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French Pages 192 [241] Year 2004
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Ouvrage publié à l'occasion de la manifestation C hantal A ker man Centre Pompidou, Paris du 28 avril au 7 juin 2004
Re merciements. C laudine, c'est Claudine Paquot. Elle est arrivée un peu en retard ce jour-là. Heureusement. Je m'étais enfermée dehors vers sept heures du matin avec le chien, Bic Bic, le nouveau chien - saucisse toute noire qui ressemble un peu à Kafka et qui avait dévasté mon appartement. Au bout de quelques heures, Martine Vida.lenc qui travaille avec moi est arrivée de l'autre côté de Paris avec les clés et on a pu entrer.
C laudine Paquot, éditeur Paul-Raymond Cohen, création graphique Claude Mori n,Jabrication Philippe Bouychou, Ewa Einhorn,filmographie
Puis, il y a eu Philippe. Philippe, c'est Philippe Bouychou. Philippe et moi avons essayé d'enrayer un peu du désastre b ic b iquien. Quand même, j e n'avais pas envie, pas pour une première fois en tout cas, que C laudine voie tout ça. Et puis. je ne me souviens plus très bien de ce qui s'est passé, on s'est revu encore une fo is et je leur ai dit. Je ne peux pas pour l'instant. Un jour, bientôt,
E n couverture Chantal Akerman, montage des Rendez-vous d'Anna
peut-être.
photo Mari lyn Watelet
Claudine e t Philippe ont attendu e t le b ientôt est devenu a uj ourd ' hui . E ntre-temps, le chien s'était attaqué à mes plus belles photos. Tranquillement
Cc ntt·c national d 'art et d e cultu re Georges P ompido u Bruno Racine, président - Bruno Maquart. directeur général Dominique Païni. directeur du Département du développement culturel Alfred Pacquement, directeur du Musée national d'arr moderne- Cemre de
C laud ine a pensé qu'il ne pourrait s'agir que d'un puzzle et il n'y avait plus qu' à sc mettre à jouer. on. Le chien, petit malin, s'était dit, je mordrai les photos, j usqu'à ce qu'elle s'occupe de moi. Moi. je dormais, je ne l'entendais pas. J'ai compris plus tard.
création industrielle
Enfin tout ça pour dire que cc livre n ·aurait pas dû avoir lieu, mais Phil ippe et
Sylvie Pras, responsable des cinémas Marie José Charo, Baptiste Couturcau, Géraldine Gomez, Gilles Hahn, Judith Revault-d' Allonnes, Michèle Sarrazin et Thibault Ca peran, Emeric de Lastens
C laudine travail laient, rassemblaient photos et textes, Sylvie P ras se lança dans une quête éperdue de mes films et que quand j e m'y suis mise ct que j'ai dit, j 'y suis presque, Pau l Raymond Cohen est arrivé en même temps, je cro is, que les photos rassemblées par Marilyn Watelet sur ce que j 'appelle nos quatre cents coups.
Direction d es É ditions
Marilyn sans le savoir nous avait envoyé ce j our-là ce qui est devenu la couverture, une photo qu'elle avait fait un jour, alors qu 'on montait Les Rendez-
Les C iné mas
Philippe Bidaine, directeur des éditions - Benoît Collier, responsable commercial - Matthias Battestini, Claudine Guillon, droits et contmts Nicole Parmentier, adminislration des éditions Josiane Pcperty, administration des ventes
Albane Jouis-Ma ucherat, Agnès Béraud
du Commissariat général aux Relations imernationales de la Communauté française de Wallonie-Bruxelles et de la Délégation générale/Centre Wallonie-Bruxelles à Paris.
Paul Raymond, je ne sais pas pourquoi, je n'arrivais pas à retenir son nom au début, mais cette fois , il est là, bien inscrit, et je ne l'oublierai plus jamais. Ni le long café qu' un après-midi, on a pris à la place de travailler. Enfi n presque. Ph ilippe, Claudine, Paul Raymond, j e vous remercie du fond du cœur. Auj ourd ' hui, c' est fini. Dommage. Quand je p ense que je ne me pencherai plus au mil ieu de vous pour regarder ces feuilles, y placer rna famille, mes
Presse
Cette manifestation est présentée en collaboration avec le Min istère de la Communauté française de Belgique (Direction générale de la Culture ct Centre du Cinéma et de 1'Audiovisuel),
vous d'Anna.
~ ,, Mir~ittJr~
J.w c. ,., .....ai
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ami s, pas tous malheureusement, excusez- moi Ch ristian et Christ ian et d'autres aussi, des photos de fil ms, et pu is pas d'autres, parce que ça n'allait pas, parce que ça n 'allait plus. Ma is, on se penche ra autrement, C laudi ne, tu me fai s penser à Babette, Babette Mangoltc, elle aussi, chaque fo is que j e dis quelque chose pour rire, elle me regarde effarée, comme si c'était pour de vrai. Et j ' ai vu souvent de l'effarement dans tes yeux, ça veut dire qu'on s'est bien amusé. Voilà, merci. Chantal Je remerc ie aussi mon ami Dominquc Païni qui a voulu ce livre, cette rétrospective, cet événement, Dominique que je connais depuis si longtemps ct qui a toujours été là au bon moment. Je remercie encore Agnès, Agnès, c'est Agnès Ficrobe, je remercie Agnès pour beaucoup de choses. Elle comprendra .
10 Éditions du Centre Georges Pompidou/Éditions Cahiers du cinéma/2004 IS B
286642 385 2
Printed in ltaly
P S. Je remercie aussi Dean Tavoula.ris de m'avoir permis d'emporter avec mo i ct dans ce livre un de ses dessins, une de ses peintures.
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CAHIERS DU CINÉMA
Centre Pompidou
N CINÉASTE
La route de Sud.
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:t-e. j"ai une réponse.
,.e 3 qu01. lli. je les entends, j 'y ai souvent déj à répondu. ~- parfois, mal. Mais toujours en ressassant. Je _ - _ssas · euse. Je le sais bien. Et parfois à force de ~m·ennuie moi-même. Ma vie est longue, un __ .......s·ement. --=ore en passer par là? C'est ma première
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_ _:' e pour moi pour 1' instant. ..... r re asser parce que c'est ce ressassement, c'est ~- sement qu'est sans doute_né tout ça. _:pour aujourd' hui. -:: :e relis ce que j e dis au début du film Chantal par Chantal Akerman et que je me demande --:• écrire autre chose. pre que y était déjà. - , . . u- i d'autres choses, des interviews données en '· en anglais, et je vois se dessiner une fois de plus - · ..n qui ressasse. _-· .m qui ressasse, mais je n'aime pas ce qu 'elle
Histoires d'Amérique, Food, Family and Philosophy. Qui a une question ? Moi ! crie tout le monde.
_ "-Ïe dans un ressassement toujours de dire le - -e mais pas toujours. _ demande si un jour, il y aura encore quelque chose à er.
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- ·in fau t y aller mai s où ? En moi, autour de moi , -=-""""·"·er à mon travail. .... -ort tout ça. Pourquoi ? Comment? _ moment, j e préfèrerais l' ignorer. Tout, moi d' abord _ t:a\ail ensuite, ou en même temps sans doute. oi ? Parce que.
Quand on fait du cinéma, faut se lever. Bon, je me lève. Chantal Akerman et Aurore Clément dans Lettre d 'une cinéaste.
Ça va passer, on me dit, ne t' inquiète pas. Mais je m' inquiète. Je m' inqui ète, je rn ' inquiète. Si fort que j 'en ai mal partout. On me dit, ce serait bien pour le lecteur, le spectateur qu 'il comprenne à demi-mot, et à mi-voix pourquoi tu conunences par une tragi-comédie où tu joues toi-même. Pui s pourquoi tu t' en détournes apparemment pour aller vers des films expérimentaux et muets. Pourquoi ceux-là à peine achevés de l'autre côté de 1'océan, tu reviens par ici, et à la narration. Pourquoi tu ne joues plus et que tu fais un e comédie musicale. Pourquoi tu fais des documentaires et puis que tu adaptes Proust. Pourquoi tu écris aussi, une pièce, un récit. Pourquoi tu fais des films sur la musique. Et enfin à nouveau une comédie. Pui s aussi depuis quelque temps tu fais des installations. Sans vraiment te prendre pour une artiste. À cause du mot artiste. Lors du synopsis du f ilm Chantal Akerman par Chantal Akerman, j ' écrivais que si c'était quefqu 'un d 'autre qui réalisait ce film, if pourrait faire « comme si » plus facilement. Comme si Les paroles du cinéaste étaient vérité sur son travail, comme si elles ouvraient vraiment une brèche sur L'origine de son désir defaire, et puis de continuer à faire. Comme si lui, le metteur en scène, son visage, son sourire, ses silences et son corps en diraient plus long sur son travail et que c'était toujours une tentation que d 'aller chercher la parole de l 'auteur, que d 'essayer à travers lui d'en savoir plus et qu 'enfin, il se dévoile, si voile, il y a. J'écrivais que faire quelque chose sur soi, sur son propre travail, pose de multiples questions, des questions troublantes. ( ..) La question du je et du documentaire, de la fiction, du temps et de La vérité et donc trop de questions, et bien sûr que je n'arriverais jamais à y répondre dans ce film -là. Ni dans ce livre. Et pourquoi pas? Parce que. Parce que moi-même je ne comprends pas, pas tout. Et que sans doute si je comprenais tout, je ne ferais plus rien.
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Chantal Akerman dans Saute ma ville (1968).
· ..ljoutais, toujours dans Je synopsis de Cha par Cha _ mme j ' appelle ce film: C'est le questionnement de Ie une vie et même de plusieurs autres. Alors quel pacte !s-je passer avec moi-même, comment puis-je faire "'!me si ? ~ pacte pourrait être celui d 'un bilan. CeLa fait _fntenant 25 - 36 ans aujourd'hui - que je travaille et : pC11fois L'impression d'une gesticulation désesp érée. .:: ... ore un film et encore un film et un autre et toute cette ·gie dépensée, une façon d'être dans le réel. ( .. ) - _;serait si simple, si c 'était possibLe, s'il y avait un Q"'rès, une tension vers ce qui serait un mieux défini, re à chaque fois un meilleur film et qu'est-ce qu'un t.!l!eur f ilm. Tout serait si simple si un bilan était sible.
À Los Angeles (1977).
Je pourrais me présenter comme mon double, un double plus jort; pius intelligent, qui aurait compris ce que son autre double cherchait à faire depuis tant de temps. Mais rien que d'y pense1~ j e suis prise d 'effroi comme Le héros du récit de Dostoi"evski qui entra tout hagard dans son logement sans quitter ni manteau ni chapeau, il traversa le couloir et, comme frappé par la foudre, s'arrêta sur le seuil de sa chambre. Je pourrais aussi comme je l'ai déjà fait dans certains films où je joue à l'actrice, me présenter d 'une manière burlesque pour éviter de me prendre au sérieux. Je pourrais dire la même chose pour ce livre. Mot à mot. Arrête de ressasser disait mon père et ne recommence pas avec ces vieilles histoires, et ma mère tout simplement se taisait, il n y a rien à ressasser disait mon père, il n'y a
À New York (1976). Page ci-contre : Chantal Akerman dans Saute ma ville.
en à dire, disait ma mère. Et c'est sur ce rien que je ::Irai/le.
\la mère ... J'en ai tant parlé en parlant de mes films. Ai~ H aiment travaillé tant d'années pour elle, autour d' elle, _:; rapport à elle ? (Ou bien comme je viens de le lire dans ...::1 essai, contre elle, pas elle sa personne bien sür, surtout - ... - sa personne, enfin, c'est plus compliqué que ça, dans e- ai.) · :.i même été la f ilmer un dimanche après-midi avec -=naud Gonzalez. Renaud, c'est un assistant qui est -~Yenu un am1. ;:and je dis, j 'ai été la filmer, c'est pas tout à fait vrai, -·~ra it Renaud qui filmait, qui nous filmait, elle et moi. C était pendant le tournage de Demain on déménage et _ -~rait la première fois qu'elle et moi étions ensemble ..z· ·ant une caméra, même si ce n'était qu' tme petite --'11éra digitale. ~:.e s' est laissé f ilmer le plus naturellement du monde, . ~mme si elle avait passé sa vie devant une caméra. urtant elle se méfie du cinéma. Surtout du cinéma qui ~ire des juifs. :; lui avait dit, une amie à elle, Irka, je crois, va voir La .. est belle, c'est amusant, j e t'assure, vas-y. Elle a été, - .e n' a plus dormi pendant un mois. C'est ce qu' elle m'a ~- Pour elle, ce n'était pas amusant du tout. C 1aque fois qu'il y a un f ilm sur les juifs, on lui dit vas-y _:après, elle fa it des cauchemars pendant des mois. Elle ·3ime pas ça faire des cauchemars, elle rêve beaucoup et _ ~e raconte ses rêves mais seulement si ce ne sont pas des __ uchemars. Les cauchemars, elle les garde pour elle. Bien .:-rouis, en elle. ~ais moi, j e les devine. Je crois les deviner. En fait, j e ne ...rs rien ou très peu, ni de ses cauchemars, ni de son -...:Ssé, alors je les imagine et les cauchemars et le passé. Je ~ réinvente. , ..ta nd j'étais petite, j 'en faisais aussi, toutes les nuits ou -:-esque et puis c' est passé, enfin il me semble . .:~la a commencé quand j'avais à peine trois ans et cela ·est terminé deux-trois ans plus tard. Powt ant, je ne ~··ais rien. Rien de rien . .... "étaient des cauchemars terribles et récurrents. J'en avais _e deux sortes. [;un des deux, je 1' ai reconnu quand j'ai vu ~'1e des pi èces de Pina Bausch. Celle où il y a une ronde
La gare de Biélorussie,
à Moscou, dans D'Est (1992/93). En bas. Un jour Pina
a demandé... (1983).
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sur de la musique, puis la musique s'arrête et on n'entend plus que les pas dans le silence. C'était presque comme dans mon rêve si ce n'est que derrière la ronde, Hitler était assis sur une chaise très haute. Les gens qui faisaient cette ronde en effet souriaient conune chez Pina mais en jouant d 'un instrument à cordes. Ils souriaient tous d 'un air crispé. Cautre rêve récurrent, je vous l 'épargne, c'était encore pire. Bien pire. Une histoire de boucherie. À la fin du rêve tout s'arrangeait, mais seulement à la f in. Et quoi que je fasse, j e ne pouvais pas tout de suite aller à la f in. Fallait passer par le début et le milieu. ).1aintenant, je ne rêve plus, mais comme on dit que tout le monde rêve, je rêve sans doute encore mais je ne me ·ouviens plus de mes rêves. C' est un cauchemar, ça aussi. Mais pas aussi terrible sans doute que si je m 'en souvenais. Et en fait, ce n'est ni un cauchemar, ni terrible de ne pas rêver. Ça ne fait pas ·ouffrir, c'est juste comme de porter des lunettes comme dit Charlotte à Monsieur Popernick dans Demain on •léménage. Et elle ajoute, c'est embêtant.
Un jour Pina a demandé ...
Ils écoutent la cinquième sonate de Beethoven
Enfin, c'est pas de ça que je dois parler. Parle de ce qu 'on :·a demandé de parler. Mais j ' ai pas envie aujourd 'hui. Et .,uis est-ce que je commencerais par la fin ou le début ? ::.:envers ou l' endroit ? -\ 1' envers, c'est peut-être mieux. La tête à 1' envers, j 'ai, et .e cœur serré. Oui, en partie parce que j'ai w1 fi lm qui va 'Ortir. Et j e sens que ça va mal aller. Pourquo i ? Parce que ! Ju bien, comme disait mon père,« c'est comme ça ! » ·e sois pas si pessimiste me disent Paulo Branco, mon ""'reducteur et Mari lyn Watclet, mon amie avec qui j 'ai fait e· quatre cents coups. ?aulo a rempli la ville d'affiches. Il y en a partout. C'est la "':-emière fo is que ça m'arrive. Il y croit dur comme fer. Et • ·est sa force. Et i1 arrive même parfois à me la . omrnuniquer. Et même presque toujours. -'\.\eC lui tout semble possible. Er quand il dit, on tournera en septembre, on y croit et - ·est souvent vrai. :)"aill eurs c'est ce qui s'est passé avec La Captive, à part -J·on a tourné en août et pu is aussi en septembre.
interprétée par Casals. C'est comme ça que je l'ai découverte.
Un jour, j'étais dans mon lit, encore un peu abattue par 1' échec d'Un Divan à New York, et j'écoutais la radio comme d'hab itude. Et soudain, je l'entends, lui Paulo, dire qu'il allait produire Le Temps Retrouvé, j e me dis je devrais l'appeler, cela faisait au moins 20 ans que j 'avais envie d'adapter Albertine prisonnière. Je ne l'ai pas appelé ce jour-l à, ni le suivant d'ailleurs. Quelques mois plus tard, j ' étais de passage à Paris pour trois jours seulement, j 'avais rendez-vous chez des ami s et j 'étais en avance, je me dis, faut surtout pas arriver en avance, surtout à dîner, je serais dans les pieds, alors j ' ai été m'asseo ir dans un café en attendant que l' heure tourne, et là dans ce café, je le vo is lui, Paulo. On se rapproche, se dit bonjour, et je lui dis mon envie. Il ne me demande ni le
Un piano dans le ciel (Demain on déménage,
printemps 2003). \
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Une carte de Marilyn, après le montage des Rendez-vous d'Anna,1978. Marilyn, Michèle et moi vont en bateau sur le lac au bois de La Cambre (1973, je crois). Marilyn et moi nous nous reposons à Knokke, je ne sais plus quand.
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:::a.., slas Merhar, Sylvie Testud = C11antal Akerman, dans ~Captive,
probablement
- ;;sune première prise
m. :::- :laS, -'"1:5
Ariane, Sylvie Testud
son petit lit, attend sans
-::..-e que Simon lui demande ':!::
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e rejoindre.
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-:-quoi, ni le comment, ni avec qui, ni quoi que se soit, il ~ _ dit. on le fait. - : jours après, il m'envoyait un contrat. -r-:re-temps, j 'ai été tourner Sud, dans le Sud des États-. et je suis revenue à Paris. Je pensais que ce ne serait -~le début, qu' il y aurait à tourner et à retourner encore. _ ~ très vite, Claire et moi , on a monté, et le film était là. _.re. c'est Claire Atherton. ~rs très vite, avec Eric de Kuyper, on a librement ~::ré . on a librement laissé nos souvenirs d'Albertine ::-?monter en nous et c' est devenu La Captive. d j'ai remis le scénario à Paulo, j 'ai dit, Paulo, lis-le 7.a.Ï'llent, et dis-moi vraiment si ça vaut la peine, je n 'ai .. !Tient pas envie de faire un film de plus. ·a lu, et m 'a dit, on y va. Et on y est allé. ~jours avant que le tournage du film ne commence, à !leures du soir, le téléphone a sonné, c'était lui. C'était ~plement pour me dire que je pourrais faire le film - mme je le voulais, que j 'en aurais les moyens, et ce fut --:-e . il m'a laissé travailler en toute liberté.
- _iour, quand Claire Atherton et moi avons senti qu'on tau bord, tout au bord d'avoir terminé le montage, j 'ai -pelé Paulo et je lui ai di t, viens voir. -e projection a été organisée. Il en est sorti heureux. • son bonheur nous a soulevées, Claire et moi. là conunent est Paulo. Voilà comment il communique :Oree.
Paulo Branco; né le 3 juin 1950, producteur.
1
~rel is
le texte, le temps a passé depuis que j'ai écrit -elques lignes plus haut le: c 'est comme ça ! de mon ::re. E · en effet, cela ne se passe pas très bien. Le film n'est pas . .:ore sorti mais l' attachée de presse me dit que les ~etions sont très mitigées. ~·e - r une question de génération paraît-il, mais pas .?ulement, je crois. Et je crois comprendre maintenant Jrquoi cela se passe mal, ou pas très bien. C'est encore - .:ause de ce foutu ressassement présenté comme si cela - en était pas un. C'est le« présenté conune si cela n 'en . ! t pas un » qui éloigne sans doute du film. Je crois que · .: n ·y avait pas de ressassement et que c'était j uste une médie, cela passerait sans doute mieux. Et que si ce etait pas du tout w1e comédie et qu' il n'y avait -a
,.;
Page ci-contre. Aurore Clément et Sylvie Testud dans Demain on déménage (2003). La mère découvre la campagne, la fille se découvre écrivain.
visiblement que le foutu ressassement, on saurait mieux sur quel pied danser. Mais dans Demain on déménage, on ne fait pas que danser. C'est aussi sur une hi stoire pleine de trous que ce fi lm fonctionne avec comme objet principal Je pou l.et, la fumée, l'odeur de désinfection, et le tout sous des dehors enjoués. Je dis toujours, c'est une comédie optimiste comme seuls les pessimistes peuvent en faire. Sylvie Testud, le personnage principal du film dit de moi que je suis un clown triste. Je n'y avais jamais pensé, mais ce n 'est peut-être pas faux. C'est ça l 'envers, ou la fin. Avec Demain on déménage, j'ai essayé pourtant de rej oindre le début, le burlesque du début mais évidemment, je n'y suis pas tout à fait arrivée. C'est normal. On ne refait pas ses débuts. Pourtant, il y a quand même du burlesque dans ce film. Mais, il est peut-être moins visiblement joyeusement désespéré maintenant qu'alors. Dans Demain on déménage, Charlotte ne crie pas. Pas du tout. Elle laisse les événements arriver, sans se défendre. Sylvie, sans doute sans s'en rendre compte me ressemble, furtivement. El le ressemble à ce que j e suis devenue. Quelqu ' un qui ne peut pas crier comme je criai s en chantant dans Saute ma vie dans ma ville. Non, elle ne crie pas Sylvie-Charlotte. Parfois simplement, elle se détourne.
Magali Noël chante dans Les années 80, Et si l'amour arrivait, me disait laisse la Toison d'or, moi aussi, je partirais... Devant elle, de dos, je saute (1982).
Je dis toujours en mo i-même quand j e pense à elle, rna petite Sylvie. Je dis aussi mon petit Marcel. Je me sens si proche de Marcel, d'un Marcel imaginaire évidemment, et qui n' existe qu 'en moi. Longtemps, je me suis couché de bonne heure, dit-il. Et moi j e me couche encore de bonne heme. Je suis toujours fatiguée le soir. Sauf exception, je suis fatiguée. J'ai l ' impression que continuellement, j e lutte contre la fatigue et puis de temps en temps, j e l'oublie. Lui, il voulait que sa mère lui lise des histoires. Moi j e voulais connaître 1' histoire de ma mère. Marcel, je l'appelle. Je le vois si beau sur son lit de mort. Mon petit Marcel, comme s'il était l'enfant que j e n'ai pas eu.
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- :·ami qui pourrait me sauver. ::erite Sylvie, elle, mon double ? Mon alter ego, mon • ~ne Doinel à moi ? ·out à fait, non. Il y a d ' ell e dans le film. Beaucoup _ e. je crois, j'imagine, j e sais. me dit. mes proches, ce qui compte dans ce métier, de tenir. Tenir à quoi. À ce métier et donc à soi aussi. difficile de faire la différence entre soi et le métier, ener est dans soi et soi dans le métier. :.::e-r-ce vraiment un métier? aoP. peut-être. Ça dépend. De quoi ? Mais de tout. "";"ent ? Vraiment. _·e.::r-ce que c'est ce tout ? - .::.1i pas. Je dirai donc, ça dépend des jours. -e !a fenêtre et je respire avec volupté l'air frais et · ~.m coup, j ' ai le besoin irrépressibl e d' écrire et ce uetrerie ni hwnilité aucunes, ce n'est pas moi qui ·our ça. En tout cas pas le moi qui se trouve devant ...re:lU aujourd' hui. ~ "Ureau, il y a la pi èce Hall de Nuit avec écrit en - au-dessus du titre, Chantal Akerman. Ce n' est pas . .:. Je sais que c'est mon nom, mais il me semble -: erranger à moi-même. Dans sa nudité. Juste des - -: ires sur un fond blanc. Je retourne le livre et Te · ur la quatrième page de couverture que quand . ensible et qu'on ouvre la porte, p uis la referme et prt?nd le bagage et qu'on tend la main sans vraiment r... pour recevoir quelque chose, c'est comme si tout ,..imit pas. ~ r alors, c'est vrai ça.
surtout le bas du visage.
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du li\'re, il y a une très belle photo de Sami Frey en - ... 'anc. prise lors du tournage du film Le a;ement. _ ~sa bouche avec sa main gauche, ce n 'est pas moi - :r:-. mais déjà un peu plus. Il est assis sur une chaise -e:1d Dieu sait quoi. Moi aussi je suis assise sur w1e ~ e: _; ·attends Dieu sait quoi . .::compté pour moi jusqu'à l'âge de dix ans. Puis ~c-ement un jom, j 'ai dit à ma cousine que je ne ·.::.regardée, elle n 'a rien dit. E lle, elle faisait, il me
Marcel Proust.
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· le . des allers-retours entre croire et pas. J'ai dit que je plus mais j'aimais tout ce qu'il y avait autour de _._.et dont j'avais été privée à la mort de mon grand-~oyais
ur au lendemain et en même temps progressivement. · ce qui avait à voir avec Dieu et le rituel avait disparu _~able.
- - g rand-chose pour le remplacer. Juste le vide à la _ede bougies. Et plus de car le matin pour aller à .e. donc plus de cris et de rires et de batailles dans le -1on père m'avait changé d'école. L'école juive, ça ait. Donc juste les pieds pour aller à 1' école laïque publique. Souvent toute seule, parfois avec Samy, un -= amy que celui sur la photo. Samy Szlingerbaum. Je - nnaissais parce que sa mère venait de la même ville 1 ogne que mon père. D'ailleurs dans son film E .".'es-Transit, on voit nos deux grands-pères se - mrer par hasard à l 'arrêt du tram à Bruxelles. _ !1. était pas encore né, mais sa mère le lui avait as qui 1'entendait. - ü une fois de plus une histoire de rabbin et de Dieu. --hi to ire celle-là qui ne finit pas tout à fait bien. ::mt à fa it bien pour moi en tout cas. En tout cas d j ·ai prononcé la dernière phrase de cette histoire, :-ase qui n' appartenait pas vraiment à l' histoire te ll e __ :e m'avait été racontée, mais que j ' ai ajoutée comme _ ::ien n'était, ma voix sans que je m 'y attende s' est ~-
~-:e Brunschwig, elle, m'avait simplement raconté .....~ rabbin traversait toujours un village pour se rendre J.Ile forêt et là, au pied d'un arbre, toujours Je même, ,. mettait à prier, et Dieu 1' entendait. ~-;: lui aussi traversait le village, se rendait dans la - !l'lais il ne savait plus où était 1' arbre et Dieu - endait. petit-fils ne savait plus où était l'arbre, ni la forêt, -, ;: allait prier dans le village et Dieu l'entendait. Son - --e petit-fils ne savait plus où était l'arbre, ni la forêt, ~ illage, ni les mots de la prière mais il connaissait - -e !"histoire, alors il la racontait à ses enfants et Dieu ·endait. --:e m'a dit, c 'est une histoire hassidique du rabbi .. . -..blié le nom du rabbi , et sans vergogne j ' ai ajouté en
:istoire à moi est toute trouée, pleine de blancs etje t!me pas d 'enfant. ~u.oi en anglais ? Aurais-je pu le faire en français? = :li- me donnait-il plus de liberté ? =3.! était-il plus proche d'un semblant de langue _-:1elle ? _ ..:.dish peut-être. ma mère connaissait mal le yiddish, elle l'a appris mon grand-père paternel est venu vivre chez nous. 1...:.!1L il me semble bien que mon arrière-grand-mère _melle nous parlait le yiddish, elle aussi, et que ma _en toujours qu ' en revenant de là-bas, elle dit toujours '·elle ne dit pas les camps, qu' en revenant de là-bas,
L'arrivée vers New York. Eszter Balint, dans Histoires d 'Amérique, devant le Williamsburg Bridge. New York, 1988.
c'est avec mon arrière-grand-mère qu 'elle a vécu, c'est mon arrière-grand-mère qui s'est occupée d'elle comme de son enfant. Dans Les Rendez-vous d'Anna, sur un quai de gare en Allemagne, Ida, une amie de la mère d 'Anna lui demande: Tu ne veux pas d'enfants? Si, répond Anna Tu vois bien, di t Ida. Anna reste silencieuse. Alors Ida continue, et comme une psalmodie ou une prière plaintive, ajoute : ton père serait si content. Combien de fois je l'ai entendu dire qu ' il n 'était pas sûr de voir ses petits-enfants avant de mourir. Et puis tu sais quand les parents sont morts, si on n' a pas d ' enfants, qu ' est-ce qui reste ? Rien. Sinon, il reste les enfants. Ida, elle en connaissait un bout sur la vie. Peut-être même qu'elle en connaissait trop. A nna aussi en connaissait un bout sur la vie mais pas le même bout. Et sans doute même qu ' il lui en manquait un bout. Et toutes ces histoires qu'on lui raconte parce qu'elle ne fait que passer ne combleront j amais ce bout. Elle aussi, j ' imagine, son histoire est pleine de trous,jùll ofmissing links comme j 'ai dit en anglais, et elle n'a même pas d'enfants. Ma mère toujours elle, a été voir un f ilm qui se passait dans le milieu religieux en Israë l. Des relig ieux fanatiques, je crois. Moi j e n 'ai pas vu le film . Moi, non plus, j e n'aime pas aller voir des films sur les juifs, surtout pas en ce moment. Même s' ils sont faits par des juifs. Parfois je me dis qu'i l n'y a pas pire ennemi des juifs qu'eux-mêmes, surtout des juifs qui veulent plaire, plaire aux européens. Juifs ou non juifs. À la sortie du film, elle m 'a téléphoné. Elle m 'a dit son horreur. Elle les connaissait bien les religieux vu que son père que je n'ai pas corum était chantre à la synagogue, qu'il avait une voix magnifique, et qu 'il était très religieux. Elle m 'a dit, je n'ai j amais rencontré d'homme aussi to lérant. Pourtant, elle s'enfuyait, elle courait autour de la table de la salle à manger quand il voulait lui apprendre quelque chose.
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Aurore Clément dans
Les Rendez-vous d 'Anna. Le petit pois et les chaussures. Couloir d 'hôtel à Essen.
Magali Noël (Ida, l'amie de la mère) et Aurore Clément (Anna) sur un quai de gare dans Les Rendez-
vous d'Anna, à Cologne.
ulu jouer 1' avocat du diable et je lui ai dit, mai s ce · de fanatiques, ce sont peut-être des fanatiques, mais · comme si on montrait que tous les religieux sont des ·gues. Et ce n ' est pas vrai. _ ... ajouté, si dans ce film il y avait eu des religieux non ques, et puis aussi des non religieux, j ' aurais pu _~:er le film. e -uis dit, c'est ça le cinéma, et l 'emblématisme que rovoque. ~-e -uis dit, une fois de plus, le cinéma, c 'est :ereux.
œ moment plus que jamais peut-être. ce monde binaire. C 'est toujours ou ça, ou ça. -erais tant parfois que cela soit, et ça, et ça, et ça. - ~. rout ça pour dire que je suis quelqu ' un de divisé, ou -:1illé en au moins trois, cinq, ou sept. ....... '1 parcours est fait de toutes ces divisions, ces :IS. ça tiraille dans tous les sens. Et puis aussi que je L-archer à côté de mes lacets. _-e:r mon côté clown triste, comme dirait Sylvie. eurs je ne voulai s pas faire du cinéma dans ma ::-re adolescence. Je voulais écrire à côté de mes Le livre avait et a sans doute toujours plus - ..-tance pour moi que le cinéma. -erna reste quelque chose d'« impur » comme tout ce ·e r passé après la mort de mon grand-père. ·:mpur, c ' est bien aussi. Le pur peut être terrible. · L •·as pas d 'image. (Exode, XX) - u : . rai 1'esprit de contradiction, peut-être, mais pas . :1t. c'est aussi ça sans doute qui donne toutes ces ~ . Et que souvent je regarde tout droit. En face. E n - ~ amène moins d'idolâtrie dans ce monde idolâtre. - - Dans un face-à-face. Levinas parle de ça, de ,...,rinrité du visage de 1'autre, je crois. premier commandement, « Tu ne tueras point », que .Js dès que tu rencontres 1'extériorité du visage de --=-- P urtant, tu ne l'entends pas toujours. Non. Parfois ~ :é ·installe, ou bien il y a trop de bruits parasites _ · . et l 'auh·e. Ou bien, toi ... tu n ' es plus toi-même. - :·autre, sans toi, il n ' y a pas d' autre. n ine toujours la même, quand elle a vu D 'Est _- qu ·on appelle un documentaire, on dit même
documentaire de création - a dit, c'est un film sur l'implosion, ou quelque chose corrune ça. Je l'ai dit, j 'oublie tout. J'ai juste retenu le mot implosion et que ça ne peut être fait que par un enfant de la deuxième génération, d'après les camps, d'après l'ère du soupçon. Un enfant qui n'a pas le droit d'exploser. Et ce silence, ce silence est là pour recouvrir les paroles qui ne sont pas sorties, ou des paroles qui sortent pour en cacher d'autres. Comme quand on parle de tout et de rien, et donc de rien, comme chez moi dans mon enfance. Un enfant, ça sent tout. Surtout ça sans doute. Ce bruit qui couvre tout le reste. C'est sans doute pour ça, ces films sur un quotidien silencieux, pour arracher à ce silence un peu de vérité. De vérité réinventée. Un enfant avec une histoire pleine de trous, ne peut que se réinventer une mémoire. De ça, je suis certaine. Alors l'autobiographie dans tout ça ne peut être que réinventée. Elle est toujours réinventée, mais là, avec cette histoire pleine de trous, c'est comme s' il n'y avait même plus d' histoire. Que fait-on alors ? On essaie de remplir ces trous, et j e dirais même ce trou, par un imaginaire nourri de tout ce qu'on peut trouver, à gauche, à droite et au milieu du trou. On essaie de se créer une vérité imaginaire à soi. C'est pour ça, on ressasse. On ressasse et on ressasse. Et parfois on tombe dans le trou. Dis-moi la vérité. Racontemoi ton histoire. Je ne peux pas. D'ailleurs, dans n'importe quelles circonstances, même sans trou la vérité ne se livre pas si simplement, souvent même elle se refuse. Je mettrai la caméra là, en face, aussi longtemps qu' il sera nécessaire et la vérité adviendra. La vérité? Qu'est-ce que c'est? Toute la vérité et rien que la vérité. Toute la vérité, c'est ce qui ne peut pas se dire, c'est ce qui ne peut se dire qu'à condition de ne pas la pousser jusqu 'au bout, de ne faire que la mi-dire dit Lacan. Bien dit ! Certains parleront de réalité, de réél, d'autres d 'image juste. Moi je dis vérité, j'ai sans doute tort. Et là où j'ai vraiment tort, c'est de dire la vérité. Faudrait plutôt dire, un peu de vérité.
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Le vieil enfant Chantal. La mère et l'enfant à Knokke. L'enfant devenue adolescente sur la terrasse de la cuisine où a été tourné Saute ma ville.
... beau mettre une caméra en face de quelqu ' un, .;"J-une et quelque chose, cela ne se donne pas si ement un peu de vérité. ~t d'un coup, sans qu 'on s'y attende, on sent que lque ~ qui peut être à la fois du plaisir, de Ja peur, un ~ent de cœur. Alors soit on ferme les yeux, soit on soit on accepte ce trouble. _ . 3"oublant, oui. Je dirais ça, un trouble s 'i nstalle, et .:. même une opacité. On n ' est pas vrai ment habitué. ..1ne rue, une rue, c' est une rue, c 'est une rue, c 'est ~e et bien non. Non, pourquoi non ? parce que. _ ' oilà une rue, de ew York par exemple, et même de -..:man et même d u bout de l' île, du West Side, fi lmée _;:e à la tombée de la nuit, 1'été.
Delphine Seyrig et Jan Decorte, dans Jeanne Die/man, 23 quai du commerce, 1080, Bruxelles,
ijanvier 1975). Daphna fille de Jonathan Merzer et de ma cousine Ethy, regardant vers la cuisine. Paris, décembre 1968
Que dit-elle cette rue? Elle dit bien quelque chose d 'ell e, de sa vérité, de la vérité de son image, mais quoi, et au bout de combien de temps ? On voit une rue et alors? On a l ' habitude de voir une rue, alors pourquoi montrer une rue? Justement parce qu' on a tant l' habitude de voir une rue qu'on ne la voit plus. Non, il n'y a pas que ça. Mai s quoi d'autre alors ? Cette rue s'est ajoutée à un moment passé devant tme autre rue, ou à un autre moment face à un trajet dans un métro, où encore face à un homme assis sur une chaise dans la rue. Et tout ce temps passé s' additiorme et crée quelque chose, et dans ce quelque chose, parfois un peu de vérité. Au bout de comb ien de temps conunence-t-on à la vo ir cette rue, à la ressentir, à laisser aller son imaginaire, mais pas trop loin, pour rester quand même un peu proche de cette rue après cette autre rue. Et le temps, est-i lle même pom tout le monde? Certains disent, ça m 'a paru long, d' autres disent ça m'a paru court, et certains ne disent rien. Qui a rai son? Personne. Quelqu'un doit bien avoir raison. Peut-être. Je ne sais pas. C'est chacun pom soi. En général on rajoute et Dieu pom tous. Mais Dieu n'a rien à voir avec cette hi stoire. Et pui s je pense aussi que ce n'est ni une histoire de voir, ni de sentir, ni de lai sser aller son imaginaire, je sens qu ' il est encore question d'autre chose mais de quoi ? Deleuze et Guattari parlaient de blocs de temps, je crois. Mais pour une fois, je ne sui s pas complètement d'accord avec eux. Non, pas complètement. Une rue longtemps. Ou un arbre. Mais pourquoi longtemps et par rapport à quoi et puis c'est quoi longtemps? C'est plus que pas longtemps de toute façon. En tout cas, c'est plus longtemps que pour informer. En une seconde ou deux, on reconnaît une rue, un arbre. Donc, longtemps, cela peut être plus que le temps de la reconnaissance. Cela peut être le temps de la connaissance, enfin d'un peu de cormaissance comme d'un peu de vérité. Surtout rien d' absolu , enlevons définitivement les le et la des termes comme vérité, connaissance, quand les le et la veulent dire tout entier. Je sais aussi qu 'au bout d'un certain temps, on glisse doucement vers quelque chose d'abstrait. Mais pas toujours. On ne voit plus un couloir, mais du rouge, du jaune, de la matière, comme par exemple dans Hotel Monterey. La matière même de la pellicul e. Dans une sorte
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Photos de repérages pour Histoires
d 'Amérique. Toutes à Oowntown Manhattan, sauf celle en haut à droite près du pont de Williamsburg à Brooklyn : on finira par y tourner tout le film.
de va-et-vient entre l'abstrait et le concret. "Yiais le concret, j ' ai l'impression, n' est pas le contraire de !"abstrait. La matière de la pellicule, c 'est concret aussi. Et d' ailleurs au bout d' un moment, on se souvient que ce jaune luisant, c'est un couloir et que ce rouge foncé, c'est une porte, une porte qui doit forcément donner sur une chambre et que cette chambre est peut-être occupée par une vieille dame, celle-là même qu 'on a vue en bas dans le hall de l'hôtel, avec son chapeau et ses jambes toutes maigrelettes. Oui. on peut penser à tant de choses quand on voit ongtemps un couloir vide dans un hôtel, surtout quand bien avant on a vu qui allait s'asseoir un moment ou rautre sur la banquette dans ce même hôtel. ::i puis un arbre, s' il est filmé dans le Sud des États-Unis,
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News From Home. New York 1976.
Pages précédentes.
À gauche : Aurore Clément dans L es Rendez-vous d 'Anna.
À droite : Nicht Rauchen (ne pas fumer).
. -: :à un certain temps, on peut peut être se rappeler '-.:" - ce Sud-là, il n'y a pas si longtemps, on pendait !!lffies et des femmes. - -~r se souvenir de la chanson « Strange Fruits » que ~___..... ~. il n'y a pas si longtemps encore une chanteuse ·c:.~pela it, et s'appelle encore Billie Holiday. ~rranges en effet. r"l trees be ar a strange fruit. 1 the leaves and blood at the root. b dy swinging in the Southern breeze. _e fruit hanging from the poplar trees. ! scene of the gallant South. u.'ging eyes and the twisted mouth - o · magnolia sweet and fresh
News From Home. Le métro a été repeint depuis, comme presque tout New York d 'ailleurs. Dommage.
Les arbres du Sud portent un fi·uit étrange. Du sang sur les feuilles et du sang aux racines. Un corps noir se balance dans la brise du Sud. Un fruit étrange pendu aux branches des peupliers.
Une scène pastorale du Sud plein de bravoure. Les yeux exorbités et la bouche tordue Le parfum du magnolia doux et frais
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And the sudden smell ofburning jlesh !
Et soudain l'odeur de la chair brûlée !
Here is the fruit for the crows to pluck, For the rain to gather, for the wind to suck For the sun lo rot, fo r a tree to drop Here is a strange and bitter crop.
Voici le fruit que les fou les arrachent,
On peut aussi toujours dans ce même Sud, regarder un champ de coton vide et bourdonnant. C'est difficile encore une fois, si on le regarde w1 certain temps de ne pas se souvenir qu ' il n'y a pas si longtemps, il y avait là des esclaves noirs qui travaillaient sous la houlette de propriétaires blancs. Parfois, c'est à ça que sert le temps. Pas toujours. Mais presque. Quand Delphine Seyrig est assise dans un fauteuil pendant des minutes entières dans Jeanne Die/man, ce n'est pas qu 'à un passé proche ou lointain qu' on se met à penser, mais on se rend compte tout d 'un coup que si elle avait si bien organisé sa vie pour ne laisser aucun trou dans sa journée, c'était bien pour ne pas laisser place à l' angoisse du trou. À la sienne seulement ? Non. Non, pas seulement. Et puis, elle touj ours, et toujours assise dans un tablier à petits carrés bleus et blancs, dans un fauteuil en velours doré, peut évoquer aussi une autre femme. Une femme des années cinquante, ou soixante, ou soixante-dix, ou quatrevingt, ou quatre-vingt-dix, ou même une femme de maintenant. Et si le plan n'était là que quelques secondes, que les secondes qui suffiraient à faire avancer la narration, auraitille temps, ce plan, d'évoquer toutes ces femmes et même ces hommes assis à un moment ou l'autre de leur vie. Non, je suis certaine que non. Le temps n'est pas que dans le plan, il existe aussi chez le spectateur en face qui le regarde. Ille sent ce temps, en lui. Oui. Même s' il prétend qu ' il s'ennuie. Et même s' il s'ennuie vraiment et qu 'il attend le plan suivant. Attendre le plan suivant, c'est aussi et déjà se sentir vivre, se sentir exister. Ça fait du mal ou du bien, ça dépend. On pleure quand on voit quelqu 'un mourir dans un film et ça fait du bien. On dit, j 'ai pleuré avec une sorte de satisfaction, de jubilation même, comme quand on dit j'ai
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Que la pluie rassemble, que le vent aspire, Que le soleil pourrit, et qu'un arbre laisse pendre Voici l'étrange et amère récolte.
Arbres dans Sud (septembre 1998).
-ent moins le temps, où le temps vous entraîne ~édiablement. Surtout si on n' a plus de rituel. Là j e - """'èrds, je le sens. !~souve nt, je n'ai pas pas vu le temps passer. -:e que le temps se voit ? - .... r si on n'a pas vu le temps passer, n'est-ce-pas 'Tie si ce temps-là vous avait été volé? Parce que le . . , . c'est tout ce qu' on a. -~prends cette histoire de temps. Non pas aujourd'hui, -..,- que je ne suis pas prête à me lancer dans cette ·erieuse histoire de temps . ..-e suis toujours dit qu' il faudrait que je lise quelques -ophes grecs et même Heidegger, je me suis toujours ~-Cela m'aiderait certainement à parler du temps. Je ~i jamais fait. , par-ci par-là, j'ai entendu des gens en parler. J'ai quelques phrases par-ci par-là et je me suis __,.,_.,.,~hée aux branches, sans savoir où était Je tronc et c ·un coup, cela a fait une phrase, non pas tout à fait _ "'hrase, un concept. ~:nps et l'espace, l'espace/temps. pace pendant un certain temps, - ~Jce d'une cuisine, dans cette cuisine de la f in des -~ - 60, une jeune fille saute dans sa ville. --- -ept ans, après même, toujours dans Je silence de sa ne. une femme. De face. Elle boit son café. Absente et ~t concentrée. Puis encore avec la fausse vraie -mère polonaise qui raconte et qui dit « Mange » à la ~ \Taie petite fille, celle de Saute ma ville, mange ~e ne raconte plus. -_e que manger va avec raconter ? --end du temps. - :5I pas parce qu'on a déjà vu quelque chose qu'il ne .... a- prendre le temps de voir encore, au contraire sans ~ Tout le monde a déjà vu une femme dans une ;.e. à force de la voir, on 1' oublie, on oublie de la =~der. Quand on montre quelque chose que tout le ~e a déjà vu, c'est peut-être à ce moment-là qu 'on voit -.a première fois. Une femme de dos qui épluche des ~e de terre. Delphine, ma mère, la vôtre, vouso;.
!
=
:èmme, oui . Mais un couloir, pendant des minutes ... ...r. arbre? Freud a dit, l' inquiétante étrangeté, et s' il y · ::mssi de l' inquiétante familiarité. J'ai déjà vu ça
Dans le plan d'avant la route, l'avant-dernier plan du film, un homme raconte en parlant de James Byrd Jr. : Il a été battu près du pont et sur cette route. C 'est ici qu'ils l'ont traîné, là où il y a tous ces ronds sur la route ...
Hotel Monterey, 96th street and Broadway, 1972. L'hôtel n'existe plus.
quelque part, mais où. Ces ombres sont déjà en moi. Ces visages D'Est,je les connaissais, ils me faisaient penser à d'autres visages. Je l'ai déjà dü souvent et je pense même l'avoir déjà écrit. Et ces files d'attentes, ces gares, tout cela résonnait en moi, faisait écho à cet imaginaire, à ce trou dans mon histoire ... Et dans le Sud, quand je voyais ces arbres, inquiétante familiarité, et encore plus familière dans le trou de mon imaginaire. Dans De l 'autre côté la frontière bordée de lampes hallogènes de surveillance, je n'ose même pas dire à quoi cela me fait penser. D ' ailleurs quand j 'ai montré ces plans à ma mère, dans ma cuisine où Claire et moi commençions à monter, et que je lui ai demandé, maman, est-ce que ça te rappelle quelque chose. Elle m'a répondu tout simplement, pourquoi tu me demandes ça, tu sais. L'espace d'un quai de gare en Allemagne, dans Les Rendez-vous d'Anna, comme une autre cuisine de passage où il n 'y a, ni pain, ni soupe, avec l 'amie de la mère qui n 'arrête pas de raconter, elle, sa souffrance, sa vie, ses joies et ses peines. Avec ces annonces qui n'en finissent pas, oui, cela peut faire penser à d'autres gares, anciennes ou nouvelles, avec ou sans valise, avec ou sans paquet. Un long monologue psalmodié dans le froid. Anna ne dit rien, ou presque rien. Qu'y a-t-il à dire, devant une vie qui se déroule comme un lacet dont on ne voit pas le bout. Je pense que même si on ne comprend pas les paroles, si on ne connaît pas le français, et que ça fait juste un chant qui s'étend depuis la nuit des temps, on comprend. On comprend vaguement, on s' imagine, on reconnaît. Et puis toujours dans une gare, mais à Bruxelles cette fois, et toujours dans Les Rendez vous d'Anna, avec la mère qui demande seulement qu'on l'aime,« Anna dis-moi que tu m'aimes. Oui je t'aime », comme dans la cuisine la mère demande si c'est bon. Oui, c'est bon.
Devant le temps, le titre d 'un livre de Georges Didi Huberman. Oui, c'est ça. Se retrouver devant le temps . On n 'aurait pas pu mieux dire. Il commence son livre par deux citations, 1'une de Georges
Delphine Seyrig
dans Jeanne Die/man.
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Après la projection de Jeanne Die/man au Moma (New York 1976).
Bataille, l'autre de Walter Benjamin. Bataille écrit dans Méthode de Méditations : « Tout problème en un certain sens en est un d'emploi du temps». Il n 'aurait pas pu mieux dire. Et c'est bien un des sujets de Jeanne Dielman, et puis aussi peut être de L'Homme à La valise. Walter Benj amin, lui, écrivait dans Paris, capitale du X/Xe siècle, « La manière dont le passé reçoit l'empreinte d 'une actualité plus haute est donnée par l' image en laquelle il est compris. Et cette pénétration dialectique, cette capacité à rendre présentes les corrélations passées, est l'épreuve de vérité de l'action présente. Cela signifie qu'el le allume la mèche de l'explosif qui gît dans ce qui a été». J'ai l' impression que voilà dit en quelques lignes ce que j 'essaie maladroitement d'écrire depuis quelques pages. Et au fond, cela répond même à la question du documentaire et de la f iction. J'adore tout simplement la dernière phrase et oui, j 'espère bien a posteriori quand j e montre un arbre dans le Sud des États-Unis allumer la mèche de l' explosif qui gît dans ce qui a été, mais seulement dans la mémo ire. Pas dans un devoir de mémoire dont on n' arrête pas de nous étouffer depuis quelques années. Ce n' est pas une question de devoir et à peine une question de mémoire. Comment se remémorer quelque chose qu 'on n' a pas vécu. Anna, pendant longtemps, je l'ai considéré comme mon vrai prénom . Je m'appelle Chantal Anne Akerman et mon arrière grand-mère m'appelait Hanna et si je m'appelle
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L'écran blanc d u Moma. La mèche de l'explosif.
.... même Chantal c'est parce que ma mère, encore elle, andé à ma cousine, touj ours la même, trouve-moi un -:-aiment français, comme ça, s'il arrivait quelque -- or1 n' aura pas besoin de lui changer son nom. :1 pourquoi Chantal. .e contraire de l'histoire de Vincent Van Gogh, il .:~ait un mort, un autre Vincent, né à peine avant lui, -· erait « au cas où » pour ne pas mourir trop tôt, et an. c'était pas grave. Akerman, cela pouvait être nd flamand, ou mêm e tme marque de champagne.
_ __
ie cuisine, à Moscou, il y a une femme debout qui ::::x' :asse de thé, avec un drôle de petit sourire, en o...J-~ de la musique en silence. Ell e aussi, elle en aurait ~er. Rien que d 'y penser, non, j e préfère ne pas y
:Ond, j'ai 1' impression de savoir, et je ne lui ai !'Œalldé. Maintenant, j e regrette, j 'aurais dû. --.:~-être m ' aurait-elle répondu, comme ma mère, j e ·_"!lporte quoi, Chantal-Anna, mais pas raconter, - deYiendrais folle. Folle, j 'ai appris que c'est sans ~ .:ontraire. Mais je n'ai pas voulu aller plus loin, et -:m.. e raconte pas. Alors j 'ai pris la parole, et j e -rr.i -e à ressasser. Silencieusement. Ou en chantant. ~r. en me faisant sauter comme dans mon :~lm . en hurlant et chantant. N 'est-ce pas m oi,
À l'hôtel à Los Angeles, avec Marilyn et son fils Leslie. Marilyn aime prendre des photos. Dans la chambre d 'à côté, il y a Luc Benhamou. Été 1984, été des Jeux Olympiques.
À droite, Agadir fin 1999, encore une photo de Marylin. Benji, l'enfant qui vivait avec elle , ne doit pas être loin.
La grand-mère qui veut me faire manger sinon, elle ne raconte pas dans Ois-moi (1980).
mon image, ou quelque chose de ce genre qui, en attendant, devenait folle. Mais en attendant quoi ? J'aurais pu m'arrêter là, au fo nd. Je chante, je danse, je mange, je nettoie, et je saute. Mais non, le cinéma me tenait déjà. Comme une liberté et un esclavage. Les deux. J'ai fini ce film et maintenant. Et maintenant quel sera le suivant ? Et le suivant et le suivant? Ça fait maintenant 36 ans, depuis 68. Oui, c'est un esclavage. Parfois 1' esclavage a du bon. Cet esclavagelà vous délivre d'autres esclavages. Au début, je n 'avais pas peur. J'étais dans l' innocence et la découverte. Je faisais les films pour les faire, pour moi. Pendant des années Saute ma ville, mon premier film, est resté au laborato ire Meuter Titra, j e n'avais pas d'argent pour le retirer. Une seule bobine. Un jour, le directeur du laboratoire m'a téléphoné. Il fallait que j e vienne chercher mon film, et donc que je rembourse mes dettes. Je ne savais pas quoi faire du film, ni comment le rembourser. Il m'a conseillé de téléphoner à la RIB ou à la BRT. Je ne sais pas pourquoi mais c'est à la télévision flamande que j'ai téléphoné. Et c'est comme ça que j'ai rencontré Eric, Eric de Kuyper, il faisait une émission qui s'appelait Die Andere film . Il a passé Saute ma ville dans son émission et on est devenu très amis. Jusqu'à aujourd'hui. Eric connaissait tout, enfin, j 'en avais l' impression. Avec Eric on a parlé de tout. On a ri de tout. On était toujours d'accord, sauf sur la littérature. Il avait décidé qu 'il n'aimait pas les romans, il ne lisait que des livres théoriques et des joumaux. Moi, je lui disais, lis au moins Proust. Un j our, il est tombé malade, j 'étais à New York, il a lu Proust, et il dit lui-même que cela l'a sans doute poussé à écrire. À écrire toutes sortes de choses, mais surtout des romans. On a écrit ensemble aussi. Le Manoir, Le Domaine, La Captive et Demain on déménage. Enfin, on parlait et moi j 'écrivais. Eric aurait pu écrire bien sûr, mais j 'avais besoin que cela passe par moi et donc d' écrire. Le Manoir et Le Domaine n'ont jamais été tournés. C'était une adaptation de Singer et je l'ai rencontré pour en parler. Je lui ai téléphoné, son numéro était dans l'annuaire et il m'a dit viens quand tu veux, on ira
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Isaac Bashevis Singer.
projet de fil rn adaptation du "manoir" et du "domaine" d'isaac bashe\'ÎS singer un film de chantal akerman
~O~f'~. - ...
....
1
~
café ensemble et bavarder, comme deux vieux ~ras ramie et moi le vieux. Et c' est ce qui s' est ~ :e ne sais pas qui était le plus vieux de nous ...... .\lanoir et du Domaine, nous n' avons jamais -·::. de nous. Il voulait absolument tout savoir de :: ma fa mille. Il voulait connaître tous les noms et _ :: les a notés dans un petit carnet. n- passé deux jours ensembl e de caféteria en nous avons été chez lui aussi, il faisait de la -:.ae dans les cou loirs de son building . • nrré sa femme, elle m'a montré les photos de la a pnx obel. - rle mon séjour à Miami, alors que je devais -- à r hôtel et de-là à 1' aéroport, il rn' a ----..._ _,-.....~ée j usqu'à la porte du Singapour Hotel puis, me restait encore du temps, j e 1' ai raccompagné ~ez lui, et puis lui à mon hôtel et ainsi de suite. · d"un coup devant ma porte, il m'a dit
Une lettre d' Eric. Eric fume un cigare en écoutant Aurore et moi qui essayons de lire Une famille
à Bruxelles. Kunstfestival des Arts, Bruxelles, 2000.
brusquement, je te quitte et il est parti comme un fou sans se retourner. Je ne 1' ai plus jamais revu. Maintenant il est mort. Il devait être fatigué. Il avait tant écrit. Et le monde sur lequel il écrivait, lui aussi se mourait. De tous les fi lms que je n'ai pas réussi à tourner, Le Manoir et Le Domaine sont les seuls que je ne regrette pas. Je ne le regrette pas parce que après, bien plus tard j'ai fait Histoires d'Amérique. Cela me convenait mieux que de faire une grande fresque que j'appelais Autant en
emporte le vent chez les juifs. Autant en emporte le vent chez les juifs, on devait vraiment être naïfs Eric et moi. On savait qu'on ne trouverait pas le budget en Europe donc, je suis partie à Los Angeles avec mes deux scénarios et Eric et son ami. Eux ne sont restés que quinze joms. Moi trois mois. Trois moi s de trop. Au bout d'un moment les jets d 'eau qui tournaient sans arrêt sur les pelouses de Beverly Hills sont devenus mes ennemis personnels. Tant qu' ils tourneraient comme ça, rien n ' irait. Et rien n 'allait ... Singer venait d'avoir le prix Nobel de littérature, mais là-bas quand on le connaissait, c'est parce que Barbra Streisand avait adapté Yentl, une de ses nouvelles, et qu'elle allait la tourner. Un jour là-bas, j'ai rencontré Alan Ladd Jr, il m'a dit, pourquoi vous ne feriez pas une petite comédie à la place de cette énorme fresque ? Oui, pourquoi ? J'ai bien vu au bout d'un moment que je n 'y arriverais jamais. Je suis rentrée à Paris et j'ai commencé à penser à cette petite comédie. C'est devenu cinq ans plus tard, Golden Eighties. Une comédie, oui, mais musicale. Grâce à cette comédie musicale, j 'ai rencontré le scénariste Jean Gruault, le compositeur Marc Hérouet, et Henry Bean et Leora Barish. Et ils sont tous devenus des amis très chers. J'ai aussi failli y laisser ma peau, et ce n'est pas une figure de style. J'ai failli y laisser ma peau, mais je me sui s aussi bien amusée. Marc m' a appris comment écrire une chanson, et puis aussi à faire claquer les doigts à contretemps. J'écrivais des chansons et je les chantais, seule ou à qui voulait bien m'écouter.
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Après Magali Noël, c'est à mon tour de chanter. Je viens de faire une fausse note sans doute. Marc Hérouet préfère quand c'est juste. Dans Les Années 80, Bruxelles 1983.
Les Années 80.
Lio et deux shampouineuses, qui se moquent d 'elle dans leur refrain.
our arrivait, me disait, laisse la Toison d'or, moi mirais, etc. Une de celle que je préfère, c'est -~ hante Delphine a cappela, j 'aime quand elle dit, --""1oi au lit, je ne pousserai pas un cri, et puis autre ---1.
~
ors de la projection de Saute ma ville. C'était en - ~roi . Après, le film a été dans des festivals, je -oudain une cinéaste, je n' avais fait que ça, ce -:-là. mais j 'étais déjà à ce moment-là, une jeune - comme on dit. _ dans les festivals, j 'étai s là avec Eric et son ami. • rrois . On se sentait fort. Avec une énergie terrible. _ r.une toujours, était très élégant et peu de f ilms lui ?'1~. A moi non plus. Nous étions sévères et sûrs de (·e-r incroyable comme on pouvait être sûrs de nous : pense. Er;c aussi, on a beaucoup parlé du plat, du banal. ce qui est pl at. Plat et banal. Sans effet. Le plat, le e -ans effet, me bouleversaient totalement. J'avais - -ion, et j e l' ai toujours, que c' est là que tout se
1
Les Rendez-vous d 'Anna.
Aurore et Helmut Griem. Aurore seule. Anna et sa mère Léa Massari, dans une chambre d'hôtel à Bruxelles.
Jeanne Die/man.
Derrière la porte : la scène primitive.
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;:--()tlcer à Ariane 'a~s
ce n'est pas fini.
.:.-ov à Ariane, --.a'le prononce
>= -.om d'Andrée.
•
/
f
trouve. Tout ou rien. Le rien dont parlait ma mère. · Plus tard, j'ai trouvé dans Deleuze un autre terme. ~ais à l'époque, plat me suffisait, et on se comprenait. Eric aussi aimait le plat, mais il aimait aussi les coinédies, les films avec Mariiyn Monroe, Marlène Dietrich[Greta Garbo et les comédies musicales. Les films de Cukor, et de Minnelli et de tant d'autres. C'est lui qui m'a fait découvrir tout ça. Il aimait danser, et il dansait avec Emile dans le petit appartement où ils habitaient ensemble. Moi aussi j'aime danser et quand je suis vraiment de très très bonne humeur, je chante et je danse toute seule dans ma chambre en écoutant la radio ou même en écoutant mon amie Sonia jouer du violoncelle. Je danse sur 1 Prokofief, sur Tchaïkovski et même parfois sur Baoh. Je chante, je danse, je saute jusqu ' à plus soif Bien sûr je transforme la musique, je claque des doigts, et je n.e suis pas dans les temps. Je ne fais pas que ça dans ma chambre, parfois j 'écris, parfois je fais du désordre, parfois je parle au téléphone, et le plus souvent je ne fais rien. Même pas regarder dans le vide. Et toujours je fume. La chambre, encore un espace-temps. Il y a presque toujours un couloir qui mène à la chambre. Et la chambre à un cou loir. De jour conune de nuit. Parfois la chambre est vide. Parfois dans la chambre, il y a un corps. Parfois deux. Parfois un corps se refuse, parfois se donne. Parfois mange du sucre, parfois écrit. Parfois quitte la chambre pour n 'y p lHS revenir. Parfois, c'est une chall!bre de bonne, parfois une chambre d'hôtel; ~ parfois une chambre à coucher dans un appart~E.t1t, et il y a toujours un lit dans la chambre, sauf quand
' ide ou presque et qu'on se m et à écrire co mme dans
:elle. :.is partie. Une toute petite chambre blanche, au ras én·oite comme un couloir où. je reste immobile, ··e et couchée sur mon matelas. J 'ai peint les t:S en bleu le premier jow~ Je les ai repeints en vert ;ième jow: Le troisième jour, je les ai mis dans le ... et le quatrième je me suis couchée sur le matelas. ... pièce est grande je trouve. -:-:.- la parole en quelque sorte, en 68 c'était le ~!'t. Ma g rand-mère, elle, la mère de ma mère, ne ~:pas la prendre publiquement alors e lle écrivait ,on carnet, so n Tagesbuch qui lui venait de Vienne. -ere me dit souvent, tu tiens de ma m ère. Elle aussi - ~ fa ire quelque chose de sa vie. Ma mère dit cela :1~hos aucun . Comme une constatati on. J' aime bien ~ le dise comme ça, j e ne supporterais pas le pathos. ~t. il y aurait de quo i. Sa mère n' a pas pu faire
Je de Je tu il elle. Bruxelles 1974.
Les quatre premières photos du bas. Jeffrey Kime et Chantal Akerman dan s L'Homme à la valise (1983). Ensuite, La Captive. Et à l'extrême droite, une c hambre d 'hôtel.
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quelque chose de sa vie. Enfin, elle a pu, mais seulement jusqu 'à 34 ans. Après, elle n'a plus pu. Quand j ai demandé à ma mère si eJJ e regrettait quelque chose, elle m'a répondu: Oui. De ne pas avoir fàit d 'études, de ne pas avoir fait quelque chose par moimême. J 'ai travaillé avec ton père, je l'ai aidé, j'ai fa it ce que j'ai pu mais ça ne me passionnait pas, ça je peux te le dire, ça ne me passionnait absolument pas. J'aurais voulu faire quelque chose par moi-même, c'est la seule chose que je regrette. Tu sais, je n'ai rien fait. Quand je suis revenue ... Je voulais encore suivre des cours, j 'ai commencé mais je n'ai pas continué, ça n'allait plus. J 'étais brisée, j'étais cassée. Je ne savais plus vraiment. C'est encore bon que j'ai rencontré ton père qui était merveilleux et qui rn 'a soutenue toute ma vie. Il m 'a soutenue toute ma vie. C'est comme ça que j'ai survécu.
Le carnet de jeune fille de Sidonie Ehrenberg, ma grand-mère (1920). Elle était une femme !
D'Est, une femme attendant le bus à Moscou vers six heures du
Tout cela aussi ma mère l'a dit sans pathos, avec la plus grande simplicité et bien d'autres choses encore. Qu'elle voulait que je fasse quelque chose de ma vie, quelque
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matin. Elle ne sait pas qu'elle est devenue une affiche, une premie.,; page de couverture d'un livre et bien d'autres choses ... J'aimerais
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jour essayer de la retrouver. J'imagine qu'elle prend toujours le bus _ la même heure.
--~ ~ ·aime.
Et que ce n'était pas facile, qu'elle a dû .,rre mon père qui s' inquiétait tant pour moi qu' il - ....Jt la nuit dans son lit. - xment, ell e ne me l'a dit que maintenant qu ' il .:an son lit. ~i - su à ce moment-là ... e-:rendu qu' une fois mon père pleurer dans sa vie et : iJa dans son lit mai s au téléphone quand on lui a _ _ _,_,_ ;e mauvaises nouvelles à propos de sa sœur Ruth. _~ me demande si je m 'y serais mise comme ça, si , 11a une fill e de la génération sacrifiée, mon père :ément était de cette génération-là, sacrif iée. n acrifiée est devenu un peu comme devoir de -e. mais un peu moins. Parce que là, il ne s'agit pas .re mais de quotidien. De surv ivre et d'oublier - _ d ·adolescents. __ . 1: fa llait manger, c'est ce qui comptait. Il fallait - e frigi daire, il fallait s'habiller décemment et ~em. il fallait remplir la chambre des parents et des ~ ec des lits et des draps et des couvre-lits, il __ ïJ fasse bon. Pour tout cela, il fallait se sacrif ier - er dur. Et se lever chaque jour de la semaine et -- '\·eek-end . . ~e ne mangeais pas, peut-être parce que je ne ..., · coûter à mon père et à ma mère, ou bien que je :-'a ça ou bien que de ne pas manger, c'était une ~ ... e révolter contre la génération sacrifiée. Une t.e je retournais contre moi. On n 'a pas le droit de
Natalia Leibel et Jacob Akerman, Bruxelles 1947.
Jacques Akerman, bien des années plus tard, devant son magasin, La peausserie, dans la Galerie de la Toison d'Or à Bruxelles (1981 , je crois).
Central Park, New York. Je joue le dialogue de Juliette Binoche et William Hurt dans Un divan à New York, pour essayer de le découper.
se révo lter contre la génération sacrifiée. Elle est déjà assez sacrifiée comme ça. Sans le savoir, de cette nourriture, de ce sacrifice, j e ne voulais peut-être pas. Je voulais chanter et courir à vélo et m'enfuir loin dans le bois de la Cambre. Je cachais des conserves sous mon lit pour m'enfuir dans le bois avec mon cousin Michel. On ne l'a j amais fait. Plus tard, j 'ai oublié le bois et j 'ai voulu remplir ce silence bruyant de bruyant silence, dans un espace-temps. J' ai voulu faire du cinéma. J' ai tant aimé le cinéma. Sans pem. Dans l ' innocence. J' aurais fait n' importe quoi. Et j'ai fait n' importe quoi. Enfin presque. À New York et à Paris aussi, et c'est grâce à ça que j 'ai pu faire Hotel Monterey et La Chambre. Et puis Je tu il elle. Avec des bouts de f icelle. Et grâce au vol. C'est ça que j e veux dire quand je dis n' importe quoi. Mais pas seulement, j 'ai aussi trava illé. J'ai fait de tout. Des intérims comme dactylo, ça c' était à Bruxe lles. À New York, j'ai travaillé dans un restaurant sur la seconde avenue. Il s'appelait La poularde. Là, il fallait que j e porte une robe et des chaussures à talons. Je me suis donc acheté une robe rouge dans un magasin de seconde main et des chaussures, j e ne sais plus où. Je conm1ençais à 11 heures du matin par nettoyer une immense vitre puis j e descendais dans une cave avec deux seaux en fer. Dans cette cave, i1y avait une énorme machine avec un levier que je devais abaisser. Je poussais sur ce levier de toutes mes forces et des centaines et des centaines de glaçons dégringolaient dans un bac en fer sous la machine.
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:'elle. je remplissais les seaux en fer et remontais ~!'" à peine éclairés. J'avais l ' impression d'être ~déguisée en Petit Chaperon rouge. - "' ...r tard, j'ai travaillé dans un magasin de seconde dans Hester Street, chez un religieux qui vendait -- aux portoricaines. 11 voulait absolument me .. _on cousin et m 'emmenait tous les jours manger - ...:elicacher pour me le fa ire rencontrer. Je me _- !"nal comment était le cousin, en tout cas, ça n'a - u:i. et j 'ai décidé d'arrêter de travai Iler là pour ne d~nn er de faux espoirs. Et finalement, j 'ai été =-- comme caissière au 55 th Street Playhouse. que j'ai volé. ~ma projetait un film homoporno. Je travaillais de _ept heures du soir. J' éta is mal payée, mais c'était -1ùe nen. '"". mon prem ier jour de travail, Lll1 client est arrivé, ée. Il a sorti un billet de vingt doll ars, je lui ai
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Epp Kotkas m 'embrasse à la sortie du Moma, après la projection de Jeanne Die/man (New York 1976). Epp, je lui ai parlé au téléphone en novembre 2001 , elle travaillait au World Trade Center, mais le 11 septembre, elle s 'est réveillée un peu en retard.
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donné un ticket, il n 'a pas attendu la monnaie et toujours tête baissée, il s'est précipité dans 1'antre noire du cinéma. Il avait sans doute peur que quelqu'un passe, le reconnaisse et apprenne qui il était, ce qui se cachait dans cet homme bien habillé à l' air affabl e. Je me sui s dit, ce n'est peut-être pas un si mauvais job que ça, etj 'ai empoché la monnaie. Je me suis aussi dit ce jour-là, que cela ferait un film intéressant que de filmer les mains des hommes qu i venaient acheter entre midi et sept heures un billet de cinéma. Puis j 'ai réfléchi et je me suis dit, non, il vaut mieux pas. Ne me demandez pas pourquoi. Peu après, et presque par inadvertance mais pas vraiment, j 'ai donné à quelqu 'un un demi-billet, et l' autre demi à quelqu 'un d 'autre, et ainsi de suite. Et je mettais la moitié de l' argent dans mes poches. J'étai s riche, chaque jour de plus en plus ri che. C'était un sentiment très agréable. Au bout de trois semaines, le manager a compris, j e ne
Babette Mangolte me fait courir.
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_ mment, ce que je faisais, il m'a vidée pour mettre - ::ée à ma place, et que ce soit elle qui devienne _ mis 4 000 dollars dans mes poches, à l'époque en -:.._ .: 'était beaucoup d'argent Avec cet argent, j'ai vécu ~ -:- et fait deux films avec Babette Mangolte. Tout C..::..'lS la plus grande innocence. _e ne me sentais pas coupable._. - =::eur en scène du film qui passait au 55th Street use avait réuni 1'argent pour faire son film en :.a pute à Los Angeles. Je trouvais que c'était une -roire que cet argent-là revienne au cinéma. En ::nocence. e:tant le 55th Street Playhouse est devenu un cinéma - -e: d' Essai. e .\Iangolte, je l'ai rencontrée, grâce à Marcel ~.... il m ' avait donné son munéro de téléphone, j e crois --;?1 Dans la Lettre d 'une cinéaste, l' interprète (le double) est Aurore Clément, cho isie, à la lettre, pour son prénom (aurore : le commenceme nt qui vient après la nuit de l' image interdite). «Pour fa ire du cinéma, il fa ut se levet: » Une fois levée, la cinéaste s'habille ; tme fois vêtue, elle rencontre des gens; et si la rencontre advient autour d' une table,
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alors e lle mange et e ll e boit - mai s quoi ? C'est ainsi que la cinéaste passe (enchaîne) de la Loi à la vie, de l'interdit au travail, du Ciel vide à la ville peuplée d 'ami s.
H.F. (écrivain, critique de cinéma)
Un jour, Pina a demandé ... par Stéphane Bouquet Il est peut-être facile (peut-être fac ile mais v ra i) d ' i nvent c r d e s rap po r ts e nt re P ina Bausch et Chantal Akerman sous prétexte que 1' une a réalisé un portrait de l' autre, un portrait qui est une commande pour une série télévisée s ur les chorégraphes, un portrait qui procède par montage de blocs de spectac le comme plus tard l' au toportrait d ' A kerman montera les uns à la s uite des autres des extraits de ses propres films parce que : où sont vraim ent le visage et la pensée d ' un artiste s inon dans ses œu vr es ? Un j ou r P ina a demandé laisse presque entièrement Pina hors c hamp : c e q ui es t fi l mé es t c e qu ' ell e demande à ses interprètes de faire et ce qu ' ils font. Pas de séan ces de travail avec recommandation du chorég raphe, pas de vouloirdire de 1' art iste, seul e men t d es ges tes, c'est-à-dire de la danse. Le choix d'Ake rman de monter à la s uite de longs blocs de spectacles, encore qu ' absolument jo uissif pour le choréophilc, pourra sembl er paresseux . Mais ce serait à tort : la cinéaste a en fait parfai tement compris l' art de Bausch, lequel do it beaucoup à un jeu subtil de différences et de répét itions. li perd tout sens à ne pas s'éprouver dans le tem ps car la fo rce de cette écri ture e st de dramati se r le geste mo ins par sa puissance expressive que par l' épreuve de la durée. Lorsque Dominique Mercy (danseu r) s'approche de spectateurs rendus dubitatifs par la pa ucité gestue ll e et leur dit : « Ma is qu 'est-ce que vous voulez voir ? Un entrechat, j e sais faire ; une arabesque, je sais faire ; ça, je sais aussi » et qu' il le prouve, on pourra it croi re qu' il oppose le savoir-faire à presque rien, des claquements de mains mettons, qui sont le tout-venant de la gestuell e de Pin a Bausch, qu' il oppose à la répétition de la durée l' instant de la virtuosité. Qu ' il réintroduit de la beauté dans l'absence. Mais la bea uté Uustem ent) de la séquence tient plutôt à ce que M ercy prouve sa maîtrise j usqu 'à épuisement, et qu 'épuisé, sa maîtrise s'étiole, le langage classique se gauchit. La beauté ne vient pas du langage, mais du lent effaceme nt du langage. Ce n'est pas pour rien qu' on a sou vent dit de Pina Bausch, née e n Allemagne à la fin de la seconde guerre mon-
diale, qu ' elle était la chorégraphe des ruines, c'est-à-dire la chorégraphe de ce qui reste. Et, avec le recul, il semble bien que Chantal Akerman soit aussi le/la cinéaste qui se soit le plus sérieusement coltiné cette question : non pas le nazisme mais l'événement de ce et de ceux qui reste(nt) , après. Qu 'en es t-il de c e tte prése nce, d e ce constat d'être (-encore) -là? Si la durée chez Bausch n' est pas gratuite, ou un simple effet esthétique, c 'est qu ' elle est le drame même. Elle dit l'existence comme le fai sa it, à leur début, les films d' Akennan avec d' identiques effets de longueLu·s et de reprises (Je tu il elle, Jeanne Die/man). E ll e pose la question du sujet, question à la fo is grammatical e et ontologique : qu'est-ce que ce« je» qui dure? « Je » par exempl e est la série des danseurs qui passen t devan t le micro et di sent tro is mots qui les inscrivent immédiatement dans u n ra pport d' iden tité e t de di ffé re nce: membres d' une même troupe s'adonnant à un exercice commun, et en même tem ps individus de pays différents. Une autre question du coup arrive très v ite, chez Bausc h comme chez Aker man, après le constat d e la p résence: que peut-on se d ire? et comment ? et est-ce qu' il faut absolument se parler ? Toute une nuit, fil m archi-bauschien, répond : non, on pe ut aussi se touc her. Un jow; Pina a demandé se mble passer en rev ue que lques p oss ibilités de contact, quelques moyens de communication inter personnelle. Se toucher est encore un e possibilité ici, mais on se nt bien à voir tous les danseurs (mâles) tripoter une femme seule qu 'à la limite de« se toucher », il y a l' horizon du viol ou de la marchand ise. Et e n un autre épisode une voi x hurle : venez/ne venez pas parce que la simple proximité au ss i est un désir e t un dange r. D' où, sans doute , que revienne deux foi s dans Un jou1; Pina a de man dé ce tte hypothèse douce du contact loi ntain. Deux fo is en effet (une pour la caméra, et c'est la seul e exception à la captation pure de l'événement, une en spectacle) un dan seur tradui t e n langage des sourds la chanson The Man 1 Love. De ux fo is il se red it au cours du film que l' amour est cette distance du geste. Et on ne peut pas
ne pas se sou ven ir alo rs qu e, si sou ve nt, l'écart chez Akerman est une va leur ambivalente, en même temps joie et souffran ce, en mê me temps privat ion et com bleme nt, e n même temps désir et effroi.
S. B. (écrivain)
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Golden Eighties p ar Claire vassé 1989. J'habite en province, je n 'ai pas eu l'occasion de vo ir Golden Eighties. J'en ai à peine entend u parl er. Mais je voi s l' affiche co lorée du f ilm accrochée dans la cuisine d'un ami cinéphil e. Elle m ' intrigue. Et pu is il y a Lio en coiffeuse. Elle dont je ne conn ais que l' image de Lo lita c hante use venue de Bel gique. Cami me confirme que le f il m était très bien. Je ne demande qu 'à le croire. 1999. J ' ai enfi n l'occasion de voir le film . Il fait partie d ' une rétrospective Chantal Akerman au cinéma Le République à Paris. Entretemps, j e suis « mon tée » à Par is. Entre-temps surtou t, j'a i vu Nuit et Jour. Plus ieurs fois même. Pour sa poésie, son humour, le charme de ses acteurs, leurs trois voix s i particulières, ce tte h is toire d ' adu ltè re qu i n 'es t pas de l' ad ul tère, Par is la nuit. C'est charmant c t grave à la fo is. Golden Eighties aussi a cette dua lité chère à Jacques Demy. D ' un côté, l'a ir de pas y toucher parce que l' on chan te des bluettes et des gros mots, parce que 1'o n porte des vêtements jaunes e t oranges et des grosses boucles d 'oreilles typique «golden eighties » . Et de l'autre, le prince charmant Robert qu i a déjà été croqué par le loup Lili vêtu de rouge. Et puis s urto ut cette ga le r ie commerciale en sous-sol, privée de la lum ière du jour. La v ie y circ u le e n tous sen s. C'est un désordre orchestré. Les figurants passent parfois au premier plan el bousculent les personnages p rincipaux. Dans cette ga lerie, on fa it des rencontres, on se retrouve, on sc trahit, on vit d 'espoirs et de renoncemen ts. D 'espoirs d 'amour mais aussi d'espoirs d ' argent. Ce qui est déjà une forme de renonceme nt. M is e à part un e brève escapade dan s un e salle de cinéma, l'espace intime n 'existe plus. Tout se voit, tout s'entend et to ut se sait da ns cette g a l erie marcha nd e où le s vitr in es et les cabines d 'essayage nient que les gens ont des choses à se dire qui ne regardent qu 'eux. Et pas « toute la galerie ». Dans Golden Eighties, les amoureux ne sont plus seuls au monde. Les quatre garçons qui s urgissent intempestivement ne sont pas quatre garçons dan s le vent. Il n 'y a pas d 'air dans la ga lerie. Même le climatiseur du salon
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de coiffure est tom bé en pann e . 1 on , ces quatre garçons sont des « représentants » de cette époque où tout se vend et fai t de l'argent. Ce sont des petits loubard s de 1' intime, des vo leurs d e rumeurs . On se rappelle alors Alexand re (Jean-Pie r re L éaud) dan s La Maman et la Putain : « Il faut que tou t se sache». Mais il s'agissait alors de braver les petitesses du monde bourgeois. planqué derrière ses fenêtres. Dans Golden Eigllfies, l' inti m e e st deve n u un obstacle à 1'expansio n économique. Une seule solution, en fa ire une marchandi se comme une autre, un argument de vente . L'une des filles du salon de coiffure en a 1' innlition, qui se demande s i le bonheur n'est pas un concept publicitaire. De Golden Eighties, j e gardera i don c le souvenir d' un film où le territoire de l'inti me est gangré né. Et la ga ngrène est profonde, qui remonte à la tragédie des camps de concentration, in carnée par De lphine Seyri g. Par son corps qui refuse de s' abandonner à l'amou r mais surtout par sa voix, qui porte la mémoire du cinéma moderne à défaut de pouvoir exprimer 1' innommabl e. Avec en éc ho 1'accent américain de John Berry, qui nous rappelle un autre améri cain, celui qui tomba it aux genoux de la demoiselle de Rochefort pour lui ramasser sa parti ti o n de mus ique et lui proposer l ' amo u r, le grand. E t pu is il y a aus s i les éraillements de voix d' un Charles Denner fat igué par une maladie qui fi nira par l'emporter. Dans cet ultime voyage, il ne sera pas le seu l. Et c ' est aussi ce q ui rend si mélanco lique ct mortifère Golden Eighties. « Filmer la mort au travail » selon la définition du cinéma par Cocteau. Février 2004. Je revois le fil m po ur écrire ce texte. Je me souviens de presque tout. Mais curieusement, j'avais oublié l' une des choses les plus poignrn1tes du film. À la fin, le prince R obert s'es t envo lé avec le loup Lili e t ses parents (Denner et Seyrig) sortent enfin à 1'air libre avec la princesse Mado éconduite le jour de ses noces (L io) . L' impress ion est sa isissante. Enfin on voit les lumières de la vi lle, et surtout on entend ses bruits. Les brui ts du réel, les battements de la vie. Tous tro is font l'effet de survivants qui sortent d ' une prison
souterraine ou d 'un mauvais rêve. Le répit ehélas de courte durée. Très vite, un autre ca~ chema r se superpose, mo ins radica l ma mon s trueusement insi d ie ux. C e lu i d'ur, société qui, définitivement, ne repose plus qu, sur des principes mercantiles. Est-ce vrai mer à ce prix que l' on continuera à tenir debout Soudain nos jambes refusen t de nous port~ plus longtemps. Curieusement, c'est quand même la cha."son la plus entraînante de Golden Eighties q_ me reste accrochée aux o rei ll es. Comme prem ière fois où j'avais vu le film. Je cre. que c'est ça qu ' on appelle l'énergie du dése--po!r.
C.' (France Culture, Posi:
Letters home par Laure Adler Face caméra Delphi ne Seyrig. Sa voix. Les mots de Sylvia Plath. Correspondance mère fille. Delphine et sa nièce Coralie. Akerman filme la voix et oui et elle y arrive. Dans un d ispos it if frontal qu 'o n po urrait juger no n c inématographique - absence de décor ri en que objets utiles pour rapprocher les corps dont un li t, le lit. Akerman filme tout près, tout près de la bouche . Les mots ex hal és comme le souffle de l'â me sont, en apparence, rassurants : maman tout va b ien ne cesse de répéter la fille à la mère. Akerman sait fi lmer entre les mots. Akerman c ' est la ci néaste de l'ère du soupçon. La fa ille, la déchirure, la fê lure . Les corps de la mère et de la fille sont là, devant nous, souriantes, belles, toutes d' un bloc. Oui elles tiennent debout. E lles sc regardent quand elles ne fixen t pas la caméra c'est-à-dire nous. Revoir le f ilm aujou rd' hui c'est se laisser capter par le courant chaud d'un e relation mère f ille ti ssée d'alternances, d' orages et de huttes de protection, c'est rée ntendre la vo ix d'une femme grand écrivain aujourd'hui trop méconnue Sylv ia Plath, c 'est comprendre à l' intérieur de soi-même conu11ent la perdition vous contraint à ne pas assumer le réel, à vous éloigner des autres, à vous mentir. Akerman aime ce qu'on appelle la littérature mineure, cel le non tuté laire qui nou s irrigue et nous nourrit de manière rhétorique et par capi]]arité. Lire Sylvia Plath et s'embarque r dans ses poèmes c'est remonter le temps à la recherche de l'essentiel: ce qui fait qu'on est encore du monde . Est-il nécessaire de continuer à vivre parce qu'une femme vous a donné naissance ? Le thème de la mère et la fille scande la filmographi e de Akerman. Le dernier Demain on déménage en passant par Letters home sans oublier Jeanne Die/man, qui pourrait être la mère d' Anna, Chantal Akerman qui n'est pas pour rien une lectrice infatigable de Marce l Proust, tente de capter simu ltanément ce qui fa it du mal et ce qui fait du bien entre une mère et une fi lle et comment l'absence creuse un désir de reconnai ssance réciproque qui s' exacerbe du côté de la fil le quand e lle se retrouve côte à côte. toutes proches l'une de
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l'autre. Les scènes de la mère venant se coucher dans le lit de sa fille parce qu 'elle a un petit coup de blues dans Demain on déménage resteront longtemps dans les mémoi res. D 'o ù l ' importan ce d 'écrire . La fil le de Demain on déménage écrit un vague scénario porno. Elle ne tro uve pas cela terrible ma is cela la protège de la relation trop envahissante de la mère. De même dans News .from home, les lettres, puisqu' il y a séparation, abolissent la di stance. Dans Letters home, so1te de diptyque transfe rt de sa propre histo ire sur cell e de Sylvia Plath, les lettres, comme le sang invisible qui circule quand l'organisme est encore vivant. To urn é e n v idéo, ce film es t ce qu'on appelle dans notre mauvais jargon une « captation», mot vilain pour dire qu'il n'est pas un f ilm mais, la transmission en différé d'un spectacle, très beau au demeurant, d' un spectacle de théâ tre mis en scène par Françoise Merl e. D 'où vient alors cette sensati on de rage et de bonheur quand le spectateur voit ce fi lm ? D'où surgit cette angoi sse, ce pressentiment de 1'avant catastrophe? Po urquoi est-on épaté, à ce point, par ce vent de liberté à la fo is dans la réalisation et cette atmosphère de suspense psychologique ? Sa ns doute parce que le cinéma a su unir de u x voi x p our compose r u ne so rt e de concerto déchirant d'une mère qui sait qu'elle ne pourra rie n fa ire pour protéger sa fi lie, d'une fille qui sait qu 'elle ne peut lutter contre l'inondation de son être qui , par essence, la voue à disparaître. L. A . (France Culture)
Une œuvre classique par Claire Atherton La première image qui me vient à l'esprit pour parler de mon travail de montage avec Chantal Akerman est celle d'u ne sculpture, du faço nnement d' w1 objet qu i existe déj à mais qui n 'a pas encore sa forme. La premi ère rencontre avec les images de Chantal est toujours un moment d ' une force et d ' une importance é normes. Je regarde, j'écoute, tous les sens aux aguets ma is sans trop réfléch ir, les images et les sons du tournage. J' ai besoin de m'imbiber des émotions, des sensa ti o ns qu e provoquent en moi ces images. Pendant cette phase de découverte, C hanta l est toujours avec moi. J'a i besoin qu 'elle soit là, qu'elle redécouvre avec moi ses images dans la salle de montage. Parfois j 'ai même l' impression qu 'ell e les découvre réellement, comme si c'étai t la première fois, pa rce qu 'elle les laisse parler. Elle est, au montage, dans un état de réception ct d 'attention extrêmes. Cette phase du trava il est très intense, très intime. Parfois inquiète, parfois confiante, parfois impatiente, Chantal est toujours curieuse et toujours en mouvement. Ell e n'est pas accrochée aux idées de tournage, aux intentions de réalisation. Ell e est à l'écoute, prête à être surprise, prête à être emme née par le film en train de se fai re. Chantal dit so uvent qu'au montage, on joue à qui perd gagne. C'est vrai qu' il faut choisir: choisir les plans, choisir les prises, choisir 1'ordre, chois ir. Et quand on choi sit, év idemmen t, on renonce à que lque chose, on peut avoir l' impress ion de perdre quelque chose . Mais en réa li té on gagne, parce qu 'on se rapproche du fil m de plus en plus. Chantal est parfoi s déçue de ne pas pouvoir mettre tel ou tel plan, ma is elle ne s'accroche pas à ses images, elle est d ' une grande souplesse. Parfois on assimile le montage au «coupage». J'ai beaucoup plus J'impression de construire que de couper. Si un plan ne trouve pas sa place, j 'ai plus l' impression de ne pas le mettre que de l'enlever. Si je coupe, c'est plus pour donner de la valeur à ce qu 'on choisit, que pour enlever ce qu'on ne choisit pas. Et comment se f on t ces c h oix, justement? Parfois on tritme la matière dans to us les sens e t on se pose mille questions,
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parfois on a simplement l' impression de recevoir des ondes, et le fi lm s' impose, comme une évidence. Il ar rive aussi q u ' on essaie d'emmener le film vers une hi stoire qui n'est pas la sienne, par vo lontarisme ou par excès de logique. Et, comme dit Chantal quand on se rend compte que ça ne marche pas, le film rés iste. Ce qui nous prouve qu ' il est bien là, qu'i l existe. 11 est arrivé un jour qu'après avoir regardé Je montage d 'une séquence, nous nous regardions, perplexes. Cune de nous deux a dit, en parlant d ' un certain plan : «c'est trop court ». Au même moment, l' autre disait : «c'est trop long». Chantal a immédiatement enchaîné en disant: « on est d'accord, ça veut dire qu ' i1 y a quelque chose qui ne va pas. Il faut chercher ». Chantal n'est pas sûre de savoir comment faire, mais e ll e est sfu·e de ce q u'elle ressent. Elle sait être à l'écoute de son fi lm, accepte de tâtonner pou r le tro uver, accepte de ne pas tout maîtriser. Chantal Akerman n 'est pas une cinéaste qui maîtrise, ni qui conceptualise. Elle n'utilise pas le cinéma pour fa ire passer un messag e, je ve ux dire qu'e ll e n ' utili se pas consciemment tel ou tel moyen pour faire passer tell e ou telle idée ou sensation. Elle n'obé it pas à des règles. Elle laisse les choses venir à elle, elle suscite mais elle ne force pas. Elle ne montre pas, elle suggère. Le fond et la forme sont tellement intimement liés dans le process us de création de Chanta l Akerman que ce n 'est parfois que très tard qu'elle comprend le pourquoi de tel ou tel choix, au moment où le film trouve sa résonance. La plus belle illustration de cela est à mon avis son f ilm d 'Est. Les longs travellings sur les visages des gens qui attendent, les images des gens qui marchent, renvoient forcément à d'autres gens qui attendent ou qui marchent, à d'autres files, à d'autres histoires de l'Histoire. Mais ce n'est q ue très tard, une fois le film fini, que Chantal a compris les échos de ces images en ellemême. C'est ce qu'elle explique dans le 25• écran de son installation « D ' Est, au bord de la f iction » dont les derniers mots sont : « le film fi ni je me suis dit, c'était donc ça, encore une fo is ça».
Chantal Akerman est une ci néaste qm « lâcher». Au tournage elle lâche le scénario. le .naît. Au montage, elle lâche le tournage. le ï grandit. Elle sait s'effacer devant Je film, le lru':s:: exister. C'est sa ns doute pour cela que _ œuvres de Chantal Akerman sont des œu'~ « classiques », au sens des grands classiquc'est-à-dire qu'elles ex iste ro nt long tem~ parce qu 'elles sont libres, ouvertes, vivanro
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Journal d'une paresseuse Rue Mallet-Stevens Trois strophes sur Le nom de Sacher - Avec Sonia Wieder-Atherton par Franck Nouchi S i vous voulez voir le rega rd de Chantal Akerman s' illuminer, s i vous voulez voir ses grand s ye ux ve rts s' allumer de mille feux, parlez- lui de la violoncelliste Sonia WicderAtherton. Parlez-lui de 1'extraordinaire émotion qui vous a s ubmergé en voya nt le petit fi lm qu 'elle lui a consacré et qui a été diffusé à 1'automne 2003 sur Arte. Vous saurez alors que vous venez de pénétrer dans un des j ardi ns secrets de Chantal , dans un de ces lieux de perpétue ll e inspiration qui l' accompagne depuis maintenant plus de vingt ans. ll est impossible de consacrer un livre à Chantal Akerman, à ses films, à son univers sans évoq u er So nia Wieder-Atherton, la grande vio lonce lliste, C laire, sa sœu r, qui est également la monteuse attitrée de Chantal, et Marc, leur frère auj ourd' hui décédé. Les évoquer, simplement, sans pour autant commettre d'effraction; laisser les images parler d 'el lesmêmes et tenter de deviner. Dans Portrait d'une paresseuse, ce petit court métrage drôlatique où Chantal apparaît, tel Jean-Pierre Léaud, dans son lit, on la voit s'asseoi r aux pieds de Soni a pour l'écouter jouer du vio loncelle. Dans Trois strophes sur le nom de Sacher, elle la filme, simplement, e n tra in d ' int e rpré ter du Dut ill e ux. Pl us curieuse, l'apparition de Son ia dans Rue Mallet-Stevens, un autre court-métrage. Dans un premier plan, on la voit arriver, de nuit, au pied d ' un immeuble, au volant d 'u ne BMW. O n la retro uve quelques in s ta nts p lus tard jouant du v ioloncelle dans un appartement. Image fugace, son frère Marc traverse l'écran, et l' appartement, courant après un enfant. «Chantal Akerman ne croit pas à l'amour, au romantisme; elle ne croit qu ' au désir et à l' affection »a écri t dans Le Monde Jean-Luc Do uin à pro pos de Demain on déménage. Voire ... Regardez bien Avec Sonia WicderAtherton, voyez ce plan magique q ui ouvre le fi lm, ce voi le blan c q ui sem b le habi ter la musicienne ct venir se poser sur la pelli cule, éco utez co mme la m us iq u e se m b le être «fa ite» pour le jeu de Sonia, pour l' im age de Sonia ; éco utez ces mélodies juives qui disent l' his to ire de C hantal racontée par le v ioloncelle de Sonia . La caméra et la mus ique se
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font mains, caressant l'i nterprète et le spectateur avec une douceur infinie. M ais, pou r qui co nn aît C hanta l, il est encore plus troublant. La Captive, qu i est sans doute son che f-d 'œuvre, est aussi le f ilm le pl us invo lontair eme nt autobi ogra phiqu e qu'elle ait réalisé. Interrogée par les Cahiers du cinéma , Sylvie Testud, l'extraordinai re Ariane du film, l'avait en quelque sorte deviné lorsqu'elle expliquai t : « Chantal parlait sou-
vent d'intérieur, d'extériew; de choses senties et vécues par elle que ni moi ni Stanislas (Merhar, S imon dans le fi lm) n'avons encore eu le temps de vivre. Je me sentais écrasée par tant d'expérience». « Tu sais, m ' avait dit Chantal peu avant la sortie du fi lm, tout ce la, je ne m 'en suis pas aperçu e sur le moment. Mais maintenant, je me rends compte à quel poin t ils sont présen ts da ns le f ilm. » Il s, dans tou s ses films, sa mère, sa gra nd -mè re, Sonia, Marc, C la ire, Aurore, Delphine ; et tous les autres ... F. N. (Le Monde)
Histoires d'Amérique par Berenice Reynaud Trois plans au début du film ; pas exactement des plans fixes, car ils sont tournés d'un bateau qui tangue doucement, et avance de gauche à droite, esquissant un lent panorama. On dépasse la statue de la Liberté, on devine Ellis Island- ce purgatoire des immigrants qui y passaient des mornes semaines d'attente et d'espoir. On arrive à la pointe de l'île - Je plan est monochrome: la mer est bleue, l' horizon est bleu, et le profil si caractéristique du sud de Manhattan est enveloppé d' une brume ble ue . Tie ns, c'est v ra i, ce sont les Tw in Towers - le film a été tourné en 1988 - les tours ne sont pl us, et un certa in New York s'est effondré avec elles. D'ailleurs les fantômes arrivent, ils chuchotent sur la bande-son des mots qu'on entend à peine dans un langage que l' on ne comprend pas (po lonais, yiddish ?). On coupe à un plan plus rapproché, plus sombre aussi- et les chuchotements sont interrompus par un e voix q ue nou s avons appris à reco nnaître. C'est la voix qui disait « Je suis partie » au début de Je tu il elle, et parlait d' un ton monocorde du sucre répandu sur une lettre d 'amour jamais f in ie, jamais envoyée. Qui lisait, en contrepoint des images de New York tournées en 1976 par Babette Mangolte, des lettres envoyées de Belgique pa r une mère invisible. Qui, dans son autoportra it pour Cinémas, de notre temps, parle de cinéma en racontant une histoire ju ive révélant, e n fi 1ig ranc , cell e d ' une g rand-mère (morte) qu i pe ignait en secret. Cette fois-ci, elle raconte une histoire de rabbin, et de transmission retrouvée dans la per te même : son arrière-arrière-petit-fils ne se souvenait ni du lieu où il fa llait prier ni des mots de la prière, mais il raconta l 'h istoire à ses enfants,« et Dieu éco uta sa voix ». La c inéaste ajoute : « ma propre hi stoi re est pleine de trous, de chaînons manqua nts ... c t je n 'ai même pas d'enfant ». Signe des temps, d' une génération qui, pour éviter de s'enfoncer dans la répétit ion, ava it fai t le cho ix , plu s ou moin s conscient, de ne p as avo ir d'e nfant. Parce qu'une ca tast rophe peut toujou rs se reproduire, comme le dit Delphine Seyrig à la fin de Golden Eighties, ct alors ce serait trop horr ible. Et ceux qui ava ient fa it cc cho ix , ce
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n'était pas les survivants de la Shoah, mais leurs enfants, héritiers non de l 'hiswire, mais du silence de leurs parents. Une autre coupe: les gratte-ciel, vus d'encore plus près sont maintenant des silhouettes noires percées de fenêtres de lum ière. Cette succession de trois plans suit la progression de l'ombre de la fin de l'après-midi au début de la nuit. On pense à Une Voix dans le désert, le troisième volet de 1'expos ition Documenta 2003, qui en présente la figure opposée - là de l'obscurité, lentement, s'affirme la lumière - mais toujours, sur la bande-son, la voix de la réalisatrice évoque une absence, qui flotte s ur l' im age, la hante, la dém ult ip li e . Une immigrante mexicaine, solitaire, qu i un jour a dis paru sans laisse r de traces en plein Los Angeles. Ce préambule fai t place à un plan américai n, sur une femme en robe rose, une récente veuve, racontant son désespoir à la mort d'un mari qu'elle adora it, ct son trouble quand e lle 'est retrouvée, après l'enterrement, dans les bras du meilleur ami de ce dernier. D'emblée la série de petites scènes qu i composent la première heure d'Histoires d'Amérique trouve son ton - dans le décalage permanent d u désir des exi lés, dans le vacillement, le manque de logique apparente qu ' il affiche par rapport au choix de ses objets. C'est en cela que, sur le plan du contenu comme sur le plan formel, le film est la mi se en abîme des autres films d ' Akerman. Comme dans Toute une nuit, il se compose d'une structure additive, éclatée, où des personnages entrent et sortent du champ, pour no us inter peller le temps d ' un geste, d' un regard, d ' une intonation, avec des bouts d'histo ire personnelle que la ville englout it com me de l 'écum e sur les vagues. On y trouve des rencontres fortuites, des femmes amoure uses de deu x hommes à la fois, des couples d' inconnus qui se mettent à danser, ou se tombent dans les bras, ou sc racontent un épisode de leur vie ou, mieux encore, une bonne histoire juive aux réso na nces freudi ennes(« pourquoi essa ies-tu de me fa ire croire que tu vas à Washington ?»). Mais ces corps en mouvement n'apparaissent que dans des cou rtes scènes de transition,
au découpage plus nerveux. La figure cent:: d'Histoires d'Amérique.. . est cel le du pee nage récitant un monologue. Parti pris form. où la sobriété le dispute à l'émotion- qui r_-... pelle certaines techniques de 1'avant-gar~ américaine (caméra frontale et statique. ; presq ue brech tien dans la distance sub; • introduite entre le réci tant et les parole :'"noncées). C'est une fo rme que Chantal .-\:.~- man avait déjà explorée (certai ns plan u . Rendez-vous d'Anna, ce rtains mome ntmusicaux- des Années 80 et des Go/u, Eighties) et à laquelle elle retournera. dson autoportrait, par exemple, ou bien dan, Déménagement. On retrouve, parmi ces re-. tants, des f igures fam ilières de la« contre> et les f icti ons naissantes. Dans les Trois dernières sonates de Schubert a u co ntraire, Alfred B rende l apparaît d 'emblée assis devant un piano et jouant, seul dans une pièce de vastes dimensions au plafond de ver re transl uc ide qui donne sur un dehors indistinct d'arbres, de feuillages et de bâtiments. Une lumière de jour gris, uniforme,
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rég nera tout au long de 1' heure que dure le film. Le tournage à deux ca méras toujours f ixe s propose deux a xes alternés . Un plan larg e maj es tu eux e t fronta l es t consacré presque toujours à Brendel vu de profil droit et jouant, plus rarement en train de répondre aux questions de Mildred Clary hors champ. .Cautre axe, diago nal, le montre en plan rapproché ou en gros plan quand il développe ses ana lyses, mais auss i en train d ' ill ustrer ses affirmations p a r de s exemples mu sica ux jou és, ses mai ns res ta nt alors in v is ibl es (jamais durant le film on ne les verra isolément). Contrairement à ce qu'on pourra it attendre du titre, les trois dernières sonates pour piano de Schubert, cet ensemble monumental écrit quelques semai nes avant sa mort, au terme d'une atmée 1828 d ' une exceptionnelle fécondité créatri ce, ne seront pas jouées intégra lement par Brendel. Le seul passage donné en entier est l'andante sostcnuto de la dernière (en si bémol maj eur, D.960), fasc inant ressassement hypnotique que nombre de compositeurs, d ' interprè te s et d e musi c o logues considèrent aujourd ' hui comme 1'un des plus beaux mouvements pour piano jamais écrits. Pour le reste, la réalisatrice laisse Alfred Brendel s ' expliquer longuement, se livrer à des rapprochements verbaux ou à des démonstration s pianistiques empruntées aux deux sonates précédentes de Schubert, ou à diverses œuvres de Mozart ct Beethoven. Brendel à ces moments apparaît conforme à l' image que sa renommée a co nstru ite depui s longtemps. Vêht de sombre, attentif, réfléchi, cultivé, l'air pensivement désolé et semblant parfois navré de son propre sérieux (joué ?), le regard clair sous un front immense ct derrière de grosses lunettes, il laisse fugitivemen t soupçonner un penchant à l' humour sinon à la farce, rappelant en cela certains érudits austères de 1' OULIPO ou des inte llectuels pin ce-sans-rire du type Dominique Noguez . .Cévocation d' une ressemblance e ntre Beethoven et Schubert, non d ' ordre mu sica l mai s re lative à leur amour prononcé pour la boisson, lui donne un e seule fo is l' occasion d ' un rire franc , toutes dents dehors. Grand et très droit sur son
s iège , il se vo ûte progressivemenr o_ redresse quand il joue, comme aspi ré ou_ fié par la musique, et le visage alors trembDéceptif sur le plan de l'exécutio n:grale des trois sonates, le film n' en accon-:-'" pas mo ins le programme didactique que _ questions averties de Mildred Clary dessJ.::_ Alfred Brende l rappelle ainsi longuemevénération bien connue de Schubert pour B_ thoven et la certitude de sa propre origiru..=;: p ar rapp o r t au maître , sa r eco nn ais sa~ _ conu11e auteur de lieder et la longue sous-..."'- mation de ses formes plus amples, l'ob ~ répétitive et les « d iv ines lon g ueurs détresse individuelle surmontée et nourrieson expression même, le vagabondage rn cal inventant son propre parcours incertaiL.. côtoiement fréque nt de l'abîme, le « ca recueillement » brusquement déchiré ou rr .r blé de remous ... D'autres considération s plus spéc if iques à Brendel, qu' il a longu e~ développées dans ses livres : la définitior: ~ l' art schubertien à partir d' un mot de Ko' _ comme« c haos sc int illa nt sous un \C _ d' ordre», le rapprochement audacieux a\n Sc hoenberg atona l dans le frôl ement de destructuration et de la catastrophe touj a ..... évitées ù1jine, avec Bruckner et Mahler