée à leur permettre de couvrir leurs frais d’entretien (nafaka). De telles attentes étaient ainsi coûteuses pour le Trésor, mais le sancakbey déconseillait de démobiliser les rameurs momentanément inactifs : “si on donne congé aux rameurs qui sont actuellement sur les bateaux, écrivait-il, il sera difficile par la suite de les ramener”. D’ailleurs certains s’enfuyaient d’eux-mêmes ou, pire, s’étaient tout simplement abstenus de se présenter à Belgrade : “si on ne châtie pas un certain nombre de ces contrevenants, remarquait-il encore, il est certain que, dorénavant, il ne viendra plus de rameurs des différentes régions”. La Porte lui ordonnait en effet le 19 avril de faire arrêter ces insoumis, de les enchaîner et de les envoyer pour leur peine… ramer sur les galères de mer. Elle concluait que les rameurs devaient rester mobilisés tant que des bateaux auraient à faire le va et vient entre Belgrade d’une part, Budun et Segedin d’autre part (ibid., f. 177r).
Les “hommes de métiers” de l’armée (orducu) La Porte anticipait d’une autre façon encore les besoins de l’armée en recrutant un certain nombre d’artisans, les orducu, destinés à accompagner l’armée durant la campagne et à contribuer par leurs métiers divers, à la satisfaction de ses besoins en nourriture, en habillement et équipement1. Ils étaient recrutés parmi les corporations d’Istanbul, d’Edirne et de Bursa par les cadis de ces trois grandes villes assistés par des “huissiers” (kapıcı) dépêchés par la Porte à cet effet. Les cadis respectifs devaient choisir ces orducu parmi les gens compétents dans les différentes professions demandées, de caractère très spécialisé comme l’était l’artisanat de l’époque, en dresser la liste et le moment venu les envoyer prendre le départ avec le reste de l’armée, munis des outils nécessaires à leurs occupations respectives. Ces réquisitions étaient manifestement peu appréciées par les artisans qu’elles frappaient, et les cadis étaient vigoureusement mis en garde, sur ce point comme sur d’autres, contre toute tentation de se laisser corrompre par les récalcitrants. Un contrôleur de ces artisans, aux fonctions analogues à celles du responsable de la police des marchés dans une ville, un muΩΩtesib de l’armée, était désigné. Un ordre de recrutement de ce type fut émis le 3 avril 1545 en prévision de la future campagne, adressé au cadi d’Edirne avec des copies prévues pour ceux de Bursa et d’Istanbul (E. 12321, f. 220r). 1 Gilles Veinstein, “ Du marché urbain au marché du camp : l’institution ottomane des orducu ” dans A. Temimi éd., Mélanges Professeur Robert Mantran, Zaghouan, 1988, p. 299-327.
64 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T Dans le cas de la campagne de 1552, un premier ordre très semblable par le contenu et le nombre demandé de représentants de chaque métier, avec toutefois quelques menues différences, fut émis le 6 mars 1552, l’ordre-type étant écrit pour le cadi d’Istanbul avec copies pour les deux autres (KK 888, f.104r). Un second ordre fut expédié le 7 avril, après la décision de faire partir une avant-garde de l’armée impériale, conduite par Ahmed pacha : comme il est logique, étant donné le caractère limité des effectifs ainsi engagés, seule une partie des artisans réquisitionnés à Edirne, à l’exclusion d’envoyés des autres villes, devait être tenue prête par le cadi de cette place pour se joindre à l’escorte du vizir au jour fixé pour le départ. Les autres artisans inscrits à Edirne ainsi que ceux de Bursa et d’Istanbul ne seraient mobilisés que dans un second temps, pour le départ du sultan lui-même avec le gros des troupes de la Porte, départ dont, à cette date, la possibilité restait maintenue (ibid., f. 151v). Nous avons récapitulé dans le tableau qui suit les données des trois ordres mentionnés, en multipliant par trois les chiffres des deux ordres types d’avril 1545 et de mars 1552 puisque chacun était assorti de deux copies identiques. Tableau n° 2 Hommes de métiers de l’armée (orducu) (1545, 1552)
Métiers
Bouchers (Δ∆a◊◊âb) Boulangers (habbaz) Epiciers (baΔ∆Δ∆al) Cuisiniers (şabbâh) Préparateurs de têtes de moutons (bağcı) Revendeurs (eskici) Herboristes-droguistes (‘aşşâr) Débitants de boza (boissons d’orge fermentée) Barbiers (berber) Tailleurs (hayâş) Cardeurs (de matelas) (ΩΩallâc) Cordonniers (papuççı) Bottiers (çizmeci)
Nombre demandé en avril 1545
Nombre demandé en mars 1552
18 33 24 24 21
18 33 24 24 21 6 15 15 21 27 15 24 24
15 15 21 27 15 24 24
Nombre d’artisans d’Edirne partant avec Ahmed pacha 4 8 5 4 4 4 3 4 4 5 2 4 3
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COMMENT SOLIMAN LE MAGNIFIQUE PRÉPARAIT SES CAMPAGNES Ferreurs de souliers (na‘lçacı) Selliers (sarrâc) Couturiers sur cotonnades (penbedûz) Couturiers sur draps (çuΔ∆ac) Culottiers (çaΔ∆ğrc) Couturiers sur toiles (bezzâz) Maréchaux-ferrants (na‘lband) Bâtiers (palândûz) Couturiers sur poil de chèvres (mûytâb) Marchands d’orge (cûfurûğ) Marchands de chandelles (mumcu) TOTAL
18 15 21 15
24 15 21 39 6 435
18 15 21 15 15 15 24 15 21 39 6 471
2 15 2 3 3 5 4 4 8 88
Conclusion. Limites du domaine d’action de l’Etat On notera que tous les préparatifs que nous nous sommes efforcé de décrire, qui donnent lieu à une activité intense de la Porte, à un nombre impressionnant d’ordres et aussi de contre-ordres dans les mois précédant la campagne, indépendamment de leur inégal succès, ne couvrent dans leur visée même qu’une partie des besoins globaux de l’ensemble de l’armée. Dans son action directe, la Porte veille à l’approvisionnement des étapes d’une partie de l’armée en marche : les janissaires et autres corps de la Porte, en route sous la conduite du sultan lui-même ou d’un de ses vizirs. À partir de Belgrade et surtout de Budun, l’ambition est plus large : il s’agit d’approvisionner l’ensemble des troupes qui se seront jointes en route au noyau de l’armée impériale. En 1545 comme en 1552, Belgrade est le lieu de jonction des troupes du beylerbey de Roumélie. Elle devait même être en 1545 le point de rencontre de l’ensemble de l’armée timariale, y compris les beylerbeyilik d’Asie : dans son ordre de mobilisation du 1er février adressé à l’ensemble des sancakbey de l’empire, le sultan leur annonçait qu’il ferait luimême une inspection générale des sipâhî “sur le pont de Belgrade” (E. 12321, f.81v). L’autre objet de la sollicitude sultanienne, ce sont les forteresses menacées d’un siège ennemi et risquant donc d’être coupées de leurs zones naturelles d’approvisionnement. Pour le reste, les contingents rejoignant le gros de l’armée par leurs itinéraires propres, les détachements concentrés sur tel ou tel point du territoire ottoman dans l’attente d’instructions, se fourniront sur le pays, étant entendu qu’aussi longtemps que les troupes se trouvent dans l’empire ou dans un pays vassal, elles sont tenues de payer régulièrement tout ce qu’elles se procurent : le maraudage est rigoureusement interdit, les re‘âyâ ne doivent pas subir d’exactions.
66 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T Face aux concentrations de sipâhî, le souci de la Porte est de préserver les réserves impériales : lorsqu’en janvier 1552, du fait de la présence des troupes de Castaldo, général de Ferdinand de Habsbourg, en Transylvanie, la Porte fait hiverner le beylerbey de Roumélie, elle sauvegarde les provisions de la future armée impériale en interdisant à ce dernier de prendre ses quartiers d’hiver à Belgrade : “comme Belgrade est sur la route de l’expédition… au moment où arrivera l’armée impériale, elle pourrait souffrir d’une manque de provisions”. Le beylerbey devra donc se rendre dans la région de Köstendil (Kjustendil) “en un lieu qui se trouve à l’écart de la route […], de sorte que lorsqu’on arrivera avec l’armée impériale à Belgrade, on ne manque de rien pour ce qui est du ravitaillement” (KK 888, f. 25r). Animé du même souci au printemps suivant, la Porte dissuade le beylerbey de Roumélie, dans un ordre du 16 mars, de concentrer ses troupes dans la région de Serem, en attendant le départ, car cela poserait de sérieux problèmes de ravitaillement : les troupes des sancak proches se rassembleront aux frontières de ces sancak dans des lieux appropriés ; celles de sancak plus éloignés comme Avlonya (Vlorë), Yanya (Janina) ou Mora (Morée) se concentreront autour d’Üsküb (Skopje), en attendant de répondre à l’appel du beylerbey (ibid., f.117r). Escomptant que les troupes placées dans ces situations se ravitailleraient sur le pays, la Porte leur recommandait du moins, avec insistance, de bien choisir l’endroit : lorsque, à la fin mars puis en avril, elle ordonne aux bey anatoliens de Bursa, Teke et Aydın de venir s’installer avec leurs troupes au sud du Danube, en attendant des instructions d’Ahmed pacha, elle leur prescrit de s’établir en un lieu “propice”, c’est-à-dire notamment, comme il est précisé au bey d’Aydın, “un lieu d’approvisionnement bon marché” (ibid., f.139v, 207r). Le sancakbey de Vülçitrin (Vučitrn) qui devait faire une concentration de “coursiers” (aknc) dans les mêmes conditions, indique pour sa part qu’il les a en effet réunis “dans le lieu où depuis les temps anciens, de tradition ancestrale, les aknc ont coutume d’opérer leur concentration, soit un endroit situé à la frontière du sancak de Vidin, sur les bords des rivières nommées Oğosit (Ogosta) et Iskit (Skut) – une zone qui abonde en herbages, en eaux et en villages opulents…” (ibid., f.183v). Lorsque des concentrations de ce type sont prévues en pays vassal, la Porte abandonne au souverain de celui-ci le soin d’organiser l’approvisionnement. Le voïévode de Moldavie est investi d’une semblable mission quand, au début de 1552, la Porte envisage un grand rassemblement en Moldavie, à côté des troupes moldaves, de celles du khan de Crimée, Devlet Giraï, et du beylerbey de Karaman, ainsi que des aknc. À cette fin, le voïévode Stefan Rareş est invité à imposer une sorte de sürsat à ses propres sujets : “l’armée tatare est une immense armée, rappelle-t-on au voïévode, tu
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dois donc pourvoir à ce qu’elle ne manque de rien”, et ayant fait cette inquiétante remarque : “ils passent pour manger de la viande chevaline et humaine”, la Porte lui recommande de faire mettre à l’abri “en lieu sûr et inaccessible” les populations et les troupeaux des villages se trouvant sur leur route. Pour le reste, le voïévode devra, aux yeux de la Porte, outre ses obligations de nüzül mentionnées plus haut, préparer “des céréales et autres provisions de bouche à l’intention des troupes du khan tatar et du beylerbey de Karaman (ibid., f.22r) ». Même demande au voïévode de Valachie pour le cas où ces troupes auraient à traverser également le territoire de ce dernier (ibid., f.23r). Ce projet d’entrée des Tatars, qui finalement n’aboutira pas, ayant été repris en juillet, le sultan écrit au voïévode de Moldavie le 18 de ce mois : “quand les troupes tatares arriveront dans le pays de Moldavie pour cette affaire, tu prépareras et disposeras des provisions en quantité suffisante, de sorte que les Tatars ne causent pas de dommages et de préjudices au pays et à ses sujets”. Il lui précise aussi que des instructions ont été données au khan “de faire acheter aux troupes tatares avec leur argent les provisions qui leur sont nécessaires” (ibid., f.315v). Soulignons enfin que sont également exclus de l’effort direct d’approvisionnement de la Porte les différentes catégories tenues de se rendre à la campagne auguste, munies de leurs propres provisions : outre les cas des rameurs valaques et des müsellem évoqués plus haut, citons aussi celui des cerahor, auxiliaires recrutés parmi les re‘âyâ, employés à tirer les canons et à divers travaux de maçonnerie et de voierie : un ordre au bey et aux cadis d’Alacahisâr précise qu’ils doivent se présenter pourvus de leurs vivres (azk) (ibid., f.178v). Tel est surtout le cas des sipâhî des sancak mobilisés pour la campagne maritime : ils doivent s’embarquer, munis d’un baril (varil) contenant du biscuit (peksimad) pour huit mois (ibid., f.62v). Il est vrai néanmoins que la Porte ne se désinteressait pas de la fabrication de ce biscuit, comme en témoigne la description donnée en septembre 1551 par l’ambassadeur de France à Venise, des préparatifs en vue de l’hivernage de la flotte turque : “l’on avoit faict… commandement en Constantinople, écrivait M. de Selve à Henry II, de faire des biscuitz jusques à la quantité de XXV mille cantars (1411 t.), et par tous les fours de la ville s’en cuisoit en grande diligence”1. L’objectif des mesures que nous avons décrites se limite enfin à faire face aux besoins de la première phase de la campagne, à la marche en avant des troupes, à éviter que des insuffisances de ravitaillement ne viennent entamer leur élan conquérant. Mais l’expérience des premières campagnes de Süleymân, pour ne pas remonter plus haut, avait montré qu’une crise de 1 E. Charrière, Négociations de la France dans le Levant, II, Paris, 1850, p. 163.
68 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T subsistances se faisait jour, en gros, à partir de septembre, et qu’elle pesait de façon déterminante sur le déroulement même de la campagne : la faim fut, comme on le sait, avec le froid l’une des principales causes du départ de Vienne le 12 octobre 1529. De même, il s’en suivait de pénibles retours où la pénurie et la cherté extrême des vivres se conjuguaient avec les rigueurs du climat : ces laborieuses retraites étaient coûteuses en hommes, en chevaux et en matériel1. Des préparatifs plus importants au départ et aussi un renouvellement continu des réserves en cours de campagne permirent-ils ultérieurement de corriger ces inconvénients ? Le témoignage du récit de la campagne d’Istolni Belgrad laisse l’impression que la campagne de 1543 a marqué un progrès sensible. Quant aux deux campagnes que nous avons particulièrement étudiées dans leurs préparatifs, elles ne permettent malheureusement pas de dresser un bilan sur ce point : la première pour la raison très évidente qu’elle n’eut pas lieu, mais la seconde n’est pas non plus entièrement significative puisque, conçue au départ comme une “campagne auguste”, elle ne bénéficia pas de la présence du sultan, et mit finalement en jeu, en dépit de résultats notoires, des effectifs réduits avec des objectifs limités. En ce qui concerne l’approvisionnement de la campagne de Szigetvár, il ressort des aperçus fournis par Káldy-Nagy, qu’il ne fut pas sans reproche2. Au demeurant, quelles que soient leurs limites et leurs difficultés d’exécution, les mesures d’approvisionnement de Süleymân ne doivent pas être appréciées par rapport à un idéal en la matière, ni même seulement à l’épreuve, quand elle peut être faite, de leurs résultats inégaux sur le terrain. Elles doivent être comparées à ce qui existait ailleurs à la même époque et en particulier chez les adversaires du Grand Turc. De ce point de vue, la prévoyance et l’effort d’organisation de la machine bureaucratico-militaire ottomane, tels que les révèlent les documents des plus anciens mühimme defterleri, ne laissent pas d’être impressionnants et de justifier a posteriori l’estime et les alarmes qu’ils suscitaient chez les contemporains.
1 Cf., par ex., J. de Hammer, op. cit., V, p. 441, 451, 453, 479, 500. 2 Gy. Káldy-Nagy, « The first centuries… », art.cit.,, p. 182.
III LA DERNIÈRE FLOTTE DE BARBEROUSSE
La campagne maritime de 1543-1544, marquée par le siège francoottoman de Nice et l’hivernage de la flotte du Grand Seigneur à Toulon, fut l’un des épisodes les plus marquants de la longue carrière de Hayreddîn Barberousse, même si son médiocre bilan illustra bien les difficultés d’une intervention ottomane à l’ouest de la Méditerranée, et les limites de la coopération militaire avec la France1. Quoiqu’il en fût, cet épisode est également considéré comme l’ultime exploit du vieux loup de mer. Rentré à Istanbul à la fin de l’été 15442, il y mourra le 4 juillet 1546. Le délai de près de deux ans séparant ces deux dates est resté une zone obscure de sa biographie, mais on s’accorde à penser que, pour lui, le temps de l’action était de toutes façons passé : “il consacra le reste de sa vie à des oeuvres pieuses”, écrivait le regretté Gallotta qui, en général, le connaissait bien3. Un ensemble de documents vient pourtant contredire formellement cette opinion et, prouver qu’au moins dans l’hiver 1544-1545, ie vieillard presque octogénaire, si l’on en croit la tradition, déploya encore, au contraire, une activité intense et multiple, à la mesure de la position à la fois institutionnelle et personnelle qu’il s’était acquise, depuis plus de dix ans, auprès de Soliman le Magnifique. Ces documents, appartiennent à un manuscrit des archives du Palais de Topkapı, le E. 12321 qui constitue une sorte de préfiguration des Mühimme defteri, pour une période consécutive à l’accession au grand vizirat de Rüstem pacha, allant du 13 décembre 1544 au 2 mai 1545. Toutefois, cette espèce de 1 Cf. J. Deny et J. Laroche, “ L’expédition en Provence de l’armée de mer du Sultan Suleyman sous le commandement de l’Amiral Hayreddin Pacha dit Barberousse (1543-1544) ”, Turcica, I, 1969, p. 161-211 ; G. Veinstein, “ Les campagnes navales franco-ottomanes au XVIe siècle ” dans La France et la Méditerranée. Vingt-sept siècles d’interdépendance, I. Malkin, éd., Leyde, 1990, p. 311-334 ; Christine Isom-Verhaaren, «Barbarossa and His Army Who came to succor All of Us‘ : Ottoman and French Views of their Joint Campaign of 1543-1544», French Historical Studies, XXX, 3, été 2007, p. 395-425. 2 Sur ce retour, cf. Itinéraire de Jérôme Maurand d’Antibes à Constantinople (1544). Texte italien publié pour la première fois avec une introduction et une traduction par Léon Dorez, Paris, 1901. 3 Cf. art. “ Khayr al-D¬n Pasha ” ( A. Gallotta), EI2, IV, p. 1187-1190.
70 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T registre frappe par son caractère de brouillon, l’abondance des ratures et des corrections, ainsi que le désordre dans la succession chronologique des hüküm1. Plus précisément, les ordres se rapportant à Hayreddîn pacha, qu’ils lui soient adressés ou qu’ils aient trait aux affaires de son ressort – une trentaine de documents-, vont de janvier à avril 1545. Le grand amiral n’y est jamais désigné comme kapudan pacha ou kapudan-i derya, titres dont on sait qu’ils ne s’imposeront qu’un peu plus tard2. Il apparaît sous les désignations de Hayreddîn pacha ou de Cezâ’ir beylerbeyi Hayreddîn. Il a pour elkâb : emîr ül-ümerâ il-kirâm, et pour du‘a : dâme ikbâlühû - formules ordinaires pour n’importe quel beylerbey3.
Les tâches de Barberousse Si l’on considére les diverses tâches auxquelles il doit faire face, il apparaît avant tout comme le maître de l’arsenal de Galata. A ce titre, sa principale mission dans la période est la mise sur pied d’une grande flotte afin d’accomplir à la belle saison suivante, soit dans l’été de 1545, une grande campagne maritime, comparable ou presque à celle de l’été 1543. Nous nous étendrons plus loin, comme il se doit, sur ce rôle de bâtisseur de flotte, mais il n’épuise pas l’ensemble de ses responsabilités.
1 Le registre E. 12321, antécédent des Mühimme, avait déjà été mentionné dans U. Heyd, Ottoman Documents on Palestine, 1552-1616. A Study of the Firman according to the Mühimme Defteri, Oxford, 1960, p. XVIII ; M. Guboglu, “Despre Materialele arhivistice otomane din Turcia şi importantça lor pentru ţările române ”, Revista Arhivelor, IX, 2, Bucarest, 1966, p. 185 ; id., “ Două cătătorii în Turcia pentru cercetarea arhivelor imperiului otoman ”, Revista Arhivelor, XII, 1, 1969, p. 222, 226 ; Gy. Káldy-Nagy, “The Administration of the sanjaq registrations in Hungary ”, Acta Orientalia Academiae Scientarum Hungaricae, XXI, 2, Budapest, 1968, p. 193 ; M. Maxim, “ Regimul economic al dominaţiei otomane în Moldova şi Tara Românească în a doua jumătete a secolului al XVI-lea ”, Revista de Istorie, 32, 9, Bucarest, 1979, p. 1751-1752. Il nous a servi de base dans M. Berindei et G. Veinstein, L’Empire ottoman et les pays roumains, 1544-1545. Etude et actes, Paris- Cambridge, 1987, qui en édite et analyse 83 hüküm. Depuis la première édition de cette étude, le manuscrit en question a été publié dans sa totalité par Halil Sahillioğlu, Topkapı Sarayı H. 951-952 Tarihli ve E. 12 321 Numaralı Mühimme Defteri, Istanbul, IRCICA, 2002. 2 Cf. art. “ ƒapudan Pasha ” (S. Özbaran), E. I.2, IV, p. 594-595. 3 Cf. la liste des elkâb dans le Kânûnnâme-i Al-i ‘Osmân ; A. Akgündüz, Osmanl Kanunnâmeleri ve hukukî Tahlilleri, I, Istanbul, 1990, p. 331.
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1. Tâches annexes En tant que beylerbey, il doit notamment faire régner l’ordre dans les sancak de sa province, ainsi que sur les territoires faisant partie de ses hâss : un firman du 15 mars lui commande ainsi d’envoyer à Malkara qui fait partie de ses hâss un de ses hommes capables, afin d’y venir à bout de séditieux qui infligent les pires sévices à la population (382)1. En ce qui concerne la police des mers et la répression de la piraterie, Barberousse ne l’exerce pas en personne, mais il doit du moins inciter, conseiller et surveiller, celui qui, dans la période, est chargé de la protection des mers (derya muhafazası), un de ses lieutenants désigné comme Hüseyn Subaşı ou Çelebi: à la mi-janvier, on attend ce dernier dans la région de Kavalla, en proie aux attaques de pirates (haramî levend), mais il tarde à arriver (23). A la fin du même mois, on le fait venir, à la demande du şehzâde Selîm, dans la région de Balat (Milet), pour qu’il brûle les bateaux des pirates et envoie ces derniers enchaînés à la Porte. Hayreddîn doit inciter son subordonné à la vigilance (202). Par la suite, Hüseyn Çelebi parvient à s’emparer de 17 kayık de pirates dans les parages de Rhodes, et, le 7 mars, on le retrouve sur les côtes d’Eubée où il prend deux bateaux de pirates, mais sans pouvoir empêcher la fuite de leurs occupants qui, à terre, vont commettre d’autres méfaits. On lui commande de regagner Gelibolu avec, comme nous le verrons, des matériaux pour la flotte, puis de repartir surveiller les parages de Rhodes et de Ceşme avant de rentrer à Istanbul (325). Cette dernière disposition sera d’ailleurs apparemment modifiée et Hüseyn remontera directement de Gelibolu à Istanbul (469). De toutes façons, le “ gardien de la mer ” ne peut être à la fois partout où sévissent des pirates : à la mi-mars, Hayreddîn avait signalé au sultan l’attaque de deux bateaux marchands (rencber gemisi) en face de l’île de Bozcaada2. Un bateau de guerre qui croisait par là est parvenu à récupérer les embarcations capturées, mais les pirates, une fois de plus, se sont enfuis et ont gagné la terre d’où ils recommenceront leurs méfaits. Le sultan, à la demande de Hayreddîn, envoie donc l’ordre aux sancakbey et kâdî des côtes anatoliennes de retrouver ces pirates et de les arrêter (386).
1 Les chiffres entre parenthèses renvoient au numéro du hüküm dans le registre ( en suivant la numérotation de l’édition Sahillioğlu). Il est accompagné, le cas échéant, du numéro de la ligne (l.) dans le document. La liste récapitulative des ordres cités est donnée à la fin de l’article. 2 Sur l’île de Bozcaada (Ténédos) et la piraterie sévissant dans cette zone, cf. Ç. Orhonlu, “ 1657 Tarihli Bozcaada Tahriri ve Adadaki Türk Eserline Ait Bazı Notlar ”, Tarih Dergisi, 26, 1972, p.67-74 ; S. Faroqhi, Towns and Townsmen of Ottoman Anatolia. Trade, Crafts and Food Production in an urban Setting, 1520-1650, Cambridge, 1984, p. 97.
72 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T Un peu plus tard, à l’arrivée du printemps, alors que revient la saison de la navigation et qu’on peut redouter un renforcement de l’activité des pirates, ainsi que la réapparition d’attaques ennemies, Hayreddîn propose à la Porte les mesures à prendre et sollicite l’émission des firmans nécessaires à cette fin : les bateaux de l’escadre qu’avait commandée Hüseyn Subaşı, rentrés à Galata, seront réparés de manière à disposer d’une nouvelle escadre de huit galères (kadırga) et de deux galiotes (kalita) ; elle sera placée cette fois sous le commandement d’un autre lieutenant de Barberousse, Sâlih Re’îs ; les rameurs nécessaires seront recrutés dans les kâdılık proches d’Istanbul, condition posée vraisemblablement pour qu’ils soient plus rapidement à pied d’œuvre (469). Maître des arsenaux, Barberousse se préoccupe de faire construire des chambres (oda) supplémentaires pour les calfats (kalfatçı) en service à l’arsenal de Gelibolu, celles où ils résident actuellement étant en nombre insuffisant. La Porte s’inquiète du coût que Hayreddîn n’a pas encore précisé. Elle est a priori séduite par une suggestion émanant, non de son amiral, mais du subağ de Gelibolu qui estime qu’il reviendrait moins cher d’acquérir et de réparer une maison disponible à proximité des oda, plutôt que de se lancer dans une nouvelle construction (il semble qu’il s’agirait de surélever d’un étage les bâtiments existants). La Porte s’en remet à l’architecte-en-chef (mi‘mâr başı) qui déléguera sur place l’un de ses adjoints compétents, afin d’obtenir les expertises et les estimations de coût nécessaires à sa décision (455). En revanche, l’amiral n’est apparemment pas impliqué dans un autre projet de construction intéressant directement la fotte : celui-ci a été proposé au sultan par Mehmed, chargé de la défense de Kavalla (Kavala muhâfazasında olan Mehmed bey), et ce dernier en a en outre suggéré l’emplacement : les anciens débits de boisson (meyhâne) d’Ibrâhîm Pacha. Il s’agit de la construction d’un arsenal à Kavalla, dans lequel sera assuré l’entretien des bateaux présents dans ce port (Kavala’da olan gemilere tershâne lâzım olup…). La Porte donne son accord à la condition que les meyhâne soient transférées en un autre lieu, sans faire tort, selon le principe habituel, au droit de propriété et aux legs pieux de quiconque. En liaison, probablement, avec les travaux à prévoir, le même Mehmed Bey a fait également valoir que Kavalla ne disposait que de deux bateaux de transport de matériaux (taş gemisi), dont l’un était hors d’usage, alors qu’il en faudrait quatre, et que la fourniture de trois vaisseaux supplémentaires serait donc nécessaire. Sur ce point au moins l’intervention de Barberousse est incontournable. C’est à lui qu’il revient de procurer à Kavalla les trois taş gemisi dont ce port a besoin. Toutefois, comme il s’agit d’aller à l’économie et surtout de n’entraver en rien l’avancement de la construction de la grande
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flotte, le sultan prescrit à son amiral d’utiliser à cette fin un bateau (kayık) pris récemment à des pirates, en le mettant en parfait état de marche. Pour les deux autres bateaux demandés, il essayera aussi, de la même manière, de chercher dans les bateaux précédemment pris aux pirates, ceux qui pourraient convenir. S’il ne trouve pas, il recourra à deux bateaux d’autres provenances, mais du même genre que la première kayık (yokise âher gemilerden ol kayığa mânend iki kı‘ta gemi), de sorte que Kavalla obtienne bien, finalement, les quatre taş gemisi dont elle a besoin (116, 140). L’amiral doit en effet concilier au mieux les préparatifs de sa grande flotte avec d’autres demandes plus ponctuelles qui lui sont adressées : le sultan veut ainsi fournir au fils de Re’îs Sinân, kapudan en fonction en Égypte, libéré après une longue captivité chez l’Infidèle, le bateau qui lui permettra d’aller rendre retrouver son père (babasını görmesine bir gemi…) : le pacha ne prélévera pas à cette fin un des bateaux nouvellement construits, mais une ancienne embarcation, susceptible d’être remise en état. Le destinataire se chargera de la faire calfater par ses propres moyens (221). La plus lourde sans doute des missions annexes de l’amiral consiste à fournir, le plus rapidement possible, à Dâvud pacha, beylerbey d’Égypte, les matériaux nécessaires pour la construction d’une flotte de 25 vaisseaux1 dans la ville du Caire (mahrûse-i Mısır’da) : sont cités parmi ces matériaux du fer (demür), des cordages (urgan), de la toile de voile (yelken), de l’étoupe (üstüpü), et d’autres fournitures (sâ’ir levâzimi) (84, 90). Il est question également de mâts (direk), vergues (seren), rames (kürek), et autres accessoires (191, l. 61)2. En revanche Hayreddîn ne paraît pas impliqué dans la construction au même moment, d’une autre flottille encore, cette fois sur le Danube3, dans le cadre des grands préparatifs de la campagne terrestre prévue en Europe centrale.
1Il semble que Barberousse ait fait état de 20 bateaux (gemi) dans un de ses rapports, mais le sultan lui rappelle que ce sont 25 bateaux qu’il a ordonné de construire (182, l. 61-62). 2Il est aussi question de 500 perches (gönder) qui doivent être expédiées d’Antalya en Égypte. Dâvud Pacha devra par ailleurs utiliser tous les matériaux qu’il pourra se procurer sur place (81). 3Cf. l’ordre aux kâdî de la Cezîre-i Serem concernant le recrutement de calfats pour la mise en état des bateaux présents à Semendire (286), et les ordres relatifs à la construction de 50 şa’ika et de bateaux de transport de céréales (zahire gemileri) (348 et 371). Sur le rôle de la flottille du Danube dans l’approvisionnement du front hongrois.cf. notre article : « Comment Soliman le Magnifique préparait ses campagnes… »
74 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T 2. La grande flotte de 1545 Venons-en à présent au principal : l’édification de la grande flotte. Le projet en a été manifestement lancé plusieurs mois avant le début de notre série de documents, peut-être dès le retour de l’amiral à Istanbul, à l’issue de sa campagne précédente. Nous prenons donc le train des mesures en marche. Des décisions ont déjà été prises, des opérations sont déjà en cours, quand nous commençons à saisir le fil du processus, au début de l’année 1545. Il semble qu’à l’origine, l’amiral ait vu les choses en très grand, à considérer le volume des fournitures qu’il avait demandé au sultan la permission de prélever. Toutefois, l’autorité suprême a décidé de limiter cette flotte au nombre, déjà respectable, de 100 unités1. Au 11 janvier 1545, 40 nouveaux bateaux sont en cours de construction et il est prévu de réutiliser 41 anciens bateaux, susceptibles d’être remis en état moyennant réparations, parmi ceux se trouvant à l’Arsenal et ceux qui sont rentrés de la campagne précédente. Il reste donc à envisager la construction de 19 nouveaux bateaux supplémentaires pour parvenir aux cent souhaités. Mais la Porte met fermement en garde son amiral contre l’utilisation de bois vert et se demande s’il trouvera le bois sec nécessaire pour construire ces 19 bâtiments nouveaux (84, 87, 90). Ayant fait son enquête, celui-ci indique qu’il ne dispose pas actuellement de la quantité nécessaire de bois sec et qu’il lui serait difficile de l’obtenir dans un avenir proche2. Cependant il a, fort heureusement, une solution de rechange. Il a sélectionné parmi les bateaux anciens (köhne gemilerden) se trouvant à Gelibolu et à Galata, 19 embarcations qui, après remise en état, seront capables d’affronter une campagne supplémentaire (meremmet olıcak bir sefer dâhî eylemeğe yarar…) (191). D’autre part, pour mieux informer le sultan et sa cour qui chassaient alors en Macédoine, Hayreddîn avait envoyé un émissaire du nom de Hacı Maksûd, muni en guise de pièces justificatives des defter correspondants. L’émissaire a pu être interrogé, peut-être par le sultan lui-même, en tout cas par le grand vizir Rüstem Pacha et les membres du divan, sur les détails de la situation. Il a ainsi précisé dans le rapport (takrîr) qu’il a soumis, que les 40 nouveaux bateaux étaient bien en construction et que, sur les bateaux récupérés de la précédente campagne, 38 galères (kadırga) et sept galiotes (kalita) se trouvaient prêtes. Il a affirmé en outre qu’on disposait encore de 41 bâtiments réutilisables, qu’on pouvait prendre parmi eux les 15 unités 1Ordre à Mehmed Pacha : “ müşârünileyh (Hayreddîn Pacha) […] irsâl eyledüğü defterlerde mübalağa esbâb taleb eylemiş. Lâkin fermân-i şerîfüm hemân yüz kıt‘a gemiler bervech-i isti‘câl itmâma erişmek olup…” (84, l. 3-4). 2 “ on dokuz gemi içün bi’l-fi’il kuru hâzır kereste yokdur. Müddet-i karîbede kuru ağaçdan husûlü müte‘assirdür… ” (191).
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manquantes pour aboutir au nombre de cent, et qu’il en resterait encore 26 disponibles. La Porte conclut que si ce rapport est fiable, elle annule son ordre antérieur de construire les 19 nouveaux bateaux supplémentaires qui soulevaient, comme nous l’avons vu, un problème de ravitaillement en bois de charpente sec. Maksûd avait également indiqué que sur les sept bateaux destinés au transport des canons (top gemileri), trois étaient devenus hors d’usage (‘amelden kalmışdur). Sur ce point, la Porte laissait à l’amiral la décision de les remplacer ou non : s’il avait le temps et la possibilité d’en construire trois nouveaux, il lui était loisible de le faire, mais cela ne devait cependant gêner en rien la mise au point des cent galères qui représentait l’objectif prioritaire (197). Le programme de l’Arsenal ainsi fixé à la fin de janvier 1545, appelait pour être réalisé de multiples mesures touchant à l’approvisionnement en matériaux nécessaires, au transport de ces matériaux jusqu’à Galata, et enfin au recrutement de la main d’œuvre requise, incluant des spécialités diverses, répondant à la multiplicité des tâches à accomplir. Notre corpus nous permet de suivre ces diverses mesures, au moins partiellement, car, manifestement, le registre E 12321 n’a pas conservé la totalité des ordres effectivement donnés. a) les matériaux Hayreddîn avait demandé l’envoi, à partir de Samsun, de 15 000 kantâr1 de corde (urgan) (84). D’Égypte, il avait obtenu de l’étoupe (üstüpü) : nous l’apprendrons rétrospectivement par un ordre du 16 avril 1545, commandant au beglerbeg d’Égypte de chercher à savoir où étaient passés les128 kantâr manquant sur le total qu’il avait expédié, conformément à ses instructions (424)2. Hayreddîn avait également fait des commandes à Samakov, le centre métallurgique de Bulgarie, dont la nature n’est pas précisée (fer brut, ancres neuves ?). En tout cas, craignant qu’il ne soit impossible d’acheminer ces matériaux par charrette jusqu’à Istanbul, durant la mauvaise saison, la Porte prescrit de les transporter jusqu’à Filibe (Plovdiv), et là de mettre à profit la présence des chameaux qui y hivernent pour assurer la suite du transport (84, l. 32). Nous apprenons en outre qu’une partie des ancres se trouvant dans l’Arsenal ont besoin d’être restaurées. Hayreddîn rappelle à ce propos que 1 1 kantâr équivaut à 56, 443kg ; W. Hinz, Islamische Masse und Gewichte, Leyde, 1955, p. 27. 2 L’étoupe apparaît ici comme provenant d’Egypte, alors que, comme nous l’avons relevé plus haut, Hayreddîn demandait par ailleurs qu’il en soit expédié dans ce même pays ( 90, l. 61).
76 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T l’Arsenal dispose en janvier 1545, dans le mahzen-i ‘âmire, de 1 000 kantâr de fer brut (hâm demür), ainsi que de “ clous de galéasses ” (mavna çivileri) entreposés depuis longtemps. Il a suggéré d’en acheter d’autres, partout où on pourrait en trouver et de faire venir de Samakov des forgerons à qui on les ferait “ couper ”, moyennant salaire (ücretile demürcilere çivi kesdürmesine… 191, l. 32sq.). Pour les besoins en toile de voile (yelken bezi), évalués à 50 000 zirâ‘1, l’unique zone de fabrication mentionnée est le sancak d’Agriboz (Nègrepont, Eubée) (214). Dans un ordre de la fin mars, la Porte demandera au sancakbey où il en est : ce qui a déjà été collecté et ce qui reste à fournir (422). Les mentions les plus nombreuses ont trait aux fournitures de bois. Lorsque la question s’est posée de mettre en chantier, comme nous l’avons signalé, 19 nouveaux bâtiments supplémentaires, la Porte a insisté fortement sur le besoin de ne pas recourir à du bois “ humide ” (yaş agaç), soulignant que, faits d’un tel bois, les bateaux ne seraient pas solides (payidâr), deviendraient hors d’usage au premier incident, et que les dépenses engagées l’auraient donc été en pure perte (85, l. 41-43)2. Quant au bois sec nécessaire, Barberousse était incité à le faire rechercher sur les côtes, entre Gelibolu et Istanbul, ainsi que du côté d’Izmit (Iznikmid) et de Şile. A Istanbul même, il devait faire prospecter chez les fabricants de bateaux (gemici) et les négociants (rencber), eux-mêmes propriétaires de bateaux (90, l. 43-45). Dans l’hypothèse où il ne trouverait pas en quantité suffisante du bois déjà coupé et en train de sécher, soit sur les lieux de coupes, soit dans les échelles, et qu’il faudrait donc envisager de couper du bois nouveau, il ne faudrait pas le laisser sécher sur place ou dans les échelles, mais, du moins, pour tenter de gagner du temps, le transporter tout de suite à Istanbul, pour commencer à l’y faire sécher (90, ll. 78-80). Cette dernière recommandation apparaît comme parfaitement irréaliste, compte tenu des délais disponibles : elle n’avait manifestement été imaginée qu’en désespoir de cause et en contradiction avec les principes posés au départ. Heureusement, Hayreddîn avait, comme nous l’avons vu, trouver la seule solution possible, en l’absence de bois sec disponible : remettre en état un plus grand nombre de bateaux anciens. En ce qui concerne les coupes de bois nouveau, on distingue les troncs d’arbre (agaç), les rames (kürek) et le bois de charpente (kereste) (117). 1 La zirâ‘ ( coudée) d’Istanbul est égale à environ 67, 3 cm ; W. Hinz, op.cit., p. 58-69. 2 La préoccupation exprimée fortement ici par la Porte prend une résonance particulière, compte tenu du fait, oralement rappelé par M. Aymard dans les discussions du colloque, que les galères ottomanes passaient en général pour moins résistantes que les vénitiennes en raison de l’utilisation de bois vert par leurs constructeurs.
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Hayreddîn a précisé, dans l’un de ses rapports, qu’il y avait à l’Arsenal assez de corde et d’esbâb (terme qui semble, dans le contexte, s’appliquer plus particulièrement aux accessoires de bois (191, l. 71) pour la réfection des 41 bateaux récupérés de la campagne précédente, et que ce sont donc les 40 bateaux nouvellement construits qui nécessitent ces nouvelles fournitures (191). La Porte revient à plusieurs reprises sur le fait que les coupes doivent être rémunérées1. Cette condition est présentée comme une mesure de justice, mais elle est également l’écho d’une autre préoccupation qui mérite d’être relevée : la Porte y voit un moyen de couper court aux contestations que pourraient élever les re‘âyâ concernés, en prenant argument de leurs exemptions de corvée ou de leur réquisition pour d’autres services. Une première zone de coupe se trouve dans le kazâ d’Izmit (85), mais la Porte a recommandé de recourir également, en cas de besoin, à d’autres kazâ proches de celui d’Izmit : Yalakâbad et Biga (86). Elle interdira par la suite, à la demande expresse d’Hayreddîn, de couper du bois dans cette zone pour fabriquer les bateaux de particuliers, destinés notamment à l’Egypte, car cette exploitation privée contraignait à aller chercher plus loin des côtes le bois destiné aux bateaux de la flotte (hâssa gemi) : il en résultait un allongement des transports qui avait évidemment pour effet de ralentir les opérations (329). Hayreddîn avait d’autre part préconisé une autre zone d’approvisionnement en bois: Vize, Kırkilise et Pınar Hisârı - tous kâdılık de Thrace ayant pour débouché l’échelle d’Inede (Iğneada), sur la mer Noire. L’amiral prétendait en effet qu’on pouvait s’y procurer 9 000 rames et d’autres espèces d’articles de bois, à meilleur marché que dans le Kocaeli. La Porte n’était bien entendu pas insensible à l’argument, mais elle rappelait néanmoins qu’elle plaçait la rapidité de l’expédition avant toute autre considération, même d’économie (90). Cet avis sera suivi, et la Thrace sera en effet mise à contribution2. Une estimation de la fin janvier 1545 évaluait les rames destinées aux bateaux de l’État disponibles dans l’Arsenal de Galata ainsi que sur l’échelle d’Iğneada à 13 000 dont 5 000 avaient été récupérées sur les bateaux de la campagne précédente. Sur ce nombre, 3 000 étaient réservées aux 25 bâtiments d’Égypte. Comme d’autre part, il en fallait un total de 20 000 pour 1 86, l. 10-11 : maksûd akçailedir ; 85 : maksûd müft olmayup, akçaile emr olunmuş maslahatdır ; 90, l. 329 : amma tenbîh ve te’kîd eyleyesin ki akçaile kesdirilüp ‘adâlet üzere olalar ki eyyâm-ı sa‘âdet-i hümayûnumla re‘âyâya zülm-ü te‘addi olmalı olmayup… ; 87 : agaçları ücretle kesdirüp… 2Il semble néanmoins d’après un ordre, il est vrai barré, qu’on ait eu du mal à recruter les scieurs (bıçıkçı) nécessaires eu égard à la modicité des salaires consentis (317).
78 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T les cent bateaux de la grande flotte, 10 000 restaient donc encore à couper. Hayreddîn recommandait de le faire sur la chaîne de l’Istranca, ajoutant que c’était précisément le bon moment pour le faire (Stranca nâm dağda. Şimdi mevsimidür). La Porte jugeait utile de rappeller que ces rames nouvellement coupées devaient être entreposées dans l’endroit le plus adéquat pour ne pas risquer d’être exposées au pourrissement ou à d’autres dommages (191). Quelques semaines plus tard, un autre ordre rappelait que 3 000 rames devaient être encore être coupées, dans le kazâ de Vize, région se prêtant particulièrement bien à cette exploitation, et que les re‘âyâ locaux devaient être mobilisés pour cette tâche (hizmet) d’une priorité absolue (346). L’amiral se préoccupait aussi, dans le même temps, des canons qui armeraient la future flotte. La Porte lui avait demandé de dresser l’état de ce qui avait été rapporté de la campagne précédente, en fait de canons (top), d’autres armes (yarak), de poudre (ot) et de boulets (yuvalak). Il devait distinguer pour chacune de ces catégories ce qui avait été rapporté dans la capitale, de ce qui avait pu être déposé dans d’autres endroits, en spécifiant où et dans quelle quantité (196). D’autre part, 34 nouveaux canons ont été fondus dans la fonderie (Tophâne) (199). L’état dressé par l’amiral au début d’avril faisait apparaître un total de 416 zarbuzan, anciens et nouveaux, de différents poids et puissances de tir (507).
b) Le transport des fournitures L’acheminement vers la capitale des différents matériaux nécessaires à l’Arsenal, par transport terrestre (comme dans le cas cité plus haut du fer de Samakov chargé sur les chameaux de Plovdiv) ou plus souvent naval, pose des problèmes manifestement ardus, suscitant les solutions les plus pragmatiques (on serait même tenter de parler de “bricolage”), dont il ne nous est pas toujours possible d’apprécier clairement les résultats. Sur ce point, les besoins de l’Arsenal sont en concurrence, dans la période considérée, avec deux autres entreprises du sultan : l’approvisionnement en bois de chauffage du palais de Topkapı, tâche incombant aux ‘acemî oglan, et donc supervisée par l’agha des janissaires ; d’autre part, la construction à Istanbul d’un “ ‘imâret impérial ” (celui du complexe de la mosqué du Şehzâde), chantier relevant du şehremîni (surintendant de la ville) et du mi‘mâr başı (architecte en chef), l’illustre Sinân, et qui nécessite lui aussi des transports importants de matériaux. Or la Porte donne clairement la priorité aux besoins de l’Arsenal : l’agha des janissaires reçoit l’ordre de mettre les 25 bateaux qu’il utilise pour convoyer le combustible destiné au Palais à la disposition d’Hayreddîn pour
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ses transports de bois à partir d’Izmit et d’Iğneada, et il en va de même des bateaux dont se sert le şehremîni pour le chantier du ‘imâret : ce dernier les fera même préalablement calfater, si besoin est (90, 117). Arrive alors ce qui devait arriver : l’agha des janissaires informe la Porte qu’il avait obéi aux instructions précédentes et qu’en conséquence, le bois de chauffage manquait à Topkapı. La Porte le sermonne alors en lui précisant qu’il ne lui avait jamais été enjoint de “ donner ” ses 25 bateaux à Barberousse, mais seulement de les lui “ prêter ” pour une tâche particulière de quelque jours (imeci tarîkiile bir kaç gün…). A la suite de quoi, il devait récupérer ses bateaux ou du moins une partie d’entre eux (bir mikdârın gerü alup…) (260) : instructions floues de nouveau, peu réalistes et révélatrices – Ô combien! – de l’étonnante pénurie de moyens, de l’étroitesse de la marge de manoeuvre de l’État dans une semblable affaire. D’autre part, Hayreddîn a suggéré d’utiliser pour le transport du bois coupé déposé à Iğneada tous les bateaux privés mouillant dans les différents ports de la région et devant se rendre à Istanbul. L’État leur acquitterait un fret (navlun). Cette proposition soulève les objection financières de la Porte : Hayreddîn s’était contenté d’indiquer un coût global qu’elle trouve excessif et elle lui demande de préciser à quel nombre de bateaux il correspond, avec le détail des navlun respectifs. En attendant, elle lui commande, “ à titre expérimental ” (nümûne içün), d’employer cinq premiers bateaux dans les conditions proposées, en envoyant sur place pour les piloter des capitaines auxquels il fait confiance (i‘timâd eyledüğün re’îsleri), en fixant le navlun d’après les offres les plus basses, et en en informant la Porte (191). Par la suite, début mars, nous apprendrons que Hayreddîn a recouru à des top gemileri pour transporter le bois de Thrace, mais qu’il s’est plaint de ce que ce bois, une fois coupé, était déposé à une longue distance de la côte : il fallait donc, par la suite, le transborder de ce premier lieu de dépôt au lieu d’embarquement, ce qui faisait perdre un temps précieux. En conséquence, la Porte ordonne aux kâdî de Thrace concernés de faire transporter le bois directement jusqu’à la côte pour qu’il s’y trouve prêt à l’arrivée des vaisseaux de transport (318). Fort pragmatique aussi est la solution retenue pour le transport de la toile de voile depuis les côtes d’Eubée : nous avons mentionné plus haut le rôle de Hüseyn Subaşı et de l’escadre qui l’accompagne dans la lutte contre la piraterie : étant donné qu’au début de mars, on considère sa mission comme terminée, provisoirement du moins, et qu’il se trouve dans les parages de l’Eubée, on en profite pour lui ordonner de rapporter en rentrant la toile déjà prête : dans un premier temps, il ne devait l’acheminer que jusqu’à Gelibolu où d’autres bateaux prendraient vraisemblablement le relais, mais, dans un
80 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T second temps, il semble qu’on ait renoncé à le faire repartir et poursuivre sa mission, pour le faire rentrer directement à Istanbul. Il aura pu ainsi transporter la toile jusqu’à sa destination finale (316, 325, 469). c) La main d’œuvre Sur la main d’œuvre mobilisée pour la construction de la grande flotte, notre documentation reste assez pauvre. Nous apprenons néanmoins qu’Hayreddîn bénéficie de contingents de yaya, en provenance des quatre sancak suivants : Kütahya (775 hommes) ; Saruhan (895 h.) ; Hamideli (592 h.) ; Bolu (377 h.) ; soit un total de 2 639 yaya. En outre, le beg de Menteşe se trouvant à Istanbul, Hayreddîn a obtenu l’affectation d’un cinquième contingent en provenance de ce sancak1(50). Le rôle de ces yaya à l’Arsenal n’est pas précisément défini, mais une indication suggère qu’il était en rapport avec le fer (...tershânede vâki‘ olan demür içün yaya lâzım olmağın…) : il consistait peut-être à entretenir les foyers des forges (142)2. D’autre part, l’amiral avait obtenu que l’un de ces contingents soit affecté à l’atelier de fabrication des canons (tophâne) (199). Ordre avait été donné de recruter des calfats et des charpentiers (neccâr) dans un certain nombre de kazâ proches d’Istanbul dont l’amiral avait dressé la liste (199). En ce qui concerne les charpentiers, la construction du ‘imâret faisait de nouveau concurrence à l’Arsenal. Hayreddîn s’était plaint des exigences excessives de l’architecte en chef, Sinân, sur ce point et la Porte avait dû rappeler à ce dernier que les demandes provenant des deux côtés devaient être également satisfaites (230). A Hayreddîn, elle assurait qu’en cas d’incompatibilité, elle considérait les besoins de l’Arsenal comme prioritaires (231). Ce dernier n’en constatait pas moins que les maîtres manquaient à l’Arsenal et qu’il se trouvait dans une extrême nécessité (usta az olup ziyâde ihtiyâc olduğun… ; 282). Ainsi la Porte était-elle amenée à faire appel aux “ trésors de dévouement et de loyauté ” des autorités de Chio (Sakiz begleri) pour qu’elles expédient à son amiral le nombre de maîtres-artisans (ustager) qu’il leur demanderait, de sorte que ces derniers travaillent à ses côtés, moyennant salaire (ücretle) (283).
1Il n’y avait pas sur ce point de concurrence entre la construction du ‘imâret et les travaux de l’Arsenal, car pour le premier chantier, les yaya mobilisés, en l’occurence pour fabriquer de la chaux (kireç) provenaient des sancak d’Aydın, Biga, Hüdavendigâr et Teke. Des müsellem de Teke et d’Aydın étaient employés à cette même tâche, tandis que des müsellem de Bolu étaient chargés de casser des pierres à Edincik. Au total 3 708 yaya et müsellem étaient affectés alors à ce chantier (non compris les müsellem de Teke qui ne sont pas chiffrés dans le document (50)). 2Rappelons ici que nous avons signalé plus haut que Hayreddîn avait demandé des forgerons de Samakov pour “ couper ” les vieux clous qu’il s’employait à collecter (191).
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Pour les scieurs de bois (bıçıkcı), Hayreddîn entrait de nouveau en concurrence avec les besoins en bois de chauffage du palais, mais la Porte lui rappelait qu’elle avait ordonné à l’agha des janissaires de lui procurer autant de “ ‘bıçıkcı ‘acemî oğlan ” qu’il lui faudrait (90, ll. 88-89). De fait, quand, quelque temps après, l’agha lui demande l’autorisation d’employer 40 ‘acemî oğlan supplémentaires au “ service de sciage ” (bıçıkçılık hizmetine istihdâm olunmak içün…). Il lui est répondu d’en employer à cette tâche autant qu’il en faudrait (284).
d) Le financement Un des apports les plus remarquables de notre documentation tient sans doute à la réponse invariablement donnée par la Porte aux demandes financières que Barberousse lui adresse. La thèse de la Porte est que le financement de la future flotte doit être entièrement assuré par le butin de la campagne précédente, qu’elle désigne par l’expression de gazâ mâlı. Il faut préciser que celui-ci avait dû être considérable si l’on en juge par les témoignages rapportant les terribles razzias auxquelles s’étaient livrés les hommes de Barberousse sur les côtes et les îles d’Italie du sud, à l’allée comme au retour de la campagne de 1544-1545. Avec le gazâ mâlı, l’amiral devait faire face non seulement aux dépenses de la flotte en préparation mais aussi à certains arriérés de dépenses de cette campagne précédente : il avait mentionné ainsi les 150 000 aspres corrrespondant au fret (navlun) des trois barça sur lesquelles on avait chargé à l’allée les provisions (zahîre) de la campagne et, au retour, le biscuit (peksimat) embarqué ainsi que les canons enlevés aux forteresses prises et les cargaisons de laine (yapağı), alun (şab) et drap (çuka) prélevées sur les bateaux marchands capturés en chemin (56). En outre, il devait faire face aux réclamations véhémentes des ‘azab et des re’îs qui n’avaient pas reçu leurs soldes depuis un an et demi. Certains, il est vrai, avaient eu des compensations en se payant sur le pays et, à ce titre, restaient débiteurs du fisc, mais d’autres n’avaient rien pris. Or, comme il avait déjà dépensé la part du butin dont il disposait en janvier 1545, le reste ne lui étant pas encore parvenu, il se trouvait en cessation de paiement. La Porte lui répondait alors que les 50 yük (soit cinq millions deux cent quatre vingt mille aspres)1 qu’il avait annoncées comme représentant la totalité du butin, devaient suffire aussi bien aux dépenses de construction qu’aux arriérés de soldes, et elle lui reprochait de ne pas lui avoir “ commenté et annoncé ” (şehr ve beyân) (191, l. 53) dans le rapport qu’il lui avait adressé par l’intermédiaire 11 yük = 96 000 aspres
82 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T de son émissaire à Edirne, Hâcı Maksûd, ce qu’il avait déjà perçu et ce qui lui restait à percevoir ; elle était donc dans l’impossibilité de prendre position (191). Pour faire mieux comprendre la situation, nous devons faire état des éclaircissements qui nous sont fournis sur les modalités de paiement du gazâ mâlı : les sipâhî et les janissaires qui avaient pris part à la campagne y avaient fait des esclaves qu’ils revendaient ensuite. Une part de ces captifs revenait au fisc et était donc considérée comme mîrî : il y a tout lieu de supposer qu’il s’agissait du cinquième dû au titre du pencyek, bien que nos textes ne le disent pas expressément1. Le gazâ mâlı correspondait donc précisément aux sommes résultant de la vente des captifs revenant au Trésor (gazâ mâlından mîrî esîr behâsından… ; 232). Les retards dans les versements pouvaient provenir des délais nécessités par les ventes de ces esclaves ou tout simplement de la lenteur, voire de la mauvaise volonté, des sipâhî concernés à s’acquitter de leur redevance. Nous constatons ainsi qu’en janvier 1545, ceux d’Ağriboz devaient encore 110 485 aspres ; ceux de Kastamonu 17 550 aspres ; ceux d’Içel 20 150 aspres ; ceux d’Ankara 22 300 aspres ; et ceux d’Aksaray 28 900 (ou 28 500) aspres (180). Nous apprenons cependant, dans un second temps, que les sommes sur lesquelles peut compter Hayreddîn proviennent en réalité de deux sources, sans que nous puissions décider si la Porte ne fait que mieux expliciter ses intentions d’origine ou si celles-ci auraient évolué entre temps, compte tenu de l’importance des dépenses à assumer : d’une part le gazâ mâlı proprement dit, tel que nous venons de le définir ; d’autre part, le remboursement par les mêmes sipâhî des sommes prêtées par le fisc aux combattants durant la campagne (mîrî mâldan karz tarîki ile…). Il apparaît d’ailleurs que des intermédiaires s’interposaient entre les débiteurs de base et le fisc, que ces derniers - le plus souvent des alaybey - soient désignés expressément comme garants (kefîl) des premiers, ou que, selon des procédures moins nettement définies, des personnages de rang élevé (sancakbey ou autres) assument vis-àvis du Trésor les dettes de payeurs de moindre rang (à charge pour les premiers, selon toute vraisemblance, de se rembourser auprès des seconds). On constate, dans quelques cas au moins, à travers la mention d’un çuka behâsı (litt. “ prix du drap ”), que ces prêts pouvaient être assortis d’intérêts que l’ euphémisme utilisé signale en même temps qu’il les dissimule.
1Le terme de pencyek est au contraire expressément cité, comme nous le verrons, à propos des “ capitaines volontaires ” qui avaient également accompagné Barberousse dans sa campagne de Nice.
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La Porte est ainsi en mesure de dresser le 9 février 1545, sur la base des informations des sancakbey concernés, ce tableau de l’ensemble des sommes dues au titre des deux sources retenues (232-242) :
sancak d’Ağriboz prêts : 1 010 sikke1 (dont 500 perçues sur l’alaybey en tant que garant [?] ventes des esclaves : 80 000 aspres sancakbey d’Ankara2 prêts : 750 sikke et 1 000 aspres intérêts (çuka behâsı) : 9 337 aspres vente d’eclaves : 44 500 aspres sancak de Kastamonu prêts : 500 sikke vente d’esclaves : 60 710 aspres Ismâ‘îl bey3 prêt : 100 sikke Rüstem, alaybey de Kastamonu prêt personnel : 30 sikke dû en tant que garant des sipâhî du sancak : 1 344 sikke sancak d’Aksaray Ramazanoğlu ‘Ömer bey, alaybey, garant des sipâhî du sancak emprunts : 528 sikke Janissaires ‘Alî kethüdâ ventes d’esclaves : 90 000 aspres4
11 sikke = 55 aspres 2Idrîs bey, mort entre temps. 3Apparemment l’un des bey d’Ağriboz, présenté comme ‘Acem (?) beylerinden ; mort entre temps : le remboursement doit être fait par son fils, sur son héritage ( 235). 4Comme il est mort entre temps, la somme est à réclamer à ses héritiers.
84 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T sancak d’Içel vente d’esclaves : 59 000 aspres1 emprunts : 236 sikke2 sancak d’Ankara Durmuşoğlu Edhem, garant des sipâhî emprunts : 688 sikke dette personnelle de l’alaybey : 16 sikke capitaines et ‘azab de Galata Yahyâ bey, kethüdâ des re’îs et des‘azab de Galata vente d’esclaves : 110 000 aspres3. sancak d’Aksaray Lûtfullahoğlu Ibrâhîm, dépendant de l’échelle d’Istanbul : 15 sikke Süleymânoğlu {…?} : 10 sikke Sa‘dullahoğlu Mehmed : 10 sikke Sa‘dullahoğlu Bâlî : 10 sikke Sa‘dullahoğlu ‘Isa : 10 sikke4
Les prérogatives de Barberousse Un autre intérêt de notre documentation est de permettre de suivre à la fois l’étendue et les limites du pouvoir d’initiative et de la liberté d’action d’Hayreddîn dans les affaires de son ressort, par rapport au sultan et à son divan. Nous avons déjà signalé au passage plusieurs mesures dont le sultan ne dédaigne pas de souligner dans les instructions qu’il donne aux agents chargés de les exécuter, qu’elles ont l’amiral pour origine. C’est lui qui a indiqué les fournitures dont il a besoin, qui a suggéré d’adjoindre un contingent de 1La somme est présentée comme un emprunt du sancakbey lui-même : senin zimmetinde karz tarîki ile. 2La somme a été perçue sur l’alaybey, garant des sipâhî du sancak. 3Ce kethüdâ est mort entre temps et la somme est à percevoir sur ses héritiers. Un autre document nous apprend que le şehremîni avait reçu l’ordre de percevoir la somme en question, le montant cité étant cette fois de 100 000 aspres, et de la remettre au Cezâ’ir beylerbeyi (285). 4Ces débiteurs particuliers (dont trois frères) ont un lien avec les sipâhî du sancak d’Aksaray puisque le bey de ce sancak est chargé de veiller à ce qu’ils s’acquittent, mais la nature de ce lien n’est pas précisée. Il n’est pas précisé non plus si ces dettes (qu’ils ont rachetées ?) proviennent de l’argent des esclaves vendus ou de prêts consentis par le fisc : mention plus elliptique que les autres, par conséquent.
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Menteşe aux autres contingents de yaya attribués à l’Arsenal et de consacrer l’un d’eux à la tophâne. Il a attiré l’attention sur l’intérêt de la Thrace, à côté du Kocaeli, pour les fournitures de bois. Il a désigné les kazâ dans lesquels recruter les calfats et les charpentiers. C’est à lui encore qu’il revient de déterminer quels matériaux Dâvûd pacha peut trouver en Égypte pour construire l’escadre du Caire et quels matériaux doivent lui être expédiés du reste de l’empire (90, l. 62). C’est encore lui qui décidera de remplacer ou non les trois bateaux de transport de canons hors d’usage. Le sultan ne manque d’ailleurs jamais l’occasion de lui exprimer sa confiance pour tout ce qui concerne les questions maritimes, de rendre hommage à ses compétences, de reconnaître ses services passés1. Pour autant, le sultan et son divan n’abdiquent pas toute autorité en la matière. C’est à ce niveau suprême qu’a été fixé le nombre de cent bateaux pour la campagne à venir, alors que, comme nous l’avons noté, l’amiral semble avoir eu, au départ, des projets encore plus ambitieux (même si, c’est finalement ce dernier qui détermine, une fois le cadre fixé, la part des bâtiments nouvellement construits et celle des anciens récupérés). C’est la Porte encore qui veille jalousement sur les coûts et qui a posé le principe selon lequel la campagne à venir devait être financée par la précédente sans aucun débours nouveau pour le Trésor. De même, elle désigne un nouvel intendant (emîn) et un nouveau secrétaire (kâtib) de l’Arsenal, appremment sans avoir consulté l’amiral, même si elle commande aux nouveau promus de ne rien faire sans l’aval de ce dernier (20). Plus surprenantes sont les mises en garde appuyées dont elle croit nécessaire d’abreuver le vieux loup de mer sur les risques encourus à construire de nouveaux bateaux en bois vert, comme s’il n’était pas mieux placé pour en être conscient qu’aucun des pachas du divan (90, ll. 41sq.) ! Quant à Hayreddîn, aussi arrêtées que soient ses vues sur les mesures à prendre, il est bien conscient, comme l’attestent les nombreux ordres qu’il demande à la Porte de rédiger et de lui faire parvenir pour qu’il les transmette à son tour à leurs destinataires, qu’elles ne deviendront exécutoires qu’une fois incorporées à des firmans en bonne et due forme, munis de la tuğra, et accompagnés, le cas échéant, par des kul du pâdişâh. Quand le kâdî de Gelibolu s’adresse directement à lui pour obtenir les bateaux de transport de chevaux (at gemisi) dont il a besoin, lui-même juge indispensable de transmettre la lettre à la Porte (90, l. 69). De même, voulant disposer de forgerons de Samakov à l’Arsenal, il pense suivre la marche normale en 1 “ Bu husûslar senün cibilletinde olan ferâgat ve ihtimâm ve hüsn-i sa’y ve ikdâmına i‘timâd-i hümâyûnum olup sana tefvîz olunmuşdur. Ana göre mukayyed olup, evvelden ‘atebe-i ‘ulyâma edegeldiğin sa’y ü kifâyetin muktezâsınca… ” (90, l. 62) ; cf. aussi 90, ll. 95-86 ; 191, ll. 65sq.
86 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T sollicitant la Porte d’adresser à l’emîn de Galata un firman à cet effet. Mais c’est alors la Porte elle-même qui lui démontre l’inutilité d’une telle procédure, en lui rappelant qu’elle lui a donné la haute main sur toutes les questions intéressant la construction des bateaux : ce n’est donc à aucun autre qu’à lui qu’elle ordonne de faire appel à ces forgerons ! (191, l. 36)1. Bien plus, la confiance qu’elle lui accorde et son souci d’assurer à travers lui les succès de l’Arsenal, la conduisent à le laisser intervenir dans des domaines normalement extérieurs à ses compétences, à renoncer en sa faveur à certaines de ses prérogatives propres : ainsi demande-t-il au sultan, pour favoriser les coupes de bois dans la région d’Izmit de nommer une nouvelle fois comme kâdî de cette ville Çelebi Kâdî qui avait déjà occupé le poste précédemment, qui était originaire du lieu et possédait ainsi toute l’expérience requise en la matière2. Le sultan, “ par un effet de l’abondance de ses faveurs ”, répond en faisant rédiger par le kâdi‘asker d’Anatolie un berât de nomination, faisant débuter le jour même les fonctions de ce kâdî, ainsi nommé sous la pression de l’amiral, les procédures ordinaires étant réduites à l’état de simples formalités (84, ll. 25-26). Un peu plus de deux mois plus tard, le sultan trouve une autre occasion d’accorder à Hayreddîn une nouvelle marque d’extrême confiance : un des sancakbey de son beylerbeyilik, Hasan, étant mort, et la question de son remplacement étant donc ouverte, le beylerbey avait fait connaître à la Porte la lettre qu’un de ses hommes, nommé Hâcı, qui se trouvait dans le sancak en question, lui avait adressée. Il y prétendait que là-bas, les bey, les kâ’id et toute la population locale ne souhaitaient à leur tête personne d’autre que lui (ol cânibde olan beyler ve kâ’idler ve memleket halkı kendüyü (sic) baş ve buğ taleb eylediklerin…). Le sultan lui accorde dans sa réponse qu’il connaît mieux que quiconque la situation de ces contrées (ol diyârın ahvâli senün ma‘lûmundur) et lui demande d’indiquer quel candidat lui paraît le meilleur, le susdit Hâcı ou qui que ce soit d’autre (423). Enfin le poids de Hayreddîn ne tient pas seulement, aux yeux du sultan, à son expérience et ses compétences. Il est entouré de capitaines “ volontaires ” (gönüllü re’îsler) qui dépendent directement de lui : l’ un de ces capitaines, Şa‘bân re’îs est ainsi désigné comme “ l’un des capitaines des galiotes qui sont la propriété de Hayreddîn ” (Hayreddîn dâme ikbâlehunun mülk kalitaları re’îslerden… ; 350). Or le sultan attache un grand prix à l’apport de ces éléments. Il trouve l’occasion d’en rendre témoignage à 1 “ Imdi zikr olunan gemilerin cümle levâzımı ve tedârik ve itmâmı sana tefvîz olunmağın Galata emînine hükm-i hümâyûnum gönderilmeyüp sana fermân olundu ”. 2 Mukademmâ Iznikmit kâdısı olan Çelebi kâdî demeğle ma‘rûf kâdî ol yerlü olup evvelden hâssa gemiler maslahatına vakıf olmağın… (84, ll. 25-26).
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Barberousse, à la mi-mars 1545, à la suite d’un incident : le bey d’Inebahtı avait en effet empêché plusieurs de ces capitaines, Şa‘bân re’îs, Yûsuf re’îs, Köse Mûsâ (?) et d’autres, d’hiverner dans son port. Il les avait même arrêtés, mis en prison et maltraités de toutes les manières. Dénonçant cette injustice au sultan, Barberousse avait rappelé dans sa lettre tous les services rendus par ces “ volontaires ” : prenant part à la précédente campagne, ils y avaient capturé des espions de qualité (yarâr diller getürüp) et acquitté le quint (pencyek) sur les esclaves qu’ils avaient pris (mîrîye ‘âid olan penciği dâhî verüp…). En outre, une fois, rentrés de la campagne, ils avaient encore participé, dans “ les pays bien gardés ”, à la lutte contre les pirates. Enfin, tout dernièrement, ils étaient allés capturer chez les Infidèles un grand nombre d’esclaves. Parfaitement convaincu, le sultan fait valoir au bey et aux kâdî du sancak d’Inebahtı que ce sont là des capitaines bien connus de Hayreddîn pacha et qui se sont attirés sa confiance ; qu’ils ont rendu toutes sortes de services à l’État et, qui plus est, ils ne causent aucun dommage au pays. Ils ne doivent donc être empêchés ni d’hiverner dans le sancak, ni même d’y couper des arbres pour les réparations de leurs bateaux (380). Il reste frappant, cependant, que Barberousse ait eu besoin de l’arbitrage du sultan pour faire entendre raison dans cette affaire au sancakbey d’Inebahtı qui relevait pourtant de son beylerbeyilik et sur lequel il avait donc autorité : peut-être futce dû au fait que la présence de ces corsaires à Lépante posait un problème général de sécurité intérieure comme de diplomatie, qui ne pouvait être réglé qu’à l’échelon suprême. Tous ces préparatifs dont nous venons de suivre le déroulement fébrile, qui donnèrent à Barberousse une ultime occasion de faire la preuve de son expérience et de son dynamisme (en épuisant peut-être aussi ses dernières forces), et au sultan de lui manifester sa confiance et sa reconnaissance, ne débouchèrent sur aucun résultat : il n’y eut pas de grande campagne navale dans l’été 1545. Dès septembre 1544, la défection de François 1er, signant avec Charles Quint le traité de Crépy en Laonnois, rendait plus délicate une action du sultan en Méditerranée occidentale. Toutefois, comme nous l’avons vu, cela ne l’avait pas empêché de se lancer dans d’importants préparatifs navals. Ce sont les progrès des négociations avec les envoyés de Ferdinand de Habsbourg, d’autant mieux accueillis que l’allié français avait fait défection et que, plus important sans doute, Soliman avait besoin de se dégager à l’ouest pour pouvoir se tourner vers l’Iran, qui furent déterminants : ils amenèrent le sultan à renoncer, non seulement à la campagne navale dont il a été question, mais à une campagne terrestre d’une envergure exceptionnelle - une nouvelle campagne de Vienne disait-on - dont les préparatifs avaient été menés sur une grande échelle, conjointement à ceux que nous avons décrits. C’est peut-être
88 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T l’ampleur même de ces préparatifs terrestres qui avait poussé le sultan à se montrer relativement chiche pour tout ce qui concernait la flotte, à en rabattre quelque peu sur les ambitions toujours ardentes de son amiral, et à lui imposer ce mode de financement singulier dont nous avons évoqué le principe et les difficultés d’application. Les moyens financiers, techniques et humains du Grand Seigneur avaient leurs limites. Les documents de la pratique mettent crûment en évidence ce que sa propagande dissimulait avec succès. DOCUMENTS CITÉS DU MS. TOPKAPI. E. 123211 N°20 : f.10r, p. 18, ordre à Hayreddîn Pacha, 20 janvier 1545 à Dernekobası. N°23 : f.10v, p. 19, ordre au beylerbey de Cezâ’ir, le 20 janvier 1541 à Dernek Obası. N°50 : f. 21v-22r, p. 40-41, ordre au sancakbey des müsellem du sancak d’Aydın, le 9 janvier 1545 au village de Kara Musa. Copies : au bey des müsellem de Bolu (pour tailler des pierres à Idincik), aux yaya d’Aydın, aux yaya du sancak de Biga, aux yaya du sancak de Hüdâvendigâr, aux müsellem du Teke, au bey des yaya de Kütahya, au bey des yaya de Saruhan, au bey des yaya de Hamideli, au bey des yaya de Bolu, au bey des yaya de Menteşe N°56 : f.24r, p.44, ordre à Hayreddîn pacha, le 12 janvier 1545 à Dernek obası. N°84 : f.37v, p.65-67, ordre à Mehmed Pacha, le 11 janvier 1545 au village de Bey obası. N°85 : f. 38v, p.67, ordre à Kâdî Çelebi à qui est attribué à présent le kâdılık d’Iznikmid, le 11 janvier 1545 au village de Beyobası. N°86 : f.39r-39v, p.68, ordre à Hayreddîn Pacha. N°87 : f.39v, p.68-69, ordre au sancakbey de Kocaeli. N°90 : f.40v, p.70-74, ordre à Hayreddîn Pacha. N°116 : f.53v, p. 94, ordre à Mehmed Bey, chargé de la défense de Kavalla, le 7 janvier 1545 à Gümülcine. N°117 : f.54r-v, p. 94-95, ordre à l’ağa des janissaires [ Pertev ağa]. N°140 : f. 64r, p. 112, ordre à Hayreddîn Pacha, le 10 janvier 1545, au village de Beyobası. N°142 : f.65r, p. 114, ordre au beylerbey de Cezâ’ir.
1 Les numéros de document et les numéros de page indiqués sont ceux de l’édition Sahillioğlu. Compte tenu des incertitudes subsistant sur l’ordre de succession des documents dans l’état actuel du registre, seules ont été reproduites les dates initiales figurant sur le même folio que le document cité.
LA DERNIÈRE FLOTTE DE BARBEROUSSE
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N°180 : f.77r, p.140, ordre à Ferhâd Bey, sancakbey d’Ağriboz, le 21 janvier 1545 au village de Debdir ( ?). N°191 : f.79v-81r, p. 146-149, ordre à Hayreddîn Pacha, à l’étape du village d’Emirli. N°196 : f.87v-88v, p.159-161, ordre au vizir Mehmed Pacha, 22 janvier 1545 à Gümülcine. N°197 : f.88v-89v, p.161-162, ordre à Hayreddîn Pacha, le 27 janvier 1545, au konak d’ılıca-i Firecik. N°199 : f. 90r, p. 163-164, ordre à Hayreddîn Pacha, le 29 janvier 1545 au village d’Emirli. N°202 : f.91r, p. 165, ordre à Hayreddîn Pacha. N°214 : f.95r, p. 173, ordre aux kâdî du sancak d’Ağriboz. N°221 : f.96v, p. 176-177, ordre à Hayreddîn Pacha. N°230 : f.100v, p. 183-184, ordre à l’architecte-en-chef (mi‘mâr başı), le 9 février 1545. N°231 : f.100v, p. 184, ordre à Hayreddîn Pacha, le 9 février 1545. N°232, f.101r, p. 184-185, ordre au sancakbey d’Ağriboz. N°233-242, : f.101r-101v, p. 185-187, copies de l’ordre précédent pour le sancakbey et le kâdî d’Ankara, le sancakbey de Kastamonu, le bey d’Ağriboz, le bey de Kastamonu, le bey d’Aksaray, l’ağa des janissaires, le bey d’Içel, le bey d’Ankara, le kâdî d’Istanbul, le bey d’Aksaray. N°260 : f.111v, p. 202-203, ordre à l’ağa des janissaires, le 27 janvier 1545. N°282 : f.119r-v, p. 217, ordre aux kâdî des alentours d’Istanbul. N°283 : f.119v, p. 217-218, ordre aux beys de Chio. N°284, : f.119v, p. 218, ordre à l’ağa des janissaires. N°285 : f.120r, p. 218, ordre à l’intendant (şehremîni) de la ville d’Istanbul, le 13 février 1545 à Edirne. N°286 : f.120r, p. 219, ordre aux kâdî de l’île de Serem, le 13 février 1545 à Edirne. N°316 : f. 130v, p. 238, ordre au beylerbey de Cezâ’ir, 4 mars 1545, à Edirne. N°317 : f. 130v, p. 239, ordre au beylerbey de Cezâ’ir, le 4 mars 1545 à Edirne (document barré et inachevé). N°318 : f.131r, p. 239, ordre aux kâdî de Vize, Pınarhisâr et Kırkkilise. N°325 : f.133r-v, p. 243-244, ordre à Hayreddîn Pacha. N°329 : f.134r, p. 245, ordre au bey et aux kâdî de Kocaeli. N°346 : f.141v, p. 256, ordre au beylerbey de Cezâ’ir, le 8 mars 1545, à Edirne.
90 A U T O P O R T R A I T D U S U L T A N O T T O M A N E N C O N Q U É R A N T N°348 : f.142r, p. 257-258, ordre au sancakbey d’Izvornik, Mehmed Bey. N°350 : f.143r, p. 259, ordre au kâdî de Yenişehir (Larissa). N°371 : f.151r, p. 273, ordre aux beys et aux kâdî de Rûmeli, le 8 mars 1545, à Edirne. N°380, f.156r, p. 281, ordre au bey et au kâdî d’Inebahtı (Lépante), le 15 mars 1545 à Edirne. N°382 : f.157r, p. 282-283, ordre à Hayreddîn Pacha. N°386, f.158r, p.284-285, ordre aux sancakbey et kâdî de la province d’Anatolie se trouvant sur les côtes méditerranéennes (Vilâyet-i Anadolu’da Akdeniz yalısında vâki‘ olan sancakbeylerine ve kâdılarına). N°422 : f.172v, p. 307, ordre au sancakbey d’Ağriboz, le 23 mars 1545. N°423 : f.172v, p. 307, ordre à Hayreddîn Pacha, le 26 mars à Edirne. N°424 : f.173r, p. 308, ordre au beylerbey d’Egypte. N°455 : f.187r, p. 329-330, ordre à l’architecte-en-chef (mi‘mâr başı). N°469 : f.192v, p. 339, ordre à Hayreddîn Pacha. N°507 : f.210v, p. 366-367, ordre à Hayreddîn Pacha, le 8 avril 1545, à Edirne.
IV LA GRANDE SÉCHERESSE DE 1560 AU NORD DE LA MER NOIRE : PERCEPTIONS ET RÉACTIONS DES AUTORITÉS OTTOMANES
Les années 1559-1560 sont une période d’alerte maximum dans les possessions ottomanes du nord de la mer Noire, ce flanc nord-est de l’empire, et pour celles du vassal du sultan, le khan de Crimée. Comme le révèle le tome III des Mühimme defteri, exploité sur ce point, il y a une quarantaine d’années par Mme. Ch. Lemercier-Quelquejay, la zone est soumise aux offensives répétées d’un aventurier d’envergure, un grand seigneur lithuanien, Dimitrij Višnevieckij, appuyé, au moins dans un premier temps, par les troupes du tsar de Moscou, et rassemblant d’autre part sous sa bannière un ensemble d’éléments cosaques, tcherkesses et même tatars et nogays. À quatre reprises, au printemps puis à l’automne 1559, dans l’hiver 1559-1560 et en juillet 1560, Azak, la plus septentrionale des forteresses ottomanes, au fond de la mer d’Azov, sera assiégée, d’ailleurs en vain, à côté d’autres opérations sur le Dniepr et en Crimée1. Je voudrais pour ma part attirer l’attention sur un autre facteur, naturel cette fois, de cette situation, mis en évidence par les mêmes sources, sous le nom de kaht, un mot d'origine arabe qui désigne à la fois la sécheresse et la disette. Comment se manifeste-t-il, comment est-il perçu par les autorités ottomanes locales et centrales, quelles mesures suscite-t-il, quelles conséquences a-t-il sur les événements ? En d’autres termes, peut-on, toutes
1Cf. Ch. Lemercier-Quelquejay, « Un condottiere lithuanien du XVIe siècle, le prince Dimitrij Višnevieckij et l'origine de la seč’ zaporogue d'après les archives ottomanes », Cahiers du Monde russe et soviétique (cité infra CMRS), X, 2, 1969, pp. 258-279. Nous disposons à présent d'une édition du volume III des Mühimme defteri, avec résumés, transcriptions en caractères latins et fac-similés des documents, accomplie par les soins de la Direction générale des archives d'Etat de la Présidence du Conseil : 3 Numaralı Mühimme Defteri (966-968/1558-1560), 2 t., Başbakanlık Devlet Arşivleri Genel Müdürlüğü, Osmanlı Arşivi Daire Başkanlığı, yayı n° 12, Dîvân-i Hümâyûn Sicilleri Dizisi, n° 1, Ankara, 1993. Sur la situation générale de la zone dans les décennies précédentes, nous nous permettons de renvoyer à M. Berindei et G. Veinstein, L'Empire ottoman et les pays roumains, 1544-1545, Paris-Cambridge, 1987, pp. 89-118 ; et G. Veinstein, « Prélude au problème cosaque, à travers les registres de dommages ottomans des années 1545-1555 », CMRS, XXX, 1989, p. 329-362.
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proportions gardées, parler d’un « général sécheresse », au sens où l’on a parlé d’un « général hiver » à propos de la campagne de Napoléon en Russie ? Le divan du sultan découvre le phénomène de manière indirecte au début de mars 1560 : un rapport du kâdî d’Akkerman (Belgorod Dniestrovskij), forteresse ottomane au débouché du Dniestr, a fait état d’un mouvement inquiétant : le passage de ce fleuve et l’entrée en territoire ottoman, dans le sancak de Silistre (Silistra), d’ « un certain nombre de Tatars ». Il explique cette migration par la sécheresse sévissant dans le pays des Nogays. La confédération nogaye, était, rappelons-le, divisée alors en une « Grande Horde » qui nomadisait dans les steppes entre Don et Oural, et une « Petite Horde » à l’ouest du Don1. Plus méfiante que jamais dans le contexte de menace militaire auquel j’ai fait allusion, la Porte envoie un çavuş auprès du sancakbey de Silistre et, dans sa lettre, comme il arrive en pareil cas, bombarde ce dernier de questions : « de quelle sorte de troupes s’agit-il ? Combien sont-ils ? Ont-ils avec eux des chefs et autres mirzas notoires, des armes et du matériel ou bien ne s’agit-il que de pauvres et d’indigents ? Quand et d’où sont-ils venus ? ». Elle lui demande d’ailleurs d’en envoyer – là encore, selon une pratique habituelle - trois ou quatre dans la capitale pour qu’ils y soient interrogés. Elle lui ordonne enfin de renvoyer les intrus chez eux dans la mesure du possible et en tout cas de tout faire pour s’en débarrasser (832)2. Au même moment, l’emîn d’Akkerman, chargé de la surveillance de l'échelle, est blâmé de leur avoir laissé traverser le fleuve sans l’autorisation du sultan et sommé d’indiquer combien sont passés. Désormais, il devra s’en tenir à une « immigration zéro » (864). Les réponses du sancakbey de Silistre ne se font pas attendre : « la troupe en question est composée pour une part de Nogays et pour une autre de Tatars de Crimée, et il y a plus de trois mois qu’ils ont commencé à arriver » (donc en plein hiver). Ils n’ont ni chefs ni armement ; ce sont « de pauvres indigents, pour la plupart venus à pied avec leurs familles, et qui se sont répandus dans le pays, à cause de la disette, pour y trouver leur subsistance » (894). Simultanément d’autres informations arrivent à Istanbul de la part du voiévode de Moldavie, Alexandru Lapuşneanu, un peu plus précises et plus alarmistes (peut-être plus tendancieuses aussi car le vassal a toujours intérêt à 1Cf. A. Bennigsen et Ch. Lemercier-Quelquejay, « La grande horde Nogay et le problème des communications entre l'Empire ottoman et l'Asie centrale en 1552-1556 », Turcica, VIII/2, 1976, p. 203-236. 2Les numéros entre parenthèses sont ceux des ordres correspondants du vol. III des Mühimme. Cf. Liste récapitulative des documents cités in fine.
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décourager les exigences de son maître) : « une grande famine (ziyâde açlık) règnant parmi les Tatars nogays, ils ont fui du côté de la Crimée. Mais, comme les Criméens souffrent eux aussi de la famine, les Tatars nogays sont partis plus loin et, se nourrissant dans les steppes du produit de leur chasse, ils ont atteint les forteresses de Kili (Kilija), Akkerman et Bender. Les uns se sont établis dans la steppe, les autres ont continué jusqu’à la frontière de Moldavie : ils l’ont franchie et font des dégâts parmi les troupeaux des re‘âyâ » (894). Le divan ne semble plus croire à la possibilité de se débarrasser facilement de ces intrus, ni d’ailleurs redouter d’eux un danger proprement militaire. Le risque est que les régions où ils affluent ne connaissent à leur tour la disette du fait de leur présence. C’est pourquoi le sultan recommande à ses correspondants, non plus de s’en débarrasser, mais du moins de les empêcher « de se regrouper en un seul endroit ». Ils devront donc « les disperser chacun de son côté par des moyens appropriés » : « s’ils se dispersent de cette façon, chacun allant de son côté pour y trouver sa subsistance, ça va. » (863 et 897). Il apparaît pourtant que les effets redoutés n’ont pu être évités et que la situation devient de plus en plus critique : dès la fin de mars, un commissaire du pouvoir central dans la région, le za’îm Mehmed Çelebi dont nous reparlerons, indique que les immigrants arrivés « en nombre incalculable » causent une pénurie extrême dans les régions de Kili, Akkerman, Bender et Hırsova (Hîrşova), soit dans le Boudjak et en Dobroudja (897). Par la suite, il ne sera plus question de ces migrants dans les ordres du divan jusqu’à la fin de l’été. Mais, à partir de la seconde quinzaine d’août, l’affaire rebondit sous la forme d’un énorme scandale : à Kefe (Caffa, Feodosija), grand marché d’esclaves de la mer Noire, « certains individus », se saisissent des indigents et de leurs familles, « sous prétexte de louer leurs bras » (icâre tarîkiyle) ou de vouloir les nourrir, et revendent ensuite ces musulmans comme esclaves, en contrevenant à la cherî‘a, commettant ainsi un véritable péché. Il y en avait même pour soutenir qu’ils avaient acheté en bonne et due forme ces prétendus esclaves et qui produisaient une quittance de paiement de la taxe de transit des captifs, le pencyek. On avait retrouvé de ces malheureux à Istanbul qu’on avait libérés en châtiant ceux qui les avaient vendus ou achetés. Mais il apparaissait que le trafic était d’autant plus difficile à endiguer que, par le biais des reventes et des déplacements, les victimes s’étaient répandues partout. Le sancakbey de Bolu à qui l’on avait demandé de rechercher ces esclaves musulmans sur son territoire répondait que la plupart l’avaient quitté pour être vendus dans d’autres provinces (1577). La Porte devait donc non seulement ordonner aux autorités de Kefe de
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mettre fin à ces pratiques, mais alerter tous les kâdî « des échelles, des côtes et autres lieux d’étapes des pays-bien-gardés », et notamment le kâdî de Bursa, autre plaque-tournante de la traite des esclaves. Ces autorités devaient libérer et mettre en lieu sûr les esclaves tatars retrouvés, dénoncer et punir les esîrci qui en faisaient le trafic, de même que les particuliers qui en avaient profité (1478, 1500, 1577). Épisode instructif dans lequel le gouvernement de Soliman le Magnifique s’était d’abord montré soucieux de protéger les re‘âyâ des « pays bien gardés » contre des éléments venus de l’extérieur, sans beaucoup d’égards pour « la misère du monde » (il aurait volontiers renvoyé les immigrants chez eux, s’il l’avait pu et ne les tolérait qu’en deçà d’un certain seuil), et dans lequel il n’avait commencé à s’intéresser au sort des malheureux Tatars que lorsqu’ils étaient devenus la cause (bien involontaire) de ce qui était véritablement grave et inacceptable : une infraction à la cherî’a dans les états du sultan : « ma volonté n’est pas qu’en mes jours voués à la justice, des musulmans soient ainsi vendus et achetés en infraction à la cherî‘a », avait proclamé le sultan (1500). Pour revenir au printemps 1560, il apparaît que pendant plusieurs mois, le sultan ne considère pas ses propres territoires comme concernés par l’accident climatique qui frappe les steppes lointaines du pays des Nogays, sinon, de manière indirecte, par l’ arrivée d’indigents qu’elle entraîne. Ses adversaires en revanche, plus proches géographiquement de la steppe nogaye, sont touchés, comme le lui indique le khan de Crimée, Devlet Girey 1er. Or ce dernier veut profiter de l’occasion pour lancer un grand raid contre les forteresses et les villages de la frontière moscovite. Le khan donne d’ailleurs à propos des Rûs, terme générique et vague dans lequel, en l’occurence, il faut inclure non seulement les Moscovites mais les populations des régions du Don et du Dniepr qui deviendront les cosaques du Don et les cosaques zaporogues1, une description relativement précise du sinistre : la rigueur du dernier hiver ayant décimé leurs troupeaux, ils se sont retrouvés démunis ; en outre, l’absence de pluie cette année a plongé leurs provinces dans la disette (1265).
Un grand froid donc, suivi d’une forte sécheresse. Le sultan approuve le projet d’incursion, mais se refuse à y engager ses propres troupes. Il évoque les distances, les obstacles, des problèmes de logistique insurmontables.
1 Cf. G. Veinstein, “ Early Ottoman Appellations for the Cossacks ”, Harvard Ukrainian Studies, XXIII, 3-4, 1999, p. 33-44.
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En revanche, il prend dans le même temps toutes dispositions pour préserver ses propres possessions : Azak, le débouché du Dniepr et le sud de la Crimée. Ces objectifs impliquent d’importantes réparations à la forteresse tatare d’Islam-Kirman (act. Aslan gorodok), ainsi qu’aux forteresses d’Özü (Očakov) et d’Azak (Azov) ; d’où les demandes de fournitures, de provisions pour les hommes et les bêtes, d’artisans et d’ouvriers, adressées aux voïévodes de Moldavie et de Valachie et aux différents kâdî du Boudjak et de la Dobroudja ; d’où l’appel à des contingents de yürük de Kocacık, de Naldöken et de Tanrı dağı, et de Tatars de Yanbolu, de Dobroudja et d’Aktav1 ; d’où enfin la mobilisation des troupes des bey de Vülçitrin (Vučitrn) et d’Akkerman qui assureront la protection du chantier d’Özü pendant les travaux, ainsi que des forces d’un certain nombre de sancak de Rûmeli : Silistre, Iskenderiye (Shkodrë), Çirmen, Vidin, Selanik (Salonique), Inebahtı (Lépante) et Alacahisâr (Kru·evač). Les forces de ces sancak se rassembleront près de Silistre et passeront sous le contrôle du sancakbey de Silistre qui les utilisera contre « Dimitraş » et ses « maudits Rûs ». Or il est frappant de constater que dans toutes ces dispositions, le divan fait totalement abstraction de l’existence et même du risque d’une disette dans les régions concernées. De la même façon qu’on le verra un peu plus tard, selon la routine, faire réquisitionner et enregistrer dans le sancak d’Akkerman des celeb pour l'approvisionnement de la capitale en moutons2, se plaindre de leur mauvais vouloir (1139) ou réclamer du beurre à Kefe pour Istanbul, en dénonçant l’accaparement par les madrabaz, des spéculateurs locaux (1364). Comment expliquer une attitude qui apparaîtra rétrospectivement comme de l’aveuglement ? Le sultan a des priorités militaires ou économiques et a toujours tendance à répondre aux objections qu’on oppose à leur satisfaction par un « je ne veux pas le savoir », mais il se peut aussi que ni lui ni d’ailleurs ses agents locaux ne sachent pas encore tout à fait. Faisons en effet attention au détail de la chronologie : les dispositions auxquelles j’ai fait allusion sont communiquées ou rappelées entre la fin mars et le début mai, soit avant les récoltes, avant qu’on ait pu prendre la mesure ou du moins toute la mesure
1Sur ces catégories de troupes auxiliaires, cf. M. T. Gökbilgin, Rumeli'de Yürükler, Tatarlar ve Evlâd-i Fâtihân, Istanbul, 1957. 2Sur les celeb, cf. B. A. Cvetkova, « Le service des celep et le ravitaillement en bétail dans l'Empire ottoman, XVe-XVIIIe siècles », Etudes Historiques, III, 1966, p. 145-172 ; id., « Les registres des Celepkeşan en tant que sources pour l'histoire de la Bulgarie et des pays balkaniques » in Hungaro-Turcica. Studies in honour of Julius Németh, Gy. Kaldy-Nagy, ed., Budapest, 1976, p. 325-335 ; A. Greenwood, « Istanbul’s meat provisioning : A study of the celebkeşan System », Ph.D. dissertation, University of Chicago, 1988.
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d’une catastrophe agricole prenant le relais à l’ouest de la stérilité de la steppe et de la décimation des troupeaux nomades. Quoiqu’il en soit, le sultan sera peu à peu rattrapé par le problème. La première question à laquelle il doit faire face est celle du ravitaillement du contingent de janissaires affecté à la défense d’Azak, un corps de sekbân, théoriquement de 200 hommes, commandé par un yayabağ (216). Déjà l’année précédente, ces janissaires s’étaient plaints d’avoir été laissés sans provisions, sans que nous puissions déterminer si la région avait déjà connu des difficultés climatiques cette année-là ou si la pénurie dénoncée avait été due à la seule impéritie du sancakbey de Kefe, comme le suggérait alors l’interprétation du divan (79, 216, 343). En tout cas, en avril 1560, le gouvernement ne peut plus avoir de doutes sur la famine régnant à Azak, un rapport du kâdî de cette place l’ayant clairement informé à ce sujet : La population de la forteresse souffre […] d’une pénurie extrême, du fait de la disette […] Les grains qui se trouvaient dans la forteresse ont été consommés […] et il n’y en a plus. À l’heure actuelle, chez les riches comme chez les pauvres, il n’y a plus rien d’autre à manger que du poisson. Encore n’y-a-t-il pas cette année autant de poisson que d’habitude (949).
Or, la Porte a bien compris qu’il était désormais inutile de commander au sancakbey de Kefe, comme elle l’avait fait l’année précédente, de se procurer les grains destinés aux janissaires d’Azak chez les producteurs ou même dans les magasins publics de Crimée (216). Elle désigne une source d’approvisionnement déjà plus lointaine, bien qu’encore située dans la zone la mer Noire, la région de Varna en Bulgarie : début mai, le kâdî et le dizdâr (gouverneur militaire) de Varna reçoivent l’ordre de charger, à cette échelle, sur les bateaux des négociants (rencber), 300 müdd de grains et de les expédier à Kefe sous bonne escorte (1052, 1053, 1056)1. En outre, le divan ajoutait que si l’ on ne pouvait trouver cette quantité auprès des re‘âyâ, il ne fallait pas hésiter à faire des prélèvements sur les réserves étatiques (mîrî tereke) (1056). Elle soupçonnait donc de possibles difficultés, ce qu’elle confirmait en indiquant pour finir au sancakbey de Kefe que si ces céréales n’arrivaient pas de Varna, il devait néanmoins tout faire pour approvisionner, d’une façon ou d’une autre, les janissaires d’Azak (1072). Autrement dit : « à lui de se débrouiller ». Mais, désormais, les mauvaises nouvelles ne cesseront de se succéder au divan impérial : le voïévode de Moldavie à qui l’ on avait demandé du bois de charpente, des provisions et des charrettes pour les travaux de réfection de 1S'il s'agit de müdd d'Istanbul, l'unité de cette mesure correspondait à 513, 12 kg de blé ; la quantité à fournir totaliserait donc 153, 936 t. de blé.
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la forteresse d’Özü, donne comme argument pour ne rien envoyer que les autres conditions nécessaires à la mise en œuvre de ces travaux ne sont, de toutes façons, pas réunies, compte tenu de la disette sévissant dans le sancak de Silistre, où les effets de la sécheresse sont venus aggraver les dégâts qu’avait commencé à causer l’arrivée des Tatars et des Nogays. Il déclare avoir reçu des rapports des kâdî de Silistre, Hırsova, Kili, Bra’il (Brăila) et Tekfur gölü, selon lesquels « la disette sévissant partout, il n’était pas possible de fournir des ouvriers pour la réparation de la forteresse, ni, du fait de l’extrême pénurie régnant, de se procurer des denrées à l’intention des troupes chargées d’assurer la défense jusqu’à la fin des travaux, pas plus que du fourrage pour leurs chevaux » (1321). Ce tableau est en tout point confirmé par les rapports de Mehmed Çelebi, le nâzir -i emvâl chargé de diriger ces travaux. Le délégué (mübâşir) qu’il avait envoyé dans les sancak de Silistre et d’Akkerman pour collecter des provisions, y a trouvé une « disette extrême » et en a déduit qu’« il n’y avait pas moyen cette année de s’y procurer le moindre grain de céréales ». En outre les voïévodes de Moldavie et de Valachie lui ont adressé les dépêches les plus alarmantes : Notre pays est en proie à la plus extrême famine ». Selon l’ordre de la Porte, « tout l’orge qui restait de la récolte précédente a été expédié à Istanbulla-bien gardée, et quant aux céréales de cette année, elles ne parviennent absolument pas à pousser à cause du sinistre de la sécheresse […] De même, on ne trouve pas de bêtes en état de tirer des chariots, accablées qu’elles sont par la faim. Nous ne sommes donc pas en mesure de fournir la moindre chose en fait de céréales ni de bois de charpente.
Mehmed Çelebi a alors consulté « des gens d’expérience se trouvant dans ce même pays » et conclu qu’« il n’était pas possible de travailler cette année à la forteresse en question ». À ce point, le sultan cesse d'être sourd aux objections de ses agents et de ses sujets. Il se montre au contraire capable de ce que les tyrans ne savent pas toujours faire : se plier aux réalités. Le 10 juillet 1560, il décide de renoncer en effet aux travaux de la forteresse d’Özü pour cette année : ils se feront l’année suivante dans les mêmes conditions, « s’il plaît à Dieu » (1321, 1333). Ensuite arriveront des nouvelles tout aussi décevantes des contingents des sancak qui avaient été convoqués et dont il apparaît qu’aucun ne fut disponible lors de la dernière attaque de Višneveckij contre Azak en
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juillet 1560, le salut de la place ayant alors été dû à l’arrivée d’une escadre ottomane commandée par le bey de Kefe1. Le bey d’Inebahtı, Turahan bey, s’était bien rendu, comme on le lui avait commandé, dans le sancak de Silistre, non pas avec les sipâhî qui lui avaient été demandés (le divan semble avoir oublié qu’il les avait déjà affectés à la flotte), mais du moins avec le détachement de ses coursiers, les akıncı et les tovice placés à leur tête2, « mais, rapporte-t-il, il y régnait une pénurie totale de vivres et de provisions ; de plus il ne s’agissait pas d’un endroit où la présence d’ennemis et donc de butin, était assurée ; or, rappelaitil, les tovice, les akıncı et les jeunes volontaires sont précisément un type de troupe vivant de butin, ne supportant pas de rester au même endroit plus de quatre ou cinq jours, et rebelle à toute discipline ». Le divan l’autorise donc le 2 août à licensier ces éléments trop avides et remuants pour ne garder auprès de lui que les combattants dotés d'un revenu régulier, un dirlik (1393). Dans ces conditions, il ne conservera auprès de lui que deux tovice à dirlik (il s’agit vraisemblablement d’ un timâr) (1512). Le sort du bey d’Alacahisâr n’est pas plus brillant : il s’était mis lui aussi en route, comme on le lui avait ordonné. Arrivé à la passe de Plevna (Pleven), il avait écrit au sancakbey de Silistre pour lui demander où devait avoir lieu le rassemblement des troupes. Celui-ci lui avait répondu : « L’ennemi s’est calmé et une disette extrême sévit dans ces contrées. Il est sûr que les troupes et le pays sont en proie à la pénurie et à la gêne ». Il lui commande donc de ne pas aller plus avant mais de s’établir dans le lieu le plus adéquat de la région et d’y attendre les instructions. Le bey d’Alacahisâr avait donc dressé ses tentes près de Lofça (Loveč) dans le sancak de Nigbolu (Nikopol), mais la disette y sévissait également: « les provisions étant rares dans cette région, la pénurie s’y fait sentir ». La Porte ne lui en ordonnait pas moins de rester sur place et de se tenir en correspondance, non plus avec le sancakbey de Silistre, Sinân, décédé entretemps, mais avec celui d’Akkerman, Hüseyn (1497). Encore quelques mois et, le 12 octobre, « l’hiver étant proche », ce sera l’ordre de démobilisation générale de ces contingents. Un contre-ordre suivra néanmoins, à l'adresse des bey de Vülçitrin, Alacahisâr, Vidin et Selanik, qui sont néanmoins maintenus sous les armes, en raison, non plus de Dimitraş et de ses Rûs, mais de menaces polonaises sur la Moldavie. D'où les plaintes du
1Cf. Ch. Lemercier-Quelquejay, art. cit., p. 276. 2Cf. A. Decei, art. « Akindji », E I 2, I, p. 350-351 ; I. Beldiceanu-Steinherr, « En marge d'un acte concernant le penğyek et les aqınğı », Revue des Etudes islamiques, XXXVII, I, 1969, p. 2147 [39-41].
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bey de Vülçitrin : « à présent, l’hiver est arrivé et il n’est plus possible que les bêtes restent dehors ni de coucher sous la tente ». Plaintes assurément fondées et que le divan admet, jusqu’à un certain point : par un ordre du 17 novembre, il est autorisé, ainsi que les autres bey concernés, à quitter la rase campagne pour prendre des quartiers d’hiver « dans les bourgs et les villages convenables à cet effet » (1639). Ainsi se terminait pour cette partie de l’empire une saison militaire dans laquelle un facteur naturel, la sécheresse et sa conséquence, la disette, avaient joué un rôle incontestable, aggravant singulièrement les conditions de toutes façons difficiles d’une intervention ottomane dans ces régions lointaines. Aucune parade n'avait pu être trouvée à la catastrophe climatique : aucune culture de substitution notamment, n'était apparemment à la disposition des paysans locaux au cas où les grains n'avaient pu donner. Seul le recours à la pêche ou la chasse est évoqué : encore ces deux activités étaient-elles, elles aussi affectées par les conditions climatiques. Si ces obstacles n’avaient pas eu malgré tout trop de conséquences pour les positions du sultan au nord de la mer Noire, c’est que le sinistre avait affecté au moins autant ses adversaires, affaiblis en outre par la défection survenue entre temps de leur allié moscovite. En même temps, l’État ottoman avait été forcé par ce défi de la nature à montrer son vrai visage ou du moins plusieurs facettes de celui-ci : d’abord il a voulu protéger ses re‘âyâ, à l'origine de ses propres ressources contre des éléments extérieurs, tatars et nogays, mais ensuite il a vu dans ces mêmes intrus des musulmans à protéger contre des trafiquants impies qui risquaient de compromettre le bien le plus précieux de cet État : son orthodoxie islamique. Le divan n’avait apparemment pas vu venir la catastrophe ; et quand celle-ci est devenue patente, il n’en a pris que progressivement la mesure. Le scepticisme décelable dans les ordres du début de mai prescrivant sans grande conviction de faire venir de Varna les provisions des janissaires d’Azak marque probablement une étape de cette prise de conscience. Au début de juillet, il était devenu évident que les provinces du Boudjak, de Dobroudja et même de Bulgarie qui auraient dû normalement pallier les déficiences tant structurelles que conjoncturelles de la zone des opérations, le Dniepr, la Crimée, Azak, étaient incapables de tenir ce rôle. La famine n’était plus seulement l’affaire des autres : un problème nogay et tatar. La Porte admit non sans pragmatisme qu’il n’y avait plus grand chose à faire, qu’en quelque sorte le piège s’était refermée sur elle. Un firman du 12 octobre aux kâdî de Kili, Ahyolu (Aheloj), Aydos (Ajtos), Bra’il, Yanbolu (Jambol), Tuzla et Varna, montre clairement combien la situation était désormais sans issue : il interdit à tous ces kâdî, sauf ordre expresse, de laisser
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exporter des céréales de leurs circonscriptions vers Kefe : « comme il existe [chez vous ] une pénurie de céréales, il n’est pas permis que des grains soient livrés de ce côté là » (1607). Autrement dit, en voulant soulager la Crimée, on rendrait le mal encore pire ailleurs. Dès lors que le sinistre affectait un territoire aussi vaste, il n'était plus possible d'envisager une redistribution des ressources entre des zones susceptibles d'être reliées entre elles avec une sûreté et une rapidité suffisantes. La cause était dès lors entendue. Le sultan devait changer ses plans. Liste récapitulative des documents utilisés du vol. III des Mühimme defteri1 — n° 79, I, p. 41 ; II, f. 32 ; au sancakbey de Kefe, 26 ramazân 966/2.7. 1559. — n° 216, I, p. 101 ; II, f. 87 ; au sancakbey de Kefe, 11 zi'l-ka‘de 966/15.8. 1559. — n° 343, I, p. 158 ; II, f. 133 ; au sancakbey de Kefe, 14 zi'l-hicce 966/17.9.1559. — n° 832, I, p. 377 ; II, f. 285 ; au sancakbey de Silistre, Sinân Pacha ; copie au sancakbey d'Akkerman ; 6 cemâziye'l-âhır 967/4.3.1560. — n° 863, I, p. 390 ; II, f. 295 ; au sancakbey de Silistre Sinân Pacha ; copies aux kâdî du sancak de Silistre, au bey et aux kâdî du sancak d'Akkerman ; 12 cemâziye'l-âhir 967/10.3.1560. — n° 864, I, pp. 390-391 ; II, f. 295 ; à l'emîn d'Akkerman ; 12 cemâziye'lâhır 967/10.3.1560. — n° 894, I, p. 403 ; II, f. 305 ; au voïévode de Moldavie, 28 cemâziye'l-âhır 967/26.3. 1560. — n° 897, I, p. 404 ; II, f. 306 ; au voïévode de Moldavie, 28 cemâziye'l-âhır 967/26.3.1560. — n° 949, I, pp. 426-427 ; II, f. 324 ; au sancakbey de Kefe, 12 receb 967/8.4.1560. — n° 1052, I, p. 467 ; II, f. 356 ; au sancakbey de Kefe, 6 şa‘bân 967 : 2.5.1560. — n° 1053, I, p. 467 ; II, f. 356 ; au dizdâr de Varna, 6 şa‘bân 967/2.5.1560. — n° 1056, I, p. 469 ; II, f. 357 ; au kâdî de Varna, 7 şa‘bân 967/3.5.1560. — n° 1072, I, p. 475 ; II, f. 352 ; au sancakbey de Kefe, 8 şa‘bân 967/4.5. 1560. 1Nous renvoyons aux pages (p.) des transcriptions du t. I, de l'édition de la Direction des archives citée à la n. 1 supra, et aux folios (f.) du t. II de cette édition, comprenant le facsimilé de l'original et reproduisant sa foliotation.
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— n° 1139, I, p. 503 ; II, f.384 ; au sancakbey et au kâdî d'Akkerman, 28 şa‘bân 967/18.5.1560. — n° 1265, I, pp. 553-554 ; II, f. 423 ; au khan Devlet Girey, 24 ramazân 967/18.6.1560. — n° 1321, I, p. 576 ; II, f. 441 ; au voïévode de Moldavie, 16 şa‘bân 967/10.7.1560. — n° 1333, I, p. 580-581 ; II, f. 441 ; au za’îm Mehmed Çelebi, mukâta‘ât nâzırı de Silistre, 16 şa‘bân 967/10.7.1560. — n° 1364, I, p. 595 ; II, f. 458 ; au sancakbey, au kâdî et au nâzır de Kefe, 3 zî'l-ka‘de 967/26.7.1560. — n° 1393, I, p. 605 ; II, f. 466 ; à Turahan Bey, bey d'akıncı, sancakbey d'Inebahtı, 10 zi'l-ka‘de 967/2.8.1560. — n° 1478, I, p. 640 ; II, f.497 ; au sancakbey, au kâdî et au nâzır de Kefe, 27 zî'l-ka‘de 967/19.8.1560. — n° 1497, I, p. 648 ; II, f. 504 ; au sancakbey d'Alacahisâr, 6 zî'l-hicce 967/28.8.1560. — n° 1500, I, p. 649 ; II, f. 505 ; au kâdî d'Akkerman ; copie au kâdî de Bursa ; 6 zîl-hicce 967/28.8.1560. — n° 1512, I, p. 653 ; II, f. 509 ; au bey d'akıncı, Turahan Bey, 19 zî’l-hicce 967/10.9.1560. — n° 1577, I, p. 682 ; II, f. 535 ; au bey et aux kâdî du sancak de Bolu ; copie au bey et aux kâdî du sancak de Bursa ; 8 muharrem 968/29.9.1560. — n° 1607, I, p. 696 ; II, f. 548 ; aux kâdî de Kili, Ahyolı, Aydos, Bra'il, Yanbolı, Tuzla et Varna, 21 muharrem 968/12.10.1560. — n° 1639, I, p. 710 ; II, f. 560 ; au sancakbey de Vülçitrin ; copies aux sancakbey d'Alacahisâr, Vidin, Çirmen et Selanik ; 27 safer 968/17.11.1560.
V SUR LA DRAPERIE JUIVE DE SALONIQUE (XVIe-XVIIe SIÈCLES)
Parmi les branches de l'industrie textile ottomane, la draperie juive de Salonique, fournisseur des janissaires et d'autres corps de la Porte, a été relativement privilégiée par les historiens, en raison de ses implications politico-militaires et confessionnelles et, corrélativement, de sources particulièrement abondantes et variées. Plusieurs études notables se sont ainsi succédées, fondées sur des sources juives, occidentales ou ottomanes, la conjonction des différentes approches étant d'ailleurs restée jusqu'ici insuffisante. Citons les travaux d' I. S. Emmanuel (1935-1936), de J. Nehama (1936), de N. Svoronos (1956) et de B. Braude (1979 et 1991), et, pour les ottomanisants stricto sensu, d'I. H. Uzunçarşılı (1943), de H. Sahillioğlu (1974) et de S. Faroqhi (1980). Néanmoins, malgré — ou en raison même — de cette préparation active du terrain, des obscurités et des ambiguïtés émergent, incitant à poursuivre l'investigation, notamment sur l'origine, ténébreuse comme les origines le sont souvent, et sur sur l'évolution des relations entre les producteurs et l'Etat. Il ne fait guère de doute1 que l'implantation et la fortune de la draperie juive de Salonique, comme d'ailleurs celle de Safed en Galilée (S. Avitsur, 1962), se relie à l'émigration, dans l'Empire ottoman, à partir de la fin du XVe siècle, des juifs chassés d'Espagne, pays qui, depuis le Moyen Age, s'était illustré par ses productions lainières : en Catalogne (Barcelone), en Aragon (Valence), en Andalousie (Cordoue), en Castille surtout (Tolède, Ségovie, Cuenca). Dans le pays d'arrivée où le travail de la laine, contrairement à celui de la soie et du coton, était encore peu développé et élaboré, les réfugiés ont imposé la supériorité de leurs techniques et de leur expérience. Braude les crédite par exemple de l'installation de moulins à foulon, notamment sur le Vardar et ses affluents2. De même est révélatrice la fréquence des termes 1H. W. Lowry, 1980-1981, a cependant cherché à prouver sur la base du recensement ottoman de Salonique de 1478, que la ville avait été le siège d'une activite textile, attestée par un nombre relativement important de tisserands, dès avant l'arrivée des réfugiés juifs. Il n'y a pourtant pas de commune mesure entre cette activité ancienne, nullement exceptionnelle, et la spécialisation de grande envergure qui s'instaurera par la suite. 2B. Braude, 1991 : 224-225. Notons que dans un ordre du 5 mars 1577 au kadi de Salonique, la Porte fait état d'une plainte des foulons juifs travaillant le drap destiné à l'Etat à Salonique
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d'origine espagnole dans le vocabulaire ottoman de la draperie, ou encore le fait que les draps écarlates, grande spécialité de la Tolède de la fin du XVe siècle, soient l'une des productions de Salonique, même si les janissaires exigeaient principalement du bleu, obtenu au demeurant à partir de l'indigo et non plus du pastel comme dans le tradition castillane1. Mais on n'a pas assez remarqué quelle adaptation, sur un plan plus général que les ajustements ponctuels imposés par les conditions locales de la production et de la demande, la mise en place de cette industrie avait exigée des réfugiés. A vrai dire, on manque d'informations précises sur ce qu'avait été la place des juifs dans la draperie espagnole, mais il est clair en tout cas que beaucoup de juifs avaient des métiers sans rapport avec le drap, et que ceux d'entre eux qui intervenaient dans ce secteur le faisaient le plus souvent en qualité de señor del panno, commanditaire et marchand, lequel devait assurément disposer d'une grande expérience des techniques en œuvre dans les différentes phases de la fabrication, puisqu'il lui revenait d'expertiser la qualité du travail, mais n'était pas lui-même, ou avait cessé d'être, un praticien. Cela ne signifie pas qu'il n'ait pas existé en Espagne des artisans juifs dans les métiers du drap, notamment des tisserands, tondeurs, foulons et teinturiers (A. Bernáldez, 1962 : 257), mais ils semblent avoir été, en tout état de cause, très minoritaires, d'autant plus que dans la péninsule ibérique, comme dans les autres centres textiles du temps, les tâches primaires ont été, très tôt, largement diffusées parmi les populations rurales, le financement et la commercialisation étant dûs aux villes qui se réservaient en outre les tâches de finition. En Macédoine au contraire, à Salonique même et dans les bourgs et villages où la draperie a essaimé, non seulement — tous les témoignages le soulignent — la majorité des juifs sont impliqués dans cette industrie, mais ils en assument la totalité des opérations. En ce qui concerne les fournitures de draps aux janissaires, seuls leur échappent les deux bouts de la chaîne de production : l'élevage des moutons, entre les mains de musulmans, et d'autre part, la confection même des uniformes, confiée par le corps à des tailleurs également musulmans. On peut en conclure qu'il y a eu de la part d'une majorité de réfugiés, non une simple continuation de leur rôle antérieur comme on l'entend généralement en expliquant une implantation économique par un phénomène migratoire, mais au contraire une adaptation professionnelle des émigrés à des conditions nouvelles, soit par l'entrée dans une branche entièrement neuve, soit par un changement de rôle à l'intérieur de (Selanik'de mîrî çuka değirmencileri olan Yahudi ta'ifesi) selon laquelle leurs coreligionnaires négligeaient de leur acquitter le droit convenu entre eux et ces derniers, avant que les draps ne fussent emportés : MD XIX, n° 27. 1Je dois mes informations sur la draperie espagnole des XVe-XVIe siècles à l'amical concours de mon collègue Julián Montemayor, professeur à l'université de Toulouse.
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cette branche, cette conversion s'accomplissant, imaginera-t-on, sous la conduite de quelques anciens señores del panno ou artisans drapiers compris dans leurs rangs. Ce mouvement de conversion professionnelle est d'autant plus vraisemblable qu'un des enseignements des comptes publiés par Sahillioğlu est d'établir que le marché du drap des janissaires a été obtenu rapidement par les émigrés saloniciens, au plus tard en 1509, soit au plus 17 ans après les premières arrivées, et donc en un temps où la ville n'avait fait que commencer à jouer son rôle de pôle d'attraction de la diaspora, fonction qui se confirmera tout au long du XVIe siècle et au-delà, pour les expulsés de la première heure et leurs descendants, comme pour les conversos espagnols et portugais de vagues ultérieures. On reconstituerait plus précisément le processus si on pouvait déterminer qui des deux parties en cause prit l'initiative de l'arrangement entre l'Etat et la communauté sur la fourniture de draps aux janissaires : le sultan qui aurait vu là une solution à un problème d'équipement encore mal résolu ? Les juifs qui auraient découvert un "créneau" à occuper dans le pays d'accueil ? Poser ce genre de question est sans doute beaucoup demander quand on sait les obscurités entourant, faute de sources fiables, l'accueil fait aux Séfarades par Bayezid II, ce qu'on connaît de l'attitude ottomane se réduisant à peu près à quelques formules a posteriori du rabbin Eliah Capsali telles que celles-ci : Bayezid, roi de Togarmah, ayant appris tout le mal que le roi d'Espagne fit aux juifs qui cherchaient un lieu de refuge, eut pitié d'eux et envoya ses hérauts de par tout son royaume pour proclamer l'interdiction absolue de persécuter ou de chasser les juifs, mais de les accueillir avec bienveillance … (E. Capsali, 1975 : 239-241).
Un espoir de sortir de ce vague est pourtant suscité par les developpements d'historiens s'appuyant sur les sources juives, Emmanuel comme Nehama, selon lesquels le modus vivendi entre la Porte et la communauté salonicienne fit ultérieurement l'objet d'une officialisation, à l'issue de la mission du rabbin Almosnino à Istanbul, entre 1566 et 1568, sous la forme d'un acte sultanien, que Nehama qualifie de "brevet de musellemlik", expression un peu étrange, sur laquelle nous allons revenir. Inconnu jusqu'ici, le texte de cet acte, non seulement aiderait à clarifier le statut des fournisseurs de draps, mais aurait des chances d'apporter quelques lumières rétrospectives sur les conditions initiales de l'accord. Si je n'ai pas retrouvé ce document dans les "registres des affaires importantes" (Mühimme Defteri) des archives d'Istanbul (cités MD), correspondant à la période, j'en ai repéré un autre, de peu postérieur, qui en reprend manifestement l'essentiel du contenu. En effet, quelques années plus tard, au
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début de l'année 1572, de toute évidence dans le cadre des mesures accompagnant la réaction ottomane au désastre de Lépante, la Porte décide de faire réparer les remparts de Salonique qui en avaient apparemment bien besoin. Elle exige à cette fin une lourde somme des juifs et des chrétiens "faisant des affaires dans ce port" (ol benderde kâr-ü kesb eden yahud ve nasara… ; MD XIX, n° 375), pour acheter "de la chaux et d'autres matériaux nécessaires" (MD XXI 1, p. 91). Dans le même temps certaines catégories de reâ̔yâ sont réquisitionnées pour prendre part aux travaux. A l'origine, il est question d'un versement de "20 à 30 000" filori pour les juifs et de 2 000 pour les chrétiens. Les juifs courent se plaindre chez le kadi et, pour plus de sûreté, font porter un mémorandum (rıkâ‘) jusqu'à l'"étrier impérial" (rikâb-ı hümâyûn). Dans un premier temps, la réponse de la Porte est "sauvage" (MD XIX, n° 375) : si les juifs ne sont pas en état, comme ils l'affirment, de fournir la somme, qu'elle soit prélevée sur la valeur des objets et ornements liturgiques (hırka) entreposés et conservés dans leurs synagogues, mais l'ordre en ce sens au kadi de Salonique n'a pas de suite : il n'est pas "remis" (verilmedi), peutêtre, supposera-t-on, grâce à l'intervention d'un protecteur de la communauté dans la capitale, comme le puissant banquier Joseph Nasi, favori du sultan Selim II ; ainsi les engagements canoniques de la zimma sont-ils saufs pour cette fois. Relativement radoucies, les autorités font, dans un second temps, une concession très partielle (MD XIX, n° 418) en proposant à la communauté, soit d'acquitter la somme ramenée à 15 000 filori, soit d'accepter l'instauration d'une taxe nouvelle, un droit de sortie (çıkar bacı), vraisemblablement sur leurs productions et notamment leurs spécialités lainières non destinées aux janissaires. Par la suite, cette seconde hypothèse est écartée dans des conditions non précisées, et il n'est plus question que d'une somme d'ailleurs passée entre-temps à 17 190 filori, dont la Porte souligne, pour en atténuer l'effet, qu'elle doit être répartie "avec justice", c'està-dire en divisant les assujettis en trois classes, selon leurs moyens. La contribution des chrétiens, quant à elle, reste fixée à 2 000 florins. En février 1573, la Porte demande avec irritation pourquoi, à cette date, seulement 5 000 florins ont été versés sur le total (MD XXI, p. 91). En outre, nous apprenons par un document de mai suivant (MD XXII, p. 65) que les juifs avaient été contraints de prononcer le vœu (nezr) de payer non plus 17 000 mais 20 000 florins, s'ils avaient du retard cette année dans la confection de leurs draps. Ils répliquent à cela qu'ils s'étaient procurés des fetva selon lesquelles il n'était pas permis aux mécréants de prononcer de tels vœux (keferenin nezri ca'iz olmaz). La Porte leur donne raison en convenant qu'on les avait opprimés en leur imposant ce vœu, mais reste inflexible sur le versement des 17 000 filori, "dussent-ils les trouver dans le sang" (kandan bulurlarsa buldurub…).
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L'issue de l'affaire m'échappe. Je ne l'ai évoquée que parce qu'elle illustre bien la réalité et les limites de la concertation entre Trésor et communautés à l'époque, et surtout parce que les arguments avancés par les juifs dans le marchandage auquel elle donne lieu ont une signification plus générale. La communauté salonicienne récuse la contribution pour deux ordres de raisons : les difficultés économiques du moment, dues à une grave épidémie de peste, la mettraient hors d'état de payer. Mais, d'autre part, les juifs s'opposent au principe même du paiement sur la base de l'"ordre détaillé remis entre leurs mains par l'administration des finances" (ellerine maliye tarafından mufassal hüküm verilmiş iken…). L'"ordre détaillé" en question, également qualifié d'"édit impérial d'exemption" (mu‘afnâme-i hümâyûn) n'est rien d’autre que la charte obtenue par le rabbin Almosnino, que mentionnent Emmanuel et Nehama et que le second nommait "brevet de musellemlik" par référence au fait qu'il proclamait les juifs saloniciens "libres et exempts" (mu.‘af ve müsellem) de toute une série d'obligations ; et les plaignants en rappellent le contenu dans le mémorandum (rıkâ‘) qu'ils adressent au sultan à l'appui de leur refus de contribuer aux frais des remparts. Dans sa réponse — un ordre au kadi de Salonique du 9 juillet 1572 (MD XIX, n° 418) —, le sultan, se conformant à la structure ordinaire des firmans, commence par reprendre à son tour le contenu du mémorandum des juifs. Un premier enseignement de ce texte est de révéler qu'au départ les réfugiés saloniciens se seraient engagés, afin d'obtenir la fourniture du drap des janissaires, à assumer collectivement la charge de sarraf des mines d'argent proches de Sidrekapsa, en Chalcidique, en y investissant chaque année la somme de 50 000 aspres. Anhegger et Beldiceanu ont explicité le sens très particulier du terme sarraf dans les règlements miniers balkaniques de l'époque de Bayezid II : le sarraf a pour mission d'acheter l'argent raffiné aux fondeurs, de le transporter jusqu'à l'atelier monétaire et de l'y revendre au responsable de celui-ci, le sahib-i ayar. Il lui arrive également de prêter des liquidités aux fondeurs (R. Anhegger, 1943 : 79-80 ; N. Beldiceanu, 1960 : 169). Du fait de la fixation des prix, il n'y a pas d'enrichissement à attendre de cette opération1. Elle relève de la réquisition par l'Etat des capitaux privés contraints de s'investir dans des entreprises non rémunératrices mais
1Il convient de distinguer le sarraflık proprement dit, défini plus haut, de l'affermage (iltizâm) des mines auquel les juifs saloniciens prenaient également part. Dans cette seconde pratique, ils étaient volontaires, engageaient des sommes beaucoup plus considérables, étant selon les circonstances benéficiaires ou en déficit. Selon les informations orales de mes collègues Minna Rozen et Hanna Jacobsohn, les sources juives contemporaines entretiendraient une certaine confusion entre sarraflık et affermage.
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correspondant à un service public, au même titre que le celeblik (B. Cvetkova, 1970) ou le kassablık (S. Faroqhi, 1984 : 221-241). Voici ce que dit le texte : Südde-i sa‘adetim yeniçerileri çuhaların iğlemek üzere sarraflık mukabelesinde Sidrekapsa ma‘desine her yıl elliğer bin akça sermâye verüb, takviyet eylemeye ta‘ahhüd edüb … [Ayant pris l'engagement d'assurer chaque année un capital de 50 000 aspres à la mine de Sidrekapsa au titre du sarraflık, moyennant qu'ils fabriqueraient les draps des janissaires de mon Seuil de la Félicité …]
Il ressort clairement de cette formulation que les juifs étaient au départ demandeurs puisqu'il leur a fallu payer cette aubaine, ce privilège que paraissait être alors la fourniture du drap des janissaires, par une compensation, la charge onéreuse du sarraflık de Sidrekapsa. Il leur a semblé qu'ils avaient là un moyen de subsistance approprié à leurs capacités, valant d'être décroché au prix d'un sacrifice. Quant au sultan, ce serait avant tout par les capitaux des nouveaux venus qu'il aurait été intéressé, et ce serait l'appât d'un apport nécessaire à la bonne marche de son atelier monétaire local, qui l'aurait convaincu de s'en remettre à leur savoir-faire textile et de leur concéder ce marché. La question subsiste pourtant de savoir si le document ne présente pas artificieusement comme les conditions de l'accord d'origine, un arrangement en réalité plus récent. On sait en effet que Soliman prit en 1536 d'énergiques mesures pour relancer l'activité minière et l'information fournie par le voyageur Belon du Mans qui visite la Chalcidique en 1545-49, selon laquelle le développement de Sidrekapsa remonterait à 12 ou 15 ans, ne ferait qu'attester l'efficacité de ces mesures dans le cas de cette dernière mine (R. Anhegger, 1943 : 181, 201). Dès lors, il faut se demander si la décision de faire appel aux capitaux des juifs, au titre du sarraflık, n'aurait pas été prise dans le cadre de cette relance, ce qui la situerait après 1536. Il demeure, en tout état de cause, qu'à partir de 1509 au plus tard, le sultan avait accordé aux juifs de Salonique le privilège de fournir le drap des janissaires — une constatation qui incite à se demander : où s'était-on procuré jusque là le tissu habillant ces troupes ? Nous savons en effet par de multiples témoignages que les distributions de tissus et de vêtements aux janissaires et à d'autres corps de la Porte étaient bien antérieures, peut-être aussi anciennes que ces corps eux-mêmes, et correspondaient d'ailleurs à une pratique traditionnelle des monarchies orientales. Nous savons aussi, bien que la documentation soit ici plus limitée, que des draps entraient déjà dans ces distributions, mais à ma connaissance, aucune de ces sources ne précise d'où venaient ces draps, s'ils étaient importés ou fabriqués dans l'empire, en Anatolie ou en Roumélie. Ce qu'on sait du faible développement de la draperie ottomane au XVe siècle, semble aller contre la seconde hypothèse.
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Toutefois, il s'agissait en tout état de cause de draps plus ou moins grossiers. Théodore Cantacasin, qui écrit dans les premières années du XVIe siècle, semble être le plus précis en parlant de "deux chemises et autant de drap de Bergamo qu'ils en aient assez pour faire une robe dessus et l'autre dessous" (T. S. Cantacasin, 1896 : 104-105 ; C. Villain-Gandossi, 1979 : 169). Mais qu'entend-il par pano Bergamasco ? Du drap effectivement importé de Bergame en Lombardie, ce qui ouvrirait des perspectives inattendues à l'histoire du commerce, ou simplement un drap comparable pour le lecteur à celui de Bergame et dont le lieu de fabrication n'est pas précisé ? En tout cas, par rapport à la situation antérieure, la candidature des juifs était assez attrayante pour être retenue, mais toutefois sans l'être assez pour dispenser les candidats de l'appuyer d'une contrepartie. Quoiqu'il en soit des prédécesseurs des Saloniciens, extérieurs à l'Empire ottoman ou non, dans les fournitures textiles des janissaires, soulignons que ces derniers n'accapareront pas la totalité du marché de l'habillement de ce corps : ils limiteront leur contribution aux draps chauds et imperméables, barani et mirahori. En revanche, les doublures de coton correspondantes sont tissées en Anatolie occidentale, respectivement dans les régions de Biga et d'Akhisar, ce qui prolonge probablement la pratique antérieure. En ce qui concerne les chemises et les dessous des janissaires, il ressort des aperçus livrés (contre toute discrétion) par les comptes de 15101511, publiés par Sahillioğlu, qu'ils étaient tissés de lin en Roumélie (depuis quand ?), ces kırpas-i keten ne relevant pas davantage des juifs (H. Sahillioğlu, 1974 : 432, 440, 448). A la même époque, une qualité particulière de drap, eyin çukası, dont l'usage chez les janissaires reste à préciser, était apparemment importée de Florence (Flordin çuhası) ; mais vers la fin du XVIe elle est remplacée par une production de Salonique, le sobraman, terme dérivé de l'espagnol sobremanos (H.Sahillioğlu, 1974 : 417-418). Au surplus, les juifs n'intervenaient que dans les "distributions d'hiver" ('adet-i zemistani) consenties aux janissaires, mais il est vrai que nous n'avons pas trouvé de trace de "distributions de printemps" ('adet-i bahari) ou d'été (tâbistâni) en faveur de ce corps, alors que d'autres serviteurs du sultan en bénéficiaient (Ö. L. Barkan, 1979 : 7-8). A examiner de près le libellé des conditions de l'accord entre la communauté salonicienne et la Porte, tel qu'il figure dans le hüküm de 1572, on comprend que dans un second temps, après l'accord initial et, de toutes façons, à l'occasion de l'officialisation de 1568, la charge de sarraf de Sidrekapsa a paru devoir entraîner des avantages autres que le seul privilège drapier. Elle était de nature à dispenser de toute autre mobilisation économique au profit de l'Etat : iscription comme celeb, kassab, déporté (sürgün ; Ö. L. Barkan, 1949-1950 ; N. Beldiceanu et I. Beldiceanu-Steinherr,
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1975) ou sarraf d'une autre mine ; et de l'obligation de tout autre service public. Sont énumérés : fourniture des chevaux de poste (ulak ; R. Bozkur, 1966) travail forcé (suhret), fourniture d'oiseaux de proie (doğancı ; B. Cvetkova, 1979) ; entretien des agents officiels en tournée (salgun), livraisons d'orge et de farine à l'armée (nüzül ; L. Güçer, 1964 : 69-92) ; réquisition pour de gros travaux (cerahor) ; raids en avant de l'armée (akıncı ; M. Berindei et G. Veinstein, 1987 : 308-309) et réparation des remparts (hisar yapmak) : le rappel de cette dernière franchise vise directement l'exigence de l'Etat d'une contribution à la réparation des remparts de Salonique, et la Porte reconnaît implicitement le bien fondé de l'opposition des juifs sur ce point, tout en cherchant à les rassurer, en faisant valoir que le concours qui leur était réclamé en la circonstance ne représenterait qu'une "aide" exceptionnelle, requise une seule fois et ne constituerait pas par conséquent un précédent (bu def‘a mu‘avenetleri olmaǧla bu bahane ile minba‘d mezkurlara hisar yapdırmak teklif olunmaya…) Le document clôt cette liste de hizmet (dont certains plus rarement attestés comme celui d'akıncı) en stipulant que les juifs de Salonique étaient exemptés de toutes les contributions extraordinaires liées à la guerre (avariz-i divâniyye) et de toutes les redevances coutumières (tekâlif-i 'örfiyye). Or, à suivre la formulation du document, l'ensemble des exemptions citées venait en compensation de la charge du sarraflık de Sidrekapsa, non de la fourniture de çuka. Il n'est néanmoins pas douteux qu'à cette date, cette fourniture avait pris aux yeux de ceux qui l'assumaient le caractère d'un hizmet, plus que d'un privilège, comme en témoignent les propos de leur émissaire à la Porte : "nous ne sommes pas en mesure de travailler à la fois aux draps et aux remparts" (hem çuka hem hisar yapmağa kudretimiz yokdur ; MD XIX, n° 126). Pour autant l'affirmation commune d'Emmanuel et de Nehama selon laquelle la charte de 1568 aurait introduit le paiement sous forme de draps d'une partie des impôts de la communauté, n'est en aucune façon confirmée1. Non qu'une telle procédure fût a priori incompatible avec les usages ottomans, mais, dans le cas présent, elle n'est attestée ni par le texte de 1572, ni, à ma connaissance, par aucune autre source financière ottomane. Emmanuel et Nehama divergent d'ailleurs sur la nature de l'impôt qui aurait été acquitté de cette manière : tous les impôts de la communauté sauf la capitation, d'après le premier. Selon le second au contraire, c'est la capitation 1I. S. Emmanuel, 1935,1936 : 41 ; J. Nehama, 1936, T. 3 : 207 : T. 4 ; 24, 28, 51. S. W. Baron, 1983 : 229, fait état quant à lui d'un arrangement entre les autorités et la communauté, "sometime before 1535", stipulant la livraison d'une certaine quantité de drap "in lieu of a new tax". Nous avons nous-même suivi, encore récemment (G. Veinstein, 1992 : 54) la thèse admise jusqu'ici d'une libération fiscale, au moins partielle, de la communauté, sous forme de livraisons de drap, mais à tort.
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elle-même, la cizya, que la communauté salonicienne aurait payée en draps, ce qui, soit dit en passant, compte tenu du fait qu'il s'agissait d'un impôt coranique, aurait constitué une "innovation" délicate à établir puisque contestable sur le plan religieux. En réalité l'une et l'autre affirmations proviennent de malentendus auxquels on peut trouver assez facilement des explications : du fait que les livraisons de draps en etaient venues à représenter en pratique une contrepartie à toutes les 'avariz-i divâniyye et tekâlif-i 'örfiyye, Emmanuel aurait compris à tort que les taxes en question étaient acquittées sous forme de draps. Quant à la confusion de Nehama, elle est peut-être due au fait que les achats de draps saloniciens étaient financés par l'Etat, pour la plus grande part, sur le produit de mukâta‘a locales, essentiellement celles de la cizye. Il ne s'agissait d'ailleurs pas seulement de celle des juifs mais aussi bien de celle des chrétiens ; pas seulement de celle de la circonscription de Salonique même, mais aussi bien celle des vilâyet de Avrethisar (Kilkis), Zihne, Drama, Yenice-i Vardar (Giannitsa), Karaferya (Véria), Siroz (Séres), Tirhala (Trikala) et Kesteriye (Kastoria)1. Cette situation se prolonge au long des XVIe et XVIIe siècles, pour m'en tenir à ma période d'investigation. Encore à la fin du XVIIe siècle, il est clair qu'il y a d'une part paiement de la capitation sous forme monétaire, d'autre part achat du drap par l'Etat, partiellement au moyen de l'argent ainsi recueilli, sans qu'il y ait jamais fusion des deux opérations par le biais d'un système de "bons ou récépissés d'Etat", comme celui qu'imagine et que décrit éloquemment Nehama, suite à quelque assimilation arbitraire avec d'autres réalités de cet ordre (les billets de paiements des janissaires ou esâme kağıtları, les attestations d'acquittement de la cizya ?) : en effet, un bérat de 1676-1677 (règne de Mehmed IV) relatif à la perception de la cizya et de l'ispence des juifs du sancak de Salonique (CIBAL, 1990 : doc. XIV) confirme que ce revenu constitue l'un des ocaklık des draps des janissaires, précise même que le collecteur de cette cizya cumule les fonctions d'agent chargé d'acheter les draps, mais atteste en même temps que les deux opérations sont distinctes, que la cizya est bien perçue en numéraire, non seulement en indiquant les montants en aspres de la cizya des différentes vilâyet — ce qui ne serait pas 1H. Sahillioğlu, 1974 : 436-438. En 1511, outre la "capitation des mécréants" (cizya-i gebrân) de ces différentes circonscriptions, servaient également au financement des achats de drap une part de la taxe sur les moutons (kıst-ı 'âdet-i ağnâm) des circonscriptions de Salonique, Siroz et Karaferya, de même que de l'‘avâriz de la circonscription de Yeni Şehir (Larissa). En 1655, le produit de la cizya, l'ispence et le "droit de rabbin" (rav akçesi) des juifs de Monastir (Bitola) faisaient partie des sources de financement des achats de draps (CIBAL, 1990 : doc. X) ; en 16761677 et 1677-1678, c'était le cas de la cizya et de l'ispence des différentes circonscriptions (kazâ) du sancak de Salonique, soit celles de Salonique, Karaferya, Yeni Şehir, Monastir, Üsküb (Skopje), Istib (Stip), Kesriye (Kastoria), Tırhala, Siroz, Belgrad-ı Arnavud (Berat) (CIBAL, 1990, docs. XIV, XV).
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une preuve suffisante en soi, ces montants pouvant n'être que nominaux —, mais surtout en fixant l'équivalent en aspres des différentes sortes de monnaies "collectées pour le Trésor impérial" (kâmil guruş, esedî guruş) et en incitant le collecteur à ne pas se laisser remettre des aspres de mauvais aloi … Il faut donc écarter l'idée généralement admise d'une fiscalisation des livraisons de draps : l'Etat est resté un acheteur, mais pas un acheteur comme les autres, et la coexistence dans la production salonicienne d'un secteur contrôlé par la Porte, avec les contraintes et abus afférents, et d'un secteur libre — coexistence souvent conflictuelle au détriment du second — est certainement l'une des causes de la décadence de la draperie salonicienne à partir de la fin du XVIe siècle, à côté d'autres facteurs sur lesquels les historiens économistes ont davantage insisté.
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CHAPITRE II LES DISCOURS DE JUSTIFICATION
I LA POLITIQUE HONGROISE DU SULTAN SÜLEYMÂN ET D'IBRÂHÎM PACHA 1534
Dans les débats qu'a suscités et que suscite encore, surtout parmi les historiens du pays concerné, le sort de la Hongrie après la bataille de Mohács, l'une des questions les plus controversées est celle de l'attitude des Ottomans qui présente en effet un paradoxe apparent : ce n'est qu'en 1541 que Süleymân décidera d'annexer Buda et le centre du royaume dont il fera le beylerbeyilik de Budun, alors que déjà par deux fois auparavant, en 1526 après Mohács et en 1529 avant la siège de Vienne, sans parler de la campagne de 1532, il avait fait traverser le pays à sa grande armée et occupé la capitale ; mais, dans les deux cas, il s'en était retiré aussitôt en se contentant d'acquisitions limitées à ses frontières. Pourquoi, dans ces conditions, attendit-il une troisième occasion pour accomplir, ce que, semble-t-il, il aurait pu faire dès la première, quinze ans auparavant ? Ne faut-il voir dans ces atermoiements qu'une marque d'inconséquence ou la preuve que les Turcs étaient avant tout préoccupés de piller et de détruire, plus que de conquérir ? Faut-il au contraire, comme certains ont tenté de le faire, chercher d'autres motivations au comportement du sultan qui l'auraient détourné de l'annexion, au moins jusqu'à 1541, pour lui faire préférer des solutions jugées plus rationnelles ? Néanmoins une faiblesse des conceptions de ce type tient au fait qu'elles se fondent dans les intentions qu'elles prêtent aux gouvernants ottomans sur de simples spéculations, aussi plausibles qu'elles puissent paraître. D'où la nécessité de les mettre à l'épreuve en recourant plus qu'on ne l'a fait jusqu'ici aux déclarations de ces gouvernants eux-mêmes sur leurs objectifs, de prêter attention aux clefs qu'ils ont pu donner, à l'occasion, de leurs actions. Les fameux rapports des ambassadeurs de Ferdinand de Habsbourg et de Jean Zápolyai auprès du sultan et de son grand vizir Ibrâhîm pacha, publiés depuis longtemps, sont hautement révélateurs à cet égard, mais ils ne sont qu'un écho des propos tenus dans la capitale ottomane : ils ont donc besoin d'être confirmés et complétés. Quant aux passages des chroniqueurs turcs relatifs à ces questions, ils manquent généralement de précision et leurs présentations et interprétations des mobiles de leurs maîtres, aussi instructives soient-elles, restent sujettes à caution. C'est ainsi vers les écrits émanant
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directement du pouvoir qu'il faut se tourner par priorité. Malheureusement, les lettres officielles qui ont subsisté de cette période — antérieure aux débuts de la série des mühimme defteri — sont en nombre restreint. Les deux documents que nous nous proposons de présenter et d'analyser ici, n'en sont que plus dignes d'intérêt, d'autant qu'à notre connaissance ils sont demeurés inédits jusqu'ici, mis à part les regestes succincts qu'en a donnés Z. Abrahamowicz1. Il s'agit de deux longues épîtres adressées en 1534, respectivement par le sultan et le grand vizir, au roi de Pologne Sigismond Ier Jagellon (1506-1548), qui constituent précisément un exposé développé de la politique hongroise de la Porte, de l'avènement de Süleymân en 1520 jusqu'à la date de rédaction. Nous ne prétendons pas que dans des textes de ce genre, les auteurs mettent entièrement à nu le fond de leur pensée et que toutes les questions qu'on peut se poser à ce sujet y trouvent une réponse évidente et définitive. Il faut tenir compte au contraire de toutes les raisons qu'ils peuvent avoir d'orienter leur discours, des circonstances dans lesquelles ils s'expriment, de la personnalité de leur interlocuteur, des buts qu'ils poursuivent en s'adressant à lui. L'analyse doit s'efforcer de démonter les ressorts de cette rhétorique, mais aussi de cerner les perceptions et les concepts qui se font jour à travers sa mise en œuvre. Ce faisant, nous aurons des chances de jeter quelques lumières sur la nature de la politique ottomane et sur les Ottomans eux-mêmes. Il est sûr que certaines caractéristiques très remarquables de ces deux textes s'expliquent par la position bien particulière de leur destinataire, le roi Sigismond : le fait qu'ils constituent une patiente récapitulation des rapports entre Süleymân et la Hongrie depuis son avènement, et en même temps une dénonciation implacable des agissements de Ferdinand de Habsbourg, comme une autojustification minutieuse du sultan. Sigismond était en effet à la fois un allié ancien de la Porte, en faveur de qui Süleymân avait renouvelé à deux reprises, en 1525 et 1533, l'entente ottomano-polonaise qui remontait presque sans interruption à la fin du XVe siècle2 ; et, d'autre part, en fait comme en 1Z. Abrahamowicz, Katalog dokumentów tureckich. Dokumenty do dziejów polski i karajów ósciennych w latach 1445-1672, Varsovie, 1959, docs. nos 35, pp. 49-50 et 36, pp. 50-51 (avec description des documents et appareil critique). Les deux lettres sont conservées dans les archives nationales de Pologne à Varsovie sous les cotes : AGAD, Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 40, nr 90 et teczka 41, nr 93. Nous remercions vivement la direction de cette institution de nous avoir permis d'en obtenir le microfilm. La lettre du sultan est la réponse officielle à la demande présentée par le roi Sigismond d'une approbation de la Porte à son projet de conciliation entre Jean Zápolyai et Ferdinand de Habsbourg. La missive de même date du grand vizir est une lettre d'accompagnement de cette réponse officielle, de la part de celui qui, chargé du gouvernement de l'empire, avait rapporté l'affaire au sultan. Dans les lignes qui suivent, nous avons translittéré les termes ottomans dans l'alphabet turc contemporain. 2Le premier traité ottomano-polonais précisément connu est de 1489. Il fut renouvelé pour trois ans en 1494. Après une période d'hostilité entre 1497 et 1501, les deux pays renouent en 1502 par
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droit, par ses liens familiaux, un acteur essentiel de la politique hongroise. Depuis la diète de Rákos en 1505, il n'avait cessé d'y intervenir, d'abord en tant que frère du roi Vladislav II Jagellon ; ensuite en tant qu'oncle et tuteur très influent du jeune héritier de ce dernier, le roi Louis II1. En outre, soucieux de contenir les visées des Habsbourg sur le royaume, il s'était rapproché un moment du plus riche et du plus puissant des seigneurs hongrois, Jean Zápolyai dont il avait épousé la sœur, Borbála, en 1512. Par la suite, en cherchant à secouer cette tutelle polonaise Zápolyai l'avait amené à donner son consentement à l'accord matrimonial entre les Habsbourg et la branche hungaro-tchèque des Jagellon : il avait ainsi approuvé le double mariage entre Ferdinand et la fille de Vladislav, Anne, et entre Louis et Marie, sœur de Ferdinand et de Charles Quint2. Lorsque Louis II fut aux prises avec les Turcs, Sigismond s'abstint prudemment de lui porter secours, préservant ainsi sa précieuse alliance avec le sultan3. Aux lendemains de Mohács, il un traité de cinq ans, probablement renouvelé, de nouveau pour cinq ans, en 1507, entre Sigismond Ier et Bâyezîd II. Après la mort de ce sultan en 1512, un nouveau traité conclu par Selîm Ier, prend effet en mai 1514, probablement pour cinq ans puisque le même souverain le remet en vigueur en septembre 1519, cette fois pour une période de trois ans. Toutefois, Süleymân, monté sur le trône en 1520, ne le renouvellera qu'en 1525 (cf. infra, n. 5), également pour trois ans. En 1528, ce traité est prolongé pour cinq ans. Au terme de ce délai, en 1533, Süleymân accorde à Sigismond un traité viager ; Abrahamowicz, op. cit., docs. n° 3, pp. 22-23 ; n° 8-9, pp. 26-28 ; n° 10-11, pp. 28-29 ; n° 14, p. 31 ; n° 15, pp. 31-32 ; n° 16-17, pp. 32-33 ; n° 19-20, pp. 34-35 ; n° 23, pp. 37-38 ; n° 30-31, pp. 44-46. Soulignons l'intérêt de cette alliance pour les deux parties : la Pologne avait tout avantage à se ménager les bonnes dispositions d'un voisin aussi puissant que l'empire ottoman, capable de contenir des vassaux avec lesquels elle était en conflit : le khan des Tatars de Crimée dont les incursions menaçaient ses frontières, et le voiévode de Moldavie qui lui disputait la Pocucie. Mais il était également souhaitable pour la Porte de détourner la Pologne d'une alliance avec les Habsbourg et d'assurer la sécurité de son commerce avec la Pologne et la Moscovie dont elle tirait, en particulier, les fourrures de prix, nécessaires à son potocole. 1Rincon écrira dans un rapport à son maître, François Ier, avoir entendu de la bouche de Bornemisza, lieutenant du roi de Hongrie, que "c'était lui (Sigismond) le fondement sans lequel rien ne se pouvait entreprendre en Hongrie …" ; cité in J. Ursu, La politique orientale de François Ier (1515-1547), Paris 1908, p. 21, n. I. 2Rappel de ces épisodes dans G. Barta, "An d'illusions (notes sur la double élection de rois après la défaite de Mohács)", Acta historica Academiae Scientiarum Hungaricae, 24, Budapest, 1978, p. 19. 3En s'attaquant à la Hongrie, Süleymân avait lieu d'attendre une intervention millitaire de Sigismond en faveur du roi Louis, son neveu et pupille. Lors des préparatifs de la campagne de Belgrade, il avait ainsi demandé au khan de Crimée, Mohammed Giray, de lancer de son côté une incursion en Pologne. Le khan s'était d'ailleurs excusé en alléguant que le roi de Pologne lui payait un tribut "afin que son royaume soit épargné …" ; cf. la lettre de Mohammad Giray à Süleymân, Archives du palais de Topkapı, E. 1308 (1301)/2, in A. Bennigsen, P. N. Boratav, D. Desaive, Ch. Lemercier-Quelquejay, Le khanat de Crimée dans les archives du musée du palais de Topkapı, Paris-La Haye, 1978, pp. 110-117. Il y a probablement un lien entre le fait que Süleymân n'ait pas renouvelé avant 1525 le traité de trois ans conclu par son père avec Sigismond en 1519 (cf. supra, n. 2). En revanche, Süleymân donnera acte à Sigismond dans une lettre des 12-21 févr. 1528, du fait que, fidèle au traité conclu avec la Porte en 1525, il n'avait pas soutenu Louis II, lors de la campagne de Mohács : "alors que le roi La'oş, qui était précédemment roi de
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envoya Mikolaj Nipszycz rechercher le corps de son neveu défunt et chargea le même émissaire de le représenter à la diète de Szekésfehérvár convoquée par Zápolyai en vue de son élection au trône1. Ainsi, Sigismond semblait alors prêt à soutenir son ex-beau-frère (Borbála était morte en 1516), lequel se prévalait d'ailleurs hautement de ce soutien2. Mais lorsque les deux concurrents au trône, Ferdinand et Zápolyai, entrèrent en guerre ouverte, le roi de Pologne déploya tous ses efforts pour les pousser à un compromis. Il escomptait ainsi se ménager les Habsbourg et peut-être également ôter des prétextes d'intervention aux Turcs qui n'avaient jamais cessé d'être pour lui des alliés redoutés. Sa propre lignée avait en outre des chances de recueillir les fruits d'un tel compromis, d'autant plus qu'il conclut en décembre 1530 un accord matrimonial avec les Habsbourg, stipulant le mariage de son fils, Sigismond-Auguste, descendant à la fois des Jagellon et des Zápolyai, et de la fille aînée de Ferdinand, Elisabeth3. Les premiers essais de médiation de Sigismond remontent à juin 1527 quand ses ambassadeurs tentèrent, d'ailleurs sans succès, à Olmütz, de mettre d'accord les représentants de Ferdinand et de Hongrie et est mort par notre sabre, avait l'intention de faire la guerre à ma Seigneurie, refuge de la félicité, et qu'il t'a demandé ton aide, tu as respecté le pacte existant entre nous, en accord avec ton attachement à notre Seuil de la Félicité, tu ne l'as pas suivi et tu ne lui as pas porté assistance …" ; AGAD, Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 22, nr 49 ; regeste et description in Abrahamowicz, op. cit., doc. n° 21, p. 36. 1Barta, art. cit., p. 14. En fait, la politique de Sigismond après Mohács apparaît comme hésitante et ambiguë : il avait personnellement des droits dynastiques sérieux sur la Hongrie, qu'on pouvait même tenir pour supérieurs à ceux des Habsbourg ; et, de fait, une partie des nobles hongrois, conduits par Paul Vardáy, évêque d'Agria, lui offrirent la couronne. Parmi ses conseillers, le primat de Gniezno, Jean Lasky, opposé aux Habsbourg, le poussait à accepter ; mais d'autres influences s'exerçaient sur lui en sens contraire : celles du chancelier Christophe Szydlowiecki, et du vice-chancelier Pierre Tomicki qui le mettaient en garde contre un risque de conflit avec les Habsbourg ; celle aussi de la reine Bona, alors acquise à ces derniers et que confortait la présence en Pologne de l'ambassadeur impérial Herberstein, sur le retour de sa seconde mission en Moscovie. En outre, la plus grande partie de la noblesse polonaise était hostile à une nouvelle union hungaro-polonaise, considérant que le dualisme du temps de Louis Ier Le Grand, avait surtout profité aux Hongrois. Dans ces conditions, Sigismond tarda à répondre aux offres hongroises et attendit octobre pour dépêcher à la diète de Transylvanie André Krycki, évêque de Przemysl et Stanislas Sprowski. La lettre dont il les chargeait restait sibylline (publiée in Monumenta comitalia regni Hungariae, II, pp. 27-28), bien qu'il fût finalement résolu à accepter. Mais, du fait de ces atermoiements, ses ambassadeurs parvinrent en Hongrie alors que Zápolyai avait déjà été élu et couronné : il était désormais exclu de soutenir des prétentions se heurtant à tant d'obstacles internes et externes ; cf. W. Sobiecki, Histoire de la Pologne, Paris, 1934, p. 132 ; R. Ciocan, politica Habsburgilor faţă de Transilvania în timpul lui Carol-Quintul, Bucarest, 1945, pp. 14-16. nous verrons que Sigismond n'en travaillera pas moins par la suite à faire régner, sinon lui-même, du moins sa postérité sur la Hongrie. 2Dans un mémoire remis à Rincon, l'agent de François Ier, Zápolyai met au premier rang de ses partisans le roi de Pologne qui est pour lui "comme un frère" ; cité par Ursu, op. cit., p. 43. 3Cf. Chr. Turetschek, Die Türkenpolitik Ferdinands I. von 1529 bis 1532, Vienne, 1968, pp. 200, 204. On sait que finalement Zápolyai épousera en 1539 la fille de Sigismond, Isabelle, ce qui fera de leur fils tardif, Jean-Sigismond, l'héritier des droits à la fois des Jagellon et des Zápolyai sur la Hongrie.
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Zápolyai1. Il fut plus heureux en 1531 quand fut établie sous ses auspices et ceux du duc Georges de Saxe, une trêve d'un an entre Ferdinand, Zápolyai et les Turcs2. En 1534, après que lui-même eut renouvelé l'année précédente son alliance avec le sultan et qu'un armistice eut été conclu entre ce dernier et Ferdinand, Sigismond se propose d'exercer une nouvelle médiation entre les deux compétiteurs au trône hongrois, et envoie une ambassade à Süleymân alors occupé en Perse, pour lui demander d'autoriser sa démarche. Telle est l'origine des deux lettres qui nous occupent ici : elles constituent les réponses respectives du sultan et du grand vizir à cette demande, sous la forme d'un exposé argumenté de la position ottomane par rapport aux parties en présence et d'une justification des conditions mises par le Porte à l'exercice de cette médiation. Plus précisément, ces deux textes ont été rédigés dans la décade du 25 février au 6 mars 1534 à Alep où hivernaient le grand vizir et son armée, durant la longue campagne dite des deux Irak (1533-1536) contre Chah Tahmasp, marquée par les prises de Tabriz et de Bagdad. Les contenus en sont très proches, ce qui n'est pas surprenant puisqu'ils expriment des conceptions par définition identiques et proviennent d'une même chancellerie. Elle était alors dirigée par le re’îs ül-küttâb Celâlzâde Mustafa qui accédera peu après à la charge de nişâncı et restera fameux sous le nom de Koca Nişâncı ("le grand nişâncı") pour l'importance de son activité à ces deux postes comme pour son œuvre historique et juridique3. Nous ne sommes pas à même d'évaluer sa part personnelle dans l'élaboration de nos deux documents. En tout cas, nous constaterons qu'ils suivent souvent de très près des idées et des formulations qu'on retrouve par ailleurs dans les propos directs du grand vizir, tels que les ont rapportés des ambassadeurs. Mais en dépit de leurs similitudes, on relève des différences d'expression entre les deux lettres4, celle d'Ibrâhîm se révélant en général mieux construite et plus précise dans la chronologie. Elle doit donc être prise pour base, même s'il est éclairant à l'occasion de la compléter par quelques éléments empruntés à la lettre émise au nom du sultan. Les deux récits commencent leur historique de la question hongroise par l'évocation de l'ambassade envoyée à Louis II par Süleymân à l'occasion 1Barta, art. cit., p. 34. 2Cf. Turetschek, op. cit., pp. 205-219 et 357-360. 3Cf. İ. H. Uzunçarşılı, "On altıncı asır ortalarında yaşamış olan iki büyük şahsiyet Tosyalı Celâlzâde Mustafa ve Salih çelebiler", Belleten, XXII, Ankara, 1958, pp. 391-441 ; J. Matuz, Das Kanzleiwesen Sultan Süleym®ns des Prächtigen, Wiesbaden, 1974, pp. 30-31, 42. 4On notera par exemple, une curieuse différence formelle entre les deux lettres dans la désignation de Ferdinand, "roi des Tchèques" (Çih kıralı) dans celle de Süleymân ; "roi d'Autriche" (Nemçe kıralı) dans celle d'Ibrâhîm pacha.
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de son avènement en 1520. Le mauvais traitement infligé par le roi de Hongrie à l'ambassadeur est présenté comme la cause directe de l'instauration de l'état de guerre, l'origine de toutes les actions ultérieures du sultan dans ce pays. Il est instructif de voir ainsi revêtu d'une importance décisive un événement dont précisément la signification véritable reste encore discutée par les historiens. L'idée que l'envoi à Buda du çavuş Behrâm ait eu plus qu'une portée protocolaire et que l'émissaire de la Porte, au même titre qu'un second çavuş expédié en 1524, ait été chargé d'inviter le roi à se soumettre, a été soutenue par l'historien hongrois Perjés1 et combattue par certains de ses compatriotes2. Pourtant les raisonnements tenus par le premier ne manquent pas de force : il est sûr que les progrès de la puissance habsbourgeoise, le pacte dynastique conclu entre les Habsbourg et les Jagellon de Hongrie qui préfigurait la mainmise des premiers sur le royaume, l'élection de Charles Quint au trône impérial en 1519, événements dont la Porte ottomane était bien entendu informée, avaient de quoi alarmer cette dernière et l'amener à des mesures préventives. Surtout, on ne comprendrait pas la décision de Louis II de rompre l'entente de son pays avec les Turcs qui avait été régulièrement renouvelée dans les décennies antérieures, et de solliciter en toute hâte le secours des puissances étrangères, si le çavuş n'avait pas formulé au nom de son maître des exigences d'une nature nouvelle : le paiement d'un tribut et peut-être aussi le libre passage en cas de besoin des troupes ottomanes à travers le territoire hongrois. D'ailleurs, ces hypothèses ne relèvent pas seulement d'une déduction logique à partir des faits connus. Certaines sources peuvent être invoquées en leur faveur : des auteurs comme le chroniqueur ottoman ‘Âlî ou le Vénitien Sagundino écrivent explicitement que l'envoyé d'Istanbul était venu réclamer un tribut (harâc) sous menace de guerre3. Néanmoins, nous devons reconnaître qu'à première vue nos deux lettres vont à l'encontre de cette version. Elles insistent sur le caractère purement protocolaire de l'ambassade, ce qui les conduit à mettre l'attitude de Louis II sur le compte de dispositions mauvaises et injustes et d'une volonté de provocation. 1G. Perjés, Az országút szélére vetett ország, Budapest, 1976. 2Cf., par exemple, D. Kosáry, Magyar külpolitika Mohács elött, Budapest, 1978, pp. 67-68, 184185. Pour la polémique entre Perjés et Kosáry, cf. G. Perjés, "A Mohács-kérdés módszertanához", Valóság, 21, 9, 1978, pp. 68-79 ; K. Kosáry, "Módszertan vagy büvészkedés", Valóság, 21, 10, 1978, pp. 94-96. Résumé de la controverse sur l'"offre de vassalité" in S. B. Vardy, Clio's art in Hungary and in Hungarian-America, ch. VIII : "The changing image of the Turks in twentiethcentury Hungarian historiography", pp. 157-159. 3Cf. J. de Hammer (-Purgstall), Histoire de l'Empire ottoman depuis son origine jusqu'à nos jours, J. J. Hellert, trad., V, 1520-1547, Paris, 1836, p. 405.
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Le grand vizir écrit ainsi : Lorsque Sa Majesté est montée sur le trône sublime […], conformément à la coutume qui commandait de faire part de cette nouvelle à tous les amis proches et voisins, elle a également envoyé un homme avec une lettre sacrée au roi de Hongrie, mais le roi La'oş a fait alors preuve d'inhumanité, il a retenu prisonnier l'homme qui était venu, et manifesté par là son hostilité …
Ne nous trompons cependant pas sur cette présentation et tenons compte au contraire de la logique de ces deux textes : nous aurons à constater tout au long de notre analyse qu'ils ont pour but de démontrer le bon droit du sultan, à travers les différentes phases de l'affaire hongroise, de mettre en évidence le bien-fondé de son comportement, non pas sur le plan du calcul politique — les considérations de cet ordre sont exclues du discours impérial — mais sur celui du droit et même de la morale. D'où l'intérêt de ne donner qu'une image partielle des buts de la mission de Behrâm çavuş, une présentation qui enlève tout tort au sultan et fait retomber toute la responsabilité de l'échec de la mission sur le roi Louis ; ce dernier en est disqualifié sur le plan précis où Süleymân se situe : celui du droit et de l'éthique. En emprisonnant l'émissaire ottoman (on notera au passage qu'Ibrâhîm ne retient pas les bruits d'assassinat qui circulèrent et que Hammer créditera dans son ouvrage1), le jeune roi faisait plus que risquer de provoquer une guerre : dans la conception ottomane, il la déclarait ; il manifestait déjà par son acte l'instauration de l'état de guerre (‘adâvet) dont il avait donc pris l'initiative. Or ce comportement était entièrement dépourvu de justification, les buts de l'ambassade, tels qu'ils sont exposés, étant parfaitement purs, louables et conformes aux usages internationalement reconnus entre les 1Ibid., pp. 14, 405-406. Hammer conclut à l'assassinat de l'ambassadeur malgré les opinions des chroniqueurs ottomans et de Sagundino, en arguant du fait qu'Ibrâhîm avait reproché ce meurtre aux deux premiers émissaires de Ferdinand à la Porte, en mai 1528, Habordanecz et Weixelberger. Pourtant en 1527, l'incertitude régnait encore puisque le troisième vizir, Ayas pacha, demandait à Lasky, émissaire de Zápolyai, si l'ambassadeur envoyé par Süleymân à Louis II vivait encore ; ibid., p. 105 ; cf. le rapport d'ambassade de Jérôme Lasky de mars 1528 in E. de Hurmuzaki, Documente privitoare la Istoria Românilor, II, I, 1451-1575, Bucarest, 1891, pp. 4344. Lasky proteste d'ailleurs de son ignorance : "nescio, inquam, certe, quia novus sum Ungariae homo…". Par la suite, le grand vizir sut à quoi s'en tenir puisqu'au printemps 1533, il ne fait état que d'emprisonnement pour Behrâm çavuş et pour le second çavuş envoyé en 1524, devant les émissaires de Ferdinand, Jérôme de Zara et Cornelius Duplicius Schepper ; Hammer, op. cit., V, p. 190, et cf. le rapport de ces deux ambassadeurs (Vienne, 27 sept. 1533) in A. von Gévay, Urkunden und Actenstücke zur Geschichte der Verhältnisse zwischen Österreich, Ungern und der Pforte im XVI. und XVII. Jahrhunderte, V, Vienne, 1838, p. 22 (le rapport de Schepper a été également publié in H. Kretschmayr, "Schepper C. D. konstàntinopolyi követ naplo törekédeke 1533 évböl", Történelmi Tár, 1903). Nos deux lettres de 1534 confirment la thèse de l'emprisonnement (qui n'en constituait pas moins un abus très grave).
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souverains ; ils étaient même amicaux. Dès lors, seul le manque d'humanité, de compassion (mürevvetsizlik) à l'égard du malheureux çavuş avait pu guider le roi dont la culpabilité morale était ainsi mise en évidence. S'il était donc conforme aux objectifs de cette relation des faits de taire l'éventuelle offre de vassalisation par la voie diplomatique qu'aurait comportée l'ambassade du çavuş, il ne nous paraît pas excessif de considérer qu'elle n'en étaye pas moins, de façon indirecte, cette hypothèse, en faisant si fortement ressortir l'anomalie du comportement de Louis, son absurdité. Bien plus, nos deux lettres nous semblent confirmer d'une autre manière encore la portée politique capitale de la mission de Behrâm çavuş, par le rôle clef qu'elles attribuent à l'échec de cette ambassade dont elles font la cause originelle de tous les développements ultérieurs de l'affaire hongroise. Ce rôle est encore accentué par l'absence d'allusion à la seconde ambassade du même type, celle de 1524 (dont la mention n'aurait rien ajouté à l'argumentation ottomane). Les déboires de Behrâm çavuş apparaissent ainsi non seulement comme l'origine de la campagne de Belgrade de 1521 mais aussi de celle de Mohács de 1526. Le raccourci est le plus net dans la lettre du sultan qui, faisant curieusement abstraction de la première campagne (évidemment de moindre conséquence sur le plan politique), passe sans transition de l'emprisonnement du çavuş à la "confrontation dans la plaine de Mohács". Le grand vizir au contraire distingue bien les deux campagnes, mais ne donne pas d'explication particulière au déclenchement de la seconde, se contentant d'écrire : "par la suite, lorsqu'on s'est rendu de nouveau dans ce pays, il y a eu affrontement dans la plaine de Mohács …" Nous sommes d'autre part frappé par le fait qu'aucune des deux lettres ne fasse allusion au rôle qu'avait pu jouer dans le lancement de la campagne de 1526, la diplomatie du roi de France, François Ier, battu à Pavie en 1525 et retenu prisonnier par Charles Quint. Le grand vizir en avait fait au contraire clairement état dans ses propos tenus aux envoyés de Ferdinand, tant en 1530 qu'en 15331. C'eût été pourtant l'occasion de souligner dans ces lettres qui les 1Sur les négociations franco-ottomanes avant Mohács, cf. Hammer, op. cit., V, pp. 70-71, 150153 ; Ursu, op. cit., pp. 27-37. Les chroniqueurs ottomans, Kemâlpaşazâde et Solakzâde, soulignent l'influence des prières de François Ier dans le déclenchement de la campagne de 1526. Le second écrit ainsi que "le grand padichah, ému de miséricorde (pour le roi de France), résolut de faire la guerre à ce roi (Louis II) rempli de mauvaises dispositions …". Ce passage (cité par J. de Hammer in "Mémoire sur les premières relations diplomatiques entre la France et la Porte", Journal Asiatique, Ière série, X, Paris, 1927, p. 27) est tout à fait dans la tonalité moralisante de nos deux lettres ; cf. de même le rapport de Joseph de Lamberg et Nicolas Juritschitsch à Ferdinand de févr. 1531, cité in Hammer, op. cit., V, pp. 150-151 ; publié in Gévay, op. cit., III, Vienne, 1838, p. 44 ; le rapport de Zara et Schepper in Hammer, op. cit., V, pp. 190-191 et in Gévay, op. cit., V, p. 22. Même témoignage sur la reconnaissance par Ibrâhîm de l'influence de François Ier sur la décision du sultan dans le rapport du baile de Venise, Pierre Zeno, de mars 1533, publié in M. Sanuto, Diarii, LVIII, Venise, 1894, p. 96.
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exaltent si fortement par ailleurs, la "compassion" et l'"humanité" du sultan, en faisant valoir qu'il avait été ému par les supplications de la reine-mère, Louise de Savoie, le conjurant de s'attaquer à Louis, beau-frère du géôlier de son fils. Le silence sur ce point s'explique peut-être par la volonté des gouvernants ottomans de ne pas dévier de l'argumentation présentée au roi de Pologne qui consiste à faire de Louis II l'unique initiateur et responsable de cette première phase des guerres hongroises, de même que Ferdinand sera présenté comme le seul moteur des suivantes, le sultan ne faisant que répondre à des provocations. Pour revenir une dernière fois à l'interprétation de l'ambassade de Behrâm çavuş, nos deux lettres nous paraissent appuyer d'une autre manière encore, cette fois plus directe, la thèse de l'offre de la vassalité dans la mesure où, comme nous le verrons un peu plus loin, un de leurs principaux apports est précisément d'énoncer de la manière la plus explicite que l'objectif de la Porte après Mohács fut d'appliquer ce type de régime à la Hongrie. Si les gouvernants ottomans dévoilent clairement leurs intentions à ce stade du processus et non plus tôt, c'est peut-être que la victoire de 1526 les fondait à imposer leur suzeraineté au royaume, alors que cette prétention n'était pas aussi légitime — et donc rétrospectivement avouable — en 1520. L'idée est soutenue avec force dans les deux lettres que la campagne de 1526, à laquelle Süleymân avait fixé officiellement comme but la prise de Buda1, a bel et bien constitué une conquête de la Hongrie. L'écrasement de l'armée royale à Mohács, la mort du roi présentée comme directement perpétrée par le sabre ottoman, l'occupation de la capitale et le séjour du sultan dans le palais royal, constituaient autant d'actions à valeur de symboles, qui consacraient sur le plan juridique la réalité de la conquête. Dans cette perspective, le fait que le sultan ne soit pas resté à Buda, qu'il ait ordonné quelques jours seulement après son entrée l'évacuation complète de la capitale, suivie du retrait de ses troupes de la presque totalité du royaume, qu'il se soit contenté d'annexions limitées au sud du pays, ne changeait rien à l'affaire. Nos lettres font d'ailleurs entièrement abstraction de ces circonstances : au regard de la théorie du droit de conquête qui est soutenue, elles n'étaient pas de nature à modifier le caractère irréversible de ce qui avait précédé. Elles ne daignent pas davantage répondre à ceux qui s'interrogeraient sur les causes du retrait ottoman pour y voir la marque de l'incohérence ou de la relative faiblesse du pâdişâh. La réponse implicite est plutôt qu'une fois la 1Le journal de la campagne signale que Süleymân proclama le 9 août 1526 à son camp d'Ujlak (place dont il venait de s'emparer) que son but était de se rendre à Buda ; Hammer, op. cit., V, p. 79 ; cf. le passage correspondant du journal in A. C. Schaendlinger, Die Feldzugstagebücher des ersten und zweiten ungarischen Feldzugs Suleymans I., Vienne, 1978, p. 76 ; fac-similé, p. 43, 1.6.
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conquête accomplie, ce dernier n'avait pas besoin d'occuper le pays pour qu'il lui appartienne : "Désormais, déclare le grand vizir, le pays de Hongrie faisait partie des pays conquis par notre propre sabre et notre propre force" (Engürüs memleketi kendü kılıçımız ve kuvvetimiz ile alınmış memleket olub). Même affirmation chez le sultan : "le pays de Hongrie était devenu mon territoire" (memleketim). La conviction formulée de cette manière à l'adresse du roi de Pologne en 1534 n'était pas nouvelle. La conception selon laquelle les événements de 1526 faisaient du sultan, de manière irréversible, le maître légitime de la Hongrie, apparaît au contraire comme un leitmotiv dans les écrits et propos des gouvernants ottomans à partir de cette date. On en trouve une expression exemplaire dans les propos tenus à Jérôme Lasky, émissaire de Zápolyai à la Porte, en décembre 1527 : "Notre loi, proclamait le vizir Mustafa, veut que chaque endroit où s'est reposée la tête du pâdişâh, où s'est montrée celle de son cheval, soit à jamais soumis à sa domination …"1. Le grand vizir précisait : "nous avons tué le roi Louis2 … Nous avons pris son château3 et nous y avons mangé et dormi. Son royaume est à nous …"4. Il présentait la conquête par le sabre comme la seule véritable voie d'accès à la royauté, rendant toutes les autres caduques : "C'est une folie, faisait-il encore observer à Lasky, de penser que les rois soient rois par la couronne. Ce n'est pas l'or, ce ne sont pas les pierres précieuses qui font régner, mais le fer. Le sabre force à l'obéissance ; le sabre doit garder ce qui a été gagné par le sabre"5. Toutefois, les formulations employées dans ces propos pouvaient laisser conclure que les conceptions exprimées étaient particulières aux Ottomans, qu'elles tenaient à leurs règles propres ou provenaient du droit islamique dont ils se réclamaient. Le vizir Mustafa parlait de "notre loi" et Ibrâhîm utilisait des images telles que celles-ci : "nous avons des serres plus
1Cité in Hammer, op. cit., V, p. 105 ; cf. Hurmuzaki, op. cit., II, I, p. 41. 2On sait que le roi Louis ne fut pas directement tué par l'ennemi, contrairement à la version ottomane, mais se noya dans un ruisseau en crue, entraîné par son cheval tombé dans l'eau ; cf. Histoire de la Hongrie des origines à nos jours, E. Pamlényi, éd., Budapest, 1974, p. 143. 3Le château royal du Buda ("sedes regalis" dans le texte de Lasky). 4Cité par Hammer, op. cit., V, p. 106 ; cf. Hurmuzaki, op. cit., II, I, p. 46. Cf. de même les propos du vizir Mustafa à Lasky : "regnum illud jure belli nostrum esse quia regem illius occidimus, Sedem Regiam occupavimus …" ; ibid., p. 57. Même idée que la totalité de la Hongrie a été conquise par le sabre du sultan dans les lettres de Süleymân et d'Ibrahîm pacha, respectivement à Charles Quint et Ferdinand, du 4 juillet 1533, publiées (dans la traduction latine) par Gévay, op. cit., V, pp. 135, 137, 139-140. 5Cité par Hammer, op. cit., V, p. 106 ; cf. Hurmuzaki, op. cit., II, 1, p. 46.
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terribles que les faucons ; nos mains restent là où nous les avons mises une fois, à moins qu'on ne les coupe …"1. Au contraire, les deux lettres au roi de Pologne soulignent à l'intention de ce prince chrétien que la notion de droit créé par la conquête était un principe universellement reconnu, aussi bien par les souverains chrétiens que musulmans, qu'elle était, pour reprendre les termes employés, "conforme aux us et coutumes des pâdişâh", c'est-à-dire, dans le contexte, des rois en général. Les conséquences majeures de la campagne de Mohács avaient donc été aux yeux de la Porte, d'ordre juridique : elle avait conféré au sultan les droits sur la Hongrie issus de la conquête et donc modifié le statut du royaume qui avait perdu son autonomie : le pâdişâh était désormais l'arbitre suprême de ses destinées, ce dernier restant d'ailleurs libre d'exercer ou non dans les faits le droit virtuel d'intervention qu'il s'était acquis. En tout cas, ce droit impliquait comme conséquence minimale — et peut-être suffisante — que personne d'autre n'intervienne dans le pays "de sa propre initiative", sans l'accord préalable de l'ayant droit. Or, on constate que cette conception d'un droit virtuel mais non nécessairement exercé, esquissée dans un passage de nos deux lettres, correspond précisément à l'attitude apparemment surprenante adoptée par la Porte dans les mois qui ont suivi la campagne de 1526. Ce qui frappe en effet dans cette période, une fois le reflux de leur armée opéré, c'est le silence observé par les Turcs après la tempête : on voit les partis en présence s'opposer et tenter de régler à leurs manières respectives l'avenir du pays en faisant abstraction, au moins en apparence, de l'hypothèque ottomane. Le voiévode de Transylvanie convoque la diète de Székesfehérvár et se fait proclamer roi le 11 novembre ; puis Ferdinand de Habsbourg se fait élire à son tour le 17 décembre 1526 par la diète de Pozsony (Bratislava) qu'il avait fait rassembler de son côté2. Tout se passe comme si l'entrée de Süleymân à Buda n'avait été qu'un épisode sans lendemain. Tous vivent dans une illusion que favorise la réserve du sultan. Toutefois cette attitude d'expectative ne pouvait être maintenue dès lors que Ferdinand intervenait militairement dans le pays, s'emparait à son tour de Buda, défaisait son rival Zápolyai et le réduisait à chercher refuge en Pologne ; dès lors que le droit qu'elle détenait virtuellement était bafoué, la Porte se voyait dans l'obligation de l'exercer effectivement. Sans doute peut-on estimer en termes de Realpolitik que la faute majeure de Ferdinand, archiduc d'Autriche qui deviendra également en février 1527 roi de Bohême, et surtout frère de Charles Quint, est, du point de vue 1Cité par Hammer, op. cit., V, p. 107 ; cf. Hurmuzaki, op. cit., II, 1, p. 51. 2Cf. Barta, art. cit., pp. 9-15, 27-39.
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des Ottomans, d'être un trop puissant voisin dont ils ont compris que la présence en Hongrie constituerait une menace intolérable pour leur empire ; mais ce n'est en aucune façon ainsi qu'ils présentent les choses au roi Sigismond : ils lui montrent au contraire qu'en s'immiscant dans les affaires hongroises sans l'accord du sultan dont elles dépendaient désormais, il violait le droit : "il a pénétré de sa propre initiative et sans mon autorisation (kendü kendüden benim ma‘rifetim olmadan) dans ces provinces", accusait Süleymân, et le grand vizir qualifiait les intentions de ce "fauteur de troubles" de "rebelles" et de "séditieuses" (fitne ve fesada kasd edicek…). On voit que dans sa lettre à Sigismond comme dans ses discours aux émissaires de Ferdinand, le grand vizir fait totalement abstraction des droits dynastiques des Habsbourg sur la Hongrie, droits issus des contrats passés entre Frédéric et Mathias Corvin, entre Maximilien et Vladislav, et renouvelés par le mariage de la fille de ce dernier, Anne, avec Ferdinand1, et par celui de Marie avec Louis. Ibrâhîm précisait cette position en déclarant à Jérôme de Zara et Cornelius Schepper en mai 1533 : si le roi de Hongrie était mort dans son lit, Ferdinand aurait peut-être eu quelques droits à sa succession ; mais comme il est tombé sur le champ de bataille, son royaume nous appartient parce qu'il a été conquis par nos sabres2.
De même est passé tout autant sous silence le fait que, comme nous l'avons rappelé, Ferdinand s'était fait élire roi par une partie au moins de la noblesse hongroise en décembre 1526, la thèse du droit du sabre ayant pour conséquence de rendre toute autre source possible de légitimation nulle et non avenue. Comme l'exprime clairement la lettre d'Ibrâhîm à Ferdinand de la fin 1530, seule une victoire de Ferdinand sur le sultan, remportée sur le sol hongrois, aurait pu remettre en question les droits ottomans et donner consistance aux prétentions habsbourgeoises3. Le grand vizir observe en outre que si le comportement de Ferdinand était juridiquement condamnable, il n'était pas non plus "raisonnable" (ma’kûl değil iken…), dans la mesure où, violant ainsi les droits du sultan, il ne pouvait s'attendre qu'à une réplique foudroyante de ce dernier. 1Cf. Turetschek, op. cit., p. 153. 2Cité par Hammer, op. cit., V, p. 192 ; cf. Gévay, op. cit., V, p. 24. Même idée que le droit de régner ne peut être fondé que sur la conquête et non sur des arrangements dynastiques, dans la lettre citée de Süleymân à Charles Quint du 4 juillet 1533 : "frater autem vester accinxerat se ad querendum dictam Hungariam quasi jure hereditario ad eum pertineret, sed ille non cogitavit quod illa terra est hereditaria, que gladio subigitur …" ; ibid., p. 135. 3Cf. "Die älteste türkische Urkunde des deutsch-osmanische Staatsverkehrs" in F. Babinger, Aufsätze und Abhandlungen zur Geschichte Südosteuropas und der Levante, II, Munich, 1966, p. 238.
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Les deux lettres font ainsi clairement comprendre que c'est l'intervention de Ferdinand en Hongrie qui a poussé Süleymân à tirer, après un certain attentisme, les conséquences pratiques de la campagne de Mohács, à exercer effectivement, après avoir laissé pendant un an le pays à ses propres jeux politiques, le droit de regard sur son destin que lui avaient conféré ses victoires. Les deux lettres énoncent explicitement que la Porte avait alors le choix entre deux formes d'assujetissement de la Hongrie, l'annexion ou la vassalisation : "il était possible, note le grand vizir, de placer dans ce pays des esclaves de Sa Majesté le pâdişâh fortuné et de tenir le trône de Budun …" Et le sultan écrit de son côté : "il m'était possible et acquis de placer sur le trône de Budun […] mes bey et mes esclaves et de le mettre sous mon contrôle …". Possible en théorie, cette solution sera pourtant écartée au profit de la vassalisation, méthode d'ailleurs de tout temps en usage chez les Ottomans1. Comment ce choix est-il présenté ? La grand vizir écrit : Sa Majesté le pâdişâh fortuné a fait preuve de compassion et de pitié et elle a estimé convenable (münâsib) d'accorder la faveur (‘inâyet etmek) que de nouveau (gerü) la royauté de Hongrie soit attribuée à une personne du pays (içlerinden bir kimesne).
Le sultan se montre plus explicite en déclarant : il m'a paru convenable, de par la surabondance de ma compassion et de ma pitié envers les sujets (re‘âyâ) de Hongrie que la royauté de Hongrie soit attribuée à l'un d'entre eux, à l'un de leurs seigneurs (bey), jouissant de réputation et d'estime.
On voit que la vassalisation envisagée va de pair avec l'intronisation d'un roi "national", par opposition sans doute au gouverneur issu du personnel ottoman qu'aurait amené une annexion, mais aussi — et ce point était essentiel — au ressortissant d'une puissance étrangère qui viendrait s'interposer entre le pâdişâh et ses nouveaux re‘âyâ : le roi de Hongrie devait être au contraire l'un de ces re‘âyâ. Dans le contexte, c'est bien entendu avant tout la candidature de Ferdinand de Habsbourg que cette clause récusait. Mais elle pouvait viser également d'autres prétendants étrangers, notamment le roi 1Cf. H. İnalcık, "Ottoman methods of conquest", Studia Islamica, II, Paris, 1954, pp. 104-107 ; reprint in H. İnalcık, The Ottoman Empire : Conquest, Organization and Economy, Londres, 1978. Cf. infra nos remarques sur le fait que cette vassalisation pouvait être un régime durable et non pas nécessairement une étape vers une annexion inéluctable.
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Sigismond lui-même, investi par ses liens familiaux de droits considérables sur la Couronne hongroise. Il avait d'ailleurs eu, après Mohács, des partisans dans le pays qui le tenaient, nous l'avons dit, pour le candidat le plus légitime1. Toutefois, nous ignorons dans quelle mesure la Porte était au courant de cet épisode ancien et considérait que son correspondant devait se sentir rétrospectivement écarté par l'option qu'elle avait retenue. Au demeurant, il existait une incontestable convergence entre la conception d'un roi "national" développée par les gouvernants ottomans en fonction de leurs intérêts stratégiques propres, et les tendances xénophobes de la plus grande partie de la noblesse hongroise, en particulier de la moyenne noblesse. Ils s'alignaient tout naturellement sur le principe posé à la diète de Rákos en 1505 quant aux modalités de la succession au trône2 et pouvaient à juste titre prétendre satisfaire ainsi "les sujets de Hongrie". En même temps — et c'était, bien entendu le fait nouveau par rapport à la thèse de Rákos —, il était souligné que ce roi "national" serait placé à la tête du pays, non par la seule volonté d'une diète mais par la grâce du sultan et qu'il puiserait sa légitimité dans la reconnaissance de la Porte. Revenons sur les raisons attribuées par nos textes au choix d'un régime de vassalisation. Une fois de plus, elles apparaissent étrangères à tout calcul politique : c'est la grandeur d'âme du sultan qui est mise en avant, sa compassion (merhamet, mürüvvet), sa pitié (ruhm, ş efkat) envers les Hongrois, c'est-à-dire que le souverain ottoman se détermine en fonction de ces seules vertus morales dont précisément le roi Louis II avait manqué en maltraitant le çavuş Behrâm. Dans ces conditions, si nos deux lettres établissent de la façon la plus claire que les Ottomans ont bien opté à un moment donné pour une vassalisation de la Hongrie, il faut reconnaître qu'elles ne répondent qu'imparfaitement à plusieurs questions que les historiens se posent à ce sujet, et d'abord sur le moment exact où ce choix fut fait : était-il déjà en vue lorsque Süleymân lança la campagne de 1526 en lui assignant la prise de Buda comme objectif, ou n'est-ce pas plutôt une annexion pure et simple que le sultan visait alors ? Nos deux lettres ne permettent pas de trancher la question. Elles suggèrent seulement que le but initial était de châtier le roi Louis et de lui administrer par là la preuve de la supériorité militaire ottomane. Pour le reste, rien ne dit que les Ottomans eussent fixé dès le départ le sort qu'ils réserveraient à la Hongrie. Il est probable au contraire qu'ils attendaient pour se prononcer les résultats de la campagne. Qui peut dire, par exemple, ce qui serait advenu si le roi avait survécu ? Néanmoins, il reste peu 1Cf. supra, n. 6. 2Histoire de la Hongrie …, op. cit., pp. 138, 146 ; Barta, art. cit., p. 21.
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vraisemblable que les Ottomans auraient songé à conclure un accord de vassalité avec un prince qui avait donné assez de preuves de sa dépendance par rapport aux Habsbourg pour ne pas leur rester suspect, même après avoir été contraint par leurs armes. Une fois accompli ce développement imprévisible que fut la mort du roi, nous avons vu que les Ottomans se cantonnent dans un premier temps dans une attitude d'attente à laquelle ils ne mettent fin qu'avec les progrès de Ferdinand. Toutefois cette expectative semble bien avoir été tempérée par une action diplomatique discrète en direction de Zápolyai, sur laquelle nous reviendrons. Elle indique qu'au moins à partir de l'élection de ce dernier en novembre 1526, la Porte a entrevu une solution s'appuyant sur l'ancien voiévode de Transylvanie. Pourtant nos lettres, muettes sur ces tentatives d'ailleurs vaines, présentent assez nettement le choix de la vassalisation comme une décision postérieure, consécutive aux victoires de Ferdinand sur Zápolyai, et contemporaine de la soumission de ce dernier, elle-même précisément reliée à l'ambassade de Lasky à Istanbul. Nos documents insistent d'ailleurs sur le fait qu'il n'y a pas eu relation de cause à effet entre la soumission du voiévode et le choix de la vassalisation, mais seulement concomitance entre les deux événements (ittifak ol esnada…). En somme, les lettres de 1534 accréditeraient plutôt la thèse selon laquelle ce seraient les enseignements de la campagne de Mohács — difficile et coûteuse pour les Turcs — qui leur auraient fait préférer la vassalisation à l'annexion1, mais elles laissent cependant ouverte la question de savoir si Süleymân ambitionnait clairement une conquête effective de la Hongrie en se mettant en marche au printemps 1526. Il est vrai que le seul fait de poser une telle question ne manquera pas de paraître oiseux à tous ceux pour qui l'Empire ottoman étant par nature un État conquérant dont la raison d'être est de s'étendre toujours plus avant, Süleymân ne pouvait qu'espérer s'emparer de la Hongrie. Pourtant, un examen plus attentif des réalités politiques et militaires ottomanes conduit à nuancer cette vision des choses, quelque appui qu'elle paraisse d'ailleurs trouver dans la phraséologie ottomane elle-même. C'est précisément, selon nous, le mérite de certains des historiens qui se sont interrogés sur le comportement de Süleymân entre 1526 et 1541, que d'avoir attiré l'attention sur quelques-unes
1Cf. par exemple, J. Matuz, "Der Verzicht Süleym®ns des Prächtigen auf die Annexion Ungarns" in Ungarn-Jahrbuch, VI, Mayence, 1974-1975, p. 39 : "Es wäre allerdings irrig zu behaupten, dass der Sultan 1526 den Rückzug für den Fall eines Sieges über Ungarn von vornherein eingeplant habe …". L'auteur s'oppose explicitement à l'opinion de J. W. Zinkeisen in Geschichte des osmanischen Reiches in Europa, II, p. 655 ; mais sa thèse va également à l'encontre des explications "structurelles" du repli que nous mentionnerons plus loin, comme il le souligne luimême.
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des réalités dont le pâdişâh réputé tout-puissant était bien obligé de tenir compte. L'argument de Nemeskürty selon lequel le sultan aurait préféré se replier après la prise de Buda parce que les armées du voiévode de Transylvanie, Zápolyai, et du ban de Croatie, Kristóf Frangepán, étaient restées intactes après Mohács1, reste sujet à caution, compte tenu de la différence des forces respectives. D'autres explications du retrait turc ou de la préférence consécutive donnée à la vassalisation sur l'annexion, sont en revanche plus convaincantes. J. Matuz a ainsi souligné le rôle qu'avait pu jouer le climat hongrois pour dissuader les troupes ottomanes habituées à des températures plus méridionales, de prolonger leur séjour dans le pays durant l'hiver ; le mauvais état des routes pendant cette saison faisant en outre obstacle à l'arrivée de renforts. Les conséquences du facteur climatique paraissent en effet d'autant plus vraisemblables que la campagne de Mohács avait été, même au cours du printemps et de l'été, considérablement entravée par un temps qui semble avait été exceptionnellement pluvieux et froid2. Au surplus, il apparaît que l'hivernage, où qu'il ait lieu, n'allait pas sans poser des problèmes aigus aux forces ottomanes, en particulier aux sipâhî qui n'étaient pas durablement éloignés de leurs sources de revenus sans de sérieux inconvénients3. D'autre part, l'ottomanisant hongrois Gy. Káldy-Nagy et l'historien militaire G. Perjés ont proposé des explications plus générales du comportement du sultan, dépassant l'expérience particulière de la campagne de 1526, tendant à conclure que l'annexion totale de la Hongrie était exclue par nature des visées ottomanes (sauf cas de force majeure comme on le verra précisément en 1541). Le premier fait observer en termes de rationalité économique qu'une occupation de la Hongrie ne pouvait qu'être très coûteuse pour les finances ottomanes, alors qu'une vassalisation assortie du paiement d'un tribut constituait au contraire une source de revenus4. Bien que la Hongrie ne fût pas, au moins dans un premier temps, assujettie au paiement d'un tribut, il reste incontestable que l'occupation du pays représentait une charge considérable et que les Ottomans en étaient conscients : le grand vizir 1I. Nemeskürty, Ez történt Mohács után. Tudo sitás a Magyar történelem tizenöt esztendejéröl, 1526-1541, Budapest, 1966, p. 10. 2J. Matuz, art. cit., pp. 39-40. Le journal de la campagne de 1526 est rempli d'allusions à un mauvais temps exceptionnel, sévissant à de nombreuses reprises ; Hammer, op. cit., V, pp. 434442 ; Schaendlinger, op. cit., pp. 57-96. 3Nous avons abordé les problèmes posés par l'hivernage des troupes ottomanes in G. Veinstein. "L'hivernage en campagne, talon d'Achille du système militaire ottoman classique. A propos des sip®h¬ de Roumélie en 1559-1560", Studia Islamica, LVIII, 1983, pp. 109-148. 4Gy. Káldy-Nagy, Szulejmán, Budapest, 1974, en particulier p. 179.
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Ibrâhîm reconnaissait devant Jérôme Lasky en 1527 que la seule occupation de Belgrade et de Szerém (Srem) coûtait au fisc impérial 672 000 ducats par an1. D'ailleurs, le même Káldy-Nagy a montré qu'à partir du moment où la Porte se résolut à occuper durablement Buda et à constituer le beylerbeyilik de Budun, le budget de cette province fut constamment déficitaire entre 1550 et 15802. Envisageant la question du point de vue de la rationalité militaire, Perjés a estimé pour sa part que les Ottomans se seraient délibérément abstenus d'occuper un pays situé pour la plus grande part en dehors du rayon d'action de leur armée et dont le contrôle leur aurait coûté par conséquent des efforts considérables, disproportionnés à l'enjeu. Ils auraient donc d'abord cherché à appliquer un régime de vassalité à la Hongrie par la voie diplomatique, au moyen des ambassades de 1520 et 1524, puis par la force avec le campagne de 15263. Les adversaires de cette thèse, très controversée en Hongrie, ont mis en doute la capacité des Ottomans à prendre clairement conscience du rayon d'action de leurs troupes4. Ce scepticisme serait à la rigueur tenable si l'on introduit dans le concept de rayon d'action mis en avant par Perjés des calculs mathématiques par trop sophistiqués. Si l'on a plus simplement à l'esprit l'éloignement de Buda, le fait que ces régions étaient à une grande distance du cœur de l'empire, du centre des décisions, des bases de troupes et des sources de ravitaillement, il est plus difficile de mettre en doute que les Ottomans en aient été conscients. Süleymân se montre au contraire au fait de ces questions dans un texte comme le fethnâme qu'il adressera à ses gouverneurs provinciaux au retour du siège de Vienne en 1529. Il y précise les raisons pour lesquelles il préfère à cette date confirmer Zápolyai sur le trône hongrois, plutôt que d'annexer le pays, d'une façon incomparablement plus concrète que dans la lettre à Sigismond que nous étudions : 1Cité in Hammer op. cit., V, p. 107 : "nous dépensons chaque mois vingt-huit charges d'argent pour son occupation, c'est-à-dire cinquante-six mille ducats, et par conséquent six cent soixantedouze mille ducats par an …". Hammer a corrigé le chiffre annuel car le rapport de Lasky portait : "per annum facit 224 000 Ducatorum …" ; Hurmuzaki, op. cit., II, 1, p. 53. 2Cf. L. Fekete et Gy. Káldy-Nagy, Budai török számadáskönyek : 1550-1580, Budapest, 1962, version allemande : Rechnungsbücher türkischer Finanzstellen in Buda (Ofen), 1550-1580 : Türkischer Text, Budapest, 1962. Plus récemment, ce point de vue d'été partiellement remis en question par Gabor Agoston, pour les années 1570-1580. 3Cf. G. Perjés, "Ungarn und die Türken" in Österreich und die Türken, Eisenstadt, 1972, pp. 4751 : l'auteur conclut que la Save constituait la ligne au-delà de laquelle l'Etat ottoman ne pouvait maintenir avec succès ses positions. Perjés a donné un exposé complet et récent de ses thèses in Mohács, Budapest, 1979 ; un résumé commode en anglais in idem, "Game theory and the rationality of war : the battle of Mohács and the disintegration of medieval Hungary", East European Quarterly, XV, 2, juin 1981, pp. 153-162. 4Sur cette discussion, cf. Vardy, op. cit., p. 158.
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la ville de Budun avait été prise mais il était impossible de l'occuper de façon directe et de la pourvoir de troupes d'occupation, du fait de l'éloignement immense dans lequel elle se trouve par rapport à l'empire musulman …1.
Par ailleurs, l'argument opposé à Perjés selon lequel si Buda avait été en dehors du rayon d'action de l'armée ottomane en 1526, elle ne l'aurait pas moins été en 15412, n'est pas aussi décisif qu'il y paraît, car il méconnaît les efforts d'adaptation éprouvants et coûteux qu'ont alors nécessité les jonctions entre le centre de l'empire et ses nouvelles frontières, les solutions logistiques qu'il a fallu mettre au point à grand-peine, comme le développement de la navigation danubienne, la constitution de dépôts de provisions stratégiques, puis dans les campagnes de 1593-1606, le recours à l'hivernage systématique d'une partie des sipâhî3. En somme, les différentes thèses que nous venons de rappeler brièvement, tendant à expliquer pourquoi Süleymân renonça à annexer la Hongrie, tant après la campagne de Mohács que d'ailleurs celle de Vienne de 1529, sur laquelle nous reviendrons, ne nous paraissent pas dénuées de fondement. Néanmoins, les deux lettres de 1534 ne permettent pas de les départager puisque, comme nous l'avons constaté, fidèles à leur principe de ne prêter au sultan que des motivations morales, elles taisent les mobiles proprement politiques à la base de ses actions et laissent donc l'historien sur sa faim. Au demeurant, il n'est pas sûr qu'il faille choisir entre les différentes explications proposées pour n'en retenir qu'une seule, car elles ne sont pas exclusives les unes des autres et ont fort bien pu additionner leurs effets. Le fait subsiste que, si les Ottomans n'ont pas occupé la Hongrie après Mohács, c'est parce qu'ils ne l'ont pas voulu. Cette constatation n'implique évidemment pas qu'ils aient été dépourvus de toute visée expansionniste sur le pays. La campagne de 1521 avait bien été suivie, sinon tout à fait de la prise 1Cité par Turetschek, op. cit., p. 129, d'après R. Gooss, Die Siebenbürger Sachsen in der Planung deutscher Südostpolitik, Vienne, 1940, p. 189 (ne nous a pas été accessible). 2Cf. par exemple, Matuz, art. cit., p. 45. 3Cf. C. Ballingal-Finkel, «The provisioning of the Ottoman army during the campaigns of 15931606» dans Andreas Tietze, éd., Habsburgisch-Osmanische Beziehungen, Relations Habsbourgottomanes, colloque sous le patronage du Comité international d'études pré-ottomanes et ottomanes, Wien, 26.-30 September 1983, Vienne, 1985, pp. 107-123. Pour les préparatifs des campagnes de Hongrie de 1544-1545 (campagne annulée) et de 1552 (campagne de Temesvár), cf. Gilles Veinstein, «Some views on provisioning in the Hungarian campaigns of Suleyman the Magnificent» dans H.G. Majer, éd., Osmanistische Studien zur Wirtschafts-und-Sozialgeschichte in memoriam Vančo Bo·kov, Wiesbaden, 1986, pp. 177-185 ; id., «Comment Soliman le Magnifique préparait ses campagnes : la question de l'approvisionnement (1544-1545, 15511552)» dans F. Bilici, I. Cândea, A. Popescu, Enjeux politiques, économiques et militaires en mer Noire (XIVe-XXIe siècles). Etudes à la mémoire de Mihail Guboglu, Bräila, éditions Istros, 2007, pp. 487-532. Cet article figure dans le présent volume.
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d'"un grand nombre de forteresses", comme l'écrit Ibrâhîm avec l'emphase habituelle des proclamations ottomanes, en tout cas de la conquête de Belgrade et de plusieurs autres places formant la ligne méridionale de la défense hongroise, sur le Danube et la Save. En outre, la pression militaire sur Louis II et les tentatives d'avancée se poursuivirent dans les années suivantes, sous la conduite des gouverneurs locaux1. La campagne de Mohács amena à son tour de nouvelles annexions puisque le retrait de Hongrie ne fut pas total et que les Ottomans conservèrent les deux comitats du sud du Danube, Szerém et Valkó, avec les forteresses de Szlánkemen, Pétervaradja, Ujlak, Eszék et Valkóvár. Il y avait donc bien chez Süleymân le souci de repousser et de consolider la frontière septentrionale de la Roumélie, mais des rectifications relativement limitées de cet ordre pouvaient lui suffire, dès lors qu'une Hongrie autonome mais docile servirait d'état-tampon avec les Habsbourg. La solution était d'autant plus acceptable du point de vue ottoman que, comme l'a souligné Matuz, elle laissait le sultan quitte de ses devoirs de souverain musulman par rapport à l'obligation que lui faisait la ğerî‘a d'étendre le dâr ül-Islâm. En effet, un État chrétien qui avait fait sa soumission au sultan et acquittait un tribut, sortait du dâr ül-harb pour être intégré au territoire de l'islam, et ses sujets étaient assimilés à des zimmî ou, comme nos lettres elles-mêmes l'indiquent, à des re‘âyâ2. Néanmoins, on a pu faire valoir que l'option de la vassalisation n'était pas autre chose dans l'esprit du sultan qu'un expédient temporaire, une étape préparatoire à l'annexion directe de la Hongrie qui restait le but véritable. Les observations du Professeur İnalcık sur les méthodes de "conquête graduelle" des Ottomans, ont été mises à contribution à l'appui de cette thèse3. Or, il nous paraît qu'il y a là un usage aventureux de la notion de continuité : il est risqué de projeter sur l'empire de Süleymân, déjà atteint de gigantisme, des constatations empruntées aux XIVe et XVe siècles, soit à une époque où cet empire en était à se constituer. Il n'est pas moins arbitraire d'assimiler automatiquement le comportement de souverains comme Bâyezîd "le foudroyant" (yıldırım) et Mehmed "le conquérant" dont İnalcık signale qu'ils furent critiqués en leur temps même pour leur bellicisme, et d'autre part celui de Süleymân "le législateur", dont les contemporains souligneront au
1Cf. Hammer, op. cit., V, p. 71. 2Cf. M. Khadduri, War and Peace in the Law of Islam, Baltimore, 1962 ; Matuz, art. cit., pp. 4244. Süleymân insiste bien dans sa lettre sur le fait qu'après les conquêtes de 1526 et 1529, la Hongrie, même octroyée à Jean Zápolyai, faisait partie "des pays se trouvant dans [s]es paysbien-gardés "(memâlik-i mahrûsemde olan memleketler), c'est-à-dire qu'elle appartenait en droit à l'"empire musulman". 3Cf. İnalcık, art. cit., pp. 105-107 ; Vardy, op. cit., p. 158.
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contraire les tendances relativement pacifiques qui ne feront que s'accentuer avec l'âge. Le baile Navagero, par exemple, écrira de lui en 1552 : é stato naturalmente piu tosto inclinato alla pace et alla quiete che alla guerra1.
Les problèmes logistiques et financiers auxquels il a été fait allusion, comme d'ailleurs d'autres considérations telles que la multiplicité des théâtres d'opération où il devait être présent, ou les difficultés de fonctionnement de ses corps de troupes2, ne pouvaient qu'encourager chez le sultan ce que le baile présente comme une disposition naturelle. Par ailleurs, le passage de la vassalisation à l'incorporation ne fut jamais automatique chez les Ottomans, mais subordonné aux circonstances. Est-il besoin de rappeler que des États comme la Moldavie, la Valachie, le khanat de Crimée, Raguse, le Monténégro et la Transylvanie elle-même, conservèrent durablement leur statut de vassaux, même, le cas échéant, après de graves épisodes de rébellion et de trahison ? A vrai dire, l'annexion ne se faisait que si les conditions intérieures et extérieures la rendaient indispensable et réalisable. Nous sommes enclin à penser que c'est précisément dans cet esprit empirique que la Porte envisageait la vassalisation de la Hongrie en 1527 : elle essayait cette solution dont nous avons vu les avantages. L'avenir apprendrait dans quelle mesure elle était viable, capable d'apporter un butoir efficace à l'avance des Habsbourg. Or l'échec de l'expérience devient patent avec le traité de Varad, conclu en 1538 entre Zápolyai et Ferdinand, puis avec la mort du roi en 1540, la minorité de son fils, l'anarchie du pays, la reprise de l'offensive habsbourgeoise : c'est la pression des faits qui pousse alors le 1Cf. E. Alberi, Relazioni degli ambasciatori Veneti al Senato, série 3, I, p. 72, cité par Ursu, op. cit., p. 174. On lit de même dans un autre portrait de Süleymân, publié en 1546 : "Au demeurant réputé vertueux et homme de bien entre les siens, bien gardant sa loy, attrempé et modéré, aymant la paix et repoz plus que nul de ces predecesseurs, ce que les Turcs luy imputent à pusillanimité et faulte de couraige …" ; F. A. Geuffroy, Briefue description de la Court du grand Turc, Paris, 1546 (sans pagination). 2La lecture des innombrables ordres de la Porte relatifs à la préparation et la conduite des campagnes militaires sous le règne de Süleymân, dans les manuscrits du musée de Topkapı E. 12 321 et KK 888, et les volumes III et V des mühimme defteri des archives de la Présidence du Conseil à Istanbul (Başbakanlık arşivi), est hautement révélatrice à cet égard, bien que trop d'historiens non-ottomanisants en ont fait et en font encore totalement abstraction dans leurs conceptions ; cf. une exploitation partielle de ces sources dans les travaux cités supra in p. 129, n. 4 et in Gy. Káldy-Nagy, "The first centuries of the Ottoman military organization", Acta Orientalia, XXXI, 2, Budapest, 1977, pp. 175-183, et G. Veinstein, "Les préparatifs de la campagne navale franco-turque de 1552 à travers les ordres du divan ottoman", Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, 39, 1, 1985, Aix-en-Provence, 1986, pp. 35-67, reprint in G. Veinstein, Etat et Société dans l’Empire Ottoman, XVIe-XVIIIe siècles. La terre, la guerre, les communautés, Variorum, 1994.
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sultan à s'emparer du centre du royaume et non un dessein prémédité de tout temps. Après avoir posé in abstracto le principe de la vassalisation, tel que nous venons de le commenter, la lettre du grand vizir en arrive à l'exposé des raisons pour lesquelles, parmi les candidats théoriquement possibles, le choix du sultan s'était porté sur Zápolyai, comme sur la personnalité répondant le mieux aux critères retenus a priori. Il est instructif d'examiner ces raisons et l'ordre dans lequel elles sont données. Le premier mérite de Zápolyai aux yeux du sultan — et le principal — est de lui avoir fait "acte de soumission et de loyauté" (‘arz-i ‘ubûdiyyet ve ihlâs). Or nos lettres apportent une précision chronologique sur cet événement en le mettant en relation avec l'ambassade de Jérôme Lasky, gentilhomme polonais qui avait mis son expérience et son habileté dilomatiques au service de Zápolyai et qui séjourna à Istanbul de décembre 1527 à février 15281. Comme l'écrit le grand vizir : le susdit roi Yanoş faisait acte d'obéissance et de loyauté envers le Seuil fortuné du Dominateur de son siècle … et un ambassadeur était envoyé …
Cette présentation confirme que l'accord entre Zápolyai et la Porte ne fut pas immédiat. L'allégation de Hammer selon laquelle, dès septembre 1526, Süleymân, après avoir quitté Buda, aurait reçu à Pest les nobles de Hongrie et leur aurait promis de leur donner Zápolyai pour roi2, se trouve contredite, mais, de toutes façons, on a montré que cette assertion qui n'est rappelée ici que pour mémoire, reposait sur une interprétation erronée du chroniqueur Solakzâde3. Il est en revanche plus intéressant de constater que nos textes font abstraction de l'ambassade envoyée par la Porte à Zápolyai à Esztergom à la fin de novembre 1526, qui nous est connue par le témoignage de Georges Szerémi4 : l'échec de ces premiers contacts est ainsi corroboré. Il est clair qu'à cette époque Zápolyai n'était pas encore prêt à écouter les propositions de la Porte dont on ignore d'ailleurs le contenu exact. Plusieurs éventualités s'offraient alors à lui : Ferdinand n'avait pas encore été élu roi et un accord avec les Habsbourg restait possible ; il avait même sérieusement envisagé un 1Sur Jérôme Lasky (Laski), palatin de Sieradz, cf. Wielka Encyclopedia Powszechna PWN, VI, Varsovie, 1965, p. 690 ; A. Jobert, De Luther à Mohila ; la Pologne dans la crise de la Chrétienté, 1517-1648, Paris, 1974, pp. 97, 99. 2Hammer, op. cit., V, p. 89. 3Cf. les remarques de Matuz in art. cit., p. 40, n. 21. 4Cf. G. Szerémi, Epistola de perditione regni Hungarorum, Magyarország romlásárol, Budapest, 1961, p. 119 ; Matuz, art. cit., pp. 40-41 et n. 26-27.
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mariage avec la reine Marie1. Au contraire, sa situation ne fit que se détériorer par la suite pour devenir désespérée à la fin de 1527. C'est seulement à cette date qu'il se tourna vers le sultan et l'hypothèse selon laquelle la diplomatie française contribua à le décider, garde toute sa vraisemblance : il avait eu auprès de lui en 1527 l'agent de François Ier, Rincon, et d'autre part, juste avant son ambassade d'Istanbul, Lasky s'était rendu en France pour y négocier le mariage d'Hedvige, fille de Sigismond et nièce de Zápolyai, avec le duc d'Orléans : il est bien possible qu'il fut incité à cette occasion à solliciter l'appui des Turcs pour son maître2. Nous savons d'autre part qu'à cette date, l'octroi de cet appui, quels qu'en fussent les avantages pour la Porte, n'était pas encore acquis au roi Jean, ni fixées les conditions dans lesquelles il serait accordé. En vertu des conséquences juridiques tirées par le sultan de la campagne de Mohács, la liberté d'action manifestée depuis lors par le voiévode de Transylvanie, n'était pas moins illégitime que le comportement de Ferdinand : "pourquoi, demande le grand vizir à Lasky en le recevant le 22 décembre 1527, ton maître n'a-t-il pas sollicité plus tôt la couronne de Hongrie du Grand Seigneur ? N'a-t-il pas compris ce que signifiait l'incendie de Budun et la conservation du château royal ?". Le vizir Mustafa avait ajouté dans le même sens : "comment ton maître a-t-il osé entrer dans Budun qu'a foulé le pied du cheval du sultan, et dans le palais royal qui n'a été épargné que par le retour de notre maître ?"3. Dans cette conjoncture délicate, Lasky bénéficia du soutien précieux de Louis (Alvise) Gritti, un fils naturel du doge, favori d'Ibrâhîm, et qui exerçait son influence sur le sultan lui-même4. C'est ainsi que fut élaboré l'accord par lequel, moyennant une soumission de Zápolyai qui n'impliquait même pas le paiement d'un tribut, le sultan accepta de le reconnaître pour roi et l'assura de sa protection.
1Cf. Barta, art. cit., p. 25. 2Cf. Ursu, op. cit., p. 43. 3Cité par Hammer, op. cit., V, pp. 104-105 ; cf. Hurmuzaki, op. cit., II, 1, pp. 38-41. 4Cf. Hammer, op. cit., V, pp. 103-104 ; Hurmuzaki, op. cit., II, 1, pp. 51-52. Sur Gritti, cf. R. Cessi, art. "Gritti, Luigi" et "Gritti" in Enciclopedia Italiana (Treccani), XVII, Rome, 1951, p. 977 ; H. Kretschmayr, "Ludovico Gritti. Eine Monographie", Archiv für Österreichische Geschichte, 83, Vienne, 1897, pp. 1-106 ; idem, "Gritti Lajos (1480-1534)", Magyar Törteneti Életrajzok, Budapest, 1901 ; A. Decei, "Aloisio Gritti în slujba sultanului Soliman Kanunî, dupa¨ unele documente turçesti inedite (1533-1534)", Studii şi Materiale de Istorie Medie, VII, Bucarest, 1974, pp. 101-160.
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Ibrâhîm avait alors tiré pour Lasky les conséquences de cette situation nouvelle : maintenant nous appelerons ton maître roi et non plus ban de Transylvanie. Notre souverain marchera en personne contre les ennemis du tien …1.
Un traité consacra ces dispositions en février 1528 et l'audience qu'accordera six mois plus tard, en août 1529, Süleymân à Zápolyai dans son camp de Mohács, sur la route qui le mènera à Vienne, par son caractère de cérémonie d'investiture, en constituera l'aboutissement logique. Après sa soumission, la seconde considération plaidant en faveur de Zápolyai tenait à la personne même de ce dernier et à sa position dans le royaume : "personne dans ce pays, observait le grand vizir, n'était plus apte à la royauté (kırallığa yarar) que le roi Yanoş qui est de noble naissance (asılzâde)". Süleymân constatait de même que Zápolyai était bien "un homme de ces pays" et que "la royauté était sa vocation et sa destination (kırallık yolu ve tariki olmağın…)". Ces formules rendent assez bien compte dans leur concision de ce qu'était en effet la situation sans égale de Jean Zápolyai dans la Hongrie de cette époque. Elles montrent qu'on s'en faisait à la Porte une idée assez juste. Il était plus qu'un des seigneurs du pays, "jouissant de réputation et d'estime" dont le "portrait-robot" avait été tracé. Il était sans conteste, par la richesse et la puissance, le premier d'entre eux. Il avait en effet réuni sur sa tête l'immense fortune domaniale des Zápolyai, sans équivalent dans l'histoire hongroise, comme le note G. Barta, à l'exception de celle des Hunyadi au sommet de leur ascension. La puissance qui en découlait et que renforçaient encore les liaisons familiales des Zápolyai, avait valu à Jean d'être désigné en 1510, à 24 ans, comme voiévode de Transylvanie, charge qui avait encore considérablement augmenté les ressources à sa disposition et son influence dans le pays. Dès lors, il avait eu l'occasion, non seulement en tant que voiévode de faire ses preuves dans les domaines administratif et militaire (y compris comme adversaire des Turcs), mais il avait joué en plusieurs circonstances un rôle de premier plan dans les affaires du royaume, comme champion de l'opposition antihabsbourgeoise (et à certains moments, dans les années 1518-1523, antipolonaise). En outre, les Ottomans ajoutent en sa faveur un argument d'une autre nature en mettant en avant ses nobles origines et ce qu'ils appellent sa "vocation à la royauté". Il faut sans doute voir dans ces expressions une allusion au fait que, par sa mère, la princesse Hedvige de Teschen, seconde 1Cité par Hammer, op. cit., V, p. 108 ; Hurmuzaki, op. cit., II, 1, p. 64.
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femme d'István Zápolyai, il descendait de la dynastie des Piast. Par la suite, du fait du mariage de sa sœur Borbála avec Sigismond, il était devenu le beau-frère de ce dernier et donc allié aux Jagellon. Dans ces conditions, son ascendance et ses alliances s'ajoutaient à sa puissance effective pour fonder ses prétentions royales. De fait, sa candidature au trône avait été à l'ordre du jour dès la diète de Rákos de 1505, et ses adversaires lui reprochaient de n'avoir jamais cessé de chercher à la favoriser, même après la naissance de Louis et durant le règne de ce dernier1. En faveur de Zápolyai, le grand vizir ajoutait en dernière position un troisième argument : "en outre, écrivait-il, les bey et le peuple du pays l'avaient également reconnu comme roi". Le sultan notait pour sa part qu'il avait été "désigné sur place conformément à leurs coutumes et traditions". Ces deux formules faisaient allusion à la diète de Székesfehérvár du 11 novembre 1526 qui élut Zápolyai roi de Hongrie. Pour les Ottomans, cette élection qui avait donc été antérieure à leur reconnaissance, ne pouvait pas présenter en elle-même de valeur décisive. Nous avons vu que la même formalité accomplie un mois plus tard, cette fois en faveur de Ferdinand, par une diète, il est vrai, moins nombreuse, ne leur paraissait pas devoir être prise en considération. Toutefois, il leur a paru bon de rappeler in fine cet élément au roi de Pologne, comme une preuve supplémentaire du bien-fondé de leur choix et du respect qu'ils ne manquaient pas de témoigner aux institutions du pays2. Une fois le choix du sultan déclaré, l'obstination de Ferdinand à soutenir ses prétentions sur la Hongrie et ses actions militaires en ce sens, constituaient une infraction au droit autant qu'une provocation ouverte à l'égard des Ottomans, et c'est de cette manière que le grand vizir explique le déclenchement de la campagne de 1529 : malgré cela (la reconnaissance de Zápolyai), le susdit roi d'Autriche s'est de nouveau occupé de ce qui ne le concernait pas, et lorsqu'il a pénétré dans le pays de Hongrie, Sa Majesté … a conduit des troupes dans sa direction et est parvenue dans ce pays. Elle a alors, par la grâce de Notre Seigneur le Dieu Juste … conquis une nouvelle fois ce pays par son sabre.
1Barta, art. cit., pp. 15-20, 22. Cet auteur dénonce les accusations portées contre Zápolyai d'avoir été prêt à tout pour parvenir au trône, comme partisanes ; il se rallie au contraire à l'image d'un homme certes "tenté par le trône" mais plus pragmatique, prêt à saisir un "hasard imprévu", que machiavélique. 2Même si les Ottomans ne méconnaissaient pas, comme nous l'avons vu, les illustres origines de Zápolyai, ils n'étaient pas moins conscients du fait que sa seule élection légitimait son titre royal aux yeux des Hongrois, ce qu'Ibrâhîm avait nettement exprimé devant Lasky : "Rex tuus coronatus est, non ex regio sanguine existens, neque per successionem ; sed electus et coronatus per partem …", Hurmuzaki, op. cit., II, 1, p. 46.
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Ce qu'il évoque dans ces termes est la campagne restée fameuse par le siège de Vienne. Pourtant, cet événement n'est même pas cité, ce qui correspond bien à la volonté ottomane d'en minimiser l'importance. On sait que cette attitude avait été adoptée par Ibrâhîm dès les lendemains de l'échec de l'entreprise1. Dans sa lettre à Ferdinand de la fin 1530, il avait développé l'idée que cette campagne avait été dans le principe un défi lancé au Habsbourg de venir soutenir ses prétentions par les armes dans une sorte de combat singulier avec le sultan. L'armée ottomane n'avait été amenée à poursuivre sa marche au-delà des frontières hongroises que par la quête d'un adversaire qui se dérobait à ce verdict des armes2. Le grand vizir avait tenu le même langage aux envoyés de Ferdinand, Juritschitsch et Lamberg : Süleymân était d'abord allé à la rencontre de Ferdinand à Buda "où tout roi de Hongrie devait résider" ; apprenant ensuite qu'il se trouvait à Vienne, il était allé l'y relancer ; mais comme son adversaire s'en était enfui pour Linz ou pour Prague, il l'avait attendu jusqu'à ce que le froid le décide à interrompre une vaine attente et à s'en retourner3. Cette argumentation se retrouve dans notre lettre du grand vizir à Sigismond sous une forme en quelque sorte résiduelle, lorsque Ibrâhîm note de façon elliptique que le sultan "n'avait trouvé personne venant lui faire face (mukâbeleye gelür kimesne bulunmaduğu ecilden…)". Vue sous cet angle, la campagne de 1529 pouvait apparaître comme un plein succès pour les Ottomans, comme ayant rempli tous ses objectifs : non seulement Buda avait été reprise aux troupes de Ferdinand, mais celui-ci avait été disqualifié : comme Ibrâhîm le lui remontrait dans sa lettre déjà citée de la fin 1530, il n'avait pas saisi l'occasion que lui avait donnée le sultan d'affirmer les droits qu'il prétendait avoir de la seule manière probante et capable de remettre en question la légitimité de la souveraineté ottomane : par le verdict des armes. En s'abstenant sur le terrain, Ferdinand n'avait fait que reconnaître tacitement les droits de la Porte sur la Hongrie4. Dans ces conditions, au terme de la campagne, les Ottomans avaient reconquis le pays ou, pour être
1Cf. la lettre adressée en italien aux commissaires des guerres par Ibrâhîm à la mi-octobre avant la levée du siège : "nous ne sommes pas venus pour prendre votre ville mais pour combattre votre archiduc …" ; de même, la lettre de Süleymân au doge de Venise écrite en grec à Belgrade, le 10 novembre 1529 ; les deux lettres sont citées par Hammer (la seconde en trad. italienne) in op. cit., V, pp. 129, 457-460 ; même idée dans le journal de la campagne de 1529 ; cf. Turetschek, op. cit., p. 124. 2Cf. Babinger, art. cit., p. 238. 3Gévay, op. cit., III, pp. 34-36 ; même idée développée par le grand vizir devant Zara et Schepper, ibid., V, p. 23. 4Babinger, art. cit., p. 238. Même idée dans les lettres de Süleymân et d'Ibrâhîm à Charles Quint du 4 juil. 1533 ; Gévay, op. cit., V, pp. 136-137.
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plus proche de leur pensée, ne l'ayant jamais perdu, ils l'avaient conquis une seconde fois. Cette idée d'un pays deux fois conquis, qu'on retrouve notamment dans les propos tenus par Ibrâhîm aux envoyés de Ferdinand à l'automne 15301, apparaît nettement dans la lettre d'Ibrâhîm à Sigismond lorsqu'il écrit à propos de la Hongrie : "c'était un pays pris et conquis à deux reprises (bir iki def‘a) par le sabre de Sa Majesté …". La campagne de 1529 avait donc eu pour résultat de confirmer la situation antérieurement créée par celle de Mohács, de renforcer, s'il était possible, le droit du sultan à disposer du pays et l'illégitimité des prétentions de Ferdinand. Comme le grand vizir le faisait observer à Sigismond : "selon la loi sacrée et la raison (şer‘le ve ‘akıl ile), il ne subsistait pour personne de droits sur le pays de Hongrie". L'annexion directe restait exclue pour les mêmes raisons de principe que trois ans auparavant ou, si l'on préfère, pour les mêmes raisons pratiques que, comme nous l'avons vu, le sultan reconnaissait lui-même dans son fethnâme de 1529. La situation résultant des deux campagnes sera exprimée, quelques années plus tard, sous ce revêtement à la fois juridique et moral cher au Kânunî, dans l'inscription que le sultan fera apposer sur la forteresse de Bender en 1538, au terme d'une campagne dont l'objet avait précisément été de réprimer un autre vassal indocile, le voiévode de Moldavie, Petru Rareş : "le Pays, le trône d'or et la couronne du roi hongrois sont obtenus par ma pitié et ma générosité ; il est le plus humble des esclaves du sultan"2. En fait, écartant d'autres prétendants possibles ou avérés comme le gardien de la couronne, Pierre Perényi qui s'était posé en rival de Zápolyai, voire, peut-être, Louis Gritti lui-même3, Süleymân confirma le "roi Yanoş", mais il le fit dans des conditions qui marquaient bien la dépendance du vassal, encore accentuée par le seconde conquête de Buda : une fois la capitale récupérée en 1529, le sultan désigna pour l'y réinstaller un dignitaire de second ordre, le sekbânbaşı, simple lieutenant de l'ağa des janissaires4, il
1Cf. Hammer, op. cit., V, p. 150 ; Gévay, op. cit., III, pp. 36, 44. Cf. aussi les propos tenus par Ibrâhîm devant Zara et Schepper : "bis regnum illud ceperimus armis, bis sederimus in sede regali … ;" ibid., V, p. 24. 2Cf. M. Guboglu, "L'inscription turque de Bender relative à l'expédition de Soliman le Magnifique en Moldavie (1538/945)", Studia et Acta Orientalia, I, Bucarest, 1958, pp. 175-187. 3Cf. Hammer, op. cit., V, pp. 156, 159. 4Cf. Ibid, V, pp. 117-118. Plus précisément, le sekbânbaşı était le commandant de la 65e compagnie de janissaires et le second personnage du corps dans son ensemble, venant après l'ağa et pouvant le représenter en cas de besoin.
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laissait en outre à Buda un corps de 3 000 hommes sous le commandement du sancakbey d'Elbasan, ainsi que son homme de confiance, Gritti1. D'autre part, ce n'est qu'à la fin du mois suivant, une fois l'échec du siège de Vienne consommé, que le grand vizir fit remettre à Zápolyai la vénérable couronne de Saint-Étienne, une façon de renforcer, d'un point de vue hongrois, sa légitimité par rapport aux Habsbourg. Cette couronne avait d'abord été subtilisée à Perényi par des partisans de Zápolyai, puis elle était passée entre les mains d'Ibrâhîm qui l'avait d'abord conservée : s'il faut en croire Hammer, il aurait eu l'arrière-pensée de la ceindre lui-même au cas où les choses auraient tourné autrement à Vienne2. De toutes façons, ces péripéties et ces spéculations sont absentes du récit présenté à Sigismond, lequel fait au contraire ressortir en simplifiant le processus, la cohérence et la rectitude de la démarche du sultan : "il a accordé de nouveau la royauté du pays de Hongrie au susdit (Zápolai) et, pour respecter la coutume, il a pris la couronne et la lui a envoyée …". Notons que nous voyons, dans les années qui suivent, le grand vizir insister en toute occasion sur le caractère irréversible de l'attribution à Zápolyai de la couronne hongroise3. Dans la terminologie ottomane, le sultan est uni à son vassal par un serment (‘ahid) dont il ne peut être délié que par le décès du roi, une parole d'homme à homme à laquelle il ne peut manquer sans se parjurer : "tant que le susdit (Zápolyai) sera en vie, écrira Ibrâhîm dans une autre lettre à Sigismond, envoyée de Bagdad le 13 janvier 1535, il ne sera pas possible de s'écarter de ce serment sacré"4. L'engagement du sultan s'étendait même au-delà de la mort de son partenaire, puisque après cette échéance, survenue en 1540, Süleymân le reportera sur son fils, le jeune Jean-Sigismond ("Istefan" dans la littérature ottomane) : il accepta de reconnaître l'enfant, comme l'en pressaient les envoyés des conseillers du royaume et ceux du roi de Pologne, grand-père de l'héritier, dans un premier temps comme roi de Hongrie, virtuel du fait de sa 1Cf. Hammer, op. cit., V, p. 154 ; Turetschek, op. cit., p. 147. Gritti apparaît dans les traductions latines des lettres de Süleymân et d'Ibrâhîm à Ferdinand du 4 juillet 1533, avec les titres du Summus consiliarius Regis Ioannis et Gubernator Regni Hungariae, titres que lui-même se donne dans sa propre lettre à Ferdinand du 15 juillet 1533 ; Gévay, op. cit., V, pp. 139-141. 2Cf. Hammer, op. cit., V, pp. 126, 134 ; Turetschek, op. cit., pp. 100-101. 3Cf. par exemple la déclaration du grand vizir à Zara et Schepper en mai 1533 : "quod ad regnum Hungariae attinet dixit Imbrahimus Bassa, dominum suum dedisse id Ioanni regi, neque ab eo dimovere posse …" ; Gévay, op. cit., V, p. 14 ; citée en traduction in Hammer, op. cit., V, p. 186. Autres expressions du don de la Hongrie fait par Süleymân à Zápolyai dans les lettres citées du sultan et du grand vizir à Ferdinand du 4 juillet 1533 ; le premier écrit ainsi : "Totum autem Regnum Hungariae quod gladio acquisivi, donavi gratiose Ioanni regi …" ; Gévay, op. cit., V, pp. 139-140. 4AGAD, Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 46, nr 104 ; Abrahamowicz, op. cit., doc. n° 38, pp. 5253.
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minorité puis, après annexion du centre du royaume, comme roi du "pays de Transylvanie". Les arguments qu'il donna à l'appui de cette reconnaissance s'inscrivent dans ce qu'on pourrait appeler une perspective clientéliste. Le sultan écrira ainsi à Sigismond au début de novembre 1542 : le père du susdit Istefan, le roi Yanoş, était pour moi un esclave (kul) de valeur. Gratifié de mes bienfaits en grand nombre, il a servi dans le dévouement et l'obéissance notre Seuil bienheureux. Le susdit Istefan, en tant que fils de mon esclave, est mon esclave à son tour. Il compte au nombre de mes esclaves au même titre que mes esclaves, les autres bey1.
En même temps, le précédent du "roi Yanoş" serait un exemple pour la régente, sa veuve Isabelle, fille de Sigismond, et pour son jeune héritier : eux aussi jouiraient des faveurs du pâdişâh — et, en premier lieu, de leur maintien sur le trône — pour autant qu'ils se montreraient des vassaux dociles, loyaux et aptes à gouverner : l'obéissance et la loyauté des susdits envers notre Seuil bienheureux seront pour eux une source de fortune et de gloire, dans la mesure où ils exécuteront mes ordres avec des intentions sincères, où ils favoriseront la mise en valeur et la prospérité du pays et la protection de ses sujets, où ils serviront et obéiront dans la droiture et la rectitude. Dans cette même mesure, ils bénéficieront à l'avenir de bienfaits et d'égards de toutes sortes de notre part, et ne connaîtront que les faveurs et la sollicitude de notre Porte, refuge de la félicité …2.
Signalons que, plus tard, après la rupture par Ferdinand, en 1551, de la trêve conclue avec la Porte en 1547, et son invasion de la Transylvanie, Süleymân ajoutera, en fonction des circonstances, des arguments d'une nature nouvelle en faveur du fils de son ancien serviteur. Il écrira par exemple, en août 1553, au roi de Pologne Sigismond-Auguste, fils et successeur de Sigismond : il n'est pas permis ni convenable que le fils du roi soit privé du foyer (ocak) de son père. Que ce soient les seigneurs (bey), les boyards (bolar), le pauvre peuple et les sujets (re‘âyâ) du pays en question, tous veulent le fils du roi …3
Contre la menace présentée par Ferdinand, la Porte recourait à toutes les sources possibles de légitimation en faveur de Jean-Sigismond : le droit de 1AGAD, Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 76, nr 163a ; Abrahamowicz, op. cit., doc. n° 63, pp. 7374. 2Ibid. 3AGAD, Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 156, nr 298 ; Abrahamowicz, op. cit., doc. n° 139, pp. 139-140.
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l'héritier sur la terre ancestrale (identifiée de façon évidemment arbitraire à la Transylvanie), et dans une conception en quelque sorte démocratique, l'adhésion unanime des différentes couches de la population. Ainsi justifiaiton que "la faveur du pays de Transylvanie [ait] été accordée en tant que royaume (kırallık tarikiyle) au fils du roi"1. L'étape suivante des récits du sultan et de son grand vizir à l'adresse du roi de Pologne, est consacrée à l'évocation de la campagne de 1532, la quatrième campagne de Süleymân en Hongrie (que la lettre de ce dernier présente comme la troisième entrée du sultan dans ce pays par une erreur consécutive à l'omission déjà signalée de la campagne de Belgrade). Celle-ci fut marquée, rappelons-le, par la prise de la plupart des places de Ferdinand en Transdanubie et la reddition de Köszeg (Güns), ainsi que par une expédition très destructrice en Styrie qui amena le sultan à camper devant Graz2. Elle ne modifia pas les données de base de la situation et, de nouveau, les Ottomans justifièrent leur retrait par la fuite de l'ennemi qui ne leur avait pas donné la possibilité de l'affronter. Mais celui qu'ils considéraient cette fois comme leur véritable adversaire n'était plus tant Ferdinand, comme dans la campagne précédente, que Charles Quint lui-même qui avait en effet résolu alors de prendre personnellement la tête de la "guerre turque"3. De fait, on sait que cette campagne restera dans les annales ottomanes comme "la guerre d'Allemagne contre le roi d'Espagne"4. Néanmoins, dans l'évocation destinée au roi de Pologne, les deux frères et alliés, le "roi d'Espagne" et le "roi d'Autriche" ou encore "roi des Tchèques", sont également incriminés, de manière indissociable, tant et si bien que la lettre d'Ibrâhîm fait preuve de confusion entre les griefs visant plus particulièrement chacun d'entre eux. Celle de Süleymân au contraire respecte mieux les distinctions. Il aurait été sans doute inconcevable que les responsabilités de Ferdinand ne soient pas
1Ibid. Même idée que Jean-Sigismond "ne doit pas être déchu ni dépouillé du foyer de son père" dans la lettre de Süleymân au roi Sigismond du 29 décembre 1552 ; AGAD. Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 148, nr 282 ; Abrahamowicz, op. cit., doc. n° 134, pp. 134-135. Ces thèmes apparaissaient déjà dans la lettre envoyée par Süleymân à la fin de janvier 1552, après l'assassinat de Georges Martinuzzi, à la population de Transylvanie : "Le roi Yanoş a été pour moi un esclave remplissant son devoir avec une loyauté et une fidélité parfaites envers mon Seuil de félicité. Jusqu'à sa mort, il a tenu le pays en mains et personne n'y a mis d'obstacles ni d'opposition. À sa mort, son fils étant mineur n'était pas en mesure d'exercer le pouvoir. Mais du seul fait que son père avait été mon esclave loyal, il n'a pas été privé de son ancien foyer ni de sa charge de prince (kadîmi ocağından ve beyliğinden ayırmayub …), et il a été gratifié à titre de sancak du pays de Transylvanie …" ; ordre aux bey, porkolab et autres notables, ainsi qu'aux sipâhî et re‘âyâ du pays de Transylvanie ; Bibliothèque du musée de Topkapı, Istanbul, KK 888, f. 24 r. 2Hammer, op. cit., V, pp. 158-175 ; Turetschek, op. cit., pp. 318-336. 3Ibid., pp. 261-280. 4Hammer, op. cit., V, pp. 175, 476 ; Turetschek, op. cit., p. 259.
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encore une fois relevées ici, dans des lettres qui se veulent avant tout des réquisitoires contre ce dernier. De fait, tout ce qui est rapporté des origines de la campagne et de son déroulement vise à noircir les deux adversaires du sultan et à blanchir celui-ci. Essayons de voir clair dans les accusation portées contre les Habsbourg : il leur est bien entendu reproché de n'avoir "pas renoncé à s'occuper de la Hongrie", d'avoir, "s'abusant sur leurs propres forces […] lancé des incursions et des attaques sur le territoire hongrois" — allusion en particulier sans doute au siège de Buda par le général de Ferdinand, Guillaume de Rogendorf (fin octobre 1530 — janvier 1531). En fait, la levée du siège avait été suivie d'un armistice conclu entre Ferdinand, Zápolyai et le sultan, qui n'est pas rappelé ici mais que Sigismond connaissait bien puisque, avec le duc Georges de Saxe, il en avait été le médiateur1. Mais la reprise des combats par le sultan — en fait trois semaines avant l'expiration de cet armistice — est justifiée par un second reproche visant plus particulièrement le "roi d'Espagne" : "il avait fait preuve de vantardise en déclarant : 'je vais me mesurer au Turc'". Cette formule expressive doit être mise en rapport avec le comportement de Charles Quint à la diète de Ratisbonne qu'il avait ouverte le 17 avril 1532 en faisant en effet de la guerre contre les Turcs le point principal des discussions, en s'en faisant le champion et en annonçant une contribution substantielle de sa propre part. Ibrâhîm s'en prend d'autre part à Ferdinand sur un autre point en écrivant qu'"il s'était rendu en Allemagne pour revendiquer le titre de César" (Çasarlık davasın etmek içün Almana geldüğü…) — allusion cette fois à l'élection de Ferdinand comme roi des Romains par la diète de Cologne, le 5 janvier 1531, et au couronnement qui s'en était suivi à Aix-la-Chapelle le 11 janvier 1532. Ce fait, comme d'ailleurs l'élection à l'empire de Charles Quint en 1519 ou le couronnement impérial de ce dernier par le pape à Bologne en 1530, étaient considérés par les Turcs comme autant de provocations à l'égard du pâdişâh qui seul pouvait prétendre aux titres d'Empereur et de César2. Le grand vizir signale plus loin dans sa lettre que "lorsque le sultan avait pénétré en Autriche et en Allemagne (allusion à la marche à travers la Styrie), aucun de ceux qui prétendaient aux titres de César et de Seigneur de l'Heureuse 1Cf. supra p. 116, n. 5. 2François Ier déclarait à l'ambassadeur de Venise que Süleymân reprochait à l'Empereur de se prévaloir du titre de César que lui-même s'attribuait (facendosi lui Turco appellar Cesare) ; Brown, Calendar of State Papers, Venetian, V, no 1011, p. 620, cité par Ursu, op. cit., p. 55, n. 1. De fait, Ibrâhîm répétait qu'il ne pouvait y avoir qu'un seul empereur au monde comme il n'y avait qu'un seul Dieu dans le ciel ; Hammer, op. cit., V, p. 157. La lettre du grand vizir au roi de Pologne comporte ce même reproche d'usurpation de titre à l'égard de Charles Quint. Il faut toutefois relever que le titre de César ne figurait pas en tant que tel dans la titulature officielle de Süleymân.
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Conjonction (sâhibkirân) ne s'était manifesté", stigmatisant ainsi, de façon sarcastique, ce qu'il présentait comme une fuite, respectivement de Ferdinand et de Charles Quint, coupables tous deux d'avoir usurpé deux titres réservés au maître de Constantinople (et dont ils se montraient du reste bien peu dignes)1. Enfin, les deux gouvernants ottomans achevaient de disqualifier les Habsbourg auprès de leur correspondant en rappelant que le sultan n'était pas seul à avoir à se plaindre d'eux, que leur nature présentée comme foncièrement perverse avait fait des victimes dans l'ensemble de la chrétienté. Le pâdişâh se faisait donc le justicier des princes chrétiens eux-mêmes en les châtiant : "ils avaient semé le désordre et le trouble parmi tous les bey chrétiens", écrivait Ibrâhîm, et il poursuivait : "ils s'étaient emparés de richesses par la ruse et la fausseté". L'allusion resterait vague si l'on n'y percevait l'écho de propos antérieurs, répétés, du grand vizir, tenus devant les envoyés de Ferdinand à la fin de 1530, comme au début de la campagne de 1532 : le pacha s'indignait ici du sac de Rome par les lansquenets allemands en 1527, de la captivité du pape Clément VII et de celle du roi de France, toutes deux suivies du paiement d'une rançon. Il avait déclaré, par exemple, à Lamberg et Nogarola, que Charles Quint les avait faits prisonniers et les avait "vendus pour de l'argent"2. En faisant ressortir ainsi que tant de provocations et d'iniquités de la part des Habsbourg les avaient acculés à une guerre punitive, les gouvernants ottomans reportaient sur ces derniers toute la faute des massacres et des destructions qui s'en étaient suivis, s'en disculpant eux-mêmes vis-à-vis du roi de Pologne : "c'est à cause de la perfidie et de la scélératesse de ceux-ci, soulignait le grand vizir, que les sujets ont subi de nombreux dommages et préjudices". Ces malheurs dus au seul fait que les Habsbourg "ne s'étaient pas tenus tranquilles (kendü hâllerinde oturmayub)", selon l'expression du sultan, n'avaient pas seulement frappé la Hongrie mais aussi leurs propres possessions exposées par leur fuite : "on est parvenu avec les troupes semblables à la mer sur les lieux où se trouve leur propre trône […] tous leurs 1L'accusation de prétendre au titre de sâhibkirân — précisément celui dont le grand vizir pare son maître quand il fait allusion à lui dans sa correspondance — est évidemment une façon imagée de la part d'Ibrâhîm d'ironiser sur les prétentions illégitimes de Charles Quint à la domination universelle. Si l'on en juge par les rapports des ambassadeurs, l'ironie, le sarcasme, étaient caractéristiques de la manière du grand vizir. 2Turetschek, op. cit., pp. 252-253 ; cf. le rapport de Joseph de Lamberg et Léonard de Nogarola (remis à Linz, 11-21 sept. 1532), in Gévay, op. cit., IV, Vienne, 1838, p. 29. Propos analogues tenus par Ibrâhîm à Juritschitch et Lamberg ; Hammer, op. cit., V, p. 146 ; Gévay, op. cit., III, p. 37.
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territoires ont été réduits en cendres", poursuivait le sultan non sans exagération puisque, en fait, seule l'Autriche — par les raids des akıncı — et la Styrie avaient été frappées. Et il ajoutait : "les fils et les filles de leurs sujets ont été réduits à l'esclavage ; un grand nombre de leurs forteresses ont été réduites et mises en ruines". A vrai dire, de semblables passages laissent penser qu'une fois leur responsabilité initiale dégagée, les Ottomans n'étaient pas fâchés de faire étalage de leur redoutable puissance. La peinture de ces destructions fait également comprendre que, dans les négociations qui suivirent, en 1533, les Habsbourg étaient demandeurs. Nos deux lettres le confirment en faisant état des "nombreuses supplications" reçues de Ferdinand et de Charles Quint. Elles taisent au contraire les raisons qu'avait pu avoir la Porte d'arriver à une paix et de consentir à la reconnaissance du statu quo territorial que celle-ci consacrait : faible succès réel de la campagne de 1532 ; conquête dans le même temps de Coron et de Patras par la flotte d'Andrea Doria ; projets de guerre en Perse contre les Safavides, qui aboutiront peu après au déclenchement de la campagne dite des deux-Irak1. Il fallait convaincre Sigismond que seule la grandeur d'âme de Süleymân l'avait conduit à négocier, ou plus exactement, pour reprendre la présentation des faits également donnée dans les deux textes, à se rendre aux "justes avis" de son vizir, "ordonnateur du royaume, lieutenant du sultanat, général en chef de rang suprême", etc., selon lesquels il convenait de conclure la paix. L'attitude généreuse du sultan dans cette nouvelle occasion, était soulignée par le grand vizir à propos d'une des clauses du traité : la restitution à la reine Marie, sœur de Ferdinand et veuve de Louis II, de sa dot et de ses autres biens en Hongrie, alors entre les mains de Zápolyai2 : "Sa Majesté […], annonçait-il, a fait également preuve de pitié et de compassion (encore une fois ces notions de şefkat et de mürüvvet étaient mises en avant) en faveur de sa sœur qui avait été reine, et il lui accordé les territoires qui lui avaient appartenu auparavant". Tout ce qui précède, ce récapitulatif méthodique et exhaustif de la question hongroise, de ses origines à la date présente, était destiné à faire connaître au roi de Pologne les tenants et aboutissants de la position ottomane à un moment où Sigismond se proposait de reprendre le rôle de médiateur entre Ferdinand et Zápolyai qu'il avait déjà tenu en 1531, et, par
1Hammer, op. cit., V, pp. 176-178. 2Cf. la relation de Schepper et de Zara in Hammer, op. cit., V, p. 198 ; Gévay, op. cit., V, p. 39 : "Reginae Mariae magnus Caesar dat dotem suam et omnia quae habuit in Regno Hungariae …".
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l'intermédiaire de son ambassadeur1, sollicitait l'agrément de la Porte à cet effet. La réponse des gouvernants ottomans est habile : d'un côté, ils donnent satisfaction à ce vieil allié avec lequel — nous l'avons vu en commençant — ils sont soucieux à bien des égards de conserver de bonnes relations, et qu'ils couvrent à cette occasion de paroles flatteuses : "votre affection et votre attachement (muhabbet ve meveddet) envers Sa Majesté […] sont bien connus, lui écrivait Ibrâhîm ; parmi tous les pâdişâh, vous êtes depuis longtemps (Sigismond était monté sur le trône vingt-huit ans auparavant) un prince objet de respect, glorieux et vénéré […]". Süleymân observait pour sa part que l'exercice de médiations était "un usage habituel parmi les pâdişâh". Mais d'un autre côté, ils mettaient à cette médiation des conditions propres à en rendre les résultats inoffensifs en prescrivant à Sigismond de retenir pour principe de base les éléments de la position ottomane si longuement argumentée et qu'Ibrâhîm résumait ainsi : ce pays (la Hongrie) appartient à Sa Majesté le pâdişâh fortuné. Il l'a accordé au roi Yanoş de sa propre volonté.
En conséquence, il devait se conformer au traité de 1533 par lequel le sultan venait de régler le sort de la Hongrie : la conciliation entre Ferdinand et Zápolyai doit se faire dans des conditions telles que "le susdit roi d'Autriche se contente des territoires qui lui appartiennent et ne se mêle pas de la Hongrie". Si au contraire Ferdinand vient à remettre en cause ces conditions à l'occasion des négociations menées sous les auspices du roi de Pologne, il suscitera une riposte militaire non seulement de la part du sultan mais de Sigismond lié à ce dernier par un traité, renouvelé précisément l'année précédente, la Porte envisageant ainsi un engagement militaire de la Pologne à sa suite contre les Habsbourg : "vous prendrez vous aussi les mesures nécessaires, lui écrivait Ibrâhîm, selon vos us et coutumes". 1Nous n'avons pu établir l'identité de cet ambassadeur. Nous savons que furent envoyés au sultan en 1532 Pierre Opalin;ski, en 1533 Jean Ocie>ski, et, d'autre part, que les gouvernants ottomans reçurent à Alep en Janvier 1534, André Teçzyn;ski, castellan de Cracovie, qui accomplissait un pèlerinage à Jérusalem. Leurs différentes missions sont mises en relation avec le traité d'amitié entre la Porte et la Pologne. L'un d'eux fut-il également chargé d'obtenir l'approbation de la Porte à une conciliation polonaise entre les deux prétendants au trône de Hongrie (le troisième satisfaisant le mieux à la chronologie), ou un autre envoyé fut-il investi spécifiquement de ce rôle ? Faute d'une investigation plus poussée, nous devons laisser la réponse à cette question en suspens ; cf. E. Zivier, Neuere Geschichte Polens, Gotha, 1915, pp. 355-358 ; J. Reychman et A. Zaja>czkowski, Handbook of Ottoman-Turkish Diplomatics, T. Halasi-Kun, éd., A. S. Ehrenkreutz, trad., La Haye-Paris, 1968, p. 174 ; AGAD, Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 46, nr 104 (Abrahamowicz, op. cit., doc, no 38, p. 52).
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Pour convaincre leur interlocuteur de leur détermination à ne pas laisser remettre en cause le traité de 1533, les gouvernants ottomans terminent en faisant étalage de leur force, de la facilité extrême avec laquelle ils pouvaient la mettre en action, et le grand vizir brandissait même la menace d'apporter une solution radicale au problème posé par Ferdinand, solution que seul son bon vouloir lui avait fait différer jusqu'ici : "si cette fois, concluait-il, le susdit fauteur de troubles s'enfuit au bout du monde, je ne l'y laisserai pas (par opposition à son comportement en 1529 et 1532) ; j'écraserai sous les sabots des chevaux tous ses territoires et je le traiterai de telle manière qu'il sera totalement démuni et la honte du monde". Au terme de notre analyse, tentons d'en récapituler les principaux enseignements : Les deux lettres de février-mars 1534 adressées par le sultan et le grand vizir au roi de Pologne Sigismond Ier représentent, à notre connaissance, l'exposé le plus complet dont nous disposions de la politique ottomane vis-àvis de la Hongrie dans la période 1520-1533, émanant des auteurs mêmes de cette politique. Certains des thèmes traités apparaissent dans d'autres sources, mais de façon plus partielle. C'est sans doute à la personnalité et à la position particulière du destinataire, à la fois allié ancien et apprécié de la Porte, acteur de premier plan de la politique hongroise, et partenaire possible des Ottomans dans la guerre contre les Habsbourg, que nos documents doivent leur caractère exceptionnel. Néanmoins, cet exposé n'a rien d'une relation objective qui nous apporterait des faits inédits ou mettrait à nu les mobiles et les desseins des gouvernants ottomans. Il s'agit d'un plaidoyer visant à démontrer que, dans l'affaire hongroise, les Turcs ont été constamment dans leur bon droit et leurs adversaires successifs, Louis II Jagellon et Ferdinand de Habsbourg, entièrement dans leur tort. C'est au premier qu'incombe la responsabilité du déclenchement des hostilités par le traitement injustifiable réservé à un ambassadeur envoyé dans des dispositions parfaitement amicales et conformes aux usages internationaux. La guerre qui s'en est suivie a amené la conquête du royaume par les Ottomans, consacrée par l'écrasement de l'armée hongroise, la mort du roi, l'occupation de la capitale. Cette conquête faisait du sultan le maître des destinées du pays, en vertu du droit de conquête, notion universellement reconnue. Ferdinand a violé ce droit en intervenant en Hongrie sans l'autorisation du sultan. Cette violation a eu deux conséquences : l'usage par le sultan de son droit de souveraineté, non sous la forme d'une annexion, mais, plus généreusement, de la reconnaissance d'un vassal : Zápolyai, le candidat incontestablement le plus qualifié ; le lancement ensuite de la campagne de 1529, réplique aux menées illégitimes du Habsbourg. Cette
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nouvelle campagne a confirmé les droits de Süleymân, Ferdinand ayant renoncé à soutenir ceux qu'il prétendait avoir et le pays ayant été une seconde fois conquis. La campagne de 1532 fut à son tour imposée aux Ottomans par l'adversaire. Le sultan a réagi non seulement à des violations répétées de son droit en Hongrie mais plus généralement aux exactions, usurpations et provocations de toutes sortes des Habsbourg, de Ferdinand et surtout de son frère, Charles Quint. C'est sur les têtes de ces derniers que retombe la responsabilité des destructions perpétrées sur leurs territoires et les souffrances infligées à leurs sujets. En somme, si les forces du sultan ont été à chaque fois pleinement victorieuses, celui-ci ne fut jamais en position d'agresseur : il n'a fait que défendre son droit contre le comportement immoral et illégitime de ses adversaires. Au bon droit et à la constante grandeur d'âme du premier s'opposent les infractions et les vilenies des seconds. Qu'on soit convaincu ou non par cette argumentation, elle reste très éclairante sur la vision ottomane de la situation, généralement trop négligée par les historiens. Une importance décisive est attribuée à l'ambassade de Behrâm çavuş. Les campagnes de 1526 et 1529 sont interprétées non comme de simples invasions suivies d'un abandon complet du pays, à l'exception de quelques annexions limitées, mais comme des conquêtes irréversibles du royaume dans son ensemble. L'insistance de Ferdinand à soutenir des droits dynastiques illusoires est ressentie comme une provocation, le royaume apparaissant comme un enjeu capital de l'antagomisme entre Süleymân et Charles Quint, conflit international et duel personnel. Dans ce contexte, toute ingérence de Ferdinand dans les affaires hongroises est intolérable et la volonté est exprimée d'annihiler entièrement l'ennemi en cas de non-respect du statu quo qui avait été établi en 1533. Toutefois, le régime choisi pour la Hongrie n'est pas celui de l'annexion mais seulement d'une vassalisation sous la conduite d'un roi "national". Cette option est présentée comme une décision délibérée, et clairement explicitée. Chronologiquement, elle est précisément datée de la fin 1527 — début 1528, sans qu'il soit spécifié si elle avait été envisagée antérieurement et quel avenir lui était assigné. De même, le silence est gardé sur les motivations pratiques de cette décision. Toutefois, nous avons évoqué ces questions et pris occasion d'exprimer notre sentiment personnel sur les thèses en présence à cet égard. D'autre part, nos textes témoignent que les dirigeants ottomans avaient une claire conscience des aspirations hongroises à un roi "national" et des arguments plaidant en faveur de Zápolyai, d'un point de vue strictement hongrois. La reconnaissance de ce dernier, conditionnée par sa soumission, a le caractère d'un serment prêté par le sultan, dont rien ne peut le délier et qui d'ailleurs l'engagera aussi bien vis-à-vis du fils du roi Jean.
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Un autre enseignement de ces textes dépasse la question hongroise. Entre bien d'autres témoignages, ils éclairent un aspect trops méconnu des gouvernants ottomans de cette époque, qui les éloigne sensiblement de l'image encore répandue de guerriers frustes, uniquement ivres de butin et de destructions. Le plaidoyer auquel nous avons assisté les montre au contraire préoccupés au premier chef de convaincre leurs interlocuteurs — et sans doute aussi eux-mêmes — de la justesse de leur cause et de leur supériorité morale. On voit les responsables de leur chancellerie, rompus au maniement de la logique et de la dialectique, mettre en œuvre l'image d'un pâdişâh dont le règne correspond à l'avènement du droit et du bien. A la racine des actes d'un tel souverain, on ne trouve jamais d'intentions mauvaises ni même de calculs politiques qui seraient indignes de lui. Tous ses mobiles se situent au contraire sur le plan supérieur de la défense du droit et de l'exercice d'un certain nombre de vertus définissant une sorte d'idéologie impériale : pitié, compassion, générosité, pardon de l'injure, fidélité à la parole donnée, respect des règles internationales et des coutumes d'autrui. Sans doute, le droit du sultan est-il en l'occurrence fondé sur la force, mais, outre que ce fondement est reconnu par tous, cette force n'est pas employée arbitrairement ou pour elle-même : elle est mue par la nécessité de châtier des adversaires coupables au nom du droit et de la morale. En effet, ces derniers à leur tour ont des déterminations morales et non pas politiques, mais la morale qui les anime est foncièrement dépravée : elle est l'exact négatif de celle du sultan. Le conflit dont il s'agit est donc celui du bien et du mal1. Un tableau parfaitement manichéen est soigneusement brossé. Ainsi les Ottomans apparaissent-ils à travers nos documents à la fois comme des politiques pragmatiques, sachant faire leur place à des compromis réalistes tels que la vassalisation de la Hongrie et la reconnaissance d'un Zápolyai, et comme des conquérants soucieux de juridisme et habiles, à l'instar de tant d'autres bâtisseur d'empires, à faire apparaître, pour reprendre
1Un autre apport de ces documents que nous avons laissé de côté est de contribuer à illustrer les relations entre Süleymân et son grand vizir de l'époque, la position exceptionnelle de ce dernier dans le gouvernement de l'empire. Sans doute Ibrâhîm ne manque-t-il pas de se présenter comme l'esclave du pâdişâh auquel il se réfère avec toutes les marques de respect et de soumission attendues, mais il n'en souligne pas moins l'importance de son rôle sur le plan militaire (il précède le pâdişâh dans la campagne de 1532 ; c'est lui qui viendra à bout de Ferdinand si celui-ci récidive), et sur le plan politique : Süleymân conclut sur ses avis la trêve de 1533 ; il rapporte au sultan le projet de conciliation de Sigismond. Cette toute-Puissance avait été crûment revendiquée par Ibrâhîm devant les envoyés de Ferdinand, particulièrement en 1533 (cf. le passage fameux du rapport de Zara et Schepper in Gévay, op. cit., V, pp. 21-22 : "Ipse (le sultan) mihi confidit imperia sua, regna, thesauros, omnia magna et parva. Ego solus sum qui de omnibus istis possum facere quod volo …"), mais elle est explicitement reconnue dans certaines formulations de la lettre du sultan lui-même et l'avalanche de titres dont il pare son favori au sommet de sa fortune, est impressionnante…
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une formule de Busbecq, "tout ce qu'ils désirent comme juste et comme injuste ce qu'ils ne désirent pas …"1.
DOCUMENTS I AGAD, Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 40, n° 90 (Abrahamowicz, n° 35). Lettre du sultan Süleymân Ier au roi de Pologne, Sigismond Ier (25 février-6 mars 1534) traduction partielle (Après l'invocation à Dieu (temcid ou tehmid), le monogramme du sultan (tuğra) et la titulature de ce dernier (‘unvân), dans les huit premières lignes du document.) … Toi qui es la gloire des émirs de la nation du Messie, l'élu des notables de la secte de Jésus, Sigismond, roi de Pologne, sache ce qui suit : Précédemment, lorsque le trône des sultans a été obtenu par Ma Seigneurie, refuge de l'émirat, un émissaire a été envoyé au roi La’oş (Louis), alors roi de Hongrie, pour lui en faire part. Nous l'avions informé ainsi de notre situation, comme le requiert l'amitié. Or le roi susdit a retenu par inimitié notre émissaire et l'a mis en prison. De ce fait, l'état de guerre (‘adâvet) devenait patent, et, lorsque je me suis rendu avec des troupes immenses comme la mer dans ce pays, durant la confrontation qui eut lieu dans la plaine de Mohaç, le roi susdit est tombé au combat, par la grâce de Dieu — qu'il soit exalté ! Dès lors, selon les règles et les coutumes des pâdişâh, le pays de Hongrie était devenu mon territoire, conquis par mon sabre. Mais lorsque, par la suite, une personne est venue de sa propre initiative et a pénétré sans mon autorisation dans ces provinces, je me suis de nouveau rendu sur ces territoires avec des troupes marquées du signe de la conquête et, alors qu'il m'était possible et acquis de placer sur le trône de Budun (Buda), que j'avais reconquis, mes bey et mes esclaves et de le mettre sous mon contrôle, il m'a paru convenable par la surabondance de ma compassion et de ma pitié envers les re‘âyâ (sujets) du pays de Hongrie, que la royauté de Hongrie soit attribuée à l'un d'entre eux, un de leurs bey jouissant de réputation et d'estime.
1Cf. The Turkish letters of Ogier Ghiselin de Busbecq, Imperial Ambassador at Constantinople, 1554-1562, E. Seymour Forster, trad., Oxford, 1927, p. 78.
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Or, à ce moment, le roi Yanoş (Jean Zápolyai) a envoyé de son côté un émissaire à mon seuil, atelier de la félicité, et a exprimé sa soumission et son dévouement. En conséquence, comme il était un homme de ces pays, que la royauté était sa vocation et sa destination, l'abondance de mes faveurs impériales s'est manifestée à son égard et la royauté de Hongrie lui a été accordée et attribuée. Il a été coiffé de la couronne et, après qu'il eut été désigné sur place, conformément à leurs coutumes et traditions (des Hongrois), il s'est rendu dans la félicité et la prospérité au pied de mon trône auguste. A la suite de quoi, le roi des Tchèques et son frère qui sont connus parmi tous les bey chrétiens pour leurs ruses et leurs perfidies, n'ont pas manqué en s'abusant sur leurs propres forces de lancer une nouvelle fois des assauts et des attaques contre le territoire hongrois. Le roi d'Espagne luimême (Charles Quint) a fait preuve de vantardise et de jactance en déclarant : "je vais me mesurer au Turc". De ce fait, je suis retourné une troisième fois de ce côté, avec des troupes que le ciel et la terre ne suffisaient pas à contenir. Ceux-ci ont donc été, par leur refus de se tenir tranquilles, l'origine et la cause du fait que dans ces pays où ils exerçaient leurs vilenies et leurs intrigues, les terres ainsi que les maisons et demeures des sujets ont été incendiées, que des torts et des dommages leur ont été infligés. On est finalement parvenu, accompagné de troupes immenses comme la mer, sur les lieux où se trouve leur propre trône. Comme ils n'ont pas donné ni manifesté le moindre signe de vie, qu'on ne savait pas où ils se trouvaient, tous leurs territoires ont été réduits en cendres, les fils et les filles de leurs sujets ont été pris en esclavage, un grand nombre de leurs forteresses ont été abattues et mises en ruines. Devant cette situation, le roi des Tchèques susdit, a envoyé un ambassadeur à mon seuil, refuge de la félicité, et il a présenté de nombreuses supplications afin que la conciliation soit établie entre nous. En conséquence, lorsque Sa Seigneurie, refuge du vizirat, dont le ministère suprême est le grade, digne d'acquérir la fortune … [suivent trois lignes de titres honorifiques attribués au grand vizir], Ibrâhîm pacha — que Dieu perpétue sa gloire et augmente sa prospérité ! — a exposé cette démarche au pied de mon trône marqué au coin de la félicité, le sort des territoires inclus dans mes pays-bien-gardés étant confié à ses justes avis, la paix a été conclue, dans les conditions qui lui paraissaient convenables : le roi des Tchèques se contenterait des forteresses qu'il détenait déjà en propre auparavant et n'accomplirait plus d'assauts ni d'attaques contre le territoire de la Hongrie. C'est ainsi que mon auguste traité lui a été envoyé par l'entremise de ses ambassadeurs.
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À présent, un émissaire est arrivé de votre part à mon seuil, refuge de la félicité. Il a rapporté que, conformément à votre coutume qui est celle en usage parmi les pâdişâh, vous aviez l'intention de réconcilier le susdit roi Yanoş et le roi des Tchèques. Le général en chef susnommé — que Dieu — qu'il soit exalté ! — perpétue sa prospérité ! — a fait part de cette nouvelle à la gloire de ma Présence qui abonde en informations, et nous en avons reçu pleine connaissance. Or, le traité et l'amitié qui nous ont unis antérieurement, restent en vigueur comme par le passé, et ma connaissance sacrée qui englobe l'univers s'étend à votre attachement et votre loyauté. Puisque vous avez le dessein d'établir ainsi l'amitié (dostluk) et la conciliation (musâlaha) entre eux, vous fixerez cette trêve (sulh) et cette paix (salâh) sur des bases telles que le susdit roi des Tchèques se contente des territoires qui étaient précédemment sous son propre contrôle, qu'il ne lance plus d'assauts ni d'attaques contre les forteresses et les territoires que j'ai accordés, de par l'abondance de mes faveurs, au roi Yanoş susnommé, après que le pays de Hongrie eut été acquis par mon sabre et incorporé à mes territoires. Vous établirez la conciliation entre eux dans les termes qui vous paraîtront convenables, selon vos coutumes et vous usages. Mais si le susdit roi des Tchèques ne se contentait pas, comme convenu, de son propre territoire et lançait de nouveau des assauts et des attaques contre la Hongrie, mon général en chef susmentionné — que Dieu — qu'il soit exalté ! — perpétue sa gloire ! — ainsi que toutes mes troupes, se trouveraient fin prêts et sur le pied de guerre, à tout moment. Il serait d'une facilité extrême, avec l'aide de Dieu — qu'il soit exalté ! —, de se rendre une fois de plus dans ces pays avec des centaines et des centaines de milliers de soldats. Votre émissaire susmentionné a été renvoyé de votre côté, muni de mon bon congé. Ne cessez pas, comme le requiert l'amitié, de nous donner de vos nouvelles. Sachez-le bien. Écrit dans la deuxième décade du mois de ğa‘bân-le-glorieux de l'année 940 (25 février-6 mars 1534), dans la ville d'Alep-la-bien-gardée.
II AGAD, Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 41, n° 93 (Abrahamowicz, n° 36). Lettre du grand vizir Ibrâhîm pacha au roi de Pologne, Sigismond Ier (25 février-6 mars 1534) Traduction partielle
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(Après l'invocation à Dieu et la titulature d'Ibrâhîm pacha, grand vizir du sultan Süleymân Ier, dans les neuf premières lignes du document.) … Moi qui suis le lieutenant du sultanat, le général en chef de rang suprême, le grand vizir de Sa Seigneurie dont le califat est la gloire, Ibrâhîm pacha, à vous qui êtes la gloire des émirs de la nation du Messie, l'élu parmi les notables de la secte de Jésus, Votre Majesté qui êtes roi de Pologne, après que des salutations et des vœux ont été présentés de notre part, sachez ce qui suit : Vous avez envoyé une lettre par l'entremise d'un émissaire au Seuil bienheureux de Sa Majesté le sultan, seigneur de l'heureuse conjonction (sâhibkirân), refuge du monde. Vous y notifiez qu'en accord avec l'attachement et le traité qui vous unissent de longue date au Seuil, refuge du monde, vous avez jugé convenable, conformément à vos coutumes et usages, que la paix et la conciliation soient présentement établies entre le roi du pays de Hongrie, la gloire des émirs de la nation du Messie, Sa Majesté le roi Yanoş, et le roi d'Autriche, et que vous êtes dans l'intention de vous y employer. Tout ce que vous avez communiqué à ce sujet a été appris et compris dans le détail, et votre dessein a été rapporté au pied de son trône (du sultan), siège du monde, et a été embrassé par sa science sacrée qui s'étend à l'univers. L'ordre a été donné par son seuil, atelier de la félicité, d'écrire une lettre à votre intention, conformément à l'ordre sublime en gloire qu'il a émis à ce sujet, et cette lettre vous a été envoyée. Or lorsque, précédemment, du temps où le roi La’oğ était roi de Hongrie, Sa Majesté le seigneur fortuné de l'heureuse conjonction, refuge du monde, est montée sur le trône sublime dans la félicité et la prospérité, conformément à la coutume qui commandait de faire part de cette nouvelle à tous les amis proches et voisins, elle a également envoyé un homme, porteur d'une lettre sacrée, au roi de Hongrie. Mais le roi La’oğ a alors fait preuve d'inhumanité. Il a retenu l'émissaire prisonnier et manifesté par là son hostilité. En conséquence, Sa Majesté, le dominateur de son siècle, refuge du monde, a marché sur lui avec une immense armée et s'est emparé à cette occasion d'un grand nombre de forteresses. Par la suite, lorsqu'on s'est de nouveau rendu dans ce pays, il y a eu affrontement dans la plaine de Mohaç. Notre Seigneur, le Dieu Juste — qu'il soit glorifié et exalté ! — a tranché en faveur de Sa Majesté, notre pâdişâh, le roi La'oş a trouvé son salut dans ce combat et, conformément aux us et coutumes des pâdişâh, le pays de Hongrie est devenu désormais l'un des pays conquis par notre propre sabre et notre propre force. Dès lors, personne ne devait y pénétrer, et il n'était pas non plus raisonnable de le faire. Pourtant,
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lorsque le roi d'Autriche est venu de sa propre initiative, y est entré et a eu le dessein d'y semer le trouble et la sédition, alors qu'il était possible de placer dans ce pays des esclaves de Sa Majesté le pâdişâh fortuné et de tenir le trône de Budun, Sa Majesté […] a fait preuve de compassion et de générosité. Or, précisément au moment où elle estimait convenable d'accorder la faveur que la royauté de Hongrie soit de nouveau attribuée à une personne du pays, par coïncidence, le susdit roi Yanoş faisait acte d'obéissance et de loyauté au seuil fortuné du seigneur de l'heureuse conjonction, refuge du monde, et un ambassadeur était envoyé. Comme, d'autre part, personne dans ce pays n'était plus apte à la royauté que le roi Yanoş qui est de noble naissance, Sa Majesté le pâdişâh fortuné lui a accordé la royauté. En outre, les bey et le peuple du pays l'avaient également reconnu comme roi. Malgré cela, le susdit roi d'Autriche s'est de nouveau occupé de ce qui ne le concernait pas, et lorsqu'il a pénétré dans le pays de Hongrie, Sa Majesté le seigneur de l'heureure conjonction, refuge du monde, a conduit des troupes dans sa direction et est parvenue dans ce pays. Elle a alors, par la grâce de Notre Seigneur, le Dieu Juste — qu'il soit glorifié ! — conquis une nouvelle fois ce pays par son sabre et n'a trouvé personne venant lui faire face. En conséquence, elle a accordé de nouveau la royauté du pays de Hongrie au susdit, et, pour respecter la coutume, elle a pris la couronne et la lui a envoyée. Selon la loi sacrée et la raison, il ne subsistait pour personne d'autre de droits sur le pays de Hongrie. C'était un pays pris et conquis à deux reprises par le sabre de Sa Majesté, le seigneur de l'heureuse conjonction, refuge du monde, et, de par l'abondance de ses faveurs, elle l'a accordé au roi Yanoş susnommé. Par la suite, lorsqu'on a appris que le susdit roi d'Autriche s'était uni au séditieux qui est son frère, que ce dernier avait semé le désordre et le trouble parmi tous les bey chrétiens, qu'il ne renonçait pas à s'occuper de la Hongrie et se répandait en vantardises et en paroles de jactance, en déclarant : "je vais affronter le Turc", qu'il s'était emparé de richesses par la ruse et la perfidie, et s'était rendu en Allemagne pour revendiquer le titre de César, Sa Majesté le Seigneur de l'heureuse conjonction, refuge du monde, a ordonné à moi son esclave de rassembler dans ses pays-bien-gardés plusieurs centaines de milliers de soldats, de franchir les frontières de la Hongrie et de pénétrer sur les territoires de l'Autriche et de l'Allemagne. J'ai parcouru ces pays en précédant mon pâdişâh, mais nul n'est apparu de ceux qui revendiquaient les titres de César et de Seigneur de l'heureuse conjonction. On ne savait pas ce qu'ils étaient devenus. Ils restaient invisibles. Les territoires ont connu la destruction et l'incendie, mais c'est à cause de la
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perfidie et de la scélératesse de ceux-ci que les sujets ont subi de nombreux dommages et préjudices. Après qu'on fut rentré de cette campagne dans la félicité et la prospérité et qu'on s'en fut retourné au trône sublime, le susdit roi d'Autriche a envoyé un ambassadeur et adressé ici des lettres de supplications [de sa part] et de celle de son frère. Étant donné qu'ils imploraient beaucoup pour qu'une conciliation (musâlaha) soit établie avec Sa Majesté le Seigneur de l'heureuse connjonction, refuge du monde, nous avons formulé le souhait que cette conciliation soit en effet accordée par la Présence haute en gloire, prodigatrice de félicité de mon pâdişâh fortuné, et nous avons présenté une supplique en ce sens. Il (le pâdişâh) a alors consenti, sur les supplications de cet esclave, (Ibrâhîm) à ce qu'une conciliation soit établie avec le susdit et le traité auguste (‘ahidnâme-i hümâyûn) a été rédigé, mais sous la réserve qu'il (Ferdinand) n'y soit pas qualifié du titre de roi, et un ambassadeur lui a été envoyé. Sa Majesté le pâdişâh, Seigneur de l'heureuse conjonction, refuge du monde, a fait également preuve de pitié et de compassion à l'égard de sa sœur qui était reine, et elle lui a accordé les endroits (yerler) qui lui appartenaient auparavant. Telles sont les bases sur lesquelles ont été conclues la paix et la conciliation (sulh-u salâh). Tandis que Votre Majesté a exprimé l'intention de s'entremettre et d'établir une conciliation entre celui-ci (Ferdinand) et le roi Yanoş, votre affection et votre attachement envers Sa Majesté le Seigneur de l'heureuse de connjonction, refuge du monde, sont bien connus. Parmi tous les pâdişâh, vous ne cessez d'être depuis longtemps un [prince], objet de respect, glorieux et vénéré. Ce pays appartient à Sa Majesté le pâdişâh fortuné. Il l'a accordé au roi Yanoş par sa propre volonté. Vous devez établir la paix et la conciliation entre eux sur la base du précédent traité, dans des conditions telles que le susdit roi d'Autriche se contente des territoires qui lui appartenaient auparavant et ne se mêle pas de la Hongrie. Si tu établis la conciliation sur ces bases, tu satisferas également aux conditions du consentement sacré de Sa Majesté le Seigneur de l'heureuse conjonction, refuge du monde. Vous ferez donc cette conciliation de la manière qui vous paraîtra convenable. Mais s'il (Ferdinand) ne se montre pas d'accord avec les clauses qui précèdent, s'il n'agrée pas la paix et la conciliation sous la forme définie plus haut que vous lui proposerez, s'il ne souscrit pas à vos offres, il vous appartiendra de prendre personnellement des dispositions en conséquence, selon vos us et coutumes. S'il en va ainsi, il sera pour nous d'une extrême facilité de rassembler une nouvelle fois, s'il plaît à Dieu, le Tout-Puissant, les troupes de Roumélie, d'Anatolie, de Rûm, de Karaman et de Zu'l-Kadr, de toutes les terres arabes et
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persanes, en nombre tel que le ciel et la terre ne puissent les embrasser, et de nous rendre dans ces pays. Nous serons sur le champ prêts et sur le pied de guerre. On verra alors tout ce qui dépend de la volonté et de la décision de Dieu — qu'il soit exalté ! — se manifester au grand jour, s'il plaît à Dieu, le Très-Glorieux, avec la grâce de Dieu — qu'il soit exalté ! —. Cette fois, même si le fauteur de troubles en question s'enfuit au bout du monde, je ne l'y laisserai pas. J'écraserai tous ses territoires sous les sabots des chevaux, et je le traiterai de telle manière qu'il sera totalement démuni et la honte du monde. Dans ces conditions, un congé a été accordé à votre émissaire et il a été renvoyé chez vous. Écrit dans la deuxième décade de ğa‘bân-le-glorieux de l'année 940 (25 février-6 mars 1534).
II L'OCCUPATION OTTOMANE D'OČAKOV ET LE PROBLÈME DE LA FRONTIÈRE LITUANO-TATARE 1538-1544
Au moment où la puissance montante des Turcs ottomans commence à s'implanter au nord de la mer Noire dans le dernier quart du XVe siècle, existaient déjà des relations anciennes entre la Pologne, la Lituanie et leurs voisins méridionaux, les Tatars issus du khanat mongol de la Horde d'Or. Aussi redoutable que ce voisinage ait été généralement pour eux, les grandsducs de Lituanie étaient, avec le temps, pervenus à jouer à l'occasion des divisions et des phases d'affaiblissement des factions tatares pour s'assurer l'appui de telle d'entre elles, ou à s'avancer à leurs dépens vers le sud. Cette poussée est surtout sensible sous le gouvernement du grand-duc Vitold : en 1396-1397, le khan Tokhtami· qui, menacé lui-même par Tamerlan, recherchait l'appui lituanien, lui avait accordé la renonciation (provisoire) des Tatars au tribut antérieurement imposé pour les anciens territoires de la Horde passant au grand-duché. Non seulement Vitold put établir la forteresse de Tavan sur le Bas-Dniepr, mais il obtenait même au début du XVe siècle, sinon le contrôle du littoral nord-pontique, du moins quelques points d'appui sur la côte entre les embouchures respectives du Dniestr et du Dniepr : Czarnigrad, sur le Dniestr, face à Aqkerman (Belgorod), H®ªª Be∏, au nord-est de l'actuelle Odessa, et le débouché du Dniepr où s'élèverait le futur Očakov (Özü, Ğankerman) : l'idéal lituanien d'un Etat s'étendant de la Baltique à la mer Noire avait alors trouvé sa réalisation maximale, dont le souvenir se perpétuera, comme nous le verrons, au siècle suivant1. Au milieu du XVe siècle, le fondateur du plus puissant des États successeurs de la Horde d'Or, le khan de Crimée H®ǧǧ Giray, renouvelle un moment l'alliance de Tokhtami· et de Vitold en s'appuyant à son tour sur la 1A. Prochaska, "Z Witoldowych dziejów. I. Uk¬ad Witolda z Tochtamyszem 1397 r." (Sur l'histoire de Witold. I. Le traité de Witold avec Tokhtami· en 1397), Przeglad historyczny, XV, 1912, pp. 259-264 ; B. Spuler, "Mittelalterliche Grenzen in Osteuropa. I. Die Grenze des Großfürstentums Litauen im Südosten gegen Türken und Tataren", Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, VI, 1941, pp. 154-160. Cf. M. Cazacu, "A propos de l'expansion polono-lituanienne au nord de la mer Noire aux XIVe-XVe siècle : Czarnigrad la "cité noire"de l'embouchure du Dniestr "dans Passé turco-tatar, présent soviétique. Etudes offertes à Alexandre Bennigsen, Ch. Lemercier-Quelquejay, G. Veinstein et S.E. Wimbush, eds., Paris-Louvain, 1986, pp. 99-122..
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Lituanie contre ses rivaux1. Cette politique n'a qu'un temps et son successeur Mengli Giray s'allie au contraire avec Moscou contre Casimir IV de PologneLituanie qui se rapproche pour sa part de ce qui reste de la Horde d'Or devenue Grande Horde. Cette situation qui durera jusqu'à l'abandon de l'alliance moscovite par le khan de Crimée, Mohammed Giray 1er (15151523)2, a pour effet de rendre toute leur violence aux raids des Tatars de Crimée sur les marches méridionales de la Pologne-Lituanie. On a même pu juger ces incursions tatares du dernier quart du XVe siècle comme aussi destructrices, sinon plus, pour ces régions que les grandes invasions mongoles du XIIIe siècle3.
LES RELATIONS OTTOMANO-POLONAISES AVANT 1538 C'est vers la même époque que les Ottomans entrent en scène : en 1475, le sultan Mehmed II impose sa suzeraineté au khanat de Crimée et annexe le sud-ouest de la presqu'île, le détroit de Kertch et la place d'Azaq (Azov), enclaves qu'il réunit en un nouveau gouvernorat ottoman, le liv®’ de Kefe4. Puis, en 1484, son successeur B®yez¬d II complète l'implantation turque par l'annexion des deux cités moldaves de Kili (Chilia) sur le delta du Danube et d'Aqkerman (Cetatea-Albă) sur le Bas-Dniestr, ces deux nouvelles aquisitions étant rattachées au sanğaq danubien voisin de Silistre (Silistra)5. 1A. Bennigsen, P.N. Boratav, D. Desaive, Ch. Lemercier-Quelquejay, Le khanat de Crimée dans les Archives du palais de Topkapı, Paris, 1978, pp. 2, 316-317. 2Ibid., pp. 323-325. 3M. Hru·evs’kyj, Istorija Ukrajiny-Rusy (Histoire de l'Ukraine-Rus), Kiev, 1907, VII2, pp. 324327 ; G. Stökl, Die Entstehung des Kosakentums, Munich, 1953, p. 147 et n. 9 ; j. Ochmański, "Organizacja obrony w wielkim ksiestwie Litewskim przed napadami Tatarów Krymskich w XVXVI wieku" (Organisation de la défense dans le grand-duché de Lituanie contre les raids des Tatars de Crimée, XVe-XVIe s.), Studia i materiaty do historii wojskowošci, V, 1960, pp. 357367, 377. Ce dernier auteur ramène toutefois à de justes proportions l'importance des effectifs engagés dans les raids (quelques milliers de guerriers au plus, estime-t-il, pour les raids les plus massifs) et ceux des captifs correspondants. 4H. Inalcık, "Yeni vesikalara göre Kırım hanlığının Osmanlı tabiliğine girmesi ve ahidname meselesi" (L'entrée du khanat de Crimée dans la domination ottomane et le problème du traité), Belleten, VIII, 31, 1944, pp. 185-229 ; A. Bennigsen et als, op. cit., p. 3 ; M. Berindei, G. Veinstein, "Règlements de Süleym®n 1er concernant le liv®’ de Kefe", Cahiers du Monde russe et soviétique (cité infra CMRS), XVI, 1, 1975, pp. 57-104 ; eidem, "La présence ottomane au sud de la Crimée et en mer d'Azov dans la première moitié du XVIe siècle", CMRS, XX, 3-4, 1979, pp. 389-465. 5N. Beldiceanu, "La compagne ottomane de 1484 ; ses préparatifs militaires et sa chronologie", Revue des Etudes roumaines, V-VI, 1960, pp. 67-77 ; id., "La conquête des cités marchandes de Kilia et Cetatea-Albă par B®yez¬d II", Südost-Forschungen, XXIII, 1964, pp. 36-90 ; id., "La Moldavie ottomane à la fin du XVe siècle", Revue des Etudes islamiques, XXXIX, 2, 1971, pp. 239-266 + 2 planches h.t.; N. Beldiceanu, J.-L. Bacqué-Grammont, M. Cazacu, "Recherches sur
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La Pologne ne pouvait que s'émouvoir de cette amputation de son vassal moldave et de la présence turque dans deux forteresses au rôle stratégique évident1. De fait un état de guerre ouverte, marqué par des opérations régulières de part et d'autre, s'instaure entre la Pologne et l'Empire ottoman. Il n'est que très temporairement interrompu par le traité de 1489 — le premier à être précisément connu entre les deux pays. Malgré la reprise des accrochages, sous l'influence du voïévode de Moldavie, Étienne le Grand qui avait rompu avec la Pologne, le traité est renouvelé en 1494 pour trois ans entre le sultan et le roi Jean-Albert2. A l'expiration du délai, ce dernier tente de réaliser son vieux projet de réimposer sa suzeraineté à la Moldavie et de replacer sous domination chrétienne Kili et Aqkerman, de même que Kefe (Caffa) en Crimée ainsi que Lerici sur le Bas-Dniepr (à l'emplacement d'Očakov?). Cet épisode, marqué par des luttes très âpres, est définitivement clos en 1501, à la mort de Jean-Albert3. Ottomans et Polonais s'engagent désormais les Ottomans et la Moldavie-ponto-danubienne entre 1484 et 1520", Bulletin of the School of Oriental and African Studies, XLV, 1, 1982, pp. 48-66. Un registre de recensement des archives de la Présidence du Conseil (Başbakanlık arşivi cité infra BBA) à Istanbul, du début du règne de Soliman, fait apparaître que les circonscriptions juridiques (qaz®) d'Aqkerman et de Kili, sont rattachées au sanğaq de Silistre, TT 370, ff. 398, 401. 1De fait B®yez¬d II déclarait dans son bulletin de victoire : "cette victoire facilite à l'avenir de nouvelles conquêtes, car l'occupation de Kili et d'Aqkerman, ouvre la route vers la Pologne, les Tchèques et les Hongrois…" ; A. Antalffy, "Două documente din biblioteca egipteană de la Cairo" (Deux documents de la bibliothèque égyptienne du Caire), Revista istorică (Bucarest) XX, 1934, p. 40 ; cf. aussi Tursun beg, The history of Mehmed the Conqueror, H. Inalcik, R. Murphey, eds, Minneapolis-Chicago, 1978, fac-similés, ff. 169a, 170b, 174b, 175b. De son côté, Casimir IV exprimait bien la signification de l'événement devant la diète de Prusse : "So die Walachie (Moldavie) beschirmet wirt, wirt auch beaschirmet die Crone…" ; Ş. Papacostea, compte rendu de Akta stanów Prus królewskich (Acta statuum terrarum Prussiae reggalis), K. Górski, M. Biskup, eds., I (1479-1488) et II (1489-1492), Toruń, 1955-1957, in Studii, Revistă de istorie, XI, 4, 1958, p. 170. 2Ibid., pp. 169-172 ; pour les traités de 1489 et 1494, cf. Z. Abrahamowicz, Katalog dokumentów tureckich. Dokumenty do dziejów Polski i krajów osciennych w latach 1455-1672 (Catalogue des documents turcs. Documents concernant la Pologne et les pays voisins de 1455 à 1672) (cité infra Abrahamowicz), Varsovie, 1959, n° 3, pp. 22-23 ; nos 8 et 9, pp. 26-28. 3De violentes incursions menées concurremment par des forces ottomanes et moldaves eurent lieu en 1497 (2 000 Turcs auraient été engagés) et 1498 (raid des aqınğı de B®l¬ be∏ Malqočo∫lu) ; Ş. Papacostea, "De la Colomeea la Codrul Cosminului. Posiţia internaţionala a Moldovei la sfîrşitul secolului al XV-lea" (De Colomee à Codrul Cosminului. Position internationale de la Moldavie à la fin du XVe siècle), Romanoslavica (Bucarest), XVII, 1970, pp. 536-546 et bibliographie ; id., "Relaţiile internaţionale ale Moldovei în vremea lui Ğtefan cel mare" (Les relations internationales de la Moldavie à l'époque d'Etienne le Grand), Revistă de istorie, XXXV, 5-6, mai-juin 1982, pp. 631-636 ; Ş. Gorovei, "Moldova în ‘casa păcii’ pe marginea izvoarelor privind primul secol de relaţii moldo-otomane" (La Moldavie dans la "maison de la paix" en marge des sources concernant le premier siècle des relations moldavo-ottomanes), Anuarul institutului de istorie şi arheologie "A.D. Xenopol” (İaşi), XVII, 1980, p. 650. La mention de Lerici ("Lorexo") parmi les objectifs de Jean-Albert en 1497, figure dans une lettre du consul de Venise à Chio du 25 juin 1497 ; M. Sanuto, I diari, Venise, 1879, I, pp. 756-757. Même expression des visées polono-lituaniennes sur le Dniepr dans le message du roi à la diète de
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dans une politique de paix marquée par une succession de traités consentis par la Porte (‘ahidn®me) pour une période limitée et qu'elle renouvelle à six reprises entre 1502 et 1533. A cette dernière date, Soliman accordera au roi Sigismond un traité viager qui durera jusqu'à la mort du second en 1548 (et sera d'ailleurs renouvelé en faveur de son fils Sigismond-Auguste)1. Dans ces conditions, non seulement il n'est pas question que des troupes ottomanes se joignent aux incursions tatares lancées contre la Pologne, mais le sultan les désapprouve hautement vis-à-vis de son interlocuteur polonais, s'engageant à y faire mettre un terme par son vassal criméen2. Ce qui importe au p®di·®h est d'assurer, par de bonnes relations avec le souverain polonais, la libre circulation et la sécurité de ses marchands commerçant avec la Pologne même, notamment le long des routes dites tatare et moldave, reliant respectivement la Crimée d'une part, Kili et Aqkerman d'autre part, à la place galicienne de Lwów (L'vov, L’viv, Lemberg), ou transitant par la Pologne pour atteindre Moscou où ils s'approvisionnent principalement en fourrures de prix3. Ce souci de protection du commerce est Fribourg en juillet 1498 : il fait état de la ferme volonté de son frère Alexandre, grand-duc de Lituanie, de réagir contre les camps (castra) établis par les Tatars "instingante ac sollicitante Thurcorum Caesare… ad ripam Boristenis fluminis" ; N. Iorga, Actes et fragments relatifs à l'histoire des Roumains, III, Bucarest, 1897, p. 67. 1En 1502, B®yez¬d II accorde un traité pour cinq ans au roi Alexandre ; Abrahamowicz, nos 10 et 11, pp. 28-29. Il fut probablement renouvelé — et de nouveau pour cinq ans — en 1507, bien que le texte n'en ait pas été conservé ; ibid., n° 14, p. 31. Après la mort de B®yez¬d II en 1512, un nouveau traité est mentionné, conclu par Sel¬m Ier, et prenant effet le 30 mai 1514 ; ibid., n° 15, pp. 31-32. La durée en était probablement de cinq ans puisqu'il est remis en vigueur par le même sultan le 25 septembre 1519, cette fois pour une période de trois ans ; ibid., nos 16 et 17, pp. 3233. Le sultan Soliman le renouvelle en 1525, également pour trois ans ; ibid., nos 19 et 20, pp. 3435. En 1528, il est prolongé pour cinq ans ; ibid., n° 23, pp. 37-38. C'est au terme de ce délai, en 1533, que Soliman décide d'accorder au roi Sigismond un traité viager qui ne prendra donc fin qu'à la mort d'un des deux partenaires ; ibid., nos 30 et 31, pp. 44-46. Pour le traité accordé par Soliman à Sigismond-Auguste en 1553 ; cf. ibid, n° 138 pp. 138-139. Sur les relations ottomanopolonaises dans la période, on dispose dépormais de D. Kolodziejczyk, Ottoman Polish Diplomatic Relations (15th-18th Century). An Annotated Edition of ‘Ahdnames and Other Documents, Leiden, Brill, 2000. 2G. Stökl, op. cit., p. 90 et n. 117 ; Abrahamowicz, n° 9, pp. 27-28 ; n° 30 pp. 44-45 ; n° 31, pp. 45-46. Toutefois, dans sa liste des raids tatars contre la Lituanie de 1474 à 1569, Ochmański mentionne deux raids de 1523 et 1524 en Podolie, dans lesquels les Tatars d'Aqkerman (cf. infra) auraient été accompagnés d'éléments turcs. Il indique de même que des Turcs participèrent au siège de Czerkasy par le khan de Crimée Sa‘®det Giray en 1532 — d'ailleurs sans succès, la place étant défendue par Daszkiewicz ; J. Ochmański, art. cit., pp. 362, 377-378. 3Sur ce commerce auquel les Turcs participaient dès avant leur établissement à Kili et Aqkerman, cf. M. Berindei, "L'Empire ottoman et la ‘route moldave’ avant la conquête de Chilia et de Cetatea-Albă (1984)" dans Raiyyet Rüsumu, Essays Presented to Halil Inalcık, Journal of Turkish Studies, 10, 1986, ff. 47-71 ; N. Beldiceanu, Recherche sur la ville ottomane au XVe siècle. Etude et actes, Paris, 1973, pp. 123-125 ; A. Bennigsen, Ch. Lemercier-Quelquejay, "Les marchands de la Cour ottomane et le commerce des fourrures moscovites dans la seconde moitié du XVIe siècle", CMRS, XI, 3, 1970, pp. 363-390 ; M. Berindei, "Contribution à l'étude du commerce ottoman des fourrures moscovites. La route moldavo-polonaise, 1453-1700", CMRS, XII, 4,
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au centre des traités et de la correspondance reliant le sultan et le roi dans la période considérée. C'est à cette même époque que les sources commencent à livrer les premières attestations d'une population cosaque chrétienne aux frontières de la Pologne-Lituanie1. Si les intérêts ottomans dans la région s'en trouvent alors affectés, c'est précisément par quelques atteintes occasionnellement portées à la bonne marche de ce commerce : en ce qui concerne les marchands turcs tués sur la route de Kefe en Pologne dont B®yez¬d II réclame les biens au roi Casimir IV par une lettre du 31 mars 1489, on ne peut se prononcer avec certitude sur l'origine exacte de leurs meurtriers2. En revanche, ce sont explicitement des cosaques — cosaques de Kiev et de Czerkasy (Čerkassy), selon le rapport de Mengli Giray à Moscou — qui attaquent en 1502 sur le Dniepr des marchands turcs de Kefe revenant de Lituanie par Kiev. La récupération des biens pillés entraîne une intervention diplomatique des Turcs et des Tatars auprès du roi de Pologne3. Mentionnons encore le cas de 18 marchands turcs tués "par des brigands" dans des conditions d'ailleurs non précisées près de Kamieniec (Kamenec) dont Soliman cherche à récupérer le chargement et faire châtier les meurtriers par une lettre au roi Sigismond de juillet-août 15344. Même s'ils suscitent une intervention diplomatique de sa part, de tels incidents (dans lesquels les cosaques ne sont qu'une seule fois explicitement cités, et non par le sultan lui-même) ne sont aux yeux du gouvernement ottoman que des actes de brigandage épisodiques, dénués de signification proprement politique. Peut-être faudrait-il pourtant faire une exception pour l'entreprise menée en 1516 par le staroste de Chmielnik (Hmel’nik), Przeslaw Lanckoroński : il serait le premier selon la tradition à avoir rassemblé des volontaires de la frontière et lancé à cette date une incursion réussie non seulement sur Očakov où le khan de Crimée Mengli Giray avait établi une forteresse en 1492, mais aussi sur Aqkerman5. Si ces faits qui sont déjà rapportés par le chroniqueur Martin Bielski à la fin du XVIe siècle, sont véridiques, il s'agirait de la première incursion cosaque sur un territoire 1971, pp. 393-409 ; cf. aussi M. Berindei, "Le rôle des fourrures dans les relations commerciales entre la Russie et l'Empire ottoman avant la conquête de la Sibérie", dans Passé turco-tatar, op. cit.", pp. 89-98 ; A. Attman, The Russian and Polish markets in international trade, 1500-1560, Göteborg, 1973, pp. 101-102. 1M. Hruševs’kyj, op. cit., VII, pp. 74 sq.; G. Stökl, op. cit., pp. 111-122 ; J. Ochmański, art. cit., pp. 382-383. 2Abrahamowicz, n° 7, pp. 25-26. 3G. Stökl, op. cit., pp. 117-118. 4Abrahamowicz, n° 37, pp. 51-52. 5G. Stökl, op. cit., p. 151 et n. 19-20. Cf. G. Veinstein, "Early Ottoman Appellations for the Cossacks," Harvard Ukrainian Studies, XXIII, 3-4, 1999, p. 33-44.
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proprement ottoman. On ne peut toutefois exclure entièrement que cette tradition, qui n'a d'ailleurs pas laissé de traces dans la correspondance ottomano-polonaise conservée, soit une extrapolation d'événements qui deviendront monnaie courante, dans un contexte modifié, quelques décennies plus tard. Quant à l'autre raid resté célèbre des premiers temps cosaques, celui conduit par Evstafij Daszkiewicz (Da·kovič), Staroste de Kaniów (Kanev) et de Czerkasy, en 1528, il n'avait visé qu'Očakov1.
LES ÉVÉNEMENTS DE 1538 ET LEURS CONSÉQUENCES C'est à Soliman que revint l'initiative de rompre l'équilibre sur lequel avaient reposé depuis le début du siècle des relations, somme toute satisfaisantes, entre les deux états, par de nouveaux empiétements au nord de la mer Noire : le sultan lance en effet dans l'été 1538 contre le voïévode Petru Rareş une campagne de Moldavie qui aboutit à l'annexion, le 21 septembre, de la partie de ce pays située entre le Prut et le Dniestr, le Buğaq, avec Bender (Tighina), ainsi qu'à la destitution de Petru Rareş et à l'intronisation d'un nouveau voïévode, Ştefan Lăcustă2. En outre, ces faits avaient été précédés par un autre événement moins connu mais dont nous mesurerons toute l'importance : l'occupation par une garnison ottomane de la forteresse tatare de Ğankerman, que le p®di·®h obtenait ainsi du khan S®hib Giray, vassal connu par ailleurs pour sa docilité, à cette époque au moins3. C'est précisément une protestation du roi Sigismond contre cette implantation ottomane — protestation sur laquelle nous reviendrons — qui nous permet de dater l'occupation de la place du Bas-Dniepr comme antérieure à mai 1538 et donc comme préalable à la campagne de Moldavie4. 1Ibid., p. 153 et n. 23. 2N. Iorga, Studii istorice asupra Chiliei ği Cetăţii-Albe (Etudes historiques concernant Chilia et Cetatea-Albă), Bucarest, 1899, pp. 184 sq.; I. Ursu, Petru Rareş, Bucarest, 1923, pp. 45 sq.; A. Decei, "un fetiΩΩ-n®me-i ƒarabu∫dan (1538) de Nasuh Matrakçi", in Fuad Köprülü Armağanı, Istanbul, 1953, pp. 113-124 ; M. Guboglu, "L'inscription turque de Bender relative à l'expédition de Soliman le Magnifique en Moldavie (1538/945)", Studia et Acta orientalia, I, 1958, pp. 175187 ; N. Beldiceanu, G. Zerva, "Une source relative à la campagne de Süleym®n le Législateur contre la Moldavie (1538)", Acta historica, I, 1959, pp. 39-55 ; L. Şimanschi, ed., Petru Rareş, Bucarest, 1978, pp. 151 sq. (chap. signés par T. Gemil et Ş. Gorovei) ; cf. compte rendu de N. Beldiceanu, P.S. Năsturel, Turcica, XII, 1980, pp. 193-196. Cf. aussi la lettre de Nicolas Sieniawski à Albert de Prusse, Halicz, 30 oct. 1540, in Elementa ad Fontium Editiones. Documenta ex archivo regiomontano ad Poloniam spectantia (cité infra EFE), XXXVI : 15381542, C. Lanckorońska, ed., Rome, 1976, n° 653, p. 91. 3Ö. Gökbilgin, ed., T®rih-i —®ΩΩib Giray h®n (Histoire du khan S®hib Giray), chronique de Remm®l Khoğa, Ankara, 1973 ; A. Bennigsen et als, op. cit., pp. 328-330. 4Instructions de Sigismond 1er à Erasme Kretkowski, ambassadeur auprès de Soliman, Cracovie, 7 mai 1538, publiées in I. Bidian, "Moldava în tratativele polono-otomane într-un document din
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Le Buğaq avec Bender, Ğankerman et les anciennes possessions de Kili et Aqkerman donnent lieu en octobre 1538 à la constitution d'un nouveau gouvernorat ottoman, le sanğaq d'Aqkerman1. Il ne semble pas que dans l'esprit du sultan et de ses vizirs la Pologne ait été aucunement visée par ces développements : c'est au contraire la politique agressive de Petru Rareş contre ce pays avec lequel on entendait demeurer en paix, qui avait contribué à provoquer l'intervention contre le voïévode. Il n'empêche que cette nouvelle avancée du sultan, "voisin dangereux et inquiétant", comme l'écrivait Sigismond à Joachym de Brandebourg2, engendra chez le roi et ses dignitaires des alarmes profondes et durables, dont les témoignages ne manquent pas. Dès octobre, par exemple, le roi exprimait à ses conseillers les craintes que lui inspirait le nouveau voïévode de Moldavie qu'il imaginait entièrement soumis aux volontés du sultan : il lui prêtait l'intention de se lancer, avec l'aide des troupes turques et des Tatars de S®hib Giray qui avaient pris part à la compagne de Moldavie, contre le territoire polonais et le voyait attaquer les forteresses de Bracław (Braclav) et de Winnica (Vinnica)3. D'une manière générale, on se perdait en conjectures sur les intentions du "tyran des Turcs" pour la campagne de l'été suivant : retournerait-il en Moldavie pour transformer la totalité de ce pays en sanğaq ? Irait-il en Hongrie ou en Silésie en traversant la Pologne, ou encore en Prusse ? "En tout cas, concluait l'évêque de Cracovie dans une lettre du 6 mars 1539 au duc Albert de Prusse, il est certain qu'il viendra sur les frontières mêmes de notre royaume, de sorte que nous ne pouvons avoir l'esprit libre de crainte …"4.
anul 1538" (La Moldavie et les pourparlers polono-ottomans dans un document de 1538), Studii şi materiale de istorie medie, VII, 1974, pp. 310, 314. 1M. Berindei, G. Veinstein, "Règlements fiscaux et fiscalité de la province de BenderAqkerman. 1570", CMRS, XXII, 2-3, 1981, pp. 251-328. 2Lettre de Cracovie, du 6 mars 1539 publiée in I. Corfus, Documente privitoare la istoria României culese din arhivele polone, secolul al XVI-lea (Documents concernant l'histoire de la Roumanie tirés des archives polonaises, XVIe siècle) (cité infra Corfus), Bucarest, 1979, n° 10, p. 13. 3Ibid., n° 7, p. 9 ; n° 8, p. 10. Même allusion à la menace d'un grand raid tatar dans les lettres de Sigismond à Albert de Prusse et à Joachym de Brandebourg du 6 mars 1539 (il est vrai que le roi en prend prétexte pour ne pas apporter d'aide à la Hongrie) ; ibid., n° 9, pp. 11-12 et doc. cit., n° 10, p. 13 ; EFE, XXXVI, pp. 86-87. Il est à noter que peu avant, au début de 1538, lorsque les gardes-frontières de Czerkasy et Kiev avaient vu "une énorme armée tatare qui franchissait le Dniepr avec des canons et des haquebutes” — en fait pour rejoindre le sultan en Moldavie —, on avait cru aux prémices d'un raid immense contre la Lituanie et convoqué une levée générale autour de Nowogródek (Novogrudok) ; J. Ochmański, art. cit., p. 394. 4Pierre Gamrat, évêque de Cracovie à Albert, duc de Prusse, Cracovie, 6 mars 1539, EFE, XXXVI, n° 584, p. 22.
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Certains, comme le castellan de Bełż (Belsk), Nicolas Sieniawski, l'un des principaux chefs de la frontière, trouvaient une justification concrète à leurs inquiétudes dans les travaux de fortification effectués par les Turcs à Bender, sur les frontières (a confiniis) du royaume. Il attribuait en outre au sultan le dessein de construire l'été suivant une autre forteresse plus au nord, à Orhei (Orgeev), septem milliarium ab arce vero confinitanea Braczlaw…1 Mis devant le fait accompli et exprimant l'inquiétude générale, le roi met à profit le cadre préexistant de ses bonnes relations avec le Turc, "l'amitié" et le traité qui l'unissent à lui de longue date, pour tenter de fléchir son redoutable allié et d'en obtenir des assurances : dès avant la campagne de Moldavie, il envoyait un ambassadeur à la Porte, Erasme Kretkowski, dont les instructions, rédigées à Cracovie le 7 mai 1538, comportaient entre autres une protestation contre l'occupation par les Turcs d'Očakov et de quelques autres forteresses "quae ad Regnum Maestatis Regiae a nullo retroacto tempore pertinent" et une demande d'évacuation2. De même, une fois le Buğaq annexé, un ambassadeur était de nouveau expédié à Istanbul, Thomas Soboczki, chargé par des instructions du 22 décembre 1539, d'intervenir auprès du sultan, après concertation avec le nouveau voïévode, pour lui faire rendre à la Moldavie, moyennant une somme d'argent ou sans contrepartie, les terres qu'il venait d'en détacher3. Bien que le voïévode eût dissuadé le roi d'intervenir en sa faveur, un autre ambassadeur, chargé de prendre la suite de Soboczki, Jacob Wilamowski, aura à son tour pour mission de réclamer au sultan le rétablissement de la Moldavie dans ses anciennes frontières (en donnant d'ailleurs pour argument qu'il serait ainsi plus aisé au voïévode d'acquitter son tribut à la Porte !)4. Ces demandes ne reçoivent aucune suite. Il est à noter en particulier que dans la lettre adressée par Soliman à Sigismond d'Edirne en juillet 1538, avant le départ pour la Moldavie, en réponse à l'ambassade de Kretkowski, le sultan déclare que "tout ce que comportait le rapport du susdit ambassadeur a été pris en connaissance", mais il ne fait aucune allusion aux prétentions 1Nicolas Sieniawski à Albert de Prusse, Halicz, 30 oct. 1540, EFE, XXXVI, n° 653, p. 91. Le roi Sigismond avait lui aussi, dans deux lettres du 19 juin 1539, attiré l'attention respectivement de Jean Zápolyai et de Ferdinand de Habsbourg sur l'édification par les Turcs d'une forteresse "in Wallachia [soit en Moldavie] non procul a Belgrado (Aqkerman)", correspondant vraisemblablement à Bender ; Corfus, n° 14, p. 20 ; n° 15, p. 21. Par ailleurs, un peu plus tard, après son retour sur le trône en février 1541 (cf. infra n. 68), Petru Rareş, toujours soucieux d'attiser la méfiance du roi de Pologne contre les Turcs, mentionnera à son tour le projet attribué au sultan de construire une forteresse "à l'endroit le plus convenable", face à Orhei (Orgeev) ou à Soroca (Soroki) ; Corfus, n° 42, pp. 71, 73. 2I. Bidian, art. cit., p. 312. 3Corfus, n° 20 pp. 23-25. 4Ibid., n° 21, pp. 25-28.
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polono-lituaniennes sur Očakov, héritées, comme nous l'avons vu, des temps du grand-duc Vitold et dont le roi rappelait qu'elles n'avaient jamais été révoquées1. Il est clair que pour le sultan ces prétentions qu'il traite par le silence sont nulles et non avenues, que Ğankerman étant tatar au moment où il l'avait occupée, l'affaire relevait de ses seules relations avec son vassal criméen, que le roi de Pologne n'avait rien à y voir. Ce dernier semble se le tenir pour dit puisque ses protestations sur ce point ne seront pas renouvelées. Si le sultan écarte a priori toute ingérence de la Pologne dans ses affaires avec ses vassaux aussi bien criméen que moldave, il a au contraire à cœur de démontrer au roi Sigismond que les événements de 1538 ne sont d'aucune incidence sur leurs rapports bilatéraux, qu'ils se poursuivent sans changement, aussi bons que par le passé. Il en donne ostensiblement des preuves sur toutes les questions qui se présentent : en Transylvanie, Soliman affirme reconnaître les droits du jeune Jean-Sigismond Zápolyai, petit-fils du roi de Pologne, "uniquement pour être agréable" à ce dernier. En Méditerranée, il ordonne à son amiral Khairedd¬n Barberousse de respecter les biens patrimoniaux, situés dans les Pouilles, de la reine de Pologne, Bona, une Sforza2. Surtout, face aux incursions tatares qui gardent toute leur vigueur après 1538 et paraissent même plus menaçantes encore dans le nouveau contexte, Soliman fait preuve de la même bonne volonté : en ce qui concerne les Tatars dépendant du khan de Crimée (appelés Caphenses ou Praekopenses dans les sources polonaises), il engage le roi à s'en préserver en acquittant le tribut qui leur était dû et qui avait été négligé depuis plusieurs années — conseil apparemment suivi3. 1Soliman Ier à Sigismond 1er, Edirne, 19-27 juil. 1538 ; Archiwum glówne akt dawnych (Archives centrales, actes anciens), cité infra AGAD ; Archivum Koronne (Archives de la Couronne), cité infra Arch. Kor., dział turecki (section turque), teczka (dossier) 59, n° 126, 1 (Abrahamowicz, n° 46, pp. 58-59). Nos vifs remerciements vont à la direction des Archives centrales de Pologne qui nous a permis d'obtenir le microfilm d'un certain nombre de documents publiés sous forme de regestes par notre regretté collègue et ami, le Dr. Abrahamowicz, et de prendre ainsi un contact direct avec ceux-ci, dans leur intégralité, en vue de la présente étude. 2Doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 59, n° 126, 1 ; ibid., teczka 68, n° 148, 1 : Soliman 1er à Sigismond 1er, Constantinople, 13-22 oct. 1540 (Abrahamowicz, n° 56, pp. 67-68 ; résumé roumain in M. Guboglu, Catalogul documentelor turçesti (Catalogue des documents turcs), II : 1455-1829 (cité infra Guboglu), Bucarest, 1965, n° 13, p. 7 ; trad. roumaine intégrale in M.A. Mehmed, Documente turçesti privind istoria Romaniei (Documents turcs concernant l'histoire de la Roumanie), I : 1455-1774 (cité infra Mehmed), Bucarest, 1976, n° 21, pp. 31-34). Les différents éditeurs ont interprété le Polya du texte turc comme "Dzyke Pole", alors qu'il s'agit des Pouilles. 3Mentions de Tatars Caphenses ou Praekopenses, par exemple, in EFE, XXXVI, n° 584, p. 22 ; n° 633, p. 70. Bernard Pretwicz (cf. n. 59 infra) les qualifiera dans son mémorandum de "grands Tatars" (Tatarowie wielcy) ; A. Tomczak, "Memorial Bernarda Pretwicza dó króla z 1550 r." (Le mémorandum de B.P. au roi de 1550), Studia i materialy do hostorii wojskowosci, VI, 2, 1960, pp. 353, 357. Face aux plaintes du roi contre les incursions répétées des Tatars du khan (cf. Corfus, n° 21, pp. 25-28), le sultan le rappelle à l'obligation d'acquitter le tribut traditionnel aux
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Pour les groupes beaucoup plus réduits des Tatars d'Aqkerman (Bialogrodenses)1 et d'Očakov (Oczakovienses)2 qui font l'objet de plaintes incessantes des ambassadeurs polonais à la Porte3, le sultan les considère comme dépendant directement de lui et donc de ses officiers locaux : il fait état des ordres adressés au sanğaqbe∏ et au q®d¬ d'Aqkerman pour que cessent les exactions, que le butin et les esclaves pris soient restitués aux populations de la frontière4. Il enverra même un commissaire particulier, le müteferriqa Mehmed, chargé d'identifier et de faire libérer tous les esclaves originaires de Pologne pris depuis la compagne de Moldavie, "tant polonais que rus, tatars, arméniens et juifs"5. Plus tard, le roi dénonçant de nouveau la poursuite des incursions, le sultan fera part de nouvelles dispositions : les q®d¬ de la région et les em¬n (intendants) des échelles avaient désormais ordre de saisir les
Tatars ; Soliman 1er à Sigismond 1er, Constantinople, 19-28 mai 1539, AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 64, n° 140, 2 (Abrahamowicz, n° 52, p. 64 ; Guboglu, n° 12, p. 6). C'est lors du rapprochement entre le khan Mohammed Giray 1er et le roi Sigismond, que ce dernier avait accepté le rétablissement du tribut annuel "afin que son royaume soit épargné" : d'après une lettre du khan à Soliman datée par les éditeurs du printemps 1521, le montant annuel était de 15 000 florins ; Archives du Palais de Topkapı, E. 1308 (1301)/2, in A. Bennigsen et als., op. cit., p. 111. Nous savons que, comme le suggère le sultan, à la veille de la campagne de Moldavie, ce tribut n'était plus payé par la Pologne : une lettre de Stanislas Górski à Clément Janicki du 10 juin 1538, mentionne la présence à Cracovie d'ambassadeurs du khan (nunctii a Caesare Praecopensi) venus se plaindre de ce que le "cadeau" n'avait pas été acquitté depuis trois ans et réclamer des arriérés de 30 000 pièces d'or, faute de quoi le pays serait envahi ; Corfus, n° 4, p. 5. Dans le contexte consécutif à la campagne ottomane de Moldavie, Sigismond semble avoir opté pour la soumission puisque Nicolas Sieniawski peut annoncer à Albert de Prusse le 30 octobre 1540, que le roi avait jugé bon de conclure la même année un traité de paix (pactum federis) avec les Tatars (cum Scittis) ; EFE, XXXVI, doc. cit., n° 653, p. 90. Les objectifs de S®hib Giray portent alors sur la Moscovie contre laquelle il lance en 1541, avec le concours du transfuge Simeon Belski, une offensive qui s'arrêtera d'ailleurs, à l'Oka ; EFE, XXXVI, n° 653, pp. 90-91 ; Ö. Gökbilgin, op. cit., pp. 194-204 ; A. Bennigsen et als, op. cit., p. 329. 1I. Bidian, art. cit., p. 311. 2Doc. cit., EFE, XXXVI, n° 584, p. 22. Dans une lettre du 11 avril 1540 au duc de Prusse, Jean Tarnowski, castellan de Cracovie, oppose les Tatars de Perekop soumis au khan aux autres Tatars qu'il caractérise ainsi : "praedones… quos Kozakos vocant qui incursiones in dicionem Sacrae Maiestatis Regiae facere solebant…", ibid., doc. cit., n° 633, p. 70. Sur ces petits groupes tatars enre Dniepr et Danube, A. Tomczak, art. cit., pp. 331-332. 3Plaintes portées par les ambassadeurs Kretkowski en 1538 (I. Bidian, art. cit., p. 311), Wilamowski en 1539, puis par un autre envoyé du roi, l'interprète arménien Nicolas (Miqola, Mikołaj) ; cf. Soliman à Sigismond, Constantinople, 8-17 avr. 1541, AGAD, Arch. Kor, dz. turecki, teczka 69, n° 150, 1 (Abrahamowicz, n° 57, pp. 68-69 ; M. Guboglu, n° 14, pp. 7-8 ; doc. publié également avec traduction française in E. de Hurmuzaki, Documente privitoare la istoria Românilor (Documents concernant l'histoire des Roumains) (cité infra Hurmuzaki) suppl. II, vol. 1: 1510-1600, I. Bogdan, ed., Bucarest, 1893, n° LXV, pp. 150-153) ; cf. aussi doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 68, n° 148, 1. 4Ibid. 5Ibid. Références sur les colonies tatares de Lituanie in J. Ochmański, art. cit., p. 383 et n. 271271.
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esclaves originaires de Pologne qu'on tenterait de faire passer et d'arrêter ceux qui en faisaient le trafic1. Pour résoudre le problème, le sultan s'en remettait ainsi à l'efficacité de ses agents : de par leur nature même, la prise du butin chez autrui, les incursions tatares n'appelaient pas comme remède la fixation de la frontière. Mais il en allait différemment d'un autre type d'intrusion que la PologneLituanie se plaignait d'avoir à subir simultanément et dans lequel, non plus seulement des Tatars, mais des sujets ottomans originaires de Kili, d'Aqkerman et même d'au-delà du Danube, se trouvaient impliqués. C'est ce type d'intrusion qui va amener le sultan à tenter de délimiter les territoires et à se heurter ainsi aux prétentions lituaniennes sur Očakov et les pays entre BasDniestr et Bas-Dniepr qu'il avait spontanément éludées : Chaque année, écrivait Soliman au roi, en se faisant l'écho des représentations de Wilamowski, certains troupeaux de moutons provenant des régions de Kili et d'Aqkerman passent le Dniestr et pénètrent dans votre pays; or parmi ces troupeaux passent également, sous l'apparence de propriétaires de moutons, des Tatars et des levend (éléments irréguliers) de Dobruğa, d'Aqkerman et de Kili, et ils malmènent et oppriment également vos sujets.2
Le phénomène n'est pas présenté comme nouveau, mais il est probable qu'il avait pris de l'ampleur avec le temps, tandis que Kili et Aqkerman cessaient d'être de simples têtes de pont militaires et marchandes pour devenir des foyers de colonisation agricole et pastorale, appelés d'ailleurs à un grand développement et à jouer rapidement un rôle notable dans l'approvisionnement en viande d'Istanbul et d'Edirne3. En outre, cette sorte 1Soliman à Sigismond, Edirne, 26 fév.-7 mars 1543 (Abrahamowicz, n° 72, pp. 81-83 ; Hurmuzaki, suppl. II, 1, n° 85, daté du 8 mars-6 avr. 1543, trad. pol., pp. 167-170 ; trad. française, pp. 170-172). Mesures rappelées dans une autre lettre de Soliman à Sigismond, conservée seulement dans une trad. latine non datée ; AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 87, n° 179 (Abrahamowicz, n° 78, pp. 86-88 ; Guboglu, n° 22, pp. 10-11). 2Doc. cit., ibid., teczka 64, n° 140, 2 ; cf. aussi doc. cit., teczka 68, n° 148, 1. Le sultan parle de "fauteurs de troubles" (ehl-i fes®d) qui étaient passés avec les bergers "et avaient causé des torts et des dommages au pays de Pologne, à ses sujets et à ses troupeaux". Pour les instructions données par le roi sur ce point à Wilamowski en 1539, cf. Corfus, n° 21, pp. 27-28. 3On donnera une idée du développement agricole et pastoral de la région dans les premières décennies de la domination ottomane en comparant quelques chiffres des recensements de 1542 et de 1570 (BBA, Tapu ve Tahrir, nos 215, 483) : pour la circonscription de Kili, le premier cite deux villages et le second quatre ; pour celle d'Aqkerman, ils font état respectivement de 13 et de 34 villages. Le qaz® de Bender comprenait, en 1570, 22 villages dont 17 au moins apparaissent comme des créations postérieures à la conquête ottomane. Outre les villages, se sont développés, surtout aux alentours d'Aqkerman, des čiftlik (exploitations agricoles) au nombre de 193 en 1570 et dont la plupart semblent s'être constitués entre les deux recensements. La circonscription de Kili comprenait en outre des campements d'hiver (q·laq), unités à la fois de culture et d'élevage, au nombre de 48 en 1570, dont 22 situés en territoire moldave ; N. Beldiceanu, M. Cazacu, J.-L. Bacqué-Grammont, art. cit., p. 48, n. 2, 3 ; G. Veinstein, "Les čiftlik de colonisation dans les
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d'invasion que représentait l'arrivée de ces bergers transhumants en provenance des enclaves ottomanes devait être particulièrement insupportable pour les populations frontalières traumatisées par les événements de 1538, d'autant plus que l'avance des bergers s'accompagnait d'actes de brigandage que le sultan en distinguait nettement, œuvre d'éléments incontrôlés causant "des torts et des dommages au pays de Pologne, à ses sujets et à ses troupeaux". Une idée de l'émoi causé par ces exactions nous est donnée par le capitaine de Kamieniec, Nicolas Iskrzycki, qui écrit le 7 avril 1539 à Albert de Prusse : pour l'été, les Turcs de Dobroudja et de Bielgorod préparent une expédition en Podolie pour s'approvisionner en moutons. Si pour éviter cette prise, on replie les moutons à toute vitesse […] pour les parquer dans les champs déserts près de Bracław, l'Empereur [le sultan] voudra se diriger vers cette localité, vers la Lituanie et vers Lublin…1
D'autre part, il faut peut-être voir non seulement un profitable larcin mais une réaction de type cosaque contre la présence des troupeaux turcs, dans un meurtre que dénonce le sultan dans sa lettre au roi de juillet 1538 : celui perpétré par des "mécréants" de Bracław à l'encontre d'un agent du fisc ottoman, le percepteur de la taxe sur les moutons (qoyun ‘®mili), assassinat qui s'était accompagné du vol de 60 000 aspres2. Face à ce grief nouveau formulé par les ambassadeurs polonais, le sultan se déclare une fois de plus prêt à donner satisfaction sans délai à son allié. On relève néanmoins un changement d'attitude entre les deux lettres impériales qui font suite à l'ambassade de Wilamowski : dans la première, de mai 1539, il disait avoir commandé au sanğaqbe∏ d'Aqkerman, Hasan, de ne plus laisser "un seul mouton ni un seul des Tatars ou des levend" passer sur le steppes du nord de la mer Noire au XVIe siècle", in Pr. Ö. L. Barkan'a armağan, Iktisat Fakültesi Mecmuası, XLI, 1-4, sept. 1982-oct. 1983, Istanbul, 1984, pp. 177-210. Dans le même temps, le qaz® de Ğankerman ne voit pas la création de villages mais au moins de bergeries (saya, oda) que les Ottomans ont commencé à établir dans la steppe, peut-être dès avant leur occupation de la forteresse tatare. Les registres de biens pillés par les Polonais aux sujets du sultan dans cette zone, dressés par l'administration ottomane, font apparaître le grand nombre de ces bergeries et l'importance du bétail (chevaux, moutons bovins) qu'elles produisaient dans les premières années suivant l'occupation de Ğankerman. Ils montrent en outre que plusieurs d'entre elles étaient dès lors aux mains de bouchers (qass®b) d'Edirne et d'Istanbul ; cf. notamment AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 114, n° 126, 8-17 juin 1548 (Abrahamowicz, n° 110,1, pp. 111-112) ; id., teczka 132, n° 253, 6; 4-13 sept. 1549 (Abrahamowicz, n° 112, pp. 113-114) ; ibid, teczka 133, n° 255 ; 4-13 sept. 1549 (Abrahamowicz, n° 113, p. 114). 1EFE, XXXVI, n° 586, p. 25 ; N. Iorga, op. cit., appendice, pp. 346-348. La lettre parle textuellement de replier les moutons "au-delà du Danube (za Dunay)" mais l'auteur semble avoir confondu avec le Dniestr. 2Soliman 1er à Sigismond 1er, Edirne, 19-27 juil. 1538, AGAD, Arch. Kor. dz. turecki, teczka 57, n° 123, 1 (Abrahamowicz, n° 47, pp. 59-60).
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territoire du roi1. En revanche, dans la seconde, datée d'octobre de l'année suivante, il envisage la question de façon fort différente, prenant cette fois en compte le point de vue des bergers eux-mêmes qu'il semble avoir découvert entre-temps. les propriétaires des moutons rétorquent, écrit-il : ‘les lieux que nous faisons parcourir à nos moutons n'entrent pas dans les limites des frontières de la Pologne; ils sont dans les frontières [du territoire dépendant] de la forteresse d'Özü qui était auparavant dans la possession des khans tatars (s®biqa tatar hanları tasarruf idegeldikleri) ; d'autre part, les lieux se trouvant en deçà du Dniestr appartiennent traditionnellement aux voïévodes de Moldavie’.2
Protestant de son ignorance, Soliman se refuse à prendre parti : "jusqu’à présent, reconnaît-il, on ignore à mon Seuil de la Félicité la situation véritable de ces régions”. Il invite alors le roi à régler le litige en constituant avec lui une commission de délimitation, afin, poursuit-il, que : une fois les frontières connues […] des avertissements soient donnés aux propriétaires des moutons pour que dorénavant ils ne leur fassent plus passer les frontières de Pologne, sans votre consentement, qu'ils les fassent paître en deçà des frontières qui auront été fixées et qu'ainsi ils ne causent plus de torts ni de violences à vos territoires.
Désormais seuls franchiraient cette frontière les bergers turcs qui y auraient été autorisés par les agents polonais et ils auraient à acquitter une taxe de pâturage (resm-i otlaq) en faveur du roi3.
LA TENTATIVE DE DÉLIMITATION DE L'AUTOMNE 1542 Cette opération de fixation de frontière entre les Turco-Tatars d'une part, les Polono-Lituaniens d'autre part, est la première de ce genre. C'est principalement la documentation ottomane — la correspondance du sultan et du sanğaqbe∏ de Silistre — qui nous permet de la reconstituer de manière
1Soliman 1er à Sigismond 1er, Constantinople, 19-28 mai 1539, doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki teczka 64, n° 140, 2. 2Soliman 1er à Sigismond 1er, Constantinople, 13-22 oct. 1540, doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 68, n° 148, 1. 3Ibid. Le droit de pâturage comme la dîme sur la production revient au souverain de la terre. On le vérifie dans le cas analogue des sujets ottomans ayant des "campements d'hiver" en territoire moldave (cf. supra p. 171, n. 3) : ils acquittent la dîme et le droit de pâturage en faveur du voïévode de Moldavie ; doc. cit., BBA, TT 483, p. 149.
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assez détaillée, cette documentation répondant ainsi aux attentes de Bertold Spuler dans son étude de 19411. L'idée de délimiter la frontière avait été exprimée pour la première fois à Istanbul, en liaison avec la question des pâturages, dans les entretiens entre Wilamowski et le grand vizir L‚tfi pacha. L'ambassadeur avait aussitôt compris que les Turcs étaient décidés dès le départ à limiter au maximum les prétentions polonaises et à ne rien céder sur ce qu'ils considéraient comme leur bon droit. A son retour en Pologne, il se fait l'écho, dans une lettre adressée au roi, de Kamieniec, le 27 novembre 1540, d'altercations révélatrices entre les "pachas" et un certain Sa‘¬d be∏, en fait un ancien captif polonais du nom de Jean Kierdej, passé à l'Islam et devenu interprète de la Porte2 : alors que les vizirs voulaient "s'avancer beaucoup dans ces champs, disant qu'ils avaient tous été tatars ou moldaves", en prenant argument de l'existence de "tombeaux tatars construits en pierre" et par ailleurs de moulins moldaves, l'interprète renégat aurait soutenu un point de vue plus favorable à la Pologne, ce qui lui aurait valu de ses interlocuteurs cette accusation : "tu as plutôt l'air d'un mécréant (k®fir) que d'un musulman !…"3 Prêt à régler la question immédiatement, le grand vizir avait envoyé l'ordre à L‚tfi, alors en train d'effectuer un recensement du sanğaq de Silistre4, de se joindre à Wilamowski, sur le chemin de son retour en Pologne, pour "examiner la situation et en prendre une juste connaissance"5. L'ambassadeur avait écarté la proposition en arguant de son absence d'instructions à ce sujet. Ordre avait alors été donné par la Porte au sanğaqbe∏ et au q®d¬ d'Aqkerman d'attendre les émissaires que le roi de Pologne enverrait sur place, puis de se rendre avec eux sur les "lieux du litige" et de déterminer la frontière en prenant conseil de personnes "compétentes et impartiales". Ils y placeraient des bornes (‘al®met), "de sorte que la frontière entre les deux parties étant connue et fixée, il n'y ait plus de contestations et de querelles à tout moment, de part et d'autre, du fait des sujets (re‘®y®) et des chefs (be∏) des frontières…"6 1B. Spuler, art. cit., p. 152 ; M.-P. Pedani, Dalla Frontiera al Confine, Venise, Herder, 2002. 2Jean Kierdej était fils de Sigismond, staroste de Trembowla. Il avait été pris en captivité en 1498, lors de la campagne ottomano-moldave contre la Pologne. Devenu musulman et serviteur du sultan, il sera chargé par ce dernier de missions dans son pays d'origine ; cf. Corfus, n° 18, p. 23. AGAD, Arch. Kor., dz. turecki teczka 62, n° 134, 1 (Abrahamowicz, n° 50, p. 62 ; Guboglu, n° 11, p. 16). Cf. infra p. 185, n. 1. 3Corfus, n° 25, pp. 31-33. 4Le registre abrégé du sanğaq de Silistre (TT 215) auquel il a été fait allusion plus haut (cf. supra n. 40) et qui est daté du 15 juil.-12 août 1542, apparaît comme un résulat du travail de ce recenseur. 5Doc. cit., Corfus, n° 25, pp. 31-32 ; doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 68, n° 148, 1. 6Ibid.
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L'affaire réapparaît dans une lettre de Sigismond au sultan du 20 avril 1541, lui demandant d'envoyer la délégation promise et indiquant que son propre émissaire attendrait ceux du sultan "in finibus Regni et Magni Ducatus nostri Litvaniae"1. Puis nous apprenons qu'un envoyé du roi de Pologne du nom de ∞¬rmerd se rend sur place à la fin avril 1542 "pour examiner la question de la frontière de la Pologne par rapport à Ğankerman et à la Moldavie"2. Dans la même période, le sanğaq indépendant d'Aqkerman ayant été entre-temps supprimé, la Porte confie la question à ‘Osm®n ·®h qui est à la fois sanğaqbe∏ de Silistre et d'Aqkerman3, ainsi qu'aux q®d¬ d'Aqkerman et de Bender4. Soucieuse d'assurer la validité légale des opérations, la Porte mettait en place une procédure très analogue à celle en vigueur dans les tribunaux islamiques de l'Empire : non seulement deux q®d¬ assistaient le sanǧaqbe∏, dont la présence assurerait une caution juridique aux décisions prises, mais, comme dans un procès ordinaire, ces juges seraient éclairés "sur la réalité de 1Corfus, n° 27, p. 35. 2Soliman 1er à Sigismond 1er, Constantinople, 10-18 mai 1539, AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 63, n° 137, 1 (Abrahamowicz, n° 51, p. 63). 3Le sanğaqbe∏ de Silistre, ‘Osm®n ·®h apparaît comme chargé de fixer la frontière à partir du 17 avril 1542 ; lettre de Soliman à Sigismond, regeste latin, Abrahamowicz, n° 59, pp. 70-71 ; Guboglu, n° 15, p. 8. Il se donne expressément le titre de sanğaqbe∏ de Silistre, d'Aqkerman et autres villes dans une lettre du 28 oct. 1542 ; Abrahamowicz, n° 67, pp. 76-77. Il est vrai qu'un sanğaqbe∏ d'Aqkerman est encore mentionné dans une lettre du sultan au roi du 26 fév.-7 mars 1543, mais tout laisse penser qu'il s'agit d'un lapsus ; doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 72b, n° 157b, 2. Dans ces conditions, la dernière mention d'un sanğaqbe∏ d'Aqkerman fournie par la correspondance de Soliman est celle de sa lettre au roi du 19-28 mai 1539, qui lui attribue le nom de Hasan ; doc. cit., AGAD, Arch. Kor. dz. turecki, teczka 64, n° 140, 2; mais par ailleurs un rapport de Mathias Lobozky à Ferdinand de Habsbourg du 23 décembre 1541 cite encore un sanªaqbe∏ de Kili du nom de "Malcoczovycz" (Malqočo∫lu) ; Hurmuzaki, II, 1, n° 189, p. 223. La question se pose de savoir si le Hasan de mai 1539 était le premier ou le second sanªaqbe∏ d'Aqkerman : le nom de Hasan be∏ figure bien sur l'inscription de Bender commémorant l'édification de la forteresse mais il semble s'y rapporter — bien curieusement d'ailleurs — non au sanǧaqbe∏ mais au q®d¬ de cette place ; M. Guboglu, "L'inscription turque de Bender…", art. cit., pp. 184-185. En outre, selon la lettre citée de Tarnowski à Albert de Prusse du 11 avr. 1540, Soboczki aurait obtenu lors de son ambassade à Istanbul en 1539 la destitution et le remplacement du premier sanǧaqbe∏ de la nouvelle province, qui aurait, contre la volonté du sultan, adressé des menaces à Pretwicz, staroste de Bar et à d'autres sujets du roi ; doc. cit., EFE, XXXVI, n° 633, p. 70. Une autre question serait d'établir si Hasan et le Malqočo∫lu de 1541 sont une seule et même personne. Quoi qu'il en soit, la suppression du sanǧaq d'Aqkerman par fusion avec celui de Silistre à laquelle nous assistons ici, n'est que provisoire : un sanğaq distinct réapparaît, par exemple, en 1553 ; Hurmuzaki, suppl. II, 1, p. 204. 4Première mention de cet ordre in doc. cit., Abrahamowicz, n° 59 du 17 avr. 1542. L'ordre du sultan à ‘Osm®n ·®h et aux q®d¬ d'Aqkerman et de Bender sera rappelé dans la lettre de Soliman 1er à Sigismond, de Constantinople, 10-19 nov. 1542 ; AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 78, n° 161, 1 (Abrahamowicz, n° 68, pp. 77-79 ; Guboglu, n° 18, p. 9 ; Mehmed, n° 23, pp. 35-37). Nous ne possédons pas l'ordre lui-même mais le contenu en est rappelé dans un ordre postérieur au même sanªaqbe∏ de Silistre du 10-19 nov. 1542, dont une copie était parvenue en Pologne ; AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 77, n° 164, 2 (Abrahamowicz, n° 69, pp. 79-80).
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la situation" par des hommes d'expérience et de confiance, issus de la garnison et des habitants "bien informés" d'Aqkerman, destinés à tenir la place habituelle des témoins. Enfin, la partie adverse serait représentée par les délégués que, dans la lettre du 17 avril 1542, Soliman demandait au roi de Pologne de dépêcher1. Après, semble-t-il, quelques tâtonnements, le dispositif se mettait en place. A la réception de ses instructions, le sanǧaqbe∏ de Silistre en avait donné part au roi de Pologne, lui envoyant en outre copie du firman correspondant par l'entremise de son serviteur, le voïévode Mes¬h2. La réponse du roi au sanªaqbe∏ était, d'après les allusions qui y sont faites ultérieurement dans la correspondance turque, entièrement positive : il donnait une pleine approbation aux dispositions commandées par le sultan et annonçait qu'il mandatait de son côté "son be∏lerbe∏ et dix de ses be∏". Ce titre de be∏lerbe∏ s'appliquait à Nicolas Sieniawski (appelé aussi par les Turcs panhoroj)3. D'autre part nous apprendrons par la suite que le staroste de Bar, Bernard Pretwicz, figurait parmi les dix autres be∏, probablement des starostes eux aussi4. 1Doc. cit., Abrahamowicz, n° 59. Sur la procédure dans les tribunaux musulmans : E. Tyan, Histoire de l'organisation judiciaire en pays d'Islam, Leyde, 1960 ; R. Jennings, "Kadi court and legal procedure in seventeenth-century Ottoman Kayseri", Studia Islamica, 48, 1978, pp. 133172. 2‘Osm®n ·®h à Sigismond 1er, Abrahamowicz, n° 64, pp. 74-75. La date de novembre 1542 proposée par Abrahamowicz est manifestement trop tardive : la lettre a dû être écrite par le sanǧaqbe∏ à la réception du firman impérial (cf. supra n. 55) or celui-ci devait être lui-même à peu près contemporain de la lettre de Soliman à Sigismond du 17 avril ; doc. cit., Abrahamowicz, n° 59. 3Le titre de be∏lerbe∏ (litt. be∏ des be∏) correspond au grade supérieur dans la hiérarchie des gouverneurs provinciaux de l'Empire ottoman. Appliqué par les Turcs à Sieniawski, il exprime que ce dernier était un serviteur important du roi, supérieur aux autres chefs frontaliers polonolituaniens qui l'entouraient. Le terme de panhoroj (ou horoji ou horoju) reproduit par les Ottomans, est construit sur pan (maître, seigneur) et chorą˝y (ukr.: horuži, porte-étendard). De fait, Nicolas (Mikołaj) Sieniawski (né autour de 1489, mort en 1569) était depuis 1537 castellan de Beł˝ et avait depuis 1539 le titre de hetman de campagne de la Couronne (hetman polny koronny). Il devient en 1542 voïévode de Bełz… ; A. Tomczak, art. cit., p. 341, n. 58 ; G. Rhode, "Ein Brief des ‘Tatarenschrecks’ Bernhard von Prittwitz an Herzog Albrecht von Preußen", Zeitschrift für Ostforschung, XXI, 1972, p. 123 n. 7. 4Ce personnage dont il sera de nouveau question plus loin joue un rôle majeur dans la lutte contre les Turcs, les Tatars et les Moldaves à l'époque considérée et entrera dans la légende à ce titre. Né à une date inconnue, il est issu d'une famille silésienne attestée dès la fin du XIIIe siècle. La forme allemande de son nom que lui-même utilise est Prittwitz mais les sources donnent diverses autres formes polonisées et ukrainisées : Pretwicz, Pretficz, Pretvic, Prethwicz, Pretwic, etc.; dès 1526, le personnage apparaît comme lié à la reine Bona qui l'envoie à cette date soutenir en Bohême la candidature de Sigismond à la couronne de Venceslas. A partir de 1531, il est cité comme guerrier noble (towarzysz) à la tête d'une petite troupe particulière, agissant déjà en relation avec Nicolas Sieniawski. A partir de 1537, il poursuit son activité guerrière en tant que "chef de cavalerie" (rotmistrz) : deux de ses soldats figurent parmi les victimes d'un accrochage entre Moldaves et Polonais sur le Siret, le 1er février 1538, combat auquel Sieniawski est lui aussi présent (Hurmuzaki, suppl. II, 1, n° LVI, p. 104). En 1540, il obtient de la reine la starostie de Bar
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Le roi aurait en outre poussé la confiance et la complaisance jusqu'à ne pas vouloir fixer la frontière lui-même et à s'en remettre aux témoins turcs : "faites une enquête auprès des vieillards et des hommes de bien de ces lieux, aurait-il écrit à ‘Osm®n ·®h, et fixez la frontière de manière juste en vous conformant à l'amitié."1 Comme les deux parties en avaient exprimé le voeu, les experts furent en effet consultés du côté turc. Nous savons précisément que le sanªaqbe∏ fit appel au témoignage de cinq habitants expressément nommés d'Aqkerman : deux officiers de la forteresse, l'a∫a des ‘azab Haydar et le ketkhüd® Hab¬b ; deux h®ªª, musulmans ayant accompli le pèlerinage, Ibr®h¬m et Mehmed, et un Tatar du nom de ‘Al¬. Deux habitants de Ğ ankerman furent également consultés : l'a∫a Mahm‚d et le mü’ezzin Khoğa, ainsi qu’"un grand nombre de personnes dignes de foi de la population de ces forteresses"2. Leur conclusion fut la suivante : la frontière en question touche au lieu nommé Savran (zikr olunan sınur Savaran n®m yere varır). Du côté droit [c'est-à-dire vers l'est], elle va jusqu'au Bug (Aqsu) ; de là au Dniepr (Özü suyu) et de là à la mer Noire. Du côté gauche [c'est-à-dire vers l'ouest], la frontière va jusqu'à la vallée appelée vallée des moulins (De∏irmen deresi) et jusqu'au Dniestr (Turlu suyu) juste en aval de Davudova qui fait partie du pays moldave…’ [et les témoins ajoutaient :] "les khans tatars contrôlent cette zone depuis plus de 30 ou 40 ans [référence, semble-t-il à la création de Ğankerman]… Le roi de Pologne et le be∏ de Moldavie n'ont rien à y voir.3
(anciennement Rów), place située dans les possessions de cette dernière, tout en gardant son rôle de rotmistrz. Il restera à ce poste jusqu'en 1552. Il acquiert en outre, par un don du roi (A. Tomczak, art. cit., p. 337) ou grâce à un prêt du duc de Prusse, en plus de quelques villages, la petite ville de Szarawka (Saravka) en Podolie où sa présence est attestée en juillet 1544 (EFE, XLIX : 1542-1548, C. Lanckorońska, ed., Rome, 1980 ; il signe comme "Hauptman auf Bar und Sarawkii" une lettre à Albert de Prusse du 9 fév. 1545 ; ibid., n° 486, p. 111). De 1552 à sa mort en 1561, il sera staroste de Trembowla, place plus éloignée de la frontière ; cf. S. Olgerbrand, ed., Encyklopedia powszechna, Varsovie, 1902, XII, p. 309 ; A. Tomczak, art. cit., pp. 328-357 ; G. Rhode, art. cit., pp. 127-133. Mis à part Pretwicz et Sieniawski, nous n'avons pu établir les noms des neuf autres membres de la commission polonaise. Il est cependant probable, que figuraient parmi eux une part au moins des starostes que Pretwicz lui-même présente comme les principaux défenseurs de la frontière sous l'égide de Sieniawski : les princes Semen Proński, staroste de Bracław et de Winnica en 1540, Bohusz Korecki, Dimitri Wiśnowiecki, staroste de Czerkasy et de Kaniów (cf. n. 97) et Fedor Sanguszko (cf. n. 94), staroste de Włodzimierz ; A. Tomczak, art. cit., p. 344. 1Références à la lettre du roi in doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 78, n° 165, 1 ; teczka 77, n° 164, 2 ; et AGAD, Arch. Kor., dz. tatarski, karton 65, teczka 5, n° 581, 2 : lettre de ‘Osm®n ·®h à Nicolas Sieniawski, 3 sept. 1542 (Abrahamowicz, n° 62, p. 73). 2Doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 77, n° 164, 2. 3Ibid. et doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 78, n° 165, 1.
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Ces experts ne faisaient que confirmer la position des bergers transhumants, reprise dès le début par la Porte, selon laquelle le territoire de Ğankerman, possession des Tatars depuis plus de deux générations, rejoignait à l'ouest les possessions traditionnelles des voïévodes de Moldavie et s'étendait donc jusqu'au Dniestr ; mais, pour laisser de côté ce qui concernait la frontière tataro-moldave, ils précisaient les limites nord et nord-est de ce domaine : entre Dniestr et Bug (Boh), la frontière passait à la hauteur de la Savran1, puis elle suivait le cours du Bug jusqu'à son embouchure ; enfin les terres séparant le cours inférieur du Dniepr de la mer Noire relevaient également du khan de Crimée. Il est à noter que le sultan passe sous silence la question de savoir si le territoire ainsi défini est encore sous domination du khan de Crimée ou si l'occupation ottomane de Ğankerman (elle-même non explicitée) a entraîné non seulement la constitution d'un qaz® ottoman dépendant de cette place, mais aussi l'annexion par les Turcs de l'ensemble du "territoire" de Ğankerman, c'est-à-dire de toutes les anciennes terres tatares entre Ğankerman et le Dniestr2. Les "experts" avaient fait état dans leur témoignage d'un double régime fiscal que Soliman évoquait ainsi : les khans perçoivent la taxe de pâturage (resm-i otlaq) sur ceux qui font paître les moutons, ainsi que les biens en déshérence (beyt ul-m®l) et les autres droits
1Savran qui est désigné dans nos documents tantôt comme un "lieu" (mevzi‘, yer), tantôt comme une rivière, est en fait un affluent de la rive droite du Bug méridional, au débouché duquel existe à l'heure actuelle une localité du nom de Savran ; cf. étude hydrographique in N.M. Popp, Transnistria, incercare de monografie regionala (La Transnistrie, essai de monographie régionale), Bucarest, 1943, pp. 68-71. 2Le chroniqueur de S®hib Giray, relatant le retour du khan après la campagne de Moldavie, présente encore à cette date le Dniestr comme la frontière du territoire tatar : "après avoir passé le Dniestr et être entré en territoire tatar…" (Turlı suyın gečüb tatar sınırın gečdikden soñra) ; Ö. Gökbilgin, op. cit., pp. 31, 171. Néanmoins sur une partie de ce territoire est constitué le qaz® ottoman de Ǧankerman dont des rapports des q®d¬ de Hırsova (Hîrşova) et d'Aqkerman, de peu postérieurs à 1549, nous apprennent qu'il comprenait Deligöl (cf. infra n. 70) et Khoğa be∏ (autre forme de H®ǧǧ be∏-Odessa) ; AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, tecza 134, n° 256 (Abrahamowicz, n° 128, I et V, pp. 127 et 129). Quant au registre de recensement de 1570, il donne pour limite à la circonscription une rivière du nom de Sarısu qui ne nous est pas précisément conue, mais qui pourrait correspondre d'après les indications qui précèdent au Kogil’nik. Par ailleurs, à la même date, la zone située entre ce Sarısu et le Dniestr (ar®zi der m®beyn ab-i Turlı ve Sarısu) est présentée comme dépendant du qaz® de Bender : il apparaît donc qu'il n'y a pas alors de vacuum entre le qaz® de Ğankerman et le reste des possessions ottomanes de la région ; BBA, TT 483, ff. 114, 174. Nous ignorons si, à cette date, le khan tatar conserve quelques droits fiscaux dans l'espace considéré. Par ailleurs, la présence du troupeaux du khan dans le région de Ğankerman est encore attestée en 1552 : le 20 janvier, le q®d¬ de cette place se voit reprocher par le sultan, sur une plainte de Devlet Giray, d'avoir insulté un homme du khan et d'avoir volé 400 moutons relevant du domaine (beyt ul-m®l) de ce dernier ; Bibliothèque du Musée de Topkapı, KK 888, f. 10r.
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casuels (b®d-i hav®). Quant à la taxe sur les moutons (‘®det-i a∫n®m), elle est perçue au bénéfice de mon fisc…1
Ces dispositions exprimaient clairement que le souverain de la terre, bénéficiaire de la taxe de pâturage et d'autres revenus liés à la souveraineté, était le khan ; le sultan se contentait de la taxe sur les moutons que les propriétaires lui devaient dans la mesure où ils étaient sujets ottomans : telle était la situation ancienne que le sultan décrit encore au présent en 1542 mais sans préciser (ce qui n'est d'ailleurs pas son propos) si elle est appelée à se poursuivre. Dans ces conditions, il n'apparaît pas clairement si le sultan fixe cette frontière en tant que souverain direct ou que suzerain du khan tatar. A cette fin, le sanªaqbe∏ de Silistre se met en route "pour le lieu du litige" avec les deux q®d¬ et "des hommes capables et bien renseignés venus des forteresses d'Aqkerman, Kili et Özü"2. Il traverse le Dniestr à Bender : il semble qu'il y soit arrivé le 27 août et qu'il ait envoyé de là, par l'intermédiaire de son serviteur le voïévode Ferh®d, un message à Sieniawski, Pretwicz et aux autres commissaires polonais, leur annonçant — non sans optimisme — qu'il serait deux jours après sur la Savran et leur demandant de faire de même3. Sur sa route, apparemment avant le passage du Dniestr, ‘Osm®n ·®h avait reçu une lettre de Petru Rareş, réinvesti voïévode de Moldavie en février 15414, avec ces mots : prenez-garde ! Ne passez pas sur l'autre rive, car les be∏ de Pologne sont venus accompagnés de 12 000 hommes et animés d'intentions traîtresses : il n'y aucune chance qu'ils veuillent fixer la frontière.5 1"Anda qoyunları yürüyenlerin resm-i otla∫n ve beyt ul-m®lin ve s®’ir b®d-i hav®sn hanlar alub ‘®det-i a∫n®mlar h®ssa-i hüm®y‚num ǧ®nibinden zabt olunur…" ; doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 78, n° 165, 1. Sur l'adéquation dans l'optique ottomane entre souveraineté sur la terre et droit de percevoir la taxe de pâturage, cf. les deux cas de sujets ottomans faisant paître leurs moutons soit en Pologne soit en Moldavie in n. 45 supra. 2Doc. cit., AGAD, Arch. Kor. dz. turecki, teczka 77, n° 164, 2. 3Nous nous appuyons sur la lettre non datée écrite en russe par le sanǧaqbe∏ de Silistre à Sieniawski, Pretwicz et aux autres commissaires chargés de la délimitation. D'après le contenu, la lettre semble avoir été écrite à Bender où l'auteur dit être arrivé le 15 du même mois. Comme on verra que 'Osm®n ·®h parvient sur le Deligöl le 22 ǧem®z¬ ül-evvel 949 (3 sept. 1542), nous en concluons qu'il faisait allusion au 15 ǧem®z¬ ül-evvel 949, soit au 27 août 1542. Le sanǧaqbe∏ aurait sous-estimé les distances en croyant pouvoir arriver en deux jours de Bender à la Savran ; Abrahamowicz, n° 65, pp. 75-76. 4Petru Rareş fut probablement nommé par le sultan fin décembre 1540 ; il fut investi des emblèmes du pouvoir à Edirne début janvier 1541 et enfin fit son entrée à Suceava le 21-22 février 1541 ; L. Şimanschi, ed., op. cit., contrib. de C. Rezachevici, pp. 201, 203 ; Şt. Gorovei, Petru Rareş (1527-1538 ; 1541-1546), Bucarest, 1982, pp. 182-184. 5Cet épisode est absent de la relation des événements que le sultan donne au roi de Pologne dans sa lettre du 10-19 novembre 1542, doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 78, n° 165, 1. Il ne figure que dans le rappel des événements fait par le sultan dans son ordre de la même date au
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Continuant sa route sans se laisser impressionner, le sanǧaqbe∏ était parvenu, à quatre jours de marche de Bender (soit le 31 août) en un lieu nommé Deligöl, "à proximité d'une sépulture de l'Islam appelée Danyal Ata"1. Il s'y établit pour fixer avec ses partenaires les modalités de la rencontre. Selon son propre récit, il y reçoit un messager porteur d'une lettre de Sieniawski l'interrogeant sur la date et le lieu de leur rencontre (peut-être n'avait-il pas reçu ce message antérieur du sanǧaqbe∏ auquel nous avons fait allusion ou ne lui paraissait-il pas suffisant). Il voulait également savoir quel nombre d'hommes l'accompagnait pour y conformer sa propre escorte : comme nous possédons une lettre adressée le 3 septembre, d'un lieu non spécifié, par ‘Osm®n ·®h à Sieniawski, répondant précisément à ces questions, nous supposons qu'elle n'est autre que la réponse faite dans ces circonstances par le sanǧaqbe∏ et que ce document fut donc émis sur le Deligöl2. Cette lettre nous apprend d'ailleurs que le message de Sieniawski avait été suivi d'une lettre du roi de Pologne lui-même au sanǧaqbe∏, lui précisant que ses émissaires arriveraient sur la frontière le 26 septembre (15 ǧem®z¬ ül®khr 949). Dans ces conditions, la réponse d‘’Osm®n ·®h au "porte-étendard" est qu'il se rendra à cette même date avec 300 hommes “sur les lieux (mevzi‘) nommés Savran et Kodyma (Kidmen)"3. A partir de ce point, on relève quelques divergences entre la version des faits donnée par le rapport du sanǧaqbe∏ au sultan4 et celle qui se dégage de deux lettres en russe du même sanǧaqbe∏ aux commissaires polonais, conservées par ailleurs. Selon la première version, la réponse d’‘Osm®n ·®h à Sieniawski aurait été portée à ce dernier par le voïévode Ferh®d déjà cité comme émissaire du sanǧaqbe∏ auprès des Polonais, accompagné "de 15 hommes de garnison pris dans la population des forteresses". Cinq jours après (soit le 8 septembre), le sanǧaqbe∏ reçoit un nouvel envoyé de Sieniawski, Przewalski (Porčalcqi dans sanǧaqbe∏ de Silistre — ordre dont une copie parviendra d'ailleurs au roi de Pologne qui ainsi n'ignorera pas l'initiative du voïévode ; doc. cit., ibid., teczka 77, n° 164, 2. Nous verrons que le voïévode intervient par ailleurs auprès de Sigismond : son dessein est manifestement d'empêcher un accord ottomano-polonais en mettant de part et d'autre de l'huile sur le feu ; cf. infra n. 77. 1Doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 77, n° 164, 2 ; teczka 78, n° 165, 1. Deligöl (Tiligul) est en fait une rivière se terminant au sud par une longue lagune ou liman ; N.M. Popp, op. cit., pp. 75-77. 2Doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. tatarski, karton 65, teczka 5, n° 581, 2. C'est en nous fondant sur cette hypothèse que ‘Osm®n ·®h était arrivé sur le Deligöl peu avant le 3 septembre — hypothèse compatible avec les autres données chronologiques disponibles — que nous avons cru pouvoir dater son passage à Bender; cf. supra n. 67. 3Comme la Savran (cf. supra n. 63), la Kodyma est un affluent de la rive droite du Bug méridional, au sud du précédent. L'actuelle localité portant ce nom est située au nord-ouest de cette rivière ; N.M. Popp, op. cit., pp. 68-71. 4Doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 77, n° 164, 2 et teczka 78, n° 165, 1.
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le texte turc) qui lui déclare : "nos troupes sont passées à deux étapes au-delà de Savran. Nous nous sommes rendus au lieu appelé Kodyma. Dussions-nous y perdre la tête (ba·mz d®kh¬ giderse…), nous ne fixerons pas la frontière sur la Savran". D'autre part, Ferh®d et ses hommes qui avaient regagné le Deligöl avec l'émissaire polonais, avaient témoigné de ce qu'ils avaient vu aux côtés du "be∏lerbe∏" polonais et confirmaient après coup les inquiétantes révélations de Petru Rareş. Ils avaient déclaré : "il a effectivement auprès de lui 20 000 soldats dûment armés (ǧebelü ve giyimlü), plus de 2 000 arquebusiers (tüfenkči) et cent chariots d'artillerie". Ils concluaient à bon droit : "ce ne sont pas des signes de bon augure". Devant un tel déploiement d'armes propre à lui faire craindre que ne se produise "quelque chose de contraire à l'amitié", le sanǧaqbe∏ avait jugé préférable de ne plus s'attarder sur le Deligöl et de regagner son sanǧaq. Cette version passe sous silence les tentatives postérieures d’‘Osm®n ·®h pour rattraper la situation : au lieu de baisser immédiatement les bras, il entama une négociation dont le sultan ne fait pas état (peut-être le sanǧaqbe∏ s'était-il d'ailleurs abstenu de la mentionner dans son rapport). Apprenant que les commissaires polonais refusaient de fixer la frontière à la Savran et considérant que leur vœu était de la fixer à la Kodyma, il avait alors confié une mission d'information à son voïévode Ferh®d1 : faut-il considérer que Ferh®d ne fut ainsi envoyé auprès de Sieniawski qu'après la mission de Przewalski, contrairement à ce que dit la version précédente, ou qu’il fut délégué une nouvelle fois à ce moment-là ? La lettre aux commissaires polonais qui nous apprend ces faits est suivie d'une seconde aux mêmes destinataires, datée celle-là du Deligöl, le 28 octobre 1542. Le sanǧaqbe∏ y reproche aux Polonais de n'avoir donné à son émissaire Ferh®d aucune réponse sur la question de la frontière. Il se déclare prêt, malgré l'avis des experts qui l'avaient fixée sur la Savran, à la pousser jusqu'à la rivière Kodyma, "par égard pour l'amitié du sultan envers le roi”, mais il doit en référer à la Porte. Il les avertit qu'en tout cas, il ne consentira jamais à mettre la frontière au-delà de la Kodyma. Cela affirmé, il les conjure de se prononcer enfin, anxieux qu'il est de ne pas rester plus longtemps sans nécessité dans cet "endroit sauvage" (où il se trouvait selon notre chronologie depuis deux mois)2. Que ce soit pour éviter un accrochage avec les Polonais dans lequel, par la disparité des forces, il ne pouvait avoir que le dessous (version 1Lettre non datée en russe d’‘Osm®n ·®h aux commissaires polonais de délimitation, Abrahamowicz, n° 66, p. 76. 2Lettre en russe, Abrahamowicz, n° 67, pp. 76-77.
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officielle), ou par désespoir de faire sortir ses interlocuteurs de leur silence malgré une offre de concession, le résultat fut que le sanǧaqbe∏ ne se rendit pas sur la Savran, ne rencontra pas les émissaires polonais et regagna son sanğaq à l'automne sans avoir réglé la question.
LE REFUS DES FRONTALIERS POLONO-LITUANIENS ET LES PREMIERS RAIDS COSAQUES La tentative ayant échoué, chacune des deux parties en rejette sur l'autre la responsabilité, ouvertement et avec véhémence du côté du sultan, de façon plus feutrée du côté du roi. Soliman a beau jeu dans sa lettre de novembre 1542 d'opposer les contradictions du comportement polonais à la bonne foi sans faille qu'il s'attribue : le roi ne s'était-il pas déclaré dans sa lettre au sanǧaqbe∏ de Silistre non seulement prêt à fixer la frontière mais même à suivre l'avis des experts ottomans ? Comment se fait-il donc, lui demande le sultan, que vous expédiez ainsi tant de milliers de soldats vêtus de cuirasses, de canons et d'armes. Si votre intention était de tracer la frontière, il suffisait d'envoyer un ou deux chefs (be∏) capables pris parmi vos chefs, avec un certain nombre de vos hommes.1
Le Polonais avait tenté de prévenir ces objections et de mettre le bon droit de son côté en faisant valoir à son impérial correspondant, dès le 1er novembre, qu'il avait bien envoyé ses délégués à la frontière mais que le sanǧaqbe∏ de Silistre ne s'y était pas rendu. Il attribuait, "après enquête", cette abstention du commissaire turc aux avis fallacieux de Petru Rareş qui lui aurait fait craindre en se rendant sur la frontière d'être fait prisonnier par les Polonais : faire entrer en jeu la mauvaise foi du Moldave permettait de laisser planer un doute sur la réalité des dispositions militaires polonaises. Sigismond conjurait le sultan de ne pas prendre au sérieux les calomnies du voïévode hostile à leur bonne entente comme lui-même se gardait de le faire de son côté, connaissant le "caractère de cet homme"2. Soliman réfute ces arguments avec humeur dans sa réponse de févriermars 1543 : "aucun rapport défavorable sur vous n'est parvenu à notre Seuil sublime de la part du […] voïévode de Moldavie. Quant à la question de la frontière, elle n'a absolument pas été abordée", rétorque-t-il au roi, non sans mauvaise foi puisque, comme nous l'avons vu, ‘Osm®n ·®h avait bien reçu des
1Doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 78, n° 165, 1. 2Sigismond 1er à Soliman 1er, Cracovie, 1er nov. 1542, Corfus, n° 50, p. 90.
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mises en garde de Petru Rareş, et le p®di·®h ajoute ce commentaire hautain : "il n'est pas dans les usages de notre dynastie califale de laisser faire n'importe quel rapport à notre Seuil, refuge du monde. Une chose y est-elle exposée qu'on n'y prête pas foi si elle n'est pas conforme à la réalité". Il approuve son sanǧaqbe∏ d'avoir quitté les lieux devant le dispositif militaire adverse. Pour finir, il met clairement en doute la volonté du roi de Pologne de régler la question : On ne trace pas une frontière uniquement avec des soldats. Cela pourrait provoquer des troubles […] Si de votre côté l'intention avait été également de fixer la frontière, vous auriez envoyé l'un de vos be∏ compétents, accompagné de plusieurs de vos hommes raisonnables et dignes de confiance, bien informés de la situation des frontières, comme on l'a fait de notre part…
Il fait donc peser sur son partenaire la lourde responsabilité d'avoir cherché un affrontement ou du moins d'en avoir créé les conditions et donc d'avoir unilatéralement remis en cause le traité qui les unit : "ces mesures que vous avez prises sont contraires aux us et coutumes du sultanat qui comportent amitié et confiance et c'était également une infraction à l'auguste traité qui nous lie…"1 S'il ne s'agissait pas d'une véritable rupture, c'était au moins un coup de semonce inquiétant pour l'avenir. Comment en était-on arrivé là ? Une différence fondamentale de point de vue apparaît entre les deux parties prenantes dont le sultan s'était depuis le début refusé à tenir compte et que le roi dans sa prudence ne lui avait laissé qu'entrevoir : pour le p®di·®h, tout ce qui était tatar ou plus généralement musulman, ce qui l'était présentement ou ce qui l'avait été un jour, le demeurait de manière irréversible. Il exprime ce point de vue avec une particulière netteté dans un passage de la lettre de novembre 1542 où il justifie une fois de plus le bien-fondé de la conclusion des experts ottomans : dans les limites de la frontière en question sont incluses les sépultures d'un grand nombre de personnes appartenant au peuple de l'Islam ainsi qu'un grand nombre de vestiges (a‘l®met), de mosquées et de medrese. Ces éléments prouvent que cette frontière est authentique.2
Pour les Polono-Lituaniens, le caractère irréversible de la conquête tatare, à quelque moment qu'elle se fût produite, n'était évidemment pas acceptable. Ils entendaient au contraire prendre en considération les avancées vers le sud, opérées par la Lituanie au cours de son histoire, notamment celles
1Doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 72, n° 157. 2Doc. cit., ibid., teczka 78, n° 165, 1.
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qui, à la fin du XIVe et au début du XVe siècle, avaient mené le grand-duc Vitold au littoral pontique entre le Bas-Dniestr et Očakov. Cette thèse était celle du roi : il l'avait exprimée dans sa protestation sans lendemain de 1538 contre l'occupation ottomane d'Očakov. Il la reprenait dans un rapport sur la frontière lituanienne non daté, mais retrouvé par l'éditeur parmi d'autres documents de 1540 : il s'y faisait l'écho (lui aussi) du témoignage de gens d'expérience, en l'occurence d'habitants âgés de Kaniów et de Czerkasy, selon lesquels la frontière du grand-duché suivait le milieu du Dniestr depuis l'embouchure de la Marachva jusqu'au delta du fleuve, puis longeait la côte jusqu'à Očakov et l'embouchure du Dniepr : Očakov comme par ailleurs Tavan lui avaient bien été présentés par ces experts comme faisant partie de ses états1. Encore à la veille des événements que nous avons décrits, le roi constatait dans ses instructions de 1542 sur la fixation de la frontière sud-est de ses états, qu'Očakov était passé au sultan ottoman mais appartenait "en réalité" à la Lituanie en raison de l'"hommage" que les Tatars avaient fait de ce pays (le littoral entre Bas-Dniestr et Bas-Dniepr) au grand-duché. Dans le même texte, il recommandait non sans ambiguïté à ses négociateurs de prendre en compte l'existence d'anciennes tombes tatares comme signe de l'appartenance du pays (ce qui correspondrait à la confiance qu'il déclarait par ailleurs faire aux experts turcs), mais de le faire seulement dans la mesure où ce critère n'était pas trop défavorable aux Polonais…2 Ces contradictions étaient à l'image de la délicate position du roi : il ne pouvait que souscrire à la proposition de fixer la frontière et de donner ainsi une base juridique reconnue à la lutte contre les transgressions des bergers ottomans et tout en conservant ses prétentions sur l'héritage de Vitold, il n'était pas en mesure de contrer ouvertement la puissance ottomane. Dans ces conditions, ses instructions restaient équivoques et laissaient une large marge de manœuvre à ses délégués. Or ceux-ci, qu'il s'agisse de Sieniawski, de Pretwicz et probablement d'une partie au moins des autres be∏ dont les noms nous échappent, n'étaient autres que les commandants des places-fortes de la frontière. Le roi s'en remettait ainsi à des hommes dont le lot quasi quotidien était précisément la lutte contre les incursions tatares ou l'irruption de ces Turcs arrivant "avec leurs moutons et leurs béliers" et pénétrant en Pologne "sans la permission des gens et des starostes du roi". Ils avaient toutes les raisons d'être animés, plus qu'à Cracovie ou Vilna, d'une hostilité et d'une méfiance particulières envers la Porte. Ils y avaient d'ailleurs 1Akty otnosjaščiesja k istorii Zapadnoj Rossii, sobrannye i izdannye Arheografičeskoju komissieju (Actes relatifs à l'histoire de la Russie occidentale, recueillis et publiés par la commission archéographique), Saint-Pétersbourg, 1848, II, n° 199, pp. 361-362 ; B. Spuler art. cit., p. 163 et n. 47. 2Ibid., pp. 163-164 et n. 50-52.
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leurs propres informateurs comme ce Kierdej à qui les vizirs reprochaient précisément, comme nous l'avons vu, d'être trop favorable aux thèses polonaises1. Cette situation leur dictait une manière propre de réagir aux empiétements ottomans dont les premières manifestations apparaissent précisément en 1538. Une lettre de Soliman écrite pendant la campagne même de Moldavie, de son camp de Suceava, en septembre 1538, dénonce un événement antérieur, probablement consécutif à l'occupation de Ğankerman : une expédition de Nicolas Sieniawski, désigné sous le titre de porte-étendard (horoji, dans le texte turc), à la tête de 2 700 mécréants (k®fir), "dans les parages d'Özü". Au cours de cette incursion, un membre de la garnison d'Aqkerman, ‘Al¬, avait été tué et son fils Mustafa, capturé, puis libéré contre rançon2. De retour dans sa capitale en mai 1539, le sultan avait de nouveau à stigmatiser une infraction du même type mais de plus grave conséquence : dernièrement, rapportait-il au roi, certains des habitants de vos pays, se trouvant aux frontières, sont venus, les uns par le fleuve, les autres par terre, ont pillé le faubourg (varo·) d'Özü et ont enlevé à nos sujets des membres de leurs familles et des biens leur appartenant.3
1Des liaisons entre Kierdej/Sa‘¬d be∏ (cf. supra p. 174, n. 2) et Nicolas Iskrzycki, capitaine de Kamieniec, sont mises en évidence par une lettre de ce dernier à Albert de Prusse du 7 avril 1539 : il fait allusion à la lettre qu'il a reçue peu avant de Kierdej et qui ne lui apprend rien de nouveau. "Par contre, poursuit-il, son serviteur m'écrit dans une lettre d'Andrinople… que les chrétiens ont pris à l'empereur [le sultan] 300 bateaux ; à peine trois bateaux purent rentrer…” (allusion probable, bien que hautement fantaisiste, à la bataille de Preveza). Dans la même lettre, Iskrzycki a cette remarque révélatrice de l'esprit de la frontière : "nous continuons à nous faire justice nous-mêmes. Dieu fasse que cela dure encore longtemps" ; doc. cit., EFE, XXXVI, n° 586, p. 25. 2Les effets de cette expédition, la première de ce type mentionnée dans la correspondance du sultan, étaient restés limités, Ğankerman n'ayant d'ailleurs pas été directement touchée : seules deux victimes sont signalées, ‘Al¬ et son fils Mustafa et c'est apparemment une plainte individuelle de ce dernier — non un rapport des autorités locales — qui provoque la lettre du sultan confiée à Mustafa lui-même ; Soliman à Sigismond, Suceava, 16-24 sept. 1538, AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 60, n° 129, 1 (Abrahamowicz, n° 48, pp. 60-61 ; Guboglu, n° 9, pp. 5-6 ; Mehmed, n° 20, pp. 30-31). 3Doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 63, n° 137, 1. Le sultan reste encore soucieux de minimiser l'importance politique de l'événement en dégageant a priori la responsabilité du roi à qui il écrit : "vous n'avez probablement pas eu d'informations sur cette affaire". Signalons que dans sa lettre à Sigismond du 8-17 avril 1541, Soliman dénonce les sujets polonais qui, à l'occasion de la révolte éclatant en Moldavie en décembre 1540 contre le voïévode Ştefan Lăcustă, se sont alliés à "certains séditieux parmi les mécréants de Moldavie […], ont attaqué un grand nombre de villages sur les territoires d'Aqkerman et de Bender, ont tué des hommes, emmené des moutons et du gros bétail, pillé en quantité des biens et des richesses, puis sont passés sur l'autre rive…" ; doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 69, n° 150, 1.
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Plus grave encore, le 16 avril 1542, soit quatre mois avant la tentative de délimitation, les "mécréants du pays de Pologne" ne s'étaient plus contentés comme dans leurs expéditions précédentes de raids de pillage sur le bourg de Ğankerman ou les bergeries (oda) établies dans la steppe environnante, ils avaient "levé leur étendard" (sanğaq qaldırub), symbole d'une attaque en règle se distinguant d'un simple acte de brigandage, mis le siège devant la forteresse elle-même et "attaqué vigoureusement le bourg". La garnison ottomane avait riposté le lendemain matin par une sortie qui avait repoussé les assiégeants. Ces derniers s'étaient alors reportés sur les "maisons tatares situées à l'extérieur du bourg" qu'ils avaient pillées et dévastées. Ils avaient "fait périr un grand nombre de musulmans, réduit à l'esclavage 150 femmes et enfants et emmené 2 000 têtes de bétail appartenant à la population de la forteresse et aux Tatars…"1 La lettre du sultan de mai 1542 qui relate l'évènement ne mentionne pas explicitement le nom de Pretwicz mais on sait par ailleurs que sa responsabilité fut invoquée2. D'une manière générale, il 1Cette attaque ouverte avait été précédée de trois incursions de moindre importance dans les mois antérieurs : en reğeb 948 (21 oct.-19 nov. 1541), une centaine de "mécréants venus de Pologne" étaient arrivés "en armes à proximité de la forteresse de Ğankerman", avaient pris 250 têtes de bétail, tué le lieutenant (ketkhüd®) de la forteresse, deux soldats, deux Tatars et un sujet paysan. Au début de ·evv®l (1er ·evv®l 948/18 janv. 1542), nouvelle razzia de 150 têtes de bétail qui se trouvaient dans les bergeries (oda) de la steppe. Enfin, au milieu du mois de z¬’ l-hiǧǧe (15 z¬’lhiğğe/2 avr. 1542), ce sont les pêcheurs qui avaient été pillés et l'échelle de Ğankerman bloquée ; Soliman 1er à Sigismond 1er, Constantinople, 17-26 mai 1542 ; AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 75, n° 161, 1 (Abrahamowicz, n° 61, pp. 72-73 ; Mehmed, n° 22, pp. 34-35). 2Les diverses notices sur Bernard Pretwicz font état d'une attaque de ce dernier contre Očakov en 1541 (cf. supra p. 176-177, n. 4). Il semble qu'elles s'appuient toutes, comme le fait explicitement Paprocki (op. cit., p. 643) sur la chronique de Bielski relative à cette année qui décrit cette attaque en termes horrifiques ("il dépeça des femmes et des enfants tatars et en noya une bonne partie comme des chiots", etc.) et la présente comme consécutive à la poursuite d'une troupe tatare qui avait commis des pillages près de Winnica en mars. De fait, un raid de 300 à 400 Tatars contre Winnica en mars 1541 est attesté par Pretwicz lui-même dans une lettre à Sieniawski, mais il y fait également part de l'impossibilité où il se trouve alors de poursuivre ces Tatars comme il l'aurait voulu, étant bloqué à Winnica dans le château du prince Proński par une révolte paysanne ; Bernard Pretwicz à Nicolas Sieniawski, Winnica, 22 mars 1541 ; cf. aussi la lettre de Sieniawski à Stanislas Odrową , palatin de Podolie, 28 mars 1541, in EFE, XXXVI, n° 676, pp. 116-117 (cf. aussi N. Iorga, op. cit., appendice, pp. 351-354, la lettre de Jean Tarnowski à la reine Bona, Wiewiórka, 19 mars 1541, in Hurmuzaki, suppl. II, I, pp. 149-150, et A. Tomczak, art. cit., p. 349) : il s'avère donc impossible que Pretwicz ait attaqué Ğankerman à la suite du raid tatar sur Winnica. D'ailleurs la seule attaque sur Ğankerman mentionnée par le sultan pour 1541 n'est pas antérieure à octobre-novembre et semble d'importance mineure (cf. supra n. 85). Nous supposons donc, comme Tomczak, que l'attaque mémorable dont le souvenir a été conservé à travers Bielski, est en fait celle du 16 avril 1542, et que le chroniqueur a téléscopé les événements; quant à Pretwicz, il reconnaît avoir infligé une répression sanglante aux Tatars en 1542 (sa description est à peine en-deçà de celle qui a été citée plus haut : "j'ai fait transpercer et piétiner les enfants et les femmes…"), mais il situe les faits non à Očakov même, mais à quelque distance de la place, sur le haut Berezan (cf. infra, n. 88) ; A. Tomczak, art. cit., pp. 334, 350 ; G. Rhode, art. cit., p. 130. Que le sultan ait été conscient de la responsabilité de Pretwicz dès 1542, soit avant d'en faire explicitement état auprès de roi, est attesté par une lettre de I.L. Decius à Albert de Prusse du 23 nov. 1542 : elle précise que l'ambassadeur envoyé par le sultan après l'attaque d'avril doit se
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sera à partir de mars 1543 dénoncé régulièment par le sultan au roi de Pologne, comme "la cause de la plupart des troubles et difficultés existant entre [eux]"1. Sans doute les trois premiers raids que nous venons de citer et qui apparaissent clairement comme une préfiguration des actions cosaques (même si le terme n'est jamais employé par le sultan) pouvaient avoir comme tous ceux qui se succéderont par la suite, plusieurs sortes d'origines et de motivations : celle qui est mise en avant par le roi et qui constituera la base de l'argumentation de Pretwicz dans sa défense, est la nécessité de poursuivre pour les châtier les éléments tatars qui avaient préalablement pillé des villages polonais et lituaniens2, mais ces poursuites ne suffisent manifestement pas à rendre compte de toutes les opérations des sujets du roi : il faut également invoquer l'attrait économique de ces dernières, pourvoyeuses de bétail, captifs et biens de toutes espèces3. Mais ces considérations ne doivent pas, selon nous, laisser méconnaître la signification proprement politique des expéditions : en les dirigeant ou en les inspirant, les chefs frontaliers polonais avaient, dès l'occupation ottomane d'Očakov, manifesté par les armes leur
plaindre au roi des dommages commis par Pretwicz et réclamer le châtiment de ce dernier ; EFE, XLIX, n° 49, p. 39. 1Le sultan demande au roi sa destitution et son remplacement par "un homme raisonnable et sage" ; doc. cit., AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 72b, n° 157b, 2. La mise en accusation de Pretwicz qui aboutira à son mémorandum de 1550 et à sa mutation de 1552 (cf. supra, n. 59) est dès lors engagée par le sultan. 2C'était en effet une tactique habituelle de la défense frontalière polono-lituanienne que de briser les détachements tatars au retour de leurs raids et de leur reprendre ainsi leur butin ; A. Tomczak, art. cit., p. 333 ; de cette pratique que Pretwicz avait été dans l'incapacité de suivre à Winnica en mars 1541, nous trouvons par ailleurs diverses illustrations ; cf. par exemple, doc. cit., EFE, XXXVI, n° 584, p. 22 ; ibid., XXXVII : 1543-1547 (C. Lanckorońska ed., Rome 1976), n° 953, p. 167 ; ibid., XLIV, n° 473, p. 88. En outre, Pretwicz prétendra dans son mémorandum que le grand hetman Jean Tarnowski aurait expressément autorisé Sieniawski, sur la demande de ce dernier, "à poursuivre l'ennemi jusque dans les champs près des châteaux impériaux [ottomans] où ils se sentent en sécurité…” ; A. Tomczak, art. cit., p. 342. Pour l'argumentation du roi selon laquelle les attaques contre les châteaux turcs n'étaient qu'une réplique aux raids tatars et la réfutation de celle-ci par le sultan ; cf. doc. cit., AGAD, Arch. Kor. dz. turecki, teczka 75, n° 157 ; Soliman à Sigismond, Constantinople, 31 oct.-9 nov. 1542 ; ibid, teczka 76, n° 163a, 2 (Abrahamowicz, n° 63, pp. 73-74). 3Les profits de ces pillages contribuaient à l'entretien des troupes frontalières ; A. Tomczak, art. cit., p. 330. On peut supposer que les prises de troupeaux turcs et tatars ont constitué l'une des sources de l'important trafic de bovins qui, à partir de la Pologne, alimentait l'Europe centrale à cette époque ; A. Attman, op. cit., p. 96. Cette hypothèse vaut en particulier pour les fournitures assurées par Pretwicz à Albert de Prusse et qui représentaient l'un des fondements des relations entre les deux hommes. Le premier, dans sa correspondance avec le second, lui annonce l'envoi de "chevaux, veaux, vaches et bœufs turcs", de "moutons turcs à grandes queues" ainsi que de tentes turques ; EFE, XLIX, n° 472 p. 85 (1544) ; n° 473, p. 487 (27 juil. 1544) ; n° 486, p. 110 (9 fév. 1545) ; n° 498, p. 135 (10 sept. 1545) ; n° 499, pp. 137-138 (s.d.) ; n° 501, p. 141 (10 avr. 1546) ; n° 504, p. 144 (1 juil. 1546) ; G. Rhode, art. cit., pp. 122-127, 131-132.
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opposition à cet empiétement et plus généralement à la présence turque audelà du Dniestr. C'est ce même esprit de résistance armée dont ils n'avaient cessé de faire preuve, qu'ils apportent dans les négociations de septembre-octobre 1542. Ainsi s'expliquent les effectifs et le matérial d'artillerie qu'ils apportent avec eux sur la Kodyma, importants, même si les rapports ottomans (et moldaves) les ont certainement exagérés. On peut supposer qu'ils avaient pris eux-mêmes l'initiative de les mobiliser et que le roi n'était pour rien dans ce déploiement de force où le sultan voyait la preuve de sa duplicité. Il est vrai qu'ils ont donné un moment au sanǧaqbe∏ de Silistre le sentiment que le fond du litige se réduisait à substituer à la frontière de la rivière Savran celle de la Kodyma, un peu plus au sud, à deux étapes de marche. Mais tout ce qui précède nous fait douter que le différend ait été aussi limité : d'ailleurs, au lieu de saisir l'offre de concession d’‘Osm®n ·®h sur ce point, ils ont continué à le laisser dans l'incertitude. En somme, les apparentes contradictions de la partie polonaise dans toute cette affaire, et l'échec final de celle-ci, nous paraissent s'expliquer sans doute par les ambiguïtés de la position personnelle du roi, mais aussi par l'écart entre la ligne incarnée par ce dernier et celle des hommes du terrain, face au péril ottoman. De fait, aussitôt après l'échec de 1542, Sigismond s'empresse de renouer le dialogue avec la Porte sur les diverses questions en suspens, notamment celle de la frontière pour laquelle il demande l'envoi d'une nouvelle délégation turque. A quoi Soliman répond qu'il envisage en effet de déléguer un homme digne de foi, accompagné d'un serviteur du khan tatar1, ce qui représentait une nouveauté par rapport à la commission précédente ; mais ce projet ne voit pas le jour et le roi réitère sa demande : dans une lettre écrite du "camp de Qaplığa" en juillet 1544, le sultan en prend acte mais reporte toute décision à son retour à Istanbul, car, dit-il, il est pour lors à la chasse dans les environs de Bursa2 : argument véridique ou prétexte pour repousser un problème dont la Porte aurait finalement jugé qu'il appelait des solutions d'une autre nature ? On constate en tout cas qu'il n'est plus question dans la correspondance ottomano-polonaise des années suivantes de chercher à fixer la frontière, la Porte restant sur ses positions de 15423. 1Abrahamowicz, n° 78, p. 87 (Guboglu, n° 22, pp. 10-11). 2Soliman à Sigismond, 1-10 juil, 1544 ; AGAD, Arch. Kor., dz. turecki, teczka 94, n° 195, 2 (Abrahamowicz, n° 81, pp. 89-90). 3Un examen de ce point de vue des sources ottomanes de la deuxième moitié du XVIe et du XVIIe siècle, reste à faire. Il compléterait l'ancienne enquête de Spuler qui n'avait pas trouvé d'informations précises sur une tentative de fixation de la frontière polono-ottomane avant celle de la commission constituée en 1703 afin de restituer à la Pologne la Podolie antérieurement
L'OCCUPATION OTTOMANE D'OČAKOV
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Tandis que le roi poursuivait au sommet ses efforts diplomatiques, les hommes des frontières continuaient sur leur propre mode à tenter de remettre en question le fait accompli par les Turcs. Pour illustrer ce propos, mentionnons parmi les raids incessants les plus proches de la période étudiée, une expédition dont la signification politique ressort avec une particulière évidence : survenant dans l'été 1544, "au moment de la fenaison", elle est le fait de "trois à quatre cents be∏ polonais". Le sanǧaqbe∏ de Silistre, Mehmed1, qui a relaté les événements au sultan, leur a attribué pour chef un certain Braslav ou be∏ de Braslav, allusion évidente au staroste de Bracław2. A travers le rapport du sanǧaqbe∏ les diverses actions des assaillants apparaissent comme autant d'atteintes à la présence ottomane à l'est du Dniestr : non seulement ils ont pillé totalement les bergeries "qui se trouvaient de l'autre côté du Dniestr" et ont tué les intendants préposés à ces moutons (qoyun kethüd®lar), mais le be∏ de Bracław s'est attaché à couper les liaisons entre Aqkerman, le pays tatar et Özü : "il a attaqué l'échelle du Trésor qui est située sur la rive opposée à la forteresse d'Aqkerman ; il y a enlevé plus de mille chevaux tatars qui étaient sur le point de passer de ce côté-ci, tuant 15 tatars et en capturant cinq ou six". De plus, revenant à la charge le 28 octobre suivant, "le même maudit Braslav", après avoir "pillé de nouveau cinq ou six fois les étables et enlevé les bœufs et les chevaux", est retourné à l'échelle d'Aqkerman où "il s'en est pris au bateau de l'État qui traverse le détroit" (bo∫azdan gečen m¬r¬ gemi), et le sanǧaqbe∏ constatait : "l'échelle a été ainsi acquise par les Turcs, aux termes des paix de Buczacz (1672) et de Żórawno (1676) ; B. Spuler, art. cit., pp. 168-169. Notons que dans une lettre au roi de Pologne de 1555 (après le 15 septembre), le sanǧaqbe∏ d'Aqkerman, Eyy‚b, suite aux prétentions de l'émissaire de SigismondAuguste, Broniowski, de percevoir un droit de pâturage en faveur de la Pologne "sur les moutons se trouvant entre les forteresses d'Aqkerman et de Ğankerman", reprend fidèlement la thèse ottomane de 1542, en se référant nommément à ‘Osm®n ·®h, sur les délimitations du territoire d'Očakov : Savran au nord, Bug (Boh), Dniepr et mer Noire à l'est, Dniestr à l'ouest : AGAD, Arch. Kor., dz. turecki teczka 150, n° 287, 2 (Abrahamowicz, n° 153, pp. 153-154) ; cf. aussi Th. Heldan, "Noi documente româneşti din arhive polone şi franceze" (Nouveaux documents roumains des archives polonaises et françaises), Anuarul institutului de istorie şi arheologie "A.D. Xenopol", XIX, 1982, II, doc. 16, pp. 593-594. 1Un sanǧaqbe∏ de Silistre est cité comme participant à la campagne de Hongrie de 1543 : il est présenté comme étant d'origine persane et doté en effet du nom persan de ∞ehrimar ; toutefois, d'après la chronologie, il s'agit sans doute du même qui apparaît dans nos documents sous la dénomination — plus ottomane — de ‘Osm®n ·®h. Or il meurt de ses blessures subies au siège de Gran et est remplacé à Silistre par l'ancien sanǧaqbe∏ du Teke, Baltağı Mehmed, le Mehmed de notre document de 1544, qui prit vraisemblement ses nouvelles fonctions à l'automne de 1543 ; J. de Hammer, Histoire de l'Empire ottoman, trad. de J.J. Hellert, Paris, 1836, V, pp. 369, 374 ; cf. la lettre de Mehmed à N. Sieniawski qu'il faut dater au plus tôt de l'automne 1543 ; Abrahamowicz, n° 70, p. 80. 2La fonction de staroste de Bracław et de Winnica était alors occupée par le prince Fedor Sanguszko ; Genealogia tablie, Wl. Dworzaczek ed., Varsovie, 1959, table 173. A. Tomczak (art. cit., p. 335) estime vraisemblable, sans argumenter davantage, que Sanguszko agissait sur ordre des Habsbourg, cherchant à provoquer un conflit polono-turc.
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coupée et est devenue inutilisable ; de cette façon, tout passage d'une rive à l'autre est devenu impossible …". Face à cette tentative qui ne visait à rien de moins qu'à remettre en cause le contrôle ottoman sur le littoral nord-pontique et le trafic terrestre entre les pays tatars et l'Empire, le sultan prévoyait pour la première fois, en cas de répétition d'une attaque ouverte de ce genre1, de ne plus s'en tenir à une action diplomatique : il envisageait à son tour une riposte militaire, faisant intervenir les troupes du sanǧaqbe∏ de Silistre et des gouverneurs voisins de la zone danubienne et éventuellement celles du voïévode de Moldavie2. Il arrêtait ainsi les dispositions qui seront effectivement prises seize ans plus tard contre celui qui se sera alors substitué à Pretwicz comme "ennemi n° 1" de la Porte au nord de la mer Noire : Dimitri Wiśniowiecki (Dmitro Vishnevetsky), fondateur ou du moins animateur de la seč’ (sič) des cosaques zaporogues3.
1Le document insiste insiste sur le fait qu'avant de lancer son attaque, le chef de la bande avait "sorti son étendard" (‘alem čıqub), détail déjà mentionné à propos de de l'attaque sur Ğankerman du 16 avril 1542, et en outre fait retentir ses tambours et ses timbales (tabl ve naq®re), autant de signes d'une offensive ouvertement déclarée. 2Bibliothèque du Musée de Topkapı à Istanbul, E. 12321, ff. 1v-3r dans M. Berindei et G. Veinstein, L'Empire ottoman et les pays roumains, 1544-1545, Paris-Cambridge, 1987, pp. 158-160. 3Références in G. Vernadsky, Russia at the dawn of the modern age, New Haven-Londres, 1959, pp. 255-256 ; Ch. Lemercier-Quelquejay, "Un condottiere lithuanien du XVIe siècle, le prince Dimitrij Vi·neveckij et l'origine de la seč’ zaporogue d'après les archives ottomanes", CMRS, X, 2, 1969, pp. 258-279.
III UNE LETTRE DE SEL¡M II AU ROI DE POLOGNE SIGISMOND-AUGUSTE SUR LA CAMPAGNE D'ASTRAKHAN DE 1569
Longtemps basée sur des sources russes1, l'étude de la campagne ottomane d'Astrakhan de 1569 peut également bénéficier de matériaux d'autres origines, notamment des chroniques et documents d'archives ottomans qui ont donné lieu à plusieurs contributions2. Il en ressort une plus juste appréciation des motivations et des objectifs de la Porte ainsi que des moyens qu'elle mit en œuvre. Pour autant, cette audacieuse entreprise, d'ailleurs sanctionnée par un lamentable échec, n’a pas perdu son caractère déconcertant : il ne s'agissait pas de moins pour le sultan que d'envoyer des effectifs, du reste limités, conquérir la lointaine Astrakhan, non sans avoir fait préalablement creuser un canal entre Don et Volga, au lieu où les cours des deux fleuves se rapprochent le plus, en comptant pour tout cela sur les conseils et le concours du khan de Crimée. Devlet Girey, pourtant peu porté à favoriser cette immixtion de son suzerain dans son domaine traditionnel. 1Cf. M. Karamzin, Histoire de l'empire de Russie, trad. M. St. Thomas, IX, Paris, 1823, pp. 155165 ; S. M. Solov’ev, Istorija Rossii s drevnej·ih vremen, 3e éd., s.d., Saint-Péterbourg, VI, ch. 5, pp. 214 sq.; P.A. Sadikov, «Pohod Tatar i Turok na Astrakhan’ v 1569», Istoričeskie zapiski, 22, Moscou 1947, pp. 131-166 ; N.A. Smirnov, Rossija i Turcija v XVI-XVII vv., Moscou, 1946, I, ch. 4, pp. 100-159. 2Cf. A. Refik, «Bahr-i Kazar-Kara Deniz Kanalı ve Ejderkhan Seferi», Tarih-i osmani encümeni Mecmuası, 43, Istanbul, 1917, pp. 1-14 ; H. İnalcık, «The Origin of the Ottoman-Russian Rivalry and the Don-Volga Canal (1569)», Annales de l'Université d'Ankara, I, 1946-1947, pp. 47-110, et version turque remaniée : «Osmanlı-Rus rekabetinin menşei ve Don-Volga Kanal Teşebbüsü (1569)», Belleten, XII, 46, Ankara, 1948, pp. 342-402 ; A.N. Kurat, "The Turkish Expedition to Astrakhan in 1569 and the Problem of the Don-Volga Canal», The Slavonic and East European Review, XL, 94, décembre 1961, pp. 7-23 ; A. Bennigsen, «L'expédition turque contre Astrakhan en 1569, d'après les Registres des ‘Affaires importantes’ des Archives ottomanes», Cahiers du monde russe et soviétique (CMRS), VIII, 3, 1967, pp. 427-446 ; A. Bennigsen et M. Berindei, "Astrakhan et la politique des steppes nord-pontiques (1587-1588)», Harvard Ukrainian Studies, III/IV, 1979-1980, pp. 71-91 (sur un second projet d'expédition en 1587-1588 avec des éclairages rétrospectifs sur le premier) ; T. Gökbilgin, «L'expédition ottomane contre Astrakhan en 1569», CMRS, XI, 1, 1970, pp. 118-123 (traduction d'un rapport au sultan de Q®sm Pa·a, be∏lerbe∏ de Kefe ; document des archives de Topkapı, E. 1301) ; F. Grassi, «Tentativo cinquecentesco di un canale Volga-Don nel quadro dei rapporti fra la Russia e l'Impero Ottomano, Islàm, Storia e Civiltà, VIII, 4, 1989, pp. 253-263 (à signaler bien qu'imparfaitement informé).
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Nous nous proposons d'ajouter une petite pièce au dossier, empruntée à la correspondance entre les sultans et les rois de Pologne, fonds dont on ne redira jamais assez la richesse pour l'histoire des états et des peuples du nord de la mer Noire : la lettre de Sel¬m II au roi de Pologne Sigismond-Auguste des 29 mars-16 avril 1569, qui annonce cette expédition1. Elle était connue sous forme de regeste2. Il nous a paru utile d'en donner la traduction intégrale et le facsimilé. En permettant ainsi au lecteur un accès direct au document, nous savons suivre, même modestement, une leçon essentielle du regretté professeur Schaendlinger. Nous amorcerons également le commentaire d'un texte qui, s'il ne nous apprend rien sur le déroulement de la campagne dont il précède le déclenchement effectif, et peu sur les buts poursuivis, est cependant révélateur des équivoques et des subtilités du jeu diplomatique à l'arrière-plan de l'opération, du moins pour ce qui concerne trois des multiples protagonistes dans la vaste partie engagée durant ces années entre Baltique et mer Noire : sultan ottoman, roi de Pologne et tsar de Moscou. * *
*
Monté sur le trône ottoman en 1566, Sel¬m II qui a laissé les rênes du pouvoir au grand vizir de son père, —oqollu MeΩΩmed Pa·a, ne tarde pas à consentir à la Pologne le renouvellement du traité de paix demandé dès 1567 par l'ambassadeur du roi Sigismond-Auguste, Piotr Zborowski, castellan de Wojnicz3. 1Archiwum Glówne Akt Dawnych (AGAD), Archiwum Koronne (Arch. Kor.), Dz. turecki, teczka 219, n° 421. Nous remercions vivement la direction des Archives Centrales de Pologne à Varsovie de nous avoir permis d'obtenir le microfilm de ce document et d'autres du même fonds utilisés dans cet article. 2Cette lettre est signalée par une très brève mention en latin, avec une date erronée (1566) dans Inventorium omnium, et singulorum privilegiorum litterarum, diplomatum, quaecunque in Archivo Regni… continentur… confectum a.D. MDCLXXXII. Wyd. E. Rykaczewski, Paris, 1862, p. 154. Analyse détaillée et notice archivistique dans Z. Abrahamowicz, Katalog Dokumentów Turceckich (cité infra Abrahamowicz), Varsovie, 1959, n° 199, pp. 194-195. Le texte de la lettre a été publié en caractères arabes dans Akdes Nimet Kurat, Türkiye ve Idil Boyu (1569 Astarhan seferi, Ten-Idil kanalı ve XVI-XVII. Yüzyıl Osmanlı-Rus münasebetleri), Ankara, 1966, Ekler, p. 06-08. 3Un traité (‘ahdn®me) avait déjà été accordé par Soliman au même roi Sigismond-Auguste en 1553 (Abrahamowicz, n° 138, pp. 138-139), mais il était devenu caduque à la mort de ce sultan. Sur le renouvellement demandé à Sel¬m II, cf. les instructions à l'ambassadeur Zborowski dans I. Corfus, Documente privitoare la istoria României culese din arhivele Polone, secolul al XVI-lea, Bucarest, 1979, n° 153, pp 299-302 ; n° 154, pp. 303-307 ; cf. aussi la lettre du grand vizir —oqollu MeΩΩmed Pa·a à Sigismond-Auguste des 16-25 juillet 1568, AGAD, Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 228, n° 434 (Abrahamowicz, n° 197, pp. 192-193) ; J. de Hammer, Histoire de l'Empire ottoman, trad. J. J. Hellert, VI, Paris, 1836, pp. 327-328.
AUTOUR DE LA LETTRE DE SELIM II AUX ANDALOUS
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L'entente entre les deux états, inaugurée par un premier traité en 1489, était devenue à peu près constante à partir de 1502 et avait même représenté un pilier de la diplomatie de Soliman le Magnifique d'une part, du roi Sigismond le Vieux puis, après 1548, de son fils Sigismond-Auguste, d'autre part1. Des deux côtés, cette orientation répondait à des impératifs majeurs, commerciaux et politiques : un antagonisme commun avec les Habsbourg, allant de la méfiance à l'hostilité ouverte, créait un trait d'union objectif entre deux souverains que tout séparait par ailleurs. Dans ces conditions, l'un comme l'autre s'étaient obstinément ingéniés à faire prévaloir la raison d'État sur nombre d'arrières-pensées et de litiges effectifs. En particulier, des incidents de frontières continuels mettaient les sujets des possessions ottomanes du nord de la mer Noire et les Tatars de Crimée, aux prises avec les populations des marches méridionales de la Pologne et de la Lituanie. Ce mal chronique n'avait cessé de s'aggraver depuis 1538, année de l'occupation ottomane de la forteresse tatare de Ğankerman à l'embouchure du Dniepr, et de la campagne de Soliman en Moldavie qui étendait la présence ottomane aux confins de la Pologne, par l'annexion du Buğaq et de la forteresse de Tighina-Bender sur le Dniestr. Les raids destructeurs et pillards qui se succédaient étaient le fait, d'un côté de Tatars dépendant du khan de Crimée, théoriquement vassal du p®di·®h, ou d'autres Tatars établis plus à l'ouest dans l'hinterland des forteresses ottomanes, et dont la responsabilité incombait directement aux représentants du sultan : Tatars ou qazaq d'Aqkerman et d'Özü ; de l'autre côté des gouverneurs des places fortes du limes polono-lituanien, lançant leurs propres troupes ou faisant agir des irréguliers locaux, des cosaques, dans lesquels la Porte ne voyait encore que des bandes de brigands manœuvrés par les «be∏ du roi de Pologne». En fait, les seigneurs de la frontière prennent le contrepied de la politique officielle de leur roi, agissant en connivence avec les Habsbourg ou se posant en champions des intérêts et des droits historiques polonolituaniens, de toute façon mus par la haine du Turc et du Tatar ; par la cupidité sans doute aussi car les razzias sur Ğankerman et les bergeries environnantes sont fécondes en butin. Face aux récriminations et aux menaces du sultan, aux reproches de leur souverain pris entre deux feux, ils ont une excuse toute prête, qui ne manque d'ailleurs pas de fondement : ils ne font qu'exercer leur droit de légitime défense contre les agressions préalables des Tatars2. 1Cf. notre mise au point dans M. Berindei et G. Veinstein, L'Empire ottoman et les pays roumains, 1544-1545, Paris, 1987, pp. 89-93. 2Ibid., pp. 93-105.
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Or, en 1568, au moment précis où se déroulent les négociations en vue du renouvellement du traité, on constate que le processus affectant la région depuis trente ans, est en pleine activité. Il est d'abord question de trois raids en territoire polonais menés par des qazaq d'Aqkerman sous la conduite de chefs nommés ‘Isa øoǧa, Sa‘ad (?) øoǧa, Qaba·, Alaqa· et İskenderiyelü øoǧa O∫lu1. La riposte est immédiatement enclenchée selon le mécanisme habituel : plusieurs seigneurs (pan) de la frontière parmi lesquels Albert Laski, palatin de Sierads et le staroste (be∏) de Bar, se sont lancés une nouvelle fois sur Ğankerman. Sur le rapport du sanǧaqbe∏ et du q®¥¬ d'Aqkerman, le sultan fait au roi un récit assez circonstancié de l'affaire : Alors qu'ils pourchassaient certains fauteurs de troubles tatars sous prétexte qu'ils avaient mis à sac leur territoire, ils se sont portés jusqu'à la forteresse de Ğankerman avec 11 000 hommes, le dixième jour du mois dernier de z¬’lqa‘de (7 mai 1558). Le combat a fait rage avec les habitants de la forteresse et ceux des villages environnants. Ils ont volé 3 169 bovins, 15 862 moutons et 59 chevaux ainsi que 4 esclaves, 4 bergers et une personne nommée Süleym®n : ils les ont capturés et les ont emmenés avec eux. Ils ont également mis le feux aux étables de certains re‘®y®. Bref, ils ont commis toutes sortes de violences et de méfaits contraires au traité.2
L'opération apparaît très semblable aux attaques antérieures sur Ğankerman de 1542, 1545, 1548-1549 ou 15563. Elle se signale pourtant par l'importance de certains chiffres, aussi sujettes à caution que les déclarations ottomanes puissent être à cet égard : celui des effectifs engagés du côté polonais ; ceux des moutons et bovins capturés, très supérieurs — pour les bovins surtout — aux prélèvements précédents. En revanche, il n'y a pas eu de morts (ceux-ci étant de toute façon toujours peu nombreux dans les opérations de ce type) et beaucoup moins de captifs qu'à l'ordinaire. Mais une indication fournie plus loin dans la lettre n'a pas de précédent dans les griefs exprimés 1Cf. L'ordre de Sel¬m II au sanǧaqbe∏ d'Aqkerman des 16-25 juillet 1568, AGAD, Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 226, n° 431 (Abrahamowicz, n° 195, p.191). Le même ordre figure dans Başbakanlık Arşivi (BBA), Mühimme Defteri (MD), VII, f. 640. Sur les «cosaques» d'Aqkerman (Aqkerman Qaza∫), cf. aussi l'ordre aux q®¥¬ d'Aqkerman et d'Özü, Archives de Topkapı, KK 888, f. 337v; l'ordre au sanǧaqbe∏ d'Aqkerman, BBA, MD, III, f. 225 ; l'ordre au sanǧaqbe∏ d'Aqkerman, MD, VII, f. 55v ; l'ordre à ‘Isa øoǧa, a∫a des qazaq d'Aqkerman du 11 juin 1574 (MD, XXVI, n° 30) dans M. Berindei, «Le problème des ‘cosaques’ dans la seconde moitié du XVIe siècle. A propos de la révolte de Ioan Vodă, voïévode de Moldavie», CMRS, XIII, 3, 1972, pp. 361-362. 2Lettre de Sel¬m II au roi Sigismond-Auguste, 16-25 juillet 1568 ; AGAD, Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 222, n° 426 (Abrahamowicz, n° 194, p. 190). 3G. Veinstein, «Prélude au problème cosaque. A travers les registres de dommages ottomans des années 1544-1555», CMRS, XXX, 3-4, 1989, pp. 338-345.
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par le sultan au roi : l'une des victimes, probablement le captif nommé Süleym®n, a eu le nez et les oreilles coupés. Voilà des incidents de frontière qu'on aurait pu tenir, dans d'autres circonstances, pour des casus belli, et qui pourtant n'interrompent nullement les négociations en vue du renouvellement du traité d'amitié et de paix entre Ottomans et Polonais en 1568. Dans ces conditions, à travers les différents actes qu'elle émet dans la même période (dernière décade de muΩΩarrem 976/16-25 juillet 1568) au sujet de la même zone, la chancellerie ottomane doit agir sur plusieurs fronts. Un ordre au sanǧaqbe∏ d'Aqkerman prescrit, entre autres objets, la réparation des exactions commises par les chefs tatars : Ils doivent rendre sans retard les captifs polonais qu'ils ont pris et réparer les torts et les dommages qu'ils ont commis.1
Une lettre au roi de Pologne exige cette fois le dédommagement des victimes ottomanes et la punition des coupables : Vous ferez réparer intégralement les violences de cette sorte infligées aux sujets de mes pays bien-gardés et les dommages perpétrés par les fauteurs d'exactions, conformémement à notre auguste traité. Il faut également que soient libérés la personne, les esclaves et les bergers qu'ils ont emmenés avec eux, que les auteurs de semblables méfaits, contraires au traité, soient châtiés et que vous ne laissiez plus dorénavant infliger des torts et des dommages de cette espèce aux sujets de mes pays bien-gardés.2
Enfin, un troisième envoi, une lettre du grand vizir à SigismondAuguste, indiquait au roi que le sultan avait reçu son ambassadeur Piotr Zborowski avec bienveillance et consenti à renouveler le traité de paix, conformément à ses vœux. Il demande au roi de lui retourner le texte du ‘ahdn®me contresigné, non sans lui rappeler qu'il devait interdire à ses seigneurs de razzier les terres et de molester les sujets du sultan3. Une fois de plus donc, des considérations de politique supérieure imposaient à la Porte un acte de foi dans l'entente et l'amitié avec les Polonais et dans la possibilité d'aplanir l'hostilité ouverte, qui tissait sur le terrain la trame des rapports effectifs. Du côte du roi, aux raisons plus anciennes de ménager la Porte, s'en était ajoutée une nouvelle, de première importance, depuis le déclenchement en janvier 1558 des «guerres livoniennes». Ce vaste conflit mettait en effet
1Doc cit., Dz. turecki, teczka 226, n° 431. 2Doc. cit., Dz. turecki, teczka 222, n° 426. 3Doc cit., Dz. turecki, teczka 228, n° 434.
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aux prises d'un côté la Pologne et le Danemark, en principe appuyés par le khan de Crimée qui ne s'était pourtant pas privé de lancer en 1567, en alliance avec des éléments moldaves, un grand raid contre la Pologne en retard de paiement de son tribut ; et de l'autre, la Moscovie alliée à la Suède. D'ailleurs, en 1568, à la mort du roi de Suède Eric XIV, remplacé par son frère, beaufrère de Sigismond-Auguste, un renversement d'alliances plaçait la Suède dans le camp polonais et par voie de conséquence le Danemark dans celui du tsar. * *
*
On sait que dans la rivalité qui l'opposait ainsi à Moscou, la Pologne a recherché l'appui militaire de son vieil allié. Il est à noter pourtant que la lettre de Sel¬m de mars-avril 1569 n'impute pas une demande de cet ordre aux deux derniers ambassadeurs qu'avait envoyés le roi : Mikołaj Breszski en 1565 et Piotr Zborowski en 1567-15691. C'est au contraire son propre agent, l'interprète Ibr®h¬m, que le sultan présente comme ayant été le porte-parole des sollicitations adressées par le roi sur ce point à son prédécesseur, son défunt père le sultan Soliman. L'interprète aurait joué ce rôle d'intermédiaire au retour de la mission qui lui avait été confiée en Pologne en 15642. 1Cf. The Cambridge History of Poland from the origins to Sobieski (to 1696), Cambridge, 1950, ch. XVII: «Zygmunt August and the Union of Lublin, 1548-1572» (J. Pajewski), p. 366. Les instructions aux deux ambassadeurs, telles qu'elles ont été publiées par I. Corfus, op. cit., ne font pas état de demande d'aide militaire. 2Sur la première mission de l'interprète Ibr®h¬m en Pologne en 1564, cf. Abrahamowicz, n° 176178, pp. 172-175. Les drogmans de la Porte n'étaient pas de simples traducteurs mais jouaient un rôle diplomatique comme émissaires du sultan à l'étranger ou comme intermédiaires entre le d¬v®n et les ambassades établies à Istanbul. Ce fut au premier chef le cas de cet Ibr®h¬m dont le rôle s'affirma dans les relations entre la Porte et plusieurs pays chrétiens. Dès 1547, il était chargé de raccompagner à Vienne l'envoyé autrichien porteur du traité accordé par la Porte ; Cf. J. Matuz, Herrscherurkunden des Osmanensultans Süleym®n des Prächtigen, Fribourg en Br., 1971, n° 240. Il se rendit également à Francfort à l'occasion du renouvellement du traité avec Ferdinand en 1562 et avec Maximilien II en 1568. Les ambassadeurs habsbourgeois qui étaient venus préalablement négocier à Istanbul en 1967 étaient porteurs entre autres présents destinés aux principaux dignitaires de la Porte de 500 ducats pour le compte d'√br®h¬m, alors investi du titre de premier drogman ; Hammer, op. cit., p. 314. Le même intervint aussi dans les relations vénéto-ottomanes et servira notamment d'intermédiaire entre le baile Marc’ Antonio Barbaro et —oqollu dans la période de la conquête de Chypre. Il aura au contraire de mauvais rapports avec deux ambassadeurs de France successifs : de La Vigne qui lui reproche en 1558 son ignorance des langues étrangères et sa corruption ; Grantrie de Grandchamp en 1569 qui l'accuse d'avoir falsifié des traductions moyennant argent au profit du duc de Naxos João Miquez (Joseph Nasi) ; cf. M. Lesure, "Notes et documents sur les relations vénéto-ottomanes, 1570-1573 (II)», Turcica, VIII/1, 1976, pp. 119-120 et n. 6. Le fait qu'en 1569, il appartienne aux müteferriqa, corps prestigieux du Palais, témoigne de la haute position acquise par ce renégat dont le baile Ragazzoni écrira en 1571 : «le seigneur Ibrahim bei, entre les mains duquel était toute cette négociation, comme l'étaient aussi celles de l'Empereur et des autres princes chrétiens qui se
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Il est vrai que ce dernier semblait tout désigné pour remplir ce rôle délicat : renégat né polonais, peut-être d'origine noble (il s'était initialement appelé Joachym Strasz), utilisé par la Porte dans ses relations avec son ancienne patrie, il avait en quelque sorte un pied dans chacune des deux Cours, la correspondance ottomano-polonaise fournissant d'ailleurs plusieurs illustrations de cette ambivalence1. La lettre du Sultan donne en outre une idée plausible du genre d'aide militaire que les Polonais pouvaient souhaiter de la part d'un tel allié : il n'était pas question de collaboration directe avec les Turcs, ni même avec leurs vassaux criméens dont ils avaient encore récemment eu à souffrir, mais seulement d'une manœuvre de diversion : des troupes du khan Devlet Girey ou des éléments légers et rapides de même acabit de la mouvance propre du sultan — Tatars et aqnǧı de Dobroudja, basés dans le sanğaq de Silistre2 — se jetteraient sur les terres moscovites: trouvaient à cette Porte…» ; E. Albèri, Le Relazioni degli ambasciatori veneziani al Senato durante il secolo decimosesto, s. III, v. II, Florence, 1844, p. 87. Son rôle d'intermédiaire avec la Pologne était particulièrement indiqué en raison de sa connaissance du polonais (pour les autres langues, un contemporain, l'Italien Marcantonie Pigafetta estimait qu'il «entendait l'Italien, le latin et l'allemand, mais aucune de ces langues convenablement…»). Peut-être en liaison avec ses affinités géographiques, il disposait en 1560, dans des conditions inconnues, des revenus d'un «campement d'hiver» (q·laq) dépendant du sultan mais situé en territoire moldave ; G. Veinstein, «Les çiftlik de colonisation dans les steppes du nord de la mer Noire au XVIe siècle», Istanbul Üniversitesi İktisat Fakültesi Mecmuası, 41, 1-4, 1982-1983, Istanbul, 1984, p. 196. Outre ses deux missions en Pologne, √br®h¬m est l'auteur de la traduction polonaise, parfois latine, de plusieurs des lettres du sultan et d'autres autorités ottomanes à SigismondAuguste, entre 1557 et 1570 ; cf. Abrahamowicz, n° 124, 126, 131, 134, 136-140, 142-143, 146147, 155, 157-159, 163-164, 166-172, 176, 179, 185-186, 189, 205-206, 208-209. On a également conservé de lui la transcription en caractères latins d'une lettre de Soliman à Sigismond-Auguste des 26 juin-4 juillet 1551 ; A. Zajączkowski, «List turecki Sulejmana I do Zygmunta Augusta w ówczesnej transkrypcji i tłumaczeniu polskiem z r. 1551», Rocznik Orientalistyczny, XII, 1936, pp. 91-118 (avec des références à plusieurs études polonaises sur le personnage) ; Abrahamowicz, n° 126, pp. 125-127. 1On voit par exemple √br®h¬m, lors de sa mission de 1569, écrire à plusieurs dignitaires de la Cour de Pologne dont le Grand Chancelier de la Couronne, Walenty, Dębinski, pour qu'ils interviennent auprès du roi afin de persuader ce dernier de réclamer au sultan des promotions pour plusieurs des protégés d'Ibr®h¬m, Polonais islamisés comme lui : Ǧa‘fer čavuš qui l'a accompagné deux fois en Pologne, actuellement čavuš d'un be∏lerbe∏ mais voulant devenir čavuš de la Porte ; ºüseyin aspirant à un t¬m®r plus important ou, lui aussi, à un poste de čavuš de la Porte ; Ri¥v®n postulant pour un t¬m®r de plusieurs milliers d'aspres ; le serviteur d'√br®h¬m, Rüstem, Russe d'origine, qui a les mêmes ambitions que les précédents ; Mu◊liΩΩ a∫a qui vise «au minimum un poste subalterne à la Cour». √br®h¬m précise au Grand Chancelier qui si les vœux de ses protégés se réalisent grâce à l'intervention polonaise, lui-même et ses clients après sa mort, n'en serviraient que mieux le roi et la Couronne : Abrahamowicz, n° 201-203, pp. 196-197. 2Le sanǧaq de Silistre, importante circonscription militaro-administrative recouvrant la Dobroudja, proche des confins polonais, comprenait plusieurs corps militaires à statuts particuliers dont les ğebelü Tatar et les aqınğı, cavalerie légère destinée à des opérations de raids ; M. Berindei et G. Veinstein, op. cit., pp. 308-309, 317-318. Le roi de Pologne qui y aurait fait allusion les connaissait bien puisqu'il avait eu parfois à dénoncer leurs déprédations sur son propre territoire ; cf. par exemple la lettre de Soliman à Sigismond 1er des 19-28 mai 1539 ;
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AUTOPORTRAIT DU SULTAN OTTOMAN EN CONQUÉRANT Vous aviez vous-même sollicité que vous soient attribués en quantité suffisante des soldats provenant du susdit Devlet Girey øan, ou bien issus des aqınğı ou des Tatars de Dobroudja, afin qu'ils se portent contre les Russes funestes et pillent et dévastent leur pays et leurs territoires.
On a prétendu que la seconde mission d'İbr®h¬m en Pologne, au printemps 1569, qui le conduit à Lublin au beau milieu des discussions en vue de l'union polono-lituanienne, aurait correspondu à un renversement de l'attitude de la Porte, lié à l'imminence de la campagne d'Astrakhan1 : jusqu'ici sourd aux appels polonais, le sultan serait devenu demandeur d'une action conjointe contre Moscou. L'examen de la lettre dont √br®h¬m était porteur conduit à nuancer fortement le propos. Si cette aide avait tant compté pour la Porte, elle n'aurait sans doute pas attendu la dernière minute, le printemps 1569, pour y faire allusion2, alors que sa campagne était en préparation depuis le début de 1568, au moins3. En outre, l'action polonaise est envisagée dans les termes les plus vagues. Certes, il est suggéré au roi de profiter de la mobilisation imposée aux Russes par le siège ottomano-tatar d'Astrakhan pour les attaquer ailleurs, mais le principe et les modalités de cette action éventuelle sont entièrement laissés à l'initiative du roi : Si tout cela correspond à vos vœux et vos intentions […], vous saisirez l'occasion et vous prendrez pour votre part les mesures qui vous sembleront opportunes en fonction de la situation […]. Faites connaître par écrit à notre Seuil, atelier de la Félicité, vos idées et vos plans sur ce point, et les dispositions que vous comptez prendre.
On sait au demeurant que, face à l'épuisement de la Lituanie, le roi recherchait au contraire un apaisement avec le tsar et qu'un armistice fut conclu entre eux en 1570. En fait, le sultan semble avoir deux soucis plus pressants que cette hypothétique concertation militaire : rassurer les Polonais et les mettre en garde.
AGAD, Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 64, n° 140, 2 (Abrahamowicz, n° 52, p. 64) : chaque année, avait écrit le sultan, reprenant les plaintes de l'ambassadeur polonais Wilamowski, certains troupeaux de moutons provenant des régions de Kili et d'Aqkerman, passent le Dniestr et pénétrent dans votre pays ; or, parmi ces troupeaux, passent également, sous l'apparence de propriétaires de moutons, des Tatars et des levend (éléments irréguliers), de Dobroudja, d'Aqkerman et de Kili, et ils malmènent et oppriment également vos sujets…" 1J. Pajewski, chap. cit., p. 366. 2Q®sm Pa·a, be∏lerbe∏ de Kefe quitte Kefe pour Azaq à la tête des contingents ottomans à la fin de mai 1569 ; A. Bennigsen, art. cit., p. 439. 3Ibid., p. 435.
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Il a beau invoquer à tout propos «l'abondance de loyauté et la profusion de dévouement» que le roi est supposé réserver «depuis les jours anciens et les années écoulées» au «Seuil sublime, refuge de la Fortune», à l'«excelse Porte, atelier de la Félicité»1, il ne se fait aucune illusion sur la confiance qu'il inspire, si même ce n'est pas par précaution qu'il informe tardivement son allié de ses visées sur Astrakhan. Il est de toute façon conscient de l'émotion et des malentendus qu'une concentration de ses troupes au nord de la mer Noire ne manquera pas de provoquer en Pologne : la panique engendrée trente ans plus tôt dans ce pays par la campagne de Soliman en Moldavie qui n'avait pourtant rien eu d'anti-polonais, bien au contraire, avait été significative à cet égard2. Il n'était donc pas superflu de préciser au roi que ce n'était pas contre lui qu'on mobilisait : Qu'aucune autre idée ne vienne vous effleurer le cœur ou l'esprit devant la concentration de troupes destinées à la victoire aux frontières de nos territoires bien-gardés.
Mais en raison du contentieux latent, la volonté sincère de rassurer faisait immédiatement place à un souci bien différent : tirer parti des circonstances pour donner un poids nouveaux aux mises en gardes rituelles. Si les forces envoyées par le sultan ne visaient pas la Pologne, il pourrait en aller autrement dès lors que des incidents comme l'agression récente contre Ğankerman viendraient à se reproduire. Mais on peut prêter également d'autres intentions plus implicites au sultan quand il fait suivre dans sa lettre l'évocation des mesures prises pour la campagne d'un rappel de ses avertissements précédents : il ne sous-entend pas seulement qu'il serait mieux à même que jamais de réprimer des infractions au traité mais aussi que l'afflux de ses troupes n'avait pas lieu de susciter une réaction de la défense polonaise, et que surtout celle-ci serait mal inspirée de profiter de l'éloignement des troupes des sanğaq d'Aqkerman et de Kefe occupées contre les Russes à Astrakhan pour pénétrer en territoire ottoman. On peut s'étonner que l'épître sultanienne fasse suivre des considérations politiques et militaires aussi élevées de la mention d'une affaire subalterne touchant la récupération des biens d'une personne privée — pas même un marchand de la Cour, ni d'ailleurs un musulman : le Juif YaΩΩy®. Sans doute la garantie des intérêts des marchands des deux parties entrant 1Selim II à Sigismond-Auguste, 16-25 juillet 1568 ; doc. cit., teczka 222, n° 426. 2Des exemples dans G. Veinstein, «L'occupation ottomane d'Očakov et le problème de la frontière lituano-tatare. 1538-1544» dans Passé turco-tatar, présent soviétique. Etudes offertes à Alexandre Bennigsen, Ch. Lemercier-Quelquejay, G. Veinstein, S. E. Wimbush, éds., LouvainParis, 1986, pp. 129-130, étude republiée dans le présent volume.
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dans les clauses ordinaires des traités ottomano-polonais, est-il normal que ces questions soient abordées au niveau des souverains et leur correspondance en fournit d'ailleurs de nombreux exemples. De plus, ce Juif ayant désigné l'interprète √br®h¬m comme son mandataire, le règlement de l'affaire faisait bien partie de la mission de ce dernier1. D'autre part, bien que cet aspect soit passé sous silence ici, l'affaire n'était peut-être pas dénuée de toute implication politique, et témoigne en tout cas de la méfiance régnante : une autre lettre de Sel¬m à Sigismond-Auguste, de même date, fait en effet état d'un rapport du q®d¬ de Kili selon lequel YaΩΩy® aurait été non seulement dépouillé de 4 000 pièces d'or, 17 articles d'argent et 3 pièces de drap mais retenu prisonnier pendant 5 mois par le staroste de Senczyca et le castellan de Sieradz sous prétexte d'espionnage2. Il n'en reste pas moins que cette insertion finale détonne quelque peu, surtout si l'on se rappelle que la chancellerie ottomane avait souvent pour principe de consacrer des lettres séparées à des sujets distincts, quitte à en envoyer plusieurs le même jour à un même destinataire. D'ailleurs, la lettre du grand vizir au roi sur la campagne d'Astrakhan, pour le reste un doublet exact de celle de son maître et qu'on aurait pourtant supposée tenue à moins de rigueur formelle, omet le passage concernant YaΩΩy®3. Mais cette adjonction un peu incongrue au texte du sultan ne nous incite-t-elle pas surtout à relativiser l'importance de la lettre et de la mission d'√br®h¬m dans son ensemble ? Sans doute la démarche auprès de Sigismond, confiée à un acteur notable de la diplomatie ottomane, faisait-elle partie des dispositions finales nécessitées par la perspective de la campagne, mais elle n'en était somme toute qu'un aspect secondaire. Si la coopération militaire avec la Pologne avait été jugée cruciale dans cette affaire, non seulement elle n'aurait pas été évoquée de la façon tardive et floue que nous avons relevée, mais la lettre du sultan aurait sans doute, sur le plan de la diplomatique, présenté un caractère plus solennel4. Dans les vues de la Porte sur le déroulement de la campagne, 1On voit d'ailleurs √br®h¬m intervenir dans un autre contentieux individuel non mentionné dans la lettre du sultan, touchant cette fois un marchand de la Cour, Mu◊şafa : l'affaire remonte à 1561 et a été évoquée dans plusieurs lettres de Soliman au roi (Abrahamowicz, n° 164, pp. 162-163 ; n° 170, pp. 167-168 ; n° 177, p. 173) et par plusieurs ambassadeurs polonais à la Porte dont Mikołaj Brzeski, en dernier lieu, en 1565 (Abrahamowicz, n° 189, p. 185) : ce marchand avait plusieurs créances à L'vov dont l'une auprès d'un habitant nommé Erazm, d'un montant de 4 500 pièces d'or. Brzeski avait déclaré à la Porte que la créance de Mu◊şafa était prête à être réglée et en 1569 √br®h¬m indique à un dignitaire polonais non identifié que les sommes dues au marchand du sultan doivent lui être remises en mains propres et il propose de délivrer au débiteur un reçu au nom de sultan ou en son nom propre ; cf. Abrahamowicz, n° 202, pp. 195-197. 2Abrahamowicz, n° 198, pp. 193-194. 3Ibid., n° 200, p. 195. 4La lettre ne se distingue pas des pièces ordinaires de la correspondance du sultan avec le roi de Pologne dans la période : pas d'invocation développée ou «seconde invocation» (formula
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le comportement polonais n'était en tout état de cause pas un facteur essentiel. Au demeurant, on serait en peine d'en dire beaucoup plus sur ces vues, dont les historiens sont au contraire unanimes à souligner l'irréalisme confondant. * *
*
La manière dont l'opération est présentée au roi appelle à son tour un commentaire et suscite quelques interrogations. Le but de la campagne est indiqué avec netteté et en même temps de façon restrictive par rapport à toutes les spéculations qui ont pu être faites à ce sujet : il s'agit purement et simplement de conquérir la forteresse d'Astrakhan. Il est vrai que si d'autres ambitions pouvaient se greffer sur cet objectif (le percement d'un canal, l'établissement d'une flotte en mer Caspienne, le contournement des provinces safavides…), il n'y avait pas lieu de les développer devant le roi, et il était au contraire préférable à tous égards de s'en tenir à une version minimale des faits. Plus notable en revanche est l'absence d'allusion au fait que la place avait été musulmane avant de passer aux Infidèles et que dans l'optique ottomane, il ne s'agirait pas d'une conquête mais d'une reconquête — entreprise légitime et même ardente obligation. Le thème est au contraire présent dans les messages aux correspondants musulmans comme le be∏ de Kefe, le khan de Crimée ou celui du Khwarezm, et il le sera à d'autres fins dans une lettre au «roi de Moscou»1. Mais, cette fois encore, on pourra estimer qu'il était inutile, voire inopportun, de faire ce rappel au souverain polonais. Pourtant, au même moment, aucune autre motivation de l'entreprise n'est fournie que la «version officielle», valable surtout pour les musulmans : devotionis), pas de titulature du sultan (‘unw®n), une şu∫ra sans ornements particuliers ; sur ces aspects diplomatiques, cf. A.C. Schaendlinger, Die Schreiben Süleym®ns des Prächtigen an Karl V., Ferdinand I. und Maximilian II. aus dem Haus-, ºof- und Staatsarchiv zu Wien, Vienne, 1983, pp. XIII-XXI. 1Par exemple, au be∏ de Kefe : «la province d'Ejder¿an autrefois aux mains des Nogays a été conquise par les Infidèles. On tient à la reconquérir». (BBA, MD VII, n° 838, f. 295) ; au khan de Crimée : « [le khan de Khwarezm, º®ǧǧ MoΩΩammed øan] exprime le souhait que la province d'Ejder¿an soit reconquise afin que la route menant de ces contrées à la Sainte Mecque, la maison de Dieu, et au lumineux mausolée du Prophète, qui est aussi la route du commerce, soit rouverte…» (MD VII, n° 2722, f. 984) ; au roi de Moscou : «les places fortes d'Ejder¿an et de Kazan ayant été, depuis les temps anciens, résidences des populations musulmanes…» (MD, XVI, n° 3, f. 2) ; A. Bennigsen, art. cit., pp. 432-434, 443. Le thème sera repris avec encore plus de netteté lors du projet de reconquête de 1587 : cf. par exemple, ordre à Piy®le Pa·a : «des lettres de ‘Abdullah øan, souverain de Bukhara et d'Urus be∏, souverain des Nogays, sont arrivées. Elles disent qu'il convient de reconquérir Ejder¿an parce que les Infidèles qui occupent ce pays font du tort aux musulmans» (MD, LXII, n° 233, cité in A. Bennigsen et Ch. LemercierQuelquejay, «La Moscovie, l'Empire ottoman et la crise successorale de 1577-1588 dans le khanat de Crimée», CMRS, XIV, 4, 1973, pp. 469-470.
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se débarrasser de ceux «qui entravent et obstruent les routes des pèlerins musulmans et ne se privent pas de piller leurs biens». De même qu'est notée l'autre appellation d'Ejder¿an/Astrakhan, º®ǧǧ Tar¿an (qui joue sur le mot h®ǧǧ, terme désignant précisément les pèlerins), comme si SigismondAuguste devait être particulièrement préoccupé par le bon déroulement des rites mecquois… Néanmoins, les inconséquences de cet ordre qu'on peut relever sont de peu de poids, comparées au problème posé par la manière dont l'adversaire est désigné : il n'est nulle part indiqué qu'il s'agit du tsar de Moscou, Ivan le Terrible. Les occupants d'Astrakhan sont dépeints au contraire, à l'aide d'un choix d'invectives particulièrement violentes, comme une bande de rebelles frustes et malfaisants, agissant de façon autonome et non comme ce qu'ils étaient : une garnison recevant ses instructions d'un État organisé. S'ils dépendent d'une entité identifiable, c'est des Rus et non de Moscou. Or, la terminologie ottomane comme celle des Tatars de Crimée distingue en général soigneusement, à cette époque, entre Rus et Mosqov (ou Masqov) : une lettre du khan Meñgli Girey en osmanlı, qu'on a datée de l'été 1512, par exemple, se réfère à un raid tatar pour lequel les forces du khan ont été divisées en deux branches : l'une fait une incursion en territoire «russe» (bir bölüki Rus k®firine aqın edüb) ; l'autre en territoire moscovite (ve bir bölüki Mosqov k®firine gidüb)1. Pour les Ottomans, les souverains moscovites, Grands Princes puis Tsars, à partir de 1546, avec lesquels ils entretiennent des relations diplomatiques et commerciales, échangeant des ambassadeurs et concluant, à partir de 1497, des traités d'amitié2, sont les Mosqov be∏i puis les Mosqov qralı (ou Mosqoflular qralı) ; leur pays est la vil®yet-i Mosqov3. Quant aux 1Topkapı, E 6382, publié et commenté dans A. Bennigsen, P.N. Boratav, D. Desaive Ch. Lemercier-Quelquejay, Le khanat de Crimée dans les archives du musée du palais de Topkapı, Paris-La Haye, 1978, pp. 101-103 ; le texte porte le sceau de Mengli Girey dans la marge droite au recto : cf. V. Ostapchuk, «The publications of Documents on the Crimean Khanate in the Topkapı Sarayı : the Documentary Legacy of Crimean-Ottoman Relations», Turcica, XIX, 1987, p. 268. 2Sur les premières relations entre l'Empire ottoman et Moscou, cf. M. A. Smirnov, op. cit., A. N. Kurat, Türkiye ve Idil Boyu, op. cit., Ankara, 1966 ; T. Duran, «Türk-Rus münasebetlerinin başlaması», Belgelerle Türk Tarih Dergisi, 3, pp. 43-49 ; 4, pp. 39-44; 5, pp. 31-36 ; 6, pp. 40-43; 7, pp. 53-56 ; bibliographie turque et russe plus développée dans A. Fisher, Crimean Tatars, Stanford, 1978. 3Les Ottomans ne donnèrent officiellement le titre de tsar (sous les formes ◊ar ou çar) qu'à partir de 1643 (après l'évacuation d'Azaq en 1642), même si l'on trouve occasionnellement sous Ivan IV les expressions «—ar İvan Mosqof qralı» ou «Mosqov qralı —ar», sans une compréhension véritable, semble-t-il, de la portée du terme ; sur ces question, cf. A. A. Novosel’skii, «Bor’ba Moskovskogo gosudarstva s Tatarami v pervoi polovine XVII veka, Moscou, 1948, pp. 312, 325326 ; H. İnalcık, «Power Relationships between Russia, the Crimea and the Ottoman Empire as reflected in Titulature» dans Passé turco-tatar, présent soviétique…, op. cit., pp. 175-211. De
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Rus, il peut s'agir des Ruthènes de Galicie orientale ou «Russie rouge»1, populations tenues pour pacifiques des confins méridionaux de la Pologne parmi lesquelles il arrive aux Tatars de lever des captifs : c'est dans ce contexte qu'on rencontrera des expressions comme Leh’e t®bi‘ olan Rus es¬rleri2. Mais il peut être également question des populations plus orientales des pays du sud de la Moscovie entre la basse Volga et le bas Donec : les relations entretenues par ces dernières avec les autorités ottomanes amenant des mentions, rares au demeurant, dans les archives impériales, sont de deux types : quelques éléments sont établis dans les enclaves ottomanes les plus proches, à Azaq et à Kefe, devenant ainsi des sujets du sultan, des �imm¬, recensés comme tels par l'administration3. Mais la plupart demeurent des nombreuses occurences du terme Mosqov, en rapport avec le roi, la ville et le pays, dans un contexte diplomatique et commercial, dans les documents des mühimme defteri cités par A. Bennigsen et Ch. Lemercier-Quelquejay, «Les marchands de la Cour ottomane et le commerce des fourrures moscovites dans la seconde moitié du XVIè siècle», CMRS, XI, 3, 1970, pp. 363390 ; cf. de même Abrahamowicz, n° 24-25, pp. 38-39 ; n° 33, pp. 47-48 ; n° 53, p. 65 ; n° 75, pp. 84-85 ; n° 88, p. 96 ; n° 95, p. 101 ; n° 136, pp. 136-137 ; n° 185, p. 180. 1Cf. A. V. Soloviev, «Reges» et «regnum Russiae» au moyen âge", Byzantion, XXXVI, I, Bruxelles, 1966, pp. 165-168 ; G. Petrowicz, «I primi due arcivescovi armeni di Leopoli», Orientalia christiana periodica, XXXII, 1, Rome, 1967, pp. 90-91, 97. Dans le règlement de la douane d'Aqkerman de 1484, la mention de toiles arrivant de Rus, se rapporte manifestement à Lvóv/Lemberg, cf. N. Beldiceanu, Recherche sur la ville ottomane au XVe siècle. Etude et actes, Paris, 1973, p. 174. 2Cf. la lettre de Soliman Ier à Sigismond Ier des 13-22 octobre 1540 ; AGAD, Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 68, n° 148 (Abrahamowicz, n° 56, pp. 67-68) : le sultan mentionne parmi les captifs des Tatars susceptibles d'être des sujets du roi de Pologne : Polonais, Rus, Tatars, Arméniens et Juifs ; voir aussi l'ordre de Süleym®n aux q®¥¬ de la route entre Istanbul et la Moldavie des 3-12 novembre 1558 ; AGAD, Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 187 n° 360 (Abrahamowicz, n° 160, pp. 160-161). 3Cf. notre « La population du sud de la Crimée au début de la domination ottomane», dans Mémorial Ömer Lûtfi Barkan, Paris, 1980, pp. 240, 248. Le terme Rus est ainsi suffisamment imprécis dans l'usage ottoman pour qu'il soit difficile de déterminer l'origine exacte de ceux, hommes libres ou esclaves, qu'il qualifie ici ou là dans l'empire, en l'absence d'autre indication. C'est le cas par exemple pour les 32 «artisans du Palais» (ehl-i ΩΩiref-i ¿®◊◊a), indiqués comme rus, sur un total de 590, dans une liste de 1526 (Topkapı, D 9306/3). Ils exercent des métiers fort variés pour les besoins de la Cour, puisqu'ils comprennent deux bonnetiers, trois orfèvres, trois tisseurs de soie, un fourreur, un fabricant de sabres, un de lames, deux de flèches, un d'arcs, cinq serruriers, trois arquebusiers, un damascineur, six tisseurs de brocarts, un blanchisseur, un gantier et un luthier. Deux d'entre eux avaient été intégrés dans ce corps palatial en raison de leurs compétences ; six autres artisans, amenés au Palais, par Süleym®n, étaient vraisemblablement entrés à son service au temps où le futur souverain était gouverneur du sanğaq de Kefe, et donc issus de populations voisines de la Crimée. Dix autres avaient été les esclaves de divers dignitaires ou marchands avant de passer dans le domaine de la Couronne ; deux avaient fait partie de la part du butin réservée au souverain (penǧyek) ; cinq lui avaient échu en cadeaux (pi·ke·). Les sept restant avaient été achetés par le fisc. Il est probable que la plupart de ces esclaves rus provenaient des raids tatars sur les confins moscovites et polonais. De l'un d'eux ºasan Rus, archer, il est spécifié qu'il était passé au fisc aprés la mort de son patron initial, l'a∫a des ‘azab d'Aqkerman, ce qui laisse supposer qu'il s'agissait d'un Ruthène ; cf. İ.H. Uzunçarşılı, «Osmanlı sarayı’nda Ehl-i hiref (Sanâtkarlar) defteri», Belgeler, XI, 15, 1981-1986, Ankara, 1986, pp. 23-76.
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«Russes du pays de la guerre» (ºarb¬ Rus) : ce sont les «funestes Russes» (Rus-i menΩΩ‚s) dont les agents locaux du sultan commencent, à partir du milieu du XVIe siècle, à dénoncer les audacieux coups de main, premières manifestations en fait de l'offensive des cosaques du Don contre les intérêts ottomans1. D'ailleurs, dès 1559, une mention d'un rapport du q®¥¬ d'Azaq, fondée sur des informations «venues de chez les Nogays», fera état de l'irruption «de 3 000 qazaq arrivant de chez les Rus» (Rus ǧ®nibinden nüz‚l etmi· ta¿m¬nen üč biñ miqd®r qazaq)2. Cependant, avant que le terme de qazaq, initialement destiné dans la tradition turco-tatare à des éléments musulmans3, ne s'applique à des Slaves chrétiens et ne connaisse la fortune que l'on sait dans cet usage, les termes de Rus ou Rus k®firleri, en ont tenu
1Quelques exemples de documents ottomans où des attaquants rus sur Azaq sont clairement identifiables à des cosaques du Don : copie d'une lettre de Süleym®n au khan de Crimée —®ΩΩib Girey (s.d., 1547-1551) mentionnant des agressions répétées des bandes rus contre Azaq (Topkapı, E 7246, dans A. Bennigsen et al., Le khanat de Crimée…, op. cit., pp. 131-133 ; ordre au khan Devlet Girey du 12 juillet 1552 : des «Rus du pays de la guerre» (harb¬ Rus) viennent chaque année, «au moment de la pêche» piller les madragues du fisc ottoman (Topkapı, KK 888, f. 305r-305v, dans M. Berindei et G. Veinstein, «La Tana-Azaq de la présence italienne à l'emprise ottomane (fin XIIIè-milieu XVIè), Turcica, VIII 2, 1976, pp. 199-200) ; ordre au be∏ de Kefe du 5 novembre 1556 : des bandes commandées par «un des mécréants rus connu sous le nom de Čerkes Hi·e», retranché dans Azaq «depuis plus de vingt ans», attaquent marchands et voyageurs sur terre et sur le Don (MD V, n° 466, f. 190). 2BBA, MD III, n° 949, f. 324. 3D'origine turque, le terme qazaq est attesté à la fin du XIIIè siècle dans le Codex cumanicus. Les quelques mentions rencontrées à partir de cette époque, concernent des musulmans (ce qui restera vrai jusqu'à la période du XVIè siècle que nous considérons) : elles s'appliquent à des éléments — groupes plus ou moins importants, parfois tribus entières — en dehors des grandes formations politiques établies. H. İnalcık a attiré l'attention sur l'une des origines possibles du phénomène : le départ vers la steppe avec ses compagnons (nökör) d'un prince gengiskhanide ou d'un simple chef de clan, éliminé, provisoirement du moins, par ses rivaux — une conduite désignée par l'expression qaza∫a čıqmaq. Qazaq peut prendre aussi le sens de voleur, brigand, vagabond, aventurier, ou encore de soldat armé à la légère, de cavalier rapide, d'avant-garde éventuellement pillarde, de courrier également comme dans le cas des courriers diplomatiques adressés par la colonie génoise de Caffa à la Horde d'Or. Des bandes de Tatars étaient signalées en marge du khanat de Kazan, notamment par Herberstein qui parle de Tatars «kosastzki». Les qazaq d'Aqkerman et d'Özü que nous avons signalés, s'incrivaient dans cette tradition ; cf. H.K. Kadri, Türk Lugatı, Istanbul, 1943, III, p. 722 ; G. Doerfer, Türkische und mongolische Elemente im Neupersischen, Wiesbaden, 1967, III, pp. 462-468 ; D. I. Evarnickij, Istorija Zaporožskih Kazakov, Saint-Pétersbourg, 1895, pp. 6-8 ; G. Stökl, Die Entstehung des Kozakentums, Munich, 1953, pp. 39-51 ; Ch. Lemercier-Quelquejay, «Un condottiere lithuanien, du XVIe siècle, le prince Dimitrij Višneveckij et l'origine de la seč zaporogue d'après les archives ottomanes», CMRS, X, 2 1969, pp. 259-260 ; M. Berindei, «Le problème des ‘cosaques’…», art. cit., pp. 339341 ; H. İnalcık, «The Khan and the Tribal aristocracy : the Crimean Khanate under Sahib Giray I», Harvard Ukrainian Studies, III-IV, Cambridge, 1979-1980, pp. 451-452 (reprint in Studies in Ottoman Social and Economic History, Londres, 1985).
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lieu : en 1574, à l'occasion de menaces sur Aqkerman, les autorités ottomanes parleront indifféremment de Rus k®firleri ou de Rus qazaqları1. Il est vrai que dans les années 1559-1560, lors des expéditions contre Azaq de Dimitri Vi·nevieckij, allié à la fois au tsar, aux cosaques et aux Tcherkesses, la distinction entre Rus et Mosqov perd de sa rigueur, les deux termes pouvant être employés l'un pour l'autre dans les actes du d¬v®n. Cette exception à la règle peut s'expliquer par le fait que l'alliance entre ces éléments crée une certaine confusion chez les Turcs ou peut-être, plus exactement, est-ce une manière pour ces derniers d'injurier le Moscovite que de l'assimiler à un Rus, dès lors qu'il a cessé d'être l'interlocuteur honorable auquel on était habitué pour devenir un adversaire, complice de brigands. On parlera ainsi du «Rus qui est be∏ de Moscou» (Mosqo be∏i olan Rus), de la même façon que le maudit Dimitri Vi·nevieckij, antérieurement connu de la Porte comme l'«un des be∏ du roi de Pologne», est lui-même considéré désormais comme «faisant partie des Rus funestes» (Rus-u menΩΩ‚sdan Dimitra· n®m la‘¬n), ou de la même façon encore qu'on fait état d'un rapport du voïévode de Moldavie selon lequel «certains brigands étaient sur le point d'agir du côté de Moscou»2. En revanche, l'ambiguïté cesse après l'arrivée de messagers moscovites à Kefe annonçant que le tsar se désolidarisait désormais des entreprises de Vi·nevieckij3. Lorsque le sultan qui en a pris acte4 continue à flétrir «les pensées séditieuses et les projets illusoires tant du lâche Dimitra·, que des Rus maudits, des Tcherkesses et des autres ennemis5, il est clair que le terme Rus ne s'applique de nouveau qu'aux seuls cosaques. Dans ces conditions, la question se pose de savoir pourquoi le sultan ne présente pas au roi de Pologne Astrakhan comme occupée par le tsar de
1Cf. les ordres à ‘Al¬ re’¬s, commandant des galiotes d'Aqkerman du 18 juin 1574 et à Ğa‘fer čavu· envoyé avec les galiotes dans la région d'Aqkerman (MD XXVI, n 64 et 142, dans M. Berindei, "Le problème des ‘cosaques’», art. cit., pp. 363-364. 2MD III, n 894, f. 305 ; 949, f. 324 ; 961, f. 330. Sur les entreprises de Vi·neveckij en 1559-1560, cf. Ch. Lemercier-Quequejay, «Un condottiere lithuanien…», art. cit. 3Ibid., pp. 275-276. 4MD III, n° 1453, f. 489 ; 1542, f. 521. 5La Porte avait été en principe informée de toutes les données de la situation par le defterd®r Q®sm, un Tcherkesse qui poussa à l'expédition et fut d'ailleurs nommé à cette occasion be∏lerbe∏ de Kefe. La formulation de la lettre du sultan au khan de Crimée (MD VII, n° 2722, f. 984) a cependant ceci de déconcertant qu'elle commence par poser toutes sortes de questions avant de conclure laconiquement qu'elle en possède les réponses : «les provinces de Kazan et d'Ejder¿an étaient autrefois entre les mains des Nogays [ce qui n'est vrai que de la seconde]. Pourquoi sontelles tombées à présent entre les mains des Infidèles ? Quels sont les princes tatars qui souffrent de la captivité ? Quand et pour quelles raisons [ces provinces] ont-elles été perdues pour les musulmans ? Je sais bien tout cela et dans tous les détails…» Dans quelle mesure l'assurance du sultan était-elle fondée ? A. Bennigsen, art. cit., pp. 431-433.
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Moscou mais par une bande de cosaques, ce qu'expriment à la fois la manière dont sont dépeints les occupants et l'emploi du terme Rus. Sans prétendre avoir trouvé la solution de cette bizarrerie, nous pouvons formuler plusieurs hypothèses qui ne s'excluent d'ailleurs pas. Quelle que soit l'insuffisance des notions de la Porte sur l'état géographique et politique de la région, dont le piteux échec de l'expédition apportera d'ailleurs l'illustration, il est invraisemblable qu'on ait affaire à une simple erreur, d'autant que le sultan fait bien le lien entre l'adversaire qu'il va affronter et celui contre lequel Sigismond-Auguste avait demandé du secours à Soliman : le Moscovite et non les cosaques ; et c'est bien au premier qu'après le raid de 1571 de Devlet Girey contre Moscou, Sel¬m réclamera la restitution de Kazan pour le khan et d'Astrakhan pour lui-même1. Mais désigner l'ennemi comme Rus, dans un flot d'autres injures, était, compte tenu des implications fortement péjoratives du terme dans l'usage ottoman, une façon d'exprimer à la fois l'aversion et le mépris qu'il inspire, d'exciter l'hositité contre lui en le diabolisant, bref, de le frapper par les mots avant de le faire par les armes et de l'abaisser assez pour faire apparaître la victoire comme assurée2 — une rhétorique guerrière en somme bien dans la manière des Ottomans. D'ailleurs, la situation géographique très méridionale d'Astrakhan — proche de ce que les Ottomans entendaient par le pays des Rus, ne pouvait que faciliter cette assimilation3. Mais incriminer de vagues Rus pouvait être aussi un subterfuge pour ne pas mettre directement en cause le «roi de Moscou» et tenter de sauvegarder ainsi les bonnes relations avec ce dernier, quelle que soit l'issue de l'affaire d’Astrakhan. C'était une manière de refuser l'idée d'une guerre générale avec ce prince lointain et de compromettre un commerce nécessaire à l'Empire4. Loin que la Porte ait vu dans l'expédition d'Astrakhan le point de départ d'une grande offensive musulmane contre Moscou, comme l'ont cru plusieurs historiens russes, les Ottomans auraient au contraire cherché à éluder l'idée que cette entreprise ponctuelle les mît 1Lettre de Sel¬m II au «roi de Moscovie» du 7 octobre 1571 ; MD XVI, n 3, f. 2 ; Bennigsen, art. cit., pp. 443-444. 2Dans les actes ottomans relatifs au nouveau projet de conquête de 1587, il n'est pas davantage écrit qu'Astrakhan avait été conquise par les Moscovites : on incrimine les «Infidèles». 3C'est peut-être ce qui explique que les informateurs de l'amiral ottoman Seyd¬ ‘Al¬ re’¬s, à l'embouchure du fleuve Oural au moment de l'événement, avaient déjà attribué la conquête aux Rus. Rappelons ce qu'il écrit à ce sujet : «En arrivant au village de Saraidjagh (Sarayğıq) nous rencontrâmes quelques pèlerins nus ainsi que trois Osmanlis qui avaient quitté Samarkand après avoir obtenu un congé… Ils nous dirent — Où allez-vous ? La ville de Haschter khan (Astracan) vient d'être prise par les Rus…» ; cf. M. Morris, «Miroir des pays ou relations des voyages de Sidi Aly fils d'Hossain, nommé ordinairement Katibi Roumi, amiral de Soliman II, Journal Asiatique, IX, 1826, pp. 282-283. 4J. de Hammer, op. cit., pp. 340-341 ; H. İnalcık, «Osmanlı-Rus Rekabetinin…», art. cit., p. 386.
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officiellement en guerre avec le tsar : la lettre à Sigismond s'incrirait dans cette démarche. Cette hypothèse serait en accord avec le fait que l'ambassade d'Ivan Novosil'cev, envoyée par le tsar à la Porte en octobre 1569, se soit déroulée sans encombre en dépit d'un accueil réservé de Sel¬m II, et elle serait également de nature à éclairer cette constatation d’A. Bennigsen : «assez curieusement, l'expédition d'Astrakhan n'eut guère de répercussion directe sur les relations entre la Moscovie et la Porte ottomane.»1 La lettre de Sel¬m II à Sigismond-Auguste aurait ainsi pour principale leçon de remettre en cause toute vision trop simpliste du système diplomatique en place au nord de la mer Noire à l'époque de la campagne ottomane d'Astrakhan : elle met tout autant en lumière les limites de l'amitié polono-ottomane que celles de l'antagonisme entre le sultan et le tsar. Pour ne rien dire ici des ambiguïtés du khan de Crimée…2
Document Le sultan Sel¬m II au roi de Pologne Sigismond-Auguste (29 mars-16 avril 1569) AGAD. Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 219, n° 421 L'honneur des émirs glorieux de la communauté de Jésus, l'élu parmi les notables illustres de la nation du Messie, l'ordonnateur des affaires publiques de la secte des Nazaréens, celui qui déploie la traîne de la magnificence et de la pompe, le détenteur des preuves de l'illustration et de l'honneur, le roi de Pologne, Sigismond-Auguste (Siğirmundo A∫usto) — que sa fin s'accomplisse dans le bien ! — dès que le signe sublime auguste arrivera, qu'il sache ce qui suit : dans la forteresse de H®ǧǧ Tar¿an, connue sous le nom d'Ejder¿an, située aux limites du De·t-i Qpčaq, qui fait partie des forteresses en proie à la mécréance, dépendant des Russes (Rus) funestes infectés par l'erreur, est établie une tourbe de rebelles obstinés qui entravent et obstruent les routes des pèlerins musulmans et ne se privent pas de piller leurs biens. La suppression de leurs actions scélérates et perverses est donc une affaire de la plus haute importance et une obligation supérieure à toutes. Dans 1A. Bennigsen, art. cit., p. 441. 2Non seulement il est bien connu que Devlet Girey sabota littéralement l'opération, comme nous y faisions allusion au début, mais une autre pièce de la correspondance ottomano-polonaise, la lettre de Sel¬m II à Sigismond-Auguste des 20-28 novembre 1570, est éloquente sur la tension règnant entre le khan de Crimée et la Pologne à l'époque de la campagne d'Astrakhan, et mériterait à son tour une étude : AGAD, Arch. Kor., Dz. turecki, teczka 239, n° 449 (Abrahamowicz, n° 208, pp. 200-202).
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ces conditions, afin de subjuguer et écraser cette forteresse, de la conquérir et de s'en emparer, avec l'aide de Dieu — qu'il soit glorifié et exalté ! —, il a été résolu et décidé d'envoyer auprès de Sa Seigneurie, refuge de l'Emirat, dont la vocation est de régner, Devlet Girey — que ses hautes qualités se perpétuent ! — l'émir des émirs glorieux, le be∏lerbe∏ de Kefe, Q®sm — que sa prospérité se perpétue ! —, accompagné de troupes en quantité suffisante provenant des émirs tcherkesses, de mes esclaves les be∏ en poste dans les régions de Roumélie et d'Anatolie, de détenteurs de ze‘®met et de t¬m®r, des corps de janissaires et de canonniers et d'autres unités vouées à la victoire. Que les commencements soient bénis et favorisés, et le dénouement marqué de toutes sortes de brillantes conquêtes, avec l'aide de Dieu — qu'il soit exalté !—. Or, antérieurement, du temps de mon défunt père — que le pardon soit sur lui ! —, Sa Majesté le sultan Süleym®n øan G®z¬ — que Dieu illumine son tombeau ! —, en envoyant de vos nouvelles à notre Seuil sublime, marqué au coin de la justice, par l'entremise d'un des interprètes de notre Seuil, atelier de la Félicité, la gloire des dignitaires illustres, √br®h¬m — que sa gloire augmente ! —, vous aviez vous-même sollicité que vous soient attribués en quantité suffisante des soldats provenant du susdit Devlet Girey øan, ou bien issus des aqınğı et des Tatars de Dobroudja, afin qu'ils se portent contre les Russes funestes et pillent et dévastent leur pays et leurs territoires. A présent, l'occasion est arrivée et le moment est des plus propices. Si telle est votre volonté, prenons les mesures appropriées. Mais qu'aucune autre idée ne vienne vous effleurer le cœur ou l'esprit devant la concentration de troupes destinées à la victoire aux frontière de nos territoires bien-gardés. Tant que vous resterez ferme dans votre attitude amicale, il n'y a pas le moindre risque que vos territoires et votre pays, ni vos sujets et administrés aient à subir de notre part aucune ingérence ou agression, en violation de notre auguste traité. Dans ces conditions, dès que vous parviendra notre lettre auguste, portée par le müteferriqa de mon Seuil de Félicité, le parangon des dignitaires illustres, l'interprète √br®h¬m — que sa gloire se perpétue !—, il faut que de votre côté vous donniez les avertissements et mises en garde convenables à vos gouverneurs établis sur la frontière pour qu'ils ne commettent plus désormais d'infractions au traité, comme lorsqu'ils se sont portés précédemment contre la forteresse de Ğankerman, incendiant certaines bergeries et emmenant moutons et bovins. Les auteurs de semblables scélératesses doivent être châtiés, comme l'exige notre auguste traité, et ils doivent être forcés à réparer les torts et dommages qu'ils ont causés. Tous les efforts et les soins seront apportés à l'exécution des attendus de notre lettre auguste envoyée précédemment à ce sujet, et aucune attaque ni agression
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d'aucune sorte ne sera infligée, en violation du traité, aux forteresses et territoires de nos provinces frontalières, afin que notre amitié puisse se poursuivre et rester ferme dans la durée. Si tout cela correspond à vos vœux et vos intentions, quand, s'il plaît à Dieu le Très-Glorieux, nos troupes vouées à la victoire seront parvenues à destination et assiégeront la forteresse susnommée et que les vils ennemis seront ainsi en proie à la gêne et à l'inquiétude, vous saisirez l'occasion et vous prendrez pour votre part les mesures qui vous sembleront apportunes, en fonction de la situation, de manière à repousser les ennemis qui sont entre nous, avec l'aide de Notre Seigneur Dieu — qu'il soit glorifié et exalté ! —, et à permettre aux sujets de vivre en paix. Faites connaître par écrit à notre Seuil, atelier de la Félicité, vos idées et vos plans sur ce point, et les dispositions que vous comptez prendre. Vous pouvez vous fier à l’[émissaire] susdit. Par ailleurs, il vous avait été notifié dans notre lettre auguste expédiée précédemment par les soins d'un des čavuš de mon Seuil sublime, le čavuš ºasan — que sa valeur augmente ! —, que l'argent et les biens d'un Juif dénommé YaΩΩy® étaient restés chez certains de vos be∏. Mais le čavuš en question a rapporté que vous aviez répondu : «l'argent et les biens de ce Juif sont entre nos mains». En conséquence le Juif a chargé le susdit √br®h¬m de le représenter dans cette affaire. Il faut donc, conformément à notre lettre auguste précédente, que si l'argent et les biens de ce Juif sont [néanmoins] chez certains de vos be∏, comme il avait été dit, vous les fassiez restituer par les personnes concernées et que vous déployiez vos meilleurs efforts pour les remettre au représentant du Juif susdit. D'une manière générale, vous prodiguerez et répandrez tous vos efforts pour satisfaire à tous les points cités et mentionnés dans notre lettre auguste précédente. Fait dans la deuxième décade du mois de ·evv®l le glorieux de l'année 976 (29 mars-7 avril 1569). A la résidence de Constantinople la bien-gardée.
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Varsovie, AGAD. Arch. Kor., Dz turecki, teczka 129, n° 421.
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Venise, ASV, documenti Turchi, n° 808.
IV AUTOUR DE LA LETTRE DE SELIM II AUX ANDALOUS ET DES ORIGINES DE LA GUERRE DE CHYPRE
Les relations entre l’Empire ottoman et les Morisques d’Espagne seront abordées ici à propos d’un épisode bien particulier et sous un jour, finalement, plutôt négatif : il ne sera pas question des efforts des Ottomans pour venir en aide aux musulmans persécutés de l’Espagne catholique entre la fin du XVe et le début du XVIIe siècle – efforts, au demeurant, non négligeables, en plusieurs occasions, auxquels Abduljelil Temimi, notamment, a consacré plusieurs articles dans les dernières décennies1. Je m’interrogerai au contraire sur les limites de ces efforts, sur le fait que les mesures prises sont restées partielles et relevant principalement de l’autorité locale la plus proche, le beylerbey d’Alger – la gouverneur ottoman disposant du plus fort potentiel militaire et naval dans la région - sans que les forces principales de l’Empire, singulièrement la grande flotte de guerre du sultan, la donanma-i hümâyûn, soit jamais engagée. Dans ces conditions, beaucoup plus que de l’Espagne et des Morisques, c’est de la politique ottomane qu’il va être question, de ses mobiles et de ses buts, et de ce qu’il faut penser de la place véritable de la solidarité islamique dans cette politique. On sait que dès avant la prise de Grenade, en 1487, répondant à une ambassade andalouse venue à Istanbul pour porter ses plaintes et demander du secours, Bâyezîd II avait envoyé une flotte commandée par Kemâl re’îs, chargée de surveiller les côtes de l’Espagne. De son côté, dans une lettre adressée aux musulmans d’Andalousie en 1503, le mufti d’Oran les incitait à espérer un retournement de leur situation, grâce à la volonté divine, et disait11 A. Temimi, « Une lettre des Morisques de Grenade au sultan Suleiman al-Kanuni en 1541 », Revue d’Histoire maghrébine ( infra RHM), n° 3, janvier 1975, p. 100-106 ; id., Lettre de la population algéroise au sultan Selim 1er », RHM, n°5, janvier 1976, p. 95-101 ; id., « Le gouvernement ottoman face au problème morisque », RHM, n°23-24, novembre 1981, p.249262 ; id., Le gouvernement ottoman et le problème morisque, Zaghouan 1989 ; id., « La politique ottomane face à l’expulsion des Morisques et à leur passage en France et à Venise, 1609-1610 », Mélanges Louis Cardaillac, II, Zaghouan 1995, p. 675-698 ; id., « Manœuvres de soulèvement en Andalousie en 1582 et rôle de la communauté morisques (sic) d’Istanbul dans l’attitude des PaysBas face à l’expulsion des Morisques en 1610 », Mélanges María Soledad Carrasco Urgoiti, II, Zaghouan 1999, p. 647-664 .
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il, « à l’alliance des princes turcs »1. En 1526, le maître d’Alger, Hayreddîn Barberousse, cédant aux prières des Morisques, leur avait envoyé « trente-six galiotes sur lesquelles il reçut ses malheureux coreligionnaires»2. Mais je vais m’attacher plus particulièrement à un épisode postérieur, un moment fort des rapports entre Morisques et Ottomans, l’appel à l’aide adressé par les Andalous à Selim II, lors de la grande révolte musulmane contre le gouvernement de Philippe II, de 1568 à 1571. Certes, le grand vizir d’alors, Mehmed Sokollu, répond à cet appel en ordonnant au beylerbey d’Alger, Kılıç Ali pacha, de venir en aide aux insurgés en leur fournissant des armes et des canons, et de faciliter d’éventuels transferts de réfugiés vers le Maghreb. Par ailleurs, dans sa lettre au « peuple d’Andalousie du 16 avril 1570 », publiée par Temimi3, le sultan se montre sensible aux malheurs de ses coreligionnaires qui lui ont exposé, pour reprendre les termes saisissants de ce texte, « combien les Infidèles aux rites trompeurs, égarés hors du droit chemin, se liguent contre les musulmans, les empêchent de parler l’arabe, imposant à leurs épouses des obligations contraires à la noble cherî‘a, se rendant coupables envers eux d’injustice et d’oppression ». Pour autant, le sultan leur oppose une fin de non recevoir ou, plus exactement, sa réponse est dilatoire. Son argumentation peut se résumer ainsi : s’il n’envoie pas son armada à leur aide, c’est que celle-ci doit par priorité se porter contre Chypre. Une fois l’île prise aux Vénitiens- et alors seulement-, elle continuera jusqu’en Espagne. N’insistons pas sur le caractère assez flou et d’ailleurs peu réaliste de cette dernière promesse, pour retenir l’essentiel : les forces du sultan ne viennent pas soutenir les Morisques car elles sont occupées à Chypre. Mais cette explication renvoie à la question cruciale : pourquoi le sultan tient-il donc tant à conquérir Chypre et en fait-il une priorité, par rapport à la démonstration de solidarité islamique qui lui est instamment demandée ? A cette question les historiens ont donné diverses réponses : volonté du nouveau sultan d’inaugurer son règne par une conquête ; lutte des factions dans l’entourage de Selim (le grand vizir Sokollu étant a priori hostile à la guerre contre Venise ); visées d’un des favoris, le Juif Joseph Nasi, sur le commerce du vin chypriote, et en général, hostilité des « Juifs de Cour » ottomans de l’époque contre Venise4, etc.
1 A. Temimi, « Le gouvernement ottoman… », art. cit., 1981, p. 252. 2 Ibid., p. 256. 3 Ibid., p. 260-262 et id., « Le gouvernement ottoman… », op. cit., 1989, p. 19-22. 4 Sur les relations vénéto-ottomanes à l’époque de la guerre de Chypre, cf. M. Lesure, « Notes et documents sur les relations vénéto-ottomanes, 1570-1573 », I, Turcica, IV, 1972, p. 134-157 ; id., « Notes et documents sur les relations vénéto-ottomanes, 1570-1573 », II, Turcica, VIII/1, 1976, p. 117-156.
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Quoiqu’il en soit, il se trouve que dans le cas de la conquête de Chypre, il est possible de mettre en face des hypothèses des historiens, les motivations alléguées par la documentation officielle ottomane, elle-même, plus loquace en l’occurence que dans d’autres grandes affaires. Le problème est que les raisons données varient notablement selon les documents. Pour commencer par la lettre à la population d’Andalousie que je viens d’évoquer, elle contient une première explication, fort claire, des priorités ottomanes: Dans la situation présente, les Infidèles de l’île appelée Kıbrus qui se trouve à proximité de mes territoires bien gardés et qui bénéficiaient d’un traité et d’un sauf-conduit (‘ahd ü amân) depuis le temps de mes ancêtres glorieux, ont violé cette paix. Ils infligent toutes sortes de sévices aux musulmans et autres marchands qui, avec des intentions sincères et un cœur pur, se sont mis en route sur la surface de la mer pour aller faire le tour de la maison sacrée de Dieu et visiter le mausolée de Notre Seigneur, le Seyyid de l’Humanité… .
En d’autres termes, le sultan justifie la priorité donnée à la conquête de l’île, peut-être par la proximité de cette dernière, soulignée au passage (en opposition implicite avec la lointaine Espagne), mais surtout par le fait que les Infidèles de l’île font obstacle à la libre circulation des pèlerins désireux de se rendre à La Mecque et à Médine. C’est ainsi au nom de ses responsabilités de protecteur du pèlerinage, découlant de sa fonction de « serviteur des deux saints sanctuaires », acquise en 1517, à la suite de l’élimination du régime mamelouk, que le sultan diffère son aide aux Morisques. S’il suspend son acte de solidarité islamique envers ces derniers, c’est pour agir dans l’intérêt de l’oumma toute entière. Ce thème du devoir de protection des pèlerins est d’ailleurs très présent, dans des termes toujours à peu près identiques, dans les ordres émis par Selim à cette époque, qu’il s’agisse de défendre la liberté de circulation des pèlerins des khanats d’Asie centrale contre les hérétiques de Perse1, ou ceux d’Inde contre les attaques maritimes des Portugais2. Bien plus, allant jusqu’à renverser les rôles, le sultan en appelle à son tour à la
1 Voir, par exemple, A. Bennigsen, « L’expédition turque contre Astrakhan en 1569 d’après les registres des «’affaires importantes’ des archives ottomanes », Cahiers du monde russe et soviétique, VIII, 3, 1967, p. 427-446 ; A. Bennigsen et CH. Lemercier-Quelquejay, « La Grande Horde nogaye et le problème des communications entre l’Empire ottoman et l’Asie centrale en 1552-1556 », Turcica, VIII/2, 1976, p. 203-236 ; G. Veinstein, « Une lettre de Selim II au roi Sigismond-Auguste sur la campagfne d’Astrakhan de 1569 » , Wiener Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes, 82, 1992, in Memoriam Anton C. Schaendlinger, p. 397-420, texte repris dans le présent recueil. 2 CF. N. R. Farooqi, Mughal Ottoman Relations ( A Study of Political and Diplomatic relations between Mughal India and the Ottoman Empire, 1556-1748), Delhi, 1989, p. 144-172.
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solidarité des Morisques eux-mêmes dans cette œuvre d’intérêt général pour l’islam : Ne cessez pas, les adjure-t-il, de faire prononcer de bonnes prières, jour et nuit, aux savants, aux hommes pieux et aux autres musulmans pour assurer la victoire.
Lorsqu’il s’agit au même moment d’expliquer aux autorités vénitiennes pourquoi le sultan les met en demeure de lui céder l’île de Chypre et pourquoi- ce qui est un préalable nécessaire-, il est fondé à revenir sur le traité, le ‘ahdnâme, accordé à Venise par ses prédécesseurs et, en dernier lieu, en 1540, par son père, Soliman le Magnifique, l’engageant à respecter les possessions territoriales vénitiennes, l’argumentaire devient sensiblement différent1. Si l’île doit devenir ottomane, c’est encore au nom de la sécurité des routes maritimes, mais le sort des pèlerins n’est plus, cette fois, mis en avant 2: le projecteur est braqué sur les méfaits des pirates chrétiens qui, certes, le sultan en convient, n’agissent pas à l’incitation de Venise mais qui, du moins, trouvent un refuge et du ravitaillement sur l’île vénitienne. Sokollu résume la situation dans ses entretiens avec le baile Marc’Antonio Barbaro, soigneusement rapportés par ce dernier, par cette formule lapidaire : « Cipro è causa di troppi disordini »3. Les griefs ottomans sont également explicités avec force détails dans la lettre de Selim II au Doge, Pietro Loredan, des 7-16 février 1570, conservée dans les Documenti Turchi des archives de Venise4. Il y est question, entre autres, de « pirates mécréants [qui] ont pris la mer, ont abordé à Chypre, s’y sont approvisionnés en eau et en vivres et se sont, pendant l’été, emparés de deux bateaux musulmans dont ils ont noyé les occupants ». L’automne suivant, lit-on dans la suite de l’exposé des griefs, ce 1 Cf. H. Theunissen, Ottoman Venetian Diplomatics : the ‘Ahd-Names. The historical Background and the Development of a Category of Political-Commercial Instruments together with an Annotated Edition of a Corpus of Relevant Documents, Ph.D. Dissertation, Utrecht, 1991, à consulter sur Internet. Texte du ‘ahdnâme de 1540 dans la thèse citée précédemment, p. 431451 et dans M. T. Gökbilgin, « Venedik Devlet Arşivindeki Vesikalar Külliyâtında Kanuni Sultan Süleyman Devri Belgeleri », Belgeler. Türk Tarih Belgeleri Dergisi, 1, n°2, juillet 1964, Ankara 1965, p. 121-128. 2 Il est vrai qu’on trouve dans ce document le terme arabe zuwwâr, qui signifie « visiteur, pèlerin ». Mais outre que ce mot n’apparaît qu’à la fin de la lettre (l. 18) pour rimer avec le terme tüccâr, auquel il est accouplé, c’est une notation isolée, le thème de la protection des pèlerins de La Mecque n’étant absolument pas développé. 3 Archivio di Stato di Venezia (ASV°), Senato, Secreta, Dispacci ambasciatori a Costantinopoli, filza 5, cc. 79r-81v, 21 avril 1570. 4 Un regeste de cette lettre, établi par L. Bonelli, a été publié dans M.-P. Pedani Fabris, I « Documenti Turchi » dell’Archivio di Stato di Venezia, Rome 1994, n°828, p. 201-202. Il n’existe pas, à notre connaissance, d’édition intégrale de ce document. C’est pourquoi nous en donnons en annexe la traduction française en fin d’article et le facsimilé supra p. 211.
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fut au tour de deux galions corsaires de s’approvisionner en eau à Chypre, « avant d’aller s’emparer d’un bateau dans le détroit de Rechid et d’Iskenderiyye ». De tout cela, le sultan conclut : Bref, aussi longtemps que Chypre dépendra de vous, il sera impossible pour ceux qui vont et viennent de passer et de traverser dans la tranquillité et la sécurité .
Dans ce second document, nous sommes en dehors, cette fois, de toute considération religieuse : la question posée est celle de la sécurité des bateaux en général et l’on peut penser que ce sont surtout les navires de commerce qui sont visés. On considérera peut-être que le doge de Venise n’avait pas de raison d’être particulièrement sensible à l’argument de la protection des pèlerins de La Mecque. Cependant, dans des contextes analogues, Soliman ou Selim lui-même, ne s’étaient pas privés d’avancer ce même argument devant d’autres souverains chrétiens qui n’avaient pas plus de raison d’y adhérer, comme le roi du Portugal, Dom Sebastian, en 15641, ou le roi de Pologne, Sigismond-Auguste, en 1569, le sultan s’adressant à ce dernier à propos de la campagne d’Astrakhan2. Si, au contraire, il n’est pas fait mention des pèlerins au doge, c’est peut-être parce qu’il n’en avait pas été question dans les articles du ‘ahdnâme dont il s’agit de démontrer la caducité. Mais, de toutes façons, d’autres arguments étaient à avancer, ne relevant pas du seul plan des principes, mais d’incidents concrets, dont la liste pouvait être présentée et qui, de fait, avaient trait au commerce. Je ne veux pas dire pour autant que l’argument de la protection des pèlerins aurait été un argument purement ad hoc, utilisé dans le seul cas de la lettre aux Morisques, pour donner à ces derniers une explication incontestable de la non-intervention de la grande flotte du sultan, en mettant en balance deux impératifs islamiques, de portée au moins égale. De façon plus générale, cet argument est dans l’air du temps. Il est, comme nous l’avons déjà dit, partie intégrante de l’idéologie du sultan en tant que « serviteur des deux
1 Archives de la Présidence du Conseil (Başbakanlık Arşivi, BBA), Mühimme defteri, vol. V, p. 70, n°161 ; Lettre publiée dans S. Özbaran, « The Ottoman Turks and the Portuguese in the Persian Gulf, 1534-1581 », Journal of Asian History, vol. 6, n°1, Wiesbaden 1972, p. 45-87 ; réédité in id., The Ottoman response to European Expansion. Studies on Ottoman-Portuguese Relations in the Indian Ocean and Ottoman Administration in the Arab Lands during the Sixteenth Century, Istanbul 1994, p. 152-153. 2 Cf. G. Veinstein, « Une lettre de Selim II…, art. cit.
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saints sanctuaires ». Il est d’ailleurs repris dans la présentation que donne le chroniqueur Peçevi des origines de la guerre de Chypre 1: Bien que si la paix eût été conclue entre les mécréants vénitiens et nous, note cet historien, les bateaux, les personnes, les marchands et les pèlerins qui se rendaient en Egypte, n’étaient pas à l’abri des pirates de Chypre (Kıbrıs eşkiyası: raccourci qui faisait de l’île non plus seulement un refuge mais le berceau des pirates). Face à cette situation, il fallait au nom du zèle que doit montrer le pâdichâh et de son honneur, qu’une campagne militaire fût lancée contre Venise.
Mais l’intérêt de la relation de Peçevî est surtout de montrer que le sultan ne se satisfait, pour lui-même, dès lors qu’il s’agit de transgresser le ‘ahdnâme consenti aux Vénitiens, ni des arguments donnés au Doge, ni même des arguments fournis aux Andalous. Ces derniers arguments avaient certes une valeur religieuse, mais c’était une valeur moralement, psychologiquement religieuse ; non pas juridiquement religieuse. Pour obtenir ce feu vert proprement juridique, chériatique, dont il a besoin, Selim II fait appel à son şeyh ül-islam, Ebû Su‘ûd efendi. C’est alors que Peçevi cite la fameuse fetvâ par laquelle le grand müfti justifie le déclenchement de la guerre de Chypre et la violation du ‘ahdnâme impérial2. Or cette fetvâ parle de tout autre chose que les deux argumentaires précédemment cités. Il n’y est plus question de bateaux, de pirates ni même de pèlerins. Le point essentiel posé par le müfti est que Chypre avait été autrefois musulmane. Cette allégation n’avait d’ailleurs pas été absente de la lettre de Selim II aux Andalous, mais, loin d’y jouer un rôle essentiel, elle n’avait été que mentionnée au passage, sans insistance : le sultan annonçait seulement que son intention, en conquérant l’île, « était de la remplir de musulmans, comme elle l’avait été auparavant ». De même, cette idée, totalement absente de la lettre au doge de 1569, réapparaîtra dans l’entretien entre Sokollu et le baile Marc Antonio Barbaro du 7 mai 1571, à un moment où le grand vizir veut chasser chez son interlocuteur qui le teste à ce sujet, toute idée d’une restitution de l’île à Venise : Il [Sokollu] se mit à déclarer, rapporte le baile, que cette île avait été autrefois aux Turcs [ comprendre : aux musulmans] et qu’on l’avait à présent récupérée, qu’on y avait fait des mosquées, distribué les sancak et les autres 1 Peçevi, Ta’rîh, I, Istanbul 1283, p. 486-487 . En caractères latins : Peçevi Ibrahim Efendi, Tarih, B. S. Baykal, éd., I, Ankara 1981, p. 343-344. 2 Cette fetvâ dont le texte a été donné par Peçevi, a été publiée dans M.E. Düzdağ, Şeyhülislâm Ebusuûd efendi fetvaları Işığında 16. Asır Türk Hayatı, Istanbul, 1983, n°478, p. 108-109. Une traduction française, très imprécise, figure dans I. M. d’Ohsson, Tableau de l’Empire Othoman, V, p. 37-38.
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magistrats, qu’on lui avait donné un müderis qui est le chef de leur religion [sic] », et Barbaro de conclure : « il chercha en termes de politique et de religion et en y mêlant même de l’histoire, abondant en paroles extrêmement adroites, à me persuader qu’on ne parlât plus de cette affaire …1.
En fait, cette idée d’une antériorité musulmane de Chypre, sur laquelle le baile s’abstient de trancher – et cela bien au-delà dans le temps, du tribut des Lusignan aux Mamelouks, assumé ensuite par les Vénitiens, n’était pas dénuée de fondements historiques. Des incursions arabes contre la Chypre byzantine avaient bien eu lieu dès le VIIe s. (c’est au cours d’un de ces raids, conduit par Muâwiya, qu’une parente du Prophète, Umm Hizâm, serait morte et aurait été enterrée près de Larnaca -tradition d’ailleurs absente de nos documents —, son mausolée étant encore présent de nos jours). A la suite de quoi, une sorte de condominium arabo-byzantin s’était établi sur l’île, jusqu’à la fin du Xe siècle 2. Cette idée, répétons-le, est au fondement de la réponse d’Ebû Su’ud : Une terre appartenait antérieurement au dâr al-islâm, commence-t-il par poser, pour donner ensuite un tableau très général, comme il convient dans une fetvâ, de l’état d’un pays musulman conquis par les Infidèles : Après un certain temps, les viles infidèles l’ont envahie. Ils ont mis en ruines les medrese et les mosquées et ils les ont vidées. Ils ont rempli les chaires et les galeries des marques de la mécréance et de l’erreur avec l’intention de faire insulte à la religion de l’islam ….
Le müfti explique en suite que, dans ces conditions, le pâdichâh a décidé de retirer cette terre aux Infidèles, « comme le requiert la protection de l’islam (hâmiyet-i islâm muktezasınca…) ». Mais se pose alors la question de savoir si le fait qu’une paix avait été antérieurement conclue avec les Infidèles, incluant le pays considéré, pouvait être un obstacle à la volonté du sultan. La réponse est catégorique : Cela ne constitue en rien un obstacle. Car, pour le souverain des musulmans (pâdişâh-i ehl-i islâm), […] faire la paix avec les Infidèles n’est légal que lorsqu’il y a un bénéfice pour l’ensemble des musulmans. Quand il n’y a pas de bénéfice, la paix n’est jamais légale.
Conformément à un usage courant chez les hanéfis, le mufti se réfère ensuite à un épisode de la sira, la vie du Prophète. En l’occurrence, il prend appui sur le précédent du Prophète concluant une trêve de dix ans avec les 1 M. Lesure, « Notes et documents…, II, 1976, art.cit., p.134-135. 2 Art. «Kubrus » ( A.H. De Groot), Encyclopédie de l’islam, 2ème éd., V, Leyde 1979, p. 301-302.
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Infidèles de la Mecque, dans la sixième année de l’Hégire, puis rompant cette trêve deux ans plus tard, pour attaquer La Mecque et la conquérir»1. Ces différents éclairages, variant selon les interlocuteurs et selon les besoins, donnés par les dirigeants ottomans, sur les raisons de la conquête de Chypre et -pour revenir à notre interrogation de départ- sur la priorité donnée à cet objectif par rapport au secours à apporter aux Morisques insurgés et donc à la lutte contre l’Espagne, en disent long sur les méandres de la dialectique ottomane ou pour parler comme Barbaro, sur « les paroles extrêmement adroites », des hauts dirigeants ottomans. De toutes façons, il y a lieu de distinguer entre les motifs réels pour lesquels la voie reste ouverte aux hypothèses des historiens, et les motifs invoqués, qui ne sont, on l’a bien vu, que des justificatifs, à géométrie variable, selon le destinataire ou le registre de l’argumentaire (le registre du firman et celui de la fetvâ pouvant avoir des points de rencontre mais ne se confondant pas). Si, par conséquent, des incertitudes demeurent sur les origines de la conquête de Chypre, un point, au moins, semble, cependant, bien établi : le secours des Ottomans aux Morisques est toujours resté dans certaines limites. A aucun moment, les Ottomans n’en ont fait leur priorité. Sans doute l’idée d’une grande « politique islamique » avait-elle de quoi les séduire, mais elle se heurtait à d’immenses difficultés pratiques. Aussi passait-elle au second plan quand elle se trouvait en concurrence avec des objectifs relativement plus faciles à réaliser et porteurs de bénéfices plus sûrs. Dans ces conditions la Reconquista ne risquait pas d’être remise en cause par une action d’envergure du sultan d’Istanbul.
ANNEXE Lettre (nâme-i hümâyûn) du sultan Selim II au doge Pietro Loredan (7-16 février 1570) ASV, documenti Turchi, n°808 [Après la tuğra du sultan Selim II et la titulature (inscriptio/elkâb) du doge de Venise….], qu’il sache ce qui suit : Alors que vous avez toujours envoyé à notre Seuil sublime qui est le refuge des grands sultans et l’asile des monarques généreux, des lettres portées par vos émissaires, protestant ainsi de votre affection et de votre amitié ; que, d’autre part, sous les règnes de mes glorieux aïeux, le sultan 1 Cf. les commentaires sur cette fetvâ de C. Imber, Ebu’s-Su’ud. The Islamic Legal Tradition, Edimbourg 1997, p. 84-85.
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Mohammed et le sultan Bâyezîd Han − que Dieu illumine leurs preuves !−, les questions relatives à vos frontières proches du sancak d’Iskenderiyye, avaient été réglées et résolues, et que, sous le règne de mon père, le sultan Süleymân Han Gâzî – que sur lui soient la grâce et le pardon de Dieu, et que Dieu illumine son tombeau !-, les questions relatives à vos frontières avec le sancak de Kilis avaient également été réglées et résolues, vous ne vous êtes pas contentés de ces dispositions. En infraction à mon auguste traité, vous avez construit des fortins (kastel) et établi des villages à l’intérieur de nos territoires bien gardés. Lorsque des mises en gardes et des avertissements vous ont été donnés à plusieurs reprises par nos lettres augustes, aucune réponse satisfaisante ne nous est parvenue. Bien plus, des corsaires mécréants (kefere korsanları) ont pris la mer et ont abordé à Chypre. Ils s’y sont approvisionnés en eau et en vivres. Puis, pendant l’été, ils se sont emparés de deux bateaux musulmans et ont noyé leurs occupants. Lorsque le bey d’Iskenderiyye en a été averti et a demandé à vos hommes qui se trouvaient là : « le bateau qui avait mouillé près de Chypre était un bateau musulman. Qui l’a fait couler ? », ils ont répondu : « nous ne savons pas ». De nouveau en automne, deux galions corsaires (korsan kalitesi) se sont approvisionnés en eau à Chypre. Après quoi, ils se sont emparés d’un bateau dans le détroit d’Iskenderiyye et Reşid. Lorsque le bey d’Iskenderiyye en a pris connaissance, il s’y est rendu et a libéré les musulmans. Tant les musulmans que les mécréants qui se trouvaient sur le bateau pris aux corsaires, ont témoigné que ces derniers s’étaient approvisionnés en eau à Chypre – fait qui a été consigné par le kâdî dans son registre. Par la suite, vos bateaux se sont rencontrés avec des corsaires musulmans (müslüman korsanları) et des affrontements ont eu lieu. Or, bien qu’il soit stipulé dans le traité, de ne pas réclamer le sang (dem) des corsaires tombés au combat, mais d’envoyer intégralement à notre Seuil de la Félicité les galions de pirates capturés (alınan levendler kalite) et leurs autres biens, de même que les corsaires non tombés au combat et faits prisonniers, vous n’avez pas respecté ces clauses. Vous avez fait exécuter ou noyer les corsaires que vous aviez trouvés, et vous avez saisi leurs bateaux et leurs biens. Par ailleurs, lorsqu’on est entré en pourparlers avec votre baile sur certaines affaires, en conformité avec le traité, il a répondu : « je dois en référer aux beys », et les choses ont été différées en attendant la réponse. Mais, comme par la suite, il n’est pas arrivé la moindre réponse de votre part, nombre d’affaires sont restées non résolues, ce qui va à l’encontre du traité. On a fait disparaître le père d’un zimmî faisant partie de ceux qui vont commercer chez vous, et pour quelle raison ? Il aurait acheté autrefois de l’acier, contrairement à l’ordre donné. De même, l’un des marchands de mes
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pays bien gardés, le marchand nommé Hâccı ‘Alî avait chargé du camelot (sof) et d’autres articles au lieu nommé Kotor qui est sur votre territoire. Votre bey qui réside à Kotor s’était porté garant pour les biens (zarar-i mâla kefîl) ; Après être passé par Zadra, le marchand susdit faisait étape à Uzun Liman quand sont arrivés des Uscoques qui ont pillé tout son chargement. Il n’y a pas de limites ni de bornes aux agissements et comportements de cet ordre qui sont autant de violations de notre traité auguste. Tandis que vos marchands se rendant chez nous, y font leurs affaires en toute tranquillité et que nulle infraction d’aucune sorte au traité n’y est commise, comment se fait-il que les marchands originaires de nos pays bien gardés se rendant sur vos territoires − alors même que vos beys se portent garants des dommages qu’ils pourraient subir – voient leurs marchandises et leurs biens pillés de la manière exposée plus haut, en infraction au traité et en contradiction avec l’entente établie ; que vous approvisionniez continuellement les bateaux des mécréants en eau ; que vous soyez en rébellion contre le traité (‘ahda muhâlif isyân üzere olmaǧa) ? Bref, aussi longtemps que Chypre dépendra de vous, il sera impossible à ceux qui vont et viennent d’accomplir leurs déplacements et leurs traversées dans la sécurité et la tranquillité. Si donc votre volonté est de vivre en amitié avec notre Seuil, nid de la félicité, vous nous céderez l’île de Chypre de votre plein gré. Ceux des membres de la population qui souhaiteront y demeurer, de par leur volonté, y demeureront. Nous ne laisserons personne porter atteinte à leurs biens et possessions qui seront protégés et sauvegardés. Quant à ceux qui choisiront de partir, ils partiront en toute sûreté et sécurité avec leurs biens et leur maisonnée. Si, au contraire, il n’en allait pas ainsi, tant il est vrai qu’il incombe à mes bienheureux soins et efforts impériaux de réprimer et de supprimer les désordres et les méfaits perpétrés par les scélérats établis dans l’île en question, pour en préserver ceux qui vont et viennent, en m’en remettant et en me confiant aux grâces suprêmes et infinies de Notre Seigneur qui ouvre les portes [du secours] – qu’il soit glorifié et exalté !-, et en trouvant aide et assistance dans les miracles féconds en bénédictions de Notre Seigneur, le Seyyid de l’Humanité – que sur Lui soient les meilleures prières et salutations !-, s’il plaît à Dieu le Très Haut, au printemps prochain, marqué d’heureux auspices, accompagné sur mer de notre flotte auguste et prenant moi-même la voie terrestre, suivi par les guerriers de la foi musulmane et les combattants du Dieu Unique, il est décidé et résolu que je prendrai le départ et que j’orienterai ma marche en direction de l’île en question. On espère que les commencements seront bénis et fortunés et l’issue couronnée de toutes sortes de glorieuses conquêtes, avec la grâce de Dieu – qu’il soit exalté !
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Lorsque notre lettre auguste qui exprime la félicité vous parviendra, portée par l’un des çavuş de mon Seuil sublime, le parangon de ses égaux et de ses pairs, mon çavuş Kubad – que sa valeur augmente !−, il faudra, si c’est l’amitié que vous voulez, que vous nous cédiez l’île de Chypre, de plein gré, comme il a été dit plus haut. Ceux des membres de la population qui voudront partir, s’en iront, en toute sécurité, avec leurs biens et possessions. Quant à ceux qui demeureront, un nouveau traité auguste leur sera accordé, afin qu’ils soient heureux et prospères sous la protection de notre main ; les marchands et les pèlerins (zuwwâr) se déplaceront et feront leurs traversées en toute sûreté et sécurité ; les sujets des deux côtés vivront en paix. L’édifice de la paix et de la conciliation entre nos deux parties sera solide et durable ; rien ne surviendra à l’encontre des anciennes frontières et du traité. Mais si, au contraire, le consentement n’est pas donné sur ce point mais qu’il y a de l’obstination, mon départ, s’il plaît à Dieu, est décidé et résolu, les vaisseaux de l’auguste flotte vouée à la victoire prenant la mer, et moi-même, en personne, avançant par terre, suivi des braves auteurs d’exploits, des combattants de la foi musulmane et de l’ensemble des esclaves de ma Porte. Ma direction est fixée dans la félicité et dans la gloire. S’il plaît à Dieu – qu’il soit exalté !-, nous arriverons à destination et tout ce qui reste caché derrière le rideau de l’invisible, se manifestera. Tenez-vous prêts. Faites connaître d’urgence à mon çavuş susdit – que sa valeur augmente !− votre décision à ce sujet. Ecrit dans la première décade de ramazân le fortuné de l’année 977 (716 février 1570), à Constantinople.
V PORTUGAIS ET OTTOMANS AU XVIe SIECLE
L’affrontement des empires ottoman et portugais au cours du XVIe siècle, même pour s’en tenir à la « réponse » ottomane1, a fasciné depuis longtemps les historiens et d’assez nombreux travaux, anciens ou plus récents, ont vu le jour sur la question. Qu’il suffise ici de mentionner les noms de leurs principaux auteurs : Saffet bey, Halil Inalcik, R. B. Serjeant, Jean Aubin, Michel Lesure, Cengiz Orhonlu, M. Yakup Mughul, Salih Özbaran. Je ne retracerai pas la trame des épisodes successifs de cet antagonisme, ce qui a déjà été fait plusieurs fois. Je voudrais plutôt chercher à préciser la place relative de ces événements dans l’ensemble de l’histoire ottomane de l’époque. En effet, la focalisation sur ce seul aspect d’une politique beaucoup plus globale, risque toujours d’entraîner des erreurs de perspective, porteuses de distorsions et d’interprétations abusives. Rappelons en effet que l’Empire ottoman qui atteint sous le règne de Soliman le Magnifique (1520-1566) le maximum de son expansion territoriale — ou peu s’en faut —, est établi sur trois continents (Europe, Asie, Afrique) et que, par conséquent, sa politique se déploie sur une multiplicité de fronts. Au demeurant le noyau originel de cet empire, les provinces d’Asie mineure (Anatolie) et d’Europe orientale (Roumélie) en demeure le centre, la capitale, Istanbul, étant à la jonction de ces deux provinces. La conquête du Moyen Orient et d’une bonne partie du Maghreb dans la première moitié du XVIe siècle ne modifie pas cette réalité de base. Comment se présentent, dans ces conditions, les relations ottomano-portugaises ? D’une part, Soliman le Magnifique a des rapports étroits et suivis, bons ou mauvais, ou, tantôt l’un, tantôt l’autre, avec plusieurs souverains de l’Europe chrétienne. Plus précisément, ses principaux interlocuteurs de ce côté-ci sont les Habsbourg (tant en Espagne, en Italie et au Maghreb que dans les possessions héréditaires et en Hongrie), la Seigneurie de Venise, le roi de Pologne et le roi de France. Le grand nombre des lettres du sultan adressées à ces différents
1C’est le titre choisi par Salih Özbaran pour le recueil dans lequel il a republié l’ensemble de ses contributions à la question : S. Özbaran, The Ottoman Response to the European Expansion. Studies on Ottoman-Portuguese Relations in the Indian Ocean and Ottoman Administration in the Arab Lands during the Sixteenth Century, Istanbul, 1994, cité infra The Ottoman Response…
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partenaires qui ont été conservées, en est un témoignage parmi d’autres. Sur cet horizon, le Portugal est pratiquement absent : il ne fait pas partie de l’ « Europe utile »du Grand Turc. Le paradoxe de la situation est qu’il rencontre ce même royaume sur un tout autre théâtre : en mer Rouge, dans le golfe Persique et dans l’océan Indien. Les trois lettres de Soliman à des rois du Portugal que nous connaissions1, se rapportent exclusivement aux affaires extra-européennes. Le lien n’est d’ailleurs pas toujours expressément fait, dans les textes ottomans, entre, d’une part, le pays situé aux confins occidentaux de l’Europe et, d’autre part, les ressortissants de ce dernier avec lesquels les Ottomans ont maille à partir dans les mers lointaines : il l’est, incontestablement, quand ceux-ci sont désignés comme Portakal (sans distinction entre le nom du pays et celui de ses habitants), mais, bien plus fréquemment, ces textes se servent simplement de l’appellation péjorative d’ « infidèles » (kâfir, plur. küffâr). Il nous incombe alors de les identifier d’après le contexte, comme étant bien, sans doute possible, des Portugais2. Le théâtre en question est certes fort éloigné de Lisbonne, mais il ne faut pas perdre de vue qu’il est également très loin d’Istanbul. Soliman le souligne éloquemment dans sa lettre au roi Sébastien de septembre 1564 : « votre province [les Indes portugaises], écrit-il à ce dernier, est à une longue distance et les chemins qui y conduisent sont effrayants et périlleux »3. De fait, on constate que, sans aller jusqu’à Goa, un messager du sultan peut avoir à mettre 42 jours pour parvenir d’Istanbul à Bassorah 4. Ces questions de distance sur lesquelles je crois devoir insister ne font pas que poser des problèmes de communication et de logistique. Elles déterminent les conditions des interventions ottomanes dans cette zone : la zone est hors d’atteinte des institutions militaires centrales de l’empire, à commencer par la grande armée du sultan (ordu-i hümâyûn) avec ses composantes de « troupes de la Porte » et de sipâhî disposant de timâr dans 1Une lettre à Dom João III des 18-27 octobre 1544, conservée aux archives de Torre do Tombo à Lisbonne (cité infra ANTT) ; cf. S. Özbaran, « An imperial Letter from Süleyman The Magnificent to Dom João III concerning Proposals for an Ottoman-Portuguese Armistice », Portuguese Studies, 6, Londres, 1990, pp. 24-31 ; réed. In The Ottoman Response…, pp. 111118 (les mêmes archives conservent également une lettre contemporaine, de contenu à peu près identique, du grand vizir Hadım Süleymân pacha au même destinataire) ; une lettre au roi Dom Sebastian du 5 septembre1564, conservée aux Archives de la Présidence du Conseil à Istanbul (Başbakanlık Arşivi), Mühimme Defteri (cité infra MD), V, f. 70 (cf. S. Özbaran, « The Ottoman Turks and tne Portuguese in the Persian Gulf, 1534-1581 » in The Ottoman Response…, pp. 152153) et une lettre au même du 12 novembre 1564, MD VI, n° 355). 2Tel est le cas par exemple, des documents du MD III, relatifs à l’affaire de Bahreïn. 3MDV, f.70, ligne 8. 4Cf. la lettre de Dom Manuel de Lima à Dom João de Castro du 23 juin 1547, ANTT, Cart. Ormuz, ff. 88r-92r, citée par Özbaran, « The Ottoman Turks and the Portuguese in the Persian Gulf, 1534-1581 » in The Ottoman Response…, p. 145.
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les provinces centrales, cette armée que Soliman commanda en personne à 13 reprises. Celle-ci, en effet, ne fait qu’osciller entre le front européen contre les Habsbourg et le front persan contre les Safavides : ce sont là les deux fronts majeurs où se déroulent les événements essentiels. D’autre part, la zone est également inaccessible à la grande flotte du sultan (donanma-i hümâyûn), construite dans l’arsenal de Galata et commandée par le kapudan pacha : cette armada ne se déploie en effet qu’en Méditerranée, et les faits montreront, compte tenu du caractère saisonnier des expéditions, que son rayon d’action maximal s’étend d’ Istanbul à la Corse1. Dans ces conditions, ce sera toujours une escadre particulière, nécessairement beaucoup plus réduite, la flotte ottomane de Suez, sous les ordres d’un amiral (kapudan) de rang subalterne, qui sera envoyée contre les Portugais. Rien n’illustre mieux la hiérarchie dans les objectifs du pouvoir central et le caractère, malgré tout, secondaire de l’objectif indien que le sort réservé à la flotte de Suez dans les années 1530 . La Porte avait pris une initiative forte, en 1530, en ordonnant au beylerbey d’Egypte, l’eunuque Süleymân pacha, de construire cette flotte et d’y consacrer la somme appréciable d’environ deux millions d’aspres. L’escadre se montait, selon le rapport de Pero Caraldo, ambassadeur du Portugal à Venise, à 40 petites galères et dix grandes galères à quoi s’ajoutaient vingt grands vaisseaux et dix petits vaisseaux2. Alors que Süleymân pacha se préparait à la mener contre les Portugais, une campagne contre la Perse fut entreprise sur ces entrefaites, qui devait aboutir à la conquête de Baghdad. Le beylerbey reçut l’ordre de prendre part à cette dernière en y apportant le Trésor d’Egypte. Dans le même temps, les canons et les munitions destinés à la flotte de Suez étaient transférés en Méditerranée3. Il faudra attendre encore huit ans pour que Süleymân pacha puisse se lancer en Mer Rouge avec 74 bateaux, campagne qui lui permettra de prendre Aden et de consolider la présence ottomane au Yémen, mais qui échouera à remplir son objectif initial, la prise de Diu. Tous les capitaines qui seront envoyés par la suite contre les Portugais (Pîrî re’îs, Murâd re’îs, Seydi ‘Alî re’îs, Sefer re’îs) ne sont, comme cette simple énumération l’indique déjà, que des re’îs. Il est vrai que l’un d’entre eux, Pîrî re’îs, sera désigné à un moment, en 1552, par le sultan, non seulement comme Süveys kapudanı, mais, qui plus est, par le beau titre de
1Cf. notre “ Les campagnes navales franco-ottomanes en Méditerranée au XVIe siècle ” dans La France et la Méditerranée. Vingt-sept siècles d’interdépendance, I. Malkin, éd., Leyde, 1990, pp. 311-334. 2ANTT, Gaveta, 20, Maço 7, Documento 15, cité par Özbaran, « Expansion in the Southern Sees » in The Ottoman Response…, p. 83. 3Ibid., p. 84.
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Hînd Kapudanı (« amiral des Indes »)1; mais outre que ce titre sera éphémère et ne lui portera pas bonheur (son échec lui vaudra d’être exécuté), il ne faisait aucunement de lui l’ « amiral de la flotte ottomane », à proprement parler, que mentionne avec trop d’emphase le ra’îs Nur al-din d’Ormuz dans une lettre de 1552 au gouverneur de l’Inde, D. Afonso de Noronha2. Pour faire intervenir la grande flotte ottomane contre les Portugais, il aurait fallu qu’une condition fût préalablement remplie : le creusement d’un canal dans l’isthme de Suez. Chacun sait qu’elle ne le fut pas. Rappelons néanmoins que le projet en fut, assez naturellement, envisagé dans l’entourage de Selîm II en 15683. Le but était alors de faire pièce à la fois aux attaques portugaises contre les vaisseaux de musulmans indiens et à la rébellion des Zaydites du Yémen qui menaçait les Lieux saints du Hedjaz. On en resta à des vélléités. Une autre manière de restituer sa juste dimension à une expédition comme celle de Pîrî re’îs sur Ormuz et Bahreïn en 1552 (sans pour autant, cela va de soi, lui dénier toute importance, comme je vais y revenir) tient à une constatation d’ordre archivistique : dans les registre des ordres du divan pour l’année 1552, quatre ordres seulement sont consacrés à cette affaire, tandis que les ordres relatifs à deux autres campagnes contemporaines, dans le même registre, la campagne terrestre d’Europe centrale, dans le Banat, qui aboutira à la conquête de Temesvár (Timişoara) ou la campagne navale en Méditerranée qui croisera devant Naples, se comptent par centaines 4. De la même façon, c’est le caractère relativement secondaire des événements de cette zone dans la vision stambouliote, de même que le rang relativement subalterne des intervenants et la nature périphérique des moyens mis en œuvre, qui me paraissent fournir réponse à une question que posait Cengiz Orhonlu : cet historien turc, si souvent pionnier en la matière, s’étonnait en effet que tous les grands chroniqueurs ottomans de l’époque fassent un silence presque total sur tous les événements, même les plus importants, survenus dans ces lointaines contrées5. Si l’on saisit nettement l’impulsion du pouvoir central dans des opérations comme la campagne de Diu de 1538 ou la campagne d’Ormuz de 1Cf. C. Orhonlu, « Hint kapudanlığı ve Piri Reis », Belleten, XXXIV, 134, Ankara, 1970, pp. 235-254. 2ANTT, Corpo cronológico, Parte 1a, Maço 89, Doc. 9, ff. 3v-5r, cité par Özbaran in The Ottoman Turks and the Portuguese… », art. cit., in The Ottoman Response…, p. 150. 3MD VII, n°721. 4Cf. Bibliothèque du Musée du Palais de Topkapı, KK 888, ff.487v-489v. Pour les ordres relatifs à la campagne navale de Naples, cf. notre “ Les préparatifs de la campagne navale franco-turque de 1552 à travers les actes du Divan ottoman ” dans Les Ottomans en Méditerranée, D. Panzac, éd., Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 39, 1, 1985, pp. 35-67. 5Cf. C. Orhonlu, « 1559 Bahreyn Seferine ait bir Rapor », Tarih Dergisi, XVII, 22, Istanbul, 1967, p. 1.
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1552 (tout en constatant combien ces impulsions sont finalement restées ponctuelles et discontinues, comparées au rythme soutenu des opérations, à la même époque, sur d’autres fronts comme ceux de Hongrie ou d’Azerbaydjan), les conditions générales de l’action ottomane dans cette zone, que nous venons de préciser, rendent compte du caractère décentralisé de la politique suivie : la Porte s’en remet largement non seulement pour l’exécution mais pour les décisions à prendre et les choix à opérer à ses gouverneurs locaux : ceux d’Egypte pour ce qui concerne la mer Rouge, ceux de Baghdad et de Bassorah pour le golfe Persique. Elle a aussi ses « spécialistes » de la région – éléments émergés de réseaux peut-être plus denses mais qui nous échappent -, dont le prototype est Selmân re’îs, un corsaire sujet de Selîm 1er qui avait servi de « coopérant » ottoman aux derniers Mamelouks dans la construction et la conduite de leur flotte contre les Portugais au tout début du siècle1, et qui sera l’auteur présumé du fameux rapport de 1525 instruisant Istanbul des progrès de l’empire portugais, du préjudice causé au commerce ottoman et des remèdes qu’il se faisait fort d’apporter2. Bien plus, l’initiative elle-même, dans plusieurs circonstances décisives, est présentée comme l’œuvre des hommes du terrain. Le chroniqueur Peçevî souligne combien, dès les années 1525, le gouverneur d’Egypte, l’eunuque Süleymân pacha, déjà nommé, « déployait des efforts constants pour que des mesures soient prises en vue de la conquête d’Aden et du Yémen »3. Quant à la conquête de Bassorah, en 1546, elle est présentée par son auteur, le beylerbey de Baghdad, Ayas pacha, d’après une lettre qu’il adresse, avant la conquête, au seigneur de Djeza’ir dans le Shatt-al-‘Arab (conservée en traduction portugaise), comme lui ayant été ordonnée par « son » sultan, lequel lui aurait commandé en outre de partir ensuite pour Ormuz et pour l’Inde et d’y combattre les « maudits Portugais »4. Mais le rapport d’un émissaire du premier gouverneur de Bassorah, Mehmed pacha, au gouverneur portugais d’Ormuz, Manuel de Lima, montre les choses sous un tout autre jour : cette conquête aurait été une initiative personnelle d’Ayas pacha, bien décidé à justifier a posteriori son entreprise par les recettes fiscales qu’il 1Cf. J-L Bacqué Grammont et A. Kroell, Mamelouks, Ottomans et Portugais en mer Rouge. L’affaire de Djedda en 1517, Le Caire, 1988. 2Cf. S. Özbaran, « A Turkish Report on the Red Sea and the Portuguese in the Indian Ocean », Arabian Studies, IV, Londres, 1978, pp. 81-88 ; réed. In The Ottoman Response…, pp. 99-109 ; M. Lesure, « Un document ottoman de 1525 sur l’Inde portugaise et les pays de la mer Rouge », Mare Luso-Indicum, III, 1976, pp. 137-160. 3Peçevi, Tarih, I, Istanbul, H. 1238, p. 219. 4ANTT, Colecção de São Lourenço, VI, ff. 140v-141v : De baxa q[ouvernad]or de bagadad p[er]a aly bem alyom Rey de gyzayra, cité par Özbaran, Expansion in the Southern Seas… », art. cit., in The Ottoman Response…, p. 85.
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tirerait de cette place en y développant activement le commerce1. Le grand vizir et gendre du sultan, Rüstem pacha, selon cette même version, aurait été au contraire hostile à cette conquête, tenant Bassorah pour une place ruinée, sans intérêt et ne méritant donc pas les efforts nécessaires pour la prendre. La divergence entre les deux pachas à ce sujet aurait même eu raison de leur ancienne amitié2. Une dynamique est mise ainsi en évidence, selon laquelle ces initiatives locales s’entraînent les unes les autres, en dehors de toute impulsion centrale. D’après la lettre qui vient d’être citée, de Manuel de Lima, de 1547, c’est le beylerbey de Bassorah, Mehmed pacha, « qui ordonna qu’une place nommée Lahsa, située sur la côte d’Arabie, non loin de Bassorah, fût conquise et remise à un Arabe à qui il en confia le gouvernement »3. Plus tard, en 1559, ce sera au beylerbey de Lahsa, installé entre temps, qu’il reviendra, à son tour, d’envahir l’île de Bahreïn et de s’emparer de sa forteresse, et il le fera − un ordre du sultan, à usage interne, en fera expressément le constat − « sans en avoir reçu le commandement de [sa] part »4. Quand, en 1575, une conquête ottomane de Bahreïn sera de nouveau à l’ordre du jour, la Porte y réagira, une fois de plus, par une attitude remarquablement réservée et circonspecte. Elle s’adressera au beylerbey de Baghdad en ces termes : Le beylerbey de Lahsa [nous] a envoyé une lettre déclarant que la conquête de Bahreïn, avec l’aide de Dieu, serait une chose aisée. Il note qu’il se trouve très peu de combattants dans la forteresse et également que les galères actuellement présentes à Bassorah seraient suffisantes. Or s’il est inadmissible de ne pas faire cas de l’ennemi, il n’en demeure pas moins essentiel, avant toute action, de procéder soigneusement à tous les préparatifs nécessaires.
Le sultan poursuit : Vous qui avez été antérieurement beylerbey de cette région, vous devez connaître les conditions locales. J’ai ordonné que, quand ce firman vous parviendra, vous vous informiez de tous les détails et fassiez un rapport,
1Sur les circuits commerciaux en effet actifs à Bassorah, au début de la domination ottomane, cf. R. Mantran, « Règlements fiscaux ottomans : la province de Bassorah (2e moitié du XVIe siècle »), J.E.S.H.O., X, 2-3, 1967, pp. 244-277. 2Doc. Cit., ANTT, Cart. Ormuz, ff. 88r-92r, publié in Özbaran, « The Ottoman Turks and Portuguese… », art. cit., in The Ottoman Response…, p. 143. 3Ibid., p. 146. 4fermân-i şerîfüm olmadın ; MD III, n° 747.
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dûment informé et précis, sur la meilleure manière de se préparer à cette entreprise.
Il s’interroge enfin sur les enjeux : il est probable que l’ennemi portugais qui a sa flotte principale à Ormuz s’opposera [à cette conquête]. Vous devez donc prendre particulièrement garde à ce qu’aucune situation ne survienne qui (Dieu nous en préserve !) puisse faire tort à l’honneur et à la réputation du sultanat. Le beylerbey de Lahsa déclare que si l’île en question est conquise, son revenu annuel se montera à 40 000 florins. Vous nous ferez savoir si tel est bien le revenu annuel qui serait produit, déduction faite des dépenses locales, ou si l’île pourrait produire davantage.
Le sultan conclut : Vous prendrez note de toutes les conditions relatives à l’île en question et vous nous informerez de tout cela en détail1.
Quelles que soient, on le voit, les incertitudes pesant sur les conditions dans lesquelles les décisions ont été prises, le niveau auquel elles ont été prises et la cohérence qu’il convient de leur attribuer (méfions-nous, à cet égard, des illusions rétrospectives), il demeure, que l’action ottomane dans ces mers du sud, au cours du XVIe siècle, est loin d’avoir été négligeable, au total, et que, dans la mesure où la menace portugaise a été le moteur de cette action, les Ottomans ne sont pas restés inertes face à ce défi. Mais il faut relever d’autre part que cette réaction a pris deux formes bien distinctes : il y a eu, en premier lieu, des expéditions navales. Elles ont été soumises comme toutes les opérations de ce type, non seulement aux erreurs humaines mais aux aléas du climat. Or il apparaît que les Ottomans n’ont été épargnés par aucun de ces deux facteurs, si bien que leur bilan global sur mer reste largement négatif. Pour autant, les Portugais n’ont, en aucun cas, dédaigné la capacité virtuelle de nuisance de l’escadre de Suez, et plus généralement, des forces navales ottomanes en mer Rouge : Selmân re’îs n’avait certainement pas tort d’écrire en 1525 (dans la partie du rapport déjà évoqué, qui concerne plus précisément les forces rassemblées alors à Djedda) : « dans la crainte de ces navires et de ces armements, le fiel des infidèles a éclaté […]. C’est la peur de ces navires et de ces armements qui est
1MD XXVII, p. 81 , cité par Özbaran, « The Ottoman Turks and the Portuguese… », art. cit., in The Ottoman Response…, pp. 156-157.
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cause qu’ils ne sont pas venus dans la mer de Tor [la mer Rouge] »1. Quant à l’expédition de Dom Estevao de Gama contre la base maritime ottomane de Suez en 1541, elle n’apportera qu’un démenti apparent aux affirmations antérieures de Selmân : elle illustrait bien les craintes que la flotte ottomane inspirait aux Portugais, en même temps qu’elle donna la preuve du caractère très incertain de toute intervention de leur part au nord de la mer Rouge2. D’autre part, les Ottomans ont agi d’une seconde manière en s’assurant des emprises territoriales le long des côtes. Mais, à cet égard, il est frappant de constater qu’ils ne se sont pas contentés de tenir des points stratégiques et des ports défendus par des forteresses, même si certaines de leurs acquisitions répondaient bien à cette définition : les annexions de Dakhlak, Aden, Massawa, Suakin, Beilul, Mascate. Ils ont acquis par ailleurs de véritables provinces, des beylerbeyilik, incluant les zones maritimes mais aussi un arrière-pays qu’il s’agissait de tenir. Pour la mer Rouge, le beylerbeyilik du Yémen (constitué en 1540) et celui de Habesh (Abyssinie), constitué en 1555 ; pour le golfe Persique, celui de Bassorah, constitué en 1546 et celui de Lahsa (al-Hasa) sur la côte nord-est de la péninsule arabe, constitué en 1555. Orhonlu présentait la conquête de Habesh comme une conséquence, au moins pour une part, des échecs des expéditions maritimes de Pîrî re’îs et Seydî ‘Alî re’îs3. Ce faisant, il suggérait que la conquête terrestre avait été pour les Ottomans une alternative à des expéditions navales décidément trop hasardeuses ; un moyen détourné mais plus sûr d’arriver aux mêmes fins : le contrôle des deux mers et, notamment, leur fermeture aux Portugais. Mais, par ailleurs, pour autant qu’on dispose d’informations nettes à ce sujet, il semble que, loin de ne s’intéresser qu’aux revenus douaniers de ces nouvelles acquisitions, les autorités ottomanes n’aient nullement négligé les revenus fonciers qu’elles pouvaient en tirer : si, selon Orhonlu, la principale source de revenus de la province de Habesh se trouvait bien dans les douanes de Massawwa, Suakin et Beilul et le trafic des épices en formait bien la principale richesse4, Özbaran souligne de son côté, en ce qui concerne le Yémen, que, dans le « budget » de cette province pour 1561-1562, les revenus douaniers ne représentaient que 13% de l’ensemble des recettes fiscales : part non négligeable, certes, mais qui relativise cependant les choses5. 1Lesure, art. cit., p.154. Il faut sous-entendre : depuis l’expédition manquée contre Djedda de Lopo Soares en 1517 ; cf. Bacqué-grammont et Kroell, op. cit., pp. 21-42. 2Cf. E. Sanceau, « Uma Narrativa de Expedição Portuguesa de 1541 ao mar Roxo », Studia, 9, Lisbonne, 1962, pp. 209sq. 3Cf. C. Orhonlu, « Osmanlıların Habeşistan Siyaseti, 1554-1560 », Tarih Dergisi, XV, 20, Istanbul, 1965, pp. 40-41. 4C. Orhonlu, Osmanlı Imparatorluğunun Güney Siyaseti : Habeş Eyaleti, Istanbul, 1974, p. 98. 5Özbaran, « Expansion in the Southern Seas… », art. cit., in The Ottoman Response…, p. 86.
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Avec ces objectifs territoriaux et même fonciers des Ottomans, nous touchons, de toute évidence, à une différence fondamentale de nature entre les deux expansions impériales, portugaise et ottomane, dans ces contrées. Pour autant, ne nous laissons pas abuser par les apprences : l’expansion ottomane ne fait pas qu’avancer inexorablement dans ces régions pour les recouvrir progressivement, à la manière d’une eau entraînée par la gravité, en tirant parti d’une possible continuité territoriale qui était, au contraire, de toutes façons exclue pour les Portugais. Les nouvelles provinces que nous venons de citer ne sont nullement homogènes avec les provinces centrales ou intérieures de l’empire : ce sont, en réalité, des provinces de régime bien particulier, ne faisant pas l’objet de recensements et dont les terroirs ne sont pas distribués sous forme de timâr. On les qualifie de provinces saliyâneli, leurs gouverneurs étant rémunérés non par des revenus domaniaux mais par des traitements annuels en argent (saliyâne). En outre, l’ensemble des recettes fiscales produites étaient concédées en affermage (iltizâm)1 Les garnisons locales étaient en quelque sorte « bricolées » : elles ne disposaient pas d’éléments en provenance du centre et des unités régulièrement constituées de l’armée ; on recourait aux provinces ottomanes proches, relativement mieux consolidées (la plupart des troupes servant en Abyssinie, par exemple, étaient tirées du Yémen ou d’Egypte)2. Ce seront d’ailleurs des dominations contestées, précaires (au Yémen notamment), devenant avec le temps indirectes et plus ou moins fictives (au XVIIIe siècle, par ex., le beylerbeyilik de Habesh n’est plus qu’un appendice du sandjak de Djedda)3. En un mot, ces provinces resteront toujours, vu d’Istanbul, très périphériques et même, en un sens, coloniales. Nous avons déjà été amené à effleurer la question des motivations ottomanes, au niveau du pouvoir central ou, à celui de ses représentants locaux. La difficulté de cette question tient au relatif silence des sources ; au fait que ce qu’elles disent, aussi bien que ce qu’elles taisent, laisse une grande place aux interprétations, ces dernières, à leur tour, n’étant pas exemptes d’a priori théoriques ni, tout bonnement, insensibles aux effets de mode historiographique : 1Sur ces modes particuliers d’administration et d’exploitation, cf. S. Özbaran, « Some Remarks on Provincial organization of Arab Lands in the Time of Süleyman The Magnificent » in Soliman le Magnifique et son temps, G. Veinstein, éd., Paris, 1992, pp. 343-348, réed. In The Ottoman Response…, pp. 27-32 ; id., Notes on the Saliyâne System in the Ottoman Empire as organized in Arabia in the Sixteenth Century », The Journal of the Ottoman Studies, VI, Istanbul, 1986, pp. 39-45, réed. in The Ottoman Response…, pp. 33-38 ; id., « Notes ont he Ottoman Practice of Iltizam in the Arab Lands in the Sixteenth Century », Arab Historical Review for Ottoman Studies, n° 5-6, Zaghouan, 1992, pp. 87-95, réed. in The Ottoman Response…, pp. 39-48 2Orhonlu, Habeş Eyaleti…,op. cit., pp. 116-128. 3Ibid., p. 129.
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1) il n’est pas douteux que les sultans ont compris, sinon tout de suite, du moins assez vite, le péril fatal que le détournement des routes des épices par les Portugais, faisait courir au trafic des ports du Moyen Orient (Beyrouth et Alexandrie) — ports que les conquêtes de Selîm 1er avaient fait passer sous domination ottomane. Toutefois, il est à noter que dans le rapport adressé en 1525 au grand vizir Ibrâhîm pacha venu rétablir l’ordre ottoman en Egypte, Selmân re’îs n’estime pas superflu de préciser, à propos de la présence portugaise à Sumatra et à Malacca : « Toutes sortes d’épices proviennent des dites îles, et à présent ces épices s’en vont au Portugal. Autrefois, avant que le Portugal ne s’empare de ces régions, les épices étaient un grand revenu en Egypte, et ainsi beaucoup de recettes en résultaient »1 Le fait que l’auteur du rapport de 1525 fournisse cette précision ne prouve pas qu’elle était inconnue des gouvernants ottomans avant cette date2, mais du moins qu’elle n’était pas encore assez familière pour ne plus avoir besoin d’être rappelée. Soulignons également (s’il est encore besoin d’établir que les autorités ottomanes n’étaient pas insensibles aux intérêts commerciaux) que si l’auteur du rapport attire l’attention du grand vizir sur ce préjudice d’ordre économique, c’est avec la conviction qu’il ne parle pas dans le vide. La suite le confirmera, en effet : lors des négociations entre Soliman le Magnifique et Dom João III, dans les années 1541-1544, à la suite de l’échec de la tentative portugaise contre Suez, par l’intermédiaire de Duarte Catanho et de Diogo de Mesquita, le sultan se montre tout à fait conscient de la maîtrise portugaise sur le poivre puisqu’il demande aux Portugais de lui fournir 5000 quintâl de poivre, tandis qu’il leur livrera de son côté 5000 moio de blé3. Relevons cependant qu’en cette circonstance, Soliman se préoccupe moins de ses recettes douanières que du simple approvisionnement de son palais. 2) Pour autant, on aurait tort de réduire au poivre et aux épices les intérêts commerciaux ottomans dans les mers du sud, qu’ils procèdent d’ un souci d’approvisionnement ou d’ une inspiration mercantiliste. Les diamants et pierres précieuses que mentionnait le rapport de 1525 pour déplorer leur fuite vers le Portugal, comptaient également. De même la pêche des perles était active en mer Rouge (elle constituait un revenu important de la province de Habesh4), comme dans le golfe Persique. N’oublions pas non plus le trafic des cotonnades indiennes dont Halil Inalcik a montré toute l’importance dans les importations ottomanes5. En outre, cette multiplicité d’intérêts nous 1Lesure, art. cit., p. 156. 2Une intervention de Mme. D. Coutau, a fait état dans ce colloque de documents ottomans des archives de Torre do Tombo dont elle prépare la publication qui attesteraient de l’antériorité de la prise de conscience ottomane. 3Özbaran, « An imperial Letter from Süleyman The Magnificent… », art. cit. 4Orhonlu, Habeş Eyaleti…, op. cit., p. 100. 5Cf. H. Inalcik, « « Osmanlı pamuklu pazarı, Hindistan ve Ingiltere : Pazar Rekabetinde Emek Maliyetinin Rolü », Türkiye Iktisat Tarihi üzerinde Araştırmalar, ODTÜ Gelişme Dergisi, II, pp ;
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interdit de ne voir dans la constitution des provinces côtières que nous avons évoquées que la seule ambition de maîtriser les mers et, en particulier, de contenir les entreprises portugaises : selon les cas, le souci de mettre la main sur des zones d’approvisionnement en or et en esclaves, ou celui de contrôler les routes caravanières vers Baghdad et Alep ont certainement eu également leur part, aux origines de ces conquêtes terrestres. 3) Enfin, il est frappant de constater combien l’historiographie turque (Inalcik, Orhonlu, Özbaran) a mis l’accent sur les intérêts commerciaux de l’empire dans cette zone, de même que sur de possibles intérêts stratégiques (la lutte contre l’Iran ayant pu influencer les conquêtes des rives du Golfe comme elle l’avait fait pour la prise de Baghdad), en laissant au contraire davantage dans l’ombre les préoccupations religieuses ou, plus exactement, politico-religieuses : les effets du laïcisme kémaliste ou la vogue de l’histoire économique, ne sont peut-être pas étrangers à cette attitude. Elle fait en tout cas, l’impasse sur une dimension sans doute essentielle . Ce fut, dans un premier temps, de manière indirecte, que les Ottomans, Bâyezîd II « le pieux », puis, brièvement, Selîm 1er, ont contribué à la défense des Lieux saints du Hedjaz en apportant une aide matérielle et technique aux Mamelouks dont la menace portugaise en mer Rouge faisait ressortir les faiblesses, l’impuissance à remplir leur rôle de protecteurs des Lieux saints et des routes du pèlerinage. Quand le sultan ottoman, au cours de son expédition de Syrie et d’Egypte, les dépouille du titre de « serviteur des deux saints sanctuaires », pour se l’approprier, il se confère une promotion décisive parmi les souverains musulmans. Mais il se charge en même temps d’une écrasante responsabilité vis-à-vis de l’ensemble des musulmans, engageant, de façon permanente, son prestige et son crédit. Les Ottomans auront à cœur d’assumer pleinement leur nouveau rôle et d’en recueillir tous les bénéfices symboliques. Or il apparaît, rétrospectivement, que les Portugais (à côté d’autres conquérants chrétiens, les Russes d’Ivan le Terrible, par exemple), sans le vouloir, certes, mais par une conséquence objective, leur ont apporté une aide précieuse dans leur conquête de la suprématie au sein du monde musulman, à une étape décisive du parcours qui, de leur situation initiale de petits chefs de la frontière islamo-byzantine, les conduira finalement au califat : sans le danger portugais, le ralliement à Selîm du chérif de La Mecque ne se serait sans doute pas imposé avec une telle évidence, de même que les hommages, les actes de soumission, assortis d’appels au secours, n’auraient pas affluer de la même façon vers Istanbul, de la part de nombreux souverains musulmans en péril : sultan du Goujerat, Châh d’Ormuz, sultan d’Atjeh à Sumatra1, sultan de Bornou, en Afrique occidentale1, etc. Les 1-65 ; voir aussi notre “Commercial relations between India and the Ottoman Empire (late fifteenth to late eighteenth centuries) : a few notes and hypotheses”, in Merchants, Companies and Trade. Europe and Asia in the Early Modern Era, S. Chaudhury and M. Morineau, eds., Maison des Sciences de l’Homme, Cambridge University press, 1999, pp. 95-115. 1Cf. Razaulhak Şah, « Açi padişahı Alaadin Kanuni Sultan Süleyman’a Mektubu », Tarih Araştırmaları Dergisi, V, 8-9, Ankara, 1967 ; A. Reid, « Sixteenth Century Turkish Influence in
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« Infidèles Portugais » ont été des « alliés objectifs » des Ottomans en faisant peser une menace sur l’islam à un moment où les pâdichâh turcs de Rûm sont apparus à beaucoup de musulmans, quoiqu’ils aient pensé d’eux par ailleurs, comme le seul rempart possible. Voilà un certain nombre d’observations et d’appréciations sur la manière dont les choses se sont passées. Elles ont pour point commun de ramener à ce qui me semble une plus juste mesure, cette thalassocratie ottomane qui, encore assez récemment, a enflammé certains esprits2. Nous avons également cherché à substituer à des fantasmes fréquents sur l’impérialisme ottoman une approche plus réaliste des conditions concrètes dans lesquelles il se déployait. Comment expliquer autrement les ouvertures qu’à deux reprises au moins, au début des années 40 et en 1564, Soliman a faites, en vue d’un compromis avec les Portugais, qui, tout en assurant « sur terre et sur mer, la sûreté et la sécurité pour les gens et les marchands de [ses] territoires bien gardés, qui sont dans le pays de l’Inde, la région de Djeza’ir et d’autres pays », préserverait l’ « honneur et la réputation du sultanat »3 ?
Western Indonesia », Journal of Southeast Asian History, X, 3, 1969, pp. 395-414 ; A. J. S. Reid, « Sixteenth Century Turkish Influence in Western Indonesia » in Profiles of Malay Culture, S. Kartodirdjo, ed., Yogyakarta, 1976, pp. 107-125 ; D. Lombard, « L’Empire ottoman vu d’Insulinde » in Passé turco-tatar, Présent soviétique, E. Wimbush et alii, éds, Paris-Louvain, 1986, pp.157-164. 1Cf. C. Orhonlu, « Osmanlı–Bornu Münasebetlerine aid Belgeler », Tarih Dergisi, 23, Istanbul, 1969, pp. 111-130. 2On trouvera des expressions exemplaires de cette thèse d’une vocation essentiellement maritime de l’Empire ottoman, chez A. Hess, « The Evolution of the Ottoman Seaborn Empire in the Age of the Oceanic Discoveries, 1453-1525 », American Historical Review, LXXV, 7, 1970, pp. 1892-1919 ; id., « The Ottoman Conquest of Egypt ( 1517) and the Beginning of the Sixteenth Century World War », International Journal of the Middle East Studies, 4, 1973, pp. 55-76 ; P. Brummet, Ottoman Seapower and Levantine Diplomacy in the Age of Discovery, Albana, 1994. 3Lettre citée de Soliman le Magnifique au roi Sébastien, du 5 septembre 1564 ; MDV, p. 70.
CHAPITRE III LES FIGURES DE LÉGITIMATION
I CHARLES QUINT ET SOLIMAN LE MAGNIFIQUE : LE GRAND DÉFI
Parmi les nombreux adversaires auxquels Charles Quint eut à faire face, deux souverains contemporains apparaissent au premier plan, par leur stature personnelle comme par les enjeux et la durée des conflits qui les opposèrent à lui : François 1er et Soliman le Magnifique. Mais il n’en demeure pas moins que les défis lancés au Habsbourg par l’un et l’autre de ces deux compétiteurs furent de nature bien différente, dans leur portée idéologique et politique, comme dans leurs modalités concrètes. C’est certainement le parallèle entre l’Empereur et le roi très-chrétien qui a le plus retenu jusqu’ici l’attention des historiens. Ils ont rendu familière l’idée que si les deux monarques chrétiens ont sans doute été des rivaux (notamment à l’élection impériale de 1519), s’ils se sont disputés des territoires, en France et en Italie, que chacun considérait comme son héritage légitime, ils ont surtout incarné l’un et l’autre des conceptions différentes de l’Etat et du gouvernement, si bien qu’ils apparaissent plus comme porteurs de projets alternatifs (l’empire-conglomérat ou le royaume national centralisé) que comme rivaux à proprement parler. On constate au contraire qu’entre Charles Quint et Soliman, les conflits effectifs, mettant directement aux prises les deux protagonistes, furent finalement exceptionnels (seule peut être citée la campagne ottomane de Hongrie et de Styrie de 1532 dans laquelle il n’y eut d’ailleurs pas d’affrontement entre les deux armées, comme nous y reviendrons). En revanche, aussi différents qu’aient pu être les régimes politiques et sociaux des deux empires respectifs, comme l’avait bien perçu l’ambassadeur Busbecq1, les deux souverains étaient animés d’ambitions inconciliables parce que similaires : un idéal de suprématie universelle. Comme le notera en 1545, Lopez de Gomara dans sa chronique des Barberousse, ces deux « empereurs », sacrés le même jour selon lui, possèdent chacun un empire
1 Ghiselin de Busbecq, O., The Turkish Letters of Ogier Ghiselin de Busbecq, Imperial Ambassador at Constantinople, 1554-1562, translated by Edward Seymour Forster, Oxford, 1927, reprint 1968, p. 59-60.
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aussi grand, sinon plus, que celui des anciens Romains. Ils se partagent ainsi la « monarchie du monde » et oeuvrent à en devenir le seigneur unique1. A cela, il convient d’ajouter que chacun identifie les progrès de sa dynastie (Habsbourgs et Ottomans) au triomphe de la religion dont il se fait le champion (christianisme et islam). Mais il faut constater aussi que, pour l’un comme pour l’autre, il y eut loin de l’idéal affiché aux accomplissements réels. Dans les propos qui suivent, je me donnerai pour principale tâche de tenter d’éclairer ce que fut l’idéologie de Soliman dans la partie de son règne où culmina la rivalité avec Charles Quint, soit surtout dans les années trente du XVIème siècle. Les contemporains occidentaux n’en ont généralement pas eu une image très exacte ni précise, et cela est peut-être encore plus vrai des historiens qui les ont suivis. L’anachronisme, l’affirmation anhistorique sont des travers courants, dès qu’on s’aventure dans l’histoire musulmane. Fort heureusement, quelques publications récentes de spécialistes ottomanistes me seront d’une aide précieuse pour tenter d’y voir plus clair. Sur les relations de Charles Quint avec l’islam je me coutenterai de rapides rappels : il se veut le champion de la lutte contre l’Infidèle, le lieutenant du Christ, l’instrument de la volonté divine ; celui qui ressuscite l’esprit de la première croisade et singulièrement de Godefroy de Bouillon qui figure dans sa galerie de modèles. Intervenant à Tunis, il y fait rechercher les armes de Saint Louis2. Ce faisant, il se pose en continuateur de ses ancêtres immédiats, particulièrement de son grand-père, Ferdinand d’Aragon. On connaît les termes de sa lettre aux électeurs impériaux de 1519 : … Il n’ y a rien si notoire ni plus vrai que si Dieu nous faisait cette gloire de parvenir à la dignité et majesté impériales, nous pourrions tant plus aisément exécuter le bon vouloir en quoi nous sommes ; car ce que notre dit grand-père roi d’Aragon a fait en plusieurs années contre les infidèles, par l’aide et la puissance de cette noble nation germanique, nous ferions un gros exploit sur les dits infidèles en bref temps, avec l’aide des sujets des royaumes et autres pays que nous possédons à présent. Car notre vraie intention et vouloir est de nourrir et mettre en paix toute la chrétienté et de dresser
1 Lopez de Gomara, F., « Cronica de los Barbarrojas »in Memorial Historico Espanol. Coleccion de documentos, opusculos y antegüedades que publica La Real Academia de la Historia, t. IV, Madrid, 1853, pp.327-439, cité par Deswarte-Rosa, S., « L’expédition de Tunis (1535) : images, interprétations, répercussions culturelles », in Chrétiens et musulmans à la Renaissance, Actes du 37ème colloque international du CESR (1994) réunis par Bennassar, B. et Sauzet, R., Paris, 1998, p. 130. 2 Ibid.
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totalement notre force et puissance à la défense, conservation et augmentation de notre foi… 1.
Ce texte, au-delà de ce qu’il peut avoir de convenu, suggère assez combien la lutte contre l’Infidèle, comme, par ailleurs, la lutte contre l’hérétique répondent assurément aux convictions intimes du jeune souverain, mais lui fournissent en même temps le ciment nécessaire à la cohésion des peuples multiples et variés rassemblés sous son sceptre et la justification de l’exceptionnelle puissance réunie entre ses mains, comme de tous les éventuels accroissements ultérieurs de celle-ci. La perspective d’une monarchie universelle, assise sur ces mêmes fondements, lui est ouverte par son chancelier Gattinara, dès le lendemain de l’élection : Sire, puisque Dieu vous a conféré cette grâce immense par-dessus tous les rois et princes de la chrétienté à une puissance que jusqu’ici n’a possédée que votre prédécesseur Charlemagne, vous êtes sur la voie de la monarchie universelle, vous allez réunir la chrétienté sous une seule houlette2.
Il faut tenir compte de ces dispositions pour expliquer que l’Empereur (de même que l’infant du Portugal Dom Luis) ait pris part personnellement à deux expéditions au Maghreb, celle de Tunis en 1535 et celle d’Alger en octobre1541. Toutefois, aussi notable que reste l’engagement personnel du souverain dans ces deux occasions, ces opérations qui répondaient d’ailleurs à des nécessités pratiques (la lutte contre la piraterie barbaresque en Méditerranée occidentale) autant qu’à des impératifs plus idéologiques, gardaient une portée, au mieux, limitée. A Alger, ce fut purement et simplement un échec. Quant à la prise de Tunis par Charles Quint, quels qu’aient pu être les efforts de la propagande impériale pour la magnifier, notamment en la comparant à la huitième croisade de Saint Louis, ou en y puisant une justification au titre d’empereur d’Afrique que s’attribuait Charles3, elle ne pouvait constituer qu’un préambule, encore modeste, à la lutte décisive. D’ailleurs, le conquérant se contenta de rétablir les Hafsides – en position de vassaux, il est vrai-, ce qui montrait qu’en pratique la cible n’avait pas été l’islam en lui-même, mais un islam agressif comme celui des corsaires barbaresques ou dominateur comme celui des Ottomans, grande ombre menaçante à l’arrière-plan des exactions des premiers. 1 Cité par Bérenger, J., Histoire de l’empire des Habsbourg, 1273-1918, Paris, 1990, pp. 159160. 2 Cité par Hantsch, H., Charles Quint et son temps. Actes du symposium de 1958, Paris, 1959. 3 Deswarte-Rosa, S., « L’expédition de Tunis… », op.cit., pp. 76, 97, 108.
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D’autre part, Charles Quint, tant dans ses expéditions personnelles au Maghreb, que dans les actions de son amiral, Andrea Doria, dans le reste de la Méditerranée (comme lors de la bataille de Preveza ou de la prise de Coron), ne connaissait pas l’affrontement direct avec son vrai rival, Soliman, mais seulement, dans les deux cas, avec un intermédiaire, Hayreddîn Barberousse. Sans doute ce dernier appartenait-il bien au commandement ottoman, depuis son ralliement de 1533 à Soliman : c’était un beylerbey, un pacha du sultan (ne parlons pas, contrairement à une inexactitude fréquente, du titre de kapudan pacha qui n’était pas encore courant à l’époque et ne lui fut donc pas officiellement attribué1) ; mais, outre son rang relativement subalterne, il n’engageait pas totalement l’empire car une influence et une certaine autonomie ne lui étaient reconnues que dans les « choses de la mer » qui constituaient son domaine propre. Ainsi Charles Quint avait-il bien frappé l’Empire ottoman à Tunis, mais il ne lui avait porté qu’un coup lointain et de portée réduite. Il en serait allé tout autrement, aussi bien sur le plan pratique que symbolique, dans le cas d’un succès chrétien à Constantinople ou à Jérusalem. Or si Charles Quint et son beau-frère, Dom Luis, ont bien nourri de tels projets dans la foulée du succès de Tunis, force est de constater qu’ils furent ajournés, que ces souverains ne furent jamais en mesure de leur donner un début de réalisation. Soliman fut-il plus heureux contre Charles Quint ? Sans doute Charles Quint fut-il bien considéré, du côté ottoman, comme le principal adversaire de Soliman, venant même, probablement, avant le chah de Perse, le séfévide hérétique Tahmasp 1er (1524-1576) contre lequel Soliman mena en personne trois grandes campagnes aux enjeux territoriaux et idéologiques de la plus haute importance2. Une anecdote pittoresque, racontée par Guillaume Postel, est un témoignage entre bien d’autres de l’idée que l’on se faisait à Istanbul du chef de la maison des Habsbourg : lorsque Jean de la Forêt, premier ambassadeur résident de François 1er auprès du sultan, arriva à Istanbul, il fut reçu, avec sa suite dont Postel faisait partie, en l’absence de Soliman, alors en campagne en Perse, par un simple sancakbey chargé de la garde de la capitale en l’absence du sultan et de ses vizirs. Ce dernier, apparemment mal informé, vit dans le maître de l’ambassadeur qu’il avait en face de lui, cet Ibn Saphra, 1 Özbaran, S., « Kapudan-Pasha », in Encyclopédie de l’islam2, IV, Leyde, 1978, pp. 594-595. 2 Cf. Bacqué-Grammont, J.-L. et Murphey, Rh., « The Eastern policy of Süleymân The Magnificent, 1520-1533 » in Süleyman the Second and His Time, Inalcık, H. et Kafadar, C., éds., Istanbul, 1993, pp. 219-248.
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(littéralement le « fils du jaune »), dont une prophétie célèbre annonçait qu’il vengerait les chrétiens en détruisant l’empire turc. L’identification entre Ibn Saphra et le roi de France reposait sur le fait que ce dernier « était bien le fils des jaunes fleurs de lys de l’étendard ou écu de France ». En conséquence, rapporte Postel, « au lieu de caresser et aimablement recevoir le dit ambassadeur, lui dit qu’il était un espion et un traitre qui était venu là non pour le bien mais comme explorateur du royaume… » La Forêt se tira astucieusement du mauvais pas : Assurément votre prophétie est vraie, répliqua-t-il à son interlocuteur, mais ce n’est pas le roi de France qui est le Ben Saphra, c’est le principal peuple de l’empereur Charles qui sont les Allemands dont les lansquenets ont tous les chausses de couleur jaune. Et ceux-là sont les ennemis de votre roi autant que du nôtre. Et je suis venu ici pour enseigner de par mon roi le moyen dont nous détruirons cet ennemi commun.
« Adonc, poursuit Postel, le pacha prenant son ignorance en paiement et voyant comment l’ambassadeur disait tant de mal du plus grand ennemi qu’ils eussent, s’apaisa et nous reçut pour amis du Grand Seigneur…1 ». L’épisode ne fait pas qu’illustrer la place tenue par Charles Quint dans l’esprit des gouvernants turcs, ou, d’autre part, l’esprit de répartie de l’ambassadeur français : elle a aussi le mérite d’attirer l’attention sur un aspect plutôt méconnu de la mentalité ottomane, non point sûre d’elle-même et conquérante, mais sur la défensive, exprimant et avivant son angoisse à travers des prophéties défaitistes. La conscience que pouvaient avoir les gouvernants ottomans de l’époque — Soliman lui-même ou le grand vizir de la première partie de son règne (1523-1536), le très influent et brillant Ibrâhîm pacha, remarquablement informé de la situation politique à l’ouest2 — de la menace que faisait peser la puissance habsbourgeoise sur les acquis territoriaux, voire sur l’existence même de l’Empire ottoman —, apparaît comme une clef essentielle de la politique du sultan, aussi bien de sa politique française que de sa politique hongroise. Comment comprendre en effet l’acceptation immédiate et entière par la Porte des offres d’alliance de la régente Louise de Savoie et de François 1er lui-même (les historiens évoquent plus souvent les motivations françaises que les motivations ottomanes dans cette alliance retentissante) ? Comment expliquer l’étonnante patience du sultan, demeurant fidèle à son allié, malgré 1 Weil. G., et Secret., F., Vie et caractère de Guillaume Postel, Milan, 1987, pp. 253-255, cité par BALIVET, M., « Textes de fin d’empire, récits de fins du monde : à propos de quelques thèmes communs aux groupes de la zone byzantino-turque » in Les traditions apocalyptiques au tournant de la chute de Constantinople, Lellouch, B. et Yerasimos, St., éds, Paris, 1999, pp. 9-11. 2 Jenkins, H.D., Ibrahim Pasha Grand Vizir of Suleiman the Magnificent, New York, 1911.
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les défections successives de son partenaire, sinon par une vision géopolitique et stratégique assez claire ?1 Le sultan avait besoin d’une alliance de revers en Occident qui lui permît de diviser les forces de son adversaire, de les écarteler entre des fronts simultanément ouverts, à de grandes distances2, et qui lui offrît en outre, dans la guerre maritime contre l’Espagne et ses vassaux, les bases et l’appui logistique nécessaire à sa grande flotte quand elle s’aventurait dans le bassin occidental de la Méditerranée. Mais la politique hongroise de Soliman est inséparable, elle aussi, d’une hantise de ce qui est perçu comme le péril habsbourgeois et doit être considérée, en dépit des conquêtes successives dont elle s’accompagna et, finalement, après 1541, de la mainmise ottomane sur le centre et le nord du pays, comme une politique fondamentalement défensive. Je ne méconnais pas qu’une telle opinion aille à l’encontre des idées les plus généralement reçues et puisse même être ressentie par certains — des historiens hongrois, notamment — comme une provocation. En effet, il apparaît à beaucoup que par certaines de ses réalités constitutives – la part du butin dans son économie ; l’organisation de la cavalerie provinciale, liant l’accroissement et l’efficacité de cette part essentielle de l’armée, à l’acquisition continue de terres nouvelles qui puissent être attribuées sous forme de timârs-, comme d’autre part par son idéologie, identifiée à celle du djihâd visant à l’expansion indéfinie du territoire de l’islam, la politique ottomane ne pouvait être et n’était qu’offensive et conquérante. Ces réalités et ces principes étaient assurément présents chez les Ottomans, mais ils n’étaient pas seuls à déterminer leur conduite. Faute de quoi, cette conduite eût été différente : ils n’auraient pas, par exemple, attendu leur quatrième occupation de Bude, pour annexer Bude ; ils ne se seraient pas retirés de la plus grande partie du territoire hongrois, après leur éclatante victoire de Mohács, retrait que les historiens pour qui la conquête et l’expansion sont consubstantielles à la nature même du régime ottoman, ont bien du mal à expliquer de façon 1 Sur les premières relations entre l’Empire ottoman et la France, Hammer, J. de, « Mémoires sur les premières relations diplomatiques entre la France et la Porte », Journal Asiatique, 1ère série, 10, Paris, 1827, pp. 19-45 ; Charrière, E., Négociations de la France dans le Levant, I, Paris, 1848, et II, Paris, 1850 ; Ursu, J., La politique orientale de François 1er(1515-1547), Paris, 1908 ; SOYSAL, I., « Türk-Fransız Diplomasi Münasebetlerinin ilk Devresi », Tarih Dergisi, III, 5-6, Istanbul, 1953, pp. 63-93 ; Veinstein, G., « Les campagnes navales franco-ottomanes en Méditerranée au XVIème siècle » in La France et la Méditerranée. Vingt-sept siècles d’interdépendance, Malkin, I., éd., Leiden, 1990, pp.311-334. 2 Ambassadeur de France à Constantinople, de 1768 à 1784, le comte de Saint-Priest aura cette jolie formule : « Soliman prince politique autant que législateur et guerrier, avait aperçu que le véritable intérêt de son empire le liait avec François 1er. Ces princes se voyaient en butte à l’avidité de la maison d’Autriche dont les états les confinaient également, et leurs monarchies étaient trop distantes pour pouvoir être suspectes l’une à l’autre, ou jalouses des progrès respectifs qu’elles pourraient faire… » ; Saint-Priest, F. E., Mémoires sur l’ambassade de France en Turquie, Schefer, Ch., éd., Paris, 1877.
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satisfaisante1. Dans ces conditions, l’idée que d’autres considérations aient pu peser sur le comportement ottoman, devrait paraître raisonnable. La thèse présenté par l’historien militaire hongrois, G. Perjés, selon laquelle la nature de leur organisation militaire et les conditions logistiques du temps, déterminaient le rayon d’action de leur armée et y mettaient par conséquent des limites dont ils avaient une conscience assez claire, que leurs expériences hongroises successives ne feront que conforter, n’est certainement pas dénuée de fondement. Tout au plus peut-on considérer que son auteur a peutêtre présenté de façon un peu trop théorique, voire anachronique cette thèse généralement critiquée par ses compatriotes2. Elle trouve d’ailleurs des appuis dans les actes et même dans certains propos des dirigeants ottomans3. L’idée d’une Hongrie vassalisée, sorte d’Etat — tampon entre leurs possessions européennes, consolidées par la conquête de Belgrade et d’autres places protégeant leurs frontières sur le Danube et sur la Save, semble avoir été leur objectif véritable, conciliant les limites de leur rayon d’action directe et leurs impératifs de sécurité. Il est possible qu’ils aient tenté de convertir à cette politique Louis Jagellon lui-même, de lui faire accepter une forme de suzeraineté ottomane, bien que le pacte de succession mutuelle entre les Habsbourg et les Jagellon de 1515, et le double mariage consécutif, entre Ferdinand de Habsbourg et Anne Jagellon d’une part, Louis II lui-même et Marie de Habsbourg, sœur de Charles Quint, d’autre part, laissaient peu de chance de succès à une telle démarche. Ainsi s’expliquerait mieux l’échec retentissant des deux ambassades de Soliman auprès de Louis II, et surtout l’emprisonnement (on parla même d’exécution) du premier de ces émissaires, qui restera fameux, le çavuş Behrâm. En tout cas, la vassalisation de la Hongrie fut bien la politique dans laquelle s’engagea Soliman, après sa victoire de Mohacs et la mort accidentelle de Louis II qui s’en suivit : son partenaire fut désormais le magnat hongrois, voiévode de Transylvanie, Jean Zapolya (Szapolyai), auquel il fit remettre la couronne de Saint Etienne et qu’il soutiendra sur le trône de Hongrie, contre vents et marées, jusqu’à la mort de ce protégé.
1 Sur les thèses en présence , cf. Matuz J., « der Verzicht Süleymans des Prächtigen auf die Annexion Ungarns », Ungarn-Jahrbuch, VI, Mayence, 1974-1975, pp. 38-46 ; Vardy, S. B., Clio’s Art in Hungary and in Hungarian America, New York, 1985, pp. 157-159. 2 Perjés, G., « Ungarn und die Türken » in Österreich und die Türken, Eisenstadt, 1972, pp. 4756 ; id., « A Mohács- kérdés modszertanahoz », Valosag, 21, 9, 1978, pp. 68-79 ; id., Mohács, Budapest, 1979 ; id., « Game theory and the rationality of war : the battle of Mohács and the disintegration of medieval Hungary », East European Quaterly, XV, 2, juin 1981, pp. 153-162. 3 Veinstein, G., « La politique hongroise du sultan Süleymân et d’Ibrâhîm pacha », in Actes du VIIème symposium du Comité international des Etudes pré-ottomanes et ottomanes, Ankara, 1994, p. 352 et n. 41. Cette étude est reprise supra dans le présent volume.
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Dans cette zone, en Europe centrale, la puissance habsbourgeoise que Soliman cherche à contenir, n’est pas incarnée directement par Charles Quint lui-même, mais, en vertu des traités de partage familial de 1521 et de 1522, par son frère cadet, Ferdinand de Habsbourg, auquel reviennent les possessions héréditaires de la maison (Autriche, Styrie, Carinthie, Carniole), ainsi que la succession de Louis II comme roi de Hongrie et de Bohême. Or Ferdinand ne renonça jamais à ses droits sur la Hongrie, renforcés par les suffrages exprimés par une partie de la noblesse hongroise, à la diète de Presbourg, en décembre 1526, et par ceux de la noblesse croate, lors son élection à Cetin comme roi de Croatie-Slavonie en janvier 1527. Il n’eut de cesse, par la suite, de remettre en cause, par les armes et la diplomatie, l’arrangement conclu entre Zapolya et les Turcs. Le grand vizir Ibrâhîm pacha résumait bien les termes du conflit en écrivant à Charles Quint en 1533, à l’occasion de la conclusion d’une paix momentanée, que le sultan avait accordé cette paix aux émissaires de Ferdinand, car, pour une fois, ces derniers avaient exprimé la renonciation de leur maître au trône de Hongrie et sa volonté d’être son ami, à l’instar de l’« empereur de France »1. Ensuite, par le traité de Varad de 1538, Ferdinand parvint à un arrangement avec Zapolya : ce dernier consentait à ce qu’après sa mort la Hongrie retrouve son unité entre ses mains, moyennant un dédommagement pour le fils de Zapolya, Jean-Sigismond. A la suite de la mort de Zapolya, en 1540, Ferdinand envoya des troupes à Bude en exécution du traité de Varad. C’est dans ces conditions que Soliman finit par se résoudre à occuper Bude et la plus grande partie de la Hongrie, transformée en une province ottomane, un beylerbeyilik2. La solution de la vassalisation avait montré ses limites . Elle n’avait pu remplir l’objectif qui lui avait été assigné : éloigner durablement la présence habsbourgeoise des frontières ottomanes. Les Ottomans se
1 Lettre d’Ibrâhîm pacha à Charles Quint, 24 juin-3 juillet 1533, Bibliothèque nationale, Paris, Ms. Or., Suppl. turc 816 ; Bacqué-Grammont, J.-L., « Une lettre d’Ibrâhîm pacha à Charles Quint » in Comité international d’études pré-ottomanes et ottomanes, VIth symposium, Cambridge, 1rst-4th July 1984, Donzel, E. van, et Bacqué-Grammont,, J.-L., éds, Istanbul-ParisLeiden, 1987, pp.65-88 : « …Il renonce à sa prétention et à sa demande d’obtenir le royaume en vertu d’un acte légal. Il abandonne cet ardent désir. Alors, cette fois, ayant confiance qu’il est devenu un ami avec loyauté, sincère et loyale droiture, d’après ce qu’ont dit les ambassadeurs, et de même qu’envers l’Empereur de France qui, avec sincérité, est devenu l’ami, est devenu le frère du séjour au Seuil bienheureux de Monseigneur l’Empereur fortuné, refuge du monde, la grâce et la sollicitude les plus parfaites se sont manifestées à l’égard de votre frère susdit… » 2 Berindei, M. et Veinstein, G., L’Empire ottoman et les pays roumains, 1544-1545, ParisCambridge, 1987, pp. 17-46 ; Berindei, M., « Le problème transylvain dans la politique hongroise de Süleymân 1er » in Soliman le Magnifique et son temps. Actes du colloque de Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 7-10 mars 1990, Veinstein, G., éd., Paris, 1992, pp.505-510.
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trouvèrent confrontés désormais, non sans mal, au coût et aux difficultés de l’annexion directe qu’ils avaient vainement cherché à éviter 1. Si Ferdinand fut ainsi l’adversaire effectif de Soliman en Europe centrale, celui contre lequel il déclencha ses campagnes de Hongrie successives, de même que la fameuse marche sur Vienne de 1529 ; celui avec lequel il négocia par l’entremise d’une série d’ambassades successives, Charles Quint n’en restait pas moins, bien entendu, présent à l’arrière-plan. Il restait même, virtuellement au moins, le véritable adversaire du sultan parce que le seul qui fût pleinement digne de lui2. On sait qu’en réalité, occupé par tant d’autres soucis, Charles ne porta qu’une attention limitée au front hongrois et fut d’un faible soutien à son frère dans sa lutte contre les Turcs. Une exception toutefois : à la diète de Ratisbonne, ouverte le 17 avril 1532, Charles Quint, couronné Empereur en 1530, fait de la lutte contre les Turcs l’objet principal des débats, celui pour lequel il cherche à mobiliser toutes les ressources et les énergies de l’Allemagne. Il manifeste sa volonté de s’investir personnellement dans cette cause, dont, reprenant l’idéal des croisades, il se veut le champion. Il promet une aide personnelle qui sera finalement fixée à 40 000 fantassins, 6000 cavaliers et une somme de 100 000 Gulden pour les provisions3. Le message est bien reçu à Istanbul. Même si elle s’inscrit dans la compétition entre Zapolya et Ferdinand pour la Hongrie (Roggendorf, général de Ferdinand avait assiégé Bude, du 31 octobre 1530 à janvier 1531), la campagne est, pour une fois, dirigée non seulement , comme à l’ordinaire, contre Ferdinand, mais aussi et surtout contre Charles Quint en personne. Elle restera d’ailleurs dans les annales ottomanes comme « la campagne d’Allemagne contre le roi d’Espagne ». Elle vise à vider la querelle sur le plan des principes et se veut une réplique aux dernières initiatives des deux Habsbourg, en un domaine qui est à la fois celui de la politique et de la symbolique : le couronnement de Charles Quint par le pape à Bologne en 1530 ; l’élection à Cologne, en janvier 1531, puis le couronnement à Aix-la1 Veinstein, G., « La politique hongroise… », op. cit., p.352. 2 On trouve une nette expression de cette idée dans certains des propos tenus par Ibrâhîm pacha aux ambassadeurs de Ferdinand en 1533, Cornelius Dupplicius Schepper et Jérôme de Zara : il leur concède à un moment, par comparaison avec Soliman – et pour leur conseiller, il est vrai, de chercher à le dompter- que « le roi Charles est aussi un lion », tandis qu’il leur fait ailleurs ce reproche : « Charles Quint met Ferdinand et mon maître sur la même ligne ; il a raison d’aimer son frère, mais il ne doit pas pour cela abaisser la dignité du grand Padischah en le comparant à ce frère… » ; Hammer, J. de, Histoire de l’Empire ottoman, trad. de J.-J. Heller, V, Paris 1836, pp. 189, 193. 3 Turetschek, Chr., Die Türkenpolitik Ferdinands I. von 1529 bis 1532, Vienne, 1968, pp. 261273.
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Chapelle en janvier 1532, de Ferdinand comme roi des Romains. Il s’agit d’administrer par des faits (une défaite militaire), l’inanité d’une pétition de principe (la suprématie sur les autres souverains, inhérente à la dignité impériale), ce qui, dans l’optique ottomane, fait de cette campagne un duel entre Soliman et Charles Quint, chacun voulant prouver son bon droit à la pointe de l’épée. On pourrait même avancer le terme d’ordalie : Dieu décidera quel est le véritable empereur en lui accordant la victoire contre son compétiteur. Dans les faits, le verdict des armes ne fut pas rendu puisque, fidèles à la tactique déjà suivie par Ferdinand en 1529, les deux Habsbourg ont évité l’affrontement direct, laissant s’avancer l’armée du sultan sans lui accorder le combat1. Il ne resta donc plus aux Ottomans qu’à prendre argument de cette tactique d’évitement, ironiquement stigmatisée comme de la lâcheté, pour disqualifier leurs adversaires, démontrer l’inanité de pétitions de principe contredites par les comportements effectifs. On ne peut pas prétendre à une supériorité théorique dont on se refuse à donner la preuve concrète, affirme en substance le sultan. Toute cette dialectique est clairement exprimée par plusieurs documents officiels ottomans de l’époque2. J’en donnerai pour exemple la lettre du grand vizir Ibrâhîm pacha au roi de Pologne, Sigismond-Auguste, de mars 1534, dont j’ai souligné ailleurs qu’elle constituait un exposé d’ensemble, en forme de plaidoyer, remarquablement informé et vigoureusement argumenté, de la vision ottomane de la question hongroise, depuis l’avènement de Soliman, jusqu’en 1534 : Par la suite, déclare le vizir, lorsqu’on a appris que le susdit roi d’Autriche (Ferdinand) s’était uni au séditieux, son frère (Charles) ; qu’il avait semé le désordre et le trouble parmi les beys chrétiens ; qu’il ne renonçait pas à s’occuper de la Hongrie et se répandait en paroles de jactance et en rodomontades, en proclamant : ’je vais affronter le Turc’ ; qu’il s’était emparé de richesses par la ruse et la perfidie, et s’était rendu en Allemagne pour revendiquer le titre de César, Sa Majesté le sâhibkirân (litt. «le seigneur de l’heureuse conjonction des planètes » – terme sur lequel nous allons revenir) a ordonné à moi, son esclave, de rassembler dans ses pays bien gardés plusieurs centaines de milliers de soldats, de franchir les frontières de la Hongrie et de pénétrer dans les territoires de l’Autriche et de l’Allemagne.
1 Veinstein, G., « La politique hongroise… », op. cit., pp. 359-360. 2 Cf. Gevay, A. von, Urkunden und Actenstücke zur Geschichte der Verhältnisse zwischen Österreich, Ungern und der Pforte im XVI. und XVII. Jahrhunderte, III, Vienne, 1838, pp. 34-36 ; Hammer, J. de, Histoire de l’Empire ottoman…, op. cit., V, Paris, 1836, p. 23 ; Babinger, F., « Die Älteste türkische Urkunde des deutsch-osmanischen Staatsverkehrs » in Aufsätze und Abhandlungen zur Geschichte Südosteuropas und der Levante, II, Munich, 1966, p. 238.
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J’ai parcouru ces pays en précédant mon pâdichâh, mais nul n’est apparu de ceux qui revendiquaient les titres de César et de sâhibkirân. On ne savait pas ce qu’ils étaient devenus. Ils demeuraient invisibles…24
Ces propos sarcastiques ne font pas que souligner le décalage entre les prétentions des Habsbourg et un comportement peu digne : ils précisent la nature de la concurrence idéologique entre Soliman et Charles Quint. Sans doute l’un et l’autre prétendent à la souveraineté suprême, à la domination sur tous les autres souverains, mais si le Habsbourg en puise le fondement dans l’héritage du Saint empire romain germanique auquel il a été élu, comment Soliman légitime-t-il sa revendication ? On ne peut se contenter de répondre, comme on le fait souvent, que c’est en tant que chef de l’islam, de « sultan-calife » que le sultan se croit voué à dominer le monde. Même si la question du califat et de la légitimité d’un califat ottoman n’est pas entièrement étrangère à l’époque2, la notion de « sultan-calife », d’un sultan ottoman ayant autorité sur l’ensemble du monde musulman, ni au sens où les Ommeyades et les Abassides entendaient le califat ni à celui, sensiblement différent, où l’entendront au XIXème siècle un sultan comme Abdulhamid ou les tenants du panislamisme, est parfaitement anachronique à l’époque de Soliman. En revanche, ce qui caractérise les premières décennies du règne de Soliman, comme Cornell Fleischer l’a bien mis en évidence, c’est une conception messianique de son pouvoir. Il est perçu par les penseurs de son entourage et il se perçoit lui-même comme le souverain des temps ultimes dont le pouvoir s’étendra au monde entier, et dont l’avènement inaugure une ère nouvelle, marquée notamment par la domination d’une religion unique3. L’avènement d’un tel souverain qui transcende toutes les autres souverainetés et revêt un caractère sacré, est expressément voulu par Dieu, et ne peut apparaître qu’à des moments prédestinés des processus cosmiques, sous des configurations astrologiques bien déterminées. Ainsi le règne de Soliman est-il proche de la fin du premier millénaire de l’ère hégirienne, de même qu’il commence dans la quatrième conjonction de Jupiter et de Saturne depuis le temps du Prophète. Toutes ces notions sont exprimées dans divers titres à connotation religieuse attribués à Selîm 1er, conquérant de l’Egypte et de la Syrie, puis, de façon encore plus appuyée, à son fils, Soliman. Mais la désignation qui les résume le mieux est 1 Archiwum glowne akt dawnych (Varsovie), Archiwum Koronne (Archives centrales des actes anciens, Archives de la Couronne), dz. Turecki, teczka 41, n°93, cité in Veinstein, G., « La politique hongroise… », op. cit., p. 378. 2 Imber, C., Ebu’s-Su‘ud. The Islamic Tradition, Edimbourg, 1997, pp. 98-111. 3 Fleischer, C., « The Lawgiver as Messiah : The Making of the Imperial Image in the Reign of Süleymân » in Soliman Le Magnifique et son temps…, op. cit, Paris, 1992, pp. 159-177.
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celle de sâhibkirân, « seigneur de la conjonction des planètes », titre timouride retenu par Soliman et ses thuriféraires, pour exprimer sa vocation à la conquête du monde et à une domination universelle entrant dans les desseins de Dieu27. Par l’affirmation de ses ambitions et, symboliquement, par le couronnement de Bologne, Charles Quint prétend à son tour être le sâhibkirân, comme Ibrâhîm le lui reproche expressément dans le texte qui précède. C’est un usurpateur qui se met en travers de l’ordonnancement divin. Par ailleurs la concurrence symbolique entre les deux souverains porte encore sur un autre point. Pour en avoir une juste compréhension, il faut mesurer combien les sultans ottomans, surtout depuis la prise de Constantinople par Mehmed II, se sont approprié la tradition impériale occidentale : ils se considèrent comme les véritables successeurs et les héritiers légitimes, non seulement des basileus byzantins, mais, en remontant plus haut, des empereurs de Rome, et même d’ Alexandre le Grand. Mehmed II, entouré d’humanistes italiens et d’érudits grecs, féru d’histoire antique, revendiquait expressément l’héritage romano-byzantin2. Son fils, Bâyezîd II, s’intitulait à son tour, « sultan par la grâce de Dieu des musulmans et des Romains »3. Dans les deux règnes suivants de Selîm et de Soliman, les accroissements de l’empire en Orient estompent partiellement cette filiation dans l’idendité de la dynastie, au profit de composantes plus islamiques, mais les deux couronnements de Bologne et d’Aix-la-chapelle par lesquels Charles puis Ferdinand s’attribuent tour à tour la dignité de César, ont pour effet de réveiller avec une vigueur spectaculaire – l’influence d’Ibrâhîm pacha est vraisemblablement déterminante à cet égard- les prétentions ottomanes. C’est le moment où François 1er déclare à juste titre à l’ambassadeur de Venise : le sultan Soliman ne fait que répéter ‘à Rome ! à Rome !’ et il déteste l’Empereur et son titre de César, lui, le Turc, se faisant lui-même appeler César (facendosi lui Turco, appellar Caesare)4. 1 Flemming, B., « Sahib-kıran und Mahdi : Türkische Endzeiterwartungen im ersten Jahrzehnt der Regierung Süleymâns » in Between the Danube and the Caucasus, Kara, G., éd., Budapest, 1987, pp. 43-62 2 Cf. Babinger, F., Mehmed the Conqueror and his time, Hickman, W. C., ed., Princeton, 1978, pp. 494-508 ; Raby, J., « Mehmed the Conqueror’s Greek Scriptorium », Dumbarton Oaks Papers, 37, 1983, pp. 15-34 ; Necipoğlu-Kafadar, G., Architecture, Ceremonial, and Power. The Topkapı Palace in the Fifteenth and Sixteenth Centuries, New York, 1991, pp. 12-13. 3 Vatin, N., « Une tentative manquée d’ouverture diplomatique : la lettre de créance d’un envoyé de Bajazet II auprès de Louis XI (1483) » in L’Empire ottoman, La République de Turquie et la France, Batu, H. et Bacqué-Grammont, J.-L., éds, Paris-Istanbul, 1986, p. 3. 4 Brown, R, éd., Calendar of State Papers, Venice, V, Londres, 1873, pp. 619-620. Il est à noter que Charles Quint lui-même, dans sa correspondance avec Soliman, n’hésite pas à le désigner comme « Cesar Thurcarum », ce que l’interprète corrige dans la traduction ottomane en
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C’est bien parce qu’il se réserve le titre d’empereur, que Soliman ne désigne pas Charles Quint autrement que comme roi d’Espagne, et Ferdinand comme « roi d’Autriche » ou « roi des Tchèques ». Madame Gülrü Necipoğlu a montré, dans une étude exemplaire, jusqu’à quel point Soliman avait reproduit au cours de sa campagne d’Allemagne de 1532 le cérémonial observé par Charles Quint , deux ans auparavant, dans ses cérémonies de couronnement à Bologne : aux principales étapes comme, par exemple à Belgrade, il se faisait acclamer sous des arcs de triomphe, « à la façon comme le dit une relation du temps, des anciens triomphes romains »1. Il s’était fait fabriquer pour l’occasion, par des orfèvres vénitiens, un sceptre et un trône incrusté de pierres précieuses. C’est dans ce contexte également qu’il s’était fait confectionner, au Rialto encore, cet étrange et monumental couvre-chef dont on le voit affublé dans quelques gravures : lourd diadème en forme de casque, oriental dans son extrémité supérieure par son abondant plumet et son aigrette en forme de croissant, mais dont la base rappelle immanquablement la tiare pontificale – avec une différence cependant : la tiare du pape est faite de trois couronnes superposées, tandis que celle de Soliman en comprenait quatre2. Analysant dans le détail ce fascinant objet dont on suppose qu’il fut dessiné par Titien, Gülrü Necipoğlu le compare non seulement à une tiare pontificale « renforcée, mais aussi aux casques de cérémonies exhibés dans le cortège de couronnement de Charles Quint, à la couronne même de l’Empereur en forme de mitre, et enfin aux diadèmes attribués aux anciens souverains et à Alexandre le Grand par les miniatures orientales. Ibrâhîm pacha prétendait d’ailleurs que la tiare de son maître était un « trophée d’Alexandre le Grand ». C’est dans ce contexte que la rivalité entre les deux souverains atteignit son paroxysme et trouva son point d’application le plus précis. Cette rivalité tenait moins à des litiges territoriaux déterminés – domaine dans lequel les deux protagonistes ne s’affrontèrent pas directement mais à travers leurs satellites – qu’à une concurrence dans la sphère plus abstraite de l’idéologie du pouvoir, de sa symbolique et de ses mythes fondateurs, de ses sources de légitimité. « Müslümânlarun Cesarı » (« César des musulmans » ) ; Bacqué-Grammont, J.-L., « Autour d’une correspondance entre Charles Quint et Ibrâhîm Pacha », Turcica, XV, 1983, p. 243. Relevons d’autre part que Soliman utilise aussi bien dans les inscriptions des murailles de Jérusalem que dans le préambule de certains de ses règlements le titre de « Sultan des Arabes, des Persans et des Romains » ; cf. Raymond, A., « Le sultan Süleymân et l’activité architecturale dans les provinces arabes de l’Empire (1520-1566) » in Soliman le Magnifique et son temps…, op. cit. Paris, 1992, p. 379 et n. 17 ; Barkan, Ö. L., XV ve XVI ıncı asırlarda Osmanlı İmparatorluğunda ziraî ekonominin hukukî ve malî esasları, I, Istanbul, 1943, pp. 296-297. 1 Necipoğlu, G., « Süleymân the Magnificent and the Representation of Power in the Context of Ottoman-Hapsburg-Papal Rivalry « in Süleymân the Second and His Time…, op. cit, Istanbul, 1993, pp. 163-194. 2 Kurz, O., « A Gold Helmet Made in Venice for Sultan Sulayman the Magnificent », Gazette des beaux-arts, LXXIV, 1969, pp. 249-258.
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Aussi abstraite que fût cette rivalité, elle n’en avait pas moins des incidences territoriales, au moins théoriques. Je fais allusion ici à l’incident diplomatique provoqué en 1533 par la lettre de Charles Quint au sultan, portée à Istanbul par les ambassadeurs de Ferdinand : la chancellerie de Charles Quint, entraînée— machinalement, peut-on supposer— par la logique des droits héréditaires, y avait inclus dans sa titulature la dignité de roi de Jérusalem. Cette rhétorique ordinairement sans grande conséquence, prenait un autre sens, dès lors qu’elle était adressée à Soliman, et achoppait ainsi brutalement sur la réalité. Schepper tenta de se tirer du mauvais pas en disant, comme le résume Hammer, que c’était du style de chancellerie, qui n’avait aucune espèce de signification 1. Une autre convergence entre les deux idéologies impériales serait enfin à souligner : il est frappant de constater que, dans un cas comme dans l’autre, les mêmes grands foyers artistiques occidentaux du moment, en Italie et également en Flandre, furent chargés par les deux parties de donner forme à leurs chimères deux chimères symétriques et, comme disent les historiens d’art, « affrontées »2. 1 Le grand vizir avait déclaré à Schepper et Zara : « Cette lettre… n’est pas d’un souverain prudent et modéré ; Charles Quint y énumère avec orgueil ses titres et d’autres encore qui ne lui appartiennent pas ; comment ose-t-il se dire roi de Jérusalem ? Ne sait-il donc pas que le grand empereur est le maître de cette ville ? Pense-t-il enlever au sultan ses Etats, ou bien veut-il par là lui montrer son mépris ?… » ; Hammer, J. de, Histoire de l’Empire ottoman…, op. cit., V, Paris, 1836, p. 193 ; Bacqué-Grammont, J.-L., « Une lettre d’Ibrâhîm Pacha…, op. cit., p. 87. Sur la reconstruction des murailles de Jérusalem par Soliman, dont les motivations restent hypothétiques et dont on ne peut pas affirmer, par conséquent, qu’elle serait liée à des inquiétudes du côté de Charles Quint, cf. Cohen, A., « The Walls of Jerusalem » in The Islamic World from Classical to Modern Times : Essays in Honor of Bernard Lewis, Borsworth, C.E., and al., eds, Princeton, 1989, pp. 467-477 ; Id., « L’œuvre de Soliman Le Magnifique à Jérusalem : les murailles, la citadelle et leurs moyens de défense », in Soliman le Magnifique et son temps…., op. cit., Paris, 1992, pp. 349-370. 2 Sur les commandes ottomanes d’œuvres d’art en Italie et en Flandre, cf. Necipoğlu, G., « A Kânûn for the State, a Canon for the arts : Conceptualizing the Classical Synthesis of Ottoman art and Architecture » in Soliman le Magnifique et son temps…, op. cit., Paris, 1992, pp. 195-198.
II LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN
Le sultan-calife Dans la période actuelle, le monde musulman connaît certes de multiples leaders de natures diverses et d’envergure variable, mais il ne connaît pas de chef suprême, même limité à la seule composante sunnite. Chacun sait qu’il n’en fut pas toujours ainsi, non seulement, évidemment, du temps du Prophète et de ses successeurs des premiers siècles, les califes, mais aussi à une époque, beaucoup plus récente, bien que déjà quelque peu oubliée : au XIXe et au début du XXe siècle. Le souverain de l’Empire ottoman était alors calife. Il revendiquait ce titre, non sans paradoxe puisque la dynastie ottomane était turque, alors que, selon une majorité de juristes, le califat devait revenir à un membre de la tribu du Prophète, les Quraychites et donc à un Arabe1. Aussi la légitimité du califat ottoman ne manquait-elle pas de susciter des réticences, notamment parmi les Arabes. Dans le dernier quart du XIXe siècle, l’ancienne objection de nature juridico-religieuse, ne put qu’être renforcée par les crises politiques affectant les provinces arabes de l’empire et par l’éveil du nationalisme arabe. Un mouvement s’amorce alors, en faveur d’un califat arabe, fortement stimulé par la politique anglaise, dans la mesure où celle-ci se détache progressivement des Ottomans. Parmi, les divers candidats possibles, le chérif de La Mecque apparaît comme le plus naturel2. Au demeurant, cette contestation reste dans certaines limites : le califat des sultans d’Istanbul demeure un fait politique et religieux bien établi, appuyé sur la puissance et l’ancienneté d’un empire qui, tout « malade » qu’il paraisse aux yeux des Occidentaux, fait figure de seul recours possible pour les musulmans aux prises avec les impérialismes coloniaux. On verra, par exemple, l’ambassadeur envoyé à Istanbul par Ya‘kub Khan, souverain de 1 C. Nallino, Appunti sulla natura del « Califatto » in genere et sul presento « Califatto ottomano », Rome, 1919 ; Sir T. Arnold, The Caliphate, Oxford, Clarendon Press, 1924, p. 47, 163-183. 2 M. Kramer, Islam Assembled. The Advent of the Muslim Congresses, New York, Columbia University Press, 1986 ; G. Delanoue, « Les ‘Ulama ‘d’Egypte et le Califat (1800-1926) », Les Annales de l’autre islam, n° 2, La question du califat, Paris, 1994, INALCO, p. 37-65 ; H. Laurens, « La France et le califat, Turcica, t. 31, 1999, Paris-Strasbourg, p. 149-183
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Kachgarie, recommander à son maître de se déclarer vassal du sultan-calife1. Abdulhamid, le plus important des sultans ottomans du XIXe siècle, fait inscrire sa dignité de calife dans la constitution qu’il promulgue en 1876 (pour d’ailleurs, comme on sait, la mettre aussitôt en sommeil). Il est rappelé dans l’article 3 que le sultan ottoman possède le « califat suprême de l’islam », et dans l’article 4 que le sultan ottoman, en tant que calife, est « le protecteur de la religion musulmane ». Abdulhamid ne manque pas une occasion de tirer parti de cette dignité dont il saisit tout l’intérêt, pour chercher à accroître son influence internationale, avec d’ailleurs des succès limités. A ce titre, il envoie des représentants auprès des musulmans d’Inde, de Java, d’Afghanistan et d’Afrique du nord. Lors de la révolte des Boxers, il intervient auprès des musulmans de Chine pour leur recommander le calme. De même, il cherche à jouer de cette influence auprès des musulmans des empires coloniaux russe, anglais et français et d’en faire un moyen de pression sur ses adversaires. Les consulats ottomans sont particulièrement actifs dans l’Inde sous domination britannique. A travers le califat, il espère également faire pièce aux nationalismes montants des musulmans non turcs de son empire : Arabes, mais aussi Albanais ou Kurdes2. Après l’éviction de ce sultan en 1908, ses vainqueurs, les JeunesTurcs, ne renoncent aucunement à la revendication du califat : dans l’accord avec l’Autriche sur la cession de la Bosnie-Herzégovine, ils imposent le principe selon lequel le nom du sultan régnant continuerait à y être invoqué comme calife et le chef des oulémas bosniaques à recevoir un diplôme d’investiture du cheykh al-islam d’Istanbul. Ils agiront de manière analogue, lors de la cession de la Libye à l’Italie en 1912 et dans le traité de Constantinople avec la Bulgarie et la Grèce en 19133. Ce double caractère du souverain ottoman, à la fois sultan d’un pays déterminé et calife de l’ensemble des musulmans, investi d’une autorité et d’une responsabilité au-delà des limites de son empire, explique que l’éviction de la monarchie, à l’aube de la Turquie républicaine, ait pu se faire, en fonction de considérations politiques internes et externes fort complexes, en deux temps, au demeurant très rapprochés : le 1er novembre 1922, la Grande Assemblée nationale d’Ankara dépose le sultan-calife Mehmed VI Vahideddin et le remplace par son cousin Abdulmedjid II qui sera uniquement 1 Th. Zarcone, « Political Sufism and the Emirate of Kashgaria (End of the 19th C.) : The Role of the Ambassador Ya‘qûb Xan Tûran », dans Muslim culture in Russia and Central Asia from the 18th to the early 20th C., II, Berlin, 1998, p. 153-166 2 I. Ortaylı, « Le panislamisme ottoman et le califat », Les Annales de l’autre islam, n°2, La question du califat, Paris, 1994, p. 67-77 ; F. Georgeon, Abdulhamid II. Le sultan-calife, Paris, Fayard, 2003, p. 192-212. 3 Arnold, op. cit., p. 177.
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calife. Le 3 mars 1924, ce dernier est à son tour évincé mais pour ne pas être remplacé. Ce faisant, Mustafa Kemal et La Grande Assemblée nationale d’Ankara prennent une décision qui ne concerne pas seulement la Turquie, mais l’ensemble du monde musulman, puisqu’en agissant ainsi, ils se sont arrogé le droit d’abolir l’institution du califat1. L’événement qui semble sonner le glas d’une institution pluriséculaire, connaît, comme il se doit, un grand retentissement tant en Occident que dans l’ensemble du monde musulman. Mais les réactions vont dans des sens opposés, de la satisfaction à l’indignation et à l’inquiétude, quand on ne constate pas une certaine indifférence au sort d’une institution qui avait fait son temps. Parmi les souverains musulmans, les ambitions sont attisées et les rivalités se font jour (principalement entre le chérif Husseyn, devenu roi du Hedjaz, le roi Fu’ad d’Egypte, et Ibn Sa‘ud d’Arabie2. Politiciens et publicistes occidentaux sont également très divisés sur les sentiments éprouvés et les conduites à suivre : les uns se réjouissent d’une mesure qui leur semble réduire le péril islamique. Edouard Herriot écrit ainsi dans l’Information : « C’est la fin du panislamisme ou tout au moins d’un panislamisme dont Constantinople était le centre désigné ». D’autres s’indignent du traitement réservé par les Kémalistes à Abdulmedjid ou s’inquiètent du vide créé, mais ils s’opposent sur la manière de le combler, rivalités internationales et préoccupations coloniales entrant en ligne de compte3. A l’arrière-plan de toutes ces divergences, on retrouve une opposition fondamentale entre ceux qui raisonnent sur le calife ottoman en fonction des conceptions classiques de l’islam sur le califat, et ceux qui déconnectent au contraire le calife ottoman de ses précédents sacrés, pour y voir le produit d’une époque, périssable comme elle, et appelé par conséquent à faire place à de nouveaux avatars. La légende de la transmission des droits abbassides Quoiqu’il en fût du lien entre les califes d’Istanbul et ceux des premiers temps de l’islam, personne ou presque ne se posait la question de 1 S. Akgün, Halifeliğin Kaldırılması ve Laiklik (1914-1928) Ankara, s.d., Turhan Kitabevi ; id., « Opposition to the Abolition of the Caliphate in Turkey », Les Annales de l’autre islam, n° 2, La question du califat, Paris, INALCO, p. 175-187 ; J.-L. Bacqué-Grammont, « Regards des autorités françaises et de l’opinion parisienne sur le califat d’Abdülmecid Efendi », Ibid., p. 107172. 2 Delanoue, art. cit., p. 49-65 ; N. Picaudou, « Politiques arabes face à l’abolition du califat », Les Annales de l’autre islam, n° 2, La question du califat, Paris, INALCO, 1994, p. 191-200. 3 J.-L. Bacqué-Grammont, « L’abolition du califat vu par la presse quotidienne de Paris en mars 1924 », Revue des Etudes islamiques, t. I ; Paris, Geuthner, 1982, p. 207-248 ; A.-L. Dupont, « Des musulmans orphelins de l’Empire ottoman et du Khalifat », Vingtième Siècle, n°82, p. 4356.
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savoir comment on était, historiquement, passé des uns aux autres. Sans doute parce que les préoccupations politiques de l’heure l’emportaient de beaucoup sur le souci d’élucidation historique, mais aussi parce que cette dernière était bloquée par une pseudo-évidence. Il y avait en effet à cette question une réponse toute faite, qui constituait une sorte de version officielle, reprise par les politiques comme par les historiens, selon laquelle le califat ottoman remontait à la conquête de l’Egypte par le sultan Selîm 1er Yavuz en 1517. A cette occasion, le dernier successeur des califes abbassides, présents au Caire depuis le sac de Baghdad par les Mongols en 1258, aurait transmis ses droits au sultan et à ses successeurs. Mustafa Kemal lui-même reprend cette allégation à sa manière quand il déclare dans son fameux discours fleuve de 1927, postérieur à l’abolition : Si Yavuz le conquérant de l’Egypte en l’an 923 de l’Hégire, n’avait pas attaché de l’importance à un réfugié portant le titre de Khalife, nous n’aurions pas eu ce titre en héritage jusqu’à nos jours1.
Cette tradition est encore présentée aujourd’hui comme une vérité historique dans nombre d’ouvrages, et notamment dans des manuels turcs. Pourtant, sa véracité a été mise en doute aussi tôt qu’en 1912, par l’orientaliste russe Barthold, et elle peut être définitivement écartée, à la suite d’une série de travaux qui ont poursuivi dans la même voie2. Je me contenterai de résumer ici les principaux arguments, de natures diverses, fournis à l’encontre de ce qu’il faut bien considérer comme un faux. Lorsque Selîm 1er envahit et conquit l’empire mamelouk, il y trouva al-Mutawakkil, le dernier descendant des califes abbassides, réfugiés auprès de cet Etat. Il déporta celui-ci à Istanbul, à l’instar de nombreux autres Egyptiens, et il ne fut autorisé à regagner son pays qu’en 1521, après l’avènement du successeur de Selîm, Soliman le Magnifique. Entre temps, lors d’une cérémonie qui aurait eu lieu au Caire ou à Istanbul même, dans la mosquée de Sainte-Sophie, al-Mutawakkil aurait solennellement cédé ses droits au califat à Selîm et à ses successeurs. Tel aurait été le fondement juridique de la transmission du califat des Abbassides aux Ottomans. Une 1 M. Bozdemir et J.-L. Bacqué-Grammont, « Mustafa Kemal et le califat », Les Annales de l’autre islam, n°2, La question du califat, Paris, INALCO, 1994, p. 87. 2 V.V. Barthold, « Khalif i Sultan », Mir Islama, I, Saint-Petersbourg, 1912, p. 203-226, ; 345400 ; trad. partielle dans Der Islam, VI, 1915 ; C. H. Becker, « Barthold Studien über Khalif und Islam », Der Islam, VI, 1915 , p. 350-412 : A.N. Asrar, « The myth about the transfer of the Caliphate to the Ottoman Sultans », Journal of the Regional Cultural Institute, 1972, p. 111-120 ; F. Sümer, « Yavuz Sultan Selim s’est-il proclamé calife ? », Turcica, XXXI-XXXIII, Mélanges offerts à Irène Mélikoff, Paris-Strasbourg, Peeters, 1991, p. 343-354 ; G. Veinstein, « Les origines du califat ottoman »,», Les Annales de l’autre islam, n° 2, La question du califat, Paris, INALCO, 1994, p. 25-36 .
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première difficulté tient au fait qu’on n’a pas de mention écrite de cet événement, antérieure au premier tome de l’ouvrage d’Ignatius Muradjea d’Ohsson, un interprète arménien de l’ambassade de Suède à Constantinople, Tableau général de l’Empire othoman, paru en 1788. On y lit ceci : « La maison ottomane n’a pas l’avantage d’être du même sang, comme l’exige la loi canonique pour avoir droit à l’imameth [un synonyme, comme nous le verrons de califat]. Cependant, selon l’opinion unanime des juristes modernes, ce droit est acquis aux sultans ottomans, par la renonciation formelle qu’en fit, l’an 923 (1517), en faveur de cette maison souveraine, dans la personne de Selim I, Mohammed XII, Ebu Djeafer, dit Mutawakkil alAllah. C’est le dernier des califes abbassides, dont le sacerdoce fut détruit du même coup qui renversa la puissance des Mamelouks circasses en Egypte »1. Aucune source contemporaine ne mentionne cette donation, ni égyptienne (notamment, ni Ibn Iyâs, ni Ibn Tûlûn), ni ottomane, ni occidentale. Les sources ottomanes contemporaines ne soufflent mot de l’existence même d’un calife au Caire. Seul Haydar Tchelebi fait allusion à lui dans son Rûznâme, mais seulement pour dire qu’il fut envoyé au dernier sultan Mamelouk, Tuman Bay, en compagnie d’un ambassadeur ottoman et des quatre grands cadis2. Du reste, ce dignitaire, entièrement dépendant du sultan mamelouk et réduit à un rôle de figurant à la cour de ce dernier, n’avait qu’un prestige limité, et on voit mal un Selîm en pleine gloire en attendre quoique ce soit. Selîm lui aurait au contraire manqué d’égards jusqu’à le faire enfermer un temps, en 1519, à la prison de Yedikule, sur dénonciation de ses neveux, pour les rapines et les inconvenances dont il se serait rendu coupable. Argument plus direct à l’encontre d’une cession de ses droits : son père alMustamsik le remplaça comme calife pendant son bannissement à Istanbul. Bien plus, lui-même reprit son titre à son retour au Caire, jusqu’à sa mort en 1538 ou 1543. Il aurait même investi en 1523 comme sultan d’Egypte le gouverneur ottoman rebelle, Ahmed pacha3. Le chroniqueur Diyarbekrî précise bien qu’il y a un calife au Caire en 1541-15424. En revanche, on ne lui connaît pas de successeur. A prendre les choses d’un autre côté, on ne voit pas Selîm se parer du titre de calife après son retour du Caire. Ce sont d’autres titres qu’il rapporte de cette expédition capitale : celui de Mu’ayyad min ‘ind Allâh (« Le secouru par Dieu ») dont Mustafa ‘Ali précise qu’il représente le second degré de 1 I. M. d’Ohsson, Tableau général de l’Empire othoman, I, Paris, 1788, p. 269-270 ; reprint Isis. 2 Sümer, op. cit., p. 353, n. 41. 3 Arnold, op. cit., p. 142. 4 B. Lellouch, Les Ottomans en Égypt. Historiens et Conquérants au XVIe siècle, Paris-Louvain, Peeters, 2006, p. 122.
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souveraineté, appliqué à un souverain jamais défait dans une bataille »1; et surtout, celui de « serviteur des deux saints sanctuaires » de La Mecque et de Médine. Ce dernier titre qui remonte aux Ayyoubides et aux Mamelouks, restera jusqu’à la fin dans la dynastie. Avec ses importantes implications : la suzeraineté sur les lieux saints, la protection du pèlerinage annuel et de ses caravanes2. Comme l’écrit Mustafa ‘Ali, « son zèle fut cause qu’il éleva l’honneur de l’Empire plus haut qu’il n’était sous ses grands ancêtres et, ajoutant le noble titre de serviteur des deux cités sacrées, à son illustre khutba, il surpassa tous les autres en rang … »3. Les transformations historiques du califat Si donc nous concluons que le califat ottoman ne remonte pas, comme on a voulu le faire croire, à 1517, à quand remonte-t-il ? Le seul moyen de débrouiller l’écheveau est de revenir au sens des mots. Le terme calife (forme francisée de l’arabe khalifa) signifie « lieutenant », « délégué », «successeur »4. Ce fut le titre donné aux successeurs du Prophète après la mort de ce dernier en 632. On distingue les quatre premiers califes qui avaient fait partie des proches de Mahomet, ces califes « bien dirigés » (al-khulafâ al-râshidûn), qui se succèdent sur une période de trente ans, étant, pour plusieurs docteurs de l’école hanéfite, les seuls véritablement légitimes5. Ceux qui vinrent ensuite et qui eurent à régir non plus une simple communauté de croyants, mais cet immense empire constitué par les vastes conquêtes des nouveaux croyants, formèrent deux dynasties, les Omeyyades et les Abbassides. Ce sont les « califes royaux » (mulûkî), tenus pour moins saints par les sunnites et totalement rejetés par les chiites qui ne reconnaissent que leurs propres imams. Le calife - on lui donne également les appellations d’imam ou de « commandeur des croyants» (amir al-muminîn) -, est à la fois un souverain temporel, un empereur, et, sans être un chef spirituel à proprement parler (il n’a ni le pouvoir de la prophétie, ni même celui de l’exégèse religieuse), il est le protecteur et le garant de
1 C.H. Fleischer, « The Lawgiver as Massiah : the making of the Imperial Image in the Reign of Süleymân » dans G. Veinstein, éd., Soliman le Magnifique et son temps, Paris, 1992, La Documentation française, p. 163. 2 B. Lewis, « Khâdim al-Haramayn », Encyclopédie de l’Islam2, IV, Leyde, Brill, 1978, p. 932933. 3 A. Tietze, Mustafa ‘Alî’s Counsels for Sultans of 1581 (Part 1), Vienne, Akademie der Wissenschaften, 1979, p. 51. 4 D. Sourdel, « Khalifa », Encyclopédie de l’Islam2, IV, Leyde, Brill, 1978, p. 970-980. 5 Arnold, op. cit., p. 163.
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l’oumma (la communauté des croyants). Comme l’écrit Ibn Khaldun dans ses Prolégomènes, « Quant au califat, il consiste à diriger les gens selon la loi divine afin d’assurer leur bonheur en ce monde et dans l’autre. Les intérêts temporels se rattachent à l’autre monde car, selon le Législateur (Mahomet), toutes les circonstances de ce monde doivent être considérées dans leurs rapports pour leur valeur avec l’Autre-Monde. De sorte que le calife est, en réalité, le vicaire de Mahomet dans la mesure où il sert comme lui à protéger la foi et à gouverner le monde »1. A l’origine, le pouvoir du calife est exclusif (il n’y a qu’un seul calife) et exhaustif (il est la source unique de toute autorité). Toutefois, les réalités ne tarderont pas à contredire cet idéal unitaire. Quelques califes dissidents apparaissent ici et là (le calife de Cordoue en 928 ; le calife chiite fatimide, en 909 ; beaucoup plus tard, au XIIIe siècle, le calife hafside de Tunis). Plus grave encore, des chefs de toutes origines sociales et ethniques parviennent à s’octroyer des pouvoirs de fait et à vider de tout contenu le pouvoir temporel du calife en place, lui imposant même une tutelle plus ou moins humiliante : émirs bouyides, à partir de 945, puis sultans seldjoukides tiendront ainsi en lisière les califes abbassides de Baghdad aux Xe-XIe siècles. Le pouvoir est désormais fragmenté dans le monde musulman : des califes conservent l’autorité légitime, mais la réalité du pouvoir est exercée par des émirs et des sultans qui se multiplient. Que reste-t-il aux califes sinon la prérogative exclusive d’investir ces derniers et de conférer ainsi un fondement légitime à leur pouvoir ? Lorsqu’en 1258, les armées mongoles mettent Baghdad à sac, les derniers rejetons de la lignée abbasside n’ont d’autre issue, comme nous l’avons dit, que de se réfugier au Caire, sous la protection des sultans mamelouks, régnant alors sur l’Egypte : les califes abbassides poursuivirent ainsi au Caire une existence politiquement très rabaissée, mais tout en restant, en droit, les dépositaires de la légitimité. Tant et si bien que les sultans d’origine plus ou moins reluisante et de rang plus ou moins élevé, continuent à rechercher leur investiture. C’est le cas de l’Ottoman Bâyezîd 1er qui, selon le chroniqueur Ibn al-Shihna, envoie en 1394 une ambassade au Caire pour s’y faire reconnaître comme sultan de Rûm. Khalîl ibn Shâhîn al-Zâhirî confirmera cette pratique, encore au siècle suivant : « L’émir des croyants est le lieutenant de Dieu sur terre…Aucun prince d’Orient ni d’Occident ne peut se dire sultan à juste titre s’il n’a reçu son investiture » 2.
1 Ibn Khaldun, Discours sur l’histoire universelle (al-Muqaddima), trad. V. Monteil, Beyrouth, Commission internationale pour la traduction des chefs d’œuvre, 1967, p. 370. 2 Arnold, op.cit., p. 101-102.
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Par ailleurs, dès le XIIIe siècle, en même temps que la position des califes se dégradait, le sens et l’usage du terme se transformaient : nombre de souverains, petits et grands, s’attribuaient ou se laissaient donner par les flatteurs le titre de calife. Il n’était alors plus question pour eux de prétendre succéder au Prophète ni gouverner l’ensemble de l’oumma, mais le titre signifiait seulement qu’ils étaient des souverains éclairés par l’inspiration divine, gouvernant selon la justice et la Loi. Ils n’étaient plus des califes du Prophète mais des « califes de Dieu » (khalifat Allah). On reprenait ainsi à leur propos une formule coranique appliquée aux prophètes Adam et David et qu’on avait reproché aux Omeyyades et aux ‘Abbassides de s’être abusivement appliquée à eux-mêmes1. On les disait encore « ombres de Dieu sur terre ». Ce faisant, on donnait à leur propos une version islamique de la figure platonico-aristotélicienne du gouverneur-philosphe. C’était le cas chez le chiite Nasreddin Tusi (1201-1274) ) ou chez le juriste chafiite du XVe siècle, al-Dawwani2. Cet usage plus lâche, voire plus laxiste du terme de calife, franchissant aisément la barrière entre idéal et réalité et ouvrant la voie à tous les excès de l’outrecuidance ou de la flagornerie, favorisa la dissémination du titre de calife et sa dépréciation. On constate combien, dès le début du XVe siècle, il est devenu un accessoire obligé de la rhétorique officielle des souverains de l’islam, même les plus modestes, dès qu’ ils veulent se mettre en valeur : calife et califats deviennent, non plus comme par le passé, des antonymes de sultan et sultanat, mais de simples synonymes sur un registre plus noble. Employer ces termes est un moyen de varier le discours et de le relever. Les premiers usages du titre par les Ottomans Les sultans ottomans qui commencent à prendre de l’importance, même si leurs acquisitions restent encore limitées à ces périphéries de l’islam que sont l’ Asie mineure et l’Europe orientale, ne font pas exception à la pratique générale du temps. Il est inutile d’en donner pour preuve, comme on le fait souvent, les différentes épîtres de sultans du XVe siècle se donnant le titre de calife, recueillies par Feridûn dans ses Munshe’ât-i Selâtîn, puisqu’on pourra toujours contester a priori l’authenticité des pièces de cette compilation de la fin du XVIe siècle. Mais il existe par ailleurs plusieurs autres références qui, elles, ne sont pas discutables. Citons, par exemple, cette mention inscrite 1 P. Crone et M. Hinds, « God’s Caliph : Religious Authority in the first centuries of Islam, Londres et New York, Cambridge University Press, 1986. 2 Arnold, op. cit., p. 122-126 ; N. R. Farooqhi, Mughal-Ottoman Relations (A Study of Political and Diplomatic Relations between Mughal India and the Ottoman Empire, 1556-1748), Delhi, Idarah-i Adabiyat-i Delhi, 1989, p. 180.
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sur la première page d’une chronologie dédiée à Mehmed 1er en 1421, où ce dernier est d’ores et déjà désigné comme « calife de Dieu »1. De même, on lira sur l’inscription monumentale d’une mosquée de Bursa, se référant à l’époque de Mehmed II : « Le constructeur de cette mosquée bénie est le fondateur du legs pieux, Sinân fils de Abdullah, esclave affranchi de Mehmed fils de Murad khan, au temps de son califat »2. Bien des éléments du formulaire ottoman du XVIe siècle qu’on a tendance à prendre davantage au sérieux parce qu’ils sont employés par ou pour des souverains ayant acquis un poids tellement plus considérable au sein du monde musulman, ne feront en réalité que s’inscrire dans cette tradition rhétorique et ne doivent donc pas être investis d’un sens et d’une portée supérieurs : Istanbul sera, indifféremment, le siège du sultanat (dâr alsaltanat) ou du califat (makarr-i khilâfet) ; le palais du sultan, le refuge du sultanat ou du califat (saltanat ou khilâfet me’âb), le terme de calife n’étant dans ces contextes qu’une variante des autres titres exprimant la souveraineté : sultan, mais aussi malik, khan, chah et surtout pâdichâh. La salutatio (du’â) de Soliman le Magnifique sera ainsi, indifféremment : khallada Allah sultânehu ve malikahu, ou bien khallada khilâfatuhu. Il n’y a donc pas à chercher dans de telles expressions de revendication précise, sur les plans politique et juridique, de l’institution califale telle qu’elle existait dans les premiers siècles de l’islam avec les caractères que nous avons relevés plus haut. On notera d’ailleurs qu’aucune de ces expressions rhétoriques intégrant le terme calife ne fait usage des titres autrefois synonymes d’imam ou de « commandeur des croyants ». Sans doute parce que, n’ayant pas été galvaudés de la même façon, ils ne pouvaient pas être utilisés avec la même légèreté. Il est vrai néanmoins que la position effective des Ottomans parmi les souverains musulmans contemporains a changé radicalement entre les XVe et XVIe siècles. Ce qui aura donné entre temps le coup de pouce décisif à leur ascension, ce sont bien les victoires de Selîm 1er au Moyen-Orient, au début du XVIe siècle, complétées par celles de son fils Soliman le Magnifique dans le reste du monde arabe : elles font du sultan d’Istanbul le successeur des sultans mamelouks qui ont été éliminés ; les maîtres de ces composantes vénérables entre toutes du monde musulman que sont la Syrie, l’Egypte et l’Irak, avec des cités aussi illustres, à des titres divers, dans la mémoire de l’islam, que Damas, Alep et Jérusalem, Le Caire et Baghdad. Elles lui valent encore la suzeraineté sur les lieux saints de l’Islam en Arabie, et, comme nous 1 C. N. Atsız, Osmanlı Tarihine ait Takvimler, Istanbul, 1961, p. 9. 2 I. H. Uzunçarşılı, Kitabeler, II, Istanbul, H1347 (1929), p. 79-80.
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l’avons déjà mentionné, le titre prestigieux de « serviteur des deux saints sanctuaires », La Mecque et Médine. Au vu de tels acquis, la supériorité du sultan ottoman sur tous les autres sultans ne peut plus laisser de doute (elle ne sera disputée de façon sérieuse mais non décisive que par les Grands Moghols de l’Inde, à leur apogée, sous le sultan Akbar, dans la seconde moitié du XVIe siècle)1. On peut même parler de suprématie dans la mesure où, de partout (Inde, Indonésie, Afrique occidentale, pays de la Volga) lui viennent les hommages assortis de demandes de secours des sultans menacés par les Infidèles ; dans la mesure aussi où certaines de ses responsabilités religieuses (la libre circulation universelle des pèlerins ; la sécurité des caravanes de La Mecque et des Lieux saints) ne concernent pas seulement ses propres sujets mais la totalité des musulmans. Néanmoins, dans le contexte du XVIe siècle, cette prééminence ne trouve manifestement plus à s’exprimer dans le titre de calife – un terme décidément trop dévalué, tant - nous y avons insisté- par la banalisation qu’il enregistre depuis plusieurs siècles que, peut-être aussi, par l’image peu brillante qu’en avaient donnée les califes abbassides du Caire (une des raisons, comme nous l’avons vu, de mettre en doute une transmission de leurs droits aux Ottomans). Il est également possible qu’il faille faire une place dans cette réserve à la position hanéfite que nous avons mentionnée, selon laquelle seuls les quatre premiers califes avaient été légitimes – conception reprise au XVIe siècle par Ibrâhîm Halabî dans son Multaka’lAbhur, traité d’une grande influence chez les Ottomans2. Au surplus, pas plus qu’ils ne revendiquent le titre des ‘Abbassides, les Ottomans ne cherchent à exercer leur droit d’investiture des autres souverains musulmans, ni ne sont sollicités de le faire. Ce n’est pas sans confusion que l’amiral et voyageur Seydi ‘Alî re’îs présente son maître, le pâdichâh ottoman, en ces termes : « Mon empereur détient tous les privilèges ; bien davantage que les autres empereurs, c’est-à-dire qu’il peut faire la faveur de désigner des empereurs ayant le droit de faire prononcer leur nom dans le prône et de battre monnaie ». Il a généralisé abusivement un droit que le sultan ottoman n’exerçait que pour quelques vassaux dont le khan de Crimée »3. Si le titre de calife n’est plus adéquat au XVIe siècle pour exprimer la position prééminente du sultan ottoman ; si ce titre omniprésent dans la rhétorique impériale, ne figure pas dans la titulature officielle des sultans, pas plus qu’il n’est repris sur leurs monnaies, par quel autre le remplacer dans un sens analogue ? Plusieurs formules se succéderont, selon les inflexions 1 Farooqhi, op. cit., p. 173-201. 2 Arnold, op. cit., p. 163. 3 Seyyidi ‘Ali re’îs, Le miroir des pays. Une anabase ottomane à travers l’Inde et l’Asie centrale, trad. J.-L. Bacqué-Grammont, Paris, Sindbad-Actes Sud, Paris, 1999, p. 88.
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idéologiques du moment ou coexisteront selon les contextes et les supports. Sans trop entrer dans le détail, mentionnons quelques formules qui sont apparues fréquemment : Selîm et Soliman dans sa jeunesse reprennent le titre timouride de Sâhibkirân, « le maître de la conjonction des planètes » (Saturne et Jupiter), promis à la domination universelle1, mais Soliman est aussi, pour reprendre les expressions de la titulature (‘unvân) en usage dans ses épîtres les plus solennelles, le « sultan des sultans » ; « celui qui distribue des couronnes aux monarques de la terre » ; « l’ombre de Dieu sur les terres » (un ancien titre califal et sultanien). Il se présente aussi dans les inscriptions des murailles de Jérusalem comme « le sultan des Romains, des Arabes et des Persans »2. A l’instar de ses prédécesseurs, depuis Mehmed II, il s’intitule même parfois César, se donnant pour le successeur légitime des Empereurs romains. A vrai dire, il lui arrive tout de même de se désigner comme calife en mettant dans le terme plus que dans les expressions rhétoriques évoquées plus haut, mais sans y mettre pour autant le sens qu’avait le titre chez les califes « royaux » de la période classique. Il est question alors d’une acception particulière, non plus historico-politique, mais purement juridique du terme calife, que nous n’avons pas encore mentionnée jusqu’ici. On la rencontre chez de rares auteurs du passé comme al-Bagdadi et Mawardi au XIe siècle3. Dans cette acception, le calife est « celui qui ordonne le bien et interdit le mal ». Il est donc celui qui, parmi les interprétations de la loi canonique, proposées par les docteurs (en l’occurrence ceux de l’école hanéfite) sait discerner la bonne et en fait la loi de l’Etat. Elle est appliquée à Soliman le Magnifique, par exemple, dans un traité rédigé en 1554 par Lutfi pacha, un ancien grand vizir de ce sultan, intitulé « Le salut de la communauté dans le savoir des imams » (Halas al-umma fi’l ma‘rifet al e’imme)4. L’auteur y soutient que, sans avoir besoin d’être d’ascendance arabe et d’être issu de la tribu du Prophète, son maître Soliman réunit de toute évidence en sa personne les trois fonctions constituantes, selon lui, de la souveraineté en islam : il est à 1 B. Fleming, « Sahib-kıran und Mahdi : Türkische Endzeiterwartungen im ersten Jahrzehnt der Regierung Süleymâns » dans G. Kara, éd., Between the Danube and the Caucasus, Budapest, 1987, p. 43-62 ; Fleisher, art. cit., p. 163-165. 2 A. Raymond, « Le sultan Süleymân et l’activité architecturale dans les provinces arabes de l’empire (1520-1566) » dans Soliman le Magnifique et son temps…, op. cit., p. 379 et n. 17. 3 C. Imber, « Süleyman as Caliph of the Muslims : Ebû Su‘ûd’s Formulation of Ottoman Dynastic Ideology » dans Soliman Le Magnifique et son temps,…, op. cit. p. 179-184 ; id., Ebu’sSu‘ud. The Islamic Legal Tradition, Edimbourg, Edinburgh University Press, 1997, p. 98-111. 4 H.A.R. Gibb, « Lutfi Pasha on the Ottoman Caliphate », Oriens, XV, 1962, p. 287-295 ; H. Inalcik, « Appendix : the Ottomans and the Caliphate », dans The Cambridge History of Islam, P.M. Holt, A.K.S. Lambton et B. Lewis, éds., vol. 1A, Cambridge, Cambridge University Press, 1970, p. 322.
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la fois le sultan, l’imam et le calife de son temps. Or il définit chacun de ces trois termes de la façon suivante : « Qu’entend-on par sultan, selon la cherî‘a, sinon celui à qui est prêté le serment d’allégeance, qui détient la puissance conquérante et la force de contraindre ? Qu’entend-on par l’imam, sinon le rôle de celui qui maintient la foi et gouverne le royaume de l’islam avec équité ? », et il poursuit par cette formule qui nous intéresse plus particulièrement ici : « Quant au calife, qui est-il, sinon celui qui ordonne le bien et interdit le mal ? ». Cette conception du calife comme mujtahid « décisionnel » aura son heure de gloire sous l’influence de l’illustre cheykh ul-islam Ebû Su‘ûd efendi qui sera mufti d’Istanbul de 1545 à 1574, sous les règnes de Soliman le Magnifique et de Selim II. Sa pensée se reflète dans les titres que s’octroient ces deux sultans dans les préambules de certaines grandes lois (kanun) qu’ils promulguent : ils s’y désignent tour à tour comme « calife du messager du Seigneur des mondes » (khalîfe-i resûl-i Rabb al-‘alemîn), « héritier du grand califat » (vâris al-khilafa al-kubra), « celui qui prépare la voie pour les préceptes de la cheri‘a évidente » (mumhid-i kavâ’id al-shari‘ al-mubîn), ou encore « celui qui rend manifestes les sublimes paroles de Dieu » (mazhar-i kelimât’illahi ulyâ), etc1. Cette conception du souverain interprète infaillible et metteur en oeuvre de la loi divine n’aura qu’un temps, et les sultans ultérieurs laisseront le monopole de cette exégèse aux oulémas jurisconsultes de leur empire. Des mécanismes d’identification et d’imitation Dans le même temps, le travail d’identification entre le sultan ottoman et les califes des temps anciens, se poursuivra par d’autres voies. Cette identification présuppose toujours, certes, comme une condition implicite, la prééminence de fait des Ottomans, mais elle ne se réduit pas à celle-ci. Elle représente autant d’élaborations spécifiques. Le processus d’identification est d’abord le fait des juristes et des chroniqueurs leur faisant écho, qui raisonnent par analogie sur les modes d’accession au trône des sultans ottomans, sur les conditions qu’ils ont à remplir et les devoirs à accomplir, en se basant sur les quelques écrits de l’époque classique, disponibles sur le califat. Les hauts dignitaires qui prennent sur eux de résoudre les problèmes successoraux rencontrés par la dynastie au début du XVIIe siècle, seront ainsi désignés comme « ceux qui lient et qui délient » (ashâb al- hall wa-l-‘aqd), c’est-à-dire qu’on emploie à 1 Ibid., p. 321.
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leur propos la formule appliquée à l’époque classique à ceux qui participent à l’élection d’un nouveau calife. De même encore, c’est en fonction des conditions d’aptitude au califat, telles qu’elles avaient été définies par Mawardi, al-Ghazali ou Bakillani que sera justifiée la seconde déposition de Mustafa 1er pour dérèglement mental en 1623. Voici comment le chroniqueur Hasan Beyzâde rapporte les considérations auxquelles se livrèrent le grand vizir et les hauts dignitaires civils et religieux en la circonstance : Il était manifeste que Sa Majesté Sultan Mustafa avait la tête faible. Il était non moins net et d’une clarté évidente, pareille à celle du soleil à l’heure de midi , qu’il n’était en aucun cas en mesure d’exercer le pouvoir ; en sorte que, petit à petit, les affaires de l’Etat et de la Religion se détérioraient ; que le contrôle et la conservation du royaume et de l’oumma n’étaient plus aussi bien assurés […] ; que, selon la loi, celui qui était installé au califat devait être en bonne santé mentale, droit, d’un pieux ascétisme et suivant la juste voie ; qu’il devait être en mesure de garder les défilés [donnant accès aux ]royaumes et aux pays [musulmans], de gérer les affaires et de résoudre les problèmes des croyants ; qu’il devait être sans pareil dans l’administration et la gestion ; et que, sinon, il n’était pas besoin de dire qu’il devenait impossible que les ordres fussent exécutés, que les émirs et les juges fussent nommés ; que les mariages et unions fussent conclus ; que les veuves et les orphelins reçoivent leur subsistance. Rester inactif et silencieux devant de telles questions serait une faute et favoriser la confusion entre l’interdit (harâm) et le licite (helâl)1.
Si on compare ce texte aux conditions d’aptitude au califat, telles qu’elles sont définies, par exemple, par Mawardi dans ses Ahkâm Sultâniyye, on retrouve aisément à quelles conditions le pauvre Mustafa était accusé de manquer : la première (« l’honorabilité avec toutes ses exigences ») ; la cinquième (« le jugement nécessaire pour administrer le peuple et gérer les affaires ») ; la sixième (« la bravoure et l’énergie nécessaires pour faire respecter le territoire musulman et pour combattre l’ennemi »)2. Un discours analogue sera tenu par le mufti Karatchelebizâde au sultan Ibrâhîm, avant la déposition de ce dernier en 1648 : « Par ton manque d’attention, tu as mis le monde en ruines », et il concluait : « ton califat n’est pas légal »3. L’identification ne reste pas limitée au discours extérieur des juristes, elle est intériorisée par les sultans eux-mêmes qui, jusqu’à un certain point du moins, imitent dans certaines circonstances solennelles, particulièrement lors des cérémonies d’avènement, les premiers califes. Ils se servent à cette fin des reliques qu’ils ont accumulées dans la partie fermée de leur palais de 1 N. Vatin et G. Veinstein, Le sérail ébranlé. Essai sur les morts, dépositions et avènements des sultans ottomans (XIVe-XIXe siècle), Paris, Fayard, 2003, p. 193. 2 Mawardi, Les Statuts gouvernementaux, trad. E. Fagnan, Alger, 1915. 3 Vatin et Veinstein, op. cit., p. 201.
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Topkapı1. Ibrâhîm revêt ainsi à son avènement le turban d’Omar. Le manteau du Prophète (khırqa-i sherîf) est l’objet d’une dévotion particulière : les sultans ottomans ne vont pas jusqu’à s’en revêtir dans les grandes cérémonies comme le faisaient les anciens califes2, mais l’un de leurs premiers gestes de souverains est d’aller « en pèlerinage », rendre des actions de grâce, dans la pièce où il est conservé, et ils s’en font accompagner en campagne, comme d’une sorte de palladion. Mehmed III l’avait ainsi emporté, lors de la campagne d’Eger (Erlau, 1596) et -fait exceptionnel- il était allé jusqu’à l’endosser au moment le plus critique de la bataille de Keresztes3. Mustafa II, face à une insurrection (1703), le garde à ses côtés. Résigné à abdiquer, il voit dans la relique une sorte de relais qu’il se déclare prêt à céder à son successeur, Ahmed III4. Soulignons que ce n’est jamais chez les « califes royaux » omeyyades et abbassides que les sultans ottomans vont alors chercher leur inspiration, mais exclusivement chez les califes « bien dirigés », les seuls légitimes, répétons-le, aux yeux des juristes qui font autorité dans leur empire. Au surplus, le lien qu’ils établissent entre eux et ces saints modèles, reste du domaine de l’implicite. Il n’est pas question de le prouver ni de le théoriser. La référence est de l’ordre de la métaphore et de l’incantation, comme lorsque les princesses de la dynastie sont comparées aux femmes de la « maison du Prophète » et honorées comme les Khadidja, les Fatima ou les A’icha de leur temps5; ou encore lorsque le Grand Moghol Chah Djahan, s’adressant au sultan Ibrâhîm en 1640, désigne, non sans complaisance, le prédécesseur de ce dernier, Murâd IV, comme « calife des quatre califes bien dirigés »6 ; ou, enfin, lorsque le chérif de La Mecque s’adresse à Ahmed III en 1729, comme à « celui qui resuscite les vertus des premiers califes »7. Sur ce mode, l’idée peut être entretenue, sans aborder de front les problèmes juridiques, historiques, théologiques posés par la légitimité des Ottomans, qu’ils sont bien les héritiers les plus vraisemblables des anciens califes. Un autre facteur semble d’ailleurs venir militer dans le même sens au cours du XVIIIe siècle : la montée en puissance de l’Occident et l’affaiblissement consécutif de l’islam. Face à cette évolution défavorable, à la décadence politique, morale et religieuse, qui l’accompagne, une nostalgie 1 J. de Hammer, Histoire de l’empire ottoman, trad. J.-J. Hellert, VIII, Paris, 1837, p. 186-188 ; T. Öz, Hırka-i Saadet dairesi ve Emanat-i Mukkadese, Istanbul, 1953. 2 Sourdel, art. cit., p. 973. 3 Hammer, op. cit., p. 186. 4 Vatin et Veinstein, op. cit., p. 295. 5 L. Peirce, The Imperial Harem. Women and Sovereignty in the Ottoman Empire, New YorkOxford, Oxford University Press, 1993, p. 163. 6 Arnold, op. cit., p. 161. 7 Farooqhi, op. cit., p. 211, n. 76.
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pour un passé prestigieux sur tous les plans, commence à se faire jour, en même temps qu’une volonté de réaction. La revivification d’un califat associé à la grandeur passée, devient un objectif à l’ordre du jour, et les Ottomans, aussi affaiblis qu’ils soient eux-mêmes dans le déclin général, apparaissent à certains comme les seuls capables de la mener à bien. C’est sans doute dans ce contexte (qui demanderait à être sondé de façon plus approfondie) qu’il faut placer la brochure de Musa el-Kudsî al-Khilvetî, écrite sous le règne de Mahmûd 1er (soit entre 1730 et 1754), intitulée « Le transfert du califat à la famille ottomane » (Hilâfetin al-i ‘Osmâna intikâli). Elle ne traite pas précisément du sujet annoncé, mais elle évoque du moins la prédication du cheykh ‘Abdalgani Nabulusî qui proclamait que les Ottomans allaient revivifier l’institution califale. Vers la même époque, le voyageur anglais J. Hanway prétendait qu’il était stipulé dans le traité ottomano-persan de 1727 : « The Grand Signior shall be acknowledged head of the Musselmen and the true successor of the Caliphs ». Cette allégation n’est aucunement confirmée par un examen du texte de ce traité, mais elle reste un témoignage que l’idée était alors bien dans l’air1.
L’innovation du traité de Kutchuk-Kaynardja (1774) Aucun des processus que nous venons de décrire ne donnait de fondement juridique au califat ottoman et ne suffisait donc à l’institutionnaliser. Tout au plus préparaient-ils les esprits à admettre comme possible une telle officialisation. Celle-ci fut le fait du traité ottomano-russe de Kutchuk Kaynardja de 1774, c’est dire que le califat ottoman fut reconnu en droit international avant de l’avoir jamais été positivement en droit ottoman (il n’ y apparaîtra, comme nous l’avons vu, que plus de cent après dans la constitution de 1876). C’est dire aussi que cette officialisation ne répondit pas directement à des raisons internes à la dynastie ni à l’islam, mais à des nécessités d’ordre diplomatique. De celles-ci vint le coup de pouce que les seules raisons internes n’avaient pas donné: il s’agissait de faire accepter au sultan ottoman l’indépendance de son ancien vassal, le khan de Crimée, laquelle ne faisait que préluder à l’annexion de la Crimée par la Russie qui fut en effet accomplie quelques années après. Cette amputation était quelque peu adoucie pour le sultan par le lien de nature purement religieuse qu’il conservait avec ses anciens sujets tatars en tant que calife. L’article 3 du traité stipulait en effet : Quant aux cérémonies de religion, comme les Tartares professent le même culte que les Musulmans et que S.M. le sultan est regardé comme le souverain 1 J. Hanway, The Revolutions of Persia II, Londres, 1762, p. 253 ; B. Lewis, The political language of Istam, Chicago, The University of Chicago Press, 1988, p. 135, n. 11.
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AUTOPORTRAIT DU SULTAN OTTOMAN EN CONQUÉRANT calife de la religion mahométane, ils se conduiront à son égard comme il est prescrit par les préceptes de leur loi.
Le califat ottoman était assurément reconnu, mais il apparaissait, en même temps, que les diplomates de Kutchuk Kaynardja l’avaient taillé sur un patron qui n’avait pas de précédent dans toute la longue histoire du titre. L’expression de « souverain calife de la religion mahométane » (en italien : Supremo Califfo Maomettano et en ottoman : Imam al-Mu‘minin ve halifat al-Muwahhidîn) était en elle-même une innovation. Le rôle dévolu à ce calife était également sans exemple. Il n’aurait pas le pouvoir d’investir les futurs khans de Crimée, sur le modèle des califes abbassides des derniers siècles, comme on l’avait compris du côté ottoman. Il exercerait seulement un droit de regard sur la nomination des grands oulémas dans le pays. Ce seront des prérogatives du même ordre qui seront accordées aux sultans-califes dans les traités du début du XXe siècle concernant les musulmans de BosnieHerzégovine, de Libye, de Grèce et de Bulgarie1. La conception du califat sortie des négociations de 1774 se ressentait du souci des négociateurs d’établir un parallélisme, au moins de façade, entre le droit de regard reconnu alors à la tsarine sur les sujets orthodoxes de l’Empire ottoman et celui dont disposerait le sultan sur les musulmans des territoires conquis par la Russie, à commencer par la Crimée. Plus largement, elle était marquée par la notion occidentale du partage entre le spirituel et le temporel, faisant du calife une sorte de pape musulman. D’Ohsson parlait en effet dans son Tableau de 1788 d’autorité sacerdotale du calife et désignait ce dernier comme le « Pontife des musulmans »2. On est d’ailleurs tenté de supposer un lien entre la reconnaissance du califat ottoman par le traité de Kutchuk-Kaynardja, et la légende de la transmission des droits dont d’Ohsson se fera l’écho quelques années plus tard : ce faux aurait été destiné à lever d’éventuelles réserves juridiques à l’égard de cette reconnaissance. Quant au califat « sans souveraineté », d’Abdulmedjid II, du 1er novembre 1922 au 3 mars 1924, ce fut l’ultime avatar de ce « califat spirituel » inventé à Kutchuk Kaynardja.
1 G. Noradounghian, Recueil d’actes internationaux de l’empire ottoman, I, 1300-1789, Paris, 1897, p. 322 ; Arnold, op. cit., p. 164-170 ; R. H. Davison, « ‘Russian Skill and Turkish Imbecility’ : the Treaty of Kutchuk-Kainardji Reconsidered », Slavic Review, 35,1976, p. 463483 ; Lewis, op. cit., p. 49-50. 2 D’Ohsson, op. cit., p. 215, 237, 252, 263.
III LE RÔLE DES TOMBES SACRÉES DANS LA CONQUÊTE OTTOMANE
En mémoire de Stéphane Yerasimos La réflexion à laquelle je vais me livrer sur le rôle des tombeaux dans la conquête ottomane est née de l’observation d’un aspect singulier qui se répète dans plusieurs phases de cette conquête. Je veux parler du fait qu’au moment où l’un des sultans ottomans conquiert une nouvelle province, on redécouvre pour lui ou du moins on remet à l’honneur à cette occasion le tombeau d’un saint personnage. Ce dernier avait été inhumé là, plus ou moins longtemps avant cette conquête et sa sépulture avait été par la suite occultée ou négligée. Je vais, pour commencer, m’attacher à quatre illustrations bien connues de ce phénomène.
Des conquêtes libératrices de tombes Mon premier cas est relié à la conquête de Constantinople par Mehmed II en 1453. Une tradition élaborée postérieurement aux faits et dont Joseph von Hammer se fait l’écho dans sa célèbre Histoire de l’Empire ottoman, veut que ce soit pendant le siège, donc avant même la conquête proprement dite, que les Turcs aient retrouvé, à l’extérieur des murailles de la ville, la sépulture d’Abû Ayyûb (Eyüp en turc), compagnon et porte-étendard du Prophète1. Ce dernier aurait péri là, lors d’une des tentatives des premiers conquérants arabes contre la capitale de l’Empire byzantin –tentative située, toujours selon la tradition, en 52 de l’Hégire (672). En fait, parmi les raids arabes contre Constantinople historiquement établis, le plus proche chronologiquement, est celui de Yazîd b. Mu‘âwiya, qu’il faut placer entre 47 et 49 de l’Hégire, soit
1 Joseph de Hammer, Histoire de l’Empire ottoman depuis son origine jusqu’à nos jours », trad. Jean-Jacques Hellert, II, Paris, 1835, p. 394-395.
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vers 667-669, avec cette réserve pourtant que le raid en question semble s’être arrêté, en réalité, sur la rive asiatique du Bosphore1. Des investigations historiques plus rigoureuses, menées sur cet épisode, apportent deux enseignements principaux : premièrement, c’est en fait après et non pendant la conquête de Constantinople, selon toute probabilité vers 1456-1457, qu’eut lieu « l’invention » du tombeau d’Eyüp auquel le conquérant ottoman consacra un mausolée, accompagné d’ailleurs d’une grande mosquée et d’un tekke de derviches, ce complexe étant appelé à devenir le célèbre lieu de pèlerinage pour les musulmans stambouliotes et pour l’ensemble des musulmans, et le lieu de sépulture, qu’on connaît encore aujourd’hui. D’autre part, il apparaît qu’il y eut en fait une controverse sur le véritable emplacement de la sépulture d’Abû Ayyûb, que Mehmed II avait fait rechercher par son maître spirituel, le cheikh Akşemseddîn. Si les uns optaient pour le lieu que retiendra finalement le sultan, situé au fond de la Corne d’Or et surplombant Istanbul, d’autres –et parmi eux, à ce que précisent certaines sources, les oulémas- considéraient que le véritable lieu de la mort et de l’inhumation du compagnon du Prophète, se trouvait à l’intérieur même de la ville. Plus précisément, ils le situaient dans un endroit que Paul Wittek, sur la base des descriptions fournies par les rares sources, identifiait avec l’enclave des Blachernes, au nord du palais byzantin du même nom, entre les murailles d’Héraclius et de Léon V. Cet emplacement désigné sous l’appellation de Pentapyrgion correspondrait à l’actuel quartier d’Ayvansaray (dont l’étymologie renverrait précisément, selon Wittek, à l’expression Ayyûb Ansârî). Pour apaiser les esprits, le successeur de Mehmed II, Bayezid II, aurait fait de ce second emplacement, écarté par le conquérant, un lieu saint secondaire, celui de l’inhumation du frère d’Abû Ayyûb et d’un grand nombre de ses compagnons, également voués au martyre. Il est d’ailleurs à relever que les deux endroits envisagés correspondaient l’un et l’autre à des lieux saints préislamiques : une ancienne fontaine sacrée dite de Saint Basile dans le cas d’Ayvansaray ; une ancienne chapelle chrétienne, probablement dédiée à Saint Côme et Saint Damien, dans celui du lieu finalement retenu, l’actuel sanctuaire d’Eyüp 2. La conquête de la Syrie par Selîm 1er en 1516, qui sera suivie l’année d’après par la conquête de l’Egypte, donne lieu à son tour à la construction 1 Marius Canard, « Les expéditions des Arabes contre Constantinople dans l’histoire et dans la légende », Journal Asiatique, CVIII, 1926, p. 68-77. 2 Paul Wittek, « Ayvansaray. Un sanctuaire privé de son héros », Annuaire de philologie et d’histoire orientales et slaves, XI, Mélanges Henri Grégoire III, Bruxelles, 1951, p. 505-526 ; reprint : in Paul Wittek, La formation de l’Empire ottoman, Variorum Reprints, 1982 ; A. I. Yurd et M. Kaçalın, Akşemseddin Hayatı ve Eserleri, Istanbul, 1994 ; Stéphane Yerasimos, « La ville ottomane de 1453 à la fin du XVIIIe siècle » in Gilles Veinstein, Marie-France Auzépy, Alain Ducellier, Stéphane Yerasimos, Istanbul, Paris, 2002, p. 175-176 .
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d’un mausolée, assorti d’une mosquée. Il s’agit cette fois du tombeau d’Ibn ‘Arabî dans le quartier de Salahiyya à Damas. L’emplacement de la tombe du grand mystique, mort à Damas, n’avait jamais cessé d’être connu. Mais le discrédit de ce penseur auprès des oulémas damascènes, sous l’influence du courant hanbalite et des critiques acerbes de cet autre penseur damascène que fut Ibn Taymiyya, explique que cette tombe avait été laissée à l’abandon et qu’elle était même, selon certains témoignages, recouverte d’immondices. C’est à son retour d’Egypte que Selîm avait entrepris, non sans paradoxe si l’on se place du point de vue des docteurs rigoristes de la place, d’honorer le « Sheyh al-Akbar », en édifiant sur ses restes un imposant complexe architectural1. Le lien entre conquêtes et édifications de tombeaux, réapparaît sous le règne suivant, celui de Soliman le Magnifique : lorsque celui-ci s’empare de Bagdad en 1534, arrachant cette ville à la domination des Safavides chiites, il n’a rien de plus pressé que de faire rechercher le tombeau du grand juriste Abû Hanîfa qui a donné son nom à l’école juridique dont les Ottomans, comme les autres dynasties turques, se réclamaient, ainsi que les restes de l’éminent docteur que les chiites avaient pillés et profanés. Nous apprenons que le grand imam étant apparu en songe au gardien du tombeau et lui ayant commandé de sauver ses restes de la profanation des hérétiques, ce dernier avait opportunément remplacé le corps du bienheureux par celui d’un infidèle, et l’avait déposé en lieu sûr. Ibrâhîm Pacha, grand vizir de Soliman, ayant informé son maître de cette bienheureuse circonstance, le sultan avait chargé un savant, le müderris Taşkun, de se mettre en quête de la sainte relique. Celui-ci annonce bientôt qu’à l’endroit qu’on lui avait désigné, les ouvriers avaient rencontré, en remuant la terre, un mur d’où s’était exhalée une forte odeur de musc –preuve sans équivoque que les restes de l’imam se trouvaient bien là et que le gardien du tombeau avait dit vrai. Soliman et son vizir se rendent alors sur place. Ibrâhîm retire de ses propres mains la pierre qui dissimulait l’entrée du mausolée. Les deux hommes descendent sous la voûte de l’édifice et découvrent par eux-mêmes les restes d’Abû Hanîfa. Toute l’armée se rend en pèlerinage au tombeau de l’imam et Soliman ordonne la construction d’une coupole au-dessus de ces restes, le mausolée ainsi édifié devenant un lieu de pèlerinage pour les sunnites de Bagdad et du reste de l’Irak2. Le quatrième cas que j’évoquerai enfin est celui du mausolée, accompagné d’un tekke de derviches, dédié à Umm Hizâm, épouse de ‘Ubâda 1 Cf. Ryad Atlagh, « Paradoxes d’un mausolée » in Mohammad Ali Amir-Moezzi, éd., Lieux d’islam. Cultes et cultures de l’Afrique à Java, Paris, 1996, p. 132-153. 2 Hammer, op. cit., V, Paris, 1836, p. 222-223.
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b. al-Sâmit, une parente du Prophète, sur les salines de Larnaca, à Chypre. Cette sainte femme passait pour être morte sur cette île, après être tombée du chameau ou bien du mulet sur lequel elle était montée, en prenant part à l’ expédition contre l’île de Mu‘âwiya, gouverneur de Damas, en 647, et pour avoir été enterrée sur place. Les troupes de Selîm II s’emparent de l’île en 1571, mettant fin à la longue domination chrétienne des Byzantins, des Francs de la dynastie des Lusignan, puis des Vénitiens. Plus ou moins longtemps après cet événement, à une date que je ne suis pas en mesure de préciser, ce complexe voit le jour, sous le nom de tekke de Hâla Sultân, et devient un lieu de pèlerinage pour les musulmans chypriotes1. Bien entendu, les cas que je viens d’énumérer, malgré des similitudes frappantes, ne sont pas entièrement assimilables les uns aux autres. Chacun de ces épisodes se situe dans un contexte historique particulier et est susceptible d’interprétations spécifiques. En relevant la tombe d’Abû Ayyûb et en préférant l’emplacement extérieur aux murailles à celui qui se trouvait à l’intérieur de la ville, Mehmed II, peut-on aisément imaginer, mettait en évidence qu’il avait réussi là où les compagnons du Prophète et les premiers conquérants arabes avaient échoué ; qu’il parachevait en quelque sorte leur œuvre et qu’il s’inscrivait ainsi dans la continuité de l’histoire la plus glorieuse et la plus sacrée. Selîm 1er, quant à lui, devait faire face à l’illégitimité foncière de la guerre impitoyable, entachée de pillages et de massacres, qu’il avait menée contre les Mameloukes, des musulmans sunnites comme lui et qui avaient les états de service les plus brillants pour la cause de l’islam dont ils avaient été le rempart, aussi bien contre les païens mongols que contre les croisés. Je formule ainsi l’hypothèse qu’en mettant à l’honneur la figure d’Ibn ‘Arabî que l’Etat ottoman, dès ses origines, avait placé au premier rang des docteurs, il cherchait à contrebalancer la réprobation qu’il s’était attirée de la part des oulémas syriens et égyptiens, en se revendiquant d’une autorité religieuse d’une inspiration différente, mais au moins aussi vénérable et légitime 2. Cette autorité, en effet, avait, par avance, justifié son action en prédisant la conquête ottomane des pays arabes et surtout de l’Egypte, dans un ouvrage de jafr qui annonçait, plusieurs siècles à l’avance, la fortune des Ottomans et le rôle,
1 Cf. A. C. Gazioğlu, The Turks in Cyprus, Londres, 1990, p. 279. 2 Ce qui se conçoit en tenant compte de la reconnaissance dont la doctrine d’Ibn ‘Arabî a fait l’objet très tôt et durablement de la part de la dynastie ottomane ; cf. Michel Chodkiewicz, « La réception de la doctrine d’Ibn ‘Arabî dans le monde ottoman » in Ahmed Yaşar Ocak, éd., Sufism and sufis in Ottoman society. Source-doctrine-rituals-turuq-architecture-literature-iconographyModernism, Ankara, TTK, 2005, p. 97-120.
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quasi messianique, de Selîm lui-même1. Il ne fait aucun doute que l’ouvrage en question, Al-shadjara al-nu’mâniyya fi l-dawla al-‘uthmâniyya, ne soit un faux. Précisément, peut-on supposer, son élaboration, du moins dans son noyau initial, fit partie de la même « entreprise idéologique » que l’érection du mausolée. De fait, on constate que la visite à ce mausolée compta désormais parmi les premiers devoirs des gouverneurs ottomans de Syrie nouvellement en poste ; que la mosquée qui le jouxtait devint une sorte de mosquée officielle du régime ottoman et, enfin, que plusieurs des gouverneurs ottomans, morts en fonction à Damas, furent inhumés dans le cimetière voisin, à proximité des restes du grand cheikh2. La réhabilitation du tombeau de Abû Hanîfa à Bagdad, symbolisait, de toute évidence, le rétablissement de l’orthodoxie sunnite dont ce juriste était la figure emblématique pour les Ottomans, dans l’ancienne capitale califale sur laquelle les Safavides avaient fait préalablement régner l’hérésie chiite. Quant à la tombe de Umm Hizâm à Chypre, elle était une manière de rappeler que l’île qui avait été successivement placée sous plusieurs dominations chrétiennes, avait été néanmoins, dans des temps lointains (entre le VIIe et le Xe siècle), dont, manifestement, le souvenir ne s’était pas effacé dans la mémoire musulmane, une sorte de condominium entre le calife et le basileus byzantin3. Ce point était d’importance pour les Ottomans puisque s’en prendre à Chypre n’était pas accomplir n’importe quelle conquête : ils n’avaient pu entreprendre celle-ci qu’en violant le traité (‘ahdnâme) qui les unissait aux Vénitiens et que les sultans successifs (en dernier lieu, Soliman le Magnifique, en 1540) avaient fait serment de respecter4. Destinée à apporter une solution à ce problème juridique et moral, la fetvâ émise par l’illustre mufti d’Istanbul, Ebû Su’ûd efendi, était fondée sur ce passé islamique de Chypre, qui, en dernière analyse, conférait tous les droits au sultan. Le préambule de la question posée à Ebû Su‘ûd, était formulé ainsi : une terre appartenait antérieurement au dâr al-islâm. Après un certain temps les viles infidèles l’ont envahie. Ils ont mis en ruines les collèges et les 1 Cf. Denis Gril, « L’énigme de la ∞aǧara al-nu‘mâniyya fi l-dawla al-‘utmâniyya attribuée à Ibn ‘Arabī » in Benjamin Lellouch et Stéphane Yerasimos, éds., Les traditions apocalyptiques au tournant de la chute de Constantinople , Paris, 1999, p. 133-151. 2 Cf. Henri Laoust, Les gouverneurs de Damas sous les Mamelouks et les premiers Ottomans (658-1156/1260-1744), traduction des Annales d’Ibn Ş‚l‚n et d’Ibn Ğum‘a, Damas, 1952. 3 Encyclopédie de l’Islam 2, t. V, art. « ƒubru◊ », p. 301-302. 4 Texte de la capitulation (‘ahdnâme) de 1540 dans laquelle Soliman le Magnifique prête serment à deux reprises de respecter les possessions vénitiennes, in Mehmed Tayyib Gökbilgin, « Venedik Devlet Arşivindeki Vesikalar Külliyatında Kanunî Sultan Süleyman Devri Belgeleri », Belgeler, I, 2, juillet 1964, Ankara, 1965, p. 121-128.
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AUTOPORTRAIT DU SULTAN OTTOMAN EN CONQUÉRANT mosquées et les ont vidés. Ils ont rempli les chaires et les galeries des marques de la mécréance et de l’erreur, avec l’intention de faire insulte à la religion de l’islam, en se livrant à toutes sortes de mauvaises actions. Sa Majesté le pâdichâh, refuge de la Religion, a décidé, comme le requiert la protection de l’islam, d’enlever le pays en question des mains des Infidèles méprisables et de l’annexer au dâr al-islâm.
A cette occasion, ce manquement au serment était justifié par le fait que des édifices musulmans avaient existé autrefois sur cette île et que les mécréants qui l’avaient dominée par la suite les avaient profanés. L’honneur de l’islam devait donc, en l’occurrence, l’emporter sur toute autre considération. Le Prophète en avait donné lui-même l’exemple en rompant deux ans après le pacte qu’il avait conclu avec les Infidèles de la Mecque, dans la sixième année de l’Hégire, quand l’intérêt supérieur de l’islam l’avait exigé. Dans sa réponse, le mufti affirmait qu’il n’y avait aucun obstacle à rompre avec Venise ce qui n’avait jamais été qu’une trêve, dès lors que l’islam en tirait bénéfice. Ainsi la tombe de la tante du Prophète pouvait être considérée comme un exemple privilégié de ces vestiges musulmans qu’il fallait relever et préserver des profanations des Infidèles1. Les cas de tombes redécouvertes et honorées à l’occasion d’une conquête ne s’arrêtent pas à l’énumération qui précède. D’autres exemples seraient certainement à citer et il conviendrait d’ailleurs d’en dresser une liste plus complète. Peu importe d’ailleurs que ces épisodes correspondent à des faits réels ou qu’il s’agisse de légendes forgées après coup. Dans les deux cas, les mêmes croyances sont à l’œuvre, qu’il s’agit pour nous de tenter de cerner. Le voyageur Evliyâ Çelebi, grand collecteur de mythes et introducteur incomparable aux mentalités ottomanes, rapporte ainsi un fait, s’inscrivant dans la même ligne que les précédents, qui n’a rien d’invraisemblable dans son principe, mais qui, cependant, est ignoré des chroniqueurs contemporains, et pourrait bien n’être qu’une invention postérieure. Lors de sa « campagne de Moldavie » (Sefer-i Karabogdan) de 1484, Bâyezîd II aurait redécouvert à Babadagh la tombe de Sarı Saltuk, guide des Turcs établis en Dobroudja à l’époque des Seljoukides de Rûm. Le saint lui serait alors apparu et, dans une prophétie qui n’est pas sans rappeler celle attribuée à Ibn ‘Arabî dans la shadjara, il lui aurait annoncé qu’il allait conquérir les deux cités moldaves de Kili (Chilia) et Akkerman (Cetatea Albă)- ce qu’il fit en effet peu après-, 1 Sur la fetvâ d’Ebû Su’ûd, cf. M. Ertuğrul Düzdağ, Şeyhülislâm Ebussu’ûd Efendi fetvaları Işığında 16. Asır Türk Hayatı, Istanbul, 1983, n°478, p. 108-109 ; Colin Imber, Ebu’s-Su‘ud. The Islamic Legal Tradition, Edinburgh, 1997, p. 84-85.
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mais, également, qu’il reviendrait à ses fils de posséder La Mecque et Médine1. A côté des différences qui sont à relever entre les diverses situations que nous venons d’énumérer et des significations particulières qu’il convient d’accorder à chacune d’entre elles, le lien quasi automatique entre l’investissement d’un nouveau territoire et la remise en valeur d’un tombeau renvoyant aussi bien à l’histoire qu’à la légende, est en tout état de cause le point commun à tous ces épisodes. A chaque fois, le nouveau territoire dont s’empare le conquérant n’apparaît pas comme un territoire vierge, un désert du point de vue de la foi, pénétré uniquement de mécréance ou d’hérésie. Recélant au contraire en son tréfonds la dépouille d’un saint personnage, plus ou moins illustre, il portait déjà en lui le germe sacré du salut ou de la réhabilitation sous le règne de la vraie foi. Ce saint mort apparaît ainsi, rétrospectivement, comme le précurseur du conquérant, et celui-ci à son tour n’est pas une génération spontanée bâtissant ex nihilo : il lui revient de parachever l’œuvre que le premier n’avait fait qu’amorcer. Il n’est pas en position de novateur mais bien de continuateur.
Des tombes prometteuses de conquêtes On aurait pu faire l’hypothèse que l’épisode d’Eyüp, eu égard à la portée exemplaire de la conquête de Mehmed II, avait pu servir de modèle aux initiatives similaires ultérieures Mais sans nier l’influence qu’il a pu avoir, il faut bien constater qu’il avait eu lui-même des précédents comparables. D’autres traditions liées à la conquête ottomane ou plus largement à la conquête turque, offrent en effet l’intérêt de nous ramener en amont et de nous présenter des faits analogues susceptibles d’éclairer la signification des divers événements que nous venons d’évoquer. Dans le Danishmendnâme, épopée rédigée au XIVe siècle pour relater ses hauts faits, Gâzî Melik Danishmend, l’un des conquérants de l’Anatolie, fondateur d’une principauté turkmène au centre de la péninsule, voit le Prophète lui apparaître en songe, pour lui tenir ces propos : Maintenant, il te faut mourir […] A ton réveil, tu devras quitter tes compagnons […] Ils devront t’enterrer. Il faut que ton corps reste ici […] Les mécréants reprendront ces régions […] C’est pour cela que tu dois être enterré ici […]. Il faut que ta tombe soit érigée dans ce pays, car les musulmans le 1 Cité par Machiel Kiel, « Ottoman Urban Development and the cult of a heterodox Sufi Saint : Sarı Saltuk Dede and Towns of Isakçe and Babadağ in the Northern Dobrudja » in Gilles Veinstein, éd., Syncrétismes et hérésies dans l’Orient seldjoukide et ottoman (XIVe-XVIIIe siècle), Paris, 2005, p. 291.
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AUTOPORTRAIT DU SULTAN OTTOMAN EN CONQUÉRANT reprendront […] et sur tes cendres on érigera un mausolée. Ce miracle se produira parce que tu resteras ici : tout ce pays deviendra musulman !1.
De ce texte saisissant, il ressort que la présence des restes d’un saint musulman en terre infidèle est – quelles que puissent être les entreprises des mécréants par la suite - le gage d’une islamisation future de cette terre : cette inhumation comporte en elle-même, sous forme matérielle, l’annonce et comme la prophétie d’un triomphe futur de l’islam. Ce triomphe se marquerait par l’érection d’un mausolée sur la tombe qui avait été préalablement cachée pour éviter les profanations des Infidèles. Un épisode relatif aux premiers pas des Ottomans en Europe se conformera à son tour au schéma ainsi tracé. Il se rapporte aux derniers moments, en 1356, de Süleymân pacha, fils d’Orhan, conquérant de Gallipoli et chargé par son père d’étendre le beylik en Europe. Selon la chronique anonyme publiée par Giese, avant de mourir, Süleymân demande à ses compagnons de l’enterrer sur place (et non de transporter sa dépouille à Bursa où se fixera la nécropole dynastique), mais de telle façon que les mécréants ne risquent pas de profaner sa tombe. Celle-ci doit donc rester dissimulée. De fait, peu après la mort de Süleymân, des mécréants arrivent par mer du côté de Kavaktuzla et avant qu’une lutte acharnée ne s’engage entre mécréants et musulmans, les seconds cachent le cercueil sous un mur et accumulent des pierres, de manière à rendre la tombe invisible. Les chroniques rapporteront ensuite comment Murâd 1er, après être devenu en mesure de traverser pour la première fois les Dardanelles, soit dans l’hiver 1376-1377, en un temps où la Thrace était passée sous domination musulmane, accomplit un pèlerinage sur la tombe de celui qui avait été le premier membre de la dynastie à mettre le pied sur la terre de Roumélie. Cette démarche impliquait qu’il ait, vingt ans après, « retrouvé » la tombe de son frère (on ne nous fournit pas de détails sur le déroulement de cette « réinvention »). Mme. I. Beldiceanu-Steinherr concluait- reprenant les allégations de certains chroniqueurs- que, en dépit de l’attribution à Orhân dans la version conservée de l’acte de fondation, c’était Murâd 1er et non Orhân, qui, à la suite de ce pèlerinage, avait fait édifier le mausolée de Süleymân à Bolayır et institué le legs pieux destiné à son entretien 2. Le motif de la tombe musulmane cachée, prometteuse de conquête, que nous venons de rencontrer dans deux épisodes, au croisement, de l’histoire et de la légende, se retrouvera encore dans un contexte, cette fois 1 Irène Mélikoff, La geste de Melik Dânişmend ; Etude critique du Dânişmendnâme, II, Paris, 1960, p. 450. 2 Irène Beldiceanu-Steinherr, Recherches sur les actes des règnes des sultans Osman, Orkhan et Murad I, Munich, 1967, p. 135-140.
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purement légendaire, lié au thème de la « Pomme d’or » ou « Pomme Rouge »1. Dans des expressions populaires de ce thème, la conquête ultime des Turcs que symbolise la Pomme d’or a eu, comme il se doit, dans les époques antérieures, un précurseur dont la tombe, isolée en terre infidèle, attend, non plus l’arrivée d’ un champion particulier (on n’est plus à l’époque où les sultans ottomans menaient leurs troupes en personne vers la victoire), mais, plus généralement et anonymement, celle des armées musulmanes qui viendront l’honorer comme il convient. Le plus ancien texte connu relevant de cette tradition, est une lettre de 1662, présentée comme ayant été adressée à ses proches par un soldat des marches hongroises de l’empire, rentré de captivité chez les chrétiens2. L’auteur qui dit avoir été retenu prisonnier « à la Pomme d’or », y mentionne, entre autres éléments faisant partie de la description merveilleuse de la cité, au cœur de celle-ci, la présence du mausolée d’un certain Kâsım voyvoda. Ce dernier a pour origine un personnage historique : le chef de forces irrégulières ottomanes, chargé des raids en profondeur, lors de la campagne européenne de Soliman en 1532, connue sous le nom de « campagne d’Allemagne » (sefer-i Alaman) – une expédition marquée par des opérations en Hongrie, mais également des raids en Styrie lancés par le sultan qui avait campé devant Graz. Selon la chronique anonyme publiée par Friedrich Giese, pris au piège par des forces habsbourgeoises, il fut tué. Parmi les douze mille compagnons qui lui sont prêtés, certains connurent le même sort ; d’autres ne furent que blessés3. Personnage beaucoup plus modeste que les autres « précurseurs » que nous avons passés en revue, Kâsım voyvoda n’en est pas moins un martyr tombé en terre infidèle, et il devient le héros des irréguliers et des troupes des marches hongroises de l’empire. D’ailleurs, pour embellir sa statue, la tradition a préféré lier son martyre à un événement plus emblématique que la campagne de 1532, le siège de Vienne de 1529, comme on le constate, chez Evliyâ Çelebi notamment. D’ailleurs, sur ce même point de départ, l’auteur développe encore davantage le thème d’une présence musulmane au cœur des terres infidèles : il évoque la présence sur le versant des Alpes (Alaman dağı) d’une cité musulmane, peuplée par les descendants des compagnons rescapés de Kâsım voyvoda. Comme le note. S. Yerasimos, « le thème sert à entretenir
1 Mise au point et riche bibliographie chez Stéphane Yerasimos, « De l’arbre à la pomme : la généalogie d’un thème apocalyptique » in Benjamin Lellouch et Stéphane Yerasimos, éds., op. cit., p. 153-192. 2 Cf. Orhan Şaik Gökyay, « Kızıl Elma üzerine », Tarih ve Toplum, n° 27, 1986, p. 9-10. 3 Friedrich Giese, éd., Tevârih-i âl-i Osman, Breslau, 1922, p. 140-141.
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l’espoir de retrouver les disparus, et, pose, en même temps, implicitement un jalon de la conquête »1. Le même Kâsım réapparaît dans un autre texte, de même nature, mais de onze ans postérieur : une lettre envoyée par un prisonnier retenu dans la forteresse de Vienne, ville expressément assimilée à la Pomme Rouge, et parvenue à la caserne de Chypre, le 6 novembre 1673 (soit quelque dix ans avant le second siège de Vienne)2. Kâsım voyvoda y est devenu Kâsım dede, c’est-à-dire qu’il a été doté d’un titre de derviche, plus particulièrement de derviche bektachi. Lors du siège de Vienne par Soliman le Magnifique en 1529, après que ce sultan eut eu en rêve une vision lui ordonnant de sacrifier 40 000 martyrs, il se porte candidat en déclarant à son souverain : « Commande ton serviteur Kâsım dede. Donne lui quarante mille hommes ; nous tomberons en héros pour la religion évidente ». Kâsım et ses braves tombent en effet à la Pomme Rouge après avoir affronté les mécréants. A côté de la forteresse de Vienne se trouve un couvent « avec une église à sept mille sept cents coupoles [soutenues par] quatorze mille trois cents colonnes de marbre […]. Le mausolée de Kâsım dede se trouve sous la coupole principale […] C’est là que coule [le fleuve nommé] Danube. Cette coupole principale qu’on appelle La Pomme Rouge a la forme d’une pomme en or ; elle pèse quatrevingt-quatre kantar ; c’est la raison pour laquelle on l’appelle la Pomme Rouge ».
Par ailleurs, sur les quarante mille martyrs, quarante qui avaient demandé l’amân, avaient été laissés en vie. Les mécréants leur donnèrent quarante filles en mariage et ils sont à l’origine de la population d’une ville musulmane qui a grandi « au pied de la Pomme Rouge ». Elle compte « soixante-dix grandes mosquées aux minarets de pierre et un millier de petites mosquées ». C’est une ville prospère et renommée, mais la population souffre néanmoins car les mécréants de la région lui imposent un lourd tribut. L’auteur de la lettre en conclut : « Puisse Dieu le Très-Haut, par sa pitié pour le peuple de l’islam et par son affection pour ses Prophètes, les délivrer [de cette charge] ». Ces lettres de captifs nous paraissent expliciter ce qui était resté implicite dans les instructions funéraires relatives à Melik Danişmend ou à Süleymân Pacha : dans les premières, la tombe musulmane enfouie en territoire infidèle constituait une « promesse », une « prophétie » de la conquête islamique définitive du territoire. Dans les secondes, elle est une incitation à partir en campagne et à conquérir. L’obligation militaire est sans 1 Stéphane Yerasimos, art. cit., p. 185. 2 Pertev Naili Boratav, « La légende de la Pomme-Rouge et du Pape-de-Rome » in Le cuisinier et le philosophe. Hommage à Maxime Rodinson, Paris, 1982, p. 128.
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doute, de manière générale, un impératif religieux, mais l’impératif religieux est ici plus spécifique dans la mesure où il s’agit de mettre une tombe musulmane à l’abri des souillures des infidèles, et également, par l’adjonction du thème des quarante rescapés faisant souche, de délivrer une ville musulmane des avanies et de l’oppression des infidèles. Le lien entre tombe enfouie et idéologie de la conquête est particulièrement net dans le cas où l’on constate, comme nous venons de le voir, une identification entre la Pomme Rouge, objectif ultime des armées ottomanes, et la coupole du mausolée de Kâsım dede à Vienne. Dans la phase suivante du processus, celle de la conquête proprement dite, le sens de cette conquête est radicalement transformé : il ne s’agit plus d’un commencement absolu, d’une « ouverture » (ce qu’implique pourtant le terme arabe de feth employé pour exprimer la notion), et surtout pas d’une action purement offensive. Il s’agirait plutôt – plus ou moins nettement selon les cas- d’une reconquête et en tout cas d’une action fondamentalement défensive. A chaque fois, il y a eu un ou des précurseurs et il s’agit de délivrer leur tombe, ainsi que, le cas échéant, d’affranchir leur progéniture. Reprenons la liste des différents martyrs-précurseurs que nous avons rencontrés en cours de route. Gazi Melik Danishmend est le précurseur des différents chefs turkmènes qui élimineront progressivement toute domination chrétienne de l’Anatolie pour intégrer ce pays au « domaine de l’islam ». Süleymân pacha est le précurseur de son frère Murâd qui se rend maître de la Thrace et des autres membres de la dynastie qui s’empareront d’une grande partie de l’Europe. Abû Ayyûb, porte-étendard du Prophète, mort lors d’un des sièges arabes de Constantinople, dans les premiers temps de l’islam, est le précurseur de Mehmed II. Sarı Saltuk, chef spirituel des premiers Turcs venus d’Anatolie pour s’installer en Dobroudja, est le précurseur de Bâyezîd II dans ces régions du Bas- Danube. Il peut sembler plus paradoxal de présenter Ibn ‘Arabî à la fois comme un martyr et comme un précurseur de Selîm 1er en Syrie. Il faut cependant tenir compte d’une part des attaques dont il avait été l’objet de la part des oulémas damascènes, de son vivant et post mortem, si bien que sa tombe, quoique en terre musulmane, avait été négligée et même insultée. Il faut se rappeler d’autre part que tout Espagnol qu’il fût par sa naissance à Murcie, le grand maître soufi pouvait, dans une certaine mesure, être présenté comme anatolien et comme lié à la dynastie seldjoukide dont les Ottomans se voulaient les successeurs : non seulement il avait en effet séjourné à Konya, mais c’était la ville du principal de ses disciples, Sadr alDîn Konevî qui était aussi son beau-fils (Ibn ‘Arabî avait épousé sa mère) ; or
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Konevî, à en croire l’affirmation catégorique d’Evliyâ Çelebi, était un descendant des Seldjoukides1. Quant à Abû Hanîfa, grand docteur sunnite et fondateur d’une des quatre écoles juridiques orthodoxes, il pouvait être considéré comme précurseur des conquérants de Bagdad en 1534, Soliman le Magnifique et son très influent vizir, Ibrâhîm pacha (dont le rôle est soigneusement mis en valeur dans les récits de redécouverte de la tombe) dans la mesure où ces derniers, en conquérant l’ancienne capitale abbasside, la rendaient précisément à l’orthodoxie sunnite dont l’illustre juriste avait été un pilier. On pouvait voir enfin dans la tante du Prophète tombée à Chypre une figure annonciatrice de la soumission définitive de l’île à l’islam à travers les défaites des garnisons vénitiennes devant les faits d’arme de Selîm II ou, plus exactement, de ses généraux.
Un mode de légitimation et d’islamisation Interrogeons-nous pour finir sur la raison d’être d’un phénomène aussi récurrent : pourquoi faut-il que chaque conquête (ou du moins de nombreuses conquêtes) soit accompagnée de l’ « invention » (au sens propre ou au sens figuré) de la tombe d’un précurseur de cette conquête ? On ne saurait écarter dans l’explication la simple force de l’imitation et le conformisme qui s’ensuit. Ne constate-t-on pas, à propos de nombreux rites monarchiques ottomans qu’il suffit souvent qu’un souverain ait accompli, sous l’effet du hasard ou du moins d’un contexte particulier, tel acte dans telles circonstances, pour que celui-ci ne tarde pas à entrer dans l’ « antique coutume ottomane » et à devenir pour ses successeurs un exemple à reproduire de toute nécessité ? Cette explication par l’exemple et l’effet de répétition n’est cependant, de toute évidence, pas suffisante. Elle ne va pas au fond des choses. A l’arrière-plan de ces manifestations diverses, on peut déceler en effet un seul et même schéma, une sorte d’archétype primitif dont il serait intéressant de rechercher des confirmations dans des modes archaïques d’appropriation du territoire, liés à l’organisation tribale et au nomadisme : un groupe n’est légitimement maître d’un territoire donné que s’il s’agit du territoire de ses ancêtres et plus spécialement de son ancêtre mythique, le cas échéant éponyme. La présence de la tombe de cet ancêtre (incarné, comme nous l’avons vu, à travers des avatars variés) sur ce territoire 1 « Konevî ise âl-i selçukiyân asrında zuhûr edüb Muhyiddîn ü’l-‘Arabî’nin üveği evlâdıdır » ; Evliyâ Çelebi Seyâhatnâmesi, Orhan Şaik Gökyay, éd., I, p. 270. Le passage avait été omis dans l’édition ancienne d’Istanbul.
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apporte la preuve du bien fondé de cette revendication. Telle est du moins l’hypothèse à laquelle nous sommes conduit, face à ces comportements invariables et récurrents. Elle reste à approfondir. D’autre part, le schéma primitif dont nous postulons l’existence est transcrit de toutes façons dans des termes islamiques ou, plus exactement, dans les termes de l’islam turco-ottoman. Cette transposition islamique enrichit le schéma de nouvelles conséquences et de nouvelles significations. Si l’invention des tombes est, de toute évidence, une manière de légitimer la conquête, comment, plus précisément, la légitime-t-elle ? Elle fait de la conquête un devoir de piété vis-à-vis d’un saint, voire d’un simple martyr musulman envers qui la solidarité s’impose à tout croyant. De manière plus générale et plus précise aussi, au regard du droit musulman, cette tombe (et à plus forte raison les mosquées et les minarets qui l’accompagnent, comme dans le cas de la légende de la ville de l’Alaman dağı) sont autant de preuves que le pays où ils se trouvent a appartenu à un moment donné à l’islam. Or cette appartenance, fût-elle partielle, fût-elle éphémère, constituait en elle-même un fait irréversible. La conquête permettait ainsi de préserver les vestiges islamiques de la profanation et d’empêcher ce scandale : admettre que ce qui avait appartenu à l’islam ne lui appartienne plus. La présence d’antécédents faisait qu’on pouvait appliquer à toutes les conquêtes que nous avons évoquées l’argumentation que donnait Ebû Su‘ûd efendi dans la fetvâ célèbre que nous avons citée plus haut, pour justifier non seulement la conquête ottomane de Chypre, mais la violation du ‘ahdnâme accordé à Venise, que représentait cette entreprise1. Mais constater comme nous sommes en train de le faire que les Ottomans éprouvaient le besoin de justifier leur appropriation d’un territoire par des antécédents islamiques, c’est reconnaître aussi que d’autres raisons qu’on aurait pu croire a priori suffisantes, ne l’étaient pas véritablement. Ainsi le seul fait d’étendre, par l’adjonction d’un territoire neuf le dâr al-islâm au détriment du dâr al-harb, ne suffisait pas à légitimer une conquête. De même le pur droit de conquête, le droit du glaive, indépendamment de toute considération religieuse, dont on voit des gouvernants ottomans se faire les champions dans certaines circonstances (par exemple, en face d’émissaires habsbourgeois venus plaider à la Porte les droits de leur maître sur la Hongrie2) , n’était pas suffisant non plus. Or cette double constatation indique 1 Düzdağ, ibid. L’idée que Chypre avait été anciennement musulmane apparaît dans quelques écrits et propos des gouvernants ottomans du moment ; cf. la lettre de Selîm II à la population d’Andalousie in Abdeljelil Temimi, Le gouvernement ottoman et le problème morisque, Zaghouan, 1989, p. 19-22 ; Michel Lesure, « Notes et documents sur les relations vénétoottomanes, 1550-1573, II », Turcica, VIII/1, 1976, p. 134-135. 2 Joseph de Hammer, op. cit., V, p. 106-107, 192.
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bien que les Ottomans ne se meuvent pas dans l’univers autiste d’un djihâd radical ou de la simple application du droit du glaive. Ils prennent en considération un monde plus complexe où les droits respectifs des différents partenaires entrent en concurrence et où chacun doit défendre les siens au moyen d’un argumentaire plus sophistiqué. Dans cet argumentaire le principe d’antécédence joue un rôle fondamental. Pourtant, sa valeur, en l’occurrence, ne relève pas tant du droit du premier occupant (un principe universel valable aussi bien pour les infidèles que pour les musulmans) qu’au caractère irréversible de toute emprise islamique (un principe qui ne vaut cette fois que pour les musulmans, mais dont ces derniers entendent imposer la reconnaissance à tous les autres). Cette réalité générale est bien illustrée dans le cas d’un problème particulier qui surgit en 1542-1543 dans les steppes du nord de la mer Noire. Il s’agit en la circonstance, pour les émissaires du sultan Soliman, de tracer une frontière entre les possessions de la Pologne - Lithuanie d’une part et des Ottomans et Tatars d’autre part, dans cette région. Soliman fait cette remarque significative au roi de Pologne, Sigismond-Auguste, dans la lettre qu’il lui adresse à cette occasion : dans les limites de la frontière en question [celle dont ses propres négociateurs préconisent le tracé] sont incluses les sépultures d’un grand nombre de personnes appartenant au peuple de l’islam ainsi qu’un grand nombre de vestiges de mosquées et de medrese. Ces éléments prouvent que cette frontière est la bonne1.
Moins expressément affirmé, le recours aux morts à des fins de revendication territoriale, reste cependant probable dans d’autres épisodes fameux. Lors de sa campagne serbe de 1455, après la prise de Novo Brdo, à un moment où la région est définitivement rattachée aux territoires ottomans, Mehmed II va camper sur le site de la bataille de Kossovo, à l’endroit même où fut assassiné son ancêtre, Murâd 1er, en 1389. Là, rapporte Neşrî, il fit des aumônes et des dons pour l’âme de son aïeul, tombé en martyr. Sur ce même site sera édifié un martyrium (meşhed), dont la date de construction nous est inconnue, mais dont l’existence est attestée, à partir du début du XVIe siècle2.
1 Cf. Gilles Veinstein, « L’occupation ottomane d’Očakov et le problème de la frontière lithuanotatare » in Chantal Lemercier-Quelquejay, Senders E. Wimbush, éds., Passé turco-tatar, Présent soviétique. Etudes offertes à Alexandre Bennigsen, Louvain-Paris, 1986, p. 123-155, en part., p. 147. Etude republiée dans le présent volume. 2 Neşri, Kitâb-i Cihân-nümâ, F. R. Unat et M. A. Köymen, éds., II, Ankara, 1987, p. 720.
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De la même façon, un autre martyrium qui ne fut pas édifié sur le moment et dont la date exacte d’érection nous échappe encore (la plus ancienne mention repérée à ce jour est du 17 mars 1576), le türbe marquant l’emplacement du décès de Soliman le Magnifique en 1566, durant le siège de Szigetvàr, aura vraisemblablement correspondu au souci d’étayer la légitimité de la présence ottomane sur ce territoire hongrois qui restera toujours contesté1. Ces tombes retrouvées, comme ces tombes (ou ces cénotaphes) érigés après coup qui, les uns comme les autres, ont pour rôle de perpétuer le souvenir d’un événement fondateur, apparaissent ainsi comme les instruments d’une légitimation dont le besoin se fait sentir dans un contexte donné. Mais il reste à se demander pourquoi ce mode de légitimation jouit d’une faveur si éclatante. La réponse est certainement à chercher dans la place tenue par le culte des tombeaux, sinon dans la doctrine musulmane (à toutes les époques, les docteurs un tant soit peu rigoristes ne cessent de dénoncer les pratiques et les croyances proprement magiques qui les fondent comme une déviation), du moins dans la vie religieuse effective des populations musulmanes, notamment turques. Pour mesurer cette place, il suffit de lire les récits de voyageurs ottomans, qu’il s’agisse de Seydî ‘Alî Re’îs2, d’Evliyâ Çelebi ou d’autres moins célèbres. On y constate que le passage à travers les différents villes et bourgs du dâr al-islâm s’accompagne immanquablement de visites aux tombeaux des saints, bienheureux et autres pieux personnages de toutes époques, qui peuvent s’y trouver (Soliman lui-même, avançant vers Bagdad, ne s’était-il pas arrêté en route, à Konya, sur la tombe de Mevlânâ ?). Bien souvent, ils n’ont rien de plus important ou rien d’autre à dire sur un lieu donné que de mentionner les morts illustres qui y sont enterrés. Il n’est, si l’on ose la formule, de tourisme que funéraire et donc que religieux. Dès lors, les redécouvertes de tombes sont susceptibles d’un autre type d’interprétation (nullement exclusif du souci de légitimation) : comment mieux favoriser l’islamisation ou la ré-islamisation d’ un territoire conquis qu’en donnant la possibilité aux musulmans qui s’y trouvent ou qu’on y établit, non seulement de le dominer (ce qu’implique la conquête) mais d’y trouver un aliment à leur foi ou un ferment d’orthodoxie ? Sans doute doit-on y construire ou y rétablir des mosquées ou des medrese, mais cela ne suffit apparemment pas — sinon à l’accomplissement des devoirs religieux, du 1 Cf. Nicolas Vatin, « Un türbe sans maître. Note sur la fondation et la destination du türbe de Soliman le Magnifique à Szigetvár », Turcica, XXXVII, 2005, p. 9-42. 2 Cf. Seyyidi ‘Alî Re’îs, Le miroir des pays. Une anabase ottomane à travers l’Inde et l’Asie centrale, trad. et notes de Jean-Louis Bacqué-Grammont, Arles 1999.
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moins à l’exercice de la piété. Pour qu’un pays cesse d’appartenir au bilâd alkufr et soit pleinement intégré au dâr al-islâm, il faut qu’il offre des saints à y vénérer et donc des tombeaux où puiser leur baraka. Telle pourrait être une autre fonction de ces tombeaux sacrés que les conquérants ottomans, et probablement d’autres conquérants musulmans de la même manière, prennent tant de soin à retrouver et à honorer sur les terres où ils entrent en vainqueurs.
IV RETOUR À SALIHIYYA LE TOMBEAU D’IBN ‘ARABÎ REVISITÉ
Un mausolée paradoxal ? La mosquée et le mausolée d’Ibn ‘Arabî dans le quartier (un exfaubourg) Sâlihiyya (« le quartier des pieux »), sur le flanc du Mont Qasiyûn, est un haut lieu spirituel et l’ une des curiosités architecturales de Damas. Ces édifices sont ottomans, remontant à la conquête du pays par le sultan Selîm 1er. Une inscription dédicatoire le rappelle en citant la date hégirienne de 924 (1518). L’illustre philosophe et mystique, le cheikh al-akbar, comme l’ont désigné ses disciples, Muhyi’l-Dîn Ibn al-‘Arabî, avait vécu plusieurs années à Damas et y était mort en 1240. il avait alors été enterré dans ce lieu, dans ce qui était le cimetière familial d’un grand kâdî de la ville, Ibn Zakî. Par la suite, en raison de l’hostilité des fuqahâ locaux, influencés par cet autre Damascène illustre que fut Ibn Taymiyya (1263-1328), contre les doctrines du maître soufi, cette sépulture avait été délaissée. S’y rendre en pèlerinage ne pouvait que paraître suspect. Dès lors, la décision prise par le conquérant de rendre des honneurs éclatants à un mort du passé que réprouvait le peuple conquis, du moins ses élites savantes, a de quoi surprendre. Dans un article riche et séduisant, paru en 1996 – auquel nous ne manquerons pas de faire des emprunts –, M. Ryad Atlagh a parlé de« paradoxes » à ce sujet1. Après avoir expliqué comment les Ottomans avaient fait de ce cheikh une sorte de saint patron, il poursuit : « on peut se demander pourquoi cette dynastie a choisi un saint controversé et considéré par la majorité des docteurs de la loi comme hérétique » 2. C’est sur la question des motivations de Selîm que nous voudrions revenir à notre tour, pour conclure, comme on va le voir, que si paradoxes il y a, ils ne sont qu’apparents.
1 Ryad Atlagh, « Paradoxes d’un mausolée » dans Lieux d’Islam, Muhammad Ali Amir-Moezzi, éd., Paris, Autrement, 1996, p. 132-153. 2 Ibid., p. 148.
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Revenons, pour commencer, sur la chronologie des faits, telle qu’elle a été reconstituée par M. Atlagh, notamment sur la base de plusieurs ouvrages d’Ibn Tûlûn (m. en 1546) qui sera – en dépit de ses préventions contre Ibn ‘Arabî – le premier imam de cette mosquée. Dès son premier séjour à Damas, quelque deux mois et demi après sa victoire de Mardj Dâbiq, le sultan rend visite au tombeau oublié. De nouveau à Damas, retour de sa campagne victorieuse d’Egypte où il a éliminé la dynastie mamelouke, obtenu la reconnaissance du chérif de La Mecque et confirmé son titre de « serviteur des deux saints sanctuaires », Selîm ordonne de grands travaux sur le site de la sépulture : la construction d’une mosquée, d’un mausolée surmonté d’une coupole, puis, dans un second temps, d’une tekkiya (ou tekke : lieu de rencontre de soufis et institution charitable). Pour mener à bien ce programme, des édifices existant doivent être démolis, de même que plusieurs tombeaux alentour. Ibn Tûlûn rapporte que, pour éviter les protestations, ces destructions sont pratiquées durant la nuit. Tout cela est rondement mené. Les travaux sont achevés en trois mois et vingt-cinq jours. Le sultan y a veillé personnellement, rendant deux fois visite au chantier. Pourquoi donc une initiative si spectaculaire et pourquoi cette implication si manifeste du souverain et cet empressement à la mener à bien ?
Un des cheikhs de la dynastie Un premier point doit être présent à l’esprit : l’opposition des oulémas de Damas à la doctrine akbarienne n’existe absolument pas du côté de leurs conquérants. Si les Ottomans se posent en sunnî rigoureusement orthodoxes, hanéfites en matière juridique et acharites en matière théologique ; si, dès les règnes de Bâyezîd II et de Selîm 1er, et, par la suite, sous Soliman Le Magnifique et ses successeurs, ils pourchassent impitoyablement les hérésies, notamment celle des kızılbaches chiitisants, cela ne les empêche en aucune façon de vouer au cheikh al-akbar une vénération constante1. On peut se demander jusqu’à quel point ses thuriféraires pénètrent dans les profondeurs de sa pensée et sont conscients des problèmes qu’elle pose en matière de doctrine, mais, quoiqu’il en soit, il est depuis toujours une référence pour la dynastie qui entretient des liens étroits avec ses disciples successifs. De multiples faits et anecdotes sont là pour l’attester :
1 Cf. Michel Chodkiewicz, « La réception de la doctrine d’Ibn ‘Arab¬ dans le monde ottoman », dans Sufism and Sufis in Ottoman Society, Ahmet Yaşar Ocak, éd., Ankara, Türk Tarih Kurumu, 2005, p. 97-120.
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Le première madrasa ottomane, fondée par Orhan bey à Iznik, fut confiée à Dâwûd Qaysarî (m. 1350), un disciple de ‘Abd al-Razzâq AlQâshânî (m. 1329) qui avait été lui-même l’un des principaux disciples d’Ibn ‘Arabî 1. Shams al-dîn Muhammad Fanarî (m. 1431) qui sera le premier cheikh ül-islâm de l’Empire ottoman2 – une figure qui deviendra partiellement légendaire –, était le petit-fils d’un élève de Qûnawî, beau-fils – nous y reviendrons –, et principal disciple d’Ibn ‘Arabî. Lui-même rédigea, sous le titre de Misbah al-uns, un commentaire fameux du Miftah al-Ghayb de Qûnawî 3, et il passait pour avoir lu vingt fois l’œuvre entière d’Ibn ‘Arabî4. Mehmed II envoya 5000 ducats à Djâmî de Herat (m. 1492), grand exégète d’Ibn ‘Arabî, pour lui permettre d’accomplir le pèlerinage à La Mecque et il semble avoir cherché – d’ailleurs en vain – à l’ attirer à Istanbul5. En sens inverse, plus tard, sous Soliman le Magnifique, le cheikh ülIslâm Muhyi’l-dîn Cheikh Muhammad b. Ilyâs, dit Çivizâde, passe pour avoir été destitué en 949H (1542-1543), en raison de son hostilité au soufisme en général, et à ses principaux maîtres, Ibn ‘Arabî, ainsi que Djelâl al-Dîn Rûmî. Au second, Soliman rendra hommage lorsque, en route vers l’Irak, il visitera son tombeau à Konya. En outre, le même sultan fit défendre Ibn ‘Arabî contre ses accusateurs. Plus tard, au XVIIe siècle, la focalisation des attaques du mouvement « intégriste » des kâdîzâdeli sur Ibn ‘Arabî (le cheikh al-akfar, « le pire des cheikhs »), en dit long sur le prestige de ce dernier dans l’empire et, notamment, auprès de ses gouvernants6. Mais un fait se rapportant à Selîm 1er est le plus significatif pour notre propos : tandis que ce sultan faisait la conquête de l’Egypte, un mufti dont on ignore le nom, émit une fetvâ qui fut contresignée par un haut ouléma ottoman, futur cheikh ül-islâm, Kemâlpachazâde. Il y était déclaré :
1 R. Atlagh, art. cit., p. 146 ; M. Chodkiewicz, art. cit., p. 100. 2 Cf. R. C. Repp, The Müfti of Istanbul, Oxford, 1986, p. 73-98. 3 M. Chodkiewicz, art. cit., p. 100. 4 Madeline Zilfi, The Politics of Piety. The Ottoman Ulema in the classical Age, Minneapolis, 1988, p. 171. 5 Franz Babinger, Mehmed the Conqueror and his Time, W. C. Hickman, éd., R. Manheim, trad., Princeton, 1978, p. 471-472 ; M. Chodkiewicz, art. cit., p. 107. 6 Ibid., p. 110.
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AUTOPORTRAIT DU SULTAN OTTOMAN EN CONQUÉRANT Quiconque le (Ibn ‘Arabî) désapprouve, commet une faute et une erreur, et s’il s’obstine, il est dans l’égarement. Il incombe au sultan de le corriger et de le détourner de cette croyance1.
A quoi donc tendait cette volonté du conquérant de cautionner en milieu arabe (en l’occurrence égyptien) la validité doctrinale d’Ibn ‘Arabî ? Une conquête discutée Il est temps – détour nécessaire pour tenter de répondre à la question-, de revenir sur les conditions de la conquête de la Syrie et de l’Egypte, et de l’élimination des Mamelouks par Selîm 1er. Cette guerre, dans son principe, était frappée d’illégitimité. Le sultan s’était attaqué à un régime musulman sunnî, investi de la protection des lieux saints, et revêtu de surcroît d’un prestige particulier en raison des services éminents qu’il avait rendus par le passé à la cause de l’islam, contre les Mongols et contre les croisés. L’infraction à la cherî‘a était patente. Sans doute, Selîm avait-il cherché à se justifier, mais la tâche était bien plus malaisée que dans le cas de sa lutte précédente contre le châh hérétique, le chiite Ismâ‘îl. Il avait sans mal été dûment autorisé à combattre ce dernier par la fetvâ du mufti Nûru-ddîn Hamza Saru Görez2. En revanche, il ne pouvait obtenir de fetvâ contre les Mamelouks, même s’il invoquait une collusion entre Mamelouks et Safavides. Il écrivait dans ce sens, le 12 août 1516, de son camp du Göksu, un affluent de l’Euphrate, au sultan mamelouk Qansawh al-Gâwrî : Alors que mon entreprise au sublime dessein était tournée vers le pays d’Orient pour revivifier l’illustre loi canonique3, il est apparu de ta part certains actes indignes en vue de soutenir ces hérétiques et ces pervers fauteurs de troubles. Du fait que tu es plus fort qu’eux, après examen, c’est contre toi qu’ a été dirigée ma marche auguste… 4.
Même si un axe safavido-mamelouk était objectivement inscrit dans les réalités stratégiques et constituait donc une menace pour Selîm, son argumentation restait spécieuse et une justification trop légère pour enfreindre l’interdit frappant la guerre entre musulmans. 1 Ibid., p. 106. 2 Cf ; Jean-Louis Bacqué-Grammont, Les Ottomans, les Safavides et leurs voisins. Contribution à l’histoire des relations internationales dans l’Orient islamique de 1514 à 1524, Istanbul, 1987, p. 51-53. La fetvâ de Saru Görez assimilait les Kızılbaches à des mécréants (kâfir) et des hérétiques (mülhid). 3 Allusion à un projet de nouvelle campagne en Perse contre l’hérétique châh Ismâ‘îl. 4 Jean-Louis Bacqué-Grammont, op. cit., p. 208.
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D’ailleurs rien ne permet d’affirmer que Selîm ait conçu dès l’origine le dessein d’aller aussi loin dans la transgression, d’éliminer son adversaire et coreligionnaire et de mettre si brutalement la main sur son royaume. Deux facteurs ont pu forcer le cours des événements. L’effet d’entraînement provoqué par la facilité même de la victoire sur al-Gâwrî, due au moins en partie à l’écrasante supériorité de l’artillerie ottomane ; à l’inverse, la résistance innébranlable de son neveu et successeur, Tûmânbay, en Egypte. Le refus de tout compromis de la part de ce dernier, s’appuyait peut-être en effet sur un projet d’alliance effective avec les Safavides. Quoi qu’il en soit, Tûmânbay ne voulut rien entendre . Avant le déclenchement de la bataille de Raydâniyya, Selîm lui avait envoyé des émissaires et une lettre l’invitant à conserver le sultanat, à condition de frapper monnaie et de faire dire la khotba du vendredi en son nom. Simple manœuvre de l’Ottoman ? Ce n’est pas sûr. Il est possible que Selîm ait envisagé de séparer la Syrie et l’Egypte, d’annexer la première, mais de faire de la seconde un protectorat ottoman sous le sultanat de Tûmânbay. Pour toute réponse, ce dernier fit exécuter les ambassadeurs ottomans. Il fallut donc en découdre1. Ainsi l’irréparable fut-il bel et bien consommé et le crime fut d’autant plus avéré que les Mamelouks ne furent pas seulement vaincus. Ils furent massacrés en masse2. On peut lire dans les honneurs funéraires rendus par Selîm à son adversaire, après qu’il l’eut fait pendre à la porte Zuwayla, passés sous silence par Ibn Iyâs, mais révélés par un autre chroniqueur, Ibn Zunbul, l’expression de sa mauvaise conscience, ou à tout le moins d’une certaine gêne. Il fait inhumer le supplicié dans la cour de la madarsa fondée par son oncle, al-Gâwrî. Pour son linceul, il offre un morceau de mousseline ou de l’argent d’après d’autres sources. Il va jusqu’à faire réciter une fâtiha pour l’âme du défunt, et distribuer des aumônes aux pauvres à cette occasion3. Les campagnes de Selîm et le comportement qu’il y a observé, n’ont pu que lui valoir la réprobation des populations subjuguées et, notamment, celle des oulémas par rapport auxquels il s’était mis en porte à faux. Pardessus le marché, il y avait dans la mise en place de la nouvelle domination étrangère des aspects également propres à les heurter. Les oulémas locaux étaient majoritairement chafiites, tandis que le hanéfisme était l’école officielle des Ottomans. Cela ne signifiait pas qu’ils rejetaient les autres 1 Benjamin Lellouch, Les Ottomans en Egypte. Historiens et conquérants au XVIe siècle, Peeters, Paris, Louvain, Dudley, 2006, p. 11-33. 2 Id., « Puissance et justice retenue du sultan ottoman. Les massacres sur les fronts iranien et égyptien (1514-1517) » dans Le massacre dans l’histoire, sous la dir. de David El Kenz, Paris, Gallimard, 2005, p. 171-182. 3 Ibn Zunbul, Akhirat al- mamalik waqi’at ma’ Salîm al-‘Uthmânî al-sultân al-Gâwrî, ‘A. alM.’Amir, éd., Le Caire, 1962, p. 141-142 ; cité par B. Lellouch, op. cit., p. 18.
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écoles orthodoxes, mais, du moins, qu’ils écartaient du cursus honorum de l’ilmiyye ottomane les fuqaha qui s’en réclamaient1. Dans ces conditions, l’opposition de ces derniers au nouveau régime tenait éventuellement à des raisons doctrinales, mais elle avait en tout cas des motivations corporatistes. Qui pis est, la législation ottomane ne reposait pas uniquement sur le fiqh hanéfite. Il s’y ajoutait le kânûn, la loi du sultan, laquelle incluait quelques énormités au regard de ces observateurs extérieurs qu’étaient les juristes de Damas ou du Caire : notamment la taxe sur les mariages (resm-i ‘arûsâne) ou la tolérance à l’égard du prêt à intérêt dans certaines limites, tous écarts qu’ils dénonceront comme autant de bid’ât. Le mufti chafiite de Damas, ‘Alî b. Muhammad, stigmatise ainsi « cet Etat ottoman » (hadhihi al-dawla al ‘uthmâniyya), tandis que l’Egyptien Ibn Iyâs applique significativement le terme péjoratif de yasaq à la législation ottomane (al-yasaq al-‘uthmânî)2. Sans doute la crainte du nouveau maître ou une dose d’opportunisme imposaient-ils une sourdine à tous ces griefs. Le chérif de La Mecque luimême ne s’était-il pas rallié à l’usurpateur ? De même, on verra un Ibn Farfur, kâdî de Damas, appartenant par ailleurs à la confrérie qadirî et très présent durant les travaux effectués à Sâlihiyya, ne pas hésiter à renoncer au chafiisme pour le hanéfisme, condition nécessaire pour être nommé grand kâdî de Damas par le nouveau régime3. Néanmoins, en dépit de ces atténuations qu’il est raisonnable d’apporter, on peut postuler un divorce de fond entre Selîm et les oulémas locaux. Ibn Tûlûn le corrobore d’ailleurs, en ce qui concerne la Syrie, à travers une indication succincte mais digne d’attention : il signale – pour le regretter- que, durant son séjour dans la région, Selîm n’avait pas cherché à rencontrer les oulémas de Damas 4. Si l’on prend ce divorce en compte, on comprend que Selîm ait choisi d’exalter Ibn ‘Arabî, non pas, bien qu’il fût controversé par les docteurs de la Loi, mais précisément parce qu’il l’était, et qu’il représentait ainsi une alternative à la légitimation qu’il ne pouvait attendre des oulémas locaux. Il s’agissait, tout à la fois, d’affirmer au Moyen Orient l’orthodoxie du cheikh, dont on n’avait jamais douté en Anatolie (ce qui était l’objet de la fetvâ mentionnée plus haut) et de placer la conquête de Selîm sous l’égide d’une autorité spirituelle différente, mais au moins égale et peut-être supérieure à
1 Sur cette carrière, voir notre « Les Ottomans : fonctionnarisation des clercs, cléricalisation de l’Etat ? » dans Histoires des hommes de Dieu dans l’islam et le christianisme , sous la direction de Dominique Iognat-Prat et Gilles Veinstein, Paris, Flammarion, 2003, p. 179-202. 2 Cf. Abdul-Karim Rafeq, « The Syrian ‘Ulama’, Ottoman Law and Islamic Shari’a », Turcica, XXXVI, 1994, p. 9-32. 3 R. Atlagh, art. cit., p. 143. 4 Ibid., p. 143.
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celle des oulémas qui en contestaient, plus ou moins ouvertement, la légitimité, ou qui, du moins, étaient susceptibles de le faire.
Un plan de légitimation Un autre élément de poids – aussi enveloppé de mystère qu’il demeure aujourd’hui – paraît conforter la thèse du recours à l’autorité d’ Ibn ‘Arabî pour conférer à la conquête ottomane du Moyen Orient une légitimité dont elle était, au départ, si manifestement dépourvue. L’ouvrage intitulé Al-shadjara al-nu‘mâniyya fi’l-dawla al‘Uthmâniyya (« L’arbre généalogique de Nu‘mân (‘Abû Hanîfa) au sujet de la dynastie ottomane », est attribué à Ibn ‘Arabî. Il n’a pas encore fait l’objet d’une édition et d’une étude approfondie. Toutefois une analyse succincte mais fort éclairante en a été donnée dernièrement par Denis Gril1. L’oeuvre est hétéroclite et de construction déconcertante. Elle relève de la littérature du djafr (la science divinatoire occulte) et fait usage des carrés magiques et de la symbolique des lettres : les dates sont indiquées à travers la valeur numérique des lettres, tandis que lieux et personnages sont désignés par la première lettre de leurs noms. On rencontrera des prédications codées comme celle-ci : Lorsque le qaf du djim arrivera à son terme (c.-a.-d. Lorsque mourra Qansûh al-Gûrî al-Djarkasî), le sin de Salîm se dressera… ;
ou comme cette autre, directement reliée à notre sujet : Lorsque le sin (Salîm) entrera sans le shin (Shâm, nom de Damas et de la Syrie), le tombeau de Muhyi l-dîn apparaîtra… .
Ibn ‘Arabî prévoit que sa tombe sera d’abord enfouie sous les ordures et ruinée (triste phrase correspondant à la période mamelouke), jusqu’au moment où apparaîtra un qâ’im2 qui se lèvera, venu de la grande Constantinople, lettre Sîn de la famille de ‘Uthmân. Il sera la cause de la réapparition de notre tombe et de la construction de notre mausolée.
1 Denis Gril, « L’énigme de la ∞aǧara al-nu‘m®niyya fi l-dawla al-‘utm®niyya, attribuée à Ibn ‘Arab¬ « dans Les traditions apocalyptiques au tournant de la chute de Constantinople, Benjamin Lellouch et Stéphane Yerasimos, éds., Paris, L’Harmattan, 1999, p. 133-151. 2 C’est-à-dire un chef inspiré dont la mission préfigure l’avènement de la fin des temps et de la résurrection.
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Le cheikh prédit dans son œuvre la domination universelle et la mission eschatologique de la dynastie ottomane en général, mais il centre plus particulièrement ses prédictions sur la conquête des pays arabes : le souverain ottoman « se lèvera et prendra la terre des Arabes juqu’aux frontières du Maghreb, le Hedjaz, les confins du Yémen, l’Irak, les confins du Maroc et la plus grande partie du quart habité de la terre… ». Plus particulièrement encore, le texte consacre une place privilégiée aux destinées de l’Egypte qui est au centre des pronostics, car elle est « le siège des rois » (mahall kursî almulûk). Il ne fait pas de doute que cette œuvre soit un apocryphe. Quand ce faux fut-il forgé ? La question reste obscure. Aucun indice historique direct ne vient l’éclairer. Les manuscrits disponibles ne sont pas décisifs, car s’ils sont nombreux, ils sont tardifs, les plus anciens n’étant pas antérieurs à la seconde moitié du XVIIe siècle. Certains événements dont l’annonce est attribuée à la prescience du grand cheikh, ne se sont pas produits, comme la dernière prédiction citée permet d’en juger, avant le règne de Soliman le Magnifique, ce qui (sauf à considérer qu’il se serait bel et bien agi de prophéties), conduit à dater l’œuvre de ce règne. Toutefois, il reste possible que le noyau initial auquel des compléments auraient été apportés ultérieurement, fut élaboré durant la campagne de Selîm. Il est également possible que l’impulsion ait été donnée par le conquérant lui-même, ou son entourage. Nous n’en avons aucune preuve directe. En revanche, deux auteurs, Rûhallâh al-Qazvinî et Ibn Zunbul, attestent bien que les conquêtes de Selîm avaient été annoncées dans des ouvrages de djafr et, notamment, dans une œuvre d’Ibn ‘Arabî, ‘Anqâ mughrib. En d’autres termes, les principes directeurs de l’élaboration de la Shadjara étaient bien dans l’air. C’est sur cette hypothèse que notre raisonnement est fondé. Nous postulons l’existence d’un plan concerté mettant en synergie des opérations de natures différentes : la fabrication d’un texte et la réalisation d’un complexe architectural, le tout placé sous le signe d’Ibn ‘Arabî1. Certains des personnages mentionnés par Ibn Tûlûn pourraient avoir été, auprès du sultan, des parties prenantes du plan supposé : le chroniqueur rapporte que, peu de temps après sa première arrivée à Damas, Selîm avait consulté un soufi d’origine anatolienne, installé dans cette ville, Muhammad al-Bakhâshî. Ibn Tûlûn dit de lui qu’ « il est irréprochable si ce n’est qu’il est 1 Décobert fait état d’une conjonction analogue –mutatis mutandis– dans la Moyenne-Egypte des XIIIe-XIVe siècle, quand il constate dans une même période, d’une part la construction de tombes et de cénothapes apocryphes de héros de la conquête musulmane, d’autre part la rédaction d’un livre de la conquête de Bahnasâ ; Christian Décobert, « Un lieu de mémoire religieuse » dans Valeur et distance. Identités et sociétés en Egypte, sous la dir. de Chr. Décobert, Paris, Maisonneuve et Larose, 2000, p. 247-263.
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akbarien ». Tashköprüzâde le présente pour sa part comme un maître soufi charismatique dont le sultan écoutait les conseils1. Encore durant ce premier séjour, le kâdî‘asker Ruknaddîn b. Zirak était allé visiter, le premier, le tombeau d’Ibn’Arabî et avait donc pu constater l’état dans lequel il se trouvait. Il y avait pris une poignée de terre et avait récompensé la gardienne, Umm Muhammad. Après quoi, Selîm s’y était rendu à son tour et avait distribué d’importantes sommes d’argent aux habitants du quartier2. Ibn Tûlûn mentionne encore Halîm Shalabî (‘Abdel Halîm ibn ‘Alî alQastamunî), imam et directeur de conscience du sultan dont il rapporte qu’il est à l’origine de la construction du mausolée3. Si le recours à Ibn ‘Arabî pour légitimer une conquête contestable nous apparaît comme un dessein d’ensemble qui comprend plusieurs facettes, chacune d’elles a sa fonction propre : la fetvâ mentionnée plus haut, établit l’autorité incontestable du cheikh ; l’ouvrage de djafr retire à l’expédition de Selîm tout ce qu’elle pouvait avoir de contingent et d’arbitraire, pour l’inscrire dans le plan divin, révélé au saint maître, et en fonder ainsi la nécessité. Quant à la « réinvention » du tombeau, à quoi tendait-elle ? Elle allait évidemment de pair avec l’entreprise de réhabilitation totale du penseur, en lui rendant les honneurs funéraires auxquels il avait droit et en réparant l’outrage que les Damascènes lui avaient infligé en laissant sa tombe à l’abandon.
Le précurseur anatolien Ces constatations n’épuisent pas la portée de l’opération. Pour l’apprécier plus justement, il convient de ne pas la prendre comme un phénomène isolé, propre à cette campagne et propre à Damas, pour la rapprocher au contraire d’une série de phénomènes similaires apparaissant dans d’autres campagnes. C’est ce que nous avons essayé de faire dans un article récent4. Nous avons cru pouvoir établir une sorte d’archétype des campagnes turques, dont les expressions se retrouvent à différentes époques, dans des contextes variés, qui peut se résumer ainsi : sur le nouveau territoire que le conquérant vient de s’approprier, il a eu un précurseur qui s’y est 1 R. Atlagh, art. cit., p. 139. 2 Ibid., p. 140. 3 Ibid., p. 141. 4 Gilles Veinstein, « Le rôle des tombes sacrées dans la conquête ottomane », dans Lieux de culte, lieux saints dans le judaïsme, le christianisme et l’islam, numéro thématique de la Revue de l’histoire des religions, t. 222, fasc. 4, octobre-décembre 2005, p. 509-528. Etude republiée dans le présent volume.
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confronté à des Infidèles ou du moins des impies, et qui y est mort. Sa sépulture restée en territoire infidèle, a été vouée à l’oubli ou aux profanations. Exposée ou cachée, elle « marque » le territoire et le prédestine à la conquête turque. C’est la mission du conquérant – et cela apparaît après coup comme le mobile de sa campagne – que d’aller retrouver cette tombe, la préserver définitivement des insultes, et apporter ainsi, par-delà le temps écoulé (la durée n’importe pas), repos et glorification à ce prédécesseur, en signifiant par là même la revanche éclatante de ce dernier. C’est ce que fait Mehmed II, après la conquête de Constantinople, en confiant à son maître spirituel, Aqchemseddîn, le soin de retrouver la sépulture d’Abû Ayyûb, le porte-étendard du Prophète, mort lors d’un des sièges de la ville par les Arabes. Mehmed II avait fait édifier sur le lieu finalement retenu, l’actuel faubourg d’Eyüp, un mausolée, une mosquée et un tekke de derviches. Il est très possible que ce précédent fameux ait exercé une influence directe sur Selîm et son entourage à la suite de Mardj Dabiq. Mais, par ailleurs, nous avions constaté que le précédent d’Eyüp lui-même ne faisait que s’inscrire– assurément avec ses caractéristiques propres- dans une tradition plus ancienne, ottomane et même plus largement turque. En s’alignant sur ce modèle, le message du complexe de Sâlihiyya va au-delà d’un simple témoignage de considération de la dynastie ottomane pour l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, elle postule une certaine relation identitaire entre le cheikh et la dynastie, le séjour d’Ibn ‘Arabî à Damas apparaissant comme une préfiguration et une annonce de l’entrée des Ottomans dans cette ville. Sur quoi repose une telle identification ? Elle implique de voir dans le cheikh, tout « espagnol » qu’il fut, en raison de sa naissance à Murcie, un saint anatolien. Ce point de vue se fonde sur le fait qu’Ibn ‘Arabî a en effet séjourné à Konya et que des manuscrits autographes du maître ont été conservés dans cette ville, mais peut-être plus encore sur la place tenue dans le rayonnement de l’œuvre, par son beau-fils, disciple et commentateur, Sadr al-Dîn Qûnawî. Ce dernier était originaire de Konya et y a vécu. De plus, à en croire une rumeur rapportée par Evliyâ Çelebî, ce beau-fils d’Ibn ‘Arabî (fils d’un premier lit d’une femme épousée par le cheikh), était issu de la lignée des Seljoukides, c’est-à-dire de la dynastie qui avait précédé les Ottomans en Anatolie et dont ces derniers prétendaient être les héritiers1. Dans ces conditions, le complexe de Sâlihiyya (où le couplage entre mosquée et tekke de derviches correspond bien au modèle anatolien) apparaît comme la cellule- mère de la présence ottomane en Syrie, et le rôle officiel du 1 « … Konevî ise âl-i Selçukiyân asrında zuhûr edüb Muhyiddînü’l ‘Arabî’nin üveği evlâdıdır… » ; Evliyâ Çelebi Seyâhatnâmesi, Orhan Şaik Gökyay, éd., I, Istanbul, 1995, p. 270. Le passage avait été omis dans l’édition ancienne d’Istanbul.
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lieu, dans les premières décennies de la domination ottomane, tel qu’il apparaît à travers l’histoire des gouverneurs d’Ibn Tûlûn, en apporte l’illustration. Lorsque Ferhâd Pacha rentre dans Damas en 1521, après avoir mâté la rebellion du premier gouverneur d’origine mamelouke, Djanberdi Gazali, il se rend d’abord, accompagné par le kâzî al-kuzzât, au mausolée du saint1. Lorsque le nouveau gouverneur de Syrie, Lûtfi pacha, prend ses fonctions en 1526, dès le troisième vendredi, il se rend à Sâlihiyya. Il assiste à la prière dans la mosquée puis rend visite au tombeau. Ce faisant, il accomplit, toutes proportions gardées, un rite analogue à celui du nouveau sultan qui, quelques semaines après son intronisation, se rend en grande pompe à Eyüp2. De même, le cimetière qui se développe, comme il se doit, autour du tombeau sacré, devient la nécropole, non de la totalité, mais, du moins, de plusieurs des gouverneurs ottomans morts en exercice3. Ils bénéficient, à l’instar d’autres fidèles, de la proximité de la sainte dépouille, en même temps qu’ils entretiennent par leurs propres restes l’ « ottomanité » du lieu.
1 Cf. Henri Laoust, Les gouverneurs de Damas sous les Mamelouks et les premiers Ottomans (658-1156/ 1260-1744), traduction des Annales d’Ibn Tûlûn et d’Ibn Ğum‘a, Damas, 1952, p. 173. 2 Nicolas Vatin et Gilles Veinstein, Le sérail ébranlé. Essai sur les morts, dépositions et avènements des sultans ottomans, XIVe-XIXe siècle, Paris, Fayard, 2003, p. 305-319. 3 Farhâd pacha en 1523 (Ibn Tûlûn, op. cit., p. 175) ; ‘Isa pacha en 1535 ( Ibid., p. 182) ; ‘Ali pacha en 1570 (Ibid., p. 187).
V LES CONDITIONS DE LA PRISE DE CONSTANTINOPLE EN 1453 : UN SUJET D’INTÉRÊT COMMUN POUR LE PATRIARCHE ET LE GRAND MUFTI
Il ne fait aucun doute pour les historiens que Constantinople ait été conquise en 1453 par le sultan ottoman, Mehmed II, par la force, à l’issue d’un siège long et difficile, et non pas au terme d’une reddition. Toutes les sources contemporaines, grecques, ottomanes ou occidentales, s’accordent sur ce point. Personne n’a jamais mis dans le passé ni ne met aujourd’hui cette réalité historique sérieusement en question. Or elle était de grande conséquence pour les destinées ultérieures des non-musulmans de la capitale, voire de l’Empire ottoman tout entier. En principe, en effet, selon les dispositions de la loi canonique de l’islam, de la cherî‘a, les habitants infidèles d’une ville prise par la force (‘anveten), pouvaient être massacrés ou réduits en esclavage ; la ville devait être soumise au pillage pendant trois jours ; les édifices cultuels être transformés en mosquées, ou servir à d’autres usages plus ou moins infamants ou encore être détruits. Au contraire, les infidèles qui s’étaient rendus et avaient reconnu ainsi la suprématie de l’islam, devenaient des protégés du sultan, des zimmî qui, moyennant des obligations fiscales spécifiques et tout un ensemble de dispositions restrictives et discriminatoires, conservaient la jouissance de leurs sanctuaires, la liberté de culte et une certaine autonomie dans leur vie communautaire1. Des traités (‘ahdnâme) pouvaient, le cas échéant, officialiser ces relations, et instituer en outre des privilèges et des exemptions supplémentaires2. Pera, le faubourg 1 Voir notammment C. Cahen, art. « Dhimma », Encyclopédie de l’Islam2, II, p. 234-238 ; A. S. Tritton, The Caliphs and their non-muslim subjects : a critical Study of the covenant of ‘Umar, Londres, 1930, rééd. 1970 ; A. Fattal, Le statut des non-musulmans en pays d’Islam, Beyrouth, 1958 ; B. Braude et B. Lewis, eds, Christians and Jews in the Ottoman Empire. The functionning of a plural society, I, Londres-New York, 1982, p. 1-34 ; J. Schacht, Introduction au droit musulman, trad. de P. Kempf et A. M. Turki, Paris, 1983, p. 11-113, 132, 159, 161 ; B. Lewis, « L’islam et les non-musulmans », Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, 3-4, 1980, p. 784-800 ; A. Noth, « Some remarks on the ‘Nationalization’ of Conquered Lands at the Time of the Ummayyads » in T. Halidi, éd., Land Tenure and Social Transformation in the Near East, Beyrouth, 1984, p. 223-228 ; id., « Futuh-History and Futuh-Historiography, the Muslim Conquest of Damascus », Al-Qantara, X, 1989, p. 453-462. 2 Cf. Viorel Panaite, The Ottoman Law of War and Peace. The Ottoman Empire and Tribute Payers, New York, Boulder, 2000, notamment, p. 131-136, 236.
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génois de Byzance, qui, finalement, s’était pour sa part, bel et bien rendu aux troupes du sultan, en fournit une bonne illustration1. Les choses en allant ainsi, le fait que quelques sources postérieures aux événements se soient inscrites en faux contre ce qui précède et fassent état au contraire d’une reddition du dernier basileus, Constantin XI, à Mehmed II, n’a pas manqué d’intriguer plusieurs auteurs et de donner lieu à diverses interprétations. Plus exactement, c’est sur les événements ultérieurs qui ont donné lieu à cette révision de l’histoire, qu’ont porté les discussions. Rappelons qu’il s’agit essentiellement de deux sources : un récit contenu dans la chronique du patriarcat de Constantinople, compilée par Manuel Malaxos en 1578, et qui sera traduite en latin par Martinus Crusius2; et, en second lieu, un récit contenu dans l’ouvrage rédigé en latin par le prince moldave, Demetrius Cantemir, mort en 1723, intitulé Incrementorum et Decrementorum Aulae Othomanicae, récit que l’auteur prétend avoir emprunté à un historien ottoman, Ali efendi de Philippopolis (Plovdiv)3, qui n’est pas autrement connu, mais dont on trouve par ailleurs des éléments chez deux chroniqueurs ottomans du XVIIe siècle, Hezarfenn et Müneccim başı4. Sans entrer dans le détail du récit de Malaxos, rappelons que celui-ci date les événements du règne de Soliman le Magnifique, et, sans en préciser la date exacte, il fournit un faisceau d’indications chronologiques qui sont largement cohérentes et permettent d’approcher cette date d’assez près. Le grand vizir porte le nom de Tulphi Bassa, dans lequel on reconnaît aisément Lutfi pacha, grand vizir de 1539 à 1541. En outre, nous sommes à une époque où le patriarche Jérémie (Hieremias) avait été rétabli dans sa dignité, or le 1 Cf. E. Dallegio d’Alessio, « Traité entre les Génois de Galata et Mehmet II (1er juin 1453), versions et commentaires », Echos d’Orient, XXXIX, 1940, p. 161-175 ; id., « Le texte grec du traité conclu par les Génois de Galata avec Mehmet II, le 1er juin 1453 », Hellenika, 9, 1939, p. 115-124 ; Nicoara Beldiceanu, Recherche sur la ville ottomane au XVe siècle, étude et actes, Paris, Maisonneuve, 1973, p. 153-154, 423-425 ; Halil Inalcik, « Ottoman Galata, 1453-1553 » in Edhem Eldem, éd., Première rencontre internationale sur l’Empire ottoman et la Turquie moderne, Istanbul-Paris, 1991, p. 17-105 ; reprint in Halil Inalcik, Essays in Ottoman History, Istanbul, Eren, 1998, p. 275-325. 2 « Historia Politica Constantinopoleos a 1391 usque ad 1578 annum Christi, Latina a Martino Crusio, Tubing. Professore, facta » in Historia politica et patriarchica Constantinopoleos. Epirotica, Immanuel Bekkerus, éd., Bonn, 1849, p. 157-166. Sur Malaxos, cf. G. de Gregorio, Il copista greco Manouel Malaxos. Studio biografico e paleografico-codicologico, Vatican, 1991. 3 Demetrius Cantemir, The History of the Growth and Decay of the Ottoman Empire, part I, trad. de Nicholas Tindal, Londres, 1734, p. 102, n. 17. 4 Cf. J.H. Mordtmann, « Die Kapitulation von Konstantinopel im Jahre 1453 », Byzantinische Zeitschrift, XXI,1912, 1, n° 2, p. 132-133, 139. D’une manière générale, l’article de Mordtmann que nous aurons à reciter nous est apparu, non seulement comme très informé, mais comme le plus pénétrant sur la question. ; cf. aussi, Franz Babinger, « Die türkischen Quellen Dimitrie Kantemir » in Zeki Velidi Togan’a Armağan, Istanbul, 1951 ; repris dans Aufsätze und Abhandlungen zur Geschichte Südosteuropas und der Levante, II, Munich, Trofenik, 1966, p. 142-150, en part, p. 146-147.
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troisième patriarcat de Jérémie va de 1537 à 15451. Il sera en outre question de deux témoins qui avaient 18 ans lors du siège et qui sont âgés désormais de 102 ans, ce qui nous fait retomber aux environs de l’année 1537. La coîncidence n’est ainsi pas parfaite entre ces différentes dates, mais elles tournent bien autour de 1537-1539. Le patriarche s’inquiète, de même qu’un archonte du nom de Xénakis, du fait que, la ville ayant été prise par la force, le sultan pourrait obtenir une fetvâ et émettre un firman commandant de détruire les églises et d’interdire le culte chrétien. Rien n’a encore été fait dans ce sens, d’après ce récit, mais une épée de Damoclès pèse ainsi sur le patriarche et ses ouailles. Ce sont le kâdî‘asker, ami de Xénakis, et le grand vizir lui-même, qui tirent le patriarche d’embarras en lui indiquant la marche à suivre. Il déclare au divan qu’après la destruction d’une partie des murs, l’empereur Constantin avait livré volontairement la ville. Il est alors invité à produire ses preuves. Il ne dispose plus de la reconnaissance écrite du sultan, car elle a été détruite par le feu. Il est donc invité à produire des témoins oculaires : Il fait alors venir d’Edirne les deux vieillards auxquels nous avons fait allusion, lesquels attestent que le basileus avait finalement remis les clefs de la ville au sultan. Le grand vizir n’a plus qu’à rendre compte de la séance en question au sultan, lequel décrète que le patriarche ne doit plus être opprimé au sujet de ses églises, « tant que le monde durera ». Jérémie se fait remettre une attestation écrite du sultan qui sera soigneusement conservée au patriarcat. La version de Cantemir présente, certes, des similitudes avec celle de Malaxos, mais aussi, quand on la regarde d’un peu près, des différences suffisamment significatives pour laisser douter qu’elle puisse se rapporter au même événement. Il ne s’agit plus cette fois de Soliman, mais de son père Selîm 1er. Ce dernier veut convertir de force tous ses sujets à l’islam. Toutes les églises seront transformées en mosquées, le culte chrétien sera interdit. Il ne s’agit plus cette fois d’une menace implicite, mais d’une intention officiellement déclarée, pour laquelle il a obtenu l’accord du cheikh ul-islâm. Les chrétiens ne sont d’ailleurs plus les seuls à être visés, mais les juifs sont aussi expressément cités. Le cheikh ul-islâm se ravise apparemment, dans un second temps, puisque, de concert avec le grand vizir, c’est lui qui indique au patriarche la marche à suivre pour détourner l’orage annoncé. Il s’agit de nouveau d’une déclaration devant le divan mais celui-ci se tient à Edirne et non pas à Istanbul. En outre, le patriarche ne se réfère plus aux mêmes faits : il y a bien eu reddition de la ville, mais comme celle-ci n’est intervenue qu’alors qu’une partie de la cité avait déjà été prise par la force, cette 1 Mordtmann, art. cit., p. 134 (d’après Manuel Gedeon).
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reddition n’a été que partielle. Il s’en est suivi une différence de statut des églises selon la partie de la ville dans laquelle elles étaient situées. Dans la partie prise par la force, soit entre Aksaray et Sainte-Sophie, toutes les églises ont été transformées en mosquées. Dans l’autre partie, couverte par la capitulation, soit entre le monastère de Sulu Manastir (Ste Marie Perivlepte ou Ermeni kilisesi) et Edirne kapı, les églises ont été laissées aux Grecs ; la liberté de culte leur a été consentie, moyennant le paiement de la djizya. Le cheikh ul-islâm constate qu ‘il n’existe pas de preuve écrite des allégations du patriarche puisque l’acte du conquérant qui aurait dû consigner tout cela, ne peut être produit, ayant été détruit par le feu. On y supplée par un appel à des témoins oculaires qui, logiquement, sont cette fois un peu moins âgés (ils n’ont que « près de cent ans ») et qui sont au nombre de trois et non plus de deux. Ce thème de la capitulation partielle, absent chez Malaxos, s’inscrivait, de façon frappante, dans la tradition historique et juridique islamique, en renvoyant au précédent fameux de la conquête arabe de Damas en 635. Une ligne de démarcation avait été établie entre les quartiers pris par la force et ceux qui s’étaient rendus. Les églises de ces derniers avaient été laissées aux chrétiens ; quant à l’église de St. Jean qui se trouvait juste sur la ligne de démarcation, elle avait été partagée entre les deux cultes avec une entrée commune1. On voit qu’il y a des différences significatives entre les deux versions. Si toutefois on prend arbitrairement le parti de ne s’intéresser qu’au facteur déclenchant des deux opérations judiciaires respectives, la volonté du sultan de faire détruire toutes les églises et de contraindre tous les chrétiens à se convertir à l’islam (au risque, en s’en tenant à ce point de passer, comme nous le verrons, à côté de la signification véritable des deux épisodes), les différences se réduisent : elles ne tiennent plus qu’à l’identité du sultan (Soliman ou Selîm), ainsi d’ailleurs qu’au fait que Selîm avait manifesté ouvertement son intention, ce que ne fait pas Soliman dans le récit de Malaxos. On peut considérer ainsi qu’il s’agirait d’un seul et même événement, l’un des deux auteurs n’ayant fait que se tromper de sultan. Notons cependant qu’une telle hypothèse comporte une pétition de principe, là encore arbitraire, en excluant la possibilité que les deux sultans aient eu successivement la même intention et que les événements se soient ainsi bel et bien répétés. Les présupposés arbitraires n’ont donc pas manqué dans la position de Christos Patrinelis, quand il a prétendu, dans un article de 1969, déterminer « the exact time of the first attempt of the Turks to seize the
1 Mordtmann, art. cit., p. 141.
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churches and convert the christian people of Constantinople to islam »1. Cet auteur concluait catégoriquement que l’événement avait eu lieu en 1521, soit au début du règne de Soliman, et renvoyait par conséquent, Dimitri Cantemir et Malaxos dos à dos : le premier s’était trompé de sultan. Quant à Malaxos, dont nous avons pourtant souligné que tous les indices chronologiques qu’il fournissait étaient remarquablement cohérents, il aurait mal placé l’événement à l’intérieur du règne de Soliman 2. La vérité serait au contraire à chercher dans trois sources citées par Patrinelis à l’appui de sa thèse. Le problème vient cependant du fait qu’aucune de ces sources ne reflète vraiment ce que disent les récits de Malaxos et de Cantemir du comportement initial des deux sultans. Ecrire, comme le fait le baile de Corfou, Bernardo Soranzo dans une lettre à Sanuto, du 14 avril 1521, sur la foi de rumeurs, que le Grand Seigneur a fait proclamer que les chrétiens ne devaient pas s’habiller comme des Turcs, ni monter sur des chevaux de prix3, n’est pas montrer un sultan désireux d’en finir avec le christianisme, mais bien plutôt de faire appliquer plus rigoureusement le statut des zimmî et les prohibitions qu’il implique. De même les destructions d’églises évoquées peuvent tenir également à une plus stricte application des conditions imposées aux zimmî, s’il s’était avéré que ces églises avaient été construites après la conquête musulmane et étaient donc illégales. Cela ne signifiait pas pour autant une volonté d’anénantir le christianisme, même si, sous le coup de l’émotion, des interprétations catastrophistes de la rigueur du nouveau sultan, ont évidemment pu se donner libre cours. Mais quelle qu’ait pu être la lecture subjective de telles mesures, ce n’est pas la même chose de rappeler les zimmî à la condition que leur réserve la cherî‘a que de leur imposer une conversion forcée, au demeurant prohibée par cette même cherî‘a. Il y a d’ailleurs une similitude frappante entre le rapport de Sorenzo de 1521 et le jugement porté par Thédore Spandounès, sur l’attitude générale du jeune Soliman vis-à-vis des chrétiens4. 1 Christos Patrinelis, « The exact time of the of the first attempt of the Turks to seize the churches and convert the christian people of Constantinople to islam « in Actes du premier congrès international des études balkaniques et sud-est européennes, III, Histoire (Ve-XVe ss. ; XVe-XVIIe ss.), Sofia, 1969, p. 567-572. 2 Encore prudent au début de son article, l’auteur se proposait seulement « to suggest a solution ». Enhardi quelques pages plus loin, il considérait que la question « may be definitely settled now…) (p. 570). Elizabeth Zachariadou a malheureusement cru devoir suivre la datation de Patrinelis dans son article, par ailleurs excellent : « La chute de Constantinople en 1453 et la mythologie postérieure » in Turcica et Islamica. Studi in memoria di Aldo Gallotta, Ugo Marazzi, éd., Naples, 2003, p. 1013-1031. 3 Patrinelis, art.cit., p. 570. 4 « Suleyman was very hard on the christians. He decreed that no christians in his dominions should ride a horse of more than four ducats in value ; and he imposed other restrictions with penalties and punishments which made his reign more tyrannical than any of his
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Dans les deux cas, la « dureté » reprochée au sultan tient à une volonté de strict respect de la Loi, et non à un projet d’extermination : dureté certes, mais dureté relative, s’inscrivant dans une ligne d’orthodoxie chériatique. Patrinelis fait encore état d’un récit tiré d’une chronique brève anonyme, qu’il estime juste postérieure à 15231 – récit qui sans doute exprime, cette fois encore une angoisse, mais dont la structure est trop évidemment tributaire de deux topoï (Patrinelis omet de le relever), pour pouvoir être pris pour de l’argent comptant. Le premier de ces topoï est celui du songe qui annonce à un futur souverain sa proche accession au trône ; le second, de caractère antisémite, est celui de la malfaisance foncière du Juif, éternel instigateur des maux des chrétiens. Cette dernière référence est en réalité d’autant plus inadéquate ici que, dans le récit de Cantemir, la volonté de conversion forcée prêtée à Selîm 1er, vise, comme nous l’avons souligné, les Juifs d’Istanbul, et pas seulement les chrétiens. Cette dernière remarque, en nous faisant sortir d’une vision trop exclusivement centrée sur les orthodoxes de la capitale , nous met peut-être sur la voie d’une meilleure compréhension du problème posé par les deux récits de Malaxos et de Cantemir, si l’on veut bien les considérer dans leur intégralité et dans la logique interne qui les sous-tend. Le récit de Malaxos, plus particulièrement, dont le caractère littéraire autorise sans doute quelque suspicion, trouve en effet une sorte de pendant concernant les Juifs d’Istanbul qui vient en renforcer la validité. En effet, le récit relatif aux Juifs n’émane pas d’un simple chroniqueur mais d’un acte officiel de l’Etat ottoman : un firman de 1693, émis par le sultan Ahmed II, et conservé dans la série des Mühimme defteri des archives d’Istanbul2. Il s’agit du renouvellement par ce sultan d’une sorte d’acte de garantie en faveur des Juifs d’Istanbul, confirmé par les souverains successifs3. Dans ce firman adressé aux kâdî‘asker de Roumélie et d’Anatolie, ainsi qu’au kâdî d’Istanbul, le sultan régnant rappelait que son illustre ancêtre, Mehmed II, avait bien conquis Istanbul par la force, mais que le comportement des Juifs de la place predecessors… », Th. Spandounès, On the origins of the Ottoman Emperors, translated and edited by Donald M. Nicol, Cambridge Univ. Press, 1997, p. 69. 1 Patrinelis, art. cit., p. 570 et n. 14. 2 Il s’agit du MD 104, n° 550, dont nous avons récemment donné une édition et un commentaire dans « La prise de Constantinople et le destin des zimmî ottomans ». Archivum Ottomanicum, 23, 2005-2006, Mélanges en l'honneur d'Elizabeth A. Zachariadou, p. 335-346. Mordtmann avait déjà fait avec raison ce rapprochement sur la base de ce qu’il connaissait de ce document : l’analyse donnée par Hammer d’après une copie figurant dans un manuscrit d’insha de Vienne : J. von Hammer-Purgstall, Geschichte des osmanischen Reiches, IX, p. 488 ; Mordtmann, art. cit., p. 136-137. 3 Une édition française d’une version antérieure, de 1603, accordée à son avènement par Ahmed 1er, a été publiée par Abraham Galante, Documents officiels concernant les Juifs de Turquie, Istanbul, 1931. Le document était alors conservé dans les archives du Grand Rabbinat de Turquie.
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en cette occasion justifiait néanmoins qu’ils bénéficient du statut de zimmî, c’est-à-dire qu’ils soient autorisés à conserver leurs synagogues préexistantes, « à lire la Tora et à pratiquer leur culte selon leurs usages ». En effet, ils s’étaient engagés auprès du Conquérant « à ne pas apporter d’aide ni d’assistance au tekfur d’Istanbul ». Par la suite, ces garanties avaient été confirmées par une succession de firmans et de fetvâs. Néanmoins, à un moment donné, le besoin s’était fait sentir de confirmer la réalité des faits passés (le texte ne dit rien des raisons ni du contexte de cette confirmation). Or la procédure utilisée est exactement la même que celle évoquée par Malaxos pour les Grecs : une procédure judiciaire faisant appel au témoignage de deux musulmans hors d’âge ayant assisté personnellement aux faits. Ce « moment » est précisément daté par le document : l’année de l’Hégire 945, soit 1538-1539. On retrouve donc la période vers laquelle convergeaient assez exactement les différents indices chronologiques fournis par Malaxos, et que Patrinelis s’était cru un peu vite autorisé à balayer, au prétexte des inexactitudes du vieux chroniqueur1. La similitude des dates, et, qui plus est, le lien entre les procédures adoptées pour les chrétiens et pour les Juifs, sont attestés par une autre pièce encore, une fetvâ du cheikh ül-islâm de Soliman le Magnifique et de son successeur, Ebû Su‘ûd efendi2. Il n’est pas inutile de donner la traduction française de ce texte souvent cité3: Question : Feu Sa Majesté le sultan Mehmed Khan – que la miséricorde et le pardon de Dieu soient sur lui !- a-t-il conquis par la force la ville bien gardée d’Istanbul et les villages alentour ? Réponse : il est connu qu’il s’agit d’une conquête obtenue par la force. Cependant le fait que les anciens sanctuaires4 ont été maintenus en l’état prouve bien que la conquête s’est faite pacifiquement. Cette question a été examinée en l’an 945. Il s’est trouvé alors une personne âgée de 117 ans et une autre de 130 ans, pour apporter en présence du préposé à l’enquête le témoignage suivant : ‘Juifs et chrétiens se sont mis secrètement d’accord avec sultan Mehmed pour ne pas porter assistance au tekfur, moyennant quoi il fut arrêté que Sultan Mehmed ne les réduirait pas en captivité et les laisserait en possession de leurs biens. C’est ainsi que la conquête s’est accomplie’. A la suite de ce témoignage les anciens sanctuaires sont demeurés en l’état.
1 Cf. Patrinelis, art. cit., p. 568 : « Malaxos is not always accurate and sometimes he confuses events and dates… » 2 Mordtmann, art., p. 136, fait également ce rapprochement pertinent avec la fetvâ. 3 Le texte ottoman figure dans M. Ertugrul Düzdağ, Şeyhülislam Ebussuud Efendi Fetvaları ışığında 16. Asır Türk Hayatı, Istanbul, Enderun Kitabevi, 1983, p. 104, n° 456. 4 Le terme employé, kenâis (plur. de kenise) s’applique aussi bien aux églises qu’aux synagogues.
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Ne nous laissons pas abuser par les différences existant entre les diverses pièces du dossier – différences de forme mais aussi de contenu. Il s’agit dans tous les cas de résoudre un seul et même problème, d’ordre juridique : en conquérant Constantinople par la force et en accordant néanmoins aux non-musulmans de la ville le statut de zimmî et en leur laissant, au moins partiellement, la disposition de leurs lieux de culte, Mehmed II s’était mis – et a mis ses successeurs après lui- en infraction avec la Loi. Il fallait donc sortir de cette situation, en réécrivant l’histoire, en substituant à la réalité des faits, connue de tous, des fictions juridiques qui permettent de sortir de l’impasse en donnant un fondement incontestable à ce statut de zimmî. Il apparaît qu’on a tâtonné sur la nature de cette fiction : capitulation partielle chez Cantemir et capitulation totale chez Malaxos. On constate que le mufti, quant à lui, n’a pas retenu la solution figurant chez Cantemir, bien qu’elle suivît la même méthode de raisonnement, habituelle aux docteurs hanéfites, qu’il avait lui-même adoptée dans une autre de ses fetvâs célèbres, légitimant le déclenchement de la guerre de Chypre1. Il a préféré étendre aux orthodoxes la fiction imaginée pour les Juifs : un engagement de neutralité qui désolidarisait par la même les Grecs de la capitale de leur basileus. Le fait que cette fiction ait un caractère purement fonctionnel, sans prétendre refléter la réalité, est illustré par le curieux sophisme auquel se livre Ebû Su‘ûd et qui peut se formuler ainsi : tout le monde sait que la cité a été prise par la force, mais puisqu’elle a conservé ses sanctuaires non-musulmans, c’est qu’elle n’a pas été prise par la force. Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’intérêt vital que les chrétiens et les Juifs pouvaient trouver dans cette régularisation. Il y allait de l’avenir de leurs lieux de culte et de leur identité religieuse même. Tous les récits les présentent d’ailleurs en demandeurs, et c’est, du reste, le côté généralement pris en considération par les historiens grecs qui se sont penchés sur la question. Insistons cependant sur le fait que cette régularisation n’était pas moins importante pour les Turcs eux-mêmes : dès lors que les Ottomans prétendaient gouverner selon la cherî‘a et même incarner dans leur empire le modèle de l’Etat islamique – une orientation à l’œuvre sous les règnes aussi bien de Selîm 1er que de Soliman -, ils avaient l’obligation sur ce point comme sur les autres, de se mettre en conformité avec la cherî‘a, en revenant sur les irrégularités d’un passé moins soucieux d’orthodoxie (leur liberté d’action vis-à-vis des Infidèles dût-elle s’en trouver limitée). Les rappels à l’ordre adressés aux zimmîs sous le règne de Soliman, dont plusieurs sources se font, comme nous l’avons vu, l’écho, pourraient d’ailleurs s’expliquer, sans 1 Düzdağ, op. cit., n°478, p. 108-109 ; Colin Imber, Ebu’s-Su‘ud. The Islamic Legal Tradition, Edimbourg, 1997, p. 84-85.
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exclure des raisons plus circonstancielles, par ce même souci de rigueur juridique. Dans ces conditions, les Ottomans poursuivaient dans cette affaire le même but que leurs sujets chrétiens ou juifs, même si les motivations respectives étaient évidemment différentes. C’est ce qui explique la complicité remarquable, décrite par ces récits entre dignitaires musulmans (le grand vizir, le kâdî‘asker et le cheikh ul-islâm) et dignitaires orthodoxes (l’archonte Xénakis et surtout le patriarche), les premiers montrant la voie aux seconds. C’est ce qui explique également chez Malaxos comme chez Cantemir que le sultan se laisse détourner – apparemment sans trop de malde ce qui est présenté comme sa résolution initiale. Ce dernier point mérite à son tour un commentaire : le despote colérique dissuadé in extremis de commettre l’irréparable par un conseiller sage et courageux n’est pas moins un topos que l’image inverse du bon roi trompé par de mauvais conseillers. Certaines anecdotes relatives au comportement de Selîm 1er correspondent bien au premier modèle1, mais il ne cadre guère, en revanche, avec ce qu’on sait de Soliman. Dès lors, on peut s’interroger sur le statut exact des intentions de conversion forcée prêtées à Selîm et à Soliman . S’agit-il de faits réels ? On sait que cette hypothèse est problématique dans le cas de Selîm puisqu’elle contredit plusieurs sources le présentant au contraire comme ayant été favorable aux chrétiens, jusqu’à les autoriser à construire de nouvelles églises2. Elle reste également problématique dans le cas de Soliman, si l’on veut bien établir une différence entre la volonté de ramener les zimmî à leur condition et celle de les convertir de force (même si on ne peut exclure qu’un raidissement limité ait donné lieu dans une partie du public aux interprétations les plus alarmistes). D’autre part, la date des événements rapportés par Malaxos ayant été solidement confirmée (1538-1539), je ne vois pas ce qui, dans le contexte de cette période, aurait pu susciter chez Soliman un dessein aussi radical à l’encontre des non-musulmans. Dès lors, on peut se demander 1 Une anecdote rapportée par Tashköprüzâde suit, dans un autre domaine et à une échelle beaucoup plus réduite, un schéma identique : Selîm, fortement irrité contre quarante de ses pages, ordonne leur exécution immédiate, sans autre forme de procès. Le cheikh ul-islâm, ‘Ali Çelebi s’interpose. Le sultan rejette ses sollicitations : « ne te mêle pas des affaires du sultanat ». Le mufti invoque alors la légalité religieuse : « une question d’exécution appelle toujours un ordre canonique. Expose les raisons justifiant leur exécution. Si elles sont conformes à la loi divine, j’émettrai une fetvâ en faveur de leur exécution » ; Tashköprüzâde, Ta’rîh-i sâf, I, Istanbul, H. 1287, p. 65-66. 2 Cf. Spandounes, op. cit., p. 64 ; l’éditeur D. M. Nicol cite d’autres sources grecques allant également dans le sens de la bienveillance et même de la partialité de Selîm en faveur des chrétiens, n. 131, p. 103 ; voir aussi Patrinelis, art. cit., p. 568, n. 7. Ces références ne sont pas, à nos yeux, une preuve que le récit de Cantemir devrait être rapporté à Soliman, mais elles inciteraient plutôt à considérer que tous les éléments de ce récit ne sont pas nécessairement à prendre dans un sens littéral.
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AUTOPORTRAIT DU SULTAN OTTOMAN EN CONQUÉRANT
si les intentions prêtées aux deux sultans ne sont pas elles –aussi des fictions juridiques ou, plus précisément, des arguments ab absurdo destinés à mettre en évidence la nécessité d’une clarification et à déclencher la procédure judiciaire bien réelle qui est décrite. Présenter comme une décision effective ce qui n’était qu’ une possibilité théorique était une façon de dramatiser l’enjeu du récit, de transformer la relation de faits réels en une sorte d’apologue à forte charge symbolique. Au demeurant il n’est pas à exclure que le seul fait que la question de la légalité d’une présence non-musulmane à Istanbul, ait été posée, que des débats aient été engagés à ce sujet, ait pu susciter les rumeurs les plus pessimistes chez certains éléments de la population, et entrainer une confusion entre hypothèse théorique et décision effective. Les conditions réelles de la conquête ottomane d’Istanbul mettaient les non-musulmans de la capitale en porte à faux sur le plan juridique. On leur attribuait un statut de zimmî qui était essentiel à leur survie et auquel ils n’avaient cependant pas droit. Il est sûr qu’il y a eu sous le règne de Soliman le Magnifique, en 1538-1539, une action juridique pour régler définitivement cette question lancinante, en substituant une « vérité juridique » à la vérité historique. Y avait-il eu déjà une première tentative, sous Selîm 1er, en apportant une solution juridique différente qui se serait avérée insatisfaisante ou y-t-il eu confusion chronologique chez Cantemir et dans les sources ottomanes sur lesquelles il s’est appuyé? La question reste à trancher.
TABLE DES MATIÈRES
Avant-Propos ……………………………………………………… Chapitre I : Le langage des instructions I.
II.
III.
IV.
V.
“La voix du maître à travers les firmans de Soliman le Magnifique” dans Soliman le Magnifique et son temps. Actes des IXe rencontres de l’École du Louvre, Paris, 7-10 mars 1990, G. Veinstein, éd., La Documentation française, Paris, 1992, p. 127144. …………………………………………………………….. 9 « Comment Soliman le Magnifique préparait ses campagnes : la question de l’approvisionnement (1544-1545—1551-1552)» dans F. Bilici, I. Cândea, A. Popescu, éds., Enjeux économiques et militaires en mer Noire (XIVe-XXIe siècles), Braïla, éditions Istros, 2007, p. 487-532. ………………………..……………… 29 “La dernière flotte de Barberousse” in The Kapudan Pasha, His Office and his Domain, Halcyon Days in Crete, IV. A Symposium held in Rethymnon, 7-9 january 2000, E. Zachariadou, éd., Crete University Press, p. 181-200 ………….. 69 “La grande sécheresse de 1560 au nord de la mer Noire : perceptions et réactions des autorités ottomanes” dans Natural Disasters in the Ottoman Empire, Halcyon days in Crete, III. A Symposium held in Rethymnon, 10-12 janvier 1997, Elizabeth Zachariadou, éd., Foundation for Research and TechnologyHellas. Institute for Mediterranean Studies, Crete University Press, Rethymnon 1999, p. 273-281 …………………………. 91 “Sur la draperie juive de Salonique (XVIe-XVIIe siècles)” dans Les Balkans à l’époque ottomane, sous la direction de D. Panzac, Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 66, 1992/4, Aix-en-Provence, 1993, p. 55-62 ………………………….. 103
Chapitre II : Les discours de justification I.
5
“La politique hongroise du sultan Süleymân et d’Ibrâhîm pacha à travers deux lettres de 1534 au roi Sigismond de Pologne”, Acta Historica Academiae Scientiarum Hungaricae, 33, 2-4, Budapest, 1987, numéro spécial Buda 1686, p. 177-191. Réédition
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II.
III.
IV.
V.
AUTOPORTRAIT DU SULTAN OTTOMAN EN CONQUÉRANT
augmentée dans Actes du VIIe symposium du Comité international des études pré-ottomanes et ottomanes, Ankara, Türk Tarih Kurumu, 1994, p. 333-380 .…………………….. “L'occupation ottomane d'Očakov et le problème de la frontière lithuano-tatare (1538-1542)” dans Passé turco-tatar, présent soviétique, Mélanges en l'honneur d'Alexandre Bennigsen, Ch. Lemercier-Quelquejay, G. Veinstein et E.S. Wimbush éds., Éditions Peeters et Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1986, Paris, p. 221-237 ………………… “Une lettre de Selim II au roi de Pologne Sigismond-Auguste sur la campagne d’Astrakhan de 1569”, Wiener Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes, 82, 1992, in memoriam Anton C. Schaendlinger, p. 397-420. ………………….…………… «Autour de la lettre de Selîm II aux Andalous et des origines de la guerre de Chypre» dans E Garcia Sanchez, P. M. Asuero, M. Bernardini, eds.. Espana y el Oriente islamico entre los siglos XV y XVI (Imperio Otomano, Persia y Asia central), Actas del congreso Universita degli Studi di Napoli « l’Orientale » ; Naples 30 de septiembre-2 de octubre de 2004, Istanbul, Isis, 2007, p. 271-281. ………………………………………………………… «Portugais et Ottomans», communication inédite dans le cadre du colloque international «L’empire portugais face aux autres empires, XVe-XIXe s.», organisé par le Centre culturel Calouste Gulbenkian et le Centre d’études du Brésil et de l’Atlantique sud (Université de Paris IV-Sorbonne), à Paris, les 13-14 décembre 2002. ………………………………………………………….
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Chapitre III : Les figures de légitimation I.
II.
III.
“Charles Quint et Soliman le Magnifique : le grand défi”, in Carlos V. Europeismo y Universalidad. Los escnerarios del Imperio, III, Sociedad Estatal para la Conmemoración de los Centenarios de Felipe II y Carlo V, Madrid, 2001, p. 519-529. ... 239 «La question du califat ottoman» in Le choc colonial et l’islam. Les politiques religieuses des puissances coloniales en terre d’islam, sous la direction de Pierre-Jean Luizard, Paris, éditions la Découverte, 2006, p. 451-468. ……………………………. 253 «Le rôle des tombes sacrées dans la conquête ottomane» in Lieux de culte, lieux saints dans le judaïsme, le christianisme et l’islam, numéro thématique de la Revue d’histoire des religions , 222, IV, octobre-décembre 2005, p. 509-528. ………………………….. 269
TABLE DES MATIÈRES
IV.
V.
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«Retour à Salihiyya. Le Tombeau d’Ibn ‘Arabî revisité» in Histoires auchéologies, littératures du monde musulman. Mélanges en l’honneur d’André Raymond, G. Alleaume, S. Denoix et M. Tuchscherer, éds., Le Caire, 2009, p. 159-167. …… 285 «Les conditions de la prise de Constantinople en 1453 : un sujet d’intérêt commun pour le patriarche et le grand mufti» in Le patriarcat œcuménique de Constantinople aux XIVe-XVIe siècles : rupture et continuité. Actes du Colloque international, Rome, 56-7 décembre 2005 ; Centre d’études byzantines, néo-helléniques et sud-est européennes, Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris, 2007 p. 275-287. ………………………………. 297