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French Pages 223 [221] Year 2020
“title” — 2020/9/10 — 15:05 — page 1 — #1
Collection « Une Introduction à » dirigée par Michèle Leduc et Michel Le Bellac
Atomes, ions, molécules ultrafroids et les technologies quantiques
Robin Kaiser, Michèle Leduc et Hélène Perrin
EDP Sciences 17, avenue du Hoggar Parc d‘activités de Courtaboeuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France
“Copyright” — 2020/9/7 — 16:26 — page 1 — #1
Dans la même collection Le climat : la Terre et les Hommes Jean Poitou, Pascale Braconnot et Valérie Masson-Delmotte Le laser Fabien Bretenaker et Nicolas Treps Le temps : mesurable, réversible, insaisissable ? Mathias Fink, Michel Le Bellac et Michèle Leduc La révolution des exoplanètes James Lequeux, Thérèse Encrenaz et Fabienne Casoli À l’orée du cosmos Alain Omont Le temps des neurones – Les horloges du cerveau Dean Buonomano, traduit par Michel Le Bellac Voyage dans les mathématiques de l’espace-temps Stéphane Collion Quantique : au-delà de l’étrange Philip Ball, traduit par Michel Le Bellac Un siècle de gravitation Ron Cowen, traduit par Michel Le Bellac Retrouvez tous nos ouvrages et nos collections sur http://laboutique.edpsciences.fr Illlustration de couverture : Christoph Hohmann (LMU München / MCQST) Imprimé en France ISBN (papier) : 978-2-7598-2377-2 – ISBN (ebook) : 978-2-7598-2510-3 © 2020, EDP Sciences, 17, avenue du Hoggar, BP 112, Parc d’activités de Courtabœuf, 91944 Les Ulis Cedex A Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l’autorisation de l’éditeur est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d’une part, les reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et d’autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle). Des photocopies payantes peuvent être réalisées avec l’accord de l’éditeur. S’adresser au : Centre français d’exploitation du droit de copie, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris. Tél. : 01 43 26 95 35.
Avant-propos Robin Kaiser directeur de recherche au CNRS, Institut de physique de Nice Michèle Leduc directrice de recherche émérite au CNRS, Laboratoire Kastler-Brossel, Paris Hélène Perrin directrice de recherche au CNRS, Laboratoire de physique des lasers, Villetaneuse Il y a quarante ans, vingt ans après la découverte du laser, les physiciens élaboraient des méthodes de refroidissement par laser pour des ions piégés dans des champs électromagnétiques. Dès les années 1980, ces techniques étaient raffinées et étendues à des atomes, grâce à l’audace et l’inventivité d’une génération de chercheurs pionniers. Il fallait en effet réussir simultanément à piéger et à refroidir les échantillons de gaz atomiques dans le vide à distance de toute paroi. Les résultats spectaculaires se sont enchaînés et des températures extraordinairement basses ont été rapidement atteintes, très proches du zéro absolu. Le domaine dit des atomes froids était né, récompensé par des prix Nobel successifs dont le premier fut celui attribué en 1997 à William D. Phillips, Steven Chu et Claude Cohen-Tannoudji. Des échantillons gazeux de quelques milliers à quelques milliards d’atomes peuvent ainsi être préparés à quelques millionièmes de degré au-dessus du zéro absolu, ce qui signifie que les particules se déplacent à des vitesses extrêmement faibles, de l’ordre du centimètre par seconde. À ces températures extrêmes, la matière change de comportement et ses propriétés ne peuvent être décrites qu’en faisant appel à la mécanique
quantique et aux propriétés ondulatoires des particules. De nouveaux phénomènes physiques ont été découverts et des innovations ont suivi les progrès théoriques et expérimentaux de la recherche. Imaginés au départ comme une merveilleuse méthode pour perfectionner la physique atomique, les atomes froids se sont progressivement révélés des outils puissants pour la recherche dans des champs transverses de la physique, tels ceux de la matière condensée et même de la physique des hautes énergies. On parle à présent de « gaz quantiques » pour ces atomes à si basse température que leur comportement collectif en est modifié par les lois de la mécanique quantique. Le domaine des gaz quantiques, qui a fait ses débuts aux États-Unis et en Europe, a connu ensuite un développement spectaculaire dans le monde entier. Aujourd’hui, il continue d’attirer des générations successives d’étudiants parmi les plus brillants de tous les pays. Ce succès qui ne se dément pas tient en partie à la flexibilité des études que permet chaque expérience : on peut faire varier la densité du gaz, sa température, la géométrie des échantillons, la force des interactions entre les particules, etc. Les montages sont certes assez complexes mais restent à taille humaine, permettant à chacun de se former à la maîtrise de beaucoup de techniques. En outre le domaine des gaz quantiques allie en général la théorie à l’expérience, ce qui est un attrait supplémentaire pour le chercheur qui aime appréhender l’ensemble de son sujet. De nos jours, il en va des atomes froids comme des lasers. D’un côté, ce sont toujours des objets d’étude que la recherche tente de perfectionner : on recule de plus en plus la limite des températures extrêmes au voisinage du zéro absolu, on fait varier les densités de quelques milliards d’atomes par cm3 à quelques atomes isolés, on étend la gamme des particules refroidies (atomes, ions, molécules, agrégats, etc.), on miniaturise et on simplifie les dispositifs. D’un autre côté, les gaz quantiques fournissent des outils utilisables pour tenter de comprendre de plus en plus de phénomènes complexes tels que la physique à N-corps ou le transport quantique, ainsi que pour explorer les fondements conceptuels de la mécanique quantique. Ils participent à ce que l’on nomme la seconde révolution quantique, celle qui résulte de la possibilité d’isoler et visualiser des particules uniques (atomes, ions, photons, etc.), et aussi de mettre en œuvre les phénomènes de l’intrication quantique, concept de base de la mécanique quantique. Les gaz quantiques se trouvent ainsi bien positionnés dans le domaine émergent des technologies quantiques, qui fait actuellement l’objet d’un spectaculaire effort mondial, en particulier en Europe où l’Union européenne déploie depuis 2017 un programme de flagship doté de moyens importants. L’ouvrage présente les développements les plus récents auxquels donne lieu la physique des gaz quantiques. Faisant suite au livre Les atomes froids d’Erwan
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Avant-propos
Jahier publié en 2010 dans la même collection, il retrace l’essor exceptionnel du domaine au cours des dix dernières années. L’ouvrage explore les axes multiples le long desquels ce champ de recherche se déploie, sans viser à une impossible exhaustivité. Chaque chapitre est écrit par un ou plusieurs auteurs, qui sont tous des chercheurs en activité. Ils y décrivent en termes pédagogiques mais précis l’état d’avancement de la recherche dans leur domaine. L’ensemble de l’ouvrage est coordonné par trois chercheurs qui en assurent la cohérence. Après un bref retour sur la physique de l’interaction des atomes avec la lumière, le premier chapitre décrit la succession des méthodes qui ont permis de produire et de comprendre le refroidissement des gaz dilués jusqu’à des températures extrêmement basses et de piéger ces échantillons gazeux lévitant dans le vide. Ce chapitre raconte aussi cette première très grande percée que fut la mise en évidence expérimentale de la condensation de Bose-Einstein. Le chapitre 2 est consacré aux avancées très significatives en métrologie de la physique que les systèmes quantiques refroidis ont permises. Les progrès sont constants en ce qui concerne l’exactitude des horloges atomiques dans le domaine micro-onde et ensuite optique, ce qui revêt une importance particulière pour la future définition de la seconde. D’autres types d’instruments à atomes froids tels que les interféromètres arrivent également à maturité. Il en résulte des possibilités nouvelles de sonder les lois fondamentales de la physique. Le chapitre 3 montre comment le contrôle de plus en plus poussé du refroidissement d’atomes, des états quantiques de la lumière et de l’interaction entre lumière et matière ont trouvé ces dernières années un nouveau terrain d’applications avec les réseaux quantiques d’information. Sont décrites ici les opérations linéaires et non linéaires nécessaires pour le stockage et le traitement de l’information quantique et comment les atomes froids ont permis de développer divers dispositifs efficaces. Le chapitre 4 détaille les possibilités ouvertes par les gaz quantiques dans le domaine de la simulation quantique. L’objectif est de répondre à des questions posées par la physique de systèmes constitués de nombreux objets quantiques en interaction à l’aide d’un autre système quantique, plus facile à manipuler, tels des atomes froids assemblés dans des réseaux optiques, ou piégés un par un par des pinces optiques et agencés pour former des cristaux artificiels. Les applications concernent par exemple le magnétisme quantique ou la supraconductivité. Le chapitre 5 traite de la diffusion des ondes et du désordre d’un point de vue théorique. Les atomes froids peuvent jouer le rôle de ces ondes diffusées quand ils sont immergés dans un milieu optique désordonné. Dans le domaine du transport, l’effet du désordre est pris en compte spécifiquement y compris en présence d’interactions entre les particules. Les situations où le désordre rend impossible le retour à l’équilibre sont aussi décrites.
ATOMES, IONS, MOLÉCULES ULTRAFROIDS ET LES TECHNOLOGIES QUANTIQUES
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Le chapitre 6 étend aux ions la physique des gaz quantiques refroidis. Les méthodes de piégeage sont différentes de celles des atomes froids mais beaucoup d’applications sont communes : mesures de précision, spectroscopie, études de collision, simulation et information quantiques. Les ions refroidis sont également des outils de choix pour des expériences fondamentales telles que la recherche sur l’antimatière. Enfin, le chapitre 7 élargit les méthodes de refroidissement à des molécules. On peut obtenir des molécules froides en associant entre eux des atomes froids par diverses méthodes optiques ou magnétiques. Depuis peu se développent également des méthodes alternatives de refroidissement direct de molécules à des températures aussi basses que celles accessibles avec des atomes. Les applications sont variées, allant de la simulation et l’information quantiques au contrôle des réactions chimiques. Les molécules froides ouvrent également la voie à de nouveaux tests de physique fondamentale. Cet ouvrage dans son ensemble est conçu pour tout public curieux de science et de technologie. Il s’adresse en particulier aux élèves des classes préparatoires et aux étudiants de licence et de master. Il pourra également être utile aux jeunes — et moins jeunes — chercheurs qui abordent le domaine de la physique quantique, et à tous ceux qui s’intéressent aux technologies quantiques, sujet en plein développement. Le livre comporte très peu d’équations, mais beaucoup de figures, croquis et illustrations en couleur qui lui confèrent un abord attrayant et relativement aisé. Il a l’objectif de faire partager à un large public la passion qui anime l’ensemble des auteurs, tous activement engagés dans leurs recherches.
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Avant-propos
Coordinateurs, contributeurs, mécènes et remerciements Les coordinateurs Cet ouvrage collectif a été écrit par 19 personnes dont les noms figurent en tête des chapitres et ci-dessous. La coordination en a été assurée par Robin Kaiser, Michèle Leduc et Hélène Perrin. Robin Kaiser
Robin Kaiser est directeur de recherche au CNRS. Il a débuté sa carrière en physique atomique à l’École normale supérieure par une thèse dirigée par Alain Aspect, dans le groupe de Claude Cohen-Tannoudji. Il a ensuite effectué un séjour postdoctoral à l’université de Harvard dans le groupe de Gerald Gabrielse, avant de rejoindre, sur un poste de chargé de recherche au CNRS, Alain Aspect pour démarrer une nouvelle activité en atomes froids à l’Institut d’Optique. Depuis 1996, Robin Kaiser dirige l’équipe « Atomes froids » à l’Institut de physique de Nice. Ses travaux de recherche concernent essentiellement la diffusion de lumière, combinant la physique des atomes froids avec celle de la physique mésoscopique, de la localisation de lumière et de l’optique quantique. Il a initié des études de corrélations d’intensité en astrophysique, reprenant ainsi les études historiques de Hanbury
Brown et Twiss avec les outils modernes de l’optique quantique. Il est aussi le directeur du GDR Atomes froids depuis sa création. Michèle Leduc
Michèle Leduc est directrice de recherche émérite au CNRS. Sa carrière en physique atomique s’est essentiellement déroulée à l’École normale supérieure à Paris, dans le Laboratoire LKB qui porte le nom de ses fondateurs Alfred Kastler (lauréat du prix Nobel en 1966) et Jean Brossel. En 1993 elle rejoint l’équipe qui travaille sur le refroidissement laser dirigée par Claude CohenTannoudji, lauréat du prix Nobel en 1997. Ses travaux de recherche les plus récents portent sur les condensats de Bose-Einstein d’hélium métastable. Elle coordonne aujourd’hui les activités pour le rayonnement extérieur de SIRTEQ, le réseau de recherche sur les technologies quantiques de la région Île-de-France. Elle est aussi éditrice de collections d’ouvrages de science pour le CNRS et pour EDP-Sciences. Elle assure des missions de réflexion sur l’éthique dans diverses instances telles que le COMETS (Comité d’éthique du CNRS). Hélène Perrin
Hélène Perrin est directrice de recherche au CNRS. Après une thèse au Laboratoire Kastler-Brossel sous la direction de Christophe Salomon sur le refroidissement laser d’atomes dans un piège optique et un séjour postdoctoral au CEA sur les gaz d’électrons bidimensionnels avec Christian Glattli, elle a été recrutée au CNRS au sein du Laboratoire de physique des lasers de l’Université Paris-Nord, où elle dirige l’équipe « Condensats de Bose-Einstein ». Sa recherche porte sur les condensats de Bose-Einstein confinés dans des pièges radiofréquences et plus particulièrement sur leurs propriétés superfluides. Elle enseigne à l’École normale supérieure et à l’Université de Paris, et est régulièrement invitée à donner des cours dans des écoles d’été internationales comme l’école des Houches. Elle coordonne avec Pascal Simon l’axe « Simulation quantique » de SIRTEQ et est membre du bureau du GDR « Atomes froids ».
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Coordinateurs, contributeurs, mécènes et remerciements
Les contributeurs Les personnes suivantes ont contribué à la rédaction de cet ouvrage : Baptiste Allard, Juliette Billy, Nadia Bouloufa-Maafa, Nicolas Cherroret, Daniel Comparat, Olivier Dulieu, Laurent Hilico, Vincent Josse, Robin Kaiser, Martina Knoop, Bruno Laburthe, Thierry Lahaye, Michèle Leduc, Hans Lignier, Jérôme Lodewyck, Franck Pereira dos Santos, Hélène Perrin, Goulven Quéméner, Jakob Reichel. Ces contributeurs poursuivent leurs recherches dans des laboratoires associés au CNRS et pour la plupart à diverses institutions universitaires. Les coordinateurs remercient vivement tous ces auteurs pour leur coopération aimable et patiente à cette entreprise collective.
Les mécènes Nous remercions vivement les divers mécènes de ce livre, grâce auxquels la production et la diffusion de l’ouvrage se trouvent grandement facilitées. Muquans
La société Muquans est une PME issue de la recherche académique, créée en 2011 et implantée dans les locaux de l’Institut d’Optique d’Aquitaine. Elle est la première au monde à proposer des solutions industrielles basées sur la manipulation quantique d’atomes froids. Elle a ainsi développé une large gamme de solutions technologiques de très haute performance et se positionne sur différents domaines d’activités : elle propose un gravimètre quantique absolu destiné au monde de la géophysique, une horloge atomique de très haute stabilité et des équipements de transfert de fréquence sur fibre sans équivalents sur le marché de la métrologie temps-fréquence, ou encore des systèmes laser intelligents parfaitement adaptés aux besoins de la physique quantique. GDR Atomes froids
Le GdR « Atomes froids » (Groupement de Recherche du CNRS « Atomes froids ») a été créé en 2012. Ce réseau de plus de 20 laboratoires à travers la France coordonne les activités dans le domaine des atomes froids à l’échelle nationale, anime la formation des jeunes doctorants, organise des rencontres et des colloques, distribue des moyens et contribue au rayonnement du domaine.
ATOMES, IONS, MOLÉCULES ULTRAFROIDS ET LES TECHNOLOGIES QUANTIQUES
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LabEx FIRST-TF
Le LabEx FIRST-TF (« Réseau pour la Recherche, l’Innovation, la Formation, les Services et le Transfert en Temps-Fréquence ») est un réseau thématique visant à regrouper tous les acteurs du Temps-Fréquence à l’échelle nationale (20 laboratoires, 27 entreprises, 5 agences techniques et 5 autres structures). Il favorise l’émergence de projets collaboratifs, avec un spectre large d’applications, de la physique fondamentale aux systèmes de positionnement par satellite.
Remerciements Nous remercions tout particulièrement Alain Aspect, contributeur majeur aux recherches sur les atomes froids, pour avoir accepté de rédiger une préface passionnante et très documentée qui retrace l’évolution du domaine au cours des dernières décennies. Les remerciements des auteurs vont aux personnes suivantes : Ennio Arimondo, Hans Bachor, France Citrini, Pierre Cladé, Jean Dalibard, Dominique Delande, Antoine Heidmann, Agnès Henri, Lucile Julien, Michel Le Bellac, Lucie Marignac, Pierre Pillet, Jean-Michel Raimond, Christophe Salomon, Jook Walraven, Christoph Westbrook, Tarik Yefsah.
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Coordinateurs, contributeurs, mécènes et remerciements
Table des matières Avant-propos
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Coordinateurs, contributeurs, mécènes et remerciements
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Préface 1
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Refroidir et piéger les atomes 1.1 Quand un atome rencontre un photon . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1.1 L’atome ralentit... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.1.2 ... la température du gaz s’abaisse . . . . . . . . . . . . . . . 1.2 Des pièges de toutes sortes pour les atomes . . . . . . . . . . . . . 1.2.1 Avec un laser et des champs magnétiques : le piège à tout faire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.2.2 Des pinces optiques pour attraper et immobiliser les atomes 1.2.3 Avec des champs magnétiques : pièges de grand volume ou puces à atomes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3 Encore plus froid : le gaz change d’état . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.1 En marche vers le zéro absolu, dernière étape : on évapore . 1.3.2 Le Graal enfin, la condensation de Bose-Einstein : les atomes tous comme un seul ! . . . . . . . . . . . . . . . . 1.3.3 Des boîtes à atomes faites de lumière . . . . . . . . . . . . . 1.3.4 Les atomes peuvent s’attirer ou se repousser . . . . . . . . . 1.4 Et toute la jungle des particules à l’échelle microscopique . . . . . 1.4.1 De quoi la matière est-elle faite ? Bosons et fermions . . . . 1.4.2 Les fermions aussi peuvent devenir ultrafroids . . . . . . . 1.5 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Instruments à atomes froids et métrologie 2.1 Qu’est-ce que la métrologie ? . . . . . . . . . . . . . . 2.1.1 Notion d’incertitude statistique et systématique 2.1.2 Les atomes comme étalons . . . . . . . . . . . . 2.1.3 Métrologie avec des systèmes quantiques . . . 2.2 Horloges atomiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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2.3
2.4
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2.2.1 Principe d’une horloge atomique . . . . . . . . . . . . . . 2.2.2 Pourquoi utiliser des atomes froids ? . . . . . . . . . . . . 2.2.3 Les horloges à atomes froids de césium . . . . . . . . . . . 2.2.4 Le piégeage des atomes pour améliorer la précision . . . . 2.2.5 Les horloges optiques et la future définition de la seconde 2.2.6 Les liens entre les horloges et les échelles de temps . . . . Interféromètres atomiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.3.1 Principe d’un interféromètre atomique, similarités et différences avec une horloge au césium . . . . . . . . . 2.3.2 Capteurs inertiels avec des interféromètres atomiques . . 2.3.3 Maturité des instruments et transferts industriels . . . . . 2.3.4 Nouvelles architectures . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sonder les lois fondamentales de la physique avec des atomes froids . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2.4.1 Gravimétrie et chrono-géodésie . . . . . . . . . . . . . . . 2.4.2 Relativité générale et ondes gravitationnelles . . . . . . . 2.4.3 Modèle standard et matière noire . . . . . . . . . . . . . .
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Atomes et photons uniques : échange d’information quantique 3.1 Voir un atome unique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.2 L’apport des cavités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.3 Couplage fort entre un photon et un atome : le doublet de Rabi 3.4 L’atome comme qubit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.5 Des cavités miniaturisées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.6 Détecter l’état d’un qubit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.7 Stocker de l’information quantique dans des atomes froids : Mémoires quantiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3.8 Améliorer les horloges grâce à l’intrication : états comprimés de spin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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La simulation quantique avec des atomes froids 4.1 Qu’est-ce que la simulation quantique ? . . . . . . . . . . . . . 4.1.1 De la matière classique aux constituants quantiques . . 4.1.2 Des difficultés insurmontables pour comprendre les systèmes quantiques complexes ? . . . . . . . . . . . 4.2 Atomes ultrafroids et simulation quantique . . . . . . . . . . . 4.2.1 Les gaz ultrafroids : des systèmes dilués où surgissent des comportements collectifs complexes . . . . . . . . . 4.2.2 Pourquoi les atomes froids sont-ils de bons simulateurs quantiques ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.3 Voir un système quantique atome par atome . . . . . . . . . .
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Table des matières
4.4
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4.3.1 Visualiser des atomes dans un réseau optique . . . . . . . . 4.3.2 Assembler des cristaux artificiels atome par atome . . . . . Que peut-on simuler avec des atomes froids ? . . . . . . . . . . . . 4.4.1 Simuler le magnétisme quantique . . . . . . . . . . . . . . . 4.4.2 Poursuivre les recherches sur l’origine de la supraconductivité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.4.3 Améliorer la compréhension de la physique des matériaux fortement corrélés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4.4.4 Beaucoup d’autres perspectives . . . . . . . . . . . . . . . .
Ondes et désordre 5.1 Ondes et désordre : une physique très riche ! . . . . . . . . . . . . 5.1.1 La diffusion : une approche intuitive. . . . . . . . . . . . . . . 5.1.2 . . . qui cache une physique bien plus complexe ! . . . . . . . 5.1.3 Une physique source d’innovation . . . . . . . . . . . . . . 5.2 Atomes froids : le désordre, oui, mais contrôlé ! . . . . . . . . . . . 5.2.1 Comment immerger les atomes dans le désordre ? . . . . . 5.2.2 Marche aléatoire d’atomes froids dans le désordre : la diffusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.3 La localisation d’Anderson : stoppé net par le désordre . . . . . . 5.3.1 60 ans de localisation d’Anderson et toujours des questions 5.3.2 Comprendre intuitivement la localisation d’Anderson . . . 5.3.3 La localisation d’Anderson des atomes froids : les premières observations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.3.4 Vers l’étude de la transition d’Anderson à 3D . . . . . . . . 5.4 La rétro-diffusion cohérente : visualiser les interférences . . . . . 5.4.1 La localisation dans l’espace des vitesses . . . . . . . . . . . 5.4.2 La rétro-diffusion cohérente des atomes froids . . . . . . . . 5.4.3 La localisation d’Anderson dans l’espace des vitesses . . . 5.5 Atomes froids et désordre : d’autres configurations . . . . . . . . 5.5.1 Universalité des phénomènes de localisation . . . . . . . . . 5.5.2 Diffusion de la lumière par les atomes . . . . . . . . . . . . 5.5.3 « Frapper » les atomes pour les localiser . . . . . . . . . . . 5.6 Interactions et désordre : quand les atomes se parlent . . . . . . . 5.6.1 Phases quantiques des gaz désordonnés à basse température . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5.6.2 La localisation à N-corps : quand le désordre rend impossible le retour à l’équilibre . . . . . . . . . . . . . . . . 5.7 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Ions piégés et refroidis 6.1 Comment confiner une particule chargée ? . . . . . . . . . . . . . . 6.1.1 Le piège de Penning . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.1.2 Le piège radiofréquence, ou piège de Paul . . . . . . . . . . 6.1.3 Zoologie des pièges . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.2 Comment refroidir les ions piégés ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.3 Mettons plusieurs ions dans le piège ! . . . . . . . . . . . . . . . . 6.4 Que faire avec des ions piégés ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.4.1 Des mesures de précision : masses, propriétés atomiques, ... 6.4.2 Régime de confinement fort et horloges à ions . . . . . . . . 6.4.3 Information et simulation quantiques . . . . . . . . . . . . . 6.4.4 Collisions et réactions chimiques froides . . . . . . . . . . . 6.4.5 Confiner l’antimatière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6.5 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Refroidir les molécules 7.1 Comment caractériser une molécule ? . . . . . . . . . . . . 7.1.1 Les niveaux d’énergie électroniques, vibrationnels, rotationnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.1.2 Peut-on refroidir des molécules par laser ? . . . . . . 7.2 Associer des atomes froids . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.2.1 Avec un photon : la photo-association . . . . . . . . . 7.2.2 Avec un champ magnétique : la magnéto-association 7.2.3 Comment contrôler l’association ? . . . . . . . . . . . 7.3 Refroidir directement des molécules . . . . . . . . . . . . . 7.3.1 Formation et refroidissement préliminaire . . . . . . 7.3.2 Décélération des jets moléculaires . . . . . . . . . . . 7.3.3 Refroidissement sub-Kelvin . . . . . . . . . . . . . . 7.4 Les molécules froides : pour quelles applications ? . . . . . 7.4.1 Simulation quantique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.4.2 Information quantique . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.4.3 Chimie moléculaire froide et contrôlée . . . . . . . . 7.4.4 Mesures de précision . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7.5 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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Conclusion et tout ce dont ce livre aurait pu aussi parler. . .
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Index
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Table des matières
Préface Alain Aspect directeur de recherche émérite au CNRS, Laboratoire Charles Fabry, Palaiseau
Préface par Alain Aspect Alain Aspect est professeur à l’Institut d’Optique Graduate School, professeur à l’École Polytechnique, directeur de recherche émérite au Laboratoire Charles Fabry de l’Institut d’Optique. Médaille d’or du CNRS, il a reçu de nombreux prix internationaux prestigieux. Il est membre de l’Académie des sciences et de l’Académie des technologies.
De la mélasse optique à la condensation de Bose-Einstein : quand les limites sont franchies Quand Michèle, Hélène et Robin m’ont demandé d’écrire une préface pour cet ouvrage, il m’était impossible de refuser, mais j’avais du mal à me lancer dans l’exercice un peu convenu qui consiste à dire un mot positif sur chacun des chapitres, même si leur lecture m’a convaincu de leur exceptionnelle qualité. En fait cette lecture m’a fait prendre conscience que les atomes froids, jadis
uniquement objet de recherche avancée, sont essentiellement devenus aujourd’hui un outil au service de multiples applications dans le champ de la recherche fondamentale et des technologies quantiques, dont cet ouvrage donne un bon échantillon. En pensant aux lecteurs potentiels – grand public cultivé curieux des développements actuels de la science, mais aussi étudiants s’engageant dans un master ou même une thèse utilisant les atomes froids – j’ai pensé qu’il serait dommage qu’ils ignorent l’exaltante aventure qu’a été le développement de cet outil. J’ai donc décidé de partager avec eux quelques souvenirs de l’émergence de ce domaine jusqu’à sa maturité, que j’ai vécue en observateur privilégié depuis le Laboratoire Kastler-Brossel de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, puis au Laboratoire Charles Fabry de l’Institut d’Optique. Voici donc quelques souvenirs personnels des premières années du refroidissement d’atomes par laser et de l’obtention des condensats de Bose-Einstein gazeux, outils de base des magnifiques applications décrites dans cet ouvrage. Il ne s’agit pas d’un travail d’histoire des sciences, mais de la façon dont j’ai vécu cette histoire, ou plus exactement la façon dont je me souviens l’avoir vécue. Elle est biaisée par les lieux d’où je l’ai observée, et surtout par mes propres obsessions : la volonté de ne rien oublier des errements et des déceptions, des bonnes idées et des coups de chance, en les replaçant dans le contexte de l’évolution des grands concepts de la physique : j’ai l’espoir – naïf sans doute – que cela pourrait être une leçon utile pour les jeunes physiciens qui débutent dans le domaine, et que cela peut intéresser les « amateurs curieux » qui ne doivent pas croire que la découverte scientifique est un long fleuve tranquille. Pendant cette quinzaine d’année, de 1985 à 2000, plusieurs barrières considérées un temps comme des limites ultimes ont été franchies ou plutôt contournées, et la leçon s’impose : il ne faut pas se laisser arrêter par les théorèmes d’impossibilité. Il faut trouver un moyen de se placer dans les situations où ces théorèmes ne s’appliquent pas, par la réflexion théorique ou, plus souvent, par l’expérience, en laissant la nature montrer la voie à qui sait la voir. Il ne faut pas sous-estimer le rôle de la chance que les anglo-saxons appellent « sérendipité », celle qui fait que l’on trouve mieux que ce qu’on cherchait. Les années 1985–1988 furent extraordinaires. À l’automne 1985, l’équipe « atomes froids » du Laboratoire Kastler-Brossel que Claude CohenTannoudji 1 avait constituée autour de lui – les trois mousquetaires Jean 1
Steven Chu, Claude Cohen-Tannoudji et William Phillips ont reçu le prix Nobel 1997 pour leurs travaux sur le refroidissement et le piégeage d’atomes par laser. Voir leurs intéressantes conférences Nobel : - Chu S. (1998) The manipulation of neutral particles, Rev Mod Phys 70(3), 685 ; - Cohen-Tannoudji C.N. (1998) Manipulating atoms with photons, Rev. Mod. Phys. 70(3), 707 ; - Phillips W.D. (1998) Laser cooling and trapping of neutral atoms, Rev. Mod. Phys. 70(3), 721.
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Préface
Dalibard, Christophe Salomon et moi – était à pied d’œuvre. Notre premier appareil était bien modeste comparé aux extraordinaires montages d’aujourd’hui : un jet atomique de césium, une diode laser pour agir sur la distribution transverse des atomes, et un fil chaud pour analyser le profil du jet après deux mètres de propagation – tracé point par point, à la main, sur papier millimétré ; c’était Claude qui en était chargé quand il passait du temps avec nous au labo. Nous mettions en évidence une « mélasse bleue », un mécanisme nouveau de refroidissement des atomes avec des lasers décalés de la résonance atomique du côté des courtes longueurs d’onde 2 . L’idée était née de l’utilisation par Jean et Claude du modèle de l’atome habillé afin de comprendre l’une des deux forces radiatives 3 , la force dipolaire ; avec le recul, c’était le précurseur de ce que nous appellerons plus tard « effet Sisyphe ». C’est alors qu’éclata une nouvelle retentissante : l’équipe des Bell labs de Steven Chu, Art Ashkin et leurs collègues avait réussi à garder des atomes « englués » pendant une fraction de seconde à l’intersection de trois paires de lasers désaccordés vers « le rouge », à une fréquence inférieure à la fréquence de résonance atomique. L’idée avait été proposée dix ans plus tôt par Ted Hänsch et Art Schawlow : elle reposait sur la variation avec la vitesse de la force de pression résonnante3, l’autre force radiative, et s’appelait donc « refroidissement Doppler ». Avec six ondes convergeant sur les atomes, désaccordées à une fréquence inférieure à la résonance atomique, on s’attendait à ce que tout mouvement de l’atome le conduise à ressentir une force s’opposant au mouvement, l’onde lui faisant face ayant une fréquence apparente se rapprochant de résonance, à cause de l’effet Doppler. Le résultat annoncé par les physiciens des Bell labs 4 était sensationnel : les atomes restaient observables à l’intersection des faisceaux lasers pendant près d’une seconde, soit six ordres de grandeur de plus que les temps habituels d’observation d’atomes se déplaçant à des centaines de mètres par seconde à température ambiante. La température mesurée était annoncée compatible avec la prévision théorique, une valeur de 240 microkelvin, bien en dessous de celles de la plupart des cryostats existant. Ainsi était atteint le premier objectif majeur des équipes engagées dans ce domaine en émergence, celles de Bill Phillips1 (avec Hal Metcalf), Jan Hall, Steven Chu1 et Arthur Ashkin 5 , Dave Pritchard, 2
Aspect A., Dalibard J., Heidmann A., Salomon C., Cohen-Tannoudji C. (1986) Cooling atoms with stimulated-emission, Phys. Rev. Lett. 57(14), 1688. 3
Pour approfondir les notions utilisées dans cette préface, le lecteur pourra se reporter au chapitre 1 de l’ouvrage. 4
Chu S., Hollberg L., Bjorkholm J.E., Cable A., Ashkin A. (1985) 3-dimensional viscous confinement and cooling of atoms by resonance radiation pressure, Phys Rev Lett 55(1), 48. 5
Prix Nobel 2018 pour ses travaux pionniers dans le domaine de la manipulation par laser de micro-sphères diélectriques et d’objets biologiques.
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ainsi que celle de Vladilen Lethokhov, auteur de propositions pionnières des années plus tôt, mais qui manquait de moyens expérimentaux à la fin de l’ère soviétique. Le deuxième grand objectif était le piégeage d’atomes neutres. Dès 1985, l’équipe de Bill Phillips avait réussi à piéger des atomes de sodium « arrêtés » au bout de son ralentisseur Zeeman, dans un minimum de champ magnétique 6 . La méthode de piégeage par champ magnétique n’était valable que pour des atomes paramagnétiques, et le piégeage par laser restait un objectif majeur. La mélasse optique n’est pas un piège : les atomes y sont « englués » par une force visqueuse (proportionnelle à la vitesse avec un coefficient négatif) incroyablement intense (d’où le terme « mélasse »), mais ils finissent néanmoins par diffuser hors du volume d’action des faisceaux laser, faute de force de rappel vers le centre du piège. Une controverse théorique mettait aux prises les théoriciens sur la possibilité d’un piégeage d’atomes neutres avec de la lumière. Un article célèbre de J.P. Gordon et A. Ashkin avait affirmé l’impossibilité d’y parvenir avec la force de pression de radiation résonante 7 . Ils avaient énoncé pour cette force un théorème baptisé « théorème d’Earnshaw optique », équivalent de l’impossibilité de piéger une charge électrique avec des champs électrostatiques, connue dans la littérature anglophone sous le nom de théorème d’Earnshaw (notre « théorème de Gauss »). On envisageait donc plutôt un piégeage par force dipolaire, qui fournissait un authentique potentiel piégeant autour d’un maximum d’intensité d’un laser désaccordé vers le rouge. Malheureusement, les calculs montraient que les fluctuations inévitables de cette force de piégeage, liées aux photons d’émission spontanée, chaufferaient les atomes qui seraient rapidement éjectés du puits de potentiel. Les solutions les plus sophistiquées étaient imaginées pour surmonter la difficulté, mais c’est la plus simple d’entre elles, mentionnée dans un article théorique de Claude, Jean et Serge Reynaud 8 , dont l’efficacité allait être démontrée expérimentalement dès 1986 par le groupe de Chu et Ashkin 9 : en alternant rapidement les phases de piégeage et de refroidissement par pression de radiation, on moyennait dans le temps les deux effets, et on obtenait à la fois un potentiel moyen piégeant empêchant les atomes de s’échapper et un refroidissement moyen suffisant pour compenser le chauffage. 6
Migdall A.L., Prodan J.V., Phillips W.D., Bergeman T.H., Metcalf H.J. (1985) 1st observation of magnetically trapped neutral atoms, Phys. Rev. Lett. 54(24), 2596. 7
Ashkin A. Gordon J.P. (1983) Stability of radiation-pressure particle traps – An optical Earnshaw theorem, Opt Lett 8(10), 511. 8
Dalibard J., Reynaud S., Cohen-Tannoudji C. (1983) Proposals of stable optical traps for neutral atoms, Opt Commun 47(6), 395. 9
Chu S., Bjorkholm J.E., Ashkin A., Cable A. (1986) Experimental observation of optically trapped atoms, Phys Rev Lett 57(3), 314.
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Préface
Les deux grands objectifs initiaux – refroidissement d’atomes aux températures les plus basses jamais obtenues, piégeage de ces atomes – ayant été atteints, le match était-il terminé ? Le sujet du refroidissement et du piégeage d’atomes neutres était-il épuisé ? En fait, la nature allait se montrer généreuse avec ceux qui choisirent d’approfondir le sujet. Au début de l’année 1988, nous fûmes alertés par des appels téléphoniques de Bill Phillips, qui observait des résultats totalement inattendus sur la mélasse optique qu’il avait réalisée presque en même temps que Steve Chu. Il avait entrepris, avec son équipe, de développer de nouvelles méthodes pour mesurer la température obtenue. Et toutes ces méthodes convergeaient vers la conclusion que la température observée était plus basse que celle annoncée par l’équipe de Chu, nettement plus basse que celle prévue par le modèle théorique simple utilisé jusque-là : le groupe de Phillips annonçait une température ne dépassant pas 40 microkelvins au lieu des 240 de Chu 10 . De plus, il avait fait des observations incompréhensibles dans le cadre du modèle de mélasse Doppler : une différence d’intensité entre deux faisceaux laser contre-propageant, qui aurait dû conduire à la perte rapide des atomes sous l’effet de la différence non nulle des forces, semblait ne pas particulièrement affecter la mélasse. Tandis que Christophe et Jean se mettaient en devoir de creuser expérimentalement la question sur le montage maintenant capable d’arrêter les atomes de césium, Claude et Jean reprenaient la question théorique par tous les points de vue possibles pour tenter de comprendre ces résultats surprenants et enthousiasmants, démentant la « loi » de Murphy qui prétend que « si les choses ne se passent pas comme attendu, alors c’est forcément moins bien que prévu » 11 . Le soupçon se porta rapidement sur le fait qu’à la différence des modèles d’atomes à deux niveaux utilisés jusque-là dans les modèles théoriques, « les atomes à deux niveaux n’existent pas dans le monde réel, et de plus ceux utilisés dans les expériences n’en font pas partie » – suivant une affirmation bizarre, restée célèbre, de Bill Phillips. Effectivement, aussi bien les atomes de sodium de Bill que les atomes de césium de Christophe et Jean ont une structure hyperfine dans l’état fondamental, et cet état se décompose en différents sous-niveaux dont l’énergie varie en fonction de l’intensité et de la polarisation de la lumière qui les éclaire : ce sont les fameux déplacements lumineux étudiés par Claude dans sa thèse 30 ans auparavant. Allait
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Lett P.D., Watts R.N., Westbrook C.I., Phillips W.D., Gould P.L., Metcalf H.J. (1988) Observation of atoms laser cooled below the Doppler limit, Phys Rev. Lett 61(2), 169.
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Notons que cette « loi » est fort utile, puisqu’elle est prise en compte dans les études de sécurité des installations potentiellement dangereuses comme les barrages ou les centrales nucléaires.
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bientôt émerger le fameux modèle Sisyphe 12 , dans lequel le pompage optique de Kastler et Brossel et les déplacements lumineux de Claude se combinaient pour forcer l’atome à perdre son énergie cinétique en montant sans cesse les collines de potentiel du déplacements lumineux ; au cours de la montée, plutôt vers le haut, le pompage optique les replaçait brutalement au pied d’une nouvelle colline, associée à un autre sous-niveau, sans changement d’énergie cinétique. La grande conférence ICAP (International Conference on Atomic Physics), accueillie à Paris l’été 1988, entérina les résultats expérimentaux de Bill Phillips et l’interprétation Sisyphe de Jean et Claude, tandis que Steven Chu donnait sa propre interprétation, également basée bien sûr sur l’existence de plusieurs sous-niveaux. Steven Chu avait corrigé à la baisse sa première valeur, erronée pour une raison subtile. Sa première évaluation reposait sur la méthode dite « lâche et recapture » : à la température de plusieurs centaines de microkelvins les vitesses atomiques étaient telles que si on coupait les lasers de la mélasse pendant quelques millisecondes avant de les rebrancher, le nuage atomique s’était suffisamment étendu, de façon balistique, pour qu’une fraction significative des atomes ne soient pas recapturés. Un modèle basé sur la distribution de MaxwellBoltzmann permettait de calculer la fraction perdue qui croissait en fonction de la température, et il suffisait de chercher la température correspondant à l’observation. Mais ce qui fut compris après la découverte de Bill Phillips, c’est qu’aux températures beaucoup plus basses qui étaient celles de la mélasse, les vitesses atomiques des atomes relâchés étaient trop faibles, lors de la coupure des lasers de mélasse, pour provoquer une expansion rapide du nuage : l’effet dominant était celui de la pesanteur. En quelque sorte, la mélasse « tombait comme une pierre », ce qui entraînait bien sûr une perte d’atomes lors de la recapture, mais l’estimation de la valeur de cette perte par la distribution de Maxwell Boltzmann était totalement erronée. Et comme il se trouvait, par hasard, que la valeur obtenue n’était pas très différente de la prévision théorique, on comprend la publication de cette valeur. Laissons Steven Chu tirer lui-même la leçon de sa mésaventure, dans sa conférence Nobel1 : « Our first measurements showed a temperature of 185 microkelvin, slightly lower than the minimum temperature allowed by the theory of Doppler cooling. We then made the cardinal mistake of experimental physic : instead of listening to Nature, we were overly influenced by theoretical expectations. By including a fudge factor to account for the way atoms filled the molasses region, we were able to bring our measurement into accord with our expectations. » La nature n’est pas toujours malveillante et ne donne pas systématiquement des résultats moins bons qu’attendus. 12
Dalibard J. Cohen-Tannoudji C. (1989) Laser cooling below the Doppler limit by polarization gradients – Simple theoretical-models, J Opt. Soc. Am. B-Opt Phys 6(11), 2023.
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Préface
La conférence ICAP de Paris allait être l’objet d’un autre coup de théâtre dans le domaine du refroidissement. Après avoir franchi la limite Doppler, grâce à l’effet Sisyphe, on pouvait se demander quelle était la limite ultime du refroidissement d’atomes par laser. Une réponse semblait s’imposer : la limite du recul pour un seul photon, plus précisément la température associée à la vitesse de recul d’un atome initialement immobile qui absorbe ou émet un seul photon. Un raisonnement simple conduisait à cette conclusion. Il partait de l’idée que pour obtenir un refroidissement il faut un processus dissipatif, donc de l’émission spontanée, seul processus dissipatif de l’interaction atomerayonnement. Or, l’émission spontanée en espace libre a une direction aléatoire. La vitesse finale avait donc une incertitude moyenne liée au « dernier photon spontané émis » au moins égale à la vitesse de recul. La température associée – appelée « température de recul » – est quatre ordres de grandeur plus faible que la « limite » Doppler dans le cas du sodium, soit quelques dizaines de nanokelvins, nettement en dessous de la limite Sisyphe. Pouvait-on atteindre cette limite ultime ? En fait, dans l’hiver 1987–1988, au moment exact où arrivaient les premières informations sur les températures sub-Doppler, Claude et moi avions envisagé un processus radicalement différent de refroidissement, basé non pas sur une force de friction qui freine les atomes, mais sur la « sélection » d’atomes soumis à un mouvement Brownien et arrivant par hasard à une valeur nulle de la vitesse où ils s’accumulent. Dans le processus que nous envisagions, baptisé « Piégeage Cohérent de Population Sélectif en Vitesses » (VSCPT en anglais), la vitesse des atomes – ici encore ayant plusieurs sous-niveaux Zeeman fondamentaux – évoluait aléatoirement sous l’effet de cycles de fluorescence résultant de l’action de lasers contre-propageant de même fréquence. Si les polarisations des lasers étaient bien choisies, les atomes pouvaient tomber, par hasard, dans un état de superposition des sous-niveaux Zeeman qui était « noir », qui ne pouvait pas absorber de lumière. L’atome restait alors indéfiniment dans cet état à condition que les fréquences des lasers soient strictement égales dans le référentiel de l’atome, ce qui n’était vrai que si l’atome était strictement immobile. Sinon, il reprenait son mouvement Brownien jusqu’à ce qu’il tombe dans un état noir à vitesse nulle. Ainsi, on pouvait espérer accumuler les atomes autour de la vitesse nulle, par un processus équivalent au fameux démon de Maxwell. La première fois où cette idée émergea, je repensai immédiatement à Raymond Castaing, dont j’avais suivi le cours de thermodynamique statistique d’Orsay : il nous expliquait qu’aucune loi fondamentale n’interdisait un processus de type démon de Maxwell, à condition que l’entropie enlevée à l’échantillon refroidi soit transférée à une autre composante de l’ensemble. Ici la réponse était bien évidemment dans les photons spontanés, totalement désordonnés puisqu’émis dans des directions quelconques. À l’époque, nous avions
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commencé à développer un montage destiné au refroidissement radiatif de l’hélium métastable (He*), avec deux nouveaux thésards, Robin Kaiser et Nathalie Vansteenkiste (aujourd’hui Westbrook), en bénéficiant des conseils de l’équipe hélium métastable du LKB, qui travaillait sous la direction de Franck Laloë sur les effets de statistique quantique de cet élément. Michèle Leduc, spécialiste mondiale des lasers à la longueur d’onde de résonance de He* à 1,08 µm, n’avait pas ménagé son aide, pas plus que Pierre-Jean Nacher et Geneviève Tastevin en ce qui concerne la production d’He*. Il se trouvait que le niveau fondamental, de moment cinétique J = 1, possédait une structure de sous-niveaux parfaitement adaptée au refroidissement VSCPT et en quelques mois notre équipe put démontrer l’effet à une dimension peu de temps avant ICAP. Nous pûmes atteindre la température de 2 µK, sous la température de recul de 4 µK pour l’hélium métastable (cette température de recul est plus élevée que pour les alcalins à cause de la masse faible de l’hélium). L’article, soumis le 11 juillet 1988, parut le 15 août 1988 13 . Nous avions associé tout naturellement à ce travail un visiteur, Ennio Arimondo, qui avait contribué, une décennie plus tôt, à la compréhension du phénomène de piégeage cohérent de population (non sélectif en vitesse) observé par Adriano Gozzini dans son laboratoire de Pise. L’étude du refroidissement VSCPT allait se poursuivre plusieurs années, d’une part, sur le plan expérimental avec sa mise en œuvre en deux puis trois dimensions par François Bardou – trop tôt disparu – John Lawall et Michèle Leduc. Il allait aussi donner lieu à une analyse théorique totalement inattendue, d’une puissance qui m’étonne encore aujourd’hui, basée sur un phénomène statistique non standard dit « vol de Lévy », analyse née d’une rencontre avec JeanPhilippe Bouchaud avec qui nous avons écrit un livre sur le sujet 14 . Parmi les prévisions les plus extraordinaires de cette analyse, le fait inhabituel qu’il n’y a pas de température limite : la température obtenue est censée diminuer de façon monotone vers le zéro absolu lorsque la durée d’interaction des atomes avec la lumière augmente. C’est dans le domaine des gaz quantiques, sujet central de ce livre, que je prendrai mon troisième exemple de résultat ayant bénéficié d’un « coup de pouce favorable » de la nature. Il s’agit de l’obtention de la condensation de Bose-Einstein de l’hélium métastable, encore lui. À cause de la possibilité unique de détecter individuellement les atomes d’hélium métastable, nous avions décidé, avec Chris Westbrook, de développer dans notre groupe 13
Aspect A., Arimondo E., Kaiser R., Vansteenkiste N., Cohen-Tannoudji C. (1988) Laser cooling below the one-photon recoil energy by velocity-selective coherent population trapping, Phys Rev Lett 61(7), 826.
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Bardou F, Bouchaud J-P, Aspect A, Cohen-Tannoudji C (2002) Lévy statistics and laser cooling : how rare events bring atoms to rest. Cambridge University Press.
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d’optique atomique de l’institut d’optique, créé à Orsay en 1993, un montage d’hélium métastable. L’objectif à long terme était de déployer un programme d’optique quantique atomique, par analogie avec l’optique quantique photonique qui avait pu se développer après la deuxième guerre mondiale grâce aux méthodes de détection de photons individuels. Ce programme est toujours en cours, mais il avait commencé avec des objectifs modestes, quand Antoine Browaeys, nouveau thésard qui avait pris en 1998 le relais de Guillaume Labeyrie sur le montage d’He* de l’Institut d’Optique, nous proposa de tenter la condensation de Bose-Einstein de l’isotope bosonique 4 He*. Le pari semblait perdu d’avance, dans la mesure où la condensation demandait une phase de refroidissement évaporatif pendant laquelle les atomes se re-thermalisent par collision élastique. Or, il était bien connu que deux atomes d’hélium métastable entrant en collision se désexcitent de façon inélastique, en libérant une énergie interne gigantesque (à l’échelle des atomes froids) de plusieurs dizaines d’électrons-volts et en retombant dans l’état fondamental. À cette objection, Antoine répondit qu’un théoricien russe, Gora Shlyapnikov, que nous allions bientôt mieux connaître puisqu’il prit un poste au CNRS, avait prédit une réduction du taux de collision Penning par 5 ordres de grandeurs (un facteur 100 000 !) à condition que les atomes soient polarisés, tous dans le même sous-niveau Zeeman m = 1 de l’état métastable 23 S1 de moment cinétique J = 1. Après de nombreuses discussions, il nous convainquit, Chris, Denis Boiron et moi, de le laisser se lancer dans ce projet. Je passerai sur l’ensemble des développements originaux qu’Antoine dut inventer pendant sa thèse, mais je vais raconter comment fut observée, avec un sérieux coup de pouce de la chance, cette condensation, toujours la seule jamais observée dans un gaz rare métastable. Antoine avait dû se résoudre, pour raisons administratives, à soutenir sa thèse (brillante néanmoins) sans avoir obtenu la condensation et il avait rejoint Bill Phillips à Gaithersburg. Deux nouveaux doctorants, Alice Robert et Olivier Sirjean, avaient repris en main l’expérience et poussaient aussi loin qu’ils le pouvaient le refroidissement évaporatif mis au point par Antoine 15 . Mais du fait de la diminution du nombre d’atomes lors de l’évaporation, ils arrivaient toujours à un point où le signal devenait très faible puis cessait d’être observable. Ce signal résultait de l’observation des atomes arrivant sur un détecteur situé cinq centimètres sous le piège magnétique d’où ils avaient été lâchés à l’issue de la phase de refroidissement. La dispersion des temps d’arrivée permettait de déduire la distribution des vitesses de départ, donc d’évaluer la température, et de constater l’efficacité du refroidissement. 15
Browaeys A., Robert A., Sirjean O., Poupard J., Nowak S., Boiron D., Westbrook C.I., Aspect A. (2001) Thermalization of magnetically trapped metastable helium, Phys Rev A 64(3).
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Lassés de voir disparaître le signal lorsqu’ils poussaient un peu trop loin l’évaporation, les doctorants tentèrent une manœuvre désespérée : ils poursuivirent l’évaporation malgré la disparition du signal. Et soudain un signal réapparut, avec des atomes nettement plus froids, et même le fameux pic caractéristique de la condensation de Bose-Einstein 16 . Je ne sais pas s’ils connaissaient l’histoire, alors vieille de quinze ans, de la mélasse optique de Steven Chu « qui tombait comme une pierre », mais il ne nous fallut pas longtemps pour comprendre que le même phénomène s’était produit : tant que la température n’avait pas atteint une valeur suffisamment basse, le nuage atomique s’étendait rapidement de façon isotrope lorsqu’on coupait le piège, et seule une faible fraction des atomes atteignaient le détecteur placé 5 centimètres sous le piège. Mais en dessous de dix microkelvin, les vitesses initiales étaient tellement faibles que la totalité des atomes tombait sur le détecteur, d’où une augmentation spectaculaire de l’efficacité effective de détection. Je ne m’étendrai pas sur l’autre élément favorable de cette expérience, subi plutôt que planifié, mais crucial : à cause des courants de Foucault, le champ magnétique subissait une violente rotation lorsque le piège magnétique était coupé, dans un temps que nous n’avions pas pu réduire à moins de quelques millisecondes. Alors, en un temps beaucoup plus court, une fraction de milliseconde, de l’ordre de 10 % des atomes piégés dans leur état m = 1 subissaient un transfert non adiabatique vers l’état m = 0 où ils n’étaient plus sensibles au champ magnétique du piège pourtant encore présent, et ils tombaient librement vers le détecteur. La distribution des temps d’arrivée permettait de reconstruire la distribution des vitesses atomiques au moment de la coupure du piège, d’une part, parce que la chute n’était pas perturbée par les champs magnétiques, d’autre part parce que le transfert s’effectuait en un temps court devant les autres temps caractéristiques du problème. Une semaine plus tard, l’équipe He* de l’ENS, autour de Franck Pereira dos Santos, Michèle Leduc et Claude Cohen-Tannoudji, que nous avions immédiatement informée de ce succès, observait à son tour le phénomène de condensation de l’hélium métastable avec une méthode différente 17 . Depuis, nous avons
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Robert A., Sirjean O., Browaeys A., Poupard J., Nowak S., Boiron D., Westbrook C.I., Aspect A. (2001) A Bose-Einstein condensate of metastable atoms, Science 292 (5516), 461.
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Dos Santos F.P., Leonard J., Wang J.M., Barrelet C.J., Perales F., Rasel E., Unnikrishnan C.S., Leduc M., Cohen-Tannoudji C. (2001) Bose-Einstein condensation of metastable helium, Phys Rev Lett 86(16), 3459.
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Préface
pu développer comme prévu notre programme d’optique atomique quantique, toujours en cours 18 . J’aurais pu citer de nombreux autres exemples de découvertes remarquables et imprévues, voire contraires à des « théorèmes d’impossibilité », qui ont émaillé les progrès expérimentaux du domaine des gaz quantiques ultra-froids. Mais il est temps de conclure cette préface, en tirant quelques leçons sur les trajectoires parfois surprenantes de la physique expérimentale. Tout d’abord, comme l’ont montré les épisodes de la mélasse optique de Steven Chu et de l’observation de la condensation de l’hélium métastable, il ne faut pas penser que ce qu’on observe dans une expérience réelle est systématiquement une version dégradée de ce qui avait été prévu. La nature est toujours plus complexe que nos modèles simples, et s’il est vrai que cette complexité est souvent la cause de résultats moins spectaculaires que ceux qui étaient espérés, elle laisse aussi ouverte la possibilité de phénomènes subtils non anticipés, comme l’effet Sisyphe, aboutissant à des résultats meilleurs qu’attendus. Je veux aussi ajouter un mot sur le bon usage des théorèmes d’impossibilité, je parle bien sûr de théorèmes exacts. Il faut bien comprendre quelles sont les conditions d’application du théorème et savoir que si toutes ces conditions ne sont pas réunies il devient parfois possible de dépasser les limites posées par le théorème. On connaît le cas du piégeage des particules chargées, réputé impossible par le théorème de Gauss qui ne s’applique en fait qu’aux champs électrostatiques, et donc ni au piège de Penning ni au piège de Paul qui comportent des champs magnétiques et des champs électriques alternatifs. J’aurais pu citer le cas du piège magnéto-optique 19 qui échappe au théorème d’Earnshaw optique7 en ne respectant pas la relation de proportionnalité entre le vecteur de Poynting et la pression de radiation, ici encore à cause de la structure multi-niveaux des atomes réels. J’ai aussi montré comment la limite du recul, associée aux processus de refroidissement résultant d’une force de friction, a été battue par un processus qui n’est pas un processus dissipatif au sens habituel du terme, puisque les atomes sont refroidis non pas sous l’effet d’une force de friction mais par suite d’une accumulation sélective dans l’espace des vitesses. Loin d’être une science de la première moitié du siècle dernier, comme on a parfois cru pouvoir l’annoncer, la physique des atomes en interaction avec la lumière, qui fut à l’origine du développement de la physique quantique au début du 20e siècle, a subi un renouveau extraordinaire avec le refroidissement 18
Aspect A. (2019) Hanbury Brown and Twiss, Hong Ou and Mandel effects and other landmarks in quantum optics : from photons to atoms In : Current Trends in Atomic Physics Oxford University Press. Manuscrit disponible sur https ://arxiv.org/abs/2005.08239.
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Raab E.L., Prentiss M., Cable A., Chu S., Pritchard D.E. (1987) Trapping of neutral sodium atoms with radiation pressure, Phys Rev Lett 59(23), 2631.
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des atomes par laser suivi de l’obtention et de l’étude des gaz quantiques ultrafroids. Dans ce domaine de la physique, on dispose de descriptions théoriques a priori exactes, mais dont on est amené à développer des versions simplifiées pour résoudre les équations parfois inextricables et pour obtenir des images simples donnant des intuitions fructueuses. C’est la confrontation de ces modèles simplifiés et des observations expérimentales qui peut donner lieu aux surprises heureuses dont j’ai donné quelques exemples. Nul doute que de nouvelles surprises tout aussi extraordinaires attendent les chercheurs. Il sera passionnant de suivre ces nouvelles évolutions, auxquelles la lecture de ce livre aura préparé le lecteur. Alain Aspect Palaiseau et Oléron, Juin 2020
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Préface
1 Refroidir et piéger les atomes Baptiste Allard enseignant-chercheur à l’Université Toulouse III Paul Sabatier, Laboratoire Collisions Agrégats Réactivité, Toulouse Juliette Billy enseignante-chercheuse à l’Université Toulouse III Paul Sabatier, Laboratoire Collisions Agrégats Réactivité, Toulouse Michèle Leduc directrice de recherche émérite au CNRS, Laboratoire Kastler-Brossel, Paris Ce chapitre introduit les principales méthodes développées au cours des dernières décennies pour refroidir et piéger des ensembles d’atomes à des températures extrêmement basses, descendant aujourd’hui jusqu’au milliardième de degré au-dessus du zéro absolu. Ces méthodes reposent essentiellement sur l’interaction des atomes avec la lumière. Nous présentons ici les deux plus grandes avancées du domaine, le refroidissement et piégeage par laser dans les années 1980, suivis de l’obtention de la condensation de Bose-Einstein en 1995, qui ont valu aux acteurs de ces découvertes les prix Nobel de Physique en 1997 et 2001. Depuis, l’éventail des méthodes de manipulation des atomes s’est considérablement étendu ; des pièges très variés ont été réalisés. L’extension aux fermions des méthodes initialement développées pour les bosons a encore enrichi ces perspectives. Les gaz d’atomes froids sont ainsi devenus des systèmes extrêmement bien contrôlés, offrant de nombreuses possibilités de recherche dans divers domaines de la physique.
1.1
Quand un atome rencontre un photon
Un atome peut être décrit par un ensemble de niveaux d’énergie qui correspondent aux différents états quantiques possibles dans lesquels il peut se trouver. Pour rendre compte de cet ensemble de niveaux d’énergies (ou spectre), Niels Bohr a introduit en 1913 un modèle planétaire de l’atome dans lequel les électrons tournent autour du noyau : plus l’électron tourne vite et loin du noyau, plus son énergie est élevée. Dans le cas de l’atome d’hydrogène, l’électron (de charge négative) tourne autour du noyau constitué d’un proton (de charge positive). Niels Bohr fait l’hypothèse que seules certaines trajectoires sont possibles, chacune étant associée à un niveau d’énergie différent 1 . Cette structure en niveaux d’énergie est très complexe, mais dans un certain nombre de cas, on peut se ramener à un système à seulement deux niveaux d’énergie : un niveau de plus basse énergie qu’on appelle niveau fondamental et un autre d’énergie plus élevée appelé niveau excité. C’est le modèle que nous adopterons dans la suite. Pour que l’atome passe de son niveau fondamental au niveau excité, il faut lui fournir une énergie égale à la différence d’énergie E entre les deux niveaux, que l’on peut relier à une fréquence via la constante de Planck h selon E = hν0 . Cette énergie lui est fournie par la lumière via l’absorption par l’atome d’un grain de lumière ou photon (voir figure 1.1) ; seuls les photons à la fréquence ν0 vont permettre à l’atome de changer de niveau. Une fois l’atome placé dans le niveau excité, il va, au bout d’un certain temps, se désexciter et revenir dans son niveau fondamental en émettant un photon d’énergie égale à la différence d’énergie entre ses deux niveaux. Ce processus est appelé émission spontanée. Ainsi, les échanges entre la lumière et la matière se font par « paquet » d’énergie ou quantum d’énergie, d’où le terme de physique quantique. Lors de l’absorption ou de l’émission d’un photon par l’atome, l’énergie est conservée : dans le cas de l’absorption, l’état initial correspond à un atome dans son état fondamental et un photon d’énergie hν0 ; l’état final correspond à un atome dans son état excité (son énergie est alors augmentée de la quantité E = hν0 ) et le photon a disparu. Les processus d’absorption et d’émission spontanée s’accompagnent également d’un transfert de quantité de mouvement entre l’atome et le photon. La quantité de mouvement d’un atome est le produit de sa masse m par sa vitesse v et celle du photon est définie par h/λ0 où λ0 = c/ν0 est la longueur d’onde associée au photon avec c la célérité de la lumière. Ainsi, les phénomènes d’absorption et d’émission spontanée modifient 1
Il faut noter que si ce modèle de Bohr permet de comprendre l’idée de niveaux d’énergie, il a été mis en échec par la suite par les observations expérimentales.
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Chapitre 1. Refroidir et piéger les atomes
F IGURE 1.1. (a) L’atome initialement dans son état fondamental (niveau f) absorbe un photon d’énergie hν0 (avec ν0 la fréquence de l’onde électromagnétique associée au photon) égale à la différence d’énergie E entre le niveau fondamental et le niveau excité (niveau e). Après absorption, l’atome se trouve dans l’état excité. (b) L’atome se désexcite par émission spontanée d’un photon d’énergie hν0 = E.
la vitesse de l’atome et vont donc être mis à profit pour le ralentir et pour refroidir un ensemble d’atomes. 1.1.1
L’atome ralentit...
Pour ralentir un jet d’atomes, on utilise un faisceau laser se propageant dans le sens opposé à la vitesse des atomes. Lorsque la fréquence du laser est bien choisie (nous reviendrons sur ce point dans la suite), un atome de vitesse v absorbe un photon. L’atome se trouve alors dans son état excité et la quantité de mouvement de l’atome diminue d’une quantité exactement égale à la quantité de mouvement du photon. Avant absorption, l’atome avait une quantité de mouvement égale à mv et le photon une quantité de mouvement égale à h/λ L avec λ L la longueur d’onde du laser. Ici l’atome et le laser se propagent en sens opposé. La quantité de mouvement de l’atome après absorption du photon est donc mv − h/λ L . Au bout d’un certain temps, l’atome se désexcite et émet un photon dans une direction aléatoire. L’atome peut alors absorber un autre photon et faire un autre cycle (voir figure 1.2). En fait, l’atome subit un grand nombre de cycles d’absorption-émission spontanée et en moyenne, seules les étapes d’absorption modifient la quantité de mouvement de l’atome, en proportion de la quantité de mouvement d’un photon multipliée par le nombre de cycles effectués. On peut comprendre ce processus en termes de force : l’atome subit une force moyenne
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F IGURE 1.2. Transfert de quantité de mouvement : un atome initialement dans son état fondamental absorbe un photon résonnant avec sa transition et subit un transfert de quantité de mouvement ~p a dans la direction du photon. Par émission spontanée, il se désexcite en émettant un photon dans une direction aléatoire, ce qui lui transfère une quantité de mouvement ~pe . De nouveau dans son état initial, l’atome est prêt à recommencer un cycle en absorbant un nouveau photon. En moyennant cet effet sur un grand nombre de cycles, la quantité de mouvement acquise par l’atome lors des étapes d’émission spontanée s’annule alors que celle acquise lors des étapes d’absorption s’apparente à une force de pression dans la direction du photon incident.
exercée par le laser, appelée force de pression de radiation. Ce processus est très efficace : typiquement il est possible d’arrêter la propagation d’un jet d’atomes de vitesse égale à 300 m/s sur un mètre. Cela revient à lui faire subir une décélération plusieurs milliers de fois supérieure à l’accélération de la pesanteur terrestre. Dans les faits, le faisceau laser utilisé pour le ralentissement n’est pas exactement à résonance avec la transition atomique : on dit que le laser est désaccordé par rapport à cette transition. On choisit un faisceau laser de fréquence légèrement inférieure à la fréquence ν0 de la transition, ce qui correspond à une longueur d’onde laser légèrement supérieure à la longueur d’onde associée à la transition atomique. Pourquoi décale-t-on la fréquence du faisceau laser impliqué dans le ralentissement ? Pour le comprendre, il faut prendre en compte l’effet Doppler, qui fait par exemple qu’on entend différemment la sirène d’un
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Chapitre 1. Refroidir et piéger les atomes
camion de pompiers quand celui-ci vient vers nous ou s’éloigne de nous. Considérons deux référentiels : le référentiel du laboratoire dans lequel l’atome se déplace à la vitesse v dans une direction opposée à la direction de propagation du laser de fréquence νL ; et le référentiel de l’atome dans lequel celui-ci est au repos. Dans le référentiel de l’atome, du fait de l’effet Doppler, la fréquence du laser ressentie par l’atome est alors augmentée par rapport à νL d’une quantité v/λ L avec λ L la longueur d’onde du laser ; ainsi le laser est ressenti par l’atome comme étant plus proche de résonance. La probabilité que l’atome absorbe un photon du faisceau laser est alors augmentée. Au contraire, dans le cas où dans le référentiel du laboratoire, l’atome et le faisceau laser se propagent dans le même sens, la fréquence vue par l’atome dans son référentiel est plus faible que la fréquence choisie par l’utilisateur νL . Revenons au ralentissement d’un jet atomique. Le décalage en fréquence dû à l’effet Doppler est d’autant plus grand que la vitesse des atomes est élevée ; il diminue donc au cours du ralentissement des atomes. Afin de conserver un ralentissement efficace quelle que soit la vitesse des atomes, la fréquence de la transition atomique ν0 peut être modifiée à l’aide d’un champ magnétique pour garder le laser à résonance ; c’est le principe du ralentisseur Zeeman (voir figure 1.3).
1.1.2
... la température du gaz s’abaisse
Jusque-là nous avons considéré le ralentissement d’un jet d’atomes, c’est-à-dire la diminution de la vitesse moyenne des atomes. Maintenant si l’on cherche à refroidir un nuage d’atomes, on va diminuer la dispersion en vitesse, c’est-àdire les écarts des vitesses des atomes du gaz par rapport à la vitesse moyenne. Considérons un gaz d’atomes dont la vitesse moyenne est nulle et supposons pour l’instant que les vitesses des atomes sont toutes orientées suivant un axe, dans un sens ou dans l’autre. Pour refroidir le gaz, on va éclairer ce dernier avec deux faisceaux laser de même fréquence νL , se propageant en sens opposés (voir figure 1.4). La fréquence des faisceaux laser est toujours choisie légèrement inférieure à la fréquence de la transition atomique. Un atome se propageant à la vitesse v le long de l’axe des lasers va interagir préférentiellement avec le laser se propageant dans la direction opposée à sa vitesse : dans le référentiel de l’atome, ce laser est vu avec une fréquence νL + v/λ L plus proche de résonance alors que l’autre laser est vu avec une fréquence νL − v/λ L plus éloignée de la résonance. Les forces de pression de radiation exercées par les deux lasers sont déséquilibrées et la force résultante subie par l’atome est alors une force de friction qui s’oppose à la vitesse de l’atome.
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(a)
(b)
F IGURE 1.3. (a) Principe du ralentisseur Zeeman : dans le référentiel du laboratoire, un atome de vitesse
v est éclairé par un faisceau laser se propageant en sens opposé de fréquence νL désaccordée par rapport à la fréquence de la transition atomique. Considérons que l’atome a une vitesse telle que dans le référentiel de l’atome, celui-ci voie le faisceau laser à résonance. Lorsque la vitesse de l’atome diminue sous l’effet du ralentissement, l’atome ne voit ainsi plus le laser à résonance et ne peut plus être ralenti efficacement. On ajoute donc un champ magnétique inhomogène créé à l’aide d’un bobinage (ici représenté en jaune) de manière à modifier la fréquence de résonance de l’atome afin de compenser exactement la variation de vitesse de l’atome. L’atome voit ainsi le laser à résonance quelle que soit sa vitesse et peut être ralenti efficacement. (b) Photographie du bobinage d’un ralentisseur Zeeman utilisé pour ralentir des atomes de chrome. Photographie tirée de la thèse d’Arnaud Pouderous, Université Paris 13 (2007). Conception et réalisation à l’atelier de mécanique du Laboratoire de physique des lasers, CNRS et Université Paris 13 (UMR 7538) par Étienne Maréchal et René Barbé.
Dans la réalité, les atomes peuvent se déplacer dans n’importe quelle direction de l’espace. Pour refroidir le nuage d’atomes suivant les trois axes, il suffit alors de l’éclairer avec trois paires de faisceaux laser, les deux faisceaux constituant une paire se propageant dans des directions opposées. La configuration des faisceaux laser est présentée sur la figure 1.7. On parle alors de mélasse optique, dans laquelle les atomes sont « englués ». Le refroidissement et le piégeage d’atomes par laser ont donné lieu au prix Nobel de physique 1997, décerné à S. Chu (Stanford, USA), C. Cohen-Tannoudji (ENS Paris) et W. Phillips (NIST, USA) (voir figure 1.5).
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Chapitre 1. Refroidir et piéger les atomes
F IGURE 1.4. (a) Dans le référentiel du laboratoire, un atome de vitesse v est éclairé par deux faisceaux laser se propageant en sens opposés, de fréquence νL désaccordée par rapport à la fréquence de la transition atomique ν0 . (b) Dans le référentiel de l’atome, l’atome est au repos et voit les faisceaux laser décalés en fréquence du fait de l’effet Doppler : le faisceau opposé à la vitesse de l’atome dans le référentiel du laboratoire est vu avec une fréquence supérieure νL + v/λ L et donc plus proche de résonance. L’autre faisceau est vu par l’atome avec une fréquence plus faible νL − v/λ L et donc plus éloignée de résonance.
F IGURE 1.5. S. Chu (Université de Stanford, USA), C. Cohen-Tannoudji (Collège de France, CNRS et ENS Paris, France) et W. Phillips (NIST, USA) ont reçu le prix Nobel de physique en 1997 « pour le développement de méthodes pour refroidir et piéger des atomes avec de la lumière laser ».
1.2
Des pièges de toutes sortes pour les atomes
Jusqu’ici nous nous sommes intéressés au refroidissement laser d’un nuage d’atomes. Pour pouvoir mener à bien ces expériences de refroidissement, il est indispensable de découpler les atomes de leur environnement : il ne faut pas que les atomes que l’on cherche à refroidir soient en contact avec des surfaces ou subissent des collisions avec des molécules de l’atmosphère. Cela annulerait tous les efforts entrepris pour refroidir le nuage d’atomes. Cela implique de
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réaliser les expériences de refroidissement dans des enceintes dans lesquelles règne un vide très poussé et également de pouvoir piéger et manipuler les atomes loin des parois de l’enceinte à vide, qui sont à température ambiante (voir figure 1.6).
F IGURE 1.6. Photographie d’un dispositif expérimental d’atomes froids : on distingue un nuage d’atomes refroidis par laser (en orange) au centre d’une cellule en verre sous vide, entourée de bobines de champ magnétique (Laboratoire Collisions Agrégats Réactivité, Toulouse).
Nous allons nous intéresser aux différents pièges utilisés avec des atomes froids. De manière générale, ces pièges reposent soit sur l’utilisation de faisceaux lasers, soit sur l’utilisation de champs magnétiques mais il est également possible de combiner à la fois piégeage optique et magnétique. 1.2.1
Avec un laser et des champs magnétiques : le piège à tout faire
Comme nous l’avons vu, la force de friction à l’œuvre dans une mélasse optique est indépendante de la position des atomes. Pour rendre ce processus dépendant de la position et ainsi piéger et refroidir les atomes, on introduit un champ magnétique inhomogène. Ce premier piège, appelé piège magnéto-optique, est une étape incontournable lorsqu’on cherche à piéger et refroidir des atomes. En pratique, pour réaliser ce champ magnétique, on utilise deux bobines identiques placées symétriquement par rapport au point où se croisent les six faisceaux laser et on fait circuler des courants opposés dans les deux bobines (voir figure 1.7). Le champ magnétique est alors nul au centre et augmente en fonction de la distance au centre du piège. Il est également nécessaire de faire attention à la polarisation des faisceaux laser. La polarisation d’une onde électromagnétique correspond à l’évolution au cours de la propagation de la direction du vecteur champ électrique. Dans le cas du piège magnéto-optique, les faisceaux, se propageant deux à deux en sens opposés, ont des polarisations circulaires : cela signifie que dans un plan perpendiculaire à la direction de
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Chapitre 1. Refroidir et piéger les atomes
F IGURE 1.7. Schéma de principe d’un piège magnéto-optique : les atomes sont piégés et refroidis par le piège combinant trois paires de faisceaux laser de sens opposés et un champ magnétique inhomogène obtenu en faisant circuler des courants en sens opposés dans deux bobines identiques (équipe Atomes Froids, Laboratoire Collisions Agrégats Réactivité, Toulouse).
propagation, l’extrémité du vecteur champ électrique décrit un cercle au cours du temps. Les sens de parcours du cercle sont opposés pour chaque faisceau. Considérons dans la suite une unique paire de faisceaux laser et un champ magnétique inhomogène le long de la direction de propagation des faisceaux. L’intérêt du champ magnétique inhomogène est, comme dans le cas du ralentisseur Zeeman, de décaler les niveaux d’énergie des atomes en fonction de leur position par rapport au centre et donc de modifier la fréquence de résonance en fonction de la position des atomes. Compte tenu des polarisations des faisceaux laser, les forces de pression de radiation induites par les deux faisceaux laser s’exerçant sur un atome qui ne se trouve pas au centre sont déséquilibrées. Il en résulte une force de rappel qui tend à ramener les atomes vers le centre et permet de les piéger (voir figure 1.8). Ce piège magnéto-optique est dit dissipatif dans le sens où le piège permet de dissiper de l’énergie et ainsi de refroidir le nuage d’atomes. Ce refroidissement est si redoutablement efficace que les atomes collectés par ce piège (typiquement un milliard dans un volume de l’ordre de 1 cm3 ) passent de la température ambiante (environ 300 kelvins) à quelques centaines de microkelvins,
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F IGURE 1.8. Piège magnéto-optique d’atomes de lithium (équipe gaz de Fermi, École normale supérieure, Paris), de strontium (équipe de Marc Cheneau à l’Institut d’Optique, Palaiseau), et de sodium (crédit : Dany Ben Ali, Laboratoire de physique des lasers, Villetaneuse). Après absorption de la lumière venant des lasers utilisés pour le refroidissement, les atomes piégés réémettent de la lumière par émission spontanée, ce qui permet de les détecter. La longueur d’onde de la lumière émise par émission spontanée est spécifique de l’espèce atomique : 671 nm pour le lithium, 461 nm pour le strontium et 589 nm pour le sodium. Ainsi les nuages d’atomes, ici au centre de chaque photo, apparaissent de couleur différente.
soit une diminution de six ordres de grandeur, en une fraction de seconde. Pour expliquer le processus de refroidissement Doppler, nous n’avons considéré que l’effet moyen d’un grand nombre de cycles d’absorption-émission spontanée. Nous avons ainsi considéré qu’en moyenne les étapes d’émission spontanée n’entraînaient pas de modification de la quantité de mouvement. Cependant, à l’issue de chaque étape d’émission spontanée, l’impulsion de l’atome est modifiée. Ces variations successives aléatoires de l’impulsion de l’atome sont à l’origine d’un chauffage du nuage atomique, qui en fin de compte limite la température du nuage. Notons tout de même qu’expérimentalement, les températures mesurées sont plus basses que celles attendues, car des processus plus complexes, dits sub-Doppler, entrent également en jeu. Néanmoins, la température minimale reste limitée dans ce type de piège. Diminuer la température du nuage atomique plus avant rend nécessaire l’utilisation d’un autre type de piège : le piège dit conservatif, qui permet de confiner un nuage d’atomes pendant de très longues durées, jusqu’à une minute, sans chauffage additionnel. Ces pièges conservatifs peuvent être optiques ou magnétiques, comme nous allons le voir dans la suite, ou encore une combinaison des deux. 1.2.2
Des pinces optiques pour attraper et immobiliser les atomes
Pour piéger des atomes, on peut utiliser des pièges optiques appelés pinces optiques. Ces pinces ont été inventées dans les années 1980 par Arthur Ashkin, qui a reçu à ce titre le prix Nobel de physique 2018. Elles permettent de piéger
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Chapitre 1. Refroidir et piéger les atomes
et manipuler toutes sortes d’objets et ont par exemple donné lieu à de nombreuses applications en biologie. Elles utilisent des faisceaux laser très focalisés, les objets se trouvant piégés au point où l’intensité lumineuse est maximale (au point de focalisation). Le piégeage d’atomes correspond au cas où la particule piégée a une taille très petite devant la longueur d’onde du laser utilisé. Il repose sur la force dipolaire qui est l’une des forces exercées par la lumière sur les atomes, l’autre force étant la force de pression de radiation qui est mise à profit pour refroidir les atomes. La force dipolaire tend à attirer les atomes vers des maxima ou des minima d’intensité lumineuse. Pour comprendre l’effet de la force dipolaire sur les atomes, il nous faut introduire la notion de dipôle électrique. Considérons le cas d’un atome d’hydrogène ; il est composé de deux particules de charges opposées : un proton et un électron. Sous l’action du champ électrique associé à l’onde lumineuse, le proton et l’électron vont subir des forces opposées qui les éloignent l’un de l’autre. L’atome se polarise : il acquiert un moment électrique induit par le champ électrique et se comporte alors comme un petit dipôle. Ce dipôle va avoir tendance à s’orienter dans la direction du champ électrique et dans le cas où le champ n’est pas uniforme, il va subir une force qui va l’attirer vers des zones de forte intensité laser ou le repousser de ces zones. Dans le cas où le laser est désaccordé dans le rouge, c’est-à-dire de longueur d’onde supérieure à la longueur d’onde associée à la transition atomique, les atomes vont s’accumuler dans les zones de forte intensité (voir figure 1.9a). Pour piéger les atomes, il suffit alors de focaliser à l’aide d’une lentille un faisceau laser désaccordé dans le rouge ; les atomes sont alors piégés au point de focalisation du faisceau où l’intensité est maximale. Si la longueur d’onde du laser est inférieure à la longueur d’onde de la transition atomique, les atomes sont repoussés par les zones de forte intensité (voir figure 1.9b). Dans ce cas, il est généralement nécessaire de combiner plusieurs faisceaux laser pour piéger les atomes. Pour pouvoir conserver les atomes le plus longtemps possible dans le piège, la force de pression résultant de l’absorption de photons doit être négligeable. Cela implique d’utiliser des lasers très désaccordés par rapport à la transition atomique. Si l’on cherche par exemple à réaliser un piège avec un seul faisceau laser, on va généralement utiliser des lasers avec des longueurs d’onde dans l’infrarouge, comme par exemple dans les gammes de longueurs d’onde utilisées pour les télécommunications optiques (autour de 1500 nm). L’intérêt des pièges optiques est leur facilité d’utilisation et leur grande flexibilité. La géométrie du piège créé dépend directement du profil spatial du faisceau laser utilisé au niveau de son point de focalisation. Pour obtenir un piège de taille plus petite, il suffit de focaliser le laser sur un volume de plus petite taille.
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F IGURE 1.9. (En haut) Piège dipolaire créé par un faisceau désaccordé dans le rouge et focalisé. Les atomes s’accumulent autour du maximum d’intensité. (En bas) Piège dipolaire créé par un faisceau désaccordé dans le bleu. Le faisceau présente un minimum d’intensité au centre vers lequel sont repoussés les atomes. Cependant il n’existe pas de piégeage le long de l’axe de propagation de la lumière ; le nuage peut s’étendre librement selon cet axe.
En combinant plusieurs faisceaux laser et en jouant sur leur puissance, sur leur taille au point de focalisation ou sur leur polarisation, il est possible de créer des pièges avec des géométries diverses. Lorsqu’on utilise un seul faisceau laser focalisé, le piège créé est plus allongé dans la direction de propagation du faisceau (direction longitudinale) que dans les directions perpendiculaires (directions transverses). En croisant deux faisceaux laser de même longueur d’onde, on crée des pièges plus isotropes, c’est-à-dire ayant des dimensions proches dans les trois directions de l’espace (voir figure 1.10). Nous verrons dans la suite que ce dernier piège est particulièrement adapté pour refroidir des nuages d’atomes à des températures encore plus basses. Il faut noter que pour piéger un nuage d’atomes dans un piège optique, la profondeur du piège doit être supérieure à l’énergie k B T associée à la température du nuage T qu’on cherche à piéger, avec k B la constante de Boltzmann. Cela implique de refroidir au préalable le nuage dans un piège magnéto-optique et d’utiliser des lasers d’une puissance de l’ordre de plusieurs watts.
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Chapitre 1. Refroidir et piéger les atomes
F IGURE 1.10. Piégeage d’atomes dans deux faisceaux laser croisés. (a) En faisant se croiser deux faisceaux focalisés, il est possible de créer un confinement à trois dimensions pour piéger des atomes préalablement refroidis. (b) Image par fluorescence d’un ensemble de 20 millions d’atomes de rubidium 87 à 30 microkelvins piégés au croisement de deux faisceaux laser à 1070 nm d’une puissance de 20 W (équipe Interférométrie Atomique, Laboratoire Collisions Agrégats Réactivité, Toulouse).
1.2.3
Avec des champs magnétiques : pièges de grand volume ou puces à atomes
Il est également possible de réaliser des pièges purement magnétiques. Ceux-ci reposent sur les propriétés magnétiques des atomes : ces derniers se comportent comme des petits aimants, caractérisés par leur moment magnétique. On parle alors de dipôles magnétiques. En présence d’un champ magnétique statique, les dipôles magnétiques vont s’orienter dans la direction du champ magnétique : soit dans le même sens que le champ soit dans le sens opposé. Si le champ n’est pas uniforme, les dipôles alignés dans le même sens que le champ seront attirés vers les zones de fort champ magnétique, les autres seront attirés vers les minima de champ magnétique. Les lois de l’électromagnétisme ne permettent de réaliser que des minima d’intensité du champ magnétique statique. Il n’est ainsi pas possible de piéger les atomes dans n’importe quel état : on ne peut piéger que des atomes placés dans un état pour lequel leur moment magnétique est aligné avec le champ magnétique mais dans le sens opposé. Les premiers pièges qui ont été développés sont des pièges dits macroscopiques, formés d’une combinaison de bobines de champ magnétique. Le piège magnétique le plus simple à réaliser est constitué de deux bobines de même axe et parcourues par des courants de sens opposés, de la même manière que pour le piège magnéto-optique (voir figure 1.11). Ce piège magnétique, dit quadrupolaire, admet un zéro de champ qui induit des pertes d’atomes : un atome qui se déplace près du zéro peut voir son moment magnétique s’inverser par rapport au champ magnétique. L’atome n’est alors plus piégé et est expulsé du piège. Ces pertes d’atomes liées à la présence du zéro de champ magnétique, appelées pertes Majorana, sont d’autant plus fortes que la densité du nuage est élevée et induisent également un chauffage délétère lorsqu’on cherche à refroidir le nuage
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F IGURE 1.11. Piège magnétique : (a) Deux bobines de champ magnétique identiques parcourues par des courants égaux circulant en sens opposé créent un piège pour des atomes dont le moment magnétique est anti-aligné avec le champ magnétique. (b) Module du champ magnétique le long de l’axe des bobines, le zéro de champ est obtenu au centre de symétrie O du dispositif.
d’atomes. Pour éviter ces pertes, différentes méthodes ont été élaborées : le principe commun à ces méthodes est de réaliser un bouchon pour le zéro de champ. On peut par exemple créer des champs magnétiques statiques ne présentant pas de zéro de champ en utilisant des agencements de bobines plus complexes ; on peut aussi combiner le piège magnétique statique avec un piège magnétique qui varie rapidement dans le temps et dont le centre est décalé par rapport à celui du piège statique : les atomes ne peuvent pas suivre les variations rapides du champ magnétique et voient un champ magnétique moyen présentant un minimum non nul ; on peut encore combiner le piège magnétique statique avec un laser désaccordé dans le bleu de manière à ce que les atomes ne puissent pas atteindre le zéro de champ magnétique : dans ce dernier cas on parle de « bouchon optique ». Les deux dernières configurations ont été utilisées respectivement par les groupes de E. Cornell et W. Ketterle pour l’obtention des premiers condensats en 1995. Ces pièges macroscopiques utilisent des bobines de champ magnétique placées autour de l’enceinte à vide dans laquelle se trouvent les atomes. Les champs nécessaires pour piéger des atomes requièrent alors de forts courants de l’ordre deplusieurs dizaines à plusieurs centaines d’ampères. En vue d’applications diverses nécessitant des dispositifs de taille réduite, par exemple la réalisation de capteurs atomiques embarqués, des efforts ont été et sont toujours menés pour miniaturiser les dispositifs expérimentaux. Dans ce cadre, des dispositifs de piégeage magnétique miniatures, appelés puces à atomes, ont été développés. Une puce à atomes est un support, placé directement dans l’enceinte à vide, sur lequel des fils conducteurs de taille
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Chapitre 1. Refroidir et piéger les atomes
micrométrique sont déposés ou gravés (voir figure 1.12a). En faisant circuler un courant de quelques ampères dans les fils et en présence d’un champ magnétique homogène (voir figure 1.12b), il est alors possible de piéger un nuage d’atomes froids à une faible distance de la surface de la puce, soit de quelques dizaines de micromètres à quelques millimètres. Différentes géométries de piège magnétique peuvent être envisagées selon la disposition des différents fils sur la puce et le courant circulant dans chacun des fils.
F IGURE 1.12. (a) Puce à atomes utilisée dans une expérience d’atomes froids (équipe Interférométrie Atomique, Laboratoire Collisions Agrégats Réactivité, Toulouse). (b) Le passage d’un courant I dans les fils de surface proches des atomes crée un champ magnétique tournant autour du fil. L’ajout d’un champ magnétique homogène Bb perpendiculaire au fil annule le champ créé par la puce à une certaine distance z0 de la surface créant ainsi un piège pour les atomes dans les états attirés par les minima de champ. Illustration tirée de la thèse de Philipp Treutlein, Université de Munich, Allemagne (2008).
L’intérêt des puces à atomes est qu’elles permettent d’obtenir de forts gradients de champ magnétique avec des courants modestes et ainsi de réaliser des pièges très confinants. Il est alors possible d’augmenter très fortement les collisions entre atomes et donc d’obtenir des condensats très rapidement par refroidissement par évaporation, comme nous le verrons dans la suite. Les puces à atomes peuvent être également utilisées en combinaison avec des pièges magnétiques macroscopiques ou avec des pièges optiques afin d’augmenter le nombre d’atomes dans le nuage d’atomes ultrafroids obtenu. Il est également possible d’ajouter des éléments supplémentaires sur la puce, comme un miroir ou un guide optique, afin d’aller vers une plus grande miniaturisation des dispositifs expérimentaux.
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1.3 1.3.1
Encore plus froid : le gaz change d’état En marche vers le zéro absolu, dernière étape : on évapore
Une fois les atomes confinés dans un piège conservatif (optique et/ou magnétique), il reste une dernière étape de refroidissement avant d’obtenir un condensat de Bose-Einstein, appelée refroidissement par évaporation. Cette étape n’est rien d’autre que ce qu’on fait en mangeant de la soupe trop chaude : on commence par souffler sur la soupe ; cela consiste physiquement à éliminer les particules les plus énergétiques. Le liquide restant se thermalise alors à une température plus faible sous l’effet de collisions entre constituants de la soupe. Si la soupe a suffisamment refroidi, on peut alors la manger. Si ce n’est pas le cas, on va recommencer à souffler jusqu’à obtenir une température acceptable. Expérimentalement, on applique le même principe pour refroidir les atomes. Suivant le type de piège dans lequel sont confinés les atomes, les techniques pour éliminer les atomes les plus énergétiques sont différentes : dans le cas d’un piège optique, on laisse les atomes les plus énergétiques s’échapper du piège, en baissant progressivement la puissance du faisceau laser focalisé créant le piège (voir figure 1.13). Dans le cas d’un piège magnétique, on utilise le fait qu’on ne peut pas piéger magnétiquement des atomes dans n’importe quel état quantique. On applique une onde radio-fréquence ou micro-onde pour transférer les atomes les plus énergétiques vers un état dans lequel ils ne peuvent pas être piégés ; les atomes sont alors expulsés du piège. La fréquence de l’onde radiofréquence ou micro-onde, qui détermine l’énergie des atomes expulsés, est modifiée progressivement pour refroidir le nuage atomique.
F IGURE 1.13. Principe du refroidissement par évaporation. Les atomes sont initialement confinés dans un piège de profondeur finie U . En réduisant régulièrement la profondeur, les atomes les plus énergétiques vont s’échapper du piège et les atomes restants vont se thermaliser, par collisions, à une température plus faible. Dans le cas d’un piège optique, représenté ici, la réduction de la profondeur s’accompagne d’une réduction de la raideur du piège et donc du confinement, ce qui a tendance à ralentir la rethermalisation et donc à rendre le refroidissement moins efficace.
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Chapitre 1. Refroidir et piéger les atomes
En parallèle, les collisions entre atomes au sein du nuage d’atomes entraînent une redistribution de l’énergie et la thermalisation du nuage à plus basse température. Il existe deux types de collisions : les collisions élastiques sur lesquelles reposent le refroidissement par évaporation et les collisions inélastiques que l’on cherche à minimiser. Si l’on considère deux atomes qui entrent en collision, un atome peut absorber la plus grande partie de l’énergie mise en jeu et l’autre va alors avoir une énergie beaucoup plus faible, l’énergie étant conservée au cours de cette collision. Le premier atome va être expulsé du piège, le deuxième sera conservé dans le piège (voir figure 1.14). On comprend ainsi que pour avoir un processus de refroidissement par évaporation efficace, il est nécessaire d’avoir le taux de collisions le plus élevé possible et donc le piège le plus confinant possible. Cette méthode de refroidissement par évaporation est performante, elle permet d’atteindre des températures de l’ordre de quelques dizaines de nanokelvin, la contrepartie étant la perte d’atomes, typiquement 999 pour 1000.
F IGURE 1.14. Principe de la thermalisation : suite à une collision, l’un des atomes reçoit la plus grande partie de l’énergie et peut alors s’échapper du piège ; l’autre atome, qui a une énergie beaucoup plus faible, reste dans le piège.
1.3.2
Le Graal enfin, la condensation de Bose-Einstein : les atomes tous comme un seul !
Lorsqu’on arrive à ces températures très basses, les atomes – si ce sont des bosons (voir ci-dessous) – subissent une transition de phase quantique appelée condensation de Bose-Einstein. Cette transition de phase a été prédite par Albert Einstein, à partir de travaux du physicien indien Satyendranath Bose. En dessous d’une certaine température appelée température critique Tc , les atomes s’accumulent dans le même état quantique. Pour des atomes piégés, ceux-ci vont s’accumuler dans l’état de plus basse énergie du piège (voir figure 1.15). Ce phénomène de condensation n’est pas dû à un simple effet de baisse de
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F IGURE 1.15. Condensation de Bose-Einstein : pour une température supérieure à la température critique
Tc , les bosons se répartissent sur les différents états d’énergie du piège. Lorsque la température passe en dessous de Tc , les bosons s’accumulent dans l’état de plus basse énergie. Les atomes dans cet état forment une onde de matière géante appelée condensat de Bose-Einstein.
la température : à la température critique, l’énergie thermique du nuage k B T est encore bien plus élevée que l’écart en énergie entre deux niveaux dans le piège. C’est un phénomène qui découle directement des propriétés quantiques des bosons à très basse température. Afin d’avoir une idée de la température à laquelle cette transition survient, il nous faut considérer la nature à la fois corpusculaire et ondulatoire des atomes (voir figure 1.16). À haute température, les atomes du gaz peuvent être
F IGURE 1.16. Critère pour la condensation de Bose-Einstein : la condensation apparaît lorsque l’extension des ondes associées aux atomes λdB devient de l’ordre de la distance typique d entre atomes. Figure tirée de W. Ketterle, D. S. Durfee, and D. M. Stamper-Kurn, Making, probing and understanding Bose-Einstein condensates, In Bose-Einstein condensation in atomic gases, Proceedings of the International School of Physics "Enrico Fermi", Course CXL, édité par M. Inguscio, S. Stringari et C. E. Wieman (IOS Press, Amsterdam, 1999).
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Chapitre 1. Refroidir et piéger les atomes
considérés comme ponctuels et indépendants : ils se comportent comme de petites billes, la distance typique entre atomes étant directement reliée à leur densité dans le nuage. À basse température, les mêmes atomes se comportent comme de petites ondes dont l’extension caractéristique est donnée par une longueur appelée longueur de de Broglie thermique λdB qui augmente quand la p température diminue selon λdB = h2 /(2πmk B T ). Le phénomène de condensation de Bose-Einstein apparaît lorsque λdB devient de l’ordre de la distance typique entre atomes, c’est-à-dire lorsque les petites ondes commencent à se recouvrir dans le gaz. Les atomes s’accumulent alors progressivement dans l’état de plus basse énergie du piège. Les atomes dans cet état se comportent tous de la même manière et forment une onde de matière géante. Les premiers condensats de Bose-Einstein ont été obtenus expérimentalement en 1995 dans les groupes de E. Cornell et C. Wieman (JILA, USA) et W. Ketterle (MIT, USA), récompensés par le prix Nobel de physique 2001 (voir figure 1.17). La transition vers la condensation est observée expérimentalement à partir de la distribution en vitesse des atomes (voir figure 1.18) : au-dessus de la température critique, la distribution en vitesse des atomes est gaussienne. Proche de la température critique, on observe la superposition des deux distributions : une très étroite correspondant au condensat et l’autre gaussienne correspondant aux atomes non condensés. Enfin, lorsqu’on s’appoche du zéro absolu de température, on n’observe plus qu’une seule distribution, très piquée, correspondant au condensat. Les atomes du condensat se comportant tous de la même manière, avec la même vitesse, la largeur de la distribution en vitesse dépend des interactions entre atomes. Notons que bien que si l’on parle de condensats,
F IGURE 1.17. E. Cornell (JILA et NIST, USA), W. Ketterle (MIT, USA) et C. Wieman (JILA et Université du Colorado, USA) ont reçu le prix Nobel de physique en 2001 « pour la réalisation d’un condensat de BoseEinstein dans des gaz dilués d’atomes alcalins, et pour les premières études fondamentales des propriétés des condensats ».
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F IGURE 1.18. Transition vers la condensation : images en fausses couleurs représentant la distribution en vitesse des atomes à différentes températures : de gauche à droite T > Tc , T < Tc et T ≪ Tc (JILA, USA, Crédit : Mike Matthews).
leur densité reste très faible (1019 − 1020 m−3 ) par rapport à la densité d’un solide (1028 − 1029 m−3 ) ; il s’agit toujours de gaz dilués. Les premiers condensats ont été obtenus avec des atomes alcalins (rubidium, sodium), qui possèdent un électron de valence célibataire sur leur couche électronique externe. Aujourd’hui, une quinzaine d’élements chimiques ont été condensés : des alcalins (lithium, sodium, potassium, rubidium, césium), l’hydrogène, l’hélium métastable, le chrome, des alcalino-terreux (calcium, strontium, barium) et des terres-rares, comme l’erbium, le dysprosium et l’ytterbium. Notons que l’on peut aussi condenser des molécules, comme on le verra au chapitre 7. Les condensats de Bose-Einstein (souvent appelés BEC suivant la dénomination anglo-saxone) sont des systèmes physiques très sophistiqués car leur réalisation nécessite la mise au oeuvre simultanée de nombreuses prouesses technologiques (lasers ultrastables, ultravide en deçà de 10−10 mbar, beaucoup d’éléments optiques de très haute qualité, des dispositifs isolés des vibrations, des séquences temporelles complexes pilotées par ordinateur, etc.). Au début des années 1990, seuls quelques laboratoires parmi les plus expérimentés pouvaient obtenir un condensat. Aujourd’hui, un grand nombre de laboratoires de physique atomique ont un « BEC », et ceci dans pratiquement tous les grands pays du monde. Ces systèmes quantiques recèlent de telles richesses qu’ils sont
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Chapitre 1. Refroidir et piéger les atomes
devenus des outils de base pour résoudre un nombre considérable de problèmes cruciaux en physique, comme le montreront les chapitres suivants. 1.3.3
Des boîtes à atomes faites de lumière
Le piégeage et la manipulation de nuages ultrafroids ou de condensats reposent sur les principes que nous avons vus précédemment. En particulier, les pièges optiques sont faciles à mettre en place et permettent de réaliser des géométries très variées. En faisant interférer deux faisceaux provenant d’une même source laser, on crée une onde stationnaire avec des nœuds et des ventres, c’est-à-dire un profil d’intensité périodique dans l’espace et donc un ensemble de pièges optiques régulièrement espacés, appelé réseau optique. La distance entre les pièges est de l’ordre de la longueur d’onde du laser, soit typiquement de l’ordre de quelques centaines de nanomètres. Lorsqu’on place un nuage d’atomes froids dans un tel réseau optique, on peut le diviser en nuages plus petits piégés chacun au fond d’un piège du réseau (voir figure 1.19a). On peut également combiner deux ou trois paires de faisceaux laser, les faisceaux de chaque paire interférant entre eux mais n’interférant pas avec les faisceaux des autres paires. On crée ainsi des réseaux optiques bidimensionnels ou tridimensionnels : le premier cas correspond à une « boîte à œufs » optique, le deuxième à un empilement de boîtes à œufs, dans lesquelles les atomes sont piégés. Ces réseaux sont très utilisés pour la réalisation d’horloges optiques (voir chapitre 2) et de simulations quantiques (voir chapitre 4) ; ils présentent en effet certaines analogies avec la structure cristalline des solides. Il est également possible de « dessiner » les pièges en tirant parti du temps de réaction des atomes. L’idée est de déplacer le point de focalisation du faisceau laser créant le piège optique de manière très rapide devant le temps caractéristique de déplacement des atomes. On peut faire bouger le faisceau laser de manière continue de façon à réaliser un anneau (voir figure 1.19b). On peut aussi fonctionner de façon discontinue, à la manière de pointillés : pour chacune des positions successives du point de focalisation, le laser est allumé pendant un temps très court. On peut ainsi réaliser un piège contenant plusieurs puits à la manière d’une boîte à œufs mais disposés par exemple sur un cercle (voir figure 1.19c). Dans tous ces cas, les pièges reposent sur un profil d’intensité qui varie spatialement et qui a généralement une forme proche d’une parabole autour du point de focalisation. La conséquence est que les nuages d’atomes piégés ont une densité non uniforme. Cela peut entraîner des difficultés d’interprétation des résultats expérimentaux et de comparaison avec les modèles théoriques développés. Il a récemment été montré qu’il était possible de créer des pièges
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F IGURE 1.19. Exemples de différentes géométries de pièges optiques pour des atomes ultrafroids : (a) Schéma de principe d’un réseau optique unidimensionnel permettant de diviser un nuage d’atomes ultrafroids en deux nuages plans (en rouge). Figure tirée de Z. Hadzibabic et al., Nature 441, 1118-1121 (2006). (b) Atomes piégés dans un piège annulaire. Figure tirée de T. A. Bell et al., New J. Phys. 18, 035003 (2006). (c) Atomes piégés dans un réseau annulaire. Le diamètre de l’anneau est de 6,9 µm. Figure tirée de B. Zimmermann et al., New J. Phys. 13, 043007 (2011). (d) Schéma de principe de la réalisation d’un piège à fond plat, à l’aide d’un masque d’intensité dont on vient faire l’image dans la zone où sont piégés les atomes. (e) Densité d’un nuage uniforme piégé dans une « boîte » carrée de côté 30 µm. Les figures (d) et (e) sont tirées de L. Chomaz et al., Nature Communications 6, 6162 (2015).
optiques « à fond plat », dans lesquels les nuages ont une densité uniforme (voir figure 1.19d et 1.19e) : ceux-ci combinent plusieurs faisceaux lasers et utilisent des masques d’intensité dont on fait l’image dans la zone de piégeage des atomes. Ces masques peuvent être réalisés par exemple à l’aide d’un dépôt métallique sur une lame de verre (voir figure 1.19d) ou en utilisant un modulateur spatial de lumière, qui permet de contrôler par ordinateur le profil d’intensité d’un faisceau laser. 1.3.4
Les atomes peuvent s’attirer ou se repousser
Malgré la faible densité des gaz d’atomes froids, les interactions entre atomes, résultat des collisions entre eux, sont au cœur des propriétés de ces gaz ultrafroids. Si la modélisation des collisions est en général un problème très compliqué, le fait de travailler avec des gaz ultrafroids simplifie grandement le problème. À basse température, on peut ne considérer que les collisions de plus basse énergie et on va pouvoir décrire les interactions entre atomes par des interactions dites de contact, qui ne dépendent que d’un seul paramètre a, appelé
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Chapitre 1. Refroidir et piéger les atomes
longueur de diffusion. Dans le cas où a est positif, les interactions sont répulsives. Dans ce cas, les collisions entre atomes peuvent être vues comme des collisions entre boules de billard. Dans le cas où a est négatif, les interactions sont attractives ; on ne peut plus utiliser l’image de boules de billards entrant en collisions (cela reviendrait à considérer des boules de billard de rayon négatif). Si a = 0, on est dans le cas des gaz sans interaction. Le signe de a joue un rôle important sur la stabilité des condensats. Si a est positif, les condensats sont stables ; dans ce cas les interactions répulsives entraînent également un élargissement de la taille du nuage par rapport au cas sans interaction. Si a est négatif, les condensats ne sont stables que s’ils ne contiennent qu’un faible nombre d’atomes ou que le piège est très lâche. Expérimentalement, il est possible de modifier la longueur de diffusion a et donc de contrôler les interactions entre atomes, via un phénomène appelé résonance de Feshbach (voir aussi le chapitre 4). La modification de la longueur de diffusion a se fait via l’application d’un champ magnétique homogène bien choisi sur un nuage d’atomes froids piégé optiquement. Pour réaliser ce champ magnétique, on utilise deux bobines de même axe parcourues par des courants identiques de même sens. La configuration idéale est la configuration de Helmholtz où la distance entre les deux bobines est égale au rayon des bobines. Par application du champ magnétique homogène, il est alors possible de modifier la nature des interactions : d’attractives à répulsives et vice-versa. Par exemple, l’atome de rubidium 85 a naturellement une longueur de diffusion a négative, ce qui empêche l’obtention de condensats stables contenant un grand nombre d’atomes. En rendant la longueur de diffusion positive, cela devient possible. Il est également possible de faire varier très rapidement la longueur de diffusion de positive à négative afin d’étudier l’effondrement du nuage (voir figure 1.20). Nous reviendrons plus en détail au chapitre 4 sur les résonances de Feshbach, le contrôle des interactions entre atomes étant un outil très utile dans le domaine de la simulation quantique.
1.4
1.4.1
Et toute la jungle des particules à l’échelle microscopique De quoi la matière est-elle faite ? Bosons et fermions
Il existe deux types de particules : les bosons et les fermions. Ces deux types de particules sont caractérisés par leur moment cinétique intrinsèque ou spin, qui est une propriété purement quantique sans équivalent en physique classique. Les bosons ont un spin entier et les fermions un spin demi-entier. En particulier
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F IGURE 1.20. Dynamique d’effondrement d’un condensat de rubidium 85 (les images sont prises pour différents temps) suite au passage brutal d’une longueur de diffusion a positive (interactions répulsives) à une longueur de diffusion négative (interactions attractives). Les images (de a à f) sont obtenues pour des temps d’évolution de 2, 3, 4, 6, 8 et 10 millisecondes respectivement. Chaque image est de taille 0,150 par 0,255 mm. Figure tirée de E. A. Donley et al., Nature 412, 295–299 (2001).
les particules – protons, neutrons, électrons – qui constituent les atomes sont des fermions de spin 1/2. Selon le nombre de leurs neutrons, les atomes peuvent ainsi être des bosons ou des fermions. À haute température, bosons et fermions se comportent de la même manière : on peut les considérer comme des objets ponctuels et indépendants les uns des autres, tels des billes. À basse température en revanche, ils se comportent différemment ; on dit qu’ils ne suivent pas la même statistique (voir figure 1.21) : le principe d’exclusion de Pauli stipule que deux fermions ne peuvent pas occuper simultanément le même état quantique. Les bosons en revanche ne sont pas soumis à ce principe et peuvent s’accumuler dans le même état quantique pour former un condensat de Bose-Einstein (voir ci-dessus).
1.4.2
Les fermions aussi peuvent devenir ultrafroids
Le premier gaz dégénéré de fermions a été obtenu en 1999 dans le groupe de D. Jin (JILA, USA), soit quatre ans après l’obtention des premiers condensats (gaz dégénéré de bosons). La difficulté vient de ce que les collisions entre fermions identiques (de même état interne) sont supprimées à basse énergie en raison du principe d’exclusion de Pauli. Il n’est ainsi pas possible de refroidir directement un nuage de fermions identiques par la méthode du refroidissement par évaporation. Il est nécessaire d’utiliser ce qu’on appelle le refroidissement sympathique : on peut par exemple réaliser un mélange de bosons et de
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Chapitre 1. Refroidir et piéger les atomes
F IGURE 1.21. A température nulle (T = 0 K), les bosons et les fermions ne se comportent pas de la même manière : (a) Les bosons s’accumulent tous dans l’état de plus basse énergie du piège. (b) Dans le cas de fermions identiques (de même état interne), les fermions peuplent les états de plus basses énergies à raison d’un fermion par état d’énergie du piège, du fait du principe de Pauli. (c) Dans le cas de fermions non identiques (d’états internes différents), les fermions peuplent les états de plus basses énergies, à raison de deux fermions par état d’énergie du piège : un de chaque type.
F IGURE 1.22. Bosons et fermions dégénérés : images en fausses couleurs représentant la distribution en vitesse d’un nuage de bosons (condensat de Bose-Einstein de lithium 7, en haut) et d’un nuage de fermions (mer de Fermi de lithium 6, en bas) (équipe gaz de Fermi, École normale supérieure, Paris).
fermions de la même espèce dans le même piège (voir figure 1.22). On refroidit le nuage de bosons par refroidissement par évaporation et grâce aux collisions boson-fermion, le nuage de fermions voit sa température diminuer. Il est aussi
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possible d’utiliser un mélange de fermions non identiques, c’est-à-dire d’états internes différents : en effet les collisions entre fermions non identiques ne sont pas supprimées, même à basse énergie. À très basses températures, l’ensemble des fermions peuple les états de plus basses énergies et forme une mer de Fermi. Cet état est proche de celui des électrons, qui sont aussi des fermions, dans les solides. Ainsi, les fermions ultrafroids présentent un fort intérêt pour la simulation des propriétés de la matière condensée (voir chapitre 4). Dans le cas d’un gaz de fermions avec des interactions attractives fortes, les fermions peuvent s’apparier et ainsi former des molécules bosoniques, qui peuvent condenser (voir chapitre 7). 1.5
Conclusion
Ce chapitre a présenté les mécanismes de refroidissement d’atomes par laser permettant d’atteindre des températures de l’ordre de quelques microkelvins en quelques millisecondes via l’échange d’impulsion avec la lumière laser. Ces atomes peuvent ensuite être piégés dans une grande variété de pièges créés à l’aide de champs magnétiques ou lumineux. Le condensat de Bose-Einstein est alors obtenu lorsque l’ensemble atomique atteint des températures extrêmes de l’ordre du nanokelvin. Ces ensembles d’atomes ultrafroids sont créés dans un environnement parfaitement contrôlé et isolé. Cela offre à l’expérimentateur un degré de contrôle extrêmement important sur ces systèmes. La géométrie du piège, la température du nuage d’atomes, la statistique des atomes (fermions ou bosons), leurs propriétés collisionnelles ou la présence d’impuretés sont autant de paramètres à sa disposition. Dans les chapitres suivants, nous verrons comment ces ensembles d’atomes froids sont utilisés pour réaliser des mesures de très haute précision, définissant l’état de l’art pour certaines d’entre elles, ou pour simuler des systèmes complexes, comprenant notamment un grand nombre de particules en interaction, émanant de d’autres domaines de la physique, comme la physique du solide ou l’astrophysique.
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Chapitre 1. Refroidir et piéger les atomes
2 Instruments à atomes froids et métrologie Jérôme Lodewyck chercheur au CNRS Frank Pereira dos Santos directeur de recherche au CNRS Laboratoire LNE-SYRTE, Paris À très basse température, le mouvement des atomes obéit aux lois de la physique quantique : comme nous l’avons vu au premier chapitre, les atomes ne sont plus des particules ponctuelles, mais des petits paquets d’onde qui peuvent se propager librement ou être confinés dans des pièges dans lesquels leur mouvement est quantifié. La nature ondulatoire de ce mouvement permet de réaliser des instruments de mesure d’une très grande précision : des horloges atomiques qui mesurent le temps, ou des interféromètres atomiques qui mesurent la gravité, l’accélération ou la rotation. Ces appareils sont pour l’instant des instruments complexes, conçus, mis au point et sans cesse améliorés dans des laboratoires de recherche du monde entier. En France c’est tout particulièrement à l’Observatoire de Paris que ces travaux sont menés. Les mesures de très grande précision offertes par ces appareils offrent de multiples applications, en nombre sans cesse croissant à mesure que les barrières technologiques tombent. On peut ainsi approfondir nos connaissances sur les lois fondamentales de la physique qui gouvernent notre Univers, mais aussi mieux comprendre la structure interne de la Terre.
Enfin, les appareils de mesures fondés sur les atomes froids commencent à sortir des sous-sols bien isolés des laboratoires pour donner lieu à des réalisations commerciales, ou pour être embarqués dans des satellites. 2.1 2.1.1
Qu’est-ce que la métrologie ? Notion d’incertitude statistique et systématique
La métrologie est la science de la mesure. Or, toute mesure d’une grandeur physique, comme une longueur, une masse, une durée, est entachée d’une erreur due aux imperfections de l’appareil de mesure. On catégorise ces erreurs selon qu’elles sont systématiques ou aléatoires. Dans le premier cas, l’erreur revient identique à elle-même d’une mesure à l’autre — elle est due à une mauvaise calibration de l’appareil de mesure — et introduit donc un biais de mesure. Il est possible de comprendre l’origine de ce biais, et ainsi de corriger la mesure, mais cette compréhension est par essence limitée. L’incertitude sur la correction à appliquer est appelée « incertitude systématique », elle affecte l’« exactitude ». Dans le second cas, l’erreur a la forme d’une fluctuation aléatoire, on parle de « bruit » dont l’amplitude est appelée « incertitude statistique » et limite la « stabilité ». Heureusement, cette fluctuation peut se moyenner et ainsi disparaître en prenant un grand nombre de mesures. Toutefois, en fonction de la précision requise, accumuler suffisamment de mesures peut prendre un certain temps, ce qui peut être rédhibitoire. 2.1.2
Les atomes comme étalons
Les métrologues ont longtemps utilisé des artefacts comme référence pour leurs mesures. Le mètre étalon était un barreau de platine iridié dont la longueur avait été choisie comme le 40 000 000e de la circonférence de la Terre. Les horloges à balancier, puis à quartz, calées sur le mouvement de la Terre donnaient le temps. Et jusqu’en 2018, le kilogramme étalon conservé au Bureau international des poids et mesures à Sèvres pesait, par définition, exactement 1 kg. Toutefois, ces artefacts présentent un problème fondamental : ils sont imparfaits car fabriqués par l’Homme. Ils ne sont pas exactement reproductibles, sont sensibles à l’environnement (température, pression), et sont modifiés par leur vieillissement : ces perturbations font que ces références ne sont pas exactes. Pour cette raison, la métrologie s’est tournée pas à pas vers la physique quantique pour trouver de meilleurs étalons. D’abord en redéfinissant le mètre à partir de la longueur d’onde de radiations émises par les atomes, puis la seconde via une transition de l’atome de césium. La dernière itération de ces évolutions
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Chapitre 2. Instruments à atomes froids et métrologie
du Système International d’unités, adoptée en 2018, définit les sept unités de base qui le composent, dont le mètre, la seconde, le kilogramme ou encore l’ampère en fixant la valeur numérique de constantes fondamentales, notamment la valeur numérique de la constante de Planck h, échelle caractéristique du monde quantique. Ainsi, les unités ne sont plus rattachées à des artefacts contingents, mais à notre connaissance profonde des lois de la physique microscopique. Dans ce monde microscopique, les atomes sont des systèmes idéaux pour faire des mesures de précision. D’un point de vue fondamental, tous les atomes d’une même espèce sont rigoureusement identiques et sont inaltérables. Leurs propriétés, uniquement déterminées par les lois de la physique et les constantes fondamentales associées, sont indépendantes de la personne qui les manipule. Il sont donc parfaitement adaptés pour jouer le rôle d’étalons absolus, indépendants de toute construction humaine, comme l’avait déjà anticipé le physicien James Clerk Maxwell en 1870. D’un point de vue pratique, les atomes, notamment grâce aux techniques de refroidissement et de manipulation laser, peuvent être efficacement isolés de leur environnement, réduisant ainsi radicalement les biais de mesure, ce qui permet d’obtenir des mesures exactes. Enfin, les lois de la physique quantique qui les décrivent offrent une propriété intéressante : l’énergie d’un atome peut être quantifiée, c’est-à-dire qu’elle ne peut prendre que certaines valeurs particulières, qui peuvent servir de référence. 2.1.3
Métrologie avec des systèmes quantiques
Si la physique quantique est idéale pour construire des appareils de mesure exacts, elle impose cependant une limite fondamentale sur la stabilité de la mesure : le résultat d’une mesure avec un système quantique contient nécessairement une part d’aléa. Par exemple, mesurer l’énergie d’un atome qui est dans une superposition entre deux états quantiques fournit un résultat qui est aléatoirement l’énergie de l’un ou l’autre des deux états. Or, comme nous le verrons plus loin, une telle mesure est un principe de base commun à tous les capteurs quantiques. Cet aléa introduit un bruit dans la mesure : il limite la stabilité de l’appareil. Pour dépasser cette limitation, il est possible d’interroger simultanément un grand nombre d’atomes, et ainsi de moyenner le bruit, dans la limite où les interactions entre les atomes ne perturbent pas la mesure. Une autre méthode, plus exploratoire, consiste à générer et manipuler des états quantiques collectifs des atomes utilisés dans l’appareil de mesure. Ces techniques, d’une grande difficulté de mise en œuvre, sont communes avec les thématiques de recherche autour des ordinateurs et des simulateurs quantiques.
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2.2
Horloges atomiques
Apparues dans les années 1960, les horloges atomiques sont les meilleurs appareils capables de mesurer le temps, si bien que l’unité de temps du Système International, la seconde, est définie depuis 1967 à partir d’une résonance micro-onde de l’atome de césium. Depuis l’adoption de cette définition, les performances des horloges atomiques se sont améliorées de façon continue, en atteignant un contrôle de leur fréquence au niveau de 10−16 (c’est-à-dire qu’on est sûr que les 16 premiers chiffres de la fréquence de l’horloge ne sont pas sujets à des perturbations) pour les horloges au césium. Encore mieux : depuis une dizaine d’années, des horloges utilisant d’autres atomes, les horloges optiques, ont dépassé les horloges au césium et sont maintenant 100 fois meilleures. 2.2.1
Principe d’une horloge atomique
Les horloges atomiques sont toutes fondées sur l’interaction entre un gaz d’atomes et une onde électromagnétique. Cette interaction permet de recopier la fréquence de l’oscillation des électrons autour du noyau des atomes sur l’oscillation du champ électrique de l’onde électromagnétique. Cette dernière peut ensuite être mesurée pour comparer des horloges entre elles. Ce principe est détaillé dans la figure 2.1. Les performances de l’horloge doivent ensuite être évaluées. D’abord la stabilité de fréquence est mesurée en comparant les fluctuations résiduelles de la fréquence de deux horloges indépendantes.
F IGURE 2.1. Une horloge atomique comprend deux composantes : d’abord un oscillateur local constitué d’une onde électromagnétique dont la fréquence ν(t ) est pré-stabilisée grâce à un résonateur macroscopique tel qu’un cristal de saphir cryogénique ou une cavité optique résonnante ; ensuite un ensemble d’atomes présentant une transition adéquate entre deux états quantiques des électrons en orbite autour d’un atome. L’atome n’interagit avec l’onde électromagnétique, et donc ne peut changer d’état quantique que si la fréquence ν(t ) de l’onde électromagnétique est accordée avec la fréquence propre ν0 de la transition atomique, définie à partir de la différence d’énergie ∆E entre les deux états via la relation de Planck ∆E = hν0 . Un système capable de détecter l’état dans lequel se trouver l’atome permet alors, par une méthode d’asservissement, de garder l’onde électromagnétique à résonance : ν(t ) = ν0 .
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Chapitre 2. Instruments à atomes froids et métrologie
F IGURE 2.2. Illustration du bruit de projection quantique qui limite la stabilité de fréquence des horloges atomiques. On représente sur cette figure la probabilité p que l’atome a de changer d’état en fonction du désaccord entre la fréquence de l’onde électromagnétique ν(t ) et la fréquence propre de l’atome ν0 . Cette courbe a la forme d’une résonance : la probabilité est maximale quand le désaccord est nul. La nature quantique des états électroniques introduit nécessairement un résultat aléatoire lors de la mesure de cette probabilité, avec une déviation dP d’autant plus petite que l’on interroge un grand nombre d’atomes simultanément. Cet aléa, appelé « bruit de projection quantique », se traduit, via le système d’asservissement de la fréquence de l’onde électromagnétique sur la transition atomique, en un bruit dν sur la fréquence de l’onde électromagnétique.
Une fois les sources d’instabilités techniques maîtrisées, la stabilité de l’horloge reste limitée par le bruit de projection quantique (figure 2.2). Enfin, l’exactitude de l’horloge est évaluée en estimant l’effet des perturbations extérieures sur les niveaux d’énergie des atomes. Ces perturbations sont le plus souvent d’origine électromagnétique, par exemple du fait de la présence d’un champ magnétique externe, ou d’électricité statique à proximité des atomes, à cause des interactions de type moléculaire entre des atomes trop proches, ou enfin via la présence de lumière résiduelle arrivant sur les atomes. Notamment, l’enceinte ultravide dans laquelle les atomes sont contenus émet un rayonnement infra-rouge du fait de sa température — c’est le rayonnement du corps noir. Ce rayonnement modifie les propriétés des atomes, et ainsi la fréquence de l’horloge atomique. Cette fréquence doit donc être corrigée en fonction de la température de l’environnement, dans la limite de notre connaissance de celle-ci.
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2.2.2
Pourquoi utiliser des atomes froids ?
Au-delà des effets d’ordre électromagnétiques, la principale perturbation systématique dans le fonctionnement d’une horloge atomique est due au mouvement des atomes, via l’effet Doppler. À cause du déplacement des atomes, la fréquence de l’onde électromagnétique leur paraît plus petite ou plus grande selon qu’ils s’éloignent ou se rapprochent de la source, à l’image d’une sirène émise par un véhicule en mouvement qui change de tonalité en fonction de la vitesse du véhicule. Alors que les premières horloges atomiques utilisaient des vapeurs ou des jets d’atomes à température ambiante, encore utilisés dans la plupart des horloges compactes commerciales ainsi que pour les horloges embarquées dans certains satellites, les meilleures horloges atomiques de laboratoire utilisent maintenant des atomes froids pour atteindre les meilleures performances. Cette technologie a permis une amélioration notable des horloges atomiques depuis leur première utilisation dans les années 1990. 2.2.3
Les horloges à atomes froids de césium
Dans les horloges à atomes froids de césium, un ensemble d’atomes refroidis par laser, produits dans une mélasse optique ou un piège magnéto-optique, avec une température de l’ordre du microkelvin est lancée verticalement à l’aide de faisceaux lasers qui leur donnent une impulsion (figure 2.3). Les atomes s’élèvent puis retombent selon une trajectoire balistique, de la même façon que tout objet en mouvement dans le champ de gravitation terrestre. Du fait de la ressemblance entre la trajectoire des atomes froids avec les trajectoires de gouttes d’eau lancées verticalement, ces horloges sont appelées des « fontaines atomiques ». Au cours de leur trajectoire, les atomes interagissent avec une onde électromagnétique dans le domaine micro-onde, d’autant plus longtemps que la trajectoire est haute. Plus ce temps d’interaction est long, meilleure sera la résolution avec laquelle le fréquence de la résonance atomique pourra être mesurée, selon le principe de Fourier. La plupart des fontaines atomiques ont une hauteur de l’ordre du mètre, ce qui fait une durée d’interrogation de l’ordre de la seconde. Enfin, un système de détection différentiel permet de déterminer la fraction d’atomes transférés dans l’état excité de la transition d’horloge, information qui est envoyée dans un système d’asservissement qui recentre la fréquence de l’onde électromagnétique sur la résonance atomique. Après plusieurs décennies de développement, le contrôle des effets systématiques, c’est-à-dire l’exactitude des horloges au césium, atteint le niveau de 10−16 : après un an de fonctionnement, ces horloges ne dévient que de quelques milliardièmes de seconde. Leur stabilité est limitée par le bruit de projection quantique (figure 2.2) qui introduit des fluctuations relatives de fréquence de l’ordre de quelques 10−14
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Chapitre 2. Instruments à atomes froids et métrologie
F IGURE 2.3. Schéma d’une fontaine atomique. Un ensemble d’atomes froids est préparé par refroidissement laser (dans une mélasse optique ou un piège magnéto-optique). Les atomes sont lancés sur une trajectoire balistique au cours de laquelle ils interagissent avec l’onde électromagnétique dans une cavité micro-onde. À la fin de leur trajectoire, un jeu de lasers mesure la quantité d’atomes transférés dans l’état électronique excité à la suite de l’interaction. La fontaine représentée ici, développée au LNE-SYRTE à l’Observatoire de Paris, fonctionne avec des atomes de césium, comme étalon primaire de fréquence, mais aussi simultanément avec des atomes de rubidium (partie grisée sur le schéma). Cette fontaine double permet de mesurer très précisément le rapport de fréquence entre les deux espèces atomiques, pour, par exemple, réaliser des tests de physique fondamentale (voir paragraphe 2.4).
d’une seconde à l’autre. Ces fluctuations se moyennent avec le temps, pour atteindre une résolution statistique de 10−16 après quelques jours de fonctionnement. Dans le monde, quelques unes de ces horloges sont en fonctionnement de façon quasiment continue, et servent en particulier à calibrer l’échelle de temps mondial TAI (temps atomique international) sur laquelle est calé le temps universel coordonné (UTC) à la base du temps civil dans la plupart des pays du monde. Un décalage de quelques secondes entre ces deux échelles de temps permet de garder UTC synchronisé avec la rotation de la Terre, pour compenser les irrégularités de cette dernière. Toutefois, il semble difficile d’améliorer significativement l’exactitude ou la stabilité des fontaines atomiques, tant leurs limitations sont fondamentales.
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2.2.4
Le piégeage des atomes pour améliorer la précision
Une des limitations des horloges au césium reste l’effet du mouvement des atomes. Malgré tout le soin pris pour annuler l’effet Doppler dans les fontaines atomiques, la vitesse résiduelle des atomes engendre des effets systématiques, limitant l’exactitude au niveau de 10−16 , qu’il serait très difficile de repousser encore. Fondamentalement, l’incertitude vient du fait que l’interrogation de la transition d’horloge ne modifie pas uniquement l’état d’énergie des électrons des atomes, mais aussi légèrement le mouvement des atomes. Pour améliorer les horloges, il faut alors utiliser des atomes froids piégés à la place d’atomes froids libres. Si le piégeage est réalisé avec une force suffisamment grande et dans une région de l’espace suffisamment petite — c’est le régime dit de « Lamb-Dicke » — le mouvement des atomes dans le piège ne peut plus être décrit par les lois de la physique classique, comme le serait par exemple un objet classique attaché à un ressort, mais par les lois de la physique quantique. Ainsi, l’énergie mécanique associée au mouvement des atomes ne peut prendre que quelques valeurs bien particulières, ou états quantiques, bien distinctes les unes des autres : le mouvement des atomes lui-même est quantifié en termes d’états motionnels, à l’instar du mouvement des électrons autour du noyau. Si l’on s’assure que le processus d’interrogation des atomes par l’onde électromagnétique de l’horloge ne fait pas changer l’atome d’un état motionnel à un autre, on garantit que le mouvement de l’atome n’a pas d’influence sur la fréquence de l’horloge. 2.2.5
Les horloges optiques et la future définition de la seconde
Les horloges optiques sont une nouvelle génération d’horloges qui utilisent le piégeage des atomes. De plus, la fréquence des résonances d’horloge utilisées est 10 000 fois plus grande que la fréquence des horloges au césium, ce qui fait que l’onde électromagnétique qui interagit avec les atomes n’est autre qu’un faisceau laser dans le domaine visible. Ces deux aspects combinés font que ces horloges sont déjà 100 fois meilleures que les horloges au césium, aussi bien en termes d’exactitude, de l’ordre 10−18 et de stabilité, de l’ordre de 10−16 après une seconde de fonctionnement, si bien qu’une horloge optique peut mesurer en une seconde un effet qui prendrait une journée entière à mesurer avec une horloge au césium. De plus, les limites fondamentales de ces horloges ne sont pas encore connues, et leur amélioration est toujours d’actualité. Les techniques de piégeage utilisées dans ces horloges dépendent de la nature des espèces atomiques utilisées. Pour piéger des atomes neutres, tels que le strontium, l’ytterbium, le mercure, on utilise des réseaux optiques (figure 2.4), alors qu’on piège des ions dans des pièges radiofréquences (piège de Paul, voir chapitre 6). Les horloges avec des atomes neutres offrent l’avantage de pouvoir interroger des
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Chapitre 2. Instruments à atomes froids et métrologie
F IGURE 2.4. Schéma d’une horloge à réseau optique à atomes de strontium. Les atomes sont ici piégés dans un réseau optique, c’est-à-dire dans un millier de puits de lumière formés par une onde laser stationnaire dans un résonateur optique, distants de moins d’un micromètre. Les atomes sont interrogés par un laser d’horloge pré-stabilisé sur une cavité ultrastable, et leur excitation est détectée par fluorescence.
dizaines de milliers d’atomes piégés en même temps, alors qu’il reste très difficile de piéger plusieurs ions à proximité les uns des autres sans les perturber de façon rédhibitoire. Ainsi, on peut dire que les horloges à atomes neutres sont équivalentes à dix mille horloges à ions qui fonctionnent en parallèle : les imperfections qui sont différentes pour chacun des atomes sont alors réduites par un effet de moyennage, comme le bruit de projection quantique qui limite la stabilité ultime de l’horloge. Les progrès dans le domaine des horloges optiques laissent penser que la seconde du Système International d’unités devra prochainement être redéfinie à partir de ces horloges. Le Comité international des poids et mesures a émis une liste de critères que ces horloges devront satisfaire avant une possible redéfinition, en termes de performance, de reproductibilité, de contribution au TAI, mais aussi en termes de moyens de comparaison entre ces horloges à l’échelle continentale voire mondiale.
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2.2.6
Les liens entre les horloges et les échelles de temps
Les horloges au césium peuvent être comparées à distance en utilisant les signaux GPS qui contiennent une information temporelle. C’est ainsi que les échelles de temps TAI et UTC sont construites. Toutefois, ces méthodes satellitaires ne sont pas suffisantes pour tirer parti de l’exactitude et de la stabilité des horloges optiques. Il faut en effet plusieurs jours de mesure avant que les bruits de fréquence des horloges GPS et de la propagation des signaux dans l’atmosphère terrestre puissent se moyenner au niveau de 10−16 . Pour comparer des horloges optiques distantes, il est alors nécessaire d’installer des moyens de comparaison terrestres. C’est ainsi que plusieurs laboratoires de métrologie européens sont maintenant connectés par des fibres optiques. Le défi de la transmission d’un signal d’horloge par fibre est de faire face à l’atténuation des signaux, et aux perturbations introduites par les fibres, d’origine thermique et mécanique. Ainsi, les réseaux fibrés métrologiques utilisent des méthodes d’annulation des fluctuations de phase via un aller-retour dans la fibre, couplées à l’utilisation d’amplificateurs optiques bidirectionnels. Ces liens sont maintenant utilisés pour comparer des horloges optiques avec des résolutions mille fois meilleures que les méthodes satellitaires, et en un temps d’intégration de quelques heures seulement. 2.3
Interféromètres atomiques
Le principe de superposition quantique peut encore être exploité pour construire des interféromètres atomiques qui seront sensibles non plus à la fréquence de transition entre deux niveaux de l’atome, mais aux forces inertielles qui s’appliquent sur l’atome. Ici les états quantiques qui vont nous intéresser sont ceux du mouvement « externe » des atomes, déterminé par la position et la vitesse des atomes, par opposition au mouvement « interne », lié à l’énergie des états électroniques internes à l’atome. Nous décrivons dans ce paragraphe le principe de fonctionnement de ces interféromètres, les différents types de capteurs inertiels de très haute sensibilité qu’ils permettent de réaliser, ainsi que certaines de leurs applications. 2.3.1
Principe d’un interféromètre atomique, similarités et différences avec une horloge au césium
Les interféromètres atomiques exploitent le caractère ondulatoire de la matière et la possibilité de faire interférer les ondes de matière. Les atomes ne se comportent pas seulement comme des particules, mais aussi comme des « paquets
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Chapitre 2. Instruments à atomes froids et métrologie
d’onde », qu’on peut « séparer » et recombiner, comme on peut le faire avec les photons en interférométrie optique. Pour manipuler les paquets d’onde atomiques, il faut disposer d’outils physiques analogues aux lames séparatrices et aux miroirs qu’on utilise en optique, mais adaptés aux atomes. On peut en particulier utiliser des réseaux de diffraction matériels, constitués par des séries de fentes de largeurs de l’ordre de la centaine de nanomètres. Mais l’outil le plus efficace pour manipuler les paquets d’onde atomiques reste l’interaction avec des faisceaux laser. En effet, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre à la figure 1.2, lorsqu’un atome, de masse m, et initialement dans un état électronique f et dans un état d’impulsion p = mv, absorbe un photon qui lui permet de changer de niveau électronique, il absorbe aussi sa quantité de mouvement. Lorsque l’état excité e possède une durée de vie suffisamment longue, une impulsion lumineuse à la longueur d’onde λ de durée et d’intensité correctement ajustée placera l’atome dans un état superposition des deux états quantiques : le premier avec le niveau d’énergie f et l’impulsion p et le second avec le niveau d’énergie e et l’impulsion p + pa , où pa = h¯ k est l’impulsion du photon et k = 2π/λ est le nombre d’onde du laser. Ces deux états, qui ont des vitesses qui diffèrent d’une quantité h¯ k/m, appelée vitesse de recul, sont comme ceux de deux sous-paquets d’onde (d’un même atome !) qui vont donc se séparer spatialement pendant l’évolution libre qui suivra l’interaction avec l’impulsion lumineuse. Pour un atome alcalin, comme le rubidium ou le césium, cette vitesse de recul est de l’ordre de quelques mm/s, si bien qu’à l’issue d’un vol libre de l’ordre de la seconde, les deux paquets d’onde sont séparés d’une quantité macroscopique, de l’ordre de plusieurs millimètres. En pratique, on utilise le plus souvent non pas des transitions à un photon, mais des transitions à deux photons, dans lesquels les atomes changent d’état électronique en échangeant deux photons avec un champ lumineux constitué de deux lasers qui se propagent en sens opposés. Cet agencement de faisceaux, présenté à la figure 2.5, crée un réseau optique, comme ceux du chapitre précédent dans lesquels on peut piéger les atomes, mais qu’on va ici allumer pendant un temps très bref, de quelques microsecondes seulement, et sur lesquels les ondes de matière vont diffracter, comme des photons sur des réseaux matériels. Mais pour constituer un interféromètre, il faut encore recombiner ces souspaquets d’onde. Pour cela, on utilise une séquence d’impulsions laser. À l’aide de trois impulsions, séparées par des temps d’évolution libre T aussi longs que possibles, on peut respectivement séparer, rediriger et recombiner les paquets d’onde, comme représenté sur la figure 2.6. Les premières et troisièmes impulsions sont analogues à des lames séparatrices, alors que l’impulsion du milieu joue le rôle de miroirs, qui redirigent les paquets d’onde l’un vers l’autre après qu’ils se sont séparés. L’état des atomes en sortie de l’interféromètre est là encore
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F IGURE 2.5. Sous l’action d’une impulsion laser, réalisée ici à l’aide de deux faisceaux laser se propageant en sens opposés, l’atome, ici représenté comme un paquet d’onde incident, est placé dans un état quantique de superposition de deux paquets d’onde partiels, le premier transmis et le second réfléchi (ou « diffracté »). Ces deux paquets d’onde possèdent des vitesses différentes et vont donc se séparer spatialement lors de la phase de vol libre qui suit l’impulsion lumineuse.
un état de superposition des deux sous-paquets, qui vont donc de nouveau, après la troisième impulsion, se séparer, constituant ce qu’on appelle les deux ports de sortie de l’interféromètre. Dans cet interféromètre à deux ondes, la probabilité de détecter les atomes dans chacun des deux ports de sortie dépend d’une phase, la phase de l’interféromètre, qui est donnée par la différence de phase accumulée par les ondes de matière le long des deux chemins (on parle des deux « bras » d’un interféromètre). Ce type d’interféromètre atomique est sensible aux effets physiques qui pourront affecter les deux bras de façon différente, et en particulier aux interactions avec des champs électromagnétiques ou inertiels. La sensibilité de la mesure dépendra en général de la séparation physique entre les deux bras, et donc du délai 2T entre l’entrée et la sortie de l’interféromètre. Là encore, l’utilisation d’atomes froids est décisive, puisqu’elle permet d’augmenter ce délai, qu’on désigne comme la durée de l’interféromètre. Une architecture d’instrument très commune, et historique, est donc très voisine de celle des horloges micro-ondes. On commence par préparer un échantillon d’atomes froids, qu’on relâche en chute libre, et qu’on pourra dans certaines expériences lancer en l’air comme dans les fontaines atomiques pour maximiser la durée de l’interféromètre. On réalise ensuite, au lieu d’une série d’interactions micro-onde, une
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Chapitre 2. Instruments à atomes froids et métrologie
F IGURE 2.6. Une séquence de trois impulsions lasers, séparées par des temps de vol libre de durée
T , permet de réaliser un interféromètre atomique. Les premières et dernières impulsions jouent un rôle analogue à des lames séparatrices en optique, alors que l’impulsion du milieu joue le rôle de miroir pour les ondes de matière.
séquence d’impulsions lasers, qui crée l’interféromètre atomique, puis les populations dans les deux ports de sortie sont détectées à l’aide d’une détection différentielle analogue à celle des horloges. 2.3.2
Capteurs inertiels avec des interféromètres atomiques
Les atomes étant sensibles aux forces d’inertie, les trajectoires des deux bras de l’interféromètre, dans lesquels les atomes sont en fait en chute libre, sont affectées dans le référentiel de l’instrument (et de façon différente) par les accélérations et les rotations subies par le dispositif expérimental. La phase de l’interféromètre dépend en particulier de l’accélération le long de la direction des faisceaux lasers utilisés pour manipuler les paquets d’onde, mais aussi de la rotation perpendiculaire au plan qui englobe les deux bras de l’interféromètre. C’est ce qui permet de réaliser à l’aide de ces interféromètres des capteurs inertiels que sont les accéléromètres et les gyromètres. Un des avantages de ces capteurs inertiels atomiques est que leur facteur d’échelle, qui est le rapport entre la quantité physique mesurée (par exemple une tension ou un courant, ici une phase) et la grandeur inertielle qui nous intéresse (par exemple une accélération ou une vitesse de rotation) est parfaitement stable. Il est ici relié aux paramètres des lasers de l’interféromètre, à la durée de l’interféromètre ou encore à la vitesse des atomes. Par exemple, la phase liée à l’accélération a est donnée par φ = kaT 2 . Or, on peut déterminer (et contrôler) l’impulsion, qui est liée à la fréquence du laser, ainsi que la durée T avec une excellente précision, aussi bonne que celle des meilleures horloges atomiques si
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nécessaire. Cela garantit l’exactitude et la stabilité de la mesure d’accélération, à des niveaux bien meilleurs que pour des accéléromètres conventionnels, dont le facteur d’échelle, qui dérive dans le temps, doit être régulièrement étalonné. Par ailleurs, ces capteurs atomiques sont extrêmement sensibles. Pour une durée de l’interféromètre 2T de seulement 200 ms (ce qui correspond à une hauteur de fontaine de 5 cm seulement), on obtient pour des atomes de rubidium une phase de plus d’un million de radians pour une accélération égale à g, l’accélération de la pesanteur. Pour un bruit de mesure de cette phase de l’ordre du millième de radian (qui correspond typiquement au bruit limite lié à la détection dans ce type de capteur), on obtient une sensibilité sur la mesure de g de 6.10−10 en valeur relative. On peut donc utiliser ces méthodes d’interférométrie atomique pour réaliser des gravimètres, c’est-à-dire des instruments qui mesurent l’accélération de la pesanteur et ses variations, spatiales et temporelles. Pour cela, il suffit de lancer vers le haut ou de laisser tomber les atomes et d’aligner les faisceaux laser de l’interféromètre le long de la verticale (voir la figure 2.7). (a)
(b)
F IGURE 2.7. (a) Trajectoires des paquets d’onde atomiques dans un gravimètre atomique. Les lasers de l’interféromètre, qui sont alignés le long de la verticale, séparent, redirigent et recombinent les paquets d’onde, qui sont ensuite détectés par fluorescence. (b) Photographie de la chambre de chute du gravimètre du SYRTE. L’enceinte à vide repose sur une plaque en aluminium, placée sur une plateforme d’isolation des vibrations. Elle est entourée d’un blindage magnétique de forme cylindrique qui l’isole des perturbations des champs magnétiques externes. Au-dessus du blindage, est fixé un sismomètre qui mesure le bruit de vibration résiduel. Un système laser pour générer des atomes ultrafroids est placé autour du blindage. (Courtoisie de Sébastien Merlet)
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Chapitre 2. Instruments à atomes froids et métrologie
En pratique, le bruit de mesure est dominé largement par les vibrations du sol, dont les capteurs doivent être isolés avec la plus grande efficacité possible. Les sensibilités des meilleurs gravimètres atomiques sont en fin de compte de l’ordre de 5.10−9 g sur 1 seconde de mesure. En moyennant des mesures consécutives, on peut résoudre des variations de l’accélération de la pesanteur aussi faibles que 5.10−11 g (c’est à peu près l’accélération correspondant à l’attraction gravitationnelle d’une masse de 10 kg placée à 1 m en dessous ou au-dessus du capteur). On conçoit aisément qu’avec de telles sensibilités, on peut, en réalisant des cartes de g, mettre en évidence des anomalies de densité dans le sous-sol, liées à la présence de cavités, de réservoirs de fluides (gaz, pétrole) ou encore de gisements de minerais. En suivant l’évolution temporelle de g, on pourra encore étudier des phénomènes de transport de masse, comme la vidange de réservoirs hydrologiques par exemple ou encore la montée du magma dans un volcan. On peut aussi, à l’aide d’autres dispositions des faisceaux laser et d’autres trajectoires des atomes, mesurer les accélérations le long de l’horizontale, ou encore les vitesses de rotations autour des différentes directions de l’espace. D’autres séquences d’impulsion peuvent aussi être utilisées pour optimiser la sensibilité du capteur à telle ou telle grandeur inertielle d’intérêt. Par exemple, une configuration à 4 impulsions, réalisées sur des atomes lancés en fontaine sur plus d’un mètre de haut, ont permis d’atteindre des stabilités pour la mesure de vitesse de rotation à des niveaux qui rivalisent avec l’état de l’art des meilleurs gyromètres à fibre (qui sont cela dit beaucoup plus compacts). Mais, de nouvelles méthodes de séparatrices, que nous mentionnerons plus tard, ou encore le confinement des atomes dans des guides, pourront permettre d’augmenter la sensibilité et de réduire la taille des capteurs, ouvrant ainsi la voie à des utilisations nouvelles dans le champ d’application le plus naturel pour ce type d’instrument que constitue la navigation inertielle. La sensibilité des interféromètres aux forces d’inertie peut encore être exploitée pour effectuer des mesures d’accélération différentielle, c’est-à-dire la différence d’accélération entre deux nuages d’atomes interrogés par les mêmes faisceaux lasers. C’est la géométrie utilisée pour mesurer le gradient de gravité (on réalise un gradiomètre atomique avec deux interféromètres espacés le long de la verticale, de quelques dizaines de cm typiquement). Cette configuration d’instrument présente l’avantage considérable de rejeter efficacement le bruit de vibrations, parce qu’il perturbe les mesures des deux interféromètres de la même façon et qu’il disparaît quand on effectue la différence des deux mesures d’accélération. On peut donc les utiliser pour effectuer des mesures de gravité dans des environnements perturbés, sur le terrain ou embarqués sur des porteurs (avions, bateaux. . .) pour effectuer la cartographie du champ de pesanteur en couvrant de grandes étendues. On envisage même d’embarquer ce type
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de capteurs dans des satellites en orbite basse pour réaliser une carte complète du champ de pesanteur terrestre, avec une résolution spatiale et une précision meilleure que celle obtenue avec des missions utilisant des accéléromètres électrostatiques. Ces mesures de gravité depuis l’espace permettent de mieux comprendre les déplacements de masse sur la terre, liée à la dynamique des couches internes et externes de la Terre (circulation du magma, volcanisme, circulation océanique, vidange des bassins hydrologiques. . .). Ces gradiomètres ont aussi été utilisés pour déterminer la constante de gravitation de Newton par interférométrie atomique, en mesurant la perturbation du gradient de gravité provoquée par la présence de grosses masses test bien connues. On utilise aussi des accéléromètres en mode différentiel pour réaliser un test du principe d’équivalence d’Einstein, dont la conséquence est que tous les corps soumis à un même champ de gravitation (à l’exclusion de toute autre force extérieure, et donc dans le vide) chutent simultanément quand ils sont lâchés simultanément, quelles que soient leurs compositions internes. Le principe de la mesure revient donc à comparer les accélérations ressenties par deux atomes d’espèces différentes, par exemple de rubidium et de potassium. Une autre application remarquable de l’interférométrie atomique, c’est la mesure extrêmement précise de la vitesse de recul d’un atome. Ici, on communique aux atomes l’impulsion d’un grand nombre de photons, de l’ordre du millier, et on mesure leur changement de vitesse de façon extrêmement précise à l’aide d’un interféromètre atomique. Cette mesure de la vitesse de recul permet in fine une des déterminations les plus précises de la constante de structure fine, qui est la constante sans dimension qui caractérise la force des interactions électromagnétiques. 2.3.3
Maturité des instruments et transferts industriels
Près de trente ans après les premières expériences de démonstration, et après plus de vingt ans d’études poussées de leurs limites de performances, les capteurs atomiques basés sur l’interférométrie atomique jouissent aujourd’hui d’une bonne maturité technologique et ont, pour certains, démontré des performances meilleures que l’état de l’art classique. C’est tout particulièrement le cas des gravimètres atomiques, pour lesquels les applications concrètes ne manquent pas. Différents instituts se sont lancés dans le développement de gravimètres à atomes froids transportables, plus compacts, pour faciliter leur déploiement sur le terrain. Des premières campagnes de mesures hors du laboratoire ont déjà eu lieu, en particulier pour des sessions de mesures sur site fixe, dans des observatoires géodésiques ou pour des campagnes de comparaisons de gravimètres absolus, ou encore pour des campagnes de mesures embarquées sur
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Chapitre 2. Instruments à atomes froids et métrologie
(a)
(b)
F IGURE 2.8. Photographie du gravimètre atomique commercialisé par la société Muquans. (a) Le banc laser et l’électronique de contrôle. (b) La chambre de chute dans laquelle les atomes froids sont en chute libre.
des porteurs (bateau et avion). Les technologies clés ont par ailleurs fait l’objet de transferts industriels. Des gravimètres atomiques sont aujourd’hui commercialisés par la société française Muquans (voir figure 2.8), qui s’est appuyée pour le développement de ses instruments sur les recherches menées à l’Observatoire de Paris et à l’Institut d’Optique. Les premières unités ont déjà trouvé acquéreurs pour des applications principalement en géosciences : mesures de gravité dans des observatoires géodésiques, mesures de terrain pour l’hydrologie, la vulcanologie. . . 2.3.4
Nouvelles architectures
Ces succès ne signifient cependant pas que la recherche dans le domaine est terminée, bien au contraire. S’il est vrai que les limites des instruments basés sur des atomes refroidis par laser et sur des transitions à deux photons sont aujourd’hui bien comprises, de nouvelles pistes restent encore largement à explorer pour dépasser ces limites. En particulier, l’exactitude des mesures est limitée par les inhomogénéités de phase et d’intensité des faisceaux laser de l’interféromètre, auxquels sont sensibles les atomes parce qu’ils se déplacent dans ces faisceaux au cours de leur chute libre à cause de leur expansion balistique résiduelle. L’utilisation de faisceaux de meilleure qualité, mais surtout d’atomes beaucoup plus froids, dont les températures sont dans la gamme des dizaines de picokelvin plutôt que du
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microkelvin, et pour lesquels l’expansion balistique est beaucoup plus faible, permettront de limiter les biais liés à ces inhomogénéités. La sensibilité de la mesure est quant à elle en définitive limitée par la séparation des bras de l’interféromètre et par le bruit de détection, deux paramètres sur lesquels il est encore possible d’agir. Pour augmenter la séparation, on peut certes augmenter le temps d’interaction, en construisant des dispositifs de très grande taille (plusieurs fontaines de 10 m de haut sont en cours de développement), mais on peut surtout améliorer l’efficacité des séparatrices, en communiquant aux atomes une impulsion beaucoup plus importante que celles d’un ou deux photons. Et c’est possible, en utilisant des impulsions basées sur des processus de diffraction d’ordre élevé, et sur des successions de telles impulsions, ainsi que sur l’accélération des atomes dans des réseaux optiques en mouvement. On peut déjà aujourd’hui à l’aide de ces outils transférer, comme illustré sur la figure 2.9, l’impulsion de plusieurs centaines de photons, et la démonstration de gains remarquables en sensibilité ne saurait tarder. Enfin, pour diminuer le bruit de détection, on envisage d’utiliser comme sources des nuages d’atomes qui présentent des corrélations quantiques particulières (on parle d’états comprimés de spin ou de « spin squeezing » en anglais). En présence de telles corrélations entre les atomes, les fluctuations quantiques de la mesure sont plus faibles que lorsqu’on moyenne le résultat de la mesure sur un ensemble de N atomes
F IGURE 2.9. Séparation spatiale des paquets d’onde après différentes séparatrices à large transfert d’impulsion. Plus le transfert d’impulsion est grand, plus la séparation des paquets d’ondes est grande. Les atomes sont ici détectés par imagerie d’absorption après un délai de vol libre après leur interaction avec les séparatrices : on les éclaire alors avec un faisceau laser, dont l’intensité est absorbée là où se trouvent les atomes. (Courtoisie de Sven Abend, Université Leibniz d’Hanovre)
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Chapitre 2. Instruments à atomes froids et métrologie
√ indépendants : la sensibilité s’améliore alors comme 1/N, au lieu de 1/ N. Cette méthode est présentée plus en détail au chapitre 3. L’utilisation de ces nouveaux outils (atomes ultrafroids, séparatrices plus efficaces, états corrélés) devrait permettre d’augmenter par plusieurs ordres de grandeur la sensibilité des instruments ou de réduire leur encombrement, ouvrant la voie aux applications les plus ambitieuses. On peut mentionner, outre la navigation autonome et la mesure du champ de gravité depuis des satellites en orbite, la détection de matière noire ou encore la détection des ondes gravitationnelles dans des bandes de fréquence non couvertes par les détecteurs optiques, présents ou futurs, à l’aide de mesures différentielles d’accélération en réseaux d’interféromètres atomiques, sur des lignes de base de plusieurs kilomètres de longueur. 2.4
Sonder les lois fondamentales de la physique avec des atomes froids
Nous avons vu que les instruments de mesures fondés sur des atomes froids atteignent des précisions qu’aucun autre appareil de mesure ne peut atteindre. Ils rendent donc possibles de nombreuses applications, aussi bien en physique fondamentale qu’en sciences appliquées, à l’image des systèmes de positionnement par satellite, de type GPS, qui ont été rendus possibles au moment de leur développement par la réalisation d’horloges atomiques embarquées. 2.4.1
Gravimétrie et chrono-géodésie
La gravimétrie, c’est-à-dire l’étude des effets de gravitation engendrés par la Terre, est une application des interféromètres atomiques, mais aussi des horloges atomiques. Pour comprendre comment une horloge, qui mesure le temps, est sensible à la gravitation, il faut faire appel à la théorie de la relativité d’Einstein, qui stipule que le temps n’est pas le même à tous les endroits, mais dépend du potentiel gravitationnel. L’écoulement du temps est ainsi distordu par la proximité de masses importantes comme la Terre. Cet effet découle directement du principe d’équivalence qui affirme qu’on ne peut pas distinguer les effets d’une accélération des effets de la gravitation : comme l’effet de la première est de décaler les fréquences via l’effet Doppler, la deuxième doit également décaler les fréquences (figure 2.10). Cet effet est communément appelé le « décalage gravitationnel vers le rouge », en référence au fait que les fréquences sont diminuées par la gravitation. Ainsi, une horloge qui est abaissée verticalement d’un mètre à la surface de la Terre voit sa fréquence diminuer de 10−16 en valeur relative. Cet
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effet est donc aisément observé avec les horloges atomiques, et l’établissement d’une échelle de temps mondiale telle le temps atomique international doit le prendre en compte car les différentes horloges qui contribuent à ces échelles de temps peuvent se situer à des altitudes très différentes. Toutefois, si l’altitude, au sens gravitationnel du terme, est bien déterminée localement par les géophysiciens via des méthodes d’altimétrie ou de positionnement satellitaire, elle est difficile à établir de façon cohérente à l’échelle continentale à mieux que quelques centimètres. C’est là que pourront intervenir les horloges optiques : comparer des horloges à atomes froids optiques distantes avec une exactitude de 10−18 permettra de mesurer la différence de potentiel gravitationnel, c’est-àdire la différence d’altitude avec une précision de 1 cm. De telles comparaisons apporteraient aux géophysiciens une information inédite sur le potentiel gravitationnel terrestre, c’est-à-dire sur la structure interne de la Terre. De telles mesures avec les horloges seraient complémentaires de celles réalisées avec des gravimètres : alors qu’un gravimètre à atomes froids est sensible au champ gravitationnel, qui décroît comme l’inverse du carré de la distance entre la structure qui génère le champ et l’appareil de mesure, une horloge est sensible au potentiel gravitationnel qui décroît simplement comme l’inverse de la distance. Ainsi, une horloge donnerait des informations sur les structures plus profondes, au niveau du manteau terrestre.
(a)
(b)
F IGURE 2.10. Décalage vers le rouge gravitationnel. (a) Deux horloges accélérées et séparées d’une hauteur h sont comparées par l’envoi d’un signal électromagnétique de l’horloge A vers l’horloge B. Du fait de l’accélération, la vitesse des horloges à la réception et l’émission sont différentes. Ainsi, par l’effet Doppler, la fréquence de l’onde est plus faible à réception, d’une quantité ah/c2 . On dit qu’elle est décalée vers le rouge. (b) Le principe d’équivalence d’Einstein stipule qu’on ne peut distinguer accélération et gravitation. C’est pourquoi des horloges situées à différentes altitudes dans un champ gravitationnel sont désaccordées d’une quantité gh/c2 = ∆W/c2 où ∆W est la différence de potentiel gravitationnel entre les deux horloges (Crédit : P. Delva, SYRTE).
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Chapitre 2. Instruments à atomes froids et métrologie
2.4.2
Relativité générale et ondes gravitationnelles
Au lieu de mesurer précisément des petites variations du déplacement gravitationnel vers le rouge à la surface de la Terre, il est également envisageable de le mesurer à plus grande échelle, par exemple en comparant une horloge stationnaire sur Terre à une horloge embarquée sur un satellite. L’effet de décalage des fréquences devient alors tellement grand qu’on peut vérifier avec une précision inégalée s’il est en accord avec la prédiction de la relativité générale. C’est l’un des objectifs de la mission spatiale Pharao/ACES, au cours de laquelle une horloge à atomes froids de césium sera prochainement embarquée sur la station spatiale internationale. Pendant 18 mois, la fréquence de cette horloge sera comparée à la fréquence des meilleures horloges terrestres, avec à la clé un test inégalé de la relativité générale (figure 2.11). Une autre conséquence de la relativité générale est l’existence d’ondes gravitationnelles générées par des cataclysmes astronomiques, et qui se
F IGURE 2.11. L’expérience d’horloge à atomes froids spatiale Pharao (en haut à gauche) fera partie de la mission ACES (Atomic Clock Ensemble in Space) de l’agence spatiale européenne, embarquée à bord de la station spatiale internationale (ISS) (schéma : L. Cacciapuoti, ESA). En apesanteur, les atomes peuvent se déplacer librement pendant une durée beaucoup plus longue que sur Terre, augmentant ainsi la précision de l’horloge au césium. En profitant de la grande altitude à laquelle est située l’ISS, il sera possible de tester de façon inégalée le déplacement gravitationnel de la relativité générale, en comparant l’horloge Pharao aux horloges optiques au sol via un lien micro-onde.
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propagent dans le vide intergalactique jusqu’à arriver sur Terre, où elle perturbent presque imperceptiblement la mesure des distances. Ces ondes sont détectées depuis quelques années par les détecteur LIGO et VIRGO dans lesquels des faisceaux laser mesurent des variations de distances entre des miroirs avec une résolution de 22 chiffres après la virgule. Le passage de l’onde gravitationnelle, par la déformation de l’espace-temps qu’elle occasionne, fait légèrement osciller cette distance en accord avec les modèles de fusion de trous noirs. Ces détecteurs ne peuvent toutefois détecter certaines ondes de fréquence plus petites car leur signal est noyé dans les vibrations résiduelles des miroirs, d’origine sismique. Pour résoudre ce problème, on peut envisager d’insérer des interféromètres atomiques dans les bras d’un détecteur d’ondes gravitationnelles. La référence des distances serait alors des atomes froids en chute libre dans le vide, qui, à la différence des miroirs, ne sont donc pas soumis au vibrations du sol. Le projet MIGA a pour but de réaliser un premier prototype d’un tel détecteur afin d’en démontrer le principe. De façon plus prospective, il a également été proposé de détecter des ondes gravitationnelles avec une constellation de satellites dans l’espace embarquant des horloges optiques de très grande précision, mais une telle application est encore futuriste.
w Clocks/Earth
w Earth/CMB
F IGURE 2.12. Les comparaisons d’horloges entraînées par la rotation de la Terre, qui voyage elle-même à plusieurs centaines de km/s dans la galaxie, permettent de vérifier le principe d’invariance de la vitesse de la lumière : les fréquences des horloges ne doivent pas dépendre du déplacement de ces horloges par rapport à un hypothétique référentiel privilégié tel que le référentiel du fond diffus cosmologie, issu du Big-Bang. Sur cette figure, on montre trois horloges, situées en France, en Allemagne et au Royaume-Uni qui, via leurs longitudes et latitudes différentes, se déplacent avec des vitesses différentes. À ce jour, ces comparaisons offrent un des tests les plus poussés vérifiant ce principe d’invariance.
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Chapitre 2. Instruments à atomes froids et métrologie
D’autres tests concernent la théorie de la relativité restreinte. Cette théorie stipule que dans l’Univers, aucune direction n’est privilégiée. Par exemple, la vitesse de la lumière est une constante, quelle que soit la direction d’où elle provient. On peut vérifier cette hypothèse en comparant des horloges optiques à l’échelle continentale via des liens par fibre optique : du fait de la rotation de la Terre, des horloges situées à différents endroits évoluent à des vitesses différentes par rapport au reste de l’Univers (figure 2.12). Ainsi, l’observation d’une différence de fréquence entre les horloges variant au cours d’une journée serait une preuve de la violation de l’hypothèse d’invariance de la vitesse de lumière. A contrario, l’absence d’une telle observation permet de mettre des bornes de plus en plus restrictives sur une possible violation cette invariance. De tels tests ont déjà été réalisés en Europe, et les progrès continus dans l’amélioration des horloges optiques permettront d’encore améliorer ces tests. 2.4.3
Modèle standard et matière noire
Alors que le modèle standard des particules décrit avec une étonnante précision tous les phénomènes physiques observés sur Terre, en particulier dans les détecteurs de particules, celui-ci est mis en défaut par des observations astronomiques qui mettent en évidence l’existence dans les galaxies de matière, de nature pour l’instant inconnue, qui interagit avec la matière ordinaire par l’interaction gravitationnelle. Pourtant, les particules constituant cette matière inconnue ne sont pas « visibles » car elles n’interagissent pas, ou très peu, avec la matière ordinaire via l’interaction électromagnétique, ni même via les interactions nucléaires. Ces particules sont ainsi appelées « matière noire ». Comme les instruments de mesure utilisant des atomes froids sont parmi les plus sensibles, ils pourraient offrir la possibilité de déceler une éventuelle interaction entre la matière ordinaire et la matière noire, offrant ainsi une opportunité de caractériser cette dernière. En effet, via cette hypothétique interaction, le passage de matière noire à travers la Terre modifierait les propriétés usuelles de la matière ordinaire, et donc les résultats de certaines mesures comme les valeurs de rapports de fréquences entre des horloges atomiques utilisant des espèces atomiques différentes. Plusieurs campagnes de comparaison internationales simultanées entre des horloges atomiques optiques ont déjà permis de poser des limites supérieures à ce phénomène, dans le cadre de certains modèles de matière noire. Dans le futur, des réseaux mondiaux d’interféromètres atomiques tenteront également de détecter la matière noire.
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3 Atomes et photons uniques : échange d’information quantique Jakob Reichel professeur à Sorbonne Université, Laboratoire Kastler-Brossel, Paris Nous connaissons la matière grâce à lumière. La présence d’un corps se révèle à nous par la lumière qu’il diffuse vers nos yeux, ou par celle qu’il cache quand il jette un ombre. Les atomes ne font pas exception à cette règle : depuis les débuts de la mécanique quantique, presque toute l’information que nous avons sur leur existence et leurs propriétés nous parvient par leur interaction avec la lumière (voir la figure 3.1). Grâce aux atomes froids, il est devenu possible d’observer un par un les atomes individuels, de les utiliser comme porteurs d’information quantiques, et de les mettre dans des états intriqués sans équivalent classique. Qu’est-ce qui se passe au niveau des atomes et photons individuels dans ces situations ? 3.1
Voir un atome unique
Voir un objet, c’est voir comment il transforme la lumière qui l’illumine, en l’absorbant et en la diffusant. Ces processus ont leur origine au niveau des atomes qui constituent l’objet. En principe, rien n’empêche de voir un atome unique. Pourquoi, alors, ne nous a-t-on pas montré des atomes individuels au lycée, sous un microscope ? Le problème est double : d’une part, la quantité de lumière absorbée et émise par un seul atome est faible, et d’autre part, les atomes
(a)
(b)
F IGURE 3.1. (a) Spectres d’émission de l’hydrogène (en haut) et du sodium (en bas). Chaque couleur correspond à une résonance atomique. Tout le reste du spectre visible n’est ni émis, ni absorbé par cet atome. Le spectre est l’empreinte digitale de l’atome, chaque espèce atomique possédant un spectre qui lui est propre. L’observation de ces spectres est devenue possible à la fin du 19e siècle ; elle a joué un rôle déterminant dans la découverte de la mécanique quantique. (b) Image en fluorescence d’un nuage d’atomes de sodium refroidis par laser dans une enceinte à vide (voir le chapitre 1). Le nuage au centre de l’image contient 600 millions d’atomes à une température de 300 microkelvin. La couleur orange du nuage est celle de la raie d’émission la plus intense du sodium visible dans le spectre à gauche (A. Schwettmann, University of Oklahoma).
d’un gaz comme l’air, à température ambiante, se déplacent à des vitesses élevées, s’échappant du champ de vision trop vite pour qu’un détecteur puisse capter un nombre important de ces photons. En 1953, alors que la mécanique quantique était déjà fermement établie, le grand physicien Erwin Schrödinger a pu affirmer que « nous ne travaillons jamais avec un seul électron, atome ou molécule. . . Nous prétendons parfois le faire dans des expériences de pensée, mais cela entraîne invariablement des conséquences ridicules ». En plus de montrer que même les plus grands scientifiques peuvent se tromper, la citation témoigne de la difficulté à isoler et observer une particule quantique unique. Aujourd’hui, grâce au refroidissement et au piégeage laser, les atomes uniques font partie de la « boîte à outils » de la recherche quantique. Les observer est le premier pas. Quand un atome est illuminé par un faisceau lumineux résonnant — c’est-àdire, dont la couleur correspond à l’une des résonances atomiques — il absorbe un photon du faisceau, puis le réémet par émission spontanée. Cette émission, appelée aussi « fluorescence », se produit dans une direction aléatoire, indépendante de la direction du faisceau (cf. chapitre 1). Pour détecter la présence de l’atome, nous avons deux possibilités (voir la figure 3.2) : placer un détecteur dans une direction transverse, pour détecter une partie des photons de fluorescence, ou détecter l’affaiblissement du faisceau incident, en plaçant le détecteur dans ce faisceau en aval de l’atome. Chacune des deux méthodes a ses avantages et ses inconvénients, comme nous allons voir. Historiquement, c’est dans les pièges à ions (cf. chapitre 6) que cet exploit a été accompli pour la première fois. Les ions étant des particules chargées, on
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Chapitre 3. Atomes et photons uniques : échange d’information quantique
F IGURE 3.2. Un atome illuminé par un faisceau de lumière résonnante (flèches ondulées) absorbe des photons, puis les réémet par émission spontanée dans une direction aléatoire. Pour détecter, voire imager l’atome, on peut collecter les photons spontanés (détection par fluorescence, à gauche) ou l’affaiblissement du faisceau (détection par absorption, à droite). Notons que dans les deux cas, l’atome subit le recul du photon absorbé et émis. Nous allons voir dans la suite une troisième méthode dans laquelle ce recul est absent.
peut les piéger par la force de Coulomb qui est très forte. Ainsi, un ion reste piégé même après avoir subi le recul d’un grand nombre de photons absorbés et émis. La figure 3.3 montre une photo de cinq ions de béryllium suspendus dans le vide entre les électrodes d’un piège à ions. Les ions sont illuminés par un faisceau laser résonnant, ce qu’on voit est la fluorescence de chacun des ions. Les pièges pour atomes neutres sont bien moins forts. Pour voir un seul atome neutre, il faut alors trouver des méthodes plus douces, plus économes en photons, pour moins le secouer. Une première idée consiste à détecter l’absorption plutôt que l’émission spontanée. En effet, une image comme celle de la figure 3.2 n’exploite que les photons incidents sur la lentille d’entrée de la caméra — une petite fraction seulement de ceux qui ont été émis par l’atome, les autres étant partis dans d’autres directions de l’espace sans contribuer à l’image. En mesurant l’absorption, en revanche, chaque photon absorbé puis émis contribue au signal utile : c’est l’« ombre » de l’atome qui constitue le signal. On détecte donc la présence de l’atome par l’affaiblissement qu’il produit dans le faisceau qui lui est envoyé. Mais cet affaiblissement n’est pas complet : une partie des photons traverse la zone d’interaction sans être absorbé, et constitue un fond sur le détecteur. Si ce fond est trop important, ses fluctuations risquent de cacher le signal. Dans cette méthode, il faut donc chercher l’absorption la plus complète possible. Un atome absorbe les photons qui passent à travers sa « section efficace », disque imaginaire autour de l’atome dont le rayon est proche de la longueur d’onde résonnante. Si un photon passe à une distance plus petite
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F IGURE 3.3. Photo de cinq ions de béryllium suspendus dans le vide entre les électrodes d’un piège à ions. Les ions sont illuminés par un faisceau laser, dont ils absorbent une petite partie pour la réémettre par émission spontanée dans toutes les directions de l’espace. Sur la photo, on ne voit pas ce faisceau car il n’est pas dirigé vers la caméra. En revanche, une petite partie de l’émission spontanée va vers cette caméra, suffisante pour voir les ions très clairement au centre de l’image (D. Wineland, NIST Boulder).
que cette longueur, l’atome l’absorbe, sinon, le photon est transmis. Pour maximiser l’absorption, il faut donc focaliser le faisceau jusqu’à ce que la taille du point focal soit proche de la section efficace — une focalisation extrême, qui nécessite une lentille très perfectionnée, optimisée pour cette tâche. La figure 3.4 montre une expérience faite en 2017 à l’université nationale de Singapour (NUS) qui utilise cette méthode. Un atome unique est refroidi par laser et piégé entre deux lentilles asphériques de très bonne qualité. Un faisceau laser accordable traverse la première lentille, qui le focalise sur l’atome. La deuxième lentille le renvoie ensuite vers une photodiode. La courbe montre le signal de la photodiode lorsque la fréquence du laser est balayée à travers la résonance atomique. Loin de la résonance, le faisceau traverse la zone sans absorption, le signal de la photodiode est maximal. Quand la fréquence du laser atteint la résonance, l’atome absorbe jusqu’à 18 % de l’intensité, ce qui est suffisant pour détecter sa présence avec un bon rapport signal à bruit. La difficulté d’une telle expérience vient de la faible probabilité d’absorption de l’atome : pour obtenir un résultat comme celui de la figure 3.4, il faut focaliser le faisceau jusqu’à la limite du possible, en utilisant l’un des meilleures objectifs de microscope qui existent, tout en piégeant l’atome exactement au point focal. Et même dans ce cas, comme cette expérience le montre, l’absorption est loin d’être complète.
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Chapitre 3. Atomes et photons uniques : échange d’information quantique
(a)
(b)
F IGURE 3.4. Détection d’un atome unique par absorption. (a) L’atome est refroidi par laser et piégé entre deux lentilles convergentes. Un faisceau laser est focalisé sur l’atome par la première lentille, puis collecté par la deuxième. Quand le laser est résonnant avec la transition atomique, une partie des photons du laser sont absorbés par l’atome puis diffusés par émission spontanée dans toutes les directions de l’espace. Le faisceau est donc affaibli. Une photodiode (non montrée sur l’image) détecte les photons qui restent dans le faisceau. (b) Pourcentage de photons restant dans le faisceau en fonction de la fréquence du laser. La fréquence est mesurée par rapport à une référence, la résonance atomique correspond à 49 MHz sur l’abscisse. Quand le laser est accordé à cette fréquence, il est affaibli à 82 % de son intensité hors résonance, les 18 % manquants correspondent à l’absorption de l’atome unique. Ce signal est facilement détectable : le bruit expérimental est quasiment indiscernable sur la figure. Ce beau résultat est rendu possible par l’association d’une bonne maîtrise du piégeage d’atomes froids et d’un système optique très performant (C. Kurtsiefer, National University of Singapore).
3.2
L’apport des cavités
Pour contrer ce problème et obtenir une absorption complète, on peut se servir d’une cavité optique (figure 3.5). Dans une telle cavité, un faisceau entrant par l’un des miroirs peut circuler un grand nombre de fois. Placer des atomes dans une cavité augmente de manière spectaculaire leur probabilité d’absorption grâce à ces multiples passages. Cet effet est exploité depuis longtemps en spectroscopie, dans la détection très sensible des gaz en faible concentration par exemple. Cependant, dans les cavités utilisées dans ce domaine, les pertes des miroirs sont trop grandes et le champ optique s’étend sur un trop grand volume pour que les effets liés aux atomes et photons individuels jouent un rôle important. Le régime contraire — le plus intéressant du point de vue quantique — est celui dit de « couplage fort ». Dans ce régime, chaque photon entrant dans la cavité y est absorbé par l’atome, puis réémis dans le mode de la cavité, réabsorbé à nouveau, et ainsi de suite. Pour que ce processus d’échange cohérent d’énergie entre l’atome et la cavité puisse avoir lieu sans être interrompu par la perte du
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(a)
(b)
(c)
T
λ
F IGURE 3.5. Principe d’une cavité optique. (a) La lumière entrant par le premier miroir fait des allers-retours entre les deux miroirs se faisant face. À chaque réflexion, les miroirs laissent passer une petite fraction du faisceau. Dans l’image, nous avons choisi un petit angle pour séparer les différents allers-retours. En réalité, le faisceau incident est aligné avec l’axe de la cavité, si bien que toutes les réflexions se superposent parfaitement. (b) Quand la longueur de la cavité est un multiple de la demi-longueur d’onde, un phénomène de résonance se produit. Les différentes réflexions se superposent en phase, formant une onde stationnaire de grande amplitude dans la cavité. Hors résonance, ils s’annulent en moyenne. Dans ce cas, le champ dans la cavité reste faible, et la transmission aussi. Tout se passe alors comme si le deuxième miroir était absent : le faisceau est presque intégralement réfléchi par le premier miroir. (c) Lorsqu’on varie la longueur d’onde λ du faisceau incident, on observe une transmission T à chaque fois que la condition de résonance est remplie. À chaque résonance successive, le nombre de nœuds du champ dans la cavité change d’une unité.
photon, il faut des cavités d’une grande perfection. En effet, les deux sources de perte sont l’émission spontanée de l’atome (qui fait partir le photon dans un autre mode que celui de la cavité) et les imperfections des miroirs (qui peuvent absorber le photon ou bien le diffuser dans une direction quelconque). Il faut donc rendre le taux du couplage cohérent supérieur aux deux taux de pertes. Pour vaincre l’émission spontanée, la solution consiste à augmenter le taux de couplage cohérent en réduisant la taille du mode optique dans la cavité. Cela a deux effets, tous deux bénéfiques : tout d’abord, plus le mode optique est focalisé sur l’atome, plus le taux de couplage augmente. Ensuite, si les miroirs de la cavité couvrent une grande partie de l’espace autour de l’atome, la cavité peut aussi bloquer une partie des modes de sortie normalement accessibles aux photons spontanés, et réduire ainsi son taux. Observer des effets quantiques dans le couplage atome-photon nécessite donc des miroirs miniaturisés, courbés pour focaliser le mode, et placés à une distance sub-millimétrique. Puis, pour réduire le taux des pertes des miroirs, il faut que leur couche réfléchissante soit d’une qualité extrême : aucune impureté ne doit absorber le photon, aucune aspérité de la surface l’« éjecter » de la cavité. En somme, il faut que la cavité devienne une véritable cage à photons, semblable à la « boîte à photons » imaginée par Einstein et Bohr dans l’une de leurs expériences de pensée. Ici, comme souvent, c’est donc un progrès technologique qui a été la clé pour ouvrir un nouveau
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Chapitre 3. Atomes et photons uniques : échange d’information quantique
champ de recherche, celui connu aujourd’hui sous le nom d’électrodynamique quantique en cavité (CQED). Le défi technologique a été relevé par une poignée de chercheurs visionnaires, qui avaient compris qu’il fallait « gravir cette colline pour accéder aux champs fleuris qui se cachaient de l’autre côté », comme l’a dit le chercheur américain Jeff Kimble. Deux noms sont particulièrement associés à ce champ de recherche, celui de Serge Haroche, récipiendaire du prix Nobel de 2007 pour ses travaux de CQED dans le domaine des micro-ondes, ainsi que celui de Jeff Kimble qui, lui, a développé ce champ dans le domaine optique. Même si nous ne pouvons pas exposer ici toute la richesse de cette recherche, une des ses manifestations les plus emblématiques est indispensable pour comprendre le rôle des cavités comme détecteurs d’atomes uniques. Il s’agit du doublet de Rabi.
3.3
Couplage fort entre un photon et un atome : le doublet de Rabi
Que se passe-t-il si l’on place un atome dans une bonne cavité dans le régime de couplage fort ? Si la cavité est désaccordée par rapport à la résonance atomique, l’effet est simple : la présence de l’atome déplace la fréquence résonnante de la cavité. Cet effet existe déjà en régime de couplage faible, même s’il y est plus petit. Le signe du déplacement — vers les fréquences plus basses ou plus élevées — dépend du signe du désaccord — fréquence de cavité plus basse ou plus élevée que la fréquence atomique. Mais que se passe-t-il si la cavité est accordée à la résonance atomique ? Pour des raisons de symétrie, nous ne nous attendons ni à une augmentation ni à une diminution de la fréquence de résonance dans ce cas. Un modèle quantique très simple, introduit par Jaynes et Cummings au début de l’époque des lasers, permet de faire une prédiction : ce qui doit se passer est un dédoublement de la fréquence de résonance. Le système couplé, atome plus cavité, possède alors deux résonances, appelées « doublet de Rabi ». Ils sont disposés symétriquement de part et d’autre de la résonance non couplée, et séparés de cette dernière par le montant de la fréquence de couplage cohérent (figure 3.6). En fait, un tel phénomène de dédoublement de résonance se produit aussi dans le monde classique à chaque fois qu’on couple deux systèmes oscillants. Ce qui fascine ici est le fait qu’un seul atome et un seul photon dans la cavité suffisent pour le produire. Lorsqu’on accorde le faisceau laser incident à l’une des fréquences de résonance, on crée dans la cavité un état « hybride », mi-photon, mi-excitation atomique, grâce à l’échange cohérent d’énergie entre ces deux entités fortement couplées. Dans le domaine optique, le doublet de Rabi a été observé pour la première fois en 1992 par Jeff Kimble
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(a)
(b)
(c)
F IGURE 3.6. Doublet de Rabi. (a) On considère un atome unique fortement couplé à un mode de cavité. Un faisceau sonde de fréquence variable est envoyé au système (atome+cavité) et sa transmission mesurée. Le faisceau est très atténué pour avoir au maximum un seul photon dans la cavité à un instant donné. (b) Le graphe montre l’intensité transmise en fonction de la fréquence du laser. Courbe en trait fin : transmission de la cavité vide ; courbe en trait gras : transmission en présence de l’atome. À la place de la résonance unique de la cavité vide, on observe deux résonances de part et d’autre de celle-ci : c’est le doublet de Rabi. L’écart en fréquence entre les deux résonances du doublet correspond à deux fois la fréquence de couplage atome-photon (Roger Gehr, thèse de doctorat, Laboratoire Kastler-Brossel/Université Pierre et Marie Curie, 2011). (c) Un dédoublement de résonance se produit aussi dans les systèmes classiques, dès lors qu’on couple deux oscillateurs, ici deux pendules couplés par un ressort. Dans le cas du doublet de Rabi, un seul photon suffit pour provoquer ce phénomène.
et son équipe au California Institute of Technology. Un exemple plus récent est montré sur la figure 3.6.
3.4
L’atome comme qubit
Les expériences fondatrices de l’électrodynamique quantique en cavité étaient motivées par le désir de mieux comprendre le monde quantique. De manière inespérée, elles ont ensuite ouvert la voie à un nouveau domaine riche en applications futures, celui de l’information quantique. Dans ce domaine, un atome ou autre objet quantique est considéré comme porteur élémentaire d’information. Les phénomènes spécifiquement quantiques — superpositions d’états, corrélation non classique de plusieurs objets, rétroaction de la mesure — donnent lieu à des nouvelles méthodes de traitement d’information, originales et puissantes (voir encadré). Le premier pas consiste à coder dans l’état d’un atome une information binaire, |0i ou |1i. Pour ce faire, une manière naturelle consiste à se servir de deux états internes stables de l’atome. Il peut s’agir d’états de spin, propriété atomique qu’on peut représenter par une petite flèche pouvant pointer dans deux directions opposées. Chacune de ces deux orientations possibles
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Chapitre 3. Atomes et photons uniques : échange d’information quantique
correspond alors à l’un des deux états binaires, |0i et |1i. L’atome devient ainsi un élément de mémoire quantique, capable de stocker un qubit d’information. Ce qubit peut prendre la valeur |0i ou la valeur |1i comme un bit classique, mais il peut aussi se trouver dans une superposition quantique de ces deux valeurs, où chacun des deux états |0i et |1i possède une amplitude de probabilité. En physique atomique, on n’a pas attendu l’information quantique pour s’intéresser à ces superpositions. En effet, ce sont ces mêmes superpositions qu’on prépare, par exemple, dans les horloges atomiques pour mesurer une fréquence d’oscillation propre à l’atome (voir le chapitre 2). Aujourd’hui, les concepts de l’information quantique les font apparaître sous un nouveau jour. En même temps, la physique atomique et le domaine des atomes froids en particulier disposent d’une boîte à outils hors pair qui est mise à profit pour manipuler l’information quantique. Les qubits et l’information quantique L’information dans nos ordinateurs est stocké et traité sous forme binaire : l’unité fondamentale de l’information est un bit, qui peut prendre l’une de deux valeurs possibles, |0i ou |1i. Toute opération d’un ordinateur — que ce soit un calcul mathématique, une retouche d’une photo ou le visionnage d’une vidéo — peut se décrire comme une transformation de données : l’ordinateur transforme une valeur initiale (« registre d’entrée ») en une valeur finale (« registre de sortie »). Si l’on utilise un système quantique à deux niveaux pour représenter un bit — par exemple, un spin qui peut pointer vers le haut ou vers le bas — alors le principe de superposition s’applique, comme pour tout système quantique. Un bit quantique, ou « qubit », peut donc se trouver dans une superposition des deux états, où il est « à la fois 0 et 1 ». Un ordinateur quantique, qui utilise ces qubits, est capable en principe de faire en même temps les calculs correspondant aux deux valeurs : c’est le « parallélisme quantique ». Or, les résultats de ces calculs parallèles constituent eux aussi une superposition d’états. Pour y accéder, il faudra faire une mesure. . . qui va projeter le registre de sortie dans un seul des résultats possibles. Malgré cela, il est possible pour certains problèmes spécifiques d’exploiter le parallélisme quantique et d’obtenir un avantage sur les meilleurs algorithmes classiques. C’est le cas notamment de la factorisation de nombres entiers (algorithme de Shor). Une autre particularité du qubit est que sa lecture constitue une mesure au sens quantique, qui provoque donc une rétroaction sur le qubit et modifie son état. Par conséquent, quand un qubit est utilisé dans un système de communication, il est impossible pour un espion de connaître sa valeur sans laisser de trace. C’est l’idée de base de la cryptographie quantique.
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3.5
Des cavités miniaturisées
Inspirés par les nouvelles idées de l’information quantique, les chercheurs ont développé une multitude de cavités miniaturisés dont l’objectif commun est de concentrer autant que possible le mode lumineux de la cavité pour augmenter son couplage aux atomes (figure 3.7). Chacune de ces cavités a été conçue pour avancer vers le couplage parfait entre un photon — considéré comme un « qubit volant » — et un qubit matériel spécifique : atome, boîte quantique semiconductrice, centre coloré du diamant. . . D’autre part, une fois mis au point, chacune (a)
(b)
(c)
F IGURE 3.7. Différents types de cavités miniaturisées. Pour chaque type, la figure montre le principe (en haut) et une réalisation (en bas). Le matériau utilisé est le même dans les trois cas, la silice fondue (un verre de haute qualité optique). (a) Cavité Fabry-Perot (cf. figure 3.5). Dans ce type de cavité, l’intensité lumineuse est localisée dans l’espace libre entre les deux miroirs, ce qui facilite le couplage aux atomes. Sur la photographie, les miroirs sont les deux objets en forme de pointe de crayon en haut de l’image. La distance entre leurs deux surfaces, de l’ordre de 50 µm, est trop petite pour être visible sur la photo (J. Kimble, CalTech). (b) Résonateur toroïdal. La lumière se propage dans un mode de galerie le long du tore. Une partie de l’intensité optique est localisée à l’intérieur du verre, l’autre forme une onde évanescente à sa surface. Une fibre optique (montrée dans la figure de principe uniquement) permet d’exciter le mode de galerie (K. Vahala, CalTech). (c) Cavité à cristal photonique unidimensionnel. Les trous dans le guide d’onde (partie horizontale de la structure) sont de taille inférieure à la longueur d’onde. C’est la présence de ces trous qui modifie les propriétés optiques du guide, le transformant en cavité. Ici aussi, une partie de l’intensité électromagnétique (taches rouges dans l’image du haut) est localisée à l’extérieur du verre (M. Lukin, Harvard). Pour ce type de résonateur, comme pour le résonateur toroïdal, le couplage d’un atome nécessite son piégeage à une distance sub-micrométrique de la surface. Ce piégeage est possible à l’aide d’un piège dipolaire très confinant (en vert dans l’image du haut), mais la proximité de la surface tend à réduire la durée de vie de l’atome et à perturber ses niveaux d’énergie.
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Chapitre 3. Atomes et photons uniques : échange d’information quantique
d’entre elles a trouvé une multitude d’applications, parfois bien au-delà de la physique fondamentale. Il s’agit par exemple de nouveaux types de laser miniaturisés, de convertisseurs de fréquence ou de filtres fréquentiels pour la télécommunication fibrée. Ce sont autant d’exemples de l’avancée main dans la main de la recherche fondamentale et des nouvelles technologies. Une de ces cavités à fort potentiel est connue sous le sigle FFP, pour Fiber Fabry-Perot (figure 3.8). Depuis sa première démonstration par l’équipe de l’auteur au Laboratoire Kastler-Brossel en 2007, elle a été adoptée par plusieurs dizaines de laboratoires dans le monde. Il s’agit d’une cavité à base de fibres optiques. Le principe est celui de la cavité optique conçue par Charles Fabry et Alfred Perot à l’université de Marseille en 1897, que nous avons déjà vu dans sa version macroscopique (figure 3.5). La cavité Fabry-Perot, ou « le Fabry-Perot » comme l’appellent avec affection les chercheurs, est un instrument optique très répandu que l’on trouve non seulement dans les expériences de CQED, mais aussi dans les lasers, les réseaux de télécommunication, ou encore dans des (a)
(b)
F IGURE 3.8. Microcavité de type FFP (Fiber Fabry-Perot). Le principe est celui d’une cavité Fabry-Perot normale (cf. figure 3.5), mais chaque miroir est réalisé sur la pointe d’une fibre optique par usinage laser. Dans ce type de cavité, l’intensité lumineuse est presque entièrement localisée dans l’espace libre entre les deux fibres. Le volume du mode reste supérieur à ce qu’il peut être dans la cavité à cristal photonique, néanmoins la localisation du mode dans l’espace libre permet d’obtenir un meilleur couplage d’un atome sans le perturber. (a) Image prise par microscope électronique d’un miroir fibré. On voit la pointe de la fibre optique, d’un diamètre de 125 micromètres. Au milieu de la surface circulaire, on distingue la dépression concave qui constitue la surface du miroir. Malgré son apparence discrète, ce miroir possède des propriétés remarquables : son rayon de courbure est de l’ordre de 100 micromètres, plus de cent fois plus petit que ce qu’on peut réaliser avec le superpolissage traditionnel, tout en présentant une qualité de surface comparable (Image : D. Hunger). (b) Image montrant le principe de la cavité : deux miroirs fibrés se faisant face forment une cavité Fabry-Perot miniature. La lumière entre et sort par les fibres, simplifiant grandement l’utilisation dans des conditions difficiles, comme dans l’enceinte à vide d’une expérience à atomes froids (Image : B. Brandstätter).
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télescopes d’astrophysique. La nouveauté du FFP réside dans ses miroirs miniaturisés, usinés par laser sur la pointe d’une fibre optique. L’usinage laser permet de réaliser des miroirs concaves de taille micrométrique, tout en assurant une excellente qualité de surface. C’est la courbure des miroirs qui permet de concentrer le champ dans un volume minimal, tandis que la surface extrêmement lisse minimise les pertes. En outre, l’intégration du miroir à une fibre optique donne lieu à un instrument optique d’une élégante simplicité. En effet, c’est la construction même qui assure le bon couplage de la lumière qui est acheminée par la première fibre, entre dans la cavité puis la quitte par l’autre fibre, le tout sans avoir besoin d’alignement fastidieux entre les fibres et la cavité.
3.6
Détecter l’état d’un qubit
Pour pouvoir se servir des atomes comme qubits, il faut tout d’abord pouvoir mesurer l’état du qubit. Il s’agit là d’une généralisation du problème de détection d’atome unique, que l’électrodynamique quantique en cavité nous permet en principe de résoudre. Pour y parvenir, il a fallu associer l’application astucieuse de ses mécanismes physiques et l’emploi des cavités les plus performantes. L’un des meilleurs détecteurs est celui démontré au Laboratoire KastlerBrossel à Paris en 2010 en utilisant une cavité du type FFP que nous avons vu dans la section précédente. La figure 3.9 montre le principe de l’expérience. Le qubit est codé dans deux sous-niveaux de l’état fondamental d’un atome de rubidium, appelés états hyperfins. Ces deux états sont séparés d’un écart en énergie correspondant à une fréquence de 6,8 gigahertz. L’atome est piégé au centre de la cavité. La réponse de la cavité est mesurée de manière très classique : un faisceau sonde est incident sur la cavité, un premier détecteur compte les photons transmis, un deuxième, ceux qui sont réfléchis par la cavité. Cette dernière est accordée en résonance avec une transition optique qui relie l’état |1i à un état excité. Il s’agit en fait de la même transition couramment utilisée pour le refroidissement décrit au chapitre 1. Le faisceau sonde est également accordé à cette fréquence, et son intensité est suffisamment faible pour avoir moins d’un photon dans la cavité en moyenne. Comment cet arrangement permet-il de détecter l’état du qubit ? Considérons d’abord le cas où le qubit est dans l’état |0i. Grâce à son écart en fréquence, cet état se trouve loin de résonance et n’interagit quasiment pas avec la lumière du laser. Si l’atome est dans cet état, tout se passe donc comme s’il n’était pas là. Le faisceau sonde est transmis. En revanche, si l’atome se trouve dans l’état |1i, nous sommes dans la situation du doublet de Rabi (cf. figure 3.6). Pour la fréquence du laser, la condition de résonance n’est plus remplie. Par conséquent,
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Chapitre 3. Atomes et photons uniques : échange d’information quantique
(a)
(b)
(c)
(d)
F IGURE 3.9. Détection d’un qubit atomique sans émission spontanée. (a) Le schéma des niveaux atomiques comprend les deux états du qubit |0i et |1i ainsi qu’un état excité | ei. Le qubit atomique est placé dans une cavité Fabry-Perot fibrée, dans le régime de couplage fort, et illuminée par un laser sonde. Cavité et laser sonde sont accordés à fréquence de la transition |1i → | ei. (b) Quand l’atome se trouve dans l’état |0i, il est loin de résonance avec le laser et la cavité. Tout se passe alors comme si l’atome était absent : la cavité transmet le faisceau sonde. (c) Quand l’atome est dans l’état |1i, nous retrouvons la situation du doublet de Rabi (figure 3.6). Le laser se trouvant toujours à la fréquence de la cavité vide, il n’est plus résonnant avec le système, il est réfléchi par le premier miroir. En détectant la transmission ou la réflexion du faisceau (ou les deux), on mesure donc l’état du qubit. S’il se trouvait dans un état de superposition des deux états, la mesure le projette dans l’un d’entre eux, de manière aléatoire, suivant les amplitudes de probabilité de chaque état dans la superposition. Contrairement aux méthodes vues en début du chapitre, cette détection ne repose pas sur l’émission spontanée : si l’atome est en |0i, il se trouve dans la lumière du laser, mais ne l’absorbe pas car elle est loin de sa fréquence de résonance. S’il est en |1i, il n’absorbe pas non plus car la lumière ne l’atteint pas. (d) Photons enregistrés en transmission (courbe bleue) et en réflexion (courbe rouge) lorsque le qubit alterne entre l’état |1i (périodes marqués par un fond rose), et |0i (fond blanc). Chacun des signaux permet de distinguer les deux niveaux du qubit avec un excellent rapport signal à bruit.
il n’est plus transmis, mais réfléchi. Ainsi, nous voyons que l’atome qubit agit comme un commutateur, dirigeant le flux de photons sonde entièrement vers l’un ou l’autre des détecteurs, suivant son état. La figure 3.9 montre les signaux des deux détecteurs lorsque le qubit bascule d’un état à l’autre. On distingue très nettement les deux états avec un excellent rapport signal à bruit. Pour quantifier la performance de la détection, on détermine l’erreur de détection, c’est-à-dire
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la probabilité de détecter l’état |1i alors que l’atome se trouve dans l’état |0i, ou au contraire, de le détecter en |0i alors qu’il se trouve en |1i. Dans cette expérience, 100 microsecondes de détection suffisent pour déterminer l’état du qubit avec une erreur inférieure à 0,08 %, ce qui a établi une nouvelle référence de détection à haute fidélité, jamais atteinte auparavant pour un qubit atomique.
3.7
Stocker de l’information quantique dans des atomes froids : mémoires quantiques
Un autre élément clé des technologies quantiques est la mémoire quantique. Sa fonction est aussi simple à décrire qu’elle est difficile à réaliser : une mémoire quantique est un élément permettant de stocker la valeur d’un qubit et de la récupérer quand on veut. La tâche est autrement plus difficile que le stockage d’un bit classique car pour un qubit (comme pour tout système quantique) il est impossible de connaître toute l’information qu’il contient si l’on ne dispose que d’une seule copie. Une mesure du qubit ne donnerait que l’une des valeurs |0i et |1i, mais pas leurs amplitudes de probabilité, qui constituent pourtant cette information précieuse qui distingue le qubit de son cousin classique. Ce qui est possible, en revanche, est de transférer intégralement l’état du qubit — c’est-à-dire, toute l’information qu’il contient — d’un système physique vers un autre. C’est précisément cela la fonction d’une mémoire quantique. L’information arrive sous forme d’un « qubit volant » — un photon. La mémoire quantique transfère l’information du qubit volant vers un qubit stationnaire, de longue durée de vie. Ce dernier peut être un atome ou un autre système matériel possédant deux états quantiques. Les mémoires quantiques seront indispensables notamment dans les futurs systèmes de cryptographie quantique à grande distance (au-delà d’une centaine de kilomètres). Ces systèmes utilisent des photons pour la transmission. En effet, le photon étant une particule quantique, il peut lui aussi servir comme support d’un qubit. On peut coder l’information dans la présence ou l’absence du photon, ou, plus avantageusement, dans une propriété du photon comme par exemple sa polarisation. On peut alors transmettre ce qubit photonique par une fibre optique. Cependant, tout comme la lumière classique qui est utilisée dans la télécommunication actuelle, il subit un affaiblissement lors de la transmission. Dans le cas classique, il suffit de régénérer le signal tous les 100 km à peu près à l’aide d’un amplificateur. Ignorés du grand public, on trouve ces « répéteurs » le long des lignes de transmission à haut débit, placés dans des baraques près des autoroutes par exemple, où ils assurent le transport de nos pages web et vidéos en streaming. Pour l’information quantique, la tâche est plus délicate en raison
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Chapitre 3. Atomes et photons uniques : échange d’information quantique
de la fragilité des superpositions quantiques : la possibilité même d’un répéteur quantique n’était pas évidente a priori. Sa démonstration théorique est un résultat de recherche relativement récent, qui date du début des années 2000. Ce sont ces répéteurs quantiques qui nécessitent des mémoires quantiques pour fonctionner. Compte tenu de l’intérêt pratique de la communication quantique — qui est souvent considérée comme la plus mature des futures technologies quantiques — il n’est pas étonnant que le développement des mémoires quantiques soit devenu un champ de recherche important et très dynamique. L’une des approches les plus avancées consiste à utiliser un atome unique en cavité. La configuration générale est la même que celle que nous avons vue plus haut. Une fibre optique est connectée à la cavité. Les qubits photoniques transportés par cette fibre peuvent se trouver dans deux états de polarisation distincts, qui correspondent aux deux états du qubit. Quand le photon entre dans la cavité, il est absorbé par l’atome avec une probabilité proche de un. Or, grâce à un choix adapté de la fréquence du photon et de l’espèce atomique, l’état atomique après l’absorption dépend de la polarisation qu’avait le photon. L’atome se retrouve dans un de deux états possibles, ou même dans une superposition des deux, suivant l’état du qubit photonique. Ainsi, la fonction de mémoire est réalisée : le photon a disparu, mais l’information quantique qu’il portait est préservée dans l’état atomique. Les états atomiques en question sont des états possédant une longue durée de vie (plusieurs secondes et au-delà), largement suffisante pour l’emploi dans un répéteur quantique. Pour lire la mémoire (c’est-à-dire, réémettre un photon dans le bon état de polarisation), on se sert d’un faisceau laser supplémentaire pour exciter l’atome. Il se désexcite en émettant un photon dans la cavité. La polarisation du photon dépend de l’état atomique, permettant ainsi de recréer le qubit photonique original. En utilisant cette approche, un groupe de chercheurs de l’institut Max Planck pour l’optique quantique à Garching en Allemagne a réussi à réunir en une expérience la transmission, le stockage et la lecture d’un qubit photonique, réalisant ainsi le premier « réseau quantique » élémentaire (figure 3.10). Un tel résultat est encourageant, même si beaucoup reste à faire. Ainsi par exemple, la fidélité du stockage — la probabilité de stocker exactement l’état du qubit reçu et pas un autre — reste loin des performances théoriquement possibles. Dans l’expérience de Garching, la limitation principale était le faible couplage atome-cavité dans les cavités Fabry-Perot macroscopiques. Leur remplacement par des cavités de type FFP est en cours. Le progrès technologique des cavités va permettre d’améliorer le couplage, mais il existe encore d’autres approches. Comme toujours dans les premiers jours d’une nouvelle technologie, plusieurs méthodes de réalisation sont développées en parallèle, s’enrichissant mutuellement. Une approche intéressante
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F IGURE 3.10. Réseau quantique élémentaire réalisé à Garching. Les petites photographies montrent les atomes uniques dans chacune des cavités, qui forment les nœuds du réseau. Les deux nœuds sont localisés dans deux laboratoires différents, reliés par 60 m de fibre optique. Des faisceaux transverses (flèches rouges verticales) permettent de manipuler l’état des qubits atomiques et d’initier le transfert de l’état du premier qubit vers le second. Contrairement à une mesure, qui projette le qubit dans l’un des deux états |0i et |1i, ici c’est l’état quantique complet qui est transmis, même s’il s’agit d’une superposition quantique (J. Kimble, CalTech et G. Rempe, MPQ).
consiste à remplacer l’atome unique par un ensemble d’un grand nombre d’atomes. En piégeant ces atomes à l’intérieur du volume occupé par le champ lumineux, ils vont absorber la lumière collectivement. Le couplage atomephoton s’en trouve amélioré : il croît avec la racine du nombre d’atomes. Comme un nuage d’atomes piégés peut facilement contenir des millions d’atomes, on peut augmenter le couplage d’un facteur mille, voire plus, par rapport au cas d’un atome unique. Tant qu’on peut garantir qu’il n’y a jamais plus qu’un seul photon en même temps (et c’est le cas dans les réseaux quantiques), l’ensemble se comporte comme un seul « superatome », si bien qu’on peut maintenant envisager une mémoire quantique sans avoir besoin d’une cavité. Les choses se compliquent néanmoins un peu quand on prend en compte la durée de vie de cette mémoire. Pour pouvoir restituer correctement le photon à la fin de la période de stockage, il faut que chacun des atomes reste à la place qu’il occupait au début, à une fraction de la longueur d’onde lumineuse près. Si ce n’est pas le cas, les émissions partielles des différents atomes ne vont pas se superposer avec la bonne phase, et le photon partira dans une direction quelconque au lieu d’être émis dans le mode de sortie. Si l’on met tous les atomes de l’ensemble dans un même piège, le mouvement résiduel des atomes limite la durée de vie de la mémoire à quelques centaines de microsecondes tout au plus. Même si cela peut suffire dans certaines applications, un stockage plus long est préférable,
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Chapitre 3. Atomes et photons uniques : échange d’information quantique
et on peut l’obtenir en confinant les atomes dans un réseau lumineux (cf. chapitre 1). En effet, dans un tel réseau la position de chaque atome est fixée à un site spécifique, et reste stable à bien mieux qu’une longueur d’onde pendant toute la durée du confinement. Une expérience très récente menée par l’équipe de Julien Laurat au Laboratoire Kastler-Brossel combine ces principes avec un guide d’onde efficace et original, développé depuis quelques années par Arno Rauschenbeutel et son équipe à l’université de Vienne. Il s’agit d’une fibre optique étirée, amincie jusqu’à un diamètre de 400 nm, quelques millièmes seulement de son diamètre normal, sur une longueur de 1 cm (figure 3.11). Malgré cette réduction à un diamètre deux fois plus petit que la longueur d’onde de la lumière utilisée, la lumière couplée dans la fibre traverse la région amincie avec très peu de pertes : dans l’expérience du LKB, la transmission de la fibre est de 98 %. Cependant, son mode de transport change complètement dans la région amincie. Alors que la lumière est concentrée au centre (« cœur ») de la fibre dans les régions normales, une grande partie du champ lumineux se propage à l’extérieur de la fibre dans la région amincie. Elle forme ce qu’on appelle une onde évanescente à l’interface entre le verre et l’air. En piégeant des atomes à proximité immédiate de la fibre amincie (figure 3.11), ils se couplent au champ grâce à cette onde évanescente. Bien que le couplage entre un atome et le champ y reste plus faible que dans une bonne cavité, le couplage est comparable à celui d’une bonne lentille (cf. figure 3.4), tout en présentant plusieurs avantages. Contrairement au champ focalisé de la lentille, le champ évanescent de la fibre s’étend tout le long de la région étirée, permettant d’y placer une chaîne d’atomes comme indiquée dans la figure 3.11. Grâce à son petit diamètre, la fibre ne bloque pas non plus l’accès à la région de piégeage, ce qui facilite grandement le refroidissement et la manipulation des atomes. Troisième avantage, la lumière entre et sort par une fibre optique, comme dans la cavité FFP vue plus haut. Les chercheurs du LKB ont démontré le stockage et la récupération d’un photon dans ce dispositif élégant, l’établissant ainsi comme un candidat prometteur pour la réalisation d’une mémoire quantique. Ces exemples donnent un aperçu de l’état actuel de la recherche sur les mémoires quantiques à atomes froids. Il existe encore d’autres approches, ou les atomes froids sont remplacés par d’autres émetteurs quantiques. On utilise, par exemple, des atomes « dopants », implantés en faible proportion dans un cristal transparent. Grâce à la matrice cristalline, leurs positions restent fixes dans le temps. En revanche, leurs résonances atomiques sont affectées par la présence du cristal, qui les élargit et les déplace. Si on les considère malgré cela comme candidats potentiels pour les mémoires quantiques, c’est qu’ils permettent de s’affranchir du système laser de refroidissement et de piégeage,
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F IGURE 3.11. Schéma d’une mémoire quantique utilisant une fibre étirée et une chaîne d’atomes. Dans la partie étirée, le diamètre de la fibre n’est que de 0,4 micromètre — plus petit que la longueur d’onde optique. Les atomes, placés dans le champ évanescent de la fibre étirée, interagissent avec ce champ tout en restant accessibles notamment pour le refroidissement laser (J. Laurat, LKB).
qui reste relativement complexe. D’autre part, l’exemple de l’optique des télécommunications montre à quel point on peut simplifier et rendre robustes des systèmes optiques initialement complexes. Un développement similaire est possible pour l’optique du refroidissement. Il est bien possible que ce développement se fasse dans les années à venir, compte tenu du nombre croissant d’applications des atomes froids. Quoi qu’il en soit, la recherche dans ce domaine a atteint le stade d’avancement qui lui permet d’évoluer progressivement des problèmes fondamentaux vers les problèmes d’ingénierie.
3.8
Améliorer les horloges grâce à l’intrication : états comprimés de spin
Dans les mémoires quantiques, les atomes constituent une représentation intermédiaire d’un état quantique qui, avant et après, est photonique. On peut également se servir des photons pour créer des états atomiques qui sont intéressants en eux-mêmes. C’est le cas des états comprimés de spin, une classe d’états quantiques intriqués qui permettent d’améliorer la stabilité des horloges atomiques (voir chapitre 2). C’était au cours des années 1990 qu’on a compris le potentiel de ces états pour la métrologie, grâce aux travaux théoriques des chercheurs japonais Masahiro Kitagawa et Masahito Ueda ainsi que du futur prix Nobel David Wineland et ses collaborateurs aux États-Unis. Or, à cette époque, on ne disposait pas encore des outils expérimentaux pour produire ces états
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Chapitre 3. Atomes et photons uniques : échange d’information quantique
d’une manière compatible avec les exigences d’une horloge. Là encore, ce sont les cavités optiques qui ont permis de débloquer la situation. Aujourd’hui, les états comprimés de spin sont un champ de recherche très actif, la réalisation des premiers horloges et senseurs atomiques améliorés par ces états est imminente. Pour apprécier le pouvoir étonnant de ces états, nous allons d’abord nous intéresser brièvement au rôle de la mesure dans une horloge ou un senseur atomique. Le fonctionnement général de ces dispositifs est exposé au chapitre 2. Ici, il nous suffit de savoir que les atomes froids s’y trouvent dans une superposition de deux états, |0i et |1i, comme en information quantique. La mesure qui intervient à la fin de chaque cycle d’horloge a pour but de déterminer, aussi précisément que possible, la probabilité de chacun de ces états. Or, comme nous le savons bien maintenant, on ne peut pas mesurer cette probabilité directement : lors de la mesure, chaque atome est projeté dans l’un des états, |0i ou |1i. Ce qu’on mesure est le nombre d’atomes dans chacun des états, N0 et N1 . Si la probabilité de l’état |1i vaut 50 %, la différence N1 − N0 sera proche de 0. Plus cette probabilité est supérieure à 50 %, plus la différence a tendance à être positive. À l’inverse, plus la probabilité est faible, plus la différence a tendance à être négative. Ainsi, la différence N1 − N0 est l’expression de la probabilité qu’on veut connaître, mais elle est soumise aux fluctuations statistiques, connues dans ce contexte sous le nom du « bruit de projection quantique ». Malgré ce nom un peu pompeux, la situation est exactement celle d’un simple jeu de pile ou face, où on voudrait savoir si la pièce de monnaie possède la même probabilité pour les deux états, pile et face. Pour déterminer cette probabilité, on va donc lancer la pièce un grand nombre de fois (ou, si on dispose d’un grand nombre de copies identiques de la pièce, on peut les lancer toutes en même temps, tout comme on utilise un ensemble d’atomes identiques dans une horloge). Le résultat sera soumis aux fluctuations statistiques, exactement les mêmes que ceux de la mesure quantique. Même si la probabilité de « pile » vaut exactement un demi, il est peu probable d’obtenir exactement 50 « pile » pour 100 essais (figure 3.12). On est donc obligé de faire un grand nombre de lancers, ou de disposer d’un grand nombre de pièces identiques, si l’on veut réduire cette incertitude statistique : elle ne décroît qu’avec la racine du nombre d’essais, c’est-à-dire très lentement. Dans le cas atomique, on pourrait se dire qu’il suffit de prendre un nuage atomique plus grand, contenant dix ou cent fois plus que les cent mille atomes d’une horloge typique actuelle. Mais ce nombre d’atomes est soumis à de nombreuses contraintes. On ne peut pas l’augmenter sans payer un prix, en termes d’effets systématiques notamment. Au début du développement des horloges à atomes froids, tout cela n’était pas encore à l’ordre du jour : d’autres sources de bruit dominaient la performance, la limite du bruit de projection quantique n’était qu’une considération théorique. Mais en 1999, après des années
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F IGURE 3.12. Fréquence des nombres d’atomes mesurés dans l’état |1i pour un ensemble de 100 atomes dont chacun est initialement préparé dans une superposition égale des états |0i et |1i. La statistique est exactement la même que pour un jeu de pile ou face répété 100 fois.
d’amélioration constante des horloges, la fontaine du laboratoire SYRTE à l’Observatoire de Paris est la première à atteindre cette limite. D’autres horloges suivent, et on se souvient des états comprimés de spin, qui deviennent un sujet d’actualité : comment « fonctionnent » ces états, et comment peut-on les produire au laboratoire ? Pour comprendre leur fonctionnement, le point de départ est l’indépendance des atomes dans le cas normal que nous venons de décrire. Le résultat de la mesure pour un atome donné y est indépendant du résultat obtenu pour les autres atomes. C’est là encore un fait que nous connaissons bien : contrairement à ce qu’on aimerait croire quand on joue aux dés, la probabilité de faire un 6 au prochain tour n’augmente jamais, même si l’on n’en a pas eu depuis de nombreux tours. Mais, contrairement aux dés, les atomes sont des objets quantiques, pour lesquels il existe des formes de corrélation inaccessibles aux objets classiques — c’est ce qu’on appelle l’intrication. Sa forme la plus fondamentale est celle de la paire de Bell, cette corrélation parfaite entre les spins de deux particules, rendue célèbre par les expériences d’Alain Aspect. Pour un ensemble contenant plus que deux particules, il existe de nombreuses autres formes d’intrication. Ce qu’elles ont toutes en commun est une corrélation entre les résultats lorsqu’on mesure les spins des particules, alors que chacun des spins, pris individuellement, reste parfaitement indéterminé. Dans le cas des états comprimés de spin, la corrélation est telle que les fluctuations statistiques se réduisent lors de la mesure. Si, par exemple, la mesure des deux premiers spins atomiques les projette tous deux dans l’état |1i, alors la probabilité de trouver le troisième atome dans l’état |0i augmente grâce à la corrélation quantique entre les atomes. C’est ainsi que les fluctuations statistiques peuvent diminuer en-dessous du bruit de
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Chapitre 3. Atomes et photons uniques : échange d’information quantique
(a)
(b)
F IGURE 3.13. Principe de la production d’un état comprimé en spin par mesure. (a) L’ensemble d’atomes se trouve dans une cavité ; la fréquence de résonance de la cavité (flèche rouge) est désaccordée à égale distance des deux résonances |0i → | ei et |1i → | ei. (b) Quand N0 = N1 (même nombre d’atomes dans chacun des états |0i et |1i), la fréquence de la cavité n’est pas déplacée (courbe en rouge foncée). Quand N0 < N1 , elle est déplacée vers une fréquence plus petite (courbe en rouge clair), et vers une fréquence plus grande quand N0 > N1 . On mesure ce déplacement à l’aide d’un faisceau sonde (trait bleu, fréquence f L ). Ainsi, on parvient à déterminer la valeur N1 − N0 sans dévoiler l’état de chaque atome individuel.
projection, dès lors que l’état de l’ensemble est un état comprimé en spin. Pourtant, pris individuellement, les probabilités des deux états de chaque atome restent égales à un demi, comme dans un ensemble non comprimé en spin. On pourra donc utiliser l’état comprimé dans l’horloge sans subir d’effets systématiques (comme un décalage de la fréquence d’horloge par exemple), et profiter de la réduction de bruit lors de la mesure finale. Mais comment faire pour mettre un ensemble d’atomes dans ce type d’état ? L’article de Kitagawa et Ueda proposait déjà une première méthode. Cependant, elle était difficilement applicable aux horloges, car faisant appel aux interactions entre atomes, qui auraient pour conséquence de perturber la transition d’horloge. La situation s’est débloquée grâce aux travaux de Vladan Vuleti´c et de son équipe au MIT. Dans une série d’articles publiés en 2010, ils démontrèrent deux méthodes pour produire des états comprimés de spin à l’aide d’une cavité optique. Plusieurs autres équipes les ont reproduites et améliorées depuis. Nous allons décrire l’une d’entre elles, qui repose sur une mesure faite par la cavité. Le principe est montré dans la figure 3.13. L’ensemble d’atomes est piégé à l’intérieur de la cavité. Comme dans l’expérience de détection d’un qubit, trois états atomiques sont à prendre en compte : les deux états d’horloge, séparés d’une fréquence de quelques gigahertz (bien plus petite qu’une fréquence optique) et un état excité, qui est relié à chacun des états d’horloge par une transition optique.
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Ici cependant, la cavité est désaccordée par rapport à ces transitions. Dans une telle situation, chaque atome dans l’état |0i déplace la résonance dans un sens, alors que chaque atome dans l’état |1i la déplace de la même quantité dans l’autre : chaque atome « tire » la résonance un peu de son côté. Initialement, on prépare chaque atome dans une superposition égale des deux états d’horloge. Le résultat net est une fréquence de résonance qui est proportionnelle à la différence des nombres d’atomes dans les deux états, N1 − N0 . C’est exactement la quantité qui nous intéresse. Contrairement à la mesure par absorption ou fluorescence (qui projette chaque atome dans l’un des deux états), ici on mesure cette différence sans pour autant dévoiler l’état de chaque atome individuel. C’est pour cette raison que la mesure projette les atomes dans un état intriqué, présentant des corrélations non classiques : après la mesure, nous connaissons avec une bonne précision la fraction des atomes se trouvant dans chacun des états, mais l’état de chaque atome individuel reste parfaitement indéterminé, comme il le faut pour l’utiliser dans l’horloge. Avec une cavité bien adaptée, on parvient assez facilement à une précision de mesure au-delà du bruit de projection. La figure 3.14 montre une expérience de compression de spin faite par l’équipe de Mark Kasevich à Stanford. Dans cette expérience, l’intrication réduit l’incertitude sur N1 − N0 d’un facteur dix par rapport à la valeur standard (le bruit de projection) attendue dans un ensemble de 500 000 atomes de rubidium. Le principe de l’expérience est exactement celui que nous venons de décrire. Pour arriver à cette valeur de compression — la meilleure parmi les expériences actuelles — les chercheurs ont mis au point plusieurs astuces expérimentales, dont la plus importante concerne le piégeage des atomes dans la cavité. Les atomes sont piégés dans un réseau optique unidimensionnel formé par une onde stationnaire dans la cavité. La cavité est résonnante à la fois pour le faisceau sonde et pour le faisceau formant le réseau. Jusque-là, rien d’exceptionnel — les expériences vues plus haut suivent le même principe. Ici cependant, la longueur d’onde du faisceau du réseau est exactement deux fois celle du faisceau sonde, si bien que chaque site du réseau coïncide avec un maximum de l’intensité de ce dernier. Ainsi, on évite tout « point aveugle » : aucun atome piégé n’échappe au faisceau sonde, tous sont maximalement couplés. C’est un atout majeur car un atome mal couplé est un atome « mal comprimé », qui ne participe pas à la réduction de bruit. Le bruit de quelques atomes mal comprimés peut suffire à gâcher la réduction de bruit d’un ensemble beaucoup plus grand. Ici, ce problème est éliminé. La réduction de bruit est immédiatement visible dans la figure : l’incertitude sur N1 − N0 n’est plus que de 80 atomes, alors qu’elle est dix fois plus grande pour le même ensemble sans compression. L’intrication apparaît ici comme une ressource.
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Chapitre 3. Atomes et photons uniques : échange d’information quantique
(a)
(b)
F IGURE 3.14. Résultats d’une mesure par cavité de la différence N1 − N0 des nombres d’atomes dans les deux états d’horloge. (a) Les atomes sont piégés à l’intérieur de la cavité dans une première onde stationnaire, qui forme un « réseau optique » (trait rouge). Chaque site du réseau coïncide avec un maximum d’une deuxième onde stationnaire, celle du faisceau sonde (trait bleu). Ainsi, tous les atomes sont détectés par ce dernier, il n’y a pas de point aveugle. Le principe de la mesure est celui de la figure 3.13. (b) Résultat d’un grand nombre de répétitions de la mesure dans des conditions différentes. À chaque fois, un ensemble de 650 000 atomes est préparé dans la cavité. Pour l’histogramme bleu, chaque atome est préparé dans une superposition égale des états |0i et |1i et il n’y a pas d’intrication entre les atomes. Dans ce cas, chaque atome se comporte comme la pièce de monnaie de la figure 3.12 et on obtient la même statistique binomiale que dans cette figure. Pour l’histogramme jaune, la procédure de compression de spin est appliquée avant la mesure. Les fluctuations des résultats sont beaucoup plus faibles, aucun résultat ne dévie de la moyenne de plus de 400 atomes, alors que l’écart pouvait atteindre 2000 atomes sans compression de spin. Pour l’histogramme orange, les conditions sont identiques à celles de l’histogramme jaune, mais on a légèrement modifié la valeur moyenne lors de la préparation : il y a 400 atomes de moins dans l’état |1i. Grâce aux fluctuations réduites de l’état comprimé, la différence entre les deux histogrammes apparaît clairement, alors que le même écart reste noyé dans les fluctuations pour des atomes non intriqués. M. Kasevich, Stanford.
Le pouvoir des états comprimés de spin étant ainsi démontré expérimentalement, il reste à les employer dans les horloges et senseurs atomiques réels. Plusieurs expériences sont en cours en Europe et aux États-Unis pour faire exactement cela. Ainsi, en métrologie comme en information quantique, les atomes froids ouvrent la voie à de nouvelles applications tout en poussant plus loin notre compréhension du monde quantique.
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4 La simulation quantique avec des atomes froids Bruno Laburthe-Tolra directeur de recherche au CNRS, Laboratoire de physique des lasers, Villetaneuse Thierry Lahaye chercheur au CNRS, Laboratoire Charles Fabry, Palaiseau Hélène Perrin directrice de recherche au CNRS, Laboratoire de physique des lasers, Villetaneuse Nous avons vu aux chapitres précédents comment contrôler avec une très grande précision la position et la vitesse d’une assemblée d’atomes que l’on peut refroidir à des températures extrêmement basses. D’autres paramètres des atomes, comme leur état interne ou leurs interactions, peuvent également être manipulés. Ce degré de contrôle fantastique sur les atomes froids a ouvert un ensemble très riche d’applications. Ce chapitre traite du concept de « simulation quantique ». L’idée générale en est de tirer parti de ce contrôle extrême et des facilités d’observation expérimentale des atomes froids pour réaliser expérimentalement des « simulateurs » de systèmes pour lesquels le calcul direct est hors de portée des calculateurs les plus puissants. Pour cela il faut préparer l’ensemble d’atomes froids pour qu’il obéisse aux même équations que d’autres objets physiques d’intérêt, et qu’il résolve ces équations par son évolution
physique directe, le résultat étant obtenu par une mesure expérimentale faite sur les atomes. 4.1 4.1.1
Qu’est-ce que la simulation quantique ? De la matière classique aux constituants quantiques
Il existe une limite fondamentale à la précision avec laquelle on peut connaître simultanément la position et la quantité de mouvement 1 d’un objet : mieux on connaît la position d’un corps, plus grande est l’incertitude sur sa quantité de mouvement, et vice-versa. Ce phénomène, central dans la formulation quantique des lois de la physique, est caractérisé par la relation d’incertitude de Heisenberg, une inégalité qui stipule que le produit des incertitudes sur la quantité de mouvement et sur la position d’un corps est plus grand qu’une constante h¯ appelée la constante de Planck réduite. Cette indétermination fondamentale explique pourquoi toute particule peut aussi se comporter comme une onde qui s’étend d’autant plus dans l’espace que l’incertitude sur sa vitesse est faible. On parle d’« onde de matière ». La longueur d’onde dite « de de Broglie », du nom du physicien Louis de Broglie qui introduisit cette notion, caractérise l’extension spatiale de cette onde de matière (voir la figure 1.16 du chapitre 1). Comme la quantité de mouvement d’un corps est proportionnelle à sa masse, plus cette masse est faible, plus l’incertitude sur la position est grande, plus la longueur d’onde de de Broglie est grande, et plus la particule se comporte aussi comme une onde. Pour cette raison, on dit souvent que les propriétés quantiques ondulatoires de la matière sont exacerbées dans le monde microscopique. Par opposition, le monde macroscopique serait ainsi le domaine de la physique classique, un monde classique et un peu ennuyeux dans lequel « il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ». Pourtant, ce serait une erreur de considérer que les objets macroscopiques sont entièrement régis par les lois de la physique classique. En effet, la structure élémentaire de la matière est constituée de myriades de particules microscopiques, qui s’agencent entre elles, et il est impossible de comprendre la stabilité même de la matière en ignorant la mécanique quantique. Par exemple, n’importe quel morceau de métal est constitué d’une cellule élémentaire typique appelée maille cristalline, reproduite à l’identique des milliards de fois selon les trois directions de l’espace dans le matériau. Dans cette maille élémentaire se trouvent, à des positions fixes, des ions caractéristiques du matériau ainsi que 1
Pour une particule massive, la quantité de mouvement est le produit de sa masse m par sa vitesse v.
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Chapitre 4. La simulation quantique avec des atomes froids
des électrons se déplaçant plus ou moins librement au sein de la maille et d’une maille à l’autre. L’énergie moyenne E des électrons y est énorme : si on l’exprimait par une température fictive, en utilisant l’expression E = k B T (où k B est la constante de Boltzmann), on trouverait une température T supérieure à 10 000◦ C (largement plus élevée que la température à la surface du soleil), même pour des matériaux à température ambiante (20 ◦ C) ! Cette énergie très élevée s’explique par un autre principe fondateur de la mécanique quantique, le principe d’exclusion de Pauli (voir la figure 1.21 du chapitre 1). Ce principe formalise l’observation suivante : pour une large famille de particules (qu’on appelle des fermions), il est impossible de trouver deux de ces particules exactement dans le même état et au même endroit. Les électrons, comme toutes les particules élémentaires matérielles, sont des fermions, et obéissent donc à ce principe dit d’« exclusion ». De ce fait, on ne peut pas accumuler un grand nombre d’électrons de faible énergie dans un métal, car une fois que les états de faible énergie sont peuplés par certains électrons, d’autres ne peuvent plus occuper ces mêmes états. Ces électrons n’ont donc d’autre « choix » que d’occuper des états d’énergie plus élevée. Au total, l’énergie moyenne des électrons dans un solide y est donc très élevée. Le cas des métaux (et des isolants les plus courants) est un exemple fascinant où l’on peut bien comprendre les propriétés physiques d’objets macroscopiques composés d’un nombre astronomique de particules, en partant des propriétés quantiques de leurs constituants élémentaires. Dans ce cas, les propriétés de conduction électrique dépendent en dernière analyse uniquement du nombre d’électrons, et du nombre d’états qu’ils peuvent occuper. Cependant, il n’est en général pas possible de rendre compte des propriétés des matériaux de cette manière réductionniste. L’une des raisons en est la complexité de la structure de certains matériaux, du fait de leur nature partiellement désordonnée ou composite. Cela provient aussi de la complexité de la mécanique quantique, qui autorise des corrélations non locales entre constituants élémentaires distants qui sont très difficiles à décrire classiquement. On parle d’intrication pour désigner ces corrélations quantiques non locales. Pour introduire cette notion subtile d’intrication on peut par exemple considérer une liaison chimique entre deux atomes. Cette liaison provient de la mise en commun entre ces deux atomes de deux électrons. Chaque électron est caractérisé par un moment magnétique élémentaire, appelé « spin » qui est orienté soit dans une direction, soit dans la direction opposée. Un électron peut donc être dans deux états, « up » quand le spin pointe vers le haut, ou « down » s’il est orienté vers le bas. Dans la liaison chimique, chaque fois qu’un électron est dans un état, l’électron voisin est dans un état opposé. Ainsi, même si l’orientation de l’un des spins est aléatoire, leur orientation relative (opposée) est complètement déterministe. Ce « lien » statistique entre les propriétés des deux électrons constitue
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une corrélation entre les états de deux électrons différents, qu’on appelle « intrication ». Le physicien Erwin Schrödinger est un des premiers à avoir réalisé le caractère à la fois très fondamental et étonnant de ces corrélations quantiques ; Albert Einstein parlait d’une « action étrange à distance », comme si l’état d’un électron pilotait celui de son voisin. Si le cas de deux électrons est assez facile à décrire, nous verrons ci-dessous qu’une description complète dans le cas d’un grand nombre d’électrons constitue une difficulté sans doute insurmontable. L’impossibilité pratique de comprendre les propriétés de bien des matériaux en partant des lois élémentaires de la physique quantique ne pose pas forcément de problème en soi. En effet, ce n’est pas nécessairement le but de la physique de comprendre chaque structure en détail. L’objectif qu’on peut se fixer est plutôt de déterminer un certain nombre de lois générales, un certain nombre de principes qui régissent l’organisation de la matière. Cependant, l’étude des propriétés des matériaux, en particulier de certains matériaux à basse température, n’a cessé au XXe siècle de lancer des défis à la compréhension des chercheurs, au point qu’une compréhension unifiée manque encore à l’heure actuelle. 4.1.2
Des difficultés insurmontables pour comprendre les systèmes quantiques complexes ?
Une des découvertes les plus fascinantes a été celle de la supraconductivité qui survient pour certains métaux à très basse température (voir figure 4.1).
F IGURE 4.1. A. Heike Kamerlingh Onnes (1853–1916) fut le premier physicien à refroidir l’hélium jusqu’à la température de liquéfaction. Il obtint le prix Nobel en physique en 1913 pour ses travaux sur la cryogénie. B. À basse température, l’hélium liquide devient superfluide : il perd toute viscosité et s’écoule sans résistance, ce qui donne naissance à des phénomènes inhabituels, comme l’effet fontaine illustré ici. C : De manière analogue, à température suffisamment basse, certains matériaux deviennent supraconducteurs : leur résistance électrique devient rigoureusement nulle. Un aimant placé sur un supraconducteur reste en lévitation au-dessus de ce dernier. Ces phénomènes ont forgé notre compréhension de la physique des effets collectifs d’origine quantique. Mais d’autres phénomènes, observés depuis 35 ans, restent mystérieux, comme par exemple la supraconductivité à haute température critique.
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Chapitre 4. La simulation quantique avec des atomes froids
Ainsi, en 1911, Heike Kamerlingh Onnes découvrit que le mercure devient un conducteur parfait en dessous d’une température de 4 K environ, c’est-à-dire 4 degrés au-dessus du zéro absolu, qui se situe à -273 ◦ C. On parle de supraconducteurs pour décrire ces métaux caractérisés par une résistance électrique strictement nulle, qui sont des matériaux particulièrement intéressants car ils permettent de transporter de forts courants électriques (et par exemple de créer de forts champs magnétiques) sans perte d’énergie. Ce phénomène de supraconductivité a été expliqué par un des édifices théoriques les plus remarquables e élaborés au XX siècle, la théorie de la supraconductivité, connue par les initiales « BCS » de ses inventeurs John Bardeen, Leon Cooper et John Schrieffer, prix Nobel de physique en 1972. Encore une théorie qui permet d’expliquer (environ 50 ans après la découverte expérimentale de la supraconductivité) une propriété déroutante de matériaux macroscopiques grâce aux lois de la mécanique quantique ! La résistance électrique du matériau s’annule car les électrons s’apparient deux à deux pour former des paires qui se propagent sans dissipation de manière ondulatoire. Pour comprendre ce phénomène, on s’appuie sur une autre découverte de la physique quantique : deux fermions associés ne se comportent plus comme un fermion, mais comme une autre particule, un « boson », qui possède des propriétés radicalement différentes par rapport à celles des fermions. Les bosons constituent après les fermions la deuxième grande famille de particules autorisée par la mécanique quantique. Les bosons, au contraire des fermions, ont une tendance à partager : ils « aiment » se mettre dans le même état (voir la figure 1.21 du chapitre 1). C’est pour cette raison que les ondes qui décrivent chacune des paires d’électrons appariés peuvent se mettre en phase, se propager au même moment dans la même direction, et ainsi transporter un courant électrique intense sans la dissipation habituellement associée à la résistance électrique. Mais certaines découvertes expérimentales plus récentes cassent un peu ce rêve idéal des physiciens où chaque observation étonnante finit par trouver son explication claire et limpide. Ainsi, la découverte de matériaux supraconducteurs à haute température critique a été une source de grande frustration. Ces matériaux que rien ne semblait prédisposer à des propriétés de conduction favorables sont supraconducteurs à des températures tellement élevées qu’ils sortent du cadre de validité de la théorie BCS ! Malheureusement, la température à laquelle ces matériaux deviennent supraconducteurs (typiquement inférieure à -100 ◦ C) est encore trop basse pour pouvoir connaître des applications importantes dans le domaine de l’industrie et du transport de l’énergie. Plus récemment, d’autres matériaux, supraconducteurs ou non, sont venus encore compliquer le panorama, et on est toujours à la recherche d’une description
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unifiée des propriétés de conduction exotiques de ces matériaux. L’enjeu réside non seulement dans l’intérêt fondamental qu’il y a à comprendre des propriétés originales, mais aussi dans la possibilité d’application de ces nouveaux systèmes potentiellement utiles au stockage de l’information (notamment de l’information quantique) ou au transport de l’énergie. Mais pourquoi ces nouveaux systèmes exotiques sont-ils si difficiles à comprendre ? On a de bonnes raisons de penser que les propriétés des constituants élémentaires de ces matériaux, et en particulier celles des porteurs de charge, les électrons, sont marquées par de fortes corrélations quantiques. Ces systèmes dits « fortement corrélés » sont en principe extrêmement difficiles à décrire d’un point de vue théorique. Pour entrevoir cette difficulté, rappelons que chaque électron peut se trouver dans l’un ou l’autre de deux états, appelés « up » ou « down ». Si vous considérez un nombre N d’électrons, qui chacun peut être « up » ou « down », le nombre d’états accessibles à ce système de N électrons est égal à 2N . Si vous essayez de calculer, par exemple, le nombre d’états potentiellement accessibles pour une assemblée de 300 électrons (ce qui correspond approximativement au nombre d’électrons dans un minuscule morceau de solide d’à peine 1 nm3 ), vous trouverez un nombre qui dépasse assez largement le nombre d’atomes contenus dans l’Univers (voir figure 4.2). . . Ces estimations montrent qu’on ne peut pas espérer décrire de façon exacte l’état des électrons dans un système quantique fortement corrélé tel que ceux dans lesquels se manifeste la supraconductivité à haute température. Depuis environ trente ans, les modèles approchés n’ont pas manqué, pour essayer de rendre compte des propriétés de transport surprenantes de matériaux à électrons fortement corrélés, et de celles des supraconducteurs à haute température critique en particulier. Mais aucun consensus n’a été pour l’heure obtenu. La difficulté est assez fondamentale : pour décrire ces matériaux, on doit faire des approximations ; mais, comment s’assurer que ces approximations sont pertinentes ? En fin de compte, tant qu’on ne comprend pas les propriétés les plus déroutantes de la mécanique quantique comme l’intrication, peut-on espérer qu’une description approchée rencontre un consensus ? Depuis environ dix ans, une approche nouvelle a été proposée, en particulier par la communauté des chercheurs travaillant sur les atomes froids. Cette approche reprend une idée visionnaire du fameux physicien américain Richard Feynman (figure 4.2), qui proposait d’utiliser un système quantique bien contrôlé pour mimer un autre système quantique ; on parle de simulation « par analogie », ou « analogique ». L’idée de simulation quantique, qui fait l’objet de ce chapitre, est la suivante : construisons un système quantique atome par atome, aussi parfaitement isolé de l’environnement que possible. Mettons chaque atome à un endroit parfaitement choisi. Contrôlons la façon dont les
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Chapitre 4. La simulation quantique avec des atomes froids
F IGURE 4.2. La complexité d’un système à N -corps est gigantesque si on doit prendre en compte toutes les configurations microscopiques possibles. A : Même pour un constituant élémentaire à deux états comme un spin 1/2 (le système quantique le plus simple), la complexité du problème mathématique à résoudre pour étudier le comportement d’un système à N -corps augmente très rapidement (comme 2 N ) avec la taille du système. Les meilleurs supercalculateurs actuels permettent au mieux de résoudre la dynamique d’une quarantaine de spins, quand un système réel possède de l’ordre de 1023 constituants ! B : Richard Feynman (1918–1988, prix Nobel de physique 1965) a proposé en 1982 le concept de simulateur quantique pour résoudre ce problème.
atomes interagissent les uns avec les autres. On réalisera ainsi un système quantique parfaitement déterminé ; et l’étude de ses propriétés démontrera si ce système partage certaines des propriétés surprenantes des systèmes d’électrons fortement corrélés. Un rêve de fous ? Nombreux pourtant sont ceux qui se sont déjà lancés dans l’aventure ! 4.2 4.2.1
Atomes ultrafroids et simulation quantique Les gaz ultrafroids : des systèmes dilués où surgissent des comportements collectifs complexes
Les gaz quantiques, que nous cherchons ainsi à transformer en « simulateurs quantiques », sont des assemblées d’atomes en phase gazeuse très froide. Grâce à des champs magnétiques ou des lasers, ces atomes sont confinés dans des « pièges » immatériels, au sein d’enceintes étanches où règne un vide très poussé, et ils peuvent donc être considérés comme des systèmes parfaitement isolés de
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leur environnement. Il s’agit de gaz très dilués, environ cent millions de fois plus dilués qu’un liquide par exemple, ou environ cent mille fois plus dilué que l’air ambiant. Leur spécificité réside dans leur température extrêmement basse, proche du zéro absolu ; de ce fait, la longueur d’onde de de Broglie, qui caractérise l’extension spatiale des ondes de matière, peut y être plus grande que la distance moyenne entre atomes dans le gaz. Dans ce régime, les ondes atomiques interfèrent entre elles. La conséquence de ces interférences dépend de la nature quantique des particules formant le nuage froid (voir la figure 1.21 du chapitre 1). Si les particules sont des fermions, les atomes évitent de partager la même fonction d’onde (du fait du principe d’exclusion de Pauli, introduit ci-dessus), l’interférence est destructive, et les atomes forment alors une mer de Fermi où tous les états de plus basse énergie sont peuplés – cet état est similaire à celui des électrons dans les solides à température ambiante décrit au début du chapitre. Tandis que pour l’autre famille de particules, celle des bosons, l’interférence est au contraire constructive, et les atomes forment un « condensat de Bose–Einstein », du nom des physiciens Satyendranath Bose et Albert Einstein qui en ont prédit l’existence, où tous les atomes sont décrits par la même onde – cet état est similaire au laser où tous les photons partagent le même mode. Ainsi, on voit que les gaz d’atomes suffisamment froids peuvent manifester des comportements collectifs (similaires à ceux des lasers pour les bosons ou à ceux des électrons dans les solides pour les fermions), du simple fait de leur nature quantique. Du fait des interférences entre ondes atomiques, les gaz froids se comportent comme des objets macroscopiques quantiques, marqués par une sorte de cohésion d’ensemble, même lorsque les interactions entre atomes peuvent être considérées comme négligeables. Les comportements collectifs des gaz ultrafroids les plus intéressants, et les plus pertinents pour les questions de simulation quantique, proviennent néanmoins des interactions entre atomes. Lorsque les interactions sont attractives, le nuage se contracte, et atteint une énergie collective d’autant plus basse que le volume du gaz est petit ; ce phénomène conduit à une implosion du nuage dans le cas des condensats de Bose-Einstein (voir la figure 1.20 du chapitre 1). Lorsque les atomes sont confinés dans un piège possédant une géométrie particulière (notamment lorsque le piège est très confinant selon deux directions de l’espace de sorte que le nuage d’atomes a une forme très allongée), cette implosion peut être évitée et des nuages stables peuvent être obtenus. Ces structures sont stables, car l’attraction entre atomes y est compensée par une sorte de pression quantique, qui provient, encore une fois, des relations d’incertitude d’Heisenberg : la réduction de la taille de l’onde introduit une indétermination de la quantité de mouvement associée à une énergie cinétique, qui tend à
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Chapitre 4. La simulation quantique avec des atomes froids
F IGURE 4.3. Les gaz quantiques peuvent présenter des propriétés collectives analogues à celles des milieux condensés. A : Un soliton, obtenu avec un condensat de Bose–Einstein présentant des interactions attractives, est un paquet d’ondes de matière qui se propage sans se déformer, contrairement à un gaz sans interactions (figure reproduite avec la permission de Christophe Salomon). B : Réseau de tourbillons quantiques dans un gaz quantique en rotation, révélant son caractère superfluide (à gauche, figure reproduite avec la permission de Jean Dalibard), très analogue au réseau d’Abrikosov observé dans les supraconducteurs de type II (à droite). C : Image en fausses couleurs de domaines magnétiques à l’intérieur d’un condensat possédant plusieurs états de spin, semblables aux domaines de Weiss d’un matériau ferromagnétique (figure reproduite avec la permission de Dan Stamper-Kurn).
s’opposer à l’implosion. Ces structures stables, localisées, et qui ne se dispersent pas ont été appelées solitons, en référence aux vagues solitaires observées dans certaines conditions dans des canaux, ou aux solitons observés dans les fibres optiques (voir figure 4.3A). Lorsque les interactions entre atomes sont répulsives, au contraire, les gaz ultrafroids sont intrinsèquement stables. Dans le cas des condensats, les interactions entre atomes réduisent la compressibilité du nuage, et rendent celuici stable même lorsqu’il se propage ; la propagation se fait alors sans dissipation, c’est-à-dire que le nuage est superfluide, comme est par exemple superfluide l’hélium liquide à très basse température (voir figures 4.1B et 4.3B). Enfin, les interactions entre atomes peuvent dépendre de leur état interne, c’est-à-dire de l’orientation de leur spin. Dans ce cas, les propriétés magnétiques des nuages d’atomes froids peuvent être étudiées, et elles possèdent des analogies frappantes avec les propriétés magnétiques dans les solides par exemple (voir figure 4.3C). Solitons, superfluidité, magnétisme. . . Ainsi l’étude des atomes froids conduit naturellement à une exploration des effets collectifs dans des systèmes quantiques, et ces effets ont des liens très étroits avec ceux observés dans
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des domaines de recherche très différents : physique de la matière condensée, des lasers, des systèmes non linéaires. . . (voir figure 4.3). La recherche dans le domaine des atomes froids a ainsi fortement bénéficié des avancées passées et présentes dans d’autres domaines : les observations menées sur les atomes froids ont permis de « redécouvrir » des phénomènes collectifs déjà décrits dans d’autres systèmes. Cependant ces « redécouvertes » bénéficient d’un contexte expérimental très différent, ce qui permet souvent d’apporter un éclairage nouveau, et en particulier de trouver une explication microscopique particulièrement simple aux phénomènes macroscopiques. Après avoir été si bien guidée par les découvertes antérieures des physiciens de la matière condensée, est-il possible que dans un avenir proche, la recherche sur les atomes froids permette une meilleure compréhension des phénomènes quantiques macroscopiques encore mal compris qui surgissent dans d’autres domaines ? C’est la question ouverte par le concept de simulation quantique avec des atomes froids. 4.2.2
Pourquoi les atomes froids sont-ils de bons simulateurs quantiques ?
Nous allons ici tenter de retracer ce qui, d’un point de vue pratique, rend les atomes froids particulièrement prometteurs dans le contexte de la simulation quantique. Tout d’abord, deux atomes de la même espèce atomique et dans le même état interne sont indiscernables. Il s’agit d’objets quantiques dont la complexité interne peut être grande (chaque atome étant constitué de dizaines d’électrons, protons et neutrons en interaction), mais qui sont caractérisés par des états internes très bien définis, et identiques pour tous les atomes d’une même espèce. Par exemple, deux atomes de rubidium peuvent être préparés exactement dans le même état quantique par des méthodes expérimentales simples. Cette propriété fondamentale est un des intérêts les plus frappants des atomes froids, par rapport à des objets quantiques plus macroscopiques (boîtes quantiques, jonctions supraconductrices), qui ne sont pas des copies parfaites les unes des autres, et donc sont intrinsèquement discernables. Le caractère indiscernable des atomes est aussi garanti car les atomes peuvent être piégés de façon déterministe dans des puits de potentiel extrêmement bien contrôlés ; ces potentiels sont fabriqués « à la main » en utilisant des champs électriques et magnétiques, et peuvent être identiques dans plusieurs positions de l’espace. Ceci diffère fortement par exemple du cas des « centres colorés », un des systèmes très utilisés en information quantique (un champ de recherche directement relié à celui de la simulation quantique). Il s’agit dans ce cas de sonder le spin de particules localisées dans des matrices cristallines, qui voient alors un potentiel fluctuant en fonction de leur
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Chapitre 4. La simulation quantique avec des atomes froids
environnement immédiat dans le cristal. Les atomes, piégés dans le vide, sont protégés de telles fluctuations incontrôlées, et ils constituent ainsi un système quantique très bien isolé de l’environnement. Un avantage supplémentaire des atomes froids est que l’on peut en produire des échantillons assez « macroscopiques » en termes de nombre de particules. Si les ions froids (d’autres excellents candidats pour la simulation quantique) peuvent être piégés par dizaines ou peut-être quelques centaines, les atomes eux sont piégés par centaines de millier. Ce nombre d’atomes important permet d’avoir accès à un nombre gigantesque de configurations, ce qui est un critère important pour la simulation quantique. Un système particulièrement intéressant est réalisé par les réseaux optiques, introduits au chapitre 1 (figure 4.4). Il s’agit simplement de superposer des faisceaux laser au niveau des atomes. L’onde stationnaire produite par l’interférence des faisceaux lasers entre eux produit un potentiel périodique quasiment idéal dans lequel les atomes sont piégés. Les minima du potentiel forment les « sites » de ce réseau périodique. Les atomes se propagent dans ce réseau en sautant au hasard d’un site à un site voisin (c’est ce qu’on appelle l’effet tunnel, encore un effet entièrement quantique). Et lorsqu’ils occupent le même site, ils rentrent en collision et interagissent. Le résultat de ce jeu d’amour et de hasard est (a)
(b)
(c)
F IGURE 4.4. Un réseau optique est le potentiel dipolaire obtenu en faisant interférer plusieurs faisceaux laser. Selon le nombre de faisceaux utilisés, on peut obtenir des réseaux unidimensionnels de disques (a), des réseaux bidimensionnels de tubes (b), ou des réseaux tridimensionnels de puits sphériques (c).
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d’engendrer des phases quantiques qui sont très intéressantes du point de vue de la simulation quantique du magnétisme. Ainsi, on peut travailler dans un régime où chaque site d’un réseau tridimensionnel contient un atome et un atome seulement. Ce système d’atomes en réseau est très étudié par les physiciens des gaz quantiques, car il reproduit en pratique un système de spins localisés en réseau, qui constitue l’un des modèles fondamentaux pour la compréhension du magnétisme. D’autres méthodes, qui seront décrites ci-dessous, permettent aussi de piéger des échantillons d’atomes, un par un, dans des pinces optiques dont on peut contrôler la position très précisément. Cette approche permet d’étudier atome par atome un système à N-corps (c’est-à-dire comportant un très grand nombre N de particules), dont on contrôle très précisément les positions. Enfin, comme il a été noté ci-dessus, la phénoménologie très riche des systèmes à N-corps est régie par les interactions entre particules. Une des propriétés fascinantes des atomes froids est que l’on peut contrôler les interactions entre ceux-ci. Les atomes sont des particules neutres, puisque la charge positive du noyau atomique est compensée par la charge négative des électrons. De ce fait, en première approximation, on peut considérer que les interactions électrostatiques s’annulent à longue distance. Cependant, quand deux atomes s’approchent, et que leur distance n’est pas très grande par rapport à leur taille, ils deviennent sensibles à la répartition des charges autour du noyau. Bien avant que les orbitales électroniques de deux atomes ne se recouvrent, c’est-à-dire à des distances de plusieurs dizaines de nanomètres, les atomes ressentent la présence de leurs congénères, et interagissent par une interaction dite de van der Waals qui provient de la fluctuation de la position des électrons autour des noyaux. Une des beautés de la physique atomique est que cette interaction peut en fait être contrôlée en plongeant les atomes dans un champ magnétique (figure 4.5A). On peut ainsi faire en sorte que, au cours d’une collision entre deux atomes, ceux-ci s’attachent brièvement pour former une molécule. En choisissant de façon adéquate la valeur du champ magnétique, les conditions d’attachement des atomes sont plus ou moins bien réunies, si bien que l’énergie d’interaction effective peut être plus ou moins forte (figure 4.5). On parle de résonance de Feshbach (en l’honneur d’Herman Feshbach, qui a décrit des processus analogues pour la physique des neutrons) pour décrire ce processus (mentionné aussi aux chapitres 1 et 7) où deux atomes s’attachent brièvement pour former une molécule. L’intensité de l’énergie d’interaction peut ainsi être contrôlée sur plusieurs ordres de grandeurs, et l’interaction peut être rendue attractive ou répulsive. Ce contrôle des interactions, qui comme on l’a dit sont à l’origine microscopique des phénomènes quantiques macroscopiques que l’on cherche à mieux
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Chapitre 4. La simulation quantique avec des atomes froids
F IGURE 4.5. À l’aide de bobines parcourues par un courant, on peut appliquer un champ magnétique contrôlé, d’intensité B, à un nuage d’atomes (A). Ceci permet, en utilisant ce qu’on appelle une « résonance de Feshbach », en référence au physicien américain Herman Feshbach (1917–2000) (B), de contrôler la force des interactions entre atomes : (C) en fonction du champ appliqué, les interactions peuvent être faibles ou fortes, attractives ou répulsives, voire nulles.
comprendre, est un des atouts les plus remarquables des atomes froids. Prenons un exemple, qui a été exploré dans de nombreux laboratoires dans le monde. Pour ces expériences, les atomes considérés sont des fermions. Un mélange d’atomes portés dans deux états de spin différents est placé dans un piège. On fait varier l’énergie d’interaction entre atomes. Si l’énergie d’interaction est attractive, on obtient un système de fermions qui s’attirent faiblement, et le système a de fortes analogies avec les supraconducteurs évoqués plus haut décrits par la théorie BCS. Si l’énergie d’interaction est répulsive, au contraire, un autre système superfluide complètement nouveau peut être créé : un condensat de paires d’atomes. L’énergie d’interaction peut aussi être arbitrairement augmentée, et on atteint alors un régime d’interaction dit « unitaire », maximal, qui permet de reproduire en laboratoire les conditions d’interactions présentes dans une étoile à neutrons ! Comme on peut le voir, le contrôle des interactions rend le champ d’application des atomes froids très vaste ! D’autant qu’on peut aussi envisager de changer la nature même des interactions entre atomes. En effet, les interactions de van der Waals, qui ne se ressentent qu’à petite distance entre atomes, peuvent être « remplacées » par des interactions à plus longue portée lorsque
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les atomes possèdent un moment magnétique suffisamment grand. Dans ce cas les atomes peuvent interagir de façon analogue à la façon dont deux aimants interagissent entre eux. On parle alors d’interactions « dipolaires ». Inutile de dire que ce type d’interaction entre atomes froids est particulièrement intéressant pour l’étude du magnétisme, qui est justement l’étude de l’interaction entre aimants ! Une autre manière d’avoir des interactions dipolaires fortes et ajustables entre atomes est de les exciter vers des états dits « états de Rydberg », très proches du seuil d’ionisation. Ceux-ci correspondent, dans une vision classique, à des états atomiques où un électron tourne autour du cœur ionique de l’atome sur une orbite de très grande taille à l’échelle atomique, ce qui leur confère un moment dipolaire électrique très fort. Ces états ont une durée de vie finie mais très longue, et deux atomes ainsi préparés peuvent interagir très fortement par interaction dipolaire électrique. Nous y reviendrons au paragraphe 4.3.2. 4.3
Voir un système quantique atome par atome
On a exposé ci-dessus les caractéristiques principales qui rendent les atomes froids intéressants du point de vue de la simulation quantique : ce sont des systèmes macroscopiques isolés comportant un grand nombre de particules, dont on peut contrôler minutieusement les interactions et le mouvement. Un système physique n’est cependant véritablement intéressant et utile que si l’on sait faire des mesures précises sur celui-ci : l’art du physicien est celui de la mesure. C’est du point de vue de la mesure qu’ont eu lieu récemment certains des développements expérimentaux les plus impressionnants dans le domaine des atomes froids (voir le chapitre 2). Ici, nous décrirons plus en détail deux systèmes expérimentaux très intéressants de ce point de vue. 4.3.1
Visualiser des atomes dans un réseau optique
Une première approche, apparue il y a une dizaine d’années, repose sur la réalisation de microscopes à gaz quantiques (figure 4.6). Cette approche consiste à charger des atomes ultrafroids (à une température inférieure à la centaine de nanokelvin) dans un réseau optique bidimensionnel, et à ensuite observer, à l’aide d’un objectif de microscope optique de grande ouverture numérique, et en pratique avec une résolution meilleure que le micromètre, la lumière de fluorescence émise par le réseau bidimensionnel d’atomes ainsi obtenu (voir figure 4.6A). On peut de cette façon détecter les atomes individuellement, en distinguant dans quel site du réseau ils se trouvent, et donc, en quelque sorte, « prendre en photo » l’état du système à N-corps. En utilisant un mélange d’atomes peuplant deux états de spin, plusieurs équipes ont récemment mis
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Chapitre 4. La simulation quantique avec des atomes froids
F IGURE 4.6. On peut observer atome par atome un nuage piégé dans un potential périodique. A : Dans un microscope à gaz quantique, on utilise un objectif de microscope pour observer la fluorescence émise par des atomes piégés dans un réseau optique (voir figure 4.4). En insert, image obtenue lorsqu’un condensat de Bose–Einstein est chargé dans le réseau. Chaque point lumineux correspond à un atome individuel. Figure reproduite avec la permission de Stefan Kuhr. B : Une autre approche consiste à utiliser des matrices de pinces optiques. Un faisceau laser très focalisé à l’intérieur d’un piège magnéto-optique permet de piéger un atome et un seul ; à l’aide d’un réseau de diffraction programmé par ordinateur, on crée une matrice de telles pinces. C : La matrice initiale est chargé de manière aléatoire avec un remplissage moitié ; grâce à une pince optique mobile contrôlée par ordinateur, on réorganise activement les atomes pour obtenir une matrice bien régulière, de maille carrée ou triangulaire.
en évidence l’apparition à basse température d’un ordre antiferromagnétique, c’est-à-dire l’organisation spontanée dans une configuration spatiale où le spin des atomes pointe alternativement dans une direction puis dans une autre, d’un site à l’autre du réseau (voir plus bas, en particulier figure 4.7C). 4.3.2
Assembler des cristaux artificiels atome par atome
Dans les microscopes à gaz quantiques, on part d’un grand nombre d’atomes (plusieurs centaines de milliers) pour in fine n’en conserver que quelques centaines tout au plus. Récemment, cette approche dite top-down s’est vu concurrencée par une approche bottom-up, où l’on contrôle directement les atomes un par un, et où l’on augmente progressivement la taille du système.
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L’ingrédient de base est le piégeage d’atomes individuels dans des pinces optiques (figures 4.6B et 4.6C). Il s’agit simplement de lasers focalisés, comme dans le cas des pinces optiques mentionnées au chapitre 1, mais cette fois-ci sur une taille de l’ordre du micromètre, et qui forment des micropièges dans lesquels des atomes préalablement refroidis par laser peuvent être confinés, à des températures de quelques dizaines de microkelvins au-dessus du zéro absolu. La taille minuscule du piège fait que lorsqu’un deuxième atome entre dans le piège, les deux atomes sont perdus presque instantanément à cause de pertes à deux corps induites par la présence de la lumière : l’un des deux atomes absorbe un photon, et les deux atomes sont alors violemment attirés l’un vers l’autre, ce qui leur confère une énergie telle qu’ils sont éjectés du piège. On réalise ainsi une source d’atomes individuels : une pince optique ne peut pas contenir plus d’un seul atome (mais elle peut aussi, avec la même probabilité, être vide), et on peut détecter optiquement la présence de l’atome grâce à la lumière qu’il diffuse. Afin de faire de la physique à N-corps, on commence par créer un grand nombre de pinces optiques par des techniques d’holographie utilisant un réseau de diffraction contrôlé informatiquement, ce qui permet de choisir de manière arbitraire l’agencement spatial des pinces (voir figure 4.6B). Cependant, comme chaque pince n’est occupée, aléatoirement, que par 0 ou 1 atome, on obtient des configurations spatiales d’atomes désordonnées, et qui changent d’une répétition de l’expérience à la suivante. Pour résoudre ce problème, on réorganise les atomes en les déplaçant, à l’aide d’une pince optique mobile, créant ainsi des matrices régulières d’atomes séparés de quelques micromètres (voir figure 4.6C). À cette distance, les atomes dans leur état fondamental n’interagissent pratiquement pas ; pour « brancher » les interactions entre atomes, on les excite par laser vers des états de Rydberg, ce qui permet d’avoir des interactions très fortes qui affectent les degrés de liberté internes des atomes. On réalise ainsi un système idéal pour la simulation quantique du magnétisme, avec en particulier une très grande liberté dans l’arrangement géométrique des atomes : on peut passer par exemple d’un réseau de géométrie carrée à un réseau triangulaire (figure 4.6C) simplement en quelques clics de souris ! 4.4 4.4.1
Que peut-on simuler avec des atomes froids ? Simuler le magnétisme quantique
L’utilisation des systèmes décrits ci-dessus a lancé l’exploration des systèmes quantiques fortement corrélés avec des atomes froids. L’acte de naissance de ce type de recherche a été l’observation en 2001, par le groupe d’Immanuel Bloch en Allemagne, de la transition de phase entre un état superfluide et un « état de
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Chapitre 4. La simulation quantique avec des atomes froids
Mott » lorsqu’on place un condensat de Bose–Einstein dans un réseau optique. Cette transition est obtenue simplement en faisant varier l’intensité laser qui produit les réseaux optiques, c’est-à-dire en faisant varier la profondeur des puits de potentiels. Cet état a été baptisé par analogie avec certains états isolants (sans conduction électronique) introduits par Nevill Mott (figure 4.7) dans le contexte de la physique du solide. Un isolant habituel est un système solide où les électrons ne peuvent circuler librement du fait du principe d’exclusion de Pauli : pour chaque état de spin donné, un électron exactement peuple chaque site de la maille du cristal solide, ce qui empêche tout autre électron du même état de spin de circuler, car deux électrons identiques ne peuvent occuper la même position. On a alors exactement deux électrons dans chaque site du cristal, un électron pour chacun des deux états de spin possible. Un isolant de Mott est un isolant particulier, dans lequel il existe exactement un électron seulement par site de la maille cristalline, mais chaque électron peut alors être dans un des deux états de spin autorisés. En principe, les électrons pourraient circuler librement car le principe de Pauli n’empêche pas deux électrons de spin différents d’occuper la même position ; cependant la répulsion par interaction électrostatique coulombienne entre les deux charges des électrons est si forte qu’elle empêche en pratique deux électrons d’occuper la même maille. De ce fait, le système devient lui aussi isolant. Dans un isolant de Mott, c’est le blocage par répulsion électrique entre atomes (blocage de Coulomb) qui empêche le transport. Avec les atomes froids, un état isolant analogue est obtenu lorsqu’une énergie d’interaction répulsive existe entre les atomes (figure 4.7). C’est ce type d’état qui a été observé pour la première fois dans l’expérience évoquée ci-dessus. Les isolants de Mott tout d’abord introduits dans la physique des électrons fortement corrélés existent donc aussi dans la physique des atomes froids. Ces observations illustrent à nouveau les analogies fertiles explorées par ce domaine de recherche, et le potentiel de ces systèmes comme simulateurs quantiques. Cela témoigne aussi des nouvelles possibilités ouvertes par la recherche avec les atomes froids, puisque l’état de Mott créé dans ces expériences est un état de Mott avec des particules bosoniques (des bosons), au contraire du cas des électrons (qui sont des fermions comme on l’a vu). Le cas des bosons est très différent de celui des fermions, car l’état conducteur, obtenu lorsque le réseau optique a une faible profondeur, est superfluide. En augmentant simplement l’intensité laser qui produit les réseaux, on modifie la capacité des atomes à sauter d’un site vers le site voisin par effet tunnel, et on observe une modification soudaine des propriétés de transport, qui caractérise une transition de phase entre un état superfluide et un état isolant.
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F IGURE 4.7. Les atomes froids reproduisent certaines des phases emblématiques de la physique des électrons fortement corrélés. A : Transition de phase entre un superfluide et un isolant de Mott, observée avec un microscope à gaz quantique. Les images du bas sont obtenues par traitement numérique des images brutes (en haut) ; un point noir indique la présence d’un nombre impair d’atomes sur chaque site du réseau. Dans la phase superfluide (à gauche) le nombre d’atomes par site fluctue fortement ; dans la phase isolante, le nombre d’atomes par site est fixe (un pour la colonne du milieu ; deux au centre et un en périphérie pour celle de droite). Figure reproduite avec la permission de Stefan Kuhr. B : Nevill Mott (1905–1996), physicien britannique qui introduisit la transition métal-isolant qui porte désormais son nom (prix Nobel de physique 1977). C : Ordre antiferromagnétique de Néel (voir texte) observé directement avec un microscope à gaz quantique fermionique (figure reproduite avec la permission de Markus Greiner). L’orientation des spins alterne d’un site à l’autre. On a de bonnes raisons de penser que l’étude de ce système en présence de lacunes (« trous ») nous apprendra des choses sur la supraconductivité à haute température critique.
Comme le montre la figure 4.7A, la transition de Mott avec des atomes froids peut être observée atome par atome en utilisant un microscope qui visualise les sites du réseau un à un. À basse profondeur du réseau, on voit que le nombre d’atomes fluctue d’un site à l’autre du réseau, une condition nécessaire à l’apparition d’un courant d’atomes. Tandis que pour des réseaux profonds, les atomes sont « bloqués », un par site du réseau, et ne peuvent plus bouger. On a un isolant de Mott. L’isolant de Mott avec des atomes froids fermioniques a été produit un peu plus tard, et caractérisé sous microscope optique. Là encore, les atomes froids démontrent à la fois leur capacité à visualiser un état fortement corrélé atome par atome, et à apporter une caractérisation microscopique d’états tout d’abord introduits dans le contexte de la physique du solide. Mais il existe d’autres possibilités : par exemple, en utilisant des atomes d’ytterbium, un état de Mott a été produit avec des fermions qui, au lieu de posséder deux états de spin (« up » et « down ») comme les électrons, en possèdent jusqu’à six. On a ainsi de nouveaux systèmes fortement corrélés, qui possèdent des propriétés inédites et intéressantes.
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Chapitre 4. La simulation quantique avec des atomes froids
4.4.2
Poursuivre les recherches sur l’origine de la supraconductivité
Récemment, les recherches se sont concentrées sur le refroidissement des états de Mott jusqu’à des températures où non seulement il y a exactement un atome par site, mais où, de plus, un ordre magnétique surgit. En effet, à très basse température, une transition magnétique se produit : lorsque la température est assez basse, on observe que les spins s’arrangent spatialement dans le réseau de façon à ce qu’ils pointent alternativement vers le haut et vers le bas. Cette transition de phase, dite « transition de Néel », a été observée en mesurant directement l’orientation du spin des atomes dans chaque site d’un réseau. On observe alors une sorte d’échiquier, où les cases noires représentent un atome dont le spin pointe vers le haut (« up »), et les cases blanches un atome dans l’état « down » (figure 4.7C). En refroidissant toujours davantage les spins dans les réseaux, on s’attend, d’une part, à s’approcher de l’état fondamental de ce système de spins en interaction, un état dit « singulet », où le spin macroscopique de l’assemblée d’atomes vaut globalement zéro. C’est un état particulièrement intéressant du point de vue de la simulation quantique. En effet, si cet état est bien compris d’un point de vue théorique, on ne sait pas prédire par des modèles consensuels ce qui se passe lorsqu’on rajoute des « trous » dans un tel système (c’est-à-dire lorsqu’on enlève « simplement » des atomes). Réussir une telle expérience serait tout particulièrement intéressant, par l’analogie qu’elle apporte avec la physique, mal comprise, des supraconducteurs à haute température critique. En effet, les observations expérimentales indiquent que l’état supraconducteur surgit lorsqu’on rajoute des trous à un état magnétiquement ordonné similaire à l’état singulet. Étudier une situation similaire avec les atomes froids permettrait-il également de mieux comprendre celle de la physique des supraconducteurs à haute température critique ? Si c’était le cas, il s’agirait incontestablement d’une démonstration réussie de la puissance de l’approche des simulateurs quantiques, puisqu’une compréhension détaillée des supraconducteurs à haute température critique nous échappe encore à l’heure actuelle. 4.4.3
Améliorer la compréhension de la physique des matériaux fortement corrélés
Si on cherche à résumer l’intérêt des atomes froids pour la simulation quantique, peut-être peut-on dire la chose suivante : on explore des phénomènes physiques qui possèdent des analogies très fortes avec certains effets qui surgissent dans des systèmes physiques complexes, pour lesquels les corrélations quantiques compliquent les simulations théoriques ; et ces phénomènes peuvent être étudiés avec de nouveaux outils, ceux qui ont été décrits précédemment. Les systèmes utilisés sont pratiquement isolés de l’environnement ; on peut contrôler le
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mouvement et les interactions entre particules ; on peut mesurer l’état des atomes un par un ; et les échelles de temps en jeu permettent d’observer des états stationnaires et des états qui évoluent dans le temps avec la même facilité. Par ailleurs, nous avons aussi souligné que les atomes possèdent une structure interne (qui résulte de l’association de leurs nombreux nucléons — protons et neutrons — et électrons) qui peut être utilisée pour élargir le champ de recherche. Ainsi, par exemple, pour le magnétisme : si les électrons ne possèdent que deux valeurs possibles de spin, correspondant à une orientation « up » ou « down », certains atomes possèdent dans leur état fondamental une complexité supérieure : il en est ainsi de l’atome de strontium avec ses dix états de spin possibles dans l’état électronique fondamental. Ces possibilités sont autant d’atouts qui font des atomes froids d’excellents candidats en tant que simulateurs quantiques. Ce qu’ils permettent, ce n’est pas seulement de faire des études plus précises : observer un système à N-corps atome par atome, étudier son évolution temporelle, mesurer au choix la vitesse ou la position des particules. . . Il est aussi possible de créer de nouveaux types d’états : tirer profit du fait que les atomes ont un spin plus grand que celui des électrons, introduire un couplage entre le spin des atomes et leur mouvement, de façon à créer des champs magnétiques artificiels bien plus élevés que ceux auxquels sont soumis les électrons. . . Grâce à ces nouvelles possibilités, on doit pouvoir accumuler des observations expérimentales portant sur des systèmes quantiques à N-corps variés et inaccessibles jusqu’à présent. De ce fait, ces études pourraient permettre de replacer la recherche sur les systèmes quantiques à N-corps dans un cadre plus large, afin de découvrir des tendances générales auxquelles ils obéissent, et d’améliorer notre compréhension de ces systèmes. Par exemple, reprenons le cas des fermions localisés dans des réseaux optiques. En réalisant ces expériences, on devrait pouvoir tester si le système devient superfluide à basse température en présence de trous (des sites initialement vides), ce qui démontrerait un lien phénoménologique au moins avec la supraconductivité à haute température. On pourra aussi caractériser l’intrication ou les corrélations quantiques qui surgissent dans ces types de matériaux supraconducteurs, on pourra savoir si la supraconductivité survit si, au lieu d’avoir deux états de spin peuplés, on en a trois, quatre ou plus, on pourra savoir comment ce type de système évolue en fonction du temps. . . Ainsi, on peut s’attendre à ce qu’un simulateur quantique construit avec des atomes froids apporte une meilleure compréhension de la physique des matériaux avec de fortes corrélations quantiques, et qu’il permette une compréhension plus globale de la physique à N-corps. Notons aussi que les avancées expérimentales et les nouveaux outils propres aux atomes froids
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Chapitre 4. La simulation quantique avec des atomes froids
constituent autant de nouveaux défis du point de vue de la physique théorique : puisqu’on sait mesurer différemment, cela pousse à développer de nouveaux protocoles, de nouveaux outils théoriques, par exemple pour décrire la dynamique, les propriétés collectives lorsqu’il existe un grand nombre d’états de spins possible. . . Il s’agit aussi simplement de décider quelle observation est pertinente ; en effet, il n’est pas possible de mesurer toutes les corrélations interatomiques pour un grand nombre d’atomes, et il faut donc décider ce qui est utile à mesurer. Ainsi, la recherche récente sur la physique des systèmes quantiques à N-corps avec les atomes froids a permis la création d’états nouveaux, qui possèdent des caractéristiques collectives quantiques qu’il faut caractériser. On recherche de nouveaux « témoins d’intrication », c’est-à-dire des protocoles de mesures qui pourraient servir à démontrer directement l’apparition de corrélations quantiques, voire à les quantifier et à raffiner la compréhension de leur nature. Pour cela, on doit pouvoir tirer parti des nouvelles possibilités offertes par les atomes. C’est un bel exemple d’un aller-retour entre théorie et expérience, qui montre comment de nouveaux outils expérimentaux aident à la création de nouveaux concepts, et comment ces derniers peuvent influer sur la recherche expérimentale. 4.4.4
Beaucoup d’autres perspectives
Nous finissons ce chapitre par une liste non exhaustive de sujets actuellement abordés par les physiciens des atomes froids dans l’espoir de réaliser un simulateur quantique. Ce chapitre a beaucoup traité du cas du magnétisme et de la supraconductivité, qui est un cas emblématique, mais qui n’est pas unique. Citons aussi les systèmes quantiques frustrés : il s’agit d’états qui possèdent à basse énergie beaucoup de configurations magnétiques accessibles, ce qui a des conséquences importantes sur les phases magnétiques obtenues. . . D’autres recherches ont porté sur des systèmes de fermions gazeux en interaction forte, et ont permis de réaliser des expériences qui sont pertinentes pour mieux comprendre la physique des étoiles à neutrons. Certains chercheurs utilisent aussi des atomes froids pour mieux comprendre les questions de transport électronique dans le régime quantique. La question du transport en présence de désordre est développée en détail au chapitre 5. On étudie aussi l’évolution dynamique de systèmes placés dans un état excité, et on cherche à mieux cerner dans quel cas un système quantique peut relaxer vers l’équilibre, et dans quel cas au contraire il peut rester « figé » loin de son état d’équilibre. Ces études rejoignent la physique mathématique, et sont en lien avec des questions fondamentales de thermodynamique, en particulier celles qui traitent de l’articulation entre les lois thermodynamiques des systèmes macroscopiques
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F IGURE 4.8. La simulation quantique avec des atomes froids permet d’explorer une très grande variété de phénomènes physiques, habituellement rencontrés dans des domaines aussi divers que la physique des particules (quarks), la physique nucléaire (noyau atomique), la physique du solide (aimants, graphène), l’astrophysique (étoile à neutrons). . .
et les lois sous-jacentes, de nature quantique. Les analogies avec d’autres domaines de la physique surgissent aussi parfois du fait des symétries, et des lois de conservation associées. Ainsi, en étudiant des atomes qui peuvent présenter trois états de spin équivalents, on peut aborder certaines questions qui ont des liens avec la physique des quarks, ces constituants élémentaires des nucléons, qui eux aussi peuvent se présenter sous trois formes différentes. De même, lorsque quatre états de spins sont accessibles, c’est avec la physique du graphène que certains résultats expérimentaux pourraient être comparés. Des quarks aux étoiles à neutrons, de la thermodynamique à l’infiniment petit, les physiciens s’intéressant au concept de simulation quantique cherchent à relier leurs études à des domaines très variés (figure 4.8). L’ambition peut paraître démesurée, mais elle n’est peut-être aussi que l’expression d’une conviction assez simple : les lois de la nature sont partout les mêmes. Espérons que ce postulat continue d’être toujours aussi fructueux !
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Chapitre 4. La simulation quantique avec des atomes froids
5 Ondes et désordre Nicolas Cherroret chercheur au CNRS, Laboratoire Kastler-Brossel, Paris Vincent Josse enseignant-chercheur à l’Institut d’Optique Graduate School, Laboratoire Charles Fabry, Palaiseau En lien étroit avec l’utilisation des atomes froids comme « simulateurs quantiques », qui fait l’objet du chapitre 4, une nouvelle branche de la physique atomique s’est développée ces dernières années : l’étude des ondes de matière en présence de désordre. Un phénomène spectaculaire des systèmes désordonnés est la localisation d’Anderson, du nom de son découvreur en 1958. Il prédit en effet que les interférences entre chemins de diffusion multiple d’une onde de de Broglie peuvent arrêter net sa propagation, transformant ainsi un matériau conducteur en isolant ! Motivée par les nombreuses questions encore ouvertes sur ce phénomène emblématique, la physique des atomes froids en présence de désordre s’est naturellement articulée, dès ses débuts, autour de la possibilité d’étudier expérimentalement la localisation d’Anderson. Ce sujet sera donc largement discuté dans ce chapitre. Plus généralement, la complexité associée à la diffusion multiple des ondes dans le désordre engendre une grande variété de phénomènes physiques, qui vont au-delà de la localisation d’Anderson. Nous terminerons ce chapitre en donnant un aperçu de ces phénomènes et de leurs problématiques associées, notamment dans le cas des systèmes en interaction.
F IGURE 5.1. (a) Deux situations physiques impliquant la propagation d’ondes dans un milieu désordonné. Une onde classique, la lumière, dont la trajectoire est déviée par les gouttes d’eau dans un nuage, et une onde quantique, un électron évoluant dans un conducteur présentant des défauts. (b) Illustration de la propagation en termes d’événements successifs de diffusion, séparés par une distance moyenne l ∗ , le libre parcours moyen de transport. Cette description, où sont négligés les effets d’interférences, correspond √ à une marche aléatoire diffusive. Au bout d’un temps t, l’onde explore un domaine de taille ∆rdiffusif ≃ 2D0 t, où D0 est le coefficient de diffusion, voir équation (5.1).
5.1 5.1.1
Ondes et désordre : une physique très riche ! La diffusion : une approche intuitive. . .
Le désordre est omniprésent dans notre environnement, de sorte que les situations impliquant la propagation d’une onde dans un milieu désordonné ne manquent pas ! On peut ainsi penser aux ondes lumineuses dans les nuages, aux ondes acoustiques et élastiques dans les tissus biologiques, ou encore aux ondes de de Broglie électroniques dans les matériaux conducteurs (voir figure 5.1a). Que les ondes soient classiques ou quantiques, la description physique de leur propagation est identique : on décompose cette dernière en changements successifs de sa trajectoire sur les obstacles que sont par exemple les gouttes d’eau en suspension dans le nuage, ou les impuretés du conducteur sur la figure 5.1a. Dans le cas où les effets d’interférences entre les différentes trajectoires sont négligeables, ce processus de collisions successives s’apparente à une « simple » marche aléatoire diffusive d’une particule purement classique. Comme illustré sur la figure 5.1b, la distance typique parcourue au bout d’un temps t s’écrit alors : p 2D0 t , (5.1) ∆rdiffusif ≃ où D0 est le coefficient de diffusion, de l’ordre de vl ∗ , avec v la vitesse de propagation de l’onde et l ∗ la distance moyenne entre deux changements de trajectoire, appelée libre parcours moyen de transport. Cette approche intuitive en termes de diffusion de particules classiques est tout à fait pertinente pour décrire de nombreux phénomènes de propagation. C’est elle qui est notamment au cœur
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Chapitre 5. Ondes et désordre
de la théorie du transport radiatif pour les ondes classiques, ou bien du modèle de Drude pour la conduction électronique. 5.1.2
. . . qui cache une physique bien plus complexe !
Il existe toutefois des situations où le modèle diffusif ne permet pas de décrire correctement les observations. Une première raison est due aux interférences entre trajectoires. Celles-ci peuvent avoir un effet non négligeable, notamment lorsque les ondes parcourent des « boucles » comme nous le verrons dans le paragraphe 5.3, et modifier ainsi profondément les propriétés de transport. Le cas extrême est celui de la localisation d’Anderson, pour lequel la propagation est complètement stoppée, et qui sera abondamment étudié dans la suite. Sans aller jusque là, les effets d’interférences sont à l’origine de différents phénomènes, dits de localisation faible, dont l’étude a été historiquement à l’origine du développement de la physique mésoscopique dans les années 1980. Ces phénomènes sont par exemple la magnéto-résistance négative observée dans les films conducteurs métalliques, ou la rétro-diffusion cohérente qui sera discutée dans le paragraphe 5.4. Les interférences ne sont cependant pas les seules responsables des comportements complexes observés. Dans le cas des ondes quantiques, les interactions entre particules – par exemple Coulombiennes entre électrons – jouent en effet aussi un rôle essentiel ! De manière générale, c’est l’interdépendance subtile entre les différents processus que sont la diffusion, les interférences et les interactions, qui rend la physique des systèmes désordonnés extrêmement riche. Les phénomènes décrits sont très variés, allant des transitions métal-isolant – voire superfluide-isolant comme la transition de Mott décrite au chapitre 4 –, à la thermalisation des systèmes quantiques isolés. 5.1.3
Une physique source d’innovation
Nous nous concentrerons dans ce chapitre sur les aspects fondamentaux de la recherche sur les systèmes désordonnés avec des atomes froids, en nous attachant à donner des « clés de compréhension » les plus simples possibles. Mentionnons cependant qu’un pan entier de la recherche se tourne également vers les applications. L’idée n’est plus de considérer le désordre comme une nuisance, mais de tirer parti des propriétés statistiques des ondes en sa présence pour contrôler leur propagation et développer des applications innovantes. Faire une liste exhaustive des pistes explorées serait trop long ici, et ce n’est pas l’objet de ce chapitre, mais retenons la possibilité d’imager ou de focaliser à travers des milieux opaques – avec des applications importantes pour l’imagerie
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biomédicale –, ou encore d’améliorer les rendements des capteurs photovoltaïques ou de diodes électro-luminescentes. 5.2 5.2.1
Atomes froids : le désordre, oui, mais contrôlé ! Comment immerger les atomes dans le désordre ?
Bien comprendre la physique des systèmes désordonnés suppose de réaliser des expériences dans lesquelles les propriétés statistiques du désordre sont parfaitement contrôlées. C’est une condition en effet essentielle si l’on veut pouvoir valider ou infirmer les modèles théoriques qui sont développés pour rendre compte des observations. Dans de nombreuses situations, il est cependant difficile de connaître précisément le désordre. Celui-ci est même souvent présent « par défaut », comme c’est le cas par exemple pour les impuretés dans les matériaux électroniques. Comme nous allons le voir dans ce paragraphe, les systèmes d’atomes froids permettent un contrôle précis du désordre appliqué sur les atomes. Ce sont donc des plateformes idéales pour étudier la physique du désordre, dans la droite ligne des recherches visant à réaliser des simulateurs quantiques. Différentes méthodes ont été développées pour créer du désordre sur les atomes, et la figure 5.2 en présente quelques exemples. Parmi celles-ci, deux ont été particulièrement utilisées, notamment lors des premières expériences sur la localisation d’Anderson en 2008 (voir paragraphe 5.3.3) : les tavelures ou « speckles » optiques – cet anglicisme est communément utilisé – et les réseaux bichromatiques. Dans ces deux cas, on utilise le fait que le potentiel désordonné est directement proportionnel à l’intensité lumineuse, comme dans le cas des pièges optiques présentés au chapitre 1. Le champ de speckle est obtenu par diffraction d’un faisceau laser sur une lame de verre dépolie et constitue une figure d’intensité complètement aléatoire (voir encadré 5.1). Le réseau bichromatique utilise quant à lui la combinaison de deux réseaux optiques réalisés à deux longueurs d’onde différentes, l’un étant de faible amplitude et jouant le rôle d’une modulation quasi aléatoire du réseau principal. Si ces types de désordre historiques sont les plus courants, d’autres méthodes se développent actuellement. Il est en effet possible d’utiliser modulateurs spatiaux de lumière, analogues à ce que l’on peut trouver dans les vidéo-projecteurs, permettant de projeter directement sur les atomes une répartition de lumière déterminée à l’avance (figure 5.2c). Avec cette méthode, utilisée notamment dans les expériences de localisation à N-corps qui seront décrites dans le paragraphe 5.6.2, on ne contrôle plus seulement les propriétés statistiques globales du désordre, mais la valeur du potentiel désordonné en chaque point de l’espace.
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Chapitre 5. Ondes et désordre
F IGURE 5.2. Exemples de potentiels désordonnés pour les atomes froids. (a) Speckle optique. (b) Réseau bichromatique issu de la superposition de deux réseaux optiques de longueurs d’onde légèrement différentes. (c) Potentiel résultant de la superposition d’un désordre lumineux créé avec un modulateur spatial de lumière et d’un réseau optique (d’après Choi et al., Science 352,1547, 2016). (d) Désordre lui-même constitué d’atomes.
Encadré 5.1 : Le speckle, un désordre naturel pour les atomes froids ou moins intenses, isolés les uns des autres par des zones ou l’intensité est quasi nulle. Selon que le laser est désaccordé vers le bleu ou le rouge (voir chapitre 1), ces grains jouent le rôle de puits ou de bosses de potentiel pour les atomes. On peut montrer que la taille caractéristique des grains du speckle, que l’on peut définir rigoureusement par la fonction de corrélaUn speckle résulte de la diffraction d’un tion (insert en bas à droite), correspond à faisceau laser sur une lame rugueuse. la limite de diffraction : Celle-ci a pour effet d’introduire un déphasage qui varie en chaque point de pasλ ∼ 0.5 µm , (5.2) σ≃ sage du faisceau. La figure de diffraction 2ON s’interprète donc en termes d’interférences à ondes multiples aléatoires. Visuellement, à savoir la plus petite taille réalisable pour elle se compose de grains de lumière plus une ouverture numérique ON donnée.
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Le point commun entre les désordres présentés ci-dessus est qu’ils sont tous créés à partir de champs lumineux, aux motifs aléatoires, que l’on image sur les atomes. De ce fait, tous ces potentiels ont une longueur typique de variation – on parle de longueur de corrélation, notée généralement σ, voir encadré 5.1 – qui est au moins aussi grande que celle donnée par la limite de diffraction du système optique. Cette taille caractéristique, de l’ordre du micromètre, joue un rôle crucial car elle définit une énergie typique, et donc une température, en dessous de laquelle les phénomènes quantiques intéressants vont se produire. Précisément, les effets quantiques vont se révéler si la longueur de de Broglie λdB des atomes, telle qu’introduite au chapitre 1, est supérieure ou égale à σ. Comme λdB est reliée à la vitesse des atomes et donc à leur température, on peut estimer la température maximale pour laquelle les effets quantiques seront importants : λdB & σ
⇒
Ttyp .
1 h¯ 2 ≃ quelques nanokelvins. kB mσ2
(5.3)
L’étude du transport quantique nécessite donc des températures extrêmement basses ! On comprend pourquoi il est nécessaire de partir d’atomes « ultrafroids », typiquement un condensat de Bose Einstein, dans les expériences qui seront décrites par la suite. Notons, pour finir, que nous avons décrit ici la situation la plus commune où le désordre réalisé est spatial, c’est-à-dire le potentiel désordonné varie de manière aléatoire en fonction de la position des atomes. Il existe cependant une autre configuration, tout aussi intéressante, où le potentiel varie dans le temps et non dans l’espace. La physique associée à ce « désordre temporel » sera discutée au paragraphe 5.5.3. 5.2.2
Marche aléatoire d’atomes froids dans le désordre : la diffusion
À partir du milieu des années 2000, la possibilité de localiser des atomes froids au sens d’Anderson à l’aide des potentiels désordonnés contrôlés que nous venons de décrire a été l’enjeu qui a lancé ce domaine de recherche. Avant de revenir sur cette « quête de la localisation » dans le prochain paragraphe, arrêtons nous dans un premier temps sur une question naturelle, bien qu’explorée tardivement : est-il possible d’observer le comportement « simplement » diffusif d’atomes froids dans le désordre, comme ce qui est attendu pour des particules classiques (voir figure 5.1b) ? Pour répondre à cette question, nous nous permettons une petite entorse à la chronologie en discutant dès à présent l’expérience de la figure 5.3a, réalisée en 2010 au Laboratoire Charles Fabry. Dans cette expérience, un nuage d’atomes froids de rubidium est préparé dans un piège optique afin de servir de « point
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Chapitre 5. Ondes et désordre
F IGURE 5.3. Diffusion classique d’atomes froids dans un désordre de type speckle, d’après M. Robert-deSaint-Vincent et al., Phys. Rev. Lett. 104, 220602, 2010. (a) Imagerie de fluorescence d’un nuage d’atomes de rubidium, obtenue après expansion en présence du désordre. Les coupes suivant la direction y correspondent à deux temps d’expansion successifs. (b) Évolution de la densité atomique au centre du nuage en fonction du temps t, avec ou sans désordre. La décroissance en 1/t est une signature directe du comportement diffusif.
source ». L’expérience commence en coupant le piège optique tout en allumant un autre laser se propageant selon l’horizontale, très focalisé dans la direction verticale mais étendu dans la direction horizontale transverse, de manière à réaliser une sorte de « nappe de lumière » qui va confiner les atomes dans un plan horizontal. En l’absence de désordre, le nuage d’atomes s’étend de manière balistique : la taille du nuage ∆r évolue donc proportionnellement au temps, dans les deux directions du plan. La surface typique S(t) sur laquelle s’étend le nuage atomique varie ainsi comme le carré du temps : S(t) ∝ ∆r2 ∝ t2 . Le nombre d’atomes N étant constant, on conçoit aisément que la densité atomique au centre du nuage, n(t) ∼ N/S(t), va décroître suivant la loi 1/t2 , comme montré sur la figure 5.3b. Si on répète la même expérience mais cette fois en présence de désordre, le comportement est bien sûr différent. En effet, les atomes vont maintenant évoluer selon un processus de diffusion multiple s’apparentant à une marche aléatoire (voir paragraphe 5.1). Dans ce cas, le comportement global attendu est diffusif, suivant l’équation (5.1), de sorte que la densité au centre du nuage change de comportement : 2 n(t) ∝ 1/∆rdiffusif ∝ 1/t.
(5.4)
Comme le montre la figure 5.3b, cette loi de décroissance en 1/t, signature directe de la diffusion des atomes, est exactement celle qui a été observée dans l’expérience de 2010 ! Notons que pour observer cet effet de diffusion,
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les chercheurs ont augmenté la température des atomes afin d’inhiber, à dessein, les effets d’interférences quantiques à l’origine de la fameuse localisation d’Anderson sur laquelle nous allons désormais nous pencher.
5.3 5.3.1
La localisation d’Anderson : stoppé net par le désordre 60 ans de localisation d’Anderson et toujours des questions
Pour comprendre l’intérêt que suscite encore aujourd’hui la localisation d’Anderson, il est utile de commencer par décrire brièvement l’historique de ce phénomène. Celui-ci a été découvert en 1958 par Philip Anderson (figure 5.4), qui a réalisé que la conduction dans les métaux pouvait être complètement arrêtée en présence d’un désordre suffisamment important. En dimension trois, la localisation d’Anderson se manifeste même par une transition de phase : audessus d’une énergie électronique critique les électrons peuvent se propager, tandis qu’à basse énergie le transport est supprimé et le conducteur devient un isolant. Cette découverte était révolutionnaire à l’époque car elle remettait complètement en cause la vision classique de Drude du transport électronique. Elle n’a cependant réellement pris de l’ampleur qu’à partir des années 1970, suite à la publication d’une description phénoménologique simple et élégante, connue aujourd’hui sous le nom de théorie d’échelle de la localisation et basée sur des travaux pionniers de David Thouless (figure 5.4). La théorie d’échelle, en plus d’unifier les visions de Drude et d’Anderson du transport dans les métaux, fournit également des prédictions générales sur le phénomène de localisation d’Anderson, et en particulier souligne le rôle de la dimension d’espace, des points que nous détaillons au paragraphe 5.3.2. Dans la foulée de ces résultats théoriques, plusieurs expériences ont mis en évidence l’arrêt du transport électronique dû au désordre dans les métaux. La figure 5.5a illustre ce phénomène dans un alliage désordonné : à suffisamment basse température, la conductivité du métal s’annule et le matériau devient isolant. Très rapidement, les physiciens se sont rendu compte que le phénomène de localisation était un mécanisme interférentiel. Avec ce point de vue, il est clair qu’il n’est pas spécifique aux électrons mais existe pour n’importe quel type d’onde, qu’elle soit de nature quantique ou classique. C’est ainsi qu’à partir des année 1990, plusieurs expériences ont mis en évidence la localisation des ondes classiques comme la lumière ou les ondes élastiques, notamment en une (1D) et deux dimensions (2D), voir les figures 5.5b et 5.5c pour quelques exemples. Notons que la question de la localisation de la lumière en trois dimensions (3D) reste ouverte à l’heure actuelle, la transition de phase d’Anderson n’ayant
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Chapitre 5. Ondes et désordre
(a)
(b)
F IGURE 5.4. Philip Anderson (a) et David Thouless (b), tous deux lauréats du prix Nobel. Crédit photo : nobelprize.org.
pas encore été observée de manière claire en optique, voir la discussion au paragraphe 5.5. De manière générale, l’étude de la transition d’Anderson à 3D reste un enjeu important du domaine. Aucune théorie « exacte » capable de décrire quantitativement cette transition n’a en effet pu être établie à ce jour. De ce fait, de nombreuses questions restent ouvertes, comme la possibilité de prédire précisément l’énergie critique Ec de la transition, appelée seuil de mobilité. Plus fondamentales encore sont la détermination de l’exposant critique de la transition. Cet exposant critique caractérise le comportement des propriétés de transport au voisinage du seuil de mobilité, comme par exemple la façon dont le coefficient de diffusion s’annule quand l’on approche la transition du côté de la phase diffusive. De même, cet exposant décrit comment la longueur de localisation – que nous introduirons au paragraphe suivant – évolue lorsqu’on s’approche du seuil de mobilité du côté de la phase localisée. L’intérêt fondamental pour cet exposant critique vient du fait qu’il ne dépend pas des spécificités du système désordonné : sa valeur est universelle, c’est-à-dire qu’elle est la même quels que soient le type d’onde ou de désordre considérés ! Pour le moment, cette valeur n’a été déterminée théoriquement que par des simulations numériques. Du côté des observations, une seule expérience – utilisant un analogue de la localisation
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F IGURE 5.5. Quelques observations expérimentales marquantes de la localisation d’Anderson. (a) Localisation des électrons dans les métaux (adapté de Katsumoto et al., J. Phys. Soc. Jpn 56, 2259, 1987 ). À suffisamment basse température, un métal désordonné peut devenir isolant à cause du désordre. Ici on se rapproche de la transition vers l’isolant en diminuant la densité d’électrons libres. Pour une certaine densité critique, la conductivité s’annule. (b) Localisation des ondes sonores (d’après Hu et al., Nature Physics 4, 945, 2008). Ici, une onde sonore se propage à travers un réseau désordonné de billes d’aluminium. La distribution spatiale d’intensité est mesurée en sortie avec un hydrophone. Cette distribution décroît lentement, ce qui signale des fluctuations géantes d’intensité, caractéristiques d’ondes localisées par le désordre. (c) Localisation de la lumière. À gauche, dans un cristal photo-réfractif constitué d’un réseau désordonné de guides d’ondes (d’après Schwartz et al., Nature 446, 52, 2007 ). Un faisceau lumineux envoyé dans le milieu se diffuse transversalement à faible désordre (profil de gauche), et se localise à fort désordre (profil de droite). À droite, observation de modes localisés unidimensionnels dans un guide d’ondes photonique désordonné (d’après Sapienza et al., Science 327, 1352, 2010).
d’Anderson basé sur du désordre temporel et que nous présenterons dans le paragraphe 5.5.3 – a pu le mesurer précisément. Avant d’en venir aux expériences réalisées ces dernières années dans le domaine des atomes froids, nous allons d’abord nous attarder un peu plus en détail sur la physique de la localisation d’Anderson afin d’en proposer une compréhension intuitive. Ce sera notamment l’occasion d’insister sur le rôle essentiel joué par la dimension sur les propriétés de localisation. Insistons pour finir cette introduction générale sur le fait que ce phénomène est purement lié au désordre.
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Chapitre 5. Ondes et désordre
Dans le cas d’atomes en interaction, la situation est plus compliquée et nous reviendrons sur cet aspect à la fin du chapitre. 5.3.2
Comprendre intuitivement la localisation d’Anderson
Comme nous l’avons esquissé ci-dessus, la localisation d’Anderson est un phénomène complexe, ayant suscité une énorme quantité de travaux théoriques visant à en comprendre les mécanismes. Sans rentrer dans ces détails, on peut s’en faire une idée intuitive en considérant un type de mécanisme interférentiel bien particulier où l’onde revient à son point de départ après avoir fait une « boucle » dans deux sens opposés. Comme expliqué dans l’encadré 5.2, ce type de processus, non décrit par la diffusion classique, augmente la probabilité que l’onde revienne à son point de départ, l’empêchant ainsi de se propager sur de grandes distances. Ce mécanisme conduit alors à une diminution du coefficient de diffusion D par rapport à sa valeur classique D0 . Les effets d’interférences le long de boucles sont dits de localisation faible et sont considérés comme des précurseurs de la localisation d’Anderson. Pris isolément, ils ne conduisent pas directement à la suppression totale du transport : le coefficient de diffusion est certes diminué (D < D0 ) mais il ne s’annule pas a priori. C’est l’accumulation de ces processus qui peut changer radicalement les choses et donner lieu au phénomène de localisation correspondant à D = 0. Pour comprendre cela, considérons l’influence de la diminution du coefficient de diffusion sur le « poids » des processus de localisation faible. En effet, si le coefficient de diffusion diminue, l’onde va se propager moins facilement, c’est-à-dire rester plus proche de son point de départ. La probabilité de faire des boucles, tel qu’illustré dans l’encadré 5.2, va donc augmenter, ce qui va renforcer d’avantage encore les processus de localisation faible ! Une diminution du coefficient de diffusion donne ainsi lieu à une nouvelle diminution de ce coefficient, et ainsi de suite. . . C’est cet effet « boule de neige » qui peut conduire à l’annulation complète de la diffusion. En termes de propagation, cela signifie que l’onde se fige autour de son point de départ au bout d’un certain temps, ∆r restant fixe et ne croissant plus. Une signature emblématique de la localisation d’Anderson est alors la décroissance exponentielle de la fonction d’onde en fonction de la distance parcourue selon : ψ(r) ∝ e−|r |/lloc , (5.5) où la longueur caractéristique de décroissance lloc est appelée longueur de localisation.
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Encadré 5.2 : Comment les interférences luttent contre la propagation des ondes
Considérons la situation où une onde est émise au point A et se propage en effectuant une marche aléatoire. Comme discuté dans le paragraphe 5.1, l’approche classique consiste à négliger les interférences entre les différents chemins, la propagation étant alors globalement diffusive. En effet, la phase accumulée le long de chaque trajectoire dépend très fortement de l’agencement précis des diffuseurs. En moyenne, on s’attend donc à ce que les interférences se brouillent très rapidement. Ce qui est vrai pour la plupart des trajec-
toires ne l’est pas dans le cas particulier où l’onde réalise une boucle (trajectoire rouge), c’est-à-dire revient au point initial après un certain nombre de collisions. Par « retour inverse de la lumière », le chemin réciproque (trajectoire bleue), pour lequel l’onde parcourt le même chemin mais en sens inverse, existe également. La phase accumulée par l’onde sur ces deux chemins étant identique, l’interférence est donc constructive au point A, et cet état d’interférence va survivre au moyennage sur le désordre. Il en résulte le doublement de la probabilité de retour à l’origine par rapport à une marche aléatoire classique : les interférences favorisent donc la localisation de l’onde autour du point d’émission. En pratique, ce mécanisme réduit le coefficient de diffusion D par rapport à sa valeur classique : D < D0 .
L’interprétation de la localisation d’Anderson en termes d’interférences sur des boucles reste une image très simplifiée, car d’autres processus, plus complexes, peuvent aussi être à l’œuvre. Outre sa simplicité, cette image a cependant un autre avantage : elle permet de se faire une idée intuitive du rôle crucial joué par la dimension sur les propriétés de localisation. En effet, on comprend de la discussion précédente que l’efficacité des processus de localisation est directement liée au poids, négligeable ou non, des boucles par rapport à l’ensemble des trajectoires possibles. À une dimension, ces processus sont dominants, puisqu’à chaque réflexion sur un obstacle l’onde se trouve renvoyée sur ses pas. À deux dimensions, le poids des boucles – lié à la probabilité de retour à la position de départ – est fortement diminué mais reste non négligeable en général. En dimensions trois, le poids des boucles est encore moins important et devient négligeable, sauf dans le cas d’un désordre fort, voire « extrême », comme discuté au paragraphe 5.3.4. À partir de ces considérations, on conçoit que les processus de localisation sont a priori très efficaces en 1D, moins importants en 2D, et quasiment négligeables en 3D. Sur le plan mathématique, cette intuition a été validée par la théorie d’échelle évoquée dans le paragraphe précédent : à 1D et 2D on peut
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Chapitre 5. Ondes et désordre
montrer que toutes les fonctions d’ondes sont localisées – même si la longueur de localisation lloc devient exponentiellement grande en 2D –, tandis qu’à 3D il existe une transition de phase entre un comportement diffusif en désordre « faible » et localisé en désordre « extrême ». 5.3.3
La localisation d’Anderson des atomes froids : les premières observations
La « quête » de l’observation de la localisation d’Anderson avec des atomes froids, commencée à partir du milieu des années 2000, a été dès le début le moteur de ce domaine de recherche. En effet, bien que la physique de la localisation d’Anderson soit connue depuis plus de 60 ans, aucune expérience n’avait pu observer directement ce phénomène pour des ondes de matière. Après des premiers essais infructueux, que nous passerons ici sous silence mais qui ont été très importants afin d’identifier les conditions expérimentales adéquates, la première observation directe de la localisation d’Anderson a été réalisée en 2008 au Laboratoire Charles Fabry (voir figure 5.6). Dans cette expérience, la configuration était unidimensionnelle, situation pour laquelle le phénomène de localisation est particulièrement spectaculaire. Les processus de localisation étant très efficaces à 1D, la localisation d’Anderson peut en effet être observée même pour un désordre très faible. On peut alors se mettre dans une limite où l’énergie des atomes est bien supérieure au potentiel désordonné, de façon à ce qu’ils « volent » au dessus du désordre, sans aucune possibilité d’être piégés classiquement (voir la figure 5.6a). Une analogie classique poussée à l’extrême serait une balle de golf volant au dessus du gazon, les brins d’herbes constituant les fluctuations du potentiel. Dans cette vision classique, nous savons bien que rien ne peut arrêter les atomes ! Cependant, lorsque ces derniers sont refroidis à très basse température (voir condition 5.3), les réflexions quantiques sur les barrières du potentiel sont exacerbées, et, comme prédit par Anderson, ces réflexions quantiques se « liguent entre elles » pour arrêter net la propagation. La fonction d’onde est alors localisée, avec une décroissance exponentielle sur les ailes suivant l’expression (5.5). Le principe de l’expérience réalisée en 2008 est très similaire à celui discuté précédemment pour l’étude du comportement diffusif : on observe l’expansion d’un nuage d’atomes ultrafroids – qui sert de point source – en présence d’un désordre réalisé à partir d’un speckle. Afin de se placer en dimension un, les atomes sont ici guidés suivant une direction par un faisceau laser désaccordé dans le rouge (voir chapitre 1). L’amplitude du désordre est choisie de très faible amplitude, de manière à être sûr qu’il soit impossible d’expliquer un éventuel arrêt de l’expansion par un simple piégeage classique des atomes entre les maxima du potentiel. Et pourtant, après un certain temps d’expansion, le nuage
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F IGURE 5.6. Observation de la localisation d’Anderson des atomes froids en 1D. (a) Dans la configuration de l’expérience, les atomes « volent » au dessus du désordre, c’est-à-dire que leur énergie est bien supérieure à l’amplitude du désordre. La fonction d’onde typique d’un atome localisé, dont l’enveloppe décroît exponentiellement, est représentée en rouge. Elle est superposée au potentiel désordonné, représenté en bleu. (b) Représentation graphique de la densité atomique de la fonction d’onde localisée (en vert) dans le speckle optique (en bleu). Les atomes sont confinés dans un guide optique (dont le potentiel de piégeage est visible en rouge) et ne peuvent se déplacer que suivant une seule direction. L’insert montre la densité atomique mesurée par imagerie de fluorescence en échelle semi-logarithmique : la décroissance des ailes est bien exponentielle !
atomique se fige ! L’étude précise du profil de densité atomique, observé directement par imagerie de fluorescence, révèle alors la décroissance exponentielle attendue (voir figure 5.6b), c’est-à-dire la signature emblématique de la localisation d’Anderson. Cerise sur le gâteau, les longueurs de localisation extraites des décroissances observées sont en très bon accord avec les prédictions théoriques, sans aucun paramètre ajustable. Cette expérience, ainsi que celle réalisée conjointement sur un principe similaire au LENS (European Laboratory for Non-Linear Spectroscopy) à Florence en Italie, ont eu un retentissement important dans le domaine des atomes ultrafroids. En effet, au-delà de la portée historique, ces expériences ont démontré la pertinence de l’étude des systèmes désordonnés avec les atomes, élargissant au passage le concept de simulation quantique. Dès lors, les recherches se sont très vite tournées vers les problématiques actuelles liées au désordre. Cellesci concernent notamment l’effet du désordre dans les systèmes en interaction, problématique qui sera évoquée à la fin de ce chapitre, mais aussi, bien sûr, la possibilité d’étudier la transition d’Anderson à 3D.
110
Chapitre 5. Ondes et désordre
F IGURE 5.7. (a) Transition d’Anderson à 3D. À faible désordre le comportement de l’onde est diffusif, la propagation peut être décrite par une succession de collisions sur le désordre. À fort désordre, l’onde est localisée. Comme l’onde n’a plus le temps de faire une oscillation avant d’être diffusée de nouveau, les interférences (représentées par les cercles bleus) prolifèrent. La transition entre les deux régimes est caractérisée par le critère de Ioffe-Regel kl ∗ ≃ 1, équation (5.6). (b) Diagramme d’énergie montrant l’énergie critique Ec de la transition (le « seuil de mobilité », représenté en rouge) correspondant au critère de IoffeRegel dans le cas d’une amplitude de désordre fixée (les fluctuations du potentiel désordonné dans une direction sont schématisées par la courbe noire). La courbe verte montre la distribution en énergie des atomes froids en présence du désordre. Cette distribution est fortement élargie par le désordre lorsque celui celui devient assez intense pour atteindre le critère de Ioffe-Regel. Comme discuté dans le texte, cet élargissement constitue actuellement l’obstacle principal à l’étude précise de la transition.
5.3.4
Vers l’étude de la transition d’Anderson à 3D
Les difficultés à étudier la transition d’Anderson à 3D, qui sont d’ordre à la fois théoriques et expérimentales, tiennent au fait qu’elle se produit pour un désordre extrêmement fort. En effet, comme discuté précédemment, les processus de localisation faible le long de boucles (voir encadré 5.2) ont un poids la plupart du temps négligeable par rapport à l’ensemble des trajectoires possibles. Pour augmenter leur poids, il faut accroître fortement l’intensité du désordre de manière à forcer l’onde à rester proche de son point d’émission. Le cas extrême est atteint lorsque le libre parcours moyen de transport l ∗ , défini dans le paragraphe 5.1, devient de l’ordre de la longueur d’onde de de Broglie λdB . Cette condition s’appelle le critère de Ioffe-Regel, que l’on écrit en général sous la forme : kl ∗ ≃ 1 ,
(5.6)
avec k = 2π/λdB le nombre d’onde. Il est généralement accepté que ce critère donne l’ordre de grandeur de la position de la transition d’Anderson, ce qu’illustre la figure 5.7. Une autre façon intuitive de comprendre ce critère est de réaliser que la quantité kl ∗ correspond au déphasage typique accumulé entre deux collisions successives de l’onde sur le désordre. Quand le critère de IoffeRegel est vérifié, le déphasage d’une onde rétro-diffusée sur un obstacle est forcément en phase avec l’onde incidente : les interférences constructives pour
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rester autour de la position initiale sont alors fortement amplifiées, conduisant au phénomène de localisation. D’un point de vue théorique, il est très compliqué de décrire les propriétés de propagation dans ce régime de désordre extrême où l’onde a à peine le temps de réaliser une oscillation avant d’être diffusé à nouveau. On peut ainsi sentir pourquoi développer une théorie quantitative de la transition à 3D reste un enjeu actuel. Mais les difficultés rencontrées pour étudier la transition ne sont pas uniquement d’ordre théorique ! Sur le plan expérimental, une difficulté majeure est de garder un contrôle précis sur les paramètres du système dans la limite d’un désordre fort. Pour les ondes lumineuses par exemple, il est très difficile de créer des milieux fortement diffusants sans éviter l’apparition d’absorption ou d’effets non linéaires, tout deux pouvant masquer, voire détruire, les effets de localisation. C’est en ayant bien conscience de ces difficultés que différentes équipes se sont lancées dans l’étude de la transition à 3D avec des atomes froids. Nous passerons ici à nouveau sous silence les développements techniques qui ont été nécessaires pour passer d’une configuration unidimensionnelle à tridimensionnelle. Ceux-ci comprennent notamment la mise en place d’un système de lévitation magnétique pour éviter que les atomes ne tombent sous l’effet de la gravité, et l’utilisation d’un désordre optique le plus isotrope possible en croisant différents speckles (voir la figure 5.8). Mis à part ces complications, le principe reste le même : on relâche un nuage d’atomes ultrafroids en présence de désordre et l’on suit son expansion au cours du temps par imagerie de fluorescence. Après quelques années de développement expérimental, les premières observations de la localisation d’Anderson en 3D ont vu le jour en 2011 à Urbana Champaign aux États-Unis, de manière conjointe au Laboratoire Charles Fabry, et plus récemment, en 2015, au LENS à Florence. Si ces observations représentent un indéniable premier succès en vue de l’étude de la transition d’Anderson, elles ne constituent cependant qu’une première étape. En effet, les atomes froids n’ont pas échappé aux difficultés expérimentales rencontrées dans les autres systèmes, même si elles sont ici d’une autre nature. La situation idéale aurait été de mettre en évidence une transition nette entre un comportement diffusif et un comportement localisé en augmentant l’intensité du désordre. Mais le comportement observé est différent ! Si la diffusion est bien observée en désordre faible, la situation se complique à fort désordre, lorsque l’on s’approche du critère de Ioffe-Regel. En effet, en dépit des précautions prises, l’allumage d’un désordre intense induit un élargissement significatif de la distribution en énergie des atomes autour du seuil de mobilité (courbe verte dans la figure 5.7b). Ceci conduit à la présence simultanée d’une composante diffusive et d’une composante localisée au sein du nuage atomique. Il est
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Chapitre 5. Ondes et désordre
F IGURE 5.8. (a) Observation de la localisation d’Anderson à trois dimensions au Laboratoire Charles Fabry, d’après F. Jendrejewski et al. Nat. Phys. 8, 392, 2012. Le dispositif représenté comprend notamment une lévitation magnétique (bobines jaunes) et deux champs de speckle lasers (en bleu) pour réaliser un désordre le plus isotrope possible (le speckle imagé en 3D est représenté par le cube). (b) Coupes de densité atomique montrant l’expansion du nuage d’atomes à différents temps. Le profil de densité est la superposition de deux composantes : une partie diffusive qui s’étend lentement, révélant au centre une partie localisée qui reste figée. Cet effet est dû à la distribution en énergie qui s’étend de part et d’autre du seuil de mobilité, comme illustré sur la figure 5.7b. (c) Observation similaire au LENS, à Florence en Italie, d’après Semeghini et al. Nat. Phys. 11, 554, 2015. En haut : carrée de la largeur du nuage en fonction du temps (∆r2 (t )), pour différentes amplitudes VR du désordre. À désordre suffisamment fort la taille sature aux temps longs, signature de la localisation. En bas : profil de densité à différents temps, pour une amplitude de désordre donnée.
donc nécessaire d’attendre que la composante diffusive s’éloigne sur les ailes pour révéler la partie localisée qui reste figée au centre (voir les figures 5.8b et 5.8c). C’est là où les choses se compliquent fortement. En effet, le coefficient de diffusion D est très faible pour les atomes dont l’énergie est située juste audessus du seuil de mobilité (D s’annule précisément à la transition), et il faut donc attendre des temps très longs pour observer la partie localisée. Jusqu’à 6 secondes ont ainsi été nécessaire pour les expériences menées au Laboratoire Charles Fabry : une éternité pour les échelles de temps typiques des atomes ultrafroids ! L’élargissement de la distribution d’énergie des atomes à fort désordre constitue donc aujourd’hui un obstacle à l’étude de la transition d’Anderson. D’une part, disposer du temps nécessaire pour différencier les composantes diffusive et localisée rend les expériences très délicates à réaliser. D’autre part,
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l’élargissement en énergie empêche l’observation des propriétés de transport à une énergie bien déterminée, de sorte qu’il est impossible de pouvoir observer finement le comportement critique autour de la transition. À première vue, adieu donc la mesure de l’exposant critique ! La situation n’est cependant pas figée et de nouvelles pistes sont actuellement en cours d’étude pour contourner le problème. L’une d’elle, qui utilise une méthode « spectroscopique » pour peupler précisément les atomes à une énergie donnée dans le désordre, est en cours de développement au Laboratoire Charles Fabry. Il est également possible de changer de paradigme et d’explorer d’autres voies, comme par exemple étudier les propriétés de localisation non plus dans l’espace des positions, mais dans l’espace des vitesses. Cette piste fait l’objet du paragraphe suivant. 5.4 5.4.1
La rétro-diffusion cohérente : visualiser les interférences La localisation dans l’espace des vitesses
Dans les expériences discutées ci-dessus, les effets de localisation des atomes dans le potentiel désordonné sont observés dans l’espace des « positions » : on laisse s’étaler un paquet d’onde d’atomes puis, à un temps suffisamment long, le profil de densité spatiale, exponentiellement localisé par les interférences, est visualisé par imagerie de fluorescence. Une difficulté de cette approche, néanmoins, est qu’il peut être difficile de distinguer un effet de localisation d’une diffusion qui serait, par exemple, très lente. Dans ce contexte, dès 2012 l’idée a été avancée que les mécanismes d’interférence microscopiques responsables des effets de localisation (faible ou forte) pourraient être visualisés directement, en sondant la répartition des vitesses atomiques plutôt que leurs positions. Dans ce cadre, l’expérience réciproque à celle du paquet d’onde a pour point de départ un nuage d’atomes avec une vitesse initiale très bien définie. En d’autre termes, on part d’un nuage ayant une distribution de vitesses très étroite autour de cette vitesse initiale, de façon à obtenir un état de type « onde plane ». En pratique, cette configuration se réalise en refroidissant très fortement le nuage (une température aussi basse que 150 nK a par exemple été atteinte dans l’expérience montrée sur la figure 5.9), et en lui donnant une vitesse globale en l’accélérant pendant un temps donné. En vertu du principe d’Heisenberg, l’état ainsi obtenu est très étendu spatialement, de sorte qu’aucune dynamique n’est observée dans l’espace des positions (le profil de densité reste en moyenne uniforme au cours du temps). Qu’en est-il de la dynamique de la distribution des vitesses ? La diffusion des atomes sur le potentiel étant élastique, la valeur absolue de la vitesse moyenne du nuage reste constante mais sa direction change à chaque collision d’un atome sur le
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Chapitre 5. Ondes et désordre
F IGURE 5.9. (a) Distribution de vitesses expérimentale d’un nuage d’atomes de rubidium ultrafroid de vitesse globale vi non nulle, mesurée à différent temps en présence d’un champ lumineux speckle en 2D. À cause de la diffusion multiple élastique, la distribution devient rapidement isotrope. Après quelques millisecondes on observe également l’apparition d’un pic de rétro-diffusion cohérente autour de la direction de vitesse − vi . (b) Interférence entre chemins de diffusion multiple contra-propageant responsables de la rétro-diffusion cohérente. D’après Jendrzejewski et al., Phys. Rev. Lett. 109, 195302, 2012.
désordre. De manière classique, on s’attend donc à une répartition uniforme des vitesses dans toutes les directions, la distribution des vitesses prenant la forme d’un anneau à deux dimensions, ou d’une sphère à 3D. Tout comme pour la propagation dans l’espace des positions néanmoins, cette image classique est susceptible d’être fortement modifiée par les effets d’interférences quantiques entre les différentes trajectoires. Toute la question est de savoir comment ! Depuis 2012, plusieurs travaux théoriques et expérimentaux ont exploré ce problème, qui s’est avéré particulièrement riche. Les manifestations des effets localisation dans l’espace réciproque, en particulier, s’avèrent différentes de – et tout aussi spectaculaires que – leur pendant dans l’espace des positions. 5.4.2
La rétro-diffusion cohérente des atomes froids
À partir de travaux théoriques développés par une équipe française au CQT (Centre For Quantum Technologies) à Singapour, l’évolution d’un paquet d’onde atomique dans l’espace des vitesses a été mesurée expérimentalement en 2012 par deux équipes de recherche françaises, l’une à l’Institut de physique de Nice et l’autre au Laboratoire Charles Fabry. Ces expériences ont consisté à refroidir fortement un nuage d’atomes de rubidium dilué jusqu’à l’état condensé, puis à appliquer un gradient de champ magnétique au nuage de façon à lui transférer une vitesse moyenne non nulle. La distribution des vitesses du nuage en présence d’un speckle lumineux a ensuite été sondée à différents temps avec la méthode d’imagerie par temps de vol. Les résultats de l’expérience du Laboratoire Charles Fabry sont présentés sur la figure 5.9a.
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La distribution de vitesses initiale, tout d’abord, reflète l’état dans lequel le gaz a été préparé : il s’agit d’un pic étroit centré autour du vecteur vitesse moyen vi du nuage. Cette distribution évolue rapidement dès que le speckle lumineux est branché. On observe alors une diminution du pic initial et l’apparition d’un anneau. Ce phénomène, discuté ci-dessus, traduit la marche aléatoire des atomes dans le désordre optique (figure 1b) : les atomes perdent progressivement la mémoire de leur vitesse initiale, et après quelques événements de diffusion toutes les directions des vitesses deviennent équiprobables, avec la contrainte de garder la valeur absolue de la vitesse constante du fait de la nature élastique du processus de diffusion. Comme nous l’avons vu dans les parties précédentes néanmoins, l’image classique de la marche aléatoire ne tient pas compte des interférences atomiques. Sur la figure 5.9a, une manifestation spectaculaire de ces interférences est bien visible dans les trois dernières distributions de vitesses : au voisinage de la direction de rétro-diffusion, on observe l’émergence d’un pic qui, aux temps suffisamment longs (quelques millisecondes en pratique), se dégage clairement de l’anneau de diffusion. Ce phénomène, appelé rétro-diffusion cohérente, est causé par l’interférence entre deux chemins de diffusion multiple impliquant la même séquence de processus de diffusion mais parcourus dans des sens opposés, comme illustré sur la figure 5.9b. Cette interférence n’est parfaitement constructive que pour les vitesses v proches de −vi . En effet, lorsque cette condition n’est pas remplie les deux chemins de diffusion multiple accumulent une phase légèrement différente qui s’annule en moyenne. Le phénomène de rétro-diffusion cohérente n’est évidemment pas spécifique aux atomes froids. Il a été observé dès la fin des années 1980 en optique, dans plusieurs expériences impliquant la propagation de lumière dans des suspensions ou des poudres de semi-conducteur. Plus tard, la rétro-diffusion des ondes acoustiques et élastiques a également été détectée. Pour les ondes classiques, la procédure expérimentale employée consiste en général à illuminer un échantillon désordonné avec un faisceau collimaté et à mesurer le signal réfléchi par cet échantillon en champ lointain. Les expériences d’atomes froids présentent néanmoins au moins deux avantages majeurs. Tout d’abord, aucune interface entre le milieu désordonné et l’extérieur n’est impliquée, le phénomène étant sondé directement « à l’intérieur » du milieu désordonné (c’est-à-dire dans le speckle optique). La description de la rétro-diffusion cohérente ne nécessite donc pas de prendre en compte les effets de taille finie qui, en général, compliquent sérieusement l’interprétation des résultats. Un autre avantage de la méthode de mesure de la rétro-diffusion cohérente des atomes froids réside dans la possibilité de perturber, de manière contrôlée, la séquence d’interférences de la figure 5.9b, par exemple en appliquant une impulsion au nuage depuis l’extérieur. Cette idée a été mise en pratique
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Chapitre 5. Ondes et désordre
F IGURE 5.10. (a) Images expérimentales du pic de rétro-diffusion cohérente d’un nuage d’atomes ultrafroids à différents temps, avec et sans gradient de champ magnétique appliqué à t = 1 ms. Sans champ appliqué, le pic n’évolue pas. Lorsqu’un champ est appliqué, le pic disparaît dans un premier temps, puis réapparaît brièvement un peu plus tard, au moment où les phases des chemins qui interfèrent se resynchronisent. D’après Müller et al., Phys. Rev. Lett. 114, 205301, 2015. (b) Distributions de vitesses théoriques obtenues après propagation d’un nuage d’atomes dans un potentiel speckle en 2D, à deux temps successifs ultérieurs à l’apparition du pic de rétro-diffusion cohérente. En plus de ce dernier, un nouveau pic pousse autour de la direction avant v = vi . Ce pic, visible uniquement dans le régime de localisation d’Anderson, est appelé pic de diffusion cohérente vers l’avant. D’après Ghosh et al., Phys. Rev. A 90, 063602, 2014.
dans des expériences récentes au Laboratoire Charles Fabry et au Laboratoire PhLAM (Laboratoire de physique des lasers, atomes et molécules) à Lille pour faire disparaître et réapparaître le pic de rétro-diffusion cohérente d’un nuage d’atomes froids à des temps bien choisis. La figure 5.10a montre, par exemple, comment se comporte le pic de rétro-diffusion cohérente dans le cas où un gradient de champ magnétique est appliqué au nuage pendant un court instant. Le pic disparaît lors de l’application du gradient de champ magnétique (qui change la phase des atomes et donc détruit l’interférence) mais, un peu plus tard, on observe une résurgence du pic au moment précis où les chemins de diffusion contra-propageant se re-syncronisent. Dans un avenir proche, cette manière de « sonder » des séquences de diffusion multiple pourrait permettre un contrôle et une visualisation directe des mécanismes microscopiques interférentiels à l’œuvre dans la physique de la localisation des ondes dans le désordre.
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5.4.3
La localisation d’Anderson dans l’espace des vitesses
Nous venons de voir que l’observation de la distribution de vitesses d’une onde de matière permettait d’apporter une image complémentaire et très visuelle de la diffusion multiple des atomes dans un potentiel désordonné. C’est en outre le cadre naturel pour observer la rétro-diffusion cohérente. Qu’en est-il de la localisation d’Anderson ? Nous avons vu ci-dessus que dans l’espace des positions cette dernière conduisait au « gel » de l’étalement d’un paquet d’onde. Mais qu’observe-t-on dans l’espace des vitesses ? La réponse à cette question, qui a été étudiée théoriquement en 2012, est surprenante et inattendue. Dans le régime de localisation d’Anderson, le film de la figure 5.9a évolue, et, aux temps longs, lorsque le gaz d’atomes entre dans le régime de localisation d’Anderson, un deuxième pic pousse dans la distribution de vitesses. L’émergence de ce pic supplémentaire est illustré sur la figure 5.10b, qui montre la distribution de vitesses théorique attendue à deux temps successifs, ultérieurs à l’émergence du pic de rétro-diffusion cohérente. Le pic supplémentaire apparaît autour de la direction de diffusion avant, c’est-à-dire autour v = +vi , d’où la dénomination de « pic de diffusion cohérente vers l’avant ». La description de ce phénomène est beaucoup plus compliquée que celle de la rétro-diffusion cohérente. On peut l’interpréter comme une sorte de double rétro-diffusion cohérente, dans laquelle les atomes du pic de rétro-diffusion sont à nouveau rétro-diffusés, le processus pouvant se répéter un grand nombre de fois. Lorsque les atomes suivent une diffusion classique, ce phénomène est très peu probable et le pic n’est pratiquement pas visible. Dans le régime de localisation d’Anderson par contre, la prolifération d’interférences dans la diffusion multiple amènent la probabilité de ce mécanisme à 100 %, et le pic devient visible. À l’heure actuelle, l’observation directe du pic de diffusion cohérente vers l’avant dans l’espace des vitesses n’a pas été encore réalisée. Signalons néanmoins que récemment, un effet analogue a été mesuré au Laboratoire PhLAM à Lille, dans une expérience impliquant des atomes soumis à une onde stationnaire pulsée (voir le paragraphe 5.5.3). 5.5 5.5.1
Atomes froids et désordre : d’autres configurations Universalité des phénomènes de localisation
Aujourd’hui, il est bien établi que la localisation d’Anderson est induite par la prolifération d’interférences dans un processus de diffusion multiple. De ce point de vue, la localisation d’une onde de matière dans un potentiel optique désordonné apparaît comme un scénario particulier. De fait, il est en principe
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Chapitre 5. Ondes et désordre
possible d’observer des phénomènes de localisation pour toute onde sujette à une forme de désordre. Dans les paragraphes précédents, nous avons déjà mentionné le cas des électrons dans les solides présentant des défauts, ainsi que celui des ondes classiques comme les signaux acoustiques se propageant dans des réseaux élastiques. Pour rester dans le cadre de la physique atomique, nous allons maintenant nous attarder sur deux autres configurations intéressantes impliquant l’utilisation d’atomes froids dans la recherche de phénomènes de localisation.
5.5.2
Diffusion de la lumière par les atomes
Dans le contexte optique, plusieurs groupes ont suggéré vers la fin des années 1990 que les nuages d’atomes eux-mêmes devaient constituer d’excellents candidats pour réaliser un milieu désordonné pour la lumière. Ce scénario est en quelque sorte l’inverse de celui que nous avons considéré jusqu’ici : les atomes jouent maintenant le rôle du milieu désordonné, et la lumière celui de l’onde diffusante. Le processus de diffusion multiple consiste dans ce cas en une succession de cycles d’absorption/émission spontanée de la lumière sur les atomes. L’une des motivations principales pour utiliser les atomes pour diffuser la lumière est qu’ils constituent des diffuseurs presque idéaux : ils sont ponctuels et peuvent être excités autour d’une transition bien déterminée (voir chapitre 3). Pour de la lumière résonnante avec une telle transition, la section efficace atomique devient en outre très grande, de l’ordre du carré de la longueur d’onde lumineuse. Cela permet ainsi d’obtenir les grandes épaisseurs optiques requises pour atteindre le régime de diffusion multiple. Contrairement au problème de la diffusion multiple des atomes sur un désordre lumineux, sonder la diffusion de la lumière directement à l’intérieur d’un désordre d’atomes est compliqué. Pour cette raison, les expériences dans ce domaine imposent en général de détecter l’onde en sortie du milieu. Précisément, on mesure le flux lumineux transmis ou réfléchi par un nuage d’atomes éclairé par un faisceau laser, voir l’illustration de la figure 5.11a. Comme pour les ondes de matière, dans le régime de faible désordre où kl ∗ ≫ 1 l’intensité lumineuse obéit à une équation de diffusion classique de coefficient de diffusion D (k est maintenant le nombre d’onde du faisceau incident et l ∗ le libre parcours moyen de la lumière dans le nuage d’atomes). Une manière courante de caractériser ce processus consiste à couper le laser incident à un certain temps, puis à enregistrer la décroissance temporelle du signal transmis par le nuage. Pour un processus de diffusion classique la décroissance est exponentielle, contrôlée par le mode diffusif de plus long temps de vie, qui est de l’ordre de R2 /D où R est
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F IGURE 5.11. (a) Expérience de diffusion classique de la lumière sur un nuage d’atomes (d’après Labeyrie et al., Phys. Rev. Lett. 91, 223904, 2003). Un faisceau laser éclairant le nuage est coupé au temps initial. Dans le régime de diffusion classique, le signal lumineux transmis décroît alors exponentiellement avec le temps, avec un taux caractéristique de l’ordre de R2 /D, où R est la taille typique du nuage et D le coefficient de diffusion (sur la figure le temps est exprimé en unités de τ = l ∗ /c, l’intervalle de temps moyen entre deux collisions de la lumière sur les atomes). La dépendance en R2 de ce taux est testée en faisant varier l’épaisseur optique b = R/l ∗ du nuage. (b) En éclairant le nuage d’atomes froids avec un faisceau collimaté, on observe un pic de rétro-diffusion cohérente dans la distribution angulaire d’intensité réfléchie. Image (à gauche) et profil (à droite) du pic de rétro-diffusion cohérente de la lumière (d’après Labeyrie et al., Phys. Rev. Lett. 83, 5266, 1999).
la taille typique du nuage. Une observation expérimentale de ce phénomène à l’Institut Non Linéaire de Nice est rapportée sur la figure 5.11a. La diffusion multiple sur les atomes a également été très étudiée dans le cadre de la rétro-diffusion cohérente de la lumière. Cette dernière a été observée pour la première fois dans un nuage d’atomes de rubidium en 1999 à l’Institut Non Linéaire de Nice. Le signal interférentiel mesuré dans cette expérience est reproduit sur la figure 5.11b. Pour cette mesure, les atomes ont été refroidis à des températures de l’ordre du millikelvin (le gaz est donc froid, mais pas autant que dans les expériences discutées dans les paragraphes 5.3 et 5.4).
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Chapitre 5. Ondes et désordre
Ce refroidissement est imposé par le fait qu’à trop haute température, les atomes impliqués dans les chemins de diffusion multiple bougent et induisent un déphasage qui tend à détruire l’interférence entre chemins renversés. En pratique, le maintien d’une interférence constructive impose que la distance typique parcourue par les atomes pendant la durée d’un processus de diffusion de la lumière sur un atome soit beaucoup plus petit que la longueur d’onde lumineuse. Notons au passage qu’un refroidissement des atomes est également nécessaire pour observer la diffusion classique de la figure 5.11a. En effet, à température élevée il se produit une redistribution des fréquences diffusées à cause de l’effet Doppler. Dès lors, la propagation dans le désordre n’est plus caractérisée par un libre parcours moyen unique mais par une distribution de libre parcours moyen, ce qui change la nature même du processus de diffusion classique. Pour revenir à la rétro-diffusion cohérente de la figure 5.11b, il est intéressant de remarquer que le contraste du pic est beaucoup plus faible que celui obtenu avec les ondes de matière atomiques (figure 5.9). Ceci est dû à la structure quantique interne des diffuseurs atomiques combinée au degré de liberté de polarisation de l’onde lumineuse : pour certaines trajectoires de diffusion multiple des photons sur une séquence donnée d’atomes, il peut arriver que l’amplitude de probabilité du chemin renversé soit différente à cause des règles de sélection des transitions atomiques. Ce déséquilibre des amplitudes de chemins renversés a pour effet net une réduction du contraste global du pic de rétro-diffusion. Au-delà de la rétro-diffusion cohérente, la question qui vient naturellement à l’esprit est celle de la localisation d’Anderson de la lumière dans un nuage d’atomes. Le problème est d’autant plus pertinent que de nombreuses expériences de localisation des photons dans les milieux désordonnés constitués de diffuseurs classiques (souvent des poudres de matériaux semi-conducteurs) ont été remises en question dernièrement, les effets observés dans ces milieux pouvant être expliqués par la présence d’absorption ou de fluorescence. Dans ce contexte, les ensembles de diffuseurs atomiques semblent constituer un type de désordre particulièrement simple et prometteur pour explorer la localisation des ondes lumineuses. Des études numériques récentes, cependant, ont révélé un résultat surprenant : dans les milieux désordonnés tridimensionnels constitués de diffuseurs ponctuels comme les atomes, les interactions dipoledipole empêchent la localisation d’Anderson de se produire ! En revanche, un léger affaiblissement de ces interactions (obtenu, par exemple, en appliquant un champ magnétique levant la dégénérescence entre sous-niveaux Zeeman excités d’une transition atomique) permet de restaurer le phénomène (pourvu, là encore, que la température des atomes soit suffisamment basse). Ces résultats théoriques récents rendent compte de la grande richesse du problème de
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l’interaction entre la lumière et les ensembles denses d’atomes, qui constitue aujourd’hui un champ de recherche encore très ouvert. 5.5.3
« Frapper » les atomes pour les localiser
Une autre manière d’exploiter les atomes froids dans la recherche des phénomènes de localisation a été mise en pratique au milieu des années 1990, sur la base de travaux théoriques développés à la fin des années 1970 dans le contexte du chaos quantique. L’idée est de remplacer le désordre spatial par une forme de désordre temporel consistant à soumettre un nuage d’atomes à une onde stationnaire pulsée qui transmet aux atomes des impulsions de recul ou « kicks ». Ce système est appelé « rotateur pulsé atomique » car, dans la limite classique, les équations du mouvement sont identiques à celle d’un pendule à qui l’on transmettrait périodiquement de l’impulsion. Dans une description classique, le rotateur pulsé présente une dynamique chaotique lorsque les kicks sont suffisamment forts. En effet, dans cette limite, un atome frappé se déplace sur une grande distance et se retrouve donc à une position complètement différente de l’onde stationnaire, ce qui modifie fortement l’amplitude et le signe du kick suivant. Sur un temps suffisamment long, l’atome est ainsi soumis à une série de kicks d’amplitudes quasi aléatoires. Cela induit une marche quasi aléatoire de son impulsion et donc un processus de diffusion. Le chaos joue donc, dans ce système, le rôle du désordre. Notons qu’en toute rigueur, le rotateur pulsé atomique est un système parfaitement déterministe. Néanmoins, le fait qu’il implique un ensemble d’atomes avec des conditions initiales différentes et du chaos rend, en pratique, l’évolution de l’impulsion des atomes indiscernable d’une vraie marche aléatoire. La richesse du rotateur pulsé apparaît dans sa dynamique quantique. En effet, alors que dans la limite classique l’évolution des impulsions est de nature diffusive à cause du chaos – en d’autres termes, la dispersion en impulsion ∆p2 augmente linéairement avec le temps, de façon analogue à l’équation (5.1) –, pour l’évolution quantique la dispersion en impulsion sature aux temps longs, ∆p2 atteignant une valeur constante. Ce phénomène, appelé localisation dynamique, est complètement similaire à la localisation d’Anderson, à ceci près qu’il se produit dans l’espace des impulsions et non dans l’espace des positions. Son origine est également la même : elle survient du fait de la prolifération d’interférences entre les trajectoires de diffusion multiple chaotiques. Dans sa version usuelle, le rotateur pulsé atomique est un système unidimensionnel (le long de l’axe de l’onde stationnaire), de même que la localisation d’Anderson qui y est associée. Cette dernière a été observée expérimentalement pour la première fois avec des atomes frappés au milieu des années 1990, dans le
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Chapitre 5. Ondes et désordre
groupe de Mark Raizen à Austin aux États-Unis, avant l’avènement de l’optique atomique avec des condensats de Bose-Einstein. Cette expérience a, en particulier, bien mis en évidence la localisation exponentielle de la distribution de vitesses des atomes sous l’effet des kicks, comme illustré sur la figure 5.12.
F IGURE 5.12. Première observation expérimentale de la localisation d’Anderson unidimensionnelle d’atomes de sodium dans le système du rotateur pulsé atomique. Au bout d’un certain temps d’évolution, c’est-à-dire d’un certain nombre de kicks, la distribution d’impulsions des atomes se gèle et devient exponentiellement localisée. Les impulsions sont ici mesurées en unités de l’impulsion de recul de l’atome. D’après Moore et al., Phys. Rev. Lett. 75, 4598, 1995.
En parallèle à ces premières mesures, la question s’est très vite posée de savoir si le rotateur pulsé atomique pouvait être modifié de manière simple pour obtenir un analogue de la transition de phase d’Anderson attendue dans les systèmes désordonnés en 3D. Une réponse positive à cette question a été apportée par les théoriciens à la fin des années 1980. L’idée avancée était de remplacer le désordre tridimensionnel par une séquence de kicks à trois dimensions temporelles, beaucoup plus simple à réaliser expérimentalement. Le modèle correspondant est un rotateur pulsé dans laquelle la force des kicks est modulée par une fonction quasi périodique du temps. Une séquence de kicks typique à laquelle est soumis le nuage d’atomes dans ce rotateur pulsé « quasi périodique » est illustrée sur la figure 5.13a. Dans ce système, une transition de phase d’Anderson est présente. Elle sépare un régime où les atomes suivent une diffusion chaotique dans l’espace des impulsions d’un régime de localisation où la distribution d’impulsions est gelée. À noter que contrairement aux atomes évoluant dans un potentiel désordonné, le paramètre permettant de passer d’un régime à l’autre n’est plus le produit kl ∗ – voir l’équation (5.6) – mais la force des kicks. Cela implique, en particulier, qu’il n’est pas nécessaire d’atteindre des températures aussi basses que pour les atomes dans les potentiels désordonnés
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F IGURE 5.13. Expérience d’atomes frappés visant à sonder la transition d’Anderson des atomes froids. a) Principe : un nuage d’atomes est soumis à une onde stationnaire pulsée périodiquement, dont l’amplitude est modulée de manière quasi périodique dans le temps. Le système présente alors l’analogue d’une transition d’Anderson, que l’on détecte en variant la force des kicks. b) Dispersion en impulsion du nuage d’atomes frappés en fonction du temps, dans le régime de diffusion classique (points rouges) où ∆p2 ∝ t – voir équation (5.1) – et dans le régime de localisation (points bleus) où ∆p2 sature aux temps longs. Au point critique de la transition d’Anderson (points violets), l’évolution est intermédiaire, ∆p2 ∝ t2/3 . D’après Chabé et al., Phys. Rev. Lett. 101, 255702, 2008.
(en particulier, pour des atomes de statistique bosonique il n’est pas nécessaire d’atteindre le seuil de condensation). La réalisation expérimentale du rotateur pulsé quasi périodique avec des atomes froids a été menée à la fin des années 2000 au Laboratoire PhLAM à Lille. Ces travaux constituent aujourd’hui la première étude expérimentale fine de la transition d’Anderson. Dans une première série de mesures, les chercheurs ont pu suivre les évolutions de la dispersion en impulsion d’un nuage d’atomes de césium dans les régimes diffusif et localisé, ainsi que l’évolution au point critique de la transition d’Anderson où le comportement temporel est intermédiaire, voir la figure 5.13b. À ce sujet, nous avons vu dans le paragraphe 5.3 que la dispersion en énergie du nuage rendait la caractérisation de la transition d’Anderson difficile pour des atomes dans un potentiel désordonné spatial. Dans le cas du rotateur pulsé ce problème ne se pose pas, car le passage d’un régime à l’autre se fait par l’intermédiaire de la force des kicks, qui ne dépend pas de l’énergie. Des études ultérieures de l’équipe lilloise ont également permis la mesure de l’exposant critique de la transition d’Anderson, dont le résultat s’est avéré en bon accord avec les prédictions numériques. L’universalité de la valeur de cet exposant a également pu être mis en évidence expérimentalement. Mentionnons pour finir que dans des travaux très récents, le rotateur pulsé atomique a été exploité pour mesurer un analogue de la rétro-diffusion
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Chapitre 5. Ondes et désordre
cohérente et de la diffusion cohérente vers l’avant des atomes froids. Par une modulation temporelle ingénieuse des séquences de kicks appliquées aux atomes, il a également été montré que des atomes frappés pouvaient être utilisés pour produire des champs de jauge artificiels, et étudier leur influence sur la localisation d’Anderson. 5.6
Interactions et désordre : quand les atomes se parlent
Le comportement des gaz d’atomes sous l’effet de désordre et d’interactions est un problème riche et multiforme pour lequel les chercheurs ne disposent encore que d’une image partielle. Le grand potentiel des atomes froids pour explorer cette question a été très tôt identifié, puisqu’en plus de la possibilité de réaliser des potentiels lumineux désordonnés, la méthode des résonances de Feshbach (voir chapitre 4) permet également un contrôle des interactions pour certaines espèces d’atomes. Sur la coexistence entre désordre et interactions, différentes questions peuvent être posées. Une première concerne la nature de l’équilibre d’un gaz froid en interaction dans un environnement désordonné à très basse température. Depuis des premiers travaux théoriques de la fin des années 1980, ce problème a suscité beaucoup d’intérêt, avec de nombreux résultats expérimentaux obtenus récemment. Au-delà du cas de l’état fondamental, dans la dernière décennie les physiciens se sont également intéressés aux états excités des gaz désordonnés en interaction, avec la découverte théorique majeure en 2006 de l’existence d’une transition de phase à température non nulle pour les électrons de conduction dans les métaux. Ce phénomène est aujourd’hui connu sous le nom de localisation d’Anderson à N-corps. Dans cette dernière partie, nous évoquons brièvement ces problèmes, encore très largement ouverts. 5.6.1
Phases quantiques des gaz désordonnés à basse température
En 1989, les théoriciens se sont interrogés sur la nature des gaz de bosons en présence d’interactions et de désordre. Dans ce cadre, un des problèmes les plus « simples » est celui du gaz unidimensionnel à température nulle placé dans un réseau optique. Les atomes peuvent transiter d’un site à l’autre par effet tunnel, et l’effet relatif des interactions est contrôlé en modulant l’amplitude du réseau. Le désordre, finalement, peut être ajouté simplement en rendant le potentiel du réseau quasi périodique, comme nous l’avons discuté dans le paragraphe 5.2.1. La physique de ce système en l’absence de désordre, tout d’abord, est aujourd’hui bien comprise. Elle a été décrite au chapitre 4, nous la rappelons rapidement ici. Pour des interactions faibles, l’état fondamental du gaz est superfluide : les atomes pouvant facilement passer d’un site du réseau à l’autre, ils sont
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complètement délocalisés sur le réseau. Le nombre d’atomes sur chaque site est donc très fluctuant, ce qui, d’après le principe d’incertitude d’Heisenberg, impose des fluctuations de phase faibles. Cet état s’avère relativement robuste vis-à-vis des interactions : pour le briser, les interactions doivent être augmentées jusqu’à un seuil au-delà duquel le gaz devient fortement corrélé. Il apparaît alors une transition de phase connue sous le nom de transition de Mott : pour des interactions fortes il devient énergétiquement prohibitif pour les atomes de transiter d’un site à l’autre. Ils restent alors « bloqués » sur un site donné, incapable de bouger sous l’effet des interactions répulsives avec leurs voisins. Lorsque cela se produit, la superfluidité est détruite et le gaz devient un isolant. Pour comprendre comment ce scénario est modifié en présence du désordre, il est utile dans un premier temps de revenir à la physique d’un gaz de bosons désordonné que nous avons discutée au cours des paragraphes précédents. À température nulle, le gaz unidimensionnel est un isolant d’Anderson, ses états quantiques sont exponentiellement localisés dans l’espace. À très faibles interactions, le gaz de bosons va se condenser dans les états localisés d’énergies les plus basses, formant des îlots bien séparés de superfluide. Le système ainsi formé n’est donc plus vraiment un isolant d’Anderson, puisqu’il présente, localement, des zones superfluides bien cohérentes. D’un autre côté, il n’est pas non plus complètement un superfluide puisque la séparation des îlots empêche l’apparition d’une cohérence à grande portée. Cet état particulier de la matière, intermédiaire entre un superfluide et un isolant, est appelé un verre de Bose. La transition vers la physique du gaz superfluide ou de l’isolant de Mott est alors la suivante. Lorsque les interactions sont augmentées de plus en plus les îlots du gaz désordonné finissent par se toucher et la cohérence du fluide est rétablie : on retrouve un comportement superfluide. Lorsque le désordre est très important cependant, l’énergie d’interaction nécessaire pour que les îlots se touchent devient tellement forte que les atomes se bloquent à nouveau sur leurs sites : le verre de Bose ressemble alors de plus en plus à un isolant de Mott, et le régime superfluide n’est jamais atteint. Le diagramme de phase des gaz de bosons en interaction sur un réseau désordonné unidimensionnel résumant ces propos est représenté sur la figure 5.14a. Il a été établi qualitativement à la fin des années 1980, et a par la suite été confirmé et raffiné par plusieurs approches théoriques et numériques. Notons que les transitions entre les phases du superfluide, de l’isolant de Mott ou du verre de Bose ont de nombreuses propriétés intéressantes que nous ne discuterons pas ici. Sur un plan expérimental, plusieurs équipes ont exploré ce diagramme dans les années 2000. La figure 5.14b présente des résultats obtenus au LENS de Florence en 2014 par des mesures de la cohérence d’un gaz de potassium dans un réseau quasi périodique. Ces mesures reproduisent qualitativement le diagramme de
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Chapitre 5. Ondes et désordre
F IGURE 5.14. (a) Diagramme de phase schématique attendu pour un gaz de bosons en interaction à l’équilibre dans un réseau optique désordonné en 1D (adapté de Cazalilla et al., Rev. Mod. Phys. 83, 1405, 2011). (b) Mesures expérimentales de la largeur ∆p de la distribution d’impulsions d’un gaz de potassium en 1D, en présence d’un réseau quasi périodique. ∆p est représentée en fonction de l’amplitude U des interactions et de l’amplitude ∆ du désordre. Ces amplitudes sont exprimées en unités de la probabilité J de passer d’un site à l’autre du réseau, et ∆p en unités de l’inverse du pas du réseau. La largeur ∆p est une mesure de la cohérence du gaz. Les mesures mettent en évidence la phase superfluide cohérente en bleu. Les lignes pointillées sont des prédictions numériques indiquant la position de la transition vers le superfluide et vers la phase d’isolant de Mott (cette dernière n’est pas visible du fait des conditions de l’expérience). D’après D’Errico et al., Phys. Rev. Lett. 113, 095301, 2014.
phase théorique. Notons néanmoins que dans cette expérience, le gaz est piégé dans un potentiel harmonique ce qui transforme les vraies transitions de phase en transitions molles ou « crossovers ». D’autre part, le nombre d’atomes par site du réseau n’est pas fixé dans l’expérience, ce qui rend difficile l’observation de la phase d’isolant de Mott (qui n’existe que pour un nombre entier d’atomes par site). 5.6.2
La localisation à N -corps : quand le désordre rend impossible le retour à l’équilibre
Dans la dernière décennie, une activité théorique importante s’est développée autour de la dynamique et du comportement à température non nulle des gaz quantiques désordonnés en interaction. Cette activité a été motivée par la découverte majeure, en 2006, que le spectre d’un système désordonné en interaction pouvait présenter une transition entre une phase conductrice et une phase isolante en dimension un, un peu comme la transition d’Anderson des
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F IGURE 5.15. (a) Spectre des énergies d’une chaîne de spins en interaction soumise à un champ magnétique aléatoire jouant le rôle de désordre (d’après Luitz et al., Phys. Rev. B 91, 081103, 2015). Selon l’amplitude du désordre, les états du système peuvent être localisés (phase « MBL ») ou délocalisés (phase « ergodique »). Les symboles, obtenus par une méthode numérique d’échelle appliquée à différentes observables, indiquent la position de la transition entre les deux phases. (b) Profil de densité expérimental d’un nuage d’atomes ultrafroid bidimensionnel en interaction, initialement préparé sous la forme d’un demi-disque (images du haut). En l’absence de désordre (profils de gauche), les atomes thermalisent du fait des interactions, ce qui induit rapidement une distribution spatiale uniforme, indépendante de l’état initial. Au contraire, en présence de désordre (profils de droite), le gaz ne thermalise pas et garde une mémoire de l’état initial, signature de la localisation à N -corps (d’après Choi et al., Science 352, 1547, 2016).
systèmes désordonnés non interagissant en dimension trois (voir paragraphe 5.3.4). La phase isolante en question est appelée phase de « localisation à N-corps » (« many-body localization », ou MBL, en anglais). À la différence des transitions de phase discutées dans le paragraphe précédent, la transition entre la phase conductrice et la phase MBL ne concerne pas l’état fondamental mais apparaît à énergie non nulle dans le spectre. L’existence de cette transition a été mise en évidence par une grande quantité de travaux numériques exploitant des modèles de désordre sur réseau. La figure 5.15a rapporte des résultats numériques très complets obtenus dans une chaîne de spins en interaction et soumis à un champ magnétique aléatoire jouant le rôle de désordre. Le spectre de ce système présente une transition de phase entre une phase conductrice (appelée « ergodique » dans la figure) et la phase MBL. Même si les propriétés de la transition MBL sont encore largement incomprises, quelques résultats semblent aujourd’hui établis. Tout d’abord, comme dans les systèmes
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Chapitre 5. Ondes et désordre
désordonnés sans interaction, dans la phase MBL le transport est gelé aux temps suffisamment longs. Cette propriété, observée pour la première fois avec un gaz unidimensionnel par l’équipe d’Immanuel Bloch en Allemagne, a été également mesurée récemment dans un gaz soumis à un potentiel lumineux désordonné bidimensionnel. Cette dernière expérience est illustrée sur la figure 5.15b : on laisse évoluer un nuage d’atomes, préparé sous la forme d’un demi-disque, sous l’effet des interactions en présence ou non de désordre. En l’absence de désordre, la mémoire de l’état initial est rapidement perdue. En présence du désordre au contraire, l’étalement du demi-disque se gèle. La localisation à N-corps est aujourd’hui un sujet de recherche absolument majeur, dépassant même le simple cadre de la physique des systèmes désordonnés. Il soulève, en particulier, des questions fondamentales cruciales liées à la dynamique des systèmes quantiques isolés en interaction. Par exemple, la physique statistique nous enseigne que la plupart des systèmes quantiques isolés thermalisent sous l’effet des interactions, au sens où une sous-partie quelconque du système acquiert une température d’équilibre due à son interaction avec le reste du système. C’est le « principe de thermalisation des états propres », vérifié en particulier dans la phase conductrice de la transition MBL. Ce principe est, en revanche, violé dans la phase MBL. À cause de la localisation d’Anderson, le système ne peut pas thermaliser, au moins sur un temps très long, et l’état d’équilibre final dépend en général de l’état initial. 5.7
Conclusion
La complexité naturelle des systèmes désordonnés est le terreau d’une très grande richesse en termes de variété de phénomènes physiques, comme nous l’avons brièvement illustré dans ce chapitre. Ce qui est vrai pour les systèmes de particules indépendantes en présence de désordre l’est par ailleurs encore plus pour les systèmes de particules en interaction, pour lesquels les descriptions théoriques et expérimentales sont encore très parcellaires. À ce titre, l’utilisation des atomes froids est extrêmement précieuse, puisqu’elle permet d’étudier la physique de ces systèmes complexes de manière isolée et bien contrôlée via l’utilisation de potentiels optiques désordonnés variés, ce qui dans d’autres contextes est généralement difficile. En particulier, les expériences d’atomes froids les plus récentes sont très proches de constituer de véritables simulateurs quantiques. Celles-ci devraient être prochainement en mesure d’explorer de manière systématique le problème à N-corps en présence de désordre, réputé pour être l’un des plus difficiles de la matière condensée. En optique, nous avons
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vu que les nuages atomes froids pouvaient aussi être utilisés comme ensembles désordonnés idéaux pour la lumière. L’histoire, dans ce contexte, est encore très loin d’être terminée puisque la localisation d’Anderson de la lumière en dimension trois, et la transition associée, n’a pas encore été observée dans les ensembles d’atomes, ni dans aucun autre système !
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Chapitre 5. Ondes et désordre
6 Ions piégés et refroidis Laurent Hilico professeur à l’Université d’Évry Val d’Essonne, Paris-Saclay, Laboratoire Kastler-Brossel, Paris Martina Knoop directrice de recherche au CNRS, Laboratoire de physique des interactions ioniques et moléculaires (PIIM), Marseille Inventés il y a plus de cinquante ans, les pièges à ions sont aujourd’hui des outils de choix trouvant des applications dans un domaine très large allant des instruments industriels d’analyse pour la chimie et la biochimie aux derniers développements de la recherche en physique pour l’ordinateur et les simulations quantiques, les mesures de haute précision et même le suivi de réactions chimiques à température extrêmement basse. Leur succès est dû à la possibilité de contrôler tous les paramètres expérimentaux avec précision, ainsi qu’à leur grande polyvalence permettant le confinement de n’importe quelle particule chargée depuis les systèmes mésoscopiques comme les MEMS (système micro-électromécaniques), les poussières, des nanoparticules mais aussi les ions moléculaires et atomiques, les particules élémentaires telles que les protons ou les électrons et même l’antimatière. L’outil piège à ions a ouvert la voie à de nombreux développements et applications de premier plan, avec une reconnaissance internationale des pionniers des pièges. Le lecteur peut ainsi trouver des introductions au sujet sur le site web de la fondation Nobel, avec le prix 1989 décerné à Wolfgang Paul et Hans G. Dehmelt et celui décerné à David J. Wineland et Serge Haroche en 2012. Ces deux distinctions ne doivent pas masquer les contributions essentielles de nombreux autres physiciens parmi lesquels on peut citer
Peter Toschek, le premier à observer un ion unique, Herbert Walther, pionnier de la cristallisation des ions individuels, ou Günter Werth, pilier de la spectroscopie atomique de précision pendant des décennies (voir figure 6.1).
F IGURE 6.1. De gauche à droite : Wolgang Paul, Hans Dehmelt, Peter Toschek, Dave Wineland, Herbert Walther, Günter Werth.
Dans ce chapitre, nous décrivons comment créer, piéger, illuminer, observer, refroidir, manipuler et finalement interroger un ion dans un piège, avec un focus particulier sur les pièges électrodynamiques. Voyons d’abord comment créer des ions. Les charges positives du noyau atomique et négatives des électrons qui l’entourent se compensent, et un atome est donc généralement électriquement neutre. Il est possible, à force de collisions avec d’autres atomes, ou d’une interaction avec un faisceau d’électrons ou de lumière, d’arracher un électron d’une couche extérieure à un atome ou à une molécule. La charge totale de la particule devient alors positive, c’est un ion positif. Parmi de nombreux exemples possibles, on peut citer les ions atomiques Be+ , Ca+ , Sr+ , les ions moléculaires H2+ , MgH+ , .... Notons qu’il est possible d’arracher plusieurs électrons à un atome et de produire des ions multichargés comme Ca2+ et même, dans les cas les plus extrêmes de retirer tous les électrons pour ne garder que le noyau nu comme dans le cas de l’uranium U91+ . Certains atomes ou molécules acceptent de s’attacher un électron supplémentaire, ce qui donne naissance aux ions négatifs tels que l’hydrogène négatif H− , le lanthane La− , mais de façon générale ces ions négatifs ne vivent pas très longtemps, essentiellement à cause des collisions qui leur font perdre leur électron supplémentaire rapidement. L’ion étant créé, piégeons-le maintenant ! Un ion, comme toute particule chargée, est sensible au champ électrique ~E et au champ magnétique ~B à travers la force de Lorentz q (~E + ~v ∧ ~B) où q est la charge de l’ion et ~v sa vitesse. Cette propriété est utilisée soit pour accélérer et guider les ions en des faisceaux circulant par exemple dans des anneaux de stockage, soit pour les enfermer dans une « cage » électrique ou magnétique et les y garder pendant très longtemps (« Ionenkäfig » était le terme allemand introduit par W. Paul, inventeur du piège
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Chapitre 6. Ions piégés et refroidis
qui porte son nom). En français, on parle indifféremment de « cage à ions », de « trappe à ions » ou de « piège à ions ». Aujourd’hui, les pièges à ions existent en deux versions distinctes, les pièges de Penning qui utilisent des champs électriques et magnétiques statiques et les pièges de Paul (ou radiofréquence) qui utilisent des champs électriques statiques et des champs électriques oscillant très rapidement au cours du temps. Les deux versions peuvent confiner des particules pendant des heures et des jours, voire quelques mois, et constituent donc de formidables outils d’étude des ions, en particulier pour des mesures de précision qui demandent de longs temps d’observation ou un grand nombre d’interrogations. Ces pièges peuvent fonctionner à l’air libre et confiner des poussières chargées ou des lycopodes (des spores presque parfaitement ronds pour les démonstrations grand public), et permettent de faire léviter des objets mésoscopiques que l’on peut ainsi étudier sans qu’ils aient de support matériel, sous un vide peu poussé pour confiner le virus de la grippe ou des enzymes, ou bien sous vide très poussé (quelques millionièmes de milliardième d’atmosphère) pour des petites ou de grosses molécules ainsi que des atomes. Des pièges sont aussi installés au CERN où ils piègent des isotopes très rares, des particules élémentaires, ou de l’antimatière. Reste la taille de l’échantillon : si on piège plusieurs particules de même charge, elles vont se repousser mutuellement à cause de la force de Coulomb, et donc elles ne peuvent pas constituer un échantillon aussi dense qu’un nuage d’atomes neutres. Dans une grande trappe, on piège typiquement un million d’ions, mais on peut très facilement varier cette taille et faire des nuages d’ions de plus en plus petits et, en créant le moins d’ions possible ou en en éjectant quelques uns, obtenir un ion unique dans le piège. Et une fois piégé que fait-on de ces ions ? Nous montrerons dans la deuxième partie de ce chapitre des applications fascinantes qui se multiplient aujourd’hui dans les laboratoires. Mais d’abord entrons au cœur du piège : comment fonctionne-t-il vraiment ?
6.1
Comment confiner une particule chargée ?
Dans cette section nous expliquons comment les pièges à ions fonctionnent en considérant le cas des ions positifs. Il est facile d’adapter les paramètres, essentiellement la polarité des champs électriques statiques, pour piéger des particules négatives. Les deux types de pièges décrits ici ont été développés en parallèle dans les années 1950 du siècle dernier par Wolfgang Paul et Hans G. Dehmelt. L’objectif initial de ces deux types de trappes était de servir de filtre de masse pour
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isoler des atomes de masse donnée. Cela est en effet possible car l’action mécanique des champs électriques et magnétiques ne dépend que du rapport charge sur masse q/m de l’ion considéré. Les développements de pièges de Paul et de Penning ont été de vraies réussites, et ces instruments ont rapidement été adoptés pour différentes réalisations scientifiques et industrielles parmi lesquelles la spectrométrie de masse pour l’analyse en chimie, la physique des accélérateurs de particules, et aussi les mesures de précision en physique atomique et maintenant la manipulation de l’information quantique. Dans leur version originale, les deux types de pièges s’appuient sur la même géométrie d’électrodes. Ils sont composés d’un anneau entouré de deux chapeaux comme on peut le voir sur la partie gauche de la figure 6.3. Toutes les surfaces sont des hyperboloïdes. Avec cette forme particulière, lorsqu’on applique une différence de potentiel U entre l’anneau et les deux chapeaux (qui sont reliés électriquement), le potentiel électrostatique obtenu est donné par la formule : V ( x, y, z) = U
x2 + y2 − 2z2 + 2z20 , r02 + 2z20
où r0 est le rayon intérieur de l’anneau et z0 la distance minimale entre les deux chapeaux, l’origine des coordonnées O étant située au centre du piège. 6.1.1
Le piège de Penning
Le piège de Penning a été ainsi nommé par Hans Dehmelt en hommage à F.M. Penning, physicien néerlandais ayant fait une proposition pour le piégeage par champ magnétique en 1936. Dans le piège de Penning, un champ magnétique est appliqué le long de l’axe z du piège. Dans cette configuration, une particule chargée va effectuer un mouvement circulaire autour des lignes de champ, décrite par une fréquence cyclotron notée f c qui dépend du champ magnétique B et du rapport charge sur masse q/m de la particule piégée selon la formule qB f c = 2π m . Il suffit alors d’appliquer une tension positive aux chapeaux par rapport à l’anneau pour garder des ions positifs au centre du dispositif. Si le champ magnétique est assez intense (autour de 1 tesla), les ions n’ont plus de possibilités de s’échapper de cette cage magnétique et vont continuer à tourner autour des lignes de champ magnétique. La grande application industrielle des pièges de Penning est la spectrométrie de masse pour l’analyse de composition chimique d’échantillons. L’idée est d’ioniser l’échantillon à étudier, et de le confiner dans un piège de Penning où chaque espèce d’ion a sa propre fréquence cyclotron. L’enregistrement du courant image induit dans les électrodes du piège et une analyse par transformée de Fourier permettent de déterminer les fréquences cyclotron composant le signal,
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Chapitre 6. Ions piégés et refroidis
F IGURE 6.2. Trajectoire d’un ion en piège de Penning montrant les trois mouvements, axial selon 0z, cyclotron et magnétron. Les excursions typiques de ces mouvements vont de quelques microns à quelques mm.
et donc les rapports q/m des espèces présentes dans l’échantillon. Les raffinements ultimes de cette méthode sont décrits au paragraphe 6.4.1. 6.1.2
Le piège radiofréquence, ou piège de Paul
Le deuxième type de piège est le piège radiofréquence ou piège de Paul. Il n’utilise pas de champ magnétique et ne se sert que du champ électrique, mais d’une façon très maligne comme nous allons le voir. Avec un champ électrique indépendant du temps comme celui de la figure 6.3, l’effet de la force électrique est de repousser les ions positifs de l’anneau (électrode (+)) et de les précipiter vers les chapeaux (électrode (-)). Aucun équilibre des charges au centre du piège n’est alors possible. La grande idée de Wolfgang Paul a été d’utiliser un champ électrique alternatif variant très rapidement au cours du temps. Imaginons un ion positif proche du centre du piège à l’instant t = 0 à un moment où les chapeaux affichent une tension négative et l’anneau une tension positive. Cet ion va être attiré par les chapeaux, mais avant d’atteindre l’un d’eux, la polarité des tensions va changer de signe, et l’ion se trouve attiré par l’anneau et repoussé par les chapeaux. Si la fréquence d’alternance du champ électrique est bien choisie, l’effet net sur l’ion est une force moyenne qui le rappelle vers le centre du piège et l’empêche de s’échapper : il est piégé ! L’expérimentateur doit choisir une fréquence de confinement adaptée à la particule piégée, des fréquences élevées (1 à 60 MHz) pour les particules légères (ions atomiques ou moléculaires), intermédiaires (10 kHz à 1 MHz) pour les particules mésoscopiques et des fréquences faibles (50 Hz à 1000 Hz) pour les particules lourdes (poudre de lycopodes ou poussières).
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(a)
(b)
(c)
(d) 2
2 1 y mm
y mm
1
0
0 1
1
2
2 2
1
0 x mm
1
2
2
1
0
1
2
x mm
F IGURE 6.3. (a) Vue schématique d’un piège de Paul hyperbolique. Les connections électriques sont en rouge. (b) Une réalisation pratique où le diamètre intérieur de l’anneau central est 8,4 mm. Les céramiques blanches servent à assurer l’isolation électrique entre les différentes électrodes du piège. (c) Les lignes noires donnent la forme des électrodes, les flèches rouges indiquent la direction du champ électrique, donc de la force subie par un ion positif à un instant t. (d) Trajectoire d’un ion piégé. Le mouvement de grande amplitude est le macro-mouvement, les petites oscillations sont le micro-mouvement. On voit que l’amplitude du micro-mouvement est faible au centre du piège, et grandit quand on s’éloigne du centre.
Le mouvement caractéristique d’un ion piégé dans un piège de Paul peut se décomposer en un macro-mouvement lent dû à la force de piégeage effective du piège auquel se superpose un micro-mouvement lié au fait que l’ion réagit à la force oscillante créée par le champ électrique alternatif présent dans le piège. L’amplitude du micro-mouvement est d’autant plus grande que le champ électrique est fort, et donc que l’ion est loin du centre du piège. Pour la plupart des mesures de précision, il est souhaitable, voire indispensable d’immobiliser l’objet étudié au maximum et donc d’éliminer le micro-mouvement, c’est-à-dire de placer les ions là où le champ radio-fréquence s’annule. Dans un piège de géométrie hyperbolique, le champs ne s’annule qu’en un seul point : au centre du piège. En conséquence, la condition idéale d’immobilisation ne peut être satisfaite que pour un seul ion, ce qui est un facteur limitant pour les expériences.
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Chapitre 6. Ions piégés et refroidis
(a)
(b)
F IGURE 6.4. (a) Piège de Paul linéaire développé pour le projet GiantMol à l’université d’Aix-Marseille. (b) Zoom sur les électrodes de piégeage. Ce sont des cylindres de cuivre de diamètre 5 mm. Les segments de droite et de gauche sont l’équivalent des chapeaux, et le segment central est l’équivalent de l’anneau du piège hyperbolique. Le segment central a une longueur de 4 mm.
Par ailleurs, les pièges hyperboliques présentent l’inconvénient d’être fermés, et il faut percer des trous dans les électrodes pour y faire entrer des atomes ou des faisceaux lasers, ce qui perturbe le fonctionnement du piège. Il est possible de résoudre ces problèmes en changeant de géométrie pour les électrodes du piège, en choisissant un piège de Paul linéaire comme celui présenté dans la figure 6.4. Dans un tel piège, le champ électrique oscillant a une amplitude nulle sur l’axe central du piège. On peut y confiner des chaînes d’ions dans des conditions idéales, en particulier pour réaliser des registres de bits quantiques pour le traitement quantique de l’information ou pour réaliser des mesures spectroscopiques sans élargissement par effet Doppler. 6.1.3
Zoologie des pièges
Au-delà des pièges hyperboliques ou linéaires, il existe toute une zoologie de pièges radiofréquence, dont la géométrie a été dictée par les contraintes propres aux applications visées. Différents exemples de pièges sont montrés dans la figure 6.5. Miniatures Les pièges miniatures avec des électrodes réduites comme le piège à « chapeaux » ou le piège en anneau (figures 6.5a et 6.5b) sont des solutions pour créer des structures extrêmement ouvertes qui permettent l’introduction de nombreux faisceaux laser.
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F IGURE 6.5. (a) Piège à chapeaux. (b) Piège en anneau. (c) Piège surfacique développé pour l’information quantique. (d) Schéma de piège multipolaire à 2k electrodes avec potentiel radial.
Microfabriqués Les pièges surfaciques où les électrodes sont dessinées sur un circuit imprimé sont une solution facilement adaptable pour les applications liées à la manipulation de l’information quantique. En effet, ces applications ont besoin de pièges aussi petits que possible et présentant de nombreuses zones de piégeage pour pouvoir stocker et faire interagir le plus d’ions possible sur la plus petite surface possible (figure 6.5c). Très vite après les premières démonstrations de manipulation de portes logiques quantiques basée sur les ions, la réflexion sur l’augmentation du nombre d’ions a déclenché des discussions sur la réalisation de pièges modulaires très compacts. Les pièges surfaciques pour lesquels toutes les électrodes sont dans un même plan sont réalisables par des techniques de micro-fabrication sur puce. La conception et la fabrication sur mesure des pièges permet alors une adaptation du potentiel de confinement par la disposition des électrodes. Cette voie est très importante pour la réalisation de pièges comportant les très nombreuses électrodes nécessaires pour contrôler les registres quantiques, et présente une structure très ouverte pour illuminer les ions par des faisceaux laser. La proximité des ions et des surfaces du piège dans ces structures aux dimensions micrométriques a mis en évidence des effets physiques nouveaux qui perturbent les ions lorsqu’ils sont confinés près de la surface des électrodes. La communauté scientifique s’est saisie de cette question dans un effort commun, pour, d’une part, travailler à la qualité des surfaces pour résoudre le problème et,
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Chapitre 6. Ions piégés et refroidis
d’autre part, pour utiliser l’extrême sensibilité de l’état quantique interne des ions pour sonder les propriétés des surfaces. Multipolaires A l’opposé, il peut être souhaitable d’avoir un volume de piégeage très grand dans lequel les ions sont le moins perturbés possible par les champs de piégeage, afin, par exemple, d’étudier la cinétique de réactions chimiques. Dans ce cas, le piège multipolaire, sorte de piège linéaire comportant non pas 4 mais 8, 12 et jusqu’à 22 électrodes est la solution développée initialement par Dieter Gerlich à Chemnitz et aujourd’hui très utilisée. Sur la figure 6.5d, le schéma du piège double du PIIM compare le potentiel radial créé par un piège octupolaire et un piège quadrupolaire. Fantaisie Pour un piège de démonstration, les géométries les plus fantaisistes sont possibles. Une fameuse expérience de démonstration a montré qu’il est possible de piéger des particules chargées dans un trombone de papeterie, et les spécialistes de systèmes à haute tension et à haute fréquence savent que les poussières s’accumulent près des circuits de manière organisée. Nous avons expliqué au paragraphe 6.1 qu’il n’est pas possible de piéger des ions avec des champs électrostatiques seuls. Cette affirmation est exacte si piéger signifie stopper un ion en un point donné de l’espace. Avec un champ électrostatique, il est en revanche possible de piéger dynamiquement un ion, c’est-à-dire de lui faire suivre une trajectoire quasi fermée autour d’un jeu d’électrodes. C’est la technique utilisée pour le piège de Zajfman constitué de deux miroirs électrostatiques se faisant face ou pour l’« orbitrap » mis au point par Alexander Makarov et constitué de deux électrodes concentriques autour desquelles les trajectoires des ions s’enroulent. 6.2
Comment refroidir les ions piégés ?
Maintenant que nous avons expliqué comment créer et confiner des ions, nous nous intéressons à leur dynamique. Il faut bien admettre que nos ions n’ont aucune raison d’être froids, et qu’il sont même sûrement très chauds après une création violente et sous l’effet des champs confinant. La profondeur des pièges de Paul ou de Penning est couramment de plusieurs eV (électron-volt), énergie qui correspond à des températures de l’ordre de 12 000 K. Dans les pièges radiofréquence, l’effet combiné des collisions avec le gaz résiduel et du champ électrique oscillant crée le transfert d’énergie du champ électrique vers le mouvement des ions, phénomène appelé chauffage radiofréquence. Cet effet conduit
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à des nuages d’ions très chauds, il est donc indispensable de refroidir les ions si on souhaite les exploiter pour des mesures de précision. La première méthode qui vient à l’idée pour refroidir les ions est d’utiliser un gaz tampon, par exemple de l’hélium qui par collisions successives avec les ions piégés puis avec les parois de l’enceinte contenant le piège va mettre leur température en équilibre avec celle de l’enceinte. On peut ainsi refroidir les ions à température ambiante (300 K), à celle de l’azote liquide (77 K) ou de l’hélium liquide (4 K) avec des dispositifs cryogéniques. Cette technique est utilisée par exemple pour la caractérisation d’ions moléculaires de grande masse, en particulier d’intérêt biologique, comme des peptides, ou pour le refroidissement d’ions Hg+ dans les horloges optiques micro-onde que nous évoquerons plus loin. Pour les expériences de spectroscopie de grande précision, la présence d’un gaz tampon n’est pas souhaitable. Les collisions qui se produisent auront un effet sur la durée de vie des niveaux atomiques et vont donc altérer les propriétés atomiques, sans compter que l’hélium est susceptible de former des ions moléculaires avec l’ion étudié (comme HeH+ ) et donc de détruire l’échantillon. Le refroidissement par laser, technique bien connue pour obtenir des atomes froids (voir chapitre 1), a été initialement mise au point pour refroidir des ions atomiques. Retenons que leur performances sont excellentes puisqu’elles permettent généralement d’atteindre des températures de l’ordre du mK (millième de degré au dessus du zéro absolu) pour le refroidissement Doppler et jusqu’à mille fois plus basses en utilisant d’autres méthodes de refroidissement laser plus sophistiquées. Il faut noter que dans les pièges à ions, le refroidissement Doppler est mis en œuvre avec un seul faisceau laser de manière plus simple que pour les atomes neutres. En effet, le mouvement oscillant des particules et l’effet Doppler font en sorte qu’au cours de son oscillation dans le piège l’ion est en résonance avec le laser lorsqu’il se dirige à l’encontre du laser, et hors résonance lorsqu’il se dirige dans le même sens que lui. Il suffit alors que la direction du faisceau laser ait une projection non nulle selon chacune des trois directions propres du mouvement des ions pour que les ions soient efficacement refroidis. Les températures limites Doppler sont de l’ordre du mK pour la plupart des espèces ioniques aujourd’hui confinées. Dans leur interaction avec la lumière, les ions refroidis par laser subissent de très nombreux (5 à 40 millions) cycles d’absorption-émission spontanée par seconde. Cela donne un moyen très commode pour voir les ions puisqu’il suffit d’imager la lumière de fluorescence sur une caméra CCD pour voir apparaître le nuage d’ions, comme illustré sur la figure 6.6. Un des grands intérêts des pièges à ions est la possibilité de piéger plusieurs espèces d’ions simultanément dans le même piège. Comme les ions interagissent
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Chapitre 6. Ions piégés et refroidis
F IGURE 6.6. Image de fluorescence de nuage d’ions obtenu dans un même piège, pour différentes configurations de piégeage. (a) un ion Be+ unique, (b) chaîne linéaire de 13 ions Be+ , (c) cristal de quelques centaines d’ions Be+ , (d) cristal mixte contenant des ions Be+ visibles par leur fluorescence et des ions moléculaires H2+ qui n’interagissent pas avec le laser et apparaissent « noirs », (e) cristal d’ion plan contenant 96 ions Be+ et un ion H2+ . Les distances typiques entre les ions sont de 10 à 20 microns. Images obtenues par Thomas Louvradoux et Johannes Heinrich, doctorants au Laboratoire Kastler-Brossel à Sorbonne Université.
via la force de Coulomb entre leurs charges, il suffit de refroidir une des espèces d’ion par laser pour que l’autre soit refroidie. On parle de refroidissement « sympathique ». Cette technique est largement employée aujourd’hui dans les laboratoires, avec les couples d’ions mythiques Be+ /Al+ ou Mg+ /Al+ pour les horloges optiques à ion aluminium, et Be+ /H2+ ou Be+ /HD+ pour la ATOMES, IONS, MOLÉCULES ULTRAFROIDS ET LES TECHNOLOGIES QUANTIQUES
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spectroscopie des ions hydrogène moléculaires et des possibles applications pour la création d’antimatière. Notons que dans le cas particulier des pièges de Penning, il existe deux autres méthodes permettant de refroidir efficacement les ions jusqu’à la température de l’enceinte du piège, donc entre 300 et 4 K selon que le montage est cryogénique ou pas. La première de ces méthodes ne s’applique qu’aux particules très légères, comme l’électron ou son antiparticule, le positron et s’appelle refroidissement radiatif. Dans le piège de Penning, les charges subissent le mouvement de rotation cyclotron autour du champ magnétique à des fréquences de plusieurs GHz (milliards de tours par seconde). Elles subissent une très forte accélération, et selon les lois de l’électromagnétisme, rayonnent de l’énergie. Leur mouvement s’amortit donc naturellement en quelques secondes. La seconde méthode est appelée refroidissement résistif et s’applique à n’importe quel ion en piège de Penning. Le mouvement des ions devant les électrodes du piège induit un courant image dans le circuit de branchement des électrodes. Si ce circuit comporte un résistance électrique à une température T (4 K le plus souvent), l’interaction de l’ion avec le courant induit conduit à une dissipation de l’énergie cinétique de l’ion, donc à son refroidissement.
6.3
Mettons plusieurs ions dans le piège !
Maintenant que nous savons créer, piéger et refroidir des ions, nous pouvons essayer d’en mettre plusieurs dans le piège. La question qui se pose alors est de savoir combien d’ions un piège peut contenir, et quel sera l’état du nuage d’ion. Est-il gazeux, liquide, solide ? De nouvelles phases de la matière sont-elles possibles ? Les expériences montrent qu’il est possible de confiner de très grandes quantités d’ions dans un piège, la quantité maximale dépendant principalement de la taille du piège. En effet, des ions de même charge se repoussent et ne resteront pas confinés au même endroit. C’est la compétition entre cette répulsion et la force de piégeage qui oblige les ions à rester groupés qui détermine la densité du nuage d’ions et sa forme. La taille du piège détermine alors le nombre total d’ions qu’il contient. Les densités accessibles sont de l’ordre de 1014 à 1015 particules par m3 , ce qui correspond à une distance moyenne entre ions de 22 à 10 µm. Un piège de dimensions centimétriques peut donc contenir jusqu’à plusieurs millions d’ions, mais aussi des quantités plus petites jusqu’à un ion unique. Les distances entre ions dépendent du potentiel de confinement et sont typiquement de l’ordre de 10 micromètres. La chaîne linéaire d’ions est une
142
Chapitre 6. Ions piégés et refroidis
configuration particulièrement intéressante car elle permet de manipuler chaque atome de façon individuelle soit par des faisceaux lasers focalisés ou par l’intermédiaire de gradients de champ magnétique, ce qui ouvre la porte à la manipulation de registres quantiques. La structure d’un nuage d’ions est déterminée par sa température. Elle passe d’un comportement gazeux à haute température, à celle d’un liquide (en dessous de quelques kelvins) puis à celle d’un cristal à basse température (aux températures de quelques centièmes de kelvins) pour un nuage d’ions refroidis par refroidissement laser Doppler. En effet, un équilibre entre refroidissement, répulsion mutuelle des ions, et potentiel de confinement permet d’observer un phénomène très beau : aux températures les plus froides, les ensembles d’ions vont s’arranger dans des structures stables et former des quasi-cristaux, comme ceux visibles dans la figure 6.6. Sur ces photos, chaque point brillant est la fluorescence d’un ion unique, qu’on peut observer avec une bonne caméra. La figure 6.6 montre successivement, de haut en bas, un ion unique, une chaîne linéaire d’ions, un nuage de quelques milliers d’ions, et deux nuages contenant deux espèces d’ions. La seconde espèce, insensible au laser de refroidissement, n’émet pas de fluorescence et apparaît « noire » sur la figure. Il existe des techniques de refroidissement permettant d’atteindre des températures inférieures à la limite Doppler. Elles ne s’appliquent qu’aux petits nombres d’ions, de un à quelques unités. Dans ce cas, un ensemble de N ions se comporte comme une molécule géante et présente 3N modes couplés de vibrations. Il peut être décrit par 3N oscillateurs harmoniques quantiques. Il est possible de préparer le système de manière à ce que chacun des oscillateurs harmoniques associés soit dans son état quantique fondamental. On accède alors à de nouveaux états de la matière, dits états intriqués, où la dynamique d’un des ions est totalement corrélée à celle des autres. Ces états sont extrêmement importants puisqu’ils sont à la base du traitement quantique de l’information, des simulations quantiques ou de la spectroscopie par logique quantique. 6.4
Que faire avec des ions piégés ?
Le contrôle très poussé des paramètres de piégeage, mais aussi la grande facilité d’interrogation des ions piégés, ainsi que la polyvalence des trappes qui permettent de confiner aussi bien un ion unique qu’un million d’ions, sont des arguments qui expliquent le succès des pièges dans un grand nombre de domaines. Dans la suite, nous décrivons une petite sélection d’exemples pour lesquels l’utilisation d’un piège à ions a permis d’ouvrir des voies nouvelles.
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143
6.4.1
Des mesures de précision : masses, propriétés atomiques, ...
Spectrométrie de masse
Les pièges à ions ont été initialement conçus comme filtres de masse, et jouent encore aujourd’hui un rôle prépondérant pour la spectrométrie de masse. Mesurer une masse via une fréquence est l’approche des chercheurs utilisant un piège de Penning. La physique des pièges de Penning est un tout petit peu plus compliquée que la description donnée plus haut dans le paragraphe 6.1.1 présentant le piège de Penning, et sa compréhension dans le cas du piégeage d’un ion unique donne une méthode de mesure très précise de la masse de cet ion. En effet, les trajectoires, en apparence compliquées, peuvent se décomposer en trois mouvements simples et indépendants, le mouvement cyclotron modifié qui est une rotation rapide de fréquence f c′ proche de la fréquence cyclotron idéale et de faible rayon autour des lignes de champ magnétique, un mouvement axial d’os4qU cillateur harmonique de fréquence f z = 2π m dans la direction z et d’un mouvement magnétron qui est une rotation lente de fréquence f m autour de l’axe Oz du piège. La trajectoire correspondante est illustrée dans la figure 6.2. Un théorème stipule que la fréquence cyclotron vérifie f c2 = f c′2 + f z2 + f m2 . La mesure précise de ces fréquences dans un piège contenant un ion unique permet de déterminer qB la quantité f c = 2π m avec 10, 11 et bientôt 12 chiffres significatifs ! On pourrait penser que cela suffit à déterminer la masse m de l’ion. Il n’en est rien car il est impossible de connaître la valeur du champ magnétique avec une telle précision. En revanche, en piégeant successivement deux ions de nature différente dans le même champ magnétique, il est possible de déterminer des rapports de masse avec une précision excellente et de tester les modèles atomiques et nucléaires avec la même précision. Propriétés atomiques
Chaque espèce atomique ou moléculaire possède des niveaux d’énergie qui lui sont propres. L’absorption d’un ou plusieurs photons est possible si l’énergie du ou des photons est égale à la différence entre deux niveaux d’énergie. L’ensemble des longueurs d’onde des transitions possibles dans un atome ou une molécule forme son spectre d’absorption, et un peu comme un code-barre, permet l’identification des espèces. C’est l’objet de la spectroscopie, qui a de nombreuses applications en astrophysique pour identifier optiquement les composés présents dans les étoiles ou autour des planètes, ou en chimie analytique pour la comparaison d’échantillons, ou la détection de traces pour la reconnaissance de vins, le contrôle antidopage, . . .
144
Chapitre 6. Ions piégés et refroidis
Les très longues durées de piégeage, et donc d’interrogation avec une lumière de longueur d’onde bien définie permettent d’exciter de manière très précise des transitions entre les niveaux d’énergie de l’espèce ionique étudiée. En utilisant un protocole d’observation résolu temporellement où on détecte la fluorescence des ions consécutive à une phase d’excitation par laser, on peut obtenir la courbe de désexcitation du niveau atomique et donc mesurer sa durée de vie. Des analyses plus poussées permettent d’évaluer les taux de branchement, c’est-à-dire les probabilités relatives de désexcitation d’un état excité vers les niveaux inférieurs, et de comparer les résultats obtenus aux modèles théoriques des ions. Cette technique peut être étendue aux espèces d’ions qui ne peuvent pas être directement refroidis par laser en utilisant le refroidissement sympathique par une espèce de masse comparable. Cela a permis de faire la spectroscopie de l’isotope HD+ de l’ion hydrogène moléculaire et de comparer les fréquences de transition rotationnelles ou vibrationnelles de cet ion avec les calculs ab initio avec 9 chiffres significatifs ! 6.4.2
Régime de confinement fort et horloges à ions
La résolution fréquentielle des expériences de spectroscopie est souvent limitée par l’élargissement Doppler. L’effet Doppler se traduit par le fait que la fréquence d’un son ou d’une onde électromagnétique perçue par un observateur en mouvement est différente de la fréquence mesurée dans le référentiel de la source. En conséquence, la largeur des raies de résonance atomique est souvent limitée par l’élargissement Doppler, qui peut rester important (des dizaines de MHz) même pour des ions refroidis à la limite Doppler de quelques mK. Les pièges radio-fréquence disposent d’un atout décisif pour supprimer l’effet Doppler, atout qui leur permet d’atteindre des performances incroyables de précision. En choisissant bien le potentiel de confinement, il est possible de contraindre le mouvement oscillant des ions de façon à atteindre des amplitudes de mouvement très petites. Du moment où cette amplitude est inférieure à une fraction de la longueur d’onde de la transition atomique sondée, l’expérience entre dans le régime dit de confinement fort où les raies observées ne peuvent prendre que certaines valeurs. Elles ne sont plus soumises à l’élargissement par effet Doppler et présentent une largeur ultime donnée par le temps de vie des niveaux sondés. Cette condition est facilement remplie avec un piège (et donc un nuage ionique) de taille centimétrique pour la spectroscopie dans le domaine des micro-ondes. Cela explique le succès des pièges radio-fréquence pour les toutes premières horloges atomiques à ions mercure. Leur développement se poursuit aujourd’hui pour les applications spatiales car le refroidissement par gaz tampon suffit pour atteindre d’excellentes performances de précision. Dans
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le domaine des fréquences optiques, le régime de confinement fort ne peut être atteint qu’en l’absence de micro-mouvement, c’est-à-dire qu’avec des atomes confinés là où le champ électrique oscillant à l’origine du confinement des ions s’annule. Dans ce cas, le mouvement de l’ion piégé est décrit par le modèle de l’oscillateur harmonique quantique, celui enseigné dès les premiers cours de mécanique quantique. Il existe des méthodes de refroidissement qui permettent de préparer l’ion dans l’état fondamental de l’oscillateur harmonique et d’atteindre le régime de confinement fort. La plupart des horloges atomiques à ions utilisent un ion unique (Yb+ , Sr+ par exemple) confiné au centre du piège. La reproductibilité et la stabilité de ces horloges font jeu égal avec celle des horloges à atomes neutres décrites au chapitre 2, et atteignent des résolutions de 18 et bientôt 19 chiffres significatifs, c’est-à-dire le dixième de seconde à l’échelle de l’âge de l’univers ! Peut-on étendre cette méthode à des ions qui ne peuvent pas être facilement refroidis par laser, mais qui peuvent être intéressants pour les mesures de précision ? La réponse est oui comme le montre l’horloge à ion aluminium mise au point dans les laboratoires du NIST aux USA. Dans ce cas, une paire d’ions Be+ /Al+ (ou Mg+ /Al+ ) est confinée dans un même piège. La répulsion coulombienne entre les deux ions induit un couplage entre leurs degrés de liberté qui fait qu’on ne peut plus distinguer le mouvement d’un des protagonistes de celui de l’autre : c’est ce qu’on appelle des oscillateurs couplés. Il suffit alors de refroidir par laser le mouvement de l’ion Be+ (ou Mg+ ) pour que le mouvement de l’ion aluminium soit automatiquement refroidi, et pour préparer la paire d’ion dans son état vibrationnel fondamental. À partir de là, il est possible d’appliquer un protocole dit de spectroscopie par logique quantique pour sonder les niveaux d’énergie de l’ion spectroscopique (ici l’ion Al+ ) en observant l’ion logique (ici Be+ ou Mg+ ). En effet, la loi de conservation de l’impulsion indique que l’absorption d’un photon résonnant avec une transition de l’ion spectroscopique s’accompagne d’un recul de cet ion qui encaisse l’impulsion du photon. Cela modifie l’état vibrationnel de la paire d’ion, modification qui est détectée en analysant la fluorescence de l’ion logique. La corrélation totale entre l’état interne de l’ion spectroscopique et l’état vibrationnel quantique de la paire d’ions est appelée intrication quantique. Cette méthode est en fait très générale, et plusieurs projets tentent de l’appliquer à la spectroscopie d’espèces ioniques, en particulier des ions moléculaires qu’on ne sait pas refroidir par laser aujourd’hui. Les développements qu’elle implique sont intimement liés à ceux présentés dans le paragraphe suivant pour le contrôle de l’information quantique.
146
Chapitre 6. Ions piégés et refroidis
6.4.3
Information et simulation quantiques
Piéger et contrôler des atomes individuels avec grande précision ouvre la voie aux expériences sur la manipulation de l’information quantique (voir chapitre 3). Dans un ordinateur, un bit classique peut prendre les valeurs de « 0 » et de « 1 » et c’est avec un grand nombre de ces modules de base que les opérations du calculateur sont mise en œuvre. Un tel bit peut être réalisé par un atome, et on peut considérer que l’état fondamental |0i et l’état excité |1i de l’atome sont les équivalents du « 0 » et du « 1 » classique. Or, dans un atome le bit quantique ou « qubit » peut prendre les deux valeurs mais aussi toute autre combinaison linéaire entre les deux, et l’état de l’atome peut s’écrire dans un espace vectoriel à deux dimensions sous la forme :
| Ψ i = α · |0i + β · v |1i . Grâce à l’excellent contrôle et la possibilité de sonder et de manipuler des atomes individuellement, les ions piégés constituent donc des bits quantiques naturels. Par ailleurs, il est possible de concevoir un « bus quantique » par l’interaction des ions individuels en particulier avec leurs modes de vibration dans le piège. Les premières démonstrations de portes logiques quantiques ont été faites avec de petites chaînes de 2 ions, mais très rapidement s’est posée la question du passage à grande échelle du dispositif. Un véritable ordinateur quantique doit pouvoir manipuler des centaines de qubits et chaque système proposé doit alors être évalué sur ses capacités d’intégration du plus grand nombre de qubits dans le plus petit volume possible. Concernant les pièges à ions, très rapidement une architecture modulaire et extensible a été proposée, qui s’appuie sur les avancées faites dans le domaine de la micro-fabrication. En effet, seuls des pièges de taille micrométrique permettent de raisonnablement envisager une multiplication du nombre de qubits au-delà de quelques dizaines d’unités. Un des verrous techniques au changement d’échelle des systèmes est entre autre la faible robustesse des systèmes vis-à-vis de la décohérence (terme technique relatif à la perte d’information sur les coefficients α et β apparaissant dans l’équation ci-dessus). Les atomes sont très facilement influencés par leur environnement, et rien que l’interrogation des atomes par un laser pour sonder leur état peut perturber la mesure. Heureusement, dans les pièges les ions communiquent entre eux, et donc on peut confiner deux ions, poser les questions à l’un et recueillir la réponse sur l’état de l’autre. La meilleure configuration consiste à choisir deux espèces différentes, pour que le laser interrogateur n’interagisse qu’avec un ion spécifique.
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Malgré des recherches intenses et quelques expériences très prometteuses, le nombre de qubits qu’on sait contrôler est encore très petit à ce jour. Mais les techniques et méthodes ont déjà été mises en œuvre pour poursuivre une autre voie, celle de la simulation quantique (voir chapitre 4). L’idée est d’utiliser un système modèle pour un problème impossible à observer directement et difficile à explorer par des calculs. Cette approche est intéressante pour modéliser par exemple des systèmes de matière condensée, atome par atome. 6.4.4
Collisions et réactions chimiques froides
La très grande durée de confinement, et le fait qu’on puisse accumuler des ions issus d’un four ou d’un jet d’atomes (ou de molécules) sont les raisons du succès du piège à ions auprès de la communauté des chimistes et physico-chimistes. Après une adaptation de la géométrie à leurs besoins en choisissant une configuration multipolaire, le piège est devenu un outil standard pour l’étude des collisions et des réactions chimiques. L’ajout des techniques de refroidissement, en particulier du refroidissement laser, permet d’explorer une large gamme de températures des échantillons et ainsi enregistrer des courbes des taux de réactions des espèces, très dépendants de leur énergie. La préparation des atomes et molécules à très basses températures et à l’unité (voir également le chapitre 7) ouvre la voie à l’observation des réactions chimiques individuelles et sans que l’agitation thermique des particules cache leur comportement. 6.4.5
Confiner l’antimatière
La recherche sur l’antimatière est un volet excitant depuis les premiers postulats théoriques. Aujourd’hui, on produit des anti-atomes d’hydrogène à partir d’anti-protons et de positrons. La production de ces deux constituants est techniquement lourde et demande des sources spécifiques qui existent au CERN à Genève. Les particules produites sont très énergétiques et pour attraper et garder l’anti-hydrogène résultant, il faut une fois de plus utiliser des techniques de refroidissement. La préparation des constituants élémentaires se fait à l’aide de pièges de Penning modifiés, et l’antimatière (neutre) peut être maintenue dans un piège magnétique pendant des durées dépassant les quinze minutes. Ces exploits ont déjà permis de faire la spectroscopie des atomes d’anti-hydrogène et préparent une future mesure de la gravité pour répondre à la question — aujourd’hui ouverte — de savoir si un anti-atome tombe comme un atome sous l’effet de la gravité terrestre.
148
Chapitre 6. Ions piégés et refroidis
6.5
Conclusion
Vous l’avez compris : les pièges à ions sont polyvalents et peuvent s’adapter à des situations et à des questions différentes. Nous avons choisi de présenter quelques axes très suivis, mais nous n’avons pas parlé des applications incroyables telles que la mise en œuvre d’un cycle de moteur thermique avec un ion unique ou l’implantation des ions un par un dans une matrice pour la lithographie, ni des plasmas « à un composant », grands nuages d’ions qui permettent de simuler des questions fondamentales de la physique des plasmas dans un système extrêmement bien contrôlé, et encore moins des systèmes modèles pour le mécanisme de Kibble-Zurek développé initialement pour la cosmologie ou de l’interrogation des nanodiamants confinés. Certaines de ces expériences et encore d’autres sont décrites dans un livre spécialisé récent dirigé par Martina Knoop, Niels Madsen et Richard C. Thompson, intitulé Trapped Charged Particles et publié par World Scientific, Europe (2016). Pour les pièges à ions de nouvelles voies s’ouvrent en permanence, rendues possible par cette simple cage à ions qui a été conçue pour un seul objectif initial. La communauté des « trappeurs » d’ions est petite mais inventive, surtout devant le nombre incroyable d’expériences et applications possibles avec des ions piégés !
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7 Refroidir les molécules Nadia Bouloufa-Maafa enseignante-chercheuse à l’Université Paris-Saclay Daniel Comparat directeur de recherche au CNRS Olivier Dulieu directeur de recherche au CNRS Hans Lignier enseignant-chercheur à l’Université Paris-Saclay Goulven Quéméner chargé de recherche au CNRS Laboratoire Aimé Cotton, Orsay Qu’en est-il de l’extension aux molécules de la physique exposée dans les chapitres précédents ? Les molécules peuvent-elles être refroidies par laser ? Puis piégées ? Sont-elles alors utiles pour les mesures de précision, pour la simulation quantique, pour l’information quantique ? Ont-elles des applications qui leurs sont propres ? Nous allons voir dans ce chapitre que la réponse à toutes ces questions est positive et que des méthodes spécifiques et originales ont dû être mises en œuvre pour les aborder. On attribue à Arthur Leonard Schawlow, co-inventeur du laser et prix Nobel de Physique en 1981, la fameuse citation : « Une molécule diatomique est une molécule avec un atome en trop ». Si atomes et molécules sont deux systèmes quantiques avec des niveaux d’énergie bien définis, cet « atome de trop » confère à une molécule deux degrés de libertés supplémentaires (vibration des noyaux,
rotation de l’axe moléculaire) qui, dans le domaine ultrafroid, ouvrent immédiatement de nouvelles perspectives, plus riches que pour les seuls atomes froids. Par ailleurs, cet atome en plus fait de la molécule un objet non sphérique pouvant posséder un moment dipolaire permanent qui le rend très sensible à un champ électrique extérieur. La manipulation des molécules dipolaires par des champs électriques et magnétiques permet des études inédites telles que celle de l’interaction dipôledipôle, la simulation de systèmes de spins en interaction, ainsi que la possibilité d’utiliser les dipôles moléculaires comme supports pour l’informatique quantique. Plus largement, les molécules ultrafroides offrent de nouvelles possibilités telles que la spectroscopie haute-résolution ou encore les mesures de précision telles que des études fondamentales de symétrie gauche-droite (énantiomères), ou concernant la variation des constantes fondamentales (masse du proton, de l’électron, constante de Planck h, etc.). Le domaine de la chimie quantique froide, avec des réactions totalement contrôlées, devient accessible en se basant sur des réactants parfaitement préparés dans des états quantiques initiaux bien définis et des produits de réaction parfaitement mesurés dans des états quantiques finaux. Pour appréhender tous ces aspects il est important d’introduire un concept fondamental de la physique moléculaire : la quantification de l’énergie des différents degrés de liberté illustrés dans la figure 7.1. Cette approche considère les électrons qui se déplacent et tournent rapidement autour des noyaux, lesquels oscillent (vibration) et tournent (rotation) alors que l’ensemble de la molécule effectue un mouvement de translation dans l’espace. Il est alors important de préciser que lorsqu’on parle de « température » il s’agit le plus souvent de celle associée à la vitesse de translation, comme pour les atomes, et non pas aux mouvements internes à la molécule. Le domaine dit des « molécules froides » débuta en 1998 lorsque, quasiment simultanément, deux équipes, l’une française et l’autre américaine réussirent à produire des molécules ayant une très faible vitesse. L’équipe française du CNRS (laboratoire Aimé Cotton) à l’université d’Orsay prit la voie d’associer ensemble deux atomes de césium (Cs) ultrafroids préalablement refroidis par laser, pour former une molécule (Cs2 ) très froide en translation (domaine du microkelvin), tandis que l’équipe de l’université de Harvard prit la voie de refroidir dans un cryostat une molécule déjà existante (hydrure de calcium : CaH) pour atteindre des températures dites froides (domaine du millikelvin). Le but de ce chapitre est d’expliquer comment, depuis lors, les recherches sur les molécules froides ont connu un essor vertigineux en suivant ces deux voies parallèles : une voie indirecte en associant des atomes ultrafroids, qui malheureusement forme souvent des molécules excitées en vibration
152
Chapitre 7. Refroidir les molécules
F IGURE 7.1. Échelle d’énergie E, aussi présentée en unité de température T (via la formule E = k B T , où k B est la constante de Boltzmann) et de fréquence ν (via la formule E = hν) indiquant, à gauche, les ordres de grandeurs typiques des différents degrés de liberté d’une petite molécule. À droite, en partant de la température ambiante (298 kelvins ou environ 25◦ C) sont indiquées quelques méthodes que les chercheurs ont développées pour abaisser la température des molécules, c’est-à-dire l’énergie du mouvement de translation.
(vibrationnellement chaudes), et qui nécessite la mise en place de techniques optiques pour atténuer la vibration de ces molécules ; une voie directe en refroidissant des molécules qui malheureusement ne sont souvent pas encore assez lentes. Les deux voies se rejoignent actuellement et les physiciens s’approchent du « Graal » de ce domaine de recherche : réussir à contrôler chacun des degrés de liberté internes (électronique, vibration et rotation) et externe (translation). Nous commencerons par donner quelques éléments pour comprendre la structure d’une molécule, puis nous expliquerons pourquoi les techniques de refroidissement laser des atomes ne se transposent pas facilement aux molécules. Nous détaillerons alors les solutions que les chercheurs ont trouvées pour contourner ce problème. Comme bien souvent en recherche, cette exploration a fait émerger des pistes d’études initialement insoupçonnées, comme l’émergence d’une chimie totalement contrôlée à température ultrafroide, et la mise en place de protocoles de mesure performants pour tester la nature ponctuelle de l’électron ou encore la symétrie miroir de la matière.
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153
7.1
Comment caractériser une molécule ?
Cette simple question cache une grande richesse car la liaison chimique se situe à la frontière entre la physique classique et la mécanique quantique. Ceci a conduit au développement de différentes théories et expériences, basées sur le mouvement des atomes (noyaux et électrons) constituant la molécule, pour comprendre sa structure et sa réactivité chimique. 7.1.1
Les niveaux d’énergie électroniques, vibrationnels, rotationnels
Une molécule, assemblage de deux ou plusieurs atomes, est un système beaucoup plus complexe qu’un atome. En effet, une molécule n’est plus un objet sphérique : au mouvement des électrons autour des noyaux atomiques, se rajoutent des degrés de liberté internes, à savoir la vibration et la rotation des noyaux. Si la molécule est formée de deux atomes différents, son nuage électronique présente une asymétrie donnant naissance à un moment dipolaire électrique permanent qui favorise l’interaction de la molécule avec un champ électrique extérieur. Cet assemblage d’électrons (de masse totale m) et de noyaux (de masse M au moins 2000 fois plus grande que celle des électrons) en interaction mutuelle est caractérisé par une échelle d’énergie pour chacun de ses mouvements internes (figure 7.1) : le mouvement des électrons, caractérisé par l’énergie Eel , le mouvement de vibration, caractérisé par l’énergie Evib et le mouvement de rotation des noyaux, caractérisé par l’énergie Erot . Ces échelles d’énergie vérifient les rapports : r Erot m Evib ≈ ≈ . (7.1) Eel Evib M Ainsi, ce rapport vaut environ 0.01 pour 7 Li2 , et 0.002 pour 133 Cs2 , deux molécules emblématiques du domaine des molécules froides. La figure 7.2 indique ces niveaux pour l’état fondamental et un état excité de 133 Cs2 . En associant une fréquence ν (par E = hν où h est la constante de Planck), et donc un temps caractéristique 1/ν à ces énergies (figure 7.1), on en déduit que la rotation est lente (∼ 10−10 s) comparée à la vibration (∼ 10−12 s), elle-même lente par rapport au mouvement des électrons (∼ 10−15 s). Il s’ensuit que dans une première approximation, on peut découpler le mouvement rapide des électrons de celui plus lent des noyaux. Cette vision fut la première fois justifiée et formalisée en 1927 par les physiciens Max Born et Julius Robert Oppenheimer, qui ont proposé une résolution simplifiée de l’équation de Schrödinger. Celle-ci consiste à fixer la distance R entre les noyaux A et B d’une molécule diatomique, et à calculer l’énergie électronique Eel ( R) et la fonction 154
Chapitre 7. Refroidir les molécules
Na+Rb*
12000
Etats excités
-1
Energie (en cm )
8000
4000
0
Na+Rb
DD 0e
Etat fondamental singulet v=20 v=10 v=0
-4000
5
Re
10
15
20
Distance interatomique (en a0)
F IGURE 7.2. Courbes d’énergie potentielle de l’état fondamental et des états excités de la molécule NaRb en fonction de la distance entre les noyaux de Na et Rb. L’état fondamental tend vers la limite de dissociation où les deux atomes séparés Na et Rb sont dans leur état fondamental. La distance d’équilibre R e est la distance où la molécule est la plus stable. L’énergie de dissociation D0 est l’énergie qu’il faut fournir à la molécule stable (dans l’état vibrationnel fondamental v = 0) pour la dissocier. Sont aussi schématisées les fonctions d’ondes associées aux niveaux de vibration v = 0, v = 10 et v = 20. L’écart entre niveaux de rotation est trop petit pour être visible à cette échelle. Les courbes de potentiel excitées tendent vers la limite de dissociation correspondant à Na dans l’état fondamental et à Rb dans un état excité. Selon le principe de Franck-Condon (voir §7.1.2), la transition la plus efficace depuis le niveau vibrationnel v = 0 de l’état singulet fondamental est représentée par une flèche verte, qui le relie à un niveau vibrationnel du potentiel excité singulet (spin électronique nul), accessible selon les règles de sélection électroniques depuis l’état fondamental (alors que les transitions vers l’état excité triplet, de spin électronique 1, sont interdites).
d’onde ψ( R) correspondant à chaque état quantique du système. La connaissance de la fonction d’onde ψ( R) donne accès à toutes les propriétés du système moléculaire ; en particulier, le carré de sa norme |Ψ( R)|2 est relié à la probabilité de présence des deux atomes à la distance considérée R. Ce calcul est répété pour chaque distance R, ce qui revient à considérer que les électrons rapides s’adaptent immédiatement au changement de position des noyaux : on parle d’approximation adiabatique. Les courbes d’énergie Eel ( R) sont appelées courbes d’énergie potentielle, ou courbes de potentiel. Pour R très grand, la molécule se dissocie, et l’énergie potentielle rejoint la somme des énergies des niveaux atomiques considérés appelée limite de dissociation. Au contraire, quand R devient petit, Eel ( R) ATOMES, IONS, MOLÉCULES ULTRAFROIDS ET LES TECHNOLOGIES QUANTIQUES
155
devient infiniment grande, traduisant la répulsion électrostatique entre les noyaux. L’état de plus basse énergie électronique s’appelle l’état fondamental, et les autres états ayant des énergies électroniques plus grandes sont les états excités. La molécule est stable si Eel ( R) présente un minimum à une distance Re dite distance d’équilibre. Il faut fournir une énergie au moins égale à De = Eel ( R → ∞) − Eel ( Re ) pour dissocier la molécule AB en ses deux constituants atomiques A et B. Chaque courbe d’énergie potentielle est différente (valeurs différentes de la distance d’équilibre, de l’énergie de dissociation, de la courbure...). Comme son nom l’indique, Eel ( R) est l’énergie potentielle engendrée par le mouvement rapide des électrons, et à laquelle sont soumis les noyaux dont le mouvement est alors quantifié. Lorsqu’un état électronique donné est associé à une courbe de potentiel possédant un minimum d’énergie, des niveaux d’énergie de vibration caractérisent le mouvement oscillant des noyaux. En outre, à chaque niveau de vibration viennent se superposer des niveaux de rotation : on parle alors de niveaux rovibrationnels. Enfin, comme pour un atome, une molécule peut posséder un spin électronique et un spin nucléaire qui peuvent donner lieu à d’autres niveaux d’énergie dit fins ou hyperfins. Ainsi, pour caractériser complètement l’état d’une molécule, nous donnerons son état électronique (par exemple un état singulet pour un spin électronique nul ou triplet pour un spin électronique égal à 1), son état de vibration v et son nombre quantique de rotation j. Il arrive que deux courbes de potentiel se croisent à une distance Rc , indiquant que l’énergie électronique de deux états différents est la même à cette distance. L’approximation de séparation des mouvements proposée par Born et Oppenheimer n’est alors plus valable, puisque le mouvement nucléaire (des noyaux) peut alors brutalement changer à cette distance. Le calcul des niveaux rovibrationnels de la molécule doit alors inclure simultanément les deux courbes en question. Cette remarque n’est pas anecdotique : en effet, c’est ce type de phénomène qui est à l’origine des réactions chimiques, c’est-à-dire de la transformation des espèces moléculaires les unes dans les autres. Sans brisure de cette approximation Born-Oppenheimer, la chimie, et donc le monde tel que nous le connaissons, n’existeraient pas ! 7.1.2
Peut-on refroidir des molécules par laser ?
Probabilité de transition lors d’absorption ou émission de photons : principe de Franck-Condon
Pour compléter cette présentation, il faut étudier l’interaction d’une molécule avec la lumière. Tout comme les transitions possibles (absorption ou émission
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Chapitre 7. Refroidir les molécules
de photons) d’un atome, les transitions entre états électroniques d’une molécule sont régies par des règles de sélection reflétant notamment le fait que le photon possède un moment cinétique égal à 1 (en unité de constante de Planck réduite h¯ ). Ainsi, l’absorption ou l’émission d’un photon ne peut se faire que si le moment cinétique orbital de l’électron qui absorbe ou émet le photon change d’une unité. Seules les transitions entre états électroniques, dont le moment cinétique varie d’une unité, seront donc possibles. Cela implique que le nombre quantique J associé au moment cinétique total de la molécule (incluant sa rotation et le moment cinétique des électrons) ne pourra varier qu’au plus d’une unité lors d’une absorption ou émission de photon. Par contre, le spin de l’électron n’étant sensible qu’au champ magnétique et non au champ électrique créé par le photon, il ne change pas dans ce processus. Les transitions ne seront donc pas possibles entre un état électronique singulet et un état électronique triplet. Il est important de noter que le mouvement de vibration n’ayant pas de moment cinétique associé, les transitions vibrationnelles ne sont pas régies par une règle de sélection stricte. Le nombre quantique de vibration v peut donc changer fortement lors de l’absorption ou l’émission d’un photon, l’efficacité de ce processus étant régie par le principe dit de Franck-Condon. La figure 7.2 montre un exemple d’application de ce principe où la transition la plus favorable depuis le niveau vibrationnel v = 0 de l’état fondamental se produit vers le niveau v = 12 de l’état excité qui est accessible par les règles de sélection électroniques. Pour démontrer ce principe, il faut comparer les temps caractéristiques des transitions électroniques suivant l’absorption ou l’émission d’un photon (∼ 1 fs) aux temps caractéristiques d’une réorganisation structurale des atomes (∼ 1 − 100 ps). Le principe de Franck-Condon stipule que ces transitions vibrationnelles s’effectuent sans que les noyaux n’aient le temps de bouger, c’est-àdire à distance internucléaire R fixée. Ce sont des transitions dites verticales (figure 7.2). En mécanique quantique, il s’agit d’exprimer cela en utilisant les probabilités |Ψvib,1 ( R1 )|2 de trouver le système à la position R1 au début et |Ψvib,2 ( R1 )|2 à la même position R1 à l’issue de la transition. De façon plus précise, la probabilité de transition entre l’état vibrationnel R ∗ 1 et l’état 2 est donnée par ce qui s’appelle le facteur de Franck-Condon | Ψvib,1 ( R)Ψvib,2 ( R)dR|2 . Ce facteur représente le recouvrement entre les fonctions d’onde avant et après l’absorption du photon et régit l’intensité des transitions entre niveaux de vibration d’une molécule. Une transition entre niveaux de vibration est donc intense si les deux fonctions d’ondes vibrationnelles mises en jeu lors de la transition se superposent de manière constructive (par exemple le « lobe » gauche de la fonction d’onde excitée de la figure 7.2 se superpose à celui de v = 0).
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Pourquoi est-il difficile de refroidir des molécules par laser ?
Les degrés de liberté internes et le moment dipolaire que possèdent les molécules en font des candidates rêvées pour plusieurs applications à condition de les refroidir et d’en obtenir un échantillon dense dans un état quantique bien déterminé, idéalement l’état fondamental de plus basse énergie, ce qui demeure encore aujourd’hui un véritable défi. L’idée qui vient spontanément pour refroidir des molécules est d’utiliser les mêmes techniques laser que celles développées pour manipuler, refroidir et piéger les atomes, techniques qui reposent sur l’existence d’une force de pression de radiation exercée par la lumière sur les atomes (voir chapitre 1). Cette force est le résultat d’un échange de photons et donc du transfert d’impulsion entre un atome et une onde lumineuse lors de cycles d’absorption et d’émission spontanée. Comme expliqué au chapitre 1 de ce livre, pour exercer une telle force sur un atome, on l’illumine avec un faisceau laser résonnant sur une transition entre son niveau fondamental et un niveau excité. L’efficacité de cette force est directement reliée à l’existence d’une transition optique fermée ou quasiment fermée (figure 7.3), c’est-à-dire telle que l’émission spontanée se produise très majoritairement vers le niveau initial de la transition. En effet, si au cours des cycles « absorption + émission spontanée », un atome est transféré vers un autre état que l’état initial, la résonance avec la fréquence laser n’est plus assurée et la force de pression de radiation disparaît. Dans le cas de la figure 7.3a où la fuite se produit vers un très petit nombre de niveaux, l’ajout de lasers « repompeurs » qui ramènent l’atome dans son état d’origine après un cycle absorption-émission permet de résoudre cette difficulté. Une molécule, dans un état électronique donné, possède un grand nombre de niveaux de vibration. Or, comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, les transitions vibrationnelles ne sont pas régies par des règles de sélection strictes. Ce manque de sélectivité est problématique pour le cyclage optique car la plupart des molécules excitées relaxent facilement dans plusieurs dizaines de niveaux de vibration. La population de chacun de ces niveaux est donnée par le facteur de Franck-Condon entre le niveau initial et le niveau final (figure 7.3b). Pour « récupérer » ces molécules perdues, il faudrait mettre en place autant de lasers « repompeurs » que de niveaux de fuite ce qui rend complexe la réalisation d’une expérience de refroidissement de molécules par laser. En 2004, Michael Di Rosa a développé l’idée du refroidissement par laser d’un sous-ensemble de molécules diatomiques qui présentent des facteurs de Franck-Condon favorables (proche de 100 % entre seulement 2 niveaux) et qui ont en effet été refroidies par laser comme SrF, CaF, CaH, YO, etc. Cette méthode sera décrite plus en détail au paragraphe 7.3.3.
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Chapitre 7. Refroidir les molécules
F IGURE 7.3. L’efficacité du refroidissement direct par laser repose sur l’existence d’une transition optique fermée ou quasi fermée, c’est-à-dire telle que l’émission spontanée (flèche en pointillés rouge) ne se produit pratiquement que vers l’état initial de la transition. Dans un atome, les pertes par émission spontanée (flèche en pointillés bleus) vers un niveau autre que le niveau initial de la transition sont compensées au moyen d’un laser dit « laser repompeur ». Dans le cas de la molécule, les pertes se produisent vers un grand nombre de niveaux de vibration car les transitions vibrationnelles ne sont pas régies par des règles de sélection strictes, empêchant la succession d’un grand nombre de cycles optiques.
7.2
Associer des atomes froids
Une alternative au refroidissement de molécules par laser est la formation de molécules ultrafroides à partir d’atomes préalablement refroidis par laser. Cette approche dite « indirecte » permet d’associer des paires d’atomes ultrafroids au cours de leurs collisions, sans changer le mouvement du centre de masse, conservant ainsi la température de translation des atomes. Cependant les molécules produites ont en général une grande énergie interne de vibration et de rotation qu’il convient d’éliminer par d’autres techniques. Le but ultime est l’obtention d’un échantillon dense de molécules dans un état quantique bien défini, idéalement, l’état fondamental absolu, c’est-à-dire dans les niveaux d’énergie électronique, vibrationnel, rotationnel (et éventuellement hyperfin) les plus bas. 7.2.1
Avec un photon : la photo-association
La photo-association consiste à exciter la paire d’atomes libres (A et B) en collision vers un niveau lié d’un état excité de la molécule AB∗ . En choisissant de
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F IGURE 7.4. Illustration de l’association d’atomes par absorption d’un photon suivie de la désexcitation de la molécule ainsi formée. Le processus est schématisé à droite et expliqué par le principe de FranckCondon (recouvrement des fonctions d’ondes) dans la partie gauche. Une paire d’atomes libres absorbe un photon laser dans un processus (1) dit de photo-association (PA) pour former une molécule électroniquement excitée. Le principe de Franck-Condon implique que la molécule est formée dans un état vibrationnel proche de la limite de dissociation. Il est donc naturel que le processus inverse (2) d’émission d’un photon pour (re)former deux atomes dissociés soit très probable. Cependant, en provoquant une excitation vers une courbe de potentiel bien choisie, comme celle qui présente ici un double puits, il est parfois possible d’augmenter le temps de présence des deux atomes à de plus courtes distances internucléaires et de favoriser le processus (2’) de désexcitation par émission spontanée vers des niveaux de l’état fondamental de la molécule.
manière adéquate cet état excité (en maximisant les facteurs de Franck-Condon des transitions impliquées), on peut favoriser la désexcitation par émission spontanée vers certains niveaux vibrationnels v liés de l’état électronique fondamental de la molécule AB. Le processus : A + B + photon1 → AB∗ → AB(v) + photon2′ est illustré par la figure 7.4. Cette technique a permis à l’équipe du Laboratoire Aimé Cotton (LAC) de produire pour la première fois des molécules froides de Cs2 en 1998. La température finale de translation est proche de la température initiale du nuage d’atomes froids (typiquement dans le régime du microkelvin). La photo-association suivie de l’émission spontanée permet d’atteindre des niveaux liés de l’état fondamental de la molécule, mais ceux-ci ont une grande énergie de vibration du fait que la désexcitation est gouvernée par le principe de Franck-Condon : les niveaux atteints sont ceux dont le recouvrement avec le niveau lié de l’état excité est significatif. Or, l’énergie des niveaux
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Chapitre 7. Refroidir les molécules
vibrationnels peuplés peut, par collisions inélastiques avec les autres molécules ou les atomes résiduels du gaz, être convertie en énergie cinétique et donc accroître leur température, ce qui peut occasionner la fuite des molécules du piège. Ces limitations de la photo-association ont mené l’équipe du LAC à développer des techniques de (re)pompage vibrationnel et rotationnel afin de rassembler toute la population des molécules dans un niveau de vibration et de rotation unique de l’état fondamental. 7.2.2
Avec un champ magnétique : la magnéto-association
L’association de deux atomes froids A et B peut aussi être réalisée à l’aide d’un champ magnétique variable selon la réaction : champ magnétique
A + B −−−−−−−−−−→ AB. Cette technique de magnéto-association repose sur la possibilité d’ajuster au moyen du champ magnétique des résonances de Feshbach (décrites aussi dans le chapitre 4). Ces résonances, quelquefois désignées aussi par résonances de Fano-Feshbach ont été introduites indépendamment par Ugo Fano et Herman Feshbach à la fin des années 1950, dans leurs travaux sur les collisions atomiques et nucléaires, respectivement. Une résonance de Feshbach a lieu lorsque, dans un processus collisionnel, un état lié de la molécule AB est couplé avec l’état libre de la paire d’atomes A et B en collision. L’intensité du couplage est forte lorsque la différence d’énergie entre cet état lié et l’état libre est proche de zéro, autrement dit en cas de résonance. Le principe expérimental, illustré par la figure 7.5, consiste à changer lentement la valeur du champ magnétique pour modifier l’intensité de l’interaction en décalant petit à petit les potentiels les uns par rapport aux autres jusqu’à amener en coïncidence l’énergie de l’état libre des atomes en collision avec celle d’un état lié de la molécule autrement dit jusqu’à ce que qu’une résonance se produise, permettant de stabiliser les atomes en collision dans un état de vibration lié de la molécule. 7.2.3
Comment contrôler l’association ?
Dans les deux cas, photo-association ou magnéto-association, l’échantillon moléculaire formé conserve la température initiale du gaz d’atomes, soit une température très inférieure au millikelvin. En revanche, les molécules obtenues sont dans des niveaux vibrationnels élevés de l’état fondamental, et possèdent donc une grande énergie interne. Transférer la population de ces niveaux vers le niveau fondamental (de plus basse énergie) de la molécule constitue le défi majeur de
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F IGURE 7.5. Deux atomes froids libres A et B sont en collision dans un état « libre » d’un état électronique. On utilise un champ magnétique dont on fait varier minutieusement l’intensité de façon à amener l’énergie de cet état libre en coïncidence avec celle d’un état lié de la molécule AB : se produit alors ce qu’on appelle une résonance de Feshbach qui permet de transférer la paire d’atomes froids vers un niveau lié d’un état électronique de la molécule et de former une molécule froide. Ce procédé d’association de deux atomes s’appelle la magnéto-association.
nombreuses expériences en cours. Une méthode efficace utilise un transfert à deux photons d’un niveau initial (le niveau vibrationnel élevé) vers un niveau final (le niveau fondamental), en s’appuyant sur un niveau relais bien choisi. Ce processus est réalisé au moyen d’une séquence d’impulsions laser où la première impulsion couple l’état final au niveau relais tandis que la deuxième impulsion couple ce même niveau relais à l’état initial, tel que décrit sur la figure 7.6. Il peut être montré qu’en utilisant cet ordre des impulsions, parfois qualifié de contreintuitif, ce transfert appelé STIRAP (STimulated Raman Adiabatic Passage) permet au système couplé molécule-photons de suivre une évolution où la population dans le niveau relais excité reste constamment nulle, évitant ainsi des pertes induites par émission spontanée. Cette méthode de formation permet d’obtenir des molécules ultrafroides dans leur état électronique et rovibrationnel fondamental, et a été utilisée avec succès par de nombreux groupes sur des molécules de Cs2 , Rb2 , KRb, RbCs, NaRb, NaK.
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Chapitre 7. Refroidir les molécules
F IGURE 7.6. Illustration du transfert de population par deux impulsions laser selon la méthode STIRAP (STimulated Raman Adiabatic Passage) dans une molécule froide. La molécule est initialement préparée dans l’état triplet « a » (en violet) par magnéto-association d’atomes et est transférée vers l’état fondamental X de symétrie singulet (en noir). Un transfert direct est interdit par les règles de sélection électroniques. Ce transfert utilise comme relais les deux états excités de symétrie singulet et triplet (en bleu) qui se croisent et qui mélangent leurs caractères par une interaction dite « spin-orbite » qui confère un caractère singulet et triplet aux fonctions d’onde vibrationnelles de ces états mélangés. La partie triplet de la fonction d’onde permet d’exciter les molécules depuis l’état initial triplet, tandis que la partie singulet de la fonction d’onde permet le transfert vers l’état X. L’efficacité du transfert dépend de l’intensité des raies d’absorption (flèche rouge) et d’émission stimulée (flèche verte), déterminée par l’intensité des lasers et du recouvrement (facteur de Franck-Condon) des fonctions d’ondes initiales et finales avec la fonction d’onde de l’état intermédiaire.
7.3
Refroidir directement des molécules
Bien que la formation de molécules froides par association d’atomes froids soit efficace, elle est néanmoins limitée aux espèces moléculaires composées d’atomes que l’on sait refroidir par laser, principalement les alcalins (par exemple Rb, Cs...), les alcalino-terreux (par exemple Ca, Sr...), les gaz rares (Ar, Kr...) et les lanthanides (Yb, Dy...). Avec cette méthode, il est donc impossible de former, par exemple, des molécules froides composées d’oxygène ou de carbone. Il est alors naturel d’envisager un refroidissement direct des molécules. En revenant aux principes exposés au chapitre 1 de ce livre, rappelons tout d’abord que lorsque les atomes sont refroidis à une fraction de kelvin, cela signifie que l’on a dissipé leur énergie de translation. De plus, ne serait-ce qu’à l’étape du refroidissement Doppler, une grande partie des atomes se trouve dans l’état électronique fondamental, à cause de la faible durée de vie de l’état
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excité. Cela permet, par la suite, de mener les atomes jusqu’à la condensation de Bose-Einstein. Pour les molécules, la situation est différente. Si, grâce à des techniques de refroidissement, il est possible de refroidir certaines molécules en translation, rien ne contraint a priori les mouvements de vibration et de rotation de la molécule à rester « gelés » pendant ce refroidissement. Par exemple, dans un refroidissement de type frigorifique, c’est-à-dire où les molécules sont en contact avec un gaz froid, les niveaux de vibration et de rotation sont peuplés par collision. Notons aussi que, dans un gaz de molécules froides ou ultrafroides, le rayonnement du corps noir à température ambiante peut aussi modifier la distribution de population des niveaux internes de la molécule. Un refroidissement de molécules est qualifié de direct lorsqu’il ne repose pas sur le refroidissement laser des constituants atomiques. L’objectif est ici de refroidir des molécules formées à haute température (T >300 K). Comme il n’existe pas – à ce jour – une méthode de refroidissement unique pour passer directement des hautes températures au régime ultrafroid, il faut procéder en plusieurs étapes. La première consiste à former les molécules et à les refroidir par thermalisation avec une source froide pour atteindre la gamme de quelques kelvins. Quel que soit le processus mis en œuvre, l’échantillon obtenu se présente sous la forme d’un jet. Il est très important de comprendre que ces molécules sont « froides » (typiquement dans le domaine du kelvin voire sub-kelvin) dans un repère qui se déplace à la vitesse moyenne du jet. Il est donc nécessaire d’effectuer un ralentissement de ce jet, ce qui constitue la deuxième étape. Les décélérateurs de molécules reposent généralement sur l’utilisation de forces électromagnétiques. Une fois que les molécules sont suffisamment lentes, une troisième étape peut être mise en œuvre pour atteindre le régime sub-millikelvin. 7.3.1
Formation et refroidissement préliminaire
Pour refroidir efficacement un gaz de molécules disponibles à température ambiante ou formées à des températures plus élevées, une méthode conceptuellement simple est la méthode frigorifique mettant en contact les molécules avec une source froide de gaz nobles (He, Ar, Ne, Kr, Xe). Le choix d’un gaz noble est lié à sa très faible réactivité chimique avec les molécules. Ces gaz sont portés à des températures de l’ordre de 1 à 10 K au moyen de deux classes de techniques qu’il convient de distinguer. La première consiste à refroidir le gaz noble initialement à température ambiante par une détente adiabatique ; les molécules ensemencées dans le gaz sont refroidies en même temps que le gaz noble. En revanche, avec la deuxième technique, le gaz noble est préalablement refroidi à une température cryogénique (4–20 K) avant d’être mis en contact avec les molécules. 164
Chapitre 7. Refroidir les molécules
Les jets supersoniques refroidis par détente adiabatique
Dans une expérience de refroidissement par détente adiabatique, un gaz noble est initialement contenu dans une enceinte à haute pression (0,1 à 100 bar), à une température de T =100–300 K. Grâce à la détente du gaz dans une enceinte à vide, il est possible de former un jet refroidi. Par exemple, avec une détente standard d’argon, le jet atteint une vitesse supersonique d’environ 550 m/s et une température de 1 K. Les dispositifs optimisés permettent de descendre jusqu’à des températures de l’ordre de 10 mK. Le refroidissement des molécules par détente requiert de les ensemencer dans le gaz tampon. Pour cela, il existe plusieurs techniques dont le choix dépend de différents critères, tels que la stabilité ou les propriétés physicochimiques de l’espèce moléculaire choisie. Le mélange direct des molécules dans le gaz tampon est sûrement l’approche la plus simple. Quand ce n’est pas possible, la molécule peut être formée in situ par réaction chimique ou ablation laser de réactants, ou encore par dissociation de molécules parentes. Les collisions avec le gaz tampon agissent sur les degrés de liberté externes (translation) comme internes (vibration, rotation). L’efficacité du refroidissement moléculaire peut être caractérisée au travers de températures effectives T associées à chaque degré de liberté, au sens d’un peuplement d’un niveau d’énergie E de façon proportionnelle au facteur de Boltzmann e− E/(k B T ) , où k B est la constante de Boltzmann. Il apparaît que plus la séparation en énergie entre les états internes est importante, plus l’efficacité décroît. C’est par exemple ce que l’on observe avec les molécules monofluorées (BaF, CaF, YbF) qui sont produites dans des états excités par ablation laser : typiquement, on obtient les valeurs pour la température de translation Ttrans ≈1–10 K, la température de rotation Trot ≈10–30 K et la température de vibration Tvib ≈1000–10 000 K. Les jets effusifs refroidis par réfrigérateur cryogénique
Le refroidissement cryogénique dont il est question ici s’effectue dans une chambre, appelée chambre froide, de quelques dizaines de cm3 refroidie par un réfrigérateur à une température cryogénique de 1 à 20 K. Le gaz noble (ou gaz tampon dans ce contexte) qui y est introduit est refroidi par contact avec les parois, et finalement extrait vers une enceinte à vide à travers un orifice. Le jet de gaz qui s’écoule dans le vide suit un régime dit effusif dont la température est sensiblement la même que dans la chambre froide. Sa vitesse est de l’ordre de 100 m/s. L’introduction des molécules dans la chambre froide peut se faire par un tuyau fin (appelé capillaire) ou, si la molécule n’est pas stable, par sa formation in situ. La thermalisation des molécules avec le gaz tampon dans la
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chambre froide est atteinte au bout d’une centaine de collisions. Les molécules sont ensuite entraînées dans le jet. Comparées aux jets supersoniques, les jets effusifs basés sur la cryogénie permettent de refroidir un plus grand nombre d’espèces moléculaires et sont aussi nettement plus lents. Ce dernier point est très avantageux lorsqu’un ralentissement du jet moléculaire est envisagé. 7.3.2
Décélération des jets moléculaires
L’échantillon de molécules froides obtenu par détente supersonique ou par cryogénie se déplace à une vitesse dans la gamme de 80 à 600 m/s. À ce stade, l’objectif est de ralentir le jet de molécules jusqu’à obtenir un échantillon au repos dans le référentiel du laboratoire. Grâce à ce ralentissement, les études collisionnelles à faible énergie et le piégeage deviennent accessibles. Pour ce faire, de nombreuses techniques ont été développées ces vingt dernières années. On ne détaillera ici que les systèmes les plus répandus, à savoir les décélérateurs « Stark » et « Zeeman » (le décélérateur Zeeman est de conception différente du ralentisseur Zeeman évoqué au chapitre 1 et conçu pour un jet atomique). L’énergie cinétique des molécules peut être diminuée en utilisant l’interaction entre leur dipôle électrique ou magnétique et un champ externe électrique ou magnétique : pour une molécule dans un état quantique donné, l’interaction se traduit, respectivement, par un déplacement d’énergie appelé déplacement Stark (pour un champ électrique) ou Zeeman (pour un champ magnétique). Les décélérateurs sont des dispositifs qui créent des champs inhomogènes le long de l’axe de propagation du jet moléculaire, induisant ainsi un déplacement d’énergie modulé spatialement. Sur ce principe, on trouve différentes approches capables de réaliser une décélération efficace. Nous nous limitons ici à décrire le décélérateur le plus commun, que l’on peut qualifier de décélérateur séquentiel illustré par la figure 7.7. Ce type de décélérateur possède une structure périodique composée de segments identiques alignés sur l’axe du jet ; ces segments sont des paires d’électrodes (décélérateur Stark) ou des bobinages (décélérateur Zeeman). La décélération globale du jet signifie que les molécules perdent une partie de leur énergie cinétique en traversant chaque segment : lors du passage dans un segment, l’énergie potentielle d’interaction avec le champ (∆Ep ) augmente. En vertu du principe de conservation de l’énergie totale, l’énergie cinétique Ec diminue nécessairement. Pour ∆Ep ≪ Ec , la vitesse v diminue ainsi d’une quantité ∆v = v∆Ep /(2Ec ). Pour un arrêt du jet, il faut donc traverser de nombreux segments dont on estime le nombre par N = Ec /∆Ep . Ce schéma de principe nécessite quelques corrections pratiques. Tout d’abord, il faut tenir compte de la dispersion en vitesse et en position des molécules dans le jet. Pour
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Chapitre 7. Refroidir les molécules
F IGURE 7.7. Décélération par champ électrique (décélérateur Stark). Le dispositif est formé d’une succession de paires d’électrodes identiques centrées sur l’axe du jet de molécules. Lorsqu’une paire d’électrodes est portée à un potentiel V , elle crée un champ électrique interagissant avec le dipôle électrique moléculaire. Lorsqu’une molécule passe entre deux électrodes et que son énergie potentielle d’interaction augmente, son énergie cinétique diminue d’autant. Ce processus étant réversible, le potentiel électrique doit être rapidement éteint au moment où la perte de vitesse est maximale. La succession de telles séquences dont deux sont illustrées par les traits pleins et les traits pointillés, en jouant sur l’allumage et l’extinction des paires d’électrodes, permet un ralentissement des jets de molécules d’autant plus efficace que celles-ci sont légères.
cette raison, les molécules ne traversent pas chaque segment dans les mêmes conditions, et certaines d’entre elles sont soumises à d’éventuelles instabilités ou, pire, à une accélération. Un autre point important est le guidage dans l’axe du décélérateur. La structure du champ respectant les équations de Maxwell, les segments produisent nécessairement des forces transverses à la propagation du jet 1 ; les molécules sont ainsi susceptibles de quitter le décélérateur par les bords. Ces décélérateurs sont surtout adaptés aux molécules légères. En outre, 1
C’est le fameux théorème d’impossibilité de Earnshaw dont parle Alain Aspect dans sa préface.
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ils sont inefficaces pour les molécules non polaires (sans dipôle électrique) ou non sensibles au champ magnétique (molécules diamagnétiques) telles que N2 . D’autres types de décélérateurs ont été proposés et même testés avec succès ; cependant, bien que de conception ingénieuse, leur utilisation est, à ce jour, assez marginale. Citons, par exemple, le décélérateur centrifuge où les molécules, introduites dans un guide électrique en rotation, perdent leur énergie cinétique sous forme d’énergie potentielle centrifuge. Une autre approche utilise deux jets de gaz croisés ; l’un des deux contient les molécules qui, après collisions avec les atomes de l’autre jet, perdent mécaniquement leur énergie cinétique. Il est aussi possible de réaliser un jet à partir d’une tuyère en rotation ; la vitesse de rotation est adaptée pour compenser celle du jet, conduisant ainsi à obtenir un jet arbitrairement lent dans le repère du laboratoire. Il existe enfin des méthodes optiques basées sur des lasers impulsionnels délivrant de grandes intensitéscrêtes ; il a été démontré que ces lasers sont en mesure de produire des forces optiques conservatives (les forces dipolaires exposées au chapitre 1) suffisantes pour une décélération efficace. 7.3.3
Refroidissement sub-Kelvin
Les méthodes décrites précédemment ne permettent pas d’atteindre des températures ultrafroides, et la recherche de méthodes capables de combler l’écart entre la gamme du millikelvin et la gamme microkelvin demeure un domaine de recherche important. Nous avons déjà évoqué le fait que le refroidissement laser des molécules pose des problèmes du fait des degrés de liberté internes — rotation et vibration — qui peuvent être excités par le transfert d’impulsion d’un photon lors de l’émission spontanée. Ainsi, une molécule dans un état électroniquement excité se désexcite généralement dans plusieurs niveaux vibrationnels de l’état électronique fondamental (figure 7.3). Cela signifie que de nombreux lasers dits « lasers repompeurs » sont nécessaires pour que les molécules ne cessent d’absorber des photons. Pour que le refroidissement laser soit possible, une idée importante a été proposée en 2004 et réalisée en 2010 : il faut choisir des espèces moléculaires adaptées, idéalement des molécules où le facteur de Franck-Condon de la transition de refroidissement laser est proche de 100 %. Cela revient à dire que les fonctions d’onde vibrationnelles impliquées dans la transition doivent être quasiment identiques : c’est le cas lorsque les formes des courbes de potentiel électroniques sont très similaires. En d’autres termes, si la molécule possède un électron dont le rôle est négligeable dans la liaison de la molécule, alors la structure de la molécule est peu modifiée lors de l’excitation de cet électron par le laser de refroidissement. Ceci peut être réalisé, par exemple, en utilisant un atome métallique
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Chapitre 7. Refroidir les molécules
alcalino-terreux (Mg, Ca, Sr, Ba...) lié par une simple liaison ionique avec un partenaire de liaison électronégatif, tel que le fluor (F). La configuration électronique de valence s2 des alcalino-terreux permet en effet une liaison ionique : l’un des électrons s crée la liaison, tandis que l’autre reste localisé sur l’atome. Cet électron peut être excité par de fortes transitions optiques, comme les transitions s → p utilisées dans le refroidissement laser des atomes alcalins. Cette image intuitive met en évidence pourquoi les molécules comme les fluorures, hydrures ou oxydes (SrF, CaF, CaH, YO...) sont de bons candidats pour le refroidissement laser. Ces molécules ont toutes été refroidies à ce jour et, en 2014, le premier piège magnéto-optique de molécules a même été réalisé avec SrF par une équipe de Yale (États-Unis). Afin d’éviter un « chauffage » de la rotation, il est nécessaire d’effectuer une excitation qui réduise le moment cinétique total de la molécule (j → j − 1), contrairement au cas j → j + 1 pour des atomes. Cela entraîne des complications expérimentales (par rapport à la figure 1.7 donnée dans le cas des atomes) : il est par exemple nécessaire d’inverser rapidement et de façon synchrone les polarisations des lasers de piégeage et le gradient du champ magnétique appliqué. La capture des molécules issues des jets froids décrite précédemment est assez limitée et le nombre de molécules reste actuellement faible (≈ 105 ) avec des densités limitées (< 1014 m3 ), mais les températures peuvent atteindre le régime sub-Doppler d’une dizaine de µK. Un axe de recherche très prometteur concerne les molécules polyatomiques. En effet, des molécules « pseudofluorures » avec un électron qui ne participe que faiblement à la liaison, tel qu’un électron de valence sur des orbites non liées (CaCH3 , MgCH3 , SrOH, YbOH), doivent pouvoir être refroidies par laser. Une équipe de Harvard aux États-Unis, pionnière dans cette recherche, a refroidi par laser en 2017 la molécule de SrOH, et en 2020 celles de CaOH et CaOCH3 . La technique pourrait fonctionner avec des molécules bien plus grosses (comme avec des radicaux d’hydrocarbure) ce qui offrirait des capacités uniques à mener des recherches interdisciplinaires en physique, chimie et même biologie. De façon générale, ces méthodes permettraient d’utiliser un radical Y, choisi pour les propriétés physico-chimiques que l’on veut étudier, de l’attacher (par exemple dans SrO-Y) à un système quasiment isolé où le refroidissement laser est possible. Une autre méthode de refroidissement est la méthode dite « Sisyphe ». Il s’agit ici de convertir l’énergie cinétique en énergie potentielle en utilisant des forces externes. Dans le domaine des atomes froids où a émergé le concept de refroidissement Sisyphe mentionné dans la préface, l’énergie potentielle est créée par des potentiels lumineux. Il s’agit ici de généraliser ce concept, initialement proposé par David E. Pritchard en 1983, en utilisant des potentiels électriques ou magnétiques. L’idée est finalement très similaire à celle utilisée
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169
dans les décélérateurs Stark ou Zeeman : il faut répéter des séquences de perte d’énergie cinétique (on parle ainsi de refroidissement Sisyphe, personnage de la mythologie grecque, condamné à pousser une pierre jusqu’au sommet d’une montagne d’où elle finit toujours par retomber). La différence fondamentale est l’utilisation d’une étape d’émission spontanée qui renvoie la molécule vers son état d’origine. L’avantage de cette méthode, démontrée en utilisant un piège électrostatique par un groupe allemand en 2012 sur le fluorométhane (CH3 F), puis en 2016 sur le méthanal ou formaldéhyde (CH2 O), est qu’à chaque étape la perte d’énergie cinétique peut être très importante, de l’ordre de plusieurs mK, à comparer à la perte liée au recul d’un photon, de l’ordre du µK lors d’un refroidissement laser standard. La méthode est donc générale et très efficace car le refroidissement nécessite seulement quelques centaines de cycles, ce qui rend la technique moins sensible aux pertes dans des états hors du cycle de refroidissement. Si la méthode peut être appliquée avec des transitions purement ro-vibrationnelles, il est évidemment possible de combiner cette méthode avec une méthode de refroidissement laser classique. Ce domaine de recherche ouvre la possibilité d’exploiter les forces laser basées sur des processus cohérents par transferts d’impulsions multiphotoniques qui sont plus efficaces ; des démonstrations ont d’ailleurs été réalisées sur SrOH. Enfin, une méthode prometteuse est le refroidissement utilisant des collisions avec des espèces denses et plus froides, telles que des atomes ou des ions refroidis par laser, dans un schéma de refroidissement dit « sympathique ». Une telle technique de thermalisation a été démontrée pour des ions moléculaires, avec par exemple, en 2009 le refroidissement à 150 mK d’une biomolécule (acide glycyrrhétinique : C30 H46 O4 ) dans un cristal d’ions d’atomes de baryum. Le refroidissement sympathique des molécules neutres avec des ions piégés semble aussi possible même si la réactivité et les collisions inélastiques limitent à l’heure actuelle fortement l’efficacité du procédé.
7.4
Les molécules froides : pour quelles applications ?
Les méthodes que nous venons d’exposer permettent de former des molécules froides dans des états internes bien définis, notamment l’état fondamental absolu. Que peut-on maintenant réaliser avec ces molécules froides et stables ? Quelles sont les applications de ces systèmes et quels sont leurs avantages comparés aux atomes ? La grande différence réside dans le fait que l’agencement particulier des molécules leur confère des propriétés spécifiques que les atomes neutres (dans l’état électronique fondamental ou dans un état électronique très excité comme les états de Rydberg introduits au chapitre 4) ou les
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Chapitre 7. Refroidir les molécules
ions atomiques n’ont pas. Prenons par exemple le cas le plus simple d’une molécule diatomique, dans son référentiel propre, cette molécule est forcément de symétrie cylindrique contrairement à un atome seul qui est de symétrie sphérique. Si la molécule diatomique est hétéronucléaire, autrement dit composée de deux atomes différents, la molécule possède dans son référentiel propre un moment dipolaire électrique intrinsèque orienté le long de l’axe moléculaire. Lorsqu’un champ électrique est appliqué, la valeur moyenne de ce moment dipolaire électrique intrinsèque, que l’on appelle moment dipolaire électrique induit dind , prend une valeur positive ou négative le long du champ électrique dans le référentiel du laboratoire, comme illustré sur la figure 7.8. Si le moment dipolaire électrique induit est positif, il est dirigé dans le même sens que le champ électrique, et dans le sens opposé s’il est négatif.
F IGURE 7.8. Lorsqu’un champ électrique ~ E est appliqué dans le laboratoire, les molécules dipolaires électriques acquièrent en moyenne un moment dipolaire électrique induit dind , le long du champ électrique. L’atome le plus électronégatif, c’est-à-dire celui qui a tendance à attirer les électrons partagés de la molécule, est représenté par une sphère bleue, et le moins électronégatif par une sphère rouge. On associe ainsi une petite charge nette + sur la sphère rouge et − sur la sphère bleue. Ceci définit l’orientation du moment dipolaire électrique induit, de la charge − vers la charge +. La valeur de ce moment est positive s’il est dirigé dans le même sens que le champ (molécule de gauche), et négative s’il est dirigé dans le sens opposé (molécule de droite).
Deux molécules peuvent interagir à travers l’interaction entre leurs dipôles. On parle alors d’interaction dipôle-dipôle ou simplement d’interaction dipolaire. Celle-ci est fortement anisotrope et dépend de la manière dont les molécules sont positionnées : lorsque ces dipôles s’approchent en « tête-à-queue », l’interaction dipolaire est attractive, alors que lorsqu’ils s’approchent en « côteà-côte », l’interaction dipolaire est répulsive (figure 7.9). De plus, cette interaction a également une très grande portée qui peut atteindre le micromètre en fonction des molécules dipolaires choisies et du champ électrique appliqué. Il faut comparer cette distance avec la distance moyenne entre deux molécules dans un gaz. À titre d’exemple, les densités n atteintes dans les gaz moléculaires ultrafroids sont de l’ordre de n ≃ 1018 molécules par m3 , et la distance moyenne entre deux molécules est de l’ordre de n−1/3 ≃ 10−6 m, soit de l’ordre du micromètre. Les molécules peuvent donc interagir et communiquer à grande distance sans même entrer en collision ! Lorsque la portée des interactions est aussi grande (voire plus grande) que la distance moyenne entre les molécules, on entre dans un régime spécial où les effets quantiques macroscopiques et
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171
F IGURE 7.9. L’interaction dipolaire électrique entre deux molécules est une interaction à longue portée, dont l’intensité est accordable par un champ électrique ~ E, et fortement anisotrope. Par exemple, une approche en « tête-à-queue » conduit à une interaction attractive : la charge − de la molécule supérieure est attirée par la charge + de la molécule inférieure. En approche « côte-à-côte » l’interaction répulsive : les charges + des molécules de gauche et droite se repoussent, de même pour les charges −.
collectifs sont importants et où des corrélations entre les particules apparaissent (voir chapitre 4). Enfin, la force et la portée de l’interaction sont modifiables avec la valeur du champ électrique appliqué dans le laboratoire. On peut ainsi passer d’un régime non corrélé à faible champ à un régime corrélé en champ fort. Toutes ces caractéristiques font la richesse des molécules froides. Elles sont des candidates appropriées pour des applications telles que la simulation quantique, l’information quantique, des expériences idéales de chimie moléculaire froide et contrôlée, et des tests de physique fondamentale. 7.4.1
Simulation quantique
Le contrôle précis des états internes (rotation, vibration) des molécules froides et de leurs interactions ainsi que de leurs états externes (translation) peut être utilisé pour façonner de manière artificielle toutes sortes d’édifices quantiques, notamment grâce à des réseaux optiques. Les réseaux optiques (voir chapitre 4), créés par des faisceaux lasers se propageant deux à deux en sens opposés, forment un ensemble de sites qui peuvent piéger les molécules. La figure 7.10 illustre l’exemple de molécules dipolaires dans un champ électrique ~E et dans un réseau optique. De tels réseaux peuvent être conçus à une, deux ou trois dimensions (voir chapitre 1.3.3 et figure 4.4). Ces montages sont contrôlables et accordables à souhait : on peut contrôler les champs électriques et leurs orientations (et par là, l’orientation et la force des moments dipolaires induits des molécules), la profondeur et l’espacement des sites du réseau optique en jouant respectivement sur l’intensité et la fréquence des lasers, et les interactions
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Chapitre 7. Refroidir les molécules
F IGURE 7.10. Molécules dipolaires soumises à un champ électrique ~ E et piégées dans un réseau optique, crée par des faisceaux lasers se propageant deux à deux en sens opposés. En ajustant le champ électrique ainsi que l’espacement et la profondeur des sites du réseau, on peut contrôler l’intensité et l’orientation des interactions entre les molécules. La distance entre deux sites est de l’ordre de 0,5 µm. Selon l’espèce dipolaire choisie, le champ électrique et la fréquence des lasers, des interactions inter-site peuvent se produire à très longue distance, sur plusieurs sites. Une molécule peut se déplacer dans le réseau par effet tunnel entre deux sites et éventuellement entrer en collision avec une autre molécule présente (interaction intra-site). Ces édifices quantiques permettent de simuler des modèles théoriques, y compris les modèles fortement anisotropes, pour expliquer des phénomènes de la matière condensée, particulièrement la matière cristalline.
inter-site des molécules, comme illustré sur la figure 7.10. L’effet tunnel entre deux sites peut également être contrôlé, autorisant ou non une molécule à se retrouver dans le même site qu’une autre molécule. Dès lors, des interactions intra-site (et donc des collisions) peuvent aussi se produire. À partir de ce montage, on peut simuler les conditions physiques d’un autre système, comme par exemple celui d’électrons dans un réseau métallique cristallin. On peut ainsi imiter son comportement (plus précisément son hamiltonien, grandeur en mécanique quantique qui caractérise l’énergie de tous les états possibles) par le système simulateur, composé des molécules dans le réseau, beaucoup plus modulable et paramétrable que le système physique lui-même. C’est l’idée de la simulation quantique (voir le chapitre 4). Par analogie, le moment dipolaire induit des molécules dind , pointant dans le même sens que le champ électrique ou dans le sens inverse (voir figure 7.8), joue le rôle des composantes ±1/2 du spin des électrons, l’interaction dipôle-dipôle joue le rôle de l’interaction entre spins, et enfin le réseau optique joue le rôle du réseau cristallin d’ions positifs.
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Les molécules peuvent passer d’un site à un autre par effet tunnel tout comme le feraient les électrons. Ces dispositifs de simulation quantique pourraient jouer un rôle prépondérant dans la compréhension de phénomènes quantiques comme la supraconductivité, le magnétisme quantique (ordres ferromagnétique et anti-ferromagnétique dans les matériaux), les états superfluides et supersolides, les transitions de phases quantiques, etc. Les modèles théoriques les plus simples développés pour comprendre ces phénomènes peuvent être ainsi reproduits par le système simulateur. Comme pour les atomes neutres, l’utilisation de molécules permet de simuler une riche variété d’hamiltoniens de systèmes, notamment ceux non accessibles à la physique de la matière condensée. De plus, il est possible de réaliser toutes sortes de modèles anisotropes, grâce aux interactions dipolaires électriques fortement anisotropes (voir figure 7.9). Enfin, les molécules dipolaires électriques interagissent à grande distance, c’est-à-dire sur plusieurs sites du réseau optique. L’utilisation des molécules pour la simulation quantique offre donc des possibilités très larges, et complémentaires de celles identifiées avec les atomes neutres (voir chapitre 4). 7.4.2
Information quantique
La conception physique d’un ordinateur quantique requiert la réalisation de portes logiques quantiques, opérations élémentaires agissant sur un petit nombre de qubits, généralement sur un et deux qubits (voir les chapitres 3, 4 et 6). Ces portes sont à la base de circuits participant aux processus d’information quantique. Les qubits sont représentés par une superposition d’états quantiques, souvent notés |0i et |1i, portés par des atomes, des ions ou des molécules. Pour une opération impliquant une porte quantique à deux qubits, des interactions rapides entre les deux qubits sont nécessaires. De plus, le stockage des qubits impose l’identification d’états « stables » à longue durée de vie. Les processus de décohérence, créés par l’interaction entre les qubits et l’environnement ou entre deux qubits, doivent être aussi faibles que possible. Les molécules dipolaires électriques ultrafroides offrent tous ces avantages et constituent, par conséquent, un support prometteur pour la réalisation de ces processus. En effet, elles peuvent être produites en grande quantité (comme les atomes), elles interagissent fortement à longue distance (comme les ions), et ont une très grande durée de vie car les taux d’émission spontanée pertinents sont faibles. Dans les molécules, il existe différents états quantiques qui peuvent être utilisés comme états de base |0i et |1i pour encoder les qubits, comme par exemple des états vibrationnels, rotationnels, ou hyperfins portés par le spin nucléaire des molécules. Ce dernier cas est illustré sur la figure 7.11, où l’on a
174
Chapitre 7. Refroidir les molécules
F IGURE 7.11. Exemple d’états quantiques de molécules utilisés comme états de base pour encoder les qubits. Ici, on a choisi des molécules dans leur état électronique, vibrationnel (v = 0) et rotationnel ( j = 0) fondamental. Dans le niveau rotationnel fondamental j = 0, on choisit deux niveaux hyperfins que l’on note |0i et |1i, portés par le spin nucléaire des molécules. Ce sont ces états qui encodent les qubits. Pour une porte quantique entre deux qubits, deux molécules se trouvent sur un site 1 et un site 2, par exemple dans un réseau optique. Un état hyperfin dans l’état rotationnel excité j = 1 des molécules, noté | ei, est également identifié pour réaliser une porte quantique.
choisi des molécules dans deux niveaux hyperfins bien déterminés du niveau ro-vibrationnel (v = 0, j = 0) de l’état électronique fondamental : un tel état satisfait à la condition de grande stabilité ou de longue durée de vie. 7.4.3
Chimie moléculaire froide et contrôlée
Lorsque deux molécules entrent en collision, différents processus peuvent se produire. Prenons l’exemple simple d’une molécule diatomique AB dans son état électronique fondamental, composée de deux atomes A et B, caractérisée par les nombres quantiques vibrationnel v et rotationnel j. Lors d’une collision entre deux molécules AB notées 1 et 2, plusieurs types de processus peuvent se produire. On distingue les processus non réactifs : AB(v1 , j1 ) + AB(v2 , j2 ) → AB(v1′ , j1′ ) + AB(v2′ , j2′ ),
(7.2)
où l’identité chimique des molécules AB est préservée après la collision. Les nombres quantiques (v1 , j1 ) et (v2 , j2 ) correspondent aux états quantiques initiaux des molécules 1 et 2 de AB, et les nombres quantiques (v1′ , j1′ ) et (v2′ , j2′ ) aux états quantiques finaux. Les processus collisionnels élastiques sont ceux pour lesquels les molécules ne changent pas d’états quantiques après la collision, de sorte que v1′ = v1 , j1′ = j1 , v2′ = v2 , j2′ = j2 . Les processus collisionnels inélastiques sont ceux pour lesquels au moins un des nombres quantiques cidessus a changé de valeur après la collision. Lorsque l’identité chimique des molécules AB n’est pas préservée après la collision, on parle d’un processus réactif ou d’une réaction chimique, comme par exemple : AB(v1 , j1 ) + AB(v2 , j2 ) → A2 (v1′ , j1′ ) + B2 (v2′ , j2′ ) , ATOMES, IONS, MOLÉCULES ULTRAFROIDS ET LES TECHNOLOGIES QUANTIQUES
(7.3)
175
où les molécules AB après ré-arrangement des atomes sont devenues des molécules A2 et B2 , de propriétés chimiques totalement différentes. Dans ce cas, on appelle souvent les molécules initiales, les réactants, et les molécules finales, les produits. D’autres produits peuvent être impliqués comme des trimères : AB + AB → A + AB2 , ou AB + AB → B + BA2 . Notons que pour des molécules dialcalines dans leur état fondamental absolu, ces produits de trimères ne sont énergétiquement pas autorisés. L’étude fine et précise de ces processus est au fondement de ce que l’on appelle la chimie froide contrôlée. Les températures ultrafroides atteintes dans les expériences permettent de préparer de manière cohérente et précise toutes les molécules d’un gaz froid dans un même état quantique initial bien défini. De plus, certaines expériences commencent à mesurer les états quantiques finaux des molécules après leurs collisions élastiques et inélastiques des réactants ou les produits des réactions chimiques. Ceci détermine les probabilités de transition d’état à état, de l’état quantique initial bien défini vers l’état quantique final mesuré. Ces expériences parviennent même à détecter la présence de tétramères intermédiaires A2 B2 lorsque les deux molécules diatomiques AB sont suffisamment proches l’une de l’autre de sorte qu’elles forment un complexe tétra-atomique transitoire. La présence de ces complexes est importante et démontre un certain cheminement des réactions chimiques. Ceci est illustré sur la figure 7.12. Les expérimentateurs préparent les réactants AB dans des niveaux quantiques bien définis (cela peut être par exemple leur état électronique, vibrationnel et rotationnel fondamental). Les molécules s’approchent lors de la collision jusqu’à accéder à la région du complexe tétra-atomique (flèche noire) où les quatre atomes interagissent entre eux. Après la collision et suivant les chemins pris, le processus collisionnel peut conduire soit à un processus élastique ou inélastique AB + AB (flèche rouge), soit à un processus réactif A2 + B2 (flèche verte). Dans chaque cas, les molécules se retrouvent dans des états quantiques ro-vibrationnels qui sont mesurés dans l’expérience avec une certaine probabilité. Par exemple P1→2 détermine la probabilité de passer de deux molécules AB dans l’état quantique initial 1 vers deux molécules A2 et B2 dans l’état quantique final 2. Ce sont les interactions qui se produisent dans la région où les quatre atomes se côtoient de près qui sont à l’origine des chemins pris par les atomes du complexe. Elles sont responsables de la probabilité de transition entre les états initiaux et finaux. Ces expériences permettent de recueillir des informations très précieuses sur la façon dont une réaction chimique se produit. Une réaction chimique peut être enfin totalement contrôlée par différentes méthodes comme des champs électriques et magnétiques, des ondes électromagnétiques, ou encore via la géométrie de l’approche collisionnelle des réactants guidés par des réseaux optiques, en plus de la température. Tous ces moyens
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Chapitre 7. Refroidir les molécules
F IGURE 7.12. Illustration schématique d’une expérience idéale de chimie moléculaire froide. Un gaz ultrafroid de molécules AB dans un état quantique ro-vibrationnel initial bien défini est préparé (l’état quantique 1 à droite de la figure). Deux molécules AB s’approchent lors de la collision jusqu’à accéder à la région du complexe tétra-atomique A2 B2 (flèche noire) où les quatre atomes interagissent entre eux. Après la collision, le processus collisionnel conduit soit à un processus élastique ou inélastique AB + AB (flèche rouge), soit à un processus réactif A2 + B2 (flèche verte). L’apparition des états quantiques ro-vibrationnels finaux sont mesurés dans l’expérience, conduisant à une distribution caractéristique de probabilités d’état à état (en bas). En utilisant différentes méthodes de contrôle comme des champs électriques et magnétiques, des ondes électromagnétiques ou des réseaux optiques de différentes géométries, on peut modifier cette distribution d’états à souhait : c’est le principe d’une chimie moléculaire froide et contrôlée.
de contrôle peuvent changer la distribution caractéristique des probabilités et permettent de façonner à souhait une distribution finale. On peut augmenter ou bien au contraire supprimer une ou plusieurs transitions quantiques d’états à états d’une réaction chimique selon le résultat final voulu : c’est le principe d’une chimie moléculaire froide et contrôlée. 7.4.4
Mesures de précision
Les molécules froides, comme les atomes froids, peuvent être utilisées dans des expériences de mesures de haute précision pour tester de possibles extensions du Modèle Standard de la physique fondamentale (voir chapitre 2). La riche structure interne des molécules ainsi que leur moment dipolaire électrique permanent peuvent ainsi être exploités pour des mesures de précision telles que celle du dipôle électrique d’une particule élémentaire comme l’électron,
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F IGURE 7.13. Principe de la mesure du moment dipolaire électrique de l’électron de . Dans la molécule d’oxyde de thorium (ThO), un électron de valence de l’atome de thorium représenté schématiquement, ressent un champ électrique effectif Eeff ≃ 100 GV/cm créé par la liaison chimique covalente entre les atomes Th et O. Les niveaux d’énergie de la molécule de ThO seront donc modifiés d’une quantité − de Eeff qu’il s’agit de mesurer. Comme la valeur de de est très petite, il faut un champ électrique le plus intense possible pour la mettre en évidence. Un tel champ est irréalisable dans le référentiel du laboratoire mais peut se produire de manière effective dans le référentiel d’une molécule dipolaire : c’est l’intérêt d’utiliser ce genre de molécules pour cette mesure.
bien que celui-ci soit une particule ponctuelle sans structure. Ceci peut sembler contradictoire puisqu’un dipôle intrinsèque résulte d’une distribution de charge à symétrie non sphérique. Cependant, la physique théorique propose que ce dipôle intrinsèque de l’électron apparaisse du fait d’interactions complexes avec d’autres particules fondamentales. Le Modèle Standard de la physique des particules prévoit ainsi un moment dipolaire électrique de non nul mais sa valeur est trop faible pour expliquer les mystères de la physique des particules comme par exemple celui de la prépondérance de la matière sur l’antimatière dans l’Univers. Des modèles théoriques alternatifs au Modèle Standard (super-symétrie, théorie des cordes, ...) prédisent un moment dipolaire électrique intrinsèque de l’électron bien plus important que celui du Modèle Standard, susceptible alors de répondre à la problématique de l’asymétrie matière/antimatière. Pour mettre en évidence un tel dipôle, les expériences métrologiques basées sur des molécules froides offrent les meilleures mesures réalisées jusqu’à présent. La meilleure mesure actuelle utilise la molécule ThO. Une approche consiste à détecter le déplacement d’énergie (−de Eeff ) induit par l’interaction entre le dipôle électrique intrinsèque de et le champ électrique Eeff « ressenti » par cet électron. Comme la valeur de de est très petite, il faut un champ électrique le plus intense possible pour induire un déplacement d’énergie mesurable. Les champs électriques que l’on peut produire dans le référentiel du laboratoire (typiquement de l’ordre de 10 kV/cm) ne sont pas en mesure de modifier ces niveaux d’énergie de manière appréciable. Au contraire, dans le référentiel d’une molécule, la liaison chimique modifie fortement l’énergie électronique. Un électron à l’intérieur d’une molécule dipolaire ressent un grand champ électrique effectif dirigé suivant l’axe moléculaire, comme illustré sur la figure 7.13.
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Chapitre 7. Refroidir les molécules
Ce champ peut atteindre la valeur de Eeff ≃ 100 GV/cm dans la molécule ThO par exemple. C’est ce champ électrique énorme que ressent l’électron qui facilite la mesure d’un éventuel déplacement d’énergie (−de Eeff ) lié au dipôle de de l’électron. Il suffit alors de mesurer l’écart (2de |Eeff |) entre l’énergie donnée par une orientation du champ et celle donnée par l’orientation opposée, pour en déduire une valeur de de . Un autre exemple est la mesure de la variation dans le temps de constantes fondamentales, comme le rapport µ = m p /me entre la masse du proton m p et celle de l’électron me , ou encore la constante de structure fine α. Prenons l’exemple de la constante µ. Si sa valeur change au cours du temps, alors le fait que les noyaux des atomes comportent des protons implique que le rapport m/M dans l’équation (7.1) et donc les rapports Evib /Eelec et Erot /Evib doivent changer également. Ce changement des rapports en énergie des différents degrés de liberté internes des molécules serait facilement observable si deux niveaux moléculaires avaient la même énergie. Une telle situation se produit souvent dans les molécules car elles possèdent une variété et une hiérarchie des niveaux d’énergie très riches (électronique, vibrationnelle, rotationnelle), d’ordre de grandeurs différents, propices à des dégénérescences particulières. Dès lors, le moindre changement de ces rapports s’observerait par une levée de dégénérescence de ces niveaux moléculaires et un écart d’énergie visible dans les spectres qui se modifierait au cours du temps. Enfin, un dernier exemple est celui de la chiralité en biologie qui est, comme le magazine Science le soulignait lors de son 125e anniversaire, l’une des grandes questions scientifiques restée sans réponse. Une molécule chirale possède deux états énantiomères (états images l’un de l’autre dans un miroir, de comportement rotatoire tournant le plan d’une polarisation lumineuse opposé) : un état lévogyre (de comportement rotatoire gauche) et un état dextrogyre (de comportement rotatoire droit). Il apparaît que la nature favorise en grande majorité les acides aminés lévogyres et les sucres dextrogyres. Cet état de fait mystérieux pourrait trouver une explication similaire à celle proposée pour l’asymétrie entre matière et l’antimatière, à savoir une violation de symétrie du Modèle Standard qui conférerait deux énergies différentes aux deux types d’énantiomères. Cette différence en énergie étant très petite, il faut une précision extrême pour la mesurer que seules des molécules (chirales) froides pourraient atteindre.
7.5
Conclusion
Nous venons de montrer dans ce chapitre que les molécules froides sont des outils formidables qui ont permis de nombreuses études originales. De par la
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179
richesse provenant de leurs nombreux niveaux de rotation et de vibration, ou encore de l’existence d’un moment dipolaire électrique permanent, elles offrent à l’évidence plus de possibilités qu’un atome pour étudier des effets quantiques fondamentaux — ce qui les rend incontournables pour des mesures de précision —, pour la simulation et l’information quantique ou bien encore pour l’étude de la chimie contrôlée. La contrepartie de cette richesse reste le défi que demeurent leur production ainsi que leur manipulation par des champs électriques et magnétiques ou lasers ou lors de collisions. Malgré ces difficultés, l’ingéniosité des chercheurs a permis, au cours de ces dernières années, d’élaborer des techniques pour atteindre un contrôle quasi total de nombreuses espèces moléculaires. Ces résultats garantissent que les molécules froides resteront un sujet « chaud » pour longtemps.
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Chapitre 7. Refroidir les molécules
8 Conclusion et tout ce dont ce livre aurait pu aussi parler. . . Robin Kaiser directeur de recherche au CNRS, Institut de physique de Nice Michèle Leduc directrice de recherche émérite au CNRS, Laboratoire Kastler-Brossel, Paris Hélène Perrin directrice de recherche au CNRS, Laboratoire de physique des lasers, Villetaneuse Les chapitres de ce livre ont essayé de vous donner une idée des avancées de la physique que l’on doit aux gaz refroidis à des températures extrêmement basses. Ce champ de recherche, auquel la communauté scientifique en France a largement contribué depuis ses débuts, a connu un développement mondial très important en quatre décennies. Tous les dix ans il s’est complètement renouvelé suite à des découvertes inattendues et il a explosé dans des directions différentes. Ce livre est loin de couvrir tous les travaux en cours et de nombreux autres développements auraient pu être inclus. Chacun des chapitres est rédigé par des chercheurs actifs, qui ont souhaité vous donner une idée de la richesse de leur domaine, avec des illustrations particulièrement remarquables dans le champ qu’ils explorent avec leurs équipes. Les auteurs de ce livre font le pari que la dynamique scientifique de leur domaine se prolongera encore pendant longtemps. Mais il peut paraître légitime de se demander si nous arrivons à
une saturation des idées mises en œuvre par cette communauté de recherche. Dans cette conclusion nous espérons vous faire partager notre conviction qu’il n’en est rien. De nouveaux concepts sont développés en continu dans les laboratoires, des applications en découlent et se perfectionnent, des expériences audacieuses sont tentées que nul n’aurait seulement pu imaginer à l’époque où est née la mécanique quantique. Nous évoquerons ici quelques sujets dont ce livre ne vous a pas parlé et esquisserons certaines nouvelles pistes de la recherche sur les gaz quantiques ultrafroids et leurs utilisations. Alfred Kastler, inspirateur du domaine
Rappelons pour commencer que le domaine des gaz quantiques à très basse température a émergé suite à des décennies de recherche en physique atomique, dépassant le stade où les atomes sont observés avec la lumière pour arriver au point où c’est la lumière qui les manipule. Une étape clef dans l’émergence de la physique des atomes froids a été le pompage optique, qui valut le prix Nobel à Alfred Kastler en 1966 : en effet la préparation des états internes des atomes par le pompage optique est à la base du piège magnéto optique (MOT), ainsi que de l’effet Sisyphe qui explique pourquoi le refroidissement des atomes surpasse les limites initialement attendues (voir la préface). Rappelons aussi qu’Alfred Kastler fut le premier à prévoir qu’un champ lumineux peut abaisser la température d’une vapeur atomique (voir chapitre 1) par l’effet qu’il nomma « lumino-frigorique » dans un article souvent oublié de 1950. Nous tenons à rendre dans le présent ouvrage un hommage tout particulier à Alfred Kastler (figure 8.1) pour ces travaux pionniers, sans oublier qu’il fut le fondateur après-guerre du laboratoire à l’ENS qui porte aujourd’hui son nom (Laboratoire Kastler-Brossel). Ce laboratoire a été le berceau en France de toute une génération de chercheurs impliqués dans le domaine des atomes froids, comme Claude Cohen-Tannoudji, Jean Dalibard, Christophe Salomon, Alain Aspect et beaucoup d’autres dont les travaux sont mentionnés dans ce livre. Des horloges plus précises, des capteurs plus robustes pour le spatial
Il faut aussi se souvenir qu’Alfred Kastler avait eu, dès les années 1950, la conviction de l’importance des atomes pour la définition du temps. Il a compris très vite l’importance stratégique des horloges atomiques, remplaçant avec une exactitude sans cesse accrue les anciennes méthodes de mesures issues de l’astronomie. Il a pu constater à partir des années 1960 les progrès spectaculaires apportés aux horloges atomiques par l’arrivée du laser. Trop tôt disparu, il n’a pu assister au démarrage des progrès spectaculaires fournis à ces instruments
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Chapitre 8. Conclusion et tout ce dont ce livre aurait pu aussi parler. . .
F IGURE 8.1. Alfred Kastler faisant une démonstration pour les étudiants avec une vapeur de sodium dans son laboratoire de l’École normale supérieure. Il reçut le prix Nobel de Physique en 1966 pour ses travaux sur le pompage optique, auxquels a aussi participé Jean Brossel, son collaborateur de toujours. Crédit photo : Charles Courrière, couverture de Paris-Match (12 novembre 1966).
par l’utilisation des atomes froids. Gageons qu’il aurait été émerveillé par les progrès enregistrés aujourd’hui : la saga de cette course à la précision est relatée dans le chapitre 2. Or, l’histoire des horloges est loin d’être achevée. Les horloges optiques avec des atomes froids piégés en réseau, qui battent aujourd’hui tous les records (dérive de moins d’une seconde sur 30 milliards d’années, durée supérieure à l’âge de l’Univers !) n’ont certainement pas encore atteint leurs limites. Elles font la course à l’exactitude avec les horloges à ions décrites au chapitre 6. En outre, le recours aux états comprimés du rayonnement présentés au chapitre 3 ouvre la voie à une réduction du bruit et donc à une amélioration de la précision des horloges atomiques, comme d’ailleurs des autres instruments de mesure décrits au chapitre 2. L’emploi de molécules froides plutôt que des atomes froids est aussi mentionné au chapitre 7 comme une voie prometteuse. Une autre piste en développement exploite les états de Dicke pour réaliser de nouvelles horloges optiques superradiantes, dans lesquelles les propriétés de cohérence sont enregistrées dans les états atomiques collectifs plutôt que dans la lumière à l’intérieur d’une cavité de Fabry-Perot. Quel sera le dernier mot de la précision pour la mesure du temps ? Certains pensent qu’il appartiendra aux horloges nucléaires, où la fréquence de référence sera la fréquence d’une transition dans le noyau d’un atome ou d’un ion, c’est-à-dire plus élevée que
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celle des transitions électroniques utilisées dans les horloges atomiques : la précision serait accrue, de même que la robustesse et la stabilité. La recherche se focalise sur le noyau de l’atome de thorium 229, sans que la longueur d’onde du laser UV nécessaire au fonctionnement de l’horloge soit encore suffisamment précisée. Très multidisciplinaire, cette exploration est portée par un consortium européen où les méthodes de refroidissement et de piégeage des ions sont centrales. Importance pratique et théorique de la métrologie
On peut se demander pourquoi un tel acharnement pour améliorer les horloges, qui sont déjà aujourd’hui et de loin les instruments les plus précis jamais construits par l’Homme ? En fait la métrologie a revêtu de tous temps une importance particulière pour la vie pratique et pour les relations économiques et commerciales entre les pays. Le système des unités primaires de temps, de longueur et de masse est révisé régulièrement et fixé internationalement. L’unité primaire de temps, la seconde, suit l’amélioration de la précision des horloges atomiques. Celles-ci, tout comme les capteurs interférométriques décrits au chapitre 2, devraient devenir plus miniaturisées, plus robustes et moins coûteuses. Ainsi, une nouvelle génération de capteurs inertiels hybrides à atomes froids est en développement, intégrant sur une même puce les éléments magnétiques et optiques nécessaires au fonctionnement du piège à atomes, avec en perspective les missions spatiales visant à faire la carte du champ de gravitation de la Terre depuis l’espace. Les applications de tous ces instruments vont se multiplier. Dans un champ plus théorique, la spectroscopie de haute précision permet de tester les lois fondamentales de la physique. L’une des mieux confirmée est l’électrodynamique quantique (QED) que l’on questionne de plus en plus près avec des atomes ultrafroids : les mesures fournissent des valeurs de constantes fondamentales avec jusqu’à 11 chiffres significatifs. La confrontation des expériences entre elles et avec la théorie suscite encore bien des passions et parfois des surprises, comme récemment la question très médiatisée sur le rayon du proton, qui interroge les fondements de la théorie QCD (chromodynamique quantique). Nous avons vu également la richesse de la spectroscopie des ions au chapitre 6, qu’ils soient refroidis par laser ou indirectement par refroidissement sympathique. Des progrès en précision sont attendus, couplés avec ceux de la théorie. Rappelons l’utilisation des ions ultrafroids pour la préparation de l’anti-hydrogène, dont le spectre sera comparé avec celui de l’hydrogène. La spectroscopie des molécules froides a aussi un grand potentiel pour répondre à
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Chapitre 8. Conclusion et tout ce dont ce livre aurait pu aussi parler. . .
F IGURE 8.2. Dispositif de la mesure du recul par un atome de rubidium lorsqu’il absorbe un photon. Dans l’enceinte à vide (à gauche), des faisceaux lasers sont utilisés pour refroidir des atomes de rubidium. Ces atomes sont ensuite piégés par laser : à droite sur l’écran de l’ordinateur l’image des atomes piégés. Crédit photo : Hubert Raguet/Laboratoire Kastler-Brossel/CNRS Photothèque.
des questions de base, telles que : l’électron a-t-il un moment dipolaire électrique (voir chapitre 7) ? Beaucoup de candidats pour l’information quantique
Dans le développement actuel des technologies quantiques, la très grande précision qu’apportent les gaz froids à la métrologie constitue sans conteste le volet le plus avancé et le plus directement applicable. Toutefois il fait moins rêver le public que le domaine de l’information quantique, encore largement en devenir mais très prometteur. Celui-ci a été déclenché par les progrès des expériences fondatrices de l’électrodynamique quantique en cavité, dont celles de l’équipe de Serge Haroche sont l’exemple le plus élaboré. Le chapitre 3 montre comment les phénomènes spécifiquement quantiques donnent lieu à des nouvelles méthodes de traitement d’information, originales et puissantes. Partant de l’exploration de l’interaction atome-photon au niveau des particules uniques, on voit des applications à la propagation à grande distance de l’information grâce à des mémoires quantiques d’un nouveau type. Ceci ouvre aussi des perspectives intéressantes pour la cryptographie quantique, en théorie inviolable contrairement au chiffrement classique utilisé aujourd’hui.
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L’information quantique est un champ de recherche plus large que celui développé ici. Il a donné naissance au calcul quantique, qui se fonde sur l’enchaînement de portes logiques appliquées à des qubits. Le public se passionne volontiers pour les débats sur le futur de l’ordinateur quantique et la « suprématie quantique » proclamée à l’automne 2019 par Google, dont les prototypes utilisent des qubits supraconducteurs. Cependant, avec des ions piégés et refroidis comme ceux décrits au chapitre 6, on peut aussi faire des qubits et construire des portes logiques quantiques, fonctionnant d’ailleurs avec un taux d’erreurs moindre que les composants supraconducteurs de l’ordinateur de Google. Cette voie est poursuivie par de nombreuses équipes de recherche, l’enjeu étant de réussir le passage à grande échelle. Les atomes froids dans des états de Rydberg confinés dans des pinces optiques, décrits au chapitre 4, semblent aussi avoir beaucoup de potentiel pour le calcul quantique et quelques start-ups pionnières se sont lancées dans l’aventure. Enfin, les molécules dipolaires électriques ultrafroides sont aussi des candidates intéressantes pour la réalisation de portes logiques, comme esquissé au chapitre 7, d’autant plus intéressantes qu’elles agissent fortement à longue distance. La simulation quantique, une approche globale de la physique à N -corps
Dans le domaine de la simulation quantique, il ne fait aucun doute que les gaz quantiques sont riches de promesses, avec des résultats attendus pour d’autres domaines de la physique. Comme expliqué en détail dans le chapitre 4, on espère qu’un simulateur quantique construit avec des atomes froids permettra de mieux comprendre les matériaux avec de fortes corrélations quantiques. Nous avons déjà mentionné les atomes dans des états de Rydberg, où les électrons sont sur des orbites s’éloignant beaucoup du noyau atomique. Organisés en réseaux arbitraires dans des pinces optiques, ils figurent actuellement parmi les systèmes les plus étudiés dans la communauté des atomes froids pour des applications en simulation quantique. Différentes familles de particules, bosons ou fermions, sont utilisées pour les simulations. S’il s’agit de bosons, les expériences de simulation partant des condensats de Bose-Einstein se développent dans différentes directions, la plupart du temps avec des modèles théoriques comme support : sur des chaînes de spin en interaction on simule des transitions de phase paramagnétismeantiferromagnétisme, avec constitutions de domaines ferromagnétiques ; des condensats couplés aux modes de deux cavités optiques peuvent simuler l’état supersolide ; un condensat peut voir fortement augmenter la portée des interactions entre les particules s’il est plongé dans un gaz de fermions ultrafroids ; les réseaux de petits condensats sont des curiosités fascinantes, etc. Beaucoup
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Chapitre 8. Conclusion et tout ce dont ce livre aurait pu aussi parler. . .
d’autres études portent sur les propriétés hors d’équilibre des condensats de Bose-Einstein : un ébranlement de l’échantillon engendre des ondes de spin ; en dimension quasi 1D loin de l’équilibre un gaz de Bose s’interprète par des lois universelles qui peuvent se généraliser jusqu’en cosmologie. Les gaz quantiques fermioniques ultrafroids sont aussi très utilisés pour simuler l’état des électrons dans les solides à température ambiante. La possibilité de faire varier arbitrairement les interactions par résonance de Feshbach, décrite dans les chapitres 4 et 7, offre des possibilités multiples. On peut atteindre le régime d’interaction maximale dit unitaire, qui ouvre beaucoup de perspectives pour les gaz fermioniques en interaction forte. Avec ceux-ci, beaucoup d’études ont été menées concernant leurs comportements macroscopiques, tels que leurs propriétés thermodynamiques. Le futur sera d’aller sonder ces systèmes à l’échelle de l’atome unique, visualiser une paire de fermions, briser ces paires, et s’approcher ainsi au plus près par la simulation de la réalité de la matière. Les ondes de matière comme les photons
Le concept de simulation quantique se trouve élargi au chapitre 5 avec la description des expériences sur la localisation d’Anderson avec des atomes ultrafroids. Les ondes de matière associées aux atomes interfèrent ; en présence de désordre leur expansion se trouve bloquée au-delà d’un certain point. L’analogie est forte avec l’absence de diffusion des ondes électromagnétiques dans un milieu désordonné, étudiée en physique de la matière condensée. La transposition aux ondes de matière de phénomènes étudiés avec des photons est une fascinante possibilité offerte par les atomes froids. Un exemple est celui des expériences de corrélations effectuées à l’Institut d’Optique avec des condensats d’hélium métastable. On peut, avec des galettes de microcanaux comme détecteurs (voir figure 8.3), réaliser pour des particules massives – comme des atomes d’hélium métastable – des situations analogues aux corrélations entre photons exploitées pour un test des inégalités de Bell. Les chercheurs souhaitent répondre à la question : « Est-ce que les prédictions de la mécanique quantique marchent même pour des particules massives qui sont séparées d’une grande distance ? » Le chapitre 5 rapporte des expériences de rétrodiffusion avec des atomes froids qui présentent une analogie très frappante avec les mêmes phénomènes observables avec des photons qui diffusent dans un milieu matériel. Rappelons que des études sur les comportements collectifs dans l’interaction atome-lumière avaient été menées par Robert Dicke dans les années 1950 qui, comme Philip Anderson expert en effets d’interférence, était avec lui à Princeton. Le nom de Robert Dicke est associé aux effets collectifs lorsque beaucoup d’atomes interagissent avec un même mode du champ électromagnétique. Avec
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F IGURE 8.3. Les atomes d’hélium condensés dans un état métastable de 20 eV d’énergie interne sont lâchés dans le vide et tombent sur une galette de micro-canaux. Lors de l’impact leur énergie d’excitation libère des électrons de la galette, ce qui permet une détection des atomes résolue dans le temps et dans l’espace. Cette méthode de détection originale permet toutes sortes d’études de corrélations entre atomes et des tests de la mécanique quantique avec des ondes de matière.
l’avènement des atomes froids, ces effets sont actuellement au cœur de nombreuses études théoriques et expérimentales, avec en particulier un effet laser super-radiant, permettant d’emmagasiner la cohérence non pas dans l’espace vide entre deux miroirs mais dans les cohérences des dipôles atomiques. Ceci aboutit à des lasers avec des largeurs de raies extrêmement étroites. Les modes sous-radiants, le pendant noir des états super-radiants brillants, sont aussi étudiés avec des nuages d’atomes froids, avec comme potentiel l’espoir de nouvelles mémoires quantiques (voir le chapitre 3). Les particules froides pour tester les lois fondamentales de la physique
Ce chapitre de conclusion se doit finalement d’évoquer tout ce que les atomes froids peuvent apporter à la connaissance des lois fondamentale de la physique.
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Nous en avons rencontré des illustrations tout au long de ce livre. Le chapitre 2 sur la métrologie en fournit plusieurs exemples. Des tests de l’invariance des constantes fondamentales, comme la constante de structure fine alpha, peuvent se fonder sur le décalage au fil du temps d’horloges extrêmement précises utilisant des atomes ou à ions froids différents. La comparaison d’horloges à atomes froids au sol avec celles bientôt embarquées dans la station spatiale internationale donnera des tests de la relativité générale d’une précision non égalée, comme évoqué au chapitre 2. D’autres tests fondamentaux sont en cours afin de vérifier la robustesse d’un autre principe fondamental de la physique : le principe d’équivalence. D’après ce principe, l’accélération d’un objet soumis à une force de gravitation est indépendante de sa masse et de sa composition chimique. L’Agence spatiale européenne a ainsi financé une étude de faisabilité de la mission STE-QUEST dont l’objectif était de mettre sur orbite deux instruments à atomes froids : une horloge et un interféromètre différentiel. D’autres expériences tentent de mettre en évidence des différences dans la chute d’atomes différents pour répondre à la question : le principe d’équivalence cher à Newton (une plume tombe aussi vite qu’une pomme) est-il toujours valable à l’échelle microscopique ? Des chercheurs à Brême et à Hanovre ont construit des « tours d’impesanteur » de plusieurs dizaines de mètres de haut d’où ils lâchent dans le vide des condensats de Bose Einstein, qui peuvent être considérés comme des « superparticules » (figure 8.4). La durée de la chute est suffisante pour permettre d’étudier l’expansion du condensat en apesanteur. Si le condensat est mixte, mélange de rubidium et du césium, la question posée est : la chute est-elle identique pour les deux espèces ? Pour l’instant on n’observe pas de différence, mais la précision du test va augmenter avec l’envoi des échantillons dans des fusées. Un condensat de Bose-Einstein tourne d’ailleurs déjà autour de la Terre dans la station spatiale internationale. Dans un autre domaine, des progrès à long terme pour la physique fondamentale et les spéculations cosmologiques sont attendus avec la connaissance des propriétés de l’antimatière. Une étape importante est la fabrication de l’antihydrogène pour laquelle les pièges à ions refroidis sont un élément essentiel des dispositifs en construction au CERN (voir le chapitre 6). Et toujours des surprises arrivent, d’autres sont à attendre. . .
L’ingéniosité des chercheurs en atomes froids a aussi permis de développer des techniques de contrôle des collisions entre des atomes dans leur état fondamental, c’est-à-dire en absence d’excitation par laser, comme rappelé aux chapitres 4 et 7. Ce contrôle par résonance de Feshbach permet d’annuler les effets de collisions dues aux interactions de contact, ouvrant ainsi la voie à
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F IGURE 8.4. La tour de l’Université de Brême en Allemagne, haute de 146 m, du sommet de laquelle les physiciens lancent des échantillons gazeux préparés dans l’état condensé de Bose Einstein. La durée de la chute est de l’ordre de 5 s, suffisamment longue pour permettre des tests fondamentaux sur les lois de la gravitation. Crédit : CuttyP / CC BY-SA (http ://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/).
l’étude d’autres interactions, souvent plus faibles. Il en est ainsi pour les interactions entre les dipôles magnétiques des atomes, qui contrairement aux collisions entre atomes se font sentir à plus grande distance. Les surprises ne se font pas attendre : ainsi les gouttes quantiques de matière, ou encore des états supersolides avec des propriétés de transport sans friction pour des solides, récemment observés, sont des sujets fascinants. Les chercheurs des atomes froids ne savent pas seulement brancher ou éteindre les interactions, chose impossible pour les particules chargées par exemple, mais ils peuvent aussi contrôler leur signe et passer des interactions attractives aux interactions répulsives. Comme expliqué au chapitre 4, un tel contrôle leur permet aussi de passer continûment de paires de particules dans un état bosonique à des paires de fermions, reliant ainsi des états de matière jusqu’à présent étudiés séparément.
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Plusieurs groupes ont proposé et mettent en application des études expérimentales ou la dimension de l’espace devient un paramètre ajustable. Il a été possible de piéger des condensats de Bose-Einstein en deux dimensions, ouvrant ainsi la voie à la physique de base dimensionnalité, un sujet récompensé par le prix Nobel en 2016 pour D. Thouless, F. D. Haldane et J. M. Kosterlitz. Et il est maintenant possible de confiner de tels condensats à une seule dimension, où de nouveau des phénomènes physiques spécifiques apparaissent. Notons que très peu de choses ont été tentées en une dimension avec les fermions en interaction. Il est même possible d’induire des transitions continues entre dimensions ou encore, en combinant les états internes des atomes, de synthétiser des nouvelles dimensions. Ceci permet de s’intéresser à des effets de topologie inédits, avec des états plus robustes que d’autres, à l’instar des nœuds difficiles à défaire. Ce chapitre de conclusion n’a pas cherché à recenser toutes les nouvelles directions de recherche dans le domaine des atomes froids. Il s’agissait seulement d’illustrer la situation extrêmement dynamique pour toute une communauté de recherche créative, où les chercheurs sont ouverts tant aux spéculations théoriques qu’aux expériences et aux applications, ce qui leur donne un potentiel particulier. Notons pour finir que les techniques et les concepts étudiés avec les gaz quantiques refroidis sont souvent repris par d’autres domaines de recherche. Ceci a été le cas dans le passé avec les pièges dipolaires, appelés pinces optiques et utilisés quotidiennement en biologie. Aujourd’hui le refroidissement optique et par évaporation est maintenant monnaie courante dans des systèmes de la matière condensée, avec par exemple des membranes fines contrôlées au niveau quantique de leur vibration, ou encore des polaritons condensés dans un même état quantique collectif. Remarquable aussi est l’extension du refroidissement laser aux nanosphères, déjà réalisé en laboratoire, et récemment envisagé au niveau des très lourds miroirs des détecteurs des ondes gravitationnelles. Si l’implication des atomes froids dans la cosmologie est encore du domaine du rêve, le parfait contrôle quantique qu’ils permettent donne des bonnes chances d’explorer avec une plus grande ampleur des processus de base de la mécanique quantique, comme la continuité entre le monde microscopique et le monde macroscopique : or il est impossible de prévoir quand on va arriver à un tel résultat, parce que cette question est ouverte depuis la conception de la mécanique quantique. De toutes façons, les prédictions sont difficiles dans un domaine qui se renouvelle constamment et rayonne dans de nouvelles directions. On peut faire le pari que cela va continuer !
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Index A Accélération de la pesanteur 4, 40 ACES 47 Acoustiques 98 Adiabatique 155, 164, 165 Anderson 97, 99, 100, 102, 187 Asservissement 30-32 Atome unique 51, 54, 62, 66, 187
B Bit 59, 64, 137, 147 Bosons 17, 23, 79, 186 Brême (tour de) 189, 190
C Capteurs 14, 29, 39, 100, 182, 184 Cavité optique 30, 55, 61 Chaos 122 Chimie froide 176 Chu iii, 6, 7 Cohen-Tannoudji iii, vii, viii, 6, 7, 182 Cohérence v, 147, 174, 183, 188 Communication 22 Compression de spin 73 Condensat de Bose Einstein 16, 24, 82, 102, 189 Constante de Boltzmann 153, 165 Constante de Planck 2, 29, 76, 152
Contrôle v, vi, 23, 30, 75, 87, 99, 138 Corrélations vii, 44, 72, 77, 172, 186 CQED électrodynamique en cavité 57, 61 Cristal photonique 61 Cryptographie 59, 64, 185
D De Broglie 19, 76, 82, 97, 102 Débit 64 Décélérateur 164, 166-168, 170 Déphasage 101 Dérive de fréquence 40, 183 Désordre v, vi, 99-103, 187 Dicke 183, 187 Diffraction 37, 44, 100-102 Diffusion v, vii, ix, 23, 97, 102, 187 Diode laser xvii Dipolaire (molécule) 173, 174, 178, 186 Dispersion 5, 166 Doublet de Rabi 57, 58, 62, 63
E Effet Doppler 145 Effet Zeeman xviii, xxi, xxiii, 5, 121, 166, 170 Émission spontanée 2, 52, 119, 140, 158, 160 Émission stimulée 163
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Entropie xxi Étoile à neutrons 87, 96 Évolution temporelle 41, 94 Exactitude 46
Interférence 82, 98 Interféromètre v, 27, 36, 185
F
Jet moléculaire 166
Fabry-Perot 60, 61, 63, 65, 183 Fermion 1, 77, 186 Ferromagnétisme 186 Feschbach 23, 86, 125, 161, 187 Fibre optique 49, 60-62, 64-67 Fluctuations quantiques 44 Fluorescence 13, 35, 40, 52, 72, 88, 103, 140 Fréquence de resonance xviii, 6, 57, 63, 71
G GPS 36, 45 Gravimètre 40 Gyromsètres ix, 39-43, 46
H Harmonique 143, 144, 146 Hertz 62, 71 Holographie 90 Horloge ix, 30, 34, 45, 69, 146, 184
I Imagerie 44, 99 Impulsion 32, 37-39, 41, 162 Inégalités de Bell 187 Inégalités de Heisenberg 76, 82, 114, 126 Infrarouge 11 Interaction dipolaire 88, 171, 172
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J
K Kastler 182
L Localisation à N-corps 100, 127, 128, 187 Localisation d’Anderson 97, 106-110, 121, 123, 187 Lorentz 132
M Magnéto-association 161-163 Magnéto optique 182 Marche aléatoire 98 Masse inertielle 36, 39, 41 Mélasse 6, 8, 32, 33 Mémoire 59, 64-68, 185, 188 Métrologie ix, v, 28, 36, 68, 73, 184 Modulateur acousto-optique 22, 100, 101 Moment dipolaire 88, 152, 171, 173, 177, 178, 180, 185 MOT (piège magnéto optique) 152, 171 Mott 91, 99, 126
N Niveaux d’énergie 2, 145, 146, 151, 179
Index
“INDEX” — 2020/10/7 — 20:14 — page 195 — #3
O Ondes acoustiques 98 Ondes gravitationnelles 45, 47, 191 Orbitales 86 Oscillateur 30, 58, 143, 144, 146
P Pauli 24, 25, 77, 82 Pertes 13, 55, 62, 90, 162, 170 PHARAO 47 Phase 36, 66, 79, 95, 105, 145, 174 Phase MBL 128 Phillips iii, 6, 7 Photo-association 159-161 Photon balistique 20, 32, 43, 103 Piège, piégeage xxi, 10 Plasma 149 Pointé 60-62, 77, 89, 93 Polarisation 8, 12, 64, 169, 179 Polariton 191 Pompage 161, 182, 183 Pression de radiation 5, 11, 158 Principe d’incertitude 126 Principe d’équivalence 42, 46, 189 Processus étant réversible 167
Q QED, Quantum Electro Dynamics 184 QCD 184 Qubit 58, 62, 147, 174, 186
R Ralentisseur 5, 6, 9, 166 Référentiel 5 Relativité 45, 47, 49, 189 Rendement 100
Réseau optique 21, 37, 72, 88, 125, 172 Rétrodiffusion 187 Rotation 27, 142, 153 Rydberg 88, 170, 186
S Saturation 182 Séparatrice 37, 39, 41, 44, 45 Seuil 88 Simultanée 20, 49 Sisyphe xvii, xx, xxi, xxv, 169, 170, 182 Spin électronique 155, 156 Spin nucléaire 156, 174, 175 Stockage v, 64, 80, 132, 174 Supersolides 174, 190 Supraconductivité v, 78-80, 174 Symétrie 57, 96, 152 Sympathique (refroidissement) 24, 141, 145, 170, 184
T Télécommunication 11, 68 Temps universel 33 Thorium 178, 184 Transfert ix, 2, 42, 139, 158 Transition atomique 11 Transition de phase 17, 91, 104, 126 Trou noir 48
U Univers 49, 80 UTC 33, 36
V Vibrations 20, 40, 41, 48, 143 Vitesse de recul 37
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