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French Pages [316] Year 2015
Collection KUBABA Série Antiquité Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne
Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer
AU CONFLUENT DES CULTURES Enjeux et maîtrise de l’eau
AU CONFLUENT DES CULTURES ENJEUX ET MAÎTRISE DE L’EAU
Actes des Sixièmes Journées universitaires de Hérisson (Allier) organisées par la Ville de Hérisson et les Cahiers Kubaba (Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne) les 15 et 16 juin 2012
Comité des Fêtes de Hérisson — Association Jacques et Hélène Gaulme — Communauté de Communes du Pays de Tronçais — Association de sauvegarde du Château de Hérisson
Organisateurs du colloque Michel MAZOYER & Sydney AUFRÈRE
Édition du colloque Sydney H. AUFRÈRE (CNRS, CPAF-TEDMAM, UMR 7297, Université de Provence) – Michel MAZOYER (Université de Paris 1)
Association KUBABA, Université de Paris I Panthéon – Sorbonne 12, place du Panthéon 75231 Paris CEDEX 05
Sydney Hervé Aufrère et Michel Mazoyer
AU CONFLUENT DES CULTURES ENJEUX ET MAITRISE DE L’EAU
Reproductions de la couverture : Logo KUBABA : la déesse KUBABA (Vladimir Tchernychev) Affiche des Journées universitaires de Hérisson et couverture (Jean-Michel Lartigaud)
Directeur de publication : Michel Mazoyer Comité de rédaction Trésorière : Valérie Faranton Secrétaire : Charles Guittard Comité scientifique (Série Antiquité) Sydney H. Aufrère, Nathalie Bosson, Pierre Dominique Briquel, Sylvain Brocquet, Valérie Faranton, Gérard Capdeville, Jacques Freu, Charles Guittard, Jean-Pierre Levet, Michel Mazoyer, Alain Meurant, Eric Pirart, Dennis Pardee, Jean-Michel Renaud, Nicolas Richer, Bernard Sergent, Claude Sterckx, Patrick Voisin, Paul Wathelet Ingénieur informatique Patrick Habersack ([email protected])
Avec la collaboration artistique de Jean-Michel Lartigaud et de Vladimir Tchernychev.
Illustration de couverture : Jean-Michel Lartigaud Ce volume a été imprimé par © Association KUBABA, Paris © L’Harmattan, Paris, 2014 5-7, rue de l’École Polytechnique, 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN :978-2-343-05924-2 EAN :9782343059242
Bibliothèque Kubaba (sélection) http://kubaba.univ-paris1.fr/ COLLECTION KUBABA Les Actes de Hérisson L'Arbre : symbole et réalité Actes des premières Journées universitaires de Hérisson, Hérisson, juin 2000 L’oiseau entre ciel et terre. Actes des Deuxièmes journées universitaires de Hérisson, Actes des Journées universitaires de Hérisson, 18 et 19 juin 2004 D’âge en âge. Actes des Troisièmes journées universitaires de Hérisson, 23-24 juin 2006 Remparts et fortifications. Actes des quatrièmes journées universitaires de Hérisson, 20-21 juin 2008 Les jardins d’hier et d’aujourd’hui, Actes des cinquièmes journées universitaires de Hérisson, 17-19 juin 2010
Ce volume est dédié à la mémoire du poète René VARENNES (Montluçon, 1922-2013)
TABLE DES MATIÈRES COMMUNICATIONS ET ARTICLES AVANT-PROPOS, par Sydney H. AUFRÈRE et Michel MAZOYER Sydney H. AUFRÈRE Héraclès égyptien et la maîtrise des eaux. De l’Achélôos au Nil et au Bahr el-Youssef ................................................................. Sydney H. AUFRÈRE Du nouveau sur Harchêbis, l’enfant divin du marécage, — l’Harpocrate du conseiller Nicolas-Joseph Foucault (16431721) .......................................................................................... Sydney H. AUFRÈRE Deux observations sur le crocodile (Crocodylus niloticus LAURENTI 1768) d’Égypte .......................................................... Valérie FARANTON Symbolisme de la montée des eaux dans la structure spatiale, à travers trois textes d’époque impériale ..................................... Valérie FARANTON Un exemple d’ordalie dans les romans hellénistiques .............. Charles GUITTARD Le prodige du lac d’Albe dans le conflit entre Rome et Veies (397-396 av. J.-C.) : action des dieux ou débordement des eaux ? ........................................................................................ Jennifer KERNER L’eau dans les pratiques funéraires et la symbolique mortuaire du monde hellénistique et romain ............................................. Michel MAZOYER Note sur la purification et la translation des statues à l’époque hittite .......................................................................................... Raphaël NICOLLE Le dieu de l’Orage et la conquête des eaux ..............................
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Patrick ETTIGHOFFER Légendes danoises relatives à la chute de véhicules hippomobiles dans les lieux aquatiques .................................... Audrey TZATOURIAN Plongeon cosmogonique en Iran ancien ................................... Pierre LEVRON La mélancolie et les eaux, ou existe-il des mélancolies humides ? Enquête dans la littérature des douzième et treizième siècles .......................................................................................... Jeannine CHRISTIANY Le canal de l’Eure. Ultime tentative d’alimentation des fontaines de Versailles ................................................................ Jean-Pierre LEVET Les enseignements linguistiques d’un bassin hydronomique préceltique, le nom de l’Œil ........................................................ Nicolas SCHUNADEL « Fons et origo ». L’eau à la lumière des imaginaires des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) .......................................................................................... AU FIL DE L’EAU Alexandre FOUCHER Eau et vin en France au temps des Halles ................................... Catherine DELPRAT Le livre-objet dédié à la dernière goutte d’eau à naître ............. René VARENNES Les mots, les pauvres mots ont de grandes misères.................
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AVANT-PROPOS Les communications et les articles réunis dans ce volume ont été présentés lors et à l’occasion du colloque international « Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau » qui s’est déroulé à Hérisson, les 15 et 16 juin 2012. Cette manifestation formait la sixième des « Journées universitaires de Hérisson », événement pluridisciplinaire récurrent abordant la mythologie ancienne et des questions touchant l’Allier et le Bourbonnais en lien avec le thème choisi. Les organisateurs et éditeurs du présent colloque tiennent à exprimer leur reconnaissance à Monsieur le Maire de Hérisson, M. Bernard FAUREAU, pour avoir permis et facilité la tenue de cette manifestation, à la Maison des Loisirs, à l’Association de sauvegarde du Château de Hérisson, ainsi qu’aux habitants de Hérisson pour leur accueil particulièrement chaleureux au cours de ces journées. Ils remercient également Loïc Sallet, chercheur indépendant, Christian Guinard, spécialiste du bassin de l’Allier, et Christian Banakas pour leur participation à ce colloque. Principe même de toute existence, l’eau occupe une place essentielle dans l’inconscient. De l’Égypte à l’Iran ancien en passant par l’Anatolie antique, la Grèce hellénistique et Rome, de la littérature médiévale au vocabulaire de l’information contemporain, sa symbolique est inhérente à la diversité culturelle. Chacune de ses facettes peut faire l’objet d’une approche anthropologique ouvrant des fenêtres de compréhension sur des pensées complexes fondées sur le double principe suivant : d’une part, qui domine l’eau domine la vie, qui verse l’eau verse la vie, qui ôte l’eau ôte la vie ; d’autre part, pouvoir et légitimité en émanent. Partant des mythes et des légendes, voire des rites funéraires, depuis l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge, en abordant tour à tour le pouvoir dévastateur de l’eau sous forme de crues ou de précipitations, la façon dont on contrôle cet élément fondamental, il est possible de retracer cette obsession primitive de l’eau. Qu’elle soit vive ou stagnante, qu’elle revête la forme de gouttes ou de flots en furie, elle est associée, qui à la pureté, qui à la régénérescence, qui à l’ingénierie ; la mise en œuvre d’une dynamique aquatique exalte une puissance souveraine ; enfin, derrière les hydronymes tels que les noms de fleuves, le philologue peut remonter aux origines mêmes de langues oubliées. Plus précisément, ce colloque traite, dans un premier volet, de la maîtrise et de l’utilisation de l’eau dans la mythologie et le rite. Dans un triptyque sur l’Égypte, les eaux du Nil et leurs hôtes sont abordés par le truchement du rôle d’Héraclès en
tant que héros civilisateur et ingénieur, maîtrisant les cours d’eau de la Grèce à l’Égypte. Il est question d’une divinité des marécages originels dont elle tire sa force et la légitimité de son pouvoir, Harchêbis, en lien avec le lieu mythique des « marais de Chemmis », célèbres depuis Hérodote. Quelques observations sont faites sur Crocodylus niloticus, hôte des berges du Nil dont il faut savoir autant observer la nature que juguler les effets par des aménagements spéciaux adaptés aux rives du Nil pour éviter les accidents. Le symbolisme de la montée des eaux fluviales d’époque impériale est abordé d’après les romans grecs, de même que plusieurs exemples d’ordalie par l’eau dans le monde gréco-romain, ce qui ramène encore au Nil et aux eaux fluviales du bassin méditerranéen. Changeant de décor, les prodiges se rapportant au débordement des eaux du lac d’Albe sont abordés dans les textes latins. Les rituels de l’eau dans les pratiques funéraires à l’époque romaine trouvent leur place dans ce volume. Concernant le monde des Hittites, sont abordées la purification et la translation des statues divines ainsi que les rapports que le dieu de l’orage — Illuyanka — entretient avec la conquête des eaux. L’Iran ancien est également présent grâce aux textes de l’Avesta où il est question du « plongeon cosmogonique ». On approche également des aspects plus légendaires dans les contrées nordiques où les légendes danoises mettent en lumière l’engloutissement de véhicules hippomobiles dans les eaux. Dans le Moyen Âge européen, le thème de la mélancolie et des eaux a avoir joué un rôle important dans les chansons de geste. Des problèmes techniques sont abordés : la période moderne est représentée par l’exemple du captage des eaux des fontaines de Versailles grâce au canal de l’Eure. Dans un second volet, le volume aborde également une approche linguistique concernant l’origine préceltique du nom de l’Œil, qui coule à Hérisson. Et l’on trouvera comment on recourt aux thèmes de l’eau dans les technologies de l’information et de la communication actuelles. Le volume s’achève sur trois brefs articles : le rapport de la consommation du vin et de l’eau en France, ou comment les Français, buveurs de vin, sont progressivement devenus des buveurs d’eau ; le projet d’un livre-objet dédié à la dernière goutte d’eau. À l’occasion de cette publication1, nos pensées vont à notre cher ami René Varennes, qui nous a quittés. Un grand poète que nous remercions d’avoir participé fidèlement à ces Journées universitaires. Il a laissé une œuvre féconde qui suscite l’admiration. Nous saluons aussi l’énergie qu’il a consacrée dans ses multiples activités à la défense de la poésie. On comprendra pourquoi ce livre se ferme sur une de ses dernières œuvres poétiques. SHA et MM 1 Note : Les hiéroglyphes utilisés dans le volume sont tirés du programme Jsesh de Serge ROSMORDUC (http://jsesh.qenherkhopeshef.org/fr), et la police de grec est celle de l’Institut d’Archéologie orientale du Caire : IFAO-Grec Unicode, téléchargeable sur le site de l’IFAO (http://www.ifao.egnet.net/publications/outils/ polices/)
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Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 13-57. ————————————————————————————————————————
HÉRACLÈS ÉGYPTIEN ET LA MAÎTRISE DES EAUX
De l’Achélôos au Nil et au Bahr el-Youssef * Sydney Hervé AUFRÈRE Aix-Marseille Université – CNRS, TEDMAM-CPAF, UMR 7297, 13100, Aix-en-Provence, France
À la mémoire de Jean Yoyotte (1926-1912) qui ressuscita le nom d’Héracleion-Thônis.
0.1. Évoquer un aspect de la personnalité d’ « Héraclès égyptien »1 pour désigner une divinité égyptienne, c’est faire une concession à l’Antiquité classique rompue au principe de l’interpretatio, en ouvrant la porte grande à une situation perplexe du point de vue religieux. Dans son Panthéon égyptien, paru l’année qui suit la découverte de 1822, Jean-François Champollion, se fondant sur une assertion formulée soixante-douze ans plus tôt par Paul Ernest Jablonski2, donne comme équivalent à l’Héraclès-Hercule égyptien un certain dieu Djom, Djem, ou Gom. Cette équation « Héraclès *
Une version encore non finalisée de ce texte a été présentée dans le cadre du séminaire animé par Sébastien BARBARA : « Imaginaires mythologiques des sociétés anciennes » (vendredi 31 mai 2013) à la Maison de la Recherche de l’Université Charles De Gaulle – Lille 3. On renverra d’entrée de jeu à l’article richement documenté de Gisèle CLERC, « Héraclès et les dieux du cercle isiaque », dans C. BERGER, G. CLERC & N. GRIMAL (éd.), Hommages à Jean Leclant 3. Études isiaques (BdE 106/3), Le Caire, 1994, p. 97-137. Si ce dernier aborde la plupart des voisinages d’Héraclès avec les dieux isiaques, le présent article reprend certains aspects d’Héraclès en lien avec l’eau. 1 On notera que chez les auteurs des XVIIIe et XIXe siècles, qui latinisent les divinités grecques, Hercule équivaut à Héraclès. Les études consacrées à l’un et à l’autre ont montré les différences de leurs attributions à Rome et en Grèce. L’Hercule devient romain via l’Hercle étrusque. 2 Paul Ernest JABLONSKI, Pantheon Aegyptiorum, sive de diis eorum commentarius, cum prolegomenis de religione et Theologia Aegyptiorum, Francfort 1750, Liv. II, chap. III, p. 184201, s. v. « De Semo, vel Somo, vel Chone, Aegyptiorum Hercule », et spécialement p. 188.
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égale Djom » a fini par s’imposer aux successeurs de Champollion même si elle est viciée puisque Jablonski et Champollion semblent avoir tous deux été trompés a priori par une pseudo-étymologie, fournie dans une liste de rois attribuée à un pseudo-Érathostène et sur laquelle on reviendra sous peu, d’un roi de Thèbes Semphroukratès considéré comme l’équivalent égyptien d’Héraclès-Harpocrates3 (cf. infra, § 4.1). Au vu de l’iconographie que Champollion fournit à l’appui de son texte, ce Djom-Hercule est assimilé par lui à Chou fils de Rê, représenté sous la forme d’un dieu à tête humaine sommée d’une plume4, lequel dieu, dans la théologie égyptienne, fait partie du premier couple divin avec Tefnout, mais cela ne fait pas pour autant de Chou, — translittéré en grec, Chou est Sôs ou Sôsis5, — l’équivalent prioritaire d’Héraclès6 ; il ne le devient que de façon indirecte, en vertu d’un cheminement étrange7, on verra comment. Je saisis la présente opportunité pour développer un point spécifique d’une problématique partiellement abordée ailleurs dans une étude de liens d’intertextualité dans les Aegyptiaca de Manéthôn entre l’histoire égyptienne et des extraits de mythes et légendes grecs. Je m’étais en effet penché sur les raisons ayant poussé cet auteur à affirmer que les Égyptiens nommaient Héraclès le roi *Osorchôn (Osorchô ou Osorthôn) de la XXIIIe dynastie libyenne (Osorkhon III) (cf. infra § 4. Un pseudo-souverain et un souverain assimilés à Héraclès). Cet article8 montrait en particulier comment, dans ses Aegyptiaca, Manéthôn9 considérait des personnages de l’histoire égyptienne comme contemporains de héros de légendes grecques (Misphragmouthôsis || Deucalion ; Aménôphis || Memnon ; Sethôs-Ramsès et Armaïs || Aegyptos et Danaos ; Thouôris || Polybos et Alkandra ; Osorchô ou Osorthôn || Héraclès) en vue de 3
William G. WADDELL, Manetho, Cambridge, Mass. – Londres, 1970, p. 222-223. Jean-François CHAMPOLLION, Le Panthéon égyptien, Paris, 1823, s. v. « Djom, Djem, ou Gom, (Sem, Chôn, l’Hercule égyptien) ». Les idées de Champollion sont diffusées dans les ouvrages encyclopédiques ; par exemple dans J. MICHAUD, Biographie universelle, t. 54, Paris, 1832, p. 128-131. 5 WADDELL, Manetho, p. 2-3 ; SPIEGELBERG, op. cit., p. 181. 6 Voir par exemple Philippe DERCHAIN, Le papyrus Salt 825 (B.M. 10051), rituel pour la conservation de la vie en Égypte, Bruxelles, 1965, p. 156, d’après Alfred WIEDEMAN, Herodots 2. Buch mit sachlichen Erlauterungen, 1890, p. 200-201. 7 Cf. infra, 2.1.4. 8 Sydney H. AUFRÈRE, « Manéthôn de Sebennytos : l’histoire égyptienne travestie et la pseudo-historicisation du mythe grec », dans Gilles DORIVAL, Mireille LOUBET & Anne Balansard (éd.), Prolongements et renouvellement de la tradition classique en hommage à Didier Pralon, Aix-en-Provence : Publications de l’Université de Provence, 2011, p. 343-371, et notamment p. 361-367. 9 Voir une récente mise au point dans Sydney H. AUFRÈRE, « Manéthô / Manéthôs / Manéthôn, auteur anti-Hérodotéen. Un regard sur le passé national : un aperçu », à paraître. 4
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renforcer, par un emploi fallacieux de la mythologie et de l’histoire, l’ancienneté de la chronologie égyptienne. 0.2. Dans cette perspective, il m’a semblé utile de distinguer les motivations ayant entraîné les Grecs à reconnaître en Héraclès diverses personnalités divines égyptiennes avec lesquelles ils étaient familiers au point de les superposer et de les assimiler. Cependant, dans cette communication, c’est moins une démonstration de l’interpretatio entre l’Héraclès des Grecs ou l’Hercule des Romains et l’une des formes d’Horus enfant (Harpocrate/s), laquelle fait l’objet d’un consensus, que l’existence d’un rapport d’analogie entre ces personnalités sur la base de cette croyance-ci qu’un « Héraclès » égyptien et un Héraclès grec partageaient des dispositions communes concernant la maîtrise de l’eau et ayant facilité leur rapprochement. 1. Héraclès et la maîtrise des eaux au Péloponnèse et en Thessalie 1.1. Qu’en est-il, de ce point de vue, d’Héraclès, héros dorien aux facettes complexes et multiples10 ? Rappelons que né à Thèbes en Béotie, Héraclès est le fils putatif de Zeus et d’Alcmène, épouse d’Amphitryon, l’union du roi des dieux et de la mortelle ayant été dissimulée à Héra par la complicité du soleil, de la lune et de Hypnos. Héraclès, à qui fut refusée, malgré la ruse déployée par Hermès, la grâce de sucer le lait d’immortalité d’Héra, et cantonné au rôle de simple héros, fut soumis à Douze Travaux imposés par l’Oracle de Delphes au profit d’Eurysthée, roi d’Argolide11. Certains d’entre ces travaux s’inscrivent parmi des défis hydrologiques consistant en la régulation des cours d’eaux et l’assèchement de marécages, qu’on résumera en cinq points, de la manière suivante : 1.2. — Le cinquième des Douze Travaux imposés au héros consistait à nettoyer les écuries d’Augias, à Élis. Il y parvint en détournant les cours de l’Alphée et du Pénée, deux fleuves du nord-ouest du Péloponnèse. L’Alphée (Ἀλφειός) tout d’abord, car c’est le plus important de la région ; il prend sa source sur le plateau de Tripoli, arrose la plaine d’Olympie et se jette, côté 10
Voir DAREMBERG & SAGLIO, DAGR III/1, p. 78-128, s. v. « Hercules » ; Colette JOURDAIN-ANNEQUIN, Héraclès aux portes du soir: mythe et histoire, Paris 1989 ; Corinne BONNET & Colette JOURDAIN-ANNEQUIN (éd.), Héraclès : d’une rive à l’autre de la Méditerranée : bilan et perspectives : actes de la Table Ronde de Rome, Academia BelgicaÉcole française, 15-16 septembre 1989 à l’occasion du Cinquantenaire de l’Academia Belgica, en hommage à Franz Cumont, son premier président, Rome, 1992. 11 Voir Didier PRALON, « Les Travaux d’Héraclès dans L’Héraclès furieux d’Euripide (Héraclès furieux, v. 348-441) », dans Actes du colloque international de Montpellier 11-14 avril 1991, t. II : L’acquisition d’un savoir ou d’un pouvoir. Le lieu initiatique. Parodies et perspectives, Montpellier, 1992, p. 5-17.
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ionien, dans le golfe de Kyparissia au sud de Pyrgos12 ; le Pénée (Πηνειός) ensuite, fleuve éléen du Péloponnèse qui se jette du côté de Cyllène dans le golfe Ionien et qui baigne la plaine d’Élis13. L’idée maîtresse procédant à cette activité était de réussir à plier le cours des principaux fleuves du Péloponnèse, deux fleuves capricieux connus pour leurs crues brutales et qui inondaient le littoral, afin de drainer la plaine marécageuse d’Élis14, qui pouvait passer, d’un point de vue métaphorique, pour des écuries. Ici Héraclès, institué spécialiste d’ingénierie fluviale, incarne des travaux de régulation de ces cours d’eau et de drainage de la plaine côtière. 1.3. — En Thessalie méridionale, c’est une autre histoire. Le héros entre en rivalité avec le dieu fleuve Achélôos ( Ἀχελῷος)15, aujourd’hui l’Aspropotamos dont le bassin versant collecte des eaux descendant du massif du Pinde, et dont l’embouchure se trouve sur la mer Ionienne du côté de Missolonghi. Il est d’autant plus intéressant sur le plan mythologique qu’il est le plus long de Grèce et le « plus puissant … de la façade occidentale de la Grèce »16 dont le delta, dans l’Antiquité, à l’état de marécages, n’a jamais pu être dominé en raison de son alluvionnement provoquant une progradation attestée dès l’Antiquité17. 1.4. Son régime étant qualifié de pluvio-nival méditerranéen, l’Achélôos est connu pour ses sautes d’humeur : il est très bas à l’étiage, ne laissant couler qu’un filet d’eau tandis qu’au printemps, il charrie soudainement des eaux impétueuses vers la mer. Avant l’arrivée d’Héraclès, Déjanire, selon certains mythographes, se plaignait déjà des métamorphoses du dieu-fleuve, son amant dont l’aspect changeant est bien connu par l’iconographie18. La 12
ACHILLE TATIUS, Leuc. Clit. 1, 18 : Mariage de l’Alphée et de la fontaine Aréthuse en Sicile. 13 Éric FOUACHE, L’alluvionnement historique en Grèce occidentale et au Péloponnèse (Géomorphologie - Archéologie - Histoire) (Suppléments au BCH 35), 1999, p. 81-114. 14 L’Heraclea de Pisatis en Élide, arrosée par un tributaire de l’Alphée, et où se trouvait une fontaine consacrée aux Nymphes ioniennes d’après Pausanias, établit-elle un lien avec cette légende ? 15 Appellation des eaux courantes, ce nom désigne au moins dans l’Antiquité six fleuves grecs ; cf. DAREMBERG & SAGLIO (éd.), DAGR I/1, p. 25-26, s. v. « Achéloüs ». 16 FOUACHE, L’alluvionnement historique, p. 55-73. 17 D’après HÉRODOTE (Hist. 2, 10), ce fleuve avait déjà colmaté tout un réseau des îles Échinades placées devant son delta : « … l’Achélôos, qui coule en Acarnarnie et, à son embouchure, a déjà réuni au continent la moitié des îles Échinades » ; cf. Andreas VÖTT, « Silting up Oiniadai’s Harbours (Acheloos River delta, NW Greece). Geoarchaeological implications of late Holocene landscape changes », Géoarchéologie 1 (2007), p. 19-36. Par « progradation », on entend une accumulation de sédiments charriés par le fleuve en avant de son delta, favorisant l’expansion de ce dernier. 18 Sur Achélôos, voir naturellement Hans Peter ISLER, Achelôos. Eine Monographie, Berne, 1970 ; Jean-René JANNOT, « Achéloos, le taureau androcéphale et les masques cornus dans
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légende d’Héraclès rend ainsi compte de la jugulation des excès de la nature du fleuve que l’on devine dans les Métamorphoses d’Ovide19 lorsque Achélôos dépeint à Thésée sa propension à tout emporter sur son passage : rocs, troncs, étables, animaux et jeune pêcheurs20. Aussi, quoique son bassin versant soit beaucoup moins important, l’Achélôos joue, mutatis mutandis, le rôle d’un Nil grec aux crues dévastatrices, une image qui n’a pas manqué d’être exploitée. 1.5. Son régime explique que, dans la lutte opposant les deux protagonistes pour conquérir l’amour de Déjanire, le dieu-fleuve revêt trois formes diversement exploitées par les artistes : celles d’un homme, d’un serpent et d’un taureau. Vaincu sous sa forme anthropoïde, le dieu-fleuve se métamorphose en un serpent tacheté, qu’étouffe facilement Héraclès, puis en un taureau fougueux à son tour dompté par le héros, taureau auquel, dans la lutte, il arrache une des cornes. Selon Apollodore (car il existe d’autres versions), il restitue cette dernière à son propriétaire en échange de la corne de taureau en possession de la chèvre Amalthée, qui était la corne d’abondance (cornu copiae)21, objet qui ressurgira à l’époque romaine entre les mains d’Harpocrate, synthèse des bambins égyptiens antérieurs, ce qui prouve au passage que le petit dieu alexandrin et Héraclès ont des destins croisés22. Ainsi le dieu-fleuve est dominé par Héraclès quels que soient sa l’Étrurie archaïque », Latomus 33, fasc. 4 (octobre-décembre 1974), p. 765-789. Voir aussi H.P. ISLER, dans LIMC I (1981), p. 13-18, s. v. « Acheloos ». La victoire d’Héraclès sur Achélôos a diffusé en Orient ; cf. Kazim ABDULLAEV, « Images et cultes de l’Occident dans l’Orient hellénisé : Héraclès en Asie Centrale et dans l’Inde du Nord-Ouest », CRAIBL 151 (2007), p. 535-576 et surtout p. 556-559. 19 OVIDE, Met. 8, 547-549. 20 « Cependant Thésée, après avoir partagé les dangers de la chasse de Calydon, reportait ses pas vers la ville où régna Érechthée. Grossi par les torrents, Achéloüs l’arrête à son passage : “Digne héros, lui dit le fleuve, entrez dans ma grotte profonde. Ne vous exposez point à mes flots soulevés. Je les ai vus entraîner avec fracas les troncs déracinés, les rocs arrachés à leur base ; je les ai vus emporter étables et troupeaux. Ni la force des taureaux, ni la vitesse des coursiers, ne pouvaient surmonter mes ondes. Grossies par les neiges qui fondent des montagnes, elles ont englouti souvent le pasteur fort et nerveux dans leurs gouffres tournoyants. Attendez qu’elles décroissent en s’écoulant, et qu’elles cessent de franchir leur premier rivage”. » C’est encore après traversé seul un fleuve en crue, l’Évenos, qu’Héraclès tue d’une flèche le centaure Nessos ayant voulu abuser de Déjanire en ayant éloigné à dessein le héros. La tunique de Nessos, enduite du sang de l’Hydre de Lerne, vient à bout d’Héraclès dont la mort lui permet de renouer avec l’immortalité, en épousant Hébé, fille d’Héra. 21 APOLLODORE D’ATHÈNES, Bibl. 2, 7, 5 ; cf. Philippe BORGEAUD (éd.), La mythologie du Matriarcat : l’atelier de Johann Jakob Bachofen, Genève : Droz, 1999, p. 128. La légende de la corne d’abondance est différente chez OVIDE, Met. 9, 88-89. Voir surtout DAREMBERG & SAGLIO, DAGR I/2, p. 1514-1520, s. v. « Cornucopia ». 22 Le fait est bien attesté. Voir l’Harpocrate à la corne d’abondance du musée de Thessalonique ; cf. Françoise DUNAND, Le culte d’Isis dans le bassin oriental de la
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nature humaine ou les deux aspects mythologiques de son régime hydrologique : le serpent tacheté de l’étiage, qui n’est pas sans parallèle avec l’Ophidien monstrueux Apophis qui engloutit l’eau sur laquelle progresse la barque du soleil, et le taureau impétueux du printemps, que rejoint le Nil en crue comparé à un taureau23. D’où Héraclès en dominant l’impétuosité de l’Achélôos, rend possibles les travaux agricoles sur les rives du fleuve, procurant, par des récoltes abondantes, la prospérité aux riverains. 1.6. 3) Il convient d’ajouter à ces aventures hydrologiques la victoire sur l’Hydre de Lerne, fils de Typhon et d’Échidna, serpent à neuf têtes, qui constituait le deuxième des travaux imposés à Héraclès24. L’animal fantastique, qui ne dissimule pas sa nature aquatique, est un serpent d’eau aux têtes multiples, représentation mythologique de la région côtière située au sud d’Argos aux sources nombreuses qui alimentaient une vase zone de tourbières et de marécages infestés de paludisme. Personne n’était en mesure de dominer cette entreprise à laquelle est confronté Héraclès sous l’aspect d’un entrepreneur en drainage des marécages côtiers et de leur mise en culture ; d’ailleurs, la cautérisation par son oncle Iolaos fils d’Iphiclès, des têtes de l’Hydre coupées par Héraclès, pourrait bien équivaloir à la technique de l’écobuage, système destiné à améliorer les sols tourbeux, marécageux et incultes, une pratique d’ailleurs bien attestée en Grèce25. On est bien dans le cadre d’une légende étiologique. Naturellement, aux exploits d’Héraclès déclinant, dans un autre mode, un travail de drainage de marécages, on pourrait ajouter les Oiseaux du lac Stymphale (sixième des Douze Travaux). 1.7. 4) D’autres légendes héracléennes secondaires viennent confirmer cet aspect de l’activité spécifique du héros, notamment la légende étolienne de Cyathos fils de Pylès, qui symbolise le débit des eaux, et qu’Héraclès tue d’un coup de poing. Le Cyathos étant un tributaire de l’Achélôos26, cela pourrait expliquer l’existence du sanctuaire d’Arsinoeia, le seul sanctuaire héracléen d’Étolie.
Méditerranée, Leyde, 1973, pl. XVI, 2 ; Laurent BRICAULT & Richard VEYMIER, « Figurines en argent du “limes” danubien à l’effigie d’Isis et d’Harpocrate », Aegyptus et Pannonia 3 (2006), p. 309-320. 23 Les liens entre le Nil Hâpy et le taureau Apis sont connus, de même que le Nil est également désigné sous le nom de « taureau » (kԑ). 24 Voir Laure GONIN-HARTMAN, La rhétorique du monstre au XVIe siècle, May 2008, SaintLouis, Missouri, p. 177-180. 25 Cf. Rodolphe DARESTE, La science du droit en Grèce : Platon, Aristote, Théophraste, Paris, 1893, p. 72 ; Marie-Françoise MAREIN, L’agriculture dans la Grèce du IVe siècle avant J.C. : le témoignage de Xénophon, Paris: L’Harmattan, 2009, chap. 4 : La fumure, engrais verts et écobuage, p. 37-43. 26 Claudia ANTONETTI, Les Étoliens, Paris, 1990, p. 280.
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1.8. 5) L’activité hydrologique d’Héraclès ainsi que son caractère ophioctone sont préfigurés par l’idée que dans son berceau, alors qu’il est âgé de huit mois, il étouffe dans chaque main deux énormes serpents27 envoyés par Héra jalouse du fruit des amours adultérines de son époux avec Alcmène. Le serpent est un animal associé à l’eau28 ; d’ailleurs, selon Ovide29, dans sa lutte avec Achélôos se métamorphosant en serpent, Héraclès se prévaut de ses succès sur les serpents dans les langes, mais également de la victoire remportée sur l’Hydre de Lerne dont le sang enfantait des couleuvres. (C’est ce premier succès qui amène le devin Tirésias à prédire les aventures du héros.) En outre, on ne peut manquer de penser que ce succès contre les serpents d’Héra aurait peut-être préfiguré chez les Grecs la domination parallèle des cours de l’Alphée et du Pénée30. Il faut préciser que le thème d’Héraclès enfant a fini par rejoindre — bel exemple de coalescence mythique — celui d’Héraclès-Harpocrate (« HorusEnfant ») en rappelant que si Héraclès a dominé les serpents dans son berceau, Horus-fils-d’Isis maîtrise les forces du mal auxquelles il est confronté dans son jeune âge : il piétine les crocodiles et empoigne les serpents et d’autres animaux venimeux ou sauvages31, ou bien il chasse divers types de reptiles répondant à des noms mythologiques32.
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APOLLODORE D’ATHÈNES, Bibl. 2, 4, 8. En outre, voir l’article de Michel MAZOYER (« Histoires de serpents dans le monde hittite », dans S. BARBARA & J. TRINQUIER (éd.), Ophiaka [= Anthropozoologica 47/1], Paris 2012, p. 315321, et surtout p. 318), qui rappelle que la vipère levantine (Macrovipera lebetina LINNAEUS 1758) est liée, dans la mythologie hittite, au lit asséché des fleuves. Alain MEURANT (Université catholique de Louvain) m’a rappelé que les jumeaux Héraclès et Iphiclès sont liés à l’eau. 29 OVIDE, Met. 9, 66. 30 Pour le moment, je n’ai pourtant pas trouvé de preuve de cette préfiguration, dans la documentation. 31 Klaus PARLASKA, « Herakles-Harpocrates und “Horus auf den Krokodilen”. Zu einem Torso aus El-Hibe in Heildelberg », AVIOK 1959, p. 71-74. Sur les crocodiles, voir Sydney H. AUFRÈRE, « Dans les marécages et sur les buttes. Le crocodile du Nil, la peur, le destin et le châtiment dans l’Égypte ancienne », ENiM 4 (2011), p. 1-29 ; Id., « Appétit, pitié et piété. Crocodiles et serpents dans la littérature sapientiale de l’Égypte ancienne », Égypte, Afrique & Orient 66, p. 35-48. On verra cependant la confusion d’Harpocrate avec d’Horus-fils-d’Isis dans le rapprochement de la divinité bambin des cippes d’Horus avec Héraclès ; cf. Annie FORGEAU, Horus-fils-d’Isis. La jeunesse d’un dieu (BdE 150), Le Caire, 2010, p. 380. 32 Sydney H. AUFRÈRE, « Serpents, magie et hiéroglyphes. Étude sur les noms d’ophidiens d’un ensemble de cippes d’Horus de Thèbes et d’ailleurs (Époque libyenne) », ENiM 6 (2013), p. 93-122. Sur les cippes d’Horus, voir en particulier Heike STERNBERG EL-HOTABI, Untersuchungen zur Überlieferungsgeschichte der Horusstelen. Ein Beitrag zur Religionsgeschichte Agyptens im I. Jahrtausend v. Chr. (ÄgAbh 62), Wiesbaden : Harrassowitz, 1999 ; Annie GASSE, Les stèles d’Horus sur les crocodiles. Musée du Louvre. Département des Antiquités égyptiennes, Paris : Réunion des musées nationaux, 2004. 28
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1.9. Au final, la geste d’Héraclès dans le mythe d’identité dorien représente les efforts des générations à régulariser le cours de l’Achéloôs et les projets d’assèchement des marécages de son delta en vue de le consacrer à l’agriculture, ainsi qu’à divers autres travaux du même ordre qui font de lui une référence en la matière33. Cette idée des héros civilisateurs grecs « rendant service au genre humain »34 n’est pas neuve ; elle a jadis été mise en relief dans l’œuvre inédite du philologue bâlois Johann Jakob Bachofen (1815-1887) publiée par Philippe Borgeaud35. Voici ce qu’écrit Bachofen : « L’évolution des conceptions religieuses entraîne un progrès des sociétés humaines, déclenchée par l’intervention de héros civilisateurs qui soumettent les forces créatrices sauvages, non encore réglées, des marécages. » Et ce dernier d’ajouter : « La force fécondante de l’eau ne régnera plus désormais de façon sauvage et déréglée, mais elle apportera sa contribution à une forme supérieure et plus ordonnée de culture de la terre. » Si Héraclès n’est pas le seul à agir dans ce domaine, il est un acteur de la réunion de l’eau et de la terre et annonce les profits que l’homme peut en retirer par un travail d’ingénierie, d’hydrologie (drainage, entretien des canaux) et de défrichage. Pour résumer, là ou Héraclès passe, il offre un modèle de maîtrise ou de prévention des risques des eaux vives en les contenant ou en les endiguant mais aussi en transformant des eaux dormantes qui contribuent à entretenir marécages, fièvres et pestilences ; finalement, Héraclès dans la conscience grecque est demeuré comme le héros dorien qui vient à bout des risques de catastrophes naturelles ou alors qui est en charge des grands travaux publics pour la prospérité de l’Humanité et aussi de la colonisation de certaines vallées comme celle du Rhône36 ; d’ailleurs ce rôle lui est apparemment dévolu partout où les cités portent le nom d’Héraclée, placées à l’embouchure de fleuves37 qui nécessitent un aménagement de leur cours38.
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Voir l’épilogue de Colette JOURDAIN-ANNEQUIN, Héraclès aux portes du soir: mythe et histoire, Paris 1989, qui met en lumière un mythe d’identité pour les Grecs et leurs entreprises. 34 DIODORE, Bibl. Hist. 1, 1, 4. 35 Philippe BORGEAUD (éd.), La mythologie du Matriarcat : l’atelier de Johann Jakob Bachofen, Grenève : Droz, 1999, p. 128-129. 36 Fernand BENOIT, « La légende d’Héraclès et la colonisation grecque dans le delta du Rhône », Lettres d’Humanité 8 (1949), p. 104-148. 37 Héraclée Minoa, au sud de la Sicile, est sur l’embouchure du fleuve Halycus ; Héraclée de Lucanie est à proximité du fleuve Siris ; Héraclée de Trachis est au sud du fleuve Spercheios (Déjanire est originaire de la région) ; Héraclée du Latmos est non loin de la plaine du Méandre. Et l’île d’Héraclée en Ionie est connue pour être dépourvue d’eau et elle a bien besoin des travaux d’Héraclès. 38 Sur les liens iconographiques entre les fleuves et Héraclès ; cf. CLERC, « Héraclès et les dieux du cercle isiaque », p. 115.
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2. Héraclès « égyptien » d’un point de vue littéraire 2.0. Après ce cheminement dans la pensée grecque, voyons à présent l’Héraclès « égyptien » tel qu’il se présente dans la littérature classique en nous posant la question de savoir si le modèle d’un Héraclès ingénieur en hydrologie conviendrait également à l’Égypte, mutatis mutandis, un pays dont l’État repose entièrement, depuis ses origines, sur la maîtrise, l’adduction et la répartition de l’eau39 ? Au préalable, il faut distinguer plusieurs choses afin d’éviter un risque d’amalgame ; il existe un Héraclès grec auquel les Grecs prêtent des aventures en Égypte et plusieurs dieux égyptiens que ceux-là, par suite, ont assimilé à Héraclès ; c’est le cas de l’Héraclès thébain d’Hérodote, mais aussi, par ricochet mythologique, de dieux nubiens ou en lien avec la Nubie. 2.1. La légende de l’Héraclès thébain d’après Hérodote : la peau du bélier, le lion de Némée et Tefnout, la lionne lointaine 2.1.1. Hérodote40 est le premier à évoquer la légende de l’Héraclès égyptien, un dieu dont les « prêtres » égyptiens contemporains de sa venue en Égypte prétendent qu’il aurait vécu 17.000 ans avant Amasis (571-526 av. J.-C.), roi de la XXVIe dynastie particulièrement favorable aux Hellènes41. Cet Héraclès dont l’égyptophile Hérodote pense qu’il serait à l’origine de celui des Grecs, appartient à la seconde génération de douze dieux égyptiens descendant d’une première génération de huit dieux42. (Diodore43 dit que les Égyptiens y voient un fils de Zeus, c’est-à-dire Amon par interpretatio Graeca, mais en ignorant le nom de sa mère.) On notera que, dans la liste attribuée à Manéthôn reproduite par le Syncelle, Héraclès y fait partie d’une deuxième dynastie de quinze demi-dieux succédant à une première dynastie de sept dieux, où il passe pour avoir régné quinze années, entre Anubis et
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Le thème est traité dans Carl BUTZER, Early Hydraulic Civilization in Egypt: A Study in Cultural Ecology (Prehistoric Archeology and Ecology), Chicago, 1976, et dans l’ouvrage édité par Bernadette MENU, Les problèmes institutionnels de l'eau en Egypte ancienne et dans l’Antiquité méditerranéenne : [actes] du 2e colloque AIDEA, tenu du 24 au 28 juin 1992 au château de Vogüé, 2e édition (BdE 110), Le Caire, 1995. 40 HÉRODOTE, Hist. 2, 43-45. On lira avec intérêt Flore KIMMEL-CLAUZET, « La composition du Livre II de l’Enquête », dans L. COULON, P. GIOVANELLI-JOUANA & Fl. KIMMEL-CLAUZET (éd.), Hérodote et l’Égypte. Regards croisés sur l Livre II de L’Enquête d’Hérodote (Collection de la Maison de l’Orient et de la Méditerranée 51), Lyon 2013, p. 17-44, et surtout p. 40-41. 41 HÉRODOTE, Hist. 2, 43, 145. 42 HÉRODOTE (Hist. 2, 44) évoque également Héraclès-Melqart de Tyr. Malheureusement, il ne donne pas les noms de ces huits dieux. 43 DIODORE, Bibl. hist. 1, 24, 3.
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Apollon . Mais qui est au juste cet Héraclès égyptien ? Hérodote nous l’apprend à propos d’une curieuse légende rapportée par les prêtres de Thèbes. Selon lui, Zeus, qui est « Amoun » (Amon), ne pouvait se montrer à son fils Héraclès, — c’est-à-dire Khonsou45 qui tient le rôle de dieu-fils dans la triade thébaine qu’il constitue avec Amon et Mout, — qu’en revêtant la toison d’un bélier46 ; pour cette raison, poursuit-il, les Thébains auraient représenté Amon sous une forme humaine à tête de bélier47, qui n’est pas la représentation la plus commune d’Amon-Rê, lequel est plutôt représenté à tête humaine. La forme à tête de bélier, elle, est plutôt associée à celle d’Amon lorsqu’il est en lien avec crue du Nil en sorte qu’il s’apparente à Khnoum, bélier vénéré tout au long de la vallée du Nil, entre Éléphantine et la Moyenne-Égypte48. C’est ainsi que sur le plan rituel — Hérodote dixit — une fois par an, lors de la fête de Zeus-Amoun, alors que les ovins font pourtant l’objet d’un grand respect de la part des Thébains, on écorche un membre de cette espèce (Ovis aries LINNAEUS, 1758) pour revêtir la statue du dieu de sa peau tandis qu’on apporte auprès de lui la statue d’Héraclès (= Khonsou) et que les desservants se frappent la poitrine et pleurent la mort de l’animal enseveli. Ce rite est curieux, puisqu’Hérodote (Hist. 2, 242) et Strabon (Geogr. 17, 1, 40) précisent par ailleurs que la brebis est tabou à Thèbes49, mais on objectera que la brebis (comme la vache) fait l’objet d’un interdit alors que le mouton (comme le bœuf) pouvait être sacrifié. 2.1.2. Si l’on scrute l’horizon grec, il ne faudrait pas croire que le bélier fût totalement étranger au culte de l’Héraclès grec. Dans les Travaux qui lui sont imposés, cet animal établit une sorte de trait d’union mythique entre lui et son père Zeus. Ainsi dans l’épisode du lion de Némée (deuxième des 44
WADDELL, Manetho, p. 16-17 (Fragment 3). Jean YOYOTTE & Pierre CHUVIN, « Le Zeus Casios de Péluse à Tivoli, une hypothèse », BIFAO 88 (1988), p. 171-180, et surtout p. 175. Voir aussi David FABRE, « Tous ceux qui ont élevé un sanctuaire à Zeus thébain […] considèrent les béliers comme sacrés », http://www.ieasm.org/downloads/IEASM_religion_Belier_Amon_df.pdf. Ce dernier donne le texte d’HÉRODOTE, Hist. 2, 42, mais ne s’intéresse pas a priori au lien entre Khonsou et Héraclès. 46 On ne peut manquer de signaler que Jason, dans sa quête de la Toison d’or (Χρυσόμαλλον Δέρας), était accompagné d’Héraclès qui figurait parmi les Argonautes. Phrixos avait immolé le bélier ailé à cornes d’or Chrysomallos à Zeus. Jason va en Colchide chercher la Toison pour Pélias. 47 HÉRODOTE, Hist. 2, 42. 48 Suzanne BICKEL, « L’iconographie du dieu Khnoum », BIFAO 91 (1991), p. 55-67 ; Sydney H. AUFRÈRE, « Note au sujet des inscriptions des vases provenant des galeries souterraines de la pyramide à degrés : l’origine de l’albâtre de la Ire dynastie », BIFAO 104 (2004), p. 1-17. 49 D’après STRABON (loc. cit.), elle l’est également à Saïs. D’après HÉRODOTE (Hist. 2, 242), elle l’est aussi à Mendès ; cf. Jean HANI, La pensée égyptienne dans la pensée de Plutarque, Paris, 1976, p. 394-395. 45
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Travaux), un paysan, Molorchos, dont le fils avait été tué par le lion, avait accueilli Héraclès. N’ayant pour tout bien qu’un bélier, Molorchos voulut le sacrifier en l’honneur de son hôte qui l’en détourna. Mais ce dernier lui demanda qu’au cas où il ne reviendrait pas vivant il sacrifiât l’animal en sa mémoire, ou, en cas contraire, à Zeus sauveur, ce qu’il fit lorsqu’Héraclès revint ayant revêtu la léonè, à savoir la peau du monstre de Némée50. Hérodote avait-il en tête des réminiscences de cette légende ? Cela est bien difficile à établir. 2.1.3. Admettant un versant égyptien de cette légende, pourquoi ZeusAmon n’aurait-il pas voulu se laisser voir par Héraclès-Khonsou si ce n’est sous la peau d’un bélier ? Plutarque51 pourrait venir à la rescousse puisqu’il rappelle que, selon les Égyptiens, « Héraclès réside dans le soleil et se tourne avec lui », établissant ainsi un rapport entre Héraclès et l’astre solaire, lequel est souvent représenté sous la forme du bélier, dont la toison est parlante52. Cependant, d’un point de vue pratique et rituel, le seul moment où l’on rapprochait la statue de Khonsou de la statue d’Amon dans la grande cour du temple de Karnak était celui où on célébrait la grande fête d’Opet (à partir du 15 Paophi)53, laquelle dure 24 jours, c’est-à-dire au moment où le Nil était censé être au plus haut54. Au cours de cette fête, les trois barques divines s’acheminaient vers le sanctuaire de Louqsor (l’Opê-du-Sud), où Amon, conduit dans une barque à la proue et à la poupe en forme de tête de bélier, matérialise la crue venant du Sud55, puis, retournant vers Karnak, en propage les effets vers le Nord. Le bélier aux cornes enroulées, évoquant la fertilité, domine les grands axes processionnels entre les deux temples, jalonnés de centaines de sphinx criocéphales56, qui célèbrent l’abondance de l’eau nouvelle car le bélier divin est le maître de la crue du Nil alors que Khonsou-
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Récemment, voir Yannick DURBEK, « Callimaque, “Aitia” fr. 260 A SH: Une nouvelle interprétation », ZPE 157 (2006), p. 43-45. 51 PLUTARQUE, Is. Os. 41. 52 Christian FROIDEFOND, Plutarque. Œuvres morales, tome V — 2e partie : Isis et Osiris, Paris, 1988, p. 293, n. 9 de la p. 214. 53 René-François HERBIN, Le Livre de parcourir l’éternité (OLA 58), Louvain, 1994, p. 298299, qui signale le 19 Paophi d’après le livre 5 III, 7. 54 Pour autant qu’on admette une coïncidence entre l’année vague avec l’année astronomique. 55 Amon apparaît comme « bélier de l’Ennéade » ; cf. Ivan GUERMEUR, « Le groupe familial de Pachéryentasouy », BIFAO 104 (2004), p. 276, n. o. 56 Agnès CABROL, « Les mouflons du dieu Amon-Rê », dans W. CLARYSSE, A. SCHOORS & H. WILLEMS (éd.), Egyptian Religion. The Last Thousand Years. Part I. Studies Dedicated to the Memory of Jan Quaegebeur (OLA 84), 1998, p. 529-538.
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Thot, dieu de la crue à Karnak57 et à Edfou58, serait celui qui, symboliquement, en provoque ou en jugule les effets puisqu’il faut compter sur les effets de la lunaison que commande Thot59, qui présente maintes affinités avec Khonsou60. (En outre, la grande panégyrie de Khonsou-Thot a lieu le 19 Thot, à Karnak61 et à Edfou, date qui coïncide avec la fête de Thot à Hermopolis Magna62.) La crue, à ce moment-là, est à son point d’équilibre puisque l’élévation des eaux se fait sentir à Hermopolis qui se trouve pratiquement à mi-chemin entre Éléphantine et le nord du Delta, en suivant le cours du Nil. Quoique Zeus-Ammon puisse empoigner la massue d’Héraclès63, ce qui va dans le sens d’un rapprochement, voire d’une superposition de ces deux personnages mythologiques, on n’a pas la moindre preuve égyptologique qu’un tel rite de dépouillement de la peau d’un bélier d’Amon eût lieu dans le temple de Karnak, ce qui ne signifie pas qu’il n’eût jamais existé ; néanmoins, il est raisonnable de penser à une transposition en ceci que Khonsou (l’Héraclès thébain) rencontre Amon lorsque ce dernier revêt aux yeux de l’extérieur la forme du bélier (solaire), aspect qu’il partage avec d’autres divinités associées à l’eau telles que Khnoum, dieu de la cataracte et déclencheur de la crue64, voire Hérychef (Harsaphès) sur lequel 57
Jean-Claude DÉGARDIN, « Khonsou et l’eau dans son temple de Karnak », dans MENU (éd.), Les problèmes institutionnels de l’eau, p. 131-139. 58 Voir les chapelles de Khonsou à Edfou, où le 15e jour de la lunaison est associé à la Jambe d’Éléphantine, qui est la crue du Nil ; cf. Sylvie CAUVILLE, Essai sur la théologie du temple d’Horus Edfou (BdE 102), Le Caire, 1987, p. 52-59, 60-61. 59 Sur le rôle de Thot, qui enregistre la montée de la crue, ibid., p. 66. 60 La force de la crue s’accentue au moment de la lune croissante comme le montre le basrelief de Dendara qui accueille le remplissage de l’Œil Oudjat. 61 Voir Catherine GRAINDORGE, « Les théologies lunaires à Karnak à l’époque ptolémaïque », GM 191 (2002), p. 53-58, et surtout p. 57, n. 29, citant HERBIN, Le Livre de parcourir l’éternité, p. 53, 148-151, 341, 353. 62 Sur cette fête du 19 Thot, voir CAUVILLE, Essai sur la théologie du temple d’Horus à Edfou, p. 61 ; Jürgen OSING & Gloria ROSATI, Papiri geroglifici e ieratici da Tebtynis, Istituti papirologica « G. Vitelli », Firenze, 1998, p. 171-178 ; Sydney H. AUFRÈRE, « Threskiornis aethiopicus. Histoire d’un mouvement migratoire de l’ibis dans l’Égypte ancienne », dans M. MAZOYER (éd.), L’Oiseau. Entre ciel et terre. Deuxièmes Journées universitaires de Hérisson. Colloque international organisé par les cahiers KUBABA (Université de Paris 1-Panthéon Sorbonne) et la ville de Hérisson, 17-20 juin 2004, Paris, 2006, p. 11-34, et spécialement p. 16, 26-27. 63 Jean LECLANT, « “Per Africae sitientia”. Témoignages des sources classiques sur les pistes menant à l’Oasis d’Ammon », BIFAO 49 (1951), p. 193-253, et surtout p. 206, n. 4 ; CLERC, « Héraclès et les dieux du cercle isiaque », p. 116. Mais sur le symbolisme et la signification de la massue d’Héraclès proprement dite, parfois parallèle à la corne d’abondance, ibid., p. 115-116. 64 Voir Paul BARGUET, La stèle de la Famine (BdE 24), Le Caire, 1953, p. 19-21. Voir aussi Pierre P. KOEMOTH, « La plante s(ԑ)r(.t) et la crue du Nil », SAK 24 (1997), p. 147-159. On notera que le patron des arpenteurs après la crue est Khnoum-Chou ; cf. Paul BARGUET,
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nous reviendrons bientôt (cf. infra, § 3.4.1)65, et encore Ba de Mendès66. D’ailleurs, Khnoum67 et Amon ont un point commun : ils sont ceux sous les « Khnoum-Chou, Patron des Arpenteurs », CdE 28, n° 56 (1953), p. 223-227 ; Serge SAUNERON, « La corde d’arpentage de Khnoum d’Éléphantine », dans Villes et légendes d’Égypte, 2e édition revue et complétée (BdE 90), Le Caire, 1983, p. 68-70 ; ID., « À propos d’Éléphantine. Hérodote II, 28 », ibid., p. 49-50 ; — mais bien que Chou ait été rapporté à Héraclès par Champollion, on ne peut tenir pour sûr un lien entre les deux divinités, même sous le rapport de l’arpentage. 65 Philippe DERCHAIN (Le Papyrus Salt 825, p. 156) attire l’attention sur le parallélisme qu’il croit voir entre P. Salt 825, IV, 4 (cf. p. 138 : « Celui qui a la toison, celui qui a la peau et la grandeur de Râ, on l’appelle jmj-sḥtj [= celui qui est dans la peau de bélier] ») et dont l’aspect est décrit plus loin (XVIII, 4 ; cf. p. 144) avec une vignette (ibid., fig. XX), à savoir une momie de Rê-Osiris dans un sarcophage passé à l’enduit de « pierre divine » et revêtu d’une peau de bélier, et le passage d’HÉRODOTE, Hist. 2, 42. Celui qui est dans une peau de bélier — momie criocéphale (jmj sḥtj) (DERCHAIN, op. cit., p. 153-156, n. 33) — serait attestée par diverses représentations (quelques exemples dans ibid., p. 157, fig. F-H, mais deux d’entre elles sont l’équivalent de Rê : « c’est Rê ! » disent les légendes). Mais il y a peu de chance que, malgré la présence du nom d’Amon-Rê à l’intérieur du sarcophage (ibid., fig. XX), qui correspond au lion couché coiffé d’un couronne atef, les deux événements soient similaires et comparables. La « peau de bélier » qui, dans un cas, rassemble Rê et Osiris sous le même paradigme non pas d’un soleil mort, mais d’un dieu mort paré des attributs du soleil, et dans l’autre le dépouillement du bélier qui équivaut à susciter le déclin d’Amon-Rê puisqu’Amon, symboliquement, se dépouillerait momentanément de cette force solaire dont la croissance annonce la crue (voir le lien entre les béliers et les arcs ; cf. Sydney H. AUFRÈRE, « Dieux combattants et génies armés dans les temples de l’Égypte de l’Époque tardive : archers, piquiers et lanciers », dans P. SAUZEAU & Th. VAN COMPERNOLLE (éd.), Les armes dans l’antiquité : de la technique à l’imaginaire. Colloque international 20 - 22 mars 2003, Université Paul Valéry, Montpellier III, 2005, p. 295–324, et surtout p. 307-308. La scène semble proposer une idée de propulsion des eaux exprimée par la force de l’arc, idée qui rejoint le jeu de mot entre le nom de Satis et sṯj, « tirer à l’arc », employé pour l’acte du lancement de la crue attribué à Satis. Il n’est pas certain qu’un document démotique puisse un jour donner la solution. Cependant, dans le sens d’un éventuel éclaircissement d’Hérodote par ce type de source, voir : Joachim Fr. QUACK, « Quelques apports récents des études démotiques à la compréhension du Livre II d’Hérodote », dans COULON, GIOVANELLI-JOUANA & KIMMEL-CLAUZET (éd.), Hérodote et l’Égypte, p. 63-88. 66 Youri VOLOKHINE, « Pan en Égypte et le “bouc de Mendès” », dans F. PRESCENDI & Y. VOLOKHINE (éd.), Le laboratoire de l’historien des religions. Mélanges offerts à Philippe Borgeaud, Genève : Labor et Fides, 2011, p. 627-650. 67 Les divinités liées à Khnoum sont associées à la régulation du flot, ce qui est le cas de Satis et d’Anoukis Éléphantine et à Esna où est vénéré le dieu Khnoum, où l’une et l’autre déesse « tire » le flot vers l’Égypte ou le « fait reculer » en Nubie (cf. Serge SAUNERON, Les fêtes religieuses d’Esna aux derniers temps du paganisme [Esna V], Le Caire, 1962, p. 89 et p. 92, n. (gg) ; AUFRÈRE, « Dieux combattants et génies armés dans les temples de l’Égypte de l’Époque tardive : archers, piquiers et lanciers », p. 308). De ce point de vue, Satis (assimilée à Sôthis) et Anoukis sont des régulatrices du débit du Nil. Se peut-il que chez HÉRODOTE (Hist. 2, 111), le roi Phéros propulse dans le Nil en crue un javelot pour le faire reculer, conformément à la croyance en vertu de laquelle il eût été possible de contrecarrer celle-ci par une arme de jet ? Mais voir QUACK, op. cit., p. 66-69 (mais le jet de la lance dans le fleuve en crue n’est pas explicité par le document littéraire de Tebtynis, contrairement à la partie concernant la cécité qui
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pieds de qui vient l’inondation . Quant au bélier, il passe pour déceler la présence de l’eau dans le désert69 ? En l’absence de preuve, il est raisonnable de penser que cette scène d’écorchage du bélier puisse être ramenée à un aspect symbolique des rapports entre Amon et Khonsou-Thot ou KhonsouThot (version égyptienne d’Héraclès) en lien avec la montée et la maîtrise de l’eau dont la force serait libérée par celle du soleil-Bélier70. Pourtant, une des rares mentions associant Khonsou au bélier dans les textes se trouve à la porte d’Évergète à Karnak71, ce qui signifie que la légende dont Hérodote se fait l’écho relève plutôt du domaine de l’implicite. 2.1.4. Mais, parallèlement au lion de Némée qu’étouffe Héraclès, il faut aussi se transporter du côté de la Nubie, où la chaleur et l’eau, semble-t-il, sont mises en jeu par des forces léonines dont l’une est la Déesse lointaine : Tefnout. Admettant le principe que Thot et Chou, sous leur forme simple ou syncrétique, sont des acteurs du retour de Tefnout — étant apaisée après avoir commis le massacre des hommes révoltés contre Rê —, ce retour est suivi, en tant que conséquence, de l’inondation et de ses effets bénéfiques. Il convient de s’arrêter un instant sur ce rapport de la lionne Tefnout et de l’inondation. Il faut être prudent, car des mythes ou des légendes locales ne font pas forcément des mythes et des légendes nationaux ; toujours est-il que ceux-là ont des extensions dans d’autres nomes à théologie émergente72. C’est donc au cas par cas qu’il faut les examiner. Dans la thèse de Danielle
découle de cet acte). Sur cette légende, voir aussi Hermann DE MEULENAERE, « La légende de Phéros d’après Hérodote », CdE 28, n° 56 (1953), p. 248-260. 68 Marc GABOLDE, « L’inondation sous les pieds d’Amon », BIFAO 95 (1995), p. 235-258 ; Gamal Eddin MOKHTAR, « Similarity between the Ram Gods of Ihnasya and Elephantine », MDAIK 47 (1991), p. 253-254. 69 Voir Jean LECLANT & Micheline FASCIATO, « Une tête « ammonienne » du Musée de Cherchel », dans Mélanges d’Archéologie et d’Histoire offerts à Charles Picard (= RA 1949, 1), p. 360-375 ; ID., « “Per Africae sitientia”. Témoignages des sources classiques sur les pistes menant à l’Oasis d’Ammon », BIFAO 49 (1951), p. 193-253, qui montre que le bélier est un « guide vers l’eau ». Ces béliers sont souvent représentés dans le désert : Alfred MUZZOLINI, « Les béliers sacrés dans l’art rupestre saharien », dans Hommages à Jean Leclant 4 : Varia, le Caire 1994, p. 247-271. 70 La lumière du soleil et de la lune agit sur la croissance des végétaux par le biais d’une relation de sympathie (soleil : céréales ; lune : lin) ; cf. Sydney H. AUFRÈRE, « De l’influence des luminaires sur la croissance des végétaux. À propos d’une scène du papyrus funéraire de Nebhepet de Turin (ancienne collection Drovetti) », Memnonia 6 (1995), p. 113-121. 71 Pierre CLÈRE, La porte d’Évergète à Karnak (MIFAO 84), Le Caire, 1961, pl. 16. 72 Cf. Joachim QUACK, « Die Rückkehr der Göttin nach Theben nach demotischen Quellen », dans Chr. THIERS (éd.), Documents de théologies thébaines tardives (CENiM 3), Montpellier 2009, p. 147-166.
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Inconnu-Bocquillon73, le thème de la Lointaine est interprété sous un angle politico-religieux, dont l’inondation n’est pas, d’un point de vue égyptien, présentée comme une conséquence, ce qui est déroutant, puisqu’on ne peut nier une coïncidence entre le retour de Lointaine et celui où la crue du Nil se manifeste74, de sorte qu’on ne peut imaginer une absence de lien entre eux. Mais le lion en lui-même est d’une double nature, comme le notifie Élien (Nat. an. 12, 7) : Mais s’il faut prendre en considération — et il faut le faire — la science des Égyptiens qui ramènent également ce genre de choses à des données naturelles, la partie antérieure de l’animal est selon eux en relation avec le feu, et sa partie postérieure avec l’eau75.
Les conséquences rejaillissent alors, en termes généraux, sur la double nature de tout lion divin et de la lionne Tefnout, que l’on ainsi déchiffrer : la chaleur embrasée de la gueule léonine annonce l’eau qui procède de la partie arrière de l’animal, qui lie entre eux, au moyen d’une même force divine, le phénomène de la chaleur extrême de l’été avec celui de l’inondation76. Le lion symbolise ainsi ce double phénomène. Et dès lors, on voir réapparaître le bélier en lien avec le lion, puisque le bélier Khnoum tient le verrou de la porte d’où vient la crue d’après la Stèle de la Famine (ligne 9)77, lequel verrou est d’ordinaire associé à l’image d’un lion couché et coulissant78. 73
Danielle INCONNU-BOCQUILLON, Le mythe de la déesse lointaine à Philae (BdE 132), Le Caire, 2002, p. 335-336. 74 On renverra à Anaïs TILLIER, « Notes sur l’Icherou », ENiM 3 (2010), p. 167-176, qui montre le lien entre l’inondation et l’Icherou. 75 ÉLIEN, La personnalité des animaux. Livres X à XVII et index. Traduit et commenté par Arnaud Zucker, Paris, 2002, p. 64. 76 Voir Alexandre VARILLE, « La grande porte du temple d’Apet à Karnak », ASAE 53 (1955), p. 79-118, et surtout p. 85-97. VARILLE (op. cit., p. 89, n. 1) évoque la représentation du lion du mammisi de Philae au-dessus de la croupe duquel est représente le sceptre nekhekh en lien, selon lui, avec le « triple flot ». Voir cette figure dans Hermann JUNKER & Erich WINTER, Das Gebursthaus des Tempels der Isis im Philä, Vienne, 1965, p. 252 (photo 647). Sur le lien entre le lion et l’inondation, voir HORAPOLLON, Hier. I, 21 (cf. Bernard VAN DE WALLE & Joseph VERGOTE, « Traduction des Hieroglyphica d’Horapollon », CdE 35 (1943), p. 39-89, et spécialement p. 60-61) ; Constant DE WIT, Le Rôle le et le sens du lion dans l’Égypte ancienne, Leyde, 1951, p. 466 ; Waldemar DEONNA, « La grenouille et le lion », BCH 74 (1950), p. 1-9, et spécialement p. 6 ; Bernand ÉTIENNE, « Le culte du lion en Basse Égypte d’après les documents grecs », Dialogues d'histoire ancienne 16 (1990), p. 63-94. 77 Dirk VAN DER PLAS, L’Hymne à la crue du Nil, Leyde, 1986, I, p. 88-89. Voir Paul BARGUET, La stèle de la Famine à Séhèl (BdE 24), Le Caire, 1953, p. 19. Toutefois, il faut reconnaître que le texte même ne fait naître ce rapport entre le verrou et le lion (ibid., p. 19, n. 15). 78 Le verrou (qrr) est un lion, qui fait assonance avec le nom qui désigne les cavernes (qr.tj) d’où jaillit la crue. Sur le lion comme verrou, voir VARILLE, op. cit. ; Maurice PILLET, « Le verrou », ASAE 24 (1924), p. 187-195 ; DE WIT, Le Rôle et le sens du lion, p. 83.
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Cela dit, dans la Légende de la Vache céleste, calmant sur les ordres de Rê le fléau de la lionne de Nubie, commettant des ravages parmi les hommes, des messagers anonymes sont envoyés par Rê79. Ces messagers qui ne sont point nommés sont Thot et Chou80, deux forces qui peuvent se superposer comme dans le mythe de la Déesse lointaine à Philae, et ne former qu’une seule et même entité. Derrière ce fauve furieux nubien semant la terreur et incarnant le feu et l’eau, les Grecs ont vu se profiler le lion de Némée qui, selon le mythe d’Héraclès, ravageait l’Argolide. On déduit que, d’après ces légendes diffuses et non discursives81, plusieurs divinités égyptiennes ont potentiellement pu endosser le rôle d’« Héraclès », mais en lien avec le mécanisme de dispersion de la chaleur et de la venue de la crue du Nil, celui de son déclenchement et de la maîtrise du phénomène à l’instar du héros grec, en fonction des aires géographiques auxquelles ils sont associés. Ces divinités sont Thot, Chou et Arensnouphis82 et leurs diverses compositions syncrétiques : Arensnouphis-Thot83, Arensnouphis-Chou84. En effet, W. Spiegelberg a décelé un lien entre Chou et Arensnouphis sur la base de l’interpretatio Graeca suivante : Arensnouphis = Héraclès d’après une inscription du temple d’Arensnouphis85 de l’île de Philae, évoquant un σύνοδος τοῦ Ἡρακλείους, publiée par Rubensohn86. Dans sa courte note87, Spiegelberg se fonde sur le syllogisme suivant : si Arensnouphis, patron du temple où se trouve l’inscription, est assimilé à Héraclès, et si Chou, assimilé par ailleurs à Arensnouphis (cf. supra), est assimilé à Khonsou, lequel est aussi assimilé à Héraclès d’après Hérodote, alors Chou n’est autre qu’Héraclès. De ce fait, il donne implicitement raison à la théorie formulée par Champollion sur la base de la lecture de Jablonski (cf. supra, § 0.1) sans 79
Nadine GUILHOU, La vieillesse des dieux, Montpellier, 1989, p. 8-9. Ces derniers ont pour rôle de présenter à ce fauve qui incarne le brasier nubien une bière épicée qui lui fait perdre ses esprits et oublier le massacre des hommes. Voir Philippe DERCHAIN, « La lionne ambigüe »,
dans L. DELVAUX & E. WARMENBOL (éd.), Les divins chats d’Égypte ; un air subtil, un dangereux parfum, Louvain, 1991, p. 85-87. 80
Hermann JUNKER, Der Auszug der Hathor-Tefnut aus Nubien, Vienne, 1911, p. 4, 6, et 8 ; INCONNU-BOCQUILLON, op. cit., p. 232-233. 81 C’est leur trait caractéristique. Comparer à cet égard les travaux d’H. JUNKER et de D. INCONNU-BOCQUILLON. 82 Erich WINTER, « Arensnuphis », dans LÄ I (1975), col. 424-425. 83 INCONNU-BOCQUILLON, op. cit., p. 165-166. 84 Ibid., p. 158-165. 85 Les inscriptions du temple d’Arensnouphis sont traduites dans D. INCONNU-BOCQUILLON, op. cit., p. 94-99. On y trouve les acteurs suivants : Thot du Nébès (Jujubier), Arensnouphis, Tfnout, Chou-Arensnouphis, Harendotès, Sekhmet, Thot et Chou. 86 Archiv III, p. 359. 87 Wilhem SPIEGELBERG, « Varia XCVI. Chons-Schu-Heracles », RecTrav 28 (1906), p. 181182.
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que celui-là n’ait réussi à expliciter le problème de l’Héraclès égyptien, car derrière ce dernier on voit se profiler plusieurs divinités associées à la montée des eaux ou les eaux pluviales du sud, à commencer par Arensnouphis à qui il ne serait pas douteux qu’on attribuât les pluies considérées dans un sens positif puisqu’elles font gonfler le cours du Nil dans son bassin versant88. 21.5. Dans le principe, il est raisonnable de penser à un processus dans lequel le Bélier divin (Amon, Khnoum, Harsaphès), ayant accueilli avec satisfaction le retour de sa fille ayant mis fin au fléau de la chaleur ignée du soleil en Nubie, est en mesure de libérer la crue du Nil, en rappelant que les lions sont bien en lien avec l’eau qui s’écoule avec force par les ouâdis que rappellent les temples en forme d’icherou89. En jugulant la force et le pouvoir dévastateur des lions90, on contrôle l’impétuosité des eaux qui s’écoulent des montagnes ou du désert nubien, d’où il s’ensuit qu’en vertu de diverses modalités locales, Khonsou, à Karnak, ou Thot-Chou-Arensnouphis pour la Nubie, qui en contrôlent les effets, présentent des caractéristiques telles qu’ils peuvent se confondre avec la personnalité d’Héraclès. Et c’est donc bien la lutte contre une force léonine qui entraîne potentiellement une analogie entre ceux-ci et l’Héraclès léoctone, en combinaison avec la notion de lions ignés et aquifères. On distingue donc la présence implicite d’une légende d’après les différentes traces de l’interpretatio Graeca laissées ça et là. C’est, semble-t-il, la raison pour laquelle, dans un mythe totalement hellénisé, on retrouve aussi Héraclès du côté de Méroé, endiguant le Nil d’après la légende transmise par Diodore (cf. infra, § 3.1), où l’ingénieur reprend le pas sur le léoctone91.
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On se souviendra du hiérogrammate égyptien Arnouphis qui, du temps de Marc Aurèle, fait pleuvoir en sollicitant l’aide d’Hermès-Aérios (= Thot-Chou) alors que les légions romaines, en 172, sont exposées au péril de la soif tandis qu’elles affrontent les Quades. Voir principalement Michel MALAISE, Les conditions de pénétration et de diffusion des cultes égyptiens en Italie (EPRO 22), Leyde, 1972, p. 428-432 (bibl.). La bibliographie est abondante. On renverra en dernier lieu à Sabino Perea YÉBENES, La legión XII y el prodigio de la lluvia en época del emperador Marco Aurelio : epigrafía de la legión XII fulminata (Signifer. Monografías y Estudios de Antigüedad Griega y Romana 6), Madrid, 2002. 89 Cf. Serge SAUNERON, « À propos du “toponyme” Acherou (Išrw) », Villes et légendes d’Égypte. 2e édition revue et complétée (BdE 90), Le Caire, 1983, p. 77-84 ; Anaïs TILLIER, « Notes sur l’icherou », ENIM 3 (2010), p. 167-176 ; Serge SAUNERON, La porte ptolémaïque de l’enceinte de Mout à Karnak (MIFAO 107), Le Caire, 1983, p. 22. 90 On notera que certaines eaux célestes, attribuées à Seth et à ses fédérés, sont négatives et qu’elles sont rejetées par des lions-gargouilles à Edfou ; cf. Constant DE WIT, « Les inscriptions des lions-gargouilles du temple d’Edfou », CdE 29, n° 57 (janvier 1954), p. 29-45. 91 Parmi les acteurs du Mythe de la Lointaine, on observera que le nain Bès, qui revient dans le cortège de la Lointaine en Égypte, et qui est aussi un protecteur d’Horus dans les cippes
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2.2. La légende de l’Héraclès grec en Égypte : Héraclès et Busiris 2.2.1. Quittant l’Héraclès « égyptien », on retrouve cependant trace de l’Héraclès grec sur le sol égyptien où, après avoir terrassé Antée92, il vient à bout du roi Busiris, fils de Poséidon et de Lysianassa, fille d’Épaphos. Héros éponyme, Busiris (Pr-Wsjr) ne fait qu’un avec la ville qui se trouve sur la branche centrale du Nil dans le Delta qui abritait un vaste sanctuaire d’Osiris. Pour les Grecs, le pays, sous le règne de ce souverain égyptien affrontait la sécheresse et la disette depuis neuf ans93, ce qui l’amena, pour conjurer la famine, à sacrifier chaque année à l’intention de Zeus un voyageur étranger, ce qu’il s’empressa de faire en commençant par le devin chypriote à l’origine de ce conseil. Quoiqu’il ne mentionne pas le nom de Busiris, mais livre le contenu de la légende, Hérodote94 n’ose accorder grand crédit à cette histoire qui, selon lui, serait attribuée aux Égyptiens euxmêmes95. Hérodote objecte à cet égard que les Égyptiens n’auraient su sacrifier des êtres humains, idée sujette à caution si on jette un regard sur la durée de la culture égyptienne96. C’est une tout autre antienne que tient l’Athénien Isocrate (436-338), dans son éloge de Busiris — intitulé Βούσιρις, puisqu’il s’inscrit en faux contre la réputation de cruauté du souverain égyptien, en dressant un contre-portrait : le roi y apparaît comme un bon administrateur de son pays, qui, s’étant emparé de l’Égypte, vit l’avantage du Nil non seulement comme une défense naturelle, mais aussi comme le moyen d’assurer la subsistance des habitants sans recourir à la violence97. 2.2.2. Le meurtre de Busiris et de son fils Iphidamas s’inscrit dans le même schéma que celui qui, dans l’Odyssée, alimente l’épisode d’Ulysse d’Horus, revêt une peau de lion (cf. LEITZ [éd.], LÄGG III, 834c-835b), qui aurait pu faire songer à la léonè. Il est un protecteur de Harsomtous-l’enfant (ibid., 834c, f). 92 Voir Paul BARGUET, « Parallèle égyptien à la légende d’Antée », RHR 165 (1964), p. 1-12. 93 Sur ce thème des famines récurrentes, voir Jacques VANDIER, La Famine dans l’Égypte Ancienne (RAPH 7), Le Caire, 1936. Il n’est pas sans rappeler lointainement la stèle de la Famine de Séhel ; cf. P. BARGUET, La stèle de la famine. 94 HÉRODOTE, Hist. 2, 45. 95 Voir DIODORE, Bibl. hist. 1, 67, 10-11. 96 Tout concourt à observer le contraire ; cf. Jean YOYOTTE, « Héra d’Héliopolis et le sacrifice humain », Ann. EPHEV 89 (1980-1981), p. 31-102 ; Jean-Pierre ALBERT & Béatrix MIDANT-REYNES (éd.), Le sacrifice humain en Égypte ancienne et ailleurs, éditions Soleb, 2005. 97 ISOCRATE, Bus. 13-14. Sur la personnalité de Busiris, voir Phiroze VASUNIA, The Gift of the Nile. Hellenizing Egypt from Aechylus to Alexander, Londres : University of California Press, 2001, p. 183-215 ; Sydney H AUFRÈRE, L’Odyssée d’Aigyptos. Le Sceptre et le Spectre, Jouy-en-Morin : Pages du Monde, 2007, p. 22, 33, 42, 54, 60, 62, 64, 67, 223, 228, 231 ; ID. Pharaon foudroyé. Du mythe à l’Histoire, Gerardmer : Pages du Monde, 2010, p. 233-236. Busiris joue un rôle civilisateur, comme Osris ; cf. ibid., p. 48-49.
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débarquant en Égypte et fait écho à la volonté des pirates grecs98 de mettre la main sur un pays de cocagne et sur le réseau hydrographique formé par les branches du Nil jadis contrôlées par les fonctionnaires de Pharaon99. Il est clair que la légende d’Héraclès et de Busiris, qui traduit métaphoriquement l’animosité traditionnelle entre Grecs et Égyptiens que l’on retrouve plus tardivement dans la légende de Danaos et d’Aigyptos100, est à transposer du côté de la ville où s’effectuent les contacts entre les mondes hellénique et égyptien : Héracleion-Thônis, à l’entrée de la bouche Canopique du Nil101, ce qui amène à étudier le thème d’Héraclès égyptien aux bouches des fleuves et sur les cours d’eau, puisque Busiris y joue à peu près le même rôle que le roi éponyme Thôn ou Thônis. On assiste au remplacement du héros protecteur des bouches du Nil par un héros grec. 3. Héraclès égyptien au débouché des fleuves et des cours d’eau 3.0. En Égypte, un dieu égyptien plus tard assimilé à l’Héraclès des Grecs102 préside au débouché de la branche Canopique. Mais d’abord, pour se convaincre d’une association entre le héros et le Nil, il faut lire le récit de Diodore103 attribué, selon lui, aux prêtres égyptiens ; il démontre qu’Héraclès est considéré en Égypte comme susceptible de maîtriser les excès de la crue du Nil et le ramener dans son lit comme (il faut le comprendre ainsi) lorsqu’il avait vaincu le fleuve Achélôos aux crues brutales : 98
Michel WORONOFF, « Nouveaux maîtres, nouvelles valeurs de l’Odyssée », dans Cl. BRUNET (éd.), Des formes et des mots chez les Anciens : mélanges offerts à Danièle Conso, Presses universitaires de Franche-Comté, 2008, p. 373-387, et spécialement p. 374-376. 99 Sydney H. AUFRÈRE, L’Odyssée d’Aigyptos. Le Sceptre et le Spectre, Jouy-en-Morin: Pages du Monde, 2007, p. 223-224. Sur la piraterie dans le monde antique, voir Hans-Ulrich WIEMER, Krieg, Handel und Piraterie, Berlin 2002. Petite bibliographie dans AUFRÈRE, op. cit., p. 237. 100 AUFRÈRE, op. cit., p. 57-68, 238-240 ; ID., « Dualism and Focalization in Alexandrian Religious Thought at the Beginning of the Ptolemaic Period. Manetho of Sebennytos and the Argive Myth », dans A. LANGE, E. M. MEYERS, B. H. REYNOLDS, & R. STYERS (éd.), Light against Darkness (Journal of Ancient Judaism. Supplements vol. 2), Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht, 2011, p. 36-54. 101 Voir aujourd’hui Anne-Sophie VON BOMHARD, The Decree of Sais. The Stelae of Sais. The Stelae of Thonis-Heracleion and Naukratis, Oxford : Oxford Centre for Maritime Archeology, 2012. 102 Frank GODDIO (éd.), Trésors engloutis d’Égypte, Paris: Seuil, 2007, p. 72 et 76, Héraclès en Égypte. On trouvera l’essentiel de la bibliographie dans Michel MALAISE, « Harenkhémis à Canope et Harsiésis au “Château du Sycomore », dans Egyptian Religion. The Last Thousand Years I. Studies dedicated to the Memory of Jan Quaegebeur (OLA 85), Louvain : Peeters, 1998, p. 665-679, et spécialement p. 678-679. 103 DIODORE, Bibl. hist. 1, 19, 1-2.
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3.1. Le texte de Diodore (Bibl. hist. 1, 19, 1-2) On en était là quand le Nil, dit-on, au moment où se levait l’étoile Sirius et où il est d’ordinaire au plus fort de sa crue, rompit les digues et inonda une grande partie de l’Égypte, s’attaquant surtout à la partie dont Prométhée était en charge ; presque tous les habitants de cette région furent anéantis et Prométhée faillit se tuer de chagrin. L’intensité et la violence du courant qui s’était précipité, valut au fleuve le surnom d’Aigle (Aetos) mais Héraclès, homme des grandes entreprises et toujours en quête d’une démonstration de courage, eut tôt fait de contenir le débordement survenu et de détourner le fleuve en le ramenant dans son lit antérieur104.
3.1.1. Il n’y a pas d’ambiguïté sur le moment où se produit la catastrophe ; celui-là correspond au lever héliaque de Sôthis (savoir Sirius, l’étoile la plus brillante de la constellation du Chien = α Canis Majoris) qui annonce le débordement du Nil cependant que la crue met environ deux mois à atteindre son niveau le plus haut dans la basse vallée du Nil, pouvant déclencher des catastrophes naturelles que les Égyptiens craignaient particulièrement et dont les monuments témoignent jusqu’à l’Époque romaine105 . Dans la légende d’Osiris présentée par Diodore106 , Osiris place Hermès comme conseiller auprès d’Isis, Héraclès comme général en raison de sa valeur, Busiris comme administrateur des régions proches de la Phénicie et des régions côtières, et Antée comme celui de l’Éthiopie et de la Libye, un système de gouvernement qui n’est pas sans origines mythologiques égyptiennes107. Mais Diodore n’a pas précisé auparavant le rôle du Titan Prométhée dont on devine qu’Osiris lui avait confié l’administration 104
DIODORE DE SICILE. Naissance des dieux et des hommes, Paris, 1991, p. 27-28 (trad. M. Casevitz). 105 À la fin du Moyen Empire notamment et à diverses autres reprises. Voir MENU (éd.), Les problèmes institutionnels de l’eau, p. 322 ; Georges DARESSY, « La crue du Nil de l’an 29 d’Amasis », ASAE 23 (1923), p. 48-49 (stèle Caire JE 37974). Voir aussi Danielle BONNEAU, La crue du Nil : divinité égyptienne à travers mille ans d'histoire, 332 av.-641 ap. J.-C., d’après les auteurs grecs et latins, et les documents des époques ptolémaĩque, romaine et byzantine, Klincksiek, Paris, 1964, p. 47 ; Régis BURNET, L’Égypte ancienne à travers les papyrus : la vie quotidienne, Paris : Pygmalion, 2003, p. 34. 106 DIODORE, Bibl Hist. 1, 17, 3. 107 Voir par exemple la pseudo-biographie d’Osiris de Dendara, où Thot (= Hermès) est le vizir d’Osiris, Hou est général de Haute Égypte (et) Siaou celui de Basse Égypte ; cf. Jean YOYOTTE, « Une notice biographique du roi Osiris », BIFAO 77 (1977), p. 145-149. Voir aussi Bernard MATHIEU, « Quand Osiris régnait sur terre », Égypte, Afrique & Orient 10 (1998), p. 234. Voir aussi la hiérarchie du monde divin dans Jürgen OSING, Hieratische Papyrus aus Tebtynis (CNI Publications 17), Copenhague, 1998, p. 172-181. Le terme traduit en grec par « administrateur » est en accord avec le titre jmj-rԑ (mr), sans pour cela qu’on puisse effectuer une comparaison trait pour trait entre le passage de Diodore, la pseudo-biographie d’Osiris à Dendara et le gouvernement de Rê d’après le papyrus de Tebtynis.
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d’une partie de l’Égypte. Vu que Prométhée, qui signifie « le Prévoyant », avait vocation à empêcher cette catastrophe, c’est son « incompétence » qui l’aurait, par désespoir, amené aux portes du suicide sans l’intervention courageuse d’Héraclès, celui qui vient prêter main-forte à l’Humanité lorsque les éléments se déchaînent. 3.1.2. Notons que Diodore108, délocalisant le mythe prométhéen censé se dérouler dans le Caucase ou l’Atlas, ose ce parallélisme mythologique entre l’intervention efficace d’Héraclès contre le débordement catastrophique du Nil (Aetos) et la façon dont il vient à bout de l’aigle (aetos) dévorant continuellement, sur l’ordre de Zeus, le foie de Prométhée. Il rappelle que le fleuve, après s’être nommé Océanos puis Aigle (Aetos), finit par se nommer Aigyptos, du nom d’un souverain éponyme109 ; et il achève, en guise de conclusion, en soulignant que le fleuve se jette dans la mer à Thônis, « l’ancien emporion de l’Égypte »110, lieu d’entrée des Grecs en Égypte, ce qui confère un sens spécifique à cette légende et au culte d’Héraclès au sommet de cette bouche du Nil comme on va le voir bientôt. Ainsi, à l’instar des souverains ingénieurs de l’Antiquité comme le roi Min d’Hérodote111, à qui on attribuait le détournement du cours du Nil en amont de Memphis pour construire la ville sur la rive gauche, Héraclès, en vertu de l’expérience qu’on lui prête auprès du Nil grec — l’Achélôos —, a ramené le Nil égyptien dans son lit. Cet Héraclès-là présente des affinités avec Harpocrate lié à l’inondation et à la prospérité qui en découle, Harpocrate associé au faucon, à la tortue et au chien : au FAUCON car il renvoie à sa nature horienne dans les marais de Chemmis ; — à la TORTUE112 , car elle est image de la crue, de la terre qui se craquèle, et de la constellation de ladite Tortue ; — au CHIEN, du fait qu’il n’est pas sans évoquer Isis-Sôthis qui annonce l’arrivée de l’inondation113, les deux derniers animaux évoquant la 108
DIODORE, Bibl. hist. 1, 19, 2. DIODORE, Bibl. hist. 1, 19, 4. Sur Aigyptos, fils de Bêlos et d’Anchinoé, voir AUFRÈRE, L’Odyssée d’Aigyptos, p. 21, 58, 60-61 ; ID., Pharaon foudroyé, p. 63-65. 110 Diodore, Bibl. hist., I, 19, 4. Voir aussi David FABRE & Frank GODDIO, « Une statuette chypriote découverte à Thônis-Héracléion », Études et Travaux 25 (2012), p. 81-101, et spécialement p. 97-98 (réf. J. Berlandini-Keller). 111 HÉRODOTE, Hist. 2, 99. 112 Adolphe GUTBUB, « La tortue animal cosmique bénéfique à l’époque ptolémaïque et romaine », dans Hommages à la mémoire de Serge Sauneron (BdE 81), Le Caire, 1979, p. 391435 ; Michel MALAISE, « Harpocrate, la tortue et le chien. Contribution à l’iconographie du fils d’Isis », BSFE 122 (1991), 13-35 ; Id., « Le faucon et la chouette d’Harpocrate », dans Chr. CANNUYER & J.-M. KRUCHTEN (éd.), Individu, société et spiritualité dans l'Egypte pharaonique et copte. Mélanges A. Théodoridès, Bruxelles, 1993, 147-158. 113 Christiane DESROCHES-NOBLECOURT, « Isis Sothis, — le chien, la vin —, et la tradition millénaire », dans Livre du Centenaire 1880-1980 (MIFAO 104), Le Caire, 1980, p. 15-24. 109
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prospérité , idée que l’on retrouve dans la forme de l’Harpocrate au pot115. Mais il va sans dire que l’Héraclès de Diodore, qui opère en Nubie sur le Nil, pourrait présenter des affinités avec Arensnouphis, autre forme de ThotChou, et précisément assimilé à Héraclès à Philae (cf. supra, § 2.1.4). 3.2. Au sommet de la branche Héracléotique… 3.2.1. Ce n’est pas par un simple hasard que, dans ce même contexte, Diodore, qui présente la légende d’Héraclès au dire des Égyptiens, signale que la branche Héracléotique (branche d’Héraclès selon toute vraisemblance116), est un autre nom de la branche Canopique117 , à l’ouest du Delta. Des branches du Nil, la Canopique est celle qui possède le débit le plus puissant et facilite de ce fait la remontée du fleuve sans oublier qu’elle est le poumon économique de l’Égypte en sorte qu’elle doit faire l’objet de soins constants118, d’ordre administratif et mythologique car les dieux viennent soutenir les hommes dans leur action. Aussi, la placer sous le contrôle d’Héraclès ayant vaincu Achélôos apparaît comme une façon de prévenir les effets néfastes d’une crue dévastatrice. Au sommet de cette branche se trouve Héracléion, à l’embouchure du Nil, sur un triple grau menant à un lac intérieur puis au canal Canopique. Héracleion ou en égyptien Thônis = Tԑ-ḥn.t « le grau, le chenal », et sans doute plus119, accueillait, sur l’île médiane, dans un lacis de chenaux menant à un lac arrière, un temple traditionnel que les Grecs croyaient consacré à un Héraclès120 . Redécouvert il y a peu dans la baie d’Aboukîr, l’édifice actuellement réduit à quelques pierres abritait en fait le culte que les 114
GODDIO, Trésors engloutis, p. 81-82. Michel MALAISE, « Harpocrate au pot », dans U. VERHOEVEN & E. GRAEFE (éd.), Religion und Philosophie im alten Ägypten. Festgabe für Ph. Derchain (OLA 39), Louvain, 1991, p. 219- 232. 116 Le nome Ménélaïte n’a rien à voir avec Ménélas, le héros de l’Iliade ; son nom rappelle le frère de Ptolémée Sôter. 117 DIODORE, Bibl. hist. 1, 33, 7. 118 VON BOMHARD, The Decree of Saïs, p. 93-104. 119 Voir aussi Jean YOYOTTE, « Stèle de Thônis-Héracleion », dans Fr. GODDIO (éd.), Trésors engloutis, p. 218-219, n. 120 = ID., « Le second affichage du décret de l’an 2 de Nekhetnebef et la découverte de Thônis Héracleion », Égypte, Afrique et Orient 24 (2001), p. 24-34 : « … les relevés topographiques de l’IEASM et les observations faites, à partir de vues par satellite, sur la configuration de l’ensemble du bas delta, viennent corroborer l’hypothèse selon laquelle le mot égyptien hôné désignait les deltas particuliers qui se forment au débouché des grandes branches du Nil. » 120 HÉRODOTE, Hist. 2, 113 ; STRABON, Geogr. 17, 1, 18 ; VON BOMHARD, The Decree of Saïs, p. 100, fig. 4.13 ; p. 101, fig. 4.14 ; p. 103, fig. 4.16 ; p. 111, fig. 5.13. Ce temple passait, selon Hérodote (Hist. 2, 113), pour accueillir les esclaves en fuite, ce qui explique la présence à Thônis de deux fugitifs célèbres : Alexandre(-Pâris) et Hélène. 115
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Égyptiens avaient dédié à Khonsou l’enfant, fils d’Amon de Gereb (= Zeus), et à Mout (= Héra)121 . Khonsou, dieu principal de cette localité, présentait des affinités avec d’autres dieux enfants tels Harpocrate (= Horus-l’enfant) dont une couronne hemhem, ornement de Somtous d’Héracléopolis, fut découverte à Héracléion122, sans compter que les fouilles sous-marines d’Héracleion-Thônis ont produit d’assez nombreux bronzes d’Harpocrate123. On comprend que les Grecs aient non seulement nommé la bouche Héracléotique pour cette raison-ci qu’Héraclès passait pour dominer les crues du Nil exceptionnelles mais aussi, semble-t-il, parce qu’il était un spécialiste du drainage des marécages, sans oublier que Thônis était le lieu où était également vénéré Amon-Gereb sous la forme d’un bélier124 , ce qui laisse supposer un rapport d’analogie entre Amon-Gereb et Khonsou-Thot à Thônis d’une part et Amon-Rê et Khonsou à Thèbes d’autre part125 . Toute la région de Thônis était une zone aquatique soumise aux aléas du Nil et aux mouvements de progradation de la côte du Delta, ce qui nécessitait un endigage adapté, sans compter que l’accès par la mer à la bouche Canopique ou Héracléotique, ainsi que le révèlent les textes, était dangereux126 même pour les marins expérimentés. Mais la branche Héracléotique passe également par le nome Prosopite, qui se trouve à l’ouest de ladite branche, et
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Voir Ivan GUERMEUR, Les cultes d’Amon hors de Thèbes. Recherches de géographie religieuse (BEPHE 123), Turnhout, 2005. 122 GODDIO (éd.), Trésors engloutis, p. 82, n° 129. Il y a tout lieu de voir en ce Khonsou une forme de Thot lunaire qui, d’après la légende de la Destruction de l’Humanité dans le Mythe de la Vache Céleste (GUILHOU, La vieillesse des dieux, p. 21 et n. 161), aurait eu vocation à repousser les Haou-nebout, surnom des Grecs. 123 GODDIO, Trésors engloutis, p. 81-84. Sur l’assimilation entre Héraclès et les enfants divins égyptiens, voir CLERC, « Héraclès et les dieux du cercle isiaque », p. 98-105. Sur l’assimilation entre Héraclès et Khonsou, voir David FABRE, « Tous ceux qui ont élevé un sanctuaire à Zeus thébain […] considèrent les béliers comme sacrés », p. 5 (avec bibl.) ; Ursula HÖCKMANN, « Heracleion, Herakles and Naukratis », dans D. ROBINSON & A. WILSON (éd.), Alexandria and the North-Western Delta: Joint Conference Proceedings of ‘Alexandria: City and Harbour (Oxford 2004)’ and ‘The Trade and Topography of Egypt’s North-West Delta (Berlin 2006), Oxford : Oxford Centre for Maritime Archaeology, 2010, p. 25-34. 124 David FABRE, « Tous ceux qui ont élevé un sanctuaire à Zeus thébain […] considèrent les béliers comme sacrés », p. 5-12 : « L’image vivante de culte » d’Amon ». Ce dernier montre l’existence de protomé de béliers, modèles de sculpteurs, découverts dans les fouilles de Thônis (ibid., p. 1, 6-7). Cependant, j’ai quelques réticences à imaginer que l’origine d’Amon-Gereb vénéré comme bélier trouverait, sans explication, sa raison d’être dans un pastoralisme dont il est fait état ibid., p. 12-14. 125 Ibid., p. 5. 126 VON BOMHARD, The Decree of Saïs, p. 100, fig. 4.13. On voit que les chenaux sont encombrés d’îles.
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dont les monnaies présentent la silhouette d’un Harpocrate-Héraclès coiffé de la couronne hemhem127. 3.3. Au sommet du Bahr el-Youssef : Héracléopolis 3.3.1. Quittons à présent Héracléion-Thônis pour la contrée de l’Heptanomide en nous penchant sur le nome Héracléotique (20e nome de Haute-Égypte) et la ville d’Héracléopolis Magna (aujourd’hui Ahnas elMédîna), sa métropole, qui se trouve au sud de l’entrée de la dépression du Fayoum. La vallée du Nil y est à cet endroit la plus large. Le dieu local y était un autre bélier divin, Hérychef128 répondant, chez les Grecs, au nom d’Harsaphès. Dans son commentaire du Voyage de Strabon, Jean Yoyotte écrivait : « On ne sait trop pourquoi, les Grecs avaient fait une “Cité d’Héraclès” de cette ville dont le patron était de toute antiquité le dieu bélier Hershef129. » Admettant en théorie que Jean Yoyotte, qui connaissait mieux que quiconque les légendes grecques d’Égypte, ait eu des doutes à ce sujet, il faut savoir que l’Héracléopolis des Grecs correspond à la Nen-nesout traditionnelle des Égyptiens, et qui signifie « L’Enfant-Roi », nom qui, en arabe, est devenu l’Ihnasya d’aujourd’hui130 . Laissons « l’Enfant-Roi » de côté quoique, pour les Grecs, ce nom aurait pu présenter un lien avec Horus qui y fut couronné131 . Comme tous les béliers divins (Khnoum, Amon, Ba de Mendès), Hérychef, qui signifie « Celui qui est sur son lac » (Ḥrj-š⸗f), est en relation avec l’eau de l’inondation132 ; d’ailleurs, à la XXIIIe dynastie, des liens sont noués entre Amon et Hérychef, d’après la stèle Caire JE 65841133, qui porte le nom du futur roi Takélot, liens facilités du fait qu’El-Hibeh (18e nome de Haute-Égypte), en face de l’Héracléopolite, se trouvait, à l’époque saïte, sous la coupe du clergé d’Amon de Karnak et formait la limite septentrionale de l’influence de la XXIe dynastie.
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Victor LANGLOIS, Numismatique des Nomes d’Egypte sous l’administration romaine, Paris, 1852, p. 50-51 (Hadrien, Antonin, Marc Aurèle). Voir aussi J.-F. TÔCHON D’ANNECY, Recherches historiques et géographiques sur les médailles des nomes ou préfectures d’Égypte, Paris, 1822, p. 178-184. 128 Gamal ed-Din MOKHTAR, Ihnâsya el-Médina (Heracleopolis Magna) (BdE 40), Le Caire 1983, p. 139-175. 129 Jean YOYOTTE, Pascal CHARVET & Stéphane GOMPERTZ, Strabon, Le voyage en Égypte. Un regard romain, Paris : Nil éditions, 1997, p. 151, n. 367. 130 MOKHTAR, Ihnâsya el-Médina, p. 53-69. 131 Josep PADRÓ, Études historico-archéologiques sur Héracléopolis Magna. La nécropole de la muraille méridionale (Nova Studia Ægyptiaca 1), Barcelone, 1999, p. 9. 132 MOKHTAR, op. cit., p. 166. 133 Henri GAUTHIER, « Un curieux monument des dynasties bubastites d’Héracléopolis », ASAE 37 (1937), p. 17-24 ; MOKHTAR, op. cit., p. 170.
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3.3.2. Mais de qui parle-t-on quand on pense à l’Héraclès d’Héracléopolis Magna134 ? Sur la base d’un rapport d’analogie entre Harsaphès d’Héracléopolis et l’Amon de Karnak, on voit que l’identité entre Harsaphès et Héraclès n’est pas la première idée qui s’impose à l’esprit ; il faut se tourner vers le dieu-fils d’Hérychef et d’Hathor (dame de Nen-nesout, dame du Sycomore-du Sud)135 : Somtous, nom hellénisé du dieu Sem-Taouy, « Celui qui unifie le Double-Pays » (Smԑ-tԑ.wj)136. Ce dernier était représenté, à l’époque romaine (Le Caire, JE 59117), sous la forme d’un dieu-enfant empoignant une massue faite d’un jeune tronc d’olivier ébranché (l’olivier a certes été introduit au Fayoum137 , mais le modèle de la massue est grec), symbole de la force et de la vigueur138. Il est clair que l’arme, même discrètement représentée, fait de Somtous l’équivalent local d’Héraclès ; de surcroît, on notera au passage qu’Héraclès est l’introducteur de la culture de l’olivier, symbole de la civilisation139. Ajoutons que le dieu Somtous, doté de la mèche temporale de l’enfance, était coiffé de la couronne hemhem, celle de la « vigueur triomphante »140, pour emprunter les termes de Jean Yoyotte et Pierre Chuvin, laquelle convient à l’idée d’un dieu guerrier141 . Dépouillé 134
Voir cependant Luis M. GONZÁLVEZ, dans J. PADRÓ, Études historico-archéologiques sur Héracléopolis Magna, p. 12, allégant Plutarque (Is. Os. 37 : Harsaphès = « courage »), évoque une possibilité d’assimilation d’Hérychef, considéré comme une sorte d’Horus (Horus le Brave, Ḥr-šfj), à Héraclès sous le règne de Ptolémée Ier Sôter. Cependant, dans la mesure où l’identité entre Héraclès et Somtous est soulignée dans l’iconographie, la question doit être reposée sans pour autant être totalement écartée. 135 MOKHTAR, Ihnâsya el-Médina, p. 180-183. 136 Jan QUAEGEBEUR, « Une statue égyptienne représentant Héraclès-Melqart », dans E. Lipinski (éd.), Studia Phoenicia V. Phoenicia and the East Mediterranean in the First Millenium, Leuven, 1987, p. 158-166 ; Id., « Somtous l’enfant sur le lotus », CRIPEL 13 (1991) (= Mélanges à la mémoire de J.J. Clère), p. 113-121 ; Marie-Thérèse DERCHAIN, « Somtus », dans LÄ V, col. 1080-1081. Voir aussi Georges NACHTERGAEL, « Une dédicace à Harpocrate », CdE 70, n° 139-140 (1995), p. 246-251. 137 La vallée du Nil ne possède pas d’oliviers. On n’en trouve que dans le Fayoum à l’époque romaine et dans la région d’Alexandrie ; STRABON, Geogr. XVII, 1, 35. Cela est confirmé dans la documentation papyrologique, puisqu’il existe des plantations d’oliviers et de palmiers ou d’oliviers et de vignes. 138 Voir la tunique historiée de Saqqâra (Musée égyptien du Caire, JE 59117) ; cf. YOYOTTE & CHUVIN, « Le Zeus Casios de Péluse à Tivoli, une hypothèse », p. 177, fig. 2. 139 Il a découvert l’olivier sauvage en poursuivant la Biche de Cérénie, mais il existe plusieurs traditions. Voir Dominique ARNOULD, « À l’Ombre des oliviers d’Héraclès : Pindare, Olympiques III », dans Troïka, parcours antiques, I, Puf de Franche-Comté, 2007, p. 133-139. 140 Maurice ALLIOT, Le culte d’Horus au temps des Ptolémées. 2 vol. (BdE 20), Le Caire, 1954, II, p. 752-753. 141 Sur cette couronne, voir Jean YOYOTTE & Pierre CHUVIN, « Documents relatifs au culte pélusien de Zeus Casios », Revue archéologique 1 (1986), p. 41-63 ; IID, « Le Zeus Casios de Péluse à Tivoli, une hypothèse », BIFAO 88 (1988), p. 171-180.
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de ses signes égyptiens, aux côtés d’Isis et d’Osiris (?)142 , il est reconnaissable à sa massue. De nombreux bronzes découverts à Héracléopolis et dans le nome Héracléopolite le représentent assis sur un trône, la tête coiffée du némès, de la mèche de l’enfance et de cette couronne hemhem ; il porte le doigt à la bouche pour indiquer qu’il s’agit d’un dieuenfant ; le trône est orné de têtes et de pattes de lion ainsi que d’un décor de papyrus qui n’est pas sans évoquer les marais de Chemmis où il aurait grandi. Sur les monnaies du nome Héracléopolite d’époque grecque et romaine, voici Héraclès nu avec la massue et la léonè ou simplement la massue143, comme un guerrier avec une tête d’homme ou de faucon. Ainsi, on voit se profiler un double rapport d’analogie entre Khonsou / Héraclès et Zeus/Amon à Thèbes d’une part, Somtous / Héraclès et Harsaphès à Héracléopolis, lequel porte des épithètes associées à la royauté divine144, d’autre part. 3.3.3. La vulgarisation de l’interpretatio du dieu grec et des dieux jeunes égyptiens145 paraît se fonder sur des rapports d’analogies multiples entre la légende de l’Héraclès grec et des différentes formes d’Héraclès locaux. Il semble qu’Héracléopolis soit ainsi nommée pour des raisons dictées par l’hydrographie particulière de la région, lesquelles pourraient être en lien avec les aventures mythologiques décrites dans la monographie religieuse égyptienne locale puisque chaque clergé en avait une. Tout d’abord, se développant sur 330 km avec une différence de niveau de 13,50 m, il possède plusieurs prises sur le cours du Nil146 ; son courant est faible mais s’accentue à la hauteur d’Illahoun car le Fayoum est plus bas que le niveau du Nil et les eaux s’y déversent ; une écluse et même un barrage sont
142 Dom Bernard DE MONTFAUCON, Antiquité expliquée II/2, Paris, 1719, pl. 120 ; cf. p. 291292. L’objet provient du recueil d’antiquités de N.-Cl. Fabri de Peiresc ; cf. Sydney H. AUFRÈRE, La momie et la Tempête. Nicolas-Claude Fabri de Peiresc et la curiosité égyptienne en Provence au début du XVIIe siècle, Avignon : Barthélémy, 1991, pl. VII (couleur. Plus complet que sur la planche de Montfaucon). 143 Joseph-François TÔCHON D’ANNECY, Médailles des Nomes de l’Égypte sur les médailles des nomes ou préfectures de l’Égypte, Paris, 1822, p. 121-126 ; Théodore Edme MIONNET Description de médailles antiques, grecques et romaines, supplément t. IX, 1837, p. 158-159. 144 MOKHTAR, Ihnâsya el-Médina, p. 150-153. 145 La première interpretatio Hérackès = Khonsou est initiée au cours de la Première domination perse ; cf. YOYOTTE & CHUVIN, « Le Zeus Casios de Péluse… », p. 175. 146 Alfred CHELU bey, De l’équateur à la Méditerranée : le Nil, le Soudan, L’Égypte, Paris, 1891, p. 367 ; Edmé JOMARD, Mémoire sur le lac Moeris comparé au lac du Fayoum, Paris, 1817, spécialement « Du Bahr-Yousef, considéré comme un ancien bras du Nil », p. 22-23. Et surtout Danielle BONNEAU, Le Régime Administratif de l’eau du Nil dans I'Egypte grecque, romaine et byzantine, New York – Leyde – Cologne, 1993, p. 8-9.
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nécessaires . Il y a donc en amont d’Héracléopolis et dans le nome Héracléotique une gestion et une régulation nécessaires des eaux, supposant la présence de dieux spécialisés dans le domaine hydrologique. Ensuite, l’île Héracléotique148 (Pline : Heracleopolites est in insula Nili)149 s’inscrit entre le Nil et le Bahr el-Youssef, une idée qui a son importance, car le cours de ce dernier était réalimenté, en amont d’Héracléopolis, par un autre canal formant la limite entre le nome Héracléopolite et le nome Oxyrhynchite150. Le Bahr el-Youssef « le Canal de Joseph », qui doit son nom au calife Youssef Salah ed-Dîn qui le restaura, correspondait, à l’époque préhistorique, à un bras se détachant du Nil au sud du nome Hermopolite d’après Strabon151, et déversait à l’intérieur de la dépression du Fayoum l’excès des eaux de l’inondation qui permet de conférer au Fayoum « une irrigation pérenne par gravité »152 . Son cours a été aménagé semble-t-il à la XIIe dynastie, entre les règnes de Sésostris II et Amenemhat III, pour faire du Fayoum une dépression fertile. Aussi aux yeux des Grecs, se fondant sur les dires des Égyptiens, ce canal ne pouvait relever que du fait de l’intervention d’Héraclès — Harsaphès ou Somtous — naturellement vénéré à l’entrée comme il l’était au sommet de la branche Héracléotique. Pour ajouter une homologie topographique et toponymique entre deux lieux, le Bahr elYoussef passait par Illahoun (copte : Lahoné), transcription lambdacisée de l’égyptien Rԑ-ḥn.t « la bouche du Canal », ce nom Rԑ-ḥn.t étant formé de la même façon que celui de Thônis (Tԑ-ḥn.t). Or « Le Canal » (ḥn.t), d’après les Papyrus du Fayoum, est clairement le nom du Bahr el-Youssef entrant dans le Fayoum153. En outre, d’après le grand Mythe d’Horus à Edfou les protagonistes suivent ce tracé pour entrer dans le Fayoum : « Leurs faces se tournèrent vers le « Canal » pour atteindre Ouadj-Our (= le Fayoum) vers le nord (= en descendant le courant) »154 . On ne verra pas d’objection à l’idée que l’Égyptien considérait que le Bahr el-Youssef se jetait dans le Fayoum, 147
Étienne DRIOTON & Jacques VANDIER, L’Égypte, 6e édition, Paris, 1984, p. 254. Le canal se subdivisait ensuite en Trois canaux ; cf. BONNEAU, op. cit., p. 9. 148 MOKHTAR, Ihnâsya el-Médina, p. 50-52, On the Herakleotic Island as mentioned by classical Geographers. 149 PLINE, Nat. 5, 9 ; cf. STRABON, Geogr. 17, 1, 35. 150 YOYOTTE, CHARVET & GOMPERTZ, Strabon, Le voyage en Égypte, p. 282, pl. IV. D’après Strabon, il s’agit du « canal qui conduit jusqu’à Tanis », sans doute le même nom que la Thônis (Tԑ-ḥn.t) qui se trouve à la bouche de la branche Héracléotique et qui désigne la gorge par laquelle le Bahr el-Youssef se fraie un chemin vers dans le Fayoum. 151 STRABON, Geogr. 17, 1, 41 ; cf. YOYOTTE, CHARVET & GOMPERTZ, op. cit., p. 282, pl. IV, 2. 152 Jacques BESANÇON, L’homme et le Nil, Paris, 1957, p. 96. 153 Horst BEINLICH, Das Buch vom Fayum. Zum religiösen Eigenverständnis einer ägyptischen Landschaft (ÄgAbh 5). Wiesbaden 1991, p. 73-81. 154 ALLIOT, Le culte d’Horus II, p. 727 et 729. Voir aussi p. 735.
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comme la branche Canopique dans la Méditerranée ; en outre, Héracléopolis Magna occupait à l’égard du Fayoum, une position homologue à celle d’un port du littoral méditerranéen comme Héracléopolis Parva (cf. infra, § 3.5). Il y avait clairement dans la disposition des lieux quelque chose qui rappelait un besoin d’ingénierie hydraulique confié aux soins des dieux. 3.3.4. Naturellement, ce syncrétisme avait vocation à être exploité politiquement dans la ville même de l’Héraclès égyptien. Il est raisonnable de penser que la statue égyptienne d’Héraclès-Melqart découverte à Héracléopolis sous les traits de l’empereur Commode (161-192)155, était l’indice d’une volonté de mettre en œuvre, sous l’égide d’Héraclès-Melqart, et à l’instigation de Commode, des travaux destinés à améliorer la production de céréales, d’autant que de l’an 24 à l’an 28, on voit fleurir des monnaies frappées du Nil et d’Harpocrate, dieux de l’abondance156 . En conséquence de quoi, sous ce rapport, le buste de Commode peint au portrait d’Héraclès-Melqart157, ainsi que l’iconographie monétaire, tire vraisemblablement son origine de la disette qui sévit à Rome au cours de ces annéeslà. Cette allusion mythologique est pertinente en la rapportant au système bicéphale de Dioclétien Iovius (jovien) et Maximien Herculius (herculéen), — épithètes exprimant la relation de dépendance politique, du second par rapport au premier, sous des dehors religieux et symboliques, — car il revient à l’Hercule Maximien (250-310) de remplir, en tant que manifestation terrestre d’Héraclès, les tâches ordonnées par Dioclétien. D’ailleurs, Maximien, vainqueur des Germains en Rhénanie (285-288), se fait représenter en vainqueur du Rhin évoqué sous l’iconographie
155 Université d’Heidelberg 1028 ; cf. QUAEGEBEUR, « Une statue égyptienne représentant Héraclès-Melqart ». Voir aussi le célèbre Commode sous l’aspect d’Hercule, marbre de Luni 191-192, Musées du Capitole, Rome. 156 Voir cependant Soheir BAKHOUM, « Commode : témoignage et Égypte et monnayage alexandrin », dans N. FICK-MICHEL & J.-Cl. CARRIÈRE (éd.), Mélanges Étienne Bernand, Besançon, 1991, p. 3-14 et surtout p. 6-7. 157 Selon Colette JOURDAIN (Héraclès-Melqart à Amrith: recherches iconographiques : contribution à l'étude d'un syncrétisme, Paris 1992), ce type s’élabore dans la première moitié du e VI siècle avant notre ère à Chypre ; cf. Pierre LÉVÊQUE, « L’Héraclès-Melqart d’Amrith : C. Jourdain, Héraclès-Melqart à Amrith. Recherches iconographiques. Contribution à l'étude d’un syncrétisme », Dialogues d’Histoire ancienne 19 (1993), p. 322-323. On ajoutera que le mythe d’Héraclès, parallèlement avec Melqart, rejoint iconographiquement celui de Bès ; cf. David GÓMEZ LUCAS, « Bes y Heracles: estudio de una relación », dans G. MATILLA SÉIQUER, A. EGEA VIVANCOS & A. GONZÁLEZ BLANCO (coord.), El mundo púnico : religión, antropología y cultura material : actas II Congreso Internacional del Mundo Púnico, Cartagena, 6-9 de abril de 2000 (= Estudios orientales), 2004, p. 91-106.
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d’Achéloos (dieu-fleuve cornifère)158, rappelant l’expansion romaine en région rhénane159 . Cet indice tend à prouver que Commode, à l’imitation d’Héraclès confronté aux défis inaccessibles aux humains, revêtait à dessein les traits du héros civilisateur dans le but de sauver Rome d’une catastrophe frumentaire car l’Empereur a dû, comme Auguste en son temps, procéder au curage des canaux160 , seule façon d’accroître la production de céréales du pays qui fournit une grande partie de l’annone. 3.4. Al-Idrissi : la légende fayoumiste de Joseph, — une légende d’Héracléopolis revisitée ? 3.4.1. On ne pourrait rien dire d’autre si les travaux d’Héraclès dans la région n’avaient connu une postérité littéraire sous la forme de ceux attribués au patriarche Joseph d’après une légende étiologique égyptienne médiévale recueillie, vers 1157, dans le Livre dit de Roger (il s’agit de Roger II de Sicile)161, par l’historien et géographe arabe Al-Idrissi162 au XIIe siècle (11001165). Selon cette légende égyptienne, Joseph étant atteint par la vieillesse, le roi lui accorda le territoire du Fayoum, une contrée insalubre où 158
Erwin KERN, « Éléments archéologiques pour un portrait mythologique du Rhin », dans R. BEDON & A. MALISSAR (éd.), La Loire et les fleuves de la gaule romaine et des régions voisines, Limoges, p. 493-513, et surtout p. 493, 499 et p. 510, fig. 6. 159 L’idée est déjà banale d’après les émissions monétaires d’Agrigente et de Camarine du Ve siècle av. J.-C., dans lesquelles la représentation de l’Achélôos est une allusion claire d’une maîtrise des eaux fluviales ; cf. Raymond CHEVALLIER, « Problèmes agraires en GrandeGrèce », REG 82 (1969/2), p. 541-549, et spécialement p. 547. 160 On se souvient qu’Auguste avait développé la production céréalière de l’Égypte en effectuant les travaux de curage de canaux par le préfet Petronius, pour étendre les cultures en dépit de crues qui, bien qu’elles n’atteignissent qu’une hauteur de huit coudées, ne provoquaient pas de famine (STRABON, Geogr. 17, 1, 3) : « Il réduisit l’Égypte en province, puis, afin de la rendre plus fertile et d’une plus grande ressource pour Rome, il fit curer par ses soldats tous les canaux faits pour recevoir les inondations du Nil, et qui, de temps immémorial, étaient engorgés de limon » (cf. SUÉTONE, Aug. 18). Voir aussi Aurelius-Victor, Epitom. 1. 161 Le livre a été commandé à Idrissi par ce souverain. 162 Recueil de voyages et de mémoires, Paris, 1836, vol. 5 = Géographie d’Edrisi traduite de l’arabe en français… par P. Amédée Jaubert, tome premier, Paris, Imprimerie royale, 1836, p. 508-511. On le trouve aussi chez Khalil DHAHERI ; cf. Antoine Isaac SILVESTRE DE SACY, Chrestomathie arabe: ou extraits de divers écrivains arabes tant en prose qu’en vers, vol. 2, Paris, Imprimerie royale, 1826, p. 25 ; Étienne QUATREMÈRE, Mémoires géographiques et historiques sur l'Égypte, vol. 1, Paris 1811, p. 391-416, s. v. « Phiom ». Voir aussi Reinhardt Peter DOZY & Michael Jan DE GOEJE, Description de l’Afrique et de l’Espagne par Edrîsî, Leyde: Brill, 1866, p. 176-177. À côté de la Tabula Rogeriana (Bibliothèque nationale de France, MSO Arabe 2221), exécutée en 1154, voir aussi la carte d’‘Alî ibn Hasan al-Hûfî alQâsimî faite au Caire en 1456, et conservée à la Bodleian Library d’Oxford (Mss. Pococke 375 fol. 3v-4) à partir de l’œuvre d’Idrissi.
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croissaient joncs et roseaux. Joseph fit creuser le canal dit de Menhi à partir du Nil et le mena jusqu’à la hauteur d’Illahoun en détournant les eaux du Nil vers le Fayoum grâce à un barrage. Ensuite, il construisit la digue d’Illahoun. Après que la digue fut rompue, les eaux du canal de Menhi s’engouffrèrent dans le Fayoum qui devint une nappe liquide ; ensuite, il demanda au roi qu’on peuplât le Fayoum à l’aide d’une famille par district — quatre-vingt cinq familles en tout —, puis il divisa les eaux de façon équitable entre les familles. La légende raconte que le travail fut accompli en soixante-dix jours mais une légende étiologique dit que le roi pensa que cela équivalait à un travail de mille jour (Elf-yôm), d’où la pseudo-étymologie de El-Fayoum (laquelle est due, en fait, à pԑ-Yԑm « la Mer »). 3.4.2. L’imagination est mauvaise conseillère, nul ne l’ignore, mais on connaît suffisamment la permanence des fonds légendaire et sapiential égyptiens pour ne pas douter d’échos, dans la littérature locale, d’une légende héracléopolitaine revisitée selon laquelle Héraclès-Somtous aurait non seulement détourné le cours du Nil vers une vaste région à drainer, le Fayoum, mais dompté le cours du Bahr el-Youssef, et installé sa résidence du côté d’Héracléopolis-Ihnâsya. Le papyrus géographique du Fayoum contient encore des échos d’une manifestation miraculeuse du lac, quand il prétend que « les dieux creusèrent le lac de leurs propres mains, et le Noun en jaillit d’une profondeur incommensurable ; ainsi advint Chedit (c’est le nom ancien de Crocodilopolis), Celle-creusée-des-deux-mains comme on l’appelle »163. Le Fayoum ayant nécessité des aménagements colossaux, autant en amont qu’en aval d’Héracléopolis Magna, au dire des Égyptiens, il n’est pas étonnant que les Grecs, suivis par les Héracléopolitains euxmêmes, aient fini par helléniser l’enfant-dieu local Somtous en l’assimilant à cet Héraclès civilisateur, diffuseur de l’olivier, draineur de marécages et surtout contrôleur des flux aquatiques régionaux, maintenant de surcroît la navigabilité entre le Delta et l’île d’Héracléopolis ; on allègue en effet l’existence d’un canal qui, laissant s’échapper le trop-plein des eaux du lac du Fayoum, poursuivait son cours à l’ouest du Gebel-Abousir, passait par Memphis puis, atteignant le Delta, coulait à l’ouest de la branche Canopique et se jetait dans le lac Maréotis en maintenant douces les eaux du lac164 . Si elle était avérée à l’Époque saïte, voire avant, l’existence de ce canal 163
Horst BEINLICH, Das Buch vom Fayum (ÄgAbh 5), Wiesbaden, 1991, p. 260-261 ; Anaïs TILLIER, « Notes sur l’Icherou », ENiM 3 (2010), p. 167-176 et spécialement p. 172. 164 Omar TOUSSOUN, Mémoire sur les anciennes branches du Nil (MIE 4), Le Caire, 1922, p. 40-41. On verra dans ce sens la carte fournie par Bernard LEGRAS, L’Égypte grecque et romaine, Paris : Armand Colin, 2004, p. 194. Ce canal prolonge vers le nord le canal qui emprunte le tracé du futur Bahr el-Youssef, et c’est à cet endroit que se trouve Ptolemaïs Hermiou de Polémon.
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expliquerait le rôle important des responsables du nome Héracléopolite dans la gestion du trafic fluvial, car, dans ce cas, les communications par voie fluviale demeuraient pérennes entre la région du lac Maréotis et celle du Fayoum. Or le dieu d’Héracléopolis Somtous n’est-il pas celui dont le nom signifie « Celui qui réunit les deux Terres »165 ? Quand on connaît le rôle d’Héraclès sur la maîtrise des fleuves et du Nil, on est, bien entendu, tenté de décalquer ces qualités sur la personnalité de Somtous, dieu-enfant qui en serait la version égyptienne. 3.5. Du côté d’Héracléopolis Parva 3.5.1. Cette ville d’Héracléopolis Magna avait une homologue deltaïque à l’époque grecque, Héracléopolis Parva166, qui correspond à Tell Bélim au débouché de la branche occidentale de la branche Pélusiaque dans le nome Sethroïte (14e nome de Basse-Égypte)167, et qui, formant un delta secondaire, a formé le nome Anysios d’Hérodote (nom grec dont l’origine perce sous celui de Ḥnn-nswt168 ), patrie du roi Anysis dont l’histoire en dit long sur le caractère marécageux de la région puisqu’elle permet à ce roi aveugle d’échapper à ses ennemis. Malheureusement, si son nom égyptien est décelable dans la documentation, les dieux qui y étaient vénérés dans l’Antiquité demeurent inconnus. Comme on l’a vu, la présence d’une autre Héracléopolis dans une pareille région marécageuse à défricher n’est pas étonnante et il y fallait toute l’énergie prêtée à Héraclès pour y parvenir puisqu’un cordon dunaire se forme, qui ferme le lac Menzaleh. Sur ce lieu de progradation, les atterrissements devaient être importants. Là encore, la présence Héraclès ayant lutté contre l’Achélôos, le Pénée et l’Alphée, et 165
Semtaouytefnakht « Tefnakht-unit-le-Double-Pays » est un nom porté de la XXVIe dynastie à l’Époque ptolémaïque. Ne rappelle-t-il pas les travaux entrepris par le roi Tefnakht, à la XXIVe dynastie, pour maintenir une communication fluviale permanente entre la Haute et la Basse Égypte, à la hauteur d’Héracléopolis ? 166 MOKHTAR, Ihnâsya el-Médina, p. 27-30. 167 Voir une carte de la région et la localisation de Tell Bélim dans Manfred BIETAK, Avaris, the Capital of the Hyksos. Recent excavations at Tell el-Dab‘a, Londres 1996, p. 3, fig. 1. Sur Tell Belim, voir Alan Jeffrey SPENCER, « The exploration of Tell Belim, 1999-2002 », JEA 88 (2002), p. 37-51 ; ID., « Further considerations on Tell Belim », dans E. CZERNY (éd.), Timelines : Studies in Honour of Manfred Bietak (OLA 149/1), Louvain, 2006, p. 355-366. 168 Sur l’identification d’Héracléopolis Parva avec la « Demeure d’Hérychef seigneur d’Héracléopolis (Pr-Ḥrj-š⸗f nb Ḥnn-nswt) » (ligne 26 de la stèle de l’Adoption de Nitocris), voir également Henri GAUTHIER, Les nomes d’Égypte depuis Hérodote jusqu’à la conquête arabe (MIE 25), Le Caire, 1935, p. 23-25 : 9. — Le nome Anysios. Voir aussi http://www. trismegistos.org/place/800 ; Alfred L. FONTAINE, « La localisation d’Héracléopolis parva et les canaux pélusiaques du nord de l’Isthme de Suez », Bulletin de la société d’études historiques et géographiques de l’Isthme de Suez 2 (1948), p. 55-79.
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leurs crues dévastatrices, s’avérait utile. Toutefois l’Héraclès du nome Sethroïte se serait effacé dans les monnaies de nomes devant l’Horus de Tjarou-Silé, même à l’Époque impériale169 . 4. Un pseudo-souverain et un souverain assimilés à Héraclès 4.0. L’histoire ne s’arrête pas là, car on trouve trace de plusieurs souverains égyptiens assimilés à Héraclès (Semphroukratès et Osorchô / Osorthôn) ou rapprochés d’Héraclès, héros civilisateur. 4.1. Semphroukratès 4.1.1. Semphroukratès est le vingt-sixième roi de Thèbes dans la pseudoliste attribuée à Érathostène d’Alexandrie et reproduite par Apollodore (IIe siècle av. J.-C.) : Θηβαίων κ' ἐβασίλευσε Σεμφρουκράτης, ὅ ἐστιν Ἡρακλῆς Ἁρποκράτης, ἔτη ιη'. « Le 26e roi de Thèbes (= des Thébains) était Semphroukratès, celui qui est Héraclès Harpocrates, (pendant) 18 ans170. »
4.1.2. Cette association Héraclès-Harpocrate fait l’objet d’une très ancienne préoccupation des savants depuis Jablonski171 , qui a permis de mettre en relief le lien existant entre ces deux divinités respectivement grecque et égyptienne (cf. supra, § 0.2). Quant à Semphroukratès, on devine qu’il correspond à la translittération de Smԑ-pԑ-Ḥr-ẖrd, c’est-à-dire « HorusEnfant-unit (le Double-Pays) » (Semarpocrate), qui conduit à s’interroger sur la présence de Somtous-l’Enfant172, qu’il faut comparer à Smԑ-tԑ.wj-pԑ-ẖrd, « Somtous-l’enfant »173, attesté à partir de l’Époque saïte jusqu’à l’Époque
169
Cf. Dominique VALBELLE, Mohammed ABD EL-MAQSOUD & Jean-Yves CARREZMARATRAY, « Ce nome qu’on dit “tanite” », Études et Travaux 26 (2013), p. 700-710, in fine. 170 WADDELL, Manetho, p. 222-223. 171 Livre II, chap. VI, § 11 ; Charles-François DUPUIS, Origine de tous les cultes ou religion universelle, IV, Paris, 1835 (2e édition), p. 402-403. 172 Je me suis aperçu, le 12 juin 2012, qu’une étude sur ce sujet était annoncée le 11 juin 2012 : Philippe MATTHEY, « Rencontres divines en Égypte : le dieu Semarpocrate, le roi Semphroucratès et Héraclès », dans L. BRICAULT (éd.), Symboles, objets et mots. A la croisée des sources littéraires et de la documentation archéologique. Nouveaux regards sur les cultes “orientaux” dans le monde romain. L’auteur, dans l’abstract, propose de rapprocher Semarpocrate, Semphroucratès et Sem(ph)thopos. http://sda.univ-tlse2.fr/medias/fichier/ abstracts-giornata-di-studio-roma-11-giugno-2012-1_1338973506026.pdf. Aussi, je ne développerai pas ici la problématique de ce passage de la pseudo-liste d’Érathostène. 173 LEITZ (éd.), LÄGG VI, p. 315.
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gréco-romaine, ou alors Ḥr-Smԑ-tԑ.wj, « Horus-qui-unit-le-Double-Pays »174 ou encore Ḥr-Smԑ-tԑ.wj-pԑ-ẖrd « Horus-qui-unit-le-Double-Pays-l’enfant »175. Il existe suffisamment de représentations d’Harpocrates à la massue pour deviner en elles des formes de Semphroucrates ou HéraclèsHarpocrate176, divinités qui auraient la capacité de réunir le Double-Pays par le truchement des eaux et la force d’Héraclès exercées sur celles-ci. 4.1.3. Le rapprochement entre Héraclès et les dieux-enfants égyptiens est également soutenu, dans les noms Ἁρποκράτης ou Σεμφρουκράτης, par la translittération du mot égyptien ẖrd « enfant » en grec κράτης ; cette translittération, pour un Grec, fait penser à un dérivé du verbe κρατέω « être fort, être puissant » au sens d’avoir la capacité à l’emporter dans le combat (cf. κραταιός « fort, robuste, puissant » ; κράτησις « domination, puissance »). Ainsi, à la seule énonciation de son nom, l’enfant égyptien ẖrdκράτης s’avère un être « puissant » physiquement et donc susceptible de devenir un Héraclès avant la lettre, lui dont la force physique a été reconnue dès le berceau177. 4.2. Le roi Osorchô/Osorthôn = Héraclès de Manéthôn 4.2.1. Il faut aussi rappeler que, d’après Manéthôn, les Égyptiens auraient vu Héraclès dans le roi Osorchô ou Osorthôn, associant ainsi le cycle dorien du héros civilisateur dominant les puissances aquifères à la chronologie égyptienne. Voici ce texte : β´ Ὀσορχὼ
ἔτη η´.
ὃν ‘Ηρακλέα Αἰγύπτιοι καλοῦσι. 2. Osorchô, huit années. Celui que les Égyptiens nomment Héraklès. » (Eusèbe : Fragment 63a) : β´ Ὀσορθὼν
ἔτη θ´.
ὃν ‘Ηρακλέα Αἰγύπτιοι ἐκάλευσαν. 2. Osorthôn, neuf années. Celui que les Égyptiens nomment Héraklès.
174
Ibid., t. V, p. 287-288. Ibid., t. V, p. 289. 176 Françoise DUNAND, Religion populaire en Égypte romaine: les terres cuites isiaques du Musée du Louvre, Leyde, 1979, p. 230-231. Un joli bronze d’Harpocrate-Héraclès figure actuellement dans la collection Gandur 5arch ; ERA 120), Genève, reproduite dans Charles MÉLA & Frédéric MÖRI (éd), avec Sydney H. AUFRÈRE, Gilles DORIVAL & Alain LE BOULLUEC, Alexandrie la Divine, 2 vol. Genève : La Baconière, 2014, II, p. 1020-1021. 177 Cf. liste du pseudo-Érathostène Σιστοσιχερμῆς, Ἡρακλῆς κραταιός : infra, § 4.3.2. 175
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4.2.2. Il est dommage de ne disposer que de l’épitomé de l’œuvre de Manéthôn, puisque l’épitomiste, dans la plupart des cas, n’a conservé que les noms royaux et les durées de leurs règnes. Toutefois, il ne faut pas s’étonner que Manéthôn se fasse l’écho de traditions très anciennes. Il est raisonnable de penser que les noms Osorchô ou Osorthôn sont des graphies corrompues au cours de la transmission de l’épitomé, pour désigner un roi Osorkon (graphié *Ὀσορχών) de la XXIIIe dynastie. Ce dernier désigne plus particulièrement Osorkon III (787-764 av. J.-C.) qui régna vingt-trois ans178, dans une section de la Haute-Égypte qui monte jusqu’à Héracléopolis. Successeur de Chéchanq IV et père de la Divine Adoratrice d’Amon Chépenoupet Ire, ce souverain répond au nom de naissance , Wԑsԑjrkn-sԑ-Js.t-mrj-Jmn, « Osorkon-fils-d’Isis-aimé-d’Amon », et au nom de couronnement, Wsr-Mԑʿ.t-Rʿ-stp-n-Jmn, Ousermaâtrê élu 179 d’Amon . Ce roi libyen dont la famille est originaire d’Héracléopolis, avait vocation à devenir a posteriori, en raison de ses exploits, un équivalent d’Héraclès, notamment par le contrôle de la crue ou des cours d’eau. Au cours de son règne, des crues importantes se produisirent, qui furent marquées sur les quais du temple de Karnak, entre l’an 3 et l’an 6. Une crue violente datée de l’an 3 et du 12 Phamenoth causa des dégâts importants au temple de Louqsor180. Un texte hiératique d’une cinquantaine de lignes gravé à l’angle nord-ouest de la salle hypostyle du temple de Louqsor, notifie les évènements et explique les réparations entreprises dans le temple sur son ordre : 4.2.3. L’an 3, le premier mois de la saison Peret (Germination), le douzième jour, sous la Majesté du roi de Haute et de Basse-Égypte Osorkon fils d’Isis aimé d’Amon, le Noun ayant débordé en ce pays jusqu’aux confins, battit les deux falaises, comme au temps primordial. Ce pays était sous son emprise, comme (s’il l’eût été de) la mer, n’y ayant pas une digue, faite de main d’homme pour contrer son instantanéité, en sorte que chacun à l’instar des mouches de sable était (surpris) sur sa ville. Le Noun (litt. il) était en furie et montait [à l’assaut des toits] comme le ciel. Tous les temples de Ouaset (Thèbes) avaient une allure de bas-fonds marécageux. Le jour de la procession de l’Amon de Louqsor, (à savoir) l’élévation de sa statue (divine), lorsqu’elle
178
Voir AUFRÈRE, « Manéthôn de Sebennytos : l’histoire travestie », p. 361-367. On trouve d’autres dates telles que 787-757 av. J.-C. Il aurait alors régné 30 ans. Voir aussi Dan’el KAHN, « A problem of Pedubasts? », Antiguo Oriente 4 (2006), p. 23-42, et spécialement p. 34. 179 GAUTHIER, Le Livre des Rois d’Égypte, III, p. 382-389. 180 VANDIER & DRIOTON, L’Égypte, p. 533, 562 (cf. Georges DARESSY, « Une Inondation a Thèbes sous le règne d’Osorkon II », RecTrav 18, 1896, p. 181-186). Voir aussi Jacques VANDIER, La famine dans l’Égypte ancienne (RAPH VII), Le Caire, p. 48.
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entra dans le naos de sa barque dans ce temple, les gens de sa ville étaient 181 comme nageant dans l’onde .
4.2.4. Ce que voyant, le roi adressa des prières à Amon pour mettre un terme à cette catastrophe sans précédent qui a submergé la ville. Il ne fait aucun doute, d’après les textes parvenus jusqu’à nous, que les prières d’Osorkon III, en 784, réussirent à apaiser les effets de l’envahissement de la région par les eaux, passant ainsi, lui aussi, pour celui que la tradition égypto-grecque croyait capable de juguler les effets de la crue : KhonsouHéraclès. Naturellement, il n’y a rien dans le texte qui le dise, mais le nom chez Manéthôn, qu’il faut assurément restituer Ὀσορχών, conformément à la tradition égyptologique, devait sans doute être tardivement prononcé de façon à être réinterprété *Ὀσορ-Χών « Khonsou(=Héraclès) est puissant »182. Comment l’expliquer ? D’une part, il est raisonnable d’admettre qu’au moment où la lecture des noms égyptiens royaux commençait à se perdre en se coupant de celle des cartouches royaux et en donnant naissance à de pseudo-étymologies, que le nom Wԑsԑjrkn, nom libyen (donc sans étymologie égyptienne), écrit phonétiquement dans , Wԑsԑjrkn-sԑ-Js.t-mrj-Jmn, « Osorkon-fils-d’Isis-aiméd’Amon », ait été décomposé selon le processus suivant Wԑsԑjr-kn > Wsr-kn, plus facilement compréhensible, et de là lu Wsr-Ḫn(sw). D’autre part, le fait qu’il se fût appelé « fils d’Isis », aurait également pu faciliter ce rapprochement avec Khonsou thébain. 4.3. Comment le roi Sistosichermès égale-t-il le « vaillant Héraclès » ? 4.3.1. Il existe un autre cas de comparaison d’un souverain à Héraclès dans le pseudo-Érathostène : Θηβαίων λδ' ἐβασίλευσε Σιστοσιχερμῆς, Ἡρακλῆς κραταιός, ἔτη νε' Le 34e roi de Thèbes était Sistôsichermês, celui qui est le “vaillant Héraclès”, (pendant) 55 ans183.
4.3.2. Ce roi Sistosichermês, dont le nom figure après Stammenemès Ier (26 ans) et Stammenemès II (23 ans) et avant Marès (43 ans)184, lesquels 181 Jacques VANDIER, La famine dans l’Égypte ancienne, Le Caire, 1936, p. 123. Bibl. : Georges DARESSY, RecTrav 18 (1896, p. 181 ; Henri GAUTHIER, Le Livre des Rois d’Égypte III (MIFAO 19), Le Caire, 1914, p. 382-383, n° I. — La traduction, ici, est la mienne, p. 201-22. 182 Nathalie BOSSON, « Les pérégrinations de Πάχων », dans Gilles DORIVAL, Mireille LOUBET, & Anne BALANSARD (éd.), Mélanges offerts à Didier Pralon, Aix-en-Provence, 2011, p. 373-376. Pour la démonstration voir AUFRÈRE, « Manéthôn de Sebennytos : l’histoire travestie », p. 365-367. 183 Voir WADDELL, Manetho, p. 224-225.
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pourraient correspondre respectivement à Amenemhat Ier, Amenemhat II et Amenemhat III (Nj-Mԑʿ.t-Rʿ), se rapporte probablement à un souverain de la XIIe dynastie dans lequel on devine plusieurs rois Sésôstris, dont le premier du nom, en raison de sa position dans la liste. On peut voir en lui quelqu’un comme le Sésostris de Manéthôn, sans pouvoir saisir au premier coup d’œil l’étymologie qui permet d’aboutir à la traduction « vaillant Héraclès » (Ἡρακλῆς κραταιός), sauf que le nom Sésôstris est ainsi composé : S-n-Wsr.t, « L’homme-de-la-déesse-Ouseret » ; toutefois, le nom de la déesse étant formé avec l’adjectif wsr, « puissant », l’idée de κραταιός (« vaillant ») est certes tirée par les cheveux, mais elle n’est pas absurde. Enfin, pour mémoire, une dépendance d’Héraclès dans les lignées royales touche encore le cinquième roi de la liste, Pemphos, fils d’Athôtis (Πεμφῶς, υἰὸς Ἀθώθους), ces deux derniers mots étant traduits Ἡρακλείδης « semblable à Héraclès » ou « descendant d’Héraclès »185 , ce qui montre au fond, malgré qu’on en ait, une identité entre Hermès égyptien (égale Thot) (cf. Athôthês traduit de façon totalement erronée, sous prétexte qu’on croit y discerner les éléments formant le nom de Thot, « né d’Hermès » Ἡρμογένης) et Héraclès186. Ajoutons qu’Hermès est souvent associé à Héraclès, notamment dans la protection des gymnases187 . Si « Sistosichermès » égale « Sésostris (Ouser)-Hermès »188 , on pourrait, dans tel cas, comprendre comment on parvient à la traduction Ἡρακλῆς κραταιός, mais la solution, il est vrai, reste bancale. On peut juste dire que les souverains de la XIIe dynastie ont laissé des traces plus ou moins importantes au Fayoum, notamment Amememhat Ier189 , Sésostris Ier190, Amenemhat II191 , Sésostris II192, Sésostris III193, Amenemhat III194, Amenemhat IV195 , et Sobekkarê (la 184
Sur ces trois noms, voir Sydney H. AUFRÈRE, Le Livre des Rois de la Douzième dynastie d’Égypte (thèse Paris IV-Sorbonne, 1980), I, p. 11-12. 185 WADDELL, Manetho, p. 214-216. 186 Ibid., p. 214-215, n° 2. On remarquera qu’Héraclès = Chou = Thot (Hermès) ; cf. § 2.1.3 et 2.1.4. 187 DAREMBERG &SAGLIO, DAGR, III/1, p. 78, s. v. « Heracleia ». 188 Il faut noter qu’il a fallu bien longtemps avant qu’on fit le lien entre le nom Sésostris et le cartouche dans la mesure où il fallut longtemps pour que l’Égyptologie découvrît la lecture S-n-Wsr.t, « L’homme-de-la-déesse-Ouseret ». En effet, Maspero, la transcrivant Ousirtasen, n’avait pas reconnu l’antéposition honorifique du nom de la déesse Ouseret. On peut donc raisonnablement penser que les prêtres pouvaient être handicapés par l’ordre de lecture et y voyaient un terme débutant par Ouser, « puissant » qui pouvait équivaloir, dans l’esprit de certains, à κραταιός. 189 AUFRÈRE, op. cit., I, p. 41-42, n° 30. 190 Ibid., p. 96, nos 130-131. 191 Ibid., p. 146-146, n° 41-44. 192 Ibid., p. 166-169, nos 15-36. 193 Ibid., p. 198-201, nos 60-74.
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Skémiophris de Manéthon)196 ; et aussi à Héracléopolis comme Sésostris II197 et Sésostris III198 et qu’il était normal d’imaginer tardivement un lien possible entre eux et Héraclès. 4.3.3. Maintenant existe-t-il un rapport entre « Semphroukratès égale Héraclès-Harpocrates » (règne de 13 ans) du pseudo-Érathostène et « Osorkhô-Osorthôn égale Héraclès » (règne de 8 ans) de Manéthôn ? Si l’on observe une banalisation de l’assimilation de souverains égyptiens à Héraclès (Khonsou, Harpocrate, Somtous), Osorkhon III, comparé à Khonsou, compte tenu que la liste du pseudo-Érathostène199 est littéralement farcie de traductions reposant sur des étymologies controuvées de noms de souverains égyptiens mais, il est vrai, astucieuses. Dans ces conditions « Semphroukratès égale Héraclès-Harpocrates » serait plutôt le reflet d’une tradition héracléopolite tandis que « Osorkhô-Osorthôn égale Héraclès » s’avérerait plutôt celui d’une tradition thébaine. Pour peu que l’esprit eût été marqué par le fait qu’Osorkon III aurait veillé à la protection de l’Égypte à l’occasion de crues exceptionnellement hautes, on peut comprendre que la tradition ait pu « héracléiser » son nom avec le temps en souvenir de cette œuvre mémorable que l’on ne pouvait attribuer qu’à un Héraclès égyptien. 5. CONCLUSION 5.1. Pour conclure, on voit que le mythe d’Héraclès est entré en résonance avec plusieurs mythes locaux égyptiens. Il joue à la fois sur la convergence entre la lutte contre le lion de Némée et le retour de la Déesse lointaine Tefnout, autre lionne sanguinaire, dont il faut contenir les débordements, et aussi son rôle d’ingénieur malgré lui lorsqu’il parvient à juguler les forces du chaos pour rendre utilisable et bénéfique le réseau hydrographique. En Nubie, même si le mythe est politico-religieux, il compte parmi ses principaux acteurs sous l’aspect d’un dieu à caractère adulte, régulateur, semble-t-il, de la chaleur nubienne et des précipitations du haut bassin versant du Nil : Thot-Chou-Arensnouphis. 5.2. Dans la basse vallée du Nil, à côté de divinités béliers en lien avec la production de la crue ou de sa redistribution et dans les villes desquelles se trouvent des nilomètres, existent d’autres divinités qui la contrôlent, ce qui les rapprochent d’Héraclès considéré comme une sorte d’ingénieur 194 195 196 197 198 199
Ibid., p. 253-262, nos 48-143. Ibid., p. 311-313, nos 5-12. Ibid., p. 322-323, nos 3-10. Ibid., p. 165, nos 13-14. Ibid., p. 197-198, nos 53-59. Voir WADDELL, Manetho, p. 212-225.
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hydraulicien puisqu’il évite les catastrophes causées par le Nil par la construction de barrages, de digues. En d’autres termes, l’Héraclès égyptien, qui prend des noms d’enfants divins différents, Khonsou, Harpocrate, Somtous, etc — auxquels on prête de la vigueur — sont également en lien avec la nilométrie et l’hydraulique. En certains points il s’agissait également d’endiguer, de protéger villes et temples contre les eaux marines ou lagunaires, à Héracléion ou Héracléopolis Parva (Tell Bélim). HéraclèsHarpocrate est celui à qui on s’adresse contre les catastrophes naturelles. On voit qu’il existe bien des convergences entre les personnalités d’Héraclès et d’Harpocrate et que ce dernier, en subissant un tropisme héracléen, finit par emprunter certaines de ses qualités à Héraclès que ne semblent pas posséder à l’origine ces divinités enfants dans leur programme théologique, sans compter que, du point de vue grec, ils deviennent, en vertu de la consonnance de leurs noms, investis de la qualité d’« enfants-puissants » (ẖrd-κράτης), ce qui les renvoie à la notion de nains-géants à la vigueur insoupçonnée200. Se départissant de cette force brute caractérisée par la vigueur au combat, mais repositivée à l’Époque gréco-romaine sous la forme d’une participation aux travaux hydrologiques et de canalisation du pays, les dieux enfants égyptiens ne se seraient-ils pas plutôt héracléisés sur la base des potentialités prêtées à Héraclès dès ses langes qu’ils n’auraient subi à proprement parler les effets de l’interpretatio, qui seraient insuffisants pour expliquer cette disposition particulière ? C’est sans doute ce qu’il conviendra d’éclaircir car on remarque les traces éparses de cet Héraclès civilisateur, qui, à coups de massue d’olivier201 assénés aux agents perturbateurs des cycles de la nature, résout les conflits dès lors que des facteurs exogènes viennent à les dérégler et contrarier les espoirs d’abondance et de félicité de l’Humanité. Héraclès sous toutes ses formes et dans tous ses états est alors sollicité pour prêter son concours à l’Empire, en maîtrisant les mouvements impétueux de l’hydre nilotique, et assurer Rome de la régularité de l’annone.
200
Jocelyne BERLANDINI, « Ptah-démiurge et l’exaltation du ciel », RdE 46 (1995), p. 9-41, et surtout p. 22-25 : Ptah et le Géant / Nain. Les nains apparaissent aussi comme des combattants hors pairs, notamment parmi les génies qui défendent la porte d’Edfou ; cf. Sydney H. AUFRÈRE, « Les génies armés, gardiens de la porte du pylône du temple d’Horus à Edfou », RAnt 3 (2006), p. 3-55, et spécialement p. 26-28 ; ID., « La garnison divine postée à la défense de la porte du temple d’Horus à Edfou. Remarques iconographiques », dans S.H. AUFRÈRE & M. MAZOYER (éd.), Remparts et fortifications. Du temple d’Edfou au mur de Berlin, Paris : L’Harmattan, 2010, p. 19-39, et spécialement p. 34. 201 Son arme fétiche, toujours mise en exergue chez les enfants égyptiens divins.
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Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 59-107. ————————————————————————————————————————
DU NOUVEAU SUR HARCHÊBIS, L’ENFANT DIVIN DU MARÉCAGE, — L’HARPOCRATE DU CONSEILLER NICOLASJOSEPH FOUCAULT (1643-1721) Sydney Hervé AUFRÈRE Aix-Marseille Université – CNRS, TEDMAM-CPAF, UMR 7297, 13100, Aix-en-Provence, France
Constituant une étude égyptologique spécifique conçue en même temps que deux autres contributions publiées dans un volume consacré aux travaux archéologiques de Dom Bernard de Montfaucon (1655-1741)1, le présent article se scinde en deux parties : la première concerne le rapprochement de deux dessins correspondant à un seul et même objet oublié dans l’œuvre monumentale de Montfaucon ; la seconde consiste en une approche de l’inscription recueillie suite à la comparaison précédente, qui permet d’identifier une nouvelle épithète divine en lien avec un rejeton divin qui, ajoutant du sens à l’étude précédemment présentée, est en relation, lui aussi, avec la notion de milieu aquatique chemmite du Delta dans lequel s’effectue l’émergence d’un souverain à l’image d’Horus fils d’Isis. Il nous a semblé utile d’adjoindre cette étude à la précédente dans la mesure où elle permettait de mettre en lumière, en Égypte, une autre relation, non plus à l’eau courante du Nil mais aux eaux marécageuses du Delta, et qui s’inscrit parfaitement dans la notion de confluence des cultures. 1 Sydney H. AUFRÈRE, « Monfaucon, témoin muet des Harpocrates de la collection du conseiller Nicolas-Joseph Foucault (1643-1721), et le secret d’État sous le règne de Louis XIV », dans V. KRINGS (éd.), L’Antiquité expliquée et représentée en figures (1719-1724) de dom Bernard de Montfaucon : genèse et réception, à paraître ; Id., « La réception de l’Égypte classique et gréco-romaine chez Bernard de Montfaucon et ses perspectives au début du XVIIIe siècle », loc. cit. On utilisera les abréviations suivantes : MAE = Bernard DE MONTFAUCON, L’Antiquité expliquée et représentée en figures, Paris, 1719 ; MSAE = ID., Supplément à l’Antiquité expliquée et représentée en figures, Paris, 1724.
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1. PREMIÈRE PARTIE : L’IDENTIFICATION 1.1. Comprendre ce dont il est question ici nécessite de fournir un résumé a priori. La question abordée ici se rapporte à l’entreprise que Bernard de Montfaucon, membre de la Congrégation de Saint-Maur, mène en réunissant un véritable musée de papier sous la forme de L’Antiquité représentée en figures (1719). Celle-ci le met en rapport avec tout ce que le monde contemporain compte d’érudits, lesquels lui envoient un très grand nombre de dessins de pièces dont il tirera partie. Quand le mauriste rédige son Supplément (1724), son ami, l’académicien Claude Gros de Boze (16801653), est mentionné comme le propriétaire de la pièce présentée dans cet article ; il la tient de son mentor, le conseiller Nicolas-Joseph Foucault (1643-1721) auquel il a acheté la collection des bronzes et petites antiquités en lui en laissant la jouissance jusqu’à sa mort (1717). Entré en possession du cabinet de Foucault, membre senior de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (1701), il le revend plus tard, alors qu’il vient d’être nommé Garde du Cabinet des Médailles (1719), à Nicolas Mahudel (1673-1747). Ce dernier, en 1727, la cède au Cabinet du Roi. En dépit de cette vente, et alors que toutes les pièces ayant appartenu au conseiller Foucault sont créditées à son nom par Montfaucon dans les volumes parus en 1719, il ne se serait peut-être pas séparé de cette pièce au profit de Mahudel2. Se peut-il que de Boze eût accordé à l’objet une importance particulière en raison du sens que le conseiller lui attachait ? En effet, dans sa collection, Foucault possédait un bon nombre de simulacres d’Harpocrates acquis en vue d’exprimer son attachement au secret partagé par les membres du Conseil du roi, placé sous la devise Arcana consiliorum ou Comes consiliorum accompagnée par la silhouette d’Harpocrate, dieu du silence selon la tradition gréco-romaine, appuyé contre une demi-colonne dans la position du contrapposto et portant le doigt à la bouche, un Harpocrate présentant de nombreux points communs avec Louis XIV3. 1.2. Cet éclaircissement étant a priori fourni, reprenons la question ab ovo. Claude de Boze et Montfaucon étant respectivement Secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et membre de ladite Académie, le premier fit parvenir au second un dessin que celui-ci reproduisit dans son Supplément (1724). De Boze est bien placé pour savoir que Montfaucon n’a pas publié l’objet Foucault en question puisqu’à la mort de ce dernier, il a 2
La consultation des six volumes et du supplément du Recueil d’Antiquités du Comte de CAYLUS n’a pas donné le résultat escompté. Les seuls objets de la collection Foucault à réapparaître chez Caylus sont MAE II/2, pl. 123, 7 (= CAYLUS, Recueil I, pl. 8, 2) et peut-être MAE II/2, pl. 123, 4 (= CAYLUS, Recueil IV, pl. 5, 5-6). 3 AUFRÈRE, « Monfaucon, témoin muet », § 5.0.
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hérité du carnet de dessins ayant servi aux gravures des pièces du Cabinet et spécialement des égyptiennes : « Desseins des figures, bas-reliefs et inscriptions, vases, lampes, instruments de sacrifice et autres curiositez de ce genre, qui composoient le Cabinet de feu M. Foucault, conseiller d’Estat ordinaire, et qui appartiennent présentement à M. de Boze, de l’Académie françoise4 ». Lorsque Montfaucon reçoit le dessin, transmis dans des conditions inconnues par Claude Gros de Boze, il s’ensuit un quiproquo. Dans ce dessin, le mauriste croit voir un obélisque5, qu’il publie ainsi : 1.3. « Le cabinet de M. de Boze nous en fournit un, que nous donnons de toute sa grandeur. Il a un peu moins de neuf pouces de haut, en y comprenant le piedestail & la base. Cette base déborde à droite & à gauche, en sorte que d’un bout à l’autre elle a aussi un peu moins de neuf pouces. Longueur pareille à la hauteur de l’obélisque en y comprenant le piedestail & la base. Elle est chargée de caractères hieroglyphiques assés semblables à ceux qu’on voit sur les grands obélisques ; ce sont des oiseaux, des zigzacs, des figures géométriques, & des choses semblables. Une qui frappe plus que les autres, est un homme à tête d’oiseau, assis, des genoux duquel s’élève une croix des mieux formées. Nous avons vû ci-devant, que les Egyptiens Gentils disputaient la croix aux Chrétiens, & prétendaient qu’ils l’avaient depuis long tems dans leurs mystères. Ce qui était vrai en prenant simplement la croix pour une ligne qui en croise une autre. Nous ne savons pas ce que signifiait chez eux cette figure. Ces profanes lui donnaient sans doute un sens différent de celui des Chrétiens, qui regardent la croix comme l’instrument le plus grand & du plus grand salutaire sacrifice, qui se soit jamais fait & qui se fera jamais. Les obélisques de cette forme & de cette grandeur paraissent avoir servi dans les Temples ou dans les cabinets. Celui-ci est d’un marbre noir6. »
Alain SCHNAPPER, Le géant, la licorne, la tulipe. Collections françaises au XVIIe siècle, Flammarion, Paris, 1988, p. 299 ; MAE I/1, p. XX. Voir Thierry SARMANT, Les intendants et gardes du Cabinet des médailles des origines à 1753, Paris, 1994, p. 92-97 (http://www. bnf.fr/documents/gardes_medailles_1753.pdf). 5 MSAE II, pl. 53, 4. 6 MSAE II, p. 194-195, § IV. On peut penser à de la serpentine. La description a permis à Jocelyne BERLANDINI-KELLER, de rapprocher l’objet (27 janvier 2014) de la statuette Louvre, Département des Antiquités égyptiennes, inv. N. 4144a, en serpentine, et dont la provenance est présumée inconnue d’après les inventaires. Le comte de CAYLUS (Recueil II, pl. 4, 1 ; cf. p. 18 signale une statuette d’Harpocrate dans une pierre grise tirant sur le noir, mais sans incription. Mais cette dernière ne porte pas d’inscription sur la base qui, de plus, est arrondie. L’allure générale de l’Harpocrate Foucault rappelle également la pièce reproduite dans le fameux ouvrage de Gisbert CUPER (1644-1716), dont la première édition parut en 1676 ; cf. Gisb. Cuperi Harpocrates, Sive Explicatio imagunculae argenteae quae in Figuram Harpocratis formata representat Solem. Ejusdem Monumenta Antiqua inedita. Multi Auctorum loci, multae Inscriptiones, Marmora, Nummi, Gemmae, varii ritus, & Antiquitates in utroque Opusculo emendantur & illustrantur. Accedit Stephani Le Moine Epistola de Melanophoris. Trajecti Ad 4
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1.4. Ce dessin ne devait pas faire partie du recueil Foucault, sinon Montfaucon, qui s’est servi de ce dernier pour l’édition de L’Antiquité Rhenum, Apud Franciscum Halma, Acad. Typogr. Anno M. DC. LXXXVII, p. 26. Cependant, on n’en connaît ni la provenance ni le propriétaire.
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expliquée en 1719, l’aurait sûrement reconnu ; il est donc raisonnable de penser que Claude de Boze lui a envoyé ce dessin en vue de lui faciliter le travail, mais sans le commentaire qui eût précisé qu’il s’agissait d’une statuette. De surcroît, le mauriste n’a sûrement pas vu l’objet chez de Boze, car il confond la partie basse avec une surface d’un seul tenant. Cette dernière est pourtant scindée en trois segments chacun séparé de l’autre par une ligne sur le dessin. Mais, chose plutôt rare chez Montfaucon, ce dernier fait partie du peu d’images-objets7 dont on peut déchiffrer l’inscription. Il s’agit en effet d’une copie exacte des hiéroglyphes, là où, sur la même planche, le dessin du Président Barthélémy Bon de Saint-Hilaire (16781761), négligé, reproduit des signes parfaitement fantaisistes et illisibles8. En d’autres termes Montfaucon s’est totalement fourvoyé en croyant reproduire les faces d’un obélisque bien étrange, puisqu’il ne peut échapper à l’œil de l’expert d’aujourd’hui qu’il s’agit d’une reproduction du pilier dorsal d’une statuette et de ses deux faces latérales ouvertes à 90 degrés sur le même plan que le pilier dorsal. 1.5. L’affaire aurait pu s’arrêter là. Mais à force de compulser à loisir les planches de L’Antiquité et du Supplément pour un travail sur la réception de l’Égypte chez Montfaucon9 et le conseiller Foucault, ce qui n’était pas visible au premier regard est apparu sous le rapport de l’évidence grâce à l’inscription qui le revêt. Ainsi j’ai pu reconnaître ladite statuette, dont la forme n’était pas même esquissée, parmi les objets Foucault déjà publiés dans L’Antiquité expliquée10 et présents dans le carnet de dessins du cabinet Foucault. On est donc placé, dans l’œuvre de Montfaucon, devant un cas d’intratextualité iconographique non décelé, qui n’était pas sans exemple11. Malgré un léger défaut de perspective, le dessin reproduit une jolie figurine d’un enfant assis sur un siège posé sur une base. Le bras droit est plié et l’index posé sur les lèvres12. Il porte un pschent apparemment cassé sur la partie antérieure, et sur le côté droit duquel émerge une mèche de l’enfance recourbée à son extrémité. Je ne sache pas que cette identification et ce raccord aient jamais été proposés. La certitude du rapprochement des deux 7
L’expression est d’Alain SCHNAPP, La conquête du passé. Aux origines de l’archéologie, Paris, 1993, p. 237. 8 MAE II/2, p. 194-195, pl. 53, 4. 9 AUFRÈRE, « La réception de l’Égypte classique et gréco-romaine … » 10 MAE, II/2, pl. 123, 2. 11 C’est le cas de la représentation de l’Aïon d’Arles, reconverti en Sarapis Hélios sous l’effet d’un dessin envoyé par un mauvais plaisant ; cf. AUFRÈRE, « La réception de l’Égypte … », § 2.7.3. 12 Philippe MATTHEY, « ‘Chut!’ Le signe d’Harpocrate et l’invitation au silence », dans Fr. PRESCENDI et Y. VOLOKHINE (éd.), Dans le laboratoire de l’historien des religions: mélanges offerts à Philippe Borgeaud, Genève, 2011, p. 541-565 ; AUFRÈRE, « Monfaucon, témoin muet ».
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dessins réside tout d’abord dans leurs dimensions respectives puisqu’ils atteignent tous les deux la même taille. Pour le second dessin, Montfaucon donne la dimension : « Il a un peu moins de neuf pouces de haut, en y comprenant le piedestail & la base. » Comme le pouce de l’Ancien Régime équivaut à 2,707 cm, l’objet, au dire de Monfaucon, mesure 24,363 cm de haut. Le premier dessin (l’arrière de la pièce) a exactement 23 cm de haut et une dimension à peu près égale en largeur, cependant que le second (devant de la pièce) atteint 24,3 cm de hauteur si l’on prend la mesure du sommet du pschent au point extrême au devant de la base. La différence de 1,3 cm signifie que la mesure dont parle Montfaucon à propos de l’objet vu de dos est prise au sommet de la pièce, c’est-à-dire au sommet du pschent. La confusion est sans doute due au fait que celui qui a copié la pièce s’est contenté des parties plates de l’objet, ce qui ne nécessite pas de qualités particulières ; on peut y parvenir à l’aide d’un frottis sur papier ou d’un estampage, mis au propre. Cela laisse supposer que la pièce a été copiée à l’échelle, sans reproduire pour autant la silhouette du dos de cet Harpocrate assis. Dès lors la pratique en soi laisse suspecter que Gros de Boze en est l’auteur, la technique du frottis étant régulièrement utilisée dans le domaine de la numismatique. Cette pratique détone par rapport à la qualité de l’autre dessin qui, elle, plaide pour le talent d’un dessinateur. Ensuite, l’inscription portée par les soins de l’artiste sur le devant du socle et sur le côté droit de la pièce13 complète l’inscription du pilier dorsal du dessin précédent. En outre, les deux pièces ont été copiées à la même échelle sur les planches. Montfaucon, qui ne précise ni la matière ni la taille de la pièce copiée par lui, se contente de ces mots : « Le second est assis, & a les pieds sur une base chargée aussi d’hieroglyphes14. » La section du texte correspondant au devant de la base porte les signes : … , tandis que sur la tranche de droite, on distingue les signes … Dans les deux cas, il semble que les hiéroglyphes copiés par le dessinateur ne livrent que le début des textes originels. Mais en rapprochant l’ensemble, on parvient à une restitution complète du texte de cette statuette. 1.6. Ainsi, sur le pilier dorsal, on lit l’inscription suivante : 1 ↱
|
1
| Horpakheredpahounnefer, doué de vie, prophète d’Amon-ḫw-ḥr-Horus-deChemmis, fils de Ptahhotep (Ḥr-pԑ-ẖrd-pԑ-ḥwn-nfr dj ʿnḫ ḥm-nṯr Jmn-ḫw-ḥrḤr-ԑḫ-bj.t sԑ Ptḥ-ḥtp). 13 14
MAE, II/2, pl. 123, 2. Ibid., p. 301.
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1.7. L’association des deux vues relatives au même objet (cf. supra, p. 62) permet de reconstituer le texte de la base, qui dès lors se présente ainsi : 2 →
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5
4
3
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2
| Horpakheredpahounnefer 3| doué de vie (Ḥr-pԑ-ẖrd-pԑ-ḥwn-nfr dj ʿnḫ), prophète d’Amon-ḫw-ḥr-Horus-de-Chemmis (ḥm-nṯr Jmn-ḫw-ḥr-Ḥr-ԑḫ-bj.t), né de Chépès (ms Šps), 4| fils du détenteur des mêmes titres (sԑ mj nn),
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| directeur des châteaux (ḫrp ḥ w.wt), serviteur d’Horus-grand-du-doubleuraeus (ḥm Ḥr wr wḏ.tj), Horpakheredpa(hounnefer), justifié de voix (Ḥr-pԑẖrd mԑʿ ḫrw).
2. SECONDE PARTIE : ANALYSE DU TEXTE 2.1. Présentation 2.1.1. Malgré la modestie du document et la brièveté du texte, ce dernier, qui permet d’approcher, au sens propre comme au sens figuré, la légende chemmite d’Horus, semble apporter un éclairage nouveau à propos d’un dossier naguère rassemblé par Annie Forgeau (1994), qui pose, par son titre, la question suivante : « Aux origines du nom Harchébis. Le dieu “Horus dans Chemmis” existe-t-il15 ? » L’auteur y récuse l’idée présentée par Hartwig Altenmüller dans son article « Chemmis » du Lexikon der Ägyptologie, selon laquelle aurait existé un temple dédié au dieu Horus de Chemmis (Harchêbis) avec sa mère, Isis de Chemmis (Esenchêbis). Après avoir repris les arguments de Hartwig Altenmüller, et évoqué l’origine du nom Ḥr-m-ԑḫ-bj.t, elle revient sur la question de la définition théologique de l’entité en question, ce qui l’amène à faire une démarche en trois volets intitulés : « La Genèse du nom », « Les leçons de l’iconographie », et « Un titre sacerdotal spécifique ? » De l’étude des deux premiers volets, il découle qu’on ne peut ranger ce qui serait une simple épiclèse parmi les divinités du panthéon égyptien, puisque son iconographie obéit à plusieurs lectures. Le troisième volet est moins étayé dans la mesure où il ne mentionne que deux personnages d’origine saïte (Bakenrenef et Ouadjahorresné), titulaires d’une prêtrise d’ « Horus de Chemmis ». L’auteur, loin de penser que le « Chemmis » mentionné dans le titre sacerdotal ḥm-nṯr Ḥr-ԑḫ.bj.t, porté par les deux hommes, eût fait allusion au Chemmis mythologique, conclut : « “Ritualisé”, “Horus-de-Chemmis” le fut sans doute, mais uniquement sous la forme d’une hypostase locale dont le culte demeura circonscrit dans le temps16. » En d’autres termes, le Chemmis de ces deux occurrences de titre ferait allusion à un « Chemmis » du nome de Saïs comme il en aurait existé un dans celui de Bubastis17. Le problème que l’on pensait être résolu a été 15
Annie FORGEAU, « Aux origines du nom Harchébis. Le dieu “Horus dans Chemmis” existe-t-il ? », dans C. BERGER, G. CLERC & N. GRIMAL (éd.), Hommages à Jean Leclant 3. Études isiaques (BdE 106/3), Le Caire, 1994, p. 213-222. 16 Ibid., p. 222. 17 Il faut se souvenir qu’HÉRODOTE (Hist. 2, 156) fait de Chemmis le lieu où sont protégés contre Typhon les enfants de Dionysos et de Deméter, Apollon et Artémis ; et il ajoute qu’Apollon est Horus et Artémis est Bubastis (Bastet) ; cf. infra, § 2.9.1. L’idée est commune,
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relancé quatre années plus tard par la redécouverte et l’édition, par Michel Malaise, d’une inscription anciennement connue, de l’époque impériale avancée, provenant d’Aboukir et sans doute originaire de l’ancien temple de Canope, faisant allusion à « (Un Tel) fils de Didymos » et s’adressant … μεγάλῳ Σαράπιδι … καὶ ᾽Αρενχῆμι « au grand Sarapis … et à Harenchemis »18. Le présent document, venant compléter la question, incite à une étude kaléidoscopique, dont le premier élément est le nom même du dédicant de l’objet. Par souci de clarté, on reprendra certains des aspects de la question en essayant d’ouvrir quelques pistes nouvelles. 2.2. L’anthroponyme 2.2.1. Pour des raisons d’espace, semble-t-il, l’anthroponyme, écrit de Ḥr-pԑ-ẖrd-pԑ-ḥwn-nfr au sommet du pilier façon complète dorsal à l’intention du dédicant de la statuette, est abrégé sur le bandeau de la base, dans le segment 5 du texte, et les signes qui le composent — — sont curieusement inversés, laissant ainsi la fin du nom en pointillés : Ḥrpԑ-ẖrd-pԑ… Sous la rosette wn, on aperçoit dans l’original un élément recourbé dont je ne saisis pas la nature. Cela dit, les espoirs du dédicant se tournent vers un enfant divin qui n’est pas nommé, mais qui, à en croire le contenu de la titulature et le nom du dévot, se révèle être un aspect d’Harpocrate19 (cf. supra, § 1.5). En dépit de son apparente banalité, le nom Ḥr-pԑ-ẖrd-pԑ-ḥwn-nfr, « Harpocrate-Adolescent-parfait »20, incorporant le théonyme Harpocrate, n’est pas attesté au dictionnaire d’Hermann et Ranke. Mais, replacé dans le cadre de la théologie isiaque, on ne peut que l’associer à la problématique complexe sur Chemmis, jadis traitée avec talent par Alan
puisqu’Apollon, d’après PLUTARQUE (Is. Os. 355, E ; 356, A ; et 373, B), est assimilé à Arouëris, « Horus le Grand ». 18 Michel MALAISE, « Harenkhémis à Canope et Harsiésis au “Château-du-Sycomore” », dans W. CLARYSSE, A. SCHOORS & H. WILLEMS (éd.), Egyptian religion the last thousand years : studies dedicated to the memory of Jan Quaegebeur (OLA 85), I, Louvain, 1998, p. 665679. 19 Dimitri MEEKS, « Harpokrates », dans LÄ II, 1977, col. 1034 ; Sandra SANDRI, Har-PaChered (Harpokrates) : Die Genese eines ägyptischen Gotterkindes (OLA 151), Louvain : Peeters, 2006. 20 On ne traduira pas « Harpocrate-l’Adolescent-Parfait », mais bien « HarpocrateAdolescent-Parfait » en vertu de ce qu’Ariel Shisha Halevy (Topics on Coptic Syntax : Structural Studies in the Bohairic Dialect (OLA 160), Louvain : Peeters, 2007, p. 426) qualifie, pour le copte, de processus de « properization » d’un nom, c’est-à-dire de marqueur de transformation d’un nom commun en nom propre ». Je m’en suis expliqué dans « Chasser, conjurer les “animaux venimeux” (ḏdf.t) et s’en protéger d’après le Papyrus Brooklyn 47.218.138. Notes de lecture », § 4.2b.
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H. Gardiner . La genèse d’Harpocrate est incidente avec le titre dont il est ici question puisque Harpocrate (= « Horus-Enfant »), doublet de KhonsouEnfant (Ḫnsw-pԑ-ẖrd)22, et qui apparaît, au cours de la XXIe dynastie thébaine, dans une conjoncture particulière, est « une figure composite, dotée d’une double ascendance, héritier du dieu dynastique (Amon), quand il s’agit d’affirmer ses droits régaliens… mais aussi rejeton du couple osirien23, quand il est fait référence à sa filiation réelle »24, observation qui n’est pas sans importance ici. 2.2.2. Précédée de l’article, l’épithète qui suit le nom « Harpocrate », pԑḥwn-nfr, nécessite une explication. Seule ou composée avec d’autres éléments, (pԑ-)ḥwn-nfr est répertoriée dans le Lexikon de Chr. Leitz25, seule ou en composition par un lien de génitivation directe ou indirecte ou par des prépositions instrumentales, locatives ou temporelles. Il s’agit de désignations d’enfants divins plutôt employées tardivement, entre l’époque saïte et l’époque romaine, quoique l’une — ḥwn-nfr-n-ḫsbḏ-mԑʿ « Adolescent-parfait-de-vrai-lapis-lazuli » — soit déjà attestée au Nouvel Empire26 à Deir el-Médîna (TT 2). Mais l’épithète ḥwn, seule ou en composition dans le même ordre d’idée que ḥwn-nfr, est également fort répandue27. Si on s’en tient à ḥwn-nfr, cette épithète s’applique à une grande variété de dieux28 dont la jeunesse est exaltée. Il faut considérer les épithètes ḥwn « adolescent » ou ḥwn-nfr « bel adolescent », dans leur cadre horien, telles qu’elles sont étudiées par Annie Forgeau29. Employée dans l’idéologie 21
Alan H. GARDINER, « Horus the Beḥdetite », JEA 30 (1944), p. 23-60, et surtout p. 52-58 : V. The ‘hinterland of Behdet’ and the problem of Chemmis. 22 Annie FORGEAU, Horus-fils-d’Isis. La jeunesse d’un dieu (BdE 150), Le Caire : Ifao, 2010, p. 305-309. 23 Selon PLUTARQUE (Is. Os. 19, 358, D-E), « D’une union posthume d’Osiris avec Isis naquit un enfant venu avant terme et faible des membres inférieurs ». Venu avant terme, Harpocrate présente des similitudes avec Haroëris, né des amours intra-utérines entre Isis et Osiris ; cf. PLUTARQUE, Is. Os. 12, 356, A : « De cette union, selon cetains, serait né Arouéris qui reçut des Égyptiens le nom d’Horus l’Ancien, et des Grecs celui d’Apollon » (trad. Chr. Froidefond) ; et 54, 373, B-C : « Quant à la naissance d’Apollon, procréé, dit-on, par Isis et Osiris alors que les dieux étaient encore dans le sein de Rhéa, elle donne à entendre qu’avant que notre monde aparût et que la Raison l’eût parachevé, la matière, impatience de produire, donna spontanément naissance avant terme à la première création. C’est pour cela qu’on dit que ce dieu naquit infirme et dans les ténèbres et qu’on l’appelle Horus l’Ancien ; il n’était pas le monde, mais un simulacre, une apparence du monde encore à venir » (trad. Chr. Froidefond). 24 FORGEAU, op. cit., p. 308 et 309. 25 LEITZ (éd.), LÄGG V, 95c-98a. 26 Ibid., 97c. 27 Ibid., 93c-94c ; 94c-95c et 98a-101b. 28 Ibid. 94a-b. 29 FORGEAU, op. cit., p. 339-345.
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royale, l’épithète ḥwn désigne l’adolescent qui n’a pas atteint l’âge d’homme et n’est pas encore en capacité d’accomplir les travaux de Montou, c’est-àdire de combattre sur le champ de bataille, comme l’indique la grande stèle d’Amenhotep II30. Considérées en contexte religieux, les épithètes ẖrd, nḫn(w), ḥwn ou msj ont vocation à définir le statut d’Horus à Chemmis, notamment d’après les stèles de Metternich (ligne 194) et le socle Béhague (ḥwn n / m ԑḫ-bj.t)31 ; mais ḥwn, qui est un dérivé de l’idéologie royale, connote alors la précocité de l’enfant divin32. Le terme ḥwn étant considéré en contexte horien, dans le cas qui nous préoccupe, le nom « HarpocrateAdolescent-parfait » — avec ḥwn, accompagné de nfr qui ajoute un critère de perfection, un caractère exceptionnel33 — renvoie au jeune dieu chemmite qui, nonobstant la mèche de l’enfance, et paradoxalement coiffé du pschent, apparaît prêt à succéder à son père et à se saisir des emblèmes de la royauté34. Globalement, l’idée de ḥwn nfr, me semble-t-il, renvoie également à la notion de viridité dont il sera question plus loin, et à la corrélation entre la croissance des papyrus et celle de l’enfant, d’une part, et au caractère nourricier des marais du Delta, attesté par Diodore (Bibl. hist. 1, 80, 5), d’où découle la santé et la force des enfants élevés au moyen des substances nutritives des plantes des marais du Delta. On relèvera que l’anthroponyme Ḥr-pԑ-ẖrd-pԑ-ḥwn-nfr a bel et bien une connotation chemmite. Il renvoie assurément, dans le cadre de l’évocation des marais des Chemmis, à l’idée de l’enfant qui, ayant passé le stade de rejeton, est en passe d’hériter des fonctions de son père35 comme cela est exprimé dans un tableau du mammisi de Philae36.
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Ibid., p. 340-341. Ibid., p. 332, 32 Ibid., p. 341-346. 33 Pour A. FORGEAU, dans le contexte,de la stèle d’Amenhotep II, nfr implique un caractère surnaturel. Si le terme me semble un peu fort, c’est bien dans ce sens qu’il convient de chercher. 34 Cette idée est sans doute matérialisée par l’Harpocrate armé ; cf. Jérôme GONZALEZ, « Harpocrate armé et les ἔνοπλοι παῖδες », RdE 63 (2012), p. 115-121. 35 Cf. Marguerite ERROUX-MORFIN, « Le Papyrus et son offrande. Cypéracées et Joncacées dans les textes égyptiens d’époque tardive », dans S.H. AUFRÈRE (éd.), Encyclopédie religieuse de l’Univers végétal. Croyances phytoreligieuses de l’Égypte ancienne (OrMonsp 11), Montpellier, 2001, p. 17-38, et en particulier p. 26. 36 Hermann JUNKER & Erich WINTER, Das Gebursthaus des Tempels der Isis im Philae Vienne, 1965, p. 40-41. Entre deux scènes reproduisant une offrande par le roi Ptolémée VIII au Pharaon de Biggeh et une quadruple adoration du même à Nebet-hetepet, on voit, dans un fourré de papyrus, une déesse coiffée de la couronne du Nord et d’une dépouille de vautour (Ouadjet ; cf. photo 948 : ibid., p. 12-13) mener un dieu enfant (Harpocrate) par le bras, qui fait songer à l’accompagnement hors du marais de Chemmis. 31
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2.3. Un titre unique : , 2.3.1. Dans l’état de la documentation, le titre , ḥm-nṯr Jmn-ḫw-ḥr-Ḥr-ԑḫ-bj.t pourrait bien être unique ; abrégé sa signification réclame examen. En premier lieu, la première graphie du nom d’Amon suivi d’une épiclèse est corroborée par la seconde : ; en second lieu, l’enchaînement des signes ne laissant planer aucun doute, cette appellation, à moins qu’elle m’eût échappée, n’est pas repérable dans la recension des dieux et des épithètes divines effectuée par le Lexikon de Chr. Leitz. Cela étant admis, la traduction de Jmn-ḫw-ḥrḤr-ԑḫ-bj.t (ou Ḥr-Ḫbj.t) bute sur une ambiguïté, qui concerne surtout l’épiclèse amonienne qui se décompose en trois éléments : – – . Le troisième élément n’offrant pas de difficulté, on s’en tiendra aux deux premiers, qu’une traduction un peu rapide tendrait à rendre « *(Amon)-quiprotège (ḫw-ḥr)-(Harchêbis) ». Or, les outils lexicographiques rendent compte d’un verbe transitif ḫwj, parfois employé en compagnie des verbes mkj ou swḏԑ, évoquant la protection ; ils montrent aussi que ce dernier est uniquement compatible avec un régime introduit par les prépositions mʿ, r, m. Un régime ḫwj + ḥr avec le sens de « protéger » ou « veiller sur (quelqu’un) » étant impossible, une traduction du titre : « prophète d’Amon-qui-protège-la-face-d’Horus-de-Chemmis (Harchêbis) » s’avère préférable. Cela apporte un élément nouveau à verser au dossier d’Harchêbis, mais introduit un questionnement : à quoi correspondrait la « face d’Horus de Chemmis » ? 2.4. Chemmis : rappel de sa localisation 2.4.1. Pour la clarté de l’exposé, on signalera que le nom de la localité ԑḫbj.t du Delta répond au grec Chemmis (cf. Χῆβις)37, dont la localisation, malgré les mises au point, reste incertaine du fait de son caractère fluide dans les textes religieux. Mais pour résumer, il faut sans doute distinguer un Chemmis primaire de Chemmis secondaires. La tradition grecque y voit une île abritant un grand temple d’Apollon (Horus par interpretatio Graeca) et quantités de palmiers et d’autres arbres fruitiers d’après Hérodote38, Strabon39 et Plutarque40. Quoique certains textes la placent dans l’arrière37
Sur les différentes graphies du toponyme, voir Richard-Alain JEAN & Anne-Marie LOYRETTE, La mère, l’enfant et le lait en Égypte ancienne, Paris : L’Harmattan, 2010, p. 381, n. (c). 38 HÉRODOTE, Hist. 2, 156, 165. Contamination du palmier délien ; cf. Christian LE ROY, « La naissance d’Apollon et les palmiers déliens », BCH Supplément 1 (1973), p. 263-286. 39 STRABON, Geogr. 17, 1, 18. 40 PLUTARQUE, Is. Os. 18, 38.
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pays marécageux du nome Diospolite, d’autres textes lui préfèrent la proximité de la ville de Bouto, formée des quartiers de Pê et Dep41, dans la partie méridionale du lac Borollos des Grecs — beaucoup plus étendue au sud. En d’autres termes, le Chemmis dont parle Hérodote se serait trouvé dans le nome du Taureau-montagnard (Ḫԑsw). L’idée d’une « île flottante » déclinée à partir du mythe délien par l’auteur halicarnassien42 est reprise par Pomponius Méla43, en lien avec la légende de Léto. On raconte qu’Océanos, ému par les plaintes de Léto enceinte des œuvres de Zeus, fit apparaître une île flottante, où elle pût accoucher sans craindre la colère d’Héra : Délos. D’une lectio Graeca du mythe égyptien remontant au Père de l’Histoire44, sur laquelle on reviendra bientôt, découle un transfert de l’île de Délos et de la Léto des Grecs sur l’île de Chemmis et la Bouto des Égyptiens45. Faisant du mythe une réalité à contrôler sur le terrain de l’archéologie, les égyptologues ont recherché cette localité. C. Edgar46 a pensé l’identifier avec un site près de Tell-Faraïn (Bouto), sous la forme d’un birkeh ayant anciennement disparu à proximité du village de Shaba (Châbeh l’ancienne) dont le nom aurait trahi, selon lui, le nom antique de la ville supposée. Cependant, d’après le mythographe du pDelta XV, 11-12, Chemmis est située au sud de Bouto47, ce qui paraît conférer un semblant de réalité au site, bien qu’Annie Forgeau, soulignant la complexité du problème, ait montré que, sous l’effet de la popularité de Chemmis, « les toponymes se sont multipliés à son modèle au point que la tradition grecque l’a transformée en
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Pierre MONTET, Géographie de l’Égypte ancienne, I, Paris, 1957, p. 91. Sur Akhbit, voir GDG I, 11 ; IV, 175. Sur la localisation, on verra Alan H. GARDINER, « The Hinterland of Behdet and the Problem of Chemmis », JEA 30 (1944), p. 52-58 ; MONTET, op. cit., p. 92 ; M. MALAISE, « Harenkhémis à Canope », p. 667, n. 19. Du point de vue grec, voir le commentaire sur Νέβουτο dans Laurent BRICAULT, « Les cultes isiaques en Grèce central et occidentale », ZPE 119 (1997), p. 117-122, et surtout p. 121. 42 HÉRODOTE, Hist. 2, 156, 4. 43 Werner VYCICHL, « L’île de Chemmis “qui flotte au gré des vents” », DiscEg 4 (1986), p. 73-76 ; MALAISE, « Harenkhémis à Canope », p. 668. 44 Sur le nome Chemmite d’Hérodote et les divinités locales, voir Henri GAUTHIER, Les nomes d’Égypte depuis Hérodote jusqu’à la conquête arabe (MIE 25), Le Caire, 1935, p. 4-6. 45 La Bouto des Grecs montre que la déesse locale (Wԑḏ.t = Outo) est confondue avec la localité où elle est principalement vénérée : Bouto (Pr-Wԑḏ.t). Voir la très riche note de Pierre JOUGUET, « Dédicace grecque de Médamoud », BIFAO 31 (1931), p. 1-29, et surtout p. 3-10, sur la dédicace grecque à Léto à Médamoud, où Léto est assimilée localement à Râyt-taouy. 46 Campbell C. EDGAR, « Notes from the Delta : I. Bouto and Chemmis », ASAE 11 (1911), p. 87. 47 Dimitri MEEKS, Mythes et légendes du Delta d’après le papyrus Brooklyn (MIFAO 125), Le Caire, 2006, p. 35 et p. 151, n. 538.
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île flottante » . Mais M. Malaise, se fondant sur Hérodote et Pomponius Mela, songe, lui, à un temple bien réel puisqu’il écrit : « Pomponius Mela mentionne encore l’existence à Khemmis d’un grand temple d’Apollon au milieu de forêts et de bois sacrés. Le temple d’Apollon est évidemment un temple d’Horus Harchébis où il était sans doute honoré en compagnie de sa mère, dite Esenkhébis49. » 2.4.2. Pour en revenir à la tradition égyptienne ancienne, de même que Bouto50, Chemmis51 joue un rôle important dans le processus conduisant à la nomination du roi52. Aux Textes des Sarcophages, il est fait référence à une royauté chemmite très ancienne, dévolue à Routy, « plus ancien qu’Atoum » (smsw r Jtm)53. On ajoutera à cette présentation que, non déterminée par le ԑḫ-bj.t)54, la graphie hiéroglyphe de la ville (cf. graphie ancienne du toponyme de la statuette présentée, réduite aux trois signes ḫbj.t et 55 soutenue par deux exemples dans ce texte, serait tardive . 2.5. Horus de / à Chemmis ou Horus-Chemmite 2.5.1. Reprenons à présent le nom Horus-de-Chemmis (Ḥr-ԑḫ-bj.t)56, qui présente des affinités avec l’Horus de Bouto, et a inspiré la création de plusieurs anthroponymes égyptiens57. Le premier, diversement rendu en grec par Ἁρχῆβις, Ἁρχῖβιος ou Ἁρχῖβις58 ou peut-être encore Ἁρχῆμις, est également intégré dans des dérivés tels que Pԑ-dj-Ḥr-ԑḫ-bj.tj, qui donne 48
Annie FORGEAU, « Prêtres isiaques : essai d’anthropologie religieuse », BIFAO 84 (1984), p. 155-187, et surtout p. 160-161 : Le cas de Chemmis. 49 MALAISE, op. cit., p. 668. 50 TP 697 ; 1089 ; 1244b. 51 Voir Hartwig ALTENMÜLLER, « Chemmis », dans LÄ I, col. 921-922. 52 TP 1214 b ; 1215 b ; 1703 c ; 2190 a ; 2191 a. 53 CT V, 290b-f. Voir Claude CARRIER, Textes des Sarcophages du Moyen Empire égyptien, Paris, 2004, p. 1054-1055 ; cf. p. 430-431. Cf. CT III, 56a-b : « N est Routy, plus ancien qu’Atoum : « Je vais prendre mon trône qui est dans les montagnes et qui est à Chemmis. » 54 Wb I, 13, 4 ; Hermann DE MEULENAERE, « Notes ptolémaïques », BIFAO 53 (1953), p. 103-111, et surtout p. 107-108. 55 Voir GARDINER, JEA 30, p. 54, n. 30 ; Ricardo A. CAMINOS, The Chronicle of Prince Osorkon (AnOr 37), Rome, 1958, p. 29, § 41, n. (g) ; FAIRMAN, ASAE 43 (1943), p. 272-273. 56 On renverra à FORGEAU, « Aux origines du nom Harchébis », p. 213-214. 57 PN I, 247 ; Erich LÜDDECKENS & Heinz-Joseph THISSEN, Demotisches Namenbuch, Wiesbaden 1980, 830-831 ; Hermann DE MEULENAERE, « Cultes et sacerdoces à Imaou (Kôm el-Hisn) aux temps des dynasties saïte et perse », BIFAO 62 (1964), p. 151-171, et surtout p. 156 ; Frédérique VON KÄNEL, Les prêtres ouâb de Sekhmet et les conjurateurs de Serket, (Bibliothèque de l’École des Hautes Études (Sciences religieuses) 87), Paris, 1984, p. 74, 114, 115, 202, 298. 58 FORGEAU, « Aux origines du nom Harchébis », p. 213, n. 7 et 9 ; MALAISE, « Harenkhémis à Canope », p. 666, n. 10.
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Πετεαρχῆβις59, ou Nḫt-Ḥr-ԑḫ-bj.t60 *Nεκθαρχῆβις ou *Nαχθαρχῆβις.
dont
l’équivalent
grec
serait
2.5.2. Mais que penser de l’inscription bilingue — égypto-araméenne sur le sceau de Saint-Petersbourg publiée par Charles Clermont-Ganneau, portant la graphie : Ḥr-n-Ḫb transcrite en araméen חר|חביḥr-ḥbj61 (cf. fig. supra), et ayant appartenu à un personnage répondant à ce nom et voulant que sa signature fût reconnue dans les deux langues62 ? Comme le pense Clermont-Ganneau, si les inscriptions bilingues égypto-araméennes sont d’époque perse, il y a lieu de soupçonner en Ἁρχῆβις — peut-être faut-il le préciser — un nom éminemment nationaliste dans la mesure où il marque aux yeux de tous l’éventualité de l’émergence d’un souverain dont le modèle aurait été l’Horus de Chemmis, cas notable non seulement avec Psammétique Ier (664-610)63, mais, plus tard, avec Inaros (vers 460), l’ennemi des Perses, et enfin Khabbach (337-335). Tous organisent la résistance — comme Nectanébo II (360-343) — à partir des marais du Nord puisque ceux-ci sont le verrou de la résistance dans le Delta. En vertu de la théologie gravitant autour des thèmes de la naissance d’Horus dans les marais de Chemmis, ces différents noms ayant Harchêbis pour dénominateur commun matérialisent un profond désir de souveraineté nationale au sein de la population égyptienne, notamment un roi du Nord, sans doute sous l’égide de l’oracle de Bouto64. Il ne faut pas s’en étonner depuis que M. Malaise a mis en exergue que « cet Harkhébis revêt aussi l’aspect d’un dieu guerrier redoutable », qu’il aurait emprunté à Haroëris 65.
59
PN I, 125 ; II, 356 ; cf. FORGEAU, « Aux origines du nom Harchébis », p. 213, n. 9 ; MALAISE, loc. cit. 60 PN II, 300 ; cf. FORGEAU, loc. cit. ; MALAISE, loc. cit. 61 Charles CLERMONT-GANNEAU, « Une intaille bilingue égypto araméenne », dans Recueil d’Archéologie orientale I, Paris, 1888, p. 238-240. Mentionnée par FORGEAU, op. cit., p. 213214, et n. 10. 62 CLERMONT-GANNEAU y voit un nom phénicien, mais il y a des chances pour que cet anthroponyme ait plutôt été porté par un Égyptien du Nord. 63 Cf. Frédéric SERVAJEAN, « Enquête sur la palmeraie de Bouto II. La légende de Psammétique », dans S.H. AUFRÈRE (éd.), Encyclopédie religieuse de l’Univers végétal. Croyances phytoreligieuses de l’Égypte ancienne II (OrMonsp 11), Montpellier, 2001, p. 3-16. 64 ERROUX-MORFIN, « Le Papyrus et son offrande », p. 27. 65 MALAISE, « Harenkhémis à Canope », p. 671, mais voir aussi p. 671-673.
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2.5.3. Le nom divin Ḥr-ԑḫ-bj.t « Horus-de-Chemmis » (dém. Ḥr-Ḫb) est attesté entre le Nouvel Empire et l’époque gréco-romaine66 de même que Ḥrm-ԑḫ-bj.t, connu à partir de l’époque saïte jusqu’à l’époque gréco-romaine67. D’après Chr. Leitz, il est représenté, selon l’iconographie du temple d’Hibis68, comme un faucon à la tête coiffée d’une chapelle surmontée de deux plumes et posé dans un fourré de papyrus. C’est la seule attestation connue, je crois, de l’iconographie d’Horus-de-Chemmis, mais cette dernière corrobore l’existence d’une divinité répondant à ce nom. De par ce décor, il entretient des affinités avec « Horus-fils-d’Isis » dont la naissance est aussi représentée dans les marais de Chemmis, étant reconnaissable à son caractère d’enfant assis émergeant d’un lotus bleu protégé par des cobras ailés, ou un enfant allaité par sa mère Isis debout ou assise dans un fourré de papyrus69. L’artiste du pJumilhac, lui, le campe comme un dieu enfant, portant la mèche de l’enfance, assis au centre d’un bouquet de papyrus, dont Ouadjet, lovée au sommet d’un papyrus, monte la garde70 tandis que le mammisi de Philae (photo 948) le montre au sein de sa mère Isis assise dans un fourré de papyrus71 ou comme un faucon couronné du pschent dans le bouquet arrondi de papyrus de Chemmis72 et protégé par deux aspects de Ouadjet. Le premier, qui évoque un cobra sur un papyrus tenu, dans la partie basse, par deux figurines de souverains agenouillés et coiffés d’un némès, est accompagné de la légende : « Ouadjet-sur-son-papyrus qui effectue la protection du Fils d’Osiris » ; le second, un cobra rampant et comme suspendu en l’air, est désigné par une autre légende : « Ouadjet-florissantede-vie en tant que protection de ce qui émane d’Isis »73. L’iconographie d’Horus-de-Chemmis, autre forme d’Isis-fils-d’Isis, dérive sans doute de croyances anciennes puisque le défunt, aux Textes des Sarcophages74, pour éviter l’abomination, se réfère ainsi à Ouadjet en disant : « L’Uraeus sorti de Chemmis m’appartient (jnk jʿr.t pr⸗tj m ԑḫ-bj.t) » pour indiquer que comme 66
LEITZ (éd.), LÄGG V, 238a-b. Ibid., 238b. 68 Cf. LEITZ (éd.) LÄGG V, 238a (= Hibis, 4, II). 69 Voir British Museum, 26233 ; cf. G.A.D. TAIT, « The Egyptian Relief Chalice », JEA 49 (1963), p. 93-139, et surtout p. 130 et pl. XXIV, 2 ; Hermann DE MEULENAERE, « Cultes et sacerdoces à Imaou (Kôm el-Hisn) aux temps des dynasties saïte et perse », BIFAO 62 (1964), p. 151-171, et en particulier pl. XXIV. 70 Cf. pDelta XV, 6 (MEEKS, Mythes et légendes, p. 34). Hathor comme déesse d’Imet (Bouto de l’Est). 71 JUNKER & WINTER, Das Gebursthaus, p. 12. 72 Ce fourré arrondi est justement le « fourré verdoyant » (ԑḫ-bj.t) qui est précisément à l’origine de l’étymologie de Chemmis. 73 Ibid., p. 18-19. 74 CT VI, 198c. 67
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enfant nouveau-né, il s’empare des pouvoirs du cobra divin représentant la couronne du Nord75. D’ailleurs, les deux tableaux qui encadrent le bas-relief correspondant à la photo 948, sont respectivement formés par un discours de Rê (photo 944)76 et le décret d’intronisation rédigé par Thot (photo 946)77. Parmi les titres se rapportant à Horus de Chemmis, on trouve encore un prophète dont le nom est perdu : « Prophète d’Horus-enfant-d’Isis-àHéliopolis (ḥm Ḥr-ẖrd-Js.t-m-Jwnw), d’Horus-de-Chemmis (Ḥr-ԑḫ-bj.t)… son (à elle), Isis… »78. Mais le contexte, lacunaire, n’autorise pas une lecture sûre. Ἐ σεγχῆβις) 2.6. Isis de / à Chemmis (Ἐ 2.6.1. À côté d’Horus-de-Chemmis existait une « Isis-de-Chemmis » (Js.tԑḫ-bj.t ou Js.t-n-ԑḫ-bj.t)79 ou une « Isis-à-Chemmis » (Js.t-m-ԑḫ-bj.t)80 attestée par le titre porté par un prophète de Bubastis : ḥmnṯr n Js.t-n-Ḫb(j.t) ḥr(.t)-jb Bԑs.t « prophète d’Isis-de/à-Chemmis, qui réside à Bubastis »81, qui renvoie à l’existence d’une Chemmis bubastite. Il faut signaler encore que le Cycle d’Inaros (pSpiegelberg, col. 2), fait apparaître l’existence d’un « prophète d’Horus de Pê à Bouto, né d’Isis de Chemmis »82. Le nom Js.t-n-Ḫb(j.t) répond au grec Ἐσεγχῆβις, attesté par une inscription du Fayoum, datée de 68 av. J.-C.83. Ainsi, le raisonnement
75
Cf. les épithètes de Ouadjet dans la scène de la naissance d’Horus dans le marais de Chemmis : JUNKER & WINTER, op. cit., p. 12-13 : « Ouadjet aux nombreuses années pour Horus fils d’Osiris, qui apparaît sur sa tête chaque jour. » 76 JUNKER & WINTER, op. cit., p. 16-17. 77 Ibid., p. 20-21. 78 Battiscombe GUNN, « The Naophorous Statue Belonging to Professor Touraeff », JEA 5 (1918), p. 125-126. 79 LEITZ (éd.), LÄGG I, 67b-c. 80 Ibid., 67c. Le nom est maintes fois signalé dans VON KÄNEL, Les prêtres ouâb de Sekhmet et les conjurateurs de Serket, p. 71, 86, 87, 93, 104, 105, 220, 221. 81 Wilhelm SPIEGELBERG, « Varia XCVII. Isis Ἐσεγχῆβις », RT 28 (1906), p. 183-184, et surtout p. 183 et n. 8 (WIEDEMANNS, « Varia », PSBA 13 [1891], p. 36). Il s’agit d’une stèle copiée au Caire par son propriétaire, le Dr Grant, et portant le cartouche de Takelot, mais le cadrat a été corrigé par SPIEGELBERG. Ajouter FORGEAU, « Prêtres isiaques », p. 181, doc. 40. 82 RUTHERFORD, « The Genealogy of the Boukoloi », p. 112. 83 Ce nom, signalé par Werner OTTO, Priester und Tempel im hellenistischen Ægypten, Leipzig – Berlin, 1905 (rééd. Rome, 1971), I, p. 410, n’est mentionné ni dans le dictionnaire de Preisigke ni dans celui de FORABOSCHI. C’est SPIEGELBERG (op. cit., p. 183) qui fait le rapprochement en corrigeant Otto, lequel (op. cit. II, p. 337) indique la correction de SPIEGELBERG et renvoie aussi à Ulrich WILCKEN, Archiv für Papyrusforschung und Verwandte Gebiete IV, Leipzig, 1908, p. 263-264, qui fournit une explication de l’étymologie. L’inscription
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qui concluait à l’inexistence d’un culte de Ἐσεγχῆβις et de Ἁρχῆβις dans le Chemmis du Delta d’Hérodote84 a été abandonné par M. Malaise85. 2.6.2. C’est ce à quoi conduit l’examen des différents temps de la naissance d’Horus. D’après la stèle Louvre C 286, après avoir ressuscité Osiris et procréé Horus, elle l’allaite au sein de Chemmis dans la solitude sans révéler le lieu où il est caché86, soutenue cependant dans son exil deltaïque87. Mais on a d’autres précisions. Les Textes des Sarcophages mettent eux aussi en relief qu’Isis(-de-Chemmis) met au monde Horus après qu’il a été conçu à Pê88 : « Il est le fils d’Osiris, engendré à Pê et mis au monde à Chemmis » (ntf sԑ Wsjr jwr(w)⸗f m P ms(w)⸗f m ԑḫ-bj.t). La même recension consacre à cette naissance un long passage où le défunt s’identifie à Horus dans Chemmis de façon à être investi des mêmes pouvoirs que lui (on a signalé en petites capitales un mot qui sera traité plus loin, § 2.8.4) : Je suis Horus-fils-d’Isis (Harsiesis) qu’a mis au monde Isis divine (jnk Ḥr sԑ Wsjr msw~n Js.t nṯrj.t) ; elle m’a mis au monde à Chemmis (ms~n⸗s wj m m ԑḫ-bj.t), MA FACE étant dressée en tant que (celle d’un) faucon divin (ḥr⸗j ṯs(w) m bjk nṯrj) ; j’ai créé mon œil en forme de flamme de sorte que MA FACE soit une arme acérée (jw jr~n⸗j jr.t⸗j m ns spd(w) ḥr⸗j) ; mon œil brillant est uni à son (celui d’Horus) œil brillant (sm(w) ԑḫ.t⸗j m ԑḫ.t⸗f) ; j’ai fait que mon œil soit mon uraeus vivant (jw jr~n⸗j jr.t⸗j jʿr.t ʿnḫ⸗tj)89.
2.6.3. Le séjour à Chemmis, où Isis est arrivée après une longue errance90, a pour objet de protéger Horus des atteintes de Seth comme l’indique le pJumilhac (VI, 10-12) : « Seth était allé pour rechercher Horus, encore enfant, dans son nid de Chemmis, alors que sa mère l’avait caché à l’intérieur d’un fourré de papyrus, sur lequel Nephthys avait installé sa natte. Elle l’avait caché sous l’aspect d’un jeune enfant dans un fourré de est republiée par WILCKEN, Archiv III, 1907, p. 131, n. 8. Voir aussi FORGEAU, « Aux origines du nom Harchébis », p. 214, n. 15. 84 FORGEAU, op. cit., p. 214. 85 MALAISE, « Harenkhémis à Canope », p. 668. 86 Alexandre MORET, « La légende d’Osiris à l’époque thébaine d’après l’hymne à Osiris du Louvre », BIFAO 30 (1931), p. 725-750, et surtout p. 743 : « Celle qui redresse ce qui est affaissé de l’affaibli de cœur, qui extrait sa semence, fait un héritier, allaite le nourrisson dans la solitude, sans qu’on sût où il (était) » (d’après Moret, retouché). Voir aussi p. 743-744, n. 64. 87 Pour mémoire, voir Pierre MONTET, « Dieux et prêtres indésirables », RHR 141 (1952), p. 129-144, et surtout p. 136. 88 Ian RUTHERFORD, « The Genealogy of the Boukoloi: How Greek Literature Appropriated an Egyptian Narrative-Motif », JHS 120 (2000), p. 106-121 ; FORGEAU, Horus-fils-d’Isis, p. 70 (cf. CT VII, 37f et n). Voir aussi CT IV, 91f-h (FORGEAU, op. cit., p. 71) et IV, 91, n). 89 CT IV, 91, d-k. 90 Susanne RATIÉ, La Reine Hatchepsout : Sources et Problèmes, Montpellier, 1979, p. 109 : discours tenu par Hathor à Hatchepsout, considérée comme Horus.
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papyrus », texte corroboré dans la longue lamentation d’Isis de la stèle Metternich. C’est là encore où, d’après le pDelta XV, 12, il échappe à l’incendie des fourrés de papyrus provoqué par Seth, revêtant le nom de Bê92. L’idée sous-jacente à cet enfermement dans les marais, protégé par la complicité des habitants des marais (stèle de Metternich), est qu’il devait y demeurer jusqu’à temps de devenir suffisamment fort pour affronter son adversaire, cas qui se présente avec Psammétique Ier qui réinvestit pour son propre compte le mythe chemmite93, car Horus de Chemmis est devenu un archétype dès lors qu’il est question de prise de la fonction royale ou sacerdotale94. 2.6.4. Les Textes des Sarcophages annoncent cette intention, puisque le défunt s’assimile à cette déesse en phase de gestation : « Je suis Isis, celle qui est dans Chemmis » (jnk Js.t sj m-ẖnw ԑḫ-bj.t)95. En différents lieux, les déesses mères sont fréquemment assimilées à Ouadjet de Chemmis pour la même raison. Dans le cas de Mout, exaltant plus son lien avec son père Rê qu’avec Amon, il est dit : « Chemmis est stable grâce à ce sien noble sceptre de papyrus qui est dans ses mains de déesse, maîtresse des Pât et des Rekhyt96. » Rê lui donne Chemmis ainsi que la Haute et la Basse-Égypte97. Selkis, épouse d’Horus, est également vénérée comme dame de Chemmis98.
91
Jacques VANDIER, Le Papyrus Jumilhac, Paris, 1961, p. 117. Cf. pJumilhac XIII, 10, qui identifie la nébride au fourré de papyrus qui avait caché Horus à Chemmis. Sur cette nébride de papyrus, voir Sydney H. AUFRÈRE, « À propos d’une légende du P. Jumilhac. La nébride de papyrus », dans S.H. AUFRÈRE (éd.), Encyclopédie religieuse de l’Univers végétal. Croyances phytoreligieuses de l’Égypte ancienne III (OrMonsp 15), Montpellier, 2005, p. 121-126. 92 MEEKS, Mythes et légendes du Delta, p. 35 ; MORFIN-ERROUX, « Le papyrus et son offrande », p. 27 (en lien avec l’interdit du 10 Tybi où il est recommandé de ne pas faire brûler les papyrus). 93 SERVAJEAN, « Enquête sur la palmeraie de Bouto II ». 94 Jean-Marie KRUCHTEN, Les Annales des prêtres de Karnak (XXI-XXIIImes Dynasties) et autres textes contemporains relatifs à l’initiation des prêtres d’Amon (OLA 32), Louvain, 1989, p. 161 et suiv. ; stèle de la Restauration, ligne 27 ; John BENNETT, « The Restoration Inscription of Tut’ankhamûn », JEA 25 (1939), p. 8-15, et surtout p. 10 ; cf. p. 13, n. 52 : « le souverain qui saisit les couronnes à Chemmis » (jtj jṯ ḥʿ.w m ԑḫ-bj.t) (Urk. IV, 16, 15) ; BRICAULT, « Du nom des images d’Isis polymorphe », p. 75-76, n. 4. 95 CT VII, 30j. 96 Harry M. STEWART, « A Crossword Hymn to Mut », JEA 57 (1971), p. 87-104, et surtout ligne 18, p. 92. Sur le sceptre de papyrus, voir Sydney H. AUFRÈRE, « Le sceptre de papyrus et les déesses », dans S.H. AUFRÈRE (éd.), Encyclopédie religieuse de l’Univers végétal. Croyances phytoreligieuses de l’Égypte ancienne II (OrMonsp 11), Montpellier, 2001, p. 83-88. 97 STEWART, op. cit., ligne 19, p. 92. 98 Alan H. GARDINER, « Professional Magicians in Ancient Egypt » PSBA 39 (1917), p. 3143, et surtout p. 41.
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2.7. Amon et Harpocrate, Amon et Chemmis 2.7.1. Il est temps d’aborder les liens qui peuvent exister entre Amon, Harpocrate et Harchêbis, ce qui peut s’opérer en deux temps, car Amon et Harpocrate, d’une part, Amon et Chemmis (lieu de naissance d’Harpocrate), d’autre part, entretiennent des relations spécifiques. 2.7.2. 1) On a vu qu’un lien de filiation, fruit d’un syncrétisme tardif, associait Harpocrate à Amon, et que ce dernier s’opposait à un autre lien comme dieu-fils d’Isis et Osiris ; plus précisément, Harpocrate est désigné comme « le Grand, l’Ancien, le premier(-né) d’Amon » (Ḥr-pԑ-ẖrd ʿԑ wr tpj n Jmn)99, ce qui ne l’empêche pas d’être systématiquement nommé « Harpocrate, le Grand, l’Ancien, le premier(-né) d’Osiris » (Ḥr-pԑ-ẖrd ʿԑ wr tpj n Wsjr) au mammisi de Philae (photo 1016)100. Avec le premier(-né) d’Amon » (tpj n Jmn), le milieu sacerdotal d’Amon thébain crée une divinité fils originelle, en induisant une théogamie où Amon peut se substituer au père posthume (Osiris), les deux étant rapprochés sous le nom de Jmnrn⸗f101. Amon et Harpocrate se superposent également en l’enfant divin, Harpocrate amonien, représenté avec les marques de l’enfance — l’index à la bouche et la mèche de l’enfance — et reconnaissable à la coiffure d’Amon102. Théologiquement née dans la région thébaine ou coptite, cette figure est exportée dans le milieu des coroplastes alexandrins103, qui véhiculent entre autres des thèmes nationalistes favoris des Égyptiens de la chôra. Ce lien perdure comme l’exprime, en 133/134 de notre ère (an 18 d’Hadrien), une monnaie alexandrine jusqu’alors inédite ; celle-ci témoigne de liens entre Ammon, Déméter et Harpocrate, exprimant le souci de l’élection d’un successeur à l’empereur104, vu comme un pharaon romain.
99 FORGEAU, op. cit., p. 308-309, qui donne cinq exemples ; EAD., dans Jean LECLANT, Ann. EPHEV, 92, 1983-1984, p. 220 ; et LEITZ (éd.), LÄGG VII, 388a. Mais il désigne aussi (tpj n Jmn-Rʿ) Chonsou-Enfant (LEITZ, loc. cit.). Voir aussi Georges POSENER, La première domination perse en Égypte (BdE 11), Le Caire, 1936, p. 18-19, n. (b). On renverra aussi à Horsamosi (Ḥr-smsw) « Horus-le-premier-né » ; cf. BETZ (éd.), The Greek Magical Papyri, p. 335 ; cf. D. JANKUHN, « Horsemsu », dans LÄ III, 1980, col. 13. 100 JUNKER & WINTER, Das Geburtshaus, p. 388-389. Voir aussi un autre exemple lacunaire sur photo 1013 (cf. ibid., 384-385) ; photo 998 (cf. ibid., p. 356-357) ; photo 997 (ibid., p. 354355), et passim. 101 François DAUMAS, Les mammisis des temples égyptiens, Lyon, 1958, p. 434. 102 Claude TRAUNECKER, « À propos de l’Harpocrate amonien », http://halshs.archivesouvertes.fr/halshs-00001394, 2002. 103 Pascale BALLET, « Remarques sur Harpocrate amonien. À propos d’une terre cuite tardive provenant d’Alexandrie », BIFAO 82 (1982), p. 75-83. 104 Laurent BRICAULT, « La question de la succession d’Hadrien sur une monnaie inédite de l’atelier d'Alexandrie », Pallas 90 (2012), p. 415-416.
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Les personnages y font vraisemblablement l’objet d’une transposition : Ammon ← Amon ; Déméter ← Isis ; Harpocrate ← Horus. 2.7.3. 2) Bien que rares, les visites d’Amon à Chemmis témoignent de sa part d’une prise de possession de la royauté. Il en est question par deux fois dans les hymnes à Amon, notamment dans l’un des hymnes à Amon-Rê, à Hibis : « Lorsque tu as parcouru le marais, tu t’arrêtes à Chem[mis…], ton cœur s’arrête sur les chemins des marais du nord. Outo te fait exulter dans At105. » De nouveau, dans l’hymne à Amon de Leyde I 344, VII, 9, c’est en tant que dieu-roi, en tant qu’Horus, qu’il émerge de Chemmis paré des insignes de la royauté : « Distingué de naissances à Chemmis, seigneur de l’objet mékès, il a saisi le sceptre héka et le sceptre ouas, afin qu’ils soient unis par sa prise, durable (VIII, 10) de royauté dont la fin n’existe pas. Aux nombreux jubilés pendant des années innombrables ; il règne dans les siècles des siècles106. » L’objet mékès y indique, après une retraite hors du monde, la prise de possession de l’héritage paternel107, à l’instar d’Horus, ce qui éclaire la personnalité d’Harpocrate amonien (cf. supra, § 2.7.2). Dans les mêmes dispositions d’esprit, Min, en tant qu’Horus victorieux, sort de Chemmis justifié, protège son père et reçoit l’héritage108, mais dans le cas de Min, le Chemmis mentionné se veut une relocalisation de ce site dans le nome Panopolite où Min est symétrique à Harchêbis du Delta109 . C’est ce Chemmis-là qu’évoque Plutarque dans la seule mention qu’il fait de ce site dans le De Iside 14 ; c’est à cet endroit précis que « les Pans et les Satyres », qui vivent dans cette localité, et faisant penser à Min ithyphallique, apprennent la nouvelle de la mort d’Osiris. 2.8. Amon protecteur de l’enfant divin et la face d’Harchêbis 2.8.1. Aucun des rapprochements d’Amon et d’Harpocrate, d’Amon et Chemmis proposés (cf. supra, § 2.7.1-3), ne permet d’expliciter l’épithète ḫw-ḥr-ḥr-Ḫb, « qui-protège-la-face-d’Harchêbis ». d’Amon : D’autres pistes doivent être envisagée. Plusieurs épithètes divines liées à la notion de face divine sont attestées110 , mais rien a priori, dans ce champ, ne saurait l’éclairer non plus. L’iconographie des mammisis met en relief la présence d’Amon auprès de sa fille. François Daumas a montré qu’il « était 105 André BARUCQ & François DAUMAS, Hymnes et prières de l’Égypte ancienne (LAPO 10), Paris, 1980, p. 337-338. 106 Josef ZANDEE, « Le Roi-Dieu et le Dieu-Roi dans l’Égypte ancienne », Numen 3, Fasc. 3 (1956), p. 230-234, et surtout p. 230. 107 AUFRÈRE, « Le sceptre de papyrus et les déesses », p. 84-86, 88. 108 BARUCQ & DAUMAS, op. cit., p. 370. 109 FORGEAU, « Prêtres isiaques », p. 161. 110 LEITZ (éd.), LÄGG V, p. 299c-305c.
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imploré deux dois, à l’époque grecque, à Edfou et à Dendara : avant la théogamie d’abord et ensuite avant la naissance et l’intronisation de son fils »111 ; en rapprochant ces épisodes des scènes de la naissance d’Hatchepsout à Deir el-Bahari, il distingue un Amon générateur, d’une part, et un Amon soutien de la parturiente, d’autre part112 . La rencontre est exprimée sur un autre plan au Mammisi de Philae (photo 948). Amon-Rê, ancêtre du Double-Pays, suivi de Nekhbet, et de Hou, entre dans le marais d’Isis à Chemmis113. (En symétrie, à gauche, se tient Thot deux fois grand, seigneur d’Hermopolis, Ouadjet et Sia.) L’enfant, au sein d’Isis, est tourné contre sa mère, et Amon-Rê présente, dans une zone correspondant à la bouche et au nez de sa fille, un signe de vie. Détachés de la scène, les discours des protagonistes ont été publiés dans deux tableaux à part (photos 947 et 949) par les « hiérogrammates »114. Celui de gauche, centré autour de la personnalité de Neith dame de Saïs, grande ancêtre, fait parler Thot, Ouadjet et Neith. Celui de droite, où s’exprime Amon-Rê et Nekhbet (photo 949)115, indique que le dieu vient installer Horus-fils-d’Isis sur le trône de son père Osiris et lui conférer le pouvoir qu’il tient d’Osiris116, mais il ne commente pas son geste. Cela dit, Amon est bien représenté, comme substitut du père véritable, « dans » le marais et dès lors, il y a lieu de penser que l’épithète dont on tente de déceler le sens doit être associé à cette venue. 2.8.2. La protection du nouveau-né par Amon à Chemmis représente certes un fil directeur ténu. Entre autres exemples du dieu protecteur (ḫw) de villes, de temples, de lieux ou de divinités117, l’idée de la protection de l’enfant divin n’est pas une banalité. Dans cette diversité d’épithètes liées aux caractères des cultes locaux, un choix d’exemples118 fait émerger l’idée d’un dieu protégeant sa progéniture, à laquelle peut bien renvoyer celle d’un Amon protecteur d’Harchêbis (Horus à Chemmis) ou de la face d’Harchêbis, 111
DAUMAS, Les mammisis, p. 429. Ibid., p. 429 et 434. 113 JUNKER & WINTER, Das Gebursthaus, p. 12-13 ; cf. ibid., p. 11, 31. 114 Ibid., p. 10-11 et 14-15. « Hiérogrammates », ici au sens de prêtres érudits. 115 Ibid., p. 14-15. 116 Il faut également renvoyer à la photo 1011 (JUNKER & WINTER, op. cit., p. 380-281). 117 LEITZ (éd.), LÄGG V, 655b-665b. 118 Ḫw-ḫj « Celui-qui-protège-le-nouveau-né » (Horus d’Edfou) (659c), Ḫw-ḫj-n-ԑḫtjt « Celui-qui-protège-le-nouveau-né-de-l’Horizontaine (Horus d’Edfou) (659c-660a), Ḫw-ḫj⸗f-rḫww « Celui-qui-protège-son-nouveau-né-contre-les-maux » (Akhty) (660a), Ḫw-sԑ⸗f « Celuiqui-protège-son-fils (661a-b) (Atoum), Ḫw-sԑ-Js.t « Celui-qui-protège-le-fils-d’Isis » (AmonRê) (661b), Ḫw-sԑ⸗f-Wsjr-m-Ḥw.t-nbw « Celui-qui-protège-son-fils-Osiris-dans-le-Château-del’or » (Chou) (661b), Ḫw-sԑ⸗f-mr⸗f « Celui-qui-protège-son-fils-qu’il-aime » (Horus d’Edfou) (661b), Ḫw-ṯԑ.w⸗f « Celui-qui-protège-ses-petits » (Horus d’Edfou) (664b), Ḫw-ṯԑ.w⸗f-r-kjw « Celui-qui-protège-son-petit-contre-les-ennemis » (Horus d’Edfou) (664c). 112
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surtout que ce dernier est dissimulé dans un fourré de papyrus et fait allusion au jeune faucon susceptible de prendre son vol. 2.8.3. Mais ici quelle signification accorder à la « face d’Harchêbis » ? Une réponse possible concerne la face revêtue par Harchêbis ou d’Horus à Chemmis. Les Textes des Sarcophages119 (cf. supra, § 2.6.2) assimilent le défunt à l’enfant d’Isis de Chemmis : « elle (Isis) m’a mis au monde à Chemmis (ms~n⸗s wj m m ԑḫ-bj.t), MA FACE étant dressée en tant que (celle d’un) faucon divin (ḥr⸗j ṯs(w) m bjk nṯrj) ayant fait que mon œil soit une flamme en sorte que MA FACE soit une arme acérée (jw jr~n⸗j jr.t⸗j m ns spd(w) ḥ r⸗j) ». Dans ce contexte, la face du faucon, équipée de l’uraeus, est considérée comme une arme sondant l’espace — Uraeus-Œil (jʿr.t-Jr.t) au front du dieu, en lien avec Ouadjet —, et venant à bout des forces maléfiques. Un examen des épithètes divines permet de se rendre compte que cette face de faucon peut être détachée d’Horus pour être érigée en entité divine indépendante dans les mêmes Textes des Sarcophages. Elle apparaît dans une suite de divinités sous le nom de : « Face-du-fauconqui-émane-de-Ouadjet » (Ḥr-n-bjk-pr-m-Wԑḏ.t), représenté avec une tête de Canidé120 . En outre nombre d’épithètes constituées à partir du terme ḥr « face »121 montrent qu’il s’agit d’un aspect déterminant de l’être divin, susceptible de changer d’aspect, de subir une transfiguration. L’épithète d’Amon : « qui-protège-la-face-d’Harchêbis », exalte ainsi la « face » d’Harchêbis en tant que faucon, et la « protection » d’Amon se rapporte donc à l’aspect cosmique de la face d’Harchêbis, qui peut prendre possession de l’Égypte par son seul regard de Falconidé divin (cf. infra, § 2.9.1). 2.9. Harchêbis, Chou et Tefnout à Chemmis 2.9.1. Dans de telles conditions, la face du faucon s’avère, en vertu d’une analogie exploitée jusqu’à l’époque gréco-romaine, le porteur des yeux divins : le soleil et la lune évoqués chacun sous la forme de l’entité oudjat122 . Il se trouve qu’Harchêbis ou Harpocrate entretiennent, par le truchement de Chemmis, une relation d’analogie avec les jumeaux Chou et Tefnout, autres rejetons divins. Au pEbers (règne d’Amenhotep Ier), ces 119
CT IV, 91, d-k. CT VII, 347g ; cf. LEITZ (éd.), LÄGG V, 300c-301a. 121 LEITZ (éd.), LÄGG V, 298b-299c. En outre, l’épithète nfr-ḥr « face parfaite », pour indiquer une face remarquable, est fréquemment attribuée à des dieux falconidés : LEITZ (éd.), LÄGG IV, 215a, m) et passim. 122 Sydney H. AUFRÈRE, « Promenade au Pays de l’Œil d’Horus ou l’Égypte comme regard du faucon (Falco peregrinus pelegrinoides, TEMMINCK 1829), et autres petites choses naturalistes… (Première partie et Seconde partie) », à paraître. 120
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derniers sont aussi considérés comme les enfants d’Isis de Chemmis123, tandis qu’à Armant, une des sept formes d’Harpocrate est appelée « HorusChou-Enfant » (Ḥr-Šw-pԑ-ẖrd)124, ce qui suppose un lien Horus–Chou, tandis que Chou, à Dendara, assume le rôle d’Horus-l’ancien pour la protection d’Osiris125. L’implication de Chou comme luminaire découle de son nom, qui fait penser à la lumière (šw). Chemmis passe ainsi pour le lieu de naissance commun à Harchêbis et à ceux qui sont habituellement désignés comme les jumeaux de Rê, mais sous deux versions différentes : celle d’un lien de filiation maternel, Isis mettant au monde Harchêbis, prêt à la lutte pour conquérir la succession de son père, et celle d’un lien de procréation direct : la naissance des jumeaux Chou et Tefnout, puisqu’Isis peut aussi jouer le rôle de créateur androgyne126 ; par conséquent, les deux naissances acquièrent un statut parallèle du fait de leur génitrice commune127. Un parallélisme est proposé au mammisi de Philae dans les photos 966-967-968. À gauche, une scène d’offrande des deux couronnes (Nekhbet et Ouadjet) par Ptolémée VIII à Rê-Harakhtès suivi de Chou qui réside à Biggeh et de
123
Herman GRAPOW, Hildegard VON DEINES & Wolfhart WESTENDORF, Grundriss der Medizin der alten Ägypter, Berlin, 1954, V, 489, n° 811 : « Ceci fut le sein où fut atteint Isis dans le marais de Chemmis quand elle mit au monde Chou et Tefnout. Ce qu’elle fit pour eux (= les seins) fut de les conjurer avec la plante-iar, avec une gousse de la plante-seneb, avec la partie-bekat du jonc, avec les cheveux (= fibres) de sa partie-ib (= partie interne du jonc) (tout cela) qu’on avait apporté pour chasser l’action d’un mort, d’une morte et ainsi de suite » (trad. Thierry BARDINET, Les papyrus médicaux de l’Égypte pharaonique, Paris, 1995, p. 447) ; « Cela est le sein dont souffrit Isis dans (le marais) de Chemmis quand elle mit au monde Chou et Tefnout. Ce qu’elle fit pour eux (ses seins) fut de les exorciser avec du souchet jԑr, avec un bulboïde de souchet snb, avec la panicule bkԑt du jonc swt, avec ses fibres internes ; (tout cela) apporté pour repousser l’intrusion d’un mort, d’une mort et ainsi de suite » (R.-A. JEAN & A.M. LOYRETTE, La mère, l’enfant et le lait en Égypte ancienne, p. 380 ; voir aussi le commentaire, p. 380-389). 124 Constant DE WIT, Le rôle et le sens du lion, Leyde, 1951, p. 265 ; LEITZ (éd.), LÄGG V, 291c-292a. 125 Auguste MARIETTE, Dendérah IV, 78 et 80 ; cf. JEAN & LOYRETTE, op. cit., p. 381. On a rajeuni ici les références fournies dans l’article d’ABDALLAH (cf. infra, n. 136). Ajoutons que Chou est parfois représenté sous la forme d’un dieu à tête de faucon ; cf. LEITZ (éd.), LÄGG VII, 34c, Da-e. Il est aussi une désignation de Horus-Mekhentyirty (ibid., 35, b, Ab). 126 Serge SAUNERON « Remarques de philologie et d’étymologie (en marge des textes d’Esna : 14. Le créateur androgyne », dans Mélanges Mariette (BdE 32), Le Caire, 1961, p. 242244, et spécialement p. 243. 127 L’intaille CBd/1163 (Oxford, Ashmolean Museum, inv. Queen's College loan 02) représente une barque de papyrus. Dans cette barque, à la proue et à la poupe de laquelle se tient un faucon coiffé d’un pschent, de part et d’autre de l’enfant assis à la tête radiée et émergeant d’un fruit de lotus, on voit deux enfants dans une attitude d’adoration. S’agirait-il de Chou et de Tefnout ou d’Apollon et Artémis ?
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Tefnout, ses enfants128 ; au milieu, une scène évoquant la sortie de l’enfant de Chemmis129 ; à droite, le même souverain et Cléopâtre offrent le vin à Horus d’Edfou, « faucon de l’Or, qui est issu d’Osiris », Hathor de Dendara et Harsomtous l’enfant, fils d’Hathor, l’enfant parfait doux d’amour130, mais portant la couronne hemhem. Cette disposition de part et d’autre d’une scène articulée autour du fourré de Chemmis et Ouadjet (considérée comme mère en raison de la coiffe de vautour qu’elle porte131 ), quoique non explicitée par les textes, est parlante au regard de notre information, puisque Chemmis apparaît comme un lieu de (re)naissance commun aux rejetons (enfant unique ou jumeaux) des familles divines, quelle que soit la nature de leur procréation et conçus comme des héritiers divins. 2.9.2. Un tel parallélisme est aussi exprimé sur un autre registre chez les auteurs grecs. Hérodote132 prétend qu’à Bouto, — « Demeure d’Outo (Ouadjet) », — outre le temple du célèbre oracle de Léto, se dressait également un temple d’Apollon et d’Artémis, jumeaux nés de Léto ; mais plus loin, dans son résumé mythologique, voici qu’Apollon aurait été remis par Isis, sa mère, à Léto, sa nourrice, laquelle le cacha dans l’île de Chemmis. Confiés tous les deux à Léto, Artémis (Bubastis = Bastet) et Apollon (Horus), son frère, sont assimilés par les Égyptiens aux enfants de Dionysos (Osiris) et Déméter (Isis)133. On voit ainsi se superposer des couples d’origine chemmite. – dans la tradition égyptienne, Isis met au monde le soleil (Chou) et la lune (Tefnout)134 dans les marais de Chemmis ; – Ouadjet de Chemmis, assimilée par Hérodote à Léto par interpretatio, est la nourrice d’Horus et de Bubastis (Bastet), enfants de Dionysos (Osiris) et Déméter (Isis)135 ; – Léto est la mère d’Apollon (Horus) et d’Artémis (Bastet) égyptiens, en parallèle au mythe de la naissance d’Apollon et Artémis dans l’île de Délos. 128
JUNKER & WINTER, Das Gebursthaus, p. 38-39. Ibid., p. 40-41. 130 Ibid., p. 42-43. 131 Cf. supra, n. 34. 132 HÉRODOTE, Hist. 2, 155. 133 Ibid. 2, 156. Sur le rapport entre Osiris et Dionysos, voir Laurent COULON, « Osiris chez Hérodote », dans L. COULON, P. GIOVANELLI-JOUANNA & Fl. KIMMEL-CLAUZET (éd.), Hérodote et l’Égypte. Regards croisés sur le Livre II de l’Enquête d’Hérodote (CMO 51, Litt. 18), Lyon, 2013, p. 167-190, et spécialement p. 177-181. 134 Hermann TE VELDE, « Schu », dans LÄ V, col. 735-737 ; Ursula VERHOEVEN, « Tefnut », dans LÄ VI, col. 197-204. 135 Il faudrait s’interroger pour savoir, au cas où Bastet est la sœur d’Horus, si cette dernière ne serait l’équivalent de Horet, forme féminine d’Horus, laquelle est attestée au pDelta, rédigé dans les premières années du règne de Psammétiquer Ier ? 129
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On voit donc se superposer quatre couples : – le Soleil et la Lune ; – Chou et Tefnout ; – Horus et Bastet ; – Apollon et Artémis. Un objet fascinant, publié par Aly Abdalla, mais connu depuis 1918, pourrait résumer cette question. Découvert à Dendara136, le groupe Caire JE 46278 représente un dieu enfant sous les traits d’un Harpocrate et son alter ego féminin, présentés, ainsi que l’indiquent les signes du soleil et de la lune sur l’épaule de ces forces gémellaires mi enfants, mi ophidiens, comme analogues au soleil et à la lune137 , tandis que leur tête est sommée chacune d’un disque renfermant un Œil Oudjat respectivement droite et gauche, qui équivaut aux deux astres. Or ces jumeaux, considérés parfois comme étant les enfants de Cléopâtre et d’Antoine, — Hélios et Séléné138, — peuvent également évoquer, pour les Égyptiens, Chou et Tefnout. Il ne faut donc quitter des yeux l’idée que le soleil et la lune sont liés à l’existence des enfants des marais de Chemmis. 2.10. Harchebis-Harpocrate, l’ouette d’Égypte (animal d’Amon) et les différentes oies de la vallée du Nil 2.10.1. Dans le cadre des liens présumés entre Amon et Chemmis, et pour apporter un autre élément au dossier ici présenté, on doit examiner l’oie ou plutôt l’ouette (Alopochen aegyptiacus, LINNAEUS 1766) d’Amon, qui confère à celui-ci un caractère protecteur et, éventuellement, celui de jargonneur primordial139. Compte tenu du caractère aquatique de Chemmis et 136
Aly ABDALLA, « A Graeco-Roman Group Statue of Unusual Character from Dendera », JEA 77 (1991), p. 189-193, et surtout p. 193. Sur l’objet, voir aussi Georges DARESSY, « Inscriptions tentyrites », ASAE 18 (1919), p. 183-189, et surtout p. 189 (IX). 137 Ne croyant pas que les têtes des serpents soient cassées (cf. ABDALLA, op. cit., p. 190), il me semble plutôt que les bustes des enfants se terminent par des corps de serpents symétriques. Dans les cas de dieux hydrides, le raccord entre les deux parties — humaine et ophidienne — se fait souvent à l’aide d’un vêtement flottant, à la façon dont on reproduit, sur les intailles magiques, l’anguipède alectorocéphale. 138 Philippe DERCHAIN, « Mythes et dieux lunaires en Égypte », dans La lune, mythes et rites (SO 5), Paris, 1962, p. 52-53 : Hélios et Séléné, enfants de Cléopâtre et d’Antoine. Hélios est le frère de Séléné, et ils sont tous les deux enfants du titan Hypérion et de sa sœur Théia, mais avec le temps, Hélios devient l’équivalent d’Apollon et Séléné celui d’Artémis. Voir aussi ABDALLA, op. cit., p. 191, n. 24. La présence des serpents a peut-être un caractère trop primordial pour être associé aux jumeaux de Cléopâtre et de Marc Antoine. 139 L’hypothèse d’une assimilation de l’œuf primordial du système hermopolite (Serge SAUNERON & Jean YOYOTTE, « La naissance du monde selon l’Égypte ancienne », dans La Naissance du monde [SO 1], Paris, 1959, p. 19-91, et spécialement p. 59-62) avec l’ouette
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du rôle exercé par Amon d’après le titre sacerdotal porté par Horpakheredpahounfer, , il est intéressant de souligner un parallélisme éventuel entre Harchêbis ( ), qui s’est érigé en divinité véritable, et un dieu enfant représenté sur une série d’intailles, qui est Harpocrate, monté sur une oie ou dont la silhouette, dans des configurations diverses, est associée à celle d’une oie. 2.10.2. L’interprétation du rôle des animaux comme médiateurs auprès des hommes, fait toujours l’objet d’une certaine méfiance alors que les protagonistes des mythes n’hésitent pas à revêtir leurs formes en fonction des circonstances et des lieux. La faune et la flore, de ce fait, jouent un rôle important, dont on n’a pas toutes les clés dans la mesure où on ne leur accorde qu’une importance secondaire qui, pourtant, s’éclaire à l’étude de l’éthologie animale ainsi que des propriétés ou de l’aspect des plantes ou de leurs parties. Ils jouent souvent un rôle d’auxiliaires divins, ou d’hypostases divines véhiculant dans la faune ou la flore les qualités divines. 2.10.3. Dans ce milieu marécageux où l’enfant Horus (il faut parler d’Harpocrate) est plongé et où il est soumis à des dangers divers dont le plus grand est Seth-Typhon, le plus acharné à sa perte, la défense du jeune dieu est théologiquement adaptée aux hôtes du milieu aquatique. L’un est le cobra incarné par Ouadjet qui veille dans les papyrus, forme locale que peut revêtir Isis, ou la loutre de Ouadjet140 dans Bouto orientale, parfaitement adaptée au milieu marécageux et qui veille sur sa progéniture. Isis, dans la liste des dieux honnis dont les noms sont livrés à la porte d’Osorkon à Bubastis, — qui mettent en relief une opposition entre les croyances héliopolitaines et osiriaques — est associée à des êtres humains, mais aussi à des oiseaux et des poissons (le Tétrodon et la Perche du Nil)141. Mais l’ouette d’Égypte142, reconnaissable à la richesse de son plumage, à la tache qui entoure son œil et à la tache rousse qu’elle présente sur le poitrail à la base du col, ne figure pas d’Amon pourrait reposer sur deux exemples (cf. VANDIER, « L’oie d’Amon », p. 22-23), idée à considérer avec prudence car il y a trop de contradictions. Une très belle silhouette d’ouette dans la vignette du chap. 95 du Livre des Morts d’Ani (BM 10009, 3) ; cf. Raymond O. FAULKNER & Carol ANDREWS (éd.), The Ancient Egyptian Book of the Dead, Londres, 1985, p. 95. 140 Sydney H. AUFRÈRE, « La loutre, le chat, la genette et l’ichneumon, hôtes du fourré de papyrus : présages, prédateurs des marécages et croyances funéraires », DiscEg 41 (1998), p. 728. 141 MONTET, « Dieux et prêtres indésirables », p. 136. Thot, lui, est lié aux oies ṯrp et et sr (ibid., p. 137-138). 142 Sylvain DHENNIN, L’oie semen et Amon : Documentation, 2004 (non vidi) ; Mostafa S. ZAYED, Les oiseaux de l’Égypte et du Proche-Orient, Le Caire, 2008, p. 34. Mais voir aussi : Charles KUENTZ, « L’Oie du Nil Chenalopex aegyptiaca dans l’antique Égypte », Archives du Museum d’Histoire Naturelle de Lyon 14, Lyon, 1924 ; Michel BREUIL, Jean-Pierre MAYEUR & Franz THILLE, Kenya-Tanzanie : Le guide du safari, faune et parcs, Paris, 1998, p. 409-410.
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parmi les oiseaux auxiliaires d’Isis (l’oiseau ḥ(ԑ).t, et deux autres perdus et/ou manquants). Son nom, smon (smn) qui fait assonance avec celui d’Amon (Jmn), entraîne une superposition d’Amon et de son animal-attribut. Pour accentuer la ressemblance entre le nom d’Amon et le nom de l’oie, le graphiste d’une stèle d’Avignon143 a retourné le signe « s » initial, afin de le || . Ce n’est rapprocher d’un « yod », de la façon suivante : qu’une réinterprétation du nom suivant : « belle oie smon d’Amon » dans une stèle de Deir el-Médîna144. Mais il existe également un lien spécifique entre l’oie smon ( )145 et Horus dans le nom de la localité Semenou-Hor, « Ouettes-d’Horus », appellation du quartier de la capitale du XXIe nome de Haute-Égypte — l’Arsinoïte —, dédié à Khnoum, endossant localement le rôle d’Horus (l’autre nom du quartier étant ChénâKhen = Acânthos, dédié à Osiris)146 . Une légende égyptienne rapportée par Élien147 raconte : Les Égyptiens disent (et les hommes avides de savoir ne les écoutent que d’une oreille distraite) dans un certain district d’Égypte, dont le nom vient d’Héraclès, le fils de Zeus, un enfant aussi beau qu’un Égyptien peut l’être et qui était gardien d’oie, avait pour soupirant un cobra femelle qui était d’ailleurs elle aussi sensible à sa beauté. Elle apparut en rêve à celui qu’elle aimait et l’avertit des intrigues qu’ourdissait contre lui le cobra mâle, qui était en quelque sorte son conjoint : jaloux de l’enfant à cause de sa fiancée, le mâle cherchait à attenter à sa vie. L’enfant se fia à ce qu’il avait entendu et prit ses 148 précautions .
On n’aura pas de mal à identifier le lieu et les protagonistes de cette jolie légende. Pour le lieu, on pensera naturellement au nome Héracléopolite149. Quant au jeune garçon gardien d’oies, il fait songer à Horus, le cobra femelle à Outo (Ouadjet). Quant au cobra mâle qui en veut au jeune garçon, nul n’empêche de penser qu’il s’agirait d’une version locale de Seth. Ce qu’il y a
143
Cf. Marie-Pierre FOISSY AUFRÈRE, Sydney H. AUFRÈRE & Christian LOURY (éd.), Égypte & Provence, Avignon, 1985, p. 130. 144 LEITZ (éd.), LÄGG VI, 342c. Voir également (loc. cit.), Smn-nfr-n-Jmn-Rʿ (loc. cit.), Smn-nṯrj (loc. cit.). 145 LEITZ (éd.), LÄGG VI, 342a-c. Elle porte également le nom de « Oie-d’Amon » (rԑ-nJmn) (ibid., IV, 611a). 146 Jacques VANDIER, « L’oie d’Amon. À propos d’une récente acquisition du Musée du Louvre », Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot 57 (1971), p. 5-41, et surtout p. 32-33. Voir Jean YOYOTTE, RdE 13 (1961), p. 80-92 ; LEITZ (éd.), LÄGG VI, 343a. 147 ÉLIEN, Hist. an. 4, 54. 148 Traduction : ÉLIEN, La personnalité des animaux (Livres I à IX, traduits et commentés par Arnaud ZUCKER), Paris, 2004, p. 108. 149 AUFRÈRE, « Héraclès égyptien et la maîtrise des eaux… », ici même, p. 20-26, § 3.4.
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en tout cas de particulièrement frappant, c’est l’association entre l’oie, l’enfant et le cobra femelle, thème bien connu de la glyptique alexandrine. 2.10.4. Ces documents, s’ils attestent un lien effectif entre Horus et l’ouette smon, et, partant, entre Horus et Amon, ne sauraient être employés sans précaution150 comme explication des terres cuites gréco-romaines représentant Harpocrate chevauchant un Anséridé ou associé à un Anséridé qui tient de l’oie ou du canard151, d’autant que le thème de l’Harpocrate à l’oie n’est pas clair comme s’en explique Jean Marcadé à propos de silhouettes d’Harpocrate de Délos152, dont il n’est pas sûr qu’il ait un rapport quelconque avec l’oie sacrifiée à Isis153. Le thème de l’enfant à l’oie est très répandu dans l’Antiquité, et fait l’objet d’étranges explications. Pline parle d’un enfant étranglant l’animal : Infans eximie anserem strangulat, thème dans lequel on a récemment proposé de voir l’expression d’un « jeu » largement répandu154 . Il est raisonnable de douter, comme l’explique J. Gonzalez, auteur de l’étude, que le thème de l’enfant luttant avec l’oie ait pu être réinvesti par les thèmes imprégnés de théologie égyptienne dans la coroplatie égypto-alexandrine, sous la forme du paradigme Alopochen aegyptiacus. 2.10.5. En effet, notre sujet n’est pas la lutte entre l’enfant et l’oie, préfigurant dans l’enfance des luttes adaptées à l’âge d’homme mais l’idée 150 « Le type d’Harpocrate chevauchant une oie évoque l’assimilation entre Horus et Amon (l’oie étant l’un des attributs de ce dernier), dont les attestations iconographiques remontent à l’époque hellénistique » ; cf. Jean ALIQUOT, « Aegyptiaca et Isiaca de la Phénicie et du Liban aux époques hellénistique et romaine », Syria 81 (2004), p. 201-228. 151 On renverra à la publication de VANDIER, « L’oie d’Amon », p. 33, n. 1. Voir DUNAND, Religion populaire, p. 232-234. 152 « Qu’est-ce à dire, sinon qu’un type iconographique s’est constitué et fixé, unissant la formule du personnage juvénile vêtu à la grecque avec la représentation d’un canard ou d’une oie qui ne participe pas à une action quelconque et ressemble plutôt à un “signe de reconnaissance”. À quand remonte cette imagerie et quelle en est au juste l’intention ? Il est difficile de le préciser » ; cf. Jean MARCADÉ, « L’image sculptée d’Harpocrate à Délos », dans Etudes de sculpture et d’iconographie antiques: scripta varia, 1941-1991, Paris, 1993, p. 511539 (Bulletin de la classe des Beaux-Arts 71, 1989, p. 242-276), et spécialement p. 532. 153 DAGR III/1, p. 12-13, s. v. « Harpocrates », et spécialement p. 13, à droite. Un Harsomtous-Harpocrate coiffé du hemhem et émergeant d’un lotus est vénéré par un personnage offrant une oie sur une table d’offrande ; cf. la vente Antiquités égyptiennes. Collection Charles Bouché, n° 202, le mercredi 24 octobre 2012, Hôtel Drouot, salle 7. Sur un Harpocrate pressant une oie sur sa poitrine, voir Adolphe REINACH, Catalogue des antiquités égyptiennes recueillies dans les fouilles de Koptos en 1910 et 1911, Paris, 1913, p. 92, 6. 154 Jérôme GONZALEZ, « Infans anserem strangulat : est-ce un jeu pour Harpocrate ? », dans A. GASSE, Fr. SERVAJEAN & Chr. THIERS (éd.), Et in Ægypto et ad Ægyptum. Recueil d’études dédiées à Jean-Claude Grenier (CENiM 5), Montpellier, 2012, p. 359-374. L’auteur reprend utilement la problématique abordée par Brunhilde S. RIDGWAY, « The Boy Strangling the Goose: Genre Figure or Mythological Symbol ? », AJA 110/4 (2006), p. 643-648.
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d’une protection éventuellement offerte par l’ouette d’Amon à l’enfant Harchêbis. Mais les exemples sont rares, qui traduisent ne serait-ce qu’une telle idée. Ils se résument à un socle de statue de Deir el-Médîna155, où l’on annonce que lorsque le pays est plongé dans l’obscurité, Amon en tant qu’ouette smon sauve (nḥm) le malheureux de la gueule du crocodile156. Un tel texte fait allusion à la vigilance de l’ouette, au milieu de la nuit, réveillant ses congénères en faisant un beau tapage à l’approche du saurien indésirable. Or il est vrai que les marécages sont présentés comme un lieu de danger. À cet égard, le mammisi de Philae montre, dans un décor anépigraphe, la présence de nids de serpents dressés, de divers génies coutiliers ou lanciers patrouillant au sein des marécages tandis qu’en bonne place, on aperçoit le faucon divin en taille héroïque reconnaissable à sa couronne, un cobra sur un socle, et, derrière lui, ce qui pourrait bien apparaître comme une ouette, mais dont la tête a disparu157. On aperçoit également, à un autre registre, un cynocéphale sur un socle doté de marches158. Dans ces conditions, ces trois animaux ne déclinent-ils pas, dans un registre naturaliste, sous forme de leurs animaux-attributs, Ouadjet (= cobra), Amon (= ouette) et Thot (= cynocéphale), figurant ailleurs dans la scène de la visite d’Amon à Isis dans le Fourré de Chemmis (photo 948) (cf. supra, § 2.8.1) ? 2.10.6. Compte tenu de cela et du fait que l’association entre Horus et les oies d’Amon est bien attestée, dans un paysage aquatique de papyrus, sur l’île de Chemmis, Amon-qui-veille-sur-la-face-d’Harchêbis aurait-il pu évoquer occasionnellement l’ouette du Nil, en utilisant son caractère d’animal gardien claironnant chargé de protéger la résidence d’Horus-Enfant contre les menées de Seth-Typhon ? En dépit de ces quelques linéaments, il est difficile de l’affirmer. Par rapport à la situation dépeinte plus haut par Pline, qui évoquait la lutte entre un enfant et une oie, il faut se situer sur l’hypothèse d’un changement de paradigme. L’oie, monture d’Harpocrate, échange avec le cheval159 ou le dauphin au caractère positif et salvateur160 respectivement dans les milieux marécageux et maritime. L’oie est la monture du jeune Harpocrate comme le cheval est celle d’Horus chez 155
KRI III, 712, 2 et 6, cité par LEITZ (éd.), LÄGG VI, 342b, n. 29. Sydney H. AUFRÈRE, « Dans les marécages et sur les buttes. Le crocodile du Nil, la peur, le destin et le châtiment dans l’Égypte ancienne », ENiM 4 (2011), p. 51-79. 157 JUNKER & WINTER, Das Gebursthaus, p. 112-113, photos 915-918. 158 Ibid., p. 113. 159 PLUTARQUE, Is. Os. 19, 358B-C ; Ivan GUERMEUR, « À propos du cheval, d’Horus et d’un passage du de Iside de Plutarque », dans GASSE, SERVAJEAN, & THIERS (éd.), Et in Ægypto et ad Ægyptum, p. 375-381. Sur une intaille représentant Horus à cheval, voir CBd-1942 : Köln, Institut für Altertumskunde der Universität, inv. 4. 160 Voir TAIT, « The Egyptian Relief Chalice », et surtout p. 105, fig. 2, et p. 106. À comparer avec l’Horus cavalier du Louvre affrontant un crocodile dans les marécages. 156
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Plutarque. Mais l’efficacité atavique d’un troupeau d’oies pour monter la garde est proverbiale comme le rappellent les oies de Junon du Capitole, qui n’apparaissent pas pour autant comme le miroir des ouettes sacrées de Karnak dédiées, elles, à Amon. L’élection de l’Ouette, — en fait un canard, proche parent des Tadornes, — comme gardienne, découle de l’agressivité du mâle lorsqu’il assure la protection du nid dans un territoire de plus d’un hectare161 . La femelle veille sur eux jusqu’à leur autonomie. Gros oiseau, tenant du canard et de l’oie, l’ouette est incapable de voler à l’époque de la mue ; extrêmement méfiante à l’égard des prédateurs, elle repousse tout intrus en jetant des cris d’alarme et en se précipitant à l’eau. Son agressivité et sa loquacité sont sa signature. À telle enseigne que l’Ouette est synonyme de protection des petits chez Horapollon, qui écrit : « 53. [Comment ils écrivent le fils.] Quand ils veulent écrire le fils, ils peignent une ouette (chenalopex). Car cet animal montre le plus d’affection pour ses petits ; et si quelqu’un venait à en poursuivre une pour la prendre avec ses petits, le père et la mère s’offrent spontanément aux chasseurs pour que leurs petits soient sauvés. C’est pour cette raison que les Égyptiens ont jugé bon de vénérer cet animal162. » L’idée est partiellement contenue chez Élien163 : « ces Égyptiens honorent les ouettes (chenalopex) et les huppes (epops), les premières car elles sont affectueuses avec leurs petits et les secondes car elles font preuve de piété filiale avec leurs parents164. » 2.10.7. Il faut aussi rappeler qu’Harpocrate naît au cours du solstice d’hiver et que l’espèce en question se reproduit pendant la saison froide, ainsi que le notifie Catherine Graindorge165 : « La cinquième et dernière espèce que l’on mentionnera est l’Apolochen aegyptiacus L.166 dite ‘oie du Nil’ (smn), résidant et se reproduisant durant l’hiver dans l’ensemble de la Vallée du Nil, mais principalement dans la partie sud de celle-ci qu’elle 161
BREUIL, MAYEUR & THILLE, Kenya-Tanzanie, p. 409. Il ne faut retenir de ce hiéroglyphe que l’aspect protecteur de l’ouette. Car l’association d’idée entre le mot « fils », qui est écrit avec un canard, et l’ouette, est une spéculation tardive. Voir Louis KEIMER, Interprétation de quelques passages d’Horapollon (CASAE 5), Le Caire, 1947, p. 50-51. Chez Horapollon, l’ouette est opposée au pélican qui est le symbole de l’insensé (cf. Horapollon, Hieroglyphica I, 54) ; cf. KEIMER, op. cit., p. 52-54. 163 ÉLIEN, Nat. anim. 10, 16. 164 Trad. d’après Arnaud ZUCKER, La personnalité des animaux, II, p. 16. On remarque que les noms de la huppe et de l’ouette, attachées respectivement à Nephthys et Isis (?), sont attestées sur le papyrus de Tanis, Francis Ll. GRIFFITH, Two Hieroglyphic Papyri from Tanis (Extra Memoir EEF), Londres, 1889, pl. X, 19. 165 Catherine GRAINDORGE, « La Quête de la lumière au mois de Khoiak : Une histoire d’oies », JEA 82 (1996), p. 83-105. On se reportera surtout aux p. 86-87 (sur le caractère belliqueux de cette oie) et p. 87-89, consacrée à « L’oie-smn ». 166 Patrick HOOLIHAN, The Birds of Ancient Egypt, Warminster, 1986, p. 62-65. 162
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quittera au mois de mars. » Ce nonobstant, la commémoration de la naissance d’Horus à Chemmis requiert l’oie ro167 et non l’oie smon. Dès lors, il serait avisé de ramener le lien entre Harpocrate et un Anséridé, non pas à une oie en particulier, mais à un ensemble de cinq oies participant au destin royal, à la naissance du soleil ou jouant un rôle de messagères, puisqu’elles sont en outre associées à cinq déesses, à la fois uraeus et lionnes : Hathor, Ouadjyt, Chesemtet, Bastet et Sekhmet ayant vocation à la parturition et à la protection de l’enfant. Dès lors, il est possible de penser à Amon en termes de jars sacré, mais aussi à d’autres oies assimilées à des déesses et jouant, en tant qu’oiseaux des marais, le rôle de couple veillant sur leurs rejetons. 2.11. Du côté des intailles magiques alexandrines : l’enfant κρατ|ουαθ et l’oie délienne 2.11.1. Étant donné qu’Horus et Bubastis de Chemmis sont nommés, en vertu de l’interpretatio Graeca, Apollon et Artémis, l’enfant divin reproduit sur des gemmes alexandrines présenterait-il une analogie avec Harchêbis, c’est-à-dire Horus de Chemmis, — même si ce nom n’y est jamais gravé, — ou avec Apollon ? Une série d’intailles représentent un dieu enfant égyptien, considéré comme Harpocrate — protecteur des enfants168 — chevauchant une oie ou émergeant d’un lotus169 . Le voici analysé dans le beau portrait dressé par Françoise Dunand170 : Les représentations d’Harpocrate sur la fleur de lotus sont donc celles d’un dieu primordial, un démiurge auquel on doit non seulement l’apparition de la vie sur terre, mais encore le perpétuel renouvellement de ses manifestations ; son aspect solaire est nettement indiqué par une terre cuite du Louvre, sur 167
GRAINDORGE, « La Quête de la lumière au mois de Khoiak », p. 89-90. On renverra à Michel MALAISE, « Harpocrate au pot », dans U. Verhoeven & E. Graefe (éd.), Religion und Philosophie im alten Ägypten. Festgabe für Ph. Derchain, OLA 39, Louvain, 1991, p. 219-232, et surtout p. 232. Voir aussi une tombe d’enfant en Ombrie, dans Michel MALAISE, « Nova Isiaca documenta Italiana : un premier bilan (1978-2001) », dans L. BRICAULT (éd.), Isis en occident : actes du IIème Colloque international sur les études isiaques, Lyon III, 16-17 mai 2002, Leyde, 2004, p. 1-68, et surtout p. 61 ; Laurent BRICAULT, Les cultes isiaques dans le monde gréco-romain, Paris, 2013, p. 47-48. 169 Laurent BRICAULT, Sylloge Nummorum Religionis Isiacae et Sarapiacae (SNRIS), (MAIBL 38), Paris 2008, p. 22-23, où est question de deux monnaies alexandrines portant l’enfant émergeant du fruit de lotus ; André DELATTE & Philippe DERCHAIN, Les Intailles magiques gréco-égyptiennes. Cabinet des Médailles, Bibliothèque nationale, Paris, 1964, p. 121 et suiv. ; Campbell BONNER, Studies in Magical Amulets. Chiefly Graeco-Egyptian, Ann Arbor, 1950, p. 140-147 ; Günther GRIMM, Die Zeugnisse ägyptischer Religion und Kunstelemente im romischen Deutschland, Leyde, 1969, p. 119-120. 170 Françoise DUNAND, Religion populaire en Égypte romaine: les terres cuites isiaques du Musée du Louvre, Leyde, 1979, p. 84. 168
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laquelle le jeune dieu, assis sur la fleur de lotus, est entouré d’un nimbe radié. Sans doute faut-il y voir également le rappel de son caractère démiurgique dans les images d’Harpocrate portant une tige de lotus ou bien couronné de boutons de lotus. Tel que l’illustrent les terres cuites, ce motif comporte bien une signification mythique et cultuelle ; il apparaît également sur des gemmes et sur des amulettes, et les papyrus magiques l’évoquent de façon très précise : la pierre gravée à l’image de “l’enfant assis sur la fleur de lotus” (païs epi lôtô 171 kathèmenos) est considérée comme porteuse de puissance.
2.11.2. Mais Plutarque172 , faisant une mise au point sur la façon des Égyptiens de représenter des concepts, écrit : « Ils ne croient pas davantage que le soleil sorte d’un lotus sous la forme d’un nouveau-né : ils représentent ainsi le lever de l’astre pour symboliser sa flamme ranimée émergeant des eaux » (οὐδὲ τὸν ἥλιον ἐκ λωτοῦ νομίζουσι βρέφος ἀνίσχειν νεογιλόν, ἀλλ᾽ οὕτως ἀνατολὴν ἡλίου γράφουσι, τὴν ἐξ ὑγρῶν ἡλίου γινομένην ἄναψιν αἰνιττόμενοι). Précisons que le « lotus » sur lequel apparaît l’enfant, mieux qu’un lotus bleu (Nymphaea caerulea) dont il n’a pas la forme élancée173, mais présente souvent des côtes comme une phiale et des éléments filiformes et pédonculés, pourrait correspondre au fruit de Nelumbo nucifera GAERTN., c’est-à-dire le lotus rose importé d’Orient et acclimaté en Égypte à l’époque perse (vers 500 av. J.-C.). Ledit lotus peut être associé, à sa base, à des bourgeons de lotus, ou à des épis de céréales174 , ce qui étaye l’hypothèse qu’il connote un milieu nourricier, conformément à l’idée que défend Plutarque175 : « Horus, c’est le climat (hôra), qui, en tempérant l’atmosphère, préserve et fait pousser toutes choses. Ils disent qu’il fut nourri par Létô dans les marais de Bouto : c’est que la terre humide et imprégnée d’eau alimente mieux que toute autre les exhalaisons qui atténuent et tempèrent l’aridité et la sécheresse176. » Dès lors, d’un point de vue égyptien, on est plutôt renvoyé, par le geste du doigt d’Horus, à un acte relatif à la nutrition. À maturité, les pétales étant tombés, le fruit en forme de pomme d’arrosoir et environné par les étamines de la fleur, évolue en un présentoir à akènes, 171 L’expression païs epi lôtô kathèmenos (pBM 10388, 32) est plus une constatation grecque qu’une interprétation égyptienne, dans laquelle il convient d’associer la notion d’émergence. Le grec se contente de décrire l’enfant « assis » sur le lotus (dans des positions différentes que l’attitude égyptienne ; ainsi une jambe pendant hors du lotus tandis que l’autre est recroquevillée sous lui) alors que l’histoire du thème tendrait à démontrer que l’Égyptien y voyait un mouvement. 172 PLUTARQUE, Is. Os. 11, 355B. 173 Dans certains cas, le lotus bleu est sûr 174 Cf. CBd/1120 : New York, The Metropolitan Museum of Art, Department of Greek and Roman Art, inv. 81.6.293 ; Cbd/513 : The British Museum, G 245 (EA 56245). 175 PLUTARQUE, Is. Os. 38, 365, F-366, A. 176 Le pseudo-parallèle Horus/hôra (= « climat ») est patent.
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étant entendu que toute la plante (rhizomes, akènes, étamines) est comestible et offre une image d’abondance alimentaire. Le réceptacle, jaune comme un soleil et environné des étamines, vire au vert à maturité. Cette précision étant donnée, une intaille ayant appartenu à la collection de Jacob Spon177 reproduit d’un côté la silhouette d’un enfant assis à califourchon sur le dos d’une oie, le visage tourné en sens inverse de la marche de l’oie. Il porte le doigt à la bouche et tient ce qui apparaît comme un flagellum. De l’autre côté, une inscription sur deux lignes : κρατ|ουαθ ; au-dessus de celle-ci une étoile, qui fait penser au soleil, et au dessous un disque lunaire aux cornes pointées vers le haut178. Sur une soixantaine d’intailles d’Harpocrates répertoriées dans la Campbell Bonner Magical Gems Database, d’autres identiques à celle de Spon sont repérables. Sur l’une, conservée au British Museum, d’un côté l’enfant coiffé d’un disque solaire est tourné dans le même sens que l’oie et tient un sceptre, tandis que l’autre côté porte cette inscription sur deux lignes : κρα|τουαθ179. Sur les deux autres, conservées à 177
MAE II/2, pl. 125, 5. Cette même inscription est attestée par d’autres intailles comme CBd/396 : British Museum G 569 (EA 26733) qui représente un petit personnage, un genou en terre, portant une momie sur les pieds de laquelle est perché un faucon, et une étoile est visible entre le visage de la momie et la face du faucon ; CBd/504 : British Museum G 209 (EA 56209). L’inscription se rapporte aussi à l’Harpocrate assis sur le lotus, avec cette incription : χρα|θου|αθιαωι « à Chrathouath-Iaô : CBd/508 : British Museum G 345 (EA 56345) ; CBd/504 : κρατ|ουαθ British Museum G 209 (EA 56209). La présence de Iaô renvoie ici à Yahvé, plus souvent associé à l’anguipède alectorocéphale (cf. CBd/1759 : New York, American Numismatic Society, inv. 0000.999.35424 ; CBd/619 : British Museum, G 153 (EA 56153) ; CBd-620 : British Museum, G 63 (EA 56063) ; CBd-621 : British Museum, G 417 (EA 56417) ; CBd-1947 : Köln-Institut für Altertumskunde, inv. 9), mais associé également à des représentations de l’enfant sur le lotus (CBd/1186 : Private Coll. Wagner-Boardman 2003, 575 ; CBd-1163 : Ashmolean Museum, Queen's College loan 02) ; MAE II/2, pl. 167. Voir Marc PHILONENKO, « L’anguipède alectorocéphale et le dieu Iaô », CRAIBL 123, 1979, p. 297-304 ; BONNER, Studies in Magical Amulets, p. 132-133 ; DELATTE & DERCHAIN, Les Intailles magiques, p. 24-42. Le syncrétisme mérite cependant d’être relevé. Voir aussi Mikhaël MARTIN, « Une intaille magique inédite (Tithoès magicien ?) », Ephesia Grammata 4 (2010) (sans pagination). On notera aussi, sur le revers d’une gemme portant la silhouette d’Harpocrate émergeant du lotus, l’existence d’une inscription : ορπαν|ουσμου ; cf. CBd/511 : British Museum, G 1986,5-1,58. — L’objet est également attaché à la notion d’éternité ; cf. CBd/514 : British Museum, G 70 (EA 56070). 179 CBd/535 : British Museum G 309 (ΕA 56309. Voir encore l’inscription CBd/526 : κρατο|υαθ dans British Museum G 530 (A 35437). Harpocrate figure dans une barque de papyrus, la tête sommée d’une étoile (soleil) et de la lune, tenant un flagellum et portant l’index à la bouche, entouré d’animaux groupés par trois pour évoquer la multiplicité : scarabées, béliers, serpents dressés, crocodiles, faucons, autant d’animaux appartenant à la faune nilotique. Voir une autre intaille portant sur une face un Harpocrate sortant du lotus et de l’autre trois scarabées, trois crocodiles et trois faucons (Max MÜLLER, Description des intailles et camées antiques du Musée-Thorwaldsen, Copenhague, 1847, p. 184, n° 1687). 178
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l’Institut für Altertumskunde der Universität de Cologne, l’une porte un Harpocrate à la cornucopia assis sur le dos d’une oie180 et une autre à dos d’oie et tenant un flagellum181. Une dernière intaille ayant appartenu à la collection de Jacob Spon montre l’enfant assis sur le lotus et encadré d’oiseaux dans la partie supérieure et de mammifères (moutons) dans la partie inférieure : une des oies, le cou tendu vers l’avant, vers l’enfant, est campée dans l’attitude de l’Anséridé poussant des cris. De même que le lotus est un réservoir potentiel de nourriture, l’oie dans sa polysémie connote l’abondance du marais égyptien.
2.11.3. Quelle que soit la façon dont est représenté le dieu enfant — assis sur une fleur ou un fruit de Nelumbo lotus et affrontant un serpent, assis dans une barque de papyrus182 ou chevauchant une oie, l’inscription κρα/τουαθ ou χρα/θου/αθ183 se subdivise respectivement en les éléments χραθ/κρατ et ουαθ. La première question est de savoir si l’enfant au lotus est bien Harpocrate comme on le dit, car, ainsi que l’ont souligné Delatte et Derchain, il y a nombre d’abus184 . De ce point de vue, on peut répondre par l’affirmative, mais avec une distinction nouvelle. Un camée de la collection de Vienne, présumé jadis être en prime d’émeraude, représente, d’un côté un enfant assis le doigt à la bouche, et de l’autre un enfant émergeant du lotus, en tout point comparable à ceux qui nous occupent. Au-dessous de la 180
CBd/1945 : Köln, Institut für Altertumskunde der Universität, inv. 6. CBd/1944 : Köln, Institut für Altertumskunde der Universität, inv. 6. L’oie porte un collier autour du cou, qui évoque une pièce de harnachement. 182 La barque de papyrus a probablement un rôle prophylactique, à en croire PLUTARQUE (Is. Os. 18) : « Isis l’apprit et se mit à leur recherche, parcourant les maris dans une barque de papyrus ; voilà pourquoi, dit-on, les crocodiles ne font pas de mal à qui navigue dans une nacelle de papyrus : c’est un effet de la peur ou de la vénération que leur inspire la déesse » (trad. Chr. Froidefond). 183 On sépare ici l’élément ιαωι, qui correspond à la marque du datif. Quant à ιαω (Ἰάω) il est quelquefois associé à Harpocrate jaillissant du lotus. Par exemple, Cbd/507 : British Museum G 85 (EA 56085). Harpocrate à la corne d’abondance à la main droite et l’index gauche à la bouche, jaillissant d’un lotus ouvert, est confronté à un serpent à tête de coq. Cependant, il peut être associé à de multiples formes divines. Consulter la Campbell Bonner Magical Gems Database, qui compte dix-huit cas de ce genre. 184 DELATTE & DERCHAIN, Les Intailles magiques gréco-égyptiennes, p. 164. 181
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silhouette de l’enfant on lit l’inscription suivante : Μέγας Ὥρος-ἈπόλλωνἉρποκράτ[η]ς εὐίλατος τῷ φοροῦντι « Que le grand Horus-ApollonHarpocrate soit propice au porteur185 ! » (ci-dessous). Une telle dimension syncrétique égypto-grecque est déjà attestée au Ier siècle de notre ère à Philippes, d’après la dédicace suivante trouvée sur le site : Ὥρῳ-ἉπόλλωνιἉρφοκράτῃ ὁ ἱερεὺς τῆς Εἴσιδος καὶ Σαράπιδος Καλλίνεικος Καλλινείκου « À Horus-Apollon-Harpocrate, le prêtre d’Isis et de Sarapis, Kallineikos fils de Kallineikos186. » Outre l’assimilation entre Horus, Harpocrate et Apollon, un lien syncrétique traditionnel entre Délos et Chemmis est établi par deux dédicaces déliennes à Erôs-Harpocrate-Apollon187 et Apollon-Harpocrate188. On ajoutera que certaines intailles associent l’enfant assis sur le lotus à la silhouette d’un lézard189, qui connote, cette fois, l’Apollon sauroctone, lequel dériverait, selon Alain Veyrac, des cippes d’Horus aux crocodiles190 . Le caractère apollinien de ces intailles, proposant un parallélisme entre l’enfant du marais égyptien et l’enfant de l’île de Délos, serait donc entendu. Une dernière chose. L’oie associée graphiquement à l’enfant Horus-ApollonHarpocrate des intailles peut-elle être rapportée à un fait singulier relevé dans l’archéologie délienne. Waldemar Deonna191 indique que le sanctuaire d’Apollon à Délos entretenait, aux frais du trésor sacré, des oies « et spécialement des oies d’Égypte χήν, χηναλώπεξ », avec des perdrix, des 185 Joseph H. ECKHEL, Choix des Pierres gravées du cabinet Impérial des Antiques représentée en XL. planches, Vienne, 1788, p. 61, pl. 30 ; Ernest BABELON, La gravure en pierres fines : camées et intailles, Paris, 1894, p. 182. L’inscription grecque est la suivante est reproduite dans CIG 7045 ; Paul COLLARD, « Le sanctuaire des dieux égyptiens à Philippes », BCH 53 (1929), p. 70-100, et spécialement p. 79). Cette inscription est anciennement connue, puisqu’elle figure dans les Hieroglyphica (p. 48-49) de Goropius et dans l’édition de 1687 de l’ouvrage de Gisbert Cuper sur Harpocrate (p. 156). Voir infra, p. 93, fig. bas. 186 COLLARD, op. cit., p. 77-79. Voir aussi Françoise DUNAND, Le Culte d’Isis dans le bassin oriental de la Méditerranée : II. Le Culte D’Isis en Grèce, Leyde, 1973, p. 193, n. 3, forme syncrétiste attestée au Ier siècle de notre ère. 187 On a également découvert à Délos, patrie d’Apollon, d’Artémis et de Léto, une dédicace à Ἔρως-Ἁρφοκράτης-Ἀπόλλων ; cf. COLLARD, op. cit., p. 79 ; DUNAND, Le culte d’Isis II, p. 110 ; cf. III, p. 100 ; Laurent BRICAULT, Recueil des inscriptions concernant les cultes isiaques (RICIS) (MAIBL 31), Paris, 2005, 202/0365 (après 140 [?] av. J.-C.). 188 Ibid., 202/0202 (milieu du IIe siècle av. J.-C.) ; 202/0364 (après 140 [?] av. J.-C.) ; 202/0367 (après 166 av. J.-C.). 189 CBd/988 : British Museum, inv. G 69 (EA 56069) ; MAE II, pl. 148, haut à droite (Chifflet). 190 Sur ce thème, voir Alain VEYRAC, Le symbolisme de l’as de Nîmes au crocodile, Montagnac, 1998, p. 26-34. 191 Waldemar DEONNA, « Notes d’archéologie délienne », BCH 62, 1938, p. 209-235, et spécialement p. 218-219 ; Thierry HOMOLLE, « Comptes et inventaires des temples déliens en l’année 279 », BCH 14, 1890, p. 389-511, et surtout p. 456. Voir aussi P. BRIND’AMOUR, « L’origine des jeux séculaire », ANRW 2 (1978), p. 1334-1417, et surtout p. 1405.
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tourterelles et des paons. Les œufs de ces oiseaux, animaux préférés des dieux de l’île, sont donnés aux serpents sacrés du culte domestique. En ajoutant que l’oie fait partie des dons faits à Isis192, cela n’apparaîtra pas suffisant pour prétendre que l’ouette égyptienne serait à considérer comme le relai d’une présence nilotique dans le mythe de Léto, étayant une version délienne d’Apollon-Harpocrate, dans la mesure où l’ouette était connue pour une espèce sédentaire de la vallée du Nil jusqu’à Assouan dont elle fréquente les lacs et les espaces marécageux. Mais il existe manifestement un parallélisme entre Zeus permettant à Léto d’accoucher à Délos, et la visite d’Amon à Isis dans le fourré de Chemmis. L’ouette — ou oie d’Égypte — spécifique d’Amon induit alors une relation entre Zeus (Jupiter)-Amon et Léto (Latone)-Mout en vertu des liens religieux étroits entre l’île de Délos et l’Égypte. 2.11.4. À quoi correspondent les deux termes à consonance égyptienne composant ces « characteres » ? Compte tenu que l’expression est transcrite de l’égyptien, l’idée véhiculée par le nom Kratouath ou Chratouath se réfère à des croyances autochtones. C. Bonner pense que κρατουαθ ou χραθουαθ constituent un nom d’Harpocrate193 . Selon lui, dans une première approche, l’inscription pourrait rendre l’expression ẖrd wʿtj « Enfant-Unique ». Mais, dans une seconde, il rappelle le passage du PGM XII, 229-230, où le magicien dit : ἐγώ εἰμι ὁ Χράτης ὁ πεφυκὼς ἐκ τοῦ οὐάτιου, qu’il ne traduit pas, mais qu’il faut comprendre, d’après les indications données, dans le sens suivant : « je suis Kratès (l’Enfant), celui qui sort de l’Œil Oudjat194. » « Οὐάτιον — écrit-il — seems to be wḏԑ.t “Eye of Horus” or “Eye of Re” »195, et il se demande si le lotus sur lequel est assis l’enfant pourrait être l’Œil de Rê. Certes les étamines du lotus ou le lotus lui-même peuvent être considérés comme le soleil lorsqu’il apparaît à l’horizon196, mais le cas présent nécessite examen. On peut suivre Bonner quand il rapproche κρατουαθ ou χραθουαθ de l’exemple du PGM XII, mais sous réserve d’ajouter ceci. S’il est raisonnable de penser que la première partie χραθ/κρατ (cf. Χράτης) renvoie bien au mot ẖrd ( ; cf. copte Oϧⲱ, B F 197 ϧϯ, ϧϯ) « enfant, jeune » , il sera plus difficile d’accepter d’appliquer à la seconde partie (ουαθ) la proposition « Œil Oudjat ». Car 192
DUNAND, Le culte d’Isis III, p. 76. BONNER, Studies in Magical Amulets, p. 198-199. 194 Voir BETZ (éd.), The Greek Magical Papyri, p. 162 : « I am Chrates who come forth from the eye [of the Sun]. » 195 L’idée est reprise au L&S 1268a. 196 Voir Marie-Louise RYHINER, L’offrande du lotus dans les temples égyptiens de l’époque tardive (Rites égytiens 6), Bruxelles, 1986, p. 10. 197 CCD 631a-b. 193
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outre la valeur wʿtj (cf. supra) que rend phonétiquement le copte ⲱ198 qui pourrait représenter cette valeur -ουαθ ou -ουαθ, l’égyptien possède deux verbes partageant les mêmes phonèmes : wḏԑ « être sain »199 (copte SBF ϫ)200 sur lequel est composé le substantif wḏԑ.t « Œil sain » (en lien avec Œil-d’Horus et assimilé tardivement à l’Œil-de-Rê)201 , et wԑḏ « être vert »202, et qui recouvrent l’une et l’autre des notions apparentées. Le copte fournit plusieurs mots formés à partir de la racine trilittère wԑḏ : le verbe SB ⲱ, -, ⸗ « être cru, être frais (opposé à être sec) »203 ; le substantif S(), SaA etc. « légumes, verdure »204 ; et le verbe SB , A, « devenir vert, être vert »205 . En égyptien, wԑḏ a davantage de sens, puisque le mot wԑḏ ( ) « rejeton »206 est fondé sur le sens attaché au papyrus, à sa fraîcheur et à sa verdeur, synonyme de jeunesse. Ainsi, en acceptant d’en faire un véritable théonyme, Κρατουαθ ou Χραθουαθ correspondrait plutôt à une signification « Enfant-Vert » (et en même temps jouant sur la notion d’« Enfant-Sain »), c’est-à-dire l’enfant émergeant du marais. 2.11.5. Cela signifie que le οὐάτιον du PGM XII représenterait, non pas l’Œil d’Horus, qui aurait un caractère paradoxal dans le contexte, mais le marécage ou le bouquet de papyrus associé à la naissance de l’enfant Horus dans les marais de Chemmis, une idée qui n’est pas contredite par la notion de païs epi lôtô kathèmenos (cf. supra, § 2.11.1) qui ramène ipso facto vers les contrées marécageuses. Dans la stèle Metternich (l. 168), Isis dit : « J’ai donné naissance à Horus, fils d’Osiris, dans le nid du delta » (ms~n⸗j Ḥr sԑ Wsjr m sš n mḥw)207, passage illustré, sur le flanc droit de la stèle, par le registre XXXVIII représentant Isis allaitant Horus sous forme d’un faucon dans le nid de Chemmis, protégé par un cobra lové tout autour (dans le registre XIV, il est représenté comme un enfant au sein de sa mère des mêmes marais de Chemmis). À droite de la scène, sur un socle, se tient un faucon ithyphallique à tête humaine tenant un sceptre ouser, coiffé d’une couronne hemhem et élevant le flagellum à la façon de Min208. Derrière lui se 198
Ibid., 494a. Wb I, 399-401. 200 CCD 511b-512a. 201 Wb I, 401, 12-17. 202 Wb I, 264-265. 203 CCD 493a-b. 204 Ibid., 493b. 205 Ibid., 493b-494a. 206 LEITZ (éd.), LÄGG II, 258a. 207 On notera que le terme sš « nid » évoqué par le hiéroglyphe formé du nid incurvé avec les trois oisillons, est une méaphore souvent employée pour la naissance d’Horus (Wb III, 484, 18). 208 SCOTT, « The Metternich Stela », p. 211. 199
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tient une femme debout, coiffée de cornes de vache et d’un disque solaire et effectuant un geste de protection, qui fait songer à Hathor. Dans le texte, qui évoque le malheur d’Horus209, Isis s’adresse à Rê-Horus ou Rê-Harakhtès, père d’Horus, qui endosse un rôle parallèle à celui d’Amon au mammisi de Philae (cf. § 2.5.3 et 2.7.2). Ce dieu apparaît comme puissant (couronne hemhem), générateur (ithyphallique) et protecteur (la main soulevant le flagellum : verbe ḫwj)210 . Il vient du ciel pour protéger Horus, de la même que le marécage de Chemmis et ses habitants, selon le même monument, constituent la protection d’Horus211. Il est donc raisonnable de voir en Κρατουαθ ou Χραθουαθ une réinterprétation alexandrine de l’enfant divin Harpocrate ou Harchêbis au sein de la viridité du milieu dans lequel il est plongé et dont il tire une force et une énergie particulières. L’iconographie d’Isis mettant au monde Horus dans les fourrés de Chemmis est également illustrée dans le corpus des intailles magiques212 , qui démontre que l’idée de la protection dans le marais y est encore présente. Rappelons que le fruit émergeant de l’eau de Nelumbo nucifera GAERTN., 1788, associé à des bourgeons de lotus, est un porte graines contenant des akènes (sortes de noisettes) qui évoquent ainsi toute la richesse nutritive du marais égyptien dont il n’y a pas de raison de douter qu’il évoquerait celui de Chemmis. Mais le dieu sortant du lotus ou du fruit peut également porter d’autres noms. Il est parfois désigné par Φρην, « Soleil »213. Dans d’autres cas, par Αρσε|νοφρη214 Arsenophrê « Horus-enfant-de-Rê » ou « Arsenouphis »215, que l’on trouve également dans les Papyri Graecae Magicae216. Or, comme nous le savons, ce dieu d’origine nubienne est également assimilé à Chou (lequel l’est aussi
209
Le texte mentionne Isis, Osiris, Nephthys, Rê, Chou, Seth, Atoum, Onnophris, Selkis,
Thot. 210
Voir la vignette de la formule 165 du Livre des Morts, l’Amon à corps de scarabée ithyphallique et portant le flagellum ; cf. Richard LEPSIUS, Das Todtenbuch der Ägypter, Leipzig, 1842, pl. 79. Voir aussi CHAMPOLLION, Panthéon égyptien, Paris, 1823, s. v. Amongénérateur, Mendès ; Amon-Ré, roi des dieux 211 SCOTT, « The Metternich Stela », p. 212-213. Une gemme porte d’un côté un Harpocrate sur le lotus, de l’autre un dieu panthée qui ressemble de près à ceux des monuments magiques comme sur la stèle de Metternich : CBd/560 : British Museum, G 378 (EA 56378). 212 CBd-94 : Cambridge, Fitzwilliam CM. 14.1926. IIe-IIIe siècles ; BONNER, Studies in Magical Amulets, p. 144-145. 213 CBd-621, British Museum, G 417 (EA 56417). 214 CBd-519 : Londres, British Museum, G 428 (EA 56428). Cf. BONNER, Studies in Magical Amulets, p. 196 : « Horus, Son of the Good One » (i.e. Osiris). 215 Erich WINTER, « Arsennuphis », LÄ I, 1975, col. 424-425. 216 Cf. Hans D. BETZ (éd.), The Greek magical Papyri in Translation, Londres, 1992, PGM II, 117 ; PGM IV, 1629 ; PGM XII, 183 ; PGM XIXa, 7.
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à Héraclès) , ce qui ramène à la problématique de Chou et Tefnout. Il existe une autre appellation correspondant à un dieu enfant vu de face sur un lotus : Αρχ|ενχνου|φι, qu’il y a lieu de traduire : « Horus-enfant-deChnoum » (*Ḥr-šrj-n-H̱nm)218 . Un autre Harpocrate peut également être reconnu comme celui de Péluse219 ou de Canope220. 2.11.6. Il est tout à fait raisonnable de penser que la notion d’« EnfantVert » n’est pas sans lien avec un thème commun aux scènes d’offrande du papyrus de l’époque ptolémaïque évoquant — au moyen du terme wԑḏ — l’épiclèse « Rejeton / Progéniture de Ouadjet (Outo) » (Wԑḏ-n221 Wԑḏ.t) (maîtresse de Pê et de Dep) et donc nourrice/mère d’Horus dans les marais de Chemmis. Les textes correspondant à ces scènes d’offrande évoquent la profusion des papyrus qui y croissent et les oies qui trouvent refuge dans ces espaces cynégétiques au moment des migrations ; de ce fait, ils connotent très clairement le site de Chemmis, lieu de la naissance d’Harchêbis222. Dans une offrande de couronne de justification, qui nécessite la verdeur, on le nomme aussi « Horus sur son (à elle) papyrus » (Ḥr-tpwԑḏ⸗s)223 ou alors, à Edfou, « Horus à Pê, autogène, véritable nourrisson, dépourvu de frayeur, seigneur des dieux qui sont à Thèbes et à Edfou, seigneur des deux luminaires » (Ḥr nb P ḫpr-ḏs⸗f nnw mԑʿ, nn ḥrj.t nb nṯr.w nt.jw m Wԑs.t Bḥd.t nb hԑj.tj)224 . Ainsi, l’inscription χραθ/κρατ ουαθ qui nomme la silhouette de l’enfant sur l’oie ou sur le lotus, valide le lien entre ), la viridité du milieu marécageux, l’oie et le site de Ἁρχῆβις ( Chemmis, d’autant que le nom théophore du dédicant, Horpakheredpahounnefer relève assurément de la légende de la naissance d’Horus à Chemmis et de sa prise de pouvoir. 2.12. Sa mère Chépès et son père Ptahhotep 2.12.1. La consultation des outils onomastiques ne permet pas d’éclairer la , d’autant que la lecture des premiers signification du nom de sa mère
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Sydney H. AUFRÈRE, « Héraclès égyptien et la maîtrise des eaux. De l’Achélôos au Nil et au Bahr el-Youssef », ici même, p. 1-38, et surtout § 3.2.2. 218 CBd/520 : Londres, British Museum, G 257 (EA 56257). Voir aussi BONNER, Studies in Magical Amulets, p. 119-120, 204-205. 219 CBd/218-219A. 220 CBd/220 (associé à un corps de crocodile). 221 Edfou III, 192, ult., 2193 (dans un contexte d’offrandes à profusion de papyrus et d’oies au souverain) ; cf. LEITZ (éd.), LÄGG II, 258a. 222 Sur l’offrande du papyrus, voir ERROUX-MORFIN, « Le papyrus et son offrande », p. 29-36. 223 Edfou VII, 276, 5. 224 Edfou II, 52, 16-17.
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signes n’est pas sûre. Le nom de son père doit être tenu pour banal.
Ptahhotep225 quant à lui,
2.13. Directeur des temples (de Neith) sԑ mj nn « fils du même » indique que le 2.13.1. L’expression père de Horpakheredpahounnefer, Ptahhotep, a exercé les mêmes charges que lui, à moins qu’il n’eût exercé que celle de « prophète d’Amon-quiprotège-la-face-d’Harchêbis » comme le laisserait entendre sa position dans la séquence. 2.13.2. Parmi les titres qu’arbore le dédicant, on trouve : « Directeur des Châteaux » (ḫrp ḥ w.w.t), abréviation de « Directeur des Châteaux de Neith » (ḫrp ḥ ww.t N.t). Ce titre saïte, désignant anciennement un haut dignitaire sacerdotal, gardien des couronnes, est remis à l’honneur à l’époque saïte, mais sa fréquence montre qu’il n’est plus spécifique au clergé de Saïs226 et que les attributions de son titulaire se sont modifiées. Dans le présent contexte, il ne peut, par conséquent, jouer un rôle de marqueur géographique saïte. Cependant, la proximité entre ce titre et le suivant font un écho favorable à un rapprochement entre ce titre et le couronnement du souverain (cf. infra, § 2.14). Or on se souviendra d’une part que Neith est liée à Horus et à Harpocrate, en tant que mère du dieu soleil227 ; et que Neith, d’autre part, en tant que divinité de la couronne rouge, est communément rapprochée de Ouadjet, dame de la couronne du Nord, jusqu’à se substituer à elle228 . 2.14. Serviteur d’Horus wr-wԑԑ ḏ.tj 2.14.1. Horpakheredpahounnefer porte le dernier titre de « serviteur d’Horus vénérable au double uraeus » (ḥm-Ḥr wr-wԑḏ.tj)229 . Le frottis dont a été tiré le dessin de Claude Gros de Boze a donné, pour la seconde partie de l’épithète divine, des formes ambiguës que le dessinateur a réinterprétées, semble-t-il, en forme de fleur de lys, qui font penser, d’un point de vue formel, à ceci : . Mais il est évident que ce rendu grossier doit s’effacer au profit de , en admettant que le deuxième signe sousjacent au « t » supérieur, a subi une écaillure. Le titre en question, que l’on rencontre parfois dans des titulatures de personnages correspondant à des 225 226 227 228 229
RANKE, PN I, p. 141, 5. EL-SAYED, La déese Neith de Saïs, p. 173. Ibid., p. 111-114. Ibid., p. 138-139. LEITZ (éd.), LÄGG II, 430c-431a.
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documents découverts en Haute-Égypte, est le nom du prêtre spécifique attaché à l’Horus de Pê, connu par plusieurs graphies : , , 230 . Ce titre est souvent associé dans la même séquence, à ḫrp ḥw.wt « Directeur des Châteaux (de Neith) »231 .
3. CONCLUSION 3.1. Au terme de cette discussion, on peut voir une documentation interprétée de façon contradictoire selon les auteurs. Cependant, quelle que soit la diversité des angles de vue, ceux-ci doivent être considérés avec intérêt. Annie Forgeau (1984) écrit que : …le décor de l’enfance d’Horus joue sur une géographie de la métaphore, celle du fourré de papyrus, oublieuse du lieu qui lui a donné naissance ; devenue entité mythologique, l’Isis chemmite a don d’ubiquité. Sur une stèle du Sérapéum (doc. 57), un personnage d’origine saïte se dit successivement « prêtre d’Isis de Chemmis, prêtre de Chemmis, prêtre d’Horus de Chemmis » — ce dernier titre hérité de son grand-père — ; pareille énumération tout à la fois donne au toponyme rang de figure divine et montre son déracinement. LA PRÉCISION QU’APPORTE CHEMMIS N’EST PARADOXALEMENT PAS D’ORDRE SPACIAL ET PEUT DONC SE COMPLÉTER DANS L’INTITULÉ D’UNE FONCTION ISIAQUE PAR UNE SECONDE ÉPITHÈTE LOCALE : AINSI DU « PRÊTRE D’ISIS QUI 232 RÉSIDE À BUBASTIS : DOC. 40 .
3.2. Si l’on peut discuter du caractère même d’Harchêbis et du moment de la naissance de cette entité toujours considérée comme telle à l’époque romaine, il me semble difficile de réfuter la seconde partie de ce raisonnement mis en petites capitales, et par conséquent, on ne cherchera pas, à partir du texte, à localiser outre mesure ce monument à partir des titres, qui présentent des caractéristiques de la Basse Époque, sans vouloir être davantage précis, même si une origine saïte ou boutite est assez vraisemblable. 3.3. Il est vrai que l’apport de ce document, en faisant apparaître un titre nouveau se rapportant à un Amon-qui-protège-la-face-d’Ἁρχῆβις, montre qu’on a là une personnalité plus complexe qui irait plutôt dans le sens d’une hypostase locale au sens où l’entend Michel Malaise (cf. supra, § 2.1), du moins dans la même mesure qu’Isis-de-Chemmis, Ἐσεγχῆβις. Cela est d’autant plus possible que cette notion aura probablement été réinvestie et ritualisée par les clergés des villes du Delta rivales à la royauté : Saïs, 230 231 232
DE MEULENAERE, « Cultes et sacerdoces à Imaou », p. 153-155, 157, 161 et 165-166 Ibid., p. 153, doc. 5a et b. FORGEAU, « Prêtres isiaques », p. 161.
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Balamoun, Sebennytos, Bubastis, voire Xoïs et même Bouto. Chacun de ces clergés avait intérêt à voir ou à reconstituer au plus près de lui ce Chemmis, dans des régions couvertes de lacs, de marécages et de papyraies verdoyantes. Ce thème de l’enfant au marécage, enfant qui porte en germe la force de la royauté en émergeant d’un milieu fécond et promouvant l’abondance liée aux oies migratrices, alimente un réseau de convergences, qui, une fois disparus les espoirs de royauté traditionnelle, ouvrit une nouvelle perspective offerte par des intailles magiques faisant allusion à un dieu des marécages nommé Κρατουαθ « l’Enfant-vert », au sens de « Enfant-Renaissant », nouveau parangon de la royauté égyptienne associé au soleil et à la lune. Si une divinité égypto-grecque a pu se substituer à Harchêbis, ce serait bien Κρατουαθ, plus une idée qu’un dieu ou même qu’une hypostase, quoique l’être émergeant d’un lotus représenté sur ces intailles corresponde à un Horus-Harpocrate-Apollon ; et ce dernier s’avère le dieu de l’abondance apparaissant au moment du solstice d’hiver et annonçant la reprise du cycle végétatif, que connote le lotus et les épis de céréales qui apparaissent, dans certaines intailles, comme une promesse (cf. supra, § 2.11.1), puisque ce roi-dieu ne veillant plus sur les hommes, mais sur la nature proprement dite, préside à l’abondance. Dans cette nouvelle iconographie, où sont mis en relief le soleil et la lune, — souvenir de Chou et Tefnout et d’Apollon et Artémis —, l’émergence des eaux nouvelles de l’enfant aux forces vitales tirée du milieu marécageux, la corne d’abondance, parfois le modius qui sert à mesurer les céréales. Pour sa part, le dédicant de cette statuette arborant un ensemble cohérent de titres, était clairement en relation avec le couronnement du souverain et de son émergence des marais de Chemmis, dans un mouvement de révolte, qu’avaient si bien illustré Psammétique Ier et ses successeurs, à un moment où Harchêbis, non ritualisé, avait fini par représenter, après avoir été un cri de ralliement nationaliste, une divinité ritualisée à part entière, probablement sous la pression des dangers assyro-babylonien et perse.
RÉFÉRENCES Aly ABDALLA, « A Graeco-Roman Group Statue of Unusual Character from Dendera », JEA 77 (1991), p. 189-193. Jean ALIQUOT, « Aegyptiaca et Isiaca de la Phénicie et du Liban aux époques hellénistique et romaine », Syria 81 (2004), p. 201-228. Hartwig ALTENMÜLLER, « Chemmis », dans LÄ I, col. 921-922. Antiquités égyptiennes. Collection Charles Bouché, le mercredi 24 octobre 2012. Sydney H. AUFRÈRE, « À propos d’une légende du P. Jumilhac. La nébride de papyrus », dans S.H. Aufrère (éd.), Encyclopédie religieuse de l’Univers végétal. Croyances phytoreligieuses de l’Égypte ancienne III (OrMonsp 15), Montpellier, 2005, p. 121-126.
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DU NOUVEAU SUR HARCHÊBIS, L’ENFANT DIVIN DU MARÉCAGE
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107
Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 109-127. ————————————————————————————————————————
DEUX OBSERVATIONS SUR LE CROCODILE (CROCODYLUS NILOTICUS LAURENTI 1768) D’ÉGYPTE
Sydney Hervé AUFRÈRE Aix-Marseille Université – CNRS, TEDMAM-CPAF, UMR 7297, 13100, Aix-en-Provence, France
Après plusieurs études consacrées à Crocodylus niloticus LAURENTI 17681, dont l’une présentée dans le cadre des rencontres d’Antibes2, les deux questions que l’on traite ici montrent que le sujet, loin d’être épuisé, continue à susciter l’intérêt et peuvent être versées au dossier Au confluent Sydney H. AUFRÈRE, « , un crocodile justicier des marécages de la rive occidentale du Panopolite au temps de Chénouté ? », dans S.H. AUFRÈRE (éd.), Encyclopédie religieuse de l’Univers végétal. Croyances phytoreligieuses de l’Égypte ancienne III (OrMonsp XV), Montpellier, 2005, p. 77-88 ; ID., « Dans les marécages et sur les buttes : le crocodile du Nil, la peur, le destin et le châtiment dans l’Égypte ancienne », ENiM 4 (2011), p. 51-79 ; ID., « Appétit, pitié et piété. Crocodiles et serpents dans la littérature sapientiale de l’Égypte ancienne », Égypte, Afrique & Orient 64, 2012, p. 35-48 ; ID., « Crocodilus lacrymans. Les “larmes” et la “compassion” du saurien du Nil », ENIM 7 (2014), p. 1-12. Voir aussi maintenant l’article très riche de Pierre KOEMOTH, « Couronner Soukhos pour fêter le retour de la crue », dans Laurent BRICAULT & Miguel John VERSLUYS (éd.), Isis on the Nile. Egyptian Gods in Hellenistic and Roman Egypt : Proceedings of the IVth International Conference of Isis Studies, Liege november 27-29, 2008 Michel Malaise in honorem (Religion on the Graeco-Roman World 127), Leyde : Brill, 2010, p. 257-289. 2 Sydney H. AUFRÈRE, « Dans les marécages et sur les buttes : le crocodile du Nil, la peur, le destin et le châtiment dans l’Égypte ancienne » (version abrégée), dans A. ZUCKER, A. GEIDEISEN & J.-Ph. BRUGAL (éd.), Prédateurs dans tous leurs états. « Les carnivores » : Évolution, Biodiversité, Interactions, Mythes, Symboles, 21-23 octobre 2010, organisées par le CEPAM et la Ville d’Antibes, Antibes, 2011, p. 351-363. On ajoutera à la bibliographie : Anne JOUFFROY & Hélène RENARD, L’Égypte: Ecrivains voyageurs et savants archéologues, Paris, 2014 : s. v. « Description des crocodiles d’Égypte d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire de l’Académie des sciences ». 1
S.H. AUFRÈRE
des cultures dans la mesure où l’animal dont il est question représente un des fléaux les plus courant guettant les riverains du Nil, que ces derniers soient humains ou animaux. 1. LE DÉTERMINATIF DU CROCODILE À LA QUEUE TOURNÉE : CHAMP SÉMANTIQUE ET APPROCHE ÉTHOLOGIQUE
1.1. La première concerne une série de termes égyptiens accompagnés par le déterminatif (indicateur catégoriel) du crocodile à la queue retournée. On rappellera que les différents hiéroglyphes représentant le saurien se répartissent, sans tenir compte des ustensiles et des armes divers qui peuvent hérisser sa silhouette, en sept attitudes différentes correspondant peu ou prou aux habitus caractéristiques de l’animal3 : 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.
crocodile paisible en attente sur une berge (classique) (I 3)4 crocodile museau relevé aux aguets (tardif)5 crocodile irrité se retournant vers un agresseur (tardif) crocodile queue tournée (classique) (I 5) crocodile queue tournée, gueule ouverte ; cf. (tardif)6 ou crocodile posé sur la chapelle (classique) (I 4) crocodile embaumé dans sa gaine (classique) (I 5*)
1.2. Dans la réalité, et compte tenu de l’animal observé dans son milieu naturel, il faut résumer les attitudes aux cinq premières. En ce qui concerne l’écriture égyptienne, voici un rappel des éléments utiles à la compréhension de cet exposé7 :
3
Sylvie CAUVILLE, Dendara. Le fonds hiéroglypique au temps de Cléopâtre, Paris : Cybèle, 2001, p. 126-127. On y trouvera les différentes valeurs affectées à ces silhouettes et dont on ne tient pas compte ici. 4 Dimitri MEEKS, Les architraves du temple d’Esna. Paléographie (PalHiér 1), Le Caire, 2004, § 284. Les lettres suivies d’un nombre correspondent aux hiéroglyphes de la Signs-List de Alan H. GARDINER, Egyptian Grammar being an Introduction to the Study of Hieroglyphs, 3e éd. révisée, Londres, 1969 (1re éd. 1927), p. 438-548. 5 On ne tiendra pas compte de la plume sur la tête. 6 Le hiéroglyphe en question, à l’époque tardive ou ptolémaïque, détermine le verbe ptḥ, « ouvrir, les yeux, la bouche, etc. » (Wb I, 565, 12-15). 7 Sydney H. AUFRÈRE, « Racines et rhizomes en Égypte ancienne sous le rapport des croyances et de l’ethnobotanique », dans Les Racines ou la métaphore des origines. Séminaire d’ethnobotanique de Salagon, 9-10 octobre 2014 (à paraître), § 1.1.
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DEUX OBSERVATIONS SUR LE CROCODILE D’ÉGYPTE
Le système hiéroglyphique, complexe, recourt à plusieurs types de signes : des 8 PHONOGRAMMES (à une, deux ou trois consonnes puisque l’égyptien ne note pas les voyelles en raison des flexions vocaliques différentes selon les dialectes) et des DÉTERMINATIFS9, signes non phonétiques permettent de classer le mot dans une catégorie lexicale. Mais d’autres encore combinent le son et le sens : ce sont des LOGOGRAMMES10 reconnaissables comme tels par un signal visuel qui revêt la forme d’un petit trait vertical. L’écriture égyptienne emploie plusieurs signes employés comme phonogrammes, logogrammes, RADICOGRAMMES11 ou déterminatifs…
1.3. Compte tenu de ce rappel, parmi les silhouettes des sept hiéroglyphes livrés plus haut, dans le système hiéroglyphique, le crocodile queue tournée (classique) (I 5) revêt une valeur de phonogramme (sԑq, sbk) ou de déterminatif, voire de radicogramme. Sur un plan naturaliste, on notera que , n’est pas signe d’agressivité le crocodile queue tournée, gueule ouverte, car la mâchoire inférieure, posée sur le sol, est non mobile, et la mâchoire supérieure dressée est signe que l’animal ouvre sa gueule dans une perspective de thermorégulation. En effet, le crocodile, étant un animal à sang froid, alterne des séjours dans l’eau et sur les berges. En fait, le hiéroglyphe en dit beaucoup puisque cette attitude est liée au séjour sur les berges, et la bouche grande ouverte peut être ainsi expliquée : « Il s’agit en réalité d’une stratégie de refroidissement par l’évaporation de l’humidité buccale, comme pour la transpiration chez les mammifères12. » C’est ce moment que choisit, dans un élan de symbiose, le Pluvian du Nil (Pluvianus aegyptius LINNAEUS 1758) pour nettoyer les dents du saurien, non pas pour le débarrasser des sangsues comme le prétendent Hérodote ou Élien13 mais des débris de proies 8
On ne peut que renvoyer à la définition de Dimitri MEEKS, « Le programme international “Paléographie hiéroglyphique” », dans Jean-Claude GOYON & Christine CARDIN (éd.), Actes du Neuvième Congrès International des Égyptologues (OLA 150), 2 vol., Louvain 2007, II, p. 1261-1267, et spécialement p. 1266 : « Signe employé pour sa valeur phonétique dans un mot avec lequel il n’a aucun lien sémantique. » 9 Loc. cit. : « Tout signe placé à la fin d’un mot, non destiné à être prononcé, et qui sert d’indicateur catégoriel. » 10 Loc. cit. : « Signe dont l’image picturale (pictogramme) correspond exactement à la chose ou à l’action (signifié) qu’il sert à écrire. » 11 Loc. cit. : « Signe exprimant par une image (pictogramme) le contenu sémantique d'un mot dont il peut rendre seul toute l’articulation. » 12 Source : intra-science.com. 13 ÉLIEN, Nat. anim. 3, 11 (ÉLIEN, La personnalité des animaux II. Livres X à XVII et index. Traduit et commenté par Arnaud Zucker, Paris : les Belles Lettres, 2002, p. 65 : Le pragmatisme des crocodiles). Voir aussi ÉLIEN, Nat. anim. 8, 25 (ÉLIEN, La personnalité des animaux I. Livres I à IX. Traduit et commenté par Arnaud Zucker, 2e tirage, Paris : les Belles Lettres, 2004 [1re éd. 2002], p. 219-220) ; 12, 15 (ibid. II, p. 68). Sur la réfutation de l’argument, voir Richard-Alain
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qui les incrustent et seraient susceptibles de provoquer des abcès14. Dans la lexicographie égyptienne, il peut se substituer au crocodile paisible , la queue étendue dans la prolongement du corps. En vertu des principes fondamentaux de l’art égyptien qui consistent à représenter l’ensemble de l’être, l’animal caractérisé par le hiéroglyphe est vu de profil, et sa queue, ramenée par l’artiste sous son corps, correspond dans la réalité à l’appendice sur le côté, ce qui le ramène à l’idée d’un crocodile en position de veilleur la queue tournée, habitus fort commun de l’animal sur la terre ferme, aussi commun que celui évoqué par le hiéroglyphe . La queue, dans laquelle réside une force peu commune et qui peut d’un coup assommer une proie comme le précisent les voyageurs, ou alors qui lui permet de se propulser vers l’avant, n’est ici considérée que comme une arme potentielle. Cependant, pour quelle raison le hiéroglyphe (ou ), présentant une différence formelle avec , permet-il visuellement de reconnaître une famille de mots autour d’un concept commun de sorte que ledit concept, qui implique un mouvement, soit immédiatement reconnaissable par le lecteur ? , dans bien des cas, sert à Par analogie, la silhouette du crocodile déterminer des concepts tels que la rapacité, l’avarice, la cruauté, l’agressivité, la colère, etc.15. Par conséquent, on admettra que l’attitude du crocodile du hiéroglyphe , sous couvert de l’éthologie de l’animal, permet de reconnaître instantanément une attitude liée à un concept particulier en vertu du mouvement latéral de la queue16, tout en précisant que cette attitude, de même que celle que nous avons dans le doublet de celui-ci , est très commune dans la sphère environnementale familière à l’animal. Mais en dépit de ce caractère, disons banal d’un point de vue « éthique », elle devait fournir, d’un point de vue « émique »17, un indice précis. 1.4. Si on aborde la palette sémantique où ce hiéroglyphe sert de déterminatif, on le retrouve associé au nuage verbal suivant : « assembler », « rassembler », « amasser », « ramasser », « collecter », « unir », « contracter », « récolter », voire, dans un sens plus technique, « agglomérer », « conglomérer »18, qui paraît contenu dans le verbe trilittère JEAN & Anne-Marie LOYRETTE, La mère, l’enfant et le lait en Égypte ancienne, Paris : L’Harmattan, 2010, p. 461-468. 14 Ibid., p. 464, fig. 104. Voir Histoire naturelle de l’Égypte par Prosper Alpin 1581-1584. 2 vol. Traduit la latin et présenté par R. de Fenoyl. Annotations de R. de Fenoyl et S. Sauneron, Le Caire, 1980, II, p. 219 [= p. 419-420 de l’édition.] 15 AUFRÈRE, « Dans les marécages et sur les buttes, le crocodile du Nil », p. 56-67. 16 On poursuivra ici l’idée abordée dans AUFRÈRE, loc. cit. 17 Sur le rapport émique/éthique (ou emic/ethic), voir renverra à Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN, « Émique », L’Homme 38/1 (1998), p. 151-166. 18 Wb IV, 25-26.
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sԑq . Ce dernier s’emploie dans plusieurs contextes, selon qu’il s’agit de recueillir les parties d’un cadavre (chairs, membres ou os), rassembler, ressouder les parties du pays, se contrôler, être prudent, se reprendre (litt. « rassembler ses membres »), être maître de soi, de sang froid (litt. « rassembler son cœur »). Sur le plan de la fabrication de produits, on trouve une autre idée, celle d’encens « congloméré » et « modelé » (sԑq ou sԑq snṯr), type d’encens qui sert à la préparation du kyphi, idée qui s’impose à la lecture de l’étude de J. Quaegebeur consacrée à ce sujet20. L’idée qui domine est celle de rassembler les parties d’un tout dispersé (rassembler des membra disjecta au sens concret) où l’idée de rassembler au sens abstrait, voire de conglomérer, de modeler (J. Quaegebeur) une matière à l’origine granuleuse (en forme de larmes) par le truchement de la cuisson ou d’un autre procédé. Les sens sont confirmés par le démotique sԑq/sq « rassembler, récolter » (il faut ajouter celui d’ « épargner »21) et le copte , - « récolter, cueillir »22, par suite de contamination d’autres verbes homophones en égyptien et en démotique23. D’un point de vue émico-éthique, prenant le parti d’observer les plus anciennes formes connues de ce verbe sԑq, l’on notera que, dans les Textes des Pyramides, il peut être non déterminé 24 25 ( , ) ou déterminé : soit par le signe ( , 26 ) , suffisamment parlant pour signifier le geste de rassembler vers soi à l’aide des mains un ensemble de choses, soit par le signe du sac à deux 27 ( )28, qui connote des objets rassemblés à l’aide des anses 19
Wb IV, 25, 6-18 et 26, 1-5 ; Alex 77.3372 ; Alex 78.3310 ; Alex 79. 2418. Voir Jan QUAEGEBEUR, « Conglomérer et modeler l’encens », CdE LXVIII, fasc. 135 (1993), p. 29-44. Ajouter Agnes LÜCHTRATH, « Das Kyphirezept », dans Dieter KURTH (éd.), Edfu : Bericht über drei Surveys. Materialien und Studien (Die Inschriften des Tempels von Edfu Begleitheif 5), Wiesbaden, 1999, p. 97-145, et surtout p. 108-109. 21 EDG 466, 2. L’épargne consiste à ne pas laisser échapper de l’argent et donc à ramener vers soi un numéraire qui aurait tendance à se disperser. 22 WKHWb 181 ; Alex 77.3372. On verra aussi QUAEGEBEUR, « Conglomérer et modeler l’encens », p. 41, n. 83. 23 On abandonnera la notice de Walter E. CRUM : CCD 325a, où se mêlent les sens de « couler, puiser, rassembler » dérivant de verbes différents pour privilégier celle de WKHWb 181. Voir aussi ČCED 149. 24 TP 654c. 25 TP 654c. 26 TP 654c, 735c, 739b. 27 Ce signe ne fait pas partie de la liste de Gardiner. Mais on voit très bien à quoi il fait allusion, à savoir un sac dont l’ouverture peut être resserrée à l’aide d’un lien qui forme deux boucles de part et d’autre. Les deux anses étant jointes par un lien, le sac est porté au bout d’un bâton. Un tel sac est utilisé par des bouviers dans la tombe de Ti ; cf. Lucienne ÉPRON & François DAUMAS, Le Tombeau de Ti. fasc. I. Les approches de la chapelle (MIFAO 65), Le 20
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mains et placés ensemble dans un contenant, lequel débouche sur la notion de contenu29. Les mains tournées vers le bas et le sac disparaissent ensuite. Alors que le crocodile à la queue recourbée ne figure pas dans les Textes des Pyramides comme déterminatif, — car il pourrait apparaître comme un animal dangereux à l’égard du défunt, — dès l’Ancien Empire pourtant le même verbe sԑq peut être déterminé par ce dernier pour catégoriser le genre d’action supposée par le verbe en question ; puis, à partir du Moyen Empire, par et le papyrus (Y 1), lequel indique que le verbe relève de la catégorie des concepts. Dès lors, à partir du Moyen 30 Empire, le verbe revêt sa graphie classique : , , 31 pouvant déjà être abrégé : . 1.5. Si l’on tente de poser la question à partir des exemples les plus anciens, il découle que, dans le verbe trilittère sԑq, le déterminatif du crocodile à la queue tournée — qui se substitue aux signes des bras inversés ou du sac en sparterie (ou ) — exprimait, aux yeux des Égyptiens, de façon suffisamment claire l’idée de « rassemblement », de « collecte », de « ramassage ». Trois conditions doivent être réunies pour formuler une telle hypothèse. La PREMIÈRE est que la présence du crocodile ait été courante dans l’ancienne Égypte, car une telle idée ne pouvait naître que d’une observation au quotidien. — Tel est le cas puisque des bandes de crocodiles infestaient les rives du Nil de l’ancien temps32 et que les Égyptiens ont voué à la momification des crocodiles toute l’étendue de son cycle biologique depuis les œufs, les embryons, les petits et jusqu’à des crocodiles dont les Caire, 1939, pl. 167. Le modèle peut être plus ou moins grand ; associés par deux en forme de besace, on les dispose sur le dos des ânes ; cf. Henry G. FISCHER, « Notes on Sticks and Staves in Ancient Egypt », MMJ 13 (1979) = Ancient Egypt in the Metropolitan Museum Journal. Supplement : Volumes 12-13 (1977-1978), p. 11, fig. 10. Le mot « sac » est attesté sous la forme sԑq ; Alex 77.3374. 28 TP 980b. 29 D’ailleurs, οn s’accorde à penser que le mot « sac » est en mot d’emprunt, par le grec σάκκος, σάκος, à l’égyptien qui donne le copte par un intermédiaire sémitique (l’hébreu saq, aram. ṣaqqā’ et l’assyrien šaḳḳu) ; cf. CCD 325a ; ČCED loc. cit. ; WKHWb 180. Voir aussi Alex 77.3374. 30 FCD 211. Version classique dans Sinouhé B 23-24, dans les Textes des Sarcophages (CT I, 163). 31 Kurt SETHE, Ägyptische Lesestücke, 2 vol., Hildesheim – Zürich – New York, 1983, I, 80, 19 : stèle d’Antefirensenet. 32 Encore très répandu à l’époque romaine, malgré une chasse de la part des Tentyrites et les Apollinopolites, il n’a été éradiqué qu’au XIXe siècle, lorsque les armes à feu devinrent plus efficaces. On trouvera de surprenantes informations sur la chasse au crocodile à Madagascar dans Raymond DECARY, « La chasse et le piégeage chez les indigènes de Madagascar », Journal de la Société des américanistes 9 (1939), p. 3-41, et spécialement p. 34-38.
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plus longs exemplaires pouvaient mesurer jusqu’à dix mètres de long — le fait est surprenant et probablement imaginaire33 — embaumés dans les grottes de Maabdah ou de Samoun, non loin de Manfalout, en MoyenneÉgypte34. La DEUXIÈME est que l’on ait une connaissance parfaite de l’éthologie de l’espèce. — Cette condition est remplie, d’autant que l’aire de 33 En règle générale, les crocodiles du bassin versant du Nil ne dépassent pas les 6-7 mètres de long. La longueur de « Gustave », le crocodile mangeur d’hommes du Burundi, a été estimée à 7,50 m (http://en.wikipedia.org/wiki/Gustave_(crocodile). Mais on notera quelques exceptions dans l’historiographie. Un animal de 22 pieds de long (7, 18 m.) est abattu par un Vénitien en amont du Caire, d’après George SANDYS ; cf. Voyages en Égypte des années 1611 et 1612. George Sandys, William Lithgow. Traduit, présenté et annoté par Oleg V. VOLKOFF, Le Caire, 1973, p. [305]. Edward BROWN en signale des exemplaires de 30 pieds de long (10,777 m) ; cf. Voyage en Égypte d’Edward Brown 1673-1674. traduit de l’anglais par Marie-Thérèse Bréant. Avant-propos, notes et index de Serge Sauneron, Le Caire, 1974, p. 320. Charles SONNINI en voit un de la même taille dans l’hospice de Nagada ; cf. SONNINI, Voyage dans la Haute et Basse Égypte… III, p. 298. 34 Il existe de nombreuses relations de ces visites au grottes. Voir en particulier Thierry ZIMMER, Les Grottes des crocodiles de Maabdah (Samoun) (Varia Ægyptiaca 1), Texas, 1987 ; KOEMOTH, « Couronner Soukhos pour fêter le retour de la crue », p. 278, n. 92 (bibliographie). Voir une description dans Adolphe BADIN, Grottes et cavernes, Paris : librairie de L. Hachette et Cie, 1867, p. 21 ; Etienne PARISET, Mémoire sur les causes de la peste, et sur les moyens de la détruire, Paris : chez J.-B. Baillière, 1837, p. 47-48 :
C’est là, dans ce dépôt ténébreux qu’à une époque que l’on ne peut plus assigner, ont été portées des momies de crocodiles de toutes les dimensions, disposées pour les plus gands, par couches successives, depuis le bas des énormes salles jusqu’à la voûte, ou par paquets isolés de cinquante ou de soixante pour ceux de moyenne tailles ; entremêlés ça et là de momies d’hommes qui ont été dorées, et de larges bancs de cette résine où ont été entassés par millions de millions de petits crocodiles dont les rachis desséchés se croisent en tout sens, et des grands amas de ces œufs de crocodiles encore si entiers, et de ces ballots résineux dont je viens d’exposer l’inventaire. Ce qui frappe surtout dans la grotte de Samoun, c’est la prodigieuse quantité de petits crocodiles de dix, douze, quinze pieds de long ; et lorsqu’on songe à l’ignorance où l’on est encore, touchant la mortalité des grands animaux ; combien il est rare d’en rencontrer les cadavres ou les squelettes ; combien il eût fallu de myriades d’années ou de siècles pour en réunir, par ces rencontres fortuites, autant qu’en renferme Samoun ; et surtout combien il eût été difficile de retirer ceux-ci du fleuve après leur mort pour les embaumer, on ne peut empêcher de croire qu’on les a poursuivis par cette espèce de chasse que décrit Hérodote ; qu’on les a attaqués, pris, muselés, étouffés, embaumés dans l’état vivant.
On retrouve ce texte dans plusieurs publications : François NOËL, Leçons de philosophie morale, Paris : Vve Le Normant, libraire, rue de Seine, 8, 1854, p. 503-504. Voir aussi une intéressante description dans F[rançois] MALEPEYRE, aîné (éd.), Memorial encyclopédique et progressif des connaissances humaines, III, Année 1833, Paris, À la direction de l’Union encyclopédique, p. 217-218 (crocodiles de 10 mètres de long) ; Jean-Jacques RIFAUD, Tableau de l’Égypte, de la Nubie et des lieux circonvoisins; ou Itinéraire à l’usage des voyageurs qui visitent ces contrées, À Paris : chez Treuttel et Würtz, Librairies, rue de Bourbon, n° 173, 1830, p. 230-231. On notera l’existence de ballots résineux amalgamant, d’après les descriptions, des œufs de crocodiles, des noyaux de dattes, des hirondelles, des serpents et d’autres reptiles.
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dispersion de Crocodylus niloticus coïncide avec les bassins versants des fleuves du continent africain y compris Madagascar35. La TROISIÈME et dernière, qui découle de la deuxième, est que les observations que l’on pourrait faire de nos jours puissent servir à étayer une hypothèse portée sur un choix d’un déterminatif catégoriel conforme à l’idée de « rassemblement », de « collecte » ou de « ramassage ». — Au vu de la richesse de la documentation consultée et du fait que C. niloticus soit l’une des espèces les mieux connues au monde, notamment à cause de l’élevage dont elle fait l’objet36, il sera donc possible de proposer l’hypothèse suivante. 1.6. On décrira en premier lieu le phénomène de la pondaison, moment où la femelle, après avoir choisi une zone exposée au soleil et creusé un trou à l’aide de ses pattes avant équipées de doigts à fortes griffes, et à l’écart de l’humidité qui pourrait faire avorter les œufs37. Les crocodiles frayent à partir de fin mars dans la vallée du Nil, et par conséquent les observations comme quoi les femelles pondent sur les bancs de sable les plus élevés avant l’inondation sont confirmées38. La femelle pond entre une trentaine et une soixantaine d’œufs aussi gros que des œufs d’oies39 mais ressemblant à des 35
Outre C. niloticus, qui est l’animal observé ici, il existe trois autres membres de la famille des Crocodylidae : 1) Crocodylus suchus GEOFFROY 1807 anciennement considéré comme une sous-espèce de C. niloticus, le Crocodile du Nil de l’Afrique de l’Ouest est (cf. Jean-François TRAPE, Laurent CHIRIO, & Sébastien TRAPE, Lézards, crocodiles et tortues d'Afrique occidentale et du Sahara, IRD éditions, 2012, p. 420-421), une autre à museau étroit : Crocodylus cataphractus, CUVIER 1825, ou faux Gavial (ibid., p. 422-423) et l’autre, le crocodile nain, dont une population cavernicole reconnue en 2010 : Osteolaemus tetraspis, COPE 1861 (ibid., p. 424426). 36 http://www.larousse.fr/encyclopedie/vie-sauvage/crocodile/178183. Melvin BOLTON, L’élevage des crocodiles en captivité (Cahiers FAO conservation 22), Rome, 1990 ; Actes du 1 Congrès d’Afrique de l’Ouest sur les Crocodiles « Elevage et Conservation des crocodiles » 13 au 15 novembre 2007 à la Tapoa, Parc Régional W du Niger. 37 Selon ÉLIEN (Nat. anim. 5, 52), les crocodiles comme d’autres animaux transportent leurs œufs au sec pour les mettre à l’abri de la crue : « Les tortues, les crabes, les crocodiles, à la même période, transfèrent leurs œufs dans des régions qui se trouvent hors d’atteinte et de portée du fleuve. Les gens qui tombent sur les œufs des animaux mentionnés se fondent d’ailleurs làdessus pour évaluer jusqu’à quelle distance le Nil en crue va irriguer leurs terres. » (trad. A. ZUCKER, II, p. 137 : Sur les cobras et les animaux du Nil). En règle générale, l’observation est vraie car les femelles pondent toujours au-dessus du niveau maximum de la crue dans des zones de ponte. 38 AUFRÈRE, « Dans les marécages et sur les buttes, le crocodile du Nil », p. 65. 39 Observation faite déjà par le Père Antonius GONZALES ; cf. Le voyage en Égypte du Père Antonius Gonzales 1665-1666. 2 vol. Traduit du néerlandais, présenté et annoté par Charles Libois S.J., Le Caire, 1977, II, p. 480 ; et de même par Edward BROWN ; cf. Voyage en Égypte d’Edward Brown 1673-1674. Traduit de l’anglais par Marie-Thérèse Bréant. Avant-propos, notes et index de Serge Sauneron, Le Caire, 1974, p. 320.
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œufs de poule. Les deux moitiés des œufs sont séparées par une couche de sable puis le trou est comblé40. La femelle ne couve pas, à proprement parler (ce que croient pourtant Plutarque41 et Élien42) pendant douze semaines, période qui correspond à l’incubation, d’autant que les crocodiles sont des reptiles, donc des animaux à sang froid. La femelle qui veille sur la zone de pondaison ne se nourrit plus tant que dure l’incubation des œufs. Pendant ce temps, elle adopte un comportement très agressif à l’égard des intrus43. Lorsque le temps est venu, les petits, dans leurs coquilles44, font entendre un pépiement (on parle de « cris pré-éclosion »45) suffisamment audible à vingt mètres pour indiquer à la mère le moment où elle doit déterrer ses œufs46. Les œufs étant dégagés, les petits crocodiles percent alors la coquille à l’aide de la « dent de l’œuf » ou « diamant », c’est-à-dire un denticule corné qui tombe peu après la naissance47. Les œufs non éclos sont roulés délicatement dans la gueule de la mère jusqu’à ce que la coquille se brise. C’est alors que débute un phénomène qui semble être associé avec ce que nous tentons d’observer. Dès leur naissance, les petits sont autonomes48, mais la femelle 40
Le positionnement des œufs dans le trou de ponte et leur exposition à la chaleur, détermine le sexe des individus. 41 PLUTARQUE, Is. Os., 75, 381, B. 42 ÉLIEN, Nat. anim. 2, 33. 43 Voir le récit de Charles S. SONNINI, Voyage dans la Haute et Basse Égypte fait sur l’ordre de l’ancien gouvernement … Tome troisième, À Paris, chez F. Buisson, imprimeur-Libraire, rue Hautefeuille, n° 20, an 7 de la République, p. 297-298/ 44 Les petits des oiseaux et même des crocodiles, d’après ÉLIEN (Nat. anim. 7, 47), sont nommés en grec psacaloi, « pitchouns » (éd. ZUCKER, I, p. 202). 45 Amélie VERGNE, « La communication sonore chez les crocodiles. Pourquoi les bébés crocodiles crient-ils dans l’œuf ? », http://www.google.fr/search?client=safari&rls= en&q=crocodile+éthologie&ie=UTF-8&oe=UTF-8&gfe_rd=cr&ei=wdJdVI_WM4ix8wf_qIKQ CA, consulté le 8 novembre 2014. Voir aussi Nicolas MATHEVON & Amélie VERGNE, « la communication acoustique des crocodiles », Pour la Science 399 (2011), p. 28-35. 46 Les expériences menées montrent que les femelles auxquelles on fait entendre ce pépiement creusent systématiquement le sable à la recherche d’œufs ; cf. VERGNE, « La communication sonore chez les crocodiles ». 47 Sur le test de légitimité des crocodiles à l’égard de leurs petits, voir ÉLIEN, Nat. anim. 9, 3 (éd. ZUCKER I, p. 224). Si le petit n’attrape pas une proie à la naissance, il est rejetté par le père. La plupart du temps, les mâles ne font rien aux petits et se comportent comme la mère, mais parfois ils peuvent adopter un comportement meurtrier à l’égard de leur progéniture, d’où probablement ce récit d’Élien. 48 Voici ce que dit Claude SICARD : « Les femelles ne font jamais leurs œufs que sur le sable. Chose bien singulière. C’est que leurs petits ne sont pas sitôt éclos, qu’ils ont la force de courir à toutes jambes vers le Nil. La mère n’a pas besoin de les défendre, & de prendre garde qu’on ne les lui enlève » ; cf. Claude SICARD, Œuvres II. Relations et mémoires imprimés. Édition critique de M. MARTIN (BdE 84), Le Caire : Ifao, 1982, p. 197.
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peut les transporter, dans la poche buccale où peuvent tenir 12 d’entre eux, dans une eau peu profonde pour les mettre à l’abri des prédateurs terrestres et leur éviter la déshydratation. Ils peuvent également se déplacer sur le dos de leur mère. Les soins de la mère pour ses petits durent environ deux ans. 1.7. En deuxième lieu, il convient de préciser qu’au moment de leur naissance, ils sont soumis à la prédation non seulement de la part des Mangoustes (Herpestes ichneumon LINNAEUS 1758)49, des tortues du Nil (Trionyx triunguis FORSKÅL 1775) mais aussi des Varans du Nil (Varanus niloticus LINNAEUS 1766), lesquels peuvent jusqu’à détruire 50 % des nids. Disons-le au passage, le Varan du Nil50, qui cohabite dans les mêmes zones que celles que fréquente le crocodile, pourrait être reconnaissable dans un nom que l’on aurait pu croire a priori fantaisiste : le κροκοδιλοπαρδαλις « crocodile léopard/guépard » de la mosaïque Barberini de Palestrina (fin du e 51 II siècle av. J.-C.) , car le corps tacheté de V. niloticus, qui peut mesurer de 1, 5 à 2 mètres, présente comme des bandes ocellées dont les ocelles ressemblent à celles du léopard. Détruisant les œufs au nid, le Varan est rapide et il parvient à s’enfuir dès que les parents reviennent. En représentant les crocodiles et leurs prédateurs, les concepteurs de la mosaïque s’inscrivent dans une logique environnementale qui repose sur l’observation52. 49
DIODORE, Bibl. hist. 1, 87, 4-5. Beaucoup d’informations sur l’espèce dans Alexandre CILIBERTI, The Nile Monitor (Varanus niloticus), an Indicator Species for Pollution in sub-Saharan Wetlands. Agricultural sciences. Universit_e Claude Bernard - Lyon I, 2011. French. . 51 Sur la date de cette mosaïque, voir Ismérie BOISSEL, L’Égypte dans les mosaïques de l’occident romain : images et représentations (de la fin du IIe siècle avant J.-C. au IVe siècle après J.-C.), Mars 2007, p. 34-37, n° 17 http://ebureau.univ-reims.fr/slide/files/quotas/SCD/theses/exldoc/GED00000538.pdf. Pour Paul G.P. MEYBOOM, The Nile Mosaic of Palestrina. Early Evidence of Egyptian Religion in Italy (EPRO 121), Leyde – New York – Cologne : Brill, 1995, il s’agit du crocodile du Nil. En revanche, le fameux κροκoδιλοχερσαιος de la mosaïque de Palestrina dans lequel on reconnaît le κροκόδειλος χερσαῖος « crocodile terrestre », d’Hérodote (Hist. 4, 192), désignerait, quant à lui, le stellion (Stellagama stellio LINNAEUS 1758) selon Suzanne AMIGUES, « Les animaux nommés σκωληξ dans les Indica de Ctésias, FGrH 45 (46) », Revue de philologie, de littérature et d'histoire anciennes 1/ 2005 (Tome LXXIX), p. 7-15, et surtout p. 7, n. 21 URL : www.cairn.info/revue-de-philologie-litterature-et-histoire-anciennes2005-1-page-7.htm Mais il ne faut pas négliger le Varan gris ou Varan du désert (Varanus griseus DAUDIN 1803), animal plus grand et qui pourrait aussi convenir au κροκoδιλοχερσαιος de la mosaïque de Palestrina. On observera l’existence d’une momie de Varan, unique, provenant de Licht ; cf. Alain CHARRON, « Vie et mort des animaux sacrés », dans Alain CHARRON (dir.), La mort n’est pas une fin. Pratiques funéraires en Égypte d’Alexandre à Cléopâtre, Arles, 2003, p. 174-214 : p. 212 (Musée guimet inv. 840-1-34). L’animal, selon A. Charron, serait consacré à Atoum. 52 Au centre de la mosaïque, il me semble reconnaître une loutre ou un ichneumon. 50
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1.8. On peut observer que, pendant les six ou huit semaines qui suivent leur naissance les petits ne doivent leur survie qu’au fait qu’ils ne sont pas dispersés et protégés des prédateurs. Ils sont en effet rassemblés dans des pouponnières sur la terre ferme où, élevés en commun par plusieurs femelles, ils apprennent à se débrouiller seuls sans cependant que la mère ou une autre femelle ne soit jamais très loin et accoure à leurs cris53. Dès que l’un menace de s’éloigner, il est rappelé à l’ordre et redéposé dans un périmètre autorisé. Dans certains cas, la mère peut former avec sa queue une piscine dans laquelle les petits rassemblés peuvent s’ébattre. Nombre d’entre eux n’atteindront jamais l’âge adulte puisque l’on admet un taux de mortalité de l’ordre de 90 % dès la première année dans la nature, ce qui explique des comportements visant à protéger l’espèce. Pendant deux ans, jusqu’à ce qu’ils atteignent une taille de 1,2 mètre, ils restent à proximité de leurs parents. Les crèches ne sont pas spécifiques à C. niloticus, mais il semblerait que le phénomène eût particulièrement attiré l’attention des riverains. 1.9. Il ressort de l’ensemble de ces différents traits éthologiques au cours de la pondaison et de la naissance des jeunes que le crocodile, qui pourtant déchiquète ses proies et a une réputation de cruauté, avait, dans l’inconscient collectif, l’image d’un « rassembleur » d’objets ayant une tendance naturelle à se disperser comme les petits crocodiles qu’il fallait systématiquement ramener dans leur pouponnière. Il se pourrait d’ailleurs que le verbe , qui peut lui-même être uniquement écrit par son déterminatif, , lequel devient alors un radicogramme, ait eu, d’un point de vue étymologique, le sens de « crocodiler », i.e. de « rassembler » (à l’instar de l’espèce au moment des naissances), un phénomène annuel observable par des groupes humains desquels les groupes de crocodiles ne vivent jamais très loin. D’ailleurs le nom divin Sԑq54, en vertu de cette habitude, est une épiclèse qui signifie le « Rassembleur », lequel est sans doute le nom d’un passeur des âmes dans l’Au-delà55. Les scènes de la nature ont souvent 53 Michel BREUIL, Frantz THILLE & Jean-Paul MAYEUR, Kenya-Tanzanie : Le guide du safari, faune et parcs, éditions Marcus, 1998, p. 583. 54 Alex 77.3370. Mot absent du Wb et dont D. MEEKS dit : « un dieu crocodile, d’où le signe tire sa valeur. » J. QUAEGEBEUR (« Conglomérer et modeler l’encens », p. 41, n. 81) écrit : « Je me suis demandé si le nom de ce dieu crocodile à la queue recourbée ne s’expliquerait pas par son attitude : « le contracté » ou « celui qui rassemble » ? » Voir aussi Alex 78.3311. Mais comme le montrent les différents noms divins rassemblés par LEITZ (éd.), LÄGG VI, 158c-161a, et construits sur la notion de « rassemblement », ceux-ci ne sont pas forcément associés à un crocodile. 55 Voir Alex 78.3211, nom non attesté par le Wb. De plus, il se pourrait qu’il y ait un lien entre le verbe sԑq et le nom du crocodile divin — qui donne en grec Σούχος « Souchos » par vélarisation du « b » médian, — une assonance possible. Le nom d’un reptile Sԑq le
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servi de paradigmes dans le domaine de la vie de l’au-delà, où l’homme est appelé à connaître une existence parmi les espèces sauvages et auxquelles il peut s’adresser. 1.10. On pourrait certes objecter qu’il existe une autre possibilité qui découle de l’observation du crocodile à la pêche car il s’agit d’un pêcheur très habile à l’aide de son appendice caudal. Se plaçant dans le courant du fleuve, près des berges, ce grand dévoreur de poissons est capable à l’aide de sa queue de dévier les perches du Nil et de les ramener d’un seul coup en direction de sa gueule56. Ils ont aussi une capacité, dans une organisation hiérarchisée, de chasser le poisson en groupe au moment où les poissons remontent pour la fraie. Mais, d’une part, le hiéroglyphe qui représente l’animal sur la terre ferme renvoie à une observation faite sur le banc de sable ou il se tient et non à une observation aquatique. D’autre part, le hiéroglyphe n’est pas utilisé dans des contextes de pêche ou bien dans d’autres qui nécessiteraient une action dynamique. Dans ces conditions la forme plaiderait plutôt pour l’attitude prise par la femelle sur les bancs de sable au moment où elle est sur le qui-vive, annonçant le moment de la naissance des jeunes et le début de processus de rassemblement. On ajoutera le fait que la déesse Thouéris57, qui incarne la maternité, présente un corps d’hippopotame, une queue de crocodile, des pattes de lion et une poitrine de femme, c’est-à-dire d’espèces visibles qui veillent sur leur progéniture, en conséquence de quoi on avancera avec prudence l’idée que son dos de crocodile ne serait peut-être pas sans lien avec le phénomène décrit. 2. LES PALISSADES ANTI CROCODILES SUR LE COURS DE LA BASSE VALLÉE DU NIL 2.1. De tous temps, le crocodile a représenté un véritable danger pour les riverains de la vallée du Nil, que ces derniers fussent des hommes ou animaux. Les exemples de personnes dévorées par le crocodile font partie de la littérature égyptienne depuis l’Ancien Empire ; les jeunes filles qui vont puiser de l’eau, arrachées à la vie par ce monstre, constituent un véritable « Rassembleur » (LEITZ [éd.], LÄGG VI, 158c) peut être écrit ainsi : . Le « b » serait ainsi vélarisé ou alors Sԑq serait écrit Sbk par attraction du nom du crocodile divin à partir du hiéroglyphe . 56 On se souviendra que la Perche du Nil (Lates niloticus LINNAEUS 1758) constitue un interdit avec le crocodile dans un nome supplémentaire non identifié ; cf. pTanis fragment 28, 2e colonne. 57 Rolf GUNLACH, « Thoeris », dans LÄ VI (1986), col. 494-497. Parfois, un serpent peut se substituer au crocodile ; cf. CT VI, 274.
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motif littéraire . L’attaque du crocodile est soudaine et d’une rare violence et ceux qui s’approchent des berges du Nil sans se soucier de sa présence risquent de payer de leur vie leur imprudence, car l’animal, aux capacités surprenantes, peut happer ses victimes en fondant sur elles d’un trait, même si ces dernières se tiennent en contre-haut du talus d’une rive ou d’un canal. Le crocodile a fait l’objet de la part des uns d’une immense vénération, de la part des autres d’une détestation telle que celle-ci a conduit à quelque chose qui s’approche d’une éradication de l’espèce. Au cours du temps, on a même vu apparaître un véritable portrait d’un crocodile sournois, pleurant ses victimes dans une véritable palinodie59. Ayant montré que certains lieux sur le fleuve comme Tentyris et Apollinopolis étaient des « no crocodile’s lands », dans la mesure où ces animaux étaient chassés sans pitié, Élien60 rappelle pour d’autres lieux, où ils sont vénérés : Chez les gens d’Ombos, de Coptos ou d’Arsinoé en revanche, il est malaisé ne serait-ce que d’y tremper les pied, et délicat d’y puiser de l’eau. Il est même impossible, en fait, de marcher librement et sans précaution sur les berges. (Trad. A. Zucker).
En 1798, les « dents du Nil » frappent les soldats français du corps d’armée dirigé par le général Desaix lors de l’Expédition d’Égypte. Malgré ses menaces, le général doit se rendre à l’évidence. Nombre de soldats étaient enlevés par les crocodiles lors de la corvée d’eau à la nuit tombante et non assassinés par la population61. Ajoutons que si la terre ferme est affleurante ou si le saurien trouve prise sur la berge limoneuse, ç’en est fait de l’imprudent animal qui viendrait boire, notamment des chiens et on se souvient de la fable du Chien et du Crocodile. Les animaux domestiques et spécialement les chevaux, apparemment, devaient payer un lourd tribut au Nil des crocodiles puisqu’ils font l’objet d’une protection spécifique dans les textes magiques62 ; mais certaines scènes de genre montrent que les ânes n’échappent pas non plus au danger63. 58
On renverra aux informations contenues dans AUFRÈRE, « Dans les marécages et sur les buttes ». 59 Sydney H. AUFRÈRE, « Crocodilus lacrymans. Les “larmes” et la “compassion” du saurien du Nil », ENiM 7 (2014), p. 1-12. 60 ÉLIEN, Nat. anim. 10, 24 ; éd. A. ZUCKER, II, p. 20-21. 61 Yves LAISSUS, L’Égypte, une aventure savante 1798-1801, Paris, 1998, p. 283. 62 Prévenir le danger des crocodiles, notamment contre les chevaux qui traversent les canaux, est attesté dans le pProphylaxique x + II, 2-3 ; cf. AUFRÈRE, « Chasser, conjurer les “animaux venimeux“ (ḏdf.t) et s’en protéger d’après le papyrus Brooklyn 47.218.138. Notes de lecture », à paraître, § 4.10b, Crocodiles et chevaux. Mais compléter par Jocelyne BERLANDINI, « Un monument magique du “Quatrième prophète d’Amon” Nakhtefmout », dans La magie
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2.2. Pour lutter contre ce fléau, il semble que, dès l’époque grécoromaine, on ait cherché à protéger certaines zones pour permettre aux habitants d’approcher du rivage en vue de quérir de l’eau sans subir le risque d’être happés et entraînés au fond de l’eau dans un repaire fétide d’ordinaire creusé sous les berges. En effet, dans la documentation papyrologique, on trouve la trace de palissades montées pour protéger les élevages de porcs, lesquels sont élevés en très grand nombre. Ce serait le cas du P. Michigan Zenon 8464. On dispose même, de la main de Hérakleidès, d’un croquis d’aménagement de cette palissade à l’extérieur de la maison de Zénon à Théadelphie65. Dans d’autres papyrus comme les P. Cairo Zenon 59443 et 59379, il est question de crocodiles qui s’emparent du bétail66 ; un voleur de porcs en rend même responsable les crocodiles67. On notera au passage que les crocodiles ont un goût très particulier pour la chair du cochon. Hérodote (Hist. 2, 70) rappelle qu’on attire le saurien à l’aide d’un quartier de cet animal sur un hameçon en accompagnant la pêche des cris d’un porcelet, ce que confirme Diodore de Sicile (Bibl. hist. 1, 35)68. Un fait divers récent (18 octobre 2014) va dans le même sens. Les riverains d’un pont à Zinguinchor au Sénégal69 se sont émus qu’un crocodile, ayant élu domicile à proximité égyptienne : à la recherche d’une définition, cycle de conférences, musée du Louvre/2000, la documentation française, Paris, 2002, p. 83-158, et surtout p. 108, n. a ; p. 127 ; p. 146, fig. 17. Ce thème des chevaux mangés par le crocodile du Nil revient comme un leitmotiv dans les récits des voyageurs entre le Moyen Âge et le XVIe siècle. Je remercie vivement Thierry BUQUET (Ifpo), qui m’a communiqué plusieurs extraits allant dans ce sens. 63 On ajoutera que la mosaïque d’El-Alia (cf. Gilbert-Charles PICARD, « Mosaïques et société dans l’Afrique romaine. Les mosaïques d'El Alia (Tunisie) », Collection de l’École française de Rome 134 [1990], p. 3-14) montre deux hommes tirant un âne de la gueule d’un crocodile ; cf. BOISSEL, L’Égypte dans les mosaïques de l’occident romain, p. 120. 64 Franz CUMONT, L’Égypte des astrologues, Bruxelles: Pardès 1999 (1re éd. 1937), p. 60, n. 6. Voir Claude ORRIEUX, Zénon de Caunos, parépidèmos, et le destin grec (Centre de Recherches d’Histoire ancienne 64), Besançon, 1985, p. 131. 65 Willy CLARYSSE & Katelijn VANDORPE, Zenon, un homme d'affaires grec à l’ombre des pyramides (Ancorae 14), Louvain : Presses universitaires de Louvain, 1995, p. 49. 66 P. Cairo Zenon 59443 ; 59379, P. Tebt. 793, col. VIII, Fr. 2, v° II, ligne 25. 67 P. Cairo Zenon 59379. Sur la vie en Égypte à l’époque ptolémaïque et romaine, voir Naphtali LEWIS, Life in Egypt under Roman Rule, Oxford : Clarendon Press, 1985 (1re éd. 1983). 68 BOISSEL, L’Égypte dans les mosaïques de l’occident romain, p. 271. Voir aussi Daniel ARNOULD, « À la pêche au crocodile : la postérité d’Hérodote II, 68-70 », Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes 70/1 (1996), p. 13-24. 69 http://www.gfm.sn/pont-korentas-de-ziguinchor-lieu-de-ponte-dun-crocodile-qui-hante-lesommeil-des-populations-2/ à Zinguinchor au Sénégal : Lieu de ponte d’un crocodile qui hante le sommeil des populations Posté le 18 octobre 2014 : « Ce crocodile passe tout son temps à dévorer les porcs du quartier qui s’aventurent autour du pont. Cette bête dangereuse doit être délogée avant que l’irréparable ne se produise. »
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dudit pont, dévorait tous les porcs du quartier et pouvait constituer une menace pour les enfants. Il était difficile de vivre à proximité d’un tel hôte et la question est de savoir comment on s’en protégeait. On dispose de plusieurs éléments de réponse mais plus tardifs. Le voyageur Christophe Harant (1598), faisant une belle description de l’animal, après avoir souligné que nombre de gens sont rendus infirmes à cause de lui, signale ceci70 : … là où les villageois ont besoin d’un accès facile et sûr vers l’eau, ils érigent des clôtures que les crocodiles ne peuvent franchir ou traverser.
Les riverains du Nil, à l’époque où Charles Sigisbert de Manoncourt (1751-1812)71 effectue un voyage en Égypte grâce à grâce à Buffon (17071788), prennent des précautions. Racontant que les premiers crocodiles sont visibles du côté de Hou, sur le coude du Nil, car ce dernier abonde surtout au-dessus de Girga72, il souligne que, dans cette région, les habitants protègent les femmes allant chercher de l’eau73 : À mesure que l’on remonte le Nil, ces affreux animaux deviennent plus communs. Les habitants les redoutent. Dans quelques endroits, ils sont obligés de pratiquer dans le fleuve même, une enceinte de piquets et de fascines, pour que les femmes, en y puisant de l’eau, n’aient pas les jambes emportées par les crocodiles.
On constate qu’il s’agit d’une pratique répandue depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne. 2.3. Jusqu’à présent, on n’avait jamais relevé de traces iconographiques d’un tel agencement pour protéger l’activité des riverains. Cependant, dans la mosaïque de Palestrina, à la hauteur de la section 17 (partie inférieure, à droite), — laquelle, précisons-le, fait bien partie de l’ensemble originel, — on voit apparaître une protection de ce genre formant un arc de cercle au bord du fleuve et attenant à une maison dont l’entrée forme une corniche à gorge, avec une tour, un palmier et ce qui ressemble à un pigeonnier. Dans 70
Voyage en Égypte de Christophe Harant de Polžic et Bezdružic. Introduction, traduction et notes de Claire & Antoine Brejnik, Le Caire, 1972, p. [248]. 71 Sydney H. AUFRÈRE, « Charles Nicolas Sigisbert Sonnini de Manoncourt (1751-1812) et le Voyage dans la haute et Basse Égypte (1777-1778) », dans Sydney H. AUFRÈRE & ThierryLouis BERGEROT (éd.), Égypte. Grandes expéditions XVIIIe et XIXe siècles, juin 2010 (= Égypte, Afrique & Orient, hors série n° 1, juin 2010) = Égypte, Afrique & Orient 58, p. 9-24. 72 Description de l’Égypte contenant plusieurs remarques curieuses sur la Géographie ancienne et moderne de ce Païs, …, composée sur les Mémoires de Monsieur de Maillet, … par M. L’Abbé Le Mascrier, II, La Haye, 1750, p. 127-129, et spécialement p. 127. La notice sur le crocodile (p. 127-129) est l’une des plus intéressantes. 73 SONNINI, Voyage dans la Haute et Basse Égypte III, p. 164-165.
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l’espace de la rive, entre la maison et les joncs, cette palissade, différente de celle de la propriété de Zénon, est formée de pieux (éléments clairement épointés) assujettis les uns aux autres à mi-hauteur par des liens74. Un personnage se trouve à l’intérieur de l’espace délimité par celui-ci et effectue une opération à l’abri. A priori, le dispositif rappelle bien un ouvrage défensif à proximité d’une demeure dans le but de protéger les membres de la maisonnée contre des attaques diurnes ou nocturnes de crocodiles, tout à fait typique de la vie au bord du Nil.
MONTFAUCON, Supplément au livre de L’Antiquité expliquée et représentée en figures, tome IV, À Paris, 1724, pl. 58.
RÉFÉRENCES Actes du 1er Congrès d’Afrique de l’Ouest sur les Crocodiles « Elevage et Conservation des crocodiles » 13 au 15 novembre 2007 à la Tapoa, Parc Régional W du Niger. Suzanne AMIGUES, « Les animaux nommés σκωληξ dans les Indica de Ctésias, FGrH 45 (46) », Revue de philologie, de littérature et d'histoire anciennes 1/ 2005 (Tome LXXIX),
74 Aujourd’hui, on recourt à des palissades de 1,30 m de haut pour élever les crocodiles en liberté (BOLTON, L’élevage des crocodiles en captivité, p. 41). Cette hauteur les empêche d’avoir prise. Je n’ai rien trouvé au sujet de ce dispositif dans la thèse de BOISSEL, L’Égypte dans les mosaïques de l’occident romain.
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S.H. AUFRÈRE
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Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 129-138. ————————————————————————————————————————
SYMBOLISME DE LA MONTÉE DES EAUX DANS LA STRUCTURE SPATIALE, À TRAVERS TROIS TEXTES D’ÉPOQUE IMPÉRIALE Valérie FARANTON
La déstructuration de l’espace, due à la montée des eaux, occupe une place importante dans les romans grecs de l’époque impériale comme dans la littérature chrétienne. Il s’agit là d’un thème littéraire et mythologique, qui remonte aux origines de la littérature grecque. Dans l’Iliade, la brusque montée des eaux du Scamandre, indigné de recevoir nombre de cadavres, est particulièrement connue. Ce fleuve, avec l’aide du dieu fondateur Apollon, se gonfle et tente de noyer Achille1. Nous pouvons aussi évoquer le déluge d’Ogygos, censé se dérouler vers le XIIe siècle av. J.-C., provoqué, selon Strabon, par le débordement du fleuve Colpias2. Au-delà de la littérature grecque, la montée des eaux apparaît comme un thème universel, très présent non seulement dans les mythes indo-européens, en particulier dans les légendes d’Anatolie, mais aussi dans d’autres civilisations, dans la littérature égyptienne par exemple. Les trois textes sur lesquels nous allons réfléchir datent de l’époque impériale ; le premier est un texte chrétien de Grégoire de Nysse (IVe siècle) et les deux autres sont extraits de deux romans grecs, d’une part, des Aventures de Leucippé et Clitophon, d’Achille Tatius (IIe siècle), d’autre part, des Éphésiaques, de Xénophon d’Éphèse (IIe/IIIe siècle). Tous les trois mettent en scène un grossissement des eaux à caractère étiologique.
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HOMÈRE, Il. 21. STRABON, Geogr. 9b, 18.
V. FARANTON
PRÉSENTATION ANALYTIQUE DES TEXTES Texte 1 : Grégoire de Nysse, Éloge de Grégoire le Thaumaturge, 47-50 Grégoire de Nysse est un auteur originaire d’Asie Mineure. Il a rédigé une hagiographie intitulée Éloge de Grégoire le Thaumaturge. Dans ce texte, la vie de saint Grégoire est magnifiée, et l’on insiste sur les actes qui montrent que Grégoire — lequel a vécu en Asie Mineure, plus précisément en Cappadoce, au IIIe siècle après J.-C. — avait une relation particulière avec Dieu. Dans l’épisode que nous lisons, l’auteur évoque l’existence d’un fleuve appelé le Lycos, — le Loup : Il descend d’Arménie, important dès sa source, parce que les montagnes situées au-dessus en nourrissent abondamment les flots, et parce qu’il est encaissé, il ravine le bas des précipices et devient d’autant plus violent lorsqu’il s’écoule l’hiver, car il reçoit en lui toutes les eaux qui s’écoulent des montagnes3.
Les habitants, terrorisés et désespérés par la montée des eaux, finissent par demander secours à Grégoire le Thaumaturge qui accepte de se rendre près du fleuve : Comme rempli d’une inspiration plus divine, après avoir prié le Christ, d’une voix forte, de venir l’assister dans cette affaire, il fixe en terre le bâton qu’il tenait en main à l’endroit dévasté de la berge. La terre, à cet endroit-là, étant détrempée et spongieuse, céda profondément sous la poussée du bâton et de la main de celui qui l’enfonçait. Ensuite, ayant demandé à Dieu que ce soit comme un barrage et un obstacle à la démesure des eaux, il revint chez lui, montrant par cette action que tout ce qu’il faisait était l’œuvre de la puissance divine. Car peu de temps après, le bâton, ayant pris racine sur la berge, devint un arbre4.
Dès lors, lorsque le Lycos déborde, le sommet de l’eau affleure les racines, puis le flot se retire, « comme s’il avait peur d’approcher de l’arbre »5. Les éléments que nous retenons pour l’analyse sont donc les suivants : la crue est redoutée initialement par les habitants, car elle est destructrice et mortifère ; le nom même du fleuve est révélateur, le loup symbolisant l’animalité sauvage et cruelle ; face à cette sauvagerie, un moyen surnaturel 3 GRÉGOIRE DE NYSSE, Éloge de Grégoire le thaumaturge 47. Traduction de P. MARAVAL, http://www.gregoiredenysse.com. 4 Ibid. 50 5 Ibid. 50
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SYMBOLISME DE LA MONTÉE DES EAUX
semble seul capable de réguler le cours du fleuve et d’imposer une limite à la montée des eaux. Dans la littérature païenne de l’époque impériale, le motif de la crue est exploité dans le cadre des aventures et péripéties subies par les héros de romans. Dans les deux cas, il s’agit des crues du Nil ; chez Achille Tatius, elle est attendue et bienfaitrice, tandis que, chez Xénophon d’Éphèse, elle est inattendue et violente. Texte 2 : Achille Tatius, Le roman de Leucippé et Clitophon Prenant appui sur les papyri les plus anciens, un consensus semble bien établi pour faire d’Achille Tatius un auteur de la fin du IIe siècle apr. J.-C. ; son roman, — comme les autres romans grecs de la même époque, — repose sur l’exaltation du couple et des sentiments amoureux, le tout dans un contexte religieux fortement teinté de paganisme6. Achille Tatius fait cheminer ses héros autour de la Méditerranée, en particulier en Égypte, où les mirabilia liés au Nil donnent lieu à de longues pauses descriptives, participant de l’ekphrasis, faisant la part belle à l’exotisme7 : Νεῖλος ὁ πολὺς πάντα αὐτοῖς γίνεται, καὶ ποταμὸς καὶ γῆ καὶ θάλασσα καὶ λίμνη. (…) . ὃ πέπλευκας, φυτεύεις, καὶ ὃ φυτεύεις, τοῦτο πέλαγος γεωργούμενον. Le grand Nil est tout pour les Égyptiens : un fleuve, une terre, une mer, un marais. […] Là où l’on vient de naviguer, on plante, et là où l’on plante, c’est la mer que l’on cultive8.
Les lignes de partage traditionnel de l’espace sont ici effacées par le fleuve, qui brouille les catégories, alliant l’eau et la terre, le mouillé et le sec, la culture et l’art de la navigation. En revanche, la crue9 n’est pas redoutée, contrairement à celle du Lycos, évoqué dans le texte précédent : 6
La trame des romans grecs est toujours la même ; elle reprend en cela le schéma de la Néa : un jeune couple s’aime mais voit ses amours contrariées par les projets de leurs parents. Les jeunes gens sont obligés de voyager, quelquefois en cachette pour vivre leur amour loin des fâcheux. Mais ce voyage — souvent occasion de découvertes exotiques — leur fait courir de nombreux risques, qu’ils surmonteront in fine. 7 Sur la nature des ekphraseis, voir Valérie FARANTON, La nature et ses images dans le roman grec. Les fondements du genre romanesque (Coll. KUBABA, Série Antiquité), Paris : L’Harmattan, 2012, p. 85-100. 8 ACHILLE TATIUS, Leuc. Clit. 4, 12, 1 (traduction personnelle). 9 Sur le phénomène de la crue, voir Danièle BONNEAU, La crue du Nil, divinité égyptienne à travers mille ans d’histoire, 332 av.-641 ap. J.-C., Paris, 1964 ; EAD., « Les realia du paysage égyptien dans le roman grec : remarques lexicographiques », dans M.-Fr. BASLEZ, Ph.
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V. FARANTON
ἔχει γὰρ ὁ ποταμὸς ἐπιδημίας· κάθηται δὲ αὐτὸν Αἰγύπτιος ἀναμένων καὶ ἀριθμῶν αὐτοῦ τὰς ἡμέρας. καὶ ὁ Νεῖλος οὐ ψεύδεται, ἀλλ´ ἔστι ποταμὸς μετὰ προθεσμίας τὸν χρόνον τηρῶν καὶ τὸ ὕδωρ μετρῶν, ποταμὸς ἁλῶναι μὴ θέλων ὑπερήμερος. Le fleuve y fait en effet des séjours (sur la terre) et les Égyptiens l’attendent tranquillement, en comptant les jours. Le Nil ne ment pas mais c’est un fleuve qui vient à jour fixe, respectant le temps et distribuant son eau avec mesure, un fleuve qui ne veut pas être convaincu d’inexactitude10.
À l’inverse de ce qui se passe pour le Lycos, la crue est même attendue avec impatience par les Égyptiens, car elle est essentielle pour la fertilité du sol. On note, un peu plus loin, que le fleuve est comme domestiqué par les Égyptiens : καθ´ ἑκάστην διώρυχα χῶμα ἔχουσιν Αἰγύπτιοι, ὡς ἂν μὴ πρὸ καιροῦ τῆς χρείας ὑπερέχων ὁ Νεῖλος τὴν γῆν ἐπικλύσῃ. ὅταν δὲ δεηθῶσιν ἀρδεῦσαι τὸ πεδίον, ἀνέῳξαν ὀλίγον τοῦ χώματος, εἰς ὃ σαλεύεται. Le long de chaque canal, les Égyptiens construisent une digue, afin d’éviter que le Nil, avant le moment où cela leur est nécessaire, n’inonde la terre en passant par-dessus bord. Et lorsqu’ils ont besoin d’irriguer la plaine, ils ouvrent légèrement la digue, jusqu’à ce que se forme un marécage11.
La fin de la crue fait d’ailleurs l’objet d’une fête, évoquée en des termes voisins de ce que l’on lisait déjà chez Hérodote ou de ce qu’écrira, un peu plus tard, Héliodore : ἦν οὖν ἐξ ἀπλοίας μακρᾶς πλεόντων πάντα μεστὰ καὶ πολλή τις ὄψεως ἡδονή· ναυτῶν ᾠδή, πλωτήρων κρότος, χορεία νεῶν· καὶ ἦν ἅπας ὁ ποταμὸς ἑορτή, ἐῴκει δὲ ὁ πλοῦς κωμάζοντι ποταμῷ. Après une longue période où l’on n’avait pu naviguer, tout était plein de navigateurs et cela faisait plaisir à voir : les chants des marins, les applaudissements des passagers, les évolutions des navires, le fleuve tout entier était en fête ; notre voyage semblait se dérouler sur un fleuve en liesse12.
On a ici une vision positive du fleuve, allié des hommes et pourvoyeur de richesses. Le roman de Xénophon d’Éphèse évoque les choses de façon différente. HOFFMANN & M. TRÉDÉ (éd.), Le monde du roman grec, Paris : Presses de l’ENS, 1992, p. 213219. 10 ACHILLE TATIUS, Leuc. Clit. 4, 12, 2. 11 Ibid. 4, 14, 2. 12 Ibid. 4, 18, 3.
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SYMBOLISME DE LA MONTÉE DES EAUX
Texte 3 : Xénophon d’Éphèse, Les Éphésiaques De cet auteur on ne sait rien, si ce n’est qu’il serait originaire d’Éphèse et qu’il aurait vécu au IIe ou au IIIe siècle apr. J.-C. : il est donc, probablement, contemporain d’Achille Tatius et de Grégoire le Thaumaturge. Dans ce passage, situé dans le livre III, le héros, accusé à tort de meurtre, est condamné à être crucifié au bord du Nil. Désespéré, il fait une prière au Soleil et au Nil divinisé, demandant à être sauvé, s’il est vrai qu’il n’a rien fait. Ηὔξατο, καὶ αὐτὸν ὁ θεὸς οἰκτείρει, καὶ πνεῦμα ἐξαίφνης ἀνέμου γίνεται καὶ ἐμπίπτει τῷ σταυρῷ καὶ ἀποβάλλει μὲν τοῦ κρημνοῦ τὸ γεῶδες, εἰς ὃ ἦν ὁ σταυρὸς ἠρεισμένος, ἐμπίπτει δὲ ὁ Ἁβροκόμης τῷ ῥεύματι καὶ ἐφέρετο οὔτε τοῦ ὕδατος αὐτὸν ἀδικοῦντος οὔτε τῶν δεσμῶν ἐμποδιζόντων οὔτε τῶν θηρίων παραβλαπτόντων, ἀλλὰ παραπέμποντος τοῦ ῥεύματος· Il prie et le dieu le prend en pitié : une rafale soudain s’élève qui fond avec furie sur la croix et fait s’écrouler le terrain qui couvrait la roche et dans lequel la croix était plantée. Habrocomès tombe dans le fleuve qui l’entraîne sans que les eaux l’engloutissent, sans que les liens l’embarrassent, sans que les monstres du fleuve ne lui fassent aucun mal13.
Repris par les autorités, il est condamné à être brûlé sur un bûcher dressé sur les berges du Nil ; au moment où les flammes s’approchent de lui, le héros appelle de nouveau les dieux à son secours : καὶ ἐπετίθετο μὲν ὁ Ἁβροκόμης καὶ τὸ πῦρ ὑπετέθειτο, ἄρτι δὲ τῆς φλογὸς μελλούσης ἅπτεσθαι τοῦ σώματος εὔχετο πάλιν ὀλίγα, ὅσα ἐδύνατο, σῶσαι αὐτὸν ἐκ τῶν καθεστώτων κακῶν. Κἀνταῦθα κυματοῦται μὲν ὁ Νεῖλος, ἐπιπίπτει δὲ τῇ πυρᾷ τὸ ῥεῦμα καὶ κατασβέννυσι τὴν φλόγα· Habrocomès était sur le bûcher qu’on avait allumé et déjà la flamme allait l’atteindre, lorsque le malheureux fait, avec ce qui lui reste de forces, une courte prière et, encore une fois, appelle le secours de la divinité. Aussitôt le Nil enfle ses eaux qui viennent déferler sur le bûcher et éteindre la flamme14.
Comme chez Achille Tatius, le Nil entre en crue, mais il ne s’agit pas, ici, de la crue saisonnière bienveillante qui, brouillant les catégories, vient renforcer les qualités de chacune, mais d’une crue soudaine et brutale, inattendue. Elle relève du merveilleux et du surnaturel, faisant suite à une prière du héros. 13 14
XÉNOPHON D’ÉPHÈSE, Eph. 4, 2, 6. Les « monstres » sont les crocodiles. Ibid. 4, 2, 8-9.
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V. FARANTON
COMMENTAIRE COMPARATIF Dans tous les cas évoqués, le fleuve est gonflé et son débit est accru, remettant en cause l’organisation de l’espace. Mais les causes comme les conséquences de la montée des eaux sont très hétérogènes. Les causes Dans le roman d’Achille Tatius comme dans le récit de Grégoire de Nysse, la crue est un phénomène naturel, dont on peut rendre compte rationnellement : d’un côté, on a la crue annuelle du Nil, de l’autre, l’accroissement du débit du fleuve du fait de la pluie ou des fontes des neiges. En revanche, dans le cas des Éphésiaques, il s’agit d’une crue sans cause objective, qu’on ne peut expliquer qu’en ayant recours au surnaturel. Les conséquences Dans le premier texte présenté, la montée des eaux est destructrice et redoutée. Les limites sont effacées de façon violente et l’on note la présence d’un vocable guerrier pour évoquer la lutte entre les hommes et l’eau. C’est aussi la violence des éléments qui est évoquée chez Xénophon, qui ne donne pourtant aucun détail quant aux conséquences de cette crue soudaine : l’eau déferle, sauvant ainsi le héros mais tout se passe comme si elle ne touchait que le bûcher, n’affectant pas le reste du territoire. On note aussi que, pour le premier salut du héros, le romancier ne mentionne que l’action du vent qui fait s’écrouler la croix, l’eau du Nil n’étant que le vecteur du sauvetage. L’eau ne semble cependant pas gonflée. Dans le roman d’Achille Tatius, en revanche, les limites n’existent plus mais ce n’est en rien dramatique ; au contraire, on pourrait évoquer, à la manière de Gaston Bachelard, la poésie du mouillé et du sec qui innerve tout le passage consacré à la crue, moment attendu et fêté. La crue correspond à un moment de fécondité où les divers éléments du cosmos semblent s’accorder pour donner le meilleur. Il semble donc qu’il n’y ait pas d’unité dans toutes ces évocations des crues, perçues tantôt négativement, tantôt, au contraire, de façon positive. Est-ce à dire que nous sommes face à des disparités inhérentes à la visée et à la culture de chacun des auteurs ? Cette appréciation est cependant bien imparfaite, car, dans les trois cas, il faut aller au-delà des apparences et s’attacher au symbolisme sous-jacent dans chaque récit, où ces deux notions contradictoires que sont la destruction et la fécondité se rejoignent : la déstructuration par l’eau est, dans tous les cas, source d’un renouveau, d’une régénérescence. 134
SYMBOLISME DE LA MONTÉE DES EAUX
Dans le cas de Grégoire le Thaumaturge, la montée des eaux n’a comme finalité que de mettre en valeur l’action de Grégoire qui est celle d’un médiateur : c’est par la prière que le devin peut intervenir pour apaiser le flot sauvage. Le récit met en évidence le rôle central de la prière et le symbolisme du bâton : la prière de Grégoire rappelle la prière du Christ qui apaise la tempête sur le lac de Tibériade. C’est d’ailleurs sur ses rives, dont les collines boisées et les petites plaines fertiles abritaient de nombreux villages de pêcheurs et d’agriculteurs, que de nombreux épisodes de la vie de Jésus, rapportés dans les Évangiles, ont eu lieu : outre la tempête apaisée15, nous pouvons citer la pêche miraculeuse16, ou la dernière apparition du Christ aux disciples alors qu’il était ressuscité17. De plus, le bâton évoque le motif traditionnel du bâton sacré, tel le lituus à Rome entre les mains des augures, lorsqu’ils dessinent un templum dans le ciel avant de rendre les auspices18 ; il est transfiguré, dans ce texte d’inspiration chrétienne, par le symbole de la croix du Christ venu sauver l’humanité. Du point de vue d’un chrétien, cette montée brutale et sauvage des eaux est donc une bénédiction car elle permet, in fine, de faire connaître aux habitants de cette région désolée la présence du Christ et le salut, individuel et collectif, que l’on peut attendre de lui19. Le roman d’Achille Tatius présente un cas similaire : au-delà de la fécondité et de l’harmonie du cosmos, le brouillage des repères habituels et traditionnels rend les berges du Nil dangereuses : les plaines marines sont présentées comme un lieu menaçant, infesté par les Boukoloi, brigands qui vivent de façon marginale en dehors des structures sociales admises par la civilisation, où les fonctions se confondent20 : pendant la crue, on revient au monde sauvage. Mais c’est une étape indispensable pour que Clitophon et 15
Lc 8, 22, 25 ; Mc 4, 35, 41. Lc 5, 4-6. 17 Jn 21, 1, 25. 18 En Anatolie, dans le monde hittite, le lituus est le symbole de la souveraineté. De nombreuses représentations de ce symbole existent ; nous pensons en particulier à celles du roi hittite Tudhalyia IV sur le site de Yazilikaya, figure 64. 19 On pourrait voir un point commun entre ce thème et le baptême chrétien, qui permet de déraciner l’homme païen pour en faire un homo novus, qui va entrer dans la lumière. On se reportera, par exemple, aux Confessions de saint Augustin, dans lesquelles le saint montre bien la dichotomie qui existe entre celui qu’il était dans sa jeunesse et le chrétien qu’il est devenu par le baptême. 20 Sur les Boukoloi, voir Katherine BLOUIN, « La révolte des Boukoloi (Delta du Nil, 166172 de notre ère) : regard socio-environnemental sur la violence », Phoenix 64/3-4 (2010), p. 386-422, consultable à l’adresse http://www.academia.edu/1338709/2011. 16
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V. FARANTON
Leucippé puissent se retrouver et faire triompher leur amour. Il s’agit donc d’un mal pour un bien, d’un mal nécessaire au renouveau. En ce qui concerne Xénophon d’Éphèse, on connaît l’interprétation de Reinhold Merkelbach21, pour qui ce roman serait un récit initiatique. Le commentateur voit dans les épisodes rappelés précédemment une réécriture du mythe d’Isis et d’Osiris : le Nil est divinisé, il accomplit des miracles et montre ici des capacités de thaumaturge. On n’est donc ni loin de Grégoire ni loin des textes sacrés. Cette idée de renouveau dans la destruction est d’autant plus importante qu’au-delà des textes que nous venons de citer, ce motif existe déjà dans les mythologies les plus anciennes dont nous disposons, à la fois dans les textes anatoliens et dans certains textes d’origine sémitique. Pour ce qui est de l’Anatolie, le dieu fondateur Télipinu, rendu furieux par la piqûre de l’abeille envoyée à sa recherche, fait sortir l’eau des rivières, ébranle les fondations des édifices et frappe avec l’éclair le monde souterrain. Il tue, in fine, les hommes et les animaux22. C’est évidemment la destruction de l’ancienne civilisation qui est évoquée ici. Cette destruction par le dieu est une phase indispensable, qui précède la réorganisation du monde, traduite par le retour du dieu, la fondation d’une nouvelle dynastie royale et l’avènement d’une époque où les dieux et hommes connaissent le bonheur absolu. Dans la Bible, la montée des eaux, qui allie la pluie tombant du ciel et le débordement des fleuves sur la terre, est destinée à détruire toutes les infamies de l’humanité, ne laissant comme seuls survivants qu’une famille de justes — celle de Noé — qui repeuplera la terre23. En Mésopotamie, Ninurta rétablit l’eau dans le pays par la maîtrise les eaux primordiales et en rassemblant les eaux éparpillées dans le KUR. La vie reprend alors ses droits et le dieu crée l’agriculture afin de restaurer la prospérité du royaume24. De la même façon, en Anatolie, le dieu Télipinu ne devient réellement fondateur que lorsqu’il s’est assuré la maîtrise des eaux courantes, grâce à son mariage avec Hatépinu. Toutefois, dans le cas des romans, la thématique est transposée sur le plan littéraire. La véritable finalité de l’épisode du Nil chez Xénophon d’Éphèse 21
Reinhold MERKELBACH, Roman und Mysterium, München – Berlin, 1962. Voir Michel MAZOYER, Télipinu, le dieu au marécage (Série Kubaba), Paris : L’Harmattan 2003, p. 130-131. 23 Notons que, chez OVIDE (Met. 1), Jupiter choisit d’anéantir l’humanité par l’eau plutôt que par le feu, qui lui est traditionnellement associé. 24 Voir Jérôme PACE, « Quand la violence se fait raison : Ninurta ou le guerrier devenu fondateur », dans Ch. GUITTARD & M. MAZOYER (éd.), La fondation dans les langues indoeuropéennes : religion, droit et linguistique, Paris : L’harmattan, 2014, p. 181-214. 22
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SYMBOLISME DE LA MONTÉE DES EAUX
semble bien être de mettre en valeur la puissance de la parole, celle qu’Habrocomès envoie au Nil, mais surtout celle qu’il adresse au Préfet qui avait ordonné sa crucifixion. Or, cette parole n’est autre que le récit de ses (més)aventures : ce dernier récit n’est, en effet, qu’un résumé du roman en train de s’écrire, si bien que l’on a affaire à une mise en abyme, véritable mise en valeur de l’écriture romanesque et de sa puissance : la libération d’Habrocomès n’intervient réellement qu’après le récit de ses aventures. L’intervention miraculeuse du Nil est toutefois la condition indispensable qui permet à cette parole d’exister et de doter, par là même, le discours romanesque d’un pouvoir divin. On pourrait faire des remarques analogues en ce qui concerne l’épisode égyptien du roman d’Achille Tatius : moment de tension dans le récit, où les amoureux sont séparés, cet épisode haut en couleurs est l’occasion, pour le héros, de mettre en valeur ses qualités de conteur, puisque c’est Clitophon qui fait lui-même un récit rétrospectif, à la première personne, de ce qui s’est passé en Égypte. L’écriture de la crue, de la fécondité qui en découle mais aussi du désordre et des inquiétudes liées à l’apparition des Boukoloi est l’occasion d’illustrer la nouvelle forme littéraire qui est en train de s’inventer au fur et à mesure de l’avancée du récit. CONCLUSION
On observe donc une continuité de la thématique, depuis une époque très ancienne jusqu’à l’époque impériale25, continuité qui transcende les particularités du paganisme au christianisme. Chaque époque a réinterprété ce motif suivant des perspectives propres : dans les temps les plus anciens, on est témoin d’une lutte cosmique entre la nature sauvage et désorganisée, où les limites sont fluctuantes, et une nature organisée aux limites réinventées. À l’époque impériale, le motif s’inscrit dans un récit à la visée plus individuelle, centré sur les sentiments des personnages. Mais dans tous les cas, l’eau apparaît comme un élément essentiel à l’organisation de l’espace selon un procès qui fait passer du chaos à l’équilibre. La destruction a pour effet de provoquer une régénérescence, un monde purifié de tous ses maux, plus riche, plus fécond, permettant à l’humanité d’atteindre le bonheur. Les structures spatiales ne sont pas figées ; elles sont souvent transgressées et de cette transgression, parfois violente et destructrice, naît une nouvelle ère plus 25 On se reportera, à une époque beaucoup plus récente, à la Fête de la Croix de la liturgie copte, qui rappelle étroitement l’épisode décrit dans le récit de Grégoire le Thaumaturge : le jour où la crue du Nil atteint son niveau le plus élevé, un prêtre du Caire célèbre la messe au bord du Nil et jette une croix pour marquer le dernier terme de la montée des eaux.
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calme et plus riche. Se trouve ici mise en évidence la question de l’altérité et de la frontière, qui pourrait se prolonger, dans le cas de la littérature romanesque par une étude sur les pirates et le symbolisme du rivage. RÉFÉRENCES Katherine BLOUIN, « La révolte de Boukoloi (delta du Nil, 166-172 de notre ère) : regard socio-environnemental sur la violence », Phoenix 64/3-4 (2010), p. 386-422, consultable à l’adresse http://www.academia.edu/1338709/2011. Danièle BONNEAU, La crue du Nil, divinité égyptienne à travers mille ans d'histoire, 332 av.641 ap. J.-C., Paris, 1964. ——, « Les realia du paysage égyptien dans le roman grec : remarques lexicographiques », dans Marie-Françoise BASLEZ, Philippe HOFFMANN, & Monique TRÉDÉ (éd.), Le monde du roman grec, Paris : Presses de l’ENS, 1992, p. 213-219. Valérie FARANTON, La nature et ses images dans le roman grec. Les fondements du genre romanesque (Coll. KUBABA, Série Antiquité), Paris : L’Harmattan, 2012. Michel MAZOYER, Télipinu, le dieu au marécage (Série Kubaba), Paris : L’Harmattan, 2003, p. 130-131. Reinhold MERKELBACH, Roman und Mysterium, Munich – Berlin, 1962. Jérôme PACE, « Quand la violence se fait raison : Ninurta ou le guerrier devenu fondateur », dans Charles GUITTARD & Michel MAZOYER (éd.), La fondation dans les langues indoeuropéennes : religion, droit et linguistique, Paris : L’Harmattan, 2014, p. 181-214.
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Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 139-149. ————————————————————————————————————————
UN EXEMPLE D’ORDALIE DANS LES ROMANS HELLÉNISTIQUES Valérie FARANTON
L’ordalie est un ancien mode de preuve dans le domaine de la justice, qui a eu un rôle important dans l’Antiquité1 jusqu’au Moyen Âge2. On associe souvent l’ordalie à une conception archaïque de la justice. Mais, si on s’appuie sur les textes anciens, on se rend compte que c’est loin d’être aussi simple. Ainsi le code de lois hittite3, qui date du deuxième millénaire et où se ressent déjà fortement une volonté de rationalisme, connaît-il l’ordalie : ce procédé est intégré à la justice, dans des limites et des circonstances étroitement délimitées : lorsque la raison humaine est insuffisante pour déterminer le vrai du faux, on fait passer des épreuves à l’accusé(e) sous le regard de la divinité. Aujourd’hui nous nous intéresserons à l’ordalie dans un cadre bien différent, celui des romans hellénistiques, en lien avec l’eau. On a, au travers du roman d’Achille Tatius, qui date certainement du IIe siècle apr. J.-C., deux exemples d’ordalie que l’on va étudier précisément. Deux jeunes femmes subissent cette épreuve à la fin du récit ; dans les deux cas, il s’agit de connaître la vérité en l’absence de moyen rationnel ou juridique plus pertinent : pour la première jeune femme, il s’agit de savoir si elle est encore vierge, comme elle le prétend, pour l’autre, il s’agit de savoir si elle a — ou non — commis un adultère. Si la présence de l’ordalie à cette époque tardive peut nous étonner, cette procédure semble cependant intégrée à la justice. Un des objectifs de cette étude sera de définir les liens qui existaient entre la 1
On se reportera sur ce sujet aux analyses de Bernard SERGENT, Les Indo-européens, Histoire, langues, mythes, Paris : Payot, 2005 (1re éd. 1995). 2 Voir « La diversité des ordalies médiévales », Revue historique 280 (1988), p. 3-25 ; Jean GAUDEMET, « Les ordalies au Moyen-Âge : doctrine, législation et pratique canonique », Recueil de la Société Jean-Bodin 17 (= La Preuve 2), Bruxelles, 1965, p. 99-135. 3 Harry A. HOFFNER Jr, The Laws of the Hittites, Leyde – New York – Cologne, 1997.
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justice traditionnelle et la pratique de l’ordalie, à une époque où droit et religion étaient encore étroitement mêlés. Définitions des épreuves Origine des deux épreuves : mythes et divinités La PREMIÈRE ORDALIE doit permettre de déterminer si l’héroïne, Leucippé, est toujours vierge. En l’absence de tout moyen objectif, de toute preuve scientifique ou médicale, la jeune fille doit subir l’ordalie qui consiste à entrer dans la grotte de la syrinx, située sur le sanctuaire d’Artémis, à Éphèse4. Cette épreuve prend appui sur un mythe, rapporté dans le roman par le prêtre d’Artémis, au cours d’un banquet qui suit le long procès qui a échoué à déterminer la culpabilité ou l’innocence de la jeune fille. Le mythe en question appartient à la geste de Pan, dieu sauvage aux pulsions sexuelles désordonnées5 : tombé amoureux d’une jeune fille, il la poursuit mais elle le fuit et s’enfonce dans la terre, qui fait naître, à sa place, des roseaux. Le dieu les coupe, croyant que la jeune fille se cache dans ce marais, puis se repent à l’idée qu’il a tué la jeune fille. Il utilise alors les roseaux coupés pour fabriquer une syrinx, qu’il consacre et suspend dans une grotte, qu’il offre à Artémis, après avoir convenu avec elle qu’aucune femme ne pourrait descendre en cet endroit. Ainsi, dans le roman d’Achille Tatius l’épreuve qui doit déterminer si la jeune fille est encore vierge, — c’est-à-dire en dehors de la société, dans une phase antérieure à son entrée dans le monde adulte civilisé, — repose sur deux divinités qui appartiennent au monde sauvage : Pan et Artémis. La SECONDE ORDALIE doit établir si Mélité a — ou n’a pas — commis d’adultère. L’épreuve se déroule à Éphèse, dans le même sanctuaire d’Artémis. De la même façon que pour la première ordalie, un mythe, — intégré à la narration, cette fois, — vient soutenir la légitimité de l’épreuve que doit subir la jeune femme : une jeune fille du nom de Rhodopis menait une vie de sauvageonne, vivant dans les bois et pratiquant la chasse. Remarquée par Artémis, elle prête serment à la déesse de lui rester fidèle et de fuir la gent masculine. Aphrodite en prend ombrage et veut lui faire payer cet acte d’hybris : aidée de son fils, elle fait en sorte que Rhodopis tombe amoureuse 4 Voir Charles PICARD, Éphèse et Claros, recherches sur les sanctuaires et les cultes de l’Ionie du Nord, Paris, 1922. 5 Voir Valérie FARANTON & Michel MAZOYER, La mythologie et 60 dieux et héros, Paris : Ellipses, 2014.
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du bel Euthynicos et transgresse le serment qu’elle a prêté à Artémis. Mais cette dernière se rend compte de la situation et change en eau la jeune fille, dans la caverne même où elle l’a trahie et où elle a perdu sa virginité. Dans le cas de cette seconde ordalie, il s’agit de se prononcer sur une femme mariée, donc intégrée à la société. L’épreuve qui doit déterminer si la femme mariée a respecté le contrat, auquel la contraint le mariage et qui lui permet de donner à la famille une lignée pure, fait intervenir deux divinités rivales : l’une qui appartient à la nature sauvage, l’autre au monde civilisé. Les éléments communs à ces deux mythes ÉPHÈSE ET LE SANCTUAIRE D’ARTÉMIS : on est ici dans un univers civilisé et sacré, avec des présences divines fortement marquées. Toutefois, on reste proche de la nature et du monde sauvage, avec les grottes et les forêts. L’ARTÉMIS d’Éphèse : elle est la lointaine héritière des divinités anatoliennes6. Cette Artémis a des traits spécifiques, — divinité appartenant au monde sauvage tout en étant liée à la fécondité. Ces caractéristiques la rattachent à la déesse hittite Inara. Dans les deux mythes rapportés dans les romans, si Artémis apparaît bien avec son caractère grec — il s’agit d’une divinité vierge —, elle est associée soit à Pan, divinité à la sexualité débridée, soit à Aphrodite et Éros, qui sont aussi du côté de la sexualité, comme Inara. LES PERSONNAGES : on remarquera l’importance des jeunes filles et du thème de la virginité, auquel il faut joindre les thèmes de la métamorphose et de la puissance divine : la terre enfante des roseaux à la place de Syrinx et Artémis change Rhodopis en source. LA GROTTE : il s’agit d’un lieu très important dans les deux mythes que nous avons analysés, aussi mérite-t-elle que l’on s’y attarde quelque peu. Les grottes et cavernes sont communément des lieux propices aux activités relevant de l’éros comme aux activités clandestines, interdites voire marginales ou monstrueuses. De nombreux exemples viennent à l’esprit, depuis la grotte abritant les amours d’Ulysse et Calypso à la caverne du cyclope Polyphème. La grotte est aussi un lieu topique dans les romans, comme l’a montré Françoise Létoublon7 : endroit idéal pour l’emprisonnement des jeunes filles, c’est souvent le repaire des brigands de toutes sortes. 6
Voir Michel MAZOYER, « Inara et Télipinu dans la mythologie hittite », dans Alain Meurant (éd.), Les mythes parentaux : voix d’hier, résonances d’aujourd’hui (Cahiers de la Maison de la Recherche 44), Lille, 2011, p. 63-66. 7 Françoise LÉTOUBLON, Les lieux communs du roman : stéréotypes grecs d’aventure et d’amour, Leyde, 1993.
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Dans les deux récits qui nous occupent, la grotte revêt un aspect symbolique spécifique : elle est bien l’endroit idéal pour les individus en dehors de la société : elle abrite d’une part le désarroi de Pan, dieu sauvage, donc en dehors de la société, d’autre part les amours interdites de Rhodopis et Euthynicos. Mais elle est aussi un lieu sacré, qui met en relation avec les puissances infernales, puisque la grotte de la syrinx est capable de faire disparaître le corps de la jeune fille impure. La grotte est également, ici, liée au son, ce qui rappelle qu’elle est un lieu de prophétie8. Elle apparaît donc comme un lieu intermédiaire entre la terre — le monde des vivants — et le monde souterrain, un lieu grâce auquel on peut communiquer avec les dieux, en particulier avec les dieux des Enfers. On comprend dès lors que la grotte soit un lieu privilégié pour l’ordalie : par cette pratique, on attend le jugement des divinités infernales. Dans ce cadre, la peine de mort n’existe pas : on lui substitue l’abandon aux dieux. On ne condamne pas quelqu’un à la peine capitale mais on l’expose à un danger capital, en lui laissant l’espoir que la divinité vienne à son secours, ce qui se produit dans le roman pour les deux femmes. L’EAU est depuis toujours un élément important dans la religion grecque. On sait que l’eau joue un grand rôle dans la divination9, puisque toutes les divinités de l’eau sont dotées de qualités prophétiques, qu’il s’agisse des Nymphes, divinités des sources, ou encore de Nérée ou Protée, liés à la mer. L’hydromancie utilisait les fontaines et les fleuves et certaines eaux garantissaient les serments et dénonçaient les parjures. L’eau du Styx (pris ici comme fleuve des Enfers) serait le prototype de ce genre de fleuves : en effet, lorsqu’un dieu voulait se lier par serment, Zeus envoyait Iris chercher une aiguière d’eau du Styx. L’effet d’homophonie entre les deux fleuves, — celui des Enfers et celui du roman, — ne peut être fortuit et renforce d’une part le caractère de l’épreuve que doit subir Mélitté, d’autre part l’importance de la faute commise et de la punition méritée en ce cas. Toutefois rien n’est dit, dans le roman, du sort des jeunes femmes qui ne sortent pas victorieuse de l’épreuve : ἡ δὲ κρίσις· ἐγγράψασα τὸν ὅρκον γραμματείῳ μηρίνθῳ δεδεμένον περιεθήκατο τῇ δέρῃ. κἂν μὲν ἀψευδῇ τὸν ὅρκον, μένει κατὰ χώραν ἡ πηγή·
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Voir le traitement de ce motif dans VIRGILE, En. Voir Michel MAZOYER, « Les divinités des sources et des rivières dans le panthéon hittite », dans L’eau : symboles, croyances et réalité (Kubaba 1), Paris, 1999, p. 12-13 ; Id., « Quelques remarques sur le rôle de l’eau dans la religion grecque » dans L’eau: croyances, symboles et réalités (= Haluka 1), Paris, 1998, p. 14-15 ; Marie-Thérèse LE DINAHET, La religion des cités grecque, Paris : Ellipses, 2005. 9
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ἂν δὲ ψεύδηται, τὸ ὕδωρ ὀργίζεται καὶ ἀναβαίνει μέχρι τῆς δέρης καὶ τὸ γραμματεῖον ἐκάλυψε. Voici quelle est l’épreuve : après avoir inscrit son serment sur une tablette, elle la suspend à son cou, reliée par un fil. Si elle ne ment pas dans son serment, la source reste telle qu’elle est ; mais si elle ment, l’eau se met en colère, monte jusqu’à son cou et recouvre la tablette.
Les explications s’arrêtent là ; on peut supposer qu’en cas de mensonge, la justice des hommes puisse prendre le relais et punir la menteresse, puisque, dans le cas contraire, ce sont les acclamations publiques qui valident les signes divins. L’ordalie s’inscrit dans une tentative de déterminer la vérité et repose sur un constat d’impuissance des mortels à déterminer ladite vérité. Dans le roman d’Achille Tatius, le recours à l’ordalie n’est pas spontané mais fait suite à de multiples aventures. En première intention, l’accusateur des deux femmes — le mari qui pense avoir été trompé — intente, en vain, une action en justice. Un procès burlesque et impuissant à établir la vérité Achille Tatius est le romancier qui se démarque le plus des conventions romanesques, si bien que l’on a longtemps cru qu’il était le romancier le plus tardif et que son récit n’était que parodie du genre romanesque, avec une volonté délibérée d’amplifier les idéaux et les invraisemblances qui lui sont liés. Si cette théorie ne peut résister aux preuves fournies par les découvertes papyrologiques qui établissent qu’Achille Tatius est bien antérieur à Héliodore10, il n’en reste pas moins qu’il a un ton original. Sa façon de traiter le topos du procès en est une bonne illustration. L’ordalie, en effet, est demandée par l’accusateur, Thersandre, en désespoir de cause, car le procès qu’il avait intenté n’a pas permis d’établir quelque vérité que ce soit. Pire encore, ce procès se déroule d’une façon rocambolesque et ressortit plus à une scène de comédie qu’à la solennité d’un prétoire. Le procès qui occupe toute la fin du roman est tout d’abord remarquable de désorganisation : effets de surprise et coups de théâtre se succèdent constamment. Le point de départ est à lui seul un coup de théâtre : Thersandre, que tout le monde croit mort, réapparaît subitement. Ensuite, le « jour J », Thersandre et Mélité produisent de nombreux avocats, qui plaident comme il se doit, jusqu’à ce que Clitophon, désespéré par une fausse nouvelle, décide 10
Voir Alain BILLAULT, La création romanesque dans la littérature grecque de l’époque impériale, Paris, 1991.
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de s’accuser du (faux) meurtre de Leucippé et de se suicider. C’est alors que son cousin Clinias prend la parole de façon impromptue et donne la version réelle des faits, ce qui a comme conséquence de déclencher toute une série de rebondissements : Mélité livre Sosthénès, l’esclave qui retient Leucippé prisonnière pour le compte de Thersandre, lequel se lance dans un discours fleuve pour réfuter les dires de Clinias et accuser Mélité et Clitophon d’adultère et de meurtre ! Le président du tribunal est débordé et condamne Clitophon à mort mais refuse de se prononcer sur le cas de Mélité ; il décide, en revanche, de lui faire subir un nouveau procès. La confusion, déjà très importante, atteint son comble lorsque le tribunal voit arriver une députation d’ambassadeurs étrangers, conduits par le père de Leucippé, pour honorer l’Artémis d’Éphèse. Il faut alors reporter l’exécution de Clitophon. Enfin se produit le coup de théâtre final : la résurrection de la victime, puisque Leucippé a réussi à s’échapper de la cabane où on la retenait prisonnière. Cet ultime rebondissement rend donc caduque la condamnation, puisqu’il n’y a pas eu meurtre. Clitophon est libéré et tout finit par un banquet ! Mais Thersandre est mauvais perdant et fait reprendre le procès deux jours plus tard ; il intervient lui-même et se lance dans une longue diatribe fondée sur l’accumulation, dans laquelle il mélange tout11. Ce second procès finit en cacophonie et échoue à mettre à jour la vérité. La désinvolture à l’égard des usages judiciaires L’intervention de Clinias, le cousin de Clitophon en plein milieu des plaidoiries est une infraction aux usages judiciaires et confirme que ce topos du procès est ici traité de façon ludique. De la même façon, à la fin du procès, les avocats de Clitophon et Mélité n’arrivent pas à prendre la parole : c’est le défenseur de Thersandre qui occupe le terrain, d’une façon tout à fait incohérente, et qui se lance dans un discours certes élaboré du point de vue rhétorique, mais sans lien avec les débats. À la fin, c’est Thersandre lui-même qui met fin aux débats — l’institution n’est plus pilotée — en demandant que Mélité et Leucippé soient soumises à l’ordalie.
11
Pour les divers éléments de ce procès ubuesque, voir ACHILLE TATIUS, Leuc. Clit. 8, 8.
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Le prêtre et les invectives sexuelles Le prêtre d’Artémis, tout au long du procès, tient un rôle important ; plutôt favorable au jeune couple et à Leucippé en particulier, il offre un banquet après l’acquittement de Clitophon. Mais c’est au cours de la reprise du procès, deux jours après la réapparition de Leucippé, que son comportement et son langage vont le construire en personnage transgressif : le prêtre, attaqué par Thersandre et agacé par celui-ci, va répondre en abordant un sujet qui n’a aucun rapport avec le procès : les penchants efféminés de Thersandre. Par cette façon de présenter le procès, Achille Tatius souligne sa désinvolture à l’égard de la vraisemblance et du respect du topos du procès, mais aussi, sans doute, sa défiance vis-à-vis de l’institution judiciaire elle-même. Face à l’impuissance de la justice humaine pour établir la vérité, le recours à l’ordalie, forme de rationalisme ancien s’impose naturellement. L’ordalie : une forme de rationalisme ancien ? L’ordalie était connue dès la plus haute antiquité, comme moyen de connaître la vérité. D’après certains, les Égyptiens auraient eu recours à des pratiques de cette nature mais l’idée a été contestée12. D’autres peuples anciens recouraient aussi au jugement des dieux. On pourrait évoquer des exemples d’ordalie chez les Celtes, notamment par l’eau : telle ou telle source sacrée se met à bouillir en cas de parjure ; l’ordalie sert à prouver la légitimité d’un roi : les signes examinés vont du simple succès de son règne à diverses épreuves qu’il doit se montrer capable de réussir ; il y a aussi des serments ordaliques tel celui de la dénonciation en paternité sous menace de fausse couche en cas de parjure… En ce qui concerne le monde grec, le recours à l’ordalie n’est pas clairement établi. Glotz13 affirme cependant qu’il est « impossible qu’ils n’aient pas connu l’ordalie ». Il convoque à l’appui de son propos un passage de l’Antigone de Sophocle, lorsque les gardes qui devaient surveiller le cadavre de Polynice essaient de contrer l’accusation de négligence :
12 Sur l’ordalie en Égypte pharaonique, voir Shafik ALLAM, « Sur l’ordalie en Égypte pharaonique », Journal of the Economic and Social History of the Orient 34/4 (1991), p. 361364, versus Bernadette MENU, « Maât au cœur des justices de l’invisible et la question de l’ordalie par le crocodile », dans R. VERDIER, S. KERNEIS, & N. KALNOK (éd.), Puissances de la nature. Justices de l’Invisible : du maléfice à l’ordalie, de la magie à la sanction, Paris : L’Harmattan, 2013, p. 181-196. 13 Gustave GLOTZ, L’ordalie dans la Grèce primitive. Rééd. New York, 1979 (1re éd. Paris, 1904), p. 2.
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Nous étions prêts à prendre en main les fers rouges, à marcher à travers le feu et à jurer par devant les dieux de n’avoir été ni coupables ni complices14.
La difficulté, ici, réside dans le fait que les gardes qui demandent à Créon de leur faire subir une épreuve ne s’expriment pas devant un tribunal. L’ordalie ne peut donc s’appliquer et, en ce qui concerne le monde grec, il n’existe pas de preuve irréfutable de cette pratique. Dans les cas d’ordalie, il s’agit de mener l’investigation sur un sujet donné et d’appréhender la vérité en recourant, en dernier lieu, au savoir des dieux qui ont des connaissances supérieures aux nôtres. Il s’agit donc bien d’un mode de preuve, c’est-à-dire, d’une forme de rationalisme, le recours aux dieux étant un rempart contre l’aporie ou l’arbitraire. Deux cas peuvent alors se présenter : Dans le PREMIER CAS, les hommes reconnaissent leur impuissance à faire émerger la vérité par les moyens qui leur sont propres et demandent aux dieux de se prononcer. C’est ce que l’on trouve dans la civilisation hittite ; c’est aussi ce que l’on trouve dans la première ordalie de notre roman, au terme de l’épreuve subie par Leucippé. Les portes de la grotte s’ouvrent et le peuple réagit bruyamment, validant le jugement de la syrinx : Comme je me disais ces mots, une harmonieuse mélodie se fit entendre et l’on dit que l’on n’avait jamais encore entendu de plus suave mélodie ; aussitôt nous vîmes les portes grandes ouvertes. Quand Leucippé sortit d’un bond, le peuple tout entier poussa des cris de joie et injuria Thersandre 15.
La quête de la vérité s’inscrit ici dans un rapport dialogique entre les hommes et les dieux : les hommes reconnaissent leur impuissance, questionnent les dieux, qui se prononcent, puis les hommes reprennent l’initiative pour valider la réponse, absoudre l’accusé(e). La validation de la réponse divine, qui devient vérité judiciaire devant la justice des hommes, apparaît encore plus nettement dans le cas de la femme adultère : Lorsque se furent écoulés les temps que l’on avait fixés que Mélité devait passer dans la source, le président la prit par la main et la fit sortir de l’eau16.
Dans le SECOND CAS, les hommes reconnaissent leur impuissance à faire émerger la vérité par les moyens qui leur sont propres et demandent aux dieux de se prononcer. L’ordalie a alors lieu, mais les dieux gardent la main, en quelques sortes. C’est ce qui aurait pu se passer pour Leucippé, si elle avait été reconnue coupable. Dans cette hypothèse, nous disposons de moins 14 15 16
SOPHOCLE, Ant. v. 264-266. ACHILLE TATIUS, Leuc. Clit. 8, 14, 1-2. Ibid. 8, 14-4.
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d’éléments d’analyse car les héroïnes ne s’y trouvent pas réellement confrontées. Toutefois, si Leucippé n’avait pas été innocentée, la situation eût été différente : les dieux se seraient prononcés mais ils auraient agi euxmêmes et puni l’accusé(e) de leur propre chef : les portes seraient restées closes et il y aurait eu disparition du corps. On se trouve donc bien là devant une forme d’ordalie différente. La collaboration entre les hommes et les dieux ne laisse plus de place aux hommes. Dans ce cadre, où le corps de la personne déclarée coupable disparaît, on peut se demander si l’on n’aurait pas affaire à une forme de punition proche de l’emmurement, peine de mort pratiquée assez couramment pour punir les femmes, en particulier 17. Toutefois, le romancier n’accorde pas davantage de crédit à ce mode de preuve qu’à la justice des hommes. De même que le procès était tourné en ridicule et présenté comme une mascarade, l’ordalie n’échappe pas au regard caustique voire sceptique du romancier et finit en dérision : ce mode de preuve est in fine tourné en ridicule, puisque Mélité a fauté (le lecteur le sait depuis le début) mais est reconnue innocente tout de même, par… un artifice de langage. En effet, Clitophon a épousé, certes sans enthousiasme, la jeune femme réputée veuve, à un moment où il croit son amoureuse morte et où Mélité se croit veuve, de bonne foi. Clitophon trouve mille et un prétextes pour ne pas consommer ce mariage, mais, lorsqu’il se retrouve emprisonné, injustement accusé d’adultère, il va accepter de se donner à Mélité, qui va venir le trouver dans sa cellule, en secret, le supplier d’apaiser son désir, et lui promettre, en échange, sa liberté et celle de Leucippé. Là, Clitophon cède aux avances de la jeune femme, pour ne pas irriter Éros considérant qu’il fait une bonne œuvre : Lorsqu’elle me détacha et m’embrassa en pleurant, je ressentis quelque compassion et craignis véritablement Éros ; j’eus peur que ce ne soit contre moi la vengeance du dieu et pensai surtout que j’avais retrouvé Leucippé, qu’après cela j’allais être débarrassé de Mélité et que ce qui allait se passer n’était même plus un mariage mais un remède, pour ainsi dire, pour une âme malade18.
Lorsque Mélité subit l’épreuve du Styx, pour prouver qu’elle n’a pas commis d’adultère, elle surmonte l’épreuve, car la formule de demande comporte la précision : « en l’absence de Thersandre ». Or, le rapport sexuel entre Mélité et Clitophon a eu lieu après le retour de Thersandre ! Cet expédient et cette précision de la demande permettent donc à la jeune femme 17
Sur ce point, voir Eva CANTARELLA, Les peines de mort en Grèce et à Rome, Paris : Albin Michel, 2000 (1re éd. 1991 pour l’édition italienne). 18 ACHILLE TATIUS, Leuc. Clit. 5, 27, 2.
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d’éluder la règle sacrée et d’être innocentée. Il est probable que le romancier ait voulu ici mettre en évidence la vacuité de ce genre de pratiques, l’aspect aléatoire de la vérité qui en découle et renvoyer dos à dos des pratiques judiciaires qui lui semblent désuètes. Au-delà de l’aspect parodique, souvent relevé et critiqué chez Achille Tatius, on peut se demander s’il n’y aurait pas une volonté de se démarquer des pratiques anciennes, qui ne seraient plus à même de poser les problèmes et de les régler, et d’ouvrir de nouvelles voies de réflexion. La présence d’ordalies dans les romans, — en particulier dans les deux romans les plus tardifs, — peut paraître surprenante. En effet, il y aurait un paradoxe entre la modernité de l’écriture, l’innovation formelle, le jeu avec les codes et un retour vers des traditions bien anciennes. Cette contradiction n’est qu’apparente car les romans s’inscrivent dans les traditions culturelles anciennes, ils prennent appui sur la Paidéia, la culture commune de l’époque hellénistique puis de l’époque impériale. Imprégnés de ces traditions ancestrales, les romanciers reprennent à leur compte le recours à l’ordalie lorsque la vérité est inaccessible par la seule raison humaine, en particulier lorsqu’il s’agit de se prononcer sur des questions qui ont trait aux femmes : l’adultère, la fidélité. Toutefois, on prend ses distances avec ces procédés, qui sont presque tournés en ridicule et présentés comme obsolètes. On pourrait d’ailleurs pousser l’analyse et se poser la question de l’influence du christianisme et du stoïcisme dans les scènes que nous avons analysées, car le comportement des femmes y apparaît particulièrement digne et courageux.
RÉFÉRENCES Shafik ALLAM, « Sur l’ordalie en Égypte pharaonique », Journal of the Economic and Social History of the Orient 34/4 (1991), p. 361-364. Dominique BARTHELÉMY, « La diversité des ordalies médiévales », Revue historique 280 (1988), p. 3-25. Alain BILLAULT, La création romanesque dans la littérature grecque de l’époque impériale, Paris : PUF, 1991. Eva CANTARELLA, Les peines de mort en Grèce et à Rome, Paris : Albin Michel, 2000 (1re éd. 1991 pour l’édition italienne). Valérie FARANTON & Michel MAZOYER, La mythologie et 60 dieux et héros, Paris : Ellipses, 2014. Jean GAUDEMET, « Les ordalies au Moyen-Âge : doctrine, législation et pratique canonique », Recueil de la Société Jean-Bodin, XVII (La preuve 2), Bruxelles, 1965, p. 99-135. Gustave GLOTZ, L’ordalie dans la Grèce primitive, Paris, 1904 (New York : Arno Press, 1979).
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Harry Angier HOFFNER, Jr, The Laws of the Hittites, Leyde – New York – Cologne : Brill, 1997. Marie-Thérèse LE DINAHET, La religion des cités grecque, Paris : Ellipses, 2005. Françoise LÉTOUBLON, Les lieux communs du roman : stéréotypes grecs d’aventure et d’amour, Leiden : Brill, 1993. Michel MAZOYER, « Inara et Télipinu dans la mythologie hittite », dans Alain MEURANT (éd.), Les mythes parentaux : voix d’hier, résonances d’aujourd’hui (Cahiers de la Maison de la Recherche 44), Lille, 2011, p. 63-66. ——, « Les divinités des sources et des rivières dans le panthéon hittite », dans L’eau : symboles, croyances et réalité (Kubaba 1), Paris, 1999, p. 12-13. ——, « Quelques remarques sur le rôle de l’eau dans la religion grecque », dans L’eau : croyances, symboles et réalités (= Haluka 1), Paris, 1998, p. 14-15. Bernadette MENU, « Maât au cœur des justices de l’invisible et la question de l’ordalie par le crocodile », dans Raymond VERDIER, Soazick KERNEIS, & Nathalie KÁLNOKY (éd.), Puissances de la nature. Justices de l’Invisible : du maléfice à l’ordalie, de la magie à la sanction, Paris : L’Harmattan, 2013, p. 181-196. Charles PICARD, Éphèse et Claros, recherches sur les sanctuaires et les cultes de l’Ionie du Nord, Paris : De Boccard, 1922. Bernard SERGENT, Les Indo-européens, Histoire, langues, mythes, Paris : Payot, 2005 (1re éd. 1995).
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Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 151-161. ————————————————————————————————————————
LE PRODIGE DU LAC D’ALBE DANS LE CONFLIT ENTRE ROME ET VEIES (397-396 AV. J.-C.) : ACTION DES DIEUX OU DÉBORDEMENT DES EAUX ? Charles GUITTARD Nanterre Paris Ouest La Défense
Il suffit de parcourir le calendrier religieux de Rome pour mesurer la place des divinités des eaux dans la vie de la cité. Quatre feriae publicae honorent les divinités des eaux : les Neptunalia (23 juillet), les Furrinalia (25 août), les Portunalia (17 août), les Fontinalia (13 octobre). Neptune, Furrina, Portunus et Fons exercent une sorte de patronage sur les eaux, Neptune est le premier d’entre eux. Les domaines de l’eau sont les sources, les rivières, les lacs, la mer et leur cortège de divinités secondaires somme les nymphes. En tant qu’élément naturel nécessaire à la vie des hommes, les eaux peuvent intervenir dans les listes de prodiges. Les pluies font partie des phénomènes habituels qui peuvent être diversement interprétés mais les prodiges les plus susceptibles de troubler la vie de la cité et des hommes sont les débordements de fleuves, en particulier, les débordements du Tibre, ou les débordements de lacs1. Il est cependant un événement majeur qui trouve sa place non seulement parmi les énumérations de prodiges, mais dans l’histoire de Rome. Le long conflit qui oppose, pendant dix longues années, à la fin du Ve et au début du IVe siècle, Rome et sa voisine et rivale étrusque, Véies, trouvera son issue dans un phénomène naturel, ou mentionné comme tel, le débordement du lac d’Albe, un lac situé au sud de Rome, dans les
1 Raymond BLOCH, Les prodiges dans l’Antiquité classique, Paris, 1963, p. 116-117 ; Joël LE GALL, Le Tibre, fleuve de Rome dans l’Antiquité, Paris, 1953, p. 29 ; ID., Recherches sur le culte du Tibre, Paris, 1953 (2e édition), p. 62-64. Cf. Jacqueline CHAMPEAUX, « Le Tibre, le pont et les pontifes. Contribution à l’histoire du prodige romain », REL 81 (2003), p. 25-42.
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monts albains, bien loin de Véies, le verrou de l’Etrurie qui se trouve à une vingtaine de kilomètres au nord de Rome2. Le récit de ce débordement des eaux a retenu l’attention des historiens, des annalistes, et même du sceptique Cicéron. Ces récits obéissent à des règles bien particulières d’élaboration et ils ont retenu aussi l’attention de G. Dumézil qui leur a consacré un chapitre dans le troisième volume de Mythe et épopée, histoires romaines, dans la partie intitulée « La saison des rivières »3. Il a confronté les différents récits de Tite-Live, Denys d’Halicarnasse, Plutarque, Dion Cassius (à travers son abréviateur byzantin Zonaras) et les a rapprochés de mythes irlandais et iraniens. En fait, il faudrait aussi tenir compte de la contamination par les données étrusques présentes dans le récit livien. Mais la méthode comparatiste a cependant été mise à profit par Georges Dumézil. Que retenir de ce prodige qui repose sur un phénomène naturel lié aux eaux d’un lac qui menacent de déborder et de se répandre dans la plaine environnante ? Les sources littéraires, grecques et latines, sont nombreuses et offrent une riche matière: les historiens Tite-Live4, Denys d’Halicarnasse5, Dion Cassius (connu par son abréviateur byzantin Zonaras6), le moraliste Plutarque dans la vie qu’il a consacrée au dictateur Camille7 et aussi Cicéron, qui s’attarde sur le phénomène dans son traité Sur la divination8. C’est Tite-Live qui nous offre le récit le plus élaboré, à partir d’une longue tradition annalistique : il s’agit pour lui de conclure les dix années du siège de Véies sur le mode épique et dramatique : le livre V de l’Ab Vrbe condita, sans doute le plus beau qu’il ait écrit, peut à cet égard être considéré comme son chef-d’œuvre en la matière. Le premier élément de cette construction, savamment élaborée, consiste dans un prodige : le débordement du lac d’Albe. À la fin de l’été ou au début de l’automne 397, sans qu’aucune cause naturelle intervienne, comme des pluies ou un séisme, les eaux du lac d’Albe montèrent à un niveau
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Sur l’épisode en général, cf. Jean HUBAUX, Rome et Véies. Recherches sur la chronologie légendaire du moyen âge romain (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, fasc. 145), Paris, 1958, en part. p. 121-220 ; Charles GUITTARD, « Rome et Véies : les trois oracles concernant le prodige du lac d’Albe », dans Secondo Congresso Internazionale Etrusco, Atti, vol. III (Suppl. Studi etruschi), Rome, 1989, p. 1237-1246. 3 Georges DUMÉZIL, Mythe et épopée, III Histoires romaines, Paris, 1973, p. 39-85. 4 TITE-LIVE 5, 15-16. Sur le passage, on consultera Robert M. OGILVIE, A Commentary on Livy. Books 1-5, Oxford, 1970 (1re éd. 1965), p. 658-666. 5 DENIS D’HALICARNASSE, Ant. Rom. 12, 10-13. 6 ZONARAS 7, 20. 7 PLUTARQUE, Cam. 3-4. 8 CICÉRON, Div. 1, 100 ; 2, 69.
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inhabituel : in altitudinem insolitam creuit9. À la suite de ce prodige, une mission est envoyée à Delphes consulter l’oracle delphique. C’est alors qu’intervient un second événement qui va prendre les caractères d’un second prodige : les Romains enlèvent une sentinelle étrusque, qui se révèle être un prêtre détenteur de secrets religieux et qui va donner une explication du prodige tirée des livres étrusques de l’Etrusca Disciplina, les libri fatales de Véies10. En présence des soldats11, puis amené devant le Sénat, l’haruspice donne un responsum pour dénouer la crise religieuse12. Ce responsum est confirmé par la réponse de la Pythie à Delphes dont Tite-Live donne la transcription en carmen latin13. Ce n’est que tardivement que Tite-Live explique la raison du prodigium et de la colère des dieux : un piaculum a été commis : les tribuns militaires n’avaient pas qualité pour fixer la date des Féeries latines et du sacrifice au Jupiter confédéral honoré sur le Mont-Albain, Jupiter Latiaris 14. Deux prodiges interviennent donc dans la construction du récit : le débordement du lac d’Albe et l’enlèvement de l’haruspice. Le prodige du débordement des eaux est ainsi lié à un autre prodige, l’enlèvement du devin qui livre la clé des destins : on retrouve ici le thème de la capture du devin, qui assure le pouvoir à celui qui le détient en son pouvoir. Le prodige du lac albain s’inscrit dans une guerre qui dure depuis dix années et il en constitue le dénouement. Deux voies d’exploration sont offertes : la consultation de la Pythie à Delphes (un oraculum) et les explications de l’haruspice enlevé, 9
TITE-LIVE 5, 15, 1-3 : prodigia interim multa nuntiari, quorum pleraque et quia singuli auctores erant parum credita spretaque, et quia, hostibus Etruscis, per quos procurarent haruspices non erant : in unum omnium curae uersae sunt quod lacus in Albano nemore, sine uliis caelestibus aquis causaue qua alia quae rem miraculo eximeret, in altitudinem insolitam creuit. Quidnam eo di portenderent prodigio missi sciscitatum oratores ad Delphicum oraculum. 10 Sur le thème de la capture du devin, cf. Jean HUBAUX, « L’aruspice et la sentinelle », dans Mélanges Joseph Hombert (Phoibos 5), 1950-1951, p. 73-85 ; Michel RUCH, « La capture du devin, Tite-Live V, 15 », REL 44 (1966), p. 333-350. Sur les libri fatales, cf. Carl O. THULIN, Etruskische Disciplin, III Die Ritualbücher (Göteborgs Högskolas Arsskrift, Bd XV), 1909, p. 57-75 (rééd. Darmstadt, 1968). 11 TITE-LIVE 5, 15, 4 : sed propior interpres fatis oblatus senior quidam veiens, qui inter cauillantes in stationibus ac custodiis milites Romanos Etruscosque uaticinantis in modum cecinit priusquam ex lacu Albano aqua emissa foret nunquam potiturum Veiis romanum. 12 TITE-LIVE 5, 15, 11-12 : sic igitur libris fatalibus, sic diciplina Etrusca traditum esse ut quando aqua albana abundasset, tum si eam tomanus rite emisisset uictoriam de Veientibus dari ; antequam id fiat, deos moenia Vientium deserturos non esse. Exsequabatur inde quae solemnis deriuatio esset. 13 TITE-LIVE 5, 16, 9-11 : Romane, aquam Albanam caue lacu contineri, caue in mare manare suo flumine sinas ;emissam per agros rigabis dissipatamque riuis exstingues ; tum tu insiste audax hostium muris, memor quam per tot annos obsides urbem ex ea his quae nunc panduntur fatis uictoriam datam. Bello perfecto donum amplum uictor ad mea templa portato sacraque patria quorum omissa cura est instaurata ut adsolet facito. 14 TITE-LIVE 5, 17, 1-3.
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capturé (un responsum). Tite-Live nous livre le contenu des formules oraculaires à travers un carmen, qui est un précieux témoignage de prose rythmée religieuse. Chez Tite-Live et Denys, qui élaborent une savante construction, l’intermède étrusque se situe entre l’envoi et le retour de la mission romaine à Delphes. Plutarque, de son côté, expose successivement les deux moyens, l’un après l’autre, ce qui est rationnel, d’abord la réponse étrusque, ensuite la réponse de la Pythie. Le témoignage de Cicéron est quelque peu différent, dans la mesure où il ne s’inscrit pas dans un récit annalistique, mais dans un traité de religion, ou plutôt un traité philosophique examinant la divination. Cicéron suit la tradition annalistique dans sa version des événements mais il apporte un complément fondamental en liant le destin des deux cités. Cicéron et son frère Quintus nous livrent, dans leur dialogue De diuinatione, le réseau complexe des fatalités qui lient le destin des deux cités : si les eaux atteignent la mer, Rome périrait et Véies triompherait ; en cas contraire, Véies serait vaincue. De plus, les destins établissaient un lien entre la chute de Véies et la catastrophe gauloise qui allait s’abattre sur Rome en 390 avec la prise de la cité par Brennus et ses hordes celtiques. La prise de Rome est mentionnée dans les livres des destins15. C’est à l’historien des Antiquités romaines16 que l’on doit de connaître un autre élément intéressant dans le jeu subtil des destins : le destin de Véies n’est pas inéluctable, si les Romains acceptent la deditio de la cité qui leur est proposée. Et sur ce point encore existe une sorte de réciprocité : le refus du Sénat, son implacabilité doivent entraîner la perte de Rome ; une éventualité qui ne fut révélée que plus tard aux sénateurs, comme un trait de la haine des Étrusques envers Rome. Telles sont les sources littéraires, qui ont intégré le prodigium du lac albain dans le récit annalistique du conflit romano-véien. Elles offrent un 15
CICÉRON, Div. 1, 100 : quid ? quod in annalibus habemus, Veienti bello, cum lacus albanus praeter modum creuisset, Veientem quemdam ad nos nobilem profugisse eumque dixisse ex fatis quae Veientes scripta haberent, Veios capi non posse dum lacus is redundaret ; et, si lacus emissus lapsu et cursu suo ad mare profluxisset, perniciosum populo Romano ; sin autem ita esset deductus ut ad mare peruenire non posset, tum salutare nostris fore. Ex quo illa admirabilis a maioribus Albanae aquae deductio est. Cum autem Veientes bello fessi legatos ad senatum misissent tum ex iis quidam dixisse dicitur non omnia illum transfugam ausum esse senatui dicere : in isdem enim fatis scriptum Veientes habere fore ut breui a Gallis Roma caperetur quod quidem sexennio post Veios captos factum esse uidemus. Ibid. 2, 69 : nam illa praedicta Veientium, si lacus Albanus redundasset isque in mare fluxisset Romam perituram ; si repressus esset Veios ; ita aqua Albana deducta ad utilitatem agri suburbani, non ad arcem Vrbemque retinendam 16 DENIS D’HALICARNASSE, Ant. Rom. 12, 13, 2-3.
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ensemble cohérent, à travers des sources multiples, et un document unique pour l’histoire religieuse des rapports entre Rome et l’Etrurie. Mais pas seulement entre Rome et l’Etrurie, puisque G. Dumézil est remonté jusqu’aux origines indo-européennes en montrant comment cet épisode de l’histoire romaine serait démarqué des mythes irlandais et iraniens qui en auraient fourni le modèle et appartiendraient à un vieux fonds indoeuropéen. Neptune est un dieu dont le nom est d’origine, non étrusque, comme cela a pu être avancé, mais indo-européenne. L’Irlande connaît un mythe voisin, celui du « Puits de Nechtan » et dans le domaine iranien, Napat est le « Descendant des eaux ». Dans la légende irlandaise, quand Boand essaie de puiser l’eau du puits de Nechtan, pour lequel elle n’est pas qualifiée, car elle se trouve en état de mensonge et d’impureté, le puits déborde en un cours d’eau qui la poursuit jusqu’à la mer, où Boand périt. Toutes les grandes rivières du monde sont des prolongements de cette rivière et retournent pour finir au puits de Nechtan. Dans le lac de Napat est caché le gage lumineux de souveraineté dont Franrasyan essaie de s’emparer : il échappe à Franrasyan et entraîne les eaux, provoquant trois écoulements dans les bords du lac. Le Touranien n’aura pas la souveraineté iranienne et toutes les rivières du monde dérivent de cet écoulement et y retournent. Se retrouvent donc les thèmes de domination et de pouvoir en liaison avec un débordement des eaux d’un lac, un lac dont les eaux recèlent le pouvoir. Les points communs, les rapprochements, qui n’excluent pas les divergences dans le détail, ont fait l’objet d’une analyse approfondie de la part de G. Dumézil, qui a mis en œuvre les ressources du comparatisme indo-européen. Il existe, dans le domaine latin, un autre événement comparable au prodige du lac d’Albe : une autre éruption du lac d’Albe sur laquelle G. Dumézil, après J. Hubaux, n’a pas manqué d’attirer l’attention17. Un roi d’Albe, Amulius ou Allodius, prétendait produire la foudre et le tonnerre, à la manière de Salmonée, qui offre un parallèle nordique. Denys et Zonaras18 disent que le roi albain accomplissait des prodiges fulgurants à l’aide de machines. Dans une autre tradition, celle de l’Origo gentis Romanae, il tonnait et ordonnait à ses soldats de frapper leurs boucliers avec leurs traits. Le roi Amulius fut puni par une montée des eaux du lac d’Albe qui l’engloutirent, lui et son palais, également frappés par la foudre et les pluies. Selon l’Origo gentis romanae, le roi d’Albe (Aemulius Silvius) aurait été précipité dans le lac par un tremblement de terre, sans intervention de la foudre19. 17 18 19
DUMÉZIL, Mythe et épopée, p. 67-69 ; HUBAUX, Rome et Véies, p. 140-142. DENIS D’HALICARNASSE, Ant. Rom. 1, 71 (Allodius) ; ZONARAS 7, 1, 3 (Amulius). OGR 18, 2-4.
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Les éléments mis en œuvre rappellent assez la variante irlandaise. Il existe toutefois une différence importante : si le lac monte et noie le coupable, aucune rivière ne s’échappe du cratère. Le récit se termine sur un thème différent, mais largement répandu, d’une ville ou d’un monument englouti au fond des eaux et que l’on peut voir par temps clair. Un fait mérite encore d’être souligné, comme le rappelle Georges Dumézil : ce deorum contemptor, puni par une montée des eaux du lac, est, au sein de la dynastie albaine, le petit fils d’un roi qui porte précisément le nom de Tibérinus, qui, selon Denys, régna huit ans et périt au cours d’un combat livré au bord d’un fleuve qui s’appelait Albula et fut ensuite dénommé Tibérinus. Tels sont les éléments du riche dossier comparatiste. Les concordances sont nombreuses, les parallélismes significatifs et les divergences secondaires et elles trouvent une explication avec deux autres domaines de la mythologie indo-européenne, iranienne et irlandaise. Il existe trois versions, correspondant à trois états sociaux et religieux et à trois modes d’imaginaire, d’un mythe indo-européen, racontant comment un lac ou un puits, dont l’eau contient une certaine force, une force de nature aussi ignée, déborde soudainement par la volonté divine pour punir un sacrilège, et ouvre une rivière merveilleuse. La première difficulté qui surgit est la suivante ; pourquoi le débordement d’un lac qui se trouve dans les monts albains, au sud de Rome, concerneraitil un conflit qui oppose Rome à une cité qui est le verrou de l’Etrurie, à une vingtaine de kilomètres au nord de Rome ? Après avoir pris en compte les textes, il importe avant tout d’examiner les faits. C’est ici qu’il faut quitter les textes et le conflit romano-véien, pour examiner le contexte, les lieux, les faits, le cratère du lac d’Albe, comme le fit si scrupuleusement en son temps Jean Hubaux, au cours de sa minutieuse enquête20. Et, tout d’abord, se pose un problème de calendrier, de date. Quand le débordement a-t-il eu lieu ? Sur la date, les sources sont imprécises ou ne sont guère cohérentes. Plutarque, dans sa Vie de Camille, rapporte l’événement au début de l’automne, après la fin de l’été. Sans doute veut-il souligner que tous les cours d’eau sont asséchés à la fin de la saison chaude. La datation de Denys, autour du lever de la Canicule, qui commence le 23 juillet et se poursuit jusqu’au 24 août, est la mieux fondée et couramment admise21. Or, le 23 juillet est le jour des Neptunalia dans le calendrier religieux de Rome. Il y a aussi un problème de simple géographie. Ce lac est proche d’un autre lac de cratère, le lac de Némi, lié au culte de Diane, dont il est distant 20 21
HUBAUX, Rome et Véies, p. 134-135 ; DUMÉZIL, Mythe et épopée, p. 71-72. DUMÉZIL, Mythe et épopée, p.64-67.
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d’environ deux kilomètres à peine à vol d’oiseau22. Le lac d’Albe est dominé par le Monte Cavo, qui culmine à 993 m et sur lequel les Latins rendaient un culte confédéral à Jupiter Latiaris. Il est impossible au lac d’Albe de déborder, mais il existe bien un émissaire du lac, qui a été creusé à main d’homme, qui a percé la montagne ; ce travail a pu être réalisé par des ingénieurs étrusques et l’on pense au creusement d’un autre émissaire, plus connu, celui de la Cloaca Maxima à Rome23. L’émissaire a la forme d’un cuniculus d’une longueur de 2,5 km, d’une largeur de 1, 2 m et d’une hauteur moyenne de 1,6 m. La profondeur de l’eau dans l’émissaire, au sortir du lac, est d’environ 60 cm et le courant est assez faible. Lorsqu’il sort de la colline, au lieu-dit La Mole, l’émissaire apparaît aujourd’hui sous la forme d’un ruisseau, le Rio Albano, qui rejoint le Tibre vers le nord, à 5 km en aval de Rome. Le percement a été effectué à partir de la vallée, en direction du lac : ce qui montre la maîtrise des ingénieurs en matière d’orographie, car le canal suit une pente très faible qui l’amène au niveau du lac. L’émissaire a pu inspirer ceux qui étaient à la recherche d’une procuratio au prodige. On peut trouver un fondement à l’élaboration de la légende du lac d’Albe. L’interprétation religieuse de l’épisode repose essentiellement sur les oracles, le jeu qui s’établit entre eux à travers des échos et des correspondances, le responsum de l’haruspice et la réponse de la Pythie delphique se faisant en quelque sorte écho24. En ce qui concerne ces formules oraculaires, la critique historique est partagée ; elle se montre plutôt sceptique sur la partie étrusque du dossier et le responsum de l’haruspice : la formule inspirée des libri fatales étrusques est fortement latinisée, elle s’insère dans la tradition latine de l’Etrusca Disciplina25. Quant à l’authenticité de l’oracle delphique, à propos d’une consultation bien reculée dans le temps, elle a été admise sur plusieurs indices d’élaboration, un certain nombre d’hellénismes en particulier ; mais on ne peut exclure l’existence d’un apocryphe ayant circulé à Rome à la fin
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Arnold ALFÖLDI, « Diana Nemorensis », AJA, 1960, p. 137-144 ; Françoise-Hélène PAIRAULT, « Diana Nemorensis, déesse latine, déesse hellénisée », MEFRA 81 (1969), p. 426471 ; Robert SCHILLING, « Une victime des vicissitudes politiques : la Diane latine », dans Rites, cultes, dieux de Rome, Paris, 1979, p. 371-388 ; cf. aussi le volume Les bois sacrés, Actes du colloque international organisé par le Centre Jean Bérard et l’EPHE (Ve section), Naples, 23-24 novembre 1989. 23 TITE-LIVE 1, 56. Cf. Filippo COARELLI, Il Foro romano, I, Periodo arcaico, Rome, p. 8386 ; p. 214. 24 Charles GUITTARD, Carmen et prophéties à Rome (Recherches sur les Rhétoriques religieuses 6), Turnhout, 2007, p. 319-328. 25 GUITTARD, « Rome et Véies », p. 1239.
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de la République . Il est intéressant de rappeler une étude de J. Starobinsky qui s’est appuyé sur des manuscrits inédits de Ferdinand de Saussure et qui a reconnu dans les séquences de l’oracle l’anagramme du nom d’Apollo et de la Pythie27. Le second oracle livien comprend de fait un certain nombre de difficultés, comme il se doit dans la langue oraculaire. Une de ces difficultés concerne le débordement et l’élévation des eaux : on relève le verbe abundare. Quel sens faut-il donner au verbe abundare ? Le sens technique est celui de « déborder ». C’est le sens que revêt le verbe abundare chez Frontin, dans son traité sur les aqueducs28 et chez Varron dans son traité d’agriculture29. R. M. Ogilvy préfère le sens de « s’élever à une hauteur inhabituelle ». Pourtant, le sens de « déborder » semble bien se dégager du traité de Cicéron30 et du texte de Denys. La maîtrise des eaux consiste à la canaliser pour permettre l’irrigation des champs ; l’eau ne doit ni séjourner dans le lac ou le cratère, ni prendre son cours vers la mer, comme le souligne bien l’oracle de Delphes. La vaticination de l’haruspice étrusque ne se limite pas à une exégèse prophétique : le devin livre aussi le secret du mode d’écoulement des eaux : exsequebatur inde quae sollemnis deriuatio esset31. Comme l’a bien vu J. Hubaux32, le verbe emittere est le véritable mot clef du passage, puisqu’il figure dans les trois formules oraculaires33. Tite-Live reprend le terme lorsqu’il évoque les préparatifs de l’assaut final34 et le dictateur Camille l’utilise dans le grand discours qui marque le point d’orgue du livre V de Tite-Live35. Ce détail technique n’a pas échappé au sceptique Cicéron36 26 Herbert W. PARKE & Donald E.W. WORMELL, The Delphi Oracle, Oxford, 1956, II, n. 440 ; OGILVIE, A Commentary on Livy, p. 664-665 : Bruno LUISELLI, Il problema della più antica prosa latina, Cagliari, 1969, p. 175-176. 27 Jean STAROBINSKY, Les mots sous les mots. Les anagrammes de Ferdinand de Saussure, Paris, 1971, p. 65-79. 28 FRONTINUS, Aquaed. 94, 3 : ne quis priuatus aliam ducat quam quae ex lacu humum accidit – haec sunt enim uerba eius legis – id est quae ex lacu abundauit. 29 VARRON, Rust. 3, 5, 2 : in hoc tectum aquam uenire oportet per fistulam et eam potius per canales angustas serpere, quae facile extergeri possint (si enim ibi late diffusa aqua, et inquinatur facilius et bibitur inutilius) et ex eis caduca quae abundat per fistulam exire, ne luto aues laborent. 30 CICÉRON, Div. 1, 100 : Veios capi non posse, dum lacus is redundaret ; 2, 69 : si lacus Albanus redundasset isque in mare fluxisset, Romam perituram. 31 TITE-LIVE 5, 15, 12. 32 HUBAUX, Rome et Véies, p. 127-128. 33 TITE-LIVE 5, 15, 4 : priusquam ex lacu Albano aqua emissa foret ; 5, 15, 11 : si eam (aquam) Romanus rite emisisset ; 5, 16, 9 : emissam per agros rigabis. 34 TITE-LIVE 5, 19, 1 : iam ex lacu Albano aqua emissa in agros. 35 TITE-LIVE 5, 51, 6 : iam omnium primum, Veiens bellum (…) non ante cepit finem quam monitu deorum aqua ex lacu albano emissa est.
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quand il avance une explication rationaliste du prodige en tant que phénomène naturel. Les eaux du lac albain furent employées à l’irrigation des terres et l’émissaire en question n’a rien à voir avec le destin de Rome. Pris au dépourvu par une montée soudaine des eaux et confrontés à une crise religieuse, les Romains envoient une ambassade à Delphes, mais ce sont les Etrusques qui apparaissent comme les techniciens capables de maîtriser les problèmes d’hydraulique, le système de dérivation et de canaux, comme ils l’avaient fait lors de la domination étrusque à Rome, à la fin de la royauté. L’hydraulique étrusque, comme les règles de fondation des cités, trouvait sa place dans les livres sacrés de l’Etrusca Disciplina, les libri rituales. Ainsi s’explique le double recours à l’oracle delphique et à l’Etrusca disciplina. La présence des cuniculi que les Romains pouvaient observer lors du siège de Véies, la puissance de la grande voisine et rivale, expliquent le recours aux techniques religieuses et scientifiques des Etrusques, qui avaient transformé Rome en Vrbs, asséché le Forum et aménagé la Cloaca Maxima. On ne peut s’empêcher de noter que les sources demeurent étrangement silencieuses sur le dieu qui serait à l’origine du prodige et voudrait adresser un avertissement aux hommes : quel dieu souleva les eaux du lac albain ? A l’origine, c’est Jupiter Latiaris qui est victime d’une faute, d’un outrage, d’un piaculum, de la part des hommes. Mais a-t-il agi directement ? N’a-t-il pas fait appel aux dieux qui avaient puissance sur les eaux du lac ? Le prodige est provoqué par une effervescence des sources internes, puis par une crue, puis par l’ouverture d’une rivière, d’un émissaire. On peut donc penser à Neptune, ce qui semble une hypothèse acceptable. En conclusion, les fêtes des divinités des eaux ont une place particulière dans le calendrier religieux, surtout pour un peuple où le cycle de l’agriculture est primordial, mais les eaux n’occupent pas une place prépondérante dans l’imaginaire des Romains. Les mentions du Déluge et le mythe de Deucalion ont certes été évoquées par Ovide. Le Tibre a été divinisé et il est au cœur de la cité. Inondations et pluies ont aussi leur place dans les énumérations de prodiges. La légende du lac albain constitue un exemple de l’insertion dans l’histoire romaine d’un récit d’essence mythique, aux multiples composantes. L’historicisation porte ici sur un événement relativement récent, loin des origines de Rome ou de la République, presque au terme d’un cycle qui verra la deuxième naissance de Rome au lendemain de la prise de la ville par les Gaulois. L’insertion de ce mythe à la fin du conflit romano-véien pose des problèmes évidents. Comment le prodige pouvait-il 36
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prédire un avenir du point de vue romain ? Comment l’Etrusca disciplina pouvait-elle prendre en compte le prodige albain ? L’épisode est au confluent de trois cultures, celles de Rome, de la Grèce et de l’Étrurie. Les Romains font appel à l’oracle de Delphes et l’Etrusca Disciplina fournit des éléments intéressants. La Pythie y côtoie l’haruspice. Les sources se sont efforcées de mettre en cohérence les réponses de la Pythie et de l’haruspice. L’élaboration est latine, dans le cadre de la victoire romaine et sous la forme de carmina traduits par les pontifes et insérés dans les annales. Les pontifes, les décemvirs et l’annalistique sont parvenus à une forme de synthèse en rattachant le thème à l’histoire de la cité et en lui donnant une forme latine.
RÉFÉRENCES Arnold ALFÖLDI, « Diana Nemorensis », AJA, 1960, p. 137-144. Raymond BLOCH, Les prodiges dans l’Antiquité classique, Paris, 1963. Jacqueline CHAMPEAUX, « Le Tibre, le pont et les pontifes. Contribution à l’histoire du prodige romain », REL 81 (2003), p. 25-42. Filippo COARELLI, Il Foro romano, I, Periodo arcaico, Rome, 1983. Georges DUMÉZIL, Mythe et épopée, III Histoires romaines, Paris, 1973. Joël LE GALL, Le Tibre, fleuve de Rome dans l’Antiquité, Paris, 1953. ——, Recherches sur le culte du Tibre, Paris, 1953 (2e édition). Charles GUITTARD, « Rome et Véies : les trois oracles concernant le prodige du lac d’Albe », dans Secondo Congresso Internazionale Etrusco, Atti, vol. III (Suppl. Studi etruschi), Rome, 1989, p. 1237-1246. ——, Carmen et prophéties à Rome (Recherches sur les Rhétoriques religieuses 6), Turnhout, 2007. Jean HUBAUX, « L’aruspice et la sentinelle », dans Mélanges Joseph Hombert (Phoibos 5), 1950-1951, p. 73-85. ——, Rome et Véies. Recherches sur la chronologie légendaire du moyen âge romain (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, fasc. CXLV), Paris, 1958. Joël LE GALL, Le Tibre, fleuve de Rome dans l’Antiquité, Paris, 1953. ——, Recherches sur le culte du Tibre, Paris, 1953 (2e édition). Bruno LUISELLI, Il problema della più antica prosa latina, Cagliari, 1969. Robert M. OGILVIE, A Commentary on Livy. Books 1-5, Oxford (1re éd. 1965), 1970. Françoise-Hélène PAIRAULT, « Diana Nemorensis, déesse latine, déesse hellénisée », MEFRA 81 (1969), p. 426-471. Herbert William PARKE & Donald Ernest Wilson WORMELL, The Delphi Oracle, Oxford, 1956. Michel RUCH, « La capture du devin, Tite-Live V, 15 », REL 44 (1966), p. 333-350. Robert SCHILLING, « Une victime des vicissitudes politiques : la Diane latine », dans R. Schilling (éd.), Rites, cultes, dieux de Rome, Paris, 1979, p. 371-388.
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LE PRODIGE DU LAC D’ALBE
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Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 163-189. ————————————————————————————————————————
L’EAU DANS LES PRATIQUES FUNÉRAIRES ET LA SYMBOLIQUE MORTUAIRE DU MONDE HELLÉNISTIQUE ET ROMAIN Jennifer KERNER
Dans de nombreuses civilisations antiques, l’eau est « intimement associée aux idées de cosmogonie et de création »1. Cette substance est perçue à la fois comme élément nourricier2 et comme élément purificateur. L’eau est garante de la pureté physique, ainsi que de la pureté morale lorsque elle est celle du Styx3. Ses propriétés en font un élément essentiel du processus de séparation de l’individu défunt avec la société des vivants pendant les rites funéraires, et aide également la famille endeuillée à retrouver sa place au sein de la communauté4. À travers l’étude conjointe des sources antiques, épigraphiques, et archéologiques, et grâce à un retour sur les différents travaux scientifiques effectués sur la question, nous nous proposons de faire le point sur le rapport complexe entre le monde de la Mort et l’eau dans la société hellénistique et romaine. 1
Pierre THUILLIER, La revanche des sorcières, l’irrationnel et la pensée scientifique (Regards sur la science), Paris, 1997, p. 118. 2 René GINOUVÈS, BAAANEYTIKH : Recherches sur le bain dans l’Antiquité (thèse pour le doctorat de lettres, faculté des lettres de l’Université de Paris), Paris, 1962, p. 233 ; Karl KIRCHER, « Die sakrale Bedeutung des Weines im Altertum », RGVV IX, 2, Giessen, 1910, p. 82. 3 L’eau du Styx est considérée comme la gardienne des serments : « l’eau du Styx, eau primordiale, (ogugion hudor), par laquelle jurent les dieux et qui punit le faux serment, chez les Immortels, en frappant la divinité coupable d’une sorte de mort temporaire » (Jean-Pierre VERNANT, La mort dans les yeux, Paris, 1985, p. 67). 4 Sur les étapes de la levée du deuil pendant laquelle l’eau peut intervenir voir Arnold VAN GENNEP, Les rites de passage : étude systématique des rites de la porte et du seuil, de l’hospitalité, de l’adoption, de la grossesse et de l’accouchement, de la naissance, de l’enfance, de la puberté, de l’initiation, de l’ordination, du couronnement, des fiançailles et du mariage, des funérailles, des saisons, etc., Paris, 1981 (1909), P. 212.
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1. LES UTILISATIONS DE L’EAU DANS LES RITES FUNÉRAIRES ET LES RITES DE PASSAGE DE LA FAMILLE ENDEUILLÉE
1.2. Les ablutions du cadavre et les ablutions de la famille du défunt 1.2a. Le rôle de l’ablution dans le traitement du cadavre L’ablution du cadavre est un geste courant, bien que non universel5, dans le processus funéraire de nombreuses civilisations présentes et passées. L’ablution du corps du défunt est avérée par les sources écrites pour les périodes hellénistique et romaine6. Cependant, ce geste est peu représenté par les sources iconographiques hellénistiques, qui, lorsqu’elles montrent la prothesis et l’ekphora, se focalisent surtout sur la représentation codifiée de la douleur des endeuillés7. Si quelques scènes sur des lekythoi montrent des gestes pratiques (comme l’habillement ou la ventilation du corps8), le lavage du cadavre ne fait partie que très rarement9 de ces gestes que les artistes ont eu envie d’immortaliser10. Pour certains archéologues, la présence de récipients destinés à contenir et déverser des grandes quantités d’eau11 en contexte sépulcral est un écho à ce geste de l’ablution en contexte funéraire12 13. 5
Lola BONNABEL (Archéologie de la mort en France, Archéologie de la France, Paris : La découverte, 2012, p. 98) souligne l’absence de toilette mortuaire par la présence de certains parasites intestinaux observés dans des sépultures en contexte archéologique. 6 APULÉE, Met. ; SERVIUS, Comm. En. ; VIRGILE, En. ; APULÉE, Flor. 4, 19, 94 ; CICÉRON, Leg. 2, 36. 7 Emily VERMEULE, Aspect of Death in early Greek Art and Poetry (Sather Classical Lectures, 46), Berkeley – los Angeles – Londres, 1979, p. 213-214 ; Marie-Hélène DELAVAUDROUX, « Geste du deuil et danses funéraires », Revue belge de philosophie et d’histoire 80 (2002), p. 199-220. 8 Lécyte du « peintre à la femme », 430-420 av. J.-C., Vienne, Kunsthistorische Museum. 9 Un exemple de représentation de toilette mortuaire sur pyxide à figures noires est connu au musée National d’Athènes (n° 3553). 10 De nombreuses études ont été menées sur le sujet, notamment celles de Gudrun AHLBERGCORNELL, Prothesis and ekphora in Greek Geometric art, Astöm, 1971 et de John H. OAKLEY, Picturing Death in Classical Athens: the Evidence of White Lekynoï, Cambridge : Cambridge University Press, 2004 ; aucune d’entre elles ne mentionne ce genre de scène. 11 Comme les loutrophores ou les loutérions à pieds. 12 Cette hypothèse n’est pas unanimement reconnue puisque les représentations de loutrophores sont également largement interprétées comme des signes distinctifs permettant de reconnaître les sépultures de parthenoi (élément évoqué dans les discours de Démosthène et largement discuté depuis). Voir Geneviève HOFFMANN, La jeune fille, le pouvoir et la mort dans l’Athènes Classique. De l’Archéologie à l’Histoire, Paris, 1992, p. 326. 13 La présence des céramiques spécialisées dans la toilette en contexte funéraire est attestée dès l’époque mycénienne (cf. « Le bain et les rites funéraires » dans GINOUVÈS, BAAANEYTIKH), puis se poursuit à l’époque romaine, notamment avec les duos patère/cruche en mica que l’on retrouve en abondance pour le Nord-Est de la Gaule dans les sépultures datées
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1.2b. L’ablution du mort, reflet de l’ablution du vivant : un geste sanitaire et esthétique ? Certains ont pu voir dans le lavage du cadavre un geste pratique, à but purement sanitaire, ou simplement esthétique. Ainsi, Homère évoque la nécessité de rendre le cadavre présentable par l’ablution avant les funérailles, surtout si celui-ci est mort dans des conditions violentes, car il semble important que le défunt puisse « entrer en conditions décentes chez Hadès »14. Apulée15 et Servius16 nous proposent quant à eux de considérer cette étape de la préparation du corps comme un moyen de retarder la décomposition des chairs, afin que le corps parvienne intact jusqu’à son ensevelissement. Si les sources antiques ont évoqué des explications d’ordre sanitaire et esthétique, il semble réducteur de limiter l’usage de l’ablution à cette seule considération. Les causes d’un même geste ou d’une même attitude sont souvent multiples17 et nous ne devons pas dédaigner l’aspect symbolique de l’ablution.
entre 50 et 200 apr. J.-C. (sur ce sujet voir F. LORIDANT & P. BURA, « De l’eau ? Du vin ? », dans L. RIVET (éd.), Actes du Congrès d’Istres, 21-24 mai 1998, Marseille, 1998, p. 207-224). Le dépôt de ce type de matériel dans les sépultures pose un problème d’interprétation qu’il est parfois possible d’éclairer au coup par coup, mais qui, le plus souvent, demeure irrésolu. Le matériel est-il présent en tant que possession du défunt, l’accompagnant dans sa tombe au même titre que ses armes ou ses parures, ou comme reflet d’une pratique mortuaire ? Certains archéologues sont partisans de la première interprétation (Robert PHILPOTT, Burial Practices in Roman Britain: a Survey of Grave Treatment and Furnishing A. D. 43-410 (B.A.R British series 19), Oxford : Tempus Reparatum, 1991) alors que d’autres favorisent la seconde, en évoquant des céramiques trop fragiles pour avoir une utilisation quotidienne. Elles seraient donc spécifiquement conçues pour un usage funéraire et symbolique (GINOUVÈS, op. cit.). Il semble important d’aborder cette question de façon ponctuelle et réfléchie, sans a priori généraliste. Dans le cas des dépôts du Nord-Est de la Gaule, la répétitivité du dépôt sur une zone géographique restreinte peut évoquer une forme de dépôt rituel, symboliquement signifiant. A contrario, des sépultures présentant du matériel de toilette d’exception, dans un contexte où le matériel de toilette n’est pas constamment représenté, pourra au contraire être éventuellement vu comme une possession du défunt ou une offrande à celui-ci. La tracéologie pourra alors nous éclairer sur son éventuelle utilisation dans un contexte quotidien avant le dépôt en contexte funéraire. 14 HOMÈRE, Od. 2, 18, 180. 15 APULÉE, Met. 8, 14. 16 SERVIUS, Com. En. 6, 218. 17 « Il semble inévitable que les considérations d’hygiène, de peur des puissances inconnues et un sentiment de culpabilité devraient au moins avoir contribué à la suggestivité du tabou sur le cadavre grec » (Robert GARLAND, The Greek Way of Death, Ithaca, 1988, p. 47).
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1.3. Formes et rôle de l’ablution dans les rites de passage de la familia funesta Les ablutions de la famille endeuillée sont attestées à la fois dans la culture hellénistique et dans la culture romaine18. Sur ce sujet, les sources antiques sont notre premier matériel de travail. A notre connaissance, aucune source iconographique ne présente des ablutions de vivants en contexte funéraire. D’autre part, les fouilles archéologiques n’ont pas souligné d’association systématique entre les nécropoles et des aménagements de points d’eau permanents, ni pour le monde hellénistique, ni pour le monde romain19. En matière d’ablutions en contexte funéraire, les sources antiques20 se font l’écho de gestes présentant une grande variabilité. 1.3a. Les ablutions associées à une exposition au feu Servius, commentant l’Énéide, écrit que l’on associait l’ablution à l’exécution d’une ronde de feu autour des individus concernés par le deuil21. On peut s’interroger sur l’assimilation de ces deux éléments dans la pensée gréco-romaine : Lucien, compare ainsi le bûcher funèbre (rogus) à un « gouffre marin » qui engloutit le corps22. Plutarque évoque l’aspect purifiant de l’eau23, et certains auteurs soulignent que cet élément est, avec le feu, l’élément le plus « vital » dans la pensée romaine24. La complémentarité ou
18 Mentions textuelles de cette pratique du IVe au Ier siècle av. J.-C. : SERVIUS, Com. En, ATHÉNÉE DE NAUCRATIS apud CLITODÈME, fgh1. 363 ; PLUTARQUE, Quaest. rom. Voir aussi Brigitte LE GUEN-POLLET, La vie religieuse dans le monde grec du Vème au IIIème siècle (Amphi 7 : Histoire), Toulouse, 1991, p. 231 pour une synthèse des usages différentiels de l’ablution en contexte funéraire en fonction du sexe de l’endeuillé. 19 Patrick GALLIOU (Les tombes romaines d’Armorique : essai de sociologie et d’économie de la mort (Document d’archéologie française 17), Paris, 1989, p. 70) cite la présence de « puits » qu’il interprète comme des installations permettant la pratique des libations collective sur un site armoricain (expliquant ainsi l’absence de conduits à libations individuels associés aux tombes). Malheureusement, aucune précision sur ces structures (formes, localisations, information métriques etc…) n’est donnée. 20 POLLUX, Onom. 8, 65 ; VIRGILE, En. 6, 228. 21 SERVIUS, Com. En. 6, 218. 22 LUCIEN, Phars. 7 (786-846). La mer qui « dévore » comme le feu est également une image que l’on retrouve sur l’inscription du cénotaphe d’un homme et de ses enfants ont « été dévorés par la mer » « Cuius membra consumsit maris » (CIL III, 1899/ILS 8516). 23 PLUTARQUE, Quaest. rom. 1. 24 Georges ROUX, « L’eau et la divination dans le sanctuaire de Delphes », dans J. METRAL & P. SANLAVILLE (éd.), L’homme et l’eau en Méditerranée et au Proche-Orient, G.I.S. Maison de l’Orient, Lyon, 1981, p. 155-159, et surtout p. 156.
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l’interchangeabilité de ces deux éléments dans le domaine funéraire reste un sujet d’étude à développer. 1.3b. L’aponimma : une ablution complète du proche du défunt effectuée dans la nécropole ? Athénée de Naucratis (Égypte), rhétoricien et grammairien de la fin du IIe siècle avant notre ère, cite la pratique d’une ablution de type particulier. Il s’agit d’un lavage de l’endeuillé, effectué dans la nécropole, à proximité immédiate de la tombe du mort. Cette ablution est appelée « l’aponimma », et s’effectuait sur les proches du défunt, après l’ensevelissement du mort. Il s’agissait de creuser, sur le côté ouest de la tombe, une tranchée rectiligne, puis d’y verser de l’eau en prononçant la formule suivante : « Aponimma nettoie-nous — voilà pour nous ce qui est digne et juste25. » À l’heure actuelle, aucune étude de nécropole gréco-romaine n’a révélé de telles structures. Les techniques de fouilles utilisées pendant de longues décennies sur les ensembles funéraires peuvent en partie expliquer cette lacune26. Le creusement d’une « fosse » si importante peut évoquer une ablution complète des membres de la cérémonie (comme elle se pratique dans certaines cultures africaines encore de nos jours27) mais il semble plus vraisemblable que les endeuillés se lavaient uniquement les mains28, comme pour la pratique du rite des Eupatrides décrit par le grammairien Dorothée29. Ces précisions quant à l’emplacement de la fosse pour la pratique de l’aponimma nous paraissent répondre à un protocole très précis qui peut 25
Informations données par ANTICLIDE D’ATHÈNES et citées par CLEITODEMUS, fgh1. 363. Les contours de fosse ne sont pas toujours facilement perceptibles et leur identification n’a pas été particulièrement recherchée dans le premiers temps de l’archéologie. 27 James FRAZER (La crainte des morts dans la religion primitive, Tome I, Paris, 1935, p. 36 et 32) cite, entre autres populations, les Cafres d’Afrique du Sud comme effectuant des ablutions complètes. La structure créée à l’occasion de l’aponimma n’est pas sans rappeler celle des Bangala du Haut-Congo qui font une tranchée près de la tombe et les endeuillés passent sous l’eau versée par l’officiant pour traverser le sillon. Lorsque l’on interroge l’officiant sur ce rite, il dit que les esprits ne peuvent passer au dessus de l’eau courante et qu’ainsi la famille se sépare de l’esprit. Cette vision rejoint celle que nous développons dans le paragraphe infra 1.3.c « Le rôle ésotérique de l’ablution des survivants ». 28 Comme Gaston BACHELARD (L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière. Paris, 1984 [1re éd. 1968], p. 193) l’a si justement souligné, la valeur imaginaire de l’eau fait qu’elle peut « agir, même en quantité infime, sur une très grande masse d’autre substance ». Une simple aspersion peut donc suffire à la purification, même si certaines cultures lui préfèrent l’immersion totale. 29 « Après que les participants ont reçu l’eau, ils lavent leurs mains, se purifient, et font disparaître les souillures de leurs crimes de sang pour être purifiés » (DOROTHÉE, 409E). 26
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conférer au geste une dimension rituelle. Pourquoi cette fosse est-elle située près du mort ? Cette pratique aboutirait-elle à une autre forme de libations pour le défunt, comme certains chercheurs l’ont déjà suggéré30 ? Ou bien cet emplacement répond-t-il à un besoin de laisser dans cet endroit, à la fois sacré et impur, l’élément porteur de l’impureté des endeuillés ? Athénée de Naucratis décrit cette action comme un « rite fait en l’honneur du mort »31. Mais il semble évident, comme le souligne G. Garland, que cette action est à la fois positive pour le mort et pour le vivant32. Effectivement, ce geste pourrait bien marquer le début d’une phase de réintégration des survivants dans la société. Toutefois, si cette eau est effectivement chargée de l’état funesta de la famille comme semble l’indiquer la formule incantatoire transmise par Anticlide d’Athènes, il nous semble peu probable qu’elle constitue également une libation faite au défunt. 1.3c. Le rôle ésotérique de l’ablution des survivants Si la purification symbolique des endeuillés s’impose pour qu’ils puissent effectuer un retour à la société, certains chercheurs ont pu avancer d’autres explications aux ablutions de la famille après leur contact avec le mort. J. Frazer a choisi de voir les ablutions sur les endeuillés comme des actes purificateurs, à l’utilité strictement pratique, liée à une croyance ésotérique et non à une préoccupation symbolique33. Le rite serait destiné à « enlever, par l’interposition de l’eau, le fantôme qui s’attache aux corps des vivants, autrement dit de se défaire de ce fantôme »34. Même si la croyance des fantômes demeure très vivace pour certaines populations du monde romain, il semble qu’elle soit insuffisamment unanime pour que le lavage soit interprété de façon large comme un geste ésotérique, et vécu comme tel par la majorité des pratiquants. En revanche, il n’est pas rare que la forme d’un rite survive souvent à sa motivation première35. Il est donc possible que cette vision magique de l’ablution ait été à l’origine du rite. La forme a pu être reprise, et l’ablution considérée ensuite comme une purification symbolique. 30
R. GINOUVÈS soutient l’hypothèse de la double fonction libation/purification de ce type de pratique et a développé dans sa thèse que les déversements d’eau sur la sépulture pouvaient être aussi bien un moyen d’abreuver le mort que de lui donner un bain. 31 Traduction de GARLAND, The Greek Way of Death, p. 43. 32 Ibid., p. 43. 33 FRAZER, La crainte des morts III. 34 Ibid. I, p. 35. 35 « Les rites mortuaires ont survécu souvent aux raisons qui les avaient fait naître » (Franz CUMONT, Lux Perpetua, Paris, 1949, p. 45).
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1.4. L’eau dans le traitement des restes mortels 1.4a. L’eau utilisée pour le refroidissement des ossements sur le bûcher Les anthropologues ont pu identifier l’utilisation de l’eau à la fin du processus de crémation36. Éteindre le foyer et rendre les ossements manipulables par l’opérateur est effectivement une des premières étapes du ramassage des restes sur le bûcher37. L’officiant pouvait parfois jeter de l’eau froide sur les os brûlants, provoquant ainsi une fragmentation des ossements, qu’il est difficile de différencier de fragmentations issues d’autres types de manipulations. La réduction des os en esquilles a pu être le but recherché même s’il semble plus logique qu’elle ne soit que la conséquence d’un geste dont l’utilité pouvait être toute autre. Le refroidissement des ossements pour un ramassage plus rapide des restes est sans doute une explication plus satisfaisante de ce type de geste.
2. L’EAU DANS LES BANQUETS FUNÉRAIRES ET COMMÉMORATIFS Les représentations de banquets sont nombreuses en contexte funéraire car cette action possède une charge symbolique forte dans la culture grécoromaine38. Cette image perdurera d’ailleurs pendant les premiers temps chrétiens et les représentations de banquets sont légions dans les catacombes de Rome39. Le banquet semble avoir constitué une étape du rite de séparation entre la famille vivante et son mort, et le partage de boissons en fait partie40. Ainsi, la 36
Isabelle LE GOFF, De l’os incinéré aux gestes funéraires. Essai de palethnologie à partir des vestiges de la crémation. Thèse de Préhistoire, Ethnologie, Anthropologie, Université de Paris 1, 1998. 37 EAD., « Les vestiges de la crémation, témoins privilégiés des protocoles funéraires », Archéopages 6 (2002), p. 11-17, et spécialement p. 12. 38 Pour le monde grec se rapporter à François LISSARRAGUE, Un flot d’image : une esthétique du banquet grec, Paris, 1987 ; Jean-Marie DENTZER, Le motif du banquet couché dans le Proche Orient et le monde grec du VIIème au IVème siècle av. J.-C. (Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome, 246, Rome : École Française de Rome), Paris, 1982, et pour le monde romain à John SCHIED, « Le délit religieux dans la Rome Tardo-républicaine », dans Le délit religieux dans la cité antique (Coll. de l’École Française de Rome 48), Rome, 1981, p. 117-171, et surtout p. 161-188 ; Lindsay HUGH, « Eating with the Dead: the Roman Funerary Banquet », dans I. & H. S. NIELSEN (éd.), Meals in a Social Context. Aspects of the Communa Meal in the Hellenistic and Roman World, Aarhus, 1998, p. 67-80. 39 Katherine M. D. DUNBABIN, The Roman Banquets: Images of Conviviality, Cambridge : Cambridge University Press, 2003, p. 141-202. 40 Certaines étapes ont pu être reconstituées par John SCHIED (« Le délit religieux dans la Rome Tardo-républicaine », dans Le délit religieux dans la cité antique (Coll. de l’École
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présence de services à boire dans les tombes a parfois été interprétée comme des reliefs de ce fameux banquet funéraire41. Toutefois, même si archéologiquement il est bien délicat de déterminer quel type de liquide ces vases à boire ont pu contenir, il semble que le vin soit préféré à l’eau dans ce type de manifestation (si l’on en croit à la fois les sources antiques et la poésie funéraire42). Nous excluons pour cette raison le phénomène du dépôt ou du rejet de services à boire dans les sépultures de notre étude sur le rôle de l’eau dans les pratiques funéraires.
3. LES PROFUSIONES L’importance des profusiones a été soulignée par de nombreux auteurs antiques43 : Lucien, pour ne citer que lui, explique ainsi que les libations vont réconforter les morts au-delà du Styx44. Les déversements de liquides sont une part tellement importante des rites funéraires et des rites commémoratifs, que certains, comme K. Latte45 et G. Radke46, ont vu dans le nom de la déesse romaine Venus Libitina, patronne des services funéraires, un dérivé du mot « libation »47. Française de Rome 48), Rome, 1981, p. 117-171, en particulier p. 161) à partir des témoignages de Festus, Varron, Cicéron et Virgile. A propos de cette reconstitution David COLLING (« Les scènes de banquet funéraire ou Totenmahlreliefs originaires d’Arlon », Bulletin trimestriel de l’Institut Archéologique du Luxembourg 87/4 [2011], p. 155-176, et surtout p. 56) déclare : « Ces témoignages antiques sont tous très importants, mais ils ne recouvrent probablement qu’une partie de la réalité : il est difficile de savoir s’ils s’appliquent à l’ensemble des provinces de l’Empire ou s’ils décrivent une situation qui a perduré de la période républicaine à la période impériale. » 41 Pauline SCHMITT-PANTEL, « Les banquets dans les cités grecques : bilan historiographique », Dialogues d’Histoire Ancienne, Supplément 7 (2012), p. 73-93, en particulier p. 84. 42 Si l’on exclut le cas de l’Égypte romaine, lorsque le produit de la libation est cité, c’est le plus souvent de vin qu’il s’agit. Toutefois, les larmes sont également sollicitées par le mort comme libation particulière. Voir infra 3.2.e. notre développement : « Les larmes : l’autre “eau” utilisée pour les profusiones ». 43 Ces vers de Properce y font peut-être écho : (…) hoc etiam graue erat, nulla mercede hyacinthos, Inicere et fracto busta piare cado, « de jeter sur ma tombe quelques modestes hyacinthes et d’y briser une jarre pour honorer mes cendres » (PROPERCE, Eleg. 4, 7, 27-35). 44 LUCIEN, De Luc. 9 et 19. 45 Pour l’étymologie gréco-latine, voir Karl LATTE, « Libitina », dans PAULY-WISSOWA, Real-Encycl. XIII, 1, 1926, col. 113. 46 Pour l’étymologie étrusque voir Gerhard RADKE, Die Götter Altitaliens, Münster, 1979, p. 184. 47 Cette interprétation n’est pas unanimement reconnue mais continue à alimenter les discussions chez les étymologistes.
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Dans les profusiones, différents liquides pouvaient entrer en scène : l’eau, le miel, le lait, le vin et les huiles (alimentaires ou cosmétiques48). Ces éléments pouvaient être combinés ensemble ou bien déversés purs49. Le vin est particulièrement utilisé50, mais l’eau, même si elle semble constituer un breuvage plus commun, est également appréciée par les défunts. Celle-ci est réclamée dans de nombreuses épitaphes, notamment en Égypte Romaine51. L’archéologie et l’épigraphie nous permettent de mieux cerner la part donnée à ce geste dans le processus funéraire et commémoratif. Toutefois, il demeure délicat de percevoir la part réelle de l’eau face aux autres types de liquides à libations. 3.1. Les systèmes traditionnels affectés à la conduction des libations en contexte funéraire Les « conduits à libations » sont des vestiges archéologiques couramment associés aux structures funéraires dans les nécropoles gréco-romaines. Ils se présentent généralement sous la forme de tubes en céramique implantés verticalement. Ce tube est parfois manufacturé mais il peut également être créé avec des matériaux de récupération, comme des tuiles imbriquées
48 Voir la présence de nombreux balsamaires brisés retrouvés sur les sépultures de la nécropole de la Porta Nocera ; cf. Sébastien LEPETZ & William VAN ANDRINGA, « Pour une archéologie de la mort à l’époque romaine : fouille de la nécropole de Porta Nocera à Pompei », CRAIBL 150 (2006), p. 1131-1161, et surtout p. 1144. 49 GARLAND, The Greek Way of Death, p. 115. 50 Au-delà du témoignage qu’apporte l’épigraphie funéraire, l’importance du vin porté au tombeau (qualifié de resparsus en oppositon avec le vin consacré aux divinités qualifiées de inferius PAUL, Festi. 319) peut être vu à travers la récurrence du mobilier amphorique dans les sépultures romaines : Emmanuel BOTTE, « Les amphores en contexte funéraire », dans W. VAN ADRINGA, H. DUDAY & S. LEPETZ (éd.), Mourir à Pompéi : fouilles d’un quartier de la nécropole romaine de Porta Nocera (2003-2007), artefacts and ecofacts en contexte funéraire. Analyses et synthèses par type de matériel archéologique, vol 2, Rome : École Française de Rome, 2013, p. 1091-1104, et surtout p. 1102 ; Matthieu POUX, « La réutilisation des amphores : contribution à l’histoire économique et à la vie religieuse dans le sud-ouest de la Gaule », Munibe 51 (2004), p. 101-133, et surtout p. 121 ; Fanette LAUBENHEIMER & Élise MARLIERE, Échanges et vie économique dans le nord-ouest des Gaules. Le témoignage des amphores du IIème siècle av. J.-C. au IVème apr. J.-C., Besançon : Presses Universitaires de Franche-Comté, 2010, chap IV, Les amphores offrandes p. 81-85. 51 Sur ce sujet, voir infra 3.2.e. notre développement « Les larmes : l’autre “eau” utilisée pour les profusiones ».
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ensemble (Tombe 40 de La Calade52) ou bien encore des amphores aménagées53. Parfois, le conduit est prolongé par des structures supplémentaires qui facilitent l’insertion des liquides. On trouve ainsi un entonnoir dans le conduit de la Tombe 21 de la nécropole de la Porta Nocera 54. La présence de systèmes de fermeture a pu être mise en évidence par la fouille de certaines sépultures, comme pour la Tombe 15 de la nécropole de la Porta Nocera55. En revanche, la fouille de sépultures dans l’enclos 23 de ce même ensemble funéraire a pu également montrer que certains conduits à libations n’en possédaient pas56. Effectivement, des tombes pourtant rapidement condamnées par un niveau de réfection, ont livré de très nombreuses coquilles d’escargots, montrant ainsi que leurs conduits à libations n’étaient pas fermés entre deux utilisations57. Les libations pouvaient également se faire dans des structures attenantes à la sépulture et le creusement de cupules était également pratiqué, particulièrement dans les provinces orientales de l’Empire romain 58. 3.2. Indices archéologiques sur l’idéologie associée aux profusiones 3.2a. Liquides consacrés et liquides profanes L’absence de système de fermeture sur les conduits à libations est très importante pour notre compréhension de la portée symbolique que les officiants attribuaient à ce geste. Plusieurs remarques peuvent découler de ce fait archéologiquement vérifié : d’une part, il est possible que seuls les liquides « consacrés » aient eu une réelle importance pour le mort. L’intru52
Georges BÉRARD, « La nécropole gallo-romaine de la Calade, à Cabasse (Var), Deuxième campagne de fouille (1962) », Gallia 1963, p. 295-306, et surtout p. 297. 53 Clotaire PLADYS (« La nécropole gallo-romaine de Clos Fontaine », Bulletin du Groupement Archéologique de Seine et Marne 26 [1988], p. 21-25, et surtout p. 22) souligne que les aménagements d’ouvertures dans les amphores en contexte funéraire peuvent être la preuve de leur utilisation secondaire comme conduit à libations. 54 Sébastien LEPETZ & William VAN ANDRINGA, « Archéologie du rituel, méthode appliquée à l’étude de la nécropole de la Porta Nocera à Pompéi », dans J. SCHEID (éd.), Pour une archéologie du rite, nouvelles perspectives de l’archéologie funéraire (Collection de l’École Française de Rome, 407), Rome, 1988, p. 105-125, et surtout p. 116. 55 Ibid., p. 116. 56 Ibid., p. 117. 57 H. DUDAY, communication personnelle. 58 Isabelle SACHET, « Libations funéraires aux frontières de l’Orient Romain : le cas de la Nabatène », dans J. RÜPKE & J. SCHIED (éd.), Bestattungsrituale und Totenkult in der römischen Kaiserzeit (Potsdamer Altertumswissenschaftliche Beitrage Bd. 27), Stuttgart : Franz Steiner Verlag, 2010, p. 157-174.
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sion fortuite d’autres liquides de nature non « sacrée » n’était alors pas considérée comme un problème par les gérants de la sépulture59. Au contraire, on peut voir le fait de ne pas occulter le conduit de libations comme une façon de laisser le mort connecté à la réalité des vivants, de lui permettre de participer encore un peu au monde qui est le nôtre, en recevant les eaux de pluie par exemple. 3.2b. Lorsque le contact direct entre l’eau et les restes mortels est occulté : quelques remarques L’archéologie nous montre que le contact entre la libation et les restes mortels n’était pas toujours une nécessité absolue. Même si pendant la période hellénistique le conduit à libations arrive le plus souvent directement sur ou dans l’urne, cette tendance tend à se dissiper pendant la période romaine60. Dans certaines sépultures romaines, la libation est encore conduite sur ou dans le récipient funéraire lui-même (comme c’est le cas dans la Tombe 15 de la Porta Nocera61 ou dans la sépulture T 1167 de la nécropole romaine d’Hammmamet en Tunisie62). Mais on trouve effectivement de nombreux cas où les produits de la libation sont conduits dans la fosse, mais non en contact avec les ossements ou le contenant qui les renferme (comme dans la sépulture de Vesonia de la Porta Nocera63 ou la tombe d’Obellius Firmus dans la nécropole de Porta di Nola64). Parfois même, la libation arrive à l’extérieur de la fosse sépulcrale, dévolue aux restes du défunt et au mobilier qui lui est associé. C’est le cas pour la Tombe 20 de la nécropole de la Porta Nocera à Pompéi où le conduit à libations
59
H. DUDAY, communication personnelle. Sur ce sujet Emily VERMEULE (Aspect of Death in early Greek Art and Poetry (Sather Classical Lectures, 46), Berkeley – los Angeles – Londres, 1979, p. 2) constate une certaine filiation dans la façon de considérer les besoins des morts dans leur vie d’outre-tombe depuis l’Age du Bronze jusqu’à la fin de la période Hellénistique, puis souligne une évolution des mentalités par la suite. Cette évolution est perceptible également à travers le discours épigraphique : Édouard GALLETIER, Étude sur la poésie funéraire romaine d’après les inscriptions, Poitiers : Société française d’imprimerie, 1922, p. 37. 61 LEPETZ & VAN ANDRINGA, « Pour une archéologie de la mort à l’époque romaine », p. 116. 62 Marc GRIESHEIMER & Aïcha BEN ABED, « Fouilles de la nécropole romaine de Pupput (Tunisie) », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 145/1 (2001), p. 553-592, et surtout p. 597. 63 LEPETZ & VAN ANDRINGA, « Archéologie du rituel », p. 1144. 64 Stefano DE CARO, « Scavi nell’area fuori Porta Nola a Pompei », Cronache Pompeiane 5 (1979), p. 61-101. 60
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débouche à l’extérieur de la fosse, du côté de la tête du défunt, juste derrière la stèle nominative qui l’accompagne65. Parfois, le conduit à libations n’est pas du tout opérationnel. Ainsi, la Tombe 40 sur le site de La Calade à Cabasse66 possède un conduit à libations fabriqué de deux imbrices juxtaposées et posées sur un coffrage en tuiles non percées67. Le produit de la libation ne parvenait donc pas dans le sédiment qui entoure le mort. Ce fait semble bien montrer que les populations ont dû s’affranchir de la croyance en une existence végétative du défunt qui aurait « physiquement » besoin d’être abreuvé. L’offrande est alors symbolique et peut donc être effectuée dans n’importe quel endroit de la sépulture (dans la fosse ou à proximité de la fosse). Ce constat nous amène d’ailleurs à nous interroger sur le degré de circonscription de la tombe dans la pensée romaine. La superficie de ce locus religiosus semble parfois s’étendre bien au delà des limites de la fosse sépulcrale. L’exemple des cepotaphia nous laisse entrevoir à quel point la notion de « sépulture » peut être large, et comme la propriété du défunt peut parfois égaler celle de certains vivants68. 3.2c. L’importance des libations en contexte funéraire attestée par les réfections minutieuses De nombreux exemples archéologiques témoignent de l’importance capitale de l’acte de libation dans les honneurs faits aux morts69. Lors de la réfection de certaines tombes, des mesures ont été prises pour que le conduit à libations conserve son efficacité. C’est le cas par exemple de la Tombe 19 de la nécropole de la Porta Nocera à Pompéi. La mensa surplombant la tombe a dû être rehaussée suite à la perturbation qu’a causée l’implantation d’une sépulture adventice. Le conduit à libations se retrouvait donc légèrement en contrebas, et un entonnoir a été ajouté afin que les libations
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LEPETZ & VAN ANDRINGA, loc. cit. Fouillée par l’abbé R. BOYER, rapport de BÉRARD, « La nécropole gallo-romaine de la Calade », p. 297. 67 BÉRARD, op. cit., p. 297. 68 Jennifer KERNER, « Jardins d’agrément et jardins funéraires en Gaule romaine », dans S.H. AUFRÈRE & M. MAZOYER (éd.), Jardins d’hier et d’aujourd’hui, De Karnak à l’Eden (Cahiers KUBABA), Paris : L’Harmattan, 2011, p. 133-147. 69 Il convient de se souvenir que cette importance ne semble pas avoir été d’une ampleur égale sur la totalité du territoire de l’Empire. En Armorique, par exemple, on retrouve peu de vestiges rattachables à l’acte de libation en contexte funéraire ; cf. GALLIOU, Les tombes romaines d’Armorique, p. 72. 66
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versées sur la mensa rejoignent bien le conduit pour qu’il demeure opérationnel70. Ce type de réfection souligne bien l’importance toute particulière donnée au geste de la libation. Il semble aussi que, dans le cas présent, l’arrivée des liquides jusqu’à la sépulture du défunt soit particulièrement importante. Ce fait entre en contradiction avec l’aménagement de la sépulture 20 de la même nécropole, pourtant de datation proche71. Doit-on alors voir la libation comme un acte commun à tous, mais auquel tous ne donnent pas la même signification ? L’interprétation d’un geste, socialement admis par la quasi totalité de la communauté, est-elle laissée à la réflexion individuelle ? Certains poursuivent-il le geste par habitude, ou par convention, alors que d’autres conservent la conviction que la libation a une réelle fonction « vitale » pour le défunt ? Les vestiges de la Porta Nocera, ainsi que certaines épitaphes, pourraient refléter des motivations individuelles multiples derrière un geste identique, une variété de croyances qui va au-delà du geste codifié3.2d. La vision des profusiones dans l’épigraphie : utilité réelle ou tradition absurde ? L’épigraphie nous aide à appréhender les différentes façons dont les romains percevaient la libation faite aux morts. Certaines inscriptions funéraires renient complètement son utilité : « En mouillant ma cendre d’eau, tu feras de la boue, et mort je ne boirai pas »72. Cependant, d’autres épitaphes se font plutôt l’écho d’une tradition persistante : « Passant, les ossements d’un homme te prient de ne point souiller le monument qui les couvre ; mais si tu es bienveillant, verse le vin dans la coupe, bois et donne-m’en73. » Les témoignages antiques révèlent des visions contrastées concernant les gestes à accomplir sur la sépulture d’un défunt. Certaines épitaphes semblent être l’expression d’un courant nihiliste, qui s’oppose aux croyances anciennes en l’existence végétative du mort dans sa sépulture. Pour autant, les inscriptions préconisant l’épandage de l’eau ne sont pas forcément le reflet de cette conviction conservée. La préservation du geste ne correspond pas nécessairement à la préservation de la croyance : l’acte peut être conservé comme action purement symbolique dans le cadre d’une commémoration.
70
LEPETZ & VAN ANDRINGA, « Pour une archéologie de la mort à l’époque romaine », p. 1158. 71 Ibid., p. 1144. 72 CUMONT, Lux Perpetua, p. 30 ; KAIBEL, Epigr. 646. 73 C.E. 838 ; DESSAU, 8156.
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3.2e. Les larmes : l’autre « eau » utilisée pour les profusiones Si les défunts réclament fréquemment des libations d’eau pour étancher leur soif74, certains demandent des libations plus personnelles au passant qui s’arrête sur leur pierre tombale. L’étude de la poésie funéraire nous fournit plusieurs exemples d’épitaphes où des larmes sont quémandées75. Malgré cela, certaines inscriptions témoignent que les larmes des vivants irritent les défunts76. Ce type de formule semble inviter l’endeuillé à pleurer le mort avec parcimonie : il est couramment exprimé que l’affliction trop intense n’était pas mieux perçue que l’indifférence par les morts77. Ainsi, si les larmes peuvent constituer une libation précieuse, c’est une libation à utiliser avec prudence. Nous pouvons voir, dans cette expression du désir d’obtenir des larmes, une façon poétique d’évoquer à la fois le besoin physiologique de l’eau, et le besoin social de mémoire et de compassion. Effectivement, la conservation du souvenir de leur existence semble particulièrement indispensable aux défunts romains78.
4. VALEURS SYMBOLIQUES DE L’EAU EN CONTEXTE FUNÉRAIRE 4.1. L’eau comme élément purificateur L’eau peut être perçue comme un élément purificateur dans le cadre des ablutions en contexte funéraire79. Cela semble valable, que ces ablutions soient pratiquées sur le mort lui-même, sur sa famille proche, ou sur les officiants. Que l’explication de ce geste soit purement pratique, d’un pragmatisme médical, en liaison avec un geste ésotérique ou un geste symbolique, la notion de purification semble toujours présente lorsque l’eau entre en action dans le processus funéraire.
74
Les réclamations directes de la part du mort via son inscription funéraire s’inscrivent dans une mode épigraphique qui s’instaure à partir du Ier siècle apr. J.-C. Avant cette période, les inscriptions sont beaucoup plus distantes et l’adresse directe au lecteur est rare ; cf. GALLETIER, Étude sur la poésie funéraire romaine, p. 38. 75 Ibid., p. 39. ex : B. 1185, 4. 76 Ibid., B 1212, 15-16, B. 963, 12 ; B. 1198, 11-12. 77 Wilhelm MANNHARDT, Die Götter der Deutschen und nordischen Völker, Berlin, 1860, p. 290. 78 Sur l’importance de la mémoire voir GALLETIER, op. cit., p. 39 et suiv. : « l’indifférence humaine serait pour le défunt une seconde mort et une mort définitive. » Voir également CUMONT, Lux Perpetua, p. 23. 79 Voir supra 1.2 notre développement : « Les ablutions du cadavre et les ablutions de la famille du défunt ».
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4.2. L’eau comme élément créateur de la divinisation Si l’eau permet de passer d’un état impur à un état de pureté, elle semble aussi, par extension, avoir le pouvoir de marquer le passage d’un état humain à l’état divin. On constate dans de nombreux mythes que l’eau a une fonction de déification et d’immortalité. Ainsi, Ovide explique clairement le rôle cathartique de l’eau courante dans le processus de déification80. En plongeant Achille dans l’eau du Styx, Thétis espère par exemple le rendre immortel81. Énée, mort noyé dans le Numicius, il est transformé en Dieu Indigète par Vénus, qui lui donne la nourriture des Dieux après qu’Énée ait été lavé de son humanité en mourant par les eaux82. Ainsi, on peut voir l’utilisation plus large de l’eau dans les pratiques funéraires comme un moyen de marquer le passage entre l’état humain et l’état pseudo divin qu’acquiert le mort en entrant pleinement dans l’autre monde, puis en accédant au statut de Mânes. 4.3. L’eau comme élément nourricier, « Abreuver les morts » en Égypte romaine Dans des inscriptions grecques d’époque impériale en Égypte, on trouve la mention de la formule du refrigerium : « Qu’Osiris te donne de l’eau fraîche » ou « Qu’Isis te dispense l’eau sainte d’Osiris »83. Françoise Dunand voit dans ce type d’inscriptions une référence à une croyance ancienne, répandue en Égypte dès le début de l’époque pharaonique, selon laquelle les morts ressentiraient la soif et la faim dans l’au-delà84. Des inscriptions plus anciennes portent déjà l’imprécation du défunt : « donne-moi de l’eau courante à boire85. »
80
OVIDE, Met. 12, 459-628, voir le commentaire de Nicolle BOELS, « Les noces de l’eau et du feu », dans G. CAPDEVILLE (éd.), L’Eau et le Feu dans les Religions Antiques. Actes du premier colloque international d’histoire des religions. De l’Archéologie à l’Histoire, Paris : De Boccard, 2004, p. 199-218, et surtout p. 209. 81 OVIDE, Met. 12, 622. 82 Gerhard BINDER, Aeneas und Augustus. Interpretationen zum 8. Buch der Aeneis. Mensenheim am Glad, 1971, p. 142. 83 Étienne BERNAND, Inscriptions métriques de l’Égypte gréco-romaine : recherche sur la poésie épigrammatique des Grecs en Égypte (Annales littéraires de L’université de Besançon), Paris, 1969, p. 52. On trouve des formules identiques dans des épitaphes romaines (IG, XIV, 1488. 1782 ; Bull. Com. 1933, p. 211-215 ; CIL VI, 20616). 84 Françoise DUNAND & Pierre LEVÊQUE, Les syncrétismes dans les religions de l’Antiquité, Études préliminaires aux religions orientales de l’Empire Romain, Leyde, 1975, p. 168. 85 Siegfried SCHOTT, Chants d’amour de l’Égypte ancienne, traduit de l’allemand par P. Kriéger (L’Orient ancien illustré), Paris, 1956, p. 150-152.
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Même si, dans le reste de l’Empire, l’épigraphie funéraire est plus discrète sur la nécessité qu’ont les morts de boire, de nombreux auteurs antiques soulignent ce besoin de se désaltérer, et insistent sur la douleur que ce manque provoque chez les défunts86. 4.4. L’eau comme vecteur de communication G. Roux suggère que, dans le système de pensée grec, l’eau permet aux mortels de se rapprocher à la fois des dieux et des morts87. L’utilisation de l’eau est effective dans la plupart des processus de divination pythique (à Delphes, Argos, Didymes, Claros…) et cette eau est parfois mise en relation directe avec le monde des morts : ainsi Plutarque écrit par exemple que la pythie de Delphes buvait l’eau du Styx avant d’officier88. Cette association n’a rien d’étonnant puisqu’il semble que, pour les grecs, les morts possèdent les mêmes pouvoirs de divination que les dieux euxmêmes car ils connaissent le futur des hommes89. Il semble bien que les Romains aient hérité de cette vision des choses, puisqu’on trouve encore la présence de tablettes de défixion dans les sépultures d’époque romaine90. Ces dépôts montrent que les Romains pensaient que les morts étaient capables d’interagir avec les vivants91. Quelques oracles des morts semblent d’ailleurs être encore en activité pendant la période romaine (comme celui de Damas dans lequel on pratique des oracles jusqu’au VIe siècle après J.-C.)92. La communication avec les défunts dans ces oracles de morts pouvait se
86
LUCRÈCE, Rer. nat. 3, 916 ; PROPERCE, El. 4, 5, 2. ROUX, « L’eau et la divination dans le sanctuaire de Delphes », p. 157. 88 PLUTARQUE, Mor. Dialogues pythiques. 89 ROUX, op. cit., p. 158. 90 Une telle tablette a été retrouvée en contexte funéraire dans la sépulture d’un jeune enfant dans la nécropole d’Hadrumemtum, Auguste AUDOLLENT, Defixionum tabellae : Quotquot innotuerunt tam in Graecis orientis quam in totius occidentis partibus praeter Atticas in Corpore Inscriptionum Atticarum editias, Frankfort, 1967. On connaît également un exemple dans une sépulture du Ier siècle, issue de la nécropole de l’Hospitalet-du-Larzac. Les incantations étaient rédigées en langue gauloise mais selon un schéma parfaitement latin (J. ALBIN communication personnelle). 91 Ces tablettes, portant des inscriptions à caractère magique, ont pu être placées dans les tombes afin de se protéger de l’action du mort. On a pu également voir cette proximité avec les défunts comme un moyen de s’octroyer leurs services dans le cadre d’un envoûtement sur une personne vivante (Fritz GRAF, La magie dans l’Antiquité gréco-romaine: idéologie et pratique, Paris, 1994, p. 153). 92 Daniel OGDEN, Greek and roman necromancy, Princeton, N.J. – Oxford : Princeton University Press, 2001, p. 26. 87
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faire à travers l’observation de l’eau, selon la technique perse de l’hydromancie93. Dans tous les rites de communication, il semble toutefois délicat de différencier les rôles de l’eau. Son utilisation se limite parfois à la purification préliminaire du médium avant le contact avec l’au-delà, mais l’eau peut également devenir le vecteur de communication à proprement parler. 4.5. L’eau comme matérialisation du passage de la frontière entre deux mondes 4.5a. L’exclusion du mort par l’aspersion Danielle Porte propose une hypothèse qui tend à considérer l’eau non pas comme un vecteur de communication entre le monde des morts et celui des vivants, mais au contraire comme un moyen d’exclusion du trépassé de la communauté des hommes94. En comparant le traitement du mort à celui de l’exilé (qui reçoit « l’interdiction de l’eau et du feu »95, puis est reconduit à la porte de la Cité), D. Porte voit dans les rites funéraires romains un procédé d’exclusion du mort de la société des vivants. Le même procédé d’exclusion est d’ailleurs subi par les jeunes mariés lorsqu’ils passent du statut de célibataires à celui de membres de la communauté adulte96. Effectuer un parallèle entre le traitement de l’exilé et celui du défunt est effectivement tentant. Le feu et l’eau sont utilisés de la même manière dans le cadre des funérailles que lors du rite de l’exil. L’individu est d’abord lavé, puis passe au contact du feu sur le bûcher funéraire. Il est également invité à passer des seuils successifs : celui de la maison tout d’abord, puis celui de la ville (ce qui signe son entrée dans le monde des morts). Le défunt représenterait alors « l’extérieur et donc l’ennemi »97, devenant, en quelque sorte, comparable à l’exilé. Toutefois, on peut aussi voir dans ce geste un parallèle avec le rite de naissance, et considérer l’exposition à l’eau comme une matérialisation de l’entrée du défunt dans sa nouvelle communauté, celle des morts. Le rite perd alors sa dimension d’exclusion pour symboliser l’intégration de 93
CUMONT, Lux Perpetua, p. 99. Danielle PORTE, « L’eau et le feu : la vie, la mort », dans G. CAPDEVILLE (éd.), L’Eau et le Feu dans les Religions Antiques. Actes du premier colloque international d’histoire des religions. De l’Archéologie à l’Histoire, Paris : De Boccard, 2004, p. 155-165. 95 L’interdiction aquae et ignis citée par VERRIUS FLACCUS (apud FESTUS, Verb sign. 3, 1L.) 96 PORTE, op. cit., p. 158. Le rite est relativement semblable également à celui des Bergers de Romulus dans les Paralia. 97 Ibid., p. 164. 94
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l’individu dans une nouvelle société98. Ces deux fonctions peuvent être réunies dans un seul et même geste d’aspersion : les rites de séparation et d’agrégation ne sont pas toujours clairement distincts et se confondent parfois99. On constate que les rites exécutés autour de la famille endeuillée répondent aux mêmes critères que ceux organisés pour le disparu. L’eau est placée au centre de la transformation de l’individu, elle l’accompagne dans sa transformation sociale, en association avec des passages de seuils successifs. 4.5b. La réintégration des endeuillés par l’aspersion Les anthropologues ont souligné que le statut d’endeuillés met l’individu dans un état transitionnel, et ce dans la plupart des sociétés100. Tout se passe comme si les membres de la famille avaient été exclus temporairement du monde des vivants, parfois afin d’accompagner leur proche dans le monde des morts101. Effectivement, par la pratique de certains rites comme celui du banquet funéraire, la famille vivante crée une proximité évidente avec le défunt102 , proximité qui augmente la dangerosité des endeuillés. La famille demeure donc, jusqu’à preuve du contraire, profondément liée au défunt, comme emmenée par lui de manière symbolique dans la mort (c’est peut-être ce qui crée la « contamination de la famille », l’état de familia funesta103 ). Ce 98
Sur ce point voir infra 4.6 notre développement « l’eau comme élément de renaissance du mort ». 99 La complexité particulière des rites funéraires rend parfois la distinction des différentes phases difficile ; cf. VAN GENNEP, Les rites de passage, p. 209-10. 100 Voir, entre autres, les études de M. GRIAULE sur l’isolement des endeuillés chez les Dogons et Jean ZIEGLER (Les vivants et la mort, Esprit, Paris, 1975). Sur la contamination de la famille par la mort du proche voir VAN GENNEP, op. cit., p. 277. 101 Louis DESPLAGNES, Le Plateau central nigérien, une mission archéologique et ethnographique au Soudan français, Paris, 1907, p. 221 102 Pendant le banquet, on peut considérer que l’endeuillé partage un repas avec le défunt. Or, le rite de commensalité est un acte de rapprochement intense et périlleux. De nombreux textes mentionnent que lors des catabases, les visiteurs ne doivent pas accepter de nourriture de la part des morts, sous peine d’être considérés définitivement comme l’un des leurs (Hymne homérique à Déméter (33) : LUCIEN, Men.) 103 Selon les sources, seul l’acte d’inhumation peut délivrer la famille de son état d’exclusion de « souillure ». VARRON, Lin. 5, 23 : … et quod terra sit humus, ideo is humatus mortuus, qui terra obrutus ; ab eo Romanus combustus est, si in sepulcrum eius abiecta gleba non est, aut si os exceptum est mortui ad familiam purgandam, donec in purgando humo est opertum, ut pontifices dicunt, quod inhumatus sit, familia funesta manet, « Et puisque « terre » c’est terra, le mort qui est recouvert de terre (terra) est, par conséquent, humatus (inhumé). Par suite, quand un Romain a été incinéré, si on ne jette pas des mottes de terre sur son tombeau, la famille reste
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lien étroit doit être rompu, la dangerosité de la famille doit être contrée par une purification qui permet ensuite une réintégration. Verrius nous apprend que ceux qui reviennent des funérailles doivent s’asperger d’eau et passer par-dessus le feu avant de franchir le seuil de la maison104 . Il considère l’acte comme un suffitio. Pour D. Porte, la mention du seuil n’a rien d’anodin et annonce une dimension supplémentaire : celle d’un retour des vivants dans leur milieu social normal, après leur courte excursion dans le domaine des morts105. Pour revenir au monde des vivants après les funérailles, les membres de la famille devraient donc faire le même rite de passage que celui que le mort a traversé, mais dans le sens inverse. On peut donc considérer ce rite de passage de seuil associé à l’aspersion comme une matérialisation du retour de la famille à un état social « normal »106. 4.6. L’eau comme élément de la renaissance du mort Il convient tout d’abord de préciser que la notion de «renaissance du mort» ne présuppose pas forcément la croyance en la réincarnation des âmes. Par «renaissance» nous entendons ici le phénomène de passage d’une identité à une autre. Le défunt qui devient un « esprit », ou un « ancêtre », peut donc être considéré comme « renaissant ». Dans la pensée grecque, l’eau semble être un élément important dans le processus d’évolution des âmes. C’est en tous cas l’idée que relaye Platon, dans le Xe livre de La République107, lorsqu’il décrit le retour d’Er le Pamphilien parmi les vivants parce qu’il n’a pas pu boire l’eau du fleuve Amélès dans la plaine du Léthé. Cette eau permet aux morts d’évoluer du statut d’âme éthérée vers une nouvelle existence terrestre108.
souillée par lui ; elle le reste même, en cas de prélèvement d’un os sur le mort pour la purification familiale, jusqu’à ce que cet os, au cours de la purification, soit enfoui dans le sol (humus), autrement dit, selon l’expression des pontifes, tant que le mort est inhumatus. » 104 VERRIUS FLACCUS (apud FESTUS, Verb sign. 3, 3L) : Itaque, funus prasecuti redeuntes ignem supergradiebantur, aqua aspersi : qued purgationis genus vocabant suffitionem. 105 PORTE, « L’eau et le feu: la vie, la mort »,p. 158. 106 Ce retour correpond à la fin de la période de marge et au début de la période d’intégration des endeuillés pour VAN GENNEP, Les rites de passage, p. 14. 107 PLATON, Resp. 10, 614 a-621 b. 108 L’eau est également un élément qui agit sur la mémoire des âmes : le sage qui boira un peu de cette eau aura la chance de conserver les souvenirs de sa vie passée, et ainsi gagnera la possibilité de mieux se comporter dans sa nouvelle vie, en tirant partie de ses erreurs passées.
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Ici, l’eau n’est plus simplement purificatrice109 , ou matérialisation d’exclusion, elle devient un élément d’intégration. Le symbole universel de l’eau fécondante, qui donne la (nouvelle) vie110 est illustré par ce mythe. L’eau est un élément ambivalent, qui crée la séparation mais peut également la suspendre, le temps d’une communication avec l’autre monde. Elle peut aussi être synonyme d’intégration dans une nouvelle vie, un nouvel état. La complexité de la portée symbolique de cet élément en fait le support idéal pour des rites aux sens multiples, dans un contexte rituel et psychologique riche en sentiments contraires et intenses.
5. TROUVER LA MORT DANS L’EAU : PROBLÈMES SPÉCIFIQUES AUX RITES FUNÉRAIRES DES MORTS NOYÉS
5.1. Le mort noyé sans sépulture Différentes visions s’affrontent concernant le sort des morts noyés en mer, dont le corps n’a pas pu être repêché. La grande majorité des sources voit ce type d’événement comme une calamité. L’âme d’un individu étant vouée au même sort que son corps, l’absence de sépulture la rendrait errante… : 111
Les esprits des naufragés qui périssent en mer vaguent à la surface des flots , 112 et la croyance vulgaire veut qu’ils deviennent des mouettes voletant ça et là . On redoute surtout d’être dévoré par les poissons, ce qui exclut toute 113 possibilité de funérailles décentes .
En cas de mort lointaine, le rapatriement des restes paraît capital pour ceux, comme Plutarque, qui considèrent que le culte des âmes ne peut être rendu que sur le lieu d’inhumation des restes114. Virgile est également très négatif en ce qui concerne les morts dont le corps n’a pas été retrouvé. Selon 109
Même si nous pouvons également percevoir cette dimension par son rôle dans le processus d’effacement du souvenir qui rend l’homme vierge de remords mais pour son plus grand malheur finalement. 110 Mircea ÉLIADE, Le sacré et le profane, Idées, Paris, 1965 ; Camille TAROT, « Existe-t-il une symbolique universelle de l’eau ? » dans H. AUBRY, J. PERREUX & M.-L. BOUGUERRA (éd.), Imaginaires de l’eau, imaginaire du monde : dix regards sur l’eau et sa symbolique dans les sociétés humaines. Tout autour de l’eau, Paris : La Dispute, 2007, p. 55-79. 111 ACHILLE TATIUS, Leuc. Clit. 16, 1 ; SÉNÈQUE, Helv. 19, 4. Edm. LEBLANT, Mem. Ac. Inscr., XXVIII, 2e partie, 1875, p. 75. 112 Georg WEICKER, Der Seelenvogel in der alten Literatur und Kunst, Paris – Leipzig, 1902, p. 23 113 PGM V, 280, I, 190 : PREISENDANZ, Anthol. Pal. VII, 276, cf. A. DOLGER, Chr. I, 1929, 179. 114 PLUTARQUE, Phoc. 37.
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lui, les ombres privées de sépulture ne peuvent passer le Styx car Charon les repousse : Elles sont condamnées à voltiger sur la rive du fleuve glauque, jusqu’à ce que leurs ossements reposent dans un tombeau, ou à défaut de funérailles, pendant 115 cent années, c’est-à-dire pendant la durée maximum de l’existence humaine .
Lorsque les restes mortels n’ont pas été retrouvés et inhumés, il est tout de même possible d’offrir au mort une sépulture symbolique ; un lieu de paix sacré dans lequel le corps n’est pas présent, mais où l’âme du défunt peut se reposer. Ce type d’installation, que les archéologues désignent sous le terme de « cénotaphe », ne peut devenir réellement efficace qu’au prix de plusieurs rites complexes pour associer la structure à l’âme du mort. C’est un long processus qui se terminera par l’appel du mort, afin que celui-ci vienne « habiter » son cénotaphe116 . Ce type de pseudo-sépulture est particulièrement préconisé pour les morts noyés dont les corps ont disparu. Plusieurs épitaphes de cénotaphes nous sont parvenus et mentionnent la mort des défunts par noyade : c’est le cas de Cornelia Tyché et Julia Secunda, mortes dans un naufrage au large des côtes espagnoles (IIe siècle apr. J.-C.)117 . Eufronia d’Autun « a entrepris un voyage au cours duquel elle s’est noyée » au IIIe siècle apr. J.-C.118 . Les voyages d’agrément ne sont pas les seules circonstances de naufrage : les activités martiales sont également la cause d’accidents en pleine mer119. Ainsi, ce jeune homme qui vient d’être promu au rang de centurion meurt dans un naufrage120 . Son corps ne semble pas avoir été retrouvé mais un cénotaphe est érigé pour lui à Chester, dans le nord-ouest de l’Angleterre121.
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VIRGILE, En. 6, 325, 371. CUMONT, Lux Perpetua. 117 Iam datus est finis uitae, iam paussa malorum (CIL VI, 20674, Rome). 118 CIL XIII, 2718, Dalmatie. 119 Marcus Gratius Coronarius d’Ancona est mort en mer, dans une tempête, sur la côte est de l’Italie centrale, in mare ui tempestatis decessit (CIL IX, 5920). 120 Qui naufragio perit (RIB 544 / ILS 2441). 121 Maureen CARROLL, Spirit of the Dead: Roman Funerary Commemoration in Western Europe. Oxford studies in ancient documents, Oxford – New York – Auckland : Oxford University Press, 2006. L’auteur interprète cette installation comme un cénotaphe car le coin supérieur gauche de la pierre tombale, où les lettres HSE (his situs est, « ici repose ») sont normalement inscrites, est ici laissé vierge. Cela semble indiquer que la personne n’a jamais été enterrée sous sa pierre tombale et que nous sommes bien face à un cénotaphe. 116
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D’autres auteurs, certes plus rares, relativisent la gravité de la perte du corps dans le processus funéraire, et ne voient pas le sort de l’âme du noyé comme funeste. Ainsi, Pétrone122 écrit : L’homme perdu en mer n’a point de sépulture. Et qu’importe à ses périssables restes la force qui doit les détruire, du feu, du flot ou du temps ? Quoi qu’on fasse, le résultat sera toujours le même.
5.2. Le mort noyé avec sépulture Les morts noyés à qui il a été possible de donner une sépulture sont très souvent des jeunes enfants, morts à l’occasion d’ « accidents domestiques »123. Une épitaphe de Ferrare fait mention d’un enfant « tombé dans un puits »124, un autre a été « noyé dans son bain »125 , un autre encore dans une piscine126. Les corps ont dû être récupérés, selon toute vraisemblance, mais malheureusement ces épitaphes nous sont parvenues en dehors de leur contexte archéologique : il nous est donc impossible de percevoir si des variations ont eu lieu dans le traitement funéraire en raison de la cause de la mort. 5.3. Le cas spécifique des condamnés à mort par immersion Certains auteurs ont vu le rejet du cadavre dans la mer comme une preuve d’exclusion du mort de la société. Pour A. F. Allara, l’eau n’est pas sous le contrôle de la société : c’est un endroit sauvage, indomptable, qui « détermine une exclusion du lieu de l’organisation sociale »127 . L’auteur se base notamment sur le texte d’Ovide128 qui voit le rejet de son corps à la mer comme un sort funeste129 , un symbole d’exclusion130, un geste qui ne man-
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PÉTRONE, Satir. 115. Un enfant de trois ans, hors de la ville de Rome (CIL V, 2417 ; CIL IX, 6318). 124 B 1157, 4 ; Ferrare. 125 B 1643. ; Teate Marrucinorum 126 « Fortunatus, 8 ans, vivant à Rome, fils des affranchis Daphnus et Chryseis. Il est tombé dans une piscine des bains de Mars et en mourut » (CIL VI. 16740 / ILS 8518, Rome). 127 Annie F. ALLARA, Le traitement du cadavre et la tombe dans l’occident romain du IIIème siècle avant notre ère au IIème siècle de notre ère. Thèse de doctorat sous la direction de J. Andreau, Hist., Paris, 1994. 128 OVIDE, Ib. 141-158. 129 « … un naufrage me ballote sur l’immensité des mers et qu’un lointain poisson dévore mes entrailles. » 130 Il est intéressant de souligner que l’auteur est en exil lorsqu’il écrit ce texte. 123
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quera pas d’engendrer la vengeance du mort sur celui qui lui a fait subir ce traitement. Le rejet en mer du corps mort (ou voué à une mort certaine) est effectivement un traitement volontaire exceptionnel, que seuls certains criminels subissent. Les parricides semblent avoir été précipités dans l’océan, dans des conditions parfois débattues131 . La poena cullei aurait consisté dans le fait d’enfermer vivant le parricide dans une outre 132 en compagnie d’animaux à la réputation peu flatteuse133 . L’ensemble était ensuite jeté dans la mer. Cicéron rapporte cette situation non sans un certain lyrisme : Vivant, mais sans pouvoir respirer l’air du ciel, jeté dans la mer, mais dans des conditions qui ne permettent pas à ses os de toucher terre, poussé par les flots mais non lavé par eux et enfin jeté sur la plage, mais sans que lui soit accordé de trouver le repos sur les rochers134.
Ce type de traitement semble être un moyen ostentatoire de montrer la désapprobation du groupe social vis-à-vis du comportement particulièrement choquant d’un individu. C’est également un moyen de purification de la Cité, une façon de rétablir la pax deorum lorsqu’un sujet manque à son devoir religieux, ou transgresse un interdit moral fort. L. Gernet explique que par l’expulsion de l’individu fautif … hors des frontières, par la destruction complète de ses restes, par le vent, l’eau et le feu, on s’efforce de l’anéantir, non pas dans un sentiment de précaution ou de défense et pour empêcher un retour offensif, mais à la manière d’un piaculum135.
En quelque sorte, la société se déresponsabilise de l’action d’un de ses membres en le rejetant, et évite ainsi de recevoir des vengeances divines. L’abandon des corps en mer est encore perçu comme un non-respect du cadavre et un rejet de l’individu hors de la mémoire des vivants et hors de la société à l’époque moderne. Ainsi, pendant la période de terreur qui règne en
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SCHIED, « Le délit religieux dans la Rome Tardo-républicaine ». Culleus, qui donne son nom à la sentence, littéralement la « peine de l’outre ». 133 L’Empereur Claude mentionne la présence d’un singe mais les sources sont plutôt explicites sur la présence d’un serpent et d’un chien. 134 CICÉRON, Rosc. Amer. 26, 71. 135 Louis GERNET, « Sur l’exécution capitale », dans L. GERNET & J.-P. VERNANT (éd.), Anthropologie de la Grèce Antique (Les textes à l’appui), Paris, 1968, p. 327-328. 132
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Argentine entre 1976 et 1982, les dépouilles mortelles des opposants sont soit incinérées, soit rejetées en mer136 . CONCLUSION L’eau est un élément indispensable à la vie rituelle des grecs et des romains. C’est donc tout naturellement qu’elle entre en scène dans l’accomplissement des rites funéraires. Elle fait également partie du paysage concret de l’au-delà, qui est traversé par de nombreux fleuves dans la vision traditionnelle de l’Hadès des grecs137 (vision transmise par la suite à la culture romaine). Les « îles des bienheureux », séjour des morts d’exception138 , sont également isolées dans un océan inconnu. Ces considérations nous emmèneraient vers une histoire de la métaphysique antique qui dépasse le champ de nos investigations, mais elles nous donnent une idée de l’importance de cet élément dans la symbolique mortuaire gréco-romaine. À la fois élément purificateur, élément fécondant et support d’exclusion, la polysémie symbolique de l’eau en fait une composante essentielle du rite de passage le plus dangereux dans l’existence d’un individu : celui de la Vie vers la Mort. Dans de nombreuses civilisations antiques, l’eau est « intimement associée aux idées de cosmogonie et de création »139. Cette substance est perçue à la fois comme élément nourricier140 et comme élément purificateur. L’eau est garante de la pureté physique, ainsi que de la pureté morale lorsque elle est celle du Styx, considérée comme la gardienne des serments : « l’eau du Styx, eau primordiale, (ogugion hudor), par laquelle jurent les dieux et qui punit le faux serment, chez les Immortels, en frappant la divinité coupable d’une sorte de mort temporaire141 »). Ses propriétés en font un élément essentiel du processus de séparation de l’individu défunt avec la société des vivants pendant les rites funéraires, et aident également la famille endeuillée à retrouver sa place au sein de la communauté142.
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À travers l’étude conjointe des sources antiques, épigraphiques, et archéologiques, et grâce à un retour sur les différents travaux scientifiques effectués sur la question, nous nous proposons de faire le point sur le rapport complexe entre le monde de la Mort et l’eau dans la société hellénistique et romaine. RÉFÉRENCES Gudrun AHLBERG-CORNELL, Prothesis and ekphora in Greek Geometric art, Astöm, 1971. Annie F. ALLARA, Le traitement du cadavre et la tombe dans l’occident romain du IIIème siècle avant notre ère au IIème siècle de notre ère, thèse de doctorat sous la direction de J. Andreau, Hist., Paris, 1994. Auguste AUDOLLENT, Defixionum tabellae : Quotquot innotuerunt tam in Graecis orientis quam in totius occidentis partibus praeter Atticas in Corpore Inscriptionum Atticarum editias, Frankfort, 1967. Gaston BACHELARD, L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière. Paris, 1984 (1re éd. 1968). Georges BÉRARD, « La nécropole gallo-romaine de la Calade, à Cabasse (Var), Deuxième campagne de fouille (1962) », Gallia 1963, p. 295-306. Étienne BERNAND, Inscriptions métriques de l’Égypte gréco-romaine : recherche sur la poésie épigrammatique des Grecs en Égypte (Annales littéraires de L’université de Besançon), Paris, 1969. Gerhard BINDER, Aeneas und Augustus. Interpretationen zum 8. Buch der Aeneis. Mensenheim am Glad, 1971. Nicolle BOELS, « Les noces de l’eau et du feu », dans Gérard CAPDEVILLE (éd.), L’Eau et le Feu dans les Religions Antiques. Actes du premier colloque international d’histoire des religions. De l’Archéologie à l’Histoire, Paris : De Boccard, 2004, p. 199-218. Lola BONNABEL, Archéologie de la mort en France, Archéologie de la France, Paris : La découverte, 2012. Emmanuel BOTTE, « Les amphores en contexte funéraire », dans William VAN ADRINGA, Henri DUDAY & Sébastien LEPETZ (éd.), Mourir à Pompéi : fouilles d’un quartier de la nécropole romaine de Porta Nocera (2003-2007), artefacts and ecofacts en contexte funéraire. Analyses et synthèses par type de matériel archéologique, vol 2, Rome : École Française de Rome, 2013, p. 1091-1104. Maureen CARROLL, Spirit of the Dead: Roman Funerary Commemoration in Western Europe. Oxford studies in ancient documents, Oxford – New York – Auckland : Oxford University Press, 2006. David COLLING, « Les scènes de banquet funéraire ou Totenmahlreliefs originaires d’Arlon », Bulletin trimestriel de l’Institut Archéologique du Luxembourg 87/4 (2011), p. 155-176. Franz CUMONT, Lux Perpetua, Paris, 1949. Stefano DE CARO, « Scavi nell’area fuori Porta Nola a Pompei », Cronache Pompeiane 5 (1979), p. 61-101. Marie-Hélène DELAVAUD-ROUX, « Geste du deuil et danses funéraires », Revue belge de philosophie et d’histoire 80 (2002), p. 199-220. Jean-Marie DENTZER, Le motif du banquet couché dans le Proche Orient et le monde grec du VIIème au IVème siècle av. J.-C. (Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome, 246, Rome : École Française de Rome), Paris, 1982.
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Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 191-198. ————————————————————————————————————————
NOTE SUR LA PURIFICATION ET LA TRANSLATION DES STATUES À L’ÉPOQUE HITTITE Michel MAZOYER
La question initiale est de savoir quel rôle jouent les statues dans la religion hittite. Tout d’abord on notera que les Hittites considèrent que les dieux habitent leurs statues. On le voit en particulier dans le Mythe de Télipinu, où les statues étouffent du fait de la présence de la fumée qui s’est répandue dans le temple. Toutefois la divinité peut sortir de sa statue et l’abandonner, se réfugiant dans un autre endroit du cosmos, le ciel, le monde souterrain, la campagne par exemple. Dans ce cas, la divinité se dissocie de son support et vit à l’extérieur de celui-ci. On met alors en œuvre des rituels magiques. On place par exemple de la nourriture et de la boisson au pied de sa statue qu’on tente de lui faire réintégrer1. Le dieu dans son temple est souvent associé à une autre ou à d’autres divinités. Par la cohabitation des statues, on restitue un ensemble cohérent, une unité familiale ou une unité fonctionnelle. Ainsi dans la Fête d’automne, que nous allons aborder, il est précisé que Télipinu partage son temple avec Hatépinu, sa parèdre et qu’il se rend à la rivière accompagné de cette dernière, du dieu Soleil et du dieu de l’Orage, son père. Régulièrement les prêtres purifient les statues des dieux. Parfois, comme dans la Fête d’automne de Télipinu, on fait sortir leurs statues hors du temple et on se rend à la rivière où ils seront nettoyés. La propreté des statues, associée à la pureté des dieux, prend la forme d’un rituel ordonnancé. La Fête d’automne de Télipinu où est évoquée cette scène de purification par l‘eau de la rivière se déroule tous les neuf ans, chiffre magique évoquant la plénitude, et a pour finalité de rénover la fondation du 1
Michel MAZOYER, « Procédés divers pour faire rentrer les dieux disparus », dans Rituels et célébrations (Cahiers Kubaba), Paris : L’Harmattan, 2002, p. 91-106, et spécialement p. 101105.
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royaume. Cette fête est présidée par le Prince royal, qui assure la pérennité du royaume. On procède à la restauration du temple, on plante sur la montagne un nouveau chêne vert, arbre symbolique du royaume. On purifie les objets cultuels du dieu dans la rivière. Ce rituel retiendra notre attention. Voici son déroulement. La fête est itinérante comme beaucoup de fêtes hittites. Elle se déroule dans les villes de Ḫanḫana, de Taniskurya et de Kašḫa, villes-sanctuaires de Télipinu situées au Nord de Hattusa, villes-frontières destinées à écarter la menace des Gasgas du fait de la présence de Télipinu, et garantes de la pérennité du royaume. La ville de Ḫanḫana d’où est issu le Seigneur de Ḫanḫana a un caractère politique et administratif ; la ville de Taniskuriya est dotée d’une auberge sacrée2 où un rituel pourrait avoir pour finalité de revitaliser la virilité du Prince royal, qui préside à la fête. C’est dans la ville de Kašḫa que se déroule, le quatrième jour, le rituel de purification par l’eau de la rivière que nous mentionnons. C’est aussi dans cette ville que se déroule le rituel du chêne vert, le troisième jour, et le rituel de la réfection du toit du temple le cinquième jour. L’importance de cette ville est essentielle dans la fête, sans doute parce qu’elle est dotée du temple de Télipinu. Au cours du rituel d’ablution, on se rend en procession du temple du dieu jusqu’à la rivière. On place la statue du dieu dans un char. Le prêtre du dieu tient la statue de la divinité tandis que les statues des autres dieux et les objets cultuels sont placés à l’arrière du char. La place de la statue du dieu et le fait que le prêtre du dieu tienne la statue, montrent la prééminence du dieu Télipinu et de son prêtre dans la scène. Une scène analogue se déroule le quatrième jour : le prêtre de Télipinu transporte un chêne vert, emblème du dieu, jusqu’à la montagne Katala, située également à Kašḫa en recourant également à un char. On sait que la rivière et la montagne, dans la culture hittite, constituent deux des points sacrés de la structure géographique d’une ville. Le fait que dans la même ville se situe le temple de Télipinu démontre le caractère éminemment sacré du lieu. La ville de Ḫanḫana d’où est issu le Seigneur de Ḫanḫana revêt un caractère politique et administratif. Au cours du rituel, le dieu Télipinu est associé à Hatépinu, sa parèdre, et au dieu Soleil, — lequel entretient un lien fonctionnel avec Télipinu, — au dieu de l’Orage, le dieu souverain, père de Télipinu. Arrivé près de la rivière, on descend la statue de Télipinu du char et on la place sur un tapis rouge avec le coffre contenant les objets cultuels des 2 L’auberge est associée à la prostitution sacrée comme l’ont montré Shihong DAI, « A propos des chanteuses sacrées à l’époque hittite », dans M. MAZOYER & S.H. AUFRÈRE (éd.), De Hattusa à Memphis, Jacques Freu in honorem (Collection Kubaba, Série Antiquité), Paris : L’Harmattan, 2013, p. 87-91.
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quatre dieux. Le rouge peut avoir une signification en lien avec le caractère défensif des villes-frontières de Télipinu3. Ce dernier est lui-même associé au combat et à la protection des limites 4. Le Prince royal semble ouvrir le rituel en faisant trois fois la révérence devant la statue du dieu puis l’acteur crie : « Bienvenue ! » et emporte la statue du dieu. On présente des libations au dieu Télipinu et au dieu Haskala, sans doute un dieu local honoré à Kašḫa. Différents personnages interviennent et honorent le dieu. Plusieurs rituels sont associés à la purification par l’eau. Avant de nettoyer la statue du dieu, on purifie le « Seigneur de Ḫanḫana », sans doute le gouverneur de la ville chargée de pourvoir la fête en animaux de sacrifice et en céréales. Quatre prêtres de Kašḫa tournent les yeux vers le fleuve ; ils s’assoient ; prenant les foies, les cœurs, ils les placent en haut de la berge, puis ils s’adressent au Seigneur de Ḫanḫana en prononçant les mots suivants : « Le Seigneur était à Ḫanḫana, il a disparu dans le fleuve. » Les paroles prononcées évoquent l’immersion totale du Seigneur de Ḫanḫana dans l’eau de la rivière. Plus loin, on purifie un individu en mentionnant son nom (9’-10’) : « “Ziduḫana” est son nom. À travers son nom [l’eau] du fleuve coule. » Le nom constitue l’équivalant de l’identité de la personne évoquée. Il pourrait s’agir du nom du gouverneur. En tout cas la puissance du langage et des incantations sont mises en évidence. Puis on approche du fleuve les objets cultuels du dieu, qui seront utilisés le jour suivant lors de la réfection du temple : les pioches et les pelles. Pioches et pelles sont les attributs de Télipinu, dieu fondateur. Les dieux qui accompagnent Télipinu sont placés à leur tour près de la rivière ; on les lave ainsi que le socle d’argent sur lequel ils sont placés. Comme l’indique le texte, le Prince royal fait alors des sacrifices : [En] outre le Prince sac[rifie] 1 bœuf, 2 moutons à Télipinu. 23’ On [les] découpe. En outre, on [re]tire les foies, les co[eurs] et 24’ on les fait cuire avec la flamme. Le Prince [ 25’ [et] les foies, les cœurs, les morceaux sacrés devant le dieu, 26’ on les [place]. On répand de la [bi]ère et du vin par 3 fois, ___________________________________________
puis on emporte les dieux et on les ramène au temple, accompagnés à l’avant de lutteurs et à l’arrière de jeunes filles qui chantent. Les jeunes filles sont peut-être celles qu’on retrouve le jour suivant au cours duquel elles montent 3 Lucien GERSCHEL, « Couleurs et teinture chez divers peuples indo-européens », Annales, Economies, Sociétés, Civilisation 21 (1966), p. 608-631. 4 Michel MAZOYER, La vie cultuelle du dieu hittite Télipinu (Collection Kubaba, Série Antiquité), Paris : L’Harmattan, 2011, p. 86-89.
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alors sur le toit du temple et chantent. Les lutteurs peuvent évoquer les combats de Télipinu, dieu protecteur5. Comme c’est l’usage dans certains rituels, de nombreux personnages sont associés à cette purification : l’échanson, l’acteur, des musiciens, des jeunes filles qui chantent, des lutteurs, des ḫunepišša, des prêtres-chanteurs. Devant le dieu on évoque aussi la présence de bœufs, de moutons et de taureaux. D’autres rituels sont associés au rituel de la purification par l’eau, des libations, des sacrifices de pains, des sacrifices sanglants ; le rituel des himma, — associé couramment à Télipinu et destiné à lui redonner une puissance intacte, — est déjà accompli lors de la fondation de la royauté6. En renouvelant le rituel des himma, on restaure l’autorité du dieu. Le rituel des himma qu’on peut interpréter comme le serment du sang, permet alors de renforcer les liens de Télipinu avec les autres divinités. Les prêtres se répartissent ensuite la viande des sacrifices et emportent des animaux pour les fêtes à venir.
LE TEXTE N° 6 Ro 1 [L’échan]son soulève [ 4’ en face il saisit. [Mais] le prin[ce] 5’ en face par trois fois fait la révérence. L’act[eur] 6’ déclame (?) et crie : « Bienvenue ! » 7’ [et] l’emporte à l’extérieur. ______________________________________ 8’ [Le Prin]ce boit Télipinu et Kattaḫḫa 9’ debout. On joue de la grande lyre. 10’ L’acteur parle, il crie : « Bienvenue ! » 11’ Il rompt un pain takarmu, et l’échanson 12’ l’emporte à l’extérieur. 13’ Le Prince assis boit le dieu Ḫaškala. 14’ On joue de la grande lyre. L’acteur parle, 15’ Il crie : « Bienvenue ! » Il rompt un pain takurmu, 16’ et l’échanson l’emporte dehors. ______________________________________
5 Selon Raphaël NICOLLE ces lutteurs évoqueraient les combats de Télipinu contre les ténèbres permettant le retour du Soleil. 6 Michel MAZOYER, Télipinu le dieu au marécage, Essai sur les mythes fondateurs, du Royaume hittite (Collection Kubaba, série, Antiquité), Paris : L’Harmattan, 2003, p. 147-148.
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Événéments se rapportant au quatrième jour : N° 1, Vo III 13’ [
] leurs oreilles, pareillement on [d]onne. ________________________________________
14’ 4 prêtres de Kašḫa tournent les yeux vers le fleuve, 15’ ils s’asseyent et ils prennent les foies, les cœurs et ils les placent en haut. 16’ [Au] Seigneur de Ḫanḫana ils parlent ainsi : 17’ « Le Seigneur était à Ḫanḫana, il a disparu dans le fleuve. » _________________________________________ 18’ Ils placent la statue du dieu dans le char ; son prêtre 19’ se tient debout avec son [co]mpagnon et tient la statue à sa place. Les objets cultuels 20’ du dieu et [les dieux] ils les tiennent en arrière. Le tambour (?) et les cymbales (?) 21’ devant le dieu on frappe. Les jeunes filles chantent derrière (le dieu). 22’ Devant le dieu les hommes, 3 (?) bœuf[s], [des moutons] se trouvent, 23’ et de même que les taureaux les p[ieds] on répand. 24’ de même on fait [ ], on place. 25’’ et 9 (moutons) d’un an, les ḫunepiš[ša, les prêt[res chan]teurs devant le dieu courent. 26’ [On] pla[ce] le ḫunepišša. Pendant qu’on ramène le dieu 27’ dans son temple, les [lutteurs] devant le dieu o[pèrent ____________________________________________
N° 5, Ro 2’ [Et] Tél[ipinu 3’ ne pas [ _________________________________________ 4’ Les pains (et) la bière 5’ il emporte de sa maison [ __________________________________________ ___________________________________________ 6’ Mais les [pr]êtres, ceux qui sont « petits », [ 7’ [E]t en outre les fêtes d’automne [
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8’ et [les fêtes] du printemps et la fête du flambeau ____________________________________________ 10’ la fête du mois des 12 mois de [chaque] année[ , 11’ pour Télipinu les 3 prê[tres, 12’ [les] fête[s] de Télipinu [ _____________________________________________ 13’
]le prêtre[
N° 6, Ro I 18’ 19’ 20’ 21’ 22’ 23’
Le 4e jour, quand il fait jour, le char du dieu et les bœufs le Seigneur de la maison de Ḫanḫana attelle. Et deux bœufs de labour (pris) de la maison de l’intendant, le Seigneur de la maison de Ḫanḫana donne. Et le dieu on le laisse (se) placer ainsi que son prêtre. ___________________________________________ ___________________________________________
N° 7, Ro I x+2 le « ta]pis »[ 3’ ]de [ ] une ceintu[re 4’ [Et il] tient [le die]u à sa place[ __________________________________________ 5’ ]Et tou[s] ceux qui à/vers Kašḫa 6’ [ ] on emporte leur tête et on le [ 7’ [les objets cul]tuels du dieu : les pioches, les pelles et les dieux : Ḫate[pinu] 8’ le Soleil, le dieu de l’Orage on les soulève et à l’extérieur au bord [du fleuve (?)] pur [on les emporte]. 9’ « Ziduḫana » est son nom. À travers son nom, à travers [l’eau] 10’ du fleuve coule ___________________________________________ 11’ Et on emporte le dieu là-bas à l’extérieur. Le prin[ce 12’ il vient. Et [on frappe] devant le di[eu] le tambour (?)(et) les cymbales (?) ;
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13’ les jeunes filles chantent derrière lui. ___________________________________________ 14’ 15’ 16’ 17’ 18’
Quand on emporte le dieu à sa place au dehors, qu’on [le (?)] fait descendre du char, qu’on le lave, sur la terre on étale le « tapis » rouge en b[as]. On place les dieux dessus. Les prêtres lavent les dieux. Et près de Télipinu à ses cô[tés] ___________________________________________
19’ (on place) Ḫatépinu, l’épouse de Télipinu, le Soleil, le dieu de l’Orage, (c’est-à-dire) trois d[ieux]. 20’ On lave la statue incrustée d’argent, 1 socle incrusté d’argent et 21’ [on les] place à côté du dieu. ___________________________________________ 22’ [En] outre le Prince sac[rifie] 1 bœuf, 2 moutons à Télipinu. 23’ On [les] découpe. En outre, on [re]tire les foies, les co[eurs] et 24’ on les fait cuire avec la flamme. Le Prince [ 25’ [et] les foies, les cœurs, les morceaux sacrés devant le dieu, 26’ on les [place]. On répand de la [bi]ère et du vin par 3 fois. ___________________________________________ ___________________________________________
N° 8, Ro II 2’ 3’ 4’ 5’ 6’
Et ensuite[ il fait la révérence e[t Et pendant qu’on la[ve] les dieux[ on célèbr[e] ces ḫimma [ Le chant du lavage en hatti [ _________________________________________
7’ 4 prêtres de Kašḫa tournent les yeux vers le fleuve. 8’ Ils s’asseyent. Ils prennent les foi[es et les cœurs], 9’ et les mangent [ 10’ Ils parlent ainsi : ________________________________________ 11’ 12’ 13’ 14’ 15’
« Le Seigneur (était) à Ḫanḫana, et au fleuve il se rendit. » On place le dieu dans un char. Le prêtre se place à côté de son collègue. Il tient le dieu à sa place. Les objets cultuels du dieu, les dieux — Ḫatépinu, le Soleil, le dieu de l’O[rage],
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16’ les pioches incrustées d’argent, 1 piédestal incrusté d’argent — on (les) tient devant (lui). 17’ On frappe le tambour (?) (et) les cymbales (?) devant le dieu. 18’ Les jeunes filles de Kašḫa chantent derrière lui. __________________________________________ 19’ Devant le dieu les hommes, 3(?) bœufs (et) [des mouton]s se placent. 20’ Eux agenouillés en bas 21’ sont frappés (?) et les pied[s 22’ on verse et le [ 23’ 9 (moutons) de l’année allant[ ____________________________________________ 24’ 25’ 26’ 27’ 28’ 29’
Et derrière le chemin devant [le dieu Et pendant qu’on ramène le dieu dans son temple (?), les lutteurs devant le dieu opèr[ent], Quand le dieu [ 10 bœufs, 200 mou[tons on [pl]ace [
RÉFÉRENCES Shihong DAI, « A propos des chanteuses sacrées à l’époque hittite », De Hattusa à Memphis, Jacques Freu in honorem (Collection Kubaba, Série Antiquité), Paris : L’Harmattan, 2013, p. 87-91. Lucien GERSCHEL, « Couleurs et teinture chez divers peuples indo-européens », Annales, Économies, Sociétés, Civilisation 21 (1966), p. 608-631. Harry A. HOFFNER, « The arzana House », FsGüterbock, PIHANSt 33 Istanbul : 1973, p. 113121. Michel MAZOYER, « Procédés divers pour faire rentrer les dieux disparus », dans Rituels et célébrations (Cahiers Kubaba), Paris : L’Harmattan, 2002, p. 91-106. Michel MAZOYER, Télipinu le dieu au marécage, Essai sur les mythes fondateurs, du Royaume hittite (Collection Kubaba, série, Antiquité), Paris : L’Harmattan, 2003. Michel MAZOYER, La vie cultuelle du dieu hittite Télipinu, (Collection Kubaba, Série Antiquité), Paris : L’Harmattan, 2011.
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Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 199-208. ————————————————————————————————————————
LE DIEU DE L’ORAGE ET LA CONQUÊTE DES EAUX Raphël NICOLLE
Selon les Hittites le pouvoir découle de la maîtrise des eaux. De fait, leur conquête est un enjeu fondamental pour Tarhunna, le dieu de l’Orage hittite. Depuis les cieux, celui-ci tente d’assujettir le cosmos et ses eaux. Afin d’accéder à cette position de souverain, Tarhunna lutte, selon la mythologie, contre différents ennemis. Dans le premier mythe hittite1, le Mythe d’Illuyanka2, le dieu de l’Orage aidé d’un de ses enfants tue le serpent Illuyanka afin de débarrasser la terre 1
Le Mythe d’Illuyanka semble être un document approprié pour ouvrir cette étude. En effet, il exprime une situation mythologique antérieure aux autres mythes. Le pouvoir de Tarhunna sur les autres dieux n’est pas encore reconnu. En somme, il n’est pas souverain. Par ailleurs, ce texte est le mythe le plus anciennement élaboré par les Hittites comme le suggère l’étude du ductus : en effet, l’archaïsme de la langue le ferait remonter à la période de l’Ancien royaume (17001500 av. J.-C.). Cf. Harry A. HOFFNER Jr, « A Brief commentary on the Hittite Illuyanka Myth (CTH 321) », dans Martha T. ROTH, W. FARBER, M. W. STOLPER & P. VON BECHTOLSHEIM (éd.), Studies presented to Robert D. Biggs, June 4, 2004, Chicago, 2007, p. 119-140, et spécialement p. 120-122 ; Gary BECKMAN, « The Anatolian Myth of Illuyanka », JANES 14 (1982), p. 11-25, et spécialement p. 20-21. — Les autres textes que nous étudierons (le Mythe de Télipinu et la fille d’Océan et le Mythe de la disparition du Soleil) sont de conception plus récente et sont rattachés par Michel MAZOYER (Télipinu le dieu au marécage : essai sur les mythes fondateurs du royaume hittite, Paris : L’Harmattan, 2003) au cycle de Télipinu rédigé à l’époque du roi Télipinu (1550-1530). 2 Une traduction partielle en langue française est accessible dans Maurice VIEYRA, dans André CAQUOT, Maurice SZNYCER & Maurice VIEYRA, Les religions du Proche-Orient, Paris, 1970, p. 526-529. Pour des traductions récentes : José Virgilio GARCÍA TRABAZO, Textos religiosos hititas, Madrid : Editorial Trotta S.A, 2002, p. 75-103 ; Harry A. HOFFNER Jr, Hittite Myths, Atlanta (2e éd. 1998), p. 11-13 ; BECKMAN, « The Anatolian Myth of Illuyanka », p. 1125. —Pour une synthèse sur les questions autour du mythe : Amir GILAN, « Once upon a Time in Kiškiluša : The dragon-slayer myth in Central Anatolia », dans J. SCURLOCK & R.H. REAL, Creation and Chaos a Reconsideration of Hermann Gunkel’s Chaoskampf Hypothesis, Winona Lake, 2013, p. 98-111 ; HOFFNER, « A Brief commentary ».
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de ce gardien des flots terrestres. Puis, dans les mythes de Télipinu et la Fille de l’Océan, et celui de la Disparition du Soleil, Tarhunna et Télipinu luttent ensemble contre Océan pour lui disputer le contrôle des eaux souterraines. Le Mythe d’Illuyanka et la question des eaux Le Mythe d’Illuyanka révèle l’intérêt que portaient les Hittites aux eaux. Ils nous ont laissé dans les ruines de leur capitale Hattusa deux versions3 du Mythe d’Illuyanka. Dans la version 1, vaincu par le serpent Illuyanka, Tarhunna, demande assistance à la déesse Inara, sa fille (lignes A I 9-14). En recourant à la ruse, elle fait sortir le serpent de son trou, puis avec l’aide d’un être humain, Hupasiya, le ligote après l’avoir préalablement enivré (A I 15-26 et B I 316). Le dieu de l’Orage n’a alors plus qu’à achever son ennemi (B I 17-18). La suite est lacunaire (C I 14-27 et A II 9-14). Cependant on sait que Hupasiya abandonne sa famille pour vivre sur une montagne dans une maison fondée par Inara. Néanmoins son amour pour les siens lui fait trahir la déesse. Celle-ci réapparaît dans le texte après une cassure ; elle remet les flots souterrains (A II ro 3 hunhuwanas) au roi à Kiskilussa, une cité inconnue par ailleurs. En souvenir de ce don, les Hittites réalisent le festival du purulli. Un rituel suit le mythe, dans lequel les Hittites réclament les pluies au dieu montagne Zaliyanu. Dans la version 2, Tarhuna est vaincu par Illuyanka qui lui arrache le cœur et les yeux (D III 2-5). Afin de récupérer ses organes, Tarhunna engendre un fils avec une « humaine », puis, une fois adulte, lui demande d’épouser la fille d’Illuyanka. En dot son fils réclame les organes de son père (A III 4-19). Une fois le mariage célébré, le fils rend à Tarhunna ses yeux et son cœur. Restauré dans son intégrité, le dieu de l’Orage reprend le combat et près de la mer, exécute le serpent avec l’aide de son fils (A III 20-28). Ce dernier est également tué par son père, à sa demande, alors qu’il était près d’Illuyanka4 (A III 29-33). Comme dans la version 1, au mythe succède un 3 BECKMAN, « The Anatolian Myth ». A. KBo III 7. B. KUB XVII 5 C. KUB XVII 6 D. KUB XII 66 E. KUB XXXVI 54 F. KBo XII 83 G. KBo XII 84, XIII 84 H. KBo XXII 99. BECKMAN (op. cit.) a bien démontré qu’il est impossible de décider quelle version est la plus ancienne. Les deux sont contemporaines, et relèvent sans doute de deux traditions contemporaines. 4 Cette proximité est difficile à comprendre. Volonté de rester avec son beau-père ? ou plutôt, comme nous le pensons, le fils du dieu est en prise avec le monstre dans un corps à corps acharné, et tente de le soumettre pour que son père puisse le tuer.
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rituel dans lequel Zaliyanu est invoqué avec sa parèdre Zahaspuna auprès d’une fontaine (D IV 5-21). À partir de ces deux textes, il est possible de dégager deux types d’eaux complémentaires : les flots et les pluies. Dans la version 1, un roi mythique, peut-être Hupasiya, reçoit des mains d’Inara les eaux souterraines (A II 16’ et 20’ hunhuwanas). A II 15' dI-na-ra-aš I-NA URUKi-iš-ki-lu[-uš-ša] 16' [ú-it ?] É-ŠU ḫu-un-ḫu-wa-na-aš-š[a ÍD?] 17' [A-NA ?] QA-TI LUGAL ma-a-an da-a-i[š] 18 ḫa[-an-t]e-ze-zi-ya-an pu-ru-ul-l[i-ya-an 19 ku-it i-ya-u-e-ni Ù QA-AT [LUGAL É-ir?] 20 dI-na-ra-aš ḫu-un-ḫa-wa-na-aš-ša Í[D]5 15’-16’ Inara [vint ?] dans la ville de Kiskilu[ssa]. 16’-17’ Comment plaça-t-elle sa maison [et le flot] des abysses 17’ [dans] la main du roi ? 19’ la main [du roi (tiendra) la maison] 20’ d’Inara et le fl[ot] des abysses6.
Dans cet extrait du mythe, Inara fonde7 un royaume, en donnant au roi les moyens de faire prospérer son peuple8 grâce à l’agriculture. Cette attitude de la déesse paraît surprenante compte tenu de ses fonctions qui l’associent plutôt au monde sauvage dans la religion hittite9. Toutefois, elle agit ici avec tous les caractères du fondateur (dans le monde indo-européen), qui, bien que marginal, arrache des terres abandonnées et des eaux pour construire un
Cette interprétation est cohérente avec l’aide qu’offre Hupasiya à Tarhunna dans la lutte : il entrave le serpent et l’offre aux coups du dieu. 5 Transcription BECKMAN, « The Anatolian Myth », p. 14. 6 Voir également HOFFNER, Hittite Myths, p. 12 : « Inara [went] to (the town of) Kiskilussa. How did the hand of the king establish her house and the […] of the watery abyss? Because we celebrate the first purulli [festival], the [hand] of the king […s] the (river (?)] of the watery abyss of Inara. (A II 15-20). » 7 Ce mythologème du début de l’Ancien royaume est réactualisé sous le règne de Télipinu, dans le Mythe de Télipinu, dans lequel le dieu Télipinu remet au roi une égide chargée de tous les biens nécessaires au roi ; cf. MAZOYER, Télipinu le dieu au marécage. 8 GILAN, « Once upon a Time in Kiškiluša ». 9 Voir le Mythe de la disparition d’Inara ; cf. HOFFNER, op. cit., p. 30-32.
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microcosme humain . L’eau est alors nécessaire pour pérenniser une fondation. Cet acte est ensuite rituellement restauré durant le festival11. Néanmoins, les flots terrestres ne suffisent pas à la survie des Hommes. Lorsque la pluie ne tombe pas, l’univers se trouve assoiffé12. Afin d’abreuver l’univers, le précieux liquide est invoqué sous forme de pluie dans le rituel attaché à la version 1. Les Hittites réclament des précipitations à la montagne Zaliyanu, hypostase du dieu de l’Orage. Ce rite est développé avec plus de précisions dans la version 2. Zaliyanu est invoqué avec sa parèdre, la déesse-source Zahaspuna. L’idole du dieu est installée sur un trône, surplombant la source, dans un couple représentant les deux éléments de base des panthéons locaux hittites : la pierre et l’eau, le dieu de l’Orage et sa parèdre, la montagne et la source13. Ce rituel cache une réalité climatique importante. Comme l’a démontré Hilary J. Deighton14, les pluies tombent majoritairement en Anatolie durant le printemps. Attendues avec impatience par les Hittites15, elles alimentent les rivières, vivifient la végétation et les cultures. L’association des pluies et des flots permet alors aux Hittites d’assurer à leur agriculture une certaine prospérité. Le début de la version 1 y fait référence, en rappelant que le purulli est célébré en échange de l’abondance. A 5 ud-ní-wa ma-a-ú še-eš-du nu-wa ud-ní-e 6 pa-aḫ-ša-nu-wa-an e-eš-du nu ma-a-an 7 ma-a-i še-eš-zi nu EZEN4 pu-ru-ul-li-ya-aš 8 i-ya-an-zi16 5 Que le pays croisse et qu’il prospère ! Et que le pays 10
MAZOYER, Télipinu le dieu au marécage, p. 155-158. Volkert HAAS, Hethitische Berggötter und hurritische Steindämonen : Riten, Kulte und Mythen, Mainz am Rhein, 1982, p.45-46 12 Fait illustré dans le Mythe de la disparition du dieu de l’Orage ; cf. HOFFNER, op. cit., p. 21-22. 13 Emmanuel LAROCHE, « Eflatun Pinar », Anatolia 3 (1958), p. 43-47. 14 Hilary J. DEIGHTON, The « weather god » in Hittite Anatolia: an examination of the archaeological and textual sources (BAR International Séries 143), Oxford, 1982, p. 2-3. 15 La sécheresse devint un problème important au Proche-Orient à partir du IIIe millénaire suite à un réchauffement climatique ; cf. Claude SCHAEFFER, Stratigraphie comparée et Chronologie de l’Asie Occidentale (IIIe et IIe millénaires), Oxford, 1948 ; Catherine MARRO, « Upper Mesopotamia and the Late Third Millennium Crisis Hypothesis », dans C. KUZUCUOĞLU & C. MARRO (éd.), Sociétés Humaines et Changement Climatique à la Fin du Troisième Millénaire : Une Crise a-t-elle eu Lieu en Haute-Mésopotamie? Actes du Colloque de Lyon, 5-8 décembre 2005 (Varia Anatolica 19), Paris : De Boccard, 2007, p. 13-20. 16 Transcription adaptée de BECKMAN, « The Anatolian Myth », p. 12. 11
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6 soit protégé ! Et lorsqu’ 7-8 il croît et prospère, ils font la fête du purulli17.
Le don des eaux par Inara est donc le préalable à une relation entre les Hommes et les dieux. En échange de l’eau, les Hittites offrent le sacrifice. Ce geste fondateur, rendu possible par le meurtre d’Illuyanka, contribue à la prospérité universelle. En effet, du fait de sa nature, le monstre apparaît comme le gardien du monde chthonien. Illuyanka : Le serpent des eaux terrestres Illuyanka est par excellence le gardien de la terre. Étymologiquement, illuyanka signifie « anguille » ou « serpent »18. Il s’agit là de deux animaux chthoniens voire souterrains. Comme le suggère un texte décrivant le bestiaire de l’arbre cosmique, le serpent est un animal emblématique du monde infernal : Le serpent occupe la racine ; l’abeille occupe la place médiane ; mais l’aigle siège sur les rameaux. En bas, le serpent encercle sa racine, mais le tronc, l’abeille tourne autour. (KUB XLIII 62 III 3-7)19
17 HOFFNER Hittite Myths, p. 11 : « Let the land prosper (and) thrive, and let the land be protected » — and when it prospers and thrives, they perform the purulli festival. (A I 5-8). » 18 Joshua T. KATZ, « How to be a Dragon in Indo-European: Hittite illuyankaš and its Linguistic and Cultural Congeners in Latin, Greek and Germanic », dans J. JASANOFF, H.C. MELCHERT & L. OLIVER (éd.), Mír Curad - Studies in Honor of Calvert Watkins, Innsbruck, 1998, p. 317-334. Illuyanka serait un composé *illui-ankas soit *eel-snake. Le nom de l’anguille *illui est vérifiable par elluessar (Calvert WATKINS, « Hittite and Indo-European Studies 2 », MSS 45 [1985], p. 245-255, et spécialement 255 n. 11), le trou d’anguille. Comme le lat. anguis ou skr. ahi, illuyanka serait formé à partir de l’étymon *ang-wh-o-. Néanmoins la labio-vélaire, trouvée par KATZ dans l’acc. illuyankun reste difficile à prouver dans les autres marques casuelles. Anka- peut également s’expliquer par une série de suffixe : -n- et -ko-. Voir Heinz KRONASSER, Etymologie der Hethitischen Sprache, I, Wiesbaden, 1966, p. 170-171 pour le suffixe hittite –k(k)a- et -ane/ika- qui apparaît dans hassanga- (ein Pferdfutter) dahanga- (ein Baumoder Gerät) et également illuyanka. — Voir également Alwin KLOEKHORST, Etymological dictionary of the Hittite inherited Lexicon, Leyde – Boston : Brill, 2008, s. v. illuyanka ; Jaan PUHVEL, Hittite Etymological dictionary (7 vol.), vol. 1-2 : Words beginning with A, E and I, New York, 1984, s. v. illuyanka. Les auteurs voient dans illuyanka le nom autochtone d’un monstre d’origine hattie. 19 Comme le considère Émilia MASSON (Le combat pour l’immortalité : Héritage indoeuropéen dans la mythologie anatolienne, Paris, 1991, p. 203), les Hittites auraient en commun avec le monde indo-européen trois niveaux du monde : infernal, « surfaciel » et céleste. — Ajoutons qu’il est remarquable que cet arbre cosmique avec son bestiaire ressemble beaucoup à l’Yggdrasil germanique, enserré par le serpent de Midgard, un monstre plongé dans l’océan cosmique. Voir Snorri STURLUSON, Gylfaginning, XV-XVI.
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Le relief de Malatiya illustrant le Mythe d’Illuyanka représente le monstre sous la forme d’un long reptile à tête triangulaire sortant d’un trou. Cette figuration ressemble trait pour trait à la vipère du Levant21, un prédateur pouvant faire trois mètres de long que l’on trouve dans tout le Proche-Orient, et dont la morsure est mortelle. Mais un élément remarquable est que ce serpent a un amour particulier pour le fond des rivières asséchées ou les trous. Ces deux territoires sont omniprésents dans le mythe. Dans la version 1, Illuyanka se dissimule dans un trou dans la terre (hantesnaz en B I 6’ de hattesar, terme également utilisé dans la religion pour signifier la cavité cultuelle pratiquée pour sacrifier aux divinités infernales). Dans la version 2, il est tué près de la mer, sans doute dans sa cachette. La mer elle-même est considérée comme infernale, ce qui se comprend tout à fait puisque sa profondeur en fait une impasse pour les Hommes. Cette affinité du serpent avec la mer est explicitée dans la mythologie hittitohourrite22, dans le Chant d’Hedammu et le Chant d’Ullikummi, dans lesquels, Tarhunna tue des serpents marins engendrés par les divinités chthoniennes23. Par ailleurs, pour les Hittites, les enfers sont directement en liaison avec la surface terrestre grâce aux rivières qui le sillonnent24. Illuyanka est donc, sans doute possible, le maître des flots. Le combat contre le Serpent : le combat pour la communication des eaux Fort de la connaissance de la nature chthonienne d’Illuyanka, le combat entre le monstre et le dieu prend alors une nouvelle coloration. Il semblerait que Tarhunna assassine le serpent afin de faire main basse sur les eaux qu’il garde. Il force ainsi le monde terrestre à s’ouvrir au monde céleste. Les eaux de pluie peuvent alors gonfler les rivières et servir aux Hommes, point mis
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Kurt BITTEL, Les Hittites, Paris, 1976, p. 247, fig. 279. Michel MAZOYER, « Histoire de serpents dans le monde hittite », dans S. BARBARA & J. TRINQUIER (éd.), Ophiaka (= Anthropozoologica 47/1), Paris 2012, p. 315–321. 22 Pour des traductions récentes voir HOFFNER Hittite Myths, p. 40-80. 23 Hedammu naît de l’union de la Fille d’Océan avec Kumarbi, le dieu du grain. Ullikummi est engendré par Kumarbi à la suite de relations sexuelles avec une pierre baignée dans une source. 24 El GORDON, « The Meaning of the ideogram dKASKAL.KUR = “Underground Watercourse” and its Significance for Bronze Age Historical Geography. Excursus A: URU Tarğundassa (not URU “Tattassa/Dattassa”). Excursus B : URU Ḫuzir(i)na = Sultantepe (Roman Period Hostra) », JCS 21 (1967) (Special volume Honoring Professor Albrecht Goetze), p. 70-88. 21
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en valeur à la fin de la version 1 : Inara remet les flots au roi, et la montagne Zaliyanu (une hypostase de Tarhunna) est invoquée pour faire pleuvoir. Tarhunna agirait alors à l’instar des dieux de l’Orage indo-européens, comme l’Indra védique, qui par l’élimination du serpent Vṛtra, libère les eaux et les offre à l’Humanité25. Ce serpent mythologique indien réputé pour son avarice26 garde les eaux jalousement jusqu’à ce qu’Indra le tue27.
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Émile BENVENISTE & Louis RENOU, Vrtra et Vrθragna. Étude de mythologie indoiranienne, (Cahier de la Société Asiatique 3), Paris, 1934 ; Martin L. WEST, Indo-european poetry and myth, Oxford : Oxford University Press, 2007, p. 255-259. 26 L’avarice de Vṛtra se retrouve dans la personnalité d’Illuyanka. Dans la version 1, il s’enivre, vidant tous les récipients de leur boisson (B I 9-12). 27 Ce mythe est connu par de multiples versions dans la littérature védique, mais l’une, dans le Padma Purana II 24-25 rappelle par bien des détails, la version 1 du Mythe d’Illuyanka. Dans ce document tardif, Vṛtra fut créé par Kaśyapa afin de venger la mort de Bala, le fils de Diti assassiné par Indra. Le dieu de l’Orage envoya alors une ambassade de sept grands sages à Vṛtra afin d’éviter le conflit. Afin de rassurer le démon sur ses intentions, Indra promit au serpent d’être souillé du péché du brahmanicide au cas où il l’exécuterait. Rasséréné par cette proposition, Vṛtra accepta de passer un traité avec Indra. Le démon et le dieu se partagèrent le cosmos en deux moitiés. Indra par nature céleste doit sans doute contrôler le ciel, et Vṛtra, un serpent, doit être à la tête de la terre. Soucieux de reconquérir son pouvoir Indra recherche le point faible du serpent sans réussir à le trouver. Il demande alors à l’apsara Rambhā de le séduire. Charmé par la déesse qui s’était parée, celui-ci suit la déesse dans les bois afin d’avoir une relation sexuelle avec elle. Intoxiqué par les charmes et les abus de boissons, Vṛtra se retrouve dans un état de faiblesse dont profite Indra pour le tuer. On constate que : – Le dieu de l’Orage et le serpent règnent sur des territoires opposés. – Le dieu est incapable de vaincre son ennemi. – Une jeune déesse séduit et enivre le serpent. – Le dieu en profite pour tuer le serpent. Cette construction apparaît également le Chant d’Hedammu, un mythe hittito-hourrite ; cf. HOFFNER Hittite Myths, p. 50-55. Ce récit rapporte la lutte de Tarhunna contre Kumarbi et son allié Océan. Pour cimenter leur alliance, Océan donne à Kumarbi sa fille en mariage, Šertapšuruhi. Cette dernière donne naissance au serpent Hedammu, qui se révèle être un monstre doté d’un appétit vorace. Lors d’un banquet rassemblant les dieux, IŠTAR annonce la volonté des deux factieux de renverser la royauté du dieu de l’Orage. EA, surprit des destructions sur la terre demande aux deux alliés pourquoi ils laissent le monstre s’en prendre ainsi au cosmos. Leur réponse est claire et cynique : l’extinction de l’humanité entraînera la fin des sacrifices pour tous les dieux. En somme, il s’agit pour eux de détruire l’univers par l’attrition. Après une lacune, le texte révèle que le dieu de l’Orage engage le combat avec sa foudre. Une cassure empêche d’en savoir plus. La suite relate la ruse d’IŠTAR, qui, utilisant des arômes et de la bière, assoupit Hedammu. Le monstre déstabilisé se trouve à la merci de la déesse du fait d’une ivresse alcoolique et amoureuse. IŠTAR fait alors sortir le monstre de l’océan. La lacune
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L’opposition d’Océan à Tarhunna : La fin de la conquête des eaux Une fois maître de la terre et de ses eaux, Tarhunna se trouve face à la résistance d’Océan, maître de la mer, qui cherche à déstabiliser le pouvoir du dieu de l’Orage28. Pour ce faire, il accueille le Soleil dans la mer et l’installe à demeure. Afin de ramener le Soleil, Tarhunna envoie son fils, Télipinu, en expédition au fond de l’océan pour faire émerger de force le dieu. Télipinu regagne ensuite le ciel amenant avec lui le Soleil et Hatépinu, la fille d’Océan. Ce dernier se plaint ensuite de ce rapt à la mère des dieux, MAH, qui conseille alors à Tarhunna, pour pacifier cette tension, de marier Télipinu à Hatépinu. Le mariage de Télipinu et de la fille d’Océan renforce alors l’autorité et la puissance politique de Tarhunna. Ainsi, Océan devient le vassal du dieu de l’Orage. Cette union cosmique est à l’image de celles contractées par les souverains hittites pour cimenter une coalition politique29. La soumission d’Océan n’est donc rendue possible que grâce à l’enlèvement de sa fille Hatépinu. Tarhunna acquiert alors un droit de regard sur le domaine de son ancien ennemi. Cette domination impériale du dieu de l’Orage sur l’univers semble particulièrement déplaire au Soleil30, qui dans le Mythe de la Disparition du Soleil, se réfugie de nouveau dans l’océan. Le soleil restant introuvable, l’univers se refroidit, et le gel personnifié, Hahhima, l’assèche dans un hiver inhabituel. Les dieux eux-mêmes sont victimes du Gel et Tarhunna se retrouve paralysé de froid par son adversaire. Sans l’aide du Soleil, faire pleuvoir est alors impossible pour Tarhunna. Il se trouve pour la première fois dans une situation où il doit céder face à plus fort et malin que lui. ne permet pas de savoir comment se termine l’histoire, mais Hedammu ne réapparaît plus dans la mythologie. On peut donc penser qu’il fut éliminé par le dieu de l’Orage. Là encore on retrouve que : – Le dieu de l’Orage et le serpent règnent sur des territoires opposés. – Le dieu est incapable de vaincre son ennemi. – Une jeune déesse séduit et enivre le serpent. – Le dieu en profite sans doute pour tuer le serpent. 28 Cette opposition évoque celle existant dans le monde mésopotamien entre le dieu de l’Orage et la Mer ; cf. Jean-Marie DURAND, « Le mythologème du combat entre le dieu de l’Orage et la mer en Mésopotamie », MARI 7 (1993), p. 41-61. 29 Un exemple parmi d’autres : Šuppiluliuma et son alliance avec les Kassites de Babylone. Voir Jacques FREU & Michel MAZOYER, Les Hittites et leur histoire (Collection Kubaba : Série Antiquité), 5 vol., Paris : L’Harmattan, 2008-2012, vol. 2 : Les débuts du Nouvel Empire, p. 257. 30 Le Soleil doit sans doute chercher à se venger d’un affront qu’il a subi. La destruction de Lihzina, sa ville sanctuaire, par Tarhunna dans le Mythe du dieu de l’Orage à Lihzina, apparaît comme tout à fait appropriée ; cf. Detlev GRODDEK, « CTH 331 : Mythos vom verschwundenen Wettergott oder Aitiologie der Zerstörung Lihzinas ? », ZA 89 (1999), p. 36-49.
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Cette catastrophe est conjurée par les Hommes, qui grâce à un rituel d’évocation du Soleil, restaure le cycle cosmique. Le Soleil est donc le seul à avoir été capable d’arrêter l’expansion du pouvoir de Tarhunna, ce qui le contraint à reconnaître son importance. Ce mythe démontre alors que, pour que le cosmos subsiste, le dieu de l’Orage et le Soleil doivent agir de concert, dans une dyarchie31. Océan est alors abandonné « politiquement » par le Soleil. Les pluies et le monde aquatique sont donc dominés définitivement par le dieu de l’Orage, qui laisse à Océan l’apanage des mers. CONCLUSION Les mythes abordés au cours de cette étude permettent d’établir la progressive intégration des flots à la souveraineté du dieu de l’Orage. Le dieu commence tout d’abord, dans le Mythe d’Illuyanka, par tuer le protecteur du monde souterrain, lui permettant ainsi de conquérir les flots terrestres. Puis dans Télipinu et la fille de l’Océan et le Mythe de la disparition du Soleil, il intègre Océan, à son ordre cosmique. Par ailleurs on retrouve cette notion d’impérialisme hydraulique dans les panthéons locaux hittites, dirigés par un dieu de l’Orage et sa montagne, accompagnés de sa parèdre et sa source, c’est-à-dire un couple combinant les eaux célestes et terrestres. La place des eaux courantes dans la souveraineté du cosmos est alors fondamentale. Il en est de même chez les Hommes, dont les rois cherchent à dominer les flux des eaux terrestres dans le but d’irriguer les cultures32. RÉFÉRENCES Gary BECKMAN, « The Anatolian Myth of Illuyanka », JANES 14 (1982), p. 11-25. Émile BENVENISTE & Louis RENOU, Vrtra et Vrθragna. Étude de mythologie indo-iranienne, (Cahiers de la Société Asiatique 3), Paris, 1934. Kurt BITTEL, Les Hittites, Paris, 1976. André CAQUOT, Maurice SZNYCER & Maurice VIEYRA, Les religions du Proche-Orient, Paris, 1970. Hilary J. DEIGHTON, The « weather god » in Hittite Anatolia : an examination of the archaeological and textual sources (BAR International Séries 143), Oxford, 1982.
31 Ce mythe est donc le récit étiologique de la mise en place de la dyarchie souveraine SoleilTarhunna, qui est à la tête du panthéon d’État. 32 Harry HOFFNER Jr, Alimenta Hethaeorum : food production in Hittite Asia Minor, New Haven, 1974, p. 22-24.
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Jean-Marie DURAND, « Le mythologème du combat entre le dieu de l’Orage et la mer en Mésopotamie », MARI 7 (1993), p. 41-61. José Virgilio GARCÍA TRABAZO, Textos religiosos hititas, Madrid : Editorial Trotta S.A, 2002. Amir GILAN, « Once upon a Time in Kiškiluša : The dragon-slayer myth in Central Anatolia », dans John SCURLOCK & Richard H. REAL, Creation and Chaos a Reconsideration of Hermann Gunkel’s Chaoskampf Hypothesis, Winona Lake, 2013, p. 98-111. El GORDON, « The Meaning of the ideogram dKASKAL.KUR = “Underground Watercourse” and its Significance for Bronze Age Historical Geography. Excursus A : URU Tarğundassa (not URU “Tattassa/Dattassa”). Excursus B: URU Ḫuzir(i)na = Sultantepe (Roman Period Hostra) », JCS 21 (1967) (= Special volume Honoring Professor Albrecht Goetze), p. 70-88. Detlev GRODDEK, « CTH 331 : Mythos vom verschwundenen Wettergott oder Aitiologie der Zerstörung Lihzinas? », ZA 89 (1999), p. 36-49. Jacques FREU & Michel MAZOYER, Les Hittites et leur histoire (Collection Kubaba : Série Antiquité), 5 vol., Paris : L’Harmattan, 2007-2012. Volkert HAAS, Hethitische Berggötter und hurritische Steindämonen : Riten, Kulte und Mythen, Mainz am Rhein, 1982. Harry A. HOFFNER Jr, « A Brief commentary on the Hittite Illuyanka Myth (CTH 321) », dans Martha T. ROTH, Walter FARBER, Matthew W. STOLPER & Paula VON BECHTOLSHEIM (éd.), Studies presented to Robert D. Biggs, June 4, 2004, Chicago : Brill, 2007, p. 119-140. —— (éd.), Alimenta Hethaeorum : food production in Hittite Asia Minor, New Haven, 1974. ——, Hittite Myths, Atlanta (2e éd. 1998). Joshua T. KATZ, « How to be a Dragon in Indo-European: Hittite illuyankaš and its Linguistic and Cultural Congeners in Latin, Greek and Germanic », dans Jay JASANOFF, H. Craig MELCHERT & Lisi OLIVER (éd.), Mír Curad – Studies in Honor of Calvert Watkins, Innsbruck, 1998, p. 317-334. Alwin KLOEKHORST, Etymological Dictionary of the Hittite inherited Lexicon, Leyde – Boston : Brill, 2008, s. v. « illuyanka ». Heinz KRONASSER, Etymologie der Hethitischen Sprache, Band 1, Wiesbaden, 1966. Emmanuel LAROCHE, « Eflatun Pinar », Anatolia 3 (1958), p. 43-47. Michel MAZOYER, « Histoire de serpents dans le monde hittite », dans Sébastien BARBARA & Jean TRINQUIER (éd.), Ophiaka (= Anthropozoologica 47/1), Paris 2012, p. 315-321. ——, Télipinu le dieu au marécage : essai sur les mythes fondateurs du royaume hittite, Paris : L’Harmattan, 2003. Catherine MARRO, « Upper Mesopotamia and the Late Third Millennium Crisis Hypothesis », dans Catherine KUZUCUOĞLU & Catherine MARRO (éd.), Sociétés Humaines et Changement Climatique à la Fin du Troisième Millénaire : Une Crise a-t-elle eu Lieu en HauteMésopotamie ? Actes du Colloque de Lyon, 5-8 décembre 2005 (Varia Anatolica 19), Paris : De Boccard, 2007, p. 13-20. Émilia MASSON, Le combat pour l’immortalité : Héritage indo-européen dans la mythologie anatolienne, Paris, 1991. Claude SCHAEFFER, Stratigraphie comparée et Chronologie de l’Asie Occidentale (IIIe et IIe millénaires), Oxford, 1948. Martin L. WEST, Indo-european poetry and myth, Oxford : Oxford University Press, 2007. Calvert WATKINS, « Hittite and Indo-European Studies 2 », MSS 45 (1985), p. 245-255.
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Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 209-226. ————————————————————————————————————————
LÉGENDES DANOISES RELATIVES À LA CHUTE DE VÉHICULES HIPPOMOBILES DANS LES LIEUX AQUATIQUES Patrick ETTIGHOFFER Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
1. Introduction La plupart des trente-sept légendes considérées ici et recueillies au XIXe siècle par l’ethnographe danois Evald Tang Kristensen (1843-1929) relatent la disparition d’attelages hippomobiles dans des marais, trous d’eau ou lacs ; les victimes y sont surtout des personnages féminins : femmes d’âge mûr ou jeunes filles se rendant à leurs noces. Un nombre plus restreint (treize) concerne aussi des hommes, la plupart de condition élevée, comme c’est également le cas pour la première catégorie (cf. infra). Quelques légendes seulement relatent l’engloutissement de femmes d’âge mûr et de noble extraction dans les marais. Les légendes locales qui relèvent de cette catégorie figurent pratiquement toutes dans le troisième recueil de l’ouvrage de E.T. Kristensen1. Parmi les légendes qui rapportent de tels faits, une assez grande variété de causes préside à cette fin tragique. On peut néanmoins en distinguer trois CATÉGORIES principales : – Ire catégorie : disparition le plus souvent dans la terre, à la suite d’un présage ou d’une promesse solennelle faite à l’être aimé. – IIe catégorie : engloutissement d’une fiancée à la suite d’un accident. – IIIe catégorie : une princesse disparaît dans un lieu aquatique avec son carrosse.
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Ewald Tang KRISTENSEN, Danske Sagn, som de har lydt i Folkemunde (Tredje Afdeling : Sagn om Kjaempers Idraetter, om forskjellige Steder og om Skatte D. Forskjellige Stedsagn 1. Soer og Damme).
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Ici l’on perçoit d’emblée la relation très étroite, voire intrinsèque entre l’élément aquatique et la terre, l’univers chthonien. Ce dernier, ainsi, qu’on l’a déjà remarqué dans l’introduction de cette étude, est hautement ambigu, à la fois mystérieux et menaçant. PREMIÈRE CATÉGORIE Celle-ci fait apparaître l’engloutissement tragique de la jeune fille comme la conséquence d’un vœu qu’elle a prononcé : si elle oublie son bien-aimé et en épouse un autre, que ce soit de gré ou de force, elle s’abîmera dans la terre. Et ceci se produit effectivement le jour de ses noces alors qu’elle est sur le chemin de l’église où va avoir lieu la bénédiction nuptiale. Ce dernier thème ne peut être, bien sûr, fortuit et on le retrouve dans pratiquement tous les cas qui nous intéressent. En fait, il semble bien qu’il y ait une relation intime entre les motifs suivants : vœu, oubli ou infidélité, noces, disparitions sur le chemin de l’église. À partir de ce schéma général existent de nombreuses variantes dont deux reviennent fréquemment ; elles concernent le motif du vœu : – soit la jeune fille souhaite disparaître dans la terre si elle se montrait infidèle à son bien-aimé, l’oubliait et en épousait un autre2. – soit elle souhaite s’abîmer dans la glèbe si elle est contrainte d’épouser un homme qu’elle n’aime pas3. Dans tous les cas de figure, l’ambiguïté de l’élément chthonien ne saurait échapper : – d’un côté, il apparaît comme un lieu de châtiment d’un crime, considéré chez les Germains et singulièrement ceux du nord, comme particulièrement grave: le manquement à un serment, à un vœu, lequel revêt toujours un caractère éminemment sacré. – de l’autre, il apparaît comme l’ultime refuge en cas de contrainte menant à la rupture d’un serment On retrouve bien ici le double aspect de l’élément aquatique confondu avec le terrestre : menace, mais aussi salut, protection. Et il n’est sans doute pas exagéré d’y voir aussi, et c’est là l’essentiel, un aspect fondamental de l’eau, à savoir sa fonction purificatrice, le passage qu’elle induit d’un état de faute à un état de purification qui passe par la mort. Reviennent ici deux motifs fondamentaux déjà constatés dans les légendes ayant trait à des femmes d’âge mûr : naissance d’un lac4, engloutissement et réapparition du spectre de la victime à cet endroit5. 2 3
Nos 1729, 1733, 1734. N° 1726.
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DEUXIÈME CATÉGORIE L’on se contentera de noter ici deux éléments déjà constatés précédemment : – La fiancée et son équipage s’abîment dans les profondeurs aquatiques alors qu’elle se trouve sur le chemin de l’église où vont être célébrés ses noces. – Après le drame, le lieu est rebaptisé, sous un nom qui contient le mot « Brude », c’est-à-dire fiancée. TROISIÈME CATÉGORIE Celle-ci n’est représentée que par une seule légende6. Il y est dit que dans le lac de Revsing aurait été jadis engloutie une princesse avec son carrosse et beaucoup d’or. L’on reconnaît ici les motifs chers à ce type de légendes : – L’engloutissement d’une femme de noble condition avec son attelage. – Un trésor fabuleux transporté par le carrosse submergé. – Le caractère inviolable et sacré de l’attelage et des objets précieux: il est ajouté en effet que plusieurs personnes ont essayé de le retrouver et n’ont jusque-là repêché qu’un chaudron de cuivre. Il se peut que ce genre de tradition se rattache à des souvenirs très anciens. L’essentiel de ce légendaire se rapporte ainsi à des personnages féminins, fiancés ou dames. Dès à présent, cela nous conduit à estimer qu’il est étroitement associé à la féminité. Or, dans un tel contexte aux racines indéniablement religieuses, ce mot évoque immédiatement la fertilité et la fertilité. En effet, dans la plupart des folklores mondiaux, la féminité ne fait qu’un avec ces deux concepts. Par ailleurs, ceux-ci sont intrinsèquement, au moins dans le contexte nordique, relié à l’élément aquatique et, cela va de paire avec la mort et la renaissance (réapparition de la femme engloutie, formation d’un lac, naissance d’une source). 2. Analyse des thèmes essentiels Autour de tous les personnages féminins se concentre un ensemble de thèmes qui peuvent fournir des clefs essentielles à la compréhension et à l’interpénétration de ce légendaire. Ceci nous amènera de plain-pied à un domaine fondamental de toute tradition orale (a fortiori lorsqu’elle touche de
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N° 1729. N° 1735. N° 2362.
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près, comme c’est le cas ici, l’élément aquatique) : celui des archétypes et des symboles. Deux ensembles de thèmes vont être examinés à présent : – Le PREMIER ENSEMBLE comprend la constellation de l’attelage hippomobile (cheval et char) associé à l’engloutissement et à l’abîme ou gouffre, celui-ci étant, dans cette étude d’abord de nature aquatique. – Le DEUXIÈME ENSEMBLE concerne les motifs propres aux seuls personnages féminins. Ils se rapportent au lien rattachant la femme à l’eau et à la lune. Cet ensemble revêt deux aspects : l’un nocturne, c’est celui des eaux profondes, des eaux dormantes, mortes pour employer la terminologie propre au philosophe Gaston Bachelard7. Mais c’est aussi celui de « la lune noire » qui leur est étroitement associé. L’autre diurne, celui des eaux noires et fertilisantes ou germinatives associées à la lune bienfaisante et aux végétaux, tous deux symboles de vie. PREMIER ENSEMBLE : ATTELAGE, ENGLOUTISSEMENT ET ABÎME Mais dans le légendaire étudié ici, le cheval est d’abord et avant tout chthonien, c’est-à-dire qu’il possède une forte connotation néfaste et macabre. En cela, ces légendes s’inscrivent bien dans la tradition du folklore germanique où a perduré cette signification morbide et négative du cheval : « rêver d’un cheval est signe de mort prochaine. » Cela se retrouve également dans le lexique. Le suédois moderne emploie l’ancien mot qui désignait le cheval au féminin Mara pour exprimer le concept de cauchemar. Ce mot existe également en allemand die Mahre qui désigne un mauvais cheval. Il est remarquable que dans toutes les langues germaniques, ce mot soit féminin. Ce fait mérite d’autant plus d’être souligné que bon nombre de langues indoeuropéennes possèdent une racine similaire dont la connotation est généralement macabre ; elle renvoie aux racines qui désignent la mère, ainsi qu’à son homonyme signifiant à l’origine… une grande étendue d’eau profonde, c’est que celle-ci revêt, en tant qu’abîme aquatique « un aspect terrifiant et infernal ». Certes, c’est une banalité que d’affirmer l’omniprésence de l’eau en Europe du Nord et singulièrement en Scandinavie. Que ce soit l’Allemagne du Nord, le Danemark la Suède, la Norvège ou l’Islande, l’on ne peut s’imaginer ces différents pays autrement que sous l’aspect de marais et tourbières, de fjords, lacs ou plages entourées de dunes, de hautes falaises. Il va dès lors de soi que cet environnement profondément marqué par l’eau n’a pu que façonner l’âme de ses habitants au point d’ailleurs qu’ils semblent souvent ne plus faire qu’un 7
Gaston BACHELARD, L’eau et les rêves, Paris : Joseph Corti, 1942.
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avec lui. Et sachant combien l’univers naturel exerce une influence décisive sur l’inconscient collectif, sur les archétypes, il s’ensuit tout naturellement que le légendaire de ces peuples reflète largement cet état de fait, sans pour autant devenir une exclusive. Il va sans dire que, de par cette abondance d’eau, l’univers mental nordique s’avère être aux antipodes de celui des peuples issus de contrées méridionales telles que le Moyen-Orient, où l’eau constitue un bien très convoité parce que rare. La maîtrise de l’eau n’est donc pas, à première vue, l’enjeu majeur des Scandinaves. Mais lorsque l’on étudie la climatologie, l’histoire géologique de ces contrées septentrionales, l’on s’aperçoit qu’elle peut, à certains moments de l’évolution naturelle, devenir un réel problème, et, pis encore, une véritable source d’angoisse, car elle constitue alors une menace, à la fois pour l’individu et pour la collectivité toute entière. Ainsi en fut-il des nombreuses transgressions marines qui eurent lieu tant sur le littoral de la Mer du Nord que sur celui de la Baltique entre 8500 et 3500 av. J.-C. Sans parler des tempêtes qui sapent les falaises des côtes et des îles : celles de Helgoland pour ne citer que le plus célèbre de ces cas. Ou bien encore ces tourbières et marais qui dans le passé ont englouti maint voyageur ou véhicule égarés. Ce dernier point a d’ailleurs suscité dans l’imaginaire collectif la naissance d’un légendaire aux traits bien délimités ; c’est en particulier le cas dans les régions où le paysage est caractérisé par ce type de lieux aquatiques : nord-est des Pays-Bas, Allemagne du Nord, Jutland et îles danoises, sud de la Suède et de la Norvège. À première vue, cet ensemble de légendes confirme le fait que l’eau représente une réelle menace pour l’homme et ce d’autant plus, qu’étant essentiellement stagnante, elle se retrouve souvent associée à l’élément chthonien, très ambigu, mystérieux et, par là même, menaçant. 3. La démarche Après une classification s’articulant essentiellement autour des victimes de l’eau stagnante (femmes, fiancées, dans la majorité des cas), cette étude s’attachera à l’analyse des thèmes essentiels de ce légendaire, après les avoir dégagés, puis d’en faire ressortir le symbolisme en essayant de retrouver les archétypes qui en constituent le fondement. 4. Classification Enfin dans quatre légendes, seuls sont mentionnés les attelages. Ce peutêtre dû aux aléas de la transmissions orale (oublis de la part des narrateurs interrogés par E .T. Kristensen ?).
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Légendes où des femmes d’âge mûr (« dames ») sont englouties avec leur attelage Pour la totalité de ces textes, il s’agit apparemment d’accidents : soit la femme poursuivie cherche refuge dans un marais pour y disparaître ensuite : c’est, somme toute, un aspect protecteur de l’univers aquatique8, soit c’est l’engloutissement pur et simple, sans autre explication ; soit il s’agit d’un incident qui mène à la catastrophe : les chevaux s’emballent9, ils s’enlisent dans un bourbier10. Mais dans ce cas11, il est rapporté que la femme et les chevaux sont sauvés ; cependant c’est là un cas exceptionnel. Le carrosse en revanche est englouti. Quant au texte n° 1815, où les chevaux s’emballent, il apporte trois précisions d’importance : – La riche propriétaire transporte avec elle un trésor. – Près de l’endroit où elle est engloutie, il y a une source nommée « Source de la Dame » (« Fruekilde »). – La dame reparaît la nuit du Nouvel An, hantant les collines alentour pour disparaître ensuite… dans la source. Légendes où des fiancés ou des jeunes filles disparaissent avec un attelage hippomobile Néanmoins ce sont des fiancées ou des jeunes filles qui sont pour la majorité , victimes de pareils engloutissements. Parmi les légendes qui rapportent à de tels faits, une assez grande variété de causes préside à cette fin tragique. On peut nonobstant en distinguer trois catégories principales : – Disparition le plus souvent dans la terre, à la suite d’un présage ou d’une promesse solennelle faite à l’être aimé. – Engloutissement d’une fiancée à la suite d’un accident. — Une princesse disparaît dans un lieu aquatique avec son carrosse. Ici l’on perçoit d’emblée la relation très étroite, voire intrinsèque, entre l’élément aquatique et la terre, l’univers chthonien. Ce dernier, ainsi qu’on l’a déjà remarqué dans l’introduction de cette étude, est hautement ambigu, à la fois mystérieux et menaçant. PREMIÈRE CATÉGORIE. — Celle-ci fait apparaître l’engloutissement tragique de la jeune fille comme la conséquence d’un vœu prononcé par celleci : si elle oublie son bien-aimé et en épouse un autre, que ce soit de gré ou de 8
N° 1736. N° 1848. 10 N° 1815. 11 N° 1820. 9
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force, elle s’abîmera dans la terre. Et cela se produit effectivement le jour de ses noces alors qu’elle est sur le chemin de l’église où va avoir lieu la bénédiction nuptiale. Ce dernier thème ne peut-être, bien sûr, fortuit : et on le retrouve dans pratiquement tous les cas qui nous intéressent ici. En fait, il semble bien qu’il y ait une relation intime entre les motifs suivants : vœu, oubli ou infidélité, noces, disparition sur le chemin de l’église. À partir de ce schéma général existent de nombreuses variantes dont deux reviennent fréquemment : elles concernent le motif du vœu : – soit la jeune fille souhaite disparaître dans la terre12 si elle se montrait infidèle à son bien-aimé, l’oubliait et en épousait un autre ; – soit elle souhaite s’abîmer dans la glèbe si elle est forcée, contrainte d’épouser un homme qu’elle n’aime pas13. Dans tous les cas de figures, l’ambiguïté de l’élément chthonien ne saurait échapper : – d’une part, il apparaît comme le lieu de châtiment d’un crime, considéré chez les Germains, et singulièrement les Germains du Nord, comme particulièrement grave : le manquement à un serment, à un vœu, lequel revêt toujours un caractère éminemment sacré ; – d’autre part, il apparaît comme l’ultime refuge en cas de contrainte conduisant à la rupture d’un serment. On retrouve bien ici le double aspect de l’élément aquatique confondu avec le terrestre : menace mais aussi salut, protection… Et il n’est sans doute pas exagéré d’y voir aussi — et c’est essentiel — un aspect fondamental de l’eau, à savoir sa fonction purificatrice, le passage qu’elle induit d’un état de faute à un état de purification qui passe par la mort. De là à parler de rite de passage, il n’y a qu’un pas que l’on est ici en droit de franchir. Reviennent ici deux motifs fondamentaux déjà constatés dans les légendes se rapportant à des femmes d’âge mûr : naissance d’un lac14, engloutissement et réapparition du spectre de la victime à cet endroit15. DEUXIÈME CATÉGORIE. — Dans la deuxième catégorie, on se contentera de noter deux éléments déjà constatés précédemment : – La fiancée et son équipage s’abîment dans les profondeurs aquatiques alors qu’elle se trouve sur le chemin de l’église où vont être célébrées ses noces. – Après le drame, le lieu est rebaptisé sous un nom qui contient le mot « brude », c’est-à-dire fiancée. 12
N°s 1729-1733-1734. N° 1726. 14 N° 1729. 15 N° 1735. 13
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TROISIÈME CATÉGORIE. — Elle n’est représentée que par une seule légende16. Dans celle-ci, il est dit que dans le lac de Revsing aurait été jadis engloutie une princesse avec son carrosse et beaucoup d’or. On reconnaît ici les motifs chers à ce type de légendes : – l’engloutissement d’une femme de noble condition avec son attelage – le trésor fabuleux transporté par le carrosse submergé – le caractère inviolable et sacré de l’attelage et des objets précieux : il est ajouté en effet que plusieurs personnes ont essayé de le retrouver et n’ont jusque-là repêché qu’un chaudron en cuivre. Il se peut que ce genre de tradition se rattache à des souvenirs très anciens. L’essentiel de ce légendaire se rapporte ainsi à des personnages féminins fiancées ou dames17. Dès à présent, cela nous conduit à estimer que ce type même de légendes est étroitement associé à la féminité. Or, dans un tel contexte aux racines indéniablement religieuses, ce mot évoque immédiatement la fécondité et la fertilité. En effet dans la plupart des folklores mondiaux, la féminité ne fait qu’un avec ces deux concepts. Par ailleurs, ceuxci sont intrinsèquement, au moins dans le contexte nordique, reliés à l’élément aquatique et, cela va de pair avec la mort et la renaissance (réapparition de la femme engloutie, formation d’un lac, naissance d’une source). Attelage hippomobile et engloutissement Dans toutes les légendes examinées ici le thème de l’attelage hippomobile ne fait qu’un avec la notion d’engloutissement. Cela suffit à lui seul à en souligner l’importance. Incontestablement, l’on touche ici au « noyau dur » de ce type de tradition populaire, non seulement à sa signification symbolique profonde, mais aussi à sa dimension authentiquement poétique. Le concept d’attelage hippomobile sous-entend deux éléments hautement symboliques : le cheval d’une part et le char voire la roue d’autre part. Le premier, le cheval, présente dans la tradition orale et la littérature deux côtés qui pour être contradictoires de prime abord, n’en sont pas moins complémentaires et finalement profondément imbriqués : il est à la fois chthonien et solaire. Ce bref recours à l’étymologie tend à montrer combien sont associés dans l’inconscient collectif des peuples indo-européens les concepts de cheval, de mort, de mère et d’abîme aquatique (mer, lac, étang). 16
N° 2362. Seules huit légendes concernent les seuls personnages masculins : cf KRISTENSEN, op. cit., n°s 1821, 1822, 1823, 1826, 1836, 1842, 1847, 1850. Ils sont, à notre avis, trop minoritaires pour apporter un élément supplémentaire à cette étude. Seul point à souligner cependant : sur les huit récits, cinq, soit la majorité, se rapportent à des personnages de condition élevée. 17
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Si le cheval chthonien est ainsi associé très étroitement à une étendue d’eau profonde c’est que celle-ci revêt, en tant qu’abîme aquatique « un aspect terrifiant et infernal »18. Mais qu’en est-il de l’aspect solaire de la symbolique hippomorphe ? En fait, et malgré les contradictions apparentes, le cheval est ici totalement assimilable au cheval chthonien. En effet, ce n’est pas tant au soleil en qualité de luminaire qu’est associé, dans les légendes étudiées, le noble quadrupède mais au soleil figurant la marche redoutable du temps. Ceci repose d’ailleurs sur l’observation de sa course qui résume en vingt-quatre heures le cycle vital propre à toute créature : naissance, vie et mort. Le char Ces trois derniers thèmes (naissance, vie, mort) sont également symbolisés par le motif du char et de la roue, métaphores du voyage, du déplacement autant qu’attributs solaires. Tout comme le cheval, le char offre une image fort complexe, à la fois positive et négative. En fait, il symbolise en dernier ressort le cycle dans lequel fusionnent les contraires (chthonien et héliaque). À ce titre, il possède à la fois une face sécurisante : « …il est ce garant d’intimité au même titre que la roulotte et la nef »19) Mais par ailleurs, il peut, en même temps « consteller20 » avec le cheval pour symboliser la chute dans le gouffre aquatique ou infernal et donc l’anéantissement, la mort. Cela apparaît très nettement dans la légende n° 182221. Ce texte comparativement long relate comment un évêque danois assiégé par un autre prélat suédois croit trouver le salut dans la fuite : il ordonne à son valet d’atteler la voiture et s’enfuit dans celle-ci, emportant avec lui ses biens les plus précieux. On trouve là, inextricablement mêlés, les thèmes mythiques du changement provoqué par le départ et du confort intime, de la sécurité, procurés par le véhicule. L’évêque croit, par ce « voyage-fuite », échapper au danger, mais tout ceci n’est qu’illusion, fuite en avant. Car en fait, c’est à la mort que va conduire cet attelage dans lequel l’ecclésiastique avait placé tout espoir de survie. A tel point qu’il était allé jusqu’à placer dans le véhicule ce qu’il possédait de plus précieux ; c’est également le cas de la dame dans la légende 1815 qui, elle, transporte un trésor. De salvateur et positif, l’attelage 18
Cf. Gilbert DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, introduction à l’archétypie générale, Paris, 1969, 1992, p. 83. 19 Ibid., p. 377. 20 Loc. cit. 21 Cf. KRISTENSEN, Danske Sagn tome 3, p. 359. Voir aussi celle où une dame transporte un trésor avec elle : n° 1815.
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se charge alors d’une connotation nettement néfaste: au bout de cette course folle, il y a l’abîme aquatique, ici un étang où va sombrer avec ses occupants et son chargement le véhicule, devenu quasiment infernal… Le confort sécurisant de la voiture était en fait le sommeil trompeur précédant le trépas : l’aventure, le changement que promettait le « voyage-fuite », la mobilité que sous-entendent ces thèmes sont ici comme neutralisés par la stagnation des eaux dormantes qui vont bientôt engloutir tout ce mouvement. Dans d’autres légendes22, l’étendue d’eau stagnante est chargée d’un contenu positif23 et en même temps négatif car il symbolise l’abîme, la chute et, en définitive, la mort. L’on voit ainsi combien les motifs étudiés (cheval, char, abîme, engloutissement) sont étroitement imbriqués. Aussi l’aspect solaire du char n’apparaît jamais ici de manière univoque, c’est-à-dire sous une apparence céleste et flamboyante. Il est toujours indissociablement mêlé à l’aspect chthonien. Ce fait est dû à la signification profonde du char : en tant que vecteur du Soleil, celui-ci est forcément voué à l’engloutissement, tout comme l’astre lumineux s’abîme, le soir venu, dans l’eau ou la terre. Ce phénomène naturel (coucher du soleil) devient alors dans l’inconscient collectif l’archétype même de tout engloutissement : le retour dans le sein maternel, cette sorte de doux anéantissement, pendant de la chute brutale entraînant la mort par noyade. La réapparition de certains éléments du char rétablit le cycle éternel naissance-vie mort et renaissance dont le soleil offre le spectacle quotidien. Le fait que la roue, symbole héliaque par excellence, soit souvent l’unique rescapé du drame de l’engloutissement et réapparaisse au jour ou à la lumière après avoir reposé au fond de l’eau est la traduction faite par la tradition populaire du retour du soleil matinal à la suite de son avalement vespéral : aussi les légendes numéros 1730, 1731/32, retrouve-t-on encore les roues de la voiture nuptiale. Ainsi le thème de l’attelage, lié à l’engloutissement et englobant celui du cheval et du char, présente-t-il dans ces légendes un caractère fort complexe, davantage aquatique, chthonien que proprement héliaque. En même temps, que le changement de lieu, le départ et le voyage, étroitement associés au sentiment d’intimité et de sécurité, l’attelage symbolise ici la chute dans l’abîme, métaphore du couchant. L’engloutissement et l’abîme Le symbolisme de l’engloutissement et de l’abîme présente ainsi une profonde unité dont relève aussi l’attelage. Ce remarquable isomorphisme des 22
Nos 1736 et 1737. Légende n° 1736 : où il est dit littéralement : Hun flygtede ud i en Mose, c’est-à-dire : « Elle s’enfuit dans un marécage… » 23
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images de la descente et de l’abîme ne doit cependant pas masquer les différences d’aspect et de nature de chacun de ces deux archétypes. L’abîme est présenté soit comme aquatique (eau stagnante ou eau viverivière), soit comme un gouffre qui s’ouvre brusquement dans la terre, pour engloutir les victimes et devenir ensuite une étendue d’eau. L’abîme aquatique est souvent qualifié de profond et d’ insondable (en danois bundloest dybt ; le mot Afgrund, abîme, désigne ce qui est sans fond) : certaines légendes24 insistent sur cet aspect essentiel par son symbolisme. En effet, l’idée de profondeur associe, ici comme ailleurs, les concepts d’intimité et de refuge. La première est avant tout protectrice : la profondeur est un « abri à toute épreuve, inviolable »25. En cela, on peut considérer l’abîme aquatique comme un symbole des entrailles maternelles, dispensatrices de chaleur, de bien-être et de sécurité. Il est alors souvent associé au motif du trésor26. Dans la première, l’insistance mise à souligner la profondeur où gît ce dernier (double répétition de l’épithète dybt profond, qui répond, tel un écho, au substantif Dybet, la profondeur) est particulièrement remarquable. Les objets précieux emportés par la dame puis engloutis avec elles sont « symboliques de toutes les intimités », ainsi que l’exprime Gilbert Durand27, à propos de l’or. Dans l’autre légende28, l’intimité protectrice entourant le trésor englouti de la princesse est d’autant plus forte qu’il n’est donné aucune précision sur la chute dans l’eau ou le mode d’engloutissement. L’image la plus fréquente de l’abîme est celle du trou d’eau (Vandhul en danois) ou du puits (Poet). Elle représente à la fois l’ouverture buccale et l’archétype de la descente aquatique ou avaleuse, d’où son ambigüité extrême : s’y mêlent de façon indissociable des valeurs à la fois positives : « intimité protectrice du ventre digestif ou incubateur »29, comme les qualifie Gilbert Durand30, et négatives : celles de la chute et du péché ; mais alors, cette dernière est comme atténuée, amortie : les connotations négatives d’angoisse et d’effroi liées à l’abîme et à la chute sont finalement converties « en délectation de l’intimité lentement pénétrée ». L’expression même de cette ambivalence est le verbe danois at synke qui signifie « couler, sombrer », employé dans bon nombre de légendes31 ; plus que tout autre, il s’avère propre à rendre compte de ce double aspect. 24
Nos 1815, 1817, 1819, 1827, 1828. Cf. DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, p. 227. 26 Cf. les légendes nos 1815 et 2362. 27 DURAND, op. cit., p. 299. 28 N° 2362 29 DURAND, loc. cit. 30 Loc. cit. 31 os N 1726, 1728, 1730, 1731, 1734, 1823, 1824, 1828, 1842, 1848, 2362. 25
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S’ajoute à l’aspect négatif de ce thème, le symbole de l’anéantissement : le trou d’eau ou le puits sont isomorphes des ténèbres. Ces dernières neutralisent en quelque sorte le dynamisme, le mouvement, symbolisés par le thème de l’attelage : parfois cette neutralisation est comparable à une sorte d’engluement, de paralysie : c’est le sens profond du motif de la tourbière (en danois Törvemose) ou de ses synonymes : Morads (à la fois marécage et bourbier), Dyndet (la boue), Sigen (l’eau stagnante, la mare), Bloeden (le sol fangeux, la bourbe, cf. la locution at gaa fast i Bloeden « s’embourber »). Dans cette dernière, se cristallise toute la connotation négative de l’engluement et de la paralysie du mouvement. La légende n° 1820 illustre parfaitement cela : ce n’est pas la dame vertueuse (elle va à l’office) qui est ainsi victime du bourbier (en danois et stort Morads), ni même le cheval, tous deux seront sauvés de l’engloutissement, mais le carrosse (Karmen), symbole même du changement de lieu, du voyage et par là-même du mouvement. Même si l’avalement a une connotation d’abord digestive et ne possède pas, en cela, qu’un aspect négatif32, il comporte un côté nettement néfaste : le tube digestif « axe du développement du plaisir »33, archétype du trou, peut devenir synonyme de « Tartare ténébreux »34, de labyrinthe étroit et angoissant. En tant que tel, il représente, au-delà de la chute individuelle (la faute) qui entraîne la mort et la décomposition de la personne, le terme ultime de l’évolution universelle, la fin des temps, c’est-à-dire le retour aux ténèbres antérieures à la genèse du monde, figuré par le coucher du soleil. Il se révèle être alors l’image du chaos originel, l’instant précédant le lever de l’astre et, sur le plan individuel et psychologique, l’indétermination de la vie fœtale. De nature cosmogonique, l’abîme aquatique symbolise donc « globalement les états informels de l’existence »35, c’est-à-dire, la vie prénatale, fœtale dans le sein maternel ou celle après la mort (archétype du sépulcre).
DEUXIÈME ENSEMBLE : LA FEMME, L’EAU ET LA LUNE Ce qui, de prime abord, met la femme en rapport avec l’eau, c’est la relation établie par la tradition populaire entre la formation d’une étendue 32
Gaston BACHELARD ne disait-il pas que « … l’avalage n’est pas un malheur véritable », dans son ouvrage « La terre et les rêveries du repos », cité par DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, p. 239, cf. aussi Carl Gustav JUNG, L’homme à la recherche de son âme, Genève : Édition du Mont-Blanc, 1950, p. 344, également cité par DURAND, op. cit., p.132, n. 1. 33 DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, p. 133. 34 Loc. cit. 35 Cf. Alain CHEVALIER & Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1982, p. 2-3, s. v. « l’abîme ».
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aquatique et la disparition d’un personnage féminin. On retrouve cela dans cinq légendes du recueil de E. T. Kristensen cité jusqu’à présent36 et dans un texte tiré d’un autre ouvrage du même auteur « Légendes populaires jutlandaises »37 : la légende n° 13038. D’autres légendes font état de lieux aquatiques qui portent des noms féminins : ainsi les nos 1727 à 1731, 1736/37, 1817, 1848 du recueil dont il a été question jusqu’à présent. L’on ne sait si ces toponymes ont précédé effectivement la tradition populaire : elle serait alors une tentative d’explication, ou si c’est l’inverse qui s’est produit. Quoi qu’il en soit, le lien avec la femme apparaît clairement ici et tout se passe comme si l’inconscient collectif associait d’emblée la femme à l’élément aquatique. Or ce rapport semble fort complexe, l’eau revêtant, comme l’a bien montré le philosophe Gaston Bachelard, de nombreux aspects, étroitement imbriqués. Les uns sont plutôt négatifs, car reliés à l’eau dormante noire ; les autres présentent un caractère nettement plus positif puisqu’ils sont en rapport avec les symboles de vie et de « fertilité-fécondité » : ainsi la source et le végétal. La lune « noire » et l’eau stagnante, ténébreuse et néfaste L’inconscient collectif rapproche la femme et l’eau, car la liquidité est caractéristique même des menstrues, ou plus exactement, de l’élément aquatique néfaste, qui représente le sang menstruel noir. Du fait de ce rapport avec l’archétype menstruel, les eaux sont elles-mêmes associées à la lune, ne serait-ce qu’à cause de leur soumission au flux lunaire : l’on songe là immédiatement au rapport existant entre l’astre nocturne et les marées. La lune apparaît comme l’autre grande manifestation dramatique du temps, pendant nocturne du soleil diurne. Mais, contrairement à l’astre, qui, égal à luimême, sauf rares exceptions (éclipses) ne disparaît que l’espace d’une nuit, la lune, elle, s’avère être très changeante »soumise à la temporalité et à la mort »39 : en effet, elle croît, décroît, disparaît puis reparaît. Les traditions populaires, scandinaves entre autres, imaginant qu’elle est engloutie trois jours durant par un monstre, la désignent fréquemment sous le terme de « lune noire ». En effet, elles la considèrent comme le premier mort et l’assimilent étroitement au destin. Elle devient alors chthonienne et funéraire. Sa disparition entraîne l’apparition de la nuit noire associée à l’abîme, soit celui du chaos ténébreux des origines, soit celui des ténèbres infernaux des derniers jours. Au sein des traditions folkloriques, le minuit sinistre a laissé de nom36
Ce sont les nos 1726, 1729, 1733, 1815, 1849. E. T. KRISTENSEN, Jyske Folkesagn », paru chez Gyldendal, Kjöbenhavn, 1876. 38 Ibid., p. 95. 39 Cf. Mircea ÉLIADE, Traité d’histoire des religions, Paris : Payot, 1949, p. 155, cité par DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, p. 111. 37
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breuses croyances terrifiantes que l’on retrouve dans les légendes étudiées ici : c’est l’heure où apparaissent les fantômes des victimes disparues avec leur attelage au fond des puits, trous d’eau et autres étangs ou marais. Un autre ethnographe danois. K. Rask a publié un recueil de légendes populaires de son pays40 ; dans le premier livret, il est rapporté que « l’on entend encore parfois des cris étranges dans l’étang, lorsque tombe la nuit et personne n’aime alors passer par là ». De même, le texte n° 131 des Jyske Folkesagn samlede af Folkemunde, Tredje Samling Kjoebenhavn, également publiées par E. T. Kristensen41, nous dit que la fiancée, emportée dans les entrailles de la terre par un Trold (orthographe danoise), hante les lieux sous la forme d’une « Dame Blanche », quand vient la nuit. Dans ce type de tradition, les ténèbres apparaissent comme quelque chose de profondément néfaste et angoissant. Aussi serait on tenté de voir dans l’engloutissement de personnages féminins un lointain souvenir du « drame lunaire » (= disparition de la lune). Quant à l’eau néfaste, l’eau stagnante et ténébreuse, c’est celle des marais, marécages et autres bourbiers. Dans les légendes qui font l’objet de cette étude, l’eau, le plus souvent dormante des étendues d’eau semble attirer vers elle le déplacement symbolisé par l’attelage. Elle est une sorte de piège fascinant. Cela est d’autant plus le cas que ces lieux aquatiques s’avèrent souvent être entourés de collines pentues, sortes de précipices, renforçant cette impression d’attirance vers le bas : ainsi dans la légende n° 1816, il est dit Brudesoe Bakke, som har en meget stejl Skraent : « La colline du “Lac de la fiancée” qui a une pente très abrupte ». Dans la légende n° 1871, le narrateur affirme : Der er stejle Brinker ned til den, c’est-à-dire : « … Il y a des berges pentues qui y descendent. » Dans ce cas précis, la descente irrésistible vers l’eau stagnante et noire (le lac s’appelle moerk Soe, « Lac Sombre ») paraît intimement liée à la féminité puisque seule la jeune fille, et non le valet de ferme, dévale la pente dans une charrette pour être précipitée dans le « Lac Sombre ». D’ailleurs aucune de ces légendes ne fait état d’hommes ainsi attirés par l’eau dormante noire. Le thème du voyage sans retour est devenu ici celui du voyage interrompu : le déplacement est définitivement figé, le temps semble à jamais arrêté et l’eau stagnante ténébreuse devient comme la tombe du temps. C’est là une particularité de ce légendaire qu’il faut d’autant plus souligner que, dans bon nombre de traditions populaires l’eau sombre féminine est courante (fleuves, 40 Dans la revue intitulée : Morskabslaesning for den danske Almue, Kjoebenhavn, Udgiverens Forlag 1839/1841, c’est-à-dire : « Lecture distrayante pour le public danois ». 41 E. T. KRISTENSEN, Jyske Folkesagn samlede af Folkemunde, Tredje Samling Kjoebenhavn, 1876, p. 96 (« Légendes populaires jutlandaises, Troisième recueil »).
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rivières). Ici, aucune des victimes féminines ne se noie dans une eau courante. La seule victime d’une eau courante (rivière) est un homme42. Et l’on chercherait en vain ici le thème d’Ophélie et de sa longue chevelure, symbole menstruel de l’eau noire qui s’écoule. C’est donc l’idée de paralysie du mouvement, et de fascination exercés par l’élément aquatique qui domine ici : l’eau féminine y est d’abord dormante, stagnante. Elle avale les attelages, symboles du déplacement et, dans une certaine mesure, du temps qui court, comme elle attire à elle ces horloges cosmiques que sont le soleil et la lune. L’eau vive fertilisante des sources et le végétal symbole de vie Comme les thèmes précédemment étudiés (engloutissement, abîme), celui de l’eau lunaire n’est jamais univoque : il est, lui aussi, chargé de valeurs à la fois positives et négatives. À l’eau stagnante noire qui avale le temps symbolisé par le soleil ascendant et la lune, répond dans les mêmes légendes, le thème de l’eau vive fertilisante auquel est lié celui du végétal et de la lune blanche, grand symbole agraire. Le thème de l’eau vive fertilisante ne se rencontre certes que dans trois des légendes en question : dans le recueil Jyske Folkesagn (« Légendes populaires jutlandaises ») au n° 130 et, dans celui des Danske Sagn … (« Légendes Danoises »), les nos 1815 et 1849. Mais la richesse et la force symboliques qui s’en dégagent sont telles que l’aspect néfaste de l’eau stagnante noire s’avère largement relativisé. Parmi les trois légendes citées, c’est sans doute le numéro 1849 qui contient le plus de motifs symboliques susceptibles d’élucider le sens profond de l’eau fertilisante. Il y est fait allusion à la présence d’un petit trou vert, la couleur du cycle végétal, de la fertilité, donc de l’espérance, dans lequel se trouve de l’eau en permanence : c’est là le thème de la source qui ne tarit jamais, même lorsque la sécheresse est intense. Ce fait est encore renforcé par l’image des fougères qui croissent tout autour de l’eau : Der er et lille groent Hul,hvor der altid er Vand i, og smaa Bregner rundt omkring Hullet. Endnu i fjor, det var saa toert et Aar, var der Vand i Kilden (« Il y a un petit trou vert où se trouve toujours de l’eau, et de petites fougères tout autour du trou. L’an dernier encore, qui fut pourtant une année si sèche, il y avait de l’eau dans la source. ») Ici les fougères, censées se renouveler continuellement, symbolisent l’archétype du végétal. Celui-ci, tel le soleil et la lune, sert à la mesure du temps, mais contrairement à ces corps célestes, il est mesure verticale et non horizontale. Il privilégie ainsi la seule phase ascendante du cycle. Ce 42
N° 1836.
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symbolisme est double si l’on garde à l’esprit que la dame en question vient d’être « avalée » brusquement… dans la terre et non dans l’eau. D’ailleurs, la dernière phrase du texte ne laisse aucun doute sur les causes de cet avalement : sa méchanceté à l’égard des paysans et des pauvres. Or, malgré les apparences négatives de ce personnage féminin, c’est bel et bien le destin de cette dame qui est ici symbolisé par le végétal se régénérant sans cesse. Cela peut en effet contredire totalement la fonction première de l’engloutissement qui est précisément de bannir l’âme fautive de la morte au fond de l’eau ou de la terre, ce que les Scandinaves désignent par le terme quasiment intraduisible de Nedmaning. Or comme le végétal est verticalité ascendante, de même l’être humain est cet être vertical qui tend vers le haut. Mais celui-là se trouve également enraciné dans les profondeurs de la terre nourricière et maternelle ; ici la chute cosmogonique redevient lente et positive. On le voit, la fougère symbolise tout à la fois l’ascension et la descente, le destin de l’homme et de l’univers. C’est là que s’impose l’image du « Grand Frêne des Mondes », la Weltesche des Germains Continentaux et l’Yggdrasill de la mythologie scandinave, l’arbre du monde et de la vie, axe de l’univers, tout comme Irminsul, littéralement la « Colonne Géante » son pendant chez les Ingvaeones du nord-ouest de la Germanie, en gros la Basse-Saxe actuelle. Il fait le lien entre le ciel et la terre. Yggdrasill est vitalisé par la triple source de vie de la fontaine primordiale, Urdr. Celle-ci alimente les trois racines du Grand Frêne, près desquelles se trouvent les trois « Nornes », génies du destin. L’on perçoit, ici encore, la relation très étroite qui unit d’une part le végétal à l’eau fertilisante, fécondante, source de vie, d’autre part à toute destinée, animale comme humaine : serpents ou cerfs se nourrissent des racines, des écorces et des feuilles du frêne que la source de vie régénère sans cesse. « Le Frêne des Mondes », Yggdrasill s’avère être ainsi un condensé de toute vie entre les abîmes infernaux et les cieux. Il est donc tentant de voir dans l’image de la fougère au bord de la source, un lointain souvenir du » Grand Frêne des Mondes » demeuré enfoui au fond de l’inconscient collectif scandinave et ce d’autant plus que le mythe rejoint ici pleinement l’archétype, au point de se confondre avec lui. La chute fautive est ici transcendée ; au-delà du maintien dans le chaos infernal de la fin des temps, il y a l’espérance de la renaissance. Le symbole du végétal transcende la cyclicité à laquelle sont également soumis soleil et lune. Autrement dit, c’est la fuite du temps elle-même qui est surmontée. Le symbolisme de la fougère mène à une collaboration dynamique avec le devenir qui fait du temps l’allié de toute maturation et de toute croissance, le tuteur vertical et végétal de toute progression : c’est en particulier le cas dans de deux
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légendes . L’on voit aussi le rapport étroit et évident entre l’eau fertilisante, fécondante de la source dispensatrice de vie sans cesse régénérée et la femme génitrice, incarnation du principe de fécondité-fertilité. L’eau qui ne gèle jamais : un autre symbole de vie Deux légendes44 associent la mort d’une femme et le fait que le lieu du drame (source ou trou d’eau) ne gèle jamais (en danois : … som aldrig fryser til). L’image de l’eau gelée étant évidemment un symbole de mort, l’on saisit immédiatement le sens métaphorique de cette négation : le cycle vital exprimé par l’écoulement de l’eau dont le mouvement n’est jamais interrompu, malgré le froid qui, lui, est hostile à toute vie. Dans la légende n° 1842, un homme est chargé d’aller quérir une sagefemme pour délivrer une paysanne en proie aux douleurs de l’accouchement. Chemin faisant, il rencontre d’autres hommes en train de faire bombance. Il se joint à eux et oublie complètement sa mission. Le lendemain, il veut rentrer chez lui, mais alors qu’il passe à gué un cours d’eau, lui et son attelage sont engloutis. Ici la présence féminine n’est évidemment pas fortuite ou secondaire : la femme est victime de l’égoïsme masculin. Le texte n° 1842 rend cependant compte d’un méfait plus grave : la négligence de l’homme revêt un caractère quasiment sacrilège entraînant sa chute. Mais le fait que le trou où il est englouti ne gèle jamais, symbolise le lien rétabli après sa disparition avec la chaîne ou le cycle de vie. Ce dernier n’est jamais interrompu et ainsi la chute dans l’abîme infernal est transcendée, la vie triomphe de la mort, comme peutêtre la naissance d’un enfant effacera la mort probable de la mère… Dans ce cas précis, c’est l’immortalité du principe de la fécondité, donc de la vie qui est sous-jacent comme dans les légendes où la disparition d’une femme (vierge ou « dame ») donne naissance à une source ou à un point d’eau. 5. Conclusion Que ce soit avec l’eau dormante, ténébreuse et paralysante ou avec l’eau vive fertilisante et fécondante, la femme est dans ces légendes en rapport très étroit avec le milieu aquatique. En fait, même si ces deux aspects de l’eau paraissent antinomiques, ils sont indissociables l’un de l’autre. En effet, ils représentent deux faces complémentaires d’un seul et même phénomène qu’est le « cycle naturel de fructification »45. L’une représente l’enseve– 43
Nos 1826 et 1842. Nos 1842 et 1849. 45 Cf. DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, p. 334. 44
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lissement de la graine avec une latence correspondant au temps mort des lunaisons, à la lune noire ; celui-ci est en quelque sorte l’archétype dont la descente d’une femme et de son attelage dans les entrailles de la terre constitue une sorte de dramatisation symbolique. L’autre représente l’éclosion et la croissance du germe, symbolisées par la naissance d’une source ou la formation d’une étendue d’eau lesquelles favorisent l’épanouissement de la vie à proximité représentée par les végétaux comme les fougères dans la légende n° 1849. Et la femme, est en quelque sorte l’incarnation de ces deux natures fondamentales de l’élément aquatique du légendaire étudié : à la fois latence, gestation et don de la vie. RÉFÉRENCES Gaston BACHELARD, L’eau et les rêves, Paris : Joseph Corti, 1942. Alain CHEVALIER et Alain GHEERBRANT, Dictionnaire des symboles, Paris : Laffont, 1982, p. 2-3, s. v. « l’abîme ». Gilbert DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, introduction à l’archétypie générale, Paris : Dunod, 1969, 1992. Mircea ÉLIADE, Traité d’histoire des religions, Paris : Payot, 1949. Carl Gustav JUNG, L’homme à la recherche de son âme, Genève : Édition du Mont-Blanc, 1950. Evald Tang KRISTENSEN, Danske Sagn, som de har lydt i Folkemunde (Tredje Afdeling : Sagn om Kjaempers Idraetter, om forskjellige Steder og om Skatte D. Forskjellige Stedsagn 1. Soer og Damme), tome 3.
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Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 227-241. ————————————————————————————————————————
PLONGEON COSMOGONIQUE EN IRAN ANCIEN Audrey TZATOURIAN
1. Introduction Si, dans l’Avesta, le motif de l’eau est abondamment représenté, dans la liturgie comme dans la cosmogonie, le mazdéisme fait grand cas d’une mer, nommé Vouru.kaša, ̣ réservoir céleste des eaux, parfois identifiée à la voie lactée. Elle est le lieu de plusieurs exploits mythologiques, ainsi que de combats pour l’appropriation du cycle des pluies. Mais cette mer est aussi le refuge du xvarənah, force d’abondance et de création, et devient ainsi le principal terrain de lutte des forces opposées pour son appropriation. Le texte que nous allons aborder se situe dans l’Avesta récent, au cœur du Zamyad Yašt. Nous nous intéresserons en particulier au motif du triple plongeon de Fraŋrasiian pour s’approprier le xvarənah caché au fond de cette mer. • Quel est l’enjeu ? Le xvarənah est un des termes avestiques les plus débattus. Souvent traduit à tort par « gloire » ou « fortune », l’étymologie, qui le rapproche de skt. párīnas- « profusion », comme la contextualisation avestique montre qu’il s’agit d’une force d’abondance qui assure la fertilité et le développement des ressources1. Au commencement, il sert au grand dieu, Ahura Mazdā2 à créer le monde et donner forme aux êtres. Les Amešạ 1
Voir Audrey TZATOURIAN, YIMA. Structure de la pensée religieuse en Iran ancien, Paris : L’Harmattan, 2012, p. 72 et suivantes. 2 Cf. Yt 19.10. L’appropriation et l’utilisation du xvarənah sont concomitantes de la création d’un monde où toute forme d’impermanence est retranchée. Cette force permet les opérations de séparation et de disjonction qui retirent de la création les forces délétères conduisant ou accompagnant la mort (zar « vieillir », marc « détruire », friθ « se décomposer », pu « pourrir »).
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Spənta et les Yazata l’utilisent pour garder et protéger la création3, sortir le vivant de l’indistinction primordiale, établir une nomenclature des choses et des êtres, enfin régler leurs interactions. Il s’agit alors de discerner et de séparer ce qui est indifférencié. C’est à la fois une force de création et d’abondance, qui permet l’épanouissement du monde, mais aussi une force de discernement, qui permet de séparer les éléments de la bonne création de ceux de la mauvaise. Et réciproquement, le rituel bien exécuté, qui repousse les forces maléfiques au moment de l’appel des dieux, qui sépare l’Ašạ de la Druj, conduit à l’appropriation du xvarənah en tant que contrepartie rituelle qui transite par l’eau et la lumière4 pour accorder son bénéfice aux officiants. Une des formes de ce xvarənah est dite insaisissable et va retenir notre attention. • Qui est Fraŋrasiian ? Le personnage est définit par trois caractéristiques. Il est un mairya5, c’est-à-dire un homme ou un jeune homme célibataire6, avec une forte connotation péjorative, que l’on peut traduire par « vaurien, scélérat ». Il est ensuite tuiriia, qui est un patronyme, fils de Tura7. Pour finir, il est aš.varəcå8, skt. varcas « énergie, force vitale », utilisé pour le rayonnement du feu et du soleil, conduisant à la traduction de « très puissant, à la grande force ». Grand ennemi des Iraniens, ou du moins des héros iraniens, il chercha à s’approprier le xvarənah à travers les sept continents du monde9. Pour mettre dans cette entreprise toutes les chances de son côté, il sacrifie à Anāhitā10, déesse des Eaux, 100 chevaux, 1000 taureaux, 10.000 béliers, mais le sacrifice est refusé, alors que sont agréés ceux faits par ses ennemis pour l’abattre. Pour terminer sa biographie avestique, il finit sa carrière après avoir été capturé par le dieu Haoma, enchaîné et traîné jusqu’au lieu où le héros Haosrauuah le tue pour venger les crimes qu’il a commis11. 3
Cf. Yt 19.18. Par ex. Yt 5.121 et Yt 6.1. 5 Aiw 1151. 6 Jean KELLENS (communication personnelle) propose comme explication à l’échec rituel le célibat prolongé qui interdit les rites domestiques. C’est une possibilité qui n’exclue pas les autres, en particulier d’être non airiia. 7 Soit « le quatrième », soit « malade ». La traduction par « fort » est exclue, car PIE *tuH ṛó donnerait en av. *θβara. 8 Aiw col.265. 9 Yt 19.82, Dēnkard VII, 2.68-69. 10 Yt 5.41. 11 Y 11.7, Yt 17.38-42, 9.18-22, 19.77, 5.49. 4
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C’est donc un être exceptionnel, mythique, capable d’atteindre le réservoir céleste des eaux, de dépasser les frontières des continents, qui sont séparés par une mer infranchissable, et donc souvent inaccessibles aux autres héros. Tout le mythe de Fraŋrasiian se situe donc près des eaux, de sa recherche du xvarənah jusqu’à sa mort au bord du lac Caēcasta, car il s’agit, nous allons le voir, de s’approprier le pouvoir qu’elles recèlent. 2. Des eaux protectrices Fraŋrasiian se déshabille et plonge pour récupérer le xvarənah caché dans les eaux. Celui-ci s’enfuit devant lui, avec les eaux qui l’escortent et se déploient pour lui faire un refuge. S’ensuivent trois tentatives malheureuses, qui créeront trois bras de mer où il peut séjourner en paix : deux sont des lacs vairi-, le dernier une eau āp, sans doute une rivière. Trois verbes sont utilisés pour marquer la fuite du xvarənah. Le premier est formé sur la racine √ zgad12 « galoper », avec le sens de s’enfuir en galopant, et accentue l’impression de poursuite, de cavalcade pour s’échapper. Le second verbe formé sur √ tac « courir, couler (pour l’eau) » et le troisième sur √ had « se déplacer »13 qui donne le sens de « s’écarter ». Les trois sont construits avec le préfixe verbal apa « au loin, séparé », mettant en exergue, par la répétition, l’évasion précipitée. En effet, s’il est mairya, Fraŋrasiian est aussi non airiia, c’est-à-dire qu’il ne partage ni les origines ethniques ni les mythes constitutifs des Iraniens14. Le xvarənah étant désigné comme « celui des peuples iraniens », il n’est donc pas qualifié pour s’en emparer. Il s’agit alors d’une usurpation qui n’aura pas lieu grâce à la mise en mouvement du xvarənah et des eaux qui deviennent protectrices de ce qu’elles renferment. La mise en mouvement des eaux est un motif au moins par deux fois exprimé ailleurs dans l’Avesta. Tout d’abord au commencement des temps, lorsque les Frauuašiṣ déclenchent les cycles naturels15, et indiquent aux eaux 12
apa « en avant » + fra « devant » + zgad « galoper ». Jean KELLENS & Éric PIRART, Liste du verbe avestique, Wiesbaden, 1995, p. 71, traduisent par « s’asseoir », mais l’on peut penser à un dérivé de skt sidh « go, move », dont on a un dérivé en apasidh « ward off, remove, drive away » (Monier MONIER-WILLIAMS, A Sanskrit-English Dictionary: Etymological and Philologically arranged with special Reference to cognate IndoEuropean languages, Oxford, 1964, p. 53). 14 Jean KELLENS, « Les Airiia- ne sont plus des Āryas : ce sont déjà des Iraniens », dans Āryas, Aryens et Iraniens en Asie Centrale, Paris : De Boccard, 2005, p. 233-251. Il ne partage pas une histoire commune ni les mêmes caractéristiques religieuses. 15 Yt 13.53-54 « les Frauuašis montrent de beaux chemins aux eaux instaurées par Mazdā, qui, auparavant, (alors qu’elles avaient été) instaurées, demeuraient depuis longtemps au même endroit sans prendre leur cours. Voici qu’à présent elles coulent sur le chemin instauré par 13
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leurs lits et flots saisonniers, suite à l’agression de la création par les démons16. C’est cette instauration qui permet à la création de devenir mobile, insérée dans un temps fini, et régie par le principe de l’Aša, ̣ l’Ordre, malgré le mélange avec les forces maléfiques. Le second épisode est la lutte de l’étoile Tištriia avec Apaoša17, démon de l’évaporation, afin de conquérir le réservoir céleste et s’approprier les pluies. Cet épisode est un mythe saisonnier qui ne nous intéresse pas ici. On remarquera cependant dans ces deux cas que l’eau ne se déplace, n’est mise en mouvement, que suite à une agression par les forces délétères et à un contrôle par une force positive. Il en résulte, pour l’épisode cosmogonique, la création d’un temps cyclique qui se confirme par l’épisode étiologique des pluies d’été. Un dernier épisode est alors à ajouter au dossier, celui de la confrontation des forces positives et négatives pour s’approprier ce xvarənah, qui pris entre les deux parties, s’enfuit et se réfugie, avec l’aide d’Apąm Napāt18 qui seul parvient à le saisir, au fond de la mer et des lacs19 des eaux Vouru.kaša. ̣ Tableau 1 Opposants Aŋra Mainiiu Démons
Objet la création
Adjuvants
Aka Manah Aēšma Aži Dahāka
xvarənah
Frauuašis Vohu Manah Ātar Vohu Manah Aša Vahišta Ātar
Fraŋrasiian
xvarənah
Eaux
Aša Vahišta
Apąm Napāt
Résultat Mise en mouvement de la création et des cycles : eaux/ plantes/ luminaires Départ du xvarənah vers la mer Vouru.kaš ̣a pour s’y cacher
Instauration du cours des eaux
Fuite du xvarənah et création de bras de mer
Mouvement du xvarənah et des eaux
Instauration du lien entre les eaux et le xvarənah
Mazdā, au lieu qui leur a été désigné, à la (saison) déterminée comme celle des pluies, pour obtenir l’approbation d’Ahura Mazdā, l’approbation des Aməšas Spəṇtas ». trad. Jean KELLENS, « Les saisons des rivières », dans Kontinuität und Brüche in der Religions–geschichte. Festschrift für Anders Hultgard, Berlin – New York, 2001, p. 471-480, et spécialement p. 472473. 16 Yt 13.57 : daēuuanąm parō ṯbaēšaŋhaṯ daēuuanąm parō draomōhu. 17 Yt 8.20-29. 18 Apąm Napāt est « petit fils des eaux », élément à la fois igné et aquatique. 19 Yt 19.51 : zraiiaŋhō gufrahe/ jafranąm vairiianąm.
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Nous déduisons de ce tableau plusieurs éléments. Nous remarquons d’abord dans ces épisodes qu’interviennent plusieurs adjuvants. Les Frauuašiṣ sacrifient pour faire jaillir Ašạ qui agencera le cours des flots, pendant que Vohu Manah et Ātar combattent Aŋra Mainiiu qui veut empêcher le rituel20. Les mêmes combattants interviennent dans la lutte pour s’emparer du xvarənah, rejoint par Aša, ̣ mais c’est Apąm Napāt qui résoudra le problème, en cachant l’objet convoité et instaurant la place de celui-ci. Dans l’épisode de Fraŋrasiian, l’eau qui a servi à cacher la force convoitée joue le rôle de protecteur et son refuge final est le vītāpa des oiseaux21, sans doute l’arbre qui pousse au centre de l’océan. C’est par l’action d’Apąm Napāt que, lors de l’agression par Fraŋrasiian, le mouvement des eaux peut être adjuvant, grâce au lien qui a été instauré entre les deux. Or la première ligne du tableau montre que la possibilité même de mouvement des eaux fut instaurée pour réagir à l’attaque des démons sur la bonne création. Le mouvement est un recours pour préserver l’harmonie du monde, pour éviter que celle-ci ne tombe entre les mains des forces délétères. Si l’intervention divine d’Apąm Napāt établit un lien définitif entre le xvarənah et les eaux, et si les eaux se meuvent grâce à l’action première des Frauuašis, ̣ alors, la consécution entre les trois épisodes est très forte. Par conséquent, nous pouvons dire que s’approprier le xvarənah de manière illégitime est identique à l’attaque de la création toute entière. La suite du texte nous donnera de nouveaux éléments corroborant cette déduction. 3. Dé-créer Suite à ses échecs, Fraŋrasyan profère une injure qui se développe et s’amplifie au fil des trois épisodes. Les paroles grossières, quoique Panaino leur ait conféré un sens ouvertement sexuel et obscène22, restent obscures et intraduisibles. Cependant, la menace proférée est des plus révélatrices : Fraŋrasiian informe qu’il va mélanger le solide et le liquide, menace de faire retourner les choses à leur état indifférencié, et ce quel que soit la perfection dont les ait investi Ahura Mazdā.
20
Yt 13.76-77. Yt 19.82. Voir skt. vī apa « jeunes branches » Ralph L. TURNER, A comparative dictionary of the Indo-Aryan languages, Londres, 1962-1966. Cet arbre est sans doute celui au centre de la mer et porte toutes les semences cf. Yt 12.17, Vd 5.19. 22 Antonio PANAINO, « A Daevic Speech. (Yt. 19.57, 60, 63) », dans Proceedings of the Third European Conference of Iranian Studies, vol. I, Wiesbaden, 1998. 21
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Deux verbes se répondent dans cet épisode : us + pata et auua + pata. Le verbe utilisé est pata- « voler »23 avec préfixe verbal auua « jusqu’à, vers », ou avec le préverbe us « hors ». Si le xvarənah a un déplacement aquatique, celui de Fraŋrasiian est indubitablement aérien. Il sort donc de l’eau pour pouvoir insulter, menace de rendre le monde chaotique, avant de se rejeter à l’eau, pour essayer à nouveau. Pourtant, quelque chose nous gène dans cette explication, car chaque tentative serait structurée ainsi : – séquence 1 : plongeon/tentative d’appropriation/fuite du xvarənah – séquence 2 : sortie de l’eau/malédiction/ constat d’échec – séquence 3 : menace/nouveau plongeon La troisième séquence produirait à la fois la conclusion de l’échec, et l’amorce de la tentative suivante. Pourquoi amorcer le prochain plongeon dans le passage conclusif, alors que le prochain paragraphe l’expose ? Pour mieux dire : si la séquence 2 établit le constat de l’impossibilité à s’emparer du xvarənah et que la suivante, c’est-à-dire sa volonté à détruire pour se venger, est consécutive, alors pourquoi dans le même paragraphe aurait-t-on la tentative suivante ? Il y aurait une rupture logique. Nous pensons pouvoir avancer une autre possibilité. En effet, le verbe raēϑβaiieni « mélanger » est au subjonctif actif, il désigne donc une action qui n’a pas commencé à s’accomplir24, c’est-à-dire avec une connotation soit éventuelle25 soit potentielle26. La traduction peut alors en être « je veux mélanger », avec une valeur volitive, ou « je vais mélanger » nécessitant qu’une condition soit réalisée pour avoir lieu. Examinons les deux cas. La première traduction pose un problème : qu’il veuille rendre le monde au chaos est une chose, qu’il le puisse en est une autre. Or Fraŋrasiian veut détruire l’agencement harmonieux des éléments, en particulier les eaux, quel que soit le pouvoir et la force de résistance aux assauts du mal que Ahura Mazdā leur ait donné27. On voit mal comment cet homme pourrait s’y prendre, alors même que cette partie de la création a été protégée des 23 Avec souvent une valeur daēvique, voir Johnny CHEUNG, Etymological Dictionary of the Iranian Verb, Leyde – Boston : Brill, 2007, p. 299-301. 24 Jean KELLENS, Le verbe avestique, Wiesbaden, 1984, p. 260-261. 25 On ne sait pas si elle a des chances ou non de s’accomplir. 26 Elle dépend d’une condition préalable. 27 Donc quel que soient leur grandeur, leur bonté et leur beauté « masanaca vaŋhanaca sraiianaca ». De plus Y44.4 : « qui (a séparé) les eaux des plantes ? » et Y. 37.1 : « Nous sacrifions à Ahura Mazdā qui a mis à leur place respective la vache et Aša, mis à leur place respective les eaux et les bonnes plantes, mis à leur place respective le ciel, la terre et toutes les bonnes choses (intermédiaires)… » trad. Jean KELLENS, « La notion d’âme préexistante » dans Annuaire du Collège de France 2008-2009, p. 747-762, et spécialement p. 759-760. C’est donc une volonté de défaire ce qu’Ahura Mazdā a instauré lui-même.
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attaques démoniaques et d’Aŋra Mainiiu lui-même. En effet, les Frauuašiṣ ont sacrifié rituellement afin de préserver, grâce au Bon Agencement, les eaux « si bien que [Aŋra Mainiiu] n’a pu arrêter les eaux dans leurs flot, ni les plantes dans leur croissance, et que Ahura Mazdā, qui les avait instaurées ensemble, a donné à ses filles les eaux le pouvoir de couler toujours plus grosses et à ses filles les plantes de pousser »28. On voit bien que la tâche paraît impossible, aussi nuisible que puisse être Fraŋrasiian. Dans ce cas, la menace de tout mélanger serait des mots en l’air, des paroles de colères, qui feraient double emploi avec les injures proférées. Mais il est peu probable que ces paroles aient aussi peu de sens. Envisageons le cas d’un sens potentiel, c’est-à-dire dépendant de la réalisation d’une première action. Cette première action, quoique elliptique dans la phrase, se trouve bien dans le texte : ayant déjà eu lieu malgré son échec, et devant être retentée pour que la menace puisse ce réaliser, il s’agit de la possession du xvarənah. La condition se manifeste d’elle-même au sein du même paragraphe : il doit replonger car il faut le xvarənah pour dé-créer le monde. Voir en annexe Structure du Yt 19.56-64 La menace de mélange n’est donc pas la conséquence de son échec comme volonté de vengeance, mais bien ce qui motive Fraŋrasiian à s’approprier le xvarənah. Ainsi, seule la première tentative n’exposerait pas, en son premier paragraphe, la volonté du bandit, qui serait remplacée par la phrase introductive comme quoi le personnage rôde autour de la mer cherchant à s’approprier l’objet de sa convoitise. Il ne s’agit donc pas de vengeance suite à son échec mais bien de la volonté première du bandit. En voulant s’approprier cette force, son but est de faire régresser le monde vers le chaos en anéantissant l’ordre qui le règle. En même temps que les eaux renferment l’infinie potentialité de la vie, elles représentent ce qui est informe et indifférencié, et de même, ce qu’elles cachent et renferment a le pouvoir de faire naître les formes, de les pérenniser, mais aussi de les abolir et de dé-créer. 4. D’autres plongeons Pour mieux saisir les particularités de ce plongeon iranien, nous allons regarder d’autres textes. Les mythologies balkaniques et turco-mongoles
28
Yt 13.78. trad. KELLENS, « Les saisons des rivières », p. 473.
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nous fournissent de très nombreux exemples de plongeons cosmogoniques, tous bâtis sur le même schéma. Voir en annexe Structure des textes balkaniques et turco-mongoles Ce mythe, souvent rattaché au dualisme iranien, a été mis en parallèle avec les conceptions zurvanistes des deux principes jumeaux29. Pourtant, nous ne trouvons pas le rapprochement pertinent, car malheureusement, Aŋra Mainiiu arrive très bien à créer par lui-même, et il ne participe à aucune œuvre commune avec Ahura Mazdā. Dans les deux cas, iranien et turco-mongol, il y a une caractéristique discriminante qui permet, ou pas, de s’emparer de ce qui est convoité30 : dans un cas le discriminant est éthique (bien/mal), dans l’autre, il est ethnique (Iranien/non-Iranien). Dans les deux cas, l’enjeu est la création et l’impact sur celle-ci d’une deuxième force, qui se révèle mauvaise. Dans les deux cas enfin, la clef du problème est ce qui gît au fond des eaux. • Un germe dans l’eau Si la semence de la terre est un concept assez facile à saisir, il nous faut voir si nous pouvons le rapprocher de l’objet de la quête du texte avestique. Nous savons que le xvarənah est un pouvoir de création autant que distinction, un pouvoir sur la terre, en tant qu’espace mais aussi matière qui permet la vie. Or, ce xvarənah insaisissable est pourtant saisi par Apąm Napāt, dieu igné et aquatique, qui représenterait dans les textes turcomongols, l’équivalent du dieu. Nous allons donc envisager le rapport entre Apąm Napāt et le xvarənah sous cet angle, enrichir la discussion des éléments indiens pour palier le manque d’information avestique, et voir si le texte turco-mongol peut l’éclairer. Ce dieu a un statut très particulier dans l’Avesta récent puisqu’il partage avec Mazdā et Miϑra le titre d’ahura « maître », et qu’il est dit celui « qui a mis les hommes [sur la terre] / qui a façonné les hommes » yō nərə̄š daδa / yō nərə̄š tataša31. Cette activité anthropogonique habituellement réservée à Ahura Mazdā a de quoi surprendre. Pourtant, dans les hymnes védiques32, son activité est cosmogonique puisque il a engendré tout ce qui existe. Dans 29
Mircéa ÉLIADE, « Mythologie asiatique et folklore sud-est européen », Revue d’Histoire des Religions 160/2 (1961), p. 157-212, et spécialement p. 189-191. 30 Dans un cas, le diable doit reconnaître la suprématie de dieu et ne pas le duper, dans l’autre cas, il faut appartenir à l’ethnie qui a choisi Ahura Mazdā comme dieu, et qui en partage l’histoire. Les deux cas ne sont peut-être pas si éloignés dans la structure, car il s’agit de montrer sa valeur et son attachement au dieu. 31 Yt 19.52. 32 Rv 2.35.2.
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ce même contexte védique, il est celui qui féconde les eaux et y dépose un embryon33, ce qui a pour parallèle avestique qu’il soit xšaϑrīm34, c’est-à-dire époux des eaux. De plus, Apąm Napāt est celui qui tète ces mêmes eaux, représentant dans le contexte iranien l’inceste valorisé mère/fils35. Ce qu’il tète, l’aliment doré des hymnes védiques, image du beurre fondu des oblations, le fait « gonfler »36, verbe dont on retrouve des occurrences avestiques concernant le xvarənah qui se gonfle vers la mer. Nous ne pensons pas, comme Kellens37, pouvoir rapprocher le xvarənah directement du beurre fondu érigé en entité, mais le xvarənah ne serait-il pas plutôt une semence masculine, qui féconde l’élément féminin, donne le lait et ensuite le beurre sacrificiel ? Car en effet, pour les populations mazdéennes, le lait maternel vient du surplus de semence masculine, là où le surplus de semence féminine donne le sang38. D’autres éléments indiquent le lien qu’il existe entre le xvarənah et la notion de semence. Lors du cycle des pluies, Tištria s’accouple à la mer, créant les nuages mêlés au xvarənah39, que les Frauuašiṣ récupèrent pour faire croître leurs famille, clan, tribu, nation40. L’action combinée des éléments féminins et masculins, de ces deux fluides, permet le développement de la vie qui fait les nations « prospères et nombreuses »41. Pour finir, le xvarənah appartiendra au Saosiiaṇt final, Astuuat.əreta, le héros et sauveur de la fin des temps, celui qui « rendra vigoureux le monde vivant »42. Or, ce héros jaillit du lac Kąsaoiia43, et les textes ultérieurs en font un fils posthume de Zaraϑuštra, à l’état de sperme dans les eaux jusqu’à ce que son heure vienne. Le faisceau d’éléments que nous venons d’exposer tend bien à montrer la nature germinale du xvarənah et son lien de complémentarité avec les eaux fécondes. Cette définition pourrait tout à fait convenir à la « semence de la terre » des textes turco-mongols, que l’on doit aller chercher pour permettre l’existence d’un sol, des hommes, de possibles richesses. 33
Rv 2.35.13. Dérivé secondaire de xšaθrī « épouses ». 35 Sur les incestes iraniens, voir TZATOURIAN, YIMA, p. 32 et suiv. 36 pĭ : utilisé pour les crues des eaux ou l’abondance du lait maternel. 37 Jean KELLENS, « Le panthéon mazdéen : dieux qui survivent et dieux qui naissent », dans Annuaire du Collège de France 2010-2011, p. 471-488, et surtout p. 480-481. 38 Bruce LINCOLN, « Embryological Speculation and Gender Politics in a Pahlavi Text », dans History of Religions, Chicago, 1988, p. 355-365, et surtout p.3 62. 39 Yt 8.34. 40 Yt 13.65-69. 41 Id. 42 Yt 19.89 kərənauuaṯ frašəm ahūm. 43 Yt 19.66. vd 19.5. 34
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• Créer et dé-créer Il nous reste à voir, pour conclure notre analyse, si des éléments peuvent rapprocher la figure maléfique des textes turco-mongols de Fraŋrasiian. Dans les textes balkaniques et turco-mongols, le diable est incapable de créer en son propre nom, de garder cette semence pour en faire ce qu’il désire. Par la petite quantité de terre qu’il prélève, dans certains textes, il ne parvient qu’à modifier le monde, mais les modalités qui sont changées sont peut nombreuses : marais, montagnes, insectes nuisibles, ou espace souterrain pour s’y réfugier. L’appropriation du pouvoir de création se fait par la rupture, trois fois répétée, du pacte de confiance et d’amitié qui lie le dieu et le diable, et qui se manifeste par les trois plongeons. Par ce serment rompu, la possibilité d’agir au nom de dieu est caduque, et ne conduit qu’à la dévastation d’une partie du monde. Il en résulte, au vue des conceptions chamaniques qui opposent une nature bienveillante à une autre hostile, la création de territoires ou d’animaux néfastes. On remarquera que ce sont souvent les marais44 qui reviennent, terres de marges où les mondes solides et aquatiques se mêlent pour ne plus être différentiables. Cet élément nous rapproche du texte iranien, et à la volonté de mêler le liquide et le solide. Dans beaucoup d’autres cas, le diable demande ou s’approprie, comme espace réservé, le domaine souterrain et s’y enfuit, déclarant son hostilité aux hommes45. Ce n’est pas sans rappeler la forteresse souterraine de Fraŋrasiian, où il se réfugie après ses échecs, et la haine qu’il voue aux héros iraniens qu’il décime sur nombre de générations. Tableau 2 Mythes turco-mongols Dieu créateur est le seul à pouvoir utiliser la semence de la terre qui ne peut être prise qu’en son nom Le diable plonge trois fois
Textes avestiques Apąm Napāt est le seul à pouvoir saisir le xvarənah Fraŋrasiian plonge trois fois
Trahison du diable/fuite de la semence
Non qualification de Fraŋrasiian / fuite du xvarənah
Échec à s’approprier la création
Échec à détruire la création
Création maléfique par le diable
Création bénéfique des lacs résultant de l’action de Fraŋrasiian
Fuite souterraine
Fuite souterraine
44
Dans les différentes variantes estoniennes, russes, ukrainiennes, tatares, mongoles... Dans une variante russe, le diable, de colère, veut prendre et jeter la terre dans les eaux. 45 Dans les variantes ougriennes (samoyèdes), tatares, mongoles…
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Ainsi, dans le texte iranien, la possibilité d’accord primordial n’existe pas parce que Fraŋrasiian46 ne sert ni Ahura Mazdā ni l’Ordre, qui permet de créer et d’agencer les choses. Il n’y a pas de pacte préliminaire, et la genèse du personnage nous est inconnue. Le texte iranien ne nous raconte donc pas la naissance d’une opposition entre deux forces qui vont expliquer les créations bénéfiques et maléfiques, mais bien les conséquences de cette opposition qui conduisent à l’impuissance d’un des partis. Les différentes cosmogonies suivent donc les oppositions traditionnelles de leurs cultures, Bien/Mal, Nature bienveillante/Nature menaçante, Aša/Druj pour ce qui est du mazdéisme. La structure des deux textes ne varie ̣ que selon cette donnée de départ. Ainsi, en Iran, Apąm Napāt représente l’antithèse de Fraŋrasiian selon les valeurs que nous venons d’indiquer. 5. Conclusion Si le motif du plongeon cosmogonique est répandu chez de nombreuses populations à travers le monde, parce que l’eau est à la fois l’élément primordial à la vie, et un mystère qui permet de transformer toute chose. L’Iran a articulé son mythe selon les axes qui structurent le mazdéisme, c’est à dire les oppositions de l’Ašạ à la Druj. En précisant la nature et la fonction du xvarənah, son lien omniprésent à l’eau, et en abordant les nouvelles implications mises en jeu dans ce texte, nous pouvons dire que l’Aša, ̣ qui représente ici la Forme, aboutie et harmonieuse, s’oppose à l’Informe du chaos primordial où la Druj, la tromperie, le mensonge, peut s’immiscer. L’eau, comme le xvarənah qui lui est intimement lié à la fois de manière conceptuelle et structurelle, représente une potentialité de régénération ambivalente devant être régulée par l’Ordre pour servir les forces bénéfiques.
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Y 11.7, Yt 5.41-43.
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A. TZATOURIAN
Jean KELLENS, Le verbe avestique, Wiesbaden, 1984. ——, « Les saisons des rivières », dans Kontinuität und Brüche in der Religions–geschichte. Festschrift für Anders Hultgard, Berlin – New York, 2001, p. 471-480. ——, « Les Airiia- ne sont plus des Āryas : ce sont déjà des Iraniens », dans Āryas, Aryens et Iraniens en Asie Centrale, Paris : De Boccard, 2005, p. 233-251. ——, « La notion d’âme préexistante » dans Annuaire du Collège de France 2008-2009, p. 747-762. ——, « Le panthéon mazdéen : dieux qui survivent et dieux qui naissent », dans Annuaire du Collège de France 2010-2011, p. 471-488. Jean KELLENS & Éric PIRART, Liste du verbe avestique, Wiesbaden, 1995. Bruce LINCOLN, « Embryological Speculation and Gender Politics in a Pahlavi Text », dans History of Religions, Chicago, 1988, p. 355-365. Monier MONIER-WILLIAMS, A Sanskrit-English Dictionary : Etymological and Philologically arranged with special Reference to cognate Indo-European languages, Oxford, 1964. Antonio PANAINO, « A Daevic Speech. (Yt. 19.57, 60, 63) », dans Proceedings of the Third European Conference of Iranian Studies, vol. I, Wiesbaden, 1998. Friedrich W. RADLOV, Proben der Volkliteratur der Turkischen Stamme, 1907. Ralph L. TURNER, A comparative dictionary of the Indo-Aryan languages, Londres, 19621966. Audrey TZATOURIAN, YIMA. Structure de la pensée religieuse en Iran ancien, Paris : L’Harmattan, 2012.
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ANNEXES Yt 19.56-64 56. [Nous offrons le sacrifice au xvarənah nondistribué] que le scélérat, fils de Tura, Fraŋrasiian, cherchait dans la mer ̣ Vouru.kaša.
58. « Je vais mélanger les deux choses, tout ce qui est solide et ce qui est liquide, [quelle qu’en soit leur] grandeur, bonté ou beauté. Ahura Mazdā est excité en mettant en place (ses) créatures contre (moi ?). » Alors, ô Zaraθuštra, Fraŋrasiian, le fils de Tura, au grand pouvoir, se rua vers la mer Vouru.kaš ̣a.
61. (id. 58) « je vais mélanger les deux choses, tout ce qui est solide et ce qui est liquide, [quel qu’en soit leur] grandeur, bonté ou beauté. Ahura Mazdā est excité en mettant en place (ses) créatures contre (moi). » Alors, ô Zaraθuštra, Fraŋrasiian, le fils de Tura au grand pouvoir, se rua vers la mer Vouru.kaš ̣a.
Il jeta au loin ses vêtements [pour se trouver] nu, désirant ce xvarənah qui est celui des peuples iraniens, nés et à naitre, ainsi que celui du juste Zaraθuštra. Et ce xvarənah cavala, ce xvarənah s’enfuit, ce xvarənah s’écarta : alors il en advint cette fluence de la mer Vouru.kaš ̣a, le lac du nom de Haosrauuah.
59. (id. 56)-la seconde fois, il jeta au loin ses vêtements [pour se trouver] nu, désirant ce xvarənah qui est celui des peuples iraniens, nés et à naitre, ainsi que celui du juste Zaraθuštra. Et ce xvarənah cavala, ce xvarənah s’enfuit, ce xvarənah s’écarta : alors il en advint cette fluence de la mer Vouru.kaš ̣a, le lac du nom de Vaŋhazdā.
62. (id. 56) la troisième fois il jeta au loin ses vêtements [pour se trouver] nu, désirant ce xvarənah qui est celui des peuples iraniens, nés et à naitre, ainsi que celui du juste Zaraθuštra. Et ce xvarənah cavala, ce xvarənah s’enfuit, ce xvarənah s’écarta : alors il en advint cette fluence de la mer Vouru.kaš ̣a, l’eau du nom de Aβždānuuan.
57. Puis, ô Spitama Zaraθuštra, Fraŋrasiian fils de Tura, au grand pouvoir, s’élança hors de la mer Vouru.kaš ̣a, proférant une mauvaise imprécation: « iθe iθa yaθna ahmāi. Je n’ai pas pu m’emparer du xvarənah qui appartient aux peuples iraniens, nés et à naitre, et au juste Zaraθuštra. »
60. (id. 57) Puis, ô Spitama Zaraθuštra, Fraŋrasiian le fils de Tura, au grand pouvoir, s’élança hors de la mer Vouru.kaš ̣a, proférant une mauvaise imprécation : « iθe iθa yaθna ahmāi. Je n’ai pas pu m’emparer du xvarənah qui appartient aux peuples iraniens, nés et à naître, et au juste Zaraθuštra. »
63. (id. 57) Puis, ô Spitama Zaraθuštra, Fraŋrasiian, le fils de Tura, au grand pouvoir, s’élança hors de la mer Vouru.kaš ̣a, proférant une mauvaise imprécation : « iθe iθa yaθna ahmāi. Je n’ai pas pu m’emparer du xvarənah qui appartient aux peuples iraniens, nés et à naître, et au juste Zaraθuštra. » 64. [Ainsi], il ne put s’emparer de ce xvarənah des peuples iraniens, nés et à naitre, ainsi que celui du juste Zaraθuštra.
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A. TZATOURIAN
Yt 13.76-78
47
Les Frauuašis se sont tenues verticales tout le temps que les deux Avis, le bienfaisant et le mauvais, ont instauré leurs instaurations respectives. (Si bien que,) lorsque Aŋra Mainiiu voulut entraver le jaillissement d’Aša Vahišta (du bon Agencement), Vohu Manah (la bonne Pensée) et le Feu s’interposèrent. Eux deux ont surmontés les nocivités du mauvais avis trompeur, si bien que [Aŋra Mainiiu] n’a pu arrêter les eaux dans leurs flot, ni les plantes dans leur croissance, et que Ahura Mazdā, qui les avaient instaurées ensemble, a donné à ses filles les eau le pouvoir de couler toujours plus grosses et à ses filles les plantes de pousser. Yt 19.51-52 Alors le xvarənah se gonfla vers la mer Vouru.kaša. ̣ Tout de suite, Apąm Napāt aux chevaux rapides s’en empara et Apąm Napāt aux chevaux rapides [le] désira : je veux prendre ce xvarənah qui est insaisissable au fond de la mer, dans les profondeurs des lacs. Nous sacrifions au grand seigneur, éclatant parmi les épouses, Apąm Napāt aux chevaux rapides, le taureau qui prospère par l’oblation, qui a placé les hommes [sur terre], qui a façonné les hommes […] Structure des textes balkaniques et turco-mongoles 1) au commencement, les Eaux primordiales 2) Dieu se promenant à la surface des Eaux, parfois sous la forme d’un oiseau 3) le Diable fait son apparition dès le commencement du récit, ou Dieu le rencontre plus tard, ou le crée involontairement de son ombre, de son crachat ou de son bâton 4) Dieu envoie le Diable chercher la « semence de Terre » qui gît au fond des Eaux avec laquelle lui seul est capable de faire le monde 5) le triple plongeon du Diable, et son impuissance à prendre de la « semence de la terre » en son nom propre 6) création de la terre par Dieu 7) le diable, par ses manigances ruine une partie de la création, par les marais, les animaux nuisible ou un monde souterrain 8) le diable s’enfuit sous terre
47
Trad. KELLENS, « Les saisons des rivières », revue.
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Exemple du mythe : Tatars de l’Altaï Au début, alors qu’il n'existait ni Ciel ni Terre, mais seulement les Eaux, Dieu et l’homme nageaient ensemble sous la forme d'oies noires. L’homme essaya de monter plus haut que Dieu, et tomba dans l'eau. Il implora son aide et Dieu fit qu'une pierre s’éleva des Eaux. L’homme s’assit sur la pierre. Puis Dieu l’envoya lui chercher du limon pour faire la terre. Mais l’homme en garda un peu dans sa bouche, et lorsque la Terre se fut mise à grandir, le limon commença à gonfler. Il fut obligé de le cracher, donnant ainsi naissance aux marais. Dieu lui dit : « Tu as péché, et tes sujets seront mauvais. Mes sujets seront pieux ; ils verront le Soleil, la lumière et je serai appelé Kurbystan (= Ohrmazd). Toi, tu seras Erlik. » Et Erlik fut banni de la surface de la terre48.
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Friedrich W. RADLOV, Proben der Volkliteratur der Turkischen Stamme, 1907, I, p. 175-184.
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Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 243-270. ————————————————————————————————————————
LA MÉLANCOLIE ET LES EAUX, OU EXISTE-IL DES MÉLANCOLIES HUMIDES ? ENQUÊTE DANS LA LITTÉRATURE DES DOUZIÈME ET TREIZIÈME SIÈCLES Pierre LEVRON
Charles d’Orléans se plaint : « Je meurs de soif encouste la fontaine1 », tandis que se lamente François Villon : « Je meurs de seuf aupres de la fontaine2. » Le mélancolique d’amour frustré devant la source qui sert de thème au « concours de Blois » rejoint un motif répandu dans le Tristan en Prose : l’amant malheureux se lamentant auprès d’une fontaine à portée de vue et d’ouïe de témoins. Les eaux ne paraissent pas étrangères à l’expression d’une passion découlant d’une humeur froide et sèche dans une littérature extrêmement sensible à la notion d’un « fluide atrabilaire » transcendant les catégories médicales au profit d’une disponibilité très étendue. Une précédente étude a montré que les larmes relevaient parfois de ce paradigme du liquide mélancolique qui s’épanche3. Est-elle une alliée ou une 1
CHARLES D’ORLÉANS, ballade 83 : Je meurs de soif encouste la fontaine : CHARLES Le livre d’amis : poésie à la cour de Blois (éd. V. MINET-MAHY & J.-Cl. MÜHLETAHLER) (Collection « Champion classiques »), Paris : Champion, 2010, p. 80-83. 2 FRANÇOIS VILLON, Je meurs de seuf aupres de la fontaine : FRANÇOIS VILLON, Lais, Testament, poésies diverses, ballades (éd. J.-Cl. MÜHLETAHLER, avec les Ballades en jargon éditées par Eric Hicks)(Collection « Champion Classiques »), Paris : Champion, p. 324-327. 3 Pierre LEVRON, « L’humeur larmoyante, ou : quand les mélancoliques pleurent. Valeurs et fonctions des larmes dans les textes des douzième et treizième siècles », article à paraître dans les actes de la journée d’études « Cris et larmes au moyen-âge » organisée par Flora RAMIRES, Université de Paris-III, juin 2011. Voir aussi Raoul BATANY, « Un ’estat’ trop peu ’estable’ : navigation maritime et peur de l’eau », Senefiance 15, L’eau au moyen-âge, Aix-en-Provence, 1984, p. 23-42 ; Jacqueline BORSJE, « The movement of water as symbolised in early Irish texts », Peritia 14 (1997), p. 153-170 ; Joëlle DUCOS, « Eau douce et eau salée », dans D. JAMESRAOUL & Cl. THOMASSET (dir.), Dans l’eau, sous l’eau : le monde aquatique au moyen-âge, sous la direction de Paris, P.U.P.S. (« Cultures et civilisations médiévales »), Paris, 2002, p. 121138 ; Micheline DE COMBARIEU DU GRÈS, « L’eau et l’aventure dans le cycle du LancelotD’ORLÉANS,
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adversaire de l’atrabilaire ? Est-elle un moyen ou une péripétie de l’expression de la mélancolie ? L’eau est un objet singulier ; présente là où se trouve l’atrabilaire, elle peut le contenir, le recevoir, le noyer ou le soigner. L’hypothèse d’une eau chargée de mélancolie au point de devenir la métaphore, l’instrument, le théâtre… ou le remède de l’atrabilaire structurera une étude centrée sur les romans en vers et en prose des douzièmes et treizièmes siècles. Nous aborderons trois éléments : la définition en premier lieu d’une eau mélancolique, la description d’une « eau-théâtre » des passions atrabilaires et enfin les avatars cliniques de l’eau. L’eau atrabilaire, de l’eau noire à la péripétie aquatique L’eau atrabilaire du moyen-âge central est une eau douce. Les écrivains de l’époque se font certes l’écho du caractère angoissant que prend la navigation maritime, mais les mers sont le théâtre de périls qui ne relèvent pas nécessairement de la mélancolie ; nous n’avons en outre pas relevé de différences de fonctionnement majeures entre les eaux maritimes accueillant des mélancoliques et des eaux douces. Ces dernières se sont par contre révélées extrêmement riches en types, en usages et en situations dès le début de notre étude. Nous avons donc décidé de nous focaliser sur les eaux douces. Les textes littéraires des douzième et treizième siècles décrivent deux types d’eau mélancolique : l’eau qui sert de métaphore à une bile noire dont elle reprend certains traits distinctifs et l’eau qui sert d’instrument ou de symptôme à la crise atrabilaire qu’un personnage éprouve. La plus évidente des espèces de l’eau atrabilaire — dont une définition serait d’être une eau investie idéologiquement par des caractéristiques liées à la bile noire ou à la mélancolie — est l’eau noire. Le Perlesvaus4 décrit ainsi la rivière qui coule au pied du château du Noir Ermite : E voit une iaue descendre du chief d’une montaigne lede et noire, qui parmi le 5 chastel aloit si ledement bruiant que ce sanbloit estre esfodres de to(n)noire .
L’eau noire a toujours plusieurs caractéristiques. Sa couleur est la plus importante : elle renvoie tout d’abord à la noirceur de l’atrabile, que souligne Aldebrandin de Sienne : « li quarte si est cole noire, c’est a dire melancolie,
Graal », L’eau au moyen-âge, op. cit., p. 111-148 ; Franziska ZAJADAC, Motivgeschichtliche Untersuchungen zur Artusepik : Szenen in und auf der Meer, Göppingen – Kümmerle, 1979. 4 Le Haut livre du Graal (Perlesvaus) (éd. W. NITZE & T. ATKINSON JENKINS), New-York, reprint 1972 (1re éd. 1932). 5 Perlesvaus, op. cit., t. I, branche II, lignes 751 à 753, p. 54.
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LA MÉLANCOLIE ET LES EAUX 6
ki est froide et seche . » Un second élément intervient : sa nature impétueuse et rapide, et la force du bruit qu’elle émet. Une eau noire s’assimile à un état mélancolique de plusieurs manières : elle génère tout d’abord des stimuli visuels et auditifs inquiétants qui contredisent l’idée de « belle nature » à laquelle les médiévaux sont très attachés. Elle se rattache ensuite à la mélancolie par son intervention au cours de contextes angoissants. Gauvain vient de traverser une forêt où les branches des arbres sont seches7 et les troncs eux-mêmes noirs8, c’est-à-dire qu’ils reprennent la définition élémentaire de la bile noire dans le quaternaire humoral ; la rivière sourd d’une montagne noire, dont elle reprend les traits effrayants. La terre gaste entourant le château du Noir Hermite se définit en totalité par sa noirceur et son infertilité. La profondeur contribue également à la définition de ces rivières mélancoliques, comme le montre la rivière Çolice décrite par l’Estoire del Saint-Graal9 : Et qant il l’a amené jusqes a la rive, cil regarde l’eve qui est si noire et parfonde, si dit a Josephés : ’Sire, seürement vos em poez raler, car por riens je 10 n’enterroie en ceste eve en aventure de passer sanz nef ou sanz galie .
Le récit déploie une description graduée : il mentionne tout d’abord l’impétuosité du courant11, avant de donner la couleur de l’eau. La profondeur fonctionne en doublet rhétorique et symbolique avec les autres caractéristiques essentielles du fleuve. Elle sert d’intensif aux deux traits déterminants que sont la couleur noire et la violence du cours. Un troisième trait s’impose : l’impossibilité de franchir la rivière, qu’elle soit absolue au début ou qu’il faille la franchir en bateau. Le romancier fait appel en tous cas à des solutions dont ne disposent pas Joséphé et ses compagnons évangélisant la Grande-Bretagne. L’eau Marcoise décrite par la Queste del Saint Graal12 possède également les caractéristiques de profondeur, de noirceur, et la capacité à servir d’obstacle13. Ces trois exemples d’eau noire ont un point commun : elles interviennent alors que les personnages qui les croisent ou qu’elles arrêtent sont confrontés à des crises religieuses et morales 6
ALDEBRANDIN DE SIENNE, Le régime du Corps (éd. R. LANDOUZY & L. PÉPIN), Paris, 1911, « capiteles dou purgier », p. 46. 7 Perlesvaus, op. cit., ligne 738, p. 54. 8 Ibid. 9 L’Estoire del Saint-Graal (éd. J.-P. PONCEAU), Paris, 1997, C.F.M.A 121. 10 Ibid., t. II, 797, p. 505. 11 Ibid., 792, p. 502 : « car il la veoit si roide et si parfonde qu’il ne s’i osassent metre en nule maniere. » 12 La Queste del Saint Graal (éd. A. PAUPHILET), Paris, 1984 pour l’édition consultée, C.F.M.A 33. 13 Ibid., p. 145, lignes 30 à 33, p. 146, lignes 26-28.
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particulièrement graves. Gauvain évolue dans un royaume de Logres marqué par une crise consécutive au silence de Perlesvaus chez le Roi-Pêcheur, dont la mélancolie d’Arthur au début du roman est d’ailleurs un phénomène essentiel ; Joséphé est confronté à un environnement encore païen au moment où Chanaan, l’un de ses compagnons, doute de l’aide que Dieu leur apportera ; Lancelot est mis à l’épreuve alors qu’il s’est converti à une vie de pénitence et qu’il vient d’échouer à l’épreuve du tournoi des chevaliers blancs contre les chevaliers noirs14. Les valeurs sociales et le progrès spirituel des personnages sont mis en cause au moment où surgissent des flots noirs foncièrement ambivalents : métaphores de crises mélancoliques ou acédiaques, ils sont aussi des instruments potentiels de la mort. Les mélancolies amoureuses peuvent, elles aussi, susciter de telles rivières. La rédaction V.II. du Tristan en Prose15 montre Perceval et Hector quêtant Lancelot arrêtés par l’eau bordant l’Ile Delittable où s’est installé ce dernier : Et tant qu’ils vinrent une eure a.II. liues de Corbenic, sus une eve parfonde et 16 noire, et veoient en une ille qui estoit pres d’illuec un castel bel et seant .
La description de l’eau, moins précisément déterminée qu’ailleurs, est stable : nous retrouvons les marqueurs qui font d’elle une métaphore d’une passion mélancolique. La signification de cette eau noire change néanmoins très sensiblement. Isolant Lancelot sur son île, elle l’enferme dans un milieu artificiel où une société nombreuse l’entoure, mais où il ne participe pas à la circulation des chevaliers. Le récit, conforme à son prototype du Lancelot en Prose, le montre d’ailleurs se lamentant en direction du royaume de Logres17. L’eau signifie dans un tel cadre la rupture de la communication entre le mélancolique et une société courtoise ou chevaleresque dont il est issu ou que l’on reconstitue pour lui alors qu’il a été guéri de sa troisième démence depuis peu. Nous sommes en face d’un motif composite, qui renvoie à l’imaginaire décrit par Gaston Bachelard d’une « eau hostile » sombre et coulant lourdement18, tout autant qu’à la transformation métaphorique du modèle médical de la bile noire, qui dérive elle-même selon Jean Starobinski d’observations faites par des médecins de l’Antiquité grecque19. L’intervention de ces eaux lors de scènes décrivant des épisodes 14
Ibid., p. 140, ligne 5-145, ligne 9. Le Roman de Tristan en Prose (éd. sous la direction de Ph. MÉNARD par E. BAUMGARTNER & M. SZKILNIK), Genève, 1993, t. VI, T.L.F 437. 16 Ibid., t. VI, chap. XI, § 77, p. 208. 17 Ibid., X, § 75, p. 206. 18 Gaston BACHELARD, L’eau et les rêves, essai sur l’interprétation de la matière, Paris, 1942. 19 Jean STAROBINSKI, Histoire du traitement de la mélancolie des origines à 1900, Bâle, Geigy, 1960, Acta Psychosomatica IV, p. 12 : « Il est vraisemblable que l’observation de 15
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mélancoliques violents justifient l’importance que les écrivains accordent à la profondeur de ces eaux : elles expriment un péril mortel — spirituel ou effectif — tandis que l’impétuosité n’est pas une simple variation du modèle décrit dans l’Eau et les Rêves : elle évoque bien davantage la violence de la survenue d’une crise atrabilaire dont elles sont un avatar métaphorique important. L’eau noire des écrivains du moyen-âge central participe certes du motif anthropologique étudié par Gilbert Durand20, mais possède également des traits qui lui sont propres. Elle peut ainsi servir de support à une rhétorique de la peur, comme le montre le Chevalier de la Charrette de Chrétien de Troyes21 : Au pié del pont, qui molt est max, Sont descendu de lor chevax, Et voient l’eve felenesse, Noire et bruiant, roide et espesse, Tant leide et tant espoantable Con se fust li fluns au deable, Et tant perilleuse et parfonde Qu’il n’est riens nule an tot le monde, S’ele i cheoit, ne fust alee Ausi con an la mer betee (vers 3007 à 3016).
Survenant à l’intersection de deux épreuves mélancoliques fondamentales, l’amour de Lancelot pour Guenièvre et la captivité de la reine et de nombreux ressortissant du royaume de Logres au royaume de Gorre, l’eau du fleuve enjambé par le pont de l’épée possède la triade caractéristique fondamentale : noirceur, profondeur et cours rapide. Elle est cependant surdéterminée par deux éléments : sa proximité idéologique avec un diable dont elle reprend la hideur, le romancier la transformant en un nouvel Achéron christianisé à l’extrême22, et devenant un avatar d’une acedia entraînant la damnation ; l’insistance sur le danger mortel qu’elle représente, dénoncé par l’adjectif felenesse et par les vers 3014 à 3016. Le parallélisme avec la mer gelée situe le fleuve dans le domaine de la mort. Synthétisant deux espèces de la mort mélancolique, la mort spirituelle et la mort physique vomissements ou de selles noirs a donné aux médecins grecs l’idée qu’ils étaient en présence d’une humeur aussi fondamentale que les trois autres. La couleur foncée de la rate, par une association facile, leur a permis de supposer que cet organe était le siège naturel de la bile noire. » 20 Gilbert DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, introduction à l’archétypie générale, Paris : Dunod, 1969, 1992 pour l’édition consultée, p. 103. 21 CHRÉTIEN DE TROYES, Le Chevalier de la Charrette (éd. M. ROQUES), Paris, 1958. 22 Voir Le Roman de Thèbes (éd. Fr. MORA-LEBRUN) (Collection « le livre de poche. Lettres Gothiques »), Paris, 1995, vers 5254 à 5260.
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d’autant plus menaçante qu’elle est liée à une passion amoureuse, cette eau où Lancelot manque de se noyer est surtout active : elle est un instrument des passions atrabilaires tout autant que leur métaphore. Cette caractéristique la rapproche d’un autre type d’eau mélancolique : l’eau venimeuse. Un épisode du Lancelot en Prose23 montre son héros buvant l’eau d’une fontaine contaminée par des serpents venimeux : Si com il parloient einsi, si voient de la fontainne issir.II. culuevres granz et hideuses et longues qui s’aloient entrechaçant. Et quant eles se sont grant piece entrechacies, si rantrent en la fontainne l’unne aprés l’autre. ’Ha, sire’, fait la vielle, ’or poez bien savoir que par cels.II. bestes la est la fontainne envenimee 24 dont cist gentilz hom est morz’ .
L’eau venimeuse s’oppose formellement à l’eau noire par le caractère invisible de son contenu néfaste ; elle s’en différencie fonctionnellement par la prépondérance de sa fonction instrumentale. Le narrateur commence par évoquer une eau dont la beauté appelle la soif et transfère ensuite la laideur sur des serpents investis d’un caractère particulièrement monstrueux. Ces derniers pourraient cependant rattacher l’eau venimeuse à l’eau noire, dans la mesure où ils pourraient évoquer subtilement les serpents peuplant l’Achéron évoqués par le Roman de Thèbes25. Il convoque ensuite un registre important de la typologie humorale attachée aux atrabilaires, la traîtrise que souligne par exemple le Dialogue de Placides et Timéo26 et trois éléments essentiels de la mélancolie littéraire : sa capacité à inverser les propriétés intrinsèques d’un personnage27, l’usage du poison comme métaphore chimique d’une passion mélancolique28, et un imaginaire poétique qui tend à
23
Lancelot, roman du treizième siècle (éd. Al. MICHA), Genève : Droz, 1979, t. IV. Ibid., chap. LXXXII, § 4, p. 135-136. 25 Le Roman de Thèbes, op. cit. Amphiraüs franchit lors de sa descente aux Enfers « L’eve Acheron, que n’est pas blanche » (vers 5257) ; voir en particulier le vers 5260 : « Et de serpenz mordantz fu pleine. » 26 Dialogue de Placides et Timeo (éd. Cl. THOMASSET), Genève, 1980, T.L.F, notice 431, p. 210-211 : « Les melencolieux doivent estre tels comme ces vers le dient : ’Individus et tristis, cupidus dextreque tenacis/Non expers fraudis, siccus, lutheique coloris’ C’est a dire qu’il sont envieux, tristres, couvoiteux, advers et tenans, triqueurs, fais de couleur a boe, fade et tenve, emboeuse. » 27 Pierre LEVRON, Naissance de la mélancolie dans la littérature des douzièmes et treizièmes siècles, thèse inédite dirigée par J. CERQUIGLINI-TOULET, soutenue devant l’université de ParisSorbonne le 30 juin 2005. 28 ID., « La mélancolie et ses poisons : du venin objectif au poison atrabilaire » Cahiers de Recherche Médiévale, 17, (thème : les poisons), sous la direction de Fr. COLLARD, 2009, p. 173188. 24
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associer Lancelot à Tristan29. L’eau venimeuse contredit encore l’eau noire par ses conséquences effectives : l’intoxication prend les aspects d’une « mort approchée » provoquant une réaction émotionnelle violente. Elle participe donc d’une économie romanesque qui fait intervenir les mélancolies pathologiques dont souffre Lancelot quand il est éloigné de Guenièvre. L’absence d’eau gelée autrement que par l’allusion que Chrétien de Troyes fait à la mer betee dans son Chevalier de la Charrette distingue les romans de la lyrique courtoise qui la connaît, comme le montre la canso de la Flors enversa de Raimbaut d’Orange30. L’eau venimeuse et l’eau noire, avatars métaphoriques ou instrumentaux d’une eau atrabilaire par essence ou par accident — tout comme les savants médiévaux distinguent les melencolieus de nature des melencolieus de maladie31 — ne sauraient occulter un autre type très particulier d’eau atrabilaire : l’eau du bourbier, qui apparaît dans un passage du Lancelot en Prose32 où Galescalain affronte un chevalier voulant violer une jeune fille : Si enpaint le chevalier de si grant force qu’il porte lui et le cheval el molain d’un fontenil, si que li hialmes li reclot tos en la fangue qui fu mole et clere 33.
Le modèle d’une eau chargée de fluides qui en inversent les caractéristiques est remplacé ici par une eau mêlée de terre ; le marécage constitue une variation de ce motif34. Le récit met en scène le châtiment d’un chevalier possédé par un désir le poussant à la violence sexuelle, qui est un avatar de la folie dans la typologie littéraire des passions mélancoliques au moyen-âge central. Le bourbier — ou le marécage — s’assimile donc aux eaux mélancoliques servant d’instrument à une passion atrabilaire ou à son supplice. Le système idéologique du passage est identique à celui qui 29
Mireille DEMAULES, « Lancelot et l’envenimement : une rêverie tristannienne », Lancelot, études recueillies par M. SÉGUY, Paris, 1996, p. 81-99. 30 RAIMBAUT D’ORANGE, Ar resplan la flors enversa… « Ar resplan la flors envèrsa Pels trencans rancs e pels tèrtres, Quals flors ? Nèus, gèls e conglapis Que còtz e destrenh e trenca ; Don vei mòrz quils, critz, brais, ciscles En fuèlhs, en rams e en giscles » (première cobla, vers 1 à 6). « Maintenant s’épanouit la Fleur Inverse sur les rocs coupants et les tertres. Quelle fleur ? Neige, gel et givre qui brûlent, torturent et coupent, à cause desquels je vois morts les cris, les bruits, les sons, les sifflements sur les feuilles, les branches et les ronces ! »
On relèvera l’inversion de la « belle nature » et la violence mortifère de l’eau hivernale (cf. Pierre BEC, Anthologie des Troubadours (collection « 10/18 »), Paris, 1979, p. 148-152). 31 Dialogue de Placides et Timeo, op. cit., 431, p. 210. 32 Lancelot (éd. Al. MICHA), t. I, Genève, 1978, T.L.F. 33 Ibid., XVI, 29, p. 220. 34 Lancelot (éd. Al. MICHA), t. VIII, Genève, 1982, LXXa, 46, p. 451.
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détermine les eaux venimeuses ou noires : une passion atrabilaire est croisée à un dérivé métaphorique d’une caractéristique médicale de la bile noire. L’auteur du Lancelot en Prose vise ici deux éléments : la nature terreuse de l’atrabile soulignée par plusieurs encyclopédistes comme l’auteur du Dialogue de Placides et Timeo35 et Matfre Ermengaud36 ainsi que sa définition comme « lie dou sanc » que l’on rencontre dans une compilation de recettes de médecine de la fin du treizième siècle, les Remèdes Populaires37. La prépondérance de ces eaux chargées ou dénaturées ne doit cependant pas occulter l’existence d’eaux qui deviennent mélancoliques parce qu’elles servent d’instrument ou de métaphore à une crise atrabilaire. On peut observer alors deux types d’eau : celles qui reprennent le modèle d’un flux rapide et profond dépourvu de noirceur et celles qui servent d’outil à un comportement atrabilaire, quelle que soit la nature intrinsèque de cette eau. La version que le Lancelot en Prose donne de l’arrivée de Perceval et d’Hector face à l’Ile Delittable retient la profondeur et l’impétuosité du flux en omettant sa couleur noire38 ; l’auteur de la rédaction V.II. du Tristan en Prose39 se sert quant à lui d’une conjonction entre une passion mélancolique et une chute dans une eau dangereuse au moment où Palamède tombe dans une rivière : Quant ensi li fu avenu que ses chemins l’ot aporté sor la riviere, il ne le vit ni ne le sot, com chil ki mout avoit son cuer en autre lieu. Li chevaus, ki chelui jour avoit assés traveillié et courut ne beü n’avoit point, avoit trop grant talent de boire. Et sachiés que Palamidés pensoit si fort a celui point k’il nel conduisoit mie, ains aloit a sa volenté. Quant li chevaus vit la riviere, il s’en ala droit cele part con chil ki grant talent avoit de boire, et pour ce k’il ne trouva mie maintenant par u il peüst entrer en l’aigue, sailli il ens de la rive, ki 40 mout estoit haute . 35
Dialogue de Placides et Timéo, op. cit., 431, p. 210. MATFRE ERMENGAUD, Le Breviari d’Amor (éd. P. T. RICKETTS), t. II, London, A.E.I.O, Westfield College, 1989 : 36
Pueis fai la melencolia De sso quez es sec ab frejor Terrenal, al mens de valor » (vers 7746 à 7748). « Ensuite, la bile noire se charge de ce qui est sec, froid, terrestre et avec le moins de valeur. » 37
« Remèdes populaires du Moyen-âge » (éd. Am. SALMON), Études romanes dédiées à Gaston Paris le 29 décembre 1890 par ses élèves français et ses élèves étrangers de langue française, Paris, 1890, p. 253-266, citation p. 254. 38 Lancelot (éd. Al. MICHA), t. VI, Genève, 1980, T.L.F, CVIII, 1, p. 235. 39 Le Roman de Tristan en Prose (éd. sous la direction de Ph. MÉNARD par M.-L. CHÊNERIE & Th. DELCOURT), Genève, 1990, T.L.F 387. 40 Ibid., XIX, 196, p. 352.
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Le récit repose sur une diversion atrabilaire, c’est-à-dire un épisode de pensée obsessionnelle dans lequel un mélancolique plongé dans des pensées obsédantes s’abstrait du monde environnant ; l’inversion du rapport entre le cavalier et son cheval dont les besoins physiologiques deviennent impérieux est une forme de révolution mélancolique des propriétés intrinsèques. Les caractéristiques de la rivière reprennent la force de son courant, forme particulière de l’impétuosité, et le danger, réalisé ici par le risque de noyade41, mais présentent une variante essentielle : la chute dans l’eau. La rivière n’est pas tant mélancolique par le fait qu’elle entraîne un accident motivé par une crise atrabilaire que par le fait que Palamède y chute : la verticalité normale du binôme monture/chevalier est inversée par la verticalité négative d’une descente d’autant plus brutale que son point de départ est élevé et d’autant plus spectaculaire que le chevalier concerné joue un rôle référentiel. Une défaite et des moqueries enrichissent parfois ces épisodes, comme le montre un passage du Lancelot en Prose où le personnage principal du roman est renversé dans un fossé par un chevalier dont il n’a pas entendu le défi42. La disqualification de l’atrabilaire sera donc d’autant plus forte que la chute sera rapide, comme le montre un passage de la Troisième Continuation du Conte du Graal43 montrant un chevalier défait par Sagremor se jetant dans un puits : Et li chevalier erranment, Qui mal atorné se santi, Dedanz lou vergier s’ambati O il ot un puis molt parfont. Par po de mautalent ne font, Dedanz saut, n’i est delaiez. Tost fu por les armes noiez, Au fonz ala sanz nul debat (vers 33872 à 33879).
Le puits est profond comme le sont de nombreuses rivières atrabilaires ; Manessier reprend donc un élément qui pour être fréquent n’est cependant pas totalement obligatoire. Plus substantielle est la conjonction d’une chute d’autant plus implacable qu’elle est immédiate. Déterminé par la colère et l’impuissance du personnage, le paradigme mélancolique l’est aussi par les modalités de son suicide : la lourdeur des armes fait subtilement écho à la pesanteur de la bile noire alors que le chevalier tombe dans une étendue 41
Ibid. Lancelot, t. IV, op. cit., LXXIX, 5-6, p. 214-215. 43 MANESSIER, La Troisième continuation du Conte du Graal (éd. W. ROACH & présentée par M.-N. TOURY) (Collection « classiques champion »), Paris : Champion, 2004. 42
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d’eau verticale s’enfonçant dans la terre. L’armement du chevalier est à contre-emploi ; la scène fait alors écho à certaines pendaisons humiliantes de vaincus exécutés armés44. Une eau peut dès lors devenir mélancolique à partir du moment où elle est l’agent ou le révélateur d’un comportement ou d’un état « à rebours ». Ce n’est cependant pas le seul lien que l’eau et la mélancolie entretiennent : les mélancolies liées à la vie chevaleresque ou amoureuse se déroulent parfois au bord de l’eau, voire dans l’eau. L’eau de la mélancolie, de la rivière à la fontaine Les relations que la mélancolie et l’eau entretiennent ensemble ne se limitent en effet pas à la définition d’une eau chargée à valeur métaphorique ou instrumentale ou à l’intervention de l’eau dans la narration d’états inversant les normes. L’eau est un milieu extrêmement disponible qui sert de cadre à beaucoup d’épisodes ou d’épreuves atrabilaires. Une distinction s’impose cependant entre des eaux « mélancolisées » qui n’ont pas de rôle particulier dans l’imaginaire des écrivains et de leurs destinataires et des eaux plus propices à l’épanchement mélancolique. Les rivières et la mer ressortissent de la première catégorie quand les fontaines participent davantage de la seconde. Wace raconte dans son Brut45 que les Troyens naviguant vers Albion sous la conduite de Brutus doivent affronter les sirènes : Les sereines ont la trovees Ki leur nés unt mult desturbees. Sereines sunt monstres de mer, Des chiefs poënt femes sembler, Peissons sunt del nomblil aval, As mariniers unt fait maint mal. Vers Occident es granz mers hantent, Duces voiz unt, dulcement chantent ; Par lur duz chant les fols atraient E a deceivre les aseient (vers 733 à 742).
Ces vers sont structurés par trois éléments : la conception commune au moyen-âge central d’une mer dangereuse à traverser et angoissante ; le motif d’une eau investie par des monstres, et enfin la présence même des sirènes. L’hybridité de ces créatures est une reprise du modèle antique, mais oppose surtout un monde marin instable, « divers », au monde terrestre d’origine des Troyens. L’action des sirènes est, là encore, conforme au prototype ; 44
Voir Orson de Beauvais (éd. J.-P. MARTIN), Paris : Champion, 2002, C.F.M.A, laisse CVIII, vers 3706-3716. 45 WACE, Le Roman de Brut (éd. I. ARNOLD), Paris, 1936, S.A.T.F, t. I.
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l’écrivain médiéval la définit par son danger aussi bien que par la séduction. Il met implicitement en évidence une tentation mélancolique provoquant aussi bien le trouble que la perte des navires causée par le renoncement des marins à leurs repères conscients. Le terme de folz est très polyvalent : il désigne aussi bien ceux qui cèdent au chant des sirènes et renversent ainsi peut-être leurs dispositions de départ que les fous de nature. Le Roman de Tristan de Thomas46 propose une autre utilisation de l’eau : la révélation d’un état d’ordre mélancolique au moment où Yseut aux Blanches Mains est éclaboussée par une eau projetée par les sabots de son cheval : E dist : ’Ge ris de mon pensé D’une aventure que avint, E por ce ris que m’en sovint. Ceste aigue, que ci esclata, Sor mes cuisses plus haut monta Que unques main d’ome ne fist, Ne que Tristran onques ne me quist (fragment de Turin, vers 249 à 255).
Le Brut et le Roman de Tristan de Thomas ont un point commun : ils utilisent le motif de l’ « eau chargée » (l’eau jaillit d’une flaque de boue chez Thomas) mais le lient beaucoup plus circonstanciellement à une mélancolie ou à une tentation mélancolique présente ; l’eau n’est surtout pas disqualifiée dans son essence. Le récit tristanien fait de l’eau un substitut au sperme, donc à l’union sexuelle entre les époux. Elle révèle une abstinence qui contredit le principe d’une institution vouée à la procréation aussi bien qu’à la régulation de la sexualité47. Ce démarquage ne contient pas l’ensemble des eaux mélancoliques ; l’attitude ou le regard d’un personnage proche d’une étendue d’eau peut la mélancoliser, au sens où elle sert de décor ou d’objet contemplé. Le Lancelot en Prose48 montre son personnage principal plongé dans ses pensées au bord d’une rivière : .I. jour avint qu’il ot chevauchié jusc’a miedi, si li prinst mout grant talent de boire et il chevauche vers une riviere, et quant il i vient, si deschendi et but. Et
46
THOMAS, Les fragments du Roman de Tristan (éd. B. H. WIND), Genève – Paris, 1960, T.L.F 92, fragment de Turin. 47 Pierre TOUBERT, (entretien avec Brigitte OUVRY-VIAL) : « l’un des sept sacrements », Autrement, Mariage, mariages, 1989, p. 13-16, p. 13 ; voir également Philippe TOXÉ, « La copula carnalis chez les canonistes médiévaux », dans M. ROUCHE (dir.), Mariage et sexualité au moyen-âge : accord ou crise ? », Paris, P.U.P.S, 2000, p. 123-133. 48 Lancelot (éd. Al. MICHA), Genève : Droz, 1980, T.L.F, t. VII.
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quant il ot beu, si s’asist sor la riviere, si commencha a penser moult 49 durement .
La rivière est en elle-même un objet neutre ; la détermination mélancolique de l’épisode se fait par deux éléments extérieurs : l’heure, qui renvoie à celle où surgit le démon de midi, agent de l’acedia50, à laquelle il faut ajouter la solitude de Lancelot ainsi que la diversion atrabilaire qui s’empare de lui alors qu’il est sur la rive. La rivière immobilise le personnage, et devient le lieu où la satisfaction d’un besoin physiologique va de pair avec la pensée obsessionnelle. Le narrateur se sert alors du cours d’eau comme d’un élément de rupture du paysage qui interrompt la chevauchée de Lancelot vers la Douloureuse Garde. Le cours d’eau n’est donc pas intrinsèquement mélancolique, mais devient l’endroit où une expérience atrabilaire se réalise. La fixation de l’individu en proie à la mélancolie passe parfois par la contemplation d’une rivière, comme le montre un passage du Roman de Rou de Wace51 : Emprés disner, quant lui ennoie, A une fenestre s’apoie Qui est devers Seigne tournee ; Iluec siet bien une luee, Les bois esgarde qui la sont Et ceulx qui passent par le pont (…) Juste Seigne ala tant musant, Dunc arierë et dunc avant, Ke Richard fu a la fenestre A la guise que il sout estre ; Sur un chevalier s’acota, Sun chief mist fors, l’ewe esgarda (vers 2010 à 2015 et 2027 à 2032).
La scène est ancrée dans la réalité historique : Wace parle de Richard II, duc de Normandie. Elle est ancrée dans la réalité géographique et quotidienne : le duc contemple un paysage réel. Son regard part d’une perspective 49
Ibid., chap. XXIIIa, 29, p. 306. Jean CASSIEN affirme dans les Institutions cénobitiques que le démon de midi « tourmente surtout le moine vers la sixième heure, telle une fièvre réglée dont les accès consument d’un feu ardent l’âme malade à des heures régulières et déterminées. Quelques-uns parmi les plus anciens déclarent que c’est là le démon de midi dont il est parlé au psaume XC », dans P. DANDREY, Anthologie de l’humeur noire, écrits sur la mélancolie d’Hippocrate à l’Encyclopédie, Paris, Le promeneur, 2005, p. 206-224, citation p. 213 ; voir également Giorgio AGAMBEN, Stanze, parole et fantasme dans la culture occidentale, Paris – Lausanne, 1994, p. 21-33. 51 WACE, le Roman de Rou, (troisième partie) (éd. A.J. HOLDEN), Paris, 1970, S.A.T.F, t. I. 50
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étendue pour se fixer sur la Seine. Si le narrateur décrit une mélancolie bénigne, elle ne se définit pas moins par l’oisiveté et par l’errance du regard. Le fleuve devient alors une rupture : le contempler arrête le mouvement des yeux alors que la posture du personnage se fige. Pas plus que la rivière au bord de laquelle Lancelot s’abîme dans ses pensées, la Seine n’est une eau atrabilaire : le duc contemple un paysage neutre qui sert de théâtre à sa mélancolie mais qui est pourvu d’un élément central retenant le regard ; nommée deux fois dans le passage, la Seine est à la fois une direction et un objet. L’eau possède alors la vertu de figer une contemplation atrabilaire. Le chevalier muet et immobile sur lequel Richard s’appuie suppose quant à lui que l’eau cristallise la présence de plusieurs personnages : le mélancolique n’est pas seul, puisqu’il est lui-même sous le regard d’autrui. Le corpus assigne une importance particulière à un objet aquatique doté entre tous de ce don de mettre l’atrabilaire en présence de témoins ou d’observateurs : la fontaine. Les textes littéraires du Moyen Âge central assignent deux sens principaux au mot « fontaine » : il s’agit souvent d’une source jaillissant dans un espace naturel comme une clairière ou une forêt ; il peut s’agir aussi d’une construction dont la description littéraire ou la représentation picturale fait intervenir une margelle en pierre et parfois des tuyaux d’or52; on se rapproche alors de l’acception contemporaine de ce terme. La fontaine littéraire médiévale est surtout un élément du paysage qui cristallise la présence humaine. Dominique Demartini a souligné qu’elle était un lieu privilégié du discours amoureux53. Elle est surtout un lieu complexe et polyvalent qui se prête particulièrement bien aux descriptions des états mélancoliques. Notre corpus met en évidence une certaine complicité entre les fontaines et les états atrabilaires. Le nombre de fontaines qui servent de théâtre à des crises mélancoliques est si élevé dans le Tristan en Prose que nous avons décidé de centrer notre enquête sur un roman qui permet d’observer un grand nombre de phénomènes complémentaires. Un motif particulier retiendra avant tout notre attention : celui de la fontaine qui réjouit l’œil par sa beauté et qui sert de théâtre à une crise atrabilaire très violente. On peut parler de « caractérisation courtoise » à son sujet, dans la mesure où elle correspond à l’idéal courtois d’un objet naturel harmonieux et plaisant à regarder. Il n’est toutefois ni seul, ni invariable : les textes le lient implicitement à la gravité et à la nature des mélancolies qu’ils décrivent. Une 52
Voir, par exemple : Lancelot (éd. Al. MICHA), Genève, 1979, T.L.F, t. V, XCIII, 37, p.
142. 53 Dominique DEMARTINI, Miroir d’amour, miroir du roman, le discours amoureux dans le Tristan en Prose, Paris : Champion, 2006, p. 145-155. Voir aussi Maimouna KAINE & Claude THOMASSET, L’eau dans un cycle romanesque : le Roman de Tristan en Prose (Collection : « Thèse à la carte »), Villeneuve d’Ascq : Presses du Septentrion, 2002.
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mélancolie dont les espèces ne sont pas courtoises alors même que ses causes peuvent l’être n’appelle pas de caractérisation courtoise. Il en va ainsi de la démence atrabilaire. Guinglain voit ainsi dans le Tristan en Prose54 Tristan au comble de la folie : Sans faille il avoit veü Tristan devant une fonteine el Morroiz, mes il l’avoit veü si forsené et si enragié et si hors dou sens qu’il n’est nus hons, s’il le veïst, 55 qu’il n’en deüst avoir tote paor .
La source est intimement liée à la forêt : elle participe de sa définition romanesque comme un lieu sauvage où l’on fuit, comme Tristan au début de sa démence. Elle est plus subtilement liée à l’état du patient. Le narrateur définit la folie mélancolique d’une manière très conventionnelle : le personnage se comporte d’une façon totalement irrationnelle, ce que souligne l’utilisation dans une même phrase du lexique canonique de la frénésie. Le choc émotionnel est très violent : le spectateur passe d’une panique logique à la pitié56. L’identité du patient se brouille en outre, le chevalier le reconnaissant difficilement57. La source n’a aucune caractéristique : elle est rhétoriquement parlant un objet neutre qui s’ajoute à l’absence de repères chez Tristan. Elle est donc un lieu qui cristallise la présence de l’atrabilaire et de son observateur sans rattacher le mélancolique à un univers d’origine ou du moins à une nature regardée par l’homme. La fontaine près de laquelle Tristan fou vit aux côtés d’un groupe de bergers ne possède pas non plus de caractérisation courtoise58 ; Daguenet en fait toutefois un repère d’un lieu dangereux dont il faut se méfier : Quant il s’est reposés grant piece et il a pooir de parler, il dist au roi March, ki encore estoit devant lui : ’Rois March, se tu veus faire sens et garder que maus 59 ne te viegne, garde toi du fol de la fontainne !
Moins neutre que celle où Guinglain aperçoit Tristan, cette source a un lien beaucoup plus précis avec la pathologie atrabilaire du personnage, dans la mesure où elle a trois fonctions : elle est, tout d’abord, un théâtre de la folie de l’amant d’Yseut, et c’est d’ailleurs son emploi majoritaire ; elle est aussi un instrument de la pathologie, Tristan y jetant l’un des bergers60 ; elle 54
Le Roman de Tristan en Prose (éd. R. LILIAN CURTIS), Cambridge, 1985, t. III. Ibid., 938, p. 238. 56 Loc. cit.. 57 Loc. cit. 58 Le Roman de Tristan en Prose (éd. Ph. MÉNARD), Genève, 1987, t. I, TLF 353. Voir XII, 169, p. 249 ; XIV,181, p. 265-266 ; XV, 183, p. 269, 185, p. 272. La fontaine est « neutre » ou sert de repère : « la fontainne u li pasteur estoient ». 59 Ibid., XIII, p. 254. 60 Ibid. XII, 169, p. 249. 55
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est ici un repaire minimal, Tristan s’identifiant par sa proximité avec la fontaine à un moment où Marc pense que le dément est Matan le Brun, qui souffre lui aussi de démence mélancolique61. On peut ajouter une fonction supplémentaire : celle d’associer fonctionnellement Tristan à Daguenet, personnages souffrant de mélancolies pathologiques modérées62 ou graves se croisant au bord du cours d’eau : le fou du roi Arthur insiste d’ailleurs sur le compagnonnage qui le lie à Tristan63. La caractérisation courtoise intervient a contrario dans deux situations : on l’observe dans un cadre clinique, comme nous le verrons plus loin ; elle intervient à des moments où un personnage souffre de mélancolie amoureuse, son « spectre » comprenant alors des pathologies atrabilaires dépourvues (ou non encore pourvues) de caractère furieux aussi bien que des mélancolies moins menaçantes. L’ « incubation » d’une démence mélancolique peut en être justiciable. Le Tristan en Prose montre par exemple Tristan atteignant une source alors qu’il est sur le point de sombrer dans la démence : Tant a mesire Tristanz alé en tel maniere qu’il est venuz devant une tor ou il 64 avoit une fontaine mout bele et mout envoisiee .
Le récit joue subtilement sur l’évolution du tableau clinique. La fontaine possède deux caractéristiques courtoises : sa beauté et son aspect réjouissant. Contrairement à celle au bord de laquelle Tristan séjournera pendant sa folie, elle intervient au moment où sa maladie est, comme la troisième démence de Lancelot à ses débuts, un hybride d’amour héroïque (il ne s’alimente plus65 ) et de mélancolie à velléités mortifères (il désire mourir et se lamente66 ). Le personnage évolue dans un cadre habité : une tour se dresse à proximité. Cet espace aménagé et regardé par l’homme s’oppose donc au monde sauvage de la folie. La fontaine sert de décor ; elle relie encore le patient à la civilisation dont elle émane, la caractérisation courtoise étant un phénomène culturel, et permet de mesurer la tension entre l’évolution pathologique de Tristan et les attentes sociales, une tentative de médiation initiée par la messagère de Palamède s’y déroulant. La mort de Kahédin a lieu elle aussi à proximité
61
Ibid. XIII, 175-176, p. 255-258. Jean-Marie FRITZ, « Daguenet ou le bouffon amoureux », Styles et valeurs, pour une histoire de l’art littéraire au moyen-âge, Paris, 1990, p. 37-73. 63 Roman de Tristan en Prose, op. cit., XIII, 174, p. 254 : « Li rois March ne li set tant demander de cest afaire ne il en sache plus a dire, fors tant seulement k’il dist a cascun ki devant lui vient : « Gardés vous de mon conpaignon, le fol de la fontainne, k’il ne vous face autresi com il a hui fait de moi. » 64 Le Roman de Tristan en Prose (éd. R.L CURTIS), t. III, op. cit., 864, p. 164. 65 Ibid., 866, p. 166. 66 Ibid., 852, p. 154. 62
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d’une fontaine . Le romancier l’évoque dans des termes identiques à ceux que nous venons d’observer68 selon un schéma similaire : Kahédin meurt sous le regard du harpiste d’Yseut. Les fontaines qui interviennent lors d’états pathologiques ont une double vocation : souligner tout d’abord le contraste entre la souffrance de l’atrabilaire et la beauté d’une nature saine ; mesurer ensuite la tension qui existe entre un lieu réalisant l’idéologie courtoise et un personnage dont l’accomplissement courtois échoue. Ce rôle incombe également à celles qui servent de théâtre à des souffrances mélancoliques dépourvues de caractère maladif. Le roman en fait des objets « stables », dans la mesure où leur description se limite à des notations stéréotypées où l’on enregistre quelques variations. Elle est parfois réduite à l’évocation de sa beauté69 ; elle peut aussi se trouver à l’écart des voies de communication : Donc n’ot mie granment alé quant il trouva devant un rocoi une fontainne mout bele et mout clere et mout envoisie, et estoit assés en destour et hors de 70 cemin. Palamidés descent illuec, tant iriés que a poi que li cuers ne li part .
La complexité de la fontaine courtoise servant de théâtre à des crises mélancoliques réside dans les relations que l’objet entretient avec l’état du personnage qui se trouve à son bord. Cette fontaine possède les éléments de la caractérisation courtoise enrichis par la mention de la clarté, mais se trouve également isolée : sa découverte matérialise une crise narcissique (Palamède a perdu l’honneur du tournoi de Louveserp et a essuyé des sarcasmes) mais rattache le chevalier à son système de valeurs d’origine. S’il n’existe pas de communion entre Palamède et la fontaine, il n’en reste pas moins qu’elle fait écho par son isolement à sa souffrance. La mélancolie entretient une relation dialectique avec les fontaines qui lui servent de théâtre qui réside dans la capacité de ces dernières à servir de révélateur à la crise atrabilaire par le contraste qu’une belle source présente avec un personnage souffrant. Si les mélancoliques ne se mirent souvent pas dans la fontaine, à l’encontre de ce que fait Narcisse71, il n’en reste pas moins que l’eau sert de miroir paradoxal : elle confronte implicitement le mélancolique courtois à une norme concernant toute la création tout en se substituant au moins dans 67
Le Roman de Tristan en Prose (éd. Ph. MÉNARD), t. I, op. cit., X, 161, p. 236-237. « … une fontainne mout bele et mout envoisie », 161, p. 237. 69 Le Roman de Tristan en Prose, édité sous la direction de Ph. MÉNARD par J.-Cl. FAUCON, Genève, 1991, T.L.F 408, t. IV, II, 10, p. 75. 70 Le Roman de Tristan en Prose (éd. sous la direction de Ph. MÉNARD par D. LALANDE & Th. DELCOURT), Genève, T.L.F 416, t. V, XIII, 284, p. 369. 71 Le Lai de Narcisse, in Pyrame et Thysbé, trois contes du douzième siècle français imités d’Ovide, édités par Emmanuèle Baumgartner, Paris : Gallimard, 2000, p. 84-153, vers 819 à 1010. 68
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un premier temps à l’absence d’interlocuteurs et en rendant sa crise plus visible. Le paradoxe réside dans le fait que les atrabilaires ne se regardent pas dedans, à l’exception notable de Palamède mais aussi de Sone de Nansay72. Un exemple tiré du Lancelot en Prose montre que cette dialectique du miroir paradoxal tient compte de la complexité de la crise que l’on relate : La valee estoit bele et grans, tote plaine d’erbe et de flors entremellee, ne tant com ele duroit n’i avoit arbre que.I. seul et ce estoit.I. des plus biax pins del monde. Cis pins estoit droitement ens en mi la valee et desos cel pin sordoit une fontaine grans et bele, si l’apeloient chil de la terre la Fontaine del Pin. De chele fontaine issoit.I. ruisiax dont toute la valee estoit plus bele et plus 73 plaisans .
La beauté caractérise quatre éléments : la vallée, le pin, la source et le ruisseau. Il y a donc un système naturel mobilisant des éléments exemplaires qui interagissent, l’élément aquatique présidant à l’harmonie de l’ensemble. Le récit passe d’un plan général à une série de focales dans lesquelles les éléments les plus importants apparaissent en dernier. La description de la mélancolie d’Hector fait quant à elle appel à une alternance cyclothymique presque équilibrée de lamentations et de joie74. Le phénomène de miroir paradoxal réside ici dans la description d’une nature à la cohérence particulièrement visible, les quatre occurrences de l’adjectif biax/bele structurant la construction rhétorique, tandis que la logique de l’état d’Hector n’est révélée que plus tard par le nain Grohadain75. La nature — et la source dont elle procède — oppose donc sa cohésion visible à une mélancolie qu’elle souligne d’autant plus nettement que le patient se trouve en concordance avec la nature dans ses phases d’euphorie et en discordance dans ses phases d’abattement. L’usage de l’eau comme miroir paradoxal de la mélancolie comprend un autre aspect : sa possibilité d’être le théâtre de scènes de souffrance comme de scènes de rappel à l’ordre ou de guérison. Cadre ou moyen, l’eau contribue parfois à la guérison du mélancolique. L’eau qui soigne, ou la clinique aquatique La triade rhétorique archétypale qui préside aux descriptions de la mélancolie dans les textes littéraires des douzièmes et treizièmes siècles suppose que les crises atrabilaires soient décrites en trois temps : la crise 72
Le Roman de Tristan en Prose, op. cit., t. VI, I, 22, p. 95 ; Sone de Nansay (éd. M. GOLDSCHMIDT), Tübingen, 1899, vers 8833-8848. 73 Lancelot en Prose, t. VIII, op. cit., LVa, 4, p. 147. 74 Ibid., 6, 148. 75 Ibid., LVIa, 6-9, p. 158-160.
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survient, un personnage tiers rappelle celui qui la subit à l’ordre et la guérison a lieu. Les eaux interviennent de plusieurs façons au cours de cette phase : il y a les eaux médicales, c’est-à-dire celles dont l’on se sert pour baigner un patient atteint d’une mélancolie pathologique. Nous ne les traiterons pas ici, parce que nous avons eu l’occasion de le faire dans une étude précédente76. Nous nous intéresserons par contre aux moments où l’état d’un patient se stabilise près d’un cours d’eau ainsi qu’à ceux où on soigne un mélancolique près d’un cours d’eau : il s’agit des « eaux stabilisatrices ». Nous étudierons également les cas où l’eau sert de péripétie tirant un personnage plus ou moins brutalement d’un état mélancolique. Les eaux stabilisatrices ont une fonction de décor pour une scène de guérison voire à une scène de clinique, mais aussi de contribuer à fixer un atrabilaire dans un lieu. Elles relèvent généralement du type de la fontaine à caractérisation courtoise. Elles sont surtout une transformation littéraire d’un modèle médical : celui du cadre où l’on doit promener le malade d’amour héroïque selon le Lilium medicinae de Bernard de Gordon77 : Utile igitur est mutare regimen, et esse inter amicos et notos, et quod vadat per 78 loca ubi sunt prata, fontes, montes, nemora et odores boni .
Jacques Roubaud a souligné la parenté du langage des médecins avec celui des troubadours sur ce point79 ; il rejoint également celui des romanciers, dont les lieux d’aventures sont scrupuleusement reproduits. Un autre élément relie le modèle du médecin aux motifs narratifs : la présence d’une société. Les eaux stabilisatrices sont avant tout celles où le patient est retrouvé par un personnage qui va le soigner. Le Tristan en Prose confronte le roi Marc et sa suite à Tristan alors qu’il est arrivé fortuitement au bord de la fontaine où se trouvent les bergers au cours d’une partie de chasse80. La troisième démence de Lancelot conduit le chevalier à Corbenic puis à côté d’une fontaine : 76
Pierre LEVRON, « La clinique cosmétique, ou comment laver la mélancolie. Enquête sur les textes littéraires des douzièmes et treizièmes siècles », dans S. ALBERT (éd.), Laver, monder, Blanchir, Discours et usages de la toilette dans l’Occident médiéval (« Cultures et civilisations médiévales »), Paris : Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2006, p. 51-68. 77 John LIVINGSTON LOWES, « The loveres maladye of hereos », Modern Philology 11 (1914), p. 491-546. 78 BERNARD DE GORDON, Lilium Medicinae, dans John Livigston LOWES, op. cit., p. 501 : « Il est donc utile de changer de régime et d’être au milieu d’amis et de connaissances ; que (le patient) aille en outre dans des endroits où il y ait des prairies, des sources, des collines, des bois et des bonnes odeurs. » 79 Jacques ROUBAUD, La fleur inverse : essai sur l’art formel des troubadours, Paris, 1986, p. 86. 80 Le Roman de Tristan en Prose, t. I, op. cit., XIV-XV, 178-185, p. 264-272.
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Celui jor aprés mengier, avint que Lanceloz entra en un vergier desouz la tor, qui moult ert biax et plains d’arbres, et avoit an mileu, desouz un sicamor, une fontainne trop anvoisie. Et quant il fu a la fontainne, si am but et dormi delez 81 tout ainsi com il estoit vestuz .
La fontaine est l’objet central d’un paysage courtois ; elle est le lieu où la fille du roi Pellés venue s’amuser avec ses compagnes reconnaît Lancelot82. La qualification courtoise correspond à la typologie implicite de la maladie : elle intervient alors que le malade a retrouvé certains aspects de la civilisation comme l’insertion dans un milieu social ou le vêtement ; elle désigne alors la stabilisation de son état dans un lieu organisé par l’homme. Elle correspond aussi à l’action prévue par les jeunes filles. La capacité de satisfaire des besoins physiologiques qui rattachent d’ailleurs le patient à des usages sociaux tout comme celle d’être un lieu de divertissement courtois caractérise une source qui provoque la réunion de l’atrabilaire et de son médiateur. Cette scène est exceptionnelle dans les récits de démence mélancolique du Moyen Âge, dans la mesure où elle prépare la guérison du patient ; le clivage avec le modèle médical concerne cependant le type de pathologie atrabilaire, Bernard de Gordon décrivant des cliniques d’amour héroïque. L’ambivalence de certaines sources qui servent de lieu (voire de cause) à une pathologie atrabilaire tout autant que de lieux de guérison s’observe beaucoup plus fréquemment. L’empoisonnement de Lancelot relaté lui aussi par le Lancelot en Prose appelle des soins dispensés sur le lieu même de l’intoxication, le récit confrontant d’ailleurs le pragmatisme de l’intervention médicale83 à la crise mélancolique et courtoise que représente l’amour que la jeune fille soignant Lancelot porte à son patient, puisqu’elle en tombe malade84. L’épisode exploite alors les potentialités du bord de la source : retenir un mélancolique dans un lieu où plusieurs autres personnages susceptibles de lui porter secours se rencontrent, mais aussi servir de théâtre à une passion héroïque favorisée par un cadre propice à l’amour : Si ont illuec trouvé desouz l’ombre de .II. sicamors .I. fontainne bele et clere ou il avoit .II. chevaliers et .II. damoiseles qui orent fait estandre .I. blanche 85 touaille sor l’erbe et manjoient illuec moult anvoisiement .
La description en deux temps de la fontaine — lieu courtois tout d’abord, eau empoisonnée par des créatures monstrueuses ensuite — fait d’elle un objet extrêmement ambigu. Exclue du processus clinique, elle n’en participe 81 82 83 84 85
Lancelot, t. VI, op. cit., CVII, 125, p. 221. Ibid., 27-28, p. 222-223. Lancelot, t. IV, op. cit., LXXXI, 6, p. 136. Ibid., LXXXII, Ibid., LXXXI, 1, p. 133.
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pas moins à la construction d’un univers courtois dans lequel Lancelot sera intégré lors de sa maladie. Elle va donc devenir une métaphore implicite d’un amour courtois conçu comme la réalisation macrocosmique de l’harmonie naturelle-les chevaliers et les jeunes filles déjeunant joyeusement assument la joie qui incombe typologiquement à une source munie d’une catégorisation courtoise — mais dont la mélancolie héroïque est à la fois un élément et un risque. Les eaux stabilisatrices sont donc très ambiguës : exclues d’un processus clinique qui leur est toujours extérieur, elles soulignent la tension entre l’état présent du mélancolique et son environnement au moins autant qu’elles ne préparent sa réintégration dans l’univers commun. Il peut donc arriver qu’une clinique littéraire devant se faire au bord d’une source échoue. Les prémisses de la folie de Tristan telle que le Tristan en Prose la relate en sont un bon exemple : En tel maniere com je vos di demena mesire Tristanz son duel huit jors entiers si plenierement que onques une sole ore ne le lessa, se ne fu en dormant. De tot celi terme ne manja ne ne but. Si ne remest mie por ce qu’il n’eüst assez a 86 mangier devant li, car la demoisele qui trop grant pitié en avoit l’en aporta .
La source commence par être un lieu où la satisfaction des besoins physiologiques est possible : la nourriture est d’ailleurs un moyen de médiation employé par la jeune fille. Le récit confronte une intention médiatrice et clinicienne passant par le dialogue87, le don de nourriture puis la performance poétique à une évolution pathologique88 conduisant Tristan au désir suicidaire puis à la folie89. Elle devient ensuite un lieu de conflit où une passion mélancolique s’oppose à une instance représentant l’ordre social. L’arrêt de Tristan dans un endroit borné par une source et par une tour lourdement investie de significations autobiographiques90 semble favoriser l’antagonisme entre la macrostructure anthropologique représentée par la messagère et le microcosme atrabilaire. Ces fontaines médiatrices s’avèrent parfois constituer de véritables pièges dans lesquels tombent des personnages voués à résoudre des crises mélancoliques graves. Le Val sans Retour est doté, nous dit l’auteur du Lancelot en Prose, d’une belle source : Li vals estoit et grans et parfons et fu avironés de totes pars de grans tertres et haus, si estoit plains d’erbe vert, grant et espesse, et em mi lieu a droiture
86
Le Roman de Tristan en Prose (éd. R.L. CURTIS), III, op. cit., 866, p.166. Ibid., 865, p. 166. 88 Ibid., 867-870, p. 167-173. 89 Ibid., 871, p. 173. 90 Elle a été le théâtre d’un combat opposant Tristan à Palamède qui avait enlevé Yseut. Le Roman de Tristan en Prose (éd. R.L CURTIS), Leyde, 1976, 505-511, p. 110-115. 87
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sordoit une fontaine bele et clere ; si estoit li grans chemins ferrés par mi le 91 chief del val tot contremont jusqu’a l’autre chief ou l’issir estoit .
La fontaine est pourvue d’une catégorisation courtoise ; elle se situe au centre d’un paysage neutre, qui ne porte pas d’apparence d’enchantements. Le regard ne la privilégie cependant pas, dès lors qu’elle est un élément qui complète d’autres caractéristiques remarquables. L’usage de la caractérisation courtoise confronte cependant ce que l’on voit à ce qui s’y trouve : des chevaliers infidèles retenus prisonniers par Morgue. Ressortissant au modèle de la « prison courtoise » dans laquelle les captifs voient tous leurs besoins (et notamment les nécessités matérielles et sociales) satisfaits, le Val se veut un objet médiateur, la fée l’instituant pour punir l’infidélité en amour. Le récit oppose d’ailleurs cette fontaine réelle et séduisante à une inquiétante et impétueuse mais illusoire rivière faisant partie du sortilège franchie tout d’abord par Galescalain92 puis par Yvain93 et enfin par Lancelot94. La tension entre la réalité de la prison et le simulacre d’un vallon ouvert dans lequel il est possible de circuler se substitue ici à celle qui oppose un état mélancolique aux instances désireuses de le guérir. Jaufre95 propose une configuration très particulière : une opposition entre un accident visible et l’action réelle de son personnage principal emmené par la fée de Gibel combattre Felon d’Albarua. La source est un objet séduisant, dont les caractéristiques évoquent la caractérisation courtoise96. Jaufre y est entraîné par une fée qui l’y pousse : E la donzella venc de trot, E a .l tal dellas manz donat Qu’inz en l’aiga l’a balansat, Aissi con era, tutz garnitz E tutz causat et totz vestiz, E apres sail la donzela E.lla domna retra.s ab ela. 91
Lancelot, t. I, op. cit., XXII, 5, p. 277. Ibid., XXIII, 6-7, p. 281. 93 Ibid., XXIV, 6, p. 287. 94 Ibid., 7, p. 289. 95 Jaufre (éd. R. NELLI & R. LAVAUD), Les troubadours, t. II : l’œuvre épique, Paris : Desclée de Brouwer, 2000 pour l’édition consultée, p. 15-618. 92
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E el mieg a una fontaina Gran e preonda, clara e sana, Dun s’asaiga aquella prada Que dura demieja jornada (vers 8367 à 8370). « Et il y a une source large, profonde, claire et saine au milieu. Elle irrigue cette prairie qui s’étend sur une demi-journée de route. »
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Aissi s’en son intrat tut tres. Oimais a pro que far Jaufres. Mut es l’aiga granz e preons, E Jaufren es casutz als fons, Aissi con era, tutz armatz 97 (vers 8424 à 8435).
L’inversion rhétorique traduit la transformation fonctionnelle : la reprise au vers 8433 de l’hémistiche du vers 8368 fait de l’abondance en une eau fertilisante une eau menaçante, profonde comme une eau atrabilaire dans laquelle le chevalier sombre lourdement. Son escorte et surtout son amie Brunissen se lamentent avec violence98. L’épisode confronte les apparences à la fonction réelle de la fontaine : c’est une eau médiatrice puisqu’elle conduit Jaufre dans un monde féerique où il devra secourir celle qui l’a attiré dans la fontaine. Il n’en reste pas moins que cette eau est un intermédiaire entre les pièces ou les cours d’eau réels et leurs avatars fantastiques suscités par des sortilèges dont le corpus présente quelques exemples99. Le principe d’une tension mélancolique entre ce que l’on croit et ce qui est ainsi transposé au cours d’un épisode merveilleux. Ce type d’eaux médiatrices « pièges » est totalement caractéristique d’un discours littéraire. L’affranchissement du modèle médical passe donc par l’utilisation de l’eau comme un objet non seulement très actif mais encore particulièrement ambigu, dès lors qu’il sert de vecteur de mélancolie autant que de guérison. L’eau active sert encore de contrepoint à l’eau théâtre des passions mélancoliques quand un atrabilaire est exposé à une péripétie aquatique lors de laquelle il est éclaboussé ou renversé dans l’eau. Aucun prototype médical, même très lointain, n’intervient alors ; nous observons une variante particulière des péripéties encourues par des personnages en état de diversion mélancolique. Deux situations se rencontrent alors : le personnage tombe dans l’eau ou il en est éclaboussé sans qu’il n’y ait de chute. Les chutes sont liées en pareil cas à la défaite du chevalier renversé par un adversaire. Chrétien de Troyes montre Lancelot désarçonné par un chevalier défendant un gué dans son Chevalier de la Charrette :
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« La jeune fille arriva sur ces entrefaites en courant. Elle l’a poussé si fort de ses deux mains qu’elle l’a précipité dans l’eau comme il était : tout armé, tout chaussé et tout habillé. Et puis après, elle y a sauté elle-même et la dame l’y rejoint. Maintenant, Jaufre a beaucoup à faire ! L’eau est large et profonde et il est tombé au fond, dans l’état ou il se trouvait, tout armé. » 98 Jaufre, op. cit., vers 8437 à 8697. 99 Voir, par exemple : Le Roman d’Eustache le Moine (éd. A.J Holden & J. MONFRIN), Louvain – Paris : Peeters, 2005, vers 107 à 118.
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Cil panse tant qu’il ne l’ot pas, Et li chevax eneslepas Saut en l’eve et del chanp se soivre, Par grant talant comance a boivre. Et cil dit qu’il le conparra, Ja li escuz ne l’an garra, Ne li hauberz qu’il a el dos. Lors met le cheval es galos, Et des galoz el cors l’anbat Et fiert celui si qu’il l’abat En mi le gué tot estandu, Que il li avoit deffandu ; Si li cheï tot a un vol La lance et li escuz del col. Quant cil sant l’eve, si tressaut ; Toz estormiz an estant saut, Ausi come cil qui s’esvoille, S’ot, et si voit, et se mervoille Qui puet estre qui l’a feru (vers 753 à 771).
La scène possède deux agents dynamiques : le chevalier et l’eau. Tous les deux opèrent par un choc sensoriel : le chevalier fait chuter brutalement Lancelot et l’eau le ramène à la conscience. La réaction du personnage suppose dans les deux cas un choc violent, l’eau revêtant alors un aspect médiateur puisqu’elle tire Lancelot de ses pensées obsessionnelles en même temps qu’elle l’agresse. L’absence de communication entre un personnage éveillé et un personnage plongé dans ses pensées fait pièce à deux expériences violentes, la règle instaurée par le défenseur du gué se matérialisant par cette conjonction de la chute et de l’eau. Le Lancelot en Prose montre que des moqueries peuvent s’ajouter à la chute : Et cil chevaliers li vient son glaive aloingnié et le fiert si durement qu’il li fait la sele widier et le porte tout envers dedenz le fossé. Et .IIII. vallez qui estoient sus la bretesche li conmancent a crier : ’Ha, sire chevaliers, or vos poez bien baingnier !’ Et li chevaliers del chastel prant le destrier Lancelot, si entre 100 dedanz la vile ; et maintenant fu la porte close .
Le récit évoque la violence du choc plus explicitement que Chrétien de Troyes. L’usage de l’eau présente des points communs avec celui que l’on observe dans le Chevalier de la Charrette ; Lancelot est tiré avec stupéfaction de ses pensées alors qu’il y est tombé101 . Il existe toutefois une 100 101
Lancelot, op. cit., t. IV, LXXIX, 5, p. 214. Ibid., 6, p. 214.
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différence importante entre les deux situations qui tient à l’usage que fait le Lancelot en Prose d’une hiérarchie des contenants : le fossé, lieu « immonde » où l’on meurt de façon ignominieuse102 et où l’on jette la dépouille de ses ennemis comme le montre du reste un autre passage du roman103, fait pièce à un gué polyvalent : les textes du moyen-âge central proposent des exemples de gués positifs104. L’humiliation de Lancelot est donc surdéterminée par la collusion d’une défaite inversant son comportement normal avec des moqueries et un contenant discourtois. Le modèle tant littéraire que médical de médiations autoritaires conduisant parfois à infliger des châtiments humiliants au patients d’amour héroïque est pratiquement inversé, dans la mesure où il n’existe pas de liaison entre une autorité (familiale, clinique ou religieuse dans les situations canoniques105 ) et l’événement. Les deux épisodes utilisent une structure narrative caractéristique des récits de crises mélancoliques avec une triade rhétorique archétypale suivie immédiatement après ou peu après d’un acte refondateur (Lancelot l’emporte sur le défenseur du gué ou du pont), mais l’eau y est extrêmement ambiguë, puisqu’elle résout une crise atrabilaire tout en infligeant au personnage un paradigme mélancolique fort, puisqu’il repose sur son humiliation. Les situations dans lesquelles un personnage en proie à une crise atrabilaire est jeté dans l’eau semblent faire appel à deux principes actifs : l’eau et la chute. Cette dernière revêt alors des usages analogues à ceux que nous avons analysés dans la première partie, dès lors que chuter envers comme le fait Lancelot dans le roman en prose est très humiliant. L’éclaboussement d’un atrabilaire par un adversaire est moins douloureux mais n’en débouche pas moins sur un affrontement tel que celui qui oppose Lancelot à Alibon, qui revendique la garde d’un gué au nom de Guenièvre : Et maintenant vint uns chevaliers tous armés de l’autre part de l’iauwe et se fiert el gué moult durement si qu’il fist l’iauwe voler sor le chevalier pensant et le moille tout. Chil laissa son penser, si se dreche et dist au chevalier : « Sire chevaliers, or m’avés vous moult moillié et autre anui m’avés vous fait car
102
Comme Turgibus, le père d’Audigier dans le poème héroï-comique éponyme. Voir Omer JODOGNE, « Audigier et la chanson de geste, avec une édition nouvelle du poème », Le Moyenâge 66 (1960), p. 495-526, laisse X, vers 107 à 118. 103 Voir Lancelot, op. cit., t. VI, CVI, 20-21, p. 188-190. 104 Voir La Suite du Roman de Merlin, éditée par G. ROUSSINEAU, Genève : Droz, 2006, T.L.F 972, XV, 347-348, p. 302 (Guenièvre découvre le Gué de la Reine). 105 Voir BERNARD DE GORDON, Lilium Medicinae, dans John LIVINGTON LOWES, op. cit., p. 501 ; Guiron le Courtois, édité par V. BUBENICEK, thèse de troisième cycle dirigée par R. LATHUILLÈRE, université de Paris-Sorbonne, 1985, t. III, chap. 16, p. 34-36.
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LA MÉLANCOLIE ET LES EAUX
mon penser m’avés tolu. » « Mout m’est ore poi de vous ne de vostre pensei », 106 fait chil .
Cette scène est pratiquement l’inverse d’une scène présentant une chute. Les personnages se parlent ; il n’existe pas de décalage temporel entre leurs actions respectives. La transition entre la phase divergente et la phase active est beaucoup moins brutale que dans le type de scène précédent. La différence majeure réside dans l’utilisation de l’eau : l’eau engloutissant le chevalier en train de penser est remplacée par une eau qui l’enveloppe et le recouvre ; le fluide est investi d’une dynamique qui fait pièce à l’immobilité de Lancelot. On retrouve donc le principe de la confrontation d’un protagoniste immobilisé par ses pensées à deux instances actives : un chevalier dont l’on souligne la vitesse et la violence de l’irruption et une eau qui lui sert d’instrument. L’épisode se fonde en effet sur le télescopage de deux motifs de référence : le combat, avec le chevalier s’élançant comme pour une joute et proclamant son mépris à Lancelot et la diversion mélancolique au bord d’un cours d’eau. Les deux types de scène se rejoignent cependant sur un point essentiel : elles ne sont pas des médiations sympathiques entreprises par des personnages aidant un individu en proie à une crise atrabilaire, mais des interventions de l’auteur interrompant des scènes qui se répètent (Lancelot a connu une diversion atrabilaire « non aquatique » en se rendant peu auparavant au secours de la dame de Nohaut107) et qui peuvent ralentir la progression dramatique108. L’usage de péripéties brutales correspond dès lors à une nécessité narrative, mais aussi à un principe implicite que les écrivains du Moyen Âge central tiennent à respecter : ne pas saturer l’esprit de leurs personnages de passions mélancoliques et ne pas exposer leurs destinataires à un péril atrabilaire constant, la littérature du temps ayant pour vocation d’occuper les loisirs des nobles ou des souverains-ce sont les Otia Imperalia de Gervais de Tilbury-en les instruisant. Fluide mobile appelant des réactions brusques, l’eau devient un instrument extrêmement propice à la résolution de crises mélancoliques exigeant des résolutions rapides puisqu’elles mettent potentiellement en danger l’équilibre du récit. Conscients de l’ambiguïté d’une eau efficace mais agressive, les romanciers du Moyen Âge central ne font pas d’elle une solution valable constamment contre les crises mélancoliques, mais l’outil percutant initiant une action clinique. 106
Lancelot, t. VII, Genève : Droz, 1980, op. cit., XXIIIa, 29, p. 306. Ibid. 108 Ibid., XXVIa-XXIXa, 2-17, p. 340-365 (Arthur est plongé dans une pensée intense et connaît trois diversions atrabilaires, ce qui retarde l’ouverture de la porte de la Douloureuse Garde). 107
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Les relations que l’eau entretient avec les états mélancoliques dans les romans du Moyen Âge central sont de plusieurs ordres. L’on relève tout d’abord qu’elle n’affecte pas toutes les crises atrabilaires de la même façon. La diversion mélancolique est l’expérience atrabilaire qui la suscite la plus souvent alors qu’il est exceptionnel d’observer des scènes aquatiques lors de démences. Elle n’a pas toujours les mêmes lieux : les fontaines constituent son théâtre favori, dès lors qu’elles permettent de mettre en évidence une souffrance que la beauté de la nature environnante rend plus émouvante. L’on observe aussi des motifs constants : l’eau chargée, qu’elle soit noire, venimeuse ou boueuse ; l’eau dans laquelle on chute ; l’eau où l’on se noie ; l’eau qui éclabousse ; le bord d’une source où l’on s’assied et où l’on pense et où l’on se lamente. L’on découvre surtout que l’image (ou le préjugé) rassurant d’une eau fertilisante et hospitalière est contrebalancé par l’idée d’un fluide ambivalent et ambigu, sensible à la mélancolie comme l’eau historique l’était aux pollutions au Moyen Âge. Métaphore ou instrument, l’eau ne s’avère décidément pas le contraire d’une bile noire froide et sèche… RÉFÉRENCES Giorgio AGAMBEN, Stanze, parole et fantasme dans la culture occidentale, Paris – Lausanne, 1994. Gaston BACHELARD, L’eau et les rêves, essai sur l’interprétation de la matière, Paris, 1942. Raoul BATANY, « un ’estat’ trop peu ’estable’ : navigation maritime et peur de l’eau », Senefiance 15, L’eau au moyen-âge, Aix-en-Provence, 1984, p. 23-42. Pierre BEC, Anthologie des Troubadours (collection « 10/18 »), Paris, 1979. Jacqueline BORSJE, « The movement of water as symbolised in early Irish texts », Peritia 14 (1997), p. 153-170. Patrick DANDREY, Anthologie de l’humeur noire, écrits sur la mélancolie d’Hippocrate à l’Encyclopédie, Paris : Le promeneur, 2005. Micheline DE COMBARIEU DU GRÈS, « L’eau et l’aventure dans le cycle du Lancelot-Graal », dans L’eau au moyen-âge, op. cit, p. 111-148. Dominique DEMARTINI, Miroir d’amour, miroir du roman, le discours amoureux dans le Tristan en Prose, Paris, Champion, 2006, p. 145-155. Mireille DEMAULES, « Lancelot et l’envenimement : une rêverie tristannienne », Lancelot, études recueillies par Mireille SÉGUY, Paris : Autrement, 1996, p. 81-99. Joëlle DUCOS, « Eau douce et eau salée », dans Danièle JAMES-RAOUL & Claude THOMASSET (dir.), Dans l’eau, sous l’eau : le monde aquatique au moyen-âge, sous la direction de Paris, P.U.P.S. (« Cultures et civilisations médiévales »), Paris, 2002, p. 121-138. Gilbert DURAND, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, introduction à l’archétypie générale, Paris, Dunod, 1969, 1992. Jean-Marie FRITZ, « Daguenet ou le bouffon amoureux », Styles et valeurs, pour une histoire de l’art littéraire au moyen-âge, Paris, 1990. Omer JODOGNE, « Audigier et la chanson de geste, avec une édition nouvelle du poème », Le Moyen-Âge LXVI (1960), p. 495-526.
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Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 271-281. ————————————————————————————————————————
LE CANAL DE L’EURE ULTIME TENTATIVE D’ALIMENTATION DES FONTAINES DE VERSAILLES Jeannine CHRISTIANY
UN OUVRAGE INACHEVÉ Pour présenter le canal de l’Eure, il est nécessaire de parler des problèmes d’eau dans Versailles, en liaison avec l’évolution des constructions des bâtiments du château et de la ville dont voici les différentes étapes. Versailles incarnera, au fil du temps, la magnificence du règne de Louis XIV et sera le lieu d’exposition des arts et des nouvelles techniques, qui seront largement diffusés dans toute l’Europe. Tout au long de son règne, ce sera une suite ininterrompue de travaux. La situation géographique est peu favorable En effet, le château de Louis XIII, juché sur une légère butte, domine une vallée étroite, marécageuse, encadrée par les plateaux boisés de Rocquencourt et de Satory. De faibles sources jaillissent du sol, quelques rus rassemblent les eaux de pluie, de bien maigres dispositions pour créer un jardin digne d’un Roi, tel que l’époque le conçoit, animé de fontaines, de nappes, de cascades et de jets, de théâtres et de montagnes d’eau. Pourtant, Versailles formera, peu à peu, un ensemble réparti sur plusieurs kilomètres, avec son château, son parc et sa ville nouvelle. Il faudra niveler les buttes pour créer les perspectives, assainir le terrain et, pour cela, creuser bassins, pièces d’eau et canal, agrandir le domaine et détruire villages et bourgs. Et, pour donner aux jardins toute leur splendeur, entreprendre des travaux colossaux pour amener l’eau si précieuse ; les plateaux, de part et d’autre de la vallée, seront drainés et les eaux conduites jusqu’aux réservoirs du château, les eaux de la Seine élevées à plus de 162 m, celles de la rivière de l’Eure, détournées et amenées conduites par un canal de 100 km.
J. CHRISTIANY
À la fin du règne, le domaine royal de Versailles, comprenant le Petit parc, le Grand parc de Versailles, le parc de la forêt de Marly, le parc de Marly, couvrait une surface de 11 000 ha1. DE L’ESPACE ÉPHÉMÈRE À L’ESPACE CONSTRUIT On peut distinguer deux grandes périodes de construction. De 1661 à 1677, Versailles joue le rôle d’un lieu de divertissement. Sur les ronds-points, dans les bosquets, on construisait, le temps d’une fête, des architectures éphémères : salles pour les soupers et collations, salles de bal et théâtre2. Les jardins étaient destinés au plaisir d’une société qui ne cesse de se donner en représentation à elle-même : un ballet dont les acteurs sont en même temps les spectateurs3. La structure du parc sert de cadre aux décors des fêtes. Versailles, jusqu’aux travaux d’agrandissement du château par Jules Hardouin-Mansart en 1678, s’organise, se structure et évolue au rythme de ses fêtes. « Versailles naît de la fête »4. De 1678 à 1715, l’ensemble du domaine s’agrandit, change d’échelle, se monumentalise. Les constructions éphémères du parc cèdent la place à un décor permanent. L’architecture végétale est remplacée par une architecture de pierre et de marbre. Les fêtes de plein air évoluent. Elles se déroulent dans le cadre permanent du jardin, maintenant mis en place, et, à partir de 1682, date de l’installation du Roi à Versailles, elles se déplaceront à l’intérieur du château et feront partie d’un nouveau cérémonial. Louis XIV rêvait de voir dans ses jardins de Versailles, Trianon et Marly, le spectacle de jeux d’eau aux effets sans cesse renouvelés, aussi fontaines, cascades, jets d’eau et miroirs d’eau se multipliaient, sans attendre que les réservoirs puissent être alimentés. Sur le site de la plaine de Versailles, il n’y avait ni fleuve, ni source. Comment et où capter cette eau indispensable ? La déception du roi était grande. Toutes les forces savantes du pays furent mobilisées : membres de l’Académie royale des sciences, ingénieurs civils et militaires, architectes, fontainiers. On lança même des appels d’offre dans les pays voisins. 1
Vincent MAROTEAUX, Versailles, le Roi et son domaine, Paris : Picard, 2000. André FÉLIBIEN, Les Plaisirs de l’Isle enchantée et autres fêtes galantes et magnifiques faites par le Roi à Versailles, Paris, 1673-1679 ; ANONYME, Relation de la fête de Versailles du 18 juillet 1668, Paris, 1668 ; ANONYME, Les Divertissements de Versailles donnés par le Roi à toute la cour au retour de la conquête de la Franche-Comté en l'année 1674, Paris, 1674. 3 Philippe BEAUSSANT, Versailles Opéra, Paris, 1981. 4 ID., Les plaisirs de Versailles, Paris, 1997. 2
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LE CANAL DE L’EURE
Première tentative d’alimentation des fontaines5 Pendant que de nouveaux bosquets sont aménagés et que jets d’eau, cascades et nappes voient le jour, le débit de l’eau nécessaire à leur alimentation se révèle très vite insuffisant. La pompe alimentant les fontaines des jardins de Louis XIII est remplacée dès 1663. L’équipe formée par Le Nôtre, Le Vau, les frères Francine et Denis Jolly, met en place, sur la rampe d’accès au château, dès 1664, la tour d’eau où sont logés la pompe de Jolly et le réservoir de Francine, cette pompe mue par deux manèges mus chacun par un cheval, puisent, comme la précédente, l’eau dans l’étang de Clagny (sis au nord-est du château). Elle est capable de monter 600 m3 d’eau par jour qui sont stockés, en 1666, dans un réservoir de plomb de 580 m3 audessus de la grotte de Thétis. Sur les conseils de Huyghens, on renforce le système des pompes par une série de trois moulins à godets étalés sur la pente, destinés à monter l’eau. Cette eau alimentera simultanément tous les jets d’eau. En 1667, afin d’augmenter la capacité des réserves d’eau, trois autres réservoirs de 5000 m3 sont construits, en contrebas, au nord de la grotte. Ils sont alimentés par la pompe de la tour d’eau. Ces nouveaux réservoirs alimentent les fontaines en dessous du niveau de la terrasse et les fontaines du coté nord. Les eaux de l’étang n’étant pas inépuisables, d’autres solutions parallèles sont recherchées. C’est ainsi que, dès 1667, Colbert propose de faire descendre, ou plutôt, vu la conformité du terrain, de faire d’abord remonter, puis redescendre les eaux de la Bièvre situées derrière les collines de Satory (au sud de Versailles). L’eau est montée, par paliers, à l’aide de 4 moulins à vent munis de chaînes à godets jusqu’à un réservoir en haut de la colline, puis redescend. Malgré leur bonne exposition, les moulins ne tournent pas aussi souvent qu’on le voudrait, aussi construit-on une dérivation parallèle au cours de la Bièvre, de pente plus faible que la rivière. La dénivellation ainsi créée actionne une grande roue à aube de vingt mètres de diamètre. Les eaux de la Bièvre arrivent dans le réservoir de Satory puis dans le réservoir de la grotte de Thétis en 1671, après avoir franchi la dépression, au pied de la colline de Satory, à l’aide d’un siphon. Très vite, les dernières installations hydrauliques montrent leurs limites pour répondre au besoin en eau des nouvelles fontaines. Les réservoirs sont si peu remplis qu’en 1672 Colbert demande au maître fontainier Denis de disposer « de trois compagnons plombiers et de six garçons, tous logés dans 5
Louis-Alexandre BARBET, Les grandes eaux de Versailles, installations mécaniques et étangs artificiels, description des fontaines et de leurs origines, Paris, 1907.
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les bâtiments de la pompe et ayant l’instruction de ce que chacun d’eux devra faire lorsque le Roy ordonnera de faire jouer ses fontaines »6. Les frères Francine hydrauliciens proposent de construire, en 1673, pour récupérer les eaux des bassins de la terrasse des réservoirs sous la terrasse du château de 3 400 m3. Louis XIV décide de construire, à proximité du château, une ville neuve, active et commerçante. Dans le parc, les travaux se poursuivent jusqu’en 1679 : les travaux du grand canal, l’élargissement de l’allée centrale et l’aménagement de nouveaux bosquets animés de nombreux jeux d’eau. Nécessité impérieuse de trouver de l’eau Il y a toujours un décalage entre les nouveaux aménagements des jardins et les travaux mis en place pour résoudre la pénurie d’eau. Il faut trouver une solution définitive. Dès lors les projets présentés changent d’échelle. Riquet propose, en 1674, de détourner les eaux de la Loire. L’abbé Picard pense que l’entreprise est vouée à l’échec : le niveau de prise d’eau serait plus bas que le jardin lui-même. Son rapport, commandé par Colbert, le confirme. On choisit alors de faire monter les eaux de la Seine. En 1675, une machine destinée à monter les eaux du fleuve sur les hauteurs de Roquencourt, à 162 mètres, est mise à l’étude. On fait appel à Arnold de Ville et Rennequin Sualem, tous deux Liégeois, pour sa mise en mise en œuvre en 1681. Parallèlement à cette construction, d’autres projets sont proposés. L’abbé Picard conçoit de recueillir les eaux de ruissellements des plateaux au sudouest de la plaine de Versailles et de faire descendre l’eau par gravité. Ces travaux paraissent plus simples à réaliser, mais l’ampleur du territoire drainé est considérable. Ces projets s’appuient sur les techniques de levée mises au point par l’abbé Picard, techniques qui vont progresser au fur et à mesure des travaux entrepris. Ces travaux vont permettre de faire aller les jets d’eau presque quotidiennement, plusieurs heures par jour. Versailles, ville résidence de 1677-1715 devient de fait la capitale de France En 1677, le Roi décide de s’installer définitivement à Versailles. Il faut préparer le raccordement du nouveau projet architectural avec l’ensemble de la composition. 6
Archives Nationales 01 1854 liasse 2, cité par Albert MOUSSET, Les Francine, créateurs des eaux de Versailles, Paris, 1930.
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Le vieux bourg de Versailles est démoli, la trame de la ville marchande, au nord-est du château, se continue au sud-est, symétriquement de l’autre côté du trident. La construction des écuries, de niveau avec les avenues d’arrivée, structurent le triangle central et limitent la place d’armes. Du côté du jardin, la construction des ailes du château nécessite la démolition de l’orangerie faite par Le Vau. Une nouvelle orangerie est construite, le parterre de la reine est agrandi, la perspective nord-sud est allongée par le creusement du bassin de Neptune et de la Pièce d’eau des Suisses. La perspective centrale se poursuit au-delà du canal dans la plaine de Versailles. D’autres bosquets se restructurent, d’autres bassins, fontaines et jeux d’eau sont mis en place. Cette installation à Versailles entraîne encore d’autres travaux : en 1679, c’est le chantier du château et des jardins de Marly, dix années plus tard, ce sera celui du nouveau Trianon. La quête perpétuelle de l’eau La quête de l’eau continue, les travaux commencés se poursuivent, En 1682, Colbert, fort de l’expérience réussie sur les plateaux de Trappes et du Bois d’Arcy, sur les conseils de Picard qui avait observé que le plateau de Saclay pouvait être plus haut que la cour du château, demande à Gobert d’étendre le réseau de drainage des eaux de ruissellement. Colbert meurt en 1683, Louvois finit les travaux du plateau de Saclay avec l’aqueduc de Buc7. Il améliore le rendement des étangs de Trappes et de Bois d’Arcy en continuant de recueillir les eaux de ruissellement jusqu’à Rambouillet. Mais « l’eau manquoit quoi qu’on pût faire, et ces merveilles de l’art en fontaines tarissoient. On imagina de détourner la rivière Eure, entre Chartres et Maintenon, et de la faire venir toute entière à Versailles » (Saint-Simon). Les travaux de la machine de Marly commencés en 1681, ne se terminent qu’en 1685. Les eaux montées de la Seine sont alors destinées aux jardins de Marly. Louvois, pour satisfaire Louis XIV, propose, en 1684, de construire un canal alimenté par une partie des eaux du canal de l’Eure, ce qui ferait arriver l’eau en abondance.
7
Marie-Joëlle PARIS, Le grand aqueduc de Buc, Buc, 1986.
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Le tracé du canal Le projet de construction du canal de l’Eure devait être l’aboutissement des projets antérieurs avortés. Louvois fait procéder à des relevés préliminaires en 1684 par La Hire, Picard étant mort en 1682, et soumet au Roi le projet de construction d’un canal, qui prendrait l’eau de l’Eure en amont de Chartres et rejoindrait le système de drainage du plateau de Trappes à l’étang de la Tour. Son débit serait calculé sur la possibilité d’écoulement des rigoles déjà en place. Il est estimé à 100 000 mètres cubes par jour, ce qui permettrait, enfin, d’alimenter les fontaines et les bassins du parc de Versailles. La durée des travaux est estimée à cinq ans. Au printemps 1685, La Hire vérifie ses nivellements, aidé des meilleurs ingénieurs-géomètres et arpenteurs. Il suit le cours de l’Eure et détermine le point de départ du canal, en amont de Pontgouin, à la cote 182 (40 mètres au-dessus du niveau de la terrasse du château de Versailles). Le tracé du canal s’écarte du cours de l’Eure. Le cours du canal se cale sur les courbes de niveau, suit les flancs du coteau jusqu’à Berchères-la-Mangot, franchit la vallée de l’Eure à Maintenon. Le canal, de pente régulière, l7 centimètres par kilomètre, devait être sans ressaut, sans écluse, depuis son origine jusqu’à Trappes. Mise en place des travaux Le cours du canal entre Pongouin et Berchères ne posait aucune difficulté d’implantation : le canal affleure le terrain ou s’élève en léger surplomb, les passages les plus élevés ne dépassent jamais 10 mètres. Les difficultés commencent à partir de Berchères. Le canal doit alors franchir la vallée des Larris, à 32,5 mètres au-dessus du niveau du sol, et continuer son cours, à plus de 20 mètres, jusqu’à la vallée de l’Eure qu’il doit franchir à plus de 70 mètres pour conserver sa pente régulière. Une fois passée la vallée de l’Eure, la suite des travaux était beaucoup plus simple. C’est Vauban, ingénieur militaire, qui établit les profils du canal et conçoit les ouvrages d’art. Un certain nombre de dessins permettent de reconstituer le projet initial. Louvois insiste beaucoup pour construire un aqueduc gigantesque. Vauban voulait un projet plus modeste, mais c’était compter sans les ambitions royales que rien ne pouvait contrecarrer. Les talus destinés à recevoir le lit du canal sont plus ou moins hauts et plus ou moins larges selon le relief, les terres de remblai étant prises de part et d’autre du canal. Un relevé du XVIIIe siècle nous montre l’ensemble des terres remuées et les fossés créés en rive de l’ouvrage : trente ponts et tunnels maçonnés préservent le passage des chemins, des rivières et des eaux de ruissellement. Une fois le profil en long du canal déterminé, un ensemble 276
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d’ouvrages d’art fut nécessaire pour amener les eaux de l’Eure à l’étang de la Tour, point ultime où le canal rejoint le réseau d’irrigation des étangs supérieurs, proches de Versailles. On établit un plan d’arpentage des propriétés en rive du futur canal (110 km) qui indique la nature des terres et permet l’estimation des terres réquisitionnés. Un ouvrage de 210 mètres de long et de 12 à 15 mètres de haut, au Moulin de Boisard, retient le cours de la rivière et deux vannes assurent la régularité de son débit. Les eaux retenues devaient remplir le fond de la vallée jusqu’au château de Vaux, à 5 kilomètres en amont. Après la digue de Boisard, la rivière canalisée traverse le château de La rivière et se divise à Pontgouin pour donner naissance au canal. Le franchissement de la vallée des Larris, près de Berchères, devait se faire par un aqueduc gigantesque de 17 kilomètres, qui aurait franchi, également, la vallée de l’Eure et abouti à Houdreville. Cet aqueduc de 71 mètres, dans sa partie la plus élevée, était divisé en trois étages. Vauban dut rectifier le projet, qui était trop onéreux, et construire une terrasse dans les parties dont la cote avoisinait 66 pieds, soit 21,4 mètres. La longueur de l’aqueduc fut ainsi réduite à 4 kilomètres et demi. On projette un autre aqueduc pour la vallée des Larris. À l’exception des franchissements à Berchères et à Maintenon, les travaux ne présentent pas de grosses difficultés. Louvois, instigateur du projet, surveille leur organisation et leur exécution, contrôle les finances. Il faut une main-d’œuvre nombreuse. Les travaux sont exécutés par des entreprises privées (encadrant des ouvriers et des paysans réquisitionnés) et par l’armée8. Sur 30 000 hommes, il y a 20 000 à 22 000 soldats, le plus gros des troupes sont terrassiers ou goujats (valets d’armée). Les travaux les plus pénibles sont dévolus aux bataillons composés en majorité de protestants, en particulier la construction des fondations du grand aqueduc. Les outils sont rudimentaires, des pics, des louchets (pelles de terrassement), des escoupes (pelles de chaufourniers), des brouettes, quelques pompes actionnées par les chevaux pour assécher les terrains9. Avant de commencer les ouvrages d’art, il faut rendre les rivières navigables pour amener les matériaux à pied d’œuvre. Il faut acheminer du charbon d’Angleterre, le combustible était amené sur place par des chalands remontant la Seine et l’Eure, les tuyaux de fonte provenant des forges de
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Fernand EVRARD, « Le canal de l’Eure », Revue de l’histoire de Versailles et de Seine et Oise 2 (1933). 9 EVRARD, op. cit.
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Normandie, de Champagne et de Lorraine, le bois, la nourriture des armées sont aussi acheminés par voie d’eau L’Eure était navigable depuis son confluent avec la Seine à Nogent-le Roi, il faut régulariser son cours et celui de ses affluents par des écluses, les canaliser ou les doubler par des canaux. Le cours de la Voise n’ayant pas assez de débit, on pratique une prise d’eau sur l’Eure, entre Saint-Priest et Jouy, et un canal accroît son débit, en aval de Gallardon. On creuse également deux canaux parallèles, de part et d’autre du chantier du futur aqueduc de Maintenon. Après avoir répertorié les carrières de pierres avoisinantes : pierres dures, pierres de grès, meulière, moellons, ces matériaux seront acheminés à pied d’œuvre par ce réseau de rivières. Il faut faire vite. Les transports des matériaux sont lents, les ouvriers civils et militaires travaillent dans des conditions très pénibles, il y aura de nombreux malades et morts par accidents et par la malaria. Beaucoup d’ouvriers quittent le chantier, des soldats désertent, les répressions sont sévères. Les devis sont largement dépassés, le projet est modifié. L’aqueduc de Berchères est abandonné et remplacé par un siphon. La terrasse supportant le cours du canal est coupée et terminée par deux culées de maçonnerie, de part et d’autre, dans laquelle on construit deux puits reliés par une canalisation en fonte. D’autre part, l’aqueduc de Maintenon perd ses deux rangées d’arcades supérieures. L’eau franchira la vallée à une hauteur de 30 mètres par un siphon. Avec la construction de ces deux gigantesques siphons, l’un permettant de passer la vallée des Larris et l’autre la vallée de l’Eure, le Roi renonçait à un canal navigable. Saint Simon écrira : Qui pourra dire l’or et les hommes que la tentative obstinée en coûta pendant plusieurs années, jusque-là qu’il fût défendu, sous les plus grandes peines, dans le camp qu’on y avoit établi et qu’on y tint très-longtemps, d’y parler des malades, surtout des morts, que le rude travail et plus encore l’exhalaison de tant de terres remuées tuoient ? Combien d’autres furent des années à se rétablir de cette contagion ! Combien n’en ont pu reprendre leur santé pendant le reste de leur vie ! Et toutefois non seulement les officiers particuliers, mais les colonels, les brigadiers, et ce qu’on y employa d’officiers généraux, n’avoient pas, quels qu’ils fussent, la liberté de s’en absenter un quart d’heure, ni de manquer eux-mêmes un quart d’heure de service sur les travaux. La guerre enfin les interrompit en 1688 sans qu’ils aient été repris depuis ; il n’en est resté que d’informes monuments qui éterniseront cette cruelle folie10.
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Mémoires du duc de Saint Simon, sur le siècle de Louis XIV et la Régence, op.cit.
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Arrêt des travaux La conjoncture politique fit stopper définitivement les travaux, en août 1688. Louvois estimait avoir encore besoin de deux années pour terminer les travaux, comme cela avait été prévu. La ligue d’Augsbourg va soutenir, contre Louis XIV, une guerre de neuf ans qui se terminera en 1697. Les soldats encore valides rejoindront les frontières de l’Est de la France. On estime les morts à 10 000 sur l’ensemble des hommes civils et militaires ayant travaillé à la construction du canal de l’Eure. Les travaux ne seront jamais terminés. Il faudra, alors, donner l’illusion, le temps d’une promenade, qu’elle coule en abondance. Le roi écrit plusieurs scénarios sur la « Manière de montrer les jardins de Versailles » et, en 1705, l’itinéraire de la visite est définitivement fixé. La promenade, suite de pauses et de points de vue orchestrés par le roi, permet d’apprécier, successivement, grâce à la complicité des fontainiers, la beauté des lieux animés par les multiples effets d’eau à son passage et à celui de ses invités. Beauté éphémère qui permet d’oublier tous les efforts déployés, l’argent englouti, le travail des hommes et le fonctionnement des machines. Le roi rédigera, entre 1689 et 1705 six versions manuscrites : six parcours qui se sont modifiés en fonction des aménagements à la fin de son règne. Ces manuscrits ne furent jamais publiés, ils étaient, sans doute, destinés au service des jardins et des fontaines11. L’EMPREINTE DU CANAL DE L’EURE Il y eut plusieurs tentatives de reprise de l’ouvrage sous les règnes de Louis XV et de Louis XVI. C’est seulement après plusieurs enquêtes, au début du XIXe siècle, qu’on renonça, définitivement, à détourner les eaux de l’Eure. Le « remuement » de tant de terre avait perturbé la vie rurale, bouleversé les limites des tenures, anéanti le travail des fermiers partout où les troupes s’étaient installées, transformé les paysages du plateau. Trois cents ans plus tard, que reste-il de ces travaux, quels sont les témoins de cette histoire inachevée ? Les paysages traversés par le canal sont des paysages de plateaux aux larges ondulations. Ce plateau, compris entre la vallée de la Loire et la vallée de la Seine, est creusé par les vallées de l’Eure et de ses affluents. Situé en Beauce, il est aujourd’hui peu boisé et planté de blé. 11
Manière de montrer Versailles par Louis XIV. Introduction et commentaires par Simone Hoog, Réunion des Musées nationaux, Paris, 1992, p. 9-16.
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En amont du canal, la digue de Boisard a été restaurée, les vannes réglant le débit de l’Eure ont été enlevées au XVIIIe siècle, les deux passages ont été conservés. La rivière suit normalement son cours, et la dérivation, servant à réguler son débit, est restée dans son ancien tracé sur une centaine de mètres — elle est utilisée pour l’élevage des truites —, avant de se jeter dans l’Eure. Pour le promeneur qui repère la cote de niveau de l’ancien canal, il est possible, sur une quarantaine de kilomètres, de suivre un long ruban boisé, souvent interrompu, qui suit toujours l’ancien tracé. Cette ligne de boisement est très visible dans le paysage de terres agricoles, sans clôture et sans garenne. Le canal se repère aussi entre Pontgouin et Berchères par un léger surhaussement, par un bosquet isolé qui permet de mesurer exactement la largeur de son lit, par une faible dépression visible dans un champ de tournesols et alignée avec le bosquet précédent, par une rangée d’arbres isolée dans un champ de blé, ou toujours présent dans la traversée d’un village, par son lit toujours en eau qui traverse le parc de la mairie de Fontaine-la-Guyon. Passé Berchères, au milieu des bois, on découvre, pratiquement intacts, les puits et les galeries flanquées dans chaque versant de la vallée. Les aqueducs de terre, longues barrières boisées, ferment l’horizon et constituent une frontière entre deux parties d’un même terroir. Entre Berchères et Maintenon, le lieu-dit « Les Terrasses » est une bande boisée longue de plus de cinq kilomètres rejoignant le siphon de l’aqueduc. Cette propriété privée est maintenant une réserve de chasse, le lit du canal défriché constitue une longue promenade ombragée qui domine la plaine. Les anciens passages qui le traversaient existent toujours. Dernier témoin de ce périple : l’aqueduc de Maintenon Aux XVIIIe et XIXe siècles, des peintres, des graveurs ont représenté cette colossale ruine pittoresque. Aujourd’hui intégré dans un golf, il sert toujours de cadre au château. Cet ancien ouvrage, pourtant amputé, conserve son caractère monumental et amplifie la rupture d’échelle entre le château et le paysage environnant. Envahi par le lierre et une végétation poussant à son sommet, il reste le témoin d’une œuvre inachevée qui donne encore la mesure de la distance entre les deux versants des coteaux. Dès sa construction, Madame de Maintenon démolit le mur, qui clôturait la cour de son château, pour l’ouvrir sur la nouvelle construction royale, et demande à Le Nôtre de poursuivre la perspective en créant des parterres et un plan d’eau.
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LE CANAL DE L’EURE
Les vestiges de ces anciens travaux, témoins d’une « cruelle folie », pour reprendre les termes de Saint-Simon, font maintenant partie intégrante de ce paysage de plaine, et contribuent à lui donner un caractère particulier. La continuité du tracé du canal est encore repérable par les boisements spontanés poussés dans son ancien lit et les principaux ouvrages d’art. Cependant, certaines traces, souvent peu perceptibles, tendent à disparaître et en feront, à terme, perdre la lisibilité. RÉFÉRENCES ANONYME, Relation de la fête de Versailles du 18 juillet 1668, Paris, 1668. ANONYME, Les Divertissements de Versailles donnés par le Roi à toute la cour au retour de la conquête de la Franche-Comté en l’année 1674, Paris 1674. ANONYME, Mémoires du duc de Saint Simon, sur le siècle de Louis XIV et la Régence, op.cit. Louis-Alexandre BARBET, Les grandes eaux de Versailles, installations mécaniques et étangs artificiels, description des fontaines et de leurs origines, Paris, 1907 Philippe BEAUSSANT, Versailles Opéra, Paris, 1981. ——, Les plaisirs de Versailles, Paris, 1997. Simone HOOG, Manière de montrer Versailles par Louis XIV. Introduction et commentaires par Simone Hoog, Réunion des Musées nationaux, Paris, 1992, p. 9-16. Fernand EVRARD, « Le canal de l’Eure », Revue de l’histoire de Versailles et de Seine et Oise 2 (1933). ——, « Les eaux de Versailles », Annales de Gégraphie 42, n° 240 (1933), p. 583-600. ——, Les travaux du canal de l'Eure sous Louis XIV, Paris, 1933. André FÉLIBIEN, Les Plaisirs de l'Isle enchantée et autres fêtes galantes et magnifiques faites par le Roi à Versailles, Paris, 1673-1679. Joseph-Adrien LE ROI, « Travaux hydrauliques de Versaille sous Louis XIV », Mémoires de la Société des sciences morales, des lettres et des Arts de Seine-et-Oise, 7 (1866), p. 61128. Vincent MAROTEAUX, Versailles, le Roi et son domaine, Paris : Picard, 2000. Albert MOUSSET, Les Francine, créateurs des eaux de Versailles, Paris, 1930. Marie-Joëlle PARIS, Le grand aqueduc de Buc, Buc, 1986.
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Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 283-288. ————————————————————————————————————————
LES ENSEIGNEMENTS LINGUISTIQUES D’UN BASSIN HYDRONOMIQUE PRÉCELTIQUE, LE NOM DE L’ŒIL Jean-Pierre LEVET
Très souvent, sur une portion bien délimitée d’un territoire rural précis, les hydronymes sont plus anciens que les toponymes proprement dits. C’est précisément ce qui se produit dans le pays de Cosne d’Allier. Alors que le nom du bourg est d’origine gauloise certaine, condate « confluent »1, celui de trois des quatre cours d’eau qui s’y rejoignent, l’Aumance2, la Doure3 et le Bandais4 sont identifiés comme préceltiques. La plupart des affluents des quatre rivières, la quatrième, l’Œil, comprise, ont des noms, repérables sur la carte jointe5, dont on a pu antérieurement montrer l’origine préceltique dans des études qui mériteraient par ailleurs6 d’être approfondies, surtout lorsqu’elles entrent en opposition avec des explications anciennes, ce que l’on indique par un point d’interrogation dans une parenthèse : le r. de Banay, le r. de Banne, le r. de Ganes (?), le r. de la Chaux, le r. de Voirat, le r. Tauvanet, La Thernille, le r. de Murat, le r. de Beaumerle, le r. Berland (?), le r. Morgon, le r. de la Salle, le r. de la 1
Xavier DELAMARRE, Dictionnaire de la langue gauloise, Paris, 2001, p. 103 ; Pierre-Yves LAMBERT, La langue gauloise, Paris, 1994, p. 27, 38, 46 ; Albert DAUZAT, Dictionnaire étymologique des noms de lieux de France, Paris, 1963, p. 140. 2 Albert DAUZAT, Gaston DESLANDES & Charles ROSTAING, Dictionnaire étymologique des noms de rivières et de montagnes en France, Paris, 1982, p. 23. 3 Ibid., p. 40, ce ruisseau a reçu à l’époque contemporaine le nom de r. de la Mouline sur une partie de son cours. 4 Ibid., p. 26 ; Ernest NÈGRE, Toponymie générale de la France, I, Genève, 1990, p. 31. 5 Elle est extraite de Jean-Pierre LEVET, « Un écho venu de la préhistoire dans le bassin du pays cosnois », De l’Œil à l’Aumance 4 ( 2002), p. 16-20, et surtout p. 17 (avec bibliographie). 6 Voir LEVET, op. cit. ; ID., « Les plus anciens habitants de la vallée de l’Aumance », De l’Œil à l’Aumance 7 (2005), p. 16-19 ; ID., « *Al-. Du grand nostratique à l’eurasiatique. Hydronymie préceltique II », Tôzai 8 (2006), p. 149-161.
J.-P. LEVET
Thivalière, le r. des Blains, le r. La Louise, le r. de Noël, le r. de la Mathe. Les appellatifs modernes concrets et imagés cachent des hydronymes anciens parfois reconnaissables (le r. de l’Eau, du radical hydronymique *al-, le r. de la Varenne, le r. de la Chaloche etc.). Les radicaux toponymiques préceltiques les plus courants sont bien représentés dans tout le bassin : *kal-/gal- ; *kan-/gan. On relèvera également *lopp- « pente escarpée » (le Saut du Loup). Deux ruisseaux semblent très intéressants pour l’analyse qui va suivre. Le r. de la Mathe, affluent de l’Aumance à la sortie de la forêt de Dreuille et le r. de Noël, aussi appelé depuis une époque évidemment très récente r. de la Favière (de latin faba, fève). L’origine de Dreuille est gauloise, elle s’explique par la racine indoeuropéenne7 bien connue *derw-/drew-/dru-. Le terme renvoie au chêne (gaulois dervos), mais sans doute aussi plus généralement à la forêt. Or le r. de la Mathe provient de cette forêt, mais son nom repose sur un étymon *matta « forêt »8, reconnu comme préceltique. La forêt qui devait être appelée plus tard Dreuille par les Gaulois installés à Cosne (Condate) avait donc primitivement pour nom Matta. Si l’on a bien traduit à l’époque celtique Matta par Dreuille, on a conservé l’hydronyme ancien. Ce maintien est la preuve d’une sorte de cohabitation linguistique au moins temporaire entre anciens habitants et nouveaux arrivants et d’une survie des vieux hydronymes à partir du moment où l’on avait perdu la connaissance de leur signification originelle. C’est ainsi que l’on a conservé également Aumance, Bandais etc. jusqu’à nos jours. L’histoire de Noël (graphie pour Noel) est un peu différente. On posera une base gauloise nauda9, complétée par un suffixe hydronymique secondaire (« le ruisseau qui sort d’un marécage »), mais elle-même issue d’une forme préceltique *nav-i-d/ta, qui désigne un creux humide. Le terme nauda a été emprunté par les Gaulois, sans être traduit, à une langue parlée par des populations installées avant leur arrivée et il est passé du gaulois en français dialectal où ses descendants (noue, noues, noé etc.) évoquent un fossé rempli d’eau. Noël témoigne donc de la possibilité, en pays cosnois, d’une entrée dans le lexique gaulois de termes préceltiques dont on comprenait par conséquent encore parfaitement le sens. Résumons maintenant ce que nous apprennent le r. de la Mathe et le r. Noël de la façon suivante : les Gaulois ont compris la signification de 7
Voir Julius POKORNY, Indogermanisches Etymologisches Wörterbuch, Berne, 1959, p. 214-
217. 8
Sur cette étymologie, voir DAUZAT, Dictionnaire étymologique, p. 440-441. DAUZAT, DESLANDES & ROSTAING, Dictionnaire étymologique, p. 68 et 69 ; voir aussi p. 67. 9
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UN BASSIN HYDRONOMIQUE PRÉCELTIQUE : LE NOM DE L’ŒIL
certains toponymes relevant de langues parlées avant leur installation à Condate et il a pu leur arriver de faire entrer dans leur lexique courant les noms communs correspondant à ces toponymes ou hydronymes. Mais où veut-on en venir ? On l’aura remarqué, le nom de l’Œil, dans un contexte onomastique très largement préceltique, est tout à fait surprenant. Cette rivière est la seule qui porte un nom ancien issu du latin, « oculus » « l’œil » ou « la source ». Or ce cours d’eau est le plus long de tous ceux qui se trouvent dans son bassin géographique. Certes, en hydronymie française, ce nom peut être appliqué non seulement à une source, mais aussi par extension à un petit ruisseau, dont le lit entier n’est guère éloigné de l’endroit où se trouve son origine. Il y a bien là un problème auquel on voudrait, au moins à titre d’hypothèse, tenter d’apporter une solution. Partons d’un constat simple et évident : il n’est pas possible que Œil soit le nom primitif de cette importante rivière, puisque ses affluents ont presque tous des noms préceltiques. Elle en a donc eu manifestement un elle aussi. Peut-on essayer de le retrouver ? Le Glossaire de Vienne10 nous apprend l’existence d’un mot gaulois onno « flumen ». Mais P.-Y. Lambert affirme « être dans le doute pour la celticité de ce terme ». Celui-ci, cependant, refait en onna, avec le suffixe *-a de très nombreux appellatifs hydronymiques anciens, entre dans la composition de plusieurs noms de rivière clairement identifiés11, dans lesquels il est associé à des éléments le plus souvent préceltiques. Mais certains des hydronymes analysés par Dauzat et Deslandes12 montrent également qu’il est entré dans l’héritage gallo-romain sur lequel repose le français. On a donc affaire à un substantif préceltique devenu gaulois dont le sens était encore connu des populations gauloises au moment de la conquête romaine. Mais on partagera les doutes de P.-Y. Lambert sur son appartenance à un vieux fonds celtique. En s’appuyant sur son association fréquente avec des premiers éléments de composés préceltiques comme dans Garonne, on préférera voir en lui un terme préceltique dans lequel on est fortement tenté de reconnaître le suffixe d’appartenance -*nV13 bien analysé par Joseph Greenberg14 comme caractéristique des langues eurasiatiques, 10 Voir DELAMARRE, Dictionnaire de la langue gauloise, p. 204 ; LAMBERT, La langue gauloise, p. 203. 11 Voir DAUZAT, DESLANDES & ROSTAING, Dictionnaire étymologique, p. 49 et p. 70 et 71. 12 Voir Ibid., p. 71. 13 C’est-à-dire *n + voyelle (V) de timbre alternant. 14 Joseph H. GREENBERG, Les langues indo-européennes et la famille eurasiatique, Paris, 2003 (traduction de Indo-European and its Closest Relatives. The Eurasiatic Language Family), Stanford, 2000, p. 183-192.
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J.-P. LEVET
vaste superfamille dont seraient issus l’indo-européen, l’étrusque, l’altaïque, l’ouralo-youkaghir, le guiliak, le coréo-nippo-aïnou, l’eskimo-aléoute et le tchouktchi-kamtchatkien. Comme l’eurasiatique serait lui-même un descendant du nostratique, qui inclut également l’afro-asiatique, le dravidien et le kartvélien, c’est une gigantesque perspective (d’au moins quinze millénaires) de diachronie préceltique qui serait potentiellement à considérer. Si l’on estime que onno est un terme du lexique gaulois emprunté, dans des conditions dont on vient d’établir qu’elles étaient concevables, à une langue eurasiatique antérieure à l’indo-européen parlée sur l’aire géographique du futur Condate, on le traduit par « à qui appartient quelque chose qui est appelé *on ». Puisque les Gallo-Romains de Condate qui comprenaient encore le gaulois et donc, comme on l’a établi, les éléments du lexique empruntés à un substrat antérieur, ont baptisé cette rivière Oculus « source », on est tenté de supposer que on signifiait source dans la vieille langue préceltique concernée. Onno serait devenu en gaulois onnos (avec le morphème indo-européen *-s de nominatif singulier), puis onno après la chute, caractéristique du celtique, des consonnes finales et enfin onna (d’où français –onne) par réfection de la finale sur le modèle d’autres hydronymes courants ayant un suffixe *-a/-ia15. Mais que voudrait donc dire l’attribution de ce nom à cette rivière ? Sur ce point encore, proposons une hypothèse. Rappelons que l’on se trouve dans un contexte hydronymique préceltique (osons maintenant dire eurasiatique ou nostratique) remarquablement homogène. De nombreuses racines hydronymiques (*ar, *-al par exemple) étant aussi des racines oronymiques16, on peut supposer qu’elles évoquent des pentes et plus précisément des pentes ascendantes, c’est-à-dire remontant vers la source du cours d’eau. À l’habitude qui est généralement la nôtre de décrire une rivière en partant de sa source, en allant de l’amont vers l’aval, d’autres peuples, par exemple les anciens Japonais, opposent une pratique inverse, qui consiste spontanément à partir d’un confluent pour se diriger vers une source, donc à remonter de l’aval vers l’amont. Il y a de fortes probabilités pour que cette méthode ait été aussi celle des lointains Eurasiatiques, comme en témoignent les racines communes à l’hydronymie et à l’oronymie. Dès lors, on serait enclin à penser que onno évoquerait la rivière principale d’un réseau hydrographique, celle qui permet de remonter jusqu’à la source de l’ensemble des cours d’eau de tout un bassin. 15
Sur les principes généraux de la formation des hydronymes, on se reportera à Paul LEBEL, Principes et méthodes d’hydronymie française, Paris, 1956. 16 Voir, par exemple, DAUZAT, DESLANDES & ROSTAING, Dictionnaire étymologique, p. 105.
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UN BASSIN HYDRONOMIQUE PRÉCELTIQUE : LE NOM DE L’ŒIL
Mais l’Œil n’est-il pas un affluent de l’Aumance, qui se jette dans cette rivière précisément à Condate ? En fait, cette vision aujourd’hui communément admise est erronée. Elle est due à une erreur des Cassini, qui ont inversé les rôles en faisant de l’Œil un affluent de l’Aumance, alors qu’auparavant on estimait que celle-ci se jetait dans l’Œil. La toponymie confirme cette vision ancienne : situé bien en aval du confluent, en aval même par rapport à Hérisson, le toponyme Châteloy, substitué à un plus ancien Cordes, préceltique17, en renvoyant au nom de l’Œil (Oculi) et non pas à celui de l’Aumance, confirme ce qu’était la conviction des habitants du pays avant que ne fût commise l’erreur des cartographes que l’on a évoquée. Ainsi le nom de l’Œil en tant que onno, glosé, rappelons-le, par flumen, serait-il parfaitement justifié et les surprenants problèmes dont on a constaté l’évidence de l’existence, se trouveraient-ils résolus. Peut-être certains estimeront-ils qu’en remontant vers la source de l’Œil, j’ai été trop audacieux puisque j’ai orienté les regards vers les lointains horizons de l’eurasiatique et du nostratique. Ils voudront bien se montrer indulgents pour cette explication d’une audace linguistique et logique raisonnée, en apprenant que, à propos, de *sonno, apparenté à onno, que j’ai suggéré de faire intervenir dans une nouvelle reconstruction étymologique du toponyme Hérisson18, je suis allé encore plus loin, avec de nouveaux arguments, dans les hypothétiques strates linguistiques de la préhistoire profonde. RÉFÉRENCES Albert DAUZAT, Gaston DESLANDES & Charles ROSTAING, Dictionnaire étymologique des noms de rivières et de montagnes en France, Paris, 1982. Albert DAUZAT, Dictionnaire étymologique des noms de lieux de France, Paris, 1963. Xavier DELAMARRE, Dictionnaire de la langue gauloise, Paris, 2001. Joseph H. GREENBERG, Les langues indo-européennes et la famille eurasiatique, Paris, 2003 (traduction de Indo-European and its Closest Relatives. The Eurasiatic Language Family), Stanford, 2000. Pierre-Yves LAMBERT, La langue gauloise, Paris, 1994. Paul LEBEL, Principes et méthodes d’hydronymie française, Paris, 1956. Jean-Pierre LEVET, « Un écho venu de la préhistoire dans le bassin du pays cosnois », De l’Œil à l’Aumance 4 (2002), p. 16-20. ——, « Les plus anciens habitants de la vallée de l’Aumance», De l’Œil à l’Aumance 7 (2005), p. 16-19. ——, « *Al-. Du grand nostratique à l’eurasiatique. Hydronymie préceltique II », Tôzai 8 (2006), p. 149-161. 17 18
Voir DAUZAT, Dictionnaire étymologique, p. 211. LEVET, « Un écho venu de la préhistoire dans le bassin du pays cosnois ».
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J.-P. LEVET
Ernest NÈGRE, Toponymie générale de la France, I, Genève, 1990. Julius POKORNY, Indogermanisches Etymologisches Wörterbuch, Berne, 1959.
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Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 289-297. ————————————————————————————————————————
« FONS ET ORIGO », L’EAU A LA LUMIÈRE DES IMAGINAIRES DES NOUVELLES TECHNOLOGIES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION (NTIC) Nicolas SCHUNADEL Centre de Recherche sur l’Imaginaire Université Stendhal Grenoble III
Les récits mythiques — est-il besoin de le rappeler ? — regorgent de cette eau profonde et bouillonnante, « Fons et Origo, […] matrice de toutes les possibilités d’existence ». Et par leur entremise, elle ruisselle dans nos images, notre culture, notre compréhension du monde… jusqu’à s’infiltrer de façon inattendue aux pieds de nos rationalités : nos sciences, nos techniques. Les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) se déploient parmi les dynamismes symboliques créateurs et destructeurs de l’eau : l’univers virtuel de la data est aqueux ; à l’instar de nos cosmos mythologiques, il naît et meurt dans et par l’eau. En effet, les forces cosmogoniques et eschatologiques de l’eau ne s’épuisent pas dans les temps immémoriaux de nos récits ataviques. Car ces mythes ne sont pas, comme on voudrait trop souvent les réduire, de simples fictions, ou au mieux de simples témoignages d’une pensée archaïque dépourvue de véritables savoirs et s’accrochant désespérément aux bouées d’une imagination folle. Selon Gilbert Durand, le mythe est une forme narrative mue par un substrat imaginaire complexe, par des constellations d’images ontologiquement structurées. Le mythe est une émanation, une manifestation de la complexité de l’Ego ; en lui, il cristallise cette complexité. Autant dire que le mythe n’est pas synonyme de ce qui est faux ; bien au contraire, il est et révèle une vérité ontologique et, plus largement, anthropologique : d’où sa profonde constance et sa remarquable pérennité. À vrai dire, parler de mythe et de vérité suggère d’emblée à nos esprits trop rationnels à bien des égards une opposition de nature : dans cette quête du vrai, science et mythe suivraient deux
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chemins inverses, l’un s’en approchant, l’autre s’en éloignant. Ce point de vue, quoique souvent convenu, est le lieu d’un débat qui doit être dépassé. On trouve chez Gaston Bachelard — ce fameux rêveur des eaux — une double attitude face à l’élaboration de la connaissance : une dichotomie nécessaire qui doit régir notre façon d’aborder la production de connaissance selon qu’elle s’attache à l’objet d’une pensée ou à un sujet qui spécule préalablement et oniriquement cet objet. Dans cette philosophie, il ne s’agit pas d’ériger la rationalité au rang de seule possibilité de la vérité, ce au détriment d’une imagination vulgaire ou subjective rejetée comme sans valeur. Au contraire, il s’agit de penser l’une et l’autre comme sources de connaissances vraies, mais de natures différentes : l’une objective et analytique, l’autre analogique, qui, séparées, éclairent le monde sur des modes propres et qui, mêlées, souvent se parasitent. Si finalement Bachelard peut déplorer une certaine incompatibilité entre ces deux vecteurs de la connaissance — incompatibilité qui nécessite une psychanalyse de la science — c’est qu’il n’envisage les relatives filiations qui opèrent entre elles qu’en privilégiant l’interférence. De son côté, G. Durand a ouvert le rapport entre ces deux connaissances à une herméneutique renouvelée : l’image, l’imaginaire d’une part participent à la constitution interne de la rationalité, mais également d’autre part, constituent cette rationalité en ce qu’elle se représente elle-même et en ce qu’elle se mobilise et se projette dans l’avenir par et à partir de ces images qui la fondent. Ainsi, l’imagination et de surcroît le mythe non seulement ne peuvent être rejetés définitivement comme inepties impertinentes, mais encore doivent être compris comme moteurs essentiels de la raison. Analyser la relation entre mythe et science à l’aune d’un concept aussi relatif que celui de vérité est, sinon une erreur, au moins une impasse. Sorti de cette impasse conceptuelle, il n’y a pas lieu d’opposer le mythe à la science ; la science n’est pas un pur objet ; sa condition d’existence, c’est l’homme. Et en tant que produit humain, par-delà les courtes vues rationalistes et objectivement idéalistes, elle recèle des liens génétiques forts avec le mythe. Ce que nous résumerions ainsi, en une légère provocation : étant humaine, la science elle-même est mythique. Et en ouvrant à la pragmatique scientifique, l’univers entier de la technoscience, ainsi qu’on l’appelle depuis quelques années, est gonflé d’images, d’imaginaires, de mythes. Nous allons le voir, les imaginaires cosmogoniques et eschatologiques de l’eau, loin de dormir dans les souterrains d’une culture en perdition, fondent l’univers des NTIC. Et en montrant cette prégnance de l’eau dans les NTIC, c’est l’eau qui exalte à nouveau son sens, sa réalité anthropologique.
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Les progressives ascensions des NTIC ont radicalement modifié notre façon d’appréhender le monde ainsi que les modalités mêmes du vivre ensemble : ordinateurs, téléphones et autres GPS nous changent en nœuds d’extraordinaires maillages communicationnels : canaux, réceptacles mais aussi sources de la data. Certes les NTIC sont l’image même du triomphe de la raison humaine, mais tout autant elles s’épanouissent sur les mouvances discrètes mais plus puissantes encore d’un onirisme profond. Elles se gonflent d’images, de récits qui constituent le fonds même de notre culture, qui sont la substance même de notre rapport au monde, et qui s’épanouissent ici dans nos arts, là dans nos rationalités. Cet environnement futuriste qui est à présent le nôtre, sous ses dehors ultra-technologiques, ne peut longtemps cacher les rêves humains qui l’ont poussé jusqu’à son avènement : rêves du lien total — du pouvoir et du savoir que possédaient déjà les dieux-lieurs des temps anciens ; rêves de mondes nouveaux, parfaits, ainsi qu’en témoignent des œuvres littéraires telles que Snow Crash (Neal Stephenson, 1992), Neuromancer (William Gibson, 1984) ou des œuvres cinématographiques telles que TRON (Steven Lisberger, 1982), The Lawnmower Man (Brett Leonard, 1992), eXistenZ (David Cronenberg, 1999) ou encore Matrix (Andy et Larry Wachowski, 1999). Ces rêves de mondes nouveaux puisent dans les récits cosmogoniques et eschatologiques dont la materia prima est l’eau. Souvenons-nous simplement de quelques fameuses naissances du monde. L’Enuma Elish (récit épique de la création du monde, XIIe siècle av. notre ère) raconte les eaux primordiales, le tout que formaient Apsû (l’océan d’eau douce) et Tiamat (la mer salée) et la naissance des dieux à partir d’eux, à partir de ces eaux encore indifférenciées. Dans cette même épopée, Le dieu Marduk pourfendra Tiamat ; et de son corps coupé en deux, les eaux ainsi que les principes de la vie se répandront. On le sait, le démembrement du serpent ou du géant primordial est toujours une histoire d’eau, de naissance et de vie (démembrement du géant Ymir, décapitation du Chevalier Vert, jeu parti des romans arthuriens, etc.). Le Kalevala (épopée finlandaise recomposée au XIXe siècle) raconte comment la Vierge Luonnotar, baignant dans la mer infinie, fut fécondée par elle et comment les œufs primordiaux, tombés de son genou, se brisèrent sur les flots et formèrent le monde. Le nombre de ces récits mythiques, pleins de ces eaux primordiales, est immense. Qu’il nous soit permis de ne pas grossir cette énumération. L’eau est de toute cosmogonie. Outre son pouvoir sur l’advenir et l’avenir des mondes, l’eau est également créatrice des hommes ainsi que le rappelle la conception de Pandore, d’eau et de boue mêlées ou encore celle d’Aphrodite par Hésiode, née de l’écume, eau et sexe d’Ouranos. Ce lien mythique entre eau et génération, création, est dès lors indéfectible : l’eau est un lieu de naissance ; et plus encore d’une double naissance. D’une part, elle est une matière germinative à fort potentiel de 291
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laquelle adviennent les réalités et d’autre part, elle est source de création artistique. L’eau est pleine des virtualités de la matière certes, mais également de la pensée et du rêve ; ce que, précisément, Lord Byron dit en ces termes : Mais les mots sont des objets, et une simple goutte d’encre Tombant telle la rosée, sur une pensée, produit Ce qui fera réfléchir des milliers, voire des millions
L’eau, cette eau noire encrée, cette eau colorée de la peinture, est de toute création artistique ; matérialité liquide du Verbe vers une naissance de la vie. Et Pierre Reverdy d’ajouter : Il y a des auteurs qui écrivent avec de la lumière, d’autres avec du sang, avec de la lave, avec du feu, avec de la terre, avec de la boue, avec de la poudre de diamant et ceux qui écrivent avec de l’encre. Les malheureux, avec de l’encre simplement.
L’eau, matière de toute création, est celle de toute virtualité. D’où une possible naissance aquatique des mondes virtuels et leur composition aqueuse. Créer, c’est nommer à l’instar du Verbe Divin — Fiat Lux. Les premiers mots de l’Enuma Elish sont également explicites : Lorsqu’en haut le ciel n’était pas encore nommé Qu’en bas la terre n’avait pas de nom [i.e. ils n’existaient pas].
Mettre un nom, un mot sur une chose n’est pas chose sémantiquement arbitraire. Ainsi, une grande partie du vocabulaire usuel des NTIC doit attirer notre attention : internaute, navigateur, surf, pirate, hameçonnage ou phishing, stream et streaming, flux, canaux (du latin canalis qui signifie caniveau, conduite d’eau), etc. Le choix de ce vocabulaire s’opère à partir d’une « vision » du monde numérique, du transfert de ses données, de leur stockage, de notre rapport à ce monde et de notre vie en lui. Car avant d’être pensé, le numérique s’imagine, tant chez le profane que chez le concepteur. C’est l’analogie par l’image qui opère afin de pouvoir envisager la complexité de ce monde : voir pour concevoir, en quelque sorte. Les NTIC, pleines de virtualités — de 0 et de 1 aux potentiels infinis — se fondent alors sur les images et les récits créateurs, récits des possibles, des naissances qui partout regorgent d’eau : les objets de la virtualité NTIC sont dès lors aqueux. Ainsi nous comprenons la motivation des métaphores aquatiques constamment utilisées dans les représentations des NTIC. Et celle du poète Richard Brautigan s’éclaire : I like to think (and the sooner the better !) of a cybernetic meadow where mammals and computers
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live together in mutually programming harmony like pure water touching clear sky
L’avènement d’une prairie cybernétique harmonieuse est évidemment celui d’un monde parfait. L’eau pure et le ciel évoquent les premiers temps du monde : le souffle divin qui parcourt les eaux, le ciel qui féconde la mer dans un élan cosmogonique sont ici l’alliance paisible du mammifère et de l’ordinateur. Les travaux récents de l’artiste Ryoji Ikeda plongent le spectateur dans cette « eau numérique », univers graphique et sonore de la donnée qui rappelle les gouttes de la fameuse « digital rain ». La « digital rain », cette pluie numérique qui coule littéralement sur nos écrans, inspirée des premiers moniteurs monochromes et popularisée par l’adaptation animée de Ghost in the Shell (Mamoru Oshii, 1997) ainsi que, de toute évidence, par le film Matrix. Rappelons à ce propos que, dans l’œuvre des frères Wachowski, cette pluie numérique que les initiés peuvent lire sans outil traducteur est également l’envers de la matrice pour celui qui voit sous les apparences : ainsi, l’entièreté du monde — i.e. de la matrice — est composée de et à partir de pluie, d’eau numérique. Cet univers NTIC, c’est de l’eau. Dans le même esprit, Andrea Danti raconte la naissance de l’homme numérique à travers des illustrations numériques telles que La Tête de l’Homme émergeant d’une Eau de Surface et le Code Binaire ; le titre de l’œuvre est assez explicite : d’une eau bleue de 0 et de 1 émerge un visage lisse évoquant celui du Cobaye de Brett Leonard. Notons que sur le même modèle un grand nombre de cartes du monde illustrant le monde numérique montre les continents baignés d’océans et de mers binaires, pleines de 0 et de 1. En outre, cette « esthétique de la data », selon le bon mot de Jean-Yves Leloup, dépasse le strict cadre des évolutions artistiques modernes. Ici, une publicité pour l’ordinateur LDLC BELLONE GG1-I5-8-H5H10-H montre un ordinateur portable suréquipé — présenté ouvert — émergeant d’une eau bleue lumineuse et fumante. L’ordinateur lui-même affiche une guerrière dont les deux épées plantées dans le sol éclaboussent d’une énergie liquide éblouissante et bleue. Là, une publicité pour les processeurs Intel Core I5 utilise les mêmes codes : un ordinateur est posé sur un fond bleu dont on distingue l’onde ; l’écran affiche un surfer dans une vague déferlante. Notons enfin, afin de ne pas multiplier les exemples, qu’en 2011 L’INRIA (Institut de Recherche en Informatique et en Automatique) a lancé l’application en ligne « Les Français & le Nouveau Monde numérique » : un test pour connaître notre rapport aux NTIC, pour qualifier notre évolution en « Homo numericus ». La première page du site montre ce nouveau monde 293
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numérique (peuplé des logos WI-FI, Google, Facebook, et d’un téléphone tactile) reposant sur une mer en quatre teintes de bleu, occupant toute la largeur de l’écran. Une autre page montre « les Français » (représentés par des smileys moustachus) enfermés dans un sous-marin et lorgnant par le périscope le monde numérique qui, cette fois-ci, est bleu. Dans le cadre de cette communication, inutile de multiplier les exemples ; nous espérons simplement que les images montrées auront été exemplaires. L’eau constitue l’une des principales fondations symboliques des NTIC. Mais les imaginaires de l’eau ne se restreignent pas aux images rêvées de la pureté, de la création, du nouveau. L’eau est ambivalente : elle est également eau de violence qui mène les mondes à leur fin. De l’autre côté du temps, c’est une autre eau que l’on goûte : une eau de colère, putride et mortifère. Qu’il nous suffise d’évoquer les multiples Déluges qu’ont connus nos ancêtres légendaires : de la Bible au Popol Vuh, de l’Épopée d’Atrahasis à l’Épopée de Gilgamesh jusqu’à nos variations modernes : films catastrophe (2012, Roland Emmerich, 2009, par exemple), rumeurs eschatologiques (l’affaire ô combien actuelle du « calendrier Maya », par exemple), réchauffement climatique et hausse du niveau des eaux ; tout ceci ravivé par de tragiques épisodes sismiques qui ont consacré le terme tsunami. Cette eau négative, Bachelard en a longuement rêvé. Plongé dans les eaux noires d’Edgar Poe, il n’y a trouvé que le désespoir de la mort qui absorbe, qui submerge l’univers ; dans cette lourde imagination, Contempler l’eau, c’est s’écouler, c’est se dissoudre, c’est mourir.
L’eau noire et marécageuse qui engloutit les branches des arbres qui l’effleurent aussi bien que le regard qui la parcourt est un liquide à l’épaisseur et à la gluance du sang : pour un psychisme aussi marqué [que celui de Poe], tout ce qui, dans la nature, coule lourdement, douloureusement, mystérieusement [est] comme un sang maudit, comme un sang qui charrie la mort. Quand le liquide se valorise, il s’apparente à un liquide organique. Il y a donc une poétique du sang. C’est une poétique du drame et de la douleur, car le sang n’est jamais heureux.
Toute la négativité de l’eau — cette eau que l’on ne boit ni ne touche — se concentre dans la viscosité et la noirceur du sang, d’un liquide organique. Ce liquide organique est un espace grouillant, fourmillant, larvaire. L’eau est à présent une eau corrompue dans laquelle germe l’horreur : comme le raconte encore une fois l’Enuma Elish : Apsû, c’est l’océan d’eau douce ; Tiamat, c’est la mer salée qui enfante les monstres. L’eau fertile, créatrice, peut être également putride, grouillante de monstruosités. Rappelons que c’est 294
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dans cette eau que naît le monstre de Frankenstein, particulièrement dans l’adaptation de John Searle Dawley (1910). C’est également dans cette eau que se corrompent les NTIC. La communication déployée par les développeurs de logiciels antivirus est à ce titre exemplaire. Une publicité pour l’antivirus Kaspersky montre une étendue d’eau calme dont l’image est incrustée au milieu d’une eau violentée par le passage d’un troupeau de buffles : Kaspersky protège la donnée — cette eau calme — de la violence ambiante. Plus subtilement, l’antivirus Avira Antivir choisit de développer sa publicité autour de son logo : un parapluie déployé. Antivir propose également à l’utilisateur de son logiciel une « notification » intéressante : une invitation imagée à passer de la version gratuite à la version premium de l’antivirus. Cette image joue sur les codes de la digital rain : une pluie numérique de teinte verdâtre apparaît à l’écran ; sous cette eau binaire, un regard agressif (pointé sur le spectateur et sourcils froncés) ; des monstres se cachent sous la surface des eaux numériques, d’où le slogan qui s’affiche : « peur des virus Internet ? » En effet, l’eau numérique abrite des monstres, développements symboliques de cette eau putride qui stagne sur le réseau ; et bien entendu, le monstre NTIC, c’est le virus, et par extension le vers dont les antivirus nous défendent. Chez Panda Security virus et bactéries flottent en suspension dans un liquide au vert organique (algues ? eau pourrissante ?). Chez Bitdefender, on leur préfèrera le trèfle « biohazard » (danger biologique) menaçant le monde, ainsi que la modélisation schématique d’un virus bleu (nommé « virus internet ») sur fond bleu sortant d’une planète Terre dominée par le bleu de la mer. L’imaginaire liquide et négatif que nous trouvons à chaque détour du monde numérique en danger ne reste cependant pas au simple stade viral. Ainsi, de petits animaux apparaissent en renfort du virus : les worms. Notons d’ailleurs que le nom d’un des premiers virus était « The Creeper », le « Rampant », qui évoquait déjà ce développement animal, entomologique du virus. Il est vrai que les images de la vie bactérienne et microbienne obtenues au microscope ne viennent que renforcer l’imaginaire commun : impossible pour le profane de distinguer les petites bêtes et autres « bestioles » de l’invisible des insectes proprement dits : mêmes formes, mêmes comportements chaotiques étranges, peut-être une même texture… même répugnance quoi qu’il en soit. Mais avant l’imagerie au microscope, un lien existe entre la maladie, la bactérie et l’insecte. Ainsi, quand les superstitions populaires ne font pas de l’insecte une source de maladies, il est lui-même le mal proprement incarné qui se répand dans notre corps ainsi que le font virus et autres maladies. André Siganos note qu’en Polynésie, les peuples se « représentent les maladies sous la forme d’un corps étranger […] qui rampe, se tortille, va de tel endroit à tel autre ». 295
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Notons plus près de nous des expressions telles que « avoir des fourmis dans telle ou telle partie du corps » ou « avoir les oreilles qui bourdonnent », etc. A. Siganos rappelle également que l’insecte est très proche de la maladie mentale : les expressions « avoir des cigales dans la tête », « avoir des grillons dans la tête » ou encore « avoir une araignée au plafond » en témoignent. Des images anonymes sur Internet montrent ces insectes à l’œuvre. En guise d’exemple, sur plusieurs sites Internet, on trouvera une image montrant un ordinateur flottant à la surface d’une eau bleu foncé et noire (l’onde est visible) dévoré par des insectes bleus à six pattes. L’un des plus fameux exemples de cet insecte numérique apparaît dans le film Matrix qui visiblement résonne parfaitement avec les imaginaires de l’eau digitale. Ici, l’objet numérique est une puce traçante — un mouchard, comme on dit — que les agents de la matrice « injectent » dans le corps de Néo (Keanu Reeves). Cette injection n’est pas banale : lors de son activation, la puce éclate et passe par les différents stades de la liquidité putride : de la froide technique — de verre et de métal — à la forme entomologique (entre le poisson d’argent [Lepisma Saccarina] et le scorpion) en passant par un stade aqueux et visqueux. De même, dans le film The Island, des puces entomologiques sont injectées dans Lincoln 6-Echo (Ewan McGregor) à l’aide d’une seringue qui les dépose sur sa joue. Elles rentreront alors d’ellesmêmes, grâce à leurs petites pattes, dans le corps par l’ouverture de l’œil. Ce mode d’administration demeure incompréhensible si l’on néglige le bassin imaginaire dans lequel baigne cette scène : pourquoi cette seringue ? En fait, cette seringue dernier cri, qui concrètement ne fait que déposer les puces, porte en elle le caractère aqueux de cet imaginaire numérique : ces puces entomologiques sont symboliquement liquides ; NTIC, eau et insecte à nouveau se rejoignent. Ces images que nous voyons sans les voir, qui nous divertissent éventuellement, révèlent en les comparant le substrat symbolique, fort et définitivement stable, des NTIC : l’eau au travers de ces modulations oniriques, mythiques. Mais les implications de cet imaginaire NTIC aqueux ô combien actuel peuvent parfois être bien plus spectaculaires lorsque celui-ci est compris et maîtrisé et lorsque les réseaux d’images, les récits, les mythes qu’il implique sont employés, à des fins persuasives par exemple. La politique technologique et militaire qu’ont menée George Bush père et fils durant les années 90 et 2000 est à ce titre édifiante. Car les actions américaines que certains exégètes ont interprétées comme une mise en œuvre apocalyptique, au contraire relevaient du déluge ainsi que l’indiquait très clairement la fameuse formule : New World Order (ou « Le Nouvel Ordre du Monde », titre donné au chapitre 9 de la Genèse, fin du Déluge, par l’école biblique de Jérusalem et employé par George Bush père à de nombreuses 296
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reprises). Et le fort développement de tout l’attirail NTIC ainsi que des standards RFID (Radio Frequency Identification) imposés à travers le monde durant cette période par l’administration Bush (passeport biométrique RFID par exemple) évoque à plus d’un titre les eaux diluviennes que Dieu répand sur terre pour éradiquer les Méchants et sauver les Justes. Une nouvelle eau de colère donc, une eau digitale du savoir (celui des identités, celui des positions et des directions, etc.) qui révèle et anéantit le méchant : mais est-elle vraiment juste ? L’eau est la matière des NTIC, elle en est le suc ; mais cette eau de virtualité, pleine de promesses peut également être violente ; et cette violence technologique, parfois, on la verse.
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AU FIL DE L’EAU
Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau. Édité par S.H. Aufrère et M. Mazoyer Cahiers Kubaba, Paris, 2015, p. 301-309. ————————————————————————————————————————
Bien que les deux articles publiés en marge de ce volume sous le titre « Au fil de l’eau » ne puissent être considérés comme relevant de l’écriture scientifique, les éditeurs ont pris la responsabilité de les reproduire. Le premier, dû à Alexandre FOUCHER, éclaire avec une certaine truculence comment l’État, en trente ans, a substitué le citoyen responsable à l’identité alcoolisée du Français ; le second, de Catherine DELPRAT, expose la réalisation singulière d’un livre-objet récompensé par un prix de la Bibliothèque nationale de France, et consacré à la dernière goutte d’eau par une classe de CM2.
EAU ET VIN EN FRANCE AU TEMPS DES HALLES La terre est recouverte à peu près de 71 % d’eau. Le corps humain adulte est composé d’eau à environ 65 %. Certains nutritionnistes recommandent de boire 1,5 litres d’eau par jour, d’autres font varier ce volume en fonction notamment des aliments consommés. L’eau que nous buvons est composée de molécules H2O ainsi que d’autres éléments qui rappellent la vie qu’a connu cette eau avant son arrivée dans notre verre : plusieurs minéraux arrachés aux roches parcourues, des microbes, des bactéries, des virus et d’autres parasites qui comme nous vivent grâce à l’eau. Ne critiquons pas trop cette vie grouillante dans l’eau que nous buvons, car avant d’être cousins des singes, nos ancêtres étaient sans doute cousins d’amibes. L’eau est source de bienfaits pour le corps, et elle est aussi source de maladies. Nous nous lavons, nous lavons nos aliments et nous buvons : au résultat, c’est beaucoup d’eau que nous absorbons nécessairement, en nous laissant aux hasards des contaminations diverses. Depuis que l’homme boit et plus encore depuis qu’il y a des villes où se concentrent dans une insalubrité remarquable les humains et les rats, la facilité de contamination de l’eau aurait dû faire disparaître l’espèce humaine. Thucydide, dans son Histoire, nous raconte que dès son arrivée, la peste fut soupçonnée de se propager par l’eau : « À Athènes, elle fondit tellement à l’improviste, que les habitants du Pirée, les premiers atteints, prétendirent que les Péloponnésiens avaient empoisonné les puits (car il n’y avait pas encore de fontaines en cet endroit)1. » L’eau, source de vie, aurait logiquement dû être source de mort pour nous. Or, nous sommes encore là.
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Histoire de la guerre du Péloponnèse, livre 2, § XLVIII (trad. Ch. Zevort).
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Une des causes de notre subsistance malgré les dangers de l’eau est sans doute notre consommation d’alcool. En effet, en plus de ses propriétés enivrantes pour lesquelles nous préférons l’alcool à l’eau, l’alcool a des propriétés désinfectantes. Parmi tous les alcools, c’est le vin qui accompagne régulièrement l’homme à Paris. L’eau parisienne n’a pas toujours été bonne à boire. Souvent, les Parisiens ont bu l’eau de la Seine : ce que nous n’envisageons plus aujourd’hui. Époque sans doute plus exigeante concernant la qualité de l’eau, la période gallo-romaine a vu la construction d’aqueducs comme celui arrivant aux termes de Cluny. Dans le vieux Paris, avant qu’Haussmann n’apporte des tuyaux de plomb utiles à la civilisation de l’eau courante, beaucoup de foyers avaient un puits privé dans leur cave : matins et soirs, le personnel y allait chercher l’eau indispensable au nettoyage et parfois aussi à la boisson. Au XIXe siècle, afin de moderniser une ville qui accueillait l’exode rural (la population est alors passée de 850.000 à 2 millions d’habitants en moins d’un siècle), l’amélioration de la distribution et de l’évacuation de l’eau s’est avérée indispensable : achat par la ville et par l’État des adductions existantes, construction des canaux de l’Ourcq et de Saint-Martin, construction de grands réservoirs intramuros, accélération de la construction des égouts et plusieurs grands travaux de canalisation des sources d’Île-de-France vers Paris. Ces grands travaux se sont avérés efficaces contre l’eau qui s’était encore révélée source de malheurs : puits artésiens trop riches en fer, épidémies de fièvre typhoïde et de choléra (1832). Les politiques urbaines du XIXe siècle savaient que l’eau était dangereuse. C’est alors un fait que les Français boivent du vin. Conscient des enjeux sanitaires de la boisson nationale, en 1863 Napoléon III demande à Pasteur d’étudier les maladies des vins. Ses premières études sont publiées, et en 1865 Pasteur dépose un brevet pour l’invention d’un procédé de pasteurisation des vins. En 1866 sont publiées les Études sur le vin ; il reçoit pour cela le Grand Prix de l’Exposition universelle en 1867. La couverture des Études sur le vin de l’édition de 1866 résume à elle seule ce qu’est le vin dans l’esprit des Français : « Le vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons. » Cette communication a eu beaucoup de succès et fut réutilisée sur des réclames publicitaires, sur des timbres poste et même sur des cartes routières. En plus d’être une boisson commercialement flexible, car la variance des prix permet de répondre aux besoins des bourgeois comme des ouvriers, le vin est une boisson composée d’au moins 80 % d’eau et d’environ 13 % d’alcool : l’eau pour nos besoins corporels et l’alcool pour se nettoyer des microbes. Une des causes de la survie des Parisiens dans l’univers citadin des microbes est la consommation du vin de préférence à l’eau. Nous pouvons être certains que le lever du coude a longtemps été une seconde nature chez les Français, les Parisiens ne faisant pas exception. Rappelons quelques caricatures : Dans La soupe aux choux (Jean Girault, 1981), Le Glaude (Louis de Funès) ne peut pas accepter les restrictions de consommation venant de son médecin : Le médecin : Vous avez le droit à une chopine, M. Ratinier. Le Glaude : Par repas ? Le médecin : Ah non, par jour !… Que buviez-vous quotidiennement ?
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AU FIL DE L’EAU
Le Glaude : ’sais pas moi… cinq – six litres, comme Le Bombé. Le médecin : Mais vous êtes fous !
Dans son sketch Le Cancer du bras droit (1976), Coluche reconnaît la vertu nationale de la cirrhose : Remarquez y a des avantages. La cirrhose, on est sûr que c’est français au moins ! Bon… ben j’vais prendre ça ! Non, j’le garde sur moi, je suis content parce que la cirrhose, c’est un truc qu’on peut être malade toute sa vie ça !
Dans le Pacha (Georges Lautner, 1968), Louis (Jean Gabin) énumère les causes de mort alors ordinaires en France : « Tout le monde parle d’infarctus, de cirrhose, de cancer. » Notons que pour les générations du XXIe siècle, la cirrhose est une maladie rare. Dans Uranus (Claude Berri, 1990), Léopold (Gérard Depardieu) décrit sa consommation régulière de vin qui lui manque maintenant que la prison ne lui accorde qu’un demi-litre par jour : Bien sûr vous vous m’prenez pour un alcoolique. Pourtant j’ai jamais bu que c’qu’il m’fallait : c’était rare que j’dépasse mes douze litres par jour. En tout cas j’peux vous dire une chose, c’est qu’en vingt ans, j’ai jamais été soul une seule fois ; c’est bien c’qu’il m’révolte d’être ici. J’en suis malade ! J’deviens fou ! Pour moi la prison, c’est l’enfer !
Aujourd’hui, les courbes de suivi de la consommation du vin montrent une transformation récente dans l’habitude des Français : boire moins de vin et du vin plus cher de meilleure qualité. En parallèle, la consommation récurrente de vin a fait place à une consommation croissante d’eau. En 1970, alors que la consommation de vin était déjà en régression, les Français âgés de plus de 15 ans buvaient 3,5 % de plus de boisson alcoolisées (dont les deux tiers de vin) que la totalité des Français ne buvaient d’eau. Les chiffres se sont inversés depuis. Même si nos grands-parents ne buvaient pas tous les cinq six litres quotidiens du Glaude, ils buvaient sans doute plus de vin que nous d’eau ! En quelques décennies, comme tous les Français, les Parisiens ont remplacé leur vin par de l’eau : pourquoi ? Reprenons le chemin de l’Histoire. Depuis l’époque gallo-romaine la boisson nationale des habitants de l’Hexagone est le vin (hormis le Nord-Est préférant la bière). La vigne est devenu un art dans les mains des Français, qui exportent leur vin dans toutes les cours du monde, et qui ont même déclaré le Champagne roi incontesté des vins. De plus nous savons que jusqu’à Haussmann, il valait mieux pour sa santé que le Parisien bût du vin plutôt que de l’eau. Ensuite, après plus d’un millénaire d’alcoolisme, malgré l’arrivée de l’eau courante potable dans les appartements, les ouvriers parisiens préféraient trouver un canon de rouge sur leur table de cantine plutôt qu’un broc d’eau : le vin apportait la légèreté des humeurs avec laquelle l’ouvrier affrontait ses douze longues heures de labeur quotidien. La consommation de vin était si naturelle que durant la Grande Guerre, les poilus ont eu droit jusqu’à un demi-litre de vin par jour. Le bouleversement commence dans les années soixante-dix, lorsque les Halles et les entrepôts de Bercy quittent la Capitale. L’économie de Paris s’en est vu
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bouleversée : la première conséquence pour l’ouvrier est l’augmentation du prix des denrées alimentaires intra-muros, dont le vin, qui auparavant subissaient moins de taxes tant qu’elles ne sortaient pas des portes de la grande ville (décret du 10 octobre 1859). Ensuite, en 1984, le ministère des Affaires sociales et de la Solidarité nationale mène une campagne de lutte contre l’alcoolisme, et en 1991 la « loi Évin »2, relative à la réglementation de la publicité en faveur de l’alcool, est adoptée. Nous constatons que depuis un peu plus de 30 ans, l’État français mène une campagne ouverte contre l’abus d’alcool, au profit de l’eau : le décret de juin 1989 stipule qu’ « une eau minérale naturelle est une eau possédant un ensemble de caractéristiques qui sont de nature à lui apporter des propriétés favorables à la santé »3. Le discours officiel d’aujourd’hui est à l’opposé de celui de Pasteur sous le Second Empire. Comment comprendre l’acceptation de ce nouveau discours par les Français, alors que le vin est leur boisson nationale, noble et habituelle ? Pourquoi l’État mène-t-il cette campagne ? où est son intérêt ? Comprenons le Français. La surconsommation du vin laisse dans un état permanent d’ivresse ; elle a donc été rejetée car elle n’est pas cohérente avec une volonté de vivre longtemps dans un corps sain. Nous le savons : l’alcoolisme a pour conséquences une augmentation des risques d’accident de voiture, une augmentation des risques de cancer et d’autres maladies graves, une augmentation des cas de violence familiale et dans les lieux publics, etc. Le Français a donc bien compris le message de l’État : c’est pour toi que tu ne dois pas boire. Comprenons l’État maintenant et notons tout d’abord que les raisons officielles de l’État ne sont pas d’ordre moral, mais concernent la santé publique. Toutefois, d’autres habitudes de consommation vont, elles aussi, contre la santé publique : les pesticides, les désodorisants à l’aluminium, les emballages plastiques, les gaz d’échappement, le stress au travail… Pour comprendre la vraie raison, il faut se resituer dans le contexte politique d’alors. La campagne contre l’alcool a eu lieu à une période où il n’était plus question de libéraliser le cannabis : comme le tabac, l’alcool a été amalgamé à une drogue. Cet amalgame a été fortement soutenu et les discours hygiénistes en faveur du vin ont été tus, car ainsi l’État prenait concrètement le contrôle des plaisirs irréels et des évasions mentales des citoyens : « voici ce avec quoi vous avez le droit de rêver (le vin), voici ce à quoi vous ne devez pas rêver (le cannabis). » L’État a voulu encadrer l’ivresse alcoolique parce que certains de ses effets peuvent aller contre ses intérêts : le premier effet est de réduire l’inhibition et ainsi de lâcher la bride aux penchants agressifs, attachants, dynamiques ou passifs, et de diminuer le sens des responsabilités ; le second de ses effets est de prolonger un état physique de ralentissement. L’alcool n’est donc pas compatible avec un travail discipliné et performant attendu du citoyen. En amalgamant alcool et drogue, l’État a stigmatisé les consommateurs et particulièrement
2
Décret n° 91-32 du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme. Décret n° 89-369 du 6 juin 1989 relatif aux eaux minérales naturelles et aux eaux potables préemballées, Art. 2. 3
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les consommateurs réguliers, pour, en fin de compte, prôner un citoyen alerte et discipliné, dynamique et performant. En réglementant la consommation de l’alcool, moins par les taxes que par un travail sur son image, l’État a travaillé à l’amélioration du PIB et a redoré l’image du pays à l’internationale. En effet, en 1985 la France était, semble-t-il, le premier pays consommateur d’alcool pur et le troisième consommateur de vin dans le monde (ill. 5) ; nous précisons « semble-t-il » car les rares estimations disponibles ne concernaient en fait que quelques pays européens. Ce podium fait « mauvais genre ». En 1999, nous serions descendus en quatrième position. Cela donne une image plus sérieuse et plus respectable du coq républicain. En cinquante ans, le Parisien a vu le centre du monde, Paris, abandonné son ventre — les Halles — et son foie rempli de vins — les entrepôts de Rungis —, puis il a découvert ses artères, les rues, canalisées d’eau courante potable. Inversement à Jésus lors des Noces de Cana, le Parisien a changé son vin en eau. L’eau de l’État ne rend plus malade, est facile d’accès, est sans goût et est efficace pour l’organisme. En trente ans, l’identité alcoolisée et joviale du Français bagarreur, tel qu’il est illustré sous la plume de Goscinny et Uderzo par le village de Gaulois buveurs de cervoise dans Les aventures d’Astérix le Gaulois, a été remplacée par une figure calme et neutre à la ressemblance de l’eau. Alexandre FOUCHER
LE LIVRE-OBJET DÉDIÉ À LA DERNIÈRE GOUTTE D’EAU À NAÎTRE Le livre-objet présenté ici a été entièrement réalisé en 2009 par les élèves d’une classe de CM2 de l’école du bourg de Saint-Doulchard (Cher, France). Il a reçu le premier prix du concours de la BNF pour lequel il a été crée. Ce concours a lieu tous les ans avec chaque année un thème différent lié à ce lui de l’exposition de la BNF. En 2009 l’exposition était consacrée aux livres d’enfants. Le sujet cette année-là était le suivant : « écrire un livre pour … » L’objet devait dans son contenu et son enveloppe évoquer le récepteur de l’ouvrage. J’étais partie pour lancer mes élèves vers un ouvrage pour Hercule, je voyais bien un livre costaud fait de métal pour des mains brutales. Mais tollé dans la classe ! Maîtresse, on a lu ensemble que Hercule était une brute, il a tué ses professeurs, il ne lirait jamais ce livre … Effectivement vu comme ça… Il faut écrire à quelqu’un d’important… Le Président de la République ? Non plus important !!… Et là toujours la petite voix de la raison lève son petit doigt : Non ! ce qui est important, c’est l’eau. Sans l’eau on n’est rien. Pourquoi ne sommes-nous rien sans cette eau ? Il a fallu justifier le propos, trouver les arguments. Et au fil de nos travaux (notamment le journal intime) s’est imposée l’idée du journal — plus que l’histoire — d’une goutte et le titre de ce journal « de goutte à goutte ». Il rassemble une vie de réflexions, de conseils, de récits et poèmes d’une vieille goutte ayant fini son cycle pour une très jeune goutte, la dernière de la terre. (C’est dire l’enjeu.)
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Le travail que nous avons réalisé a été abordé sous la forme d’un projet interdisciplinaire. Fondé en premier lieu sur la lecture et l’expression écrite, il nous a permis de découvrir et de travailler un genre littéraire particulier : le journal intime mais aussi le carnet de voyage. Nous avons donc lu des journaux intimes et carnets réels (Journal d’Anne Frank, Journal de Zlata) ou fictifs (Journal d’un chat assassin de Anne Fine, Le journal de Nina Petitbond de Anne Bouin…). Les poètes nous ont été aussi extrêmement précieux avec leurs danseuses aux mille pieds … Mais cela a été aussi l’occasion d’approfondir le chant lexical de l’eau : tuyau, tuyauterie, canalisation, étang, gel, neige, chasse d’eau, océan et les expressions ayant pour thème l’eau : « Nager en eau trouble, se ressembler comme deux gouttes d’eau, eau de Cologne, être heureux comme un poisson dans l’eau, la goutte d’eau qui fait déborder le vase »… Notre destinataire étant la dernière goutte d’eau à naître, cela nous a amené à étudier le cycle de l’eau en détail ainsi que celui de sa maîtrise et de son assainissement. Ce qui remplit le volet scientifique et environnemental du projet pour une bonne partie l’autre étant occupée par la réalisation technique de l’objetlivre par la conception graphique qui a rendu bien utiles tous les apprentissages des problèmes et de la géométrie : fabrication des spirales, calcul des cadrages, des tirettes, des fenêtres… calcul du prix de revient des matériaux (colle, scotch double face, papiers, encre…). Ces deux chants disciplinaires ayant été appuyés par des visites à la bibliothèque municipale pour la recherche documentaire concernant l’eau, sa maîtrise et ses représentations, mais aussi pour participer à des ateliers concernant « la fabrication » d’un livre, ce qui nous a aidé mais aussi lancé vers la réalisation d’un livre-objet. Les autres disciplines importantes : les TICEs et les arts visuels. Les sites de la BNF et de la Cité des Sciences surtout mais d’autres encore ont été des mines pour nous. Puis il a bien fallu rédiger les textes et les mettre en page pour plus de lisibilité. Enfin les arts visuels nous ont happés dans leurs méandres passionnants. Chris Drury, Nils Udo et le Land Art nous ont tout d’abord beaucoup inspiré par leur traitement du monde aquatique surtout pour l’eau solide (œuvres de glace ou de neige…), mais aussi Viallat, Annette Messager et les concepteurs graphiques des livres objets ou pop up. Bref nous nous sommes lancés à la chasse à l’eau sous toutes ses formes à l’intérieur de l’école puis à l’extérieur et ainsi inondé nos ordinateurs de prises de vues que nous avons retravaillées. Pour l’élaboration de cet ouvrage, nous avons utilisé un grand nombre de techniques : collage, photographie, gravure, gouache, acrylique, encre, dessin, découpage grattage… Bref voici rassemblés en un volume, vocabulaire, lecture, écriture, poésie géométrie, problèmes, mesures, sciences et vie de la terre, écologie, informatique, arts visuels, recherche documentaire et revue de presse concernant l’eau et ses enjeux et techniques de l’argumentation car il a fallu choisir les textes et chacun a défendu ses idées avec toute l’impétuosité mais aussi la douceur d’un cours d’eau.
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Voici un florilège de textes et réflexions de gouttes : (textes des élèves) INTRO J’ai rassemblé à la hâte tous mes petits souvenirs, mes bouts de papiers égarés pour te donner un avenir à toi sans doute qui sera la dernière d’entre toutes les gouttes. Je te dédie mon passé, mon expérience pour que tu en fasses trace et invites les autres à refaire la source de ce que seront les fleuves et les océans… les nuages et les neiges. En te souhaitant de merveilleux arcs-en-ciel. Collectif 10 mars 2008 La veille au soir je m’étais endormie tranquillement au bord de la rivière. Tout d’un coup je me réveille en sursaut ! La rivière a gonflé d’un coup et me prend au passage. Trou noir. Ce matin je m’éveille au milieu d’autres gouttes. Pas de vent. Tout est calme. Je regarde au-dessus de moi. Je vois un toit. Je suis contente, j’ai trouvé un abri. Mais en face de moi une énorme machine. Ouf je vais me faire laver ! Non ! C’est tout petit … On ne peut pas sortir. « Où est-ce qu’on est ? » « Dans une bouteille ! » me répondirent les autres gouttes. « Nous sommes enfermées et nous allons être bues et rester dans le corps d’un humain. Peu d’entre nous … » J’attends. J’attends. Il ouvre la bouteille. Je saute. Laura Printemps 2008 Alors que je passais par les Pyrénées je vis un ours. Magnifique ! Il pêchait. J’ai même faillit me faire attraper. Mais je me suis coulée dans le petit lac. Je m’y suis évaporée. J’ai fait un long et lent voyage à travers le ciel. Hélas, je suis passée avec mon nuage au-dessus d’une terre sèche, horriblement sèche. Elle était tellement fissurée que les plantes n’y poussaient plus, les arbres secs étaient renversés. Des gens criaient pour avoir de l’eau. J’ai demandé au nuage de s’arrêter, de nous larguer moi et les autres. Nous sommes tombées sur cette terre sèche, horriblement sèche. Ça nous a piqué quand nous avons rencontré le sol. J’ai fait pousser des plantes. Elles étaient tellement heureuses. Ils étaient tellement heureux. Je ne pensais pas qu’une petite goutte d’eau comme moi pouvait faire une aussi belle chose. Janvier 1792 Goutte de pluie aujourd’hui, je suis tombée sur la croûte dure d’une chaîne de volcans. Je me suis infiltrée. La descente a été longue, très longue. J’avais froid. Il faisait noir. J’ai eu très peur. D’autres qui avaient déjà fait le voyage m’ont dit que cela pouvait durer des siècles, mais qu’il fallait se laisser aller, que c’était notre cure de jouvence, notre renaissance à toutes. Alors je me suis reposée entre deux grains de sable d’une nappe alluviale. Basile Jeudi 16 août 1971
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Changée en arc-en-ciel Je sors du ciel Je me sens libre On me cherche. Mais ne me trouve pas ! Je fuis le malheur Et préfère le matin Perdu dans la couleur De mon déguisement arlequin. Alexandra et Laura Un jour gris sans doute En neige je tombe, Sur les routes tout doucement Neige, tombe Sur les toits et les faits devenir blancs Glace, laisse sa trace, En devenant stalactites Je n’ai plus de place. Je commence à fondre, Le soleil arrive sans aucun doute Misère, je m’étire en goutte Je redeviens eau, mais liquide Et m’en vais rejoindre les fluides. Florian 5 janvier 1990 J’étais dans un lac quand tout à coup je m’évapore dans un nuage. Il y avait d’autre gouttes transformées en cristaux. J’avais de plus en plus froid lorsque je me suis aperçue que j’étais devenue un cristal de glace. J’avais attendu assez longtemps quand d’un coup je tombe en neige sur le haut d’une montagne. Je fondais petit à petit et glissais vers une source, rencontrais d’autres sources, un torrent, une rivière, un fleuve peut-être … Valentin et Aymeric Petit matin de février 1935 Clic, clic, clic, je me déguise en neige Glisse en boule et m’allège Sur le matelas de glace Quelle audace ! Mes amis tombent en milliers de flocons Comme un grand flacon D’élixir blanc Du Canada élégant Avec les phoques En aide réciproque Jouons à saute-mouton Amélie R. 20 mai 2008
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Aujourd’hui j’ai vraiment beaucoup rigolé. J’ai jailli d’une pomme de douche et je suis retombée dans une baignoire. J’y ai fait plein de glissades jusque dans un trou qui m’a emportée dans une multitude de tuyaux où j’ai fait encore plus de glissades. Arrivée un peu plus loin, je me suis fait nettoyer avec les autres eaux, et zou c’était reparti ! Margaux Jeudi 9 décembre 2003 Je suis arrivée dans un lac, autour de ce lac tout est désert. Nous n’étions plus potables. Plus un animal, aucun homme ne s’approchait plus. Je me suis écoulée nauséabonde vers un marécage sombre. C’était tout noir. Il y avait du brouillard. On ne voyait presque rien. Puis il s’est mis à faire soleil. J’étais heureuse de le voir si éclatant. C’était magnifique. Je me suis vue rouge dans l’arc-en-ciel. J’ai laissé sur place ce qui m’alourdissait. Maxime Par une humide journée : conversation entre deux gouttes : Plic ! Plic ! Plic, ploc, plic ? Pliiic !! Plic ! Plic… Plic, ploc, ploc, ploc. Ploc, ploc ! Ploc, plac, ploc, plic, plic, ploc Ploc, ploc ! Ploc, ploc ! Plouf !!! Pierre et Rajan Je ne voudrais pas que la dernière goutte d’eau de la terre naisse au coin des yeux d’un enfant. Collectif
Catherine DELPRAT
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LES MOTS, LES PAUVRES MOTS ONT DE GRANDES MISÈRES
Les mots, les pauvres mots ont de grandes misères ; on les a dépouillés de sens et de vigueur. Dans l’océan du verbe, épouvantés, ils errent ; au marché du langage, ils n’ont plus de valeur. On les a torturés, estropiés, tronçonnés. Jadis, ils exprimaient la joie ou l’inconstance ; aux furieux de ce siècle en tout abandonnés, Les mots, les pauvres mots bradent leur importance. Adieu l’art oratoire, adieu les grammairiens qui nous avaient souvent appris le subjonctif ! Vous aviez vos secrets, vos lubies, vos poncifs ! Tant de travaux obscurs n’auront servi à rien ! Rendez-moi mon piano que je joue du Chopin aux côtés de Verlaine et des eaux de Versailles. Les mots, les pauvres mots ont perdu la bataille et n’ont plus qu’à mendier aux renégats leur pain. René VARENNES (1922-2013)
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AU CONFLUENT DES CULTURES Enjeux et maîtrise de l’eau
« Principe même de toute existence, l’eau occupe une place essentielle dans l’inconscient. De l’Égypte à l’Iran ancien en passant par l’Anatolie antique, la Grèce hellénistique et Rome, de la littérature médiévale au vocabulaire de l’information contemporain, sa symbolique est inhérente à la diversité culturelle. Chacune de ses facettes peut faire l’objet d’une approche anthropologique ouvrant des fenêtres de compréhension sur des pensées complexes fondées avant tout sur le double principe suivant : d’une part qui domine l’eau domine la vie, qui verse l’eau verse la vie, qui ôte l’eau ôte la vie ; d’autre part, pouvoir et légitimité en émanent. Partant des mythes et des légendes, voire des rites funéraires, depuis l’Antiquité jusqu’au Moyen Âge, en abordant tour à tour le pouvoir dévastateur de l’eau sous forme de crues ou de précipitations, la façon dont on contrôle cet élément fondamental, il est possible de retracer cette obsession primitive de l’eau. Car qu’elle soit vive ou stagnante, qu’elle revête la forme de gouttes ou de flots en furie, elle est associée, qui à la pureté, qui à la régénérescence, qui à l’ingénierie ; la mise en œuvre d’une dynamique aquatique exalte une puissance souveraine ; enfin derrière les hydronymes tels que les noms de fleuves, le philologue peut remonter jusqu’aux origines mêmes de langues oubliées. »
Textes de Sydney H. AUFRERE, Jeannine CHRISTIANY, Patrick ETTIGHOFFER, Charles GUITTARD, Jennifer KERNER, Michel MAZOYER, Raphaël NICOLLE, Jean-Pierre LEVET, Pierre LEVRON, Nicolas SCHUNADEL, Audrey TZATOURIAN, Valérie FARANTON. Avec la participation d’Anne-Catherine DELPRAT, Alexandre FOUCHER et René VARENNES. Les éditeurs : Sydney H. AUFRERE (Aix-Marseille Université – CNRS, TEDMAM-CPAF, UMR 7297, 13100, Aix-en-Provence, France), directeur de recherche au CNRS, et Michel MAZOYER (Paris I-Sorbonne), sont les auteurs de nombreux textes sur la religion et l’histoire des représentations de leurs disciplines respectives : l’égyptologie et l’hittitologie.
Illustration de couverture : Jean-Michel Lartigaud.
32 € ISBN : 978-2-343-05924-2